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DICTIONNAIRE
SCIENCES PHILOSOPHIQUES
SS
Les noms des Réedacteurs seront publiés dans la derniere livraison
du Dictionnaire des Sciences Philosophiques, avec Vindication de
leur signature.
DICTIONNAIRE
DES
NOLENGES PHILOSOPHIQUES
PAR UNE SOCIETE
DE PROFESSEURS DE PHILOSOPHIE
rOME PREMIER
PARIS
CHEZ L. HACHETTE
LIBRAIRE DE LUNIVERSITE ROYALE DE FRANCE
Rue Pierre-Sarrazin , 12
1844
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PREFACE DES AUTEURS.
Lorsqu’aprés bien des tatonnements et des vicissitudes, a
force de luttes, de conquétes et de préjugés vaincus, une
science est enfin parvenue & se constituer, alors commence
pour elle une autre tiche, plus facile et plus modeste, mais
non moins utile peul-ctre que la premiere : il faut qu’elle fasse
en. quelque sorte son inventaire, en indiquant avec la plus
sévéere exactitude les propriétés douteuses , les valeurs contes-
tées , c’est-a-dire les hypotheses et les simples espérances , et
ce qui lui est acquis d’une maniere irrévocable, ce qu’elle
possede sans condition et sans réserve; il faut que , substituant
a Penchainement systématique des idées un ordre d’exposition
plus facile et plus libre, elle étale aux yeux de tous la variété
de ses richesses, ct invite chacun, savant ou homme du monde,
a y venir puiser, sans effort, selon les besoins et méme selon
les caprices du moment. Tel nous parait étre en général le
but des encyclopédies et des dictionnaires. Grace & Pexemple
donné par le dernier siécle, dont les erreurs ne doivent pas
nous faire méconnaitre les bienfaits, il existe aujourd’hui un
recueil de ce genre pour chaque branche des connaissances
humaines, et l’on ne voit pas que, pour ¢tre plus répandue, la
science ait perdu en profondeur, ni que les esprits soient
devenus moins actifs ou moins industrieux. Pourquoi donc la
philosophie ferait-elle exception & la lol commune? Pourquoi,
lorsque tant de haines intéressées se souléyent contre elle, res-
terait-elle en arriére de ce mouvement qu'elle seule a provoqué ?
Mais peut-étre le temps n’est-il pas encore arrivé pour la philo-
sophie de franchir le seuil de l’école ct d’offrir au nom de Ia
yj PREFACE.
raison, sous une forme accessible 4 toutes les intelligences ,
un corps de doctrines ot Ame humaine puisse se reconnaitre
avec toutes ses facultés, tous ses besoins, tous ses devoirs ct
ses droits, et ces sublimes espérances qu’une main divine
peut seule ayoir déposées dans son sein. Peut-étre faut-il
donner raison & ceux qui prétendent qu’aprés trois mille ans
(existence elle ne sait encore que bégayer sur des questions
frivoles, condamnée sur toutes les autres & la plus houteuse et
la plus irrémédiable anarchie. Nous ayons youlu repondre a
tous ces doutes comme Diogéne répondit autrefois & cenx qui
niaient le mouvement. Nous nous sommes réunis un certain
nombre d’amis de la science, de membres de l’Institut et de
professeurs de l'Université; nous avons mis en commun les
fruits de nos études, et, sans autre autorité que celle des idées
inémes que nous cherchons a répandre, sans autre arlfice que
l'accord spontané de nos convictions , nous ayons composé ce
recueil ott tous les problemes qui intéressent & un certain
degré Vhomme intellectuel et moral, sont franchement abordés
ct nettement résolus; ou la yaricté de la forme, la diversité
des détails ne met aucun obstacle & Punité du fond et laisse
subsister dans les principes le ee invariable accord.
Kt quels sont ces principes? Nous n’éprouvons ni embarras
ni hésitation a les exposer ici en quelques mots ; car il n’est pas
dans notre intention d’en faire mystere, et ce n’est pas d’au-
jourd’hui qwils gouvernent notre pensée. Les voici donc sous
Ja forme la plus simple dont il soit possible de les reveuir. afin
que chacun sache tout @abord qui nous sommes et ce que
nous voulons.
1°. Gardant au fond de nos cceurs un respect inviolable
pour cette puissance tutélaire qui accompagne Uhomme depuis
le berceau jusqu’a la tombe, toujours en lui parlant de Dieu
et en lui montrant le ciel comme sa yraie patrie, nous croyons
cependant que la philosophie et la religion sont deux choses
tout a fait distinctes , dont Pune ne saurait remplacer autre ,
ct qui sont nécessaires toutes deux a la satisfaction de Pame et
a la dignité de notre espece; nous croyons que la philosophic
est une science tout a fut libre , qui se suffit a elle-méme et ne
PREFACE. Vij
releve que de la raison. Mais nous soutenons en meme temps
que, loin d’étre une faculté individuelle et stérile, variant d’un
homme a un autre et d’un jour au jour suivant, la raison vient
de Dicu, qu’elle est comme lui immuable et absolue dans son
essence ; qu'elle n’est rien moins qu’un reflet de la divine sa-
gesse eclairant la conscience de chaque homme, éclairant les
peuples et Vhumanité tout entiére sous la condition du travail
et du temps.
2°, Nous ne connaissons pas de science sans méthode. Or la
méthode que nous avons adoptée et que nous regardons comme
la seule légitime, c’est celle qui a déja deux fois régénéré la phi-
losophie , et par la philosophic l'universalité des connaissances
humaines. C’est la méthode de Socrate et de Descartes, mais
appliquée avec plus de rigueur et développée a la mesure
actuelle de la science, dont horizon s’est agrandi avec les
siécles. Egalement éloignée et de Vempirisme, qui ne veut
rien admettre au dela des faits les plus palpables et les plus
grossicrs, et de la pure spéculation, qui se repait de chimeres,
la méthode psychologique observe religieusement , & la clarté
de cette lumiere intérieure qu’on appelle la conscience, tous
les faits et toutes les situations de Ame humaine. Elle recueille
un a un tous les principes , toutes les idées qui constituent en
quelque sorte le fond de notre intelligence; puis, a Vaide de
Pinduction et du raisonnement , elle les féconde, elle les éleve
a la plus haute unité et les développe en riches consé-
quences.
3°. Grace a cette maniére de procéder, et grace a clle seule,
nous ensecignons en psychologie le spiritualisme le plus positif,
alliant le systeme de Leibnitz a celui de Platon ct de Descartes,
ne voulant pas que lAme soit une idée, une pensée pure , ni
une force sans liberté, destinée seulement a mettre en jeu les
rouages du corps, ni quelque forme fugitive de l’étre en géné-
ral, laquelle une fois rompue ne laisse aprés clle qu'une exis-
tence inconnue a elle-eméme, une immortalité sans conscience
et sans souvenir. Elle est & nos yeux ce quelle est en réalité ,
une force libre et responsable, une existence enticrement
distincte de toute autre, qui se posstde , se sait, se gouverne
viij PREFACE.
et porte en elle-méme, ayec lempreinte de son origine, le
gage de son immortalité.
4°, En morale, nous ne connaissons point de transaction
entre la passion et le devoir, entre la justice éternelle et la
nécessité , c’est-a-dire Pintérét du moment. L’idée du devoir,
du bien en soi, est pour nous la loi souveraine, qui ne souffre
aucune atteinte et repousse toute condition, qui oblige les
Etats et les gouvernements aussi bien que les individus, et doit
servir de régle dans l’appréciation du passé comme dans les
résolutions pour l’avenir. Mais nous croyons en méme temps
que, sous l’empire de cette loi divine, dont la charité et Pamour
de Dieu sont le complément indispensable , tous les besoins de
notre nature trouvent leur légitime satisfaction ; toutes les
facultés de notre étre sont excitées a se développer dans le plus
parfait accord ; toutes les forces de Vindividu et de la société,
rassemblées sous une méme discipline, sont également em-
ployées au profit, nous n’osons pas dire du bonheur absolu,
qui n’est pas de ce monde, mais de la gloire et de la dignité
de Pespece humaine.
5°. Dans toutes les questions relatives 4 Dieu et aux rap-
ports de Dieu avec Vhomme, nous ayons-fait au sentiment sa
part, nous avons reconnu, plus qu’on ne I’a fait ayant nous
peut-ctre , sa légitime et salutaire influence , tout en mainte-
nant dans leur étendue les droits et l’autorité de Ja raison.
Nous accordons a la raison le pouvoir de nous démentrer
Vexistence du Créateur, de nous instruire de ses attributs infi-
nis et de ses rapports avec l'ensemble des étres; mais par le
sentiment nous entrons en quelque sorte en commerce plus
intime avec lui, et son action sur nous est plus immédiate et
plus présente. Nous professons un ¢gal ¢loignement ct pour
le mysticisme, qui, sacrifiant la raison au sentiment et
Yhomme & Dieu, se perd dans les splendeurs de Vinfini, et
pour le panthcisme, qui refuse 4 Dieu les perfections mémes de
Vhomme, en admettant sous ce nom on ne sait quel ¢tre
abstrait, privé de conscience ct de liberté. Grace a cette con-
science de nous-mémes et de notre libre arbitre sur laquelle se
fondent & la fois et notre méthode et notre philosophie tout
PREFACE. ix
entiére , ce dieu abstrait et vague dont nous venons de parler,
le dieu du panthéisme devient 4 jamais impossible, et nous
voyons 4 sa place la Providence, le Dieu libre et saint que le
genre humain adore, le législateur du monde moral, la source
en méme temps que l’objet de cet amour insatiable du beau et
du bien qui se méle au fond de nos Ames a des passions d’un
autre ordre. .
6°. Enfin nous pensons que l’histoire de la philosophie est
inséparable de la philosophie clle-méme, et qu’elles forment
toutes deux une seule et méme science. Tous les problemes
agités par les philosophes, toutes les solutions qui en ont été
données , tous les systemes qui ont régné tour a tour ou se sont
combattus dans un méme temps, sont, de quelque manicre
qu’on les juge, des faits qui ont leur origine dans la conscience
humaine, des faits qui éclairent et qui completent ceux que
chacun de nous découvre en lui-méme : car comment auraient-
ils pu se produire s’ils n’avaient pas en nous, dans les lois de notre
intelligence, leur fondement et leurraison d’étre ? Indépendam-
ment de ce‘point de yue, qui fait de histoire de la philosophie
comme une contre-épreuve et un complément nécessaire de la
psychologie, nous admettons que la vérité est de tous les temps
et de tous les lieux , qu’elle fait en quelque sorte l’essence méme
de l’esprit humain, mais qu’elle ne se manifeste pas toujours
sous la méme forme, ni dans la méme mesure. Nous croyons
enfin & un sage progres , compatible avec les principes inva-
riables de la raison, et dés lors l’état présent de la science se
rattache étroitement a son passé; l’ordre dans lequel les systemes
philosophiques se suiyent et s’enchainent, devient l’ordre méme
qui préside au développement de Vintelligence humaine 4 tra-
vers les siecles et dans ’humanité entiere.
Tels sont, en résumé, les principes que nous professons et
que nous ayons essayé de mettre en lumiere dans ce livre. Si
nous sommes dans l’erreur, qu’on nous le prouve ; qu’on nous
montre ailleurs, si l’on peut, les fondements éternels de toute
morale, de toute religion, de toute science, ou qu'on ayoue
franchement qu’on regarde toutes ces choses comme de pures
chiméres. Si l’on trouve que nous ne sommes pas toujours
ces PREFACE.
restés fidéles & nous-mémes, que cette profession de foi que
nous venons d’exposer a été maintes fois trahie; eh bien, que
lon ne tienne aucun compte des difficultés d’une ceuyre
comme celle-ci, out les sujets les plus divers se succedent brus-
quement, sans autre transition qu’une lettre de lalphabet;
que l’on nous signale et qu’on nous reproche séverement cha-
cune de nos inconséquences. Mais aller au dela , soupconner
au fond de nos cceurs et arracher de nos paroles, & force de
tortures, des convictions différentes de celles que nous expri-
mons, c’est le lache procédé de la calomnie. Nous déclarons
(@avance que nous n’opposerons a toute attaque de ce genre,
que le silence et le mépris.
Cependant, nous avons hate de le reconnaitre, les principes
que nous venons de présenter comme la substance de notre
ceuvre et le fond méme de notre pensée, ont aussi des adver-
saires avoués, sinceres, sur qui il est nécessaire que nous nous
expliquions ici en peu de mots, non pas tant pour les réfuter,
que pour dessiner plus nettement encore notre propre posi-
tion et la situation générale des esprits, relativement aux
questions philosophiques.
Il y a aujourd’hui, en France, des hommes qui ont entre-
pris une croisade réguliere contre la philosophie et contre la
raison, qui regorllent comme des actes de rcbellion ou de
folie toutes les tentatives faites jusqu’a ce jour pour constituer
une science philosophique indépendante de [autorité reli-
gieuse , et qui pensent que le temps est yenu de rentrer enfin
dans lordre , c’est-a-dire que la philosophie, que les sciences
en général, si elles tiennent absolument a l’existence, doivent
redevenir comme autrefois un simple appendice de la théolo-
gic. Nous ne signalerons pas ici les essais malheureux qui ont
été faits récemment en ce genre; nous ne montrerous pas,
comme nous pourrions le faire tres-facilement, que la foi n’a
pas moins 4 s’en plaindre que le bon sens; nous dirons seule-
ment qu’a la considérer en elle-méme, la préteniin dont nous
venons de parler est, au plus hant point, dépouryvue de raison.
De quoi s'agit-il en effet? D’étouffer le principe de libre exa-
men dans les choses qui sont du ressort de lintelligence hu-
PREFACE. xj
maine. Or ce principe, qu’on l’accepte ou non pour son propre
compte, est désormais au-dessus de la discussion. Il est sorti,
voila déja longtemps, de la pure théoric, pour entrer dans le
domaine des faits. Il n’est pas seulement consacré dans les
sciences, dont il est la condition supreme, il s’est aussi intro-
duit dans nos lois et dans nos meeurs; il a affranchi et sécula-
risé successivement notre droit civil, notre droit politique, la
société tout enticre. En dehors des dogmes révérés de la reli-
gion quis appuient sur la révélation, rien ne se fait aujour-
dhui, rien ne se démontre, ni méme ne se commande, qu’au
nom de la raison. Voulez-vous que nous yous prenions au mot,
et que, dans toutes les questions de l’ordre moral, nous regar-
dions lusage de la raison comme un acte de démence et de
révolle? Soyez donc conséquents avec vous-méemes , ou plutot
soyez sincéres , et commencez par nous faire prendre en haine ,
si yous le pouvez, tout ce qui nous entoure, tout ce que nous
avons conquis ayec tant de peine, et ce que notre deyoir nous
commande aujourd’hui d’aimer et de défendre. Dans quel
temps aussi vient-on nous parler de ’impuissance de la raison?
C'est lorsqu’elle voit le succes couronner son ceuvre, lorsqu’elle
voit tous les changements introduits en son nom se raffermir
chaque jour et recevoir la consécration du temps. La philoso-
phie, c’est la raison dans usage le plus noble et le plus clevé
qu'elle puisse faire de ses forces; c’est la raison cherchant a se
gouverner elle-méme , imposant une regle a sa propre activilé,
s’‘¢levant au-dessus de tous les intéréts du moment pour décou-
vrir le but supréme de la vie et atteindre la vérité dans son
essence. C'est delle que part le mouvement que nous avons
signalé tout & Vheure; elle seule peut le contenir et le disci-
pliner. Essayer maintenant de retirer cet appul a Vhomme qui
en abesoin et qui le réclame; chercher & ruiner une science
dont on pourrait faire, comme au xvii® siecle, un auxiliaire au
moins utilé pour le triomphe des vérités que la raison et la foi
nous enseiguent également, c est une entreprise que l’on peut
dire coupable autant qu’impuissante.
En nous tournant maintenant d'un autre cété, nous rencon-
trerons des adversaires tout aussi prévenus , mais pour une
xij PREFACE.
cause bien moins digne de respect. Ce sont ceux qui, placés
en dehors du mouvement intellectuel de leur époque et n’ayant
pris dans héritage du siécle précédent que la plus mauyaise
part, c’est-a-dire les rancunes et les erreurs , continuent a faire
une guerre désespérée a toute idée spiritualiste et religieuse , a
toute pensée d’ordre , 4 tout sentiment de respect et de géné-
reuse abnégation. Nous avons hate de le dire, ce n’est pas
de la vraie philosophie du xviit® siecle que nous voulons parler.
L’école de Locke et de Condillac, il faut lui rendre cette
justice, n’est jamais descendue si bas; Jes penseurs éminents
quelle a comptés dans son sein, ont suppléé, par lélévation
de leurs sentiments personnels, & Vimperfection de leur
systeme, et se sont dérobés par une heureuse inconséquence
aux résultats que leur imposait une logique sévére. Au reste ,
cette mémorable école n’est déja plus qu’un souvenir. Ce que
nous yoyons aujourd’hui 2 sa place, se parant de ses titres,
usurpant les respects qu’elle inspirait autrefois , c'est un gros-
sier matérialisme. Le matérialisme aurait-il donc las de
chances de durée que la doctrine de la sensation? Logique-
ment, cela est impossible; mais il est inutile, ayant affaire
a un tel adversaire, que nous appellions a notre aide le rai-
sonnement. Le langage des faits est bien assez clair. Or, quel
spectacle opinion matérialiste offre-t-elle aujourd'hui a nos
veux? Abandonnée sans retour par lesprit public qui ne sait
plus se plaire qu’aux idées graves et sérieuses, elle n’ose pias
m¢me ayouer son nom ni anelee sa propre langue. Elle n’a
plus dla bouche que des phrases mystiques; elle ne fait que
citer les Ecritures saintes péle- -mc¢le avec les Védas, le Koran
et des sentences d'une origine encore plus suspecte ; elle parte
sans cesse de Dicu, de morale, de religion; et tout cela pour
nous prouver quil n’existe rien en dehors ni au-dessus de ce
monde , qu'une Ame distincte du corps est une pure chimére,
que la résignation aux maux inévitables de cette vie est une
lacheté, la charité une folic, le droit de propriété un crime
et le mariage un état contre nature. Elle n’a pas changé,
comme on voit, quant au fond, sinon qu’a ce tssu de per-
nicieuses extravagances elle vient de méler encore le réve
PREFACE. xii)
depuis si longtemps oublié de la métempsycose. Autrefois
elle se vantait d’avoir l’appui des sciences naturelles, et c’est
par la qu’elle imposait le plus a quelques esprits; mais voila
que cette derniere ressource commence aussi a lui faire défaut :
car les sciences naturelles, en y comprenant la physiologic,
n'ont pas pu se soustraire & la révolution générale qui s’est
opérée dans les idées; elles rendent aujourd'hui témoignage
en faveur du spiritualisme.
Enfin , si nous prétons Voreille aux échos qui nous arrivent
de l'autre cété du Rhin, nous entendons accuser notre mé-
thode; nous entendons dire que notre philosophie, la philo-
sophie frangaise en général, manque d’unité et de hardiesse ,
qu'elle ne présente pas, comme certaines doctrines allemandes,
un vaste systeme ou l’expérience n’entre pour rien, ou tout
est donné 4 la spéculation pure, j'allais dire 4 l'imagination ;
ou tout enfin, depuis l’étre absolu jusqu’au dernier atome de
matiére, est expliqué @ priort, comme ils disent , au moyen
d’un principe arbitraire que la pensée, maitresse absolue
d’elle-méme, adopte ou rejette, modifie et transforme comme
il lui plait. Nevis avouons sans détour que nous acceptons fe
reproche, et nous allons méme jusqu’’ nous en féliciter :
d’abord il peut servir de réponse a la susceptibilité patrio-
tique de ceux qui nous accusent d’abandonner les traditions
philosophiques de notre pays, pour nous faire les humbles
disciples de ? Allemagne, ce qu’au reste nous n’hésiterions pas
a faire sila vérité était 4 ce prix; il a, en outre, l'avantage
de constater comme un fait, comme une habitude de notre
esprit, ce qui est le but le ‘plus constant de nos efforts et la
plus grave obligation que nous nous imposions a nous-mémes.
Oui, c'est précisément ce que nous voulons , de ne pas sacrifier
a la folle espérance d’atteindre en un jour a la science uni-
verselle les connaissances positives que nous pouyons acquérir
en interrogeant modestement Vhistoire de notre propre con-
science, et en appliquant les forces du raisonnement a des
faits bien constatés. Oui, c’est ce que nous youlons, de ne pas
mettre nos réyes & la place de la réalité, de ne pas nous ériger
en prophetes ou en génies créateurs, quand la nature est la
xiv PREFACE.
devant nous, en nous-mémes, et qu il suffit pour la con-
naitre de observer avec un esprit non prévenu. Oui, nous
sommes restés fidéles & Descartes, en ajoutant & sa méthode
et a ses doctrines ce que le progres des siécles y ajoute natu-
rellement. Nous sommes d’un pays oi le bon sens, c’est-
a-dire le tact de la vérité, ne saurait ¢tre blessé impunément.
L’unité! dites-vous. Pas de science sans unité! Nous sommes
du méme avis; mais nous voulons lunité dans la vérité, et
la vérité n’existe plus pour homme aussitét quwil prétend
tirer tout de lui-méme et se rendre indépendant des faits.
D’ailleurs, quels sont donc les merveilleux résultats de cette
méthode spéculative tant vantée, et dont la privation , & votre
sens, condamne & la stérilité tous nos efforts? S’il fallait la
juger par la, c’est-a-dire par les fruits qu'elle a produits en
vos propres mains, cela seul suffirait pour nous la faire re-
pousser. Un dieu sans conscience et sans liberté, une Ame
qui se perd dans Vinfini , quin’a ni libre arbitre en ce monde ,
ni conscience de son immortalité aprés cette vie; a la place
des étres en général, des idées qui s’enchainent dans un ordre
fatal et arbitraire ; enfin partout ct toujours des abstractions ,
des formules algébriques, ct des mots vides de sens; est-ce
lace que nous devons regretter ?
Maintenant que le but et lesprit de cet ouvrage doivent
étre suffisamment connus, il nous reste a dire sur quel plan il
a été concu et quels sont exactement les éléments qu'il em-
brasse; mais auparavant nous croyons utile de montrer qu il
nest pas sans antécédents dans Vhistoire de la philosophic,
qwilyient répondre, au contraire, a un besoin depuis longtemps
senli et qui subsiste encore malgré tous les efforts successiye-
ment Lentés pour le satisfaire.
Deux essais de ce genre ont déja paru dans lantiquité :
cétaient de simples yocabulaires de la langue philosophique
de Platon, et dont Pun, le moins imparfait des deux, a ce
que nous assure Photius, avait pour auteur Bocthe, le méme
probablement quia écrit un commentaire sur les catégories
d’Aristote; Vautre, qui est seul parvenu jusqua nous, est
lcuvre du granmairien Timée le Jeune. Suidas nous parle
PREFACE. XV
aussi d’un certain Harpocration qui aurait publié un trayail
tout a fait semblable sur la langue philosophique d’Aristote.
Les dictionnaires du moyen Age sont les Sommes, véri-
tables encyclopédies au point de vue religicux de l’époque,
mais ot la philosophie , quoique rejetée au Fakond rang et re-
gardée comme un instrument au service de la foi, n’occupe pas
moins de place peut-étre que la théologie. Ainsi, le chef-d’ceu-
vre de Yesprit humain au xu¢ siecle, la Somme de saint
Thomas d’Aquin est en méme temps un recueil 4 peu prés
complet de toutes les connaissances et de toutes les idées phi-
losophiques du temps, non-seulement chez les Chrétiens, mais
aussi chez les Arabes et chez les Juifs. Maimonide, sous le
nom de Rabi Moses, Avicenne, Averrhoés , y sont cités pres-
que aussi souvent que Platon, Aristote et les docteurs de
Eglise.
Mais ce ne fut guére qu’a la chute de la scolastique, vers
la fin du xvie siecle, que parurent, sous leur véritable nom,
les dictionnaires spécialement consacrés a la philosophie. Le
premier de tous, autant que nous avons pu nous en assurer,
c’est le Lexique en trois parties (Lexicon triplex) qui fat pu-
blié & Venise, en 1582, par Jean-Baptiste Bernardini, pour
servir 2 la fois & usage de la philosophie platonicienne, péri-
patéticienne et stoicienne.
Apres cet ouvrage informe et sans unité qui caractérise assez
bien la philosophie de la renaissance, vient le Répertoire phi-
losophique (fepertorium philosophicum) de Nicolas Burchard,
publié a Leipzig, en 16410, sur un plan plus régulier.
En 1633, Goclenius, excellent esprit qui, dans un temps
de dogmatisme absolu, embrassa la cause de I’éclectisme, fit
paraitre son Lexique philosophique (Lexicon philosophicum) ,
ou tous les termes de philosophie en usage chez les anciens,
soit chez les Grecs, soit chez les Latins, sont expliqués brieve-
ment, mais avec beaucoup de netteté et de justesse. Ce petit
ouvrage, d’ailleurs trop peu connu, peut étre regardé surtout
comme une introduction utile al’ éhude de Platon et d’Aristote.
Des lors Fusage et jusqu’au nom des lexiques philosophiques
parait généralement consacré et se transmet comme une tradi-
xv¥j PREFACE.
tion commune d’une école de philosophie 4 une autre. L’école
péripatéticienne du xvur¢ siécle en eut plusieurs, parmi les-
quels nous citerons celui de Pierre Godart (Lexicon et summa
philosophic), publié & Paris en 1666, et celui de Allsted
(Compendium lexici Philosophict) , qui parut a Herborn en
1626. L’école cartésienne recut le sien des mains de Chauvin,
qui, tout en admettant la plupart des principes de Descartes ,
ne sut cependant pas dépouiller les formes arides, ni méme
les idées de la philosophie scolastique. Cet ouvrage, ou les
sciences naturelles ne tiennent pas moins de place que la phi-
losophie proprement dite, a paru pour la premicre fois en 1692,
i Berlin, ot Chauvin occupait avec distinction une chaire
publique. Aprés l’école de Descartes vient celle de Leibnitz
et de Wolf, qui se résume en quelque sorte dans le lexique de
Walch. Cet estimable recueil, écrit en allemand et publié
pour la premiére fois 4 Leipzig en 1726, est de beaucoup su-
périeur & tous ceux qui l’ont précédé. Il respire un esprit vé-
ritablement philosophique ; il admet méme , dans une certaine
mesure, Vhistoire de la philosophie; mais il est encore trop
étroitement lié 4 la théologie, et |’auteur lui-méme, a ce quil
nous semble , est plus théologien que philosophe.
Nous n’ayons a nous occuper ici ni du Dictionnaire histo-
rique et critique de Bayle, ni de la grande Encyclopedie dit
xviue® siccle, dont le but ne saurait étre confondu ayec le
notre, et dont lesprit, suffisamment connu, n'est plus celui
de notre temps. Cependant il est bon de remarquer en passant
influence immense que ces deux monuments, le dernier sur-
tout, ont exercée sur l’esprit moderne. Pourquoi donc, en
remplacant ce qui nous manque du cété du talent par la force
de nos convictions et la patience de nos recherches, ne nous
serait-il pas permis d’espérer une partie de cette influence au
profit d’une cause bien autrement noble que celle du scepti-
cisme et du sensualisme?
Sur la fin du dernier siecle, de 1791 & 1793, on a publié
séparément, augmentés de quelques travaux plus récents, les
principaux articles de [ “neyclopédie qui concernent la philo-
sophie proprement dite, ou plutét histoire de la philosophie ;
PREFACE. Xvij
mais ce recucil est complétement gité par ce que I’¢diteur y
ajoute de son propre fonds. C’est un athée fanatique, un ma-
térialiste insensé, appelé Naigeon, et qui se croit obligé , dans
lintérét de ses opinions, auxquelles il méle toutes les passions
de l’époque, de travestir Vhistoire et de calomnier les plus
grands noms. Il faut aujourd’hui du courage pour soutenir,
méme pendant quelques instants, la lecture de cette compila-
lion indigeste. }
Nous arrivons enfin au Lexique ou Encyclopédie philoso-
phique de Krug ('ncyclopaedisch-Philosophisches Lexikon),
le plus récent de tous les écrits de cette nature; car le dernier
des cing volumes dont il se compose, ne remonte pas au dela
de 1838. Krug a bien quelques prétentions 4 loriginalité ; il
a beaucoup écrit et sur toutes sortes de sujets; mais partout
et toujours , au moment méme ou il pense avoir atteint le plus
haut degré de nouveauté et dindépendance, on apercoit en
lui le disciple de Kant, et c’est véritablement l’école kantienne
qui est représentée par son recueil, comme celle de Leibnitz
par le travail de Walch, celle de Descartes par le Dictionnaire
de Chauvin, et le xvine siécle tout entier par ? Encyclopédie.
Cependant, a la considérer méme sous ce point de vue, qui
ne lui laisse & nos yeux qu’un intérét purement historique ,
Poeuvre de Krug est bien loin de répondre 4 la gravité du sujet.
Non-seulement elle manque de plan et de méthode; non-seule-
ment la philosophie proprement dite y est presque enti¢rement
sacrifiée a histoire de la philosophie; mais il y regne, avec
certaines préventions qui sont devenues un anachronisme,
une bigarrure et une légereté incroyables. Ainsi vous y trou-
verez un article sur la digoterie, un autre sur la coquetterie ,
un troisieme sur les arabe un quatrieme sur le célibat
des prétres , et tout cela sans une ombre de grace ou d’esprit
qui puisse jusqu’’ un certain point faire pardonner ces incon-
yenantes digressions.
Apres tous les écrits que nous venons de passer en revue,
un dictionnaire des sciences philosophiques rédigé au point de
vue impartial de notre époque , d’apres les principes que nous
avons exposés plus haut, et qui ptit étre regardé en méme temps
xViij PREFACE.
comme l’ceuyre commune de toute une génération philosophi-
que, était donc encore une ceuvre a faire. C'est cette ceuvre
que nous avons entreprise , en mettant profit tous les essais
antérieurs. Puisse le résultat n’étre pas au-dessous de nos in-
tentions et de nos efforts!
Les matériaux de ce recueil, tous embrassés dans le méme
cadre et disposés sans distinction par ordre alphabélique , peu-
vent étre classés de la manieére suivante : 4° la philosophie pro-
prement dite; 2° Vhistoire de la philosophie accompagnée de
la critique , ou tout au moins dune impartiale appréciation de
toutes les opimions et de tous les systemes dont elles nous offre
le tableau; 3° la biographie de tous les philosophes de quelque
importance , contenue dans les limites ot elle peut étre utile a
la connaissance de leurs opinions et 4 histoire générale de la
science. Nous n’ayons pas besoin d’ajouter que cetle partie de
notre travail ne concerne pas les vivants; 4° la bibliographie
philosophique, disposée de telle maniére, qu’a la suite de cha-
cun de nos articles, on trouvera une liste de tous les ouvrages
quis’y rapportent, ou de tous les écrits dus au philosophe dont
on vient de faire connaitre la vie et les doctrines; 5° la défini-
ton de tous les termes philosophiques, & quelque systerme qu ils
appartiennent, et soit que lusage les ait conservés ou non.
Chacune de ces définitions est, en quelque sorte, Vhistoire du
mot dont elle doit expliquer le sens ; elle le prend 4 son origine,
elle le suit & travers toutes les écoles qui Pontadopté tour a tour
et phié a leur usage; et c’est ainsi que histoire des mots devicnt
inséparable de [histoire méme des idées. Cette partie de notre
tache, sans contredit la plus modeste, n’en est pas peut- -ctre la
moins utile. Elle pourrait servir, continuée par des mains plus
habiles que les nétres, & établir enfin en philosoplie Punité de
langage.
H semble @abord qu’avec lordre alphabétique il faille beau-
coup donner au hasard. Nous ne sommes pas de ce sentiment,
el nous ayons, au contraire, un plan bien arrété, auquel, nous
osons l’espérer, on nous trouyera fideles dans toute Petendue de
cet ouvrage.
Nous avons voulu, autant qte possible, multiplicr les
PREFACE. xix
articles , sans tomber pourtant dans l’abus de la division, sans
détruire arbitrairement ce qui offre 4 lesprit un tout naturel ,
afin de laisser 4 chaque point particulier de la science son in-
lérét propre, et d’offrir en méme temps des matériaux tout préts
aux recherches spéciales qu'il pourrait provoquer. C’est le be-
soin méme de cette variété qui a donné naissance 4 tous les
dictionnaires scientifiques.
Pensant que la variété peut tres-bien se concilier avec
Punité, nous avons subordonné tous les points particuliers
dont nous venons de parler & des articles généraux , au sein des-
quels on les retrouve formant, en quelque sorte, un seul fais-
ceau, c’est-a-dire un corps de Dee rine parfaitement homogene.
Ces ales généraux sont ramenés a leur tour a quelques points
plus élevés encore , ou se montrent netlement nos principes ,
le caractere que nous ayons donné a ce livre et le fonds com-
mun de nos idées. Ainsi, pour en donner un exemple, quoi-
que nous traitions séparément de chaque fait important de
Vintelligence : du jugement, de lattention, de la perception,
du raisonnement ; nous consacrons 4 l’intelligence elle-mcme
un article général. Mais ce n’est pas encore la que doivent
s’arréter les efforts de la synthese : il faut un article distinct
oo 4 faire connaitre le systeme général des facultés de
Vame; un autre oit il soit question de nae considéré comme
la réunion d’une Ame et d’un corps; un autre enfin ott lon
expose les rapports de tous les étres entre eux et avec leur prin-
cipe commun. Pour histoire de la philosophic , notre marche
est la méme : outre la part que nous faisons a chaque philoso-
phe considéré isolément, il y a celle des différentes écoles , des
différents peuples qui ont joué un réle dans Vhistoire de la
philosophic, et de cette histoire elle-méme enyisagée dans son
ensemble et & son plus haut degré de généralité.
Enfin histoire de la philosophie ct la philosophie elle-méme
n’étant a nos yeux que deux faces diverses d'une seule et méme
science , nous avons cherché, en les éclairant lune par lautre,
i les réunir souvent dans des résultats communs. ‘Toutes les fois
done qwune question importante s’est présentée devant nous,
nous ne nous somunes pas bornés & faire connaitre et a établir
XX PREFACE.
directement, par la méthode psychologique , notre propre sen-
timent; mais nous avons rapporté toutes les opinions anté-
rieures, nous en avons signalé le cété vrai ct le coté faux ; puis
nous avons montré comment elles ont préparé et amené logi-
quement la solution véritable.
Telle est la marche que nous avons suivie. Elle est, comme
on voit, enti¢rement d’accord ayec nos principes , ct elle offre
l'avantage, toutes les fois que nous nous sommes trompés, de
mettre en regard de nos erreurs les idées et les faits propres a
les combattre.
Ce n’est pas au hasard que nous avons divisé entre nous la
tache commune; mais chacun de nous a pris la part que ses
éludes antérieures lui avaient déja rendue familiére et vers la-
quelle il se sentait porté par la pente naturelle de son esprit.
Pour les diverses branches de connaissances qui, sans appar-
tenir directement a la philosophie, ne peuvent pourtant pas
en étre séparées , ou lui prétent un utile concours, nous nous
sommes adressés 4 des hommes non moins connus par l’éléva-
tion de leurs idées que par I’étendue de leur savoir : nous re-
gardons comme un devoir de leur témoigner ici publiquement
notre reconnaissance.
Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons pas espérer que
notre ceuyre soit irréprochable. Bien des noms et bien des faits
ont di ¢tre omis; des inexactitudes de plus d'un genre ont di
nous échapper; mais, nous P’ayouons, nous avons compté un
peu sur une critique & la fois bienveillante et sévere. Loin de la
redouter, nous l’appelons de tous nos voeux , et nous sommes
préts, quand ils nous sembleront justes, a mettre a profil ses
conseils.
Paris, le 15 novembre 1843.
SIGNATURES DES AUTEURS
qui ont rédigé les articles contenus dans ce volume.
En attendant la liste générale des auteurs, qui sera publiée & la
fin de ce dictionnaire, nous ferons connaitre successivement les
noms des personnes qui ont concouru a la rédaction de chaque
volume.
MM.
pS by oe professeur de philosophie a la Faculté des lettres de
aen.
A.D. .... Danron, agrégé de philosophie, chef du cabinet du ministre
de l’instruction publique.
A...p... .. ARTAUD, inspecteur général de Université.
Am. J... .. Jacques, professeur de philosophie au collége de Versailles.
Awe cc. « LBRRR:
B. S.-lf. . . Barratremy Saint-Hriaire, membre de l'Institut, professeur
de philosophie au collége de France.
Cu. B... .. Bénarp, professeur de philosophie au collége royal de Rouen.
n.3...... Jourparn, professeur de philosophie au collége Stanislas.
C5 ..s.s: «8s, Anonyiie.
C...7... . . Cournot, inspecteur général de P Université.
D. H..... Henne, professeur de philosophie au collége royal d'Orléans.
Em.S..... Sarsset, agrégé de philosophie prés la Faculté des lettres de
Paris , et professeur de philosophie au collége Henri LY.
| VacuEror, directeur des études et maitre de conférences de
philosophie & ?Ecole normale.
Rae sess BourLirer, membre correspondant de l'Institut , et professeur
de philosophie & la Faculté des lettres de Lyon.
Boe 2523's Dusors D’ Amiens, agrégé de la Faculté de médecine de Paris.
G.P..... Patruier, orientaliste.
LS | Saar Boucuirte£, professeur dhistoire au collége royal de Versailles.
J.S..... Sron, professeur suppléant de philosophie & la Faculté des
lettres de Paris, et maitre de conférences 4 Ecole normale.
PE Neen eae Tissor, professeur de philosophie a laFaculté des lettres deDijon.
L. D. L. .. De Lens, professeur de philosophie au collége royal d Angers.
1 En Cees Bouter, ancien professeur de philosophie, proviseur du col-
lége royal Bourbon.
S. M..... Munck, orientaliste.
Nosicswes 4 —AnOnyMe,
Les articles qui ne portent point de signature ont été rédigés par
M. Franck, membre de l'Institut, agrégé de philosophie prés la Fa-
culté des lettres de Paris, directeur du Dictionnaire des Sciences
philosophiques.
DICTIONNAIRE
DES
SCIENCES PHILOSOPHIQUES
A, dans les termes de convention par lesquels on désignait autre-
fois: les différents modes du syllogisme, était le signe des propositions
générales et affirmatives. Voyez PROPOSITION , SYLLOGISME.
ABAILARD, ABEILARD ou ABELARD (Pierre), né en 1079,
a la seigneurie de Pallet ( Palatium) , prés de Nantes, était l'ainé d’une
assez nombreuse famille. Son pére, noble et guerrier, avait quelque
teinture et un vif amour des lettres, et il voulut polir esprit de ses en-
fants par l'étude et l’instruction, avant de les fagonner au rude métier
des armes. Cette éducation savante développa Jes dispositions naturelles
d’Abailard; il s’apergut que la carriére militaire convenail peu a ses
gotits et a ses talents, et malgré les avantages qu'elle lui offrait, il y
renonga, abandonna son droit ‘a’ ainesse et l’héritage paternel, etse voua
pour la vie a la culture des sciences et surtout de la dialectique. Un pas-
sage cité par M. Cousin (Ouvrages inédits d’ Abailard , in-4°, Paris, 1836,
p- 42) établit formellement, contre l’opinion contraire, qu'un de ses pre-
miers maitres fut Roscelin de Compiégne, qu’ila dt entendre vers l’dgede
Vingt ans. Aprés avoir parcouru diverses villes, cherchant partout les
occasions de s’aguerrir a la dispute, il vint a Paris , prendre place parmi
les nombreux disciples auxquels Guillaume de Champeaux, archidiacre
de Notre-Dame et le premier dialecticien du temps, développait les
principes du réalisme , alécole de la cathédrale ou du cloitre. Mais
des qu'il eut assisté a quelques-unes de ses lecons, mécontent de son
systéme, il chercha d’abord 4 l’embarrasser par des objections cap-
lieuses , puis résolut de se poser publiquement comme son emule et son
adversaire. Il ouyrit d’abord, non sans difficulté, une école a Melun ,
oll Philippe I** tenait sa cour, et peu de temps aprés, pour ¢tre plus
a portée den venir souvent aux prises avec son ancien maitre, il
s établit a Corbeil. L’affaiblissement de sa santé lobligea, sur ces en-
trefaites, d’aller chercher du repos en Bretagne. Lorsqu’ il revint a
Paris, vers 1110, Guillaume s ‘était retiré dans t un faubourg de la ville.
2 ABAILARD.
prés d'une chapelle qui devint plus tard l’abbaye de Saint- Victor; mais,
sous Vhabit de chanoine régulier, il continuait d’enseigner publique-
ment la dialectique et la théologie. Soit curiosité, soit tout autre motif,
Abailard désira Ventendre, et bientdt, plein d'une nouvelle ardeur
pour la polémique, il le provoqua sur la question des universaux.
Guillaume accepta le défi, soutint faiblement son opinion, et fut, a
ce quil parait, obligé de s’avouer vaincu. Ce triomphe inespéré sur un
des plus célébres champions du réalisme, valut 4 Abailard une im-
iense popularité; on alla jusqu’a lui offrir la chaire du cloitre, et si
opposition de ses ennemis fit avorter ce projet, il put, du moins, se
fixer aux portes de Paris, sur la montagne Sainte-Geneviéve, dou,
comme d’un camp retranché, il ne cessa de harceler Jes écoles rivales.
J] avait alors plus de trente ans, et ses études n’avaient pas encore
dépassé le cercle des questions logiques. Jugeant avec raison qu'un
enseignement purement dialectique pourrait parattre a la longue étroit
et monotone, il résolut de s’appliquer a la théologie, et choisit l’école
d’Anselme de Laon comme Ja plus fréquentée et la plus célébre. Mais
il semble qu'il fut dans sa destinée de n’étre jamais satisfait des maitres
auxquels il s’adressait. Anselme lui parut un théologien sans porteée ,
dont la parole ne Jaissait aucune trace féconde dans l’esprit de ses au-
diteurs; il s’en sépara avec J’intention d’étudier seul l’Ecriture sainte,
et osa méme ouvrir une école a cété de Ja sienne et y commenter
Ezéchiel. Obligé, & cause ‘de ce fait, de quitter Laon, il trouva, en
arrivant a Paris, Guillaume de Champeaux promu a l’évéché de Cha-
lons, I’scole du cloitre vacante, Je parti qui le repoussait dispers¢, et
il obtint, & peu prés sans contestation, de paraitre dans cette chaire,
au pied de laquelle il s’était assis pour la premiére fois treize années
auparavant. Une élocution abondante et facile, un organe mc¢lodieux,
une physionomie agréable, beaucoup d’enjouement, le talent de la
poésie rehaussant la profondeur philosophique, toutes les qualités ex-
térieures jointes a tous les dons de l’esprit, Jui assurérent une vogue
prodigieuse. On accourait pour l’entendre de l’Angleterre, de l’Alle-
magne, de toutes les provinces de France, et, suivant des relations
authentiques , il compta autour de sa chaire cing mille auditeurs parmi
lesquels se trouvait le fougueux Arnaud de Brescia. Ce fut au milieu
des succes inouis de son enscignement quil se prit d’amour pour la
niéce du chanoine Fulbert, Héloise, a qui il s’étail chargé de donner
des legons de grammaire et de dialectique. On sait les tristes suites de
cetle passion malhcureuse, la fuile des deux amants en Bretagne, la
naissance d’Astrolabe, la colére de Fulbert et la cruelle vengeance qu il
tira du séducteur de sa niéce. Abailard, humilié et confus, ne vil
d’autre refuge pour lui que la solitude, et, tandis que Héloise entrait
dans un couvent d’Argenteuil, il embrassa la vie monastique a l’ab-
baye de Saint-Denys. Mais le cloitre, asile précieux et stir pour les
coeurs vraiment désabusés de la vie, ne lui offrait pas des consolations
qui pussent calmer les ardeurs de son dmc, son dépit, sa honte et ses
regrets. A peine entyé a Saint-Denys, il céda aux sollicilations de ses dis-
ciples qui le pressaient de reprendre ses legons, et, dans celle vue, gagna
le monaslere de Saint-Ayeul de Provins, seul théatre oi ses supérieurs
im ecussent permis de faire entendre sa voix. [ey poursuivit Pappliea
ABAILARD. 3
tion de la dialectique a la théologie chrétienne, essaya d’expliquer le
mystére de la Trinité, publia sous Je titre d’ Introduction a la Théo-
logie, une exposition lucide et savante de sa doctrine, mais au fond
excita moins d’enthousiasme que de répulsion. On blama la nouveaulé
de ses sentiments et l’alliance des auteurs profanes et des Peres dans
un traité sur Je plus profond des dogmes; on lui reprocha d’avoir en-
seigné sans avoir apparlenu a lécole d’aucun maitre, sine magistro.
Albéric et Lotulphe de Reims, qu’il avait connus a Laon, le dénoncérent
comme hérétique, et cité devant le concile de Soissons, en 1421, il
fut condamné a bruler lui-méme son livre, et a étre enfermé pendant
toute sa vie au monaslére de Saint-Médard. Bientot rendu a la liberté,
sous la condition de retourner a l’abbaye de Saint-Denys, il s’avisa de
soutenir, d’aprés Béde, que Denys l’Aréopagile avait été évéque de
Corinthe et non d’Athénes, d’ou il s’ensuivait qu'il n’éiait pas le méme,
comme on le croyait alors, que l'apétre des Gaules. Une fuile rapide
le déroba avec peine aux nouveaux orages que souleva contre lui celle
opinion, et, bien que retiré sur les terres du comte de Champagne, il
ne put se croire en stireté qu’aprés que Suger, nouvellement élu abbé
de Saint-Denys, lui eut permis d’aller vivre ou il voudrait. Il se choisit
alors une solitude prés de Nogent-sur-Seine, aux bords de la riviére
d’Ardusson, ot ses disciples vinrent le trouver, et lui batirent un ora-
toire qu'il dédia a la Sainte-Trinité sous le nom de Saint-Esprit ou Pa-
raclet. Dans les années suivantes, il fut choisi pour abbé par les moines
de Saint-Gildas en Bretagne, quil essaya vainement de réformer
(1126) ; il établit au Paraclet Heloise et ses compagnes, dépossédées
du couvent d’Argenteuil (1127); enfin il reparut a Paris, ol, en 1136,
au lémoignage de Jean de Salisbury, il enseignait encore sur la mon-
tagne Sainte-Geneviéve, thédtre de ses premiers succes. De cruelles
infortunes et une longue expérience des choses et des hommes n’a-
vaient pas tari en lui cette passion immense de la nouveauté et de la
dispute qui avait fait sa gloire et, en partie, son malheur. I] pensait, il
parlait, il écrivait aussi librement qu’aux premiers jours de sa jeu-
nesse; mais il traitait des sujets tout autrement épineux, sinon plus
graves, et il avait contre lui les champions les plus justement célébres
de lorthodoxie chrétienne. Guillaume, abbé de Saint-Thierry, ayant
jugé quelques-unes de ses opinions peu fondées, en référa a saint Ber-
nard; celui-ci avertit Abailard, et, ne pouvant obtenir de lui une
rétractation, se décida, non sans quelque crainte d'un si redoutable
adversaire, a Vattaquer publiquement devant le concile de Sens que
présida Louis VIT en personne (1140). Abailard, qui avait provoqué ce
debat dans lespérance de Ja victoire, ne se défendit pas, on ignore
pour quel motif, et se borna a en appeler au pape. Mais avant quil
fit parti pour Rome, la sentence de la condamnation était confirmée ,
et Innocent II, plus sévére que le concile, ordonnait qu’on le renfer-
mat et quon brulat ses livres. Pierre le Vénérable, auprés duquel il
avait trouvé un refuge a Vabbaye de Cluny, lengagea a se résigner, a
se réconcilier avec saint Bernard et a entrer dans son monastére.
Abailard consentit a tout, et soit qu’un dernicr échec edt abattu son
courage el son orgueil, soit que les conseils du pieux abbé cussent fait
sur lui une impression profondc, tous les historiens s’accordent a dire
1,
ABAILARD.
qu'il acheva ses jours dans une humble soumission a |’Eglise et dans
Ja pratique des plus austéres vertus. Il mourut en 1142, au pricuré
de Saint-Marcel.
Abailard est un des personnages les plus célébres du moyen age. La
gloire qui environne son nom est principalement due aux agitations
de sa vie, ases malheurs, au dévouement d Heloise; mais il y a aussi
des droits par son genie, ses travaux, les grandes choses qu'il accom-
plit et Vinfluence quil cxerga.
I] appartenait a celte chaine de libres penseurs, qui commence au
neuvieme si¢ele avec Scot-Erigéne, et qui se continue a peu pres sans
interruption jusqu’'aux temps modernes. [Il reconnaissait que notre in-
telligence a des limiles quelle ne peut se flatter de franchir sans pré-
somption (Theologia christiana, dans le Thesaurus Anecdotorum de
Martenne); mais il croyait que dans les mati¢res qui sont du domaine
de Ja raison, il est inutile de recourir a Vautorité, in omnibus his que
ratione discuti possunt non esse necessarium auctoritatis judicium. I]
Voulait méme que dans les questions purement religieuses, la foi fut
dirigée par les lumieres naturelles. Suivant lui, il n’apparlient qu'aux
esprits Ilégers de donner leur assentiment avant tout examen (OEuvres
completes, 1616, p. 1060). Suivant lui encore, une vérité doit élre crue,
non parce que telle est la parole de Dieu, mais parce qu’on s’est con-
vaincu que Ja chose est ainsi 2b., p. 1063). Ajoutez quil admirait
les philosophes de l'antiquilé, comme aurait pu le faire un écrivain
de Ja Renaissance. Hl consacre plusieurs chapitres de son ouvrage de
Ja Theologie chrétienne a Jouer leurs yertus, les préceptes de con-
duite quils ont donnés, leur genre de vie, leur continence, leur doc-
trine ( Theol. christ., p. 1203 4, 42353) ¢ il exalte [humilite de Pytha-
gore; il met Socrate au rang des saints; il trouve que Platon donne
une idée plus haute que Moise de la bonté divine : Diit et Moises om-
nia a Deo valde bona esse facta, sed plus aliquantulum laudis divine
bonitati Plato assignare videtur (1b., p. 1207).
Dans le débat sur la nature des universaux auquel nous avons vu
quil prit une part importante, Abailard adopta une opinion intermé-
diaire, qui n’était ni le nominalisme ni le réalisme. A ceux des réa-
listes qui faisaient consister [essence des individus dans le genre, il
repondait que, sil en est ainsi, el si le genre est tout entier dans chaque
individu, de sorte que la substance enticre de Socrate, par exemple,
soit cn méme temps la substance enticre de Platon, il s‘ensuit que
quand Platon est a Rome et Socrate a Athenes , la substance de Tun
et de Fautre est en méme temps a Rome et a Athé nes, et par consé-
quent en deux lieux a la fois; que de méme quand Socrate est malade ,
Plaion Vest egalement; que ‘les contraires. se réunissent en un meme
sujet, puisque Fhomme qui est douc de raison et qu'un animal quien est
priv¢, appartiennent tous deux aumeme genre, sont une méme substance
(Ouvvages incdits @ Abailard, p. 513-517; Préface, p. 133 et suiv.).
Aux partisans dun réalisme plus modéré gui se bornaient a considérer
Jes genres et les especes comine des manicres d¢tre appartenant en
commun, indistinctement, indifferenter, a plusieurs individus, il repro-
chait daboutir a des conclusions contradictoires par Ja confusion de
individu et de Pespece, du particulier et de luniversel. Si, en effet,
ds
ABAILARD. 5
chaque individu humain, en tant qu’homme, est une espéce, on peut
dire de Socrate, cet homme est une espéce; si Socrate est une espece,
Socrate est un universel; et s'il est universel il nest pas singulier ;
il n'est pas Socrate (Ib., p. 520, 522). On connait moins la polé—
mique d’Abailard contre le nominalisme, et il est probable quelle fut
beaucoup moins vive; car a l’époque ou i parut, le nominalisme comp-
tait peu de partisans : son chef, Roscelin , avait encouru les anathemes
d'un concile; et la piété alarmée avait repoussé une doctrine qui, en
religion, aboutissait a hérésie. — Le systéme nouveau qu’Abailard
proposa consistait a admettre que les universaux ne sont ni des choses ni
des mots, mais des conceptions de l’esprit. Placé en présence des ob-
jets, Y entendement y apercoit des analogies; il considére ces analogies
a part des différences; il les rassemble, ‘il en forme des classes plus ou
moins compr éhensives ; ces classes sont les genres et les espéces. L’es-
péce n’est pas une essence unique qui réside a Ja fois en plusieurs in-
dividus; elle est une collection de ressemblances. « Toute cette collec-
tion, quoique essenticllement multiple, dit A bailard , les autorités
Vappellent un universel, une nature, de méme qu'un peuple, quoique
composé de plusieurs personnages, est appelé un (/b., p. 52%). » Abai-
lard appuyait cette théorie sur deux sortes de preuves, les unes histo-
riques, les autres rationnelles. I] essayait de montrer qu'elle s’accordait
de tout point avec les textes de Porphyre, de Boéce, d’Aristote ; démons-
tration indispensable, au xm siecle, dans l'état de la science et des es-
prits; il opposait de subtiles réponses aux difficultés subtiles que ses
adversaires tiraient principalement des conséquences apparentes de
son systeme; enfin il essayait, au moyen de ses principes, de résoudre
un probleme difficile et souvent agité depuis dans les écoles, celui de
Vindividuation. Cette polémique singuli¢rement déliée, et souvent obs-
cure par cela méme, n’est pas susceptible d’analyse; il faut l’étudier
dans Je texte méme ou dans la traduction que M. Cousin a donnée des
principaux passages qui s’y rapportent (/6., p. 526 et suiv.; Préface,
p. 135 et suiv.). —La théorie d’Abailard a regu, de son caractere méme,
le nom de Conceptualisme. Sans nous engager ici dans une discussion
qui trouvera sa place ailleurs (Voyes ConcepTuaLisme), nous ferons
observer qu'elle dissimule la difficulté plutot quelle ne Ja résout. Dire
que les universaux sont des conceptions de l’esprit, c’est avancer une
proposition que personne ne peut songer a contester, ni les réalistes
qui en font des choses, ni mémes les nominalistes qui en font des mots,
puisque toute parole est nécessairement l’expression d'une penseée. La
vraie question était de savoir si par dela lentendement qui concoit les
idées générales, par dela les objets individuels entre lesquels se trou-
vent des ressemblances que les idées générales résument, il existe
autre chose encore, des lois, des principes, un plan, qui soient la
source commune de ces ressemblances et le type souverain de ces
idées. Or, cette question, Abailard ne la résout quindirectement, d'une
maniere évasive. Il se défend détre nominaliste, et au fond il nie,
comme Roscelin, la réalité des universaux ; il pense comme lui, sil ne
parle pas de méme. Malgré son peu de valeur scientifique, le conceptua-
lisme nen obtint pas moins de succes. Il joue le principal role dans le
curieux et frappant tableau que Jean de Salisbury nous trace du mou-
6 ABAILARD.
vement des études et des luttes des écoles 4 Paris, au milieu du
xu’ siecle.
En théodicée, Abailard est l’auteur d’un essai d’optimisme assez
remarquable, d’aprés lequel Dieu ne peut faire autre chose que ce qu'il
fait, et ne peut le faire meilleur qu’il n'est (Theol. christ., p. 1120).
Deux motifs justifiaient a ses yeux cette opinion : l'un, que toute sorte
de bien étant également possible a Dieu, puisqu’il n’a besoin que de
Ja parole pour faire usage de son pouvoir, il se rendrait nécessairement
coupable d'injustice ou de jalousie, sil ne faisait pas tout le bien quil
peut faire; l'autre, qu'il ne fait et n’omet rien sans une raison suffisante
et bonne. Tout ce qu'il fait donc, il le fait parce qu'il convenait qu il le
fit; et tout ce qu'il ne fait pas, il tomet parce qu'il y avail inconvenient
a le faire. Abailard tirait de la cette conclusion, que Dieu n’a pu créer
le monde dans un autre temps, puisque, ne pouvant déroger a son in-
finie sagesse, il a du placer chaque événement dans le moment le plus
convenable a la perfection de univers, et cet autre, quil n'a pu em-
pécher le mal, parce que le mal est la source de grands avantages qui
ne peuvent étre obtenus autrement. Cette théorie élevée par laquelle
Abailard a devancé Leibnitz, se rattache, dans son Introduction a la
Théologie et dans sa Théologie chrétienne, a des interprétations du
dogme plus conformes peut-étre a son syst¢me philosophique qu’a une
rigoureuse orthodoxie. [1 parait bien qu'il voyait dans les personnes de
Ja Trinilé, moins des existences réelles, unies par une communauté
de nature, que des points de vue divers, des attributs dun seul et
méme étre. Le Pére, selon lui, exprimait Ja loute-puissance ou la plé-
nilude des perfections; Je Fils, la sagesse détachée de Ja toute-puis-
sance, et le Saint-Esprit Ja bonté. [1 comparait la relation qui unit le
Pére au Fils et le Saint-Esprit a tous deux, au rapport dialectique de
la forme et de la mati¢re (Introd., lib. 11, p. 1083), de lespece et du
genre, ou encore des divers termes d'un syllogisme (/6., p. L078). Il
pensait que le dogme de la Trinité avait été entrevu par plusieurs phi-
Josophes anciens, notamment par Platon, et que, par exemple, lame
du monde dont il est question dans le Timée, désigne le Saint-Esprit
(1b., p. 1015; Theol. christ., lib. 1, p. 1186). Ce sont toutes ces pro-
positions insolites qui soulevérent contre lui Ja voix redoutable de saint
Bernard et qui le firent condamner par les conciles de Soissons et de
Sens.
En morale, la libre méthode et la subtile hardiesse d’Abailard se
reconnaissent également a plusicurs traits. Suivant lui, Fintention est
tout dans la conduite de Thomme; lacte nest rien, et par consequent
il importe peu d’agir ou de ne pas agir, Jorsqu’on a consenti dans son
coeur (Scito teipsum, Péze, Thesaurus, t. 11). Le caractére moral
de Vintention doit s'apprécier @apres sa conformilté avec la conscience.
Tout ce qui se fait contre Jes lumicres de la conscience est vicicux ;
tout ce qui est conforme a ses lumié¢res est exempt de péché, et ccux
qui, agissant de bonne foi, ont mis a mort Jésus-Christ et ses disciples,
se seraient rendus plus criminels encore, s‘ils leur avaient fait grace en
résistant aux mouvements de leur coeur (1b., p. 859). Qwest-ce que le
péche originel? moins une faute effective qu une peine a laquelle tous les
hommes naissent sujets : car celui qui na pas encore Vusage de la
ABAILARD. 7
raison et de la liberté, ne peut se rendre coupable d’aucune transgres-
sion ni d’aucune négligence (Jb., p. 592). La grace de Jésus-Christ
consiste uniquement a nous instruire par ses paroles, et a nous porter
vers le bien par exemple de son dévouement : l'homme peut s’atta-
cher a celle grace au moyen de la raison et sans secours étranger.
Cet exposé rapide de Ja doctrine d’Abailard, rapproché du récit de
sa vie, peut donner une idée de la trempe de son esprit et du rdle quil
a joué. La pénétration, l’énergie, une hardiesse un peu aventureuse,
étaient chez lui les qualités dominantes : elles s’unissaient, comme il ar-
rive presque toujours, a une confiance démesurée dans ses propres
forces et au mépris de ses adversaires; il possédait, 42 un moindre de-
gré, Pélévation, la profondeur et méme |’étendue, quoiqu’il ait em-
brassé un grand nombre de sujets. Consommé dans la dialectique, nul
ne saisissait mieux les différentes faces d'une méme question ; nul ne
les présentait avec plus dart et de clarté; peut-étre etit-il moins réussi
a réunir plusieurs idées sous une formule systematique. ul était natu-
rellement enclin a vouloir sentendre avec lui-méme, a chercher, a
examiner, et, de bonne heure, il fortifia ce penchant par Vhabitude.
Il soccupa dans sa jeunesse de la question des universaux, qui parta-
geail les esprits, arrivé a Age mur de }’explication des mystéres, et son
double rdle consista a fonder en philosophie une école nouvelle, a don-
ner en théologie un des premiers exemples de cette application péril-
leuse de la dialectique au dogme chrétien, « qui est Ja scolastique méme
avec sa grandeur et ses défauts. » A quelque point de vue qu’on se place
pour le juger, on ne saurait méconnaitre les immortels services qu’l]
arendus a l’esprit humain, et la philosophie le comptera toujours avec
reconnaissance parmi ses promoteurs les plus habiles et les plus coura-
geux.
Une premiére édition des ceuvres d’Abcilard parut a Paris en 1614,
in-4°, sous le titre suivant : Petri Abelardi et Heloisse conjugis ejus
opera, nune primum edita ex Mss. Codd. Francisci Amboesti. Elle est
précédée d'une apologie d’Abailard et comprend, entre autres ouvrages,
ses lettres, ses sermons, trois expositions sur !Oraison dominicale, le
Symbole des Apdtres et celui de saint Athanase, un Commentaire sur
les Epitres de saint Paul, et /'Introduction a la Théologie. André Du-
chesne, a quil’édition est attribuée dans quelques exemplaires, y a joint
des noles sur Je récit des malheurs d’Abailard (/7istoria calamitatum)
adressé par Abailard méme a un ami, et qui esi comme une confession
de sa vie. L’Introduction a la Théologiea élé réimprimée par Martenne,
au tome mr du Thesaurus Anecdotorum, avec deux ouvrages inédits,
savoir un commentaire sur la Genese , intitulé HMexvameron, etun traité
de la Theologie chrétienne, ou quelques- unes des opinions exposes
dans I'Introduction sont adoucics. Quelques années apres, Bernard
Péze inséra dans son Thesaurus Anecdotorum novissimus, t. It,
un nouveau traité inédit d’Abailard, qui, sous le titre Scito teipsum, em-
brasse les principales questions de la morale, Enfin, en 1831, M. Rein-
wald a retrouvé a Berlin et publié un dialogue enire un phi losophe,
un juifet un chrétien, Dialogus inter judeum , philosophum et christia-
num, indiqué par I Histoire litt ‘aire (t. x1, p. 132). Toutes ces publi-
cations contribuaient a faire connattre dans Abailard Vhomme et le
8 ABARIS.
théologien ; mais le philosophe et son systeme métaphysique et dialec-
tique continuaient de demeurer ignorés. C'est & M. Cousin qu’on doit
d'avoir tiré le premier de la poussi¢re des bibliotheques les écrits phi-
losophiques de celui qui fut le premier des dialecticiens du xu siécle,
et un des fondateurs de la scolastique , ses Commentaires sur la Logi-
que d Aristote, ses traiteés de la Definition, de la Division, quelques
fragments du plus haut prix pour [histoire de la pensée au moyen age,
et des extraits étendus du fameux livre du Sic et non, ou Abailard
débat contradictoirement, d'aprés les Péres, plusieurs questions de
théologie. (Ouvrages inedits @ Abailard, in-4°, Paris, 1841; fragments
de philosophie scolastique, in-8°, Paris, 1840, p. 4417 et suiv.). Enfin
il a pu se convaincre qu’Abailard n/avait point écrit sur la physique
d'Aristote et sur Je traite de la génération et de Ja corruption (L’ragm.
de philos. scolastique, p. 448 et suiv.), comme une indication fautive
de I’ Histoire littéraire (t. xar, p. 130) pouvait Je faire présumer. Depuis
cette importante publication, on a retrouvé a la bibliotheque de Bruxel-
les une collection de quatre-vingt-quinze hymnes composées par Abai-
lard pour les religieuses du Paraclet; une lettre a Heéloise détachée
de cette collection, a élé insérée dans la Biblioth¢que de ! Ecole des
Chartres, t. m.— En 1720, D. Gervaise, abbé de la Trappe, mit au
jour une Vie d’Abailard, et ois ans plus tard une traduction francaise
de ses Lettres a Heloise, 2 vol. in-12, Paris, avec le texte en regard ;
cette traduction a été souvent réimprimée; les édilions les plus esti-
mées sont celles de 1782, avec des corrections de Bastien, et de 1796,
3 vol. in-4°, avec une vie dAbailard de M. Delaulnaye. Deux tra-
ductions nouvelles ont été publiées en 1823 a Paris, 2 vol. in-8°, par
M. de Longchamps, avec des notes historiques de M. Henri de Puy-
berland, eten 1840, Paris, 2 vol. grand in-8°, par M. Oddoul ; celle-ci
est précédée d'un Essai historique par madame Guizot. On peut encore
consuller, sans parler de l’Histoire littéraire, The history of the lives
of Abailard and Heloisa vith their original letters, by Berington, Bir-
mingham, 1787 et Bale, 1796; Abailard et Dulcin, Vie et Opinions @un
enthousiaste et @un philosophe, par Fr.-Chr. Schlosser, in-8°, Gotha,
1807 ‘en all.); Abélard et Heloise, avec un apercu du xue siecle, par
C. F. Turlot, in-8°, Paris, 1822; Histoire de France de M. Michelet,
t. am; Mistoire de S. Bernard et de son siecle, par Neander, trad.
en frang. par Vial, Paris, 1842. Gide
ABARIS, personnage presque fabuleux qui passe pour avoir ¢té
disciple de Pythagore; on ne connait rien de ses opinions ni de ses
écrits philosophiques.
ABBT (Thomas) , un des plus élégants écrivains et des penseurs les
plus distingués de Allemagne, pendant le dernier sitcle. Né a Uhn,
ada fin de 1738, il se signala, toul jeune encore, par son ainour et son
aptitude pour les études séricuses. Il suivit les cours de Vuniversité de
Halle, ov il commenga par se consacrer a la theologie. Mais if ne tarda
pas a quiller celle science pour ja philosophie et les mathéematiques. Il
fut nomme successivement professeur extraordinaire | professeur sup-
pléant, de philosophie a Vuniversité de Francfort-sur-] Oder, et proies-
ABEL. 9
seur de mathématiques a Rinteln. Dégotité a la fois du séjour de cette
ville et des fonctions de l’enseignement, il étudia le droit, puis se mil a
voyager dans le sud de Allemagne, en France et en Suisse. Enfin il
mourut, ala fin de 1766, conseiller aulique et menibre du consistoire.
Tennemann le comprend dans l’école de Leibnitz et de Wolf; mais il
fut beaucoup moins occupé de métaphysique que de morale. Encore,
dans celte derniére science, s’est-il plutot signalé comme écrivain que
comme philosophe. Doué d'une imagination vive, dune plume ¢lé-
gante et facile, il exercga sur sa langue maternelle une influence salu-
taire, et contribua avec Lessing a faire entrer la littérature allemande
dans de meilleures voies. Un tel écrivain ne se préte pas facilement a
analyse; aussi nous contenterons-nous de citer ses ouvrages. Ils fu-
rent tous recueillis aprés sa mort par Nicolai, et publiés en six volumes
a Berlin, de 1768 21781. Il en parut une seconde édilion en 1790. Parmi
ces écrits, touchant des matiéres fort diverses, il n’y en a que deux qui
méritent l’aitention du philosophe : l'un a pour titre : De la mort pour
la patrie, in-8°, Breslau, 1761; et autre : Du mérite, in-8°, Berlin,
1765. Heinemann, dans son livre sur Mendelssohn, in-8’, Leipzig ,
1831, a aussi publié de lm quelques lettres adressées a ce philosophe,
avec lequel il était li¢é d’amitié.
ABEL (Jacques-Frédéric pr) n’est pas un philosophe trés-original
nid’une grande réputation; mais ses écrits et son enseignement ont servi
a répandre la science, et il faut lui Jaisser le mérile d’avoir su apprécier
Vimportance de la psychologie a une époque ot cette branche de la philo-
sophie n’était pas en faveur. fl naquit en 4751, a Vavhingen, dans le
royaume de Wurtemberg. Dés lage de 21 ans, c’esi-a-dire en 1772, il
fut nommé professeur de philosophie a lécole dite de Charles, a Stutt-
gart. Appelé en 1790 a Vuniversité de Tubingue en qualité de profes-
seur de logique et de métaphysique, il fut bientot enlevé a sa chaire
pour éire chargé (sous le titre ridicule de pedagogiarque) de la direction
générale de l'éducation dans les gymnases et dans les écoles du rovaume
de Wurlemberg. Enfin il mourut en 1829, a lage de 79 ans, avec le
titre de prélat et de surintendant général, apres avoir fait partie de la
seconde chambre des Etats. De Abel a beaucoup écrit tant en Jatin qu’en
allemand; mais ses ouvrages, encore une fois, ne renfermant aucune vue
originale, nous nous contenterons de les nommer. Voici dabord les t-
tres de ses ouvrages latins : de Origine characteris animi, in-4°, 1776;
de Phenomenis sympathia in corpore animali conspicuis, in-4°, 1780;
Quomodo suavitas virtuti propria in alia objecta derivari possit, in-'°,
1791; de Causa reproductionis idearum, in-'?, 1794-93; de Conscientia
et sensu interno, in-4°, 1796; de Sensu interno, in-'4°, 1797; de Con-
scienti specicbus, in-'°, 1798; de Fortitudine animi, in-4°, 1800. Les
écrits suivants ont été publiés en allemand : dntroduction a la théorce
de l'dme, in-8”, Stuttgart, 1786; des Sources de nos representations ,
in-8°, ib., £786; Prinecipes de la metaphysique suivis Cun appendice sur
la critique de la Raison pure, in-8°, ib., 1786; Plan Cune metaphysique
systemitique, in-8°, L787; Essai sur la nature de la raison spcculative
pour servira Pecamen du systeme de Kant, in-8°, Francfort-sur-le-Mein,
1787; Eclaircissements sur quelques points importants de la philesophie
40 ABSOLU.
et de la morale chrétienne, in-8°, Tubingen, 1790; Recherches phi-
losophiques sur le commerce de Lhomme avec des esprits d’un ordre
superieur, in-8°, Stuttgart, 1791; ELaposition complete du fondement
de notre croyance a Vimmortalité, in-8°, Francfort-sur-le-Mein, 1826.
Ce dernier ouvrage n'est que Je développement d'une dissertation
Wabord publi¢e en Jatin : Disquisitio omnium tam pro immortalitate
quam pro mortalitale animi argumentorum, in-'°, Tubingen, 1792.
Nous ne parlons pas de divers petits écrits étrangers a la philo-
sophie.
ABSOLU, de absolvere, accomplir ou délivrer. Ce qui ne suppose
rien au-dessus de soi; ce qui, dans la pensée comme dans la réalité, ne
dépend d’aucune autre chose et porte en soi-méme sa raison d'etre.
L’absolu, tel quil faut ’entendre en philosophie, est donc le contraire
du relatif et du conditionnel. Cependant, c’est par le dernier terme de
cette antithése que nous nous élevons a la conception du premier ; car,
si nous n/avions aucune idée des conditions imposées a toute existence
contingente et finie; si, avant tout, nous n’avions pas la conscience de
notre propre dépendance, nous ne songerions pas a une condition su-
préme, aune premiere raison des choses, en un mot, alabsolu. Toutes
les questions dont s’occupe la philosophie ne sont que des questions
relatives a Vabsolu et nous représentant Jes divers points de yue sous
lesquels cette idée peut étre concue. En effet, voulons-nous sayoir d’a-
bord si Pidée de labsolu existe dans notre esprit et si elle est réellement
distincte des autres éléments de Vintelligence, nous aurons soulevé le
probleme fondamental de la psychologie, celui de Vorigine des idées ou
de Ja distinction quil faut établir entre la raison et les autres facultés.
De lidée passons-nous a la yérité absolue, cherchons-nous l'accord de
la yérité et de laraison, nous aurons devant nous le probleme sur lequel
repose toute la dogique. On sait que la morale doit nous faire connaitre
Vabsolu dans le bien, ou la régle souveraine de nos actions; la metaphy-
sique, labsolu dans l’étre, ou la condition supréme de toute existence ;
enfin, sans la manifestation de labsolu dans la forme, nous naurions
aucune idée arrétée sur Je beau, et la philosophie des beaux-arts serait
impossible. Mais aucun de ces divers aspects sous lesquels notre intelli-
gence bornée est obligée de se représenter successivement labsolu ne le
renferme tout entier et ne peut en étre Fexpression dernicre ; il faut done
qwils soient tous réunis, ou plutot confondus dans une existence unique,
source supréme de la vérité et de la pensée, étre souverain, type élernel
du bien et du beau. Alors seulement nous connaitrons labsolu, non plus
comme une abstraction, mais dans saréalité sublime; nous aurons lidée
de Dieu, sur laquelle reposent toutes les recherches de la (hcodicée. De
Ja résulle évidemment que le sujet qui nous occupe ne saurait étre con-
sidéré comme une question a part; car, pour le déyclopper sous toutes
ses faces, il ne faudrait rien moins que tou! un systéme ou toute la
science philosophique. TH nest pas plus possible d’exposer ici les di-
Verses opinions auxquelles ila donne lieu, ces opinions nctant pas autre
chose, dans leur succession chronologique, que Vhistoire entiere de Ta
philosophie. WVoyez parliculi¢rement les articles Principe, Ratson ,
IbER.
ABICHT. 44
ABICHT (Jean-Henri), né en 1762 a Volkstedt, professeur de phi-
losophie a Erlangen, mort 2 Wilna en 1804, embrassa d’abord le sys-
téme de Kant et les idées de Reinhold. Plus tard il voulut se frayer lui-
méme une route indépendante, et entreprit de donner une direction
nouvelle a la philosophie; mais cette tentative eut peu de succes : il ne
parvint guére qu’a former une nomenclature aride, incapable de dégui-
ser l’absence de conceptions originales. Il composa un grand nombre
d’ouvrages dont il suffit de mentionner les principaux : Essai dune re-
cherche critique sur la volonté, in-8°, Franctort, 1788; Essai d'une mé-
taphysique du plaisir, in-8°, Leipzig, 1789; Nouveau systéme de mo-
rale, in-8°, ib., 1790; Philosophie de la connaissance, in-8°, Bayruth,
1791; Nouveau systeme de droit naturel tiré de la nature humaine, in-8°,
ib., 1792; Lettres critiques sur la possibilité dune veritable science de la
morale, de la théologie, du droit naturel, etc. , in-8°, Nuremberg, 1793 ;
Systeme de la philosophie élémentaire, in-8°, Erlangen, 1795; la Logi-
que perfectionnée, ou Science de la vérité, in-8°, Firth, 1802; Anthro-
pologie psychologique, Erlangen, 1801; Encyclopédie de la philosophie,
Francfort, in-8°, 1804.
ABSTINENCE, de abstineo, anéyou.m, se tenir éloigné. Elle consiste
as imposer volontairement, dans un but moral ou religieux, la privation
de certaines choses dont la nature, principalement la nature physique,
nous fait un besoin. L’abstinence est recommandée également par le
stoicisme et par le christianisme, mais dans un but et d’aprés des prin-
cipes tout différents. L’abstinence stoicienne , comprise dans le précepte
d’Epictéte : Avéyou x21 ax¢you (Supporte et abstiens-toi), tendait a rendre
l’dme indépendante de la nature et a lui donner Venticre possession
d’elle-méme. Elle exaltait outre mesure le sentiment de la grandeur et
de lindividualité humaine. L’abstinence chrétienne, au contraire, se
fonde sur le principe de Phumilité. Elle veut que homme expie ici-bas
le mal qui est en lui par sa propre faute ou par celle de ses ancétres, et
qu il s abdique en quelque sorte Jui-méme pour renaitre ailleurs. Enfin,
labstinence est le principal caractére de la morale ascétique qui regarde
la vie comme une déchéance, la société comme un séjour dangercux
pour ldmeetla nature comme une ennemie. Voyez AscétismE el STOICISME.
ABSTRACTION. On peut, avec Dugald-Stewart, en ses Hsquisses
de Philosophie morale, définir abstraction « cette opération intime qui
consiste a diviser les composés qui nous sont offerts, afin de simplifier
Yobjet de notre étude. » De l’action de cette puissance intellectuelle
résultent pour l’esprit des idées simples, telles que, par exemple, lidée
de tel phénoméne du mot, Vidée de telle qualité de la mati¢re, lidée de
te! altribut divin. Les notions de ce genre sont des acquisitions ullérieures
de la penséec, et présupposent des idées conerétes, obtenues par lexercice
préalable soit de nos facultés expérimentales, soit de nos puissances
ralionnelles.
Dans Vordre moral comme dans l’ordre physique, la nature n’a créé
que des composés; alesprit humain est laissée la tache de les fractionner
en leurs éléments simples. Dans lanalyse chimique, ce fractionnement
sopére en réalilé. Dans lopération intellectuelle, dont il s’agit ici, et qui
42 ABSTRACTION.
arecu le nom d’abstraction, la décomposition de ]’objet concret ne se
fait que mentalement. L’esprit cesse alors d’envisager ]’objet dans la
simultanéité de ses propriétés, pour attacher son attention a une seule
d entre elles, qui se trouve alors comme détachée de l'ensemble auquel
elle adhérail, et devient ainsi l’‘objet d'une notion dite abstraite. Placé
que je suis en présence d’un corps, je puis, s'il me plait, me borner a
lenvisager dans son existence et dans la réunion de ses qualités, et lidée
que jen obtiens alors est une idée concréte, ainsi appelée parce qu’elle
porte sur un ensemble de qualités adhérentes a un méme sujet.
Mais je puis aussi, détachant mon attention de lensemble de ces
qualités, la concentrer sur une seule, telle que la couleur, ou Je volume,
ou la forme, et il y alieualors pour moia une idée abstraite. De méme,
dans l’ordre psychologique, je puis avoir, d'une part, l'idée concréte du
moi envisagé en tant que substance, siége de tout un ensemble de phé-
noménes, et sujet d'un certain nombre de facultés; mais je puis aussi,
d’autre part, éliminant par la pensée tous les attributs et tous les phé-
nomenes du moi, sauf un seul, concentrer mon attention sur celui-ci,
ainsi isolé de ensemble auquel il appartient, et obtenir par ce procédé
des idées abstraites , telles que celles de volition, de passion, de désir, de
jugement, de conception, de souvenir. Que si nous essayons de péné-
trer, de ordre des sens et de celui de Ja conscience, dans | ordre de la
raison, ici encore nous trouverons lieu pour lesprit a l’acquisition
didées soit concrétes , soit abstraites. La notion de Dieu, en tant que
substance infinie , est une idée concréte. Mais je puis encore envisager
en Dieu tel ou tel attribut en particulier, par exemple la sagesse, la
bonté, la justice, et obtenir ainsi autant d'idées abstraites.
Bien que le terme didées abstraites soit fréguemment emplové pour
désigner des idées générales, il n’est pas vrai toutefois que le caractére
de généralisation se joigne constamment et nécessairement au caractére
d'abstraction. Toute idée générale, assurément, est abstraite; car la
conception du général ne peut avoir lieu qu’a Ja condition d‘éliminer tout
ce qui est spécial, individuel, accidentel, variable, c’est-a-dire a Ja con-
dition d’abstraire. Mais la réciproque nest pas vraie, et l'on ne saurait
dire que toute idée abstraite soit en méme temps idée générale. Quand
je juge que la couleur est une qualité seconde des corps, lidée de couleur,
en cette occasion, est une idée en laquelle le caractére de généralisation
s’allie au caractére d’abstraction. Cette notion est générale; car elle
porte sur un objet qui nest ni la couleur blanche, ni la couleur rouge,
ni aucune autre couleur spécialement, et qui, par conséquent, na rien
de determine. Elle est abstraite, parce que Pobjet auquel elle a trait, la
couleur, nest point chose qui existe réellement par elle-méme et indé-
pendamment d'un sujet dinhérence. TH y a dans notre domaine intellee-
tuel un grand nombre didées qui, a exemple de celle-ci, sont tout a la
fois abstrailes et générales; mais il en est aussi Gui ne sont quabstraites,
et chez lesquelles ne se trouve pas le caractére de généralisation ; telle,
par exemple, Fidée de la couleur de tel ou tel corps. Une telle notion est
abstraite > on en voit Ja raison; mais est-elle en méme temps generale ?
Assurément non; car son objet n'est pas Ja couleur envisagée dune
manicre absoluc, mais bien la couleur de tel corps individuel et
déterminé.
ABSTRACTION. 15
La faculté d’abstraire est innée a l’esprit, comme toutes les autres
propriétés ou facullés du moi. Cependant, il faut reconnaitre que son
développement est ullérieur a celui de plusieurs autres puissances intel-
lectuelles. I] précéde celui de la généralisation et celui du raisonnement;
mais il est postérieur a celui de la perception extérieure et du souvenir.
L’expérience ne laisse aucun doute a cet égard. On ne parvient a con-
stater chez l'enfant l’existence de quelques idées abstraites, qu’a partir de
l’époque ou il fait usage de Ja parole. Hl existe, en effet, entre l’exercice
de l'abstraction et le langage une étroite relation. Est-ce a dire, ainsi
qu'on l’'a quelquefois avancé, que le langage soit la condition de l’abs-
traction? Mais la proposition inverse, savoir que l’abstraction est la
condition du langage, ne pourrait-elle pas étre soutenue avec au moins
autant de raison? Nous inclinons a penser, pour notre part, que lidée
abstraite peut, sans le secours du langage, naitre et se former dans
Vesprit. Qu’antériewrement a l’usage de la parole, Vidée abstraite soit
extrémement vague et confuse, c’est ce qu il faut admettre, et telle elle
nous parait exister chez l'enfant qui ne peut encore se servir du langage,
et chez l’animal auquel le don du langage n’a pas été départi. Le lan-
gage ne crée point lidée abstraite, mais il aide puissamment a son déve-
loppement, asa précision, a sa lucidité; il la rend tout a la fois plus
claire a intelligence et plus fixe au souvenir; il lui donne un degré
dachévement qu'elle n’eut jamais acquis sans cette efficace assistance ;
et telle est la puissance de ce service, qu'on est allé quelquefois, par une
appréciation exagérée, jusqu’a l’ériger en une véritable création.
Une méthode plus artificielle que vraie, appliquée a la recherche et a
la description des phénoménes de l’esprit humain, a conduit quelques
métaphy siciens a fractionner, pour ainsi dire, l'action de la facullé d’abs-
traire, et a signaler, comme autant de fonctions distinctes, abstraction
de Vesprit, labstraction du langage, l’abstraction des sens. Une telle
division n’a rien que de trés-arbitraire. Quest-ce qu'un terme abstrait,
sinon le signe d'une pensée abstraite, et, par conséquent, le produit
d'une abstraction de lesprit? D’autre part, les sens ne sont-ils pas de
véritables fonctions intellectuelles, et leurs opérations ne sont-elles pas
en réalité des actes de l’esprit? La division proposée n’a done rien de
légitime, attendu que Je second et le troisiéme terme dont elle se compose
rentrent nécessairement dans le premier.
Toute abstraction opérée par lesprit présuppose quelque donnée con-
eréte, obtenue par l’exercice préalable soit de la perception extéricure ,
soit du sens inlime, soit de Ja raison. Décomposer cctle donnée concrete,
et conseryer sous les regards de Vintelligence tel ou tel de ses ¢léments,
en éliminant par la pensée tous les autres, tel est le role psychologique
de la faculté dite abstraction. Sa régle logique peut se renfermer en ce
précepte : prémunir l'intelligence contre Vinvasion de limagination dans
le domaine de l’abstraction. Une telle alliance, quelque favorable qu'elle
puisse ¢tre a la poésie, ne saurait que préjudicier a la science. Elle a, en
effet, pour résultat de convertir arbitrairement des phénomenes en étres,
et de préter une existence réelle et substantielle a de pures modalités.
L ancienne physique et l'ancienne philosophie n ont point été assez atten-
tives Ase garantir de semblables erreurs. La premiere en était venue a
substantialiser le froid, le chaud, le sec, lhumide, et autres simples
14 ABSURDE.
qualités de la matiére. La seconde avait attribué une existence réelle et
substantielle a de purs modes de Ja pensée. Ainsi, pour citer un exem-
ple, la célebre theorie de lidée représentative, qui régna si longtemps
en philosophie, n’avait pas d’autre fondement qu'une erreur de ce genre.
Liidée, au licu d’étre prise pour ce qu'elle est recllement, ¢est-a-dire
pour un état du mor, pour une modification de l’esprit, pour une maniére
d’étre de lame, avait élé convertie en une sorte d tre réel et substan-
liel, auquel Jes uns assignaient pour résidence lesprit, les autres le cer-
veau. L’abstraction n’a véritablement de valeur scientifique qu’autant
quelle sait maintenir a ses produits leurs caractéres propres. Autre-
ment, ainsi que l’histoire de la philosophie, soit naturelle, soit morale ,
en fait foi, au lieu @’aboutir a des notions légilimes, elle n’aboutit plus
qua des fictions. CoM.
ABSURDE ne doit se dire que de ce qui est logiquement contradic-
loire; par consequent, ue ce qui ne peut trouver aucune place dans l'in-
lelligence (azcn, dicyov). En effet, une idée, un jugement ou un rai-
sonnement qui se contr edit est par cela méme impossible et nexiste que
dans les mots. Ainsi, un triangle de quatre cétes est évidemment une
idée absurde. Mais on n’a pas le droit d’ étendre la méme qualification a
ce qui est contredit par lexpérience; car, apres tout, lexpérience ne
comprend que les lois et les faits que nous connaissons, et rien ne nous
empéche den supposer d’autres que nous ne connaissons pas, ou qui,
sans exisler, peuvent étre regardés comme possibles. De la vient que,
dans les sciences qui ont pour unique appul les définitions et le raison-
nement, par exemple en géométrie, il n'y a pas de milieu entre lab-
surde et le vrai; dans toutes Jes autres, lhypothétique et le faux ser-
vent dintermediaires entre les deux extrémes dont nous yenons de
parler.
ACADEMIE. L’Ecole académique, considérée en général, embrasse
une période de quatre siécles , depuis Platon jusqu’a Antiochus , et com-
prend des systemes philosophiques d'une importance et d'un caractére
bien différents. Les uns admettent trois Académies : la premicre, cclle
de Platon; la moyenne, celle d’Arcésilas; la nouvelle , celle de Carnéade
et de Clitomaque. Les autres en admeticnt quatre, savoir, avec les trois
précedentes, celle de Philon et de Charmide. D’autres enfin ajoutent
une ar Academie, celle d’Antiochus ‘Sexius Emp., Hyp. Pyrrh.,
hh: aye. 39)<
Baran ces distinctions, une seule est importante : c’est celle qui sé-
pare Platon et ses vrais disciples , Speusippe et Nénecrate, de toute
cette famille de faux platoniciens, de demi-sceptiques dont Arcésilas est
le pére, et Antiochus le dernier membre considérable.
Ce qui marque d'un caractere commun cette seconde Acadcinie, heé-
riu¢re infidele de Platon, cest Ja doctrine du vraisembable, du proba-
ble, +5 say. quelle essava dintroduire en toutes choses.
Arcésilas la proposa le premier, et la soutint avee subtilité eb avee vi-
gueur contre le dogmatisme stoicien et fe pyrrhonisme absolu de Timon
et de ses disciples, essavant ainsi de se fraver une route entre un doute
excessif, qui choque Je sens commun et detruit la vie, et ces tenlatives
ACCIDENT. 15
orgueilleuses d’atteindre, avec des facultés bornées et relatives, une
vérité définitive et absolue.
Aprés Arcésilas, l’Académie ne produisit aucun grand maitre, jus-
qu’au moment ot Carnéade vint jeter sur elle l’éclat de sa brillante re-
nommée. Carnéade était le génie de la controverse. IJ livra au stoicisme
un combat acharné, ou, tout en recevant lui-méme de rudes atteintes ,
il porta a son adversaire des coups mortels. Armé du sorite, son argu-
ment favori (Sextus, Adv. Mathem., éd. de Genéve, p. 212 sqq), Carnéade
s’attacha a prouver qu’entre une aperception vraie et une aperception
fausse il n’y a pas de limite saisissable, lintervalle étant rempli par
une infinité d’aperceptions dont la différence est infiniment petite (Cic.,
Acad. Quest., lib. 1, ¢. 29 sqq).
Si la certitude absolue est impossible, si le doule absolu est une ex-
travagance, il ne reste au bon sens que la vraisemblance , la probabililé.
Disciple d’Arcésilas sur ce point, comme sur tous les autres, mais dis-
ciple toujours original, Carnéade fit d’une opinion encore indécise un
systéme régulier, et porta dans l’analyse de la probabilité, de ses
degrés, des signes qui la révélent, la pénétration et l'ingénieuse sub-
tilité de son esprit (Sextus, Adv. Mathem., p. 169 B.; Hyp. Pyrrh.,
|e a crea 3
Aprés Carnéade, la chute de l’Académie ne se fit pas attendre. Clito-
maque écrivit les doctrines de son maitre, mais sans y rien ajouter de
considérable (Cic., Acad. Quest., lib. 1, c. 31 sqq. — Sextus, Adv.
Mathem., p. 308). Ni Charmadas, ni Melanchtus de Rhodes, ni Métro-
dore de Stratonice, ne parvinrent a relever |’école décroissante. Enfin
Antiochus et Philon, comme épuisés par la lutte , passérent a l’ennemi.
Philon ne combat qu’avec mollesse le criterium stoicien, la célébre
ouvracia, xacadenti,, Si Vigoureusement pressée par Arcésilas et Car-
néade. I] alla méme jusqu’a accorder a ses adversaires qu’a parler abso-
lument, la vérité peut étre comprise (Sextus, Hyp. Pyrrh., lib. 1, c. 33).
L’Académie n’existait plus apres cet ayeu.
Antiochus s’allie avec Je vieil adversaire de sa propre €cole, le stoi-
cisme. Il ne veut reconnaitre dans les diverses écoles académiques que
les membres dispersés d'une méme famille, et révant entre toutes les
philosophies rivales une harmonie fantastique, du méme ceil qui confond
Xénocrate et Arcésilas, il yoil le stoicisme dans Platon (Cic., l. ¢., c. 22,
42, 43, 46; de Nat. deor., lib. 1, :¢. 7).
Cette tentalive impuissante d’éclectisme marque le terme des desti-
nées de l’Ecole académique.
Voyez , outre les ouvrages que nous avons cilés et les histoires géné-
rales de la philosophic, Foucher, Histoire des Académiciens, in-12, Paris,
1690; le méme; Dissert. de philosophia academica, in-12, Paris,
1692; Gerlach, Commentatio exhibens academicorum juniorum de pro-
habilitate disputationes , in-4°, Goétt. Em. S.
ACCIDENT, accidere, en grec svu.22érx.;. On appelle ainsi, dans le
langage de la scolastique et de la philosophie aristotélicienne, toute modi-
lication ou qualité qui n’appartient pas a l’essence d'une chose, qui n'est
pas l’expression de ses attributs constitutifs et invariables. Tels sont les
vices par rapport a Fame et le mouvement par rapport au corps : cai
16 ACHENWALL.
l’'dme n’est pas naturellement ni constamment vicieuse; de méme la
maltiére ne peut étre tirée de son inertie que par intervalles, grace a
a une impulsion étrangére. II ne faut pas confondre les accidents avec
les phénomeénes. En général, ceux-ci peuvent étre constants, inhérents
ala nature méme des choses, par conséquent essentiels ; ceux-la, toujours
en dehors de l’essence des étres , ont été trés-justement définis par Ari-
stote (Met. E, c.2) : ce qui n/arrive ni toujours ni ordinairement.
Voyez Putnoménss.
ACHENWALL (Godefroy), né en 1719 a Elbingen (Prusse), fit ses
études a léna, a Halle et a Leipzig, s’établit a Marbourg en 1746, puis ,
en 1748, a Goettingue, ou il obtint une chaire peu de temps apres. II
mourut en 177
Il se fate a surtout comme professeur d’histoire et de statistique ;
mais il appartient aussi a ce Recueil par ses legons sur Je droit naturel et
international et par les écrits eslimables qu'il a publiés sur cette matiére.
A lexemple de son compatriote Thomasius, il sépare attentivement,
tout en la fondant sur la raison, la science du droit de la morale propre-
ment dite. Ses vues sur ce point sont développées dans les ouvrages
suivants : Jus nature, Goétt., 1750 et 1781; Observat. juris nat. et
gent., in-4°, 1754; Prolegomena juris nat. , in-8°, 1758 et 1781.
ACHILLE. Tel est Je nom qu’on a donné, dans l’antiquité, a l'un des
arguments par lesquels Zénon d’Elée, et peut-étre avant lui Parménide,
voulait démontrer l’impossibilité du mouvement. On suppose Achille
aux pieds légers luttant a la course avec une tortue et ne pouvant
jamais latteindre, pourvu que l’animal ait sur le heros layvantage
de quelques pas. Car, pour quils pussent se rencontrer, il faudrait ,
dit-on, que lun fat arrivé au point d’ou Tautre part. Mais si la matiore
est divisible a V’infini, cela n’est pas possible, parce qu il faut toujours ad-
mettre entre les deux coureurs une distance quelconque, infiniment petite
(Arist., Phys., lib. v1, ¢. 9.—Diog. Laért., lib. rx, c. 23, 29). Cetargument
nade valeur et n’a été dirigé que contre les partisans exclusifs de l’empi-
risme, forcés par leurs propres principes a nier toute continuité et toute
unite, ‘pat consequent le temps et l’espace. Mais, ale prendre d'une ma-
niére absolue, c'est une subtilité qui ne mérite pas dautre réponse que
celle de Diogéne. Voyez EcoLre Evéarigue et ZENON.
ACHILLINO (Alexandre), de Bologne [ Alex. Achillinus Boloniensis |,
professait 4 Padoue, dans le cours du xy° siecle, la philosophie aristoté-
licienne commentée par Averrhoes, et eul méme la gloire d’¢tre surnommeé
Aristote second. Il n’eut pourtant d’autre titre a cetle distinction que
Vhabileté de sa dialectique, habileté dont il fit surtout preuve dans la
discussion qui] soutint contre son célébre contemporain, Pierre Pom-
ponace. Il mourut en 1512, sans avoir laissé aucun écrit qui soit par-
venu jusqu’a nous.
ACONTIUS Jacques), ne a Trident au commencement du xviv sie-
cle. nintéresse Vhistoire de la philosophie, que pour avoir aidé, par ses
allaques contre la scolastique, a préparer la yoie a tne meilleure mé-
ACROAMATIQUE. Ws
thode (Methodus investigandarum tradendarumque artium ac scientia-
rum ratio, in-8°, Bale, 1558). I] mourut en 1566.
ACROAMATIQUE (de azzczou21, entendre}. C'est la qualification
que l'on donne a certaines doctrines non écrites, mais transmises orale-
ment a un petit nombre d’élus, parce qu'on les juge inaccessibles ou dan-
gereuses pour la foule. Dans le dernier cas, acroamatique devient syno-
nyme d ésotérique ( Voyez ce mot). Quelquefois méme on étend cette
qualification a des doctrines écrites, quand elles portent sur les points les
plus ardus de la science, et quelles sont rédigées dans un langage en
rapport avec le sujet. C'est ainsi que tous les ouvrages d'Aristote ont été
divisés en deux classes : les uns, par Jeur forme aussi bien que par les
questions dont ils traitent, paraissaient destinés aun grand nombre de
lecteurs; on leur donnait le titre d'éxoteriques (czwzez1%05; ) : les autres
semblaient réservés a quelques disciples choisis ; ce sont les livres acroa-
Maliques (axcouuszincrs OU eyxvxdieve). Quant a savoir quels sont ces li-
vres et si nous les avons entre les mains, c'est une question qui ne peut
étre résolue ici. Voyez, dans le tome 1° des OLuvres d’Aristote par
Buhle, 5 vol. in-8°, Deux-Ponts, 1791, une dissertation intitulée : Com-
mentatiode libris Aristolelisacroamaticis et exotericis.— Voyex ARISTOTE.
ACRON p’AcricenTE ne se rattache a histoire de la philosophie que
parce qu il fut le fondateur de l’école de médecine surnommée empirique
ou méthodique; cette école fleurit surtout pendant Jes deux premiers
siécles aprés J.-C., et arbora, en philosophic, le drapeau du scepticisme;
elle a produit un grand nombre de philosophes sceptiques, tels que Mé-
nodote, Saturnin, Théodas, etc. ; Je plus distingué d’entre eux tous fut,
sans contredit, Sextus Empiricus. Voyes Sexrvs.
ACTIVETE. Les étres vivants , ceux du moins que notre terre con-
nait, affectent deux situations profondément distincles : tantot ils mo-
ditient le milieu qui les entoure : je frappe; ils sont alors actifs; tantot
ils subissent une modification que ce milieu leur imprime: je suis frappe;
ils sont alors passi/s. Souvent le sujet dou part l’action est encore lobjet
sur lequel elle retombe: je me frappe; la modification active et Ja mo-
dification passive qui en sort s unissent, mais sans se confondre, dans
un seul et inéme individu, agent a la fois et patient.
‘De toutes les espéces animées, Ja nétre est, sans contredit, celle qui
marque avec le plus déclat, de leurs caractéres respectifs , les phéno-
menes de la vie en général, et en particulier ceux que nous venons
dindiquer ; c’est chez [homme qu‘il faut, pour en pénétrer lessence,
étudier et cette activité et cette passivité. Nous n’avons a éclairer pour
le moment qu'un des cotés du probleme ; nous ne dirons ici de nos pro-
priétés passives que ce qu’on en doit nécessairement savoir pour com-
prendre nos forces actives. Ce sont ces forees que nous voulons exclu-
sivement délerminer et décrire.
Qu'est-ce done que ce pouvoir qui nous sert perpétuellement, soit a
modifier le milicu ambiant, soit a nous modifier nous-mémies? Trois
solutions principales ont été, de nos jours, données a cette question.
Les uns, Maine de Biran, par exemple, placent toute 1 énergie de
I 2
18 ACTIVITE.
‘homme dans sa force motrice, qu’ils identifient, du reste, avec sa vo-
Jonté; nous n’aurions, d’aprés eux, qu'une sorte d’activité, l'activite
corporelle,
D'autres, tels que Dugald-Stewart, rapportent a notre principe actif
toule exertion volontaire, soit interne, soit externe, pensée ou mou-
vement; ils admettraient ainsi une aclivilé corporelle et une activité
intellectuelle,
fl en est enfin, M. Ahrens est du nombre, pour lesquels le fond, le
contenu, le quoi de notre activilé, c'est notre propre essence, qui passe
de sa virlualité cachée a son expression visible; et, comme nous sommes
triples, sensibilité, intelligence, volonté, notre activité est triple elle-
méme , affective, intellectuelle, volontaire, selon que nous réalisons la
sensibilite dans tel ou tel sentiment, J intelligence dans telle ou telle
pensée, la volonte dans telle ou telle détermination.
Ces trois solutions sont également vraies a quelques égards; mais
aucune'd'elles, ace qu'il nous semble, ne représente , avec toute l’exac-
titude el la precision désirables, le fait qu’elles aspirent a peindre.
Esprit étroit, comme le sont habituellement Jes esprits profonds,
Maine de Biran n’a yu la chose que sous l'une de ses faces. Est-il done
déemontré que toute action de lame ait pour objet et pour résultat un
ébranlement organique? — Sur quelles bases dailleurs sappuie cette
identification de Ja volonté et de la force motrice? youloir mouvoir
son corps, est-ce déja le mouvoir ?
Si Maine de Biran a trop restreint Ja sphere ot notre activité se dé-
ploie, M. Ahrens, au contraire, sous cerlains rapports du moins, ne
Ya-t-il pas trop ¢ctendue? Quest-ce que cette activile senlimentaie dont
nous dote sa theorie? Lorsqu’une vive douleur vient tourmenter mon
ame, ce nest pas csidemment mon energie propre que j’accuse de me
réaliser comine ctre souffrant; je suppose invinciblement, en pareille
rencontre, quelque puissance extéricure dont | influence me pénetre et
me fait ce que je suis. — Ainsi, selon vous, la volition serait un effet
que notre force active arracherait a la volonté! Mais n’est-ce pas plutot
Ja volonté qui demande a notre force active et en oblient les effets
que cette force est appelée a produire ? — Vous altribuez a lactivilé et
nos voliticns et nos affections, qui paraissent nen pas dcpendre ; en re-
vanche , et par compensation, vous lui enlevez ces mouvements de lor-
ganisme que lhumanité enti¢re lui rapporte; lactivilé matérielle n existe
pas pour vous.
Duyald-Stewart a mieux vu le phénomene. Oui, la volouté se lie par
un ¢lroit licn a toutes nos manifestations actives; oui, notre activi.é
peut, ou se renfermer dans lame, ou en sortir et alleindre le corps.
-— Rais la volonté et Tintelligence constituent-elles, en s unissant,
notre activité intérieure? HL est permis den douter. — Quelle est,
d'un autre cdlé, Ja part que Je philosophe écossais assigne, dans la for-
mation de notre double activité, ici a la volonté, 1a au mouvement et a
Ja pensée? Est-ce en ce que nous voulons, ou bien en ce que nous
pensons , en ce que nous imprimons ub Mouvement a nos muscles,
que réellement nous agissons ?
Les divers attributs, quels qu ils soient @ailleurs, que Von reconnait
ou que lon peut reconnailre dans Jame, forment, sous le point de vue
ACTIVITE. 49
ou maintenant nous nous bornons a Jes considérer , trois groupes, ou,
pour parler plus exactement, trois genres entre lesquels ils se distribuent.
Quel est le véritable état de lame, quand elle sent? Nest-ce pas
une siluation dans laquelle elie se reconnait fatalement impressionnce?
En tant que je subis une sensalion agréable ou pénible, ne suis-je pas
évideminent passif? Ce que nous disons de la sensibilité, disons-le de
lintelligence : dégagée avec soin des facultés voisines dont ‘chacune , en
l'approchant, la teint de ses couleurs, réduite a sa fonction veritable,
celle de recevoir les images, les représentations , les idées qu'une main
myslérieuse grave, en quelque sorte, sur sa superticie , Ja faculié de
connaitre n’est qu'un de ces modes que le moi présente a laction exté-
rieure qui s'y applique; c'est le fleuve dans les eaux duquel se redoublent
Jes arbres qui ombragent ses rives; c'est la vallée ou revivent un mo-
ment les sons, partis d’en haut, qui viennent y mourir. La faculte de
penser, la facullé de sentir, et celles qui leur ressemblent, constituent
ce que nous appelons nos propriclés passives, nolre passivide + Lintelli-
gence, la sensibilité ne sont que des capacités.
Que l’dme se meuve elle-méme, qu'elle meuve, d'une manicre ou
d'une autre, l’organisation qu’en cette vie elle traine avee elle, c'est
une vérité si solidement établie dans nos croyances, que les plus ingé-
nieux systemes, fussent-ils concus par un Leibdnilz, par un Malebranche,
ne parviendront jamais a la déraciner. I] y a done en nous une force
motrice, que l'effort, dont nous avons conscience, | efforl proprement dit,
nous démontre irrésistiblement. Mais quoi! ne sentons-nous pas en nous
un effort d'une autre nature, lorsque nous pensons, ou platot lorsque
nous nous préparons a penser? La faculté de connaiire, je ne dis pas
lorgane dont elle use, ne se compose-l-elle pas pour recevoir lidée
quelle espére? L’esprit ne souvre-t-il pas au rayon intellectuel qui
va lilluminer? Sans doute, si la vérité que j attends doil passer par les
sens pour arriver a intelligence, le corps se tendra, sérigera et se
portera en ayant; le nisus sera en partie matériel. Mais cetie tension
extérieure suppose, dans ce cas-la méme, une tension intérieure qui en
est la racine; ce que je cherche de mon ‘ceil physique, je le cherche
bien plus encore de mon qil intellectuel; et sous |appareil organique
qui se tourne vers la Jumiere, ne voy ons-nous pas lobservateur spiri-
tuel qui Ja regarde venir ? L’attention (tel est le nom que nous assigpons
a ce regard de l'dme), l'attention, dans sa pureté, nous révéle une jaculté
attentive , atlentionnelle, celte faculté que des savanis dun autre
ordre appelleraient, sans scrupule, lattentividé ou latientionnalité.
Ces deux forces, la force moirice et Ja force atientionnelle, sont de
véritables facultés ; par elles se fait et s‘opere, en nous ci hors de nous,
dans le domaine de | esprit et dans le domaine du corps, iout ce que nous
faisons , tout ce que nous opérons. Nous sommies bien reilement actils ,
soit que nous entourions notre intelligence des conditions les plus favo-
rables a ses conceptions, soit que nous ébraniions le nerf qui contracte
Je muscle, et par la met en jeu quelque levier osseux. Attentionnalite,
force motrice, tels sont les deux éléments dont se compose notre aclivile.
La volonte ‘es une puissance ea part; elle se distingue et de ce qui avit
el de ce qui palit. Elle n’est point passive; la ou peut étre la liberté, a
nest pas essentiellement et nécessairement Ja passivité. Eile nest point
2.
20 ACTIVITE.
active; elle faif mieux que de produire laction, elle la commande;
c'est élle qui dit au muscle : Voila ce que tu vas soulever; aT’ intelli-
gence : Voila ce que tu vas comprendre. A sa voix, nos forces mo-
trice et attentionnelle s’agitent et altaquent, lune Pesprit, l'autre le
corps. La volonté n'est ni une capacité ni une faculté; c'est une cause,
une cause dans toute la valeur du mot, une cause premitre, a laquelle
appartiennent l'autonomie et linitialive. Grace a elle, !homme s’éleve
au-dessus de la chose; c'est elle qui conslitue notre personnalite.
Nos facultés actives sont donc, d’une part, cette force dont lame se
sert, soit pour se mouvoir elle-méme, soit pour mouvoir son corps et
par lui le monde extérieur ; d'une autre part, cette énergie tout intérieure
qui, s‘emparant de intelligence, la soumet, comme lovaire d'une
plante, a la poussiére intellectuelle qui la fécondera.
Ces facultés actives, nous les séparons de la volonté; ne puis-je pas
aujourd hui, actuellement, vouloir le mouvement organique ou la dis-
position intellectuelle que "demain , a une heure déterminée, ia force
motrice ou attentionnelle sera sommée de produire? Mais, en méme
temps, nous les soumettons , comme deux instruments dociles, a notre
puissance personnelle : causes secondes , elles attendent , pour entrer en
exercice, le signal que la cause premicre est seule en droit de leur
donner.
Que nos forces motrice et attentionnelle se mettent, dans certaines
circonstances, au service de notre volonté, c’est un fait incontestable et
sur lequel les doctrines les plus opposces s’entendent ect s‘accordent.
Mais ce qui, du consentement de tous, arrive le plus ordinairement,
narrive pas, au dire de plusieurs, et, qui plus est, ne peut pas arriver
toujours. Selon ces philosophes, nos principes actifs portent en eux une
vertu qui, lors méme que la volonté ne les ébranle pas, et avant qu'elle
ne les ébranle, les pousse dans la voie de leurs développements. L’ac-
tivité humaine, pour parler leur langage, est le plus souvent volontaire;
mais elle esl parfois spontanée; elle ne s’éleve méme a cet état ott la li-
berté la domine et la dirige, qu’aprés avoir traversé cet autre état ou elle
ne reléve que de soi.
Ainsi pensait un homme que la science et le pays ont trop tot perdu.
« Comme un ouvrier, dit M. Jouffroy, prend et quitte tour a tour ses
instruments, nous sentons la yolonté tantol se saisir des capacités de
notre nature et les employer a ses desseins, tantot les délaisser et les
abandonner a elles-mémes; et ce quil y a de remarquable, c'est que,
dans ce dernier cas, nos capacités naturelles nen marchent pas moins....
Toute facultéa deux modes de développement : ou elle se déyeloppe
simplement en vertu des lois fatales de la nature humaine, ou elle se
développe sous la direction du pouvoir personnel.... Lorsque le pouvoir
personnel tient les rénes , comme les forces sociales dans une monarchie
bien organisée, nos tendances actives se ramassent et se portent de
concert vers le but qui leur est marqué, tandis qu’au contraire , dés que
Ja volonté abdique et se repose, nos facultés, soumises a tous les vents
qui soufflent, prennent sans raison, pour les quitter de méme, sembla-
bles aux populations que l'anarchie tourmente, les mille et mille routes
que leur ouvre Je sort. Tel est l'état de Vintelligence dans le réve et dans
la réyerie, ce réve de ’homme cveillé.... Non-seulement le pouvoir
ACTIVITE, a
personnel ne gouverne pas toujours nos capacités naturelles; mais il est
facile de prouver qu’elles se sont primitivement mises en mouvement
et développées sans lui.... Avant d’avoir vu, d’avoir senti, d’avoir re-
mué, d’avoir formé une idée, |’enfant ne savait pas qu ‘il pouvait voir,
sentir, agir et penser. Ignorant que ces capacités étaient en lui, il ne
pouvait songer as’en servir, ni, par conséquent, a s’en emparer et a les
diriger. 1] a done fallu que ces capacités s’éveillassent d’elles-mémes
et se développassent d’abord de leur propre mouvement et sans le se-
cours de la volonté. »
En fait, est-il vrai que notre activité, qui attend ordinairement pour
partir les ordres de la volonté, s’élance par fois d’elle-méme ?
Ecartons comme étrangers a Ja question qui nous occupe tous les phé-
noménes purement physiologiques, tels que Ja circulation du sang, la
sécrétion de la bile, la digestion. Ces phénoménes supposent assurément
une force qui les engendre; mais | école de Stahl est décidément fermée ,
et nos lecteurs, nous le youlons croire, ne sont pas plus animistes que
nous. La vie véritablement psychologique ne nous présente en aucune
rencontre cette prétendue spontanéité. Les quatre grandes classes d’actes
invoqués soit par M. Jouffroy, soit par d'autres philosophes qui partagent
sur ce point son opinion , les actes inslinctifs, les actes habituels , la ré-
verie et le réve, impartialement écoutés, n'appuient en rien par leur
témoignage la théorie qu'on leur fait soutenir.
Un homme se noie; a demi vaincu par le flot qui va l'engloutir, il
saisit, il étreint d'une main convulsive la planche qui le peut sauver ; la
volonté entre-t-elle pour quelque chose dans son acte? n’a-t-il pas obéi
a un aveugle instinct ?— Entendons-nous. On appelle rationnel un acte
dans lequel se lit clairement le choix libre de |! homme entre deux ou
te smoyens qui s’offrent simultanémenta lui pour le mener a sa fin.
Jais ne retrouvons-nous pas dans l'acte qu’on appelle instinctif le méme
caractére ? Cet homme va mourir; ne porte-t-il pas son regard autour de
lui pour y découvrir quelque moyen de salut? ne compare-t-il point entre
eux les divers objets que son bras peut atteindre? ne se décide-t-il pas
pour celui qui semble le mieux répondre a son désir? En quoi donc con-
siste la difference de la raison et de linstinct ? C’est une affaire de temps,
rien de plus. Les opérations nécessaires a la détermination volontaire ont
quelquefois devant elles un long intervalle pour se développer ; chaque
circonstance alors se déploie Jentement, nous avons tout le Joisir de | ob-
server et de Ja noter; nous disons alors de notre acte qu’il est rationnel.
D’autres fois, le temps presse: vous n’avez qu'un moment pour prendre
un parti; les éléments divers qui entrent dans votre déltermination ac-
courent en toute hate; ils se succédent et s’ajoutent l'un a l'autre avec
une rapidilé extréme, mais aucun d’eux ne manque a l’appel; votre
acte alors est instinctif. Qu’est-ce, au fond, que l’instinct? une raison
qui vole; la raison? un instinct qui se traine : nous youlons donc dans
linstinet.
Nous ne voulons pas moins dans l‘habitude. Quand une terre nouvelle
et que le pied de | homme n’a pas foulée encore se présente au voya-
geur, arrété a chaque pas par les obstacles qui lui ferment Je passage, il
hésite, tatonne, recule, avance; la Volonte se prononce ici avec dese
d'éclat qu'on ne songera pas saps doute a nier sa présence. Eh quai! si,
99 ACTIVITE.
par de longs et pénibles travaux , nous nous sommes enfin ouvert une
route facile, croirons-nous, parce que nous marchons rapidement et
directement vers le but auquel nous tendons, que notre force active
nous y porte delle-méme? L’enfant qui apprend a lire avec un effort
visible, veut évidemment chacun des actes intellectuels nécessaires a
son opération; enfant qui sait lire et qui assemble en se jouant les
caractéres dont se forme le mot, Jes mots dont se forme la phrase,
agit comme par le passé, mieux que par le passé, el pourtant ne veut
pas! Il ne regarde plus, il se contente de voir! Les doigts du pianiste
vont chercher seuls, et sans qu il les conduise, les touches qu’ils doi-
vent frapper! Il n’en est rien. Ce que je faisais mal et lentement avant
lexercice, aprés lexercice je le fais bien et rapidement : il y a dans la
pensée et dans le mouvement organique qui Ja traduit au dehors une
différence notable; mais dans la volonté et dans les rapports de la
volition a l'acte, rien ne change, rien n’a pu changer.
Point donc de spontanéité dans Vhabitude, point dans le phénoméne
instinctif. Mais la réverie, cet état de mol abandon ol nous laissons aller
notre mémoire, notre imagination et notre pensee comme elles le veulent;
ou notre nature vit comme une chose; ov la loi de la nécessité se joue de
nous comme elle se joue de arbre ou des nuages; mais le réve, qui nest
quune réverie plus prononcee, ne trahissent-ils point, par le désordre
que nous y remarquons, labsence de Ja faculté ordonnatrice et, par
consequent, cette marche automatique de nos penchants et de nos fa-
cultes? L’ordre, en effet, M. Jouffroy l’a trés-bien vu, est un des signes
éclatants par lesquels se manifeste l’intervention de notre pouvoir per-
sonnel dans nos développements actifs. I] est impossible de mieux dire
que ne la fait Péloquent écrivain, cette grande victoire remporlée par
Ja liberté sur les provocations désordonnées de la nature extéricure,
lorsque nous maintenons dans une étroile voie, pour les conduire a un
but unique et sans leur permettre le moindre écart, nos facultés actives.
Mais le tableau est incomplet. Aprés nous avoir montré notre person-
nalité dans sa gloire, il fallait, en historien désintéressé, nous la
peindre dans ses miséres. Non : la volonté n’est pas exclusivement 1a
ou nos actes nous offrent un caractére marqué de beauté et de gran-
deur; nous ne youlons pas toujours, nous ne youlons que trop rare-
ment, au contraire, avec tant d’élévation et de constance. ‘Non : il
nest pas vrai que notre pouvoir personnel, lorsque Ja vie s’ahaisse et
tombe dans une variélé dissolue, ne soit coupable de ces égarements
quen ce quil abdique ct se retire; force nous est, hélas! de le voir
gouvernant encore cette barque si déplorablement conduile; c’est bien
lui qui sacrifie a ces grossiers appélits, qui préside a ces honteuses
fetes! L’ordre dont shonore une existence sagement réglée ne prouve
pas plus que le désordre dont une existence irréguli¢re est entachée,
Vintervention de la volonté. Ce qui fait ordre et le désordre de notre
vie active, ce nest pas Ja liberté qui ici s’efface, la se prononce ;
cest le mobile rationnel ou irrationnel auquel cette liberté demande
conseil et se livre. Nous soumettons-nous au devoir ct a sa régle im-
muable? tout en nous et autour de nous sordonne et s’harmonise.
Nous abandonnons-nous au plaisir et a ses licences? tout en nous et au-
tour de nous n'est que confusion. Qu'il y ait de Ja tenue ou de la légeéreté,
ACTIVITE. 23
du bien ou du mal dans nos actes, peu importe; partout et toujours il y a
de la volonté. La réverie et le réve supposent ! homme échappant, par
des causes gu’il ne s‘agit pas ici d’énumérer, au nolile joug de la raison,
et tendant les bras aux chaines dont la sensibilité le charge. Eh bien!
méme alors, si je donne a chacune des mille sollicitations ‘naturelles qui
me viennent harceler sa satisfaction spéciale, sans me préoccuper des
liens logiques qui pourraient former un ensemble de ces actes divers, je
nen veux pas moins une a une toutes ces opérations, qui norganisent
pas leurs résultats, mais les juxtaposent. Je ne fais plus ici mon plan,
il est vrai; jaccepte le cadre tel quel que me propose Ja nature.
Mais accepter, lors méme qu'on ne serait pas libre de la repousser,
une direction quelcongque, c’est encore faire acte de volonté. Une voli-
tion, pour ¢tre fatale, cesse-t-elle détre une volition ? Je veux nécessai-
rement ce que je crois mon bien; direz-vous done pour cela que Je tends
a mon bien sans le vouloir ? Comment nier, apres lout, qu’en réve, lors-
que je fais effort pour me dérober au danger qui me menace ,jene veuille
le mouvement que mes organes endormis ou me refusent complétement,
ou ne m’accordent qu’a demi? Comment ne pas reconnailre dans la ré-
verie une allention volontairement concédée aux différents phénoménes
qui tour a tour Ja demandent, attention que lesprit, tout en l'accordant
et la continuant, se sent fort nettement Je maitre de retirer et de suspen-
dre? Parce que, dans un cas, je voudrai, au hasard, tous les actes que
mes caprices ou mes appétits m'inspirent, tandis que, dans l'autre, je
ne voudrai qu’avec discernement et aprés examen ceux qui, comme au-
tant de moyens harmoniques, tendront a une méme fin, étes-vous fondé
a prétendre que je veux dans le premier, que dans le second je ne veux
pas? Qu’est-ce que prouve, a vrai dire, le décousu et le défaut de suite
que nous ofirent en général Ja réverie et le réve? une chose seulement,
& mon avis: l’absence d'une pensée puissante autour de laquelle nos
idées éparses viendraient se grouper. Failes que, par un molif ou
par un autre, ce point de ralliement nous soit imposé, ainsi qu'il arrive,
par exemple, lorsque nous sommes sous le poids d'une vive passion;
aussitot toutes nos opérations intellectuelles prendront une direction
commune, et produiront un ensemble plus ou moins régulier, quoi-
qu assurément nous révions encore, éveillés ou méme endormis. Le
phénomeéne que je signale ici se manifeste, sous les formes les moins
équivoques, dans ce jeu desprit qu'on pourrait appeler une réverie
a deux ou a plusieurs, dans Ja conversation. Comme c’est le plaisir
qualors nous recherchons, nous nous portons volontiers sur toutes les
routes ou sa voix nous appelle, et de 1a l'insaisissable mobilité de Ja
pensée dans ce travail frivole. Mais qu'un grand intérét, quun mal-
heur public, je suppose, occupe et domine les intelligences, un centre
de gravilé s’élablit, qui attire a lui et organise les divers accidents
dont se composent ces causeries légéres. Quoi quill arrive, que cet
échange de paroles soit empreint de son habituel désordre ou d’un ordre
exceptionnel, toujours est-il que, dans l'une comme dans l'autre hy-
pothése, on ne peut contester ici, tant elle est apparente, la présence
et J intervention de la volonteé.
Ce qui prouve, selon M. Jouffroy, que Ja volonté ne dirige pas
constamment nos diverses facultés, notre force moirice entre autres,
24 ACTIVITE.
cest que nous n’arrivons que lentement et par degrés a nous en rendre
complétement les maitres; c'est qu'il nous faut un sérieux apprentis-
sage et de rudes efforts pour nous approprier notre activilé matérielle
el substituer chez nous le mouvement volontaire au mouvement spon-
tané. — M. Jouffroy a confondu ici deux phénoménes qu'il lui était
cependant, a lui qui avait si bien établi les caractéres respectifs des
faits psychologiques et des faits physiologiques, facile de dislinguer.
La force motrice est une propriété de l’4me; elle n’est pas lorgane
matériel quelle se charge d’ébranler; or c’est a cet organe que con-
vient exclusivement tout ce que notre psychologue attribue a la force
qui l’atlaque. Lorsque l'enfant essaye ses premiers mouvements, ce
nest pas sa force motrice qui résiste a sa volonté; cetle force, au
signal donné, se met a ]'@uvre et donne a nos premiers désirs tout ce
qui dépend d’elle; mais le corps, moins docile, ne se laisse pas tout
d'abord manier comme nous J’eussions voulu; ou plutét, et pour
parler avec une enti¢re exactitude, la résistance qu’ici nous rencon-
trons ne vient pas beaucoup plus du corps que de la force motrice elle-
méme : il n’y a guére Ja qu’une question de science ou d'ignorance,
d’adresse ou de maladresse. Ignorant et maladroit, je veux tel mouve-
ment; ma force motrice le cherche; mais elle le manque et s’égare.
Savant et adroit, je veux le méme mouvement; ma force motrice le
cherche encore; mais alors elle va droit a lui et Vatteint. Ainsi en est-il,
non pas pendant |’enfance seulement, mais a tous les ages. Essayez a
quarante ans, vous qui étes resté jusque-la étranger a ce genre dexer-
cice, d’apprendre a jouer d’un instrument a cordes, de Ja harpe ou de la
guitare seulement; ne débuterez-vous pas nécessairement par les ta-
tonnements et les incertitudes de l’inexpérience? n’achélerez-vous pas
par de longues études Ja rapidilé et la précision que l'expérience ameéne ?
Ce n'est pas, sans doute, que vous ayez a soumettre votre force motrice
qui vous est dés longtemps soumise; vous n’avez eu qu’a exercer, pour
l'assouplir, et surtout qu’a étudier sur un point ot vous ne le connaissiez
qu imparfailement encore, votre appareil organique , volre instrument
materiel.
Mais il faut bien enfin que nous ayons, au moins une fois, agi spon-
tanément, avant de savoir que nous pouvions agir, et par conséquent
ayant de le vouloir. — Voici, dans notre opinion, comment les faits se
passent. — Au début de la vie, toutes les propriétés de dame se con-
fondent et forment un ensemble indivisé. L’attention et la force mo-
trice ne se distinguent alors ni entre elles, ni méme de J intelligence,
de Ja sensibilité et de la volonté. L’4me contient en soi, il est vrai, ce
qui plus tard deviendra telle ou telle faculté; mais cette faculté pro-
prement dite ne s’y rencontre pas encore. Reporter a lépoque dont
nous parlons Jes dénominations sous lesquelles nous représentons
aujourd hui nos attributs divers, ce serait commettre autant d’ana-
chronismes. C'est a cetle existence primitive, ou le moi se met tout
enlicr cl sans distinction de parties dans chacun de ses développements ,
qu'il faut demander la Jumicre sans laquelle notre existence ultérieure
se cacherait souvent pour nous sous (impénétrables ténébres. Lintel-
ligence, durant cette premi¢re période, n’existe encore, dans le germe
ou réside la vie, qu’a l'état rudimentaire ; nous n’avons ni ideés ni
ACTIVITE, 25
connaissances; le jugement, le souvenir, le raisonnement ne sont point;
mais il y a déja en nous quelque chose qui annonce ces différents phé-
noménes et, en les attendant, les supplée. Alors se forment en nous ces
vagues et obscurs apercus que plus tard l’analyse, en les constatant,
pourra prendre, avec Platon, pour des ressouvenirs d’une vie anté-
rieure; avec la plupart des philosophes, pour ce quils appellent généra-
lement idées innées ou instincts. Cependant un moment vient ot le
germe primitif éclate; les principes confondus au début de l’existence
se séparent, se limilent réciproquement et par suite sindividualisent ;
Vintelligence, la sensibilité, la volonté, nos forces motrice et atten-
tionnelle se distinguent et s’opposent. La volonté s’empare aussilot,
pour les diriger pendant l’existence tout entiére, de nos puissances
actives. Les notions obscures, acquises dans la période de Ja confusion
et de l’enveloppement, donnent alors a la premiére de nos détermina-
tions volontaires sa base nécessaire et son indispensable condition. La
vie analytique, avec de tels antécédents, débutera, sans contradiction
aucune, par une volition. Nous en savons assez pour en vouloir ap-
prendre davantage. L’intelligence, semblable au baton dont l’aveugle
éclaire sa route, ou encore a ces mains que certains mollusques allon-
gent et proménent devant eux pour reconnaitre les objets qui se trou-
vent sur leur passage, s’agite, conduite par l’attention, dans lobscurité
ou elle ne voit rien, mais ou elle suppose quelque chose, afin de sub-
stiluer une connaissance arrélée , une perception précise, a ce qui n’é-
tait qu’un soupcon informe , qu’un vague pressentiment.
Ne parlons donc plus d’activité involontaire: oul activité ne se distingue
pas encore du bloc vivant auquel elle tient, el on ne peut, puisqu elle
n’a pas d’existence propre, lui assigner un caractére spécial; ou elle se
distingue des autres attributs de lame; mais aussitot elle tombe, pour
nen jamais sorlir, sous l’empire de la volonté : l’activité est toujours
volontaire.
Nous ne disons pas pour cela qu’elle soit toujours libre! Si Ja volonté
est quelquefois esclave, lI'activité qui en reléve aura elle-méme ses
heures de servage; c’est a Ja volonté et non aux forces dirigées par
elle, qu’appartiennent le commandement et lobéissance, la liberté et
la fatalité.
Nos deux facultés actives, celle qui meut le corps et celle qui ébranle
Vintelligence , obéissant A un méme pouvoir dont elles sont également les
ministres , marchent nécessairement d'un pas égal au terme qui leur est
assigné.
Mais elles ne sont pas sculement en harmonie avec clles-mémes ;
elles s}harmonisent encore avec cette puissance, élrangére a notre
personnalité, qui produit en nous les phénoménes de la vie matérielle.
Que notre sang circule dans nos veines avec plus ou moins de rapidité
ou de lenteur, nos développements intellectuels et nos mouvements
volontaires seront plus ou moins lents, plus ou moins rapides; comme
aussi, lorsque la volonté précipite ou enchaine notre force motrice
et notre attention, le coeur bat avec plus ou moins d’énergie, plus
ou moins de mollesse. Le principe qui conduit le corps s’équilibre par-
tout, selon les ages, les sexes, les tempéraments, l'état de santé ou de
maladie, et se concerle, pour ainsi dire, avec le principe qui conduit l’dme.
26 ACTUEL.
Nous n’avons pas encore de traités , ni méme de mémoires ou d’arti-
cles spéciaux sur nos facullés actives; il faut done avoir recours, pour
celle question, aux traités généraux qui J ont plus ou moins expressé-
ment débatiue. On consultera avec fruit: 1° Locke, Essai sur Uenten-
dement humain , traduct. Coste, liv. 11, ch. 21; 2° Thomas Reid, OE uvres
completes, traduct. Jouffroy, 6 vol. in-8°, Paris, 1829, t.v, p. 315 ett. v1,
p. 222; 3° Dugald-Stewarl, Esquisses de philosophie morale, traduct.
Jouffroy, in-8', Paris 1826, seconde partie; 4° Maine de Biran , OEuvres
completes, édit. Cousin, 4 vol. in-8°, Paris, 1841, t.1, p. 80 et suiv.;
t. 1, p. 87 et suiv.; t. Iv, p. 245 et suiv., et passim; S° Th. Jouflroy,
Melanges philosophiques, in-8°, Paris, 1833, p.343 et suiv.; 6° Damiron,
Cours de philosophie, 2 vol. in-8°, Paris, 1837, t.1, p. 10, 18; 7° Ahrens,
Cours de philosophie, 2 vol. in-8°, Paris, 1836, t. nu, epee
Cre
ACTUEL [quod est in actu] est un terme emprunté de la philcsophie
scolastique, qui elle-méme n’a fait que traduire liltéralement cette ex-
pression d’Aristote : zo éyv xx" évepyeiav. Or, dans la pensée du philo-
sophe grec, assez fidélement conservée sur ce point par ses disciples
du moyen age, l'actuel c'est ce qui a cessé d'étre simplement possible
pour exister en réalité et, si je peux mex primer ainsi, a état de fait;
c'est aussi l'état d'une facullé ou dune force quelconque quand elle est
entrée en exercice. Ainsi ma volonté, quoique trés-réelle comme fa-
culté, ne commence a avoir une existence actuelle qu'au moment ou
je veux telle ou telle chose. Actwel dit, par conséquent, plus que reel.
De la langue philosophique, qui aurait tort de l’abandonner , ce terme
a passé dans le langage vulgaire, ou il signifie ce qui est présent; sans
doule parce que rien nest présent pour nous que ce qui est révélé par
un acte ou par un fait. Voyes Réex et VirtvEL.
ADAM pu Perit-Pont, né en Angleterre au commencement du
xu® si¢cle, étudia a Paris sous Matthieu d’Angers ct Pierre Lombard,
et v tint une école prés du Petit-Pont, comme lindique son surnom,
jusqu’en 1176, ot il fut nommé évéque d’Asaph, dans le comté de Glo-
cester. I] mourat en 1180. Jean de Salisbury vante l’étendue de ses
connaissances, Ja sagacité de son esprit, et son attachement pour Ari-
stete; mais on lui reprochait beaucoup dobscurité. H disait quil n’aurait
pas un auditeur, s'il exposait la dialectique avec la simplicité didées et
la clarté d’expressions qui conviendraient a cette science. Aussi ¢lait-il
tombé volontairement dans le défaut de ceux qui semblent vouloir, par
la confusion des noms et des mols, et par des subtilités embrouillées ,
troubler Vesprit des autres et se réserver a eux seuls lintelligence
d’Aristote (Jean de Salisbury, Metalogicus, lib. 11, c. 10; lib. m1, c. 3;
lib. iv, c. 3). On ne connait d’Adam qu'un opuscule incomplet, intitulé
Ars disserendi, dont M. Cousin a publié quelques extraits dans ses
Fragments de philosophic scolastique. Voyez aussi IHistoire littéraire de
France, t. xiv, Paris, 1840, p. 417 et suiv.
ADELARD, de Bath, vivail dans les premiéres années du xu si¢cle.
Poussé, comme lui-inéme nous Fapprend, par le désir de s'instruire,
il visita la France, l'ltalie, Asie Mineure; et, de retour dans sa
ADELGER. 27
patrie, sous le régne de Henri, fils de Guillaume, consacra ses loi-
sirs 2 propager parmi ses contemporains les vastes connaissance qu ‘il
avait acquises. Son nom est naturellement associé a ceux de Ger-
bert, de Constantin le Moine, a ces laborieux compilateurs qui in-
troduisirent en Europe la philosophie arabe. On lui doit des Questions
naturelles, imprimées sans date a la fin du x1yv° siécle; un dialogue
encore inédit, intitulé de Kodem et Diverso, qui, sous Ja forme
d'une fiction ingénieuse, renferme une éloquente apologie des études
scientifiques, une Doctrine de Abaque, une version latine des Elé-
ments d’Euclide, et plusieurs autres traductions faites de l’arabe. Il est
fréquemment cité par Vincent de Beauvais, sous le titre de Philoso-
phus Anglorum. M. Jourdain, dans ses Recherches sur Vorigine des
traductions d’ Aristote (in-8°, Paris, 1819), a donné une analyse étendue
du de Eodem et Diverso.
ADELGER (appelé aussi ADELHER), philosophe scolastique et
théologien du x¢ siécle, chanoine a Liége, puis moine de Cluny. II s'est
fait remarquer uniquement par sa maniére dexpliquer la prescience di-
vine, en la conciliant avec Ja liberté humaine. Selon Jui, le passé et l'ave-
nir n’existent pas devant Dieu, qui prévoit nos actions comme nous
voyons celles de nos semblables, sans les rendre nécessaires et sans
porter atteinte a notre libre arbitre. Voyez Adelgerus, de Libero arbi-
trio; dans le Thesaurus Anecdotorum de Péze, t. 1v, p. 2.
ADEQUAT., se dit en général de nos connaissances et surtout de nos
idées. Une idée adéquate est conforme a Ja nature de l'objet qu'elle
représente. Mais quels sont les objets véritables de nos idées, ou, ce
gui revient au méme, quels sont les modes de notre intelligence aux-
guels le mot idée, conformément aux plus illustres exemples, doit
étre consacré particaliérement? L’idée nous représente l'essence in-
variable et intelligible des choses, tandis que la sensation correspond
aux modes variables, aux apparences fugitives. Par cons¢quent, plus
elle est étrangére a la sensation, plus elle est épurée des affections
de Ja sensibilité en général, et plus elle est conforme a la nature réelle
de la chose représenlée, c’est-a-dire plus elle est adéquate. C'est
dans ce sens que ce mot a été employé surtout par Spinsoa, qui sen
sert trés-fréquemment. Aux yeux de ce philosophe, la connaissance
adéquate par excellence, Ja connaissance parfaite, c'est celle de I’éter-
nelle et infinie essence de Dieu, implicitement renfermée dans cha-
cune de nos idées (Eth., part. 1, de Anima). C’est dans cette con-
naissance qu il fait consister l'immortalité de l'dme et le souverain bien.
ADRASTE p’Apnroniste [Adrastus Aphrodisieus] , commentateur
estimé d Aristote, qui vivait dans le m¢ siecle apres J.-C., et a été
classé parmi les péripateticiens purs. Nous n’avons rien conserve de lui,
qu un manuscrit qui traite de la musique.
AEDESTIE, femme philosophe de I’école néoplatonicienne , épouse
d'Hermias et mére d’Ammonius. Elle fut célébre par sa vertu et sa
beauté , mais plus encore par le zéle avec lequel elle se dévoua a l’école
néoplatonicienne et a Vinstruction de ses fils,
28 JEDESIUS.
Elle était parente de Sizianus, qui aurait désiré l’unir a Proclus, son
disciple; mais ce dernier, a ]’exemple d'un grand nombre de néoplato-
niciens, regardait le mariage comme une institution profane et voulut
garder le célibat. Aédésie s unit a Hermias d’Alexandrie, et conduisit a
Athénes, a l’école de Proclus, les fils qui naquirent de cette union.
Elle doit, par conséquent, avoir vécu dans le y¢ siécle aprés J.-C.
JEDESIUS pe Cappapoce [Adesius Cappadox], néoplatonicien du
iy siécle de J.-C., et successeur de Jamblique. Aprés l’exécution de
Sopater, autre néoplatonicien que Constantin le Grand, converti au
christianisme, livra au dernier supplice, AZdésius se tint caché pendant
quelque temps pour ne pas subir le méme sort; mais plus tard, ayant
reparu a Pergame, ou il établit une école de philosophie, ses lecons lui
altirérent un grand concours de disciples venus de ]’Asie Mineure et
de la Gréce.
AEGIDIUS COLONNA, issu de la noble race italienne des Colonna,
appelé aussi du lieu de sa naissance A%gidius Romanus, est un philo-
sophe et un théologien célébre du xiy® siécle. Il recut le surnom de
Doctor fundatissimus el de Princeps theologorum. Entré, jeune en-
core, dans l’ordre des Augustins, il vint étudier a Paris, ou il suivit
surtout les legons de saint Thomas d’Aquin et celles de saint Bona-
venture, devint gouverneur du prince qui plus tard porta le nom de
Philippe le Bel, enseigna la philosophie et la théologie a l'Université
de Paris, et mourut en 1314, lorsqu’on songeait a Jélever a la dignité
de cardinal.
Outre son commentaire sur le Magister sententiarum de Pierre Lom-
bard, on a de lui deux ouvrages philosophiques dont l'un, sous le titre
de Tractatus de Esse et Essentia, fut imprimé en 1493; l'autre, intitulé
Quodlibeta, a été publié a Louvain en 1646, et se trouve précédé du
de Viris illustribus de Curtius, qui donne des renseignements circon-
stanciés sur Ja vie et la réputation littéraire de ce philosophe scolastique.
C'est a tort, sans doute, que les Commentationes physice et metaphysice
ont été attribuées a Aégidius ; car non-seulement il y est nommeé a la
troisiéme personne, mais on y voit aussi mentionnés des écrivains qui
lui sont postérieurs, et le style est d’une latinité plus pure que dans les
écrits de notre auteur. Ses recherches philosophiques se rapportent
presque toutes 4 des questions d’ontologie, de théologie et de psycho-
logie rationnelle, a divers problémes relatifs a Vétre, la matiére, la
forme, lindividualité, etc. Il se rattache strictement sur plusieurs
points, ala doctrine d’Aristole : par exemple, il considére la matiére
comme une simple puissance ( Potentia pura), qui ne possede aucun
caracteére, aucune propriété de la forme ou de Ja réalité. I ne fait pas
seulement dépendre Ja vérité de Ja nature des choses, mais encore des
lois de lintelligence : en somme, il peut étre regardé comme un réa-
liste assez conséquent avec lui-méme. Voyes Tiedmann, Esprit de la
philosophie speculative, Marb., 1791-97, liv. 1v, p. 583.
JENEAS ou ENEE pe Gaza, d’abord philosophe paien, puis philo-
sophe chrétien du y¢ sitcle. Apres avoir suivi les lecons du néoplatonicien
Hiéroclés, a Alexandrie; apres avoir lui-méme enseigné quelque temps
J/ENESIDEME. 29
l’éloquence et la philosophie, il se convertit au christianisme, et greffa
si habilement sur cette doctrine nouvelle les fruils quil avait recueillis
de Ja philosophie platonicienne, qu'on le surnomma le Platonicien chré-
tien. Outre un bon nombre de lettres. on a conservé de ]ui un dia-
logue écrit en grec, et qui, sous le titre de Théophraste, traite prin-
cipalement de limmortalité de l’Ame et de la résurrection des corps.
Il y est aussi beaucoup parlé des anges et des démons. A ce propos,
notre philosophe invoque fréquemment la sagesse chaldaique, ainsi que
les noms de Plotin, de Porphyre et de plusieurs autres néoplatoniciens.
Il explique la Trinité chrétienne avec le secours de la philosophie pla-
tonicienne, élablissant un rapport entre le Logos de Platon et le Fils
de Dieu, entre ame du monde et lEsprit saint. Il est facile de voir que
ce transfuge du néoplatonisme au christianisme aime a faire un fré-
quent emploi de ses anciennes doctrines, afin de donner a ses croyances
religicuses la consécration d'une conviction philosophique. Voyez dinee
Gazi Theophrastus, gr. et lat., in-f, Zurich , 1560; le méme ouvrage
avec la traduction latine et les notes de Gasp. Barthius, in-4°, Leipzig,
1655; enfin on a de lui vingt-cing lettres inserées dans le Recueil des
lettres grecques, publié par Alde Manuce, in-4°, Rome, 1499 et in-f°,
Genéve, 1606.
JENESIDEME. L’antiquilé ne nous a laissé sur Ja vie d’AEnésidéme
qu'un petit nombre de renseignements indécis. A peine y peut-on dé-
couvrir l’époque ou il vécut, sa patrie, le lieu ot il enseigna, et le titre
de ses écrits. Sur tout le reste, il faut renoncer méme aux conjectures.
Fabricius (ad Sext. Emp. Hypot. Pyrrh., lib. 1, ¢. 233) et Brucker
(ist. crit. phil.) ont pensé qu’ Anésidéme vivait du temps de Cicéron.
Cette opinion n'a d/autre appui qu’un passage de Photius mal interprété
‘Phot., Myriob., cod. 212, p. 169. Bekk.); il resulle, au contraire, d'un
témoignage décisif d’Aristoclés (ap. Euseb. Prep. evang., lib. x1v)
que la véritable date d’Ainésidéme, cest le premier sitcle de lére
chrétienne.
Mnésidéme naquit a Gnosse, en Créte (Diogene Laéree, liv. 1x, ¢. 12);
mais e’est a Alexandrie qu’il fonda son école et publia ses nombreux
écrits. (Arist. ap. Euseb., lib. 1.)
Aucun"de ses ouvrages n'est arrivé jusqu’a nous. Celui dont la perte
est le plus regrettable, c'est le Mugsovtev ayer, que Nous ne connaissons
que bien imparfaitement par lextrait que Photius nous en a donné
(Phot., Myriob., lib. 1). C’est dans ce livre que se trouvait trés-proba-
blement l'argumentation eélébre contre Vidée de causalité, que Sextus
nous a conservée et qui est le principal titre @honneur d’Anésidéme.
(Sext. Emp., Advers. Math., éd. de Gentve, p. 345-351, C; Cf. Pyrrh.
Hayes. hs. 138. 17.)
Tennemann a dit avec raison que cette argumentation est leffort le
plus hardi que la philosophie ancienne ail dirigé contre la possibililé de
toule connaissance apodictique ou démonstralive, en d'autres termes,
de toute m¢taphysique.
Aucun sceptique, avant Ainésidéme, n’avait eu Vidée de discuter la
possibilité et la legitimité dune de ces notions @ priori qui constituent la
métaphysique et Ja raison, afin de les détruire lune et l’autre par
30 ENESIDEME.
leur racine et, pour ainsi dire, d'un seul coup. Celte idée est hardie
et profonde. Murie par le temps et fécondée par le génic, elle a pro-
duit dans le dernier siécle la Critique de la Raison pure, et un des mou-
vements philosophiques les plus considérables qui aient agité l’esprit
humain.
On ne peut non plus méconnaitre qu’ Enésideme n/ait fait preuve
d'une grande habileté, lorsque, pour contester | existence de la relation
de cause a effet, il s'est placé tour a tour a tous Jes points de vue dou il
est réellement impossible de Vapercevoir. Cest ainsi qu'il a parfaile-
ment établi, avant Hume, qua ne consuller que les sens, on ne peut
saisir dans l’univers que des phénomeénes, avec leurs relations acciden-
telles, el jamais rien qui ressemble a une dépendance nécessaire, a un
rapport de causalité.
Que si !'on néglige les idées grossiéres des sens pour s’élever a la plus
haute abstraction métaphysique, Ainésidéme force le dogmatisme de
confesser que |action de deux substances de nature diffcrente Tun sur
Taulre, ou méme celle de deux substances simplement distinctes, sont
des choses dont nous n’avons aucune idée.
Et, de tout cela, i! conclut que la relation de causalité n’existe pas
dans la nature des choses. Mais, d'un autre coté, obligé d’accorder que
Tesprit humain concoit celte relation et ne peut pas ne pas la concevoir,
il s’arréte a ce moyen terme, que la loi de la causalité est, a la vérilé,
une condilion, un phénomene de intelligence , mais quelle n existe qua
ce seul titre; et de Ja le sceplicisme absolu en métaphy sigue.
Si Pyrrhon, dans lantiquilé, concgut le premier dans toute sa sévérité
la pbilosophie du doute, la fameuse :x-y7, on ne peut refuser a Enési-
déme |’honneur de lui avoir donné pour la premiere fois une organisation
puissante et régulicre. Et c'est la ce qui assigne a ce hardi penseur une
place a part et une importance considérable dans histoire de la philoso-
phe ancienne.
Dans ses Nuzzoviev i¢y2:, i avait institué un systéme d’attaque contre
Je doginatisme, ou il Je poursuivait tour a tour sur Jes questions logiques ,
métaphysiques et morales, embrassant ainsi dans son sceplicisme tous
les objets de la pensée, les principes et Jes consequences, la spéculation
pure et la vie. a
Mais tous ses travaux peuvent se résumer en deux grandes at'aques,
qui, souvent répctees depuis, ont fait jusque dans les temps modernes
une singuliere fortune, lune contre Ja raison en général, autre contre
son principe esséntiel, le principe de causalité. Soit qui s’efforce d'éta-
blir Ja nécessité et tout a la fois limpossibilité din critérium absolu
de la connaissance, soit quil entreprenne de ruiner Ja sretaphysique par
son fondement, il semble quil lui ait été réservé douvrir la carrie¢re aux
plus illustres sceptiques de tous les ages. Par la premiere atlaque, ila
devance Kant; par la seconde, David Hume; par lune et par lautre, i
a laissé peu a faire a ses successeurs,
Consullez, sur /Enésidéme, les Histoires générales de Brucker (dHisé.
eril. phiios., 1.1, p. 1328, Leipzig, 1766) et de Ritter fist. de la phil.
ancienne, |. IV, p. 223 sqq., trad. Tissot, Paris, 1836); histoire sné-
ciale de Steeudlin ( Mistoire ef Esprit du sceplticisme, 2 vol. in-8°, t. 1,
p. 299 sqq., Leipzig, 179%, all.); un article de Tennemann dans] £n-
AFFECTION. 34
cyclopéedie de Ersch., 2° partie, et la Monographie d’ Ainésidéme, publiée
par | auteur du présent article, in-8°, Paris, 1840. Ex. S.
AFFECTION (de afficere, méme signification], a un sens beaucoup
plus étendu en philosophie que dans le langage ordinaire : c’est le nom
qui convient a tous les modes de sensibilité, a toutes les situations de
Jame ou nous sommes purement passifs. On peut étre affecté agréable-
ment ou d'une maniére pénible d'une douleur ou d'un plaisir purement
physique, comme d'un sentiment moral. « Toute intuition des sens, dit
Kant ( Ana/yt. transcend., 1° sect.) , repose sur des affections, ct toute
représentation de lentendement, sur des functions. » Cependant il faut
remarquer que, lorsqu il s’agit d'une signification aussi générale , notre
langue se sert plutot du verbe que du substantif. Dans la psychologie
écossaise, les affections sont les sentiments que nous sommes suscepti-
bles d’éprouver pour nos semblables; en conséquence, elles se divisent
en deux classes : les affections bienveillantes et les affections malveil-
lantes. Enfin, dans le langage usuel, on entend toujours par affection ou
l'amour en général, ou un certain degre de ce sentiment. Cette derniére
définition a été adoptée par Descartes, dans son Traité des Passions
(art. Lxxxm). Voyes Amour et SENSIBILITE.
AFFIRMATION (x27220:;). Elle consiste a attribuer une chose a
une autre, ou a adinettre simplement quelle est; car l’étre ne peut pas
passer pour un altribut, quoiqu il en occupe souvent Ja place dans le
langage. L’affirmation, quand elle est renfermée dans Ja pensée, n'est
pas autre chose qu'un jugement; exprimeée par la parole, elle devient
une proposition. Ce jugement et cette proposition sont appeies Tun et
Vautre a/firmatifs. Tl faut remarquer qu'un jugement, afiirmatif dans la
pensée, peul éire exprimé sous la forme d'une proposition négative ;
ainsi, quand je nie que lame soit materielle, jaffirme récilement son
immateérialité, c’est-a-dire son existence méme. Voyez JuGrmENT et
PROPOSITION.
A FORTIORI (a plus forte raison). On se sert de ces mois, dans
les maticres de pure controverse, quand on conclut du plus fort au
plus faible, ou du plus au moins.
AGRICOLA (Rodolphe). Son véritable nom était Rolef Huysmann,
auquel on ajoutait habituellement celui de Frisius, parce qu'il naquit
pres de Groningue, dans Ja Frise, vers Van 1442. Il étudia a Louvain la
philosophie scolastique; mais cette science aride eul peu daitraits pour
Jui, et il ne taraa pas a la négliger pour les oeuvres de Quintlicn et de
Cicéron. Arrivé a Ja fin de son cours d'études, il vovegea en France et en
Italie, ott les legons de Théodore de Gaza et de quelques autres Grecs ,
réfugiés de Byzance, liniti¢rent a la connaissance de lantiquilé. De re-
tour en Allemagne, il ful chargé par la ville de Groningue d'une mission
assez importanle auprés de fempereur Maximilien Ie". En 4483, sur les
pressantes invitations de Dalberg, évéque de Wornis, il accepta dans
cetle ville, ensuite a Heidelberg, une chaire publique, ou il allaqua
celle scolastique qui avait fait le désespoir de sa jetiuesse, et essaya de
faire connaitre Aristote d’apres les sources originales, encore trés-igno-
32 AGRIPPA.
rées a celte époque. Ses efforts ne contribuérent pas peu a éveiller dans
sa patrie le gout des études classiques et a délivrer la philosophie de ses
Vieilles entraves. C’est a ces divers titres qu'il mérite d'etre compté parmi
les précurseurs de la liberté moderne. Youlant remonter aux sources de
la théologie , comme il avait fait pour celles de Ja philosophic, il se mit a
apprendre l’hébreu, quand il fut enlevé, en 1485, par une mort préma-
turée, apres avoir fait un second voyage en Italie. Agricola ne s'est pas
seulement distingué comme philosophe, comme théologien et comme
écrivain ; il se fit aussi remarquer par son gout pour les arts; on dil méme
quil cultiva avec suceés la musique et Ja peinture. Ses ouvrages, écrits
en latin, et dont Erasme faisait un trés- grand cas, ne furent publiés
complétement qu’en 1539 (Cologne, 2 vol. in-4°) ; mais ceux qui méri-
tent le plus notre attention sont les deux suivants : de Inventione dialec-
tica libri ut, el Lucubrationes , le premier publi¢ séparément a Cologne
en 1527, le deuxiéme a Bale en 1518. Voyez aussi Vila et merita Rud.
Agricola, scr. T. P. Tresling, in-8°, Groningue, 1830; pee Bio-
graphie des Hommes célebres du femps de la ‘Renaissance , 2 vol. in-8°,
t. 1, p. 350 (all.); Heeren, Histoire des Etudes classiques , 2 vol. in-8°,
t. u, p. 152, Goétting., 1822 (all.).
AGRIPPA mérite une place trés-honorable dans Thistoire du scep-
ticisme de Vantiquite. Nous ne connaissons de lui que ses Cing motifs
de doute (Wivte tatze. 7%3 incy7s) 5 mais celle tentative pour simplifier et
coordonner les innombrables arguments de son école suflit pour rendre
témoignage de létendue et de Ja péneétration de son esprit. Suivant cet
ingénieux sceptique, Je dogmatisme ne peut échapper a cing difficullés
insolubles : 1° la contradiction , sodnes an Siazvoviag; 2° le progres a Vin-
fini, TpUmES els Ameipov exOrd2OVv; a 3) relativité, TOURS REO Tou BoRs Fey
ko Vhypotheése, ee onederinse; 5° le cercle vicieux , rodnes Svanendeg.
Voici le sens de ces motifs, que les historiens mont pas assez remar ques.
Il n'y a pas un seul principe qui nail été ni¢. Par conséquent, aussitot
qu'un philosophe dogmatique posera un principe quelconque , on pourra
lui objecter que ce principe n'est pas consenti de tous. Et tant quil se
bornera a laflirmer, on lui opposera une affirmation contraire, de fagon
qt il n’aura pas résolu l'objection de la contradiction. Pour se lirer d'af-
faire, il ne manquera pas d'invoquer un principe plus général; mais Ja
méme objection reviendra incontinent et Je forcera de faire appel a un
principe encore plus élevé. Or, cest en vain quil remontera ainsi de
principe ep principe, Vobjection le suivra toujours, toujours insoluble,
dans un progres a Pinfint. Poussé a bout, le dogmatiste déclarera qu il
vient enfin datteindre un principe premier, un principe evident de soi-
méine. Mais qu’est- “ce qu'un principe évident? celui qui el vrai. Reste
a démontrer quil n’a pas une vérité toute relative, =22; 7:. Renoncez-
vous aux preuves? votre principe reste une hypothise. lige vous une
demonstration ? vous voila dans le dialléle, car il faut un criterium
a Ja démonstration, et le critérium a Jui-méme besoin d’étre démontré.
On ne peut méconnaitre dans ces cing motifs d Agrippa un grand art
de combinaison et une certaine vigueur d intelligence. Tennemann ny
a vu qu'une copie des dix motifs de Pyrrhon. Gest une grave erreur.
Pyrrhon ayait réuni en dix catégories un certain nombre de licux com-
AGRIPPA. 35
muns, ou il retournait de mille fagons l’objection vulgaire des erreurs des
sens; les cing motifs d' Agrippa trahissent, au contraire, une analyse
déja savante des lois et des conditions de I intelligence. La valeur pure-
ment relative des premiers principes, la nécessité et tout ensemble lim-
possibilité dun critérium absolu, le caractere subjectif de l’évidence
humaine, en un mot, tout ce que le genie du sceplicisme avail concu
depuis plusieurs siécles de plus spécieux, de plus sublil et de plus pro-
fond, tout cela y est résumé sous une forme sévére et dans une progres-
sion exacte et puissante.
Le besoin de rigueur et de simplicité qui parait avoir été le caractere
propre d’ Agrippa Je conduisit 4 une réduction plus sévére encore. II
ramena tout le sceplicisme a ce dilemme : Ou une chose est intelligible
d’elle- -méme, 2 éayr.3, OU par une autre chose, t-ég0. Intelligible
d’elle-méme, cela ne se peut pas: 1° a cause de la contradiction des | ju-
gements humains; 2° a cause de la relativilé de nos conceplions; 3° a
cause du caractére hypothetique de tout ce qui nest pas prouvé. Intel-
ligible par une autre chose, cela est absurde : car, du moment que rien
n’est de soi intelligible, toute démonstration est un cercle, ou se perd
dans un progrés a Tinfini.
Simplifier ainsi les questions, c’est prouver qu’on esl capable de les
approfondir, c’est bien mériter dela philosophie. Voyes Sextus Empiricus,
Hyp. Pyrrh., lib.1, c. 14, 15, 16. —Diogene Laérce, liv. 1x, p. 88 et 89.
—Euseb., Preparat. Ev., lib. xiv, c. 18. —Menag. ad Laert., p. 251.
Esa
AGRIPPA ber Nerresnem (Henri-Cornélius) est un des esprits les
p'us singuliers que l'on rencontre dans histoire de la philosophie. Au-
cun autre ne s'est montré a la fois p'us hardi et plus crédule, plus en-
thousiaste et plus sceplique , plus naivement inconslant dans ses Opl-
nions et dans sa conduite. Les aventures sont accumulées dans sa vie
comme les hypothéses dans son intelligence dailleurs pleine de vigueur,
et Jon peut dire que l'une est en parfaite harmonie avec lautre. i est
pour cette raison que nous donnerons a sa biographie un peu plus de
place gue nous n’avons coutume de le faire.
Né a Cologne, en 1486, d'une famille noble, il choisit d’abord le
métier de Ja guerre. I] servit pendant sept ans en Italie, dans les armées
de !empereur Maximilien, ou sa bravoure lui valut le titre de chevalier
de Ja Toison-d'Or (auratus eques). Las de cette profession, il se mit a
étudier a peu pres tout ce qu’on savait de son temps, et se fit recevoir
docteur en médecine. C’est alors seulement que commence pour lui la
vie Ja plus errante et Ja plus aventureuse. De 1506 a 1509 il parcourt la
France et | Espagne, essayant de fonder des sociétés secrétes, faisant
des expériences d'alchimie, qui déja, a cette époque, étaient sa passion
dominante, et toujours en proie a une dévorante curiosite. En 1509, il
s'arréte a Dole, est nommeé professeur dhébreu a laniversité de cette
Ville, et fail sur le de Verbo mirifico de Reuchlin des legons publiques
accueillies avec la plus grande faveur. Ce succes ne tarda pas a se chan-
gerenrevers. Les Cordeliers, peu satisfaits de ses doctrines , accus¢rent
dhérésic, et ses affaires prenaient un mauvais aspect, quand il jugea a
propos de s’enfuir a Londres , ou ses études et son enseignemeni, pre-
i, 3
C
4 AGRIPPA.
nant une autre direction, se portérent sur les épitres de saint Paul. En
1510, on le voit de retour a Cologne, ou il enseigne la théologie, et en
1511, il est choisi par le cardinal Santa-Croce pour siéger en qualité de
théologien dans un concile tenu a Pise ; maisle concile nayant pas duré,
ou -peut-ctre n’ayant pas eu lieu, il se rendit de laa Pavie, ou, rentrant
a pleines voiles dans ses anciennes idées, il fit des legons publiques sur
les prétendus écrits de Mercure Trismégiste. I] en recueilli! le méme
fruit que de ses commentaires sur Reuchlin a Dole. Une accusation de
inagie est lancée contre lui par les moines de lendroit, et il se voit
obligé de chercher un refuge a Turin, ot il nest gucre plus heureux.
En 1518, grace a la protection de quelques amis puissants, il est nommé
syndic et avocat de la ville de Metz. Ce poste semblait lui offrir un asile
assuré; mais, combattant avec trop de vivacilé opinion vulgaire, qui
donnait a sainte Anne trois époux, et prenant, en outre, la defense
d'une jeune paysanne accus¢ée de sorcellerie , on lui imputa alui-méme,
et pour la troisiéme fois, ce crime imaginaire. I] reprit done son baton
de voyage, s'arrélant successivement dans sa ville nalale, a Geneve, a
Fribourg, et enfin a Lyon. La, en 1524, dix-huit ans apres avoir recu
Je grade de docteur, dont il n’avait jusqu’alors fait aucun usage, il se
met dans lesprit dexerecr la médecine, et se fait nommer par Fran-
cois le, premier médecin de Louise de Savoie. N’ayant pas voulu etre
V'astrologue de cette princesse dans le méme temps ott il preédisait, au
nom des étoiles, Jes plus brillanis succes au conn‘table de Bourbon,
alors armé contre la France, il se vit bientot dans la nécessité de cher-
cher a la fois un autre asile et dautres movens d existence. Ce moment
fut pour Jui un véritable triomphe. Quatre puissants personnages, le
roi d’ Angleterre , un seigneur allemand, un seigneur italien et Margue-
rite, gouvernante des Pays-Bas, l’appelerent en méme temps auprés
deux. Agrippa accepta lVoflre de Marguerite, qui le fit nommer histo-
riographe de son frére, !empereur Charles IV. Marguerite mourut peu
de temps apres, et il se trouva de nouveau sans protecteur, au milieu
dun pays ott de sourdes intrigues Je menacaient déja. Agrippa leur
fournil Jui-meéme Voceasion d'éclater, en publiant a Anvers , qual habi-
tait alors, ses deux principaux ouvrages, de Vanitate sctentiarum , et
de occulta Philosophia. Pour ce fait il passa une année en prison a
Bruxelles, de 1530 a 1531. A peine mis en liberté, if retourna a Co-
logne, repassa en France, el chercha de nouveau a se fixer & Lyon, ot
il fut emprisonné une seconde fois, pour avoir écrit contre la mere de
Francois Ie". Quelques-uns prétendent quil mourut en 155%, dans cette
dernicre ville; mais il est certain qu il ne termina son orageuse carricre
qu'un an plus tard, a Grenoble, au milicu du besoin, et, si lon en croit
quelques-uns de ses biographes, dans un hopital. IH assista aux com-
mencements de la Réforme, qu il accucillit avee beaucoup de faveur; il
parlait avee les plus grands égards de Luther ct de Melanchthon ; mais
il demeura catholique autant qu'un homme de sa trempe pouyail rester
allache a une religion positive.
Il vy a dans Agrippa, considéré comme philosophe, deux hommes
trés-distincts fun de lautre : Vadepte enthousiaste, auteur de la Philo-
sophie oceulte, et le sceptique désenchanté de la vie, mais toujours pieid
de hardiesse el de vigueur, qui a écrit sur [Incertitude et la vanity des
AGRIPPA. 3D
sciences. Nous allons essayer de donner une idée de ces deux ouvrages,
auxquels se rattachent plus ou moins directement tous les autres €crits
d’ Agrippa.
Le but de la Philosophie occulte est de faire de la magie une science,
le résumé ou le complement de toutes les autres, et de Ja justifier en
méme temps, en la rattachant a la théologie, du reproche d'impiété si
fréquemment articulé contre elle. En effet, selon Agrippa, toutes nos
connaissances supérieures dérivent de deux sources : Ja nature et Ja ré-
vélalion, Cest la nature, ou plutot son esprit, qui a inilié les hommes
aux secrets de la kabbale et de la philosophie hermétique, inventées
lune et l'autre au temps des patriarches. La révélation nous a donné
l’Ancien et le Nouveau Testament, la Loi et | Evangile. Mais la parole
réyelée présente un double sens : un sens naturel, accessible a toutes les
intelligences , et un sens caché que Dieu réserve seulement a ses élus.
Ce dernier, sur lequel se fonde aussi la kabbale, est regardé par Agrippa
comme une troisiéme source de connaissances (de Triplici ratione co-
gnoscendi Deum). Eh bien, telle est | étendue et importance de Ja ma-
gie, quelle s’appuie a la fois sur Ja nature, sur Ja revélation et sur le
sens mystique de l’Ecrilure sainte. Elle nous fait connaitre, 2 com-
mencer par les éléments, les propriélés de tous les étres , et les rapports
qui les unissent entre eux. En nous donnant le secret de la composition
de univers, elle nous livre en méme temps toutes les forces qui l'ani-
ment et Je pouvoir d’en disposer pour notre propre usage; enfin elle
nous éléve au dernier terme de toute science et de toute perfection; a la
connaissance de Dieu, tel qu il existe pour lui-méme, tel qu'il existe en
sa propre essence, sans voile et sans figure. Mais cette connaissance
sublime, a laquelle on ne parvient qu’en se détachant enti¢rement de la
nature et des sens, qu’en se transformant, a proprement parler, en
celui quien est Vobjet, Agrippa fait ’aveu de n’y avoir jamais pu at-
teindre, enchainé qu'il était a ce monde par une famille, par des sou-
cis, par diverses professions, dont Tune consistait a verser le sang
humain (de occulta Phil. append., p. 348). Aussi ne veut-il pas que lon
regarde son livre comme une exposition méthodique et complete de la
science surnaturelle, mais comme une simple introduction a une ceuvre
de ce genre, ou plutot comme un recucil de matériaux assemblés sans
ordre, dont usage cependant ne sera point perdu pour les adeptes
(Pref. et Conclus., p. 346).
Maintenant que nous connaissons a peu pres le caractére général et
le but de la magic, il faut que nous sachions comment elle est divisée.
L’univers se compose de trois sphéres principales, de trois mondes par-
faitement subordonnés l'un a Vautre, et communiquant entre eux par
une action et une réaction incessantes. Ces trois mondes sont représen-
tés par les éléments, les astres et les pures intelligences. Hs s’appellent
le monde élémentaire ou physique, le monde céleste et le monde intel-
ligible. I faut, en conséquence, que la magie se partage en trois gran-
des parties. La magie naturelle a pour objet Pétude et la domination
des éléments ; la magie celeste ou mathématique ales yeux fixés sur les
astres , dont elle découvre les lois, la puissance, et auxquels elle ar-
rache le secret de Vavenir; enfin le monde des intelligences el des purs
esprils est le domaine de la magie religieuse ou cérémoniale, ou plutot
Oe
36 AGRIPPA.
de Ja théurgie. Rien n'est plus grand ni d’un effet plus poétique que la
maniére dont Agrippa se représentle univers dans son ensemble, et que
fe role quil fait jouer a homme par la science. Il suppose que tous les
étres réparlis entre les trois mondes dont nous venons de parler forment
une chaine non inlerrompue, destinée a nous transmettre Jes vertus
émanées du premicr ¢tre, cause et archétype de univers; car, c’est
pour nous, exclusivement pour nous, que laeuvre des six jours a été
accomplie. Mais cette chaine par laquelle Dieu descend en quelque fa-
con jusqu’a nous est aussi le chemin qui doit conduire Vhomme jusqu’a
Dieu. Arrivé a cette hauteur, identifié par Vintelligence avec la source
de toule puissance et de toute vertu, il n'est plus dans la nécessilé de
recevoir les graces d’en haut par le canal des autres créatures; il peut
lui-méme modifier ces créatures a son gré, et les douer de propriétés
nouvelles (de occulta Phil., lib. u,c. 4). On n/attend pas de nous,
sans doute, que nous suivions Agrippa dans ses réveries astrologiques,
mi dans sa classification des anges et des démons; toute cette partie de
son travail n’est d’ailleurs qu'une répétition des livres hermeétiques et de
la kabbale, considérée dans ses plus grossiers éléments. Nous nous
bornons done a signaler ce qu'il y a de plus original dans sa théorie de
la nature.
Parmi les éléments qui ont servi ala composition de ce monde, il n’y
en a pas de plus pur que le feu. Mais il existe deux espeéces de feu, le
feu terrestre et le feu celeste. Le premier n’est qu'une image, une pale
copie du second, qui anime et qui vivifie toutes choses. Apres le feu
vient Pair, que Ton compare a un miroir divin; car tout ce qui existe
y imprime son image, que lélément fidéle lui renvoie. Et comme lair,
par sa sublilité, péncire a travers notre corps jusqrau siége de lame,
ou du moins de Vimagination, il nous apporte ainsi les yisions, les
songes, la connaissance de ce qui se passe dans les lieux ou chez les
personnes les plus éloignées de nous (de occulta Phil., lib. 1, ¢. 6). La
nature et Ja combinaison des éléments nous expliquent les propriétés de
chaque objet de ce monde, méme nos propres passions, qui, selon
Agrippa, bappartiennent pas a ame. Seulement il faut distinguer deux
classes de proprictés : les unes naturelles, sensibles, auxquelles s’ap-
plique parfailement le principe que nous venons dénoncer; les autres
sont les qualités occultes dont nulle intelligence humaine ne peut dé-
couvrir la cause : telle est, par exemple, la vertu qu’ont certaines sub-
stances de combattre les poisons et Ja puissance dattraction exercée par
Vaimant sur le fer. Agrippa ne doute pas que les propri¢tés de cet ordre
ne solent une emanation de Dieu transmise a Ja terre par lame du
monde, moyennant Ja coopération des esprits célestes et sous Vinfluence
des astres.
Le rapport de Vesprit et de Ja maticre est un des problémes qui ont
le plus vivement préocenpé notre philosophe, et voici comment il a
e-saye de le résoudre : Vesprit, qui se meut par lui-méme, dont le
mouvement est lessenee, ne peut rencontrer Je corps, naturellement
inerte, que dans un milicu commun, dans un élément intermédiaire
comme le médiateur plastique, les esprits animaux ou le fluide magné-
ligue Jnventés plus tard. Cesta la méme condition que Vame du monde,
quil ne faut pas confundre avec Dicu, peut entrer en relation avec luni-
AGRIPPA. 37
vers matériel et pénétrer de sa divine puissance jusqu'au moindre atome
de ja matiére. Or, cette substance intermédiaire et invisible comme |’es-
prit, ce fluide éthéré dont tous les étres sont plus ou moins imprégnés,
Agrippa lappelle lesprit du monde; ce sont les rayons du soleil et des
autres astres quil charge de le distribuer, comme autant de canaux,
dans toutes les parties de la nature. Plus esprit du monde est accumulé
dans un corps, plus il y est pur et dégagé de la mali¢re proprement
dite, et plus ce corps est soumis a !’action de lame, a la force de la yo-
lonté, soit Ja notre, soit cette force universelle qui, sous le nom dame
du monde, est sans cette occupée a répandre partout Jes vertus vivi-
fiantes émanées de Dieu. Ce principe est la base de 'alchimie ; ear l’al-
chimie n’a pas d’autre tache que disoler lespril du monde des corps
ou il est le plus abondant, pour Je verser ensuite sur d'autres corps
moins richement pourvus, et qui, par cette opération, deviennent sem-
blables aux premiers : c’est ainsi que tous les métaux peuvent étre cen-
vertis en or et en argent; et Agrippa nous assure avec Je plus grand
sang-froid qu'il a vu parfaitement réussir, dans ses propres mains, cette
ceuvre de transformation; mais lor qu'il a fait n'a jamais dépassé en
quanlité celui dont il avait extrait lesprit. I] espére qu’a Vavenir on
sera plus habile ou plus heureux (16. sup., lib. ur, ec. 12-15).
Le livre intitulé: de UIncertitude et de la vanité des sciences (de Incer-
titudine et vanitate scientiarum), nous offre un tout autre caraciére.
Composé pendant les derniéres années, les années les plus mauvaises, de
Ja vie de |’auteur, il est l'expression d'une ame découragée, portée au
sceplicisme par linjuslice des hommes, par Ie dégout de l’existence et
l’évanouissement des plus nobles illusions, celles de la science. Ha pour
but de prouver « quil n'y arien de plus pernicieux et de plus dangereux
pour la vie des hommes et le salut des ames, que les sciences et les arts. »
Au lieu de nous consumer en vains efforts pour lever le voile dont la
nature et Ja vérité se couvrent a nos veux, nous ferions mieux, dil
Agrippa, de nous livrer enti¢rement a Dieu ct de nous en tenir asa pa-
role révélée. Cependant, ni ce mysticisme, ni ce scepticisme absolu qui
parait lui servir de base, ne doivent étre pris a la lettre. Au lieu du
proces de lesprit humain, Agrippa n/a fait réellement qu'une satire
contre son temps, qu'une critique amere, mais pleine de verve, de har-
diesse et généralement de vérité, contre létat des sciences au commen-
cement du xvie siécle. Elles sont toutes passées en revue lune apres
l'autre, Ja philosophie, Ja morale, la théologie et ces sciences prétendues
surnaturelles, auxquelles il avait consacré avec tant dardeur les plus
belles années de sa vie. La philosophie, telle quelle existait alors, c’est-
a-dire la scolastique, n'est a ses yeux quune occasion de frivoles dis-
putes et une servilité honteuse envers quelques hommes proclamés les
dieux de | Ecole: par exemple, Aristote, saint Thomas dAguin, Albert
le Grand. La morale ne repose sur aucun principe évident par lui-méme;
elle n'a pour base que lobservation de Ja vie communc, Tusage, les
meeurs, les habitudes ; en conséguence, elle doit varier suivant les temps
et les lieux. La magie, Valchimie et la science de Ja nature ne sont que
des chiméres inventées par notre orgueil. Enfin, ce nest pas envers la
théologie qu Agrippa se montre le moins séyere; il s'attaque avec tant de
violence & certaines parties du culte, aux institutions monastiques, au
58 AILLY.
droit canon, qu’il n’aurait sans doute pas échappé au bicher sans les
soucis que donnaient alors les progrés toujours croissants de la Réforme.
Ce n’est pas seulement une ceuvre de critique qu il faut chercher dans
cet ouvrage éminemment remarquable; cest aussi un monument de
solide érudition, et lon y rencontre souvent, sur Vorigine de certains
systémes, les vues les plus profondes et les plus saines. Accucilli par les
uns comme toute une révélation, par Jes aulres comme une cuvre in-
fame, tel fut Vintérét qu’il excita partout, qu’en moins de huit ans il eut
sept éditions. I] n’est certainement pas étranger au mouvement de régé-
nération que nous voyons plus tard personnifié dans Bacon et dans Des-
cartes. On lui pourrait trouver plus d'une analogie avec le de Augmentis
et dignitate scientiarum. Cependant il ne faut pas étre injuste, bien —
qu’Acrippa lui-méme nous en donne Texemple, envers Ja Philosophie
occulte. Si l'un de ces deux €crils parait avoir en méme temps annoncé
et préparé l'avenir, l'autre répand souvent de vives lueurs sur le passé;
il nous montre ce que sont devenues au commencement du xyvt° siccie,
combinées avec les idées chrétiennes , ces doctrines ambilieuses et étran-
ges dont il faut chercher Vorigine dans l’école d’Alexandrie et dans la
kabbale. Je ne craindrai méme pas d’avancer que, dans mon opinion,
le dernier a plus de valeur pour histoire, que le premier.
Nous avons dit que le de Incertitudine et vanitate scientiarum a eu en
quelques années, depuis la premiére publication de cet écrit jusqua la
mort d’Agrippa, sept éditions. Ces sept éditions sont les seules qui ne
soien’ point mutilées; elles parurent, la premiere sans dale, in-S°, les
autres a Cologne, in-12, 1527; a Paris, in-8°, 1531, 1832, 1537 et 1539.
Cet ouvrage a été deux fois traduit en francais; dabord en 1582 par
Louis de Mayenne Turquet, et par Gueudeville en 1726. Il en existe
aussi des traductions italiennes, allemandes, anglaises et hollandaises.
Le trailé de occulta Philosophia a été publié une fois sans date, puisa
Anvers et a Paris en 1531, a Malines, a Bale, a Lyon, in-f’, 1535. Tl a
été traduil en francais par Levasseur, in-8°, Lyon, sans date. Outre ces
deux ouvrages principaux, Agrippa a publié aussi un Commentaire sur le
grand art de Raymond Lulle, qu'il se reproche dans son dernier ouyrage ;
un peuil traité intitulé de Triplici ratione cognoscendi Dewm, une disser-
tation sur le mérite des femmes, de Fueminei sexus pracellentia, traduite
en francais par Gueudeville. Tous ces divers ¢crits, et plusieurs autres de
moindre importance, ont été réunis dans les @uvres completes d Agrippa
(Agrippe opp. in duos tomos digesta), in-8°, Lyon, 1550 et 1660. Dans
cetle cdition compléte on aajouté a la philosophie occulle un quatrieme
livre, qui n'est point authentique.
ATLLY ‘Pierre p’, [Petrus de Alliaco], chancelier de | Université de
Paris, évéque de Cambray et cardinal, légat du pape en Allemagne ,
aumonier du roi Charles VI, n'a pas moins d importance dans histoire
de la philosophie scolastiique, quil nen eut pendant sa vie au milieu
des événements du grand schisme, sur lesquels if exerca quelque in-
fluence, et du concile de Constance dont il présida Ja troisidme session,
Né a Compicene en 1350, il étudia au collége de Navarre, dont plus tard
ilfulle grand maitre; etapres avoir oblenu successivement toutes les di-
gnilés que nous venons dénumeérer, i] mourul en £425. Parmi les ou-
AILLY. 39
vrages nombreux qu’il a Jaissés, quelques-uns seulement se rapportent
a l'étude de Ja philosophie, qui ne se séparait pas, a celle époque, de la
science théologique. Le principal, celui dont nous tirerons en grande
partie l’exposiiion rapide que nous allons donner de sa doctrine, est le
commentaire qu'il écrivit sur le Livre des Sentences de Pierre Lombard,
commentaire qui n’a toutefois que des rapports partiels avec louvrage
dont ila pour but de faciliter étude. I] y a touché plusieurs questions
importantes, dans Jesquelles parait au plus haut degré la subtilité péené-
trante de sa dialectique. La dialectique est le caractére général de la
philosophie au moyen age. Réalistes et nominaux, quelle que fut d’ail-
leurs leur opposition, s’unissent dans létude de cet exercice souvent
sophistique dans lemploi qwils en font.
Pierre d Ailly a exposé une docirine sur la connaissance. Elle a sur-
tout pour objet les principes de la théologie; mais elle laisse voir quelle
était la pensée de lécrivain sur l’évidence des vérilés philosophiques.
Apres ayoir fait une distinction entre les vérités théologiques elles-
mémes, dont plusieurs, lidée de Dieu, par exemple, un, bon, simple,
éternel, etc., sont alteintes par les Jumieres naturelles , il arrive a cette
conclusion générale : quil y a dans la théologie des parties dont !homme
peul avoir une science proprement dite , et d'autres desquelles cette
science n'est pas possible. Les premiéres sont celles qui peuvent s'ac-
quérir par le raisonnement, et passer ainsi de état dincertitude a 1 état
d’évidence; les secondes, celles qui n’arrivent jamais a l’évidence , mais
sont aux yeux de la foi a état de certitude. L’évidence lui parait incom-
patible avec la foi, d'aprés ces paroles de 1 Apotre : Fides est invisibi-
lium substantia rerum, « La foi est la substance des choses invisibles. »
Quoiqu il admette et démontre que les Jumiéres naturelles nous con-
duisent a Ja connaissance de Dieu, il serait inexact daffirmer quil s‘é-
léve a ce principe par une série d’arguments c»mplétement salisfaisants ;
quelques points seulement méritent une enti¢re approbation, Pour dé-
montrer la possibilité de la connaissance de Dieu, contre le scepticisme
presque sensualiste de ses adversaires, il élablit, par des considerations
d'une rare sagacité, que la connaissance se constitue du rapport de
Vobjet congu avec lintelligence qui en regoit Ja perception, d'une sorte
dopération de Vobjet sur le sujet préparé pour la receyoir et pour y
obeir. I] répond aussi a Vobjection tirée de Timmensilé de Dieu que nous
ne pouvons comprendre, et montre que, dans le rapport élabli plus haut,
Ja connaissance ne se mesure pas a objet a connaitre, mais a Ja portée
du sujet connaissant; aussi n’avons-nous pas de Dieu, selon lui, une
connaissance formeile, mais une connaissance analogue a celle que nous
avons de Lhommeen général, sans que, sous celte notion abstraite, nous
placions le caractére particulier de tel ou tel individu. Apres cette prépa-
ration, i distingue la connaissance abstraite de la connaissance intuitive,
celle-ci lui paraissant la seule par laquelle on puisse savoir si un objet est
réellement ou nest pas. Quant a la connaissance abstraite, elle sappii-
que aux qualités semblables que l'on saisit dans divers individus pourles
généraliser, et aussi aux notions des étres, lorsquon supprime par
Japensce Pexistence de Vobjet quellesreprésentent. Comme d’Ailly borne
Ja connaissance intuitive aux yvérités contingentes , et quil la regarde
comme idenlique u observation et a Fexpérience, on peut croire quil
40 AILLY.
ne connaissait quimparfaitement ces vérilés premitres, formes ct lois
de intelligence que Tanalyse psvchologique moderne a si nettement
précisées , et dont elle a fait le point de départ d'une science désormais
sure de sa marche.
C’est sans doute ace cdté faible de la philosophie nominaliste que sont
dus les incertitudes que l'on surprend dans Je reste de l’'argumentation de
Pierre dAilly, et le sceplicisme de ce prélat, qui peut se comparer sous
quelque rapport au scepticisme miligé de la nouvelle Académie. Sa con-
clusion consiste a dire que la croyance en Dieu, que nous fondons sur
les données naturelles de notre intelligence, est, non pas certaine, mais
probable, et que Topinion contraire, ou la négative, n'est pas aussi
probable. On s’étonnera moins de ce singulier résultat, lorsque Fon saura
que ces principes si solidement Clablis de nos jours : la nécessité dun
premier moteur, celle d'une cause premitre ne sont également, aux
veux du philosophe qui nous occupe, que de simples probabilités. Du
reste, il ne faut pas croire que Pierre d’Ailly ait porté cette espéce de
seepticisme dans la philosophic, pour rehausser davantage la nécessité
de la foi. On ne peut douter quil ne youlut bien sincérement rendre
justice a Ja raison et en reconnaitre les droits. Son scepticisme , en ce
point, est un seepticisme philosophique auquel il est conduit par sa
‘mani¢re denvisager les principes qui constituent les bases de Ja raison
humaine ; c'est dailleurs un scepticisme qu il ne s’avoue pas a lui-méme.
Tel est Vinconvénient inhérent a la dialectique, lorsqu’elle n'est pas con-
tenue dans de sages limites par une psychologie hien arrétée. Le scola-
slique du moyen dge, entrainé par Ja forme qui enfermait son esprit,
conduil par des mots mal définis, dont la puissance superstitieuse le
dominait comme ses confemporains , marchait de déduction en dédue-
tion, sans s’étre avant tout rendu des principes un comple salisfaisant.
Doit-on conclure de tout ce que nous venons de dire que les principes
a priori fassent enti¢rement inconnus a Pierre d’Ailly ? Non sans doute ;
ce serait de notre part méconnaitre le caractére de ses écrits, et la vraie
nature de Tintelligence humaine. Pierre d’Ailly place son point de départ
dans la philosophie expérimentale, et il reconnait dans Aristole, avec
éloge, Féquivalent du principe eélébre : Nihil est in intellectu quod non
prius fueritin sensu, Sculement, comme il ne pousse pas le sensualisme
aussi loin que Condillae, i] admet aussi des principes @ prior’, sans
cependant leur donner Vimportance quils doivent avoir; il leur obéit
plutot qu'il ne Jes reconnait, il e¢de a deur influence plutot qu il ne les
analyse. Dans un passage de son commentaire sur les sentences, se
posant cette question : Qu'est-ce qui fait qu'un principe est vrai? il
renvoie @ un traité qu il a composé de Tnsolubilibus. Ce travail, dont
Je veritable titre est: Concepts et insolubilia, ne jette aucune lumicre
nouvelle sur da valeur quil altribue aux principes. Hl demeure certain
que le point de vue en partic sensualiste de Pierre dAilly ne saurait
étre doutcux , et quand nous trouverions dans ses autres ouvrages
quelques affirmations contraires , il s’ensuivrait seulement que notre
auleur ne se Ure du reproche de sensualisme que par celui dinconse-
quence, ce qui du reste ressort deja de ce que nous avons eu sous les
veux, et a rien de contraire aux données ordinaires de Thistoire de Ja
philosophie.
AILLY. 41
C’est sans doute par suite de ce défaut de vues a priori, et de ce besoin
d’administrer la preuve dialectique des principes eux- mémes comme des
faits de conscience, que Pierre d’Ailly a rejeté argument d’Anselme
dans le proslogium, connu de nos jours sous le nom de preuve ontolo-
gique. Nous avons reconnu ailleurs qu’Anselme, il est vrai, ayant pré-
senté sous la forme dialectique un argument qui est surtout psychologi-
que, a donné, en apparence, raison a ses adversaires; mais Anselme
était réaliste el, en dehors méme des termes de la question en litige,
il attribuait aux idées une valeur que le nominalisme était natu-
rellement porté a Jeur refuser, ne voyant en elles que le fruit de la fa-
culté abstractive. Av contraire, un fait psychologique, incontestable
dans sa force et dans sa généralité, entrainait Ja conviction d’Anselme,
sans qu il s’en rendit compte, tandis que les scrupules de la dialeclique
nominaliste ne pouvaient manquer d’en chercher la démonstration. Du
reste, il nous parait qu’il était indispensable que la pensée philosophique
se dégageat du réalisme confus des x1® et xut® siécles, par un nomina-
lisme qui, un peu subtil sans doute, devait revenir plus tard, par la
psychologie, dune appréciation plus stire de tous les éléments de lintel-
ligence. Il est facile de voir d’ailleurs qu’encore que soumis a lautorité
de | Eglise et a celle d'Aristote, l'allure du nominalisme avait une liberté
qui dut plus tard porter ses fruits. Qu'un prélat du xv° siécle ait pu étre
a moilié sceplique et presque sensualiste, sans cesser d'étre orthodoxe ,
c'est un fait qui constate une distinction singulidre entre le philosophe et
le théologien, distinction qu'il nest pas facile d'admettre dans toutes les
questions, mais qui fut, a plus d'une époque , une sauvegarde eet lin-
dépendance de la pensée.
La notion de Dieu étant ainsi obtenue ay ec plus ou moins de certitude
pour l'homme, plusieurs idées accessoires s’y rattachent dans Ja doc-
trine de Pierre d’Ailly. Dans son commentaire sur la seconde question
du Livre des Sentences, il se demande si nous pouvons jouir de Dieu, et
répond avec adresse a ses adversaires qui se fondaient sur limpossibilité
ou le fini est de saisir Vinfini. 1 conclut que Fhomme peut jouir de Dicu,
non-seulement en vertu de la révélation, mais par suite méme des lu-
miéres naturelles, puisque pouvant connaitre Dieu, nous pouvons aussi
Taimer. Cette question qui passe tout naturellement a la théologie , con-
tent, dans son développement, des réflexions qui préludent a la querelle
de Bossuet et de Fénelon sur amour pur.
L’existence de Dieu fournissait 4 Pierre d’Ailly une base inébranlable
pour y fonder d'une maniére solide le principe de Ja Joi. Quoiquil ne
donne pas toujours de ses idées une démonstration satisfaisante , il pose
cependant des principes certains entre lesquels se trouvent ceux-ci :
Parmi les lois obligatoires, il yen a une premiere, une et simple, —
L1n’y a point de succession a Vinfini de lois obligatoires. On peut croire
que le spectacle des désordres du grand schisme d° Occident, ou les sou-
Verains pontifes mettaient si souvent leur volonté a la place des lois de
toute espéce et de tous degrés, inspira a Pierre d’Ailly le besoin de rap-
peler son siécle a des principes fixes dont la rigueur ne fut pas toujours
goutée par ceux de sescontemporains qu ils blessaient dans leurs intéréts
ou condamnaient dans leur conduite.
L’accord de Ja prescience divine et de Ja contingence des faits futurs
AQ AILLY.
a exercé la subtilité de Pierre d’Ailly, comme celle de Ja plupart des
philosophes qui lui ont suecédé, mais sans plus de succés. Il cherche,
apres Pierre Lombard qu'il commente, la solution de ce probléme, et
croit y étre parvenu a l'aide de distinctions qui ressemblent plus a des
jeux de mots qua une analyse quelque peu sure. A l'aide de cetle conclu-
sion : Lllud quod Deus scit necessario eveniet necessitate immutabilitatis,
non tamen necessitate inevitabilitatis , il paraitne pas douter que lintel-
ligence ne doive étre completement satisfaite par ce non-sens. Au mi-
lieu de ce travail d'une dialectique spécieuse, on ne peut disconvenir que
les raisons en faveur de la prescience divine, soit que l'auteur les ire des
lois de lintelligence, soit quil les puise dans les saintes Ecritures, ne
soient beaucoup plus concluantes que celles sur lesquelles s‘appuie la
contingence des fails, et par suite la liberté morale de nos actes.
Quoique d Ailly, a exemple de tous ses contemporains, ait fort neé-
gligé la science dont la philosophie fait aujourd hui sa base la plus essen-
lielle, cependant il a Jaissé un trailé de Anima, verilable essai psycholo-
gique tel quil pouvail étre concu a celte époque. L’analyse des facultés
y estincompléte et arbilraire; mais, par une sorte d/anticipation cu-
ricuse de la phrénologie, elles sont rapportées aux cing divisions que
les anatomistes contemporains reconnaissaient dans le cerveau. Dans
Yexamen des rapports de lame avec les objets extérieurs , auteur dis-
cute les deux hypotheses des idées représentatives et de Faperception
immediate. Cette discussion, renouvelée de nos jours entre les parlisans
de Locke et de Vécole écossaise, n'était. pas nouvelle, méme du temps
de Pierre d'Ailly, et on la retrouve & des époques antericures du moyen
dge, dou il serait facile de la poursuivre jusqu’a la philosophie
grecque.
Les historiens de la philosophie rangent, avec raison, Pierre d’Ailly
parmi les nominalistes. H} ne faudrait pas eependant en conclure qu il
nail point admis dans sa conception philosophique quelque clement rea-
liste. Hest en effet nominaliste avant tout, mais il ne Vest pas exclusi-
vement, et ces expressions que lon trouve dans ses écrits , votrones
elerne, mundus intellectualis et idealis, renferment le germe dun rea-
lisme bien entendu. Dans un chapitre ou il examine sil v aen Dieu
d'autres distinctions que celle qui résulle des personnes de la Trinite, il
Ctablit, @apres Platon, quil ne cite pas toutefois avee une parfaite in-
telligence, et dapres saint Augustin, quily aen Dieu les idees types
ou modcles de toutes les choses creées. TH differe cependant des realistes
scolastiques en un point important; car if reconnait Texistence de ces
idées en tant que répondant a tous les objets individuels creées 5 mais i
en nie Vexistence absolue comme universaux. Ty ala, sclon nous, un
progres réel vers Vaccord des deux doctrines rivales, et Pierre d Ally,
en se placantainsi entre les deux extremes, montre un eelectisme plein
de savaciie.
Tels sont les traits principaux de la docirine de Pierre d’Ailly. Sls
ne sufisent pas pour élablir un systéme coordonneé et complet, du moins,
par lamanicre dont ils sont presentes, ils font preuve dune rare penetya-
tion; mais en méme temps, la certiinde de quelques principes et Pevi-
dence de certaines données salfaiblissent dans les distinctions doune
dialectique qui clend son domaine a toutes les parlies de la philosophic,
AKIBA. 4D
I] ne pouvait en étre autrement A une époque ot Vignorance de ]’obser-
servalion psychologique concentrait tout effort de la pensée sur les
nuances de signification que lon pouvail trouver dans les mots, et oti la
victoire, dans la dispute, étail plus souvent la rccompense de la sub-
tilité que celle du bon sens. II ne faut pas oublier que c’est a la puissance
de sa dialectique que Pierre d’Ailly dut sa gloire, et sans doute aussi le
singulier surnom de Aguila Francie ,et malleus a veritate aberrantium
indefessus, que lui donnérent ses contemporains. Les plus éminents de
ses disciples furent le célébre Jean Gerson et Nicolas de Clémangis.
H. b.
ARIBA (Rabbi), l'un des plus célébres docteurs du judaisme. Aprés
avoir vécu, dit-on, pendant 120 ans, il périt, sous le regne d’Adrien,
dans les plus atroces tortures, pour avoir embrassé le parti du faux
messie Barchochébas. Le Thalmud en fait un étre presque divin, ne
craignant pas de]’élever au-dessus de Moise lui-méme, et, si l'on en croit
Ja tradition, il aurait eu jusqu’a vingt-quatre mille disciples. Cependant,
a considérer les souvenirs les plus authentiques qui nous scient reslés de
Jui, il nest guéere possible de voir en Jui autre chose qu’un casuile et
lun des plus fanatiques soutiens de ce que les juifs appellent la Lot
orale. Aussi n’aurait-il pas été nommé dans se Recueil si fon n’ayail
eu le tort de lui attribuer lun des plus anciens monuments de la kab-
bale, le Sépher ietzirah ou Livre de la création. On lui a également
fait honneur d'une autre production beaucoup plus récenic, et qui nest
pas tout a fait sans intérét pour Vhistoire du mysticisme. C'est un petit
ouvrage en hébreu rabbinique qui a pour litre : les Lettres de Rabi
Akiba (othioth schel Rabi Akiba, in-4”, imprimé a Cracovie en 1579, et a
Venise en 1536). L’auteur suppose quau moment ot Dieu concut le
projet de créer Funivers, les vingt-deux leitres de Valphabet hebreu, qui
existaient déja dans sa couronne de lumicre, parurent successivement
devant lui, chacune delles le suppliant de Ja placer en téte du récit de
Ja création; cel honneur est accordé a la lettre beth, parce quelle com-
mence le molt qui signifie benir, Cest ainsi que lon prouve que la
création tout enlicre est une bénédiciion divine, et quil ny a pas de
mal dans la nature. Vient ensuite une longue énumération de toutes les
proprictés mystiques atlachées a chacune de ces lettres et de tous les
secrets qu elles peuvent nous découvrir, combinces entre elles par cer-
tains procédés cabalistiques. Voyes Vart. KapBace.
ALAIN be Litre [de Insulis, Insulensis, magnus de Insulis) , appelé
aussi par quelques Allemands, ALAIN bE Ryssei, surnomme le docleur
universel. On ne sait pas préciscment le lieu ni Ja date de sa naissance
et de sa mort, et, en général, sa biographie est fort peu connue. Casi-
mir Oudin (Comm. de Script. ecel., t. u, p. 1388 , suivi par Fabricius
(Biblioth. med. et inf. latinit.,, pense qwil est le méme personnage
qu’Alain, évéque dAuxerre, mort en 1203; mais cetle hy pothese est
combattue par Du Boulay (Mist. acad. Paris. , t. 1) et par Pabbé Le-
bouf (Dissert. sur Phist. de Paris), qui reconnaissent Vexistence de deux
Alain, tous deux de Lille; ct de son coté Vabbé Lebeeuf a contre lui
Jes auteurs de l'Mistoire littcraire (t. xiv), qui, en distinguant le doc-
Lh ALBERIC.
teur universel ct l’évéque d’Auxerre, ne veulent pas que celui-ci ait
porté le nom de de Lille. Au milieu de ces incertitudes un seul fait est
posilif, c'est qu'un docteur scolastique du nom d’Alain, qui vivait dans
le courant du xu° siécle, a composé, entre autres ouvrages célébres
au moyen dge, un traité de théologie, de Arte fidet, et deux poémes philo-
sophiques inlitulés l'un, de Planctu nature , sorte de complainte contre
les vices des hommes; |'autre, Anti-Claudianus, On sait que Claudien,
dans Ja salire quil nous a Jaissée contre Rufin, imagine que tous les
vices s’étaient réunis pour créer le ministre de Théodose. L’auteur de
lAnti-Claudianus, se plagantaun point de vue opposé, montre, au con-
traire, les vertus qui travaillent a former homme et a |’embellir de
leurs dons. Parmi les idées communes et quelques détails précieux
pour Ihistoire littéraire que cette fiction renferme, deux pensées philo-
sophiques peuvent en étre dégagées : la premiére, que la raison dirigée
par Ja prudence, découvre par ses seules forces beaucoup de vérilés,
et spécialement celles de ordre physique ; Ja seconde, que pour les
vérités religieuses, elle doit se confier a la foi. Cependant, dans Je traité
de Arte fidei, Alain semble considérer la théologie elle-méme comme
étant susceptible d'une démonstration rationnelle. IH ne suflit pas, selon
lui, pour triompher des hérétiques, d’en appeler a l’autorité; il faut
encore «recourir au raisonnement, de maniére 4 ramener par des argu-
ments ceux qui méprisent l’Evangile et les prophélies. » Partant de
cette idée, il n’entreprend pas moins que de prouver tous les dogmes
du christianisme a la maniére des géométres. I] pose des axiomes,
donne des définitions, énonce des théorémes qu‘il démontre, tire des
corollaires qui servent de base 4 des démonstrations nouvelles, et ne
s’arréte qu’aprés avoir parcouru tout le symbole, depuis l’existence de
Dieu jusqu'a la vie future et la résurrection des corps. C'est précisé-
ment, comme on voil, le procédé suivi par Spinosa; mais au xi° siécle
Yapplication d'une pareille méthode a la théologie est un fait singuli¢-
rement curieux, et qui fait peut-étre mieux comprendre que tout aulre
les tendances nouvelles des esprits. L’ouvrage, du reste, ne renferme au-
cune idée originale. — Les ceuvres d'Alain ont élé réunies par Charles
de Wisch, in-f?, Anvers, 1653; mais cette édition ne comprend pas le
traité de Arte fidei, qui nese trouve que dans le Thesaurus Anecdotorum
de Péze, t.1, p. 11. Legrand d’Aussy a publié dans le tome v des Notice
et Extraits des manuscrits, la notice dune traduction francaise inédite
de | Anti-Claudianus. On peut aussi consulter Jourdain, Rech. sur Udge
et orig. des trad. latines d’ Aristote, in-8°, Paris, 1843, p. 278 ct suly.,
et un article étendu de |’ Mistoire littéraire de France, t. xiv. C. J.
ALBERIC, de Reims, docteur scolastique, disciple d'Anselme de
Laon, enseigna avec succes dans les écoles de Reims, déféra en 1121
Jes opinions d’Abailard au concile de Soissons, qui les condamna, deyint
évéque de Bourges en 1136, assista en 1139 au concile de Latran, et
mouruten 1144. Plus profond que méthodique, suivant un contempo-
rain (Voyez Martenne, Thesaurus Anecdotorum, t. ut, p. 1712. , plus
éloquent que subtl, il était diffus dans ses legons, et manquait d art pour
résoudre les questions capticuses que ses disciples affectaient de lui
poser. Quelques historiens le considérent comme l’'auleur dun parti
ALBERT. 45
qui, au témoignage de Geoffroy de St-Victor (Lebeuf, Dissert. sur
Vhist. de Paris, t. 1, p. 256), se forma dans le réalisme sous le nom
d'Albéricains. Mais il est plus probable que le chef de ce parti fut Al-
béric de Paris que Jean de Sarisbéry appelle nominalis sect@ acerrimus
impugnator (Metalogicus, lib. u, ce. 10), et que Brucker et quelques
autres confondent avec Albéric de Reims. On ne posséde d’Albéric
qu'une lettre insignifiante sur le mariage, publiée par Martenne (Am-
plissima collectio, t. 1). Consult, Histoire litteraire de France, \. xu.
ALBERT te Granp [Albertus Teutonicus, frater Albertus de Colo-
nia, Albertus Ratisboniensis, Albertus Grotus], de la famille des comtes
de Bollstadt, né en 1193, selon les uns, en 1205, selon les autres, a
Lavingen, ville de Souabe, fréquenta les Ecoles de Padoue. Esprit la-
borieux et infatigable , il puisa de bonne heure, dans la lecture assidue
d'Aristote et des philosophes arabes, une vaste érudition qui le rendit
promptement célébre. Vers 1222, il entra dans l’ordre des Domini-
cains, ou la confiance de ses supérieurs l’appela bientot a professer la
théologie. Tour a tour il enseigna avec un succés prodigieux a Hilde-
sheim, Fribourg, Ratisbonne, Strasbourg, Cologne, et en 1245, vinta
Paris accompagné de saint Thomas d’Aquin, son disciple. Aprés avoir
séjourné dans cette ville environ trois ans, il retourna en Allemagne
vers 1248, fut élu en 1254, provincial de l’ordre de Saint-Dominique ,
el élevé, en 1260, au siége de Ratisbonne. Mais les fonctions de I’épisco-
pat, en le mélant aux affaires publiques, et en le forgant de renoncer
ala culture des sciences et de la philosophie , devaient contrarier ses
habitudes et ses gots. Aussi, au bout de quelque temps, il les résigna
entre les mains du pape Urbain IV, et se retira dans un couvent de
Cologne, pour s’y livrer tout entier a l’étude, ala prédication et a des
exercices de piété. Cependant sa soumission au saint-siége et son zéle
pour la religion l’arrachérent encore a sa solitude. En 1270, il précha
Ja croisade en Autriche et en Boheme; peul-étre a-t-il assisté a un con-
cile tenu a Lyon en 1274, el des historiens assurent quen 1277, malgré
son grand age, il entreprit le voyage de Paris pour venir défendre Ja
doctrine de saint Thomas qui y était vivement attaquce. I] mourut en
1280.
Albert le Grand est sans contredit I’écrivain le plus fécond et le savant
le plus universel que le moyen age ail produit. La Jiste de ses ouvrages
ne remplit pas moins de douze pages in-folio de la Bibliothéque des fré-
res Précheurs de Quétif et Echard, et dans cetle vasle nomenclature,
la théologie, la philosophie , histoire naturelle, la physique, l’astrono-
inie, l’alchimie, toutes les branches des connaissances humaines sont
également représentées. Emerveillés de son étonnant savoir, ses contem-
porains le regardérent comme un magicien, opinion qui fut longtemps
accréditée, et que le savant Naudé n’a pas dédaigné de combattre (Apo-
logie pour les grands hommes faussement soupconnes de magie, in-8,
Paris, 1625). Il est douleux, quoi qu'on en ait dit, qu'il ait su l’arabe
et le grec, car il défigure Ja plupart des mots appartenant a ces deux
langues; mais tous les principaux monuments de la philosophie orien-
tale et de Ja philosophie péripateticienne lui étaient familiers, comme le
prouyent ses commentaires sur Aristote, Denys l’Aréopagile et ses fré-
46 ALBERT.
quentes citations d’Avicenne, Averrhots, Algazel, Alfarabius, Tho-
phail, ete. On s'est quelquefois demandé sil n’aurait pas eu entre les
mains des ouvrages qui, depuis, se seraient é¢gareés; dans une curieuse
dissertation insérée dans les Memoires de la Soci¢cte royale de Goétlingue
(De fontibus unde Albertus Magnus libris suis xxv de Animalibus materiem
hauserit commentatio, Ap. Comment. Soc. Reg. Gotting., l. xi, p. 94).
M. Buhle s‘était prononce pour Vaflirmative; cependant des recherches
ullérieures n'ont pas confirmé ce résultat, et il demeure aujourd hui
constant que, dans son Histoire des Animauzx, par exemple, Albert n’a
employé aucun traité important dont nous ayons a regretter aujour-
d‘hui la perte (Rech, sur Cage et orig. des trad. latines d Aristote , par
Am. Jourdain, in-8°, Paris, 1843, p. 324 et suiv.).
Si Vorizinalité chez Albert égalait Vérudition , Vhistoire des sciences
offrirait peu de noms supérieurs au sien. Mais l’étude de ses ouvrages
prouve quil avait plus de patience que de génie, plus de savoir que
dinvention.Fruit dune immenselecture, les citations s’y accumulent un
peu au hasard ; les questions péniblement debatlues, vy sont presque tou-
jours tranchées par le poids des autorités; rarement on y remarque lem-
preinte dun esprit vigoureux qui s’approprie Jes opinions méme dont il
nest pas Je premier auteur, et la critique n’y peut recueillir, au lieu
d'un systéme forlement li¢, que des vues éparses, dont voici les plus
importantes.
A l'exemple de Ja plupart des docteurs scolastiques de cet age, Albert
tout ep proclamant Ja suprématie et les droits de la théologie, reconnait
a Ja raison le pouvoir de s’élever par elle-méme a la vérité. La philoso-
phie, suivant lui, peut done étre regardée comme une science a part,
ou, pour mieux dire, comme la réunion de toutes ces connaissances
dues au libre travail de la pensée. — La logique qui en est la premicre
partie, est l'étude des procédés qui conduisent Pesprit du connu a Vin-
connu. Elle a pour objet, non le syllogisme, qui nest qu'une forme par-
liculi¢re de raisonnement, mais la démonstration et indirectement le
langage, instrument de la définition. Ici se présentait la célébre question
des universaux qu'un si¢cle et plus de débats n’avait point encore as-
soupic. Albert résume longuement la polémique des écoles opposces et,
comme on pouvait s’v atlendre, il se prononce en faveur du réalisme,
principalement sur ce motif, que cest Popin‘on la plus conforme aux
doctrines péripatéliciennes, mesure supréme du vrai et du faux. — En
métaphysique, Albert néglige le point de vue de la cause, indiqué par
quelques philosophes arabes, pour sattacher a celui de Petre en soi,
dont il examine les déterminations dapres les categories, et suivant une
methode de distinctions subtiles, quelquefois puériles. TH est ainsi conduit
a analyser les idées de mati¢re, de forme, @accident, d’eternité, de du-
rée, de temps; arechercher si, dans les objets sensibles, la matiere et
Ja forme sont séparables Pune de Vautre, a distinguer dans Ja maticre,
la substance qui est parloulla méme et une aptitude variable a receyoir
différentes formes, ete. — La psychologic est peut-étre celle des parties
de la philosophie ot: il tempere le mieux les abus de la dialectique par la
connaissance des faits. IH ne sépare pas Petude de lame de Pétude gé-
nerale de la nature; mais i] considere ame tout ala fois comme fa forme
du corps, idee empruntée au pcripatetisme, et comme une substance
ALBERT. AT
distincte et indépendante des organes, capable, méme lorsqu ‘elle en est
séparée, de se mouvoir d'un lieu dans un autre, fait dont il assure avoir
reconnu la vérilé dans des opérations magiques, cujus etiam veritatem
nos ipsi experti sumus in magicis (Opp., t. 11, p. 23). L’ame possede
plusieurs facullés, la force végélative, la facullé de sentir, celle de se
mouvoir et lentendement, qu'elle renferme toutes dans lunité puis-
sante de son étre ; de Ja Ja dénomination de tout virtuel, fofiam potestati-
vum, que lui donne Albert. Les sens sont un pouvoir purement organique
auquel se rattachent des pouvoirs secondaires, comme le sens com-
mun, ]imagination, le jugement, qui occupent autant de cellules dis-
tincles dans le cerveau. L’entendement, source des notions mathémati-
ques et de la connaissance des choses divines, est actif ou passif. L’en-
tendement passif est une simple possibilité, variable cependant suivant
les individus. L’entendement actif sépare les formes intelligibles en les
rendant fixes et universelles, et féconde lentendement passif. H] ne se
confond pas avec lame, mais il s'unit a elle, comme une ¢manation et
une image de intelligence supréme (Opp., t. m1, p. 152, 153). L’dme,
ainsi éclairée, peut survivre au corps. — En théodicée, Albert saltache
a déterminer Jes bases, létendue et la certitude de notre connaissance
ralionnelle de Dieu. I] en exclut les dogmes positifs, et spécialement
celui de la Trinité, lame ne pouvant connaitre les vérités dont elle n'a
pas l'image et Je principe en elle-méme; mais il pense que l existence
de Dieu peut étre démontrée de plusieurs manicres, entre autres par li-
dée de ]'étre nécessaire en qui lessence et ]’étre sont identiques, et il
énumere d'aprés les alexandrins et les arabes, plusieurs des attributs
divins, la simplicité, Vimmutabilité, TFunité, la bonté, ete. (Opp.,
t. xvi, p. £ et suiv.) A ces recherches, dit Tennemann, il mélait
souvent des distinctions subtiles et un fatras dialectique sous lequel est
enveloppée plus dune inconséquence. Ainsi il explique la création par
Vemanation (crealio univoca), el cependant, il nie ]}é@manation des
ames. I] sountient dun coté Vintervention universelle de Dieu dans Ja
nature ; de l’autre, les causes naturelles déterminant et limilant la cau-
salité de Dieu. — Enfin la morale est également redevable a Albert de
quelques apercus originaux. Il considére la conscience comme la loi su-
préme qui oblige a faire on ane pas faire, et quijuge de la bonté des
actions. I] distingue dans Ja conscience la puissance ou disposition mo-
rale, quil appelle syndérése, avec quelques Peres de l'Eglise, et la
manifestation habituelle de cette puissance ou conscience proprement
dite (Opp., t. xvtit, p. 469). La vertu, en tant qu'elle est une perfec-
tion qui fait agir Thomme et qui rend ses actions agréables a Dieu, est
versée par la Divinité méme dans ies ames (virus infusa); de la la dis-
linction des vertus théologiques, la foi, lespérance et T'amour, les-
quelles conduisent au vrai bien ct sont un effet de Ja grace, et des ver-
tuscardinales qui sont acquises et se bornenta maintenir les mouvements
de lesprit dans de justes bornes ‘Jb., p. 476).
Albert forma de nombreux disciples, parmi lesquels nous avons déja
cilé saint Thomas, qui, sous le nom d’Albertistes, propagerent ses doc-
trines. Cependant, il a exercé moins dinfluence comme chef d'école,
que par exemple de son éruditiun et de ses travaux. Dés qu'il eut en-
trepris de commenter les écrits d'Aristote et des philosophes arabes
48 ALBINUS.
nouvellement traduits en Jatin, il semble que I’Eglise se soit montrée
moins défiante envers des ouvrages que protégeait admiration du pieux
docteur. Un concile, tenua Paris en 1209, avait cru devoir en interdire
Ja lecture ; cette défense renouvelée en 1245, ctait déja adoucie en 1231,
et a la mort d‘Albert, Jes livres qu'elle frappait, avaient acquis une
immense autorité dans toutes les écoles de Europe chrélienne. Ceux
qui pensent que le régne d'Aristote au moyen age a été funeste pour
les sciences useront, sans doute, de sévérité a Pégard de Vécrivain in-
faligable par Vinfluence duquel ce regne s'est affermi et consolidé ;
mais ceux qui ne partagent pas cette manicre de voir, qui jugent, loin
de Ja, qu’au xin siccle, le péripatélisme commenté par les philosophes
arabes, ne pouvait qu offrir d'uliles directions et d’abondants matériaux
a lactivilé des esprits, compteront parmi les titres de gloire d' Albert
d'avoir contribué a Je répandre et a le faire connaitre.
La plupart des cuvrages d’Albert indiqués dans Ja Bibliothéque des
fréres Précheurs avaient été réunis a Cologne en 1624 par le domi-
nicain Jammy. Cette collection forme 2 volumes in-f? dont voici le
contenu: t.1 a vi, Commentaires sur Aristote; t. vita x1, Commen-
taires sur les livres sacres; t. xir et xt, Commentaires sur Denys VA-
réopagite et Abregé de Theéologie; t. xiv, xv et xv1, Explication des
livres des Sentences de Pierre Lombard; t. xviret xyur, Somme de
Theologie ; t. xix, Livre des Creatures (Summa de Creaturis) 3 (.xx,Traité
sur la Vierge; t. xxi, huit Opuscules, dont un sur lalchimie. Indépen-
damment des ouvrages et dissertations que nous avons cités, on peut
consulter sur Ja vie, les eécrits et Ja doctrine d Albert, Rudolphus No-
viomagensis , de Vita Alberti Magni libri m1, Colonie, 1499; Bayle,
Dictionnaire Historique, art. Avert; Histoire litteraire de France,
t. xix, et les principaux historiens de la philosophic. C, J.
ALBINUS, platonicien du ue sicle aprés J.-C. ; tout ce qu’on sait
de lui, c'est quil enseigna au célébre médecin Galien Ja philosophie
platonicienne , qu il a laiss¢ une introduction grammaticale et liltéraire
aux Dialogues de Platon, imprimee par Fischer ‘in-8°, Leipzig, 1756),
ainsi quun travail encore inédit sur lordre qui a présidé a la com-
position des écrits de Platon. Voyes Atcuin,
ALCIDAMAS pv Exée, sophiste dont le nom ne serait pas connu, si
les disciples de Socrate ne Vayaient representé dans leurs écrils sous un
jour trés-défayorable.
ALCINOUS florissait au it siécle apres J.-C. Formé a Vécole
d’Alexandrie et fidéle a Vesprit de cette école , il commenga le premier
a méler a la doctrine de Platon Jes opinions d’Aristote et les idées oricn-
tales. On en trouve Ja preuve dans son Introduction a la philosophie
de Platon, espece dabrégé ov il expose assez complétement ce vaste
systeme, mais en y ajoutant des éléments Cirangers. Par exemple :
quand il parle des esprits et des démons, i! parait cn savoir beau-
coup plus que Platon : il les fait, les uns visibles, les autres invisi-
bles; il Jes distribue entre tous Jes éléments, nous fait connaitre
Jeurs rapports, leur influence, ct mel sous nos yeux une demonologie
ALCMEON. 49
complete , de laquelle a Ja magie il n’y avait plus qu’un pas a faire.
Voyes Alcinoi Introductio in Platonis dogmata, grec et latin, in-f,
Paris, 1553; Scholl. Dion. Lambini, grec et latin, in-4°, Paris, 1561;
cum Syllabo alphabetico platonicorum, per Langboenium et Fellum,
Oxford , 1667-8.
ALC ME ON pve Crotone. Un des plus anciens pythagoriciens , s’il
est vrai que Pythagore lui-méme, vers les der ni¢res années de sa vie ,
lait initié asa doctrine. D’aprés cette supposition , il aurait vécu dans
le ve si¢cle aprés Jésus-Christ. Quoique les anciens l’estiment surtout
comme médecin, il est loin d’étre sans valeur pour histoire de la phi-
losophie. Aristote (Met., liv. 1, ¢. 5) le signale comme ayant observé le
premier que les divers principes de la connaissance humaine sont
opposés entre eux, et peuvent étre représentés par les anlithéses sui-
vantes, au nombre de dix :
Fini et infini. Repos et mouvement.
Impair et pair. Droit et courbe.
Unité et pluralité. Lumiere et ténebres.
Droite et gauche. Bien et mal.
Male et femelle. Carré et toute figure a cotés négaux.
Cette table de Pythagore tend évidemment a diviser le monde intel-
ligible d’aprés le nombre reputé le plus parfait; c'est pour la méme
raison que les pythagoriciens ont divisé en dix spheres le monde sensi-
ble. Nous n’entreprendrons pas ici de faire ressortir ce quil y a darbi-
trairc dans un tel arrangement; mais, malgré son imperfection, cetle
lable n’en est pas moins remarquable, car elle peut étre regardée
comme la premiere tentative qui ait ¢té faite pour remonter aux
notions les plus générales ct dresser une espece de liste des catégories;
cest la sans doute qu’Aristote aura puisé Vidée de la sienne, composée
de dix notions simples. Quant a savoir si ce pythagoricien est ’réollement
lauteur de la table qui lui est altribuée, ou sil en a seulement donné
lidée, c’est une question peu importante ect qui ne saurait étre résolue
avec certitude.
Les anciens historiens Jui attribuent encore quelques opinions philo-
sophiques dune moindre importance. On lui fait dire, par exemple :
que Ie soleil, Ja lune ct les étoiles sont des substances divines, par la
raison que leur mouvement est continu ; que ame humaine est sembla-
ble aux dieux immortels, et par conséquent immortelle comme cux, ete.
(Arist., de Anima, lib. 1,¢. u. — Cic., de Nat. Deor., lib. 1,¢. 11. —
Jambl., in Vita Pythag., Goes)
I] est a regretter que rien ne se soit conserve de ses crits, sauf quel-
ques fragments de fort peu d’ctendue ; dans l'un, cilé par Diogdne Lat ie
(liv. vii, c. 13), il accorde aux dicux une connaissance ‘certaine ou
probable des choses invisibles, aussi bien que des choses périsabies, et
par 1a il semble indiquer que ectie connaissance est refusée a Vhomme ;
mais ce fait unique doit d’autant mois suifire pour le ranger parmi les
philosophes scentiques , que ses autres doctrines portent un caractere
prononcé de dogmatisme.— On mentionne encore un sophiste du nom
d’Aleméon , auquel Crésus aurait donné autant dor qu il lui était pos-
sible den emporter en une fois (Heérod., liv. v1, c. 125).
I. le
00 ALCUIN.
ALCUIN [Flaccus Albinus Alcuinus], né, suivant les conjectures les
plus probables, dans le Yorkshire, vers 735, fut élevé dans l’école du
monast¢re d’York, sous les yeux de lVarcheyéque Egbert. Quelques
historiens pensent quil a regu des legons de Bede le Vénérable; mais
comme il ne le nomme jamais parmi ses maitres, cette opinion, qui
dailleurs saccorde difficilement avee la chronologic, nest pas en gé-
néral admise. On présume quil était abbé de Cantorbéry, lorsqu’en
780, au retour d'un voyage entrepris a Rome par les ordres du nouvel
archevéque d’York , Eanbald, il rencontra Charlemagne a Parme, et,
sur ses pressantes sollicitations, consentit a venir se fixer en France.
Charlemagne, qui cherchait alors les moyens de ranimer dans son
royaume la culture intellectuelle a peu pres éteinte, ne pouvyait trouver,
pour lexécution de ses projets, un ministre plus éclairé et plas actif.
Par les conseils et sous la direction d’Alcuin, on s’oceupa de recueillir
et de réviser les manuscrits de la littérature latine; les vieilles ecoles
de la Gaule furent restaurées; de nouvelles s’éltablirent prés des mo-
nastéres de Tours, de Fulde, de Ferri¢res, de Fontenelle; tandis quaux
portes mémes du palais impérial, il organisait un enseignement regu-
lier, destiné au prince el aux membres de sa famille. Ces diverses occu-
pations ne ’empéchaient pas de se livrer a d'autres soins et de prendre
part aux disputes théologiques. Elispand, archevéque de Tolede, et
Félix, évéque dUrgel, ayant avanceé des opinions hétérodoxes sur la
distinction des deux natures en Jésus-Christ, il composa un livre pour
les réfuter, ef assista aux conciles de Francfort (794) et d Aix-la-Cha-
pelle (799), ott lear doctrine fut condamnée. Cependant une vie aussi
aclive, peul-ctre méme Pamilié importune du prince, finirent a la longue
par le Jasser. I] insista vivement pour obtenir la permission de quitter
Ja cour, et Charlemagne Ja lui ayant aceordée en année 800, il se re-
tira a Tours, dans labbaye de Saint-Martin, qu il tenait de la munifi-
cence impériale. Ce fut dans cette retraite quil termina ses jours en
804, agé de 70 ans.
Le nom d’Alcuin appartient moins a Vhistoire de la philosophie qu’a
celle de /Eglise et A histoire générale de la civilisation. Cependant on
distingue dans Ja collection de ses couvres quelques traités qui sont con-
sacrés aux maliéres philosophiques, comme un opuscule de la Nature
de Fame, de Ratione anima, un autre des Vertus et des vices, de Vir-
fulibus et vitiis , ct des dialogues sur la grammaire, la rhélorique et Ja
dialeclique. La méthode y manque doriginalité, comme le fond qui est
emprunté presque tout entier & Boece ct aux Peres; mais le style en
est généralement supérieur, par la précision, a celui des ¢crivains de
cet dge. Quelquefois méme Alcuin parvient, par Ja finesse du tour, a
s approprier les idées de ses modéles , comme dans Je passage suivant.
Apresavoir dil que Fame possede intelligence, la volonté et la memoire,
« ces trois facultés, continue-t-il, ne constituent pas trois vies, mais une
vie; ni trois pensées, mais une pensée; ni trois substances, mais une sub-
stance.... Elles sont trois en tant qu'on les considére dans leurs rapports
extéricurs. La mémoire est la mémoire de quelque chose; lintelligence
est Vintelligence de quelque chose, la volonte est la volonté de quelque
chose, ct elles se distinguent en ecla. Cependant ily aen elles une cer-
laine unite. Je pense que je pense, que je veux et que je me souviens;
ALEMBERT. df
je veux penser et me souvenir et vouloir; je me souviens que j’ai pensé
et voulu et que je me suis souvenu; et ainsi ces trois facullés se réunis-
sent en une seule (de Rat. anime, Opp. lL. 11). » Ajoutons que chez Al-
cuin, |’esprit théologique ne régne pas seul ; que siles Péres, saint Jérome,
saint Augustin, lui sont familiers, Pythagore, Aristotle, Platon, Homére,
Virgile, Pline reviennent aussi dans sa mémoire; quien lui enfin, comme
l’'a remarqué M. Guizot, commence l'alliance de ces deux éléments dont
lesprit moderne a si longtemps porté l’incohérente empreinte, |’anti-
quité et !Eglise, le gout, le regret de la société paienne, et la sincé-
rité de la foi chrétienne, |'ardeur a étudier ses mystéres et a défendre
son pouvoir.
Les ceuvres d’Alcuin ont été réunies par André Duchesne, in-f,
Paris, 1617, et par le chanoine Frobben, 2 vol. in-f*, Ratisbonne,
veep "Cette ‘seconde édilion est beaucoup plus complete et plus soignée
que la premiére qui ne renferme pas le livre de Ratione anime, et qui
attribue a Alcuin un traité des arts libéraux de Cassiodore. On peut
consulter sur la vie et les ouvrages d Alcuin, Mabillon, Acta sancto-
rum ord. S. Benedicti, t. y; Histoire littéraire de France, t.1v; His-
toire politique, ecclésiastique et littéraire de Vépoque carlovingienne,
par Fr. Lorenz, Halle, 1829 (en allemand), et une excellente lecon de
M. Guizot, Histoire de la Civilisation en France, 2° ou 3° édit., t. u.
Gud,
ALEMBERT (Jean Le Ronp p’), un des écrivains célébres du
xvii siecle, naquit a Paris le 16 novembre 1717. Un juge competent
sest chargé ‘a apprécier ses travaux mathémaliques ; nous n’ayons a le
considérer ici que comme philosophe et comme littérateur,
Il était fils naturel de madame de Tencin et de Destouches , commis -
saire provincial d’artillerie : il fut exposé sur les marches de la petite
église de Saint-Jean-le-Rond, dans le cloitre Notre-Dame; de Ja il recut
le nom de Jean le Rond; ce fut plus tard qu il prit celui de d'Alembert.
L’officier de police auquel il fut porté, au lieu de lenvoyer aux Enfants-
Trouvés, Je confia a la femme d'un vitrier, qui eut pour lui des soins
tout a fait malernels, el a laquelle il conserva toute sa vie un tendre
attachement. Serait-il téméraire de conjecturer que par la suite , lorsque
son mérite personnel lui eut acquis un rang dans cette pee dont sa
naissance avail commenceé par Il exclure , le ressentiment de celle injus-
tice fut une des causes qui le jetérent dans le parti philosophique, ligué
pour battre en ruines les abus de lancien régime ? Ce batard qui ne te-
nait a rien, était une prolestation vivante contre un ordre de choses oti
la naissance était la condition premiére, pour jouir de Ja considération et
des avantages auxquels tous ont droit de prétendre. Ainsi Rousseau, fils
dun horloger, et que sa vie vagabonde ayait maintes fois ravalé aux
conditions les plus humbles ; ainsi Diderot, fils dun coutelier, et forcé
de gagner a Ja sueur de son front le pain de chaque jour; ainsi Marmon-
tel, fils dun lailleur de pierres, et La Harpe, autre batard, et d'autres en-
core que le talent ne préserva pas de mourir a hopital, n’étaient-ils
pas destinés, par Ja nécessité de leur position, ainvoquer un régime ou
nul obstacle n'empéchat homme de mérite de s ¢lever par Jui-méme ?
Nétaient-ils pas les apdtres-nés de cette doctrine, que la vertu et les
h.
52 ALEMBERT.
talents méritent seuls le respect, et que le mépris doit étre réservé au
vice et la a sottise ?
Quoi qu'il en soit, d'Alembert devait ¢tre un de ces esprits supérieurs
qui percent lobscurité de leur berceau. Son peére, sans le reconnaitre ,
Jui assura du moins une pension qui permit de le faire élever avec soin;
il fut mis au collége ou il fit de Wes-bonnes études, et il annon¢a de
bonne heure les facultés les plus heureuses. Néanmoins il parut hésiler
un moment sur sa vocation. Ses professeurs du collége Mazarin, zclés
jansénistes, lattiraient vers la théologie; dun autre cdte , il se fit rece-
voir avocat en 1738. Mais bientot son gout décidé pour les sciences ma-
thématiques l’emporta : dés Page de vingt-deux ans, en 1739, il présenta
a lV Académie des sciences deux mémoires , Fun sur le mouvement des
solides dans les corps liquides, l'autre sur Je calcul inlégral. En 1741,
il fut nommé membre de cette Académie. En 1746, son mémoire sur
Ja théorie des vents emporta le prix a l’Académie de Berlin, qui lad-
mit dans son sein par acclamation.
Jusque-la d'Alembert, par ses travaux scientifiques, avait jeté les ba-
ses d'une renommée solide, mais resserrée dansle cercle étroit du monde
savant. Un homme aussi ardent et aussi fougueux que d'Alembert était
réservé, Diderot, préparait alors le plan de l Lneyelopedie, ce vaste in-
ventaire des connaissances humaines , cctle association si puissante par
Je lien quelle créait entre les gens de lettres et les philosophes, dont elle
allait devenir Je quarticr général. Le chef de Ventreprise chargea son
ami d’Alembert de rédiger Je discours préliminaire, péristyle digne
du monument que la philosophie voulait élever aux Jumicres du
xvi’ siecle. Ce travail fonda Ja réputation de d'Alembert comme écri-
vain.
Assurément Je discours préliminaire de ! Encyclopédie nest pas un
ouvrage a labri de toute critique. L’auteur sy proposait de retracer la
généalogie des connaissances humaines : c’était salisfaire au besoin des
époques de grande activité intellectuelic ct dardente curiosité, qui se
jettent tout d’abord dans la question des origines. C’etait le temps, en
effet, ott Montesquieu venait de publier VEsprit des lois; ou Buffon,
dans un tableau a la fois poctique ct philosophique, avait essayeé de dé-
crire les premi¢res émoltions du premier homme sortant des mains de
Dicu ct s’éveillant a Ja vie; ot Condillac apres avoir, dans un premier
essai, décrit a sa mani¢re lorigine de toutes nos connaissances, tentail
par Vingénieuse fiction de sa statue, de montrer Loutes les idées huimai-
nes soriant de la sensation transformeée ; enfin ectaitle temps ot Rous-
seau, sinon avee une intuition plus complete de la verite, du moins
avec une bien autre puissance de talent, recherchaitles causes de Pinega-
lité parmi les hommes. On était done sur de plaire au gotit de Pé-
poque, en recherchant la fillaion des sciences, soit dans Tordre logique,
soit dans leur développement historique. Felle est, en effet, la division du
discours de d'Alembert. Mais ’exécution est loin détre irréprochable.
La classification de nos facultés, empruntée a Bacon, est des plus arbi-
traires, et entraine une foule erreurs de details. Ainsi, d Alembert
prétend ramener toutes les sciences a une de ces trois faculteés s memoire,
raison, imagination. Sans insister sur la valeur de la classification en
elie-meme, ele a un vice radical, en ce que ces twois faculles se con-
ALEMBERT. 53
fondent continuellement dans leur action; nulle science n’est fondée
sur une facullé unique ; il nen est aucune pour laquelle le concours de
plusicurs facullés ne soit indispensable. C’est par suite de cet arbitraire
que les sciences et les arts se trouvent confondus sous les mémes titres
généraux , que l’éloquence, par exemple, figure parmi les sciences na-
turelles, et que l’histoire naturelle est prise pour une dépendance de
Vhistoire proprement dite.
fl y avait toutefois une idée ingénicuse et vraie a montrer toutes les
sciences comme des branches @’ un méme tronc, et a les rattacher aux
facultés de Vintelligence comme a leur principe. Les morceaux les plus
remarquables du discours sont l’esquisse historique, ou sont retracés
les progrés de Vesprit humain; et pour Ja partie théorique, ce qui se rap-
porte aux sciences exactes et AV analyse de leurs procédés : la brillent les
qualités éminentes de esprit de d’Alembert, Ja justesse, la sagacité, la
finesse. Mais il devient vague et incomplet, lorsqu’il traite des mati¢res
purement philosophiques. On ne sent pas en lui cet enthousiasme, cette
imagination élevée , qui ne sont nullement incompatibles avec la philo-
sophie : témoin Bacon quil cite souvent lui-méme, et Platon, et Male-
branche, et tel de nos contemporains que tout le monde nommera. Du
reste, sa doctrine se sépare nettement ici des opinions mateérialistes pro-
fessées par Diderot et par la plupart des encyclopédistes. D’Alembert y
reconnait formellement que les propriétés que nous apercevons dans
la mati¢re n’ont rien de commun ayec les facultés de vouloir et de
penser.
Nous retrouverons le méme caractére dans |’ Essai sur les éléments
de philosophie ou sur les principes des connaissances humaines. Tout en
admettant, avec Locke, que toutes nos idées, méme les idées purement
intellectuelles et morales, viennent de nos sensations, il y établit avec
soin que Ja pensée ne peut appartenir a l’étendue, ct il proclame sans
hésitation Ja simplicité de Ja substance pensante. On y trouve aussi des
vues ingénieuses sur nos sens, et sur les idées que nous devons a cha-
cun deux. Le probleme de lexistence du monde extérieur est trés-bien
posé, et l’auteur se montre bien supérieur a Condillac en cette partie ;
il parait s’étre inspiré de larticle Extsrence, fait par Turgot pour En.
cyclopedie, morceau qui est peat -élre ce que a philosophie frangaise du
xvi’ siécle a produit de plus solide en métaphysique. Aprés_ s’étre
élevé ici au-dessus des syst¢mes contemporains, il retombe dans le sen-
Sualisme et subit le joug de son sitcle, lorsquil veut déterminer le
principe de la morale. H définit linjuste ou le mal moral, ce qui tend a
nuire ala société, en troublant Je bien-étre physique de ses membres ;
il s’arréte au principe de Vintérét bien entendu. En méme temps on
rencontre des choses bien vues et bien dites, comme ceci : « Le vrai en
mélaphysique ressemble au vrai en mati¢re de gout; c'est un vrai dont
tous les esprits ont le germe en eux-mémes, auqucl Ja plupart ne font
pas dattention, mais quils reconnaissent dés qu’on Je leur montre. I
semble que tout ce quon apprend dans un bon livre de métaphysique
ne soit qu'une espece de réminiscence de ce que notre ame a déja su. »
D’Alembert a écrit quelque part : « On ne saurail rendre la langue de la
raison trop simple et trop populaire. » Voila le véritable esprit de la
philosophie du xvmi° siéele.
54 ALEMBERT.
Les essais litléraires de d'Alembert manquent d’originalité. Il y mon-
tre comme partout un jugement droit et exact; mais dans les matiéres
de gout il laisse a désirer ce tact délicat que le raisonnément ne saurait
remplacer ; son style précis, mais froid, a toujours quelque sécheresse.
Si, comme €crivain, son talent ne parait pas a la hauteur de sa renom-
mée, il n’en a pas moins exercé une influence notable dans Vhistoire
littéraire de son époque. Il fut un des propagateurs les plus actifs du
mouvement philosophique , tout en conservant beaucoup de mesure et
d’égards dans l’expression des idées les plus hardies. II contribua méme
personnellement ila considération qu’obtinrent alors les gens de lettres;
son caractére honorable et son désintéressement y eurent une grande
part. Il vécut longlemps d'une modique pension. L'impératrice Cathe-
rine II, aprés la révolution du palais qui Ja laissa seule maitresse du
trone de Russie, écrivil a d’Alembert pour lui offrir la place de gouver-
neur du grand-duc, avec 100,000 francs d’appointemements : il re-
fusa. Lors des premicres persécutions dirigées contre | Encyclopédie,
Frédéric II lui offrit sans plus de succés la présidence de |’ Académie de
Berlin. Jaloux de son repos, il préférait aux positions les plus brillantes
une vie modeste, mais indépendante, avec immense considération qui
Ventourait 4 Paris. Ce fut ce gout du repos et cette horreur des tracas-
series , qui lui firent, dés 1759, abandonner | Encyclopédie, et laisser
tout le fardeau peser sur Diderot, qui resta seul a lutter. De Ja aussi Ja
réserve et les ménagements quil simposait dans ses écrits publics : il
se dedommageait de cette contrainte dans sa correspondance avec Vol-
taire et avec le roi de Prusse; c'est 14 que son sceplicisme se montre a
découvert, et qu'il médit 4 son aise du trone et de l’autel. A sa mort,
ses amis les philosophes se scandaliserent de ce que son testament com-
mencait par ces mots: « Aunom du Pere, et du Fils, et du Saint-Es-
prit. »
Sans famille, sans places, sans fortune, d'Alembert n’en était pas
moins un personnage important. Apres la mort de Voltaire, il devint
le chef du parti philosophique. La société qu'il réunissait dans son petit
entre-sol du Louvre ful plusieurs années une des plus brillantes de Paris.
La se rendaient d’anciens ministres, comme le due de Choiseul, des
grands seigneurs parfois gens de beaucoup d’esprit : tout ce quily
avait détrangers marquants tenait & honneur dy étre admis; et il y
recut; én 1782, le comte et la comtesse du Nord (le crand-duc de
Russie qui fut depuis Paul I*', et son épouse, la mere de lempereur
Alexandre). L’Ame de cette société fut longtemps mademoiselle de Les-
pinasse, dont le tact et la finesse ne furent pas inuliles a la considéra-
tion de son ami.
Apres la mort de Duclos, en 1772, d'Alembert devint secrétaire per-
pétuel de Académie francaise. Ce fut pour remplir les devoirs de cette
place qu il composa les éloges des académiciens, parmi lesquels on a
remarqué ceux de Destouches, de Boileau, de Fénelon, etc. ; ils sont
en général instructifs , semes danecdotes piquantes. On lui a reproché
quel: juefois de courir apres Te trait, pour capter les applaudissements
de la multitude qui suivail alors les représentations académiques. Sa
conversation élait spirituelle, intéressante par un fonds incpuisable
didées ct de souvenirs curieux : il contail avec grace et faisait jaillir le
ALEMBERT. 55
trait avec une prestesse qui lui était particuliére. On cite de lui des
mots dhumeur, qui ont un caractére doriginalité fine et profonde :
« Qu'est-ce qui est heureux ? quelque misérable. » Tl disait « qu’un état
de vapeur est un état bien facheux , parce qu’il nous fait voir les choses
comme elles sont. » I] mourut a Paris, le 29 octobre 1783. — A...
Parmi les hommes supérieurs qui ont dirigé le mouvement philoso-
phique du xviut siécle, d'Alembert est le seul qu’on doive compler au
nombre des géometres du premier ordre; et cette circonstance est d’au-
tant plus remarquable, que Fontenelle et Voltaire, en se faisant, a leur
maniére, les interprétes des grands génies du siécle précédent, avaient
mis, pour ainsi dire, la géométrie a la mode chez Jes beaux esprits.
Nous ne pouvons done guére nous dispenser de dire quelques mots des
travaux mathématiques de d’Alembert, en tant, du moins, que cela peut
contribuer a faire mieux connaitre et apprécier le philosophe et l’ency-
clopédiste.
Du vivant de d'Alembert, l’esprit de parti n’a pas manqué de vouloir
rabaisser en lui le géometre; mais les juges Jes plus compétents, ceux
qui se tenaient le plus a l’écart des coteries philosophiques et littéraires,
nont jamais méconnu Voriginalité, la profondeur de son talent, l'im-
portance de ses découvertes. Emule de Clairaut, d'Euler et de Daniel
Bernoulli, souvent plus juste a leur égard qu‘ils ne lont été au sien, il
n'a sans doute ni l’élégante synthése de Clairaut, ni Ja parfaite clarté,
ni surtout la prodigieuse fécondilé d' Euler; mais, quand on a donné le
premier, apres les tentatives infructueuses de Newton, Ja théorie ma-
thématique de la précession des équinoxes, quand on a attaché son
nom a un principe qui fait de toute la dynamique un simple corollaire de
stalique, on a incontestablement droit aun rang éminent parmi les
génies inventeurs. Aprés Descartes, Fermat et Pascal, la France avait
vu le sceptre des mathématiques passer en des mains étrangeéres : Clai-
raut et d'Alembert le lui ont rendu, ou du moins ils ont pu lutter glo-
rieusement avec les deux illustres représentants de lécole de Bale; et
sur la fin de sa carri¢re , lorsque d'Alembert, malade, chagrin, sentait
son génie décliner (comme sa correspondance manuscrite le laisse assez
voir) , il prodiguait 4 Lagrange les marques d’admiration ; il distinguait
le talent naissant de Laplace, et se préparait ainsi des successeurs qui
lont surpassé.
I] faut pourtant le dire : lenom de d'Alembert est resté et restera dans
la science; mais, quoiqu il n'y ait guére plus dun demi-siécle entre lui
et nous, déja lon ne lit plus ses écrits, landis que ceux de Clairaut,
d‘Euler et surtout de Lagrange demeurent comme des modeéles du style
mathématique. Chose singuli¢re! trois géomeétres de la méme école;
tous trois écrivains élégants, membres de |Acadé:mie francaise, tous
trois adeptes zeles de Ja philosophie du xvii’ siecle, d Alembert, Con-
dorcet et Laplace, ont eu tous trois dans leur style mathématique une
mani¢re heuriée, obscure, qui rend pénible la lecture de leurs ou-
vrages, et les a fait ou les fera vicillir promptement. Assurément nous
nentendons pas mettre Condorcet, comme géometre, sur la ligne de
d'Alembert ou de Laplace, et nous reconnaissons que | importance toute
speciale des grandes compositions de Laplace doit les faire durer plus
que les fragments sortis de la plume de d'Alembert; mais le trait de
56 ALEMBERT.
ressemblance que nous signalons n’en mérile pas moins, & notre sens,
Vattention du philosophe.
Voici la liste des ouvrages de d’Alembert, publiés séparément, liste
qui donnerait une idée démesurée de l’etendue de ses travaux, si Von
ne prenait garde que tous forment des volumes trés-minces, et dun
trés-petit format in-4°. :
1°. Traité de Dynamique, 1743, 1 vol.; 2° Traité de V Equilibre et du
Mouvement des fluides, 1740-70, 4 vol.; 3° Reflexions sur la cause gé-
névale des vents, 1747, 1 vol.; 4° Recherches sur la précession des équi-
noxes et sur la nutation de Vaxe de la terre, 1749, 1 vol.; 5° Essar
Mune nouvelle theorie sur la résistance des fluides, 17352, 1 vol.; 6° Re-
cherches sur différents points importants du systeme du monde, 175'-
56, 3vol.; Opuscules mathématiques, 8 vol. publiés en 1761, 176%,
1767, 17681, 773 et 1780.
Le Traitéde Dynamique est particuliérement remarquable par l’énoneé
du fameux principe que lon désigne encore sous le nom de Principe
de @ Alembert. Si Von imagine un systéme de corps en mouvement, liés
entre cux d'une mani¢re quelconque, et réagissant les uns sur les au-
tres au moyen de ces liaisons, de manicre a modifier les mouvements
que chaque corps isolé prendrait en vertu des seules forces qui lani-
ment, on pourra considérer ces mouvements comme composés, 1° des
mouvements que Ices corps prennent effectivement, en vertu de forces
qui les animent séparément, combinées avec les réactions du systme 5
2° d'autres mouvements qui sont détruits par suite des liaisons du sys-
téme : dot il résulte que les mouvements ainsi détruils doivent étre
tels, que les corps animés de ces seuls mouvements se feraient équilibre
au moyen des liaisons du systéme. Avec ce principe, comme nous
Vavons dit, la science du mouvement nest plus qu'un corollaire pure-
ment mathématique de la théorie de Péquilibre. I] n'y a plus de prin-
cipe nouveau a emprunter, soit a Ja raison pure, soit a Pexpérience,
plus @artifice particulier de raisonnement a imaginer; il ne reste que
des difficultés de calcul, et celles-ci sont inhérentes a Ja nature des
choses. En tout cas, Fesprit humain a accompli sa tache quand il est
paryenu a classer ainsi les difficultés, et a pousser les réductions autant
qu elles peuvent Petre. Le principe de d'Alembert est un bel exemple
philosophique dune telle réduction.
Dans le cours de ses recherches sur divers points du systéme du
monde et sur la mécanique, d'Alembert a du soceuper beaucoup du
ealeul intégral, cest-a-dire de Vinstrument sans lequel il aurait fallu
renoncer a traiter ces questions épineuses. En 1747, il faisait paraitre
dans les mémoires de Berlin ses premi¢res recherches sur les cordes vi-
brantes, qui sont le point de départ de Vintégration des équations auc
differences partielles, ow de la branche de Vanalyse a laquelle se sont
rattachées depuis presque toutes les applications du calcul a la phy-
sique proprement dite. D’Alembert cut avec Euler une discussion eclebre
sur un point capital de doctrine, sur la question de savoir si les fone-
tions indclerminées, ou, comme disent les e¢ometres, les fonctions
arbitraires qui entrent dans les intégrales des equations aux differences
particlles, peuvent représenter des fonctions non soumises a la loi de
continuilé. Tous les principaux géomeétres dn dernier sidcle ont pris
ALEXANDRE. 57
part a cette controverse, qui se résout tout simplement, et, il faut
Vavouer, contre les idées de d'Alembert , lorsqu’on définit avee précision
les diverses solutions de continuilé, et “lorsqu’ on se place dans Vordre
d’abstraction qui caractérise la théorie des fonctions et la distingue es-
sentiellement des autres branches de mathématiques. Mais l’esprit hu-
main a toujours plus de peine a bien fixer la valeur des notions fonda-
mentales sur lesquelles il opére, qu’a les faire entrer dans des construc-
lions compliquées et savantes.
Fondateur de I’ Encyclopédie, d Alembert s’était chargé, dans cette
grande compilation, des principaux articles de mathématiques pures et
méme appliquées. Ces ‘articles forment encore le fond du Dictionnaire
de Mathématiques de l'Encyclopédie dite methodique. Tous les points
importants de Ja philosophic des mathématiques, ceux qui se ralta-
chent aux notions des quanlités négatives, de linfiniment petit, des
forces, s’y trouvent traités de la main de d'Alembert, dont les articles
doivent ¢tre lus par tous ceux qui s’occupent de ces mati¢res. Sans exa-
gérer, comme Condillac l’a fait, le réle du langage, d'Alembert se
montre enclin aux solutions purement logiques, a celles qui s'appuyent
sur des définitions et des institutions conventionnelles. I n’apprécie pas
assez, suivant nous, la valeur des idées abstraites indépendamment
des procédés organiques par lesquels l’esprit humain s’en met en pos-
session, les élabore et les transmet; mais, pour justifier cette asseruion
générale , i faudrait entrer dans une critique détaillée, que la spécialité
de ce Dictionnaire ne comporte pas. Le A
ALEXANDRE p’Apuropise ou plutot p’Apnropistas [Alexander
Aphrodisieus|, ainsi appelé dune ville de Carie, son lieu de naissance.
I] florissait a la fin du ne etau commencement du mr siécle de Pére chré-
tienne, sous le régne des empereurs Sévere et Caracalla, de qui il tenait
Ja mission denseigner la philosophic péripatélicienne. Mais on ne sail
sil remplissait cette fonction 2Athénes owa Alexandrie. Disciple d’Her-
minus et d’Aristoclés, il surpassa de beaucoup ses mailres, tant par Jes
qualités naturelles de son esprit que par son érudilion et le nombre de
ses ouvrages. C'est le plus célébre de tous les commentateurs d’Aristote,
celui qui passe pour avoir le mieux compris et développé avee le plus
de talent les doctrines du maitre. Aussi tous ceux de son école qui sont
venus aprés lui Pappellent-ils simplement /e Commentateur (stv é2cynz%),
comme Aristote lui-méme, pendant tout le moyen age, était nommé le
Philosophe. Nous ajouterons que cette distinction, sauf Penthousiasme
qui s’y joignait, nest pas tout a fait sans fondement, et les commen-
taires d Alexandre d@’Aphrodise scront toujours consultés avee fruit par
celui qui voudra lire dans Voriginal les ceuvres du Stagirite. IH n’y a pas
jusqu’aux digressions qui s'y mélent qui ne soient souvent d'une grande
utililé pour Vhistoire de la philosophic, etne lémoignent dun jugement
ferme appuyé dune yaste éradition. Cependant il ne faudrait pas re-
garder sculement Alexandre d’ Aphrodise comme un commentateur ; ila
aussi écrif en son propre nom deux ouvrages philosophiques : de la Na-
ture de Vdme, et de la Fatalité et de la Liberté. Dans le premier, il
cherche a prouver que lame nest pas une vérilable substance, mais
une simple forme de Vorganisme et de la Vie (cides vi rod ohuates Soryavined )»
58 ALEXANDRE.
une forme matérialisée (foo furev) qui ne peut avoir aucune existence
réelle sans le corps. Le second, consacré tout entier ala réfulation du fa-
talisme stoicien, nest guére que le développement plus ou moins élendu
des arguments suivants : 14° Dans lhypothése stoicienne, toutes choses
seraient soumises exclusiv ement a des lpis générales et inflexibles , car
toutes elles ne forment qu'une méme chaine dont chaque anneau esl in-
séparable des autres : or il n’en est point ainsi; l’expérience nous ap-
prend qu’il y a des faits abandonnés a la liberté indiv iduelle, sans laquelle
nous ne pouyons concevoir la raison. En effet, a quoi nous servirait la
faculté de raisonner et de réfléchir, si nous ne ponvions pas agir con-
formément au résultat de nos propres délibérations ? Mais ce caractére
de nécessité absolue que le stoicisme apergoit partout n’existe pas da-
vantage dans les lois générales, c’est-a- -dire dans les lois de Ja nature;
car la nature aussi bien que Vindividu s’écarte plus d’une fois de son
but : elle a ses exceptions et ses monstres, ce quine pourrait avoir lieu
si elle était gouvernée par des lois inflexibles. 2° Le fatalisme est incom-
patible avec toute idée de moralité. L’>homme n’étant pas maitre de ses
résolutions, il n’y a pour lui aucune responsabilité, il ne mérite ni
chatiment ni récompense, il ne peut étre ni vertueux ni criminel. 3° Avec
la doctrine de la nécessité absolue, il n’y a plus de Providence, partant
plus de crainte ni de respect de Ja Divinité. En effet, si tout est réglé a
lavance dune maniére irrévocable, comment les dieux seraient - ils
bons, comment seraient-ils justes, comment pourraient-ils distribuer
les biens et les maux suivant le mérite de chacun? Ce qui est un effet de
linflexible destin ne peut élre regardé ni comme un bienfait, ni comme
une punilion, ni comme une récompense. Si Alexandre, twouvant sur
son chemin l'incompatibililé apparente de la liberté humaine et de la
prescience divine, n’hésite pas un instant a sacrifier la prescience , qui
lui parait une chose aussi inconcevable qu'un carré ayant sa diagonale
égzale a un de ses cotés, il n’est malheureusement pas plus irréprochable
quand, aprés l'avoir défendue contre le fatalisme, il essaye de définir la
divine Providence : ainsi que son maitre, illa confond avec les lois géneé-
rales de Ja nature.
Les deux écrits, dont nous venons de signaler au moins le but
général, furent publi¢s ensemble avec les ceuvres de Thémistius, a
Venise, en 153% (in-4° ), par les soins de Trincavellus. Le traité de la
Fatalité et de la Liberté a été deux fois traduit en latin; d’abord par
Hugo Grotius dans louvrage intitulé : Philosophorum sententia de Fato
‘Amsterd. , 1648); ensuite par Schulthess, dans le tome tv de sa bi-
bliotheque des philosophes grecs, et dans une édition séparée (in-8°, Zu-
rich, 1782.) Quant aux commentaires d’Alexandre d’Aphrodise sur les
ceuvres d’Aristole, il faudrait, pour en donner Ja liste, savoir distinguer
ayee une enliére certitude ce qui est a lui et ce qu'on lui attribue par
supposition. Or ce n’est pas ici que cette question peut ¢tre traitée,
ae nous contenterons de renvoyer a Casiri (Biblioth. avrabico-hisp.,
,p. 243; a Védition de Buhle, t.1, p. 287 et seq. ; et enfin, a la Bi-
Hise grecque de Fabricius.) — Alexandre d’Aphrodise a fail école
au sein méme de Vécole péripatéticienne, et ses partisans, parmi les-
quels on compte un grand nombre de philosophes arabes, ont été
nommés les alexandristes.
ALEXANDRE. 59
ALEXANDRE p’Ecée [Alexander A’geus], philosophe péripatéticien
qui florissait pendant le 1% siécle de l’ére chrétienne. Il était disciple du
mathématicien Sosigéne et devint l'un des maitres de l’empereur Néron.
Il est compté parmi ceux qui ont restitué le texte du traité des Catego-
ries, et il résulterait d’une citation de Simplicius (ad Categ., f° 3) quila
aussi composé sur cette partie del Organum un commentaire fort estimé.
On a voulu également lui faire honneur de deux autres commentaires,
Yun sur la métaphysique, dont la traduction Jatine a été publiée par Se-
pulveda (in-f?, Rome, 1527; Paris, 1536; Venise, 1541 et 1561 ),
l'autre sur la météorologied’Aristote, publié en grec et en latin, sous Je
tire suivant : Comment. in Meteorol. grece, edit. a F. Asulano, (in-f?,
Ven., 1527); Id. latine, edit. a Piccolomineo (in-f, Ven., 1540 et
1556). Mais il est loin d’étre démontré qu'il: soit réellement l'auleur de
ces deux écrits, plus généralement attribyés a Alexandre d’Aphrodise ,
bien que cette derni€re opinion n’offre pas plus de certitude que la
premicre. Voyez le tome 1 de /’édilion d’Aristote par Buhle, p. 291
et 292.
ALEXANDRE pe Hatts ou Aris [Alesivs], ainsi appelé du lieu de
sa naissance ou du nom d’un monastére du comté de Glocester, ou il fut
élevé, était déja parvenu a la dignité d’archidiacre dans sa patrie, lors-
quil résolut de venir en France, poussé par le désir de s‘instruire.
En 1222, des circonstances qui ne sont pas bien connues, et sa vive
piété le délerminérenta prendre! habit de franciscain. Cependant, malgré
sa profession, I’'Université de Paris lui conserva Je titre de docteur, et
bient6t méme i] devint un des maitres les plus illustres de cette brillante
époque de Ja philosophie scolastique. Wading compte parmi ses disciples
saint Bonaventure, saint Thomaset Duns Scot. D’aprés les auteurs del’ His-
toire littéraire de France , cette opinion serait inadmissible, Alexandre
ayant cesséd’enseigner en 1238, avant l’'arrivée en France ou méme avant
la naissance de ses disciples prétendus. Cependant nous ferons remarquer
que saint Bonaventure assure positivement avoir eu pour maitre le philoso-
phe qui nous occupe ence moment. Alexandre de Halé mourut a Paris en
1245. Son principal ouvrage est une Somme de Théologie, divisée en quatre
livres, ott il donne le premier exemple de cette méthode rigoureuse et sub-
tile imilée depuis par la plupart des docteurs scolastiques , qui consiste a
distinguer toutes les faces d’une méme question, a ex poser sur chaque point
les arguments contraires; enfin a choisir entre l’affirmative et lanégative,
soit d’aprés un texte, soit d’aprés une distinction nouvelle, en ramenant
le tout, autant que faire se peut, dla forme dusyllogisme. Saint Thomas
areproduit un grand nombre de ses décisions, et en général il a ob-
tenu au moyen age une telle autorité, qu’on Je surnommait le Docteur
irréfragable ct la Fontaine de lumiéres. La Somme de Theologie a eu plu-
sieurs editions (in-f°, Nuremberg, 1481; Venise, 1576; Cologne, 1622):
quelques critiques en distinguent a tort quatre livres de questions sur le
Maitre des sentences. Les autres ouvrages attribués a Alexandre de Halés
ou n offrent aucun caractére d’authenticité ou ne sont pas de lui, comme
unCommentaire sur la Metaphysique d’Aristote, qui a été imprimé sous
son nom ( Venise, 1572), et dont l'auteur est Alexandre d’Alexandrie.
Voyez Histoire littéraire de France, t. xvi. Gas
60 ALEXANDRE.
ALEXANDRE pe Tratres [ Alexander Trallensis ou Trallianus ]
est un médecin philosophe du vie siécle de Pere chrétienne. Outre quel-
ques ouvrages purement médicaux, on lui attribue aussi les deux livres
intitulés : Problemata medicinalia et naturalia que lon compte plus
généralement parmi les écrits d’ Alexandre d’Aphrodise.
ALEXANDRE Nemenivs, qu’il ne faut pas confondre avec Numenius
d’Apamée, florissait pendant le m® siécle de lére chrétienne. On ne sait
rien de lui sinon qu'il a écrit sur les figures de la pensée (ao) say r73
Avavelas oyxudzrov), UN ouvrage trés-peu digne dintérét, publie en grec
et en latin par Lorence Normann (in-8°, Upsal, 1690.)
ALEXANDRE Pevorptaro [de <22;, proche, et de Mizzou, Platon],
ainsi nommeé a cause de sa sowmission a toutes les doctrines platonicien-
nes, sur lesquelles (ailleurs il n’a répandu aucune nouvelle lumicre. Né
en Séleucie, il eut pour maitre Favorinus, et vivait pendant le ue siccle
de Pere chrétienne.
ALEXANDRE Po rynistor, c’est-a-dire qui sait beaucoup. On ne
saurait dire avec précision a quelle époque il vivait. On sait seulement
par Diogtne Laérce (liv. vur, c. 26) qu'il faisait partie de la nouvelle
école pythagoricienne, et qu il admettait, comme un élément distinct du
soleil, un feu central, principe générateur de toutes choses et veritable
centre du monde.
ALEXANDRIE (Ecote bp’). L’école d’Alexandrie prend naissance
vers le temps de Pertinax et de Sévére, et se continue jusquaux der-
nicres années du régne de Justinien, embrassant ainsi une période de
plus de quatre siécles. Son fondateur est Aimmonius Saccas, dont les
legons remontent a 193 apres Jésus-Christ. Plotin, son disciple, est
sans contredit le plus grand métaphysicien et le premier penseur de
Vécole; il en est le véritable chef. ‘Foute la doctrine qui se developpa
plus tard en se rattachant a Ja philosophie dOrphée, de Pythagore et
de Platon, est en germe dans ses écrits; et elle y est avec plus de force
et dcclat, quoiquavec moins de subtilité et @eérudition, que dans la
plupart de ses successeurs. De Plotin, ecole tomba entre les mains de
Porphyre et de Jamblique, ¢gaux ou supéricurs a Plotin en réputation
et cn influence, mais esprits dun ordre inferieur qui mirent ecole d’A-
lexandric sur la yoie du symbolisme, préférerent la tradition ala dialecti-
que, et commencerent cette Jutte impuissante contre le christianisme
qui deyait absorber les forces vives de ecole, et finalement amener sa
ruine complete. Le fameux décret de Milan, qui changea Ja face du
monde, est de leur temps (312). L’école prit, a partir de ce moment,
un caractére toat nouveau; elle représenta le monde grec, le paganisme,
la philosophie, contre Jes enyahissements du christianisme ; et tetle
était la rapidite des progres de cette religion naissante, queles alexandrins
se trouverent tout dun coup réduits a une imperceptible minorite, Ju-
lien qui sortit de leurs rangs pour suceéder aux enfants de Constantin ,
sépuisa vainement a lutter contre Pascendant duo christianisme avec
toutes les ressources de la puissance impeériale. Les lettres, les mecurs
ALEXANDRIE. 61
et la philosophie de la Gréce qui avaient régné sur les patriciens vers
la fin de la république et dans les plus beaux temps de empire, n’ar-
rivaient plus au peuple que transformées ct renouvelées par Vesprit
nouveau; on ne youlait plus des anciens diecux ; les traditions mémes
étaient sans pouvoir. Rome dépossédée, avec son simulacre de sénat
sans empercur, les sanctuaires violés, les ruses sacerdotales découverles
etlivrées ala risée publique; un Dieu dont le nom ayait retenti a toutes
les oreilles, qui occupait tous les esprils de sa majesté, et tous les
cceurs des splendeurs de son culte et dela perfection de sa morale : ¢c’é-
lait trop pour la force d'un empereur, et pour le génie dune école de
philosophes , obligés de précher au peuple un polythéisme qu eux-meé-
mes désavouaient, de se retrancher derri¢re des symboles ou dangereux
ou inutiles, et d’en appeler sans cesse a des traditions dont ils aliéraient
le sens et qui avaient perdu tout leur prestige. Le successeur de Julien
fait embrasser le christianisme a toute son armée; le monde enticr est
altentif aux querelles de larianisme et a lhérésie naissante de Pélage.
Clément d’Alexandrie, Tertullien, Origene, Lactance, Grégoire de Na-
zianze , saint Augustin, défendent, soutiennent, illustrent Eglise ; tan-
dis que les philosophes attachés a une cause désespérée, ne se recom-
mandent plus a histoire que par dutiles travaux d'érudition et dinfa-
tigables commentaires. Proclus la reléve; le génie des premiers alexan-
drins revit en lui, mais ce nest qu'un éclat passager. Proclus résume
dans sa personne le caractére et les destinées de Vécole; avec lui tout
semble s’anéantir. En 529, un décret de Justinien ferme les écoles d’A-
thenes. Les platoniciens exilés cherchent en vain un asile auprés de
Chosroés. Damascius revient sur le sol de Pempire, et lécole dont il est
un des derniers représentants avec Philopon et Simplicius , s’éteint tout
a fait vers le milieu du x° siecle de notre ére.
Les philosophes qu’on a coutume de désigner sous le nom d’alexan-
drins ne furent pas les seuls néoplatoniciens de cette époque. Des ten-
dance. analogues se manifestent vers le commencement de notre ¢re
chez des polygraphes, des philosophes et méme des sectes entiéres. C’é-
tait esprit du temps de recourir a une érudition sans crilique, de re-
chercher ou de créer des analogies, de rapprocher toutes les civilisa-
tions et toutes les doctrines, de tenter enfin un compromis entre lOrient
et la Grece, entre la religion et Ja science. Depuis la diffusion des lettres
grecques, Platon avait acquis une sorte de royaute intellectuelle ; mais
Je cadre de sa philosophie avait élé singuli¢rement agrandi; et dans ces
doctrines compréhensives oti les mythes de Inde se trouvaient a laise,
on ne retrouve plus les proportions sévéeres de la dialectique, ct ce ca-
ractére divin d'enthousiasme et de mesure qui donne a la philosophie de
Plaion tant de noblesse et de grandeur.
Alexandre en courant jette une ville sur les bords du Nil : sa mort,
ce fut la proie des Lagides, et bientot le centre et la capitale dun grand
empire. Il n'y ayait pour des Grecs, que la Grece et la Barbarie; les
Ptolémée se sentaient en exil, si la langue, les arts, les movurs de la
patrie n’étaicnt transplantés dans leurs Etats. Bien avant les temps
historiques, FEgypte avait fourni des colonies ala Greéce; apres tant de
transformations glorieuses, la civilisation grecque se retrouva face a
face avec les movurs immuables de Egypte. Elle fleurit et se développa
62 ALEXANDRIE.
dans Alexandrie, a cdté des croyances et des meurs du peuple vaincu,
quelle ne parvint pas a entamer. Le Musée fondé par Démétrius avec
les trésors de Ptolémée Soter, la Bibliothéque bicntot encombrée de ri-
chesses et qui déborda dans le Sérapéum ou un second dépot s'établit,
les faveurs des rois qui, souvent, partagerent les travaux du Musée,
plus tard celles des empereurs romains jaloux d’encourager une compa-
gnie dhistoriens et de potles, Ja munificence d' Auguste, Vinstituuon
du Claudium par ce lettré imbécile qui eut tenu sa place parmi les gram-
mairiens du Musée et ne fit que déshonorer la pourpre impériale, le
concours de tant d hommes supérieurs, les Zénodole , les Eratosthene,
les Apollonius, les Callimaque, toute cette splendeur, toute cetle gloire
attira attention du monde, sans triompher de Vindilférence et du mé-
pris des Egyptiens. Les Grecs, au contraire, essentiellemeat intelligents,
sans préjugés, sans superstition, ne purent babiler si longtemps le tem-
ple méme de Sérapis sans contracter quelque secréte affinilé avec ce
vieux peuple; leur littérature était celle d'une nation épuisée qui rem-
place la verve par l’crudition; l'étude enthousiaste et persévérante du
passé les disposait, en dépit de lesprit mobile et léger de la Gréce, a
respecter les traditions, a chercher Ja stabilité. Par une pensée profon-
dément politique, les Lagides avaient voulu que le chef du Musée fut
toujours un preétre. Avec cela, nulle intolérance : toutes les religions et
tous les peuples avaient accés dans le Musée, les Juifs seuls en étaient
exclus. Les Juifs eux-mémes, quoique proscrits du Musée, affluaient a
Alexandrie. Le besoin de se justifier aux yeux du monde les poussait
alors, par un retour d’amour-propre national, a s’‘approprier toutes
les richesses philosophiques de la Gréce, en les faisant dériver des livres
de Moise. Sur cette extréme fronti¢re du monde civilisé, au milieu de
ce concours inoui jusqu’alors, voués au culte des glorieux souvenirs de
leur peuple, en méme temps quiniliés a d'autres croyances et a d'au-
tres admirations, les Grees, sans devenir Egyptiens ou barbares, ap-
prenaient a concilier les traditions en apparence les plus opposées, a
comprendre, a accepter lesprit des religions et des institutions qu ils
avaient sous les yeux ; et le courant des événements les préparait ainsi
peu a peu a cet ¢clectisme qui devint le caractére dominant de la philo-
sophie alexandrine, quand les Diorthotes et les Chorisontes eurent fait
place aux disciples d’ Ammonius et de Plotin.
Il est vrai qu Alexandrie ne fut pas Vunique théatre des travaux de la
philosophie alexandrine; mais elle en fut le bereeau et en demeura le
principal centre. Les institutions littéraires de Pergame, par lesquelles
les Attales avaient voulu rivaliser contre les Lagides , disparurent avec
les Atlales eux-mémes, et Auguste donna leur biblioth¢que pour accroi-
tre celle du Sérapéum. Les chaires dotées par Vespasicen et par Adrien
dans plusieurs grandes villes de empire ayaient pour objet lenseigne-
ment littéraire et non Ja philosophie. Rome n/eétait pas un séjour ou Pon
put culliver la philosophie en paix. Si Plotin y trouva du credit et de Ja
considération, Néron, Vespasien, Domitien y suscitérent de veritables
persecutions contre les philosophes. Une seule ecole fat la rivale d-A-
Jexandrie, Fécole d’Athenes, ou Jes chaires fondées par Mare Aur¢le ra-
mencrent l’clite de la jeunesse romaine; mais Athenes et Alexandrie re-
Jevaient Pune et autre de la doctrine de Plotin, le méme esprit les ani-
ALEXANDRIE. 63
mait. D’ailleurs si lon excepte Syrien, Proclus et Marinus, I’étude de
l’éloquence et des lettres dominait surtout a Athenes : la philosophie
avail son centre a Alexandrie. Au vit siécle, lécole revint périr obscu-
rément sur les lieux ou Ammonius I'avait fondée , ou Hiéroclés, Enée
de Gaza, Olympiodore, Hypatie, Isidore néme, transfuge d’Athénes,
Vavaient illustree. C’était la que les premiers chrétiens avaient fondé le
Didascalée et lun des trois grands siéges épiscopaux de |’ Eglise nais-
sante; c’était la que le polythéisme devait triompher ou périr.
Le premier caractére de la philosophie des Alexandrins, le plus
frappant et aussi le plus extérieur, c'est 'éclectisme. Ce fut, en effet, la
pretention avouée de celte école, de réunir en un vaste corps de doctrine
la religion et la philosophie, la Gréce et la mythologie orientale. Pour ces
esprits dont lunique soin était de tout découvrir et de tout comprendre,
les differences ne furent que des malentendus; il n’y avait plus de pa-
triotisme, plus d’école, plus de secte; toutes ces querelles entreprises
pour maintenir la séparation entre les dogmes de diverses origines ne
semblaient quune preuve dignerance, des préjugés etroits , absence
méme de la philosophie. Au fond, le genre humain na qu'une doctrine,
moitié révélée, moilié découverte, que chacun traduit dans sa langue
particuli¢re et revét des formes speéciales qui conyiennent ason imagi-
nat:on et a ses besoins : celui-la est le sage qui découvre la méme pen-
see sous des dialectes divers, el qui, réunissant a la fois la sagesse de
tous les peuples, n'appartient a aucun peuple, mais a tous; qui se fait
initier a tous les mysleres, entre dans toutes les écoles, emploie toutes
les méthodes, pour retrouver en toutes choses, par initiation, par
histoire, par la poésie, par la logique, le méme fond de verilés éter-
nelles.
Toutefois on ne doit pas attribuer aux alexandrins un syncrétisme
aveugle. Sjils ont poussé a exces leur indulgence philosophique et regu
de toules mains, quelquefois sans discernement, ils n’en connaissaient
pas moins la nécessité d'un controle. Nous avons de Plolin une réfutation
en regle du gnosticisme dans laquelle il déploie un sens critique et une
vigueur d’argumentation dignes des écoles les plus sévéres. Amélius
écrivit quarante livres contre Zostrianus et fit un paralléle critique des
doctrines de Numénius et de Plotin. Porphyre réfuta le z22: Yuy7;, et dé-
montra que les livres attribués a Zoroastre nélaient pas authentiques.
Il se rencontre parmi eux de véritables détracteurs d’Aristote. I] est vrai
que leur qualité de platoniciens pouvait les ranger parmi les adversai-
res du péripaielisme; mais sils sont platoniciens c'est une preuve de
plus qu ils n‘acceptent pas toutes les traditions au meme titre, et qu ils
se rattachent a une école dogmatique, au moins par leurs intentions et
Jeurs tendances générales.
Sils sont a la fois Grees et barbares , philosophes et prétres, la Gréce
et la philosophie dominent et surtout la philosophie platonicienne. Puis-
quils voulaient allier toutes les doctrines et pourtant se rattacher prin-
cipalement al esprit d'une certaine école, | Académie seule leur conve-
nait : c est dans lhistoire philosophique de la Gréece , lécole qui préte le
plus a Fenthousiasme. Et dans le platonisme, que prennent-ils ? Le cote
Je plus vague et le plus myslérieux, ce que l'on pourrait appeler le pla-
tonisme pythagorique. Les symboles pythagoriciens leur servaient en
64 ALEXANDRIE.
quelque sorte de lien entre la dialectique et inspiration , entre la cosmo-
gonie du Timee et celle des Mages.
Enfin lautorilé méme de Platon, quoique cerlainement prédominante,
nest pas souyeraine parmi ceux. Plolin répétait pour lui-méme le fa- |
meux Amicus Plato. On connait ce mot de Porphy re, cité par saint Au- —
guslin (de Red. an. lib.1, que le salut, sav cezaziay, ne se Lrouve ni dans —
la philosophie la plus vraiec, ni dans la discipline des gymnosophistes et
des brahmanes, ni dans le calcul des chaldeens, et quil n'y en a au-
cune trace dans Vhistoire. Rien nest plus propre a exprimer la vérita-
ble nature de cet écleclisme que la division presque constamment em-
ployée par les professeurs alexandrins dans Jeurs Jecons publiques :
aon des, et Wharenines, au pont de vue de la verité,au pointde vue de Platon,
Ils nous ont laissé plus de commentaires et dexpositions historiques
que de traités de philosophic proprement dite. Cependant les plus emi-
nents d’entre eux ont une doctrine qui leur est propre; et il ne faut pas
oublier que celui qui interpréte mal une théorie, est en véalilé un inyen-
tewr, tandis quwil croit n’étre quhistorien. Dailleurs les Commentaires
alexandrins ne sont pas comme ceux d Alexandre d’Aphredisce un sim-
pie secours a Vintelligence du Iecieur, pour rendre plus accessibles les
difficullés du texte; ce sont presque toujours les mémoires philosophi-
ques de celui qui les écrit, et il y entasse , a propos des opinions de son
auleur, outre toute lérudition quil a pu recucillir, les idées, les senti-
ments et les syst¢mes qui lui apparticnnent en propre. Le role dhisto-
riens ou de disciples ne suffit pas a des hommes tels que Plotin ou Pro-
clus. A cote de leur respect pour la tradition, et surtout pour la tradition
platonicienne, quelle fut done la methode de philosopher des alexan-
drins ?
Cette méthode est double; elle commence par la dialectique et finit
par le mysticisme. EH ne faut pas tenir compte des intelligences de se-
cond ordre, qui Mont quune importance historique et ne servent qua
transmettre, en les altcrant, les traditions communes d'un maitre a un
autre. Les premiers maitres alexandrins, ceux qui ont imprime un ca-
ractére a toule cette philosophic, ne se sont pas jelés de prime abord
dans Villuiminisme; ils y sont arrivés apres experience faite de lim-
puissance Vraie ou prétendue de Ja raison,
Platon connaissait et appliquait a merveille le procédé de la dialecti-
que, mais il nen comprenait pas la nature; et Cest lasource des erreurs
qui les ont tant troubles, lui, Aristote et leurs successeurs, et qui
ont fini par jeter les alexandrins dans le mysticisme.
Apres avoir établi que Pobjet de la science ou Tinteligible est le gé-
neral, el que le multiple ou te divers nest quune ombre ou un reflet
de la rvealité, Platon s‘atiache a construire cette grande échelle hierar-
chique dont Punité absolue oceupe le sommet, a titre de dernier uni-
versel, ef quia pour base ce monde de la diversite et du changement
dans lequel nous sommes plonges; mais ne comprenant pas que dans
Poperation difficile que notre esprit’ accomplit, pour aller de ee qui est
Moins ace quiest plus, il puisse avoir a éliminer ses propres illusions ,
et a rendre de plus en plus claire et manifeste, par ces climinations
tottes subjectives, la perception Mune realité congue des Vorigine a
travers un nuage, il pread tous ces ctats intermediaires de nos concep-
ALEXNANDRIE. oy
tions pour des entités successivement pereues, et leur donne une réalité
objective, cest-a-dire quil fait de toute conception générale un indi-
vidu , un type : de la tout son monde cnimcrigue , ct lerreur constante
de ceux qui sont venus apres lui et se sont nomimés les réalistes. Les
nominalistes, au contraire, comprenant bien qu il ne faut pas mettre la
logique a la place de la métaphysique, ni prendre pour des réalités de
différents ordres les phases successives de nos conceptions, ont eu le
tort d’envelopper le terme final dans Ja proscription des moyens, et
d’assimiler l’unité substaniielle vers laquelle se meut la dialectique avec
ces unités génériques quelle rencontre en chemin et que Platon pre-
nait pour des existences concreles ei individuelles. Quand des mains
de Platon la dialectique passa a des philosophes de décadence, cette
sorte de puissance créatrice accordée a la lozigue produisit nécessai-
rement deux résultats en apparence opposes, mais qui dans le fond
nen sont guun: Ja mulliplicaticn indéfnie des ¢Ctres suivant le plus ou
moins de sublilité des philosophes, et une facilité extréme a combler
Jes intervalles par des universaux intermé¢diaires, a produire des trans-
formations et des identiiicauions qui sont le grand chemin du pan-
théisme. Un troisieme résullat non moins important ce Ja méprise des
platoniciens qui croyaient n/arriver a Vidée de Dieu qu’a travers toute
cette armée dintelligibles, et ne s’apercevaient pas que Bene idée, au
contraire, était leur point de départ, cest que leur Dieu, n nécessaire-
ment concu comme le terme dune série, Gevall renter dans les con-
ditions générales de la séric, tandis que, per la condition meme du pro-
cédé dialectique, il vy échappait. De la Vebligauon ou se erurent les
alexandrins de créer deux mondes distincts ct cependant nécessaires
Yun aJautre: Tun quwils regard erent commie le veritible ordre ration-
nel, et qui n’était que Je preduil isegitime de la dialectique; Vautre oul
ils pénétraient par Vextase, et qu Gs croyaicnt supcricur a la raison,
quoiqu il ne fut que Ja raison elle-méme, mal comprise et déefiguree,
élevée au-dessus dune raison imegin aire. ils me 1 précisément dans
Je cas de ces metaphysiciens dont parle Lei! in itz, quine savent ce quils
demandent, parce quils demandent ce quis say eae La raison consi-
dérée comme existant dabord sans Dieu, ne pouvait plus leur donner
Dieu sans se ruiner et se confondre elic-méme. Platon et les alexandrins
tournérent la difiiculté de deux fagons tros-difierentes : Platon s'arréta
au moment ott Ja contradict ion allail = Mons. entire Ja série quil
abandonnait, et Vidée noevelle quil voyait prete a sortir de rénergie
de Ja méthode dialectique. I apercui cet tre supéricur a létre, cette
unité antéricure & limmensilé de temps ct despace, dans laquete
T'équation immédiate et la possession presente et absoite de toutes les
Virtualités produit Vimmiulabilite periaite, cl quicst la supréme enté-
léchie; mais il ne fit que Pentrevoir comme dans un réve, et sen tint a
ce Demiourgos du Timce, qui exisic avant le monde, qui réfléchit en le
produisant, qui délibere, vs se rejou ne qul gouverne; un Dieu mobile
enfin, quoiquil se meu ve | tu-me: ne, ¢ el par consequent, comme je dé-
montre Aristote , un Dieu secondaire. Le s alexandrins, au econ traire,
admirenl sans hésiier Panité et Vimmutabilité parfaite; mais eette unité
des alexandrins, supsricare a Petre par PGimination dep etre, au hieu
d’étre seulement supérieure aux conditions de létre fini, nest plus
Us 5
66 ALEXANDRIE.
qu une conception abstraite et stérile, qui couronne, il est vrai, l’édifice
arbitraire de la dialectique , mais qui, transportce dans le monde, y de-
meure a jamais séparce de tout ce qui est rei alité et vie.
C'est en vain que pour faire de ce néant la source de létre, ils Pu-
nissent a des hypostases dont en méme temps ils le séparent. Parce que
Ja rigueur de la méthode dialectique exige un seul Dieu, et un Dieu
parfaitement un; parce que la raison humaine, de son coté, ne soufire
point que le principe supréme soit dépourvu d intelligence, et y fait pée-
nétrer avec la pensée une dualité véritable; parce qu’enfin la contin-
gence du monde entraine dans le Dieu du monde une faculté produc-
trice, et que cette facullé, incompatible avee Punilé absolue, nest pas
donnée dans la conception pure de Vintelligence premiére , ils croient
répondre a tout, en échelonnant, pour ainsi dire, lun au-dessus de
Vautre, le Dieu des écoles de physiciens, celui de Piaton et eclui des
Eléates , et en essayant de sauver le principe de Funicilé par Vimporta-
tion des mystéres inintelligibles de Inde. Mais quand on leur accor-
derait, tantot que ces trois Dieux sont distincts, et tantot quils ne le
sont pas, quand on ferait cette violence a Ja raison humaine, quau-
raient-ils gagné en délinitive ? Si le monde est expliqué par la seconde
bypostase, jamais la seconde ne le sera par Ja premicre. Ls ont beau
identifier ainsi lun et le multiplier sans le transformer, cette contradic-
tion méme ne les sauve pas, et toutes les difficullés subsistent.
Le mysticisme des alexandrins nest done qwune illusion et ses ré-
sullats sont enti¢rement chimériques. Leur point de départ les con-
damnait ou a s‘arréter sans motif, comme Platon, ou ase perdre dans
Pextravagance en allant jusqu’au bout, comme les Eléates. Ce mysti-
cisme et ces hypostases par lesquelles ils croient pouvoir redescendre
de cette unilé morte ot! les a menés la dialectique, au monde et ala
vie quils veulent retrouver, ne sont que des fantomes par lesquels ils
cherchent a se romper sur leur propre misére. Leur réminiscence n'est
pas réminiscence; Jeur unification ne détruit pas VPalterité. Ce quils
croient retrouyer dans leurs souvenirs, ils ont sous les yeux; ce qu ils
croient ne pouvoir posséder que dans Vexpiration de leur personnalité ,
ils le Voient face a face, éy fseodrnz. A qui sait que Lidée de Dieu éclaire
el constitue Ja raison humaine, la réduction des idées ralionnelles est
immediate, et le mysticisme est superflu.
La philosophie de Platon, en s’arrétant au Demrourgos, donnait au
monde un roi cl un pére, et faisait de la cause premi¢re une cause ana-
logue a celle que nous somines, et, par conséquent, intelligente et libre.
La théologie naturelle et la métaphysique, dans un tel systeme, ve-
naient en aide a la morale; et si dans les spéculations de Platon sur la
vie future, on ne rencontre rien de précis et de determine sur la nature
des peines et des récompenses, le fait dune rémunération et la per-
sistance de la personnalite humaine ne sont jamais mis en doute. Le
dogme meme de la metempsycose, quand on le prendrait au scricux,
ne detruirait apres la mort que identite personnelle, et non U identité
substanticlle, Dans cette vie, la personnalité humaine est respectec,
meme dans les plus vives ardeurs de amour platonique, et le caractére
de ja philosophie alexandrine, qui se prétendit heritiere de FAcademie,
rend Ures-remarquable Ja théorie de Platon sur la poésie et la subordi-
ALEXANDRIE. 67
nation constante dans ses écrits de la faculté divinatoire a lintelligence.
I] suit de cette théorie de Platon sur Dieu et sur Fame humaine, que son
Dieu est un Dieu a Vimage de homme : il n’est done pas en dissenti-
ment absolu avec la mythologie ; et s'il proscrit les récits des poéles et
le polythéisme dans son sens grossier, il conserve, en lidéalisant, le
Dieu supréme du paganisme, divum pater atque hominum rex. Les
alexandrins , au contraire, avec Jeur premiere hypostase , admettent
un Dieu inconditionnel dans lequel ils ne savent plus retrouver ni intel-
ligence , ni liberté, ni efficace; ainsi au sommet des étres point de per-
sonnalité; dans le monde, ils ne conservent pas méme Jidentité des
substances, et font sans cesse absorber la substance inférieure par la
substance supérieure ; loin de conserver apres la mort Videnti!é person-
nelle, toute leur méthode, toute leur morale, tendent a Ja délruire dés
a présent, et a produire lunification immédiate par Vexaliation de
laffectus. Aussi, quand ils nomment les divinités mythologiques et in-
troduisent des priéres, des expiations, des cérémonies, semblent-ils
nemprunter que les noms des dieux sans aucun de leurs altribuls, a
peu prés comme Aristote, qui ne laissait subsister d'autres divinités in-
férieures que les astres. Quelquefois ils restent fidéles 2 ce symbolisme
absolu, et lon trouve méme dans Porphyre des explications de la grace
et de la priére, analogues a celles que donne Malebranche quand il veut
sauver limmutabilité de Dieu; mais le plus souvent ils cherchent a ac-
cepter ces divinités dune facon plus littérale, en Jeur donnant une
existence individuelle, personnelie. Ils ne reviennent pas sans doule,
si ce nest poéliquement et par allégorie, a la mythologie dHomeére ;
mais ils adoptent celle du Zimee. Il s‘établit ainsi dans | ecole une sorte
de lutte entre deux principes opposés : quelques mailres s’attachent a la
personnalité et a la liberié, et veulent la trouver a tous les degrés de
létre, en Dieu d’abord, puis dans toutes les émissions hypostatiques,
et dans homme ; d'autres Jivrent tout a Faction nécessaire de la nature
dans chaque étre et a des impulsions irrésistibles ; la plupart se tour-
mentent pour réunir les deux points de vue, ct déja Plotin, au debut
de l’école, se contredit & chaque pas. Le point de vue qui semble domi-
ner dans les divers systemes est celui-ci : tout étre intermédiaire entre
le premier et le dernier a une facullé qui le rattache a ce qui précede,
et une autre a ce qui suit: la premiére est amour, aspiration, dont le
but est Tunification ; la seconde est Virradiation ou éinission hy posta-
tique , dont leffet est la constitution @hypostases inférieures, et Taug-
mentation de la multiplicité. La faculté de produire est un principe der-
reur et de chute qui appartient a ordre nécessaire et fatal; la faculté
de remonter et de sunir est un principe de grandeur et damélioration
qui appartient alordre de amour et de lintelligence : c'est en lui que
réside la liberté, si elle peut étre quelque part; ct dans lous les cas,
celte liberté périt dés que lunification est produite, et, par consequent,
elle nest tout au plus qu'une ferme transitoire de cette vie d épreuves.
Ce qui trouble ainsi profondément les alexandrins, c'est leur mysti-
cisme. Us portent la peine davoir reconnu lexistence dune faculte in-
tuilive supérieure a Ja raison; la force active ct intelligente qui a con-
science d'elle-méme , qui se gouverne elle-méme, qui se possede enfin,
apres avoir cru réaliser de bonne foi une abdication impossible, fail
68 . ALEXANDRIE.
irruption de tous Jes ecédtés et cherche a se ressaisir elle-méme. La li-
berté, la raison font effort pour rentrer dans la psychologie, dans la
mélaphysique, dans la théodicée; et comme on a d’abord détourné les
yeux du Dieu infiniment infin dont la réalité se fait sentir a notre rai-
son dans ses plus scerets sanctuaires, on ne parvient pas ase tenir dans
celle conception dun Dicu abstrail et insignifiant qu'on a mis a la
place du Dieu véritable, et Von relombe a chaque pas dans Vidée
paienne d'un Dieu grossier, fabriqué a notre image, et d'une mytholo-
-gie qui trompe les esprits vulgaires en mettant au moins un simulacre
de puissance et de vie entre Dieu et nous.
Au milicu de cette lutte entre deux esprits opposés, une pensée con-
solante, c'est que Ja morale de Vecole demeura constamment pure.
L’élévation et la noblesse des idées de Plotin fureat transmises a ses
successcurs. Porphyre menail une vie asectique ; sur ce point linfluence
de Platon resia souveraine, sinon toujours dans Ja pratique, du moins
dans Ja théorie. Plusieurs revenaient méme aux anciennes regles de
Vinstitut pythagorique : on racontait des merveilles de Ja discipline des
mages; plus dune secte philosophique de cette époque affectait une
sévéerilé de moours égale aux regles monastiques des observances les
plus ciroiles que Pen trouve dans liglise chrétienne. On faisail ouver-
tement la guerre au corps; on aidail la réminiscence par des pratiques ;
on voulait reconquérir de vive force la béatitude perdue, et, quoique
dans un corps, mener déja une vie angélique, ics dyyeinse fy 7H GO-
Peart.
Les chreliens réussissaient mieux que les philosophes dans ces voies
daustériié; la raison en est toute simple : ils avaient une regle de foi et
de conduite; ils avaient une espérance déterminée, certaine, et, sauf
les mystiques proprement diis.n’ aspiraient pas, comme les platoniciens,
a se confondre dans une nature supérieure. Cette difference entre les
chrétiens ct les piilosephes était une des grandes douleurs de Julien; et
ce ful sans pe une des causes de son impuissance. Au reste, il est
assez remarquanie que ces éclectiques intrépides , qui luttérent si long-
temps alae I eG christianisme, ne chercherent pas a Je detruire en Pab-
sorbant. Les pretendues imitations du christianisme par lécole néopla-
aa. ou dun oplatonisnie par les chrétiens, ne sont le plus
souvent gue le résullat dune méme influence générale qui agissait sur
des contemporains. Les rapprochements que lon a voulu faire du mys-
tere de Ja Trinité avee Jes trois personnes ou hypostases du Dieu de
lécole, sont des analogies tout extérieures, et la difference des doc-
trines est si profonce , quelle exclat de part et dautre toute idée d’em-
prunt. il nen est pas de meme. sur quelques points de discipline, ou
sur que!ques opinions plus essentiellement phila yhiques ; ces commu-
raat sr sont naturelles, nécessaires : un syst¢me de philosophie mo-
difie toujours les doctrines rivales ou ennemies. Hy avait d’ailleurs des
aposiasics ef des conversions ; ily avait de nombreuses et importantes
heresies dont Verigine était évidemment philosophique, et qui, par con-
sequent, avaient pour résultat de faire discuter une these philosophique
en piein concile. Mais A Texce plion de ceite influence que Pon exerce et
que Ton subit, pour ainsi dire, a son insu, il n'y a pas eu de parti pris
de la part des aiexandrins de faire entrer Jes dogmes chrétiens dans leur
ALEXANDRIE. 69
éclectisme. Quand ils l’auraient voulu, I’Eglise chrétienne possédait un
caractére qui la séparait éternellement de toute philosophie : elle était
intolerante. Elle devait l’étre : une religion toléerante, en maticre de
dogme, se déclare fausse par cela méme; et de plus, elle perd sa sauve-
garde, ce qui fonde et assure son unité. La religion, qui repose sur
Yautorité , doit se croire infaillible et se montrer intolérante, exclusive
en matiére de foi. La philosophie vit de liberté, et il est de son essence
d’étre compréhensive : le tort de | école d'Alexandrie est de Vavoir
été trop; elle a péché par excés en tout.
Les principes philosophiques de cette école la menaient tout droit a
des contradictions qui devaient lépuiser. Le réle quelle prit apres
Plotin, d'adversaire déclaré du christianisme, ne fit que retarder et en
méme temps assurer sa chute. Le polyth¢isme dont personne ne voulait
plus et qu’ils transformérent en symboles, fut pour eux un obstacle et
non un secours. Le philosophe n’a pas. besoin de symboles; le peuple
ne les entend pas. Il les reccit, mais grossi¢rement, sans inlerpréia-
tion. Il n’y a pour lui ni symboles, ni éclectisme, ni tolérance philo-
sophique. Cette espéce doriginalilé qui consisie a nen point avoir le
touche peu; il lui faut un drapeau et des ennemis. On ne le remuera
jamais que par ses passions; il n'y a pas dautre anse pour le prendre.
Les alexandrins auraient du se renfermer dans Ja spéculation : le réle
de philosophes leur allait; ils se sont perdus pour avoir essavé celui
d’apotres. De tous les empereurs, ce nest pas Justinien qui leur a fait
le plus de mal; cest Julien.
Les alexandrins se sont donné leur réle et leur caractére historique;
il Yont choisi, ils Yont créé avec réflexion et intelligence; ils ne lont
pas recu de linspiration ou des circonstances ; ils Pont acceimmodé aux
circonstances de leur temps. Possédés a la fois de ce double esprit qui
fait les superstitieux et les incrédules, discipies soumis jusqu’a Vabné-
gation, frondeurs intrépides jusqu’au sacrilége; absorbant toutes les
religions, mais pour les dénaturer, les supprimer et n’en garder que
lenveloppe utile a leurs desseins; profonds politiques sans habileté vé-
ritable, imposteurs malgré la sincérile de leurs vues, souvent trompés
en dépit de leur pénétration, ils avaient beau connaitre a fond tous les
maux et tous les remédes : tant de science leur portait préjudice; ils
poussaient la prévoyvance et Vhabileté jusqua cet exces oi elle est nui-
sible. Ils voulaient a eux seuls rassasier ces deux bessins qui partagent
les hommes: le besoin de croire aveuglément, le besoin de voir éyidem-
ment. Ils ne savaient pas qu’a force de tout amnistier on perd Je sen-
timent méme de I/histoire, et cet ernportement nécessaire en faveur
d'un principe ou d'une doctrine qui seul donne de lénerzie et imprime
un caracteére. II est peut-étre beau de navoir aucun parti; mais alors il
faut renoncer al influence.
Voyes, pour la bibliographie, les articles PLotry , Porpryre, Tamer
aur, etc., et consultez, pour lécole en général, [#7 /stoire critique de
Véclectisme, 2 vol. in-12, Avignon, 1766; et M. Matter. //istoire de école
@ Alexandrie , 3° édition, in-8°, Paris, 1840. — Sainie-Croix , Lettre a
M. du Theil sur une nouvelle edition de tous les oucrages des philosaphes
éclectiques, in-8°, Paris, 1797.—Meiners, Quelques considerations sur la
philosophie néoplat., in-8°, Leipzig., 1782 en all.;. — Imm. Fichte,
70 ALEXINUS.
de Philosophie nova platonice origine, in-8°, Berlin, 1818. — Bou-
terweck , Philosophorum alecandrinorum ac neoplatonicorum recensio
aceuratior, dans les Mémoires de la Société de Gocttingue. — Olearius ,
Dissert, de philosophia eclectica, dans sa traduction latine de l' Histoire
de la philosophie de Stanley, p. 1205. — Fulleborn, dans le 3™¢ cahier
de son recueil, Mosheim, Diss. hist. eccles., t. 1, p. 83.-— Keil, de
Causis alieni platonicorum recentiorum a religione christiana animi,
in-4°, Leipzig, 1785. J.:8;
ALEXINUS vp Exss. [I vivait au commencement du mi‘ siécle avant
Vere chrétienne. I appartenait a Pécole mégarique, non pas tant par
lui-méme que par son maitre Eubulide; car il a cherché a fonder a
Oly mpie une école nouvelle quil appelait par anticipation l’école olym-
pique. Mais ectte tentative, dont Je but et le caractére scientifique
nous sont restés inconnus, échoua misérablement, et Alexinus Jui-
méme périt en se baignant dans FAlphée. Telle était chez ce philo-
sophe Pamour de la discussion, que, par ironic, on a changé son nom
en celui d’Elenxinus (fy2yzives). Ll soutenail, contre le fondateur du Por-
tique, une polémique trés-ardente dont un seul trait nous a été conservé
par Sextus Empiricus (Adv. Mathem., lib. 1x, p. 108, éd. de Geneve).
Zénon, sous pretexte qu'on ne peut rien concevoir de meilleur et de plus
parfait que le monde, voulait qu'on reconntt en lui un étre doué de rai-
son, Alexinus montrait parfaitement Je ridicule de cette opinion en
demandant pourquoi, par suite du méme principe, le monde ne passe-
rail pas aussi pour grammairien, pour poéte; el pourquoi enfin on ne
Jui accorderait pas la méme habileté dans les autres arts et dans les
autres sciences? Notre philosophe, d’'aprés ce que nous raconte Eustbe
‘Prep. evangel., lib. xv, c. 2), ne traitait pas mieux les doctrines
d’Aristote. Mais il ne nous reste absolument aucune trace de cette
critique. Outre les passages que nous venons de citer, voyes Diogéne
Laéree, liv. u,¢.109et 110; Sextus Empiricus, Adv. Mathem., lib.yu,
p. 13, etla dissertation de Deyks, sur lécole mégarique en général.
ALFARABI > voyes FARAi.
ALGAZEL, voyez Gazatt.
ALIENATION MENTALE, voyes Four.
ALRENDI, voyes Kennt.
ALLEMANDE (Puiosopnte). La philosophie allemande commence
avec Kant. Leibnitz appartient au cartésianisme dont il est le dernier
représentant. La philosophie frangaise du xvi’® siecle, accueillie a Berlin
ada cour de Frédérie, exerga peu d influence sur PAllemagne et ne jeta
pas de profondes racines dans cette terre classique dau mysticisme ct de
Videalisme. Kant opéra en philosophie la méme révolution que Klop-
stock , Goethe et Schiller en Jittérature. H fonda cette grande école na-
tionale de profonds penseurs qui compte dans ses rangs Jacobi, Fichte,
Schelling ct Hegel. En meme temps, il ferme le xviie siecle et ouvre
Je xix®. Pour coinprendre sa réforme, ib faut la ratlacher a ses antecé-
dents; car, loin de renier ses devanciers et lesprit des écoles qui lont
ALLEMANDE (PHILOSOPHIE). 71
précédé, Kant raméne la philosophie moderne dans la voie d’ou elle
naurait pas du sortir; il la replace a son point de départ, ct s'il a été
surnommeé le second Socrate, on aurait pu l’appeler aussi le second
Descartes.
Descartes avait donné pour base a la philosophie l'étude de la pensée ;
mais, infidéle a sa propre méthode, au lieu de faire lanalyse de lintelli-
gence et de ses lois, il abandonna la psychologie pour lontologie, l’ob-
servation pour le raisonnement et !hypothése. En outre, parmi les idées
dela conscience, il en est une qui le préoccupe et lui fait oublier toutes les
autres, lidée de la substance. Ce principe développé par Spinoza en-
gendre le panthéisme et devient la théorie de la vision en Dieu de Male-
branche, ce panthéisme déguisé. Une autre branche de la philosophie
du xvur siecle, l’école de Locke s’attachant au coté dela conscience négligé
par Descartes, a!'élément empirique , et méconnaissant le caractére des
idées de Ja raison, produit le sensualisme. Leibnitz se place entre les
deux systémes, combat leurs prétentions exclusives, et, faisant la part
de l’expérience et de la raison, essaye de les concilier dans un systeme
supérieur. Mais il ne maintient pas la balance égale : il incline vers l'i-
déalisme , et s'abandonne lui-méme a lhypotheése. Le syst¢me des mo-
nades et de harmonie préctablie, malgré Ja notion supérieure de Ja force
et de la multiplicité dans lunité, a Vinconvénient de reproduire quelques-
unes des conséquences de lidéalisme cartésien et de revétir une appa-
rence hypothétique, ce qui le fait rejeter sans examen par le xvui® sié-
cle. Wolf a beau lui donner une forme réguliére el géométrique, aux
yeux d hommes tout prcoccupés danalyse ei d’expérience, il n'est que
le réve d'un homme de génie. Cependant le sensualisme de Locke, dé-
veloppé et simplifié par Condillac, porte ses fruits, le matérialisme et lé
sceplicisme. En Angleterre , Berkeley, partant de hypothése de la sen-
sation et de lidée représentalive , nie Vexistence du monde extérieur.
Hume, plus conséquent encore et plus hardi, attaque toute vérilé et dé-
truit toute existence; 1] anéantit a Ja fois le monde extérieur et le monde
intérieur, pour ne laisser subsister que de vaines perceptions sans objet
ni réalité. Il essaye debranler en particulier le principe de causalilé qui
est la base de toute croyance et de toute science. L’école écos-
saise proteste au nom du sens commun et de lexpérience contre lous
ces résultats de Ja philosophie du xvi et du xvie siécle. Elle sefforce de
ramener la philosophie al observation de la conscience el a la psychologie
expérimentale; mais elle montre dans cette entreprise plus de bon sens
que de génie, plus de sagesse que de profondenur. Elle s‘¢puise dans l'a-
nalyse d'un seul fait interne, celui de Ja perception. Elle effleure ou né-
glige les idées de la raison, quelle se contente d'ériger en principes du
sens commun. Refusant daborder les grandes questions qui interessent
VYhomme , elle se confine dans les régions inférieures de la psychologie,
et par la se rend incapable, non-seulement de faire faire un grand pas a
la science , mais de juger les syst¢mes du passé.
Tel était état de la philosophie en Europe, au moment ow parut
Kant ; ce grand homme, voyant lincertitude et Ja contradiction qui ré-
gnaient entre les systemes des philosophes, en rechercha la cause, et il
Ja trouva dans Ja méthode qwils avaient suivie. Tous, sattachant a Vob-
jet de la connaissance et poursuivant la solution des plus hautes ques-
72 ALLEMANDE (PHILOSOPHIE).
tions que puisse se poser lintclligence humaine, telles que celles de
Vexistence de Dieu, de la spirit: ialité de Fame et de la vie future, ont
oublié le sujet méme qui donne naissance a tous ces problemes, savoir:
Vesprit humain, la faculté de connaitre, la raison. Ils ont négligé de
conslater ses lois , les conditions nécessaires qui lui sont imposées par
sa nature, les limites quelle ne peut franchir, les questions qu’elle doit
sinterdire, afin de s épargner de vaines et steriles recherches. Voila ce
qui a perpétué sans fruit les débats et les disputes entre les philosophes.
Jl faut done ramener la philosophie a ce point de départ, abandonner
Pobjet de la connaissance pour s‘atacher a la connaissance elle- méme ,
analyser séverement ses formes et ses conditions , déterminer sa portée
et ses vé:itables limites. Pour cela on doit écarter avec soin tout ce qui
n’est pas Ja connaissance clle-méme, tout élément élranger. Par la on
pourra fonder une science indépendante de toutes les aulres sciences ,
une science qui ne reposera que sur clie-méme, et dont fa certitude sera
égale a celle des maihematiques , puisqu elle ne renfermera que les no-
tions pures de Pentend iemic i. La mnetaphry sique sera enfin assise sur une
base solide, et les conditions de la certitude élant fixées, le scepticisme
sera désormais hanni de la philosophie. Cette méthode renversera bien
des prétentions doginatiques, elle detruira bien des opinions et des ar-
guments célébres, mais elle les remplacera par des principes inébran-
Jables a Vabri des ‘allaques du doute et du sophisme.
Tel estle projet hardi que concut Kant et qu'il réalisa dans son prin-
cipal ouvrage dont le titre seul annonce lesprit et le but de cette réforme :
La Critique de la raison pure.
Dans la Critique de fa raison pure, Kant procéde d'abord a l'analyse
des notions de Fespace et du temps, qu il appelle les formes de la sensi-
bilité. Tl Jes s¢pare avee uae admirabie rigueur de toutes les perceptions
sensibles avec losque les on les a confondues ; il fait ressortir leur carae-
tére de nécessité et duntversalités puis, appliguant la méme méthode a
Ja faculté de juger et aux principes de Pentendement, il fait Panalyse de
nos jugements. Lf re prend te travail d’Arisiote sur les catégories Seville
complete et le simpli! , lui donne une forme plus systématique; enfin,
il aborde Ja raison elie ane, Ja mite quiconcoit ideal. Apres Pana-
lyse vient A critique, Ces idees ct ces principes de la raison une fois
énumérés cl classes, Kant se demande quelle est leur valeur objective.
Ces idées ont-ciles hors de notre esprit un obj et reel qui leur corres-
ponde, ou ne sont-clles que les lois de noire intelligence, lois neces-
saires, il esl vrai, qui gouvernent nos jagem« “nts el nos raisonnements,
mais n’exislenl quen nous et sent pureni ‘nit subjectives ? Cest dans ce
dernier sens que Kant rcesout le probleme. Selon lui, les ohjets de toutes
ces conceptions, Pespace, le ferrps, la cause elernelie et absolue , Dieu,
Vame humaine, la substance imatericlle meme ne sont que de simples
formes de noire raison cl mont pas de réalite hors de Vesprit qui
Jes congoit. Ainsi, api <S avoir st Vicloricusement refute le sensualisme,
apres avoir fonde un id Call ne Gul repose sur les lois memes de P intel-
ligence huimeine, Kani abowtilasdscepticisine sur le » objets qual importe
le plus al homme de counaitre, Bieuw, Péme humaine iberte; il se
aC
avegerea)
plait & mettre Ja raiscn en contradiction avee elle -mnem
questions, dans ce quil appelle les antinamnies de Ja rais
Ta enfin
ALLEMANDE (PHILOSOPHIE). 73
qui avait entrepris sa réforme pour s’opposer au progrés du sceplicisme
et le bannir pour jamais de la science, il se trouve qu’il Jui a construit
une forteresse inexpugnable dans la science méme. Kant vit bien ces
conséquences, et il recula effrayé devant son cuvre; son sens moral
surtout en fut révolté. Aussi, changeant de point de vue et se placant
sur un autre terrain, il cherche a relever tout ce quil a détruit, a l'aide
d'une distinction qui fait plus @honneur a son caractére qu’a son génie.
I] distingue deux raisons dans la raison : Pune spéculative, qui s’occupe
de la verilé pure et engendre la science ; autre qui gouverne la volonté
et préside a nos actions. Or, tout ce que la raison spéculative révoque en
doute ou dont elle nie existence, Ja raison pratique ladmet et en affirme
la réalité. Kant, sceptique en théorie, redevient dogmatique en morale ;
il y a en lui deux philosophes, dans sa philosophie deux systémes.
Dieu est révélé par ja loi du devoir, i] apparait comme le représentant
de l’ordre moral et le principe de la justice. La liberté de /homme et
Vimmortalité de lame sont également deux corollaires de lidée du de-
voir.
On sent bien qu’une parcille doctrine avec les conséquences qu’elle
renferme, et qui ne pouvaient manquer dctre dévoilées, ne devait pas
se faire admettre sans combat et sans essuyer de vives altaques. A la
téete des adversaires de Kant se placérent trois hommes d'un esprit su-
périeur et dont Je nom est illustre dans la science et dans la littérature,
Hamann, Herder et Jacobi.
La philosophie de Kant, qui repose sur l'analyse des formes de la
pensée, a son point de départ dans la réilexion; mais, antéricurement a
toute pensée réflechie, la vériié se révéle a nous spontanément; lintui-
tion précéde la réflexion, Je sentiment la: pens¢ée proprement dite, et Ja
foi la certitude. Toute science, en dernicre analyse, repose sur Ja foi qui
lui fournit ses principes. Hamann entreprend une polémique contre tous
les systemes qui ont peur base la réflexion et le raisonnement. I] démon-
tre que ceile méthode conduit névilablement au scepticisme, et ilen con-
clut quil n'y a qu'un moyen déviter Vécneil, c'est d’admettre la foi, la
révélation immediate de la vérité dans la conscience humaine. Herder
Oppose également a Ja connaissance abstraile que donne le raisonne-
ment, l’idée concrete qui est le fruit de Vexpérience; il veut que l'on
réunisse ce que Kant a sépare: Pélement empirique et élément rationnel
dans Ja connaissance. Kant, sclon Jui, a trop abusé de labstraction et
de la logique. Mais c'est surtout Jacobi qui a développé ce principe et a
su en tirer tout un sysiéme; aussi doit-il étre regarde comme le chef de
cette école. H signale aussi Pabus de ia logique et du raisonnement qui,
selon lui, ne peut que diviser, distinguer et combiner les connaissances
et non les engendrer, opérations artificielles qui s’exercent sur les ma-
tériaux antérieurement donnés. Jacobi accorde a Kant que la raison lo-
gique est incapable de connaitre les verités dun ordre supérieur, qu'elle
reste dans Ja sphére du fini et ne peut alteindre jusqua Vabsolu. Le
principe de toute connaissance ct de toute activité est la foi, cette révé-
lation qui s‘accomplit dans Tame humaine , sous la forme du sentiment,
et qui est Ja base de toute certitude et de toute science.
Ce principe est éminemment vrai, mais Jacobi lexagere. [] est bien
d avoir reconnu le role nécessaire de Ja sponianéilé et de la connaissance
74. ALLEMANDE (PHILOSOPHIE).
intuitive comme antéricures a la réflexion et au raisonnement; mais
Jacobi va plus loin, il déprécie la raison et ses procédés les plus légiti-
mes, il méprise la science et ses formules, il tombe dans le sentimen-
talisme, et lous ces défauts lui ont élé reprochés : le vague, lobscurité,
la facililé & se contenter d’ hypotheses, absence de méthode et la pré-
dominance des formes empruntées a l’imagination. Le sentiment est un
phénomeéne mixte qui appartient a la fois au développement spontané de
Vinlelligence et a la sensibilité. Jacobi ne se contente pas de sacrifier la
réflexion ala spontanéilé, il accorde aussi trop a la sensation. De 1a une
confusion perpétuelle qui se fait sentir surtout dans la morale. La loi du
devoir, si admirablement décrite par Kant, fait place au sentiment, aun
instinct vague, au désir du bonheur, a une espéce d’eudémonisme qui
flotle entre le sensualisme et le mysticisme. On chercherait 1a vaine-
ment une régle fixe ou un principe inyariable pour la conduite hu-
maine.
La doctrine de Jacobi fut une protestation éloquente contre le ratio-
nalisme sceptique de Kant, mais elle lui était inférieure comme ceuvre
philosophique. C’était déserter le véritable terrain de la science. II fal-
lait attaquer ce syst¢me avec ses propres armes et Je remplacer par un
autre qui, sans offrir ses défauts, conservat ses avantages. Aussi la phi-
losophie de Kant, aprés avoir rencontré d’abord de nombreux obstacles,
se répandit rapidement parmi les savants et dans les universités. Elle
pénétra dans toutes les branches de la science et méme de la littérature.
On vit paraitre une foule douvrages animés de son esprit et de sa mé-
thode. On s’occupa avec ardeur de combler ses lacunes , de ta perfection-
ner dans ses détails, de lui donner une forme plus réguliére, de l’expo-
ser dans un langage plus clair et plus accessible a toutes les intelligences.
Il suffit de citer ici les noms des hommes qui se signalérent le plus dans
celte entreprise , Schulz, Reinhold, Beck, Abicht, Bouterweck , Krug.
Mais il était réservé a un penseur du premier ordre de donner la der-
nicre main au systéme de Kant, de l’élever a sa plus haule puissance
et en méme temps den dévoiler le vice fondamental. Métaphysicien
profond, logicien inflexible, Fichte était un de ces hommes qui font
avancer la science en dégageant un systéme de toutes les réserves et les
contradictions que le sens commun y méle a Vorigine, et qui, épargnant
ainsi de Jongues discussions, préparent lavénement d'une idée
nouvelle. Fichte s‘attache d’abord a donner a la science un prin~
cipe unique et absolu. Ce principe est le moz, a la fois sujet et objet, qui,
en se développant, tire de lui-méme lobjet de la connaissance, la nature
et Dieu. Le moi seul existe, et son existence n'a pas besoin d’étre dé-
montrée; il est parce quil est. Tout ce qui est, est par le moi et pour
le moi; cest la Vidée que Fichte a développée avec une grande force de
dialectique el en déployant toutes les ressources d'un esprit fécond et
subuil. Au fond c'est le syst¢éme de Kant dans sa purelé et dégagé de
toute contradiction. Du moment, en effet, ott les idées nécessaires par
lesquelles nous concevons Dieu ne sont que des formes de notre raison,
Dieu est une création de notre esprit, et ilen est de méme du monde ex-
iérieur; c'est encore le sujet qui se pose hors de lui et se donne en spec-
tacle alui-méme; reste done un étre solitaire, a la fois sujet et objet, qui,
en se développant, crée lunivers, la nature et Lhomme.
ALLEMANDE (PHILOSOPHIE). 75
Le systéme de Fichte est une ceuvre artificielle de raisonnement et de
dialeclique d’ot le sentiment de la réalité est banni et qui contredit le bon
sens et Pexpérience. On arrive ainsi aux conséquences les plus étranges
et les plus paradoxales. Mais Fichte n'a pas épuisé tout son génie a con-
struire cet échafaudage métaphysique; il a su, tout en restant fiddle a
son principe, développer des vues originales et fécondes dans plusieurs
parties de la philosophie, particuli¢rement dans la morale et le droit. I
a fait du droit une science indépendante qui repose tout entiére sur le
principe de la liberté et de la personnalité. Hla renouvelé la morale
stoicienne, et nul n’a exposé avec plus d’éloquence les idées du devoir
pur et désintéressé , de l’'abnégation et du dévouement.
Cette noble et male doctrine fut préchée dans les universités 4 une
époque ot l’Allemagne se leva tout enticre pour secouer le joug de la
domination frangaise; elle excita un vif enthousiasme et enflamma le
courage de la jeunesse. Les discours de Fichte a Ja nation allemande
sont un monument qui atteste que les plus nobles passions, et en parti-
culier le plus ardent patriolisme, peuvent se rencontrer avec l’esprit mé-
taphysique le plus abstrait. Cependant Vidéalisme subjectif de Fichte
faisait trop ouvertement violence a la nature humaine et aux croyances
du sens commun, pour étre longtemps pris au sérieux; il ne pouvailt étre
qu'une reduction a Vabsurde du systéme de Kant. Son auteur lui-méme,
dans les derniéres années de sa vie, reconnut ce que sa doctrine avait de
contraire a la raison et au bon sens, et il essaya de la modifier. II eut re-
cours aussi a la distinetion de la foi et de la science, mais sans montrer
le lien qui les unit. En outre, aprés avoir fait sortir du moi Ja nature et
Dieu, il fit rentrer le moi humain dans le moi divin infini et absolu.
Cette conception devait étre la base d'un nouveau systéme, celui de
Schelling.
Fichte ne pouvait fonder une école ; mais sa philosophie n’en exerca
pas moins une grande influence, qui se fit sentir non-seulement dans la
science, mais dans la littérature. L’école humoristique de Jean Paul,
celle qui développa le principe de lironze dans l'art, Solger, Fréderic de
Schlegel se rattachent a Vidéalisme subjectif; tandis que d'un autre cété
Veffort que fait le moi pour sortir de lui-méme, l’aspiration de lame vers
Vinfini et labsolu engendrent le mysticisme de Novalis.
Apres Fichte commence une nouvelle phase pour la philosophie alle-
mande. Lidéalisme transcendantal de Kant et de Fichte abandonne la
forme subjective pour prendre avec Schelling le caractére objectif et ab-
solu. Schelling fut d’abord disciple de Fichte, peu a peu il s’éloigna de
sa doctrine et s’éleva par degrés a Ja conception d'un nouveau systeéme
qui prit le nom de systéme de Videntite. Kant, niant Vobjectivité des
idées de la raison, raméne tout au sujet, a ses formes et a ses lois. Fichte
fait du moi le principe de toute existence, il lire l'objet du sujet. Schel-
ling séléve au-dessus de ces deux termes et les identifie dans un prin-
cipesup¢rieurausein duquelle sujet etVobjet sunissent et se confondent.
A ce point de vue la difference entre le moi et le non-moi, le fini et V’in-
fini s‘efface ; Loule opposition disparait, la nature et | homme, sortant du
méme principe, manifestent leur confraternilé, leur unilé et leur identité.
De méme au-dessus de la réflexion qui natteint que le fini, se place un
autre mode de connaissance, la contemplation intellectuelle, Pintuction
76 ALLEMANDE (PHILOSOPHIE).
qui saisit immédiatement l’absolu. L’absolu n’est ni fini ni infini, ni su-
jet ni objet, c’est Vétre dans lequel toute difference et toute opposition
s’évanouissent; l’'Un, qui, se développant, devient univers, la nature et
Vhomme.
I] suit de 1a que la nature n’est pas morte mais vivante. Dieu est en
elle; elle est divine, ses lois et celles du monde moral sont identiques.
Nous ne pouvons donner ici méme une légere esquisse de ce systéme.
Il est impossible de méconnaitre ce qu'il renferme délevé et @original ,
la fécondité et Ja richesse de ses résultats. Schelling avait su s’approprier
les idées de plusieurs philosophes, de Platon, de Bruno, de Spinoza, et y
rattacher les découvertes plus récentes de Kant, de Jacobi et de Fichte.
A l'aide dun principe supérieur, il en avail composé un systéme sé-
duisant surtout par la facililé avee laquelle il expliquait les problémes
Jes plus élevés jusqu’alors insolubles. Ce panthéisme allait ailleurs. si
bien au génie allemand, quil ne pouyait manquer d’étre accueilli avec
enthousiasme. Schelling fut le chef dune grande école, et Pon peut
compter parmi ses principaux disciples Oken, Stefens, Goerres, Baader,
Hegel lui-méme qui devait bientot fonder une école indépendante.
Quoique la philosophie de Schelling embrassat l'objet entier de la con-
naissance, il !appliqua principalement au monde physique. Elle prit le
nom de philosophie de la nature; son iniluence ne s‘exerga pas seule-
ment sur les sciences naturelles, elle sétendit a la théologie, a la my-
thologie, a l’esthétique et a toutes les branches du savoir humain. Mais,
malgré ses mérites et le génie de son auteur, elle présentail des lacunes
et de graves défauts qui, tot ou tard, devaient frapper les regards et
provoquer une réaction.
Schelling n’a jamais exposé son systéme d’une manic¢re complete et ré-
guliére; il s'est borné a des esquisses, a des vues générales et a des
travaux partiels; il ne sait pas pen¢trer dans Jes détails de la science,
en coordonner toutes les parties, formuler sur chaque question une so-
lution nettle et positive. La faculté qui domine chez lui est Vintuition ;
iln’a pas auméme degré lesprit logique qui analyse, discute, démontre,
qui développe une idée et la suit dans toules ses applications; son expo-
sition est dogmatique et sa méthode hypothéltique. H sabandonne trop
a son imagination, son langage esl souvent figuré ou poétique. En ou-
tre, ila plusieurs fois modilié ses opinions, et il n’a pas toujours su éta-
blir le Hien entre les doctrines qu'il youlait reunir et fondre dans la sienne.
Ces défauts devaient étre exagérés par ses disciples. Ceux-ci se mirent
ad parler un langage inspiré et mystique, a dogmatiser ect a prophetiser
au lieu de raisonner et de disculer. Le mysticisme et la pocsie envahi-
rent la science; la philosophie entonna des hymnes et rendit des oracles.
Ce fut alors que parult Hegel.
Esprit sévere et méthodique , logicien et dialecticien avant tout, He-
gel vit le danger que courail Ja philosophie, et il entreprit de la ramener
aux procédés et a la forme qui constituent son essence, Son premier soin
fut de bannir de son domaine tout élément étranger, décarter la po¢sie
de son langage, dorganiser la science dans son ensemble et toutes ses
parties, de créer des formules exactes et precises. Dans ce but, il donna
pour base ala phijosophie la logique : c'est lace qui constitue principa-
lement loriginalité de son systeme; mais il faut bien saisir son point de
ALLEMANDE (PHILOSOPHIE). 77
vue. La logique d’Aristote est une analyse des formes de la pensée et du
raisonnement telles qu’elles sont exprimées dans Ie langage. La logique
de Kant reprend et continue lceuvre d'Aristole, c'est une analyse des
formes de l’entendement et de la raison, considérées dans l esprit humain
lui-méme; mais ces formes et ces lois sont celles de la raison humaine ,
elles n'ont qu'une valeur subjective. Pour Hegel, au contraire, ces idées
et ces formes , au lieu d’éire de pures conceptions de notre esprit, sont
les lois et les formes de la raison universelle. Elles ont une valeur abso-
lue, c’est la pensée divine qui se développe conformément a ces lois né-
cessaires. Les lois de Vunivers sont leur manifestation et leur réalisation;
le monde est la logique visible. Hegel refait done le travail d’Aristole et
de Kant, mais dans un autre but, celui d’expliquer, a l'aide de ces for-
mules, Dieu, la nature et VFhomme. D’un autre colé, la logique de He-
gel n'est pas, comme celle d’Aristote et de Kant, une simple juxtaposition
et une succession d'idées et de formes ; elle représcnte le développement
de Ja pensée universelle dans son évolution et son mouvement progres-
sif, comme constiluant un tout organique el vivant. Hl part de Vidée la
plus simple et la suita travers ses oppositions, dans tous ses développe-
ments jusqu’a ce qu'elle atteigne a sa forme dernicre. Ainsi ces formules
abstraites contiennent Je se ret de lunivers, c’est Ja science @ priori et
en abregé. Toutes les parties da systeme de Hegel ont pour base et
pour lien Ja logique et elles sont enchainées avec un art et une vigueur
desprit admirables. D’ailleurs, indépendamment du systéme, les ouvra-
ges de Hegel abondent en vues aussi neuves que profondes sur tous les
points qui intéressent la science, la religion, le droit, les beaux-arts,
la philosophie de histoire et Phistoire de la philosophie.
La philosophie de Hegel, nous nhésitons pas a le dire, est loin de
pouvoir remplir les hautes desiinées quelle s est promises, et de mettre
fin aux débats qui ont divisé jusqu ici les écoles philosophiques. Elle est
Join de répondre aux besoins de lame humaine et méme de satisfaire
complétement la raison. On lui a justement reproché davoir son prin-
cipe dans une abstraction logique, de mépriser l’expérience et la méthode
expérimentale, de vouloir tout expliquer @ priori, de faire violence aux
fails et al histoire, davoir une confiance exagérée dans ses formules sou-
vent vides et dans ses principes hypothetiques, d’affecter un ton dog-
matique, de s envelopper dans lobseurité de son langage. On a surtout
atlaqué ce systéme par ses conséquences religieuses et morales. Un
Dieu qui d’abord n'a pas conscience de lui-méme, qui crée Punivers et
Vordre admirable qui y regne sans Je savoir, qui successivement devient
minéral, plante, animal et homme, qui n’acquiert la liberté que dans
VPhumanité et les individus qui la composent, qui souffre de toutes les
souffrances, meurt et ressuscite de toutes les morts, de celle de Vin-
secte écrasé sous Therbe comme de celle de Socrate et du Christ, n'est
pas le Dieu qu’adore Ie genre humain. L’immortalilé de ame, quand la
mort anéantit Ja personne et fait rentrer Vindividu dans le sein de l’es-
prit universel, est une apothéose qui équivaul pour Phomme au néant.
Le fatalisme est également renfermé dans ce systéme, qui confond la
liberté avec la raison et qui dailleurs explique tout dans le monde par
des lois nécessaires, qui n’¢tablit pas de différence entre le fait et le droit,
entre ce qui est réel ct ce qui est rationnel. Avec de pareils principes,
78 ALLEMANDE (PHILOSOPHIE).
il est inutile de vouloir expliquer les dogmes du christianisme, et de
chercher lalliance de la religion et de la philosophie. Aussi, aprés la
mort de Hegel, la division a éclaté au sein de son école, et plusieurs
de ses disciples, tirant les conséquences que le maitre s était attaché a
dissimuler, se sont mis a altaquer ouvertement le christianisme.
Qu’on ne s imagine pas cependant qu il suffit, pour renverser un sys-
teéme, de laccabler sous ses conséquences. Ce droit est celui du sens
commun, mais la position des philosophes est tout autre : un systeme
ne se retire que devant un systeme supérieur, el encore faut-il que
celui-ci lui fasse une place dans son propre cadre. Pour le remplacer, il
faut le dépasser, et, avant tout, compter avec lui, le juger; or jus-
qu:ci un semblable jugement n’a pas été porté sur la philosophie de
Hegel. En Allemagne, toutes les tentatives qui ont été faites pour v sub-
stiluer quelque chose qui eut un sens et une valeur philosophiques ont
été impuissantes. Un seul homme pouvait Ventreprendre, et sa réappa-
rition sur la scéne du monde philosophique a excité la plus vive attente.
Mais on ne joue pas deux grands roles; ce serait 1a en particulier un fait
nouveau dans lhistoire de la philosophie. Schelling, avant de condam-
ner son ancien disciple, a été obligé de se condamner lui-méme; puis
il lui a fallu se recommencer, ce qui est plus difficile, pour ne pas dire
impossible. D’ailleurs la méthode qu il a choisie ne pouvaii lui assurer
un triomphe légitime. Ce n'est pas avee des phrases pompeuses et de
magnifiques paroles que lon réfute une doctrine aussi fortement consti-
tuée que celle de Hegel. Les anathemes ne sont pas des arguments.
Ces foudres d’éloquence ont frappé a colé, et le monument est resté de-
bout. H fallait se faire logicien pour attaquer la logique de Hegel, qui
est son systeme tout entier.
Schelling, cependant, a touché Ja plaie de la philosophie allemande,
V'abus du raisonnement et le mépris de Vobservation. I] a reconnu le
role nécessaire de l'expérience et de la méthode expérimentale; mais, au
lieu d'entrer dans cette voie ct de montrer lexemple apres avoir donné
le précepte, il s'est mis a faire des hy pothéses et a construire de nou-
veau un systéme @ prior?, dont malheureusement les consequences ne
sont pas plus d’accord avec la religion et les croyances morales du sens
commun, que celles de la doctrine quil a voulu remplacer. L ecole
hégélienne peut lui renvoyer ses accusations de fatalisme el de pan-
théisme.
Dans cette revue rapide, bien des noms ont dt étre omis. Nous ne
pouvons cependant refuser une place a quelques esprits distingués, qui
ont su se faire un systeme propre, sans parvenir a fonder une école.
Parmi eux nous rencontrons, en premi¢re ligne, Herbart et Krause.
Le premier, d’abord disciple de Kant, puis de Fichte, chercha ensuite
ase frayer une route indépendante. Il entreprit dappliquer les mathe
matiques ala philosophie, et de soumettre au calcul les phénomencs
de Vordre moral. Hl part de cette bypothese, que les idées sont des
forces , et reduit la vie intellectuelle a un dynamisme ; pensée fausse ct
arricrée , méthode stérile, dernier abus de Vabstraction dans up succes-
seur de Kant et de Fichte. Cependant Herbarta développe son principe
avee beaucoup desprit et un remarquable talent de coubinaison, Ses
ouvrages conliennent des observations fines et des vues ingenicuses.
AMAFANIUS. 9
Pour ce qui est de Krause, quoiqu’il n’ait pas manqué d’originalité sur
un grand nombre de points, son systéme se rapproche beaucoup de
celui de Schelling. Il partage lunivers en deux sphéres, qui se pené-
trent mutuellement : celle de la nature et celle de la raison, au-dessus
desquelles se place l’Etre supréme, |’ Eternel. On reconnait la une va-
riante du sysléme de lidentité. Krause dailleurs, pas plus que Schel-
ling, n’a donné une exposition réguliere et complete de sa philosophie.
Que concluerons-nous de cet exposé général? d’abord nous recon-
naitrons importance du mouvement philosophique qui sest accompli
en Allemagne depuis soixante ans. On ne peut nier que tous les grands
problemes qui intéressent humanilé naient été agités par des hommes
d'une haute et rare intelligence ; que des solutions nouvelles et impor-
tantes n’aient été proposées, des vues fécondes émises, des travaux
remarquables exécutés sur une foule de sujets et dans toutes sortes de
directions; que ces idées n’aient exercé une grande influence sur toutes
les productions de la pensée contemporaine. Mais ces systémes sont loin
de satisfaire les exigences de l’esprit humain et les besoins de notre
époque. Une admiration aveugle serait aussi déplacée qu'un injuste dé-
dain; il nous siérait mal, a nous en particulier, de nous laisser aller a
l'engouement et a une imitation servile, quand linsuffisance de ces
doctrines est reconnue par les Allemands eux-mémes. I faut done que
la philosophie se remette en marche, attentive a éviter les écueils contre
lesquels elle est venue tant de fois échouer, et qui sont, pour la philo-
sophie allemande en particulier, l'abus des hypotheses, de la logique et
du raisonnement @ priori, le mépris de ! observation et de experience.
Dans l'avenir philosophique qui se prépare, il est permis despérer
qu'un role important est réservé a la France. Le génie métaphysique
na pas été refusé aux compatriotes de Descartes et de Malebranche. En
outre, pourquoi la sévérité des méthodes positives, pourquoi les qualités
qui distinguent lesprit francais, Ja justesse, la nelteté, la sagacilé,
léloignement pour toute espéce d’exagération, le sentiment de la me-
sure, cest-a-dire du vrai en tout, l'amour de la clarté, ne seraient-
elles pas aussi, dans Ja philosophie, les véritables conditions de succes?
L’opinion contraire tournerait contre la philosophie elle-méme. Mais
nous répéterons, au sujet de la philosophie allemande en général, ce
que nous avons dit plus haut du dernier de ses systemes : pour la dé-
passer il faut Ja connaitre, et par conséquent |’étudier sérieusement; il
faut se placer au point ou ces philosophes ont conduit la science.
AMAFANIUS, l'un des premiers auteurs latins qui aient écrit sur
la philosophie et fait connaitre a son pays la doctrine d'Epicure. C’est
peut-étre a cette circonstance qu il faut attribuer Ja faveur que ce sys-
teéme rencontra tout d'abord chez les Romains. Nous ne connaissons
Amafanius que par les ouvrages de Cicéron, qui lui reproche 4 la fois
Vimperfection de son style et de sa dialectique (Aecad., lib. 1, ¢.2; Tuse.,
lib.1v,¢.3; 26., lib. 1, c.3,, mais ne nous apprend rien de sa biographie
et des idées quil peut avoir ajoutées a celles de son maitre.
AMAURY, AMARICUS, AMALRICUS, ELMERICUS, né
aux environs de la ville de Chartres, vers la fin du xu° sidcle, avait fré-
80 AMAURY.
quenté les écoles de Paris, et s élaii rapidement Glevé au rang des maitres
les plus habiles dans la dialectique et les arts ibéraux. Doue dune har-
diesse desprit tout autrement rem: wquab te que les premiers novateurs
du si¢cle precedent, il parait avoir congu un vaste systéme de pan-
théisme, quil formulait dans les propositions suivantes : « Tout est un,
tout est ‘Dieu, Dieu est tout; » ce qui le conduisail a regarder le Créa-
teur el Ja eréature comme une ménie chose, et a soutenir que les idées
de lintelligence divine creent tout a ja fois et sont créces. Variant lex-
pression de sa pensée, il disail encore que la fin de toutes choses est
en Dicu, entendant par la que toutes choses doivent retourner en lui
pour s'y reposer immuablement et former un élre unique et immuable
(Muratori, Rerum ftal. t. nt, p. 1, er er (xersom, Opp. te 193
Boulay , Hist. Acad. Paris., t. in, p. 23 et 48). Il est également i im-
possible d'adinettre qu'on a faussement Piers ves principes a Amaury,
comme le soupconne Brucker (fist. erit. phil, t. 11, p. 688), et de
nv voir que le simple résultat de ses meditations personnelles , comme
on pourrait le conclure dun passage de Rigord, historien contemporain,
qui nous dit qu Amaury suivail sa methode propre, el pensail entiere-
ment dapres Jui-meme cee par M. de Geérando, Histoire compareée
des systémes, 4 vol. in-8°, Paris, 1822, t. iv, p. 425.5 mais c’est une
question de savoir ov il avait puisé des doctrines si contraires al esprit
de son siecle. Quelques-uns veulent qu ii en ait trouve le germe dans la
métaphysique d'Arislote; et, pour Gui a éludie cet ouvrage et connait
Vesprit du péripatetisme, une telle conjecture admise, il est vrai, au
xmie siécle, sera sans doute peu fondée. Hy aurait moins dinvraisem-
blance, selon nous, dans lopinion de Thomasius (Orig. hist. phil.,
n. 39), qui attribue les erreurs d Amaury a Vinfluence de Scot Erigéne.
Cependant peut-élre en doit-on plutot chercher la véritable source
dans quelques ouvrages réceimment traduits, comme le livre de Causis,
et le traité d’Avicebron intitulé Fons Vite, ainsi que M. Jourdain le
présuine (Rech. sur Cage et Perig. des trad, latines @ Aristotle, in-8°,
Paris, 1819, p. 210. Les étranges doctrines d’ Amaury élaient en opposi-
tion trop ouverte avec Vorthodoxie, pour ne pas soulever une réproba-
tion universelle. Le pape Innocent Hi les condamna en 1204; Amaury
ful obligé de se relirer dans up ane ou il mourut en 1205; apres
Jui, sa mémoire fut proserite; et, en £202. un deeret du concile de La-
tran ordonna que son cn "Fil ouvert et ses centres disperscées,
Malgre cette persécution . la doctrine d’ Amaury Weuva des partisans
qui Ja pousserent rapidement a ses dernicres consequences. Saivant
eux, le Christ et le Saint-Esprit habitaient dans chagre homme et
agissaient en lui; dou il resuflait que nos cuvres ne nous appartien-
nent pas, et que nous ne pouvons nous tmputer nos désordres. Hs
niaient, dapres cela, Ja résurrection des corps, le paradis et Venfer,
déclarant quon porte en soi le paradis, quand on pessede Ja connais-
sance de Dieu, et Venfer quand on Vignore. ts trailaient de vaine ido-
latrie Jes honneurs rendus aux saints, ei mattachaient, en géneral,
aucune valeur aux pratiques extericures du culte. Parmi Jes secta-
teurs de ces opinions, on cile surtout David, de Dinant Voyes ce nom,.
M. Daunou a consacré un |ong arlicle a Amaury dans le tome xvi
de l Histoire litteraire de france.
AME. 81
AME. Chez les anciens, et méme chez les philosophes du moyen age,
ce mot avait une signification plus étendue et plus conforme a son éty-
mologie, que chez la plupart des philosophes modernes. Au lieu de dési-
gner seulement Ja substance du moi humain, il s’appliquait sans distine-
tion a tout ce qui constitue, dans les corps organisés, le principe de la
vie et du mouvement. C’est dans ce sens qu'il faut entendre la célébre
définition d’Aristote :. « L’dme est la premiére eniéléchie d’un corps
naturel, organisé, ayant la vie en puissaice (de Anima, lib.11,¢.4), c’est-
a-dire la force par laquelle la vie se développe et se manifeste réellement
dans les corps destinés a la recevoir (Voyes le mot Enréricuie). » C’est
en partant de la méme idée qu’on a distingué tantot trois, tantot cing
espéces d’Ames, a chacune desquelles on assignait un centre, un siége
et des destinées a part. Ainsi, dans le systéme de Platon, lame rai-
sonnable est placée dans la téte, et peut seule prétendre a l'immortaliié;
lame irascible, le principe de l’activité et du mouvement, réside dans
le coeur; enfin , l’dme appétitive, source des passions grossicres et des
instincts physiques, est enchainée a Ja partie inférieure du corps et
meurt avec les organes. Cette division est €galement altribuée 4 Pytha-
gore, et se relrouve dans plusieurs syst¢mes philosophiques de |’Orient.
Au lieu de trois 4mes, Aristote en aamet cing: lame nutritive, qui
préside a la nutrition et ala reproduction, soit des animaux, soit des
plantes; lame sensitive, principe de la sensation et des sens; la force
motrice, principe du mouvement ei de la locomotion; lame appeétitive,
source du désir, de Ja volonté et de l’énergie morale, et enfin l’dme ra-
tionnelle ou raisonnable. Les philosophes scolastiques, rejetant le désir
et la force motrice parmi les simples aitributs, les ont de nouveau ré-
duites au nombre trois, a savcir : l’ame végétalive, l’dme sensitive ou
animale, et l’dme raisonnable ou humaine. D’autres ont reconnu, en
outre , une Ame du monde.
Mais s'il est vrai qu’il y ait dans tous les étres organisés et sensibles,
et méme dans l’univers, considéré comme un étre unique, un principe
distinct de la matiére, vivant de sa propre vie et agissant de sa propre
énergie, une dme, en un mol, nous ne pouvons nous en assurer que
par la connaissance que nous avons de nous-mémes; car notre dme est
la seule que nous apercevions directement, grace a la lumiére inlérieure
de Ja conscience; elle est la seule dont nous puissions découvrir d'une
manicre immédiate les opérations, les facultés et le principe constitutif.
Toute autre existence immatérielle, excepté celle de Etre nécessaire ,
ne peut étre connue que par induction ou par analogie, au moyen de
certains effets purement extérieurs qui la révelent, en quelque sorte, a
NOs sens.
Qu’est-ce done que l'd’me humaine? Il y a deux manicres de répondre
a cette question, qui, loin de s’exclure réciproquement, ne sauraient,
au contraire, se passer l'une de J'autre, et ont besoin d’étre réunies pour
nous donner une idée complete de notre existence morale. On peut dé-
finir l’dme humaine ou par ce qu'elle fait et ce quelle éprouve, c’esi-a-
dire par ses facullés et par ses modes, ou par ce quelle est en elle-
méme, c’est-a-dire par son essence. Considérée sous le premier point
de vue, qui est celui dela psychologie expérimentale, elle est le prin-
cipe qui sent, qui pense ect qui veut ou qui agit librement; cestelle, en
i, 6
82 AME.
un mot, qui constitue notre mor: car ce fait par lequel nous nous aper-
cevons nous-mémes, et qui nous rend témoins, en quelque sorte, de
notre propre existence, la conscience est une partie intégrante, un
élément essentiel, une condition invariable de toutes nos facultés intel-
lectuelles et morales. Ne pas savoir que l'on sent, que l'on pense, que
lon voit, c’est n’éprouver aucune de ces maniéres d ¢tre.
Arrétons-nous un peu a cette premiére définition , et voyons quelles
conséquences nous en pouvons tirer. Personne n’osera nier qu'il y ait
en nous un principe intelligent, sensible et libre; en d'autres termes,
personne n’osera nier sa propre existence, celle de sa personne, de son
moi. Mais dans tous les temps on a voulu savoir si ce moi a une exis-
tence propre, immatérielle, bien qu’étroitement unie a des organes; ou
s'il n’est qu'une propriété de l’organisme et méme un des éléments de la
mati¢re, quelque fluide trés-subtil, pénétrant de sa substance et de sa
vertu les autres parties de notre corps. S’arréter a la premiere de ces
deux solutions, c'est se déclarer spiritualiste; on donne le nom de maté-
rialisme a la solution contraire. fH] faut choisir l'une ou l'autre; car, a
moins de rester sceptique (et jentends parler d'un scepticisme consé-
quent, obligé de tout nier, jusqu’a sa propre existence), on ne peul
échapper a Valternative de confondre ou de distinguer Je moi et lorga-
nisme. Le panthéisme lui-méme ne saurait échapper a cette nécessité,
si l'on s’en tient strictement au point de vue ot nous venons de nous
placer, au point de vue de Ja pure psychologie. En effet, que on re-
garde toutes les existences comme des modes fugitifs d'une substance
unique, cela ne change rien au rapport du moi et de Vorganisme. Dira-
t-on que le moi est une partie, un effet, une simple propricté des or-
ganes? on sera matérialiste, comme l'a été Stralon de Lampsaque.
Soutiendra-t-on que le moi et lorganisme sont deux forces, ou, pour
parler Je langage du panthéisme, deux formes de l’existence tout a fait
distinctes, bien qu’étroitement unies entre elles? alors on rentrera dans
le spiritualisme; et si l'on se refuse a l’admettre avec toutes ses consé-
quences, on en aura du moins consacré le principe. Remarquons, en
outre, que Je matérialisme et Je spiritualisme ne sont point deux sys-
témes également exclusifs que l'on puisse unir dans un point de yue
plus large et plus vrai. Le spiritualiste ne nie point Vexistence de Ja
matiere, il ne songe A mettre en doute ni Jes phénoménes ni les condi-
tions, nila puissance de lorganisme; mais Je matérialiste ne veut ac-
corder aucune part a Vesprit, il refuse au moi toute existence propre,
pour en faire un effet, une propriété ou une simple fonction organique.
Cette seule différence pourrait déja nous faire soupconner de quel coté
est la vérité, a Vappui de Jaquelle nous pourrions appeler aussi tous les
nobles instincts de notre nature, toutes les eroyances spontanées du
genre humain. Mais Ja science ne se contente pas de probabililés et de
vagues aspirations : il lui faut des preuves.
I] n’existe point de preuves plus solides, ou du moins plus immé-
diates de Vimmatérialité du moi, c’est-a-dire de l’existence méme de
Fame, que celles qu’on a tirées de son unité et de son identilé. 4° Sans
unité, point de conscience; et sans conscience, comme nous Tavons dé-
montré plus haut, point de penscée, point de facultés intellectuelles et
morales; en un mot, point de moi; car, je ne suis Ames propres yeux,
AME. 83
qu’autant que je sens, que je connais ou que je veux; et réciproque-
ment je ne puis sentir, penser ou vouloir, qu’autant que je suis, ou que
Tunité de ma personne subsiste au milieu de la diversité de mes facullés,
et de la variété infinie de mes maniéres d’étre. Cette unilé n’est point
purement nominale ou composée, ce n’est pas un méme nom donné a
plusieurs éléments, a plusieurs existences réeliement distinctes, ni une
pure abstraction comme celles que nous créons a l’usage des sciences
mathématiques ; c’est une unité réelle, c’est-a-dire substantielle, puis-
qu’elle se sent vouloir, agir, et agir librement; c’est, de plus, une uniié
indivisible , puisqu’en elle se réunissent et subsistent en méme temps
les idées, les j impressions Jes plus diverses et souvent les plus opposées.
Par exemple, quand je doute, je congois simultanément l’affirmation et
la négation; quand j/hésite., je suis partagé entre deux sollicitations
contraires, et c’est encore moi qui décide. Enfin le méme moi se sent
tout entier , il a conscience de son unité indivisible dans chacun de ses
actes, aussi bien que dans leur ensemble. La quantité de mon étre, s'il
mest permis de ‘parler ainsi, ne varie pas, soit que j éprouve une sen-
sation ou un sentiment, soit que je veuille, que je percoive ou que je
pense. Est-ce ]a ce que nous offre lorganisme ? Nous y trouverons pré-
cisément les caractéres opposés. Dabord la matiére dont nos organes
sont formés ne peut jamais étre qu'une unité nominale, qu'un assem-
blage de plusieurs corps parfaitement distincts les uns des autres, ct
divisibles a leur tour comme Ja masse tout entiere. Cet argument,
quoique trés-ancien , n’a jamais été attaqué de face et ne peut pas l’étre.
Il semble, au contraire, que les plus récentes hypotheses du matéria-
lisme aient voulu lui donner plus de force, en admettant pour chaque
facullé, pour chacun de nos penchants et pour chaque ordre didées,
une place distincte dans le centre de l’organisme. Si maintenant l'on
considére séparément la masse encéphalique, dans laquelle on a voulu
nous montrer la substance méme de notre moi, on verra combien elle
se préte peu a cette substitution. Non-sculement elle se partage en trois
grandes parties, en trois autres masses parfailement distinctes lune de
Vautre, et dont chacune est prise pour le siége de certaines fonctions
particuliéres ; mais il faut remarquer encore que le plus important de
ces organes, le cerveau proprement dit, est réellement double; car
chacun de ses deux lobes est exactement semblable a Vautre; il donne
naissance aux mémes nerfs, il communique avec les memes sens et
recoit de ceux-ci les mémes impressions. Cette dualité est-elle compa-
uble avec l'unilé de notre personne, avec l’unité qui se manifeste dans
chacune de nos pensées, dans chacun de nos actes, dans chacun des
modes de notre existence? En vain ferez-vous converger vers un centre
commun tous les nerfs qui enlacent notre corps, et dont les uns sont e
conducteurs de la sensation, les autres les agents de la volonté;
centre ne sera jamais lunité; il faudra toujours reconnaitre autant ae
corps distinets quily ad’ éléments constitutifs, autant de places diffe-
rentes quil y ade nerfs qui en partent ou qui s'y réunissent. Mais il
n’en est pas. ainsi; les plus récentes découvertes en physiologic nous
apprennent que les agents physiques du mouvement ont un aulre cen-
tre, une autre origine que les nerfs de Ja sensation. 2° Nous n’a-
vons pas seulement conscience d'un seul moi, d'un moi toujours un
6.
84 AME.
au milieu de la variété de nos modes et de nos attributs; nous sayons
aussi étre toujours la méme personne, malgré les manifestations si di-
verses de nos facultés et la rapide succession des phénoménes de notre
existence. Notre identité ne peut pas plus étre mise en doute que notre
unité; elle n’est pas autre chose que notre unilé elle-méme, considérée
dans le temps, considérée dans la succession au licu de l’étre dans la
variété ; et si on voulait la nier malgré |’évidence, il faudrait nier en
méme temps le souvenir, par conséquent la pensée, car il n’y a pas de
pensée, pas de raisonnement, pas d’expérience, sans souvenir; il fau-
drait nier aussi la liberté, qui est impossible sans intelligence , et les
plus nobles sentiments du coeur, dont Je souvenir, c’est-a-dire dont
Videntité de notre personne est Ja condition indispensable. Nos organes,
au contraire, ne demeurent les mémes ni par Ja forme ni par la sub-
stance. Au bout d’un certain nombre d’années, ce sont d’autres molé-
cules, d’autres dimensions, d’autres couleurs, un autre volume, une
autre consistance, un autre degré de vitalité, et lon peut dire sans
exagération , d’autres organes qui ont pris la place des premiers. Ainsi
notre corps se dissout et se reforme plusicurs fois durant la vie, tandis
que le moi se sait toujours le méme et embrasse dans une seule pensée
toutes les périodes de son existence. Ce fait, si étrange qu'il paraisse,
n’est pas une hypothése imaginée par le spiritualisme, c’est le résultat
des plus récentes découvertes et des expériences les plus positives ; ¢’est
un témoignage que la physiologie rend au principe méme de la science
psychologique.
Aux deux preuves que nous venons de citer nous ajouterons une
observation générale qui servira peut-étre a les compléter ct a séparer
plus nettement le moi de l’organisme. Si les actes de l’intelligence et les
phénomenes du sens intime n’apparliennent pas a un sujet distinct, ils
rentrent nécessairement dans la physiologie, ils deviennent, aux termes
de cette science, de simples fonctions du cerveau. Or, il n’existe pas la
moindre analogie entre les acies, entre les phénoménes dont nous ve-
nons de parler, et des fonctions purement organiques. Celles-ci, quoi
qu’on fasse , ne sauraient ¢tre connues sans les organes , sans les instru-
ments matériels qui les exécutent et ne sont elles-mémes que des
mouvements matériels. Qui pourrait se faire une idée exacte, une idée
scientifique de la respiration sans savoir ce que c’est que les poumons ?
Qui pourrait se représenter Ja circulation sans savoir ce que c’est que
le coeur, les artéres et les veines; ou Ja nutrition sans avoir étudié au-
cun des organes qui y concourent? I] en est de méme des organes sen-
sitifs, par exemple de la vue et de J’ouie, quand on a‘distingué leurs
fonctions réelles, leur concours physiologique, de la sensation et de Ja
perception qui les accompagnent. Tout au contraire, nous pouvons ac-
quérir par l’observation intéricure une connaissance trés-approfondie ,
trés-analytique de nos facullés intellectuelles et morales, et du sujet
méme de ces facultés, cest-da-dire du {moi considéré comme une per-
sonne, en méme temps que nous serons dans la plus enti¢re ignorance
de Ja nature et des fonctions du cerveau. La sensation elle-méme peut
étre connue dans son caractére propre, dans son élément psycholo-
gique, dans le plaisir ou la douleur qu'elle apporte avec elle, indépen-
damment de ses conditions matérielles ou de ses rapports avec le sys-
AME. 85
téme nerveux. Sans doute, ce serait une manicre trés-incompléte
d’étudier l'homme et sa condition pendant la vie, que de Jisoler ainsi
au fond de sa conscience, en fermant les yeux sur tous les liens qui
l’attachent a la terre, sur toutes les forces qui limitent la sienne et dont
le concours lui est nécessaire pour remplir le but de son existence. Mais,
tout en se trompant sur leurs limites, en ignorant leurs conditions exté-
rieures et leurs rapports avec le monde physique, il n’en connaitrait
pas moins Ja vraie nature de ses facultés, de ses modes et de son étre
proprement dit, de ce qui constitue son moi. Nous nous empressons
d’ajouter que cette connaissance il la demanderait en vain a l’étude
des nerfs et de l’encéphale, et en général a des expériences faites sur
les organes.
A part les faits que nous avons empruntés de la physiologie, et qui
n’appartiennent pas directement a notre sujet, qui ne nous éclairent
sur la nalure de ]’4me que par les contrastes, en nous montrant dans
Yorganisme des caractéres tout opposés, tout ce que nous avons dit
jusqu’a présent ne sort pas du cercle de la psychologie, ou de I’obser-
vation de conscience. En effet, comme nous l’avons démontré plus haut,
c’est par la conscience que nous connaissons immédiatement et l’unité
et lidentité du moi. Sans ces deux conditions la conscience elle-méme
serait impossible, et elle les réfléchit dans chacun des faits qu'elle nous
révéle aussi bien que dans le moi tout entier. Or, l’unité et l’identité du
moi suffisent pour le distinguer des organes et de la matiére en général.
C’est donc par un excés de timidité qu’un philosophe moderne (Jouffroy,
préface des Esquisses de philosophie morale), d’ailleurs plein d’éléva-
tion et défenseur des plus nobles doctrines, a voulu placer en dehors
de la psychologie et des faits de conscience la question que nous venons
de résoudre. C’est 1a un tort sans doute, mais un tort purement lo-
gique, dont on n’a pu, sans hypocrisie, faire un crime 41’auteur et a la
philosophie elle-méme.
Il est vrai, cependant, que l’ame n’est pas contenue tout entiére dans
ce qui tombe sous la conscience ou dans le moi; elle est bien plus que
le moi, sans en étre essentiellement distincte; car le moi n’est que l’d4me
parvenue a une certaine expansion de ses facultés, a un certain degré
de manifestation qui peut éire retardé ou suspendu par la prédomi-
nance de l’organisme, sans qu'il en résulte aucune interruption dans
lexistence méme de notre principe spirituel. Essayez, en effet, d’ad-
mettre le contraire; supposez, pour un instant, Videntité absolue de
Padme et du moi; vous aurez aussitdt contre vous les plus formidables
objections du matérialisme. Ou était votre dme pendant votre premiére
enfance, quand vous n’aviez pas encore la conscience de vous-méme,
quand toute votre existence intérieure était bornée a quelques vagues
sensations dont le sujet, l'objet et la cause se trouvaient confondus dans
les mémes téncbres? Que devient cette 4me dans |’évanouissement,
dans la léthargie, dans le sommeil sans réves, dans l’idiotisme et la
démence? Mais si, d'une part, je suis obligé de croire a mon identité
comme a la condition méme de mon existence; si, d'une autre part, il
est prouvé par l’expérience que le fait sans lequel il n’y a plus de moi,
que Ja conscience peut rester absente, s’évanouir et s’éclipser, il est
évident qu'il faut étendre au dela de la conscience et du moi Je principe
86 AME.
constitutif de mon ¢étre, c’est-d-dire mon dame, dont l’idée m’est fournie
par Ja raison dans un fait de conscience. De la la nécessité, comme
nous l’avons dit en commengant, d’ajouter a la définition psychologi-
que de l'dme, ou a Ja simple énumération de ses facullés, une autre
définilion plus élevée , ayant pour but de nous faire connaitre son es-
sence, son principe constitulif el vraiment invariable.
Ceux qui ont confondu l’dme tout entiére avec le moi, ont di néces-
sairement se tromper sur son essence; car, dans le cercle élroit ou ils
se sont renfermés, ils ne pouvaient rencontrer que les facultés et les
modes dont nous avons immédiatement conscience, c’est-a-dire, pour
parler la langue de l’école, des propriétés et des accidents, des faits
variables ou de simples abstractions. Aussi, les uns ont-ils cru voir
Vessence de Ame dans la pensée : tels sont tous les philosophes de
l’école cartésienne; les autres, nous voulons parler de Locke et de Con-
dillac, ont cherchée dans la sensibilité, et dans un seul mode de la
sensibilité, dans la sensation; enfin un penseur plus récent, Maine de
Biran, a tenté de la ramener a l’acte de volonté, a la volition propre-
ment dite, désignée sous le nom d’effort musculaire. Les conséquences
qui résultent de chacune de ces opinions (car ce n’est pas ici le lieu de
les soumettre a un examen plus approfondi) achévent de nous démon-
trer combien il est nécessaire d’étendre au dela des limites de la con-
science le principe réel ou l’essence invariable de notre ame. En effet,
avec Descartes, notre pensée finie, sans autre substratum qu’elle-méme,
c’est-a-dire que les idées, devient nécessairement un mode de l'intel-
ligence infinie et une manifestation passive de essence divine. La pre-
miére moitié de cette conscquence a été reconnue par Malebranche, et
la conséquence tout enti¢re par Spinoza. Avec le systéme de Condillac,
qui est sans contredit la plus compléte, ou du moins Ja plus franche
expression du sensualisme, toute unité disparait, la conscience de
notre identité est une illusion, lactivité en général, et, a raison plus
forte, activité libre, ne peut étre admise que par une flagrante incon-
séquence; il ne reste plus, en face de la conscience, que des modes
fugilifs et involontaires; Je moi devient wne collection de sensations. La
troisiéme opinion est sans doute bien plus prés de la vérilé, mais ce
nest pas elle encore; car, soit qu'il s‘agisse de Vacte volontaire ou de
la volonté elle-méme, il est impossible que nous y trouvions l’essence ,
Je principe constitutif de notre ame, le fond identique et invariable de
notre é¢tre : l’acte de volonté, la volition ou Veffort musculaire est un
simple phénoméene, un mode variable et fugitif, bien que nous en
soyons les auteurs. Un acte n’est certainement pas identique aun autre
acte, el la volonté, c’est-a-dire une faculté du moi, un certain mode
d’aclivité qui exige la plus parfaite conscience, est sujette a des intar-
ruplions et a des absences, Elle existe pas, ou, ce qui revient au
méme, elle ne se révéle pas encore dans Ie nouveau-né; elle est absente
dans la léthargie et Je sommeil profond; elle manque enlidrement chez
lidiot.
I] ne suffit pas de démontrer que Ame ne peut étre contenue tout
enli¢re ni dans Je moi, ni dans aucune des facullés du moi; il faut en-
core, en prenant pour guide la raison a Ja place de Ja conscience qui
nous fait défaut, que nous sachions positivement ce qu'elle est, jen~
AME, 87
tends en elle-méme, dans son principe le plus intime. D’abord elle est
comme le moi une et identique ; car l’unité et Videntité de notre per-
sonne, quoique connues d'une maniére immédiate, ne sont pas sim-
plement des fails de conscience, mais les conditions internes, les con-
ditions absolues de ces faits et du moi lui-méme. Or de telles conditions,
je veux dire de telles qualités, ne peuvent avoir leur siége que dans le
principe réel, dans le véritable centre de notre existence. Mais cela
n’est pas assez : l’unité, par elle-méme, n’est qu'une abstraction, et
Videntité, comme nous l'avons démontré précédemment, n’est que la
persévérance de lunité, ou Vunité continue. Rien n’existe véritable-
ment, rien ne sort du cercle des abstractions ou des apparences, que ce
qui agit ou en soi ou hors de soi; ce quia quelque vertu, quelque pou-
voir, en un mot, ce qui est une cause efficiente. Or toute cause dislin-
guée de ses actes, distinguée de ses modes ou de ses différents degrés
d’activité, c’est ce qu’on appelle une force. Donc, l’dme est une force
indivisible et identique, c’est-a-dire immatérielle; une force susceptible
de sentiment, d’intelligence et de liberté, quoiqu’elle n’ait pas toujours
la jouissance ou la possession actuelle de ses facullés ; par 1a enfin elle
est aussi une force perfectible, et nul n’oserait fixer la limile ot cette
perfectibilité s’arréte ; car, d'une part, l’expérience, lorsque nous n’a-
vons pas renoncé a nous-mémes, nous montre toujours en avance sur le
passé, et de lautre la raison, la conception de Vidéal et de Vinfini, nous
ouvre un champ sans bornes dans l'avenir. Cette théorie, nous avons hate
de le dire, n’est pas nouvelle; elle était dans la pensée de Platon quand
il définissait ’dme wn mouvement qui se meut lui-méme , xivnorg ExutHy xt-
voto (Leq., lib. x); elle était entrevue par Aristote, quoiqu’il ait com-
pris trés-imparfaitement, dans ’homme, la distinction de l’organisme
et du principe spirituel. Elle a été surtout développée par Leibnitz,
dont le tort est de lavoir appliquée, d’une maniére absolue, a tous Jes
objets de univers. Enfin, grace a des travaux plus récents, elle est
devenue lune des bases de la psychologie moderne.
Nous pourrions sur-le-champ démontrer limmortalité de l’dme
comme une conséquence immédiate de son caractére métaphysique ,
de son immatérialité, de sa perfectibilité indéfinie; mais , la preuve de ce
dogme important ne pouvant étre compléte sans l’appui de certains
principes et de certains faits qui ne seraient point ici a leur place, nous
avons cru nécessaire d’y consacrer un article a part (Voyes brmorra-
Lité). Nous nous bornerons, dans celui-ci, & passer en revue les di-
verses questions auxquelles a donné lieu l’idée d'une ame immatérielle
unie a un corps, et a indiquer sommairement les résultats de ces recher-
ches plus ou moins utiles a la science.
1°. On a demandé comment l’dme et le corps, l’esprit et la matiére,
si complétement différents l'un de l'autre, peuvent cependant agir l'un
sur l'autre; comment, sans étendue, par consequent sans occuper au-
cun point de l’espace, le moi devient la cause de certains mouvements
des organes, et les organes de certaines sensations du moi, qui devrait,
par sa simplicité indivisible, étre enti¢rement a labri de leur grossiére
influence? Différents systémes ont été imaginés pour résoudre cette
question : Jes uns ont eu recours 4 une substance intermédiaire , 2 un
tre d’une double nature, qui, tenant a la fois de l’dme et du corps,
88 AME.
peut servir de médiateur entre ces deux principes opposés. Cet étre
Imaginaire a regu le nom de médiateur plastique. Mais on le reconnait
aussi dans les esprits animaux, admis par les physiologistes et les phi-
Josophes du xvu® siécle, dans l’archée de Van-Helmont et la flamme vt-
tale de Willis. Les autres, ne voyant aucun lien possible entre l’esprit
quiils faisaient consister exclusivement dans la pensée, et la matiére a
laquelle ils donnaient pour essence l’étenduc, se sont adressés a l'in-
tervention divine pour exciler dans lame les phénoménes correspon-
dants aux divers états du corps, et dans le corps les mouvements
nécessaires pour exécuter ou traduire aux yeux les pensées de l’dme.
Telle est, en substance, le systéme des causes occasionnelles , dont lin-
vention appartient a l’école cartésienne. Leibnitz, ainsi que Descartes,
établit un abime entre les deux principes de la nature humaine; il va
méme jusqu’a nier d’une maniére générale toute influence d'une sub-
stance finie sur une autre. Mais, croyant au-dessous de Ja sagesse et de
Ja majesté divines d'intervenir directement dans tous les phénoménes
de notre existence, il a imaginé que dés linstant out ils furent créés,
lime et le corps ont été tellement organisés, que les phénomeénes de
l'un fussent en accord parfait avec les phénomenes de l'autre. Ce sont
deux pendules fabriquées avec tant d’art, qu’elles marchent toujours
ensemble et n’offrent jamais Ja plus petite différence dans Vindication
des heures. Voila ce qu’ona appelé Je systéme de l’harmonie prééta-
blie ; systéme qui n’est qu'une simple application de celui des monades.
Enfin, la plupart des philosophes spiritualistes se sont contentés d’ad-
mettre, sans l’expliquer, l’influence naturelle (influcum physicum) que
les deux substances exercent l'une sur l'autre. Mais ce n'est pas 1a,
comme on l’enseigne presque généralement, un systéme de plus; c'est
simplement ]’expression du fait dont on a cherché a se rendre compte.
Quant aux trois opinions précédentes, il n’est pas difficile d’aperce-
voir au premicr coup d’ceil ce quelles ont de faux et dimaginaire. La
premiére ne fait qu’ajouter au fait quil s'agit d’expliquer une hypo-
these tout aussi inexplicable. Les deux autres, non moins arbitraires,
ont en outre Je tort de supprimer Ja liberté humaine et de rendre Dieu
responsable de toutes nos actions. Toutes trois sont en opposition di-
recte avec le témoignage de Ja conscience; car c’est pour moi une con-
viction intime, indestructible, un fail aussi évident que celui de mon
existence, que ma volonté est Ja vraie cause, la cause immédiate de
certains mouvements de mon corps, et que, d'un autre cdlé, les im-
pressions de mes sens sont transmises jusqu’a mon intelligence et a ma
sensibilité. La physiologic me désigne les organes qui concourent a cette
opération, el me prouve par de nombreuses expériences que leur des-
truction entraine avec elle celle des phénoménes dont ils sont les agents.
Si l'on veut maintenant respecter Jes faits sans renoncer 4 comprendre
le mystérieux commerce de lime et du corps, on y parviendra peut-
étre en se pénétrant de celle idee que Fessence, le principe constitutif
de la mati¢re ne consiste pas plus dans l’étendue que lessence de lame
dans les phénomenes si fugilifs de la conscience. En effet, quand nous
voulons faire de létendue autre chose qu'un phénomeéne, quand nous
voulons en faire le principe de Ja réalite extérieure et la réduire a ses
éléments les plus simples, aussilét elle fail devant nous comme une
AME. 89
ombre vaine; elle échappe a la fois 4 nos sens et a notre raison par sa
divisibilité infinie. Je dis sa divisibilité infinie; car nous ne pouvons pas
en admettre une autre. La ou cesse la divisibilité , cesse également |’é-
tendue et par conséquent la matiére. Non, la matidre est une force, ou
plutét un systéme de forces subordonnées les unes aux autres, et se ma-
nifestant dans l’espace sous des formes élendues et divisibles comme
l’dme se manifeste par des faits de conscience. Mais il ne s’agit pas ici
de la maliére en général; il est question d'un corps organisé et vivant :
car ce n’est que sur un tel corps que l’dme peut exercer une action im-
médiate. Or, partout ou se montrent l’organisation et la vie, il y a des
formes intelligibles et des principes immatériels. Voyezs Mariine, Viz,
Force, etc.
2°. On a demandé dans quelle partie du corps la substance spirituelle
avait en quelque sorte fixé sa demeure, ou, pour me servir des termes
consacrés, quel était le siége de lame. Jusqu’a ces derniers temps, les phi-
losophes et les médecins se sont montrés trés-occupés de cetle question.
Ceux qui reconnaissaient plusieurs dmes, par exemple Platon, Pytha-
gore et leurs disciples , admettaient pour chacune d’elles un siége diffé-
rent. Ainsi, comme nous l'avons déja dit, l’4me raisonnable était
placée dans le cerveau, |’dme irascible dans la poitrine, et l’dme con-
cupiscible ou sensitive dans Je bas-ventre. Aristote seul, regardant le
cerveau comme un organe trés-froid, destiné seulement a rafraichir le
coeur par les vapeurs qu'il en faisait naitre, a renfermé dans ce dernier
organe le principe de toute vie et de toute intelligence. Ceux qui se bor-
naient a une seule Ame la logaient dans la poilrine ou dans la téte,
selon qu'elle passait 4 leurs yeux pour le principe de la vie animale ou
pour une force tout a fait distincte de ’organisme. Les modernes , non
contents de placer l’4me dans Je cerveau, ont voulu encore Ja circon-
scrire dans une partie déterminée de ce viscére. Descartes avait choisi
la glande pinéale, sous prétexte qu’elle est seule dans le cerveau, et
quelle y est comme suspendue de maniére a se préter facilement a tous
les mouvements exigés par Jes phénomenes intérieurs. D’autres, pour
des raisons tout aussi péremptoires, ont donné la préférence soit aux
ventricules du cerveau, soit au centre oval, soit au corps calleux. Au-
cune de ces hypothéses n’a pu résister longtemps au sens commun et
al’expérience. Aujourd hui la question méme qui les avait provoquées
a disparu complétement. Les philosophes ont la conviction que lame,
ne pouvant étre contenue dans un point particulier de l’espace, ne doit
pas non plus étre circonscrite dans une partie déterminée du corps ;
mais qu'elle tient dans sa puissance le corps tout entier et se manifeste
par ses mouvements. Les physiologistes ont pensé qu’au lieu d’assigner
a lame un siége imaginaire, il valait mieux rechercher quels sont les
organes par lesquels elle recoil les impressions du corps et lui fait subir
a son lour sa propre influence. C'est ainsi que Bichat a découvert en
nous deux sortes de vies parfaitement distinctes : lune organique, sans
conscience; l'autre de relation, accompagnée de conscience et de sensi-
bilité. N’est-ce pas la vie végétative et la vie sensitive des anciens,
placées l'une et l'autre au-dessous de l'4me proprement dite? Des expé-
riences plus récentes ont établi une autre distinction non moins digne
d'intérét, celle des nerfs qui servent au mouvement, el des nerfs uni-
90 AME.
quement consacrés a la sensation. Que le cerveau soit le centre et le
point de départ de tous ces agents de communication entre les deux
principes, c'est encore un fait qui ne saurait étre contesté. Mais lors-
qu'on a voulu aller plus loin, quand on a voulu assigner a chaque fa-
culté, a chaque ordre didées, a chaque direction de lactivité morale,
un organe séparé dans lencéphale, alors on est tombé dans le vieux
matérialisme qu’on a vainement essayé de rajeunir par un amas d’anec-
doles et de commérages contradictoires , décorés du nom de phrénolo-
gie (Voyes ce mot).
3°. On a demandé d’ou vient l’dme, quelle est son origine et de
quelle maniére elle pénétre dans le corps pour y fixer momentanément
sa demeure. La premiére de ces deux questions ne peut étre résolue
que par des yues générales sur lorigine des choses, sur l’essence ab-
solue des étres et les rapports de Dieu avec ses créatures. Hl nous est
done impossible de nous en occuper ici, méme sous le point de vue his-
torique. Quant a savoir comment s’opére association de lame et du
corps, il existe sur ce sujet plusieurs hypothéses que nous nous borne-
rons a indiquer sommairement; car le probléme en lui-méme, concu
comme il l’a été jusqu’a présent, échappe a tous les procédés de la
science. Les uns ont pensé que notre vie actuelle n’est que la consé-
quence d’une vie antérieure; que, par conséquent, toutes les dmes ont
exislé avant dappartenir a ce monde, et que chacune d’elles, poussée
par une force irrésistible, choisit naturellement le corps dont elle est
digne par son existence passée. Ce sentiment, trés-répandu en Orient,
enseigné par Pythagore, développé avec beaucoup d’éloquence dans les
Dialogues de Platon, adopté aussi par quelques Péres de |’ Eglise, entre
autres par Origéne (Huet, Origeniana, liv. u, c. 2, quest. 6),
est celui qu’on appelle le dogme de la préexistence. Selon les autres,
ad mesure qu’un corps est sur le point de naitre, Dieu crée pour lui une
dme nouvelle, et par conséquent le nombre des naissances décide abso-
Jument du nombre des ames. Cette opinion encore avait cours chez plu-
sieurs Péres de !Eglise, chez les Pélagiens, qui croyaient délivrer par
ce moyen la liberté humaine du dogme de la prédestination, et chez
tous les philosophes scolastiques , qui avaient Ja naiveté de la croire par-
faitement d’accord avec le syst¢me d’Aristote. Is appliquaient a lame
ce que ce philosophe a dit de lintelligence active, a savoir : quelle est
immortelle et quelle vient du dehors (de Anima, lib. m1, c. 5). Enfin on a
imaginé une troisiéme hypothése d'aprés laquelle toutes les Ames, aprés
avoir existé en germe dans notre premier pére, se propagent comme
les corps par la génération physique. Cette doctrine, soutenue d’abord
per Terlullien (de Anima, c. 19), reprise ensuite par Luther, qui la
lrouvait conforme au dogme du péché originel, fut aussi défendue
par Leibnitz comme la seule ott la philosophie et la théologie pussent se
rencontrer. Voiei de quelle manicre il s’exprime a ce sujet (Essais de
Theod., 1° part., § 91): «Je croirais que les Ames qui seront un jour
Ames humaines, comme celles des autres espéces, ont été dans les
semences et dans les ancélres jusqu’a Adam, el ont existé, par con-
séquent, depuis le commencement des choses, toujours dans une ma-
niére de corps organisé, » Mais Leibnitz ajoute que des ames, d’abord
purement sensilives ou animales, ne regoivent la raison qu’a la géuéra-
AME. 91
tion des hommes a qui elles doivent appartenir. C’est Te systéme gé-
néral des monades appliqué au principe spirituel de la nature humaine.
he. On a demandé, enfin, si l'on pouvait reconnaitre chez les bétes
comme chez les hommes une Ame ou un principe immatériel, quoique
voué a la mort, et privé d’un grand nombre de nos facultés, tcl,
comme dans les questions précédentes , des solutions trés-diverses vien-
nent soffrir 4 nous. Nous laisserons de cdté les solutions matérialistes ,
fondées sur une négation absolue du principe spirituel, pour ne parler
que de celles qui reconnaissent dans l'homme et au-dessus de lui I exis-
tence de ce méme principe. La plus ancienne de toutes est sans contre-
dit le systéme de la métempsycose qui fait des corps des animaux comme
aulant de liewx de chatiment pour les Ames humaines. Cependant nous
ferons remarquer que , outre ces ames captives et déchues , condamnées
a expier dans une organisation plus grossiére les fautes d'une vie anté-
rieure , Pythagore et Platon reconnaissaient aussi chez les bétes un
principe particulier, l’Ame sensitive (+o éxOuuxt:xv), le méme que celui
a qui ils confiaient chez homme les fonctions de la vie matériclle.
Anaxagore n’admettait aucune difference essentielle entre l’dme des
animaux et celle des hommes ; ce qui, d’aprés lui, donnait aux uns et
aux autres le mouvement, la sensibilité et la vie, c’était Vintelligence
universelle, l’’me du monde, le voids, qui aprés avoir tiré la nature du
chaos, se montra également chez tous les étres animés dans des pro-
portions analogues a leurs différentes organisations. Aristote, comme
nous |'avons deja dit, reconnaissait sous le nom d’Ame autant de prin-
cipes différents qu'il y a de degrés principaux dans la vie. I] n’admettait
done chez les bétes qu’une Ame sensitive et motrice , a laquelle il faut
joindre Ame nutritive, commune a tous les étres organisés. Cette opi-
nion, consacrée en quelque sorte par Ja théologie scolastique, a régné
paisiblement jusqu’a l’avénement de la philosophie cartésienne. Des-
cartes, ayant fait consister l’essence dans la pensée, et s’étant imaginé ,
d'un autre cdté, que les fonctions vilales peuvent ¢tre expliquées par
des lois purement mécaniques, a é{é naturellement conduit a regarder
les animaux comme de vyraies machines, comme des automates privés
d’instinct et de sensibilité. Les phénomeénes que nous observons en eux
ne sont que des mouvements produits par les esprits animaux, c est-a-
dire par des corps extrémement sublils qui se dégagent du sang échauffé
par le coeur, se répandent dans le cerveau, de Ja dans les nerfs, et vont
ensuite ébranler les muscles ( Voyez les Lettres de Descartes, principa-
lement les lettres xxv1, xL, x1, etc.). Le fond de cette hypothése
avait déja été imaginé par un médecin espagnol du xvit siécle, appelé
Gomesius Pereira, auteur d’un ouvrage tres-obscur, publié pour la pre-
miére fois 4 Médine en 155%, sous le titre bizarre d'Antoniana Marga-
rita. Mais il ne faligit rien moins que le génie de Descartes pour donner
quelque crédit dun par adoxe aussi étrange. La monadologie de Leibnitz
rendit aux bétes leur ame sensitive; car, lorsque tout dans l'univers est
composé de principes spirituels, de monades ot la vie et lintelligence
sont plus ou moins développées, il est impossible de ne pas reconnaitre
chez les animaux une ame inférieure a celle de Vhomme. Buffon essaya
vainement de réhabiliter le paradoxe cartésien; mais Condillac, dans son
traité des Animauz, alla trop loin lorsque, en réfutant le célébre batu-
92 AME. .
raliste, il accorda a Ja bruie les mémes facultés qu’a homme, n’établis-
sant entre eux d’autre différence que celle qui résulte de Jeurs besoins,
et ne voyant dans ces besoins eux-mémes qu'un effet de l’organisation.
La psychologie actuelle, exclusivement préoccupée de l'homme, dont la
connaissance est pour elle le point de départ de toute philosophie, n’a pas
encore eu le temps d’arriver a cette question. Mais, a vrai dire, elle se
trouve toute résolue par les éléments que nous fournit notre propre con-
science. Si, d'une part, certains faits extérieurs par lesquels se manifes-
tent spontanément les plus grossiers instincts, et les passions de l'homme
se montrent aussi chez les animaux, provoqués par les mémes causes et
gouvernés par les mémes lois; j entends des causes et des lois physiques ;
si, d'un autre coté, il est psychologiquement démontré que ni le désir, ni
Ja sensation, ni l‘initiative du mouvement ne sauraient appartenir a un
sujet divisible et étendu, il est bien évident qu'il faut admettre chez la
brute un principe immatériel , une force douée de vie et de sensibilité
dont les organes ne sont que les instruments. Cette force, on ]’appellera
si l'on veut une dame, pourvu qu’on n’oublie pas limmense intervalle
qui la sépare de lame humaine; seuls au milieu de ee monde, nous
avons en partage la liberté, la raison ou la faculté de l’absolu, la con-
science d'une tache infinie, d'une perfectibilité sans limites, et par con-
séquent un gage d immortalité.
II nous est impossible de joindre 4 cet article une bibliographie parti-
culiére, car Ja théorie de l’dme fait nécessairement partie de tous les
traités et de Lous les systémes de philosophie.
AME pv monne. L’idée d’une force immatérielle, mais confondue avec
Ja matiére et ne s’étendant pas au dela, lui servant a la fois de principe
moteur et de principe plastique, c’est-a-dire lui donnant a la fois le
mouvementet cette variété de formes que nous admirons dans la nature,
voila ce que les philosophes ont désigné sous le nom d’ame du-monde,
et que plusieurs d’entre eux ont substitué a 'idée méme de Dieu. Cette
hypothése est presque aussi ancienne que la philosophie. On la trouve
d’abord, sous une forme assez obscure, dans le systeme de Pythagore ,
qui pourrait bien l’avoir empruntée du panthéisme de | Orient, en pla-
cant au-dessus d’elle Ja conception d’un étre vraiment infini. Du systeme
de Pythagore elle a passé dans celui de Platon, ou elle prend un caractére
plus précis et plus ferme. Platon, ne pouvant concevoir que l'intelligence
pure, que la substance des idées éternelles puisse agir directement sur
Ja mati¢re, a placé entre ces deux principes une substance intermeédiaire,
formée a Ja fois d'un élément invariable, identique comme Iintelligence
(saustv), et d'un autre qui varie comme les objets sensibles (-29-v). Il
pensait, en outre, que l’univers, étantl‘ceuvre de | intelligence supréme ,
deyait étre parfait autant que le permet son essence, et que cette per-
fection, il la posséderail a un plus haut degré sil était animé que sil ne
Vétait pas. C'est ainsi qu'il justifie lexistence et qu il définit les carac-
teres de lame du monde. C'est a elle quil confie la tache de répandre
dans toute Ja nature le mouvement, la sensibilité et Ja vic. Son action
se fait sentir dans le centre du monde; mais celle a aussi des effets parti-
culiers qui s ¢lendent jusqu’au moindre atome de la mati¢re. Elle est la
source de toutes les dmes particulicres, qui tirent de son sein Jeur
AME. 93
substance et leur nourriture. Le rang et les fonctions que Platon a
donnés a l’Ame du monde, ont été a peu pres conservés par I’école
d’Alexandrie ; car au-dessus de ce principe, les disciples d’Ammonius
reconnaissaient encore lintelligence , et au-dessus de Jintelligence,
Vunité ou le bien. I] n’en est pas de méme des stoiciens : dans leur sys-
téme, l’Ame du monde prend la place de Dieu, et, non contents de l’avoir
élevée a ce rang sublime, ou plutot d’avoir abaissé jusqu’a elle l'idée de
l’étre absolu, ils en font encore une force inséparable de la matiére,
une force active qui par sa propre énergie imprime aux corps les formes
sous lesquelles ils se montrent a nos yeux (formam mundi informantem)
et constitue ainsi, tout ala fois, le principe moteur et la vertu plastique
de l'univers.... Totosque infusa per artus, mens agitat molem et magno
se corpore miscet. Quand on compare cette opinion a celle de Straton le
physicien, on ne voit pas entre elles une grande différence : ce que les
disciples de Zénon décorent du nom de Dieu, le philosophe de Lam-
psaque l’appelle Ja nature; mais, du reste, il lui laisse absolument le
meéme role. « Toute la puissance, disait-il, que l’on atlribue aux dieux
existe dans la nature. » Omnem vim divinam in natura sitam esse (de Nat.
deor., lib.1, c. 13). C’est elle qui a fait tout ce qui existe, ou du moins
qui a donné une forme a tous les corps de lunivers. Les mouvements
sont Ja seule cause, et Jes lois la seule régle de tout ce quiarrive ( Acad.
quest., lib. 1, c. 88). L’hypothése de l’dme du monde a eu peu de crédit
sous le régne de la philosophie scolastique; mais elle reparait apres la
renaissance des lettres et de la philosophie ancienne, surtout de la: phi-
losophie de Platon. Un peu plus tard elle s’introduit sous une forme nou-
velle dans les systemes de Cornelius Agrippa, de Paracelse, de Van-
Helmont et de Henri Morus; car ce qu’on désigne sous le nom d’archée,
ce que Henri Morus appelle principium hylarchicum , cest-a-dire le
principe universel, agent de tous les phénomenes physiques, véhicule
de toutes les propriétés et de tous Jes mouvements de la matiére, cause
plastique de toutes les formes de l’organisme, ce n’est pas autre chose
que lame du monde. On la rencontre aussi, a Ja méme époque, chez
quelques théologiens allemands , par exemple chez Amos Comenius et
Jean Bayer, qui ont eu la prétention de fonder sur la Bible, mais sur la
Bible interprétée a leur fagon, un nouveau systéme de physique. A les
en croire, c’est Ame du monde que l’auteur de la Genése a voulu dési-
gner par ces paroles : « Et l’esprit de Dieu flottait sur la face des eaux
(Gen., ¢. 1, V. 2), cet esprit, qui anime et qui vivifie le monde, qui est la
vie elle-méme répandue dans toute la nature, ipsa vita mundo infusa ad
operandum omnia in omnibus (Physices ad lumen divinum reformate
synopsis, in-8°, Leipzig, 1633, p. 29). Ce n’est pas Dieu, mais la pre-
miére création de Dieu; c’est]'ceuvre du Saint-Esprit, comme Ja mati¢re
est l’ceuvre de Dieu le Pere, et la lumiére celle du Fils. Il n’est plus
question de rien de semblable dans la philosophic de nos jours.
On voit par ce rapide résumé que |’dme du monde a été comprise de
deux manieéres : chez les uns, elle représente le degré le plus élevé de
létre, elle est mise a Ja place de Dieu et dégénére en un véritable pan-
théisme; chez les autres, elle n’est qu'une production ou une émana-
tion de la puissance divine, et son role est de servir d'intermédiaire
entre celle-ci et univers matériel. La premiére de ces deux théories,
94 AMELIUS.
manifestement contraire a l’idée que nous donnent la conscience et la
raison de |’étre souverainement parfait, sera suffisamment appréciée
dans l'article consacré au panthéisme en général. La seconde est une
hypothése que rien ne justifie ; car pourquoi Dieu ne pourrait-il pas agir
sur les étres? ou pourquoi des forces multiples, immatérielles comme
celles dont l’expérience et l'induction constatent pour nous l’exislence,
ne pourraient-elles pas suffire a tous les phénomeénes de Ja nature? Quel
moyen, enfin, a-t-on de sassurer que le monde est un étre animé;
qu indépendamment de la vie particuliére de chacun des étres dont il se
compose, ila aussi une vie, une sensibilité a lui, et qu il forme comme
un animal immense dont nous ne sommes que les organes? Ce quil y a
de vrai dans ces réves justement abandonnés, c’est qu il régne dans le
plan de lunivers une admirable unité, c’est que toul dans son sein se
meul, senchaine et se développe dans une harmonie sublime, ceuyre
d'une intelligence et d’un pouvoir sans bornes.
Voyez dabord le Timee de Platon et le résumé qu’on en a fait sous
le nom de Timee de Locre. Voir aussi Rechenberg, Disputatio de
mundi anima, Leipzig, 1678. — Schelling, de ? Ame du monde, in-8°,
Hambourg, 1809 (en all.). — L’homme et les étoiles, fragment d'une
Histoire de dame du monde, par W. Pfaff, in-8°, Nuremb., 1834 (en all.).
— Boeck, Dissertation sur la formation de ’ame du monde, daprés le
Timee de Platon, dans les Etudes de Daub et de Creuzet. — Ch. Gottl.
Schmidt, [Univers et Vdme du monde d’aprés les idées des anciens ,
in-8°, Leipzig, 1835 (en all.).—Henri Martin, Etudes sur le Timée de
Platon, 2 vol. in-8°, Paris, 1840.
AMELIUS ou AMERIUS, disciple de Plotin, florissait vers la fin du
i° siécle de ere chrétienne. {I était né en Etrurie, et s'appelait, de son
vrai nom, Gentilianus. C’est probablement afin de marquer son mépris
pour les choses de ce monde, quil y substitua celui sous lequel il est
connu dans lhistoire de la philosophie (Amélius en grec signilie insou-
ciant). Is etait attaché @abord au stoicien Lysimaque; mais, les écrits
de Numénius, aujourd hui perdus pour nous, étant tombes entre ses
mains, il en fut tellement séduit, qu'il les apprit par cour et les copia
de sa propre main. Des ce moment il appartenait nalurellement a I’école
dAiexandrie, dont Plotin était alors Je plus illustre représentant. Amé-
lius alla Je trouver a Rome, et pendant vingt-quatre ans, depuis 246
jusquen 270, il suivit ses lecons avec une rare assiduilé. Hl rédigeait
tout ce quil entendait de la bouche de son nouveau maitre, y ajoutait
ses propres commentaires, et composa ainsi, si nous en croyons Por-
phyre (Vita Plot., c. 3) prés de cent ouvrages. Il est malheureux
qu’aucun de ces écrits ne soil arrivé jusqu’a nous ; car ils dissiperaient
probablement bien des nuages qui existent encore pour nos esprils dans
Ja philosophie néoplatonicienne. Cette perte doit nous sembler d’autant
plus regrettable, que Plotin lui-méme désignait Amélius comme celui
de ses disciples qui pénétrait le mieux dans le sens de ses doctrines.
Parmi les ouvrages sortis de la plume d’Ameélius, ily en avait un qui
montrait la difference des idées de Plotin a celles de Numenius, et qui
justifiait le premier de ces deux philosophes de Vaccusation intentée
contre lui de navoir été que Je plagiaire du dernier. Hone parail pas
AMMONIUS. 95
avoir dédaigné le travail de la critique; car il démasqua quelques-uns
des imposteurs, alors si communs, qui publiaient, sous les noms les
plus anciens et les plus vénérés, des rapsodies de leur invention. C’est
ainsi qu'il écrivit contre Zostrianus un ouvrage en quarante livres. Aprés
Ja mort de Plotin, Amélius quitta Rome pour aller sétablir a Apamée,
en Syrie, ot il passa le reste de ses jours. fl avait cherché, comme
les autres philosophes de la méme école, a relever par la philosophie le
paganisme mourant. Voyez Eunape, Vit. sophist. et fragment. histor., etc.
— Suidas, Amelius. — Porphyre, Vita Plotini.
AMMONIUS p’Atexanprie, philosophe péripatélicien du 1 sidcle
apres J.-C. Il enseignait la philosophie a Athénes, et Plutarque , qui
suivait ses lecons, ne se contente pas de le mentionner fr équemment
dans ses écrits, mais lui a consacré un ouvrage spécial qui n’est pas
arrivé jusqu’a nous; il lui attribue d’avoir regardé, comme conditions
de la philosophie, examen, Vadmiration et le doute. On suppose
qu’Ammonius est ‘e premier péripatéticien qui ait tenté d’établir une
conciliation entre la philosophie d’Aristote et celle de Platon; c’est du
moins ce que veut démontrer Patricius ( Discuss. peripat., t. 1, lib. 11,
p- 139 ). Aussi n’appartient-il pas a lécole des peripateticiens purs,
mais a I école syncrélique. Du reste, ses ceuvres, s'il a écrit, n’ont pas
été conservées, et on ne sait rien de plus précis sur ses opinions.
AMMONIUS, fils d’Hermias et d’Aédésie, Ammonius Hermie,
disciple de Proclus, quitta Athénes aprés la mort de son maitre et revint
habiter Alexandrie, sa ville natale, ou lui-méme enseigna la philosophie
et les mathématiques. Ainsi que tant d'autres néoplatoniciens , il tenta
une conciliation entre Aristote et Platon. Il vécut vers la fin du v® sicele ;
de ses nombreux commentaires, deux ou trois seulement nous sont con-
nus, du moins ce sont les seuls qui aient été imprimés: Comm. in Arist.
Categorias et Porphyrii Isagogen, texte grec, in-8°, Venise, 1545, cet
Comm. in Arist. librum de Interpret., texte grec, in-8°, ib., 4345. Ces
commentaires ont été souvent imprimés séparément; on les a réunis
dans une édition faite également a Venise, en 1503.
On attribue aussi 42 Ammonius une biographie d’Aristote, dont quel-
ques autres font honneur a Philopon.
AMMONTIUS, surnommé Saccas, a cause de sa premiére profession,
était né a Alexandrie, ot il vécut el enseigna la philosophie vers la fin
du n° siecle ou Je commencement du 1°. Né de parents chrétiens, il fat
lui-méme élevé dans le chrisuanisme, qu il abandonna plus tard pour la
philosophie paienne. C’est du moins ce que nous apprend Porphyre
dans un fragment conservé par Euscbe ( Mist. de ’Eglise, liv. v1). U
est vrai que ce Pére de l’Eglise soutient le contraire, et, pour preuve
qu ‘Ammonius n’a jamais déserté le christianisme, il en appelle a un
écrit de ce philosophe ot serait tentée une conciliation entre Moise et
Jésus ; mais il est évident qu’Eusébe se trompe et confond deux Am-
monius , car celui dont nous parlons n’a jamais écrit, et lon sait par le
iémoignage de ses disciples que son enseignement ¢tait purement
oral.
Ammonius, ayant adopté la philosophie de Platon telle qu'elle était
96 AMOUR.
alors enseignée 4 Alexandrie, l’exposa avec tant de succés, que plusieurs
historiens lont regardé comme le fondatenr du néoplatonisme ; mais
cette opinion est fausse; il ne fit que donner un essor plus élevé al école
d’Alexandrie, ne se bornant pas a concilier les doctrines de Platon et
celles d’Aristote, mais y introduisant aussi le syst¢éme de Pythagore et
tout ce qu’il savait de la philosophie de I’ Orient. Ine communiquail que
sous le sceau du secret, a un pelit nombre de disciples choisis , ses opi-
nions qu'il faisait remonter a la plus mystériecuse antiquite et qu ‘il don-
nait comme un legs de la sagesse primitive.
L'enthousiasme myslique ‘dont ses legons portaient l’empreinte lui fi-
rent donner Ie surnom de Gccdidaxz0¢ ( inspiré de Dieu). Au nombre de
ses disciples on compte Longin, Erennius, Origéne, et Plotin, le plus
distingué deux tous. Ces trois derniers prirent Tengagement formel de
tenir secret lenseignement d’Ammonius; mais Erennius ct Origéne
ayant manqué a leur parole, Plotin se crut dégagé de la sienne, et c'est
de lui que nous tenons tout ce qui a rapport aux opinions d’Ammonius.
Quant a faire connaitre son systéme d'une manicre plus précise, ce
serait une tentative pleine de périls, car on n/aurait aucun moyen de le
distinguer de celui de Plotin.
ARIOUR. Le fait qui joue un si grand role dans le monde physique
sous le nom de gravitation, d’attraction et d’affinités électives, semble
avoir son équivalent dans le monde moral. L’>homme, quoi qu ‘il fasse ,
ne peut pas vivre sculement pour lui-méme ct dans les bornes étroites
de son individualité ; il ne peut détacher son existence de celle des au-
ires élres, animés ou inanimés, matériels ou immatériels; il les recher-
che, il les attire a lui ou se sent entrainé vers eux par un mouvement
ini¢rieur plus ou moins puissant ; ct il est des ames privilégiées qui, se
regardant comme exilées sur cette terre, s élévent de toutes leurs forces
vers un monde idéal, dirigent toutes leurs aspirations vers l’Etre infini lui-
méme, centre et foyer de toute existence. C’est a ce sentiment général,
a ce fait primitif de Ja nature humaine, mais qui subit par diverses cau-
ses des modifications sans nombre , que s'applique dans sa plus grande
extension le nom d'Amour.
C'est par un étrange abus de langage que ce nom se donne aussi a un
état de Pame enticrement opposé a celui dont nous venons de parler, et
qu'on appelle amour de soi, la somme des instincts, des deésirs , des ap-
pétits, qui, dirigeant toute notre activilé, toute notre attention sur nous-
mémes, nous empéchent de nous livrer a amour véritable. Que Pauteur
de la nature en nous donnant la vie nous y ait attachés par des liens
puissants ; qu'il nous excite par Je besoin et nous encourage par Je plai-
‘sir a tous les actes dont dépend notre conservation; qu’au contraire il
nous détourne par la douleur de ceux qui nous sont nuisibles, c'est une
marque de sa bonté et de sa sagesse, ou, si l'on veut, de son amour
envers les eréatures ; mais ce n’est pas dans nos coeurs que cet amour a
son si¢ge; ce n'est pas a nous qu'il appartient, car nous nen sommes
que Ies instruments souvent aveugles, La méme remarque doit s clen-
dre aux preferences que hous montrons pour certaines choses destinées
a notre usage ou a nos plaisirs ; a moins qu il ne s‘agisse de ces plaisirs
de Vame qu’excile en nous la vue du beau.
AMOUR. OT
Cependant, au-dessus des impressions des sens et des calculs de l’é-
goisme, n'y a-t-il pas pour nous-mémes, au fond de nos coeurs, un sen-
timent de respect et de véritable tendresse ? Et qu’est-ce done que l’a-
mour de la liberté, de l'indépendance, de la gloire, ce qu’on appelle
Vhonneur, et jusqu’a cette contrefagon de Vhonneur quia pour nom la
vanité? La liberté, n’est-ce pas la jouissance, et lhonneur le respect de
soi ? La gloire n’est-elle pas le moyen d’étendre en quelque sorte et de
prolonger notre existence au dela des bornes de la nature physique ?
Oui, sans doute, ’homme peut éprouver pour lui-méme un amour Jé-
gitime, un amour qui n'est pas le moins fécond en actions généreuses.
Mais a quelle condition ? a la condition d’aimer en lui ce qui fait la di-
gnité et la grandeur de ’homme en général, c’est-a-dire l’étre moral,
le sujet de la loi du devoir, Ja plus belle ceuvre de Ja bonté et de la sa-
gesse divines. De cette maniére, l'amour de soi se confond enti¢rement
avec l’amour des autres, avec celui de ’humanilé entiére. Quant a la
vanité et au désir de la gloire, s‘ils ne sont pas encore le sentiment que
nous venons de définir, du moins ils le supposent chez les autres; car
si nous n’admettions pas, méme instinctivement, chez nos semblables
Vamour du beau et du grand, comment pourrions-nous espérer de briller
a leurs yeux ou de vivre dans leur mémoire ?
Ainsi la premicre condition, l'un des caractéres essentiels de l'amour,
méme quand il se réfléchit sur nous, au lieu de se répandre, selon sa
direction naturelle, sur Jes autres étres, c’est d’étre un sentiment tout
a fait désintéressé. Mais cela ne suffit pas : il existe aussi des instincts
ot Jintérét, ot. Vattrait du plaisir n’ont aucune part, comme celui qui
attache la brute a ses petits, le chien 4 son maitre, et quelques hommes
grossiers a leurs enfants, dont ils se souviennent a peine quand lage
les a enlevés a leurs premiers soins. Assurément, ce n'est pas 1a ce
qu’on appelle aimer; rien de commun entre ce brutal penchant, ce
mouvement ayeugle de la nature animale et le noble entrainement
qu’excite dans une ame intelligente et libre tout ce qui est beau, tout
ce qui est bon, tout ce qui intéresse par Ja souffrance ou par la grace.
L’amour ne peut donc se passer des lumiéres de Ja conscience ni d'un
certain degré de liberté; car il n’y a que l'instinct et le besoin qui
soient des forces enticrement aveugles et irrésistibles. C’est lamour
physique que l'antiquilé paienne a représenté Jes yeux couverts d'un
bandeau; mais le véritable amour, l'amour dans sa plénitude et dans
toute sa force, a les yeux ouverts qu'il léve vers les cieux.
Maintenant que nous connaissons les caracteres généraux et les condi~
tions essentielles del’amour, il faut que nous le suivions a travers tous ses
développements, que nous nous fassions une idée de ses diverses formes
particuliéres. Nous distinguons dans l'amour, comme le résultat général
de la faculté daimer, quatre degrés principaux, ou sil’on veut, quatre
formes parfaitement distinctes les unes des autres : 1° amour de tous les
étres vivants, pourvu quils ne menacent pas notre propre existence ou
que, par leur forme extérieure, ils ne blessent pas trop vivement notre
imagination; 2° amour que nous avons pour nos semblables et pour
nous-mémes, lorsque nous considérons en nous |’étre moral ou limage
de Ja nature divine; 3° famour de lidéal et des réalités intelligibles,
cest-a-dire du beau, du bien et du vrai considérés dans leur essence la
I. 7
98 AMOUR.
plus pure; 4° amour de Dicu, qui réalise en lui, et qui contient dans
leur plénitude et dans Ja plus parfaite unité les trois principes dont nous
venons de parler.
Quun penchant naturel et plein de douceur, un mouvement dont
nous avons parfaitement conscience, et que la reflexion augmente en-
core, nous attire vers tout ce qui sent, vers tout ce qui respire, ou qui
nous offre seulement l'image de la vie, c’est un fait qui a peine a besoin
dctre démontré. Rien n’a plus de charme pour nous qu'une nature
animée, pleine de mouvement; rien, au contraire, ne nous inspire plus
de tristesse et deffroi qu'une solitude absolue, dépeuplée de toule créa-
ture vivante. A défaut d'autres affections, les fleurs et les animaux de-
Viennent pour nous des amis : on s’attache a un chien, aun cheval, a
un oiseau; les souffrances de ces créatures nous émeuvent, nous in-
quiétent, les signes de leur joie nous égayent, et leurs caresses nous sont
chéres. Dans le temps méme ou notre cceur n’éprouve aucun vide de la
part de nos semblables, il nous est souvent impossible de renoncer a ces
affections plus humbles, tant elles sont dans notre nature et dans celle
des choses.
Mais aucun autre sentiment n’a plus de force, n'est plus varié dans ses
effets cLdans ses formes, que J’amour de nos semblables. Ces effets, nous
n avons pas lintention de les décrire a la manicre des moralistes el des
poétes ; nous voudrions seulement les classer avec une certaine rigueur, et
lesramener a leurs principes selon la méthode psychologique. Nous dis-
linguerons done au premier degré le sentiment qui porte a si juste titre
le nom dhumanite, cette commune sympathie que nous éprouvons pour
tout étre humain, qui nous fait compatir ases maux sans le connaitre,
et, dans un danger imminent, nous fait voler a son secours au peril
meéme de notre téle. L’humanité est un mouvement tout a fail spontané
qui ne doit pas étre confondu avec la charité ou la philanthropie , inspi-
rées Tune et (autre par certains principes, par certaines doctrines ac-
ceptées ou produites par Vintelligence. Au-dessus de Phumanité, nous
rencontrons Familié et les sentiments qui en approchent plus ou moins;
toutes ces predilections individuelles qui reposent ou sur lappréciation
et Ja convenance des caractéres, ou sur un échange de services, ou sur
Ja similitude des principes, Videntilé des positions et des destinées, par
consequent des veux et des espérances. Plus ces points de contact se-
ront nombreux entre deux ames, plus le lien qui les unit’ sera durable
et fort, jusqu’a ce que les deux existences soient, pour ainsi dire, mises
en commun. Onaurait pu se dispenser de prouver que Familie n'est pos-
sible quentre gens de bien; car les méchants sont précis¢nent ceux
qui n'aiment pas, ceux qui se livrent a un égoisme sans limite et sans
frein. Enfin au-dessus, et a certains égards au-dessous de Pamitié, est
l'amour proprement dil, cette passion tantot aveugle et tantot sublime ,
celle poétique exaltation de Fame et des sens qui nous enléve en quel-
que sorte a nous-mémes, qui nous ravit hors de la sphere de notre
propre existence, pour nous absorber dans un autre étre deyenu objet
de tous nos désirs, de toutes nos pensées, de toute notre admiration, et
comme le principe de notre vie.
Leamour, quia tant exereé les romanciers et les pottes, a clé, pour
ectle raison méme peut-ctre, un peu trop négligé par les philosophes.
AMOUR. 99
Cependant il tient une assez grande place dans notre existence ; il exerce
une influence assez visible sur les moeurs, sur les arts, sur les individus
et les sociétés, pour mériter d’étre étudié au point de vue général et
sévére de la science psychologique. [1 faut distinguer dans l'amour
plusieurs éléments qui n’'appartiennent pas tous a la méme facullé de
lame, qui ne demeurent pas toujours unis, et qui sont loin d’étre égaux
en force, en noblesse et en durée. L’un de ces éléments est purement
sensuel : je veux parler de l'instinct qui rapproche les sexes, et les désirs
quil améne a sa suite; désirs ordinairement exaltés par notre imagina-
tion bien au dela du veeu de la nature, et voilés a nos yeux par cette
ivresse générale ot l'amour nous plonge. Le second élément appartient
davantage a l'Ame, sans étre dégagé complétement de l influence des
sens : c'est l’attrait irrésistible de la beauté dans un étre de notre espéce ,
vers lequel nous entrainent déja un instinct nature! et !amour général
de nos semblables. Sans doute Ja beauté de la forme ne peut arriver
jusqu’a nous sans le ministére des yeux ; mais il n'y a que notre dme
qui en soit charmée: la volupté des sens n’a rien a gagner a cette divine
splendeur que la main de Dieu a répandue sur Ja plus parfaite de ses
créatures. Mais cette beauté extérieure qui se flétrit et qui passe n'est
que le symbole, l'image souvent trompeuse d'une autre sorte de beauté ,
dune beauté tout intérieure, source dun sentiment plus profond et
plus pur, conséquemment plus durable, quelascendant exercé sur nous
par la perfection du corps. En effet, les deux sexes, quoique parfaile-
ment égaux devant la loi morale, ne se ressemblent pas plus par les
qualités de lame que par leurs formes et leurs qualités exterieures : a
Vhomme la dignité et la force, le courage actif, les vertus austéres, les
conceptions d’ensemble et la puissance de Ja méditalion; a la femme la
douceur et Ja grace, la résignation mélée despérance , les sentiments
tendres , qui font le charme de la vie inlérieure, la finesse, le tact, et
une sorte de divination. De la résulte que chacun des deux est pour
Vautre un type de perfection, une apparition celeste venant répandre
sur sa vie un jour tout nouveau, la plus belle moitié de lui-méme, ou
plutot le véritable foyer de son existence. Par une illusion facile a com-
prendre dans cet age ot limagination domine toutes les autres facullés,
les diverses qualités qui sont !apanage d'un sexe en général, ne man-
quent pas détre attribuées, dans toute leur perfection, a un seul homme
ou a une seule femme, ou de se présenter a lespril fasciné comme les
dons extraordinaires d'un étre exceptionnel. Alors admiration et la
tendresse ne connaissent plus de bornes et se changent en un veritable
culle. Ainsi, 'amour proprement dit établit son si¢ge dans toutes les
parties de notre étre, dans les sens, dans limaginalion et dans le fond
le plus reculé de notre ame; mais des trois élements que nous avons
énumeérés, le dernier, celui que nous appellerons élément moral, est le
seul qui survive a la jeunesse et ala beaute. C'est par lui que s opére
cette fusion des existences sans laquelle le sexe le plus faible n'est que
Vesclave du plus fort. Sur lui se fondent la dignité et le bonheur de la
famille et la sainteté du mariage.
Pres de lamour proprement dit, nous trouvons les affections de fa-
mille, tamour des parents pour les enfants, des enfants pour les pa-
rents, et des enfants entre eux. Ce dernier sentiment approche beau-
1
100 AMOUR.
coup de lamitié; le second n'est peut-étre que le plus haut degré du
respect et de Ja reconnaissance; enfin le premier, comme nous l’avons
déja remarqué, deviendrait facilement un instinct sans lappui de Vin-
telligence et du sentiment moral. Mais dans aucun cas on ne saurait
admettre 'hypothése de quelques philosophes du xvi® siécle, qui ont
voulu résoudre toutes les affections du coeur humain en un vil calcul de
Végoisme.
L’homme n’est pas seulement attaché a sa famille, il aime aussi sa
patrie, qui n'est guére pour lui qu'une famille plus vaste. Nos conci-
toyens, élevés comme nous, sous empire des mémes lois, des mémes
mocurs, sous le charme des mémes souvenirs, avec qui nous parta-
geons les mémes craintes, les mémes espérances et les mémes joies,
sont véritablement pour nous des fréeres; et ne sommes-nous pas obligés
de reconnaitre nos péres dans les générations qui nous ont précédés ,
qui ont fondé ou conservé, quelquefois au prix de leur sang, la prospé-
rité et les institutions dont nous recueillons les fruits? I] n'y a pas jus-
qu’au sol de Ja paltrie, cette terre qui nous a nourris, qui porte tout ce
que nous aimons, dont le sein renferme les cendres de nos aieux, qui
ne soit pour nous, abstraction faite de tout le reste, objet d'un pieux
respect et d'une tendresse toute filiale.
Mais la plus noble et la plus grande de toutes les affections du coeur
humain, c’est sans contredit amour de Vhumanilté, du genre humain,
considéré dans l'ensemble de ses destinées, et congu par notre pensée
comme un seul étre. Cependant il ne faut pas se faire illusion sur la
nature de ce sentiment; il na rien de la spontancité des autres, de ceux
du moins qui nous ont occupés jusqu ici; il ne dépend pas moins de Vin-
telligence que de Ja sensibilité; car il n’existe qu’a la condition que cer-
taines idées, que certains principes de morale et de métaphysique seront
reconnus vrais, soit au nom de la foi, soil au nom de la raison. Ainsi,
comment aimer le genre humain, si nous ne croyons pas a son unité,
a Videntité des facultés humaines, et ala continuité de leur développe-
ment? Comment aimer le genre humain, si nous n’admettons pas pour
tous les hommes les mémes droits, les mémes devoirs , la méme liberté
pour faire le bien et pour éviler le mal; si nous refusons de croire enfin
quils soient tous égaux devant Dieu et devant la loi morale? Les an-
ciens , quine connaissaient point ces principes, ctaient également étran-
gers au sentiment qui en dépend; leurs affections n’allaient point au
dela du cercle de la patrie et de Ja famille.
Les ¢étres réels, comme nos semblables et en général toutes Jes
créatures vivantes , ne sont pas les seuls objets de notre amour; notre
ame, suffisamment développée, se sent aussi entrainée par un charme
irrésistible vers un monde tout idéal, vers certains types absolus, con-
stamment présents a notre intelligence, et dont nous ne trouvons dans
les choses qui nous entourent que dinfidéles copies: telles sont les idées
universelles et nécessaires du beau, du bien et du vrai. Nest-ce pas
Yamour de la vérité en elle-méme qui a donné naissance a toutes les
sciences spéculatives et surtout a la philosophie, quia, comme la religion,
sesmartyrs et ses héros? N’y a-t-il pas en nous un sentiment du bien, un
sentiment du juste, devant lequel nous nous croyons obligés d'imposer si-
Jence a tous nos intéréts et a toutes nos affections? Ce sentiment, sans
AMPHIBOLIE. A0A
doute, ne saurait exister sans l’idée du bien; mais l’idée, a son tour, ne
serait qu'une forme stérile de notre intelligence , sans |’amour, qui nous
porte a la réaliser. Nous ferons la méme remarque sur le beau, que nous
aimons d’un amour plus ardent, plus enthousiaste, mais moins persévé-
rant peut-étre que le bienet le vrai; nous l’aimons pour Jui-méme et non
pour les nobles jouissances que sa présence nous apporte ; nous l’aimons
enfin d’autant plus que nous approchons davantage de son essence ab-
solue et purement intelligible. C’est cet amour que Platon décril avec
tant déloquence dans ses immortels dialogues, et auquel il a donné
son nom.
Le beau, le bien et le vrai, quand on les considére chacun a part, ne
sont sans doute que des idées , que de pures conceptions de notre intel-
ligence. Mais puisque nous les concevons comme universels et néces-
saires, nous sommes bien forcés de leur attribuer, en dehors de notre
esprit, et en dehors des choses finies de ce monde, une existence réelle,
c’est-a-dire que nous devons leur donner pour substance Dieu lui-méme,
car il n’y a que Dieu au-dessus de nous et de univers. Dieu est donc le
vrai, le bien et le beau dans leur essence la plus pure; ils forment en
Jui la plus parfaite unité. Or, si chacune de ces trois formes de l’absolu
est pour nous l’objet d'un amour si puissant, que ne devons-nous pas
éprouver pour l’étre absolu, considéré dans Ja plénitude de son exis-
tence, dans l’ensemble de ses perfections infinies? L’amour de Dieu ne
saurait se décrire; car il n’y a que Dieu lui-méme qui puisse | éprouver
dans toute son étendue; il n'y a qu'un étre infini qui soit capable d’un
amour infini. Pour nous, assujettis aux miséres de cetle vie, nous y
mélerons toujours ou nos affections, ou nos préoccupations terrestres ,
ou tout au moins le sentiment de notre existence, le soin de notre li-
berté, sans laquelle nous ne sommes plus rien dans le monde moral.
Ceux qui, oubliant les conditions de notre nature finie, n’ont pas voulu
reconnaitre d’autre régle dans le vrai et dans le bien que l’amour de
Dieu dans sa pureté absolue, les mystiques, en un mot, nont abouti
qu’au fatalisme, a lanéantissement de Ja liberté, de la réflexion, des
devoirs les plus positifs de la vie. Aussi quelques-uns n’ont-ils pas voulu
s’arréler en si beau chemin : du fatalisme ils ont été conduits a l’'anéan-
tissement de l'homme tout entier, c’est-a-dire au panthéisme ( Voyez les
articles MysTicismE et PANTHEISME).
Nous ne connaissons sur l'amour, considéré dun point de vue philo-
sophique, que ces deux écrits : le Banquet de Platon, et louvrage de
Léon |'Hébreu intitulé : Dialoghi di amore, composti da Leone medico,
di nazione Ebreo, e di poi fatto cristiano, in-4°, Rome, 1535, et
Venise, 1541. I] existe dans notre langue trois traductions de cet
ouvrage.
AMPTHUBOLIE, 4.2:2.i2.Tel est le nom consacré par Kant, dans sa
Critique de la raison pure, a une sorte d’amphibologie naturelle, fondée,
selon lui, sur les lois mémes de la pensée et qui consiste a confondre les
notions de l’entendement pur avec les objets de lexpérience, a attribuer
a ceux-ci des caracteres et des qualités qui apparliennent exclusivement
a celles-la. On tombe dans cet écueil quand, par exemple, on fait de
Videntité, qui est une notion @ priort, une qualité réelle des phénomeé-
102 AMPHIBOLOGIE.
nes ou des objets que l’expérience nous fait connaitre (Analyt. des
principes, appendice du c. 3)
AMPHIBOLOGIE, de 4u.2:2-2/2,méme signification.On appelle ainsi
une proposition qui pr ésente, non pas un sens obscur, mais un sens dou-
teux, un double sens. Aristote dans son Traité des Reéfutations sophis-
tiques (c. 4), a compté lamphibologie parmi les sophismes. II la dis-
tingue de lequivoque (épovwuia), par laquelle il désigne l'ambiguité des
termes, pris isolément.
ANALOGIE. Lorsque deux phénomeénes nous offrent, par les edtés
dans Jesquels l’observation les étudie, des caractéres que nous repré-
sentons en nous par la méme idée, hors de nous par la méme dénomi-
nation, nous disons de ces phénoménes, exclusivement envisagés sous
ces points de vue communs, qu ils sont identiques. Il y a identité entre
les individus qui appar tiennent également a un genre déterminé, en tant
quils appartiennent a ce genre, entre un homme et un homme, par
exemple, considérés comme tels. — Que deux phénoménes, au con-
traire, exigent pour se produire dans l intelligence deux conceptions
distinctes, dans le langage deux symboles différents; que les genres
dont ils dépendent se tiennent a de vastes distances l'un de l'autre et
ne forment, en se rapprochant dans notre pensée, qu'une alliance for-
cée ou bizarre; ces phénomeénes sont divers. Il y a diversité entre une
coloquinte el un ligre, entre le silex et l'anémone, entre ce grain de
sable et l'me de Newton. — Deux phénoménes enfin associent- ils aux
qualilés générales qui les confondent des qualités spéciales qui les dis-
tinguent? combinent-ils, dans une certaine mesure, lidentité et la di-
versilé? en songeant plus expressément a ce qui les unit, sans oublier
toulefois ce qui les divise, nous les appelons analogues. Il y a analogie
entre les affinilés chimiques et les sympathies morales, entre les saisons
de l'année et les ages de la vie, entre l'animal qui repose et Ja plante qui
dort.
On ne trouve nulle part dans la nature ni Videntité parfaite (toute réa-
lité est individuelle ), ni la diversité absolue (1étre comble toujours , par
son immense généralité, lintervalle qui sépare les réalités les plus sin-
gulieres et les plus éloignées ); mais, a l'exception de quelques cas ra-
res ol nous croyons découvrir l'arbitraire et le caprice, lanalogie est
partout. Ces innombrables organisations que la force créatrice séme avec
tant de profusion et comme péle-méle dans l'espace, l'analogie les mar-
que de son empreinte et par la les ordonne ; ainsi se rapprochent et s’u-
nissent les variétés d'une méme espece , les espéces d'un méme genre,
les genres dont se compose un régne, les régnes dont le monde est
formé. L'analogie , c’est la chaine des ¢tres.
Cest encore et surtout la chaine des idées. Cette poussiére intellec-
tuelle, que analyse jette ca et 1a dans Vesprit, ne connait pas de plus
riche ciment. Comme Vattraction s’empare des atomes matériels et en
forme des corps, Fanalogie ramasse les alomes spirituels et en fait des
pensées. Par elle nos conceptions s'agregent, se combinent, et apres s'é-
tre distribuces dans quelques systémes étroits et exclusifs, tendent a se
perdre dans un Jarge systeme qui les comprendra toutes. Ainsi se coor-
ANALOGIE. 103
donnent, pour constituer une science par ticuliére, les notions générales
que nous avons pu recueillir a propos d’un ordre déterminé de phéno-
ménes ; ainsi se développe peu a peu et s éléve notre arbre scienlifique
avec ses mille rameaux. Apres avoir organisé les réalités qui occupent
lespace, l’analogie organise encore, pour rapprocher la copie du mo-
déle, les images dont l’entendement ‘est peuplé.
Les signes par lesquels nous représentons nos idées, doivent sans doute
leur naissance a plusieurs principes différents. Laliberté humaine, entre
autres, a certainement sa part dans cette ccuvre complexe, et, sur plus
d'un point, le langage est incontestablement conventionnel. Mais il est
une source de laquelle surtout nos moyens d'expression découlent, |’ana-
logie! A lorigine, limitation des phénoménes naturels, lonomatopée
nous met presque seule en possession des symboles qui traduisent nos
sentiments et nos pensées. Plus tard, nous formons avec chacun de ces
noms primitifs , en le modifiant plus ou moins pour lui faire rendre une
idée plus ou moins semblable a celle qu'il exprime, autant de noms dé-
rivés qui rappellent leur racine tout en sen écartant; plus tard encore,
le travail, qui a tiré de notre premiére classe de mots ceux de la seconde,
se répete sur la seconde pour en tirer ceux dont se composera la troi-
siéme, et ainsi de suite a linfini. De telle sorte que les termes les plus
récents, ceux qui sont nés d’hier, issus de quelque souche voisine dont
ils reproduisent visiblement les principaux caractéres, se rattachent par
elle et quelques intermédiaires de plus en plus éloignés au tronc pri-
mordial, que la science, si leur histoire était mieux connue, verrait, 4
travers ces générations , c’est-a-dire ces altérations successives , revivre
encore en eux. Quoi qu il en soit, c’est l’analogie qui enchaine et noue
lun a ]autre tous les fils de cette longue trame.
Et ce nest pas en vain. Avec quelle facilité la mémoire admet et re-
produil les combinaisons didées ou de sons que I'analogie enfante ! Quels
obstacles , au contraire, ne trouvent pas, soit pour pénétrer dans l’esprit,
soit pour se représenter a propos et lorsqu’on les appelle, ces associations
arbitraires, malencontreuses, auxquelles répugnent également et les
habitudes de l'intelligence et les prédispositions des organes vocaux ! La
langue du calcul, grace a sa régularité et a ses harmonies, s’apprend
sans fatigue et se retient sans effort. Mais qu'il en cotite a nos premieres
années (ceux-la le savent qui dirigent avec un dévouement si digne de re-
connaissance ce Jaborieux apprentissage) pour se familiariser avec les bi-
zarreries, les anomalies , les exceptions dont nos langues usuelles se hé-
rissent dans la formation des signes , dans leur orthographe et dans leur
prononciation ! Que de peines | art s épargnerait, sil écoulait avec plus
de recueillement et suivait avec plus de docilité les conseils de Ja nature!
L’analogie est le plus puissant auxiliaire de la mémoire; c est notre
meilleure méthode d’enseignement et de transmission. Les services qu elle
nous rend s‘étendent plus loin encore. Aprés nous avoir aidés a retenir
et a propager les vérités déja découvertes, elle nous conduit, par les
voies les plus larges et les plus sures, aux vérilés qui nous restent a dé-
couvrir. I] nest pas de procédé qui nous méne plus fréquemment et
plus heureusement quelle du connu a linconnu. Sous ce rapport, elle
constitue celte classe de jugements, ou plutét de raisonnements, que nos
logiques lui rapportent et qui prennent son nom.
104. ANALOGIE.
Mais en quoi consisie précisément le raisonnement par analogie? c'est
ce qu'il n'est pas aussi facile de déméler et de reconnaitre qu'on le croi-
rail au premier abord.
Les esprits les plus sévéres et les mieux exercés ne distinguent pas
encore, a ce qu'il nous semble, avec une enlicre netteté, trois sortes de
raisonnements quil serait bon pourtant de ne pas confondre; je veux
dire le raisonnement par déduction, le raisonnement par induction , et
le raisonnement par analogie. Voici, pour ma part, comment, afin de
rendre sur ce point toute méprise impossible, je les classe et les définis.
J'admets ici un genre, la déduction, et deux espéces qui me paraissent
s’y renouer, l’induction et Vanalogie.
Le raisonnement, quel qu il soit, pose toujours, comme principe,
une idée générale dont il fait sortir, comme consequence, une idée par-
ticuliére qui s'y trouve contenue; tout raisonnement se raméne au syl-
logisme, et, par conséquent, a lopération intellectuelle que le syllo-
gisme est chargé de traduire, a la déduction.
Mais Ja déduction s’appuie sur deux bases différentes. — Tantot lin-
dividu que nous rapportons a tel ou tel genre, nous est bien démontré
comme lui appartenant; il existe entre cet individu et ceux dont le genre
se compose une identité parfaite; la loi du genre lui est complétement
applicable. Tout homme est mortel; Pierre est un homme; done Pierre
est mortel. Tous les cerisiers fleurissent au mois de mai; cet arbre est bien
un cerisier ; le mois de mai le verra done fleurir. La déduction ainsi faite,
je Pappelle induction. — Tantot Vindividu que je rapproche de tel ou
tel genre, non-seulement ne produit pas tous les caractéres de ce genre;
il en manifeste, au contraire, qui le rattachent aun genre différent. Ce
ne sont plus des é¢tres identiques, ce sont des étres analogues que j’ai
a comparer. La Joi du genre auquel je l’assimile, parce que je ne con-
nais pas celle du genre auquel il appartient, ne lui convient qu impar-
faitement; si, faute de micux, je la lui applique, ce ne sera qu’en faisant
mes réserves, mutatis mutandis, comme nous disons en pareille circon-
stance; mon raisonnement nest plus inductif; il est analogique. La dé-
duction, ainsi conditionnéc, c'est Vanalogie. Jentends de mes fenétres
deux oiseaux chanter. Les chants se ressemblent par beaucoup de points,
mais different visiblement par d'autres. L’un de ces oiseaux est un ros-
signol; l'autre, une fauvette. Je me suppose ne connaissant que la figure
de l'un des deux, celle du premier; je consiruirai la figure de lespéce
inconnue avec les traits de Pespéce connue, en les modifiant de telle
sorte, que les deux oiseaux soient, dans leur extérieur, comme dans
Vétendue et Je volume de leur voix, non pas idenliques, mais analogues:
je ferai la fauvelle, par exemple, plus faible et plus gréle que le rossi-
enol; je lui donnerai un plumage d’une couleur moins tranchée, une
altitude moins ferme el moins male. C’est par analogie que jaurai rai-
sonne.
Quelle est la nature de la croyance quentrainent, selon les circon-
stances, les données de Finduction? c’est ce que nous rechercherons en
son temps et en son lieu. Nous navonsa determiner ici, et pour le mo-
ment, que le degré de confiance quis attache, selon les cas, aux conclu-
sions de l’analogie.
Or, si nous ne nous trompons, lanalogie, comme tous les autres
ANALOGIE. 105
modes de raisonnement, peut marquer son résultat d’un caractére d’évi-
dence médiate, de probabilité , ou simplement de possibilité, c’est-a-dire
amener la faculté de croire a une sorte de certitude, ou lui inspirer une
plus ou moins grande sécurité, ou enfin la laisser dans le doute.
Tout raisonnement par analogie implique un probléme identique a
ceux qui se posent en arithmétique sous forme de proportion. Soit un
genre, le genre oiseau ; soit une des lois applicables a la vie de ce genre,
le vol de Voiseau tient a un rapport déterminé entre le poids de son corps
Wune part, et dune autre part , Pétendue de ses ailes et la rapidité avec
laquelle il en peut battre Vair ; soit enfin une espéce d’amphibie dont la
peau est couverte de poils et non de plumes, mais dont les bras sont ar-
més de membranes qui figurent des ailes, une chauwve-souris. Ces trois
termes connus, il en faut déduire un quatriéme qui ne lest point; ce
sera une réponse a cette question : La chauve-souris, lancée dans Uair,
s’y soutiendra-t-elle? ne s’y soutiendra-t-elle pas?
Trois cas se présentent. — Mes trois premiers termes me sont-ils
donnés avec toute la netteté que je leur reconnais dans cette proportion
numérique, 6: 12::9: #2? Le résultat auquel le raisonnement me
conduira obtiendra de moi une adhésion pleine et entiére; & ici, c’est
18 4 coup str. Je connais parfaitement le genre oiseau, et la raison de
son vol; je vois clairement les ressorts cachés de la membrane dont la
chauve-souris est munie, ainsi que son rapport avec le volume total du
corps auquel elle est adaptée; je lache animal, bien convaincu qu'il
volera, et que son vol ressemblera par telle circonstance au vol de l’oi-
seau, tandis que par telle autre il en différera. J’arrive a toute la certi-
tude que de pareilles prévisions comportent.—Faites, au contraire, que
de mes trois termes , deux seulement soient bien déterminés; que le
troisitme demeure pour moi dans un état d’indétermination complete ;
je connais encore parfaitement et loiseau et les causes auxquelles il
doit son vol. Quant a cette membrane que la chauve-souris me présente
en guise daile, j’en ignore absolument les rapports soit avec la force
motrice de l’animal, soit avec le poids total de son corps, soit avec les
résistances que l’air atmosphérique va lui offrir ; le vol de l’oiseau est-il,
pour la chauve-souris ainsi équipée, un fait possible ou impossible? Je
n’ose rien affirmer; je reste en équilibre entre le oui et le non; le rai-
sonnement me jette et me retient dans le doute. — Que si, mes deux
premiers termes brillant toujours a mes yeux de la plus vive lumicre,
le troisiéme s’éclaire d'une certaine clarté qui n’est pas encore, il est
vrai, le grand jour sous lequel il m’apparaissait d’abord, mais qui pour-
tant n'est plus I’épaisse nuit ot ensuile il se plongeait, et ol je ne son-
geais pas méme a le chercher, j incline alors, selon que les rapports qui
me sont offerts dans ce crépuscule et avec cette demi-évidence, se pro-
noncent pour ou contre le phénomene que j’aien vue, vers l’affirmation
ou la négation, sans m/attacher irrévocablement ni a l'une, ni a l'autre.
Le vol de la chauve-souris n'est pour moi ni cerlain, ni douteux; il est
plus ou moins probable ou improbable; je le nie ou je laffirme, tout en
accordant qu il peut bien ¢tre dans le premier cas, n‘étre pas dans le
second.
En général, dans le monde concret, les causes diverses qui s’associent
et combinent leur action pour produire tel ou tel phénoméne, ne se
106 ANALOGIE.
laissent presque jamais saisir par tous leurs caractéres et sous toutes
leurs faces. Connaissons-nous bien souvent a fond, quand nous raison-
nons par analogie, les principes constitutifs des deux forces que notre
esprit rapproche et compare? Le raisonnement analogique ne nous con-
duit done quaccidentellement, exceplionnellement a la certitude. Le
plus ordinairement, cest au doute ou tout au plus a cette confiance in-
quiéte, dont la probabilité sentoure, que la foi, lorsqu elle n’aura pas
dautre soutien, devra et saura s ‘arréter.
Mais a quel signe reconnaitrons-nous le genre de croyance que mé-
rile le résultat auquel l’analogie nous aura conduits? Rien de plus
simple. I] ne nous faut ici, comme partout, pour juger sainement , que
de la conscience. Soyons de bonne foi avec nous- mémes ; nentlons pas,
n’alténuons pas, pour obéir a un inlérét qui nous demande cetle exagé-
ration ou cet amoindrissement, notre science réelle; ne nous aflirmons
que ce que nous savons et comme nous le sayons. Avec ces precautions,
nous pouvons défier lerreur. Toutes les fois que l intelligence s abuse,
c'est que la passion ou le caprice Ja transportent de l’état positif ot ils
la trouvent et qui les blesse, a un étal fictif qui leur agrée et les séduit.
Selon que Je veulent ces trop habiles magiciens, la probabilité s éléve
ou s‘abaisse, lévidence se voile ou éclale; le possible et impossible
échangent leurs masques et leurs couleurs. Cependant la deduction
analogique vient opérer au milieu de ces fausses données; est-il élonnant
que ses conclusions s’égarent a la suite des prémisses sur lesquelles
elles s appuient? Et nous accusons l'analogie des méprises dans lesquelles
nous sommes ainsi lombés! Le raisonnement nest en toute rencontre
que le véhicule de la vérité et de l’erreur; il nen est jamais la cause. Je
lis dans la Physionomie raisonnee d'un M.C. de La Belli¢re ‘Lyon, 1581),
question x, article 4: « Les voix qui ont quelque rapport a celles des
petits oyseaux sont la marque d'une personne sujette a linconstance et
facile au changement, de mesme que les pelits oyseaux qui vont volans
ca et ja. » Ne voila-t-il pas une analogie bien constatée entre la finite
ou la mobilité du caractére, et telle ou telle disposition des organes
yocaux? Si M. de La Belli¢re s‘était avoué sa profonde ignorance en
pareille matiére, aurait-il songé a tirer quelque chose de rien? Lorsque
Cuvier, au contraire, Cuvier, instruit a fond des rapports necessaires
qui soutiennent dans Jes animaux actuellement vivants les pieces di-
verses dont leur charpente se compose, reconstruit devant nous , avec
quelques débris échappés au ravage des temps, les races colossales que
Ja terre primitive voyait sébattre sur sa croute encore mal affermic,
ces résurrections miraculeuses nous inspirent, grace aux sayantes ana-
logies qui les déterminent, autant de confiance dans leur solidite, que
d’admiration et de respect pour le génie sublime auquel les deit la
science!
Voyes, sur Vanalogie en général : Locke, Essai sur UVentendement
humain, trad. Coste, liv. tv, c. 16, § 12. —- Beattie, An essay on
truth, part. 1, ¢. 2, sect. 7. — Dugald-Stewart, Elements de la philo-
sophie de Vesprit humain, trad. Farcy, t. ur, c. 4, sect. 4 et 5. — Sur
Panalogie dans le langage : M. Ter. Varron, de Lingua latina, lib. vu,
vit et 1x. — Beauzee, dans | Eneyclopedie methodique, au mot Ana-
logie. A. Ca.
ANALYSE. 107
ANALYSE. L’analyse et la synthése sont les deux procédés fon-
-damentaux de toute méthode; elles résultent dela nature de I’esprit
humain, et sont une loi de son développement. L’intelligence hu-
maine apercoit d’abord confusément les objets; pour s’en faire une
notion précise, elle est obligée de concentrer successivement son atten-
tion sur chacun deux en particulier, ensuite de les décomposer dans
leurs parties et leurs propriétés. Ce travail de décomposition sappelle
analyse. L’opération inverse, qui consiste a saisir le rapport des parties
entre elles et a recomposer l'objet total, porte le nom de synthése.
Décomposition, recomposition, analyse, synthése, tels sont les deux
procédés qui se rencontrent dans tout travail complet de lintelligence,
dans tout développement régulier de la pensée, dans la formation
de toute science.
Mais s'il est facile de les définir dans leur généralité, il l'est beau-
coup moins de les suivre dans leurs applications, de les distinguer et
de les reconnaitre dans les opéralions plus ou moins compliquées de
lintelligence humaine et les procédés de la science. Il est peu de
questions qui aient été plus embrouillées et sur lesquelles les philo-
sophes se soient moins entendus. Ce que les uns appellent analyse, les
autres Je nomment synthése, et réciproquement. Le mal vient d’abord
de ce que l'on n’a pas établi une distinction entre nos diverses espéces
de connaissances, et ensuite de ce que les deux procédés analytique
et synthétique se trouvent réellement réunis dans tout travail de l’in-
telligence un peu compliqué et de quelque étendue. Pour nous préser-
ver d'une pareille confusion, nous établirons d’abord en principe que
toute opération intellectuelle qui, considérée dans son ensemble, offre
comme procédé principal la décomposition d'une idée ou d’un objet
dans ses éléments, doit prendre le nom danalyse, et que celui de
synthése doit s’appliquer a toute opération de lesprit dont le but essen-
tiel est de combiner des éléments, de saisir des rapports, de former
un tout ou un ensemble. Ce principe admis, nous distinguerons plu-
sieurs espéces de connaissances, celles dont nous sommes redevables a
lobservation et celles que nous obtenons par le raisonnement; deux
méthodes correspondantes, et par conséquent aussi deux sortes d’ana-
lyse et de synthése, l’analyse et la synthése expérimentales et l analyse
et la synthese logiques.
Examinons d’abord en quoi consiste l’analyse et la synthése dans la
premiére de ces deux méthodes et dans les sciences d observation. Lors-
que nous voulons connaitre un objet réel appartenant soit a la nature
physique soit au monde moral, nous sommes obligés de le considérer
successivement dans toutes ses parties, et d’éludier celles-ci séparément ;
ce travail lerminé, nous cherchons a réunir tous ces éléments, a saisir
Jeurs rapports, afin de reconstituer lobjet total. De ces deux opérations
la premiére est l’analyse, et la seconde la synthése. Il est évident qu elles
sont lune et l'autre également nécessaires, et qu elles se tiennent étroi-
tement; mais elles n’en constituent pas moins deux procédés essentielle-
ment distincts, et dont l'un est l'inverse de l'autre. Condillac a cependant
prétendu que la méthode était tout entivre dans lanalyse, qui, selon
lui, comprend la synthése. I] est, dit-il, impossible dobserver les parties
dun lout sans remarquer leurs rapports; d’ailleurs , si vous n’observez
%
108 ANALYSE.
pas les rapports en méme temps que les parties, il vous sera impossible
de les retrouver ensuite et de recomposer |’ensemble. On doit répondre
que, sans doute, on ne peut pas ne pas apercevoir quelques rapports en
étudiant les parties d’un tout; mais ces rapports ne doivent pas préoc-
cuper celui qui étudie chaque partie séparément, car alors il ne verra
clairement ni les parties ni les rapports. L’esprit humain est borne et
faible: une seule tache lui suffit; la concentration de toutes ses forces sur
un point déterminé est Ja condition de Ja vue distincte ; il doit done ou-
blier momentanément ]’ensemble, pour fixer son attention sur chacun
des éléments pris en particulier; puis, quand il les a suffisamment exa-
minés en eux-mémes, les comparer et tacher de découvrir leurs rapports.
Ce sont la deux opérations distinctes , et qui ne peuvent étre simultanées
sous peine d’étre mal exécutées. L’analyse est un procédé artificiel, et
d’autant plus artificiel, que l’objet offre plus d’unité. Ainsi, lorsqu ‘il
s'agit d’un étre organisé, dont toutes les parties sont dans une dépen-
dance réciproque, elle détruit la vie qui résulte de cette unilé. Mais le
moyen de faire autrement, si vous voulez étudier l’organisation d'une
plante, d’un animal, de bhomme, Je plus complexe de tous les étres 2
Il faut, dit-on, s’attacher al’élément principal, au fait simple, le suivre
dans ses développements , ses combinaisons et ses formes. Mais ce n'est
pas 1a faire de la synthése avec l’analyse, c’est faire de la synthése pure.
Ce fait simple, en effet, comment J’a-t-on obtenu? A moins de le sup-
poser et de partir d'une hypothése, c’est l’analyse qui doit le découvrir.
Aussi Condillac, qui préche sans cesse l’analyse, emploie continuelle-
ment Ja synthése. Prendre pour principe la sensation, la suivre dans
toules ses transformations, expliquer ainsi tous les phénomenes de la
sensibilité, de ‘intelligence et de Ja volonté , c’est procéder synthétique-
ment et non par analyse. Le Traité des Sensations est, comme on l’a
fait remarquer, un modéle de synthése; mais aussi, ol conduit une
semblable méthode? A un systeme dont Ja hase est hypothetique, et
dont la véritable analyse, appliquée aux faits de la nature humaine,
démontre facilement la fausseté. Mieux ett valu observer dabord ces
faits en eux-mémes, sauf a ne pas bien aperceyoir leurs rapports et
Jaisser a d’autres le soin d’en former la synthése.
L’analyse et la synthése sont deux opérations de l’esprit si bien diffé-
rentes , qu elles supposent dans les hommes qui les représentent des qua-
lités diverses et qui s’excluent ordinairement. En outre, de méme qu elles
constiluent deux moments distincts dans la pensée de lindividu, elles
se succédent aussi dans le développement général de la science et de Ves-
prit humain. Elles alternent et dominent chacune a leur tour dans l/his-
toire. Il y a des époques analytiques et des ¢poques synth¢tiques : dans
Jes premitres, les savants sont préoccupés du besoin dobserver les faits
particuliers, d’étudier leurs propriétés et leurs lois spéciales sans les
rattacher a des principes gén¢éraux ; dans les secondes, au contraire, on
sent la nécessité de coordonner tous ces détails et de réunir tous ces ma-
tériaux pour reconstruire lunité de la science. C'est ainsi, par exemple,
que l’on a appelé le xvii’ siécle Je siécle de analyse, parce quil a en
effet proclamé et généralisé cette méthode , et lui a fait produire les plus
beaux résultats dans les sciences naturelles. Ce qui ne veut pas dire que
Ja synthése ne se rencontre pas dans les recherches des savants et des
ANALYSE. 109
philosophes de cette époque. Ceux méme quil’ont dépréciée, Condillac,
par exemple, l’ont employée a leur insu. D/ailleurs, Je xvui‘ siécle s'est
servi de induction, qui est une généralisation , el par 1a une synthése,
et il n’a pas manqué non plus de tirer les consequences de ses prin-
cipes, ce qui est encore un procédé synthétique ; mais il est vrai que
ce qui domine au xvi’ sitcle, c'est Vobservation des faits de la na-
ture, et presque toutes les découvertes qui lont illustré sont dues a
analyse.
Mais si ces deux méthodes sont distinctes, elles ne s’excluent pas ;
loin de 1a, elles sont également nécessaires l'une a l'autre; elles doivent
se réunir pour constituer la méthode complete, dont elles ne sont, a vrai
dire, que les deux opérations intégrantes. Qu’est-ce qu’une synthése qui
na pas élé précédée de analyse? Une ceuvre dimagination ou une
combinaison artificielle du raisonnement, un systéme plus ou moins
ingénieux, mais qui ne er reproduire la réalité; car la réalité ne se
devine pas: pour la connaitre, il faut observer, " C’est-A-dire létudier
dans toutes ses parties et sous "toutes ses faces. Une pareille synthése,
en un mol, s’appuye sur lhypothese. D’un autre coté, supposez que la
science s’arréte a analyse ; vous aurez les matériaux d’une science plutot
qu'une science véritable. [ly a deux choses a considérer dans Ja nature :
les étres avec leurs pr opriétés, et les rapports qui les unissent. Si vous
vous bornez a |’étude des faits isolés, el que vous négligiez leurs rap-
ports, vous vous condamnez a ignor er la moitié des choses, et la plus
importante, celle que la science ‘surtout aspire a connaitre, ‘les lois qui
régissent les étres, leur action réciproque, l’ordre, Vaccord admirable
qui régne entre toutes les parties de cet univers. Vous ne connaitrez
méme quimparfaitement chaque objet particulier, car son role et sa
fonction sont déterminés par ses rapports avec l'ensemble. La synthése
doit donc s’ajouter alanalyse, et ces deux méthodes sont également im-
portantes. Les régles qui leur conviennent sont faciles a déterminer.
L’analyse doit toujours précéder Ja synthése; en outre, elle doit étre
compléte, s’étendre a toutes les parties de son objet; autrement, la syn-
these, n’ayant pas a sa disposition tous les éléments, ne pourra découvrir
leurs rapports. Elle sera obligée de les supposer et de combler les lacunes
de l’analyse par des hypothéses. Enfin Panalyse doit chercher a pénétrer
jusqu’aux éléments simples et irréductibles , ne s’arréter que quand elle
est arrivée a ce terme ou quand elle a touché les bornes de l’esprit hu-
main. Réunir tous les matériaux préparés par l’analyse, n’en rejeter et
méconnailre aucun, reproduire les rapports des objets tels qwils existent
dans la nature, ne pas les intervertir ou en imaginer dautres, telle est
la tache et le devoir de la synthtse. Au reste, si ces régles sont évi-—
dentes, il est plus facile de les exposer que de les appliquer. Aussi, dans
Phistoire elles sont loin d’étre exactement observées ; on doit tenir
compte ici des lois du développement de l’esprit humain. La science dé-
bute par une analyse superficielle , qui sert de base a une synthése hy-
pothétique. La faiblesse des théories dues a ce premier emploi de la
méthode rend bientot necessaire une analyse plus sérieuse et plus appro-
fondie, & laquelle succéde une synthése supérieure a la premiere. Cepen-
dant il est rare que lanalyse ait été complete ; le résultat ne peut done
étre définitif. La nécessité de nouvelles recherches et d'une application
110 ANALYSE.
plus rigoureuse de l’analyse se fait de nouveau sentir. Tel est le réle
alternatif des deux meéthodes dans le développement progressif de la
science et dans son histoire; mais la régle posée plus haut n’en conserve
pas moins sa valeur absolue. La vraie synthése est celle qui s‘appuie sur
une analyse complete; cest 1a un idéal que les savants et les philoso-
phes ne doivent jamais perdre de vue.
Parcourons rapidement les autres opérations de l’esprit et les procé-
des de la science, qui présentent le caractére d'une décomposition ou
d'une composition, et qui, peur ce motif, ont regu le nom d analyse ou
de synthése.
Dabord, pour étudier un objet, lesprit humain est obligé de le dé-
composer, non-seulement dans ses éléments et ses parties intégrantes,
mais aussi dans ses qualités ou proprielés ; de lobserver sous ses divers
points de vue. Or cette décomposition qui s’opére, non plus sur des
parlies réelles, mais sur des proprietés auxquelles nous pretons une
existence indépendante, est labstraction. L’abstraction est done une
analyse, puisqu elle est une décomposilion ; mais ce qui la distingue de
lanalyse proprement dite, c'est quelle sexerce sur des qualites qui,
prises en elles-mémes, n‘ont pas d’existence réelle. Apres labstraction
vient la classification. Classer, c est réupir; par conséquent, toute clas-
sification est une syntheése; mais pour former une classification, on peut
suivre deux procédés. Si dans la considération des objets, on fait
dabord abstraction des différences pour s'arréter a une propricté gé-
nérale, on pourra ainsi réunir tous ces objets dans un meme genre;
ensuite, a colé de ce caractére commun a Lous, si on remarque une qua-
lité particuliére a quelques individus, on établira dans le genre des es-
peéces, et on descendra jusqu’aux individus eux-mémes. Or il est clair
quen procédant ainsi, on va non-seulement du général au particulier,
mais du simple au composé; puisqu’a mesure que l'on avance, de nou-
velles qualités s‘ajoultent aux premiéres. Ainsi, quoique | analyse inter-
vienne pour distinguer les qualités, le procédé général qui sert a for-
mer la classification, est synthétique. Si, au contraire, on commence par
observer les individus dans ’ensemble de leurs propriétés, et que lon
rapproche ceux qui offrent le plus grand nombre de qualilés sembla-
bles, on créera dabord des espéces; puis, faisant abstraction de ces
qualilés qui distinguent les espéces, pour ne considérer que leurs pro-
priétés communes, on établira des genres; des genres, on seleveraa
des classes plus g aénérales encore. II est évident que dans cette méthode,
qui est l'inverse “de la préeédente, si la synthese intervient pour réunir
~ et coordonner les individus , les espéces et les genres, on procede non-
seulement du particulier au "général , mais du composé au simple, ct du
concrel a labstrait. L’opération fondamentale est dans I analyse. La
méthode analy tique sert a former Jes classifications naturelles, et ia
méthode synthétique les classifications artificielles (Voyes CLasstrica-
TION). Les mots analyse et synthése s‘emploient aussi quelquefois pour
designer induction et la deduction. D'abord toute induction Jéritime
repose sur | observation et Vanalyse, en particulier sur Pexpérimenta-
tion. Or, Fexpérimentation qui, en répétant et variant les expériences,
écarte dun fail les cireonstances accessoires et accidentelles , pour saisir
son caractére constant et dégager sa loi, est une véritable analy se. Enfin,
nae,
ANALYSE. 414
si l’induction elle-méme, étendant ce caractére a tous les individus, les
groupe et les réunit dans un seul principe, ce principe est abstrait et
represente une idée a la fois générale et simple. Le procédé qui sert a le
former est dans une analyse. D’un autre cété, la déduction qui revient
du général au particulier, du genre aux espéces el aux individus, est
une opéralion synthétique. I] en est ici des idées nécessaires et des vé-
rilés de la raison, comme des principes qui sont dus a l’expérience. Le
principe qui dégage l'abstrait du concret, lidée générale des notions
particuliéres, est toujours l'abstraction et l’analvse; ainsi l’induction de
Socrate et la dialectique de Platon ont été appelées a juste titre une mé-
thode d’analyse. La maniére de procéder d’Aristote et de Kant, par
rapport aux idées de Ja raison, offre l'emploi successif des deux mé-
thodes. Aristote et Kant séparent les notions pures de l’entendement et
de la raison de tout élément empirique et sensible; ils les distinguent,
les énumérent et en dressent la liste : c’est un travail d’analyse; puis ils
les rangent dans l ordre déterminé par Jes rapports qui les unissent : ils
en forment la synthése. Si on admet avec des philosophes plus récents
que toutes ces idées rentrent dans un principe unique, et ne sont que
les formes de son développement progressif, cette méthode sera synthé-
tique; mais elle suppose une analyse anlérieure, sans quoi le systeme
repose sur une base hypothétique.
Dans la démonstration qui se compose d'une suite de raisonnements,
on retrouve les deux procédés fondamentaux de lesprit humain. Aussi
Jes logiciens distinguent deux sortes de démonstration : lune analy-
tique, l'autre synthetique. Si on veut trailer une question par le raison-
nement, on peut suivre, en effet, deux marches différentes. La premiére
consiste a partir de I'énoncé du probleme, a analyser les idées renfer-
mées dans les termes de la proposition qui la formule, et a remonter
ainsi jusqu'a une vérité générale qui démontre la vérité ou la fausseté
de l'hypothese. Dans ce cas, on décompose une idée complexe qui con-
stitue la question méme, et on la met en rapport avec une vérité simple,
évidente d'elle-méme ou antérieurement démontrée ; on procéde alors
du composé au simple et on suit une marche analytique. Cette méthode
est en particulier celle quon emploie en algébre. Mais on peut suivre
un procédé tout opposé : prendre pour point de départ une vérilé gé-
nérale, déduire les conséquences qu'elle renferme el arriver ainsi a une
conséquence finale qui est la solution du probléme. Ici on va du général
au particulier, du simple au composé; Ja méthode est synthétique. Cette
méthode est celle dont se servent habituellement les géomeétres ; elle —
constiltue la démonstration geometrique. I] est évident que dans les deux.
cas, Ie raisonnement consiste loujours a mettre en rapport deux propo-
sitions, lune générale, l'autre parliculi¢re, au moyen de propositions
intermédiaires ; mais le point de départ est different : dans le premier
cas, on part de la question pour remonter au principe; dans le second,
du principe pour aboutir a la question. Condillac a done eu tort de dire
( Logique, ve partie, ¢. 6) que puisque ces deux methodes sont con-
traires, Vune doit étre bonne et Pautre mauraise ; et M. Degérando fait
judicieusement observer que la comparaison qu'il emploie a ce sujet est
inexacte. « On ne peut aller, dit Condillac, que du connu a linconnu;
or si J inconnu est sur la montagne, ce ne sera pas en descendant qu'on
112 ANALYSE.
y arrivera; sil est dans Ja vallée, ce ne sera pas en montant : il ne peut
done y avoir deux chemins contraires pour y arriver. — Mais Condillac
nobserve pas quil y a ou quil peut y avoir pour nous dans une ques-
tion, deux espéces de connues.... [| y a une connue au sommet de la
montagne, c'est ’énoncé du probl¢me, et il y a aussi une connue au
fond de la vallée, c’est un principe antérieur au probleme et déja re-
connu par notre esprit. Ce quil y a dinconnu, c'est la situation respec-
live de ces deux points que sépare une plus ou moins grande distance.
L’art du raisonnement consiste a découvrir un passage de lun a l'autre,
et, quelque route que l'on ail prise, si l'on est arrivé du point de départ
au terme de son voyage, le passage aura été découvert et lon aura
bien a » (Des ‘Signes et de V Art de penser dans leurs rapports,
t.1v,c¢. 6, p. 189.) On ne doit pas oublier, ainsi que le fait remar-
quer : méme auteur, que dans chacune des deux méthodes il entre a
la fois de analyse et de la synthese, pour peu surtout que le raisonne-
ment soit compliqué et d'une cerlaine étendue ; mais on doit considérer
Yensemble des operations qui constituent Je raisonnement total, et
donnent a la démonstration son caractére général.
Quels sont les avantages respeclifs de ces deux méthodes , quel em-
ploi faut-il en faire, et dans quel cas est-il bon d’appliquer l'une de pré-
férence a l'autre? La réponse ne peut étre absolue, cela dépend de la
nature des questions que lon traite et de la position dans laquelle se
trouve Vesprit par rapport a elies. La méthode analytique qui se ren-
ferme dans l’énoncé du probléme, a Favantage de ne pouvoir s’en écar-
ter, et de ne pas se perdre en raisonnements inutiles : comme procédé
de découverte, elle est plus directe. La syntheése, sous ce rapport, est
plus exposée as ‘eloigner de la question , a tAtonner, a suivre des routes
sans issue ou qui la conduisent a d'autres résultats que ceux quelle
cherche. Sa marche est plus incertaine et plus aventureuse; mais lors-
quelle n’a pas d’autre but positif que cclui de déduire dun principe fé-
cond les conséquences qu il renferme, elle arrive a découvrir des aper-
cus nouveaux et des solutions a une foule de questions imprévues qui
naissent en quelque sorte sous ses pas. Quand elle poursuit une solu-
tion particuliére, et quelle narrive pas a son but, elle rencontre sou-
vent sur son chemin des réponses et des solutions é A d'autres questions.
Ces deux méthodes sont toutes deux naturelles; néanmoins lune, la
‘$vnthese, semble plus conforme a la marche méme des choses , puis-
quelle va des principes aux consequences, des causes aux effets : c’est
la méthode démonstrative par excellence. Quand Ja verité est trouvée,
et quil ne s'agit que de la démontrer ou de Ja transmettre, le rapport
entre le point de départ et Ie but étant connu, sa marche est sure et
directe, et cette voie est plus courte que celle de l’analyse; aussi esl-ce
la méthode que lon emploie surtout dans Penseignement, ce qui ne yeut
pas dire que l'analyse n’y ait pas une place importance. D-ailleurs les
deux méthodes, loin de s’exclure, se prétent un mutuel appui; elles se
servent Pune a Vautre de yérification et de preuve,
I] nexiste point et il ne peut pas exister de traités spéciaux sur lana-
lyse; Vanalyse est une partic essentielle de la logique; nous renyoy ons,
par conscquent, a tous les ouvrages qui trailent de cette science, prin-
cipalement aux ouyrages modernes. Cu. B.
ANALYTIQUE. 115
ANALY TIQUE (Jucement, Méruopr). Voyez ces deux mots.
ANALYTIQUES [-% Avaiuzx7]. Tel est le titre qu’on a donné au
temps de Gallien, c’est-a-dire dans le 1° siécle de l'ére chrétienne, et
qui, depuis, a été généralement consacré a une partie de l’organum ou
de Ja logique d’Aristote. Cette partie de lorganum est formée de deux
traités parfaitement distincts, dont l'un, portant le nom de Premiers Ana-
lytiques, enseigne l'art de réduire le syllogisme dans ses diverses figures
et dans ses éléments Jes plus simples; l’autre, appelé les Derniers Ana-
lytiques , donne les régles et les conditions de la démonstration en gé-
néral. A limitation de ce titre, Kant a donné le nom d’Analytique trans-
cendentale a cette partie de la Critique de la raison pure qui décompose
la faculté de connaitre dans ses éléments les plus irréductibles.
ANAXAGORE. II naquit 4 Clazoméne, dans la Lxx* olympiade,
quelques années avant Empédocle, qui cependant le devanca par sa
réputation et ses travaux. Doué de tous Iles avantages de la naissance et
de Ja fortune, il abandonna, par amour pour l’étude, et son patrimoine
et son pays natal, dont les affaires ne lui inspiraient pas plus dintérét
que les siennes. II avait vingt-cing ans quand il se rendit a Athénes,
alors le centre de la civilisation et, lon pourrait dire, de la nationalité
grecque. Admis dans lintimilé de Périclés, il exerca sur ce grand
homme une trés-haute et trés-noble influence, et cette position, au sein
d'une démocratie jalouse, fut probablement la vraie cause des persécu-
tions qu il endura sous le prétexte de ses opinions religieuses. Cette con-
jecture ne paraitra pas dénuée de fondement, si lon songe qu’a laccu-
sation dimpicté dirigée contre Anaxagore, se joignait celle d’un crime
politique, le plus grand qu’on put imaginer alors : on le soupconnait de
médisme, c’est-a-dire de favoriser contre sa patrie les intéréls du roi
de Perse. Sauvé de Ja mort par Périclés, mais exilé @Athénes quil
habitait depuis trente ans, il alla passer le reste de ses jours a Lampsa-
que, ou il mourut a lage de soixante-douze ans, entouré de respect
et dhonneurs.
Anaxagore n’est pas seulement Tonien par le lieu de sa naissance, il
lest aussi par ses maitres. Cicéron, Strabon, Diogéne Laérce, Sim-
plicius s’accordent a dire qu il entendit les legons d’Anaximeéne; et,
quoi qu’en dise Ritler, nous sommes obligés d'accepter ce témoignage
qu’aucune voix dans l’antiquilé n’a démenti. Mais c’est principalement
par la direction de ses études et le caractére général de sa doctrine,
qu Anaxagore appartient a lécole ionienne; car, méme lorsqu il s’‘éléve
jusqu’a Vidée dun principe spirituel, il a toujours pour but lexplica-
tion et intelligence du monde sensible. Aussi l’a-t-on appelé le physi-
cien par excellence (4 ousuuraz4¢), et ce nest vérilablement que par
dérision qu'il a été surnommé lesprit (4 v-5;), a peu prés comme Des-
cartes la été par Gassendi. Cette prédilection d’Anaxagore pour le
monde extérieur nous explique la déception que Platon éprouva a la
lecture de ses ouvrages, et Jes reproches fort injustes quil lui adresse
par la bouche de Socrate. Cependant il ne faut pas croire que le philo-
sophe de Clazoméne soit demeuré étranger a des études dun autre
ordre : nous savons par le témoignage de Phavorinus, que le premier
il tenta d’expliquer les poémes d’Homere dans un sens allégorique, au
ie 3
114 ANAXAGORE.
profit de la saine morale. [] savait revelir sa pensée d'une forme aussi
noble quagréable, et ne devait pas étre etranger aux questions politi-
ques; car Piutarque nous assure qu'il enseigna a Périclés Part de gou-
verner Ja multitude avee fermeté. Enfin, selon Piaton, il sest aussi
beaucoup occupé de la nature et des lois de Vintelligence; mais aujour-
dhui il ne nous reste d’Anaxagore que des fragments relatifs a la
theorie de la nature.
i] admettait avec Loute Pantiquilé ce principe : que rien nest produit,
que rien ne peat s'anéantir dune maniére absolue; par consequent il
regardait la mati¢re comme une substance éternclic et nécessaire ,
quoique essenticllement variable par sa forme et la combinaison de ses
éléments. Mais les seules propriétés de la matiére lui semblaient insuf-
fisantes pour expliquer Je mouvement et Pharmonie générale du monde ;
le hasard, pour Jui, c’était le nom sous lequel nous déguisons notre
ignorance des causes; et quant a cette nécessité aveugle dont les auires
philosophes se contentaient si facilement, il en niait Pexistence. Be la
un dualisine enticrement inconnu jusqu’alors et qu Anaxagore Jui-
meme. en ltéte de Pun de ses ouvrages, a formualé ainsi: «Toutes choses
étaient confondres, puis vint Vintelligence qui fil rézner Pordre. » Ces
paroles, qre nous retrouvons également dans les plus anciens monu-
ments de [histoire de la philosopnie, ne sauraient nous Jaisser aucun
doute sur Jeur authenticité, et nous trecent tout naturellement la mar-
che gue nous avons a suivre. Nous examinerons d’abord quels sont,
dans Vopinion de notre philosephe, Ja nature et le role de Pesprit; nous
chercherons ensuite a determiner les divers caractéres et les divers
éléments de la substance matérielle; enfin nous terminerons par quel-
ques réfiexions sur Vorigine de Ja philosophie d’Anaxagore et ses rap-
ports avec les sysi¢mes qui Vont précédée.
Ce que nous avons dit sufiit déja pour nous convaincre qu il ne s'agit
pas ici du dieu de la raison et de la conscience : le dieu d Anaxagore
nest qu'un humble ouvrier, condamné a travailler sur une maticre
toute prete, oblizé de tirer le meilleur parti possible dun principe
éternel comme Jui, et dont les propriétés imposent a sa puissance une
limite infranchissable. Telle sera toujours Vidée quon se formera de la
cause supreme, si Pon n'y arrive pas par un autre chemin que | opser-
vation exclusive de Janature extérieure; car il est facile de comprendre
que Je physicien ne recourra a Vintervention divine, que Jor: que les
fails ne peuvent s’expliquer par la nature méme des corps. Or, tel est
préciscment le tugement qu Aristote a porté sur le philosophe de Clazo-
mene : « Anaxagore, dil-il, se sert de Vintelligence comme dune ma-
chine pour faire le monde, et quand il désespere de trouver la cause
réeclle dun phénomene, il produit Vintelligence sur la scone; mais dans
tout aulre cas, il aime mieux donner aux faits une autre cause «de la
Metaphysique @ Aristote, par M. Cousin, in-8°, Paris, 1835. p. 140. »
Platon dit la méme chose dune manicre encore plus explicile Phed.,
p. 393, édil. Mars. Ficin).
Ainsi renfermeé dans une sphere nécessairement tres-restreinte, Pes-
prit.a deux fonctions a remplir, parce quil va deux choses que les
proprietes physiques ne sauraicnt jamais expliquer : f° Faction qui de-
place les éléments materiels, qui les réunil ou les sépare, qui Jeur
ANANAGORE. Ifo
donne constamment ou leur a donné une premiére fois le mouvement;
2° Ja disposition des choses selon cet ordre admirable qui éclate a la fois
dans l'ensemble et dans chaque partie de lunivers. Considéré comme
moteur universel, comme Ja cause premiére des révolutions générales
du monde et des changements, des phénomenes particuliers dont il est
le théatre, Tesprit ne peut pas faire parle du monde, il ne peut étre
mélé a aucun de ses ¢lements, il est a Vabri de toute allération et doit
étre concu comme une substance enticrement simple, qui existe par
elle-méme, qui ne reléve que de sa propre puissance, tant quelle n'agit
pas sur la matiére. Si on lui donne également le titre dinfini, c'est que
ce mot n’availt pas, dans le svst¢éme d’Anaxagore, et en général chez,
les premiers philosophes, la signification métaphy sique quon y attache
aujourd’ hui. Considéré comme ordonnateur, comme auteur de lharmo-
nie g¢nérale du monde et de organisation des étres, le principe spiri-
tuel posstde nécessairement la faculté de penser, d’ot lui vient proba-
blement le nom dintelligence (v.43) sous lequel on le désigne toujours.
Lintelligence ne peut agir qu’en pensant, et sil est vrai qu’eile est
Yauteur du mouvement, il faut que ce mouvement ail une raison (Arist.,
Phys., lib. 1, c. 4; Metaph., lib. xt, c. 9). Mais si la pensée et lac-
lion sont inséparables, il faut que Pune s‘étende aussi loin que lautre ;
il faut que Ja pensée s’ctende plus loin encore, car le plan doit exister
avant lceuvre, et Je projet avant Vexécution. Aussi Anaxagore disait-il
expressement que Vinteiligence ou le principe spir.tael du monde em-
brasse en meme temps dans sa connaissance, le présent, le passé et
lavenir, ce qui est encore a l'état de chaos, ce qui en est déja sorti et ce
qui est sur Je point d’'y renirer. Anaxagore aitribuait-il aussi a son Dicu
la connaissance du bien et du jusie? Cette opinion pourrait au besoin
s‘appuyer sur deux passages obscurs d’Aristote Metaph., lib. xit, ¢. 10,5
mais elle ne s’accorderait guére avec le caractére général du syste: ne
que nous exposons.
Puisque Anaxagore, comme tous les autres philosophes de Vanti-
quilé, ne reconnait pas la création absolue, et quen dehors de son
principe spirituel, il n'y a pour lui que la matiére, il ne pouvait pas
admettre Ja pluratite des Ames ; il ne pouyait pas siippos ser que chaque
étre vivant soit animé par ane substance particuliere, par un principe
moteur disiinct de lcsprit universel. Par conséquent, if ne devait
pas considérer lintelligence supreme comme une existence séparce et
distincte de celle des choses. En effet, Platon nous assure , dans son
Cratyle, qu Anaxagore faisait agir les prit sur le monde en le penelrant
dans toutes ses parties. Aristotle lui attribue Ja méime pensée (de Anima,
lib. 1, c. 2): «Anaxagore, dil-il, prétend que intelligence est la
méme chose que lame, parce quil croit que lintelligence existe dans
tous les animaux, dans les grands comme dans les petits, dans Iles
plus nobles comme dans les plus vils. » Ainsi, encore une fois, c’est le
méme principe, le méme esprit, une scule ame qui anime tout ce qui
existe. Conséquent avee lui-méine , Anaxagore ne s'arréie pas 1a; il
veut que lintelligence réside aussi dans les plantes, puisque les plantes
sont des étres vivants. Elles ont, comme les animaux, leurs désirs,
leurs jouissances et leurs peines; elles ne sont pas meine dcpourvues
de connaissance. Mais comment se fait-il que ce principe unique, tou-
8.
116 ANAXAGORE.
jours le méme dans la substance et dans les propriétés générales ,
nous apparait dans les divers étres sous des formes si différentes?
Pourquoi ne le voyons-nous pas agir en toul lemps et en tout lieu,
d’aprés les mémes lois, avee la meme sagesse, avec la méme puis-
sance? Pourquoi la plante n/a-t-elle pas les mémes passions, les mémes
instincts que animal? Pourquoi animal est-il si inférieur a Vhomme?
Ici reparaissent les limites infranchissables que rencontre toujours le
principe spirituel, quand il veut agir sur fa mati¢re. L'intelligence ne
peut se développer que dans la mesure ou lorganisme le permet; et
l'organisme a son tour dépend de la maticre et des éléments dont
elle se compose. Ainsi Thomme, disait Anaxagore, au témoignage
d’Aristote, homme nest le plus raisonnable des animaux , que parce
quil a des mains; et en général, 1a ot le principe spiriluel ne trouve
pas les instruments nécessaires pour agir conformément a sa nature,
il est obligé de rester inaclif sans rien perdre pour cela de ses attributs
essenticls. Il peut étre comparé a une liqueur qui, sans changer de
nature, ne peul cependant ni recevoir une aulre forme, ni occuper une
autre place que celles que lui donne le vase ou elle est contenue. C’est
en vertu de ce principe, que le sommeil est regardé comme | engour-
dissement de lame par les fatigues du corps. Toute dme particuli¢re
nétant que le degré d’activité dont Vintelligence est susceptible dans un
corps déterminé, on comprend qucile incure aussilot que ce corps se
dissout. Telle est a peu pres ce quon pourrait appeler la métaphysique
d Anaxagore.
La mati¢re, dans le systeme d’Anaxagore, n'est pas représentée par
un principe unique ou par un seul élément qui sans cesse change de
nature et de forme, comme l'eau dans la doctrine de Thalés, lair dans
celle d'Anaximéne, , et le feu dans celle d' Heraclite; il y voy ait, au con-
traire, un nombre intini, non-seulement de parties trés-distinctes les unes
des autres, mais de principes véritablement différents, tous inaltéra-
bles, indestructibles, ayant toujours existé en méme temps. Ces prin-
cipes qui, parla variété infinie de leurs combinaisons , engendrent tous
les corps, portent le nom Qhoméoméries Gycuutsez:); ce qui ne veut
pas dire quils soient tous semblables ou de la méme espéce; mais il
faut Ja réunion d'un certain nombre de principes semblables, pour que
nous puissions déméler dans les choses une propricté, une qualité, un
caractére quelconque. La prépondérance des principes dune méme
espece est la condition qui détermine la nature particuli¢re de chaque
étre. En effet, les homéomeries ¢tant d'une pelilesse infinie, leurs pro-
priclés ne sont pas appréciables pour nous, quand on les considere
isolées les unes des autres ou en petite quantité; dans cet état, elles
échappent enti¢rement a nos sens ct n’existent quaux yeux de la raison
(Arist. , de Calo, lib. m1, c. 3).
Parmi ces principes si variés, les uns devaient concourir a Ja forma-
tion de la couleur; les autres, de ce qu’on appelle, dans le langage des
physiciens, la substance des corps. De 1a résulte que pour chaque cou-
leur, comme pour chaque substance matérielle , par exemple pour lor,
pour largent, pour la chair ou le sang, il fallait admettre des parties
constituantes dune nature parliculi¢re. Mais tous les principes ayant
élé primitivement confundus, aucun deux ne peut exister enticrement
ANAXAGORE. 417
pur; aucune couleur, aucune substance ne peut étre sans mélange
(Arist... Phys. , lib, 1, ¢..9).
Puisque c’est le besoin de remonter a une cause premiére de l’ordre
et du mouvement qui a conduit Anaxagore a lidée d’un principe spiri-
tuel, il fallait bien qu'il supposat un temps ou les éléments physiques
de l'univers étaient plongés dans un état complet de confusion et d'iner-
tie : par conséquent, Je monde a eu un commencement. Si cette opi-
nion nous parait en contradiction avec lidée que nous nous formons,
d’apres Anaxagore, de Ja cause intelligente, rien n’est plus conforme
au role que notre philosophe a été forcé de laisser, et qu'il laisse en effet
a la matiére. Une simple conjecture de Simplicius ne peut donc pas
nous donner le droit de penser, avec Ritter, que le monde, aux yeux
d’Anaxagore, est sans commencement. Nous ne voyons aucune raison
de repousser le témoignage d’Aristote, qui aftirme expressement le
contraire et qui le répéte a plusieurs reprises avec la plus entiére
certitude.
Si l’on veut se rendre compte de cet état primilif des choses, on n’a
qu’a se rappeler que les homéoméries échappent a nos sens et qu’il en
faut réunir un certain nombre de la méme espéce pour qu'il en résulte
une qualité distincte, ou un objet parfaitement déterminé et réel. Par
conséquent, tant qu’une puissance libre et intelligente n’a pas établi
lordre, n'a pas séparé les éléments pour les classer ensuite selon leurs
diverses natures, il n'y a encore ni formes, ni qualités, ni substances ;
ou si toutes ces choses existent pour la raison comme les homéoméries
elles-mémes, elles n’existaient pas pour l’expérience, elles n’apparte-
naient pas encore au monde réel. C'est ce commencement des choses
qu’Anaxagore voulait définir par le principe que tout est dans tout.
La confusion des éléments emporte avec elle lidée dinertie ; car, si
les étres en général, une fois organisés, une fois en supréme jouissance
de leurs propriétés, peuvent exercer les uns sur les autres une influence
réciproque, et dispensent le physicien d’expliquer chaque phénoméne
par l'action du premier moteur; il n’en est pas ainsi quand toutes les
propriétés sont paralysées, insensibles , ou, comme dit Aristote, quand
elles existent dans le domaine du possible, non dans celui de la réalité.
Mais ce nest pas tout : aux yeux d’Anaxagore il n’y a pas méme de
place pour le mouvement, car le mélange de toutes choses, c’est linfini.
Or, dans le sein méme de Jinfini, il n’y a pas de vide, puisqu’il n’y a
pas encore de séparation; et dans tous les cas, le vide semblait a Anaxa-
gore une hvypothése contraire a l’expérience ; il s’'appuyait sur ce fait
dont il se faisait une arme contre Ja doctrine des alomes , que, dans les
outres vides et dans les clepsvdres, on rencontre encore Ja résistance
de lair (Arist., Phys., lib. 11, c. 6). Ainsi tout se touche, tous les
éléments sont contigus.
Le mouvement n'est pas impossible en dehors de l’infini, ou rien
n’existe ni ne peut exister, pas méme lespace; car, disait Anaxagore,
Vinfini est en soi; il ne peut étre contenu dans rien; il faut done qu il
reste ou il se trouve. Nous connaissons Vouvrier et les matériaux ;
voyons maintenant comment s‘est accomplie I'ceuvre elle-méme ; jetons
un rapide coup d ceil sur la genese d’Anaxagore.
Quand l'activité de lintelligence commeng¢a a s'exercer sur la masse
118 ANAXAGORE.
ineric et confuse, elle ne fit pas naitre sur-le-champ tous les étres et
tous les phénomenes dont se compose univers; mais la génération des
choses eul lieu successivement et par degrés, ou, comme Anaxagore
sexprimait lui-méme, le mouvement se manifesta dabord dans une
faible portion du tout, ensuite il en gagna une plus grande, et c'est
ainsi qu'il s‘étendit de plus en plus. Ce furent des masses encore trés-
confuses qui sorlirent les premieres de Ja confusion universelle. Le
lourd, Thumide, le froid et Vobscur, mélés ensemble, s’amassérent
dans cette partie de espace maintenant occupée par Ja terre; au con-
traire, le léger, le sec et le chaud se dirigérent vers les régions supé-
rieures, vers la place de léther. Aprés cette premiére séparation se
formeérent les corps généralement appelés les quatre éléments, mais
qui, dans la pensée d’Anaxagore, ne sont que des mélanges ot se
rencontrent les principes les plus divers. De la partie infericure, de
Ja masse humide, pesante el froide, quil se représentait sous la forme
des nuages ou d'une épaisse vapeur, Anaxagore fail dabord sortir
Teau, de eau Ja terre, et de Ja terre se séparent les pierres, for-
mées d'éléments concentrés par le froid. Au-dessus de tous ces corps,
dans les régions les plus pures de lespace, est !’éther, lequel, si nous
en croyons Aristote (de Calo, lib. 1, c. 3; Meteor., lib. n, c. 7),
nest pas aulre chose que Je feu. C’est léther qui, en pénétrant dans les
cavilés ou les pores de la terre, devient la cause des commotions qui
lébranlent, lorsque, se dirigeant par sa tendance naturelle vers les ré-
gions supérieures, il trouve toutes les issues fermées. A Ja formation
des éléments nous voyons succéder celle des corps célestes, du soleil,
de la lune el des étoiles. L’éther, par la force du mouvement circu-
laire qui lui est propre, enléve de la terre des masses pierreuses qui
senflamment dans son sein et deviennent des astres. Cette hypo-
thése, conservée dans le recueil du faux Plutarque et litléralement
reproduile par Stobée, s'accorde a merveille avec opinion attribuée
d Anaxagore, que le soleil est une pierre enflamméec, plus grande
que Je Peloponnese, et que le ciel tout entier, c'est a-dire les corps
célestes, sont composés de pierres (Diogéne Laérce, liv. mn, ¢. 8, 9).
D'aprés un bruit populaire, il aurait prédit la chute @une pierre que
Yon montrait sur les bords de [Egée, et que Ton disait detachée du
soleil. Ne pourrail-on pas , sur cette tradition que Pline (liv. 11, c. 68)
nous a conservée, fonder la conjecture, selon moi trés-prebable,
qu Anaxagore sest occupé des acrolithes, et que ces corps étranges Jui
ont sugeéré sa théorie sur Ja nature du soleil et des autres corps ¢é-
lestes? Les paroles suivantes de Diogéne Laérce (liv. u, ¢. 12, 13)
sembleraicnt confirmer cette supposition : « Siléne rapporte, dans la
premitre partie de son Flistoire, que, sous le gouvernement de Dimyle,
une pierre tomba du ciel, cla cette occasion, ajoute le méme auteur,
Anaxagore enseigna que tout le ciel est composé de pierres qui, main-
tenues ensemble par la rapidité duo mouvement circulaire, se déla-
chent aussi'6t que ee mouvement se ralentit. » Avant découvert que la
lune est éclairée par te soleil, Anaxagore ne devait pas croire qu'cile fat
embrasce comme Jes autres éloiles; mais elle lui parut étre une masse
de terre, enti¢vement sembiable a celle que nous oecupons. Aussi di-
sait-il quil vy a dans la lune, comme ici-bas, des collines, des vallées et
ANAXAGORE. 119
des habitants (Diogéne Laérce, whi supra). Tl a été le premier, si nous
ne croyons Platon, qui ait trouvé la véritable cause des éclipses , et,
substituant partout les phénoménes naturels aux fables mythologiques,
il enseignait que la voie lactée est Ja Jumiére de certaines étoiles, de-
yenue sensible pour nous quand la terre intercepte la lumiére du soleil
(Arist., Meteor., lib. 1, c. 8). Toute cette partie de Ja doctrine
d’Anaxagore concernant les rapports qui existent entre le soleil et les
autres corps célestes, a quelques droits a notre admiration; mais il
était loin de comprendre encore Ja rotation de la terre, qu il se repré-
senlait comme immobile au centre du monde (de Calon NOests.: Gk0)%
Les comttes Jui semblaient une apparition simultanée de plusieurs
planétes qui, dans leur marche, se sont tellement rapprochées, qu’elles
paraissent se toucher (Meteor., lib. 1, c. 6). Les corps célestes une fois
formés, nous voyons naitre les plantes qui ne pouvaient exister aupa-
ravant, puisque le soleil en est appelé le soa comme la terre en
est la mére et la nourrice (Arist., de Plant., lib. 1, c. m). Enfin, aprés
les Ne: ou en méme temps que celles-ci, viennent les animaux, en-
gendrés pour la premicre fois du limon de fa terre échauffée par le S0-
leil, el doués dans la suite de Ja faculté de se reproduire (Diogéne Laéree,
liv. ,¢. 9, 10). Les animaux étant venus les derniers, les éléments
dont iJs se composent sont aussi les plus simples; car e’est en eux que la
séparation des éléments physiques ou des hom¢oméries se trouve Ja plus
avancée. Anaxagore, voulant démontrer cette théorie par lexpérience,
invoquait en sa faveur le fait de la nutrition : quand nous considérons ,
disait-il, les aliments qui servent a notre nourriture, ils nous font leffet
détre des substances simples, et cependant cest deux que nous tirons
notre sang, notre chair, nos os et les autres parties de notre corps
(Pict..,.de Placit. philoss i. 1, °C: 3):
Quand les animaux et les plantes sont sortis de lépuration de tous
les éléments, le principe intelligent vient, pour ainsi dire, mettre la
derni¢re main a son ceuvre. Jusqualors V’axe du ciel passait par le mi-
lieu de la terre; maintenant Ja terre est inclinge vers le sud, et les
éloiles prenant, par rapport a nous, une autre place, il en résulta ectte
varicté de températures et de climais sans laquelle plusicurs espéces de
plantes et d'animaux étaient vouces a une destruction inévitable. Un tel
changement, ajoutait noire philosophe, est au-dessus de toutes les
forces physiques et ne peut sexpliquer que par une intervention de la
cause intelligente. Mais, arrivé ainsi ason dernier pericde, ce monde,
dans la génération duqnel léther ou le feu joue le principale rdie, doit
aussi périr par le feu. Cependant il nest pas certain qu Anaxagore ait
adopté cette opinion. Aristote (Phys., lib. 1, c. 5) lui attribue positi-
vement lVopinion contraire : le monde une fois formé, Jes éléments ne
doivent plus rentrer dans le chaos; ear la cause intelligente ne peut pas
permeitre le désordre, et une fois -Vimpulsion donnée a la matiére, les
principes confondus dans son sein doivent de plus en plus se dég ager
les uns des autres.
I; nous reste, pour avoir achevé l’exposition de la doctrine d’Anaxa-
gore, a déterminer le principe logique sur lequel elle s’appuie. En effet,
quoi que Von fasse, on est obligé, sitét quion émet un sysiéme, davoir
une opinion arrétée sur les sources de la vérité et la légitimilé de nos
120 ANAXAGORE.
faculiés. Anaxagore n’a probablement rien écrit sur ce sujet; mais il
nous est impossible de douter quil ait reconnu Ja raison comme
moyen darriver aux principes des choses ou a la vérilé supréme. C'est
uniquement sur la foi de Ja raison quil a pu admettre, a coté des élé-
ments physiques, un principe immatériel et intelligent. Mais ce qui est
plus remarquable encore, c'est que méme les ¢léments matériels , dans
Jeur pureté et leur simplicité, sont insaisissables pour nos sens; notre
raison seule peut les concevoir. I] ne pouvait done pas admettre, avec
Démocrite, que Ja vérité est seulement dans l'apparence; il disail, au con-
traire, que nos sens nous trompent et qu'il ne faut pas les consulter
toujours. La est le véritable, le plus grand progrés dont on puisse Jui
faire honneur. Quant a celte maxime que les choses sont pour nous ce
que nous les croyons, il faut remarquer d’abord que la tradition seule
la mise dans la bouche d’'Anaxagore ; ensuite ne pourrait-elle pas s’ap-
pliquer au sentiment, et ne voudrait-elle pas dire que le bonheur des
hommes et une grande partie de leurs miseres dépendent beaucoup de
Jeurs opinions ? Comprises dans un autre sens, ces paroles sont en
contradiction manifeste avec toutes les opinions que nous venons
d’exposer.
Pour trouver lorigine du systeme d’Anaxagore, nous ne remonte-
rons pas, comme l'abbé Le Batteux (Mem. de Acad. des Inscript.)
jusqu'a la cosmogonie de Moise ; nous ne la chercherons pas non plus,
avec un savant de Allemagne, dans lantique civilisation des mages.
Nous ne croyons pas avoir besoin de sortir de la Gréce ni de lécole
ionienne ; cetle école se résume tout enti¢re dans Ja doctrine que nous
venons d’exposer. Mais Anaxagore ne s'est pas contenté de la résumer,
il l’'a agrandie, il ]’a conduite aux dernicres limites qu'elle put atteindre ;
car elle avait commencé par la physique, elle ne cherchait autre chose
que la nature, et il a conduite aux portes de la métaphysique dont il
entr’ouvrit méme le sanctuaire. En effet, si nous ne savons pas ce qui
a emprunté a son compatriote Hermotyme, au moins I existence de ce-
Jui-ci ne saurait-elle étre révoquée en doute, et quelques mots d Aristote,
les traditions fabuleuses répandues sur son compte, nous attestent suf-
fisamment quilcroyaitaun principe spirituel ‘Arist., Metaph., lib.1, ¢. 3).
Mais ce faitisolé a moins d importance qee les traditions plus sires que
nous avons conservees des philosophes iontens. Ainsi que Ritter Pa dé-
montré jusqu’a l’évidence, ils se divisent en deux classes ; les uns,
comme Thalés, Anaximene et Heéraclite, admettent un élément qui,
en vertu d'une force interne et vivante, se développe sous les formes les
plus variées et produit Funivers; en un mot, ils expliquent la nature par
un principe dyuvamique, Anaximandre, qui forme a lui seul toute une
école, admet, au contraire, que la mati¢re est inaltérable de sa nature et
quelle ne change de forme que par la position de ses éléments : de la
une physique toute mécanique. Tous les cléments sont dabord confon-
dus dans une masse infinie; puis, en vertu du mouvement qui leur est
propre, en vertu de certaines antipathies naturelles, ils se séparent peu
d peu et se combinent de mille maniéres. Ces deux principes, réunis et
nettement distingués Tun de autre, donnent pour résullat la philoso-
phie dAnaxagore. En effet, comme Anaximandre, il reconnait une
masse confuse de tous les éléments et un nombre infini de principes
ANAXARQUE. 424
inaltérables ; comme Anaximene, il admet une force vitale et interne,
une puissance qui se développe par elle-méme et en vertu de sa propre
activité. Seulement celte puissance, nettement distinguée du principe
matériel, devient une substance simple, intelligente, active, en un mot,
spirituelle.
Anaxagore est le premier de tous les philosophes grecs qui ail écrit
ses opinions. Mais ses ouvrages ne sont pas arrivés jusqu’a nous. Il
n’en reste que des Jambeaux dans les ceuvres d’Aristote, de Platon, de
Cicéron, de Diogene Laérce, dans les Commentaires de Simplicius
sur la Physique d’Aristote; dans le recueil de Stobée et le livre pseudo-
nyme intitulé : de Placitis philosophorum. Ces fragments, que nous
avons cités en grande partie, ont été recueillis et soumis a la critique par
les auteurs suivants : Le Batteux, Conjectures sur le systeme des homéo-
meries,dans le tome xxv des Mémoires del Acad. des Inscript.—Heinius,
Dissertations sur Anaxagore , dans les tomes yu et 1x de !'Histoire de
l’Académie royale des Sciences et Lettres de Prusse. — De Ramsay,
Anaxagoras, ou Systeme qui prouve ’immortalité de ’dme , etc., in-8°,
La Haye, 1778. — Ploucquet, Dissert. de dogmatibus Thaletis Mi-
lesit et Anaxagore Clazomenii, in-8°, Tubing. , 1763. — Carus, sur
Anaxagore de Clazoméne, dans le Recueil de Filleborn , x™° cahier ;
le méme, Dissertatio de cosmo-theologie Anaxagore fontibus, in- 1,
Leipzig, 1798. — J. T. Hemsen, Anaxagoras Clazomenius, elc., in- Se,
Goétt., 1821. — H. Rilter, dans son Histoire de la philosophie an-
cienne, et son Histoire de la philosophie ionienne. — E. Schaubach,
Anaxagore Clazomenii fragmenta, in-8°, Leipzig, 1827. Ce dernier
ouvrage est le plus utile a consulier, parce qu il renferme tous les frag-
ments relatifs 4 Anaxagore.
ANAXARQUE p’Aspnére. Disciple de son compatriote Démocrite,
suivant les uns; de Métrodore de Chics ou de Dioméne de Smyrne,
suivant les autres. I] fut le maitre de Pyrrhon et lami d’Alexandre le
Grand, qu'il accompagnait dans ses expéditions. Il vécut, par consé-
quent, durant le 1y® siécle ay. J.-C. Zélé partisan de Ja philosophie de
Démocrite, il en pratiquait la morale dans sa vie privée plus encore qu'il
nen goutait la théorie; c'est ce qui lui fit donner le surnom d’ewdémo-
niste, cest-a-dire partisan de la philosophie du bonheur (Diogéne
Laérce, liv. 1x, c. 60).
ANAXILAS ou ANAXILAUS pe Lanysse [Anacilaus Larysseus).
Pythagoricien du si¢cle dAnguste, moins fameux pour ses opinions
philosophiques que pour son habileté dans les arts de la magie; il a
trailé lui-méme ce sujet dans un écrit Taiyvs., seu Ludicra), dont nous
trouvons eerie échantillons chez Pline (Mist. nat., liv. xix, ¢. 41;
NY RXV 5 1G; liv. xxxv, c. 13). Cette prétendue science attira sur
lui une acc cane qui Pobligea de fuir ! Halie, comme le rapporte Eusébe
dans sa Chronique.
ANAXIMANDRE. Ce philosophe fut ionien, comme Thales, et,
comme lui aussi, naquit a Milet. L’époque de sa naissance parait pou-
voir, par un calcul trés-simple, étre rapportée a la seconde année de la
quarante-deuxieme olympiade; car Apollodore, dans Diogéne Laérce,
129 ; ANAXIMANDRE.
dit qu Anaximandre avait soixante-quatre ans la seconde année de
Ja Lyi’ o!ympiade. Le méme historien ajoute qu'il mourul peu de temps
apres.
Sur les traces du pére de la philosophic ionienne , Anaximandre, qui,
dapreés Eusébe en sa Préparation evangelique, avait été le disciple et
Pami de Thales, @xitzcs z2wazes, S€ livra aux ¢tudes astronomiques. Le
témoignage d Eusébe en fait foi, et ce témoignage se trouve confirmé
par celui de Favorinus dans Biogéne Laérce. D'aprés cette derni¢re
autorité, voici quclles Glaient en cette matiére les opinions d’Anaxi-
mandre: La terre est de figure sphérique, et elle occupe le centre de
Punivers. La June nest pas lumineuse par clle-méme, mais c'est du
soleil quelle emprunte sa lumiére. Le soleil égale la terre en crosseur,
et il est composé d'un feu trés-pur. Diogéene, s'appuyant loujours sur le
récit de Favorinus, ajoute qu ‘Anaximandre. avait invente le style des
cadrans solaires; que, de plus, il avait fait des instruments pour mar-
quer les solstices et les équinoxes; que, le premier, il avail décrit la
circonference de la terre et de Ja mer, et construit la sphere. Hl est
probable que la plupart de ces travaux astronomiques ct géographi-
ques ne furent que de simples essais; car on les retrouve, plus tard,
altribués également a Anaximene. Les découvertes d’Anaximandre ne
furent, selon toute vraisemblance, que des tatonnements scientifi-
ques, des tentatives incompletes , qui, de la main de ses successcurs
dans lecole ionienne, durent recevoir et recurent en effet des perfec-
tionnements. ~
Ces travaux astronomiques et géographiques d’Anaximandre n’é-
taient, au reste, qu'un appendice a sa cosmogonie, et rentvaient ainsi
dans un systeme général de philosophie qui avait pour objet Pex plication
de lorigine et de Ja formation des choses. Thalés avait le premier tenté
cette explication, et Peau lui avait paru étre Pélement primordial et gé-
nérateur; « Car il avait remarqué (Arist., Metaph., lib. 1, c. 3)
que | humide estle principe de tous les étres, et que les germes de toutes
choses sont naturellement humides. » Anaximandre vint modifier con-
sidérablement la solution apportée par son devancier et son maitre au
pro. léme cosmozonique. Non-seulement il répaudia Peau a titre dcié-
ment générateur, mais encore il ne reconnut comme tel aucun des élé-
ments qui, contemporainement ou postérieurement, furent admis par
dautres foniens. Pour Anaximandre, le principe des choses nest ni
Peau, nila terre, ni Pair, ni le feu, soit pris isolement, comme le veu-
Jent Thalés, Pheréevde, Anaximeéne, Héraclite, soit pris collective-
ment, comme Ventendit le Sicilien Empédocle. Ce principe, pour Anaxi-
mandre, cest Pinfint, a: yin nah oreyziey th deere, COMME le rapporte
Dioge ne, Me ‘ntenant, quentendait Anicoumtnides par Pinafore? Voulait-il
par ler de Teau, de Fair ou de quelque autre chose? (est un point que,
dupres Diogdne, il laissa sans determination précise. Foutefois, Aris-
tote “Metaph., lib. xiv, ¢. 2) essave de rendre comme de Vinpin
d Anaximandre. en disant que cest une sorle de chaos primitif; et c est
en ce méme sens aussi que saint Augustin, dans un passage de sa Cue
de Diew ‘liv. vin, c.2,, interprete la donnée fondam entale du s\ stone
d Anaximandre,
Thales avait ouvert en Gréce Ja série des philosophes don! le syst¢me
ANAXIMANDRE. 423
cosmogonique devyait reposer sur un principe unique, admis comme ¢lé-
ment primordial, et donnant naissance, par ses développements ulté-
rieurs, a tout cet univers. Dans cette voie marchérent Phérécyde ,
Anaximéne, Diogéne d’Apollonie, Héraclite. Anaximandre, au con-
traire, vint poser Ja base de ce systéme cosmogonique que deyait un
jour, sauf quelques modifications, reproduire et développer Anaxagore,
et qui consiste a expliquer la formation des choses par l’existence com-
plexe et simultanée de principes tous contemporains les uns aux autres,
et constituant primitivement, par leur confus assemblage , ce chaos que
le philosophe de Clazoméne a si lucidement caractérisé par son Mévrz
CU.GUe
’ Tel est le point de départ dans la cosmogonie d’Anaximandre. Mais
comment cetie confusion primitive fit-elle place a l’harmonie? En dau-
tres termes, comment Anaximandre expligue-t-il le passage du chaos a
Yordre actuel de lunivers ?
Celte explication, le philosophe de Milet la tire du double caractére
quil préte aVinfini, immuable quant au fond, mais variable quant a ses
parties ( Diogéne Laérce, liv. m,¢. 2). Or, en vertu de cette derni¢re
propriété, une série de modifications ont lieu, non dans Ja constitution
intime des principes, qui, pris chacun en soi, furent dans lorigine ce qu ils
devaient étre toujours, maisdans leur juxtaposition, dans Jeur combinai-
son, dans leurs rapports. Un dégagenient s‘opéra, grace au mouvement
éternel, attribut essentiel du chaos primitif, et ce dégagement amena,
comme résultats graduellement obtenus, Ja séparation des contraires et
lagrégation des éléments de nature similaire. C’est ainsi que toutes
choses furent formées. Toutefois , 1épétons-le, cette formation ne s’opéra
pas instantanément: elle fut graduelle, elle requit plusieurs é¢poques, et
ce ne fut que par une série de transformations que les animaux, et no-
tamment homme, arrivérent a revétir Jeur forme actuelle. Tout ceci
résulte des témoignages réunis de Plutarque et d Eusébe sur la doctrine
d’Anaximandre.
La cosmogonie d’Anaximandre constitue une sorte de panthcisme
malérialiste. Eusébe et Plutarque lui reprechent davoir omis la cause
efficiente. C était a Anaxagore qu'il était réservé de concevoir philoso-
hiquement un étre distinct de la matiére et supérieur a elle, une intel-
eee motrice et ordonnatrice.
Les documents relatifs ala philosophie d’Anaximandre se rencontrent
en assez grand nombre dans Diogéne Laérce (liv. 1, ¢c. 1); dans
Ariiote (Phys. > liv. 1, ¢. 4, et liv. m,.¢. 4 et 7); dans Simpliems
(Comment, in Phys. Aristot., f 6, et de Colo, f? 161°. Tl existe en outre
des travaux spéciaux sur cette philosophie : 1° Recherches sur Anaxi-
mandre, par Vabbé de Canayve, au tome x des Mémoires de Acad. des
Inscriplt.; 2°Dissertation sur la philosophied Anaximandre, par Schleier-
macher, dans les Mémoires de l’Acad. royale des Sciences de Berlin ;
3° Histoire de la Philosophie ionienne ‘Introd., et notamment le chapitre
sur Avacinandre., par C. Mallet, in-8°, Paris, 1842. Consulter encore
les travaux géneraux sur [histoire de la philosophie, par Tennemann,
Tiecemann, Brucker, et notamment Ritter (fist. dela Phil. ionienne) ,
ainsi que Bouterweck (de Primis philosophorum grecorum decretis ) ,
dans les Mémoires de la Société de Goéttingue, t. 1, 1811. AC. Me
124 ANAXIMENE.
ANAXIMENE. La ville de Milet, qui déja avait vu naitre Thalés
et Anaximandre, fut la patrie de ce philosophe. D’aprés les calculs les
plus probables, mais sans qu‘une certitude bien compléte puisse toule-
fois étre obtenue sur ce point, l’existence d’Anaximéne dut remplir l’in-
tervalle qui sépare la 56° d’avec la 70° olympiade (environ de 530 a
500 ans avant J.-C.). Au rapport de Diogéne Laérce, Anaximene
eut pour maitres l’Ionien Anaximandre, et Parménide I’Eléate.
Les prédécesseurs de ce philosophe dans l’école ionienne, Thales,
Phérécyde , Anaximandre, avaient été physiciens et aslronomes.
Anaximéne continua leurs travaux. On lui attribue d’avoir ensei-
gné la solidité des cicux, et leur mouvement autour de la terre sup-
portée par lair. Dans lVorigine de la science astronomique, il dut
en effet paraitre assez naturel de penser que le ciel était une voute
sphérique et solide a laquelle étaient fixés les astres, qu'un mou-
vement diurne entrainait dorient en occident. Anaximéne parait aussi
avoir perfectionné usage des cadrans solaires, inventés par Anaxi-
mandre.
Le syst¢me cosmogonique d’Anaximéne s’écarta de celui d’Anaxi-
mandre pour se rapprocher de celui de Thalés. Ce n’est pas, toutefois,
qu'il soit complétement semblable a ce dernier : il y a entre eux cette
différence, que ]’un admet J’eau pour premier principe, et l'autre lair.
Mais il est & remarquer qu’ Anaximéne abandonna |hypothése de |in-
fini, adoptée par Anaximandre, pour se ranger, avec Thales, a la doc-
trine dun élément unique adopté comme élément primordial et géné-
rateur. Cet élément, c'est lair, auquel Anaximeéne assigna pour altributs
fondamentaux |’ immensité , linfinité et léternité de mouvement : Anaxi-
menes aera Deum statuit, esseque immensum et infinitum , et semper in
motu (Cic., de Nat. Deor., lib. 1, c. 10). En vertu de cette intinité,
lair est tout ce qui existe et peut gees ; il remplit Fimmensilé de l’es-
pace; il exclut tout étre étranger a lui. D’autre part, en vertu de ce
mouvement éternel et nécessaire, Pair subit une série de dilatations et
de condensations, qui produisent, d'un coté, le feu; de l'autre, Ja terre
et l'eau, lesquelles, a leur tour, donnent naissance a tout le reste: Anaxi-
menes infinitum aera divit, a quo omnia gignerentur.... Gigni autem
lerram, aquam, ignem, tum ex his omnia (Cic., Quast. acad., lib. u,
¢c. 3). Toutefois, une erreur est a éviler ici, et il fault bien se { varder
denvisager la production du feu, de Peau et de la terre, comme ‘résul-
tats de la conversion de la substance primitive en des substances hété-
rogénes. Dans le systéme du philosophe de Milet, la substance primor-
diale ne s'altére pas a ce point, et lorsque, par VelTet de la dilatation ou
de la condensation, elle donne naissance au feu, a Feau, a la terre, il
faut ne voir 1a rien autre chose que le passage d'un phénomeéne a d'au-
tres phénomeénes, Ja substance demcurant une ct identique; et cette
substance, cest lair, principe dou tout émane, et ot tout retourne
(Plutarch. ap. Euseb. Prepar. erang., lib. 1, ¢. 8).
Le progrés de la philosophie devait un jour conduire le plus célébre
des loniens, Anaxagore, a reconnaitre deux principes ¢ternels : dune
part, la cause matérielle, 52+; dautre part, la cause intellizente , v4.
Anaximene, ainsi que son prédécesseur Anaximandre, nadmet osten-
siblement que le premier de ces deux principes. Est-ce a dire qu il re-
ANCILLON. 125
jeta formellement le second? Non, assurément. Ce qu’on peut avancer
avec le plus de vérilé, c'est quil ne concut pas ce second principe. Il
fallait a la philosophie greeque un degré supérieur de maturité pour
conceyoir, a coté et au-dessus du principe matériel, un principe intel-
ligent, moteur ct ordonnateur. Ainsi, dans la cosmogonie d’Anaximeéne,
les modifications successives que subit la substance primordiale, en vertu
de la condensation et de Ja dilatation, s’effectuent fatalement, et en l'ab-
sence de toute cause providentielle, attendu que cette dilatation et cette
condensation, dott résultent toutes ces modifications, sont elles-mémes
la conséquence nécessaire d'un mouvement inhérent de toute éternilé,
a titre dattribut essenticl, a élément générateur.
Indépendamment des travaux généraux sur l'histoire de la philoso-
phie, de Brucker, Tennemann, Buhle, consulter Tiedemann, Premiers
philosophes de la Gréce, in-8°, Leipziz, 1780 (all.). — Bouterweck , de
Primis philosophie grece decretis piysicis, dans les Mémoires de la
Société de Goéttingue, 18il. — Schmidt, Dissertatio de Anaximenis
Psychologia, léna, 1689. — C. Mallet, Histoire de la Philos. ion., art.
Anaximéne, in-8°, Paris, {842.— Voir encore: Diogéne Laérce, liv. 11,
. 2. — Aristote, Metaphys., lib. 1, c. 3. — Simplicius, in Physic.
Aristot., f° 6 et 9.—Cic., Acad. quest., lib. u, ¢. 37. — Plutarch.,
de Placit. philos., lib. 1, c. 3. — Stob., Eclog., lib. 1. — Sextus
Empiricus, Hypoth. Pyrrh., lib. m1, c. 30; Adv. Mathem., a vil
a Oe C. M.
ANCILLON (Jean-Pierre-Frédéric), né en 1766, a Berlin, appar-
tient a une famille de protestants francais ¢tablis en Prusse depuis la
révocation de l’édit de Nantes. Son pére, ministre, prédicateur et théo-
logien distingué, a laissé quelques écrits philosophiques. Frédéric An-
cillon fut d'abord ministre protestant, puis professeur a |'Académie
militaire, membre de l’Académie des Sciences de Berlin, conseiller
d’Etat, secrétaire d’ambassade, et enfin ministre des affaires étrangeres
du roi de Prusse. Sans parler de plusieurs traités théologiques, ila
composé des ouvrages sur la politique et sur histoire, dont le plus re-
marquable est son Tableau des révolutions du systeme politique de 0 Eu-
rope depuis le quinzieme siécle. Quant a ses publications philosophiques,
sans annoncer un penseur original et profond, elles assurent a l’auteur
une place distinguée dans la réaction spiritualiste quia marqué le com-
mencement du xtx° siecle. Elles ont contribué a faire prévaloir et a pro-
pager des idées saines, élevées, et a ramener les esprits a des opinions
sages et modérées en philosophie, en littérature et en politique. L‘idée
dominante qui fait le fond de tous ses écrits, est celle d'un milieu a gar-
der entre les extrémes. Ce principe, excellent comme maxime de sens
commun, a cause de l’esprit de sage modération et de conciliation qu il
recommande, a le défaut détre vague et indéterminé comme formule
philosophique, et de ne pouvoir se préciser sans devenir Jui-méme
exclusif, absolu, étroit. I est d’ailleurs emprunté a un ordre didées qui
ne peut s'appliquer aux choses morales et a la philosophie : dés qu’on
le prend a la lettre, il se résout dans un principe mathématique. Celte
idée d’un milieu entre les contraires est fort ancienne. Arislote, comme
on sait, faisait consister aussi la vertu dans un milieu entre deux ex-
426 ANCILLON.
trémes, et, avant Jui, Pythagore, appliquant au monde moral les lois
mathématiques, définissait la vertu un nombre carré, et la justice une
proportion géométrique. M. Ancillon n’a sans doule pas youlu donner
a son principe la rigueur @une formule mathématique; mais alors que
signifie ce principe? Je congois que lon prenne le milieu d'une ligne,
que l'on determine le centre d'un cercle, que lon ¢lablisse une propor-
tion entre deux quantités; mais quel est le juste milieu entve deux opi-
nions coutradictoires, entre Je oul et le non, entre deux systemes dont
lun nie ce que Vautre affirme, par exemple, entre le malcrialisme et
le spiritualisme, lathéisme et le theisme, le fatalisme et Je bre arbitre?
C'est, direz-vous, dadmettre a la fois Pesprit et la maticie, Je monde
et Dieu, la liberté et Ja necessiié. Sans doute, le sens commun peut se
contenter de cette réponse; il mest pas obligé de mettre daccord les
systemes et de résoudre les difficuliés qui naissent de [adoption des
contraires; mais clle ne saurait salisfaire la philosophic, dont le but est
précisément de chercher le rapport entre des termes opposés : on nest
philosophe qua cette condition. Le panthcisme, le matérialisme et le
sceplicisine ne sont arrivés a des consequences extremes , que parce
quils ont voulu expliquer existence simultanée de Vinfini et du fini, de
la matiére et de Vesprit, de Ja vérité et de erreur. Ne pouvant parve-
nir a concilier les deux termes, ils ont sacrifié Fun a Vautre. Hest done
évident quil ne sufiit pas de prendre un milieu entre la maticre et Pes-
prit, ce qui nest rien du tout, ou ressemblerait tout au plus a@ ta fiction
du médiateur plastique; i! faut montrer comment, Pesprit étant, la ma-
tire peul exister, el comment ils agissent fun sur Jautre en conser-
vant leurs attributs respectifs. Hen est de méme du fini et de Vinfini,
de la liberté dans son rapport avee Dieu ct la prescience divine Le seul
moven de se placer entre les syslémes qui ont cherché a résoudre ces
grandes questions, c’est de proposer une solution nouvelle et supericure,
Le role de médiateur West pas aussi facile qu'on pourrail le croire dapres
M. Ancillon; il impose des conditions que les plus grands génies, Leibnilz
entre aulres, n’ont pu remplir. Quoi quil en soit, la doctrine dun mi-
lieu entre les systemes opposés n offre aucun sens véritablement philo-
sophique; elle nexplique rien, ne resoutrien; elle laisse toutes les ques-
tions au point de vue ou elle les trouve. Elle est vraie quautant quelle
se borne a recommander la modération, Vimpartialite, quelle invite a
se mettre en garde contre lexageération. Elle suppose dailleurs une
condition essenticlle, la connaissance approfondie des opinions et des
doctrines que lon cherche a concilier. Or, M. Ancillon na pas cludié a
fond les systemes de Pantiquité, on doit le conciure de la manicre dont
il juge Platon, Aristotle et les autres philosophes grees fl est plus fa-
miliarisé avee les travaux de la philosophie moderne. Cependant Pex-
position quil fait des grands systémes qui marquent son developpemeiic,
est faible et superficielle Sa critique est étroite et ses conclusions sens
portee. H ne sait pas se placer a Ja hauteur des theories quail a la pre-
tention de juger. Tout ce quail a écrit en paruculier sar la philesophie
allemande, sur Kant, Fichte, Schelling, atteste cette insuffi-ance,
arm les philosophes allemands, sa place est marquée dans | école de
Jacobi. Hadopte, comme lui, le principe du sentiment, quil ne precise
pas davantage, et il fait de Ja foi la base de la cerutude; mais il appar-
ANDALA. 127
tient plutot a lécole francaise éclectique et psychologique : son principe
du miliew est une formule un peu Ctroiie de Péclectisine ; i] donne pour
point de depart a la philosophie analyse du moi, et raméne tout aux
faits primilils de la pensée, comme constituant les veritables principes.
I] possede a un degré assez éminent le sens psvchologique, et c'est 1a
ce qui fait le principal mérite de ses Cerits. Ha développe dans un style
clair, précis, qui ne manque ni de force ni d’éloquence, des points in-
téressants de psychologic, de morale, desthétique et de politique. —
Ses principaux ouvrages philosophiques sont les suivants : Helanges de
litterature et de philosophie, 2 vol. in-8°, Paris, 2° édit , 1809; — Essais
philosophiques , ou Nouveaux mclanges de littérature et de philosophic,
2 vol. in-8", Geneve el Paris, 1817; — Vouveawr essais de politique et
de philosophie, 2: VOL... in-5*, Paris, 1824; — du Mediateur entre les
extremes : 1 partie, Mistoire et Politique, in-8°, Beriin, 1828;
2° partie, Philosophie et Poesie, in-8°, Berlin, 1831. Ca. B.
ANDALA (Ruard), né dans la Frise en 1665, et mort en 1727.
Comme penscur, il est sans originalilé, etna aucune valeur dans Uhis-
toire de la science ; mais il fut un des plus zelés defenseurs et des inter-
pretes. les plus éclairés de Ja puilosophie cariésienne , quil essaya dap-
pliquer a la théologie. Voici les titres de ses principaux écriis :
Ewercitatt. acadd, in philos. primam et naturalem, in quibus philos,
Cartesii erplicatur, confirmatur et vindicatur, in-4°, Franeker, 1709.
— Syntagma_ theologico-physico-metaphysicum, in-4°, ibid., 1710. —
Cartesius verus Spinozismi eversor et physica per oinn tilts architectus,
in-4°, ibid., 1719, Crest la refutation de Pouvrage de Regius quia pour
titre: Cartesius verus Spinosismi architects, — Andala “est vegalement
Vauteur dune Appreciation de la morale de Geulinx ‘Examen Ethice
Geulinxii, in-4°, 1716).
ANDRE (Yves-Marie , naquit a Chatcaulin, en basse Bretagne, le
22 mai 1675, dune famille honorable et qui édifiait le pays par ses ver-
tus chreuennes. Un de ses oncles était avocat du roi au présidial de
Quimper. Cest dans cette ville, voisine de Chaleaulin, que le jeune An-
dé, sepa é des l'enfance de son pere et de sa mére, fit lot les ses eludes,
y compris sa philosophie, avee un grand suceés. Une vive picid, qu “avait
développée en luisa premiére éducaiion. un penchant décide pour la re-
traite et les travaux de lesprit, luiinspirérent, a dix-huit ans, lidée et le
désir de se voucr a la vie Monastique. Qwimporte, pour une vecation de
ceile nature, une maison ou une autre? Les Jesuites sont la. Cest a leur
porte qu il ira frapper. En vain Jui represente-t-on les exigences et le ré-
gine vespotique dela compagnie a laquelle if veut se donner. « Tu ne vi-
vras pas longtemps, lui disait-on, avec de pareils mailres; ton caraciére
indépendant leur déplaira bientot; ils te congédicront sous le es le
plus frivole. — Si je leur fais honneur, répendait André, ils me garde-
ronl; sinon, je ine condamne moi-méme. » Quelques jours aprés, il en=_
trait ch ez les Jesuites, et le 13 décembre 1633, il y commencgait son no-
Viciat a Paris. |
En prenant lhabit religieux , André s‘clait CORSA ad Dieu, corps et
dime. il se refuse donc, lorsque ses supérieurs l’y engagent, a demander
128 ANDRE.
une pension a sa famille : Est-ce pour avoir du bien qwil vient faire veu
de paucvreté? Obliviscere populium tain et domum patris tui, lui crient
les livres saints; pour ne pas dérober un instant a ses devoirs, il ne re-
verra plus, une fois quil en sera sorti, le foyer paternel.
Laseconde année de son novicial élant expiree, André recoit , en 1696,
dans Ja chapelle de Ja maison professe, Ja tonsure et les ordres mineurs.
La méme année, on Venvoie faire, au collége d’ Alengon, ou il est chargé
de la rhélorique, son juvénat de régence. Les jeunes regents, qui dabord
étaient placés sous la surveillance de quelque Pere expérimenté dont ils
prenaient les conscils , se trouvaient alors, surtout dans les netits colléges
comme celui d’Alengon, a peu pres abandonnés a leur inexpérience.
Sept ans plus tard, André est rappelé a Paris pour y suivre le cours de
theologie, et pour y servir la compagnie comme jeune preéfet. Les jeunes
prefets, qui étaient aux prefets de college ou des hautes études ce que les
jeunes régents ¢taient d’abord aux régents proprement dits, cumulaient,
ace qu il semble, les fonctions de professeur ou de répétiteur et celles de
maitre de quarter. Les familles opulentes, en payant pour leurs enfants
une chambre a part dans le collége, pouvaient aussi oblenir pour eux
un et méme deux jeunes préfets paruiculicrs qui ne les quittaient ni le
jour ni la nuit. La socicte demandait encore aux ¢tudiants en théologie
des services dune autre espece. Les Jésuites tenaient a Paris une ma-
nufacture de libelles, de chansons diifamatoires, qui attaquaient sans
pudeur, sous le voile de anonyme, les particuliers, les magistrats, les
évéques dont la compagnie croyait avoir a se plaindre, ou quelle regar-
dait comme ses ennemis. C’était aux jeunes prefets qu’étail confiée la
fabrique de ces écrits scandaleux. Comment, sous ce rapport, le P. An-
dré paya-t-il son tribut a la société, c'est ce que nous ne saurions dire.
Tout en traversant ces differentes ¢preuves, il arrivail, le 19 décem-
bre 1705, au sous-diaconat; le 27 février 1706, au diaconat, et le
20 mars suivant, a la prétrise.
Vers 1703 ou 170%, notre jeune préfet se lie avec le célebre Har-
douin, qu'il admire trop d’abord, et meprise trop ensuite. En 1705, un
autre personnage, plus justement illustre, et quail rencontrait quelque-
fois aux conférences philosophiques dont labbé de Cordemoy était Fame,
Je gagnait pour sa vie aux doctrines de Descurtes et aux siennes. C’etait
Malebranche.
Le carlésianisme était venu, comme on sail, fermer les yeux a la
scolastique expirante. Les Jésuites sculs ne paraissaient pas sen dou-
ter; leur enscignement s‘obstinait a réchauffer le cadavre. Cependant,
Ja philosophie nouvelle, quils ne voulaient pas reconnaitre, les assié-
geait et les entamait. Hl fallut bien enfin savouer son importance et sa
force. On passa tout a coup du dédain & la fareur. Le mot d’ordre est
donné. La compagnie enticre se lévera comme un seul homme pour sau-
ver I'Eglise, et se sauver eclle-méme, du fléau qui Ja menace. Rien ne
sera ¢pargné pour exterminer, pour anéanlir une doctrine aussi absurde
qgwimpie, aussi contraire a@ la foi qa la raison, Cest dans de telles
conjonctures que le jeune Andre, qui, selon lheureuse expression de
M. Cousin, s’est égaré parmi les Jésuites, se permet de reclamer contre
les calomnies dont, autour de lui, on aceable Descartes; c est alors quil
ose admirer tout haut, et, qui plus est, aimer Malebranche?! C’en est
ANDRE. 129
trop. On ¢loignera au plus vite celle imagination malade du foyer de
Vinfection. Vers la fin de i706, brusquement separé de son illustre ami,
André va terminer sa théologie a La Fléeche.
Cette mesure ne produisit pas sur l’esprit du jeune Breton Veffet qu'on
s’en étail promis. Au lieu dinterpréter favorablement, ou du moins de
supporter avec courage et résignation le coup qui le frappait, il sen exa-
géra Ja rigueur, il en dénatura les causes. La ot ses supérieurs ne
voyaient qu’une peine léegere , qu'une sage precaution, il vit une odieuse et
cruelle injustice. Ses plaintes éclatérent; et, aprés avoir fatigué le Pére
provincial, duquel il dépendait, elles allérent jusqu’a Rome inquiéter le
Pere général. Si André ett été un homme ordinaire, Ja prédiction que
ses parents lui avaient faite avant son entrée dans Ja congrégation se
fut, acoup sur, réalisée; on lui ett des lors, pour toute réponse a ses
lettres quelque peu vives, rendu sa liberté. Mais ce cri, qui partait
d'une ame profondément blessée, décelait, sous les formes les moins
équivoques, un génie élevé autant qu'un noble coeur. C’était d'ailleurs
un mélange d indépendance et de soumission a Ja régle, d’apre fierté et
de charité chrétienne, qui laissait espérer qu’a Ja longue J’action inces-
sante du milieu dans lequel il était plongé rameénerait le jeune homme
aux sentiments qu'on attendait de lui, et qui, jusque-la, neutrali-
sant le mal par le bien, serait tout au moins inoffensif. On prit donc
patience.
En octobre 1707, sa théologie terminée , on l’envoie faire a Rouen sa
troisiéme année de noviciat. En 1708, pour achever de l’éprouver et de
Je rompre, on le charge d'une basse classe au petit collége d’Hesdin,.
Une lettre du Pére général vient ly chercher. Quil tremble, s'il persiste
a en croire sa raison personnelle plutét que la sagesse de la compagnie,
a suivre Descartes pluidt que le Christ! Puis, comme si l’expiation était
consommée, ou peut-ctre dans Vespoir de ramener par la reconnais-
sance une ame quon ne pouvait soumetire par la crainte, on lui confie,
en 1709, la chaire de philosophie au collége d’Amiens.
Qu’on se figure le jeune professeur placé entre ses croyances philo-
sophiques et le devoir rigoureux qui lui en imposait Je complet sacri-
fice, la sincerité chrétienne voulant quil defende la verité sans déqui-
sement; et la prudence, qwil menage Verreur pour Vinterét méme de la
verité ou du moins pour celui de la charite. Malgré toutes ses précau-
lions et tout son desir de vivre en paix, il ne put éviter l’écueil. On crut
apercevoir dans la these générale quil fit, selon lusage, soutenir pu-
bliquement par ses éléves, a la fin de lannée scolaire 1710-1711, une
arriere-pensée malebranchiste; innocent peut-ctre en ce q<wil disait, il
était cerlainement coupable en ce quil ne disait pas. Toutefois, les
charges ne paraissant pas suffisantes , Faccusation n‘insista pas. Le pro-
fesseur sengagea seulement par écril a se-prononcer franchement a
l'avenir pour les doctrines de la compagnie; et le Pere provincial , apres
avoir obtenu de lui cette garantie, lui confia, cette année-la méme, en
4711, la chaire de philosophie au coilége de Rouen. On y fut d’abord
trés-content de ses lecons, au point que, pour len récompenser, on
Vadmit, le 2 février 1712, a la derniére profession, a celle qui le faisait
décidément Jésuile. Bientot Pengagement, quil avait jusque-la serupu-
leusement tenu, ne parut plus aussi fidélement rempli. On signala dans
1. 9
430 ANDRE.
son enscignement quelques propositions mal sonnantes. Condamné a se
rosa a deter en pleine classe un formulaire ou il déclarait qu'il
estimaiflvrais des choses qui lui paraissaient fausses, il se soumit,
mais d'une soumission purement extcrieure, el méme en protestant. Sa
chaire lui fut enlevée, et on fit du professeur, pour uliliser ses vertus
et ses talents dans un poste ou sa philosophie semb!ait moins a craindre,
un directeur des consciences, un pere spirituel. C'est avec ce titre qu'il
alla, en loctobre 1713, habiter Alencon.
C’élait le temps ou les querelles que le livre de Jansénius avait susci-
tées divisaient PEetise en deux camps. La bulle Unigenitus venait d'or-
ganiser une croisade contre [héresie, et tout ce qui he se pronongait pas
avee une sainte colére contre les doctrines réprouyées etait suspect. Le
Pére Andre condamnait, avec sa compagnie, les cing propositions que
Jes foudres pontificales avaient frappées; mais il ne pouvait ni approuver,
ni surtout répéter les invectives et les caloumnies dont les jansenistes ou
plulot ceux que, sans trop sentendre, on convenait dappeler de ce
nom, étaient scandaleusement poursuivis. Sa charité parut de la froi-
deur, sa froideur une hostilité deguisée. En 1718, on le retire d'Alencon,
et il va, comme ministre des pensionnaires, s établir dans la maison que
les jésuites tenaient a Arras.
En 1719, il reiourne, préfet des hautes études, au collége d’'Amiens.
Pendant les deux premiéres années son administration ful assez pai-
sible; mais, en 1720, !acharnement avec lequel on altaquait le jansé-
nisme, étant a son comble, limperturbable modération du Pere André
blessa profondement ses supérieurs. Un ennemi seul, a ce quil leur
semblait, pouvait, dans de telles circonstanees, conserver son sang-
froid. Sur ces entrefaites, une brochure parait, ou les jésuites sont aussi
vigoureusement quhabilement attaqués. D’apres quelques vagues in-
dices, on Vaitribue au Pére Andre. Pour plus declaircissement, on
fouiile ses papiers et ses livres. Alors se révéla aux yeux de la compa-
gaie indignée fe grand crime dont le révérend Pere étail bien réeellement
coupable. Une vie de Malebranche, ou Je cartésianisme étail donné
comme la seule philosophie raisonnable et chrétienne, ot les doctrines
du corps, sa morale pratique, son personnel enfin étaient séverement
juzés, se trouve, presque achevee, au nombre des ouyrages a la com-
position desquels le Pere André consacrait ses loisirs. On ne peut plus
sv méprendre, Cest un faux frere; c'est un serpent que la Société porte
dans son sein ect quil est temps décraser. On le livre done, sous un
prélexte quelconque, a la justice du sicele, et il est, comme un crimi-
nel, enfermé a Ja Bastille. La, a ce quil parait, le coeur lui manqua.
Effrave de Vavenir dont il se vovait menace, songeant sans doute a cet
ohbe Biache que des causes analogues avaient amené quelques années
auparavant entre ces micmes murs ou i! venait de mourir, il confesse
ses torts et en demande pardon a ses supéricurs et a toute la compagnie
dans les termes les plus humbles et sous les formes les plus touchantes :
« Jai eu, leur disait-i! dans une lettre ecrite au Pere provincial du
fond de son cachot, le plus grand tort du monde, je Pavoue, et je suis
préta subir toutes les penitences quon me voudra imposer, Mais si
Votre Revérence, ou plulot si la compagnie veut bien me pardomner,
je suis resolu doublier tous les chagrins que jy ai soufferts , de ne plus
ANDRE. 134
travailler que pour Dieu, de rompre tout commerce avec les personnes
qui lui seront suspectes, de réparer enfin, par tous les moyens possibles,
tout le mai que j'ai pu faire, et de lui donner telles assurances qu'elle
voudra de la sincérité de ma résolution. Me voila, mon révérend Ptre,
enire vos mains; vous me tenez sur la terre Ja place du souverain juge :
parlez, ordonnez, pardonnez, punissez, je suis prét. Je ne veux plus
avoir dautre intérét dans le monde, que ceux de Dieu, de |'Eglise et
de la compagnie. » Cette lettre, qui n était qu'a demi sincére, et que le
Pére André désavouait, pour ainsi dire, en l’écrivant, attendrit proba-
blement ses juges; et nous le retrouvons bientot a Amiens, ou il :eprend
ses fonctions un moment interrompues. D Amiens enfin on lenvoie a
Caen, en 1726, ot il est chargé de la mathémaiique, comme on di-
sait alors.
La se fixe sa vie errante , et s’arrétent les persécutions dont il avait
été l'objet. Caen, cette ville de calme et de silence, ou tous les bruits
s'apaisent, ol tous les excés se modérent, ou toutes les ardeurs s’é-
teignent, abritera ses vieux jours. Le Pére André y va passer les trente-
huit années qui lui restent, comme dans un port ou dans un tombeau.
La dailleurs il se fera estimer de tous les personnages influents dont la
haute sociélé se compose : son évéque, M. de Luynes, s engagera a le
defendre envers et contre tous; et le souvenir de Ja Bastille contiendra
dans les limites qu'il s'est lui-méme posées, et son cartésianisme et l'au-
dace de ses jugements. Admis a l’'Académie des Sciences, Arts et Belles-
Lettres, il en devient un des membres les plus laborieux. Quelques-uns
des écrits qu'il rédige pour ses séances, son Essai sur le beau, entre
autres, répandent au loin sa réputation. Aussi tous les hommes de
quelqne valeur qui traversent la ville, viennent lui rendre visite. On lui
écrit de toutes parts pour prendre son avis sur differentes questions de
théclogie, de littérature ou de science; et si parmi Jes correspondants
dont sa jeunesse dut étre aussi heureuse que ficre nous trouvons Male-
branche, au nombre de ceux dont sa vieillesse s honore nous comptons
Fontenelle. Ce ne fut qu’en 1759, a quatre-vingt-qualre ans, que le
courageux Vieillard auquel ses supérieurs avaient souvent offert sa
retraite, consenlil enfin a quitier son enseignement el a prendre le
repos que réclamait son grand age. Lorsqu’en 1762, la compagnie de
Jésus commenca a se dissoudre, le collége qu'elle dirigeait a Caen ayant
été fermé, le Pere André se retira, sur sa demande, chez les chancines
de | Hotel-Dieu, qui laccueillirent avee respect, et ot !e parlement de
Rouen subvint générensement a tous ses besoins. H y mourut dans sa
quatre-vingt-neuvieme année, quelques mois avant que la Société ne
fut condamnée a quitter la France, le 26 février 1764.
Le Pere André a beaucoup écrit. En téte de ses productions impri-
mées, i] faut placer | Essai sur le beaw, quia paru pour la premiere fois
en i7%4; el, en seconde ligne, son Traité de Vhomme, cest-a-dire un
ensemble de discours sur les principales fonctions du corps, sur les
divers altributs de Fame, et sur Vunion de ame et du corps. Parmi ses
manuscrits, dont la bibliotheque publique de Caen posséde maintenant
la plus grande et probablement la meilleure partie, nous avons remar-
qué, pour ce qui nous touche plus spécialement, une Metaphysica sive
Lheologia naturalis, grand in-folio de 128 pages; sa Physica, grand
9.
452 ANDRE.
in-4° de 155 pages, et un volume in-4° de 46% pages, contenant de
longs extraits de Descartes et de Malebranche , avec ses observations en
marge. Son plus important travail est trés-probablement cette Vie de
Malebranche , prétre de VOratoire, avec Uhistoire et Vabregé de ses
ouvrages, dont nous ne connaissons encore que le litre et celle phrase
qui louvre : Depuis qu'il y a des hommes, on a toujours philosophe.
Le Pere André était un de ces rares génies qui maintiennent chez
eux, dans un heureux équilibre, !esprit scientifique et les crovances
religieuses. « Il y a, disail-il, deux oracles infaillibles, la foi et la
raison. » La ot |'Eglise ne s‘étail pas prononcée, il admettait le libre
examen avec toutes ses consequences. Un vom @auteur, pour lui, ’¢é-
tait pas un argument. « L’exemple n'a jamais fait ma régle; je ne
connais que la loi. Jésus-Christ n'a pas dit : Je suis la coutume; il
a dit : Je suis la verile. »
En fait de doctrines philosophiques , il pr¢tendait ne reconnaitre aucun
maitre sur Ja parole duquel il se résignat ajurer. Hl avait toutefois des
préferences marquées. Ses philosophes de predilection étaient Platon et
saint Augustin, Descartes et Malebranche, Ics deux derniers surtout :
« Hors de Malebranche et de Descartes, repétait-il volontiers, en phi-
losophie , point de salut! »
Il n'acceptait done qu'aprés se l'étre en quelque sorte appropriée par
ses méditalions personnelles, la vérite que lui offraient ses auteurs
favoris; mais il s’en est a peu pres tenu la. Cest un vulgarisateur,
ce nest pas un inventeur.
Son Cours de philosophie comprenait 1° Ja logique; 2° Ja morale;
3° la métaphysique; 4° la physique. Comme « nous naissons avec deux
grands défauts qui s opposent a la recherche de la vérilé, défaut d’esprit
et défaut de meeurs, » il voulait qu’on débutal, afin d écarter ce double
obstacle, par Ja logique et la morale ; on entrerait cnsuile @ pleines voiles
dans la science des esprits et dans celle des corps.
Sa Logique nous est complétement inconnue ; nous savons seulement
de lui-méme quelle n'était quun recneil des regles du bon sens, ou se
trouvaicnt entremelées des questions choisies et faciles pour exercer lin-
telligence des enfants ct leur apprendre a faire une jusle application
des régles qui leur auraicnt été proposees. IH méprisait: profondément
cette logicaillerie in abstracto et in concreto, ct ce jargon scolaslisque,
sans methode, sans gout, dont Venseignement pubiic se contentail au
grand dommage de la jeunesse.
Sa Morale devait étre comme une logique du ceur. Hy posait d'abord
les préceples auxquels notre conduite doit se soumettre; il y traitait
ensuite de Ja fin de Fhomme, du souverain bien et du souverain mal;
de la vertu, seule voie qui nous conduise au bonheur, et du vice, seule
barricre qui nous en sépare. Quelques mots recucillis de sa bouche ou
détaches de ses livres nous montrent assez, indéependamment de ses
Origines qui nous sont connues, Ja tendance rationaliste ou désintéres-
see de ses principes. «Jai pris, disait-il, pour regles de mes actions
ces deux passages de l’Ecriture : « Omnia propter semetipsum opera-
tus est Dominus; » Diew m’a donne une dine, je dois donc Vemploycr pour
sa gloire. « Unicuique mandavit Deus de proximo suo; » qui i’est bon
qa sot, west bon @ rien. «Je ne me souviens pas du bien que jai fait
ANDRE. 133
aux autres; je me souviens seulement du bien que les autres m’ont
fait. » Dans son premier Discours sur Pamour desintéressé , il distingue
nettement l'amour de lhonnéte qui nous dit comme a des braves:
Suives-moi, c'est le devoir qui vous appelle; et Vamour du bien délecta-
ble qui nous crie comme a des troupes mercenaires : Suivez-moi, je
vous payerai comptant.
Sa métaphysique se divise en trois sections : la premiére traite des
principes de la connaissance; la deuxiéme, de Dieu; la troisiéme, de
lame; le tout d’aprés saint Augustin, et en vue des vérités chrétiennes
que l’enseignement général lui sembiait trop oublier. Cette métaphysi-
que nest guére qu’un compromis trés-convenablement rédigé entre le
systéme de Malebranche et le péripatétisme jésuitique. L’auteur y prie
plus d'une fois ses lecteurs de ne pas |'accuser malicieusement de car-
tésianisme, au Moment méme ou, malgré ses dénégations un peu pué-
riles, il est le plus évidemment cartésien. Croyait- il sérieusement, par
exemple, s’¢tre séparé de Descartes, ainsi qu'il ose l’affirmer, lorsqu’il
prenait pour point de depart de ses doctrines, au lieu de la phrase fa-
meuse : Je pense, donc je suis; « Cogito, ergo sum; » les formules qui
lexpliquent : « Cogito, CIs sto, multa nescio; » Je pense, J existe, il est
beaucoup de choses « que; ignore : ?
Nous neciterons de sa Physica que le paragraphe qui la termine :
« Hee habui de philosophia quee dicerem, vel potius que dicere pos-
sem; in quibus, si quid est veri, ad omnis veritatis fontem tanquam ad
unicum principium suum referendum est; si autem nonnunquam
falsum vero, vel absurdum probabili, vel incertum certo admixtum
reperitur, illud partim nobis, partim consuetudini scholarum adscriben-
dum est..... Quod si quis reprehendat, quod in philosophia christiana ,
quam er amus polliciti, non semper Apostolo paruerimus dicenti: Stultas
questiones devita ; queeso, ut ipse sibi respondeat. Unum susceperam
ut ostenderem scilicet , Nullam esse philosophiz partem, qué non pos-
sil, atque adeo debeat christiane a philosopho christiano tractari; quod
aliis doctioribus ac felicioribus perficiendum relinquo. — Voila tout
ce que j avais a dire, ou pluldt tout ce quil m ‘était permis de dire sur
la philosophie. S'il y a ici quelque verite, qu’on la rapporte a Ja source
et au principe supréme dot: toule vérilé émane; si on y trouve par-
fois le faux mélé au vrai, l’absurde au probable, lincertain au certain,
qu’ on impute ce mélange en partie a ma faiblesse, en partie aussi aux
nécessités de mon enseignement.. Que si quelqu’ un me demandait
pourquoi cette philosophie, qui devait étre toute chrélienne, n’a pas
toujours évilé, ainsi que le Jui prescrivait |’Apdotre, les questions ridi-
cules, quil veuille bien, je len price, faire lui-méme Ja réponse. Je ne
voulais qu'une chose, en écrivant ce livre, montrer qu'il n’est pas une
partie de la philosophie qui ne puisse étre chrétiennement trailtée par
un philosophe chrétien; mais remplir ce cadre, c'est ce que je laisse a
des génies plus heureux et plus habiles. »
Quelques-uns des jugements que portait le Pére André sur les philo-
sophes le plus souvent mentionnés de son temps acheveront de nous le
faire connaitre. — « Bacon a de grandes vues, mais en deme il re-
tombe a chaque instant dans les erreurs et les préjugés les plus vul-
gaires; il n'a mi ordre, ni méthode; sa pensée est un chaos. — Locke
154 ANDRONICUS.
peul avoir quelque agrément dans le style; mais c’est un pauvre rai-
sonneur. — Leibnitz, grand géométre, pauvre physicien, mauvais
métaphysicien; ses impertinentes monades sont le tombeau du sens
commun. — Spinoza (on sait que Malebranche lappelait un misérable) :
son style est lourd; il n'a ni esprit ni raisonnement; comment les jé-
suites ont-ils pu voir dans Descartes les principes sur lesquels le spi-
nozisme repose? »
Pour plus de renseignements et pour tous les éclaircissements que
cette notice demande, consultez, 1° les OFuvres du Pere André, pu-
bliées par Tabbé Guyot, 4 vol. in-12, Paris, 1766; 2° les OF uvres du
Pere André, de la compagnie de Jésus, avec notes et introduction, par
M. Victor Cousin, un fort vol. in-12, Paris, 1843; 3° ses manuscrits
conservés a la bibliothéque de Caen; 4° deux recueils manuscrits d'un
de ses éléves, M. de Quens, le Reeneil Mézeray et le Recueil J.,
conservés dans Ja méme bibliotheque ; 5° le Pere André, ou Documents
inédits sur Uhistoire philosophique , religieuse et litteraire du xviii si cle,
publiés par MM. A. Charma et G. Mancel, 2 vol. in-8°, Caen, 1843 et
1844. A. Gaev.GeM:
ANDRONICUS pe Ruopes, ainsi appelé du nom de sa patrie,
naquil a peu pres cinquante ans avant Jere chrétienne, et passa a
Rome la plus grande partie de sa vie, consacrée a l’enseignement de
Ja philosophie péripatcticienne. I] jouit dune grande célébrité non pas
comme philosophe, mais comme éditeur des ouvrages d’Aristote et de
Théophraste, que Sylla venait de transporter d’Athénes a Rome et
dont la plupart jusqu’alors étaient trés-peu connus. Cependant il ne
faudrait pas croire, sur Ja parole de Strabon (liv. xin, ¢. 608, quils
ne le fussent pas du tout; il est a peu pres certain, au contraire,
que la bibliotheque d'Apellicon, ou Sylla avait trouvé les ouvrages du
Stagirite, ne les renfermail pas seule, et quil en existait aussi plusieurs
copies a la bibliotheque dAlexandric. Voici, d’apres les recherches les
plus récentes, a quoi se réduisent sur ce sujel Jes travaux d Andronicus:
1° il livra a la publicité, avec des tables et des index de sa composition,
Jes manuscrits qui lui furent communiques des deux philosophes grees ;
2° il classa tous les écrits d'Aristole et de Théophraste par ordre de
matiéres, les distribuant en divers traités (r22yy272/21, et reunissant en
un seul corps divers morceaux détachés sur un méme sujet; outre cet
arrangement général, il chercha a déterminer ordre et la constitution
de chaque ouvrage en particulier ; 4° il exposa les resullats de son tra-
vail dans un ouvrage en plusieurs livres, ou il trailait, en genéral, de la
vie d’Aristote et de Théophraste, ainsi que de l ordre et de l’authenti-
cilé de leurs écrits. C'est Jasans doute quil faisait connaitre les raisons
pour lesquelles il rejetait, comme non authentiques, le livre de linter-
prétation et lappendice des catézories , désigne chez les Latins sous le
nom de Post predicamenta, Mais la premicre de ces deux assertions a
été victoricusement combattue par Alexandre d Aphrodise, et la seconde
par Porphyre ‘Bocth., in lb. de interpret.,. Andronicus a aussi publié
deux conunentaires, Fun sur la Physique, Vautre sur les Categories
d'Aristote, et un livre sur la Division que Plotin estimait beaucoup.
Tous ces ouyvrages sont aujourd'hui perdus, et il serait méme dillicile
ANEPONYME. 135
de rectituer en entier ]’ordre dans lequel il a divisé les écrits d’Aristote.
Crest a tort qu’on a voulu Jui attribuer un traité des passions (=:
Tz$ov) iinprimé a Augsbourg en 1594 el une paraphrase sur la morale
a Nicomaque, publiée avec la traduction latine a Leyde en 1617, et a
Cambridge en 1679. Voyez, pour les travaux d’ Andronicus sur Aristote,
Stahr, Arisfotelia, deuxiéme partie, p. 222 et seq. — Brandis, dans le
Musée du Rhin (en all.), t. 1. — Ravaisson, Essai sur la Meta-
physique d’Aristote, in-8°, Paris, 1857, liv. 1, c. 2. — Buhle, édit.
d‘Arist., 5 vol. in-8°, Deux-Ponts, 1791, t. 1°".
ANEPONYME (Georges), philosophe grec du xm siécle, connu
par ses Commentaires sur Aristote, et principalement par celui qui
traite de !Organum. Il a pour titre: Compendium philosophie, sive
he Aristotelis, grec. et lat., édit. Joh. Wegelin, in-8°, Augsbourg,
00.
ANGELUS SILESIUS, poéte-philosophe, né en 162% a Glatz ou
a Breslau, et mort dans cette derniére ville en 1677. Ce nom sous le-
quel il a acquis en Allemagne une certaine ccicbrité nest qu'un nom
demprunt, car il s’appelait Jean Scheffler. Elevé dans le protestan-
tisme, et dabord médecin du duc de Wurtemberg, il se convertil a Ja
foi catholique, entra dans les ordres et ful nommé conseiller de év éque
de Breslau. Des sa pius tendre jeunesse il s’élait nourri des oeuvres de
Tauler, de Boehme et de quelques autres mystiques dont il adopta les
opinions en Jes portant, au moins sous le rapport métaphysique, a leurs
derni¢res conséquences. Son systéme, ou plutét sa foi, comme celle de
tous les hommes de la méme éccle, lorsquils sont d’accord avec eux-
mémes, est un vrai panthéisme fondé sur le sentiment ou sur amour.
Il pensait que Dieu, dont lessence est tout amour, ne peut rien aimer
qui soit au-dessous de lui-méme. Mais cet amour de Dieu pour lui-
méme nest pas possible, si Dieu ne sort, en quelque fagon, des profon-
deurs de sa nature ou de !abime de linfint, pour se manifester a ses
propres yeux ; en un mol, sil ne se fait homme. Dieu et [homme sont
done au fond Je méme étre, ils se confondent dans le méme amour; et
cet amour infini se développe, s'éléve éternellement ainsi que Vhomme,
sans lequel i] n existerait pas. Tout se résume en une sorte d apothcose
successive de humanite; aussi n’a-t-on pas manqué, en Allemagne, de
regarder cette doctrine comme un aniécéedent, et peut-étre comme le
modele de celle de Fichte. Angeius Silesius n’a pas exposé ses opinions
sous une forme scientifique; muis on les trouve disséminées dans un
grand nombre de cantiques spirilue!s et de sentences poetiques. Quel-
ques-unes de ces derniéres, que nous allons essay er de traduire, suflisent
pour donner une idée de son stvle el de sa pensée dominante :
« Rien nexiste que Dieu et moi, et si nous nexislions pas l'un et
Vautre, Dieu ne serait plus Diee et le ciel s‘ébranlerait. »
« Je cuis aussi grand que Dicu, il est aussi petit que moi; nous ne
pouvons ¢étre ni au- dessus ni au-dessous lun de l'auire. »
« Dieu, cest pour moi Dieu et Thomme; moi je suis pour lui
Themme et Dieu; je le désaliere dans sa soif; il \ient & mon aide dans
le besoin, »
136 ANGLAISE (PHILOSOPHIE).
« O banquet plein de délices ! c’est Dieu Jui-méme qui est le vin, les
aliments, la table, la musique et le serviteur. »
« Lorsque Dieu était caché dans le sein d'une jeune fille, alors Je point
renfermait en lui le cercle tout entier. »
Ces deux derniéres strophes nous rappellent, par expression aussi
bien que par les idées, les doctrines cabalistiques qui, deja dévoilées en
partie par Reuchlin et Pic de la Mirandole , commencaient alors a se
répandre parmi les chrétiens. Les ouvrages publi¢s par Angelus Silesius
sont ses Cantiques spirituels, Breslau, 1657. — Psyché affligée, ib.,
1664. — La Preécieuse perle évangélique, Glatz, 1667. — Le Chérubin
voyageur (liltéralement le Voyageur chérubinique), Glatz, 167%. Aucun
de ces divers écrits n'a encore été traduit, soit en latin, soit en frangais.
On en a publié des extraits sous les titres suivants : Sentences poetiques
d’ Angelus Silesius, in-8°, Berlin, 1820. — Collier de perles, ow sen-
tences, ete., in-8°, Munich, 1831.-— Angelus Silesius et St-Martin, in-8’,
Berlin, 1833. L’auteur de ce recueil est la célébre Rachel de Varnhague.
— Epfin on pourra aussi consulter avec fruit Muller, Bibliotheque des
poétes allemands du xvur siecle, Leipzig, 1826.
ANGLAISE (Puirosopnie}. Nous ne comprenons sous ce titre ni
cette partie de Ja philosophie du moyen age qui eut pour organes, en
Angleterre, Alcuin, Erigene, Roger Bacon, Duns-Scot, Walter Bur-
leigh ; ni cette partie de la philosophie moderne, qui, depuis Hutcheson
jusqu’a Dugald-Stewart, eut pour théatre Ecosse, et pour principaux
représentants, Reid, Beattie, Oswald, Smith et Ferguson. L’histoire
de la scolastique en Angleterre rentre dans Ihistoire générale de la
philosophie du moyen age, et, dauire part, histoire de la philosophie
écossaise mérite, par le nombre, par importance, et surtout par le
caractére de ses travaux, quil en soit traité spécialement.
La philosophie anglaise, dans les limites o& nous croyons devoir la
renfermer, embrasse environ les deux cent cinquante dernicres années,
et, durant cet espace de temps, elle a pour principaux organes, Fran-
cois Bacon, Hobbes, Herbert de Cherbury, Locke, Richard Cumber-
Jand, Wollaston, Shaftesbury, Glanvill, Harrington, Cudworth, Sa-
muel Parker, Newton, Samuel Clarke, Jean Wray, Collins, Derham,
Hume, Hartley, Priestley, Richard Price, Thomas Payne, Bentham,
William Playfer, James Mill. Telle est, au point de vue chronologique,
la série des plus célebres représentants que compte la philosophie an-
glaise depuis la fin du xvie siécle jusqu’a nos jours. Dans cette série,
plusieurs noms, tels que ceux de Newton, Jean Wray, Derham,
Hartley, Priestley, sont réclamés tout a Ja fois par la philosophie morale
et par la philosophie naturelle; Je reste des noms précites appartient
plus spécialement a la philosophie morale.
Les problemes fondamentaux de la philosophic morale recurent en
Angleterre, aux diverses ¢poques de Page moderne, et de la part des
divers philosophes qui se succedérent a travers ces epoques, des solu-
tions non-sculement différentes, mais encore opposces entre elles. Aussi
ne saurait-on dire quil y ait une école anglaise; car une école n existe
qu’a Ja condition de Funité et de Vaccord sur Jes points capitaux de la
science, et, en Angleterre, nous rencontrons sur une méme question
ANGLAISE (PHILOSOPHIE ). 137
de théodicée , ou de morale, ou de psychologie, ou de logique, les so-
lutions les plus divergentes. I] y a done des philosophes anglais; il n’y
a pas d’école anglaise.
La philosophie d'une époque et d’une nation puise surtout son ca-
raciére spécial dans la nature des solutions qu’elle apporte aux ques-
tions fondamentales. C’est par ce cdté, qui nous parait préter moins
que tout autre aux vagues hypothéses et aux conjectures hasardées,
que nous entreprendrons de déterminer Je role de Ja philosophie anglaise
dans lage moderne.
Il est un certain nombre de problémes qui, dans leur ensemble,
constituent, en quelque sorte, le fonds commun de toute philosophie.
Ces questions capitales sont : en psychologie, celle de Vorigine des
idées et celle du libre arbilre; en logique, celles de la méthode et de la
certitude; en morale, celle de la distinction du juste et de Vinjuste; en
ontologie, celle de l'existence de Dieu, celle de limmatérialite et de
limmortalité de lame. Recherchons done quel degré d'importance la
philosophie anglaise a attaché a chacune de ces questions fondamen-
tales , et quelles solutions elle leur a apportées.
Et dabord, sur la question de la certitude, nous trouvons dans la
philosophie anglaise une part bien considérable usurpée par le scepti-
cisme. L’autorité de la raison est attaquée, sinon d’une maniére abso-
lue, au moins en un point capital, par Glanvill, qui, dans son traité
intitulé Scepsis philosophica (in-4°, Lond., 1666), renouvelant au
xvue siécle le rdle d' Anésidéme dans l'antiquité et d’Algazel au moyen
Age, et anticipant, d’autre part, sur le role de Hume au xvuie siécle,
discute et résout en un sens dubitatif la question de la causalité. L’au-
torité de la perception extérieure, déja infirmée par les théories de
Locke, est contestée et nice par Berkeley, qui, timidement d’abord
dans sa Theorie de la vision (in-8°, Lond., 1700), puis audacieusement
dans son Praité des principes de la connaissance humaine (in-8°, Lond.,
1710; — 2° éd., 1725), et dans ses Trois dialogues entre Hylas et Phi-
lonous ‘in-8°, Lond., 1713; —trad. en franc. par l'abbé du Gua de
Malves, in-12, Paris, 1750), vient nier la réalilé objective de nos connais-
sances sensibles, et prétendre que le ciel, la terre, les corps qui nous
environnent, en un mot, toul ce que nous croyons voir autour de nous
he sont que des idées dans notre esprit. Enfin l’autorité tout a la fois et
de la raison ei de la perception extérieure, et en partie méme ]’autorité
du sens intime, esi combatlue par Hume, personnification la plus com-
pléte du sceplicisme moderne, comme Sextus l’avait été du sceplicisme
ancien. En ce qui touche les révélations de la raison, Hume, en son
Traité de la nature humaine (2 vol. in-8°, Lond., 1738; —2 vol.
in-4°, 1739) , conteste la légitimiié de la notion de cause, sur laquelle
reposent tant dauires croyances, et notamment celle de l’existence de
Dieu. Hume dirige contre la légitimité de la notion de causalité le méme
argument qu avait, dix-huit cents ans ayant Jui, employé AEnésideme.
Dans lordre rationnel, il conteste en méme temps la légitimité de la
croyance en une Providence, en l'immortalité de ’ame, en l’existence
de récompenses et de peines futures, et n’épargne pas méme les notions
fondamentales des mathématiques, puisque, entre autres idées, il alla-
que celle que nous avons de la ligne droite et de ses propriéiés. A ce
138 ANGLAISE (PHILOSOPHIE).
scepticisme, a l’endroit des révélations de la raison et de celles de la
perception extérieure, il ajoute, comme complément qu exigeait impé-
rieusement la logique, un scepticisme presque aussi absolu a lendroit
des révélations du sens intime. Adoptant, en une mesure plus large
que ne lavail fait Berkeley, la théorie convenue des idées , et reconnais-
sant qu’en quelque ordre de notions que ce soit, méme dans la sphére
des notions psychologiques, les objets immeédiats de la connaissance sont
des idées, il tire de la doctrine de Vidée représentative, ainsi admise
sans restriction, ceite conséquence, qu'il n'y a pas plus desprits que
de corps. Un philosophe antérieur @ Hume, Henry More, né en 1614
et mort en 1683, auteur dun grand nombre d'écrits (Henrict Mort
Opera philosophica omnia, 2 vol. in-f*, Lond , 1679), avait porté le
sceplicisme peut-étre plus loin encore, puisqu'il en élait venu a douter
de sa propre existence; mais il n'avail pas persisté dans ce systéeme, et,
sous linfluence des doctrines platoniciennes qu‘il avait puisées dans
Plotin, il était passé, par une transition que la psychologie explique,
et dont lhistoire offre de fréquents exemples, du scepticisme au mysti-
cisme, et avait posé comme dernier mot, sur Ja question de la certitude,
que les nolions vraies et légitimes émanent, pour nous, dune réveéla-
tion divine.
Une question qui, en logique, est appelée par son importance a
prendre place a cdté du probléme de la certitude, est la question de la
méthode philosophique. Newton, dans ses Principes mathematiques de
la philosophie naturelle (in-4°, Lond., 1687; augmenté, 1713; edit.
Lesucur et Jacquier, 3 vol. in-4°, Geneve, 1760), posa sur ce point de
Ja science plusieurs préceptes pleins de raison et de sagesse , qui sont
aujourd hui encore universellement adoptés. Un autre philosophe en-
core, Frangois Bacon, entreprit sur ce méme point des travaux destinés
a étre pour l'dge moderne ce quavaient été pour lage ancien les écrils
d Aristote sur la logique. Bacon entreprit la réforme des sciences par
une méthode nouvelle. Une réaction commengait alors contre le peri-
patétisme. On s‘obsiinait a méconnattre qu'Arisiote, en posant lexpé-
rience comme source de toutes nos idées, méme de celles-la qui doivent
servir de principes aux raisonnements, n/avait pas proscrit, tant s’en
faut, la méthode dobservation; et, de ce que la scolastique avail ex-
clusivement emprunté au Stagirite la méthode deductive, on condam-
nait laristotélisme comme impuissant a suggérer aucune methode qui
ful propre ala recherche et a la découverte du vrai. Le Yorum Orga-
num de Bacon ‘in-f?, Lond., 1620, en anglais; — in-12, Lugd. Bat.,
1650 et 1660, en latin) naquit de cette tendance réactionnaire. Sous
le nom d'/nduction, la méthode proposée par le lord chancelier d An-
eleterre nétait autre que la méthode d observation et d experience. Cet
écrit eut cela d’excellent, qu il constituait un énergique appel fait a Pin-
dépendance et aux libres investigations de la pensee. Cest la sartout,
a notre sens, le mérite qui lui valut Vinfluence quil exerca et le crédit
qu ila conservé. H nous parait juste toutefois de tenir compte de Vini-
tiative qui avail élé prise sur ce méme point par la philosephie italicnne,
L’Organum de Bacon west quun fragment, incomplet Jui-meme, dun
travail projeté par ce grand esprit sous le titre de Magna instavratio
scientiarum. Or, a la méme époque, un philosophe de Calabre, Cam-
ANGLAISE (PHILOSOPHIE). 159
panella, publiait un livre intitulé Prodromus philosophie instaurande ,
(in-4°, Francf., 1617); et déja, pres de quarante ans auparavant, un
aulre ‘phi! osophe italien, né a Cosenza, dans le royaume de Naples, Ber-
nardino Telesio, avail éeril son livre de Natura ju la propria principia
(in-4°, Naples, 1586, et Genéve, 1588), ot une réforme scientifique
était essay ée. Nonobstant ces litres dantériorité, légitiniement reven-
diques pour I'[talie, la philosophie anglaise, avec Newton et Bacon, a
puissamment contribué, dans lage moderne, a la réforme scientifique.
La méthode philosophique doit a ces deux hommes éminents son_per-
feclionnement, en lant du moins qu'elle doive s’appliquer aux sciences
de faiis; car, sur la question de la méthode applicable aux sciences de
raisonnement, Aristote n’avail rien laissé a faire a ses successeurs.
Suivons maintenant la philosophie anglaise sur d'autres points fon-
damentaux de la science. En psychologic, la question si importante et
si decisive de Vorigine des idées recut des divers philosophes anglais des
solutions contradictoires. Lecke (Essai sur VPentendement humain,
in-f?, Lond., 1690; — 10° édit., 2 vol. in-8°, Lond., 1731; — Trad.
frang. par Coste, in-4°, 1750), Hume (Traité de la nature humaine,
2 vol. in-8°, Lond., 1738; — 2 vol. in-4°, 1739), Hartley ( Observa-
tions sur Vhomme, 2 vol. in-8°, Lond., 1749), résolvent la question
dans un sens purement sensuatiste. Locke reconnait a nos idées deux
sources, Mais toutes deux expérimentales, Ja sensation et Ja réflexion.
Hume se range a |opinion de Locke. Hartley parail ne reconnaitre
qu'une source unique, a savoir, impression de lextériorité matérielle
sur les organes des sens et sur les nerfs. D'autre part, lord Cherbury,
l'un des fondateurs de la philosephie moderne en Angleterre (Tractatus
de veritate, in-4°, Parisiis, 162 et 1633, 2 Lota. 1645; — in-12,
1636), et, plus tard, vers la fin du xvine sidcle, Price, en son traité
intitulé Revue des principales questions et difficultes élerées en morale, et
notamment sur Corigine des idées de vertu, etc. ‘in-8°, Lond., 1758 ; —
3° édit., in-8°, Lond., 1757) apportérent a ce méme probléme une so-
Jution idealiste. Cherbury se déclara parlisan de la doctrine de linnéité,
et placa lorigine de nos connaissances, non dans les sens, mais dans
lentendement. Ce fut cette doctrine que, plus tard, Locke combattit au
premier livre de son Essai. Price, qui entreprit de réfuter la philoso-
phie de Locke, comme celui-ci avail essayé de combattre celle de lord
Cherbury, posa lentendement comme essentiellement distinct de la
sensibilité, et Ini rapporta, comme a sa source veritable, tout un ordre
de phénomenes marqués de caractéres spéciaux qui s‘opposent a toute
identification qui pourrait en étre tentée avec Jes produits de la sensi-
bilite. Enfin, sur cette méme question de lorigine des idées, un autre
philosophe encore, Cudworth, vint renouveler lhypothése platoni-
cienne, dont il se réservait de se servir ensuite pour en déduire une
preuve de lexistence de Dieu.
Sans sortir des limiles de la psychologie, mais sur un probleme diffé-
rent de celui de l’origine des idees, sur Ja question du libre arbitre, la
philosophie anglaise abonde en solutions réprouyées tout a Ja fois par le
sens commun ct par la conscience. Hobbes ( Traité de la liberté et de la
necessité, in-8°, Lond., 163%, cherche a établir que tous les événements
ont leurs causes nécessaires, et que la volonté elle-méme, pendant que
440 ANGLAISE (PHILOSOPHIE).
homme délibére, est nécessitée et déterminée par une cause suffisante
aussi bien que quoi que ce soit. Collins (Recherches concernant la liberté
humaine, in-8°, Lond., 1715, et avec supplément, 1717) prétend que,
comme il n'y a pas de détermination sans motif, et qu'un molif est
chose toute fatale, ce caractére de fatalité passe du motif a la voli-
tion, et de la volition a l’acte qui en est le résullat. Hartley (Observations
sur Vhomme, 1749, 2 vol. in-8°) et Priestley (Doctrine de la nécessité
philosophique , in-8°, Lond., 1777) se conslitucrent aussi les défenseurs
du fatalisme.
Abordons maintenant Ja question fondamentale de Ja morale, a savoir
la question de Ja distinction du juste et de l'injuste, et demandons a la
philosophie anglaise sa solution sur ce point capital. Cette solution n’est
pas uniforme, mais divergente. Hobbes (de Corpore politico, in-12,
Lond., 1659) fait reposer les droits et les devoirs moraux sur un prin-
cipe d'intérét personnel. I] fut plus tard suivi dans cette voie par
Hartley. Richard Cumberland (de Legibus nature disquisitio philosophica,
in-4°, Lond. , 1672; — trad. frang. avec des remarques de Barbeyrac,
in-4°, Amsterd., 1744) entreprend de réfuter la doctrine de Hobbes,
et remplace le principe de l’intérét personnel par celui de la bien-
veillance. Shaftesbury (Recherche concernant la vertu et le meérite,
Lond., 1699) choisit pour base de la morale un principe qui tient une
sorte de milieu entre celui de l’égoisme et celui de Ja bienveillance,
et fait consister la vertu dans Vharmonie des penchants sociaux et
personnels. Wollaston ( Esquisse de la religion naturelle, Lond. , 1724,
1726, 1738) tendit a asseoir les doctrines morales sur une base ration-
nelle, en considérant la vérité comme Je bien supréme pour homme et
comme la source de la pure morale. Mandeville, issu d'une famille
frangaise, et né a Dordrecht en Hollande, mais dont les ouvrages
peuvent étre considéerés comme appartenant a la philosophie anglaise,
puisquils furent écrits en anglais et composés a Londres ot l’auteur
exercait la profession de médecin; Mandeville revyint aux doctrines
de Hobbes, et ne laissa d’autre base a la morale que Je principe de
lintérét personnel, lorsque, dans sa Fable des abeilles (Lond., 1706,
171%), ses six Dialogues (2 vol., Lond. , 1728) et ses Recherches sur
Vorigine de la vertu morale (6° édil., 2 vol. in-8°, 1732; —% vol. in-8°,
trad. frang., Amsterd., 1740), il nia toute distinction fondamentale
entre Je juste et Vinjuste. Cette doctrine fut combattue et réfutee par
Berkeley, qui écrivil contre Mandeville son livre inlitulé Aleiphron ou
le Petit philosophe (in-8°, Lond., 1732; —2 vol. in-8°, trad. frang., La
Haye, 1734). Enfin, le docteur Price, dans Pouvrage dcja mentionné,
traga avec une précision rigourcuse la ligne de démarcation qui sé-
pare Ja moralité d’avee la sensibilité, la vertu d’avee le bonheur, et
décrivit en méme temps les rapports qui rattachent lun a l'autre ces
deux éléments.
En ontologie, les deux grandes questions de la nature de lame
humaine el de Vexistence de Dicu furent traitées en Angleterre en
des sens divergents. La premicre de ces deux questions est resolue en un
sens matérialiste par Hartley (Theory of human mind with essays by
Jos. Priestley, in-8°, Lond. , 1775) et Priestley ; en un sens spiritualiste
par le docteur Clarke (the Works of Sam. Clarke, % vol. in-f*, Lond.,
ANNICERIS. 141
1738-1742). L’existence de Dieu, mise en doute par Hume ( Dialogues
concernant la religion naturelle , 2° édit., in-8°, Lond., 1779) , est dé-
fendue par Jean Wray (the Wisdom of God in the Works of creation ,
6¢ édit., in-8 , Lond., 1714%;—trad. frang., in-8°,Utrecnt, 1714), William
Derham ( Physico-theology, in-8°, Lond., 1713), Samuel Parker ( Ten-
tamina physico-theologica de Deo, in-8°, Lond. , 1669 ; — Disputationes
de Deo et Providentia, in-4°, Lond., 1678) , Samuel Clark (vide supra),
Cudworth (the True intellectual systemof universe, in-{°, Lond., 1678;
2 vol. in-4°, 1743).
En dehors des spéculations dirctement relatives a la psychologie,
a la logique, a la morale et a la théodicée, nous rencontrons dans
la philosophie anglaise des travaux spéciaux sur le droit public et
politique , et, sur ce terrain, viennent s‘offrir comme doctrines diamé-
tralement opposées entre elles, d'une part, les théories de Hobbes (de
Corpore politico, in-12, Lend., 1659), d’autre part celles de Thomas
Payne (Rights of man, 7° édit., in-8°, 1791-1792, Philadelphie) etde Ben-
tham (Principes génerauc de legislation, trad. par Dumont, 3 vol. in-8°,
Paris, 1802. En esthétique, ]’Angleterre peut s’honorer des écrits
d’Alison , de Gérard, de Burke. Enfin, [histoire de la philosophie , bien
qu'elle tienne peu de place dans les travaux de la moderne Angleterre ,
y a cependant pour représentants Wirgman, qui, dans un écrit intitulé
Philosophie transcendentale (in-8°, Lond. , 1824), a rendu compte des
théories kantiennes, et Stanley, qui, antérieur 2 Wirgman de prés de
deux siécles, a écrit en 1655 une Histoire de la philosophic (in-f,
Lond., 1655; — 3° édit., in-4°, 1701).
La philosophie anglaise parait avoir accompli ses destinées. A ’heure
quil est, complétement absorbée dans la philosophie écossaise, elle
n’a plus de mouvement ni de développement qui lui soient propres.
Le sentiment des intéréts pratiques et matériels a pris en ce pays une
telle intensité, qu'il n’y laisse plus de place aux investigations spécula-
tives. L’Angleterre pourra produire encore des trailés sur l'économie
politique et la science sociale; mais la philosophie proprement dite,
cest-a-dire cette science que cultivérent Locke, Shaftesbury, Berkeley,
et tant d'autres, y est tombée en un abandon que bien des causes,
inhérentes aux moeurs nationales, tendent a perpétuer. C. M.
ANNICERIS pe Cyrene florissait environ 300 ans avant lére chré-
tienne, a Alexandrie, ou il fonda la secte trés-obscure et trés-éphémere
des annicériens. Sa doctrine peut étre regardée comme une transition
entre celle d'Aristippe, dont il commenga par adopter enlicrement les
principes, et celle d Epicure, un peu moins injuste envers les besoins
moraux de homme. C'est pour celte raison, sans doute, que quelques
anciens l’ont compris dans I’école épicurienne. Anniceris n’assignait pas
a la vie humaine une fin commune, un but unique vers lequel doivent
se diriger toules nos actions ; mais il prétendait que chaque effort de la
volonté devait avoir une fin particuli¢re, c’est-a-dire le plaisir qui peut en
étre Ja suite. I] ne ecroyail pas non plus avee Epicure que le plaisir ou la
volupté fut seulement labsence du mal; car, dans ce cas, disail-il, il
ne différerait pas de Ja mort. TH voulait, en vrai disciple de I’école cyré-
naique, le plaisir positif ou la volupté dans le mouvement (devs éy xi-
142 ANSELME.
vraet); Mais en méme temps il s’efforcait d’adoucir les consequences qui
résultent et quon avait déja tirées de celte doctrine. Il ne faut pas, di-
sait il, que la volupte soit le résultat immediat de nos actions ; mais il
est quelquefois nécessaire de renoncer a un pla.sir ou de supporter un
mal actuel, en vue dune jouissance a venir. C’est ainsi que, dans
lespérance des biens quelle nous apporte, nous saurons, au prix de
quelques sacrifices, cultiver lamitié et rechercher Ja bienveillance de
nos semblables. I ne faisait pas moins de cas des jouissances intellec-
tuelles, et au lieu de laisser Thomme completement livré a ses instincts
et a ses passions, il lul recommande d’extirper en lui les mauvais pen-
chants. Enfin, le respect des ancétres , Famour de la patrie, le senti-
ment de !honneur et de la bienséance ont également trouve grace de-
vant lui. C'est toute la morale d Epicure, d'un point de vue moins large
et sous une forme moins systematique. Voyez Diogene Laérce, liv. um,
c. 96, 97 et 98. — Suidas, s. v. Anniceris. — Clem. Alex., Strom.,
lis; 213 ©, “44T;
ANSELME be Laon, surnommé le Scolastique ou |’ Ecoldtre, étudia,
dit-on, a l'abbaye du Bec, sous saint Anselme. Vers 1076, il vint a Pa-
ris, ou il enseigna pendant plusieurs années, et alla ensuite sétablir a
Laon. L’école quil ouvrit dans cette derniére ville acquit bientot une
étonnante célébrité. Parmi ceux qui la fréquentérent on cite les noms
les plus distingués du xu siecle, Gilbert de Ja Porrée, Hugues d Amiens,
Hugues Métal, Albéric de Reims, Abélard, et méme Guillaume de
Champeaux , déja avancé en age. Cependant, le caractére de enseigne-
ment d Anselme justifiait peu ce nombreux concours dauditeurs choisis.
Tl tenait pour Vautorilé exclusive de Ja tradition, évitait de soulever de
nouvelles questions, napprofondissait pas les anciennes , et se bornait
a lexposition littérale du dogme qmil développait, en sappuyant sur
les saints Peres. Abélard, dans une de ses Lettres, dit quil navait ni
une grande mémoire ni un jugement solide, quon troavail en lui plus de
fumée que de lumiére, quenfin c était un arbre qui avait quelques
feuilles, mais qui ne portait pas de fruits. Anselme mourut en 1117. On
lui doit des gloses interlinéaires et des cominentaires sur TAncien et Ie
Nouveau Testament. — Consultez Misloire litt. de France, t. x.
ANSELME (Saint), néa Aoste en Piémont, en 1033, mort arche-
véque de Cantorbéry, le 20 avril 1109, a joué un role in:portant dans les
affaires de lEgtise a Ja fin du xi siecle. Les exemples de picté de sa mére
Ermenburge Jui inspirérent le désir dembrasser la vie monastique. Son
pére, qui s’y était dabord opposé, suivit plus tard son exemple, et,
apres avoir passé sa vie dans le monde, la termina dans un monastére.
Anselme s était arrélé au Bee en Normandie , dans un couvent de lordre
de saint Benoit dont Tabbé se nommait Herluin. Seduit par Ja sazesse
de Villustre Lanfrane, qui fut bientot prieur de cette abbaye , il prit Uha-
bit a Page de vingt-sept ans, avec Ja permission de Maurilic , évéque
de Rouen. Lanfrane étant devenu al:bé du monastére de Caen, Anselme
Jur suceéda dans la dignite de prieur du Bee, et fit apprecier, dans ses
nouvelles fonctions, une douceur et une solidité de caract re dont la 1 é-
pultation se répandit bientot en Noimandie, en Flandre et en France.
ANSELME. 143
Aprés la mort d’Herluin, Jes voeux des moines du Bee l’appelérent a la
téie de leur abbaye. Il céda, non sans quelque hésitation , a leurs dé-
sirs, et sadonna pariiculiérement a la contemplation, a l'éducation, a
lavertissement et a la correction des moines.
Anselme alla bientolt en Angleterre visiter Lanfranc, devenu arche-
véque de Cantorbéry, et fréquenta les moines de cette abbaye célébre.
Partout, dans ce voyage, il fit admirer la sagesse des exhortations qu'il
adressait a tous les Aves s, a lous les sexes, a ‘toutes Jes conditions.
Guillaume le Conquérant étant mort en 1087, et Lanfranc en 1089,
Guillaume le Roux appela Anselme au siége de Cantorbéry, quoiqu’il
connut déja sa franchise et sa sévérilé. Quelques nuages élevés entre le
roi et l'archevéque, resté fidéle 4 Urbain I] contre l'antipape Guibert,
forcérent le dernier a chercher un refuge a Rome.
De retour en Anglelerre, aprés l'avénement de Henri I¢', il rendit a
ce prince l'important service de détacher des intéréts de Robert, son
frére, plusieurs des barons mécontents, et ménagea l’accommodement qui
suspendit les hostilités. Mais le parti pris par Anselme, dans la question
des investitures, brouilla le prince et le prélat. Celui-ci, parti pour I'Ita-
jie, o il allait accomplir une mission qui cachait une disgrace, recut a
son retour l’ordre de rester en exil; il s’arréta en France ot il demeura
irois ans, et ne revint en Angleterre que lorsque l’influence de Pascal II
eut amené Henri I* a une réconciliation qui eut lieu au monastére
du Bee.
Plus cclébre, cependant, par les productions de son génie que par
linfluence qu'il exerga sur quelques-uns des éveénements contemporains,
saint Anselme a laissé parmi ses ouvrages, la plupart théologiques,
quelques traités de philosophie dont les principaux ont pour titre : Mo-
nologium et Proslogium. Tous deux sont consacrés a exposer diverses
preuves de | existence de Dieu. Il les composa pendant qu'il était prieur
de l'abbaye du Bec en Normandie. Les arguments contenus dans le pre-
mier de ces traités ne lui appartiennent pas particuligrement. fs se re-
trouvent dans plusieurs des philosophes qui ont précédé; mais ils sem-
blent avoir pris plus de développement et de rigueur sous sa plume.
C’est, avant tout, une induction qui, partant des qualités que nous per-
cevons dans les objets qui nous environnenl, séléeve jusqu'aux quali-
tés absolues, aux altribuls divins, altributs qui se resolvent a leur lour
dans |’étre absolu. Pour en donner un exemple, nous citerons le mor-
ceau suivant, extrait d'un résumé que nous avons tracé ailleurs
« L‘immense variété des biens que nous reconnaissons appartenir a la
multitude des étres dans des mesures diverses, ne peul exister qu’en
vertu d'un principe de bonté un et universel, a essence duquel ils par-
ticipent lous plus ou moins. Quoigue ce bien se mentre sous des aspects
différents, en raison desquels il recoit des noms divers, ou, pour parler
avec plus d’exactiiude encore, quoique cette qualité générale d'étre bon
puisse se presenter sous la forme de verius secondaires, par exemple
Ja bienfaisance dans un homme, lagilité dans un cheval; toujours est-il
que ces vertus, quel que soit leur nombre, se résolvent toutes dans le
beau et utile, qui présentent a une rigoureuse apprécialion deux as-
pects généraux du principe absolu, le bon. Ce principe est nécessaire-
ment ce qu'il est par lui-méme, et aucun des étres de la nature, a qui
144 ANSELME.
cette qualification convient dans une ceriaine mesure, n'est autant que
lui. Il est done souverainement bon; et, coimime cetic idée de souveraine
bonté entraine nécessairement celle de souveraine perfection, il ne peut
étre souverainement bon, quil ne soit en meme temps souverainement
parfait.
« Si, partant de Ja bonté inhérente a chaque chose, on arrive néces-
sairement a un principe de bonte absolue , qui donne , comme identique
a lui-méme, un principe de grandeur absolue; réciproquement, partant
de la grandeur inhérente a chaque étre, grandeur mesurée, non par
lespace, mais par quelque chose de meilleur, tel que la sagesse, on ar-
rive nécessairement a un principe de grandcur et, par conséquent, de
bonté absolues. — La méme induction peut partir de la qualité d’étre qui
appartient a tous les individus, quels quils soient, qualité qui se résout
incontestablement, d’apres des raisons analogues, en un principe ab-
solu d’étre par qui ils sont neécessairement tous. — Les étres qui trou-
vent ainsi leur raison dans l'¢tre absolu, sont de natures diiicrentes, et
se distinguent de plus par leur rang et leur digniteé. On ne saurait dou-
ter, par exemple, que le cheval ne soit superieur au bois, ou |! homme
au cheval; mais cette différence de dignile ne peut pas créer une hiérar-
chie de natures sans terme, el en exige necessairement une supcrieure
en dignité a toutes les autres; car, dans la supposition meme de plusieurs
natures parfaitement égales en dignite, la condition a laquelle elles de-
vraient cette égalité méme, serail précisément cette unite supérieure et
~ plus digne, cette essen®e qui, ne pouvant pas ¢tre si elle n’est pas elle-
méme, est nécessairement identique au principe absolu de Vétre, du bon
et du grand.» (Rationalisme chretien, in-8°, Paris, 1842. Introduction,
p. xxjv. —Monol., c. 1-4.)
Ce résumé d'une partie du Monologium suffit pour en donner lidée.
Il semble avoir préparé linduction par laquelle Descartes, six siecles
plus tard, sélevail du fait seul de Ja pensée a Vétre absolu qui en ren-
ferme la raison et lorigine.
Mais c’est surtout Fargument renfermé dans le Proslogium, el repro-
duit par Descartes dans les Principes de philosophie, qui fait la gloire
de saint Anselme. I] Va rédigé apres de longues inéditations, dans les-
quelles il se proposait de découvrir un argument un, simple, facile a
saisir, et qui ne demandat pas a Vesprit une étude compliquée , qui put
étre compris sans peine des esprits meme les plus valgaires. On peut
le présenter en peu de mois de la manicre suivante : « L’insensé qui
rejelte la crovance en Dieu, congoit cependant un étre cleyvé au-dessus
de tous ceux qui existent, ou plutot tel quon ne peut en imaginer un
qui Jui soit supérieur. Seulement il affirme que cet étre nest pas. Mais,
par cette affirmation, il se contredil lui-meme, puisque cet étre auquel
i! accorde toutes les perfections, mais auquel cn meme temps i) refuse
Vexistence, se trouverait par 1a infériewr aun autre qui, a toutes ces per-
feclons, joindrait encore Vexistence. Il est done, par sa conception
méme, forcé dadmettre que ect étre existe, puisqgue Pexistence fait une
partie nécessaire de cette perfection qu ilconcoit. » Ubisupra, p. Is, ly);
Proslog., ¢..2 eta.)
Cet argument, maintenant apprecié avec connaissance de cause, Mais
non admis universellement par la philosophic contemporaine, a cle le
ANSELME. 1S
plus souvent méconnu dans le moyen age. Saint Thomas d’Aquin, Pierre
d Ailly et d'autres scolastiques en parlent sans le compr endre, et plutot
pour le réfuter que pour admettre. Leibnitz lui-méme, le retrouyant
dans Descartes, et le rapportant a son véritable auteur, a cherché a en
démontrer I’ insuffisance. « Je ne méprise pas, dit-il, 1’ argument inventé,
il y a quelques siécles, par Anselme, qui prouve que létre parfait doit
exister, quoique je trouve quiil manque quelque chose a cet argument,
parce qu ‘il suppose ei l’étre parfait est possible. Car, si ce seul point
se démontre encore, la démonstration tout enliére sera entic¢rement
achevée. » (Leibnitz, édit. Dutens, t. 11, p. 221.)
I] nous sera sans doute permis de reproduire ici le jugement que nous
avons porté sur cette critique de Leibnitz dans lintroduction déja citée.
Apres avoir rappelé la faveur exagérée que ce philosophe portait a la
forme syllogistique, et montré que, selon Leibnitz, une chose possible
est telle a condition qu’elle ne contienne aucune contradiction, « nous
ferons remarquer, ajoutions-nous, sur Ja prétendue nécessité de prouver
que Dieu est possible, que nul étre ne présente, dans Ja conception que
nous en avons, plus de contradictions formelles et insolubles, attendu
qu’étant la raison et le lien de toutes choses, il faut trouver en lui le
point de départ des éléments les plus contraires, tels que linfini et le
fini, le changeant et Vimmuable, le divisible et l’indivisible, etc. »
Aussi pouvons-nous appliquer a la définition de Dieu ce que Leibnitz
regarde comme constituant limpossibilité elle-méme , et la caractériser
par ses propres paroles, en n’y faisant que de légers changements: « Cette
définition, dirions-nous en parlant de la définition de Dieu, enferme quel-
que contradiction dans les termes, el une impossibililé quwils coexistent
les uns avec les autres, de telle sorte que lon peut tirer des conclusions
contradictoires, tout en les rapportant au méme objet. Si done nous
admettions la réserve de Leibnitz, nous serions arrétés a linstant dans
la démonstration de l'existence de Dieu, et réduits a limpuissance d’aller
au dela de cette question de possibilité posée par le célebre savant de
Leipzig.» (Rational. chrét., introd., p. Ixxjv et Ixxv.)
Nous reconnaissons toutefois que la forme donnée par Anselme au
Proslogium dut lui susciter des adversaires, et que cette marche, évi-
demment syllogistique et dialectique, le mettait dans la nécessité de
démontrer sa majeure; mais si nous dégageons l’argumentation d’An-
selme de ces circonstances dues a diverses causes, pour Ja réduire a
lénonciation d'un fait qui pourrait s‘exprimer ainsi : Chaque homme
porte dans son esprit Vidée Wun étre au-dessus duquel on Wen saurait
concevoir un autre. Cet élre parfait est, en vertu de cette perfection méme,
concu comme existant; nous aurons ‘alors le déy eloppement d'un fait
psychologique incontestable , développement dont la portée ne pouvait
échapper a laltention des philosophes qui ont ¢tudié le plus profondé-
ment la nature de lintelligence et ses lois, et qui lui ont donné dans la
science une place importante sous le nom de preuve ontologique. Aussi
Hegel l'a-t-il consideré comme le faite de l’edifice commencé par les
preuves cosmologique et téléologique. Ces deux premitres présentent
Dieu comme une activité absolue, intelligente, vivante; la preuve onto-
logique y ajoute lidee d’etre, de ‘substance ay ant son individualité pro-
pre, la conscience de sa personnalité, Cette preuve devait nécessaire-
I. 10
146 ANSELME.
ment venir la dernicre dans le développement normal de l'intelligence ;
elle deyait, a plus forte raison, sembler telle au philosophe quia établi
que Je terme ullericur du mouvement qui s’accomplit en nous et hors de
nous est Dieu ayant conscience de lui-méme. Hegel s’empresse de re-
connaitre que celle phase des preuves de lexistence de Dieu appartient
a Anselme, et il ajoute qu'elle devait paraitre a cette époque, et sortir
du christianisme (Hegel, Philosophie de la Religion, t. u, p. 290).
Le principe exposé dans le Proslogium fut atlaqué par un contempo-
rain nommeé Gaunilon, moine de Marmoutiers, dont argumentation ,
encore qu’elle ne manquat pas de sagacilé et de finesse, n’abordait point
directement la question, et atlira au téméraire agresseur une solide ré-
ponse de saint Anseline.
Dans un dialogue sur Ja vérité, Anselme a résolu, sous la forme so-
cralique, et d'une manicre satisfaisante, quelques questions difliciles ,
telles que: La verité wa ni commencement ni fin; de la vérité dans la vo-
lonté ; de la vérité dans Vessence des choses; la vérité est une en toul ce que
est vrai. lly pose avec netlelé lobjectivité de la loi morale, des lois de la
nature, de celles qui doivent diriger Vintelligence, reposant dans |’es-
sence absolue, et appelie vérilé dans la volonté , dans lopération, dans
Ja pensée, leur conformilé avec les lois ou les fails objectifs, auxquels
il jcur faut obéir, ou qu elles doivent exprimer. Il résout, par d heureuses
distinctions, devenues vulgaires dans la science moderne, les difficultés
qui naissent des erreurs de nos sens. La base de tout son trailé se
trouve dans le morceau du Monologium que nous allons citer et qu'il
rappelle au commencement de son dialogue (c. 18) : « Que celui qui peut
le faire se représente par Ja pensée quand !’élernité a commence, ou a
quelle époque de Ja durce ceci n'a pas été vrai, savoir: quil y aurait
quelque chose dans l'avenir, ou quand elle finira, et a quelle époque ceci
ne sera point vrai, savoir: qwil y a eu quelque chose dans le passé. Que
si ces deux negations extrémes ne peuvent étre admises, et si ces affir-
mations, au contraire, vraies toutes deux, ne peuvent élre vraies sans
la vérilé, il est infipossible méme de penser que la vérilé ait un commen-
cement ou une fin. D’ailleurs, si la vérité a eu un commencement et doit
avoir une fin, avant quelle commengat d'etre, il élait vrai que la vérité
n‘¢tait pas ct lorsquelle aura cessé d'exister, il sera vrai quil n'y a plus
de vérité. Ory evrai ne peul étre sans la verilé; la vérité aurait done
été avant la vérilé, et la vérilé serait done encore apres que la vérité ne
serait plus; conclusion absurde et contradictoire. Soit done que Von dise
que la yérité a un commencement et une fin, soit que lon comprenne
quelle n'a ni Pun ni lautre, elle ne peut étre limitée ni par un commen-
cement pi par une fin. La méme consequence s applique a la nature su-
préeme, puisqu elle est aussi la supréme verile. »
Quelle que soit la subtilité que présente cette citation, subtililé qui se
reproduit dans le dialogue sur la yerité, le raisonnement nest pas abso-
Jument sans justesse. Cependant nous ne pouvons lui accorder Ja portée
que quelques €crivains lui attribuent, lorsquils croient y découvrir les
principes du réalisme, reconnu, dailleurs avec raison, dans saint An-
seline. Dans cette céiebre question, notre auteur offre al étude une double
face. Nous trouvons, en eifet, dans le Monologium, plusieurs passages
ou sont exposces les bases du vérilable réalisme, de celui que toute
ANSELME. 147
philosophie peut avouer. Au contraire, dans la lettre au pape Urbain II,
ayant pour litre : de Fide Trinitatis, le réalisme d’Anselme nous parait
prendre une forme indécise et embarrassée, qui nous autorise a croire
qu'il ne se faisait pas une idée bien nelle de la difficulté qui agitait les
esprits. Nous sommes obligé d’entrer ici dans quelques détails. Rosce-
lin, nominaliste ardent, élait arrivé a ne considérer les trois personnes
de Ja Trinilé que comme trois aspects sous lesquels se présentait lidée
de Dieu, ne voyant en chacune d’elles qu’une conception abstraite, et
renouvelant ainsi l’erreur de Sabellius. Il avait été plus loin; il avait
dit que, si les trois personnes de Ja Trinité n'étaient pas trois étres dis-
tincts, trois anges, par exemple, on devail en conclure que le Pére et le
Saint-Esprit s’étaient incarnés avec le Fils. C’était la encore une hérésie,
celle des patripassiens. Anselme crut pouvoir rapporter ceite conclusion
de Roscelin aux principes mémes du nominalisme, et la cél¢bre querelle
qui occupa tout le moyen age, sourde jusque-la, éclata avec toute l'im-
portance que Jui donnérent les noms d’Anselme, d’Abailard , de Rosce-
lin, de Guillaume de Champeaux. Dans les passages du Monologium
(c. 10, 18, 3%) auxquels nous avons fait allusion plus haut, An-
selme se rapproche de la théorie des idées de Platon, base irrépro-
chable dun réalisme bien entendu; mais il ne rattache pas cette partie
de ses travaux a Ja question du réalisme; il n'a pas méme l’air de soup-
conner le rapport qui les unit, preuve qu’a cette période de la quereile
les meilleurs esprits ne saisissaient pas en tout point Ja vraie nature de
Vidée absiraite. I] reproche a Roscelin de ne pas comprendre qu'il y a
une réalité de !espéce homme, et de ne pas savoir atleindre un autre
réel que J'individu. C’est surtout dans le traité du Grammairien qwil a
réuni le plus de ces sublilités sans valeur qui imprimerent au réalisme
un caractere de confusion et dincertitude qui devait le faire tomber de-
vant le nominalisme. Il se pose, entre autres, les questions suivantes : Le
grammairien est-il une substance ou une qualité? ¥ a-t-il quelque gram-
mairien qui ne soit pas homme? Que Vhomme n’est pas la grammaire, ete.
Les esprits exercés supposeront facilement quelle devait étre la nature des
solutions données a cette époque a de si singuliers probleémes. Nous
n insisterons pas sur Ce point.
Dans plusieurs traités, tels que de Casu diaboli, de Libero arbiitrio,
et d'autres du méme genre, saint Anselme a abordé les questions diffi-
ciles de lorigine du mal, du libre arbilre, de l'accord du libre arbitre
avec la grace et la prescience divines, sans arriver a aucune solution
satisfaisante ou seulement nouvelle. Tout ce cuil dit se retrouve dans
les ouvrages de saint Augustin, comme la plus grande partie de la
théologie du moyen age. On sait quelle immense et durable influence
ont exercée sur l’enseignement religieux les écrils de ce savant Pére de
lEglise, nourri lui-méme, a un assez haut degré, de la culture philoso-
phique de lantiquité. Nous ne pouvons cependant résister au désir de
citer une phrase du traité Cur Deus homo, ou Vindépendance d’esprit
de saint Anselme se montre sous un jour inattendu. « De méme, dit-il,
que nous croyons les profonds mystcres de la foichrétienne, avant d’avoir
Ja présomption de les sonder par la raison; de méme ce serait anos yeux
une coupable négligence, lorsque nous sommes confirmeés dans la foi, de
ne pas travailler avec zele 4 comprendre ce que nous savons. » Nous
40.
148 ANSELME.
rappellerons , dans le méme esprit, un mot d’Anselme que nous ayons
rapporte ailleurs : ; il est tiré d'une de ses conversations avec Lanfranc ,
conservée par Eadmer , moine de Cantorbéry : « Le Christ, disait-il,
étant la vérité et la justice, celui qui meurt pour la vérité et ‘la justice,
meurt pour le Christ. »
De ceux des écrits de saint Anselme qui notis ont été conservés, au-
cun ne présente un travail véritablement psy chologique, rien qui puisse
faire soupconner un essai méme superticicl ; mais nous trouvons dans
Guibert, abbé de Notre-Dame de Nogent-sous-Coucy, qui avait eu de
fréquentes conversations avec le pricur du Bee dans les visites que
faisait celui-ci au monastére de Flavigny, un renseignement qui, tout
incomplet quilest, prouve que cel esprit profond et subtil avait éprouvé
le besoin d observer et de classer les faculiés de lame.
« Anselme, dit Guibert (de Vita sua), menseignant a distinguer dans
l'esprit de homme certaines facultés, et a considérer les faits de tout
mystére intérieur, sous le quadruple rapport de lasensibilité, dela volonté,
de la raison et de l'intelligence, me démontrait, aprés avoir établi ces divi-
sions, dans ce que, la plupart des hommes, nous considérions comme une
seule el méme chose, que les deux premiéres facultés ne sont nullement
les mémes, et que cependant, sil’on y réunit la troisiéme etla quatri¢me,
il est certain, par des arguments évidents, quelles forment a elles
toutes un ensemble unique. Aprés quil se fut expligué en ce sens, il
me montra d’abord, de la maniére Ja plus claire, la différence qui
existe entre la volonté et la sensibilit¢. Ces preuves, il est certain qu'il
ne les tirait pas de son propre fonds; mais plutot de quelques ouvrages
qu il avait a sa disposition, dans lesquels seulement ces idées élaient
expos¢ées moins nettement. Je me mis ensuile moi-méme a employer sa
méthode, aussi bien quwil me fut possible, pour des interprétations du
méme genre, et a rechercher de tous colés et avec une grande ardeur
d’esprit, les sens divers des Ecritures, 1a ou se trouvail quelque mo-
ralité cachée.
Les auteurs ot lon peut puiser des détails sur saint Anselme, sont:
Eadmer, qui vécul avec lui et écrivit sa vie; Jean de Salisbury,
Guillaume de Malmesbury, de Gestis pontificum anglor um. Il y a plu-
sieurs éditions de ses ouvrages : 1° in-f?, Nuremberg, 1491; 2° in-f°,
Paris, par D. Gabriel Gerberon, 1673; 3° réimprimé en 1721; 4° in-f°,
Vv enise , 2yvol., 174%. Beaucoup de manuscrits de ses ouvrages sont
répandus dans diverses bibliothéques. HB;
ANTECEDENT [de ante cedo, marcher avant], veut dire le premier
terme d'un rapport, soit logique, soit métaphysique; le second terme
se nomme consequent. Par exemple, dans le rapport de causalité, la
cause est Vantecédent, les effets sont le consequent. Voyes le mot
Rapport.
ANTHROPOLOGIE [de gstewncs et de ayes, seience de Vhomme],
signifie, chez les naturalistes, VP histoire naturelle de Vespéce humaine.
Mais les philosophes allemands, surtout depuis Kant, ont donné a ce
mot un sens beaucoup plus ¢tendu. Hs s’en servent pour désigner, soit
isolément, soit dans leur réunion, toutes les sciences qui se rapportent
ANTHROPOMORPHISME, 449
aun point de vue quelconque de la nature humaine; a l’Ame comme
au corps, a individu comme a l’espéce, aux faits historiques et aux
phénoménes de conscience, aux régles absolues de la morale comme
aux intéréts les plus matériels et les plus variables. Aussi a-t-il paru
en Allemagne, sous ce méme titre d’Anthropologie, des ouvrages
presque innombrables et traitant des matiéres les plus diverses. Nous
nous contenterons de citer par exemple, |’ Anthropologie médicale et phi-
losophique de Platner, in-8°, Leipzig, 1772; l Anthropologie physiogno-
mique de Maass, in-8°, Leipzig, 1791; | Anthropologie pragmatique de
Kant, in-8°, Koenigsberg, 1798; l Anthropologie psychologique de Abicht,
in-8°, Erlangen, 1801 ; |’ Anthropologie physiologique de Liebsch, in-8°,
Goéttingue, 1806; le Manuel d’ Anthropologie physique dans ses appli-
cations a la vie pratique et au Code pénal, par Weber, in-8°, Quebing,
1829, etc. Autrefois, dans notre langue, on entendait par anthropologie
une maniére de s’exprimer qui attribue a Dieu les actions et les fai-
blesses de l'homme : c’est ce sens que nous voyons adopté par la plu-
part des philosophes et des théologiens du xvii‘ siecle. Un terme aussi
vague, qui peut s’appliquer a la fois aux choses les plus disparates, est
justement tombé parmi nous en désuétude, et doit étre exclu a jamais
de la langue philosophique.
ANTHROPOMORPHISME. On a donné ce nom a une ancienne
hérésie qui attribuait a Dieu la forme corporelle de ! homme. Une si gros-
siére aberration ne pouvait avoir ni partisans nombreux ni influence
durable, et nous ne nous arréterons pas ala réfuter; mais si l’anthro-
pomorphisme matériel ne mérite pas d’attirer l’attention du philosophe,
la psychologie découvre dans homme intellectuel et moral une ten-
dance prononcée a attribuer @ Dieu les actions, les passions, les senti-
ments, les procédés intellectuels qui appartiennent a notre nature. On
peut done voir dans cette disposilion un véritable anthropomorphisme
spirituel auquel on a donné aussi le nom d’anthropopathie. C'est ce fait
que nous allons examiner rapidement sous ses faces principales.
Lintelligence humaine parvient, par une suite nécessaire d'inductions
rigoureuses, as élever jusqu’a la conception absolue de Dieu ; mais cet
effort de la réflexion s’éclairant, sous l’empire des lois abstraites qui
réglent et soutiennent sa marche, ne saurait étre |’état habituel de nos
esprits. Celui-la méme qu’une culture assidue et un génie pénétrant ont
dés longtemps familiarisé avec ces pensées, ne reste pas toujours a cette
hauteur abstraite; a plus forte raison en est-il de méme de homme
grossier, chez lequel aucune instruction n’a corrigé les instincts maté-
rialistes et les aveugles penchants; aussi remarque-t-on qu’il n'est per-
sonne qui n’abaisse, dans des mesures diverses, l'idée absolue de Dieu
jusqu a des formes dont le type et lorigine ne se retrouvent que dans
notre propre nature. Ce qui se passe ainsi dans lindividu se répéte dans
Vhomme en général, et devient, chez les nations, la raison du culte,
et la raison non-seulement du culte légitime, mais des superstitions qui
s'y mélent.
Quand on se demande la cause de ce phénomeéne, et comment il peut
se faire que [homme mele ainsi a lidée de Dieu des conceptions con-
tradictoires A son essence, on est amené, pour l’expliquer, a étudier
150 ANTHROPOMORPHISME.
les diverses facultés qui sont en jeu dans la croyance. L’intelligence se
présente comme la faculté par excellence ; c’est elle qui conduit lesprit
humain a la conception pure du principe supréme, mais elle n’agit en
nous ni seule ni la premiere ; elle est incessamment modifiée par lima-
ginalion et la sensibilité, facullés moins élevées sans doute, mais plus
dominantes, plus habituellement actives, auxquelles hous obéissons
sans nous en apercevoir, bien plus, auxquelles nous ne nous arrachons
qu’avec effort, lorsque nous voulons saisir sans mélange les données
pures de lintelligence. Encore ce but n’est-il atteint que par un petit
nombre d’hommes, et ces hommes ne demeurent-ils dans cette si-
tuation intellectuelle que pendant des instants rares et courts, si on les
compare 4 ceux quils passent sous lempire de la sensibilité et de
l’imagination.
Toutes ces raisons font que les opinions que nous nous faisons de la
nature divine prennent souvent un caractére que lidée de Dieu, concue
dans toute sa pureté, devrait proscrire; mais cette idée, a qui il ap-
partiendrait de corriger toutes les aberrations, ne reste jamais long-
temps pure elle-méme; nous la voilons sous les sentiments, les affec-
tions, les fonctions inlelligentes, les passions que nous trouvons dans
notre propre nature: avec cette différence cependant que nous les exal-
tons toujours, que nous les purifions quelquefois, leur attribuant un
caractére de toute-puissance, d’infini, d’éternilé, puisé dans la notion
abstraite de Dieu; de sorte que cette idée se compose en nous de la no-
tion abstraite et des formes dont nous venons de parler.
L’histoire de la philosophie fournit des preuves nombreuses et écla-
tantes de ce fait, en le surprenant dans les hommes méme qui, par
Ja hauteur habituelle de leur pensée, devraient y échapper. Platon,
Aristote parmi les anciens, certains Péres de l’Eglise et les théologiens
du moyen age, Descarles, Leibnitz et tous les philosophes modernes ,
trahissent plus d’une fois dans les expressions dont ils se servent ce ca-
ractére inévitable de la conception humaine. II est facile de comprendre
qu il n’en saurait étre autrement, quand of examine avec soin les sour-
ces et la nature du langage. Les expressions les plus abstraites de la
philosophic, par exemple, les mots altention, idée, réflexion, sont tous
empruntés a des métaphores effacées par le temps, il est vrai, oubliées,
mais réelles; par conséquent, elles sont fortement empreintes de natura-
lisme et d’anthropomorphisme. Or, sans admettre que | homme ne pense
uniquement qua Taide des mots, on ne peut disconvenir que ceux-ci
fexercent une grande influence sur nos conceptions habituelles, sur-
tout parmi les hommes de la classe Ja plus nombreuse, de celle qui nest
pas assez familiére avec les études abstraites pour se dégager, quand il
lui plait, des images fournies par les objets extérieurs ou de leur
souvenir.
Hl ne faut pas oublier que la vie actuelle de VThomme s’accomplit sous
Ja double loi du temps et de Pespace; el que toutes ses conceptions par-
ticuli¢res portent Fempreinte de ces deux conceptions générales, uni-
verselles. Que Thomme franchisse ces deux vastes barri¢res posées a
son ¢lre, que, dans lidée de Dieu, il atteigne Vinfini, Péternel, Pabsolu,
Pinconditionnel, c’est 1a un fait de la plus grande importance aux yeux
da psychologue, puisqu’il démontre @ priori notre double nature et la
ANTHROPOMORPHISME. ADA
supériorité de notre origine; mais i] n’en reste pas moins vrai que notre
vie habituelle, dans la forme présente de notre existence, se passe pres-
que en totalité sous l'influence de Ja sensibilité et de imagination.
Le psychologue ne doit done pas négliger l'étude de ces formes an-
thropomorphites, dans le but d’en bien déterminer la nature et la place,
et dans celui de les épurer et d’en redresser les écarts possibles. Etant
une fois démontré, en effet, que ’homme ne voit dans le monde intel-
lectuel qu’a travers les formes de son intelligence tout humaine, et
sous l’obsession rarement évitée des images que ses sens lui ont trans-
mises, il reste & se demander de quelle maniére il peut avoir de Dieu
une idée pure, quelles sont, parmi les formes anthropomorphites mé-
lées a l'idée de lessence divine, celles que l'on peut accuser d idolatrie,
et celles qui sont a l’abri de ce reproche; enfin, dans quelle mesure la
connaissance psychologique et l’observation des instincts généraux de
Vhumanité doit influer sur les pensées du philosophe.
Nous croyons que l’on pourra répondre :
1°. Les formes anthropomorphites ne sont pas les seuls éléments sous
Vinfluence desquels nous atteignions la notion de Dieu. On peut méme
dire que, s ils existaient seuls, !homme ne parviendrait pas a cette
connaissance, et resterait complétement étranger a Vidée d'un principe
supréme. La véritable source de cette idée est lintelligence, dont les lois
donnent Dieu d’une maniére absolue , et sous des conditions contradic-
toires avec celles que homme trouve dans sa personnalité propre, et
qu'il percoit dans ses rapports avec le monde extérieur. L’idée réelle de
Dieu, celle qui le représente pour nous le moins imparfaitement, nest
done due ni a la sensibilité ni a Pimaginalion, mais uniquement aux
formes abstraites de l'entendement et a lidée de la liberté. Ce fait, psy-
chologiquement inattaquable, ne doit pas étre perdu de vue dans l'appré-
ciation des éléments anthropomorphites. Ceux-ci trouvent toujours dans
Yesprit humain la conception absolue, confuse dans Ja multitude irré-
fléchie, plus précise dans intelligence du philosophe; ils sy mélent
d'une maniére inévitable; mais, en la voilant en partie, en lui étant son
caraclére dabsolu, ils ’amoindrissent souvent, la faussent plus souvent
encore. Ce nest donc pas en tant que complétant lidée de Dieu, que les
données anthropomorphites doivent étre appréciées, mais seulement
comme fait intellectuel a expliquer, comme formant un mélange au sein
duquel le philosophe doit distinguer divers éléments, et bien détermi-
ner leurs rapports entre eux et avec ensemble de Ja crovance. La pu-
reté de lidée de Dieu n’existe done pas dans la conception anthropo-
morphite, elle ne saurait étre que dans la notion absolue; mais tous les
éléments anthropomorphites ne la faussent pas au méme degré : plu-
sieurs, en subissant les transformations nécessaires , se coordonnent fa-
cilement avec elle. C’est donc a l'étude de ces éléments et a leur dis-
tinction que nous devons consacrer quelques réflexions qui forment la
réponse a la seconde difficulté.
2°. Parmi les attributs de Dieu, tous ne sont pas donnés @ priori par
Ja conception absolue; plusieurs nous sont connus par une induction
fondée sur des faits que nous fournissent observation et lexpérience.
Ainsi, l’absolu, Vinfini, léternel, ne nous sont point donnés par nos
sens ; nous ne connaissons, en effet, par eux, rien que de relatif; nous
192 ANTHROPOMORPHISME.
n’observons rien qui ne passe, nous ne percevons rien que de fini.
Mais la bonté que nous attribuons a Dieu, sa miséricorde, les formes
sous lesquelles nous nous figurons sa justice, sa prévoyance, etc., en-
core que nous puissions les déduire des attributs cités plus haut, nous
sont cependant d’abord connues par |’expérience; nous les voyons rela-
lives, finies, temporelles dans !homme, avant de les concevoir infinies,
absolues, éternelles dans Dieu. Il y a donc, dans notre maniére de
concevoir Dieu, et il y a involontairement, des idées, des notions, des
formes empruntées a Ja nature humaine, et que nous revétons du ca-
ractére qui nous est fourni par les altributs absolus. En prenant dans
ces faits notre point de départ, il est facile de comprendre que, selon le
plus ou le moins de lumicres, de culture métaphysique et de portée din-
telligence, les idées fournies par ces qualités, en quelque sorte secon-
daires, de Dieu, se modifierout, se diviseront de plus en plus, sous
Vinfluence de Ja conception absolue, ou modifieront, au contraire, la
conception absolue, sinon jusqu’a l’éleindre enli¢rement, du moins jus-
qu’a labaisser a des conditions contradictoires avec elle. Toutefois,
tant que l’anthropomorphisme, tout en altérant lidée de Dieu, ne lui
prétera que des formes pures, il restera légilime, et une juste appré-
ciation de la nature de (homme conduira le philosophe a l’admettre
comme une nécessilé de la conception humaine. I] y a done dans
Vhomme des qualités que lon peut, que lon doit méme faire remonter
jusqu’a Dieu; il y a des passions, des vices que l'on serait coupable de
méler a son essence; et cependant lhistoire et observation nous for-
cent de reconnaitre que homme transporte spontanément, et comme
a son insu, ses vues les plus étroites, ses passions les plus ardentes dans
Vidée qu'il se fait de Dieu. Le lecteur n’a pas besoin que nous rappellions,
pour Je prouver, tous les malheurs et tous les crimes causés par la
superstition.
3°. De la distinction que nous venons de faire entre les formes an-
thropomorphites pures et celles que proscrivent la raison et la morale, il
est facile de conclure quelle marche doit étre suivie dans l'emploi des
moyens applicables a la satisfaction des besoins religieux. I] est évident
que la philosophie et la religion sont appelées a purifier la conception de
Dieu de toute idée étroite, de tout atiribut contradictoire ou injurieux a
sa nature; a ne pas permettre qu’on divinise des passions coupables ,
quon présente lTaction providenticlle s'accomplissant comme laction
humaine, par les mémes moyens et sous l’empire de motifs tout a fait
semblables. Toutes les affections humaines, attribuées a Dieu, devront
done d'abord appartenir aux affections bonnes, et ensuite étre modifices
par les attributs dabsolu, deternel, dinfini, de toute-puissance, dubi-
quité, qui seuls peuvent Jes résoudre dans Dieu sans altérer sa gran-
deur, et sans souiller @idclatrie le culte qu'on lui rend.
Quelque triste, quelque dégradante que soit la superstition pour
Vhomme, comme elle implique toujours une idée quelconque de la Di-
vinité, elle est préférable a lathéisme; il est done nécessaire de la res-
pecter toutes les fois quon ne sent point les intelligences capables de
sen dépouiller pour une conception plus vraie, toules les fois surtout
que lon peut craindre que lirréligion ne succeéde a une foi ignorante et
aveugle, Mais si Ja prudence veut qu'on observe ces tempéraments . les
ANTHROPOMORPHISME. 153
chefs des peuples n’en seraient pas moins coupables, si, dans le but
d’affermir leur autorité ou de perpétuer leur puissance, ils entretenaient
la superstition, ou créaient pour elle de nouvelles formes, lui donnaient
des développements nouveaux. Chargés par la Providence de dégager
successivement lesprit et le coeur de l'homme des voiles qui l’empé-
chent dadorer Dieu en esprit et en vérité, ils manqueraient a leur de-
voir, ils renieraient sciemment leur mission, s ils retenaienl avec inten-
tion, dans d’indignes liens, les esprits qu’ils doivent affranchir.
Mais ce devoir n’est pas le seul qui leur soit imposé. La conception
de Dieu, s'‘imprégnant nécessairement des formes que homme puise
dans sa nature et qui le constitue ce qu’il est, nous devons nous deman-
der si ces formes trompeuses sont toujours les mémes, exercent en tout
temps un égal empire, ou si, au contraire, la marche des idées n’en
diminue pas / influence et n’en change pas les rapports. Ce dernier fait
étant vrai, comme on n’en saurait douter, les progrés accomplis par
Vintelligence doivent étre soigneusement ¢tudiés, pour découvrir dans
quelle phase l’esprit humain se trouve de son ascension vers la connais-
sance de Dieu, comme essence inconditionnelle et absolue. Si l'on
nobservait pas soigneusement ces differences, on risquerait d’imposer
aux croyances un caractére qui ne serait pas daccord avec létat des
esprits, et, par des exigences inopportunes, on aménerait la révolte
ou lindifférence. On ne lutte pas contre la situation réelle des esprits;
la loi de Ja Providence, qui en a déterminé le développement, atteint
toujours son but.
Le lecteur trouvera peut-étre que, dans les rapides considérations
que nous venons de présenter, nous avons donné au sens du mot an-
thropomorphisme une extension quil ne semble pas comporter; nous
nous justifierons en peu de mots.
L’anthropomorphisme, tel que nous l’avons défini, est un fait psy-
chologique incontestable. Nous n’avons du ni le regarder comme indif-
férent ni le passer sous silence. Il suffit que nous Je trouvions dans
l'homme, comme un des instincts généraux, universels de lhumanite ;
dés lors nous devions en faire une étude sérieuse. En cherchant la
source des phénoménes qui le produisent, nous l’‘avons trouvée dans
deux facultés fondamentales, la sensibilité et imagination, et a son
tour l’étude de ces facultés nous a forcé de généraliser le fait de lan-
thropomorphisme; car nous avons vu que | homme juge toutes choses,
en quelque sorte, a travers son organisme sensible, moral et intellec-
tuel. Dés lors Tanthropomorphisme n’était plus une simple aberration
de lesprit, un instinct irréfléchi; mais un fait inévitable qui se place en
face de la notion absolue de Dieu, comme le fini en face de linfini, fait
qu il ne fallait ni nier ni altérer, mais analyser et tenter de coordonner
avec la notion inconditionnelle et absolue de l’essence supréme.
De la l'extension que nous avons donnée au sens du mot, application
que nous aurions pu, si l’acception nen avait élé rigoureusement limi-
tée par usage, étendre a toutes les conceptions de !homme, dans les
lettres, dans Vart, dans la science surtout, ou si souvent des théories
entiéres ont été fondées sur des données métaphoriques beaucoup plu-
tot puisées dans les formes de la conception humaine qu’empruntées aux
faits mémes de l’expérience.
154 ANTICIPATION.
En résumé, l’anthropomorphisme intellectuel et moral, le seul dont
il puisse étre ici question, est un fait incontestable dans lhumanité.
Justifiable 4 certains égards, il a son origine dans la sensibilité et !'ima-
gination, facultés qui exercent une influence directe sur les croyances ,
mais dont il faut coordonner les résultats avec ceux de lintelligence ,
appelée a nous donner Ja notion inconditionnelle et absolue de l’essence
supréme; cette notion est, en effet, la seule qui puisse imprimer une sorte
de consécration aux formes anthropomorphites méme les plus pures, et
garantir la légitimité de adoration, qui ne peut avoir que Dieu pour
objet. Si done les formes anthropomorphites doivent étre respectées ,
dans une certaine mesure, on n’en doit pas moins dégager, de plus en
plus, de cette enveloppe , l'idée de Dieu, a mesure que les progrés de
Vintelligence offrent plus de prise 4 la connaissance incondilionnelle et
absolue.
Voir notre Mémoire de la Notion de Dieu dans ses rapports avec la
sensibilité et Vimagination. aB,
ANTICIPATION, est la traduction littérale du mot roandic (de
mporauedve, Untecapere), dabord mis en usage par Epicure, pour dé-
signer une connaissance ou une notion générale, servant a nous faire
concevoir a |’avarice un objet qui n'est pas encore tombé sous nos sens.
Mais, formées par abstraction d'une foule de notions particuli¢res, anté-
rieurement acquises, ces idées générales devaient, selon Epicure, dé-
river, comme toutes les autres, de la sensation. Le méme terme, adopté
par l’école stoicienne, s’appliqua plus tard a la connaissance naturelle
de Vabsolu, c’est-d-dire a ce qu'on appelle aujourd hui les principes a
priori. Enfin Kant, dans la Critique de la raison pure, lui donne un
sens encore plus restreint; car il entend par Anticipation de la percep-
tion (Anticipation der Wahrnehmung) un jugement @ priori que nous
portons, en général, sur les objets de l’expérience, avant de les avoir
percus ; par exemple, celui-ci : tous les phénoménes susceptbles d’af-
fecter nos sens ont un certain degré d’intensité. Aujourd hui, dans quelque
sens qu'on le prenne, le mot que nous venons d’expliquer a a peu prés
disparu de la langue philosophique. Voyez Cic., de Nat. deor., lib. 1,
c. 16. —Kernii Dissert. in Epicuri xocaxyes, ete. Goétt., 1756. —Kant,
ouverte; Te edits; ps 15k.
ANTINOMIE. Kant appelle ainsi une contradiction naturelle, par
conséquent inévitable, qui résulte, non d'un raisonnement vicieux ,
mais des lois mémes de Ja raison, toutes les fois que, franchissant les
limites de l'expérience, nous voulons savoir de univers quelque chose
d’absolu : car, selon le philosophe allemand, nous nous trouvons alors
dans l’allernative, ou de ne pas répondre par fos résultats a Vidée de
labsolu, ou de dépasser les limites naturelles de hotre intelligence, qui
natteint que les phénomeénes. C'est ainsi que l'on peut soutenir a la
fois, par des arguments d'égale valeur, que le monde est éternel et in-
fini, ou qu'il a un commencement dans le temps et des limites dans
lespace; qu'il est composé de substances simples, ou que de pareilles
substances n’existent nulle part; qu’au-dessus de tous les phénomeénes,
il y aune cause absolument libre, ou que tout est soumis aux Jois
ANTIOCHUS. 155
aveugles de la nature; enfin, qu'il existe quelque part, soit dans le
monde, soit hors du monde, un étre nécessaire , ou quwil n’y a partout
que des existences phénoménales et contingentes. Ces quatre sortes de
résullats contradictoires sont appelés les antinomies de la raison pure.
Chacune d’elles se compose d'une thése et d’une antithése : la thése dé-
fend les droits du monde intelligible; l’antithése nous retient dans les
chaines du monde sensible. Kant reconnail aussi une antinomie de la
raison pratique, qui asa place dans nos recherches sur Ja morale et sur
le souverain bien : d'une part, nous regardons comme nécessaire lhar-
monie de la vertu et du bonheur; de l'autre, cette harmonie est reconnue
impossible ici-bas. Mais cette derniére contradiction n’est pas, comme
les premiéres, absolument sans reméde; elle trouve, au contraire, une
solution satisfaisante, quoique dépouillée de la rigueur scientifique,
dans la foi d'une autre vie. Pour répondre 4 cette partie de la Cri-
tique de la rdison pure ou la métaphysique est entiérement sacrifiée
au sceplicisme, il faut s’attaquer au principe méme de la philoso-
phie de Kant et démontrer que la raison n’est pas, comme il le pré-
a , une faculté personnelle et subjective. Voyez les articles Raison et
ANT.
ANTIOCHUS p’Ascaton, philosophe académicien, qui florissait
environ tin siécle avant I’ére chrétienne. [] enseigna la philosophie avec
beaticoup de succés a Athénes, Alexandrie et Rome, oti Cicéron fut au
nombre de ses auditeurs, etil eut méme la gloire d’étre regardé comme
le fondateur d'une cinquiéme Académie. Aprés avoir succédé a Philon
ala téte de Académie, i] devint, dans son enseignement oral aussi
bien que dans ses écrits , l’'adversaire de son ancien maitre, et l'attaqua
surtout dans un livre intitulé Sosus, qui ne s'est pas plus conservé que
le reste de ses ceuvres. Antiochus ayant aussi écouté les legons de Mné-
sarque, c'est peut-étre a ce dernier qu'il faut attribuer la direction nou-
velle de ses opinions. [I] comprit que les intéréts moraux de homme
ne s'accordent ni avec le scepticisme, ni avec le probabilisme, et, ne
voyant nulle part cet intérét aussi bien défendu que dans le stoicisme, il
chercha a concilier cette philosophie avec celle d’Aristote et de Platon;
il allégua, en conséquence, que ces divers systémes noffrent de diffé-
rences entre eux que dans la forme, mais qu’ils ne se distinguent pas
les uns des autres, pour le fond, et quil ne faut que les entendre con-
venableinent, pour que la conciliation se trouve opérée d'une manhiére
évidente. C’est ainsi qu’ Antiochus introduisit le synerétisme dans l’Aca-
démic, et remplit le rdle de médiateur entre le platonisme ancien et
lécole néoplatonicienne , qui, une fois entrée dans cette voie, ne tarda
pas a le laisser bien loin derriére elle. Ce philosophe est fréquemment
cité par les anciens, et surtout par Cicéron, avec lequel il entretenait
des relations d’étroite amitié (Cic., Acad., lib. 1, c. 4; lib. mn, c. 4, 9,
22, 34, 35, 43; Epist. ad fam., lib. 1x, ep. 8; de Finibus, lib. v,
ce. 3, 5, 25; de Nat. deor., lib. vi). Voyez aussi Plutarque, Vita Ciceronis.
—Sextus Emp., Hypoth. Pyrrh., lib. 1, ¢. 220, 225. — Eusébe, Prep.
evang., lib. xiv, c. 9. — Saint Augustin, contra Acad., lib. mt, c. 18.
— LZwanziger, Théorie des stoiciens et des philosophes académiciens, ete.,
in-8°, Leipzig, 1788.
156 ANTIOCHUS.
ANTIOCHUS be Laopictre, un nouveau sceptique qui vivait dans
Je 1° ou le n® siécle avant J.-C.; on n’a aucun renseignement sur lui,
sinon qu'il fut disciple de Zeuxis et maitre de Ménodote.
ANTIPATER be Cyrene, disciple immédiat d’Aristippe, le fon-
dateur de l’école cyrénaique. Il vivait dans le 1v* siécle avant J.-C.,
et ne s’est pas distingué par ses opinions personnelles, qui étaient en
harmonie parfaite avec celles de l’école dont il faisait partie. On en
trouve la preuve dans ce que Cicéron dit a propos de lui dans ses Tus-
culanes (liv. vy, c. 38).
ANTIPATER pe Sipon ou ve Tarse, philosophe stoicien du 1°
siécle avant J.-C. Disciple de Diogéne Je Babylonien, maitre de Panétius
et contemporain de Carnéades, il combatlit dans ses écrits ce redou-
table adversaire du stoicisme; de 1a lui vint le surnom de Kalamoboas
(de niroucs, plume, el de Bca, crier).
Cependant quelques stoiciens jugérent son argumentation insuffi-
sante , parce qu il se contentait d’accuser ses adversaires d'inconséquence
sans entrer plus avant dans lexamen de leur systéme (Cic., Acad.,
lib. u,¢.6,9, 34). On n’a rien conservé des écrils d’Antiochus ; nous
savons seulement (Cic., de Divin., lib. 1, c. 4) qu'il fut auteur d'un
écrit intitulé : De iis que mirabiliter a Socrate divinata sunt. Plutarque
nous apprend qu il reconnaissait dans la nature divine trois attributs
principaux : la béatitude, immutabilité, la bonté. Différant en cela
des autres stoiciens, il ne croyait pas que nos désirs, par cela seul
que nous les tenons de la nature, puissent étre regardés comme libres;
mais il établissait , au contraire, une distinction entre la hberté et la né-
cessité que la nature nous impose (Nemes. de Nat. hom.) Quant au sou-
verain bien, il s'est contenté d’éclaircir ce principe si commun dans
l'école stoicienne, que le but de la vie, c'est de vivre conformément
a la nature (Stob., Hel.). Antipater accorde quelque prix aux biens
extérieurs, regardés par les autres stoiciens comme enti¢rement in-
différents; enfin Cicéron nous apprend (de Off., lib. m1, c. 12) que,
sur plusieurs points particuliers, il portait plus Join que son maitre la
sévérité stoicienne. Toutes ces différences en firent le chef d'une secte
particuliere a laquelle il donna son nom. — I] a existé aussi, un siécle
avant l’ére chrétienne, un autre stoicien du méme nom, originaire
de Tyr (Antipater Tyrius), sur lequel on n’a pas d’autres rensei-
gnements,
ANTIPATHIE (de a=! et de =26::, passion contraire}. On appelle
ainsi, dans homme, un mouvement aveugle et instinctif qui, sans cause
appréciable, nous éloigne d'une personne que nous apercevons souvent
pour la premiére fois. Tout sentiment analogue, dont nous connaissons
Ja cause et lorigine, nest plus de Vantipathie, mais de la haine, ou de
Venvie, ou de la colére, selon les circonstances au sein desquelles il s'est
développé. I] est, par conséquent, trés-difficile de savoir quelque chose
de certain sur la nature et lorigine vérilable de lantipathie. Faut-il la
compter parmi les sensations ou parmi les sentiments? Est-elle fondée
sur la constitution de Fame ou sur celle du corps? Nous penchons pour
ANTISTHENE. 457
la derniére solution, que l’on pourrait appuyer au besoin sur les antipa-
thies de races entre plusieurs espéces d’animaux. Dans tous les cas, un
mouvement aussi aveugle ne doit point étre écoulé; il faut juger les au-
tres sur leurs actions, et se conduire soi-méme d’aprés des principes
avoués par Ja raison.
ANTIST HENE, le fondateur de l’école cynique, naquit a Athénes,
d'un pere athénien et d'une mére phrygienne ou thrace, Ja deuxieme an-
née de Ja Lxxx1x* olympiade, c’est-a-dire 422 ans av ant lére chrétienne.
Il suivit d’abord les ‘lecons de Gorgias, et ouvrit lui-méme une école de
sophistes et de rhéteurs. Mais, ay ‘ant assisté un jour aux entretiens de
Socrate, il s‘atlacha irréyv ocablement a ce philosophe, et devint l’un de
ses disciples les plus fervents, sinon les plus éclairés. Tl faisait tous les
jours un trajet de 40 stades pour se rendre du Pirée, ot il demeurait, a
la maison de son nouveau maitre. Ce qui le frappait surtout dans la phi-
losophie et dans la conduite de Socrate, ce fut le mépris des richesses,
Ja patience a supporter tous les maux et lempire absolu de lui-méme.
Mais, au lieu de remonter jusqu’au principe de ces vertus et de les main-
tenir dans leurs justes limites, Antisthéne les poussa a un degré d’exa-
gération qui les rendait impraticables, qui leur dtait toute noblesse et
qui le couvrait lui-méme de ridicule. Déja Socrate avait vainement es-
sayé de lulter contre ces exces, ot il méconnaissait le fruit de son ensei-
gnement, et qu'il attribuait avec beaucoup de sens & la seule envie de se
distinguer; de la ce mot spirituel de Platon: « Antisthéne, je vois ton
orgueil a travers les trous de ton manteau. » Mais quand Socrate fut
mort, Antisthéne ne connut plus de frein. Vétu seulement d’un man-
teau, les pieds nus, une besace sur | épaule, Ja barbe et les cheveux en
désordre, un baton a la main, il voulut, par son exemple, et en leur
offrant pour tout attrait cet extérieur ignoble, ramener les hommes a la
simplicité de la nature. Cependant, sa singularité méme atlira autour de
lui un certain nombre de disciples qu'il réunissait dans le Cynosarge,
gymnase situé pres du temple d'Hercule. De la, et bien plus encore de
Jeur mépris pour toule décence, leur vint Je nom de philosophes cyni-
ques; car ils s’appelaient eux-mémes les Antisthéniens. Leur patience
ful bientot a bout, et Antisthéne, en mourant, vit l’école qu’il avait
fondée représentée tout enliére par Diogéne de Synope.
La doctrine d’Antisthéne nest intéressante que par les conséquences
qu'elle porta plus tard dans l’école stoicienne, dont elle est Je véritable
antécédent : donner a l'homme la pleine jouissance de sa liberté en l’af-
franchissant de tous les besoins factices, et en le ramenant a Ja simpli-
cité de la nature; mettre Ja vertu au-dessus de toutes choses, faire con-
sister en elle le souverain bien, et regarder le reste comme indifférent ;
sexercer a la pratique de ce qui est juste par des habitudes austér es,
par le mépris du plaisir et des vaines distractions; tels sont les principes
fondamentaux , les principes raisonnables de cette doctrine, et l’on
apercoit immédiatement leur ressemblance avec la morale stoicienne.
Mais voici ou exagération commence et ou se montre le caractére per-
sonnel d Antisthéne , peut- -étre aussi l’influence de son temps, dont la
honteuse mollesse, érigée en systéme par Arislippe, ont pu lentrainer
a l'extréme opposé. Le plaisir et les avantages extérieurs ne sont pas
158 ANTISTHENE.
seulement indifférents, ils sont un mal réel, tandis que Ja souffrance est
un bien; par conséquent, il faut la rechercher pour elle-méme, et non
pas seulement comme un moyen de perfectionnement. Quant a Ja vertu,
a part l'exercice de la volonté, elle n’offre aucun résultat posilif; car on
ne voit pas quelle soit autre chose, pour Antisthéne, que absence de
tous les besoins superflus : « Moins nous avons de besoins, disait-il, plus
nous ressemblons aux dieux, qui nen ont aucun. Toutefois, il faut re-
connaitre qu’il admettait certains plaisirs de | ame, résultant des efforts
mémes que nous avons fails et des sacrifices que nous bous sommes
imposés pour vivre confor mément a notre fin. Socrate avail dit, avec
une haute raison, que Ja vertu devait étre le but supréme ou le veritable
objet de la philosophie. Le c ‘hef de l’école cynique, outrant ce principe,
allait jusqu a retrancher Ja science, comme chose inutile et méme per-
nicieuse. Si nous en croyons Diogéne Laérce, il ne voulait pas méme
qu'on apprit a lire, sous prétente que c'est déja s‘éloigner de Ja nature
et du bul de la vie. C’est a peu prés léquivalent de cette proposition |
célébre : « L’homme qui pense est un animal dépravé. » De Ja une autre
exagération non moins ridicule : la vertu, aux yeux d Antisthene, con-
sistait dans habitude de vivre d'une certaine manicre, et cette babitude,
une fois acquise, ne pouvant ni se perdre ni nous abandonner un instant,
il en résulte, puisque Ja science, c’est-a-dire la philosophie, est identique
ala vertu, que le sage est au-dessus de lerreur (z2v o:etv avaudorrzev)-
On retrouve encore ici le germe d'une idée stoicienne, celle qui nous
représente le sage comme le type de toutes Jes perfeclions. Enfin,
défigurant de la méme manicére lidée de la liberté, et voulant que
Thomme puisse absolument se suflire a lui-méme, i] anéantissail tous
Jes liens, par consequent lous les deyoirs sociaux. I] dépouillait de tout
caract¢re moral l institution du mariage et l'amour des enfants pour les
parents. I] mettait Jes lois de Etat aux pieds du sage, qui ne doit obéir,
selon lui, qu’aux lois de la vertu, c’est-a-dire a sa propre raison. I] mé-
prisait encore bien davyantage lous les usages et toutes les bienséances
de la vie sociale. Rien ne lui paraissail inconvenant que le mal; rien, a
ses yeux, n’était bienséant et beau, si ce n’est Ja vertu.
Bien que Vesprit d'Antisthéne fut dirigé presque entierement vers la
morale, il ne pouvait pas cependant garder un silence absolu sur Ja mé-
taphysique et sur la logique. De sa métaphysique, ou plutot de sa phy-
sigue (car la science des causes premicres se confondait alors avec la
science de la nalure), on ne connait que cette seule phrase: « Il y a
veaucoup de dieux adorés par le peuple; mais i! n'y en a qu'un dans la
nature. » (Populares deos multos, naturalem unum esse. Cic., de Nat.
deor., lib. 1, c. 13.) Ici, du moins, les idées de Socrate paraissent avoir
été conservées dans toute leur purete.
Ce qu'il y ade plus obscur pour nous dans la doctrine d’Antisthene, ce
sont les propositions qu’Aristote lui attribue sur la logique. A exemple
de Socrate, et on peut dire de tous Jes philosophes sortis de son école,
il altachait une evtréme importance a Vart des définitions. Ma's il pré-
tendail qu'aucune chose ne peut étre definie selon son essence (+2 +f
gaz:), et quil faul se contenter de la designer par ses qualites anté-
rieures (z:icv) Ou par ses rapports avec d/autres objets. Aiasi, voulons-
nous faire connaitre la maticre de l'argent? nous sommes obligés de dire
A PARTE. 459
que c est quelque chose d’analoguea ]’étain (Arist., Metaph., lib. vit, ¢.3,
et lib. xiv, c. 3). Il enseignait aussi que, pour chaque sujet d'une pro-
position, il ny a qu'un seul attribut, et que cet attribut devait étre
léquivalent du sujet : en d'autres termes, i] n’admettait comme intelli-
gibles que des propositions identiques (ube supra, lib. v, c. 29), et il ar-
rivail a cette conséquence qu il-nous est impossible de contredire nos
semblables; bien entendu sous Je rapport logique, et nullement au point
de vue des faits. L’esprit que respirent ces courts fragments est éminem-
ment sceplique. Mais comment ce scepticisme peut-il se concilier avec
le dogmatisme moral et religieux que nous avons exposé tout a l'heure?
Est-ce un reste des doctrines de Gorgias, ou bien wn moyen sophistique
imaginé pour détruire toute philosophie spéculative, et élever sur ses
ruines la morale pratique? Cette derniére supposition, que nous em-
pruntons a Tennemann, nous parail la plus fondée.
Antisthéne, si nous en jugeons d’aprés la liste que Diogene Laérce
_ (liv. vi, c. 48) nous a conservée de ses ouvrages, a considérablement
écrit; mais il ne nous reste de lui que des lambeaux disséminés de
toutes parts. Voyez, outre le grand ouvrage de Tennemann, t. u,
p. 87, et | Histoire de la philos. de Rilter, t. 1, p. 93, de la traduction
de Tissot; les deux traductions suivanles : Richteri Dissert. de vita,
moribus ac placitis Antisthenis Cynici, in-4°, lena, 1724. — Crellii
Progr. de Antisthene Cynico, in-8°, Leipzig , 1728.
A PARTE ANTE, A PARTE POST. Ces deux expressions,
empruniées a Ja philosophie scolastique, ne peuvent étre comprises
lune sans l'autre. Elles s’appliquent a |’éternité, que homme ne peut
concevoir gu’en Ja divisant, pour ainsi dire, en deux parties. L’une na
pas de bornes dans le passé : c’est l’cternité @ parte ante; J autre n’en
apas dans l'avenir: c’est éternité a parte post. Les philosophes du
moyen Age attribuaient a Dieu ces deux sortes déternilé; mais l’dme,
disaient-ils, ne possede que la derni¢re. Voyes Ererniré.
APATHIE [de 4 privatif et de x26cs, passion] signifie littéralement
l'absence de toute passion. EL comme les passions sont, aux yeux du
vulgaire, le principe méme ou du moins le mobile le plus ordinaire de
nos actions, on enltend généralement par apathie une sorte dinertie
morale, l’absence de toute activité, de toute énergie, de toute vie spon-
tanée. Dans la langue philosopbique, l’acception de ce mot n’est pas
tout a fait la méme. La il exprime seulement l’anéantissement des pas-
sions par Ja raison, une insensibilité volontaire qui, loin de nuire a |’ac-
livit’, en et, au contraire, le plus beau triomphe. C'est ainsi que l’en-
tendaient les stoiciens, pour qui toule passion et toute affection, méme
la plus noble, était une maladie de lame, un obstacle au bien, une fai-
blesse indigne dont le sage doit étre affranchi. Dans leur opinion,
V’homme cessait d'etre vertueux et libre aussilot qu’a la voix de la rai-
son venail se joindre pour lui une autre influence. Par suite du méme
principe, lout ce qui n’est pas le mal moral étail regardé comme indiffé-
rent; ils n’accordaient pas que les plus vives douleurs du corps ou les
plus cruelles blessures de lame puissent nous arracher un soupir ou
une plainte. L’apathie stoicienne est donc tout autre chose que la rési-
160 APERCEPTION.
gnation, c est-a-dire la patience dans le mal, par le motif de quelque noble
espérance ou d'une sainte soumission a des décrets impénc¢trables : c'est
Ja négalion méme du mal et de notre faiblesse a le supporter. Cepen-
dant il ne faudrait pas croire que l'apathie ne fat qu'un précepte stoi-
cien ; elle était également recommandeéc par d'autres philosophes , mais
dans un but différent. Pyrrhon Ja regardait comme le souverain bien,
comme le but méme de la sagesse, dont le sceplicisme, a ses yeux,
n’était que le moyen ‘Cic., Acad., lib. u, c. 42; Diogéne Laérce, liv. 1x,
c. 42). Une fois convaincus que le bien et le mal, le vrai et le faux , ne
sont que des apparences, nous arriverons infailliblement, pensait-il ,
ane plus nous émouvoir de rien et a gotiter cette tranquillité parfaite au
sein de laquelle doit s’écouler la vie du sage. Slilpon, lun des plus bril-
lants disciples de l'école mégarique, avail la méme opinion sur le sou-
verain bien. N’admettant pas dautre existence réelle que celle de Etre
absolu, un et immuable de sa nature, il voulait que Thomme s’efforgat
de lui ressembler, ou plutot quil sidentifidt avec lui par Pabsence de
toute passion et de toul intérét (Senec., Lpist.). Enfin, si nous en
croyons Cicéron ( Tuse., lib. v, c. 27), la regle de Vapathie était non-
seulement recommandée en theori ic; mais rigoureusement suivie en prati-
que par les gymnosophistes de} Inde. Ci ependantil est permis de suppo-
ser que Cicéron ne possédait sur ce point que des connaissances incom-
plétes; car, dans la morale des Hindous, i! s‘agissait plutot de lextase,
de l'absorption de Vame en Dieu, dont lapathie, appliquée aux choses
de la terre n’est qu'une simple condition. Voyes Exrass,
L’apathie, suriout l'apathie stoicienne, a été trailée seéparément dans
Jes dissertations Suivantes : Niemeieri (Joh. Barth.) awe: de stoico-
rum aaabein, erhibens eorum de affectibus doctrinam, ele. i in-4°, Helmst.,
1679. — Becnii Dispp. lib. ut, 252522 sapientis stoici, in- ¥, Copen-
hague, 1695. — Fischeri (Joh. Henr.) Dissert. de stoicis azaheixg falso
suspectis, in-4°, Leipzig, 17 16. — Quadil Disputatio tritum illud stoico-
rum paradoxon west siz anzbhelxs expendens, in-4°, Sedini, 1720. —
Meiners, Melanges, t. 1, p. 130 ‘ail.).
APERCEPTION ou APPERCEPTION (de ad et de percipere ,
percevoir interieurement et pour soi\. Leibnitz est le premier qui ait in-
troduit ce terme dans la langue philosophique, pour désigner la per-
ceplion jointe a la conscience ou ala reflexion. Voici comment il dé-
finit luirméme ce mode de notre existence : « La perception, c'est l'état
intérieur de Ja monade représentant les choses externes, et Faperception
est la conscience ou la connaissance réflexive de cet état intérieur, la-
quelle n’est point donnée a toutes les ames, ni toujours a la méme ame, »
Ie la résulte, comme Leibnilz le reconnait formellement, que lapercep-
tion constitue essence méme de la pensée, qui ne peut élre congue sans
Ja conscience, comme la conscience nexisterait pas si elle nenveloppail
dans une méme unité tous nos modes de representation. Kant, dans sa
Critique de la raison pure ( Analyt, transeend., SS 16 et 17), se sert du
meme terme sans rien changer a sa premiere signification, Selon lui,
nos diverses représentations, les intuitions ou impressions diverses de
notre sensibilité n’existeraient pas pour nous, sans un autre élement
qui leur donne lunile et en fait un objet de Ventendement. Or, cet élé-
APODICTIQUE. 161
ment que nous exprimons par ces deux mots je pense, c’est précisé-
ment l'aperception. « Le je pense doit pouvoir accompagner toutes
mes representations, car aulrement quelque chose serait représenté en
moi sans pouvoir étre pensé, c’est-a-dire que la représentation serait
impossible, ou du moins elle serait pour moi comme si elle n’existait
pas » (ubi supra, traduction de M. Cousin dans sa Crit. de la phil. de
Kant, t. 1, p. 106). Mais le fait de l’aperception peut étre considéré
sous deux aspects : dans le moment ou il s’exerce sur les éléments trés-
divers que nous fournit la sensibilité et Jes relie, en quelque sorte, par
Punité de conscience , il prend le nom d’aperception empirique ; quand
on le considére isolément, abstraction faite de toute donnée étrangére,
comme l’essence pure de ‘la pensée et le fond commun des catégories ,
cest Paperception pure, ou Vunité primitive et synthétique de Vaper-
ception, ou bien encore l’unité transcendentale de la conscience. Il y a
cependant une énorme différence entre Kant et Leibnitz, lorsqu’on les
interroge, non plus sur le caractére actuel de 'aperception , mais sur
son origine. Selon l’auteur de la monadologie, tout mode intérieur, par
conséquent, la sensation et méme ce que nous éprouvons dans Véva-
nouissement ou dans le sommeil, a une certaine vertu représentative,
et porte le nom de perception. L’aperception n’appartient pas a une
faculté spéciale, elle n’est que la perception elle-méme arrivée a son état
le plus parfait, éclairant ala fois, de Jaméme lumiére, Je moi et Jes
objets extérieurs. D’aprés le fondateur de Ja philosophie critique, l’a-
perception, complétement distincte de la sensibilité, est l'acte fonda-
mental de la pensée et ne représente qu’elle-méme, nous laissant dans
Vignorance la plus compléte sur la réalité du moi et des objets exté-
rieurs considérés comme des substances. Cette différence n’a rien d’ar-
bitraire; elle vient de ce que le premier des deux philosophes dont nous
parlons’ s'est placé au point de vue métaphysique ou de l’absolu, et
autre au point de vue psychologique. Pour un philosophe plus moderne,
qui a voulu concilier les intéréts de la métaphysique avec ceux de la psy-
chologie, laperception pure est la vue spontanée des choses, et, a ce
litre, elle est opposée a la connaissance réfléchie ou analytique. Dans
cette derniére, les principes rationnels étant considérés par rapport au
moi, et séparés de leur objet, ont par Ja méme un caractére subjectif qui
a donné lieu au scepticisme de Kant. Au contraire, dans l’aperception
pure, la raison et Ja vérité, qui en sont les deux termes, restent inti-
mement unies et se présentent sous la forme d'une affirmation pure,
spontanée, irréfiéchie , ou lesprit se repose avec une sécurité absolue.
De cette manic¢re, la vérilé se trouve avec la raison enveloppée dans
Ja conscience, et un fait psychologique devient la base de la science
métaphysique.
APOBICTIQUE [in-dewsrzcg, de ancdetéc, demonstration}. Ce terme
n’a jamais été mis en usage que par Kant, quil’a emprunté matérielle-
ment a Aristote. Le philosophe grec (Analyt. Prior. lib. 1, c. 1), éta-
blit une distinction entre les propositions susceptibles d’étre contredites,
ou qui peuvent étre le sujet d'une discussion dialectique, et celles qui sont
la base ou le réesultat de la démonstration. Kant, voulant introduire une
distinclion analogue dans nos jugements, a donné le nom d’apodictiques
I, 11
162 APOLLODORE.
(apodictisch) a ceux qui sont au-dessus de toute contradiction. Voyez
JUGEMENT.
APOLLODORE est un philosophe épicurien mentionné par Dio-
géne Laérce (liv. x, ¢. 25), mais dont la vie el les écrits nous sont
également inconnus. Nous ignorons méme a quelle €poque il vivait.
Tc out ce que nous savons de lui, c'est qu il appartient a lPancienne école
épicurienne, et quil y jouissait d'une trés-grande autorité; car on lui
donna le surnom de Cépotyrannus (le tyran du jardin ) : c'est dans un
jardin qu’Epicure enseignail ses doctrines. On lui attribue jusqu’a 400
ouvrages dont le lemps n’a pas épargné Je moindre lambeau. II ne faut
pas le “confondre avec Apollodore le Grammairien, l’auteur de la Biblio-
theque mythologique, et qui Vivail a Athénes environ 140 ans avant
l’ére chrétienne.
APOLLONIUS pve Cyrine, surnommé Cronus, philosophe trés-
obscur de l’école mégarique, qui passe pour avoir été le maitre de
Diodore Cronus, le représentant le plus illustre et le plus habile dialec-
ticien de la méme €cole. Il vivait pendant le mr* si¢cle avant l’ére chré-
tienne.
APOLLONIUS pe Tyane n’est pas seulement un philosophe, un
disciple enthousiaste de Pythagore; c’est le dernier prophéte, ou plutét
Ja derniére idole du paganisme expirant, qu ‘il essaya vainement, par ses
nobles réformes, d’arracher a une mort inévitable. Objet d'une vénéra-
tion superstitieuse durant sa vie, il recoit pendant trois ou quatre si¢cles
aprés sa mort les honneurs divins. Les habitants de sa ville natale lui
élévent un temple; ailleurs, on place son image a coté de celle des dieux ;
on invoque son nom avec lespoir de faire des prodiges ou pour implo-
rer sa céleste protection; des empereurs sont a la recherche de ses moin-
dres paroles, des moindres traces de son existence; un historien de la
philosophie (Eunap., Vit. sophist.) Vappelle un dieu descendu sur la
terre, et les derniers défenseurs du paganisme ne cessent de lopposer a
Jésus-Christ, dont il fut le contemporain. Mais, au milieu de ces mani-
festations d’enthousiasme, il est bien difficile de discerner la vérilé histo-
rigue, surtout si lon songe que les ouvrages d’Apollonius ne sont pas
arrivés jusqu'a nous, et que sa vie n’a été écrite que cent vingt ans en-
viron apres sa mort, par le rhéteur Philostrate, et sous l’inspiration de
Vimpératrice Julie, femme de Sévére, pour laquelle notre philosophe
était Pobjet dun culte passionné. Veut-on savoir maintenant quelles
sont les sources ot Philostrate a puisé? C’étaient, comme il nous lap-
prend lui-méme, les récits merveilleux des prétres, les J¢gendes conser-
vées dans les temples, et avec deux autres ecrits plus obscurs encore,
Jes Mémoires, aujourd’ hui perdus pour nous, de Damis, esprit erédule
et borné, qui, avant passé une grande partie de sa vie avee Apollonius,
Vayant accompagné dans la Chaldée ct dans l'Inde, n’a rien trouvé de
plus digne d’étre transmis a la postérité, que des miracles et des pro-
diges. Voici cependant ce que lon peut recueillir de plus vraisemblable
sur la vie et sur les doctrines d’ Apollonius.
Il naquit sous le régne d’ Auguste , au commencement du 1° si¢cle de
lére chrétienne, d'une famille riche et considérée de Tyane, métropole
APOLLONIUS. 163
de la Cappadoce. Dés lage de quatorze ans, il fut envoyé par son pére a
Tarse pour y étudier, sous le Phénicien Euthydéme, la grammaire et la
rhétorique. Un peu plus tard, il rencontra le philosophe Euxéne, qui
lui enseigna le systéme de Pythagore. Apollonius, ne trouvant pas la con-
duite de son maitre d’accord avec ses legons, ne tarda pas a Je quitter, et
Pythagore Jui-méme devint le modéle qu'il se proposa d'imiter en toutes
choses. En conséquence, il se soumit dés ce moment jusqu’a sa mort a
Ja vie la plus austére, s’abstenant rigoureusement de toute nourriture
animale , s‘interdisant J’usage du vin, observant la plus sévére conti-
nence, couchant sur Ja dure , marchant les pieds nus, laissant croitre ses
cheveux et ne portant jamais que des vétements de lin. I] ne recula pas
devant la rude épreuve d'un silence de cing ans, et ce fut, dit-on , pen-
dant ce temps-la qu’il commenga ses voyages. Désirant remonter aux
sources des idées pythagoriciennes, il se rend en Orient, s’arréte pen-
dant quatre ans a Babylone a conyerser avec les mages, passe de ]a dans
le Caucase, et enfin dans Inde, ou il se met en rapport avec les gym-
nosophistes et les brahmanes. II visita aussi l’Ethiopie, la haute Egypte,
la Gréce et I’Italie, toujours occupé a s‘instruire lui-méme ou a éclairer
les autres, cherchant de préférence a agir sur les prétres, et recueillant
dans tous les lieux ot il passait des honneurs extraordinaires. Le mys-
tére qui enveloppa sa mort augmenta encore la superstition dont il fut
l'objet; car, arrivé a un age trés-avancé, il sembla tout a coup dispa-
raitre de Ja terre, sans qu'on put jamais découvrir ni en quel lieu ni de
quelle maniére i] termina ses jours.
Ce que nous savons de la vie d’Apollonius, et méme les fables qui le
dérobent en quelque sorte aux recherches de l’histoire, nous montrent
en lui un prétre réformateur, un moraliste religieux plutét qu'un philo-
sophe. Ainsi, quoique disciple de Pythagore, il faisait assez peu de cas
de Ja théorie des nombres (Philostr., liv. m, c. 30). I n’accordait qu'une
valeur tout a fait secondaire aux mathématiques, a |’astronomie et a la
musique, qui, pour les autres philosophes de la méme €cole, étaient des
sciences du premier ordre. S'il conserve usage des symboles, c’est afin
de donner un sens plus élevé aux cérémonies du culte et aux croyances
religieuses. C’est vers ce but que tendaient principalement tous ses ef-
forts, son séjour prolongé dans les temples, son commerce assidu avec
les prétres de tous les pays, et probablement aussi ses ouvrages, dont
lun, a ce que nous apprend Philostrate, traitait des sacrifices, et l'autre
de la divination par les astres ( ubi supra, lib. 11, c. 41; lib. 1v, ¢. 19).
Ainsi que Platon, il accuse les prétres d’avoir perverti chez leshommes ,
par leurs fables immorales, }'amour de la vertu et lidée de Ja Divinité.
Pour remédier ace mal, il voulait remonter aux traditions primitives du
genre humain, et ce sont ces traditions quil est allé chercher parmi les
plus anciens peuples de Orient. Cependant, on serait embarrassé d’ex-
poser avec suite et d'une maniére certaine les doctrines quil a tenté de
substituer aux opinions régnantes. Il parait seulement, d’aprés quelques
paroles prononcées en diverses circonstances et conseryces par son dis-
ciple Damis, qu il regardait toute la terre comme une méme patirie, et
tous les hommes comme des fréres qui devaient partager entre eux les
biens que la nature leur offre a tous. En cela, i! n’aurait fait que géné-
raliser le principe de la vie commune, que l’école de Pythagore avait ,
ue
164 APOLLONIUS.
dés lorigine, essayé de mettre en pratique. Ses vues sur le culle ne pa-
raissent pas avoir été moins élevées que sa morale, dont il faut surtout
se faire une idée par sa vie irréprochable et ses gouts cosmopolites. Il
avait en horreur Je sang et les sacrifices; il regardait comme indignes du
Dieu supréme, méme les offrandes les plus mnocentes: car Dieu, disait-il,
n'a besoin de rien, et, comparé a lui, tout ce qui vient de la terre est une
souillure ; des paroles enti¢rement dignes de lui, et qui n’ont pas méme
besoin de sortir de nos lévres, voila le seul hommage qu'il faut lui adresser
(Eus., Prep. evang., lib. 1v, c. 13.—Philostr., Vat. Apoll., lib. m1, ¢. 35;
lib. 1v, c. 30). Un tel homme ne peut pas avoir conservé, comme on
lassure, la divination, les pronostics, Ja prediction de l’avenir par les
songes, sans donner a toutes ces pratiques du paganisme une significa-
tion plus profonde, ou sans les rattacher a quelque théorie mystique sur
lintuition intérieure et Ja révélation individuelle. Quoi quil en soit, les
tentatives d’Apollonius ne furent certainement pas sans résultats pour
son époque. Tout en cherchant a les raviver par un esprit plus pur, il n’a
pas peu contribué a faire prendre en dégout ce vieux culte des sens,
cette antique apothéose de Ja forme, et a préparer Jes voies a la religion
nouvelle.
Dans le domaine de la philosophic proprement dite, son influence est
moins grande, mais non moins incontestable. Ainsi que Philon, il a con-
tribué a élargir la sphére de Ja spéculation en faisant passer dans son
sein des éléments nouveaux. Ha rapproché deux mondes jusqu alors
trop isolés Pun de l'autre, 1}Orient ct la Grece. Un des premiers, il s'est
mis a la recherche de cette chaine invisible de la tradition qui, a leur
insu, ne cesse de relier entre eux les hommes et Jes peuples. Enfin
c'est un précurseur de cette magnifique école d’Alexandrie qui, en face
du christianisme naissant, semble avoir voulu résumer et formuler en
systeme tous les efforts intellectnels de ancien monde. Cependant, si
les lettres qui portent le nom d’Apollonius étaient authentiques, nous
pourrions attribuer a ce philosophe un systeme métaphysique ou tous
les étres et toutes Ies existences finies sont représentés comme des
modes purement passifs dune substance unique tenant la place de
Dieu; ot Ja naissance et la mort ne sont que le passage d'un état plus
subtil a un état plus dense de ja mati¢re et rice versd; ou Ja maticre
elle-méme, se raréfiant et se condensant alternalivement, est précisé-
ment celle substance unique dont nous venons de parler, cet ¢tre éter-
nel, toujours le méme en essence et en quantité, malgré la diversité de
ses formes (Apoll., Epist. tvitt). Mais il est facile de voir que ce
sysléme, quise réduit simplement au matérialisme, est en contradiction
flagrante avec le caract¢re moral et religieux d’- Apollonius. On y recon-
naitrait plutot le langage de la nouvelle ecole stoicienne, ct cette obser-
vation s'applique, lant aux idées morales quaux opinions métaphy-
siques exprimées dans la lettre que nous venons de citer. Déailicurs,
par des raisons extericures qui ne trouvent pas ici leur place, la cri-
tique moderne est unanime a regarder comme apocryphe le recuei! en-
tier de ces lettres. — WVoyez Philostr., Vit. Apoll., lib. vir, dont il
a paru plusicurs éditions avec la traduction Jatine, a Venise, a Cologne
et a Paris. EH existe aussi deux traductions francaises de cette biogra-
phie, dont Pune, par Blaise de Vigenere, a parua Paris en 16141, in-4°,
-
APONO. 165
Yautre 4 Berlin en 1774, 4 vol. in-12. — Consultez aussi Ritter, Hist.
de la phil. anc., Paris, 1836, t. 1v, p. 400 de Ja traduction de Tissot.—
Tennemann, t. v, p.198.— Mosheim, Commentt. et orat. Varr. argum.,
in-8°, Hamb., 1751, p. 347. — Klose, Dissert. de Apollonio Tyan. et de
Philostrato, in-4°, Wittemb., 1723. — Zimmermann, de Miraculis
Apollonii Tyan., Edimb., 1755.— Herzog, Philosophia practica Apol-
lonii Tyan. in sciographia, in-4°, Leipzig, 1719. — Bayle, Dict. crit.,
arl. Apollonius. — Encyclopédie methodique , art. Pythagore. — Baur,
Apollonius de Tyane et le Christ, ow Rapport du pythagorisme au chris-
tianisme, in-8°, Tubing., 1832 (all.).
APONO (Pierre pv’), médecin et philosophe trés-renommé de son
temps, naquit en 1250, dans un village des environs de Padoue, qui
s’appelle aujourd’hui Abano : de la le nom de Pierre d’Abano, géné-
ralement adopté par les biographes modernes. Apres avoir fait a 1’ Uni-
versité de Paris de brillantes études et sy étre signalé déja par la va-
riété de ses connaissances, il alla s’établir a Padoue, ou il exerga la
médecine avec beaucoup de succes, et, il faut ajouter, avec un grand
profit; car on dit qu’il mettait ses soins a un prix exorbitant. Trés-
passionné pour tout ce qu’on nommait alors les sciences occultes, il
consacrait tous les loisirs que lui laissait l’exercice de son art, ala
physiognomonie, a la chiromancie, a l'astrologie, ou plutdt a lastro-
nomie, comme le prouve la traduction des livres astronomiques d’Aben-
Ezra. {1 ne resta pasnon plus étranger a la philosophie scolastique et arabe,
et son principal ouvrage (Conciliatio differentiarum philosophicarum
et praecipue medicarum) , le seul qui puisse étre cité ici, a pour but de
concilier entre elles les principales opinions des philosophes, et surtout
des médecins. De la le nom de conciliateur (conectliator), sous lequel les
écrivains du temps le désignent ordinairement. Apono ne fut pas plus
heureux que Roger Bacon et d'autres hommes de la méme trempe d’es-
prit. Traduit devant fe tribunal de l’'Inquisition, sous l’accusation de
sorcellerie, il naurait probablement pas échappé au bucher, si la mort
ne fut venue Je surprendre au milieu de son procés, en l’an 1316, au
moment ou il venait d’atteindre l’age de soixante-six ans. Mais I’ Inqui-
sition ne voulut pas avoir perdu ses peines; elle bruila publiquement
son effigie a Ja place de son corps, que des amis du philosophe avaient
soustrait & cette infamie.— L’ouvrage d’Apono que nous venons de
citer, a été imprimé avec ses autres ccuvres, 4 Mantoue, en 1472, eta
Venise en 1483, in-f?. Voir Bayle, Dict. crit., art. Apono, et Naudé,
Apologie des grands hommes.
A POSTERIORI, A PRIORI. De ces deux expressions, unani-
mement adoptées par la philosophie moderne, la premiére s’applique
2 tous les éléments de la connaissance humaine que | intelligence ne
peut pas tirer de son propre fonds, mais qu’elle emprunte a l’expé-
rience et a lobservation des faits, soit intérieurs, soit extérieurs ; par
Ja seconde, au contraire, on désigne les jugements et les idées que
lintelligence ne doit qu’a elle-méme, qu'elle trouve déja établis en elle
quand les faits se présentent, et qu’on a appelés, avec raison, les con-
ditions mémes de Vexpérience; car, sans leur concours, Ja connais-
466 APPETIT.
sance des objets serait absolument impossible. Ainsi, on dira de la
nolion de corps quelle est formée @ posteriori, tandis que l'idée d’es-
pace existe en nous @ priori. Mais en méme temps !’on congoit qu’en
retranchant celle-ci la premi¢re est entiérement détruite; car, si
l’espace peut exister sans corps, il n’y a pas de corps sans espace,
c’est-a-dire sans étendue. Une connaissance @ posteriori est tout a fait
la méme chose qu'une connaissance acquise. Mais @ priori nest pas
synonyme d'inné : les idées innées étaient regardées comme indépen-
dantes de l’expérience ; les idées @ priort, encore une fois, sont la con-
dition, et se manifestent a l'occasion de lexpérience. Voyez Ipées,
INTELLIGENCE , EXPERIENCE.
APPETIT [de appetere, désirer]. Par ce mot la philosophie sco-
Jastique n’entendait pas uniquement le désir proprement dit, mais
aussi Ja volonté; seulement on établissait une distinction entre l’appétit
sensitif (appetitus sensitivus) et appétit rationnel (appetitus rationalis),
qui, éclairé par Ja raison, nous rend maitres de nos passions animales.
Le premier se divisait 4 son tour en appétit irascible et appélit concu-
piscible, c’est-a-dire la colére et la concupiscence. Cette confusion de la
volonté et du désir remonte a Aristote, qui, lui aussi, comprenait ces
deux faits de l’dme sous un titre commun, celui d’écZig ou A’ ésexrixcv,
qu’on ne saurait traduire que par appétit (de Anima, lib. m1, ¢. 9). Au-
jourd hui ce terme n’a plus d’autre usage, en philosophie, que de dési-
ener les désirs inslinctifs qui ont leur origine dans certains besoins du
corps, a savoir celui de Ja nutrition et de la reproduction. Le mot desir,
appliqué aux mémes choses, écarterait lidée d’instinct et ferait suppo-
ser une certaine influence de l‘imagination.
APPREHENSION [de apprehendere, saisir ou toucher}. Ce terme
a élé emprunté par la scolastique a Ja philosophie d’Aristote. Il est la
traduction liltérale du mot 6:2:; ou éiye, consacré par le philosophe grec
a désigner les notions absolument simples qui, en raison de Jeur na-
ture, sont au-dessus de lerreur et de la vérilé logique (Metaph., lib. 1x,
c. 10). En passant dans la langue philosophique du moyen age, il per-
dit un peu de sa valeur primilive; il servit a désigner, non-seulement
les notions simples, mais toule espéce de notion, de conception pro-
prement dite, qui ne fait pas partie et qui n’est pas Je sujet d'un juge-
ment ou d'une affirmation. Enfin, accueilli dans la philosophie de Kant,
il subit une nouvelle mélamorphose; car, dans la Critique de la raison
pure, on donne le nom d'appréehension aun acte de Vimagination qui
consiste a embrasser et a coordonner dans une seule image ou dans une
conception unique, les éléments divers de Vintuition sensible, tels
que Ja couleur, la solidité, /étendue, ete. Mais comme il y a, selon
Kant, deux choses a distinguer dans lexercice des sens, a savoir : Ja
sensation elle-inéme et les formes de la sensibilité, représenteées par le
temps et par Vespace, il se croit oblige d’admettre aussi deux sortes
dappréhension ; Tune empirique, qui nous donne pour résultat des no-
lions sensibles ; Tautre @ priori, appelée aussi la synthese pure de Cup-
prehension, qui nous fournit les notions des nombres et les figures de
géometrie. Aujourd hui, tant en Allemagne qu’en France, le terme dont
nous venons d'expliquer les divers usages, est a peu prés abandonneé,
APULEE. 167
APULEE [Lucius Apuleius ou Appuleius], naquit 4 Madaure,
petite ville de la Numidie, alors province romaine, 120 ans environ
aprés Jésus-Christ. Apres avoir fait a Car thage ses pr emiér es études ,
il alla compléter son éducation a Athénes, ou il fut initié ala philosophie
grecque, principalement au sy stéme de Platon. D’ Athénes il se rendit
a Rome, apprit sans maitre la langue latine, et remplit pendant quel-
que temps la charge d’intendant. Mais la mort de ses parents l’ayant
mis en possession d’une fortune considérable, il ne crut pas en faire un
meilleur emploi que de la dépenser en voyages instructifs. En consé-
quence, il se mit a parcourir, comme les sages de l’antiquité, l’Orient
et !Egypte, étudiant principalement les doctrines religieuses des con-
trées qu'il visitait, et se faisant initier a plusieurs mystéres , entre autres
a ceux d’Osiris. De retour dans sa palrie , aprés avoir ainsi dissipé tous
ses biens, il épousa-une riche veuve dont il avait connu le fils 4 Rome.
Les parents de cette femme l’ayant accusé de magie devant le proconsul
romain, Apulée se défendit avec beaucoup d’art et d’éloquence , comme
le prouve son plaidoyer que l’on a conservé parmi ses ceuvres (Oratio
pro magia, etc.). On sait qu il vivait sous le régne d’Antoine et de Mare
Auréle; mais on ignore en quelle année il mourut.
Apulée appartient a cette époque indécise ot lesprit oriental et l’es-
prit grec, les croyances religieuses et les idées philosophiques, se mé-
laient, ou plutot se juxta-posaient dans l’opinion générale, sans former
encore un tout systématique. I] est un de ceux qui ont beaucoup con-
tribué, par leur exemple, a amener ce résultat, et, quoique les qualités
de son esprit et de ses ceuvres soient surtout Jittéraires, il ne peut étre
négligé impunément par l’historien de la philosophie. Ce n’est pas dans
un recueil comme celui-ci qu’il peut étre question de |’Ane d’or, véri-
table roman satirique sur lequel se fonde la réputation d’Apulée. Nous
ne parlerons pas méme de la plupart de ses écrits philosophiques , aride
et par la méme infidéle analyse des doctrines de Platon et d’Aristote.
Il n'y a guére que sa démonologie, contenue presque tout entiére
dans louvrage intitulé de Deo Socratis, qui mérite Vhonneur d’étre
citée; car 1a se trouve l’élément nouveau qu'il voulait introduire dans la
philosophie, et qui joue un si grand role chez les derniers Alexandrins.
Dans la pensée d Apulée, il est indigne de la majesté supréme que Dieu
intervienne directement dans les phénomeénes de la nature. Par consé-
quent, il met a ses ordres des légions de serviteurs de différents grades,
qui gouvernent ou qui agissent d’aprés leur impulsion et leur plan éler-
nel. Ces serviteurs, ce sont les démons, revetus dun corps subtil
comme lair, et habitants de la région moyenne qui s’étend entre le ciel
et la terre. Rien de ce qui se passe dans la nature ou dans le coeur de
homme ne peut échapper a leurs regards pénétrants. Quelquefois
méme, lorsque Dieu nous appelle a quelque grande mission, ils yien-
nent, nous vivants, habiter notre corps et nous dicter ce que nous
avons a faire. Ainsi s’explique le génie familier de Socrate. Cest a cette
méme crovance qu Apulée veut raltacher lous les usages religieux, tant
chez les Grecs que chez les barbares. Ce n'est pas assez que ces idées
soient par elles-méemes d'un caraclére peu philosophique ; elles sont en-
core présentées sous une forme confuse et dans un ordre tout a fait
arbitraire, Voici les titres des ouvrages d’Apuicée et des travaux aux-
168 ARABES (PHILOSOPHIE DES).
quels ils ont donné lieu : de Philosophia, seu de Habitudine doctrinarum
et nativitate Platonis, lib. 11; — de Mundo (une traduction de l’ou-
vrage faussement altribué sous le méme litre a Aristote) ; —de Deo
Socratis; — Fabule milesiw, seu Metamorph., lib. x1; — Hermetis
Trismeg. de Natura deorum, ad Asclepium alloquuta. —Ses OEuvres
complétes, 2 vol. in-8°, Lyon, 1614; et 2 vol. in-4°, Paris, 1688.
— Apuleti Theologia exhibita a Falstero, dans ses Cogitata philoso-
phica, p. 37.—de Apuleii vita, scriptis, etc., auct. Bosscha, dans le
3° vol. de l’édition de Leyde, in-4°, 1786.
ARABES (Puttosopnie pes). Les monuments littéraires des Arabes
ne remontent pas au dela du yi° siécle de lére chrétienne. Si la Bible
nous vante la sagesse des fils de /Orient, si auteur du Livre de Job
choisit pour théatre de son drame philosophique une contrée de l’Ara-
bie, et pour interlocuteurs des personnages arabes, nous pouvons en
conclure tout au plus que les anciens Arabes étaient arrivés a un certain
degré de cullure, et quils excellaient dans ce qu’on comprenait alors
sous le nom de sagesse , c’est-a-dire dans une certaine philosophie po-
pulaire , qui consistait a présenter, sous une forme poétique, des doc-
trines, des régles de conduite, des réflexions sur les rapports de
Vhomme avec les étres supérieurs, et sur les situations de la vie
humaine. Il ne nous est resté aucun monument de cette sagesse, et les
Arabes eux-mémes estiment si peu le savoir de leurs ancétres, qu’ils
ne datent leur existence intellectuelle que depuis Varrivée de Moham-
med, appelant la longue série de siécles qui précéda le prophéte le temps
de Vignorance.
Dans Jes premiers temps de l'islamisme, |’enthousiasme qu’excita la
nouvelle doctrine et le fanatisme des farouches conquérants ne lais-
sérent pas de place a la réflexion, et il ne put étre question de science
et de philosophie. Cependant un siécle s’était a peine éconlé que déja
quelques esprits indépendants, cherchant a se rendre compte des doctrines
du Koran, que jusque-la on avait admises sans autre preuve que l’au-
torilé divine de ce livre, émirent des opinions qui devinrent les germes
de nombreux schismes religieux parmi les Musulmans; peu a peu on
vit naitre différentes écoles, qui, plus tard, surent revélir leurs doc-
trines des formes dialectiques , et qui, tout en subissant Vinfluence de
la philosophie, surent se maintenir a coté des philosophes, les com-
battre avec les armes que Ja science leur avait fournies, et d’écoles théo-
logiques qu’elles étaient, devenir de véritables écoles philosophiques.
La premiere hérésie, & ce quil parait, fut celle des kadrites, @est-a-
dire de ceux qui professaient la doctrine du kadr, qu'on fait remonter a
Maabed ben-Khaled al-Djohni. Le mot kadr (pouvoir) a ici le sens de
libre arbitre. Maabed attribuait a la seule volonté de VThomme la déter-
mination de ses actions, bonnes ou mauvaises. Les choses, disait-il,
sont entieres, Cest-a-dire aucune prédestination, aucune fatalité nin-
flue sur la volonté ou Faction de Vhomme. Aux kadriles étaient opposes
les dabarites, ou tes fatalistes absolus, qui disaient que Vhomme n'a
de pouvoir pour rien, quon ne peut lui attribuer Ja faculté d’agir et que
ses actions sont le resultat de la fatalité et de Ja contrainte (djabar).
Celte doctrine, professée vers Ja fin de Ja dynastie des Ommiades, par
ARABES (PHILOSOPHIE DES). 169
Djahm ben-Safwan, aurait pu trés-bien marcher d’accord avec la
croyance orthodoxe, si, en méme temps, Djahm n’eutt nié tous les attri-
buts de Dieu, ne voulant pas qu’on attribudt au Créateur les qualités
de la créature, ce qui conduisait a faire de Dieu un étre abstrait, privé
de toute qualité et de toute action. Contre eux s’élevérent les cifatites ,
ou partisans des aétributs (cifat), qui, prenant a la lettre tous les attri-
buts de Dieu qu’on trouve dans le Koran, tombérent dans un grossier
anthropomorphisme.
De l’école de Hasan al-Bacri, a Bassora, sortit, au m® siécle de Vhé-
gire, la secte des motazales, ou dissidents, dont les éléments étaient
déja donnés dans les doctrines des sectes précédentes. Wacel ben-Atha
(né l’'an 80 de Vhégire, ou 699-700 de J.-C., et mort lan 131, ou
748-749 de J.-C.), disciple de Hasan, ayant été chassé de l’école,
comme dissident (motazal) , au sujet de quelque dogme religieux, se fit
lui-méme chef d’école, réduisant en systéme les opinions énoncées par
les sectes précédentes, et notamment celle des kadrites. Les motazales
se subdivisent eux-mémes en plusieurs sectes, divisées sur des points
secondaires; mais ils s’accordent tous a ne point reconnaitre en Dieu
des attributs distincts de son essence, et a éviter, par 1a, tout ce qui
semblait pouvoir nuire au dogme de lunilé de Dieu. Hs accordent a
Vhomme la liberté sur ses propres actions, et maintiennent la justice de
Dieu, en soutenant que homme fait, de son propre mouvement, le
bien et le mal, et a ainsi des mérites ou des démérites. C’est a cause
de ces deux points principaux de leur doctrine que les motazales se dé-
signent eux-mémes par la dénominalion de achdb al-adl wal-tauhid
(partisans de la justice et de unite). Us disent encore « que toutes les
connaissances nécessaires au salut sont du ressort de la raison; qu’on
peut, avant la publication de la loi, et avant comme aprés la révéla-
tion, les acquérir par les seules lumiéres de Ja raison, en sorte qu’elles
sont d’une obligation nécessaire pour tous les hommes, dans tous les
temps et dans tous les lieux. » (Voir De Sacy, Expose de la religion des
Druzes, t. 1, introd., p. xxxvij.) — Les motazales durent em-
ployer les armes de la dialectique pour défendre leur systéme contre
les orthodoxes et les hérétiques, entre lesquels ils tenaient le milieu;
ce furent eux qui mirent en vogue Ja science nommée ilm al-caldm
(science de Ja parole), probablement parce qu'elle s’occupait de la pa-
role divine. On peut donner a cette science le nom de dogmatique, ou
de théologie scolastique; ceux qui la professaient sont appelés motecal-
lemin. Sous ce nom nous verrons fleurir plus tard une école importante,
dont les motazales continuérent a former une des principales branches.
Ce que nous avons dit suffira pour faire voir que lorsque les Abba-
sides montérent sur le tréne des khalifes, esprit des Arabes était déja
assez exercé dans les subtilités dialectiques et dans plusieurs questions
métaphysiques, et préparé a recevoir les systémes de philosophie qui
allaient étre importés de l’étranger et compliquer encore davantage les
questions subtiles qui divisaient les différentes sectes. Peut-étre méme
le contact des Arabes avec les chrétiens de la Syrie et de la Chaldée,
ou la littérature grecque était cullivée, avait-il exercé une certaine in-
fluence sur la formation des sectes schismatiques parmi les Arabes. On
sait quels furent ensuite les nobles efforts des Abbasides, et notamment
170 ARABES (PHILOSOPHIE DES).
du khalife Al-Mamoun, pour propager parmi les Arabes les sciences
de la Gréce; et quoique les besoins matériels eussent été le premier
mobile qui porta les Arabes a s’approprier les ouvrages scientifiques des
Grecs, les différentes sciences qu’on étudia pour l'ulilité pratique, telles
que la médecine, la physique, l’astronomie, étaient si étroitement liées
a la philosophie, qu’on dut bientot éprouver le besoin de connaitre cette
science sublime, qui, chez les anciens, embrassait, en quelque sorte,
toutes les autres, ct leur prétait sa dialectique et sa sévére méthode.
Parmi les philosophes grecs, on choisit de préférence Aristote, sans
doute parce que sa méthode empirique s’accordait mieux que lidéalisme
de Platon avec Ja tendance scientifique et positive des Arabes, et que
sa logique était considérée comme une arme utile dans la lutte quoti-
dienne des différentes écoles théologiques.
Les traduclions arabes des ceuvres d’Aristote, comme des ouvrages
grecs en général, sont dues, pour la plupart, a des savants chrétiens
syriens ou chaldéens, notamment a des nestoriens, qui vivaient en grand
nombre comme médecins a la cour des khalifes, et qui, familiarisés avec
la littérature greeque, indiquaient aux Arabes les livres qui pouvaient
leur offrir le plus dintérét. Les ouvrages d’Aristote furent traduits, en
grande partie, sur des traductions syriaques ; car dés le temps de l’em-
pereur Justinien on avait commencé a traduire en syriaque des livres
grecs, et arépandre ainsi dans Orient la littérature des Hellénes. Parmi
les manuscrits syriaques de la Bibliotheque royale, on trouve un volume
(n° £61) qui renferme |’sagoge de Porphyre et trois ouvrages d’Aristote,
savoir : les Catégories, le livre de | Interpretation et les Premiers Ana-
lytiques. La traduction de l'Isagoge y est altribuée au Frére Athanase,
du monastére de Beth-Malca, qui l’acheva l'an 956 (des Séleucides), ou
645 de J.-C. Celle des Catégories est due au métropolitain Jacques
d’Edesse (qui mourut l'an 708 de J.-C.). Un manuscrit arabe (n° 882 A)
qui remonte au commencement du xi° siécle, renferme tout |! Organon
d'Aristote, ainsi que la Rheétorique, la Poétique et \ Isagoge de Porphyre.
Le travail est di a plusieurs traducteurs; quelques-uns des ouvrages
portent en titre les mots traduit du syriaque, de sorte qu'il ne peut res-
ter aucun doute sur l’origine de ces traductions. On voit, du reste, par
les nombreuses notes interlinéaires et marginales que porte le ma-
nuscrit, qu'il existait, dés le x* siecle, plusieurs traductions des diffé-
rents ouvrages d’Aristote, et que les travaux faits a la hate sous les
khalifes Al-Mamoun et Al-Motawackel furent revus plus tard, corrigés
sur le lexte syriaque ou grec, ou méme entiérement refaits. Les livres
des Reéfutations des sophistes se présentent, dans notre manuscrit, dans
quatre traductions différentes. La seule vue de l'appareil critique que
présente ce précieux manuscrit peut nous convaincre que les Arabes
possédaient des traductions faites avec la plus scrupuleuse exactitude,
et que Jes auteurs qui, sans les connaitre, les ont traitées de barbares
et dabsurdes (Voyes Brucker, Hist. crit. phil., t. 11, p. 106, 107,
149, 150) étaient dans une profonde erreur; ces auteurs ont basé leur
jugement sur de manvaises versions latines dérivées, non de Varabe,
mais des versions hébraiques.
Les plus célébres parmi les premiers traducteurs arabes d’ Aristotle
furent Honain ben-Ishak, médecin nestorien établi a Bagdad (mort
ARABES (PHILOSOPHIE DES). 174
en 873), et son fils Ishak; les traductions de ce dernier furent trés-esti-
mées. Au x° siécle, Yahya ben-Adi et Isa ben-Zaraa donnérent de nou-
velles traductions ou corrigérent les anciennes. On traduisit aussi les
principaux commentateurs d’Aristote, tels que Porphyre, Alexandre
d’Aphrodisée, Themistius , Jean Philopone. Ce fut surtout par ces com-
mentateurs que les Arabes se familiarisérent aussi avec la philosophie
de Platon, dont les ouvrages ne furenl pas tous traduits en arabe, ou
du moins ne furent pas trés-répandus, a l'exception de la République,
qui fut commentée plus tard par Ibn-Roschd (Averrhoés). Peut-étre ne
pouvait-on pas d’abord se procurer la Politique d’Aristote, et on la
remplaga par la République de Platon. Il est du moins certain que la
Politique n’était pas parvenue en Espagne; mais elle existait pourtant
en Orient, comme on peut le voir dans le postscriptum mis par Ibn-
Roschd a la fin de son commentaire sur l’Ethique, et que Jourdain
(Recherches crit., etc., in-8°, nouy. édit., Paris, 1843, p. 438) a cité
d’aprés Herrmann |’Allemand.—Un auteur arabe du xmr° siécle, Djemal-
eddin al-Kifti, qui a écrit un Dictionnaire des philosophes, nomme, a
article Platon, comme ayant été traduits en arabe, le livre de la Répu-
blique, celui des Lois et le Timée, et, a l'article Socrate, le méme au-
teur cile de longs passages du Criton et du Phédon. — Quoi qu'il en
soit, on peut dire avec cerlitude que les Arabes n’avaient de notions
exactes, puisées aux sources, que sur la seule philosophie d’Aristote.
La connaissance des ceuvres d’Aristote et de ses commentateurs se ré-
pandit bientot dans toutes les écoles, toutes les sectes les étudiérent
avec avidité. «La doctrine des philosophes, dit l’historien Makrizi,
causa a la religion, parmi les Musulmans, des maux plus funestes
qu’on ne le peut dire. La philosophie ne servit qu’a augmenter les er-
reurs des hérétiques, et & ajouter a leur impiété un surcroit dimpiété »
(De Sacy, |. ¢., p. xxij). On vit bientot s’élever, parmi les Arabes,
des hommes supérieurs qui, nourris de |’étude d’Aristote, entreprirent
eux-mémes de commenter les écrits du Stagirite et de développer sa
doctrine. Aristote fut considéré par eux comme le philosophe par excel-
lence, et si l’on a eu tort de soutenir que tous les philosophes arabes
n'ont fait que se trainer servilement a sa suite, du moins est-il vrai
qu'il a toujours exercé sur eux une véritable dictature pour tout ce qui
concerne les formes du raisonnement et la méthode. Un des plus an-
ciens et des plus célébres commentateurs arabes est Abou Yousouf
Yaakoub ben-Ishak al-Kendi (Voyez Kenpr), qui florissait au rx° siécle.
Hasan ben-Sawiar, chrétien, au x® siécle, disciple de Yahya ben-Adi,
écrivit des commentaires dont on trouve de nombreux extraits aux mar-
ges du manuscrit de Organon, dont nous avons parlé. Abou-Nagr al-
Farabi, au x¢ siécle, se rendit célébre surtout par ses écrits sur la Logique
(Voyez Farast). Abou-Ali Ibn-Sina, ou Avicenne, au xi° siécle, composa
une série d’ouvrages sous les mémes titres et sur le méme plan qu Aris-
tote, auquel il prodigua ses louanges. Ce que Ibn-Sina fut pour les Arabes
d’Orient, Ibn-Roschd, ou Averrhoés, le fut, au xm siécle, pour les Arabes
d’Occident. Ses commentaires lui acquirent une réputation immense, et
firent presque oublier tous ses devanciers (Voyez Ipn-Roscup). Nous ne
pouvons nous empécher de citer un passage de la préface d Jbn-Roschd
au commentaire de la Physique, afin de faire voir quelle fut la pro-
172 ARABES (PHILOSOPHIE DES).
fonde vénération des philosophes proprement dits pour les écrits d’Aris-
tote : « L’auteur de ce livre, dit Ibn-Roschd, est Aristote, fils de Nico-
maque, le célébre philosophe des Grecs, qui a aussi composé les autres
ouvrages qu'on trouve sur cette science (la physique), ainsi que les
livres sur la logique et les traités sur la mélaphysique. C’est lui qui a
renouvelé ces trois sciences, ¢’est-a-dire la logique, la physique et la
métaphysique, et c’est lui qui les a achevées. Nous disons qu’il les a
renouvelées, car ce que d'autres ont dit sur ces maliéres n’est pas digne
d’étre considéré comme point de départ pour ces sciences..., et quand.
les ouvrages de cet homme ont paru, les hommes ont écarté les livres
de tous ceux qui l’ont précédé. Parmi les livres composés avant lui,
ceux qui, par rapport a ces mali¢res, se trouvent le plus prés de la
méthode scientifique, sont les ouvrages de Platon, quoique ce qu’on y
trouve ne soit que trés-peu de chose en comparaison de ce qu’on trouve
dans les livres de notre philosophe, et qwils soient plus ou moins im-
parfaits sous le rapport de la science. Nous disons ensuite qu'il les a
achevées (les trois sciences) ; car aucun de ceux qui |’ont suivi, jusqu’a
notre temps, c’est-a-dire pendant prés de quinze cents ans, n’a pu
ajouter a ce quil a dit rien qui soil digne d’attention. C’est une chose
extrémement étrange et vraiment merveilleuse que tout cela se trouve
réuni dans un seul homme. Lorsque cependant ces choses se trouvent
dans un individu, on doit les attribuer plutot a Vexistence divine qu’a
existence humaine; c’est pourquoi les anciens l’ont appelé le divin »
(Comparez Brucker, t. m1, p. 105).
On se tromperait cependant en croyant que tous les philosophes arabes
partageaient cette admiration, sans y faire aucune restriction. Maimo-
nide, qui s’exprime a peu prés dans les mémes termes qu’ Ibn-Roschd
sur le compte d’Aristote (Voyez sa lettre a R. Samuel Ibn-Tibbon, vers
Ja fin) , borne cependant Vinfaillibilité de ce philosophe au monde sub-
lunaire, et n’admet pas toutes ses opinions sur les sphéres qui sont au-
dessus de lorbite de la lune et sur le premier moteur (Voyez Moré
nebouchim , liv. 1, c. 22). Avicenne n’allait méme pas si loin que Mai-
monide; dans un endroit ott il parle de l'arc-en-ciel, il dit : « Jen
comprends certaines qualités, et je suis dans l’ignorance sur certaines
autres; quant aux couleurs, je ne les comprends pas en vérite, et je ne
connais pas leurs causes. Ce qu’Aristote en a dit ne me suffil pas; car
ce n’est que mensonge et folie» (Voyez R. Schem-Tob ben-Palkéira,
Moré hammore, Presburg , 1837, p. 109).
Ce qui surtout a dt préoecuper les philosophes arabes, quelle que put
étre dailleurs leur indifférence a l’égard de lislaiiisme, ce fut le dua-
lisme quirésulte de la doctrine d’Aristote, et quils ne pouvaient avouer
sans rompre ouvertement avec la religion, et, pour ainsi dire, se dé-
clarer athées. Comment lénergie pure d’Aristote, cette substance abso-
lue, forme sans mati¢re, peul-elle agir sur univers? quel est le lien
entre Dieu et la mati¢ére? quel est le lien entre lame humaine et la
raison active qui vient de dehors? Plus la doctrine d’Aristote laissait ces
questions dans le vague, et plus Jes philosophes arabes devaient s'ef-
forcer de la compléter sous ce rapport, pour sauver TPanité de Diew,
sans tomber dans le panth¢isme. Quelques philosophes, tels qu’Ibn-
Badja et Ibn-Roschd ( Voyez ces noms), ont écrit des traités particuliers
ARABES (PHILOSOPHIE DES). 175
sur la Possibilité de la conjonction. Cette question, a ce quil parait,
a beaucoup occupé les philosophes; pour y répondre, on a mélé au
systeéme du Stagirite des doctrines qui Jui sont étrangéres, ce qui fit
naitre parmi les philosophes eux-mémes plusieurs écoles dont nous
parlerons ci-aprés, en dehors des écoles établies par les défenseurs des
dogmes religieux des différentes sectes.
Pour mieux faire comprendre tout l’éloignement que les différentes
sectes religieuses devaient ¢prouver pour les philosophes , nous devons
rappeler ici les principaux points du systeme métapbysique de ces der-
niers, ou de leur théologie, sans entrer dans des détails sur la diver-
gence qu'on remarque parmi les philosophes arabes sur plusieurs points
particuliers de cette métaphysique. Quant a la logique et ala physique,
toules les écoles tant orthodoxes qu’hétérodoxes sont a peu pres
d’accord :
1°. La matiére, disaient les philosophes, est éternelle; si l’on dit que
Dieu acréé le monde, ce nest la qu'une expression métaphorique. Dieu,
comme premicre cause, est Vouvrier de la maliére, mais son ouvrage
ne peut tomber dans le temps, et n’a pu commencer dans un temps
donné. Dieu est a son ouvrage ce que la cause est a l’effet; or ici la
cause est inséparable de leffet , et si l'on supposait que Dieu, a une cer-
taine époque, a commencé son ouvrage par sa volonté et dans un cer-
tain bu¢, il aurait été imparfail avant davoir accompli sa volonté et
atteint son but, ce qui serait en opposition avec Ja perfection absolue
que nous devons reconnaitre a Dieu. — 2°. La connaissance de Dieu,
ou sa providence, s‘étend sur les choses universelles, c’est-a-dire sur
les lois générales de lunivers, et non sur les choses particuli¢res ou
accidentelles; car si Dieu connaissait les accidents particuliers, il y au-
rail un changement temporel dans sa connaissance, c’est-a-dire dans
son essence, tandis que Dieu est au-dessus du changement. —3°. Lame
humaine n’étant que la faculté de recevoir toute espéce de perfection ,
cel intellect passif se rend propre, par l'étude et les moeurs, a recevoir
Taction de intellect actif qui cmane de Dieu, et le but de son existence
est de s identifier avee Vintellect actif. Arrivée a cette perfection, lame
oblient la béatitude éternelle, nimporte quelle religion Thomme ait
professée, et de quelle maniére il ait adoré Ja Divinité. Ce que la religion
enseigne du paradis, de lenfer, etc., nest qu'une image des récom-
penses et des chatiments spiritucls, qui dépendent du plus ou du moins
de perfection que thomme a atteint ici-bas.
Ce sont la les points par lesquels les philosophes déclaraient la guerre
a toutes les sectes religieuses a la fois; sur d'autres points secondaires
ils tombaient d’accord tantot avec une secte, tantot avee une aulre;
ainsi, par exemple, dans leur doctrine sur les attributs de la Divinité,
ils étaient d’accord avec les motazales.
On comprend que les orthodoxes devaient voir de mauvais ceil les
progres de la philosophie; aussi la secte des philosophes proprement
dits fut-elle regardée comme herétique. Les plus grands philosophes
des Arabes, tels que Kendi, Farabi, Ibn-Sina, Ibn-Roschd, sont ap-
pelés suspects par ceux qui les jugent avee moins de sévérité. Cepen-
dant la philosophie avait pris un si grand empire, elle avait tellement
enyahi les écoles théologiques elles-mémes, que les théologiens durent
474 ARABES (PHILOSOPHIE DES).
se mettre en défense, soutenir les dogmes par le raisonnement, et
élever systeme contre systéme, afin de contrebalancer, par une théo-
logie rationnelle, la pernicieuse métaphysique d’Aristote. La science
du caldm prit alors les plus grands développements. Les auteurs mu-
sulmans distinguent deux espéces de caldm, l’ancien et le moderne :
le premier ne s‘occupe que de la pure doctrine religieuse et de Ja polé-
mique contre les sectes hétérodoxes; le dernier, qui commenga aprés
lintroduction de la philosophie grecque, embrasse aussi les doctrines
philosophiques et les fait fléchir devant les doctrines religieuses. C’est
sous ce dernier rapport que nous considérons ici le caldm. De ce mot
on forma le verbe dénominatif tecallam (professer le caldm) dont le
participe motecallem, au pluriel motecallemin , désigne les partisans du
caldém. Or, comme ce méme verbe signifie aussi parler, Jes auteurs
hebreux ont rendu le mot motecallemin par medabberim (loquentes) ,
et c'est sous ce dernier nom que les motecallemin se présentent ordinaire-
ment dans les historiens de la philosophie, qui ont puisé dans les ver-
sions hébraiques des livres arabes. On les appelle aussi ocowliyyin, et
en hébreu schoraschiyyim (radicaux ), parce que leurs raisonnements
concernent les croyances fondamentales ou les racines.
Selon Maimonide (More nebouchim, liv. 1,¢. 71), lesmotecallemin mar-
chérent sur les traces de quelques théologiens chrétiens, tels que Jean
le Grammairien (Philopone) , Yahva ibn-Adi et autres, également inté-
ressés a réfuter les doctrines des philosophes. « En général, dit Maimo-
nide, tous les anciens motecallemin, tant parmi les Grecs devenus
chrétiens que parmi les Musulmans, ne s’attachérent pas d’abord, en
établissant leurs propositions, a ce qui est manifeste dans |'étre , mais ils
considéraient comment l'étre devait exister pour qu'il put servir de
preuve de la vérité de leur opinion, ou du moins ne pas la renverser. Cet
étre de leur imagination une fois établi, ils déclarérent que l’étre est de
telle manicre; ils se mirent a argumenter, pour confirmer ces hypo-
theses, dott ils devaient faire découler les propositions par lesquelles
Jeur opinion put se confirmer ou étre a Vabri des attaques. » — « Les
motecallemin, dit-il plus loin, quoique divisés en différentes classes,
sont tous d’accord sur ce principe : quil ne faut pas avoir égard a ce
que l'étre est, car ce nest la qu'une Aabitude (et non pas une necessite) ,
et le contraire est toujours possible dans notre raison. Aussi dans
beaucoup dendroits suivent-ils imagination , qu'ils décorcnt du nom de
raison, »
Le but principal des motecallemin était d’établir la nowveauté du
monde, ou la créalion de Ja mati¢re, afin de prouver par la lexistence
d'un Dieu créateur, unique et incorporel. Cherchant dans les anciens
philosophes des principes physiques qui pussent conyenir a leur but, ils
choisirent le systeme des atomes, emprunté, sans aucun doute, a Dé-
mocrite, dont les Arabes connaissaient les doctrines par les écrits d A-
ristote. Selon le Dictionnaire des philosophes, dont nous avons parlé
plus haut, il existait méme parmi les Arabes des écrits attribués a
Démocrite et traduits du syriaque. — Les atomes, disaient les mote-
callemin, n'ont ni quantité ni étendue. Hs ont été eréés par Dieu et
Je sont toujours, quand cela plait au Créateur. Les corps naissent et
périssent par la composition et la séparation des atomes. Leur composi-
ARABES (PHILOSOPHIE DES). 175
tion s’effectuant par le mouvement, les motecallemin admettent, comme
Démocrile, le vide, afin de laisser aux atomes la faculté de se joindre et
de se séparer. De méme que l’espace est occupé par les atomes et le
vide, de méme le temps se compose de petits instants indivisibles , sé-
parés par des intervalles de repos. Les substances ou les atomes ont
beaucoup daccidents ; aucun accident ne peut durer deux instants, ou,
pour ainsi dire, deux atomes de temps; Dieu en crée continuellement de
nouveaux, et lorsqu’il cesse d’en créer, la substance périt. Ainsi Dieu
est toujours libre, et rien ne nait ni ne périt par une loi nécessaire de
la nature. Les privations, ou les altributs négatifs, sont également des
accidents réels et positifs produits constamment par le Créateur. Le
repos, par exemple, n’est pas la privation du mouvement, ni ligno-
rance la privation du savoir, ni la mort !a privation de la vie; mais
le repos, ignorance, la mort, sont des accidents positifs, aussi bien
que leurs opposés, et Dieu les crée sans cesse dans la substance, aucun
accident ne pouvant durer deux atomes de temps. Ainsi dans le corps
privé de vie, Dieu crée sans cesse ]’accident de la mort qui sans cela ne
pourrait pas subsister deux instants. — Les accidents n’ont pas entre
eux de relation de causalité; dans chaque substance, il peul exister
toute espéce d’accidents. Tout pourrait étre autrement qu'il n’est, car
tout ce que nous pouvons nous imaginer peut aussi exister rationnelle-
ment. Ainsi, par exemple, le feu a Vhabitude de s éloigner du centre
et d’étre chaud; mais Ja raison ne se refuse pas a admettre que le feu
pourrait se mouvoir vers le centre et étre froid, tout en restant le feu. Les
sens ne sauraient étre considérés comme criterium de la vériié, et on
ne saurait en tirer aucun argument, car leurs perceptions trompent
souvent. En somme, les motecallemin détruisent toute causalité, et dé-
chirent, pour ainsi dire, tous les liens de la nature, pour ne laisser
subsister réellement que le Créateur seul. — Tous les éclaircissements
relatifs aux principes philosophiques des motecallemin et les preuves
quils donnent de la nouveauté du monde, de lunité et de !immatéria-
hié de Dieu, se trouvent dans le Moré nebouchim de Maimonide, 1° par-
tie, c. 73 a 76. Malgré les assertions d'un orientaliste moderne, qui
nous assure en sayoir plus que Maimonide et Averrhoés, nous croyons
devoir nous en tenir aux détails du Moré, et nous pensons qu'un phi-
losophe arabe du xu¢ siécle, qui avait a sa disposition les sources les plus
aulhentiques, quia beaucoup lu et qui surtout a bien compris ses
auteurs, mérite beaucoup plus de confiance qu'un écrivain de nos
jours, lequel nous donne les résultats de ses études sur deux ou trois
ouvrages relalivement trés-modernes.
On a déja vu comment les motazales, principaux représentants de
Vancien caldm, pour sauver l’unité et la justice absolues du Dieu créa-
teur, refusaient d’admettre les attributs, et accordaient a homme le
libre arbitre. Sous ces deux rapports, ils étaient d’accord avec les phi-
losophes. Ce sont enx qu’on doit considérer aussi comme Ices fonda-
teurs du caldm phiiosophique, dont nous venons de parler, quoiqu ils
naient pas tous professé ce systéme dans toute sa rigueur. L’exagéra-
tion des principes du calam semble étre due a une nouvelle secte reli-
gieuse, qui prit naissance au commencement du x° siécle, et qui, vou-
lant maintenir les principes orthodoxes contre les motazales et les
176 ARABES (PHILOSOPHIE DES).
philosophes, dut elle-méme adopter un sysiéme philosophique pour
combattre ses adyersaires sur leur propre terrain, et arriva ainsi a s‘ap-
proprier le calam et a le développer. La secte dont nous parlons est celle
des ascharites, ainsi nommeée de son fondateur Aboulhasan Ali ben-
Ismaél al-Aschari de Bassora (né vers lan 880 de J.-C., et mort vers
940). Il fut disciple d Abou-Ali al-Djabbai , un des plus illustres mota-
zales, que la mere d’Aschari avait épouse en secondes noces. Elevé
dans les principes des motazales, et déja un de leurs principaux doc-
teurs, il déclara publiquement, un jour de vendredi, dans Ja grande
mosquée de Bassora, quil se repentait d'avoir professé des doctrines
héréliques, ct qu'il reconnaissait la précxistence du Koran, les attributs
de Dieu et la prédestination des actions humaines. Il réunit ainsi les
doctrines des djabarites et des cifatites; mais les ascharites faisaient
quelques réserves, pour ¢viter de tomber dans |‘anthropomorphisme
des cifatites, el pour ne pas nier toute espéce de mérite el de démérite
dans les actions humaines. S‘il est vrai, disent-ils, que les attributs de
Dieu sont distincts de son essence, il est bien entendu qu'il faut écarter
toute comparaison de Dieu avec la créature, et qu’il ne faut pas prendre
ala lettre les anthropomorphismes du Koran. Sil est vrai encore que
Jes actions des hommes sont créées par la puissance de Dieu, que la
volonté éternelle et absolue de Dieu est la cause primitive de tout ce
qui est et de tout ce quise fait, de maniére que Dieu soit réellement
Yauteur de tout bien et de tout mal, sa volonté ne pouvant étre séparée
de sa prescience, homme a cependant ce quils appellent laequisition
(casb), c’est-a-dire, un certain concours dans la production de l’action
créée, et acquiert par la un mérite ou un démérite (Voyes Pococke,
Specimen hist. Arab., p. 239, 240, 249). C’est par cette hypothése de
lacquisition, chose insaisissable et vide de sens, que plusieurs docteurs
ascharites ont cru pouvoir attribuer 2 homme une petite part dans la
causalité des actions. Ce sont les ascharites qui ont poussé jusqu’a lPex-
irémilé les propositions des accidents ci de la réalité des attributs nega-
tifs que nous avons mentionnées parmi celles des moiecallemin, et ont
soutenu que les accidents naissent cl disparaissent constamment par
la volonté de Dieu; ainsi, par exemple, lorsque [homme écrit, Dicu
erée quatre accidents qui ne se tiennent par aucun lien de causalite,
savoir: 4° Ja volonté de mouvoir Ja plume; 2° la faculté de la mouvoir;
3° le mouvement de Ja main; 4° celui de Ja plume. Les motazales, au
contraire, disent que Dieu, a ia vérilé, est le créateur de la faculté hu-
maine, mais que, par cette faculté crece, Fhomme agit librement ; cer-
lains altriputs neégatifs sont de veritables privations et nont pas de
réalilé, comme, par exemple, la faiblesse qui n'est que la privation de la
force, ignorance qui est la privation du savoir ( Voyes More, liv. 1,
c. 73, proposit. 6 et 7.— Ahron ben Elia, £ts Mayyim, in-8°, Leipzig,
1$40,,.p..415).
On voit que les motecallemin, ou Jes alomistes, comptaient dans leur
sein des motazales et des ascharites. Ces sectes et leurs differentes sub-
divisions ont du nécessairement modifier ga et la le systeéme primitif ct
Je faire pher a Jeurs doctrines particulicres. Le mot motecallemin se
prenait , du reste, dans un sens tres-vaste, et designait lous ceux qui
appliquaient les raisonnements philosophiques aux dogmes religicux,
ARABES (PHILOSOPHIE DES). a
par opposition aux fakihs, ou casuistes, qui se bornaient a la simple
tradilion religieuse, et i] ne faut pas croire qu il suffise de lire un auteur
quelconque qui dit traiter la doctrine du calam, pour y trouver le sys-
teme primitif des motecallemin atomistes.
Au x® siécle le calam était tout a fait a la mode parmi les Arabes.
A Bassora il se forma une société de gens de lettres qui prirent le nom
de Fréres de la pureté ou de la sincérité (Ikhwan al-cafa) et qui avaient
pour but de rendre plus populaires les doctrines amalgamées de la reli-
gion et de la philosophie. Ils publiérent a cet effet une espéce d’ency-
clopédie composée de cinquante trailés, ou les sujets n’étaient point
solidement discutés, mais seulement effleurés, ou du moins envisagés
d'une maniére familiére et facile. Cet ouvrage, qui existe a la Biblio-
théque royale, peut donner une idée de toutes Jes études répandues
alors parmi Jes Arabes. Repoussés par les dévois comme impies, les en-
cyclopédistes n’eurent pas grand accueil prés des véritables philo-
sophes.
Les éléments sceptiques que renferme la doctrine des motecallemin
portérent aussi leurs fruits. Un des plus célebres docteurs de l’école des
ascharites, Abou-Hamed al-Gazali, ihéologien philosophe, peu satisfait
d’ailleurs des théories des motecallemin, et penchant quelquefois vers Je
mysticisme des soufis, employa habilement le scepticisme, pour com-
battre Ja philosophie au profit de la religion, ce qu'il fil dans un ou-
vrage intitulé : Tehdfot al-faldsifa (la Destruction des philosophes), ou
il montra que les philosophes n’ont nullement des preuves évidentes
pour établir les vingt points de doctrine (savoir les trois points que nous
avons mentionnés ci-dessus et dix-sept points secondaires ) dans les-
quels ils se trouvent en contradiction avec Ja doctrine religieuse (Voyez
a larticle Gazani). Pius tard Ibn-Roschd écrivit contre cet ouvrage la
Destruction de la destruction (Tehafot al-tehafot).
Les philosophes proprement dits se divisérent également en diffé-
rentes sectes. [1 parait que le platonisme, ou plutot le néoplatonisme,
avait aussi trouvé des partisans parmi les Arabes; car des écrivains
musulmans distinguent parmi les philosophes les mascehdyin (péripaté-
ticiens) et les aschrdkiyyin, qui sont des philosophes contemplatifs, et
ils nomment Platon vomme le chef de ces derniers ‘Voyes Tholuck,
Doctrine spéculative de la Trinité, in-8°, Berlin, 1826, all.). Quant au
mot Ischrdék, dans lequel M. Tholuck croit reconnaitre le coz:cves
mystique, et quil rend par thanination, il me semble quil dérive plu-
tot de schark ou meschrek (orient), et quil désigne ce que les Arabes
appellent la philosophie orientale (hicma meschrekiyva,, nom sous
Jequel on comprend aussi chez nous certaines doctrines orientales qui
déja, dans l’école d’Aiexandrie s’étaient confondues avec la philosophie
grecque.
Les péripatéticiens arabes eux-mémes, pour expliquer lVaction de
Venergie pure, ou de Dieu, sur Ja matic¢re, empruntcrent des doctrines
néoplatoniciennes, et placérent les trtelligences des spheres entre Dieu
el le monde, adoptant une espece d’émanation. Les ischrdkiyyin pé-
nétrérent sans doute plus avant dans le néoplatonisme, et, penchant
vers le mysticisme, ils s‘occupent surtout de union de Vhomme avec
Ja premi¢re intelligence ou avec Dieu. Parmi les philosophes célebres
t 12
A7S ARABES (PHILOSOPHIE DES).
des Arabes Ibn-Badja (Avenpace) et Ibn-Tofail (Voyez ces noms) pa-
raissent avoir professe la philosophie dite ¢sehrdk. Cette philosophie
contemplative, selon Ibn-Sina cité par Ibn-Tofail (Philosophus au-
todidactus, sive Epistola de Hai Ebn-Yokdhan, p. 19), forme le sens
occulte des paroles dArislote. Nous retrouvons ainsi chez les Arabes
ceite distinction entre l’Aristote exotérique et ésoterique, établie plus
tard dans lécole platonique d'Italie, qui adopta la doctrine mystique
de la kabbale, de méme que les Isechrakiyyin des Arabes tomberent
dans le mysticisme des soufis, qui est probablement puisé en partie
dans la philosophie des Indous. Nous consacrerons a la doctrine des
soufis un article particulier. — En général, on peut dire que Ja phi-
losophie chez les Arabes, loin de se borner au péripalétisme pur, a
traversé a peu prés toutes les phases dans lesquelles elle s'est mon-
trée dans le monde chretien. Nous y retrouvons le dogmatisme, le
scepticisme, Ja théorie de /émanation et méme quelquefois des doc-
trines analogues au spinozisme et au panthéisme moderne (Voyez Tho-
luck, loco cit.). — Nous renvoyons, pour des informations plus détail-
Jées sur les philosophes arabes et leurs doctrines aux articles KENpI,
Farasi, [en-Siva, Gazart, pn-Bansa, Lsx-Toram , Iex-Roscup, Msimo-
NIDE. '
Les derniers grands philosophes des Arabes florissaient au x1° si¢cle.
A partir du xi, nous ne trouvons plus de péripatéliciens purs, mais
seulement quelques écrivains célebres de philosophie religieuse, ou si
lon veut, des motecallemin, qui raisonnaient philosophiquement sur ja
religion, mais qui sont bien loin de nous présenter le vrai systeme de
lancien calam. Un des plus célebres est Abd-al-rahman ibn-Ahmed al-
Aidji (mort en 1335), auteur du Attdb al-mawakif (Livre des stations) ,
ou Systeme du caldm, imprimé a Constantinople, en 1824, avee un com-
mentaire de Djordjani.
La décadence des études philosophiques, notamment du péripatétisme,
doit étre attribuée a lascendant que prit, au xu® siecle, la secte des
ascharites dans la plus grande partie du monde musulman. En Asie,
nous ne trouvons pas de grands péripatéticiens postérieurs a Ibn-Sina.
Sous Salah-eddin (Saladin) et ses successeurs, Fascharisme se repandit
en Egypte, et ala méme époque il florissait dans | Occident musulman
sous la fanatique dynastie des Mowahhedin ou Almohades. Sous Alman-
cour (Abou-Yousouf Yaakoub), troisieme roi de cette dynastie, qui
monta sur le trone en 418%, Ibn-Rosehd, le dernier grand philosophe
d’Espagne, cut a subir de graves persécutions. Un auteur arabe-espa-
eno! de ees temps, cite par Uhistorien africain Makari, nomme aussi un
certain Ben-ifabib, de Séville, qu Almamoun, fils d-Almangour, fit
condamner a morta cause de ses études philosophiques, et il ajoute
que Ja philosophic est en Espagne un science haie, quon nose sen
occuper quen secret, et quon cache les ouvrages qui traitent de cette
science (Manuscr. arabes de la Biblioth. rovale, n° 705, f° 4 recto).
Partout on préchait, dans les mosquées, contre Aristote, Farabi, Ibn-
Sina. En 1192, les ouvrages du philosophe Al-Raon Abd-al-Salam
furent pubiquement brilés a Bagdad. Cest a ces perscculions des
philosophes dans tous les pays musulmans quil faut attribuer Pex-
tréme rareté des ouvrages de philosophie écrits en arabe. La philoso-
ARABES (PHILOSOPHIE DES). 179
phie chercha alors un refuge chez les Juifs, qui traduisirent en hébreu
les ouvrages arabes, ou copiérent les originaux arabes en caractéres
hébreux. C’est de cette manicre que Jes principaux ouvrages des philo-
sophes arabes, et notamment ceux d'Ibn-Roschd, nous ont été con-
servés. Gazali lui-méme ne put trouver grace pour ses ouvrages pure-
ment philosophiques,; on ne connait, en Europe, aucun exemplaire
arabe de son résumé de la philosophie intitulé Makdeid al-faldsifa (les
Tendances des philosophes), ni de sa Destruction des philosophes, et ces
deux ouvrages n’existent quen hébreu (Voyez Gazart>. Dans cei état
de choses, la connaissance approfondie de la langue rabbinique est in-
dispensable pour celui qui veut faire une étude sérieuse de !a philoso-
phie arabe. Les Ibn-Tibbon, Levi ben-Gerson, Calonymos ben-Calo-
nymos, Moise de Narbonne, et une foule d’autres traducteurs et com-
mentateurs peuvent étre considérés comme les continuateurs des philo-
sophes arabes. Ce fut par les traductions des Juifs, traduites a leur
tour en latin, que les ouvrages des philosophes arabes, et méme, en
grande partie, les écrils d’Arislote, arrivérent a la connaissance des
scolastiques. L’empereur Fredéric I] encouragea les travaux des Juifs;
Jacob ben-Abba-Mari ben-Antoli, qui vivaita Naples, dit, ala fin de
sa traduction du Commentaire d'Ibn-Roschd sur ! Organon, achevée
en 1232, qu il avait une pension de lempereur, qui, ajoute-t-il, aime la
science et ceux qui sen occupent. — Les ouvrages des philosophes
arabes, et Ja maniére dont les euvres d’Aristote parvinrent dabord au
monde chrétien, exercerent une influence décisive sur le cara:tere que
prit la philosophie scolastique. De la dialectique arabico-aristotelique
naquit peut-étre la fameuse querelle des nominalistes et des realisles ,
qui divisa longtemps Jes scolastiques en deux camps ennemis. Les
plus célebres scolastiques, tels qu Albert le Grand et Thomas d’Aquin,
étudiérent les ceuvres d Aristote dans les versions latines faites de [hé-
breu (Voyez, sur cette question, le savant ouvrage de Jourdain, Recher-
ches critiques sur Udge et sur Vorigine des traductions latines d’ Aristote,.
Albert composa évidemment ses ouvrages philosophiques sur le modele
de ceux dIbn-Sina. La vogue qu’avaient alors les philosophes arabes ,
et notamment Ibn-Sina et Ibn-Roschd, résulte aussi d'un passage de
la Divina commediadu Dante, gui place ces deux philosophes au milieu
des plus cél¢bres Grecs, et mentionne particulierement le grand Com-
mentaire dibn-Roschd :
Euclide geometra e Tolommeo ,
Ippocrate, Avicenna, e Galieno
Averrois che’l yran comento feo.
( Inferno , canto tv.)
Sur la philosophie arabe en général, on trouve dans le grand otivrage
de Brucker ‘Hist. crit. philosophie, t. 11) des documents précieux. Ce
savant a donné un résumé complet, bien que peu systématique , de tous
les documents qui lui étaient accessibles, et ila surtout mis a profit Mai-
monide ei Pococke. C’est dans Brucker quont puisé jusqu’a présent
tous les historiens de notre siccle. L’é’ssat sur les ceoles philosophiques
che= les Arabes, que vient de publier M. Schmeelders ‘in-8°, Paris,
1842, chez Firmin-Didoi,. ne repond quimparfaitement aus exigences
£2;
180 ARCESILAS.
de la critique. Un pareil £ssai devrait étre basé sur la lecture des prin-
cipaur philosophes arabes qui ctaient inaccessibles a Vauteur. Quant a
Ibn-Roschd, ce nom méme tui est peu familier, et il écrit constamment
Abou-Roschd; par ce qwil dit sur le Lehdfot de Gazali, on reconnait
quil n’a jamais vu cet ouvrage. I] n’a pas toujours jugé a propos de
nous faire connaitre les autorités sur lesquelles il base ses assertions et
ses raisonnements, et par la méme il n’inspire pas toujours la confiance
nécessaire. Un ouvrage spécial sur la philosophie arabe est encore a
faire. S. M.
ARCESILAS naquit a Pritane, ville Golienne, la premi¢re année de
la cxvie olympiade. Apres ayoir parcouru tour a tour les écoles philoso-
phiques les plus accredilées de son temps, el recu les legons de Théo-
phraste, de Crantor, de Diodore le Mégarien et du sceptique Pyr-
rhon, il se mit lui-méme a Ja téte dune ¢école nouvelle. L’Académie,
livrée & des hommes de plus en plus obscurs, et tombée des mains
de Platon dans celles de Socratidés , élait pres de périr. Arcésilas la re-
leva; mais en lui donnant un nouvel éclat, il en changea complétement
l’esprit.
Il introduisit 4 Académie une méthode d’enseignement toute nou-
velle. Au lieu de dire son sentiment, il demandait celui de tout le monde
(Cicéron, de Fin., lib. u, ¢. 1). Hl n’enseignait pas, il disputait. Dans
cette inépuisable controverse, chaque svsteme ayait son tour, et celui
d’Arcésilas était de détruire tous les autres.
Arcésilas prétendait continuer Socrate et Platon; mais Tapparent
scepticisme de Platon n’est qu'un jeu desprit, et sa dialectique, néga-
live dans la forme, est au fond trés-posilive et trés-dogmatique. Arcé-
silas abandonna le fond, et, ne s’altachant qu’a Ja forme seule, il la
corrompit et laltéra. « Je ne sais rien, disait Socrate, exceplté que je
ne sais rien. » Mais dans sa penscée, celui qui sait cela est bien pres
den savoir davantage. Arcésilas gale, en exagérant, cette excellente
maxime. II ne sait, dit-il, absolument rien, et son ignorance elle-méme,
il fait profession de Vignorer. Rien, a son avis, ne peut élre compris, et
cette universelle incomprehensibilité est incomprchensible comme tout
Je reste ‘Aulu-Gelle, Nuits attiques, liv. 1x, ¢. 5). Gorgias et Métro-
dore disaient-ils autre chose ?
Arcésilas n’épargnail personne. Mais il devait trouver son adversaire
naturel dans Je stoicisme, Ja plus forte doctrine du temps. Aussi l’ensei-
gnement dArcésilas fut-il un duel de chaque jour contre Zénon. La
doctrine de Zénon reposait sur sa logique, qui elle-meéme avait pour base
une théorie de Ja connaissance. Dans cette théorie , trois degrés con-
duisent a la science, la sensation (aisbrorz), Passentinent (oi.2272920:5)
et la représentation veridique (e2vs29!% zasaicac% Gui seule constitue
une connaissance compléte et certaine ‘Cic., Acad. quest., lib. 1,
c. 47.—Sext., Adv. Math., p. 166, B, édit. de Genéve). Otez la repré-
sentation véridique, mesure et criterium de la verilé, cen est fait de la
logique stoicienne et du stoicisme tout entier. Tout Veffort d’Arceésilas
fut de prouver que ce criterium est insuffisant ou contradictoire. TH sut
profiter habilement des objections accumulées par les sophistes, les
mégariques ct les pyrrhoniens contre les intuilons sensibles (Sextus
ARCESILAS. 181
Emp. Hyp. Pyrrh., lib. 1, c. 33. — Cf. Cic., Acad. quest., lib. 1,
c. 13), et y ajoula de son propre fonds plusieurs arguments qui tra-
hissent une sagacilé supérieure.
C’est une chose curieuse de lire dans Cicéron comment le pére de
lécole stoicienne fut conduit, presque malgré lui, par les objections
d’Arcésilas qui le pressait et le harcelait sans relache, a établir peu a
peu une théorie réguliére sur le criterium de la vérité.
Zénon soutenait contre Arcésilas que le sage peut quelquefois se fier
sans réserve aux représentations de son intelligence (Cic. Acad.
quest., lib. 11, c. 24%). Arcésilas lui opposait les illusions des réves et du
délire, la diversité des opinions humaines, les contradictions de nos
jugements (abid., c. 31). Pressé par son adversaire, Zénon crut qu'il lui
fermerait Ja bouche, s'il découvrait un caractére, une régle qui fit dis-
tinguer les représentations illusoires de celles qui s’accordent avec la
nature des objets. Ce caractére, cette régle, il lappela la représentation
véridique. Il la définissait : une certaine empreinte sur la partie prin-
cipale de Vdme, laquelle est figurée et gravee par un objet réel, et formée
sur le modéle de cet objet (Ct. Sextus Emp., Adv. Math., p. 133, D; —
Hip. Pyrrh., igre. 1).
Mais, objecta Arcésilas, cette espéce de représentation ne servirait
de rien, si un objet imaginaire était capable de la produire. Zénon
ajouta alors qu’elle devail étre telle qwil fut impossible qwelle eit une
autre cause que la réalité.— Recte consentit Arcesilas , dit Cicéron. Cette
définilion était, en effet, entre les mains de habile académicien, une
source intlarissable dobjections.
Nous ne citerons que la principale : Sil existe des représentations illu-
soires et des représentations véridiques, il faut un criterium pour les
déméler. Quel sera ce criterium? une représentation véridique. Mais
c’est une pétition de principe manifeste, puisqu’il s’agit de distinguer la
représentation véridique de ce qui n'est pas elle. Ainsi donc, celte repré-
sentation véridique qu'on aura prise arbitrairement pour criterium, de-
mandera une autre représentation de Ja méme nature, et ainsi de suite
dV infini.
Arcésilas conclut quail n’y a pas de différence absolue pour "homme
entre le vrai et le faux, et que le sage doit s’abstenir. Mais il faut vivre,
il faut agir, et si Ja spéculation pure peut se passer de criterium, il en
faut un pour la pratique. Arcésilas, a qui la vérité échappe, se réfugie
dans la Vraisemblance. Ce n’est pas quelle doive, suivant lui, péné-
trer dans les pensées du sage; mais il peut en faire la régle de sa
conduite.
Arcésilas n’oublie qu’une chose, c'est que la vraisemblance suppose
Ja vérité, puisqu’elle se mesure sur elle. La certitude chassée de l'en-
tendement, y rentre, malgré qu’on en ait, a la suite de la vraisem-
blance. Car s'il n'est pas certain qu'une intuition soit vraisemblable ,
elle ne lest déja plus.
L'école académique, a qui Arcésilas ]égua cette théorie de la vrai-
semblance, ne trouva pas laroute quelle cherchait entre le dogmatisme
et le sceplicisme, et ce nest. qu’au prix d'une palpable inconséquence
quelle se mit daccord avee Je sens commun. Pour la bibliographie,
Voyes AcapemMir, Em. S.
PRO ARCHEE.
ARCILEE. Sous ce nom, qui est de son invention, Paracelse dé-
signait esprit vital, le principe qui préside a la nutrition et a la
conservation des étres vivants. Placé dans lestomac, larchee a pour
tache principale de séparer dans les substances alimentaires, les élé-
ments nutritifs des poisons, et de les imprégner d'une sorte de fluide
particulier, appelé teinture, au moyen duquel les éléments sont assi-
milés au corps. Hl ne faudrait pas cependant regarder l’archee comme
un étre spirituel; cest un corps, mais un corps astral, c’est-a-dire une
émanation de la substance des astres qui demeure en nous et nous dé-
fend contre les agents extérieurs de destruction, jusqu’au terme iné-
vitable de la vie ( Paramirum, lib. 11, ad initium). Jean-Baptiste Van-
Helmont a donné a cette hypothése une plus grande extension :
Yarchée est pour lui le principe actif dans tous les corps et méme
dans chaque partie importante des corps organisés. I] ne préside pas
seulement aux fonctions de la vie, mais il donne aux corps la forme
qui leur est propre, d’aprés une image inhérente et en quelque sorte
innée a la semence de laquelle ils sont engendrés. C’est cetle image
(imago seminalis) qui, en se combinant avec le souffle vital (aura vitalis),
la mati¢re véritable de la génération, donne naissance a larchée. Le
nombre des archées est infini, car il y en a autant que de corps orga-
nisés et dorganes principaux dans ces corps. Voyes les articles Para-
CELSE et Van-HeELMOonT.
ARCHIELAUS fut, avec Périclés et Euripide, l'un des disciples
d’Anaxagore. Il succéda a son maitre dans lécole que celui-ci avait
fondée a Lampsaque, depuis que la persecution sacerdotale Vavait
chassé d’Athénes. Peu ‘de temps apres, Archélaiis transporta cette méme
école a Athénes, ol Anaxagore lavait d’abord établie et maintenue
durant l’espace d’environ trente années. Dans cette ecole, Archélatis eut
pour disciple Socrate, qui puisa a son enseignement le gotit des sciences
physiques. Diogene Laérce assure qu'il fut le premier qui apporta
d'Tonie a Athénes la philosophie naturelle. Mais cette assertion constitue
une grave erreur, altendu qu’Archélatis succédait a Anaxagore , et que
ce fut celui-ci, et non son disciple, qui apporta a Athénes la science
que Thalés avait fondée en Tonie, et dans laquelle Archelaiis comptait
pour devanciers Phéréeyde, Anaximandre, Anaximene, Diogéne d’ Apol-
lonie, Héraclite. Archélatis fut a Athenes le propagateur de cette
science, ce qui lui valut le surnom de mysz2:. lequel, daprés Diogéne
Lacrce, Ini fut encore donné parce que la philosophie naturelle s'é-
teignit avec lui pour faire place a la philosophie morale , que créa So-
crate. Toutefois, lenscignement d'Archélatis parait ne s “étre pas exclu-
siveinent renfermé dans la sphere de la philosophic naturelle, puisque ,
au rapport de Diogéne Laéree, Jes lois, le beau et le bien, avaient
fait plus dune fois la mati¢re de ses discours. Diogéne ajoute méme
que ce ful dArchelatis que Socrale regut les premiers germes de la
science morale, et quil passa ensuite pour en élre le eréateur, bien
qui! ne fit que développer ce qual avail recu.
Diogéne ne détermine rien de précis touchant Ja patrie dArchélaiis :
il se contente de dire quil naquit a AthCaes ou a Milet. Quant a Pe-
peque de sa naissance, i] ne la mentionne méme pas. TH est difficile
ARCHETYPE. — 185
d’apporter ici une date certaine; mais on peut cependant s’arréter a une
conjecture assez vraisemblable. On sait qu’Anaxagore mourut en 426,
et qu’Archélaiis lui succéda dans l’école de Lampsaque. Or, il parait
probable qu’il ne devint pas chef d’école avant lage de quarante a cin-
quante ans; et l’on est ainsi conduit a rapporter approximativement
’époque de sa naissance a l'une des dix années qui séparent l’an 476
d’avec l’an 466 avant lére chretienne.
La cosmogonie d’Archélaits différe par des points essentiels de celle
de ses prédécesseurs dans |]’école ionienne. Les uns, Thalés, Phéré-
cyde, Anaximéne et Diogéne, Héraclite, avaient adopté pour prin-
cipe générateur un élément unique, soit l'eau, soit la terre, soit lair,
soit le feu. Les autres, Anaximandre et Anaxagore, avaient reconnu
un nombre indéfini de principes, #1227, une sorte de chaos primitif,
une totalité confuse, 2 do/% a#vz% éu.d. Archélatis, a son tour, admit
une pluralité d’éléments primordiaux, non une pluralité indéfinie, mais
une pluralité déterminée, une dualité, Sb. ziziag yeveodosg, alnsi que le
rapporte Diogéne. Maintenant, quels étaient ces deux principes? Le
méme Diogéne les mentionne sous les dénominations de chaud et de
froid, ce qui, vraisemblablement, signifie le feu et eau. A Ja confusion
primitive de ces deux principes succéda un dégagement; et, en vertu
de l'action du feu sur l'eau, prirent naissance la terre et lair, de telle
sorte que, dans cet ensemble, Ja terre et leau occupérent la partie in-
férieure, lair le milieu, et le feu les régions élevées. Les choses étant
ainsi constituées, laction du feu fit éclore du limon terrestre les ani-
maux, et comme dernicr produit de cette eréation, Fhomme, ainsi qu'il
résulte des témoignages réunis de Diogéne Laérce el d’Origéne.
Bibliographie : Jes travaux de Brucker et de Tennemann, sur I’his-
toire générale de la philosophie. — Plus particuli¢rement : Diogéne
Laérce, liv. 1, c. 146.— Tiedemann, Premiers philosophes de la Greéce,
in-8°, Leipzig, 1780 (all.) — Bouterwek, de Primis philosophie grace
decretis physicis, dans le tome u des Mémoires de la Socicté de Goét-
tingue. — Ritter, Histoire de la philosophie ronienne, in-8°, Berlin,
1821 all.) , et dans le tome rt" de son Histoire de la philosophie ancienne,
trad. frang. par Tissot, & vol. in-8°. Paris, 1835.—C. Mallet, Wistoire
de la philosophie ionienne, in-8°, Paris, 1842, art. Archcélaus. — Voir
encore quelques passages relatifs & Arch¢lais dans Simplicius, in Phy-
sic. Arist., p. 6. — Stobée., Fel. 1. C. M.
ARCHETYPE [de 2277 et de z5=-:] ale méme sens que modéle ou
forme premiére. C'est un synonyme du mot idee employé dans le sens
platonicien, et comme ce der nier, il s'applique aux formes substantielles
des choses, existant de toute ler nité dans la pensce divine (Voyez Pia-
ron, Inex). Le méme terme se rencontre aussi chez les philosophes sen-
sualistes : Locke principalement en fait souvent usage dans son Essai
sur Ventendement humain; mais alors il ne conserve plus rien de sa
premiére signification. Pour Vauteur del Essai si Uentendement hu-
main, les idées archélypes sont celles qui ne ressemblent a aucune
exisience réclle, &@ aucun mode en noas, ni a are un ohjet hors de nots
GL .
C'est lesprit Jui-méme qui les forme par Ja réunion arbireire des
notions simpies, et c’est pour ccla, parce qu nels ne peuvent pas
184. ARCHIDEME.
étre considérées comme les copies des choses, quil faut les admettre
au nombre des formes premicres ou des archélypes (Essai sur Penten-
dement, liv. u, c. 31, § 74; et liv. v, c. 1L,. Quelques philosophes
hermétiques, par exemple Cornclius Agrippa, donnent Je nom d’Ar-
chétype a Dieu, considéré comme le modécle absolu de tous les étres.
Ce mot a disparu complétement de la philosophie de nos jours, sans
laisser le moindre vide.
ARCHIDEME pe Tanse, philosophe stoicien du me siécle avant
J.-C.; dialecticien habile, il montra pour Ja polémique un gout trop
prononcé; aussi fut-il souvent aux prises ayee le stoicien Antpater
(Cic., Acad. quest., lib. u,e¢. 47). H donna une nouvelle deéfinition du
souverain bien, qu'il fait consister dans une vie enti¢rement consacrée a
laccomplissement de tous les devoirs; cette définition ne différe que par
les mots de Vancienne formule stoicienne. Voyes Diogene Laéree,
liv. vi, c. 88. — Stobéc, Kel. 2, p. 13%, édit. de Heeren.
ARCHY'TAS pr Tarente, philosophe pythagoricien , disciple de
Philolaiis, serait peut-étre au premier rang dans histoire de la philo-
sophie ancienne, si sa vie el ses ouvrages nous élaient mieux connus. Il
naquit a Tarente vers Van 430 avant notre ére, et, par conséquent, ne
put recevoir directement les lecons de Pythagore. Quand la conjuration
de Cylon ruina Vinstitut fondé par ce grand homme ‘vers 400), Archy-
tas fut, avec Archippus et Lysis, du petit nombre de ceux qui echap-
pérent au désastre, et nous le retrouvons a Tarente vers 396, époque
du voyage de Platon en Tlalie. S’il faut croire le lémoignage assez sus-
pect d'un discours attribué a Démosthene (’Eroticos , Archytas, dé-
daigné jusqu’alors par ses conciloyens, dul au commerce de Platon une
considération qui le mena rapidement aux premicres charges de PEtat.
Tl est certain, du moins, qwil ful six fois, selon Elien, sept fois, selon
Diogéne Laércee, général en chef des Tarentins et de leurs alliés, qui,
sous ses ordres, furent constamment victorieux, entre autres dans une
guerre contre les Messéniens ; c'est en revenant de cette derniere cain-
pagne quil adressait &@ un fermier négligent une célébre parole, sou-
vent rappelée par les anciens : Tw es bien henreux que je sois en colére!
Tout ce qu’on sait du reste de sa vie se borne a quelques traits épars
chez des écrivains de date et d’autorité tres-diverses ; ainsi Tzetzes,
auteur insuffisant, veut qu Archytas ait racheté Platon , vendu comme
esclaye par ordre de Denys ! Ancien. Diogéne Laérce est plus digne de
foi, quand il nous montre les deux philosophes réunis a la cour de
Denys le Jeune; puts, lors du troisiéme voyage de Platon a Syracuse ,
Archytas intervenant dabord comme garant des bonnes intentions de
ce prince, et apres Ja rupture entre Platon et Denys, usant des memes
droits de Vamitié pour sauver Ja philosophie dun nouvel outrage.
Ciccron ct Athenée, daprés Aristoxéne, ancien biographe d’Archy tas ,
nous ont encore conserve le souvenir de deux conversations philoso-
phiques auxquelles il prit part, mais dont il est. presque impossible
dassiener la date. Sa mort dans un naufrage sur Jes cotes dApulie,
nous est attestee par une belle ode d' Horace, et parait de peu antéricure
acelle de Platon 348 . Dans cet espace de quatre-vingls ans ou envi-
ARETE. A835
ron (430-348) se placent les travaux qui valurent a Archytas une haute
réputation de mathématicien et de philosophe : 1° sa méthode pour la
duplication du cube, sa fameuse colombe volante signalée comme le
chef-d'ccuvre de la mécanique ancienne, et d’autres inventions du méme
genre ; 2° de nombreux ouvrages dont il reste soixante fragments, dont
un sur la musique, un sur Varithmétique, un sur Vastronomie, un sur
Vétre, six sur la sagesse, un sur Vesprit et le sentiment, deux sur les
principes (des choses), cing sv la loi et la justice, trois sur Pinstruction
morale, douze sur le bonheur et la vertu, quatre sur les contraires, vingt-
six sur les universaux ou sur les catégories, fragments conservés par
Simplicius dans son Commentaire sur les Categories @Aristote, et qu il
faut bien distinguer du petit ouvrage publi¢ dabord par Pizzimenti,
puis par Camerarius, sous le méme tire, et qui n'est qu'une copie
incomplete de Pouvrage d’Aristote. On attribuait encore a notre Ar-
chytas des traités sur les flites, sur la décade, sur la mécanique et sur
Vastronomie, sur agriculture, sur ’éducation des enfants, et des lettres
dont deux, relatives au troisiéme voyage de Platon en Sicile, se re-
trouvent chez Diogéne Laérce. I] est impossible que plusieurs de ces
citations et des fragments que nous venons dindiquer ne soient pas
authentiques, et alors quelques-uns contiendraient les origines de cer-
taines théories devenues célébres sous Je nom de Platon et d’Aristote;
mais ici, comme dans toute histoire de la philosophic pythagoricienne,
il est difficile de distinguer entre les morecaux vraiment anciens et le
travail des faussaires ; cette difficullé semble avoir conduit, dés le qua-
triéme siécle de notre ére, quelques commentateurs a distinguer deux
philosophes du nom d’Archytas, subierfuge dont la mauvaise critique a
fort abusé. On trouvera dans Diogéne Laérce et dans ses interpretes la
liste des Archytas réellement distincts de notre philosophe. Consullez
d’ailleurs sur toutes ces questions que nous avons dt seulement indi-
quer, outre les histoires générales de Ja philosophie (surtout Brucker
et Ritler), E. Egger, de Archyte Tarentini pythagorici vita, operibus
et philosophia disquisitio, in-8°, Paris, 1833. — Hartenstein , de Frag-
mentis Archyte philosophicis, in-8°, Leipzig, 1833. — Gruppe, sur les
fragments @ Archytas (all.), Mémoire courcnné en 1839 par Académie
de Berlin. |
ARETE, fille d’Aristippe Ancien et mére d’Aristippe le Jeune,
vivait au rv° siécle avant lére chrétienne. Son pére linstruisit assez
complétement dans sa philosophie, pour quelle put a son tour Ja trans-
mettre a son fils; c’est pourquoi elle faut considérée comme le succes-
seur d’Aristippe |’Ancien a Ja téte de l’école cyrénaique. Du reste, elle
ne se distingua par aucune opinion personnelle. Voyes Diogene Laérce,
liv. 1, c. 72, 86. — Menag., Mist. mulierum philosophantium, § 61, et
Eck, de Arete philosopha, in-8°, Leipzig, 1775.
AREUS, a tort nommé ARIUS, était natif d’Alexandrie ct appar-
tenail a la secte des nouveaux pythagoriciens. I] passe pour avoir été
un des maitres de ’empereur Auguste, aupres duquel, dit-on, il jouis-
sail de la plus haute faveur. On raconte qu’Auguste, entrant & Alexan-
drie apres Ja défaiie d Antoine, déclara aux habitants de eetle ville quil
186 ARGENS.
Jeur pardonnait en 'honneur de son maitre Areus (Suet., Aug.,c. 89).
Sénéque nous yante beaucoup I’éloquence de ce philosophe; mais ]’on
na rien conservé de ses doctrines. I] ne faut pas le confondre avee
Arcius Didymus, philosophe platonicien qui vivait a peu prés a la méme
époque et qui a beaucoup écrit, tant sur les doctrines de Platon, que
sur celles des autres philosophes grecs. Du reste, il nous est aussi in-
connu que son homonyme. Voyes Eusebe, Prep. evang., lib. x1, c. 23.
— Suidas, ad v. Aiduucs. —Jonsius, de Script. hist. phil., lib. mm,
i
ARGENS (Jean-Baptiste Bover, marquis d’) , un des enfants perdus
de la philosophie du xvi siécle, naquit en 1704, 4 Aix en Provence.
Son pere, procureur général prés le parlement de ceite ville, le desti-
nait a la magistrature; mais dés l’Age de quinze ans, il annonga une
préférence decidée pour état militaire, moins génant pour les passions
dune jeunesse licencieuse. Bientot épris d'une actrice qu'il voulait
épouser, tl passa en Espagne avec elle, dans lintention d’y réaliser son
projet; mais il est poursuivi, et ramené auprés de son pére, qui le fait
attacher a Ja suite de 'ambassadeur de France a Constantinople. Mais
en Turquie, sa vie ne fut pas moins aventureuse. II visita tour a tour
Tunis, Alger, Tripoli. A son retour en France, il reprit du service.
Mais en 1734, il fut blessé au siége de Kehl, et, dans une sortie devant
Philipsbourg, ‘i fit une chute de cheval qui "Vobligea de quilter la car-
ri¢re des armes. Déshérité par son pére, il se fit auteur, et vécut de
sa plume. C'est alors que, retiré en Hollande, il publia successivement
les Lettres juives, les Lettres chinoises, les Lettres cabalistiques, pam-
phiets irréligieux , quelquefois remarquables par la hardiesse des idées
et par une certaine érudition anti-chrétienne. C’est sans doute ce qui en
plut d’abord a Frédéric Hf, encore prince royal, et, lorsqu’il fut monté
sur le trone, il sattacha le marquis d’Argens, comme chambellan, et le
nomma directeur de son Académie, avec 6,000 francs de pension. La,
d’Argens conlinua a écrire, et il fit paraitre la Philosophie du bon sens,
la traduction du discours de Julien contre les chrétiens, publi¢e d’abord
sous ce titre : Defense du paganisme; il donna encore la traduction de
deux traités grecs, faussement atiribués, Pun a Ocellus Lucanus sur
la Nature de Funivers, l'autre a Timée de Locres sur [Ame du monde.
De tous ses écrits, ce qui nous reste de plus intéressant aujourd hui,
cest sans contredit sa correspondance avec Frédéric, auprés dugquel il
jouissait de la plus grande faveur. On y remarque , entre autres, une
fort belle réponse d’Argens au roi, qui, dans un des moments les pius
critiques de la guerre de sept ans, lui annongait intention de se donner
Ja mort, plutot que de subir des conditions ignominieuses. Avee bien
des travers de condutlie, et souvent beaucoup de de vergondage desprit,
d Argens ne fut pas un méchant homie. TH nal ust jematis de sa posi-
tion de favori pour iniriguer; et cela ne ful pas Cueager sans doute a fa
preference que Frédéric ui marqua longtemps. Nous trouvens cn fui
une application frappante de Padage qu ii dil que lorsqw on ne crall pas a
Dieu, il faut eroive au diable. Ce p iiiosophe siacherne contre te ci is-
tianisme, Glait sujet a des superstitions misérables, quien ne -ationd
plus a rencontrer que dans les conditions les plus infimes : ainsi, il
ARGUMENTATION. 187
croyait 4 linfluence malheureuse du vendredi, il n’aurait pas consenti
a diner, lui treiziéme a table, et il tremblait si par hasard il voyait deux
fourcheties en croix. Agé de prés de 60 ans, il sprit encore d’une
actrice, et l'épousa a Vinsu du roi, qui ne lui pardonna jamais. A son
retour d'un voyage qu'il avait fait en France, il eut beaucoup a souffrir
de lhumeur moqueuse de Frédéric. I sollicita de nouveau la permission
de revoir sa patrie, et alla en effet passer un congé assez long en Pro-
vence, ou il mourut Je 11 janvier 1771. Frédéric lui fit ériger un tom-
beau dans une des églises d’Aix. Aide
ARGUMENTATION. Argumenter, c’est faire un usage plus ou
moins habile, plus ou moins heureux, de ces différents assemblages de
propositions qu'on appelle arguments; un argument, c’est un raisonne-
ment vrai ou faux, qui revét soit la forme pure du syllogisme, soit une
de ces formes consacrées par l’école, celle du sorite ou du dilemme par
exemple, qui n’en sont que des corruptions.
Ne confondons pas l’argumentation avec le raisonnement. — Le rai-
sonnement peut ¢tre naturel ou artificiel; l'argumentation est tou-
jours artificielle. Un avocat raisonne et argumente; un Caffre raisonne,
il n’argumente pas. — Le raisonnement se préoccupe surtout des idées
et de leurs rapports légitimes ou illégitimes; l'argumentation ne s’in-
quiéte guére que des formes, et de leur régularité ou de leur irrégularité.
Lordre que j’admire dans le monde, conduit ma pensée a une cause
intelligente et sage; parce que ce navire s’est brisé contre Uécueil, ne
nous hdtons pas @accuser Vinerpérience du pilote : voila le raisonne-
ment. Le principe admis, la conséquence est nécessaire; votre majeure
est vraie, mais cette conclusion n’en sort pas : voila argumentation. —
On raisonne souvent avec et pour soi-méme, soit qu’on veuille éclairer
a ses propres veux quelque notion obscure, soit qu’on songe a s‘ouvrir
un horizon nouveau. On n’argumente jamais qu’a deux. Une these est
posce; vous latlaquez, je la défends; vous insistez, je réplique; vous
niez, je prouve; vous distinguez, je détruis vos distinctions. Vos objec-
tions et mes réponses se croisent, se heurtent, se balancent, se ren-
versent; nous argumentons.
Non-seulement l’argumentation suppose deux adversaires qu'elle met
aux prises autour dune assertion contestable; elle exige encore que ces
deux adversaires possédent le méme art, se soumettent aux mémes
regles ; quils soient, en quelque sorte, une paire dathlétes, un couple
de gladiateurs. Si Socrate refuse 4 Euthydéme la réponse en forme qui
lui est demandée, sil raisonne Jorsque son antagoniste argumente,
laction ne s‘engagera pas; la machine manque d’un de ses ressorts,
elle ne peut partir. Elle s’arréte tout court, lorsque, transportant brus-
quement Ja question des mots aux choses, vous vous mettez a marcher,
au lieu de répondre, devant le logicien qui nie le mouvement. Avec un
ennemi brutal, qui frappe a droite, a gauche, d’estoe et de taille, au
gré de sa colere ou de ses inspirations personnelles, nous portant des
coups que nous ne devions pas prévoir, toutes les finesses de notre art
sont perdues ; la pensée reste, il est vrais; mais les formules tombent,
et Vargumentation s évanouit.
Que l’'argmentation ait ses inconvénients et ses pcrils, quelle soit
188 ARGUMENTATION.
parfois une cause ou du moins une occasion d’égarement et de désordre,
c'est ce que l'expérience démontre clairement. Nos luttes intellectuelles
wont que bien rarement pour but la découverte de la vérité; presque
toujours nous n’y cherchons qu une satisfaction d’amour-propre. Qu’im-
porte au fond que la raison soit pour ou contre nous? I] ne s’agil pas
d’étre , mais de paraitre, La discussion, en gencral, suscite le sophisme ,
ét. Je sophisme n’a pas d’armes plus ‘utiles , ni de retranchement plus
assure que ces formules si souvent vides, dont I argumentation lui préte
le secours. Un professeur de philosophie ‘posail devant quelques-uns de
ses amis, une these contre laquelle les plus graves présomplions $s éle-
vaient. Ces principes sont erronés, lui dit-on ; ces propositions inadmis-
sibles. — Je le sais, reprit le professeur ; mais ma thése, telle quelle
est, ne peut-elle pas soulenir Ja discussion un quart dheure durant?
Eh bien, cela me suffil!
On peut abuser et on abuse de ]’argumentation. Est-ce un motif pour
la proscrire? Soyons justes et reconnaissants a cdte des consequences
facheuses que son mauvais usage occasionne; les avantages marqués
que produit nécessairement son légitime emploi.
Une des sources, a coup str, les plus fécondes d’erreurs et de para-
logisme, C'est lambiguité ‘des mots. On concoit, on sait quels obstacles
oppose aux développements réguliers de la raison, un idiome chargé
d’expressions yagues, de termes équivoques. Or, a2 un moment donné
de sa carricre, toute langue en est 1a. Lorsque les besoins materiels ,
aisément satisfaits, laissent a lélite ou, si.l’on veut, a la portion privi-
Jégiée dune société des loisirs que l'étude réclame, les penseurs,
d’abord isolés, attachent, chacun de leur coté, aux expressions qui ont
cours, des idées plus ou moins analogues, plus ou moins différentes : 7
il nest pas dans cette langue réfléchie et savante, qui se greffe sur la
Jangue traditionnelle et populaire, de signe dont la valeur ne change,
ne se modifie @individu a individu. Le moment arrive ou se doit nouer
entre les intelligences éparses un commerce sérieux. Tous ces dialectes ,
tous ces idiotismes , identiques par le dehors , mais au dedans si divers,
se rapprochent el s'6 prouvent. Aux efforts souvent inutiles, que de part
et @autre on fait pour se comprendre, on s’apercoit bienl6t des innom-
brables dissemblances qui se cachent sous ces ressemblances menteuses.
Cependant , comme il faut qu’on s’entende, et comme on ne peut s’en-
tenare quen se donnant une langue commune, on ajourne les questions
de choses pour s’enfermer dans les questions de mots. Avant d'abattre
le chéne, on faconne Ja hache dont on le doit frapper. Cest alors que les
lermes se choquent pour se limiter réciproquement; c'est alors qu'une
argumentation déliée, sophistique méme, les force a produire au grand
jour leurs significations diverses , jusque-la plus ou moins cachées, plus
ou moins obscures; Jes définitions apparaissent, Ja langue se précise ;
et la pensée , maitresse de son instrument dont elle connait a fond et
le fort et le faible, peut retourner et retourne, avec d@immenses avan-
tages, a ses travaux interrompus.
Deux fois deja notre Europe a vu se renouveler dans son sein, sous
de vastes proportions, celle belle et importante expérience. On ne sait
pas assez tout ce que doivent aux ¢léates, aux sophistes, aux mé¢ga-
riques eta leurs subtiles logomachies, les Platon et les Aristote ; et la
ARGYROPYLE. 189
gymnastique verbale de notre moyen age, cet age dor de l’'argumenta-
tion, n’a pas seulement précédé, elle a encore préparé les magniliques
découvertes dont les trois siecles qui viennent de s’écouler ont enrichi
le monde. A. Cu.
ARGYROPYLE (Jean), de Constantinople, est un des savants
du xv° siécle qui contribuérent a répandre en Italie l’étude de la Jit-
térature classique et de la philosophie grecque. Prisé fort haut par
Cosme de Médicis, il enseigna le grec a son fils Pierre, a son_petit-fils
Laurent et a quelques autres Italiens de distinction. En 1480, i! quilta
Florence pour aller habiter Rome, ou il obtint une chaire publique de
philosophie et termina ses jours en 1486. Ses traductions latines des
traités d’Aristote sur la physique et la morale inspirérent aux [taliens
Je gout de ces connaissances ; mais il se fit du tort dans l’opinion du
plus grand nombre en traitant les Latins avec un certain mépris, et
surtout en accusant Cicéron, alors plus que jamais Vobjet de la vé-
nération publique, d’une complete ignorance touchant Ja philosophie
grecque.
ARISTEE pe Crorone, apres avoir ¢té le disciple, épousa la fille
et devint le successeur de Pythagore. C’est tout ce que nous savons de
lui avec quelque certitude (lambl., Vita Pythag., cap. ult.). Il ne faut
pas confondre Aristée de Crotone avec un autre Arisiée, personnage
réel ou imaginaire, a quil’on attribue, sous forme de lettre, l’histoire
fabuleuse de Ja traduction des Septante. Cette lettre, d'un grand intérét
pour histoire des livres canoniques, mais qui n’appartient que trés-
indirectement a Vhisloire de la philosophic, se trouve ordinairement
imprimée avec les ceuvres de Flavius Jos¢phe (Antiq. jud., liv. xu,
c. 2), mais elle a élé aussi publi¢e séparément a Bale, en 1361, par
Simon Schard. Depuis, elle est devenue l'objet de nombreuses disser-
lations.
ARIS'TIDE, philosophe athénien du 1° siécle apres J.-C. ; il se con-
verlit du paganisme a la religion chrétienne, mais n’en conserva pas
moins les allures et Ja méthode de la philosophie paienne. Lors du sé-
jour que ’empereur Adrien fit.a Athénes durant lhiver de l’année 1314,
Aristide lui remit un ouvrage apologétique sur le christianisme. Cet ou-
vrage nest pas arrivé jusqu’a nous; Mais nous pouvons nous en faire
une idée par Justin le martyr, considéré comme son imitateur. Voyes
Eustbe, Hist. ecelés., liv. v, c. 3, et la plupart des écrivains ecclé-
siastiques.
ARISTIPPE naquit a Cvréne, colonie grecque de l’Afrique, cité
riche et commercante (Diogéene Laérce, liv. m, c. 8). Il florissait
380 ans avant J.-C. La réputation de Socrate l’altira a Athenes, oti il
suivit les lecons de ce philosophe. C’était un homme d'un caractere
doux et accommodant, dune humeur facile et légére , de gotits volup-
tueux. Socrate essaya vainement de le ramener a une vie plus sévére et
plus grave.
Arislippe composa un assez grand nombre d’ouvrages, a en juger du
moins par Ja longue liste que nous en donne Diogéne Laérce. Quelques
190 ARISTIPPE.
tilres seulement indiquent des traités de morale ; la plupart annoncent
des sujels frivoles ou étrangers ala philosophic. De tous ces livres, du
reste, il ne s est pas conservé une seule ligne.
La doctrine d’Aristippe n'a d’autre objet que la fin morale de !homme.
Cette fin, suivant lui, c'est le bien ; et le bien, c'est Je plaisir. Or ily a
trois élats possibles de Fhomme, ni plus, ni moins : le plaisir, Ja dou-
Jeur, et cet élat dindifférence qui est pour lame une sorte de sommeil
(Sext. Empir., Adv. Math., p. 175, édit. de Geneve’. Le plaisir est, de
soi, bon; Ja douleur est, de soi, mauyaise. Chercher le plaisir, fuir la
douleur, voila Ja destinée de [homme.
Le plaisir a son prix en Jui-méme. Peu importe son origine; dou
qu il vienne, il est également bon.
Le plaisir est essentiellement actucl et présent ; Fespérance d'un bien
a venir est toujcurs mélée de crainte, parce que Tavenir est toujours
incertain. I] faut done chercher avant tout le plaisir du moment, Je plai-
sir le plus vif et le plus immédiat. Le bonheur n’est pas dans le repos,
mais dans le mouvement, 73.07 dv zviee (Diogéne Laérce, liv. nm, ¢. 8).
Telle est la doctrine morale d Aristippe. Son caract¢re distinctif, c'est
de faire résider la finde (homme et son souverain bien, non pas, comme
Epicure, dans le calcul savant ct la recherche habile ct prévovante du
bonheur, <ids:uc0t%, mais dans la jouissance actuelle et présente, dans
le développement de la sensibilite livrée a ses propres lois et a lous ses
caprices, en un mot dans Iobéissance passive aux instincts de notre
nature. C'est Ja ce qui donne a cette doctrine, dans sa faiblesse méme,
quelque intérét historique et quelque originalité.
Voyes Mentzii Aristippus philosophus socraticus, seu de ejus vita,
moribus et dogmatibus commentarius, in-4°, Halle, 1719. -— Wie-
land, Aristippe, in-8°, Leipzig, 1800. — Developpement de la morale
d'Aristippe, dans les Mémoires de ? Académie des Luscriptions, t. XXv1.
— Kunhardt, de Aristipp. philosoph. moral., in-4°, Helmst., 1796.
Ea &:
ARISTiPPE ce Jecne, petit-fils d Aristippe Ancien et fils d’Arété.
Initié par sa mere a la doctrine quelle-méme avait recue de sou peére,
il fui pour cette raison surnomme Métrodidacios inslruil par sa mere,
IL nest pas stir quil ait rien publié; mais quclques doiaces 7 urnies par
d’anciens historiens (Diogéene Laéree, liv. u, c. 86.87; Eusebe, Prep.
evang., lib. xiv, c. 18) ont fait supposer quil avait développe et syste-
malisé la philosophie de son aicul. HH etablissail une distinction entre
Je plaisir en repos, quil regardait seulement comme Tabsence de Ja
douleur, et Je plaisir en mouvement, qui est Je resultat de sensations
agréables, et doit étre, selon lui, considéré comme la fin de la vie ou
le souverain bien.
ARISTOBULE. Ainsi s‘appelait un frére d'Epicure, épicurien ici-
méme comme Néocles et Cheredeine, ses deux autres fréres. Tous trois
paraissent avoir été tendrement aimes du chef de lécole epieurenne 5
ils vVivaient en commun avee lui, réupis a ses disciples Jes plas chers ;
mais aucun deux ne s est personnellement disingue ( Diogéne Laérce,
live ce-<3524:
ARISTOBULE. 191
ARISTOBULE, philosophe juif dont le nom nous a été transmis
par Eustbe et saint Clément d’Alexandrie, fiorissait dans celle dernicre
ville sous Je regne de Ptolémeée Philometor, c'est-a-dire environ 150 ans
avant l’ére chrétienne. Telle est du moins lopinion la plus probable ;
car il y a aussi un texte qui le fait vivre sous le régne de Ptolémée Phi-
ladelphe et qui le comprend dans le nombre des Septante ( Euscbe, Hist.
ecclés., liv. vit, ¢. 32). Le caractére fabuleux de histoire des Septante, telle
que Josephe la raconte au nom d’Aristee , elant un fait universellement
reconnu, le rdle quon y fait jouer 4 Aristobule signifie seulement qu'il
a contribué un des premiers a répandre parmi les Grecs d’Alexandrie
la connaissance des livres saints. En effet, sil n'a pas publié une tra-
duction de ces livres, il est du moins certain qu ila composé sur le Pen-
tateuque un commentaire allégorique et philosophique en plusieurs
livres, dont la dédicace était offerte au roi Ptolémée. Cet ouvrage nest
point parvenu jusqu a nous; mais les deux auteurs ecclésiastiques que
nous avons cités plus haut nous en ont conservé quelques fragments
dont l’authenticité ne peut guere étre contesi¢e, et qui marquent assez
nettement Je rang d’Aristobule dans [histoire de la philosophie. Il peut
étre regardé comme le fondateur de cetie école moitié perse moitié
grecque, dont Philon est la plus parfaite expression, et qui avait pour
iat, en faisant de | Ecriture une longue suite d'allégories, de la conci-
lier avec les principaux systémes de philosophie, ou plutot de montrer
que ces systemes sont tous empruntés des livres hebreux. Les doe-
trines péripatéticiennes faisaient le fond des opinions philosophiques
d’Aristobule; mais il y mélait aussi quelques idées de Platon, de Pytha-
gore et un autre élément quia pris chez Philon un développement con-
sidérable. Ainsi, dans les fragments quon lui altribue, la sagesse joue
absolument Je méme role que le Logos; eile est étcrnelie comme Dieu,
elle est la puissance créatrice, et cest par elle aussi que Dieu gouverne
Je monde. Le nombre sept esi un nombre sacré, embicnie de Ja divine
sagesse; c'est pour cela quill marque Je temps ou Dieu termina et vit
sortir parfaite de ses mains lceuvre de la création. Enfin il professe
aussi cette croyance, dont Philon s’est empare plus tard, que Dieu, im-
muable et incompréhensible par son essence, ne peut pas ¢tre en com-
munication immediate avec le monde; mais qu il agit sur lui et Jui
révele son existence par certaines forces intermédiaires (Suviuz; . Ces
forces pevaissent étre au nombre de trois: d abord Ja sagesse, dont nous
avons dcja parlé, puis la grace (y4::2, et la colére (é:yi), ¢ est-a-dire
l'amour et la force. N’est-ce point le germe de toutes ces trinités de-
venues plus tard si communes dans les écoles d’Alexandrie ? Pour prou-
ver que toute sagesse vient des Juifs, Aristobule, comme un grand
nombre de ses successeurs, ne se contente pas d’expliquer la Bible
dune manicre allégorique, il a aussi recours a des citations faisifices.
Cest ainsi qu'il rapporte un fragment des hymnes d Orphée, ou cet an-
cien poéte de la Grece parle dAbraham, des dix commandements el des
deux tables de Ja loi. — Voyes, pour Jes textes originaux , Euscbe,
Prep. erahg., ib. viii, es 9s:ib. XI, C25, €VHist, ecoless, Vib, Viiy-C.32.
— Clem. Alex., Strom., lib. ae 12,2 295 Ds Ve e0s Wb. NES Cc ol
Pour connaitve s.r ce sujet tous les résultats de la critique moderne, il
suffira de lire Walckenaér, Diatribe de Aristobulo Judeo, etc., in-4’,
192 ARISTOCLES.
Lugd. Bat., 1806. — Gfroerer, Hist. du christianisme primitif, 2 vol.
in-8°, Stultgart, 1835, liv. 1, p. 71 (all.).—Daehne, Histoire de la philo-
sophie religieuse des Juifs ad Alexandrie , 2 vol. in-8°, Halle, 183%, t. n,
a ll \
p. 42 (all).
ARISTOCLES, péripatéticien du m® ou du me siécle apres J.-C. ,
fut aussi regardé comme appartenant a lécole néoplatonicienne, car
il vivail précisément au temps ou commenga la fusion entre les deux
systemes. L’analogie de son nom avec celui d’Aristote la fait souvent
confondre avee ce grand homme.
ARISFON pe Cintos, sloicien du mi siécle avant l’ére chrétienne.
Il faut le distinguer d'un autre Ariston de Tile de Céos, avec lequel on Va
souvent confondu. Disciple immédiat du fondateur de l’école stoicienne,
il entendit aussi les legons de Polémon. S’étant éloigné sur plusicurs
points de la doctrine de Zénon, il forma une secte particulicre , celle des
aristoniens; mais elle n’eut point de durée, et on ne lui connailt que
deux disciples fort obscurs , Miltiades et Diphilus.
Ariston rejeta de la philosophie tout ce qui concerne Ja logique et la
physique, sous prétexte que l'une est indigne Wintérét, et que Vautre
ne traite que de questions insolubles pour nous; il ne conserva que la
morale , comme la seule élude qui nous touche directement; encore ne
l’a-t-il envisagée que d’un point de vue général, laissant aux nourrices
el aux instituteurs de notre enfance le soin de nous enscigner les de-
voirs particuliers de la vie. Il disait que le philosophe doit seulement
faire connaitre en quoi consiste Je souverain bien. H n’existait a ses
yeux dautre bien que la vertu, d’autre mal que le vice; il rejetait toutes
les distinctions que d’autres stoiciens ont admises sur la valeur des cho-
ses intermédiaires. Les questions relatives a l’essence divine rentrant
ases yeux dans lobjet de la physique, i les plagait en dehors de Ja por-
tée de notre intelligence; mais ce scepticisme, sur un point particulier
de la science, ne nous donne pas le droit de Vexeclure de lécole stoi-
cienne. Du reste, il n’enseignait pas dans le Portique, mais dans le
gymnase Cynosargues, a Athénes. C'est a lui que Pon rapporte ces pa-
roles mentionnées par Diogéne Laéree, et commentées par Epictete et
Antonin (Hnehir., c. 17, § 50; ¢. 1, § 8), que le sage est semblable a un
hon comédien, parece quenticrementindifferent a tous les rapports ex te-
riewrs de la vie, il est aussi capaile de jouer le réie d Agamemnon, que
celui de Thersite. Les cerits d@ Ariston n’ont pas eté conseryés,
Voyes Cie, de eqy, lib. 2, 613s de Pies Dy Ihe he,
ce. 17.— Diogéne Laéree, liv. vi, c. 160 et 161. — Sextus Emp., Adv.
Math., lib. vit, c. 12. — Stob., Serm. 78. — Sen., fp. 89 et 94.
ARISTON be [unis, de Tile de Céos, péripateticien qui florissaite
260 ans avant J.-C., disciple et suecesseur de Lycon. {1 nest rien resté
de ses nombreux écrits, que Cicéron mentionne dune manicre peu fayo-
rable (de Fin., lib. v, ¢. 5), et nous n’en savons pas davantage a
lezard de ses opinions philosophiques. Tout fait supposer quil ne s’est
cearté en rien des principes de }ecole péripateéticienne (reyes Diogene
Laérce, lib. y, ¢. 70, 74; hb. vir, ce. 16%. — Strabon, Geogr:, lib. x).
ARISTOTE. 195
Un péripatéticien du méme nom vivail au siécle d’Auguste; il était
né a Alexandrie, et ne se distingua par aucun caractére par liculier.
ARISTOTE, le plus grand nom peut-étre de la philosophie , si ce
nest par I’ importance morale des vérités découvertes , du moins par le
nombre et l’étendue de ces vérités dans Je domaine de la nature et de
la logique, et surtout par l’incomparable influence qu'il a exercée sur Jes
développements scientifiques de l’esprit humain, dans l’Orient aussi bien
que dans l’Occident, dans les temps modernes aussi bien que dans !’an-
liquité, parmi les chrétiens aussi bien que parmi les peuples croyant a
d'autres religions. Aristote naquit la premiere année de la xcrx* olym-
piade, c’est- a-dire 38% avant lére chrétienne, a Stagire, colonie grec-
que dela Thrace, fondée par des habitants de Chalcis en Eubée, » sur
le bord de la mer, au commencement de cette presquile dont le mont
Athos occupe l’extrémité méridionale. Stagire et son petit port parais-
sent n’ayoir point été sans quelque importance : elle joue un role dans
tous les grands éyénements qui agiterent la Gréce, pendant Vexpé-
dition de Xerxés, pendant la rivalité de Sparte et d Atheénes, et plus
tard, pendant les guerres de Philippe, pére d’Alexandre. Le jieu qu oc-
cupait jadis Stagire se nomme aujourd hui Macré ou Nicalis, suivant
quelques auteurs , philologues et géographes, ou suivant d'autres, dont
Yopinion parait plus probable, Stavro, nom qui conserve du moins
quelques traces de l'antique dénomination. Par sa mére Phoestis, quil
perdit, ace quil semble, de fort bonne heure, Aristote descendait direc-
tement d'une famille de Chaleis ; son pere, Nicomaque, était médecin
et ami dAmyntas II, qui régna sur la Macédoine de 393 a 369. Nico-
maque avait composé quelques ouvrages de médecine et de physique,
et il était un Asclépiade. [I] a donné son nom a une préparation phar-
maceutique que Galien cite encore ayec éloge. Sa haute position a la
cour d’un roi, Villustration de son origine médicale, la nature de ses
travaux, influerent certainement beaucoup sur l'éducation de son fils.
Philippe, le plus jeune des enfants d’Amyntas, était du méme age a peu
pres qu Aristote; et l'on peut croire que des leurs plus tendres années ,
s‘établirent entre eux des relations qui préparérent pour plus tard la
confiance du roi dans le précepteur de son héeritier. Il est certain qu’Ari-
stote n’avait pas 17 ans quand son pére mourut. Du moins, nous le
voyons avant cet dge, confié, ainsi que son frére et sa sceur, aux soins
d'un ami de sa famille, Proxéne d’Atarnée en Mysie, qui habitait alors
Stagire. Aristote conserva pour son bienfaiteur et pour Ja femme de son
bienfaileur, qui sans doute lui avait tenu lieu de mere, la reconnais-
sance la plus vive et la plus durable. Dans son testament, que cite tout
au long Diogéne Laéree, il ordonne quon éléve des statues a la mé-
moire de l'un et de l'autre. Bien plus, apres la mort de Proxene, il fit,
pour un orphelin qu'il Jaissait, ce que Proxeéne avait fait jadis pour luis
il adopta eet orphelin pour fils, bien qu il eut d'autres enfants, et il lui
donna en mariage sa fille Py thias. Il est bon d’insister sur ces détails
que les biographes attestent unanimement, pour réduire a leur juste va-
leur les reproches (ingratitude qu'on lui a si souvent adressés. La re-
connaissance , conime le prouveront quelques autres faits encore, a été
lune des vertus les plus éclatantes d’Aristote; et il mest pas probable
i 15
194 ARISTOTE.
que son coeur ail manqué pour son maitre seul a ce devoir qu'il a tou-
jours scrupulcusement accompli a légard de tant d'autres. Des biogra-
phes fort postérieurs ont, sur la foi d Epicure il est vrai, donné
quelques détails peu favorables sur la jeunesse d’Aristote. A les en
croire, il aurait dissipé son patrimoine par sa conduite désordonnée , et
il aurait été réduit ase faire soldat, et plus tard méme, commercant et
marchand droguiste. Pour senlir combien tout ceci est faux, il suffit de
se rappeler, ce qu’on sait d'ailleurs d'une maniére irrécusable, qu’ Ari-
stote vint étudier 4 Athénes a lage de dix-sept ans. Il est impossible,
quelque précocité qu’on lui veuille préter, quil edt pu des cette époque
avoir subi toutes les épreuves par lesquelles on yeut bien le faire passer.
Il est plus probable que vers cet age, son tuteur, dont la surveillance
ne l'avait point quitté, lenvoya dans la capitale scientifique de la
Gréce , achever des études commencées sans doute sous les yeux
de son ptre, et continuées ensuite sous la direction de Proxéne. Si
Aristote vit alors Platon, ce ne fut que pendant bien peu de temps :
car cest dans cette année méme, la seconde de la cue olympiade,
367 avant J.-C., que Platon fit son second voyage en Sicile. I y resta
pres de trois ans, et n’en revint que dans la quatriéme année de la
méme olympiade. Aristote avait done vingt ans environ quand il put
recevoir les premieres legons d'un tel maitre. I parait que Platon rendit
tout d’abord justice au génie de son éléve : il Pappelait « Je liseur, l’en-
tendement de son école, » faisant allusion par la et a ses habitudes
studieuses, et a la supériorité de son intelligence. I] ne lui reprochait que
la causticité de son caractére et un soin exagéré de sa personne,
qu Aristote, peu favorisé de ce coté, ce semble, poussait plus loin qu’il
ne convenait a un philosophe. Quelques auteurs qui Vivaient d ailleurs
plusieurs siécles apres, ont essayé de prouver que Je disciple n’ayait
point eu pour son maitre tout le respect ect toute la gratitude qu il lui
devait. C’est surtout Elien qui, d'apres le témoignage fort incertain
d’Eubulide, déja réfuté par Aristoclés, a donné cours a ces fables ridi-
cules quont répétées et propagées plusieurs Péres de |'Eglise, et qui
tiennent une place assez importante dans Ihistoire de la philosophie.
Dautres, au contraire, affirment qu’Aristote avait voué a Platon une
admiration pleine de respect, et quil lui consacra un autel ot une in-
scription composée par le disciple reconnaissant, exaltait les vertus de
cet « homme que les méchants eux-meémes ne sauraient attaquer. » Ce
qui explique cette inimitié prétendue, cest opposition du génie des
deux philosophes. La postérité crédule et peu bienveillante aura convert
en luttes personnelles la rivalité et Pantagonisme des systémes. Le plus
exact et le plus récent des biographes d’Aristote, M. Stahr, a beaucoup
insisté, avec raison, sur le fameux passage de la Morale a Nicomaque
(liv. 1, c. 4), o& Aristote donne un temoignage personnel des senti-
ments quil avait pour son maitre : « Hl vaut- peut-étre micux, dit-il
en parlant dune théorie quil veut réfuter, examiner avec soin et de
pres ce qu’on a préiendu dire, bien que cette recherche puisse deve-
nir fort delicate puisque ce sont des philosophes qui nous sont chers
(otneus avdea:) qui ont avance la theorie des idees. Mais il doit pa-
raitre micuXx aussi, surtout quand il s’agit de philosophes, de mettre
de colé ses sentiments personnels, pour ne songer qua la defense du
ARISTOTE. 195
vrai; et quoique tous les deux nous soient bien chers, c’est un devoir
sacré de donner la préférence a la vérité, gorcv ToeTivay Try anrAstave »
Il est difficile de comprendre comment, en face d'un témoignage si
décisif et si précis, histoire a besoin d’en aller chercher d’autre. On
peut ajouter dailleurs que cette maxime d’Aristote n’a point été stérile
pour lui; et que dans toute sa polémique contre la grande théorie
des idées, il a su toujours allier les droits de la verité, et les ména-
gements dus a son maitre et au génie de Platon. Une rivalité dont on
parle moins, en général, et qui parait avoir élé beaucoup plus réelle, si
ce nest plus digne de lui, c’est celle qu 'Aristote soutint contre Isoerate.
Pour combattre le mauvais gout et les graces efféminées que ce rhéleur
introduisait dans léloquence, Aristote ouvrit une école ou il professa
les principes gu il devait consigner ensuite dans ses ouvrages de
rhétorique. C'est un fait qui nous est attesté par Cicéron, et il parait
que des lors Philippe vit dans le fils du médecin de son pere et dans
le compagnon de son enfance, | homme qui devait montrer plus tard
léloquence au futur conquérant de lAsie. La lutte dailleurs, toute
brillante qu’elle pouvait étre, n’élait peut-étre pas fort généreuse,
puisqu Isocrate avail alors plus de quatre-vingts ans: il est vrai qu il
vécut jusqu’a quatre-vingt-dix-huit. Les attaques d Aristote furent
assez graves pour que les éléves du vieux rhéteur dussent prendre sa
défense dans des ouvrages longs et importants, dont l'un existait encore
au temps de Denys d’Halicarnasse et d’Athénée. Cette polémique n’a
point laissé de traces dans Jes ceuvres qui nous restent dArislote. Il ne
faut pas attacher non plus d’importance a ses discussions avec Xéno-
crate, le second successeur de Platon a 1 Académie. Aristotle ne put
jamais prétendre a lhéritage de son maitre, dont il avait toujours com-
battu Je systeme; et, de plus, nous Je voyons quelques mois aprés la
mort de Platon, faire un voyage en Asie Mineure, de compagnie avec
Xénocrate, qui parait lui avoir été attaché par les liens d'une assez
étroite amitié. Ainsi l'on peut dire que les inimitiés attribuées a Aristote
contre Platon, contre Isocrate et contre Nénocrate, nont point du tout
ce caractére odieux qu'on a voulu souvent leur donner. Tout ce qui doit
résulter pour nous de ces récits divers, c'est qu’avant la mort de Platon
(348 ans avant J.-C.), Aristote n’avait point encore ouvert son école
philosophique, mais qu ils ‘était fait connaitre par des cours d’éloquence.
Le talent quil y déplovya, ses anciennes relations avec la cour de Ma-
cédoine, le firent choisir pour ambassadeur par les Athéniens, si l'on en
croit un témoignage assez douteux rapporté par Diogéne Laérce. Phi-
lippe avait ruiné dans la Thrace bon nombre de villes greeques qui te-
naient le parti d’Athenes, et Stagire entre autres. Le fils de Nicomaque
fut chargé d’aller demander au yainqueur macédonien le rétablissement
des villes détruites ; il n'est pas probable quil ait réussi dans cette mis-
sion assez délicate, puisque ce n’est que beaucoup plus tard qu il put
obtenir de Philippe ou peut-étre méme de son disciple , fils de Philippe ,
Ja restauration de Ja petite ville qui lui avait donné naissance. Quoi qu'il
en soit, Platon mourut durant son absence (348 avant J.-C.) ; eta son
retour, Aristote se hata de quitter Athenes, ou alors les partisans de la
Macédoine nélaient point en faveur : suivi de Xénocrate, il se rendit
en Asie prés dHermias, tyran d'Atarnée, qui avait été, a ce que Fon
15.
196 ARISTOTE.
suppose, Tun des auditeurs les plus assidus de ses cours d’éloquence.
On peut croire @ailleurs que les relations dAristote avec Hermias
avaient commence sous les auspices de son tuteur Proxéne, qui était
aussi de ce pays, comme on Ia vu plus haut. Hermias avait été jadis
esclave d'un tyran d’Atarnée, Eubule, auquel il succéda, et qui, comme
lui, était un ami déclaré de Ja philosophie : ¢¢lait par son seul mérite
quil s'était élevé au poste brillant et dangereux quil occupa quelque
temps. Attiré dans un piége par Mentor, général gree au service de la
Perse, il fut livré aux mains d’Artaxerce, qui le fit étrangler. La liberté
des cités greeques dans |’Asie Mineure perdit en lui lun de ses soutiens
Jes plus courageux et les plus habiles. Cette catastrophe affligea profon-
dément Aristote, dont le voyage aupreés d'ifermias avait peul- -€tre aussi
quelque but politique ; et la douleur de son amitié est altestee par deux
monuments qui sont parvenus jusqu’a nous. L’un est ce chant admi-
rable, ce Péan, adressé a la Vertu et ala mémoire du tyran d’Atarnée,
dont Ja noble simplicité et Ja douloureuse inspiration n’ont cté sur-
passées par aucun pocte : Athénée et Diogene Laérce nous lont trans-
mis ; l’autre est une inscription de quatre vers que nous possédons aussi
et qu ’Aristote fit placer sur la statue, d'autres disent le mausolée, qui,
par ses soins, fut élevé a son ami dans le temple de Delphes. De plus,
il épousa la fille qu’ Hermias Jaissait en mourant, et il se retira, pour la
mettre, ainsi que lui-méme, en sureté contre la vengeance des Porses, a
Mityléne dans Vile de Lesbos , out il séjourna deux années environ
(jusqu’en 343 ayant J.-C.). Son union parait avoir été fort heureuse, et,
dans son testament, il prescrit qu’on réunisse ses cendres a celles de son
épouse bien-aimée. Du reste, les haisons d’Aristote avec le tyran d’Atar-
née sont une des circonstances de sa vie qui ont preété le plus aux ca-
lomnies de toute espéce ; et ces calomnies étaient assez accréditées pour
que, cing siécles plus tard, Tertullien, les rép¢étant sans doute, ait avancé
que e’était Aristote lui-méme qui avait livré son ami aux agents des
Perses. Ces fables sont tout aussi ridicules que celles dont nous avons
déja parlé; seulement elles sont plus odieuses. On ne sait si Aristote
était encore a Mitylene quand Philippe lappela pres de lui pour diriger
Véducation d' Alexandre (343 avant J.-C. . Le jeune prince avait alors
treize ans, et la lettre de Philippe au philosophe, lettre dont Pauthenti-
cilé n’est pas tres-certaine, malgré le témoignage d’Aulu-Gelle et de
Dion Chrysostome, ne se rapporte point a cette époque. Elle annonce a
celui dont Philippe fera plus tard Linstituteur de son heritier, la nais-
sance d'un fils; et si elle n'a point |importance spéciale qu’on lui at-
tribue dordinaire, eile prouve du moins, comme Je remarque fort bien
M. Stahr, que Jes relations de Philippe avec Vancien compagnon de son
enfance étaient assez fréquentes et assez intimes. Arislote parait avoir
profité de sa faveur a la cour de Macédoine pour faire relever les murs
de sa ville natale : on dit méme quil lui donna des lois de sa propre
main, quil y fit ¢tablir des gymnases et une ecole, Les habitants recon-
naissants consacrerent a Jeur illustre compatriote le nom d'un des mois
de Fanneée, et celui dune fete solennelle qui lait probablement la fete de
son jour de naissance. Du temps de Plutarque, on montrait encore aux
voyageurs les promenades publiques, garnies de banes de pierre,
qu Aristote y avail fait clablir. Bien que Peducation d’ Alexandre m ait
ARISTOTE. 497
pas pu durer plus de quatre ans, bien que son précepteur ett a corriger
de graves erreurs commises dans la direction antérieurement donnée
au jeune prince par Léonidas parent d Olympias, et par Lysimaque, on
ne peut douter qu’Aristote n’ait exercé sur son éléve la plus décisive in-
fluence. I] sut prendre sur ce fougueux caractére un ascendant qu’il ne
perdit pas un instant, et lui inspirer la plus sincére et Ja plus noble affec-
tion. Les études auxquelles il appliqua surtout Alexandre furent celles
de la morale, de la politique, de l’éloquence et de la poésie. La musique,
histoire naturelle, la physique, la médecine méme, occupérent beau-
coup le jeune prince, et lon peut s’en rapporter au génie si pratique
d’Aristote pour étre sur qu il ne donna toutes ces connaissances a son
éléye que dans Ja mesure ot elles devaient étre utiles a un roi. Il parait
aussi, si l’on en croit la lettre citée par Aulu-Gelle et Plutarque ,
qu Alexandre attachait le plus grand prix aux études de métaphysique
qu il avait alors commencées, puisqu’au milieu méme de ses conquétes
il écrit 2 son ancien maitre, pour lui reprocher d’avoir rendues publiques
des doctrines et des théories qu'il voulait étre le seul a posséder. II est
certain que cette édilion de I'Zliade qu’Alexandre porta toujours avec
lui, qu'il mettait sous son chevet, cette fameuse édition de la Cassette,
avait été revue pour Jui par Aristote ; et le conquérant qui, dans Thebes
en cendres, ne respectait que Ja maison de Pindare, devait avoir bien
profite des lecons d'un maitre qui nous a laissé les réegles de la poétique,
et qui lui-méme eut été un grand poéte, sil Petit voulu. Arislote com-
posa quelques ouvrages spécialement destinés a l'éducation de son
éléve; mais, parmi eux, on ne saurait conipter celui qui nous reste sous
le titre de Rhétorique a Alexandre, et qui est certainement apocryphe.
Il fit particuli¢rement pour lui, a ce qu’affirme Diogéne Laérce, un
traité sur la royauté. Callisthene, neveu d’Aristote, et qui devait ac-
compagner Alexandre en Asie pour y tomber victime de ses soupcons,
partageait les legons données au jeune prince, ainsi que Théophraste, et
Marsyas, depuis général et historien, qui fit un ouvrage sur l'éducation
méme d’Alexandre. C’était a Pella Je plus habituellement, dans un
palais appelé le Nympheeum, qu’Arislote résidait avec son royal éléve,
et quelquefois aussi a Stagire relevée de ses ruines. Alexandre n’avait
pas encore dix-sept ans quand son pére, partant pour une expédition
contre Byzance, |ui remit la direction des affaires, sans qu'une si grande
responsabilité dépassat en rien la précoce habileté du jeune roi. On peut
croire que son précepteur continua de Jui donner des conseils, qui, pour
nétre plus littéraires, n’en furent pas moins utiles. Mais des lors les
études réguliéres, ’éducation furent nécessairement interrompues; et
en 338, nous voyons Alexandre, agé de dix-huit ans, combattre au
premier rang et parmi les plus braves a la bataille de Chéronée, qui dé-
cida du sort de la Grece. Aristote resia une année encore aupres de son
éléve, devenu roi apres le meurtre de Philippe, et ne quilta la Macé-
doine quen 335 avant J.-C., quand Alexandre se disposait a passer en
Asie, laseconde année de la ext’ olympiade. I se rendit alors a Athénes, ou
il resta sans interruption durant treize années, et qa il ne quitta que vers
la mort d’Alexandre. C’est donc a cette époque qu il ouvrit une école de
philosophie dans un des gymnases de Ja ville nommé le Lycée, du nom
dun temple du voisinage consacré a Apollon Lycien; et ses disciples,
198 ARISTOTE.
bientét nombreux, recurent, ainsi que lui, le surnom de péripatéticiens,
de lhabitude toute personnelle qu’avait le maitre d’enseigner en mar-
chant, au lieu de demeurer assis. I] donna, comme Xénocrate l’avait fait
avant lui, une sorte de discipline a son école: un chef, un archonte,
renouvelé tous les dix jours, veillait a maintenir le bon ordre; et des
banquets périodiques réunissaient tous les éléves plusicurs fois dans
l'année. Aristote avait pris soin lui-méme, a limitation de son ami et
de son rival platonicien, de tracer le réglement de ces réunions (v¢u.2:
cuunorimet), ebun article, inspiré par ses gouls trés-connus, interdisait
Ventrée de la salle du festin au convive qui, sur sa personne, n’aurait
point observé la plus scrupuleuse propreté. Aristote faisait deux legons
ou, comme on disait pour Jui particuli¢rement, deux promenades par
jour: l'une, le matin zecinarss iofives; Vautre le soir, dei.v2:. L’enseigne-
ment variait de l'une a Tautre, comme lexigeait la nature méme des
choses : la premiére destinée aux éleves plus avancés traitait des ma-
tiéres les plus difficiles , dzocouszimel 22ye13 Pautre s’adressait en quelque
sorle au yulgaire, et n’abordait que les parties les moins ardues de la
philosophie , eeorepinel deyor, Cyubunrer doyor, Meyer ev xelve. Cest de cette
division nécessaire dans toute espice a enscignement, que des historiens
postérieurs ont tiré ces singuli¢res asser tions sur la difference profonde
de deux doctrines, lune secrete, Vautre publique, qu’Aristote aurait
enseignées. La philosophie en Gréce, a cette époque surtout, a été trop
indépendante, trop libre, pour avoir eu besoin de cette dissimulation. Le
précepteur d’Alexandre, l’ami de tous les grands personnages macédo-
niens, l’auteur de la Métaphysique et dela Morale, n’avait point a se ca-
cher : i] pouvait tout dire et il a tout dit, comme Platon son maitre, dont
un disciple zélé pouvait dailleurs recueillir quelques théories , ae de la
lecgon n’avaient point passé jusque dans les écrits (dy220% Shane <2)» Mais
supposer aux philosophes grees, au temps d’ Alexi indre, cette timidité ,
cette hypocrisie anti-philosophique, e’est mal compr endr e quelques pas-
sages douteux des anciens; c’est, de plus, transporter a des temps pro-
fondément divers des habitudes que les ombrages et les persécutions
mémes de la religion n’ont pu imposer aux philosophes du moyen age.
I] faut certainement distinguer avec grand soin les ouvrages acroama-
tiques des ouvrages exotériques d’Aristote; mais il ne s'avit que dune
difference dans ’importance et exposition des maticres ; il ne s’agit pas
du tout de la publicité, qui était égale pour les uns et pour les autres.
Aristote avait done cinquante ans quand il commenga son enseignement
philosophique, et l'on peut juger, d’aprés les détails biographiques qui
précedent, ce que devait étre cet enseignement appuyé sur dimmenses
travaux , des méditations continuelles, une expérience consommee des
choses et des hommes, et une position toute-puissante par Festime que
Jui avait vouée son éléve, dominateur de la Grece et de VAsie. Gest
durant ces treize années de scjour a Athénes, qu’Aristote composa ou
acheva de composer tous les grands ouvrages qui sont parvenus jusqua
nous, a travers les siécles qui les ont sans cesse ¢tudiés. On sait avec
quelle générosité, digne dun conquérant du monde, Alexandre contri-
bua, pour sa part, a ces monuments élernels de la science. Si Von en
croit Pline, plusieurs millicrs dhommes, aux gages du roi, ¢taient
chargés uniquement du soin de recueillir et de faire parvenir au philo-
ARISTOTE. 199
sophe tous les animaux, toutes les plantes, toutes les productions cu-
rieuses de l’Asie; et c'est avec ce secours qu'aujourd hui les nations
les plus libérales et les plus riches peuvent a peine assurer a la science,
qu Aristote composa cette prodigieuse Histoire des animaux, ces trailés
d’anatomie et de physiologie comparées, que les plus iJlustres natura-
listes de nos jours admirent plus encore peut-étre que ne l'a fail l'an-
tiquité méme. Athénée affirme qu’Alexandre donna plus de 800 talents
a son maitre pour faciliter ses travaux de tous genres, et la formation de
sa riche bibliothéque, ce qui fait, en ne comptant le talent qu’a 5,000 fr. ,
4,000,000 de notre monnaie. Cette somme, toute considérable qu'elle
est, n’a rien d’exagéré quand on songe aux trésors incalculables que la
conquéte mit aux mains d’Alexandre. On peut croire que ces libéralités
du royal éléve, et cette intelligente protection servirent aussi au phi-
losophe pour composer cet admirable et si difficile Reeweil des constitu-
tions politiques, grecques et barbares , que le temps n’a pas laissé par-
venir jusqu’a nous, mais qui n’avait pas du cotter moins de recherches
que | Histoire des animaux, et qui certainement en avait exigé de
beaucoup plus délicates. Aristote, entouré, comme il était a ce moment,
d'une famille quil parait avoir beaucoup aimée; de sa fille Pythias
mariée a Nicanor, son fils adoptif; d’Herpyllis sa seconde femme, et
auparavant son esclave , pour laquelle il semble, d’aprés son testament,
avoir eu la plus vive affection; de Nicomaque, fils qu'il avait eu d’elle ;
illustre parmi les philosophes, les naturalistes , les médecins méme de
son temps, comblé des faveurs d’Alexandre, Aristote était alors dans
l'une de ces rares positions qui font 'envie du reste des hommes. II ne
parait point quil en abusa; mais ce bonheur si complet, si réel, si
éclatant , dura peu. La conspiration d’Hermolatis , dans laquelle Alexan-
dre impliqua le neveu d’Aristote, Callisthene, dont la rude franchise
Yavait blessé, éclata vers cette époque, et il est certain que dés lors
Ja froideur succéda entre le roi et son ancien maitre, aux relations si
alfectueuses qui jusque-la les avaient unis. Le meurtre dun homme tel
que Callisthéne, accompagné des circonstances odieuses que nont pu
dissimuler méme les historiographes officiels du roi, indigna la Gréce
enti¢re, et la postérité le regarde encore comme une tache ineffacable
a la mémoire du héros. On peut juger de la douleur que cette catas-
trophe dut causer a loncle de Ja victime, au précepteur de celui qui
venait de se déshonorer par ce forfait. Six années s’écoulérent encore
jusqu’a Ja mort dAlexandre, et l’on doil croire que durant tout ce
temps les rapports d’Aristote et de son coupable éléve durent étre
aussi rares que pénibles. Mais si le ressentiment devait étre profond
dans le coeur du philosophe, rien n’autorise a supposer, avee quel-
ques auteurs anciens, qu Aristote ait nourri des projets de vengeance.
Tout dément cette abominable calomnie, répétée par Pline, qui lui
attribue d'avoir, d’'accord ayee Antipater, empoisonné Alexandre; ca-
lomnie dont s‘autorisa plus tard Caracalla, le singe du héros macédo-
nien, pour chasser les péripatéticiens d’ Alexandrie, et bruler leurs livres.
Alexandre est mort a la suite dorgies, d'une mort parfaitement na-
turelle, comme lattestent les mémoires mémes de ses lieutenants, Ari-
stobule et Ptolémée, que possédaiert et que citent Plutarque et Arrien;
comme laltestaient le journal qu’on tenait chaque jour des actions du
200 ARISTOTE.
TOL, égrucoides Baotreror, et en particulier le journal de sa maladie. Aristote
passait si peu pour lennemi d’Alexandre, malgré son juste ressenti-
ment, et il était si bien resté l'ancien parlisan du Maceédonien , qu’aussi-
tot aprés la mort du roi, a ce qu’il parail, il dut songer a se soustraire
aux dangers de Ja réaction, et qu'il se retira dans une ville soumise aux
aulorités macédoniennes , et protégée par elles. I] serait également diffi-
cile de comprendre et que le parti anti-macédonien, dirigé par Démo-
sthéne et Hypérides, ait poursuivi l’empoisonneur d’ Alexandre , et que
les Macédoniens Vaient défendu. Aristote dut fuir, non point devant une
accusation politique, mais devant une accusation dimpiété portée contre
lui par Je grand prétre Eurymédon, soutenu d'un ciloyen nommé Dé-
mophile. On lui reprochait davoir commis un sacrilége en élevant des
autels a la mémoire de sa premi¢re femme et de son ami Hermias. Sa
pieuse amitié devint un crime; et Aristote, comme il semble Vavoir dit
lui-méme, se retira pour épargner aux Athéniens, dont esprit lui était
bien connu, «un second attentat contre la philosophic. » Tous ces dé-
tails, qui semblent assez positifs, doivent étre rapportés peul-étre a une
époque antérieure; et lon peut conjecturer, d'aprés quelques indica-
tions, comme l’a fait M. Stahr, qu’Aristote s¢tait retiré a Chalcis,
méme avant la mort d’Alexandre, laissant Ja direction de son école a
Théophraste, qui lui succéda dans le Lycée. Quelques biographes lui ont
altribué une apologie contre cette accusation, sans doute pour faire
pendant al Apologie de Socrate par Platon; mais Athénée , qui en cite
un passage, ne la regarde pas comme authentique. Aristote yécut un an
a Chalcis et mourut en 322, vers le mois de seplembre, peu de temps
avant Démosthéne, qui, lui aussi, victime d'autres passions, vint s°em-
poisonner a Calaure, et termina par une mort héroique une vie consacrée
tout entire a Ja patrie ct a la liberté. Quelques biographes ont soutenu
qu’Aristote s’était tué, assertion contre laquelle protestent et le témoi-
gnage d’Apollodore, ct celui de Denys dHalicarnasse, et les théories
méme du philosophe contre le suicide. [1 parait certain qu'il suecomba,
aprés plusieurs années de souffrance, 2 une maladie d’estomac qui était
héréditaire dans sa famille, et qui le lourmenta pendant toute sa vie,
malgré les soins ingénieux par lesquels il cherchait a la combattre.
Quelques Péres de | Eglise, on ne sail sur quels témoignages, ont avancée
qu il s’était précipité dans VEuripe par désespoir de ne pouvoir com-
prendre les causes du flux et du reflux. Cette fable ne mérite pas meme
détre réfulée ; mais elle témoigne qu'on supposait au philosophe une
immense curiosilé des phénomenes naturels. Si C'est Ja tout ce qu’on a
voulu dire, ses ouvrages sont un bien meilleur temoignage que tous les
contes inventés a plaisir : la Metéorologie el VMistoire des animaux
attestent suffisamment les efforts d’Aristote pour comprendre Je grand
spectacle de la nature qui pose éternellement devant nous. Diogene
Laérce et Athénée nous ont conserve sous le nom de Testament @ Ari-
stole une piece qui ne porte aucun ecaractére positif de fausselé; mais
on a remarqué avec raison (M. Stahr) que le philosophe n’y faisait au-
cune mention ni de ses manuscrits, ni de sa bibliotheque, qui lui avait
coulé tant de soins et de recherches, (est tout au moins un oubli fort
singulier, &@ moins que ce prétendu testament ne soit un simple extrail
Mun acte beaucoup plus Jong et beaucoup plus complet. Havait, du reste,
ARISTOTE. 201
institué Antipater pour son exécutcur testamentaire; et son puissant ami
dut assurer a tous ceux que le philosophe avait aimés les bienfails qu'il
répandait sur eux, et particuliérement sur ses esclaves.
Cette esquisse rapide de Ja vie d’Aristote suffit pour montrer que si la
nature avait fait beaucoup pour lui, les circonstances extéricures ne lui
furent pas moins favorables. Sa premiére éducation, les lecons d’un
maitre tel que Platon, continuées pendant prés de vingt ans, la protec-
tion de deux rois, et surtout celle d’Alexandre, et d’autre part les im-
menses ressources qu’avaient accumulées déja les efforts des philosophes
antérieurs, tout se réunissait pour rendre compléte et décisive lin-
fluence d'un génie tel que le sien, se développant dans de si heureuses
conditions. Cette influence a été sans égale : elle agit depuis plus de
deux mille ans, et lon peut affirmer, sans crainle d’erreur, qu'elle sera
aussi durable que ’humanité sur laquelle elle s’‘exerce. L’autorité sou-
veraine de ce grand nom a pu étre ébranlée et détruite en physique;
elle est éternelle en logique , en mélaphysique , en esthétique littéraire ,
en histoire naturelle, tout aussi bien qu’en politique et en morale.
Aristote, doué d’une activité prodigieuse, qui, suivant lobservation
méme de son maitre, avait besoin du frein, comme la lenteur de Xéno-
crate avait besoin de Il’éperon; aidé par tous les secours que lui offraient
des disciples nombreux et intelligents, des livres et des collections de
tout genre, Aristote avait beaucoup écrit. On peut voir par les citations
diverses des auteurs, et par les catalogues de Diogtne Laérce, de
lanonyme de Ménage, de l’'anonyme arabe de Casiri, quelles ont été
nos pertes. Ces catalogues, tout informes, tout inexacts quils sont,
nous attestent quelles furent bien graves. Parmi tous ees trésors dé-
truils, nous n’en citerons qu'un seul; c'est ce Recueil des constitutions
dont Aristote lui-méme fail mention a la fin de la Morale a Nicomaque,
et qui contenait l’analyse des institutions de 158 Etats selon les uns,
de 250 et méme 255 selon les autres. C’est de cette vaste collection de
faits généralisés, résumés, quil a tiré louvrage politique qui nous
reste. Ce qui est parvenu jusqu’a nous de toutes ses oeuvres, forme le
tiers, tout au plus, de ce quwil avait composé; mais ce qui peut nous con-
soler, c'est que ces admirables débris sont aussi les plus importants de
son ¢difice, sion par I’étendue, du moins par la nature et la qualité
des matériaux qui les forment. Les commentateurs grecs des cing ou
Six premiers siécles ont donné beaucoup de soin a la classification des
ceuvres d’Aristote. L’un deux, Adrasle, qui vivait 150 ans environ
apres J.-C., avait fait un traité spécial fort eélébre sur ce sujet, qui de
nos jours en est encore un pour les ¢rudits. On distribuait les ouvrages
du maitre de diverses fagons, soit en les considérant simplement sous le
rapport de la rédaction plus ou moins parfaite ou il les avait lui-meme
laissés, soit en les considérant plus philosophiquement sous le rapport
de Ja mati¢re dont ils traitaient. Ainsi d’abord on distinguait les simples
notes, les documents, les bzcuvnuasiz%, des ouvrages complétement mis en
ordre cuvzayusac%%, eb parmi ceux-ci on distinguait encore les acroama-
tiques ou ésotériques, des exotériques; puis, en second lieu, on divisait
les oeuvres d’Aristote presque selon les divisions qu il avait tracées quel-
quetois lui-méme a Ja philosophic, en théoréliques, pratiques, orga-
niques ou logiques. Ces classifications peuvent étre juslifices sclon le
202 ARISTOTE.
point de vue auquel on se place; mais, pour se rendre compte comme
dans une sorte dinventaire des richesses que nous avons recues des
siécles passes, il suffit de s’en tenir a | ordre donné par leditio princeps
des Alde, et que depuis lors tous les ¢diteurs, si l'on excepte Sylburge
et Buhle aprés lui, ont scrupuleusement suiyi. Voici, selon cet ordre,
les divisions principales qu’on peut faire des ceuvres d’Aristote :
te. La Logique composée de six traités tous authentiques, malgré
quelques doutes d’ailleurs trés-réfutables, élevés dans Vantiquité et dans
les temps modernes, traités qui doivent se succéder ainsi : les Catégo-
ries, | Hermeéneia, les Premiers Analytiques, en deux livres, appelés par
Aristote Traité du Syllogisme; les Derniers Analytiques, en deux livres,
appeleés par Aristote Traité de la Démonstration; les Topiques, en huit
livres, appelés par Aristote Traité de Dialectique, et les Réfutations
des sophistes. La collection de ces traités est ce qu’on nomme habituel-
lement | Organon, mot qui n’appartient pas plus a lauteur que celui de
Logique, et qui vient des commentateurs grees.
2°, La Physique, en prenant ce mot dans le sens général qu’y don-
naient les Grees, et non dans le sens spécial ou nous l’entendons actuel-
lement. Elle se compose des ouyrages suivants : 1° La Physique, ou
pour mieux dire les Lecons de Physique, en huit livres; 2° le Traite du
Ciel, en quatre livres; 3° le Traité de la Génération et de la Destruction,
en deux livres; 4° la Metéorologie, en quatre livres; 5° le petit Zraité du
Monde, adressé a Alexandre, apocryphe; 6° le Traité de? Ame, en trois
livres; 7° une suite de petits traités appelés par les scolastiques Parva
naturalia : dela Sensation ct des Choses sensibles, de la Mémoire et de la
Reminiscence, du Sommeil et de la Veille, des Réves et de la Divination
par le sommeil, de la Longévité et de la Bricveté de la vie, de la Jeunesse
et de la Vieillesse, de la Vie et de la Mort, et enfin de la Respiration ;
8° | Histoire des animaux, en dix livres, dont Je dernier est peut-ctre
apocryphe; 9° le Traité des Parties des animaux, en quatre livres;
10° le Traité du Mouvement des animaux; 11° le Traite de la Marche
des animaux ; 12° le Traité de la Génération des animaux, en cing livres;
13° le Traité des Couleurs; 14° un extrait dun Traite d Acoustique;
15° le Traité de Physiognomonie; 16° le Traité des Plantes, en deux li-
vres, dont Je texte gree a été refait a Constantinople, d’apres le texte
arabe etlatin, en deux livres; 17° le Petit Recueil des recits surprenants ;
18° le Traité de Mécanique, sous forme de questions; 19° le vaste recueil
de faits de tout genre, sous forme de questions, et intitulé : les Pro-
blemes en cinquante-sept sections; 20° le petit Traité des lignes inse-
cables; 24° et enfin les Positions et les noms des vents, fragment dun
grand ouvrage sur les signes des saisons.
3°. La Meéetaphysique, nom qui ne vient pas d’Aristote lui-méme, en
quatorze livres, et avec laquelle il faut classer le petit et tres-obscur
ouvrage sur Nenophane, Zénon et Gorgias.
he. La Philosophie pratique, ou, comme le dit aussi Aristote, la Phi
losophie des choses humaines : la Morale, proprement dite, composce
de trois trailes, dont les deux derniers ne sont que des rédactions dilte-
rentes des éléves d'Aristote : te la Morale a@ Nicomaque, en dix livres ;
2° la Grande Morale, en deux livres; 3° la Morale a Eudeme, en sept
livres; 4° le fragment sur les Vertus et les Vices; 5° la Politique, en
ARISTOTE. 203
huit livres; 6° | Economique, en deux livres, dont le second est apo-
eryphe; 7° V Art de la Rhetorique, en trois livres, suivi dela Rhétorique
a Alexandre, qui est apocryphe; 8° le Traite de la Poétique, qui n'est
qu'un fragment.
5°. Il faudrait ajouter a tous ces ouvrages : 1° les fragments épars
dans les auteurs de l’antiquité, et dont quelques-uns sont assez consi-
dérables ; 2° les poésies; 3° enfin les Lettres, bien qu’elles ne soient pas
authentiques. Jusqu’a présent aucune édition, méme la plus récente ,
celle de Berlin, n’a donné complete cette cinquiéme partie des ceuyres
d’Aristote : elle nest pas cependant sans importance.
I] est impossible de donner ici, en quelques pages, une idée suffisante
du vaste et profond systéme que renferment ces divers ouvrages, et qui
a régné sans interruption, bien qu’avec des intermittences de force et
de déclin, depuis Aristote jusqua nous, d’abord sur les écoles de la
Gréce et de Rome, puis exclusivement sur toutes celles du moyen dge,
berceau de Ja science moderne, puis sur les écoles arabes, et qui rene
souverainement encore dans les parties les plus importantes de la philo-
sophie, la logique entre autres, et sur les belles-lettres, la rhétorique
et la postique. Quelques observations cependant pourront faire com-
prendre , méme en les restreignant dans d‘é¢troites limites , comment cet
empire a été et est encore légitime autant que bienfaisant.
Parmi les causes qui ont fait d’Aristote le précepteur de l’intelligence
humaine, comme disent les Arabes, il faut mettre en premiere ligne le
caractére tout encyclopédique de ses ouvrages. Nul philosophe avant
lui, nul aulre aprés lui, n’a su, doué d’un tel génie, embrasser, dans
une théorie une et systématique , l'ensemble des choses. La philosophie
grecgue, quelque valeur qu’eussent ses recherches avant le siécle d’A-
lexandre, n’avait pu rien produire d’aussi complet ni d’aussi profond.
Démocrite, qui, avant Aristote, a pu étre appelé le plus savant et le
plus laborieux des Grecs, n’avait pu entrevoir qu'une faible partie de
Ja science. TH avait recueilli be: aucoup de fails; mais le point de vue tout
matérialiste ot il sétait placé ne lui avait per mis de les comprendre que
bien insuffisamment. Piaton, dont on ne veut pas dailleurs rabaisser
ici le mérite, et qui certaincinent est supérieur a son disciple par la sim-
plicité et la grandeur morale de son systéme ; Platon s’était condamné ,
par la direction méme de son génie, a ignorer une partie des faits natu-
rels dont il n’avait point a tenir un compte bien sérieux; de plus, la
forme de ses ouvrages ne Jui permettait pas cette rigueur s) stématique
sans laquelle une encyelopédie n’est qu'une vaste confusion , sans la-
quelle surtout un enseignement positif et général est impossible. Platon
a, dans un sens, trouvé beaucoup micux que cela : il n’a pas joué le
role de précepteur, ila joué le réle beaucoup plus grand, beaucoup plus
utile meme, de législateur des croyances religieuses et des mocurs : c’est
comme un prophecte philosophe. Mais avant Aristote, la science éparse
navait point été réunie en un corps : des matériaux isolés attendaient
Yarchitecte et ne formaient point un édifice : c’est lui qui le construisit.
Quelques historiens de la philosophie, M. Ritter entre autres, lui ont
reproché d’avoir le premier introduit l’érudition dans la philosophie. La
critique ne semble pas méritée. Pour composer Voeuvre totale de la
science, la ranger tout enlicre sous une seule discipline, les forces d’un
204 ARISTOTE.
individu, quelque puissant qu'il soit, ne pourront jamais suffire. S’il ne
datait que de lui seul, ce serait un réyélateur; ce ne serait plus un phi-
losophe. Au contraire, Aristote s’est fait une gloire, et cette gloire n’ap-
partient qu’a lui seul, d’étre lhistorien de ses prédécesseurs. L’odieuse
accusation de Bacon est complétement fausse : loin d’égorger ses fréres,
comme font les despotes ottomans pour régner seuls, c’est Jui qui les a
fait vivre en transmettant a la postérité leurs noms et leurs doctrines. I]
n’a jamais prétendu cacher tout le profit qu il avait tiré de leurs travaux.
Mais s'il doit a ses devanciers une partie des matériaux qu'il a employés,
c'est a Jui seul qu'il doit d’avoir su les mettre en ceuvre. C’est du haut
dela philosophie premicre , de la métaphysique dont il est le fondateur,
quil a pu saisir, d'un regard ferme, la valeur relative de tous les faits
particuliers , de toutes les notions particuliéres, et les classer entre elles
de manicre a reproduire, dans une théorie complete, l’ordre admirable
de la réalilé. C’est de ce faite élevé qu’il a pu voir sans confusion, sans
erreur, cette prodigieuse varicté de phénoménes que homme et la na-
ture présentent incessamment a lobservation du philosophe. La méta-
physique fut pour lui ce que le vulgaire trop souvent ignore, la science de
Ja réalilé, lascience de ce qui est, del’étre ensoi. Pour Platon, Ja réalité
des choses, l’essence des choses, était en dehors delles et résidait tout en-
ti¢re dans les idées séparées, distinctes, éternelles, immuables. Aristote,
au contraire, ne vit de réalité et ne put en concevoir que dans lindividu
dontlascience doit tirer les notions générales et les premiers principes qui
composent ses theories et ses démonstrations. Tout étre, et il n’y a que des
étres particuliers , est nécessairement l’assemblage de quatre causes dont
lune est sa forme, qui tout d’abord se révéle anos sens; l'autre, sa ma-
titre ; la troisieme , Je mouvement, qui l’a fait devenir ce quil est, qui
l’a produit; la quatriéme enfin, la cause finale, Ja fin méme vers laquelle
il tend, qui lui assigne un but, et lui donne un sens aux yeux de la rai-
son. Sans ces quatre causes, létre ne se comprend plus : il nest rien
sans elles. Les deux premi¢res nous sont attestées par le témoignage
irrécusable de notre sensibilité, les deux autres par Je témoignage non
moins certain de notre raison. Elles sont toujours réunies dans toute
chose qui n’est pas le simple accident d'une autre. Mais I’¢tre produitde
ces quatre causes, n'est pas seulement d'une essence stérile et purement
Jogique; il revét des attributs qui Je modifient et que la science peut
aflirmer de lui. Ces attributs, ces calégories, sont au nombre de dix,
comme les causes sont au nombre de quatre. La science, en affirmant ou
en niant ces attributs, fait la vérité ou Verreur ; quant a létre et a ses al-
tributs, ils n’ont d’autre caractére que d’exister, et pour les connaitre,
c'est dans les termes simples et non dans Jes propositions composces
quil faut les chercher. Les catégories sont : dabord, celle de la substance
sans laquelle les autres ne seraient pas, a laquelle elles sont toutes
comme suspendues; puis, Ja quantité, la qualité, la relation, le temps,
le lieu, Ja situation, la possession, Vaction et la passion. Les categories
sont les Gléments nécessaires dont les propositions se forment, comme
Ja réalité méme : dune part, les étres en soi, les sujets avec celle mer-
veilleuse diversité quia dabord faite Ja nature, et avec celle que Lesprit
de Fhomme vient y joindre par abstraction; et d'autre part, les attributs.
Ici la seule categorie de la substance, 1a les neuf autres; les unes et les
ARISTOTE. 205
autres lies entre elles par cette notion de l’existence, la seule qui puisse
unir le prédicat au sujet, et qui fournit également, soit qu’on l’affirme
ou qu’on la nie, Vindispensable condition sans laquelle les deux autres
nont ni valeur ni détermination. De la toute la théorie de la pro-
position , les formes diverses qu'elle peut prendre ; de Ja toute la théorie
du sylogisme ot deux propositions enchainées lune a l'autre par un
moyen terme compris dans l'attribut et comprenant Je sujet, forment
une conclusion ou lattribut est uni au sujet d'une nécessité logique; de
la, enfin, toute cette théorie de la démonstration ou Je rapport de lat-
tribut au sujet repose sur Ja vraie cause qui met l'un dans l'autre, et
qui prouve leur union d'une irréfutable manicre, non plus par la seule
nécessilé logique , mais par celle nécessité réelle , effective , que les phé-
nomenes mémes portent avec eux. Mais rien ne se démontre qua la
condition d’un indémontrable : les causes, et par suite les moyens ter-
mes, ne sont point infinis. Dans les démonstrations, il faut s’arrcter
aux axiomes, sans lesquels la démonstration ne serait pas possible, bien
quelle ne les emploie jamais directement. Les axiomes sont les princi-
pes communs, et en téte de tous est le principe de contradiction quim-
plique Ja notion méme d’existence. Les principes propres sont ceux qui
appartiennent a chaque sujet spécial que la science étudie, et sans les-
quels les principes communs resteraient inféconds ct stériles. L’ordre
de Ja nature et l’ordre de Ja science se correspondent ainsi l'un a autre :
Ja pensée n'est rien sans l’expérience, bien que l’expérience soit fort au-
dessous de la pensée. Ce que la science doit faire avant tout, ¢’est d’ob-
seryer scrupuleusement tous ces phénomeénes qu'elle doit comprendre et
démontrer par leurs causes, les lois générales du mouvement dont la
nature entiere est animée, les lois de plus en plus complexes par les-
quelles organisation s’éléve du végétal jusqu’a Thomme, et de la vie
aveugle, obscure des derniers étres, a cette vie supérieure de Ja pensée
et de lintelligence dans le plus parfait des étres; ces lois, enfin, les
plus admirables, les plus élevées de toutes, qui président a la vie mo-
rale des individus et des sociétés. Et pour couronner cette ceuvre de la
science, il faut quelle monte encore un degré plus haut, il faut qu’au-
dessus de la nature, ou les causes sont nécessaires et fatales, au-dessus
de lhomme, cause libre et volontaire, elle arrive jusqu’a la cause pre-
mire, a Ja cause unique, au premier moteur, qui communigue a tout
le reste le mouvement, la vie, la pensée; il faut quelle arrive jusqu’a
Dieu : tel est limmense systeme qu’Aristote a tracé et quil a rempli. I
a fait la logique et fondé la science de Ja pensée de telle sorte, que depuis
Jui, comme le dit Kant, elle n’a fait ni un pas en avant, ni un pas en
arriere : il a fondé dans Ihistoire naturelle cetle admirable méthode
dobservation que personne n’a micux appliquée que lui; il y a tracé
quelques-unes de ces lois de Ja vie que la physiologic comparée s’efforce
encore de nos jours de conslater; il 4 fondé la métaphysique sur des ba-
ses quon ne peut plus changer; il a fondé la psychologie, la science
morale, la science politique, lesthétique littéraire, etc. Cette magni-
fique encyclopédie, résumé a peu prés complet de tout ce qu’ayait su le
monde grec, navait que peu de chose a enseigner ala Gréce, si on la
compare a ces peuples qui, dans la suite des temps, privés de toute
spontanéilé scientifique, durent aller se mettre a ecole des siécles pas-
206 ARISTOTE.
sés. Pour refaire au milieu de la barbarie |’éducation de l’esprit humain ,
il fallut s’adresser ala Gréce, la sage institutrice des nations, et, dans
la Gréce, il n’y avait qu'un maitre possible : c’était Aristote, parce que
seul il pouvait enseigner et démontrer la totalité de la science. Aujour-
d’hui méme, si par une catastrophe qui heureusement est impossible,
le genre humain avait a subir la méme épreuve qu ‘il a subie dans le
moyen dge, nul doute que le choix ne fut absolument identique. I n'est
point de philosophe qui pul aujourd hui meme remplacer Aristote : Des-
cartes, Leibnitz, Kant n'y suffiraient pas. L’enseignement péripaléti-
cien, aprés lout ce qu’aurait appris humanité, serait sans doute bien
incomplet; mais, sans contredit, il serait encore le moins imparfait de
lous.
I] faut ajouter a cette premiére cause de Ja domination aristotélique,
la forme méme de ses livres : i! avait fail des dialogues, a ce quatteste
Cicéron; ils ne sont par parvenus jusqu’a nous, et l'on peut affirmer
sans aucune témérité quen face des dialogues de son maitre , cette perte
ne fail point torta sa gloire. Mais les ouvrages que la postérité a con-
servés, et que nous possédons, ont donné a Ja science cette forme di-
dactique que, depuis lors, elle n'a point changée, et qu'elle a regue
pour la premiere fois des mains d’Aristote. Un ton magistral, comme sil
eut prévu le role quil devait remplir plus tard; un style austere, sans
autres ornements que la pensée meme quil revel; une concision et une
rigueur faites pour exciter le zele et la sagacité des éleves, tels sont les
mériles secondaires, mais non point inutiles, qui ont contribué a faire
donner au disciple de Platon la preference sur son maitre. Platon a rendu
d'autres services al esprit humain, et le christianisme, en particulier, sait
tout ce qu il lui doit; mais Platon, avec Ja divine élégance de ses formes,
n était point fait pour Jes labeurs de ecole. Sa mission ¢tait de char-
mer, de convaincre les Ames, en les purifiant. C¢tait a un autre dinitier
les esprits aux pénibles investigations de la science. Cest quien effet,
quand on parle de empire souverain exerceé par Aristote, c est surtout
de sa logique qu'il s‘agit; et, pour qui se rappelle histoire de la sco-
Jasuque, pour qui connait Ja nature vraie de la logique, il ny a pas de
doute que | Organon d Aristote, étudi¢ sans interruption pendant cing ou
six siécles par toutes les écoles de [ Europe, commenté par les maitres
les plus illustres, ne pouyait étre remplace par aucen livre; if ny a pas
de doute quaucun livre, si ce nest celui-la, ne pouvait donner a Pesprit
moderne et a toutes les langues par lesquelles il scexprime cette recti-
tude, cette justesse, cette méthode que le génie européen seul jusqua
présent a connues. Il est tout aussi certain que la logique ¢tait la seule
science qui put étre cultivee avec cette ardeur et ce profit, sans porter
atleinte aux croyvances religieuses qui firent alors le salut du monde.
La logique, précisément parce quelle ne consiste que dans les formes
de lascience, et qu'elle n’engage expressément aucune question, ne pent
jamais causer dombrage. Elle ne s’inquicte point des principes , aux-
quels elle est completement indifférente. C'est la ce qui fait qu'elle a pu
tout a la fois étre ctudiée par les chrétiens et les mahometans, par Ics
protestants et les catholiques, par les crovants et les philosophes. Ou
trouver rien de pareil dans Platon? Ou trouver rien de pareil dans aucun
autre philosophe ? Si la science et ses procédés étaient Pesprit humain
ARISTOTE. 207
tout entier, Aristote etit été plus grand encore qu’il n'est : esprit humain
n/aurait point cu d’autre guide que lui.
Mais sur les grandes questions que Platon avait résolues d’une ma-
niere si nette et si vraie, surla Providence, sur lame, sur la nature de
la science, Aristote s'est montré indécis, obscur, incomplet. Le dieu de
sa métaphysique n’est pas le dieu qui convient a homme : Dieu est
plus que le premier moteur, au sens ou Aristote semble le comprendre ;
il a créé le monde, comme il le protége et le maintient; il ne peut avoir
pour ses créatures cette indifférence ou le laisse le philosophe, il préside
au monde moral tout aussi bien qu’il meut le monde physique ; il doit
intervenir dans la vie des individus et des sociétés tout aussi bien qu'il
intervient dans les phénomeénes naturels. Incertain sur la Providence et
sur Dieu, Aristote ne ]’est guére moins sur ’immortalité de l’dme et sur
la vie qui doit suivre celle dici-bas. Il ne nie pas que J’dme survive au
corps, sans toutefois laffirmer bien positivement; mais de ce principe
il ne tire aucune de ces admirables conséquences qui ont fait du plato-
nisme une yérilable religion. Quant a la science, il ne la fait pas sortir
tout entiére de la sensation, comme le lui aitribue le fameux axiome
qu'on chercherail vainement dans ses ceuvres; mais il est sur la pente
ou son maitre avait voulu arréter Ja philosophie; il est sur le bord de
labime ou tant d’autres se sont précipités en suivant ses traces, malgré
les averlissements de Platon. D’ailleurs, ces Jacunes si graves, et d’au-
tres encore qu'on pourrait citer, ne devaient rien Oter a son autorité.
Dans le mahométisme, comme dans le christianisme, c’était a une autre
source qu'on puisait des croyances; il n’y avait point a lui en deman-
der, et les siennes, chancelantes comme elles l’étaient, ne pouvaient
bien vivement blesser des convictions contraires. Cette indécision méme
ne nuisait en rien a la science; elle s'accordait fort bien avec elle, et
l’Eglise catholique, tout ombrageuse quelle était, oublia bien vite les
anathémes dont jadis quelques Peres de lEglise avaient frappé le péri-
patétisme. On attendait et lon tirait d’Aristote trop de services, pour
qu’on put s’arréter ace que dans un autre on eut poursuivi comme des
opinions condamnables.
C’est une histoire qui est encore a faire, toute curicuse qu'elle est,
que celle de l'aristotélisme. Les ouvrages d’Aristote, d’abord peu connus
apres sa mort, par suite de quelques circonstances assez douteuses
qu ont ray portées Strabon et Plutarque, ne commencérent a ¢tre yrai-
ment répandus que vers le temps de Cicéron; c'est Sylla qui les avait
apportés a Rome apres la prise d Athenes. I] n’est pas présumable @ail-
leurs que Venscignement d’Aristole, qui dura treize années dans la ca-
pitale de la Gréce, eit laissé ses doctrines ignorées autant qu’on le sup-
pose en général; mais ce qui est certain, c'est que ce nest guére que
vers lére chrétienne que son empire s’étendit. Ce fut d’abord , comme
plus tard, la logique qui pénétra dans les écoles grecques et latines.
Sans acception de systemes, toutes se mirent a étudier, a commenter
l' Organon; les Peres de lEglise, et a leur suite tous les chrétiens , n'y
étaient pas moins ardents que les gentils ; et tout le moyen age n’a pas
craint d’attribuer a saint Augustin lui-méme un abrégé des Catégories ,
qui dailleurs n’est pas authentique. Boéce, au vic siécle, voulait tra-
duire tout Aristote, et nous avons de sa main | Organon. Les commen-
208 ARISTOTE.
tateurs grees furent trés-nombreux , méme apres que les écoles d’Athénes
eurent ¢lé fermées par Je décret de Justinien; el, parmi ces commenta-
teurs, quelques-uns furent vraiment considérables. L’étude de la logique
ne cessa pas un seul instant a Constantinople ni dans l’Europe occiden-
tale: Bede, Isidore de Séviile Ja cultivaicnt au vue siécle, comme Alcuin
Ja cultivait au vine a la cour de Charlemagne. C’est de Organon que
sortil, au xi° siécle, toute la querelle du nominalisme et du réalisme ,
lout Penseignement d’Abeilard. Vers la fin du xu siécle, quelques ou-
vrages autres que la Logique s introduisirent en Europe, ou, ce qui est
plus probable, y furent retrouvés; et, dés lors, les doctrines physiques
el melaphysiques d Aristote commencérent a prendre quelque influence.
L’Eglise s’en elfraya, parce qu ciles avaicnt provoqué elt autorisé des
hérésies. Un envoyé du pape dul venir inspecter l'Université de Paris,
centre et foyer de toutes lumi¢res pour 1Occident, et, en 1210, les
livres d’Aristote autres que la Logique furent condamnés au feu, et non-
seulement on défendit de les étudier, mais encore on enjoignil a tous
ceux qui les avaient lus @oublier ce quils y avaient appris. La pré-
caution était inutile, et elle venait trop tard. L’exemple des Arabes,
qui, dans leurs ¢coles, n'avaient point d’autre maitre qu’Aristote, et
qui l’avaient traduit et commenté tout entier a leur usage; les besoins
irrésisubles de esprit du temps, qui dermandait a grands cris une sphcre
plus large que celle ou IEglise avait tena Vintelligence depuis cing ou
six sitcles; la prudence méme de lEglise, revenue a des sentiments
plus éclairés, tout se réunit pour abaisser les barricres; et, aprés quel-
ques essais encore infructueux, et une nouvelle mission apostolique qui
navait pas plus réussi que la premicre, on ouvrit la digue et on laissa
le torrent se précipiter par toutes les voies, par toutes les issues. Pen-
dant pres de quatre si¢cles, il se répandit en toute liberté dans toutes
les écoles, et il suffit & alimenter tous les esprits. Albert le Grand, l'une
des lumi¢res de lEglise, et lon doit ajouter de FOccident a cette épo-
que, commenta les cewvres d’Aristote tout enticres; saint Thomas
dAquin, ange de lécole, cn expliqua quelques-unes des parties les
plus difficiles; et, a leur suite, une foule de docteurs illustres suivirent
leur exempic, et bientot Aristote, traduil par les soins mémes d'un pape,
Urbain V, et du cardinal Bessarion, devint pour Ja science ce que les
Peres de /Eglise, et Von pourrait presque dire les livres saints, étaient
pour la foi. I est inutile de remarquer quici, comme dans la religion,
Venthousiasme, la soumission aveugle depassa bientot les bornes. Il ue
fut plus permis de penser autrement qu Aristote, et une doctrine sou-
lenue contre les siennes était traitée a Végal @une héresie. H suffit de
rappeler le déplorable destin de Ramus, qui perit victime de sa lutte
courageuse contre ce despotisme philosophique, plus encore que de ses
opinions suspectes ; il suffit de se rappeler que, méme en 1629, sous le
reene de Louis NUL, un arrét du parlement put défendre, sous peine
de mort, datlaquer le systeme d’Aristote. Heureusement qualors cette
défense était plus ridicule encore qu'elle nctait odicuse; mais on ne
saurait répondre que, si quelque imprudent se fat alors élevé contre le
pere de Veécole, if meut point été frappé comme un criminel; et Von
peut voir par cette défense méme que jamais [Eglise navait défendu
plus energiquement contre les heretiques Pautorité des Eyangiles. Ce
ARISTOTE. 209
quil y a de remarquable, c’est que le protestantisme , aprés quelques
hésitations, avait adopté Aristote tout aussi ardemment que les catholi-
ques. Mélanchthon Vintroduisit dans les écoles luthériennes. Mais il faut
ajouter que l’Aristote de Mélanchthon n’était plus celui du moyen age et
de Ja scolastique; et Je péripatétisme, mieux compris qu’on ne l’avait
fait jusqu’alors, n’avait plus rien qui dut effrayer l’esprit de liberté qui
faisait le fond de la réforme. La Société tout enti¢re de Jésus , a l'imita-
tion de l’Eglise, adopta l’aristotélisme, et s’en servit avec son habileté
bien connue contre tous les libres penseurs du temps, et surtout contre
les adhérents de Descartes. Ce n’est que le xvi’ siécle qui, victorieux
de tant d’autres abus, vit aussi finir celui-la. Aristote ne régna plus que
dans les séminaires, et les Manuels de philosophie a usage des établis-
sements ecclésiasliques n’étaient et ne sont encore qu'un résumé de sa
doctrine. La réaction alla trop loin, comme il arrive toujours : malgré
les sages avis de Leibnitz, représentant des écoles protestantes qui
avaient compris le philosophe comme il faut le comprendre; malgré les
affinités certaines que les doctrines aristotéliques avaient sur tant de
points avec lesprit philosophique de ce temps, le xvin° siécle laissa le
pére de la logique, de Vhistoire des animaux, de la politique, dans le
plus profond oubli. Il fut enveloppé dans cet injuste dédain dont tout le
passé fut alors frappé. Les historiens de la philosophie les plus graves ,
Brucker, entre autres, ne surent méme pas lui rendre justice. Tl n’y
avait peut-étre pas assez longtemps que le joug étail brisé, et l’on se
souvenait encore combien il avait été pesant. Aujourd’hui, Aristote a
repris dans Ja philosophie la place qui lui apparlient a tant de titres.
Grace a Kant, surtout a2 Hégel et a M. Brandis, en Allemagne, ott
d’ailleurs l'étude d’Aristote n’avait jamais tout a fait péri; grace a
M. Cousin, parmi nous, cette grande doctrine a été plus connue ect
mieux appréciée. Des travaux de toute sorte ont été entrepris. On ne
regarde plus Aristote comme un oracle; mais on sait tous les services
qu il arendus a lesprit humain, et, parmi tous les grands systémes de
philosophie que la curiosité historique de notre siécle cherche a bien
comprendre, on accorde a celui-la plus d’attention qu’a tout autre; ce
nest que justice, et l’on peut espérer que la philosophie de notre temps
ne profitera pas moins de ces labeurs, bien qu’ils soient autrement diri-
gés, que nen a profité le moyen age. Connaitre Aristotle, connaitre
Vhistoire de Paristotélisme, c’est mieux connaitre, non pas seulement le
passé de l'esprit humain, mais son état actuel. Par le moyen age d’ou
nous sortons, Aristote a plus fait pour nous que nous ne sommes porlés
ale croire. Il y a tout avanlage ct comme une sorte de piété a bien sa-
voir tout ce que nous Jui devons.
Pour étudier cet immense sujet, dont on n’a pu indiquer ici que les
points les plus saillants, voici les principaux ouvrages quwil faudrait
consulter :
Pour la biographie d’Aristote : Diogéne Laérce (liv. v), qui a fait
usage des travaux spéciaux de ses prédécesseurs fort nombreux et beau-
coup plus habiles que lui; —l Anonyme publié par Ménage dans le se-
cond volume de son édition de Diogéne Laérce ; puis la biographie at-
tribuée & Ammonius et qu’on trouve habituellement a la suite de son
commentaire sur les Categortes; Nunnesius en a donné une édilion spé-
Is 4
ay
210 ARISTOTE.
ciale in-4°, Helmstedt, 1666. Buhle a réuni toutes ces biographies
dans le premier volume de I’édition compléte quwil avait commencée. —
Parmi les modernes on peut citer Patrizzi , dans son premier livre des
Discussiones peripatetice si hostile contre Aristole; — Andréas Schott,
qui a écrit la vie comparée d’Aristote et de Démosthéne » in-4°, Augsb.,
1603; — Buhle, et surtout M. Ad. Stahr qui a résumé tous les tra-
vaux ‘antérieurs, dans ses Aristofelia , 2 vol. in-8°, Halle, 1832 (all.) ;
le premier est consacré tout enlicr a la biographie, On pour rait ajou-
ter aussi des articles de Dictionnaires, comme celui de Bayle, la Bio-
graphie universelle, Varticle de M. Zelle dans 1 Eneyclopédie générale,
call.) et enfin les Biographies résumées des historiens de Ja philosophie,
Brucker, Tennemann, Rilter.
Pour la connaissance du systéme général d’Aristote, d’abord les
OkFuvres completes dont la premicre édition a été publié par les Alde,
5 vol. in-f?, Venise, 1495-1498 ; —lédition de Silburge, £4 vol. in-4,
Franef., 1584-1587, également sans traduction, mais avec des notes,
courtes et substanticlles; — celle de Duval, 1619, plusieurs fois repro-
duile;— celle de Buhle, 1791-1800, laissée inachevée au cinquieéme vo-
lume ; — celle de ! Académie de Berlin, in-4°, 1831-1837, dont il a paru
quatre volumes, deux de texte, avec des variantes nombreuses, mais in-
compl¢tes, lirées des principaux manuscrits del Europe; une traduction
Jatine revue, mais non refaite de toutes pieces, et des commentaires grecs
qui ne sont donnés que par extraits. Il doit paraitre encore au moins un
volume de commentaires. On ne sait si M. Brandis, l'un des éditeurs ,
avec M. een ti y ajoutera des notes. — Apres les éditions completes, il
faut consulter les Commentaires généraux d Averrhoés, traduits de larabe
en latin, 14 vol. in-8°, Venise, 1540, et d’ Albert le Grand, 5 vol. in-f°,
Lyon, 1631.1 n 'y a jamais eu de commentaire général en gree.—Apres
les commentaires, les traductions complétes : en latin, du cardinal Bes-
sarion, in-f, Venise, 1487; en anglais, de Tay lor, 10 vol. in-4° , Lon-
dres, 1812, peu connue sur le continent, et faite, a ce quil semble, avec
un peu trop de précipitation. Deux traductions générales, l'une en alle-
mand, par ne réunion de savants a ‘Stuttgart, lautre en francais, par
M. i Saint-[iflaire, sont commencées et se poursuivent actuellement.
Enfin deux livres récents, sans parler des historiens de Ja philosophie ,
et de Hégel en particulier, peuvent contribuer a faire connaitre la doc-
trine generale d’Aristote : Fun est en allemand, de M. Biese; Fautre est le
premicr volume de [Essai sur la Meétaphysique, par M. Ravaisson , ou-
vrage trés-remarquable, et le plus distingué de tous ceux qui ont été
pubucs sur ce sujet. On peut consulter aussi : De Arisfolelis operum
serie e¢ distinctione, par M. Tilze, in-8°, Leipzig, 1826.
Pour la Logique, qui a fourni maticre 4 un nombre presque incaleu-
lable de Commentaires , il faudrait consulter surtout, les commentateurs
erecs: Porphyre, Simplicius, Ammonius, Philopon, David !Arménien,
pour les Categories; Ammonius, Philopon, les anonymes, pour ! /erme-
neids Alexandre d’Aphrodise, Philopon pour les Premiers Analytiques;
Pihilepon, ef la paraphrase de Thémistius pour les Derniers; Alexandre
d’Aphrodise pour les Popiques et les Réefutations des sophistes. — Parmi
les modernes , [es Cominentaires des jésuites de Coimbre ; le Conmen-
aire géncral de Pacius joint a son édition de 1Organon, in-1", Ge-
ARISTOTE. 214
néve, 1605, celui de Lucius, in-4°, Bale, 1619, le Commentaire spécial
de Zabarella sur les Derniers Analytiques, et, de nos jours, la traduction
allemande de M. Zell, Stuttgart, 1836; la traduction de M. B. Saint-
Hilaire , dont trois volumes ont paru, contenant les Premiers et Der-
niers Analytiques, les Topiques et les Réfutations des sophistes ; You-
vrage de M. Franck intitulé : Lsquisse Pune histoire de la Logique,
précédée d'une analyse étendue de ! Organon d'Aristote, in-8°, Paris,
1838, et le Mémoire de M. B. Saint-Hilaire, couronné par l'Institut,
2 vol. in-8°, Paris, 1838, avec le Rapport de M. Damiron sur le con-
cours, dans le troisiéme volume des Memoires de l’Académie des scien
ces morales et politiques; enfin Hlementa logices Aristot., Trendelen
burg, in-8°, Berlin, 1836. Hla été démontré qu’Arislote n’avait point
emprunté sa logique aux Indiens, comme on I’a souvent répété : voir,
dans le troisieme volume des Mémoires de l’Académie des siences mo-
rales et politiques, le Mémoire de M. B. Saint-Hilaire sur le Nydya. 3
Pour les Lecons de Physique, le Commentaire trés-précieux de Sim-
plicius ; celui des jésuites de Coimbre, in-'°, 1593; celui de Zabarella ,
in-f’, 1600; celui de Pacius avec son edition, in-8°, Hanoyre; la tra-
duction allemande et les remarques de Weisse, Leipzig, 1829. La
Physique est un des ouvrages d’Aristote qui dans les temps modernes
ont été le moins étudiés. |
Pour le Traité du Ciel, le Commentaire de Simplicius, et parmi les
modernes celui de Pacius. — Pour la Meteorologie, les Commentaires
d’Olympiodore pour les quatre livres, et celui de Philopon pour le pre-
mier, le Commentaire des jésuites de Coimbre, in-4°, 1596, et Pédi-
tion avec notes et commentaires de M. Ideler, 2 vol. in-8°, Leipzig,
1834.
Pour le Traité de ? Ame, les Commentaires de Simplicius et de Phi-
lopon, la paraphrase de Thémistius, l’ouvrage d’Alexandre d’Aphrodise
sur le méme sujet. — Parmi les modernes, l’excellente édition de M. Tren-
delenburg avec notes et commentaires, in-8°, Iéna, 1833 ; puis les deux
traductions allemandes de Voigt, 1803, et de Weisse, 1829.
Pour |’ Histoire des animaux, Védition et la traduction francaise de
Camus, 2 vol. in-4°, Paris, 1783; la eclébre édilion de Schneider, % vol.
in-8°, Leipzig, 1814. [lest a regretter que Schneider n’ait pu ctendre les
mémes soins aux autres traités dhistoire naturelle et de physiologie
comparée.
Pour le Traité de Mécanique , \édition avec traduction et notes de
J.-S. de Cappelle, in-8°, Amsterdam, 1812.
Pour la Métaphysique, les Commentaires d’Alexandre d’Aphrodise,
publiés pour la premicre fois, mais non tout entiers dans lédition de
Berlin, et qui, au xvi’ siécle, avaient été traduits en latin par Sépulvéda,
le précepteur de Philippe I; le Commentaire de Philopon, traduit par
Patrizzi, mais dont le texte grec n’a pas encore été publié; celui de Thé-
mistius, sur le douziéme livre, en Jatin, traduit de hébreu : le texte
erec est perdu; les fragments du Commentaire d’Asclépius de Tralles ,
publiés dans l’édition de Berlin; les fragments de ceux de Syrianus, tra-
duits en latin au x° siécle, et dont le texte sera publié dans I’édition
de Berlin. — Au moyen age, le-‘Commentaire d’Avicenne, sans parler
de celui d’Averrhoes; surtout celui de saint Thomas, sans parler de celui
Ak,
212 ARISTOTE.
de son maitre Albert le Grand; Exposition de Duval dans son édi-
tion complete d’Aristote. — Et de nos jours, l’édition de M. Brandis,
in-8°, Berlin, 1823, et son ouvrage: De perditis Aristotelis libris de ideis
et de bono sive philosophia., in- 8°, Bonn, 1823; le Rapport de M. Cou-
sin sur le concours ouvert par I’ Académie des sciences morales et politi-
ques, avec la traduction des premier et douziéme livres, in-8°, 1836;
et les deux Mémoires couronnés : Examen critique de Vouvrage @ Art-
stote intitulé Métaphysique, par M. Michelet, de Berlin, Paris, 1836, in-8°;
Fssai sur la Métaphysique @ Aristote, par M.F. Ravaisson, vee refait
d'aprés le Mémoire qui avait oblenu le prix, in-8°, ; Paris,
1837, impr. royale; Ja traduction allemande de la Mime par
Hengsterberg “x, in-8°, Bonn, 182%, publiée par M. Brandis, qui devait y
joindre un volume de noles; enfin, la traduction frangaise de MM. Pier-
ron et Zévort, trés-bon travail que |’Académie frangaise a honoré dun
de ses prix, 2 vol. in-8°, Paris, 1840.— A ces travaux, il faut en ajouter
d'autres de moindre étendue : Théorie des premers pr incipes, selon Art-
stote, par M. E. Vacherot, in-8°, Paris, 1836; Aristote considéré comme
historien de la philosophie, par M. A. Jacques, in-8°, Paris, 1837 ;
du Diew d Aristote, par M. J. Simon, in-8°, Paris, 1840.
Pour la Morale, la traduction frangaise de Thurot, 2 vol. in-8°, Paris,
1823, d’apres l’édition de Coray, in-8°, Paris, 1822, et l’édilion de
M. Michelet, de Berlin, 2 vol. in-8°, 1829-1835. — Pour la Politique,
lédition de Schneider, 2 vol. in-8°, Francfort-sur-l’Oder, 1809 ; lexcel-
lente édition de Goetlling, in-8°, Iéna, 182%; celle de M. Stahr, in-4°,
Leipzig, 1836-1839, avec trad. allemande; celle de M. B. Saint-Hilaire,
2 vol. in-8°’, Paris, 1837, impr. royale, avec trad. francaise. Cette édi-
tion se distingue de toutes les autres en ce que Vordre des livres y a été
changé et rélabli d@aprés divers passages du contexte lui-méme. Dans
cet ordre, le traducteur a jugé que louvrage élait complet, ce qu’on
avail nié jusque-la. Notre langue compte, outre cette traduction avec le
texte, cing autres traductions sans le texte. Celle de Nicolas Oresme, au
xrvy° siccle, sous Charles V, imprimée en 1489; celle de Louis Leroy,
1568; celle de Champagne, an V de la république, 2 vol. in-8°; celle
de ee 3 vol. in-8°, 1803; enfin, celle de M. Thurot, in-8°, 1824.
—M. Neumann en 1827, et M. Stahr, dans son édition de Ja Politique,
ont donné les fragments du recucil des Constitutions.
Notre langue possede aussi plusieurs traductions de la Rheétorique et
dela Poctique, ouvrages qui ont donné naissance a une foule de travaux
philosophiques et littéraires.
Pour V/listoire de la doctrine aristotélique : Jean Launoy , de Varia
Aristot. in Academia parisiensi fortuna, avec un supplément de Jonsius,
el un autre de Elswich, sur la fortune d’Aristote dans les écoles protes-
tantes, Wittenberg, in-8°, 1720. — Recherches critiques sur Udge et sur
Porigine des traductions latines @ Aristote, par Jourdain, in-8°, Paris,
1819, ouvrage couronneé par | Académie des inscriptions et belles-lettres :
pour l/istoire dela logique en particulier, Pouvrage de M. Franck et le
Mémoire de M. B. Saint-Hilaire , tome i.
Pour la distinction des livres Acroamatiques et Exotériques : la dis-
cussion spéciale de M. F. Stahr, tome m des Aristotelia, p. 239; celle
de M, Rayaisson, Essai sur la Metaphysique, t.1, p. 210.
ARISTOXENE. Q15
Pour Ja transmission des ouvrages d’Aristote, depuis Théophraste jus-
qu’a Andronicus de Rhodes et la discussion des passages de Strabon,
Plutarque et Suidas, il faut consulter, parmi les travaux faits de nos
jours, Schneider, Epimetra, c. 2 et 3, en téte de son Mistoire des ani-
maux; Brandis, dans le Musée du Rhin, t. 1, p. 236-254, et p. 259-
284, avec des additions de Kopp dans le 3° vol. de ce recueil ; le 2° vol.
de Stahr, Aristotelia, p. 1-169, et aussi son ouvrage en allemand,
Aristote chez les Romains; la discussion de M. Barthélemy Saint-
Hilaire, préface de la Politique, p. |vij et suiv.; celle de M. Ravais-
son, Essai sur la Metaphysigue, t. 1, p. 5 et suiv.; enfin celle de
MM. Pierron et Zévort, traduction de la Metaphysique, t. 1, p. 92 et
suiv. Sur ce sujet trés-controversé, le travail de M. Stahr est le plus
complet. B. S.-H.
ARISTOXENE pe Tarente, disciple immédiat, mais disciple in-
grat d’Aristote. On dit que, dépité de n’avoir pas été choisi, au lieu de
Théophraste, pour lui succéder a la téte de lécole péripatéticienne, il
fut un de ceux qui cherchérent a répandre des bruits injurieux contre
son mattre. Quoi qu'il en soit, Aristoxéne se distingua par son talent et
par |’étendue de ses connaissances. Fils d'un musicien, il s’occupa lui-
méme de cet art et y appliqua les Jegons qu'il avait recues du pythago-
ricien Xénophylax. On a conservyé de lui un traité en trois livres sur
Vharmonie, publié par Meursius et Meibom avec d'autres ouvrages sur
la méme matié¢re. Lorsqu’Aristoxcne se livra a l'étude de la philoso-
phie, il devint disciple d'Aristote; mais il ne nous reste aucun ou-
vrage touchant ses doctrines. On sait seulement, par le témoignage de
quelques anciens (Cic., Z'usc., lib. 1, c. 10, 18, 22. — Sextus Emp.,
Adv. Mathem., lib. v1, c. 1), quil appliquait ses connaissances musicales
ala philosophie et surtout a la psychologie ; par exemple, il disait que
ldme n’est pas autre chose qu'une certaine tension du corps (intentio
quedam corporis) ; et de méme qu’en musique , harmonie résulte des
rapports qui existent entre les différents tons; ainsi, selon lui, lame est
produite par le rapport des différentes parties du corps. On voit par la
qu’a l’exemple de tant d'autres péripatéticiens, il penchait vers le maté-
rialisme. Voyez Mahne, de Aristoxeno, philosopho peripatetico, in-8°,
Amst., 1793.
ARNAULD (Antoine), néa Paris, le 6 février 1612, était le ving-
tiéme enfant d’un avocat du méme nom, qui avait plaidé en 1594, au
parlement de Paris, ]a cause de l'Université contre les jésuites. L’exemple
de son pére et ses propres gouts le portaient a suivre la carriére du bar-
reau ; mais il en fut détourné par l'abbé de Saint-Cyran, directeur de
l'abbaye de Port-Royal et ami de sa famille , qui le décida a embrasser
l'état ecclésiastique. Aprés de fortes études de théologie, ot il se pénétra
des sentiments de saint Augustin sur la grace, il fut admis, en 1643, au
nombre des docteurs de Ja maison de Sorbonne. La méme année vit
paraitre son traité de la Fréquente communion; mais ce livre dont l'aus-
térité formait un contraste remarquable avec Ja morale indulgente des
jésuites, souleva des haines si puissantes, que, malgré lappui du parle-
ment, de l'Université et d'une partie de l’épiscopat, auteur dut céder a
244 ARNAULD.
Vorage, et se cacher comme un fugitif. A partir de ce moment, objet de
haine pour les uns et d’admiration pour les autres, mélé activement aux
querelles théologiques que les doctrines de Jansénius provoquérent en
France, Ja vie d Arnauld fut celle dun chef de parti, et se passa dans
la Jutte, dans la persécution et dans !exil. En 1656, la Sorbonne, ga-
gnée par les intrigues de ses ennemis, eut la faiblesse de l’effacer du rang
des docteurs, au mépris de toutes les formes ]égales, pour avoir soutenu
celle proposilion janséniste, que les Péres de lEglise nous montrent
dans la personne de saint Pierre un juste a qui Ja grace, sans laquelle
on ne peut rien, a manqué. Une transaction entre Jes partis conclue en
1669, sous le nom de Paix de Clément VIJ, lui procura quelques in-
stants d'un repos glorieux qu'il employa a défendre la cause de lortho-
doxie catholique contre les ministres protestants Claude et Jurieu ; mais
en 1679, de nouvelles persécutions de la part de larchevéque de Paris,
Francois de Harlay, les rigueurs exercées contre Port-Royal, et les
craintes personnelles qu il inspirait a Louis X1TV, Vobligérent a quitter
la France. I] se rendit d’abord a Mons, puis & Gand, a Bruxelles, a
Anvers, cherchant de ville en ville une retraite qu'il ne trouvait pas, et,
malgré son grand age, ses infirmilés et les inquiétudes de cette vie
crrante, ne cessant pas décrire et de combattre. Il est mort a Liége, le
6 aolit 1694, a Page de quatre-vingt-trois ans.
Considéré comme philosophe, Arnauld appartient a l’école cartésienne
par lesprit et par Ja méthode. Comme Descartes, il distingue la théo-
logie et la philosophic, la foi et la raison, et, sans assujettir la premi¢re
ala seconde, il maintient les droits de celle-ci. [1 n’accorde pas que la
foi puisse clre Grigée en principe universel de nos jugements, ni qu’en
dehors de cette régle, il n’y ail pour l’esprit aucune certitude : il trouve
(OEuv. compl., t. xxxvit, p. 97) que « cetle prétention n’est qu'un
renouyellement de Verreur des académiciens et des pyrrhoniens que
saint Augustin a jugée si préjudiciable ala religion, qwil a cru devoir
la réfuler aussit6l quwil fut converti. » Arnauld ne s’éléve pas avec
moins de force contre Je préjugé qui attribue aux opinions des anciens
le pouvoir de trancher les controverses scientifiques, comme si la raison
d'un homine avait aucun droit sur celle d'un autre, et que tous deux
neusscnt pas Dieu seul pour maitre (OLuv. compl., t. xxxvii, p. 92).
Plus il exigeait de Vintelligence une aveugle soumission a l’autorilé
dans les mati¢res religicuses, plus, en philosophie, il faisait une large
part au travail de la réflexion, au progrés du temps et de lexpérience.
Sa maxime constante, le principe qui se retrouve dans tous ses ou-
vrages, c'est quil y a des choses ot il faut croire, d'autres ou on peut
savoir, el qu’on ne doit ni rechercher la science dans les premieres, ni
se borner a la foi dans les secondes.
De tous les travaux philosophiques d’Arnauld, le plus célébre est un
ouvrage qui ne porte pas son nom, et auquel Nicole parait avoir contri-
bué, VArt de penser, ow Logique. Liauteur Va divisé, d'aprés les princi-
pales operations de Vesprit, en quatre parties, dont Ja premiére traite
des idées, la seconde du jugement, la troisitme du raisonnement, et la
quatricine de la méthode. Les idées sont eonsidérées selon leur nature
el leur origine, les differences de leurs objets et leurs principaux carac-
teres. L’étude du raisonnement est ramence a celle de la proposition et,
ARNAULD. 215
par conséquent, du langage, dont le role et influence , comme expres-
sion et comme auxiliaire de la pensée, sont appréciées avec une exac-
titude égalée peut-étre, mais non surpassée par l’école de Locke. La
théorie du raisonnement ne différe que par un degré de précision supé-
rieur de l'analyse qu’en ont donnée Aristote et Jes scolastiques. Pour la
méthode, Arnauld s’en référe 4 Descartes, quil a méme reproduit a la
lettre dans son chapitre de l’analyse et de la synthése, comme il a la
bonne foi d’en avertir le lecteur. Ce plan laisse en dehors de la logique
la théorie de l'induction et les régles de lexpérience, de ces régles si
savamment exposées par Bacon, si habilement pratiquées par Galilée
et Copernic. Mais, cette lacune si regrettable exceptée, Art de penser
est un livre parfait en son genre. On ne peut apporter dans |’exposition
des arides préceptes de la logique, plus d’ordre, d’élégance et de clarté
qu’Arnauld, un discernement plus habile de ce qu'il faut dire parce qu ‘il
est nécessaire, et de ce qu'il faut taire parce quiil est superflu, un choix
plus heureux d’exemples instructifs, une connaissance plus rare de la
nature humaine et de ce qui forme le jugement en épurant le coeur.
Aussitot que Art de penser eut paru, il devint ce qu'il est resté depuis,
un ouvrage classique que les écoles d’Allemagne et d’Angleterre ont de
bonne heure emprunté a Ja France, et qui peu a peu a pris dans l’ensei-
gnement la place des indigestes compilations héritées de Ja scolas-
tique.
En métaphysique comme dans les autres parties de la philosophie,
Arnauld est le continuateur fidéle de Descartes sur presque tous les
points ; car on ne peut considérer comme un indice de sérieux dissen-
timent les objections respectueuses quil adressa au Pére Mersenne
contre les Méditations, et sur Jesquelles il n’insista plus, aprés avoir vu
Ja Réponse. Mais dans Je sein méme du cartésianisme, il s'est fait une
place comme métaphysicien par sa théorie de Ja perception extérieure
opposée a la vision en Dieu de Malebranche et A (hypothése ancienne
des idées représentatives. Si par idées on entend des modifications de
notre Ame qui, outre le rapport qu’elles ont avec nous-mémes, en ont
un second avec les objets, Arnauld consent a admettre lexistence des
idées ; Mais si on Jes considére comme des images distinctes des percep-
tions, et interposées entre l’esprit et les choses, il nie que rien de sem-
blable se trouve dans la nature. Premiérement l’expérience ne nous fait
découvrir aucun de ces étres qui ne sont ni les pensées de lintelligence,
ni les corps. En second lieu, elle nous montre fort clairement que la
présence locale de l'objet, et, pour ainsi dire, son contact avee lesprit
nest pas une condition indispensable de la perception, puisque celle-ci
a lieu pour des choses trés-éloignées comme le soleil. Treisitmement, si
Von admet que Dieu agit toujours par les voies les plus simples, ila du
donner a notre ame la faculté d’apercevoir les corps le plus directement
qu il se peut, et, par conséquent, sans le secours de ces intermédiaires
qui najoutent rien a Ja connaissance. Quatriémement, si nous n’aper-
cevions les choses que dans leurs images, nous ne pourrions pas dire
que nous les voyons; nous ne saurions pas qu’elles existent. Mais ce qui
parait a Arnauld le comble de extravagance, c'est Vapplication para-
doxale que Malebranche fai de ce principe, c’est Vopinion que lesprit
voit tout en Dieu. Ou chaque objet de la nature nous est représenté par
216 ARNAULD.
une idée particuliére de la pensée divine, telle pierre, telle plante, tel
animal, par telles idées, ce qui est inadmissible méme aux yeux de
Malebranche ; ou bien nous apercevons tous les objets dans le sein
d'une étendue intelligible, infinie, ce qui ne donne pas lieu a de moin-
dres difficultés. Car d’abord, l’existence de cette ¢tendue intelligible que
Dicu renferme seul, et qui ne se trouve pas dans ]’ame est un probléme;
de plus, sa nature est assez difficile a délerminer, et, pour peu qu’on
s'égare en cherchant a la définir, on peut étre conduit a se représenter
Dieu sous une forme matériclle ; enfin, par cela seul quelle comprend
tous les corps en général, elle n’en comprend spécialement aucun, et
n’explique pas les idées particuliéres que nous nous formons des objets
individuels : c’est & peu prés comme un bloc de marbre qui ne repré-
sente rien, tant que le ciseau du sculpteur n'y a pas donné une forme
déterminée. Ce qu'il faut reconnaitre, parce que lexpérience nous
Vatteste , c'est que lame atteint les corps extérieurs sans idées repré-
senlatives, sans images créées ou incréées, directement, immédiate-
ment, en vertu de la faculté de penser que Dicu lui a déparue. Telle est
Ja conclusion a laquelle Arnauld arrive dans son trailé des Vraies et des
Fausses idées contre ce qwenseiqne Vauteur dela Recherche de la véerité,
dans la Défense de cet ouvrage et dans plusieurs lettres & Malebranche.
Appliquée a la perception extérieure, cette conclusion a du moins le
mérite de satisfaire le sens commun, et Arnauld a heureusement de-
vaneé, dans ses recherches a ce sujet, Thomas Reid et l’école écossaise.
Mais il ne s’est point arrété Ja, et non-seulement contre Malebranche,
mais contre Nicole, Huyghens et le Pére Lami, il a soutenu, malgré
Yautorité de saint Augustin, que nous ne voyons en Dieu aucene vérilé,
pas méme les vérilés nécessaires et immuables; que nous les décou-
vrons toutes par le travail intéricur de notre esprit, la comparaison et
le raisonnement (OE uv. compl., t. xi, p. 1417 et suiv.). Or cette se-
conde partie de son opinion est radicalement fausse. I] est impossible
de comprendre les premiers principes, les axiomes, dans le nombre des
conceptions qui s’expliquent par les procédés de Vanalyse ct de labstrac-
tion comparative : leur portée absolue dépasse infiniment les étroites
limites de l’expérience; faute de lavoir reconnu, Arnauld, disciple de
Descartes, abandonne les traditions de son école et finit par tomber
dans la méme erreur que Locke. Ajoutons que lesprit apercoit toute
vérité 1a ot elle se trouve: Pétendue dans les corps parce quelle est un
de leurs attributs; les corps dans la nature parce qwils en font partic.
Mais quel peut étre le centre des vérilés nécessaires et immuables,
sinon une substance également nécessaire, immuable, infinie, sinon
Dieu? Il ne semble done pas si étrange de penser qu’en les découyrant
lesprit contemple les perfections divines; et ce qui, au contraire, est
inacceptable, c'est, a notre avis, de les isoler de la vérité incréce, et de
Jes faire dépendre d'un rapport mobile entre les pensées de lesprit hu-
main,
La théodicée doit encore & Arnauld d’intéressantes recherches sur
Yaction de la Providence divine. Dans ses Réflecions philosophiques et
théologiques sur le nouveau systeme de la nature et de la grace, il Clablit
contre Malebranche les quatre points suivants : le premier, que Vidée
de l’Etre parfait n'implique pas nécessairement qu'il ne doive agir que
ARRIA. 217
par des volontés générales et par les voies les plus simples ; le second,
que, loin de suivre dans la création du monde les voies les plus simples,
Dieu a fait une infinilé de choses par des volontés particuliéres sans que
des causes occasionnelles aient déterminé ses volontés générales; le
troisiéme, que Dieu ne fait rien par des volontés générales qu’il ne fasse
en méme temps par des volontés particuliéres ; quatricmement enfin,
que la trace des volontés particulicres se retrouve dans la conduite
méme de homme, et, en général, dans tous les événements qui dé-
pendent de la liberté. Des propositions aussi graves demanderaient un
examen approfondi; nous nous bornons a les indiquer : Ja discussion en
viendra en son lieu.
En résumé, Arnauld, théologien de profession, philosophe par cir-
constance, a maintenu avec une égale énergie les droits de la raison et
ceux de la foi. Par un ouvrage qui est un chef-d’ceuvre, V’Art de penser,
il a porté a la scolastique un dernier coup dont elle ne s’est pas relevée.
Dans son traité des Vraies et des Fausses idées, il a dérobé al ’école écos-
saise sa théorie de la perception et ses meilleurs arguments contre l’hy-
pothése des idées représentatives. Ces titres sont suffisants pour lui
assurer une place honorable a la suite des maitres de la philosophie
moderne, qu'il aurail sans doute égalés, si d'autres soucis, d’autres
études, d’autres luttes, n’avaient pas rempli sa vie et comme absorbé
cette vigoureuse intelligence.
Les ceuvres d’Arnauld, recueillies 4 Lausanne en 1780, forment 42
vol. in-4°, auxquels il faut joindre 2 volumes de la Perpétuité de la for
del’Eglise catholique touchant Eucharistie, et la Vie de l'auteur, 1 vol.
Les ouvrages relatifs 4 la philosophie se trouvent aux tomes Xxxvitl,
XXxIx et xL; les ceuvres littéraires dans les deux tomes suivants. Une
édition spéciale des ceuvres philosophiques comprenantl’ Art de penser, les
Objections contre les Méditations de Descartes, et le traité des Vraies et des
Fausses idées, vient d’étre publiée avec une introduction et des notes par
l’auteur de cet article, { vol. in-12, Paris. Brucker, dans son Mistoria
philosophica doctrine de ideis, in-8°, Augsb., 1723, a donné un résumé
fidéle de Ja polémique d’Arnauld et de Malebranche. On. lira aussi avec
intérét un chapitre de Reid (Essais sur les facultés intellect., ess. 11, ¢. 13)
relatif a cette polémique, quoiqu’il n’ait pas toujours bien compris la
pensée du philosophe de Port-Royal. C. J.
ARRIA, femme philosophe qui embrassa les doctrines de Platon ;
elle est connue surtout par I’ loge qu’en fait Galien, dont elle était con-
temporaine. C’est a son instigation, dit-on, que Diogéne Laérce, quoi-
qu il ne lui consacre pas méme une mention, a composé son recueil, Si
précieux pour l’histoire de la philosophie. — I] ne faut pas la confondre
avec Arria, femme de Pétus.
ARRIEN [Flavius Arrianus Nicomediensis], né a Nicomédie en Bi-
thynie, vers la fin du 1 siécle de Pére chrétienne, se distingua a la fois
comme guerrier, comme historien, comme géographe, comme écrivain
militaire, et enfin comme philosophe. I] commenga par servir dans lar-
mée romaine, et fut élevé ensuite, grace a sa valeur et a ses talents, au
poste important de préfet dela Cappadoce. On estime beaucoup son ou-
18 ARTS (THEORIE DES BEAUX-).
yrage sur les Campagnes d’ Alexandre, son Histoire de Inde, et plu-
sieurs fragments qui intéressent la navigation et l'art militaire; mais
nous n’avons a nous occuper ici que du philosophe. Arrien était un z6lé
disciple d’Epictéte, dont les doctrines nous seraient inconnues sans lui.
I] a réuni toutes les idées de son maitre en un corps de doctrine auquel
il a donné le nom de Manuel (Byy2id ev, Enchiridion); c'est le fameux
Manuel d'Epictéte. I] a aussi rédigé en huit livres les legons de ce philo-
sophe pendant qu'il enseignait 2 Nicopolis ; mais la moitié seulement de
cet ouvrage, c’est-a-dire les quatre premiers livres, est arrivée jusqu’a
nous. Pour les différentes éditions de ces deux écrits et pour les travaux
modernes dont ils ont été objet, voyez Varticle Epicrkve.
ARTS ( Tutorte pes Beaux-), leurs rapports avec la religion et la
philckowise. La théorie des beaux-arts appartient a une des sciences qui
forment le domaine de la philosophie, a lesthétique ( Voyez EsrnériQue).
Nous essayerons de donner dans cet article une idée de art en général ,
de déterminer sa nature et son but, et de montrer ses rapports avec la
religion et la philosophie.
Plusieurs opinions ont été émises sur le but de l'art; la plus ancienne
et la plus commune est celle qui lui donne pour objet limitation de la
nature, de la Je nom darts dimitation, par lequel on désigne souvent
les beaux-arts. Ce systéme, cent fois réfuté et reproduit sans cesse, ne
supporte pas examen, il contredit lidée de l'art et rabaisse sa dignité ;
il ne peut se défendre qu’a l'aide d'une foule de restrictions et de con-
tradictions; il confond Je but de l'art avec son origine. D’abord, pourquoi
Vhomme imiterait-il la nature? quel intérét trouverait-il a ce jeu puéril?
le plaisir de se réyéler son impuissance, car la copie resterait toujours
au-dessous de Voriginal. Puis, quel est l'art qui imite réellement? est-ce
larchitecture? Que l’on me montre le modeéle du Parthénon; quand il
serail vrai que le premier temple ait élé une grotte, et que les arceaux
de la cathedrale gothique rappellent lombrage des foréts, on avouera
que limitation s'est bien écartée du type primitif. I] faudrait done, pour
étre conséquent, soutenir que, plus l'art s'est éloigné de son origine,
plus il a dégeneré; que c'est la pagode indienne, et non le temple. erec
qui est louvre classique. La sculpture elle-méme, qui reproduit les
belles formes du corps humain, ne se borne pas davantage a imiter. En
supposant qu'il se soit trouvé un homme pour servir de mod¢éle a VApol-
lon, ot le sculpteur a-t-il pris les traits quwil a donnés au dieu? la no-
blesse et le calme divins qui rayonnent dans cette figure? I] a, dites-
vous, idéalisé la forme humaine et son expression; je le crois comme
vous; mais qu’est-ce que lidéal? ce mot n’a pas de sens dans votre
sysléme. Le principe de limitation, qui offre quelque vraisem) lance, ap-
pliqué aux arts figuratifs, perd tout a fait son sens quand il s'agit des
arts qui ne s‘adressent plus aux yeux, mais au sentiment et a Vimagina-
tion, a Ja musique et ala poésie. Ainsi, la poésie, pour ne pas s’écarter
de sa loi supréme, devra se renfermer exclusivement dans le genre des-
criptif, Elle se bornera a reproduire les scénes varices de la nature ct les
diverses situations de la vie humaine; de plus, comme fa poesie dispose
des moyens particuliers a chacun des ‘autres arts, elle les imilera a leur
tour. Le poéte sera limilateur par excellence; mais ce mot est un inju-
ARTS (THEORIE DES BEAUX-). 219
rieux contre-sens : poéte, en effet, veut dire eréateur, et non imitateur.
Ce systéme méconnatt donc le but de l'art, qui n'est pas d’imiter, mais
de créer, non de créer de rien, ce qui nest pas donné al homme, mais
de représenter, avec des matériaux empruntés ala nature, les idées de
Ja raison. Ces idées, que 'homme porte en lui-méme et qui sont |'es-
sence de son esprit, Ja nature les renferme aussi dans son sein; ce sont
elles qui répandent dans le monde la vie et la beauté. La nature les ré-
véle et Jes manifeste, mais d'une maniére imparfaite; elles nous appa-
raissent également dans la vie humaine, confondues avec des particu-
larités qui Jes obscurcissent et les défigurent. L’art s’en saisil a son tour
et les depose dans des images plus pures, plus transparentes et plus
belles, qu’il crée librement par Ja puissance qui lui est propre. Repré-
senter des idées par des symboles qui parlent a Ja fois aux sens, al’d4me
et a la raison, tel est le véritable but de l'art; il n’en a pas d’autre. C'est
ce que fait l'architecture par des lignes géométriques, la sculpture par
les formes du régne organique et du corps humain en particulier, la
peinture par les couleurs et le dessin, la musique par les sons, et la poé-
sie par tous ces symboles réunis. Ainsi, la nature et homme représen-
tent tous deux ces idées divines, ]'une fatalement et aveuglément, l'autre
avec conscience et liberté. L’>homme ne copie pas la nature, il s'inspire
de son spectacle et lui dérobe ses formes pour en composer des ceuvres
qu'il ne doit qu’a son propre génie. II lui.laisse le soin de produire des
créatures vivantes; en cela, il se garderait bien de vouloir rivaliser avec
Dieu; car alors i] ne parviendrail qu’a fabriquer des automates ou a re-
présenter des étres qui n’auraient de Ja vie qu’une apparence menson-
géere. Mais s'agit-il de créer des symboles qui manifestent la pensée aux
sens et a l’esprit, qui aient Ja vertu de réveiller tous les sentiments de
lame humaine, de faire naitre l’enthousiasme et de nous transporter
dans un monde idéal; ici, non-seulement le génie de l homme peut lut-
ter avec avantage contre la nature, mais elle doit reconnaitre en lui son
maitre. I] est son maitre dans l'art comme il l’est dans lindustrie lors-
qu'il assujettit ses forces a son empire et les plie a ses desseins, comme
il Pest dans la science lorsqu’il lui arrache ses secrets et découvre ses
lois, comme il lest dans le moral lorsqu’il dompte ses passions et les
soumet a la régle du devoir, comme il l’est partout par le privilége de sa
raison el de sa liberté.
En résumé, l'art a pour but de représenter, au moyen d'images sen-
sibles eréées par l’esprit de homme, les idées qui constituent lessence
des choses; c’est la son unique destination, son principe et sa fin; c'est
de la quil tire a la fois son indépendance et sa dignité. Cette tache lui
suffit, et il n’est pas permis de lui en assigner une autre. Elle fait de lui
une des plus hautes manifestations de l intelligence humaine, car il est
une revelation; il révéle la vérité sous la forme sensible. C’est en méme
temps ce qui lui impose des conditions dont il ne peut s’affranchir, et des
limites qu’il ne peut dépasser.
Que l'on examine, a la lumiére de ce principe, Jes doctrines qui don-
nent a l'art un autre but, par exemple, l’agrément ou utile, ou méme
un but moral et religieux. Ces systémes confondent les accessoires avec
le fait principal, les conséquences avec le principe, l’effet avee la cause.
En outre, ils ont le graye inconvénient de faire de l'art un instrument au
220 ARTS (THEORIE DES BEAUX-):
service d'un objet étranger, et de lui dter sa liberté, qui est son essence
et sa vie. Longtemps on a méconnu Il 'indépendance de l'art; aujourd’ hui
encore, chaque parti veut l’enrédler sous sa banni¢re; les uns en font un
instrument de civilisation, un moyen d’éducation pour le genre humain;
d'autres demandent que les monuments et les ceuvres de l’art offrent
avant tout un caractére religieux; enfin, le plus grand nombre ne voit
dans les productions des arts qu’un objet d’agrément. Tous repoussent
ce quils appellent la théorie de Vart pour UVart. Cette théorie, nous
n hésilons pas a l’admettre, mais non avec |’étroite et fausse interpréta-
tion qu'il a plu de Jui donner. La maxime de I’art pour l’art ne veut pas
dire, en effet, que l’artiste peut s’abandonner a tous les caprices d’une
imagination déréglée, qu'il ne respectera aucun principe, et ne se sou-
mettra a aucune loi, qu'il sera impunément licencieux , immoral , im-
pie; que, sil lui plait de braver la pudeur, de faire rougir innocence,
de précher ladultére, il ne sera pas permis de lui demander compte de
l'emploi qu'il fait de son talent. Non; mais Ja critique devra lui montrer
avant tout qu’il a violé les lois du beau, qu’en outrageant les moeurs, il
a péché contre les régles de l'art, que ses ouvrages blessent le bon gout
autant quils révoltent la conscience, qu'il s'est trompé s'il a cru trouver
Je chemin de Ja gloire en s’écartant du vrai, qu'il a flatté des penchants
grossiers et des passions vulgaires, mais quil est loin d’avoir satisfait
des facultés plus nobles et les besoins élevés de ]’4me humaine; que, par
conséquent, de pareilles productions sont éphémeéres, et n'iront jamais
se placer a cété des chefs-d’ceuvre immortels des grands mattres de
l'art, parce que cela seul est durable qui répond aux idées ¢ternelles de
Ja raison et aux sentiments profonds du coeur humain. On démontre
ainsi a un auteur que c’est pour n’avoir pas fait de l’art pour l'art, mais
de l'art pour la fortune, pour la faveur populaire, et méme pour un but
plus élevé, mais étranger a l’art, pour un but moral, politique ou reli-
gieux, qu'il a manqué le sien, et qu’il a été si mal inspiré. En tout ceci,
il n’est question ni des régles du juste et del injuste, ni d’orthodoxie, ni
d’éducation morale et religieuse. Le criterium n’est pris ni dans la reli-
gion, ni dans Ja morale, ni dans la logique, mais dans l'art lui-méme,
qui a ses principes a lui, sa législation et sa juridiction particuliéres, qui
veut tre jugé d’aprés ses propres lois. Ne craignez rien; ces lois, que le
gout seul connalt et applique, ne sont point opposées a celles de la mo-
rale; ces principes ne sont pas hostiles aux vérités religieuses. Comment
la vérité, dans l’art, serait-elle l’ennemie de toute autre vérité? le fond
nest-il pas identique? ne sont-ce pas toujours ces mémes idées, éter-
nelles et divines, qui se manifestent dans des spheres et sous des formes
différentes? Elles ne peuvent ni se combattre, ni se contredire; ec n'est
pas, cependant, une raison pour confondre ce qui est et doit rester dis-
tinct. Laissez les facullés humaines se développer dans Icur diversilé et
leur liberté, c’est la condition méme de leur harmonie. La pensée reli-
gicuse, la pensée philosophique et la pensée artistique sont scours, leur
cause est conmune, et elles aspirent au méme bul, mais par des moyens
differents, et sans s’en douter, sans s’en inquiéter, sans s’en faire un per-
pétuel souci. Elles suivent chacune Ja voie que Dieu leur a tracce, stires
qu elles arriveront au méme terme final. Aprés qu’on a eu tout divisé et
séparé, est venue la manie de tout ramener a} unilé ct de tout confondre ;
ARTS (THEORIE DES BEAUX-). 221
rien n'est plus fastidieux que cette perpétuelle identification de toutes
choses, qui efface, avec la diversité, la vie et loriginalité, qui enleve les
limiles, brise toutes les barriéres, intervertil les roles, fait de ]’artiste,
tantot un prétre, tantot un philosophe, tanlot un pédagogue, tout , ex-
cepté un artiste. Laissons a l'art son caractére etsa physionomie propres,
gardons-nous de le travestir ou de l’asservir. Nous ne comprenons pas
lintolérance de ceux qui réclament une liberté entire pour la raison phi-
losophique , et qui la refusent a l’art. Us blament le moyen age de ce qu'il
a fait de la philosophie la servante de la théologie. Mais l’artiste a-t-il donc
moins besoin de cetle liberté que la philosophie? son esprit doit-il étre
moins dégagé de toute contrainte et affranchi de toute préoccupation?
Obligé d’avoir les yeux fixés sur une vérité morale a développer, sur un
dogme areprésenter, sur une découverte scientifique a propager, ou sur
une idée métaphysique a rendre sensible par des images, il attendra vai-
nement l'inspiration, ses compositions seront froides, la vie manquera a
ses personnages ; n’espérez pas qu il parvienne jamais a toucher, a émou-
voir, a exciter l’admiration et l’enthousiasme. Dans les ceuyres d’ou
l'inspiration est absente, il ne faut pas méme chercher ce que yous de-
mandez, édification, legon morale ou salutaire impression; vous n’y
trouverez que l’ennui.
Mais essayons de déterminer d'une maniére plus précise la nature et
Je but de art en montrant les différences qui le séparent de Ja religion
et de la philosophie , malgré les rapports qui les unissent.
Ce qui distingue d’abord essentiellement l’art de la religion, le voici
en peu de mots: art, ainsi qu il a été dit plus haut, a pour mission de
révéler par des images et des svmboles les idées qui constituent l’essence
des choses. Dans toule ceuvre d’art il y a donc deux termes a considé-
rer : une idée qui en fait Je fond, et une image qui la représente ; mais
ces deux termes sont tellement combinés et fondus ensemble, ils forment
si bien un tout unique et indivisible, qwils ne peuvent se séparer sans
que oeuvre d’art soit détruit. L’art réside essentiellement dans cette
unité. Son domaine est illimité; il s’exerce au milieu d'une infinie variété
didées et de formes; mais il est retenu dans le monde des sens, il ne
peut s’élever par la pensée pure jusqu’a l’invisible, concevoir lidée en
elle-méme dégagée de ses images et de ses enveloppes. L’alliance de
Vélément sensible et de l’élément spirituel est done le premier caractére
de l’art.
Un autre caractére non moins essentiel, c’est que l’art est une création
libre de lesprit de VPhomme. La vérité dans l’art n'est pas révélée , l’ar-
liste ne la recoit pas toute faite, ou sil la regoit, il lui fait subir une
transformation; e’est librement qu'il l'accepte et lemploie, librement
quilla revét @une forme fagonnée par lui. Idée et forme sont sorties de
son activité créatrice; c'est pour cela que ses oeuvres s’appellent des
creations. L’arliste est inspiré, mais l’inspiration est interne, elle ne
vient pas du dehors; la Muse habite au fond de l’dme du poéte. A coté
de la libre personnalité se développe un principe spontané, naturel, qui
se combine avec elle comme l'image avec lidée. L’harmonie de ces
deux principes, leur pénétration réciproque et leur action simultancée
constituent la vraie pensée artistique.
La religion differe de |'art en ce que Ja vérité religieuse, non seule-
999 ARTS (THEORIE DES BEAUX-).
ment est révélée, mais encore n’est pas essentiellement liée 4 la forme
sensible. Sans doute la religion est obligée de présenter ses idées dans
des emblémes et des symboles quiparlent a Ja fois aux yeux et a lesprit;
elle appelle alors a son secours |’art qui traduit ses enseignements en
images; celui-ci est son interpréte auprés des intelligences encore inca-
pables de comprendre le dogme dans sa pureté; mais ce nest la qu'une
préparation et une initiation. Le véritable enseignement religieux se
transmet par la parole et s’adresse a lesprit. D'un autre cdté le vérita-
ble culte est celui que lame rend au Dieu invisible en cherchant a s’unir
a lui dans le silence de Ja méditation et de la priére; c'est 1a le culte en
esprit et en vérité ; or l'art ne saurait v atteindre. L’union mystique de
lame avec Dieu s'accomplit dans le silence et le recueillement. A ce
degré, l'art non-seulement est inutile, mais il opére une distraction pro-
fane. Le fidéle ferme les yeux, il ne voit plus, n’entend plus, l’esprit
senvole dans des régions ou les sens et !imagination ne sauraient le
suivre. Ainsi l'art est incapable d’atteindre la hauteur de la pensée reli-
gieuse, il nest pour la religion qu’un accessoire et un auxiliaire, celle-
cine le regarde pas comme son vérilable mode dexpression et son or-
gane, ainsi quon l’a appelé; elle naccorde a ses ceuvres qu'une valeur
secondaire. Elle préfére a une belle statue, sortie des mains du_ plus
habile sculpteur, l'image grossiére vénérée des fidéles, une humble
chapelle sur le tombeau d'un martyr, consacrée par des miracles, a
la cathédrale de Cologne et a Saint-Pierre de Rome. Lart, de son coté,
conserve son indépendance et le témoigne de mille mani¢res. Jamais il
nest strictement orthodoxe ; jamais il ne se plie tout a fait aux volontés
d’autrui. Il ne recoit jamais une idée toute faite ni une fcrme imposée
sans les modifier. I] a ses conditions et ses lois quil respecte avant tout
sous peine de nétre pas lui-méme. I] a de plus ses fantaisies et ses ca-
prices qu il faut lui passer. Lorsqu’il travaille au service de la religion,
il s’écarte sans cesse du texte biblique, du fait historique ou du type
consacré; il transforme le récil traditionnel et la légende, et, si on ne le
surveille, il finira par altérer le dogme lui-méme. Vous chercherez vai-
nement a Je retenir et a Venchainer, il vous échappera toujours.
Dailleurs, quelque docile et soumis qwil paraisse, noubliez pas que
son but est de captiver les sens et Fimagination. St vous vous abandon-
nez a lui, il vous enchainera a votre tour dans les liens du monde sen-
sible et fera de vous un idolatre et un paien. I] vous voilera le Saint des
saints et vous empéchera de communiquer en esprit avec le Dieu
esprit. Enfin entre la religion et l'art se manifestent non-senlement des
différences réelles , mais une tendance opposée et contradictoire. Le
caractere de la vérilé religieuse est Fimmobilité. L’art, au contraire, est
essentiellement mobile. Il tend, par conséquent, a altérer et a défigurer la
vérité religieuse en cherchant a l’embellir et ala revétir de formes nou-
velles, en l’associant aux intéréts, aux gouits, aux idées de chaque é¢po-
que et aux passions humaines. Aussi, apres ayoir marché pendant quel-
que temps ensemble au moyen age, ils finissent par se séparer.
Si nous comparons maintenant l'art et la philosophie, nous remar-
querons entre eux un rapport intime, mais aussi des differences essen-
tielles. Leart et Ja philosophie ont Pun et Vautre pour objet les idées qui
sont le principe et essence des choses; mais l’art représente ces idées
a
ARTS (THEORIE DES BEAUX-). 295
sous des formes sensibles ; la philosophie, au contraire, cherche a les
connaitre en elles-mémes, dans leur nature abstraite et dégagées de
tout symbole. Elle les exprime dans un langage également abstrait qui
ne rappelle alesprit que la pensée méme, et ne s’adresse qu’a Ja raison.
La religion traverse tous Jes degrés du symbole pour s’élever jusqu’a
ladoration de Dieu en esprit et en vérité; mais Ja pensée religieuse,
méme sous sa forme la plus pure, s’allie avec le sentiment; comprendre
n'est pas son but. La philosophie, au contraire , veut comprendre, et elle
ne comprend réellement que quand la vérité Jui apparait nue, sans
voile, environnée de sa propre lumiére. Les belles formes, les images
brillantes, les magnifiques emblémes la touchent peu; elle y voit plutot
un obstacle qu’un moyen pour contempler le vrai; aussi elle les écarte
a dessein, ou bien elle en pénétre le sens ; mais alors elle détruit l’ceuvre
d'art qui consiste dans l'union indissoluble de lidée et de l'image sen-
sible. D’'un autre coté, si l'art, comparé a Ja religion, est une création
libre de lintelligence humaine, l’inspiration est indépendante de Ia vo-
lonté, l’artiste sent au dedans de lui-méme un principe qui agit et se
développe comme une puissance fatale el a la manicre des forces de la
nature qui émeut et l’échauffe, le subjugue et le transporte. Sans
doute il doit se posséder, et, jusque dans l’enthousiasme et le délire
poclique, maitriser et diriger J’essor de sa pensée. Néanmoins ce souffle
divin qui l’anime ne vient pas de lui, de sa personnalité, il l'appelle sa
muse ou un dieu. Il en est tout autrement du philosophe; quoiqu il
sache bien que sa raison émane dune source divine, et que la vérité
est indépendante de tui, c’est librement qu il la cherche, cest par un
effort volontaire de son intelhgence qu il tend ase mettre en rapport
avec elle. Dans ce travail de son espril, il impose silence a son imagi-
nation et a sa sensibilité; dans Je calme de Ja méditation, il observe, il
raisonne, il réfléchit. Attentif a surveiller tous les monvements de sa
pensée, il l'assujettit a une marche régulicre, et ]asoumet aux procédés
de Ja méthode. La philosophie est la raison humaine sous sa forme vé-
ritablement libre.
A son origine, la philosophie présente un rapport avec l'art et la
poésie ; mais voyez avec quelle rapidité la séparation s ‘opére. Les premiers
piilosopnes écrivent en vers, leurs systemes sont des poémes cosmo-
goniques; quoique la poésie didactique se rapproche de Ja prose, cette
forme est bientot remplacée par le dialogue. Mais le dialogue est encore
une ceuvre dart, c’est un petit drame qui a ses personnages, une expo-
sition, une intrigue et un dénoument. L’entretien socratique le repro-
duit dune maniére vivante; il est porté a son plus haut point de perfec-
tion par Platon, non moins artiste et poéte que grand philosophe. Mais
vient Aristote, qui, a la savante ordonnance du dialogue platonicien,
substitue l'exposition simple, crée Ja prose philosophique et enferme la
pensée dans le syllogisme. Le poéme didactique et le dialogue ont leur
place naturelle et Iégitime a Vorigine de la philosophie. Is marquent les
degrés de cette transition par laquelle la philosophie se dégage de art;
ce sont des formes irrévocablement passées. Mais, dira-t-on, n'y a-t-il
pas des pensées profondes dans les créations de l'art et dans les ouvrages
en particulier des grands poétes? Oui sans doute, mais si l’on entend
par la que lartiste ou le poéte a eu une conscience nette de ses idées ,
D4. ASCETISME.
qu il était capable de s’en rendre compte, et d’en donner une explication
philosophique, on se trompe. Homére, Hésiode ne sont point des phi-
Josophes parce quon a cru pouvoir dégager de leurs poémes toute une
philosophie. Hésiode ne s’est jamais doulé qu’en composant sa Theogo-
nie, il exposait un syst¢me cosmogonique, métaphysique et moral; ce
furent des philosophes qui, douze siécles aprés Homére, trouvérent la
Theorie des nombres de Pythagore et Jes idées de Platon dans sa Mytho-
logie. On peut en dire autant de Ja philosophic du théatre gree, comme
on a coutume de dire aujourd’hui. Eschyle, qui révela les mysteres
d’Eleusis, aurait été probablement fort embarrassé de donner le sens
philosophique de ses tragédies. Sophocle aurail-il su dégager Ja formule
de lOFdipe roi et faire une théorie de lexpiation? Euripide le philo-
sophe sur la scene, comme l'appelerent ses contemporains, fait des contre-
sens toutes les fois qu‘il tire la morale de ses picces. Jusqu’a quel point
V'inspiration et la réflexion peuvent-elles se combiner pour produire une
ceuvre d’art ou de poésie? c'est une question qui ne peut ¢tre tranchée
en quelques mots; il suffit de remarquer que Vinspiration doit avoir
Vinitiative, et que si la réflexion intervient aulrement que pour la diri-
ger, si elle Ja remplace, c’en est fait de Part et de la poésie. Dans les
temps modernes, en Allemagne, deux grands poétes ont paru réaliser
cette alliance de Ja poésie et de la philosophie; mais Goethe a eu raison
de dire que Schiller n’avait jamais ¢cté moins poéte que quand il avait
voulu étre philosophe, et Schiller aurait pu renvoyer a Goethe le méme
reproche. La plus grande composition poético-philosophicue que ]’on
puisse citer, le Faust, confirme notre opinion. La premicre partie est
incomparablement plus intéressante que la seconde, et lui est supérieure
comme ceuyre dramatique, précisément parce que lallégorie philoso-
phique y joue un plus faible réle. Le second Faust, ceuvre de reflexion
plus que d’inspiration, offre sans doute de grandes beautés d’ensemble
et surtout de détails; mais on ne peut nier que ce ne soit une composi-
tion froide; elle ne peut étre goutée qu’apres une longue et profonde
étude; mais dés lors elle manque l’effet que doit produire Voouvre dart,
une impression soudaine, le sentiment du beau et lenthousiasme que
sa yue excite. Les savants veulent ¢tre en cela traités comme le yulgaire.
Les artistes allemands révent aujourd hui Punion de la science et de
Vart; nous ne voudrions pas nier que cette alliance ne puisse produire
d’heureux effets, mais d’abord on doit reconnaitre que lidee, pour
passer de la sphcre philosophique dans celle de Vart, est obligée de
subir une transformation dans Ja pensée de lartiste; il faut que celui-ci
sen soil réellement inspiré; ensuite il est un ordre didces qui échappe-
ront toujours a l'art, et ce sont précisément celles qui sont vraiment
philosophiques. Les artistes allemands n’ont sans doute pas songé a
représenter les Antinomies de la raison et VImpeératif catégorique de
Kant sur les bas-reliefs de la Valhalla; et il ne s'est pas trouvé parmi
Jes disciples enthousiastes de Hegel quelque jeune poéte pour mettre
sa logique en vers. ned
ASCETISME ou MORALE ASCETIQUE (de goz20:;, exercice ;
sans doule parce que la vie ascétique était regardée comme | exercice
par excellence}. On appelle ainsi tout systeme de morale qui recom-
ASCETISME. 99%;
mande a ]’ homme, non de gouverner ses besoins en les subordonnant a
la raison et a la loi du devoir, mais de les étouffer entiérement, ou du
moins de leur résister autant que nos forces le permettent; et ces besoins
ce ne sont pas seulement ceux du corps, mais encore ceux du coeur,
de l ‘imagination et de l’esprit; car la société, Ja famille, la plupart des
sciences, et tous les arts de la civilisation, sont quelquefois proscrits
avec la méme rigueur que les plaisirs matériels. Le soin de son dme et
la contemplation de Dieu, c’est tout ce qui reste a !homme ainsi abimé
dans les austérités et dans le silence. Encore, la conscience de lui-méme
doit-elle s’anéanlir peu a peu dans l’amour divin.
Il faut distinguer deux sortes d’ascétisme : l'un, fondé sur le dogme
de l’expiation, n’a pas d’autre but que d’apaiser la colére divine par des
souffrances volontaires : c’est l’ascétisme religieux , dont nous n’avons
pas a nous occuper ici, car il ne saurait étre séparé de la théologie posi-
tive, et souvent méme il fait partie du culte. L’autre espéce d’asc¢élisme
est instituée, d’aprés des principes purement rationnels, pour rendre
lAme a sa yraie destination, pour développer en elle toutes ses facultés
et toutes ses forces, en l’affranchissant de ]a servitude du corps et des
lois prétendues tyranniques de la nature extérieure : nous Jui donnerons
le nom d’ascétisme philosophique.
Nous rencontrons les premiers germes de ce systeme dans I’école
pythagoricienne, qui, respectant jusque dans les animaux le principe de
la vie, confondu mal-a-propos avec le principe spirituel , imposail a ses
adeptes l’abstinence de la chair et méme des yégétaux, lorsque, par
leur forme, ils rappellent a limagination quelque étre vivant. Elle de-
mandait, en oulre, le sacrifice de ]a volonté par lobéissance, et son
silence proverbial devait étre a la fois Je résultat et la condition de la vie
contemplative.
Le point de vue que nous essayons de définir est déja plus nettement
prononcé dans ]’école cynique; car ici il ne s’agit plus d’un sentiment
qui est déja par lui-méme un frein aux excés de la morale ascétique
(nous voulons parler de ce vague respect qu inspirait aux pythagoriciens,
partout ou il se manifeste, le principe de la vie); mais on exalte, aux
dépens des plus légitimes besoins de Ja nature, aux dépens méme de la
bienséance, Je sentiment de la liberlé, dont le développement incessant
est regardé comme le fond de Ja moralité humaine : de la cette maxime
d’Antisthene, que Ja douleur et Ja fatigue sont un bien; que le plaisir ,
au contraire, est toujours un mal. Non contents d’affranchir homme
des lois de la nature, les philosophes cyniques cherchaient aussi, comme
on sait, a le rendre indépendant de la société; c’est dans ce but quils
répudiaient les affections de famille et méme l'amour de la patrie, si
puissant chez les peuples de l’antiquité.
Les stoiciens, dont toute la morale se résume en ces deux mots :
abstinence et résignation (ayéycu v9 anéyou), Dont fait que donner au
principe d’Antisthéne plus de dignité, en le conciliant avec toutes les
bienséances de la vie sociale, et plus de valeur scienlifique, en le ratta-
chant a un vaste systeme de philosophie. Mais on reconnait sans peine
Je caractére ascétique dans cette insensibilité absolue quiils affectaient
pour tous les biens et pour tous les maux de la vie, dans leur mépris
de toutes les ceuvres extérieures et leur indifférence pour les inté-
r 15
296 ASCETISME.
réls, par conséquent pour les devoirs de la société. Dans leur opinion,
comme dans celle de Jeurs devanciers de l’école d’Antisthéne, le sage ne
deyait pas plus dépendre de ses semblables que du monde extérieur.
Mais nulle part, au moins dans l'antiquité, les principes aseéliques
n'ont été portés aussi loin que dans I école d’Alexandrie. La, la matiere
élant considérée comme une simple négation, Dieu comme la substance
commune de tous les étres, et [homme comme d’autant plus parfait
qu il abdique, en quelque sorte, sa propre existence pour se confondre
dans celle de |’ Etre unique, siége de toule réalité et de toute perfection,
il en résullait nécessairement le plus complet mépris de la nature, de la
vie, de la société, de tout ce qui est limite et fini. L’dme ne devait plus
seulement se détacher de ses liens materiels; elle devait aussi se déta-
cher d’elle-méme, renoncer a la conscience de son étre individuel, et
sanéantir, s’abimer en Dieu. Ainsi que nous en avons déja fait la
remarque, la culture méme de lintelligence, la science, devait paraitre
misérable dans ce sysléme, parce que, au-dessus de la science, il pla-
cait Vintuition et lenthousiasme, faculté toute divine, par lintermé-
diaire de laquelle disparait la différence de notre intelligence bornée et
de l'Etre ineffable. Cette morale n était pas seulement enseignée chez les
paiens, qui formaient plus particuli¢rement l’école néoplatonicienne ; nous
la trouvons également chez Philon le juif, chez Origéne le chrétien, et,
longtemps avant Philon, si nous en croyons le témoignage de ce dernier ,
elle était mise en pratique , dans toute sa sévérité, par les Thérapeutes.
Aux yeux de ces hommes, les vertus ordinaires et sociales , la moralité
proprement dite, nétait qu'une préparation aux vertus solitaires de la
vie contemplative, regardée comme le dernier terme de la perfection
humaine.
Si l’on juge la morale ascétique d'un point de vue purement relatif,
comme un contre-poids nécessaire a des excés d'un autre genre, elle
mérite assurément notre indulgence et méme notre respect. Dans les
temps de mollesse et de désordre, elle vient rappeler a Vhomme le sou-
venir de sa force et de son principe spirituel quelle met a nu par les plus
héroiques résistances contre les lois du corps; elle exagére le néant des
choses de Ja terre, les vanités et les mis¢res de la vie, pour élever sa
pensée vers les régions de Vidéal et de linfini. Mais, a la considérer en
elle-méme et dans sa valeur absolue, comme le dernier terme de la
moralité humaine ou comme le but méme de la vie, elle renferme des
conséqucnces aussi dangereuses peut-élre que celles du systeme diameé-
tralement opposé; de plus, elle est en contradiction ayee son propre
principe, car elle veut la fin sans vouloir les moyens; elle appelle la
perfection de homme et repousse les conditions sans lesquelles il est
impossible d’y atteindre. En effet, ce n'est pas par lui scul, mais c’est
au sein de la société, grace a son concours et a ses institutions, que
Y homme peut arriyer au complet développement, a la conscience de son
ctre, a la connaissance parfaite de sa nature, de son principe et de ses
devoirs. Donec, le perfeclionnement de I¢lat social est tout a fail insépa-
rable de notre perfectionnement individucl, sous quelque point de vue
quon Penvisage. Mais vivre dans la socicté, c'est vivre pour elle, c'est
prendre parla ses biens comme a ses maux, c'est veiller a ses intéréts
ct défendre son existence, en un mot, cest tout le contraire de la vie
ASCLEPIADE. 227
ascétique. En second lieu, si l'état social est pour l’ame qui aspire a la
perfection un mal et un danger; si l’abandon, les miscres et les souf-
frances sont un bien, une purification nécessaire, quelle pitié restera-t-il
dans nos cceurs pour les douleurs de nos semblabies, quel devoir nous
commandera de les soulager , quelle raison aurions-nous d interrompre
nos sublimes méditations pour rentrer dans les impuretés de ce monde ?
L’ascétisme , conséquent avec lui-méme, doit done abcutir a Visole-
ment de l’éme comme a celui du corps; et cet isolement, pour étre
commandé par les intentions les plus pures, nen mérite pas moins
le nom d’égoisme. Enfin, si, comme le supposent les apolegistes de la
vie ascétique, notre existence ici-bas est une déchéance, notre corps
une prison, et tous les besoins qui en dépendent autant de souillures,
naurions-nous pas le droit d’accuser Ja bonté et lintelligence divines ,
qui, pour fournir 4 [homme un lieu dépreuves, auraient tout expres
eréé le mal? Oui, sans doute , la vie est une épreuve; mais, pour la
soutenir dignement, il faut que nous développions tous les germes
qu'une main divine a déposés en nous, que nous comprenions toute la
grandeur et la beauté de Ja nature intérieure, que nous acceptions tous
les devoirs que nous avons a remplir envers les autres et envers nous-
mémes, quenfin Ja création de homme soit regardée comme le chef-
d’ceuvre de Dieu. Voyez Ch.-L. Schmidt, de Asceseos fine et origine dissert.,
in-4°, Carlsr., 1830.—Jean-B. Buddeus, de K 62202. Pythagorico-Pla-
tonica, in-4°, Halle, 1701;— et de Acxic:, philosophica, dans son re-
cueil intitulé : Analecta historia philosophia, in-8°, Halle, 1706 et 172.
ASCLEPIADE per Putionte. Philosophe de lécole d’Erétrie,
connu seulement par son étroite intimilé avec Ménédéme, le fondateur
de cette école. — I] y eut aussi un néoplatonicien du méme nom qui fut
disciple de Proclus; c’est tout ce qu’on sait de lui.
ASCLEPIGENIE. Fille du néoplatonicien Plutarque d’Atheénes,
sceeur d’Hiérius et femme d’Archiade; complétement initiée a tous les
mystéres de Ja philosophie néoplatonicienne, elle put les enseigner a
Proclus quand celui-ci vint 2 Athénes pour y suivre les lecons de Plu-
tarque.
ASCLEPIODOTE. Néoplatonicien ; tout ce que nous sayons de lui,
c'est qu'il fut disciple de Proclus.
ASCLEPIUS br Traties. Un des plus anciens commentateurs
d’Aristote ; ses travaux n’ont pas été conserves.
ASPASIUS. Ancien commentateur d’Aristote, dont les écrits ne
sont pas arrivés jusqu’a nous.
ASSENTIMENT. On appelle ainsi l’acte par lequel l’esprit recon-
nait pour vraie, soit une proposition, soit une perception ou une idée.
De la résulte que l'assentiment fait nécessairement partie du jugement ;
car, si l’on retranche de cette derni¢re opération Facte par lequel j'af-
firme ou je nie; par lequel je reconnais qu'une chose est ou qu'elle n'est
pas, soit absolument, soit par rapport a une autre, il ne restera plus
qu'une simple conception sans valeur logique, ou une proposition qu'il
15.
228 ASSERTOIRE.
fault examiner avant de admeltre. Le méme acte est nécessaire a la
perception, qui peut n’étre pour nous qu’unc simple apparence tant que
esprit ne l’a pas en lui-méme reconnue pour yraie. C’est ainsi qwil a
exislé des philosophes qui ont révoqué en doute la réalité des objets per-
cus, ou qui ont cru nécessaire de s’en convaincre par Je raisonnement.
L’assentiment est spontané ou réfléchi, libre ou nécessaire. Il est libre
quand il n’est pas imposé par l’évidence , nécessaire quand je ne puis le
refuser sans me mettre en contradiction avec moi-méme. Les stoiciens
sont les premiers, et peut-ctre les seuls philosophes de l'antiquité, qui
aient donné au fait dont nous nous occupons une place importante dans
Ja théorie de la connaissance: tout en admettant, avec l’école sensualiste,
cque la plupart de nos idées viennent du dehors, ils ne croyaient pas que
Jes images purement sensibles (osv+20i2:) puissent étre conyerlies en
connaissances réelles sans un acte spontané de lesprit, qui n'est pas
autre chose que l’assentiment (cvyzarabears ).
ASSERTOIRE ou ASSERTORIQUE [assertorisch, de asserere].
Mot forgé par Kant pour désigner les jugements qui peuvent étre I’ objet
dune simple assertion a laquelle ne se joint aucune idée de nécessité.
Leur place est entre les jugements problématiques et apodictiques.
Voyex JuGEMENT.
ASSOCIATION DES IDEES. Quand un voyageur parcourt les
ruines d’Athénes, la campagne de Rome, les champs de Pharsale ou de
Marathon, la vue "de ces lieux illustres év eille dans son esprit le souvenir
des grands hommes qui y ont vécu et des événements qui s’y sont passés.
Lorsquwun philosophe, un astronome ou un physicien entendent pro-
noncer les noms de Descartes, de Copernic ou de Galilée , leur pensée
aussilot se reporte vers les découvertes qui sont dues a ces immortels
génies. Le portrait dun ami ou dun parent que nous avons perdu a-t-il
frappé nos regards, les vertus et l’affection de cette personne chérie se
retracent dans notre dme et renouvellent la douleur que nous a causée
sa perte. Quelquefois méme, au milieu d'un entretien, un mot qui pa-
raissait indifférent, une allusion détournée, suffisent pour provoquer le
réveil soudain dun sentiment ou dune idée qui paraissaient endormis ;
et voila pourquoi la mesure dans les paroles est le premier précepte de
Part de converser.
Ces exemples, que nous pourrions aisément multiplier, nous décou-
vrent un des faits les plus curieux de Vesprit humain, une de ses lois les
plus remarquables, la propriété dont jouissent nos pensées de s’appeler
réciproquement. Cette propriété est connue sous le nom d association
ou de liaison des idées; a quelques égards, elle est dans l’ordre intellec-
tuel ce que Vattraction est dans ordre materiel : de méme que les corps
s'attirent, les idées s’éveillent, et ce second phénomeéne ne parait pas
étre moins général, ni avoir moins de portée que le premier.
Pour peu guon observe avec attention la maniére dont une pensée
est appelée par une autre, il devient evident que ce rappel n’est pas for-
tuil, comme il peut paraitre a une vue distraite, mais qu'il tient aux
rapports secrets des deux conceptions. Hobbes, cité par Dugald-Stewart
(£lem. de la Phil. de Vesprit hum., wad. de anglais par P. Prévost,
ASSOCIATION DES IDEES. 999
in-8°, t. 1, p. 162, Genéve, 1808), nous en fournit un exemple re-
marquable. [1 assistait un jour a une conversation sur Jes guerres civiles
qui désolaient I’Angleterre, lorsqu’un des interlocuteurs demanda com-
bien valait le denier romain. Celte question inattendue semblait amenée
par un caprice du hasard, et parfaitement ¢trangére au sujet de l’en-
tretien; mais, en y réfléchissant mieux, Hobbes ne tarda pas 4 décou-
vrir ce qui l’avait suggérée. Par un progrés rapide et presque insaisis-
sable, le mouvement de la conversation avait amené lhistoire de la
trahison qui livra Charles I** 4 ses ennemis; ce souvenir avait rappelé
Jésus-Christ, également trahi par Judas, et la somme de trente deniers,
prix de cette derniére trahison , s’était offerte alors comme d’elle-méme
a lesprit de l’interlocuteur.
Souvent des rapports plus faciles 4 reconnaitre, parce quils sont plus
directs, unissent entre elles nos idées. Comme le nombre en est infini,
nous ne prétendons pas en donner une énumération compléte; nous
nous bornerons a citer les principaux , la durée, le lieu, la ressemblance,
le contraste, les relations de la cause et de l’effet, du moyen et de la fin,
du principe et de la conséquence, du signe et de la chose significe.
1°. Au point de vue de la durée, les événements sont simultanés ou
successifs. Une association d’idées , fondée sur Ja simultancité, est ce qui
rend les synchronismes si commodes dans I’étude de [histoire. Deux
faits qui ont eu lieu 4 la méme époque se lient dans notre esprit, et, dés
que le souvenir de l'un nous a frappés, il suggcre Pautre. César fait
penser a Pompée, Francois Ie a Léon X, Louis XLV aux écrivains
célébres que son régne a produits. D’autres liaisons reposent sur un
rapport de succession qui nous permet de parcourir tous les termes
d'une longue série, pourvyu qu’un seul nous soit présent. Notre mémoire
peut ainsi descéndre ou remonter le cours des événements qui remplis-
sent les ages; elle peut de méme conserver et reproduire une suile de
mots dans l’ordre ot ils s’étaient offerts a esprit, et ce quion nomme
apprendre par coeur n’est pas autre chose.
2°. Que plusieurs objets soient contigus dans l’espace el n’en forment,
pour ainsi dire, qu'un seul, ou bien qu’ils soient séparés et simplement
voisins , leur relation locale en introduit une autre dans les idées qui y
correspondent. Une contrée rappelle les contrées limitrophes; un paysage
oublié cesse de l’étre, lorsque nous nous sommes retracé un de ses points
de vue. La est tout le secret de la mémoire dite locale. Telle est aussi
une des sources de Ja vive émotion que produit sur l’dme la vue des lieux
illustres. Nous en avons donné plus haut des exemples qui nous permet-
tent de ne pas insister.
3°. Le pouvoir de la ressemblance, comme élément de liaison entre
les pensées , apparait dans les arts, dont les chefs-d’ceuvre, pure imita-
tion d'un modeéle absent ou d'une idée imaginaire , nous touchent comme
fail la réalité. Ce méme pouvoir est le principe de la métaphore et de
lallégorie, et en général de toutes les figures qui supposent un échange
didées analogues. I] se retrouve méme dans une foule de jeux de mots
comme les équivoques, et principalement les pointes; une parilé acci-
dentelle de consonnance entre deux termes qui n’ont pas la méme signi-
fication inspire ces saillies si chéres aux esprits légers.
4°, Souvent on pense une chose, on en dit une autre qui v est con-
250 ASSOCIATION DES IDEES.
traire, et toutefois on est compris. Ainsi, dans Andromaque, Oreste
rend grace au ciel de son malheur, qui passe son espérance. Les poétes
ont donné aux Furies le nom d’Euménides, ou de bonnes déesses.
La mer Noire, funeste aux navigateurs, était appelée chez les an-
ciens Pont-Euxin, ou mer hospilali¢re. Ces antiphrases ou ironies,
transition d'une idée a Vidée opposée, sont leffet d'une association
fondée sur le contraste. Les pensées contraires ont la propriété de s’é-
veiller mutuellement, comme les pensées qui se ressemblent; la nuit fait
penser au jour, la santé ala maladie, l’esclavage a Ja liberté, la guerre
a la paix, le bien au mal. Un fait aussi simple n’est ignoré de personne.
5°. La vie privée et la science ont de nombreux exemples de la ma-
nicre dont nos idées peuvent s’unir d’aprés des rapports de cause et
deffet : ainsi, |;@uvre nous rappelle l’ouvrier, et réciproquement ; ainsi,
Je pere nous fait songer aux enfants, et les enfants a leur pére. C’est
par l’effet dune relation analogue que le spectacle de l’univers excite
dans l’dme le sentiment de Ja Divinité ; on ne peut contempler un si mer-
veilleux ouvrage, sans qu’aussil6t, par un progres irrésistible, l’intelli-
gence ne se reporte vers son auteur.
6°. Nos conjectures sur les intentions de nos semblables, les juge-
ments criminels dans les cas de prémeditation, la pratique des arts et
de l'industrie, sont autant de preuves de la facilité avec laquelle on passe
de Ja notion d'un but aux moyens propres a y conduire, et réciproque-
ment. Un projet, avant d’¢tre accompli, nous est révélé par les actes
qui en préparent l'exécution ; et si, par exemple, un inconnu a pénétré
dans un appartement en forcant les portes, chacun présumera qu’il est
venu pour yoler. A Ja vérité, Vinduction a beaucoup de part dans ces
jugements, puisqu’elle en détermine le fait capital, qui est l’affirmation ;
mais ici laffirmation a pour objet un rapport qui suppose lui-méme
deux termes. Or, qui met ces deux termes en présence, qui suggére que
tel acte a tel but, et que telle fin peut sobtenir par tels moyens, sinon
Vassociation des idées ?
7°. Pour apprécier le role et la fécondité des derniers rapports signa-
lés , ceux du principe ala conséquence, du signe a la chose signifiée, il
suffit d'une simple remarque : lun est la condition du raisonnement ,
Pautre est la condition du langage. Que Vesprit cesse d’avoir ses idées
unies de maniére a découvrir facilement le particulier dans Je général et
le général dans le particulier; que devient la faculté de raisonner ? Qwil
nous soit interdit daller, soit dun sentiment ou d'une idée au mot qui
Jes traduira, soit d'un signe queleonque aux secretes pensées dont il est
l’expression, que deviennent ce pouvoir de la parole et du geste, et
Vari précvieux de lécriture ?
Tous les éléments d’association que nous venons de parcourir, en
avouant quils ne sont pas les seuls, peuvent, selon Hume ( Essais philo-
sophiques, ess. 1), étre ramenes a trois principaux : la ressemblance,
Ja contiguité de temps ou de lieu et la causalilé. Une remarque ingénieuse
et plus solide peut-ctre, qui apparent a M. de Cardaillac (Aiud. élém.
de Phil,, in-3°, t. 11, p. 217, Paris, 1830), c'est que Ja simultanéité est
Ja condition commune de tous les autres rapports; en effet, deux idées
ne peuvent sunir par un lien quelconque, si elles ne nous ont ¢té pré-
sentes touies deux a la fois.
ASSOCIATION DES IDEES. O14
Comme toutes les facultés de l’esprit, l'association est soumise a l’in-
fluence de différentes causes qui en modifient profondément l’exercice
et les lois. La premiére de ces causes est ]a constitution que chacun de
nous a recue de Ja nature. Unies par les liens du contraste et de l’analo-
gie, les conceptions du poéte se traduisent, pour ainsi dire, a son insu en
images et en métaphores; mais les pensées du mathématicien, fatale-
ment disposées d’aprés des rapports de conséquence a principe, auraient
toujours formé une suite réguliére et savante, quand bien méme il n’ett
jamais étudié la géométrie. Il y a ainsi entre les esprits des différences
originelles que toute la puissance de l’art et du travail ne peut ni expli-
quer ni entiérement abolir. Tous les hommes ont un penchant plus ou
moins énergique qui les porte, dés le bas 4ge, a unir Ieurs idées d’une
certaine maniére de préférence a pne autre, et c’est en partie de 1a que
la variété des vocations provient.
La volonté exerce un empire moins absolu peut-étre que l’organisa-
tion, mais aussi incontestable. Reid observe ingénieusement que nous
en usons avec nos pensées comme un grand prince avec les courtisans
qui se pressent en foule a son lever : il salue l'un, sourit a l’autre, adresse
une question a un troisiéme; un quatriéme est honoré d’une conversation
particulicre; le plus grand nombre s’en va comme il était venu : ainsi
parmi les pensées qui s’offrent a nous, plusieurs nous échappent, mais
nous retenons celles qu'il nous plait de considérer, et nous les disposons
dans l’ordre que nous jugeons le meilleur. Cet empire de la volonté est
Je fondement de la mnémotechnie, cet art de soulager la mémoire, qui
consiste a unir nos connaissances aux objets les plus propres a nous les
rappeler.
Enfin , parmi les éléments qui doivent entrer dans le fait de l’associa-
tion, il faut encore placer la vivacité des impressions , leur durée, leur
fréquence , l’époque plus ou moins lointaine oti elles se sont produites,
On ne voit pas sans horreur l’arme qui nous a privés d’un ami, ni les
lieux témoins de sa mort: une arme différente et d’autres lieux ne tou-
chent pas. Un jour qui a souvent ramené des malheurs, est dit néfaste :
Ja veille et Jendemain n’ont pas de nom.
Si l'association des idées est soumise a l'influence de la plupart des
autres principes de notre nature, elle-méme réagit avec force contre les
causes qui la modifient, et exerce un empire secret et continuel sur l’es-
prit et sur le coeur de homme.
Parmi les liaisons qui peuvent s’établir entre nos pensées, plusieurs ,
accidentelles et irréguliéres, se forment au hasard par un caprice de
Vimagination. On peut citer entre autres celles que suggérent Ja ressem-
blance, le contraste et les rapports de temps et de lieu. Ce sont elles qui
font en partie le charme de la conversation, ot: elles répandent la varielé,
Ja grace et 'enjouement. Tout entretien avec nos semblables deviendrail
un labeur, si elles ne répandaient pas un peu de variété dans le cours
ordinaire de nos conceptions. Toutefois, quand on les recherche plus
qu il ne convient, voici infailliblement ce qui arrive. Comme elles sont
plus que toutes les autres indépendantes de la volonté, elles empéchent
qu’on soit maitre ce ses pensées. Loin que lesprit gouverne, il est gou-
verné. La vie intellectuelle se change en une sorte de réverie incohé-
rente, ou brillent des saillies heureuses, quelques éclairs d'imagination ,
252 ASSOCIATION DES IDEES.
mais qui flotte 4 l'aventure sans unité et sans régle. Le désordre des
pensées réagit sur le caractére; les sentiments sont versatiles, la con-
duite légére et inconséquente; toutes les facultés, devenues rebelles au
pouvoir volontaire, s’affaiblissent ou s’égarent.
Il est d'autres associations plus étroites et moins arbitraires qui sup-
posent un effort systématique de l’attention, les liaisons fondées sur des
rapports de cause a effet, de moyen a fin, de principe a conséquence.
Celles-ci engendent ala longue la fatigue et ennui par je ne sais quelle
uniformité désespérante ; mais, d'un autre cdté, lorsqu’elles sont passées
en habitude, elles donnent a l’esprit et de empire sur lui-méme et de
Ja régularité. Il acquiert cette suite dans les idées et cette profondeur
méthodique d’ou résulte l’aptitude aux sciences. Le jugement étant droit,
le caractére l’est aussi; lenchainement rigoureux dans les conceptions
donne plus de poids ala conduile, plus de solidité aux sentiments; tout
ce que lesprit a gagné profite au coeur.
Outre cette influence générale sur lintelligence et sur le caractere ,
J’association joue un role essentiel dans plusieurs phénoménes de la na-
ture humaine. Elle est, sans contredit, je ne dirai pas seulement une des
parties, mais la loi méme et le principe créateur de la némoire; car, en
parcourant la variété infinie de nos souvenirs, on n’en trouyerait pas un
seul qui n’ett été éveillé par un autre souvenir ou par une perception
présente. Elle explique aussi pourquoi on se rappelle plus volontiers les
formes, les couleurs, les sons, ou bien un principe et la conséquence,
une cause et ses effets; pourquoi Ja mémoire est présente, facile et
fideéle chez les uns, lente et infidéle chez les autres: ces variétés, fondees
sur la marche des conceptions ou sur la différence de leurs objets, dé-
pendent des rapports que nous établissons entre nos pensées, et de la
manicre dont elles s‘appellent.
Sil est vrai, comme on la répété mille fois, que imagination , alors
méme qu'elle s’écarte le plus de la réalité, ne crée pas au sens propre
du mot, et se borne a combiner tanl6t capricieusement, tantot avec regle
et mesure, des matériaux empruntés, il est bien clair, qu’a lexemple
de la mémoire, elle a son principe dans association. C'est la proprieté
qu’ont les idées de s‘appeler et de s‘unir, qui lui permet de les évoquer
et de les assorlir a son gré; qui met a Ja disposition du peintre tous les
éléments de ses tableaux ; qui améne en foule, sous la plume du pocte,
les pensées bizarres ousublimes; qui fournit au romancier tous les traits
dont il compose les aventures fabuleuses de ses héros; qui méme suggére
au savant les hypotheses brillantes et les utiles decouvertes.
Puisque l'association est un des ¢léments du pouvoir dimaginer, elle
doit se retrouver nécessairement dans tous les faits qui dépendent plus
ou moins de ce pouvoir, comme le fait dela réverie, Ja folie, les songes.
Ce n'est pas icile lieu de décrire ces divers phénomeénes, dont chacun
exigerail une étude approfondie et des développements étendus. H suflit
de faire observer qua part leurs différences profondes, a part les causes
qui peuvent directement les produire, ils ne sont a bien prendre que des
suites de pensces formeées par association.
Comme dernier exemple du pouvoir de Vassociation, nous indiquerons
Ja plupart de nos penchants secondaires. Que (homme désire la yerite,
Ja puissance, lunion avec ses semblables, Ja dignité de ces biens qui
ASSOCIATION DES IDEES. 235
sont des éléments de sa destinée, en motive la recherche ou la rend né-
cessaire. Mais la possession des richesses, objet des convoitises de l'avare,
ne compte pas entre les fins de notre nature; elles ne valent que par les
idées qu'on y attache, comme signes des biens véritables, ou comme
moyens de les obtenir. Pourquoi cet amour que nous ressentons pour la
terre de Ja patrie? Parce que nous y sommes nés, que nous y fimes
élevés , el qu'elle renferme tout ce qui nous est cher, nos parents, nos
amis, nos bienfaiteurs, les objets de notre culte et de notre amour. Ces
souvenirs de l’enfance, de la famille et de la religion, éveillés par le sol
natal, émeuvent doucement l’’me, et communiquent leur attrait a un
coin de terre isolé a la surface du globe. Combien d’antipathies et d’af-
fections étrangéres a Ja nature ont ainsi pour cause un rapport souvent
fortuit entre deux idées!
Ce n’est pas ici le lieu de faire Ja critique des systémes qui expliquent,
par l’association des idées, quelques-uns des principes fondamentaux de
la raison : par exemple celui de Hume qui veut, par ce moyen, rendre
compte du principe de causalité; nous nous contenterons d’apprécier en
peu de mots l’opinion de Reid et de quelques autres philosophes qui ont
cru pouvoir faire rentrer l'association des idées dans | ‘habitude. Si, comme
le soutient M. de Cardaillac, partisan de cette opinion (Etud. élém. de
Phil., t. 1, p. 124), Vhabitude est la propriété qu’ont les phénoménes
intérieurs de s’appeler l'un l'autre, l'association des idées y rentre
indubitablement. Mais le mot habitude a un sens plus ordinaire dans
la langue philosophique, ow il désigne, en général, une disposition pro-
duite dans l’dme par la répétition fréquente des mémes actes. Or, nous
voyons bien comment des liaisons d’idées, qui se sont souvent répétées,
se formeront a l'avenir plus facilement, et, devenues, pour ainsi dire,
une seconde nature, changeront notre caractére et la tournure de notre
esprit; mais Ja propriété en vertu de laquelle elles ont eu lieu une pre-
miére fois, nous parait un fait parfaitement distinct et indépendant de
Vhabitude. Le pouvoir de celle-ci peut la fortifier, mais il ne le crée pas
plus quiln’en découle. En un mot, l'association des idées nous parait
une loi primitive et irrésistible de l'esprit humain, un fait duquel tous
les faits psychologiques ne dépendent pas, mais qui en explique un fort
grand nombre.
L’association des idées est au nombre des phénoménes intellectuels
qui ont été le plus anciennement observés, comme le prouvent quelques
mots d’Aristote, au chapilre deuxiéme de son traité de la Réminiscence ;
mais elle n’a été lobjet d'une étude approfondie que dans les temps mo-
dernes. Sans parler de Hobbes, qui s'y arréte seulement par occasion, la
liste des philosophes qui s’en sont occupés sérieusement, est fort considé-
rable. Nous citerons seulement: Locke, Essai sur Entendement humain,
liv. 1, c, 23. — Hume, Essais philosophiques, ess. 11. — Hartley,
Observations on man, 2 vol. in-8°, Lond., 1749.— Reid, Essais sur les
Fac. intell., t. 1v, ess. 1v.—Dugald Stewart, Elém. de la Phil. de Vesprit
humain, t.11, ¢. 5, p. 1 et suiv. de la traduct. franc. citée plus haut. —
Thomas Brown, Lectures on the Philosophy of the human mind, 4 vol.
in-8°, Edimb., 1827, lect. xxx et sq.—de Cardaillac, Etudes élémen-
taires de Philosophie, t. u, édition citée. —Damiron, Psychologie, in-8°,
Paris, 1837, t.1, p. 196.
234 AST.
AST (Frédéric), né A Gotha en 1778, fit ses études et prit ses grades
a VUniversité d’'léna, ot il ouvrit un enseignement particulier. [1 pro-
fessa ensuite successivement a Landshut et A Munich. Il s’attacha parti-
culiérement a la philosophie de Schelling, qu'il développa avec talent ,
surtout dans ses applications ala théorie de l'art. C’était un esprit ingé-
nieux et doué d'imagination. Son ouvrage sur la vie et les écrits de Pla-
ton révéle de l’érudition et un sentiment vrai de lantiquité; mais il
s’abandonne aux conjectures et aux hypothéses les plus hardies. C'est
ainsi qu'il regarde comme apocryphes plusicurs dialogues de Platon ,
dont l’authenticité est le mieux établie, le Premier Alcibiade, le Ménon,
les Lois, ete. Ses ouvrages sur l’esthétique ont le défaut de ne renfer-
mer guére que des généralités ; ce sont des cadres et des esquisses. Les
divisions et les classifications sont souvent arbitraires; cependant on
trouve ca et la des vues originales, des critiques ingénicuses et fines. Le
style ne manque pas de richesse et d’éclat. Les principaux ouvrages
d’Ast sont les suivants: Systeme de la Science de l'art, in-8°, Leip-
zig, 1806; — Manuel d’ Esthétique , in-8°, Leipzig, 1805 ; — Esquisse
des principes de V Esthéetique, in-8°, Landshut, 1807 ; — Esquisse de
UEsthétique , in-8°, ib., 1813 ; — Principes fondamentaux de la Philo-
sophie, in-8°, ib., 1807, 1809; — Esquisse générale de Vhistoire de la
Philosophie , in-8°, ib., 1807; — Epoques principales de Vhistotre de la
Philosophie , in-8°, ib., 1829; — Sur la vie et les écrits de Platon, in-8°,
Leipzig , 1816. Tous ces ouvrages sont écrits en allemand.
ATHEISME (de 2 privatif et deo:é;, Dieu]. On appelle ainsi l’opinion
des athées ou de ceux qui nient l’existence de Dieu. I] n’entre pas dans
notre plan de donner ici, soit une réfutation, soit une histoire proprement
dile de cette opinion : on la réfute par la démonstration méme de l’exi-
stence de Dieu, et par un examen approfondi de Ja nature de homme,
par la distinction de dame et du corps, par une analyse exacte des
principes de Ja raison, en un mot, par l'ensemble des doctrines ensei-
gnées dans ce recueil ; et quant a faire del’athéisme l'objet d'une histoire
tout a fait distincte de celle des autres systémes, ccla est impossible :
car l’athéisme n'est pas un systéme, mais une simple négation, consé-
quence immediate et inévitable de certains principes positifs. On n'est
pas athée parce qu'on a voulu l’étre, parce qu’on a posé en principe
qu il n’y a pas de Dieu; mais parce qu’on attribue a la matiére la pensée,
la vie, le mouvement, ou tout au moins une existence absolue ; parce
qu'on affirme que ce monde a pu étre une combinaison du hasard, ou
par l'effet de telle autre hypothése ot l'on croit pouvoir se passer, dans
Yexplication des phénoménes de Ja nature, de l intervention dune cause
intelligenle, antérieure et supérieure au monde. Nous nous bornerons
done a déterminer les vrais caractéres de Vathéisme ct les limites dans
lesquelles se renferme son existence. Nous remonterons ensuite a ses
causes, aux principes qui l’ont mis au jour et dont il ne peut étre scparé
que par une grossi¢re contradiction ; ce qui nous conduira naturellement
aindiquer Jes principales formes sous lesquetles i] s'est montre dans
histoire. Enfin, nous le consid¢rerons dans ses consequences praliques
ou dans ses rapports avec la morale et avec la société.
Aucune accusation n’a été plus prodiguée que celle dathéisme. Tl
ATHEISME. 9555
suffisait autrefois, pour en étre atteint, de ne point partager, si gros-
siéres , et méme si impies qu’elles pussent étre, les opinions dominantes,
les croyances officielies d'une époque. Socrate, le premier apétre dans
la Gréce paienne d’un Dieu unique, pur esprit, législateur supréme et
providence du monde, a été condamné a mort comme athée. Avant lui
Anaxagore, apres lui Aristote furent sur le point de subir le méme sort,
et sans doute Platon lui-méme n’eut pas été plus heureux s’i] n’avait
pas quelquefois abrité la vérité sous le manteau de Ja fable. L’exemple
de l’antiquité ful perdu pour les temps modernes. Sans parler de Vanini
et de Jordano Bruno, qui éveilleraient des souvenirs trop amers, nous
rappellerons que Descartes a été lui aussi accusé d’athéisme. Et pour-
quoi cela? pour s’étre écarté d’Aristote, qui avait subi avant lui la
méme accusation. Un contemporain, un ami de Descartes, le P. Mer-
senne, comptait de son temps, dans la seule ville de Paris, jusqu’a
cinquante mille athées. Ce fut ensuite le tour de ceux qui abandonnérent
le cartésianisme, ou qui Je comprirent a leur maniére. Spinoza, Locke,
Kant, Fichte entendirent successivement cet éternel cri de guerre ,
jusqu’a ce que, le trouvant trop suranné, on lui substitua un jour le
grand mot de panthéisme. Cependant il ne faut pas que, par un exces
contraire, nous regardions l’athéisme comme une chimére quin’a existé
nulle part. Cette funeste maladie de esprit humain n'est que trop
réelle; elle date de fort loin, et les efforts réunis de la religion et de la
science ne sont pas parvenus encore a la faire disparaitre. Mais ol com-
mence-t-elle ? ou finit-elle? et quels en sont Jes syvmptomes ?
L’homme ne pouvant jamais comprendre l'infini dans l'ensemble de
ses perfections, il faut laisser le nom d'athée, non pas a celui qui a
une idée incompléte de la nature divine, mais a celui qui la nie entiére-
ment et qui sait quil la nie. Le polythéisme, le culte des astres étaient
des religions fort grossiéres, mais non l’absence de toute religion et de
toute connaissance de Dieu. La méme régle doit étre appliquée aux
systémes philosophiques. Or, la nature divine se présente a notre in-
telligence sous deux points de vue principaux: sous un point de vue
métaphysique , comme la cause premiére , comme la raison des choses,
comme la source de toute existence, ou du moins comme le moteur
supréme ; et sous un point de vue moral, comme la source du bien et
du beau, comme le législateur des étres libres , doué lui-méme de con-
science et de liberté , enfin comme le modéle de toute perfection, auquel
l'homme et ’humanité tout entiére doivent s’efforcer de ressembler au-
tant que le permettent les conditions de leur existence. Dans la réalité ,
c’est-a-dire dans ]’essence méme de Dieu, et dans le fond constitutif de
notre raison, ces deux ordres d’idées sont inséparables ; mais dans un
systéme ou dans une croyance religieuse, un ou l'autre suffira pour
écarter l'athéisme ; car un et l'autre nous transportent au dela des
bornes de ce monde, au dela de toute expérience possible, dans le
champ de I invisible et de linfini. En effet, nier Dieu nest-ce pas se
renferiner dans la sphére des existences finies , dont lexpérience seule
peut nous donner connaissance ? N’est-ce pas s’en lenir a ce qui parait,
cest-a-dire ala matiére et aux phénoménes qui lui sont propres, sans
rechercher ce qui est, sans clever ses regards vers quelque puissance
ani‘rieure ou supérieure a la matiére? Sit6t, au contraire, que lon
256 ATHEISME.
franchit ce cercle étroit, c’est Dieu que l’on rencontre ou l'un de ses
altributs, c’est-a-dire , de quelque nom qu'on l’appelle, l’essence divine
considérée sous l'une de ses faces et dans ]’un de ses rapports avec nous ;
car il n’existe rien et notre intelligence ne peut rien concevoir que Dieu
et la création , que le fini et linfini. Ainsi, pour conserver l’exemple que
nous avons cité plus haut, le Sabéen qui adore dans le soleil le maitre
et le supréme ordonnateur du monde, lui attribue cerlainement de la
puissance, de J'intelligence et de la bonté; autrement, pourquoi lui
adresserait-il des priéres et des actions de graces? Or les qualités que
lidolatrie rapporte au soleil ne different que dans une certaine mesure
des attributs avec lesquels Ja raison nous représente la nature divine ;
elles répondent au méme besoin de l’intelligence et du sentiment; celui
de chercher au-dessus de nous, et de tous les objets périssables qui
nous entourent, un principe d’existence plus réel et plus propre a nous
rendre compte des mervyeilles de la nature. Seulement ces idées de
bonté , d'intelligence , de force, d’éternité, que le philosophe concoit en
elles-mémes comme la supréme réalité , comme l’essence véritable du
souverain Etre, homme enfant veut les voir revétues d'une formes en-
sible, et naturellement il choisit d’abord la plus éclatante, celle qui
offre d’abord a ses yeux étonnés le spectacle le plus extraordinaire.
Mais quoi! les systémes de philosophie doivent-ils rester exclus de
cette justice qui n’a jamais été refusée ala plus grossiére idolatrie? On
reconnaitrait l’idée de Dieu dans le culte des astres, el l'on ne trouve-
rait rien de pareil dans le systéme de Spinoza? Les termes dans lesquels
nous parlons ailleurs de ce philosophe (Voyez l'article Spinoza), prou-
vent suffisamment combien nous sommes éloignés de ses doctrines.
Mais, quelque distance qui nous sépare de ce noble génie, il nous est
impossible d’accepter pour lui cette banale accusation ‘dathéisme,
adressée indistinctement a tous les systemes nouveaux. L’on n’est pas
un athée lorsqu’on croit A une substance absolue, éternelle, infinie ,
ayant pour altributs essentiels et également infinis , non la matidre , qui
nest qu'un mode fugilif de l’élendue, mais |’ étendue elle-méme , |’ éten-
due intelligible et la pensée. L’on n'est pas un athée quand on enseigne,
et, ce qui mieux encore, lorsqu’on pratique Ja morale Ja plus ¢levée et
Ja plus austére, lorsqu’on reconnait pour souverain bien et pour fin
derniére de nos actions Ja connaissance et l'amour de Dieu. Hoe idea
Dei dictat, Deum summum esse nostrum bonum, sive Dei cognitionem et
amorem finem esse ultimum, ad 7 omnes actiones nostra sunt diri-
gende (Tract. Theol. pol.,c. 4). Quels que soient les rapports éta-
blis par Spinoza entre Dieu et i monde, il nous éleve au-dessus du
monde, je veux dire au-dessus du contingent, du fini, de Ja matiere et
de ses modes périssables, en nous parlant d'une substance infinie ,
douée de penscée et dintelligence. Nous n’en dirons pas autant des
systemes de Hobbes et d’Epicure. La, quoique le nom de Dieu y soit
conservé, lathéisme coule a pleins bords. En effet, & commencer par
Epicure, "quelle part reste-t-il a faire a la puissance supreme, quand
latome et le vide, c’est-a-dire quand Ja mati¢re seule a suffi a tout pro-
duire, méme l'intelligence? Quel degré d’existence peut-on accorder a
ces dieux relégués dans le vide, sans action sur le monde, vains fan-
lames qui ne sont ni corps ni esprit , et dont la seule altribution est un
ATHEISME. O57
éternel repos? Il est évident, comme les anciens eux-mémes I’ayaient
déja remarqué, que Jeur fonction réelle était de protéger Je philosophe
contre la haine de la multitude. L’athéisme de Hobbes n’est pas moins
visible sous le voile transparent qui la couvre ; car, Jaissant au pouvoir
politique le soin de prescrire ce qu’il faut penser de Dieu et de la vie a
venir, il dte a ces deux croyances toute valeur réelle, il en fail un in-
strument de domination a l'usage du despotisme, et destiné a l'agrandir
de toule la puissance que les idées religieuses exercent sur les hommes.
Dailleurs, Hobbes est franchement matérialiste comme le philosophe
grec dont nous avons parlé tout a lheure; il regarde comme une con-
tradiction lidée d'un pur esprit, ne reconnait pas d'autres causes dans
lunivers que le mouvement el des moteurs matériels ; ; eLquant a Dieu, il
nest pour nous que l’idéal du pouvoir ; sa justice méme ne signifie que
sa toute-puissance; tous les autres altributs que nous croyons lui donner
ont un sens purement négatif, a savoir: qu'il est incompréhensible
pour nous.
Nous n’admettons pas, avec certains philosophes, qu'il y ait des
athées par ignorance, c’est-a-dire que lidée de Dieu soit complétement
absente chez certains peuples ou chez certains hommes doués d’ailleurs
d'une intelligence ordinaire, et libres de faire usage de toutes leurs fa-
cultés. Les récits de quelques obscurs voyageurs, seules preuves qu'on
ait alléguées en faveur de cette opinion, ne sauraient prévaloir contre
Vhistoire du genre humain et contre l’observation directe de la con-
science. Or, Ihistoire nous alteste que les institutions religieuses sont
aussi anciennes que l’humanité, et la conscience nous montre l’idée de
Dieu, le sentiment de Ja présence, l’amour et la crainte de linfini se
mélant a toutes nos autres idées, a tous nos autres sentiments. L’a-
théisme , comme toute négation, suppose toujours une lutte dans la
pensée ou un effort de réflexion pour remonter aux principes des cho-
ses : par conséquent, il n’a pu commencer qu’avec l’histoire de Ja philo-
sophie; il est le résultat d'une réaction naturelle de l’esprit philosophique
contre les grossieres superstitions du paganisme. Mais, comme nous
l’ayons dgja dit, l'athéisme n’a point d’existence par Jui- meme; il n'est
que Ja consequence plus ou moins directe de certains principes erronés ;
de certains systemes incompatibles avec Vidée de Dieu. Les systémes
qui présentent ce caractére ne sont qu’au nombre de deux : le matéria-
Jisme et le sensualisme. Sans doule il existe entre ces deux doctrines
une dépendance trés-étroite ; cependant il n'est pas permis de les con-
fondre : Je matérialisme, essayant de démontrer que tous les étres et
tous les phénoménes de ce monde ont leur origine ou leurs éléments
constitulifs dans la mati¢re, se place évidemment en dehors de la con-
science, el se montre beaucoup plus occupé des objets de Ja connais-
sance que de Ja connaissance elle-méme : c’est tout le contraire dans la
doctrine sensualiste; car ce qui loccupe d’abord, ce qui l’occupe avant
tout, et quelquefois d'une maniére exclusive, ¢ ‘est un phénomene psy-
chologique, cest la sensation par laquelle elle prétend nous expliquer
toules nos idces et toutes nos connaissances. Il arrive de 1a que le par-
tisan de ce dernier systéme se croit beaucoup plus cloigné de lathéisme
que le matérialiste ; et quelquefois , en effet, il parvient a s’y soustraire
par une heureuse 1 inconséquence , ou en restant dans les limites du scep-
238 ATHEISME.
ticisme. De ce que, a tort ou a raison, je ne trouve dans mon intelli-
gence que les notions originaires de la sensation, il ne s’ensuit pas im-
médiatement qu'il n’existe hors de moi que des objets sensibles ou ma-
tériels; car, au point de vue ou je mesuis placé, les idées dont je me vois
en possession, c’est-a-dire les idées que me fournit l'expérience, ne sont
pas nécessairement la mesure ou l’expression exacle et complete de
lexistence ; it peut y avoir des étres qui ne correspondent a aucune
donnée de mon intelligence et, par conséquent, tout différents de ceux
que je comprends et que je percois. Admettez avec cela une révélation,
un témoignage extraordinaire auquel j'accorde la puissance de changer
cette supposition en certitude, et vous aurez toute la doctrine de Gas-
sendi, demeuré chrétien sincere, en méme temps qu'il admirait Hobbes
et qu il ressuscitait Epicure. Si, au contraire, je commence par me pro-
noncer sur ce qui est, si jaffirme d’abord que rien n’existe que la ma-
tire et les propriétés , la question est tranchée sans ressource.
Est-il vrai que lathéisme , comme on le répéte si souvent, soit aussi
renfermé, au moins implicitement, dans le panthéisme ? Pour répondre
a cette question, il faut savoir d’abord ce que l'on entend par panthéisme.
Veut-on dire qu il n’y a pas d'autre Dieu, qu'il n’existe pas autre chose
que la somme des objets et toute la série des phénomenes qui composent
Je monde? Alors évidemment on sera athée; mais a quel titre? A titre
de matérialiste et de sensualiste; car, dter a Vinfini toute réalité pour en
faire une simple abstraction ou la somme des objets finis, c est l’appli-
cation de la théorie de Locke sur Ja nature et lorigine de nos idées;
cest le sensualisme. D’un autre coté, ne reconnaitre aucune réalité sub-
stantielle en dehors du monde, visible ou distinete des ohicts materiels,
c'est regarder Ja matiére comme la substance unique @cs choses, c'est,
en un mot, le matérialisme. Veut-on affirmer, au contraire , que Dieu
seul existe, c’est-a-dire une substance véritablement infinie , indivisible,
éternelle, renfermant dans son sein le principe de toute vie, de toute .
perfection , de toute intelligence, et que tout te reste nest qu'une om-
bre ou un mode fugitif de cette existence absolue? On pourra alors se
tromper gravement au sujet de la liberté, dela personnalité humaine et
des rapports de lame avec le corps; mais essurément, comme nous
Yavons déja démontré pour Spinoza, on ne pourre pas étre accuse d’a-
théisme. Quoiqu’au fond toujours Je méme, Pathcisine, ainsi que les
deux systemes qui Je portent dans leur sein, change souvent! de forme,
suivant qu’on lui oppose une idée de Dieu plus ou moins compléte. Dans
Vantiquité, quand lidée de Dieu ne se montrait encore que dans les ré-
ves de la mythologie, quand elle nctait que la personnification poctique
des éléments ou des forces de Ja nature, la physique Ja plus grossiére
suffisait pour la compromettre; aussi les physiciens de cette époque,
cest-a-dire les philosophes de lécole ionienne et les inventeurs de
l’école atomistique, ont-ils tous, a exception d Anaxagoras, essayé
dexpliquer Ja formation du monde par les seules propriétés de la
matiére. L’unique différence qui les sépare, cest que Jes uns,
comme Thalés, Anaximéne, Heéraclite, font naitre toutes choses
des transformations diverses d'un seul élément; Jes autres, comme
Leucippe et Démocrite, ont recours au mouvement el aux atomes, Des
athées déclarés, poursuivis comme tels par leurs contemporains,
ATHEISME. 2359
sortirent également de ces deux écoles : a la premiére se rattache le
célébre sophiste Protagoras; a la seconde, Diagoras de Délos, le pre-
mier, je crois, qui recut Je nom dathée. Un peu plus tard, ce n’est
plus seulement au nom de Ja physique que I’athcisme entreprend de s’é-
tablir dans les esprits; il veut aussi avoir pour lui Ja philosophie morale
et se montrer d’accord avec la nature intérieure de !homme. C’est ainsi
qu'il se produit dans l’école cyrénaique, qui ne,reconnait chez Fhomme
d'autres principes d'action que les instincts les plus matériels, que les
sensations les plus immédiates, les plus grossiéres, el qui a donné nais~
sance a deux athées fameux , ‘Théodore et Evhémere. Enfin, aprés les
deux vastes systémes de Platon et d’Aristote, l’athéisme dut prendre
également une forme plus large, plus élevée, autant que lélévation est
dans sa nature, et, si je puis m’exprimer ainsi, plus métaphysique. Ce
changement a été opéré par Straton de Lampsaque, disciple égaré de
l’école péripatéticienne. En effet, repoussant la physique purement mé-
canique de Démocrite, Straton reconnaissait dans la matiére une force
organisairice , mais sans intelligence , une vie intérieure sans conscience
ni sentiment, qui devait donner : A tous les étres el Jes formes et les fa-
cultés que nous observons en eux. Cette force aveugle recevait de lui
le nom de nature, et Ja nature remplagait ases yeux la puissance divine
(Omnem vim divinam in natura sitam esse. Cic. , de Nat. deor., lib. 1,
c. 43). Epicure, dont l’athéisme a été suffisamment établi, était le
contemporain de Straton et le servile imitateur de Démocrite. Tout son
mérite est d’avoir épuré et développé avec beaucoup d'art Ja morale qui
découle de cette mani¢re de comprendre Ja nature des choses. A partir de
cette époque , I’ étude de la nature humaine se substituant de plus en plus
aux hypotheses générales, l'athéisme prend un caractére moins dogma-
tique, moins tranchant, et se rattache ordinairement a une psy chologie
sensualiste. C’est ainsi ‘qu ‘il soffre a nous chez Jes modernes, méme
dans Hobbes, dont le matérialisme n'est guére que la conséquence d'une
analyse incompléte de Ja théorie nominaliste de lintelligence humaine.
Mais a cette influence il faut en ajouter une autre toute négative; je
veux parler de cet esprit dhostilité qui se manifesta a la fin du xvi et
dans tout le cours du xvim¢ siecle contre les dogmes de Ja religion posi-
tive. Et cet esprit a son tour ne doit pas étre isolé des passions d'un autre
ordre qui ont amené la rénovation de Ja société tout entiere. Ce mouve-
ment une fois accompli, l’athéisme devient de plus en plus rare, et l’on
peut dire qu’aujourd’hui, s‘il en reste encore des traces dans quelques
autres sciences, il a disparu a peu prés complétement de la philosophie.
Les progrés d'une saine psychologie en rendront le retour a jamais im-
possible ; car c’est par une observyalion exacte de toutes les facultés hu-
maines que l'on rencontre en soi tous les éléments de la connaissance
de Dieu, et que l’on apergoit le vice radical des deux syst¢mes dont
l'athéisme est la conséquence. Sans doute il y aura toujours a coté de
Vidée de Dieu des mystéres impénétrables, des difficultés invinci-
bles pour Ja science; mais, de ce que nous ne savons pas tout, il n’en
résulle pas que nous ne savons rien; de ce que nous ne voyons pas tous
les rapports qui lient les deux termes, Je fini et linfini, on n’en peut
pas conclure que les termes eux-mémes n existent pas.
On a dépassé, et par la méme on a compromis la vérité, quand ona
240 ATHENAGORAS.
prétendu que l'athéisme conduisait nécessairement a tous les désordres
et a tous les crimes. Considéré individuellement, l'athée peut trouver,
dans son intérét méme, la seule régle de conduite a laquelle il puisse
s’arréter, un contre-poids suffisant a ses passions; mais la société ne sau- »
rait se contenter ni d’un tel mobile, ni d'un tel frein. En fait d'intérét,
un autre n’a rien a me prescrire ; chacun juge de ce qui lui est utile d’a-
prés sa position, d’aprés ses moyens d’agir, et surtout d apres ses pas-
sions. Et quand on par viendrait, avec ce faible ressort, a empécher le
mal, jamais on ne ferait naitre Pamour du bien; car le bien nest qu'une
abstraction, un mot vide de sens, s'il n'est pas confondu avec l'idée
méme de Dieu.
Il existe sur l'athéisme plusieurs traités spéciaux dont nous donnons
ici les titres : Pritius, Dissert. de Atheismo in se fado et humano generi
noxio, in-4°, Leipzig, 1695. — Grapius, an Atheismus necessario ducat
ad corruptionem morum, in-4°, Rostock , 1697. — Abicht, de Damno
Atheismi in republica, in-8°, Leipzig, 1703. —Buddeus, Thes. de Atheismo
et Superstitione,in-8°, lena, 1717.— Stultitiaet irrationabilitas Atheismi,
par Jablonski, in-8°, "Magdeb., 1696. — Leclerc, dans la Bibliotheque
choisie, Histoire des systemes des anciens athées, — Miller, Atheismus
devictus , in-8°, Hamb., 1672.— Theoph. Spizelii Serutinium Atheismi
historico-theologicum, in-8°, Augsbh., 1663. — Heidenreich, Lettres
sur UAthéisme, in-8°, Leipzig, 1796 (all.). —Reimmann, Historia
Atheismi et Atheorum falso et merito suspectorum, etc., in-8°, Hildesh.,
1725.—Sylvain Maréchal, Dictionnaire des Alhées , in-8°, Paris, 1799.
ATHENAGORAS p’Atnénes florissait vers le milieu du 1° siécle
de l’ére chrétienne, et fut d'abord un zélé disciple de Platon, dont il a
longtemps enseigné la philosophie dans son pays natal. S’étant convert
au chrislianisme, il essaya de concilier dans son esprit les principes de
sa foi nouvelle avec les doctrines de son premier maitre. Ce mélange
fait le principal caractéere des deux ouvrages que nous ayons conserves
de lui, une apologie des chrétiens adressée a I’ empereur Mare Aurcle
et a son fils Commode, et un traité de Ja résurrection des morts, Athena-
gore legatio pro christianis, et de Resurrectione mortuorum liber, grec.
et lat., ed. Adam Rechenberg, 2 vol. in-8°, Leipzig, 168%.—Une seconde
édition en a paru a Oxford, en 1706, publiée par Ed. Dechair. Voye=
aussi Brucker, Hist, crit. de la Phil., c. 3, et toutes les histoires ecclé-
siasliques. Du reste, Athénagoras est trés- rarement cité par les auteurs
un peu anciens.
ATHENODORE be Sout [ Athenodorus Solensis], philosophe stoi-
cien dont on ne sait absolument rien, sinon quil a été disciple imme-
diat de Zénon, le fondateur du sloicisme.
ATHENODORE be Tanse [Athenodorus Tarsensis]. Il a existé deux
philosophes de ce nom, tous deux attachés a lécole stoicienne. L’un,
surnomimé Cordylion, était le contemporain et lami de Caton le Jeune.
I] ctait placé a la téte de la fameuse biblioth¢que de Pergame, et lon
raconte de lui ( Diogéne Laéree, liv. vu que, dans un acces de zéle
pour lhonneur de Pécole dont il faisait partic, il essaya deffacer des
livres stojcicns tout ce qui ne Jui semblait pas absolument irrépro-
ATOMISME. 244
chable ; mais cette supercherie ne tarda pas a étre découverte, et l’on
rétablit les passages supprimés. — L’autre Athénodore est plus récent.
Il porte le surnom de Cananites- et a donné des lecons a l’empereur
Auguste, sur qui il a exercé, dit-on, une salutaire influence. Hl a publié
plusieurs écrits qui ne sont pas arrivés jusqu’a nous. Voyez Recherches
sur la vie et les ouvrages d’Athénodore, par M. Vabbé Sevin (Mém. de
l’Acad. des Inscript., t. xut).— Hoffmanni Dissert. de Athenodoro
Tarsensi, philosopho stoico , in-&°, Leipzig, 1732.
ATOMISME [pniLosopnie ATOMISTIQUE OU CORPUSCULAIRE]. On com-
prend sous ce titre général tous les systémes qui se fondent en toltalité
ou en partie sur Vhypothése des atomes. Quoique nous ayons consacré
dans ce recueil une place séparée a chacun de ces systémes, nous avons
jugé utile de les examiner dans leur ensemble, dans leur commune
destinée, et de suivre dans toutes ses transformations le principe qui
fait leur ressemblance.
Réfléchissant que la division des corps ne peut étre illimitée, bien
que cette limite échappe enliérement a l’expérience, on s'est repré-
senté Ja mati¢re comme Ja réunion d'un nombre infin: d’éléments indé-
composables et invisibles, qui, par leur disposition, la diversité de leurs
formes et de leurs mouyements, nous rendent compte des phénoménes
de Ja nature. Voila latomisme dans sa base. Mais, la base une fois trou-
vée, hypothése une fois admise dans sa plus haute généralité, il restait
encore a en faire l'application, a en fixer les limites, a déterminer la
nature méme de ces principes matériels que Vintelligence sewe devait
concevoir. L’univers tout entier et toutes les formes de l’existence
peuvent-ils sexpliquer par les seuls atomes? ou faut-il admettre encore
un autre principe, par exemple une substance intelligente et essentiel-
lement active? Les atomes existent-ils de toute éternité, ou bien faut-il
les considerer comme des existences contingentes, oeuvre d'une cause
vraiment nécessairc? Enfin, les atomes sont-ils aussi variés dans leurs
especes que les corps ct, en général, que les ctres dont ils forment la
substance? ou n’ont-ils tous qu’une méme essence et une méme nature?
Les solutions qu’on a données a toutes ces questions sont trés-diverses,
et constituent, provoquées comme elles Ie sont Jes unes par les autres,
Vhistoire méme de la philosophie atomistique.
La doctrine des alomes n’a pas pris naissance dans Ja Grece, comme
on le croit généralement; elle est plus ancienne que la philosophic
greeque et appartient a lOrient. Posidonius, ace que nous assurent
Strabon (liv. xvi) et Sextus Empiricus (Adv. Mathem.), en faisait hon-
neur aun Sidonien appelé Moschus, quil affirme avoir vécu avant la
guerre de Troie. Jamblique, dans sa Vie de Pythagore, nous assure
quil a connu les suecesseurs de ce méme Moschus. Mais aucun n’a
pu nous dire en quoi précisément consistait son systtme, ni s'il était
d’accord ou en opposition avec le dogme fondamental de toute religion.
La doctrine des atomes a été trouvée aussi dans Inde, ot elle prend
un caraclére pius précis et plus net. Elle fait partie du systeme phi-
Josophique appelé vaiséchika et nexclut pas Vexistence du_ principe
spirituel; car elle ne rend compte que de la composition et des phe-
nomenes de ja walicre. Kanada, Tauteur de ce systeme, reconait
Is ia)
242 ATOMISME.
express¢ment une dme distincte du corps, siége de lintelligence et
du sentiment, et une intelligence infinie distincte du monde. Mais il
ne peut croire que la divisibilité de la mali¢re soit sans bornes. Si
chaque corps, dit-il, était composé dun nombre infini de parties, il
ny aurait aucune difference de grandeur entre un grain de moutarde et
une montagne, entre un moucheron et un éléphant; car Vinfini est égal
a Vinfini. Nous sommes donc obligés de considérer Ja matiére, en gé-
néral, comme un composé de particules indivisibles, par conséquent in-
destructibles et éternelles : tels sont les atomes. Les atomes ne tombent
pas sous nos sens, autrement ils ne seraient pas de vrais principes; mais,
comme tout ce qui affecte nos organes, ils seraient sujets au change
ment et a la destruction. Ainsi, la plus petile partie de mati¢re que notre
ceil puisse saisir dans un rayon de lumiére, nest encore qu'un composé
ou un agreégat de parties plus simples. Chacun des grands éléments de
Ja nature comprend des atomes d'une espéce particuli¢re, ayant toutes
les proprictés des corps qui en sont formés : il y a done des atomes ter-
resires, aqueux, a¢riens, lumineux, et d'autres qui appartiennent a
Véther. Ce n'est pas le hasard qui les réunit Jorsqu’ils donnent nais-
sance aux corps composes , ce nest pas non plus le hasard qui les sé-
pare a la dissolution de ces memes corps; ils suivent, au contraire, une
progression invariable. La premiere combinaison est Dinaire ou ne com-
prend que deux atomes ; la seconde se compose de trois atomes doubles
ou molécules binaires. Quatre molécules de cette derniére espece, cest-
a-dire quatre agrégats dont chacun se compose de trois alomes doubles,
forment la quatri¢me combinaison, et ainsi de suite. La dissolution des
corps suit la progression inverse.
Lorsqu’on songe que ce systéme est a peu prés le méme que celui
d@Anaxagore; quand on se rappelle que, d'aprés une tradition fort
ancienne et trés-répandue, Démocrite, auteur présumé de la philo-
sophie atomistique, a été chercher en Orient, méme dans Il Inde, les
éléments de sa vaste érudition ; quand on pense enfin que Pythagore
a été, lui aussi, selon l’opinion commune, dans ces antiques régions,
et quil n’y a pas un abime entre ces atomes invisibles et Vidée des
monades; alors il est absolument impossible de laisser a la Grece le
mérite de linvention. Un disciple de Pythagore, Ecphante de Syracuse,
regardait positivement la théorie des monades comme un emprunt fait
a la philesophie atomistique (Stob., Eef. 1), et Ja manicre dont le
philoscpie de Samos ~~ Ja eénération des corps offre aussi
quelque ressemblance avec la progression g¢ométrique sur laquelle
se fonde la doctrine indienne. Un autre pythagoricien, ou du moins
un homme prefondément imbu des idées de cette ecole, Empedocle ,
a fondé toute sa physique sur Ja théorie des atomes, a laquelle il
ajoute, comme le philosophe indien, Ja distinction vulgaire des quatre
éléments et la croyance a un principe spirilucl, cause premiere du mou-
vement, de ordre ct dela vie. Ce principe, c'est Famour, qui, selon lui,
Vivifie et pénctre toutes les parties du spherus, cest-a-dire de Punivers
considéré comme un seul et méme étre. A coté, ou plutot au-dessous
de l'amour, il reconnail encore un principe de dissolution, ou, comme
nous dirions aujourd hui, une foree répulsive qui désunit et scpare ce
que amour a rassemblé selon les lois de Tharmonie. Anaxagore est a
ATOMISME. 243
peu pres dans le méme cas; car, lui aussi, il reconnaft deux principes
également éternels, également nécessaires a la formation du monde :
l’un est Je principe moteur, la force intelligente, la substance spirituelle,
sans laquelle tout serait plongé dans l’inertie et dans le chaos; l'autre,
cest la matiére, composée elle-méme d’un nombre infini d’éléments
indécomposables, invisibles dans ]’état d’isolement et d’abord réunis en
une masse confuse, jusqu’a ce quel’intelligence vint les séparer. Ces élé-
ments qui, dans le systeme d’Anaxagore, portent le nom d’ homéoméries,
ne sont pas autre chose que les atomes. Seulement, au licu de les diviser
en quatre classes, d’aprés le nombre des éléments généralement recon-
nus, Anaxagore en a prodigieusement multiplié les espéces : ainsi, les
uns servent exclusivement a la formation de Jor, les autres a celle de
largent; ceux-ci constituent le sang, ceux-la la chair ou Jes os; et de
méme pour tous les autres corps qu’on distingue dans Ja nature.
Il y améme des homéoméries d’un caractére particulier qui composent
les couleurs, et naturellement elles se partagent en autant d’espéces
secondaires qu'il y a de couleurs principales. C’est un commencement
de chimie a coté d'une physique toute mécanique.
Les trois systemes que nous venons d’esquisser, celui du philosophe
indien, el ceux qui ont pour auteurs Empédocle et Anaxagore, nous
représentent l’atomisme dans sa premiere forme, quand il n’exclut pas
encore l'intervention du principe spirituel, quand il se réduit aux pro-
portions dune physique admettant a cdté delle une mélaphysique quel-
conque, ou du moins une théologie. Mais avec Leucippe et Démocrite ,
quil n’est guére possible de séparer l'un de J’autre, commence, pour
ainsi dire, une nouvelle ¢re. La puissance spirituelle est écarlée comine
une machine inutile, tout s’explique dans l’univers par les propriciés
des atomes, et la physique, ou plutot la mécanique se substitue a la
totalité de la science des choses, ace qu'on appelait alors la philosophie.
En effet, pour Démocrite et pour son ami Leucippe, comme lappelle
toujours Arisiote, rien n’existe que le vide et les atomes. Ceux-ci ont en
propre non-seulement la solidité, mais aussi le mouvement; ce qui rend
inutile toute autre hypothése. Les atomes se suffisent & eux-meémes ct
a tout le reste; car le vide n’est rien en soi, que l'absence de tout ob-
stacle au mouvement. Ils se rencontrent, se réunissent ou se séparent
sans dessein, sans loi et suivant les seuls caprices du hasard. L’univers
tout entier nest que l'une de ces combinaisons fortuites, et Je hasard qui
la fait naitre peut aussi, d’un instant aJ’autre, le détruire. Ne parlez pas
de la vie; elle n'est qu'un jeu purement mécanique de ces petits corps
toujours en mouvement; ni de lame, qui est un agrégat d’atomes plus
légers et plus rapides. Epicure, comme la trés-bien démontré Cicéron ,
na rien ajouté au fond de cette doctrine; il n’a que le mérite d’en avoir
tiré avec beaucoup de sagacité toutes les conséquences morales et davoir
ennobli lidée du plaisir, sans pouvoir cependant la substituer a celle du
devoir. Lucréce lui a prété le secours de sa riche imagination; il a été le
poéte de cette malheurcuse école, comme Epicure en a été le moraliste et
Démocrite le physicien (de métaphysique, elle n’en a pas); mais les res-
sources mémes de son génie nous sont une preuve que la poésie expire
comme la vertu sous le souffle glacé du matérialisme. Ces trois noms,
que nous venons de prononcer, nous représentent la doctrine des atomes
16.
244 , ATOMISME.
sous sa seconde forme, sans contredit la plus hardie et la plus complete,
lorsque, repoussant alliance de tout autre principe, elle essaye de con-
sliluer par elle scule la philosophie tout entire.
A partir de cetle époque, nous voyons les atomes rentrer dans les
ténebres et se perdre dans loubli, jusqu’ a ce que, au beau milieu du
xyu’ siécle, un prétre chrélien ait songé a réhabiliter Epicure. Mais
gardons-nous de nous laisser tromper aux apparences. Gassendi, en
cherchant a restaurer la philosophic alomistique, n’a pas peu contribué
a Vamoindrir et a la refouler pour toujours dans le domaine des sciences
naturelles. En effet, enchainé par la foi, et par une foi bien sincére, au
dogme de la création ex nihilo, il dte aux atomes l’éternité, dont on
n’avait pas songé a les dépouiller jusqualors, méme dans les systémes
qui reconnaissaient lexistence d'un moteur spirituel. Il les fait déchoir
du rang que la maticre a toujours occupé chez les anciens, du rang d'un
principe non moins nécessaire que la cause intelligente ; ct, les considé-
rant comme une ceuvre de la création , comme une cuyre qui a com-
mencé et qui devrait aussi finir sclon le dogme chrétien de la fin du
monde, il nous Jes montre réellement comme des phénoménes servant
a expliquer d'autres phénomenes plus complexes, je veux parler des
corps composés. C'est a ce titre quils sont entrés ‘dans la physique et
dans la chimie moderne, et que Ja philosophie proprement dite les a
abjurés pour toujours. Snore faut-il remarquer que, dés ce moment,
leur indivisibilité méme, c’est-a-dire leur existence comme substances
distinctes, se trouve formelliement nice par les uns et regardée par les
autres comme une hypothese. Descartes , en continuant d expliquer les
phénoménes du monde visible par Ja maticre et le mouvement, cest-a-
dire par une physique purement mécanique comme celle de Democrite
et d’Epicure ; en appliquant le méme systeme a la physiologic, jusqu'au
point de refuser tout sentiment a la brute; Descartes , disons-nous, a
cependant nié l’existence des atomes. « i est, dit-il (Pri incipes de la
philosophie, 2° partic, ¢. 30), trés-aisé de connaitre quil ne peut pas
y avoir datomes, c'est-a-dire de parties des corps ou de la mati¢re
qui soient de leur nature indivisibles, ainsi que quelques philosophes
Yont imaginé. Nous dirons que la plus petite partie étendue qui puisse
étre au monde peut toujours élre divisée, parce quelle est telle de
sa nature.» Bientol, grace aux découvertes de Newton, un nouvel élé-
ment, un principe purement immatériel penctre peu a peu dans toutes
les sciences naturelles, dans le sysléme du monde sous le nom de
gravilation, dans la physique et dans la chimie sous les noms de pe-
santeur, d’attraction, de repulsion, d’affinité, ct enfin dans Ja physio-
logie sous Je nom de principe vilal, Nous ne doutons pas que cet élé-
ment nouveau ne finisse par emporter, un jour ou Vautre, celle ombre
de réalité que les alomes conservent encore. Au point ol nous sommes
arrivés, il n’est pas difficile de reconnaitre que si la mati¢re n'est pas
vraiment quelque chose par elle-méme, un principe ¢ternel et néces-
saire comme Dieu, elle rentre dans la classe des existences contingenles
et phénomenales. Or un phénomene doit toujours étre congu tel que
I; expérience nous le montre ; car, si nous le concevons autrement, ¢est-
d-dire d'aprés les idées de la raison, dapreés une base admise @ priori,
ce nest plus un phénomene que nous ayons, ct ce n'est plus lexpé-
ATTALUS. 245
rience qui est notre guide dans I’étude des choses extérieures. Mais
quel est le caractére avec lequel nous percevons toujours la mati¢re, et
sans lequel elle demeure absolument en dehors de la perception? C’est
Ja divisibililé. Done la divisibilité entre nécessairement dans l’essence
de la matiére, et vous ne pouvez y mettre un terme qu’en niant l’exi-
stence de la mati¢re elle-méme. La divisibilité, direz-vous, est un
simple phénoméne : Ja matiére aussi n’est qu’un phénoméne ; elle est la
forme sous laquelle je saisis dans l’espace les forces qui limitent ma
propre existence, et en l’'absence de laquelle ces forces ne sont plus pour
moi que des puissances immatérielles, telles que Ja gravitation, l’affi-
nilé, le principe vital, etc. Voulez-vous reculer vers I'hypothése antique
et faire de la matiére, en dépit de vos sens, une substance réelle, un
principe nécessaire et indestructible ? Alors, ou vous reconnaitrez a cdté
delle un moteur intelligent, et vous aurez a Jutler contre toutes les
absurdités du dualisme; ou vous la regarderez comme le principe
unique des choses, et vous souléverez contre vous les difficultés bien au-
trement graves du matérialisme; vous serez forcé de nous expliquer
comment le hasard est devenule pére de la plus sublime harmonie, com-
ment ce qui ne pense pas a produit Ja pensée, ce qui ne sent pas le sen-
timent, et comment l’unité du moi a pu sortir d’un assemblage confus
d’éléments en désordre; ou enfin vous vous r¢éfugierez dans le systéme de
Gassendi et vous armerez contre yous les sciences physiques et la méta-
physique a la fois ; en un mot, vous serez forcé de recommencer I’his-
toire entiére de |’alomisme, pour arriver finalement au point o¥ nous
en sommes, c’est-a-dire a ne pas séparer lidée de la maliére du phéno-
meéne de la divisibilité, par conséquent, a la regarder elle-méme comme
un simple phénomene. De cette maniére, l'histoire de la philosophie
atomistique est la meilleure réfulation de ce systéme, et cette réfutation
est en méme temps celle du matérialisme tout entier. Elle nous montre
toutes les hypothéses imaginées jusqu’aujourd hui pour élever Ja matiére
au rang d'un principe absolu, se détruisant Jes unes Jes autres et aban-
donnant enfin, vaincues par leurs propres luttes, le champ de Ja philo-
sophie. Cependant les recherches, ou, sion l’aime mieux, les inventions
de tant de grands esprits n’ont pas eu seulement un résultat négatif;
la philosophic atomistique a été éminemment utile a l'étude des corps,
et peut-étre aussi, comme nous l’avons ayancé plus haut, a-t-elle mis sur
la voie de la théorie des monades.
Voyez pour Ja bibliographie et pour les détails, les articles Emps-
DOCLE, ANAxaGorE, Démocrire, Eptcurr, Gassenpr, etc.
A'T'TALUS, philosophe stoicien, qui vivait dans le 1° siécle de l’ére
chrétienne ; nous ne savons absolument rien de lui, sinon qu'il fut le
maitre de Sénéque.
ATTENTION [de tendere ad, application de l’esprit 4 un objet].
Nous receyons a tout instant d’innombrables impressions qui, étant trés-
confuses et trés-obscures, passeraient toules inapercues , si quelques-
unes ne provoquaient une réaction de la part de l’dme. Cette réaction,
par laquelle l’dme fait effort pour les retenir, est ce qu’on nomme atten-
tion. Je ne suis pas encore attenlif lorsque, ouvrant les yeux sur une
246 ATTENTION.
campagne, j’apercois d’un regard les divers objets qui la remplissent;
je le deviens, lorsque, attiré par un objet déterminé, je m’y attache pour
le mieux connaitre.
Le premier et le plus saillant des phénoménes que I’attention déter-
mine, est I’énergie croissante des impressions auxquelles ]’Ame s’ap-
plique , tandis que les autres s’affaiblissent graduellement et s’effacent.
L’état ot nous nous trouvons quand nous assistons a une représentation
thédtrale en est un exemple frappant. Plus nous avons les yeux fixés
sur la scéne, plus nous prétons loreille aux paroles des acteurs, plus, en
un mot, les péripélies du drame nous attachent, et moins nous voyons,
moins nous entendons ce qui se passe autour de nous. Peut-étre en per-
drions-nous tout a fait Je sentiment si notre attention parvenait a un
degre encore plus intense. Dans le tumulte d'une bataille, un soldat peut
étre blessé sans en rien savoir. Archiméde, absorbé dans la solution
d’un probléme, ne s’apercut pas, dit-on, que les Romains avaient pris
Syracuse, et mourut victime de sa méditation trop profonde. Reid
(Essai sur les fac. actives, ess. 1, c. 3) Connaissait une personne qui,
dans les angoisses de Ja goulte, avait coutume de demander |’échiquier ;
«comme elle était passionnée pour ce jeu, elle remarquait qu’a mesure
que Ja partie avangail et fixait son atlention, le sentiment de sa douleur
disparaissait. »
Chacun a pu remarquer aussi que |’attention permet de déméler dans
les choses beaucoup de propriétés et de rapports qui échappent a une
vue distraite. Comme un ingénieux écrivain la dit, elle est une sorte de
microscope qui grossit les objets , et en découvre les plus fines nuances.
Lorsqu’elle n’est pas intervenue, il ne reste a l’esprit que de vagues
perceptions quise mélent et se détruisent. Cette vue imparfaite des objets
mérile a peine Je nom de connaissance; aussi quelques philosophes ont-
ils pu avancer, non sans raison, que, pour connaitre, il fallait étre at-
ientif. Nous pensons toutefois que, présentée sous une forme aussi abso-
lue, cette proposition est exagérée. Si une notion quelconque, aussi
vague qu’on le voudra, ne précédait pas attention, comment notre ame
se porterait-elle vers des objets qu'elle ne soupconnerait pas meme
exister? Lqnoti nulla cupido, dit le poéte, et la raison avec Jui.
Un dernier effet de attention important a signaler, c'est la maniére
dont elle grave les idées dans Ja mémoire. Lorsque nous avons fortement
appliqué notre esprit & un objet, il est dobservation constante que
nous en conservons beaucoup mieux le souvenir; l’expérience nous dit
méme que les faits auxquels nous sommes altenlifs, sont les seuls que
nous nous rappellions. «Si quelqu’un entend un discours sans altention,
dit Reid (ib.), que lui en reste-t-il? sil voit sans atlention I’église de
Saint-Pierre ou le Vatican, quel eompte peut-il en rendre? Tandis que
deux personnes sont engagées dans un entretien qui les intéresse, lhor-
loge sonne a leur orcille sans qu’elles y fassent allention : que va-t-il en
résuller? Ja minute d’apres, elles ne savent si Phorloge asonné ou non. »
Dugald-Steward fait la méme remarque.
Etudiee en elle-méme, Vattention est un phénomeéne essentiellement
volontaire ; comme tous les autres phénomenes du méme ordre, elle
subit influence de divers mobiles dont les principaux sont le contraste,
la nouveauté, le changement; souvent elle esi provoquée avant qu’au-
ATTENTION. QA47
cune décision de l’Ame ait pu intervenir; mais elle n’en demeure pas
moins soumise a |’autorité supérieure du moi. Je la donne ou la retire,
comme il me plait; je la dirige tour a tour vers plusieurs points; je la
concentre sur chaque point aussi longtemps que ma volonté peut sou-
tenir son effort.
Condillac (Logique, 1"° partie, ch. 7) pensait que toute la part de
l’dme, lorsqu’elle est attentive, se réduisait 4 une sensation « que nous
éprouvons, comme si elle était seule, parce que toutes les autres sont
comme si nous ne les éprouvions pas. » Il est évident qu’abusé par
lesprit de systéme, Condillac n’avait pas reconnu la nature vraie de
attention, qui est la dépendance du pouvoir personnel, opposé au role
passif que nous gardons dans les faits de Ja sensibilité.
M. Laromiguitre (Lecons de Philosophie, 1™° partie, lecon rv) a mis
dans tout son jour cette grave méprise du pére de la philosophie sensua-
liste ; il a rappelé la différence élablie par tous les hommes entre voir et
regarder, entendre et écouter, sentir et flairer, en un mot, patir et agir ;
mais il est tombé lui-méme dans une confusion facheuse, lorsqu’il a en-
visagé ]’attention comme la premiére des facultés de l'entendement, et
celle qui engendre toutes les autres. Puisque l’attention est volontaire ,
elle est aussi distincte de Vintelligence que de la sensibilité; car nos idées
ne dépendent pas plus de nous que nos sentiments. Celte différence est
d’ailleurs confirmée d’une maniére directe par l’observation. Ainsi que
Ja remarque en a été faite par un célebre critique, je puis m’appliquer
avec force 4 une vérité sans la comprendre, a un théoréme de géo-
métrie sans pouvoir le démontrer, 4 un probléme sans pouvoir le
résoudre.
Quelques philosophes se sont demandé si l’attention était une faculté
proprement dite, ou seulement une manicre d’étre, un état de l’dme.
On vient de voir que M. Laromiguiére souienait la premiére opinion ;
Ja seconde apparlient a M. Destutt de Tracy (Idéologie, c. 11). Au
fond, toutes deux différent moins qu’on ne croit, et peuvent aisément
se concilier. Ceux qui ne voient dans J’attention qu’une maniére d’étre,
ne prétendent pas sans doute quelle soit un effet sans cause; ils recon-
naissent qu’elle suppose dans Fame le pouvoir de considérer un objet
a part de tout autre; seulement ils soutiennent que ce pouvoir n’est pas
distinct de Ja volonté. Or les partisans de l’opinion en apparence oppo-
sée n’ont jamais contesté ce point; l’attention, pour les uns et pour les
autres, est une faculté; mais elle n'est pas une facullé primitive, irré-
ductible; elle est déierminée par son objet plutét que par sa nature;
c'est un mode, une dépendance de l’activité libre; c’est la liberté méme
appliquée a Ja direction de Vintelligence.
L’attention présente de nombreuses variétés, suivant les individus.
Faible et aisément distraite chez ceux-ci, elle est incapable de se re-
poser deux instants de suite sur an méme objet, ct ne fait que passer
d'une idée a une autre. Naturelicment forte chez ceux-la, elle ne con-
nait pas la fatigue; elle est encore éveillée au moment ott on croirait
qu'elle sommceille, et dune étendue égale a sa puissance, elle peut em-
brasser simultancment plusieurs objeis. César dictait quatre Icttres a la
fois. Un phénoméne vulgaire, inapercu de tout autre, est remarqué par
un Newton a qui il suggére la découverte du systéme du monde.
248 ATTICUS.
Ces différences tiennent en partic ala prépondérance inégale du pou-
voir personnel; puisqu’au fond ce pouvoir constitue lattention, il est
naturel quil en mesure la force et Ja faiblesse par son énergie propre
et ses défaillances ; qu'elle soit moins soutenue dans lenfance, ot il ne
fait que poindre, dans le trouble de la maladie ou de la passion qui I’é-
nervent, chez tous les esprits qui ne sont pas maitres deux-mémes ;
qu'elle le soit davantage dans l’dge mir, dans la santé, partout ou se
rencontre une volonté puissante et forte.
Une autre cause de linégalité en ce genre est habitude. Comme tous
les philosophes qui ne reconnaissent dans lame aucune disposition
primitive et innéc, Helvétius a exagéré linfluence de ce principe (de
VEsprit, disc. ut, c. 4), lorsqwil a dit que Ja nature avant accordé a
tous les hommes une capacite d’attention parcille, usage quils en fai-
saient produisait seul toutes Jes différences. Toutefvis il est certain que
lexercice contribue beaucoup a nous rendre plus faciles la direction et
Ja concentration de nos facultés intellectuelles. Incertaine et pénible au
début, l'attention, comme tout effort, devient, quand onla répete, facile
et assurée. Nous apprenons a ¢tre altentifs, comme a parler, a écrire, 2
marcher. Si beaucoup de personnes ne sayent pas conduire et fixer leur
esprit, c'est, on peut le dire, pour ne s’y élre point accoulumées de
bonne heure.
L’attention appliquée aux choses extérieures constitue 4 proprement
parler Pobservation. Lorsqu’elle a pour objet les faits de conscience ,
elle prend le nom de réflexion. Voir ces mots.
On peut consulter outre les auteurs cilés dans le cours de cet article,
Bonnet, Essai analytique sur VAme, ¢c. 7; Prévost, Essais de Philoso-
phie, 1" partie, liv. rv, sect. 5; et surtout M. de Cardaillac , Etudes ¢le-
mentaires de Philosophie, sect. v, ¢. 2. Malebranche , dans le sixiéme
livre dela Recherche de la Vérité, a présenté des vues ingénieuses ct
utiles sur Ja nécessité de l’altention, pour conserver |’évidence dans nos
connaissances, et sur Jes ioyens de la soutenir. C. J.
ATTICUS. Philosophe platonicien du mn siécle de l’ére chrétienne.
Nous ne connaissons ni son origine ni ses ouvrages, dont il n’est par-
venu jusqu’a nous que de rares fragments conservés par Eusébe ; nous
savons seulement que, disciple fidele de Platon, et voulant conserver
dans toute leur purete les doctrines de ce grand homme, il s’est montré
l'adyersaire de l’éclectisme alexandrin. J] repoussait surtout les prin-
cipes d’Aristole, quil accusait de ne s‘étre ¢loigné des idées de son
maitre que par un vain désir d’innoyation. Hl lui reprochait avee amer-
lume davoir alléré Pidée de la vertu, en soutenant qu'elle est insuffi-
sante au bonheur, davoir nié Timmortalité de lame pour les héros et
les demons, enfin davoir méconnu la Providence et la puissance di-
vine, en rejclanl la premi¢re de ce monde ot nous vivons, et en
enseignant que la seconde ne pourrait pas préserver l'univers de la
destruction, Tous ces reproches ne sont pas également justes, mais ils
témoignent de sentiments tres-élevés. Malgré cette résistance a Vesprit
dominant de son temps, Plotin avait une telle estime pour les écrits
d’Allicus, que, non content de les reeommander a ses disciples, il na
pas dédaizné den faire le texte de quelques-nnes de ses lecons. Voyes
ATTRIBUT. 249
Porphyre, Vit. Plot., c. 14. — Eustbe, Prepar. evang., lib. x1, c. 1;
lib. xv, c. 4,6. — Hl faut se garder de confondre le philosophe dont
nous venons de parler avec un sophiste du méme nom et de la méme
_€poque , Tiberius Claudius Herodes Atticus. On peut consulter sur ce
dernier Ed. Raph. Fiorillo, Her. Attict que supersunt, in-8°, Leipzig,
1801, et Philostrate, Vit. sophist. cum notis Olearii, lib. m, c. 1. —
Quant a lami de Cieéron, Titus Pomponius Alticus, que Ton compte avec
raison parmi les disciples d’ Epicure, il nous suffira de lui accorder une
simple mention.
ATTRIBUT [de tribuere ad] signifie, en général, une qualité, une
propricté quelconque, toute chose gui peut se dire dune autre (2rny0-
pstobat, xarnyoooduevey )» Il faut établir une distinction entre les altributs
logiques et les attributs réels ou métaphysiques; nous ne parlerons pas
des attributs extérieurs, qui ne doivent occuper que les artistes et Jes
poétes. Le seul caractére distinctif des attributs logiques, c'est la place
qu ils occupent dans la proposition ou dans le jugement; c’est de se
rapporter, je ne dis pas a une substance, a un étre réel, mais aun sujet.
Par conséquent, les attributs de cette nature peuvent exprimer autre
chose que des qualités, si toutefois ils ne renferment pas une pure né-
gation. Ainsi, dans cette fameuse proposition de Pascal : Thomme n'est
ni ange, ni béte; les mots qui tiennent la place de Tattribut ne repré-
sentent ni une qualilé, ni une idée positive. Les attributs métaphy-
siques, au contraire, sont toujours des qualités réelles, essenticlles et
inhérentes, non-seulement a la nature, mais a la substance méme des
choses. Ainsi l'unité, Videntité et Vactivité sont des attributs de Vame;
car je ne saurais les nier sans nier en méme temps Vexistence de lame
elle-méme. La sensibilité, Ja liberté et Vintelligence ne sont que des
facultés. En Dieu, il n’y a que des attributs, parce qu’en Dieu, tout est
divin, e’est-a-dire absolu, tout est enveloppé dans la substance et dans
lunité de l’étre nécessaire. — Dans l’école, on désignait sous Je nom
Watiributs dialectiques, la définition, le genre, le propre et l’accident,
parce que tels sont, aux yeux d’Aristote (Yop., lib. 1, c. 6), les quatre
poinis de vue sous lesquels doit étre envisagée toute question livrée a la
discussion philosophique.
ATTRIBUTIF, se dit de tous les termes qui expriment un attri-
but ou une qualité, de quelque nature qu’ils puissent étre.
AUGUSTIN (Sarr). Dix-huit siécles employés a établir, & conso-
lider, a discuter et a développer la foi chrétienne, n’ont pu manquer
d’étre fertiles en travaux théologiques, philosophiques et historiques
qui forment maintenant un corps de doctrine, au sein duquel on ne
saurait empécher Ja critique moderne de porter son ceil scrutateur.
Les sources des divers éléments qui composent ce vaste ensemble sont
généralement peu étudiées ; elles durent, avec le temps, se perdre dans
une vague origine, et la tendance qui se manifesta dans cette longue
suite de siécles, fut, avant tout, de soumettre également a la surveil-
lance de 'autorité religieuse les vérités recues de la révélation, et celles
dont lesprit humain était redevable a Ja culture philosophique antérieure
ou aux éeoles contemporaines du christianisme. Aussi n’est-il pas rare
O30 AUGUSTIN (SAINT).
maintenant d’entendre attribuer a l’Evangile la révélation de vérités mo-
rales ou métaphysiques connues avant lui, et déja vulgaires dans l’anti-
quité, ott les avait répandues la philosophie grecque, parmi les peuples
quirecurent les premiers la prédication apostolique. La science n’a pas été
jusqu’a ce jour assez indépendante des influences du pouvoir religieux,
ou des passions de ceux qui déclarérent a celui-ci une guerre aveugle,
pour qu'elle ait pu s’appliquer a distinguer les origines de ces éléments
divers, el a poursuivre l’accomplissement de cette tache avec le calme
et l'impartialilé nécessaires.
Les livres de saint Augustin sont, de tous les écrits des Péres, ceux
qui présenteraient le plus de facilité et de sdreté a un travail de ce genre.
Versé dans Ja culture philosophique de l'antiquité, autant du moins que le
Jui permettait la connaissance superficielle qu'il avail de la langue grec-
que, passionné pour la lecture des livres saints, il joignait a ces deux
sources de connaissances, une intelligence étendue et facile, et un en-
thousiasme pour le beau et pour le vrai qui ne l’abandonna que dans
de rares moments. En prenant pour base l'ensemble des travaux de ce
Pére, on aurail encore l’avantage de rattacher ses recherches a des livres
d’une orthodoxie non contestée, et qui ont, a ce litre, exercé la plus
étendue comme la plus durable influence. Les écrits de saint Augustin
n'ont pas cessé de se maintenir en possession de l’enseignement théolo-
gique en vigueur depuis quatorze siécles , et on peut Jes regarder comme
ayant contribué le plus puissamment a déterminer la forme définitive
du dogme orthodoxe. Notre projet ne saurait étre de trailer cette
grande question en si peu de pages; mais, obligés d’extraire de saint
Augustin les doctrines purement philosophiques, nous nous sommes
trouvés sur la voie de pressentir cette intéressante analyse.
Aurelius Augustinus (saint Augustin) naquit a Tagaste, en Afrique,
le 13 novembre de l'année 33%. Son pére, d’une bonne naissance, mais
d'une médiocre fortune, s’appelait Patrice, et sa mere, femme d'une
grande vertu, portait Je nom de Monique. C’est delle quwil recut les pre-
miers principes de la religion chrétienne. I] étudia successivement la
grammaire a Tagaste, les humanités 4 Madaure, et Ja rhétorique a Car-
thage. Son gotit pour les poétes fut Ja cause principale de son ardeur pour
le travail. Aprés avoir fréquenté le barreau a Tagaste, il retourna a Car-
thage en 379, el y professa larhétorique. Heétail, dés ce temps, engage dans
les erreurs des manichéens. Pius tard, il porta son talent a Rome, et de
tome a Milan, of i! quilta Je manichéisme. I] avait été disposé a le faire
par un discours de saint Ambroise et par la lecture de Platon. La con-
naissance des épitres de saint Paul acheva ce que les paroles et les écrits
de ces deux grands hommes avaient commencé. L’année suivante, 587,
il recut le baptéme. Peu de temps aprés, il perdit sa mére a Ostie. De
retour en Afrique, il fut elu par le peuple, sans quil sy atlendit,
prétre de léglise d’Hippone. Les succés quil obtint en cetic qualité au
concile de Carthage, en 398, ou tl expliqua le symbole de la foi devant
les évéques, et la crainte que concul Valére, éveque d Hippone, quon
ne lui enlevat un prétre si necessaire au gouvernement de son diocese,
décidérent celui-ci a le choisir pour son coadjuteur. # le fit: consacrer
par Megalius, évéque de Calame, primat de Numidic. Ses nouvelles
fonctions le foreérent a demeurer dans la maison épiscopale; ¢’est pour-
AUGUSTIN (SAINT). OBA
quoi il quitta le monastére qu'il avait élevé 4 Hippone, dans lequel il
vivait en communauté avec quelques personnes pieuses. I] s’adonna plus
que jamais a la prédication et ala composition d’ouvrages qui intéres-
saient la pureté de la foi. Les Vandales, maitres d’une partie de ]’Afri-
que depuis l'année 428, vinrent en 430 mettre le siége devant Hippone.
Ce fut pendant que sa ville épiscopale était assiégée , que saint Augustin
mourut, dgé de soixante-seize ans. I] s’était mélé depuis 411 a la que-
relle du pélagianisme, et a celle des donatistes depuis 393.
Parmi les nombreux ouvrages de saint Augustin, plusieurs appar-
tiennent plutot a la philosophie qu’a la théologie, d'autres appartiennent
a l'une et a l'autre, d'autres enfin sont purement théologiques ; nous
indiquerons cetx des deux premiéres classes. Les écrits de saint Au-
gustin a peu prés exclusivement philosophiques sont : 4° les trois li-
vres contre les Académiciens ; 2° le livre de la Vie heureuse; 3° les deux
livres del’Ordre; 4° le livre de V Immortalité de V Ame; 5° de la Quantite
de ’ Ame ; 6° ses quatorze premiéres lettres. Ses écrits mélés de philoso-
phie et de théologie, sont : 1° les Soliloques; 2° le livre du Maitre; 3° les
trois livres du Libre arbitre; 4° des Maurs del Eglise; 5° de la Vraie
religion; 6° Réponses a quatre-vingt-trois questions ; 7° Conférence
contre Fortunat ; 8° trente-trois disputes contre Fauste et les Manichéens;
9° traité de la Créance des choses que Von ne concoit pas; 10° les deux
livres contre le Mensonge; 11° discours sur la Patience ; 12° de la Cité de
Dieu; 13° les Confessions ; 14° traité de la Nature contre les Manicheens ;
15° de la Trinité.
Nous allons tacher de résumer les doctrines philosophiques contenues
dans ces ouvrages.
Théodicée. — «Dieu est etre au-dessus duquel, hors duquel, et au-
dessous duquel rien n’est de ce qui est véritablement. Dieu est done la
vie supréme et vérilable , de laquelle toutes choses vivent d’une maniére
vraie et supréme ; il est en réalité la béatitude, la vérité, la bonté, la
beauté suprémes. Tous ces altributs ne doivent point étre en Dieu
considérés comme ils le seraient dans I’homme, c’est-a-dire comme des
quaiilés quireyétent une substance; mais ils doivent étre regardés comme
sa substance et son essence. La bonté absolue et |’éternité sont Dieu
lui-méme. Hl n’y a, dans Ja substance divine, rien qui ne soit étre, et
c'est de 1a que vient son immutabililé » (Soliloque 1, n°3, 4; —de Tri-
nitate, lib. vit, c. 5; — de Vera religione, c. 49).
Dans toutes ces idées sur Dieu, on ne rencontre rien qui ne se re-
trouve dans la tradition platonicienne et aristotélicienne de Ja philo-
phie antique, et linfiuence de la révélation ne s’y apergoit pas. Il n'y
avait pas lieu, en effet, qu'elle s’y exergat; car la révélation , supposant
toujours la croyance en Dieu et Ja connaissance de ses altributs établies
dans les esprits, n’a nulle part cru nécessaire de démontrer |’existence
de la cause premiére et absolue.
On doit remarquer avec quel soin saint Augustin , en exposant l’ubi-
quite de Dieu, environnait sa dcfinition de réserves de tout genre, dans
Ja crainte qu’on nen tirat quelque conséquence favorable a des hére-
sies qui tendaient a identifier la création et le Créateur. I] développe
sa pensée dans plusieurs passages ou il dit : « Dieu est substantiel-
jement répandu partout, de telle maniére, cependant, qu'il n'est point
252 AUGUSTIN (SAINT).
qualité par rapport au monde, mais qu'il en est la substance créatrice,
le gouvernant sans peine, le ‘contenant sans efforts, non comme diffus
dans Ja masse , mais, en lui-méme, tout entier partout » (Epitre 57).
Il ajoute ailleurs :« Dieu n'est done pas partout comme contenu dans
le lieu, car ce qui est contenu dans le lieu est corps. Quant a Dieu, il
nest pas dans Je lieu; toutes choses, au contraire, sont en lui, sans
qu il soit cependant le lieu de toutes choses. Le lieu, en effet, est dans
lespace occupé par la largeur, la longueur, la profondeur du corps :
Dieu cependant n’est rien de tel. Toutes choses sont donc en lui, sans
qu'il soit néanmoins lui-méme le lieu de toutes choses » (Quest. divers.,
n° 20; — Solilog. 1, n° 3, &).
On’ ne peut se dissimuler sans doute que, sous le mystére de l'ubi-
quilé divine, exprimée par ces passages, platot que résolue dans son
accord avec les conditions, contradictoires a sa nature, de l’espace et du
iemps, ne se trouvent des principes d’ou sortirait sans beaucoup
d’efforts, en apparence du moins, une philosophie inclinant au pan-
théisme. Mais si ees expressions, par exemple : Dieu est substantielle-
ment répandu partout, faiblement modifiées par ce qui suit, mettent Ic
lecteur sur la voie de semblables conséquences , saint Augustin ne sau-
rait ¢tre justement repris d’avoir énoncé un principe incontestable en
sol. En cela, il procédait en vertu des lois de l’intelligence, et par con-
séquent , de toute philosophie rigoureuse, disposée a oublier l’individuel
et le fini, lorsqu’elle s’arréle a Ja contemplation de Vimnmanence de la
cause absolue. Quoique nous le surprenions ici obéissant 4 ces tendan-
ces inhérentes a l’esprit humain, et qui ne s’arrétent que devant Ja con-
naissance des données psy chologiques sous l influence desquelles Phomme
se considére comme un étre limité, créé, doué, en un mol, de qualilés
irréductibles dans les attributs de fa cause supreme ; aL est “certain que
saint Augustin ade bonne heure porté son attention sur ces consequences,
et sur les résultats quelles peuvent avoir dans la pratique. Il est
également certain qu’il les a combattues, tant6t par sa doctrine sur
la nature du mal, tantot par le principe de Ja création ex nihilo dont
il est le défenseur, quoiqu’il le réfute souvent, sans s’en rendre compte,
par les efforts mémes qu'il fait pour l’expliquer.
Entre un grand nombre de difficultés, deux principales ne pouvaient
manquer, en effet, de se présenter a cet esprit actif et pénétrant.
1° Comment le mal peut-il subsister en méme temps que la bonté supréme,
absoluc, loute-puissante? Le faire sortir de Dieu, c’ett bien été, sans
doute, le lui subordonner; mais cette origine, contradictoire a sa nature
absolument bonne, ne pouvait étre admise ; croire quil n’avait pu naitre
de Dieu, et lui accorder cependant une existence quelconque , était le
supposer independant du principe bon, et revenir a l’opinion des mani-
chéens que saint Augustin avait abandonnée, non sans considérer celte
phase de sa vie comme un bienfait de Ja grace ‘céleste. Il crut avoir trouvé
In solution de cette difficulté, et la vraie nature du mal, dans cette consi-
dération, savoir: que Dieu, élant absolument bon, n’a pu créer que des
choses bonnes ; quil a creé toutes les substances, qu’elles sont done
ioules bonnes ; que le mal, par conséquent, doit étre cherche ailleurs
que dans les substances, qu il n’existe que dans les rapports faux qui
sétablissent entre les étres, ou que les étres établissent yolontairement
AUGUSTIN (SAINT). 255
entre eux. Cette doctrine, qui n’est dénuée ni de vérité ni de profondeur,
est loin cependant de satisfaire a toutes les exigences de Ja question.
2° L’autre difficullé consistait en ce que quelques-uns considéraient Dieu
comme ayant tiré de lui-méme la matiéere, substance si contraire a la
sienne, ce que semblaient cependant enseigner les systémes d’émanation
mis en ayant par les valentiniens, les gnostiques et les manichéens, dont
les opinions encore répandues excitaient saint Augustin a leur répondre.
La mati¢re ne pouvant done étre émancée de Dieu, ce qui etit supposé
qu'elle faisait auparavant partie de sa substance, ne pouvant pas non plus
étre admise comme une force rivale et indépendante de lui; les ortho-
doxesla considérérent comme créée, qualification dont le sens nimpliquail
pas, aussi clairement que celui démaner, la production au dehors de la
substance divine elle-méme. Cependant il était facile a des esprits peu
dociles de suppléer au silence de l'étymologie, et de supposer dans |'¢tre
créé une participation réelle a lessence de ]’Etre créateur. On ajouta
done au mot creavit les mots ex nihilo, autorisés par une traduction in-
exacte du 1° livre des Machabees (c. 7, v. 28), et saint Augustin defend
celle formule, en l’appuyant, comme nous l’avons dit, d’explications
qui la détruisent le plus souvent. Apress’étre, dans le livre de la Vraie
religion, fait cette question : Unde fecit? et avoir répondu : Ex nikilo, il
ajoute plus bas (c. 18): Omne autem bonum aut Deus, aut ex Deo est, et
il termine cette partie de ces réflexions par ces mots remarquables :
Lllud quod in comparatione perfectorum informe dicitur, si habet aliquid
forme, quamvis exiguum, quamvis inchoatum, nondum est nihil, ac per
hoc id quoque in quantum est, non est nisi ex Deo.
Sans entrer ici dans le domaine de la théologie, nous ne pouvons
passer complétement sous silence le travail d interpretation philosophique
auquel saint Augustin a soumis l’analyse de lessence divine connue
sous le nom de Trinité, principalement la définition de celle des per-
sonnes dont l’idée se retrouve dans l’antiquité grecque, et que Platon,
et, plus de trois siécles aprés, saint Jean ont appelé du nom de 2¢+<3.
Dans les quinze livres quil a consacrés a étude de ce mystére, saint
Augustin a cherché, dans la nature et dans la constitution morale méme
de homme, des similitudes qui fissent comprendre la Trinité de per-
sonnes dans l'unité de substance. Nous n’avons pas besoin de dire qu il
est rarement heureux dans cette tentative; mais il avoue lui-méme qu'il
ne prétend qu’approcher du vrai sens du dogme, n’en donner qu'une
intelligence incomplete, sachant a layance que le mystere ne serait
plus, sil pouvait étre pénétré tout entier. Il y a cependant un singulier
oubli des conditions nécessaires du probleme quwil cherche a résoudre,
dans le rapprochement qu iil fait entre la personne du Pére et la mé-
moire, faisant passer ainsi l’essence éternelle sous la loi du temps, a
condition de laquelle seule la mémoire est possible.
Saint Augustin a raconté lui-méme que, lorsqu’il était encore dans les
erreurs des manichéens, et lorsqu’il admettait deux principes, lun du
bien, l'autre du mal, ce fut a Ja lecture des livres de Platon qu‘il dut le
premier retour a la vérilé. Il s'est plu dailleurs a répéter, dans plusieurs
de ses €crils, et principalement dans la Cité de Dieu, que Platon et ses
disciples eurent connaissance du vrai Dieu. Ces fails expliquent comment
il atoujours compris, et exposé au sens platonicien , Ja notion du Verbe
254 AUGUSTIN (SAINT ).
ou du 2Zye¢, et pourquoi nous trouvons, dans le trailé de la Trinite
(liv. x), sur la nécessité de concevoir nos ceuvres avant de les réaliser,
des considérations qu'il transporte, par induction, des faits psychologi-
ques a l’essence divine, et qui reproduisent assez fidélement la théorie
des idées du philosophe grec. C’est surtout sous l'influence de cette
philosophie que la pensée de saint Augustin s’éléve a l’enthousiasme
naturel a son ame ardente; cette partie de sa doctrine a été souvent,
apres lui, reproduile par les philosophes du moyen age, par ceux prin-
cipalement qui inclinaient au réalisme.
Saint Augustin ne s’est pas contenté, en appliquant la philosophie
aux doctrines révélées, de pénétrer, le plus avant qu'il a pu, dans la
connaissance de l’essence divine ; il a aussi présenté Dieu comme le bien
supréme et la véritable fin a laquelle homme doit aspirer. Dans ses
deux livres contre les Académiciens, et dans celui de la Vie heureuse, il
a démontré que le doute ou Vincertitude dans lesquels vivaient les aca-
démiciens, en leur dtant le terme fixe auquel nous devons tendre, ne
pouvaient que troubler Jeur ame, ct éloigner d’eux le bonheur que tout
homme appelle de ses vocux, auquel toute vie aspire. Passant ensuite
alobjet de ce désir, il arrive, par exclusion successive des étres impar-
faits , a Dieu luitrméme, comme seul objet digne de tous nos efforts, seul
capable de nous procurer un bonheur éternel et sans mélange. Ici, quelle
que soit l’influence de la révélation chrétienne, il y a néanmoins, dans
la considération de Dieu comme sagesse absolue, loi morale, terme
dernier et ensemble complet de la science, quelque chose qui semble
emprunté au dieu abstrait des anciens. Saint Augustin semble un instant
oublier que le christianisme, par le dogme de l’incarnation, a mis Dieu
en communication immédiate, réelle, physique méme, avec | humanilé.
Toute la discussion contenue dans ces deux écrits reproduit, pour le
fond et pour Ja forme, la philosophie antique, bien plus que les livres
révélés. Quelques réfiexions méme ne rappellent que trop la subtilité
de Sénéque.
Comme conséquence des idées que nous venons d’exposer, Ja reli-
gion, aux yeux de saint Augustin, est le moyen do réunir 4 Dieu
l'homme qui s’en trouve éloigné, l'acte qui nous raméne a notre vé-
rilable source. Dewm, dit-il (de Civit. Dei, lib. x, c. 3) avec des expres-
sions que leur singularité nous engage a conserver, qui fons est nostra
beatitudinis, et omnis desiderit nostri finis, eligentes, imo potius re-
ligentes , amiseramus enim negligentes; hune, inquam, religentes, unde
et religio dicta est, ad eum dilectione tendamus , ut perveniendo quies-
camus, :
Pour saint Augustin, le mot religio suppose done avec raison denx
termes : Dieu et Phomme. Aussi, tandis que quelques doctrines sorties
du sein de Eglise par les hérésies qui le déchirérent, tendaient a con-
fondre !homme, la nature et Dieu en un seul ¢tre, ct que d'autres, ori-
ginaires de lantiquité grecque, enfermaient Dicu dans univers, comme
Yame dans le corps, le vilt-on distinguer soigneusement la cause et
effet, et s‘élever avec force contre toute philosophic qui identifie la
mati¢cre ect Thomme avec Dicu, ou seulement qui, tout en distinguant
Dicu de Ja mati¢re, en revel en quelque sorte, et le place au centre
du monde pour en vivifier et en mouvoir les diverses parties. De pa-
AUGUSTIN (SAINT). 255
reilles aberrations lui paraissaient le comble de l’impiété (ib. , lib. rv,
¢. 12).
Dans lobligation de distinguer, par une juste crilique, entre les
sources philosophiques et les sources révélées auxquelles puisa saint
Augustin, il est évident pour nous que sa connaissance du platonisme,
encore quimparfaite, lui suffisait pour ne pas admettre la grossiére
théologie des stoiciens, qui enfermaient Dieu dans son ceuvre, et le
réduisaient a la simple condition d’une force physique ou d’un principe
moteur.
Psychologie. — Dans la psychologie de saint Augustin, «lanature de
l’dme est simple. Elle n’a rien en elle que la vie et la science, car elle est
elle-méme la science et la vie. Aussi ne peut-elle perdre la science et la
vie, pas plus qu’elle ne peut se perdre elle-méme, tant qu'elle est, ou
se priver d’elle-méme. Elle est tout entiére présente dans chacune des
parties du corps, sans étre plus dans l'une, moins dans l'autre, encore
quelle n’opére pas les mémes choses partout et dans lous les membres.
C’est pourquoi le corps est une chose, la vie et ’dme une auire. La
nature de l’dme ¢tant spirituelle, ame ne contient aucun mélange, rien
de condensé, rien de lerrestre, d’humide, d’aérien ou digné; elle n’a
point de couleur, n’est contenue dans aucun lieu, enfermée par aucun
systéme d’organes, limitée par aucun espace; mais on doil la concevoir
el se la représenter comme la sagesse, la justice et les autres vertus
créées par le Tout-Puissant.» Voyez de Civitate Dei, lib. x1, c. 10; de
Immortalite Anime, et de Quantitate Anime, passim.
Cette dernitre partie de Ja définition semble exclure de Vame l’idée de
substance, pour Ja réduire a des vertus abstrailes, qui ne pourraient,
dans ce cas, trouver leur base substantielle que dans Dicu lui-iéme.
Nous ne tirerons pas la conséquence extréme de ces principes, nous
bornant a faire remarquer que la doctrine de saint Augustin sur lame
nest pas en tout point d’accord avec elle-méme; que, d'un coté, il la
considére comme une substance, d’un autre, comme une qualité; quil
flotte entre les systemes de l’antiquité, ou plutot quil en rapproche les
divers éléments dune maniére qui n’est pas toujours heureuse. I! est
cependant juste de reconnaitre qu’il est plus particuli¢rement platonicien.
Dans la détinition la plus concise qwil ait donnée de Pame (de Quanti-
tute Aninie, c. 13), il s'exprime ainsi : « Lame est une substance douée
ce raison, disposée pour gouverner Ie corps. » Définition qui rappelle la
doctrine de Platon, résumée de la maniére suivante par Proclus (Comm.
wn Aleib.) : « L’homme est une ame qui se sert d'un corps. »
Ainsi définie, ’dme parcourt sept situations, s’éléve successivement
per sept degrés différents. Dans sa premic¢re condition, elle anime par
sa présence un corps terrestre et mortel, elle en forme Vunité et le con-
serve; dans la seconde, la vie se manifeste dans les organes de sens
distincts ; dans la troisiéme , !homme devient Punique objet de lPatten-
tion: de Ja Pinvention de tant de langues diverses , des arts, des jeux,
des charges, des lois, des dignités , de Ja poésie, du raisonnement, etc.;
dans Ja quatricine commence a se montrer le désir du bon: ame a, pour
la premiére fois, conscience de sa dignité propre et de la fin pour la-
quelle elle a élé créée; clle entre ensuile dans la cinquiéme période,
dans laquelle elle marche a Dieu avec une grande et incroyable con-
256 AUGUSTIN (SAINT).
fiance ; dans la sixiéme, l’dme dirige vers Dieu lui-méme son intelligence,
elle commence ale voir tel quil est; le septicme degré n’est plus méme
un degré de cette ascension glori ieuse , eest une situation fixe et con-
stante, dans laquelle lame jouit de Dieu, heureuse et éclairée de sa
lumi¢re; la langue de homme ne saurait en parler dignement (de
Quantitale Anime, c. 33).
Quant a lorigine de lame, saint Augustin la trouve dans Dieu : Dewm
ipsum credo esse, dit-il, a quo creata est (ib., c. 1). Cette origine, la
plus générale possible, ne l’empéche pas de rechercher les systémes
parliculiers, & Vaide desquels on a tenté de Ja préciser davantage. II
distingue quatre opinions qui lui paraissent également admissibles, ct
— qu'il essaye d’accorder avec le péché originel par des raisonnemenis qui
laissent quelque chose a désirer. La premiére est que les Ames sont for-
mées par celles des parents ; la seconde, que Dieu en crée de nouvelles
dans Ja naissance de tous les hommes; Ja troisitme, que, les ames
étant déja créées , Dieu ne fait que les envoyer dans les corps; la qua-
tri¢me, qu’elles y descendent delles-mémes (Liber. arbitr., lib. it,
c. 10). Mais ce que nous nous hatons de constater avec plus d'intérét
que ces hypotheses inabordables, c’est que saint Augustin, fidele a
Vesprit de la philosophic platonicienne, regarde Dieu comme Ihabita-
lion de lame, ct, sil n’exprime pas explicitement qu'elle est déja et
toujours dans |’éternité par son essence, on peut lentrevoir sous |élé-
vation habituelle de sa pensée, quelque difficullé qui se rencontre
d ailleurs a coordonner cette conséquence avec plusieurs autres prin-
cipes de sa philosophic.
L’dine ainsi considérée sous ces divers rapports, son immortalité
semble une conséquence necessaire de sa nature. Saint Augustin a con-
sacré un traité tout entier a cette question, et il y est revenu a plusieurs
reprises dans d’autres parties de ses ouvrages. La science moderne pour-
rait sans doute, en les explorant avee une meilleure mcthode, en les
transformant dans Je Jangage rigoureux de la psychologic, donner quel-
que importance a plusieurs de ses arguments; mais, présentés, comme
ils le sont, avec obscurité et incertitude, on ne peut disconvenir qu ils
ne perdent de leur valeur. L’ame est resection’ selon saint Augustin,
parce que la science, qui est éternelle, y a él tabli sa demeure; clle est
immortelie, paree que laraison cl Pame ne font quun, et que ‘la raison
est Glernclic. Les développements donnés a ces principe sne sont ni plus
précis, ni plus clairs, nimicux démontrés. On ne peut pas ignorer, sans
doute, par quelques autres passages, que saint Augustin reconnail a
Ame une existence substanticlie; cependant, presque partout, Jes ex-
pressions qu il emploie feraient soupconner quwil la considére plus yolon-
tiers comme la conception abstraite de Ja raison, de la sagesse, etc. Cette
préoccupation est suivie dune autre, telle que, dans certains passages ,
lécrivain suppose a ame une ¢ternité simplement conditionnelle : im-
possibie, si elle s’écarte de Ja raison et de la verité; possible, nécessaire
méme, si elle s'y conforme de plus en plus. Nous renvoyons au passase,
de peur que cette assertion inipr évue ne nous expose a une accusation din-
fidelité de Zmmort. Anima, c. 6). Quoique Vauteur rappelle a la fin du
meéme chapitre quila deja ete demontré que Tame ne pouvail se séparer
de Ja raison, ct que, de toutes ces prémisses, il en conclue Vimmortalité,
AUGUSTIN (SAINT). 257
la difficulté qui reste n’est pas moins grande, puisqu’il est incontestable
que l’ame s’€carte souvent de ja raison et rejetle la vérilé, et que c'est
sur cette possibilité méme que repose lidée du péché et la doctrine du
libre arbitre. Du reste, cette incertitude se produira toujours , lorsqu’on
cherchera |’ immortalité de lame ailleurs que dans sa nature ‘et son es-
sence, lorsqu’on la placera dans certaines modifications qu’elle peut ou
non recevoir, dans certaines lois auxquelles elle peut ou non se confor-
mer. Saint Augustin admet donc ici, sur la foi de quelques anciens, prin-
cipalement d’Aristote, et sans en saisir toute Ja portée, des principes
dont quelques conséquences se rapprocheraient facilement de plusieurs
doctrines modernes justement suspectes.
Ce nest pas qu'il n’ait considéré l’dme sous Je rapport de son existence
substantielle; mais il a moins insisté sur ce point, et 1a aussi, nous sur-
prenons dans ses. ێcrits des affirmations inattendues. Ainsi, dans le cha-
pitre 8 du traité indiqué ci-dessus, il fonde limmortalité de lame sur
ce que, étant de beaucoup meilleure que le corps, et le corps ne fai-
sant que se transformer sans pouvoir étre anéanti, lame doit, a plus
forte raison, avoir cette puissance dimmortalité. Cependant nous de-
vons reconnailre que le principe de Vindestructibilité de la substance,
ainsi que celui-ci : Rien ne se peut creer, rien ne se peut anéantir, n'y
sont pas aussi formellement exprimés que semblent le croire plusieurs
des abréviateurs ecclésiastiques de ce Pere (Nouv. Biblioth. ecclés., par
Ellies Dupin, t. 11, p. 545.— Biblioth. portative des Peres, t. v, p. 59).
Au milieu des graves sujets que saint Augustin a traités, il a été plus
d'une fois appelé a sexpliquer sur des questions psychologiques d’un
ordre secondaire, auxquelles nous ne nous arréterons pas. Nous signa-
lerons seulement la théorie des idées représentatives des objets , theorie
plus ancienne que saint Augustin, quoiquelle ait traversé le moyen
age, en partie sous J’autorité de son nom et de ses écrits, avant de de-
venir, dans la philosophie de Locke, Ja base de l'idéalisme de Berkeley et
de Hume, et plus tard Vobjet des altaques de Reid et de Dugald-Steward.
C’est au chapitre 7 du second livre du Libre Arbitre qu Fila. élabli la
doctrine d'un sensorium central qui pergoit Jes impressions des sens,
impressions transformées en idées, en images, el qui ne sauraient
étre les objets cux-mémes tombant immédiatement sous l’action de nos
organes.
De toutes les doctrines psychologiques de saint Augustin, la plus di-
ene d’attention est celle quil a émise sur la nature du libre arbitre, Les
rapports étroits qui existent entre cette question et celle de la grace, et
lautorité dont jouit l'évéque d Hippone dans |'Eglise, principalement a
cause de la maniére dont il a combattu Jes pélagiens , donnent une im-
portance particuli¢re a ce quwil a écrit sur cet objet.
Le traité du Libre Arbitre, divis¢ en trois livres, fut achevé par saint
Augustin en 395, vingl-deux ans, par conséquent, avant Ja condamna-
tion de Pélage par Je pape Innocent I*', en 447, Il était dirigé contre les
manichéens, qui affaiblissaient Ja liberté en soumettant homme a l’ac-
tion d’un principe du mal égal en puissance au principe du bien. Il était
naturel que, pour combattre avec succes de semblables adversaires,
saint Augustin accordat Je plus possible au libre arbitre. Aussi voit-on,
par une lettre adressée a Marcellin, évéque, en 442, qu il n'est pas sans
x 17
258 AUGUSTIN (SAINT).
crainte que les pélagiens ne s‘autorisent de ses livres composés long-
temps avant quil fit question de Jeur erreur. La philosophie ne peut
done rester indifférente au désir d’étudier de quelle maniére auteur du
trailé du Libre Arbitre a pu se retrouver plus tard Je défenseur exclusif
de Ja grace, et concilicr les principes philosophiques avec les données
de la révélation. Nous ne pouyons toutefvis, sur ce point, présenter que
de courtes explications.
Dans ses livres sur le Libre Arbitre, saint Augustin reconnait que le
fondement de la liberté est dans le principe méme de nos déterminations
volontaires. Le point de départ de tout acte moral humain est Phomme
lui seul, considéré dans la facullé quwil a de se déterminer er Vinter-
vention ‘a’ aucun élément étranger (de Lib. Arb., lib. ur, c. 2). Dans sa
manicre de définir le libre ar bitre, Je mérite de la bonne action appar-
tient a Vhomme; rien n’a agi sur sa volonté en un sens ou en un autre;
sa dctermination est parfaitement libre.
Saint Augustin a-t-il maintenu ces principes dans sa controverse con-
tre Pclage? une étude plus attentive des saintes Ecrilures, et principa-
Jement de saint Paul, ne lui a-t-elle pas fait modifier sa mani¢re de voir?
I] ne parait pas le croire; mais |’examen philosophique de ses écrits ne
nous semble laisser au e rilique impartial aucun doute a cet égard. Entre
la doctrine de saint Paul (Philipp., c. 2, v. 13), que Dieu opére en nous
le vouloir et Je faire (operatur in nobis et "velle ef perficere) , doctrine a Ja-
quelle plusieurs écoles de philosophie , Vécole de Descartes en particulicr,
ne sont pas restées élrangéres, et ¢ alle qui reconnail un libre arbitre vé-
ritable, la conciliation ne parait pas s’offrir d’elle-méme, l'accord com-
plet est difficile. Sans doule, nous voyons homme exercer tous les jours
une aclion quelquefois heureuse, plus souvent funeste, sur la volonteé
des autres, et nous sommes néanmoins forcés de reconnaitre que, sous
lempire de la séduction la plus adroite, comme de Ja menace la plus
puissante, le libre arbitre persiste. De la il semblerait naturel de con-
clure que, le pouvoir divin ¢tant infiniment supérieur a celui de Vhomme,
il peut toujours agir sur notre yolonté sans que le libre arbitre en soit
blessé; mais les rapports ne sont pas les mémes dans ces deux situa-
tions. Dans la premiere, ce n'est toujours qu'une foree humaine en face
d'une force huinaine, une volonté humaine sous action d'une séduction
humaine, deux puissances extcrieures Tune a autre et de meme nature,
aux prises dans une lutte de leur ordre; tandis que, dans le fait de la
grace, ics dclerminations de la volonté dependent @une action inté-
rieure et plus profonde que cc He de Vhomme. Or, Vinvestigation philo-
sophiq uc, poussée jusqu ou elle peut Iégilimement aller, arrive toujours
ace résultal , que la liberté existe la seulement ott la spontancité de la
volonté est intacte. Si Dieu sige en quelque sorte au centre de Lhomme
pour régler les mouvements de son libre arbilre, quelle que soit la dou-
ccur avec laquelle il Vincline, quelle que soit Vapparente liberté qui se
inanifeste a la conscience, cette liberte n’est-clle pas une pure illusion?
el la volonté captive, sans sentir, il est vrai, le poids de ses chaines , ne
reste-t-elle pas dependante d'une puissance supéricure? Telles sont, du
moins, les conséquences que donne Ja raison livrée a elle-meéeme, sans
que nous preltendions les défendre outre mesure. Nous ne disculons
point, en effet, la doctrine de la gréce; nous n‘¢lablissons point de pre-
AUGUSTIN (SAINT). 239
férence entre elle et la théorie purement philosophique du libre arbilre,
encore moins en cherchons-nous l’accord; nous constatons seulement
que les conditions d’harmonie que saint Augustin se flattait d’avoir trou-
yées entre elles ne sauraient satisfaire enti¢rement Vintelligence , et nous
pensons qu'il vaut mieux garder ces vérités sous le sceau du myslére,
que de les comprometire par des solutions imparfaites.
Tels sont, parmi les questions que la philosophie a pour objet de ré-
soudre, les points principaux auxquels saint Augustin s'est arrété dans
ses nombreux écrits. Si ’?on ne peut refuser a Ja maniére dont il les a
traités ’élégance, quoiqu’un peu recherchée, de Ja forme, et beaucoup
d'apercus de détail dont Ja finesse est portée quelquefois jusqu’a la sub-
tiliié, on doit reconnaitre aussi que le fond appartient a l'ensemble des
connaissances philosophiques transmises au monde romain par le génie
des Grecs. Du reste, saint Augustin est loin de s’en défendre, et sa re-
connaissance pour les hommes dans les travaux desquels il a puisé une
partie de son savoir, éclate avec enthousiasme dans plusieurs de ses
écrits. Dans la Cité de Diew, en particulier (liv. x, c. 2), il reconnait
que les platoniciens ont eu connaissance du yrai Dieu, et regarde l’opi-
nion de Platon sur illumination divine comme parfaitement conforme
a ce passage de saint Jean (c. 1, v. 9) : Lux vera que illuminat omnem
hominem venientem in hune mundum. Il revient méme sur une erreur
par lui commise en supposant que Platon avait regu la connaissance de
la vérité de Jérémie, qu il aurait vu dans son prélendu voyage en Egypte.
Il rétablit de bonne foi Jes dates, qui mettent un intervalle de plus dun
sitcle entre le prophete hébreu et le philosophe grec (Cité de Dieu,
liv. vir, c. 44); mais il n’en maintient pas moins ce qu il a avancé de
Platon. La seule différence qu'il trouve entre lui et saint Paul, c’est que
lapdire, en nous faisant connaitre la grace, nous a moniré, agissant
et opérant, le Dieu qui, pour Ja philosophie platonicienne, n’ctait qu'un
objet de contemplation.
Saint Augustin était trop éclairé, son érudilion trop étendue, sa supé-
riorité sur la plupart de ses conltemporains trop peu contestable, pour
qu il crutavoir a redouter quelque chose de la science, ou qu'il pensat que
la foi qu'il défendait dit perdre a en accepter Je secours. Dans le second
livre du Traité de V Ordre, il fait voir que Ja science est le produit le plus
digne d’admiration de la raison; il la décompose dans ses divers éléments :
la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, Varithmé-
tique, l’astronomie, et il en rétablit ensuite les rapports et ensemble.
Telle quelle est, il Ja considére comme unc introduction, comme une
préparation nécessaire a la connaissance de lame et de Dieu, qui con-
stitue a ses yeux la véritable sagesse. Mais nulle part il n’a exprimé
son opinion sur la dignité de la science, sur le devoir pour l’esprit d’en
sonder les profondeurs, aussi bien que dans le morecau suivant, ou il
applique a ceite recherche le qurite et invenietis de saint Matthieu : « Si
croirc, dit-il (de Lib. Ard., lib. u, c. 2), n’était pas autre chose que
comprendre, sil ne fallait pas croire dabord, pour éprouver le désir de
connaitre ce qui est grand et divin, le prophete etit dit inutilement : « Si
« Vous ne commencez par croire, Vous ne sauriez comprendre. » Notre-
Seigneur lui-méme, par ses acles et par ses paroles, a exhorté a croire
ceux quiil a appelés au salut; mais, en parlant du don quwil promei de
47.
260 AUGUSTIN (SAINT).
faire au croyant, il ne dit pas que la vie éternclle consiste a croire, mais
bien @ connaitre le seul vrai Dieu, et Jesus-Christ qwil a envoye. A ceux
qui croient déja, il leur dit ensuite : Cherchez et vous trouverez; car on ne
saurait regarder comme trouvé ce qui est cru sans étre connu, et per-
sonne n'est capable de parvenir a Ja connaissance de Dieu, s'il ne croit
d’abord ce qu'il doit connailre ensuile. Ob¢éissons done au précepte du
Seigneur, et cherchons sans discontinuer. Ce que ses exhortations nous
invitent a chercher, ses démonstrations nous le feront comprendre autant
que nous le pouvons dés cette vie, et selon l’état actuel de nos fa-
cultés. »
Nous ne pouyons terminer cette rapide esquisse des doctrines philoso-
phiques de saint Augustin, sans dire quelque chose des deux plus célébres
ouvrages de ce Pére, dont personne n ‘ignore les titres, mais qui, peut-
étre, ne sont pas réellement aussi connus quion pourrait Je croire. Nous
youlons parler des Confessions et de la Cité de Dieu.
Les Confessions sont lhistoire des trente-trois premi¢res années de
la vie de saint Augustin, et surtout des mouvements intérieurs qui l’agi-
térent dans sa longue incerlitude entre les principes du manichéisme et
les dogmes orthodoxes qu'il embrassa enfin en 386. I] ne cherche nia dis-
simuler ses fautes, nia exagérer son repentir. L’enthousiasme qui régne
dans ces récits est un enthousiasme sincere, quoique , dans l’expression
on retrouve quelquefois les habitudes du rhéteur. Celle biographie se
termine ala mort de sa mére, quil raconte a la fin du 1x° Jivre. Les
quatre dernicrs contiennent diverses solutions qui préoccupaient vers
cette époque l’esprit de saint Augustin, et principalement |’ ébauche des
livres qu'il écrivit plus tard sur Ja Genese contre les manichéens.
Quant a la Cité de Diew, vaniée au dela de ce qu'elle contient par
des écrivains dont plusieurs semblent n’en avoir connu que le titre, cet
ouvrage est loin de répondre a lidée qu'on se fait d’un si vaste sujet.
Composé pour démontrer que la prise de Rome par Alaric n’‘était pas
un effet de Ja colére des dieux irrités du triomphe du christianisme, il
présente quelques apercus trés-faibles sur le gouvernement temporel
de Ja Providence, el sur les cotés défectueux de la religion et de la po-
litique des Romains. Cet examen de la supériorité du vrai Dieu sur les
dieux du paganisme ne saurait élre d’aucun intérét pour nous, et il
nous importe peu de savoir si les demi-dieux de lantiquité sont ou ne
sont pas les démons des traditions chrétiennes. Cette lutte des deux ci-
tés, ou plutot du peuple élu avec les peuples que Dieu a laissés dans
lignorance de Ja vérilé, et que saint Augustin parcourt depuis lorigine
du monde jusqu’a Ja consommation des siécles, est plus remarquable
par l’érudition que par l’ordre et le discernement, ct ne remplit nulle-
ment l’attente de ceux qu’attire naturellement un tlre si magnifique.
En résumé, les ouvrages de l’évéque d’Hippone témoignent d’une
vaste érudition, d’une connaissance, sinon trés-profonde, au moins éten-
due de la philosophie antique, d'un esprit facile, enthousiaste et sincére.
Ce qui frappe le plus généralement le lecteur, c'est le besoin incessant
de se rendre un comple raisonné de sa croyance, de pénétrer aussi avant
dans l’intelligence du dogme, que le lui permettaient son génie et les lu-
mitres dont lesprit humain ¢lait éclairé a cette Gpoque. On peut trouver
que partout Ja discussion n’est pas également forte, et que trop souvent
AUTONOMIE. 264
les habitudes d’une rhétorique et d’une dialectique un peu vides ont dis-
posé l’illustre théologien a se faire illusion sur la valeur de ses arguments ;
mais, a part ces défauts que personne ne peut meconnaitre, et qui ap-
partiennent aux lettres latines en décadence, le génie de saint Augustin
est un des plus beaux qui aient honorél’Eglise par l’étendue de sa scienee,
el par son ardent amour pour la yérité.
La meilleure édition des ceuvres de saint Augustin est |’édition des
Bénédictins, 10 vol. in-f°, Paris , 1677-1700. H. B.
AUTONOMIE [de abz%¢ vepoc; Etre d sot-méme sa propre lot] est une
expression qui appartient a Ja philosophie de Kant. Lorsque ce philoso-
phe proclame |’autonomie de la raison, il veut dire simplement qu’en
matiére de morale, la raison est souveraine; que les lois imposées par
elle 4 notre volonté sont universelles et absolues; que homme, trou-
vant en lui des lois pareilles, devient en quelque sorte son propre légis-
lateur. C’est dans cette propriété de notre nature, c’est-d-dire, encore
une fois, dans la souveraineté du devoir, que Kant fait consister le yéri-
table caractére el la seule preuve possible de la liberté. Il appelle, au
contraire, du nom d’hétéronomie les lois que nous recevons de la nature ,
Ja violence qu’exercent sur nous nos passions et nos besoins.
AVEN-PACE. Voyez Ipn-Bavaa.
AVERRHOES. Voyez Tsx-Roscup.
AVICENNE. Voyez Ipn-Sina.
AXIOME, Ce terme, dont l’usage paraft trés-ancien, n’a été em-
ployé d’abord que par les mathématiciens pour désigner les principes
mémes de leur science, ou un certain nombre de propositions d’une €vi-
dence immédiate et servant de base a toutes leurs démonstrations, C’est
ce qui résulte d’un passage de la Metaphysique d’Aristote (liv. m1, ¢. 3),
ou ce philosophe se demande si la science de ]’étre ou de l’absolu ne doit
pas aussi s’occuper de ce qu’en mathématiques on appelle du nom d’azio-
mes. Pour lui, il donne a ce mot une signification plus étendue; car il
l’applique sans distinction a tous les principes qui n’ont pas besoin d’étre
démontrés, et sur lesquels se fondent, au contraire, toutes les sciences ; 4
tous les jugements universels et évidents par eux-mémes, sans lesquels,
dit-il, le syllogisme ne serait pas possible (Analyt. Post,, lib. 1, c. 2).
Mais ces divers principes sont subordonnés a un seul, qui passe a ses yeux
pour la condition supréme de toute démonstration et méme de tout juge-
ment : c'est Je fameux principe didentité et de contradiction ; a savoir,
que le méme ne saurait a la fois étre et n’étre pas dans le méme sujet,
sousleméme rapport et dans le méme temps (Métaph., lib. m1, ¢.3). Aprés
Aristote, les stoiciens ont compris sous le nom d’axiome toute espéce de
proposition générale, qu'elle soit nécessaire ou dune vérité contingente.
Ce sens a été conservé par Bacon; car, non content de soumettre ce
qu'il appelle les axiomes a l’épreuve de l’expérience et des faits, ce phi-
losophe distingue encore plusieurs sortes d’axiomes, les uns plus géné-
raux que Jes autres (Nov. Organ., lib. 1, aphor. 13, 17, 19, et pass.). Le
sens d’Aristote s'est maintenu dans | 'école cartésienne, qui voulait, comme
on sait, appliquer a la philosophie la méthode des geométres. C’est ainsi
262 AXIOME.
que Spinoza et Wolf ont commencé leurs ceuyres par des axiomes et des
definitions dont se déduisent ensuite toutes leurs théories. Kant, ayant
distingué plusieurs sortes de principes , aussi différents les uns des autres
par leur usage que par leur origine, a consacré Je nom d’axiomes a ceux
qui seryent de base aux sciences mathématiques : ce sont, d’aprés lui,
des jugements absolument indépendants de l’expérience, d’une évidence
immediate, et qui ont pour origine commune I'intuition pure du temps et
de l’espace. Par cette raison, il les appelle aussi les axiomes de Vintui-
tion. A l’exemple d’Aristote, il néglige d’en fixer le nombre, et cherche
a les subordonner 4 un principe supréme qu'il formule en ces termes
(Critique de la Raison pure, analyt. des principes) : « Tous les phéno-
ménes peuvent ¢tre considérés comme des grandeurs élendues. Grace a
ce principe, les propriétés de l’espace ou de |’étendue, en dehors de la-
quelle nous ne pouvons rien percevoir, c’est-a-dire les vérités et les défi-
nitions mathématiques, deviennent les conditions nécessaires , les formes
a priori des choses elles-mémes ou des phénoménes que nous découvrons
par l’expérience. »
Si maintenant nous passons de I’histoire du mot 4 Ja nature méme de
la chose; si nous voulons connattre le vrai caractére des principes ma-
thématiques, et le comparer a celui des autres principes de l’intelligence
humaine, nous serons forcés de choisir entre la proposition supréme
d’Aristote et celle de Kant; car, dans ]’état actuel de la psychologie,
c'est a ce choix seul que se réduit toute la question. Si, comme le pré-
tend le philosophe grec, tous les axiomes peuvent se résoudre dans le
principe de contradiction, ils ne sont plus que des jugements analytiques
el méme de simples formules abstraites, dont le seul résultat est de dé-
composer dans ses divers éléments une nolion générale déja présente a
lesprit, sans enrichir notre intelligence d’aucune connaissance nou-
velle. Si, au contraire, les axiomes sont de véritables principes , c’est-
d-dire des connaissances intuitives, immédiates, que ni l’expérience ni
l’analyse n’ont pu nous fournir, il faut alors, avec le philosophe alle-
mand, Jes regarder comme des jugements synthétiques @ priori. Nous
n’hésitons pas, uniquement en ce qui concerne les principes mathéma-
liques, a nous prononcer pour l’opinion d’Aristote. En effet, quand je
dis, par exemple, que Ja ligne droite est Je plus court chemin d’un point
aun autre, il m’est impossible de ne pas voir qu’entre le sujet et l’altribut
de cette proposition, il n’y a pas seulement, comme entre !elfet et sa
‘ause, un rapport de dépendance ou un enchatnement nécessaire, mais
une vérilable identité , ou au moins Ja relation d’un tout a sa partie; dans
lidée que je me fais d’une ligne droite, est certainement déja comprise
celic du plus court chemin d’un point a un autre; par conséquent, il n’y
a que l’analyse qui ait pu les séparer. Kant, il est vrai, en choisissant
precisément Je mémeexemple, arrive a un résultat fout opposé : « La ligne
droite, dit-il, me représente seulement une qualilé; le plus court chemin
d'un point a un autre me rappelle, au contraire, une quantité; ce nest
donc que par une véritable synthése, mais par une synthese nécessaire ,
que jai pu réunir dans un méme jugement deux notions aussi diferentes
Pune de lautre. » Une telle subtilité, malgré Je nom qui larecommande,
meérile a peine d’étre prise au sérieux. Tl est évident qu’en pensant a une
ligne droite, je suis foreé de tenir compte de Ja quanlité aussi bien que
AXIOTHEE. 263
de Ja qualité; car, faites abstraction de la quantité, et la ligne n’aura
plus d’étendue; elle ne représentera plus aucune dimension de l’espace ;
en un mot, elle aura cessé d’exister. De plus, |’étendue d'une ligne
droite, Ja quantilé d’espace qu'elle me représente, est nécessairement
telle, qu’entre ses deux extrémiltés je ne saurais en concevoir une plus
petite, cest-a-dire qu’elle est le plus court chemin d'un point a un autre.
Nous ne parlerons pas des autres axiomes considérés par Kant lui-
méme comme des applications diverses du principe de contradiction, par
conséquent comme des jugements analyliques; nous ferons sculement
remarquer que ce caraclére n’est pas le seul qui ¢tablisse une différence
entre les axiomes proprement dits et les véritables principes ou les con-
naissances intuilives de Ja raison. Quand je dis que la partie est moindre
que Je lout, ou que deux quantités égales a une méme troisieme sont
égales entre elles, je n’affirme rien des existences, je ne dis pas quil y
ait quelque part un tout, des parties, une quantilé et des quantités
égales entre elles; je prétends seulement, comme il a été démontré tout
a lheure, que, dans l'un des deux termes dont se compose principale-
ment chacun de ces axiomes, l'autre est nécessairement compris. En
outre, ces deux termes, avec .es idées qu’ils expriment, peuvent étre l'un
et l'autre empruntés a l’expérience. C'est, en effet, acette source de nos
connaissances, plutot qu’a la raison, que nous devons les notions d’un
tout et de ses parties. Jl en est autrement de ce principe qui est le fon-
dement de toute morale : toutes nos actions libres sont soumises a une
loi obligatoire, universelle et nécessaire. Non-seulement la Joi du devoir
ne saurait ¢tre déduite par voie d’analyse de l’idée de Jiberté; mais de
plus, je crois a l’existence de ces deux iermes, dont le premier dépasse
entiérement les limites de l’expérience. Ii ne faut done pas confondre
sous un méme titre des jugements aussi diilérents les uns des autres que
ceux qui servent de base aux démonstrations mathématiques, et ceux
que la métaphysique et la morale sont obligées de chercher dans une
analyse approfondie de la raison humaine. Les preiiers sont purement
analy tiques, c’est-a-dire qwils reposent sur un rapport Widentilé ou celui
d’un tout a sa partie; ils ont pour sujet et pour atlribut deux termes cor-
rélatifs dont l’existence est hypothéetique; enfin, ces deux termes peu-
vent étre également empruntes al’expérience. Les autres, au contraire,
sont des jugements synthetiques ou deux termes complétement distinets
Yun de l'autre sont enchainés par un lien nécessaire; chacun de ces deux
termes représente une existence réelle, et ]’un au moins est tout a fait
étranger a |'expérience. J] faut laisser aux premiers le nom d’axiomes ,
et consacrer aux autres celui de principes. Comme |’a dit avec un sens
profond Vauteur de la Critique de la Raison pure (Introd.), les mathé-
matiques nont pas d’autres principes que leurs definitions, car elles
n ont affaire qu’a un monde ideal : a l'aide des limites et des figures dans
lesquelles elles circonscrivent librementl’espace et l’étendue, elles pro-
duisent elles-mémes, elles créent en quelque sorte toutes les données
qu elles soumelttent ensuite au procédé de la démonstration. Voyez les
articles Principes et MaTHEMATIQUES.
AXIOTHEE pe Puts, l'une des femmes qui, aprés avoir suivi
les legons de Platon et de Speusippe, transmetiaient 4 leur tour la doc-
264 BAADER.
trine qu’elles avaient recue. Elle passe pour avoir porté des vétements
dhomme, probablement le manteau de philosophe; cet usage parait
avoir été adopté également par Lasthénie de Mantinée (Voyezs Diogéne
Laérce, liv. a1, 6. 46; liveiy, ¢,-2),
B
BAADER (Francois) , un des plus éminents penseurs de |’ Allema-
gne, étudia d’abord la médecine et les sciences naturelles. IH] ne se voua
qu’assez tard aux spéculations métaphysiques. Tl occupe dans Ja philo-
sophie moderne une place 4 part. I n’a pas rédigé de corps de systéme.
Ses idées se trouvent dispersées dans une foule d’écrils délachés. Cette
exposition , déja si peu suivie, est sans cesse brisée par des digressions.
Baader est ardent a la polémique : il ne sait pas résister au plaisir
d’une escarmouche, et ne perd aucune occasion de faire le coup de feu
contre ses adversaires. La rapidité de la pensée et de fréquentes allu-
sions rendent difficile Ja lecture de ses écrits. Les étrangetés d’un style
original , embrouillé, bizarre, ajoutent encore a l’obscurité. On peut
aussi reprocher a Baader des puérilités mystiques que ce viril esprit
aurail du s’interdire. Tout cela fait autour de sa vraie pensée un
fourré que peu de gens ont Je courage de traverser. Mais ceux qui l’es-
sayent sont bien récompensés. Les écrits de Baader sont une mine des
plus riches. Ils ont une grande valeur critique, et forment un arsenal
précieux pour qui veut combattre les diverses écoles de |’Allemagne.
Baader en a saisi les cotés faibles avee une singuli¢re pénétration , et de
sa dialectique acérée il a frappé au défaut de l'armure tour a tour Kant,
Fichte, Schelling et Hégel. Baader a profité de tous les progrés que ces
grands esprits ont fail faire a la pensée; mais il a, dés Porigine , com-
battu leurs erreurs, quand personne encore ne les soupgonnait, et a
été seul a soutenir toujours coptre eux la cause de Ja science chrétienne.
Baader unit la religion positive et la philosophie par un mysticisme
qui rappelle Jacob Boshme. Jacob Boehme a partagé l’étonnante destinée
de Spinoza. Ces magnifiques génies n’ont exercé aucune influence
sur leur temps. Il a fallu deux siécles et plus a lesprit humain pour
arriver a Jes comprendre. Us n’ont trouvé qu'aujourd hui des penseurs
capables de converser avec eux; ct ils ont présidé ala révolution philo-
sophique de l’Allemagne , comme Montesquieu ct Rousseau a Ja réyolu-
tion politique de Ja France. Schelling, dans son premier systéme, et
Hégel, reiévent de Spinoza; ils se réclament aussi de Jacob Bahme ;
mais c'est a tort; ils ont mal compris. Baader est son véritable descen-
dant. Les mystiques du moyen age, Paracelse, Van Helmont, sainte
Thérése, madame Guyon, Swédenborg, Pascalis, et surtout Saint-
Martin, étaient également familiers a Baader.
Lorsque le roi de Baviére voulut faire de luniversité de Munich le
centre d'une réaction religieuse contre les idées nouvelles , Baader ful
appelé a y professer Ja philosophie. HH {init par étre assez mal vu. Le roi
voulait restaurer Je moyen age plus encore que le christianisme , et
Baader avail une libéralite de yues qui s'accordait mal avec ces projets,
BAADER. 265
J'ai parlé de bizarreries mystiques; mais toutes les fois qu’il sait s’en
préserver , il retrouve le haut bon sens du génie. Tl se distingue méme
entre les penseurs de ]’Allemagne par son esprit pratique. II s’est fort
occupé de politique, et toujours avec indépendance. En 1815, il con-
seilla ala Sainte-Alliance de légitimer sa cause par un grand acte de
justice, la restauration de la nationalité polonaise. A la méme époque,
il signalait avec un coup d’ceil prophétique le besoin qu’avait donné la
réyolution frangaise de réaliser socialement les principes évangéliques
de justice et de charité. Aprés 1830, il s’occupa le premier, dans son
pays, des prolétaires, et ce fut avec un esprit généreux. Tout cela ne
le mettait pas en faveur auprés du roi, moins encore ses idées sur l’E-
glise. Baader s'est détaché de Rome; il s’est prononcé avec force contre
la suprématie du pape. Tl youlait d’ un catholicisme régi par les conciles
et démocratiquement constitué. L’Eglise greeque répondait le mieux a
son idéal; et dans son dernier écrit, peu “de temps avant sa mort, il
cherche a établir la suprematie de cette Eglise sur celle de Rome.
La théorie de la liberté est ce qu'il ya de capital dans Baader. La phi-
losophie allemande est venue aboutir au panthéisme. Hégel est l’inévi-
table conclusion de Kant. On a compris alors que la logique seule me-
nait 4 un Dieu universe], 4 un monde nécessaire, et que, pour échap-
per au panthéisme, il fallait la dépasser et réhabiliter la liberté. Tout
l’effort des adversaires intelligents de Hégel porte sur ce point. Baader
a suivi cette taclique bien avant les autres. I] a donné le signal et le plan
de l’attaque, et a beaucoup contribué au changement de Schelling et au
discrédit du panthéisme en Allemagne.
Il faut, d’aprés Baader, distinguer trois moments dans l'histoire de
l'homme. Dieu le crée innocent; mais cette pureté originelle n'est pas la
perfection. L’homme est eréé pour aimer Dieu. Or |’amour n’est pas
cet instinct primitif du bien imposé par la nature; il suppose le consente-
ment, il est le libre don de soi-méme. Mais la liberté n’est pas le libre
arbitre, le choix du bien ou du mal. Le bien seul est la liberté. Le
mal est l’esclavage ; car la volonté coupable est sous la servitude des at-
traits qui la domine nt, et des lois divines qui répriment ses désordres ,
la frappent di impuissance et la paralysent. Le libre arbitre n’est donc
pas la shai il est le choix entre elle et lesclavage. I] n’est pas la
perfection ; il n’en est que la possibilité. Il n’est pas famour; il n’en est
que rie I] doit done étre franchi et dépassé. Mais si la liberté est
un arité immuable, éternelle, une vie divine dont on ne peut dé-
r, elle n’en présuppose pas moins le libre arbitre. Pour se donner
‘ement, il faut pouvoir se refuser. I] y a donc un moment ou l'homme
st appelé a se donner ou a se refuser a Dieu; |’alternative est offerte :
choisit. Apres I'i innocence, avant l'amour, le libre arbitre ou I’ épreuve.
a tentation est donc pour 1 homme, et généralement pour toutes les
éatures libres, une nécessilé, mais non point la chute. Unies d’abord
talement a Dieu, sans conscience propre, elles doivent se distinguer
de lui. Mais cette distinction n'est point nécessairement une contradic-
lion ou une’révyolte; c'est ce que le panthéisme méconnait. Tl distinzue
aussi dawg I histoire de homme trois moments, mais le second est la
chute, a@flicu d'ctre, comme l’exige la pensée, la tentation qui peut
avoir dq™iK issues,
266 BAADER.
Le choix fait ne peut étre prévu. Il ne se connait pas a priori; car le
contraire était également possible. On ne le connait done que par l’évé-
nement. C'est l'expérience, et non Ja raison, qu'il faut interroger ; elle
trouve ici sa place dans toule philosophie qui reconnait la liberté.
Or le mal est entré dans le monde : !’expérience le témoigne. Quelle
devait élre la suite de cetle chute? Le choix accompli, le libre arbitre
cesse aussilol. I] n’est ni Je bien ni le mal; il le précede; il est l’égale
possibilité de l'un et de l'autre. L’homme devait demeurer a jamais fixé
dans la décision prise. Or le mal n'est que néant et douleur; car Dieu
est la vie. La conséquence de la chute était pour le monde Tl’éternel
néant et Tuniverselle douleur : ce n’est pas ce qui a eu lieu: la chute
a done été réparée. Mais Phomme déchu ne pouvail recevoir Ja vie que
si Dieu, le principe de vie, s‘associait de nouveau a Jui. Dieu devait des-
cendre pour cela dans les abimes ou nous a précipités Je mal; il devait
partager nos douleurs, porter le faix de nos peines, s ‘abaisser a toutes nos
humiliations, se faire enticrement semblable 2 nous, connaitre méme la
mort. Le sacrifice du Calvaire pouvail seul sauver une racedéchue,. Le but
de ce grand holocauste était d’élever homme a l'amour éternel dont il
s’élail exclu; mais ce ne pouvail ¢tre leffet immeédiat. Cet amour exige
Ja coopération du libre arbitre; le Jibre arbitre devait done étre rendu.
L’homme a été replacé, par Ja vertu de lexpiation divine , dans la posi-
tion ou il se trouvait a Vheure de l’épreuve, libre de choisir, avec une
différence toutefois. I avait alors Vinstinct du bien, il a maintenant ce-
Jui du mal. JI doit mourir a Jui-méme s'il veut renaitre a Dieu. La croix
est pour l'homme et pour Dicu le seul moyen de réunion depuis Ja chute.
Le déisme et le panthéisme pallient le mal : un et autre ny yoient
que |'inévilable imperfection du fini; mais le mal est si peu Je fini, quil
est, au contraire, l’effort du fini a se poser comme J'infini, de Ja créature
a se faire le centre de tout, a usurper le droit de Dieu, I] n'est point,
dailleurs, le contraire seulement du bien, comme le fini Pest de Vinfini ;
il en est la contradiction.
Le manichéisme regarde Je mal comme positif; mais il a le tort d’en
faire une substance, un principe éternel. Or, le dualisme est incompa-
tible avec lidée de Dieu. Ce systtme d ailleurs, qui semble exagérer le
mal, en atténue Ja gravité non moins que les précédents. En faisant du
mal un principe éternel, il en fail un principe nécessaire ; c'est labsou-
dre. Ces trois sysiémes, ales prendre rigoureusement, sont don
mes a nier la liberté et la responsabilité du mal: ils en meéconnaiss@nt la
nature. ce
Icise présente une grande difficulté. On peut dire : Le mal est impos-
sible; il ne saurail exister : ce que lon appelle de son nom, ou nest
rien, ou n'est qu'une forme du bien, un de ses déguisements. Le bien
seul peut exister; car Dieu est l’Etre. On ne peut done supposer OS |
chose gui soit hors de lui, qui soit contre Jui: ce serail un non-sens.
— Dautre part, sil’on ne veut pas nier le libre arbitre, il faut accept&
la possibilité du mal. Or, nier le libre arbitre, c'est ier Pexpérience,
la conscience, tomber dans Je fatalisme et avec Jui dans le pantheisme.
— Voila deux exigences également impérieuses. La contradiquion , heu-
reusement, nest pas insoluble.
Dieu est Etre, done hors de lui il n'y a que néant. L’homme est
i baal
BAADER. 267
libre, donc il peut vouloir contre Dieu. Seulement alors sa yolonté est
néant. I] ne peut la réaliser, il trouve |’‘opposé de ce qu’il cherche, et
son ceuvre le trompe. La volupté ruine les sens, l’orgueil améne I’abais-
sement, l’égoisme est l’ennemi de notre intérét : le mal se tourne tou-
jours contre lui-méme; il est chatié par une divine ironie qui lui fait
faire perpétuellement le contraire de ce qu'il se propose. II obéit donc
malgré lui, et son impuissante révolte est aussi bien soumise que la plus
fid¢le obéissance. Le mal manifeste Dieu comme le bien, seulement
d'une autre maniére : par son néant il proclame que Dieu seul régne
et seul est. L’effet, étant toujours le contraire de ce que veut la vo-
lonté coupable, est divin. Le mal n’existe que subjecti ement; i] es-
saye en vain de se réaliser, il ne peut se donner l’existence objective.
Il y a dualité dans les volontés, non pas dans leurs actes ; toutes, elles
exécutent Jes desseins éternels. Les créatures, qu’elles Je veuillent ou
non, naccomplissent jamais que les ordres divins. Fata volentem ducunt,
nolentem trahunt.
Contemplée de ce point de vue, l'histoire se montre a nous sous un
jour tout nouveau. Lihomme, malgré les obstinés égarements de sa
liberté, ne fait jamais que suivre Ja route tracée par la Providence; il
est inhabile a troubler l’universelle harmonie; il exécute toujours la
pensée divine. Et quelle est cette pensée? Pour notre race déchue, il
ny en a qu'une, la rédemption. Elle est lceuvre miséricordieuse ,
l’événement magnifique dont les siécles se transmettent ]’accomplis-
sement. Au milieu de Ihistoire, s’offre le sacrifice qui sauve lhuma-
nité ; le christianisme est fondé. Tout jussu’alors le préparait; tout,
depuis son apparition, concourt a son établissement universel. Il est
la puissance qui entraine le monde a un progrés incessant, ei le pro-
voque infatigablement a la justice, a lunité, 2 !amour. On ne peut con-
naitre d’avance la volonté de homme : on peut prévoir celle de Dieu,
que homme a deux maniéres, a son choix, d’accomplir. On n'est plus
dans le fatalisme, cet insipide lieu commun des modernes philosophies de
histoire ; mais on demeure dans un ordre d’autant plus majestueux que
le désordre méme finit par l’établir.
A cette théorie, que Baader a développée en plusieurs endroits de ses
ouvrages, notamment dans le premier cahier de la Dogmatique specu-
lative, se rattache encore une idée importante. Le bien et Je mal don-
nent a toutes nos facultés, a limagination, a Ja pensée, au sentiment,
aussi bien qu’a Ja volonté, une direction différente. Les passions asser-
vissent tout notre étre. L’homme, sous leur empire, ne voit plus les
choses sous leur véritable aspect, et il en est incapable. Le mal obscur-
cit, trouble, égare l’entendement, le frappe de folie et de sophisme :
Je bien lillumine et le rectifie. La volonté a donc sur lintelligence une
décisive influence. Dans l’ordre moral, les convictions dépendent de
la pratique. Une vie sensuelle et égoiste méne a d’autres croyances
qu’une vie chaste et dévouée. Les dames médiocres ont une autre phi-
losophie gue Jes cceurs tourmentés de la noble ambition de Vinfini.
Tous les hommes, a lorigine, ont sans doute un principe commun: ils
entendent dabord un méme ordre de la conscience; mais, selon qu ‘ils
obéissent ou non, leur conscience s’altére ou garde sa pureté, leur en-
tendement s’obscurcit ou s’éclaire. I] y a action de la pensée sur la vo-
268 BAADER.
lonté, et réaction de la yolonté sur la pensée ; elles ne sont point isolées :
l'homme est un. Il faut donc, dans la recherche de Dieu, se ceindre
d’obéissance , selon l’expression du poéte oriental. Tout ceci peut étre
regardé comme vrai. L’expérience montre que notre conduite exerce un
grand empire sur notre pensée. La raison enseigne que le vrai et le bon
sont uns. L’homme n’est donc pas dans la vérité, tant qu’ildemeure dans
Je mal. I] peut avoir d’elle alors une image abstraite et morte; il ne pos-
séde pas la vérité vivante et réelle. Pour bien penser, il faut bien vivre.
Baader s'est, dans la philosophie de la nature, aussi nettement séparé
du panthéisme que dans la théorie de la liberté. Les poétes , inspirés par
leur génie divinatoire, ont yu dans les tristesses el les joies de Ja nature,
dans ses fétes et ses deuils, dans ses voluptés et ses fureurs, ]’image de
nos espérances et de nos regrets, de notre bonheur et de notre infortune,
de nos amours et de nos haines, l’image de l'homme tombé. Les reli-
gions sont unanimes a expliquer par une chute les fléaux de Ja nature,
et par le péché la mort. Que doit penser la philosophie? On trouve ici
les mémes solutions que pour la liberté. Le déisme et le panthéisme
voient dans la mort comme dans le mal une institution nécessaire a |’éco-
nomie du fini. Mais la mort n'est pas plus nécessaire que le mal. Nous
avons au dedans de nous le type d'une nature idéale, dont les formes
sont d'une irréprochable correction; elle ne connaft ni souffrance, ni
laideur, ni déclin; elle a 1’éternelle jeunesse de ce qui est parfaitement
beau. La raison enseigne qu'il doit y avoir harmonie de l’idéal et du
rée]. Cette harmonie n’existe pas dans l’ordre présent de Ja nature; il
nest done pas l’ordre divin, l’ordre légitime, l’ordre primitif. La nature
souffrante, infirme, périssable, est une nature déchue. La mort est
donc la suite du mal, et n’affligeait pas le monde ayant le péché. Baader
arrive ici a une hypothése aventureuse. La mort, selon lui, était avant
l'homme; l’histoire des révolutions du globe le prouve : il y a done eu une
chute antérieure a celle de l'homme, et la création de Ja terre est en rap-
port avec cette ancienne catastrophe. Le chaos de la Genése n'est que les
ruines confuses de Ja région céleste que gouvernait Satan et que troubla
sa réyolte. Le travail des six jours a eu pour fin d’ordonner et de réparer
cette grande destruction. Ce ne fut qu’au terme de ]'ceuvre que Ja puis-
sance du mal fut domptée. La mort était emprisonnée ; la désobéissance
de l'homme lui ouvrit de nouveau les portes.
La nature, Isis voilée, semble vouloir punir Jes audacieux qui osent
tenter ses mystéres. Baader s’est permis dans la philosophie de la nature
d’étranges aberrations. [l revient aux élucubrations de Jacob Boehme et
de Paracelse. I] est a regretter aussi qu’il ait douné dans son syst¢me, aux
merveilles du somnambulisme, une place qu’elles n'ont pas dans Ja na-
ture. S'il est frivole de négliger aucun fait, il est téméraire de trop
vite expliquer; il faut d’ailleurs toujours garder Ja juste proportion,
et univers ne s’explique pas par une crise nerveuse. Baader a suivi
avee grande attention la famcuse voyante de Prévorst, quia tant occupé
toute |’Allemagne savante et réveuse, et jusqu’a Strauss lui-méme; il
est facheux qu'il ait jeté par la quelque défaveur sur sa philosophic, qui
renferme, du reste, tant de précicux apergus.
Baader n’a pas en Allemagne toute la réputation qu'il mérite. On
ne Jui a pas encore pardonné je Uédain qu'il avait de Vappareil systéma-
BAADER. 269
tique dont on a si fort Ja superstition au dela du Rhin. Il a dérouté les
habitudes de lourde méthode qu’affectionne la science allemande. Baader,
au lieu de faire un gros livre, a dispersé ses idées dans une multitude de
brochures, elt l'on a bien quelque peine a réunir en un méme corps tous
les membres de son sysléme. Mais on sent toujours chez lui lintime
harmonic qui coordonne ious les détails. Baader n’en a pas moins exercé
une grande influence : par sa polémique surtout, si incisive et spiri-
tuelle, il a beaucoup contribué a la réaction contre Je panthéisme. II
compte ses partisans les plus nombreux parmi les mystiques et les théo-
logiens philosophes. Julius Muller, entre autres, a écrit d’aprés ses prin-
cipes un livre remarquable sur la chute et la rédemption. Hoffmann a
publié, pour servir d'introduction a la philosophie de Baader, un volume
facile et agréable, die Vorhalle su Baader.
Il paraitra peut-étre, aprés tout cela, paradoxal de dire que Baader est
un des philosophes allemands dont l'étude pourrait avoir le plus d’attraits
et de profit pour nous. Nous croyons qu'il en est ainsi pourtant. Baader
aimait l’esprit francais, el le savait comprendre. Il avait méme pour lui
une prédilection qui lui a donné fantaisie d’écrire un jour en frangais
(et quel francais!) deux petits traités, qui feraient prendre de ce pen-
seur une idée bien fausse a ceux qui ne le connaitraient pas autrement.
Malgré toutes ces excentricités et de facheuses préoccupations, il y a
dans Baader une verve, une originalité, un rapide et libre mouvement
que nous suivons plus volontiers que les lentes évolutions d'une méta-
physique d’école. Sa pensée est profonde et difficile; mais, sauf les abus
de mysticisme, précise, nette, bien déterminée. Surtout, ce ne sont point
chez Baader de vaines abstractions ; c’est !homme, trop visionnaire sans
doute et trop entouré de spectres , mais enfin homme vivant et réel,
qu'il s ‘efforce d’étudier et de faire connaitre. Baader a semé ses ouvrages
d'une foule d’apergus ingénieux, de vues nouvelles et didées fécondes.
Il y a plus de bonne psychologie chez lui que dans aucun autre philosophe
allemand. Ce nest souvent qu'un trait, une saillie, quelquefois une bou-
tade, toujours une vive lumicre.
Voici Ja liste des ouvrages de Baader, dont il n’existe encore aucune
édition complete : Lwtravagance absolue dela Raison pratique de Kant,
lettre a Fr. H. Jacobi, in-8°, 1797 (all.) ; — Considerations sur la phi-
losophie élémentaire, en opposition au traité de Kant, intitulé: Principes
élémentaires de la Science de la nature, in-8°, Hamb., 1797 (all.) ; —.
Memoire sur la Physiologie ¢lémentaire, in-8°, Hamb., 1797 (all.); —
sur le Carré des pythagoriciens dans la nature, in-8°, Tubingue , 1799
(all.) ; — Mémoire de Physique dynamique, in-8°, Berlin, 1809 (all.) ;
— Demonstration de la morale par la physique, in-8°, Munich, 1813;
et dans ses Ecrits et Compositions philosophiques, 2 vol. in-8°, Munster,
1831 et 1832; — de I Eclair, comme peére de la lumiére (dans le méme
recueil) ;-— Principes d’une Phéorie destinée a donner une forme et une
base a la vie humaine, in-8°, Berlin, 1820 (all. ); — Fermenta cogni-
tionis, 3 cahiers in-8°, Berlin, 1822-1823 ; — de la Quadruplicité de
la vie, in-8°, Berlin, 1819; — Lecons sur la Philosophie religieuse en
opposition avec la Philosophie irreéligieuse dans les temps anciens et mo-
dernes, in-8°, Munich, 1827 (all.) ; — Lecons sur la Dogmatique spécu-
lative, in-8°, Stuttgart ct Tubingue, 1828, et Munster, 1830; — Quarante
270 BACON.
propositions d’une érotique religieuse, in-8°, Munich, 1831; — de la
Benediction et dela Maleédiction de la créature, in-8°, Strasb., 1826 ; —
de la Révolution du droit positif, in-8°, Munich, 1832; — Idee chré-
tienne de UImmortalilé en opposition avec les doctrines non chrétiennes ,
in-8°, Wurtzb., 1836; — Lecons sur une théorie future du sacrifice et du
culte, in-8°, Munich, 1836. Nous ne parlons pas de ses écrits purement
politiques ou théologiques. APE
BACON (Roger), surnommé le docteur admirable, naquit vers 1214,
non loin de la ville d'Ilcester, dans le comté de Sommerset, dune fa-
mille ancienne et considérée dans le pays. Au sortir de lenfance, ses
parents Tenvoyérent aux écoles d’Oxford, ott ses rapides progres lui
concili¢rent la bienveillance de plusieurs personnages éminents, et,
entre autres, de Robert Grosse-Tele, évéque de Lincoln. Lorsqu’il eut
pris quelque teinture de la grammaire et de la dialectique, il quilla sa
patric, et, Alexemple des plus grands hommes du xu si¢cle, vinl frée-
quenter l'Université de Paris, que tout !Occident proclamait la cilé des
philosophes et le centre des lumitres. L’histoire ne dit pas combien de
temps il y passa; mais il ne retourna pas en Angleterre avant d’avoir
obtenu le grade de docteur, peut-étre méme avant d’avoir pris Vhabit
de franciscain. Aprés l'année 1240, nous le trouvons retiré prés d’Ox-
ford, dans un cloitre de cet ordre, et consacrant aux sciences ct aux
lettres tous les instants que ne réclamaient pas les devoirs de la vie mo-
nastique. I] apprit d’abord Varabe, Je gree et Vhébreu, afin de pouvoir
étudier dans le texte original les traités d’Aristote et des philosophes
orientaux, que, suivant lui, ignorance des traducteurs latins avait
totalement dénaturés. UH s’adonna ensuite aux mathématiques, aux dif-
férentes parties de la physique, a l’astronomie, et, jugeant plus profi-
table d’étudicr Ja nature en elle-méme que dans les livres, entreprit, a
laide dinstruments de son invention, une série d’observations et d’ex-
périences dont Ja dépense parait s‘étre ¢levée, dans Fespace de vingt
années, a deux mille livres parisis et plus. La munificence de quelques
amis éclairés lui permettait de se livrer aces travaux dispendieux ; mais
leur protection ne pul Je défendre contre les soupgons de ses supérieurs.
Ceux-ci, indignés qwun Frere de leur ordre se livrat a des ctudes que les
préjugés de cet dge condamnaient, interdirent a Bacon, dapres d’anciens
réglements, de communiquer ses ouvrages a qui que ce ful, sous peine de
les voir confisqués et d’étre lui-méine mis au pain et aVeau pendant plu-
sieurs jours. Bacon, ace moment, n/avail encore rien publié, et peut-
‘ire celle défense, religicusement observéc, allait le décider a aban-
donner ses plans, lorsque, pour son malheur et pour sa gloire, le cardinal
Fulcodi fut envoyé en Angleterre par le pape Urbain TV. Fulcodi, juris-
consulte célébre et secrétaire de saint Louis avant d’étre cardinal, ai-
mail beaucoup les lettres. [lest probable que, durant son voyage, la
renommée de Bacon, qui commencait a se répandre, parvint jusqu’a
Jui; ear, peu de temps apres, élant devenu pape sous Je nom de Clé-
ment LV, il adressa au moine franciscain un Iégat, Raymond de Laudun,
a qui il le priaitderemettre quelques traités de sa composition. Bacon
refusa dabord; mais, sur de nouvelles instances, il fit parur pour Rome
un de ses disciples, Jean de Paris, qui devait presenter au souverain
BACON. 271
pontife l’Opus majus et des instruments de mathématiques. Clément TV
accueillit ce double hommage avec une bienveillante admiration, et,
tant qu’il vécut, Roger Bacon mena des jours tranquilles, sinon ho-
norés. Mais apres sa mort, arrivée en 1268, la jalousie et la haine quel-
que temps contenues des franciscains, se trahirent par une persécution
sourde dans les premiers temps, et qui bientot fut avouée. On ne se
borna plus a renouveler les anciennes défenses; on fit comparaitre Ba-
con, alors agé de soixante-quatre ans, devant une assemblée qui se tint
i Paris en Vannée 1278, sous la présidence du supérieur Jean d’Esculo ;
on frappa sa doctrine dun anathéme solennel , et il fut jeté dans les fers
sans avoir Ja triste ressource d’en appeler a la cour de Rome; car on
avait a ’avance rendu inutiles toutes ses démarches en suppliant le sou-
verain pontife de confirmer la sentence. Soit défaut de pouvoir, soit
manque de courage, tous ses disciples gardérent le silence, et ce fut
dans la résignation seule quil dut chercher des adoucissemenis a son
malheur. Sa captivité durait depuis quelques années, lorsque Jean d’Es-
culo parvint au si¢ége pontifical, sous le nom de Nicolas LV. Roger Bacon,
que Vespérance dun meilleur sort n’avait point abandonné, lui adressa
un opuscule Sur les moyens darréter les progres de la vieillesse. Il ne
semblait pas que celle démarche dut adoucir en sa faveur l’ancien supé-
rieur de son ordre; cependant, aprés de nouvelles rigueurs, celui-ci,
renoncant a wne vicille rancune, ou plutot, vaincu par les instances de
quelques protecteurs dévoués, ordonna qu’on rendit la liberté 4 Vauteur
del Opus majus. Bacon touchait alors a une vieillesse avancée, qui ne
devait pas lui permettre de jouir long!emps de cette justice tardive. Il
mourut effectivement peu de temps aprés, a lage de 78 ans.
L’ Opus majus Clant Je principal monument du génie de Bacon, une
rapide analyse de cet ouvrage, dailleurs peu connu, suffira pour donner
une idée des opinions de son auteur.
toger Bacon ne doutait pas qiil ne véctit a une époque de torpeur
intellectuelle et @ignorance profonde, parmi des hommes fort peu in-
struils et ne cherchant pas ale devenir, qui, par conséquent, ne faisaient
faire aux sciences aucun progres. Ce fait admis, il en trouva plusieurs
causes, qui se raménent aux stiivantes : trop de confiance dans lauto-
rité, le respect de la coulume, d’aveugles ¢gards pour les préjugés po-
pulaires, et cet orgueilleux amour de soi-méme qui porte Thomme a
reprouver comme dangereuses ou a mépriser comme pucriles les con-
naissances qu'il ne posséde pas. Il resultait de 1a que le premier devoir
d'un reformateur intelligent était de rendre a lesprit humain son indé-
pendance, en ruinant l'empire de Vautorité, de la coutume et des préju-
gés, cl de mettre en lumiere les avantages pratiques et la dignité des
sciences. Tel est objet des premicres parties de !Opus majus.
Roger Bacon commence par réclamer le privilége qui appartient a la
raison de !homme, d’exercer un controle sévére sur toutes les doctrines
soumises & son approbation. Les motifs qu’il allégue sont a peu prés
ceux que les libres penseurs de tous les ages ont invoqués en fayeur de
Ja méme cause. Il rappelle que la perfection est rare, surtout parmi les
hommes; quil na été donné a aucun sur cette terre de connaitre la
vérité sans mélange d’erreurs; que, tous étant faillibles, il y aurait une
extréme imprudence a en croire un seul sur parole. Encore moins,
272 BACON.
ajoute-t-il, doit-on sen rapporter au jugement du vulgaire ignorant,
passionné , dont le propre est d’abuser des meilleures choses. La multi-
tude, ailleurs, est d’autant moins capable de pénétwer dans les mys-
teres de la sagesse, qu'elle est plus nombreuse : car, en philosophie
comme en religion, il y a beaucoup d’appelés et peu d’¢lus. Enfin, il fait
voir qu'une opinion ne peut étre répulce yraie uniquement a cause de
son anliquité; que, Join de la, la science élant Poeuvre des ages, ily a
mille a parier que linexpéricnee des premiers philosophes s’est twahie
par de graves erreurs qu‘il apparlient aux dernicrs venus de reconnaitre
et de corriger. Ainsi Aristote a modifié le systéme de Platon, Avicenne
celui d’Aristote, Averrhoés les doctrines de tous ses devanciers.
Bieniot, abordant des considerations d'une autre nature, Roger Bacon
entreprend une apologie générale des sciences. I insiste principalement
sur la nécessité de nen bannir aucune, et de ne point accroitre comme
a plaisir notre ignorance par un injusie mépris pour un genre dinstruc-
tion qui n’est pas le notre. I] avoue que certaines parties de la philoso-
phie ont été négligées, d'autres proserites par les Peres de lEglise ;
mais @abord les Peres étaient des hommes, et, comme tels, sujets a se
tromper; de plus, leur conduite s’explique par des causes fort simples ,
el ne se préte pas aux conclusions que la malvyeillanee et le faux savoir
youdraient en tirer. Loin de proscrire aucune branche de la connaissance
humaine, il importe de les cultiver toutes, ne fut-ce que dans Jintérét
de la religion. La religion et la science sont solidaires parce qu’elles se
touchent, ou plutot se confondent, et on ne peut arréter lessor de l'une
sans nuire au développement de l'autre.
Aprés avoir exposé ces vues générales, Bacon en vient aux détails.
On concoit quil attire toute l'attention du lecteur sur les sciences qui lui
paraissent le plus négligées par ses contemporains, et qu il avait lui-
inéme cultivées plus que toutes les autres, a savoir la grammaire et les
mathématiques. Comme les livres sacrés sont traduils du gree et de Phé-
brea, et que, dune autre part, les docteurs scolastiques vivaient, en
quelque fagon, sur les ouvrages d‘Aristote el des philosophes arabes,
Vimportance des traductions et la nécessité de les avoir correctes deve -
naient évidentes, et on pouvait facilement en conciure que Vctude de la
gramimiaire était indispensable. L’apologie des sciences mathématiques
exigeait tout autrement de soin et de profondeur; aussi occupe-t-elle une
place énorme dans [Opus majus, dont une vingtaine de pages au plus
sont consacrées ala grammiaire.
Ce qui constitue aux yeux de Roger Bacon lutilité ct la grandeur des
mathématiques, c'est: 1° qu’elles sont supposcées par toutes les autres
sciences, que, sans elles, on ne peul se flatter d’cludicr avee fruit;
2° qu’elles nous facilitentla solution de plusicurs questions de philosophie
naturelic; 3° qu’elles rendent les plus grands services au théologien,
soit qu il étudic Ja science du compat, ou qu il veuille appliquer aT Eeri-
ture sainte les principes de Ja chronologic. Parmi les questions de philo-
sophie naturelle dont les mathématiques facilitent la solution, Roger
Bacon cile et discute les suivantes : Quelles sont les differences des cli-
mats? Quelle est la cause du flux et du reflux ? La mati¢re est-elle infi-
nie? Les corps se touchent-ils en un point? Quelle est la figure du monde
et de Ja terre? N’y a-t-il qu'un monde, un soleil ct une Junc, ou bien y
BACON. 273
en a-t-il plusieurs ? La matiére s’étend-elle a Vinfini ? Quelle est la cause
de la chaleur ? Enfin, les mathématiques sont la ¢ ondition de Vastr ologie;
par l’astrologie jointe a Ja connaissance des climats, elles contribuent
beaucoup aux progres de la médecine, et, a ces avanti ages , elles joignent
celui de créer en quelque sorte la science de la perspective. La vient se
placer un traité de Perspective, qui, joint a un opuscule de /a Multipli-
cation des figures (de Multiplicatione specierum) , compose la cinquieme
partie de !Opus majus.
Dans une sixiéme et derniére partie, intitulée de Scientia experimen-
tali, Bacon poursuit le cours de ses recherches sur différents points de
philosophie naturelle. Quelques lignes, dont l’exemple de sa vie est un
éclatant commentaire, révélent sa pensée sur la méthode applicable aux
sciences. Il distingue deux procédés, Texpérience et le raisonnement,
mais en se pronongant hautement pour le premier. Selon lui, le raison-
nement aboutit a des conclusions qu'il nous permet de comprendre; mais
il ne nous donne pas une notion claire et distincle de la réalité; il ne nous
apprend ni a fuir les choses nuisibles nia rechercher les bonnes. Ainsi,
dit-il, il se peut que, par des arguments trés-puissants, on parvienne a
prouver que le feu brule et detrait tout ce quil touche ; mais cette dé-
monstration ne suffirait pas: a un homme qui n’aurail jamais vu de feu,
et il n’éviterait la flamme qu'apreés en avoir approché la main ou un objet
combustible.
On a pu reconnaitre dans exposition rapide qui précéde, plusieurs
des apercus qui, trois cents ans plus tard, ont fait la fortune et la
gloire da chancelier Bacon. Comme Villustre auteur du Novum Orga-
num, le moine inconnu du xiué siécle est épris du plus vif amour de la
science: il en appelle de tous ses veux, il en favorise de tous ses
efforts le progrés; il voudrait communiquer a tout ce qui Pentoure
son enthousiasine ta cette noble cause, de sorte quon peut dire
avec une enlicre verité, que la pensée qui 2 inspiré le trailé de Aug-
mentis et Dignitate scientiarum est en germe dans Opus majus, De
méme Roger Bacon et le chancelier s’accordent a repousser Ie joug de
Yautorité , “de la coutume, des préjugés, a se confier dans les seules
forces de la raison, souverain arbitre, a leurs yeux, du vrai et du faux.
Tous deux enfin se montrent partisans déclarés de lexpérience , contre
les incertiludes et les abus de la méthode rationnelle. A ces frappantes
analogies se mélent des différences qui tiennent a la fois aux hommes et
aux Cpoques. Ainsi, autant le style du chancelier Bacon est riche,
animé, brillant de métaphores et de saillies , aulant celui de Roger est
lourd , ’pénible , décoloré, bien que de beaucoup supérieur a celui des
écrivains du méme age. L’dnsfauratio magna ne porte pas le ca-
chet dune connaissance profonde de Vhistoire et des monuments de la
science ; au contraire, Roger est trés-érudit ; il posséde a fond Aristotle,
Ptolémée, Euclide, les philosophes arabes , et il les cite a tout propos,
méthode assez difficile a concilier avec son mépris pour Fautorité,
Jajouterai en dernier lieu qu'il a sur Je baron de Verulam Vimmense
avantage d’ayoir uni constamment lexemple au préceple et pratique les
lecons et les conscils quil donnait a ses contemporains. Ainsi , pour nous
borner a quelques exemples, il a décrit plus exactement qu’on ne
avait encore fait, larc-en-ciel , !aurore boréale, les halos. [1 a connu
1 1S
274. BACON.
la theorie générale des verres concayes et convexes pour grossir et rap-
procher les objets ; ce qui a motivé lopinion inadmissible dailleurs de
Wood, de Jebb et de quelques autres écrivains anglais, quil avail in-
vente les lunettes eb méme le télescope. Sil n’a pas découyert la poudre a
canon, il est du moins un des premiers auteurs qui en aient parlé. Enfin
il avail reconnu la nécessité de réformer le calendrier, et les corrections
quil proposa sont précisément celles qui ont été adoptees sous le pape
Gregoire XT. Sans doute POpus majus nest pas un ouvrage parfait
de tout point; Verreur s’y méle fréguemment a la vérité, et Vastrologie
judiciaire, Valchimie et les sciences occulles n'y oceupent guére moins
de place que la physique et Ices mathématiques; mais dégagez ces
erreurs puériles , tribat payé par Vauteur a la crédulité populaire, et il
restera encore une masse Gnorme de faits bien constatés ct de décou-
vertes positives.
Cependant, Roger Bacon n’a exereé ni au xu siécle, ni dans les
aves suivants, Pinfluence que méritaient d’obtenir ses travaux et son
génie. Persécuté pendant sa vie, il a été méconnu sinon oubli¢ apres sa
mort, el ses ouvrages, peu éludiés, n’ont contribué que faiblement aux
progres de esprit humain. Peut-étre au fond ne doit-on pas s’en élon-
ner. Observateur habile de la nature, mais peu versé, il est permis de
le croire, dans Jes maticres théologiques, Roger Bacon excellait dans
les travaux qui ¢taient le plus antipathiques a la picélé méditative de
ses conltemporains, tandis quil négligeail les études Je mieux ep har-
inonie avec Jeurs gouls, leurs usages ct leurs croyances. II faut dire de
plus quil s'est montré infiniment trop sévére a leur égard, en peignant
sous de sombres couleurs, comme livrée a Vapathie-de Vignorance, cette
grande période du xrue siécle, ou PV Europe était couverte duniversites ,
et quillustrérent: un si grand nombre de Jaboricux écrivains, dont
quelyues-uns, comme saint Thomas, possédaient tous les dons du genie.
Or, il en est de méme des hommes que de la nature, a qui on ne
commande qua la condition de lui obéir : Natura non nisi parendo vin-
citur ; il faut tenir compte, pour les diriger, des affections de leur coeur
et des préjuges de leur esprit, et ne heurter imprudemment niles uns
niles autres. Au licu de suivre Je mouvement de son siecle, Bacon,
esprit courageux et hardi, Va contrarié plutot en cherchant ale
devancer ; i] devail vivre dans la persccution, mourir sans gloire et lais-
ser peu de vestiges de son influence, sauf un jour a étre place parmi les
meilleurs esprits du moyen age, quand la posterité, dont Vadmiration
est acquise a lous les grands talents, aurait reconnu ce quil cul dans
Vame dénergie morale et de capacité intellectuelle.
L/Opus majus a été publié pour la premiere fois par Samuel Jebb,
in-fol., Londres, 1733; une seconde édition, qui renferme de plus que
Ja précédente un prologue sur les autres ouvrages de Fauteur, a été im-
primée & Venise en £750. Tl faut v joindre deux opuscules également
imprimés : Pun De secretis operibus artis et nature et de nullitate
magie, in-4°, Paris, 1542; in-8°, Bale, 1593; in-8°, Hambourg, 1608,
1618 ; Pautre, mentionne dans le cours de cel article, De relardandis
senectulis accidentibus , in-, Oxford, 1890; traduit en anglais par
Richard Browne, Londres, 1768. Le Traite de Perspective, public par
J. Combachius, in-+”, Francfort, i614, ne forme pas un ouvrage dis-
BACON. 275
tinct de la cinquiéme partie de LOpus majus. Parmi les écrits de Bacon
quin’ont pas vu le jour, se trouve une double continuation de son grand
ouvrage sous les Utres d Opus minus et @ Opus tertium ; elle existait
autrefois a la bibliothéque Cottonienne, et la biblotheque Mazarine en
posséde une partie. Si on croit Bale, Leland, Pits et les autres historiens
anglais, Bacon aurail composé, en outre, cent et quelques trailés sur la
graminaire, les mathématiques, la physique, loptique, la géographie,
lastronomie, la chronologie, la chimie, les sciences occultes, la logique,
la métaphysique, la morale et la théologie; mais Samuel Jebb a prouvé
surabondamment que cette Gnumération Glail trés-exagérée, et que lantot
le méme traité se trouvait reproduit sous des titres différents > que tantot
de simples fragments étaient donnés comme autant douvrages entiers
et distincts. Cependant nous ne contestons pas que lavenir et de pa-
tienles recherches ne puissent faire découvrir des écrits de Bacon au-
jourd hui inconnus ; nous signalerons spécialement un manuscrit de la
bibliotheque d’Amiens indiqué par Heenel (Cat. libr. manuscr., in-4e,
1830) sous le titre de Philosophia Buciaine — M. Jourdain, dans ses
Recherches sur Cage et Vorigine des traductions @ Aristote, est un des
premiers qui aient fait connaitre !Opus majus par des citations éten-
dues. En 1839, M. Delécluze en a publié dans la Revue francaise une
nouvelle analyse intéressante par les détails scientifiques qu’on y trouve;
mais le travail le plus complet dont le moine franciscain ait encore été
Vobjet, est le savant article que MM. Daunou et J.-V. Le Clere lui ont
consacré dans le tome xx de | Histoire littéraire dela France. C.J.
BACON (Francois), céi¢bre philosophe anglais, regardé comme le
peére de la philosophie expérimentale » haquit a Londres le 22 jan-
vier 1560. Il était fils de Nicolas Bacon, jurisconsulte distingué, garde
des sceaux sous Elisabeth, et dAnna Cook, femme dune grande in-
struction et d'un rare mérite. Hse fit remarquer, dés son enfance , par la
vivacité de son esprit et la précocilé de son intelligence, et fut envoyé a
treize ans au collége de Ja Trinité a Cambridge, ot il fit de rapides pro-
eres. LH n’avait pas encore scize ans qu il commenca a sentir le vide de
la philosophie scolastique ; il la déclara dés lors stérile et bonne tout au
plus pour la dispute. C’est ce que nous apprend Je plus ancien de ses
biographes, le révérend W. Rawley, son sccrétaire, qui le tenail de
lui-méme. Destiné aux affaires, il fut envoyé en France et attaché a
Vambassade d’Angleterre ; mais il perdit son pére a 20 ans, au moment
méme ou un tel appui lui etit été le plus utile. Laissé sans fortune, il
abandonna Ja carri¢re diplomatique, revint dans sa patrie et se mit a
éludier le droit afin de se créer des moyens d’existence. H ne tarda pas a
deyenir un avecat habile, et ful nommé avocat ou conseil extraordinaire
de la reine, fonctions honorifiques plulot que lucratives ; il se vil aussi,
vers le méme temps, chargé par Ja Socicté de Gray’s Jen de professer un
cours de droit. Ses nouvelles éludes ne Jui faisaient pourtant pas per-
dre de vue l'intérét de la philosophie, qui avait toutes ses prédilections :
on Je voit a l’age de 25 ans tracer la premiére ébauche de | Insiauratio
magna dans un opuscule auquel il donnail le titre ambiticux de Penporis
partus maximus (La plus grande production du temps).
Afin de concilier son amour pour Ja science avec le soin de sa fortune,
ASs
276 BACON.
Bacon sollicitait un emploi avantageux qui lui laissat du Joisir. TH s’atta-
cha pour réussir a des personnages influents, nolamment a William Cé-
cil et a Robert Cécil , ministres tout-puissants; mais ceux-ci, quoique
étant ses parents, ne firent rien pour lui. Hl se tourna ensuite vers Ie
comte d’Essex, favori de la reine, qui, avee plus de bonne volonté, ne pul
rien obtenir. Mieux traité par ses conciloyens, if fut nommé, en 1592,
membre de la Chambre des communes par le comté de Middlesex.
C’est a 37 ans seulement que Bacon débula comme auteur. II fil pa-
raitre a celle époque (1597) des Essais de morale et de politique, écrits
originairement en anglais, et quil mit plus tard en latin sous le Utre
de Sermones fideles, sive Interiora rerum (1625), ouvrage rempli de
réflexions justes , de conscils d'une ulilite pratique , qui Jui fit prendre
rang parmi les premiers écrivains de son pays comme parmi les plus
profonds penscurs. I] composa aussi vers le méme temps, sur des ma-
tiéres de jurisprudence et d’administration, divers ouvrages qui n’ont vu
le jour qu’aprés sa mort, et il concut le vaste projet de refondre toute la
législation anglaise; mais ce projet, auquel il revint plusicurs fois par la
suite, resta sans exéculion.
Lorsque le malheureux comte d’Essex, poussé au désespoir, cut
tramé la plus folle des conspirations, Elisabeth exigea que Bacon, en
sa qualité de conseiller extraordinaire de ja reine, assisltat le ministere
public dans Vinstruction du proces, et le courtisan consentit a devenir
un des accusateurs de celai dont il avail recherché Ja protection. Malgré
cette ache complaisance, il n’obtint rien tant que vécut Elisabeth.
Plus heureux sous Jacques I°', il plat par sa vaste instruction et son
esprit a ce prince quiavail de grandes prétentions ala science, ct sul bien-
tol se concilier toute sa faveur, soit en défendant avee chaleur aupres de
la Chambre des communes limportant projet que le roi avait forme de
réunir Angleterre et | Ecosse, soit en travaillant par ses écrits a faire
cesser les dissensions religiouses, soit en publiant sous les auspices du
roi un ouvrage qui devait “honorer son régne : je veux parler du trailé
of the Pr oficience and Advancement of learning divineand human 1605),
que Tauteur refondit plus tard en Je mettant en latin sous ce titre :
dle Dignitate et Augmentis scientiarum (1623). Dans ce livre, qui est le
premicr fondement de sa gloire comme philosophe , il s'attachait a mon-
irer le prix de Vinstruction en repoussant les accusations des ennemis
des lumiéres, et passait en revue toutes les parties de la science, afin
de reconnaitre les lacunes ou les vices quelles pouvaient offrir, et din-
diquer les moyens d’accroitre ou de perfectionner les connaissances hu-
maines. En méme temps quil méritait ainsi la faveur du roi, il ne
déedaignait pas de se concilier son indigne favori, Villiers, duc de
Buckingham, et il obtenait ses bonnes graces en lui rendant avec un
empressement obséquicux des services qui faisaiont pressentir ce quon
pourrait attendre de sa complaisance sil arrivait un jour au pouvoir.
Jacques Ie qui, dés son avénement (1603), avait créé Fr. Bacon che-
valicr, ne tarda pas accumuler sur Jui les faveurs. En 160%, i] lui donna
le titre de conseil ou avocat ordinaire du roi, au lien de celui de corset
extraordinaire, Gvil avail porlé jausque-la, Pappelant ainsi a un service
plus actif auprés de sa personne; if dut accorda en méme temps une
pension de 100 livres sterling. En 1607, i} le nomma solliciteur general;
-
BACON. 277
en 1613, attorney général; cn 1616, membre du Conseil privé; en 1617,
garde du grand sceau; enfin, lord grand chancelier (1618) ; en outre, il
le créa baron de Vérulam (1648), puis vicomte de Saint-Alban (1621), et
le dota d'une riche pension.
Tout en remplissant avee zéle les diverses fonctions qui lui furent
confiées successivement, Bacon trouvait encore des loisirs pour se livrer
a ses études favorites : ainsi, en 1609, il publia l'ingénieux opuscule
de Sapientia veterum (de la Sagesse des anciens), ou il voulut montrer
que les vérités les plus importantes de la philosophie, aussi bien que de
la morale, étaient cachées sous les fables que lantiquité nous a transmi-
ses, s‘efforcant de propager ainsi a Vaide de lallégorie les principaux
dogmes @une philosophie nouvelle. En 1620 il fit paraitre, sous le titre
de Novum Organum, sive Indicia vera de interpretatione nature et regno
hominis, un ouvrage qu'il méditait depuis bien des années, et dont il
avail déja tracé plusieurs ébauches (notamment l’opuscule intitulé Cog?-
tata et visa de interpretatione nature, sive de Inventione rerum et ar-
tium, rédigé dés 1606, mais resté inédit). Dans ce livre, qui devait
commencer Ja révolution des sciences, Bacon se propose, comme I indi-
que le titre méme, de substituer a la logique scolastique, au célébre
Organon d Aristote, une logique toute nouvelle, un Organon nouveau.
Lautcur l’écrivit en latin, afin que ses conseils pussent ¢tre lus et mis
en pratique par tous les savants de l'Europe; il le partagea en apho-
rismes afin que les préceptes quil contenait fussent plus frappants et
pussent se graver plus facilement dans la mémoire.
La gloire de Bacon comme sayant, son crédit et sa puissance comme
homme d’Etat élaient au comble, lorsqu’il se vil attaqué dans son hon-
neur par une accusation flétrissante, et précipité du faite des grandeurs
par le coup le plus inattendu. Pour se conserver les bonnes graces du
roi, ainsi que celles de Buckingham, il avait prété son concours a des
mesures vexatoires, et avait, par une complaisance servile, apposé le
sceau royal 4 dinjustes concessions de priviléges el de monopoles, qui
pouvaient remplir les coffres du roi et de son favori, mais qui irritaient
Ja nation. En outre, le grand chancelier, peu scrupuleux sur Jes moyens
de s'enrichir ou d’enrichir les siens, avait, avec une coupable facilité,
acceplé lui-méme des plaideurs, ou laissé recevoir par ses gens, des
dons qu’on pouvait regarder comme des arrhes d'iniquité.
Au commencement de l'an 1621, un nouveau parlement, élu sous
linfluence du mécontentement universel, résolut de mettre un terme a
tous ces abus. Bacon, dénoneé ala Chambre des communes par des
plaideurs décus, fut accusé par celle-ci, devant la Chambre des lords, de
corruption et de vénalité. Sur le conseil du roi, qui craignait d’étre lui-
méme compromis si une discussion s’engageait, Bacon renone¢a a toute
défense, et s'ayoua humblement coupable. I fut, par une sentence du
3 mai 1621, condamné a perdre les sceaux, & payer une amende de
40,000 livres sterling, et a étre enfermé a la tour de Londres.
Sans aucun doute, le chancelier n’était pas innocent; mais la haine et
lenvie furent pour beaucoup dans sa condanination : longtemps, ses pré-
décesseurs avaicnt regu des présents sans étre inquiétés; il est d’ailleurs
certain que Bacon ne ful, pour ainsi dire, qu'une viclime expiatoire ; ce
ne ful pas, comme il le dit luieméme dans une de ses lettres, sa les
278 BACON.
plus grands coupables que tomberent les ruines de Silo. Le roi, pour le-
quel il ‘était devoué, ne tarda pas a lui rendre sa liberté et ale déchar-
ger des peines portées contre lui; mais il n’osa le rappeler au pouvoir.
Rentré dans la vie privée, Bacon se remit avec plus d’ardeur que ja-
mais a ses études, se félicilant de pouvoir enfin suivre librement l'im-
pulsion de son génie. Aprés avoir terminé une histoire de Henri VIF,
quil n’avait rédigée que pour plaire au roi Jacques, issu de ce
prince, il revint a sa grande entreprise de Ja restauration des sciences.
Sentant que pour travailler efficacement a l'avancement de la philoso-
phie , il devait donner l’exemple comme il avait donné le précepte, il
se mit lui-méme a louvre, ct s'imposa lobligation de traiter chaque
mois quelqu’un des sujets qui lui semblaient avoir le plus d'importance ;
cest ainsi quill rédigea, dés 1622, 1 Histoire des Vents, V Histoire de la
Vie et de la Mort, et, dans les années suivantes, | Mistoire de la Den-
sité et dela Rareté; dela Pesanteur et de la Léegereté; V Histoire du Son,
et qu'il entreprit des recherches sur la chaleur, la lumicere, le magné-
tisme, etc. Dans ces essais, qui ne sont guére que des tables dobser-
vations, on trouve quelques expériences curieuses, et le germe de pré-
cieuses découvertes. En méme temps, i] recueillait et consignait par
écrit, amesure que l’occasion les lui présentait, Jes faits de toute espece
qui pouvaient avoir quelque intérét pour la science : c’est ce qui com-
pose le recueil que William Rawley, son secrétaire, publia aprés sa
mort sous le litre de Sylva sylvarum , sive Historia naturalis (La Forét
des foréts, ou Histoire naturelle) ; on y trouve mille obseryations distri-
buées en dix centuries. A la méme époque, il révisait, étendait et
mettait en latin, avee le secours d@habiles collaborateurs, parmi les-
quels onremarque Hobbes, Herbert et Ben-Johnson, son traité de ? Avan-
cement des sciences; ses Essais moraux, son Histoire de Henri VIT,
et quelques opuscules.
Accablé par tant de travaux, et déja affaibli par une maladie épidé-
mique qui avait régné dans Londres en 1625, Bacon ne tarda pas a
succomber. Au commencement de’ 1626, il fut saisi d’un mal subit pen-
dant qu'il faisait des expériences en plein air. [1 expira le 9 avril 1626,
dgé de soixante-six ans. Tl] avait été mari¢, mais n’eut pas d’enfants.
Dans son testament, qui offre plusieurs dispositions remarquables, il
legue sa mémoire aux discours des hommes charitables, aux nations
étrangéres, et aux ages futurs. Hl créait, par le méme acte, diverses
chaires pour Venseignement des sciences naturelles; mais }e peu de for-
tune qu'il Jaissa ne permit pas de remplir ses intentions.
Pour apprécier complétement Fr. Bacon, il faudrait distinguer en lui
‘homme, le jurisconsulte, Je politique, lorateur, Vhistorien, Vécrivain
et le philosophe. Devant surtout ici nous occuper du philosophe, nous
nous bornerons a dire que, comme juriseonsulle, Bacon a laissé des tra-
vaux qui lui assignent Je rang le plus éminent, et que, portant partout
son genie rénovateur, i) voulut réformer et refondre les lois de FAngle-
terre ; que, comme politique, il montra de Ja souplesse et de Thabilete ,
qu il accueillit toutes les dees grandes , et concourut de tout son pouvoir
a une mesure de Jaquelle date Ja puissance de la Grande-Bretlagzne ,
Funion de PEcosse avee PAngteterre; queen éerivant son fMistoire de
Henri VI, il donna a son pays le premier ouyrage qui mcrite le nom
BACON. 279
dhistoire; que, comme orateur et écrivain, il n’eut point d’égal en son
sidcle; qu’a la force, la profondeur, il unit Véclat, et quil n’a d'autre
défaut que de prodiguer les images et les métaphores ; que, comme
homme, il nous apprend, par son ingratitude, par ses laches complai-
sances et ses prévarications, jusqu’ou peut aller Ja faiblesse humaine ,
et nous offre un affligeant exemple du divorce trop fréquent des qualilés
du cocur et des dons de esprit; ajoutons cependant que, au témoignage
de ses contemporains, il avait toutes les qualités qui rendent un homme
aimable; il était affable, bon jusqu’a la faiblesse, généreux jusqu’a la
prodigalité.
Comme philosophe, Fr. Bacon a attaché son nom a une grande révo-
lution. Frappé de l’état déplorable dans lequel se trouvaient la plupart
des sciences, il reconnut qu il fallait reprendre l’édifice par Ja base, et
il tenta d’accomplir cette ceuvre immense. C’est 14 que tendent Lous ses
travaux scientifiques, sous quelque titre et a quelque époque quils
aient été publiés. Tous ne sont que des fragments de lJnstauratio ma-
gna, vaste ouvrage divisé en six parties, dont nous allons tracer Je plan.
I. L’auteur sent avant tout le besoin de réhabiliter dans l’opinion pu-
blique les sciences qui étaient tombées dans un grand diserédit, de recon-
naitre les vices de la philosophic du temps pour les corriger, de signaler
les lacunes afin de les combler. C’est 1a objet d'une premiére partie de
VJnstauratio; on la trouve exécutée dans le traité de Dignitate et Aug-
mentis scientiarum, qui est comme | introduction et le vestibule de tout
V’édifice. —H. Le mal connu, il fallait en indiquer Je reméde : ce reméde
se trouve dans l'emploi d'une meilleure méthode, dans Ja substitution
de observation a Vhypothése, de Pindaction au sy logisme, Une seconde
partie de 1 /nstauratio est consacrée a 7 exposition de la méthode nou-
velle; cestle Norwm Organum. —U ct LV. Ce n’était pas encore assez
d'avoir trouvé la méthode, si l'on n’enseignait Ja maniére de s’en ser-
vir : pour cela, il fallait dabord, avec le secours de Pobservation et de
Vexpérience, rassembler Je plus grand nombre de faits possible, c’est
Vobjet de la troisiéme partie, 1 Histoire naturelie et expérimentale; puis,
travailler sur ces faits de manitre a s‘élever graduellement, par une
sorte d échelle ascendante, de la connaissance ‘des faits singuliers a la
découverte de Jeurs causes et de leurs lois, ou a redescendre par une
marche inyerse de ces lois générales a leurs applications particuliéres ;
ce travail est l’office dune quatriéme partie que Bacon appelle | Eehelle
de Ventendement (Scala intellectus).— V et VI. Il semblait qu’aprés ces
recherches, il n’y eat plus pour constituer la science qu’a recueillir et or-
donner en un corps régulier les vérités découvertes par application de
la méthode; mais Bacon, pensant avec raison que le moment n’¢tait pas
encore venu de donner des solutions définitives, fait précéder la vraie
philosophie d'une science provisoire dans laquelie il consigne Iles résul-
tats obtenus par les méthodes vulgaires. De la encore deux partics qui
complétent 1Jnstauratio; Yauteur appeile Ja cinquiéme Avant-coureuirs
ou Anticipations dela philosophic (Prodromi sive Anticipationes philo-
sophie), et la sixi¢me, Philosophie seconde (par opposition & la philo-
sophie provisoire ou prcliminaire) , Science active (c’est-a-dire propre &
Yaction, a Ja pratique), Philosophia secunda sive activa.
De ces six parties, Vauteur a, comme on la vu, exécuté la pre-
280 BACON.
miére dans le de Augmentis; il a fait aussi Ja portion la plus importante
de ladeuxiéme: en effet, il ne manque guére au Yovum Organum, pour
étre une exposition complete de la nouvelle méthode, que les préceptes sur
l'art de redescendre du général au particulier, et d’appliquer Ja théo-
rie a la pratique; Ja troisiéme et la quatricme partie ont été a peine
ébauchées par lauteur dans ses diverses histoires ( //istoria Densi et
Rari, Historia Ventorum, Historia Vite et Mortis, Sylva sylvarum),
ainsi que dans les morceaux qui ont pour litres : Lopica inquisitionis de
luce et lumine, Inquisitio de forma calidi, ete., qui offrent quelques
essais informes de application de Vinduction a la recherche des causes
et des essences. A la philosophie provisoire, qui forme la cinquieme
partie, apparliennent plusieurs Mémoires sur divers points de Ja science,
que Bacon a laissés manuscrits; tels sont ceux qui ont pour titres:
Cogitationes de natura rerum, de Fluxu, Thema cali, de Principiis
et Originibus. Quant a la sixiéme partic, c'est un monument dont il
pouvail tout au plus tracer Fordonnance, mais dont il laissait la con-
struction aux si¢cles futurs. En effet, lédifice n'a pas tardé a s’élever :
il a été promptement avancé par ceux qui ont su manier le nouvel in-
strument, par les Boyle, les Newton, Jes Franklin, les Lavoisier, les
Volta, les Linné, les Cuvier.
1] nous faut maintenant entrer dans quelques détails sur ce quil y
a de plus important dans la réforme tentée par Bacon, a savoir : son
but, sa méthode et ses résultats.
Son but, c'est lutilité pratique de la science, c'est le bien de Thu-
manité, Bacon voulut quau licu de se livrer a d'oiseuses ct stériles
spéculations, la science ne visat qu’a des applications pratiques; qu'au
licu de nous apprendre a combattre un adversaire par la dispute,
elle tendit a enchainer la nature elle-méme, et a ¢tablir Pempire de
Vhomme sur lunivers; qu’au lieu de dépendre dheureux hasards, le
progres des arts et de Vindustric fit assuré par le progres de Ja science ;
c'est dans ce sens cuwil repete sans cesse : « Savoir, c’est pouvoir; — Ce
qui est cause dans la spéculation, devient moyen dans lindustrie ; — Pour
dompter la nature, il faut s’en faire Fesclave, ete.» Scientia et polentia
humana in idem coincidunt, quia ignoratio caus@ destiturt effectum; —
Natura non nisi parendo vineitur; — Quod in contemplatione instar
cause est, id in operatione instar requlee est (Nov. Org., lib. 1, ¢.3).
C’est par les mémes motifs que, dans le deuxiéme titre du Yorn Orga-
num, ices mots : sive de Interpretatione nature, il ajoute ceux-ci : et
regno hominis, et quil donne ala science definitive vers laquelle doivent
tendre tous nos efforts le nom de scientia aetiva. Les innombrables ap-
plications qu'on a faites de la science a Vindustrie, les merveilleuses dé-
couvertes qui, depuis deux siécles, sont nées de ce concert et qui ont
centuplé la puissance de Thomme en augmentant ses jouissances , prou-
Vent surabondamiment combien ce grand homme avait vu juste sur tous
ces points. Ainsi, sous ce rapport, la réyolution dont il avait donné Je
signal a ¢le pleinement consomineéc,
Sa inethode, eest Pobservation, soit pure, soit aidée de ’expérimen-
tation, et fecondée par Vinduction. H youlut, en effet, qu’au lieu de se
contenter, comme on Favait fait jusque-la, dhypotheses gratuites, la
science ne sappuyal que sur Pobservation qui recueille les revelations
BACON. 281
spontanées de Ja nature, ou sur des expériences habiles et hardies qui
mettent, pour ainsi dire, la nature a la queslion pour lui arracher ses
secrets ; qu'au lieu de débuter, comme la scolastique , par de vaines abs-
tractions , par des propositions générales admises sans controle, la phi-
losophie commeneat par le particulier et le concret, et qu’elle soumit a
un examen rigoureux toul ce qui avait été regardé jusque-la comme
axiome incontestable; qu’au lieu de prétendre découvrir la vérité par la
seule force du syllogisme, et en la tirant par déduction d’un petit nombre
de principes abstrails, on ne procédat a la recherche des causes des
phénomeénes et des lois de la nature qu’avec le secours dune induction
légitime. Ces recommandations sont cent fois répétées : L’induction de
Bacon, pour employer une comparaison quilui est familiére, est une échelle
double par laquelle on s’éléve des effets aux causes, des faits parliculicrs
aux lois générales de la nature, pour redescendre ensuite des causes aux
effets, des lois générales aux applications particuliéres. Afin de décou-
vrir par cette induction la véritable cause, la véritable loi d’un phéno-
mene, la véritable essence d’une propriété (ce que Bacon appelle sa
forme, en conservant une expression de la scolastique dont il change le
sens), il faut, aprés avoir recueilli par l’observation tous les faits qui
précédent ou qui accompagnent le phénomeéne en question’, confronter
tous ces faits avec le plus grand soin, rejeter ou exclure tous ceux en
Tabsence desquels Je phénoméne peut se produire, noler ceux en pré-
sence desqueis il se produit toujours; rechercher parmi ces derniers ccux
qui varient en degré avec lui, c’est-a-dire qui croissent ou décroissent
quand il croit ou décroit; c’est a ces caractéres que lon reconnait la
véritable cause; la mani¢re dont cette cause agit constamment en est la
véritable loi. On appliquera ensuite la méme méthode a la recherche dua
principe de cette premicre cause, de la loi de cette premiére loi, et lon
s’élévera ainsi graduellement aux causes suprémes, aux lois universelles.
Bacon ne se contente pas de ces vues générales; il institue un nouvel
art logique qui le dispute presque en complication a la logique scolasti-
que. il réglemente et Ja méthode expérimentale et la méthode induc-
tive. Pour la premicre, il passe en revue tous les procédés de l’obser-
vation, tous les genres d’expérience, et indique le parti que l’on peut
tirer de certains faits quil nomme privilégiés ( Prerogative instantia-
rum). Pour la deuxiéme, il veut que l'on fasse sur chaque sujet une
sorle d’enquéte, et que ]’on dresse trois tables: une Table de présence
(Tabula presentie@) , qui réunira tous les faits ou se trouvent les causes
présumées ; une Fable @absence (Tabula absentia) , ou seront consignés
les cas dans lesquels l'une de ces causes aura manqué; une Table de
degres (Tabuia graduum) , ou Von indiquera les variations correspon-
dantes des effets et des causes. C'est dans Je deuxiéme livre du Novum
Organum que cetic méthode est exposée en détail.
Peul-élre Bacon a-t-il trop donne ala méthode d'induction, maltrai-
tant fort le syllogisme (auquel cependant il sait faire sa part), et connais-
sant peu les procédés de transformation et d’analyse qu'emploie le ma-
thématicien; peut-ctre aussi trouyerail-on quelques points obscurs,
quelques détails inapplicables dans lexposé de sa méthode; mais, ces
concessions faites, on doit reconnaitre qwici encore il a vu la vérité,
et qu'il a obtenu un plein succes. Les fausses méthodes qu'il a signalées
282 BACON.
ont été peu a peu abandonnées; la méthode nouvelle qu'il préconisait
a été partout proclamée, a partout triomphé. Quand Newton, dans ses
Principes dela Philosophie naturelle et dans son Optique, expose la
marche quil a suivie, que fait-il autre chose que reproduire les régles
de méthode tracées par Bacon ?
Dans examen des résultats de la méthode baconienne , il faut distin-
guer ceque Bacon a fait]ui-méme et ce qu’ont fait ses successeurs. On doit
icephilosophe un assez grand nombre de découvertes et d'apercus qui suf-
firaient pour le placer parmi les premiers physiciens de son siecle : il in-
vente un thermométre (Nov. Org., lib. 1, aph. 13); il fait des expé-
riences ingénicuses sur la compressibilité des corps, sur leur densité,
sur la pesanteur de lair ct son efficacité; il soupgonne attraction
universelle et Ja diminution de cette force en raison de la distance
(aph. 35, 36 et 45); il entrevoit Ja véritable explication des marées
(aph. 45 et 48), la cause des couleurs, quil attribue a la mani¢re dont
les corps, en vertu de leur texture différente, réfléchissent la Jumiere,
et mérite ainsi d’éire appelé le prophete des grandes vérilés que Newton
est venurévéler aux hommes. D’un autre cdté, il est lombé dans de graves
erreurs, cta eu le tort de combattre le systéme de Copernic; de sorte que
sil’on voulait juger sa méthode par les seuls résultats quwil a obtenus lui-
méme, on pourrait lajuger assez défayorablement, ou méme lui refuser
toute valeur, comme Ia fait M. Joseph de Maistre. Mais il ne serait pas
équitable de procéder ainsi. Bacon lui-méme répete en vingt endroits
que son but est moins de faire des découvertes que d’en faire faire, se
comparant tanlot aces statues de Mercure qui montrent le chemin sans
marcher elle-mémes, tantot au trompette qui sonne la charge sans
combattre. En outre, il déclare formellement, en donnant son opinion
sur certains points de la science, qu'il ne prétend point en cela appliquer
sa méthode, et qu'il noffre encore que des résultats provisoires , obte-
nus par Ja méthode vulgaire.
Mais si, au lieu de considérer Bacon, on consulte ses disciples et ses
successeurs , on Voit bientot arbre porter tous ses fruits. Grace a la
m¢thode nouvelle, les sciences prennent un rapide essor, et font en deux
cents ans plus de progrés qu'il nen avait été fait en trente siecles. Ce
serait perdre le temps que de s‘arréter a établir ectte verité, qui est de-
venue un licu commun. Qu'il nous suffise dajouter que dans Ja pensée
de auteur, quon a, bien a tort, accusé d’étre Padversaire des sciences
métaphysiques, cette méthode s‘applique aux recherches psy chologiques
aussi bien quaux sciences physiques, et que c'est du progres des recher-
ches ainsi conduites qu'il fait dépendre la découverte de movens efficaces
pour aider ou réformer Vesprit humain. La gloire de Vécole ecossaise a
éé Vappliquer Ja méthode baconienne a la science de Vesprit humain ,
el de donner ainsi a la psychologic des bases inébranlables.
Toutefois, en attribuant & la méthode exnérimentale et inductive les
rapides progres des sciences, nous ne prétendons pas, avee les partisans
enthousiastes ct exclusifs de Bacon, quaygnt lui on avait rien su, et
que Cesta lui seul qwon doi! faire honneur de tout ce qui sesi fait de-
puis. Bien des découvertes isclées sétaient faites avant Je xvi siecle ;
dans le temps méme de Bacon plusieurs hommes de génie, Galilee a tour
téte, trayaillaient a Pavancement de la science; enfin depuis Bacon, bien
BACON. 283
des recherches ont été entreprises avec succés par des hommes qui peut-
étre ne connaissaient nullement le Vovum Organum. Ce qui est vrai,
c'est qu’avant Bacon, on n’avait pas compris toute l’importance de la
méthode expérimentale et inductive, et que personne n’avait songé a la
réduire en art; ce qui est vrai encore, c’est que tous les travaux de quel-
que valeur entrepris depuis ont été exécutés d’aprés les régles posées
par Bacon, qu’on le stt ou qu’on l'ignorat. En proclamant comme la
seule voie de salut la méthode expérimentale et inductive, Bacon ex-
primait un besoin qui commengait a se faire généralement sentir; et,
comme tous les grands hommes, il ne faisait que résumer son siécle,
et aider a Ja marche des temps, en accomplissant une révolution qui
était mure.
Aprés Ja grande question de la méthode, un des objets auxquels le
nom de Bacon est resté attaché, c’est la division des sciences, ou plu-
tot des produits de l’esprit humain. Il fonde cette division sur la diffé-
rence méme des facultés que l’esprit applique aux objets aprés qu'ils ont
élé saisis par les sens : de la mémoire, il fait nailre histoire (qui com-
prend histoire naturelle comme lhistoire civile); de imagination, la
poésie, dans laquelle il fait entrer tous les arts; de la raison, la philo-
sophie ‘qui embrasse, avec Ja science de la nature, celle de Dieu et de
Vhomme). Cette classification, reproduite au dernier siécle avec de nou-
veaux développements en téte de I’ Encyclopédie, acquit alors une grande
célébrité , et elle a donné lieu depuis a de nombreuses critiques et a plu-
sieurs essais de remaniement. Mais Bacon n'y attachait qu'une impor-
tance fort secondaire; placée en téte du de Augmentis, cette division
n’était pour lui qu'un cadre propre a recevoir les conseils de réforme
quil adressait a chaque science.
On a élevé contre la philosophie de Bacon d'assez graves accusations.
On a fait de ce philosophe le pere du sensualisme moderne. Si par Ja on
a voulu dire qu'il conseille 4 la science de viser a des applications utiles,
commodis humanis inservire, on a raison; mais si on prétend qu il for-
mula et défendit cette doctrine qui fait dériver toutes nos idées des sens,
on se trompe: nulle part il ne soutient celle opinion; il ne se pose pas
meme la question, et ne parait pas l’avoir soupconnée. II est vrai que,
dans la Philosophie naturelle, i] reeommande de ne s’appuyer que sur
Vexpérience, de se défier des axiomes gratuits qu'on admettait aveu-
glément; mais s’ensuit-il quil nidt ou quil fit dériver des sens les idées
et les vérités absolues sur lesquelles la lutte s’est depuis engagée entre
les idéalistes et les sensualistes? on serait tout au plus Ja-dessus réduil
a des conjectures.
On laccuse aussi d’avoir condamné les causes finales, et par ]a d’avoir
affaibli les preuves de l’existence de Dieu. M. Joseph de Maistre. dans un
ouvrage posthume, qui n’est quun pamphlet virulent, va bien plus
loin encore; parce que le nom de Bacon a été invoqué par les encyclo-
pédistes, il fait de ce philosophe le pére de toutes les erreurs, il accu-
mule sur lui les imputations d’atheisme, @immoralité, dimpiété; il en
fait le veritable antechrist. Tout au contraire, loin de proscrire les
causes finales , Bacon en recommande l'usage comme un des objets spé-
ciaux de la théologie naturclle, et comme fournissant les plus belles
preuyes de Ja sagesse divine; mais il ne veut pas qu’on les introduise
284 BACON.
dans la physique, qu’on les substitue aux causes efficientes, et que ]’on
croie avoir tout expliqué quand on adit, en ne consultant que son
imagination, a quelle fin chaque chose peut servir dans Vordre de la
création. Quant a laccusation d’athéisme, comment a-t-on pu ladresser
sérieusement a celui qui, dans ses /ssais, a écrit un si beau morceau
contre les athées, a lauteur de cette belle pensée (Serm. fid., 16) tant de
fois répétée : «Un peu de philosophic naturelle fait pencher les hommes
vers Vathéisme; une connaissance plus approfondie de cette science les
raméne ala religion. » L’imputation dirréligion n’est pas micux fondée ;
il suffit pour la détruire de renvoyer aux Mcditations sacrées de Bacon,
el isa Confession de foi, rouvée dans ses papiers, confession tellement
orthodoxe qu’on s’étonne que celui quil’a écrite appartienne ala religion
réformée. L’auteur du Christianisme de Bacon, le pieux et savant abbé
Eymery, ancien supérieur de Saint-Sulpice, était loin de soupgonner
Vimpiété du philosophe anglais , lui qui a composé un livre toul expres
pour opposer la foi de ce grand homme a Vincrédulité des beaux-esprits.
du xviite® siécle,
Les wuvres de Bacon, dont une partie seulement avait vu Je jour de
son vivant, n’ont été réunies qu’un siecle aprés sa mort. Les édilions
les plus estimées qui en aient été faites sont celle de 1730, publiée a
Londres par Blackbourne, en 4 vol. in-fol.; celle de 1740, Londres,
& vol. in-fol., due au libraire Millar; celle de 1765, Londres, 5 vol.
in-4°, magnifique et plus complete que les précédentes (elle est due aux
soins de Robert Stephens, John Locker et Thomas Birch), et celle qui
a été donnée a Londres, de 1825 a 1836, en 12 vol. in-8°, par Bazil
Montagu, Ja plus compléte de toutes, avec une traduction anglaise des
ceuvres latines et avee des éclaircissements de tout genre. M. Bouillet a
donné une édition des Ofwores philosophiques de Bacon, 3 vol. in-8°,
Paris, 1834-1835; c'est la premi¢re qui ait paru en France; elle est
accompagnée dune notice sur Bacon, d introductions, de sommaires
de chacun des ouvrages, et suivie de notes et d’éclaircissements.
Plusicurs des ouvrages de Bacon avaient été traduits, de son vivant
méme, en francais ou en d’autres langues; a Ja fin du dernier siecle,
Ant. Lasalle, aidé des secours du gouvernement, fit paraitre, de Tan VIHA
a Van XI (1800-1803), en 15 vol. in-8°, les OFurres de F. Bacon,
chancelier d Angleterre, traduites en francais, avec des notes critiques,
historiques et littéraires. Cette traduction si volumineuse est loin d’étre
complete, et elle nest pas toujours fidele, Je traducteur s’étant permis de
retrancher les passages favorables a la religion. On a reproduit: dans le
Panthéon litteraire (A vol. grand in-8°, 1840) et dans Ja collection Char-
pentier (2 vol. in-12, 18%2) la traduction des Offurres philosophiques de
Bacon avec de légéres variantes; celle dernicre publication est due a
M. F. Riaux, qui Va fait précéder @un interessant travail sur la per-
sonne et la philosophic de Bacon, et ya joint des notes, empruntées
pour la plupart au travail de ML Bouillet.
La vie de Bacon a été éerite par le révérend William Rawley, qui
avait élé son seeretaire et son chapelain ila donna en f658, en téte
dun recueil d’cwuyres inédites de son ancien maitre); par W. Dugdal,
dans le Baconiana de Th. Tenison, 1679; par Robert Stephens, Lon-
dres, 173%; par David Mallet, en téte de lédition de 1740 ‘cette vie a
BARCLAY. 285
été traduite en fr ee par Pouillol, 1755, et par Bertin, 1788); par
M. de Vauzclles, 2 vol. in-8°, Pari is, 1833, et par M. Bazil Montagu,
en téte de la belle dition de Londres, 1825, que nous avons déja citée :
cette derni¢re nest euére qu'une apologie.
Enfin, la philosophie de Pauteur de la Grande Renovation et ses doc-
trines ont été aussi objet dun assez grand nombre de travaux, parmi
lesquels nous cilerons : [Analyse de la philosophie de Bacon, par De-
leyre, 2 a seltiae Paris, 1755; le Precis de la philosophie de Bacon,
par JACI Jeluc, 2 vol. in-8°, Geneve, 1801; le Christianisme de Bacon,
par Pabbé Evinery, 2 2 vol. in-12, Paris, 1799; Examen de la philoso-
phie de Bacon, ouvrage pos sthume du comte Joseph de Maistre, 2 vol.
in-8°, Paris, 1836, factum dicté par une haine aveugle contre toute phi-
losophie, et dont nous avons déja fait connailre Ja valeur; enfin, elle a
été récemment l'objet de plusieurs articies dans diverses Revues, parmi
lesquels on distingue un article de la Revue @ Edimbourg, de juillet 1837,
du ala plume de M. Macaulay ; ; ce morceau a été en partie traduit en
fr angais dans la Reewe Britannique du mois daott suivant, et a donné
lieu a une savante réplique de M. Benjamin Lafaye, insérée dans la
Revue francaise et étrangere. Ajoutons enfin que Vexposition et l’appré-
ciation de cette philosophie occupe une grande place dans plusieurs ou-
vrages importants, tels que la Logique de Gassendi; les Lettres sur les
Anglais, de Voltaire; Vffistoire a’ Angleterre de Hume ‘cet historien
établit un parallcle entre Bacon et Galilée, ct donne la supérioriié au
grand physicien de l’Italie) ; le discours preliminaire de l Encyclopédie ;
PEssai sur les Connaissances humaines , de Condillac; la Logique de
Destutt de Tracy (Discours préliminaire), et dans toutes les histoires
de la philosophie. i a
BARCLAY (Jean). I naquit en 1582, a Pont-a-Mousson, ot son
pere, ’Ecossais Guillaume Barclay, enscignait avec distinction le droit,
apres avoir quilté son pays par suite de la chute de Marie Stuart, sa
bienfaitrice. Les jésuites, sous la direction desquels il fit ses premiéres
études dans le college de sa ville natale, ayant remarqueé en lui des fa-
culles peu communes , essay c¢rent de le gagner aleur ordre; mais, voyant
leurs oflres repoussées , leur faveur se “changea bientot en per sécutions.
En 1603, le jeune Barclay partit aveg son pére pour l’Angleterre, oti il
ne tarda pas a atlirer sur lui attention de Jacques Ie". Ht mourut a Rome
en 1624. Les ouvrages sur lesquels se fonde principalement sa répula-
tion appartiennent a la politique et A Vhistoire; mais il est aussi Pauteur
dun écrit philosophique intitulé feon animarum (in-12, Londres, 1614).
Dans ce petit livre, d@ailleurs plein de fines observations et composé dans
un Jatin assez pur, on chercherait en vain quelque chose qui ressemblat
ade la psychologie. H ne contient qu'une sorte de classification des in-
telligences et de peinture des caraci¢res, d’aprés des considérations pu-
rement exiérieures. L’auteur veut prouver gue nos facultés intellec-
tuelles et morales changent de caractéres stivant les ages, les pays, les
erandes époques de Vhistoire, les constitutions individuelles ct les posi-
tions sociales. Dans ce but il passe en revue les différentes physionomies
par Jescuelies se distinguent entre eux les peuples anciens et modernes,
et celles que nous présentent les individus dans les diverses classes de la
286 BARDILI.
société, dans les professions les plus importantes. Voici la liste des autres
ouvrages de Jean Barclay : Euphormionis Satyricon, in-12, Lond. ,
1603. — Mistoire de la conspiration des poudres, in-12, Lond., 1605.
— Argenis, Paris, 1621. Le premier de ces trois écrits est, sous la
forme dun roman, une satire politique principalement dirigée contre
los jésuiles. Le dernier est une allegorie politique sur la situation de
Europe, et particuli¢rement de Ja France au temps de la Ligue.
BARDILI (Christophe-Godefroi) , né a Blaubeuren en 1761, @abord
répétiteur de théologie, puis professeur de philosophic dans plusieurs éta-
blissements. H mourut en 1806. Heut la prétention de réformer la philo-
sophie enla ramenant a une sorte delogique mathéematique qui rappelle les
idees de Hobbes sur ce sujet, mais qui fait surtout pressentir la logique
de Hégel. H attaque avee une extreme violence les doctrines de Kant,
de Fichte et de Schelling; il prétend que Ja philosophie allemande est
tres-malade, el ne yoil d’autre moyen de la sauver que Vanalyse rai-
sonnée de la pensée. Bicn entendu quil s‘imagine avoir fait cette ana-
lyse, qui devait étre si salutaire a la philosophic allemande. Voici les
principaux résultats de son travail.
Le principe supréme de toute science, de toute philosophie , est le
principe didentilé logique ou de contradiction, principe qui doit servir
aussi de pierre de touche pour reconnaitre la Vérilé dune proposition
quelconque. Dou il suil deux choses : la premicre , quil ny a que des
vérilés logiques, ¢ est-a-dire des vérilés qui ne concernent que le rap-
port des idées entre elles, el non point le rapport des idées aux choses;
a moins toutefois que Videntité logique ne puisse étre convertic en une
idenlilé réelle ou métaphysique. L’autre conséguence de ce principe,
cest que lout ce qui nimplique pas contradicuion est vrai. Mais si
lidentilé logique nest pas la méme que Videntité ontologique ou reelle ,
Vabsence de toute contradiction ne permettra de conclure guune verite
Jogique, et point du tout une verité réclle. Or une véerilé logique, par
opposition a une yerile reelle , nest pas aulre chose qu'une pure possi-
bilité, et méime une possibilité subjective ou formelle, et non une possi-
hilite ‘intrinséque ou tenant de la nature méme des choses, de leur
essence Ja plus inte. Bardilia fort bien apercu fa difficulte, et, comme
il ne peut se résigner a reconnaitre que des verites de Vordre logique ,
il applique aussi son principe aux vérilés mélaphysiques, eb en deduit
cet autre principe moins cleyé, a savoir, que rien de ce qui implique
contradicuon nexiste, el que toul ce qui mimplique pas contradiction
(tout ce qui est possible) existe reellement.
Il nest pas nécessaire de relever ce quil y a d’erroné dans une sem-
blable asseruion, Mais nous ferons remarquer que cette erreur a son
principe dans le point de départ purement logique de Tauteur, dans la
prétention de faire du principe de contradiction Je criterium de toute
verile,
Bardilia cru pouvoir s’élever de Videntité logique a Tidentilé mélaphy-
sique, en faisant consister toutes les fonclions de la pensée dans la con-
ception du rapport qui unit Jes deux termes des jugements, el que nous
exprimons par le yerbe éfre. IL prouve bien que, considéré en tui-
meme, ce rapport est constant, universel; mais if congoit ca meme
BASSUS AUFIDIUS. 287
temps que par lui seul il ne constitue pas la connaissance proprement
dite, el que, d’un autre coté, admettre les termes du jugement parmi
les données de intelligence, c’est tomber dans le variable, le con-
tingent; c'est sortir de Ja ligne qu’on s’élail tracée en voulant faire
dériver toute la philosophie du principe Widentité. En deux mots, si
Bardili reste fidéle a son principe didentilé, il n’a qu'une forme vide,
sans réalité, et la théorie de la connaissance est impossible; si, au con-
traire, il tient compte de la matiére déferminéc, diverse, ou des termes
variables de nos jugements, il s’écarte de son principe et des consé-
quences quien découlent. C’est ce dernier parti que prend auteur,
Inais en faisant mille efforts pour dissimuler sa marche inconséquente,.
Cette doctrine n'est donc pas, comme le croyait Reinhold, qui s’y élait
laissé prendre, un réalisme rationnel, mais tout simplement un idéa-
lisme qui dégénére, par inconséquence, en réalisme. Cette transition
vicieuse me semble s’éire opérée au moyen de deux confusions : létre
logique a été convertien un étre réel, et la matiere de la pensée en une
maticre véritable. Celle-ci s’est ensuite déterminée en minéral, en plante,
en animal, en homme, en Dieu.
Bardili prétend prouver la réalité de espace et du temps, par la rai-
son que les animaux, dont sans doute il suppose lame exempte de cer-
taines lois de notwe faculté perceptive, ont aussi les notions de temps
et d’espace.
Les ouvrages laissés par Bardili sont: Epoques des principales idées
philosophiques, in-8°, 1" partie, Halle, 1788; — Sophylus, ou Mora-
lite et nature considérées comme les fondements de la philosophie , in-8°,
Stutigart, 1794; — Philosophie pratique géncrale,in-8°, Stultgari, 1795;
— des Lois de Passociation des idées,in-8°, Tubingue, 1796; — Origine des
adées de Vinmortalitéet dela transmigration des dmes , Reyue mensuclle
de Berlin, 2° liv. , 1792; — de ?Origine de Vidée du libre arbitre, in-8°,
stuttgart, 1796; — Letires sur Vorigine de la metaphysique, in-8°,
Altona, 1798; — Philosophie clémentaire, in-8° , 2° cahier, Landshut,
1802-1806; — Considerations critiques sur Veétat actuel de la théorie de
la raison, in-8°, Landshut, 1803; — Correspondance de Bardili et de
Reinhold sur Vobjeé de la philosophie et sur ce qui est en dehors de la
spéculation, in-8°, Munich, 480%. — Son principal ouvrage est )£s-
quisse de la logique premiere, purgée des erreurs qui Pont géneralement
dcjiquree jusqwict, particuliérement de celles de la logique de Kant; ou-
vraye exempt de toute critique, mais qui renferme une Medicina mentis ,
desiince principalement @ la philosophie critique de V Allemagne, in-8°,
Stuligart, 1800. ht
3ASSUS AUFIEDIUS est un philosophe ¢picurien contemporain de
Sénéque, qui seul nous a transmis son nom dans une de ses lettres
(epist. xxx), oW il nous fait léloge le plus pompeux de sa patience et
de son courage en présence de Ja mort. Quant aux opinions parliculi¢res
de Bassus, si toutefois il a été autre chose qu'un philosophe pratique ,
elles nous sont lotalement inconnues.
BAUMEISTER (Frédéric-Chrétien) , né en 1708, mort en 1785 ,
recleur a Goerlitz. H suivait la philosophie de Leibnitz et de Wolf, tout
288 BAUMGARTEN.
en regardant Vharmonie préétablic comme une hypothése. I présenta
les raisons qui la defendent et les objections quelle souleve dune ma-
ni¢re assez complete et assez impartiale. Ses ouvrages élémentaires ont
été utiles. TH donnait beaucoup de definitions , les expliquait et les
éclaircissait par des exemples généralement bien choisis. Comme Wolf,
il cut le tort de vouloir tout démontrer . (etait la méthode du temps et
de Vécole. Ses ¢erits, maintenant peu recherchés, sont: Philosophia
definitiva, h. e. Definitiones philosophice ex systemate libri baronis a
Holfin wanum collecte, in-8°, Witlemb., 1735 et 1762; — Mistoria
doctrine de mundo optimo, in-8°, Goerlilz, 17445; — Institutiones meta-
physice methodo Wolfii adornatae, in-8°, Vittemb., 1738, 1749, 1754.
BAUMGARTEN (Alex.-Gottlieb) , né en 171% a Berlin, étudia la
théologie et Ja philosophie a Halle, ou il enseigna Jui-méme. Tl occupa
ensuile une chaire de philosophie a Franefort-sur-lOder, et mourut
dans cette ville en 1762. Baumgarten fut un disciple de Leibnitz et de
Wolf. fl se montra, plus encore que Wolf, partisan déclaré de la mo-
nadologie et de Vharmonie préctabiie. Seulement il chercha a concilier
ceite dernitre hypothese avec celle de Vintlux physique, ce qu'il ne fit
pas sans mériter le reproche de contradiction. Hf montra d ailleurs un
talent assez remarquable de con:binaison logique. Le principal service
quil arendu a la philosophic, c'est davoir le premier séparé la théorie
du beau des sciences philosophiques, avec lesquelles elle avait été con-
fondue jusqualors, et d’en avoir fait une science indépendante. I es-
saya den tracer le plan et den expliquer les parties principales; mais
son travail est resté incomplet. On a eu tort de regarder Baumgarten
comme le fondateur de Vesthetique. Ce titre est acquis et doit rester a
Platon. Sans doute, Vauteur de Pkéedre et de | Mippias a cu tort diden-
tifier le beau avec le bien; mais if nena pas moins fait de Vidée du beau
Pobjet @une étude spéciale, et ila pénétre dans cette analyse a une pro-
fondeur qui laisse bien loin derri¢re lui Baumgarten, et tous les autres
disciples de Wolf qui se sont occupes du méme sujet. La faiblesse du
point de vue de Baumgarten se trahit deja dans la dénomination méme
qu il donne a Ja science du beau. I Vappelle esthétique, parce qu il con-
sidere le beau comme une qualité des objets qui s'adresse aux sens, et
que, pour lui, Pidée du beau se rédiit a une perception confuse, cest-
a-dire aun sentiment, Dans le systeme de Wolf, la clarté m’appartient
quaux idées logiques. Le sentiment du beau nest done pas susceptible
d'étre determing par des rezles fixes. Hse trouve ainsi que cette science
nouvelle, qui vient d’etre tirée de Ja foule, ma élé, pour ainsi dire,
cmancipée que pour étve placce dans une condition inferieure, et se voir
refuser jusqua son titre méme de science. Le formalisme de Wolf a
empeché Baumgarten de comprendre Ja veritable nature de Vidée du
beau et la dignité de Ja science qui la représente. — On sait que la mo-
rale de Wolf repose sur lidée du perfecfoonnement. Baumgarten applique
ce principe a Pesthélique; mais en meme temps il le modifi. AVL Teen,
ce nelait pas la peine davoir séparé Ja theorie du beau de celle du
bien; Pesthetique rentrait de nouveau dans la morale, Pancienne confu-
SION eritisistidh, Voici la difference quetablit Baurazarten : la perfection,
sclon Wolf, consiste dans Ja conformite dun objet avec son idée ‘par
BAUMGARTEN. 289
idée il faut entendre la conception logique qui sert de base a Ja défini-
tion). La perfection ne peut done étre saisie que par l’entendement, qui
contient toutes Jes hautes facultés de lintelligence; elle échappe aux
sens. Or le beau, c'est la perfection telle que ‘les sens peuvent la per-
cevoir, c’est- A-dire d'une maniére obscure et confuse. Une pareille per-
ception ne peut produire une connaissance ralionnelle (c'est la percep-
tion confuse de Leibnitz et de Wolf). Les facultés qui sont en jeu dans
Ja considération du beau sont donc d'une nature inférieure, et Baumgar-
ten va jusqu ‘a définir le génie, les facultés inférieures de I’ ‘esprit portées
a leur plus haute puissance.
1] est facile de découvrir une premiére contradiction dans cette théo-
rie. Si la perfection consiste dans un rapport de conformité entre l'objet
et son idée, l'idée, ainsi que Je rapport, ne peuvent étre saisis que par
une opération de l’esprit qui sépare les deux termes et s’éléve jusqu’a la
nolion abstraite. Alors la perception cesse d'étre confuse; mais le beau
disparait, il rentre dans le bien. En second lieu, Ja beauté n’est pas
réellement dans les objets, elle n'est que dans notre esprit. Ce n’est pas
une qualité de lobjet, mais une maniére de voir du sujet qui le consi-
dére. Baumgarten, pour échapper a ces conséquences , admet une per-
fection sensible; mais c’est une autre contradiction; il ne peut vy avoir de
perfection pour les sens, puisque ceux-ci sont incapables de saisir lidée.
Dans le systeme de Wolf, la différence entre le fond et Ja forme, Vidée
et sa manifestation extérieure, n’existe pas non plus au sens que l’on a
donné depuis a ces termes. La perfection sensible n'est donc pas la ma-
nifestation sensible d’une idée qui constitue l’essence d'un objet beau; il
faut seulement supposer qu’en percevant un objet par Jes sens, nous
songeons vaguement a son idée. Ainsi, en analysant lidée du beau, on
trouve une conception obscure mélée a une perception sensible; mais
c’est une simple concomitance. Le lien qui unit les deux termes de la
pensée n’est pas mieux marqué que le rapport de l’élément sensible et
de l’élément idéal dans lobjet. D’ailleurs, lidée n’est qu'une abstraction
logique. — Les successeurs de Baumgarten, comme il arrive lorsqu'un
principe est vague et mal déterminé, essaycrent de le préciser; les
uns le firent rentrer dans celui de la conformite aun but. Kant a dé-
montré Ja fausseté de cette définition ( Voyez Beau). D’autres s’alta-
chérent a l’élément sensible; dés lors il ne fut plus question que de
beauté sensible ou corporelle. La beauté spirituelle se trouve exclue
de Ja science du beau; néanmoins, la théorie de Baumgarten nest pas
complétement fausse; il a entrevu la vraie définition du beau, lorsqu’il
a reconnu que le beau se compose de deux éléments combinés dans
un rapport que la raison seule ne peut saisir, et qui exige le concours
des sens. Il a ainsi frayé Ja voie a des théories plus profondes et plus
exacles.
Les principaux ouvrages de Baumgarten sont : Philosophia generalis,
cum dissertatione proemiali de dubitatione et certitudine, in-8°, Halle,
A770 taphysica, in-8°, Halle, 1739; —Ethica philosophica, in-8°,
Halle, 1740; — Jus nature, in-8°, Halle, 1765; —de nonnullis ad Poema
pertinentibus, in-4°, Halle, 1735; —Cristheticon, 2 vol. in-8°, Francfort-
sur-l’Oder, 1750 et 1759. Ce dernier ouyrage est resté inacheveé.
Ce Bs
i 1S
290 BAYER.
BAYER (Jean), né prés d’Epéries, en Hongrie, dans la premié¢re
moitié du xvi° siécle, étudia la philosophie, la theologie et les sciences a
‘Toul, ot ilne tarda pas a enseigner. Rappelé dans son pays pour y diriger
une école, il fut ensuite recu pasteur et en exerga les fonctions. Ennemi de
la philosophie d’Aristote, quil ne croyait propre qu’a faire naitre des
discussions sans pouvoir en terminer aucune, il s'appliqua d’une manicre
particuli¢re a& une sorte de physique spéculative, et suivit en partie les
doctrines de Comenius. Voulant arriver a une théorie physique de la na-
ture, en prenant surtout Moise pour guide, Bayer, ainsi que Comenius,
admet trois principes : Ja mati¢re, Fesprit et la lumiére. Par antipathie
pour la nomenclature d Aristote , il évite le mot matiére, se sert de celui de
masse mosaique (massa mosaica), et lui reconnait deux états successifs :
celui d'une premi¢re création, c'est alors Ja matiére universelle; celui
d'une seconde création, état en vertu duquel elle devient telle ou telle
espece de mati¢re. Le premier de ces états ne dura qu'un jour, et il nen
reste plus rien aujourd hui. Le second fut leffet de la création pendant
Jes jours suivants; il subsiste encore maintenant sous les différentes
especes et les différents genres des choses. Suivant que Ja matiére revel
lun ou l'autre de ces deux états, elle est primordiale ou séminale, na-
live ou adventice, permanente ou passagére. La génération des choses
exige lunion de la matiére, de lesprit et de la lumiére. L’esprit, qui
intervient dans la formation de toutes choses, n'est pas seulement Dieu,
inais c’est encore un esprit vital, plastique ou formateur (mosaicus plas-
mator). Parmi les agents extérieurs, les uns sont des causes efficientes
solitaires, ¢ est-a-dire assez puissantes pour produire leurs effets par
elles-mémes; Ices autres ne sont que des causes concurrentes, inca-
pables d’agir efficacement si elles ne sont pas aidées par d autres
‘auses. L’esprit vital tire son origine de | Esprit saint, qui la creéé pour
quil réalisat les idées dans les choses corporelles, en faisant celles-ci a
Jimage des premic¢res. Cet esprit vital se divise et se subdivise a lVin-
fini; ou plutot il prend des noms divers selon les effets quil produit et
selon la sphere dans laquelle son action se manifeste. I] donne aux corps
Ja forme et le principe qui les anime; il donne a lunivers physique le
mouvement ef Pharmenie. C'est alui quest due la fermentation, qui est
une de ses principales fonctions. Il est le principe actif, et la maticre le
principe passif. La lumiére est le principe auxiliaire ; elle tient une sorte
de milieu entre la mati¢re et Pesprit, et son intervention est nécessaire
pour achever Feeuyre de lacreation, Bayer distingue une lumicre primitive
ouuniverselle, et une lumicre adventiceou caraciérisce, et en fait consister
le mode d'action dans le mouvement, lagitation, la vibration : ce mou-
vement s'accomplit ou a la surface des corps ou a leur centre, deux cir-
constances qui expliquent le chaud et le froid. Bayer distingue une foule
de points de yue dans la lumicre, et fail naitre a chaque instant de nou-
velles entités, telles que la nature dirigeante ou Vidée, principe plastique
ou formateur des qualites des choses; la nature figurée natura sigillala,,
dot: résultent les caractéres distinclifs des corps et leurs différentes
formes. La forme a cependant une autre raison encore : cest la configu-
ration de la mati¢re premicre, ou la concentration des esprits, etle degré
sons lequel se montre la lumicre (femperamentum lucis,. Bayer fait de la
plupart des proprictés ou des qualites des choses autant de principes,
BAYLE. 291
Ainsi, l’étendue, la limite, la figure, la continuité, la juxtaposition, la si-
tuation sont des natures ou des principes. D’autres propriétés ou natures
procédent de l’esprit : ce sont la vie, la connaissance, le désir, la force,
leffort, lacte. L’esprit peut revétir Ja substance corporelle de toutes ces
propriétés ; d’ou il suit que la maliére peut penser et vouloir. C’est deux
fois plus que Campanella ne Jui en attribuait, puisqu’il la regardait seu-
lement comme sensible. Ce nest pas tout encore. La combinaison de ces
principes divers donne naissance a d'autres propriétés , qualités ou natu-
res. C’est de Ja que procédent l’entité par excellence ou l’étre, la subsi-
stance, le nombre, le lieu, etc. L'amour, la haine, le désir, aversion ont
une nature et une origine semblables. — Brucker, et avant lui Morhof,
ont-ils eu tort de perdre patience devant toutes ces fictions ontologiques, et
de les appeler des subtilités sans valeur et sans ordre? Brucker prétend
qu on ne retrouverait certainement pas 1a Moise, ly cherchat-on avec Ja
lanterne de Démocrite. Nous avons cependant cru devoir rapporter un
peu longuement toutes ces réveries, et cela pour plusieurs raisons : d’a-
bord, pour démontrer qu’en prenant les dogmes religieux pour base d’un
systéme philosophique et en voulant soumettre a I'autorilé une science
essentiellement libre de sa nature, on arrive a des résultats non moins
dangereux pour la foi que contraires a la vérité : ensuite, parce que les
doctrines de Bayer rappellent involontairement la méthode @ priori,
appliquée a la philosophie de Vhistoire naturelle par quelques savants
d’outre Rhin encore vivants, et qui, malgré leurs connaissances posi-
tives, sont conduits par leur imagination aux résultats les plus étranges.
Enfin, nous voulions conclure de ces Jaborieuses réveries, que limagi-
nation nest guére moins a redouter dans les sciences physiques que
dans les sciences métaphysiques. Le philosophe et le savant ne sauraient
étre trop en garde contre les fantomes et les entités que cette folle du
logis est toujours préte a faire passer pour des réalités. Mais ces ré-
flexions trouveront ailleurs un développement convenable.
Bayer a laissé les ouvrages suivants : Ostium vel atrium nature ico-
nographice delineatum, id est Fundamenta tnterpretationis et administra-
tionis generalia, ex mundo, mente et scripturis jacta,in-8°, Cassov., 1662 ;
— Filo labyrinthi, vel Cynosura sen luce mentium universali, cognos-
cendis, expendendis et communicandis universis rebus accensa, in-8°,
Leipzig, 1685. a as
BAYLE (Pierre) naquit en 1647, a Carlat, dans le comté de Foix.
Son pére, ministre calviniste, se chargea de sa premiére éducation, et
lui enseigna Jui-méme le latin et Je grec. Plus tard, le jeune Bayle est
envoyé a Puylaurens, ot il continue ses ctudes avec autant d’ardeur que
de succés. Sa rhétorique achevée dans cette académie, il va, en 1669,
faire a Toulouse, chez les jésuites, son cours de philosophie. La, em-
barrassé par quelques objections élevées contre ses crovances religieu-
ses, il abjure, pour se livrer au catholicisme, qui lui parut un moment
plus rationnel, le calvinisme, auquel de nouvelles réflexions et Jes in-
stances de sa famille le raménent bientot. A peine rattaché a lEglise
réformée, il se rend a Geneve, sy familiarise avec le cartésianisme ,
auquel il sacrifie le péripalétisme scolastique qu il avait appris des jé-
suiles, et y contracte avec les célébres professeurs en thcologie Pictet
19.
292 BAYLE.
et Léger, et surtout avee un jeune homme qui se fit remarquer dans la
suile comme €crivain et ministre du saint Evangile, avec Basnage, une
de ces liaisons que la mort seule peut rompre. Puis nous le voyons, grace
al’active amitié de Basnage, entrer successivement, comme précepteur,
dans la maison de M. de Normandie, a Gen¢ve; dans celle du comte
Dohna, a Copet; et enfin a Paris, dans celle de M. de Beringhen. En
1675, une chaire de philosophie, vacante a |) Académie de Sédan, est
mise au concours. Pressé par Basnage, qui achevait alors dans cette
ville ses études théologiques, et qui avail gagné a son ami l’appui de
Jurieu, son maitre, Bayle vient disputer la place et Vobtient. Il occupait
ce poste depuis six ans, a Ja satisfaction de tout Je monde et de Jurieu
Jui-méme, qui, malgré son caractére envieux, n’avail pu Jui refuser son
eslime, lorsqu’en 1681, cing ans avant la révocation de l’édit de Nantes,
Puniversilé calviniste de Sédan fut supprimée. Bayle passe avee Jurieu
a Rotterdam, ot M. de Paets fait créer pour eux | Ecole i/lustre. L’en-
seignement public, dont Bayle y fut chargé, comprenait Ja philosophie
et lhistoire. Ses legons et surtout ses publications, remarquables a tant
de litres, attirent bientot sur le professeur de Rotterdam l’attention gé-
nérale; ses relations s’étendent; tous les savants de |/Europe correspon-
dent avec lui; Ja reine Christine lui écrit de sa main. Mais il faut un
nuage a nos plus belles journées. La haine et J’envie vinrent tourmenter
cette heureuse existence. Jurieu poursuit avec un acharnement odieux
son trop célébre rival. H le dénonce comme athée au consistoire , comme
conspirateur a lautorilé politique. Ses menées, apres avoir longtemps
échoué, a la fin réussirent. Bayle perdit sa chaire et sa pension. Cette
perte ne parait avoir affecté quien ce quelle donnait gain de cause a
son adversaire. D’ailleurs, le philosophe se felicitait vivement d’avoir
échappé aux cabales et aux entremangeries professorales, si communes
dans les académies, et de pouvoir vivre pour lui-méme et les muses,
sibi et musis. Il se trouvait si bien, malgré Jes poursuites de Jurieu et
celles de Jaquelot et de Leclere qui se liguérent pour inquiéter ses der-
nicres années, de celle précieuse indépendance, qu’ent706, le comte
d’Albemarle lui ayant demandé comme une grdce de venir habiter sa
maison a La Haye, Bayle refusa. Mais déja il souffrait de la maladie qui
devait 'emporter. Une affection de poitrine a laquelle quelques-uns de
ses parents avaient succombeé, et quil refusait de soigner, Ja regardant
comme incurable, faisait chez lui des progres rapides, quil observait
avec un calme imperturbable. Son activité nen ful pas un instant ralen-
tie ; ses travaux se poursuivaient comme par le passe; et la mort, une
mort sans douleur, sans agonic, le surprit, le 28 décembre 1706,
comme dit son panégyriste, la plume a la main; il n’avail encore que
59 ans.
On connait peu d’existences littéraires aussi bien fournies que celle de
P. Bayle. Depuis lage de vingt ans, il s était a peine accordé quelques
instants de repos. A ceux qui sétonnaient de Ja rapidité avec laquelle
ses publications se succédaicnt, il pouvait répondre ce qu'on lit dans la
préface du tome m de son Dictionnaire historique et critique + « Diver-
tissements, parties de plaisir, jeux , collations, voyages a la campagne,
visites, et telles autres recreations nécessaires a quantite de gens detude,
ace quils disent, ne sont pas mon fait; je n’v perds point de temps. Je
BAYLE. 295
n’en perds point aux soins domestiques , ou a briguer quoi que ce soit,
ni a des sollicitations, ni a fetes autres affaires.... Avec cela, un au
teur va loin en peu d’années. »
Il écrivait avec une onrreie facilité, et il revenait rarement sur son
premier travail. « Je ne fais jamais, dit- il quelque part |’ébauche d'un
article; je le commence et |’achéve sans discontinuation. » Ce quil cher-
che surtout dans les formes dont il revét sa pensée, c’est la clarté, et son
style est plutot vif et coulant qu’élégant et chatié.
Son érudition était immense, et elle ne manquait pour cela ni d’exac-
tilude ni de profondeur. Il avait d’ailleurs autant de logique que de
science; c’était un de ces hommes rares chez lesquels Ja mémoire ne
semble pas nuire au raisonnement. Malheureusement toutes ces forces
sont dépensées en pure perte au profit du paradoxe et du scepticisme.
Toutes les questions importantes que la philosophie se propose de ré-
soudre se hérissent, selon Bayle, dinextricables difficultés. Cette pro-
position, Zl y aun Dieu, nest pas d'une évidence incontestable. Les
meilleures preuves sur lesquelles on a coutume de s’appuyer, comme
celle qui conclut de lidée d'un étre parfait a son existence , soulévent
mille objections. I peut méme y avoir, touchant l’existence divine, une
invincible ignorance. A la rigueur, tous les hommes pourraient encore
se réunir dans une croyance commune al’existence de Dieu; mais il leur
sera difficile de s‘enlendre sur sa nature ; car jamais ils ne pourront
accorder son immutabililé avec sa liberté, son immatérialité avec son
immensité. Son unité est loin d’étre démontrée. Sa prescience et sa bonté
ne se concilient pas aisément, l'une avec les actes libres de homme ,
l’autre avec le mal physique et moral qui régne sur la terre et les peines
éternelles dont l’enfer menace Je péché. Ses décrets sont impénétrables,
ses jugements incompréhensibles. Nous n’avons que des idées purement
négatives de ses diverses perfections (OE uvres diverses, passim).
Qu’est-ce que la nature? « Je suis fort assuré (Dictionn. hist. et
crit., art. Pyrrhon) quil y a trés-peu de bons physiciens dans notre
siécle qui ne soient convenus que la nature est un abime impénétrable ,
et que ses ressorts ne sont connus qu’a celui qui les a faits et les dirige. »
Bayle ne voit aucune contradiction a ce que la matiére puisse penser
(Object. in libr. secund., c. 3).
« L’homme est le morceau le plus difficile 4 digérer qui se présente a
tous les systémes. [1] est l’écueil du vrai et du faux; il embarrasse les
naturalistes, il embarrasse les orthodoxes.... Je ne sais si la nature peut
présenter un objet plus étrange et plus difficile 4 pénétrer a la raison
toute seule, que ce que nous appelons un animal raisonnable. Il y a 1a
un chaos plus embrouillé que celui des poétes. »
Que savons-nous de l’essence et de la destinée des Ames? On établit
également, avec des arguments qui se valent, leur matérialité et leur
immatérialité, leur mortalité et lear immortalité. Notre liberté ne nous
est garantie que par des raisons d'une extréme faiblesse ; et les principes
sur lesquels la morale s’appuie sont encore moins assurés que ceux qui
donnent aux sciences physiques leur base chancelante et leur mobile
fondement. Quoi qu‘il en soit, homme peut, sans avoir Ja moindre idée
d'un Dieu, distinguer la vertu du vice. Souvent méme un athée portera
plus loin qu’un croyant la notion et Ja pratique du bien; et, sous ce rap-
294. BAYLE.
port, l’athéisme semble infiniment préférablea la superstition et a Vido-
latrie (OEuvres diverses, passim).
Que résulte-t-il pour lesprit humain des incertitudes dans lesquelles
il tombe quand il médite ces grandes questions ? Bayle nous dira bien
des lévres que la suite naturelle de cela doit étre de renoncer a prendre la
raison pour guide, et Wen demander un meilleur a la cause de toutes
choses; il nous donnera le conseil hypocrite de captiver notre entende-
ment a Vobeissance de la foi (Dictionn. hist. et crit., art. Pyrrhon); mais
il ne nous aura pas plutol amenés a sacrifier la science a la croyance ,
la raison a la révélation, qu’il se hatera de briser sous nos pieds le pré-
tendu support sur lequel ses artifices nous auront atlirés. «Quon ne
dise plus que la théologie est une reine dont la philosophie nest que la
servante; car les théologiens eux-mémes témoignent par leur conduite
qu ils regardent la philosophic comme la reine, et la théologie comme la
servante.... Ils reconnaissent que tout dogme qui nest point homolo-
gué, pour ainsi dire, vérifié et enregistvé au parlement supréme de la
raison et de la lumiére naturelle, ne peut étre que d'une autorilé chan-
celante et fragile comme le verre (Comment. philos. sur ces par., etc.,
part. d'¢, c. 1). » Non, Bayle n’a point, il nous l’affirme lui-méme, une
arri¢re-pensée dogmatique. «Je ne suis, nous dit-il ailleurs (Lettre au
P. Tournemine), que Jupiter assemble-nues ; mon talent est de former
des doutes ; mais ce ne sont pour moi que des doutes, » Son scepticisme
enveloppe toul.
Mais comment fera-t-il ces ruines? Bayle nest pas un ldche, a coup
sur; cl ses inléréls matériels lui demanderaient en vain une bassesse. Ce
nest pas non plus un enthousiaste; il n’y a en lui ni un héros ni un
martyr. I] n’attaquera done pas directement, ouvertement, les dogmes
contre lesquels il conspire. Sa methode, qui satisfera a la fois elson éru-
dilion et sa prudence, opposera au systéme qui soutient telle ou telle
assertion quelque systeme ancien ou moderne qui la nie, broiera ainsi
l'une par l'autre les doctrines contradictoires, et ensevelira sous leurs
débris les vérilés, ou du moins les opinions que leur désaccord com-
promet.
Dot venaient chez notre philosophie ces dispositions seeptiques? Il
faut @abord faire, pour la formation et la constitution de ce caractére,
une large part a Vesprit des temps nouveaux, dont les libres penseurs
devaient étre les premiers pénétrés, et auquel le protestantisme était
plus particuli¢rement accessible. A cette cause générale, des causes
spéciales étaient venues se joindre. A vingl ans, cest-a-dire a lage
ou lintelligence se préte avee Je plus de docilité aux doctrines qui lui
sont préchées, nous le trouvons lisant sans cesse et relisant Montaigne,
Plus tard, sa double apostasie, et la honte accompagnée de remords dont
elle Faceabla, lui inspira une aversion profonde pour cette legereté avec
laquelle les hommes, en général, se rendent a ce qui leur présente le
masque de la vérité; eb sans doute il a sacritié oulre mesure a une dis-
position dont i) s’accuse dans une leltre datée du 3 avril 1675, «a la
honte de paraitre inconstant; » le meilleur moyen de ne se jamais mettre
en contradiction avec sol-meme, c'est de ne jamais rien affirmer.
Les principaux ouvrages de Bayle sont: f° les Pensées direrses sur la
comete qui parul en 1680 ;—2" les Nouvelles de la Republique des Lettres,
BEATTIE. 295
journal fondé en 168%, et qui eut jusqu’en 1687, ot il finit, un succes
prodigieux ; — 3° un Commentaire philosophique sur ces paroles de
U Evangile : Contrains-les d'entrer ;— 4° Objectiones in libros quatuor de
Deo, anima et malo; — 5° les Réponses aux questions @un provincial.
Tous ces ouvrages forment le recucil des OE uvres diverses , 4 vol. in-8°,
La Haye, 1725-1731. — 6° le plus important de tous les ouvrages de
Bayle, c'est son Dictionnaire historique et critique. I] a eu douze édi-
tions, dont les deux meilleures sont celle de Des-Maiseaux , avec la vie
de Bayle par le méme, 4 vol. in-f?, Amsterdam et Leyde, 1740, et
celle de M. Beuchot, 16 vol. in-8°, Paris, 1820.— On consultera avec
fruit sur Bayle les articles que Tennemann et Buhle lui ont consacrés
dans leurs travaux sur l’histoire générale de la philosophie.
BEATTIE (James) naquit en 1735 a Lawrencekirk, dans le comté
de Kincardine, en Ecosse. II fit ses études dans l’université d’Aberdeen,
fut placé ensuite comme maitre d’école a Fordoun, dans le voisinage de
Lawrencekirk , et v composa des vers qui lui valurent une assez grande
réputation. En 1758, il fut nommé professeur dans une école de gram-
maire a Aberdeen, et obtint, en 1760, la chaire de logique et de phi-
losophie morale du collége Maréchal. Aprés plusieurs années d'un bril-
lant enseignement, Beattie se fit suppléer par son fils, de 1787 a 1789.
La mort de ce fils, en 1789, et celle de son second fils, en 1796, le
jetérent dans une mélancolie inconsolable. Hl se fit donner un rempla-
cant, s’enferma dans la solitude et mourut en 1803.
Beattie est presque aussi célébre en Ecosse, par ses ouvrages de
poésie et de littérature, que par ses écrits philosophiques. Le plus vanté
de ses poémes, le Ménestrel ou le Progrés du génie, parait avoir été imité
dans les premiers vers de lord Byron. C’est du moins lopinion expri-
mée par M. de Chateaubriand ( Voir Essai sur la littérature anglaise).
Nous n’avons a examiner ici que les ouvrages philosophiques de Beattie.
Beattie a écrit sur toutes les parties de la philosophie, sur la psvcho-
logie, la logique, la théodicée, la morale, Ja politique méme, ainsi que
Vesthétique. Il suffit de parcourir la liste de ses livres, que nous donnons
plus bas, pour s’assurer qu il n’y a pas une question philosophique un
peu importante a laquelle il n’ait touché. Mais si fon veut rechercher
parmi ces questions celles qui reviennent le plus souvent dans les
ouvrages de Beattie, celles qui ont le plus préoccupé sa pensée et le
plus contribué a Ini faire un nom dans Ja philosophie écossaise, on
trouve qu’al’exemple de Reid, il a particulidrement insisté sur les points
suivants :
1°. Distinction des vérités du sens commun et de celles de la raison,
les unes qui sont évidentes par elles-mémes et sans démonstration , les
autres qui le deviennent a aide du raisonnement. Beattie ne néglige
rien pour établir fortement cette distinction qui joue un si grand role
dans le systéme des philosophes écossais. Le sens commun pour lui est
« cette faculté de Vesprit, qui pergoit la vérité ou commande la croyance
par une impulsion instantanée, instinctive, irrésistible, dérivée non de
léducation ni de Vhabitude, mais de la nature. » En tant que cette fa-
culté agit indépendamment de notre volonté, toutes les fois quelle est
en présence de son objet, et conformément a une loi de lesprit, Beattie
296 BEATTIE.
trouve qu’a proprement parler, elle est un sens (c’est précisément la
raison qualléguait Hutcheson pour donner le nom de sens a Ja faculté
morale et a Ja faculté qui nous fait saisir le beau). En tant qu'elle agit
de Ja méme manic¢re dans tous les hommes, il croit quelle peut s’appeler
sens commun, Quant a la raison, il Ja définit ( Assat sur la nature et
Vimmutabilité de la vérité) : «la faculté qui nous rend capables de cher-
cher, d’aprés des rapports ou des idées que nous connaissons, une idée
ou un rapport que nous ne connaissons pas, faculté sans laquelle nous ne
pouvons faire un pas dans la découverte de la vérité audela des premiers
principes ou des axiomes intuilifs.
2°. Polémique contre le sceplicisme spiritualiste de Berkeley, contre le
sceplicisme universel de Hume, enfin contre Descartes, que Beattie, de
méme que Reid, accuse d’avoir produit Je scepticisme moderne en cher-
chant a tout démontrer. Beattie traite impitoyablement Jes scepliques.
Le litre méme de son meilleur ouvrage (Essai sur la nature et Vimmu-
tabilité de la vérité, en opposition aux sophistes et aux scepliques) in-
dique assez la place que cette polémique occupe dans ses écrits. I] ana-
lyse la philosophie scepltique; il la considére surtout dans les temps
modernes, el la suit depuis sa premiére apparition dans les ceuvres de
Descartes, jusqu’a son développement le plus complet dans les écrits de
Hume. I] montre quelle admet des principes enticrement opposés a ceux
qui ont dirigé les recherches des mathématiciens et des physiciens,
quelle substitue l’évidence du raisonnement a celle du sens commun, et
quelle aboutit a des conclusions qui contredisent les principes les plus
légitimes et les plus universels de Ja croyance humaine.
Tels sont les points les plus saillants de la philosophie de Beattie. On
Voit assez combien il se rapproche de Reid, dont il avait été lami et le
collégue a Aberdeen, ect dont il reproduit presque constamment les
doctrines. En dehors des questions que nous venons d indiquer, et toutes
les fois que Beattie n’a pas a revendiquer contre le sceplicisme les prin-
cipes du sens commun, ses opinions ont peu dintérét. Nous avons re-
marqué toulefois, dans sa morale, une coincidence assez frappante entre
Vidée générale qu'il se fait du bien et du devoir, et Fidée que s’en fai-
saient les stoiciens. On sail que les stoiciens fondaient la morale sur ces
deux principes : « vivre conformementa Ja nature; vivre conformement
ala raison, » et quils ramenaient ces deux principes a un seul, en ce
sens que, la nature de Fhomme étant eminenment rationnelle, obcéir ala
nature et obéir a la raison leur paraissaient une seule et méme chose.
C’est par un raisonnement analogue que Beattie arrive a identifier Vidée
de l'accomplissement de la fin de notre nature et Vidée de Paccomplis-
sement des lois de Ja conscience morale. Voici sa conclusion : « ....De
ce que Ja conscience, ainsi quil vient d'etre prouvé, est le principe
par excellence, le mobile réguiateur de Ja nature humaine, il suit que
Yaction vertueuse est la fin supréme pour laquelle Thomme a été créé.
Car la vertu, c'est ce que la conscience approuve.... C’est done agir
d'apres la fin et la Joi de Ja nature, que d’agir d’aprés la conscience. »
( Eléments de science morale, 1 partie, c. 1.)
Au fond, la philosophic de Beattie manque de profondeur et dorigi-
nalité. On peut ciler des opinions célébres et durables que Thistoire a
ehregislrées sous les nonis de Hutcheson , de Smith, de Reid, de Fer-
BEAU (IDEE DU). 297
guson; on en citerait diffilement une qui appartienne en propre a
Beattie. C’est par la clarté et | élégance de son style, par l’autorité atta-
chée a sa réputation littéraire, que Beattie a servi la philosophie écos-
saise , beaucoup plus que par Ja nouveauté ou la fécondité de ses idées.
Les ouvrages de philosophie de Beattie sont intitulés : Essai sur
la nature et Vimmutabilité de la vérité, en opposition aux sophistes
et aux sceptiques, in-8°, Edimbourg, 1770. Cet ouvrage a été réfuté
en méme temps que la Recherche sur lesprit humain, de Reid, et
| Appel au sens commun, d’Oswald, par le docteur Priestley ; — Essai
sur la Poésie et la Musique, sur le Rire, sur Uutilité des Etudes classi-
ques, in-4°, Edimbourg, 1777. L’Essai sur la Poesie et la Musique a été
traduit en francais, in-8°, Paris, 1798. — Dissertations morales et cri-
tiques sur la Mémoire et V Imagination, sur les Réves, sur la Théorie du
Langage, sur la Fable et le Roman, sur les Affections de famille, sur les
Exemples du sublime, in-4°, Londres, 1783. — Elements de science mo-
rale, publiés 8 Edimbourg, le premier volume en 1790, le deuxiéme
en 1793, et traduits en francais par Mallet, 2 vol. in-8°, Paris, 1840.
— I] faut ajouter a cette liste plusieurs lettres relatives a la philosophie
qui se trouvent dans le livre de W. Forbes sur la vie et les ouvrages de
Beattie. Enfin on a de ce philosophe un traité sur ’ Evidence du Christia-
nisme , publié en 1786 , et réimprimé en 1 vol. in-8°, uae ea
ke .
BEAU (in£e bu). Dans cet article nous nous attacherons d’abord a
distinguer l’idée du beau des autres notions de |’esprit humain avec les-
quelles on serait tenté de la confondre. Nous essayerons ensuite de la
caractériser en elle-méme et de Ja définir. Nous terminerons en indi-
quant ses formes principales.
I. L’idée du beau differe essentiellement de celle de U'wtile ; pour s’en
convaincre, il suffit de remarquer qu’il y ades objets uliles qui ne sont
pas beaux et des objets beaux qui ne sont pas utiles. S’il y a des objets
a la fois utiles et beaux, nous ne confondons pas en eux ces deux points
de vue. Le Jaboureur qui contemple une riche moisson et le voyageur
qui admire un paysage ne voient pas Ja nature du méme ceil. Il y a plus,
pour jouir du beau, il faut faire abstraction de Vutile; ces deux senti-
ments se contrarient loin de se fortifier. Le plaisir du beau est d’autant
plus vif et plus pur qu’il est plus dégagé de toute considération d'utilité
et dinteret. Loidée de lutile est purement relative, elle exprime le
rapport entre un moyen et un but; l'objet utile n’est rien par lui-meme;
le but atteint, le besoin satisfait, le moyen perd sa valeur. Au contraire,
Vobjet beau est beau par lui-méme , indépendamment de l’avantage quil
procure, du plaisir que sa vue excite et de son rapport avec nous. Une
belle fleur nest pas moins belle dans un désert que dans nos jardins. Si
on prélend que l'objet beau est utile puisqu’il nous fait éprouver du
plaisir , c'est faire une pétition de principe. Pourquoi le beau nous plait-
il? est-ce parce quil est utile ou parce qu il est beau ?
L’utilité, si toutefois on peut se servir ici de ce mot , vient alors de la
beauté, et non la beauté de lutilité. En d'autres termes, le beau n’est pas
beau parce qu il nous est agréable, mais il est agréable parce qu'il est
beau, Ceux qui ont confondu l'agréable et le beau, ont donc pris leffet
998 BEAU (IDEE DU).
pour la cause. D'ailleurs Ja jouissance que nous fait éprouver la vue du
beau est d'une nature toute particuliére et n’a rien de commun avec
celle que nous procure lutile; l'une est intéressée, |’autre ne Vest pas;
lune est accompagnée du désir de posséder l'objet utile et de le faire
servir a notre usage , l'autre est dégagée de toul semblable désir; elle
laisse Pobjet subsister tel qu'il est, libre et indépendant, ce qui fait
dire que le désir de lutile tend a consommer et a détruire, tandis que
Je sentiment du beau aspire a la conservation et aVunion. Enfin les
deux actes de l’esprit par lesquels nous saisissons le beau et lulile sont
différents ; nous voyons, nous contemplons le beau, nous concevons
Vutile. Pour apercevoir utilité dun objet, il faut le comparer avec son
but ou sa fin; or ce jugement, qui suppose une comparaison, est un
acte réfléchi; la perception du beau, au contraire, est immédiate; c’est
une intuition. Aussi, quand un objet est ala fois utile et beau, sa beauté
nous frappe avant que nous avons pu souvent deviner son ulilité.
Liidée du beau est également distincte de celle du bien. Plusieurs phi-
losophes ont identifié le beau et le bien. C’est la théorie de Platon; il est
possible que ces deux idées soient identiques dans leur principe, mais
pour lesprit de Thomme elles sont differentes. D’abord Vidée du bien
comme celle de utile implique la conception dune fin. Le bien pour un
étre est laccomplissement de sa fin. Le bien général, Vordre, est l’ac-
complissement de toutes les fins particuli¢res dans leur rapport avec
une fin totale. Or il est évident que lidée du beau ne renferme pas la
conception d'un but ou d'une fin propre a chaque existence. Lorsque je
contemple la beauté d'un objet, je ne songe nullement a sa destination
ni a celle de chacune des parties qui Je composent. Ce jugement suppo-
serait dailleurs une comparaison; or nous avons vu que la perception
du beau est immediate et intuitive. Aussi, pour le dire en passant, le
sentiment du beau précéde Vidée du bien comme celle de Vutile. La
jouissance qui accompagne la vue du bien est infiniment plus noble que
celle de lutile, mais nous ne la confondons pas avee le plaisir duo beau.
Ainsi que I’a fait remarquer Kant, elle n'est pas non plus désintéressée,
en ce sens quelle ne nous laisse pas indifférents a Vexistence réelle de
Vobjet. Que lobjet beau existe récllement ou ne soit que la représentation
du beau, le plaisir n’en est pas moins vif; souvent méme limage nous
plaira plus que la réalité. I] nen est pas de méme du bien; la volonté
est loin d’étre indifferente a son accomplissement et a sa réalisation,
elle veut que le bien soit pratiqué et en fait une obligation a tout étre
raisonnable. Celui-ci , quoique moralement libre, apparait soumis a une
loi. Or toute idée de dépendance doit étre écartée de la consideration du
beau. Le méme philosophe démontre que Vidée du beau ne peut rentrer
dans celle de perfeetion, qui d'ailleurs se confond avec Lidée de bien. La
perfection consiste a posséder en soi tous les moyens de réaliser sa fin.
Dans Vutile, le but esten dehors du moyen, dans le parfait , les moy ens
et le but sont inséparables. L’étre parfait es! done celui a qui rien ne
manque et qui jouit de la plenitude de ses facultés. Mais la conception
d'une fin et dun rapport entre les moyens et la fin nen est pas mois
comprise dans idee de perfection,
On élablit une correlation entre les trois idées du beaw, du bien ef du
erai. Nous devons done montrer la difference de cetle derniére avec
BEAU (IDEE DU). 999)
Vidée du beau. Le vrai est la parfaite identité de V’idée et de son objet.
Il est évident dés-lors que Je vrai s’adresse a la raison seule, et suppose
la conception pure des idées de la raison, dépouillées de toute forme,
de toute manifestation sensible; or le beau se voit, se contemple el ne
se concoit pas; il différe donc du vrai, en ce qu’il est inséparable de la
manifestation sensible. Le beau et le vrai au fond sont identiques ; mais
pour s ‘identifier avec le vrai, le beau doit se dégager de sa forme; ce qui
par la méme l’anéantit comme beau.
IJ. Nous nous trouvons ainsi conduits a Ja véritable définition du
beau. Sans entrer dans une analyse que ne comporte pas cet article,
nous dirons, en nous appuyant sur ce qui précéde, que lidée du beau
renferme la notion fondamentale d’un principe libre indépendant de
toute relation, qui est a lui-méme sa propre fin et sa loi, et qui apparait
dans un objet déterminé, sous une forme sensible. Le beau nous offre
done les deux termes de l’existence , invisible et le visible, linfini et le
fini, l’esprit et la matiére, lidée et la forme, non isolés et séparés , mais
réunis el fondus ensemble de maniére que l’un est la manifestation de
lautre. Cette harmonicuse unité est l’essence du beau qui peut se défi-
nir : la manifestation sensible du principe qui est l’Ame et lessence des
choses.
Il est facile d’expliquer a l'aide de cette définilion les caractéres de
Vidée du beau et du sentiment quwil nous fait éprouver. En effet, sil est
vrai que le beau nous présente réunis dans le méme objet les deux élé-
ments de l’existence, le spirituel et le sensible, le fini et Vinfini; il
s’adresse a la fois aux sens el a la raison, a la raison par l‘intermédiaire
des sens. A travers la forme sensible, esprit atteint l’invisible, c’est
une révélation instantanée, soudaine, qui ne suppose ni comparaison
ni réflexion ; ce n’est ni une conception pure, ni une simple perception,
mais une intuition qui renferme dans un acte complexe les deux ter-
mes de toule connaissance, comme elle saisit les deux principes de
toute existence. On voit donc en quoi, sous ce rapport, le beau differe
de Vutile, du bien et du vrai; Vutile nous retient dans Ja sphére bornée
du monde sensible, dans le cercle des besoins de notre nature finie. Le
beau nous révéle Vinfini, non en soi, mais dans une image et sous une
forme sensible. Le bien nous fait concevoir la fin des étres et le but
auquel ils tendent; mais dans le bien la fin est distincte des étres eux-
mémes; elle est placée en dehors d’eux; ils y aspirent, ou ils doivent
Vaccomplir. Dans Je beau, la fin et les moyens sont identiques; la fin
se réalise d’elle-méme par un développement naturel, libre et har-
monieux.
Puisque le beau nous offre image d'un étre au sein duquel toute op-
position est effacée et se développant harmonieusement et librement, la
contemplation du beau doit éveiller dans notre ame une jouissance déli-
cieuse qui n'a rien de commun avec celle que fait naitre la satisfaction
des besoins physiques, jouissance pure et désintéressée qui se suffit a
elle-méme, et nest accompagnée d’aucun désir de faire servir objet a
notre usage, de nous lapproprier ou de le détruire. Nous nous sentons
seulement atlirés vers la beauté par la sympathie et l'amour.
Nous pouvons distinguer aussi lidée da beau de celle du sablime, et
les deux sentiments qui leur correspondent. Le beau, c'est !harmenic
500 BEAU (IDEE DU).
parfaite des deux principes de l’existence de l'infini-et du fini; dans le
sublime , cette proportion n’exisle plus; linfini dépasse a tel point Ja
manifestation sensible , que celle-ci apparail comme incapable de le con-
tenir et delexprimer. D’un coté, linfini se révéle dans sa grandeur et
son infinité; de l’autre, le fini s’efface, disparait, ou ne manifeste que
son néant; dés lors l’équilibre , qui dans le beau maintenait le rapport
et !harmonie des deux principes, est rompu. La sensibilité est refoulée
sur elle-méme; "homme, comme é¢tre fini, sent sa pelilesse et son néant;
il est aecablé par cette mystérieuse puissance de l’absolu et de Vinfini
dont le spectacle lui est offert. Un sentiment de terreur et d’épouvante
s’empare de son dme ; mais en méme temps, la partie de son étre qui
se sent infinie prend d’aultant mieux conscience de sa grandeur , de son
indépendance et de son infinilé. Aussi, le sentiment du sublime est
mixte; a la tristesse, a la frayeur, se méle une joie intime et profonde
et un attrait puissant qui s’exerce particuli¢rement sur les dmes fortes.
III. Dieu est le principe du beau, comme il est celui du vrai et du
bien. Ou trouver, en effet, Vidée du beau complélement réalisée , sinon
dans le seul élre au sein duquel la contradiction , opposition et le dés-
accord n’existent pas, dont lintelligence, la volonté et la puissance se
développent dans une éternelle harmonie et ne rencontrent aucun ob-
stacle , dans létre qui agit et crée sans effort et dont la fidélité est inal-
térable? Dieu, qui est le typede la liberté absolue, est donc aussi la beauté
supréme; toute beauté derive de lui. La beauté du monde est une image
et un reffet de la beaulé divine.
Parcourons les principaux degrés de l’existence, nous yerrons le
beau suivre dans la création le méme progrés que lintelligence, la vie
et Ja spiritualité. La beauté n’est pas dans la mati¢re , celle-ci ne devient
belle que par l’arrangement et Ja disposition de ses parties, et par le
mouvement qui lui est communiqué. Une forme régulicre, des mouve-
ments qui s’exécutent selon des lois fixes, la lumiére et la couleur, voila
ce qui constitue Ja beauté des étres inanimés, celle du systéme astrono-
mique et du régne minéral; or il est évident qu'elle est empruntée a
Vintelligenee. Qu’est-ce que la régularité, Vharmonie, que sont les lois
du mouvement, sinon la manifestation d'une force intelligente? Quest-ce
que l’ordre, sinon la raison visible? Ce que nous trouvons a ce premier
degré de l'existence, c'est la beauté mathématique; a elle peut s'appli-
quer celte définition du beau: Punité dans la varieté, ja proportion, la
convenance des parties entre elles. Mais cette formule ne peut étre gé-
nérale ;appliquée aux étres vivants eta la beaulé spirituelle, elle devient
trop abstraite, elle est vide ct insignifiante. Dans la beaute physique elle-
meme, un élément lui échappe, la couleur qui nous plait indépendamment
de ses combinaisons et possede déja le caractére symbolique. Dans le
régne organique, l'exactitude et la simplicité des lignes géométriques
font place a des formes plus riches et plus variées , qui annoncent une
plus grande liberté et un commencement de vitalile. Les forces qui
animent Ja plante, se déploient sous des formes ct par des phénoménes
qui se dérobent a la mesure précise et au calcul. En outre, la plante
jouit de expression symbolique a un degré plus élevé que le minéral.
Par son aspect extérieur, par Ja disposition et la direction de ses bran-
ches et de ses feuilles, par ses couleurs, elle exprime des idées et des
BEAU (IDEE DU). 301
sentiments qui répondent aux affections de l’Ame : la grace, l’élégance,
Ja mélancolie, etc. Aussi, nous commencons a sympathiser vivement
avec ces ¢tres, quoiquils ne possédent pas les qualités dont ils nous
offrent 'embléme ou le symbole. Le régne animal nous présente une
beauté d'un ordre supérieur, et dont il est facile de suivre les degrés a
travers le progrés des espéces. L’animal possede, outre les propriétés
qui appartiennent a la plante, c’est-a-dire organisation et la vie, des
facultés qu’elle n’a pas, la sensibilité, le mouvement spontané, I’instinet;
il a des organes appropriés a ces fonctions et qui non-seulement servent
a les accompli, mais les manifestent au dehors. La plante est enracinée
au sol, immobile et muette; quoique doué d’une intelligence qui n’a
pas conscience d’elle-méme, et dune activité qui ne se posséde pas,
lanimal se meut et agit en vertu de déterminations intérieures , en appa-
rence volontaires et libres. Son caractere, ses moeurs et ses habitudes
nous donnent l'image des qualités morales qui appartiennent a l’ame
humaine; la laideur et la difformité sont ici bien plus fortement pronon-
cées que dans le régne précéedent; mais cela tient a Ja détermination
méme des formes et ala supériorité de lexpression. Les dissonances
doivent étre plus choquantes, les mélanges offrir un aspect bizarre ou
monstrueux, et a colé des qualités qui nous plaisent, la légereté, la
grace , la douceur, la force, Ja finesse, le courage, apparaissent la len-
teur, la stupidité, la férocité. Mais que peut étre Ja beauté dans le régne
animal, si on la compare a Ja beauté dans homme? « L’dme seule est
belle,» adit Platon; aussi nous avons yu que dans les étres inférieurs a
Thomme, ce sont encore lintelligence, la vie et expression des quali-
tés morales qui font leur beauté; mais lame véritable, c'est l’Ame hu-
maine, le corps est fait pour elle, et il n'est pas seulement sa demeure,
il est son image. Tout annonce dans le corps humain, dans ses propor-
tions , dans la disposition des membres, dans la station droite, dans les
altiludes et les mouvements, une force intelligente et libre. La surface
nest plus recouverte de végétations inanimées, d'écailles, de plumes ou
de poils; Ja sensibilité et la vie apparaissent sur tous Jes points; enfin
Ja figure humaine est le miroir dans lequel viennent se refléter tous les
senliments et toutes les passions de l’'dme. Qui pourrait dire tout ce
qu il y a de puissance d’expression dans le regard, dans le geste et dans
la voix humaine? L’homme posséde en outre un moyen de manifester
sa pensée qui lui est propre : la parole. Enfin il se révele tout entier
dans ses actes. Les actions humaines ne sont pas seulement utiles ou
nuisibles, bonnes ou mauvaises; elles sont aussi belles ou laides, selon
qu’elles expriment les qualités de lame en harmonie avec son essence,
Vintelligence, la noblesse, la bonté, la force , ou leur opposé : ligno-
rance, Ja stupidité, la bassesse, la faiblesse et la méchanceté, selon
quelles annoncent une nature richement douée, dont le développement
facile est conforme a]’ordre, ou une dme pauyre, bornée, misérable ,
comprimée dans le développement de ses tendances, folle et désordon-
née dans ses mouvements.
Tels sont, grossiérement indiquées, sans doute, les principales ma-
nifesiations du beau dans la nature et dans homme, c’est-a-dire dans
le monde réel; mais Je spectacle de la nature et de la vie humaine est
Join de nous offrir une réalisation de lidée du beau, capable de nous
302 BEAUSOBRE.
salisfaire; partout le laid a cdté du beau; le hideux et le difforme, le
cheuf, Pignoble forment contraste avec la beaulé , lobscurcissent et la
dcligurent; partout, dans la vie réelle , la prose est mélée a la poésie;
aussi |’homime sent le besoin de créer |ui-méme des images et des repre-
sentalions plus conformes a Vidée du beau, que congoil son intelligence,
el de reproduire cette beaulé ideale quil ne Wouye nulle part autour de
Jui. Alors nait Fart, dont la destination est de représenter Vidéal. (Voyex
ARTS.)
Nous reconnaissons donc trois formes principales de lidée du beau, le
heau absolu, le beau réel, et le beau ideal; le premier nexiste que dans
Dieu, le second nous est offert dans Ja nature et dans la vie humaine,
et le troisicme est objet de lart.
Les ouyrages que lon peut consulter particuliérement sur le beau,
sont: @abord quelques dialogues de Platon, tels que le Grand Hip-
plas, le Phédre, le Banquet et la République. — Plotin, Traité sur le
Beau, dans le vi° livre de Ja 4" ennéade, et dans le yin livre de la 5° en-
néade. — Spaletti, Saggio sopra la Bellezza, in-8°, Rome, 1765. —
Crouzas, Traité du Beau, Amsterdam, 1724. — Le Pere André, Essai
sur le Beau, Paris, 1763. —Diderot, Traité sur le Beaw, dans le recueil
de ses ceuvres. Marcenay de Ghuy, Essay sur la Beauté, in-8°, Paris,
1770. — Hutchinson's Inquiry into the original of our ideas of Beauty
and Virtue, Lond., 1753. — Donaldson’s Klements of Beauty, Lond.,
1787.—Hogarth’s Analysis of Beauty, etc., Lond., 1753, trad. en francais
par Jansen, Paris, 1805. —Van Beek Calkoen , Kuryales, ou du Beau,
en hollandais. — Kant, Traiteé du Beau et du Sublime; Critique du Ju-
gement, dans le recueil de ses oeuvres. — Heydenreich, /dées sur la
Beauté et la Politesse. — Ferd. Delbrick, Le Beau, in-8°, Berlin, 1800.
— Boulerweck, Ldeées sur la métaphysique du Beau, Leipzig, 1807. —
Adam Miller, de Uldee de Beaute, in-8°, Berlin, 1808. — Staeckling,
dela Notion du Beau, in-12, Berlin, 1808. — Vogel, Ldées sur la theorie
du Beau, in-4°, Dresde, 1812 (all.). — Solger, Quatre dialogues sur le
Beau et sur UV Art, in-8°. Berlin, 1815. — Krug, Calliope et ses swurs,
ou Nouvelles lecons sur le Beau dans la nature et dans Cart, in-8°, Leip-
zig, 1805. — Voyez pour le complément de la bibliographic du beau,
Particle Esrnérique.
BEAUSOBRE (Isaac de) naquit a Niort, le 8 mars 1659, d’une
famille noble et ancienne, qui professait le culle réformé. Son pére le
destinail a la magistrature, ou, comptant sur la protection de madame de
Maintenon, avec laquelle il avait quelque lien de parente, il espérait le
voir parvenir bientot a une position assez elevée. Le jeune Beausobre
préfera les fonctions ecclésiastiques. Hl s’y prépara a Pacadémie de Sau-
mur, ful nommeé pasteur en 1683, etenvoye en cette qualité a Chatillon-
sur-Indre. Mais, peu de temps aprés son installation, la révocation de
ledit de Nantes et les persecutions exereces contre les protestants,
Payant foreé de quiller son pays, il alla chercher un refuge a Rotter-
dam, passa de la a Dessau en qualité de chapelain de la princesse
d Anhalt, el se fixa definilivement a Berlin, ot il occupa plusieurs
postes importants. Hl mourul en £738, ayant pres de quatre-vingts ans,
el recemment marié a une jeune femme dont il eut plusieurs enfants.
BEAUSOBRE. 305
Beausobre est un théologien, un controversiste, et n’appartient a ce re-
cueil qu’a cause du service rendu a Vhistoire de la philosophie, surtout
de la philosophie religieuse des premiers temps du christianisme, par
son Histoire critique de Manichce et du Manicheisme (2 vol.in-4°, Amst.,
1734). Ce travail n’est pas écrit lout entier de la main de Beausobre; le
deuxi¢me volume a éte rédigé par F ormey, d’ apres les notes de I’ auteur,
et il devail méme étre suivi rd’ un troisieme , quin’a jamais paru. L’ His-
foire critique du Manichéisme sera consullée avec fruit par lous ceux qui
voudront connailire l'état des esprits en Orient pendant les premiers sié-
cles qui ont suivi ’avénement du christianisme. Il y régne une profonde
connaissance de l’antiquilé ecclésiastique, beaucoup de critique et de sa-
gacité. Malheureusement, toutes ces qualilés sont gatées par lespril de
secte. De plus, comme on ne connaissait alors niles Vedas, ni le Zend-
Avesta, ni le Code Nazareéen, les faits exposés dans l’ouvrage dont nous
parlons ont du nécessairement souffrir de ceite lacune. Nous ne parlons
pas des ceuvres purement théologiques de Beausobre, ou régne toute la
passion du sectaire persécuté.
BEAUSO BRE (Louis de), fils du précédent, naquil a Berlin en 1730,
quand son pere venait d’ atteindre sa soixante ct onziéme année. Adopté
par le prince royal de Prusse, plus tard Frédéric le Grand, il fut elevé
au college frangais de Berlin, et acheva ses études a l université de
Francfort. Aprés avoir voyage en France pendant quelques années, il
retourna dans la capitale de la Prusse, ou il fut nommé membre de
l'Académie des Sciences et conseiller privé du roi. H mourut en 1783.
Louis de Beausobre etait un homme desprit, doué de connaissances
trés-varices, mais dépourvu d originaliteé et de profondeur. Il a laissé
divers écrils philosophiques, ou lon retrouve, sous une forme assez
vulgaire, les idées sceptiques et sensuatistes du xvi sitcle. En voici les
litres : Dissertations philosophiques sur la nature du feu et les différentes
parties de la philosophic, in-12, Berlin, 1753; — Le Pyrrhonisme du sage,
in-8°, Berlin, 1754; — Songes wv Epicure, in- -d°, Beriin, 1756; — Essat
sur le bonheur, introduction a la statistique , intr oduction gener ale a la
politique, etc., 2 vol. in-8°, Amst., 1765.
BECCARLIA (César Bonesana, marquis de), né a Milan en 1735,
fut nommé professeur d’économie politique en 1768, dans sa ville na-
tale, et remplit cette chaire avee beaucoup de distinction jusqu’a la fin
de sa vie, arrivée en 1793. I] avait eu le projet de faire un grand ouvrage
sur la législation ; mais les critiques injustes dont son Trailé des Délits et
des Peines fut Vobjet Vempéchérent de donner suite a cette idée. Ses lecons
n ont été imprimées qu’en 1804. I] avait commencé sa carriére d écrivain
en 176%, parla publication d'un journal littéraire et philosophique intitulé
le Cafe. Les ouvr ages de Montesquieu, particuliérement les Lettres per-
sanes el | Esprit des lois, délerminérent sa vocation de publiciste et de
philosophe. Son Praité des Delits et des Peines (in-8°, Naples, 1764) luia
fait une trés-grande réputation. Cet ouvrage, a | ‘influence duquel est due
en trés-grande partie la réforme du droit “criminel en Europe, pariicu-
ligrement en France, est expression de la philosophie et des sentiiienis
philanthropiques du ’siécle dernier. L’auteur s ‘eleve avec force conire
504 BECK.
les vices de la procédure criminelle, contre Ja torture en particulier; il
pose Jes véritables principes du droit pénal, en délermine Vorigine,
les limites, la fin, les moyens. I] termine son livre par ce théor¢me gé-
néral, théoréme trés-utile, ajoute-t-il, mais peu conforme aux usages
législatifs les plus ordinaires des nations : « C'est que, pour qu'une
peine quelconque ne soit pas un acte de violence d'un seul ou de plu-
sieurs contre un ciloven ou un particulier, elle doit étre essentiellement
publique, prompte, nécessaire, la plus légere possible eu égard aux
circonstances, proportionnée au délit, dictée par les lois. » Il n'est pas
parlisan du droit de grace, du moins sous empire d'une législation pé-
nale qui serait ce quelle doit étre. « A mesure, dil-il, que les peines de-
viennent plus douces, Ja clémence et le pardon deviennent moins né-
cessaires. Heureuse Ja nation dans laquelle lexercice du droit de grace
serait funeste!» La pénalité a perdu pour la premiére fois, dans le livre
de Beccaria, le caractére de la passion et de la vengeance, pour revétir
celui de la raison et de la moralité. Elle n'est plus, a ses veux, qu'un ré-
gime moral pour le coupable, et un effroi salutaire pour les méchants. Le
germe des systémes pénilentiaires avait donc été déposé dans le livre des
Delits et des Peines. L’auteur se prononce aussi avec force contre la peine
de mort. Rousseau, dans son Contrat social, na fait que reproduire les
arguments du publiciste italien sur cette grave question. Kant a répondu
a tous deux. L’esprit du Traité Des délits et des Peines a aussi inspiré
Filangieri, Romagnesi, et beaucoup d'autres. Cet ouvrage a été traduit
en frangais plusieurs fois; la derniére traduction est de Collin de Planey,
1823 ; elle contient les commentaires de Voltaire, de Diderot, ete.— Ona
aussi de Beccaria: Recherches sur la nature du style, in-8°, Milan, 1770.
Mais ce dernier ouvrage est forcément tombé dans |’oubli.
BECR (Jacques-Sigismond), né a Lissau, pres de Dantzig, vers
1761, successivement professeur de philosophie a Halle et a Rostock,
s'est distingué comme interpréte de la philosophie de Kant. Mais cette
interprétation fut un progres vers lidéalisme de Fichte. Pour lui, «la
chose en soi, ou le nowméne de Kant, nest deja plus qu'une oeuvre de
Vimagination. »
Mécontent du scepticisme de Schulze, qui nest qu'une espéce de dog-
matisme empirique; peu sa tisfait de la faussemaniére dont Reinhold avait
compris et présenté la philosophie critique, Beck entreprit de mettre cette
philosophie sous son véritable jour, et de porter un jugement définitif sur
sa valeur. Mais il naboutil, comme le remarque tres-bien M. Michelet de
Berlin, qua un scepticisme idéaliste. En effet, maleré ses efforts apparents
pour sortir du doute , Beck ne tient pas essentiellement : aconseryer a Nos
connaissances une valeur objective; car, pour lui, le degré le plus élevé
de la science, Ja philosophie transcendantale, nest que l'art de se com-
prendre soi- -méme.
Partant de Vacte primitif de la représentation, c’est- a-dire du fait
constitulif de Vintelligence, comme d'un principe supréme, Beck donne
ala philosophie un carac tere expérimental et exclusivement psy cholo-
gique; cest-a-dire quil ne laisse plus rien debout que les représenta-
tions mémes de notre esprit, distinguées les unes des autres par les dif-
férents degrés de la réflexion. Ainsi l'espace, le temps, les categories
BECKER. oO
de notre entendement, ne sont pas quelque chose de récl, mais les re-
présentations primitives de notre intelligence. La catégorie de la quan-
tilé, par exemple , est une synthése par laquelle nous réunissons divers
éléments homogeénes en un seul tout; et ce tout, aux yeux de notre phi-
losophie, n’est pas autre chose que l'espace Jui-meme. Seulement il éla-
blit une distinction subtile entre l’espace, tel quil vient de nous lexpli-
quer, et la représentation de l’espace. Le premier est le produit d'une
synthese spontanée, sans aucun mélange de réflexion ; on l'appelle,
pour cette raison, une intuition. La seconde, c’est-a -dire la notion
réfléchie de ce premier produit, voila ce qu ‘il nomme le concept de
lespace; car ce nest plus un produit spontané ou intuitif. Quand
jai Ja notion d’une ligne, je la percois, je ne la crée point; au con-
traire, je la crée, je la produis par une synthése spontanée, lorsque
je Ja tire. Ll y a donc ici toute . différence qui sépare la spontanciié de
Ja réflexion.
Outre l'acte primitif de la RS oe Beck en admct un autre en
rapport avec le premier, et qu'il appelle lacte de la reconnaissance pri-
mitive. C'est a peu pres ce que Kant a appelé le schématisme transcen-
dantal. La synthése primitive, jointe @ la reconnaissance priinitive,
produit lunité objective , synthétique et originelle des objeis (Scul point
de vue possible, etc., p. 140-145).
Un point essentiel par Jequel Beck se sépare de Kant, c’est qu il n ac-
corde au noumeéne, ala chose en soi, qu il appelle linintelligible, qu'une
existence purement subjective, tandis que le fondateur de la philoso-
phie critique en faisait la véritable objectivite. J’affirme de la manitre
Ja plus absolue, dit-il, que lexistence, tout comme !a non-existence
des choses en soi, nest absolument rien (Jb., p. 248, 250, 252,
265-266). Ce concept est done complétement dépourvu de matiére,
rien pour nous ne lui est adéquat. Beck n’a cependant pas le courage
de rejeter entiérement le monde réel. — Il regarde la liberté morale
comme un fait et un acte original. Quant a la foi morale en Dieu et a
Vimmortalité, elle n’est pour lui qu’un certain état de la réfiexion chez
lhomme de bien (/b., p. 287, 298).
On a de Beck : £xtraits explicatifs des ouvrages critiques de Kart,
Riga, 1793-1796 , 3 vol. in-8° (le troisicme volume de cet ouvrage porte
aussi ce titre particu! ier: Seul point de vue possible dot la philosophie
critique dott étre envisagée ; — Esquisse de la philosophie critique, in-S",
Halle, 1796); — Commentaire de la metaphysique des maurs de Kant,
1° partie (le Droit), in-8°, Halle, 1798; — Propédeutique a toute clude
scientifique, in-8°, Halle, 1799; — Principes fondamentaux de la légis-
lation, in-8°, Leipzig, 1866; — Manuel de la logique, in-8°, Rostock
et Schwer., 1820; — Manuel du droit naturel, in-8°, Iéna, 1826. —
On lui attribue aussi l’écrit anonyme suivant : Ewposition de Vamphibo-
lie des concepts de reflexion, avec un essai de réfutation des objections
d’'Enesideme (Schluze) , dirigées contre la philosophie clémentaire de
Reinhold, in-8°, Francfort-sur-le-Mein, 1795. Deke
BECRER ou BERRER (Balthazar), né en 1634 a Metslawier,
dans la Westfrise , fut longtemps persecute , et finit par ¢tre retranché du
sein de l’église réformeée, dont il était ministre. Il ful coupable, aux
i: 20
506 BECKER.
yeux de ses ennemis, de nier l'action des esprits sur les hommes, et
d'etre attaché au carlésianisme. Ces deux chefs d’accusation se tiennent
plus étroitemnent quil ne Je parait au premier abord. En effet, si Pesprit
fini n’a aucune action possible sar la mati¢re, comme le soutenaient des
cartesiens, le démon ne peut agir sur le corps humain. L’intervention
divine ne serait donc pas moins nécessaire ici que pour opérer action et
Ja réaction entre l’dme et le corps. Becker niait aussi la magie et la sor-
cellcrie , ! homme ne pouvant pas plus agir sur les esprits, que les esprits
sur Thomme. Il a laissé Jes ouvrages suivants : Candida et sincera ad-
monitio de philosophia cartesiana, in-12, Wesel, 1668. Cette phi-
Josophie ayant paru hétérodoxe, il en fit une Apologie, qui ne fut pas
plus goltée que son E-rplication du catéchisme de Heidelberg. — Le
Monde enchanté, en holl. in-4°, 4% vol., Leuwarden, 1690; Amst.,
1691-1693 , ouvrage qui a été traduit en frangais, en italien, en espa-
gno! et en allemand. Becker publia cet ouvrage a l'occasion de la
grande cométe de 1680, la méme qui fita lattention de Bayle. Ces deux
philosophes furent également perséculés pour avoir voulu rassurer leurs
contemporains contre les vaines frayeurs que leur inspirait apparition
de cette cométe, et pour avoir youlu les délivrer de quelques supersti-
tions funestes. On peut voir sur sa polémique : O. G. H. Becker, Sche-
diasma criticolilterarium de controrersiis precipuis B. Beckero motis,
in-4°. Koenigsb. et Leipzig , 1721. Schwager a écril la vie de B. Becker,
in-8°, Leipzig, 1780.
BECRER (Rodolphe-Zacharie) , né a Erfurt en 1786, précepteur a
Dessau, puis professeur privé a Gotha, a popularisé la philosophie mo-
rale, par ses Lecons sur les droits et les devoirs des hommes, in-8°,
2 parties, Gotha, 1791-1792. — Un Memoire couronné par U Académie
de Berlin, sur la question de savoir sil y a des maniéres de tromper le
peuple qui lui soient avantageuses. Cel ouvrage a aussi paru, en fran-
cais, in-4°, Berlin, 1780. — Du Droit de propriété en matiére d’ouvrages
d’esprit, in-8°, Francfort ct Leipzig, 1789.
BEDE, surnommé le Véenérable, naquit en 672 ou 673, dans un
village du diocese de Durham. A lage de sept ans, ses parents le con-
fiérent aux soins des moines, depuis peu établis 4 Weremouth et a
Jarrow; 4 dix-neuf ans, il fut ordonné diacre, pretre a trente, et le
premicr asile de son enfance devint le scjour ou sa vic enti¢re s écoula.
En 701, le pape Sergius ayant, dit-on, mandé a Rone, il avait re-
fusé, maigré les vives instances du pontife, de quitter sa solitude et son
pays. Au milieu des devoirs aussi nombreux que penibles de la profes-
sion monastique, innumera monasticw servitutis retinacula , comme il
les appelle, son esprit Jaboricux et yaste se livra assidtment a l'étude
de toutes les branches des connaissances humaines qui étaient alors
cultivées, et il acquit une instruction bien supéricure a celle de ses con-
temporains. Dans le catalogue des livres qu il avait composés, et dont
Ja plupart nous sont paryenus, on trouve des introductions ¢lémentaires
aux différentes sciences, des traités sur Varithmetique, la physique,
lastronomie ella géographie, des sermons, des notices biographiques
sur Jes abbés de son monastcre et sur d'autres personnages éimincnts ,
BENDAVID. 507
des commentaires sur |’Ecriture sainte, enfin une Histoire ecclésiastique
des Anglo-Saxons, qu il rédigea sur des documents envoyés de tous les
diocéses d’Angleterre et méme de |’Eglise de Rome. La tradition lui
attribue un recueil d’axiomes tirés des ouvrages d’Aristote, et M. Bar-
thélemy Saint-Hilaire en a tiré la conclusion qu'il avait eu sous les yeux
la Politique du philosophe grec (Polit. d’Aristote, préf.); mais d’ha-
biles critiques pensent que ce recueil est plus ancien, et que Bede,
comme les docteurs scolastiques des siécles suivants, jusqu’au x11°,
n’aconnu d’Aristote que POrganum (Rech. sur Udge et Vorigine des trad.
d Aristote, in-8°, 2° édit., p. 21). Boéce, Cicéron et les Péres, sont
les autorités qu’il suit le plus fréquemment, et comme il leur emprunte
a peu prés tout ce qu'il advance, on ne doit chercher dans ses ouvrages
ni un systéme régulier, ni des théories qui lui soient propres; ce sont
de laborieuses compilations dont lutilité fut inappréciable au vue siécle,
mais qui aujourd’hui n’offrent pour nous que fort peu d’intérét. Bede
mourut en 735, comme il avait vécu, au milieu de travaux littéraires,
et dans la pratique de Ja dévotion. Quelques auteurs reculent sa mort,
sans aucune vraisemblance, jusqu’a l'année 762 ou méme 766. — Les
ceuvres de Béde ont cu plusieurs éditions. La derniére et Ja plus com-
plete est celle de Cologne, 1688, en 8 volumes in-fol., dont les deux
premiers comprennent les ouvrages sur les sciences humaines; les Elé-
ments de philosophie qui forment le second, sont de Guillaume de Con-
ches. Il faut y joindre divers opuscules publi¢és par Wharton (in-'°,
Londres, 1693); Martenne, Thesaurus Anecdotorum, t. vy; Mabiilon,
Analecta. L’ Histoire des Saxons , traduite, dit-on, en saxon, par Alfred
le Grand, a été souvent réimprimée a part. On peut consulter sur la vie
et les ouvrages de Bede, Oudin, Comm. de Seriptoribus ecclesiastics ,
t. 1. —Dupin, Bibliotheque des auteurs ecclées., t. yt. — Mabillon, Acta
sanct. ord. S. Benedicti, \. 11, p. 1, et parmi les écrivains plus récents,
Lingard, Antiquites de Eglise saxonne, dans les Preuves de Histoire
d’ Angleterre. Dame
BENDAVID (Lazare), philosophe israélite, d’un esprit trés-distin-
gué, et disciple zélé de Kant, qui en parle dans ses ouvrages avec la
plus haute estime. Né a Berlin, en 1762, de parents irés-pauvres, il
exerca d’abord un méter, celui de polir le verre, tout en faisant lui-
méme sa premiére éducation. Il ne fut pas plutot parvenu a s’assurer
une petite provision contre le besoin, quil se rendit a Goéltingue pour
y suivre les cours de l'université. Ses gotits le portérent d’abord vers
Vétude des mathématiques, qu'il cultiva pendant quelque temps avec
un trés-grand suceés. Mais, la philosophie de Kant commengant alors
a faire beaucoup de bruit en Allemagne, Bendavid voulut la connaltre
et sy attacha d’un maniére irrévocable. De retour a Berlin, en 1790,
il fit des legons publiques sur la Critique de la Raison pure. Use rendit
ensuite a Vienne, ot il exposa le systéme entier de la philosophie cri-
tique, a la satisfaction générale de tous les esprits éclairés. Le gouver-
nement autrichien, dans ses préjugés étroits, lui ayant interdit l’ensei-
gnement public, Bendavid fut accueilli dans la maison du comte de
Harrach, ott pendant quaire ans il vontinua ses Jegons devant un audi-
luire choisi. Cependant, de sourdes perséculions Vobligérent enfin a
20,
508 BENTHAM.
regagner sa ville natale, ot, par ses cours et par ses écrits, il rendit
de grands services a la nouvelle école. I prit aussi part a Ja rédaction
d'un journal politique, qui se publiait a Berlin pendant Vinvasion fran-
caise, et montra jusqu’a la fin de sa vie le plus grand zéle pour Vin-
struction de ses coréligionnaires. Il mourut le 28 mars 1832, sans avoir
apporté la moindre modification a ses opinions purement kantiennes.
Voici les titres de ses écrits philosophiques, ious publiés en allemand :
Essai sur le Plaisir, 2 vol. in-8°, Vienne, 179%; — Lecons sur la eri-
tique de la Raison pure, in-8°, Vienne, 1795, et Berlin, 1802; —Lecons
sur la critique de la Raison pratique, in-8°, Vienne, 1796; — Lecons
sur la critique du Jugement, in-8”, Vienne, 1796; — Materiaux pour
servir a la critique du Gout, in-8°, Vienne, 1797; — Essai dune theorie
du Gout, in-8°, Berlin, 1798; — Lecons sur les principes métaphysiques
des sciences naturelles , in-8°, Vienne, 1798; — Essai Wune theorie du
droit, in-8°, Berlin, 1802; — de V’Origine de nos connaissances , in-8°,
Berlin , 1802. Ce dernier ouvrage est un Mémoire adressé a )’ Académie
des Sciences de Berlin, sur une question mise au concours.
BENTHAM (Jérémie), né a Londres en 1748, lun des juriscon-
sultes et des publicistes philosophes les plus distingués de notre siécle.
Il se destinait d’abord a la profession d'avocat; mais, en voyant le chaos
de la législation anglaise, l’inconstance et larbitraire de la jurisprudence,
il ne put se décider a faire partie active dun corps ot lon porte des
toasts a la glorieuse incertitude de la loi. Il comprit que le plus grand
service a rendre a son pays, étail de provoquer Ja réforme des abus dans
Ja législation et l'administration de la justice. I] consacra done toute sa
vie a des travaux de ce genre. I) était lié avec le conventionnel Brissot,
connaissait Ja France qu'il avait visitée plus dune fois, et regul méme
de la Convention le titre de citoyen frangais. Ennemi des préjugeés et
des abus, deux choses qui ont d’ailleurs une liaison si étroite, Bentham
ordonna par son testament que son corps fut livré aux amphithéatres
danatomie. Il mourut en 1832.
Ce grand ciloyen voulait que Ja justice ne fat rendue au nom
de personne, ne voyant dans Thabitude de Ja rendre au nom du roi
qu un reste de la barbarie féodale. Tout tribunal doit étre, suivant lui,
universellement competent. Du reste, il croil que certains tribunaux
dexception sont nécessaires. Un seul juge par tribunal, avec pouvoir
de délegation, lui semble offrir plus de garanuie qu'un juge collectif. I
ne veul point de vacances pour les tribunaux. Les autres points prin-
cipaux des réformes quil propose, sont : Pamovibilité des juges; une
accusation et une défense publiques; la fusion des professions d’avocat
et davoué, et Vabolition du monopole; pas de jury en matiére civile,
enfin une codification qui permette de savoir au juste quelles sont les
Jois en vigueur, quelles Jois régissent chaque matiére , et comment elles
doivent étre entendues. Bentham s’est beaucoup occupé de la constitu-
tion, des réglements et des habitudes des assemblées législatives. I]
expose tres au Jong ce quil appelle les Sophismes politiques et les So-
phismes anarchiques. Ul intitule aussi ce dernier traité : Examen critique
des diverses declarations des droits de Vhomme et du citoyen. Toute cette
Jogique parlementaire est fort curicuse.
BENTHAM. 309
Pour se faire une juste idée, du systéme et des opinions de Bentham,
il faut, dit M. Jouffroy, lire son Introduction aux principes de la mo-
rale et de la législation; c’est la qu'il a cherché a remonter aux prin-
cipes philosophiques de ses opinions. Habitué, comme légiste, a n’en-
visager les actions humaines que par leur cote social ou leurs consé-
quences relatives a Vintérét général, Bentham finit par en méconnaitre
le coté moral ou individuel. C’est ainsi qu'il a été conduit a croire et a
poser en principe que, la seule différence possible entre une action et
une autre, réside dans la nature plus ou moins utile ou plus ou moins
nuisible de ses conséquences, et que l’utilité est le seul principe au
moyen duquel il soit donné de la qualifier. Aux yeux du publiciste an-
glais, toute action et tout objet nous seraient parfaitement indifférents ,
s’ils n'avaient Ja propriété de nous donner du plaisir et de la douleur.
Nous ne pouvons done chercher ou éviter un objet, vouloir une action
ou nous y refuser, quen vue de cette propriété. La recherche du plaisir
et la fuite de Ja douleur, tel est donc le seul motif possible des détermi-
nations humaines, et par conséquent l'unique fin de Phomme et tout le
but de Javie. Tel est le principe moral et juridique supréme de Bentham ,
principe égoiste, base du systéme d’Epicure et de la philosophie pratique
de Hobbes. I] n'est done pas aussi nouveau que l’auteur avait Jasimplicité
de le croire. Seulement, Epicure et Hobbes le présentent comme une dé-
duction des lois de notre nature, tandis que Bentham le pose tout d’abord
comme un axiome qui n’aurait d’autre raison que sa propre évidence.
Bentham, aprés avoir ainsi naivement posé son principe, le prend
pour base de ses définitions et de ses raisonnements. L’utilité est pour
lui Ja propriété d'une action ou d'un objet & augmenter Ja somme de
bonheur, ou a diminuer la somme de miscre de l'individu ou de Ja per-
sonne collective sur laquelle cette action ou cet objet peut influer. La le-
gitimité, la justice, la bonté, la moralité dune action, ne peuvent étre
définies autrement, et ne sont que dautres mots destinés a exprimer
la méme chose, lwéilité : sils n'ont pas cette acception, dit Bentham,
ils n’en ont aucune. D’aprés ces principes, lintérét de Vindividu, c’est
évidemment la plus grande somme de bonheur a laquelle il puisse par-
venir, et l'intérét de la société, la somme des intéréts de tous les indivi-
dus qui la composent.
Sa doctrine ainsi établie, Bentham cherche quels peuvent étre les
principes de qualification opposés a celui de lutilité, ou simplement
distincts de ce principe, et il n’en reconnait que deux: l'un qu’il appelle
le principe ascetique ou l’ascétisme , autre qu'il nomme le principe de
sympathie et d’antipathie. Le premier de ces principes qualifie bien les
actions et les choses, les approuve ou les désapprouve daprés le plaisir
ou la peine qu’elles ont la propriété de produire; mais, au lieu d’appeler
bonnes celles qui produisent du plaisir; mauvaises celles qui produisent
de la peine, il établit tout lopposé, appelant bonnes celles qui entrai-
nent a leur suite de Ja peine, et mauvaises celles qui conduisent au
plaisir. Le second de ces principes opposés a celui de lutilité, le prin-
cipe de sympathie et dantipathie, comprend tout ce qui nous fait dé-
clarer une action bonne ou mauvaise, par une raison distincte et indé-
pendante des conséquences de cette action. Bentham cherche ensuite a
réfuter ces principes, différents du sien.
510 BENTHAM
Arrivons aux conséquences du systéme , conséquences o0 loriginalité
de l'auieur se montre plus particuli¢rement, et dans le développement
desquelles il a émis des vues qui ont exercé et qui doivent exercer
encore sur les législations modernes une influence trés-salutaire. Un des
principaux titres de gloire de Bentham, cest d’avoir essayé de donner
une mesure pour évaluer ce qu'il appelle Ja bonté et la méchanceté des
actions, ou la quantité de plaisir et de peine qui en résulte. En consé-
quence, il commence son arithmétique morale par une énumération et
une classification compléte des différentes especes de plaisirs et de
peines. Vient ensuite une méthode pour déterminer Ja valeur compara-
tive des différentes peines et des différents plaisirs ; opération délicate,
et qui consisle a peser toutes les circonstances capables d’entrer dans la
valeur d'un plaisir. Ces circonstances sont déterminées en envisageant
un plaisir sous ses rapports principaux : ceux de l'intensité, de Ja
durée, de la certitude, de la proximité, de la fécondité, enfin de la pu-
relé. La méme méthode s’applique évidemment aux peines. Ce nest
quapres avoir envisagé les plaisirs et les peines qui résulteront de deux
actions sous lous ces rapports, quon peut décider avec assurance la-
quelle est réellement la plus utile ou la plus nuisible, la meilleure ou la
pire, et mesurer la différence qui existe entre elles. I] faut aussi tenir
compte des différences qui existent entre les agents, différences qui se
distinguent en deux ordres, dontle premier comprend les tempéranients,
les divers états de santé ou de maladic, les degrés de force ou de fai-
blesse du corps, de fermeté ou de mollesse du caractére, les habitudes,
les inclinations , le développement plus ou moins grand de Jintelli-
gence, etec., etc. Bentham ne se contente pas de dresser un catalogue
exact de toutes ces circonstances, il entre sur chacune d’elles dans des
développements pleins de sagacité.
Mais le législateur ne peut lenir compte de tous ces détails ; il est ob-
ligé de procéder d'une maniére générale et, par conséquent, de se gui-
der d’aprés des vues d’ensemble, d’aprés les grandes classifications dans
lesquelles se répartissent les individus qui composent le monde humain ;
ce sont ces vues qui nous fournissent les circonstances du second ordre ,
otiles premieres se trouyent naturellement comprises. Telles sont cclles
qui résultent du sexe, de lage, de /éducation, de Ja profession, du
climnat, de la race, de la nature du gouvernement et de Vopinion reli-
gicuse. De la une conséquence législative : cest que, pour quil y ait
égzalité dans Ja peine infligée & un coupable, il faut que cette peine ne
soit pas matériellement Ja méme pour tous les sexes, pour tous les
dyes, enfin pour toutes les circonstances dont nous venons de parler.
Mais les peines et les plaisirs ne se bornent pas tous a un seul indi-
Vidu; il en est qui s’étendent aun grand nombre. De 1a un troisiéme
Clément du calcu! moral, élément que Bentham a analysé avee le plus
grand soin. Les résuliats de cette analyse sont peut-étre ce que son sys-
téme offre de plus original et de plus utile. Le calcul de tout le mal ou de
lout le bien que fait une action a Ja société, par de Ja Vindividu qui la
subit directement, et les Jois suivant lesquelles ce bien ou ce mal s épar-
pillent, voila, en d'autres termes, ce que nous offre Tingénieuse ana-
Ivse de Bentham.
:
Pour aprrseiey ane action au meven de ces données , i] fart envisa-
BENTITAM. 311
ger comparativ ement ses bons et ses mauvais effets ; cest uniquement
d’aprés le résultat de cette comparaison qu'il sera per mis de la qualifier
de bonne ou de mauvaise. On décidera de la méme maniére quelle est ,
de deux actions, celle qu’il faut juger la meilleure ou la pire. On résou-
dra enfin par un procédé analogue Ja question de savoir quel est le degré
de bonté ou de méchanceté d’une action déterminée faisant partie dun
certain nombre d'autres actions.
Pour savoir maintenant si le législateur doit ériger en délits certaines
actions et leur infliger des peines, il faut rechercher si la peine peut
empécher le délit, ou du moins le prévenir souvent; et, en supposant
qu'elle le puisse, si le mal de Ja péine est moindre que celui de laction.
Bentham examine ensuite quels sont les meilleurs moyens a employer
par le législateur pour porter les hommes a faire le plus d’actions utiles,
et les détourner le plus efficacement des actions nuisibles a la commu-
nauté. Il se livre ici 2 une nouvelle étude du plaisir et de la peine, envi-
sagés comme leviers entre Jes mains du législateur, et en distingue
quatre sortes : 1° les plaisirs et les peines qui résultent naturellement de
nos actions, et que Bentham appelle, pour cette raison, Ja sanction na-
turelle ; 2° ceux qui viennent de Jasanction morale, c’est-a-dire de l’opi-
nion publique ; 3° ceux qui ont pour cause Ja sanction légale; et 4° enfin
ceux qui ont Jeur origine dans Ja sancticn religieuse. La sanction légale
peut seule étre appliquée par le Iégisiateur; mais il doit prendre garde
de se mettre en opposition avec les trois autres. Bentham trace a ce
sujet la ligne de démarcation qui sépare le droit et la morale. I] montre
trés-bien, et par des raisons Urés-sages, ce qui avait été démoniré
mille fois , mais jamais peut-étre avec Ja méme évidence, jusqu’ou peut
aller la législation, et jusqu’ot elle ne doit pas pénétrer. Apres cela,
Bentham entre dans la législation elle-méme, et jette les bases du Code
civil et du Code pénal. Il divise les différents recueils de lois en
Codes substantifs et en Codes Genes suivant quis sont principaux ou
accessoires. Nous ne le suisrons pas dans les derniéres conséquences de
sa philosophie pratique; elles appartiennent plutot a la science de Ja
législation qu’a celle de la philosophie. Nous ne réfulerons méme pas ce
qu il peut y avoir de faux et de dangereux dans la philosophic que nous
venons d’esquisser. Cette refutation se trouve faite avee celle du sen-
sualisme en général, et par ccla seul gu’on reconnait dans Thomme un
autre principe d’ action que lintérét.
Les principaux ouvrages de Bentham sont : /nfroduction aux prin-
cipes de morale et de jurisprudence, in-8°, Londres, i789 et 1823; —
Traités de legislation civile et pénale, in-8°, Paris, £802 et 1820; —
Théorie des peines et des recompenses, 0-8", Paris, 18:2 et i826; —
Tactique des assemblées délibévantes et des sophismes politiques , in- 8”,
Geneve, 1816; Paris, 1822; — Code constitutionnel, in-8°, Londres,
1830-1832 ; — Déontologie ou Thiorie des devoirs ‘euvre posthume) ,
in-8°, Londres, 1833; — Essai sur la nomenclature et la ciassification
en matiore d'art et de science , publié par le neveu de Vauteur en 1823;
— Defense de Vusure, in- g, Londres , 1787; — Puneptie, ou Maison
W inspection hls’; Londres, 1791; — Chrestomathie, in “8°, Lonéres,
1718. — Pour lexpesition ota ie el la critigve du systéme de Ben-
tham, voyes particuli¢rement J: » Droit naturel. t. wy lecon 14,
712 BERARD.
C'est de cect excellent ouvrage que nous avons tiré l’analyse qui pré-
cede. ee
BERARD (Frédéric) , né a Montpellier en 1789 et professeur
dhygitne a lécole de cette ville, a bien mérité de Ja philosophie spiri-
tualiste par son livre intitulé : Doctrine des rapports du physique et du
moral (in-8°, Paris, 1823). I] reconnait que letude de ’homme ne peut
ctre bien faite qu’a la condition de lenvisager tout a la fois sous les
points de yue physiologique et psychologique : c est le moyen, dit-il,
de ne tomber ni dans Je matérialisme ni dans le spiritualisme outré.
La sensation est inexplicable par le.mouvement, soit vital, soit chi-
mique; elle ne lest pas davantage par Je galvanisme et lélectricité, ou
par tout autre fluide impondérable. Ce ne sont point les nerfs qui sen-
tent, et le cerveau lui-méme mest pas indispensable pour quil y ait
sensation. IH] est plus raisonnable d’admettre que lame sent dans Ja par-
tie du corps a laquelle la sensation est rapportce, que de penser qu'elle
sent ailleurs. Le temps pendant lequel Je sentiment persiste apres la
décapitation varie suivant les différentes classes d’animaux, et suivant
Ja mani¢re de faire Popération. Les mouvements des animaux décapités
présentent Jes mémes caracteres que les mouvements volontaires. Ni Ie
jugement, nila mémoire, nil imagination ne sexpliquent par la sen-
sation, quoiquil y ait, suivant Vautleur, des sensations actives. Le moi
n'est pas toujours enti¢rement passif dans les réves. L’instinct Jui-méme
appartient au moi, comme modification des sentiments; il est actif sous
certains rapports, et se combine avec les données de la réflexion. Les
langues sont aussi le produit de activité du moi : esprit est tout a la
fois actif et passif dans le somnambulisme. La personnalité morale,
Vexistence substantielle dun étre simple en nous et son immortaliteé,
sont aussi élablies dans le livre estimable du docteur Bérard. H nétait
point partisan du systéme de Gall; il Va réfuté dans le Dictionnaire des
Sciences médicales, article Craniometriec. Bérard a fait, dans ect ouvrage,
plusicurs autres articles importants. On a encore de lui: Doctrine mé-
dicale de Pécole de Montpellier, et comparaison de ses principes avec ceur
des autres ccoles de ? Europe.
BERENGER, né a Tours, au commencement du x1° siecle, de pa-
rents riches et distingués, étudia les arts libéraux et Ja théologie sous
Fulbert de Chartres, un des maitres les plus fameux de ce temps.
Revenu dans sa patric en 1030, il ful choisi pour Gcolatre (magister
scholarum, dau monastere de Saint-Martin, etremplit ces fonctions jus-
quien 1039, ot i devint archidiacre d’Angers. Un point qui touche au
fond meme da christianisme, celui de savoir quel est le sens du sacre-
ment cucharistique, soulevait alors de vifs débats. Déterminé, dit-on,
par une rivalité décole, Bérenger soutint contre Lanfrane de Pavie,
supéricur de Vabbaye du Bee et son émule, que VFeucharistie n’était
quan pur symbole, opinion déja émise par Scot Erigéne. Divers con-
ciles tenus en 1050, a Rome, a Verceil, a Brienne, en Normandie, et
i’ Paris, condamnerent Ja doctrine de Bérenger, et celui de Paris le
priva meme de ses hénefices. Béerenger, qui sélail vigoureusement dé-
fendu, pensa qui) devait eéder a Vorage et abjurer. Mais a peine se
BERENGER. D153
fut-il rétracté , en 1055, devant le concile de Tours, il revint 4 son pre-
mier sentiment, et désormais sa vie offrit, pour tout spectacle, de conti-
nuelles variations. Une seconde abjuration devant le concile de Rome,
en 1059, fut aussit6t suivie d’une nouvelle rechule. En 1078, il abjura
une troisiéme fois aux pieds du pape Grégoire VII, et deux années plus
tard l'incerlitude de son orthodoxie obligea encore de le citer devant le
concile de Bordeaux, ot il confirma ses précédentes rétractations.
Quelques auteurs pensent que sa conversion fut sincére et définitive ;
d’autres le contestent, entre autres Oudin, Cave, et la plupart des écri-
vains protestants. I] mourut en 1088. Un chroniqueur cité par Launoy (de
Scholis celebrioribus liber) loue !es connaissances de Bérenger en gram-
maire, en philosophie et en nécromancie. Hildebert de Lavardin, son
disciple, dans une épitaphe qu'il lui a consacrée, dit que son génie a
embrassé tous les objets décrits par la science, chantés par la poésie,
quidquid philosophi, quidquid cecinere poeta. Sigebert de Gembloux parle
de son talent pour la dialectique et les arts libéranx (de Script. Eccles.,
c. 3); tous les historiens le représentent comme versé profondément
dans les sciences humaines. Ceux de ses ouvrages qui nous sont par-
venus portent, en effet, lempreinte d'une érudition assez varice ,
et qui, au x1° siécle, était peu commune. Lanfranc, son adversaire ,
lui reprochait ses réminiscences profanes, et ce n’était pas sans motifs;
car, dans un seul de ses opuscules, il cite cing fois Horace. Cette pré-
occupation de l’antiquité classique s’allic, chez Bérenger, comme chez
tant d'autres, a un esprit d’indépendance, attesté d’ailleurs par histoire
entiére de sa vie. I] ne récusait pas |’autorité; mais il a écrit ces mots
que beaucoup de philosophes d'une époque plus éclairée n’auraient pas
désavoués (de Sacra cana, p. i100) : «Sans doute, il faut se servir des
autorités sacrées quand il y a lieu, quoiqu’on ne puisse nier, sans absur-
dité, ce fait évident, quil est infiniment supérieur de se servir de la
raison pour découvrir la vérité. » Ailleurs, dans son élan pour la dialec-
tique, il s’écrie que Dicu lui-méme a été dialecticien, et a Tappui de
cette étrange assertion il cite quelques raisonnements tirés de |’ Evangile.
On ne saurait donner au droit de discussion, comme le dit ingénieuse-
ment M. J.-J. Ampere (4istoire littéraire de France), une plus haute
garantie. Telle est donc la physionomie générale sous laquelle Béren-
ger se présente: il a continué Scot Erigéne et préparé Abailard. Inférieur
a tous deux par le génie et influence, il s'est trompé comme l'un et
autre en appliquant la dialectique aux objets de Ja foi; mais de son en-
treprise échouée il est resté un ébranlement salutaire donné a l’esprit
humain, qui, au commencement du x1 siécle, se mourait de langueur
et dimmobilité. — Quelques opuscules de Bérenger sont épars dans
les ceuvres de Lanfrane (in-f*., Paris, 1648), et diverses collec-
tions Bénédictines). En 1770, Lessing, ayant retrouvé dans la_biblio-
théeque de Brunswick un manuscril de son livre de Sacra cena, en
publia quelques fragments sous le titre de Berengarius Turonensis ,
in-4°. Depuis, Vouvrage complet a été imprimé par les soins de
M. Fred. Vischer, in-8°, Berlin, 183%. On peut consulter, en outre,
Oudiat, Vissert. de vita, scriptis et doctrina Berengarii, ap. Comment.
de Script. Eccles., t. 1, p. 622. — Mistoire littéraire de France,
t. vii, — Staudlin, Archives de Vhistoire ecclésiastique , t.1, 1" ca-
514 BERENGER.
hier, — M. Ampére, Histoire littéraire de France avant le xu‘
siécle. Cag
BERENGER ( Pierre) , natif de Poitiers et disciple d’Abailard, écri-
vit aprés le concile de Sens une Apologeétique ou il essayait de justifier
son maitre. Le fond de cette défense, qui est semée de beaucoup de
réminiscences profanes, est moitié plaisant moitié sérieux , et la forme
en est généralement trés-acerbe. Les Péres du concile y sont représen-
tés sous les figures les plus grotesques, préparant, au milieu des dés-
ordres d'une orgie, une sentence de condamnation, arrachée par la
crainte et la vengeance; mais c’est surtout a saint Bernard que | impi-
toyable champion d’Abailard prodigue le sarcasme et outrage. I con-
teste son éloquence ; il nie jusqu’a son orthodoxie; il Jui reproche de se
paver de jeux de mots et d’abuser Jes esprits par des frivolités puériles
ou par des erreurs que |'Eglise réprouve. Ce pamphlet est une ceuvre
de Ja jeunesse de Vauteur, qui n’en publia que la premiere partie. Plus
tard, tout en refusant de le désavouer, Bérenger se défendit, dans une
lettre a Pévéque de Mende, d’admettre les opinions imputées a Abai-
lard, et davoir voulu attaquer Ja personne de saint Bernard. «J ai
mordu, dit-il, je !avoue; mais ce n’est point le béat contemplatif, c'est
le philosophe; ce n'est point le confesseur, mais |écrivain. J'ai altaqué
non pas lintention, mais la Jangue; non pas Je coeur, mais la plume. »
L Apologeétique et la lettre a évéque de Mende ont été imprimées a la
suite des ceuvres d’Abailard et d'Héloise, in-4°, Paris, 1614. C.J.
BERG (Francois), né en 1753, dans le royaume de Wurtemberg,
professeur dhistoire ecclésiastique et conseiller ecclésiastique a Wurtz-
bourg, fut un des plus ardents adversaires de Schelling. I] publia contre
lui, sous le titre de Sextus, un traité de la connaissance humaine, ot
le dogmalisme le plus absolu, celui que professait M. de Schelling avant
sa seconde apparilion sur Ja scéne philosophique, est combattu par le
sceplicisme. Cet écrit provoqua une réponse anonyme, qui recut le nom
d'Anti-Sextus. Berg essaya plus tard, dans un second ouvrage intitulé
Epicritique de la philosophie, de poser les bases de son propre systeme,
ou la volonté appliquée a la pensée, la rolonté logique, ainsi qui la
nomme, est regardée comme le seul moyen darriver a la connaissance
de la réalité. I] pense que le principe unique de toute erreur en
philosophie consiste en ce quion ne songe pas a s’entendre sur le point
de la question a éclaircir. Le premier reméde a cet inconvenient serait,
selon lui, de donner un Organon a la philosophie, ainsi que Kant Vavait
voulu faire. L’Epicritique est la philosophie destinée a combler cette
licune, et elle doit, en se conformant rigoureusement a la nouvelle mé-
thode, soumettre a Fexamen toutes les solutions possibles du probléme
fondamental, jusqu’a ce quon aitenfin trouvé Funique solution capable
de répondre a toutes les difficuliés. Les faits intellectucls, en tant quob-
Jets de ce probléme, doivent étre expliqués sous le triple point de vue de
lexpérience , de la connaissance, et surtout de la réalite. Cette tentative
sans originalité et sans profondeur passa tout a fait inapereue. Berg
mourut en £821, ne laissant que ies deux ouvrages dont nous venons
de faire mention, Le Sextus a été public a Nuremberg, en 1804, in-8",
ety Epicratique j id Arnstadt et Rudolsiadt, en 1805, in-8°,
BERGER. 515
BERGER (Jean-Eric de): philosophe danois, né en 1772, et mort
en 1833 a Kiel, ot il élait professeur de philosophie et d’astronomie.
Il s’essaya d’abord sur divers sujets de morale et de politique; puis, se
vouant enliérement a Ja philosophie, il publia les écrits suivants, qui ne
manquent pas d'une certaine originalité : Exposition philosophique du
systeme de l'univers, in-8°, Altona, 1808; — Esquisse génerale de la
science, in-8°, Altona, 1817-1827. Cet ouvrage, écrit en allemand
comme le précédent, se compose de quatre parties, dont chacuneason titre
particulier : la 4"* s’appelle Analyse de la faculté de connaitre; la 2°, de la
connaissance philosophique de la nature; la 3°, de Vunthropologie et de
la psychologie ; ja 4° traite de Ja morale, du droit naturel et de la philo-
sophie religieuse.
BERGER (Jean-Godefroy-Emmanuel) , théologien-philosophe trés-
distingué, né a Ruhland, dans Ja haute Lusace, le 27 juillet 1773, et
mort le 20 mai 1803. Ses écrits, tous en allemand, sont remarquables
par la liberté de ses opinions et !’élévation de sa morale. Voici les titres
de ceux qui intéressent particulicrement la philosophie : Aphorismes
pour servir @ une doctrine philosophique de la religion, in-8°, Leipzig,
1796 ; — Histoire de la philosophie des religions , ou Tableau historique
des opinions et de la doctrine des philosophes les plus célébres sur Dicu et
la religion, in-8°, Berlin, 1800; — Idées sur la philosophie de Vhis-
toire des religions, dans le Recueil de Stauedlin, 5 vol. in-8°, Lubeck ,
AGOI-1i 99s :ts-d¥5N"° OD.
BERGIER (Nicolas-Sylvestre) , théologien, philologue et apologiste
du christianisme, mérite une place dans ce recueil par Ja lutte qu’il sou-
tint contre J.-J. Rousseau et les autres philosophes du dernier siecle. Né
a Darnay, en Lorraine, le 31 décembre 1718, il fut successivement curé
dans un village de Ja Franche-Comté, professeur de théologie , principal
du collége de Besancon, chanoine de Notre-Dame de Paris, et confes-
seur du roi. Il est mort 4 Paris le 9 avril 1790. Aprés avoir débuté dans
Ja carriére d‘écrivain par différents travaux d’érudition et une traduction
d’Hésiode assez estimée de son temps, il s’attaqua aux philosophes,
alors tout-puissants sur l’opinion. Les seuls de ses ouvrages qui se fon-
dent sur la raison, et qui, laissant de cdté les dogmes révélés, présen-
tent un caractére purement philosophique, sont les deux suivants :
1° Le déisme réfuté par lui-méme , 2 vol. in-12, Paris, 1765, 1766, 1768.
Cest examen des principes religieux, et une réfutation purement per-
sonnelle de Rousseau; 2° Baamen du materialisme, ou Reéfutation du
Systeme de la nature, 2 vol. in-!2, Paris, 1771. On lui attribue aussi
des Principes inétaphysiques, imprimés dans le Cours d’études a Cusage
de (Ecole militaire. On remarque dans ces écrits de Vordre, de la net-
teté, de la suite dans les idées, mais rien de distingué et dont la science
puisse faire son profit.
BERIGAR®D ou BEAUREGARD (Claude Guillermet, seigneur
de), naquit 4 Moulins, selon les uns en 1578, en 15914 selon les autres.
Il acheva la plus grande partie de ses études a] Académie d’Aix en Pro-
vence, ou il s’appliqua particulidrement A la philogophie et la méde-
516 BERGK.
cine. I] se rendit ensuite successivement a Paris, 4 Lyon et 4 Avignon,
ct se fit partout une telle réputation , que le grand duc de Florence l’ap-
pela a Vuniversité de Pise, avec la mission d’enseigner ses deux sciences
de prédilection. Douze ans plus tard, en 1640, le sénat de Venise lui
confia les mémes fonctions dans l'université de Padoue, a laquelle il
resta attaché jusqu’a sa mort. Il est l'auteur de deux ouvrages, dont
Yun : Dubitationes in dialogos Galilai pro terra immobilitate (in-4°,
1632), a été publié sous le pseudonyme de Galileus Linceus. C'est,
comme le titre l'indique, une critique du nouveau systéme du monde.
L’autre, intitulé Circulus Pisanus, seu de veterum et peripatetica philo-
sophia Dialogi (in-4°, Udine, 1644 et 1643; Padoue, 1661), a eu beau-
coup plus de réputation, grace aux coléres qu'il a soulevées parmi les
théologiens. Sous Ja forme d’un dialogue entre un disciple d’Aristote et
un partisan de l’ancienne physique des ioniens, surtout celle d’Anaxi-
mandre, l’auteur met sous nos yeux les deux hypothéses entre lesquelles
son esprit semble balancer : l'une ot Ja formation du monde est expliquée
simultanément par les propriétés d’une matiére premicre, éternelle, et
action d'une cause motrice, dun Dieu sans providence; !’autre ot tout
s’explique par la seule puissance des éléments matériels, des atomes ou
des homéoméries ( Voyez ANAXAGORE), et oi J’existence de Dieu est
regardée comme inutile. Peut-étre aussi, comme Tennemann le sou-
tient avec beaucoup d’esprit (Histoire de la Philosophie ), son des-
sein était-il de miner sourdement l'autorité d’Aristote, en lui opposant
avec avantage des doctrines plus anciennes; car, l’attaquer en face était
impossible a Bérigard, dont les fonctions consistaient a enseigner officiel-
Jement la philosophie péripatéticienne. A propos et sous Je nom d‘Aris-
tote, il fait aussi la critique des opinions erronées de son temps, par
exemple de la théorie des causes occultes, quil compare a des lambeaux
cousus sur Je yétement des philosophes pour cacher leur nudité, c’est-
a-dire leur ignorance. Cependant, quand on considére limpuissance a
Jaquelle il réduit la raison, il n’est guére permis de voir en lui autre
chose qu'un sceptique. Il ne pense pas que, sans le secours de la révé-
Jation, nous puissions résoudre aucune des questions qui touchent a la
religion et a la morale; il ne nous accorde pas méme la faculté de savoir
par nous-mémes s’il y aun Dieu, encore moins de démontrer son exis-
tence et de pénétrer dans les secrets de la nature (Circulus Pisanus in
proorem librum physices, p. 2's). Les contemporains de Berigard ne se
sont pas mépris sur le sens de ces protestations , en apparence si favora-
bles a lautorité religieuse. ;
BERGKi (Jean-Adam) , né en 1769 pres de Zeitz, dans le gouver-
nement de Mersebourg en Prusse, et morta Leipzig en 183%, fut prin-
cipalement occupé des rapports de la philosophie et du droit; mais il
publia aussi quelques ouvrages de philosophie pure, concus dans le sens
des idées de Kant. Voici les tres de ses principaux écrits , qui dailleurs
ne se disinguent par aucune originalite : Aecherches sur le droit naturel
les Etats et des peuples, in-8°, Leipzig, 1796; — Lettres sur les prin-
cipes metaphysiques du droit, de Kant, in-8°, Leipzig et Géra, 1797;
— Reéflexions sur les principes metaphysiques de la morale de Want,
in-8°, Leipzig, 1798; -- L’Art de lire, in-8°, Iéna, 1799; — L’Artde
BERKELEY. eee
penser , in-8°, Leipzig , 1802 ; — L’ Art de philosopher, in-8°, Leipzig ,
1805 ; — Philosophie du droit pénal, in-8°, Meissen, 1802; — Theorie
de la législation ,in-8°, Meissen , 1802; — Moyens psychologiques de pro-
longer lavie, in-8°, Leipzig, 1804 ;—Recherches sur ?dme des bétes, in-8°,
Leipzig, 1805; — Quel est le but deV Etat et de’ Eglise, quels sont leurs
rapports, etc, , in-8°, Leipzig, 1827 ; —La vraie Religion ; recominandé
a Vattention des rationalistes et destiné a la quérison radicale des super-
naturalistes, des mystiques, etc., in-8°, Leipzig, 1828. Ces deux der-
niers ouvrages furent publiés sous le pseudonyme de Jules Frey. —
Defense des droits des femmes, Leipzig , 1829. — Bergk a publié aussi,
accompagnée de notes et d’éclaircissements, une traduction allemande
de Pouvrage de Beccaria sur les Delits et les Peines (Leipzig, 1798) , et
plusieurs autres petits écrits de droit. — Dans tous ces ouvrages, comme
il est facile de le voir par les titres, regne lesprit du xvi’ siécle.
BERRELEY (Georges) naquit 4 Kilkrin en Irlande, en 1684, et
mourut a Oxford en 1753. Les années de son adolescence et de sa
jeunesse se passérent a Kilkenny, l'une des villes Jes plus considérables
de l'intérieur de l’Irlande. C’est la que fut commencée son éducation ,
qui recut son achévement au collége de Ja Trinité, université de Dublin,
dont il devint associé en 1707. Aprés une série de voyages en France,
en Italie, en Sicile, il fut nommé au doyenné de Derry, riche bénéfice,
qui semblait devoir le retenir et le fixer dans sa patrie, lorsque, cédant
a un mouvement tout a la fois dhumeur aventureuse et de prosélytisme
religieux , il partit pour Rhod-Edsland, avec le projet dy fonder, sous le
nom de collége de Saint-Paul, wn établissement qui, moyennant une
instruction fondée sur des principes évangéliques, devait devenir un
foyer de civilisation pour les sauvages d’ Amérique. Ce dessein échoua.
De retour en Angleterre, Berkeley fut, en 1734, promu a l’évéché de
Cloyne, quil refusa plus tard de quitter pour un bénéfice deux fois
plus considérable. I] était venu a Oxford pour y surveiller l'éducation
de son fils; il y mourut presque subitement en 1753. U avait été lami
de Stelle, de Swift, de lord Péterborough, du duc de Grafton et de
Pope. Il laissait un grand nombre décrits, réunis par lui et publiés en
un recueil , sous le titre de Traités divers, a Oxford, en 1752, un an
avant sa mort, pendant le séjour qu il fit en cette ville avec son second
fils.
Parmi ces travaux de Berkeley , il en est quatre qui, au point de
vue philosophique, nous paraissent importants a mentionner. Ce sont
1° Theorie dela vision, publié en 1709; 2° Traite sur les principes de la
connaissance humaine, publié en 1710, c’est-a-dire 4 une époque ou
Berkeley n’avait encore que vingt-six ans; 3° Trois Dialogues entre
Hylas et Philonous , publiés-en 1713; 4° Alciphron, ou le Petit Philo-
sophe , publié en 1732. Nous ne sachions pas que les deux premiers de
ces quatre traités aient été jamais traduits en frangais. I] n’en est pas
de méme du troisiéme et du quatricme, quil’ont été, lun par l'abbé du
Gua de Malves (in-12, 1750), l'autre par de Joncourt (2 vol. in-8°,
La Haye, 1734).
Alciphron , ou le Petit Philosophe ( the Minute Philosopher) , est un
traité tout a la fois de théodicée, de logique et de psychologie, mais sur-
<i BERKELEY.
tout de morale. L’ Essai sur Ventendement humain avait donné naissance
a une foule de théories matérialisles, athéistes, fatalistes, sceptiques.
L’objet général du livre de Berkeley est la réfutation de ces doctrines.
Toutefois, | Alciphron parait plus spécialement dirigé contre les écrils de
Mandeville, qui, en sa Fable des abeilles el autres ouvrages , avait pré-
tendu que ce qu'on appelle la vertu n'est qu'un produit artificiel de la
politique et de Ia vanité. Berkeley adopta dans cet ouvrage la forme du
dialogue, dontil s‘était deja servi en plusicurs autres crits. Les princi-
pales questions relatives au devoir, au libre arbitre, dla certitude, a la
nature de lame et de Dieu, s'y trouvent, Jes unes trailées en detail, les
aulres sommairement examinces , el les unes etles autres y sont réso-
lues dans le sens des croyances universelles.
Le livre intitulé Théorie de la vision (Theory of vision), conient en
germe le sceplicisme en mati¢re de perception extcrieure, qui devait,
quelques années plus tard, se produire sous des formes plus complétes
el plus hardies dans les Principes de la connaissance humaine ct dans les
Dialogues entre Hylas ect Philonous. Le systéme de Berkeley sur Ja non-
réalité du monde matériel n’était-il pas encore par faitement concu
dans son esprit, ou l’auteur jugea-t-il préférable de ne le produire que
graduellement? Ce sont 1a deux hypothéses qui ont Pune et Vautre leur
probabilité. Quoi quwil en soit, la Théorie de la vision contient d’excel-
lents apergus sur les opérations des sens. La distinction que, plus tard,
l'école écossaise, avec Reid et Stewart, devait établir entre les percep-
tions naturelles et les perceptions acquises du sens de la yuc, s’y trouve
deja posée par Berkeley. Cetie distinction était d’autant plus importante ,
quelle était rendue plus difficile par Ja longue et presque invincible
habitude ot nous sommes dés les premiers jours de notre enfance das-
socier les unes aux autres en une ¢troite union Jes opérations de nos di-
vers seis.
Le Traité sur les principes de la connaissance humaine (Treatise on the
principles of human knowledge), et les Trois Dialogues entre Hylas et
Philonots (Three Dialogues betwen Hylas and Philonois), malgré la
différence de la forme dans laquelle ils sont écrits, ont un seul et méme
objet, qui est de contester Ja réalilé objective de nos perceptions. I] n'est
nullement question, en ces écrits, de régles a appliquer i Vexercice et a
usage de nos sens corporels afin de nous prémunir corre les erreurs
ou ils peuvent nous entrainer. H s’agit de bien autre chose : c'est la
these méme de la non-véracilé de la perception exteéricure cl de la non-
réalité des objets matériels qui s'y trouve posée et soutenuc. « il est, dil
Berkeley (Théorie des principes ‘de la connaiss. hium., § 6), des vérités
si pres de nous et si faciles a saisir, qu il suffit d’ouyrir les yeux pour les
apercevoir, et au nombre des plus importantes me semble étre celle-ci,
que, lalerre et tout ce qui pare son scin, en un not, lous les corps dont
lassemblage compose ce magnifique univers , n’existe point hors de nos
esprits.» Ainsi, point de réalités matérielles. Les seules existences réelles
sont les étres incorporels, les esprils, c’est- d-dire Dicu et nos ames.
Deux causes principales paraissent avoir determing chez Berkeley
Vadoption d'une telle doctrine. La premiére, dun caractére tout per-
sonnel, se trouve dans les convictions religicuses du pieux évéque de
Cloyne. Nous pouyons, sur ce point, recueillir son propre ayveu: «Si
BERKELEY. 319
l’on admet (dit-il en sa Préface des Trois Dialogues) Jes principes que
je vais tacher de répandre parmi les hommes, les conséquences qui, a
mon avis, en sortiront immédiatement , seront. que l'ath¢isme et le scep-
Uicisme tomberont tolalement. » Berkeley croyait donc, par la négation
de la mati¢re, servir la cause du spiritualisme. L’école de Locke avait
converti en une négation hardie le doute timide du maitre a lendroit
de la spiriwualité, et Berkeley répondait a cette école par la négation de
la substance mateérielle. I] ne s‘attendait pas qu'un jour viendrait ot Je
scepticisme, par la main de Hume, saisirait l’arme dont il venait de
frapper le monde materiel, et la tournerait contre le monde des esprits.
Une seconde cause, mais tout autrement puissante et générale, se
trouvail dans le caractore fondamental de la théorie, qui, tout absurde
qu'elle fut, régnait alors souverainemeni en philosophic rejativement au
mode d’acquisition de la connaissance. Nous voulons parler de la théo-
rie de l'idée représentative. D’apreés cette théorie, la connaissance et
Vidée étaient deux choses distinctes. L’idée n’était qu'un moyen de con-
naissance et non la connaissance méme. L’idée était une sorte dinter-
médiaire entre Vobjet et le sujet. Liidce était pour le sujet Vimage ou Ja
représentation de Vobjet; et l’exactitude de la connaissance se mesurait
sur le plus ou le moins de fidélité de Vimage, par rapport al’objet qu'elle
représentait. Cette théorie, d’abord imaginée pour expliquer la forma-
tion de nos connaissances sensibles, avait graducllement acquis plus
d'extension, et, a |’époque a laquelle apparut Berkeley, elle servail a
rendre compte de la formation de toutes nos connaissances. Berkeley l'a-
dopta, mais cependant avec restriction. Ainsi que parait l'ayoir fait Ma-
lebranche a Ja méme époque, il n’aftribua a lintervention de lidée re-
présentative que la formation d'un certain ordre de connaissances, a
savoir, celles qui ont pour objet le monde extérieur. Quant aux no-
tions qu’a notre ame de son propre étre et des modifications qui sout les
siennes, Berkeley en regarde lacquisition comme s opérant par un sim-
ple acte d’aperception intérieure, etsans qu'il soit besoin d’aucune image
ou idée a titre d’Intermédiaire entre lobjet et le sujet. Indépendamment
de Ja cause mentionnée antérieurement, cette distinction, admise par
Berkeley dans le mode d’acquisition de nos connaissances, explique tout
a la fois le dogmatisme du philosophe anglais en matiére d’existence
spirituelle et son scepticisme a l’endroit de la nature corporelle. En effet,
Vespril. se saisissant iui-méme par une aperception tout immédiate, son
existence ne saurait étre mise en question; tandis qu'il en est tout autre-
ment d’objets corporels, qu'il ne nous est jamais donné d’atieindre directe-
ment a cause de la présence de ce milieu, de cet étre iniermédiaire, de
cetle idée, Gui vient toujours s'interposer entre notre ame et la réaliié
extérieure, et rendre ainsi cette réalité a jamais insaisissable. C'est, as-
surément, par cette voie que Berkeley fut conduit a prétendre que les
objeis que nous regardons comme constituant l’extériorité matériclle ne
sont que des idées en notre esprit : idéalisme qui ? poussé par la logique
a ses conséquences derniéres, ne tarderait pas a aboulir a un absolu
égoisme. Car, la doctrine de Berkeley une fois adoptée, rien Me me ga-
ranti! plus lexistence exterieure d’ étressemblables a moi, et je reste seul
dans l’univers, ou pluidt je constitue l’univers a moi seul, avec mon es-
prit et ses idées, les seules choses qui, dans un idéalisme conséquent ,
520 BERNARD.
puissent échapper a la négation et au doule. Berkeley n/a pas formelle-
ment avoué cette conclusion; mais elle s impose irrésistiblement a sa
doctrine.
On peut consulter sur Berkeley, indépendamment des écrits de ce
philosophe dont les titres ont été mentionnés plus haut, et des hisloriens
gencraux de ja philosophic, un ouvrage allemand intitulé Collection des
principaux écrivains qui nient la réalité de leur propre corps et du monde
materiel tout entier, contenant les Dialogues de Berkeley entre Hylas et
Philonous et la Clef universelle de Collier, avec des notes qui servent a la
refutation du texte, et un supplément dans lequel on démontre la réalité
des corps; par J.-Chr. Eschenbachi, in-8°, Rostock, 1756. C. M.
BERNARD be Cuartres, dit Sylvestris, écrivain du xu¢ siécle, en-
scigna dans les écoles de Chartres. Jean de Sarisbéry, qui l'appelle le
meilleur des platoniciens de son temps, perfectissimus inter platonicos
hujus swculi, lui attribue deux ouvrages : Pun oil cherchait a concilier
Platon et Aristole, l'autre ou il prouvait Péternité des idées, justifiait la
Providence, et montrail que tous les étres matériels, élant de leur na-
lure soumis au changement, doivent nécessairement périr ( Metalog.,
lib. iv, c. 33). Ces deux ouyrages sont aujourd’ hui perdus; mais plu-
sieurs bibliothéques possedent eicore, sous le nom de Bernard Sylves-
tris, un trailé philosophique en deux parties, Megacosmus et Microcos-
mus (le Grand et le Petit monde, , qui en effet est empreint d'une forte
teinte de platonisme. L’auteur y reconnait deux éléments des choses :
Ja matiére et les idées. La matiére est privée de toute forme el suscep-
tible de les recevoir toutes. Les idées resident dans l’entendement divin ;
elles sont les exemplaires de la vie, le principe immuable de ce qui doit
ctre, et toutes choses résultent de Jeur union avec Ja malicre. Créé é
limage du monde intelligible, le monde sensible a toute la perfection de
son modele. Il est complet, parce que Dieu est complet; il est beau,
parce que Dieu est beau; il est éternel dans son exemplaire éternel. Le
temps a sa racine dans I’éternité et il retourne dans léternité. En Jui
Pélernité parait se mouvoir et il parait se reposer en elle. [1 gouverne le
monde, gouverné lui-méme par lordre. A lexposition de ces principes
qui sont évidemment empruntés du Zimee, un des monuments de la
philosophie ancienne que le x1i° sidcie a le mieuX connus, succede, dans
le Mierccosme, une théorie de Vhomme. Bernard reconnait la distine-
tion du corps et de Fame; i] admet la préexistence de celle-ci, et sem-
ble adopter hy pothese de la réminiscence. Les détails phy siologiques
occupent Mailicurs la plus grande place dans celie partie de Touvrage.
—M. Cousin a publiéa la suite des Ouvres inédites d’Abailard quelques
extrails du Megacosmus et du Microcosmus, avec des fragments d'un
Commentaire de Bernard de Chartres sur le vi livre de PEneide. — Voyes
aussi un article étendu de l/Zist. litteraire de France, t. xu. C.J.
BESSARION (Jean) est un de ceux qui ont Je plus contribué a ré-
pandre en Occident la connaissance des lettres et de la philosophie
grecques. Né a Trébizonde en 1389, selon quelques-uns en 1395, il
entra d'abord dans lordre de saint Basile, et passa vingt el un ans dans
un monastere du Peloponnese, occupe de l'étude des lettres, de la theo-
BESSARION. of
logie et de la philosophie, a Jaquelle il fut initié par le célébre Gemistus
Pléthon. En 1438, il accompagna en Italie, avec d'autres Grees de dis-
tinction, l’empereur Paléologue se rendant au concile de Ferrare pour
opérer la réunion del Eglise grecque etdel’Eglise latine. S élant prononcé
pour les Latins, et ay ant fait prevaloir son opinion dans lesprit de Pa-
léologue, le pape Eugéne LV len recompensa en le nommant cardinal-
pretre du titre des saints Apdtres. Dés lors, soit pour se conformer aux
exigences de sa nouvelle dignité, soit pour échapper aux troubles
qu’excita dans son pays le projet de réunion arrété a Ferrare, Bessarion
se fixa en Italie, ou sa maison devint le centre du mouvement intellec-
tuel qui s’opérait alors en faveur des lettres antiques. Les successeurs
d’Eugéne IV le traitérent avec la méme faveur. Nicolas I le nomma
archevéque de Siponto et cardinal-¢véque du titre de Sabin. Pie HL lui
conféra le titre de patriarche de Constantinople. fl remplit successive-
ment différentes missions diplomatiques de la plus haute importance ;
deux fois méme il faillit étre élu souverain pontife. Enfin il mourul a
Ravenne, Je 19 novembre 1472.
Les écrits philosophiques de Bessarion se rapportent tous a la que-
relle qui s’éleva de son temps et au milieu de ses compatriotes habitant
I'Italie, entre les partisans d’Aristote et ceux de Platon. Gemistus Plé-
thon, dans un petit écrit sur la Difference de la philosophie de Platon et
de celle d Aristote, avait attaqué ce dernier avec assez de violence. Le
chef du Lycée fut défendu par Gennadius et Théodore de Gaza. Bessa-
rion, consulté sur Ja question, essaya de concilier les deux partis, en
montrant que Platon et Aristote ne sont pas aussi divisés qu’on le pense,
et quil faut les vénérer également comme les deux plus grands génies
de l'antiquité. Ce fut alors que Georges de Trébizonde vint ranimer ja
dispute, en publiant, sous le titre de Comparaison entre Platon et Ari-
stote (Comparatio Platonis et Aristotelis), une longue et amére diatribe
contre Platon. Bessarion publiaa cette occasion deux ecrils, qui ne ser-
virent pas peu a préparer les voies 4 une maniére plus large d étudier
la philosophie et a une connaissance plus approfondie des monuments ori-
ginaux : lun (Epistola ad Mich, Aposiolium de Prestantia Platonis pre
Aristotele, gr.etlat., dans les Mémoires de Académie des Inscriptions,
t. 11, p. 303) est adressé sous la forme d'une lettre au jeune Apostolius,
qui, sans rien entendre au sujet de la discussion, avait écrit contre
Aristote un véritable pamphlet; l'autre, beaucoup pius considérable, est
dirigé contre Georges de Trébizonde, et a pour titre : Ln calumniatorem
Platonis (in-f, Venise, 1803 et 1516; in-f?, Rome, 1469). Bessarion dé-
montre tres-bien a son adyersaire qu il n’entend pas les écrits du philo-
sophe contre lequel il se déchaine avec tant de violence. Mais, quant a
sa propre impartialilé, il ne faut pas qu’elle nous fasse illusion ; le disci-
ple de lenthousiaste Gemistus Pléthon ne pouvait pas tenir Ja balance
égale entre les deux princes de la philosophie ancienne. Dans son opi-
nion, Platon est beaucoup plus pres de Ja vérité quand il nous décrit la
nature du ciel, celle des éléments et les diverses figures des corps. Que
pense-l-il done de sa theologie et de sa morale? I n’hesite pas a les re-
garder comme parfailement orthodoxes, et il va méme jusqu a les pe
senter comme la plus grande preuve qu ‘on puisse donner de la vérité de
la religion, comme te moyen le plus efficace dy ramener Jes espriis
t 2]
ad
522 BIAS.
sceptiques et incrédules. Pour lui, oser attaquer Platon, c’est se révolter
contre l'autorité des Péres de lEglise et contre la religion elle-méme ;
car, ainsi qu'il cherche a le démontrer avec beaucoup despril et d’éru-
dition, tout ce que Platon a enseigné sur la nature divine, sur Ja créa-
tion, sur le gouvernement du monde, sur la liberté et la fatalité , sur
lame humaine, a été consacré par les dogmes du christianisme. On
concoit que de telles opinions, malgré la réserve avec laquelle elles fu-
rent exposées, aient pu non-seulement achever la ruine déja commencée
de la scolasuque, mais preparer de loin Findépendance de la philosophie
moderne, en élevant la raison humaine au niveau de la révélation.
Ouire les ouvrages que nous venons de mentionner, Bessarion a pu-
blié aussi une traduction latine des Memorabilia de XNénophon, de Ja
Metaphysique d Aristote, avec le fragment altribué a Théophraste ; et,
dans un écrit intitulé : Correctorium interpretationis librorum Platonis
de Legibus, il releva les fautes commises par son adversaire Georges de
Trébizonde dans la traduction des Lois de Platon.
BIAS, lun des sept sages de la Gréce, naquit a Priéne, une des
principales villes de VLonie, vers l’an 570 avant J.-C. Il fut principale-
ment occupé de morale et de politique, comme tous ceux qu'on honorait
alors du litre de sages. Il avait, en quelque sorte, condamné a lavance
les spéculations philosopbiques, en disant que nos connaissances sur la
Divinité se bornent a savoir quelle existe, et qu'on doit sabstenir de
toute recherche sur son essence. H fit une étude particuli¢re des lois de sa
patrie, et consacra les connaissances qu'il avait acquises en cette mati¢re
a rendre service a ses amis, soit en plaidant pour eux, soit en se faisant
leur arbitre. [| refusa toujours l’appui de son talent a Vinjustice , et Fon
avait coutume de dire, pour désigner une cause éminemment droite : c'est
une cause de l'orateur de Pri¢ne. Possesseur d'une grande fortune, i! la
consacrait a de nobles actions, tout en Ja dédaignant pour son propre
usage ; on sail 2 quelle occasion il prononcale mot célébre : «Je porte tout
avec moi.» Bias passa toute sa vie dans sa patrie, ot il mourut dans un
age fort avancé, en plaidant pour un de ses amis. Les Priéniens lui firent
des funérailles splendides, et consacrérent a sa mémoire une enceinte,
qwon appelail, du nom de son pere, le Fentamium. A defaut douvra-
ges, nous cilterons quelques maximes de Bias: « Hl faut, disait-il, vivre
avec ses amis comme si lon devait Jes avoir un jour pour ennemis. » —
« I] vault mieux ¢étre pris pour arbitre par ses ennemis que par ses amis;
car, dans le premier cas, on peut se faire un ami; dans le second, on est
sur d’en perdre un. » — Voyes une excellente biographie de Bias par
M. Clavier, dans le iv? vol. de la Biographie univrerselle.
BiCIEAT (Marie-Francois-Xavier), né en 1771 a Thoirette, dé-
pariement de | Ain, anatomiste et physiologiste du premier ordre, mérite
dctre aussi compté au nombre des philosophes par ses vues sur la vie,
Ja sensibilité et Virritabilite. Hadmettait deux sortes de vies : Pune ani-
male, Paulve organique. La premicre a pour instruments les organes au
moyen desquels Félre vivant se Wouve en rapport avec le monde en-
licr : C'est par celte raison que Ja vie animale sappelle aussi vie de rela-
tion. La vie organique a pour but Je développement, la nutrilion et la
BIEL. 523
conservation de l’animal : les organes spécialement consacrés a cctte
triple fonction , sont placés dans les profondeurs du corps; mais ils com-
muniquent avec ceux de la vie externe ou de relation » parce que ces deux
vies sont réellement subordonnées l'une al’autre et ne forment que deux
aspects differents d’un méme systéme. La fonction de la reproduction ,
destinée a la conservation de l’espéce, se classe mal dans l'une et l'autre
espéce de vie; elle appartient trés-visiblement a toutes deux. Bichat re-
connait deux Sensibilités : lune animale, source des plaisirs et de la dou-
Jeur et dont nous avons parfaitement conscience; l'autre organique , sur
les phénoménes de laquelle la conscience est muette. La vie org ganique
est donc renfermée dans les limites de la matiére organisée et a pour effet
de la rendre sensible aux impressions. De 1a deux sortes de contractilité:
l'une animale ou volontaire; l’autre organique et involontaire. Bichat
rapporte toutes les fonctions de l’intelligence a la vie animale, et toutes
les passions a la vie organique. II est facile de voir ce quil y a de faux
et d'absolu dans cette maniére de concevoir je ne dis pas seulement les
phénomenes psychologiques, mais aussi ceux de la vie physiologique.
Les principaux vices de ce systéme consistent a laisser dans l’ombre le
role de la vie organique dans les fonctions de la vie de rejation et réci-
proquement, a ne pas faire ressortir assez l'unité synthétique de ces deux
vies, et a reconnaitre une sensibilité organique, propre a la matiére
vivante, et dont rien ne peut démontrer existence : cette erreur a eu
sa grande part dans le matérialisme moderne. Mais ce que nous repro-
chons surtout a Bichat, c’est de réduire toutes les fonctions intellectuelles
a la sensation, a ]’opération des sens, et de rapporter, d'une maniére
non moins absolue, toutes nos passions a Ja vie organique. Quant a
celte fameuse définition : que la vie est ensemble des forces qui résistent
a la mort, il y a longlemps qu’on en a fait justice. Malgré ces erreurs
et ces lacunes, le livre des Recherches sur la vie et la mort, auquel
M. Magendie a ajouté des notes intéressantes , aura toujours son impor-
tance aux yeux des physiologistes et des philosophes. ed bP
BIEL (Gabriel), philosophe et théologien allemand, né a Spire vers le
milieu du xv siécle, se iit d’abord remarquer 4 Mayence comme pré-
dicateur. Lorsque l’université de Tubingen fut fondée par Eberhard,
duc de Wittemberg, en 1477, il y fut “appelé comme professeur de
théologie. Vers la fin de ses jours, ‘il se retira dans une maison de cha-
noines réguliers, ou il mourat en £495. Biel est un des plus’ habiles
défenseurs du nominalisme dOccam, quil exposa, d’une maniére trés-
lucide , dans l’ouyrage suivant : Collectorium super libros sententiarum
G. Occami, in-f?, 1501. Il a laissé aussi quelques ouvrages de théologie
plusieurs fois réimprimés.
BIEN, SOUVERAIN BIEN. Tout ce qui est tend au bien-étre;
il y aurait contradiction a ce qu'une nature quelconque aspirat a son
mal. Sans doute T'acte qui sert l'intention peut s’€garer et trop souvent
s égare; nous arrivons al écueil par la route que nous avions prise pour
entrer dans le port; le bien n’en reste pas moins le but constant de nos
efforts, le principe exclusif de nos déterminations, notre unique mobile.
Mais ceite tendance incessanie, universelle de la vie vers ce qui lui
21,
524 BIEN , SOUVERAIN BIEN.
est bon, s’entoure, selon les lieux et les temps, selon les espéces et les
genres , "de conditions essentiellement différentes.
La plante marche a son bien sans le savoir, sans le vouloir ; elle ne
s'y porte pas; elle y est fatalement, irrésistiblement poussée. L’ani-
mal prend part, une part telle quelle, a action qui s’accomplit en lui
et par lui. Il ne sait pas, il ne veut pas la fin vers laquelle il se dirige;
mais déja il connait et il aime, sans en soupgonner la portée , le moyen
qui l'y méne. L’homme est né pour vouloir et, par conséquent, pour
connaitre, et son moyen et sa fin. Appelé a comprendre dans toute leur
grandeur ’ses hautes destinées, partout nous le voyons méditant sur
les mystéres de sa propre nature ; se demandant quel est le but de son
existence , en quoi consiste le bien. Toutes les religions, toutes les phi-
losophies sont autant de réponses apportées tour a tour A cette éternelle
question. Pour ne parler que des doctrines marquées du sceau de Ja
science, que de solutions proposées depuis Confucius et Socrate jusqu a
Leibnitz et Kant! Varron, de son temps, en trouvait déja jusqu'a deux
cent quatre-vingt-huit.
Cependant, quelque nombreux que soient en apparence les chefs que
suivent, sur ce point, nos légions philosophiques, nous ne comptons
en réalité que trois drapeaux autour desquels toute cette armée se range.
C’est toujours, ou le bien sensible, le plaisir, Fintérét, le bonheur ; ou
le bien moral, le perfectionnement de lhumanité et de homme,
Vaccomplissement sévére et désintéressé du devoir; ou enfin |’union de
ces deux principes extrémes, la satisfaction complete de la sensibilité et
dela raison, lharmonie du devoir et du bonheur : ici, Zénon; Ja, Epi-
cure; ailleurs, quelque noble figure qui n’a pas de nom encore et qui
sessaye a reproduire, en les conciliant, c’est-a-dire en les subordon-
nant ’un al] autre, Epicure et Zénon.
Crest entre ces trois systémes, qui se disputent empire, que nous
avons a choisir.
Posons dabord et déterminons avec précision le probleme que nous
avons a résoudre.
Tous les phénomenes que nous appelons des biens sont péle-méle
devant nous. Voici, pour ne nommer que ceux qui frappent le plus vi-
vement notre regard, voici Je désir, la volupté, la richesse, Ja santé,
les satisfactions de lamour-propre, les joies de la conscience, le savoir,
les arts, l'industrie, lordre, le progres, la vertu.
Sous un premier aspect, nous reconnaissons parmi ces phénomenes
des biens de deux espéces : Jes uns qui intéressent plus spécialement
soit le corps, comme Ja santé; soit lame, comme le savoir : les autres,
tels que le plaisir ou le perfectionnement, qui touchent ala fois le corps
etl’ame; cest-a-dire le bien de l'une des parties, et le bien de l'ensemble,
le bien par ticulier et le bien géneral.—Sous un autre rapport, nous décla-
rons bonne aujourd hui et ici une chose que Ja et demain nous jugerons
mauvyaise : telle forme de gouvernement qui convient encore a l’Asie ne
convient plus a Europe. “Il est heureux que Ja passion guide la vie a
Page ot Ja raison n’en peut prendre les rénes ; quand la raison aura
grandi, la passion lui remettra Je sceptre; le régne de Fappétit et du
désir serait alors illégitime et, par conséquent, funeste. Ainsi enlendu,
le bien a son lieu et son heure; mais 1] est bon aussi que partout et tou-
BIEN, SOUVERAIN BIEN. 525
jours, chez l’enfant comme chez homme, en Chine comme en Angle-
terre, chaque force occupe sa place, remplisse sa fonction. L’ordre est
un bien auquel tous les points du temps et de l’espace appartiennent,
un bien éfernel et universel. Enfin il est des biens par lesquels nous
tendons a d'autres; et des biens auxquels nous sommons d'autres de
nous conduire. Ce médicament est bon; ; pourquoi? parce qu’il me rendra
un bien que j’ai perdu, la santé. La santé et le médicament qui la rap-
pelle sont également des biens, non au méme titre toutefois : le médica-
ment est mon moyen: la santé vest ma fin.
Ces trois séries de caracléres représentent, selon nous, toutes les for-
mes essentielles sous lesquelles le bien se produit; mais ces trois grou-
pes, entre lesquels tous les biens réels et possibles se parlagent, ne
soutiennent-ils pas entre eux quelque rapport qui les éléve a l’unité?
ne pouvons-nous pas de ces différentes espéces tirer un seul et méme
genre ?
Qu’est-ce que le bien que nous appelons particulier? c’est celui qui
soutient un certain rapport avec telle ou telle partie; c’est un bien évi-
demment relatif. N’est-ce pas encore un bien relatif, que celui qui
s’enferme dans un temps et dans un lieu déterminés, et qui, ce lieu et
ce temps venant & lui manquer » cesse aussitot d’ éire un bien et peut
méme devenir un mal? Enlevez a une action quelconque la fin qu’elle
se propose; que direz-vous de cette action qui désormais n’a plus de but?
Est-elle mauvaise? est-elle bonne? Pour Ja marquer de l’un ou de l'autre
de ces signes, ne faut-il pas que vous ayez présent a la pensée le résul-
tat qu'elle veut obtenir? Le bien , considéré comme moyen, est donc
un bien relatif.
Ce que nous venons de faire pour les trois premiers termes de notre
classification, nous le ferons avec la méme facilité pour les trois autres.
Le bien général, c’est Je bien compris dans sa plus vaste acception,
dans son extension la plus large; le bien pour tout ce qui le comporte
et en est capable; le bien pour tout ce qui est; enfin le bien absolu.
Ainsi en est-il du bien qui embrasse tous les temps et tous les lieux,
du bien que ne modifient point les accidents divers qui se succédent
dans la durée, ou se juxtaposent dans l’espace; que serait labsolu, si
ce n’était l’éternel, Puniversel? Le bien, considéré comme fin, rem-
plit mieux encore, s'il est possible, que le bien général, que le bien
éternel et universel, les conditions de l’absolu. La fin, en effet, a laquelle
tend tout le reste, elle-méme ne tend a rien; tout ce qui se distingue
delle est fait pour elle; elle seule porte en soi sa raison meré: car, i
ne faut pas s’y méprendre, les fins relatives, comme nous disons , qui
s échelonnent et se superposent pour monter de degré en degré jusqu’a
la fin supréme, ne sont au fond que des moyens.
Nous n’avons done , A vrai dire, que deux genres de bien: Je bien
particulier, le bien circonscrit dans un temps et dans un lieu, Je bien
considéré comme moyen, ou Je bien relatif; et le bien général, le bien
éternel et universel, le bien considéré comme fin, ou le bien absolu.
Mais de ces deux genres de bien que nous avons a délterminer, nest-ce
pas le bien absolu qui d’abord nous appelle ? Se peut-on faire une notion
du moyen, si la fin n’est préalablement connue? Comment dire qu il y
a 14 un bien fini et passager, si je ne saisis la relation de ce bien avec le
526 BIEN, SOUVERAIN BIEN.
bien infini, élernel ? Chercher le relatif avant d’étre en possession de
l'absolu, c’est s’enfoncer, sans aucune chance d’y rien découvrir, dans
les plus €paisses ténébres. Aussitot, au contraire, que l’idée de | absolu
s'est montrée a nous, Je coeur méme de la question se trouve éclairé
d’une soudaine lumidre, qui en dissipe toutes les ombres.
Qu’est-ce donc que le bien absolu, le bien supréme, le vrai, le sou-
verain bien?
Ecartons, avant tout, un malentendu qui pourrait nous conduire,
ou plutét qui nous conduirait invinciblement a une déplorable doctrine,
a une triste erreur. Ne faisons pas, de ce que nous appelons le bien, une
substance, un étre. Le bien, un étre! mais alors le souverain bien ;
comme le voulaient en effet certains philosophes, entre autres ceux
d’Alexandrie, c’est le souverain étre; le bien absolu, le bien supréme,
c'est Dieu. Tendre au bien, ce sera done tendre a Dieu; arriver au bien,
s’en emparer, réaliser le bien en soi et par soi, ce ne sera rien moins
quarriver a Dicu, semparer de Dieu, s identifier avec Dieu! Loin de
nous ce panthéisme! A qui en effet cette identification de la créature et
du Créateur profiterait-elle? Ce n’est pas a la créature sans doule. Le
panthéisme est la ruine ou plutot la négation de ’homme ; l'homme ac-
compli, n’est-ce pas la vie, la vie personnelle portée a son plus haut
degré, élevée a sa plus haute puissance? Le Créateur du moins gagne-t-
il a cette doctrine ce que nous y perdons? Quest-ce qu'un Dieu qui
enfante pour détruire, détruit pour enfanter et pour détruire encore? La
création n’est plus qu'un jew, comme disait Héraclite aprés Inde; ce
n'est plus qu'une inexplicable fantaisie , qu’une capricieuse évolution! Et
quand vous enlevez a |'Etre des étres la raison et la sagesse, que vous
reste-t-il, je vous pric? Le panthéisme frappe du méme coup, ense-
velit dans Ja méme tombe et le Créateur et la créature, et les dimes
et Dieu!
Le bien n’est pas l’étre; c’est une relation entre l’étre et sa loi. Le
bien absolu, ce n’est pas ]’étre absolu; c’est cette relation supréme,
définitive, que les étres divers, dont le grand tout se compose, as-
pire, le sachant et sans le savoir, a établir entre eux et la loi qui
les régit.
Accomplir sa Joi spéciale, voila le bien pour tel ou tel ctre déterminé;
accomplir la loi générale, universelle , voila Je bien pour la eénéralité,
pour l'universalité des étres!
Que si lindividu et l’espéce, Ja partie et le tout vont se soumettant
de plus en plus a la régle qui les réclame ; si, chaque realité particuli¢re
s’élevant de degré en degré jusqu’a la perfection qui lui est propre,
toutes ces perfections partielles en viennent a sunir dans un ensemble
parfait, univers aura parcouru la carriére qui lui Clait ouverte : le bien,
Je souverain bien ne sera plus simplement un désir, une idce; ce sera
un état et un fait.
Mais en quoi consiste précisément cette perfection absolue , cette har-
monie universelle? Quel est le tribut que doit a lceuvre commune cha-
cun des innombrables agents qui sont appelés a y concourir? Le philo-
sophe lignore. La pensée finie de Fhomme ne saurait, abandonnee a
elle-méme,, suivre dans leur immensité les desseins de Ja Providence ;
et il y a la pour notre scicnce terrestre dimpénétrables ténebres, un
BIEN, SOUVERAIN BIEN. 327
éternel mystére! fl était bon qu'il en fit ainsi. A quoi nous edt servi, en
effet, de connaitre la destination spéciale de tant d’existences sur les-
quelles nous ne pouvons rien ?
Ce qui nous importait , e’élait de comprendre notre propre role; c’était
de savoir comment et par quels liens ’humanité se rattache ou doit se
rattacher a l'ensemble auquel elle appartient? Sur ce point la lumiére
nous était indispensable; elle ne nous a pas manqué.
L’homme se sait, en tant qu’individu, comme une force sensible a la
fois et raisonnable, capable de bonheur et de moralité. Ces deux élé-
ments de notre nature demandent l'un et l'autre leur satisfaction légi-
time; toute destinée, qui nous réduit a l'un ou alautre, nous mutile et
nous détruit. Me condamnerez-vous 4 ne reconnaitre pour régle que la
jouissance, pour guides que mes appétits? Vous faites en moi moins
quun homme; vous me brisez en me comprimant. M’imposez-vous le
devoir comme mon unique maitre? Mon type, mon idéal, mon modéle,
est-ce un Régulus mourant dans les tortures ? Vous me jetez en dehors
des conditions mémes de mon existence ; vous me brisez en m’exaltant.
Vous me conserverez, au contraire, et vous me donnerez toutes les con-
ditions de mon perfectionnement, si, me laissant les attributions di-
verses que le Créateur m’a départies, vous les faites conspirer a un
méme but, tendre a une méme fin. Ce concert, cet accord, vous ne
lobtiendrez qu’en subordonnant l'un des deux principes a autre; deux
éléments égaux ou se meuvent, sans se connaitre, dans leurs spheres
respectives; ou se com!attent, s'ils se rapprochent; tout au plus, dans
le cas le moins défavorable, pourraient-ils:se juxtaposer; ils ne s orga-
niseront jamais. Or, des deux facultés que nous avons ici a combiner,
il est trop évident que Tune, la sensibilité, est vouée a l’obéissance,
tandis que l’autre, la raison, est née pour le commandement.
Comme la vie individuelle, la vie sociale est un mélange de raison et
de sensibilité. Refuser, dans nos constitulions politiques, a l'une ou a
l'autre de ces facultés la place a laquelle elle a droit, c’est rendre la so-
ciélé impossible. Les régimes divers que les nations traversent succes-
sivement tendent donc de plus en plus, s’ils comprennent leur mission ,
aréunir dans un harmonieux ensemble ces deux principes opposés , et
a salisfaire, en subordonnant toutefois Je plaisir au devoir, et les inté-
réts materiels des peuples et leurs besoins moraux. Mais, ne nous y
trompons point, ce nest pas notre condition mortelle qui connaitra cet
heureux régime, qui verra briller cet dge d’or : Ja lutte et le sacrifice
ne cesseront jamais sur Ja terre. Toujours il y aura, tant que Phuma-
nilé sera Vhumanité, aussi bien dans Ja vie individuelle que dans la vie
sociale, des passions a contenir, des obstacles a vaincre, des douleurs
de lame et du corps & supporter avec courage. C'est ailleurs, c est dans
un meilleur monde que tomberont Jes barriéres extremes qui séparent
ici-bas le mérite et la récompense. Les principes que le temps, pour
les développer, avait di mettre aux prises, |éternité les accorde; et
lexistence trouve a son terme, comme son couronnement nécessaire,
Yaccord désormais inaltérable de Ja sensibilité et de Ja raison, Punion
indissoluble de la vertu et du bonheur!
I] n’est pas un traité philosophique de quelque étendue, ott Ja question
du bien ne soil plus ou moins expressément agilée ; mais nous avons
528 BILFINGER.
peu de livres, ou méme de chapitres dans lesquels elle soit nettement
isolée de celles qui lavoisinent, et considérée en elle-méme et sous
son véritable point de vue. On pourra cependant consulter Cicéron,
de Finibus bonorum et malorum; saint Augustin, De Swmmo bono
contra Manichewos; Vabbé Anselme, Sur le Souverain bien des anciens ,
dans les Mémoires de )’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ,
dre série, t. v; Malebranche, Conversations chrétiennes, etc., etc. Ce
que nous connaissons de plus remarquable et de plus spécial sur ce su-
jet, c'est article de Th. Jouffroy, du Bien et du Mal, dans les Mélan-
ges philosophiques, p. 399, et aussi dans le Cours de philosophie, pro-
fessé a Ja Faculté des Lettres de Paris, en 1818, par M. Cousin, et
publié par M. Adolphe Garnier, in-8°, 1836. Voyez encore nos Legons
de Philosophie sociale, Paris, 1843, 22° lecon. AGH;
BILFINGER ou BULFFINGER (Gcorges-Bernard), né le 23 jan-
vier 1693, a Canstadt, dans le Wurtemberg, s’est distingué a la fois
comme physicien, comme théologien, comme homme d’Etat et comme
philosophe. Il est, sans contredit, lun des esprits les plus remarqua-
bles qui soient sortis de ’école de Leibnitz, et le petit royaume qui lui
donna le jour le compte encore aujourd’ hui parmi ses plus grands
hommes. Se destinant a Vétat eeclésiastique, il entra dabord au sémi-
naire théologique de Tubingen; mais les livres de Wolf étant tombés
entre ses mains, il en fut tellement charmé, qu'il se voua entiérement
a Ja philosophie leibnitzienne. Revenu plus tard a la théologie, il voulut
du moins la mettre d'accord avec ses études de prédilection. C'est dans
ce but qu il composa son traité intitulé : Dilucidationes philosophic
de Deo, anima humana, mundo et generalibus rerum affectionibus
(in-4°, Tubing., 1725, 1740 cl 1768). Cet ouvrage eut un grand succes
et fil nommer lauteur prédicateur du chateau de Tubingen et réepeti-
teur au séminaire de théologie; mais Bilfinger, éprouvant le besoin d/aller
puiser a la source la doctrine dont il s’¢tait épris, ne tarda pas a se
rendre a Université de Haile, ou Wolf enseignait alors avee beaucoup
d'autorilé le systéme de son maitre. H ful nommé ensuite, par lentre-
mise de Wolf, professeur de logique et de mélaphysique a Saint-Pé-
tersbourg. Pendant qu il occupait ce poste, Académie des Sciences de
Paris mit au concours le fameux probleme de la cause de la pesanteur
des corps. Bilfinger entra dans la lice et remporta le prix. C’est alors,
cest-a-dire vers 1731, que le due de Wurlemberg songea a le rappeler
comme une des gloires de son pays. Hl fut clevé successivement au rang
de conseiller privé, de président du consistoire et de secrétaire du grand
ordre de la Yenerie. Bilfinger se servil de son credit pour opérer des
réformes utiles dans Vadministration des affaires publiques et dans lor-
ganisation des études; car, aux différentes digniles que nous venons de
mentionner, il joignait celle de curateur de PUniversité. I] mourut a
Stuttgart en 1750. Sans doute Billinger n’a rien ajouté, pour le fond ,
au syvsteme quil recut des mains de Leibnitz et de Wolf comme le der-
nier mot de la sagesse liumaine ; mais il Pa exposé et développe avec
une rare intelligence, dans les ouvrages suivants : Disputatio de li-
plicit rerum cognitione, historicu, philosophica et mathematica, in-*°,
Tubing., 1722;-— Disputatio de harmonia prastabilita, in-4°, Tubing. ,
BION. 329
1721; Commentatio de harmonia animi et corporis humani, maxime
prestabilita , ex mente Leibnitsir, in-8°, Francfort-sur-le-Mein , 1723, et
Leipzig, in-1735; Epistole amebee Bulfingeriet Hollmanni de harmonia
prestabilita, in-4°, 1728; Commentatio philosophica de origine et permis-
stone mali, prwcipue moralis,in-8°, Francfort et Leipzig, 1724; Precepta
logica, curante Vellnagel, in-8°, léna, 1729. Le plus important de tous ces
ouvrages est celui que nous avons mentionné plus haut : Dilucidationes
philosophice, etc. Nous citerons aussi , quoiqu ils se rapportent moins di-
rectement a la philosophie, deux autres écrits, lun sur les Chinois :
Specimen doctrine veterum Sinarum moralis et politice , in-4°, Franc-
fort, 1724; l'autre sur le Tractatus theologico-politicus de Spinoza:
Note breves in Ben. Spinoze methodum explicandi scripturas, in-'°,
Tubing., 1733.
BION pe Borystuéne, ainsi appelé parce qu'il naquit a Borysthéene,
ville grecque sur les bords du fleuve de ce nom, aujourd’hui le Dnié-
per. Ul était, comme il le dit lui-méme a Antigone Gonatas, auprés de
qui il était en grande faveur, fils dun affranchi et d'une courtisane.
Vendu comme esclave avec toute sa famille, il tomba entre les mains
d'un orateur a qui il eut le bonheur de plaire, et qui lui laissa, en mou-
rant, tous ses biens. Bion les vendit pour aller a Athénes étudier la phi-
losophie. I s’attacha d’abord a Cratés et a l’école cynique; puis il recut
les legons de Théodore lAthée, et finit enfin par se passer de maitre,
sans échapper cependant a lV influence qu’il avait subie jusque-la. Il fut
Jui-méme accusé d’ath¢isme, si lon croit une tradition selon laquelle il
aurait regardé comme indifférentes toutes les questions relatives a la
nature des dieux et a la divine Providence. On cite de lui plusieurs pa-
roles qui prouvent au moins son incrédulité a Végard du paganisme.
Diogéne Laérce (liv. tv, ¢. 46-58) le regarde comme un sophiste; Erato-
sthéne disait quil avait le premier revétu de pourpre la philosophie.
Bion a beaucoup écrit; mais il ne nous reste de ses ouvrages que quel-
ques fragments disséminés dans Stobée.
Il a existé un autre Bion, désigné également sous le titre de philoso-
phe, et a qui nous ne pouvons assigner aucune époque précise dans
histoire. C’était un mathématicien d Abdére et de la famille de Démo-
crite. Selon Diogene Laérce, il est le premier qui ait enseigné quwil y
a des contrées de Ja terre ot l'année ne se compose que d'un seul jour et
d'une seule nuit dont la durée est également de six mois. # connaissait
done. Ja sphéricité de Ja terre et Vobliquité de Vécliptique. Tl est mal-
heureux que nous ne sachions pas a quel temps remonte cette dé-
couverte.
BODIN (Jean), célébre publiciste, naquit a Angers en 1330, selon
les uns, en 1530, selon les autres. I] étudia le droit a Toulouse, et,
apres l'y avoir enscigné quelque temps, alla exercer la profession d’avo-
cat 4 Paris; mais, ne pouvant atteindre a la réputation de ses coniréres
les Brisson, les Pasquier et les Pithou, il renonca au barreau, et ne
songea plus qu’a se faire un nom comme écrivain. Ses connaissances
variées , sa gaité, son esprit, lui valurent la faveur de Henri LIT; mais
il la perdit bientot, par suite d'intrigues et de jalousies de cour. Il s‘at-
350 BOECE.
tacha au frére du roi, le duc d’Alencon et d’Anjou, qu'il accompagna
en Angleterre. De retour en France, il fut nommé procureur du roi a
Laon. Devenu ensuite député du tiers état du Vermandois, il exerga une
trés-grande influence sur l’assemblée des états généraux de Blois, ott
il fitsouvent de l’opposition, tout en défendant la royaulé contre l'aristo-
cratie. Cette conduite lui fit perdre sa place. Il détermina la ville de
Laon a se déclarer pour la ligue, et finit par se soumettre a Henri LY.
I] mourut de la peste en 1596. Il passa généralement pour assez mauvais
chrétien ; on le crut méme attaché a la religion judaique. Sil a ¢ccrit en
faveur de la démonologie et de la sorcellerie, c’est, disent quelques-uns
de ses biographes, parce qu'il était soupconné de ne pas y croire, ce
qui est peu vraisemblable. Bodin est surtout connu par sa République
(la premiére édition est de Paris, 1577, in-{?), ouvrage d’un caractere
modéré, ou le despolisme d'un seul et la démocratie sont également com-
battus. Suivant Bodin, ceux qui gouvernent doivent se soumettre non-
seulement aux lois naturelles et divines, mais encore a celles dont ils
sont les auteurs. [ls doivent tenir fidélement leur parole, ct n’imposer
des charges au peuple que de son consentement. Cependant, comme leur
autorilé vient de Dieu, les peuples ne peuvent se soulever contre eux, et
moins encore les punir; ils doivent laisser Je soin de juger et de chatier les
princes a la justice divine. Toutefois, des souverains étrangers peuvent
s’armer pour délivrer un peuple voisin de la tyrannie. « C'est, dit-il,
chose trés-belle et magnifique a un prince, de prendre les armes pour
Venger tout un peuple injustement opprimé par la cruaulé d'un tyran. »
Outre la Republique, Bodin a laissé une traduction des livres de la
Chasse @Oppien, avec des commentaires ; — Methodus ad faucilem hi-
storiarum cognitionem, in-°, Paris, 1566 ; — Déemonomanie des sorciers ,
in-'°, Paris, 1581; — Theatrum universe nature, in-8°, Lyon, 1596;
— Colloquium heptaplomeres, seu dialogus de abditis rerum sublimiuim
arcanis, ouvrage ou les religions posilives sont comparées entre elles
et avec la religion naturelle; lauteur donne Ja préférence a la religion
judaique. Cet ouvrage est resté manuscril; mais Huet, dans sa Deé-
monsiration évangélique, Ménage, dans sa Vie du P. Ayrault, les Nou-
velles de la République des Lettres (juin 168%, art. 3), Diecmann,
dans son Schediasma inaugurale de naturalismo quium aliorum, lum
maxime G,. Bodini (in-4°, Kiel, 1683, et Leipzig, 1684), en parlent
assez longucment. adr
BOECE [Anicius Manlius Torquatus Severinus Boetius| naquit a
Rome, en 470, dune famille noble et riche. Son pcre avait cle trois
fois consul. Boéce obtint le méme honneur sous le régne de Theodoric.
Ce prince faisait le plus grand cas de son génie et de ses lumicres. H
exerga sur le roi barbare Vinfluence la plus heureuse, jusqu’a ce que,
lage ayant alléré le caractére de Théodoric, les Goths, flattant ses
idées sombres et soupgonneuses, éloignérent de lui Jes Romains et en
firent leurs victimes. Boéce, enfermé a Pavie, périt dans daffreux lour-
ments le 23 octobre 526, apres six niois de caplivilé. Les catholiques
enleverent son corps, et Fenterrérent religieusement a Pavie meme, Les
Bollandistes lui donnent le nom de saint, eb il est honoré coinme tel
dans plusieurs églises d Lalie.
BOECE. 5d |
Les travaux philosophiques de Boéce n'ont rien d’original; il porta
presque exclusivement son attention sur les divers traités d’Aristote qui
composent la logique péripatéticienne, ou TOrganum: 1° le Traité des
Categories ; 2° celui de lInterprétation ; 3° les Analytiques; 4° les Topi-
ques; 5° les Arguments sophistiques; commenta les uns, traduisit les
aulres, et composa quelques traités particuliers qui se rapportent au
méme sujet. L’exposition de sa doctrine se confond nécessairement avec
celle de la doctrine d’Aristote, qu'elle reproduit fidélement, et n’a d’in-
térét que pour cette période de histoire qui sert, en quelque sorte, de
transition entre la philosophie ancienne et le renouvellement des études
au moyen age. Sous ce rapport, Boéce a exercé une incontestable in-
fluence sur les siécles qui l’ont suivi. Cette influence a été d’autant plus
facile , d’autant plus naturelle, que le respect pour sa qualité de saint,
et presque de martyr, recommandail ses écrits au sacerdoce catholique,
avide de trouver quelque part les connaissances logiques et dialectiques
nécessaires a l’exposition et a la défense du dogme, et de puiser aux
sources aristotéliciennes, auxquelles saint Augustin lui-méme n’avait
pas craint de recourir. Deux choses, cependant, empéchaient détudier
Aristote dans les textes originaux : la difficullé ou l'on était de se les
procurer, et ignorance, presque universelle alors, de la langue grec-
que. Les écrits de Boéce étaient done d’autant plus précieux , que seuls
ils pouvaient fournir les renseignements désirés. Aussi en peut-on suivre
la trace dans les siécles suivants, au moins jusqu’au xt’.
Boéce a aussi commenté la traduction faite par le rhéteur Victorinus
de I'Isagoge de Porphyre, considéré alors comme une introduction a
l'étude d’Aristote. Une circonstance particuliére ajoute encore alimpor-
tance de ce travail. On sait qu'une phrase de cet ouvrage devint, plu-
sieurs siécles apres, occasion de la querelle des réalistes et des nomi-
naux, qui tenteérent, par des voies différentes, de donner une solution
au probléme qu'elle posait dans les termes suivants ; « Si les genres et
les espéces existent par eux-mémes, ou seulement dans lintelligence; et,
dans le cas ot ils existent par eux-mémes, sils sont corporels ou incor-
porels, s ils existent séparés des objets sensibles, ou dans ces objets et en
faisant partie. » Porphyre, a la suite de ce passage, reconnait la diffi-
culté, et se hate de déclarer qu'il renonce, au moins pour le moment, a
résoudre cette question. Mais le commentaire supplée a ce silence de
lauteur, et expose rapidement des considérations que nous allons ana-
lyser, comme le premier monument de la discussion a laquelle furent
soumis les universaux.
« Nous concevons, dit Boéce (In Porphyrium a Victorino transla-
tum, lib. 1, sub fine), des choses qui existent réellement, et dau-
tres que nous formons par notre imaginalion, et qui n’ont. point de
réalité extérieure. A laquelle de ces deux classes doit-on rapporter les
genres et les espéces? Si nous les rangeons dans la premicre, nous au-
rons a nous demander s‘ils sont corporels ou incorporels, et s ils sont
incorporels, il faudra examiner si, comme Dieu et Jame, ils sont en
dehors des corps, ou si, comme la ligne, la surface, le nombre, ils leur
sont inhérents. Or le genre est tout entier dans chacun de ces objets;
il ne saurait done étre un, et, n’étant pas un, il n’est pas réel ; car tout
ce qui est réellement, est en tant qu individuel; on peut en dire autant
532 BOECE.
des espéces. De la cette alternative : si le genre n’est pas un, mais
multiple, il faut de nécessité qu’il se résolve dans un genre supérieur,
et successivement de genre supérieur en genre supérieur, en remon-
tant toujours sans limite et sans terme; si, au contraire, il est un, il ne
saurait étre commun a plusieurs ; il n’est done véritablement pas. Sous
un autre point de vue, si le genre et l’espéce sont simplement un con-
cept de lintelligence, comme tout concept est ou l’affirmative ou Ja
négative de l'état d’un sujet, d'un étre qui est soumis a notre perception ,
tout concept sans un sujet est vain, le genre et l’espéce comme tous les
autres. Mais si le genre et l’espéce viennent d’un concept fondé sur un
sujet, de maniére ale reproduire fidélement, ils ne sont pas alors seule-
ment dans J’intelligence, ils sont encore dans la réalité des choses.
I] faut aussi chercher quelle est leur nature. Car si le genre , emprunté
a objet, ne le reproduisait pas fidélement, il semble qu'il faudrait aban-
donner la question, puisque nous n/aurions ici ni objet vrai, ni concept
fidéle d'un objet. Cela serait juste, sil n’était pas d’ailleurs inexact de
dire que tout concept emprunté a un sujet, et qui ne le reproduit pas
fidclement, est faux en lui-méme; car, sans nous arréter aux conceptions
fantastiques , incontestablement yraies en tant que conceptions, nous
yoyons que la ligne est inhérente au corps, et qu’elle n’en saurait étre
congue séparée. C’est done lame qui, par sa propre force, distingue
entre ces éléments mélés ensemble , et nous les présente sous une forme
incorporelle, comme elle les voit elle-méme. Les choses incorporelles ,
telles que celles que nous venons d'indiquer, possédent diverses pro-
priéltés qui subsistent, méme lorsqu’on les sépare des objets corporels
auxquels elles sont inhérentes. Tels sont les genres et les espéces ; ils
sont done dans les objets corporels, et aussitét que l’Ame les y trouve,
elle en a Je concept. Elle dégage du corps ce qui est de nature intellec-
tuelle, pour en contempler la forme telle quelle est en elle-méme; elle
abstrait du corps ce qui est incorporel. La ligne que nous concevons est
donc réelle, et, quoique nous la concevions hors du corps, elle ne peut
pas s’en séparer. Cette opération accomplie par voie de division, d’abs-
traction, ne conduit pas a des résultats faux; car lintelligence seule peut
aborder yvéritablement les propriétés. Celles-ci sont done dans les choses
corporelles, dans les objets soumis a laction des sens; mais elles sont
concues en dehors de ces objets, et c’est la seule maniére dont leur na-
ture et leurs propriétés puissent ¢tre comprises. Les genres et les espé-
ces, en tant que concepts de Vintelligence, sont formés de Ja similitude
des objets entre eux ; par exemple homme, considéré dans les propriétés
communes a tous les hommes, constitue lespece humaine, Vhumanité,
et, dans un degré supérieur de généralité, les ressemblances des es-
péces donnent le genre. Mais ces ressemblances que nous retrouvons
dans les espéces et dans les genres, existent avant tout dans les indivi-
dus; de sorte que, en réalité, les universaux sont dans les objets, tan-
dis quien tant que concus, ils en sont distincts et séparés, Ainsi donc
le particulier et Puniversel, VPespéce et le genre ont un seul el meme
sujet, et la difference consiste en ce que luniversel est pensé en dehors
du sujet, le particulier senti dans le sujet méme ou il existe. »
Telles sont les considérations indiquées par Boéce sur les universaux.
Nous n’en ferons point la critique, et nous ne tenterons pas de distinguer
BOEHM. 535
les apercus ingénieux des notions confuses qui s’y rencontrent. Le lec-
teur verra facilement que toutes les difficultés résultent de lincertitude
ou l’on était encore, en partie, sur la véritable nature de l'idée abstraite.
Il n'est pas sans intérét de savoir qu'il a fallu a Vintelligence humaine
plusieurs siécles de discussion pour en retrouver la connaissance pré-
cise. Boéce, a la suite du morceau que nous venons d’analyser, ajoute :
« Pialon pense que les universaux ne sont pas seulement concus, mais
quils sont réellement, et qu’ils existent en dehors des objets. Aristote,
au coniraire, regarde les incorporels et les universaux comme congus
par l’intelligence, et comme existant dans les objets eux-mémes.» Boéce,
comme Porphyre, renonce a décider entre ces deux philosophes, la ques-
tion lui paraissant trop difficile : Altoris enim est philosophie , dit-il.
Quoi qu'il en soit, ce morceau constate qu’a son point de départ, la
querelle du réalisme et du nominalisme se présente sous deux faces
principales: la face platonicienne et Ja face aristotélicienne. Non qu’elles
sopposent absolument lune a l’autre : la doctrine platonicienne, il est
vrai, caractérise, a l’exclusion de toute autre, une des formes du réa-
lisme; mais en dehors d’elle, dans le cercle méme du péripatétisme re-
nouvelé par la scolastique, il y eut des réalistes et des nominaux. Ce
sont les arguments péripaléliciens pour et contre que Boéce vient de
nous faire connailre. La lutte s'est continuée sous les mémes influen-
ces; toutefois Ja face platonicienne s’est montrée plus rarement, la face
aristotélicienne a prédominé, et cette prédominance devait contribuer a
la victoire du nominalisme. Voyez Burveicu.
Le livre qui fait le plus dhonneur a Boéce, et dont la forme élégante
et le style varié le placent au rang des écrivains les plus distingués de
Rome chrétienne, c'est le Traité de la Consolation, en cing livres,
qu il écrivit dans sa captivité de Pavie. Cet opuscule, composé alterna-
livement de vers elt de prose, est l’expression d'une ame éclairée par
une saine philosophie qui supporte ses maux ayec patience, parce
quelle a mis son espoir dans une Providence qui ne saurait la romper.
« Ce nest pas en vain que nous espérons en Dieu, dit-il en terminant,
ou que nous lui adressons nos pricres; quand elles partent d’un coeur
droit, elles ne sauraient demeurer sans effet. Fuyez donc le vice, et
cultivez la vertu; qu'une juste espérance soutienne votre coeur, et que
vos humbles prieres s’élévent jusqu’a ]’Eternel ! I faut marcher dans la
voie droite, car vous étes sous les yeux de celui aux regards duquel
rien n’échappe. » Ce petit traité a été souvent réimprimé. La meilleure
édition est celle de Leyde, cum notis variorum, in-8°, 1777. Il a été
souvent traduit. La plus ancienne traduction frangaise est attribuée a
Jean de Meun, auteur du roman de la Rose, in-f?, Lyon, 1483. Elle
passe pour la premiére traduction du latin en francais. La meilleure
et la plus complete édition des ceuvres de Boéce est celle de Bale,
in-f?, 1570, donnée par H. Loritius Glareanus. Indépendamment des
commentaires et des traductions que nous avons indiqués, on y trouve
encore des traités d’Arithmetique, de Musique et de Géométrie. L’abbé
Gervaise a public cn 1715 une Mistoire de Boece. i, B,
BOEHM ou BOEHME (Jacob), communément appelé le Philo-
sophe teutonique, un des plus grands représentants du mystlicisme
554 BOEHM.
moderne et de cette science prétendue surnaturelle que les adeptes ont
décorée du nom de philosophie. Il naquit, en 1575, dans le Vieux-
Seidenbourg, village voisin de Gorlitz, dans la haute Lusace, d'une
famille de pauvres paysans qui le laissa, jusqu’a lage de dix ans, privé
de toute instruction et occupé a garder Jes bestiaux. Mais déja alors,
si lon en croit les biographes, il se fit remarquer par une vive imagi-
nation, a laquelle se joignait la dévotion la plus exaltée. Aprés avoir
été initié, dans l’école de son village, a quelques connaissances trés-
élémentaires, il fut mis en apprentissage chez un cordonnier de Gor-
Jilz, et il exer¢a cette profession dans la méme ville jusqu’a la fin de sa
vie. Mais ce n’étail Ja que le cété matériel de son existence; dans le
monde spirituel, Boehm se voyait, par un effet de la grace, élevé au
comble de toutes les grandeurs. Les querelles religieuses, les subtililés
théologiques de son temps, et plus tard linfluence de la philosophie de
-aracelse, jointe a son exaltation naturelle, entrainérent vers Je mys-
ticisme sa riche et profonde intelligence. Dés lors , prenant son amour
de la méditation pour une vocation d’en haut, et les confuses lueurs de
son génie pour une révélation surnaturelle, il ne douta pas quil neut
recu la mission de dévoiler aux hommes des mystéres tout a fait in-
connus avant lui, bien quwils soient exprimés sous une forme symboli-
que achaque page de l’Ecriture. Boehm nous raconte lui-méme qu’avant
de se décider a prendre la plume, il a été visité trois fois par Ja grace,
c est-a-dire qu'il a eu trois visions séparées l'une de lautre par de longs
intervalles : la premicre vint Je surprendre quand il voyageait en qua-
lité de compagnon et n’avait pas encore atteint Page de dix-neuf ans.
Elle laissa peu de traces dans son esprit, quoiqu’elle eat duré sept jours.
La seconde lui fut accordée en 1600, au moment ot il venait d’atteindre
sa vingt-cinquiéme année. Il avait les yeux fixés sur un vase d’étain
quand il éprouva tout a coup une vive impression, et au méme instant
il se sentit ravi dans le centre méme de la nature invisible; sa vue in-
térieure s’éclaircit; il lui semblait quil lisait dans le coeur de chaque
créature , el que l’essence de toutes choses était révélée a ses regards.
Enfin, dix ans plus tard, il eut la derniere vision, et c’est afin den con-
server le souvenir quil écrivit, sous linfluence méme des impressions
extraordinaires qui le dominaicnt, son premier ouvrage intitulé : Aurora
ou l Aube naissante. Ce livre avait déja fait Vadmiration de quelques
enthousiastes , amis de Pauteur, quand il fut publié en 16142. LH fut moins
goulé dun certain Jean Richter, pasteur de Gorlitz, lequel, croyant la
religion gravement compromise par cette production étrange, attira sur
Boehm une petite persécution dont le seul résultat fut de Ventretenir
dans son fanatisme el d’accroitre son importance. Cependant, soit pour
obéir A une défense de Vautorité, soil par Veffet dune révolution tout a
fait libre, Boehm garda le silence jusqu'en 1619. C’est alors seulement
que parut son second ouvrage, la Description des vrais principes de
Vessence divine, et tous les autres, a peu prés au nombre de trente,
suivirent sans interruption. TH my a que lignorance ct la erédulité la
plus aveugle qui aient pu prétendre que Boehm ne connaissait pas d’au-
tre livre que la Bible; il suffit de jeter un coup doeil sur ses écrits,
meéme le premier, pour y reconnaitre a chaque pas Ie langage et les idées
de Paracelse. H connaissait cerlainement Jes écrits de Wagenscil, théo-
BOEHM. 393
sophe et alchimiste de son temps, et il vivait habituellement dans la
société de trois médecins pénétrés du méme esprit , Balthazar Walther,
Cornelius Weissner et Tobias Rober. Ces trois enthousiastes , dont le
premier avait voyagé en Orient pour y chercher la sagesse et la pierre
philosophale, formérent autour de notre cordonnier-prophéte le noyau
dune secle nouvelle, qui ne tarda pas a compter dans son sein des
hommes trés- -distingués par leur savoir ou par leur naissance. Boehm
mourut en 1624, au retour d'un voyage a Dresde, ot il avait défendu
avec succés , devant une commission de théologiens, Vorthodoxie de ses
principes.
Le but que poursuit Bochm dans tous ses écrits, ou plutot le don
quil croit avoir obtenu de la faveur divine, c’est la science universelle
ou absolue, c’est la connaissance de tous les étres dans leur essence la
plus intime et dans la totalité de leurs rapports. Ce don surnaturel, il
le communique a ses lecteurs comme il prétend l’avoir recu, sans ordre,
sans preuves, sans logique, dans un langage inculte, dont Apocalypse
et Valchimie font les principaux frais, entremélé de déclamations fana-
tiques contre toutes les églises élablies et traversé de loin comme par
des éclairs de génie qui ouvrent alesprit des horizons sans fin. H re-
pousse les procédés ordinaires de la réflexion pour les autres comme
pour lui-méme, regardant la grace, les inspirations du Saint-Esprit
comme la source unique de toute vérité et de toute science. Son unique
souci est de se mettre d’accord avec |'Ecrilure ; mais cela n’est pas dif-
ficile avec la méthode arbitraire des interprétations symboliques, qui
fait sortir des livres saints tout ce qu’on est résolu d’y trouver. Cepen-
dant, une fois qu'on a traversé cette grossiére enveloppe du mysticisme,
on apercoit dans les ouvrages de Boehm un vaste syst¢me de métaphy-
sique dont un panthéisme effréné fait le fond, et qui, par sa construc-
tion intérieure, par sa prétention a réunir dans son sein luniversalilé
des connaissances humaines, ne ressemble pas mal a quelques-unes des
docirines philosophiques de |’Allemagne contemporaine. Nous allons
maintenant faire connaitre ce systeme dans ses résultats ses plus essen-
liels et dans un ordre approprié a sa nature.
Dicu est a la fois le principe , la substance et la fin de toutes choses.
En créant le monde, il n’a fait aulre chose que s’engendrer lui-méme ,
que sortir des ténébres pour se produire a la lumiére, que secouer lin-
difference d'une élernite immobile pour donner carriére a son activité,
a son intelligence infinie, et ouvrir en lui toutes les sources de la vie.
Il est done indispensable, pour bien le connaitre , de le considérer sous
un double aspect : tel quil est en lui-méme, caché dans les profondeurs
dle sa propre essence ; et tel qu'il se montre dans la nature ou dans la
création.
Dieu, considéré en lui-méme en dehors ou au-dessus de la nature ,
est un mystére impénétrable a toutes nos faculiés, qui ne peut étre dé-
fini par aucune qualité ni par aucun attribut. H nest ni bon ni mé-
chant, il na ni volonté ni desir, ni joie ni douleur, ni haine ni amour.
Le bien et le mal, les ténébres et Ja lumiere sont confondus dans son
sein; il est tout, et en méme temps il n’est rien. H est tout; car il est
Vorigine Cia Ce crineipe des choses, dont l'essence se confond ayec son
essence. il n’est rien; car la maliere n’exisle pas encore, c’est-a-dire
556 BOEHM.
qu'il y a absence de vie, de forme, de qualité, de tout ce qui lui donne
de la réalité a nos yeux (de Signatura rerum, lib. i, ¢. 2). C'est cet etre
sans conscience et sans personnalilé, comme nous dirions aujourd hui, ou,
comme dit Boehm, cet abime sans commencement ni fin, ott régnent
la nuit, la paix et Je silence, qui occupe le rang de Dicu Je Pere. Dieu
le Fils, c'est la lumiére qui luit dans les ténébres; cest la volonté di-
vine qui d'indifférente qu'elle était a un objet, mais un objet élernel et
infini. Or, l’objet de la volonté divine, e’est cette volonté elle-méme se
réfléchissant dans son propre sein, ou se reproduisanta sa ressemblance,
c est-a-dire se connaissant par le Verbe, par I’élernelle sagesse. Enfin
lexpansion, Ja manifestation continue de Ja Jumic¢re, l’expression de la
sagesse par la volonté, ou, si je puis m’exprimer aihsi, l’exercice méme
des facultés divines, c’est le Saint-Esprit, dont on a raison de dire quwil
procéde a la fois du Pére et du Fils. Pour mieux nous faire comprendre
celle explication du dogme de Ja Trinité, Boehm nous engage (Deserip-
tion des trois principes, liv. vit, ¢. 25) a jeter un coup dceil sur notre
propre nature. « Prends une comparaison en toi-méme. Ton ame te donne
en toi: 4° Vesprit par ot tu penses; cela signifie Dieu le Pére : 2° la
Jumiére qui brilie dans ton ame, afin que tu puisses connaitre ta puis-
sance et te conduire; cela signifie Dieu le Fils : 3° Ja base affective qui
est la puissance de Ja Jumiére, Pexpansion de Ja lumiére par laquelle tu
régis le corps; celasignifie Dieu l Esprit-Saint.» Telest Dicu considére en
Jui-méme et dans la sainte Trinilé, c’est-a-dire dans la tolalité infinie de
ses perfections, dans la plénitude de son existence et de son amour.
Voyons maintenant ce qu'il devient dans la nature.
Selon Jacob Bochm, il y a deux natures, quil faut se garder de con-
fondre, quoique toules deux sortent de la méme source: l'une est éler-
nelle, invisible, directement émanée de Dieu, formée par Ja réunion
de toutes les essences qui entrent dans la composition des choses et qui,
par la diversilé de leurs rapports, donnent naissance a la diversité des
étres : vérilable inlermédiaire entre Dieu et la création, espece de
démiourgos, dartisan invisible mis au service de I’éternelle sagesse;
ce que, dans la langue de Spinoza , on appellerait Ja nature naturante.
L’autre, c'est Ja nature visible et créce, Punivers proprement dit.
Voici comment du sein de lunilé divine sortent toutes les essences,
Loutes les qualilés fondamentales ou, comme nous dirions aujourd hui,
toutes les forces dont Vensemble constitue la nature ¢ternelle. Elles
existent d'abord confondues et identifices dans essence supréme, ¢esi-
a-dire dans Ja yolonté ou dans Ja puissance divine, que Boehm nous
représente comme Dieu le Pore. Mais la volonté divine se regardant a
Ja lumicre de Féternelle sagesse, et se voyant dans sa perfection infinie,
congoil par elle un amour, ou plutot un désir irrésisuble, par Veflet
duquel elle se trouve en quelque sorte divisée en deux et mise en oppo-
sition avec elle-méme. Or ce quwil y a de plus parfait, c'est la lumiere,
et ce qui est en opposition avec la lumiére, ce sont les ténébres. Ces deux
principes, ou plutot ces deux aspects de Ja nature divine, se divisent
a leur tour, et ainsi se distinguent, les unes des autres, les sept es-
sences, ou, comme les appelle saint Marlin, les Sources-Esprets qui
constituent le fonds commun de Vautre existence finie et de Punivers tout
entier,
BOEHM. Syi
La premiere de ces essences, c’est le désir, qui engendre successive-
ment l’apre, le dur, le froid , Pastr ingent, en un mot tout ce qui résiste.
Cest le désir qui a ’ présidé Ala formation des choses et les a fait passer
du néant a l’existence.
La seconde c’est le mouvement ou!’expansion dont résulte Ja douceur,
Ja force quia pour attribut de séparer, de diviser, de multiplier, comme
le désir de condenser et de réunir. C’est par cetle seconde puissance
que tous les éléments sont sortis du mysterium magnum , c'est-a-dire
du chaos.
La troisiéme est celle qui donne un but et une direction a l'expansion.
Dans le monde physique elle se produit sous la forme de l’amertume;
dans le monde moral elle engendre a la fois la sensibilité et la volonté
naturelle, c’est-a-dire les instincts, les passions et la vie des sens. Ces
trois premiéres qualités ou essences sont le fondement de ce que Boehm
appelle la colere; car, lorsqu’elles ne sont pas tempérées par ies qualites
suivantes, elles n ‘engendrent que le mal : elles donnent naissance a la
mort, a Venfer et a V’éternelle damnation (Aurora, c. 23, § 23).
La quatriéme, c’est le few spirituel au sein duquel doit se montrer Ja
Jumiére; c’est Veffort, Vénergie qui résulle des trois qualités précé-
dentes , a énergie de ‘Ta volonté instinctive et de la vie elle-méme.
Joignez-y Ja lumiére, c’est-d-dire la sagesse, ce sera l'amour; mais
qu’on la laisse abandonnée a elle- méme, ‘elle ne sera qu'un instrument
de destruction , un feu dévorant, le few de la colere.
La cinquiéme qualité ou essence, c’est la lumicre qui change en
amour le feu de la colére, la lumidre éternelle qui n’a pas eu de com-
mencement et qui n'aura- pas de fin, celle qu’on appelle le Fils de Dicu
(ubi supra, § 34-40).
La sixiéme, c’est le son ou Ja sonoréité, c’est-a-dire lentendement,
Vintelligence finie, qui est comme un écho, un retentissement de la sa-
gesse éternelle et Ja parole par laquelle elle se révéle dans la nature.
Enfin la septi¢me émane du Saint-Esprit comme les deux précédentes
émanent du Fils. Elle est représentée, tantot comme la forme, comme
la figure qui donne a l’existence son dernier caraclére (whi supra,
c. 43), tantot comme I’Etre lui-méme, comme Ja substance au sein
de laquelle se combinent entre elles toutes les autres essences; car de
méme qu’elles sont sorties de l'unité, elles doivent y rentrer et former
dans leur ensemble un seul principe que Boehm, dans son langage al-
chimique emprunté de Paracelse, appelle souvent du nom de teinture
(Vovez Aurora, c. 23. — Clef et explication de plusieurs points,
n°** 25-73). Aussi a-t-il soin de nous dire que la destruction de ces sept
qualités ou productions premieres, quoique nécessaire pour donner aux
hommes une idée de la nature éternelle , est en elle-méme sans réalité.
« De ces sept productions aucune n’est la premiére et aucune n’est la se-
conde, la troisiéme ou la derni¢re ; mais elles sont toutes sept chacune
la premiére, la seconde , la troisiéme, la quatriéme et la derniere. Ce-
pendant je suis obligé de les placer l'une apres l'autre, selon le mode et
le langage ecréaturel, autrement tu ne pourrais me comprendre; car la
Divinité est comme une roue, formée de sept roues lune dans lautre,
ou lon ne voit ni commencementni fin. » (Aurora, c. 23, § 18.)
Au-dessous de la nature éternelle, nous rencontrons 1a nature visible,
I. 22
Dos BOKHM.
ou, comme dirait encore Spinoza, la nature naturce , qui est une éma-
nation et une image de la premicre. Tout ce que contient celle-ci dans
les conditions de |’élternité, l'autre nous le présente sous une forme
créaturelle , c’est-a-dire que dans son scin les essences se traduisent en
existences et les idées en phénomenes. Les corps qui nous environnent,
les cléments el les étoiles, ne sont qu'un écoulement, une effluve, une
réyélation du monde spirituel, et, malgre leur diversité apparente , ils
sont tous sorlis du méme principe, tous ils participent de la méme
substance. «Si tu vois une étoile, un animal, une plante ou toute autre
créature, garde-toi de penser que le créateur de ces choses habite bien
loin, au-dessus des ¢toiles. IH] est dans la creature méme. Quand tu re-
gardes la profondeur, et les ctoiles, ella terre, alors tu vois ton Dieu, et
toi-méme tu as en lui l’étre et la vie.» ( Aurora, c. 23,63, 4, 6.)
I] ne faut dont point sheet a la lettre le dogme de la création ex ni-
hilo; mais ce néant, ce rien dont on nous apprend que Dieu a tiré tous
les sires, ce nest pas ane chose que sa propre substance avant d/avoir
revélu aucune forme. Aux yeux de Boehm la nature est le corps de
Dicu, un corps quila tiré de lui-méeme ct dont les éléments, les di-
verses parties ont dautant plus de durce et de perfection qu’elles sont
plus rapprochées de leur centre commun, cest-a-dire de Tunité. Au
contraire, plus elles Bc iniehd de ce + ae plus elles sont grossiéres
ct fugilives (Signatura rerum, ¢. 6, §8
Si Dieu est la substance commune de tout ce qui existe, il est aussi la
substance, ou du moins le principe du mal, et le mal, le démon, lenfer,
sont en lui comme le reste. Bochm ne recule pas devant cette mons-
trueuse conséquence. « Il est Dieu, dit-il en parlant du premier é¢tre,
il est le ciel, il est Venfer, il est le monde (2° Apologie contre Tilken,
n° 140). Le vrai ciel ol Dieu demeure est partout, en tout lieu, ainsi
quau milieu de la terre. my comprend Tenfer ou le démon oe et il
n’y arien hors de Dieu. » ( Deseript. des trois principes , c. 7, § 24.) En
effet , hous avons deja vu précédemment comment le souverain Etre,
épris d’amour pour sa propre perfection , se met en opposition avec lui-
méme: on Je concoit sous deux aspects dont l'un représente Ja lumi¢re
ct l'autre les ténebres. Eh bien, les ténebres ne sont pas autre chose
que le mal, sans lequel il serait impossible, méme al intelligence divine,
de dire, de concevoir et daimer le bien. Cependant, il ne faudrait pas
seulement regarder Je mal comme une pure négation, asavoir, Fabsence
dubien et dela perfection absolue; ilforme aussi une puissance positive, il
estla force, Vénergie, la volonté et le désir séparés de la sagesse, il est ce
feu de la colére dont nous avons parlé un peu plus haut; il est aussi
lenfer : car il n’existe point d’angoisse comparable a celle de ce désir
séparé de son objet et brulant dans les ténebres (Signatura rerum, c. 16,
§ 26).
La nécessité du mal est plus évidente encore dans Ja nature; car le
desir, les obstacles et la souffrance sont les conditions mémes des biens
qui nous arrivent, tant dans Pordre moral que dans lordre physique.
Sil n’existait, dit Boehm, aucune contradiction dans la vie, il ny
aurail pas de sensibilité, pas de volonté, pas dactivilé, pas dentende-
ment, pas de science ; car une chose qui ne rencontre pas de résistance
capable de la provoquer au mouvement, demeure immobile ( Conlem-
BOEHM. 339
plation divine, liv.1,c. 9.) Sila vie naturelle ne rencontrait pas de contra-
diction , elle ne s'informerait jamais du principe dont elle est sortie el,
de cette maniére, le Dieu caché demeurerait inconnu a la vie naturelle
(ubi supra). On démontre par un raisonnement semblable que sans
la douleur nous ne connaitrions pas la joie, que Ja jouissance sort tou-
jours des angoisses et des ténébres du désir. Aussi Boehm, dans son
langage inculle, mais plein d imagination, a-t-il appelé le demon, c’est-
a-dire le mal personnifi¢, le cuisinier de la nature; car, dit-il en conti-
nuant Ja métaphore, sans les aromates, tout ne serail qu'une fade
bouillie (Mysterium magnum, c. 18).
Avec les éléments que nous possédons déja, il serait facile de deviner
le rang que ce systéme donne a Ja nature humaine. L’homme nous ofire
en lui une image et un résumé de toutes choses; car il appartient a la
fois aux trois sphéres de l’existence que nous venons de parcourir. Ul
tient a Dieu par son dme, dont le principe se confond avec l’essence di-
vine; c’est la lumiére divine qui fait le fond de notre intelligence, et c’est
Dieu lui-méme qui est notre vie et notre savoir. L’esprit qui est en nous
est celui-la méme qui a assisté ala création ; il a tout vu et il voit tout a
la lumiére supréme ( Description des trois principes, ¢. 7, § 6), Par lVes-
sence de son corps, |‘homme lient a la nature ¢ternelie, source et siége
de toutes les essences. Enfin, par son corps proprement dil, il appar-
tient a la nature visible. Ainsi s’explique Ja faculté que nous avons de
connailre Dieu et univers tout entier. Car, dit-il (whi supra), « lors-
qu’on parle du ciel et de la génération des éléments, on ne parle point
de choses éloignées, ni qui soient a distance de nous; mais nous parlons
de choses qui sont arrivées dans notre corps et dans notre ame, et rien
nest plus prés de nous que cette génération au sein de laquelle nous
avons la vie et le mouvement, comme dans notre mére. »
Avec une pareille métaphysique, toute morale devient un non-sens,
Cependant Boehm ena une sur laquelle nous n‘insisterons pas, car
elle est commune a tous les mystiques : ne s'attacher a rien dans ce
monde, ne penser ni au jour ni au lendemain, se dépouiller de la vo-
lonté et du sentiment de son existence personnelle, sabimer dans la
grace, et haier par la contemplation et par la priére l’‘instant ou lame
doil se réunir a Dieu, en un mot, sefforcer de ne pas étre, tel est, se-
Jon lui, le but supréme de la vie.
Ce systéme est le fruit des idées protestantes sur la grace, mélées a
l'alchimie et a certains principes cabalisliques trés-répandus au xvi° sié-
cle. Ce que nous ne comprenons pas, c'est que des hommes qui se croient
des chrétiens orthodoxes, aient partagé cet engouement, ce respect
presque religieux pour ce chaos informe, ou le panthéisme coule a pleins
bords. Voyez Panruéisme.
Les ceuvres de J. Boehm, toutes écrites en allemand, ont été réim-
primées plusieurs fois. len a paru a Amsterdam quatre éditions : la
premiere, chez Henri Betcke, in-4°, 1675; la seconde, beaucoup plus
complete, a été publiée par Gichtel, un sectateur de Boehm, en 10 vol.
in-8°, 1682; la troisieme , 2 vol. in-4°, a paru en 1730, sous le titre de
Theologia revelata; enfin la quatri¢me , en 6 yol. in-8°, est de la méme
année. Tout récemment, en 1831, un autre seclateur de Boehm,
Scheiblet, a commencé, a Leipzig, la publication d’une nouvelle édition
29
me
40 BOEHME.
des OEuvres completes de Jacob Boehm, in-8°; mais il n’y a que le
premier volume qui ait paru. — Les ceuvres de Boehm ont été traduites
en anglais par Guillaume Law, % vol. in-4°, Londres, 1765, et 5 vol.
in-4°, 1772. Saint-Martin a iraduit en francais les trois ouvrages sui-
vants : 4° | Aurore naissante, 2 vol. in-8°, Paris, an VIIL; 2° Les trois
Principes de Vessence divine, 2 vol. in-8°, Paris, an X; 3° le Chemin
pour aller a Christ, 1 vol. in-12, Paris, 1822. On avait commencé, en
1684, une traduction italienne quin’a pas eu de suite. —I] existe aussi,
sur Jacob Boehm, plusieurs écrits biographiques, apologétiques et cri-
tiques dont voici les principaux : Histoire de Jacob Boehm, ou Descrip-
tion des événements les plus importants, etc., in-8°, Hamb. , 1608, ct
dans le premier volume de I’édition de 1682 (all.).—Joh. Ad. Calo, Dis-
putatio sistens historiam Jac. Boehmii, in-’, Wittemberg, 1707 et
1715.—Just Wessel Raupaeus, Dissertatio de Jac. Boehmio, in-'’, Soest,
1714.—Ad. Sig. Birger, Disputatio desutoribus fanaticis, in-4°, Leipzig,
1730.—Jacob Boehm, Essai biographique, in-8°, Dresde, 1802 (all.,.—
Introduction a la connaissance veritable et fondamentale du grand mys-
tere de la Béatitude, etc., 1 vol. in-8°, Amsterdam, 1718 (all.).—De
la Motte Fouqué, Essai biographique sur J. Boehm, 1 vol. in-8°, Greiz,
1831.—Henrici Mori Philosophie teutonice censura, dans le tome I" de
ses ceuvres , Londres, 1679, p. 529.
BOEIIME (Christian-Frédéric) , théologien-philosophe, né en 1766,
a Risenberg, professeur au gyimnase d’ Altenberg, pasteur et inspecteur
a Luckau, enfin docteur en théologie et membre du consisloire. Il ap-
partient a lécole de Kant, dontil a défendu les doctrines contre lidéa-
lisme de Fichte. Voici les titres de ses ouvrages philosophiques : Dela Pos-
sibilité des jugements synthetiques a priori, in-8", Altenb., 1801;—Com-
mentaire sur et contre le premier principe de la science daprés Fichte,
suivi Cun Epilogue sur le systeme idéaliste de Fichte , in-8°, ib., 1802;
—EKEclaircissement et solution de cette question : Qwest-ce que la vérité?
in-8°, ib. , 1804. A ces trois ouvrages . écrits en allemand, il faut ajou-
ter celui-ci, qui s’est publie en Jatin : Pe Miraculis Enchiridion, 1805.
—Les écrits suivants appartiennent a la fois a la philosophie et a la
théologie : La Cause du supernatiralisme rationnel, in-8°, Neust.s.1'O.,
1823.— De la moralité du Mensonge, dans le cas de neécessité.
BOETHHUS (Daniel), philosophe suédois, attaché a Ja doctrine de
Kant qu'il enseignait a la philosophie d’Upsal pendant les premiéres an-
nées de ce si¢cle. Mais, comme écrivain, il s'est appliqué principalement
a lhistoire de la philosophie , qui lui doit les ouvrages suivants : Diss.
de philosophic nomine apud veteres Romanos inviso, in-4°, Upsal, 1790;
— Diss. de ideahistoria philosophia rite formanda,in-'?,ib., 1800;— Diss.
de precipurs philosophie epochis, in-4°, Londres, 1800 ;—de Philosophia
Socratis, in-4°, Upsal, 1788.
BOETHIUS. Ce nom, qu'il ne faut pas confondre avec celui de Boé-
thius, appartient a la fois a quatre philosophes de l'antiquité : le premier
est un stoicien dont le souvenir nous a été transmis par Cicéron et par
Diogene Laéree. Il nadmettait pas, avec les autres philosophes de
BOLINGBROCKE. 541
son €cole, que le monde fit un animal, et, au lieu de deux motifs de
nos jugements, il en reconnaissait quatre, a savoir : l’esprit , la sensa-
tion , l’appétit et l’anticipation. Le second est un péripatéticien, disciple
d’Andronicus de Rhodes et originaire de Sidon. Strabon, son condisci-
ple, le cite (liv. xv) au: nombre des philosophes les plus distingués
de son temps, ce qui veut dire, sans doute, de son école, et Simplicius
ne craint pas de lui donner |’épithéte d’admirable. Ses travaux , aujour-
d’hui perdus pour nous, paraissent avoir élé connus jusqu’au vit siécle,
car ils sont cités , 4 cette époque , par Ammonius (in Categ., f° 5, a),
et David | Arménien. Hs consistaient en un commentaire sur les Caté-
gories d’Aristote et un ouvrage original, destiné a soutenir Ja théorie du
relalif selon Aristote, contre Ja doctrine stoicienne. Le troisiéme philo-
sophe du nom de Boéthus est un aulre péripatéticien, Flavius Bocthus,
de Ptolémais, disciple d’Alexandre de Damas et contemporain de Ga-
lien, Enfin, le quatriéme, est un épicurien et un géomeétre cité par
Plutarque, qui en a fait un des interlocuteurs de son Dialogue sur Vora-
cle de la Pythie.
BOLINGBROCRE ( Henri Satnt-Jean, vicomte) fut un deshommes
les plus célébres et les plus influents du xvimic siécle. Il naquit en 1672
a Battersea, prés Londres, d'une famille ancienne et considérée. Doué
des qualités les plus heureuses , d'un esprit prompt et facile , d'une ima-
gination vive et féconde, dune certaine grace mélée de fermeté qui
sayait séduire et subjuguer tout a la fois, il ne résista pas a livresse de
ses premiers succés, et sa jeunesse se passa dans tous les genres de dé-
réglements.[] venait d’atteindre sa vingt-troisieme année quand son pére,
espérant Je ramener a une vie plus sage, obtint de lui qu il se mariat a
une femme non moins distinguée par ses qualités personnelles que par
sa fortune et par sa naissance; mais le reméde fut impuissant, et les
jeunes époux ne tardeérent pas a se séparer pour toujours. La politique
eut un résultat plus heureux que le mariage. Entré ala Chambre des
communes peu de temps aprés cette rupture, Bolingbrocke y développa
tous les talents qu’il avait recus de la nature; son éloquence, la solidité
de son jugement, la profondeur de son coup d’ceil en firent tout d’abord
un personnage politique de la plus haute importance. Il s’engagea dans
le parti des torys et fut successivement secrétaire d’ Etat au département
de Ja Guerre, puis ministre des Affaires étrangéres. C’est en cette qua-
lité qu’au milieu des plus graves obstacles, et malgré tous les partis dé-
chainés contre lui, il amena la conclusion de Ja paix d’Utrecht. Mais
apres la mort de Ja reine Anne, tout changea de face ; les whigs furent
les maitres, et Bolingbrocke, sur le point d’étre mis en accusation pour
crime de haute trahison, se réfugia en France, ot il accepta, pres du
prétendant Jacques IIT, les fonctions de ministre. Toute espérance étant
ruinée aussi de ce coté, et se voyant abandonné par le prétendant lui-
méme, Bolingbrocke sollicita de Georges I* ]a permission de retourner
en Angleterre. Il Yobtint, apres bien des difficultés, en 1723; mais la
carriere des affaires lui resta fermée. Bolingbrocke tourna alors son ac-
tivité vers l’ctude et vers la presse, ot il fit une vive opposition au gou-
vernement. Huit ans s’écoulérent ainsi lorsque, aprés un second voyage
en France, il prit le parti de vivre entierement dans la retraite entre
342 BOLINGBROCKE.
Swift et Pope, ses deux amis. I] mourut en 1751, laissant un assez grand
nombre de manuscrits qui furent publiés deux ans plus tard par le poéte
David Mallet.
Bolingbrocke, comme on vient de le voir par ce rapide résumé des
événements de sa vie, fut principalement un publiciste et un homme
d'Etat. Cependant, durant les années qu’il passa dans la retraite, il s’oc-
cupa aussi de philosophie. Il embrassa avec chaleur les opinions de son
siécle. Dans un de ces écrits posthumes dont nous venons de parler,
examinant la nature, les limites et les procédés de lintelligence, il se
déclare hautement pour le syst¢me de la sensation , tel que Locke l’avait
concu, et pour l’emploi exclusif de la méthode expérimentale. Tous les
syslémes qui se sont succédé depuis Platonjusqu’a Berkeley lui paraissent
le pures chiméres, des réveries plus ou moins poétiques qu'on a déco-
rées mal a propos du nom de philosophie, et qui pourraient étre sup-
primées sans aucun préjudice pour la science. I! pense que le corps fait
partie de homme, aussi bien et au méme titre que l’esprit; que ce
dernier nest pas lobjet d'une science distincte, mais qu'il est, comme
le premier, du ressort de la physique ou de I‘histoire naturelle. Pour les
connaitre, l'un et l'autre, il nest pas d’autre moyen que dobserver
scrupuleusement tous les faits qui se passent en nous depuis linstant de
Ja naissance jusqu’a celui de la mort. Viser plus haut, c’est de la folie;
et les métaphysiciens proprement dits lui semblent, comme a Bu-
chanan, des hommes qui prennent la raison elle-méme pour complice
de leur délire : Gens ratione furens.
Cependant, par une inconséquence dont il n’offre pas le seul exem-
ple, Bolingbrocke ne refuse pas a homme la connaissance de Dieu ;
mais c'est uniquement par lexpérience et par l’analogie qu'il prétend
démontrer son existence. Quelque chose existe maintenant; done ila
toujours existé quelque chose; car le non-étre n’a pas pu devenir la
cause de l'étre, et une série de causes a linfini est chose tout a fait
inconcevable. Ce n'est pas encore tout : parmi les phénoménes de la
nature nous rencontrons intelligence; or, lintelligence ne peut pas
avoir élé produite par un étre qui serait lui-méme privé de cette fa-
culté; done la premi¢re cause des étres est une cause intelligente. De
la résulte que nier l’existence de Dieu, c’est se mettre dans la nécessité
logique de nier sa propre existence. Mais les convictions religieuses
de Bolingbrocke ne vont pas plus Join. [Il s'arréte au déisme, a un
déisme inconséquent, et traite les religions révélées a la facon de
ceux quon appelait alors les philosophes. Toute autorité en matiére
de croyance est illégilime & ses veux, et il n'admet Vintervention du
témoignaze humain que pour les faits de ordre naturel et historique.
Un tel homme devait beaucoup plaire a Voltaire, qui en parle, en effet,
avec la plus haute admiration dans la plupart de ses ouvrages philoso-
phiques.
Tous les écrits de Bolingbrocke qui intéressent la philosophie portent
le titre d'Lsseis et remplissent a peu pres le troisiéme et le quatri¢me
volume de ses Offuvres completes, publiges aprés sa mort par Mallet
(5 vol. in-4°, Londres, 1753-175/) , et condamnées par le grand jury
de Westminster comme hostiles a la religion, aux bonnes mocurs, a
VEtat et ala tranquillité publique.
BONALD. BAD
BONALD (Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte de), né en 1753 a
Monna, pres Milhau, département de!’ Aveyron, émigra en 1791. Aprés
s’étremontré peu de temps a l’armée de Condé, il se retiraa Heidelberg,
et bient6t aprésa Constance. La tranquillilé rétablie en France, et conso-
lidée par le sacre de Napoléon, le décida a rentrer dans sa patrie, ol sa
réputalion littéraire et l’influence de ses amis le firent nommer con-
seiller titulaire de l'Université. En 1815, la Restauration lui fournit l’oc-
casion de jouer le rdle politique auquel semblait l’appeler Ja nature de
ses écrits. Député de 1815 a 1822, pair de France de 1822 4 1830, il
refusa de préter serment au gouvernement établi par la révolution. II
est mort en 1840, le 23 novembre, dans le lieu de sa naissance, ott il
s’était retiré.
La plupart des ouvrages de M. de Bonald ont pour but Ja solution de
questions sociales : l’Essai analytique sur les lois naturelles de Vordre
social, la Législation primitive, le traité du Divorce sont les écrits
d’un publiciste, plus encore que ceux d'un philosophe. Cependant l’au-
teur a éprouvé le besoin de rattacher a des principes abstraits le sys-
téme politique, partout le méme, quil a développé; il a cherché Ja jus-
tification de ses vues dans une philosophie qui lui est propre.
La philosophie de M. de Bonald repose en grande partie sur un prin-
cipe énoncé, sinon tout a fait sans preuves, du moins sans les développe-
ments analytiques propres a le mettre en pleine lumiére, a savoir, que
VPhomme pense sa parole avant de parler sa pensée. Nous ne nous arré-
terons qu'un moment pour faire remarquer l’obscurité de la premiére
partie de cet axiome : L’homme pense sa parole. La pensée, d'aprés !'au-
teur, ne se manifestant, chez homme individuel, et pour lui-méme, qu’a
l'instant ot la parole se prononce dans son esprit, tout acte antéeédent
reste insaisissable, et les expressions que nous venons de citer, allé-
guant une opération inobservable dans les données mémes du systéme,
ne présentent dans le fait aucun sens.
Nous sommes loin assurément de méconnaitre ce qu'il y a de vrai dans
la théorie de M. de Bonald; mais, comme il n/arrive que trop souvent,
la considération exclusive d’une idée juste, peut-étre le désir secret de
donner a celte idée une portée sociale, en a altéré lexactitude. H n'est
personne qui méconnaisse le rapport étroit qui unil la pensée ala parole.
Les philosophes les plus spiritualistes, Leibnitz, parexemple, aussi bien
que ceux qui ont tout rapporlé a Ja sensation, comme Condillac, ont
unanimement reconnu que le langage exerce Ja plus grande influence
sur la pensée. Nul doute que, par sa clarté et sa précision, une langue
ne puisse étre, plus qu’une autre, favorable au développement de J in-
telligence ; nul doute que, dans le travail individuel de la pensée, les
mots qui nous la figurent et nous la présentent, n’en soient les corréla-
tifs, et ne contribuent a4 l’éclairer ou ala modifier. Mais, partir de ces
faits pour établir, entre la parole et la pensée, une dépendance tellement
rigoureuse que, homme ne voie jamais de sa pensée, que ce qui
est contenu dans sa parole; que celle-ci circonscrive les données pures
de lV’intelligence de maniére 4 les empécher, dans tous les cas, de fran-
chir ce cercle ¢lroit, c’est faire sortir d’un fait, vrai en Iui-méme, des
conséquences forcées et inacceptables.
Et d’abord la conscience de notre existence propre, qui seule rend
O44 BONALD,
possibles nos autres connaissances, précéde incontestablement en nous
Ja présence de toute espéce de signes. A cetle raison décisive peu-
vent se joindre d’autres considérations qui démontrent la méme
vérité : il est certain, par exemple, que Ja pensée se préte a un
nombre beaucoup plus considerable de nuances, que la parole n’en
saurait exprimer. De Ja le travail de Iécrivain qui essaye, en quel-
que sorte, les mots a ses idées, rejette l'un, adopte l'autre, crée une
expression nouvelle, ou modifie l’expression déja connue par la place
qu il luidonne, par les expressions secondaires dont il ’entoure. Pour
que celle opération puisse avoir lieu, il faut quil congoive, chacun
a part, la pensée et le mot dontil veut la revétir ; il faut qu’il lui soit pos-
sible d'apercevoir Vidée en elle-eméme, d’en sentir toutes Jes nuances,
pour constater ensuite par Comparaison que le mot choisi les exprime
fidélement, ou se décider & en chercher un autre. Sans doute la pensée
ne resterait paslongtemps dans | intelligence acet état purement abstrait :
fatigucés d'une contemplation difficile, nous la laisserions s’évanouir, et
nous avons besoin que le langage vienne a notre secours ; mais la psycho-
logic constate facilement la mesure d indépendance qui appartient a |’es-
prit sous ce rapport, indépendance qui s’accroil de plus en plus, selon
le degré de culture et la puissance d’abstraction qu'il acquiert par
Vexercice:
On voit dés Pabord le parti que M. de Bonald, défenseur des gouver-
nements tradilionnels et absolus, dut tirer de cette théorie pour appuyer
ses vues sociales. Si, en effet, homme n’a dans sa pensée que ce que sa
parole luirévéle, ilest enfermé sans retour dans les conditions de lalangue
qu il parle : il ne saurait concevoir autre chose que les idées transmises ,
que les formes politiques, les maximes religieuses, morales, déja en vi-
gueur. Cependant il nous semble résulter de cette doctrine une consé-
quence que M. de Bonald aurait désavouée, nous n’en doutons pas, car
elle est en contradiction avec le désir de donner une base immuable aux
institutions sociales. L’>homme n’aspire pas a Ja connaissance d'une vé-
rilé relative; il tend a la vérité elle-méme, a la vérité en soi. Le chris-
tianisme (Jean, ¢. 14, ¥ 16) et la philosophie sont d’accord sur ce point.
Or la vérité, avee son caractére éternel, ne saurait dépendre de cer-
taines conditions finies, changeantes, relatives du langage. Son siége
est Fintelligence et la pensée. Cest la, dans le silence des sens et de
curs images, que nous devons la chercher. La parole nest donc, et ne
doit ¢tre que son instrument; et sila puissance traditionnelle des langues
est assez grande pour agir sur notre intelligence, malgré sa liberté et
sa spontancité, nous ne devons pas oublier que leffort de Vesprit hu-
inain tend chaque jour a nous affranchir de plus en plus des liens de
celte autorité contestable. Loinfluence exclusive du langage, telle que
Pentend M. de Bonald, ne saurait done produire qu'une vérité restreinte
e! relative, bonne peul-¢tre pour garantir la stabilité d'un ordre social
determing , et assurer la sécurité des classes qui le constituent ce quil
esl; tiais elle délournerail cerlainement Fhomme et la société du terme
qui leur est assigné : la possession de la verité considérée en elle-méme,
el placce ace tilre au dela des conditions et des formes qui servent a
Pexprimer et ala faire connaitre. On pourrait répondre, sans doute ,
}
jour justifies ME. de Bonald , que ce sont surtout les lois générales abs-
BONALD. 545
traites du langage, sa connexion étroite et nécessaire avec les formes
de l'intelligence, qui constituent Je point de départ des considérations
quil a développés; et que, de ce point de vue, l'influence de la langue
sur l intelligence est incontestable, puisque c'est lintelligence elle-méme
qui se traduil sous ces formes. Tout en admettant, en partie, cette rec-
tification, nous répondrons a notre tour que les lois de la pensée préexis-
tent a celles du langage, qu’elles en sont Ja raison et les produisent,
loin de les subir, et que, vouloir qu’il en soit autrement, c’est nier la
puissance spontanée de lesprit; c’est, sans descendre, ilest vrai, jusqu’au
sensualisme, compromettre cependant, en les soumettant a des condi-
tions extérieures , son activité et son indépendance. On serail disposé a
croire que telle fut en réalité Ja pensée de M. de Bonald, lorsqu’on exa-
mine la définition qu'il a donnée de homme d’aprés Proclus, mais en
lalterant : «L’homme, dit-il, est une intelligence servie par des orga-
nes; lactivité de l’dme nous parait plus précisément réservée dans les
paroles du philosophe grec : Anima utens corpore (Yuyi, cowartypeusvn) .»
Quoi quiil en soit, nous regardons plutot la consequence que nous
venons de signaler, comme une tendance indéterminée du systeme de
lauteur, que comme une conséquence avouée et réfléchie.
M. de Bonald a encore affaibli la part de vérité que renferme sa théo-
rie de Ja parole, en considérant le langage comme un don spécial de
Dieu, comme une faveur miraculeuse de sa toute-puissance. Sans doute
il est impossible de croire, comme quelques philosophes l’ont soutenu,
que homme a inventé le langage, si l'on entend par le mot inventer un
acte fortuit, un effort de génie, tels que ceux qui ont conduit a décou-
vrir limprimerie, ou Ja force de la vapeur. Non, homme n’a pas inventé
le langage de cette maniére. Mais il n’est pas plus juste de considérer
le don du langage comme distinct de celui auquel nous devons nos autres
facultés, comme ajouté, en quelque sorte, par surcroit a lorganisation
déja complete de la créature. Dieu a créé (homme pensant et sociable,
il Ini a donné dans Ja parole un moyen de se rendre compte a lui-méme
de ses propres pensées et de les communiquer aux autres; l’'action de
celic faculté, que nous ¢tudions dans le développement régulier des Jan-
gues considérées soit dans leur unilé, soit dans leur variélé, porte
en elle tous les caractéres d'une loi providentielle, et n’a pas besoin,
pour gu’on en apprécie limportance, de se produire sous la forme
d'un miracle, lorsque son universalité , sa régularité s’opposent a ce
qu’on Ja considére comme un fait surnaturel, analogue a ceux qui se
sont particuli¢rement accomplis dans le cercle de la mission du chris-
tianisme.
Nous ne soumettrons qua une critique sommaire quelques autres par-
ties de Ja philosophie de M. de Bonaid, ot, par un abus des expressions
parole, penser sa parole, parler sa pensée, 11 semble réduire a de véri-
tables jeux de mots la solution de plusieurs probiemes importants. De
ce que Je mot verte signifie en Jatin parole, et qu il a servi a traduire le
mot 2+; de | Evangiie de saint Jean, il ne suit pas que, de traduction
en traduction, on puisse, sans confusion, établir, entre la parole hu-
maine et essence divine , des similitudes qui ne sauraient exister entre
des étres si differents. Nous ne saurions admettre la légitimité de ces
rapprochements, purement apparents. pas pius que Vintroduction, dans
546 BONALD.
la métaphysique et la théologie, de la langue de sciences qui leur son
étrangéres. Lorsque, par exemple, M. de Bonald, pour caractériser 2
sa mani¢re le dogme de l'incarnalion, établit un rapport énoncé ainsi
qu'il suit : Diew esta Phomme Dieu, comme homme Dieu est a Vhomme ;
quel lecteur ne s'apercoit que ce langage arithmétique ne présente
aucun sens admissible, et que ce serait le comble de la témérité que de
vouloir faire subir, a cetle clrange proportion, les transformations ré-
guli¢res que la science enseigne a opérer sur les chiffres ?
Nous ferons encore une seule réflexion sur ces passages, dans Jesquels
M. de Bonald, établissant la nécessité d’un terme moyen entre le terme
extréme Dieu et le terme extréme homme, passe insensiblement a l’i-
dée de médiateur, et identifie ce terme moyen avec la personne du
Verbe incarné , comme il a identifié la parole divine avec Ja parole con-
cue ou articulée. Nous croyons que l’orthodoxie ne saurait accepter un
systéme qui, regardant Ja venue de Jésus-Christ comme une suile né-
cessaire de la création de !homme et de l’univers, enléve ala doctrine de
Ja rédemption la libre détermination de la miséricorde divine, pour en
faire le développement rigoureux d'une loi providentielle, qui n’aurait pas
méme attendu la chute de /homme pour rendre nécessaire | intervention
du Rédempteur. Mais nous n’avons pas & nous occuper d’accorder M. de
Bonald avec I'Eglise; nous dirons seulement que loriginalité de cette
idée appartient a Malebranche. Indiquons maintenant, en peu de mots,
le caractére général de ja théorie sociale que l’auteur coordonne avec
ces principes.
A sa doctrine du langage, M. de Bonald joint un principe général par
lequel il considére tous les objets comme entrant dans les trois caté-
gories de cause, moyen, effet. Ces termes Diew, médiateur et homme ,
ainsi devenus, dans le monde physique, cause ou premier moteur, mou-
venient, effets ou corps, se transforment dans sa théorie sociale en pou-
voir, ministre, sujet, que l'auteur poursuil jusque dans Ja famille, ot le
pouroir est Pépoux, le ministre, la femme, le swet, l'enfant. Nous
pourrions nous arréter a faire remarquer que l’époux est, dans ce qui
concerne Ja famille, aussi souvent au moins ministre que la femme,
dont les fonctions ont été, par la nature, renfermées dans un cercle as-
sez étroit; mais auteur ne met pas dans lobservation des faits une ri-
goureuse exactitude, et il renferme toute organisation politique de la
sociélé dans ces trois termes. Est-il nécessaire de faire remarquer qu ‘il
ne peut sortir de cette conception que le despotisme absolu? d’autant
plus que nous lisons, dans la Législation primitive (liv. 1, ¢.9) : «Le
pouvoir veut, il doit étre wn; les ministres agissent, ils doivent étre plu-
sieurs; car la volonté est nécessairementsimple, et l’action nécessairement
composée. » On voit que les ministres responsables des Etats modernes,
et beaucoup d'autres fails, incontestables et permanents dans histoire,
nont point de place dans cette doctrine, dont les commodes abstractions
adiettent, au sein de leur généralite, des éléments que lon s’ctonne,
avec raison , de trouver reunis.
I! serait impossible, sans de longs développements, de suivre M. de
Bonald a travers les rapporis foreés, les définitions inattendues , dont
se compose Texposition de ses idées; nous sommes done obligés d’y re-
noncer. Du resie, d’un examen plus étendu, sortirait toujours la méme
BONALD. 347
formule, appuyée sur des considéralions et des faits qui, tous, fléchis-
sent et se modifient, afin de se préter plus facilement 4 une conclusion
évidemment préconcue. Pour ne citer qu’un exemple de ces définitions
ou personne ne saurait reconnaitre, dans les mots, le sens connu et ad-
mis par tous, nous demanderons si Ja différence qui existe entre la reli-
gion naturelle et la religion révélée a jamais été congue telle que l’au-
teur la présente dans le passage suivant (7b., liv. 1,¢. 8) : « L’Etat pu-
rement domestique de la société religieuse s’appelle religion naturelle ,
et l'état public de cette société est, chez nous, la religion révélee....
Ainsi, la religion naturelle a été la religion de Ja famille primitive, con-
sidérée avant tout gouvernement, et la religion révélée est la religion
de l'Etat. » Une des conclusions immédiates de cette définition , d’ail-
leurs complétement arbitraire , c’est ]a consécration de l’intolérance, et
identification de la loi religieuse et de la loi politique. Ces principes ex-
pliquent facilement plus d'un vote de auteur en faveur des lois réac-
tionnaires de Ja Restauration. Qu’il nous suffise de dire que M. de Bo-
nald ne recule pas devant la conséquence des principes qu’il a posés, et
que c’est méme 1a un des traits caractéristiques de cette doctrine, ott la
politique s’unit ala philosophie d'un lien nécessaire et indissoluble.
Malgré ces observations, nous nous empressons de reconnaitre que
loriginalité de la pensée, la fermeté et la précision, du moins apparente,
du style ont, a juste titre, mérité a M. de Bonald l’enthousiasme de
nombreux lecteurs. En cherchant, dans une philosophie qui lui est pro-
pre, la raison des profonds mystéres du christianisme, ils’est peut-étre
écarté quelquefois des définitions orthodoxes de |’Eglise; il a cependant
rendu a la religion un véritable service; car il en réhabilitait la philoso-
phie, en méme temps que M. de Chateaubriand vengeait des dédains du
xvi siecle, le coté sentimental et poétique du christianisme. Quelles
que soient les erreurs qu'aient pu soutenir quelques-uns de ses disciples ;
et quoique son école, vouée ala tdche ingrate de défendre labsolu-
tisme religieux et politique, soit a peu prés demeurée stérile au mi-
lieu d'une nation et d'un siecle dont les idées et les sentiments la repous-
sent; M. de Bonald n’en a pas moins disposé les esprits 4 rattacher a
des considérations rationnelles l'étude des lois, de la politique et de la
théologie, et apporté sa part dans le mouvement qui a fait, de Ja philo-
sophie de l/histoire et de celle de Ja religion, une des préoccupations par-
ticuliéres a notre dge.
Indépendamment de la théorie du langage, que l’on peut considérer
comme la base de ses écrits, M. de Bonald a déposé, dans ses
Recherches philosophiques , des considérations qui ne sont pas sans
intérét, sur la cause premiere, sur les causes finales, sur Vhomme consi-
déré comme cause seconde, sur les animaux, etc. Il a tenté de démon-
trer l’existence de Dieu, en se fondant sur ce principe qu'une verité
connue est une verité nommeée. C’est, en d’autres termes, la preuve par
le consentement des nations, dans laquelle auteur a reproduit sa théo-
rie des rapports de la parole et de la pensée. II a aussi défendu le svsteme
de la préexistence des germes, contre ceux qui ne voyaient, dans le
passage au régne animal , qu'une transformation de Ja matiére, devenue
vivante par ses altérations successives. Il a ingénieusement démontré la
spiritualité de ]’A4me et son indépendance du corps, par le fait du sui-
548 BONAVENTURE (SAINT).
cide, acte que la nature animée ne présente que dans homme, et qui
suppose 2 un haut degrédans l’dme, la faculté de s’abstraire du corps, et
de le condamner a périr comme un étre qui lui est élranger. Nous ne
ferons qu indiquer l’essai ot l’auteur, reproduisant ce qu’il a dit du don
gratuit du langage, a tenté de démontrer que l’écriture a été également
donnée par Dieu a Vhomme, a titre surnaturel. Les arguments a l'aide
desquels il a soutenu celte these, pourraient s’appliquer a une foule
d'autres sujets, avec une égale apparence de justesse, et l'on pourrait ré-
duire, de cette maniére , a une suite de révélations miraculeuses, le plus
grand nombre des inventions qui constatent et honorent la spontanéité
créatrice de lintelligence humaine.
Diverses ditions des ceuvres de M. de Bonald ont paru de 1816 a
1829 et années suivantes, chez Adrien Leclére. On vient de réimpri-
mer sa Théorie du pouvoir social, 3 vol. in-8°, Paris, 1843 : la pre-
micre édition de cel ouvrage, publiée en 1796, avait été détruite par
ordre du Directoire. ie. Ds
BONAVENTURE (Sarnr). Jean de Fidenza, plus connu sous le
nom de saint Bonaventure, naquit en 1221, a Bagnarea, en Toscane.
Les priéres de saint Frangois d’Assise, ayant, a l’age de quatre ans,
gucri d'une maladie grave, et le saint s’étant écrié a cette vue : O bona
ventura, ce surnom resta al’enfant mirac uleusement sauvé. Il entra en
1243 chez les Freres mineurs, et fut envoyé a Paris pour ¢tudier sous
Mresnsie de Hales. I] professa successiy ement la philosophie et la théo-
logie, et fut regu docteur en 1255. Devenu, l'année suivante, général
de son ordre, il y rétablit la discipline. Elevé, en 1273, par Grégoire X,
au siége épiscopal d’ Albano et ala dignité de cardinal, il mourut en 1274,
le 15 juillet, pendant le second concile de Lyon, auquel il avait été ap-
pelé par le pontife. I] fut canonisé en 1482 sous le pontificat de Sixte LV,
et recut de Sixte V le surnom de Doctor seraphicus. Ce sarnom semble
nous annoncer a T’avance que nous devons le ranger parmi les théolo-
giens mystiques.
Indépendamment de son caractére général chrétien, le mysticisme
de saint Bonaventure se rattache, sous certains rapports, a saint Au-
gusun, mais plus particuli¢rement au prétendu Denys l’Aréopagite,
quil suit de prés, dans un traité de Eeclesiastica hierarchia , dont il
lui a emprunté Je titre. Nous en dirions autant de sa TLhéologie
mystique, dans Vintroduction de Jaquelle il rappelle celle de lAréo-
pagite, si quelques critiques n/ayaient pas douté que ce traité dut
lui étre attribué. On peut encore s‘assurer de cette filiation en constatant
les rapports qui existent entre Je traité des VYoms divins de Vauteur dont
nous parlons, et les idées développées dans Ja distinction xxne duliv. 1
du Commentaire de saint Bonaventure sur les Sentences de Pierre
Lombard, ott est traitée Ja question suivante : De nominum differentia
quibis utimur loquentes de Deo.
Le fait qui sert de point de départ au mysticisme de saint Bonayen-
ture est Je péché originel. L'homime avait été créé pour contempler la
yérilé directement, sans trouble elsans travail; mais la faute d-Adam a
rendu pour lui cette contemplation immediatement impossible, et en-
trainé sa postérité dans les inémes ténebres ([tiner. mentis in Deum,
BONAVENTURE (SAINT). 549
ce. 1). L’ignorance actuelle de ’homme n’est done pas le résultat de sa
nature véritable, mais celui d'une révolution qui s’est accomplie dans
son étre; elle n’est pas Ja condition nécessaire de I’état de ses facullés
intellectuelles , telles que Dieu les lui a données, mais l’état de ses facul-
tés est leffet de la faute dont se sont rendus coupables les péres du
genre humain. Cen’est donc pas a une culture intellectuelle , toujours la-
borieuse et incompléte, qu'il faut demander la connaissance du vrai en
toute chose, mais aurétablissement de la pureté la plus parfaite dans Je
coeur, au retour de ’homme aux véritables conditions qui Punissaient a
Dieu dont il est maintenant séparé : opération toute pratique, et qui ne
peut s’accomplir que par une vie pure, par la pri¢re, par l'ardeur sou-
tenue de l’amour, et par de saints désirs (loco cit.).
Les phases successives de ce retour de l’dme a Dieu sont présentées
par saint Bonaventure comme les trois degrés d'une échelle, image fa-
miliére aux saintes Ecritures. « Dans notre condition actuelle , !univer-
salité des choses est l’échelle par laquelle nous nous élevons jusqu’a Dieu.
Dans les objets, les uns sont les vestiges de Dieu, les autres en sont les
images; les uns sont temporels, Jes autres éternels ; ceux-la corpo-
rels, ceux-ci spirituels; et, par conséquent, les uns hors de nous, les
autres en nous. Pour parvenir au principe premier, esprit supréme et
éternel, placé au-dessus de nous, il faut que nous prenions pour guides
les vestiges de Dieu, vestiges temporels, corporels et hors de nous; cet
acte s’appelle étre introduit dans la voie de Dieu. LU faut ensuite que nous
entrions dans notre ame, image de Dieu, éternelle, spirituelle et en
nous : c’est Ja entrer dans la vérité de Dieu; mais il faut encore qu'au
dela de ce degré, nous atteignions I’Eternel, le spirituel supréme, au-
dessus de nous, contemplant le principe premier : c’est la se réjouir
dans la connaissance de Dieu, et l’adoration de sa majesté. »
A ces trois degrés répondent, selon saint Bonaventure, trois faces de
notre nature : la sensibilite, par laquelle nous percevons les objets ma-
tériels extérieurs que l’auteur, par une heureuse image, appelle les ves-
tiges de Dieu; lintelligence, qui, ala vue de ces objets, en atteint l’ori-
gine, en concoit le développement successif, en prevoit et en marque le
terme; la raison enfin, qui, s’élevant plus haut encore, arrive a consi-
dérer Dieu dans sa puissance, dans sa sagesse, dans sa bonté, le con-
cevant comme existant, comme vivant, comme intelligent, purement
spirituel, incorruptible , intransmutable.
Ces passages, fidélement résumés ou traduits , suffisent pour démon-
trer la prédominance du mysticisme dans les travaux philosophiques ct
théologiques de saint Bonaventure, et le caractére biblique dont le revét
la foi de Yauteur. Ce mysticisme, en effet, ne consiste pas, comme le
mysticisme philosophique , a faire a la spontanéité de linteliigence une
part plus large qu’a ses autres facultés ; il rappelle VFhomme a la science
par Ja foi et la vertu, qui seules peuvent le ramener a son premier état.
Cependant, en constatant l’importance du réle que joue le mysticisme
dans les écrits de saint Bonaventure , nous devons reconnaitre qu’il n’est
pas exclusif. La distinction observée dans les divers degrés d’ascension
de Vhomme a Dieu, établit diffCrents points dont les développements
constitueraient une théorie de la perception sensible, une théorie des opé-
rations inductives et déductives de la raison, et méme une sorte de phi-
500 BONAVENTURE (SAINT).
losophie transcendantale (Oportet etiam nos transcendere ad spiritualis-
simum, etc., Itiner., c. 1). Ainsi la philosophic rationnelle se joint, dans
saint Bonaventure, au mysticisme révélé, et ses nombreux ouvrages
inontrent que, malgré sa prédilection pour Ja vie contemplative, il était
tres-familier avec la dialectique et toute la culture philosophique du
moyen age. Cette connaissance se remarque surtoutdans ses vasles com-
mentaires sur les Quatr e livres des Sentences, dans lesquels Pierre Lombard
semble avoir rédigé a lavance le programme de la philosophie des xu,
xu, XIv¢ et xv° siécles. [lest facile cependant de voir que, retenu par
unite et la grandeur de son point de départ, il ne se perd pas dans les
mille subtilités ob Pécole mettait sa gloire; son argumentation a plus
de largeur et de fermeté que celle de la plupart des scolastiques, ses
contemporains et ses successeurs.
Appuyé, d'une part, sur les principes mystiques de la foi chrétienne,
versé, de l'autre, dans Ja philosophie d’Aristote , ila, comme saint Au-
custin avant lui, comme Scot Erigéne et d'autres encore, tenté d'unir
le rationalisme au surnaturalisme. ‘Son petit traitéayant pour titre de Re-
ductione artium ad theologiam, en donnerait une preuve irrécusable,
sil n’était pas facile dele reconnaitre méme dans ses autres écrits. Dans
ce résumé de quelques pages, il distingue quatre sources de la connais-
sance naturelle, parmi lesquelles Ja plus importante et la plus élevée est
la lumiére de la connaissance philosophique. Les prenant ensuite lune
aprés l'autre, elles plagant en regard des enseignements de la religion, il
montre leur conformité de but etd’ objet avec les saintes Ecritures , base
de la théologie spéculative. [n'y asans doute Ja qu'une tentative. Ni état
des esprits alors, ni Ja science de auteur ne comportaient un meilleur
résullat; mais essai méme nen pouvail étre fait que par un esprit
profond et éclairé.
Cette mesure a Ja fois dans la soumission et dans lindépendance, cette
prudente appréciation des forces relatives de la croyance et de lintelli-
gence, ont, sans doute, motive le jugement favorable que Gerson porta
sur les ouvrages de saint Bonaventure, pres de deux siécles apres sa
mort. Ce jugement nous a paru assez remarquable, et surtout assez
conforme a celui que nous en portons nous-méemes, pour que nous nous
empressions de le citer : « Si l'on me demande, dit Gerson (de Haam.,
doct.), quel est, entre les docteurs, celui des ccrits duquel on peut re-
tirer le plus grand profit, je réponds que cest Saint Bonaventure , so-
lide, str, pieux, juste, plein d'une devotion sincere dans tout ce qu ‘il
a écrit. Exempt d'une curiosité inquicte, ne mélant point a la religion
des emprunts étrangers, ne se livrant pas sans réserve a la dialectique
du siecle, comme le font beaucoup dautres, et ne couvrant pas les
principes physiques de termes de théologie , il ne cherche jamais a ¢clai-
es lespril, sans rapporter ses efforts ala piélé, a la religion du cour.
/est pour cela qu'un trop grand nombre de scolastiques, ennemis de la
rete piélé, ont négligé ses écrits, quoiqu’aucune doctrine ne soil,
pour les ihieeag es sublime, plus divine, plus salutaire, plus
douce que Ja sienne,
Nous rcsumerons, en terminant, quelques-uns des principes les plus
importants et Jes plus feconds entre ceux que présentent les travaux
philosophiques de saint Bonaventure.
BONAVENTURE (SAINT). 301
1°. Le négatif nest connu que par le positif; notre intelligence ne se-
rait point capable d’alteindre a Ja connaissance parfaite d'un objet créé
quelconque, si elle n’était pas encore éclairée par l'idée de la pureté, de
la réalité, de la perfection de l’essence absolue. La connaissance de |'im-
parfait, sans celle de la perfection supréme, n'est pas possible. L’intelli-
gence contient ainsi l'idée de l’essence divine; elle ne peut étre ferme-
ment convaincue d'une vérité, elle ne peut atteindre a aucune connais-
sance nécessaire, si elle n'est éclairée par une lumiére immuable, n’étant
pas immuable elle-méme (Jtiner., c. 3).
2°. La réflexion et le jugement ne sont possibles qu’a la méme condi-
tion. —Celui qui réfléchit a, pour objet mediat ou immédiat de sa ré-
flexion, le bien supréme. II ne pourrait Je faire sil n’avait pas luicméme
une idée de ce bien; il a done en soi-méme lidée du bien supréme, c’est-
a-dire !idée de Dieu.—Celui qui juge, juge nécessairement en vertu
d’une regle qu'il regarde comme vérilable, mais il ne peut étre con-
vaincu de la vérité de cette régle, que parce qu il reconnait quelle est
conforme a une autre régle qui existe dans J’infini (wbi supra).
3°. Le rien nest qu'une conception en opposition a celle de quelque
chose, qui doit étre pensé d’abord par nous. De méme, le possible ne
saurail étre concu par notre esprit, que nous n’ayons auparavant concu
lactuel. L’étre absolu, par conséquent, est lidée fondamentale par la-
quelle seule nous pouvons penser le possible ; cet étre est Dicu (loco cit.,
Cuan)
4°, Le fondement de l'individualité et des différences des étres est l'u-
nion de la matiére et de Jaforme, dun élément modifiable et dune force
modifiante. La mati¢re donne a la forme le fondement de l’étre, la forme
donne a la matiére son essence (in u Lib. Sentent., dist. u1, memb. 2,
quest. 3, 4).
5°. Il n’est pas nécessaire d’admettre une ame générale du monde;
chaque étre est animé par sa propre forme et son activité intérieure
(loco cit., dist. x1v).
6°. Si Dieu donne a chaque chose la forme qui Ja distingue des autres
el la proprieté qui lindividualise, il faut qu'il y ait en lui une forme
idéale, ou plutot des formes idéales (in Hexaem., serm. 6).
7°. Toute ame raisonnable est destinée au bonheur supréme; per-
sonne n’en doute, tout Je monde I’éprouve. Il suit done que lame est
immortelle; car elle ne gouterait pas Je bonheur supréme si elle pouvait
craindre de le perdre (in 1 Lib. Sentent., dist. xix, art. 1, queesi. f.)
8°. Aucune bonne action ne demeure sans récompense, aucune mau-
vaise sans punition. Les choses, il est vrai, ne se passent pas ainsi dans
cette vie; la connaissance que nous avons de la justice de Dieu nous
conduit donc nécessairement a admettre une autre vie (ib.).
9°, Lorsqu'un homme meurt, comme il le doit, plulot que de com-
mettre une mauvaise action, si !dme nétait point immortelle, que
deviendrait Ja justice de Dieu, puisque, dans cetle circonstance, une
action irréprochable produirait le malheur de celui qui l'aurait accom-
plie (2b.)?
10°. Tous les vrais philosophes ont adoré un seul Dieu; de 1a le des-
tin de Socrate, Comme ildéfendait de sacrifier a Apollon, et qu'il n’ado-
rait qu'un seul Dieu, il fut mis a mort (in Hexaem., serm. 5).
502 BONNET.
11°. La métaphysique s’éléve a la considération des rapports du prin-
cipe premier avec la tolalité des choses dont il est la souree. En ce point,
elle se confond avec Ja physique, a laquelle il appartient d’étudier lori-
gine des choses. La métaphysique s’éléve encore a la contemplation de
Etre éternel, et en ce point, elle se confond avec la philosophie morale,
qui raméne toutes choses a une seule fin, au bien supréme, soit qu'elle
ait pour but la félicité pratique, ou la félicité spéculative, et quelle
considére le bonheur comme la fin derni¢re, encore quelle ne connaisse
pas la vraie félicité. Mais en tant que la métaphysique considére I’étre
premier comme l’exemplaire absolu et le type de toutes choses, elle
na rien de commun avec les autres sciences; c'est Ja ott elle est vrai-
ment elle-méme, ou elle est purement la métaphysique (in Hexaem.,
serm. 4).
Les ceuvres de saint Bonaventure ont ¢té recueillies pour la premiére
fois, a Rome, 1588-96, par Vordre de Sixte-Quint et par les soins du
Pére Buonafoco Farnera, franciscain , 7 vol. in-f?; c'est sur celle édi-
tion que fut faite celle de Lyon, 7 vol. in-f’, 1668. fH] ena paru une plus
récente a Venise, 1752-56, 414 vol. in-4°. Voyez aussi Histoire abregeée
de la vie, du culte et des vertus de saint Bonaventure, in-8°, Lyon,
1747. H.-B.
BONNET (Charles) est né a Geneve en 1720, et il est mort en 1793.
Il n'a pas quilté Ja Suisse pendant Je cours d'une vie paisible et tout
entiere consacrée a létude et ala méditation. Avant d’étudier !homme,
Bonnet a étudié la nature ; il est a la fois naturaliste et philosophe. Ses
premiers travaux curentméme pour objet la botanique et lentomologie;
mais il apporte un caractere particulier dans étude de lanature. A la pa-
licnte sagacité de lobservateur, il joint la sensibilité et Vimagination du
poéte, en méme temps que des idées philosophiques de la plus haute
portée. L’univers est pour lui comme un temple sacré, ou Dieu de toute
part se réyéle. I] apercoit dans toutes ses parties la sagesse adorable,
Ja puissance infinie qui en a concu ct exécuté le plan; il Fapercoit jus-
que dans le dernier des végétaux et le dernier des insectes, ou se décou-
vrent a lui de meryeilleuses harmonies. Des é¢lans d’amour et de recon-
naissance s’échappent a chaque instant de son ame péncétrée de la beauté
et de Ja grandeur de Poouvre de Dieu, et donnent a ses ouvrages une
sorte de poésic qui ne nuit pas a la rigueur de la méthode. Ses deux
principaux ouvrages d histoire naturelle ont pour litres : Considérations
sur les corps organiscs ct Contemplation de la nature, La méthode et la
profondeur de ces deux ouvrages ont ¢té louées par les plus grands na-
turalistes de notre époque, et enire autres par Cevier. Hla consacré a
Vétude de Fhomme et de sa doctrine deux autres grands ouvrages Essai
analytique sur les facultes de Padme ctla Patlingénesie philosophique.
Comme philosophe, Charles Bonnet appartient a Vécole sensualiste ;
mais le sentiment religieux dont il est pénetré, mais les spéculations sur
Yenchainement des étres, sar Vetat futur de Thomme et des animaux,
son attachementa quelques principes de la philosophie de Leibnitz. dont
il a développeé les consequences, le distinguent profondément des autres
philosophes de cette école et Jui donnent une physionomie tout a fait
originale. La psychologic de Bonnet est contenue dans l'E’ssai analyti-
BONNET. 550
que des faculté de Vdme. Le plan de louvrage est le méme que celui
du Traité des sensations qui parut a peu pres a Ta méme époque. Bonnet,
comme Condillac, imagine une sorte de statue vivante dont il ouvre ou
ferme, pour ainsi dire, chaque sens a volonté, afin d’étudier la série d’im-
pressions et d'idées qui découlent de chacun de ces sens isolés ou com-
_binés ensemble. Mais |’Essai analytique se distingue du Traité des
sensations par une confusion perpéluelle de la phy siologie avec la psy-
chologie. L’homme, selon Bonnet, est un étre mixte; il est un composé
de deux substances, lune immatérielle , l'autre cor porelle. L’homme
nest pas une certaine Ame , il n’est pas non plus un certain corps; mais
il est le résultat de union d'une certaine ame a un certain corps. Pour
connaitre !homme, il faut donc | étudier dans son ame et dans son
corps. Mais comment peut-on ]’étudier dans son dme? Selon Bonnet,
on ne peut étudier Jame en elle-méme, parce que l’dme ne peut ni se
voir ni se palper. Nous ne pouvons rien savoir de ce qui se passe dans
lame que par I’étude du jeu et du mouvement des organes qui nous le
représente. « J'ai mis dans mon livre beaucoup de physique et assez peu
de métaphysique; mais en verité que pouvais-je dire de l’dme considérée
en elle-méme? nous la connaissons si peu! L’homme est un étre mixte,
il n’a des idées que par lintervention des sens, et ses notions les plus
abstraites dérivent encore des sens. C’est sur son corps et par son corps
que |’ dame agit. I] faut donc toujours en revenir au physique comme a
la premicre origine de tout ce que lame éprouve; nous ne savons pas
plus ce que ¢ ‘est qu'une idée dans l’dame , que nous ne savons ce quest
l’dme elle-méme : mais nous savons que nos idées sont attachées a cer-
taines fibres; nous pouvons donc raisonner sur ces fibres, parce que
nous les voyons; nous pouvons étudier un peu leurs mouvements, les
rés™!tats de leurs mouvements et les liaisons qu’elles ont entre elles. »
(Préf. de ? Essai analytique sur les facultes de Vdme.)
Toutes les idées viennent des sens; les idées ne peuvent étre étudiées
que dans les fibres qui en sont les organes : tels sont les deux grands
principes de la psychologic de Charles Bonnet. Les fibres nerveuses jouent
done un role important dans toute cette psychologie. C’est par l'action
de ces fibres nerveuses qu il entreprend de rendre compte de tous les
phénoménes de Ja pensée sans exception. Toutefois, il n’identlifie pas
l'action de la fibre nerveuse avec la pensée; c’est laction de la fibre
qui éveille la pensée, mais elle ne se confond pas avec elle. Comment
l’ébranlement d'une fibre peut-il produire la pensée? Bonnet n/a pas la
prétention de l’expliquer, et il déclare cette action de deux substances
opposées lune sur }'autre un mysi¢re profond qu’en vain lintelligence
humaine tenterait d’éclaircir. Mais si nous ignorons comment |’ ébranle-
ment de la fibre produit la pensée , nous savons trés-bien que cet ébran-
Jement est la condition indispensable de l’existence des idées. Puisque
les idées considérées en elles-mémes échappent a notre observation, ce
sont les mouvements des fibres qui les produisent, que le psy chologue
doit observer et étudier. Ces fibres ne sont pas nos ” idées elles-mémes ;
mais elles sont Jes organes, les signes de nos idées, et cest seulement
en étudiant les rapports du mouvement de ces fibres qu'on peut étudier
les rapports et la génération de nos idées.
La grande erreur Ge Charles Bonnet est d’'avoir méconnu Ie fait si
I. 25
De BONNET.
évident de la conscience immédiate de ce qui se passe au-dedans de nous,
le fait du moi se sachant et s observant directement lui-méme, sans |in-
termédiaire d’aucuneé espéce d'organe, Néanmoins, on ne peut l’accuser
de matérialisme, puisqu’il soutient la distinction de Ja fibre et de Vidée ,
la distinction de l’ame et du corps.
1 Essai analytique est rempli d'ingénieuses hypothéses de physiologie«
sur la mécanique des sens, pour me servir d'une expression de Charles
Bonnet. Chaque nerf, selon lui, se compose d'une multitude de fibres infi-
niment déliées qui toutes viennent aboutir au cerveau. Non-seulement la
structure de ces fibres varie pour chaque sens, mais encore dans chaque
espece de sens il y a des fibres de structure diverse pour chaque espéce
de sensation: ainsi ce c’est pas la méme fibre qui conduit au cerveau
Vodeur d'ceillet et fodeur de rose. Un objet quelconque venant a faire
impression sur l'une de ces fibres, un changement survient dans l’dme a
loecasion de ce changement survyenu dans la fibre. L’objet agit par im-
pulsion sur les fibres nerveuses ; les fibres sont ébranlées et communi-
quent au cerveau leur ébranlement. Mais ldme n'est pas bornée a sentir
par le ministére des séns, ellé a encore Je souvenir de ce qu'elle a senti,
et voici comment Bonnet essaye d’expliguer Ja condition organique de la
mémoire.
L’état d’une fibre qui a déja été mue par limpression d’un objet ex-
térieur n'est pas le méme que celui d'une fibre qui n'a encore été mue
par aucune espéce d'action. Les objets extérieurs meuvent les fibres et
elles ne peuvent étre mues une seule fois sans qu'un changement dura-
ble ne survienne dans Jeur état. Une fibre déja mue a contracté une ten-
dance a reproduire le mouvement déja imprimé. Cetle tendance est un
degré de mobilité, de flexibilité plus grand acquis par la fibre qui a été
mue. Lors done que leméme objet, laméme couleur, ]a méme odeur,elc.,
viendra une seconde fois agir sur cette méme fibre, il ne la trouvera pas
dans Je méme état, et, en conséquence, cette seconde impression aura
un caractére qui la distinguera de la premiere. Une fibre qui est ébran-
Jée pour la premicre fois offre une certaine roideur, une certaine résis-
tance qui est lindice auquel ame reconnait quelle éprouve cette sensa-
tion pour Ja premiére fois; mais lorsque le méme objet vient une se-
conde fois agir sur Ja meme fibre, il la retrouve plus mobile, et c’est le
sentiment attaché a cette augmentation de souplesse et de flexibilité de
Ja fibre ébranlée pour Ja seconde fois qui est la condition de Ja remi-
niscence.
Aprés avoir considéré lame comme passive et modifiée par laction
des objets extérieurs , Bonnet ]aconsidére comme active. Hl définit ’me
une force, une puissance, une capacité de produire certains effets. L’ame
étant une force, est douée d’activité, et cette activité sexerce sur dame
elle-méme et sur le corps. Ce qui met en jeu activité de lame, c'est le
plaisir ou la douleur. Sans le plaisir et la douleur, lame demeurerait
inactive; Dieu a subordonné Vactivité de Vame a sa sensibilité, sa sen-
sibilité au jeu des fibres, et le jeu des fibres a l'action des objets.
Bonnet distingue entre la liberlé et la volonte ; il donne le nom de liberté
a Vactivité de Fame considérée en elle-méme, et indépendamment de
toute determination ct application ; et celui de volonté aux détermina-
tions de Vaetivilé. La volonté est soumise a la faculté de sentir ou de
BONNET. DOO
connaitre. Moins un étre a de connaissances et moins il a de motifs de
vouloir, et, au contraire, plus ila d‘idées et plus i] a de motifs de vou-
loir, et plus, en conséquence, il peut déployer de liberté.
Bonnet appelle réflexion cette réaction de lame contre les objets ex-
térieurs, cetle intervention de la volonté dans l’acquisition et la com-
ebinaison des idées sensibles. C’est la réflexion qui, s‘appliquant aux
idées sensibles, produit les idées abstraites et les idées générales, depuis
les plus humbles jusqu’aux plus élevées. A mesure que, par le travail
de la réflexion, l’abstraction s’étend et s’éléve , 4 mesure aussi elle s'6-
loigne davantage des idées sensibles qui en ont été le point de départ. Ce-
pendant, quelque éloignées que soient de l’expérience certaines idées abs-
traites et générales, elles en dérivent néanmoins comme toutes les autres.
Nos idées les plus abstraites, les plus spiritualisées, suivant l’expres-
sion de Bonnet, dérivent des idées sensibles comme de leur source natu-
relle. Il en donne pour exemple lidée de Dieu, qui est la plus spiritua-
lisée de toutes nos idées. Cette idée tient manifestement aux sens. C'est
de la contemplation des faits, de Ja succession des étres, que l’esprit
déduit la nécessité de celte premiére cause qu'il nomme Dieu. IH déduit
les attributs de cette cause des traits de puissance, de bonté, de sagesse
qui sont répandus dans le monde, et qui sont transmis a lame par les
sens. Ainsi Bonnet ne s’apercoit pas de ce que Hume a si bien démon-
tré, c’est-a-dire de l'impossibilité de faire dériver des sens et de l’ob-
servation du monde extérieur lidée d’une cause, et encore moins | idée
de la nécessité d'une cause. Il en est de méme, selon lui, de toutes les
idées abstraites et morales sans exception, et toutes ne sont que des
espéces d’esquisses des objets sensibles.
Telles sont les principales idées contenues dans Essai analytique
sur les facultés de Vdme et sur la mécanique de ses facultés. Nous ne
reprochons pas a Bonnet d’avoir cherché a déterminer les conditions
organiques de l’exercice de ces faculiés , des sens, de la mémoire, de la
réflexion; mais nous lui reprochons de n’avoir pas reconnu que ces fa-
cultés pouvaient étre directement étudiées en elles-mémes par la con-
science, et d’avoir ainsi confondu perpétuellement la psychologie avec
Ja physiologie. Nous n’avons ici qu’a signaler cette autre erreur fonda-
mentale de la physiologie de Bonnet, qui consiste a faire dériver toutes
les idées des sens et du travail de la réflexion sur les données des sens.
Il y a un rapport remarquable entre Ja psychologie de Essai analy-
tique , et la physiologie de | Essai sur Uentendement humain. Charles
Bonnet, comme Locke, reconnait l’existence de deux sources d‘idées,
la sensation et la réflexion; comme Locke, il fait intervenir l’activité
de lesprit dans la formation de nos idées, et, a ce propos, il adresse a
Condillac une excellente critique , il lui reproche d’ayoir confondu deux
faits profondément distincts, sentir et étre attentif. Mais si, d'un colé, il
se rapproche de Locke, de J'autre il s’en éloigne. Locke, tidéle en gé-
néral a Ja vraie méthode psychologique, étudie l'dme avec Ja conscience
et Ja réflexion, et Bonnet, au contraire, affirme qu’on ne peut saisir et
étudier l’dme en elle-méme, et qu'on ne peut observer ses divers phé-
nomenes que dans les mouvements du ceryeau et des fibres qui en sont
les instruments et les conditions.
Donnons maintenant une idée de sa Pulingéneésie philosophique. Pa-
OS:
306 BONNET.
lingénésie veut dire renaissance, résurrection. En effet, dans cet ou-
vrage, Bonnet traite exclusivement de la renaissance, de la résurrection,
de l'état futur des hommes et des animaux. Que devient homme a la
mort? Quels changements doivent s‘opérer dans son ame et dans son
corps? Comment, dans sa condition nouvelle, gardera-t-il le souvenir de
sa condition passée? Quel sera son nouveau séjour? Voila les grandes
questions auxquelles Bonnet a cherché une réponse dans sa Palingéne-
sie. C'est dans cet ordre de questions qu ‘il s‘est inspiré de Leibnitz pour
lequel il professe la plus vive admiration. Il proclame, applique et déve-
loppe cette grande loi de Ja continuité, posée par Leibnitz : Rien ne se
fait dans la nature par bond et par saccade, tous les étres se tiennent et
s’enchainent les uns aux autres par des différences presque insensibles.
De ce principe il déduit, comme Leibnitz, la survivance de toutes les
ames et leur union perpétuelle a des organes.
L’homme est immortel; mais, selon Bonnet, son dame ne doit pas ces-
ser d’étre unie a un corps. Croire que lame, ala mort, doive se sépa-
rer tout a coup du corps pour exister a l'état d’esprit pur, c’est croire
que dans l’enchainement des existences les unes aux autres il y a des
lacunes et des abimes, c'est croire que Ja vie nouvelle ne sera pas relié¢e
ala vie passée, c’est aller contre Ja Joi de la continuité. Done Phomme
tout entier, donc notre ame et notre corps doivent survivre a cette vie.
La mort, suivant l’expression de Bonnet est une préparation a une sorte
de métamorphose qui doit faire jouir homme tout entier d'une vie nou-
velle et meilleure. Mais quel est ce corps auquel lame doit demeurer
attachée dans une autre vie? Sera-ce le corps actuel diversement mo-
difié, ou bien un corps nouveau? Selon Bonnet ce sera un corps nouveau.
Ce corps nouveau existe déja en germe dans le corps actuel, et la mort
ne fait que le dégager et le développer. Quel est ce germe et ou est-
il placé? Les physiologistes s’accordent, en général, a mettre le siége
du sentiment et de Ja pensée dans le cerveau et plus spécialement dans
ce quils appellent le corps calleux. Or, selon Bonnet, le corps calleux
ne serail pas l'organe immeédiat de lame, mais seulement l'enveloppe de
cette machine organique nouvelle a laquelle lame doit étre unie dans
une vie nouvelle. Cet organe immeédiat de lame doit étre d'une prodi-
gieuse mobililé et d'une nature analogue a celle du feu ou du fluide élec-
trique. A la mort, cette petite machine ctherée nest nullement atteinte
par l'action des causes qui dissolvent le corps actuel. Le moi y demeure
attaché , garde dans son existence nouvelle le souvenir de son existence
passée, parce que la machine étheérce, ayant été, pendant la vie passée,
en communication avec le corps grossier, a gardé des traces de ses im-
pressions et de ses déterminations. Alors, en elle, se développeront des
organes nouveaux en rapport avec le nouveau scjour que homme trans-
formé doit aller habiter, abandonnant ici-bas la premiere place au singe
et aléléphant. Toutefois, dans cette vie nouvelle, les conditions ne se-
ront pas égales : les progrés que chaque homme aura faits dans Ja con-
naissance ct dans la vertu détermineront le point d’ot il commencera a se
développer et a se perfectionner, en méme temps que la place qu il ov-
cupera dans la vie future. D’aprés la loi de Ja continuité, nous ne passons
jamais d'un état dun autre sans raison; l'état qui suit doit avoir sa rai-
son suffisante dans letat qui l’a precédé; donc Je chatiment et la rccom-
Vw
a
ol
BONNET.
pense, dans une autre vie, sont Je résultat d’une loi naturelle et non
d’une intervention miraculeuse de Dieu.
Bonnet embrasse aussi, dans ses spéculations , les destinées des ani-
maux qu'il croit appelés également a participer en un certain degré a ce
perfectionnement qui doit élever indéfiniment l’espéce humaine dans ]'é-
chelle des étres. Il suppose que l’dme del’animal, comme ]’dme de
Vhomme, est unie a une petite machine de matiére éthérée. Lorsque 1’a-
nimal sera séparé du corps grossier par la mort, alors se développeront
aussi, dans cette petite machine organique, des organes nouveaux qui
y étaient contenus en germe dés le jour de la création. Ces organes
nouveaux seront enrapport avec le monde transformé, comme les organes
duvieil animal étaienten rapport aveclevieux monde. Car, selon Bonnet,
les révolutions du globe coincident avec les évolutionsdes espéces vivantes
qui l’habitent. Avant la derniére révolution que le globe a subie, les ani-
maux qui l’habitaient étaient bien moins parfaits qu ils ne le sont aujour-
d’hui, etnul sous sa forme primitive n’aurait reconnu l’animal qui, depuis,
en se perfectionnant, est devenule singe ou 1’éléphant. Mais |’animal pri-
mitif imparfait contenail déja en germe l’animal plus parfait qui a paru
sur le globe a sa derniére révolution. Dieu, en effet , pour accomplir ]’ceu-
vre de la création, ne s’est pas mis plusieurs fois a |’ouvrage. Tout ce qui
a été, tout ce qui est, tout ce qui sera dans l’univers, découle d’un acte
unique de sa volonté toute-puissante, et il a créé chaque étre contenant
en Jui-méme, dés lorigine, le germe de toutes les évolutions, de toutes
les métamorphoses qu'il devait accomplir dans la suite des temps. Les
Ames unies a des corps se sont développées en méme temps que les corps,
et les corps se sont développés en méme temps que les dames, par suite
d'une virtualité déposée en eux par le Créateur. L’animal actuel contient
le germe de l’animal futur, de méme que la chenille contient en elle le
germe du papillon, dans lequel elle doit se métamorphoser un jour.
Bonnet considére les animaux comme étant encore dans un état d’en-
fance, et il espére qu’en vertu de cette perfectibilité dont ils sont doués,
ils s’éléveront un jour jusqu’a l'état d’étres pensants, jusqu’a la con-
naissance et l’amour de celui qui est la source de Ja vie. Dans ce grand
réve de perfectibilité il comprend les plantes elles-mémes , il conjecture
quelles pourront s’élever un jour jusqu’a l’animalilé, comme les ani-
maux jusqu’a l’humanité. Ainsi, dans la création, il y a un avancement
perpétuel de tous les étres vers une perfection plus grande. A chaque
évolution nouvelle, chaque étre s’éléve d'un degré, et le dernier terme
de la progression , |’étre le plus parfait de tous les étres créés, s’appro-
che d’un degré de plus de la perfection souveraine. « I] y aura, dit Bon-
net, un flux perpétuel de tous les individus de !humanité vers une
plus grande perfection ou un plus grand bonheur, car un degré de per-
fection acquis conduira par lui-méme a un autre degré; et parce que
la distance du fini a l’infini est infinie, ils tendront continuellement vers
Ja souveraine perfection, sans jamais y atteindre. »
Voila, enrésumé, les principales hy pothéses sur |’état futur de homme
et des animaux, développées par Charles Bonnet dans sa Palingé-
neésie philosophique. 1] en a emprunté a Leibnitz les deux idées fonda-
mentales, a savoir, l'union perpétuelle et indissoluble de ame avec
des organes, et le progrés continuel des étres dans une série indéfinie
508 BONSTETTEN.
d’existences successives. Mais il a donné a ces deux idées des dévelop-
pements qui ne se trouvent pas dans Leibnitz, il ne s‘est pas arrété 1a
ot observation refuse tout point d’appui a Vinduction et au raisonne-
ment. Dans |’ Essai analytique sur les facultés de Vdme, Bonnet refuse
de traiter ]a question du rapport de lébranlement de la fibre avec
lidée de la communication de lame avec le corps, parce que c’est une
question insoluble, un profond mystére que jamais intelligence hu-
maine ne pourra éclaircir. Comment n’a-t-il pas reconnu que la plupart
des questions qu'il agite dans la Palingénesie étaient de méme nature?
Nous ne sommes pas moins assurés que Charles Bonnet de la per-
manence du principe de la vie intellectuelle et morale. Nous y croyons
fortement, car notre croyance a pour ferme fondement, d'une part, l'u-
nité de ce principe et la considération des tendances et des facultés dont
il est doué; de l'autre, Vidée dun Dieu souverainement parfait et sou-
verainement bon. Les aspirations essentielles de notre étre, telles que
Vaspiration a la connaissance et au bonheur, ne peuvent étre satisfaites
dans Jes limites et dans les conditions de cette existence; elles dépassent
de beaucoup le but le plus élevé qu il nous soit donné d’y atteindre ;
done nous devons continuer détre, ou notre nature ne serail pas en
proportion avec sa fin, ou il n’y aurait pas d‘ordre, pas de Providence
dans l'univers. Mais nous nous contentons d’affirmer et détablir cette
permanence sans avoir la prétention d’en expliquer, d’en délterminer
tous les modes divers et tous les états successifs. Nous ne suivrons
done pas Charles Bonnet dans un monde qui nest plus celui de la
science, el nous nous garderons des brillantes conjectures et des ayen-
tureuses hypotheses dans lesquelles s'est égarée son imagination.
Voici la liste des principaux ouyrages de Charles Bonnet : Traite
@Insectologie, 2 parties in-8°, Paris, 1745; — Recherches sur Vusage des
fewilles, in-4° , Goetlingue et Leyde, 17354; —Considérations sur les corps
organises, 2 vol. in-&°, Amst. et Paris, 1762 et 1776; —Contemplation de
la Nature, A vol. in-B°, Amst., 1764 et 1763; — Essai de Psychologie,
inl2L ondres, 1754; — Essai analylique sur les facultés de Pdme, in-8°,
Copenhague, 1760; , —-Palingénesie philosophique, 2 yol. in-8°, Genev e,
£710; — Recher ches philosophiques sur les preuves du christianisme, in- 8°,
Ib:; 17 70, Ses ceuvres completes ont paru a Neufchatel, de 1779 a 1783,
en 8 vol. in-4°, ou 18 yol. in-8°. —Voyes aussi Mémoire pour servir a
Phistoire de la vie et des ouvrages de Bonnet, par Jean Trembley, in-8°,
Berne, 1794. .B,
BONSTETTEN (Charies-Victor ne) naquit en 1745,a Berne, d'une
noble et ancienne famille. Aprés avoir commencé ses études dans sa ville
natale, il les continua a Iverdun et a Geneve, ou il fit connaissance de
plusieurs hommes du plus haut mérite, entre aulres Voltaire et Charles
Bonnet. Mais ce fut ee dernier qui exerca sur son esprit le plus din-
fluence, et dontil resta toute sa vie Je disciple et Vami. Apres avoir passé
quelques années a Genéye, Bonstetlen, toujours dans Vinterét de son
instruction, se reydit successivement a Levde, a Cambridge, a Paris, puis
il Visita aussi une grande partie de lHtalie. De retour en Suisse, il fut
nommeé membre du conseil souverain de Berne, puis bailli de Sernen.
Pendant quil exercail les mémes fonctions a Nyon, ilse Jia d amitie avec
BORN. 09
le poéte Matthison et avec le célébre historien Jean de Muller. Les trou-
bles de son pays l’ayant forcé de fuir, il se rendit de nouveau en Italie ,
uis a Copenhague, ou il resta trois ans chez un de ses amis. Enfin il passa
e reste de sa vie a Genéve, ou il mourul au commencement de 1832.
Malgré l’influence exercée sur son esprit par les écrits de Leibnitz et
de Bonnet, Bonstetten ne manque pas doriginalité. I] régne dans quel-
ques-uns de ses ouvrages une profonde connaissance des hommes, une
rare finesse d'apergus, des vues neuves, élevées, des sentiments tou-
jours nobles et généreux et un remarquable talent d’observation. Mais
il y a deux hommes a considérer dans Bonstetten : le moraliste et le
philosophe. C’est au moraliste qu’appartiennent toutes les qualités que
nous yenons d’énumérer. Le philosophe proprement dit est beaucoup
moins bien partagé; et lorsqu’on le considére uniquement sous ce der-
nier point de vue, Bonstetten est bien au-dessous de sa réputation. Ses
analyses psychologiques manquent dexactitude et de profondeur, ses
idées, en général, se suivent sans ordre et sont développées sans nulle
rigueur ni méthede. On retrouve dans son langage les defauts de sa pen-
sée. Son style est plein d images, de chaleur et quelquefois d’élégance ;
mais il manque de précision et de clarté, et ne saurait satisfaire ceux
qui ont le besoin ou Vhabitude de s’entendre avec eux-mémes. Ses prin-
cipaux ouvrages sont: Recherches sur la nature et les lois de V imagina-
tion, 2 vol. in-8°, Genéve, 1807; — Etudes de Vhomme, ou Recherches
sur les facultés de sentir et de penser, 3 vol. in-8°, Geneve et Paris, 1821;
—Sur Education nationale, 2 vol. in-8°, Zurich, 1802; —Pensées sur
divers abjets de bien public, in-8°, Genéve, 1815; —L’ Homme du midi et
P Homme du nord, in-8°, Genéve, 181%. Ce dernier ouvrage, d ailleurs
plein dintérét, avait été composé en 1789. Depuis cette époque, lau-
teur avait revu |’ Allemagne et I'Italie, et il déclare qu’a l’epoque ou il
publie son ouvrage, les idées quil y exprime se sont beaucoup modifiées
avec les faits eux-mémes. Néanmoins il semble toujours laisser la pré-
férence a homme du nord sur homme du midi.— On a aussi de
Bonstetten plusieurs recueils de lettres dont Ja lecture ne manque pas
dattraits, A ene
BORN (Ferdinand-Gottlob), professeur de philosophie a Leipzig,
ou i] était né en 1783, est principalement connu comme auteur d'une
traduction latine des OEuvres de Kant (3 yol. in-8°, Leipzig, 1796-17598).
Mais ila aussi publié, dans le sens de la philosophie critique, plusieurs
écrits originaux dont voici les titres : Essai sur les principes fondamen-
taux de la doctrine dela sensibilite, ouE amen de divers doutes, etc., in-8°,
Leipzig, 1788 (all.); —Recherches sur les premiers fondements de la pensée
humaine , in-8°, Leipzig, 1789 <all.), réimprimé en 1791 sous ce titre:
Essai sur les covditions primitives de la pensée humaine et les limites de
notre connaissance. Il a également travaillé avec Abicht au Nouveau
Magasin philasophigue, consacré au développement du systeme de
Kant, 14 vol. in-8°, Leipzig, 1789-1791 (all.).
BOSCOVICH ‘Roger-Joseph), de la compagnie de Jésus, naquit
a Raguse le 18 mai 1714. I] annonga de bonne heure des dispositions
si heureuses , qu'avant méme davoir terminé le cours de ses études, il
360 BOSSUET.
fut nommé professeur de mathématiques et de philosophie au collége
Romain. Une dissertation sur les Taches du soleil (de Maculis solaribus),
qu il publia en 1736, le plagaau rang des astronomes les plus distingués
de l'Italie. Elle fut suivie d’opuscules nombreux et de quelques grands
ouvrages sur toutes les branches des sciences mathématiques et physi-
ques, qui accrurent d’année en année la réputation de ]’auteur, non-
seulement en Italie, mais dans l'Europe enti¢re. Diverses missions scien-
tifiques et diplomatiques furent confiées par des pontifes et par des
princes a Vhabileté de Boscovich; la Société royale de Londres l’accueillit
parmi ses membres, et ila méme rempli pendant quelque temps en
France la place de directeur de loptique de Ja marine. I] est mort a
Milan en 1787,
Boscovich étaitpartisan des idées de Newton, et sonrdle comme physi-
cien et mathématiciena consisté principalement a appuyer, par ses obser-
valions et ses calculs, lesysteme de la gravitation universelle. Considéré
comme philosophe, il a attaché son nom a une théorie de la substance
matérielle qui offre quelques analogies avec I‘hypothése des monades,
mais qui touche de plus prés encore a l’idéalisme. Suivant Boscovich ,
les derniers éléments de la matiére et des corps seraient des points
indivisibles et inétendus, placés a distance les uns des autres et doués
d'une double force d’attraction et de répulsion. L’intervalle qui les
sépare peut augmenter ou diminuer a l'infini, mais sans disparaitre en-
ligrement; a mesure quil diminue, Ja répulsion s’accroit; & mesure
qu il augmente, elle s’affaiblit, et attraction tend a rapprocher les mo-
lécules. Cette double loi suffit a expliquer tous les phénomeénes de la
nature et toutes les qualités du corps, soit les qualités secondaires, soit
les qualités primaires. L’étendue et limpénétrabilité qu’on a rangées a
tort parmi celles-ci, non-seulement n'ont rien d’absolu, mais ne sont
pas méme des propriétés de la substance corporelle que nous devons
considérer uniquement comme une force de résistance capabie de con-
trarier Ja force de compression déployée par notre puissance physique.
fl est aisé de voir le vice de cette théorie ingénieuse, mais hypothétique,
qui altére la nature de Ja mati¢re, puisqu’elle nie les propriétés fonda-
mentales du corps, et qui ne méne pas a moins qu’a en révoquer en
doute l’existence. Boscovich y est revenu dans plusieurs de ses ouvrages,
parmi Jesquels nous nous bornerons a indiquer les suivants : Disserta-
tiones dua de viribus vivis, in-4°, 1745; —de Lumine, in-4°, 1748;
—de Continuitatis lege, in-4°, 1754; — Theoria philosophie naturalis
reducta ad unicam legem viriumin natura existentium, in-4, Vienne,
1758; Venise, 1763. A Ja fin de cet ouvrage se trouve une liste étendue
de tous les travaux publiés par auteur jusqu’en 1763. On doit aussi a
Boscovich une excellente édition du poéme de Stay sur la philosophie de
Newton : Philosophie recentioris a benedicto Stay versibus tradita libri X,
cum adnotationibus et supplementis, 3 vol. in-8°, Rome, 1755-1760.
L’astronome Lalande a publié dans le Journal des Savants, février 1792,
un Cloge de Boscovich. Voyes aussi Dugald Stewart, Essais philosophi-
ques, rad. par Ch. Huret, in-8°, Paris, 1828, p. 4157 et suiv. X.
BOSSUET ( Jacques-Bénigne), évéque de Meaux, un des plus
2 ae 5 I figures aie
grands théologiens et le plas grand orateur sacré dont shonore la
BOSSUET. 361
France, né a Dijon en 1627, mort a Paris en 1704, asa place marquée
dans l’histoire de la philosophic , quoiqu il n’ait jamais écrit de philoso-
phie proprement dite, si ce n ‘est le Traité de la connaissance de Dieu
et de soi-méme, et la "Logique ouvrages excellents qui suffiraient a Ja
renommeée d’un écrivain ordinaire, et que Bossuet composa pour I’édu-
cation du Dauphin. Bossuet est un de ces esprits pénétrants qui, dans
les discussions théologiques, ne s’enferment point dans l'aride nomen-
clature des textes; il répand la lumiére a flots sur toutes les questions,
parce qu'il puise sans cesse au plus profond de la nature humaine. S’il
est vrai, selon saint Augustin, que les hérésies sont transporlées dans
l’Eglise du sein des écoles*philosophiques, |’Eglise, 2 son tour, guérit par
la philosophic les blessures que la philosophie lui a faites. Dans sa lutte
contre les diverses communions protestantes, Bossuct discute les droits
el les limites respectifs de l’autorité et de la raison; avec les molinistes ,
il sonde les mystéres du libre arbitre et de la grace; en réfutant les
quictistes, il détermine, en psychologie et en morale, les rapports de
l'amour avec intelligence et la volonté. Aussi a l’aise avec Leibnitz
qu avec Richard Simon et Tournemine, s'il n’a point de systeme pro-
prement dit, c'est qu'il avait donné toute sa pensée a lEglise; mais il
abonde en vues profondes et étendues, dont les philosophes peuvent faire
leur profit. Ce qui le distingue partout, c’est une sorte de dédain pour
la spéculation pure, et une direction constance et stire vers la pratique,
disposition admirable, quand elle se rencontre unie a tant de grandeur
dans les idées et d’élévation dans les sentiments. Bossuet était un esprit
et une dme fermes, et de cette irempe particuli¢re qui fait qu’on peut
viser au plus haut sans jamais se perdre.
Lesprit de rigueur et d’opinidtreté que montra Bossuet dans l’affaire
du pur amour, s’accorde a merveille avec les dispositions conciliatrices
qu il apporta dans Jes querelles du protestantisme. Si l'on tient compte
d'un peu daigreur personnelle, dont on ne saurait disculper sa mé-
moire a l’égard de Fénelon, il fut dirigé dans les deux cas par leméme
g¢nie pratique. Le pur amour n/allait a rien moins qua la destruction
du dogme et de la discipline; il était, au contraire, de lintérét de la reli-
gion et de celui de | Etat de faire des concessions aux communions pro-
tes'antes, pour détruire Je schisme et ¢viter des collisions nouvelles.
Ricn n'est plus admirable que Ja tentative de fusion des deux églises dans
laquelle Bossuet a joué le principal réle avec Leibnitz. C’est une grande
lecon pour ces esprits étroits qui font consister Vintégrité de Ja foi dans
des points d'une importance secondaire, ef aiment mieux perdre la moi-
tié du monde que de reculer sur un point ou leur orgueil est engagé
plutot que leur croyance. Bossuet montra la méme liberté d’esprit et la
méme modération dans Ja détermination des rap ports de Ja religion et
de la philosophie. Il ne crut pas que toute religion devenait impossible
si on laissait &la pensée humaine la liberté de croire ce qui scrait une
fois démontré par des raisons solides a la suite d'un mur et conscien-
cieux examen. Il admet sans hésiter Vinfaillibilité de la raison, lors-
quelle prononce clairement sur Jes maticres que la foi catholique n’a
point régiées, et ne tombe jamais dans la funeste contradiction de ceux
qui rendent dabord lesprithumain incapable de comprendreet de croire,
pour Jui imposer ensuite la for a un dogme révélé. Le seepticisme philo-
562 BOSSUET.
sophique de Huet, qui ne fut connu tout entier qu’aprés sa mort, par la
publication d'un ouvrage posthume , ful pour lui un objet de douleur et
de scandale, parce qu il n'admettait pas de scepticisme philosophique
qui ne fit nécessairement suivi du scepticisme religieux. I] partageait
sur tous ces points ladoctrine de Descartes et d’Arnaud; et s'il y trouve
quelque chose a blimer, c'est !'excés des scrupules que Descartes fai-
sait paraitre. Sa doctrine, qui est celle de I'école, peut se résumer par
ce mot de saint Augustin, qui dit en parlant de la raison ; Et omnibus
communis est, et singulis casla est.
Pour bien apprécier l’opinion de Bossuet sur le libre arbitre et la
grace, il faut distinguer les faits eux-mémes, et]’explication qu’il en
a donnée. Bossuet a démontré philosophiquement lexistence de la li-
berté humaine; il n’a jamais varié ni yvacillé dans cette conviction, et
ceux méme qui ne reconnaissent aucune influence divine dans la di-
rection des conseils humains, ne sont pas plus que lui fermes et iné-
branlables dans leur croyance au libre arbitre. En méme temps, il ad-
met la grace, et toute la doctrine de saint Augustin : question difficile
et délicate, ct dans laquelle la théologie s’ayan¢e au dela des limites de
la lumiére naturelle; mais si la raison ne va pas jusqu’a établir la
nécessité de la eraice pour le salut, elle démontre aisément, par les
relations de Dieu avec ses créatures, par la création , par la Proyi-
dence, elle vérifie et constate par les faits, Ja présence intérieure de
Dieu concu comme souverain intelligible et comme principe béatifiant,
et ne permet pas plus de nous isoler de Dieu dans notre vie et notre
activité, que dans notre étre et notre substance. La solution de Male-
bri niche , si habile et si philosophique pour la grace generale, et si
dcefectueuse pour les graces spéciales , ne suffisait pas a Bossuet , qui
sattachait davantage a l’espril des Ecritures et ne voyait pas la Provi-
dence a travers les nécessités d'un systéme.
Dans tous ses ouvrages, et en particulier dans un passage céléebre ,
passage du Memoire sur la Bibliotheque ecclésiastique de M. Dupin,
Bossuet se montre préoccupé de la discipline , de la pratique du culle,
de la pri¢re, de amour de Dieu, et ne consent jamais a sacrifier ni
notre dépendance ni notre liberté.
Il s’est moins occupé, el avec moins de succes, de la conciliation de
ces deux principes en apparence opposés. Pourvu qu il tint les deux
bouts de la chaine, comme il le dit, il admettait sur la foi de la toute-
puissance divine que des liens existaient entre eux, quoiqu il ne vit pas
« le milieu par ou Fenchainement se continuait. »
(Muant a la théorie de la force motrice , Bossuet va presque aussi loin
qiie Malebranche, et mettant, comme lui, toutes les forces de la na-
ture dans la main de Dieu, il semble ne point admettre de cases se-
codes dans Vordre de la physiologie et de la physique. Cette doctrine
aurait pu le conduire aux causes occasionnelles, I] faut noter cependant
celts difference capitale, que, suivant lui » !homme se délermine spon-
tauiément , quoigue sous linfluence de la grace.
Pour qui sait reconnaitre toute la foree dun principe et Jes liens qui
unissent les questions diverses, Bossuet est le méme quand il juge entre
Vanour puret Pamour de dieu comme objet béatifiant, et quand il pro-
nonce entre la philosophic et Ja religion, entre Ja Jiberte et la grace.
BOUDDHISME. 563
Partout il fait sa part au mysticisme en élevant au-dessus le cété raison-
nable de Ja nature humaine. Il ne youlait ni livrer Vhomme a sa propre
intelligence; ni le courber sous wn joug qui rendrait son intelligence
inutile; ni lui donner cette liberté d’action qui isole ses destinées de cel-
les de l’univers et le rend indifférent a son Dieu; ni la réduire a la con-
dition des étres aveugles et sourds qui subissent la loi de la Providence
et concourent a ses desseins sans les comprendre. Il ne voulait pas en-
fin laisser le ceexur humain s’égarer dans des aspirations vagues, sans
régle, sans frein, sans boussole, ni le resserrer dans l'aridité de la pra-
lique et le restreindre a l'amour intéressé qui le dégrade et l’avilit. Ila
tenu le milieu entre les doctrines qui détruisent la liberté et la raison in-
dividuelle , et celles qui les exaltent jusqu’a oublier Dieu; et c'est pour
cela qu'il est toujours dans la vérité.
Il nous reste a ajouter quelques mots sur les ouvrages purement phi-
losophiques de Bossuet, la Connaissance de Dieu et de sai-méme et la
Logique. Le premier, publié sous le titre d' Introduction a la philosophie,
se compose de cing chapitres ou l’auteur traite successivement de lame,
du corps, de l'union del’ame et du corps, de Dieu, et de l'extréme dif-
ference entre l'homme et la béte. L’esprit , la méthode et les principes de
Descartes dominent dans cet admirable ouvrage; cependant sur la ques-
tion de lanaturedes animaux, Bossuct ne se prononce pas ouvertement en
faveur de la théorie cartésienne et parait pencher pour lopinion de saint
Thomas, qui accorde aux bétes une dme sensitive. La Logique, divisée
en trois livres, @apreés les trois opérations de l'entendement, concevoir,
juger, raisonner, expose ayec précision et clarté les régles données par
les anciens logiciens. Quelques préceptes généraux, placés a la fin de
chaque livre, résument Ja doctrine qui y est développée. Les exemples
sont nombreux et choisis avee cet habile discernement quia tant contri-
hué au succés de la Logique de Port-Royal. C’est bien a tort que lau-
thenticité de cette Logique a été quelquefois contestée ; la plume du
grand ¢crivain s’y reconnait a chaque page.
I] existe plusieurs éditions des OEuvres de Bossuet : 20 vol. in-4°, Paris,
1743-53; 19 vol. in-4°, ib. , 1772-88; 43 vol. in-8°, Versailles, 1815-19 ;
43 vol. in-8°, Besancon, 1828-30; 12 vol. grand in-8°, Paris, 1835-37.
— Une double édit. des OF uvres philosophiques vient d@étre publiée par
M. Jules Simon et par M. de Lens, 4 vol. in-12, Paris, 1843, J.-S.
BOUDDITISME. On désigne sous ce nom une doctrine philosophi-
que et religieuse, sortie du sein du brahmanisme indien, a une époque
qui remonte, selon les autorités chinoises , a mille ans avant notre ére ,
et selon les autorilés indiennes, ou d'origine indienne, acing ou six
cents ans seulement avant la méme ¢poque.
Fondateur de cette doctrine. — Le fondateur de cette doctrine, qui
est répandue aujourd'hui, sous ses deux fermes, sur Ja vaste surface de
l'Asie , Indien d’origine et de naissance, appartenait a la famille royale
qui régnait alors dans le royaume de Magadha, aujourd hui partie mé-
ridionale de la province du Behar. Cette famille, selon le Vichnou-Pou-
rdna , etait celle dUkchwakou, dans laquelle le fondateur du Bouddhisme
porta le nom de S’dkya, ce qui l'a fait considérer, par quelques écrivains,
comme ayant appartenu ala race des Saces ou Scythes.
564 BOUDDHISME.
Le nom de Bouddha signifie en sanskrit : celui qui a acquis la con-
naissance absolue des choses. Le célébre encyclopédiste chinois Ma-
touan-lin, en parlant de Bouddha, dit, «qu’il quitta sa maison pour étu-
dicr la doctrine; qu il régla ses actions et fit des progrés dans la pureté,
qu il apprit toutes les connaissances et quon l'appela Fo (ou Bouddha).
Ce mot étranger, ajoute-t-il, signifie la connaissance absolue , Vintelli-
gence pure , Vintelligent par excellence. » Selon les traditions et les 1é-
gendes , S’akya Bouddha se sentit poussé a sa mission de réformateur
du brahmanisme, par la vue du spectacle des miséres humaines et par
une immense commisération pour les souffrances du peuple. I se retira
un grand nombre d’années dans le désert pour méditer et préparer sa
nouvelle doctrine dans laquelle il repoussa formellement lautorité des
Vedas; ensuite il alla avec quelques disciples la précher dansles princi-
pales villes de l'Inde, entre autres a Bénarés, ou sont établis, depuis la
plus haute antiquité, les grands colléges des Brahmanes ; ceux-ci en-
seignaient alors et enseignent encore la distinction imprescriptible de
différentes castes parmiles hommes, dont l'une, la plus éminente, celle
des Brahmanes, est destinée, par sa nature, ala suprématie intellec-
tuelle et religieuse; dont l’autre, celle des Achatriyas, ou guerriers, est
Cestinée, par sa nature, au mélier des armes et au commandement mi-
litaire; dont Ja troisiéme, celle des Vais’yas, est destinée par sa nature,
au commerce eta l'agriculture, et dont la quatriéme, celle des S‘oudras,
est destinée, par sa nature, a servir les trois premiéres. A !époque ou
parut Bouddha, le brahmanisme indien, essentiellement fondé sur cette
distinction de castes et soumis a toutes les pratiques religieuses prescri-
tes dans les Vedas et dans Jes anciennes lois de Manow, était dominant,
exclusivement dominant, dans |’Inde. Cependant, autant que les monu-
ments connus jusquici peuvent permettre de le conjecturer, il s’était
déja manifesté plus d'une protestation philosophique contre l’intolérant
enseignement des brahmanes. La secte des Djainas, qui a du peut-ctre
a cette circonstance d’étre restée longtemps a l'état de spéculation phi-
losophique, la faveur d’étre tolérée dans l'Inde, tandis que le Bouddhisme
passé a l'état de religion essentiellement propagandiste, en a été violem-
inentexpulsé, dans le y° et le vit siécle de notre ére; la secte des Djai-
nas, disons-nous, dont Ja doctrine philosophique a tant d’analogie avec
celle des Bouddhistes, existait déja dans l’Inde lorsque Bouddha parut,
et un passage du Bhdgavata Pourdna, cilé par M. E. Burnouf (Journal
Asiat., t. vi, p. 201) ferait croire que ce grand réformateur apparle-
nail a cette secte philosophique. Voici ce passage :
« Alors, dans la suile du temps, a une ¢poque de confusion et de
troubles causés par les ennemis des dieux, un filsde Djina (un Djding,
du nom de Bouddha, naitra parmi les Wikd?as (habitants du Ma-
qadha). »
Les sectateurs de Bouddha, comme ceux de Lao-tseu, ont cru re-
hausser le mérite et les vertus de ces deux personnages historiques en
Jeur attribuant une origine céleste et en entourant de prodiges leur vie
terrestre. Ce n'est point ici le licu de rapporter tout ce que les légendes
bouddhiques déja connues racontent sur Ja naissance et la vie de
Bouddha. Notre devoir, au contraire, est de dégager de ces légendes les
seuls traits qui peuvent tre considérés comme historiques, et de faire
BOUDDHISME. 365
connaitre en quoi le bouddhisme a droit de trouver place dans un Dic-
tionnaire des sciences philosophiques.
Ayant atteint sa dix-neuviéme année, S’‘dkya Bouddha, selon ces lé-
gendes, désira quitter sa famille et toutes les jouissances d’une demeure
royale pour se consacrer tout entier au bien des hommes. I] réfléchit sur
Je parti qu’il devait prendre. Il vit aux quatre portes par ot il pouvail
passer, c’est-a-dire au levant, au midi, au couchant et au nord, régner
les quatre degrés de la misére humaine, et son ame en fut pénétrée de
douleur. Au milieu méme des joies de son age, il ne pouvait s empécher
de penser aux maux nombreux qui affligent la vie : a la vieillesse , aux
maladies, a la mort et a la destruction finale de ‘homme.
I] séjourna de trente a quarante ans dans les foréts de l’Inde, peu-
plées alors de religieux pénitents et de philosophes de toutes sectes (au
nombre desquels étaient ceux que les Grecs du temps d’Alexandre ap-
pelérent Gymnosophistes, ou philosophes nus). La, Bouddha chercha a
sinstruire, a constituer sa doctrine, a l’enseigner @ un certain nombre
de disciples et ensuite 4 ]a propager par son enseignement. I] essaya
méme, comme nous !’ayons dit précédemment, de convertir les Brah-
manes, qui soutinrent avec lui de longues controverses auxquelles
assislérent, dit-on, des mages ou sectateurs de Zoroastre venus de la
Perse pour l’entendre et le combattre. Mais ses prédications eurent peu
de succés, si l’on s’en rapporte aux légendes mémes; car il sentit la
nécessité de communiquer sa doctrine compléte a quelques-uns de ses
disciples en leur donnant Ja mission de la propager aprés sa mort par
tous les moyens qui seraient en leur pouvoir. II s’adressa ainsi a son
disciple favori Maha Kagyapa (le grand Kdcyapa) : « Prends le kia-li
(habit ecclésiastique a broderies d'or), je te le remets pour que tu le con-
serves jusqu’a ce que l’accompli se montre comme Bouddha, plein de
compassion pour le monde; ne permets pas qu'il le gate ou qu'il le dé-
truise. » Le disciple, ayant entendu ces paroles, se prosterna aux pieds
de son maitre , la face contre terre, en disant : « O trés-excellent, trés-
excellent maitre! j obéirai a tes ordres bienveillants. »
Bouddha se rendit dans une grande assemblée, ou, aprés avoir exposé
de nouveau sa doctrine, il dit: « Tout m/attriste, et je désire entrer
dans le Nirvana, c’est-a-dire dans lexistence dépouillée de tout attribut
corporel, et considérée comme la supréme et éternelle beatitude. » Il alla
ensuite sur le bord d’uneriviére ou, aprés s étre couché sur le cété droit,
et avoir étendu ses pieds entre deux arbres, il expira. « Il se releva
ensuite de son cercueil, ajoute la l¢gende, pour enseigner les doctrines
qu il n’avait pas encore transmises. »
Doctrine bouddhique. — Il est difficile, dans l'état actuel de nos con-
naissances, de savoir avec exactitude quelle fut la véritable doctrine
que Bouddha enseigna a ses disciples, et que ceux-ci transmirent a la
postéerité dans des écrits que l'on croit subsister encore parmi les livres
sanskrits, si nombreux, conservés au Népal, et dont on possede main-
tenant en Europe plusieurs copies. Cependant, on peut déja conjecturer,
par l’examen de divers écrits bouddhiques, ainsi que par la forme et le
développement de ces écrits chez les différents peuples de l’Asie ott Ic
houddhisme a pénétré (en Chine, dans le Thibet et dans la Mongolie),
que la partie philosophique de cette doctrine a suivi, comme la partie
366 BOUDDHISME.
religieuse sans doute, une marche progressive, et quelle n’est plus
dans les écrits modernes, ce quelle était dans ceux du fondateur ou de
ses disciples immédiats. Dans les écrits de ces derniers, tous les prin-
cipes que les écrivains bouddhiques postérieurs ont portésjusqu’aux plus
extrémes limites du raisonnement logique, c’est-a-dire jusqu’a l’extra-
yagance (comme dans la distinction de dia-hutt especes de vides), ne
sont quelquefois qu’en germe, ot. seulement posés dans Ies écrits des
fondateurs de la doctrine. I] en est resulté que des interprétations di-
verses ont pu étre données au méme texte; de Ja plusieurs écoles qui
onteu chacun leur chef. Colebrooke (Philosophie des Hindous , traduct.
franc. de auteur de cet article, p. 222) en distingue quatre, dont il
expose les principes fondamentaux.
[. Quelques-uns souticnnent que fout est vide (sarva soinya), sui-
vant, ace qu'il parait, une interpretation littérale des sovitras ou axiomes
de Bouddha. Cette école est considérée comme tenant le milieu (madhya-
mika) entre toutes celles qui sont nées de linterprétation philoso-
phique de la doctrine primitive.
I]. D’autres Bouddhistes exceptent du vide wniversel la sensation in-
terne ou l'intelligence qui percoit ( vidjndna), et soutiennent que tout le
reste est vide. Hs maintiennent seulement lexistence élernelle du sens
qui donne la conscience des choses. On lesnomme Yégdtchdras, livrés ou
adonnés a Vabstraction.
{lf. D’autres, au contraire, affirment l’existence réelle des objets
externes, non moins que celle des sensations internes; considérant les
objets externes comme percus par les sens, et Jes sensations inlernes ,
la pensée, comme induites par le raisonnement.
1V. Quelques autres enfin reconnaissent la perception immédiate des
objets extéricurs, d'autres une conception médiate de ces mémes objets
par Je moyen d'images ou formes ressemblantes présentées a Vintelli-
gence; les objets, insistent-ils, sont induits, mais non effectivement ou
immeédiatement percus. De 1a deux autres branches de la seete de Boud-
dha, dont Pune s’attache littéralement aux Sovtras, Vautre aux com-
mentaires de ces Sovlras. Mais, comme ces deux dernicres branches
ont un grand nombre de principes communs, elles sont généralement
confondues et considérées comme une seule secte dans Jes controverses
soutenues avec leurs adversaires.
Principes communs aux différentes écoles bouddhiques. — Les diffé-
rentes écoles bouddhiques établissent deux grandes divisions de tous les
étres. La premiere comprenant tous les éfres externes, etla seconde tous
les étres internes. Ala premiére appartiennent les éléments (bhouta ), et
tout ce quien est formé (bhautika) ; d la seconde appartient la pensée
ou Vintelligence (tehitta), et tout ce qui en dépend (tehaitta).Ces écoles
reconnaissent quatre éléments a l'état d'atomes. Ce sont la terre, Year,
le few, et Yair. Les atomes terreux sont durs; les aqueux , liquides ; les
ignés, chauds ; les aériens, mobiles. Les agrégats de ces atomes parta-
sent ces caractéres distincts. Ces différentes écoles soutiennent lagré-
cation atomique indélinie , regardant les substances composées comme
cant des alomes primordiaux conjoints ou agrégés.
Les Bouddhistes ne reconnaissent pas lelement étheré dkdsa) , admis
dans presque tous les autres syst¢mes philosophiques de l'Inde, ni une
BOUDDHISME. 4567
Ame individuelle vivante et distincle de intelligence ou phénoméne de
la pensée, ni aucuhe substance irréductible aux quatre éléments ci-
dessus mentionnés.
Les corps qui sont les objets des sens sont des agrégats d’atomes,
étant composés de la terre et des autres éléments. Lintelligence, qui
habite dans le corps, ét qui posséde la conscience individuelle, percoit
les objets et subsiste comme étant elle-méme; et sous ce point de vue
seulement elle est elle-méme ou dme (dtman).
Quelques Bouddhistes prétendent que les agrégats, ou les corps com-
poses des éléments primitifs, ne sont percus par les organes des sens
(qui sont pareillement dés composés alomiques) qu’alaide des images
ou des représentations de tes objets extérieurs : ce sont les Sadtrunti-
kas ou adhérents stricts aux axiomes de Bouddha. D’autres reconnais-
sent la perception directe des objets extérieurs : ce sont les Vaibhdchi-
kas ouadhérents aux commentaires. L’tine et l'autre de ces sectes pensent
que les objets cessent d’exister dés linstant qwils ne sont plus percus :
ils n’ont qu'une courte durée , comme Ja lueur dun éclair, n’existant
pas plus longtemps que Ja perception qui les fait connaitre. Alors leur
identité n'est que momentanée : les atomes ou les parties composantes
sont dispersées , et Vagrégation était seulement instantanée.
C’est cette doctrine qui a porté les adversaires philosophiques des
Bouddhistes a les désignér comme soutenant que toutes choses sont su-
jettes a péerir ou a se dissoudre ( Povrna ou Sarva-vaindsikas ).
Voila pour le monde extériewr, ou pour la premiére division onto-
logique. Quant au monde intéricur, c’est-a-dire Vintelligence et tout
ce qui lui appartient, qui est la seconde division ontologique, elle
consiste en cing categories, qui sont:
1°. La catégorie des formes, comprenant les organes des sens et leurs
objets considérés dans leurs rapports avec la personne, ou Ja faculté
sensible et intelligente qui est impressionnée par eux. Les couleurs et
les qualités sensibles, ainsi que tous les corps perceplibles, sont externes,
et comme tels, ils sont classés sous la seconde série de la premi¢re divi-
sion ontologiqgue; mais comime objets de la sensation et de la connais-
sance, ils sont regardés comme étant internes, et, par conséquent, ils
sont classés dans la seconde division ontologique.
2°. La categorie de la cognition, consistant dans lintelligence, ou la
pensée (tehitta), qui est identique avec la personnalité (dima, soi-mcéme )
et avec la connaissance (vidjndna). C’est la connaissance des sensations,
ou le cours continu de la cognition et du sentiment. I] n’y a pas d’autre
agent, détre a part, ou distinct, qui agisse et qui jouisse; il n'y a pas,
non plus, une dme éternelle, mais une pure succession de pensées , ac-
compagnée d’une conscience individuelle qui réside dans le corps.
3°. La categorie des impressions, comprenant le plaisir, Ja peine ou
labsence de l'un et de l'autre, et les autres sentiments excités dans
Vesprit par les objets agréables ou désagreéables.
he, La catégorie des connaissances admises, comprenant ta connais-
sance provenant des noms, ou mots dulangage, comme bau, cheval, etc.,
ou d'indications particuliéres, de signes figuratifs , comme une maison
indiquée par un pavillon, un homme par son baton.
5°. La categorie des actions, comprenant les passions, comme le dé-
308 BOUDDHISME.
sir, la haine , la crainte, la joie , le chagrin, etc., en méme temps que
Villusion, la vertu, le vice et toute autre modification de la pensée ou
de limagination. Tous les sentiments sont momentanés.
Le cours apparent, mais non réel , des évenements, ou la succession
mondaine , externe et interne, ou physique et morale, est décrite
comme étant un enchainement de causes et d’effets qui operent dans un
cercle continu.
La cause prochaine et la cause occasionnelle concomitante sont distin-
guées lune de l'autre.
L’école bouddhique, ainsi que la plupart de celles qui ont une origine
indienne, propose, comme le grand objet auque! Vhomme doit aspirer,
Vobtention @un état de bonheur final, dou le retour aux conditions de ce
monde est impossible.
L’obtention de cette félicité finale parfaite s‘exprime par le terme gé-
néral d'émancipation, de delivrance, Caffranchissement «moukti ou
mokcha). Le terme que les Bouddhistes affectent plus particulicrement,
Inais qui nest pas employé exclusivement par cetle école, est le mot
nirwdna (calme profond ). La notion qui est altachée ace terme, dans
son acception philosophique, est celle de apathie parfaite. Gest une
condition de bonheur tranquille et sans mélange, ou d’extase mentale,
regardée comme le supréme bonheur. Cet état de l’homme accompli apres
Ja mort, n'est point, comme dans l’école des Vedantins indiens, la réunion
finale avee Ame supréme, obtenue par une discontinuation de Pindivi-
dualité; ce n'est pas, non plus, une annihilation, comme on l'aprétendu,
c’est un repos absolu, une cessation de tout mouvement, une negation de
tous modes détre et de sentir.
L’accusation d'ath¢ise ne pouvait manquer d’atteindre un pareil
systeme de philosophie. Aussi, trouve-t-on déja cette accusation dans
certaines recensions du Ramdyana, le plus ancien poéme epique de
l'Inde, ou il est dit :
« Comme apparait un voleur, ainsi est apparu Bouddha; sache que
cest de lui que latheisme est venu. »
Le mot que nous traduisons par athéisme (ndstikam), signifie littéra-
Jement la doctrine du non-étre. H est composé de na, négation, et de
asti est 3 cest done plutot la negation de Pétre, que la négation de la
Divinité. Cependant, comme les Bouddhistes n'admettent pas, en dehors
des quatre cléments, d’Etre supréme qui aurait creé le monde, on ne
peut disconyvenir qu ils ne soient athees dans le sens hiabituel du mot.
L’esquisse precedente de Ja philosophie bouddhique , apres Fexpo-
sition de Colebrooke, représente principalement lancienne doctrine.
Cetle doctrine parait s‘étre modifiée sur plusieurs points dans les temps
modernes, ainsi que Je font connaitre les Mémoires que M. Hodgson,
résident anglais du Népal, a publiés sur le Bouddhisme (Vovez Your.
Journal Asiat., t. v1, p. 81), apres avoir recueilli Jeur contenu de la
bouche méme de plusieurs savants Bouddhistes. Selon cette derni¢re au-
torité, le Bouddhisme se divise en quatre principales sectes, ou syslemes
distincts opinions sur Porigiie du monde, la nature de la cause pre-
miere, la nature ct la destinée de Vdme. Les sectateurs duo premier
systeme, nommeés Swdbhdvikas, nient Vexistence de Vimmaterialite,
Hs affirment que Ja maticre est la substance unique, et ils Jui donnent
BOULAINVILLIERS. 369
deux modes : l'action ou l'activité, et le repos ou Vinertie (en sanskrit
pravritti et nirvritti). La révolution, ou la succession de ces deux états,
est éternelle , et embrasse Ja naissance et la destruction de la nature ,
ou des formes corporelles palpables. Ils affirment que homme peut ac-
croitre ses facultés a Vinfini jusqu’a la parfaite identification de sa na-
ture avec celle qui existe dans l'état de repos.
Les sectateurs du second systéme, nommés Aiswarikas, ou théistes ,
reconnaissent l’essence immatérielle , c’est-a-dire un Etre supréme, in-
fini et immatériel , que quelques-uns dentre eux considérent comme la
cause unique de toutes choses, tandis que d’autres lui associent un prin-
cipe matériel égal et co¢ternel. Quoique tous ceux qui professent ce
second sy steme admettent l’immaterialité et un Dieu supréme, ils nient
sa providence et son autorité sur les étres.
Les sectateurs du troisiéme systeme, les Karmikas , ceux qui croient
aux effets des wuvres (karma) , aux actions morales;
Et les sectateurs du quatriéme systéme, les Ydtnikas (de yatna, ef-
fort), ceux qui croient aux effets des austérités physiques dans une vue
morale , ont modifié le qui¢tisme absolu des premiers systémes, et
donnent plus al’empire des bonnes actions et de la conscience morale
en reconnaissant la libre volonté de Vhomme.
Quant a la destinée de l’’me, tous admettent la métempsycose et
Yabsorption finale. Mais en quoi l’dme est-elle absorbée ? C’est la un
grand sujet de controverse parmi les Bouddhistes. On ne pourra connai-
tre d'une maniére un peu complete J’ensemble de la philosophie boud-
dhique, que lorsque les principaux monuments de cette philosophie au-
ront été mis a Ja portée de linvestigation européenne ; mais ce que l’on
en connait déja peut suffire pour en avoir une idée. M. E. Burnouf, au-
quel la science indo-arienne doit déja tant, prépare Ja publication de
lun des principaux traités bouddhiques venus du Népal : le Lotus de la
bonne lov, et une histoire approfondie du Bouddhisme en 2 vol. in-4°.
Ces deux grandes publications ne laisseront rien a désirer sur la con-
naissance du Bouddhisme indien. ;
BOULAINVILLIERS (Henri, comte ne), né a Saint-Laire, en
Normandie, en 1658, dune ancienne famille nobiliaire, et mort en
4722, embrassa d’abord le parti des armes, qu'il quitta bientot pour
consacrer le reste de ses jours aux affaires de sa famille et aux travaux
de Ja pensée. Sa réputation se fonde principalement sur ses ceuvres his-
toriques, ov il soutient, entre autres paradoxes, que le gouvernement
féodal est le chef-d’euvre de Vesprit humain. Mais il appartient aussi a
Vhistoire de Ja philosophie par quelques écrits, les uns imprimés, les
autres manuscrits, ou se déccle un esprit inquiet, flottant entre la su-
perstition et I’ inerédulité. Sous prétexte de rendre plus facile la réfuta-
tion de Spinoza en mettant ses opinions a Ja portée de tout le monde,
Boulainvilliers a eu réellement pour but de propager le syst¢éme de ce
philosophe, en dissimulant toutes les difficullés dont i] est hérissé, ef en
substituant au langage austére du métaphysicien hollandais une forme
simple et pleine (atiraits. Tel est le vérilable caractére du livre inti-
tulé : Refutation des erreurs de Benoit de Spinoza, par M. de Fenelon,
archevéque de Cambrai, par le P. Lami, henedictin, et par M. le comie
ie
24
970 BOURSIER.
de Boulainvilliers, etc., in-12, Bruxelles, 1731. Ce méme ouvrage,
avant d’étre imprime, était aussi connu sous ce tilre: Essai de mela-
physique dans les prineipes de B. de Sp., et Cesta tort que la Biogra-
phie de Michaud en fait un ouvrage distinct. Quoique l'auteur déclare,
avec cette hypocrisie devenue plus tard si commune chez Voltaire , que
la Providence ne manquera pas de se susciler des défenseurs, et que si
les années navaient déja affaibli sa vivacité, il aurait lui-méme pris part
ada réfutation du plus dangereux livre qui ait été écrit contre la religion
(ouvr. cilé, Préface), ses intentions ne sauraient échapper a personne.
ila écrit dans le méme esprit, comme il nous lapprend lui-méme
(ubi supra), une analyse du Traité théologico-politique, imprimée a la
suite des Doutes sur la religion (in-12, Londres, 1767). Le 7raite des
trois Imposteurs, quon lui attribue également (in-8°, sans nom de lieu,
1775, de 102 p.., nest qu'un extrait du livre intitulé : La Wie et ?£s-
prit de Spinoza, in-8’, Amst., 4719, ou plutot de la deuxicme partie de
ce livre, | Esprit de Spinoza, Entfin Boulainvilliers est Vauteur d'un ou-
vrage demeuré manuscrit sous le titre de : Pratique abrégée des juge-
ments astrologiques sur les nativités (3 vol. in-4°, n°s 569 et 570 dans
Ja biblioth¢que de M. Jariel de Forge, dont le fonds provenait de celle
de Boulainvillicrs). TH avait réuni plus de 200 volumes sur la philoso-
phie hermétique et les sciences occulles. Les écrits philosophiques de
Boulainvilliers ont aujourd’ hui perdu toute leur valeur. La prétendue
Réfutation du syst¢me de Spinoza est une exposition Urés-faible et tres-
incomplete de la doctrine contenue dans] £thigue, et n‘offre plus d’autre
intérét que celui de la rarete.
BOURSIER (Laurent-Francois), docteur de Sorbonne, né a
Ecouen en 1679, morta Paris en 1749, fut un des chefs du parti jan-
s¢niste, et prit en cette qualité une part active aux querelles religicuses
des premiéres années du régne de Louis XV. Il merite une place dans
histoire de la philosophie par son ouvrage De Uaction de Diew sur les
ercatures , traité dans lequel on prouve la préemotion physique par le
raisonnement, ct ou lon examine plusieurs questions gui ont rapport a la
nature des esprus et a la grdce, 2 vol. in-4", Paris, 1715. Boursier est un
disciple de Malebranche qui exagere la théorie des causes occasionnelles
au point de soutenir que, pour toute action, « nous avons besoin dun
secours actuel et prédéterminant. » Malebranche, dont il ne parlageait
pas les opinions sur la grace, écrivit contre lui ses Reflexions sur la
premotion physique. Boursier a cu aussi pour adyersaire le P. Du-
tertre, qui l’a refute durement. p.&
BOUTERWECh (Frédéric) nest pas seulement connu comme
philosophe ; il était aussi pocte, et surtoul fort bon critique. Né a Oker
dans le Hartz, en 1776, il étudia dabord le droit, et finit par sadonner
exclusivement a Ja littérature et ala philosophie. I professa cette der-
niere science a Goctiingue, ou il termina sa carricre en 1828,
Dabord paruisan des doctrines de Kant, mais bientot meécontent de
Videalisme quien est le dernier mot, et eflrayé des consequences que
Fichte semiblait en avoir rigoureusement Urces, il finit par se jeter dans
une sorte de mysticisme philosophique analogue @ celui de Jacobi. — Il
BOUTERWECK. 371
retourne contre les scepliques leurs propres arguments , et les met au
défi de prouver que la certitude est impossible. C’est peut-étre leur
demander plus qu ils ne sont tenus de donner, les sceptiques pouvant
fort bien borner leurs prétentions a soutenir qu'il n’y a rien de certain,
pas méme ceci : que nous ne savons rien.
Quoi qu'il en soil, Bouterweck , soutenant que le sceptique est tenu
d’établir l'impossibilité de Ja science philosophique, le place par 1a méme
sur le terrain du dogmatisme, puisque toute preuve exige un principe,
un point de départ certain. Tel est le principe commun entre les scep-
liques et les dogmatiques, principe qui doit servir a ruiner la these des
premiers. Le but de | Apodictique, ou Tratté de la certitude démonstra-
tive, publié par l’auteur en 1799, est de trouver ce point de départ cer-
tain, ce principe générateur de Ja science; que, du reste, cette science
doive étre positive, comme le veulent les dogmatiques , ou qu'elle doive
étre négative, comme le prétendent les sceptiques. Et, de peur de ren-
contrer un principe qui ne serait pas suffisamment large pour garantir
toutes les croyances humaines primitives contre Jes atteintes du scepti-
cisme, Boulerweck commence par reconnaitre les grandes manifesta-
tions de la vie intellectuelle, la pensée, la connaissance et l'action. De Ja
trois parties dans | Apodictique. Dans Ja premicre, on examine s'il y a
un principe possible de vérité pour lasphére de la pensée pure et simple;
c'est objet de ! Apodictique logique. Dans la seconde, on recherche
l’existence et la portée de ce méme principe en fait de science; c’est
V Apodictique transcendantale. Dans la troisiéme, il s'agit également d’é-
tablir le fondement de la certitude pratique, et d’en determiner la sphére
d’application ; c'est | Apodictique pratique.
Le résultat de | Apodictique logique est que la pensée elle-méme sup-
pose la connaissance, et par consequent la réalité. En effet, les juge-
ments n’ont pas simplement pour objet de pures formules , mais encore
quelque chose que nous connaissons. En ne les considérant d'abord que
sous le point de vue logique, on n’y trouve rien de plus, ce semble,
que le fait de la pensée méme : Je pense. Mais , outre que ce fait est
incontestable, il implique en outre un principe supérieur, celui-ci : Je
sais que je pense. La pensée suppose done réellement le savoir ; elle le
suppose méme a un double titre , puisqu’il y a 1a deux choses connues,
le sujet de la pensée, et le fart de Ja pensée.
Mais il s'agit de savoir maintenant quel est le principe de la connais-
sance ou du savoir. Sice n'est pas la chose en soi, comme Je veut Kant,
ni le moi, comme le prétend Fichte , qu’est-ce donc? Tel est le
probleme de | Apodictique. L’idée fondamentale la plus élevée que
homme puisse avoir est celle d’étre, de quelque chose en général. On
peut tres-bien appeler cet étre l'absolw. Or, en fait, existence de Vidée
en nous est incontestable. Nous nous sentons attachés, dans notre na-
lure la plus intime, a quelque chose @innommé, qui, loin dopprimer
notre liberté, en est, au conlraire, comme Je principe secret, le sujet
dernier. Mais a ce sentiment se joignent aussi ceux de la nécessité et
de la vérité, qui sont subordonnés a lidée de l'absolu, idée qui accom-
pagne toute pensée. Le scepticisme, tout aussi bien que le dogmatisme,
ne peut se dispenser de partir de cette idée, de lidée de l’étre en géné-
ral; son doute, autrement, n’aurait ni sens ni raison. Le sceptique, il
w.
372 BOUTERWECK.
est vrai, demande qu on lui prouve que | idée de l'absolu, dont il re-
connait Ja nécessité dans le raisonnement, est quelque chose de plus
qu'une idée; mais, quoiqu il ne puisse pas dire ce qu'il entend par la,
il le sent cependant et l’appelle realite. L’idée de l'absolu n’a done pas,
pour Je sceptique lui-méme, une valeur purement logique ou idéale,
mais encore une valeur ontologique ou réelle.
Reste a savoir comment nous parvenons a l’absolu , comment nous
pouvons Jégitimement lui donner une valeur ontologique, et ne pas en
faire simplement un principe régulateur de la pensée , comme le voulait
Kant. On ne peut résoudre cette question, dit Bouterwerck , qu’en réflé-
chissant a l’origine de lidée de l'absolu. L’étre étant impliqué dans toute
pensée, il ne peut étre le produit de la pensée. Done il est quelque
chose dimaginaire et de chimérique, ou bien il doit y avoir une fa-
cullé de connaitre absolue, fondement de la raison méme, et qui ait
pour fonction la découverte de léire. L’étre se trouve aussi au fond du
sentiment; c’est a lui que Je sentiment est rapporté. La facullé ab-
solue de connaitre n'est donc pas la méme chose que Je sentiment.
Celui-ci suppose la réalité connue par celle-la. Enfin, l’étre véritable,
réel, n’est pas plutot découvert par la faculté absolue de connaitre ,
que lentendement le congoit identique avec lidée de l’absolu, en
sorte que l’étre réel et létre absolu idéal sont une seule et méme
chose. La faculté absolue de connaitre produit done immediatement et
simulianément lidée de labsolu comme principe régulateur de la rai-
son, et la reconnaissance réelle de létre comme principe ontologique
ou conslilutif des choses. Cette facullé est done supérieure a la sensi-
bilité et a la raison.
Mais la réalité se présentant sous deux faces, comme sujet et comme
objet, Bouterweck est conduit a distinguer, dans la faculté absolue de
connaitre, la reflexion absolue et le syugement absolu. La premiére donne
les deux aspects de Ja réalité absolue, le sujet et Pobjet; le second en
donne l’essence indivisible, la réalité absolue sans distinction. Du reste,
le sujet ne se pose pas lui-méme, comme le pense Fichte; il est moins
encore un produit de l'objet, comme le pretend le réalisme vulgaire;
mais Je sujet et lobjet se posent simullanément, a titre de réalités oppo-
sées, lorsque la réflexion absolue vient a redoubler la réalité absolue. On
n’explique pas, du reste, la possibilité de la réflexion absolue.
Ce résultat de | Apodictique transcendantale est appelé par Buhle un
spinozisme négatif. I] ne le juge gucre plus avantageusement sous le
rapport logique , puisqu’il ne le croit pas plus fort contre le scepticisme
que lesystemede Kant et de Fichte. De nos jours, M. H. Fichte n'y voit
qu’une hypothése, une sorte de dogmatisme retrograde, déja mis juste-
menta l’ecart par Kant et par G. Fichte. Un autre historien contemporain
de Ja philosophie allemande, ne trouve de neuf dans Boulerweck que le
mot de virtualité, quine lui parait pas dun heureux emploi. Ces juge-
ments, le dernier surtout, sont un peu scveres. Revenons a l'analyse
de la troisiéme partie de | Apodictique.
La volonté ne peut étre congue que par le principe de la liberté; celui
qui veut quelque chose doit pouvoir aussi ne pas le vouloir. Mais au-
dessous de la liberté, se concoit la force vivante qui en est le fondement.
x.€ moi idéal qui s’évanouit, aux yeux de la philosophie théorique, dans
BOUTERWECK. 373
Etre infini, prend, dans Ja philosophie pratique, le caraclére d'une
réalité individuelle.L’unité des points de vue théorique et pratique ré-
sulte de ce que la réalité pratique de l’individu doit étre reconnue par
un seul et méme jugement absolu, en méme temps que la réalité abso-
lue en général. La réalité et l'individualité se réunissent donc, au moyen
de la faculté absolue de connaitre, en une réalité unique, qui n’est que
la réalité pratique en général, c’est-a-dire réalité par puissance et résis-
tance; c'est cette réalité que Bouterweck appelle virtualité. La virtua-
lité est donc l’unité absolue de forces contraires et qui n’existent, ou du
moins ne s’exercent, qu’a cause de leur opposition mutuelle. La virtua-
lité est le fondement réel de toute |’ Apodictique. En sorte qu’on pourrait
trés-bien appeler ce systéme du nom propre de virtualisme. Le moi n'est
que par la virtualité; c’est une force relative qui s’appuie sur la force
absolue, et n’existe qu’en elle. Il ne constitue pas l’opposition ou la résis-
tance, comme le pense Fichte, mais il coexiste avec elle et la suppose.
Suivant |’ Apodictique, il n’y a pas une raison pratique opposée ala
raison théorique; il n'y a qu'une faculté absolue de connaitre, qui ne
conlient ni intuition sensible, ni concept logique, mais la pensée théo-
rique pure de l’étre, de la réalité, et la pensée pratique pure de la puis-
sance et de la résistance, ou de la virtualité, de iindividualité de la
personne et de la loi morale. Cette loi n’est pas un principe primitif,
quoique l’entendement lui préte ce caractére. Elle n’est d’abord qu'un
sentiment, et agit comme tel. Mais dés qu'une fois l’entendement a dé-
veloppé la matiére de ce sentiment, les deux idées morales pures, celles
de droit et de devoir, se révélent a lui. Le droit est Ja liberté en présence
d’elle-méme; le devoir, la liberté en face de la nécessité. Ce sont deux
corrélatifs inséparables, qui résultent tous deux d'une loi morale, la-
quelle n’est, par conséquent, ni celle de droit, ni celle de devoir, mais
Ja loi pure de la moralité en général.
Les conséquences mélaphysiques del’ Apodictiquerelativemental’ame,
au monde eta Dieu, sont les suivantes : 1° Notre savoir se fonde sur no-
tre existence subjective dans une réalité infinie. Dés qu’une fois nous
existons, et a titre détres libres et vivants surtout, nous n’avons plus
aucune raison de penser que nous puissions cesser d’¢tre a la mort du
corps. Elant une partie constitutive de la réalité infinie, nous pouvons
espérer une existence subjective éternelle. 2° Le monde, l’univers, est
l'ensemble des choses. I] peut étre concu de deux maniéres : ou comme
monde sensible, le monde des corps ; ou comme monde insensible, le
monde des mondes, celui des choses en soi. Tous deux sont donc,
comme mondes, l'ensemble de tout ce qui est. Mais il y a une réalité
absolue, qui n’est composée ni d’atomes ni de monades , qui est virtua-
lité, c’est-a-dire qui résulte incessamment de l’action et de Ja réaction
de principes profondément inconnus a tous Jes mortels. En d'autres ter-
mes, la philosophie n’a pas de chapitre pour le monde, la cosmologie
n’esl pas une science possible. 3° Pour ce qui est de la Divinité, toute
la tache de Ja philosophie consiste purement et simplement a rectifier
les fausses idées que se fait (homme de l’Etre infini. Dieu nest pas un
étre qu'on se puisse représenter. Et si lon s’entend soi-méme en parlant
de Dieu, on ne peut le concevoir que comme la réalité infinie, principe
de tout ce qui est fini.
O74 BOUTERWECK.
Dans son dernier ouvrage, la Religion de la raison, Bouterweck a mo-
difié le systeme que nous venons d’esquisser. Il essaye d’abord de mon-
trer que, dés qu une fois la réflexion a mis en regard lune de l'autre la
representation et la chose représentée (l’idée et son objet), le doute
concernant la réalité de la chose représentée est inévitable. En vain l'on
prétend sortir de la représentation, s’élever au-dessus d’elle, alteindre
la chose méme; il y a Ja contradiction. « Lorsque je crois atteindre la
chose, dit-il, je ne saisis encore que Ja représentation que jen ai, re-
présentation qui est l'intermédiaire entre Ja chose et moi. » C’est lan-
cienne proposition si connue de G. Fichte, que « la conscience, dans
tout savoir, dans toute représentation, ne connait immédiatement que
son état propre. » En vain l’on voudrail regarder comme ayant une va-
leur objective les conceptions qui sont accompagnées du sentiment de la
nécessité; méme dans ce cas, nous ne franchissons pas Jes limites de
notre conscience. La vérité est loujours ce que nous devons nous repré-
senter d'une certaine maniére, par cela seul que nous sommes hommes
(p. 73). De la une sorte de scepticisme absolu, fruit de la réflexion ,
mais auquel Bouterweck oppose la foz, dans le sens le plus large du mot,
enlendant par la une confiance immeédiate a notre savoir. La foi, dit-il,
est l'état de l’esprit, dans lequel le doute est, ou enti¢rement anéanti,
ou du moins partiellement dissipé par adhesion de Vesprit @ une repreé-
sentation délermineée (p. 77). La foi est le principe de tout savoir, et le
fondement de lintuition sensible, comme des idées les plus hautes.
Sans la foi, Vabsolue réalilé ne serait toujours quune représentation
subjectivement nécessaire. La théorie de Bouterweck n'est, comme on
voit, qu'une affirmation tendant a rassurer l’esprit contre les résultats
de l’analyse du fait de connaitre; mais cetle affirmation, qui rappelle
aussi la seconde période de la philosophie de G. Fichte, ne nous semble
étre qu'une faiblesse et une inconséquence. Aussi voit-on flolter Bouter-
weck entre la foi et la réflexion, entre le doute et l’affirmation, et tou-
jours il menace de tomber dans la négation. Ainsi placé entre la foi
spontanée et primitive de Ja raison, et les résultats obtenus par la ré-
flexion, trouvant toujours ces deux puissances en lutte, partout Bouter-
weck décide sententicusement ou d’autorité, mais sans aucune preuve
en faveur de la foi. Cette foi, qui nest autre chose qu'un instinct, une
loi de notre nature, ne prouve done absolument quelle-méme.
Bouterweck a laissé un grand nombre d’ouvrages, enire autres :
Aphorismes Wapres la doctrine de Kant, ete. , in-8°, Govtiingue, 1793;
— Paulus Septimus, ou le Dernier mystere du prétre d' Eleusis , in-8°,
2 parties , Halle, 1795 (roman philosophique) ; —Jdée Wune apodictique
universelle,2 vol. in-8°, Halle, 1799; —Elements de la Philosophie spéeu-
lat,, in-8°, Goéttingue, 1800; — Les Epoques de la raison, @aprés Vidée
dune apodictique, in-8°, ib., 1802;—Jntroduction a la philosophie
des sciences naturelles , in-8°, ib. , 1803. — Nouveau Muséum de philo-
sophie et de littérature, in-8°, ib., 1803; — Esthetique, Leipzig, 1806,
1815, Govtttingue, 1824-25. — Idees sur la Metaphysique du bear,
in-8°, Leipzig, 1807 ;— Aphorismes pratiques, ou Principes pour un
nouveau systeme des sciences morales, ib., 1808; — Manuel des con-
naissances philosophiques preiiminaires , contenant une Introduction ge-
nérale, la Psychologie et la Logique, in-8°, Gotttingue, 1810, 1820; —
BREDENBURG. 375
Manuel des Sciences philosophiques, exécuté d’aprés un nouveau systime,
in-8°, 2 parties, ib., 1815, 1820; — Religion de la raison , idée con-
cernant Varancement d'une religion philosophique durable, in-8°, ib.,
1824; — De primis philos. gracorum decretis physicis dans les Comment.
Soc. Goett. recentt., vol. 1, 1811; — Philosophorum alexandrinorum
ac neoplatonicorum recensto accuratior; Comment. in Soc, Goett. habita,
in-4°, 1821.—Son Histoire de la poésie et de Péloquence depuis la fin du
xu® siécle, 9 vol. in-8°, Goéttingue , 1801-12, contient aussi plusieurs
notices qui intéressent la philosophie. Une partie de cet ouvrage a ¢té
traduite en francais sous le titre d’ Histoire de la peesie espagnole, 2 vol.
in-8°, Paris, 1812. hPa ip
BREDENBURG (Jean) de Rotterdam, contemporain de Spinoza,
a d’abord combattu ce philosophe dans un petit écrit intitulé : Lnerva-
tio tractatus theologico-politici, una cum demonstratione geomeirico
ordine disposita naturam non esse Deum, efc. (in-4°, Rotterdam, 1675).
Mais plus tard, revenant sur ce petit traité, il en fut de plus en plus
mécontent; il relut les écrits de son illustre adversaire, et, ayant fini par
se conyertir a ses doctrines , il composa en flamand une réfutation de ses
propres objections , ce qui ne lempécha pas de rester sincerement atta-
ché au christianisme jusqu’a Ja fin de sa vie. C’est contre ce second ou-
vrage , aujourd’hui complétement tombé dans loubli, quest dirigé le
petit écrit d’Orobio, imprimé a Ja suite de la prétendue Refutation de
Boulainvilliers, sous le titre suivant : Refutatio demonstrationum Joh.
Bredenburg et B. D. Spinoze.
BROUSSAIS (Francois-Joseph- Victor), médecin, philosophe, na-
quit a Saint-Malo, le 17 décembre 1772; son bisaieul avait été médecin
dans le pays, son grand-pére pharmacicn, et son pére s’étail établi,
comme médecin, au village de Pleurtuit, non loin de Saint-Malo. La
premiére éducation de Broussais fut trés-négligée. A douze ans il fut
envoyé au collége de Dinan, et ne s’y fit guére remarquer, dit-on, que
par la fermeté de son caractére et lactivité de son esprit. En 1792, il
s’enrola dans une compagnie franche ; mais une maladie assez grave le
forca bientot de revenir pres de ses parents. Cédant aux sollicitations
de sa famille, il se décida a embrasser Ja profession médicale, et entra
comme éléye a l'hépital de Saint-Malo et a celui de Brest. Broussais
sembarqua ensuite, comme chirurgien, a bord de la frégate la Renom-
mce; il passa bientdt apres, comme chirurgien-major, sur Ja corvette
VHirondelle et le corsaire le Bougainville. En 1799, Broussais vint,
pour la premiere fois, 4 Paris, ou Bichat enseignait alors avec tant
d‘éclat l'anatomie et la physiologie; Broussais fut un des éléves les
plus assidus de ce grand maitre; il suivait en meme temps les lecons de
Pinel, et adoptait de tout point des doctrines contre lesquelles il devait
s'‘élever plus tard avec tant de force et de retentissement. En 1803,
Broussais se fit recevoir docteur-meédecin ; il avait pris pour sujct de
these la fievre hectique; dans cette dissertation i! allait au dela des idées
de Pinel Juicrméme, en Jui reprochant de chercher a Jocaliser une fiévre,
ou plutot une affection, essentiellement générale. Aprés avoir essayé,
mais en vain, de se former une clientele a Paris, Broussais reprit du
976 BROUSSAIS.
service dans l'armée de terre; il fut nommé médecin aide-major dans
la division des cétes de Océan; du camp de Boulogne il suivit nos
soldats dans les Pays-Bas et en Allemagne ; attaché ensuite a Ihépital
d'Udine, dans le Frioul, il y rassembla les matériaux de son meilleur
ouvrage , le Traité des phlegmasies chroniques, qui ne fut publié qu’en
1808. De 1809 4 1814, Broussais fut employé, comme médecin prin-
cipal, d’abord en Espagne, puis dans le midi de la France. Nommé
en 181% second professeur a hopital militaire du Val-de-Grace , Brous-
sais pul se livrer exclusivement a l’enseignement clinique de Ja patho-
logie; il ouvrit en méme temps des cours particuliers dans un amphi-
thédtre de la rue des Grés, et ensuite a Hospice de perfectionnement.
Cet enseignement eut un remarquable succes : les éléves assiégeaient
les portes de cette étroite enceinte; c'est que Broussais se posait alors
comme une sorte de tribune en médecine. A lissue de ses lecons, en-
touré d'un groupe d‘éléves, on le vovait traverser la place de l’Ecole-
de-Médecine , déclamant ayee yéhémence contre les professeurs de l'an-
cienne Faculié, quil appelait des hommes a robe el a rabat : sans
avoir le talent de limprovisation ni méme celui de la parole réfléchie ,
il était chaleureux , toujours acerbe et sans mesure , sens ménagement
pour ses adversaires; aussi, tant quil se trouva placé dans ce role d'op-
position, ses legons eurent un remarquable succés. Mais comment se
fit-il que de médecin Broussais voulut tout a coup devenir philosophe?
Comment se fit-il que, livré jusque-la a l’enseignement de la patholo-
gic, il essaya de lutter avec les représentants de la nouvelle philosophie ?
Cest ce que nous aurons 4 examiner tout a lheure; disons seulement
ici que c'est en 1828 qu'il fil paraitre la premic¢re édilion de son Traité
de Virritation et de la folie: peu de temps avant sa mort, il se propo-
sait d’en publier une seconde édition, édition augmentée et surtout mo-
difiée; car de lécole de Cabanis il avait passé dans l’école de Gall.
Cette seconde édition a été publiée depuis et avec toutes les additions.
En 1831, le nouveau Gouvernement, pour ne pas lJaisser en dehors de
lenseignement officiel de la Faculté une aussi grande renommée médi-
cale, créa une chaire de pathologie et de thérapeutique générales, et cette
chaire fut confiée a Broussais. Mue par les mémes sentiments, c est-a-
dire par le désir de s’adjoindre un grand nom, la cinquiéme classe de
VInstitut, nouvellement reconstituce, ouvrit ses portes a Broussais ;
mais, aussi bien dans cette paisible enceinte que dans le bruyant amphi-
thédtre de la Faculté, tout prestige était tombé, et Broussais , qui pou-
vail lutter a armes égales avee ses adyersaires en philosophie comme en
médecine, Broussais, en quelque sorte épuisé par son ancienne guerre
d'opposition, vécut, pour ainsi dire, sur sarenommee, sans exercer aucune
influence sur la nouvelle génération, Doué dune vigueur de constitution
peu commune, Broussais avait résisté a toutes les fatigues de la vie mi-
litaire; mais vers la fin de 1837 sa sante parut s‘allerer profondément;
en 1838 on reconnut en lui un mal toujours au-dessus des ressources de
Tart, et qui le minait sourdement de jour en jour: il succomba a celte
cruelle maladie le 17 novembre de la méme année, a lige de 66 ans.
Comme médecin, comme pathologiste, Broussais a occupé, sans con-
tredit, un rang fort éminent dans la science; mais ce nest pas ace titre
qu il doit nous occuper ici : c'est comme philosophe que nous deyons le
BROUSSAIS. 377
faire connattre ; c’est son syst¢me tout matérialiste que nous devons rap-
peler en peu de mots, ainsi que la polémique qu'il a soutenue avec les
représentants de la nouvelle philosophie.
Pour apprécier a Jeur juste valeur les idées de Broussais en philoso-
phie, il faut, pour un moment, nous reporter aux doctrines quil avait
adoptées en physiologie; car, comme I’a fort bien dit M. Mignet ( Eloge
de Broussais), Broussais a été conduit par la marche de ses études pre-
miéres a rattacher [homme moral a! homme physique, ect il a ainsi
appliqué ses théories physiologiques aux actes intellectuels.
Mais ces théories ne Jui appartenaient pas, il les avait emprun-
tées a Bichat : a l’exemple de ce physiologiste, il avait supposé, que,
sous l’influence de certaines causes, il s’établit dans les tissus vivants
un état particulier désigné sous le nom duarrifation; et cette irrilation
était devenue la base de toutes ses doctrines; sauf quelques variantes,
qui, suivant lui, ne changeaient rien au fond des choses. Ainsi il disait
indifféremment stimulation , excitation, ou irritation, ou incitation; et
il faisait jouer un role a ces mémes états pour rendre raison de tous les
actes de ]’économie et de tous les phénomenes de la pensée.
La définition que Broussais donnait de ces états dirritation, de stimu-
lation, etc., n’était pas, non plus, tout a fait celle de Bichat : Broussais
supposait que tous les tissus sont formés de fibres; or, disait-il, quand
ces fibres se contractent naturellement, il y a excitation; si leur con-
traction est portée au dela de certaines limites, il y a irritation.... Puis,
a l’aide de son excitation ou de sa contraction normale des fibres, Brous-
sais prétendait expliquer tous les actes intellectuels. Donnons une idée
de ces prétendues explications.
Broussais se propose d’abord de rendre compte des phénoménes de
perception. Suivant lui, ces phénomeénes sont fort simples, tout se
borne alors a une excitation de la pulpe cérébrale; et notez qu il dira la
méme chose pour la comparaison, pour le jugement, les voli-
tions, etc., elc. I] n'est pas méme fideéle ici a son langage, il voulait
bannir de son dictionnaire, comme autant d’entités les mols dme, es-
prit, intelligence; et par la force des choses, ces mots reviennent sans
cesse sous sa plume. Que fait-il alors? ceci paraitra presque une nai-
veté, il s'arréte, comme mécontent de lui-méme, il inierrompt sa
phrase, ajoute quelques points.... puis, pour maintenir son divorce avec
les substantifs abstraits, il essaye de délayer la méme idée dans une
phrase un peu plus longue.
Je vais en citer un exemple qui a trait précisément a la perception.
Broussais commence par dire : Les objets sont percus par notre intelli-
gence. Mais tout a coup il s'apercoil que lui aussi vient de donner de
Ja réalité a ce qu'il appelle une entilé, qu il vient de reconnaitre invo-
lontairement existence d’un principe immatériel ; il s’arréte alors, et se
reprend de Ja maniére suivante : Je veux dire que nots percevons les
objets! Et il croit avoir ainsi échappé a cette nécessité de personnifier
Vintelligence , ou le moi, et il se monire tout satisfail d’avoir corrigé sa
facon de parler de manicre a ne plus dire que c’est le moi qui pergoit,
mais bien le nous.
Arrivant ensuite aux émotions, Broussais trouve qu'on les a distin-
guées a tort en morales et en physiques: elles sont toules physiques
378 BROUSSAIS.
suivant lui; mais comment, pour énoncer ce fait, va-t-il s’y prendre? Tl
faut citer encore ici ses expressions, car il aura de nouveau a se dé-
battre avee les difficultés de son propre langage : Les émotions, dit-il,
viennent toujours @une stimulation de Cappareil nerveux du percevant !
Mais qu’esl-ce que ce percevant qui a, qui posséde un appareil ner-
veux, et qui se distingue ainsi de ce méme appareil? Et comment ce
percevant peut-il avoir la conscience de la prétendue stimulation qui se
passerait dans son appareil nerveux? C’est Ja ce que Broussais ne s’est
pas demandé. Quant aux phénoménes relatifs au jugement, Broussais
ne les a pas méme abordés ; on le concoil parfaitement : ce sont des
questions qu’il voulait considérer au seul point de vue de la sensation ou
plutot de Ja stimulation ; il ne pouvait done en concevoir ni l'importance
ni ’¢tendue. Il acceple néanmoins ici toutes les propositions des psycho-
logues , lui qui écrivait un livre pour les combattre : avec eux il recon-
nait que quand l'homme a Satisfait ses premiers besoins, il se met a ana-
lyser ses propres perceptions ; qw’il se percoit lui-méme percevant. Cet
aveu nous suffirait pour prouver que Broussais, arrivé a ce point des
opérations intellectuelles , a été obligé de mettre de cdté tout son atti-
rail organique, toutes ces prétendues stimulations envoyées du cerveau
aux viscéres et des visceres au cerveau.
{I semble, au reste, quil ait reconnu lui-méme l'incompétence des phy-
siologistes pour ces sorles de questions; il n’a rien analysé , rien ap-
profondi; il n’a donné quun sommaire, une énonciation générale, I]
s'Glait fait fort, a exemple de son maitre Cabanis, de prouver que le
moral chez |’homme n’est encore que le physique considéré sous un
certain aspect; mais, apres avoir matérialisé tant bien que mal les sen-
salions, une fois arrivé aux actes de lesprit, le voici arrété court et ob-
ligé de changer jusqu’a son langage. Comme les psychologues, il est
forcé de reconnaitre et activité et Vinitiative de lesprit; seulement au
mol esprit, il substitue le mot homme; il dit Fhomme percoit les émotions
qui se passent dans son cerveau, homme compare ces émotions,
homme les juge , se détermine, ete., etc.
Ainsi Broussais, qui croyait avoir fait aux psychologues une objection
sans réplique , en leur disant que, pour rendre compte des actes intel-
lectuels , ils en étaient réduits a placer dans le cerveau un étre doué de
toutes les qualités d'un homme, faisant de cet étre une espéce de musi-
cien placé devant un jeu dorgues, Broussais fait précisément ici cette
supposition : a qui vient-il, en effet, d@attribuer Ja facullé de percevoir
Jes objets, si ce nest & ce quil appelle Thomme? a qui vient il de re-
connaitre la faculté de comparer et Ja faculté de juger, si ce n’est encore
ad Vhomme ? Et quand on le presse de s’expliquer sur ce quil entend
ici par homme, il se borne a dire que c'est le cerveau percerant, le cer-
veau percevant quil pergoit, le cerveau jugeant ses perceptions ! De
sorie que, dans son langege prétendu positif, qui dit homme , dit cer-
veau. Mais dot vient quapres avoir tant parlé du ceryeau quand il
sagissait des impressions et des sensations venues du dehors, lorsqu il
a fallu parler des actes de Vintelligence et dela partqu’y prend Pesprit,
dou vient que Broussais na pas fait intervenir le cerveau, mais son
entiteé homme? Cest que ta force des choses Vemportait sur les nécessi-
tés d’un mauvais systeme ; c'est quaprés avoir invoqué le role des or-
BROUSSAIS. 579
ganes , des viscéres, des nerfs et de l’encéphale pour tout ce qui est re-
jatif aux sensations , Broussais , arrivé aux Ssiipie ait intellectuels
proprement dits, a été obligé de laisser le cerveau dans la passivité de
ses ébranlements , de ses stimulations , et de faire intervenir, pour tout
ce qui a trait aux ‘forces mentales sak ‘activité de la pensée , de faire in-
tervenir, dis-je, un principe nouveau, un principe autre que le cer-
veau, et quila ‘désigné, pour ne pas trop se compromettre, sous le nom
d’ homme. I] nous reste maintenant a nous résumer en peu de mots sur
le systéme de Broussais.
Ce systéme, nous l’avons vu, est étroitement lié aux systémes de
Cabanis et de Gall. Ceci est tellement vrai, que Broussais s’était d’abord
donné comme le continuateur de Cabanis, et que, vers la fin de sa vic, il
a embrassé avec chaleur toutes les idées de Gall. Mais, tout en adoptant
ainsi les principes de ces deux physiologistes, il avait voulu entrer plus
avant dans |’explication des phénoménes de l’intelligence : Cabanis s'é-
tait efforcé de rattacher ces phénoménes au jeu des organes encépha-
liques; Gall avait voulu les localiser dans Je sein de ces mémes organes ;
Broussais a voulu nous dire quel est positivement l'état de la masse cé-
rébrale ou de la portion de cette masse dévolue, selon lui, a la produc-
tion de ces mémes phénoménes.
Ses prédécesseurs n’avaient exigé pour cela qu'un certain dévelope-
ment, une structure réguliére de ces parties; Broussais a pensé que cela
ne suffisait pas, et de la sa supposition d'un certain état de la fibre
nerveuse , état caractérisé , suivant lui, par l’excitation ou la stimula-
tion, c’est-a-dire par le raccourcissement de cette méme fibre. Comme
en cela Broussais dénongait un état matériel directement observable , il
a suffi d’en appeler aux recherches de tous les anatomisles pour prouver
que sa fibre contractile n’existe dans aucune portion du sysi¢me ner-
veux, et que, partant, il n'y a pas d’état organique qui puisse offrir les
caractores de la stimulation:
Ceci une fois prouvé, tout Je systéme, tout léchafaudage organique
de Broussais, s’écroulait; il n’en restait plus rien; et sil y a quelque
chose aujourd hui qui puisse exciler notre élonnement, c'est que le livre
ou se trouvent amassées tant de suppositions, tant (erreurs et de mau-
Vais raisonnements, ait suscité, lors de son apparition, une aussi Vive
émotion parmi les philosophes et les médecins ; il le devait sans doute a
ses formes , a cette polémique si ardente, si impétueuse qui en remplit
presque toutes Jes pages. On se demandera peut-étre ici dou venaient
cette colére de Broussais, ces atlaques si véhémentes. C’est que ses pre-
miers maitres avait été remplacés, comme le dit M. Mignet (Eloge de
Broussais), par les savants et brifients introducteurs des théories psy-
chologistes et idéalistes, récemmecnt professées en Ecosse et en Alle-
magne; ¢ est que les chefs de cette nouvelle école attiraient autour deux
la jeunesse par la beauté de leur parole, et quils avaient fondé en France
une philosophie décidément spiritualiste. Broussais ne pouvait leur
pardonner Jeur succés et l’éclat de leur enseignement : de la la violence
de ses aliaques, ees reproches continuels d’ontologie, ces prétendues
entités qui revicnnent sans cesse sous sa plume.
«Ces philosophes , disait-il, sont des réveurs; c’est dans un genre
particulier de réverie quils ont découvert que le principe de lintelli-
580 BROUSSAIS.
gence est un étre indépendant de l’appareil nerveux ; principe qu’ils ont
comparé a un éther, Aun gaz, etc. » Broussais a fait souvent parler ainsi
ses adversaires, il a méme organisé avec eux, dans son livre, desespéces
de dialogues; illes tance, illes gourmande et parfois méme les réduit au
silence , toujours dans son livre bien entendu. Ici, par exemple, il
monte en chaire et se met a prouver sérieusement qu'un gaz, qui est
un corps inerte (sie) et qui n’a jamais donné de marque dintelligence ,
ne peut exercer des operations intellectuelles, ou les faire exécuter au
sysléme nerveux.
Et dans ce méme passage, Broussais pousse ses attaques jusqu’a l’ou-
trage; ses adversaires ne sont pas seulement des réveurs, mais des
aliénés travaillés par des irritations ; irritations excitées dans leurs vis-
céres par leur cerveau, et renvoyées a leur cerveau par les mémes vis-
céres. C’est avec un sentiment pénible qu’on voit un auteur descendre,
dans une discussion qui aurait du rester toute scientifique, a une aussi
misérable argumentation. Les médecins, plus que d’autres , auraient du
s‘élever contre celte aveugle passion qui ne pouvait que compromettre
leur cause; mais Broussais s’était posé comme leur défenseur : « A eux
seuls, disait-il, appartient d’examiner ce qu il y a d’appréciable dans la
causalité des phénoménes intellectuels; » et c'est avec une sorte d indi-
gnation qu il voyait les nouveaux philosophes pénétrer dans ce qu il
appelait le domaine médical , et lenvahir élendard déployé.
Ce n était pas la cependant ce que prélendaient les adversaires de
Broussais : ils avaient reconnu que la science des phénomenes intellec-
tuels doit avoir ses véritables fondements dans l’observation ; mais qu'il
y adifférentes voies, différents modes d’observation. Puisqu’il y a deux
ordres de faits également certains relatifs a Vhomme, lhistoire de
l'homme est double , disaient-ils; ce serait en vain que les naturalistes
prétendraient la faire complete avec les seuls fails du domaine des sens,
el les philosophes avec les seuls faits de conscience; ces deux ordres de
faits ne pourront jamais se confondre.
Rien de plus conciliant que ces prétentions; eh bien, Broussais, qui
vient lui-méme de citer ces paroles, n’en va pas moins répéter qu'on
veut dépouiller les médecins de ce qui leur appartient vérilablement;
que les psychologues nont rien a faire ici. « H n'a qwun regret, dil-il,
c'est que les médecins qui cullivent la physiologie ne réclament qua
demi-voix la science des facullés intellectuelles, et que des hommes qui
nont point fait une étude spéciale des fonctions , veulent s’approprier
cetle science sous le nom de psychologie. » (De Virritation et de la folie,
feng pegs
Cing ou six mois avant sa mort, Broussais avait cru devoir consi-
ener sur un carré de papier, déposé aujourd hui a Ja Bibliotheque du
roi, quelques réflexions portant pour suscriplion : Développement de
mon opinion et expression de ma foi. Nous nous sommes fail représen-
ler celle piece, qui ne porte ni date ni signature, el, apres lavoir lue,
nous nous sommes demandé ce qui a pu engager Broussais a ecrire
cette espece de testament philosophique. Etait-ce dans VFintenUon dimi-
ter Cabanis, qui, aprés avoir professé pendant toute sa vie que laine est
un produit de sécrétion du cerveau, a fini, dans sa lettre a M. Fauriel,
par déclarer que, de toute nécessité, il faut admettre un principe im-
BROWN. 381
matériel? ou bien était-ce, comme le prétend M. Montégre, pour ré-
pondre aux lettres que de toutes parts on lui adressail sur l’élendue de
sa foi?
Quoi quil en soit, et bien que Broussais , dans cette piéce, se déclare
déiste, ses opinions sont a peu prés les mémes que celles qu’on trouve
dans le traité De Virritation et de la folie; seulement il veut bien recon-
naitre qu’une intelligence a tout coordonné dans Vunivers; ajoutons
qu il n’en peut conclure qu'elle ait eréé quelque chose.
Quant a l’dme, il ne fait aucune concession; il reste bien conyaincu
que l’dme est un cerveau agissant et rien de plus; et quelles sont les rai-
sons qui l’ont engagé a persister dans cette opinion? les voici telles
qu illes a rappelées dans cette expression de sa [oi :
Dés queje sus, dit-il, par la chirurgie, que du pus accumulé a la sur-
face du cerveau détruit nos facultés, et que Vévacuation de ce pus leur
permet de reparaitre, je ne fus plus maitre de les concevoir autrement
que comme des actes d’un cerveau vivant! !
On ne voit pas trop pourquoi Broussais avait réservé cette piéce
pour ses amis, pour ses seuls amis (mots écrits de sa main en téte de ce
testament philosophique); on croirait lire une page détachée de son 7'raité
de Virritation. Sauf ce singulier aveu : quwil sent, comme beaucoup d’au-
tres, qwune intelligence a tout coordonne, on ne voit rien de compromet-
tant, rien méme qui soit en désaccord avec ses anciennes doctrines.
Au reste, c’est probablement ce que ses amis, ses seuls amis ont par-
faitement compris , puisque , tout en déposant religicusement cette ex-
pression de foi dans les archives dela Bibliothéque, ils se sont hatés de
Jui donner la plus grande publicité. i.
BROWN (Pierre), évéque de Corke et de Ross, contemporain et
adversaire de Locke, a écrit contre luiles ouvrages suivants : The proce-
dure, extent and limits of human understanding, in-8°, Londres, 1729,
continué sous ce titre : Things divine and supernatural conserved by ana-
logy with Things natural and human, in-8°, ib., 1733; — Two disser-
talions concerning sense and imagination with an essay on conscious-
ness, in-8°, ib., 1728. C'est contre le premier de ces écrits que Ber-
keley a publié son Alciphron. L’opinion de Brown est que nous ne
savons rien de Dieu ni du monde spirituel que par analogie avec les ob-
jets sensibles; que, par conséquent, toutes les connaissances que nous
pouvons acquérir sur les sujets importants sont vagues et incertaines ,
et qu'il nous faut recourir aux lumi¢res de la réyélation. Brown a laissé
encore d'autres écrits purement théologiques , qui donnent une haute
idée de son érudition. I est mort dans son ~~ ais épiscopal de Corke en
1735.
BROWN (Thomas), philosophe écossais, né en 1778 a Kirkma-
breck, prés d'Edimbourg, était fils d’un ministre presbytérien. Il per-
dit son pére de bonne heure, fut élevé avec le plus grand soin par sa
meére, se fit remarquer par sa précocité, prit, dés l4ge de quinze ans, un
gout trés-vif pour la philosophie en lisant les Eléments de la Philosophie
de Pesprit humain de Dugald Stewart ; suiv it bientot aprés les lecons
de cet illustre professeur, qui ne tarda pas a le distinguer, et lui ac-
582 BROWN.
corda dés-lors son amilié; étudia la médecine, et méme pratiqua cet art
avec assez de succes, mais sans s'y donner tout entier, et parlagea ses
loisirs entre deux études qui avaient plus d’attrait pour Jui, et qui sont
bien rarement unies ; la poésie et la philosophie.
Nous Jaisserons le pocte, dont les wuvres ae sont cependant pas sans
mérite (elles ont élé réunies aprés sa mort en 4 vol. in-8°, Edimbourg ,
1821-22), pour ne nous occuper que du philosophe.
Brown avait, dés Page de 18 ans, composé une réfutation de la
Zoonomie de Darwin, qui avait attiré Jattention (1796). L’un des
fondateurs de la Revue d’Edimbourg, il y donna des articles remar-
quables sur la philosophie, notamment une Lxposition de la philoso-
phie de hant ‘janvier, 1803), une des premiéres tentatives faites en
Ecosse pour faire connaitre Jes nouvelles doctrines de | Allemagne. En
180%, a l'occasion d’une controverse assez animée, qui s était élevée
a Edimbourg sur les doctrines de Hume, il publia un Ewamen de la
Théorie de Hume sur la relation de cause et d’effet, ou il prit en main
Ja defense du philosophe sceptique, et voulut montrer que si sa théorie
nest pas irréprochable en métaphysique, elle est loin d’entrainer les
conséquence funestes qu'on Jui altribuait. Cet ouvrage, qui eut trois
éditions (la 3°, publice en 1848, a pour litre: Recherches sur la relation
de cause et Weffet), lui fit prendre rang parmi les métaphysiciens. En
{808, Dugald Stewart, se sentant affaibli par Age, lui confia Je soin de
le suppléer. Deux ans aprés, Brown fut réguli¢rement nommeé profes-
seur adjoint de philosophie morale a luniversité d’ ‘Edimbourg ; il fit le
cours avec un grand succés jusqu’a sa mort, arrivée prématurément en
1820. I] venait de commencer l'impression d'un ouvrage qui devait ser-
vir de manuel a ses éléves ; cet ouvrage, quoique resté incomplet, fut
public sous le titre de Physiologie de Vesprit humain (in-8°, Edim-
bourg, 1820). Tl avait aussi rédigé avec soin tout son cours, en cent
Jecons ; ce cours parul apres sa mort sous le litre de Lecons oe la Phi-
losophie de Vesprit humain (4 vol. in-8°, Edimbourg, 1822), et ful
souvent réimprimé, a Edimbourg, a Londres et aux Etats-Unis. C’est
Ja son principal tire philosophique.
Brown est, comme on l’a ditavec vérité, un disciple infidcle de l’école
écossaise. I] est en révolte ouverte contre ses maitres, contre Reid
surtout; et sur plusicurs questions capitales, il prend Je contre-pied de
ses prédécesseurs. Reid et Stewart avaient laboricusement rassemblé
les faits et décrit scrupuleusement les pheénomenes sans youloir faire de
systemes ni meme de classifications systématiques; ils avaient été con-
duits par 1a a multiplier les principes ; Brown blame cette timidité ; il
veul simplifier, systématiser Jes faits , et Jes ramener au plus petit
nombre de causes ou de classes possibles ‘Lecon 13°; et Physiol. ,
sect. ur, c. 1). Reid avait cru découvrir que tout le scepticisme mo-
derne est né de | hypothese gratuite d@idées, ou images intermédiaires
entre lame et le corps, et il avait dirigé contre cette hypothése tous les
efforts de sa dialectique ; Brown pretend que si cette hypothese a pu
séduire quae philosophes parmi les anciens, elle a éte rejelée par Ja
plupart des modernes , excepté peul-élre Malebranehe el Berkeley, et
quen Tatiribuant a Descartes, Arnauld, Hobbes, Locke, ele., Reid a
clé dupe d'un langage incorrect, et a pris pour une doctrine sérieuse
BROWN. 383
ce qui n’étail qu'une métaphore ( Lecons 18° et 31°; Physiol., sect. u,
c. 6). Reid enseigne l’existence d'une faculté spéciale de perception,
au moyen de laquelle nous connaissons immédiatement et directement
les corps extérieurs; Brown rejelte cette assertion comme gratuile,
comme n’expliquant rien et, par conséquent, anliphilosophique; il rend
compte de la connaissance des corps par la sensation de résistance, et
la conception d’une cause qui excite cette sensation (ib.; et Physiol.,
p. 109). Reid avait paru faire de la conscience ou sens intime, une
faculté a part, s’appliquant aux opérations de lame, comme |'wil aux
objets extérieurs; Brown démontre longuement que la conscience ne
peut étre séparée des opérations de l’dme dont elle nous instruit, qu'elle
en fait parlie intégrante et n’en est qu'une face, un point de vue (L1°Le-
con). Reid avait combattu a outrance Jes doctrines de Hume, surtout
son paradoxe relatif aja causalité, que Hume réduit a la succession ou a
Ja connexion; Brown s’efforce, soit dans ses Legons ( Lecons 6° et 7°),
soit dans sa Recherche sur la relation de cause et d’effet, de réhabiliter
Hume, et expose une doctrine qui ressemble fort a celle du célebre
sceptique, tout en déclinant les funesles conséquences qu'on en you-
drait rer. li sefforce également d’atténuer le scepticisme de Hume
relativement au monde extérieur, et prétend que Reid et Hume dif-
ferent de langage bien plus que d opinion, l'un criant a lue-téle qu'on
dcit croire a lexistence de ce monde, mais avouant quon ne peut la
prouver ; l'autre soutenant, avec non moins de force, quon ne peut
prouver lexistence des corps, mais confessant tout bas quil ne peut
sempécher d’y croire (Lecon 28°; et Physiol., sect. u, ¢. 5, p. 143). En-
fin, et c’est la certainement Je point le plus grave, Reid et Stewart
ayaient reconnu et décrit de la maniére la plus claire l’activité, la vo-
Jonte, la liberté; ils lavaient netlement distinguée du désir, phénomene
passif, fatal; Brown, sans oser combattre ouvértement Ja doctrine que
ses maitres, d’accord avec le genre humain, avaient professée sur ce
point, supprime purement et simplement cette grande faculté, scour de
J intelligence et de la sensibilité, cette faculté siimportante que de pro-
fonds métaphysiciens ont cru pouvoir réduire [homme a la puissance
aclive, en le definissant une force libre. Dans ses Lecons, il se borne &
garder le silence sur cette question capitale, comprenant sans doute
qu'on ne pouvait guére enseigner a Ja jeunesse une doctrine qui avait
des conséquences si funestes ; mais il sexplique clairement dans la Phy-
siologie de Vesprit humain (p. 165), el plus encore dans son Traité de
la relation de cause et deffet : la, le disciple caché de Hume proclame,
presque dans les mémes termes que Condillac, que la volonté, sur la-
quelle, dit-il, on a tant divagué, w’est qu'un desir avec Vopinion que
Veffet va suivre. (Voir I partic, sect. m1, p. 39-43.)
Pour achever de faire connailre un philosophe dont les écrits sont peu
répandus en France, nous indiquerons briévement le plan de ses lecons
el les idées qui sont propres a lauteur.
Brown divise la philosophie en quatre parties : Physiologie de es-
prit humain, Morale, Politique, Theologie naturelle. 11 emprunte a la
médecine cette dénomination de Physiologie de Vesprit humain, ce qui
indique assez la tendance de son esprit. Une fait pas de Ja logique une
cinquieme partie, mais il Ja remplace soit par des observations qui se
584 BROWN.
trouvent répandues dans son analyse de I intelligence (surtout dans les
lecons 48, 49 et 50), soit par une longue introduction sur la Méthode,
dans laquelle, assimilant les sciences philosophiques aux sciences na-
lurelles, il établit que dans les unes comme dans les autres, il ne
s'agit jamais que d observer des rapports de coexistence et des rap-
ports de succession , de décrire des touts complexes ou de reconnaitre
des effets et des causes.
Dans la Physiologie de V'esprit humain, il divise tous les phénoménes
psychologiques en états externes et états internes de ame, rapportant a
la premiére classe les sensations, a la seconde les phénoménes intellec-
tuels et les phénoméenes moraux qu'il nomme émotions.
Etats externes. Il traite avec étendue des sensations et des rapports
qu’elles ont avec les objets extérieurs, et réfute longuement ce que Reid
avait enseigné sur la théorie des idées et la perception.
Etats internes, 11 commence par lintelligence , et, au lieu de cette
diversilé de facultés intellectuelles que l'on admet ordinairement, il
raméne lous les faits a deux : Ja reproduction @idées d’objets absents,
qu il nomme suggestion simple, et la perception des rapports entre les
idées, quil nomme suggestion relative. A la premicre il rapporte la
conception, limagination , la mémoire , Vhabitude; a Ja deuxiéme, le
jugement, le raisonnement, Vabstraction, la généralisation; en trai-
tant de labstraction et de la généralisation , il combat a la fois les réa-
listes et les nominaux, et se rapproche du conceptualisme en demandant
la permission de créer pour rendre son opinion le mot de relationa-
liste (Physiol., p. 295).
Dans l'étude des émotions il range les sentiments en diverses classes,
selon quils se rapportent au présent, au passé ou a l'avenir, et les
nomme emotions immeédiates, rétr ospectives Ou prospectives (ees der-
nieres comprennent le désir et les passions quill engendre). Chacune
de ces trois grandes classes se subdivise d’apreés la diversité des objets
qui excilent le sentiment, et selon que le sentiment implique ou non
quelque idée morale. On y trouve une énumération compléte et une
analyse assez approfondie des passions ainsi que des sentiments du beau,
du sublime, du bien moral, et une critique des diverses explications qui
en ont été proposées.
Les parties qui suivent, la Morale et la Theologie naturelle, offrent
peu d'idées originales ; nous ne nous y arréterons pas. Quant a la Po-
litique, V’auteur ne l'aborde pas, et Ja renvoie a un enseignement d'un
autre ordre.
Brown a pu faire aux philosophes écossais qui lont précédé quelques
reproches de détail qui ne sont pas sans fondement, et qui d’ailleurs
leur avaient été déja souvent adressés, notamment par Priestley ,
comme de trop multiplier les principes,-de ne pas faire de classifications
scientifiques , avoir pris trop a la lettre, dans la question de la per-
ception extérieure, cerlaines expressions peu rigoureuses de leurs pré-
décesseurs; mais ,en voulant éviler ces dét fants, il est tombé dans un
mal bien pire: il a fait des classifications arbilraires et arlificielles; il a,
encroyant simplifier, supprimé ou dénaturé plusicurs des facultes de
Vame et, avant tout, la volonté; sur les points les plus importants, no-
tamment sur Jes questions de le causalité, de la perception des corps, il
BRUCE. 385
a compromis les résultats obtenus par ses maitres, et s’il n’a pas ouver-
tement professé le scepticisme et le fatalisme, il a mis la philosophie
sur le bord de ces deux abimes.
Du reste, si ses Lecons ne sont pas d'un profond métaphysicien, elles
attestent un homme d’esprit, un littérateur distingué, et offrent des des-
criptions exactes , des analyses délicates. Le style en est fleuri, poé-
tique , éloquent méme parfois, bien que souvent diffus et vague. Elles
sont ornées de nombreuses citations des poétes et des grands écrivains,
qui ajoutent a l’agrément de la lecture. Elles ont obtenu une vogue ex-
traordinaire dans la Grande-Bretagne et dans l’Amérique anglaise.
Comme elles offrent un ensemble complet en apparence, elles sont de-
venues, dans la plupart des écoles, le manuel de l’enseignement.
La philosophie de Brown a été diversement jugée par ses compa-
triotes. Mackintosh , qui, ilest vrai, était son ami, en fait le plus grand
éloge , et s'appuie de son autorité pour confirmer sa propre théorie sur
le fondement de la morale (Voyez Histoire de la Philosophie morale ,
p. 370 de Ja trad. de M. Poret). Hamilton, au contraire, le juge trés-
sévérement, et, prenant contre lui la défense de Reid dans la question
de la perception et des idées, il soutient que les erreurs combattues par
le philosophe de Glascow ne sont que trop réelles, et que c’est Brown
qui na rien compris a la question qu'il traitait ( Voyez un long art. de
M. Hamilton dans la Revue d’ Edimbourg, octobre 1830, traduit en fran-
cais par M. Peisse dans les Fragments de philosophie par William Ha-
milton, in-8°, Paris, 1840). Quoi qu’il en soit, les doctrines de Brown
ont acquis de l'autre cété du détroit une telle importance, que tout
homme qui écrit sur les matiéres philosophiques, croit devoir les discuter
et compter avec elles.
David Welsh, professeur d/histoire ecclésiastique a Edimbourg, a
donné une Notice sur la vie et les écrits de Th. Brown, in-8°, Edimb.,
1825 , qui fait connaitre a fond /homme, mais ou Je philosophe est jugé
avec trop de faveur. Ne Bs
BRUCE (Jean) , publiciste et philosophe écossais , né en 1744, et
mort le 15 avril 1826. I] descendait de ’ancienne dynastie écossaise de
Bruce, et joua un assez grand role dans la presse, comme organe de la
politique de lord Melville. En échange de ses services, lord Melville
l’écrasa littéralement d’honneurs et de riches sinécures. Comme phi-
losophe, il ne s’écarte pas de l'esprit général de I’école écossaise; mais
ilny arien dans ses écrits qui le distingue personnellement. Il n’y a
que deux de ses ouvrages qui méritent d’étre cités ici : les Premiers prin-
cipes de Philosophie, in-8°, Edimb. , 1780, et les Elements de Morale ,
in-8°, 1786.
BRUCRER (Jean-Jacques), né a Augsbourg en 1696, fit ses études
a Jéna. Il exerca les fonctions de pasteur, et se distingua dans la pré-
dication. Ses études se tournérent de bonne heure vers l’histoire de la
philosophie, et il publia divers écrits qui servirent de préparation a son
grand ouvrage intitulé : Historia critica philosophia a mundi incuna-
bilis ad nostram usque wtatem deducta. Un abrégé qui parut en 1747 et
qui eut plusieurs éditions du vivant méme de |’auteur, a servi de base a
1. 25
ad
586 BRUCKER.
lenseignement dans les universités allemandes jusqu’a la publication
du Manuel de Tennemann. Brucker est mort 4 Augsbourg, en 1770.
L/histoire de la philosophie est une science moderne , et Brucker en
est le premier représentant sérieux. Aristote n’est pas un historien de
Ja philosophie, parce qu’ordinairement, avant d’exposer ses propres
doctrines, il passe en revue et apprécie celles de ses devanciers ; Dio-
géne Laérce n'est qu'un biographe et un compilateur. On doit en
dire autant de tous ceux qui nous ont laissé des documents sur la vie et
les éerits des philosophes de l'antiquité. Au milieu du xvi siécle,
Stanley publia, il est vrai, une histoire de la philosophie (the History of
philosophy, % parties en 1 vol. in-f?, Londres, 1659-60); mais elle
comprend seulement les écoles et les sectes de la philosophie ancienne ;
elle repose d’ailleurs sur cette idée fausse, que la philosophie est ex-
clusivement paienne et que ses destinées sont achevées a apparition
du christianisme. D’autres travaux de Hornius, Grevius, Heinsius et
autres, sont également incomplets et insuffisants. Si on veut indiquer
les vrais fondateurs de Vhistoire de la philosophie, c'est 4 Bayle et a
Leibnitz que ce titre doit étre décerné. Le premier a mis au monde la
crilique, et le second a tracé le plan de Ja nouvelle science; Brucker a
eu !honneur de Jui clever son premier monument.
Onne doit pas s’attendre a trouver dans un ouvrage qui représente une
science a son début, les qualités qu’on serait en droit d'exiger a une
époque plus avancée. Quand on songe d’ailleurs a toutes les conditions,
si difficiles 4 remplir, auxquelles doit satisfaire Vhistorien de la philoso-
phie, il faut savoir gré a celui qui est entré le premier dans la carricre,
den avoir réuni quelques-unes a un degré éminent. Certes, ce né-
tail pas une intelligence commune, que celui dont le livre, aprés les tra-
vaux accumulés depuis deux siécles et tant de recherches récentes ,
est encore aujourd hui consulté méme par les savants, et dont la lec-
ture est obligée pour quiconque se livre a l'étude sérieuse des systémes
philosophiques. Brucker possédait une érudition immense. fT] avait ex-
ploré le vaste champ des opinions et des systémes. Il avail fait une
étude consciencicuse de tous les monuments qui figureni dans cette his-
toire qui commence avec le monde et finit au xvime siécle. Chose rare!
il a su tout embrasser sans étre superficiel. On voit quil a compulsé les
écrits des philosophes dont il retrace Ja doctrine, ou il nen parle que
d’apreés les autorités les plus respectables. I] discute Pauthenticite de
leurs ouvrages. Sa critique est saine et Judicieuse ; de plus, les écoles et
Jes systemes ne sont pas entassés sans ordre ct distribucés au hasard
dans son livre : il les range selon la méthode chronologique; et il établit
entre eux une certaine filiation. La biographie des philosophes est trai-
tée avec le plus grand soin. IH n’omet aucune circonstance qui peut je-
ter quelque Jumiére sur le développement de leurs idées. Quant a Vex-
position des systémes, il ne se contente pas de quelques maigres aper-
cus ou d'un résumé général : chaque systeme est analysé dans toutes
ses parties avec une élendue proportionnée a son importance. Ses
points fondamentaux sont présentés dans une série articles classes
avec ordre et symétrie. Dans Vappreéciation et la critique , Brucker se
montre penetre de esprit (independance qui caractérise la philoso-
phie moderne et le xvi siecle; cet esprit se trahit dans Je titre
BRUCKER. 587
méme du livre : Historia critica. Disciple de Bacon et de Descartes ,
Brucker ne s‘en laisse imposer par aucune autorité; il est, pour lui em-
prunter ses propres expressions, aussi Cloigné d’un excessif respect
pour l’antiquité, que d'un amour peu raisonné de la nouveauté. On re-
connait dans ses jugements un sens droit et solide qui ne manque pas
de sagacité et de pénétration. A ces qualités de l'esprit, joignez celles
qui liennent au caractére ct qui ne sont pas moins essentielles a Vhis-
torien de Ja philosophie qu’au philosophe : l'amour de la vérité, la sincé-
rité, la candeur, la modestie, la réserve dans les jugements, qualités que
personne n’a possédées a un degré plus éminent que Brucker, et qui
je font aimer et vénérer comme un sage des temps anciens. Sans doute,
il a ses préjugés ; il est de son siécle, il appartient a une école, celle de
Leibnitz et de Wolf, et il est théologien; mais toutes ces dispositions
sont dominées par l'amour du vrai, le désir d’étre juste avant tout, et
une certaine bienveillance universelle qui l’éleve comme malgré lui jus-
qu’a l'impartialité. On ne doit pas craindre de dépasser la vérité en di-
sant que chez lui on remarque un vif respect pour lesprit humain et
ses productions; ce qui lui fait consacrer de longues et patientes recher-
ches a des ouyrages et des hommes qu il ne pouvait ni comprendre ni
méme beaucoup estimer. Cette impartialité qui n’étonne pas dans Leib-
nitz, doit nous faire d’autant plus admirer celui qui n’était pas doué du
méme génie compréhensif et conciliateur. Brucker est souvent plus
impartial que bien des historiens qui professent la tolérance pour tous
les systémes et qui les mutilent pour les faire entrer dans des classifi-
cations et des théories @ priori.
Tels sont les mérites que l'on doit reconnaitre dans le pere de l’his-
toire de la philosophie; son ouvrage doit étre classé parmi les plus
grands travaux de l’érudition et de la science; si nous en signalons les
défauts, c'est moins qu’il soit nécessaire de porter un jugement absolu,
que de monirer les progres que devait faire l'histoire de la philosophie
pour sortir de son berceau et s’avancer vers son but idéal.
4°. Brucker n’a pas ure idée bien nette de objet de la philosophie;
il résulte de la, qu'il est incapable de tracer les véritables limites de son
histoire, den marquer le point de départ, de distinguer ses monuments
de ceux qui appartiennent a d'autres histoires spéciales. [1 s’enfonce
dans les origines; il fait la philosophie contemporaine des premiers
jours de la création; son histoire commence au berceau du genre hu-
main (a mundi incunabulis). La philosophie est antérieure au déluge,
Philosophia antediluviana; il va la chercher sous la tente des patriar-
ches et les chénes des druides, et jusque parmi les peuplades a moitié
sauvages de l Amérique , Philosophia barbarica ; il interroge les codes
des premiers législateurs, de Minos, de Lycurgue et de Solon, les poé-
mes d'Homere et d'Hésiode, Philosophia homerica; il confond ainsi
lhistoire dela philosophie avec celle de la religion, de la mythologie, de
la poésie et de la politique. Mais quand on voit la méme confusion sys-
tématiquement introduite de nos jours dans histoire de l’esprit humain,
il faudrait étre bien injuste pour ne pas pardonner a Brucker d’ayoir
élé trop scrupuleux et davoir voulu faire un ouvrage complet.
2°. Confondre, ce n’est pas saisir les rapports, mais les supprimer.
Aussi Brucker ne comprend pas les véritables rapports qui unissent
23.
388 BRUCKER.
lhistoire de la philosophie avec les autres histoires particulicres , ni |'in-
fluence exercée sur le développement de Ja pensée philosophique par
les événements qui appartiennent a histoire religieuse, politique et lit-
teraire, etc. I] ne peut marquer la place de la philosophie parmiles autres
éléments de Ja civilisation ; mais cette pensee n’élait pas de son siccle.
3°. Brucker suit la méthode chronologique, mais d'une manicre tout
extérieure; il ne sait pas déterminer les grandes époques de Vhistoire de
Ja philosophie d’aprés les phases qu’a parcourues dans son développe-
ment Ja pensée humaine et Ja réflexion. [] emprunte a l/histoire géné-
rale ses divisions matérielles. Une premicre époque renferme avec la
philosophie orientale, la philosophie grecque , et s'arréte a l’ére chré-
tienne ; la seconde commence ayec l’empire romain et s’étend jusqu’a
la renaissance des lettres : de sorte que l’école d’ Alexandrie et Ja seo-
Jastique se trouvent comprises dans la méme époque. Le xyu® siecle
forme a lui seul la troisiéne. Pour faire histoire des écoles qui figurent
dans chacune de ses grandes périodes, Brucker suit un procédé trés-
commode; il les range par séries et les fait passer successivement de-
vant nos yeux : les loniens d’abord, ayant a leur téte Thalés, puis les
socratiques, les cyrénaiques, Platon, Aristote, les cyniques et les
stoiciens. Vient ensuile une autre série qui a pour chef Pythagore et
qui se continue avec les éléates, les héraclitéens , les épicuriens et les
sceptiques. D’abord cet ordre pacifique n’est guere conforme a This-
toire; il est loin de représenter la melée des opinions humaines. Les
syst¢mes ne marchent pas ainsi sur des lignes paralléles ; ils se dévelop-
pent simultanément, agissent les uns sur Iles autres, s'opposent et se com-
battent. On ne peut donc les comprendre isolément. Ensuite, n’est-on
pas étonné de trouver Socrate parmi les successeurs de Thales et de voir
Epicure et les scepliques marcher sous la méme bannicre que les pytha-
goriciens et Jes éléates? Cette classification est arbitraire et superticielle.
4°. Brucker est trés-érudit et trés-savant; mais la critique ne faisait
que de naitre de son temps. Ui accueille trop facilement les fables et les
récits de antiquité, et ne sait pas assez dislinguer la tradition de lhis-
toire. Il ne discute pas suffisamment les autorités. Les sources ot il
puise ne sont pas toujours pures, il Jui arrive alors de préter aux philo-
sophes des opinions qui ne sont pas Jes leurs, et qui contredisent lesprit
général de leur doctrine.
5°. Ce qui manque surtout a Brucker, c'est qu'il n'est pas assez phi-
losophe; il ne sait pas suivre un sy steme dans son développement orga-
nique, dans sa méthode, ses principes ct ses consequences. Cette série
de propositions juxtaposées et numeérotees , rappellent trop Ja methode
gcométrique et le formalisme de Wolf. La véritable clarté ne peut naitre
que de lenchainement logique des idées, ct cette régularilé apparente
cache une confusion réelle.
La faiblesse des jugements portés par Brucker lui a fait donner le
nom de compilateur. Cette qualification est injuste, surtout dans la
bouche de ceux qui compilent son livre sans le citer, et dont Ja critique
nest pas toujours beaucoup plus profonde ni plus vraie que Ja sienne.
Les appréciations de Brucker, quoique ne depassant guére le simple
bon sens développé par Félude des systémes, ne sont pas toujours aussi
insignifiantes quon pourrait le croire; il suffirait de citer le jugement
BRUNO. 589
remarquable sur Je cartésianisme. Le disciple intelligent de Leibnitz se
montre plus d’une fois dans le cours de ce savant ouvrage. D’ailleurs
cette infériorité est le sort commun de tous les historiens de profession
de Ja philosophie ; car, 4 un degré supérieur, l’histoire de la philosophie
se confond avec la philosophie méme. Le véritable historien est le plus
grand philosophe de l’époque. Le dernier venu a seul le droit de juger
ses prédécesseurs, quand il a su les dépasser et se placer au sommet de
son siécle. L’histoire de la science se renouvelle et fait un pas a chaque
progrés notable que fait la science elle-méme. En ce sens, Platon,
Aristote, Leibnitz seraient Jes vrais historiens de la philosophie.
Voici la liste des ouvrages de Brucker : De comparatione philoso-
phie gentilis cum Scriptura sacra caute instituenda, in-h°, Iéna, 1719;
— Historia philosophice doctrine de ideis, in-8°, Augsb. , 1723; —
Otium vindelicum , seu Meletematum historico-philosophicorum triga,
in-8', ib., 1729; — Courtes Questions sur Vhistoire de la philosophie ,
7 vol. in-12, Ulm, 1731 et années suivantes. Un extrait de ce livre
parut en 1736, sous le titre de Principes élémentaires de Vhistoire de la
philosophie, in-12 ;—Dissertatio epistol. de Vita Meron. Wolf, in-+°,
Augsb., 1739; — Historia critica philosophia a mundi incunabu-
lis, etc., 5 vol. in-4°, Leipzig, 1742-44. La 2° édition parut en 1766 et
1767 accompagnée d’un 6° volume, sous le titre d’ Appendix accessiones,
observationes , emendationes, illustrationes atque supplementa exhibens ;
— Institutiones historia philosophice , in-8°, ib., 1747 et 1756 (abrégé
du grand ouvrage); — Miscellanea hist. phil. litt. crit., olim sparsim
edita, in-8°, Augsb., 1748; — Lettre sur Vatheisme de Parménide,
dans Ja Biblioth. German., t. xx11; — Dissertatio de atheismo Strato-
nis, au tome xi des Ameanitates litterarie de Schellhorn; — Pina-
cotheca scriptorum nostra etate litteris illustrium, etc., avec des
portraits, in-f?., Augsb., 1741-55; — Monument élevé en Vhonneur
de Vérudition allemande , ou Vies des savants allemands qui ont vécu
dans les xv°, xvi° et xyu® siécles, avec leurs portraits, in-4°, Augsb.,
1747-49 (all.). Au commencement de la lecon douziéme de V Introduc-
tion a Vhistoire de la philosophie, M. Cousin a présenté une apprécia-
tion étendue de l’ouvrage de Brucker; cet article en reproduit les points
principaux. Gia.
BRUNO (Jordan), né, aumilicu du xvr° siécle, d’une famille restée
inconnue, annonca de bonne heure de grandes dispositions pour ]’étude
dela philosophie. Engagé dans l’ordre des Dominicains ou il était prétre,
il ne put supporter la réserve que lui imposaient ses veeux, et se réfugia,
en 1586, 4 Genéve, ou il demeura deux ans. L’intolérance de Calvin
n’était pas favorable a ses projets, et Bruno, forcé de quitter Genéve,
visita sucessivement Lyon, Toulouse et Paris. Ce fut dans cette der-
ni¢re ville qu'il commenca a publier ses écrits. A la fin de 1583, il était
a Londres, et continuait a se faire connaitre par des ouvrages, la plu-
part satiriques , dirigés contre l’Eglise et le dogme catholiques. De re-
tour @ Paris en 1585, il commenca a attaquer Ja scolastique et Aristote
avec plus de force que jamais, et a enseigner sa philosophie particuliére.
Il recut la permission de faire des legons comme professeur extraordi-
naire; il elit méme été mis au nombre des professeurs ordinaires, s'il
590 BRUNO.
eit consenti a assister a Ja messe. Son inquiétude naturelle le conduisit
successivement a Marbourg, Wittenberg, Prague, et dans les Etats du
duc de Brunswick, son protecteur, qu'il perdit vers ce temps. Hl séjourna
a Francfort-sur-le-Mein; mais il fut obligé de quitter cette ville en toute
hate, a cause des haines excitées contre lui par un de ses ouvrages. Il
se relira a Zurich, en 1595. C’est de la qu'une sorte de fatalité, ou peut-
étre Jes ennuis d'une vie errante, le ramenérent en Italie. Il enseigna
quelque temps a Padoue. Arrété par linquisition de Venise, il fut en-
voyé a Rome et enfermé dans les prisons du saint office. Il y fut laissé
deux ans, sans que la crainte de Ja mort put le forcer ase rétracter.
Enfin, le 9 février 1600, on lui lut sa sentence. I] fut dégradé, exeom-
munié et livré au magistrat séculier avec la formule ordinaire : « Pour
qu il soit puni avec le plus de clémence possible et sans effusion de
sang. » Il entendit son jugement avec une rare intrépidilé, et dit d'une
voix ferme : « Cette sentence vous fait peut-étre plus de peur qu’a moi-
méme. » Huit jours aprés, Je 17 février, il périt par le supplice du feu.
Au milieu des formes quelquefois étranges sous lesquelles Bruno a ex-
posé sa philosophie, il n’est pas impossible de découvrir le véritable sens
de ses idées, et leur ensemble systématique; d’autant plus que, dans ses
ouvrages sérieux, principalement dans le traité Della eausa, principio e
uno, il les aexposées en détail, avec ordre, dans cing dialogues. On sait
que, par une réaction qu il est facile de comprendre, le long triomphe
d’Aristote dans la scolastique, jeta la plupart des réformateurs du xv1°
siécle dans Je parti du platonisme; mais, indépendamment de cette
cause générale, lesprit de J. Bruno était, par sa nature, particu-
licrement disposé a adopter, de préférence, les principes de Platon.
Aussi sa philosophie se distingue-t-elle par un caractére forltement
prononcé dunité. C’est sans doute a cette circonstance quil a du d’étre
accusé par plusieurs criliques, aprés un examen, il est yrai, peu appro-
fondi et partial, de panthéisme et par suite d’athéisme. I] ne serait pas
trés-difficile de montrer que ces jugements sont hasardés.
L’unité, aux yeux de J. Bruno, renferme et est toutes choses; mais,
dans le sein de cette unité, il y a de nombreuses distinctions a faire, et,
avant toul, le principe et la cause. Le principe est le fondement intime
de toute chose, la source de sa possibilité d’étre, le germe oti reposent
toutes les conditions nécessaires a son existence ; lacause est le fondement
en quelque sorte extérieur, la force opérante qui décide , par Vimpul-
sion quelle donne, Ja production de létre objectif, actuel. La cause, a
son tour, peut étre considérée de trois manicres diflérentes, ce qui donne
existence a trois causes. — La cause opérante, selon J. Bruno, est
esprit universel, qui se comporte dans la production du monde comme
notre puissance intellectuelle dans la production des idées, Cette cause
produit de Vintérieur a Vextérieur : semence, racines, branches,
feuilles, ete., et elle retourne a son principe suivant la marche inverse.
Cette cause opérante, a quelque degré quelle se trouve, est esprit. De
1a, trois sortes desprits : 1° Vesprit divin, qui est tout; 2° Tesprit du
grand monde, de Punivers, qui produit tout au dehors ; 3° Tesprit des
choses parliculiéres, dans lequel se produit chacune d'elles. Ainsi, aux
deux extrémités de Vensemble, se trouvent Pesprit divin et les ¢lres par-
ticulicrs , el au milicu la cause opérante, extrinséque, cest-a-dire exté-
BRUNO. 591
rieure aux choses qu’elle crée, parce qu’elle ne se confond pas avec
elles, intérieure en méme temps ou intrinséque, parce qu’elle agit au
centre de la mati¢re. J. Bruno appuie toute cette doctrine sur de nom-
breuses citations de Platon, de Proclus et de plusieurs autres philoso-
phes de I’ antiquite, — La cause formelle n’est autre chose que la forme
de chaque étre, déposée dans le principe méme de son développement.
Tl est facile de comprendre qu’elle ne saurait se sépar er, ni de la cause
opérante , qui travaille selon le modéle que lui présente Ja cause for-
melle, ni de la cause finale, qui consiste dans le parfait achévement de
lunivers selon le modéle proposé, achévement quiaura lieu lorsque toutes
les formes seront passées a |’étre dans toutes les parties de la matiére.
Il n’y a donc, en réalité, que la cause opérante, ainsi appelée parce
quelle crée dans l’étre Ja matiére et la forme, et remplit ainsi l'objet
final de la création. Les causes formelle et finale ne sont que des con-
ceptions abstraites , bonnes pour porter Ja lumiére dans l’analyse de la
notion de cause, mais qui ne répondent point a des forces réelles et
distinctes de la force eréatrice,
Cette rapide exposition des principes les plus généraux sur lesquels
repose la philosophic de J. Bruno, permet de découvrir quelle a pu
étre la source des accusations que plusieurs cr ‘itiques ont élevées contre
ce hardi novateur , et que des juges passionnés avaient accueillies déja
longtemps auparav vant. Lacroze et aprés lui Bayle ont cru reconnaitre
Yathéisme dans les écrits de Bruno, et ne lui ont point épargné des re-
pr oches que Je souvenir de ses malheurs aurait du rendre. moins sé-
veres. Une crilique , plus éclairée , plus indépendante , préoccupée avant
tout du besoin d'apprécier tous les éléments d’une question , rejette ces
conclusions précipitées, et ne veut en croire qu’aux travaux mémes de
lécrivain qu’on a jugé si rigoureusement. Dans une série didées qui
tend surtout aVunité, Bruno a pu dire que « I’Etre existant par lui-
méme n’admet pas en soi la différence du tout et de la partie ; que Dieu
est l’unité, source de tous les nombres, qu'il est la substance de toutes
les substances, I’étre de tous les étres;» il a pu établir beaucoup
d'autres principes analogues, sans que impartialité permette de Urer
de 1a des conséquences qui ne sortent pas nécessairement du systéme.
Au lieu de faire descendre le principe supréme en I’ identifiant avec le
monde eréé, Bruno est tenté presque toujours d’affaiblir importance
du monde créé, en le comparant a |étre en soi, tout en Jui conservant
cependant son existence propre; l’unité indivisible est ce qui l’occupe
ayant tout. I] peut paraitre deiste a lexceés , i] ne saurait élre considéré
comme athée. Le caractére le plus saillant de sa philesophie, c’est quil
se montre pénétré, plus que tout autre philosophe contemporain, de
la présence et de I’ ubiquité divines ; c’est que , dans ses efforts pour ré-
soudre la diversité dans lunité, il ne fait pas ressortir d'une maniére
assez précise la séparation nécessaire entre le monde et le Dieu ab-
solu, ce Dieu qu'il déclare ailleurs distinct de tous les autres étres, dans
sa propriété incommunicable , ce Dieu qui est, dit-il, seorsim et in se
unum,
De inéme, quand Bruno déclare la matiére éternelle, il faut constater
de bonne foi ce qwil entend par matiére. Bruno ne s ‘arréte point a Pidée
de la substance matérielle telle qu'elle parait donnée par l’expérience ;
392 BRUNO.
il considére Ja matiére comme nécessairement corrélative a la forme, et
la forme comme réciproquement nécessaire ala matiére. Toute forme
suppose a ses yeux une maticre, toute maticre une forme. Dans cette
généralité abstraite, le mot matiére n’exprime plus la substance éten-
due, impénétrable qui constitue le monde physique , et dont nos sens
percoivent les qualités; ]a matiére est toute substance qui, dans sa fé-
condité virtuelle , renferme les formes dans lesquelles elle se développe
et se manifeste. Cette doctrine, du reste, appartient a la philosophie du
moyen age ( Voyez notre art. Saint Bonaventure). Brucker, avant nous,
a tenté de justifier Bruno de l'accusation d’athéisme et de spinozisme
(t. rv, deuxiéme partie). Il a, pour ainsi dire, instruit Je procés en
citant les raisons alléguées pour et contre par les critiques, et les con-
clusions impartiales qu'il en a tirées nous semblent inattaquables.
Divers historiens de la philosophie, partant chacun de leur point de
vue , ont ramené le systéme de Bruno aun certain nombre de proposi-
tions fondamentales. Nous croyons devoir donner ici quelques extraits
de ces résumés, que nous empruntons a Lacroze, Heumann, Bayle,
cités par Brucker, et & Brucker lui-méme; a Jacobi et principalement
a Rixner, qui a profité des résumés de ses prédécesseurs. [1 est bien en-
tendu que nous n’acceptons en aucune manicre la responsabilité des
principes attribués a Bruno.
Theologie et philosophie premiére. —1° I] est un principe premier de
existence , c’est-a-dire Dieu. Ce principe peut tout ¢tre et est toul. La
puissance et l'activité, Ja réalité et la possibilité sont en lui une unité
indivisible et inséparable. I] est le fondement intérieur et non pas seu-
lement la cause extérieure de la création. C’est lui qui vit dans tout ce
qui vit. — 2° Ce qui n’est pas un n’est rien. —3° L’essence divine est in-
finie. —4° La natura naturans, ou cause générale et active des choses,
s’appelle encore Ja raison générale divine , qui est tout et qui produit
tout. Elle se manifeste comme la forme générale de lunivers , détermi-
nant toutes choses. Elle est l’artiste intérieur et présent partout qui
optre tout en tous, forme Ja matiére de son propre fonds, la figure, et
incessamment la raméne en soi-méme. — 5° Le but de la natura natu-
rans est la perfection du tout, qui consiste en ce que toutes les formes
possibles viennent a l’étre. Le principe un, en créant la multitude des
étres, n’en resle pas moins un en soi. Cet un est infini, immense et,
par conséquent, immobile et immuable. — 6° I n’est d' aucune mani¢re
ni plus formel, ni plus matériel, ni plus esprit, ni plus corps : cest
!harmonie parfaite de l'un et du tout; il n'a point de parties, il est indi-
visible. — 7° L’un principe est une monade , minimiin ct maximum de
tout étre. L’identité elle-méme toute pure produit toutes les oppositions ;
elle est simplement le fondement de toute composition; indivisible et
sans forme, elle est le fondement de tout ce qui est sensible ou figuré.—
8° Lespritintelligent qui est au-dessus de toutes choses, est Dieu ; Ves-
prit intelligent qui est, demeure ct travaille en toutes choses, est la na-
ture; [esprit intelligent de Vhomme qui pénétre tout, est la raison. —
9° Dicu dicte etordonne , la nature exécute et fait , la raison contemple
et discourt. —10° La perfection d'un ¢tat, comme d'un homme, consiste
dans la subordination des yolontés particuli¢res a Ja sage volonté du
maitre supréme , qui n/a pour bat que le bien du tout, Hest done con-
BRUNO. 595
venable de ne pas chercher avec une ardeur sans mesure tout bien
inférieur , mais d’ambitionner le véritable salut éternel en Dieu. —
11° Dieu est une essence absolument simple; en lui sont identiques le
possible et l’actuel.
Cosmologie. —1° La natura naturata, comme l'univers éternel et in-
créé, est aussi en soi, en méme temps, tout ce qu ‘elle peut étre et devenir ;
mais, dans son développement successif a Vextérieur, elle n’est jamais
que ce quelle peut étrea la fois en existence formelle, et elle manifeste alors
une opération dont les produits sont incessamment divers. — 2° La ma-
tiére, le premier étre, tous les étres sensibles et intelligents , toutes les
existences actuelles ou possibles sont ]’étre lui-méme. — 3° La matiére en
soine saurait avoir aucune forme déterminée et aucune dimension, puis-
qu’elles les a toutes, puisque, bien plus, elle les fait naitre toutes de son
propre sein. Elle n’est donc pas ce prope nihilum , vi év, de quelques
philosophes; elle n’est pas, non plus, un sujet purement passif, mais bien
une puissance active. — 4° Il y a dans l’univers un extérieur et un in-
térieur, matiére et forme, corps et esprit, renfermés dans une unité ab-
solue et identique. — 5° La foule des espéces se trouve dans le monde,
mais non comme dans un simple réseryoir ou espace ; les innombrables
individus sont, entre eux et avec l'ensemble , liés comme Jes membres
d’un organisme. — 6° Chaque chose est seulement la substance géné-
rale présentée d'une maniére particuliére et isolée, et étant a chaque
instant tout ce qu’elle peut étre a cet instant. Ce qui change, cherche
seulement une autre forme d’étre , mais n’aspire point 4 une existence
nouvelle en soi. —-7° Dans le tout sont toutes les oppositions qui, dans
les choses , se trouvent divisées , mais qui, dans leur é¢tre réel, rentrent
de nouveau dans l’unité. — 8° La cause efficiente et la cause formelle
sont unies dans un méme sujet qui est lame du monde.
Psychologie, morale et doctrine de la science. — 1° Tout dans la na-
ture, jusqu’aux derniéres parties de la matiére, est animé; seulement
les étres inanimés ne sont pas tous dans une jouissance effective de la
vie. — 2° L’action morale est celle seulement qui se fait avec ou par
Vintelligence , qui suppose un dessein, c’est-a-dire un but, déterminé
par un rapport avec une autre chose. — 3° Le but le plus élevé de l’ac-
tion libre, de laquelle seule est capable l’étre intelligent, ne saurait étre
autre que le but de l’intelligence divine elle-méme. — ‘4° Le but de toute
philosophie est de connaitre lunité de toute opposition et, en consé-
quence, l’infini dans le fini, la forme dans la matiére, le spirituel dans le
corporel, et de montrer comment Ja manifestation des formes sort de
Videntité. —5° En général, pour pénétrer dans les profondeurs de la
science, on ne doit jamais se lasser de considérer chaque chose dans ses
deux termes extrémes contraires, jusqu’a ce que l’on ait trouvé l'ac-
cord de tous deux.
La liste des ouvrages de J. Bruno est longue : comme ils n’ont ja-
mais ét¢ réunis en une publication unique, peut-étre sera-t-il utile
d’en donner ici la liste complete : Ll Candelajo del Bruno Nolano,
academico di nulla Academia, detto il fastidito, in-12, Paris, 1582
Guill. Julien; — Liber de compendiosa architectura et complemento
artis Raimundi Lulli; ad illustr. Joannem Moro, aaa than Venetiv
ad regem Galliarum et Polonorum Henri icum IIL legatum, in-12, Paris,
594 BRYSON.
1582; — Cantus Circeus, ad memoria praxin judiciariam ordi-
natus; ad Henricum @ Angouléme magnum Galliarum priorem , in-8°,
Paris, 1582; — De umbris idearum et arte memoria ; ad eumdem,
in-8°, ib., 1582; — La Cena delle cineri, descritta in cinque dia-
loghi, in-8°, Londres, 1584; — Dialoghi della causa, principio
e uno, in-8°, Venise (Londres), 158%; — Dell’infinito universo e
det mondi, in-8°, Venise (Londres), 1584; — FExplicatio triginta
sigillorum , in-8° (Londres, 1583 ou 8%) ;— Spaccio della bestia
trionfante, etc., in-8°, Paris, 1534; — Degl’ eroici furori, dialoghi X,
in-8°, Paris (Londres), 1585; —Cuabala del cavallo Pegaseo , con
Caggiunte dell’ Asino cillenico, in-8°, Paris (Londres) , 1585; — Epi-
stola ad universitatem O.xoniensem ; —Figuratio Aristotelict auditus
physict, ad ejusdem intelligentiam atque retentionem, per XIV ima-
gines explicanda, in-8°, Paris, 1586 ;—Articuli de natura et mundoa
Nolano,in principibus Europe academiis propositi, in-8°, Paris, 1586 ;
— Lampas combinatoria logicorum, in-8°, Wittemb. , 1587; — Acro-
tismus, sive rationes articulorum physicorum adversus peripateticos
Paristis (1386) propositorum, in-8°, Wittemb., 1588; — Oratio
valedictoria Wittenberge habita, in-4°, ib., 1588; — De progressu
et lampade combinatoria logicorum, in-8°, ib. , 1588 ; — De specie-
rum scrutinio et lampade combinatoria Raimundi Lulli, etc., in-8°,
Prague, 1588 ; — Articuli centum sexaginta adversus mathematicos hu-
jus temporis , etc., in-8°, Prague, 1588 ; — Oratio consolatoria, ete.,
in obitum illustr. prince, Jul. Brunswicensium ducis, in-4°, Helmst. ,
1589 ; — De imaginum, signorum et idearum compositione , ele. ,
in-8°, Francfort-sur-le-Mein, 1591; — De triplici, minimo et men-
sura, etc., in-8°, ib., 1591; — De monade, numero et figura, elc.,
in-8°, ib., 1591; — De immenso et innumerabilibus, h. e. de abso-
lute magno, et infigurabili universo, et de mundis lib. VI, in-8°, ib.,
1591; — Summa terminorum metaphysicorum, in-4°, Zurich, 1595;
— Praxis descensus , e manuscripto editus per Raphaelem Eglinun,
in-8°, Marb., 1609; — Artificium perorandi, communicatum a
Joanne Altstadio, in-8°, Francfort, 1612. — Les cuvres italiennes
de J. Bruno ont été réunies en deux volumes in-8°, <a ee
ols
BRYSON ou DRYSON. Sous ces deux noms on a coutume de
désigner un seul et méme personnage, un disciple de Pécole méegarique,
qui passe pour avoir été a son tour Je maitre de Pyrrhon; mais il est
permis de croire, en s'appuyant sur lautorité de Diogene Laérce,
quil y a cu confusion. Selon cet ancien historien de Ja philosophie, Bry-
son est un philosophe eynique, originaire de Achaie, et quia ¢te Pun
des maiires de Crates ( Diogene Laérce, liv. v1, ¢. 85). Dryson est le nom
dun fils de Stilpon, Tun des plus grands représentants de I’ccole de Me-
ware. Cid. liv, 1s 4-¢. Oe
BUDDEE ou BUDDEUS (Jean-Francois), qu'il ne faut pas con-
fondre avec notre Guillaume Budé, naquit en 1767 a Anklam, dans la
Poméranie. Apres avoir lerminé ses études a Vuniversite de Wittem-
berg, il enseigna successivement la philosophie a Téna, Jes langues gree-
BUDDEE. 395
que et latine au gymnase de Cobourg, la morale 4 Halle; puis il revint
a Iéna en 1705, pour y occuper une chaire de théologie, el mourut en
1729. Plus théologien que philosophe, plus distingué comme professeur
que comme écrivain , Buddée a cependant rendu de grands services a
la science philosophique par ses recherches sur l’histoire de la philoso-
phie, et les ouvrages qu'il publia sur ce sujet ont obtenu, pendant un
temps, une véritable estime. I] a combattu le dogmatisme de Wolf, et
s'est déclaré franchement éclectique ; cependant on se tromperait si l’on
croyait que cet éclectisme ftit enticrement au profit de la science etde la -
raison. Dans les questions difficiles, mais qui sont pourtant du ressort
de la philosophie , Buddée en appelle souvent a la révélation et ne re-
cule pas méme devant le mysticisme. C’est ainsi qu'il cherche a établir
psychologiquement, comme un fait possible, l’apparition des esprits et
leur influence sur l’éme humaine. [I est plus heureux lorsqu’il soutient,
contre Descartes, que la nature de l’esprit ne consiste pas dans la seule
pensée, et quiil cherche a établir Vinfluence de la volonté. Mais soit
dans la voloaté, soit dans Ja pensée ou l’entendement, Buddée reconnait
deux états : l'état de maladie et l'état de santé. L’entendement souffre
dans le doute, dans l’erreur, dans Ja défiance, dans ]’étonnement méme.
Les maladies de Ja volonté peuvent toutes se réduire a l’égoisme. II re-
connait aussi des altérations des fonctions de l’Ame qui ont leur source
dans le corps, et quwil explique en méme temps par le dogme de Ja chute
de ’homme ; tels sont la folie, le délire, Vidiotisme, et, en général, toutes
les infirmités de ce genre. Dans ses recherches histori iques, Buddée est
plein de conscience et dé udilion; mais sa critique manque de profon-
deur. Voici la liste de ceux de ses écrits qui peuvent intéresser ce Re-
cueil : Historia juris nature, etc., contenu dans un ouvrage plus géné-
ral qui a pour titre: Selecta juris natura et gentium, in-8°, Halle, 170%;
— Elementa philosophia instrumentalis seu institutionum philosophiie
eclectice, t.1, in-8°, Halle, 1703; 7° édit., 1719; —Klementa philosophic:
theoretice seu institutionum philosophie eclectice, t. 1, in-8°, Halle,
1703; 6¢ édit., 1717; —Elementa philosophie practice seu institutionuin
philosophia eclectice , t. m, in-8°, Halle, 1703 ; 7° édit., 1717; —Lheses
de atheismo et superstitione, in-8°, Iéna, 1717; trad. allem. du méme
ouvrage, in-8°, 1723; trad. frang. avec des remarq, hist. et phil. ; in-8°,
Amsterdam et Leipzig, 1756; — Analecta historia philosophia, in-8°,
Halle, 1706; 2° édit., 1724 ;—Jntroductio ad historiam philosophie He-
breorum , in-8°, Halle, 1702, réimprimé en 1721 ; — Sapientia vete-
rum, h. e. Dicta illustriora septem Gracie sapientium explicata, in-'°,
Halle , 1699; — De v26:dc8 pythagorico-platonica, in-h°, Halle, 1701,
et réimprimé dans les Analecta, dont nows avons parlé plus haut ; -- /n-
troductio in philosophiam stoicam, en téte des OF uvres d’ Antonin ( Mare-
Auréle) ,édition de Wolle, in-8’, Leipzig, 1729 ;—Ea ercitationes historicu-
philosophice , in-8' , Halle, 16985- 1696 ; — Tsagoge historico-theologica
ad theologiam universam, etc., 2 vol. in-h° , Leipzig, 1727; —Buddei dis-
sertationum aliorumque seriptor um a se aut suis auspiciis editorum isa-
goge, in-8°, Téna, 1724, 3° édit.; — Reflexions sur la philosophic de Wolf,
in-8°, Fribourg, 1724 (all.); — Modeste réponse aux observations ce
W ‘olf, in-8", Iéna, 1724, (all.); — Modeste démonstration pour prouver que
les difficultés proposées par Buddeus subsistent, in-8°, ib., 1724 (all.).
596 BUFFIER.
BUFFIER (Claude) naquit en Pologne, de parents francais, en
1640. Encore enfant, il fat ramené en France et naturalisé francais. It
acheva ses éludes au collége de Rouen, tenu par les jésuites, et entra
dans leur compagnie a l’dge de dix-neuf ans. A Ja suite d’un déméié
avec l'archevéque de Rouen, il alla 4 Rome et, de Rome, il revint 2
Paris, dans le collége des Jésuites, ou il passa une vie consacrée tout
enti¢re a l'étude et &lenseignement. I] mourtt en 1737. — I] a composé
un grand nombre d’ouvrages sur Ja philosophie, sur |’éducation et la
religion. La plupart ont été réunis par l’auteur en une collection a
Jaquelle il a donné pour titre: Cours des Sciences sur des principes
nouveaux et simples, in-f?, Paris, 1732, et qui forme une véritable ency-
clopédie ot l'intelligence et l'application des vérités scientifiques sont
Inises a Ja portée de tous les esprits.
Quoique Voltaire ait dit dans son Siécle de Louis XIV que le P. Buf-
fier tait Je seul jésuite qui eut écrit quelque chose de raisonnable en
philosophie, quoique Reid et Destutt de Tracy aient fait de lui de grands
éloges, il est demeuré trop oublié et n’a pas encore obtenu Ja place qui
Jui est due dans l'histoire de la philosophie frangaise.
Le P. Buffier, comme philosophe, reléve a la fois de Descartes et de
Locke. Un jésuite a demi cartésien au commencement du xv‘ si¢cle ,
cest quelque chose de piquant et d’étrange pour quiconque connait
Vhistoire de la philosophie cartésienne! En effet, que n’avait pas en-
trepris contre cette philosophie lordre des jésuites! I] avait provoqué
des arréts de proscription, il avait suscité un vrai commencement de
persécution, Cependant, quelques années plus tard, la compagnie ap-
prouve le P. Buffier, qui adopte la plupart de ces mémes principes aux-
quels elle avait si vivement déclaré la guerre. Dans un changement
aussi rapide il faut voir la victoire complete de la révolution cartésienne
et la force triomphante de ses principes. Le P. Buffier est tout entier
animé de lesprit philosophique nouveau; il a complétement dépouillé
ces formes de Ja scolastique pour lesquelles son ordre avait pendant
longtemps combattu, et il fait bon marché des accidents absolus et des
formes substantielles. Mais Vinfluence de Descartes se réyéle plus
encore par ce qui se trouve dans le Traité des vérites premicres, que
par ce qui ne s’y trouve pas. En effet, le P. Buffier adopte le criterium
de l'évidence; il suit la méthode de Descartes, il professe de lestime
pour le fameux «Je pense, done je suis; » il admet des idées innées
au sens méme ou l’entend Descartes. Mais, a coté de Vinfluence de
Descartes, on reconnait !influence de Locke, dans la philosophie du
P. Buffier. Tl manifeste pour Locke la plus vive admiration; comme
Jui, il restreint la philosophie dans les bornes d'une analyse de Venten-
dement humain ; comme lui, il combat la preuve cartésienne de l’exis-
tence de Dieu par Vinfini et confond Vinfini avec Vindéfini. Mais, sur
la question de Vorigine des idées , le P. Buffier se sépare de Locke pour
revenir a Descartes, ct il soutient contre Locke existence de principes
innes auxquels il donne le nom de vérilés premieres, par des argu-
ments qui contiennent en germe tous ceux que, depuis, a developpés
l'école écossaise.
Apres avoir signalé les deux grandes influences philosophiques qu’a
subies le P. Buffier, nous allons exposer ce qu il y a de plus original
BUFFIER. a97
dans sa propre philosophie. Cette philosophie est contenue tout enticre
dans le Traité des véerités premieres , et elle est résumée sous forme de
dialogues dans les Eléments de Métaphysique mis a la portée de tout le
monde.
Y a-t-il des vérités premieres, c’esl-a-dire des propositions qui n’aient
pas besoin détre prouvées ’ qui soient évidentes par elles-mémes ?
Rien n'est plus important qu’une pareille recherche, la possibilite de la
science depend de son résultat. Car, s'il n’est point de premicres yé-
rités , il n’en est point de secondes, ni de troisiémes , il n’en est d’aucun
ordre et d’aucune nature. Or, selon le P. Buffier, il existe de telles
vérités; d’abord il en est qui découlent du sentiment de notre propre
existence. Ainsi, cetle vérite, que nous pensons, que nous existons ,
n’est-elle pas une vérité premiere , évidente par elle-méme? Mais si
Je sens inlime est une source de vérités premieres, il n’est pas la seule,
comme quelques philosophes lont prétendu. A suivre le sentiment de
ces philosophes, il ny aurait rien d’evident que le fait de notre propre
existence, par conséquent nous ne pourrions étre certains ni de
Vexistence de ]a matiere, ni de l’existence de nos semblables. De
telles conséquences sont extravagantes, done le principe d’ou elles dé-
coulent est lui-méme extray agant, et il faut admettre l’existence d’une
autre source de vérités premieres. Ce raisonnement par l'absurde est
Je raisonnement favori du P. Buffier, et d’ordinaire il n’en emploie pas
d’autre.
Quelle est cette autre source de vérités premiéres? C’est le sens
commun, cu il definit : «la disposition que la nature a mise dans tous
les hommes pour leur faire porter, a tous, un jugement commun et
uniforme sur des objets différents du sentiment intime de leur propre
perception, jugement qui n’est point la conséquence d'un jugement
antérieur. » Il décrit ensuite, en développant cette définition, les
caractéres ai1xquels, toujours, sans se tromper, on peut reconnaitre
ces vérités premieres. Elles sont universelles, elles se manifestent chez
quiconque es\ doué de raison. Celui qui ne les aurait pas en son esprit
ne pourrait porter aucun jugement vrai et certain sur tout ce qui nest
pas sa propre existence. Non-seulement elles sont universelles, mais en-
core elles ciéterminent nécessairement l’esprit : ainsi il nous est tout
aussi impossible de juger que la nature nexiste pas, qu il nous est im-
possible de juger que nous-mémes n’existons pas. Enfin elles n’ont point
de vérités antérieures, et si quelqu’un niait une de ces vérités, il serait
impossible de Ja lui démontrer par aucune yérité plus simple et plus
évidente. Le P. Buffier donne les exemples suivants de ces premicres
vérités : «1° ILy a d’autres étres et d'autres hommes que moi au monde ;
2° il y adams eux quelque chose qui s‘appelle vérilé, Sagesse, pr udence;
3° il se trouve dans moi quelque chose qui s’appelle intelligence et quel.
que chose: quin est point cette intelligence et qu’on appelle corps ; 4° ce
que diserit et pensent les hommes en tous les temps et en tous les pays
du monde, est vrai; 5° tous les hommes ne sont pas daccord a me
tromper et a nven faire accroire ; 6° ce qui n’est point intelligence ne
saurait produire tous les effets de l intelligence, ni des parcelles de ma-
tiére remises au hasard former un ouvrage d'un ordre et d'un mouve-
ment régulier. »
598 BUFFIER.
Cette liste , que le P. Buffier n’a pas Ja prétention de donner comme
complete , présente de nombreuses analogies avec la liste que Reid a
donnée desmémes principes sous le nom de premiers principes des véri-
tés contingentes. Dans l'une et l'autre liste on peut remarquer des défauts
analogues, des lacunes, du vague et des répétitions. Le P. Buflier, pre-
nanlensuite une a une chacune des vérilés, montre qu'elle porte avec
elle les caractéres distinctifs des vérités premieres.
Cette théorie du sens commun est ce quil y a de plus important et.
de plus caractéristique dans la philosophie de Buffier. C’est au nom de
ces vérités premiéres du sens commun qu'il juge tous les systémes, et
qu'il tranche ou déclare insolubles, sans hésiter, la plupart des ques-
tions de la métaphysique, et toute discussion se résume, pour Jui, en
un appel au sens commun. En un mot, il a la méme méthode, les
mémes procédés, le méme horizon philosophique que |’école écossaise.
Pour nous, ce n’est pas tout a fait ainsi que nous concevons le role
de Ja philosophie. Sans doute elle doit constater l’existence de vérités.
premicres, évidentes par elles-mémes; mais Ja n’est pas toute sa
tache. L’existence de ces vérités étant établie, il faut en rechercher
lorigine, il faut remonter a leur source. Comment se fait-il que cer-
taines vérités marquées du double caractére de luniversalité et de la
nécessité se reltrouvent dans toutes les intelligences? Quelle est la
source commune d’ot elles découlent ? C’est la une question que le
P. Buffier n’a pas résolue, quil ne s’est pas méme posée. En outre,
s’en tenir aux affirmations pures elt simples du sens commun, c’est
retrancher de la philosophie toute l’ontologie, et les questions qui
de tout temps ont eu le privilége dintéresser au plus haut degré le
genre humain. La philosophie, sans nul doute, ne doit jamais aller
contre les yérités universellement reconnues; mais elle peut, mais
elle doit aspirer a en rendre comple. En effet, a quoi se bornent les
affirmations de vérités du sens commun? Elles nous a.ttestent que
tout phénomene se rapporte a une substance et a une causse; mais elles
ne nous apprennent rien sur Ja nature de cette substance et de cette
cause. Le sens commun nous affirme ]’existence du temps et de les-
pace ; mais, si vous linterrogez sur la nature du temps et de les-
pace, il ne yous répondra pas. De méme, il nous affirme lexistence
dune beauté, dune justice; mais il ne sait pas en quoi consiste l’es-
sence de cette beauté et de cette justice. Donc, si la philosophie com-
prend nécessairement ces grandes questions relatives a Ja jiature de la
substance, de lespace, du temps, de la justice, de la beauté, Ja philo-
sophie ne peut s’en tenir au sens commun, puisque sur ces questions
Je sens commun est muet. Or Vesprit humain ne se posv-t-il pas ces
questions, et Ja philosophie ne doit-elle pas, en conséquenee, les agiter
et s‘efforcer de les résoudre ? Ainsi, la philosophie, comnie Buffier,
Reid et la plupart des philosophes écossais semblent le croive, ne doit
pas se tenir dans les bornes des croyances du sens commun, elle doit
les approfondir et les expliquer sous peine den demeurer a un dogma-
lisine Vulgaire,
A cétéde la théorie du sens commun, on trouve encore dans le. Traite
des verites premieres quelques questions que le P. Buffier a trailé-es avec
une cerlaine originalile , et résolues a Vavance dans le sens de Jécole
BUFFIER. 399
écossaise : telles sont les deux questions de la valeur du témoignage
des sens et de la nature des idées. Tous les philosophes de toutes les
écoles s'accordaient, 4 cette époque, a déclarer suspect et trompeur le
témoignage des sens; Buffier, néanmoins , entreprend d’en défendre en
une certaine mesure la légitimité. Il explique assez bien la vraie cause
des prétendues erreurs attribuées aux sens. Ce ne sont pas les sens qui
nous trompent, mais les jugements que nous portons a loccasion du
témoignage des sens : les sens ne nous montrent jamais que ce qu’ils
doivent nous montrer conformement aux lois générales de la nature.
Ainsi l'objet propre de la vue, c’est la couleur. Toutes les couleurs que
nous montre la vue n’ont que deux dimensions et sont toutes sur un
méme plan; néanmoins nous voulons juger par la vue de ce qu’est lob-
jet propre du toucher, a savoir : des distances et des dimensions des
corps, et alors il nous arrive de nous tromper ; mais l’erreur vient de
ce jugement par lequel nous étendons arbitrairement les affirmations
immédiates du sens de Ja vue au dela de leurs vraies limites, et non du
témoignage de la vue. Toutes les erreurs imputées a louie et aux au-
tres sens s’expliquent de la méme maniére; toutes proviennent, non
du témoignage direct et immédiat de chacun de ces sens, mais des juge-
ments par lesquels nous en étendons arbitrairement la portée. Reid a
traité la méme question avec plus d’étendue, et il la résout aussi de la
méme maniére et a peu prés avec Jes mémes arguments.
Buffier a encore devancé Reid sur la question de la nature des idées,
sans toutefois y attacher la méme importance. En effet, dans un cha-
pitre intitulé : Ce qwon peut dire d intelligible sur les idées, il définit
les idées de pures modifications de notre 4me, qui ne peuvent pas plus
étre distinguées de l’entendement que le mouvement du corps remué.
Dans ses observations sur Ja métaphysique de Malebranche, il soutient
encore que les idées ne sont pas des étres réels distincts de esprit qui
connait, et que leur réalité est une réalité purement idéale. Il est im-
possible de condamner d’une maniére-plus expresse la théorie des idées
représentatives. ;
Tels sont les points les plus remarquables et les plus originaux du
Traité des vérites premiéres. Le P. Buffier, dans le méme ouvrage,
aborde bien, il est vrai, une foule de questions métaphysiques relatives
a Ja nature des étres, a Ja nature de l’dme, Ala liberté, a l'immortalité;
mais il les traite et les résout un peu superficiellement, et le plus sou-
vent ilne semble pas méme entrevoir les vraies difficultés. Néanmoins,
et malgré ses défauts et ses lacunes, la philosophie du P. Buffier, placée
entre la philosophie de Descartes, qui, comme systéme, va bientot
mourir, en laissant toutes les sciences et toute la société pénétrées de
son esprit et de sa méthode, et ]a philosophie de Locke qui va lui suc-
céder, posséde une certaine originalité qui lui est propre et mérite assu-
rément une part dans les éloges qui, de nos jours, ont été prodigués a
la philosophie €cossaise. En effet, entre Reid et le P. Buffier, les ana-
logies sont nombreuses : tous deux se proposent de remettre le sens
commun en honneur, d’en déterminer l’autorité; tous deux s'appuient
sur cette autorité pour combattre la plupart des systémes de leur temps;
tous deux proclament lexistence dun certain nombre de vérités pre-
mieres qu’on ne peut méconnaitre et méme chercher a démontrer sans
400 BUHLE.
tomber dans les conséquences les plus extravagantes de l’idéalisme et
du sceplicisme ; tous deux ont Je tort de s’en tenir trop souvent a ces
affirmations du sens commun, sans chercher a les expliquer, comme
doit le faire toute vraie philosophie. Les analogies n’existent pas seule-
ment pas dans le fond, mais encore dans la forme : tous deux combat-
tent leurs adversaires avec l’arme de lironie, et, aunom du sens commun,
ne se font pas faute de les renyoyer aux peliles maisons; tous deux
enfin ont une clarté quelquefois un peu superficielle et un peu diffuse,
puisée, en partie, dans les habitudes de l’enseignement. Enfin il y a
dans le P. Buffier une certaine libéralité d’esprit qu’on est étonné de
rencontrer chez un Pere jésuite, et qui le rapproche encore de Reid et
des philosophes de l’école écossaise. Cette libéralité d’esprit se manifeste
surtout dans son examen des préjugés vulgaires , ol, sous Ja forme
d'un badinage ingénieux et Iéger, se cachent des apologies de la
liberté de penser et d’écrire, el des protestations souvent justes et
hardies conire les opinions le plus gén¢éralement recues dans la société.
Il s’y éléve contre la censure, qui, sous prétexte darréter Jes mauvyais
livres, en arréte une foule de bons; il souticnt quil y a beaucoup.moins
de mauvais livres que d’ordinaire on. ne se Vimagine, et que dans
presque tous il y a toujours quelque bon cdté. Enfin il développe et
justific, d'une maniére fort galante, cetle these, que T intelligence
des femmes est tout aussi apte aux sciences que intelligence des
hommes.
Cette esquisse rapide des trails et des caractéres les plus généraux de
Ja métaphysique conlenue dans le Traite des verités premieres , suffit a
prouver que le P. Buffier, comme nous le disions, mérite une place dans
histoire de la philosophie francaise. EB.
BUHLE (J. Gottlieb), né a Brunswick en 1763, professa la philo-
sophie d’abord a Gottlingue, puis 4 Moscou, et enfin a Brunswick, ott
il mourut en 1821. IH s’est borné a enseigner et a développer Ja doc-
trine de Kant; mais sil occupe un rang peu élevé comme penseur, il a
rendu alVhistoire de la philosophic de nombreux et dimportants ser-
vices. Lorsque Académie de Goéttingue arreta le projet dune //istoire
encyclopédique des connaissances humaines , ce ful lui qui fut chargé
d'écrire | ffistoire de la philosophie moderne, depuis le rétablissement
des sciences jusqu’a Kant. Son ouvrage parul sous ce titre a Gott-
tingue, en 6 vol. in-8°, de 1800 a 1805; il a été traduil en frangais par
M. Jourdan, 7 vol. in-8’, Paris, 1816. Buhle avait publié précédem-
ment une Histoire de la raison philosophique, 1793, 1 vol. (ouvrage non
continué), et un Manuel de Vhistoire de la philosophie, avec une Biblio-
graphie de cette science, 8 vol. in-8°, 1796-1804 (all.). L’Mistowre de la
Philosophie moderne de Buhle manque en général de méthode et de pro-
portion. Les systtmes y sont exposés dans un ordre arbitraire qui ne
permet pas den saisir Penchainement; |’auleur ne mesure pas assez,
dapres limportance des doctrines, [étendue qu il donne a leur expo-
sition. C’est ainsi que Bruno occupe plus de cent pages, la Prewma-
tologie de Ficin cent cinquante-six, Gassendi cent vingt, el Descartes
soixante-dix a peine. Malgré ces graves défauts, /HMistoire de la phi-
losophie moderne ne laisse pas que d’¢ure cminemment ulile par l’exac-
BUONAFEDE. 401
titude irréprochable et labondance des résumés et des extrails qu’on y
trouve. Buhle avait aussi entrepris une traduction de Sextus Empiricus,
demeurée inachevée , in-8°, Lemgo, 1793, et une édition d’Aristote,
dont cing volumes seulement ont paru, Deux-Ponts, 1791-1800. Le pre-
mier volume contient plusieurs biographies d’Aristote, une dissertation
sur les Livres acroamatiques et exotcriques, le catalogue des éditions et
des iraductions du Stagirite, la nomenclature historique de ses com-
mentateurs, et le traité des Catégories. Les autres volumes renferment
la suite des ouvrages logiques, la Rhetorique et la Poctique,accompagnés
d'une traduction latine et suivis de notes explicatives. Cette publication
fait le plus grand honneur au savoir de Buhle, et il est a regretter que
les circonstances ne lui aient pas permis de la terminer. — On trouvera
un examen del Histoire de la Philosophie moderne de Buhle dans les
Fragments philosophiques de M. Cousin, 3° édil., t. 1.
BUON AFEDE (Appiano), philosophe ct publiciste italien du dernier
sitcle. Il naquit 4 Commachio, dans le duché de Ferrare, en 1716,
entra en 1745 dans Vordre des Ceélestins, fut nommé professeur de
théologie a Naples, en 1740, et occupa successivement plusieurs
abbayes. T] mourut en 1793, général de son ordre. H céda a Vinfluence
des idées du xvime siécle, dont on retrouve les qualités et les défants
dans les ouvrages suivants, remarquables d'ailleurs par Voriginalilé du
style : Istoria critica e filosofica del suicido , in-8°, Lucques, 1764 ;
Istoria della indole di ogni filosofia, 7 vol. in-8°, Lucques, 1772,
Venise, 1783 : c'est, sans contredit, le meilleur et Je plus estimé de ses
ouvrages ; — Della restaurazione dogni filosofia ne secolt xvi, XVI €
xvi, 3 vol. in-8°, Venise, 1789. Les idées de Buonafede sur le droit
naturel et public ont été exposées dans deux ouvrages a part : Delle
conquiste celebriesaminate colnaturale diritto delle genti, in-8°, Lucques,
1763; Storia critica del moderno diritto di natura e delle genti,in-8°, Pé-
rouse, 1789. Dans un écrit intitulé : Ritratti poetic?, storict ecritict di var}
moderni uomini di lettere, il imite avec assez de bonheur la maniére sa-
tirique de Lucien. Enfin il est aussi l’auteur d’un recueil de comédies
philosophiques : Saggio di commedie filosofiche, in-4°, Faenza, 175%,
publié sous le nom de Agatopisto Cromaziano.
‘
BURIDAN (Jean), l’un des plus célébres et des plus habiles défen-
seurs du nominalisme. On ne connait nil’époque précise de sa naissance
ni celle de sa mort; mais on sait quil naquit a Béthune, qu'il suivit
les legons d’Occam, dont plus tard il enseigna les doctrines avec un
immense succes; qu’en 1327 il était recteur de l’Universilé de Paris,
et qu’en 1358 il vivait encore, agé de plus de soixante ans. Nous n’hé-
sitons pas a regarder comme une fable Ja tradition suivant laquelle Bu-
ridan , aprés avoir cédé aux séductions de Jeanne de Navarre, femme
de Philippe le Bel, aurait échappé comme par miracle a la mort qui
Vattendait au sortir du lit de ceite princesse : car c’est par ce moyen,
dit-on, que Ja reine adulteére achctait le silence de ses complices. Jeanne
de Navarre est norte en 130% a un age assez avancé, et cinquante-
quatre ans plus tard nous trouvons Buridan encore plein de vie. On a
dit aussi qu’obligé de fuir les persécutions exercées contre son parti,
1, 26
402 BURIDAN.
c’est-a-dire contre les nominalistes , il se refugia en Autriche, et quil
y fonda une école devenue le berceau de | université de Vienne. La
date qu'on assigne a cet événement est 1356 : or on sait que l’univer-
sité de Vienne fut fondée en 1237 par lempereur Frédéric I. Quant
aux préetendues persécutions dont il fut lobjet, elles commencérent
longlemps aprés sa mort, quand une ordonnance royale, signée par
Louis XI, proscrivit ses ceuvres avec toutes celles ol le nominalisme
se trouvail enseigné.
Dans un temps ot la philosophie et la théologie étaient presque en-
ti¢érement confondues, il y a cela de remarquable dans Buridan, qu'il
a éyité avec précaution toutes les questions theologiques. Il se bornait,
dans son enseignement comme dans ses écrits, a expliquer les ceuvres
les plus importanies d’Aristote sur la logique, ja meétaphysique, la mo-
rale et la politique. Or on sait qu’a celle épogque on ne connaissait
pas dautre maniére de cultiver la philosophic que de commenter les
écrits du Stagirite. En logique, il s'est appliqué surtout a rassembler
un certain nombre de régles a l'aide desqueiles on devait trouver des
termes moyens pour toute espéce de syllogisme. C’était recommencer
le grand art de Raymond Lullc, et réduire Ja pensée a une opération
presque mécanique, qu’on a nommée par dérision le pont aux dnes. En
morale il penche visiblement au fatalisme; mais la maniére dont il pose
Je probleme de la liberté, les objections qu'il éleve contre cette facullé,
quoique sans force en elles-mémes, témoignent d'une dialectique ha-
bile, d'une intelligence trés-exercée aux discussions philosophiques, et
contiennent en germe tout ce quon a écrit plus tard en faveur de la
méme cause. Selon Buridan, toute la question se réduil a savoir si,
placé entre deux motifs opposés, nous pouvons nous décider indifferem-
ment pour l'un ou pour Jautres Sommes-nous prives de ce pouvoir ;
adieu la liberié! Si, au contraire, nous avons, |action elle-néme de-
vient impossible, car elle est sans raison et sans but. Comment, en effet,
choisir entre deux partis pour lesquels nous éprouyons une égale indif-
férence? Que si l'on prétend que notre volonié incline naturellement et
nécessairement vers le souverain bien, mais que nous avons toujours
Je choix des moyens, Ja situation n’aura pas changé; car il nous faul
une raison pour nous arréter a un moyen plutot qua un autre. Sil est
nécessaire que cette raison lemporte, nous ne sommes pas libres. Dans
le cas contraire , notre determination est sans motif et sans régle; elle
échappe a toutes les lois de la raison, ce qui est également incompati-
ble avec lidée que nous nous faisons de la liberteé In Ethicam Nico-
machi, lib. ur, queest. 1). Il ne pensait pas que la liberté puisse con-
sister a choisir le mal, quand nous avons devant nous les moyens de
faire le bien, a agir dune maniére déraisonnable quand Dieu nous a
donné la raison, et enfin a nous montrer moins parfaits que nous ne le
serions sans elle. Il faisait consister le libre arbitre dans la seule faculté
de suspendre nos résolutions et de les soumettre a un examen plus ap-
profondi. Quand nous donnons au mal la preference sur Je bien, c'est que
notre esprit est roublé ou dans ignorance ; c'est que nous mettons | un
a la place de Vautre (bi supra, quest. 3, 4, sqq..
Quant a argument auquel Buridan a doané son nom, et qui nous
montre un ane mourant de fain entre deux mesures d’avoine également
BURKE. 405
éloignées de lui, ou mourant de faim et de soif entre une mesure d’avoine
et un sceau d'eau, dans linstant ot ces deux appétits le sollicitent en
sens coniraire avec une force égale, on Je chercherait vainement dans
les écrits du célébre nominaliste , et il n’est pas facile de dire quel en
pouvait étre usage; car Buridan s’occupe de la Jiberté des hommes et
non de celle des animaux, que personne ne songeait a défendre. Nous
admettrons volontiers avec Tennemann (fistowre de la philosophie,
t. vir, 2° part.) que cet argument célébre était plutot un moyen ima-
giné par ses adversaires pour tourner en ridicule son opinion sur Ja li-
berté dindifférence.
Voici les titres des ouvrages de Buridan: Summula de dialectica, in-{,
Paris, 1487; —Compendium logice , in-f?, Venise, 1489; — Questiones
in X libros Ethicorum Aristotelis, in-f?, Paris, 1489, et in-4°, Oxford ,
1637; —Questiones in VIII libros Politicorum Aristotelis, in-4°, Paris,
1500, et Oxford, 1640;— Questiones in VIII libros Physicorum Ari-
stotelis, in libros de Anima et in parva naturalia, Paris, 1516; — In
Aristotelis Metaphysica, ib., 1518; — Sophismata, in-8°. — Voyez
Bayle, Dictionnaire critique, et les Histoires générales de la philoso-
phie, surtout celle de Tiedemann.
BURRE (Edmond) naquit en 1730, et mourut en 1797. II fit une
partie de ses études a l’université de Dublin, sa ville natale. Il ne nous
appartient pas de le suivre dans la carri¢re ot il s‘est illustré comme
orateur et comme écrivain politique. Sa place est marquée dans I’histoire
du parlement anglais et dans celle des grands événements de la fin du
dernier siécle. Comme philosophe, il a mérité une réputation durable
par un livre qui obtint un grand succes a |’époque ou il parut, et qui
jouit encore aujourd hui d'une certaine réputation, sa Recherche philo-
sophique sur Vorigine des idées du sublime et du beau. Cet ouvrage, écrit
avec élégance, et rempli d’observations ingénieuses, est un des meilleurs
qui aient marqué les premiers progres d’une science encore peu avancée.
Burke commence par établir, dans une introduction étendue, l’univer-
salité des principes du gout. Le gout, selon lui, est une faculté com-
plexe, ou les sens, imagination et Ja raison entrent comme éléments.
Or, chez tous les hommes, les sens sont organisés de maniére a perce-
voir de méme les objets; l imagination ne fait que varier la disposition
des idées qu’ils lui transmettent; la raison, qui est le pouvoir de discer-
ner le vrai du faux, a ses régles fixes. Primilivement, le gout ne peut
donc étre qu'uniforme, et ses différences doivent tenir a des causes ac-
cidentelles, comme I’habitude, l’exercice, etc. Ce nest pas nous qui con-
testerons l’excellente thése que soulient Burke; mais une critique sé-
vere serait en droit de lui reprocher la part trop large qu ‘il fait aux
sens, comme éléments du gout et comme sources didées. Quoi qu'il en
soit, Burke, arrivant a parler du sublime et du beau, se livre d'abord a
une étude approfondie des émotions qui peuvent agiter le coeur de
Vhomme. II distingue le plaisir positif que produit en nous le présence des
objets agréables, et la sensation mélangée de crainte et de jouissance,
le délice, comme il l'appelle, que provoque I’éloignement de la douleur.
Il distingue de méme les passions qui se rapportent ala conservation de
soi, et celles qui ont pour objet la société; parmi celles-ci, la sympathie
26.
AOA BURLAMAQUI.
occupe le premicr rang. Cela posé, il place Je sentiment du sublime dans
la classe des sentiments personnels, Je sentiment du beau dans celle des
passions sociales, et il considére le premier comme développé en nous
par lidée dune douleur ou d'un danger auquel nous ne sommes pas
actuellement exposés. Le sentiment du sublime n’est autre que Ja ter-
reur accompagnée dela conscience de notre sécurité. C’est le suave mari
magno de Lucréce. Burke examine dans une seconde partie les causes
qui produisent le sublime ; ce sont, pour ne citer que les principales,
lobseurité, la puissance, la privation, linfinité, la magnificence, la lu-
miére. Cette analyse abonde en observations intéressantes et vraies, que
suggere a Vauteur Ja connaissance étendue de Ja littérature ct des arts ;
mais |’explication des faits manque souvent de profondeur. Une troisi¢éme
partie est consacrée a Vidée du beau. Burke y refute dabord quelques-
unes des définitions proposées par les philosophes. H fait voir quela beauté
ne réside nidans la proportion, ni dans Ja conrenance des parties , ni
dans Ja perfection. Cest peut-ctre le meilleur chapitre de louvrage.
Burke acu le mérite de montrer que le Jugement du beau n'est pas le
résultat dune comparaison, qu’ilest instinctif et immeédiat. La conclusion
quil tire de Ja sert a établir sa definition. « La beauté est le plus sou-
vent une qualité des corps qui agit physiquement sur Vesprit humain
par l‘intervention des sens; » thcorie singuli¢rement ¢troite qui ne per-
met pas d’appliquer Je terme de beauté a Vintelligence et ala vertu, et
qui réduit a étude du beau, ala recherche des qualités sensibles des
objets qui nous paraissent tels. Engagé dans cette voie exclusive, Burke
ne s’y arréte plus. Aprés avoir indiqué les caractéres extérieurs de la
beauté, comme la petilesse, la délicatesse, le poli, etc., il en cherche Ja
cause efficiente dans Jes lois de lorganisme et Ie systeme nerveux.
Tout ce qui est propre a produire une tension extraordinaire des nerfs,
doit causer une passion analogue ala terreur et, par conséquent, est une
source de sublime ; tout ce qui produit, au contraire, un relachement
dans les fibres, est un objet beau: telle est Ja conclusion hypothétique ,
arbitraire , insuffisante , a laquelle aboutit un ouvrage fort bon a beau-
coup d’égards. Esprit fin et pénétrant plutot que solide , Burke exccl-
lait surtout a saisir les nuances les plus délicates des sentiments et des
idées. Il a légué a la philosophie de Vart les observations de détails
les plus originales et les plus précieuses et une théorie contestable. La
Recherche philosophique sur Vorigine de nos idées du sublime et du
bean a été traduite en francais par E. Lagentic de Lavaisse, in-8°,
aris, 1803.
BURLAMAQUL (Jean-Jacques) naquit en 1694 a Gencve, ot il
occupa longtemps une chaire de droit naturel; mais, le mauvais ¢lat de
sa santé Vayant obligé a renoncer a l’enseignement, il devint membre
du conseil intime de Ja republique, qualite quil conserva jusqu’a sa
mort, arrivée en 1748. Adoptant les vues libérales de Barbeyrac avec
Jequel il était hé @amitié, Burlamaqui fit faire de grands pas a la science
du droit naturel et ne contribua pas peu a la répandre. Mais il avait le
tort, comme ta plupart de ses prédécesseurs , de ne pas la disinguer
assez de la morale proprement dite. Loin de penser, comme Hobbes,
que la sociclé civile soit tout Ie contraire de Pétat de nature, il admet-
BURLEIGIH. 405
tait une société naturelle dont la société civile n’est que le perfectionne-
ment. Le but de celle- -ci est dassurer a un certain nombre d’hommes
réunis sous Ja dépendance d’une autorité commune le bonheur auquel
ils aspirent naturellement, et que l’ordre et les iois peuvent seuls leur
procurer. Afinfque ce but soit réellement atteint et que l’autorité ne
puisse pas faillir a lintérét général pour lequel elle est instituée, des
garanties sont nécessaires de la part du souverain au profit du peuple,
et ces garanties sont la condition indispensable d’une solide liberté. C’est
a peu prés sur ce principe que reposent toutes les constitutions moder-
nes. Le souverain ne peut avoir au-dessus de Jui aucun autre pouvoir
pour le juger et lui infliger un chatiment, autrement il perdrait son ca-
ractére le plus essentiel : c’est ce que nous appelons aujourd’hui étre
inviolable et irresponsable. Cependant Burlamaqui accorde au peuple
tout entier le droit de reprendre ou de déplacer l’autorité souveraine ;
mais il préfére aux royautés électives les royautés héréditaires.
On a de Burlamaqui les ouvrages suivants : Principes du droit natu-
rel, in-4°, Geneve , 1747 et souvent réimprimé ; — Principes du droit
politiques in-4°, Gendve, 1751; — Principes du droit naturel et poli-
tique, in-4°, Gendve, 1763, et 3 vol. in-12, 176% : ce dernier ouvrage
nest que la réunion des deux précédents ; — Eléments du droit naturel...
ouvrage posthume d’apres le veritable manuscrit de Vauteur, in-8°, Lau-
sanne , 177%. Sous le titre de Principes du droit de la nature et des gens,
de Félice a donné une édition complete des ceuvres de Burlamaqui,
accompagnée de beaucoup de notes, 8 vol. in-8°, Iverdun, 1766 et
Paris , 1791. Une autre édition en a été publiée par M. Dupin, 5 vol.
in-8°, Paris, 1820. Tous ces écrits se distinguent par la clarté et la
précision et offrent un résumé substantiel de la science du droit naturel,
au degré ou elle était parvenue du temps de l’auteur. tee
BURLEIGIHE (Walter) ou Gauthier Bourret, ecclésiastique anglais,
né a Oxford en 1275, mort en 1357, avait étudié sous Duns Scot et pris le
grade de docteur a Paris. I! y professa, avant de retourner en Angle-
terre , ou il fut le précepteur d’Edouard HI. Il avait étéle condisciple
d°‘Occam. Eprouya-t-il le besoin de se distinguer par quelque difference
systématique de son célébre rival ? Liintéret de sa réputation, qui fut
grande aussi a cette époque , le poussa-t-il 4 chercher quelque nuance
qui empéchat de confondre son ¢cole avec celle d’ Occam? Ou enfin obéit-
il 4 des convictions sincéres ? Quelle que soit la cause qui ait exercé sur lui
de l'influence, il a développé, sur les universaux, une opinion moins ap-
profondie que celle d’Occam, et différente de cellede Duns Scot. [1 nous
parait s’étre rapproché du réalisme conciliateur de saint Thomas d’A-
quin, qui reconnaissait que les universaux, en tant qu’universaux,
nont point de réalité dans la nature (non habent esse), mais qu’ils en ont,
en tant qu’ils sont renfermés dans Jes objets individuels (secundum quod
sunt individuata); aussi, les historiens de Ja philosophie ne sont-ils
point daceord sur Ja place quils lui assignent dans Ja dispute : Brucker
et Tiedemann te regardent comme nominaliste; ‘Tennemann en fait un
réaliste. Peul-étre n’est-il pas impossible de concilier ces jugements
contradictoires.
Dans un livre qui a composé sur les universaux, sous Ja forme d’un
406 BURLEIGH.
commentaire sur lTIsagoge de Porphyre, Burleigh, reproduisant les
expressions mémes de la traduction qu’en a donnée Boéce, annonce a
l'avance l’intention de s’abstenir de traiter la question dans le sens pla-
tonicien, et telle que Porphyre l'a posée. I1n’examinera pas si les univer-
saux sont corporels ou incorporels; il place cette question au dela de
l'investigation qu'il se propose; il se promet seulement de faire connai-
tre les opinions des anciens philosophes, principalement celle des péri-
patéliciens sur la vérilable nature des idées de genre et d’ espéce. D’a-
prés cette entrée en matiére, il est facile de voir que le probléme
ontologique ne sera pas abordé, et, dés que l'auteur se renferme dans
le point de vue logique et dialectique’, on doit s'atlendre que les conclu-
sions, a son insu méme, ne seront point complétement défavorables au
nominalisme, ou, du moins, fourniront des armes contre ses adver-
saires. Aussi, au terme de ses efforts, Burleigh est-il nominaliste, en
tant que regardant les universaux comme de purs noms, lorsqu’on les
saisit dans leur conception abstraile, et réaliste en tant qui les consi-
dére comme des réalités dans leur union ayec les objets qu’ils modifient;
il est facile de voir quici toute Ja dispute repose sur le sens que l'on
donne au mot réalilté.
Rixner, sans le déclarer exclusivement réaliste, incline cependant a
le regarder plutot comme tel, en se fondant sur le passage suivant, ex-
trait ou résumé de son commentaire sur la Physique d’Aristole (trac-
tal. 1, c. 2) : « Que le général n’existe pas seulement comme idée
dans l’esprit , mais qu’il existe encore en réalilé; que, par conséquent,
il ne soit pas un peu idéal, mais qu'il soit ae chose de réel, c’est
ce que démontrent les observations suivantes : a, puisque la nature n’a
pas seulement pour but, dans ses creations , is individus, mais plus
encore les espéces, et que, d’un autre coté, ce que se propose la nature
ne peut élre que quelque chose de réel, existant en soi et en dehors
de Vidée, il suit que le général est quelque chose d’existant; 6, puisque
les appétiis naturels cherchent toujours et uniquement le général;
comme on voit, par exemple, le désir de manger en général, ne pas
convoiter telle ou telle nourriture en particulier; sur ce fondement, nous
devons reconnaitre que le général n’est pas seulement dans la pensée et
dans lidée, mais encore qu'il est en réalite; e enfin, puisque les droits,
traités, lois ont tous pour objet le général, il suit encore nécessaire-
ment que le général doit étre quelque chose de réel, car les comman-
dements généraux doivent avoir une réalilé objective et une force obli-—
gatoire. » Nous ne ferons aucune réflexion sur la valeur de ces
raisonnements.
.Tel est le point principal des travaux philosophiques de Walter Bur-
leigh. Quant au reste de ses commentaires sur les diverses parties de la
Logique, ct surla Physique d’Aristote, ils reproduisent, comme Ia fait le
moyen age lout entier, sans en avoir une complete intelligence, les tra-
vaux de ce grand philosophe. Peut-étre est-il juste de reconnailre que
Vexposition de Burleigh aun certain degré de clarté qu'on ne trouve pas
toujours dans les écrivains de cetle période , et qui n échappa pointa ses
contemporains; cest a cette qualité, sans doute, quil a du le surnom
de Doctor planus et perspicuns. Indépendamment de ses commentaires
sur Aristole, publiés a Venise et a Oxford, au xvie siccle, on a de lui
BUTLER. AQT
un traité De vita et moribus philosophorum (in-h°, Cologne, 1472; in-f,
Nuremberg, 1477), dont lérudition ne parait pas fort exacte, s'il est
vrai qu’entre autres erreurs, l’auteur confond Pline Je Naturaliste avec
Pline le Jeune. il. B.
BUTLER (Joseph), théologien et moraliste anglais, naquit, en 1692,
a Wantage dans le comté de Berk. Ses parents étaient presbytériens ;
mais il abjura dés sa jeunesse les principes de cette communion, pour
embrasser la religion épiscopale. Cing lettres adressées a Clarke, en
1713, au sujet de sa démonstration de l’existence de Dieu, commencé-
rent la réputation de Butler comme philosophe. Il y proposait au célébre
théologien des objections congues avec une rare sagacité contre les preu-
ves de plusieurs attributs divins, entre autres l’omniprésence. Clarke
publia les lettres de son jeune adversaire avec ses propres réponses dans
la premiere édition qu il donna de son ouvrage, et peu aprés il fournit
a Butler une occasion de développer ses talents et ses opinions en le
faisant nommer prédicatcur a la chapelle du maitre des réles. Quinze
sermons préchés a cette chapelle et publiés en 1726, in-8°, ainsi qu’un
Traité de Vanalogie de la religion naturelle et révélée avec la constitu-
tion et le cours de la nature, qui vit le jour en 1756, in-4°, achevérent
de placer Butler au nombre des penseurs Jes plus distingués de l’An-
gleterre. Aprés avoir possédé différents bénéfices et avoir été environ
un an secrétaire du cabinet de la reine Caroline, il fut nommé en 1737
évéque de Bristol, et en 1750 évéque de Durham. Il est mort en 1752.
La doctrine philosophique de Butler est tout enti¢re contenue dans
ses sermons et dans une double dissertation sur lidentité personnelle
et sur la nature de la vertu, qu’on trouve assez ordinairement imprimée
ala suite du ratte de Vanalogie. Butler a le mérite d’avoir éclairci un
des premiers Ja notion de lidentité du moz, allérée par Locke et surtout
par Collins. Il établit avec force que chacun de nous est convaincu de
persister toujours le méme pendant tout le cours de la vie, et qu’on ne
peut révoquer en doute cette croyance, sans ébranler l’autorité de nos
facultés intellectuelles et sans tomber dans un scepticisme absolu. I] avait
encore vu que la conscience et Ja mémoire qui nous attestent notre iden-
tité nela constituent pas, «qu'un homme, comme il le dit, est toujours
le méme homme, qu il le sache ou qu'il lignore; que le passé n’est pas
anéanti pour étre oublié, et que les bornes de la mémoire ne sont pas
les bornes nécessaires de l’existence.» En morale, Butler a démontré
que l'amour de soi est si peu Je principe de toutes les affections de la
nature humaine, qu'il ne rend pas méme compte des tendances person-
nelles, comme les appétits. L’amour de soi recherche, en effet, les choses
comme moyens de bonheur; les appétits, au contraire, les recherchent,
non comme moyens, mais comme fins. Chaque penchant tend a son ob-
jet simplement en vue de Vobtenir. L’objet une fois atteint, le plaisir en
résulte; mais il ne fait pas distinctement partie du but de agent. Ilya
plus, l'amour de soi ne pourrail se développer si tous les désirs particu-
liers n’avaient pas une existence indépendante; car il n'y aurait point de
bonheur, puisque celui-ci se compose de la satisfaction des différents
désirs. Par ces apercus picins de justesse, Buller se séparail des mora-
listes, qui ont placé dans lintéreét le motif et la régle de toutes les actions.
408 CABALE.
J] est plus difficile de dire s'il a considéré la faculte morale comme un
sentiment ou comme un pouvoir rationnel. Ce quil y a de sur, c'est
qu’au-dessus des passions, soit personnelles, soit bienveillantes, il ad-
met l’autorité de la conscience, juge supréme du bien et du mal, char-
gée de surveiller, d’approuver ou de désapprouver les différentes affec-
tions de notre dme, ainsi que les actes de notre vie; mais il ne se
prononce pas sur la nature de la conscience; il ne se hasarde méme pas
ala désigner par une dénomination constante. Butler, sous tous ces
rapports, se montre un des précurseurs de l’écoie écossaise; il a le bon
sens et l’exactitude, il a aussi l'indécision et la imidité qui caractérisent
les chefs de cetle école. Ha paru, en 1824, une traduction francaise du
Traité de Vanatogie de la nature et de la religion , in-8°, Paris. Une ex-
cellente édition de ce traité, accompagnée dune Vie de Butler et d'un
examen de ses ouvrages, et suivie des deux dissertations dont nous avons
parlé plus haut, avait ¢lé publice en 1809, Londres, in-8°, par milord
Halifax, évéque de Glocester. Consultez aussi M. Cousin, Cours @his-
toire de la philosophie mederne pendant les années i816 et 1817, in-8°,
Paris, 1840, p. 212 et suiv.— Mackintosh, Hisfoire de la Piilosophie
morale, trad. de Vanglais par M. Hi. Poret, in-8°, Paris, 1834, p. 185
cl suiv. —- Joullroy : Cones de droit naturel, x1x° lecon,
C
CABALE. Voyez Kanpare.
CABANIES (Pierre-Jean-Georges ), médecin, philosophe et littéra-
teur, naquit a Conac en 1757. Contic, des lage de sept ans , a deux
prétres da voisinage, il manifesta de bonne heure du gout pour le tra-
vail et de Ja persévérance dans ses eludes, A dix ans, i entra au collége
de Brives; mais la, une sévérité mal entendue, loin dassouplir et de
diseipliner un caractére naturellement irritable , n’cut dautre résultat
que de l'exaspérer et de lui donner une roideur dont il eut plus tard
beaucoup de peine a se corriger.
Dans les hautes classes , dirigé par des maitres pleins de bienveillance,
Cabanis montra plus de docilité; mais en rhétorique, maltrailé de nou.
veau par l'un des chefs du collége, i il se livra plus que jamais a toute la
violence de son caracteére; il Jutta d’ opinidtreté avee ses maitres; a de
nouvelles rigueurs , il répondait par de nouvelles provocations ; enfin,
et apres plus d'une année de repressions rigoureuses et toujours inu-
ules, on finil pas renvoyer a son pere cet enfant rebelle.
Dans la maison paternelle , on ne sut pas mieux s’v prendre : on ai-
grit encore ce caractere indomptable ; on le mit de nouveau en révolte
ouverte, et il fallut plus dune année encore pour que son pcre se deé-
cidat a changer de anes : il conduisit a Paris le jeune Cabanis ct
Vahandonna complétement a lui-méme. « Le parti élait extreme, a dit
plus tard Cabanis dans une ngtien cle par Ginguené ef conservée dans
sa famille, mais cette fois le succes fut complet. » Cabanis ne se senut
pas plutét libre du joug que toutes ses forces s’étaient employées a
CABANIS. 409
secouer, que le gott de létude se réveilla chez lui avec unc sorte de
fureur. Peu assidu aux Iecons de ses professeurs de logique et de phy-
sique, il lisait Locke et suivail les cours de Brisson; en méme temps il
reprenait en sous-ceuvre les différentes parties de son éducation pre-
miére. Deux années s’écoulérent ainsi dans la société des classiques
grees, latins et francais.
A l’dge de seize ans, il se livre a des mains étrangéres, et va par mer
chercher un pays qu’on lui représentait comme a demi sauvage, c’est-
a-dire la Pologne : c’était en 1773, a l’époque du premier démembre-
ment de ce malheureux royaume. I] n’y resta que deux années; a dix-
huit ans il était de retour a Paris, et y cultivait la société de quelques
gens de lettres; il se lia plus particuliérement avec le poéle Roucher :
celui-ci lui inspira le gotit des vers. L’Académie francaise avait alors
proposé, pour sujet de prix, la traduction de quelques fragments de
VIhade en vers francais; Cabanis envoya au concours deux morceaux
qui, dit-on, ne furent pas méme remarqués. Roucher cn a depuis in-_
séré quelques passages dans les noles du poéme des Mois.
Ces succes de société ne pouvaient assurer 4 Cabanis une existence
honorable et indépendante; sa santé, naturellement délicate, s'était al-
térée; son pére le pressait de choisir une profession utile, il se décida
pour la médecine. Son premier maitre fat Dabreuil; il ne devint jamais
ce qu'on appelle un praticien, bien que plus tard il ait été nommeé proies-
seur de clinique; les généralités de la science convenaient mieux a son
esprit, et d’ailleurs ses liaisons avec les derniers représentants des doe-
trines philosophiques du xvinie siecle, donnérent a ses études une di-
reclion toute en dehors de la pratique médicale : Ja faiblesse de sa santé
ne lui aurait guére permis, non plus, d’affronter les fatigues et les in-
quiétudes quentraine nécessairement une grande clientele.
Apres avoir terminé toutes ses études médicales, Cabanis, pour trou-
ver du repos, sans s’éloigner de Paris, s’était retiré a Auteuil: c'est 1a
quil fut admis dans la société de madame Helyétius et dans Vintimilé,
par conséquent , deshommes les plus célebres de |’époque; il v retrouva
Turgot, et y fit la connaissance de Diderot, de d'Alembert, Thomas,
Condillac et celle du baron dHolbach; il vy vit Jefferson et Franklin.
A peu pres ala méme époque il fut présenté a Voltaire par Turgot; le
vieillard de Ferney était venu a Paris pour y faire jouer sa tragédie
d'fréne; Cabanis lui soumit quelques morceaux de sa traduction de
Viliade, et en obtint quelques encouragements; il eut cependant le bon
esprit de reconnaitre qu'il n’était pas né pour ce genre de composition ,
et fit ses adieux a la poésie dans une imitation libre du serment d’Hip-
pocrate intitulé : Serment @un médecin.
Cependant la révolution approchait, Cabanis l'avait dabord appelée
de tous ses yorux, et s’était lié dune amilié assez étroite avec un des
plus grands personnages de cette Epoque, avec Mirabeau. Cabanis par-
tageait toutes les idées de ce grand orateur, et il s‘¢tait associé a quel-
ques-uns de ses travaux : c'est a Jui que Mirabeau dut son travail sur
Vinstruction publique. Dans saderniére maladie, Mirabeau s‘était confié
aux soins de Cabanis. Les versions les plus contradictoires ont ¢té ré-
pandues sur ja nature des graves accidents gui s ‘étaient céclarés chez
Mirabeau : Cabanis n’v a vu gu’ene péricardite suraizné, et il ena
410 CABANIS.
publié la relation, en 1791, sous le titre de Journal de la maladie et de
la mort d Hor.-Gabr.- Vict. Riquetti de Mirabeau. ;
Cabanis s ‘était lié, et plus étroitement encore, avec un savant illustre
devenu aussi l’un des principaux personnages de la révolution : nous
voulons parler de Condorcet, qui rivalisa de talents et de malheurs avec
les Girondins; Cabanis lui rendit le dernier service qu'un philosophe de
son école pouvait rendre a un philosophe en d’aussi grandes calamités.
Quand Ja tourmenie révolutionnaire en vint a menacer les hommes
les plus purs , Condorcet se fit donner par son ami Cabanis un morceau
d’extrait de stramonium, poison bien plus actif que la cigué, a l'aide
duquel ce philosophe mit fin a ses jours dans la nuit qui suivit son ar-
reslation. «Je ne leur demande qu’une nuit, » disait Condorcet, tant
cet infortuné était sur d’échapper ainsi a ]’échafaud.
_ Cabanis recueillit les derniers écrits de Condorcet; il épousa plus tard
sa belle-sceur, Charlotte Grouchy, soccur du maréchal de ce nom. Pen-
dant Ja terreur, il s’était exclusivement livré a Ja pratique de son art et,
pour s‘effacer davantage, il s’élait fail attacher au service médical d'un
hdpital. C’est dans cet asile de Ja douleur et sous la livrée de la misére
qu'il trouva le moyen de sauver une foule de malheureux proscrits.
Apres le 9 thermidor, en l’an HII, Cabanis commenga sa carriére
publique; il fut nommeé professeur d’hygiene a |’Ecole centrale de Paris;
en l'an IV, il fut élu membre de |'Institut national, classe des sciences
morales et politiques, section de l’analyse des sensations des idées; en
lan V, il fut nommé professeur de clinique a |'Ecole de santé, et, en
l'an VI, représentant du peuple au Conseil des Cing-Cents.
Cabanis ne fut pas étranger au mouvement du 18 brumaire, et
plus tard celle circonstance, jointe a son mérite personnel, ne contribua
pas peu a le faire entrer au sénat conservateur. Il conserva, du resle,
dans cette assemblée, ses opinions philosophiques et politiques, et fit
partie de la minorité.
Cabanis ne pouvait rien désirer de plus, il était arrivé aux plus
grands honneurs en passant par lenseignement; il avait réalisé en
quelque sorte ce que plus tard Napoleon disait de ! Université , quand il
voulait que ce grand corps eut ses pieds dans les bancs de lécole et sa
téte dans le sénat.
Mais Cabanis ne devait point jouir longtemps de sa haute position ;
sa santé, naturellement précaire, saltérait de plus en plus : au com-
mencement de 1807, il éprouva une premitre attaque d’apoplexie ; il
interrompil dés lors lout travail intellectuel, et quitta Auteuil pour aller
passer la belle saison prés de Meulan, chez son beau-pére; Vhiver sui-
vant, il sétablit dans une maison pres du village de Rueil. Les soins les
plus assidus et les plus éclairés ne purent conjurer de nouveaux acci-
dents : le 5S mai 1808, il succombaa une nouvelle attaque d’apoplexie,
a lage de cinquante-deux ans.
Les ouvrages de Cabanis peuvent étre parlagés en trois séries bien
distinctes ; Jes uns sont purement littéraires , les autres embrassent des
questions médicales, et les autres portent sur des questions de philo-
sophie.
Nous navons ici a nous occuper que des derniers, et plus paruicu-
licrement des douze mémoires publics d’abord en 1802 sous le titre de
CABANIS. Al
Traité du physique et du moral de lhomme, et augmentés, en 1803, de
deux tables, lune analytique, par M. Destutt de Tracy, et l'autre
alphabétique, par M. Sue. C’est louvrage connu aujourd'hui sous le
titre de Rappor ts du physique et du moral de ’homme. Les six premiers
mémoires, ayant été lus a I'Institut en 1796 et 1797, se trouvent im-
primés dans les deux premiers volumes de la cinquiéme classe; les
autres ont été publiés ultérieurement.
Les premiers mémoires renferment des considérations générales sur
l'étude de homme et sur les rapports de son organisation physique
avec ses facultés intellectuelles et morales: un court historique en forme
le préambule. Cabanis veut tout d’abord prouver que Pythagore, Dé-
mocrite, Hippocrate, Aristote et Epicure ont fondé leurs systémes ra-
tionnels et leurs principes moraux sur la connaissance physique de
Vhomme; mais, en méme temps, il déclare qu'on ne sait rien de précis
sur Ja doctrine de Pythagore, et qu'on peut en dire autant de Démocrite.
Quant a Hippocrate , il ne mentionne guére que ses travaux en méde-
cine. I] termine par quelques mots sur Epicure, et arrive immédiate-
ment a Bacon. J’allais oublier Platon, dont il n’est parlé qu’en termes de
mépris : « Les réves de Platon, dit Cabanis, convenaient aux premiers
Nazaréens et ne pouvaient gueére s’allier qu’avec un fanatisme sombre
et ignorant. »
Arrivé aux temps modernes, Cabanis a réservé toute son admiration
pour les chefs de l’école sensualiste , pour Hobbes, Locke, Helvétius et
Condillac; toutefois, son admiration, dit-il, ne l’empéchera pas de re-
egretter qu'Helvétius et Condillac aient manqué de connaissances phy-
siologiques. Broussais disait précisément la méme chose de Destutt de
Tracy. «Si Condillac eut mieux connu !’économie animale, dit Cabanis,
il aurait senti que l’dme est une faculté et non pas un éfre,» cest-a-dire
que Condillac serait resté un pur mateérialiste. Quant 4 Descartes, Ca-
banis a bien voulu Je mentionner, mais avec des restrictions, ses erreurs
ne devant pas nous faire oublier, dit-il, les services qu’il a rendus ala
raison humaine.
Tel est, suivant Cabanis, le tableau rapide des progrés de ]’analyse
rationnelle ; ce philosophe y voit déja clairement un rapport étroit entre
les progres ’ des sciences morales et ceux des sciences physiologiques ;
mais ce rapport devra se retrouver encore bien mieux dans la nature
méme des choses.
Pour exposer convenablement cette nature des choses, Cabanis pose
d’abord en fait que la sensibilité physique est le principe le plus gené-
ral que fournisse l’analyse des facultés intellectuelles et des affections mo-
rales, et il en conclut que le physique et Je moral se confondent a leur
source; ou, en d'autres termes, que le moral nest que le physique
considéré sous certains points de vue plus particuliers.
Cetle proposition parait tellement démontrée a Cabanis, qu‘il ne
cherchera pas méme a en donner la preuve. Si cependant on trouvait
quelle a besoin de développement, il suffirait, suivant lui, d observer
que les operations de lame ou de Vesprit résultent dune suite de
mouvements exéculés par Vorgane cérébral. Singulier complément
d'une proposition dénuée elle-méme de eae qu'une obseryation
absolument impraticable! Quels sont, en effet, les prétendus mouve-
4A2 CABANIS.
ments invoqués ici par Cabanis? HI suffirait, dit-il, de les observer : mais
qui a jamais pu les observer? et quand ils seraient observables , com-
ment en inférer que la pensée résulte de ces mouvements ?
Apres avoir posé ainsi cette pierre d’attente de tout son édifice, Cabanis
traite incidemment des tempéraments, puis il revient aux organes parti-
culiers du sentiment; son but est surtout de prouver que la connaissance
de l’organisation répand heaucoup de lumicre sur la formation des idées.
Cette proposition peut étre vraie; mais Cabanis montre malheureuse-
ment ici qu'il n’avail lui-méme qu’une connaissance fort imparfaile des
faits d’expérimentation ; il assure, par exemple, que ce sont véritable-
ment les nerfs qui sentent; que c’est, non-seulement dans le cerveau
et dans la moelle allongée, mais aussi dans la moelle épini¢re, que l’in-
dividu percoit les sensations! et il ajoule que sans ces connaissances il
est impossible de se faire des notions complétement justes de la mani¢re
dont les instruments de Ja pensée agissent pour la produire!
Etrange mani¢re de raisonner! Cabanis, d’une part, se contente des
notions Jes plus superficielles et les plus inexactes pour se rendre
compte des phénoménes de la pensée; et d’autre part, il assure que
cetle pensée, qui a par-dessus elle des instruments matériels, est néan-
moins produite par ces mémes instruments! :
Les mémoires suivants sont consacrés a Vhistoire physiologique des
sensations : c'est du moins le but que se proposait ici Cabanis; mais il
est facile de voir quil n’y a véritablement ici aucune histoire physiolo-
gique. Au licu de nous exposer, par exemple, quel est le mode d’action
des corps extérieurs sur les organes de sensations spéciales, de nous dire
ce qui se passe dans chacun de ces organes sous linfluence des divers
excitants, Cabanis s’est jeté dans Vidéologie de époque : ce quil pré-
tend démontrer, c’est que les impressions recues par les organes sont
également la source de toutes les idées et de tous les mouvements. Nous
ne chercherons pas a réfuter ici la premiére partie de cette proposition ,
savoir que toutes les idées proviennent des impressions faites sur Jes
organes; nous dirons sevlement que l’école a laquelle appartenait Caba-
nis a cela de particulier, en psychologie comme en physiologie, qu'elle
n'a jamais pu concevoir un fait d’activité sans un fait préalable de sensi-
bilité : il Jui faut d’abord, et a toute force , une sensation, et elle veut que
celle-ci vienne toujours du dehors. Cabanis change les mots, mais il
accepte lVidée fondamentale ; seulement, il trouvait que ses maitres
avaient un peu trop restreint la source des sensations : il voulait qu‘il en
Vint aussi du dedans; il disait qu’en idéologie, il conviendrait de faire la
part des idées dont la source appartient aux sensations extéricures, et
celle des idées qui relevent des sensations internes, Cabanis, en cela,
avait parfaitement raison; il y avait la toute une source de sensations,
qui avail été négligée par ses prédécesseurs : ceux-ci Wavatent tenu
compte que du toucher externe, en quelque sorte. Or, il est évident que
du sein méme des organes il surgit une foule de sensations, et de sensa-
tions qui doivent, pour une benne part, contribuer a la formation des
idees, Cette extension devait done ¢tre faite; et nous ajouicrons que
Cabanis a été aussi loin que possible dans ce sens: ceci la conduit a
exposer, micux quon ne Vavait fait avant lui, un ordre tout entier de
déterminations ; nous voulons parler des déterminations tustinctives.
CABANIS. AAS
Cabanis a bien trailé cetle question : il a fait voir qu’en cela les idées
d'Helvétius ¢laient erronées; qu'il est une foule de déterminations tout
a fait en dehors de l’expérience et de la raison, pour lesquelles il n’est
nullement besoin d’éducation , qui tout d’abord acquiérent Jeur plus
haut degré de perfection , parce qu’elles émanent d’une source tout a fait
distincte, c’est-a-dire de lPanstinct.
Il est d'autres faits que Cabanis avait encore parfaitement remarqués,
mais son systéme l’égarait a chaque instant; en voici de nouvelles preu-
ves. Ce physiologiste vient de constater un des actes les plus probants en
faveur de | influence du moral sur le physique ; je cite textuellement ses
expressions : Vous savons avec certitude , dit-il, que Vattention modifie
directement Uétat local des organes ; et il ne se demande pas ce que cest
au fond que cette attention qui jouit ainsi du privilége de modifier ses
propres organes; cela lui parait tout simple, tout naturel, et il pense
avoir fait suffisamment connaitre cette faculté en la mentionnant en ces
termes : attention de Vorgane sensitif’ Et pour rendre compte de cer-
taines impressions sur le moral de l'homme, il pense avoir tout dit en
affirmant que c'est Vattention de Vorgane sensitif qui met les extremites
nerveuses en état de recevoir ow de leur transmettre Vimpression tout
enti¢re; cela lui parait tout simple et parfaitement clair: il ne peut sup-
poser qu'un esprit moins pénétrant que le sien aurait bien voulu l’arréter
ici el lui demander ce que c’est que cette altention de l organe sensitif,
et comment un organe sensitif peut avoir une attention. Ne semble-t-il
pas que, pour Cabanis, dire attention de l’organe sensitif c’est chose tout
aussi simple que dire forme de l’organe sensitif, ou couleur, ou poids de
lorgane sensitif?
Mais ce n’est pas tout. Les sensualistes antérieurs 4 Cabanis, purs
idéologues quiils étaient, s’étaient bornés a dire, ou du moins a faire
entendre, que c'est le cerveau qui product la pensée; mais Cabanis,
fort de ses connaissances physiologiques, croit fermement qu'il va com-
pléter cette doctrine et la mettre hors de doute. Pour cela il s’est servi
d'une comparaison qui depuis a acquis une sorte de célébrité. « Pour
se faire une idée juste, dit-il, des opérations d’ou résulte la pensée, il
faut considérer le cerveau comme un organe particulier destiné spécia-
Jement a la produire, de méme que l’estomac et les intestins a opérer
la digestion. » Mais Cabanis n’a pas entendu faire ici un simple rappro-
chement; il y a pour lui similitude complete entre ces prétendues opé-
rations. Pour le prouver, il commente ainsi son texte. Et d’abord, pour
ce qui concerne les impressions, « ce sont, dit-il, des aliments pour le
cerveau ; les impressions cheminent vers cet organe, de méme que les
aliments cheminent vers l’estomac. » Puis le cerveau et l’estomac en-
trent en activité. « En effet, reprend Cabanis , les impressions arrivent
au cerveau, le font entrer en activité, comme les aliments, en tombant
dans l’estomac, l’excitent a la sécrction, etc. » Ce n’est pas tout en-
core : « Nous voyons, poursuit Cabanis, les aliments ltomber dans
'estomac avec les qualités qui leur sont propres; nous Jes en voyons
sortir avec des qualités nouvelles , et nous en concluons qu'il Jeur a fait
vérilablement subir cette altération; nous voyons également (Cabanis
voyait cela) les impressions arriver au cerveau.... isolées , sans cohé-
rence...; mais le cerveau entre en action, il réagit sur elles, et bientot il
ANA CABANIS.
les renvoie mélamorphosées en idées. » Maintenant voici la conelu-
sion. « Done, nous concluons avee certitude que le cerveau digére les
impressions , et quil fait organiquement la secrétion de la pensée !! »
Cabanis n/avait-il pas bien fait de mettre sa physiologie au service
des sensualistes ? n/avait-il pas fait voir avec certitude comment les
choses se passent? Voila cependant comment les doctrines de Locke,
d'Helvétius et de Condillac avaient d’abord été compleétces par Cabanis ;
voila les documents sans réplique qu'une observation prétendue positive
était venue donner a lidéologie du xvur® siecle ; voila enfin comment
Cabanis avait cru devoir définitivement mateérialiser Vintelligence !
Mais, hatons-nous de le dire, cette déplorable théorie de la formation
des idées est rachelée, dans louvrage de Cabanis, par une suite non
interrompue de recherches pleines dintérét : ce philosophe traite suc-
cessivement de influence des ages, des sexes, des tempéraments, du
régime et du climat, sur les idées et les affections morales; ici, il se
montre observateur consciencieux el écrivain élégant : ses considéra-
tions sur les ages et les sexes rappellent quelques-uns des beaux pas-
sages de J.-J. Rousseau.
Mais , dans ses théories physiologiques, il reste souvent en contra-
diction avec lui-méme. Ainsi, aprés avoir eu la prétention de tout expli-
quer dans | économie animale par les lois générales de la physique ou
de la mécanique, apres avoir dit que les causes de organisation de la
mati¢re , de la formation du foetus , et des manifestations intellectuelles,
ne sont pas plus difficiles a découvrir que celles dou résulte la compo-
sition de Veau, de la foudre, de la gréle, ete. (Mémoire x, § 11), il ne
veut rien moins qu'un principe particulier et distinct pour laccomplis-
sement des actes de l'économie.
Non-seulement il n’est pas organicien, comme on l’entend aujourd hui;
il ne croit pas , comme certains physiologistes contemporains , qu il n'y
a dans Vhomme que des phénomenes physiques; mais il nest pas méme
de l’école vitaliste de Bichat. Bichat, en effet, a peu pres a la méme
époque que Cabanis, professait qu il suffit de quelques proprietes rtales
pour que tous les phénomenes se manifestent en nous. Pour tirer le
monde du chaos, disait-il, Dieu n'a eu besoin que de douer Ja ma-
tire des propri¢tés générales; pour organiser une portion de cette
méine mati¢re , pour | animer, il lui a suffi de la douer de propriétés
spéciales.
Mais Cabanis, nous le rép¢etons, n'est pas de l’école de Bichat , qui alors
était celle de Paris : il est de l’école de Barthez ou de Montpellier ; il spi-
ritualise davanlage la vie; il n’admet pas seulement des proprielés, des
facullés ; il admet un principe, un étre distinct. Quelque idee que Von
adopte , dit-il (Mémoire tv, § 1), sur la cause qui determine Vorganisa-
tion, on ne peut sempecher d’admettre un principe que la nature fire
ou répand dans les liqueurs séminales. Plus loin ( loco eit.., il affirme non
moins positivement, je cite ses expressions, qwaux élements materiels
de l'économie se joint un principe inconnu quelconque.
On yoit done bien ici la difference des trois ecoles physiologiques con-
temporaines : les uns ne veulent voir en nous que de simples phénome-
nes physiques, el tels que, pour les manifester, Ja matiere animale na pas
besoin d¢tre régie par d'autres lois que celles qui gouvernent la matiere
CABANIS. ANS
inorganique; d'autres admettent qu’indépendamment des phénoménes
physiques, il y a des phénomenes qui attestent des propriétés plus spé-
ciales, cest-a-dire des propriétés vitales; d'autres enfin veulent qu’aux
éléments matériels se joigne , s ajoute un principe inconnu quelconque
quiils appellent ame, archée, ou principe vital.
Cabanis est de ce nombre, et Bichat aurait pu lui adresser, sur ce der-
nier point, le reproche que lui, Cabanis, adressait a Condillac au sujet
du principe de lintelligence. Nous ayons vu que Cabanis disait , en par-
lant de Condillac, que, si cet idéologue avait eu des notions plus exac-
tes sur l'économie animale, il n’aurait pas fait de lame un étre distinct
ou un principe, mais bien une faculté ou une propriété; or Bichat au-
rait pu semblablement dire a Cabanis, qu’avec des notions plus exactes
en anatomie‘générale, il n’aurait pas fait, non plus, de la vie un étre dis-
tinct ou un principe, mais un ensemble de propriétés.
Maintenant que nous nous sommes expliqués sur les opinions que
professait Cabanis sur ce point de doctrine, il pourra paraitre assez
étrange que, dés celte méme époque, il n’ait pas été tout d’abord con-
duit a adopter des idées analogues sur les fonctions de lame. Comment
se fait-il, en effet, que, par le fait de ses observations en physiologie, et
de Ja rectitude naturelle de son esprit, Cabanis ait compris que la vie ne
saurait étre une resultante, un produit du jeu des organes; et quil
nail pas également senti que, pour les manifestations intellectuelles, il
faut, de toute nécessité, ou un principe immatériel analogue, suscepti-
ble d’entrer en conflit avec les organes, ou, comme le voulait Stahl, un
seul et méme principe chargé, d'une part, d’organiser la matiére, de l’a-
nimer, et, d’autre part, une fois le cerveau développé, de se montrer
cause efficiente de toutes les manifestations mentales ?
Ceci est d’'autant plus inexplicable, que la logique est la méme dans
les deux cas. Aussi les matérialistes complets le sont aussi bien pour la
vie que pour l’dme : d'un colé comme del autre, ils ne voient que de Ja
matiere et des phénoménes physiques. Or, Cabanis ne fait pas difficulté
de spiritualiser la vie, et il ne Jui répugne pas de matérialiser ldme!
dans lune il voit un principe, dans !'autre un résultat, et son livre
tout entier roule, au fond, sur ces deux points. Donc, quand il dit que
dans | homme il n’y a que du physique, il faut entendre cela pour lin-
telligence etnon pour la vie. Mais ces doctrines nont pas toujours eté cel-
les de Cabanis; il est venu, dans le cours de sa vie, une époque mémo-
rable ou un grand changement s’est opéré dans son esprit relativement
aux causes premiéres.
Vers 1805, un homme jeune encore, mais qui, depuis, s'est fait con-
naitre par des travaux estimables, vint partager Ja retraite ou vivait
Cabanis. Ce jeune homme, nourri de la lecture des anciens , initié pro-
fondément aux doctrines de la philosophie stoicienne,, dont il se propo-
sait méme d’écrire histoire ; ce jeune homme eut avec Cabanis de longs
entretiens : i] discutail avec lui ces hautes questions qui, de tout temps,
ont si vivement intéressé les esprits distingués. Empruntant a la philo-
sophie du Portique de sublimes enseignements, il montrail sans doute
a Cabanis I insuflisance des doctrines physiologiques entées sur la phi-
losophie du xvime siécle. Cabanis, accessible, comme tous ceux qui
cherchent de bonne foi la vérité ; accessible, disons-nous , a ces nouyel-
AIG CABANIS.
Jes Jumi¢res qui lui venaient de la philosophic antique , Cabanis finit in-
sensiblement par modifier ses idées, non sur les causes premictres des
phénomenes viiaux, mais sur les causes premitres des phénomenes in-
tellectuels, puis, et comme par cxtension, sur celles des phénomeénes du
monde physique ou de l'univers.
De Ja sa fameuse lettre sur les causes premiéres a cet ami, dont nous
venons de parler, c'est-a-dire aM. Fauricl; lettre publi¢e en 182% et
subreplicement par Bérard de Montpellier, avec des notes, sur l’esprit
desquelles nous n’avons pas a nous expliquer ici.
Cabanis aurait pu véritablement donner ces nouvelles idées comme le
complément Jogique de celles quil avail émises dans son ouvrage, du
moins en ce qui concerne le moral de homme.
Le malérialisme auquel il visait autrefois était réellement en désac-
cord avec son spiritualisme physiologique, et sa théorie de la sécrétion
des idées n‘était qu'un hors- d’ceuvre ridicule.
Dans sa Iettre a M. Fauriel il se montre conséquent avec ses doctrines
fondamentales; mais il tombe dans un stablianisme complet; il y était
conduit par son admission d'un principe vital inné.
Hl persiste encore a soulenir, il est vrai, que foutes nos idées, que tous
nos sentiments, gue fouvfes nos aivections, en, un mot que tout ce qui
compose notre systéme moral, est le propurr des impressions qui sont
Vouvrage du jou des organes; mais il se pose une question toute nouvelle
et qui montre que son esprit était enfin dégagé des préjugés de son
école : il se demande si, pour cela, on est en droit d’affirmer que la dis-
solution des organes entraine celle du systéme moral et surtout de la
cause quirelie ce méme systéme.
Si done Cabanis est resté trop exclusif, trop sensualiste, en ce qui
concerne les éléments de la pensée, ou plutot, les matériaux des idées,
il devient lout a fait spiritualiste ou cartésien quant au principe de Vin-
telligence , puisqu'il conclut qu’a raison de son innéité et de sa nature
non mat¢rielle, ce principe ne saurait partager Ja dissolution de la ma-
liére organique.
La question a été, en effet, parfaitement posée par Cabanis, mais,
comme nous l’avons dit, au point de vue du stahlianisme.
Le moi, dit-il, ainsi que tout le sysitéme moral auquel il sert de point
dappui, de lien; ou plutot, la force vitale clle-méme est le simple pro-
duit des actions successives des organes et des impressions transmiscs ;
oubien les combinaisons systematiques des organes, leur développement
successif ct Ieurs facultés et fonctions sont détermineées par un principe
actif: telleest, en effet, Palternative que se sont toujours posée les philo-
sophes ct les physiologistes. Cabanis examine a fond ce double probléme;
il pése le pour et le contre, aidé cette fois par les lumiéres de la physio-
logie moderne et de la philosophic antique, et il conclut que le principe
vilal dont il fera tout a Vheure le principe mental, est, non pas le résel-
tat des actions des parties, non pas méme, ajoute-t-il , une propriclé
attachée a une combinaison animale, mais une sabstance, un étre a part
et distinct : proposition quwil avait en quelque sorte é¢bauchée dans ses
Rapports du physique et du moral de Vhomme, en donnant le principe
Vital comme surajoulé par la nature aux Gléments matériels de Peconomic 5
mais ici il la complete en avouant que ce principe fonctionne plus tard
CABANIS. AAT
comme principe de l’dme ou du moi: le principe vital est sensible, dit-il,
par conséquent la conscience du mot lui est essentielle.
Ainsi par cela méme que Cabanis croyait deja al’ immatérialité et a
linnéité du _ principe dela vie, il s‘est trouvé amené a croire a l'imma-
térialité et a linnéité du principe de Vintelligence , puisque c'est tout un
pour lui, et enfin comme consequence encore de la préexistence de ce
principe, il est forcé de croire a sa persistance apres la mort.
La persistance du pr incipe vital, dit-il (Lettre, etc., 7), apres que le
systeme a cessé de vivre, entraine “celle du moi.
Ajoutons queCabanis n’a pas formule ces propositions comme des arti-
cles de foi; ila examiné touies les raisons objectées de part et d’autre et il
termineen disant :Telssont les motifs qui peuvent faire pencherlacroyance
d'un homme raisonnable en fayveur de la persistance du principe vilal ou
du mot, apres la cessation des mouvements vitaux dans les organes.
Cabanis, du reste, n’émettait a ce sujet que des probabilités; il a eu
soin de le rappeler a la fin de sa lettre : N’oublions pas, dit-il, que
nous sommes ici dans le domaine des probabilités.
Aussi a-t-il assigné une somme diverse de probabilités en raison de
l’étendue des croyances sur tous les points.
Il trouve par exemple que pour ce qui est de cet ensemble didées et
de sentiments que nous regardons comme identifiés avec le moz et sans
Jesquels nous Je concevons difficilement ; sion se demande s’il peut en-
core subsister quand les fonctions organiques , dont il est towt entier le
produit, ne s’exécutent déja plus; on trouve que les probabilités favo-
rables a affirmative deviennent plus faibles.
Et dans l’hypothése de Cabanis elles devaient, en effet, étre devenues
plus faibles, puisqu’il ne voyait dans cet ensemble, dans ce systeme mo-
ral, qu'un simple produit des impressions faites sur les organes, et par
suite des fonctions de l'économie; mais s'il est resté trop exclusif sur ce
point, il n’en a pas moins fini par individualiser et par immatérialiser
son double principe de Ja vie et de lintelligence humaine.
Mais maintenant a quelles idées Cabanis était-il arrivé sur la cause
premiére des phénoménes de univers. Cabanis, nous l’avons vu, avait
déja reconnu et l’existence et l'unité de cette cause sous le nom de na-
ture, mais sans s’expliquer sur aucun de ses attributs; ici il ne fait pas
difficulté de lui accorder et de Vintelligence et de la volonté : on l’accu-
serait, sans doute, de panthéisme, par le temps qui court, car il ajoute
que ce principe d'intelligence doit étre partout, puisque partout la ma-
tiére tend a s’organiser.
Du reste, sa physiologic générale ressemble a sa physiologie de
l'homme: il trouve que lidée d'un systeme purement mécanique de l’u-
nivers ne peut entrer que dans peu de tétes , et quil faut toujours sup-
poser une intelligence et une volonté dans cette cause générale.
Cabanis, en physiologie humaine, n’avait pas voulu se contenter des
propriclés vilales de Bichat; il ne croit pas, non plus , que tous les phé-
nomenes de l'univers soient le simple resultat des proprictés de la ma-
tiére; il ne croit pas, comme Bichat, quil aurait suffi a Dieu, pour tirer le
monde du chaos, de douer la mati¢re de trois ou quatre propriétés : il
voit dans Vordonnance et dans la marche universelle des choses , une
intelligence qui veille, et une volonté qui agit.
I, Qi
ALS CAIUS.
Mais Cabanis ne va pas plus loin dans sa croyance; pour lui cette
cause-est, comme il le dit, une intelligence voulante, ct rien de plus.
L'intelligence et la volonté lui sont essenticlles ; mais il ne se croit pas
fondé a la revélir d'autres attributs, tels que la bonté ou la justice, par
exemple. La s’arrétent ses probabilités qui, dureste, lui paraissent plus
fortes encore pour cette grande cause premicre que celles qui militent
en faveur de lexislence d'un principe immatériel dans ! homme.
Telles sont les modifications , ou plutot les extensions que les idées
de Cabanis avait éprouvées vers les derniers temps de sa vie, a une
époque ou son intelligence n’élait affaiblie ni par Page, ni par Ja mala-
die ; il avail alors a peine cinquante ans!
On ne saurait donc regarder sa lettre a M. Fauriel comme une pali-
nodic, ou comme une rétractation; c’est le dernier mot d'un penseur,
d'un physiologiste de bonne foi, dont les idées étaient devenues plus
justes et surtout plus élendues au contact @un ami qui avait mis en re-
gard de ses doctrines physiologiques, les doctrines du Portique : aussi
Cabanis reconnaissant a-t-il fini sa lettre par un magnifique éloge de
Vécole stoicienne.
Les ouvrages publiés par Cabanis sont les suivants : Observations sur
les hépitaux , in-8°, Paris, 1789; — Journal de la maladie et de la
mort d’Hor.-Gab.- Vict. Riquetti de Mirabeau, in-8°, ib., 1791; —
Essai sur les secours publies, in-8°, ib., 1796; — Meélanges de littera-
ture allemande, ou Choix de traductions de Vallemand, in-8°, ib., an V,
(1797); — Du degré de certitude en médecine, in-8°, ib., 1797, et
in-8°, ib., 1802, avec des notes ; — Rapport fait au Conseil des Cing-
Cents sur Vorganisation des écoles de médecine, in-8°,ib., an VIL 4799);
— Quelques considerations sur Vorganisation sociale en général et par-
ticulierement sur la nouvelle constitution, in-12, ib., 1799; — Traiteé
du physique et du moral de Vhomme , in-8°, Paris, 1802, 2 vol. in-8°;
ib., 1803, augmenté de deux tables: lune analytique, par M. Destutt
de Tracy, autre alphabétique, par M. Sue, 2 vol. in-8°, ib., 1815,
sous le titre de Rapport du physique et du moral de Vhomme ; 2 vol.
in-8°, ib., 182%, avec la table et quelques notes de M. Parisct;
3 vol. in-12, ib., 182%, avec les tables et une Notice sur Ja Vie de l’au-
teur, par Boisseau; — Coup dail sur la revolution et la réforme de la
médecine, in-8°, ib., an XIE (180%); — Observations sur les affections
catarrhales , in-8°, ib., 1807; — Lettre a M. F. sur les causes pre-
micres, avec des notes, par Berard, in-8°, ib., 182%. — Dans l’édi-
tion publiée en 1823-25, par Thurot, on trouve encore quelques autres
travaux de Cabanis : tels que la Note sur le supplice de la guillotine ;
le Travail sur l'éducation publique ; une Note sur un genre particulier
d'apoplexie ; deux Discours sur Hippocrate; une Notice sur Benj. Fran-
klin; un Eloge de Vicq-d’Azir; une Lettre sur les poémes d’'Homere ;
des Fragments de sa traduction de l'Hiade , et le Serment dun médecin.
FD.
CAIUS, philosophe platonicien du n° siécle de lére chrétienne. II
passe pour avoir enseigné Ja philosophie, sans doute Ja philosophie pla-
tonicienne, au célébre Galien. C’est tout ce qu’on sait de lui; car il n’a
Jaissé aucun écrit.
CAJETAN. 4AAY
CAJETAN (Thomas ve Vio, dit), né a Gaicte le 20 février 1469 ,
entra a lage de seize ans chez les dominicains, professa avec succés la
théologie a Brescia et a Pavie, devint procurcur de son ordre en 1500,
général en 1508, cardinal en 1517, et fut envoyé en Allemagne, l'année
suivante, avec le titre de légat, pour opérer un rapprochement entre le
saint-si¢ége et Luther. Au retour de cette mission qui ne put réussir,
malgré les talents du négociateur, Cajetan obtint lévéché de Gaictte,
qu'il conserva jusqu’en 1530. Rappelé a Rome vers cette époque par
Clément VII, il mourut dans cette ville le 9 aout 153%. Le nom de Ca-
jelan appartient principalement alhistoire de l’Eglise; cependant, parmi
ses nombreux ouvrages, qui ont la plupart pour objet des points de théo-
logie ou de discipline ecclésiastique, Ja philosophie peut revendiquer des
commentaires sur la Somme de saint Thomas, sur les Seconds Analyti-
ques d’Aristote, les Categories, le traité de ? Ame, les livres du Ciel et
du Monde et la Physique. Quelques-uns de ces commentaires ont vu
Je jour; d'autres sont restés manuscrits. Voyez la notice étendue con-
sacrce au cardinal Cajetan par Quetif et Echard, dans la Bibliotheque
des Freres Précheurs, t. 1, p. 1% et suiv. X.
CALANUS. Tel est le nom sous lequel les auteurs grecs nous ont
conservé Je souvenir d’un philosophe indien, d’un gymnosophiste , ou,
comme nous dirions aujourd’hui, d'un brahmane qui s’attacha a la for-
tune d’Alexandre le Grand. Son vrai nom, suivant Plutarque, était
Sphines ; mais parce que a tous ceux qui labordaient il adressait le mot
cala qui, dans sa langue, signifiait salut, les Macédoniens l’appelérent
Calanus. Il serait du plus haut prix pour Vhistoire de la philosophie
que l'on ett conservé de ce personnage quelques paroles, quelques sen-
tences philosophiques ou religieuses; mais nous ne connaissons absolu-
ment de lui que sa mort extraordinaire. Arrivé a l'dge de quatre-vingt-
six ans, et ne pouvant supporter les infirmités et les maladies qu’il s’était
altirées en changeant de climat pour suivre le conquérant de |’Asie,
Calanus se brila avec une pompe tout a fait théatrale, couvert de véte-
ments somptueux, sur un bicher parfumé, en présence d’Alexandre et
de son armée rangée en bataille. On dit qu’avant de mourir il prononca
ces paroles : « Aprés avoir vu Alexandre et perdu la santé, la vie n’a
plus rien qui me touche. Le feu va bruler les liens de ma captivité. Je
vais remonter au ciel et revoir ma patrie. » Ses funérailles furent célé-
eee par une orgie ou plusicurs des convives d’Alexandre perdirent
a vie.
CALLICLES. Nous ne connaissons Calliclés que par le Gorgias de
Platon, ou il nous est représenté comme un Athénien de distinction,
intimement lié avec les sophistes, trés-vivement pénétré de leur esprit et
de Jeurs doctrines, mais n’en faisant pas méticr pour s’enrichir, et n’en
développant que pour son propre compte les conséquences morales et
politiques. I] n’est pas possible de croire que ce personnage soit imagi-
naire, lorsque tous les autres noms, chargés d’un role dans les drames
philosophiques de Platon, appartiennent non-seulement a Vhistoire,
mais & l'histoire contemporaine. Selon Schleiermacher (Introd. au
Theététe, p. 335), Calliclés nest qu'un préte-nom, et c’est Aristippe
Qe
420 CALLIPHON.
que Platon veut frapper en lui; celte conjecture peut étre vraie, mais
il est difficile de la changer en certitude. Quoi qu il en soit, généralisant
les idées qu'il s’ctait faites de la législation ct du gouvernement dans la
société democratique ou il vivait, Calliclés regardait les lois comme
loeuvre de Ja multitude pour contenir les hommes qui pourraient s’éle-
ver au-dessus delle, comme lI'ceuvre des faibles pour enchainer Jes
forts. {1 n’est pas le ‘seul homme de son temps a qui on ait attribué
des opinions de ce genre; si nous en croyons Sextus Empiricus (Adv.
Mathem., p. 318, édit. de Geneve; Hyp. Pyrrh., p. 153), elles apparte-
naient aussi a Critias, l'un des trente tyrans d’Athénes.
CALLIPHON , philosophe trés-obscur dont nous ne connaissons
absolument rien, sinon cette opinion citée et adoptée par Carnéade,
que le souverain bien consiste dans lalliance du plaisir et de la vertu,
en laissant toutefois a la vertu la prépondérance. Le nom méme de
Calliphon ne nous est connu que par cetle obscure mention de Carnéade.
Voyes Cicéron, Acad., lib. u, ¢. 42 et 45; de Finibus, lib. 11, ¢. 6;
Tuscul., lib. v, c. 30, 31.
CAMERARIUS (Joachim Ie"), littérateur et savant universel, di-
sent les biographes , naquit a Bamberg , en 1500, et mourut en 157h.
Il prit une grande part aux affaires religieuses et politiques de son siécle.
Possédant a un tres-haut degré de perfection Vintelligence du grec et du
Jatin, il fit passer avee bonheur plusieurs ouvrages de la premiére de
ces deux langues dans la seconde. Il avait a peine treize ans, que ses
maitres nay aient déja plus rien a lui apprendre. Ami de Mélanchthon, il
rédigea , de concert avec lui, l'acte célébre connu sous le nom de Con-
fession W Augsbourg. Naturellement grave et sérieux, Camerarius ne
parlait , dit-on , que par monosyllabes , méme a ses enfants. II avait une
aversion si prononcée pour le mensonge qu il le trouvait impardonna-
ble jusque dans les plaisanteries. Grammairien, poéte, orateur, histo-
rien, médecin, agronome, naturaliste, géometre , mathématicien, as-
tronome, antiquaire, théolo: zien, Camerarius s'est fait aussi quelque nom
en philosophic. fl passait surtout pour posséder supérieurement l/histoire
ancienne de cette scicnee. Editeur d’Archytas, commentateur d Aristote,
de Xénophon, de Cicéron, et de quelques autres écrivains de lanti-
quité, il s’élait beaucoup appliqué a pénétrer les doctrines mystérieuses
des pythagoriciens, et donnait, avee connaissance de cause Ja préférence
a la morale du Lycée sur celle du Portique et des Jardins d’Epicure. I
répétait avec Cicéron, que les platoniciens et les académiciens dilféraient
bien plus dans les mots que dans les choses. Parmi ses cent cinquante
ouvrages indiqués dans les Mémoires de Nicéron, t. x1x, nous n’en
trouvons qu'un assez petit nombre qui soient relatifs a la philosophie.
Ce sont les suivants : Preceptamorwm ac vite, accommodata etati pue-
rili, in-8°, Bale, 1541;—Capita quedam pertinentia ad doctrinam de mo-
ribus, etcivilisrationis facultatem, que eslethicaet politica,in-8°, Leipzig,
1561;—Capita proposita ad disputandum,eaexplicantiaet distinguentia,
quibus studium sapientie , que est philosophia, continetur, in-8°, ib.,
1564; -—- Capita ad disputandum proposita, consuctudine Academia lip-
sice in schola philos., in-8°, ib., 1507; — Ya-hrx2!, sive Pracepta de
CAMPANELLA. A241
principis officio ; — Mazawices, sive Admonitiones ad precipue familie
adolescentem ; —Gnome , sive Sententia generales senariis versibus com-
prehense. Ces trois derniers ouvrages ont été publiés par le fils de l’au-
teur, avec d'autres opuscules littéraires, sous le titre de : Opuscula
quedam moralia, ad vitam tam publicam quam privatam recte insti-
tuendum utilissima, ete., in-12, Francf., 1583. Camerarius a rendu
d'autres services encore a la philosophie, soit en éditant, soit en tra-
duisant , soit en commentant des ouvrages des philosophes grecs et la-
tins. Fabricius, dans ses Bibliotheques grecque et Jatine, indique tous
les travaux de ce genre dus a Camerarius. | ey i
CAMPANELLA (Thomas), est de Ja fin du xvi° siécle et a vu les
commencements du xyu‘; il est le contemporain de Bacon et presque
de Descartes , car il est mort seulement en 1639. Sa vie a été remplie
par d’étranges et de terribles vicissitudes. I] naquit dans ]a Calabre. Ses
parents le destinaient al’étude du droit; mais, entrainé par le gout dela
science et de la philosophie, il entra dans lordre des dominicains, dans
cet ordre auquel avaient appartenu Albert Je Grand et saint Thomas.
Bientot il éprouva ce dégout de la philosophie scolastique par Jequel
ont passé tous les hommes supérieurs de cette période. I] étudia succes-
sivement tous Jes systémes de philosophie de l’antiquité, et pas un , pas
méme celui d’Aristote, ne put le satisfaire. Etant novice a Cosenza, il
défendit avec éclat, dans des discussions publiques, Bernardino Telesio,
dont il ne partageail pas toutes les idées, mais dont il admirait lindé-
pendance. Par Ja supériorité de son esprit, par ses attaques hardies
contre Aristote, il excita bientét contre lui des inimitiés puissantes et
fut accusé de magie et d’hérésie. Aux haines ct aux défiances religieuses,
vinrent encore s’ajouter les haines et les défiances politiques, car on
l’accusait en méme temps d’avoir conspiré contre la domination espa-
gnole, qui pesait alors sur sa patrie. L’accusation était-elle vraie? c’est
un point sur lequel Jes biographes ne sont pas d’accord ct qu'il nous est
impossible d’éclaircir. Ce qu'il y a de certain, c’est qu'il fut traduit de-
vant les tribunaux du royaume de Naples, pour cause de crime contre
l’Etat et contre l’Eglise, et sept fois soumis aux plus cruelles tortures de
Ja question extraordinaire. I] échappa ala mort; mais, condamné a une
prison perpétuelle, il demeura enfermé pendant sept ans dans un ca-
chot et supporta avec courage cette longue et cruelle captivité. Dans
la préface de lun de ses ouvrages (Philosophie realis partes), il re-
mercie le ciel de l’avoir ainsi enlevé a toutes les distractions du monde,
pour travailler dans Je silence et la solitude au perfectionnement de la
science. Il se félicite davoir été arraché au monde de la matiére,
et d'avoir pu vivre dans le monde bien plus vaste de l’esprit. Enfin,
le pape Urbain VIII, ami des lettres, réussit a Ie délivrer en le
transférant & Rome sous prétexte de le faire juger par J inquisition.
Mais Je gouvernement espagnol s’alarma de Ja liberté d'un ennemi
qu'il jugeait si redoutable, et il le fit arréter dans Rome par ses
agents. Heureusement Campanella réussit a s‘échapper de leurs
mains, par la protection de M. le comte de Noailles, ambassadeur du
roi Louis XIII; il se réfugia alors en France et vécut plusieurs années
a Paris, recevant une pension du cardinal de Richelieu, qui protégeail
4Q2 3 CAMPANELLA.
et récompensait en lui non le philosophe, mais l’ennemi de la puissance
espagnole.
De méme que Telesio, il a combattu toute sa vie, et dans presque tous
ses ouvrages , l’autorité d’Aristote. Il traite spécialement cette question
dans les premiers chapitres de la Philosophia realis. 11 expose longue-
ment les raisons pour et contre, et il conclut que, sur certaines ques-
lions, il est de toute nécessité, pour le salut ct Ja foi, de rompre avec le
philosophe grec; que sur d’autres il est utile, et sur un grand nombre ,
avanlageux de se mettre en contradiction avec lui. Campanella diflére
de Pomponat et de Vanini par une tendance au mysticisme qui s’allie
en Jui a l'étude des phénomenes et des lois de Ja nature. Dieu,
selon Campanella, est la vérilé; c’est de Dieu que vient toute vérilé, et
et les hommes sans lui ne sauraient la trouver. Pour arriver a la vé-
rité, il faut done s’adresser & Dieu, qui nous la découvre de deux ma-
niéres : 1° en nous mettant sous les yeux le livre de Ja nature dans le-
quel on lit par observation et induction; 2° en nous révélant les choses
par linspiration directe et interne ou par les prophétes.
Campanella semble s’étre fait de la métaphysique une idée plus juste
et plus profonde que la plupart de ses prédécesseurs et méme de ses
contemporains. I] la divise en trois parties. La premiére a pour objet la
recherche des principes de la connaissance ; Ja seconde, larecherche des
principes de Vexistence; la troisiéme, la recherche des principes del’ac-
tion. Il traite la premiére partie par une longue et savante énumération
des diverses objections que les scepliques ont imaginées contre la va-
leur des témoignages de la raison humaine. A ces objections’ il oppose
principalement le témoignage irrécusable de la conscience, qui nous at-
teste que nous sommes des étres doués d intelligence et de volonté. Mais
c'est surlout dans Ja seconde partie de Ja métaphysique, que Campa-
nella fait preuve de force et de profondeur. Quwest-ce que létre, quels
sont ses principes constitutifs? Comment du développement de ses prin-
cipes sortent tous les élres particuliers et contingents dont lunivers se
compose? Voila les principales questions qu'il se pose, et voici comment
jl Jes résout.
Il y a deux principes de toutes choses, I’étre ct le ncéant. L’étre West
autre chose que Dica lui-méme et le néant n'est que la privation , la li-
mite de l’étre. L’étre sc manifeste par trois puissances essentielles et
primordiales : la force, la sagesse et Vamour. Ces trois puissances es-
senticlles de létre infini se trouvent a des degrés différents dans tous
les Gtres finis, qui tous émanent de l’étre infini. En tant quétres, ils
ont aussi tous pour essence, la force, ]asagesse, amour ; mais en tant
qué tres finis, ils ont aussi pour essence la privaltion de Ja force, de Ja
sage sse etde amour. Us participent de Vimpuissance, de Pinintelligence,
de la haine , qui sont, pour ainsi dire, les qualités essentielles du néant.
Ce défaut, cette privation se retrouvent a des deerés différents dans
tous les Clres, Dicu scul, en tant qu’etre infini, cst exempt de toute
privetion, de toute imperfection, de toute limite. A des degrés différents
et sous des formes différentes, Campanella retrouve dans tous les ¢lres,
ces trois attributs essentiels de 'étre e, et il admire quelle Jumiére vient
ie sur la science cetle trinité mystléricuse. Placé a ce point de vue ,
Campanella a soutenu que tous les étres, les plantes, les minéraux
CAMPANELLA. 423
eux-mémes, étaient doués de sentiment et d’amour en une certaine me-
sure. I] a développé spécialement cetle idée dans le de Sensu rerum.
A peu prés a la méme é€poque ou Bacon travaillait au de Aug-
mentis et de dignitate scientiarum, Campanella essayail aussi de faire
une classification des connaissances humaines. Sans doute, dans cette
classification, Campanella est loin d’avoir déployé le méme génie que
Bacon : il n’apas, comme lui, marqué du doigt sur la carte du monde
intellectuel les pays qui étaient encore a découvrir; il n’a pas montré
cette méme fécondité , cette méme justesse et cette méme grandeur d’a-
percus sur l'avenir de Ja science ; mais il faut néanmoins reconnaitre que
les bases de la elassification de Campanella sont meilleures que les bases
de Ja classification de Bacon. En effet, Campanella a entrepris de divi-~
ser les sciences par rapport a leur objet, tandis que Bacon les divisait
d’aprés un point de vue plus vague et plus arbitraire , d’aprés leur sujet,
c’est-a-dire d’aprés les diverses facultés intellectuelles qui concourent a
leur formation. Les sciences, d’aprés leur objet, se divisent, selon
Campanella, en sciences divines et sciences humaines, ou bien en théo-
logie et en micrologie. Au-dessus de la micrologie et de la théologie se
place la métaphysique , qui embrasse également les principes communs
a ces deux classes de sciences. La micrologie présente deux grandes
divisions : la science naturelle et la science morale. Les principales
divisions de la science naturelle sont la médecine, la géométrie, la
cosmographie , l'astronomie, l’astrologie. La science morale se di-
vise en éthique, politique, économique. La rhétorique et la poétique
sont des sciences auxiliaires des sciences morales. Parmi les sciences
appliquées, Campanella, conformément aux idées de son temps, place
la magie, quil divise en magie naturelle, magie angélique et magie
diabolique.
Pour achever de faire connaitre l’esprit original et novateur de Cam-
panella, il faut donner une idée de sa Cité du Soleil. Dans cet opuscule
remarquable, on trouve plusieurs principes de nos utopisles modernes.
Le gouvernement de la cité du Soleil découle des principes métaphysi-
ques de la théorie de l’étre. Le chef supréme de ce gouvernement s'ap-
pelle HOH, ce qui veut dire en latin, selon Campanella, metaphysicum.
Ce chef est assisté dans le gouvernement par trois ministres, qui ont
pour noms la Force, la Sagesse ,!’Amour. Le premier a la direction des
travaux de la guerre, le second a la direction de tout ce qui concerne
les sciences , le troisiéme veille sur les mariages et sur la génération des
enfants. Au-dessous de ces trois ministres, il y a autant de magistrats
quil y a de vertus. Campanella applique a sa république Jes mémes
principes de communauté que Platon. Tout est commun dans la cité du
Soleil comme dans la république de Platon. Les femmes et les hommes
sont élevés de la méme maniére. Les enfants, dés lage le plus tendre ,
sont placés au milieu des instruments de tous les arts et de tous les
métiers , afin que leur vocation se réveille; car, dans la cité du Soleil ,
tout ciloyen est tenu de travailler, et nous sommes, dit Campanella,
Vobjet des raillerics des ciloyens de cet Etat, parce que nous avons atta-
ché l'idée de bassesse au travail et lidée de noblesse a Voisiveté.
Le chef supréme est nommé par élection. Tl faut quil ait des notions
sur chaque chose, car il doit présider 4 tout, politique, histoire, science,
4D. CAMPANELLA.
philosophie. Mais le plus savant sera-t-il toujours Je plus habile? A cette
objection, les habitants de la cité du Soleil répondent qu'un savant leur
offre toujours plus de garanties qu'un ignorant qu'on choisit pour roi
parce qu’il est fils de roi. D’ailleurs, la science dont il s’agil est une
science vraie, solide, féconde, et non une science stérile et scolastique
comme Ja nétre. Campanella entre ensuite dans des détails sur leur
métaphysique et leur religion. La métaphysique qu'il leur attribue est
tout naturellement la sienne. Quant a leur religion, elle consiste a ado-
rer Dieu dans le dogme de Ja trinité. Dieu , disent-ils, est la souveraine
puissance ; de la souveraine puissance procéde Ja souveraine sagesse ,
et de la souveraine sagesse unie a la souveraine puissance. procéde
l'amour, qui, avec Ja sagesse et Ja puissance, ne fait qu'un seul et
méme Dieu. Ce sont les magistrats eux-mémes qui sont les prétres de
cette religion.
Méme dans cette courte analyse et au milicu de bien des erreurs, il est
impossible de ne pas reconnaitre des idécs qui attestent un grand esprit.
Campanella doit done étre considéré comme un des plus remarquables
précurseurs de la révolution philosophique du xyut si¢cle, et comme un
des esprits les plus originaux et Jes plus vastes du xv1°.
Voici Ja liste des ouvrages de Campanella et des dissertations dont il
a été Vobjel: De libris propriis et recta ratione studendi syntagma, ed.
Gabriel Naudé, in-8°, Paris, 1642; Amst., 1645; in-4°, Rotterdam,
1692; — Ad doctorem gentium de gentilisino non retinendo, et de pre-
destinatione et gratia, in-4°, Paris, 1656; — Philosophia sensibus de-
monstrata, in-4°, Naples, 1590 (Cet écrit est une défense de la philoso-—
phie de Telesio) ; — De sensu rerum et magia, in-4°, Franct.-s.-le-M.,
1620, et Paris, 1637; — Philosophie rationalis et realis partes V,
in-4°, Paris, 1638; — Universalis philosophie , seu Metaphysicarum
rerum jucta propria dogmata § nr, in-f?, Paris, 1638; — Atheismus
triumphatus , seu Reductio ad religionem per scientiam veritatis, in-f°,
Rome, 1634; in-4°, Paris, 1636; — Civitas Solis, in-i2, Utrecht, 1643;
—De rerum natura libri 1v, publié avec d'autres écrits, sous le titre
suivant : Realis philosophia epilogistice § wv, hoc est De rerum na-
tura, hominum moribus, politica, cui Civitas Solis adjuncta est @cono-
mica cum adnolt. physioll., in-4°, Francf.-s.-le-M., 1623. — Ona pu-
blié aussi un extrait de ce recueil, sous Je litre suivant : Prodromus
philosophie instauranda, i. e. Dissert. de natura rerum, compen-
dium, ete., in-4°, Franef.-s.-le-M., 16417; — De optimo genere philo-
sophandi, Paris , 1636. — Campanella a écrit aussi des poésies philoso-
phiques , Seelta @aleune poesie filosofiche, publiées sous le pseudonyme
de Settimontano Squilla, Franef., 1622. Hoa défendu Je catholicisme
dans Vouvrage inlitulé Monarchia Messiw, Aix, 1633, et dans un
autre onvrace Geri en italien: Della liberia e della felice suggezzione
allo stato ecclesiastico, in-&’, AIX, 1633. La Bibliotheque rovale de
Paris possede de Jui quelques manuscrits potitiques. — Voyes sur la
philosophic de Campanella, Cipriani, Vita et philosophia Th, Cam-
paneller, in-S°, Amst., £705 et £722. — Notices biographiques de
Schroceth At, p. 28h. — Reeueil de Fulleborn, 6° cahier, p. 114. —
hies ef opinions de gielques physiciens celebres a la fen du xvi sitele ,
par Rixner et Siber, 6¢ divraison ‘all.). F. B.
CAMPE. 425
CAMPE (Joachim-Henri) , naquit en 1746, 4 Deersen ou Teersen,
dans le Brunswick. Aprés avoir étudié Ja théologie a Juniversité de
Halle, il fut successivement aumdnier de régiment au service de la
Prusse, conseiller de] instruction publique a a Dessau, et directeur du col-
lége fondé dans la méme ville par le célébre Basedow, sous le nom de
Philanthropin. Bientot il quitta cette position pour fonder lui-méme, a
Hambourg , un autre ¢tablissement , d’ou Ja faiblesse de sa santé l’obli-
gea ase retirer encore. Enfin il mourut en 1818, doyen de Péglise de
Saint-Cyriaque, a Brunswick, et docteur en théologie de Ja faculté de
Helmstaedt. Campe s'est principalement signalé par ses travaux sur la
lexicographie et sur l'éducation. I] a embrassé, avec chaleur, et perfec-
tionné, sous beaucoup de rapports, le systeme de Basedow qui présente
assez d’analogie avec celui de J.-J. Rousseau. Mais il a aussi laissé des
écrits philosophiques dont le principal mérite est dans Ja noblesse des
sentiments qu ils expriment, dans la justesse de certains apercus psycho-
logiques et surtout dans la clarté , dans l'élégante facilité du style , qua-
lités alors, encore plus qu’aujourd’hui, trés-rares en Allemagne. En
voici les titres : Dialogues philosophiques sur Venseignement immédiat
dela religion et sur certaines preuves insuffisantes quien ont été données,
in-8°, Berlin, 1773;—Commentaire philosophique sur les paroles de
Plutarque : «La vertu est une longue habitude ; » ou bien, de Origine
des penchants qui nous portent a la vertu, in-8°, ib., 1774;— De la
faculté de sentir et de la faculté de connaitre dans Vdme humaine; la
premiére envisagée dans ses lois, toutes deux dans leur destination pri-
mitive, dans leur influence réciproque, etc.', in-8°, Leipzig, 1776; —
De la sensibilité et dela sentimentalité, in-8°, Hambourg, 1779; —
Petite psychologie a Vusage des enfants, in-8°, ib., 1780. — In-
dépendamment de ces divers ouvrages, tous écrits en allemand,
Campe a aussi publié dans plusieurs recueils périodiques , comme dans
le Museum allemand (année 1780, p. 195; année 1781, p. 393), et
dans le Journal de Brunswick (année 1788, p. 407), plusicurs arti-
cles de théologie dans le sens du rationalisme. I] était grand partisan
des idées libérales et admirateur passionné de la révolution frangaise ,
comme le prouvent ses Lettres de Paris, au temps de la Révolution
(in-8°, Paris, 1790). Tous ses ouvrages d’éducation ont été publiés
séparément (30 vol. in-12, Brunswick, 1807, et 37 vol., Brunswick,
1829-1832).
CANONIQUE., C'est le mot dont s'est servi Epicure pour désigner
ce qui chez lui tient la place de la logique, Voulant réformer et simpli-
fier, a son point de vue, toutes les parties de la philesophie, il a pro-
posé de substituer & Organon d’Aristote un recueil de régles en petit
nombre et dailleurs trés-sages , mais fort insuffisantes pour guider |’es-
pril dans toutes ses recherches. Ces régles sont au nombre de dix,
dont Ja meilleure est la recommandation expresse de Ja clarté dans l'ex-
pression, comme Aristote Vavait déja prescrit. Les neuf autres se bor-
nent a proclamer les sens le criterium unique de la vérilé et Ja source
de toutes nos connaissances. La canonique d’Epicure n'est done pas
autre chose que lanégation méme de la logique comme science. Voyrs
EPICURE.
426 CANZ.
CANZ (Israél-Gottlieb), né 4 Heinsheim, en 1690, y professa succes-
sivement la littérature , la philosophie et Ja théologie. Il fut grand parti-
san des doctrines de Leibnitz et de Wolf, et prit a tache d’en concilier les
principaux points avecla théologie. Il pretendit donner ala métaphysique
une forme démonstralive, tout en reconnaissant qu'elle a ses difficultés
el ses doutes; mais i] tacha de dissiper les uns et de lever les autres. La
mélaphysique élait pour lui la source des vérilés premiéres , d’ou les
autres dérivent par le procédé analytique. C'est ainsi qu’en partant des
phénomenes tant externes qu’internes , nous arrivons 4 nous convaincre
de l’existence de notre Ame. Canz divise la métaphysique en quatre
parties qui sont : l’ontologie, la théologie naturelle, la cosmologie et la
psychologie. Quelques parties de sa psychologie, comme celles qui trai-
tent du plaisir et de la peine, de Ja volonté, sont exéculées avec un re-
marquable talent. L’une d’elles a pour titre Anime abyssus, texte fort
heureux entre ses mains et qui lui inspire de nombreuses et belles
pensées. I appelle réfléchie la connaissance de soi-méme, par opposi-
lion a la connaissance des autres choses, qu'il nomme directe. I se de-
mande a celle occasion comment une connaissance réfléchie est possible
dans une seule et méme substance. L’entendement (intellectus) , est
pour lui la faculté d’avoir des idées distinctes, la raison, la faculté de
connaitre les rapports des vérités entre elles; Vesprit (ingenium), la
propriété de saisir promptement la ressemblance des choses, que ces
ressemblances soient essentielles ou accessoires. I] n’admet ni ne re-
jette complétement les deux systémes de l’harmonie préétablie et de
l'influx physique. Quant a la nature des animaux, il n’était ni de Tavis
de Rorarius, qui Jeur accordait une dme raisonnable, ni de celui de
Descartes, qui les regardait comme des machines. II leur reconnait la
sensation, limagination, le jugement méme, pouryu qu'il s’agisse de
choses sensibles et concretes : car pour les idées abstrailes et générales,
il les en croit totalement privés. Canz mourut en 1753. On a de lui:
Philosophie leibnitziane et wolfiane usus in theologia, in-4, Francfort et
Leipzig, 1728-1739 ; —Grammatice universalis tenuia rudimenta,in-h’,
ib. , 1737; — Discipline morales omnes perpetuo nexcu tradita, in-8°,
Leipzig, 1739; —Ontologia polemica, in-8°, ib., 1741; —Meditationes
philosophice , in-4°, 1750.
CAPACHTPE. Le sens de ce mot ne peut étre bien compris que par
opposition a eeclui de faculté. Une faculté est un pouvoir dont nous
disposons avec une parfaite conscience et que nous dirigeons, au moins
dans une certaine mesure, vers un but déterminc. La faculté supréme,
celle qui gouverne toutes les autres, en méme temps quelle en est le
type le plus parfait, e’est notre libre arbitre. Une capacilé, au con-
traire, est une simple disposition, une aptitude a recevoir cerlaines mo-
dificalions ol nous jouons un role enticrement passif, ou a produire
certains effets dont le pouvoir n'est pas encore arrivé a notre conscience.
il est ecrtain que, sans de telles dispositions, les facultés elles-mémes
nexisleraionl pas; car, quoique nous exercions sur nous-mémes une
trés-grande puissance, nous ne pouvons pas cependant nous faire tout
ce que nous sommes, ni nous donner tout ce que nous trouvons en
nous. Indépendamment de cela, les facultés dont nous sommes déja en
CAPELLA. AQT
possession ne peuvent agir que d’aprés ou sur des données que nous
avons seulement la capacité de recevoir. Ainsi ni Ja volonté nila ré-
flexion n’entreraient jamais en exercice, si elles n’y étaient provoquées
par certaines impressions sponlanées et par une intuition confuse des
choses qui peuvent nous étre utiles ou que nous désirons connaitre. Ce-
pendant faut-il considérer les capacités et les facultés comme deux or-
dres de faits absolument distincts et qui se développent séparément dans
Y’dme humaine; en d’autres termes, y a-t-il en nous de pures capacités
qui n’ont rien de personnel ni de volontaire? Evidemment non : car
prenons pour exemple le phénoméne sur Jequel nous exergons sans con-
tredit le moins d’influence, je veux dire la sensation. Sans doute la
sensation dépend des objets extérieurs et d’un certain état de nos pro-
pres organes; mais n’est-il pas vrai que si elle n’arrivait pas 4 notre
conscience, elle n’existerait pas pour nous, et qu'elle tient d@autant plus
de place dans notre existence, que la conscience que nous en avons est
plus vive et plus noble? Or, qu’est-ce que c'est qu’avoir parfaitement
conscience d’une chose? C’est aprés tout la saisir avec son esprit, Pem-
brasser dans sa pensée; ce qui ne saurait avoir lieu sans le concours de
l’attention et du pouvoir personnel. La méme chose se démontre encore
mieux pour le sentiment, qui n’existe pas, ou qui existe a un trés-faible
degré, dans les Ames privées d’énergie, s abandonnant sans réflexion et
sans résistance aux impressions venues du dehors. Done nous disposons
dans une certaine mesure de notre sensibilité, nous pouvons la diriger
dans un sens ou dans un autre; c’est-a-dire qu’elle est une véritable
faculté, bien que Vintervention de Vactivilé libre n’en fasse pas la plus
grande part. Qui ne reconnait également cette intervention dans la mé-
moire, dans Pimagination, dans tous les faits qui dépendent de l’intel-
ligence, et jusque dans la réverie? fH n’y a donc, encore une fois, dans
lame humaine, parvenue a I’éiat ott elle a connaissance d’elle-méme,
que des facultés plus ou moins personnelles, plus ou moins dépendantes
de ce qui est au-dessus ou au-dessous de nous; mais point de capacilés
pures, de propriétés inertes ou d’aveugles instincts comme ceux qui
appartiennent aux animaux et aux choses. La liberté, une force qui se
connait et qui se gouverne enire plusieurs impulsions trés-diverses,
mais susceptibles de s‘harmoniser entre elles; voila le fonds méme de
notre nature et de tous ses éléments secondaires. Voyex Facuirs.
CAPELLA (Marcianus Mineus Feli«), Africain d'origine, écrivait,
selon lopinion Ja plus générale, en 47% ou 490 avant Jésus-Christ.
Sous le titre de Satyricon et de Satira, il a composé en latin une es-
péce dencyclopédie, mélange de prose et de vers, divisée en sept
livres que précéde un petit roman en deux livres intitulé des Noces de
Mercure et de Philologie. Les vues que Capella expose sur la grammaire,
Ja dialectique et tous les arts libéranx en général n'ont par elles-méemes
que peu de valeur, et sont empruntces a4 Varron, a Pline, a Solin, et
aux autres ¢erivains de Vantiquité; mais, considéré au point de vue his-
torique , le Salyricon n'est pas dénué importance. Pendant que la plu-
part des monuments littéraires de la Gréce et de Rome se trouvaient
perdus ou oubliés, il échappa au naufrage qui submergeait tant de
chefs-d’@uvre, et servit ensuite & renouer les tradilions de Ja culture
428 CARDAN.
antique. Vers l'année 534, un rhéteur nommé Félix, qui enseignait
dans ]’Auvergne, en corrigea un exemplaire sur lequel on fit sans doule
de nouvelles copies : car, au temps de Grégoire de Tours et d’aprés son
propre témoignage, l’ouvrage était employé dans les cloitres pour I’in-
struction des jeunes éléves ( Hist. littéraire de France, t.ut, p. 241, 22).
Au x¢ siécle, Capella jouissait d'une telle autorité, qu’on cite trois com-
mentaires dont il a été l’objet, ceux de l’évéque Duncan, de Remi
d’Auxerre et de Reginon (Jd., t. v1, p. 120, 153, 549). Au commen-
cement du siécle suivant, le moine Notker traduisiten langue allemande
les Noces de Mercure et de Philologie, et il n'est pas douteux que le Sa-
tyricon entier ne continuat d’étre trés-répandu dans les écoles. L’in-
fluence de Capella s’est ainsi maintenue jusqu’a |’époque ott les ouvra-
ges d’Aristote et des Arabes se répandirent en Occident; il fit place
alors a des modéles d'un génie supérieur au sien et plus dignes d’étre
étudiés.
L’édition la plus connue de Capella est sans contredit celle que Gro-
tius entreprit a Page de quatorze ans, et qu il publia l’année suivante
1599, Leyde, in-8°. Cependant, de J'aveu de juges trés-compétents en
cette matiére, elle est fort insuffisante; il faut y préférer de beaucoup
celle que Fréd. Kopp avait préparée, et qui a paru aprés sa mort,
in-4°, Francfort, 1836. M. Graff a publié a Berlin, en 1836, in-8°, la
traduction de Notker indiquée plus haut. Gaaowd,
CARDAN. Ce nom, que ]’on rencontre dans histoire de toutes les
sciences , qui partout éveille le souvenir du génie mélé aux plus déplo-
rables aberrations , n'appartient pas moins a histoire de la philosophie,
ou il se montre entouré des mémes ombres et de Jaméme Jumicre. Mais
sil existe des travaux importants et concus dans un esprit d'impartialité
sur Cardan considéré comme médecin, comme naturaliste, comme ma-
thématicien, il reste encore a l’étudier comme philosophe : car, parmi
ceux qui avaient mission de le juger sous ce point de vue, pas un seul ne
l’a pris au sérieux, ou peut-étre n’a osé aborder Jes dix volumes in-folio
et les deux cent vingt-deux traités sortis de son intarissable plume, dont
le besoin augmentait encore la fécondité. Bayle ne lui a consacré qu'un
article biographique ; Brucker semble avoir eu pour but de ne recueillir
de lui que Jes opinions les moins sensées; et Tennemann, méme dans
son grand ouvrage, daigne a peine Jui accorder une mention.
Jéréme Cardan naquit a Pavie, le 2% septembre de Van 1501. Son
pere était un jurisconsulte distingué, fort instruit dans les sciences ma-
thématiques, dont il enseigna a son fils les premiers éléments, el sa
mere, ace que Von soupgonne d'aprés quelques aveux échappés a Car-
dan lui-méme, n’était point mariée; elle chercha méme a se faire avor-
ter pendant quelle Je portait dans son sein. Quoi quil en. soit, Cardan
fut clevé dans la maison de son pére, et, sans nous arréter a toutes tes
circonstances extraordinaires dent il remplit le récit de ses premieres
années, nous dirons qua vingt ans il suivit Jes cours de Vuniversité de Pa-
vie. Deux ans plus tard, ily expliquail les Bléments d Euclide. En 1524
eLen 1525, if ctudiait a Padoue, ou il prit successivement les grades de
maitre ¢s arts et de docteur en médecine. La profession de inédecin,
j
quil avait embrasscée malzré tes vooux de son pére, Jui fournissant a
CARDAN. 429
peine les moyens de subsister, il retourna a ses premiéres éludes, et fut
nommé, versl’age de trente-trois ans, professeur de mathématiques a Mi-
lan. Mais, apeineélevéa ce poste, il voulut de nouveau tenter la fortune
par l’exercice de la médecine, et cet essai fut pour lui aussi malheureux
que la premiere fois. Il aurail bien pu, dans ce temps, devenir profes-
seur de médecine a l’université de Pavie; malheureusement il ne voyait
pas d’ot l'on tirerait ses honoraires 5 et , déja marié, a la téte d'une fa-
mille, il n’était pas dans un état a offtir ila science un culte désinté-
ressé, Sa réputation parait mieux etablie que sa fortune; car, en 1547,
Je roi de Danemark lui offrit , 4 des conditions trés-ay anti ageuses , d’ etre
Je médecin de sa cour. Cardan refusa, craignant, dit-il, les rigueurs du
climat, et, ce qui est plus étonnant de la part d’un homme comme lui,
la nécessité de changer de religion. Quelques années plus tard, il fut
appele en Ecosse par larchevéque de Saint-André, qu il se vante d’avoir
gueri, par des moyens a lui seul connus, d’ une maladie de poitrine ju-
gée incurable. Apres avoir successivement, et a diverses reprises, en-
seigné Ja médecine a Milan, a Pavie et a Bologne, il s’arréta dans cette
dernicre ville jusqu’en 1570. Alors, pour un motif que ni Cardan ni ses
historiens n‘ont indiqué bien clairement, il fut jeté en prison , puis con-
damné, au bout de quelques mois, a garder les arréts dans sa propre
maison. Enfin, devenu complétement libre en 1571, il se rendit a Rome,
ott il fut agrégé au collége des médecins , et pensionné par le pape jus-
qu’au moment de sa mort, arrivée le 15 octobre de l’'an 1976, onze jours
aprés qu'il eut mis Ja derniére main a’ ouvrage intitulé de Vita propria.
C’est de ce livre éminemment curieux , tenant a Ja fois du journal, du
panégyrique et des confessions, que sont tirés tous les faits qui pr éce-
dent. Nous ajouterons , pour les rendre plus complets, qu’outre la mi-
sere et la persécution, Cardan eut a supporter des malheurs domesti-
ques de la nature la plus humiliante et la plus cruelle : un de ses fils
mourut sous Ja hache du bourreau, convaincu d’avoir empoisonné sa
propre femme ; un autre l'affligeait par une telle conduite, qu'il se vit
obligé de solliciter luitméme son emprisonnement.
Mais ce n’est pas assez de connaitre les evénements qui composent la
vie extérieure de Cardan ; il faut avoir une idée de son caractere , de sa
physionomie morale , une des plus bizarres qu’on puisse se représenter,
et que nuln’aurait imaginée si elle n’avait pas existé réellement. On peut
dire sans exagération qu'il réunissait en Jui les éléments les plus oppo-
sés de la nature humaine. D’une vanité sans mesure, qui perce dans
chaque ligne de ses €crits, qui le porte a compter sa propre naissance
parmi les événements les plus mémorables du monde , et a se regarder
comme l'objet dune protection miraculeuse de la part du ciel, il parle
de luien des termes qui, dans Ja bouche d'un autre , pourraient sembler
d’atroces calomnies. I] était, s'il faut len croire, naturellement enclin
a tous les vices, et porté vers tout ce quiest mal; colére, débauché ,
Vindicatif, joueur, impie, intempérant en actions et en paroles, toujours
prét a blesser méme ses meilleurs amis (de Vita propria, c. 12). Nous
ajouterons que le tableau qu'il nous a laissé Iui-méme de ses habiiudes
et de ses meurs n'est pas propre a démentir ce jugement. Croit-on que
ce soit l'amour de Ja verité qui lui fait tenir un tel langage? Mais le
méme homme ne recule pas devant les plus grossiers mensonges. Il se
450 CARDAN.
vante de posséder plusicurs langues sans les avoir jamais apprises, et
toutes les sciences sans les avoir éludiées ; il s'atiribue le don surnaturel
de connaitre Pavenir, de voir en plein jour le ciel semé détoiles , d'en-
tendre ce quon dit de lui en son absence, et de tomber en extase a yo-
lonté. Enfin il nous assure avoir cu, comme Socrate, un génie familier.
S'il s‘¢leve quelquefois a la hauteur du genie, si les apercus les plus ori-
ginaux et Jes plus profonds ne manquent pas dans ses écrits, dailleurs
si variés , plus souvent encore il tombe au-dessous du vulgaire bon sens
dans Jes superstitions les plus décri¢es , dans des actes qui touchent a la
folie. I] croit aux songes, a Ja divination, aux amulettes , a lastrologie
judiciaire ; il fait des horoscopes parmi lesquels il faut compter celui de
Jésus-Christ ; et malgré Jes cclatants démentis quil regoit des événe-
ments , il persiste dans sa chimére. Quant a la folie , comment ne point
Ja reconnaitre dans Je trait suivant : ilne pouvail pas , nous assure-t-il ,
se passer de souffrir, et quand cela lui arrivait, il sentait s‘élever en lui
une telle impctuosité, que toute autre douleur lui semblait un soulage-
ment. Aussi ayail-il Thabitude , dans cet état, de mettre son corps a la
torture jusqu’a en verser des larmes, et la pens¢e méme du suicide ve-
nait plus d'une fois se présenter a son esprit. Ce nest pas seulement la
raison, mais aussi la pudeur qui se trouve blessée , lorsqu’arrivé pres-
qu’au terme de son existence , il compte sérieusement au nombre de ses
plus grands malheurs l'état @impuissance ott il a vécu jusqu’a lage de
trente ans. Qui oserait s’attendre ensuite a rencontrer a cété d'un regret
si extraordinaire ces nobles ct touchantes paroles? « J’aime la soli-
tude ; car, lorsque je me trouve seul, je suis plus qu’en tout autre temps
avec ceux que jaime ; je veux dire avec Dieu et avee mon bon genie. »
La vérité est que Cardan avait souvent des élans presque mystiques ,
et son esprit s était nourri de la Iecture de Platon, de Plotin et dau-
tres écrivains du méme ordre (de Vita propria, c. 18). Mais la ne
se bornait pas son érudition philosophigue. ff connaissait aussi Aristote ,
Avicenne, Alexandre d’Aphrodise, mais surtout Galien, quil cite a
chague pas dans le texte grec. Nous ayons cru devoir insister sur ces
détails, contre les regles généralement obscrveées dans ce Recueil, parce
que la personne de Cardan ne nous parait pas moins intcressante pour
la science de lesprit humain , que ses idées et ses doctrines.
Les opinions philosophiques de Cardan sont inséparables de ses vues
générales sur la nature et la composition de Punivers. Elles ne sont pas
toujours trés-arrétées ni parfailement conséquentes dans les détails ; ce-
pendant elles offrent dans leur ensemble un caractére d incontestable
unilé. Le fond en est souvent ancien et visiblement emprunté dailleurs ;
mais les développements auxquels elles donnent lieu, et les idées aec-
cessoires qui sv ratlachent, ne manquent ni Woriginalilé ni de profon-
deur. En voici a peu pres la substance :
Ce qu’on appelle la nature nest pas un principe a part dans Punivers ,
ni une foree distincte ayant ses attributions propres : e’est ensemble
des étres et des choses; c'est Punivers lui-meme.
I] faut distinguer dans lunivers trois principes, trois choses éter-
nelles et également nécessaires , sans jesquelles aucune autre ne saurail
exister, a savoir: Vespace, la matiére et Vintelligence ou Pame du
nonde. Quelyuefois ces principes sont porlés au nombre de cing, lors-
CARDAN. ABA
qu'on y ajoute le mouvement et qu’on distingue ]’d4me du monde de J in-
telligence. Mais cette distinction , comme nous le verrons bientol, est
aux yeux de Cardan une pure abstraction; et quant au mouvement, il
n'est que l'une des fonctions de l’ame universelle.
L’espace , c’est ce qui contient les corps ; mais il ne contient pas lu-
nivers , y étant luicméme contenu. Il est éternel , immobile , immuable ,
et n’existe nulle part sans corps; en d’autres termes, il ny a pas de
vide dans la nature. Sur ce point Cardan a devancé Descartes.
La matiere est éternelle comme lespace, quelle remplit partout ;
mais elle n’est ni immobile ni immuable; elle passe, au contraire , in-
cessamment d'une forme a une autre par l’intermédiaire de deux quali-
tés primordiales : la chaleur et (humidité. La chaleur est, non pas le
principe , mais lorgane, J instrument du mouvement, et le véhicule de
Ja vie; c'est au moyen de lachaleur que lame ou le principe de la forme
agil sur la mati¢re, et que les éléments de la matiére se décomposent et
se réorganisent, pour passer de la vie a Ja mort et de la mort a la vie.
Lhumidité , au contraire , est linstrument de la résistance et la condi-
tion de linertie. La matiére avec ses deux qualités opposées, étant un
principe nécessaire des choses , on ne peut pas dire qu'elle soit un mal:
elle n'est que le moindre et le dernier des biens; et ceux-ci ne sont pas
détruits , mais diminués par sa présence.
I] nest pas un corps, pas une portion de matiere qui puisse étre con-
cue sans forme. Toute forme est essentiellement une et immaterielle ,
c’est-a-dire une ame; par conséquent tous les corps, méme les plus
insensibles en apparence, sont des étres animés. Dvailleurs, tous les
corps sont susceptibles de mouvement, et le mouvement ne peut s'expli-
quer que par une force immatérielle. Encore bien moins peut-on expli-
quer sans un principe pareil la sensibilité, Vinstinct ct lintelligence.
Mais toutes les ames particulieres ne sont que des fonctions ou des
attributions diverses dune ame universelle, c’est-a-dire de l’dme du
monde (de Natura, 3° partie, c. 2).
L’dme du monde est a la nature enti¢re ce que notre ame particulicre
est a notre corps, et Cardan n’hésite pas a citer pour son propre compte
ces vers fameux :
Spiritus intus alit totumque infusa per orbem
Mens agitat molem et magno se corpore miscet.
Toutes les formes des étres, toutes les Ames particuliéres sont renfer-
mées en puissance dans l’Ame unique et universelle, comme tous les nom-
bres sont renfermés dans la décade. Pour les produire hors de son sein
et donner naissance aux créatures innombrables dont lunivers est peu-
plé, il lui suffit de se monirer elle-méme et de se développer dans toute
I’étendue de sa puissance. On peut la comparera Ja lumicre du soleil,
qui, bien qu'une dans son essence et toujours la méme, ne laisse pas
d’apparaitre a nos yeux sous une diversité infinie d'images (ubi supra).
Le rapport des Ames particuliéres 4 l'dme universelle peut aussi se com-
prendre par ce qui se passe entre les vers et Ja plante dont ils se nour-
rissent et sur laquelle ils vivent. Or, il est évident que Ja plante et les
vers, quoique parfaitement distincts par la forme, ne sont pourtant
qu’une seule et méme substance. Seulement il ne s’agit ici que d'une
ASQ CARDAN.
substance relative et mortelle, tandis que les Ames jouissent de l'im-
mortalité comme le principe dont elles sortent (Theonoston, seu de
Animi immortalitate , lib. 1, § 31).
On se demande, aprés cela, quelle place il reste 4 Dieu, et comment il
se distingue de cette force universelle , également infinie, principe spi-
rituel de tous les étres, moteur ct organisateur de univers. Cardan ne
répond nulle part a cette question. Il adresse bien a Dieu des hymnes ;
il reconnait en lui l’étre infini, et parle de son immensité; mais ses au-
tresattribuls, et surtout ses rapports avec dame du monde, son role dans
Ja création, il se garde de les définir. On ne peut pas dire qu il admette ,
a lexemple de Platon, au-dessus de lame du monde, une intelligence
supréme, ayant sa propre substance, et exergant sur tous les autres
principes un pouvoir absolu. Cardan dit expressément que le principe
de lintelligence, de Ja sensibilité et de la vie, est un seul et méme étre;
que lame n'est pas seulement le principe universel, qu'elle est la sub-
slance premi¢re et vérilable de toutes choses. Planum est idem esse quod
sentit, intelligit, vivit.... Anima est ergo que non solum principium est
omnium, sed etiam primum et verum subjectum. (Theonoston, lib. tv,
t. 1°", p. 439 de l’édit. de Lyon.)
Cependant nous devons dire que Cardan, de son propre aveu, n’a pas
toujours été du méme avis sur la nature de Vintelligence et ses rapports
avec les différents étres. Dans le traité de Uno, un des premiers qu'il ait
publiés sur des matiéres philosophiques, il se déclare pour Ja doctrine
d’Averrhoés, et n’admet pour tous les étres qu’une seule intelligence ,
un seul entendement pénétrant dans tous les corps organisés, capables
de lui donner acces; demcurant, au contraire, plus ou moins éloigné de
ceux qui ne remplissent pas cette condition; illuminant le corps de
Vhomme, parce qu'il est d'une composition plus subtile, et rayonnant
exlérieurement autour de la brute, parce quelle est formée d'une ma-
ti¢re plus grossiére. Plus tard, dans Je livre de Consolatione (liv. m1,
t. 1°, p. 398 delédition de Lyon), il enseigne précisément le contraire.
Il nie formellement quwil puisse exister une intelligence unique, soit
pour les étres vivants en général, soit seulement pour les hommes : il
soutient, au contraire, que Vintelligence est toute personnelle, qu'elle
“ne vient pas du dehors comme un rayon émané d'un foyer étranger 5
mais qu'elle a son siége en nous-mémes, qu'elle fait partie de nous, et
nous est enticrement propre comme la sensibilité. Car, dit-il, nous sa-
vons par expérience que la faculté de comprendre ne s’exerce pas en
nous d’une autre maniére que la faculté de sentir. Cela nempéche pas
J'esprit de Vhomme d’étre d'une origine céleste; mais il se divise en un
nombre infini de parcelles dont chacune devient le centre d'une exis-
tence a part. De la résulte évidemment que les ames elles-mémes doi-
vent étre considérées comme autant de substances distincles et parfai-
tement indépendantes les unes des autres, ce que Cardan mhésite pas a
reconnaitre , non-sculement pour la vie présente, mais pour celle qui
nous attend au dela du lombeau. Voici, aureste, ses propres paroles (ube
supra) :« Ainsi les ames humaines demeurent distinctes les unes des au-
tres, méme apres la mort, avee toutes les facullés qui leur sont propres,
comme la yolonté, Vintelligence , la sagesse, la science, la réflexion, la
raison, la connaissance des arts et toutes autres qualilés semblables. »
CARDAN. 455
Enfin, dans un troisiéme écrit, intitulé Theonoston, ou de VImmor-
talité de Vdme, Cardan s’écarte a la fois des deux opinions précé-
dentes, en s’efforgant, en quelque sorte, de les concilier entre elles.
Il n'admet, comme la premiére fois, qu'une seule Ame et une seule
intelligence; mais cette intelligence lui apparait sous un double point
de vue : elle peut étre considérée en elle-méme, comme absolue et
dans l’éternité; alors elle ne connait que l’universel, c’est-d-dire sa
propre essence, et ses opérations ne peuvent pas se distinguer les
unes des autres. Mais elle se montre aussi dans le temps; elle se
manifeste par certains organes, au nombre desquels il faut compter
Vhomme, et dans ce cas ses operations sont multiples, chacune d’elles
devant occuper un point différent de la durée; elle nous semble douée
de facultés diverses plus ou moins développées, selon la perfection
de lVorgane ou de l’instrument (Theonoston, lib. iv, t. 1°, p. 439).
Pour excuser ces variations dans ses doctrines, Cardan fait remar-
quer que telle est la condition de l’esprit humain, que les vérités
les plus utiles et les plus importantes ne peuvent pas étre trouvées en
un jour.
Nous venons de voir que Cardan regarde l'homme comme un organe
de l’intelligence et, par conséquent, de l’Ame universelle. Cela ne l’em-
péche pas de le considérer isolément comme un étre a part, et nous
nous hatons d’ajouter que l’on trouve dans cette partie de sa philosophie
des observations profondes, délicates, mais mélées, comme toujours, de
paradoxes et d’erreurs. Ce qui constitue a ses yeux le caractére distine-
tif de 1’étre humain, c’est (il l’'appelle par son nom) la conscience. Les
animaux , doués seulement d’une ame sensitive, ne connaissent pas, si
parfaits quwils soient, d’autre régle que celle d’un aveugle instinct; en un
mot, ils ne savent pas ce quils sont; tandis que homme se connait lui-
méme et a conscience de la connaissance qu'il a des autres étres. Ipse
autem se ipsum agnoscit ac reliqua se agnoscere intelligit (de Natura ,
c. 1). La conscience le conduit 4 la distinction de l’ame et du corps,
qu il démontre aussi bien qu’on pourrait le faire aujourd’hui par lunité,
lidentilé de ]’étre pensant et le fait du libre arbitre. Il n’y a quun étre
intelligent, ayant conscience de lui-méme, c’est-a-dire un étre identique,
qui puisse trouver en soi Ja régle de ses actions (Theonoston, lib. 1,
§ 19, et Jib. mr). Enfin, apres avoir établi que ame est distincte du
corps, Cardan entreprend d’en démontrer l'immortalité. C’est ici sur-
tout qu’il fait preuve d’une solide et profonde érudition. Il rapporte avec
beaucoup d’exactitude, avec beaucoup d’ordre et de précision, tous les
arguments allégués par les philosophes pour ou contre le dogme de la.
vie future (Theonoston, lib. vy). Quant a lui, sur des preuves qui n’of-
frent pas un grand caractére d’originalité, il admet ce dogme ; mais, en
méme temps, il le déclare tout a fait inutile, et méme dangereux dansla
pratique. Le sceptique, le matérialiste avoué, est obligé, selon lui, de se
montrer d’autant plus irréprochable dans sa conduite, qu'il attire tous
les regards et quil éveille tous les soupgons. D’ailleurs n’avons-nous
pas, pour remplacer Ja crainte dune autre vie, les mouvements natu-
rels de la conscience, la crainte de la justice des hommes , le sentiment
de ’honneur, le respect de nous-mémes et de nos amis, enfin Ja force
de habitude et de l'éducation? En revanche, !e mal dont Cardan accuse
I. 28
454 CARDAN.
Je dogme de J'immortalité Jui parait incontestable; car s'il n’existait pas
dans l’esprit des hommes, on n/aurait pas a déplorer les guerres de reli-
gion , les plus cruelles entre toutes les guerres, et le plus grand des fléaux
(de Immortalitate animarum, c. 11).
I] est évident que l'immortalité , pour Cardan, ne saurait étre autre
chose que la continuité, que l’élernité du principe unique de toute vie
et de toute intelligence. I] nous apprend lui-méme, dans Je de Vita pro-
pria (ce, 44), le dernier ouvrage sorti de sa plume, qu'il croyait a
légalité non-seulement de tous les hommes, mais de tous Jes étres
vivants. Mais il distingue dans ce principe plusieurs fonctions ou plu-
sieurs attribuls, qui suffisent a l’explication de tous les phenomenes de
la vie humaine et de univers en général : 1° Vintelligence propre-
ment dite; 2° limagination; 3° les opérations des sens; 4° les fone-
tions vitales ; 5° le mouvement. L’intelligence est le privilége exclusif
de Vhomme. L’imagination et les sens apparliennent a la fois a Vhomme
et aux animaux ; le principe vilal est dans tous les étres organises ,
dans les plantes comme dans les animaux. Enfin Je mouvement
existe indistinctement dans tous les corps (Theonoston, lib. tv, t. 1°,
p. 439).
Cardan s'est occupé aussi de la dialectique ; et quoique louvrage qu'il
a publié sur ce sujet (t. 1°, p. 229 de l'édition de Lyon) ne soit pas atitre
chose, au fond, qu'un résumé de la Logique d’Aristote, on vy trouve ce-
pendant des détails intéressants et des réflexions judicicuses sur la mé-
thode a observer dans les différentes sciences.
Nous nen dirons pas autant de l’écrit quia pour titre de Socratis
studio, véritable pamphlet composé de toutes les calomnies répandues
contre Socrate par Aristophane et Athénée. Croirait-on que les plus
grands griefs reprochés par Cardan au philosophe athénien soient préci-
sément son désiniéressement , sa prédilection pour la morale , son aver-
sion pour les disputes steriles de l’époque, enfin sa mansuctude et sa
patience au sein de sa propre famille’? I] prétend que cette derniére
vertu est un encouragement funeste pour Jes femmes qui manqueni de
soumission envers leurs maris. I] ne traite pas mieux les disciples de
Socrate : Platon est un vil flaticur des tyrans, Xenophon un soldat igno-
rant, cupide et traitre a sa patrie ; Arisuppe n/a fait que developper en
pratique et en theorie les yéritables consequences de [onseignement de
son maitre.
I] serait beaucoup trep long @enumerer ici tous Jes cerits de Cardan,
dont la plupart soni ¢trangers a Vobjet de ce Recucil. Nous nous conten-
terons de citer le Zheonoston , le livre de Consolatione, les traités de
Natura, de Immortatitate animarum, de Uno, de Summo bono, de Sa-
plentia, et le livre de Vita propria, comme fa source ou nous avons
puisé les éléments de la doctrine philosophique de Cardan. Sa_ theorie
de la nature se trouve exposcée principalement dans les deux ouvrages
de Subtilitate et de Rerum varietate. Les @uvres completes de Cardan
ont été réunies par Charles Spon en 10 vol. in-f?, Lyon £663, et Car-
dan Jui-méme, sous le titre de Libris propriis, nous en a laissé une
notice étendue, imprimée dans le premier volume de edition que nous
venons de ciler, el (ue nous avons sous les yeux en redigeant la pre-
sente analyse.
CARDINALES (verrus). 4355
CARDINALES (Verius cardinales). On appelle ainsi les aspects les
plus généraux et les ples importants de la moralité humaine, essen-
tiellement une de sa nature; les vertus qui contiennent en elles et sur
lesquelles s’appuient toutes les autres. Elles sont au nombre de quatre :
la force, la prudence, la tempérance et la justice. Tout le monde ¢om-
prendra sans:peine ce qu il faut entendre par la tempérance et par la
justice , laquelle n’est vraiment efficace que par la bonté (justitia ewm
liberalitate conjuncta). Mais comment la force et la prudence sont-elles
comptées au nombre des vertus? C’est que par la force il faut entendre
iciavee Cicéron(de Offic. lib. 1, c.20) cette grandeur d’ame, cette énergie
morale qui consiste 4 se mettre au-dessus de tous les avantages. et de
toutes les miséres de ce monde, et ane reculer devant aueun sacrifice
pour faire le bien. La prudence doit étre entendue dans le sens de son
étymologie antique; elle est la connaissance de la vérité dans son ca-
ractére le plus élevé, et suppose que |’intelligence y a été préparée par
la méditation et par la science.
Cette division de la vertu est trés-ancienne , aussi ancienne’, on peut
le dire, que la morale; car on la trouve déja dans: l’enseignement de
Socrate, tel qu’il nous a été conservé par Xénophon:, mais avec une
légére différence : c’est que le respect de la. Divinité (cic) y tient la
place de la prudence ou de la science, qui, réwnie a Ja vertu, doit
constituer la sagesse. Platon a conservé laméme doctrine en lui donnant
seulement un caractére plus systématique et en la rattachant intime-
ment a ce qu’on peut appeler sa psychologie. En effet, aprés avoir dis-
tingué dans l’dme trois éléments, le principe de la pensée, le principe
de l'action et celui de la sensibilité, ou ce quwon appelle vulgairement
esprit , le coeur et les sens, il admet pour chacun de ces éléments une
vertu particuliére, destinée a le développer ou a le contenir : pour les
sens, la modération ou la tempérance; pour le coeur, la force et le cou-
rage; pour l’espril, la science dans ce qu'elle a de plus élevé, c’est-a-
dire la science du bien. Enfin, du mélange et de l'accord de ces trois
premieres vertus, il en nait unc quatrieéme qui est la justice. Mais la
justice, pour Platon, n’est pas simplement cette qualité négative qui
consiste a respecter les droits d’autrui et a rendre a chacun ce qui lui
est du; elle est ordre méime dans la plus noble acception du mot; elle
est le développement harmonieux de toutes Jes facultés de Vindividu et
de toutes les forces de la société; elle cst la vie humaine dans sa perfec-
tion (Platon, Répubdl., liv. 1v). Apres Platon, |’école stoicienne a donné a
ce méme point de vue une consécration nouvelle, mais enle détachant du
systéme psychologique et métaphysique sur lequel ils’appuyaitd’abord ,
pour en faire un principe indépendant, appartenant exclusivement a la
morale. Des stoiciens il a été transmis a Cicéron, qui le développe avec
beaucoup d’élégance dans son traité des Devoirs, d’ow il a passé dans la
plupart des traités de la morale chrétienne, avec les termes mémes de la
Jangue latine, termes qui ont aujourd’ hui perdu leur signification pri-
mitive. Mais le christianisme, trouvant incomplete ceite base de la mo-
rale, et forcé de la trouver telle par Ja nature de ses dogmes, v a ajouté
ce quil appelle les vertus théologales. Les philesophes mocernes, au
lieu de s‘oecuper de la division: des vertus, travail assez si¢rile en Tui-
meme, ent mieux aimé rechercher Vaberd quoi cst le principe supreme
Vs
436 CARNEADE.
de la moralité humaine, la loi absolue de nos actions, ensuite quels sont
Jes devoirs particuliers qui en découlent, quelle est notre tache dans
chacune des positions de la vie.
Il existe sur Je sujet qui vient de nous occuper, deux traités spé-
ciaux : l'un de Clodius, qui a pour titre de Virtutibus quas cardinales
appellant (in-4°, Leipzig, 1815); l'autre, beaucoup plus ancien, est l’ou-
vrage de Gémiste Pléthon, de Quatuor virtutibus cardinalibus, publié
en grec avec une traduction latine par Ad. Occone (in-8°, Bale, 1552).
CARNEADE be Cyréne, né vers la troisicme année de Ja cxti¢ olyin-
piade, est l’esprit le plus ingénieux et le plus brillant qui ait honoré la
décadence de |’école académique. Moins original, moins profond , moins
sérieux méme qu’Arcésilas, qui est le véritable pére de la philosophie
de la vraisemblance, Carnéade a été surtout un rhéteur plein de res-
sources et d’esprit, un dialecticien d'une subtilité et dune souplesse
merveilleuses, un adversaire habile et acharné de l’école stoicienne. I]
se peignait fort bien Jui-méme et donnait une fort juste idée de son role
philosophique, en disant : « Si Chrysippe n’eut point existé, il n’y aurait
pas eu de Carnéade. »
Eléve d'Hégésinus, qui lui transmit l’enseignement traditionnel de
lécole, initié par Diogéne de Babylone a Ja dialectique stoicienne, Car-
néade reprit avec un éclat nouveau la lutte engagée par Arcésilas, et il fut
pour Chrysippe ce que le chef de la nouvelle Académie avait été pour
Zénon.
Les historiens anciens de la philosophie nous représentent Carnéade
comme un raisonneur vraiment merveilleux et doué de ressources extra-
ordinaires. Capable de tout oser et de réussir en tout, il savait tout
rendre vraisemblable, méme |’absurde, et tout obscurcir, méme | évi-
dence. Un jour devant l’élite de Rome, qui, pour l’entendre, désertait
ses fétes (Lactance, Inst. div., liv. vy, c. 15. — Plut., in Cat. maj.., il
peignit la justice avec une ¢loquence divine. Le lendemain, il démon-
tra que la justice est un mot vide de sens, et se fit applaudir du méme
auditoire (Cicéron, de UOrateur, liv. m1, c. 18).
Quelle doctrine ett subi impunément les attaques d'un tel adversaire?
Le stoicisme, déja ébranlé, faillit y périr. La physiologie de Zénon et
de Chrysippe, leur dieu-monde, animal éternel dont la providence uni-
verselle n'est. qu'une universelle fatalité, leur théorie de Vindilférence
du plaisir, toute leur métaphysique, toute leur morale, Carnéade n’é-
pargnait rien. Mais Ja lutte s‘engagea principalement sur les questions
logiques, et, entre autres, sur Ja question de la celebre osvsaei2 xar0-
anazin (Sextus, Adv. Mathem., p. 212 sqq., cdit. de Geneve), type et
mesure de layérité dans toute lécole stoicienne. A Laide de sorites ingé-
nieux (le sorite était argument favori de Carnéade,, il s'atlacha a prou-
yer qu entre une perception vraie et une perception fausse il n'y a pas de
limite saisissable, lintervalle ctant rempli par une infinité de pereep-
tions dont la différence est infiniment petite ‘Cicéron, Quest. acad., liv. 1,
c. 16. — Sextus, Hyp. Pyrrh., lib. 1, c. 167 sqq.). I alla jusqu’a com-
battre l'axiome des mathématiques : deux quantités égales a une troisi¢me
sont égales entre elles (Jalenus, de Optimo dicendi genere, p. 538 dans
Sextus, édit. Jatine’. Or, digagez cet axiome du caractere mathemati-
CARPENTIER. ADT
que quien voile la généralité, vous avez le principe de contradiction
qui, sous une forme logique, n’exprime rien moins que la foi de la raison
en elle-méme. Le nier, c’est nier la raison, et atteindre la derniére li-
mite et la supréme extravagance du scepticisme.
Carnéade mhésita pas, seulement il fit une réserve pour la pratique.
Déja la théorie du vraisemblable lui montrait Ja route de l'inconséquence ;
il y suivit Arcésilas. Toutefois, disciple toujours original, il fit d’une
théorie indécise un systéme régulier, et porta dans l’analyse de la pro-
babilité, de ses degrés, des signes qui la révélent, la pénétration et
lingénieuse subtilité de son esprit (Sextus, Adv. Mathem., 169, B.;
Hyp. Pyrrh., lib. 1, ¢. 33.—Cicéron, Quest. acad., lib. 11, c. 22et suiv.).
Mais a quoi sert tout l’esprit du monde, séparé du vrai? La premiére
condition d’une solide théorie de la probabilité, c’est une théorie de la
certitude. Car qu’est-ce que la probabilité, sinon une mesure? Et com-
ment mesurer sans une unité?
On n’échappe pas a la logique par l'inconséquence. Arcésilas et Car-
néade avaient mé la certitude spéculative; il fallut, bon gré, mal gré,
aller jusqu’au scepticisme absolu et universel.
On peut dire que l’école académique périt avec Carnéade. Elle jeta
quelque éclat encore, il est vrai, sous Antiochus et Philon; mais ces
esprits timides ne sont pas les véritables disciples de Carnéade et d’Arcé-
silas : héritier de la nouvelle Académie, c'est l’école pyrrhonienne re-
naissante ; le continuateur de Carnéade, c'est Ainésidéme.
Sur Carnéade , voyez l’article de Bayle dans le Dictionnaire critique.
— Huet, de la Faiblesse de Vesprit humain. — Foucher, Histoire des
académiciens, et les autres ouvrages indiqués a V’article AcaDéMIE.
Ex. S.
CARPENTIER ou CHARPENTIER (Jacques), né a Clermont
en Beauvoisis en 152%. Il étudia la philosophie a Paris, et la professa
d’abord au collége de Bourgogne. Nommé plus tard procureur de la na-
tion de Picardie , il parvint aux fonctions de recteur de |’Académie de
Paris pour la philosophie , et remplit cette place durant seize ans, jus-
qu’a sa mort, arrivée en 1374. Docteur en médecine, ce fut sans doute
a la protection du cardinal de Guise qu’il dut d’étre Je médecin du roi
Charles IX. Mathématicien distingué, il soutint une lutte trés-vive
contre Ramus, pour une chaire de mathématiques , laissée yacante par
la retraite du titulaire qui Ja lui résignait. La contestation fut portée jus-
qu’au parlement. Le conseil méme du roi dut intervenir, et, aprés de
longs débats , en 1568, Ja chaire fut maintenue a Charpentier.
Le nom de Charpentier est surtout célebre par la mort de son infor-
tuné rival. D. Ahon, dans le livre ur de son Histoire, a l'année 1572,
nhésite pas a charger la mémoire de Charpentier du meurtre de Ramus.
Suivant lui, et il ne faut pas oublier que c’est le témoignage d’un con-
temporain , c’est Charpentier qui excita l’émeute des écoliers , assassins
du hardi novateur; le témoignage du grave historien n’a pu étre formel-
lement dementi, et, dans les ceuvres de Charpentier lui-méme, certains
passages , que nous citerons plus bas, semblent prouver qu'il avait prévu
cette catastrophe, et qu'il en fut certainement peu affecté.
Charpentier n’a point, en philosophic, de doctrine originale; il ne
458 CARPENTIER.
tient une place dans J’histoire de la science que par son ardent attache-
ment au systéme d’Aristote ; et il faut le classer parmi les plus purs péri-
patéticiens. 1] se porta contre Ramus le constant adversaire de toute
innovation ; et il crut devoir, pour | intérét méme de la jeunesse qui lui
était confiée , maintenir dans toute leur sévérité Jes études et la disci-
pline telles que le passé les avait faites et les lui avait transmises. Tous
ses ouvrages , toute sa polémique n'eurent que ce seul but. Il se contenta
de porter dans l'exposition des doctrines plus d’ordre, plus de clarté que
Ja scolastique n’en avait mis; et a cet égard, i] rendit de trés-réels ser-
vices; mais, quant au fond méme, quant aux principes , il s’y montra
fidele jusqu’a la passion et 2 l’entétement. I] est vrai que les réformes
proposées par Ramus n’étaient guere aceeptables ; mais a ces tentalives
un peu hasardeuses, on pouvait en substituer de plus prudentes, et
Charpentier n'y parut pas méme songer. Ses livres de logique , assez
nombreux, ne sont qu'une reproduction fidéle et trés-réguliére des opi-
nions d’Aristote : il ne va point au dela; ses livres de physique le répé-
tent également, et c’est toujours aux observations du philosophe grec
quil a recours; ee nest pas aux siennes propres, qui pouvaient cer-
tainement lui en apprendre bien davantage sur les questions de phy-
siologie qui paraissent l’avoir occupé.
Parmi ses ouvrages on en peut distinguer deux : Descriptio universe
nature, en quatre livres, ou il traite successivement des principes
comme des choses, des cing corps simples, des mixtes imparfaits ou
météores , et enfin de l’dme. Ce n'est qu'un extrait fort clair du systeme
d’Arisiote sur ces grands objets, et il le tire, avec une sagacité qui pou-
vail étre mieux employée, de la Physique, du traité du Ciel, de la Me-
téorologie et du traité de ’ Ame. Le second ouvrage de Charpentier
gu on peut citer, est plus important que celui-ci: c’est sa traduction, avec
commentaires, du petit traité d’Alcinoiis sur le systeme de Platon. C’est
pour lui une oceasion de comparer Aristote et Platon sur toutes les par-
ties de la philosophic; et il établit cette comparaison avec une érudition
élendue et trés-solide qui peut encore éclairer les études de notre temps.
Sa preface surtout est remarquable, et elle sera toujours lue avec grand
profit par ceux qui voudront traiter cet inépuisable sujet. A la suite de
chacun des chapitres d’Alcinolis, des remarques parfaitement classées ,
et rédigées avec un ordre fort rare a cette époque de science un peu con-
fuse , expliquent toutes les difflicultés du texte , et servent a éclaircir son
résumé, qui est luirméme concis et substantiel. Charpentier y déploie
des connaissances trés-profondes et trés-exactes. L’histoire de la philo-
sophie comptait certainement alors fort peu de savants qui la connussent
aussi bien; et Ramus, sur ce point, était loin de valoir son adversaire.
De plus, Charpentier, tout péripatéticien quil est, sait rester parfaite-
ment juste envers Platon, et iJ n’hésite pas , sur quelques-uns des points
les plus graves, a lui donner tout avantage sur Aristote , notamment en
ce qui concerne l'immortalité de laine. Ce livre , quoique trés-bien com-
pose, est entremélé de digressions au nombre de douze , dans lesquelles
Charpentier, a propos, il est vrai, des questions traitées par Alcinoiis ,
revient a scs querelles personnelles , et expose aussi ses propres opi-
nions sur quelques-uns des plus grands problémes de la science , les
idées ct les universanx, l’immortalité de lame, le destin, Je libre ar-
CARPENTIER. ; 459
bitre, etc. Il défend, dans l'une entre auires, 10 dieu d’Aristote contre
la théodicée de Platon, et il sappuie méme sur les dogmes chréticns
pour soutenir la doctrine péripatéticienne.
La premiére de ces digressions est consacrée a sa méthode , question
fort controversée entre Ramus et lui; et, a cette occasion, il reprend
toute Ja lutte antérieure et en raconte les phases. Il remonte jusqu’au
fameux arrét royal du 10 mars 1543, époque a Jaquelle il n’avait lui-
mémie que dix-neufans ; il cite un arrét tout entier avee la sentence du par-
lement, et les sentences non moins graves que tous les savants francais
et étrangers’ ayaient portées contre les audaces de Ramus. Apres cette
interruption , qui n’a pas moins de 1 32 pages, l'auteur reprend son com-
mentaire précisément au point ot ill’a laisse 5 et de Ja note 4, ou il avait
quilté Alcinoiis pour Ramus, il passe a la note 5, ov i continue et
achéve sa pensée. Les autres digressiocns sont concues sur un plan
tout pareil ; et de méme que la premicre est dédiée au cardinal de Lor-
raine, les autres le sont a quelques-uns des personnages dont Charpen-
tier avait obtenu la protection oulamitié. Ce sont, en quelque sorte, des
repos et des distractions que auteur donne a sa propre pensce et a ses
lecteurs; et, chose assez singuliére, cette étrange fagon de composer
un livre n’dte rien a fa elarié ‘et a Funité de celui-la. Le ton de la polé-
mique contre Ramus est celui @une ironie qui ne se lasse point un seul
instant. Ramus y est rarement désigné par son nom personnel. I y est
appelé Logodsedalus , et le pius souvent Rhessalus, du nom dun mé-
decin contre lequel Galien avait autrefois dirigé des sarcasmes non moins
amers. Le commentaire sur Alcinoiis est suivi d’une lettre ot l’auteur
répond aux attaques de Ramus, qu’un premier pamphlet avait fait sor-
tir d'un silence gardé depuis prés de yingt ans. Charpentier, en se dé-
fendant, affirme qu iil n’a pas été le premier agresseur, qu'il a méme ja-
dis rendu des services a celui qui le provoque. Et dans une seconde
lettre , datée de janvier 157i, il avertit Ramus de prendre garde a lis-
sue que ses invectives pourraient bien avoir un jour. Nulla animi atten-
tione consideras quis tuarum contentionum exitus esse possit. Est-ce un
sinistre présage ? et ces paroles que Vaigreur de la polémique a peut-étre
seule inspirées, indiquent-elles déja la déplorable vengeance sous laquelle
Ramus succombait dix-huit mois plus tard? Qui pourrait le dire? En
terminant lédition de son Alcinous, qui est de 1573, Charpentier lu-
meme parle de la mort de son ancien adversaire, et il n’a pas un mot
pour Je plaindre. II rejettc sur les désordres du temps le retard apporté
dans ses travaux; mais il s’applaudit de cette nouvelle lumiére, qui, au
mois d'aout dernier, s est levée sur Ja religion chretienne , de méme qu il
félicite le roi ct les Guise dans sa dédicace : « Puis est venue s’y joindre
la mortinopinée de Ramus etde Lambin. Hs sont morts tous deux comme
je mettais Ja dernicre main a mon ouvrage , dont la plus grande partie
éiait dirigée contre eux, non sans quelque aigreur venue de la discus-
sion. Je me suis pris a craindre de sembler combattre contre des ombres
ou me réjouir insolemment de lenr mort, gui m’a été, je l’avoue, les
plus vifs aiguillons a la culture assidue des lettres. » Bien qu il avoue
quil a été sur le point de supprimer cette seconde édition , ce n’est pas
la le langage dun homme qui comprend ou qui prévoit l’affreuse respon-
sabilité qui va peser sur lui. A cété de ce souvenir si peu généreux donné
440 CARPENTIER.
a son adversaire, il souffrait qu'un de ses collégues, Duchesne, insultat
Ja mémoire de Kamus dans une de ces picces de vers que lusage du
temps exigeail en téle des ouvrages les plus scrieux. Duchesne se moque
de la tombe que Khessalus a trouvée dans la Seine, toute digne qu'elle
était de lui; et Charpentier place cette alroce épigramme au frontispice de
son Alcinous. Mais, d'un autre coté, il ne faut pas oublier que cet Alci-
nous est dédié au cardinal de Lorraine, qui, protecteur de Charpentier,
Vavait été jadis aussi de lVinfortuné Ramus. Charpentier mourait lui-
méme, l'année suivante, de phthisie, et a peine dgé de cinquante ans.
On peut distinguer encore parmi ses ouvrages ses Animadversiones
in libros tres dialecticarum institutionum Petri Rami : cest le plus im-
portant de ses travaux logiques; il est de 1555. Charpentier occupait
déja des fonctions assez élevées dans |’Académie de Paris; il se plaint
des provocations de Ramus, et ce n’est qu’a grand’peine qu'il se décide
a lui répondre. I] le fait d’ailleurs avec une sorte de modération , et, re-
prenant une a une ses assertions principales, il lui en démontre la faus-
seté avec une érudition et une science certainementtrés-supérieures. Avant
ce combat public, les deux adversaires avaient discuté ces régles d'abord
devant |’ Académie , puis devant le cardinal de Lorraine, qui s’était porté
modérateur entre eux. Ce qui indigne surtout Charpentier, c'est que
Ramus veut enseigner la logique aux jeunes gens en moins de deux
mois. Quaurait-il dit sil avait su que, plus tard, des écrivains de Port-
Royal en prétendraient réduire l'étude a quatre ou cing jours.
Quels quaient été les torts de Charpentier, on peut dire qu'il appor-
tait dans ses discussions des qualités rares, un savoir étendu et precis,
une méthode excellente, une parfaite justesse d’esprit a défaut de gé-
nie, et quil employait déja les procédés d'une critique saine et forte,
qui depuis a été rarement surpassée. C’étaient la des titres suffisants a
Vattention de lhistoire, et l'on doit s’étonner que l’exact Brucker lait
passé sous silence dans son grand ouvrage. Il y a fait figurer bien des
noms qui ne valent pas celui-la.
Voici la liste des ouvrages les plus remarquables de Charpentier par
ordre de dates : Descriptio universe artis disserendi ex Aristot. Organo
collecta et in tres libros distincta, in-4°, Paris, 1654; — Animadversio-
nes in libros tres dialecticarum inslitutionum Petri Rami, in-'°, ib.
1555; —De elementis et de meteoris, traduit de litalien, in-4°, ib., 1558;
—Disputatio de animo, methodo peripatetica utrum Aristot. mortalis sit
an immortalis, traduit aussi de l italien , in-4°, ib., 1558; —Descriptionis
logice liber primus, in-4°, ib., 1560; — Descriptio universe nature
ex Aristotele, in-4°, ib., 1560; — Artis analytica sive judicandi de-
scriptio ex Aristot. Analyt. poster., in-4°, ib., 1561; — Compendium in
communem artem disserendi, in-4°, ib., 1861; —Platonis cum Aristotele
in universa philosophia comparatio que hoc commentario in Aleinor in-
slitutionem ad ejusdem Platonis doctrinam explicatur, in-4°, ib., 1573.
Cette édition contient plusieurs lettres et pamphlets contre Ramus,
de 1564, 1566, 1569 et 1571. — On attribue aussi a Charpentier la pu-
blication de |’ouvrage apocryphe d’Aristote de la rhétorique égyptienne :
Libri XIV qui Aristotelis esse dicuntur de secretiore parte divine sapien-
tie secundum Eqgyptios ex arabico sermone, in-4°, Paris, 1571.
RB. S.-H.
CARPOCRATE. AAA
CARPOCRATE, originaire d’Alexandrie et chrétien de naissance ,
est le fondateur d’une secte philosophique et religieuse qui jeta un cer-
tain éclat dans le second siécle de notre ére. Hl parait avoir eu Je projet
de concilier le christianisme , non-seulement avec Ja philosophie orien-
tale, mais aussi avec les principaux systémes de la philesophie grecque ,
et, en particulier, avecle platonisme, auquel il emprunta la théorie de la
préexistence des ames et de la réminiscence. Comme la plupart des
gnostiques, il attribuait la création du monde a des génies inférieurs et
malfaisants, au-dessus desquels il reconnaissait, comme principe su-
préme, l’unité que l’esprit peut atteindre par un mode supérieur de
connaissance. Epiphane, fils de Carpocrate , compléta la doctrine méta-
physique de son pére par un systéme de morale dont Je point de départ
était la communauté de toutes choses : ce quil'amenait a considérer les
lois humaines comme des infractions a la loi divine, puisqu’elles ne
permettent pas que le sol, les biens de la terre et les femmes scient
communs entre les hommes. Ces détestables maximes firent imputer
aux disciples de Carpocrate de honteux excés. Cependant saint Irénée dé-
clare douter qu'il se fit parmi eux «des choses irréligieuses , immorales,
défendues. » Voyez pour plus de détails l'art. Gnosticisue, et | Histoire
du Gnosticisme, par M. Matter, 2 vol. in-8°, Paris, 1828, t. 1. X.
CARTESIANISME. Nous donnons le nom de cartésianisme au
mouvement philosophique qui s'est accompli pendant le xvu¢ siécle sous
Vinfluence de Descartes. Nulle révolution philosophique, soit dans les
temps anciens, soit dans les temps modernes, n’a été plus grande et
plus féconde; nulle n’a donné une plus sure impulsion a toutes les bran-
ches des connaissances humaines; nulle n’a suscité plus de systémes et
entrainé plus de grandes intelligences. Mais est-il juste de donner ex-
clusivement le nom de Descartes a cette révolution de laquelle est sortie
la philosophie moderne tout entiére? Descartes en est-il bien le chef et
le principal promoteur? N’est-elle pas en grande partie louvrage des
philosophes du xv° et du xvi siécle? et Bacon ne peut-il pas aussi en
revendiquer la gloire? Il est vrai que dans Je cours du xy¢ et du xvit sié-
cle la philosophie avait vu se succéder d’audacieux réformateurs qui sont
les précurseurs de Descartes. Tous par des voies diverses, les uns par
le péripatétisme, les autres par le platonisme et le mysticisme; les uns
avec une tendance empirique, les autres avec une tendance idéaliste,
avec plus ou moins de talent et d’audace, ont préparé la ruine de la phi-
losophie scolastique et l’émancipation de la raison. Pomponat, Vanini
suivent encore en apparence !’autorité d’Aristote , mais ils l’interpretent
a leur maniére; Francois Patrizzi et Ramus s’altachent, au contraire, a
Platon , et font la guerre a Aristote; Telesio, Giordano Bruno et Cam-
panella rejettent également ]’autorité de l'un et de |’autre, et entrepren-
nent de fonder des systémes sur la seule autorité de la raison. Enfin les
grands mystiques de la méme €poque, tels que Paracelse, Robert Fludd,
J.-B. Van Helmont, entrainent aussi l’esprit humain dans des voies
nouvelles. La plupart de ces novateurs ardents ont méme été martyrs
de leurs généreux efforts pour conquérir l'indépendance de la pensée
philosophique. Rien de plus vrai que ce portrait du philosophe de la
renaissance tracé par Pomponat : « La soif de la vérité le consume, il
4A CARTESIANISME.
est honni de tous comme un insensé, les inquisiteurs le persécutent,
il sert de spectacle au peuple.» Tel a été, en effet, le sort des malheureux
précurseurs de Descartes. La soif de Ja vérité les consume, et pour 1'é-
teindre, leur esprit fougueux se précipite dans toutes les directions sans
regle ni méthode. Leur vie est errante et agitée, les inquisiteurs les
persécutent, l’exil, la prison, les tortures, le bicher, voila leur lot et
leur partage. Ainsi ont vécu, ainsi sont morts Ramus, Giordano Bruno,
Vanini, Campanella. Sans nul doute, tous ces intrépides martyrs des
droits de Ja raison avaient déja beaucoup fait pour l’émanciper et pré-
parer les yoics 4 une philosophie nouvelle, et cependant beaucoup res-
tait encore a faire. Ils avaient, il est vrai, courageusement protesté
contre le joug de la philosophie scolastique ; mais tous n’avaient pas osé
ouvertement protester au nom de Ja raison, la plupart avaient invoqué
seulement une autorité contre une autre autorité, Platon contre Ari-
stote , ou bien le vérilable Aristote contre l’Aristote défiguré des écoles.
Ceux-la mémes qui avaient protesté contre le principe de |’autorité, au
nom de la raison, n/avaient pas éleyé leurs protestations 4 la hauteur
d'une méthode. Mais il importe surtout de remarquer qu’aucun d entre
eux navait encore produit un systéme qui renfermat une part de vérité
assez grande et dont les parties fussent assez fortement liées entre elles
pour aspirer a remplacer la philosophie scolastique et a dominer sur
les intelligences. Toutes ces diverses tentatives de réforme philosophique
plus cu moins incomplétes, plus ou moins malheureuses, viennent abou-
tir a Descartes, qui achéve et fait triompher la révolution philosophique
commencée ayec tant d’ardeur et d’héroisme par les philosophes du
xv° et du xvie siécle.
Nous ne nions pas que l’auteur de | Jnstauratio magna ait rendu des
services a lesprit humain et ala philosophie moderne; mais nous ne
pouvons pas le considérer, avee quelques philosophes écossais et quel-
ques philosophes encyciopédistes du xvin® siécle, comme Je promoteur
principal de la rénovation de la philosophie et des sciences au xvut. Si
Bacon a eu, dans le xvi siécle, des admirateurs qui ont fait sa part
beaucoup trop grande, il a, de nos jours, des détracteurs qui Ja font
beaucoup trop petite. Nous ne donnons point dans l'excés de ces dé-
tracteurs aveugles et passionnés. Bacon est un grand esprit, ses ouvra-
ges conliennent des vues fecondes et vraiment prophétiques sur l’avenir
de la science, sur la méthode et Je perfectionnement des sciences d’ob-
servation; mais Bacon nest pas un métaphysicien, il ne pose ni ne re-
cherche le principe de la certitude, et, en dehors de la métaphysique ,
son nom ne se rattache a aucune de ces grandes découvertes par les-
quelles Descartes a renouvelé les sciences et préparé tous leurs déye-
loppements ultcrieurs.
IVailleurs, en fait, la question est tranchée par le peu d’influence qu’a
exereé Bacon sur le xv¢ siécle. A peine est-il connu, a peine est-il cité
par ses contemporains ¢t par les savants et philosophes illustres qui pa-
rurentapréslui. Mais si le xvme siécle connait a peine Bacon, partout il
porte !empreinte profonde de la philosophie de Descartes. Voila pour-
quoi nous avons donne le nom de cartésianisme au mouvement philoso-
phique qui s'est accompli pendant cette grande période de Vhistoire de
Ja philosophie moderne.
CARTESIANISME. 4AS
Le principe de toute certitude, placé dans l’évidence, c’est-d-dire dans
la raison, juge souverain du vrai et du faux; Je point de départ de la
philosophie cherché dans l’observation du moz par lui-méme; la distine-
tion del’Ame et du corps; celle des idées innées ou naturelles et des idées
acquises ; l’existence de Dieu démontrée par Ja notion méme de l’infini ;
la substance corporelle ramenée a]’étendue, et la substance intellectuelle
a la pensée; la conservation du monde assimilée a une création conti-
nuée; et, par suite, une forte tendance a concentrer toute activité dans la
cause premiére : voila les cétés les plus considérables de Ja doctrine de
Descartes. Ce n’est point ici le lieu de développer ces divers principes
et moins encore de les apprécier; bornons-nous a indiquer la part quiils
ont eue dans les destinées de la philosophie moderne.
De toutes les théories de Descartes, il n’en est pas qui ait exercé
une influence plus générale que sa théorie sur le fondement de la cer-
titude. A partir de Descartes , non-seulement la philosophie du xvui° sié-
cle, mais la philosophie moderne tout entiére rejette le principe de l’au-
torité, qui, sous une forme ou sous une autre, avait constamment dominé
dans la philosophie du moyen age, et ne reconnait et n’accepte comme
vrai que ce qui est évident. Les plus piewx métaphysiciens du xvi° siécle
tiennent aussi fermement pour ce principe que Jes philosophes les plus
incrédules du xvii®, avec cette différence, toutefois, qu’ils distinguent
sévérement entre les vérités de la foi et les vérités de la raison, entre la
théologie et la philosophie. Autant est faux et pernicieux, dans l’ordre
de la foi, le principe de l’évidence ; autant est faux et pernicieux le prin-
cipe de l’autorité transporté dans l’ordre de la science et de la philoso-
phie : voila ce que répétent constamment Arnauld, Malebranche, Bos-
suet, Fénelon. I] faut done reconnaitre que Descartes a fait triompher
dune maniére définitive en philosophie le criterium de |’évidence ou
l'autorité souveraine de Ja raison; car c’est la raison qui juge de ce qui
est évident ou n’est pas évident et, en conséquence, de ce qui est vrai
ou faux.
La méthode de Descartes a eu, a peu de chose prés, la méme fortune
que sa théorie de la certitude. Descartes prend pour point de départ la
pensée. I] la distingue rigoureusement de tout ce qui n’est pas elle, du
corps et des organes. I] pose d’abord comme fait primitif, environné
d'une €vidence irrésistible , l’existence de la pensée, et c’est de l’exis-
tence de la pensée et de l'étude du moi qu'il tire ensuite l’existence de
Dieu et du monde. On peut dire qu'ici encore l'influence de Descartes a
eté générale et décisive. En effet, si vous exceptez Spinoza tout entier
absorbé par une autre tendance et quelques philosophes allemands de
notre si¢cle , tous les philosophes modernes partent du mot et de la pen-
sée, tous s'accordent a considérer le moi, non pas comme le terme,
mais comme le point de départ nécessaire de la philosophie.
Non-seulement Descartes a posé dans |'étude du moi le point de départ
de la philosophie, mais il a déterminé et appliqué la vraie méthode a
suivre dans l'étude du moi. fi en adonné a la fois le précepte et l’exem-
ple. Quel est ce précepte? Il ne faut pas étudier le mot avec les yeux
du corps, avec les sens, avec l'imagination qui emprunte toutes ses don-
nees aux objets exterieurs ; c'est avec l’Ame qu'il faut étudier l’dme , avec
la pensée qu'il faut étudier la pensée. La conscience et la réflexion peu-
A454 CARTESIANISME.
vent seules nous informer de ce qui appartient au moi. Tous les phéno-
meénes que les sens nous réveélent se passent dans la matiére étendue et
sont étrangers a l'esprit. Voila la vraie méthode psychologique que Des-
cartes a nettement déterminée et appliquée avec profondeur dans les
Meditations, qu il adéfendue victorieusement contre toutes les objections
de Hobbes et de Gassenti. Grace a Jui, cette méthode, qui est la seule
vraie méthode psychologique, a généralement triomphé dans la_philo-
sophie moderne. C’est par la que Locke, en particulier, se rattache au
cartésianisme. Les historiens de la philosophie , qui ont placé Locke en
dehors du mouvement cartésien , se sont, en général, trop préoccupés de
la polémique contre les idées innées, et nont pas assez remarqué que
Locke applique a ]'entendement humain cette méme méthode dont Des-
cartes a donné le precepte et l’exemple.
Par un autre coté de sa philosophic, la Théorie des idées innées , Des-
cartes a frayé la voile a ses successeurs sur d importantes vérités. La
doctrine de Malebranche sur la raison est sans nul doute supérieure a
Ja doctrine cartésienne , qui se bornait a reconnaitre l’existence des idées
innées, et qui n’en déterminait ni les caractéres, ni lorigine, ni Ja na-
ture. Cependant Descartes a démontré que nous ne pouvons avoir |’idée
de l’imparfait et du fini sans avoir en méme temps | 'idée du souveraine-
ment parfait et de Vinfini. Contre Hobbes et Gassendi, il a établi que
cette idée de linfini est irréductible a lidée de Vindéfini et a toute autre
idée dérivée de l’expérience et de la généralisation. I] s’ensuit que lexi-
stence de ]'Etre infini ou de Dieu est implicitement contenue dans lidée
que nous en avons, et il a fondé sur cette idée la vraie preuve de l’exis-
tence de Dieu, et par la il a préparé la théorie de Malebranche.
Il y a une raison universelle qui éclaire tous les hommes; cette raison
esten nous, mais elle nest pas nous; elle ne vient pas de nous, elle est
la sagesse, le Verbe de Dieu méme, avec qui nous sommes constamment
unis par lidée de l’infini, et en qui nous voyons toutes les verités éter-
nelles et absolues; voila l’essence de tous les admirables développements
renfermés dans les ouvrages de l’auteur de la Recherche de la verite sur
la nature de la raison.
Or le germe de toute cette théorie n’est-il pas contenu dans ce que
Descartes a établi d'une manicre si solide relativement a lidée de Vin-
fini? La théorie de Malebranche a été suiyie a son tour par Bossuet et
Fénelon. Elle tient une grande place dans toute la métaphysique de ]’é-
poque. Plus tard, elle a été mal comprise et repoussee ; mais la philo-
sophie de nos jours l’a de nouveau adoptée, et constamment s’en in-
spire. C'est donc a Descartes, et apres lui & Malebranche, que nous de-
yons rapporter le principe de cette théorie, qui a exercé une si grande
influence sur la philosophie du xvu° siecle, et qui semble appelée a en
exercer une non moins grande sur Ja philosophie du x1x°.
La théorie de Descartes sur Ja substance et sur la conservation de l'u-
nivers a produit des résuitats moins heureux : car elle a conduit une
parlie de son école a nier Vefficacité des causes secondes et la person-
nalilé humaine. Descartes ne nie pas positivement la réalité des causes
secondes, il ne nie pas la Jiberté et la personnalite, il ace orde a Fame le
pouvoir de diriger Je mouvement; mais il y a dans les Meditations et
dans les Principes quelques semences, comme parle Leibnitz, qui.
CARTESIANISME. AAS
cultivées par des esprits exclusifs, doivent produire ces conséquences.
Bientot, en effet, De la Forge considéra Dieu comme la cause directe
et efficiente de tous les rapports de l’dme et du corps, qui sont indépen-
dants de notre volonté. Sylvain Régis, allant plus loin, nia que la vo-
Jonté ful une cause véritable, et soutint qu'il fallait aussi rapporter di-
rectement a Dieu les actes que, par suite d’une illusion, nous avons
coutume de rapporter a nous-mémes. Geulinx admet que toutes nos
idées, tous nos sentiments, sans exception, viennent de Dieu, qui les
produit dans notre dame par une opération merveilleuse, au moment
méme ou il produit certains mouvements dans nos organes. Selon Clau-
berg, l’homme et toutes les choses de l’univers ne sont que des actes
divins : nous sommes a l’égard de Dieu, ce que sont nos pensées a |’é-
gard de notre esprit. Malebranche prétaa ces théories extrémes |'autorité
de son génie et de sa piélé, et il se plut a répéter que Dieu seul est la
cause de toutes les modifications de notre Ame, de toutes les idées de
notre entendement, de toutes les inclinations de notre volonté, de tous
les mouvements de notre corps; que tout vient de Dieu et rien des créa-
tures. Enfin Spinoza, qui avait repudie de l’héritage de Descartes la
meilleure et la plus noble part, pour n’en conserver que les erreurs, Spi-
noza refusa le nom de substance a ces choses incapables Wagir par
elles-mémes, qui ne peuvent continuer d’exister qu’a la condition d’étre
continuellement créées; el comme il ne voyait dans lunivers qu'une
seule cause, il ne reconnut qu'un seul étre dont toutes les autres exis-
tences sont des formes fugitives. Leibnitz méme, qui avait si bien re-
connu la source des erreurs de |’école cartésienne, ne sut pas s’en ga-
rantir; et, apres avoir démontré I’activité essentielle de la substance, il
refusa a ses monades tout pouvoir d’agir les unes sur les autres, et finit
par ’hypothése de l’harmonie préétablie.
Apres avoir suivi les destinées philosophiques des principes de Des-
cartes dans les grands systemes qu'il a précités, et qui, plus ou moins
directement, rélévent de lui, il faut apprécier l’action générale qu'il a
exercée sur Ja société du xvu siccle, sur les hommes de génie , sur les
vrands écrivains de cette époque dont la philosophie n’a pas été l’étude
spéciale et la principale gloire. La doctrine cartesienne avait eu, dés son
apparition, un immense retentissement, comme on en peut juger par
les discussions quelle souleva d'un bout de l'Europe a autre. Les sa-
vants et les théologiens les plus illustres de Angleterre, de la France
et des Pays-Bas, Hobbes , Gassendi, Arnauld, Catérus, le P. Bour din,
Henri Morus, etc., engagerent avec Descartes méme une polemique
dont léclat rejaillit sur la nouvelle doctrine, et contribua a ses progrés.
Pendant que les universités hésitaient, le carlésianisme gagnait sa cause
auprés des gens du monde. I] penetra dans le parlement et dans la ma-
gistrature, dans la congrégation de |’ Oratoire et jusque dans la Sorbonne ;
Descartes. put méme se vanter de compter parmi ses disciples une reine
sur le trone, Christine, et la princesse Elisabeth, célebre par sa profon-
deur et l’étendue de son esprit. En 1650, année de sa mort, «il était le
philosophe de tout ce qui pensait en France et en Europe. >
Mais bientét les anciens maitres de Descartes au collége de la Fléche,
les jésuites, d’abord indécis, s’alarment de l'esprit et des progrés de sa
philosophie, et s’efforcent de Ja déetruire. Ils ne se contentent pas des
4AG CARTESIANISME.
violentes critiques , des satires, des pamphlets de quelques-uns de leurs
péres; ils ont recours a la persécution. Grace a leurs intrigues, treize
ans aprés la mort de Descartes, ses ouvrages sont condamnés a Rome
par la congrégation du Saint-Office , avec la formule adoucie du Donee
corrigantur. Ils empéchent, par un ordre du roi, de prononcer l’oraison
funébre de Descartes dans l’église Sainte-Genevieve-du-Mont, au mi-
lieu du concours d’amis et de disciples qui s'étaient réunis pour célébrer,
par de magnifiques funérailles , le retour de ses restes mortels en France.
Excitee par eux, la Sorbonne, en 1670, sollicita du parlement de Pa-
ris un arrét contre la philosophie nouvelle. Pendant quelque temps, il
fut vivement question de remettre en vigueur ce fameux arrét de 1624,
qui avait été aussitét abrogé que publié, et par lequel il était défendu, a
peine de vie, de soutenir aucune opinion contraire aux auteurs anciens
et approuvés. Mais l’arrét burlesque par lequel Boileau tourna en ridi-
cule Ja prétention du parlement a maintenir, envers et contre tous,
Vautorité d’Aristote, et un mémoire éloquent d’Arnauld, publié par
M. Cousin (Fragm. phil. , 3° édit.), prévinrent la condamnation immi-
nente du cartésianisme.
L’avis des plus sages et des plus modérés prévalut, et le parlement
ne rendit pas l'arrét qui lui était demandé; mais les jésuites ne se
tiennent pas pour battus; ils en appellent du parlement au conseil du
roi, qui, a leur requéte, proscrit en France l’enseignement de la phi-
losophie cartésienne. Conformément a cet arrét, toutes les universités
de France, et entre autres les universités de Paris, de Caen et d’An-
gers, proscrivent la philosophie nouvelle et défendent de l’enseigner, de
vive voix ou par écrit, sous peine de perdre tous ses priviléges et ses
degrés. En 1680, le P. Valois citait, devant l'assemblée du clergé de
France , Descartes et ses disciples comme des sectateurs et des fauteurs
de Calvin. Tous les cartésiens furent un moment alarmés; Régis fut
obligé de suspendre son cours @ Paris. Chacun craignait de se voir ex-
posé a la signature dun formulaire et d’étre excommunié comme hé-
rétique (Recueil de preees eurieuses concernant la philosophie de Descartes).
La congrégation de lOratoire veut d’aberd résister, mais bientot elle est
obligée de céder et de subir un concordat qui lui est imposé par les jé-
suiles, en 1778, par lequel elle s’engage a enseigner : 1° que lexten-
sion n'est pas essence de la mati¢re; 2° qu’en chaque corps naturel il
y aune somme substantielle réellement distinguée de la mati¢re ; 3° que
Ja pensée n'est pas lessence de lame raisonnable; 4° que le vide n’est
pas impossible, ele.
Alors la philosophie de Descartes eut de courageux confesseurs, un
siécle plus tot elle aurait eu des martyrs. Parmi ces confesseurs , nom-
mons le P. Lamy, de lOratoire, chassé de sa chaire de philosophie, in-
terdit de Penseignement et de la prédication, a cause de son opiniatre at-
tachement aux principes de Descartes; nommons encore le célebre
P. André, jésuite, chassé pour la méme cause de collége en collége,
puis enfin mis a la Bastille a la demande des chefs de son ordre. Cette
perséculion, qui se prolonge jusque dans les premiéres années du
xyin® sitele, ne réussit pas, pour nous servir dune expression du
P. André, a decartésianiser la France. Pendant quelque temps elle ar-
réta, dans les colléves ci Jes universites, Penseignement de Ja philose-
CARTESIANISME. 447
phie nouvelle; mais, en dehors des écoles, le cartésianisme ne continua
pas moins de se propager et de se développer dans Je monde en toute
liberté. Malgré la censure prononcée par Rome contre le cartésianisme ,
les plus grands théologiens du siécle, les hommes les plus éminents par
leur science et leur piéte, tels qu "Arnauld, Bossuet, Fénelon, ne con-
tinuérent pas moins d’ atre ouvertement cartésiens , tout comme les ana-
thémes du concile de Sens et les condamnations des papes n’avaient pas
empéché, au moyen age, Albert Je Grand et saint Thomas d’Aquin de
commenter Aristote et “de professer le péripatétisme. C’est avec l’auto-
rité de Descartes qu’Arnauld cherche Je plus souvent a combattre Male-
branche. Une partie du traité de ! Existence de Dieu de Fénelon n'est
qu'une éloquente paraphrase du discours de la Methode; et quand Fé-
nelon abandonne Descartes , c’est pour suivre Malebranche. Enfin Bos-
suet , dans son traité de la Connaissance de Dieu et de soi-méme , expose
et résume la plupart des principes métaphysiques et physiologiques de
Descartes.
L’influence de Descartes n’embrasse pas sculement la philosophie,
mais aussi la littérature de son siécle. C’est dans l’esprit et dans les
principes du cartésianisme qu'il faut chercher explication des carac-
téres les plus généraux de la grande littérature du siécle de Louis XIV.
Descartes avait profondément sépare la philosophie de Ja politique et de
la religion. La littérature du xvu® siécle imite son exemple. Elle écarte
soigneusement toutes les questions sociales et politiques en ce qui con-
cerne les vérités de Ja foi; elle est toujours pieuse et soumise; en tout
autre ordre d'idées, elle est pleine d’indépendance et de bon sens, elle
a secoué tout respect superstilieux pour J’autorité des anciens; elle
n’accepte rien comme vrai dont Ja raison ne reconnaisse l’évidence, La
littérature du xy? siécle doit encore a la philosophie de Descartes cette
tendance fortement idéaliste et spiritualiste qu'elle manifeste dans ses
productions les plus diverses. C'est ame, et non pas le corps, quont
en vue les grands écrivains de ce siécle. Nul ne s‘adresse exclusiy ement
au corps, nul ne flatte les sens et les passions, nul ne finit é a cette terre
la destinée de l'homme. Tous, comme Descartes et d’aprés Descartes,
distinguent l’ame du corps, fous placent dans lame et dans la pensée
l'essence de Thomme, tous Tui affirment une destinée par dela cette vie
et par dela ce monde.
Dans les premiéres années du xvyur' siccle, le cartésianisme était ainsi
paryenu au plus haut degré de sa splendeur et regnait en France sans
contradiction. Cing ans plus tard, tout était changé sur la scéne philo-
sophique; le cartésianisme avait ‘disparu, et il avait fait place a une
philosophie enti¢rement opposée. Vers le commencement de la seconde
moilié du xvure sitcle, a peine reste-t-il, dans la philosophie et dans la
science, quelques traces de cartésianisme; a peine en est-il question,
sice n’est pour le tourner en ridicule et le reléguer parmi les chiméres
et les vieilles erreurs du passé, a l'égal de la philosophie scolastique.
Comment, en un temps aussi court, une aussi grande révolution s’est-
elle accomplie?
Tl faut Pattribuer sans doute a Ja part derreur que renferme le carté-
Slanisme, part que nous signalerons @ article Descartes. Mais, a colé de
cette cause fondamentale, il en est d'autres accessoires dont il faut
4AS CARTESIANISME.
tenir compte. Ainsi, aprés avoir posé en principe la souveraineté de la
raison et la régle de l’évidence, le cartésianisme était parvenu a un tel
degré d’autorité et de puissance, qu'il menagait de devenir 4 son tour
un redoutable obstacle aux développements ultérieurs del’esprit humain.
Les disciples de Descartes , comme ces péripatéticiens qu ils avaient com-
battus, s'étaient mis a jurer sur la parole du maitre. I] leur semblait
qu’ apres Descartes , nul progrés nouveau ne fut possible , ni en physique
ni en métaphy sique, Descartes allait bientot succéder a cette infaillibi-
lité dont, pendant si longtemps, avait joui Aristote, et le cartésianisme
en était déja venu au point de consacrer Fimmobilité en physique et en
métaphysique, l’immobilité en toutes choses. Dés lors, il eut contre lui
lous ceux qui pensaient que le dernier mot de la science n’avait pas été
dit par Descartes. Mais ce sont surtout les grandes découvertes de
Newton qui vinrent porter le coup mortel au cartésianisme. La fortune
de la physique de Descartes n’avait été ni moins prompte ni moins écla-
tante que celle de sa métaphysique. L’hy pothése des tourbillons semblait
avoir a jamais résolu tous les problémes physiques et astronomiques que
présente l’ctude du monde materiel. Or, au moment ou cette grande
hypothése régnait en souveraine dans la science , voici que Newton dé
couvre la loi de la gravitation universelle qui la renverse en ses fonde-
ments. En yain les cartésiens voulurent-ils d’abord défendre lhypothése
des tourbillons; il fallut céder a |’évidence et reconnaitre que Newton
avait raison contre Descartes. MaupertuiS, dans son ouvrage sur la
figure des astres, al’honneur d’introduire en France et d’adopter le pre-
mier, entre les sayants frangais, la loi de Ja gravitation universelle. Apres
Maupertuis, c’est un adversaire plus habile et plus dangereux, c’est
Voltaire , qui entre en lice contre les cartésiens. Dans ses éléments de
physique, il attaque vivement I’hypothése des tourbillons; il démontre
son impuissance a expliquer des fails dont explication simple et natu-
relle vient donner ala théorie de Newton la plus éclatante confirmation.
L’ouvrage de Voltaire metiait a la portée de presque toutes les intelli-
gences ce grand débat scientifique. H était ala foisun modeéle de clarté,
de bon gout et de convenance. Désormais il fut impossible de soutenir
lhypothese des tourbillons, qui périt tout enticre avec Fontenelle, son
dernier défenseur. Mais la physique cartésienne ne tomba pas toute
seule : dans la plupart des esprits, elle était étroitement associée avec
la mélaphysique; elle Pentraina dans sa chute. De la fausseté démontrée
de la physique de Descartes, on conclut généralement a la fausseté de
sa métaphysique, et elle fut enveloppée tout enticre dans la méme ré-
probation.
C’est ainsi que, vers 1750, le cartésianisme fit place a une philosophie
qui, certes, ne valait pas celle de Descartes, la philosophie de Locke ;
maiss ‘il parait mort dans la seconde partie du xvi‘ siecle, i] ressuscite,
en quelque sorte, au xIx°. Apres avoir combattu et renversé le sensua-
lisme, la philosophie de nos jours a renoué la chaine des grandes tradi-
lions métaphy siques quavail rompue la philosophie superficielle du sie-
cle dernier. Elle s’est portée hériticre directe du cartésianisme, et, tout
en se préservant des exces dans lesquels ilest tombe, elle a pieusement
recucilli toules les vérités immortelles qwil contenail en son sein. En
effet, c'est du ecartésianisme que nous tenons et notre méthode ct la
CASMANN. 4A9
plupart de nos principes. Comme Descartes, nous ne reconnaissons la
vérité qu'au signe infaillible de I évidence ; comme Descartes , nous par-
tons de la conscience, qui nous atteste immédiatement et Vexistenee
de notre pensée et celle d'une ame simple et immortelle profondément
distincte du corps et des organes; comme Descartes, nous trouvons
au dedans de nous l’idée de Vinfini, laquelle renferme implicitement la
preuve de l’existence de I’Etre infini; comme Descartes, nous croyons a
des idées innées, et, comme Malebranche, a une raison souyeraine qui
est. le Verbe de Dieu méme, qui éclaire également toutes les intelli-
gences et leur révéle Pabsolu et Vinfini, et qui est la source des idées
innées. Enfin, si nous ne donnons pas dans l’excés de nier toute sub-
stantialité et toute causalilé véritable , toute réalité aux substances
créées , et de les considérer seulement comme des actes répétés de la
toute-puissance divine, nous pensons, avec l’école cartésienne tout en-
liére, que ces substances finies et créées n’existent qu’en vertu dun
rapport permanent avec la substance infinie et increée; nous croyons a
une participation continue du créateur avec les créatures , de Dieu avec
homme et le monde.
Descartes est donc encore aujourd’hui } comme au xvm° siecle, le pére
de la philosophie. Le cartésianisme n’a pas péri, mais il s'est transformé
et renouvelé. [l revit dans nos chaires , dans notre enseignement, dans
nos ouvrages, dans toutes nos doctrines philosophiques; il régne dans
nos écoles, ilest enseigné dans toute luniversite de France. Longtemps
encore tous les progrés de la philosophie moderne doivent consister a
cultiver, a développer les semences fécondes qu'il a déposées dans son
sein. Nous ne relevons done pas, comme sisouvent on Ia répété, pour.
nous en faire un crime, de |’Allemagne ou de |'Ecosse , et nous nous fai-
sons gloire de descendre en ligne directe de la grande école francaise de
métaphysique du xvue° siécle. Descartes, Malebranche, Bossuet, Féne-
lon, voila nos autorités, voila nos maitres.
Voyez, pour la bibliographie , tous les articles sur les principaux phi-
losophes de lécole cartésienne, et consultez, pour lécole en général et
son histoire : le Recueil de piéces curieuses concernant la philosophie de
Descartes, petitin-12, Amsterdam, 1684, publi¢ par Bayle. — Mémoires
pour servir a Uhistoire du cartésianisme, in- 12, Paris, 1693, par
M. G. Huet. — Vie de M. Descartes , in-4°, Paris, 1691, par Baillet. —
Préface de V Encyclopedic, et article Car tésianisme, par d'Alembert. —
Mémoire sur la persécution du cartésianisme, par M. Cousin. — Fragq-
ments philosophiques , 2 vol. in-8°, Paris, 1838, 3° edit. —Jntroduction
auc OKuvres du P, André, in-12, Paris, 1843.— Les deux ouvrages
couronnés par l’Académie des sciences morales et politiques dans le
concours de 1839. — Le Cartésianisme ou la Veritable rénovation des
sciences, par M. Bordas Demoulin, 2 vol. in-8°, Paris, 1843. — Mistotre
et critique de la revolution ear tésienne , par M. Fi rancisque Bouillier,
2vol. in-8°, Paris, 1842.—Manuel W histoire de la plailosophie moderne,
par M. Renouvi ier, 1 vol. in-12, Paris, 1842. ie
CASMANN (Othon), savant théologien du xvi si¢cle , & qui lon doit
aussi quelques ouvrages philosophiques, compte au nombre de ses mai-
tres Goclenius, philosophe éclectique. Aprés avoir dirigé quelque temps
I, 29
450 CASSIODORE.
l'école de Steinfurt, il mourut prédicateur a Stade, en 1607. Il fut le
premier qui donna a une partie de la philosophie le litre de psycholo-
sie; mais la science de lame n’était pour lui qu'une partie de lanthro-
pologie, qui embrasse aussi Ja connaissance du corps, ou, pour nous
seryir de son expression, la somatologie.
L’esprit aristotélique respire encore dans cet ouvrage, d’ailleurs re-
marquable par les détails et la elarté de l'exposition. Suivant Casmann,
la psychologie nous fait connaitre Ja nature de Vesprit humain ou de
rame raisonnable, en nous donnant une idée de toutes ses facultés.
L’ame est Vessence méme de homme. Elle posséde quatre facultés :
la premiere est le principe de vie et @action dans Thomme; la seconde
est Vintelligence ou la faculté de connaitre et de raisonner ; la troisiéme
est Ja volonté, quil regarde comme une seconde faculté de la raison;
enfin Ja faculté de penser. Il entend par facultés irraisonnables la foree
vegetative ou vilale. Lohomme est défini la réunion substantielle de deux
natures, lune corporelle, Fautre spiritucile. Bans sa physiologic intellec-
tuelle , les esprits vitaux et les fluides de toute nature jouent encore un
ires-21 rand role. Du reste, sa philosophic porte en général un carac-
tere ‘théologique lres-prononeés tout ca admeitant une dme du monde.
I] youlait, si le temps le lui avail permis, composer une grammaire ,
une rhétorique, une logique, une arithmétique, une géometrie et une
oplique chréticnnes. Hl a laissé Jes ouvrages suivants : Psychologia an-
thropologica, sive Anime humane doctrina, in-8°, Hanovre, 1594,
et Francfort, 1604; — Anthropologie pars secunda, h. e. de Fabrica
humani corporis methodice descripta , in-8°, Hanovre, 1596; — Angelo-
graphia, sive Comin. phys. de angelis creatis, spiritibus, in-8°, Frane-
fort, 1897; — Somatologia physica generalis, in-8°, ib., 1598; — Mo-
desta assertio philosophic et christiana et vere adversus insanos hostium
ejus ef nonnuliorum hierophantarum morsus et calumnias , i-8°, ib.,
1601; — Biographia et comm. method. de hominis vita naturali, morali
et wconom., in-8°, ib., 1602. fame
CASSIOBORE [| Magnus Aurelius Cassiodorus | naquil. vers 470,
a Squillace en Calabre, @une famille riche et considérée, Suivant quel-
ques biographes, dont Pepinion esi controversée, Odoacre, roi des Heé-
rules, frappé de ses talents préccees, Faurait nomme, @ peine agé de
Vingt ans, comie des largesses privees et publiques. Un fait canstant,
cest quapres la chute du rovaume des Heérules, il fut appelé ada cour
de Théodore, roi des Osirogoths, qui Je choisit pour son secrétaire et
éleva plus tard & Ja drgniié de questeur et de maitre des offices. Sous
les suecesseurs de ce prince, Cassiodore continua de prendre part aux
affaires publiques, et devint prefet du pretoire. Mais, aitristé par les revers
des Goths, et accablé par cinquante années de travaux et de succes, il
cOtacntin au désir, quil avaitdepuis longtemps, de quitterle monde, et alla
fonder, a Vextréemité de la Calabre, le monastere de Viviers. TH vivait en-
core en 562, eF on croit que sa carricre s est prolongée audela de cent ans,
Comme ministre de Théodoric, Cassiodore contribua a donner a Tta-
lie désolée Ja paix et la tranquillit®, ct surtout s'appliqua a preserver
les sciences du naufrage qui les menacait. Comme Va si bien dit Tira-
Dosehi, cil montra au monde un spectacle qui peut-étre ne sest jamais
CASSIUS. Aol
presente : queiques-uns des souverains les plus grossiers qui se soient
assis sur un tréne devenus de généreux, de magnanimes protectcurs
des bonnes études. » Retiré au monastére de Viviers, Cassiodore de-
meura fidéle aux habitudes et aux gouts de sa vie entiére. Ce pieux
asile devint, par ses soins, une sorte dacadémie , ot les moines étu-
diaient les sciences sacrées et profanes, les arts libéranx et I agricul-
ture. Afin de faciliter Je travail, il avait formé une bibliotheque qui ren-
fermait, avec les ouvrages des Peres, les principaux inanuscrits de
lantiquité latine. Donnant lui-eméme exemple @un zcle infatigable pour
l'étude , il composa des commentaires sur l’Ecriture sainte , et plusieurs
ouvrages pour linstruction des moines, entre autres son Traité des sept
arts libérauc , si réepandu dans les écoles au début du moven dge. I
n’est_ pas impossible qu’il ait commenté quelques parties de la Logique
d’Aristote; mais ccs commentaires ne sont pas parvenus jusqu’a nous,
et quelques allusions éparses dans ses autres é€crits sont la scule trace
qui nous en reste. En général, les ouvrages de Cassiodore manquent
doriginalité; on doit s'attendre a y trouver beaucoup de réminis-
cences et fort peu d'idées neuyes. Son livre de ? Ame, qu il composa lors-
qu il était préfet du prétoire, est peut-étre de tous celui qui présente le
plus d'intérét. Pour faire ressortir Fimportance de 1’ étude de la pensée ,
il demande s'il n'y aurait pas une sorte d injustice a ne pas s enquerir
de ce qui soccupe de tout, & ne rien savoir de ce qui sait tout. L’ame
raisonnable étant l'image de Ja Divinité, Cassiodore conclut quelle est
spirituelle. Ses expressions ne doivent pas étre prises a la Icttre, lors-
qu'il appelle esprit immortel une substance deliée , et quil fait de notre
dame une lumiére substantielle; car il dit positivement ailleurs, que tout
ce qui est corporel a trois dimensions , et que rien de semblable ne se
trouve dans notre dine, qu'elle n’a aucune quantile , ni celle de Vespace
ou de l'étendue, ni celle du nombre. Bien que lame soit créée a Vimage
de Dieu, Cassiodore ihésite pas a déclarer, avec tous Jes Peres de
l'Eglise, quelle ne saurait étre une partie de la substance divine, puis-
quelle peut passer du bien au mal, ce qui est incompatible avee les
attributs divins.
La meilleure dition des ceuvres de Cassiodore est celle que Dom Ga-
ret a donnée a Rouen, en 1679, 2 vol. in-f?, et qui a été réimprimée a
Venise en 1729. La Vie de Cassiodore a été publiée, avec des remar-
ques, par D. de Sainte-Marihe, in-i2, Paris, 169%. Voyes aussi une
dissertation récente : Cassiodore conservateur des livres de Vantiquite
latine, par Alex. Olleris, in-8°, Paris, 1841.
CASSIUS [Caius Longinus], ami de Marcus Brutus, dont il avait
épousé Ja scour, et l'un des meurtriers de César, était, si lon en eroit
Cicéron et Plutarque, partisan de ja doctrine d’Epicure. Plutarque rap-
porte un entretien philosophique qu il eut avee Brutus la veille de la
bataille de Philippes , quils perdirent, et a la suite de laquelle il se donna
la mort. I] ne parait pas, du reste, quiil ett rien écrit. Voyes Cicéron,
Epist. ad fam., lib. xv, ep. 16; Plutarque, Vit, Brite: 42. p.
CATEGORIE, du mot grec xarryesi2. Gui ne signifiait d’abord
quaccusation, et auquel Aristote. le premier, donna le sens quil a
99,
432 CATEGORIE.
gardé plus tard en philosophic. Dans cette acception nouvelle, il veut
dire proprement attribution ; mais pour quelques systémes postérieurs,
et particuli¢rement celui de Kant, le mot de catégorie a un sens tout
différent. De plus, il est passé de la science dans le langage ordinaire ,
ou il ne représente que l’idée de classe , ¢’est-a-dire la partie la plus gé-
nérale et Ja plus vague de la notion totale quil embrassait d’abord.
Pour se rendre un compte bien exact de ce que Ja philosophie, selon les
diverses écoles, et Je vulgaire, selon usage commun, entendent par ca-
légorie, il faudrait dire que les catégories sont les classes les plus hautes
dans lesquelles sont distribués, soit des idées, soit des étres réels, d’a-
prés un certain ordre de subordination ect daprés certaines vues systé-
matiques. Cette définition, sans étre rigoureusc, pourrait s appliquer ce-
pendant en une certaine mesure, aux doctrines diverses qui ont employé
ce mot, et parfois aussi en ont abusé.
Les catégories reparaissent a plusicurs reprises dans Vhistoire de la
science, et l’on peut distinguer a cdté de celles d’Aristote et de Kant,
qui sont les plus célébres, celles des philosophes indiens, et spéciale-
ment celles de Kanada, celles des pythagoriciens, celles d’Archytas,
celles des stoiciens, celles de Plotin, et dans la philosophic moderne,
celles de Port-Royal, qu'on peut regarder aussi comme étant celles de
Descartes. On congoit sans peine que, sous un mot idenlique, on a com-
pris dans tous ces systémes, séparés par tant de siecles et si dissembla-
bles, des choses fort différentes. Mais du moins, tous ces efforts, quel-
que divers quwils soient, attestent un besoin de Vintelligence quils
avaient tous pour but de satisfaire. Quel est au juste ce besoin? Qu'y
a-t-il d’analogue et de permanent sous Ja variété de tous ces essais? Que
doivent étre précisément les catégories? C’est ce qu’on ne peut bien
dire quaprés avoir su historiquement le caractére et Ja portée des ten-
talives faites successivement par les grandes écoles ou les hommes de
vénie.
Pour tous les systémes de la philosophie indienne, si nombreux, si
originaux, mais si obscurs, nous ne pouvons presque en rien sayoir en-
core, sice n'est par Colebrooke ; et Colebrooke, qui nélait pas tres-versé
dans Ja philosophie, a vu souvent des analogies ou il n'y en avail pas,
etles a exagérées Ja ou il y en avait. Ce nest done quavec circonspec-
tion quil faut recevoir son témoignage, tout précicux quil est. A quelle
époque dailleurs remontent les catégories indiennes? c'est ce que Cole-
brooke n’a pas dit, c'est ce quwil est jusqu’a présent impossible de dire
avec quelque apparence dexactitude. Si done on y trouve des ressem-
blances frappantes avec celles d’Aristote, il faudra se borner a constater
ces rapports, sans pouvoir affirmer que tel des deux systemes est lori-
ginal et l'autre la copie. Il faut remarquer que le mot traduit: par celui
de calégorie dans les ouvrages de Colebrooke, est en sanscrit un peu dif-
ferent. Padartha ne signifie pas attribution , il signifie sens des mots (ar-
tha sens, pada mot), et Vidée en est, par conséquent, plus précise que
celle du mot gree. Le mot dailleurs est plus special a la philosophie
véiséshika fondée par Kandda, bien que toutes les écoles indépendantes
ou orthodoxes aient aussi des theories analogues. Les catégories ou pa-
darthas de Kanada sont au nombre de six : la substance, la qualité, Pac
lion, le commun, Je propre et Ja relation. Une septieme catégoric est
CATEGORIE. 55
ajoutée le plus ordinairement par les commentateurs : c’est la privation
ou négation des six autres. Les six premiéres sont positives; la derniére
est négative (bhdva, abhdva). Sous la substance, Kanada range les corps
ou les agents naturels dans l’ordre suivant : la terre , l’eau , Ja lumiére ,
lair, l'éther, le temps, l’espace, l’dme et l’esprit. Chacune de ces sub-
stances a des qualités propres qui sont énumérées avec le plus grand
soin.
Les catégories de Kandda peuvent donner lieu a deux remarques.:
1° elles sont presque identiquement celles d’Aristote ; 2° c’est une clas-
sification des choses matérielles, plus encore que des mots.
A coté des catégories de Kanada, Colebrooke place celles de Gotama;
mais Colebrooke emploie ici un mot qui n’est pas applicable, et ces pré-
tendues catégories ne sont que l’ensemble des lieux communs de la dis-
cussion régulicre, selon le systéme logique de Gotama, le nydya. C’est
ce qui a été prouvé par M. Barthélemy St-Hilaire (voir les Mémoires de
U Académie des sciences morales et politiques, t. 11). Ces catégories sont
au nombre de seize : la preuve, lobjet de la preuve, Ie doute, le motif,
exemple, l ‘assertion, les membres de l’assertion réguli¢re (ou prétendu
syllogisme indien), le raisonnement supplétif, la conclusion, objection,
Ja controverse, la chicane, Je sophisme, la fraude, la réponse futile et en-
fin la réduction au silence. Ce sont Ja, comme on voit, des topiques de
pure dialectique, de rhétorique : ce ne sont pas des catégories, ni au sens
de Kanada, ni au sens d’Aristote.
Colebrooke a signalé enfin Jes catégories des écoles hétérodoxes des
Djinas et des Bouddhistes. Ces catégories sont en partie purement logi- |
ques comme celles de Gotama; ou purement matérielles comme celles
de Kanada.
Les catégories indiennes, sur lesquelles d’ailleurs il est aujourd'hui
trés-difficile de se prononcer , présentent done déja deux caracteres qu'il
est bon de remarquer, parce qu’on les retrouvera plus tard aussi dans
les autres systemes. Elles sont ou une classification des choses, ou une
classification des idées. Selon toute apparence, les tentatives des philo-
sophes indiens, et suriout celle de Gotama, sont antérieures aux systémes
qua produits Ja philosophie grecque.
Les catégories pythagoriciennes nous ont été conservées par Aristote,
au premier livre de la Métaphysicue. Elles sont au nombre de dix; ce
sont : Je fini et l'infini, limpair et Je pair, unité et la pluralité, le droit
et Je gauche, le male et la femelle, le repos et le mouvement, le droit et
le courbe, lalumiére et les iénebres, le bien et le mal, le carré et toute
figure a cotés inégaux. Aleméon de Crotone soutenait une doctrine a peu
prés pareille. Aristote conclut que les pythagoriciens regardaient les
contraires comme les principes des choses; ct il trouve que ce premier
essai de détermination est bien grossier ‘voir la traduction de M. Cousin
dans son rapport sur la Meétaphysique dAristote, p. 144 et 148).
Les catégories d’Archytas sont apocryphes, bien que Simplicius, apres
Jamblique et Dexippe, les ait crues authentiques. C’est un ouvrage qui
fut fabriqué comme tant d’autres dans J’école d’Alexandrie, vers |’épo-
que de l’ere chretienne, et qui servit aux ennemis du péripatélisme pour
rabaisser le mérite et] originalité d’ Aristote. Simplicius en cite de longs pas-
sages; et il serait possible, en rapprochant toutes ces citations. de refaire le
ASA CATEGORIE.
prétendu livre du pythagoricien contemporain de Socrate et de Platon. I]
ressort évidemment de cette Comparaison, que la doctrine d’Aristote et
celle d Archytas sont identiques, sauf quelques differences insignifiantes.
Thémistius et Boéce en ont conclu que cet ouvrage était supposé, et la
chose est certaine. Quand on sait Ja place que les catégories tiennent
dans le systéme aristotélique, on ne peut admettre que |’auteur de ce
systéme les ait empruntées a qui que ce soit, ou bien il faudrait aller
jusqu’a dire que le systéme tout entier n'est quun Jong plagiat. Les ca-
tégories sont la base de tout lédifice; elles en sont inséparables, et si
Archytas les eut en effet congues comme Simplicius semble le croire, il
elt été le pere du péripatétisme, ala place d Aristote. Au xvit siécle, un
autre faussaire imagina de publier, sous le nom d’Archy tas, un livre des
catégories, ot |’on ne retrouve aucun des fragments conservés par le pé-
ripatéticien du vie; et le nouvel ouvrage nest pas moins apocryphe que
le premier. Hf] faut done laisser a Aristote la gloire d'avoir créé Je mot de
catégorie, et d’avoir le premier , chez les Grees, fonde la doctrine qui
porte ce nom.
Les categoriesd’Aristote sont au nombre de dix : lasubstance, Jaquan-
lité, larelation, la qualité, le lieu, le temps, Ja situation, la maniére
d’étre, l'action et la passion.
Ces catégories sont a Ja fois logiques et métaphysiques.
I] faut dabord remarquer que le traité spécial ot cette théorie est ex-
posée, est placé en téte de [Organon et précede le traité de la Propo-
sition ou Herméneia. On adtien conclure quAristote avait voulu, dans
ce traité, faire la théorie des mots dont sont formées les propositions ; et
cest la le caractére particulier que Jes commentateurs ont le plus géné-
ralement donné aux catégories. Mais comme Jes mots ne sont que les
images des choses, il est clair qu'on ne peut classer Jes mots sans classer
Jes choses. Voila ce qui explique comment les categories reparaissent
avec tant dimportance dans la Metaphysique, apres avoir figuré dabord
dans | Organon. Mais Aristote dit positivement dans la phrase qui re-
sume tout son ouvrage : « Les mots pris isolément ne peuvent signifier
qu une des dix choses suivantes; » puis énumeére les dix categories. [1
semble done que, dans la pensée d'Aristote aussi bien que par la place
guelles occupent en téte de la Logique, les calégories ne sont guere
qu'une théorie générale des mots. La grande division qu’y trace Aristote,
est celle que toutes Jes langues humaines, les plus grossi¢res comine Jes
plus savarites, ont unanimement établie. Les mots ne representent que
des substances et des altribuls; les substances existent par clles-mémes,
ce sont les sujets dans la proposition; et les attributs existent dans les
substances, ce sont les adjectils. Voila, au fond, a quoi se réduisent les
catégories d'Aristote, dont le but daiileurs a été si souvent controvcerseé
et peut Petre encore, parce que |'auteur n/a pas eu Je soin de Vindiquer
assez nettement lui-méme. Mais cetie theorie méime est treés-importante ,
et Aristule a su la rendre profondément originale par les développements
quil lui a donnés, autant quelle était neuye au temps ou il Petablit pour
la premiere fois.
Aristote a traité tout au long les quatre premiéres catégories; il les
deéfinit ct en énumére avee unc exactitude admirable les proprictes di-
verses. Celle de substance surtout est analysée avee une perfection qui
CATEGORIE. ASS
n'a jamais été surpassée. Quant aux six derniéres, il les trouve assez
claires par elles-mémes pour qu'il soit inutile de s’y arréter. Enfin le
traité des Catégories se termine par une sorte d’appendice que les com-
mentatcurs ont appelé Hypothcorie , et ou sont étudiés les six objets sui-
vants : les opposes , les contraires, la priorité, la simultanéité, le mouve-
ment et la possession. II est assez difficile de dire comment cette derniére
portien de louvrage se rattache ace qui précéde ; et Aristote n’a pas lui-
méme moniré ce lien, que les commentateurs n'ont pas trouvé.
En métaphysique, Jes categories changent un peu de caractére ; elles
ne représentent plus lasubstance et ses attributs; elles représentent plu-
tot l'étre et ses accidents. Elles ne sont pas des genres, et Aristote a
pris soin de le dire souvent, en ce sens qu’ciles aboutiraicnt toutes a un
genre supérieur qui serait !’étre : il n’y a d’¢étre véritable, de réalité, que
dans la premiere, dans celle de la substance, laquelle seule communi-
que de Jaréalité aux autres. Les substances existent en soi; les accidents
he peuvent exister que dans les substances et n’ont pas d’éire par eux-
mémes. La catégorie de la substance se confond avec l’étre lui-méme ;
les autres sont en quelque sorte suspendues a celle-la, comme le dit
Aristote. En définitive, elles reposent toutes sur I’étre; et comme pour
Aristote, il n’y a d’étre que |’étre individuel, létre particulier , tel que
nos sens Je yoient dans la nature, i! s'ensuit que Jes dix catégories doi-
Vent se retrouver dans tout étre quel qu il soit dailleurs. C’est la ce qui
a fait dire que les catégorics n’étaient que les éléments dune définition
complete. La catégorie de la substance nomme d’abord l’étre, et les neuf
Suivantes le qualifient. Toutes ces déterminations réunies formeraient la
détermination totale de l’étre individuel, qu’on étudierait ainsi dans toute
son étendue.
Aristote a varié sur le nombre et ordre des catégories; la substance
restant toujours la premiere, c'est tantot la qualité et non la quantité qui
Vient aprés elle; tantét les caléguries sont réduites a huit, dans des énu-
merations qui prétendent cependant étre complétes. Quoi qu'il en soit
de ces différences partielles , auxquelles on a peut-¢tre attaché trop
d'importance, dans Je systéme dAristote les catégories sont au nombre
de dix, et elle doivent étre rangées suivant l’ordre que présente le traité
special qu il leur a consacré.
Les stoiciens paraissent avoir considéré Jes catégories au méme point
de vue qu’Aristote. Seulement, ils tentérent den réduire le nombre; et,
au lieu de dix, ils n’en reconnurent que quatre : la substance, la qualité,
la manitre d'étre, la relation. Quels étaient les motifs de cette réduc-
tion, et comment Jes stoiciens la justifierent-ils? C'est ce quil serait dif-
licile de dire, soit d'aprés Plotin, qui a combattu ct le systéme stoicien et
celui d’'Aristote, soit daprés Simplicius, qui, dans son commentaire sur
les categories, a donné quelques détails sur la doctrine stoicienne.
Pictin a consacré les trois premiers livres de la sixiéme Ennéade a
une réfutation des catégories d Aristote et des stoiciens, et a l’exposi-
tion dun nouveau systéme. I! irsite fort séverement ses prédécesseurs ,
et nappreuve ni leur méthode ni leurs theories. Pour lui, tl distingue
les categories en deux grandes classes : eelles du monde intelligible, au
nombre de cing, et celles du onde sensible, en nombre égal. Les pre-
micres sont la substance, le repos. le mouvement, Videntité et la diflé-
.
ASG CATEGORIE.
rence; les secondes sont la substance, la relation, la quantité, la qua-
lité et le mouvement. De plus, il propose de réduire i ici les quatre der-
ni¢res a une seule, celle de la relation, qui comprendrait Jes trois
suivantes, et par la les catégories du monde sensible seraient réduites
a deux, la substance et la relation.
Apres l’antiquité et durant le moven age, la doctrine des catégories
ne joue pas de role nouveau. Elle n’est que celle d’Aristote commentée ,
mais non point discutée, acceptée et reproduite par toutes les écoles.
A la fin du xyie¢ siécle, Bacon attaque les catégories d’Aristote; mais ce
nest point par une discussion sérieuse ect approfondie , c'est par le sar-
casme et Vinjure. Aristote, suivant lui, a voulu batir le monde avec ses
catégories; il a voulu plier la nature, quil ne connaissait pas, a ses
classifications. Les objections de Bacon ne sont pas plus sérieuses,
et elles n’ébranlent en rien la doctrine quil condamne. Descartes, sans
combattre Aristotle, et se plagant a un autre point de vue, partage
toutes les choses en deux grandes séries ou catégories, labsolu et le
relatif; mais cette division, selon lui, ne doit servir quia faire mieux
connaitre les éléments de chaque question, en montrant Jes rapports
d ordre et de génération quils soutiennent entre eux. Port-Royal, dans
sa Logique, ou Art de penser, a essayé une classification nouvelle des
catégories, qu il fait remonter jusqu’a Descartesméme. D’abord, suivant
les penseurs de Port-Royal, les catégories sont une chose tout arbi-
traire; ct ils croient que, sans sinquiéter de Pautorité d’Aristote, cha-
cun ale droit, tout aussi bien que lui, d’arranger d’auire sorte les objets
de ses pensées selon sa maniére de philosopher. Is établissent done sept
ralégories, quwils renferment en deux vers latins et qui sont : lesprit,
la mesure (ou quantité), le repos, le mouvement, Ja position, la figure,
et enfin Ja matiére. C’est done encore le monde qu'il s'agit pour Port-
Royal de construire avec les catégories, comme pour Bacon, comme
pour Kanada et peut-étre aussi pour Plotin.
Le systéme de Kant, qui est le plus récent de tous, si nous excep-
tons les contemporains, est fort different des précédents, et ne resseni-
ble a aucun deux. Kant s’est trompé quand il a dit’ que son projet
lait tout a fait pareil a celui d’Aristote. Il n’en est rien. Kant, étudiant
la raison pure et vyoulant se rendre compte de ses éléeme nts, trouve
d’abord que la sensibilité pure a deux formes, Je temps et Lespace ;
puis il trouve que entendement, qui vient apres la sensibilité , a douze
formes qui répondent par ordre aux douze espéces de jugements possi-
bles. Ces douze jugements sont les suivants : généraux, particuliers,
individuels; affirmatifs, négatifs, limitatifs; catégoriques , hypotheti-
ques, disjonctifs ; problématiques , assertoriques , apodicliques. Les ¢a-
légories correspondantes sont : unité, pluralité, totalite; affirmation,
négation, limitation; substance, causalilé, communaute; possibilite ,
existence, nécessilé. Les jugements et les catégories ou formes de l'en-
tendement dans lesquelles se moulent les jugements pour étre intelligi-
bles, se divisent encore trois par trois symétriquement, en quatre
grande s classes : les trois premiers sont de quantilé, les trois seconds
de qualité, les trois suivants de relation, et les trois derniers de moda-
lite. La quantité ne concerne que Je sujet, dont extension peut ¢étre
plus ou moins grande, fetale ou particle: la qualil’ ae concerne que
CATEGORIE. AST
lattribut, qui peut étre dans le sujet ou hors du sujet; la relation exprime
la nature du rapport qui lie Je sujet a l’attribut; enfin, la modalité ex-
prime le rapport du jugement a l’esprit qui porte ce jugement méme.
« Cette liste des catégories , comme l’a dit M. Cousin, est compléte selon
Kant; elle renferme tous les concepts purs ou a@ priori au moyen des-
quels nous pouvons penser les objets : elle épuise tout le domaine de
Ventendement. » (Lecons sur la philosophie de Kant, p. 118 et suiv.)
On voit que ce systéme ne ressemble point a celui d’Aristote, et que
rien nindique que le philosophe grec ait prétendu classer des concepts
purs , au sens ou le philosophe allemand les comprend.
Kant a cet avantage sur Aristote, qu'il adit nettement a quelle source
il puisait ses catégories. C’est aux jugements quil les emprunte, ou, pour
mieux dire, c'est des jugements qu il les infere. Les jugements sont-ils
bien tels que le dit Kant? sont-ils aussi nombreux’? C'est une premitre
question que l’observation directe peut résoudre , puisque les jugements
se formulent dans le langage et peuvent v étre directement étudiés. Si
les jugements sont bien tels que Kant les croit, est-il nécessaire , pour
que ces jugements soient intelligibles, quils viennent se modeler sur ces
cadres vides que Kant suppose dans l’entendement? c'est 1a une autre
question non moins grave que la premiere, et a laquelle il n’a pas da-
vantage répondu. Il affirme que les jugements sont de quatre espéces
divisées chacune en trois sous-espéces parfaitement symétriques; il af-
firme que l’entendement a douze formes correspondantes qu'il appelle
catégories. Qui prouve ces deux assertions? qui les démontre? Rien
dans le systeme de Kant, et l’on a pu démontrer, au contraire , que quel-
ques-uns de ces jugements qu'il distingue rentrent les unsdans les autres
et se confondent peut-étre en un seul.
Voila done ce que l’histoire peut nous apprendre sur les catégories :
elles ont été tour a tour, et dans les systémes ou leur caractére éclate le
plus clairement, une classification universelle ou des choses, ou des
mots, ou des idées, ou des formes de la pensée. De tous ces points de
vue, quel est le plus vrai? quel est le préférable? Tous sont vrais dans
une certaine mesure ; mais il ne faut pas s’y tromper, tous sont différents.
Quand on veut étudier ce grand sujet, il faut bien savoir avant tout ce
qu'on se propose. Quels objets prétend-on classifier? Voila ce dont il
faut se rendre compte clairement, ce qu ‘il faut clairement indiquer. Il
ne parait pas que les philosophes indiens aient eu ce soin, et certaine-
ment Aristote l’a négligé. Kantl’a eu; mais il a omis, ainsi qu Aristote,
de dire par quelle méthode il était arrivé a reconnaitre les catégories
quil énumére ou quil classe. Les formes de l’entendement, c’est la
conscience, cest la réflexion qui les Jui donne trés-probablement : ou
bien, sil les induit uniquement de lexistence des jugements eux-
mémes, encore fallait-il justifier la légitimité de cette induction, et c'est
ce qu’il ne fait pas. Une doctrine réguliere des catégories exigerait done,
1° qu’on fixdt, sans qu’aucune hésitation fat possible , Je but qu’on veut
atteindre ; 2° qu’on exposat la méthode qu’on prétend suivre pour arri-
ver a ce but.
Ce n'est pas ici le lieu de tracer un sysleme nouveau, et de recom-
mencer |'ceuvre difficile o& ont échoué tant de génies; mais, sil fallait se
prononcer pour Pun deux, e’est encore celui dAristote qui semblerait
ASS CATEGORIE.
le plus acceptable. fH s’adresse surtout aux choses par l'intermédiaire des
mots; mais comme lesprit part aussi de la réalilé pour y puiser, si ce
nest tous les éléments, du moins Vorigine de la connaissance, ce sys-
i¢me s‘adresse ou peut s'adresser aussi a l'esprit. On y retrouve donc
les deux grands cotés de la question. Les catégories d’Aristote sont a la
fois objectives et subjectives, comme on pourrait dire dans le langage
kantien : celles de Kant, au contraire, sont purement subjectives, et
elles sont une des bases de ce scepticisme singulier que le crilicisme est
venu produire dans le sein de la science. Le schématisme, dont Kant a
cru Jes devoir accompagner pour les rendre applicables et pratiques,
nest lui-méme qu’une invention plus vaine encore. Les concepts pas
plus que les schemes ne nous apprennent rien de Ja réalité; ils ne peu-
vent rien nous en apprendre; ils ne sortent point de l’enceinte infran-
chissable de la raison pure. Quoi quen ait pu dire Kant, Vidéalisme
exageré de Fichte était une conséquence parfaitement rigoureuse de
sa Critique, cl la doctrine seule des catégories suffirait pour l'attester.
Aristotle a procédé tout autrement, et ici il en a appelé, comme partout
ailleurs, a observation réguliére et méthodique. [1 n’y a pour lui de
réealité que dans Vindividu, dans le particulier. La substance premicre ,
cest Vindividu qui tombe sous nos sens; le général n’est que la sub-
stance seconde qui n’a d’étre que par l’étre individuel, et en tant qu'elle
le reproduit dune certaine fagon. Platon, au contraire, n’avait voulu
reconnaitre de réalité que dans luniversel et dans le genre, et de 1a
toule la theorie des idées. Aristote essaye de batir tout lédifice des ca-
tévories sur le ferme fondement de la réalité individuelle. Nous pensons
que cest la, quelque résultal qu’on obtienne d’ailleurs, la seule base
vraiment stable. Les catégories ainsi construites peuvent étre transpor-
tées sans peine de la réalilé ot on les a reconnues, a]’esprit qui les a
faites; et, toutes dilffércnees gardées, on peut les retrouver identiques sur
ce nouveau terrain. Au contraire, en voulant partir, comme Kant Ia
fail, de la raison elle-méme, on ne peut pas sortir de la raison : la réa-
lité échappe, la raison n’a pas le droit de pousser jusque-la, et elle reste
enfermée dans ce cercle de sceplicisme ott la Critique de la raison pure
est condamnée a tourner sans cesse. Le sceplicisme n’a jamais pu naitre
dans le sein du péripatctisme; il n’y a point un seul péripateticien qui
ail éLé sceptique, et le dogmatisme du maitre a été si puissant qu’aucun
disciple, & quelque rang quil fat placé, n’a méme jamais incling a cette
pente fatale ou le criticisme s'est perdu. Parmi tant d’aulres barricres,
la doctrine des categories, telle qu’Aristote l’a congue, a été Vune des
plus fortes et des plus utiles. Le systéme d’Aristote est loin détre
pariail sans doute; mais c'est encore en suivant ses traces quon peul
en clever un meilleur et un plus solide. Toute théorie qui n’embrassera
pas la question toul entidre, sera ruineuse : il faut que les categories
puissent a la fois s'appliquer a la réalité et a Vesprit. Cest le sentiment
vague de cette nécessité qui poussait Plotin quand il tentait de faire les
calégories du monde intelligible et celles du monde sensibie. Seulement
i ne fallait pas séparer, comme i} Va fait, les unes des autres, et creu-
ser cntre clics un abime infranchissable. Mais, du moins, voila les deux
lermes quil sazit @unir; c'est le rapport seul quia manqué au philo-
sophe alexandrin. Kant n'a pas meme youlu soccuper de ce rapport,
CATIUS. 459
et il s’est confiné dans un seul terme, en méconnaissant et en niant
l'autre. Aristote a été plus pres de la solution que tous les deux, parce
que le fondement sur lequel il s‘appuyait était a la fois le plus inébran-
lable et le plus simple.
Une théorie compléte des catégories est encore dans la science une
sorte de desideratum que l’auteur del Organon lui-méme n’a pu faire dis-
paraitre. C’est une lacune qui est toujours a combler, et ¢’est un labeur
vraiment digne des plus vigoureuses et des plus délice ites tara
B. S.-H.
CATIUS, philosophe latin, contemporain de Cicéron, était né dans
la Gaule Cisalpine. Il professa les doctrines d'Epicure , et il est, avec
Amatinius, un des premiers qui les firent connaitre aux Latins; mais
il parait les avoir exposées avec assez peu dhabileté, si l'on en juge
par les railleries de Cicéron ( Epist. ad fam., lib. xv, ep. 16 et 19) et
: arere (Sat., liv. u, sat. 4). Cependant Quintilien (Inst. orat., liv. x,
1) le présente comme un écrivain qui n’est pas sans agrément. Il
avait laissé un ouvrage en quatre livres sur la nature des choses et le
souverain bien. Cet ouvrage est aujourd’hui perdu. X.
CAUSE. (Idée de cause. — Principe de causalité.) Rien de plus fa-
milier a l’esprit que les notions d’effet et de cause; rien de plus univer-
sel, de plus évident ni d’une application plus constante que le rapport
qui jes unit et qu’on appelle le rapport ou le principe de causalité. Es-
sayez, si vous le pouvez, de supprimer ce principe et les termes qu'il
contient dans son sein; essayez sculement de l’ébranler par le doute 5 a
Vinstant méme la perturbation la plus profonde est jetée dans notre in-
telligence : au lieu didées qui s’enchainent, se coordonnent et se ratta-
chent a un centre commun, il ne reste plus que des impressions confuses
et fugitives ; il n’est plus permis de voir autre chose dans l’univers qu'un
monstrueux assemblage de phénomenes qui se suivent sans or dre et sans
moteur; en un mot, la pensée, ct par conséquent la science, devient im-
possible. De la vient sans doute que la science, dans ses "résultats les
plus élevés, a été confondue avec la connaissance des causes.
Felix qui potuit rerum cognoscere causas.
Considéré dans les limites particuliéres de la philosophie, le principe
de causalité n’a pas moins dimportance: car sil est défiguré dans notre
espril par une analyse superficielle ou obscurci par des sophismes mis
ala place des faits, les erreurs les plus funestes apparaissent aussilot ca
psychologic, en morale et surtout en mélaphysique; Ja personne et la
responsabilité humaines sont compromises; Dieu lui-méeme, dépouillé
de sa puissance, n’est plus quwune abstraction et un fantome.
Mais d@abord i! faut rendre au mot cause sa vérilable acception, ou
plutot il fut que nous fassions rentrer le rapport de causalité dans ses
limites naturciles, que des analogies, des associations d@idées presque
inévitables ont fait méconnaitre. En effet, toule euvre finie, toute action
arrivée a son complet développement, suppose; 1° un agent par la puis-
sance duquel elle a été produite; 2° un élément ou une matiére dont
elle a été tirée; 3° un plan, une idée d’aprés laquelle elle a été concue ;
460 CAUSE.
4° une fin pour laquelle elle a été exécutée. Par exemple, une statue ne
peut pas avoir ¢té produite sans un statuaire, sans un bloc de marbre
ou de bronze, sans un plan préconcu dans la pensée de artiste, sans un
motif qui en a sollicité l’exécution. Ces quatre conditions semblant étre
inséparables lune de l'autre et concourir simultanément a un méme ré-
sullat, on les a admises au méme titre, on les a toutes désignées sous le
nom de causes. L’agent a été appelé cause efficiente, élément ou le su-
jet cause matér ielle; par cause formelle, on a entendu Vidée, et le but
par cause finale. Aristote est le premier qui ait établi cette classification,
dailleurs pleine de sagacité et de profondeur; aprés Aristote, elle a été
consacrée par tous les philosophes scolastiques, et elle est entrée en-
suite avec quelques modifications dans le langage de la philosophie mo-
derne. Mais qui ne s’apercoit que le méme terme exprime ici des rapports
essentiellement différents, bien qu’étroitement enchainés les uns aux
autres? Ce quon nomme la cause matérielle n’est pas autre chose que
Vidée de substance ; la cause formelle nous montre le rapport nécessaire
de laction et de la pensée, de la volonté et de intelligence; la cause
finale celui d'un acte libre & un motif supréme suggéré par la raison ;
mais la notion de l’acte méme et Je lien qui le rattache 3 a la puissance
qui le produit, en un mot, le rapport de causalité proprement dit,
n’existe pas ailleurs que dans lidée de cause efficiente.
D’ot nous vient cette idée? Comment a-t-elle pris naissance en nous,
et quwest-ce qu'elle nous représente positivement? Telle est la question
qui se présente Ja premiere ; car si lidée de cause ne s ‘applique pas d’ a-
bord a quelque chose que nous connaissions parfaitement et dont l'exis-
tence ne puisse ¢tre Vobjet d’aucun doute, cest en vain que nous cher-
cherons a défendre le rapport de cause a effet ou le principe de causalité
comme un principe absolu et universel.
Sil est un point bien établi en psychologie, c'est que la notion de
cause ne peut en aucune manicre nous ¢tre suggérée par l’expérience des
sens ou par le spectacle due monde extéricur. ‘Qu apercevons-nous, en
effet, hors de nous quand nous youlons nous en rapporter au scul témoi-
gnage de la sensation? Des phénoménes qui se suivent dans un certain
ordre, et rien au dela. A part Je rapport de succession dans le temps et
de contiguilé ou de juxtaposition dans Pespace, nous n’en decouvrons
pas dautre. Par exemple, est-ce la vue, jentends Ja yue seule sans le
secours d’aucune autre faculté, qui m ‘apprend que le feu a Ja propricte
de fondre la cire? Evidemment: non; Ja vue ne me découvre que des cho-
ses visibles et purement extér ieures : elle me montre trés- bien, dans le
cas present, la cire entrant en fusion au contact du feu; mais le pouvoir
que le premier de ces deux corps exerce sur le second, “ost un fait invi-
sible qui lui échappe enti¢rement : elle me montre trés-bien un pheno-
mene succédant aun autre phenomene d’ apres un ordre déterming ; mais
le lien qui unit ces deux phénomenes et fait de eelui-ci Veffet, de celui-la
la cause, Ja foree mystérieuse par laquelle Fun a pu pr oduire ow scule-
meni provoquer | autre, en un mot, le rapport de causalite, voili reve que
Ja vue ni aucun autre de nos sens ne peut saisir. Hy a plus, @est un cer-
cle vicieux de pretendre que la notion de cause nous soil donnee par les
sens el developpée par le spectacle du monde e xtérieur 3 car la connais-
sanee du monde exicrieur, la foi que nous avons en son existence ne
CAUSE. 401
peut s’expliquer elle-méme que par la notion de cause et lapplication
du principe de causalité. Les sens, en effet, ne peuvent nousdonner que
des sensations. Or, qu’est-ce qu'une sensation, de quelque nature quelle
soit @ailleurs’ Un mode particulier de notre propre existence, un fait
intérieur et personnel qui nous est attesté par la conscience, comme
tous les autres phénoménes appartenant directement a lame ou pro-
duits par elle. Entre un tel mode et la croyance quil y a hors de nous
des existences distinctes et complétement différentes de Ja notre, il y a
tout un abime. Qu’est-ce qui nous donne le droit, qu’est-ce qui nous fait
une nécessiléde le franchir? Pas autre chose quele principe de causalité.
Les sensations que nous éprouvons ne dépendant pas de nous, élant
involontaires, nous en cherchons la cause hors de nous, dans des forces
distinctes de celle que nous nous altribuons a nous-mémes. Joignez a
Vidée de ees forces celle de espace, qui ne vient pas non plus des sens,
et vous aurez la notion de corps, vous serez introduit au milieu du monde
extéricur.
La notion de cause, quil ne faut pas confondre avec le principe de
causalité , dont nous parlerons tout a Vheure; la notion de cause, con-
sidérée en elle-méme, ne nous est pas non plus donnée par la pure
raison. La raison a été justement appelée la faculté de Pabsolu ; elle nous
fait connaitre luniversel, le nécessaire, limmuable, les rapports qui ne
changent pas et qui sont les lois, les conditions de tous les étres. Mais
Ja notion de cause, au moins dans la sphére ou nous l’employons d’a-
bord et Je plus ordinairement, dans la sphére de la nature et de notre
propre existence, implique nécessairement l’action, la production ou un
certain effort pour arriver a cette fin : conatum involvit, comme disait
Leibnitz. Une cause qui n’agit pas et ne produit rien, une cause inerte
et stérile, nest qu'une vaine chimére, un mot vide de sens. Or, Vidée
action, Vidée deffort, Fidée d'une chose qui commence et qui cesse,
qui peut varier infinimenten énergie et en étendue, appartient sans con-
tredit a Vexpérience. Done il faut aussi rapporter a lexpérience la no-
tion de cause, qu il est impossible d’en séparer.
Mais quelle sera cette expérience? Celle des sens étant écartée, nous
sommes bien forcés de nous adresser a la conscience ou a la faculté que
nous avons de nous connaitre directement, par simple intuition, nous-
mémes et tout ce qui se passe en nous. Or, la conscience nous apprend
que nous ne sommes pas des étres purement passifs , mais que nous
avons la puissance de nous modifier nous-mémes et de produire, tantot
dans notre esprit seulement, tantot dans notre esprit et dans notre corps,
un changement dont nous savons certainement étre les auteurs, et dont
nous revendiquons a bon droit Ja responsabilité. Cette puissance , c’est
la volonté, et lesactes par lesquels elle signale sa présence sont latien-
tion et effort musculaire. Qu’est-ce, en effet » que attention? Un effort
de lame pour se rendre maitresse des impressions fugitives, des vagues
et confuses idées qui précédent dans notre esprit la yraie connaissance.
Ce but peut étre atteint plus ou moins complétement, selon Ja nature et
la portée des diverses intelligences, selon les moyens extérieurs mis a
leur usage; mais Veffort avec lequel il est poursuivi est toujours en no-
tre pouvoir : il dépend de nous de le suspendre, de le faire cesser, de le
produire tantét faible, tantot énergique, et de le diriger comme il nous
AW CAUSE.
plait. I] n’est done pas seulement en nous comme une qualilé dans un
sujet, comme un phénomeéene dans une substance ou comme un fait inva-
riablement lié Aun autre fait; mais nous en sommes la cause efficiente ,
et, pour avoir lidée d'une telle cause, pour nous assurer tout a la fois
quelle répond a une existence réelle , il nous suffit dinvoquer le témoi-
gnage de la conscience ;.i] nous suffit de nous observer et de nous con-
naitre nous-mémes. Dans leffort musculaire, il y a quelque chose de
plus encore; notre puissance causatrice sexerce a la fois au dedans et
au dehors, sur nous-mémes et sur le monde physique. Par exemple,
quand nous remuons notre bras, il est évident que nous produisons a la
fois deux actes de nature bien différente: 1° un acte intéricur qui ne sort
pas des limites du mo? et de la conscience; nous youlons parler de lef-
fort méme de la volonté, autrement appelé la volition; 2° un mouve-
ment extérieur qui a son siége dans Porgane et peut se communiquer a
son tour a d’autres objets matériels. Ces deux actes nous appartiennent
également, ils sont apergus tous deux par la conscience, Mais non pas
au méme titre: car Pun est leffet, et Pautre la cause. Nous savons que le
mouvement a eu lieu par cela seul que nous l’avons voulu, et c’est parce
que nous l’avons voulu et qu il nous a suffi de le vouloir pour le produire,
que nous en revendiquons la responsabilité et nous lattribuons avec une
enli¢re certitude. Sans doute nous ignorons et ignorerons toujours com-
ment l’dme agit sur le corps, et Ja volonté sur les organes. Mais parce
que nous ne savons pas nous expliquer un fait, parce que nous ne som-
mes pas dans le secret de tous lesmoyens par lesquels il arecu existence,
avons-nous le droit de le nier contre le témoignage expres du sens in-
lime et contre l’autorité du genre humain? Et quelle vérité d'expérience.
se trouverait alors a Vabri du doute? Comprenons-nous mieux, par ha-
sard, comment sont possibles la sensation, la pensée, la mémoire et no-
tre existence clle-méme ’ Comprenons-nous mieux, dans un autre ordre
de choses, Ja vie, la génération et le mouvement? Et, alors méme que
nous pourrions savoir comment tous ces phénomenes se produisent, se-
rions-nous plus surs de leur existence que nous ne le sommes actuclle-
ment? L’objection a laquelle nous venons de répondre est pourtant la
seule quun sceptique célébre (Hume, Essais philosophiques , T° essai)
ait pu trouver contre la notion de cause, telle que la conscience nous la
peul fournir. Mais, Pargumentation de Hume fut-elle aussi fondée qu'elle
lest peu, il resterait toujours le fait de la volition, sur lequel nous avons
Je méme pouvoir que sur attention, et qui est, commeelle, entiérement
notre uvre. La volition seule suffirait pour nous montrer a nos propres
yeux comme une vérilable cause, comme une cause efficiente et libre,
et pour nous donner lVidée dune existence de cette nature. Seulement
notre activilé serait alors concentrée sur nous-mémes dans le cercle bor-
né de notre mo; nous ressemblerions parfaitement aux monades de
Leibnitz. L’expérience nous enseigne quil nen est’ pas ainsi. L’dme
humaine n’est pas une pure monade; elle est aussi une force motrice ,
elle agit a Ja fois sur elle-meéme et sur les autres étres; Faction qu'elle
produit dans son propre sein arrive jusquau corps, et par le corps aux
limites les plus reeulées du monde extéricur. Ou trouver un type plus
complet, plus réel de la notion de cause et tout a ta fois mieux connu de
nous?
CAUSE. 405
I] ne suffit pas d’avoir assigné a la notion de cause sa véritable ori-
gine et son caractére le plus essentiel, il fault encore la suivre dans son
entier développement et dans toutes ses applications possibles. Or ici
se présentent deux difficultés inséparables l'une de l'autre : 1° comment
l'idée d'une cause tout a fait personnelle, telle que la conscience nous la
fournil, peut-elle devenir le principe absolu de causalité , qui s'‘impose
sans distinction et sans exception a tous les phénoménes, ¢ a toutes les
existences finies et contingentes ; 2° comment une cause intelligente et
libre , semblable a nous-mémes , ‘peut-elle nous suggérer lidée a autres
causes absolument privées de liberté et d’ intelligence 3
Le principe de causalité , comme le remarque avec raison toute |’école
moderne, nest pas renfermé dans cette proposition identigue : point
deffet sans cause. Lorsqu’on s’exprime ainsi, ce nest pas un jugement
qu on énonce; c’est laméme idée qu'on reproduit sous deux formes dif-
férentes : car, par cela seul que vous appelez une chose du nom d effet
vous étes obligé de vous la représenter comme produite par une cause.
Le second terme de la proposition est implicitement renfermé dans le
premier et ne sert qu’a en développer le sens; mais rien ne nous apprend
encore que nous-mémes et les existences qui nous entourent soient réel-
lement des effets. Le principe de causalité a un tout autre caractére,
c'est une croyance sérieuse , profondément enracinée dans }’ intelligence
humaine et qui peut s’énoncer en ces mots : tout phénomeéne, toute exis-
tence qui commence a nécessairement une cause; tout changement sup-
pose une force qui l'a produit. Cette croyance n ‘admet pas d exception
elle s impose spontanémenta toutes les intelligences; elles'applique tous
les phénoménes possibles comme a ceux qui existent ou qui ont existé;
elle est, en un mot, universelle et nécessaire. Evidemment ce n'est pas
la scule conscience ‘qui a pu nous la fournir. Evidemment ce nest pas
Yinduction qui a pu la tirer de la notion de cause personnelle que nous
trouvons en nous-mémes : car linduction peut étendre, elle peut gé-
néraliser un fait; mais elle ne peut pas en changer la nature , ou substi-
luer une idée nécessaire et universelle a un fait éminemment personnel
et contingent. Encore bien moins le principe de causalité a-t-il son ori-
gine dans l’expérience des sens, puisque les sens ne sont pas méme aptes
a nous donner Ja notion de cause. Il faut done que nous admettions ici
lintervention d’une faculté supérieure a |’expérience, soit des sens, soit
de la conscience; nous voulons parler de la raison. Mais comment la rai-
son intervient-elle, et quelle part faut-il lui faire dans le principe de cau-
salité’ Il y a la trois éléments a considérer : 1° Ja notion des phénomeénes;
2° la notion de cause; 3° le rapport qui lie ces deux notions. Les deux
premiers de ces éléments sont, comme nous !’avons démontré, puisés
dans l'expérience; il ne reste donc, pour la part de Ja raison, que le
troisieme; et, en effet, c’est le seul qui demeure invariable, le seul qui,
par son double caractére de nécessité et d'universalité, appartienne a la
sphere des connaissances purement rationnelles. Un phénomene est sans
cesse remplacé par un autre phénomene ; Ja cause aussi peut changer et
change réellement : car ma volonté mest pas la méme quand je dors et
quand je Veille; ala place de ma volonté, je puis en imaginer une autre,
ou plus inielligente, ou plus forte; enfin elle nest elle-meme qu'une
existence contingente, un phénomene qui commence et qui finil. Mais
AOA CAUSE.
quelle que soit ia cause et quel que soil le phenomene qui viennent
soflrir a mon exp srience, le rapport qui les lie, qui les enchaine ct les
subordonne }’un a l'autre, ne peut ni changer ni varier. A la premiere
fois que je lapercois, dans le premier acte d’attention, dans Je pre-
mier effort que je fais avec conscience pour imprimer un mouvement
a mes organes, il m’apparait ce qu'il est toujours, ce qu il est partout,
comme une Joi universelle et absolue, comme une des conditions mémes
de la pensée et de Pexistence. D’ailleurs on se tromperait si on pouvait
croire que la notion de cause, telle que experience intéricure nous la
donne, représente par elle-méme une existence complete et capable de
se suffire. Non, la cause est inséparable de Ja substance, sans laquelle
elle n'est qu'un phénomeéne constamment renouvelé, sans laquelle elle
perd, avec la durée et Ja fixité, la foree méme qui la constitue. Or,
Vidée de substance, idee @unité, de permanence et de durée dans I’¢tre,
Vidée de Vétre Jui-méme dans son caractere le plus simple et le plus
absolu, n’appartient pas moins a la raison que Je rapport de causalité.
Voyex le mot SupsTance.
Mais la seconde difficulté que nous avons souleyée subsiste toujours :
si la notion de cause nous est donnée primitivement dans un fait de
conscience qui nous révéle a nous-mémes, comment faisons-nous pour
la dépouiller du caractére personnel que Ja conscience lui attribue ;
comment conceyons-nous des causes qui ne sont ni libres ni intelli-
gentes? On le comprend; tant que cette difficulté n'est pas écartée, on
a de la peine a conceyoir, malgré tout ce que nous venons de dire, la
portée universelle et la vérité absolue du principe de causalité. Le pro-
bleme n'est pas aussi difficile qu’on peut Je croire : il suffit pour le ré-
soudre de se rappeler les faits préecédemment établis en les éclairant par
quelques nouvelles observations. Nous nous sommes convaincus que
notre mot nest pas une simple monade exclusivement renfermée dans
le cercle étroit de sa propre existence, mais quil est capable a la fois
dese modifier lui-méme et d'agir sur le monde extérieur par les organes
dont il dispose. Sans doute Ja volition dont nous avons conscience est en
méme temps lacte par lequel un mouvement est produit dans quelque
partie de notre corps; mais cela nempeéche pas Vidée de cause, telle
que le sens intime nous la fournil tout dabord, doffrir a notre esprit un
double aspect: 4° celui @une cause personnelle, intelligente, qui agit
sur elle-meéme; 2° celui dune foree motrice dont action, sije puis parler
ainsi, transpire au dehors. I est incontestable que ces deux aspects
demeurent unis dans notre pensée, tant que de nouveaux faits ne nous
forcent pas a les séparer. Notre premier mouvement, comme on la
déja remarqué, est de trouver partout, hors de nous, des causes ani-
meées, intelligentes et libres. L’enfant gourmande la pierre contre
laquelle il s'est heurté; le sauvage s'efforce de fléchir par des pricres et
des offrandes Je serpent de la forét voisine; (Indien a des formules
dinvocation pour Ja pluie el pour la rosée; le paganisme grec avait
peuplé toute la nature de divinités faites a notre image. Mais quand
lexpérience est venue nous conyaincre que tous ces objets extéricurs
sont dépourvus des facultes dont nous les avions dotes si libéralement,
alors, par la suppression de Vintelligence et de la liberté, il nous reste,
au lieu d'une cause personnelle, Vidée dune simple force. Toutes ces
CAUSE. AOD
forces sont ensuite classées dans notre esprit, et distinguées les unes
des autres en raison des effets quwelles produisent; l’ohservation et la
science de Ja nature chassent insensiblement devant elles les réveries
mythologiques. Toute cause aveugle ou purement physique, n’est done
pas autre chose qu'une limitation de la cause personnelle, une abstrac-
tion que P'expérience nous impose. Mais précisément , pour cette raison,
la notion de cause ne peut pas cre épuisée par la connaissance des
forces qui se meuvent dans Ja nature, et nous sommes obligés de les
considérer comme des instruments al pouvoir dune cause supérieure ,
ou tous les caractéres de Ja personnalité, la liberté, Vintelligence et la
force elle-méme, sont élevés au degré de linfini.
La notion de cause et le principe de causalité ont été Vobjet, de la
part des philosophes, de plusieurs théories plus cu moins fondées » que
nous avons encore a exposer sommairement. Ces théories, au nombre
de cing, sont toutes jugées et refutées dans ce quelles ont de faux , par
les observations qui, précédent.
1°. Locke, et aprés lui tous les philosophes de l’école sensualiste , ont
pretendu trouver lorigine ce Ja notion de cause dans Ja sensation; sous
pretexte que les corps ont Ja pr opriété de se modifier les uns les autres,
il suffit, d’apres eux, de les observer, pour aperceyoir aussitot et pour
étre forcé d’ admettre le principe de causalité (#ssai sur Ventendement
humain, liv. u, c. 21 et 26).
2°, AUX ae de Hume (Essais sur 0 entendement, 7° essai), le pou-
voir que nous altribuons aun objet sur un autre est une pure chimeére ;
un pareil pouvoir n’existe pas, ou s'il existe, nous n’en avons aucune
idée. Quest-ce done que nous appelons cause et effet? Deux phéno-
menes qui se suivent toujours dans le méme ordre, et que nous pre-
nons lhabitude d’associer dans notre esprit de telle maniere, qu’en
apercevyant le premier, nous attendons inévitablement le second. Le rap-
port de causalité est un simple rapport de succession qui repose sur le
souvenir et sur l’association des idées. Hl est facile de voir ot conduit
cette doctrine : elle détruit la relation méme de cause a effet, nous
réduit a limpossibilité de croire, sans inconséquence, a nous-ménys,
a Dieu, a tout autre étre, et aboutit au scepticisme absolu.
3°. Dans Ja pensée de Leibnitz il n’y a pas une existence, si humble
quelle puisse étre, qui ne soit une force, c’est-a-dire une véritable
cause. La notion de force est la base méme de la notion d’existence et
de la notion de l’étre; car toute substance est une force; tout ce qui
est, a une certaine virtualité, une certaine puissance causatrice. Mais
en mécme temps Leibnilz ne veut pas que cette puissance s’exerce ail-
Jeurs que dans le sein de l’étre a qui elle appartient. L’dme humaine,
comme toutes les autres forces limitées de ce monde, n'est qu'une
monade isolée en elle-méme, mais au sein de laquelle la création en-
tiére se réfléchit, et dont la divine sagesse a coordonné a l'ayance tous
les mouvements ayec Je mouvement harmonicux de [Univers. Voyez
LEIBNiTz.
1°. Selon Ja doctrine de Kant, la notion de cause et le principe de
causalité existent bien dans notre esprit; mais iis ne sont que de sim-
ples formes de notre entendement, ou les conditions toutes subjectives
de notre pensée. Tous les cljeis que notre Inagination nous represenic,
I. 30
406 CAUSE.
tous les phénomenes que lexpérience vous decouvre, nous sommes
obligés , en vertu dune joi ou dune forme precxistante dans notre in-
telligence , de les disposer selon le rapport de cause a effets mais nous
ne savons pas s'il existe réellement, indépendamiment de notre intelli-
gence, quelque chose qui ressemble a une cause, a une force, a une
puissance effective (Critique de la raison pure, Analytique (ranscen-
dantale).
5°. Enfin, Maine de Biran est le premier qui, par une analyse appro-
fondie des fails volontaires, ail trouve dans la conscience la véritable
origine de la notion de cause. Mais en meme temps iL meconnait les
caracléres et attaque sans le savoir Ja yaleur objective du principe de
causalité, lorsquil cherche a Vexpliquer par Vexpeérience seule, aidée
de Vinduction, par une sorte dhabitude que nous aurions prise d’éten-
dre a tous les faits en général la relation permanente que nous observons
en nous-inémes entre Pacte volontaire et la cause personnelle dont il est
Veffet (Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral
de Vhomme, in-8°, Paris, 1834, p. 274-2903; 363-402. .
La meilleure critique de la théorie de Locke, c'est la theorie de Hume,
et la réfutation que Lockeen a donnée lui-meme, lorsqu il démontre avec
un rare talent d@observation que la notion de pouvoir, c’esi-a-dire ectle
meme notion de cause dont ailleurs il fait honneur a Vexpérience des
sens, a son origine dans la conscience de nos propres déterminations
(Essai sur Ventendement humain, liv. 1, c. 24).
La théorie de Hume se réfule deile-méme : aucun homme dans la
jouissance de son bon sens n’oserait la prendre au sérieux. Elle est
cependant dune grande valeur dans lhistoire de la philosophie, mais
aun point de vue purement critique, comme moyen de dévoiler tout
le vide et le danger du sensualisme dont elle est la Jégitime conse-
quence.
A la doctrine de Kant et a celle de Leibnitz, en ce quelle a de faux,
il suffit opposer le témoignage irrécusable de lVexpérience et de Vin-
tuilion directe. Avec la conscience que nous ayons de disposer a notre
eré de nos corps, comment soutenir qiune cause est sans influence sur
une autre, quentre lame et le corps il ny a quwtin rapport dassociation
et non de dépendance ? Comment aussi la notion de cause serait-elle une
pure forme de la pensée, une forme abstratte a laquelle ne repond au-
cune réalité, quand cetle notion nous est donnée précisément dans un
fait, dans un acte iminédiatement connu et produit par nous-mémes ,
dans un des phénomenes les plus certains qui puissent nous ¢étre attestés
par Vexpérience. L’idéalisme subjectif est renverse de fond en comble
par les solides observations de Maine de Biran. Quant ace dernier, nous
avons déja comblé la Jacune qui reste dans sa théorie, en montrant pré-
cédemment la part de la raison dans le principe de causalité, et Pimpuis-
sance de Vinduction a tirer dun fait enti¢rement personnel une croy ance
universelle et nécessaire.
Voyes sur le sujet de cet article, oulre les ouyrages deja cites plus
haut, les Ofuvres completes de Reid, traduction de Jouflroy, 6 vel.
in-8°, Paris, 1828-1856, 1. 1v, p. 2738, t. v, p. 319 ct suiv.; el une exce!-
lente Jegon de M. Cousin, dans son Cours de philosophic de 1829, 2sol.
We?) Paris, £8295 A. aks py 209:
CAUSES FINALES. AGT
CAUSES FINALES. Nous avons fait connaitre dans larticle précé-
dent l’origine de cette expression, et le sens quil faut y altacher en géné-
ral. Ici nous voulons parler de la méthode qui consiste a déterminer les
causes et les lois des phénoménes de Ja nature, par les diverses fins
auxquelles nous les voyons concourir, par le but quils atteignent, ou
dans l'ensemble des choses, ou dans |’économie particuli¢re de chaque
étre. C’est a ce titre que les causes finales ont vivement préoccupé les
philosophes les plus éminents des temps modernes. Bacon en proscrit
lusage sans restriction. Tout le monde connait ces paroles, encore plus
ingénicuses que vraies, et devenues plus tard un axiome aux yeux du
xviuie siécle : « La recherche des causes finales est stérile , et, comme ces
vierges consacrées au Seigneur, ne porte aucun fruit. » (De augment.
scientiarum, lib. m1, ¢c. 5.) Descartes ne se montre pas moins sévere
a légard de ce procédé si cher & quelques philosophes de l’antiquité, et
surtout a ceux du moyen age; il le regarde comme puéril et absurde en
métaphysique , et sans aucun usage dans les sciences naturelles. « Il est
évident, dit-il, que les fins que Dieu se propose ne peuvent étre con-
nues de nous que si Dieu nous les révéle, et quoiqu il soit vrai de dire,
en considérant les choses de notre point de vue, comme on le fait en
morale, que tout a été fait pour la gloire de Dieu,... il serait cependant
puéril et absurde de soutenir en métaphysique que Dieu, semblable a
un homme exalté par l’orgueil, a eu pour unique fin, en donnant | exis-
tence al univers, de s’attirer nos louanges, et que le soleil, dont la
grosseur surpasse tant de fois celle de la terre, a élé créé dans le seul
but d’éclairer !homme, qui n’occupe de cette terre quune trés-petite
partie. » (Partie philosophique des lettres de Descartes , dans |’édition de
ses ceuyres, publi¢e par M. Garnier, & vol. in-8°, Paris, 1835, t. rv,
p. 260. — Voyez aussi dans la méme édition, le t. 1°', p. 138.) Leib-
nitz, au contraire, en proclamant le principe de la raison suffisante,
est venu relever les causes finales, dont l’emploi ne lui parait pas moins
légitime dans les sciences naturelles qu’en méetaphysique. Par exemple,
c est parce que la Providence agit nécessairement par les voies les plus
simples et les plus courtes, qu'un rayon de lumiére, dans un méme
milieu, va toujours en ligne droite, tant quil ne rencontre pas d’obsta-
cle; c'est par la méme raison que, rencontrant une surface solide, il se
réfléchit de maniére que les angles dincidence et de réflexion soient
égaux (Acta eruditorum, 1682). Pour nous, nous n’admettons ni l'une
ni l'autre de ces dewx opinions extrémes ; nous reconnaissons avec Bacon
et Descartes qu il faut observer les phénomeéenes, de quelque ordre quils
soient, sans préoccupation , sans aucun dessein de les faire entrer dans
un plan concgu d’avance, et dont on fait témérairement honneur a l’au-
teur de la nature. Mais lorsque les faits que nous avons scrupuleusement
étudiés conspirent évidemment a un seul but, quand nous les voyons
disposés avec ordre , avec intelligence , avec prévoyance pour les besoins
et pour le bien de chaque étre , comment nous refuser de croire a |'exis-
tence d'une cause inteiligente et souverainement bonne? Cette maniére
de raisonner dont Socrate le premier a fait un usage savant et réfléchi
‘Xenophon, Memorabilia Socratis, dialogue entre Socrate et Aristo-
déme le Petit), demeurera toujours la preuve la plus populaire de l’exis-
tence de Dieu, et la plus accessible a toutes les intelligences. Cepen-
30.
468 CAUSES OCCASIONNELLES.
dant ce nest pas seulement en métaphysique quil est nécessaire de la
Jaisser subsister; contenue dans des limites précises, appliquée a des
fails d'un caractére bien connu, nous ne Ja croyons pas d'un usage moins
Jégitime dans la science de lanature., Par exemple, n’est-ce pas le prin-
cipe des causes que l'on reconnait dans cet axiome de la physiclogie
moderne : point d’organe sans fonction! On a prétendu que les physi-
ciens de l’école, affirmant que eau monic dans les pompes parce que la
nature a horreur du vide, faisaient également usage des causes finales ;
mais ce nest la qu'un ridicule non-sens, qui n/a rien de commun avec
le principe que nous defendons.
CAUSES OCCASIONNELLES. Ce nom reste exclusivement
consacré a lhypothese imaginée par J école cartésienne , pour expliquer
les rapports de l’ame et du corps. Entre Fame, disent les philosophes de
cette école, entre lame, substance purement pensanie, et le corps, dont
l'essence consiste dans |’étendue, tousles rapports sont inexplicables sans
une intervention directe de la cause premicre. C'est par conséquent Dieu
lui-méme qui, a Foccasion des phénomenes de Vame, excite dans notre
corps les mcuvements qui Icur correspondent, ct qui, a Voceasion des
mouvements de notre corps, fait naitre dans lame les idées qui les re-
présentent, ou les passions dont ils sont Vobjet. Le sysieme des causes —
occasionnelles n’exisle encore quimphicitement et sous une forme peu
arrétée dans les écrits de Descartes. Clauberg, ensuite Malebranche ,
Régis et surtout Geulinx , Pont développé dais toules ses conséquences.
Enfin un autre carlésien, de Laforge, en le restreizgnant aux mouvements
involontaires , a essayé de le concilicr avec ie sens commun et lexpé-
rience, qui donnent a la volonté un pouvoir réel sur nos organes.
Voyez, pour plus de details, les articles relatifs aux differents noms
que nous venons de citer.
CEBES per Tuipes, philosophe de l’école de Socrate, un des inter-
locuteurs que Platon introduit dans le Picdon, avait écrit trois dialo-
gues : 1° Hebdomade ou la Semaine, 2° Phrynicus, 3° Pinux ou la
Table. Le dernicr est Je seul qui nous reste. (est une sorte dallégorie
dans laquelie Pauteur a represente tous les penchants bons ou matuvais
de Ja nature humaine, toutes les vertus ct tous les vices. On vy yoit dun
eoté limposture qui cniyre les hommes du hreuvage de Verreur et de
lignorance, et qui les pousse, escortes des passions et des préjuges ,
vers la fortune, Ja yolupte et la débauche, ct plus tard vers la tristesse ,
le deuil et le désespoir : dun autre cole, sont la patienee et Ja modera-
tion qui conduisent a instruction veritable, aux verlus et ata félicité.
Lintention de ce petit dialogue est, comme on voit, excellente, etla
forme ne manque pas d’élévation , ni dune certaine grace. Plusieurs cri-
liques, entre autres Jérome Wolf (Annot. ad Epist. et Cebet., et Vabbe
Sevin (Mémoires de V Acad. des Inscript. et Belles-Lettres , t. m1, en ont
contesté Vauthenticité, sur ce molif, que parmi ies adorateurs de Ja
fausse instruction, il y est fait mention de plusieurs sectes postericures
a Cébeés, les hédoniques, les peripateticiens, les videstiniens: mas ces
mots peuvent avoir été interpolés, et, en tout cas, il semble difficile de
rejeter Je témoignage formel de Diogene Laérce, de Tertulien, de Chal-
CELSUS. 469
cidius et de Suidas, qui tous attribuent la Table a Cébés, disciple de
Socrate. Le Tableau de Cébis a &é souvent réimprimé a la suite du
Manuel d’Epictéte : il en existe en outre plusicurs éditions spéciales,
parmi lesquelles nous citerons celles de Gronovius, in-12, Amsterdam ,
1689; de Th. Johnson, in-8°, Londres, 1721, et de Schweighaeuser,
in-12, Strasbourg, 1806. On peut aussi consulter : Flade , de Cebete
gusque Tabula, in-4°, Freiberg , 1797; Klopfer, de Cebetis tabula dis-
sertationes tres, in-h’, Zwikaw, 1818-22.—Un autre philosophe du nom
de Cébes, natif de Cyzique, est cité par Athénée (Detpnos., lib. 1v, c.52).
I] appartenait a la secte des cyniques, et a élé regardé comme le véri-
table auteur dela Zable par ceux qui enlévent cet ouvrage a Cébés le
Soeratique. a
CELSUS. I] a existé plusieurs philosophes de ce nom. — 1° A. Cor-
NELIUS Cexsus. Il paralt avoir vécu sous le régne de Tibére; mais on
ignore l’époque précise de sa naissance et de sa mort. Huit livres sur la
médecine , formant la sixieéme partie d’un grand traité sur les arts, sont
le seul de ses ouvrages que nous possédions. Quintilien nous apprend
(Inst. orat., lib. x1, ¢. 4) quwil suivait, non sans éclat, l’école d’Epi-
cure. — 2° Cetsus, célebre adversaire du christianisme. I] a vécu sous
le régne d’Adrien, et sil est le méme, comme tout le fait présumer, que
le personnage du méme nom a (ui Lucien a adressé histoire de limpos-
teur Alexandre, il doit avoir poussé sa carriére jusque sous le régne de
Mare Auréle. C’est un point fort controversé de savoir 4 quelle secte il
appartenait. Selon les uns, il était stoicien; selon les autres, platonicien ;
suivant l’opinion Ja plus commune, épicurien. Ce dernier sentiment est
celui auquel incline Brucker (/fist. crit. Philos., t. 11, p. 60% et suiv.),
qui a Jonguement discuteé Ja question. Celsus avait composé, sous le titre
de Discours veritable, wn ouvrage contre les juifs et les chrétiens, qui
a été réfuté par Origene. H avait écrit aussi un livre contre la magie et
un autre sur Tart Ge bien vivre. Aucune de ces productions n’est par-
Venue jusqu’a nous.—3° Cexsvs, auteur d’une Histoire de la phtiosophie
dont parle saint Augustin (de Heresib. pref.). Fabricius (Biblioth. lat.)
pense qu'il est le méme que Cornelius Celsus; mais cette opinion a été
contestée. X.
CERDON, hérésiarque du n° siécle de l’ére chrétienne, était origi-
naire de Judée. Hl vint a Rome vers I’an 139, sous le pontificat du pape
Hyain, et vy enseigna dans le secret une doctrine moitié philosophique,
moilié religieuse, mélange confus des dogmes chrétiens , du dualisme
oriental et des idées gnostiques. Ses disciples se confondirent avec ceux
de Marcien, qui propagea, quelques années plus tard, des opinions sem-
blables. Voyes Varticle Gnosticisme, le Dictionnaire des hérésies de
Pluguet, et 1 /Zistoire du Gnosticisme de M. Matter. X.
CERINTIE, a peu pres contemporain de Cerdon, était comme lui
originaire de Judée. I] séjourna longtemps en Egypte, sy familiarisa
avec les doctrines orientales, et plus tard se transporta dans le chris-
tianisme, quiil altéra, ainsi cue tant d’autres, par ce mélange d'¢elée-
ments étrangers. Il regardait le monde, non comme une création de la
470 CERTITUDE.
Divinité, mais comme Vouvrage d’une puissance inféricure qui ne con-
naissait pas | Etre supréme ou qui, du moins, ne le connaissait que tres-
imparfailement et était séparée de lui par une infinité d’éons. On altri-
hue aussi a Cérinthe Jes sentiments des millénaires sur le régne a venir
du Christ, qu‘il prétendait devoir durer ici-bas mille ans, pendant les-
quels les "justes auraient en partage toutes les voluptés charnelles.
Voyes » pour plus de détails, les ouvrages indiqués a l'article ee
CERTITUDE. Que tous les hommes se croient capables de par-
venir a Ja vérilé, c’est Ja un fait qui ne saurait élre contesté sérieuse-
ment, car il ressort de l’expérience de Ja vie entiére.
Si la conscience nous avertit que nous éprouvons du _ plaisir ou de la
douleur, si la vue ou Je toucher nous transmet Ja notion d’un objet, si
la mémoire nous rappelle le souvenir d’un événement, nous ne contes-
tons pas Ja véracite de la conscience , des sens ni de la mémoire , mais
nous jugeons d’aprés leur témoignage que cet événement a eu heu,
que cet objet existe, que notre ame est affectée en bien ou en mal.
Les conceptions absolues de la raison intuitive, telles que les idées
de temps et d’espace, de substance et de cause, de beauté et de perfec-
tion, subjuguent notre assenliment avec non moins de force et de ra-
pidité.
Nous considérons aussi comme parfaitement légitime le procédé de
l'esprit dans le raisonnement , et jamais personne ne douta de la vérité
d’une conséquence réguli¢rement déduite de prémisses vraies.
Il en est de méme a l’égard d'une derniére faculté, induction :
bien que les erreurs ou elle tombe soient fréquentes , cependant nous
nhésitons pas a croire, sur son autorilé, que dans tous les lieux de la
terre les corps tombent et s‘attirent, le mouvement se communique,
la vie circule , tous les phénomenes se produisent suivant des lois uni-
formes.
Cette confiance naturelle de !homme dans le témoignage de ses fa-
cullés, cette adhésion vive et profonde a la vérité qu’elles lui révelent, a
recu le nom de certitude.
La certitude suppose a la fois un objet & connaitre, un esprit qui le
connait, et en troisieme lieu, unrapport entre esprit et Pobjet, rapport
qui n’est autre chose que la connaissance elle-méme a ses degrés divers.
Or si l’esprit ne possédait pas certains pouvoirs appropriés aux diffé-
rents ordres de vérités, ou bien si, possédant ces pouvoirs, il ne les
appliquait pas, aucune communication ne s ¢établirait de nous aux choses ;
nous ne pourrions affirmer qu’elles existent, ni lecontester ; étrangers au
doute comme a Ja fol, privés de toute idée, nous naurions pas meme
le sentiment de notre existence personnelle. Il résulte de la que le point
de départ de la connaissance el de la certitude quien résulte, est Popé-
ration des facultés de lintelligence. Ce sont elles qui nous mettent en
relation avec la réalite; ce qui échappe enticrement a leur portee, ce
qu’elles ne peuvent en aucune sorte ni comprendre ni entrevoir, ne
saurait fournir la maticre dun jugement.
Mais cette premicre condition ne suffit pas pour déterminer | adhe-
sion de Vesprit; elle en appelle une autre du cété de l'objet qui doit pou-
CERTITUDE. 471
voir se manifester & la pensée, ct I'éclairer de sa lumiére; sans quoi il
n’existerait jamais pour elle. Cette action particuliére de la vérité qui la
rend visible, cette clarté pénétrante que l'analyse ne saurail définir,
mais dont nous nous sentons frappés, est l’évidence. Toutes les fois
qu'une vérité nous parait évidente , nous ne pouvons nous empécher de
ladmettre ; nous en sommes certains, ou, ce qui revient au méme, elle
est certaine pour nous. La certitude est donc un état de l’dme corrélatif
a une propriété des objets , l’évidence. Hy a entre elles le rapport de
leffet a la cause; celle-ci implique celle-la, et elles s'accompagnent in-
variablement.
Maintenant faut-il croire qu’elles constituent en elles-mémes un de
ces phénomeénes primilifs et irréductibles qu'il est a la fois impossible
de supprimer et de confondre avec d'autres? La certitude ne serait-elle
pas, au contraire, une simple variété de l’opinion , c’est-a-dire du doute,
et, considérée dans les choses, le plus haut degré de Ja probabilité? Ce
point, qui a longtemps partagé la philosophie, a des conséquences trop
graves pour ne pas appeler un sérieux examen.
Si nous considérons attentivement ce qui se passe en nous lorsque
nous sommes certains d'une vérité, nous serons tout d’abord frappés
de assurance ot nous nous trouvons de ne pas nous tromper. Chacun
de nous, par exemple, est certain de son existence personnelle. Or
quand il prononce intérieurement cette parole : J’existe, est-ce que
son esprit congoit la possibilité d'une illusion? Assurément non. II en
est de méme quand nous affirmons que les corps sont étendus, quils
occupent un lieu dans l’espace, que les événements s’accomplissent dans
la durée, quils ont lous une cause: nous portons ces jugements sans
nous représenter et sans nous dire 4 nous-mémes qu'il pourrait bien se
faire que nous fussions victimes d’une erreur des sens ou de la raison.
La certitude est done une affirmation absolue de la vérité a laquelle
lentendement adhere. Or une affirmation absolue ne saurait l’étre plus
ou moins. Elle est ou elle n’est pas, sans milieu. I] ne peut donc y avoir
de plus ou de moins dans la certitude, et en fait il n’y en a pas. Quel
est 'homme qui est plus certain de son existence aujourd’hui qu hier,
dans une contrée que dans une autre? Quel est celui qui commence par
avoir une demi-certitude que deux et deux font quatre, puis une certi-
tude plus haute, puis une entiére certitude, sauf a voir plus tard l’adhé-
sion de Ventendement entrer dans une période décroissante, et venir
peu a peu seffacer et s'éteindre dans les nuances du doute?
Mais si telle est Ja nature de Ja certitude, il est plus clair que le jour
quelle ne doit pas étre confondue avec la probabilité, qui présente des
caractcres tout differents. En effet, quand un événement n’est que pro-
bable, il y a beaucoup de chances pour quil ait lieu, et d'autres pour
qu il n’ait pas lieu. Le jugement que nous en porlons ne peut donc pas
étre absolu. L’affirmation de esprit est, pour ainsi parler, mélée d'une
négation; ou plulot, on n’aflirme pas, on conjecture, on hasarde, on
hésite , en un mot, on nest pas certain.
Il y a plus; cette chance coniraire qui subsiste en dehors de notre
jugement, et qui linfirme, ne reste pas, ne peut pas rester constam-
ment la méme. Tantot elle est trés-considérable , tantot elle lest ou le
parail beaucoup moins. Dans le premier cas, nous disons que le fait en
472 CERTITUDE.
question est peu probable : il le devient de plus en plus dans le second.
La probabilité parcourt ainsi tous les degrés d'une échelle immense, 1a
plus haute, ici moins élevée, suivant que les occasions d’erreur sont
plus ou moins nombreuses; au licu que la certitude demeure invariable
et toujours identique a elle-méme. El ce serait en vain que vous aug-
menteriez jusqu’a linfini la quantité des chances heureuses, en dimi-
nuant dans la méme proportion les chances contraires; tant que subsis-
teraient celles-ci, n’y en eut-il qu'une seule contre mille des premicres,
notre assurance, quoique trés-fondée, resterait inquiéte et chancelante ;
nous n’aurions pas le droit de dire : nous sommes certains. La proba-
bilité, en un mot, peut croftre indéfiniment, sans engendrer la certi-
tude; parvenue a son plus haut degré, elle est encore séparée de | évi-
dence par un abime.
Une fois constaté que la certitude prise en elle-méme est une maniére
d’étre, un élat, un phénomene a part et sui generis, observation con-
duit a y reconnaitre des variétés assez nombreuses qui tiennent a la fois
aux objets et au mode d'action des pouvoirs de lesprit.
Il y aune certitude de Ja conscience qui comprend les états et les
opérations du moi, ses facultés , son existence, sa nature; une certitude
des sens, quia pour objet le monde materiel et les propriétés des corps ;
une certitude de la raison qui environne les vérités premieres de ordre
moral et métaphysique; la certitude de la mémoire qui nous rappelle
les événements antérieurs; celle du raisonnement qui nous conduit
d'une vérilé a une autre, comme d'un fait a une loi, d'un principe a sa
conséquence; celle enfin du témoignage, car les faits quinous sontattestés
par nos semblables obtiennent de nous la méme foi que sinous les avions
découverts par nous-mémes.
Dans tous ces cas, la certilude n’a pas lieu de la méme manicre.
Dans les uns, elle est instantanée, immédiate ; nous y parvenons avant
méme de lavoir cherchée; ¢c’est ce qui arrive pour les données de la
conscience , des sens, de la mémoire et de Ja raison. Au contraire , dans
l'exercice du raisonnement, elle se forme peniblement et suppose la
réflexion ainsi que des idées intermédiaires. Je me souviens, tel corps
existe , la ligne droite est le plus court chemin d'un point a un autre,
voila des propositions que tous les hommes jugent vraies, sans avoir
besoin d autreexplication que celle dusens des mots. Mais il n’en est pas
de méme si on nous dil que la somme des angles d'un triangle est égale
a deux angles droits; nous n’admettons ce théoreme quapres y avoir
réfléchi et en avoir pesé et comparé tous les termes.
Ce qui est plus grave que les distinctions qui précedent, et ce qu'il
importe de bien comprendre, c'est que Vorigine de Ja certitude ne doit
pas étre altribuée a telle ou telle facullé a Vexeclusion des autres , mais
gielles sonttoules, prises chacune dans leur sphere, également légitimes
et véridiques. Une école conteste le témoignage des sens, de la raison,
di raisonnement et de Ja mémoire; elle re reconnail d'autre autorité
que celle de la conscience, ei elle prétend faire sortir toate certitude de
Vidée seule du mot. Une autre ecole demande a Ja sensation le principe
unique de la verité, et, depuis Epicure jusqu’a M. de Tracy, les repré-
sentants de cette école regardent comine illusoires les notions qui ne
peuvent se ramener a des éléments sensibles, Enfin, si on en croit un
CERTITUDE. 47%
écrivain célébre de nos jours, Je fondement de la connaissance ne se
trouve pas dans la raison de l'individu, mais dans l'accord des opinions
et dans ]’autorilé. Toutes ces théories sont hors du vrai, et entrainent
des conséquences qui ne permettent pas de les admettre.
Placez-vous dans la conscience l’origine de Ja certitude? vous suppo-
sez d’abord trés-arbitrairement que |’évidence ne se rencontre que dans
les phénoménes intérieurs, tandis que de fait, elle appartienta bien d’au-
tres vérités. Votre supposition va méme contre votre principe, car Ja
conscience nous dit que nous n’avons pas plus Je pouvoir de mettre en
question la réalité de la mati¢re et Jes axiomes mathématiques que notre
existence propre. En second lieu , yous étes réduit, si vous voulez res-
ler conséquent , a ne rien admettre d’assuré, hors votre esprit et ses
opérations, comme ces disciples de Descartes, qui, de l’exagération méme
de Jeur systeme, recurent le nom d’égoisées ; ou bien, si vous prétendez
sortir de vous-méme et arriver a Dieu et au monde, vous n’y parvenez
qu’au prix d'inévitables contradictions; car vous étes tenu d’employer
l'aide du raisonnement , dela raison et de Ja mémoire, en d'autres ter-
mes, toutes les faculiés dont yous avez commencé par infirmer la va-
leur et Ja véracité. T’histoire nous dit combien Malebranche et Des-
cartes ont dépensé de travail et de génie a donner une preuve de
existence du monde meilleure que le témoignage des sens; mais
histoire nous apprend aussi que tant defforts n’ont abouti qu’aux
plus étranges paralogismes, a des sophismes qu’on appellerait gros-
siers, comme l’a dit M. Royer-Collard, sil ne s’agissait d’aussi grands
hommes.
Vouwlez-vous , au contraire, que le fondement de Ja certitude soit Ja
sensation; vous retrouvez toutes les difficultés contre lesquelles le carté-
sianisme a échoué , et méme de beaucoup plus grandes encore; car
cette hypothese conduit logiquement a Ja négation de la pensée, des
causes et des substances , de linfini, du bien et du beau, toutes choses
qui ne sont pas visibles a l’ceil ni tangibles a Ja main. Voila donc Ja
science et l'art, la religion et la morale, privées des idées qui Jeur ser-
vaient de base, et Ja nature sensible elle-méme qui était supposée renfer-
mer toute réalité, se trouve noffrir que de vaines apparences , des
phénomenes sans lois, des qualités sans sujet, partout une surface, et de
fond nulle part. Mais ces apparences qui varient d'individu a individu ,
et pour le méme individu selon Je pays, le temps et Jes circonstances ,
n offrent elles-mémes au sujet pensant aucun point capable de le fixer.
I] peut également les aflirmer ou les nier tour a tour, ou dans le méme
instant, de sorte quapres étre parti de cette maxime que toute vérité
est dans Ja sensation, on se trouve amené i celle-ci, que tout est faux
et que lout est vrai a Ja fois, cest-a-dire quil nv a rien d’assuré
ni dans Ja science ni dans Ja vie, ni pour lentendement ni pour la sen-
sibilité. La philosophie de la sensation a porté en tous lieux et dans
tous les pays ces douloureux et inévilables fruits; elle les portait
déja il y a deux mille ans, lorsqu’un sophiste resté fameux , Protagoras,
considerait homme comme Ja mesure de toutes choses, et que Platon
écrivail un de ses plus admirables dialogues, le T/éetéte, pour combattre
une aussi funeste maxime ; elle les a portés de nouveau a une époque
voisine de nous, avec les successeurs de Locke, avec ceux de Condillac,
474 CERTITUDE.
et on peut affirmer que si la raison Ja repousse, le temoignage de | his-
toire la condamne également.
Que, si enfin, vous rejetez l’autorité de la conscience, des sens, et en
général de toutes les facullés du moz, pour concentrer toute certitude dans
l'accord des opinions, yous exagérez singuli¢rement la portée du témoi-
gnage, quiest sans contredit pour homme, nousl’avons reconnu, une
source feconde de jugements indubitables , mais qui ne saurait tenir lieu
des autres moyens de connaitre. Combien de faits dont nous sommes
certains et que nous n’avyons appris que par nous- -mémes? Faudrail-il
qu'un homme, relégué dans une ile déserte, comme Robinson , doutat
de toutes choses, parce qui n’aurail jamais A consulter d’autre opinion
que la sienne? Faudrait-il, par le méme motif, ne tenir aucun compte
des phénoménes intérieurs , des secrétes modifications du moi? Ajoutez
mille autres difficullés, dont nous pouvons a peine indiquer quelques-
unes. On conteste au moz ja leégitimité de ses facultés, et cependant la
confiance qu'il a dans Je jugement de ses facultes n’est et ne peut étre
qu une induction desa propre véracité. On veut que les sens, lamémoire,
la raison, soient des facultés trompeuses, et cependant c'est ayec leur
secours que nous connaissons qu'il existe des hommes , que nous enten-
dons leur parole, que nous la comprenons. On frappe d'une déclaration
d'impuissancela raison quiluil dans chacunde nous, et cependantlaraison
générale qu on lui substitue n'est que la collection de toules les raisons
parliculi¢res, comme si on pouvait former une seule unilé en accumu-
lant des zéros. Du moment que la philosophie prétend ne pas se fier a
lintelligence de Vindividu, elle marche d'une inconséquence a une autre,
et elle s épuise en stériles efforts pour reconquérir une vérité qui ne cesse
de fuir, précisément parce qu’on I’a laissée échapper une premiere fois.
Et quel est le résullat de ces étranges contradictions? Evidemment le
découragement et le scepticisme. On a commencé par mettre en ques-
tion la véracité de ses propres facultés ; par le progres nécessaire des
idées, on arrive a contesier lautorité du jugement des autres, et on
finit par ne croire désormais a rien, faute d’avoir eu la sagesse de croire
a soi-méme.
Il y a dailleurs un motif bien simple qui fait que la certitude ne
peut pas ¢étre le privilege dune facullé, quel qu’en soit lenom, mais doit
rester, pour ainsi dire, le palrimoine de toutes : c'est Puniteé de Pintelli-
cence et sa foi en elle-méme. On croirait, a entendre certains philo-
sophes, que les pouvoirs de lesprit constituent autant d’attributs sepa-
rés et indépendants les uns des autres ; rien nest: moins conforme a la
vérité qu'une pareille opinion. Ce sontles verilés connues qui different;
mais au fond nous les connaissons toutes avec le méme esprit, avec Ja
meéme faculte de connaitre. Quest-ce que la conscience? La pensce pre-
nant connaissance d'elle-méme. Quest-ce que les sens? La pensée pre-
nant connaissance des corps. Quest-ce que Ja raison? La pensce pre-
nant connaissaace de Vabsolu. Hen est de méme de nos autres facultés :
la me:noire, la generalisation, le raisonnement, qui ne sont jamais que
Ja pensce appliquée a des objets divers et placée dans des conditions dil-
férentes. Or, si la pensée est véridique dans un cas, quiempeehe quelle
e soildans tous? Pourquoi restreindre arbitrairementsa portee, el parmi
tantde jugements quweile porte avec des titres egaux , avouer et accep-
CERTITUDE. AT5
ter les uns, désavouer et rejeter les autres? Toutes les notions acquises
réguli¢rement, en conformité aux lois de la pensée, sont vraies, ou au-
cune ne J’est. Reste maintenant a savoir s'il se peut que homme pos-
séde des connaissances vraies. Nous touchons ici a une derniére ques-
tion, de toutes la plus célébre et la plus grave.
Ce qui frappe d’abord, lorsqu’on envisage la situation actuelle de l’in-
telligence en face de Ja vérité, c’est le sentiment qu’elle a de ne pouvoir
se soustraire a son action, en ne portant pas certains jugements. Non-
seulement nous croyons a notre existence, a celle du monde extérieur,
ala réalité du libre arbitre, ala distinction du bien et du mal; mais nous
pensons qu'il est impossible de ne pas y croire. Ces croyances, et mille
autres pareilles, s’emparent invinciblement de nous, et nos efforts pour
les rejeter ne servent qu’a en faire mieux ressortir lirrésistible as-
cendant.
Mais si a connaissance humaine présente ce caractére de nécessité,
peut-elle étre considérée comme l’expression fidéle de la nature des
choses’ Ne serait-elle pas plutot un résultat tout subjectif de notre con-
stitution intellectuelle? et ce que nous prenons pour la vérité une image
décevante émanée de nous-mémes? Kant l’a soutenu dans sa Critique
de la raison pure. I] prétend que nous connaissons les objets, non en
eux-mémes , mais suivant ce quils nous paraissent; que les premiers
principes ne sont que des formes ou des catégories de l’entendement ;
que toute la réalité se réduit pour nous a une illusion d’oplique pro-
duite par le jeu de nos facultés.
Cette opinion de Kant paraitrait mieux fondée, si la vérité ne se ma-
nifestait jamais que sous Ja forme d'une notion nécessaire. Mais, pour
qui veut y regarder de prés, ce mode dela connaissance n’est ni Je seul
ni le premier. Combien de fois n’arrive-t-il pas que la vérité répand une
clarlé si vive, que la connaissance a lieu immédiatement el, pour ainsi
dire, a notre insu? L’esprit n’a pas méme le loisir de se replier sur lui-
méme et d’acquérir la conscience de l'action qui Je pénetre ; il ignore si
elle est invincible ou sil peut la combattre; il croit a la réalité parce
quelle est devant lui, et non pour une autre cause. Ces occasions ou
toute empreinte personnelle du moz disparait dans la spontanéitée de l’a-
perception se reproduisent si souvent, qu il serait impossible de trouver
des jugements, méie réfléchis, qui eussent une origine differente. Toute
réflexion suppose une opération antérieure qui consiste a affirmer les
principes dont on essayera plus tard de se rendre compte. Aurions-nous
songé a mettre en doute la vérité, si nous ne l’avions d’abord rencontrée
sans la chercher? La nécessité de nos jugements qui éclate surtout dans
l'effort que nous faisons pour les approfondir, n’en est done pas le pre-
mier caractere. Hs commencent par étre spontanés, et ce nest que
plus tard que, devenus réfléchis, ils contractent une fausse apparence
de subjectivité, et ressemblent a une Joi toute relative de notre intelli-
gence, au lieu quils sont un reflet fidéie eb comme lceuvre de la vérité.
Si Kant avait approfondi cette importante distinction, peul-étre aurait-
il reculé devant les paradoxes qui lui assignent un rang parmi les chefs
du sceplicisme moderne.
Dira-t-on que, méme dans ces moments oti lintelligence perd le sen-
timent delle-m¢cme sous }’action infaillible de la vérité, elle n’a aucune
476 CERTITUDE.
preuve quelle n’altére pas cette vérité en lapercevant, et que ce qui lui
parail est conforme a ce qui est’? Nous convenons que telle est la con-
dition de lintelligence. Non, elle ne peut pas démonirer sa propre véra-
cité; car elle n’a asa disposition qu’elle-méme et ses facullés qu'il s’a-
girait précis¢ément de justifier. Mais ici la démonstration, qu'il faut
reconnaitre impossible, n’est-elle pas en méme temps superflue? Tout se
peut-il, tout se doit-il prouver 2? N’y a-t-il pas des choses qui portent
leur preuve avec elles-mémes dans | 'évidence immédiate qui les accom-
pagne ? Et au premier rang de ces vérilés lumineuses ne faut-il pas
nommer la légitimité de nos moyens de connaitre?
Si la raison était placée dans !alternative de mettre en question toutes
ses connaissances, ou d'établir qu'elle n’est pas un pouvoir trompcur, il
n'y aurait pas d‘intelligence qui fil assurée de posséder Ja vérité. Ima-
ginez un esprit doué de faculiés surhumaines, si vous voulez, divines ;
il remarquera, comme nous, que ses facullés résident dans un sujet qui
est luicméme; comme nous, il pourra se demander si elles réfléchissent
exactement Ja nature des choses, ou si d'autres cieux el une nouvelle
terre ne soffriraient pas aux regards d'une intelligence différemment
organisée ; et, placé comme nous dans l'impuissance d’éclaircir avee sa
raison ce soupcon qui atteint sa raison méme, il devra rester sous le
poids d'une éternelle incertitude. Le sceplicisme deviendrait done la loi
commune de tous les esprits, depuis }homme jusqu’a Dieu, et la posses-
sion certaine de la vérité n’appartiendrait pas méme a cette raison infi-
nie qui doit tout connailre, puisqu'elle a tout eréé.
On découvre dailleurs dans la doctrine de Kant Ja contradiction in-
hérente a tous les systemes, qui affaiblissent, a tel degré que ce soit, la
porlce légitime de Ja raison, Ehe peut élre dissimulée plus habilement,
mais elle. nen exisle pas moins. 2'n effet. quel est le résultat des analyses
profondes, etcependantsi incomp: ics, du philosophe allemand? € ‘est que
nous connaissons les choses en tani quihommes seulement; quil peut
se faire que nos facultés nous trompent; que, notre organisation venant
a changer, rien ne prouve que nous ne verrions pas les objets dune ma-
nidre différente. Or, sous la forme dune simple hypothese, ces (ois ju-
gements ont au plus haut degré un caractere dogmatique quil estim-
possible de méconnailre; il reviennent a dire : ILest vrai, @une verilé
absolue, que Ja vérilé absolue nous échappe. Ainsi, au fond des in-
certitudes du philosophe, est cachée une affirmation qui en demonire
Ja vanite.
Concluons que lautorité de la raison ne saurait étre ni contestee ou-
verlement, ni infirmée d'une mantere indirecte. On Va souvent dit, et
nous tenons, en terminant, a le répéter, Fhomme ne doit pas esperer
de pouvoir connatt re toutes choses. Etre imparfait et borne, une partie
de la réalité ne cessera de lui échapper. La est le secret de noise igno-
rance et de nos erreurs, dont Je pyrrhonisme s'est fait tant de iois une
arme contre laceruitude. Maissi notre science doit restera jameis in¢om-
pléte, elle n’est pas pour cela illasoire, ef ce qi il importe de remarquer, a
léternel honneur de Vesprit: humain, Jes vérilés jes plus importantes
sont précisément celles qui nous sont le micux démontrées. © agit-il de
l'dme? nous avons le sentiment de son unilé, de son idenlité, co sa cau-
salité, et, par conséquent, de sa liberté et de son immatérialiic. S agit-il
CESALPIN. ATT
de Dieu? il apparait, ala pense sous la claire notion d'un étre parfait,
ayec le triple caractére de créateur, d’ordonnateur et de conservateur.
S’agit-il du devoir? nous en puisons lidée dans Ja raison, nous en
trouvons Je fondement dans le libre arbitre, nous en découvrons la
sanction dans la justice divine. Ces hautes vérités sont le partage de
tous les esprits, des intelligences les plus hautes comme des plus vul-
gaires, el Ja clarté avec laquelle elles reluisent dans une conscience
honnéte, fournit un témoignage de la portée de Tintelligence qu’aucune
subtilité ne saurait affaiblir. Le role de la philosophie ainsi que de la re-
ligion est de les éclaireir dans ce qu’elles ont d’obscur; mais quand, au
lieu de cela, Ja philosophie les met en question; quand elle étend ses
doutes jusqu’a lintelligence et nie le principe de la certitude, elle sou-
tient une gageure contre Je bon sens du genre humain, et, pour prix de
sa témérilé, elle ne recueille qu'un discrédit universel. Cid,
CESALPIN [Andrea Cesalpino}, né en 1519 a Arezzo, en Toscane,
fit @abord des études assez médiocres; mais lorsqwune fois il fut dé-
barrassé du joug de lécole, et qwil eut obtenu te titre de-médecin,
il développa des talents que ses débuts n’auraient pu faire présager.
Animé du veritable esprit du péripatélisme, il attagua la scolastique sans
ménagement. C'est assez dire quil se fit un grand nombre d’ennemis,
a Ja téte desquels on remarque Samuel Parker, archidiacre de Cantor-
béry, et Nicolas Taurel, médecin de Montbeéliard. Us n’eurent cependant
pas assez de erédit pour Je faire déférer au tribunal de I inquisition , ni
méme pour lui faire perdre la confiance de la jeunesse qui se pressait a
ses legons; car il enseigna la philosophic et la médecine d’abord a Pise,
puis au collége de la Sapience a Rome, ot il fut appelé par Clément VIET,
qui le fit son premier médecin. fH pressentit la découverte de Harvey,
ou Ja grande circulation; car il n’a décrit que la petite, ou Ja circulation
pulmonaire (G. Cuvier, Hist. Ges SONNE, WAT 5 Di nA). Mais il inventa
le premier systéme de botanique fondé sur la forme de la fleur et du
fruit et sur le nombre des graines. Son livre des Plantes est remarqua-
ble par la logique etlamethode. « On y voil, dit G. Cuvier (7b., p. 198),
des traces de letude profonde que lauteur avait faite d'Aristote : c'est,
en un mol, une ceuvre de génie. » Le meme esprit danalogie, de logique
et de méthede lui fit classcr aussi les métaux de la maniére la plus sa-
tisfaisante (/b., p. 236). —Mais, quelque puissance de raison que ces
divers travaux annoncent, le philosophe d’ Arezzo a des titres plus di-
rects encore pour figurer parmi les philosophes les plus éminents du
xvi® siécle. Voici quelques-unes des idees quil a exposées dans ses
Questions per ipateticiennes (quest. Let 3). La substance premiere ne
peul étre la matiére brute et grossiéve, ni méme fa matiére organisée.
La matiere a du étre précédée de la forme formatrice et vivifiante. Le
principe de toutes les formes est Dieu, lintelligence premicre et su-
préme, et, par conséquent, lacte absolument pur, simple et pre-
mier,
La substance primitive est donc la force primitive, Vintelligence pre-
miere , le bien originel, ou absclument digne d'amour; cette Seb ate
na rien de commun avec Ja quantiié et ne peut absolument pas ¢tic
appelée finie ou iniinie. L’intelligence premiere n’a pas, non pits, cree
ATS CESALPIN.
ou agi dans un but proprement dit, puisquelle est la fin des fins, et
qu'elle est immuable en elle-méme (/b., quest. 3).
Le bien absolu ou divin, étant seul absolument désirable (unum di-
vinum appetibile), il doit y avoir aussi quelque chose qui soit capable
de le désirer. Hl existe donc, indépendamment dune substance primi-
tive, d'autres substances, qui sont redevables de leur existence a Ja pre-
micre, el quine sontiméme des substances que suivant lamesure dapres
laquelle elles participent du principe de la forme vivifiante. Cest ce prin-
cipe qui constilue l’unite du monde (/b., quest. 7).
Les genres et les espéces sont ¢ternels; les individus seuls ont une
existence passagére : car, malgré la mort des individus, la substance
primitive et ¢lernellement active, conserve toujours Vimpérissable fa-
cullé de produire, et produit en effet toutes les espéces d’étres (Lb.,
Hiv. +¥,-etiest. A.
De toutes les choses créées, c'est le ciel qui approche le plus de Ja
perfection de lintelligence supréme : car, de méme que cette intelligence
ne reléve que delle-meéme, voit tout en elle (Receptio sui ipsius, non al-
tcrius,, de méme, le ciel s'appartient a lui-méme, est indépendant des
autres creatures, revient sur luieméme, puisqu il est constamment dans
Je inéme lieu (Jb., liv. mr, quest. 3, 4).
Toutes Jes créatures qui se propagent actuecllement par la voie de Ja
eenération pourraient également resulter de l’action de Ja chaleur cé-
leste sur certains mélanges de mati¢res. Les animaux supeéricurs pour-
raient encore sortir de la terre humide et échauffée par Ja chaleur fé-
condante du soleil, si tous les individus qui composent actuellement
ces especes @animaux venaient a périr. C’est ainsi que nous yoyons
encore tous Ies jours des insectes se former au sein de Ja putréfaction
(1b., liv. v, quest. 1). Mais la propagation ordinaire et celle qui nait de
Ja corruption supposent également une formation primitive.
De tous Jes étres peérissables, Vhomme seul a une ame pensante et
inuportelle. L’action de ]’ame est, en soi, indépendante de | organisme
(Ib., liv. 1, quest. 8).
Lame nest ni partiellement dans chaque partie du corps, ni tout
enticre dans le corps tout entier; mais elle réside dans le coeur. C'est
Je coeur qui entre le premier en fonction dans loeuf fecondé, et qui est
le point te plus important dans tout le corps, le principe des arteres et
des veines, el méme celui des nerfs; car les arteres ont déja des tégu-
ments nerveux, cl se rendent du coeur au ceryeau. Cest pourquoi le
coeur esl le siége des sensations, comme le prouve invinciblement |in-
fluence des passions sur cetorgane (/b., liv. v, quest. 7).
Césalpin repoussait la magie et Ja sorcellerie , comme des extravagan-
ces ou des impostures. Ses opinions se répandirent, non-seulement en
Italie, mais encore en Allemagne, a tel point que, selon les paroles de
Taurel, son adyersaire, elles y étaient en plus grande considération
que Jes oracles d' Apollon parmi les Grecs. Parker disait aussi de lui
qu il avait été le premier et peut-étre le dernier des modernes qui ait
compris Aristote, Césalpin exposait sans restriction Ja doctrine de ce phi-
losephe ou ce quil regardait comme tel, laissant a la theologie je soin
den réfuter les erreurs. On a ecru voir en lui un précurseur de Spiaozis
et nemo un athec. IL mourut en 1603. — Brucker a donne une analyse
CHAEREMON. 479
de la doctrine de Césalpin au tome v1 de son Histoire de la Philosophie ,
p- 723 et suiv. On peut consuller aussi un excellent article du Diction-
naire historique de Bayle et Histoire de la Philosophie de M. Rixner.
Les ouvrages philosophiques de Césalpin , aujourd’hui fort rares, sont :
Queestiones per ipatelice ; in-f?, Venise , 1571; — Demonum investiga-
tio peripatetica, in-'°, ib., 1593. MPa ie
CHUEREMON vivait dans le 1° siecle de lére chrétienne. Suidas
lui attribue une Histoire d Egypte et un ouvrage intitulé Microglyphi-
ques. Porphyre (de Abstin., lib. tv) nous apprend quil professait Je
stoicisme : ce qui porte a croire quil est ce méme Cheremon contre
lequel il existe une épigramme de Martial (liv. x1, épigr. 56). On
le croit aussi Je méme que l'auteur d'un trailé sur les comeétes, cité par
Sénéque (Quest. nat., lib.. vit, ¢. 5) sous le nom de Charimander.
».
CHALDEENS ( SacesseE pes). Tout le monde connait lantique re-
nommée de la sagesse chaldéenne ct de la science des mages; on sait
quel prestige s'atlachait autrefois a ces noms pleins de mysteres , quelle
autorité ils avaient surtout a ]’école d’Alexandrie, ot YOrient et la Gréce
ont commencé, pour la premiére fois, & se méler etase connaitre. Mais
Jorsqu’on veut savoir sur quoi se fonde cette gloire séculaire ; lorsqu’on
entreprend d’en recucillir les titres et de les examiner a la lumidre dune
saine critique, alors on ne trouve plus que ténébres et confusion. Quel-
ques passages obscurs des prophétes hébreux , torturés en mille sens par
les commentateurs, quelques indications superficielles de Strabon et de
Diodore de Sicile , quelques lignes de Sextus Empiricus, de Cicéron ,
de Lactance et d’Euscbe, telles sont a peu prés toutes les traces qui nous
restent de la civilisation d'un immense empire et de cette sagesse tant
vantée de laquelle, disait-on, Thalés, Pythagore, Démocrite et Platon
lui-méme se sont nourris et inspirés. Nous nous garderons de citer
comme des aulorilés incontestables les philosophes d’Alexandrie, comme
Philon le Juif, Porphyre, Jamblique, saint Clément, et @accucillir sans
réserve les opinions qwils nous ont transmises sous le titre pompeux
d'Oracles chaldéens ( Asya y2idaizé ). Ces prétendus oracles ont une
ressemblance trop éyidente avec les doctrines professées par les dis-
ciples d’Ammonius et de Plotin, pour qu il soit permis de croire a leur
authenticilé. Puis il y a lieu de s’étonner que, remontant jusqu’a Zo-
roastre, ils soient restés entiérement inconnus jusqu’a cette époque,
malheureusement coupable de plus dtm mensonge. Nous accorderions
volontiers plus de crédit aux fragments que nous avons conserves de
Beérose (Fabricius, Bibliotheque grecque, t. x1v, p. 175 ect suiy.), s'ils
contenaient autre chose que des faits purement historiques entremélés de
fables populaires. Mais, si faibles que soient les documents demeurés en
notre pouvoir, ils suffisent pour autoriser ep nous Ja conviction que la
sagesse chaldéenne, a part cerlaines connaissances astronomiques assez
bornées, n/a jamais été qu'un systéme religieux enseigné au seul nom
des traditions sacerdotales , et non moins éloigné que le paganisme grec
de la véritable science philosophique.
Dabord il faut prendre garde de confondre les Chaldéens avec les
480 CHALDEENS.
Perses, bien que ces deux peuples aient ¢té réunis plus tard en une
seule nation , par les armes de Cyrus et la reforme religieuse de Zoroas-
tre, accomplie environ cing siécles avant notre ere. La civilisation des
Perses est plus rapprochée de nous, quoique tres-éloignée encore re-
lalivement a celle des Romains et des Gree s; elle nous a laissé des traces
plus nombreuses et plus certaines, et un monument du plus haut prix
rapporté de Orient pendant le dernier si¢cle : nous youlons parler du
Zend-Avesta (Voyes le mot Perses >. De la civilisation chaldéenne il ne
nous reste que les faibles et obscurs debris dont nous avons parlé tout
a l’heure.
Mais au sein méme de l'empire d’Assyrie, séparé de celui des Perses,
il faut distinguer encore les Chaldéeens proprement dits, la race sacer-
dotale dépositaire de toutes les connaissances que lon possédait alors ,
de toutes les tradilions religicuses et historiques de Ja nature, et que
l'Ecriture sainte désizne sous le nom de Chasdim. C’étaient probable-
ment les descendants dun peuple plus ancien encore, lequel, apres
avoir fait la conqueéte de la Babylonie, y avait apporté sa propre civili-
sation, ses propres crovances, dont il garda le depot au milieu des races
ignorantes soumises a son joug. Leur role et leur position étaient a peu
pres les mémes que ceux des prétres égyptiens. [ls étaient exempts de
toule charge; ils avaient Jeur territoire particulier au milieu de Fempire,
et se gouvernaient d'aprés leurs propres lois. Leur langue, comme nous
le voyons par le livre de Daniel c. 2, ¥. 4) nétait point celle du peuple,
et ils possédaicnt, outre des traditions orales, des monuments écrits
dont eux seuls connaissaicnt le sens (whi supra,c. 1, ¥. 4. Parmi les
fonctions de leur iinistere, il faut compler celle de prédire Javenir par
Vobservation des astres, dexpliquer les visions, les songes et tous les
autres prodiges dont Vimagination des hommes ctail sans cesse effrayce
pendant ces temps de superstiion. C’est a eux que sadresse le roi
Nabuchodonosor pour atvoue le sens des visions terribles qui ont trouble
son sommeil ubisupra, c. 11, y. 2. Cesta eux aussi que le roi Baltha-
zar demande | explication ‘des. trois mots mystérieux tracés par une main
inconnue sur les murs de son palais (wbi supra, c. 5, ¥. 3-7. A cote
des Chaldéens ou Chasdiin, | Ecrtture nous montre encore trois autres
classes de sages qu clic désigne sous les noms de elas ie Ascha-
phim et Mehaschphan | (UoE SUpre 5 Co Aes QOS 6. BF 2 Ouelies
étaient les altributions de ces sages’ Par quels caracteres se distin-
guaient-ils les uns des aulres? Quelles connaissances positives s‘al-
liaient dans leur esprit a celle des arts magiques dont ils faisaient pro-
fession aux yeux dune foule ignorante, et sur lesquels se fondait tout
leur crédit? Ces diverses questions, maigre les tentatives quon a faites
pour y répondre, malgré les lumieres réunies de la philologie, de la
théologie et de histoire, attendent encore une solution satisfaisante.
Ce qui nous parait certain, cest que les Chaldéens, sur les grands
objets qui ont excilé en loul ter mps Ja curiosite de Phomme, nont pas
toujours cu Jes mémes opinions. Dvabord nous les voyons plonges dans
Ja plus grossitre idolatrie ; leur religion, comine celle des Sabeens, des
anciens Arabes el de plusicurs autres peuples de FOricnt, cest le culte
des astres. is adoraient principaiement le scleil, la lune, les cing pla-
netes et les douze signes du zodiaque dontils furent vraiseinblablement
CHALDEENS. 481
les inventeurs. Une des fonctions de leurs prétres était, comme nous
l'avons déja dit, d’observer ces divers signes et tous les corps célestes ,
afin de leur arracher le secret de lavenir. A cet effet, on avait as-
signé a chacun ses altributions, son influence bonne ou mauvaise, et
une part délerminée dans le gouvernement général des choses de la
terre. Ainsi Jupiter et Vénus, autrement appelés Beélus et Mylitta; cette
meme Mylitta en Thonneur de laquelle les femmes de Babylone se
prostituaient une fois dans leur vie, passaient pour bienfaisants; Sa-
turne et Mars pour malfaisants ; Mercure , que l’on suppose étre le méme
que Nébo, était tantot Pun, tantot Vautre, selon la position qu'il oecupait
dans le ciel. Parmi les douze signes du zodiaque , les uns représentaient
les sexes, les autres le mouvement ou le repos, ceux-ci les diverses par-
ties du corps, ceux-la les différents accidents de la vie, et, se divisant
pour se subdiviser encore a Vinfini, ils formaient comme une langue
mystérieuse , mais complete, dans laquelle le ciel nous annonce nos des-
tinées. Outre les douze signes du zodiaque, les Chaldéens reconnais-
saient encore des étoiles trés-influentes au nombre de vingt-quatre , dont
douze occupaient la partie supérieure et douze la partie inférieure du
monde, en considérant la terre comme le milieu. Les premieres étaient
préposées aux destinées des vivants, les autres étaient chargées de juger
les morts. Les cing planétes aussi avaient sous leur direction trente as-
tres secondaires qui, yvoyageant alternativement d'un hémisphere a l’au-
ire, leur annonc¢aient ce qui se passait dans toute l’étendue de Vunivers,
et portaient le titre de diewx conseillers. Enfin, au-dessus des planctes,
désiznées sous le nom de diewx interprétes, par conséquent au-dessus de
toute larmée céleste, étaient le soleil et la lune: le soleil représentant le
principe male ou actif, et la lune le principe femelle ou passif. Sans nous
inilier d'une manitre bien précise a tous ces détails que nous emprun-
tons de deux auteurs grecs, Diodore de Sicile (liv. 11) et Sextus Empi-
ricus (Adv. Mathem., lib. vy, p. 111, édit. de Geneve), la Bible nous
montre aussi les Chaldéens d’abord livrés a Ja plus grossi¢re idolatrie et
ne reconnaissant pas d’autre divinité que les astres. Elle nous apprend
que le pere des Hébreux a éte obligé, pour rendre hommage au vrai
Dieu, de quitter sa famille et sapatrie quelle désigne sous le nom d’Our
en Chaldée (Our-Chasdim). Cependant, a une époque moins reculée ,
elle nous laisse aperceyoir chez ce méme peuple des crovances déja bien
différentes. Au culte des astres, lequel, sans doule, n’a pas encore en-
tidrement disparu, est venu se joindre un autre culte beaucoup moins
matériel , celui des anges et des génies. Sans nous arréter a d'autres
preuves plus ou moins évidentes, nous dirons que les plus anciens parmi
les docteurs juifs affirment positivement que leurs ancétres ont rap-
porte du pays de Babylone ces trois choses: les caractéres de ]’écriture
ass\ rienne, les noms des mois et les noms des anges (Thalmud, tract.
de Sanhedrin, ¢. 23). Des le début de histoire de Job, que l’écrivain
sacré nous présente comme un Chaldéen, nous voyons Dieu entouré
dune cour céleste appelée les enfants de Diew, et au milieu de cette
cour apparait Satan, le génie du mal, dont le nom méme appartient a
Ja Jangue araméenne, a cette langue sacrée dans laquelle les prétres chal-
déens sentretiennent avec le roi Nabuchodonosor ( Daniel, c.2,¥. 4
ae
Quand la Bible neus dit ailleurs que Daniel, le prophete du vrai Dicu,
I. sf
482 CHALDEENS.
na pas craint de faire partie du collége de ces prétres, et que méme il
en a élé nomme le chef (ubi supra, ¢. 5, Vv. 11), elle suppose sans doute
que les Chaldéens n ‘étaient pas complétement étrangers aVidée d'un Dieu
unique , principe intelligent et immatéric! de tout ce qui existe. Un tel
principe a pu tres-bien conserver Je nom « Belus, ou plutot de Bel ou
de Baal, qui, dans les langues sémitiques, signifie le maitre, le seigneur.
L'idée méme du soleil, considéré d'abord comme le roi de Ja nature,
Vidée du feu et de la lumiére, a du rester dans ce culte plus pur comme
le symbole, comme le signe exterieur de Vintelligence divine. Aussi
n’avons-vous pas de peine a comprendre, dans un livre écrit chez les
Chaldéens et dans leur langue sacrée, ces magnifiques images qui nous
représentent le souverain Etre, PAncien des jours avec un vetement
éclatant de blancheur, assis sur un tréne de flamme et de feu ardent,
répandant autour de lui des torrents de lumiére (wbi supra, ¢. 7, ¥.9
et 10). Ce sont, du reste, de telles croyances qui nous expliquent la fa-
cililé avec laquelle toute la Chaldée se laissa convertir a la religion de
Zoroastre.
Les resullats que vient de nous fournir la lecture attentive des livres
hébreux sont confirmés par d’autres témoignages en assez grand nom-
bre. Eus¢be (Prep. evang., lib. 1v, ¢. 3, et lib. 1x, ¢. 10) et saint Justin
le martyr (Evhort. ad Gent.) rapportent un oracle, c’est-a-dire une ta-
dition antique qui attribue a Ja fois, aux Chaldéens ct aux Hébreux , la
connaissance d'un principe éternel, pere et roi de Vunivers. Nous re-
trouvons la meme idée, sous une forme bien plus matérielle et plus gros-
siére , dans la cosmogonic que renferment les fragments de Bérose; ear
voici la substance de ce récit bizarre placé dans la bouche d'un person-
naze symbolique, moilié homme, moilié poisson, qui vient raconter
aux premicrs habitants de la Chaldée le mystére de leur origine et leur
enseigner les arts et les lois de la civilisation. Au commencement ¢tail
le chaos, composé deau ct de ténébres, au sein desquelles nageaient
des étres difformes, des animaux et des hommes a demi acheves. Sur
ce chaos régnait une puissance dont le nom se traduit en gree par
thalaita, cest-a-dire lamer, et qui, dans la langue chaldéenne, signific
Ja mere du firmament (Omorka ou Omoroka. Ce principe, qui dominait
le chaos primitif, la mer ou le firmament, comme on youdra Pappeler,
a élé partage, par le dicu Belus, en deux moiliés, dont Vune servit a
former le cicl, et Pautre fa terre. En méme ten:ps, Bélus substitua la tu-
miere aux téncbres, Vordre ala confusion, et, mélant son propre sang
au limon de la terre, il filnaitre ala place des étres difformes dont nous
avons parlé, des animaux et des hommes pareils aceux que nous voyons
aujourd hui (Voyes Fabricius, Bibliotheque greeque, t. v1, el d.-C. Sca-
liger, Emendatio temporum, ala fin. Evidemmentce nest pas du soleil
qu il peut étre ici question; maisils’agitd un principe intelligent, moteur
et ordonnateur de Punivers. En méme temps nous voyons que la ma-
tidre et les éléments constitutifS des étres ont toujours existe a edte de
celte puissance supéricure qui leur a donné Vorganisation et la vie. Eh
hien, cette double eroyance est trés-clairement désignée par Diodore
de Sicile iv. a. p. 143, edit. d Amsterdam) , dans le trop court: pas-
sage qui a consacreée @ la science of a religion chaldéennes. Voici ses
propres termes 2 «Les Chaldéens pretendent que la nature du monde
CHALDEENS. 483
(viv piv 769 xJopcv odoty, — Sans doute il veut parler de la substance) est
éternelle, quelle n’a jamais eu de commencement ct aura jamais de
fin, mais que l’arrangement et lordre de Punivers ont été Poeuvre d'une
Providence divine, et tout ce qui arrive encore aujourd'hui dans le
ciel , loin d’étre di au hasard ou a une cause ave cugle, a licu par
la volonté expresse et fermement arrétée des dieux. » Mais, tout en
renoncant au culte des astres, les Chaldéens n’ont jamais abandonné
lastrologie; ils la justifiaient, , au contraire, par Vidée méme de la
Providence et de ’harmonie universelle , prétendant que toul se tient,
que tout s’enchaine dans la nature, les événements de la terre aux
mouvements du ciel, et que les premiers s sont la conséquence inévi-
table des derniers. Hs ont méme porté si loin abus de cette science
chimérique, que, sous le consulat de Popilius Leena et de Cneius Cal-
purnius, le préteur Cornelius Hispalus se crut obligé de chasser de
Rome et de I'Italie tous les Chaldéens qui s’y trouvaient alors (Valére
Maxime, liv. 1, c. 3). Alexandre le Grand, apres leur avoir Lémoigné
quelque respect, fut conduit, par le spectacle des memes aberrations,
a les mnépriser complet ement, et dans toute l'antiquité le nom de Chal-
déen devint synonyme @ astrologue (Diodore de Sicile, liv. xvi).
Les écrivains grees, tant paiens que chrélicns, sont aussi d'accord
avec la Bible et les traditions hébraiques pour altribuer aux Chaldéens
Je culte des démons et des anges, ou des bons et des mauvais génies
de quelque nom qu’on les appelle. Mais nous ne saurions admettre
comme authentiques les details quils nous transmettent sur ce point;
ceux que nous trouvons, par excmple, dans les écrits d’Eustbe (Prep.
ie DBSIV 5 Oe)'s de Porphyre ( (de Abstinentia) , de Jamblique (de
dystertis Agyptiorum, sect. 8), et dans le recucil des prétendus oracles
chaldaiques : car il est évident que toute cette hicrarchie de dieux secon-
dlaires , de démons, de héros, de véenies de tout ordre etles noms mémes
quils porten ts apparticnnent & a philosophic néoplatonicienne. C'est de
1a aussi Guon a pr is, sans nul doute, la distinction du Pere, c’est-a-dire
du principe supreme et de Ja pren Liere intelligence, des substances in-
telligibles et des substances intellectuclles, (une lumicre génératrice ou
hypercosmique et dune lumiére engendrée, et cette idée toute platoni-
cienne dune ame du monde, source du mouvement et de la vie dans
loutes les parties de la nature. Voyes Stanley, Philosophia orientalis,
lib. rv.
Les noms propres dans lesquels on a voulu personnifier la sagesse
chaldéenne nous offrent encore plus d'incertitude que les doctrines. Ainsi,
il est fort douteux qu'il ait existé un ou plusieurs Zoroastre chaldéens,
distincts du grand Zoroastre, fondateur de la religion des Perses. Nous
ne connaissons que le nom dun certain Azonace, mentionné par Pline
(liv. xxx, c. 1), comme le maitre de Zoroastre. Notre ignorance est tout
aussi irrémédiable 3 alégard de Zoromasdre et de Teucer le Babylonien,
Enfin, au milicu des assertions contradictoires dont if a été 1 objet, on
se demande encore ce que c’est que Bérose, s'il en a existé un seul ou
plusieurs, dans quel temps il a vécu et quel fonds Von peut faire sur les
fragments historiques et mythologiques qui nous sont parvenus sous
son nom par tant de canaux divers.
Bien que ces résultats ne soient pas dune utilité directe pour Vhistoire
ol.
AS 4 CHAMPEAUX.
de la philosophic, nous avons cru cependant devoir v insister; car ils
servironl peut-ctre a affaiblir un préjugé encore trop acerédité dans cer-
tains esprits, cclui qui rend tributaires de la sagesse orientale les sys-
temes les plus originaux de la philosopiiie greeque.
Voyez, outre les auteurs que nous avons ciles dans ie pou de cet
article: Brucker, [Histoire critique de la Philosophie, t.1, ¢. 2.—Stanles
Historia Philosophia orientalis, avec les notes de ac, in-8°, Am
sterdam, 1690.— Norberg, Dissertatio de Chaldwis septentr ionalis ori-
ginis, in-4°, Londres, (78T.— Ge ssenius, Particle CuaLpee dans | Eney-
clopedie d'Ersch et Gruber, t. ut, Leipzig, 1827.
CHAMPEAUN [Gulielmus Campellensis] , ainsi nommé du village
de Champeaux, pres Melun, oa il naquit vers la fin du xi siecle ,
étudia a Paris sous Anselme de Laon, et bientot éleva lui-méme une
école qui compta de nombreux disciples. Abailard suivit ses legons;
mais, peu de temps apres, il se déclara Vadversaire de Guillaume.
Celui-ci, découragé par Jes succes de son rival, se retira, dés 1108,
dans un faubourg de Paris, prés d'une chapelle consacrée a saint Victor,
ot il fonda en 1143 la célébre abbaye de ce nom. Mais son décourage-
ment n’avait duré que quelques seinaines, et il clait rentré dans la lice.
[l avait ouvert, dans sa retraite , unc école ou il enseigna la rhétorique,
la philosophie , la theologie, jusqu’au moment ow il fut élevé au siege
Episcopal de Chalons. Dans cette dignité, il fut melé a la grande qie-
relle des investitures, et assista, comme député de Callixte HW, ala
conférence du Mouson, en 4119: ‘bmouruten 1421,
Les ouvrages philosophiques de Guillaume de Champeaux ne sont
pas arrivés jusgu’a nous. Nous savons seulement qu il defendait Vopi-
nion des réalistes contre Je nominalisme de Rescelin et dAbailard.
Encore ne connaissons-nous Ja nature de son réalisme que par idee
que nous en a transmise Abailard, naturellement suspect en cette cir-
conslance., « L’opinion de Guillaume de Champeaux, sur la présence
des universaux dans tous les objets, consistait, dit’ celui-ci //ist.
calam., c. 2,, a penser quune meme chose eriste en essence toul
enliére et a la fois sous chacun des individus formant un genre; de
sorte quil ny aentre eux aucune diversile dans Pessence, mais que fa
variéle depend de la multitude des accidents.» Eamdem essentiiliicr
rem totam simul singulis suis inesse tndividuis, quorum quidem nulla
essel in essentia diversitas, sed sola accidentiinn naltiitiudine varietas.
Quentend ici Guillaume de Champeaux par lessence? Est-ce la sub-
stance ou seulement la nature de la chose, ce que Pécole appelle la
quiddité? Je mot latin se prete aux deux acceptions. Selon la dernicre,
iln’y arien qui ne soit vrai dans la proposition de Guillaume de € ham-
peaux ; car les traits communs a tous les individus sont precisément ce
que saisit abstraction pour en faire Tidée de genre. Mais on mapercoit
pas, dans ce cas, la difference qui sépare cette opinion du conceptua-
lisme d Abailard, et la dispute des deux philosophes semble mavoir plus
de sens. I] faudrait done supposer que dans Topinion qu Abailard attri-
bue a son ancien maitre, le genre était considéeré comme une chose,
comme un étre ou une substance, se retrouvant sous tous les accidents
qui seuls differencient les individus, Ce réalisme excessif est-il bien celui
CHAMPEAUX. 485
de Guillaume de Champeaux ? Nous en doutons, d’autant plus qu'il y a
lieu de supposer qu'il le corrige lui-méme, en ajoutant que cette chose
identique, qui se retrouve la méme dans tous les individus formant un
genre, ny existe qu’en essence.
Guillaume de Champeaux fut-il convaincu de la nécessité de s’expli-
quer plus clairement, ou un examen plus approfondi le fit-il changer de
doctrine ? Quoi qu'il en soit, il ne se servit pas toujours des mémes ter-
mes, et si nous en croyons Abailard, il modifia son opinion dans ce
sens que la chose n’était pas, sous chaque individu, la méme essentiel-
lement, mais la méme individuellement (non essentialiter, sed individua-
liter), ou, comme porte une autre lecon, indifféremment (indifferenter).
Ce changement devint funeste a Guillaume; il parut reculer, et cette
question, importante-aux yeux de ses contemporains, si faiblement
defendue ou presque abandonnée par Jui, discrédita ses lecons. Nous
avouons que nous ne sommes pas trés-éclairés sur le sens de cette ré-
tractation de Guillaume de Champeaux. Toutefois, sans discuter la
valeur relative des deux lecons, nous croyons trouver un sens a toutes
deux. En adoptant la premiére, nous Vexpliquerions ainsi qu'il suit :
la notion de genre est formée de l'ensemble des conditions qui se retrou-
vent sans exception dans tous les individus ; cette notion générale n’est
possible, dans Vesprit qui la dédvit par abstraction, que, parce que les
éléments qui la composent existent dans les ¢tres particuliers comme
“objets qui tombent sous lobservation; il faut donc, qu’en dehors de
Vidce abstraite, elles se retrouvent, réellement et individuellement,
dans les concrets d’ou labstraction les a tirées. Cette maniére dinter-
préter les expressions de Guillaume de Champeaux, substitue, il est
vrai, peut-étre contre la pensée de l’auteur, la similitude a Videntitée,
et a Vinconyénient de faire un véritable nominaliste du préiendu réa-
liste adversaire d’Abailard.
Quant a Ja seconde legon, nous adoptons pleinement le sens que lui
donne M. Cousin (Introduction aux OEuvres inédites dAbailard,
p. 118) : « Liidentité des individus d'un méme genre ne vient pas
de leur essence méme, car cetle essence est différente en chacun deux,
mais de certains éléments qui se retrouvent dans tous ces individus
sans aucune différence, ind‘fferenter. »
Dans cetle modification de sa doctrine, si toutefois nous ne nous
trompons pas, Guillaume aurait fait exactement le contraire de ce qu'il
avait fait dans son premier enseignement. Au lieu de partir de lessence
ecncrale humanité, par exemple, pour descendre aux essences parti-
culicres hommes, en modifiant essence générale par les differences, il
serail parti des essences particuli¢res hommes, pour s’élever, en deéga-
geant les differences, a l'essence générale humanite. La dispariié, il
est vrai, n'est que dans la méthode; de part et d’autre le résultat est
le méme: Je nominalisme ou Je réalisme en sortent selon la mani¢re
dont sont compris les mots essence et réalité.— Voyes les mots REALISME
el NOMINALISME.
Les sculs ouvrages imprimés de Guillaume de Champeaux sont deux
traités ayant pour titre : Moralia abbreviata et de Origine anime
(D. Marienne, Thesaurus anecdot., t. vy), et un fragment sur /Eucha-
ristie, inséré par Mabillon a la suite du tomerv des OEuvres de saint Ber-
486 CHARMIDAS.
nard. Dans le traité de [Origine de Vdme, partant du principe du péché
originel , Guillaume de Champeaux examine comment les enfants morts
sans baptéme sont damnés justement. Nous n’aurions rien a voir dans
ce trailé théologique, silauteur se fut borné a lénoncé du dogme, et
nayail pas donné des explications que Ja philosophie a le droit de trou-
ver peu concluantes. La difficulté pour lui consiste en ce que l’dme, qui
sort de Dieu pure et sans tache, ne semble pas pouvoir étre coupable
des souillures du corps qui nous sont transmises par Adam. Cela ne
peut done arriver que parce quelle s'imprégne, selon Guillaume, des
vices que comporte le milieu dans lequel elle descend, apparemment
sans doute , comme un linge se mouille quand on le trempe dans I’eau,
ou, comme sa blancheur s’altére, quand il est mis en contact avec
quelque objetmalpropre. Etant donnée cette grossiére assimilation des
conditions de lame aux conditions de la nature physique, reste a savoir
par quel crime, sortant de Dicu, l’dme a pu mériter un pareil traite-
ment. A cela Guillaume répond que, Dieu ayant, de toute éternité,
décidé d'unir telle Ame a tel corps, il faut que ses décrets s'accomplis-
sent, et tant pis pour l’dme si le corps qui lui est destiné doit lentrai-
ner dans la mort élernelle. Il ne serait pas difficile de démontrer Ihété-
rodoxie d'une doctrine qui fait résider le mal moral dans la maticre, et
fait du péché une maladie physique; mais nous n’avons pas a traiter
cette question. Guillaume, il est vrai, termine toute cette dissertation ,
en sc soumettant aux secrets et insondables jugements de Dieu, et finit
ainsi par ou il aurait dd commencer.
Le manuscrit de Guillaume de Champeaux , trouvé récemment dans
la bibliothéque de Troyes, ne présente que peu dintérét philosophique :
la plupart des courts fragments qu‘il renferme sont théologiques ; cepen-
dant on trouve dans le premier, ayant pour titre : De essentia Dei et
de substantia Dei et de tribus ejus personis, quelques idées qui, sans
étre originales, méritent l'attention. Le manuscrit de la Bibliotheque
royale intitulé les Sentences, est un recueil d'explications sur certains
points de doctrine, sur les verlus et les vices, et sur quelques passages
de I’Ecriture. eB
CHARMIDAS ou CHARMADAS, philosophe de la nouvelle Aca-
démic, disciple de Clitomaque, et lié @amitié ainsi que dopinions avee
Philon, vivait dans le dernier siécle avant Pere chrétionne. Cicéron ,
(Tuscul., liv. 1, c. 24; de ?Orat., liv.u, ¢. 88), Quintilien ‘Inst. orat.,
liv. xr, ¢. 2), Pline (Mist. nat., liv. vir, c. 2%) louent la mémoire re-
marquable dont il était doué. Quelques éditeurs Pont confondu avec
Carnéade. ae
CTIARMITDES, dont Platon a donné le nom dun de ses dialozues ,
Gait fils do Glaucon etoncle maternel de Platon., Apres avoir dissipe les
biens considérables que son pére Jai avait laissés, ise rangea pariat les
disciples de Socrate, donttes conseils le portérent as oceuper des ailaires
publiques. He futtun des dix ivrans que Lysandre établit dans te Pirce
pour ceuverner conjointement avee tes trente de la ville, et peri dais
le premier combat que livréerent les exiles commandes par Thrasy ule.
CHARONDAS. 487
Xénophon parle de Charmidés dans plusicurs de ses ouvrages, entre
autres dans le Banquet. ‘
CHARONDAS, célébre législateur, placé a tort par quelques histo-
riens , entre autres Diogene Laérce (liv. vir, c. 16) et Jamblique (Vita
Pr ythag. ., ¢. 7) au nombre des disciples de Pythagore, était natif de Ca-
tane, et florissait vers l’an 650 avant Jésus-Christ. Aristote » qui parle
de Charondas en divers passages de la Politique (liv. 11, ¢. 93 liv. mm,
c. 3; liv.1v,c. 9), nous apprend qu il appartenail a la classe moyenne,
et quil avait donné des lois, non-seulement a Catane sa patrie, mais a
toutes les colonies fondées par la ville de Chalcis en Italie et en Sicile.
Ces lois étaient en vers et destinées a étre chantées. Elles étaient eon-
cues avec beaucoup de sagesse, et elles ont du exercer Ja plus salutaire
influence sur toute la partie méridionale de lItalie.
Consultez Cicéron, de Legibus, lib. u, c. 6; Epist. ad Attic., lib. v1,
ep. 1. — Diodore de Sicile, liv. xm. — Stobée, Serm. 145. — Sainte-
Croix, Mémoires de PAcad. des Inscript. et Belles-Lettr es, t. XLIT. —
Hey ne » Opuscula Academ., in-8°, t. u, Gotitingue, 1786. X.
CHARRON. I est sans contredit un de ceux gui ont le plus con-
tribué a éveiller, en France, au commencement du xvi’ siccle , Pesprit
de critique et de libre examen, dont le scepticisme n'est que le premier
et plus grossier essai. Avec des qualités beaucoup moins brillanies que
Montaigne, dont il fut ami et le disciple; avec moins de force et de fé-
condité dans la pensée, moins de verve et doriginalité dans le style, il
exerca peut-ctre sur les esprits un ascendant plus considérable, grace
a la méthode avec laquelle il sut présenter des idées @emprunt, grace
au cadre élégant dans lequel il réunit et condensa tout le contenu des
immortels Essais, grace aussi ala hardiesse, ou peui-étre a linexpé-
rience avec laquelle il en laisse voir touics les conséquences. Les edi-
tions de son traité de la Sagesse se succédérent avec une étonnante rapi-
dité, et jusqu’al'avénement d'une philosophie plus ¢levée et plus séricuse,
de ce méme cartésianisme, si fréquemment accusé de nos jours d’avoir
semé partout linerédulité ct le doute, il fut a peu pres le seul précep-
teur des gens du monde, et faisait les délices des classes éclairées de la
société. re ce litre, il doit occuper ici une place plus importante quil
ne semble mériter par ses euyres et sa valeur personnelle.
Pierre Charron, ou plutot Le Charron, était fils dun libr aire qui avait
Vingt-cing enfants. II naquil & Paris en 454, ety fit ses premieres étu-
des. Destiné par son pere dla carriére du barreau, il étudia le droit a
Orléans Wabord, puis a Bourges, ou il fut admis au grade de docteur.
Il revint alors a Paris, se fit recevoir avocat au Parlement, et conserva
cetle profession pendant cing: Ou SIX anS; Mais, Voyant qu ‘il y obtenait
peu de succes, il embrassa ]’état ecc ‘Jésiastique et se fit en peu de temps
une grande réputation comme prédicateur. I] charma, parson éloquence,
Arnaud de Pontac, évéque de Bazas, qui temmena avec lui dans son
diocese. I] ful successivement chanoine théologal de Bazas, d’Acqs, de
Lectoure, d Agen, de Cahors et de Condom. La reine Marguerite le
nomma son prédicateur ordinaire, et il précha plusieurs fois devant
Henri IV, qui témoigna, dit-on, un grand plaisir & lentendre. Apres
ASB CHARRON.
dix-sept ans d’absence, en 1585, il revint & Paris pour accomplir le
voeu quil avait fait d’entrer dans un monastére de chartreux; mais les
chartreux le repousstrent sous prétexte qu il était trop avaneé en age.
Ayant essuyé le méme refus de la part de quelques autres ordres reli-
gieux, il retourna a la vie de prédicateur, se rendit d'abord a Agen,
puis a Bordeaux, ot la rencontre d'un personnage célébre donna a ses
idées une tout autre direction. Les relations d’amitié qui ont existé entre
Charron et Montaigne ne peuvent pas ¢tre objet d'un doute. Montaigne,
nayant pas d’enfants, permit a Charron, par son testament, de porter
Jes armes de sa famille. A son tour Charron institua son légataire uni-
versel un sieur de Camin, beau-frére de Montaigne. Le premier ouyrage
publié par notre chanoine a cependant un tout autre caractére que celui
quia fait sa réputation d’écrivain. Ha pour titre Les trois Veérités, parce
qu il se partage en trois livres, dont le premier est consacré a prouver,
contre les athées, Fexistence de Dieu, et a poser les bases de la religion
en général; dans le second on établit, contre les paiens, les juifs et les
mahomeétans, que le christianisme est la vraie religion ; le troisi¢me , di-
rigé contre les protestants, a pour but de montrer quil n'y a de salut
que dans |’Eglise catholique. Ce traité, aussi orthodoxe pour le fond que
régulier dans Ja forme, attira en méme temps a Charron les attaques de
Duplessis-Mornay et la faveur d’Ebrard de Saint-Sulpice, évéque de
Cahors. Celui-ci le nomma son grand vicaire et chanoine théologal de
son église. En 1595, Charron fut député, par Je méme diocese, a las-
semblée générale du clergé, laquelle, a son tour, Je choisit pour son
premier secrétaire. En 1600 et 1601, il fit paraitre a Bordeaux , pres-
qu’en méme temps, deux ouvrages de natures bien différentes : son cé-
lébre traité de la Sagesse, dont nous allons tout a Vheure donner une
idée, et ses Discours chrestiens , non moins irréprochables dorthodoxie
que son traité des trois Verités. Auquel de ces deux ouvrages pouvons-
nous appliquer ces paroles (dela Sagesse, liv. 1, ¢. 1) : «Ne vous ar-
restez pas la, ce nest pas luy, c'est tout un autre, vous ne le cognoistriez
pas? » De retour a Paris en 1608, Charron y mourut subitement, dans la
rue, d'une attaque d’apoplexie, le 16 novembre de la méme année, au
moment ow il faisait imprimer une seconde édition de son livre de la
Sagesse. Le recteur de Vuniversité de Paris, la Sorbonne, le parlement
el méme le Chatelet sopposerent a cette réimpression. Les premicres
feuilles en furent saisics jusqu’a trois fois et dénoncces a la cour. Enfin,
grace au président Jeannin, qui déclara que ces mati¢res n’élaient pas a
la portée du vulgaire, grace aussi au zéle de la Rochemaillet, lami et
le biographe de Charron, l’ouvrage put paraitre en 160% avec beaucoup
de changements et de suppressions. Cette édition mutilée navant pas
eu de succés, on en publia bientot une troisieme, conforme aux me-
nuscrits de auteur (in-8°, Paris, 1607), et a celle-la en succédérent
plusieurs autres avec une rapidité qui ne laisse pas de doute sur la diree-
tion des idées a cette époque.
Dés quion a jeté les yeux sur la préface de ce livre, on en connait
Vesprit et le but. «J’ai ici usé, nous dit Charron, dune grande liberté
et franchise a dire mes advis et a heurter les opinions contraires , bien
que toutes vulgaires et communément receués. » Si on tut objecte que
cette franchise va peul-étre un peu trop loin, il répond quil n’éerit point
CHARRON. . 489
pour le cloitre, mais pour les gens du monde; qu'il ne fait pas le théo-
logien ou le cathédrant, mais qu'il use de la liberté philosophique. Quant
a l’objet méme de ses recherches, la sagesse n’est pas pour lui un état
de perfection inaccessible, ou cette science chimérique des choses divines
et humaines que poursuivent en vain depuis tant de siécles les théolo-
giens et les philosophes; il veut seulement nous monirer homme tel
qu il est, avec ses qualites et ses défauts, avec ses avantages et ses mi-
séres, et lui enseigner a étre le moins malheureux possible dans la con-
dition que la nature et la société lui ont faite.
Malgré l'aversion que Charron professe pour les formes didactiques ,
son ouvrage est ordonné avec une régularité parfaite et moins éloignée
qu'il ne le pense des habitudes de l’école. [1 se partage comme le traité
des trois Vérités en trois livres, dont chacun nous offre a son tour un
grand luxe de divisions, sans qu iil y ait plus de rigueur dans Ja pensée
et moins de redites dans expression. Le premier de ces trois livres a
pour but de nous initier a la connaissance de nous-mémes dans le sens
que nous avons indiqué tout alheure; le second nons propose des régles
générales de conduite, également applicables a tous les hommes et a la
vie humaine, considérée dans son ensemble; dans le dernier se trouvent
réunis, sous le titre des Quatre Vertus cardinales , différents préceptes
particuliers a l'usage des princes, des magistrats, des époux, des pa-
rents et de tous les hommes, dans certaines circonstances définies de leur
existence intérieure ou extérieure. Partout respire le plus décourageant
scepticisme et le plus profond dédain pour les crovances qui font la force
et la dignité de Thomme. Pas un mouvement généreux, pas un regret
pour les biens qu’on nous enléve; yous ne trouverez un peu de vie, un
peu de chaleur, que dans la peinture de nos faiblesses et de nos miséres,
Le chapitre qui traite de ce sujet (liv. 1, c. 6) ne serait peut-étre pas
indigne de Montaigne.
Le scepticisme de Charron ne prend aucun soin de se dissimuler.
« La vérite, dit-il (liv. 1, c. 16), nest point un acquest ni chose qui se
laisse prendre et manier, et encore moins posséder & Vesprit humain.
Elle loge dedans le sein de Dieu, c’est la son giste et sa retraite.... Les
erreurs se recoivent en nostre Ame par mesme voye et conduite que la
vérité; esprit n’a pas de quoi les distinguer et choisir. » En effet,
quelles sont les différentes sources de nos jugements et de nos préten-
dues connaissances? Charron Jes réduit au nombre de trois : la raison,
lexpérience et le témoignage de nos semblables, Je consentement gé-
néral des hommes. Les deux premieres, selon lui (liv. 1, c. 4 et 16),
sont faibles, incertaines , ondoyantes; mais l’expérience encore plus que
la raison, bien que la raison se préte aussi, avec une souplesse extréme,
aux résultats les plus opposés. Le consentement général des hommes
serait sans doute un grand argument en faveur de la vérité; mais mal-
heureusement le nombre des fous surpasse de beaucoup celui des sages ;
ensuite ce consentement se forme par une sorte de contagion , sans juge-
ment ni connaissance, et, pour nous servir de l’expression originale de
notre philosophe, 2 la suite de quelques-uns qui ont commencé la danse
(liv. 1, c. 16. A Vexemple de Montaigne, Charron insiste avee beau-
coup de complaisance sur la diversilé des opinions, des mceurs, des
lois et des croyances qui régnent parmi les hommes. «Ce qui est, dit-il
490 CHARRON.
(ubi supra), impie, injuste, abominable en un licu, est pitié, justice et
honneur ailleurs, et ne se saurait nomimer une loy, coustume, créance
receué ou rejelée généralement partout. »
Charron est conséquent avec lui-méme lorsqu’apres avoir élabli que —
la vérité se dérobe a toutes nos recherches, il déclare la liberté de la
pensée tout a fait inutile et méme dangereuse pour le repos de la societé. |
1] vaut beaucoup mieux, nous assure-t-il, mettre Pesprit en tutelle et le
coucher (ce sont ses propres expressions), que de Je laisser aller a sa
guise. «fla plus besoin, dit-il encore (ube supra), en parlant presque
comme Bacon; il a plus besoin de plomb que daisles, de bride que d'es-
perons. » Mais il n'est pas question ici de méthode; il s agit de force
et de conirainte. Charron observe que les Etats les plus heurcux et les
micux gouvernés ne sont pas ceux ou Vintelligence exerce le plus dem-
pire. Hl y a cu plus de troubles et de séditions, en dix ans, dans la seule
ville de Florence, quen cing cents ans au pays des Grisons. La raison
quil en donne, c'est gue «les hommes dune commune sufiisance sont
plus souples et font plus volontiers joug aux lois, aux supcricurs, a la
raison, que ces tant vifs et clairvoyants qui ne peuyent demeurer en
leur peau. » C’est un spectacle fait pour étonner, mais cependant moins
rare quon ne pense, de voir le scepticisme arriver aux memes résul-
tats que le fanatisme le plus intolérant.
il y a diverses maniéres d’étre sceptique : les uns Je sont par une
piclé mal entendue, pour humilier [homme devant l'autorité ou devant
la grandeur divine; les autres par suite dun idéalisme exageére qui ne
veut rien comprendre au dela de Vinteliigence elle-méme. Le sceplti-
cisme de Charron incline visiblement au sensualisme et ménic au ma-
térialisme. « Toute cognoissance , dit-il (liv. 1, ¢. 12), sachemine en
nous par les sens : ce sont nos premiers maistres, clle commence par
eux et se résoult en ceux. Hs sont le commencement et la fin de tout. »
C’est par des hypotheses purement mateérialistes , et il faut ajouter par-
faitement puériles , quil s‘efforce de rendre compte de nos diverses fa-
cultes. Lame, sur Ja nature de Jaquelle il évite de se prononcer, est
logée dans les ventricules du cerveau. Or Je cerveau est susceptible de
trois tempéraments: le sec, Phumide et le chaud. Le temperament sec
est la condition de Pentendement; de la vient que les vicillards , les per-
sonnes a jeun et celles qui menent habituellement une vie austere , ont
plus de jugement, de prudence et de solidité dans Vesprit que les autres.
Le tempérament humide est la condition de la meémuire : aussi les en-
fants ont-ils cette faculié plus développée que les hommes fails, et les
habitants du nord plus que ceux du nudi. Enfin imagination est le fruit
dun tempérament chaud, comme nous le voyons par Vexemple des
jeunes gens, des hommes du midi et méme des fous, de ceux qul soul-
frent dune maladie ardente. Mais que reste-t-il de toutes ces faculles et
de notre étre tout entier quand le ceryeau se dissout, avec tous les autres
organes, parlamort? Nous laisserons a Charron le soin de repondre tui-
meme a cette question. «Limmortalité de Paine est Ja chose la plus uni-
versellement, religicusement ct plousiblement reeeué par tout te monde
(Jeniends dune caterpe ct publique profession , non dune interne, se-
rieuse eb vraye créance,, da plus utilement creué, Ja plus faiblement
prouvée et establie par raison el moyens humains. » (Liver, ¢. fo.,
:
CHARRON. 491
I] faut] entendre aussi lorsqu il compare [homme aux animaux. Sclon
lui, tous les avantages que nous prétendons posséder sur les bétes , les
facultés de lesprit dont nous sommes si fiers et aunom desquelles nous
les méprisons si fort, les bétes les partagent avec nous. Elles ont un
ceryeau composé de la méme manicre; or, c'est par le cerveau qu’on
raisonne. Elles savent comme nous conclure du particulier au général,
réunir des idées, les séparer, distinguer ce qui leur est utile ou nuisible,
et elles ont de plus que nous la bonté, la force , la modération des dé-
sirs, la vraie liberté, exempte des craintes serviles et de toute supersti-
tion, et méme la vertu: car elles ne connaissent ni notre ingratitude ni
notre cruaulé; on ne voit jamais, par exemple, des animaux de lameme
espece faire un carnage les uns des autres ou se réduire a Ja condition
desclaves (liv. 1, c. 8). Au milieu de ces doutes et de ces paradoxes,
on ne peul cependant s’empécher de reconnaitre parfois un esprit so-
lide. Ainsi, apres avoir distingué les trois facultés intellectuelles dont
nous avons parlé plus haut, Charron essaye, comme Bacon I’a fait plus
tard avee beaucoup de proefondeur, de fonder sur cette base une classi-
fication des connaissances humaines (liv. 1, ¢. 15). Il désire qu’on nous
vante un peu moins la sublimité de l’esprit et qu’on s occupe davantage
ale connaitre, al observer et al’étudier dans tous les sens (liv. 1, ¢. 16).
En un mot, il nous laisse voir partout, nous ne dirons pas le talent , mais
linstinet de la psychologie. On s‘apercoit que Descartes nest pas loin.
Malgré les deux livres qui y sont consacrés, quelques lignes suffiront
pour donner une idée de Ja morale ou de la sagesse pratique de Char-
ron. La premicre régle quil nous propose, c’est de nous défendre de
rien affirmer; cest de suspendre notre jugement et de ne prendre parti
pour aucune des opinions entre lesquelles le genre humain se partage
(liv. 1, c. 2), La seconde régle, c'est de se tenir libre de toute affection
et de tout attachement un peu vif. « Et pour ce faire, dit Charron (whi
supra), le souverain remeéde est de se prester a aultruy et de ne se
donner qu’a soy, prendre Jes affaires en main, non a ceeur, sen charger
et non se les incorporer, ne sattacher et mordre qu’a bien peu et se
tenir toujours a soy.» Dans ces deux régles sont renfermées, d’aprés
lui, toute prudence et toute sagesse ; tout le reste, si nous pouvons em-
prunter cette expression d'une morale bien différente, nen est que le
commentaire. Dans les limites ou ses principes leur permettent d’exis-
ter, il veut bien consentir a admettre toutes les vertus, et il prend ménie
la peine de les définir et de les régler trés-longuement. L‘indifférence
en mati¢re dopinion et ’égoisme en matitre de sentiment, voila le der-
nicer mot de la sagesse de Charron.
Si l'on avait la tentation de croire que Charron, ecclésiastique, pré-
dicateur cclébre, défenseur de lcrthodoxie catholique contre les pro-
testants, a pu admetire, au nom cde lVautorité religieuse, tout ce quil
aattaqué au nom de la raison, on serait bientot désabusé en voyant
dans que!s termes il parle en général et dune maniére absolue de toutes
les relizions. Toutes, selon lui (liv. mm, ¢. 3), sont également estranges
et horribles ait secs commun. « Elles sont, quoy qu’on die, tenues par
mains ci moxens humains, tesmoin premicrement la mani¢re que ics
religions cnt cié receués au monde et sont encore tous les jours par !es
particuliers : la nation, le pays, le lieu donne la religion; l'on est de
492 CHILON.
celle que le lieu auque! on est né et eslevé tient; nous sommes circon-
cis, baptisés, juifs, mahométans, chrestiens, avant que nous scachions
que nous sommes hommes. » Voltaire, par la bouche de Zaire, ne parle
pas autrement:
Je le vois trop; les soins qu’on prend de notre enfance
Forment nos sentiments, nos mcurs, notre croyance.
Jeusse été pres du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.
I] serait inutile d’indiquer ici toutes les ditions du traité dela Sagesse ;
nous ajouterons seulement a celles qui ont été mentionnées dans le cours
de cet article le traité de la Sagesse (in-8°, Paris, 1608) , composé par
Charron peu de temps avant sa mort, et ou Von trouve a la fois une
apologie et un résumé de son livre. Il a paru aussi a Amsterdam une
Analyse raisonnee de la Sagesse de Charron, par M. de Luchet, in-12,
1763. Le traité des trois Verités a été publié pour la premicre fois a
Cahors en 1594, sans nom d’auteur. I] fut réimprimé l'année suivante
a Bruxelles (in-8°), sous Je nom de Benoit Vaillant, et a Bordeaux ,
sous le nom de auteur. Les Discours chrétiens furent imprimés a Bor-
deaux en 1600 et a Paris en 1604, in-8°. Enfin nous indiquerons encore
un recueil intitulé : Toutes les OFuvres de Pierre Charron, Parisien,
in-4°, Paris, 1635. Ce recueil est préecédé de la Vie de auteur par Mi-
chel de Ja Rochemaillet.
CHILON, un de sept sages de la Greece, né a Sparte d'un pére
nominé Damagete, fut nommé éphore dans sa patrie, la premiere année
de la tvi® olympiade (556 av. J.-C.). On rapporte quil mourut de joie
en apprenant que son fils venait d’étre couronné aux jeux Oly mpiques.
Diogéne Laérce nous a consacré (liv. 1, ¢. 68) plusicurs maximes de
morale pratique qui justifient la réputation de sagesse de Chilon. =X.
CHPINOTS (Prirosopnte pes). C’est encore une question pour beau-
coup de personnes, de savoir sil y a une philosophie chincise , si les
Chinois ont connu et pratiqué ce que Pon appelle de nos jours la phi-
losophie. Depuis Brucker, qui Ja trouvait partout, jusquia Hegel, qui ne
la voyail presque nulle part, les historiens de la philosophic ont éte fort
embarrassés pour parler de la philosophic chinoise, et plusieurs dentre
eux ont pris Je parti de nier son existence. L’embarras, il faut le dire,
étail lézitime et tenait a Vinsuffisance cu plutot a Vabsence presque
complete de documents philosophiques mis, par les sinolocues, a la por-
tée des penseurs européens. Avant exposition si substanticlle que Cole-
brooke a faile des différents systémes de la philosophic indienne dans
ses admirables Essais, on soupgonnait a peine Pexistence de ectte phi-
losophie. Hen est encore de méme aujourd hui pour la philosophie des
Chinois. Celle-ci ne présente pas, il est vrai, un ensemble aussi impo-
sant, aussi complet de textes spéciaux et de commentaires, avec les
divisions et les formules rigoureuses de I’école; cependant, elle est
riche aussi en monuments de differents genres, les uns assez medernes,
les autres antérieurs aux plus anciens fragments que nous ayous con
servés de la philosophie grecque.
CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). A495
Les éternels problemes qui , depuis plus de trois mille ans, n'ont pas
cessé d’cccuper l intelligence humaine, ont aussi exercé les méditations
des philosophes chinois, et la composition meme de leur langue, peu
favorable en apparence aux conceptions abstraites, n'a servi qu'a donner
a leur génie plus doriginalité et de ressort. Nous allons passer en revue
leurs divers syst¢mes dans lordre méme ou ils ont regu le jour, et nous
diviserons en lois périodes tout le temps que nous avons a parcourir.
Previzne peEriopE. — Le plus ancien monument que nous posse-
dicns de la philosophie chinoise a pour titre le Livre des Transforma-
tions ‘¥-King>. I] se compose de deux textes : l'un plus ancien, quon
altribue 4 Fou-hi, l'inventeur des premiers linéamenis de |’€criture chi-
noise, et qui vivait A peu pres trois mille ans avant notre ¢re; l'autre
plus moderne et plus intelligible , que l’on croit avoir €lé composé dans
Je xai® si¢cle avant la méme epoque.
La pensée générale de ce livre, dégagée de la forme symbolique du
nembre dont elle est généralement revétue , est d’enseigner lorigine ou
la naissance ces choses, et leurs transformations, subordonnées au cours
régulier des saisons; de sorte qu’on y trouve, dans un état encore tres-
vrossier, il est vrai, une cosmogonie, une physique et une sorte de
ps} chologie.
On comprendra facilement quune écriture qui remplacait les corde-
lettes nouces et qui consistait uniquement dans une simple ligne continue
ou brisée , combinée de diverses manicres, ne pouvait qu’exprimer trés-
imparfaitement les idées principales de la pensée humaine a son débui.
C'est ce qui eut effectivement lieu pour le ¥-Aing de Fou-hi. Les figu-
res avec lesquelles ce personnage antédiluvien construisit la science de
son temps, sont pour nous, dans Vordre intellectuel, ce que sont, dans
lordre physique, ces debris organiques fossiles que l'on découvre dans
les entrailles de Ja terre : ce scnt des restes une civilisation dont nous
navons plus la complete intelligence.
Ce que nous pouvons dire cependant de Fou-hi, c'est que le principe
fondamental de sa conception cntologique est le principe binatre; Vabs-
traction ou le raisonnement nctant pas encore assez ayancé pour at-
teindre jusqu’a la conception de [Unité supréme. Fou-hi pose done au
sommet de ses catégories le ciel et la terre, représentés le premier par
Ja ligne continue (—), la seconde par la ligne brisée (— —). Le pre-
mier symbole représente en méme temps le premier principe male, le
soleil, la lumiére, Ja chaleur, le mouvement, la force, en un mot tout
ce qui a un caractére de superiorité , dactivité et de perfection ; le se-
cond symbole représente en méme temps le premier principe femelle,
Jalune, les ténebres, le froid, le repos, la faiblesse, en un mot tout ce
quia un caractere dinfériorité, de passiveté et dimperfection.
Toutes les choses naissent par la composition et périssent par la dé-
composition. Ce mode de génération et de dissolution est Je seul connu
et exprimé dans le ¥-Aing : la generation, par un caractére qui ex-
prime le passage du non-étre a létre corporel; Ja dissolution, par un ca-
ractére qui exprime le passage de l’étre au non-étre; de sorte que ces
deux termes réunis expriment les mutations ou les transformations de
toutes choses.
ll y adans le Livre des Transformations une certaine métaphysique
494 CHINOIS (PHILOSOPHIE DES).
des nombres qui rappelle le systéme de Pythagore. L’unite, représen-
ice par la ligne horizontale simple, est la base fondamentale de ce sys-
iéme; c’est la représentation du parfait , et, comme nous avons déja dil,
le symbole du ciel; c'est la source pure et primordiale de tout ce qui
existe. La création des étres, ou plutét leur combinaison dans lespace
etle temps, se fait selon la loi des nombres. Le mouvement des astres et
le cours des saisons dépendent aussi de la loi des nombres. Dans ee
systéme, les nombres impairs, qui ont pour base lunité, sont parfails,
et les nombres pairs, qui ont pour base la dualité, sontimparfaits. Les
différentes combinaisons de ces nombres expriment toutes les lois qui
président a la formation des étres.
L’ancien Livre des Transformations distingue les hommes supéricurs
el vertueux, des hommes infériewrs et vicicux : les premiers sont ceux
qui se conforment aux lois du ciel et de la terre, qui suivent la droiture
et pratiquent la justice; les seconds, ceux qui agissent dans un sens
contraire. Des félicités terrestres sont la récompense des premiers, el des
calamilés le chatiment des seconds.
Il serait difficile de décider si la doctrine d'une ame immatériclle dis-
tincte du corps, celle dune vie future, celle @un Dieu supréme séparé
du monde, sont exprimées danse Livre des Tranformations. Si ces doc-
trines y existent, est dune manicre si obscure, quil faudrail un
long et persévérant labeur pour les en dégager. Nous pourrions dire que
ces doctrines ne se trouvent pas méme en germe dans l’ancien texte du
Y-King; car il n’y est question des esprits et des génies que dans les
Commentaires de Confucius. Nous ne pouyons done pas admettre Vopi-
nion des anciens Missionnaires jésuites, qui soutenaient, contairement
i Vopinion des dominicains, que les anciens Chinois avaient connu tes
doctrines chrétiennes sur Dieu, sur Pame et la vie future, et que ces
doctrines se trouvaicnt exprimées dans leurs ancicns livres. C’est en
aidant a la lettre des textes, en les confondant avec des textes posté-
ricurs ou avec des commentaires modernes, que les missionnaires en
question prouvaient ou croyaient prouver leurs assertions. Quelques-uns
dentre eux, comme le P. Prémare, étaient sincérement persuadés ,
nous le croyons, de la vérilé de ce quwils avangaient; mais le désir de
trouver dans les anciens livres chinois ce quils youlaient y trouver Jes
a entrainés au dela de la vérité.
Ce qui, dans létat actuel de nos connaissances et de la composition
des textes, nous parait le plus vraisemblable, c'est que Ja conceplion
philosophique du Livre des Transformations est un vaste naturalisme ,
fondé en partie sur un systéme mystique ou symbolique des nombres ,
dont on retrouve les traces dans les fragments qui nous restent des pre-
miers philosophes grecs. Encore la doctrine des nombres parait-elle
dans le ¥-King, comme une addition postérieure ct élrangere a la con-
ception primitive.
Toutefois, le ciel y est considéré comme une puissance supéricure ,
inlelligente et providenticlle dont les éyenements huniains dependent et
qui rémuneére en ce monde les bonnes elles mauvaises actions. Gest sur-
loul dans le Chow-King ou Livre par ececllence, dent la redaction est
due a Confucius (vie siécle avant notre ére, que eetic puissance provi-
denuclle est representee comme agissant @une mianicre non équivoque
CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). 495
sur le cours des événements. Ce ciel providentiel est représenté, dans
Vancien texte du Y-King, par trois lignes conyexes superposées, a peu
prés comme les Egyptiens représentaient aussi le ciel dans leur écriture
hiérogly phique.
Aprés le Livre des Transformations , le plus ancien monument de la
philosophic chinoise est un fragment du Livre des Annales (Chou-King)
_Intiluléla Sublime doctrine, que le ministre philosophe Ki-tseu dit avoir
été recue autrefois du ciel par le grand Yu (2200 ans avant notre ére),
et quil expose au roi Wou-wang, de 1422 a 1166 avant notre ére. Le
roi interroge le philosophe sur les voies secretes que le ciel emploie pour
rendre les peuples heureux et tranquilles, et il le price de lui expliquer
ces voies qu'il ignore. Ki-tseu répond au roi en lui exposant tout un sys-
téme de doctrines abstraites et de catégories restées fort obscures pour
nous, malgré les explications des commentateurs chinois,
1] dit d’abord que la Sublime doctrine comprend neuf régles ou caté-
gories fondamentales, dont la cinquiéme, celle qui concerne Ie souve-
rain, estle pivot ou le centre. La premiere catégorie comprend les cing
grands éléments, qui sont Veaw, le few, le bois, les metaux , la terre.
La seconde comprend les cing facultes actives , qui sont Vattitude ou la
contenance, le langage, la vue, Vowie, la pensée. La troisieme comprend
les huit principes ou régles de gouvernement concernant la nourrilure
ou le nécessaire a tous, la richesse publique, les sacrifices et les cérémo-
nies, Vadministration de la justice, etc. La quatriéme comprend les cing
choses periodiques , a savoir : l'année, la lune, le soleil, les étoiles , pla-
nétes ct constellations, les nombres astronomiques. La cinquicme con-
prend le faite imperial ou pivot five du souverain qui constitue la régle
fondamentale de sa conduite appliquée au bonheur du peuple. La sixiéme
coniprend les trois vertus, qui sont la vérité et la drotture, la sévérité
ou lindulgence duns Vexercice du pouvoir. La seplieme comprend Vexa-
men des cas douteux par sept différents pronostics. La huitiéme com-
prend Pobservation des phénomenes célestes. Enfin la neuvieme comprend
les cing felicités et les six calamités (la somme des maux dans la vie
dépassant celle des biens).
Voila une esquisse rapide des idées philosophiques de la Chine,
pendant la premicre période, celle qui a précédé la philosophic greeque.
La période suivante qui correspond a celle de Thalés, de Pythagore
et de tous les philosophes grees jusqu’a Zénon, est Ja plus féconde et la
plus brillante.
SECONDE PERIODE. — Elle commence au yie siccle avant notre ére,
avee deux grands noms, Lao-tseu et Confucius (Xhoung-tseu), chefs
de deux écoles qui se sont partagé avec une troisieme, fondée six
cents ans plus lard (celle de Fo ou Bouddha) , toutes les intelligences de
la Chine.
La méthode suivie par ces deux anciens philosophes n’est pas moins
différente que leurs doctrines. Lao-tseu, dévoré du besoin de s’expli-
quer Vorigine et Ja destination des ¢tres, prend pour base une premicre
cause ct pour point de départ Punite primordiale. Confucius est plus
préoceupé du perfectionnement de Phomime, de sa nature et de son bien-
étre, que des questions purement specualives, quil regardait @ailicurs
comme inaceessiples a la raison humaine, ou comme résolues par la
496 CHINOIS (PHILOSOPHIE DES).
tradition et par les écrits des saints hommes dont il se disait seulement
le continuateur et linterpréte. Ce nest pas qu il méconnut lexistence
des causes; au contraire, il s'atlache scrupuleusement a étudier, a scru-
ter celles qui ont les rapports les plus directs avee le coour de homme,
pour bien déterminer sa nature et pour reconnaitre les lois qui doivent
présider a ses actions dans toutes les circonstances de la vie. Pour lui, le
ciel intelligent, le ciel providentiel est partout et toujours lexemplaire —
sublime et élernel, sur lequel !homme doit se modeler et que doit sui-
vre Thumanilé enti¢re, depuis celui qui a recu la haute et grave mis-
sion de gouverner les hommes, jusqu’au dernier de ses sujets. Pour
Confucius , le ciel est la perfection meme. L’homme, étant imparfait
de sa nature, a regu du cicl, en naissant, un principe de vie quwil peut
porter a la perfection en se conformant a la loi de ce principe, loi for-
mulée ainsi par lui-meme: « Depuis Thomme le plus cleve en dignite,
jusqu’au plus humble et au plus obscur, devoir égal pour tous : corri-
ger et améliorer sa personne, ou le perfectionnement de soi-méme , est
la base fondamentale de tout progres moral. » (Td-hio, ¢. 1, § 6.)
te. Ecole du Tao (Tao-Wia , ou Conception philosophique de Lao-tseu.
— La conception philosophique de Lao-tscu est un panthéisme absolu
dans lequel le monde sensible est consideré comme la cause de toutes
les imperfections et de toutes les miscres, et la personnalilé humaine
comme un mode inférieur et passager du grand Eure, de la grande
Unité, qui est Vorigine et Ja fin de tous les étres.
Dés le début de son livre, intitulé Zdo-te-Aing , oule Livre de la
Raison supréme et de la Vertu, Lao-tscu s‘efforce d¢tablir le caractere
propre et absolu de son premier principe et la demarcation profonde , in-
franchissable qui existe entre le distineé et Vindistinet, le limite el Villi-
mité, le périssable et Vamperissable. Tout ce qui, dans le monde, est
distinct, limite, périssable , appartient au mode phenomenal de son pre-
mier principe, de sa premiere cause, quil nomme To, Voie, Raison;
et tout ce quiest indistinct, illimité, imperissable, appartient a son mode
d'¢tre transcendantal.
Ces deux modes d’étre de la premitre cause de Lao-tseu ne sont point
coclernels : le mode transcendant a precédé le mode phénoménal. Cest
par la contemplation de son premicr mode d'étre que se produisent toules
les puissances transcendantes, comme cest aussi par la contemplation
de son second mode d'etre que se produisent toutes les manifestations
phénoménales.
Lao-tseu est Ie premier philosophe de Vantiquité qui ail posilive-
ment et nettement établi qwil n’¢tait pas au pouvoir de Phomme de don-
ner une idéc adéquate de Dieu ou de la premicre cause, et que Lous les
efforts de son intelligence pour le definir maboutiraient qua prouyer son
impuissance et sa faiblesse. Dans plusicurs endroits de son livre , Lao-
tseu dit que, forced de donner un nom a la premi¢re cause pour pouy oir
en parler aux hommes, celui quil a choisi n’en donne quune idée tres-
imparfaile, mais suffit cependanta rappeler quelques-uns de ses attribuls
élernels : c'est le caractére figuratif Tao, dont la composition signifiait
Wabord, marche intelligente, vole droite, mais dont le sens s‘eleve quel-
quefois jusqu’a Vidée Wintelligence souveraine et dircetrice, de raison
primordiale, comme le Logos des Grees. De sorte que ce terme chez
CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). 497
Lao-tseu est pris tout a la fois au propre et au figuré, dans un sens
matériel et dans un sens spirituel, comme lidée complexe qu'il veut
donner de sa cause premiere. Au propre, c'est la grande voie de luni-
vers, dans laquelle marchent ou circulent tous les étres. Au figuré, c'est
le premier principe du mouvement universel, la cause , la raison pre-
micre de tout : du monde idéal et du monde réel, de l’incorporel et du
corporel, de la virtualité et du phénomene.
Nous ne pouvons nous empécher de signaler ici un trait caractéristi-
que de la philosophie chinoise a toutes les époques de son histoire : c'est
quelle n’a aucun terme propre pour désigner la premiére cause, et que
Dicu n/a pas de nom dans cette philosophie. En Chine, ot aucune doc-
trine ne s'est jamais posée comme révélée , lidée aussi bien que le nom
d'un Dieu personnel, sont restés hors du domaine de la spéculation. Les
philosophes chinois et Lao-tseu, tout le premier, pensérent que , tout
nom étant la représentation, pour l’esprit, d'un objet sensible ou didées
nées des objets sensibles, il n’en existait point qui soit légitimement
applicable a Etre absolu que nul objet sensible ne peut représenter.
Lao-iseu, en définissant, ou plutot en voulant caractériser son pre-
mier principe, sa premiére cause, représentée par le caractére et le
mot Tdo, le dégage de tous Jes attributs variables et périssables , pour
ne lui laisser que ceux @eternite, @immutabilité et d’absolu. Ces derniers
atiributs lui semblent encore trop imparfaits, et il le désigne en disant
qu il est la négation de tout, excepté de lui-méme; quil est le Rien , le
Non-Etre, relativement al Etre, mais en méme temps quill est aussi
lEtre relativement au Yon-Ftre. Considéré dans ces deux modes, il est
tout a la fois le monde invisible et le monde visible. Aussi Lao-tseu re-
garde-t-il 1 Un ou P Unité absolue comme la formule la plus abstraite, la
dernicre limite a laquelle la pensée puisse remonter pour caractériser le
premier principe : car Punité precede de toute nécessité les autres mo-
des dexistence. Pour arriver a ce résultat, Lao-tseu ne s'est pas con-
tenté de considérer en lui-meéme le principe absolu des choses, iJ en ap-
pelle jusqu’a un certain point au témoignage de lexpérience. Il a vu
qu aucun des attributs changeants ct périssables des étres qui tombent
sous les sens, ne peut convenir a ce premier principe, et que ces al-
tributs ne sont et ne peuvent étre que des modes variés de l’existence
phénomenale.
Toutefois l'wnité, pour Lao-iseu, n'est pas encore le principe le plus
élevé. Au-dessus de l'unité, qui n'est dans sa pensée que l'état dindis-
tinction ou est @abord plongée luniversalite des ¢tres, il place un prin-
cipe supérieur, une premicre cause intelligente, a savoir Je Tdo ou la
Raison supréme, le principe de tout mouvement et de toute vie, la rai-
son absolue de toutes les existences et de toutes les manifestations phé-
nomenales. Mais cette distinction nest pas toujours rigoureusement
maintenue, cl, sous certains points de vue, la Raison supréme et lV Unité
sont identiques, quoigue , sous d’autres, elles soient différentes ou du
moins différencices.
Dans la doctrine de Lao-tseu, tout ce qui subit la loi du mouvement
est contingent, mobile, périssable; la forme corporelle, étant essenticl-
lement contingente, mobile, est done aussi essenticllement périssable. UE
ny a, par censequent, que ce qui garde Pimmobilité absolue et ne re-
is hited
498 CHINOIS ( PHILOSOPHIE DES).
vét aucune forme corporelle, qui ne soit pas contingent et périssable.
Lincorporéité , !immobilité absolues sont done pour lui les exemplaires ,
les types éternels de l’éternelle perfection. Les modes d’¢tre contingents
ne sont que des formes passagéres de existence , laquelle, une fois
dépouillée de ces mémes formes, retourne a son principe.
Les idees de Lao-tseu sur l’étre en général peiivent déja nous faire
prévoir sa manicre de conceyoir la nature humaine. De méme qu'il dis-
tingue dans son premier principe une nature tncorporelle ou transcen-
dante, et une nature corporelle ou phénoménale, de méme il reconnait
dans [homme un principe matériel et un principe igné ou lumineux , le
principe de Vintelligence dont le premier n'est, en quelque fagon, que
Je véhicule.
La doctrine de Lao-tseu sur la nature et la destinée de lame, ou du
principe immateriel que nous portons en nous et qui opere les bonnes
actions, nest pas explicile. Tantot il lui Jaisse, meme longtemps aprés
Ja mort, le sentiment de sa personnalité, tantot il le fait retourner dans
Je sein de la Raison supréme, si toutefois il a accompli des @uyres mé-
ritoires, et sil ne s‘est point écarté de sa propre destination.
On a dit ct répété souvent que la morale de Lao-tseu avait beaucoup
de rapports avec celle d’Epicure. Rien nest plus loin de Ja vérité. Si on
pouvait la comparer a celle de quelques philosophes grecs , ce serait a la
morale des stoiciens. Et cela devait étre , puisque les idées de Lao-tseu
sur Ja nature et sur homme ont beaucoup de rapports avec la physio-
logic et la psychologic stoiciennes.
Onavu dans le stoicisme comme une sorte de protestation contre la
corruption de la société antique. La morale de Lao-tseu fut aussi une
protestation contre la corruption de la société de son temps, quil ne cesse
de combattre. Ce philosophe ne voit le bien pubiic, le bien privé, que
dans la pratique ausi¢re et constante de la verta, de cette vertu souye-
raine qui est la conformité des actions de la vie a la supreme Raison,
principe forme! de toutes les existences transcendantes et phenomeénales,
et, par conséquent, leur loi ct leur raison d'étre. [n'y a d’autre existence
morale que celle de la Raison supreme; il ny a d'autres lois que sa loi,
d'autre science que sa science. Le souverain bien pour Phomme, c'est
son identification avec la Raison supréme, Cestson absorption dans cette
origine et celie fin de tous les ¢etres.
L’homme doit Lendre de toutes ses forces a se dépouiller de sa forme eor-
porelle contingente, pour arrivera l'état incorpore! permaneni, et par cela
méme a son identification ayce la Raison supreme. UH doit dompter ses
sens, les réduire, aulant que possible, a Vétat d impuissance, et parvenir,
des ectte vie méme, a Pétat dinaction et dimpassibilite completes. De la
le fameux dogme du non-agir auquel Lao-tscu reduit presque toute sa
morale, et qui a été le principe des plus grands abus chez ses sectateurs,
Vortgine des préceptes ascétiques les plus absurdes ct de la vie mona-
cale portée jusquia Vexees.
Par cela méme quil ya dans Vhomme deux natures, Pune spirituelle,
Vautre matérielle , i y a aussi en lui deux tendances, Pune qui le porte
au bien, Pautre qui Je porte au mel. Cest la premiere tendanece seule
gue Von doit suivre.
La politique de Las-tsea est cn tout conforme a sa morale. Le bul
CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). 499
d'un bon gouvernement doit étre , selon lui, le bien-étre et Ja tranquil-
lité du peuple. L’un des moyens que les sages princes doivent employer
pour atteindre ce but, c’est de donner au peuple, dans leurs propres
personnes et dans ceux qui exercent des fonctions publiques , l’exemple
du mépris des honneurs et des richesses. En outre, et comme dernicre
conséquence de ce systéme, Lao-tseu prescrit de faire en sorte que le
peuple soil sans instruction et, par conséquent, sans désirs ; ces derniers,
et les troubles qui en résultent, étant les résultats inévitables du savoir,
selon cette doctrine qui veut le maintien de (homme dans Ja simplicité
et dans l'ignorance , regardée comme son état nature] et primilif. Telles
sont les sentiments adoptés , 600 ans avant notre ére, par un des plus
grands penseurs de la Chine.
Nous ne pouvons que citer ici les noms des principaux philosophes
qui se rattachent a]'école de Lao-tseu. Ce sont , Kouan-yun-tseu , con-
temporain de Lao-tseu, et quicomposa un livre pour déyclopper les idées
de ce dernier philosophe ; Yun-wen-tseu, disciple de Lao-tseu; Kia-tseu
et Han-fei-tscu (400 ans avant notre ére); Lie-tseu (398 ans avant no-
tre ere); Tchouang-seu (338) ; Ho-kouan-tseu et Hoai-nan-tseu; quoi-
que ce dernier, prince philosophe, qui vivait a peu prés deux siécles
avant notre ere, soit placé, par quelques critiques chinois , au nombre
des disciples d'une autre école, dite école mixte (Tsa-Kia).
2°. Ecole des Lettrés ‘Jou-Kia).— La philosophie des Icttrés reconnait
pour son chef Confucius Koung-tseu) et pour ses fondateurs plusieurs
rois ou empereurs, qui tous vivaient plus de vingt siécles avant notre
ere. Elle remplit une période de deux a trois centsans duv® au ne siécle
avant J.-C.), et compte un grand nombre de sectateurs parmi lesquels i]
faut comprendre Mencius (Meng-tseu) et ses disciples.
La doctrine de Confucius sur Vorigine des choses et Vexistence d'un
premier étre est assez difficile a déterminer, parce qu il ne I’a exposée
nulle part dune manicre explicite : soit quil considérat Penseignement
de Ja morale et de Ja politique comme d'une efficacité plus immeédiate et
plus utile au bien-étre du genre humain que les spéculations métaphy-
siques, soit que objet de ces derniéres lui part au-dessus de Vintelli-
gence humaine, Confucius évita toujours d’exprimer son opinion sur
Yorigine des choses et la natare du premier principe. Aussi un de ses
disciples, Tseu-lou, dit-il dans ses Entretiens philosophiques ( Lun-yu,
k. 3): «On peut souvent entendre notre maftre disserter sur les qualités
qui doivent former un homme distingué par ses vertus ct ses talents;
mais on ne peut obtenir de lui quil parle sur la nature de VPhomme et sur
la vote celeste. »
« La nature de UVhomme, dit a ce sujet le célebre commentateur
Tchou-hi, c'est la raison ou le principe celeste que homme recoit en
naissant; la vote ceéleste, Cest la raison céleste qui est une essence pri-
milive, existant par elle-méme, et qui, dans sa réalilé substantielle ,
est une raison ayant Punité pour principe. »
On lit encore ailleurs (liv. 1, c. 7, § 20, : « Le philosophe ne parlait
dans ses entretiens, ni des choses extraordinaires, ni de la bravoure,
ni des troubles civils, ni des esprits. » Enfin , dans un autre endroit des
memes Entretiens philosophiques ‘k. 6), on lit : « Ki-lou demanda com-
ment il fallait servir les esprits et les génies. — Le philosophe dit :
pi)
500 CHINOIS (PHILOSOPHIE DES).
Lorsqu’on n’est pas encore en état de servir les hommes, comment
pourrait-on servir les esprits et les genies? — Permettez-moi, ajouta le
disciple , de vous demander ce que c'est que la mort. — Le philosophe
dit : Lorsqu’ on ne sait pas ce que c'est que Ja vie, comment pourrait-on
connaitre la mort? »
La pensée du philosophe chinois sur Jes grandes questions qui ont
tourmenté tant d’esprits, resterail done complétement impénétrable pour
nous, si nous ne cherchions a la découvrir dans les explications quil a
données du Livre des Transformations Y-King). On peut dire, il est
vrai, que dans les explications de cet ancien livre, cest plutot la pen-
sée de l’auteur ou des auteurs qu’il a exposée, que la sienne propre.
Mais, comme Confucius se proclame en plusieurs endroits de ses ou-
vrages le continuateur des anciens sages, le propagateur de leurs doc-
trines, ces mémes_ doctrines peuvent étre dautant plus légitimement
considér ées comme les siennes, qu il opéra sur les écrits de ses devan-
ciers un certain travail de révision. Or, quelque bonne yolonté que Von
ait, il serait bien difficile, aprés un examen attentif de ces textes, den
dégager Je dogme dun Dieu distinct du monde, d'une ame séparée de
toute forme corporelle, et dune vie future. Ce que l'on v trouve réelle-
ment, c’est un vaste naturalisme qui embrasse ce que les lettrés chinois
nomment les trois grandes puissances de la nature, a savoir, le ciel, la
terre et homme, dont|’influence et Jaction se pénéetrent mutuellement ,
tout en réservant la suprématie au cicl.
Que ]’on ne se méprenne point cependant sur notre pensée. Nous
sommes loin de prétendre que les doctrines des anciens Chinois, et celles
de Confucius en particulier, aient été materialistes; rien ne serait plus
opposé et aux faits et a notre opinion personnelle. Aucun philosophe na
attribué au ciel une plus grande part dans les événements du monde,
une influence plus grande et plus bienfaisante, que Confucius et son école.
C’est le ciel qui donne aux rois leur mandat souverain pour gouyerner
les peuples, et qui le leur retire quand ils en font un usage contraire a
sa destination. Les félicités ainsi que les calamités publiques et privées
viennent de Jui. La loi ou la raison du ciel est Ja loi supréme, Ja loi uni-
verselle, la loi typique, si on peut sexprimer ainsi, quil infuse dans
le coeur de tous les hommes en méme temps que la vie, dont il est aussi
Je grand dispensateur. Tous Jes attributs que Jes doctrines les plus spi-
ritualistes donnent a Dieu, l’école de Confucius Jes donne au ciel, ex-
cepté, toutefois, quiau lieu de le reléguer loin du monde et den faire
une pure abstraction, il est dans Je monde et en fait essenticllement
partie. Le ciel est !exemplaire parfait de toute puissance, de toute bonté,
de toute vertu, de toute justice. « Hn’y a que lui, comme i est dil dans
le Livre des Annales, qui ait la souveraine, Puniverselle intelligence , »
et, comme dit a ce sujet Tchou-hi, ilnest rien quil ne voie et rien
quil n’entende, et cela, « parce qu'il est souverainement juste, »
Quant ala doctrine morale de Confucius , le philosophe chinois part
du principe que Fhomme est un étre quia regu du ciel, en meme temps
que la vie physique, un prince ipe de vie morale qu il doit uuliser et dé
velopper dans toute son ¢lendue , afin de pouvoir arriver a da perfection ,
conformement au modele céleste ou divin. Ce principe est immateriel,
ou, sil est matériel, i] est dune nature tellement subtile, quail echappe
CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). 504
a tous les organes des sens. Son origine est céleste, par conséquent il
est de la méme nature que le ciel ou la raison celeste.
Le fondement de la morale de Confucius exclut formellement tout
mobile qui ne rentrerait pas dans les prescriptions de la raison, de cette
raison universelle émanée du ciel, et que tous les étres ont recue en
partage, Aussi sa morale est-elle une des plus pures qui aient jamais
été enseignées aux hommes, et en méme temps, ce qui est plus impor-
tant peut-étre, une des plus conformes a leur nature.
Confucius a eu la gloire de proclamer, le premier de tous les philo-
sophes de l’antiquité, que le perfectionnement de soi-méme était le prin-
cipe fondamental de toute véritable doctrine morale et politique , la base
de la conduite privée et publique de tout homme qui veut accomplir sa
destinée, laquelle est la loi du devoir. Rien de variable, d’arbitraire, de
contingent dans les préceptes de la loi du devoir, qui consiste dans le
perfectionnement de soi-méme et des autres hommes sur lesquels nous
sommes appelés a exercer une action. II suit de ces principes que celui-la
seul qui exerce un continuel empire sur lui-méme , qui n’a plus de pas-
sion que pour le bien public, le bonheur de tous, qui est arrivé a la
perfection enfin, peut dignement gouverner les autres hommes.
Les disciples de Confucius et les philosophes de son école , qui, comme
Meng-tseu, sans avoir recu son enseignement oral, en continuent la
tradition, professent les mémes doctrines; seulement, ils leur ont donné
un beaucoup plus grand développement. Ce qui n’était qu’en germe
dans les écrits ou dans les paroles du maitre a été fécondé, et méme
souvent ce qui n’y était que logiquement contenu en a été déduit avec
toutes ses conséquences. C’est ainsi que l’on trouve dans Meng-steu une
dissertation sur la nature de Vhomme (k. 6), qui fait connaitre parfai-
tement Vopinion de l’école sur ce sujet. Meng-tseu y soutient que le
principe pensant de !homme est naturellement porté au bien, et que
s'il fait le mal, c’est qu'il y aura eu une contrainte exercée par les pas-
sions sur le principe raisonnable de ’homme; il s’ensuit qu’il devait
admettre le libre arbitre, et, par conséquent, la moralité des actions.
Ce libre arbitre était aussi reconnu par Confucius; mais Meng-tseu l’a
mieux fait ressortir de ses discussions. Ainsi il veut prouver a un prince
que s'il ne gouverne pas comme il doit gouverner pour rendre le peuple
heureux, c'est parce quil ne le vewt pas, et non parce quiil ne le peut
pas: il lui cite entre autres exemples celui @un homme a qui l'on dirait
de transporter une montagne dans Océan, ou de rompre un jeune ra-
meau arbre; sil répondait , dans les deux cas, qu’il ne le peut pas, on
ne le croirait que dans le premier ; la raison s’opposerait a ce qu’on le
crut dans le second.
{I serait impossible de parler ici de tous les philosophes de I’école de
Confucius, qui appartiennent a cette période. Nous nous bornerons a
citer Thséng-tseu et Tseu-sse, disciples de Confucius, et qui publi¢rent
les deux premiers des Quatre livres classiques. Le plus célébre des autres
philosophes est Sun-tseu, qui vivait environ 220 ans avant notre ére.
Colui-ci avait une autre opinion que celle de Meng-tseu sur la nature de
Phomme, car il soultenait que cette nature était vicieuse, et que les
pretendues vertus de !homme étaient fausses et mensongeéres. Cette
opinion pouvait bien Jui avoir été inspirée par état permanent des
302 CHINOIS (PHILOSOPHIE DES).
guerres civiles auxquelles les sept royaumes de la Chine étaient livrés
de son temps.
Ce méme Sun-tseu distinguait ainsi lexistence matervelle de la vie, la
vie de la connaissance, et la connaissance du sentiment de la justice :
« L’eau et le feu possédent l’élément matériel, mais ils ne vivent pas ;
les plantes et les arbres ont la vie, mais ils ne possédent pas Ja connais-
sance ; les animaux ont la connaissance, mais ils ne possédent pas le
sentiment du juste. L’homme seul posséde tout a la fois élément maté-
riel, la vie, la connaissance et, en outre, le sentiment de la justice. C’est
pourquoi il est le plus noble de tous les étres de ce monde. »
TroistiME PERIODE. — Depuis Yang-tseu, qui florissait vers le com-
mencement de notre ére, il faut franchir un intervalle de prés de
mille ans pour arriver ala troisiéme période de la philosophie chinoise.
Ce fut seulement sous le régne des premiers empereurs de la aynastie
de Soung (960-1119 de notre ére) que se forma une grande école phi-
losophique, laquelle eut pour fondateur Tchéou-lien-ki ou Tehéou-tscu,
pour promoteurs les deux Tching-tseu, et pour chef le célébre Tchou-hi.
Le but hautement avoué de cette nouvelle école est le développement
rationnel et systématique de l'ancienne doctrine, dont elle se donne
comme le complément.
L'établissement en Chine de deux grandes écoles rivales, celle de
Lao-tseu ou du Tdo, et celle de Fo ou Bouddha, importée en Chine de
l'Inde vers le milieu du premier siécle de notre ére, avait du nécessai-
rement susciter des controverses avec les lettrés de l’école de Confucius.
Ces controverses durent aussi faire reconnaitre les lacunes frappantes
qui existaient dans les doctrines de cetle derniére école, concernant
lexistence et les attributs d'une premicre cause, et toutes les grandes
questions spéculatives a peine effleurées par |’école de Confucius, et qui
ayaient recu une solution quelconque dans les écoles rivales. Aussi les
lus grands efforts de l’école des Jettrés modernes, que lon pourrait
appeler Veoconfuccens, sappliquéerent-ils a ces questions ontologiques.
Mais, afin de donner plus d’autorité a leur syst¢me, ils prétendirent
létablir sur la doctrine de l’ancienne école.
Quoi qu il en soit, Tchéou-lien-ki s’empara de la conception de la cause
premiere ou du grand faite (Tai-ki) , placé, pour Ja premictre fois, dans
les Appendices du Y-Hing, au sommetde tous les étres, pour construire
son systéme métaphysique. Mais il en modifie, ou plutot il en détermine
la signification, en nommant son premier principe le sans fuite et le
grand faite, que on peut aussi traduire par Villimite et le limite, Vindis-
tinct et le dernier terme de la distinction; Vindéterminé et le point cul-
minant de la détermination sensible.
Voila le premier principe a ]état ou il se trouyait avant toute ma-
nifestation dans Vespace et le temps, ou plutot avant lexistence de
Pespace et du temps. Mais il passe a létat de distinction, el par son
mouvement il constitue le principe actif et incorporel; par son repos
relatif il constitue le principe passif et matériel. Ces deux attributs ou
modes @étre sont la substance méme du premier principe et nen sont
point sépares.
Viennent ensuite les eng éléments : le few, Veaw, la terre, le bois, te
metal, dont la ecneration procede immeédiatement du principe actif ct da
CHINOIS (PHILOSOPHIE DES). 505
principe passif, lesquels , comme nous l’ayons déja dit, ne sont que des
modes d'étre du grand faite.
Cependant le Tai-ki ou grand faite nen est pas moins la cause pre-
miére efficiente a laquelle, en tant que cause efficiente et formelle, on
donne le nom de Li. «Le Tai- ki, dit Tchou-hi, est simplement ce Li ou
cette cause efficiente du ciel et de la terre et de tous les étres de I uni-
vers. Si on en parle comme résidant dans le ciel ct la terre, alors dans
le sein méme du ciel et de Ja terre existe le Tai-ki; si on en parle comme
résidant dans tous les étres de l’univers, alors méme dans tous les étres
de univers, et dans chacun d’eux individuellement, existe le Tai-hi.
Avant l’existence du ciel et de la terre, avant l’existence de toutes
choses, existait cette cause efficiente et formelle Li. Elle se mit en mou-
vement et engendra le Vang (le principe actif), lequel n’est également
que cette méme cause efficiente Li. Ellerentradans son repos etengendra
le Yn (le principe passif), lequel n'est encore que la cause efficiente Li.»
( Tchou-tseu-tsiouan-chou, k. 49, f° 8-9.)
Il résulte de ces explications que le Tai-ki, dans le systéme des let-
trés modernes, représente la substance absolue et l’état ou elle se
trouvail a l’époque qui a précédé toute manifestation dans l’espace et le
temps; que ce méme Tai-hi possédait en lui-inéme une force ou éner-
gic latente qui prend le nom de cause efficiente et formelle, a |'époque de
sa manifestation dans l’espace et le temps; que cette manifestation est
représentée par deux grands modes ou accidents : le mouvement et le
repos, qui ont donné naissance aux cing éléments, et ceux-ci a tous les
étres de univers.
Maintenant, quel réle joue Vhomme dans ce systeme? quel est sa
nature? Selon Tchéou-lien- -ki, aucun autre étre de la nature n’a recu
une intelligence égale a celle de Vhomme. Cette intelligence, qui se
manifeste en lui par la science, est divine; elle est de la méme nature
que la raison efficiente (Li) dou elle est dérivée , et que tout homme
recoit en naissant (Tchou-hi, OFuvres completes, k. 51, f° 18). A coté,
et comme terme corrélatif du Li, ou principe rationnel, les philosophes
de !’école dont nous parlons placent le Ahi, ou principe matériel , dont
la portion pure est une espece d’dme vitale, et dont la portion grossicre
ou impure constitue la substance corporelle. En outre, Vhomme a aussi
en lui les deux principes du mouvement et du repos : lintelligence, la
science, representent le premier; la forme, la substance corporelle, tout
ce qui constitue le corps enfin, se rapportent au second. La réunion de
ces principes et de ces éléments constitue la vie; leur séparation consti-
tue la mort. Quand celle-ci a lien , le principe subtil, qui se trouvait
uni a la maticre, retourne au ciel “la portion grossitre de la forme cor-
porelle retourne a fa terre ‘Tehou- hi, OE nerves s completes, k. di, f 19).
Apres la mort, il n'y a plus de personnalité,
Le sage s ‘impose la regle de se conformer, dans sa conduite morale,
aux principes éternels de la modération, de la droiture, de Thumanilé
et de Ja justice , en méme temps quil se procure, par labsence de teus
desis , un repes et une tranquillilé parfaits. C’est pourquci le sage met
ses vertus en harmonie avec le cicl et la terre; il met ses lumiéres en
harmonie avec celles du soleil et de fa lune; il arrange sa vie de maniére
quelle soit en harmonie avec les quatre saisons, et “il met aussi en har-
30% CHINOIS (PHILOSOPHIE DES ).
monic ses félicités et ses calamilés avec Jes esprits et les génies (Sing-
li-hoci-thoung , k. 1, f? 47).
Les esprits et les génies ne sont rien autre chose que Je principe
actif et le principe passif; ce n’est que le souffle vivifiant qui anime
et parcourt la nature, qui remplit l’espace situé entre le ciel ct la terre,
qui est le méme dans l'homme que dans le ciel et dans la terre, et qui
agit toujours sans intervalle ni interruption (/b.).
Il y ades écrivains chinois qui ont donné un sens plus spiritualiste aux
textes de leurs anciens livres, surtout depuis l'arrivée en Chine des mis-
sionnaires chrétiens del’ Europe; mais nous pensons que ces interpréta-
tions ne peuvent changer enrien l'ensemble du systeme et des opinions
que nous avons cherché aesquisser avecla plus grande exactitude possible.
Nous ne pousserons pas plus loin l’exposition du systéme philosophi-
que des lettrés modernes, qui embrasse le cercle entier de la connais-
sance humaine; ce que nous en avons dit suffira, nous l’espérons , pour
faire comprendre de quelle importance serait, pour histoire de la philo-
sophie , un expose un peu complet des écoles et des systémes que nous
n’avons pu qu esquisser. Nous ne eraignons pas d’avancer quil y a la
un coté tout nouveau de l’esprit humain , un cdlé des plus curicux a
dévoiler et a faire connaitre.
Nous nous sommes attachés a indiquer les principales doctrines de la
philosophie chinoise et ses principaux représentants , en négligeant les
représentants secondaires; mais il ne faudrait pas conelure de notre si-
lence a cet égard, que la philosophic chinoise n’a quun peut nombre de
systemes et de philosophes a révéler a "Europe : nulle part fa philoso-
phie n’a eu de si nombreux apotres et écrivains quwen Chine, depuis
trois mille ans ou elle est, en quelque sorte, occupation universelle des
hommes instruits. On pourra se faire une idée de ce mouyement intel-
lectuel lorsqu’on saura que du temps des Han, au commencement de
notre ¢re, lhistorien Sse-ma-thsian comptait déja sia écoles de philoso-
phie. L’ auteur de Ja Statistique de la littérature et des arts, public¢e sous
la méme dynastie, en énumére diz. Elles augmentérent encore beau-
coup par la suite. Ma-touan-lin en enumere une quinzaine , au nombre
desquelles on compte l’école des Lettrés, l’école du Tao, ecole des Lé-
gistes, I’école mixte, ete.
Les écrits que I’ on peut consulter sur la philosophic chinoise , en gé-
néral, mais concernant ]’école des Lettrés seulement, la seule dont on
ait traité jusquici, sont : 4° un opuscule du P. Longobardi, écrit origi-
nairement en latin, dont on ne connait que des traductions incompletes ,
espagnole, portugaise et frangaise ; cette dernicre publice sous le titre de
Traité sur quelques points de la religion des Chinois, in-18, Paris, 1708,
réimprimée dans les ceuvyres de Leibnitz, avec des remarque s de ee phi-
losophe ; 2° Vouyrage du P. Noél intitulé Philosophia siniea, in-'°, Pra-
gue, 1711. L’article sur la philosophie chinoise attribué a Ab. Rémusat,
et publi¢ dans Je premier numéro de la Revue trimestrielle, nest guere
qu'un essai littéraire destiné aux gens du monde.
Notre travail a nous a un tout autre caractére; il a été tout enticr et
sans aucune exception composé sur les textes originaux , dont un grand
nombre de passages ont cté traduits comine preuves, et publies dans
notre Lsquisse @une histoire dela philosophie chinaise Paris. [81
CURYSANTHE. 505
Quant aux traductions des textes, les voici énumérées par ordre de
bet
°. Confucius, Sinarum philosophus , traduit en latin par quatre mis-
Bae: jésuites , in-f, Paris, 1687; 2° Sinensis imperti libri classici
sex, traduits par le P. Noél, in-'°, Pra ague, 1711; 3° le Chou-King ou
le Livre des Annales, t traduil par le P. Gaubil ct publié par de Guignes
le pére, in-4°, Paris, 1770; 4° le Tehoung-young, le second des livres
classiques, traduit par M. Abel Rémusat et pubhié dans le tome x des
Notices et extraits des manuscrits , in-k° ; 5° le Meng-tsew, le quatricme
des Quatre livres classiques, retraduit en fatin par M. Stan. Julien, in-8°,
Paris, 1824-1829 ; 6° the Four books, les Quatre livres classiques , tra
duits en anglais par M. Collie, 1828, Malacca. Une traduction anglaise
du Tahio, ct de la premiere partie du Lun-yu avait déja été publiée par
M. Marshman, a Serampoore en 1809 et 18143 7° le ¥-Hing, antiquis-
simus Sinarum liber, quem ex latina interpretatione P. Regis, aliorum-
que ex Societ. Jesu P.P. edidit. J. Mohl., in-8°, Stuttgart, 1834-1839 ;
8° le La-hio ou la Grande Etude, le premier des Quatre livres classiques,
trad. en francais avec une version latine et le texte chinois en regard,
acecompagné du C ommentaire complet de Pchou-hi, etc., par M. G. Pau-
thier, gr. in-8°, Paris, 1837; le Tdo-te-King, ou le Livre réveré de la
Raison supréme et de la Ver fi, var Lao-tseu, traduit en francais et pu-
blié pour fa premicre fois en Europe avec une version laiine et le texte
chinois en regard, accompagné du Commentaire complet de Sie-hoei ,
par M. G. Pauthier, gr. in-8°, Paris, 1838, 1'° livraison, comprenant
les neuf premiers chapitres; 10° les Livres saerés de VOrient, compre-
nant le Chow-Hing ou le Livre par excellence (le Livre des Annales) ;
les Quatre livres moraux de Confucius et de ses disciples, etc., traduils ou
revus et publiés par M. G. Pauthier, gr. in-8°, Paris, 1840; 11° Con-
fucius et Mencius , ou les Quatre livres de philosophie morale et politique
de la Chine, traduits du chinois par M. G. Pauthier, in-12, Paris,
1841; 120° le Livre de la Voie et de la Ve ertu, composé par Lao-tseu,
traduit en francais par M. Stan. Julien, in-8°, Paris, 1842. G. P.
CHRYSANTHE pe Sarnes, philosophe néoplatonicien qui a vécu
dans le ry° siécle de lére chrétienne , descendait d'une famille de séna-
teurs. Aprés avoir étudié sous Edesius toutes les doctrines antiques ct
parcouru le champ entier de la philosophic dalors, il s'appliqua parti-
culicrement a cette partie de la philosophie, dit Eunape, que cultivérent
Pythagore et son école, Archytas, Apollonius de Tyane et ses adora-
teurs , c’est-d-dire a Ja théologie et a Ja théurgie. Lorsque Julien, jeune
encore, visita l’Asic Mineure, il rencontra Chry santhe a Pergame, en-
tendil ses lecons, et, plus tard, élant devenu empereur, voulut P attirer
aupres de lui. Mais Chry santhe, apres avoir consulté les dicux , se re-
fusa a toutes les sollicitations de son royal disciple. Nommé alors grand
prétre en Lydie, il Wimita pas le zéle outré de la plupart des autres dé-
positaires du pouyoir imperial, et, loi @opprimer les chrétiens , gou-
verna d'une maniére si modérée , qu’on s’apercut a peine de la restau-
ration de ancien culte. Chrysanthe mourut dans une vicillesse avanedce,
étranger aux ¢ycnements publics et uniquement occupe du soin de sa
famille. MH avait composé plusieurs ouvrages en gree et en latins mais
506 CHRYSIPPE.
aucun nest parvenu jusqu’a nous. Eunape, parent de Chrysanthe, nous
a Jaissé une curieuse biographie de ce philosophe ( Abs sophist.). On en
trouvera une analyse étendue dans le pee que M. Cousin a consa-
eré a Vhistorien de Vécole d’Alexandrie (Nouv. fragm. phil., 1828,
p. 20 et suiy.)
CHRYSIPPE est un des fondateurs de l’école stoicienne, un des
maitres que Vantiquité cite le plus souvent et avec le plus de respect.
Tf] naquit, selon toute vraisemblance , 280 ans avant notre ére, a Soli,
ville de Cilicie, et non a Tarse, comme on l’a dit, pour avoir trop re-
marqué et -tre que Tarse était la patrie de son pére (Diogéne Laérce,
liv. vir, c. 18%). Ses commenceiments furent obscurs, comme ceux de
tous les oe rs sloiciens. C’6tail un des coureurs du cirque ; le mal-
heur en fitun sage. Dépouillé de son patrimoine, il quilta son pays et
Vint a Athenes. C Téanthe y florissait, tout porte a croire que Zénon y
enscignail encore. Zénon et Clé inthe étaient nés en Asie comme lui,
comme lui ils étaient exiles; ils élaicnt pauvres , et le plus str refuge
@un malheureux, ce devait étre Pécole ou lon apprenait a mépriser
toutes les douleurs. Cependant, en vrai philosophe, avant de se donner
aux stoiciens, Chrysippe voulut connaitre Pennemi quils ne cessaient
de combattre, et Von rapporte que les académiciens Arcésilas et Lacyde
contribuérent a former cet ardent adversaire de Académie. Un jour
méme, dit-on, le jeune disciple céda a ascendant de ses nouveaux
inailres, el composa, d’aprés leurs principes, son livre des Grandeurs
etdes Nombres Diogéne Laérce, liv. vit, c. 84). Mais enfin le stoicisme
le ressaisit pour ne plus le perdre, et il élait temps quil lui vint un
pareil auxiliaire.
Disciple de toutes les écoles, Zénon avail puisé a tous les systemes
(Voyes Zenon). Cyniques, mégariques, académiciens , héraclitiens ,
pythagoriciens revendiquaient, Pune aprés Vautre, toutes les parties de
sa doctrine et accusaientde n’avoir inventé que des mots (Cic., de fin.,
lib. mr, ¢. 23 lib. iv, c. 2). Et de fait, la doctrine de Zénon n’ayait ni
Punite ni Ja précision dun systéme. "Herillus,, Ariston, Athénodore ,
tous les anciens de l’école stoicienne s’élaient divisés des quils avaic nt
essay é de sen rendre compte: ils n’étaient pas daccord avec Zenon lui-
méme. Cléanthe, le seul disciple fidéle , altlaqué de front par lAcadé-
mie, sans cesse harcelé par les ¢picuricns et tous Jes dogmatiques , ne
se défendait guére que par la sainteté de sa vie. Le stoicisme était en
peril, lorsque Chrysippe parut.
Esprit vif et subtil, travailleur infatigable , il avait par-dessus tout
ce qui fait le Jogicien, ce quil faut au defenseur et au réparateur dune
doctrine , une ¢tonnante facilité a saisir les rapports. « Donnez-moi scu-
lement tes theses, disait-il a Cleanthe, je trouverai de moi-méme les
demonstrations. » TH s’en fallait toutefois que Chrysippe clit conservé
toutes les theses du vieux sloicisme. Nous savons que le hardi logicien
avail re ye le presaue toutes le Sop snions de ses maitres (Dicgene Lai’ recy
Ne: Vit, te PLY vol que, sur ies differences de Cleanthe et dee hrysippe,
le clot D Antipater avail compose un ouvrage enlicr , Piul., de Stoce.
Vepug., C. bh Mi Uheurcusement, depuis Pantiquite, on ma guere men-
que taurinet au fondateur de Fécole stoicicnne toutes les idees de ses
CHRYSIPPE. 507
successeurs , et c'est aujourd’ hui chose trés-difficile que de restituer a
Chrysippe une faible partie de ce qui lui appartient.
D’abord , tout en subordonnant la logique a la morale , les premiers
stoiciens avaient abaissé cette dernicre jusqu’a n’en faire qu'une prépa-
ration a la physique. La physique, science toute divine , disaient-ils ,
estala morale, science purement humaine, ce que l’esprit est a Ja chair,
ce que dans I’ceuf le jaune qui contient l’animal est au blane qui le
nourrit (Sext. Emp., Adv. Mathem., lib. vir). Chrysippe a fait justice
de cette erreur : il a montré que la morale est un but, que la physique
n’est qu’un moyen. Par 1a, il a renoué la chaine interrompue des tra-
ditions socratiques; il aimprimé a l’école stoicienne la direction qu'elle
a gardée et quia fait sa gloire. Passons maintenant aux diverses parties
de sa philosophic, et d’abord a sa logique.
La préoccupation du temps était la question logique par excellence,
Véternelle question de la certitude. Le dogmatisme stoicien s’appuyait,
comme il arrive toujours, sur une théorie de la connaissance. L’objet
sensible , disait Zénon, agit sur lame et y laisse une representation ou
image de lui-méme (ezys0i2). Cette représentation, analogue a l’em-
preinte du cachet sur la cire, produit le souvenir; de plusieurs souvenirs
vient l’expérience. Jusque-la, l’esprit est passif. Il ne cesse pas de l’étre
lorsque la représentation n’a point a l’extérieur d’objet réel correspon-
dant. Dans le cas contraire, aprés la représentation vient l’assentiment
(cuyzx740eo1")3 aprés l’assentiment, la conviction pareille a la main qui
se serre pour saisir l'objet (z2z22d:;). Et, puisque l’assentiment et la
conviction sont l’ceuvre de la raison, il s’ensuit que la droite raison (4262;
Asyes) estla seule marque du yrai. Chrysippe attaque d’abord cette théo-
rie de la représentation renouvelée des matérialistes d’Tonie. Puisque la
pensée , dit-il, concoit a Ja fois plusieurs objets, il faudrait que lame
recut a la fois plusieurs empreintes, celles d'un triangle et dun carré
par cxemple, ce qui est absurde. Dans Ja théorie de la représcntation
sensible, jamais on n’expliquera comment l'intelligence peut réunir des
perceptions diverses et simultanées dans l’unité de l’acte qui les combine
et les compare (Sext. Emp., Adv. Mathem., lib. vir, p. 232). Ce que
objet sensible produit dans l’aéme n’est qu'une modification pure et
simple, un effet, non une image. L’esprit peut éprouver en méme temps
plusieurs modifications distinctes, comme lair qui, frappé simultané-
ment par plusieurs voix, rend autant de sons qu'il a subi de modifica-
lions diverses. Puisque cette modification de lame est un effet, elle
révéle la cause qui l’a produite, comme la lumiére se manifeste, et
manifeste aussi les objets qu’elle éclaire (Plut., de Place. phil., lib. tv,
ce. 12). Tei apparait de nouveau la question de la certitude. Ce n’était pas
en invoquant la droite raison, c’esi-a-dire le bon sens, que Zénon avait
pu fermer ia bouche aux chefs de VAcadémie. Arcésilas luiobjectait les
illusions des songes, celles du délire, celles de livresse , et demandait
en quoi Vassentiment qui accompagne ces perceptions mensongeres ,
différe de la vérité. Chrysippe s’attache done a déterminer toutes les
circonstances qui accompagnent les phénoménes du réye et de la folie,
toutes celles qui soul propres aux étlats de veille et de santé. Toute con-
naissance légilime, dit-il, présente nécessairement les caractéres sui-
vants : f° elle est produite par un objet réel; 2° elle est conforme a cct
508 CHRYSIPPE.
objet; 3° elle ne peut étre produile par un objet différent. Restait a dire
quand Ja connaissance présente en effet ces caractéres , ce qui est toute
Ja question du criterium de Ja certitude. Ici Chrysippe, deux mille ans
avant Descartes, en appelle a lévidence irrésistible et impersonnelle ,
au sentiment direct et immédiat de la réalité. « Les perceptions et les
idées qui proviennent d’objets réels, dit-il, arrivent a Pame pures et sans
melange d’éléments hétérogénes, dans leur simplicité native, et elles
sont fideles, parce que l’dme n’y a rien ajouté de son propre fonds. »
Telle est en peu de mots cette théorie du criterium de la certitude, qui a
ruiné Vécole d’Arcésilas et régne dans Ja science jusqu’au temps de Car-
néade et de la troisieéme Académie.
Nous ne pouyons qu indiquer ici quelques autres doctrines de moin-
dre importance. Chrysippe avait fait de profondes recherches sur les
éléments et les lois du langage , et ce sont ses ouvrages qui ont servide |
modele aux grammairiens de son école. Comme tout logicien, il attri- |
buail aux signes une grande importance. Cerlains signes , disail-il , ap-
pellent a Vesprit les idées préecédemment ACTUISES 5 ‘ils sont commé mo-
ralifs. Certains autres ont la vertu de porter a lintelligence des idées
nouvelles; ils sont démonstratifs. Comme tout logicien aussi, Chrysippe
avail remarqué que certaines idées entrent de force dans toutes nos con-
ceptions, dans toutes nos croyances; il s était oecupé d’en faire le compte,
et avail donné une liste des catégories de Vintelligence. Ces catégories
étaicnt au nombre de quatorze : ce qui sert de fondement, la substance,
Petre; Ja qualité, la maniere d’étre purement accidentelle ; la manicre
d’étre purement relative. On remarque d’abord que ces termes sont entre
eux dans un rapport décroissant d’extension. En téte Ja substance,
cest-a-dire labsolu , Puniversel; puis les modes selon leur ordre @im-
portance, c’est-a-dire le déterminé, le relatif a ses divers degrés. La
question est de savoir comment, dans une doctrine ot la raison ne fait
qtvaccepter ou rejeter les dépositions des sens, on arrive légitimement
ila substance, a Vabsolu. On se demandera méme comment, avec les
sens pour témoins et la raison pour gage, on peut savoir quil y a des
qualités essentielles et permanentes. On nen acceptera pas moins cette
classification de Chrysippe, aussi judicicuse, aussi complete que celle
d’Aristote , mais moins arbitraire et plus profonde. On trouvera seule-
ment que cette liste deja réduite était, encore susceptible de réduction.
Ce que Chrysippe avait fait pour les idées et pour leurs signes, il Va fail
pour les propositions et les arguments. Dans ses nombreux ouvrages ,
il avait traité des propositions en géneral, des divers genres dopposi-
lisn quelles ont entre elles, des propositions simples et complexes , pos-
sibles et impossibles , nécessaires et non necessaires , probables , para-
doxales, rationnelles et) réciproques. Bien plus, parmi toutes tes
propositions imaginables, il avait essaye de determiner celles qui ne de-
pendent que @elles-mémes et brillent de leur propre évidence. Hen avait
trouve cing classes quise ramenaient toutes au principe loeique par ex-
ccllonee, a Paxiome de contradiction ‘Sext. Emp., Hyp. Pyrch. -» lib. 1,
COs Ade, Math ites Hib. vit. p. 223 sq. .Enfin, loutencherchantasim-
plitier des recles de Vargtinentation, Chrysippe avait decouycrtde nou-
velles ¢ bee s de sy ree nes, et fail remarquer que plusieurs ¢ speces de
raisonnements ne sont pas réductibles a la forme syllogistique,
CHRYSIPPE. 309
La physique de Chrysippe est en parfait accord avec sa logique. En
voici le premier dogme : il n'y a que des corps. L’infini n’a pas hart
tence réelle, «ce que est sans limite, dit Chrysippe, c’est le néant.
(Stob., Ecl. 1, p. 392.) Le vide, le lieu, le temps sont incorporels et in-
finis, autrement dit, ne sont rien. Deux choses existent : Thomme et le
monde ; 3 ais le monde et homme sont doubles. Il y a dans homme
une matiére inerte et passive, et une ame, principe de mouvement et
de vie. De méme, le monde a sa maticre passive et son ame vivifiante
quon appelle Dieu. Pour arriver a Dieu, Chrysippe essaye de démontrer
fe que l'univers est un et depend d'une seule cause; 2° que cetic cause
esl vraiment divine, c’est-a-dire souverainement raisonnable. Lounité
du monde résulte de la liaison des parties entre elles et avec le tout.
Rien nest isolé, disait Chrysippe , et une goutte de vin versée dans la
mer, non-seulement se méle a toute la masse liquide, mais doit meme
pénétrer toul Punivers (Plut., Adv. Stoic.,c. 37). Puis, entrant dans les
harmonies de la nature, il montrait que les plantes sont destinées a ser-
vir de nourriture aux animaux , ceux-ci a étre les serviteurs de Thomme
ou a exercer son courage , homme a imiter les dieux, les dieux eux-
mémes a contribuer au bien de la societé divine, c’est-a-dire du vaste
ensemble des choses. Ainsi, tout se tient dans l’enchainement universel
des causes, de la cette aucacieuse parole : « Le sage n’est pas moins
utile a Jupiter que Jupiter au sage.» (Plut., Adv. Stoic., ¢. 33.) L'intelli-
gence ct la divinité de la cause du monde se démontre par Vordre qui y
regne , par la régularile avec laquelle s’accomplissent tous les phéno-
meénes de la nature; et a ceux qui parlaient du hasard, Chrysippe disait :
« I] n'y a pas de hasard , ce qu’on appelle de ce nom n est qu'une cause
cachée a lesprit humain. » Dieu est done a la fois le principe de vie,
le feu artistique dou le monde est sorti comme dune semence, et l'in-
telligence souyeraine qui l’a organisce et qui le conserve. Ici se présente
la théorie des raisons spermatiques dont Zenon avait posé Je principe ,
dont Chrysippe a développé les conséquences. Puisque toutes choses
étaient a Favance contenues en germe dans le feu primitif qui est la
semence du monde, et puisqu elles ne se développent que conformément
aux lois immuables de Ja raison divine, il s’ensuit que le monde et tous
Jes phenomeénes du monde sont sous l’empire d'une invincible et absolue
nécessité. De la cette conception d'une providence identique au destin
qui soumet tout aux lois nécessaires du rapport de cause et deffel.
Quelle peut étre dans ce systéme la nature de Fame? Chry sippe Vi in-
dique lui-méme : « Jupiter et le monde, dil-il, sont comme I} homme 5
Ja providence comme lame de I homme. » Put. » Adt: Sloie:,, €. 36.)
Dicu est un feu vivant; lame , émanation de Dicu, est une ¢lincelle,
un air chaud, un corps. C’est la un des dogmes que Chrysippe a
Je plus a cour détablir : « La mort, dit-il, est la séparation de ame
et du Corps. Or, rien dincorporel ne peut étre sépare du cor ‘pS, puis-
quil ny a de contact que dun corps a un autre. Mais lame peut
toucher le corps et en etre séparée. Lame est done un corps. » Cela est
positif. Maintenant cette ame, qui est un corps, nen a pas moins pour
faculté dominante la raison que Chry sippe declare identique au noi,
C’est la raison qui fait Punite de Pame, cest a la raison que se raine-
nent toutes les facultés dordre secondaire , méme les instincts et les
D410 CHRYSIPPE.
passions, qui n’en scnt que des formes grossi¢res et machevées. Bien
plus, dans ce systéme ot Je destin plane sur toutes choses, Padme est
libre. Et dans quels actes Vest-elle? Dans Vassentiment quelle donne
aux impressions qu’elle regoit des objets extéricurs, cesi-a-dire dans
ses jugements catalepliques, dans sa certitude. Et il en est ainsi, dit
Chrysippe, parce qualors dame n’obcit qu'aux seules lois de sa nature.
Mais cette nature, dira-t-on, c'est le destin qui l’a faite et qui la gou-
verne comme tout le reste. Chrysippe en convient, mais il soutient que
sous la loi du destin nous restons libres, de méme que la pierre lancée
du haut d'une montagne continue sa route en raison de son poids et de
sa forme particuliére. Apres quoi il ne reste plus 4 Chrysippe qu’a se
porter comme défenseur de la liberté, et a réfuter les épicuriens , qui
naccordent a homme qu'une liberté d indifférence. Chrysippe soutient
en effet contre eux, que ce que nous appelons équilibre des motifs ne
prouve au fond que notre ignorance des raisons qui ont déterminé lagent-
moral. Enfin, malgré ces nobles altributs de liberté et dintelligence ,
lame ne peut esperer d'étre immortelle. Elle est destinée, lors de la
future combustion du monde, a perdre son individualité, a se réunir au
principe divin dont elle émane. Au moins survivra-t-elle au corps?
Cléanthe l'affirme ; mais pour Chrysippe , cette vie a venir de quelques
instants est un privilége qui n'est accordé qu’aux ames des sages.
La morale tient intimement a la physique. Chrysippe disait qu’on ne
peut trouver la cause et Vorigine de la justice que dans Jupiter et Ja
nature. De la cette grande maxime: « Vis conformément a la nature ;» a
la nature universelle, entendsit Cléanthe; a la nature humaine, abrége
de Ja nature universclle, dit Chrysippe. Le précepte reste le méme,
mais le sens en est plus précis ct Linterprétation moins périlleuse. Et
pourtant, c'est dans linterprétation de ce précepte que ce ferme esprit
se trahit luicméme ct s‘égare en un cynisme extravagant. On trouve
dans Chrysippe une justification de linceste , une exhortation a prendre
pour nourriture des cadayres humains , une apologie de Ja prostitu-
tion, etc., ete. «Considérez les animaux, disait le hardilogicien, et vous
apprendrez parleur exemple quail nest rien de tout cela qui soit immo-
ral etcontre nature.» (Plut., de Stoic. repug.,¢. 22. Deplorable sophisme
que réfutent assez ces nobles paroles de Chrysippe lui-méme : « Vivez
conformément a la nature...; la nature humaine est dans la raison. »
Etrange aberration par laquelle on prétend rentrer dans Ja nature lors-
qu’on loutrage dans ce qu'elle a de plus sacre. Chrysippe s'est pourtant
gardé de certaines exagerations. Cleanthe considérait le plaisir comme
contraire aja nature. Chrysippe ayoue qu il serail d'un insensé de con-
sidérer les richesses et la santécomme choses sans valeur, puisqu elles
peuvent conduire au bien veritable. Cest: encore a Chrysippe que re-
vient thonneur d’avoir établi le droit naturel sur une base solide, en
montrant que Je juste est ce quil est par nature, non par institution,
Enfin, nous savons que de tous les stoiciens Chrysippe est celui quia
le plus contribué a organiser Ja science morale; mais, faute de te-
moignages, il nous est impossible de separer son ceuvre de celle de ses
devanciers et de ses successeurs.
Cette doctrine dont nous venons de recueilir quelques détails , Chiry-
sippe Layait déefendue par sa parole, Pavait exposce dans de nombroux
CICERON. 544
ouvrages. L’esprit subtil des Grecs était émerveillé de sa dialectique.
« Siles dieux se servaient de dialectique , disaient-ils, ce serait celle de
Chrysippe qwils choisiraient. » Les quelques sophismes qui nous en
sont resiés ne justifient pas ce magnifique éloge et ne sont méme pas
dignes de l’attention de lhistorien. Quant aux ouvrages écrits, le nombre
en est prodigicux. Diogéne cite (liv. 11, c. 180) les titres de trois cent
onze volumes de logique, et il vy avait environ quatre cents volumes de
physique et de morale. Une telle fécondité s‘explique en partie quand
on sait que dans ses improvisations écrites, Chrysippe faisait entrer
toute sorte de témoignages , et que dans un seul livre il avait inséré
toute la Medée d’Euripide. Les rares fragments qui nous sont restés de
tant de volumes, ne suffisent. pas a nous faire connaitre cet éminent
stoicien que ses contemporains appelérent Ja colonne du Portique, et
dont l’antiquité disait : «Sans Chrysippe, le Portique nett pas existé. »
Nous ignorons méme I|'époque precise de sa mort. Apollodore Ja place
en 208, Lucien en 199. On raconte qu’aprés avoir assisté a un sacri-
fice il but un peu de vin pur et mourut sur-le-champ. D’autres disent
gue, voyant un dane manger les figues destinées a sa table, il fut pris
d'un tel acces de rire, qu il expira.
Consultez sur Chrysippe :Baguet, Commentatio de Chrysippi vita, doc-
trina et reliquiis, in-4°, Louvain, 1822.— Petersen, Philosophie Chry-
sippee fundamenta, in-8°, Altona, 1827.— Ajoutez-y les dissertations
plus anciennes de Hagedorn: Moralia Chrysippea e rerum naturis petita,
in-4°, Altenb., 1683; Ethica Chrysippi, in-8°, Nuremberg, 1715; ct celle
de Richter, de Chrysippo stoico fastuoso, in-4°, Leipzig, 1738. D.H.
CICERON [ Marcus Tullius}, né a Arpinum, 106 ans avant lére
chrétienne, a plus brillé comme orateur et comme homme d’Etat que
comme philosophe. Sa carriére littéraire ct politique étant assez connue ,
nous nous bornons a indiquer la part quont obtenue dans sa vie les
études et Jes travaux philosophiques. On doit remarquer, et lui-méme
reconnait, quil ne s'y livra guere d'une maniére assidue, qu’aux époques
ot l'état de la république et du barreau ne lui permettaient pas un autre
emploi de ses brillantes facultés. Ce fut ainsi que, pendant les temps
difficiles de la domination de Sylla, il suivit tour a tour, a Rome, a
Athenes ou a Rhodes, les lecons des représentants les plus fameux des
écoles philosophiques de la Grece, notamment celles de Philon et
d’Antiochus, sectateurs de la nouvelle Académie, et celles du stoicien
Posidonius. Plus tard, apres son consulat, et lorsque les intrigues de
ses ennemis parvinrent a diminuer Jinfluence que ses services Jui
avaient justement acquise , il chercha dans la philosophie un reméde a
ses chagrins, un aliment a lactivilé de son esprit. I] y revint encore,
apres Ja défaite de Pharsale, durant le long silence que lui imposa la
victoire de César sur les libertés publiques. Quand le meurtre du dicta-
teur lui eut rendu quelque influence dans les affaires de son pays, fiddle
aux études quilavaicnt console dans sa disgrace , il fit marcher de front,
autant quil dépendit de Int, ses travaux philosophiques avec ses devoirs
de sénateur, Mais Ja proseription ordonnée par les triumyirs, et dont i
fut la plus illustre victime, termina bientot avee sa vie le cours de ses
nobles travaux (43 av. J. C.).
d12 CICERON.
Quelques essais de traduction, particulicremeni du Profagoras ¢t du
Timée de Platon, paraissent avoir 6té les seuls résultats des Gludes phi-
losophiques de sa jeunesse ; et, parmi les ouvrages plus sérieux auxquels
il se livra dans la suite, on ne rapporte a Jintervalle compris entre son
consulat et Ja dictature de César, que les deux traites de la République et
des Lois, composés sur le modéle de ceux de Platon. L’/ortensius, ou
exhortation a la philosophie; les Académiques, dans lesquellesla question
de la certitude est discutée entre les partisans de la nouvelle Académie
el leurs adversaires; le de Finibus bonorum et malorum, qui est consacré
a la discussion des théories sur le souverain bien; les Zusculanes , recueil
de plusicurs dissertations de psychologie ct de morale sur Pexistence et
Vinumortalité de Pame, sur la nature des passions et le moyen dy remé-
dier, sur Valliance du bonheur et de la vertu; le de Natura deorum, le
de Divinatione el le de ato, oti se trouvent débattus Vexistence et la
providence des dicux , les signes vrais ou faux par lesquels ils découvrent
aux hommes les choses cachées, et la conciliation du destin et la liberté
humaine 3 le de Officiis, ou traite des Devoirs = en un mot, ses plus im-
porlants ouvrages , sous le rapport philosophique, ont lous été rédigés
durant la dernicre période de sa vie, a laquelle apparlicnnent aussi le
de Senectute, le de Amicitia ci ie livre de la Consolation.
Les écrits qui viennent d’étre mentionnés sont tous parvenus jusqu’a
nous, exceptlé UAfortensius , pour lequel nous sommes réduits a un petit
nombre de fragments conservés par saint Augustin, et le traité de la
Consolation, dont il reste seulement quelques lignes. Mais parmi les
aulres ouvrages, plusicurs sont aujourd’hui incomplets ou présentent
des lacunes considérables, comme les Acadéemiques, le de Fato, le de
Legibus, et surtout le de Republica, monument remarquable, que les
curicuses découvertes de M. Angelo Mai nont pu reconstruire en entier.
La forme sous laquelle Cicéron présente les discussions qui remplissent
ses crits est celle dun entretien entre plusicurs Romains distingués.
[1 ne déroge complétement a cet usage el ne parle en son propre nom
que dans le de Offietis, le plus dogmatique de ses trailés; partout ailleurs ,
i} nous meten présence de plusieurs personnages, qui prennent succes-
sivement Ja parole pour exposer une parle plus ou moins considéFable
dun syste important, ou pour soumettre a une critique régulicre la
doctrine développée par un precedent interlocuteur. Le dialogue de
Ciedvon, généralement peu coupé, ma pas la piquante ironie de eclui
de Platon, oti Socrate fait lomber ses faibles adversoires en @incessantes
contradiclions. L’orateur romain semble sétre propose de reproduire
dans la forme de ses ouvrages les débats graves el mesurés de la tribune
politique ou du barreau, plutot que les allures vives et soudaines dune
conversation spirituelle et savante.
Quant au fond des traites , il est presque complétement emprunté aux
écoles greeques des siecles antéricurs, et la part @inyention de Cicéron
se borne a Jéeclaircissement de quelques questions secondaires de mo-
rale. Quelles sont au moins, entre les opinions quil expose, celles qui
oblicnnent sa preference? Gest ce qwon ne parvient pas toujours a de-
ternuner facilement. Cette difficulteé sexplique par le caractere de
Ciecron, par Phistoire de sa vie, enfin par Pesprilde fa secte a laquelle
i fait profession @appartenir. Doué des sa jeunesse de plus de vivacite
CICERON. 315
dans limagination que de fermeté dans le jugement, Cicéron développa
dans les exercices qui forment l’orateur ces qualités et ces défauts natu-
rels, que les événements contemporains, bien plus propres a ébranler
l'esprit qu’a le rassurer, vinrent encore fortifier. Ce fut sous l’influence
de ces dispositions et de ces circonstances, qu'il s’attacha a Ja nouvelle
Académie. La prétention avouée du chef de cette école était lescepticisme;
mais Carnéade, dont Cicéron se rapprochait plus que d’Arcésilas, y
avait joint un probabilisme appliqué surtout aux opinions qui sont du
ressort de Ja morale. Enfin, Philon et Antiochus , les maitres de sa jeu-
nesse, quoiqu’ils maintinssent en apparence le scepticisme de leurs
devanciers, |’avaient remplacé en effet par une tentative de conciliation
entre les opinions contradictoires. Le premier , pour réhabiliter Platon,
confondait les deux Académies en une seule; et le second, allant plus
loin encore, s’efforcait de démontrer l'accord du péripatétisme et méme
du stoicisme avec la doctrine académique.
Cicéron adopta tout a la fois lesprit sceptique des fondateurs de la
nouvelle Académie et le synerétisme de ses derniers représentants. Les
professions de scepticisme se rencontrent souvent sous sa plume et
viennent tout a coup attrister le lecteur au milieu méme des traités ott
le ton et les convictions de l’auteur paraissent le plus fermes. C’est l’effet
que produit la préface du deuxiéme livre de Officiis, et plus encore le
dernier chapitre de /’Orateur , beau traité de rhétorique ot Ja philosophie
occupe une assez large place. Hatons-nous de le dire : apres ces décla-
rations, qui assurent sa tranquillité et protégent, quelles qu’elles puis-
sent étre, ses opinions et ses paroles, Cicéron se préte volontiers a
reconnaitre pour yraisemblables les sentiments des différents philosophes
qui ont montré le plus d’elévation dans leurs doctrines. En les modifiant
et les combinant a sa manicre, il s’en forme une doctrine personnelle,
quavee un peu d’étude on parvient a déméler et a suivre dans ses nom-
breux écrits. Pour en indiquer seulement ici les points principaux,
constatons que Cicéron croit avec Socrate a l’existence des dieux et
a leur providence, manifestées surtout par l’ordre de l’univers; qu’a
lexemple des mémes maitres, il admet une Joi morale, qui n’est autre
chose que la raison éternelle et la volonté immuable de Dieu; que, sans
compromettre la suprématie de honnéte a l’égard de l'utile, i] proclame
leur alliance nécessaire; qu'il tient lame pour incorporelle et divine,
inclinant toutefois a en expliquer la nature par l’entéléchie d’Aristote 5
qu il maintient, aux dépens méme de la prescience et de la providence
de Dieu, la liberté humaine sacrifiée par les stoiciens ; qu’enfin, il reven-
dique pour l’Ame, avec Platon, et, au risque, dit-il, de se romper avec
lui, une autre vie aprés la mort, heureuse ou malheureuse, selon notre
conduite ici-bas.
Toutefois , ces opinions qui ne sont pas méme énoncées dans ses ou-
vrages avec lafermeté d'un esprit convaincu, Jui appartiennent a peu de
titres. Ce nest done pas la qu’est son principal mérite comme philoso-
phe , ou, si lon veut, son droit évident a occuper une place importante
dans l'histoire de la philosophie.
Pour le juger avec équité, il faut considérer le but qu'il s’est princi-
palement proposé dans ses travaux philosophiques. C’a été d’initier les
Romains , par des ecrits composés dans leur propre Jangue, & la con-
ie
vo
S14 CICERON.
naissance des systémes de la Gréce. Il voulait quils n’eussent rien a
envier sous ce rapport a ¢e peuple , soumis par leurs armes, et auquel
deja ils disputaient avec succes les palmes de I’éloquence. En dirigeant
ses efforts vers cette fin, Cicéron a faconné la langue latine a l’expres-
sion des idées philosophiques, et l’a enrithic d'un assez grand nombre de
mots techniques qui ont passé, en partic , dans nos idiomes modernes.
El ce ne sont pas ses concitoyens sculs qui ont profité de ces expositions
étendues renfermées dans ses Dialogues : Vhistoire de Ja philosophie y a
recucilli de précieuses indications , et des citations textuelles de philo-
sophes dont on a perdu les ouvrages. C'est d Cicéron, par exemple,
que nous devons de connaitre , autrement que par leurs noms , plusieurs
disciples distingués des écoles greeques, particuli¢rement de l’école
stoicienne. L’exactitude de ses renseignements , puis¢és aux sources mé-
mes, est, en général, irréprochable. Elle ne laisse a désirer que dans
un pelit nombre de passages, ot Ciecéron n’a pas bien compris les idées
quil exprimait; ot, par respect pour la marche du dialogue, il a fail
parler le défenseur d'un systéme avec les préjugés habituels de sa secte ;
ou enfin il a prété a son auteur, comme on lui reproche de Vavoir fait
pour Epicure, les conséquences que renfermait sa doctrine.
Dans la critique des opinions qu'il expose , Cicéron se. borne encore
le plus souvent, a réunir et a présenter sous une nouvelle forme les ar-
guments que les différentes écoles s’adressaient Pune a lautre, et il se
met peu en peine de les apprécier. 1] semble pourtant s’étre plus spé-
cialement propose la refutation de l’épicuréisme , dont les principes cho-
quaient tous les sentiments élevés de son dame et que plusieurs publica-
tions récentes , parmi lesquelles il faut sans doute compter le poéme de
Lueréce, avaicnt signalé aux préférences de ses contemporains. On
peut méme penser que l’espoir de contre-balancer linfluence de ce sys-
téme par celle des systémes opposés , ne fut pas étranger a son projet
d’exposer complétement les diverses doctrines philosophiques.
Cicéron n'a pas eu de disciples : le peu d’originalité et de fermeté de
ses opinions ne Je comportail pas; mais ses traités de philosophie, comme
ses discours oratoires, ont excité attention et le plus souvent obtenu
Pestime de la postérité. Les Peres de l'Eglise latine, Lactance et saint
Jérome , saint Ambroise et saint Augustin, lont tour a tour loué et
blamé, imité et combattu. A Ja renaissance des lettres, Pengouement
dont la plupart des savants ont été pris pour le style cic¢ronien, a pro-
duit, entre autres résultats, une élude assez sérieuse des monuments de
la philosophic. Cette étude , introduction agréable et facile a des tra-
vaux approfondis sur les philosophes de lantiquilé, n'a pas discontinué
jusqu’a nos jours, grace a la faveur dont jouit histoire de la philoso-
phie depuis Brucker. Elle a donné lieu, particulicrement en Allemagne,
aun grand nombre de dissertations speciales , que nous allons signaler.
Consultez pour Ja connaissance des traités de Cicéron, toutes les édi-
iions de ses oeuvres compleies, et surtont celles de M. J.-V. Le Clerc,
avec traduction frangaise , 30 vol. in-8°, Paris, 1824-1825, et 37 vol.
in-f8, 1823 ct suiv. — Quelques eéditeurs ont aussi publié a part les
Opera philosophica ; nous citerons, parce qwelles sont accompagnées de
commentaires , Pédilion de Halle, 6 vol. in-8°, 1804 a 1818, par
MM. Rath et Schiitz, qui v ont joint Jes notes de Davies; et celle de
CLARKE. 515
Garenz, 3 vol. in-8°, Leipzig, 1809-1813, qui malheurcusement est
inachevée. Nous ne pouvons mentionner les innombrables éditions ou
traductions des différents traités de Cicéron. Nous croyons néanmoins
devoir faire une exception a l’égard de la traduction allemande et du
commentaire philosophique que Garve a donnés du de Officiis.
Pour exposition et l’appréciation des opinions de Cicéron , ainsi que
des services qu’il a rendus a la philosophie , voyez le livre x1 de Il’ His-
toire de Cicéron de Conyer Middleton, traduite de l’anglais par labbé
Prévost, 4 vol. in-12, Paris, 1743; et les grands ouvrages d'histoire de
Ja philosophie. Recourez, en outre, aux monographies suivantes : Hiilse-
mann , de Indole philosophica M. T. Ciceronis ex ingenioipsius et aliis ra-
tionibus estimanda, in-4°, Lunebourg, 1799,—Gautier de Sibert, Exa-
men de la philosophie de Ciccron; trois dissertations ues par J’auteur a
l’ Académie des Inscriptions de 1735 a 1778, et insérées dans les Mémoi-
res de cette société, t. x1 et xii. La table générale mentionne cing mé-
moires; mais les volumes qui devaient contenir les deux derniers n'ont
pas été publi¢és.— Meiners, Oratio de philosophia Ciceronis , ejusque in
universam philosophiam meritis, dans ses Vermischte philosophischen
Schriften, t.1.— Briegleb, Programma de philosophia Ciceronis , in-4°,
Cobourg, 1784; et De Cicerone cum Epicuro dixputante, in-4°, ib., 1799.
—Waldin, Oratio de philosophia Ciceronis platonica, in-4°, léna, 1753.
— Fremling, Philosophia Ciceronis, in-4°, Lond., 1795. — Herbart,
Dissertation sur la philosophie de Cicéron dans les Konigsb. archiv.,
n° 4 (all.). — Kuchner, M. T. Ciceronis in philosophiam ejusque partes
merita,in-8°, Hambourg, 1825.—Adami Bursii Logica Ciceronis stoica,
in-4°, Zamosc., 1604. — Nahmmacheri Theologia Ciceronis; accedit
onlologie Ciceronis specimen, in-8°, Frankenberg , 1767. — Petri van
Weselen Schotten Dissertatio de phitosophia Ciceroniane loco qui est de
Deo, in-4°, Amst., 1783. — Essai pour terminer le débat entre Mid-
dleton et Ernesti sur le caractere philosophique du traité de Natura
deorum, en cing dissertations, Altona et Leipzig (all. par Franck).
— Wunderlich, Cicero de anima platonizans, in-4°, Viteb., 1714. —
Ant. Bucheri Ethica Ciceroniana, in-8°, Hambourg, 1610.—Jasonis de
Nores Brevis et distineta institutio in Ciceronis philosophiam de vita et
moribus, Passau, 1597. — M. T. Ciceronis historia philosophia anti-
que ; ex illius scriptis edidit Gedike, in-8°, Berlin, 1782. Cet ouvrage,
simple recueil de passages de Cicéron accompagneés de quelques notes,
a été Jongtemps suivi comme manuel classique d’histoire de la philoso-
phie ancienne dans les gymnases de la Prusse, et a eu plusicurs editions.
—Comme livres du méme genre, mais rédiges sur un plan plus ou moins
étendu, voyez les Pens¢ées de Cicéron, de Vabbé d’Olivet, in-12, Paris,
174%, souvent réimprimées. On cite aussi une Chrestomathiecicéronienne
de Gesner. Enfin auteur de cet article a publi¢, pour l’usage des classes
de philosophie, des Extraits philosophiques de Ciceron, précédés d'une
notice sur sa vie et sur ses ouvrages, 1n-12, Paris, 4839. Dans la seconde
édition , qui est de 1842, la notice a été augmentée d'une exposition assez
étendue des opinions philosophiques de lorateur romain. L. DL.
CLARKE (Samuel) est né en 1675 a Norwich, et mort en 1729,
De sa vie et de ses travaux, une part revient a la religion, une autre,
we
Oe
516 CLARKE.
qui nest ni la moins étendue ni Ja moins honorable, a la philosophie. I
est, en effet, de la grande famille des Bossuet et des Fénelon; il est de
ceux qui, dans l’exercice des hautes fonctions sacerdotales, ont com-
pris que, sans la raison, il n’y a pas de vraie foi, ni de solide piété, et
qu’en servant la philosophie, on sert Ja religion.
Le role de Clarke, comme philosophe,, a été de défendre , contre les
extravagances systématiques de tout genre, les grandes vérilés natu-
relles de l’ordre moral et religieux. Sa vie s'est consumée a combaltre
toute violation flagrante du bon sens, toute dégradation de la dignité
morale de l'homme. Il n’a rien fondé de bien grand; mais il a plaidé
toutes les bonnes causes contre tous les mauy Hy systémes, celle de Dieu
et de ses perfections contre l’athéisme de Hobbes et le panthéisme de
Spinoza, celle de la spiritualité et de !immortalité des dmes contre Locke
et Dodwell, celle du libre arbitre contre Collius, celle du désintéresse-
ment contre les moralistes formés a l’école de Locke. La philosophie de
son pays lui a fourni, comme on voit, ses principatix adversaires et
presque toutes les occasions de ses combats; c'est qu’en effet | Angle-
terre a été depuis Bacon, et elle était surtout devenue, avec Locke,
comme la patrie de l’empirisme; cette philosophie y est née au xvi° sic-
cle; elle y a porté, en s'y développant régulierement, toutes ses tristes
conséquences. Clarke est du petit nombre des hommes généreux qui
ont protesté contre la philosophie régnante; il apportait a cette tache,
avec un ceeur noble et un esprit droit, une éducation toute cartésienne,
puisée a l’université de Cambridge, et dont linfluence, plus forte qu'il
ne le croyait lui-méme, le soutenait dans ses résistances. Cependant
il n’a positivement embrassé aucune école, comme il nen a fondé au-
cune; il faisait servir la physique de } Newton, son maitre d’adoption , a
corriger celle de Rohault; il livrait d’aussi rudes attaques a Spinoza qua
Hobbes, aux exces du rationalisme qu’aux extravagances de l’empi-
risme , toujours fermement attaché au sens commun au milieu des aber-
rations de l'esprit de systeme , adversaire né de toutes les folies honteuses
ou funestes, de quelque part quelles vinssent et de quelque grand nom
quelles fussent appuyées.
La théodicée de Clarke est, au fond, celle du rationalisme , mais d'un
rationalisme sage et tempérant. Il ne proscrit pas absolument la preuve
a@ posteriori de l’existence de Dieu; il Ja trouve a toute moins morale et
raisonnable, mais métaphysiquement insuffisante ; elle n’établit pas les
attributs essentiels de Dieu : ni l’éternité, ni Vimmensité, nil infinitude,
ni Ja toute- -puissance, nil’unité divinesne peuy ent rigoureusement resul-
terdel’ experience et des faits. La yraic preuve, c est la preuve métaphy-
sique , c’est l'argument @ priort qui se tire de la nécessité. «L’existence
de la cause premiere est nécessaire , nécessaire, dis-je, absolument et
en clle-méme. Cette nécessité, par conséquent, est @ priori et dans lor-
dre de nature, Je fondement et la raison de son existence. »
« L'idée d’un étre qui existe nécessairement sempare de nos esprits,
malgré que nous en ayons, et lors méme que nous nous efforcons de
supposer qu'il n’y a point d’étre qui existe de cette maniére.... Et si on
demande quelle espéce didée c'est que celle d'un étre dont on ne sau-
rait nier l’existence sans tomber dans une manifeste contradiction, je
réponds que c’est la premiere et la plus simple de toutes nos idées, une
CLARKE. 517
idée qu’il ne nous est pas possible d’arracher de notre Ame, et a laquelle
nous ne saurions renoncer sans renoncer tout a fait ala faculté de pen-
ser. » Telle est la preuve principale dont on peut lire le développement
dans le Traité de U'existence de Dieu; Clarke y démontre les proposi-
tions suivantes, exprimées et enchainées en maniére de théorémes :
1° Quelque chose a existé de toute éternité, puisque quelque chose existe
aujourd’ hui; 2° Un étre indépendant et immuable a existé de toute éter-
nité ; car, le monde étant un assemblage de choses contingentes, qui n’a
pas en soi Ja raison de son existence, il faut que cette raison se trouve
ailleurs, dans un étre distingué de l'ensemble des choses produites , par
conséquent indépendant, par conséquent immuable; 3° Cet étre indé-
pendant et immuable qui a existé de toute éternité, existe aussi par
lui-méme; car i] ne peut étre sorti du néant, et il n’a été produit par
aucune cause externe.
Cette argumentation de Clarke, avec l’exposition, qui la complete,
de la toute-puissance , de la sagesse parfaite et de la justice de Dieu,
est peut-étre ce qu'il y a de meilleur dans son livre; ce n’est pas assu-
rément ce qui en est Je plus original et le plus nouveau. Dans le courant
du méme écrit, on rencontre un autre argument, d’abord ajouté aux
premiers , comme pour en fortifier l’effet, et , en quelque sorte, insinué
dans la discussion principale; plus tard dégagé sous une forme plus pré-
cise, arliculé ayec plus de force , proposé comme indépendant de tout
le reste, et qui est devenu enfin, l’attaque et Ja résistance aidant, l’o-
pinion la plus chére a Clarke, son titre philosophique, la doctrine a
laquelle son nom demeure attaché, et par laquelle il est surtout connu
dans Vhistoire. C’est ]’argument célébre qui conclut Dieu des idées de
temps et d’espace. Clarke l’avait emprunté aux idées de son maitre
Newton; il l’a défendu avec opinidtreté contre Leibnitz. On peut, en
prenant ses derniéres expressions, l’exposer a peu prés ainsi: Nous
conceyons un espace sans bornes, ainsi qu’une durée sans commence-
ment ni fin. Or ni Ja durée ni l’espace ne sont des substances , mais
bien des propriétés, des attributs; et toute propriété est la propriété de
quelque chose; tout attribut appartient a un sujet. I] y a donc un étre
réel, nécessaire, infini, dont l’espace et le temps, nécessaires et infinis,
sont les propriétés, qui est le substratum ou le fondement de Ja durée et
de l’espace. Cet étre est Dieu.
Telle est la doctrine qui a suscité a Clarke son plus redoutable ad-
versaire , Leibnitz. Celui-ci, armé d'une dialectique impitoyable, retire
a l’espace et au temps, avec la qualité d’étres réels et distincts, indé-
pendants des événements et du monde, le rang d’attributs de Dieu.
D’abord, nil’espace ni Ja durée ne sont une propriété de Dieu. L’es-
pace ades parties, et Dieu est un; son unité est lunité parfaite, absolue,
qui exclut non-seulement Ja division actuelle, mais la division possible
et mentale. I] ne sert donc de rien de répondre, comme le fait Clarke,
que lespace infini n’est pas véritablement divisible; tout ce qu'on
peut dire, c’est quil n’est pas divisé; c’est que ses parties ne sont point
séparables et ne sauraient étre éloignées les unes des autres par dis-
cerption. Mais, séparables ou non, ]’espace a des parties que l’on peut
assigner, soit par le moyen des corps qui s’y trouvent, soit par les lignes
ou les surfaces qu’on y peut mener. Prétendre que l’espace infini est
ols CLARKE.
sans parties, c’est prétendre que Jes espaces finis ne le composent
point, et que l’espace infini pourrait subsister, quand tous les espa-
ces finis seraient réduits a rien. Voila donc une étrange imagination que
de dire que l’espace est une propriété de Dieu, c’est-a-dire qu'il entre
dans l’essence de Dieu. L’espace a des parties, donc il y aurait des par-
ties dans l’essence de Dieu : Spectatum admissi.../ De plus, les espaces
sont tantot vides, tantét remplis; done il y aura dans l’essence de Dieu des
parties tantdt vides, tantot remplies, et, par conséquent, sujettes a un
changement perpétuel. Les corps remplissant l’espace, rempliraient une
partie de l’essence de Dieu, et y seraient commensurés; et dans la sup-
position du vide, une partie de l’essence ressemblera fort au dieu stoi-
cien, qui était l’univers tout entier, considéré comme un animal divin.
Et encore, l’immensité de Dieu fait que Dieu est dans tous les espaces.
Mais si Dieu est dans ]’espace, comment peut-on dire que l’espace est
en Dieu ou qu'il est sa propriété? on a bien oui dire que la propriété soit
dans le sujet; mais on n’a jamais oui dire que le sujet soit dans sa pro-
priété. Les mémes choses peuvent étre alléguées, et a plus forte raison ,
contre la durée, propriété de Dieu : car non-seulement la durée est mul-
tiple, mais elle est de plus successive et , par conséquent , incompatible
avec l’immutabilité divine : tout ce qui existe du temps et de la duration,
étant successif, périt continuellement; du temps, n’existent jamais que
des instants, et instant n’est pas méme une partie du temps.
En second lieu, l’espace et la durée ne sont point des étres réels,
hors de Dieu; car, si l'espace est une réalité absolue, bien loin d’étre une
propriété ou accidentalité opposée ala substance, il sera plus subsistant
que les substances. Dieu ne le saurait détruire , ni méme changer en rien.
I] est non-seulement immense dans le tout, mais encore immuable et éter-
nel en chaque partie. I] y aura donc une infinité de choses éternelles,
hors de Dieu. Et puis, cette doctrine fait del’espace la place de Dicu,; en
sorte que voila une chose coéternelle 4 Dieu et indépendante de lui, et
méme de laquelle il dépendrait , s'il a besoin de place. I] aura de méme
besoin du temps, s'il est dans le temps. D’ailleurs, on dit que l’espace
est une propriété ; il vient d’étre prouyé qu'il ne pouvait ¢tre la propriété
de Dieu; de quelle substance sera-t-il done l’attribut, quand il y aura
un vide borné entre deux corps? Vide, il sera un attribut sans sujet,
une étendue d’aucun étendu.
L’espace n’est done ni une propriété de Dicu, ni un étre réel hors
de Dieu; il ne peut pas étre davantage une propriété des corps, puis-
que , le méme espace étant successivement occupé par plusieurs corps
différents, ce serait une affection qui passerait de sujet en sujet, en
sorte que Jes sujets quitteraient leurs accidents comme un habit, afin
que d'autres s’en puissent revétir.
Clarke s'est débattu courageusement, el sans jamais céder, contre
cette argumentation pressante. I] soutient Vindivisibilité absolue de
espace, et que sa nature reste par 14 compatible avee lunité de Dieu.
Fini ou infini, l’espace est indivisible, méme par la pensée; car on ne
peut s‘imaginer que ses parties se séparent une de l'autre, sans sima-
giner quciles sortent, pour ainsi dire, hors d’elles-mémes, C'est dail-
leurs une contradiction dans les termes, que de supposer qu'il soil diy ise 5
car if fandrait qu'il y ett un espace entre les parties que Lon suppose
CLARKE. 519
rait divisées, ce qui est supposer que l’espace est divisé et non divisé en
méme temps. L’espace n'a pas de parties, dans le vrai sens du mot:
parties, cest choses séparables, eomposées, désunies, indépendantes
les unes des autres, et capables de mouvement; les prétendues parties
de l’espace , improprement ainsi dites, sont essentiellement immobiles
et inséparables les unes des autres, On convient aisément que l’espace
nest pas une substance, un étre éternel et infini, mais une propriété,
ou une suite de l’existence d’un étre infini et éternel. L’espace infini est
l’immensité; mais l'immensité n’est pas Dieu; donc l’espace infini n’est
pas Dieu. L’espace destitué de corps est une propriété d’une substance
immatérielle. L’espace n’est pas renfermé entre les corps; mais les
corps, étant dans l’espace immense, sont eux-mémes bornés par leurs
propres dimensions. Vide, il n’est pas un attribut sans sujet; car alors,
on ne dit pas qu'il n’y ait rien dans l’espace, mais quil n’y a pas de
corps. I] reste l'attribut de l’étre nécessaire, nécessaire lui-méme , comme
son sujet. L’espace est immense, immuable et éternel; et l’on doit en
dire autant de la durée; mais il ne s’ensuit pas de la qu‘il y ait rien
d’éternel hors de Dieu. Car l’espace et la durée ne sont pas hors de Dieu;
ce sont des suites immédiates et nécessaires de son existence. Dieu
nexiste donc point dans ]’espace, ni dans le temps; mais son existence
est la cause de |’espace et du temps. Enfin, l’espace n’est pas une affec-
tion d’un ou de plusieurs corps, ou d’aucun étre borné, et il ne passe
point d’un sujet a un autre; mais il est toujours, et sans variation,
l’immensité d’un étre immense, qui ne cesse jamais d’étre le méme.
On voit que Clarke reproduit sa théorie sous diverses formes, plutot
qu il ne léve les difficultés.
Il a été plus heureux dans son plaidoyer pour l’immortalité de l’Ame
et pour la liberté humaine: la, il se rencontre souvent avec Leibnitz
dans la réfutation de l’objection qui se tire de la prescience divine, et il
réfute beaucoup mieux que ce dernier la prétendue influence des motifs,
montrant clairement, non-seylement la yérité du libre arbitre, mais en-
core sa nécessilé, et ce que |’étre humain y gagne en dignité. Sa morale
est une apologie du désintéressement posé comme un fait et prescrit
comme un deyoir; Clarke en pousse avec raison la defense jusqu’a dire
que la loi morale serait également sacrée, également inviolable, alors
méme qu'il n’y aurait, pour les mauyaises et les bonnes actions, ni
peines ni récompenses, cu présentes ou futures. C’est un honneur a
lui d’avoir, comme Plaicn dans I’Euryphren, et aussi comme Cud-
worth, marqué Ja justice de ce caractére d'immutabilité absolue, par
lequel elle est indépendante méme du décret de Dieu, auquel elle est
copréexistante, puisqu’elle le régle, élant Ja nature méme et Ves-
sence de Dieu, non pas une décision purement arbitraire de sa volonté,
et de lui a nous; une loi qu’il uous propose de suivre comme il la suit
Jui-méme, non pas un ordre sans raison émané de sa toute-puissance.
Mais, apres cela, Clarke se fourvoie quand a cette simple exposition
des caractéres de Ja justice, et a cette belle défense de la sainteté du
devoir, il veut joindre une définition du bien : tentative déja faite , sou-
vent renouvelée depuis, et, si nous ne nous trompons, toujours impuis-
sante. Selon Clarke, la notion du bien moral se résout dans lidée des
rapports réels et immuables qui existent entre les choses, en vertu de
520 CLASSIFICATION.
Jeur nature : conforme a ces rapports , la conduite humaine est bonne;
mauvaise, si elle y est contraire. On a déja bien fait voir que cette déti-
nilion est ‘trop élendue : en effet, il y a des rapports trés-réels et trés-
permanents des choses , auxquels il est indifferent de conformer ou non
sa conduite; il y en a auxquels il serait coupable de l’accommoder. Il
faut done faire un choix de ces relations, et lesquelles choisir? appa-
remment les relations morales. C’est-a-dire que les relations morales
sont et resteront toujours des relations dun ordre spécial, sui generis,
irréductibles a toute autre. On les désigne par leurs caractéres; on les
compte; la conscience les reconnait entre toutes a l’obligation qu’elles
entrainent; mais on ne peut les définir. Done la définition de Clarke ,
prise en son entier, est trop vaste et devient fausse dans l’application ;
réduite a ses justes limites, elle n'est plus qu'un cercle, une frivole tau-
tologie; elle revient, en effet, a ceci : Je bien moral est la conformité de
notre conduite avec les relations morales, qui sont immuables; c'est
bien la définir idem per idem.
Les deux principaux écrits philosophiques de S. Clarke, sont la Dé-
monstration de Vexistence et des attributs de Dieu, pour servir de réponse
a Hobbes, a Spinoza et a leurs sectateurs; et le Discours sur les devoirs
immuables de la religion naturelle. 11 faut y joindre un choix de ses
lettres , et surtout une lettre trés-longue sur l'immortalité de ’dme. Les
deux premiers écrits ont été fort bien traduits en frangais par Ricottier,
2 vol. in-18, Amst., 1744. AM.
CLASSIFICATION. Division par genres et par espéces.
Parmi les divisions que l’esprit peut établir dans les objets de ses
pensées, il n’en est pas de plus importantes que celles qui ont recu le
nom de classification , et qui consistent a disposer les choses par genres
et par espéces.
Telle est l'inépuisable fécondité de Ja nature, que homme aurait
promptement succombé a Ja tache d’en étudier les innombrables pro-
ductions, sil n’avait su les coordonner. Mais, doué comme il lest de la
faculte de comparer et d’abstraire , il ne tarde point a s'apercevoir que,
partout, a cdte des différences, il y a entre les étres de profondes ana-
logies , dont l'induction le porte A admettre la généralité et la constance.
Il se trouve ainsi amené a embrasser , sous une appellation commune,
les choses entre lesquelles il découvre des rapports : les individus sem-
blables sont réunis pour former une espéce; les espéces , un genre ; les
genres, une famille ou un ordre ; les familles,, une classe. ‘Ce travail
acheyé, voici quel résultat il produit : 1° parmi linfinie varieté des
objets, I esprit peut distinguer, sans confusion ct sans peine, ceux quila
intérét de connaitre ; 2° des qu ‘il sait le rang qu'une chose occupe, il en
sait les caractéres généraux indiqués par le seul nom de lespece a la-
quelle cette classe appar tient; 3° la transmission des verilés scienti-
fiques se trouve ramenée a ses rogles fondamentales , quiil est aussi aisé
de comprendre que d'exposer, La clarté péne tre done avee ordre dans
nos connaissances : le jugement et la mémoire sont merveillcusement
soulagés, et Ja science est mise a Ja portée d'un plus grand nombre
desprits.
Mais ces avantages ne sont pas les seuls que présentent les classifi-
CLASSIFICATION. 521
cations. S'il est vrai, comme on n’en saurait douter , que ce monde est
lceuvre d’une cause intelligente, il a été créé avec poids, nombre et
mesure ; il y régne un ordre caché qui en lie toutes les parties, et la
variété des détails n'y détruit pas luniformité du plan. Or ce plan ne
peut consister que dans les lois qui gouvernent les phénoménes, ou dans
les relations générales qui unissent les étres particuliers. Au-dessus des
classes qui dépendent des conceptions de homme, et qui changent avec
elles , la nature renferme donc un systéme permanent de genres et d’es-
péces, ol chaque ¢tre a sa place invariablement fixée. Lorsque le savant
détermine un de ces genres établis par la sagesse divine , il apercoit une
face de l’ordre universel. Peut-étre sa découverte résume-t-elle utile-
ment pour la mémoire un certain nombre d'idées éparses ; mais ce n’en
est que le cété le moins important. Elle vaut bien plus qu'une simple
méthode propre a aider le travail de l’esprit ; car elle nous associe aux
vues de la Providence , et, si elle comprenait tous les genres et toutes
les espéces, le plan de Ja création se déroulerait 4 nos regards.
Les classifications peuvent donc étre envisagées sous deux points de
vue : soit comme un procédé commode, mais arbitraire et artificiel, qui
nous permet de coordonner, d’éclaircir et de communiquer aux autres
nos connaissances; soit comme |’expression des rapports essentiels et
invariables des choses. La condition générale qu’elles doivent remplir,
dans les deux cas, est de tout comprendre et de ne rien supposer. Serait-ce
classer avec méthode les phénomeénes psychologiques que de les partager
en faits sensibles et en faits volontaires, et d’omettre les faits intellec-
tuels, ou bien, a l’intelligence, a Ja volonté et a Ja sensibilité , de joindre
telle ou telle de ces puissances supérieures et mystérieuses, que les
écrivains mystiques attribuent si facilement 4 ]’4me humaine? Le pre-
mier précepte de la méthode expérimentale est de se montrer fidéle
aux indications de la nature, c’est-a-dire de repousser les hypotheses
que son temoignage ne confirme pas, et d’accueillir toutes les vérités
quelle découvre : hors de la, il ne reste a l’esprit d’autre alternative
que !’erreur ou l'ignorance.
Mais les classifications naturelles sont soumises a d’autres régles plus
sévéres , que les classifications artificielles ne comportent pas. Chaque
point de yue ou propriété des objets peut servir a les classer, quand on
ne cherche que les avantages de l’ordre. Je puis, par exemple, classer
les végétaux d’aprés la grosseur de la tige, la dimension des feuilles ,
Ja couleur et la forme de la corolle, le nombre des étamines, leur in-
sertion autour du pistil, etc.; les pierres, d’aprés leur composition
chimique, leur contexture moléculaire, leur densité; les animaux,
d’aprés la conformation des organes de nutrition, de reproduction, de
locomotion , de sentiment, etc.; et ce qui prouve qu’en effet tous ces
caractéres offrent les éléments d'une division commode, c’est qwils ont
tour a tour été employés dans plusieurs systémes de botanique, de mi-
néralogie et de zoologie. Mais les classifications dites naturelles ne nous
laissent pas le choix entre plusieurs points de vue; il n'y en a alors qu'un
seul qui soit légitime, parce qu'il n'y en a qu'un seul qui soit vrai, et,
pour le découvrir, il faut préalablement éyaluer, avec le concours de
l'expérience et du raisonnement, l'importance relative des diverses par-
ties des objets. Tel est le principe de Ja subordination des caractéres ,
522 CLAUBERG.
que M. de Jussieu a le premier dégagé, et qui, généralisé par M. Cuvier,
a renouvelé la face des sciences naturelles. Ce principe s’étend a toutes
les branches des connaissances humaines ou il se trouve des étres a dé-
crire ct a classer, et il y sépare les méthodes véritables de celles qui
n'ont que la valeur d’un procédé mnémonique.
Lanature offre d’abondants matériaux a la classification; mais l'homme
peut aussi chercher a coordonner les produits de son activité propre, les
sciences et les arts. Le plus ancien essai en ce genre est dua Aristote,
qui partageait les sciences philosophiques en sciences spéculatives , pra-
tiques et poéliques, et chacune de ces branches en groupes secondaires ,
dapres les trois modes possibles du développement intellectuel , penser,
agir, produire. Un systéme de classification plus connu est celui que le
chancelier Bacon a développé dans son ouvrage de la Dignité et de U Ac-
croissement des sciences, et qui repose sur la distinction des facultés de
Yesprit, a savoir la mémoire, d’ou Vhistoire ; la raison, d’ou la philoso-
phie; imagination , d’ou la poésie et les arts, D’Alembert l’a reproduit,
avec de légers changements, dans le Discours préliminaire de I’ Eney-
clopédie. D’autres classifications, dont quelques-unes remontentau moyen
dge, sont fondées sur la division préalable des objets de la pensée, et peut-
étre ce point de vue est-il le meilleur; car, tous les pouvoirs de l’esprit
concourant dans chaque espéce de sciences et darts, on ne peut partager
les connaissances d’aprés les facultés du sujet qui connait, a moins d’un
abus de l’abstraction qui engendre beaucoup d’erreurs. Le dernier tra-
vail sérieux qui ait été entrepris pour classer les produits de l’esprit hu-
main, est Pouvrage publi¢é par M. Ampere, sous le titre d’ Essai sur la
philosophie des sciences, ou Exposition analytique dune classification
naturelle de toutes les connaissances humaines. La premicre partie a paru
en 183%, et la seconde en 1838, aprés la mort de J’auteur. Road
CLAUBERG est né a Solingen, dans le duché de Berg, en 1622.
Aprés avoir yoyagé en France et en Angleterre, il vinta Leyde, ou Jean
Ray Vinitia 4 la philosophie de Descartes. Clauberg est un des premiers
qui aient enseigné en Allemagne la philosophie nouvelle. I] trayailla a Ja
propager par son enscignement dans la chaire de philosophie de Duis-
bourg et par ses ouyrages. I] mourut en 1665,
Clauberg, dans ses diyers ouvrages, a exposé toutes les parties de la
philosophie cartésienne avec une clarté et une méthode qu’adimirait
Leibnitz. Il a écrit une paraphrase des Meditations de Descartes , dans
laquelle Ie texte est commenté avec une fidélité et une exactitude qui rap-
pellent Jes anciennes gloses des philosophes scolastiques sur | Organon
d’Aristote. Mais Clauberg ne se borne pas toujours au role de commen-
tateur exact de la pensée du maitre, et, dans quelques-uns de ses owvra-
ges, ila déyeloppé des conséquences contenues en germe dans les prin-
cipes de Ja Métaphysique de Descartes, De conjunctione anime et cor-
poris humani scriptum, cl Ewercitationes centum de cognitione bei et
nostri, tels sont les titres des deux ouvrages dans lesqueis Clauberg a
donné un développement original aux principes de Descartes. Voici de
quelle maniére, dans le premicr cuvrage, Clauberg résoul la question
de Vunion de Vdme et du corps. Comment lame, qui ne se meul pas,
pourrait-elle mouvoir le corps? comment Je corps, qui ne pense pas, pour-
CLAUBERG. 523
rait-il faire penser l’Ame? L’dme n’est et ne peut tre que la cause morale
des mouvements du corps, c’est-a-dire l’occasion a propos de laquelle
Dieu meut le corps; de son cété, le corps ne saurait agir directement sur
lame, et ses mouvements ne sont que les causes procathartiques des idées
qui s’éveillent dans l’dme, parce qu’elles y sont contenues. I] est facile
de voir le rapport de ces idées de Clauberg avec la théorie des causes
occasionnelles de Malebranche. Au fond, les deux théories sont parfaite-
ment semblables, et Clauberg a sur ce point devancé Malebranche.
Sur la question des rapports de Dieu avec les créatures , Clauberg est
encore plus original que sur la question de l’union de l’ame et du corps.
Il pousse a l’extréme cette opinion de Descartes, que conserver et créer
sont une seule et méme chose. Comme nous-mémes et tous les autres
étres nous n’existons qu’a la condition d’étre continuellement créés,
il en résulte, selon Clauberg, que nous et toutes les choses qui sont
dans le monde nous ne sommes que des actes, des opérations de Dieu;
nous ne sommes a |’égard de Dieu que ce que sont nos pensées a l’égard
de notre espril; nous sommes moins encore, car souvent il arrive que
notre esprit est impuissant a chasser certaines pensJes importunes qui
se présentent sans cesse a lui malgré lui, tandis que Dieu est tellement
le maitre de ses créatures, qu’aucune ne peut résister a sa volonté.
Toutes sont 4 son égard dans une si étroite dépendance, qu’il suffit
qu'un seul instant il détourne d’elles sa pensée, pour qu’aussitot elles
rentrent dans le néant. Je cite ce passage significatif d’un disciple immé-
diat de Descartes, qui, tout en voulant suivre pas a pas la doctrine du
maitre, est entrainé par la logique en des conséquences qui bientot
vont engendrer le panthéisme de Spinoza, la vision en Dieu et les causes
occasionnelles de Malebranche. «Tantum igitur abest ut magnifice sen-
ticndi occasionem ullam habeamus, ut potius maximam habeamus e
contrario judicandi nos erga Deum idem esse quod cogitationes nostre
sunt ergamentem nostram, etadhuc aliquid minus, quoniam dantur non-
nulla que, nobis etiam invilis, menli se offerunt. Que causa fuit The-
mistocli ut artem potius oblivionis quam memorie sibi optaret. Sed
Deus suarum creaturarum adeo dominus est, ut voluntati sua resistere
minime valeant et ab eo tam stricte dependent ut, si semel ab eis cogi-
tationem suam averteret, statim in nihilum redigerentur.» (Ewercit. de
cognit. Dei et nostri, ex. 28.) Pour arriver au panthéisme, il n’a manqué
a Clauberg qu’un peu plus de force de logique; il y touche sans s’en
douter, sans s’apercevoir méme qu'il s’est écarté en rien des principes
de son maitre. A laméme époque, on retrouve plus ou moins la méme
tendance dens Geulinex , en Hollande, dans Sylvain Régis, en France :
tant était glissante la pente logique qui entrainait les principes de Des-
cartes aux sysiémes de Malebranche et de Spinoza!
Outre les deux ouvrages que nous ayons cités un peu plus haut, Clau-
berg a publié encore les écrits suivants: Logica vetus et nova, in-8°,
Duisbourg, 1656; — Ontosophia, de cognitione Dei et nostri (dans le
méme volume) ; — Jnitiatio philosophi, seu Dubitatio cartesiana, in-12,
Mublberg, 1687.— Les ceuvres complétes, Opera philosophica , ont été
publiées & Amsterdam en 1694, 2 vol. in-4°.— Voir sur Clauberg l’exce!-
lente monographie de M. Damiron, dans les Mémoires de ’ Académie «es
Sciences morales et politiques, | ee
524 CLEANTHE.
CLEANTHE, fils de Phanias, naquit 4 Assos, dans ]’Asie Mi-
neure, vers l’an 300 avant Jésus-Christ. I] se destina d’abord a la pro-
fession d’athléte, et s'exerca au pugilat. Puis, réduit, par une de ces
révolutions si fréquentes alors dans |’Asie Mineure, a la plus extréme
indigence, il prit le chemin d’Athénes, ou il arriva n’ayant pour toute
ressource qu’une somme de quatre drachmes. I] fut obligé de pourvoir
sa subsistance en portant des fardeaux, en puisant de l'eau pour les
jardiniers, et en consacrant a d’autres occupations non moins pénibles
presque toutes ses nuits. Le jour était réservé a l'étude de la philosophie.
I] s‘était attaché d’abord au successeur de Diogéne, a Cratés le Cyni-
que; mais bientot , dégouté, comme tant d’autres, des exagérations de
cette école, il se tourna vers le stoicisme, que Zénon venail de fonder.
Son déniment était tel, que, dans l’impossibilité ou il se trouvait de se
procurer les objets nécessaires pour écrire, il gravait sur des fragments
de tuile et sur des os de beeuf ce qu'il youlait retenir des legons aux-
quelles il assistait.
Apres la mort de Zénon, Cléanthe fut placé, comme le plus digne de
ses éléves, ala téte de l’école ; mais il n’en continua pas moins, afin de
nétre a charge a personne, de se livrer a ses simples travaux. « Quel
homine, s‘écrie Plutarque, qui, la nuit, tourne la meule et, de jour,
écrit de sublimes traités sur les astres et sur les dieux! » I] mourut vers
Yan 220 ou 225 avant Jésus-Christ, apres avoir compté au nombre de
ses disciples un roi de Macédoine , Antigone Gonatas, et Chrysippe, la
colonne du Portique, qui devint son successeur. Le sénat romain, pour
honorer sa mémoire, lui éleva une statue dans Assos.
Cléanthe était stoicien de fait comme de nom. Les railleries les plus
mordantes, les injures les plus grossiéres ne le touchaient point. Quoi-
que doué d’un beau génie, on affirme qu'il avait Ja conception lente et
embarrassée au point de s’attirer quelquefois le nom injurieux d’ane.
« Un ane, soit, répondait-il; mais Je seul, aprés tout, qui puisse porter
le bagage de Zénon. »
Cléanthe néanmoins avait beaucoup écrit. La liste de ses ouvrages,
que nous a transmise Diogéne Laérce, comprend quarante-neuf titres ,
dont voici les principaux : Sur le temps; — Sur la physiologie de Zenon ;
— Exposition de la philosophie d’ Héraclite; — Sur le poete; — Sur le
discours; — Sur le plaisir; — Que la vertu est la méme pour la femme
et pour VThomme ; — L’art @aimer ; — L’art de vivre ; — Sur le devoir;
— Le politique; — Sur la royaute, De tous ces traités, dont Ja plupart
seraient aujourd hui si précieux pour nous, il ne nous reste que de courts
et rares fragments conservés par Cicéron, Sénéque, saint Clément
d’Alexandrie , Stobée et quelques autres écrivains de lantiquite.
Cléanthe s‘était aussi exercé a la poésic ; ce sont surtout ses vers que
le temps a respeetés, et Stobée a sauyé de l’oubli un fragment conside-
rable de son Hymne a Jupiter. :
Ce que nous sayons de sa philosophie peut se ramener a ces trols
chefs : Astronomie, théologie et morale.
Dans son systéme astronomique , le soleil est un feu intelligent qui se
nourrit des exhalaisons de la mer (Stobée , Surla nature du soleil. Voila
pourquoi au solstice d'été ainsi qu’au solstice d’hiver, l’astre revient sur
ses pas, ne vonlant pas trop s’éloigner du lieu d’ou lui vient sa nourri-
CLEANTHE. 525
ture (Cicéron, de Natura deorum, lib. m1, c. 14). C’est dans le soleil que
réside la puissance qui gouverne le monde (Stobée, Sur le lever et le cou-
cher des astres). La terre est immobile; Aristarque , qui la faisait tourner
autour du soleil et sur elle-méme, fut juridiquement accusé d'impiété par
Cléanthe , pour avoir violé le respect dua Vesta et trouble son repos.
Sa théologie , que saint Clément d’Alexandrie appelle la vraie théolo-
gie , reconnait un Dieu supréme, tout-puissant, éternel , qui gouverne
Ja nature suivant une loi immuable. Tout ce qui vit, tout ce qui rampe
sur cette terre pour y mourir, vient de lui. C’est a lui quil faut rap-
porter le bien qui se fait dans le monde; homme seul, | homme pervers
y jette des germes de désordre que lintelligence infinie sait encore
tourner au profit de J’ordre universel. I] est le Dieu que le sage adore et
en lhonneur duquel il chante lhymne sans fin (Hymne a Jupiter).
Quant a Ja substance dans laquelle résident ces attributs divins, elle est
pour Cléanthe tantot le monde lui-méme, tantot l’ame qui meut ce
grand corps; tantot l’éther, ce fluide enflammeé dans lequel nagent tous
les élres, tantot enfin la raison (Cicéron, de Natura deorum, lib.1,
c. 14). L’idée, d’ailleurs, que nous nous formons de Ja Divinité, coule
pour nous de quatre sources. D’ou nous pourrait venir, sinon des dicux,
Je pressentiment des choses futures? Nest-ce pas leur colere qui éclate
dans les tempétes, dans les voleans, dans les tremblements de terre?
Leur bienfaisance infinie ne nous est-elle pas attestée par les largesses
dont ils nous comblent? et leur grandeur ne se lit-elle pas en caracteres
splendides dans la disposition des astres et dans leur marche réguliére
(Cicéron, de Natura deorum, lib. u, c. 5, et lib. ur, ¢. 7)?
Le point fondamental de la morale de Cléanthe, c'est la théorie du
souverain bien. Le souverain bien, selon lui, c’est la justice, l’ordre,
Je devoir (saint Clément d’Alexandrie, Exhortation aux Gentils). A la
formule de Zénon, «Vivre selon la vertu, » Cléanthe substituait celle-
ci: « Vivre conformément a la nature, c’est-a-dire a la raison faisant
son choix dans nos tendances naturelles. » (Id., Stromates, liv. 11). Si le
plaisir était notre but, homme n/aurait regu lintelligence que pour
mieux faire le mal (Stobée, Sur Uintempérance, disc. 38). La foule
est un mauvais juge de ce qui est beau, de ce qui est juste; ce n'est que
chez quelques hommes privilégiés que le sens moral se rencontre dans
toute sa pureté (saint Clément d’Alexandrie , Slromates, liy. vy). Les
hommes sans éducation ne se distinguent des animaux que par leur
figure seule (Stobée, Sur la discipline de la philosophie, disc. 210).
Toute la vertu stoique est condensée dans ces vers de Cléanthe, dont
Sénéque (Epist. 107) nous a donné Ja traduction que nous traduisons
a notre tour: « Conduis-moi, pére et maitre de lunivers, au gré de
tes désirs : me voici; je suis prét a te suivre. Te résister, c'est te suivre
encore, mais avec la douleur que cause la contrainte; les destinées
entrainent au terme fatal ceux qui n'y marchent pas d’eux-mémes;
seulement on subit, lache et faible, le sort au-devant duquel, fort et
digne, on pouvait se porter. »
Cléanthe croyait a l'immortalité; mais les ames, selon lui, conser-
vaient, dans une autre vie, la force ou la faiblesse quelles avaient deé-
ployée dans celle-ci (Ritter, Histoire de la philosophie, trad. de Tissot,
f2. 11,, p. 509).
3526 CLEMANGIS.
Voyez, dans Diogéne Laérce , les différents écrivains que nous avons
cités dans le cours de cet article , et les historiens de la philosophie.
A. Cu.
CLEMANGIS (Nicolas-Nicolai) , né 4 Clamange, prés Chalons-sur-
Marne, etconnu sous le nom de Nicolas de Clémangis, eut pour maitres
Pierred Ailly et Gerson aucollége de Navarre, ot il entra aldge de douze
ans. D’un esprit plus delicat que la foule des scolastiques , dont toute la
littérature se bornait 41a connaissance de Ja Jangue a moitié barbare de
l’école, il avait un gout particulier pour Ja culture des lettres. Soup-
conné d’étre, par intérét, défavorable a la résolution de Charles VI de
retirerl'obédience a Benoit XII, dont il était secrétaire, il fut persécuté,
et se retira dans labbaye des Chartreux du Valprofond, d’ow il chercha
une retraite plus solitaire encore dans un lieu appelé Fons in Bosco.
C'est 1a qu'il composa son traité de Studio theologico, et peu de temps
apres, le livre de Corrupto Ecclesia statu. Nonobstant ce dernier ou-
vrage, peul-étre méme a cause de lui, il n’assista pas au concile de
Constance. On pense qu’il mourut vers 1440. I avait été successivement
trésorier de Langres et chantre de Bayeux. Fidéle a l'idée d'une ré-
forme dont il avait démontré Ja nécessilé , il ne consentit jamais a pos-
séder plusieurs bénéfices a Ja fois, et il refusa une prébende qu'on vou-
Jait lui faire accepter, dans |’église du Mans, ajoutant spirituellement
( Epist. 76) : Ne quo minus mihi restat vie plus viatici quesisse
merito arguas. Ses liaisons avec Benoit XIII ne lempéchérent pas de le
quitter, lorsquil ne douta plus que l’ambilion ne fat l’unique mobile
des actions de ce pontife.
Ii n'est pas facile de savoir quelle direction philosophique suivit Nico-
las de Clémangis. Ses lettres, conservées au nombre de 137, ses nom-
breux écrits sur les vices des ecclésiastiques, et les abus invétérés dans
l'Eglise, son trailé méme de Studio theologico ne donnent point de lu-
miéres ace sujet. Ce qui parait certain, c'est le peu de cas qu'il faisait
de la scolastique. Aussi sommes-nous disposés a penser que, s'il a adopté
les idées de Pierre d’Ailly, son maitre, dans les matiéres alors contro-
versées, ce fut sans altribuer a la dialectique une grande importance.
Quelques indices nous portent a croire que, fatigué des argulies sans
résultat de la philosophie des écoles, et degoute des vices qui rédui-
saient le clergé a Vimpuissance, il chercha quelques diversions dans la
culture des lettres el dans la lecture des livres saints. Il reproche, en ef-
fel, aux théologiens la négligence quils mettaient a étudier !’Ecriture
sainte, et leur applique ces paroles de saint Paul a Timothée: Lan-
guere circa questiones et pugnas verborum (1, c. 6, 3. 4); quod est
sophistarum, ajoute-t-il, non theologorum. On n’apprend pas sans in-
térét, par le passage qui suit immédiatement cetle citation (Spicileg.,
t. vir, p. 150) quelle supériorilé les scolastiques de ce temps attri-
huaient a Ja raison sur les paroles de la Bible; c'est, sous une forme
moins hardie, la querelle des temps modernes entre la raison et la foi,
et Ja recommandation que fait Nicolas de Clémangis de se soumettre a
la parole sainte est presque un rappel a Vautorité. Nous croyons done
que cet écrivain, justement célébre par l’élégance et la pureté de son
style, plus lettre d’ailleurs que philosophe, parlagea plutét la reserve
CLEMENT. 527
de Gerson que la confiance avec laquelle d’Ailly se youa a la dialectique
qui fit la puissance de sa gloire. HB,
CLEMENT [ Titus Flavius], plus connu sous le nom de saint Clément
d’Alexandrie , naquit dans cette ville, suivant Jes uns, a Athénes, selon
d'autres, vers le milieu du second siécle de notre ére. Il avait été
élevé dans la religion paienne; mais les legons de saint Panténe qu'il
entendit en Egypte, aprés avoir fréquenté diverses écoles , le décidérent
a embrasser Je christianisme. Vers 190, il succéda a son maitre dans
la foi comme catéchiste de l’école d’Alexandrie , fonctions qu'il remplit
avec autant de zéle que d’éclat jusqu’en 202, ouil parait qu’une persé-
cution ordonnée par l’empereur Septime Sévére l’obligea de se réfugier
en Syrie. On ignore Ja date précise de sa mort, qui, dans toute hypo-
thése, ne doit pas étre reculée au dela de 220.
Ce qui distingue Clément d’Alexandrie entre tous les Péres de 1 E-
glise, ce qui marque sa place dans l'histoire des sciences profanes,
c’est une connaissance étendue et surtout une admiration sincére et
éclairée de la philosophie ancienne. Loin de partager le sentiment de
Tertullien et d’Athénagore, qui ne voyaient dans les brillants systémes
des écoles grecques qu'une inspiration du démon , il repousse une pa-
reille opinion comme sacrilége. La philosophie est 4 ses yeux une ceu-
vre divine, un bienfait de la Providence, dont la sagesse luit pour tous
les peuples, tous les hommes et tous les temps. Les philosophes furent
les prophétes du paganisme , et leurs enscignements ont préparé Jes
voies du Christ chez les Gentils, comme I’ancienne loi chez les Hé-
breux.
Clément d’Alexandrie cependant ne se prononce pour aucune école a
lexclusion des autres. La philosophie, selon Jui, n'est ni le stoicisme,
ni le platonisme, ni la doctrine d’Epicure, ni celle d’Aristote (Stromates,
liv. 1, c. 12%) , mais un choix de ce qu’il y a de meilleur dans ces divers
systemes. Il compare la vérité a une harmonie qui se compose de tons dif-
férents , et il en recueille de cété et d’autre les éléments épars, persuadé
que tous les philosophes l’ont connue et que pas un ne l’a possédée en-
uérement. II est, pour tout dire, partisan de l’éclectisme en philosophie,
et le mot, comme la chose, se trouve dans ses ouvrages.
A part cette méthode générale , et en dehors du dogme chrétien, on
ne saurail affirmer que saint Clément ait eu, comme philosophe, un
corps arrété de doctrines positives. Soit indécision dans Ja pensée, soit
embarras de J’exprimer, soit obscurité volontaire , son exposition man-
que de netteté et présente d’apparentes contradictions dont il est quel-
quefois difficile de découvrir le secret. Ce qui parait indubitable, c’est
qu’au-dessus du raisonnement, au-dessus méme de la foi, envisagée
comme un effort de l’dme vers la piété, saint Clément reconnaissait sous
Je nom de gnose un mode supérieur de connaissance, dont la perfection
rend superflu tout autre genre d'instruction et réagit sur lame entiére
pour la purifier. Le véritable gnostique , tel que furent les apdtres, sait
toutes choses d'une science certaine , méme celles dont nous ne pouvons
rendre raison, parce qu il reste le disciple du Verbe, a qui rien n’est in-
compréhensible. I] est étranger aux passions qui tourmentent Jes
hommes, la tristesse, l’envie, la colére, ’émulation, l'amour. La dou-
528 CLEMENT.
ceur de la contemplation, dont il se repait a tout instant sans en étre ras-
sasié, le rend insensible aux plaisirs du monde. I] supporte la vie par
obéissance a Ja loi divine; mais il a dégagé son dme des désirs ter-
restres.
Saint Clément parait n’avoir pas admis que l’existence divine put se
démontrer; car, dit-il, chaque chose doit se démontrer par ses principes,
et Dieu na pas de principes. Il considérait méme comme purement né-
gative la connaissance que nous avons de |’Etre divin. Selon lui, Dieu
nest ni Je bon, nil’un, ni esprit, ni essence, ni Dieu, ni Pere a pro-
prement parler: nous n’employons ces magnifiques appellations que
pour fournir a intelligence un point ot elle puisse s’appuyer. Dieu est
élevé au-dessus de toutes choses et de tout nom; il est linfini que nulle
pensée ne peut embrasser. Toutefois, saint Clément n’hésile pas a re-
garder la bonté comme l'attribut primilif et essentiel de Dieu, qu’elle
porte a répandre le bien autour de lui, comme le feu échauffe, comme
Je soleil éclaire, mais sous la réserve d'une liberté supréme. Tel a été
Je motif de la création du monde; car, malgré le témoignage contraire
de Photius et les expressions vagues dont se sert Clément, il parait
bien avoir admis ce dogme important. I] mainlient, du reste, un rap-
port si étroit entre univers et son auteur, que les choses, dit-il ( Pe-
dag., lib. 11, c. 115), sont les membres de Dieu; que Dieu est tout et que
toul est Dieu, paroles remarquables qui montrent avec quelle force les
Péres de | Eglise ont quelquefois voulu indiquer Ja présence et laction
divines dans le monde, sans qu’on puisse leur imputer l’aberration du
panthéisme.
Saint Clément était naturellement conduit a rechercher comment Dieu,
souverainement bon, avait pu créer un monde imparfait. Il tranche
Ja question dans le sens des idées chrctiennes et d'un sage optimisme.
Dieu a doué homme de facullés excellentes; mais, par un abus de sa
liberté, homme s'est détourné de sa fin, de sa ressemblance avec son
créateur, et c’est ainsi que le mal s‘est introduit dans univers. Mais
dans sa chute, humanité a été secourue et sauvée par Ja grace. Dieu
a pris soin de linstruire, de la former, de l'attirer doucement a lui par
un mélange de sévérilé et de douceur, par lépreuve de la souffrance,
par des révélations progressives. Le terme de cet enseignement surna-
turel est lincarnation du Verbe divin, descendu sur la terre afin de nous
apprendre, par son exemple el sa parole, comment un homme devient
un dieu.
On a émis quelquefois opinion que saint Clement avait emprunté
son €clectisme a ]’ecole néoplatonicienne; et, en effet, sa doctrine offre
des trails frappants de ressemblance avec celle des disciples et des suc-
cesseurs d’Ammonius Saccas. Mais, outre que cette hypothese ne s'ap-
puie sur aucun témoignage historique, elle n'est pas nécessaire pour cx-
pliquer le caractére du syst¢me philosophique de saint Clément, que
molivent assez et esprit général de lépoque ou il a vécu, et sa foi re-
ligieuse, et son génie. Aussi n’hésitons-nous pas a Ja repousser.
Il nous est parvenu, sous le nom de saint Clément d’Alexandrie,
quatre ouvrages d'une importance inégale : 1° Les Stromates, recueil, en
huil livres, de pensées chrétiennes et de maximes philosophiques, dis-
posées sans beaucoup d ordre ni de liaison; 2° Le Pedagogue, lraite
CLEOBULE. 529
de morale, en trois livres; 3° Une Exhortation aux Gentils; 4° Un
opuscule sous ce titre : Quel riche sera sauvé? Clément avait composé
beaucoup d’autres ouvrages dont on ne posscde que des fragments. La
premiére édilion de ses ceuvres a élé donnée par le savant Vettori, in-f?,
Florence, 1550. Laderni¢re remonte a quelques années, 4 volu-
mes in-12, Leipzig, 1831-34; mais la plus estimée est celle qu’a pu-
blige l’évéeque Jean Potter, in-f, Oxford, 1715: le texte y est accom-
pagné de la traduction latine et des commentaires a tlerve..Le Clere ;
au tome x de sa Bibliotheque universelle, a donné une Vie de Clément
d'Alexandrie, dont plusieurs assertions, répétées dans ses Litler@ cri-
tice et ecclesiasticee , ont été combattues par Je Pére Baltus , dans son
Apologie des SS. Peres accusés de platonisme, in-4°, Paris, 1711. On peut
consuller aussi D. Cellier, Histoire des auleurs sacrés et ecclésiastiques ,
in-4°, Paris, 1729 et 1780, t.11; Cave, Scriptorum ecclesiasticorum
Historia litteraria, in-f, Oxford, 1740, t. 1; Dehm de Pace Cle-
mentit Alexandrini, Hale, 1831; et surtout Histoire de la philosophie
chrétienne de M. Rilter, trad. frangaise, in-8°, Paris, 1843, t. 1, p. 377-
418. aS
CLEOBULE, que Plutarque et Suidas placentau nombre des Sept Sages
de la Gréce, était né, selon Popinion la plus commune, a Lindos, dans
lile de Rhodes, dont son pére, Evagoras, était roi. Quelques aulres ,
au Uémoignage de Diogéne Laérce, faisaient remonter Son origine jusqu’a
Hercule. aT visita TEgypte, occupa le pouvoir, apres la mort de son
pére, et mourut a l’dge de soixante-dix ans, vers la Lv® olympiade.
Cléobule avait composé des chants et des questions énigmatiques, jus-
qu’au nombre de trois mille vers; mais on n'a conservé que quelques-
unes .de ses sentences et une lettre adressée a Solon. Il eut une fille,
Eumé¢tis, plus connue sous le nom de Cléobuline, qui acquit une cer-
laine célébrité en se livrant au méme genre d'études que son pére.
Voyez Diogéne Laérce, liv. 1, c. 89 et suiv. hs
CLERSELIER (Claude) mérite une place dans l'histoire des pre-
miers développements du cartésianisme. [I élait l'ami intime de Des-
cartes; aprés la mort du pére Mersenne, il devint a son tour le corres-
pondant par lequel Descartes, pendant les derniéres années de sa vie,
du fond de la Hollande , communiquait avec le monde savant. I] a droit
a Ja reconnaissance de tous les amis de la philosophie, par le zéle et le
soin avec lesquels il recueillit et publia les ouvrages posthumes de Des-
cartes. Cest Clerselier qui aréuni et publié, en un recueil de trois
volumes, les lettres de Descartes, qui sont d'un si haut intérét philoso-
phique. C’est encore Clerselier qui fit imprimer le Traité de U Homme,
le Traité de la conformation du Fetus, le Traité dela Lumiére et Je
Traité du Monde. \\ fut aidé dans ces diverses publications des secours
de Jacques Rohault et de Louis de la Forge. Il contribua beaucoup a
répandre le carlésianisme dans Paris, a cause de la force et de la sincé-
rilé de ses convictions philosophiques, eta cause de lestime générale
dont il était environné. Un fait rapporté par Baillet, l’historien de la vie
de Descartes, prouve a quel point son zcle était grand pour la propaga-
tion de la philosophie nouvelle, Avocat au parlement de Paris, et d'une
he Si
ay |
530 CLINOMAQUE.
famille riche et distinguée, il maria néanmoins sa fille 4 Jacques Ro-
hault, qui était pauvre et dune famille bien inférieure a Ja sienne. Il
voulut absolument ce mariage dans un intérct purement philosophique ,
et par Ja considération seule de la philosophie de Descartes, dont il
prevoyail que son gendre devail étre un jour un puissant appui. Hl ne
fut pas trompé dans ectte espérance, «Jacques Rohault, par son zeéle,
par son talent, fut un de ceux qui contribuerent en effet le plus puis-
samiment a répandre les principes de la philosophie de Descartes,
Claude Clerselicr mourut en 1686. FeBs
CLINOMAOUTE, philosophe grec, néa Thurium, dans Ja Lucanie,
fut un des disciples d'Euclide de Mégare. S‘il faut en croire Diogéne
Laérce (liv. ,¢. 112), il serait le premier auteur qui eit écrit sur
les propositions, les prédicaments, et autres sujets du meme genre.
Sa vie, ses doctrines et ses ouvrages nous sont d’ailleurs enticrement
inconnus. Ba
~—CLITOMAQUE, un des chefs de la nouvelle Académie, était natif
de Carthage, el se nommait Asdrubal dans la langue de son pays. Il
guilia | Afrique vers le milicu du second siécle avant Jésus-Christ, agé,
selon les uns, de vingt-huit ans, de quarante selon d'autres, el vinta
Atheénes suivre les legons de Carnéade, auquel il suecéda a Académie
en année 130. Sans ajouter aux arguments de son maitre contre Pau-
toriié de la raison, il se distingua par une connaissance profonde des
écoles péripatéticicnne et stoicienne. Diogene Laérce lui atiribue plus
de quatre cents volumes, entre lesquels Ciccron cite un trailé en quatre
livres sur la Suspension du jugement (asst Excyz:). Voyezs Diogene
Laéree, liv. 1v, ¢. 67 et suiv. x
COCCEIUS (Jean), théologien hollandais, né 4 Bréme en 1603,
commenca ses éludes dans cette ville, les continua a Hambourg, et les
acheva a Franeker. Sa connaissance profonde de la litterature rabbini-
que le fit nommer professeur dhébreu dans sa patrie ; il enscigna en-
suite a Franeker; en 1649, il obtint la chaire de théologie de Ley de, qu'il
a oceupée jusqu’asa mort, arrivée en L669. Cocecius a aliaché son nom
ad un sysleme dexégese biblique, Gaprés lequel lous les événements
qui doivent arriver dans PEglise, jusqu’a Ja fin des sitcles, se trouve-
raiecnt annoneés par les figures de FAncien Testament. La science n’a
rien a voir dans une pareille hy pothese , et Coecéius doit a une circon-
stmee toute fortuite d’occuper une place dans histoire de la philoso-
phie. Ses adversaires, entre autres Desmarets et Gilbert Voet, atin de
décrier sa doctrine aupres du clergé hollandais , le dénoncerent comme
fauteur des idées de Descartes, qui, selon eux, n’élaient propres qua
ébranler Fautorité. Hen reésulla que les cartésiens et les disciples de
Covecius , réunis par la necessite de combattre les menies adversaires,
firent lout dabord cause commune, eta la fin ne formerent plus qu'un
seul pari. On peut voir dans Brucker (/fisé. crit. phil., t. Vv) Vhistoire
de ce grand debat, qui a partage les universités de Hollande, et auquel
COIMBRE. 54
se rattache le célébre synode de Dordrecht, ot le cartésianisme fut con-
damné. Hl existe plusieurs édilions des ceuvres de Coceécius: Am*ter-
dam, 1673-1675, 8 vol. in-f?; Hid., 1701, 10 vol. in-f.— Voyez Nicé-
ron, Mémoires pour servir ad UHistoire des hommes illustres , 1727 et
ann. suiy., t. VUI.
ashe
COIMBRE. II ne faut pas confondre l'université de Coimbre, toute
laique, avec Je collége que fondérent les jésuites dans cette ville, et qui
recut deux lempreinte religieuse qui caractérise leur enseignement;
c est le college seul qui est fameux en philosophic. I] y avait quelques
années que luniversité de Coimbre avait élé fondée par Jean HII de
Portugal, et deja sa réputation était européenne, quand les jésuites,
dont lordre venail de naitre, arriverent a Lisbonne en 1540. Francois
Xavier, l'apdtre des Indes, faisait partie de cetle premiére colonie, qui
devait étre suivie de bien d'autres. L’accueil que leur fit le roi fat plein
de bienveillance et méme denthousiasme. Bien qu il fut lui-méme le
créateur de l'université, il n’hésita point a Jui susciter une rivalité qui
devait tre fatale, en permetlant aux nouveau-venus d’établir un col-
lége dans la ville ot elle réesidait. Par suite de circonstances particu-
litres, Coimbre, sans étre la capilale politique du pays, en était dés
longtemps la capitale intellectuelle; el aujourd’ hui méme c’est 4 Coim-
bre et non a Lisbonne que siége la direction supérieure de J'instruction
publique. :
En 1542, les jésuites sont autorisés a ouvrir leur collége; et c'est
le premier du monde entier que posséda la Société, qui n’en eut jamais
ni de plus illustre ni de plus considerable. Dans l’edition de Ribade-
neira par Sotwell, c’est par erreur qu’on a donné la date de 1552: elle
doit étre reportcée dix ans plus haut. Dans ce collége, les jésuiles pou-
valent enseigner ce qu on appelait alors les arts, c est-a-dire les belles-
lettres, Ja philosophie et les langues, parmi lesquelles on comptait sur-
tout les langues grecque et hébraique. C’était 1a précisément tout ce
dont se co:nposail enseignement inferieur de Puniversité , l’enseigne-
ment supérieur comprenant le droit, Ja médecine et la théologie. Ts
obtinrent tout dabord de la faiblesse du roi les mémes droits que ceux
qu il avait conferés aVuniversité, et ils se prétendirent complétement
indépendants. L’université, qui les avait dédaignés a cause de leur
peut nombre, dut bientot s’en inquiéter : en 1545, elle eut la force
dexiger que le collége lui fit ouvert, et elle soumit les études a une
sévere inspection. Les jésuites réclameérent énergiquement, et il s’éta-
blit dés lors une lutte qui, a travers des phases diverses, ne dura pas
moins de quarante ans, et qui se termina, pour ordre entreprenant
et habile, par une victoire compléte. En 1547, le roi vint en personne
poser la premiere pierre dune tondation dont il avait lui-méme tracé
tous les plans, et qui, malgré la protection rovale, ful arrétée quelque
temps par l’opposition violente du peuple de Coimbre; mais en 1350,
le college, triomphant de tous les obstacles, était construit, et le roi
venait le visiter solennellement.
Trois ans plus tard, les jésuites obtenaient de faire chez eux le cours
de théeologie que jusque-la ils devaient suivre dans les classes de luni-
34.
532 COIMBRE.
versité ; et dés 1555, ils étaient 4 peu pres vainqueurs, et ils se faisaient
adjuger Ja moilié de l'université, en se chargeant de l’enseignement
inférieur tout entier, qui ful retiré aux professeurs laiques. Seulement
la Société eut le soin, pour se faire moins d’ennemis, de leur assurer
des pensions viagéres sur les fonds de | Etat, et elle se fit accorder a
elle-méme les plus belles conditions, Elle consentit a tenir dans son col-
lége toutes les classes mineures qu'availt possédées luniversité, pourvu
qu’on lui constituat des revenus indépendants, et que surtout on
lexemplat de toute surveillance. Ces conditions lui furent concédées a
perpétuilé par une ordonnance du roi que yint bientot confirmer une
bulle du pape. Il y eut dés lors 4 Coimbre deux colléges de jésuites
séparés, l'un pour la théologie, et l'autre appelé collége des Arts. Par
un reste de condescendance pour luniversité, les éléves du premier
collége lui demandérent encore Jeurs grades en théologie; et les jésuites
ne s'affranchirent tout a fail de cetle contrainte que vingt ans plus tard,
en 1575, bien quelle fut toute yolontaire de Jeur part. Mais dés 1558,
ils avaient su, pour les cours et les examens de philosuophie , se faire
attribuer tous les droits académiques. Les juges Ctaient lous pris parmi
eux, el de plus les examens et la collation des grades se firent dans
leur maison, tout en demeurant a la charge de l'université, condamnce
a payer ceux qui la dépouillaient. Ce fut a cette occasion que le fameux
Pierre Fonseca fut chargé de rédiger un manuel de philosophic, de
tout point conforme a la doctrine d’Aristote, que la Société avait pris
sous son patronage. Vers 1583, et grace a quelques circonstances favo-
rables, l'université tenta un dernier combat: elle voulut revendiquer
son droit d'inspection. Mais aprés dix années de lutte nouvelle, /éner-
gique Fonseca sut faire définitivement consacrer le privilege de la
Société, et, de plus, il fut assez habile pour faire accroitre encore les re-
venus déja considérables du collége.
A dater de cette époque jusqu’a l’expulsion, e’est-a-dire pendant prés
de deux siécles, les jésuiltes dominérent a Coimbre sans partage, et | é-
ducation de la jeunesse leur fut compléetement abandonnée. Leur col-
lége avait habituellement jusqu’a 2,000 éleves. Mais la violence dont
ils avaient usé envers l'université ne put étre oublice. En 1771, le mar-
quis de Pombal avait le premier la gloire d’attaquer la Société et de la
détruire dans son pays, fit renaitre de trop justes griefs, et une com-
mission royale, composée des plus grands personnages de | Etat, dut
publier un récit officiel des manoeuvres et des intrigues par lesquelles les
jésuites étaient parvenus a détruire luniversité nationale, C’est un acte
régulier d'accusation sur ce chef si grave; et ce faclum, public dix-
neuf ans aprés expulsion des soi-disant jésuites, est encore empreint
de toute la juste colere qui lavait provoquce (Recueil historique sur
Tuniversité de Coimbre, publié par Vordre du roi, pet. in-f?, en por-
tugais, Lisbonne, 1771). Un appendice contient, en outre, la refu-
tation des doctrines morales et politiques les plus blamables qu’avait
soulenues la Société dans les ouvrages quelle publiait, soit a Coimbre,
so:t ailleurs.
Les seuls qui doivent nous intéresser ici sont ceux qui concernent la
philosophie. Ils sont au nombre de vingt-deux, de 1542 a 1726. Tis por-
tenl sur la Jogique, Ja physique, la métaphysique, la morale, la poli-
COIMBRE. 355
tique et la philosophie générale. On peut en voir le catalogue exact dans
les Annales de la Société de Jésus en Portugal, par Antonius Franco,
in-f°, Augsbourg, 1726. Parmi tous ces ouvrages, il n’y en a point un
seul de vraiment illustre. Les plus importants sont ceux de Fonseca
sur |'Introduction de Porphyre, et surtout sur la Meétaphysique dAri-
stote. Le Cours de philosophie générale qu'on enseignait au collége de
Coimbre est d Emmanuel Goés. Il a été publié en 1599, in-4°, a Co-
logne, et il comprend Ja physique, le ciel, les météores, la morale,
les parva naturalia, de la génération et de la corruption, et le traité de
lame. Les véritables commentaires de Coimbre sur la Logique d’Ari-
stote sont de 1607, in-4°, Lyon. Trois ans auparavant, Frobes avait pu-
blié un ouvrage apocryphe, qu’on attribuait aux Coimbrois. Cet ouvrage
était tout a fait indigne d'une si haute parenté : indigna tali parente
proles , dit Ribadeneira; et ce fut pour |étouffer que la Compagnie pu-
blia ses propres commentaires, dont la rédaction fut confiée a Sébastien
Contus ou Conto.
Les ccuvres des Coimbrois n’ont rien de bien original pour Ja pensée
philosophique; mais c'est cette absence méme doriginalité qui leur
donne le caractére qui leur est propre. Ils sont uniquement fidéles a la
tradition péripatéticienne. Le besoin dinnovation qui, a la fin du xv¢
siécle , travaille les esprits, Jeur est tout a fait étranger, et, de plus, il
leur est tout a fait antipathique. Ils défendent Aristote et Eglise avec
une égale ardeur; et le péripatétisme ne leur est pas moins cher que la
doctrine catholique. Hs se bornent donc, en général, a de simples com-
mentaires ; et lors méme quils n’adoptent pas cette forme, c'est tou-
jours la pensée du maitre quils reproduisent. Mais ils la reproduisent
aussi avec des développements que la scolastique Jui avait donnés. Ils
sont en ceci encore les représentants trés-fidéles de la tradition dont ils
nosent gueére sécarter, et qui les rattache surtout a saint Thomas.
Toutes ces questions , en nombre presque infini, les unes subtiles , les
autres profundes, la plupart ingénieuses, que la scolastique avait soule-
vées a propos des principes péripatéliciens , surtout en logique, sont re-
prises par les Coimbrois. Ils parcourent avec le plus grand soin et une
exactitude vraiment admirable toutes les solutions qui y ont été don-
nées par les écoles et les docteurs les plus renommés; ils les classent
avec une méthode parfaite; ils Jes subordonnent selon limportance
quelles ont, et ils arrivent a les exposer et a les discuter toutes sans
confusion, sans prolixité, et sans perdre un seul instant de vue la
question principale a travers les mille détours de celte minutieuse ana-
lyse. Puis, aprés avoir noté toutes les phases diverses et souvent si dé-
licates par lesquelles a passé la discussion, ils la résument et donnent
leur solution propre, conséquence souvent heureuse de toutes celles qui
ont précedé. Hs n’ajoutent pas beaucoup, si lon veut, aux travaux an-
lérieurs; mais ils les complétent en les rapprochant Jes uns des autres,
et en en Jaissant voir le résultat dernier. Malheureusement ce labeur
si patient nest pas toujours achevé; et, pour la logique en particulier,
les commentaires de Coimbre, qui, a certains égards , sont un véritable
chef-d@uvre, présentent des lacunes considérables. Les premiéres par-
ties de | Organon ont été traitées avec un soin exquis et des développe-
ments exagérés; les derniéres, au contraire, ont été mutilées, soit que
554 COLLIER.
le temps, soit que Ja patience peut-¢tre ait manqué aux auteurs. Les
commentaires de Fonseca sur la Metaphysique d’Aristote sont pleins
de sagacité et de solidité tout a Ja fois, et ils pourront étre toujours con-
sullés avec fruit.
Les Coimbrois tiennent donc, en philosophie, une place assez consi-
dérable; ils maintiennent l'autorité dAristole par des travaux fort esti-
mables, si ce nest fort nouveaux, a une Epoque ov cette aulorilé est
menacée de toutes parts. Ils instituent les plus laboricuses études sur
cette grande doctrine a une époque ou elle est décric¢e, et ils cherchent
a conserver dans toute leur rigueur des habitudes quine conviennent plus
a lesprit du temps. Ce sont des scolastiques dans Je xyit et le xvie sid-
cle. Ils n’imitent point les écoles protestantes , qui ne veulent connaitre
Aristote que dans Aristote lui-méme. Les Coimbrois veulent étudier
Aristote avec l’arsenal entier de tous les commentaires qu ila produits.
Les jésuites nont fait , du reste, en cela, que ce que faisaient les autres
ordres plus anciens que le leur, et qui gardaient les traditions scolas-
tiques avec la plus scrupuleuse fidélité. Brucker les en a blamés, peut-
étre avec un peu d injustice. La Société de Jésus, avec les principes
quelle devait défendre, ne pouvail faire en philosophie que ce quelle a
fait. Le role de novateurs appartenait aux esprits libres qui, comme
Ramus, Bacon et Descartes, cherchaient des voies nouvelles dans la
science et dans la philosophie. Les Coimbrois, pour leur part, ont ra-
jeuni autant qu’ils Pont pu la scolastique appuyée sur Aristote; ils ne
pouvaient aller au dela. Cette réserve aeu certainement son cdteé faible;
et, prolongée trop tard, elle put avoir au xvin® siécle son cdté quelque
peu ridicule. Mais elle a eu aussi ses avantages; et c’est elle en partie
qui a conservé pour l'antiquilé ces souvenirs de respect et d'etude que
Leibnitz appréciait tant, et que notre age a ravivés avec succes. Brucker
est plus juste, en pensant que Ihistoire comp!¢éte de Ja scolastique de-
vrait comprendre les Coimbrois. C’est un jugement équitable qui doit
démontrer et circonscrire a la fois limportance de leurs travaux.
B. S.-H.
COLLIER (Arthur), philosophe anglais, naquit en 1680. Son pére
était recleur du collége de Langford-Magna, dans le comlé de Witts.
II lui suecéda en 1704, et conserva ces fonctions jusqu’a sa mort, arri-
vée en 1732.
Collier est Vauteur d’un ouvrage assez curieux, publié en 1713 sous
le litre de Clef universelle, ow Nouvelle recherche dela verité, contenant
une demonstration de la non-existence ou de Pimpossibilite Wun monde
extericur, Ce titre seul décéle lesprit et le but de Vouvrage. Partisan
déclaré de Vidéalisme, Collier veut ¢tablir que les corps n’existent pas
indépendamment et en dehors de la pensée. On ne peut, en effet, don-
ner d’aulre preuye de lexteriorité des objets matériels, que la notion
méme que nous en avons en nous; or, celle preuye, dit Collier, est
dénuce de valeur, puisque nous nous représentons beaucoup de choses
qui ne sont pas extéricares a Vesprit, mais de pures idées de Vesprit,
comine les chiméres qui remptissent Vimacination du potte et la raison
pervertic de Thalluciné, ou méme comme le son, la couleur, le chand,
le froid et plusieurs autres qualités de la matiére, qui, aux veux de toul
COLLINS. 50
homme éclairé , sont de simples modifications da sujet pensant. Coilier
demande, d’ailleurs, comment l’dme verrait des objets qui existeraiont
en dehors d’clie? Elle ne peut en voir aucun qui ne lui soit présent, qui
ne se confonde, pour ainsi dire, avec elle-méme. Dans Phypothese de
Ja réalité dun monde extérieur, ce monde resterait done ignore de nous
et différerail de celui que nous pensons el connaissons. Collier va plus
loin, il soutient qu’a parler d'une maniére absolue, lexistence d'un
pareil monde est en soi impossible : sa démonstration se compose de
neuf arguments, dont les uns sont des corollaires des précédents, et
dont les autres sont lirés des contradictions de toute espéce quentraine
Vexistence de Ja matiére, ‘soit quant 4 son étendue qui ne peut Cire ni
finie ni infinie, soit quant a sa divisibilité qui ne peut étre ni limitée ni
illimitée, soit par rapport a Dieu et a Fame humaine. Cependant, malgré
Ja nature tout idéale des objets corporels, on ne doit pas renoncer, en
parlant de ces objets, aux expressions du langage ordinaire; car ce lan-
gage a élé sanctifié par la Divinité qui s’en est servie pour manifester sa
volonté. La derni¢re conclusion de Collier est, ainsi qu'on pouvait s’y
altendre, lutililé de sa doctrine pour le genre humain; il y découvre,
entre autres avantages, le moyen de terminer les controverses sur le
dogme de la transsubstantiation.
La doctrine de Collier présente de frappantes analogies avec celle de
Berkeley ; ce sont de part et d’autre mémes conclusions et a peu prés
mémes arguments ; toute Ja différence réside dans la forme, cléganie et
enjouée chez | ’évéque de Cloyne, plus didactique et surchargée de divisions
chez Collier. Cependant Berkeley nest cité dans aucun passage de la
Clefuniverselie, dont Vidée fondamentale remonte, de l’aveu de l'auteur,
a 4703 environ, c’est-a-dire a précédeé de plusieurs années le Traite de
la connaissance humaine et les Dialoques @ Hylas et de Philonous. Les
véritables maitres de Collier furent Descartes, Malebranche et Norris,
dont les ouvrages paraissent Jui avoir éte trés-familiers; peut-ctre meme
a-t-il personnellement connu Norris, qui habitait a quelques mililes scu-
lement de Longford-Magna, et quil appelle, dans une lettre, son ingé-
mieux voisin. Malgré Ja pénétration remarquable dont il fut doué, il
na exercé aucune influence, et son nom est demeuré longtemps ignore,
méme dans sa pairie. Reid est, a notre connaissance, le premier qui ait
appele l'atiention sur ses doctrines. Dugald Siewart se borne a regretier
Poubli oil est resté; Teniemann le menlionne en passant; Jes autres his-
toriens et tous les biographes se laisent. La bizarrerie du systéme de Col-
lier explique cet injuste silence, auquel a (ailleurs beaucoup contribué
Vextréme rareté de son principal ouvrage. ily a quelques années, on ne
connaissait pas en Angleterre dix exemplaires de 1 ¢édition originale de la
Clefuniverselle; elic vient d'étre réimprimée dans une collection de Trai-
tés metaphysiques par des philosophes anglais du xvine sivele, Londres ,
1837, in-8°, avec un second ouvrage de Collier, inlitulé: Specimen @une
vraie philosophic, Discours sur le premier chapitre et le premier verset de
la Grenese. On peut aussi consuller les Mémoires sur lavie et les ouvrages du
Rév. Arthur Collier, par Robert Benson, in-8°, Londres, 1837. C. J.
COLLINS (Jean-Antoine) naquil Je 2i juin 1676 4 Heston, dans le
comté de Middlesex, d’une famille noble et riche. Apres avoir acheyé
556 COLLINS.
ses études a l'université de Cambridge, il vint a Londres dans le projet
de se consacrer ala jurisprudence; mais la carri¢re du barreau conve-
nail peu a ses gouts, et il abandonna bientot le droit pour la littérature
et la philosophie. Le premier ouvrage sorti de sa plume. en 1707,
estun Essai sur Cusage de la raison dans les propositions dont Uévi-
dence dépend du témoignage humain. I publia, la méme année,
une lettre adressée a Henri Dodwell, dans laquelle il critiquait les argu-
ments de Clarke en faveur de limmaterialité et de limmortalilé de
Vame, eten 1713 son fameux Discours de la liberté de penser, dont la
hardiesse et Vimpiété firent beaucoup de scandale, et le contraignirent
de se réfugier en Hollande. Revenu peu de temps aprés dans son pays
natal, il continua de se livrer a ses études favorites, et fit parailre quel-
ques nouveaux ouvrages, entre autres des Recherches sur la liberte hu-
maine, publices en 1724. Vers la méme époque, il ful nommeé juge de
paix du comté de Sussex, et remplit cette charge jusqu’a sa mort, ar-
rivée en 1729.
Collins a longtemps vécu dans l'amitié de Locke, qu'il avait gagné
par son caraclére et ses talents, et qui, avant de mourir, lui adressa
une derniére lettre remplie des lemoignages de la plus vive affection.
Apres des rapporls aussi intimes avec un pareil maitre, il nest pas
étonnant que Collins se soit trouvé imbu de ses doctrines, et quil nail
fait que les développer en les poussant dailleurs a leurs consequences
les plus extrémes. Cette phrase trop célébre ot Locke émet le soupgon
que Dieu aurail pu accorder J intelligence a la mati¢re, a évidemment
inspiré la lettre de Dodwell et les nombreuses repliques qui lont suis ie.
La thése de Collins, dans cette grave discussion, est le que, Funite du
principe intellectuel fut-elle nécessaire a la connaissance, chaque partie
distincte de la mati¢re forme un étre individuel qui peut avoir conscience
de son individualité, c’est-a-dire penser; 2° que, plusieurs molecules
corporelles peuvent ¢tre unies si élroitement par la puissance divine ,
qu elles soient desormais inséparables et forment un nouvel étre un cl
simple; 3° que lintelligence peut résider dans un sujet compose, et
nétre que le résultat de organisation et du jeu des clements, comme
on voit les membres posséder des proprietés et accomplir des fonctions
dont chacune de leurs parties est incapable par elle-méme. Collins ajou-
tait que l'immortalité de l'dme ne decoule pas neécessairement, comme
le voulait Clarke, de son immatérialité, el que dailleurs, en regardant
lame humaine comme immortelle , on élail ameneé a des consequences
inacceplables , soit a ne voir dans les animaux que de pures machines ,
soil 8 supposer l'anéantissement de leur Ame a Vinstant de Ja mort. Il
concluait de la, et ici encore il est resté fiddle a Tesprit: général de
VEssai sur Centendement humain » que fa vie fulure est une verileé de
foi soe faut croire en chrétiens , mais que la philosophie ne peut de-
montrer. L’unité substanticlle du mor elant le point quil importait le
plus os maintenir contre argumentation du disciple de Locke, Clarke
y insista dans une suite de réponses avec une profondeur qui par a avoir
mis en defaut Vesprit cependant si souple de Collins; car celui-ci nop-
posa aucune défense a la derniere réplique de son opiniatre et vigourcux
antagoniste.
Dans des Recherches sur la liberté , Collins a suisi de moins pres les
COLLINS. 537
traces de Locke, dont l'influence se fait toutefois sentir en plus d'un
passage. Le but de cet ouvrage est d’établir que !homme est un agent
nécessaire dont toutes les notions sont tellement déterminées par les
causes qui les précédent, qu'il est impossible, dit Collins, qu’aucune
des actions qu'il a faites ait pu ne pas arriver, ou arriver autrement, et
qu’aucune de celles quil fera, puisse ne pas avoir lieu. Collins énumere
les éléments qui, suivant lui, constituent toute détermination , savoir :
1° la perception, 2° le jugement, 3° la volonté, 4° l’exécution. La per-
ception et le jugement ne dépendent pas de nous, car il n’est pas en
notre pouvoir de former telle ou telle idée, ou bien de juger que telle
proposition est vraie ou fausse, évidente ou obscure, douteuse ou pro-
bable. D’une autre part, l'exéculion suit toujours et nécessairement les
résolutions de la volonté, a moins qu’elle ne soil arrétée par un obstacle
extérieur. La volonté est done le siége de la liberté humaine, ou bien
homme nest pas libre; mais Ja volonté est-elle une faculté indépen-
dante et maitresse delle-méme ? Collins le nie par les raisons suivantes :
1° Etant données deux parties contraires , nous ne pouvons pas ne pas
choisir lune ou l'autre; 2° Notre choix nest au fond qu'un jugement
pratique par Jequel nous déclarons une chose meilleure qu'une autre,
el comme tout jugement est nécessaire, tout choix lest aussi; 3° Dans
les actions qui paraissent.le plus indifférentes, notre préférence est dé-
terminée par une multitude de causes, telles que le tempérament, lha-
bilude, les préjugés, etc. ; 4° Quand on ne se rendrait pas compte des
molifs qui ont amené une détermination, ce ne serait pas une raison de
les révoquer en doute, puisqu’elle doit nécessairement avoir une cause,
comme tout autre phénoméne. Collins appuyait ses arguments par
d‘autres considérations , par exemple : Que Je dogme de la liberté fut
admis par lécole impie d Epicure, tandis quil était rejeté par les
stoiciens; quen effet, il introduit ici-bas lempire du hasard et peut ¢on-
-duire a regarder le monde comme un effet sans cause, c est-a-dire méne
a Vathéisme; gu’en supposant homme indifférent a tout, il rend inu-
tiles les exhortations ct les menaces, les récompenses et les peines ; qu il
détruit toute idée du bien ou, du moins, toute raison de s’y attacher, ete.
Cependant comme les mots libre et Liberté font partie du vocabulaire de
toutes les langues, et que les idées quils expriment paraissent étre
communes a tous les hommes, Collins consent a admettre dans lame
une certaine liberté; mais quelle liberté? Ja liberté d’exécution , le pou-
voir de faire ce qu'on veut, ce pouvoir que Collins déclare ailleurs nétre
que le résullat nécessaire des déterminations également nécessaires de
Ja libertée. C’est par une aussi étrange confusion de langage et, il faut le
dire, par ce miserable subterfuge, quil essave de réconcilier avec la
croyance universelle du genre humain une doctrine que le sens commun
désavoue.
Clarke, qui! paraissait dans la destinée de Collins d’avoir toujours
pour adversaire, ne laissa pas sans réponse les Recherches sur la liberté.
Dans queiques pages pleines de sens et de précision, il rétablit la dis-
tinction du jugement par lequel nous affirmons qu'une chose doit étre
faite, et de la résolution qui consiste a la vouloir, [un nécessaire et pas-
sif, l'autre essentiellement actif et libre , il ramena influence des per-
ceptions (2 Vintelligence et des motiis 4 sa véritable poriée, qui est
558 COLOTES.
de solliciter le pouvoir volontaire, mais non de Ventrainer irrésisti-
blement , comme les plateaux d'une balance sont entrainés par les
poids; il ‘dévoila les autres sophismes de Collins, concernant la néces-
siié morale, la causalité, les récompenses et les peines, ele., et, pour
toutdire, il sauva des alteintes d'un dangereux sceplticisme cette grande
cause du libre arbitre, qui est en méme temps celle de la morale , de Ja
religion et de la société. Voltaire, qui inclinail par position pour Vavis
de Collins, sauf a en médire dans scs bons moments, reproche a Clarke
davoir traité la question en théologien d'une secte singuli¢re pour le
mois autant qu’en philosophe. Ce qui est plus conforme a la vérité,
cest que le témoignage de la confiance et de la raison est peu invoqué
par Clarke, tandis que son adversaire ne s était pas fait scrupule détayer
une erreur manifeste par un luxe de cilations empruntées aux ¢crisains
de tous les ages et de toutes les communions.
Les ouvrages de Collins furent introduits de bonne heure en France,
ov ils ont acquis une influence notable sur Ja marche des idees philoso-
phiques. Aucommencementdu xvi’ siécle, tandis que, parm les adeptes
de lécole empirique, les plus modérés s‘attachaient au sage Locke, les
plus emporteés accueillirent avec enthousiasme un écrivain dont le ma-
ténalisme et le fatalisme se déguisaient a peine sous un faux respect pour
la foi. Les Recherches sur le libre arbitre, la Lettre de Dodie e(l et le
Discours sur la liberté farent traduits, commentés, propagés par les
éerivains du parti, et Vautear se trouva classé parmi les fortes tétes de
la science moderne. Cotte réputation usurpée ne pouvail survivre aux
passions quien furent les instruments. Esprit: moins penetrant que
subtil, et plus propre a défendre un paradoxe qu’a decouvrir une vérilé,
Collins n’a légué a ses successeurs aucune théorie profonde et durs hle,
Son meiileur titre est peul-¢tre lénergie avec laquelie il soutint les droits
de Ja raison; mais il a tellement exagéré ce principe excellent, qu il se
trouve, en dernier résultat, avoir plutot compromis que servi les inté-
rets permanents de la philosophie.
Les auleurs de Encyclopédie méthodique ont inséré , & Varticle Cor-
Lins, ses divers écrils sur Pimmorialilé de lame, et ses Recherches sur
la liberté, Une autre traduction de cet ouvrage fait parle des ee
de direrses pivees sia la philosophie, publies par Desmaissaux, 3° edition ,
2 vol. in-12, Lauzanne , £733. HT existe aussi une traduction francaise
du Disconurs sur la liberté de penser, in-8°, Londres, (71; 2 vol. in-12,
ib., 1760, avee une réfulation par Crouzas. On peut consuller, sar la
vie ct les ouvrages de Collins, UMistoire critique du philosophisnie an-
glais, par M. Tabaraud, 2 vol. in-8°, Paris , 1806, t. 1°", p. 587 ct suly.
Certs
COLOTES, disciple d Epicure, ne doit pas étre confondu avec
Cotaies de eee cifé par Diogéne Laéree ‘liv. vi, ¢. 102)
conmne malire de Ménédame et attaché a Vecole evnique. TH avait éerit
Un OVraze sous Ce titre : i mM siervee les MALINES des philosophes UPS
qi? Epicure, on ne Jouit pas dela vie, Ha forrnia Plotarque fa matiere de
dene traités empiovés a le refuter. On a retrouve parmi les papyrus
d'Herculanum quelques fragments de Colotes; mais i!s nont encore
pu élre publics. Xe
COMENIUS. 539
COMENIUS ou COMENSRY (Jean-Amos) naquit, en 1392, dans
le village de Comna, non loin de Prenow, en Moravie. C'est le lieu de sa
naissance qui lui fournit le nom sous lequel il est connu, et par lequet il
remplaca son nom de famille, afin déchapper aux persecutions dont il
eul a souffrir en sa qualité de protestant. Hl appartenait, ainsi que ses
parents, a Ja secte des Freres Moraves. Apres avoir fail ses Gludes aux
universiltés de Herborn et de Heidelberg, il parcourut une partie de
lV Angleterre et de la Hollande, et fut nommeé recteur, d’abord a Prérau,
ensuile A Fulneck. Celte dernitre ville ayant ele braige en 1624 par les
Espagno!s, Coménius, poursuivi lui-méme avec la derniére rigucur,
senfuit en Pologne, et s'arréta dans la petite ville de Lissa ou Lesna,
ou il fut bientot nommé recteur de lécole el évéque de la petile église des
Fréres Moraves. Aprés avoir passé successivement plusieurs années de
sa vie en Angielerre, en Suede, en Hongrie, et dans quelques villes de
VAllemagne, oti il était appelé pour réformer le systéme des études, il
retourna en Hollande, se fixa a Amsterdam, ety mourut le 13 novem-
bre 1671, undes plus ardents admirateurs de la célebre Antoinetie Bou-
rignon. La réputation de Coménius, qui lait fort grande de son vivant,
se fonde plutét sur ses travaux philoloziques, sur “les réformes, la pla-
part trés-judicieuses, qu'il introduisit dans l'étude des langues et dens
Yorganisation des écoles, que sur ses recherches philosophiques, si toute-
fois on peut donner ce nom aux réveries sans originalité dont il fut oc-
cupé sur Ja fin de sa vie. Marchant sur Jes traces de Jacques Boehm e1
de Kober Fludd, il crut trouver toutes les sciences et la plus haute phi-
losophie dans les livres de Ancien Testament , interprétés, selon Vu-
sage de leur école, d'une facon tout a fait arbilraire. Son nom s‘attache
surtout a Vidée d'une physique mosaique tirée de la Geneése. Hl admetiait
au-dessous de Dieu trois principes générateurs des choses, mais @ui ap-
partiennent eux-mémes au nombre des choses créées, a savoir : la ma-
tiére, esprit, la lumiére. La premiére est la substance commune ce
tous les corps; lesprit est la substance subtile, vivante par elle-méme,
invisible, intangible, qui habite dans tous les étres et leur donne la sen-
sibilité et la vie. C’est le premier né de la création , et c'est de lui que
lEcriture veut parler, lorsqu’elle dit que lesprit de Dieu flottait sur Ja
surface des eaux. Enfin la lumiére est une substance intermédiaire en-
tre les deux principes précédents : elle pénctre la matiére, la prépare a
recevoir lesprit, et par !a lui donne la forme. Chacun de ces trois prin-
cipes est Poeuvre d'une personne distincte dela sainte Trinité : la me-
tiére a été créée par Je Pere, Ja Jumiére par le Fils, et le Saint-Esprit
a fait cette substance spiniiueile qui tient évidemment ici la place Ge
Yame du isonde. Loouvrage ou Coménins développe ces idées a pour
Pres Safi apsis physices ad lumen divinum reformate, in-8°, Leipzig,
1693. Les autres écrits de Coménius qui méritent détre cités sont :
le Theatrum dirinum, in-4°, Prague, 1616, et le Labyrinthe du monde ,
in-&°, ib., i634, Tags ne furent ‘composes en langue bohcmienne,
el sont regerdcs, a cause du style, comme des ouvrages Clussiques.
Le premier, qui est un tableaa des six jours de ia creation, a éte irae
duilen latin, ec le second en allemand, sous ce Utre : Voyages pl’
sophigues et satiriques dans tous les états de la vie humaine, me.
Berlin, (787. Gn peut consalter aussi plusieurs articles du Tageblak
540 COMPARAISON.
des Meusch heitlebens (Ephémérides de la vie de ’humanité) , publiés
par Ch.-Chr. Krause, 1811, n° 18 et suiv., sur un ouvrage de Comé-
nius, intitulé : Paneégersie, ow Considérations générales sur Vameliora-
tion de la condition humaine par le perfectionnement de notre espéce,
in-'°, Halle, 1702.
COMPARAISON,. Parmi les nombreux rapports qui peuvent
exister entre les divers objets de nos connaissances , il en est quelques-
uns qui se présentent d’eux-mémes a lesprit; mais la plupart nous
resteraicnt inconnus, si nous ne cherchions a les découvrir. Cette re-
cherche est ce qu'on appelle acte de Comparer ou Comparaison.
Lorsque l'esprit compare, il s'applique a deux objets a la fois; il est
ala fois atlentif-a deux objets; la comparaison n’est done autre chose
qu'une double attention mélée du désir ou de Pespérance d’apercevoir
un rapport entre les idées qui occupent |’esprit.
fl suit de la que la comparaison est essenticllement ce que l’attention
est elle-méme, c’est-a-dire une opération volontaire que diverses causes
peuvent bien rendre plus facile, plus prompte ou plus sire, mais qui
n’en est pas moins sous la dépendance étroite de la yolonté.
1] suit de la aussi, quelle ne doit pas étre confondue avec la perception
méme du rapport : car cette perceplion ne dépend pas de Vactivité libre
du mot. Tantot elle précede lapplication volontaire de l’esprit; tantot elle
ne Ja suil pas et, en quelque sorte, y résiste.Que de vérités échappent aux
regards du savant qui en poursuil Ja découverte avec le plus dardeur!
Une derniére conséquence du principe que nous avons posé, c'est
que la comparaison est moins un phénomene intellectuel par sa nature
propre que par ses résultats, moins un pouvoir de lentendement qu'une
intervention particulitre de Vactivité dans le domaine de la connais-
sance ou, pour mieux dire, que l’aclivilé méme appliquée a une cer-
laine classe didées.
La comparaison exerce une influence notable sur Ja formation de la
pensée. Elle engendre Ja plupart de nos idées de rapports, et elle con-
tribue a les éclaircir toutes; elle devient par la Ja condition de celles de
nos idées générales qui sont dérivées de Vexpérience ; car, etant lexpres-
sion des caractéres communs a une quantité d’objets, ces idees ne se
seraient jamais formées, si plusieurs objets n’avaient pu ¢tre observés
ou successivement rapproches. Elle explique enfin une categorie de juge-
ments, cls que les theorémes des mathématiques consistant dans la per-
ception @un rapport qui échappe a la simple vue.
Quelques auteurs, entre autres Condillac et M. Laromigui¢re, vont
plus loin, el pensent que le raisonnement n'est qu'une double compa-
raison; mais cetle opinion paraitra sans doute peu fondée , ou du moins
exagérée, si on refiéchit que la comparaison est, comme hous avons
dit, un acle libre, et que Je raisonnement est souvent inyolontaire.
Voyc: PLaron, Cae
COMPLEXE se dit & Ja fois dune proposition et des différents ter-
mes dune proposition. Une proposition complexe est celle quia plu-
sieurs menibres, cesta-dire qui nest pas simple. Les termes complexes
sont ceux qui desiznent plusieurs idées. Voyez Proposition,
COMPREHENSION. SAL
COMPREHENSION. <Autrefois on entendait par ce mot lacte
méme de comprendre, ou le fait le plus complet de lintelligence; sou-
vent il servait a désigner l’intelligence elle-méme. Aujourd hui il a cessé
d’étre emplové dans ce sens; mais il exprime l'un des deux points de
vue généraux sous lesquels les logiciens ont coutume d’envisager nos
idées. En effet, il y adans chacune de nos idées, du moins de nos
idées générales , deux choses a considerer : 1° les éléments constitu-
tifs , e’est-a-dire les attributs qu'elle renferme et qu’on ne peut lui dter
sans la détruire : c'est ainsi que dans lidée de triangle il y a létendue,
la figure, les trois lignes qui terminent le triangle, les trois angles,
l’égalité de ces trois angles a deux angles droits, etc.; 2° le nombre
plus ou moins considérable des objets auxquels cette méme idée peut
s'appliquer, et dont elle représente le type commun: ainsi, pour con-
server [exemple que nous venons de ciler, lidée générale de triangle
s applique a la fois au triangle rectangle, au triangle scaléne, au triangle
isocéle et a toute espéce de triangle. Le premier de ces points de vue se
nomme la comprehension d'une idée; le second c’est son “extension, ou
plutot son étendue au degré de généralité. Ainsi que nous venons de le
dire , on ne peut rien changer a la compréhension d’une idée, sans que
Vidée elle-méme soit détruite. Mais la méme chose n’a pas lieu, soit
qu'on augmente, soit qu’on diminue son extension.
CONCEPT. Dans notre langue philosophique, telle que le xvue sic-
cle nous l’a faile , le mot notion ou zdée exprime en général ce fait de
l'esprit qui nous représente simplement un objet, sans affirmation ni
négation de notre part, ou ce que les logiciens de l’école désignaient
sous le nom de simple appréhension. Mais comme nous observons en
nous plusieurs sortes d’idées, on est convenu d'ajouler, au terme géné-
ral dont nous venons de parler, divers tilres particuliers qui non-seu-
lement suffisent a distinguer Jes uns des autres les divers produits de
notre intelligence, mais qui ont encore l’avantage de les caractériser
irés-nettement. C'est ainsi qu'on reconnait des idées particuliéres et des
idées générales, des idées relatives et des idées absolues, des idées
sensibles, des idées de conscience, des idées de la raison, etc. I] nen
est pas de méme dans l’école allemande : la, chaque fait de la pensée,
chaque acte de notre intelligence a regu un nom a part, plus ou moins
barbare ou arbilraire, et il a été nécessaire de se conformer a cet usage
quand on a voulu faire passer dans notre langue les cuyres de Kant,
ou celles de ses successeurs. Telle est lorigine du mot concept, que les
traducteurs de Kant ont jusqu’a présent seuls employé, et dont nous
navons heureusement nul besoin, comme on vas’en assurer. Kant et
ses successeurs ayant réservé exclusivement le nom didée aux données
absolues de la raison, et celui dintuifion aux notions particuli¢res que
nous devons aux sens ont consacré le mot concept (begriff) a toute
notion générale sans étre absolue. Le choix de ce terme se justifie,
d’aprés eux, parce que, dans le genre de notions qu'il exprime, nous
réunissons, nous rassemblons (capere cum, begrei{en) plusieurs attri-
buts divers ou plusieurs objets particuliers dans un type commun.
Les concepts se divisent en trois classes : 1° les concepts pus, qui n'em-
pruntent rien de l’expérience : par exemple, la notion de cause, de
542 CONCEPTION.
temps ou despace ; 2° les concepts empiriques , qui doivent tout a l’ex-
périence, comme la notion générale de couleur ou de plaisir; 3° les
coucepls mixtes, composés en parle des données de lexpérience et des
donnees de I entendement pur. Voyez Kant, Critique de la raison pure,
Analytique transcendantale , res >. eh Sc hmid, Dictionnaire pour
servir duc éerits de Kant, in-12, lena, 1798.
CONCEPTION. Celte expression mctaphorique ne présente dans
noire langue aucun sens précis; mais elle s applique ¢galement a la for-
mation intérieure de toules nos pensées. Nous ne concevons pas scule-
ment une idée, mais aussi un raisonnement, surtout quand un autre
expose devant nous. Quand je congois Dieu comme un ¢cire souyeral-
nement bon, souvcrainement juste, vest un jugement qui se forme en
moi, el concepiion devient zlors .synonyme de jugement. Il y a des
choses réelies que je ne congois pas, Cest-a-dire dont je ne saisis pas
je rapport, dont je ne me rends pas comple, et autres que je congois
et qui sont purement imaginaires. Je puis conceyoir aussi lout un sys-
tdine, tout un plan de poéme, en un mol, toule une chaine Widées, de
raisonnements, de jugements et dimages. H faut done laisser ce mot a
la Jangue usuelle, el bien se garder de le substituer, comme Ia fait
Reid, a celui de notion ou didée. (Reid , GLuvres completes , 4° essai,
Gua.)
CONCEPTUALISME. Entre Vextréme nominalisme, attribué a
Roseclin, eb le réalisme presque toujours confus de la scolastique ,
l histoire “de ja philosophie du moyen age place une conception inter-
médiaire, le concepiualisme, Roscelin avail-il réduil Jes universaux et
les qualilés abstraites des corps a de simples mots, ou piulota de sim-
ples articulations denuces de toute espece de sens? Li est difficile de le
crore, malgré les accusations de quelques-uns de ses conlemporains.
Comment admettre, en effet, qu'un homme de quelque savoir, qu'un pro-
fesseur, quun philosophe, qui eul assez dimportance a son Cpoque
pour attirer sur lui de vives et persevérantes perseculions, ail pu don-
ner Fexemple d'un semblable non-sens? Quoi quil en soit, que Roseclin
ail soutenu que les universaux Claient de purs mols, ou seulement que
ses evplications alent ele mal comprises, loujours est-il qu Abailard crat
avancer la solution du probleme, et peul- -élre conciller les ccoles enne=-
nies, en élablissant que, sous les mots qui expriment les universaux ,
il y aun sens, un Concept; que, par conséquent, les universaux ont
une existence logique ou psychuogique en tant que notions abstrailes,
landis quils ne sauraient avou, en dehors de Vesprit, aucune sorte de
réalité.
Dans Vintroduction aux ouvrages incdits d’Abailard, ou M. Cousin a
résumé, dune maniere supérieure , celle époque de la scolastique, ila
fail justice de celle vaine subtililé, eb monte |identite parfaile du con-
ceptualisme et du nominafisme. Nous ne pouyous mieux fiure que de
citer les paroles qual met dans la bouche de Koscelin, repondant a son
disciple devenu son adversaire :
« Pour abstiaire et gencraliser au point d’arriver a cette conception
que vous appelez une espéce, il faut des mots, et ces mots-la sont neces-
CONCHES. HAS
saires pour permettre a l’esprit de s‘élever a une abstraction et a une gé-
néralisation plus haute encore, celle du genre. Vous me dites que, si les
especes et les genres sont des mots, comme les genres sont la maticre
des especes, il s‘ensuit qu'il y a des mols qui sont la mati¢re d'autres
mots. Au langage pres, qui vous appartient, tout cela n'est pas si dé-
raisonn:.ble. Comme c'est avec des idées moins générales que, dans la
doctrine du conceptualisme, qui nous est commune, on arrive a des
idées plus générales, de méme c'est avec des mots moins abstraits qu'on
fait des mots plus abstraits encore. I] est incontestable que, sans larti-
fice du langage, il n’y aurait pas duniversaux , en entendant les uni-
versaux comme nous J’entendons tous les deux, a savoir: de pures
notions abstrailes et comparatives. Done, encore une fois, les univer-
czaXx, précisément parce quils ne sont que des notions, des conceptions
abstraites, ne sont que des mots ; el si le nominalisme part du concep-
ltualisme, le conceptualisme doit aboutir au nominalisme.» dntroduction
aux ouvrages inédits d Abailard, in-4°, Paris, 1836, p. 181.) H. B.
CONCHES (Guillaume pe). Voyez Guittaume.
CONCLUSION. On appelle ainsi, en logique, la proposition qu'on
avait a prouver ct qu'on déduit des prémisses. Ce terme a, comme on
voil, un sens plus restreint que celui de conséquence. La conséquence
peut rester dans la pensée, elle peut se manifester dans laction ou par
certains effets autres que des idées ou des jugements. Par exemple, le
relachement des moeurs est la consequence de laffaiblissement des
idées morales. Elle peut aussi se montrer immédiatement a la suite du
principe. La conclusion est une cons¢quence exprimée par une proposi-
tion et démontrée par voie de syllogisme. Voyes SyLLoaisMeE.
Autrefois on donnait aussi le nom de conclusions aux différentes
theses ou propositions que l'on voulait démontrer et soutenir en public,
sur les diverses parties de la philosophie, au nombre desquelles on
comprenait la physique.
CONCRET. C'est lopposé et le corrélatif d'abstrait. Une notion
concréle nous représente un sujet revétu de toutes ses qualités, el tel
qu il existe dans la nature. Une notion abstraite, au contraire, nous
représente certaines qualilés, certains attributs séparés de leur sujet et
dépouillés de tous les caractéres particuliers avec lesquels Fexpéricnce
nous les fait connaitre, ou le sujet Jui-méme, la substance séparce de
quelques-unes de ses facultés et de ses proprictés. Dans ce sens conereé
devient synonyme de particulier, ct abstrait de général. —Voyes Ans-
TRACTION, GENERALISATION , IDEE, etc.
CONDILLAC (Etienne Boxnor dE) naquit a Grenoble, en 1715.
Sa famille était une famille de robe. fH eut un frére qui comme lui devint
célébre, labbé Mably. Tous deux furent destinés a lEglise , mais tous
deux neurent d’abbé que le nom, et Pun fut philosophe , Vautre publi-
ciste. Cependant, quoique Ja vocation ecclésiastique de Condillae ne
fut peul-étre pas une vocation bien prononcéec, son état et son carac-
tere lui imposerent une réserve dans ses opinions, une retenue dans sa
544 CONDILLAC.
conduite dont jamais il ne s’écarta. I s’enferma dans la sphere de la
philosophie purement spéculative, il évita avec soin Ja plupart des
questions de théodicée et de morale, il se tint a l’écart de la philoso-
phie militante et audacieusement réformatrice de son temps. Venu
jeune encore a Paris, il eut d'abord quelques relations avec Diderot et
J.-J. Rousseau ; mais ces relations ne furent pas intimes, el jamais
il ne contracta d’engagements indiscrets et compromettants avec Jes
philosophes contemporains. Devenu célébre par ses ouvrages, il fut
choisi pour précepteur de Vinfant de Parme, dont, malgré sa méthode
savante et analytique, il ne réussit pas a former un grand homme.
Aprés cette éducation, il fat nommé a l’Académie francaise a la place
du célébre grammairien, l'abbé d Olivet. En 1780, il mourut paisible
dans labbaye de Flux, prés de Beaugency, dont il était bén¢ficier. Le
premier ouvrage philosophique de Condillac est FFssai sur Vorigine des
connaissances humaines. Cette question de lorizine des connaissances
humaines est pour Condillac, comme pour Locke, la question fonda-
mentale et méme unique de la philosophic. Dans ce premier ouvrage,
Condillae suit fidélement Jes traces de son maitre Locke; il reproduil la
méthode, les questions , les principes, Jes conséquences de I’ E'ssai sur
Ventendement humain. Il distingue, comme Locke, dans homme,
deux séries de pensées : la premicre, qui vient de la sensation; la
seconde, qui a son origine dans le retour de lame sur ses propres
opérations, et il donne une part a lactivité de l'dme dans la formation
des idées. Plus tard il doit complétement nier l’intervention de cette
activité.
En effet, il faut distinguer deux époques dans Ja vie philosophique
de Condillac : l'une ou il reproduit fid¢lement la philosophie de Locke ;
Vaulre ou il Valtére profondément sous prétexte de lui donner plus
d'unilé et de rigueur. L’ Essai sur Vorigine des connaissances humaines
et le Traité des sensations marquent ces deux phases de Ja philosophie
de Condillac.
La question de lorigine du langage et de ses rapports avec la Pens
tient une grande place dans T' Essai sur Vorigine des connaissances
Condiilac la reprise et développée dans presque tous ses ouvrages,
mais surlout dans sa Grammaire. Il la traite avec une sorte de pré-
dilection, et les erreurs dans lesquelles il est tombé sur ce sujet sont
méelées de beaucoup de vues ingénicuses et vraies. Locke avail signalé
dune manicre générale linflue nee du Jangege sur la pensée; mais
il n/avait pas analysé avec précision les rapporls qui existent entre
Je langage et les diverses opérations intellectuelles de notre esprit. Con-
dillac pousse plus loin que lui analyse, et, passant en revue toutes nos
opérations intellectuelles, il a determine celles qui ne peuvent s'accom-
plir sans le langage et les signes, et celles qui nont pas besoin de leur
secours. Nous pourrions penser sans Ices signes ; mais notre pensée
serait renfermée dans les bornes les plus étroiles 5 car nous serions
réduils a la perception des objets extérieurs , et a Fimagination qui, en
Jeur absence, nous en reproduit la figure ; mais nous ne pourrions ni
abstraire, ni généraliser, ni raisonner , ct notre intelligence ne depas-
serait pas celle des animaux , qui s’exerce uniquement par la perception
et par la liaison des images. Ce sont les signes, selon Condillac , qui
CONDILLAC. 549
engendrent la réflexion, l’abstraction, Ja généralisation, le raisonne-
ment, et toutes les facultés par lesquelles l’intelligence de homme
s’éléve au-dessus de l’intelligence de l’animal. Condillac a raison daffir-
mer que toutes ces facultés ne peuvent s'exercer qu’a la condition du
langage; mais si le langage en est Ja condition, il n’en est pas le prin-
cipe, comme il semble le croire. La véritable cause de la sup¢ériorité de
Vhomme sur l’animal nest pas dans les signes, mais dans l’excellence
de sa nature, dans la supériorité de son intelligence et de sa volonté. Il
nest pas supérieur aux animaux parce qu'il posséde le langage , mais il
produit et perfectionne ce langage, parce qu'il est supérieur aux ani-
maux. Condillac n’a pas compris que le langage était un effet avant
d'stre une cause : de Ja une continuelle exagération de influence du
langage sur Jes idées et sur les progrés des idées; de Ja ce singulier
axiome devenu célébre : « Une science nest qu’une langue bien faite. »
Sans doule, dans un certain état de la science, une Jangue bien faite
est une condition nécessaire de ses développements ull¢rieurs; mais une
langue bien faite ne suppose-t-elle pas antérieurement a elle des idées
bien faites , des résultats bien enchainés les uns aux autres dont elle
est expression ? Condillac s’est done trompé en faisant du langage la
cause premiére et unique de toutes les erreurs, comme de tous les pro-
grés et de toutes les découvertes de lesprit humain.
Il ne traite pas seulement Ja question des rapports du langage avec
la pensée, mais aussi la question de lorigine du langage. Ile considére
comme le produit d'une invention purement humaine. Le premier lan-
gage que Jes hommes aient créé est le langage d'action. Ils ont formé
successivement le langage d'action en observant mutuellement les
gestes, les cris inarticulés dont ils avaient coutume de se seryir pour
exprimer certains sentiments, certaines passions. Du langage d'action
ils ont passé au langage parlé; mais ce passage a été long et difficile.
L’organe de la parole, nétant pas exercé, se prétait difficilement d’abord
aux articulations méme les plus simples, et d’ailleurs le langage d’ac-
tion a du sufiire pendant longtemps a l’expression des besoins, des sen-
timents et des idées des premiers hommes. [1 a done fallu bien du temps
et bien des générations pour que ce langage parlé s’élevat au niveau
du langage d'action, et il en a fallu plus encore pour qu'il le remplagat
dans l'usage ordinaire de la vie. Telle est, en résumé, l opinion de Con
dillac sur Vorigine et la formation du langage. Nous croyons avec Con-
dillac que le langage n’est pas, comme le pense une certaine école, un
don miraculeux fait par Dieu a Vhomme aprés la création, mais nous
ne croyons pas cependant qu'il soit un produit arbitraire, une invention
artificielle de Vhomme, semblable & Vinvention de limprimerie ou de
la poudre a canon. Le langage est, il est vrai, un produit de l’activité
de l'homme, mais il en est un produit naturel et nécessaire. Ainsi le
langage d'action est naturel, chaque sentiment, chaque passion a sa
pantomime naturelle, la méme chez tous les hommes, et comprise éga-
lement par tous antérieurement a toute convention. Nous croyons que
Je langage parlé est également naturel, non pas dans ses formes, mais
dans son principe. L‘homme, par une loi de son organisation physio-
logique, a été constitué pour parler, pour articuler. Construit pour
Yarliculation , organe de Ja voix a tout d’abord articulé sans peine et
1, ao)
546 CONDILLAC.
sans efforts. En outre de cette loi, de sa constitution physiologique,
lobservation prouve qu’il y a dans sa constitution intellectuelle une
autre loi par laquelle il est naturellement disposé a prendre larticula-
lidn comme signe de ses pensées, et peut-élre méme telle ou telle espece
darticulation platot que telle autre pour exprimer telle ou lelle pensée.
L’homme a done naturellement parlé, et il a construit le langage en
suivant plus ou moins rigoureusement ces rézies de logique, ces lois
de Vanalogie qui sont naturelles a Vintelligence humaine. Voila pour-
quoi le langage parlé, comme le langage d'action, est universel; voila
pourquoi il ne s‘est pas encore rencontré de peuplade si grossi¢re et si
sauvage qui nett sa langue, et une langue avec des principes et des
regles en une harmonie plus ou moins rigoureuse avec ces lois de la
logique ct de Tanalogic, sous lempire desquelles est placé et opcre
meine a son insu lesprit humain. Condillac démontre parfaitement que
le langage est nécessaire au développement intellectuel ct moral de
Thomme. Comment donc comprendre que Dieu n’ait pas mis dans
Thomme, en Je créant, lc germe de tout ce qui tail nécessaire a
Vexistence et au développement de son ¢tre intellectuel et moral? com-
ment comprendre que dés Vorigine il n’ait pas mis en lui la faculté de
créer le langage? Ainsi, notre opinion sur lorigine du langage est placée
a égale distance entre [hypothése de lécole théologique, d apres
Jaguelle le langage serait un don miraculeux fait par Dieu a Fhomme,
et linypothese de Vécole sensualiste, d’aprés laquelle il serait une in-
vention arbitraire et artificielle de Vactivité humaine.
Revenons de la question du langage a lorigine de nos connaissances
et de Ja génération de nos facullés. Aprés avoir dabord fidélement suivi
Jes traces de Locke, Condillac s’en écarte, et construit un systeme qui
Jui est propre, sinon par le principe et par le fond, au moinspar Ja forme
et par les développements systématiques qu illui a donnés. L’expression
la plus rigoureuse de ce systéme est contenue dans le Traité des sensa-
ions, Séduil par lappat wompeur d'une apparente et fausse unité, Con-
dillac croit pouvoir ramener toutes nos facultés et la réflexion elle-méme
au principe unique de la sensation. De Ja une diflérence profonde entre
le Traite des sensations eL Essai sur Ventendement humain; difference
dont quelques historiens de la philosophie n'ont peul-étre pas tenu assez
de compte. Locke distingue deux sources de nos idées : la réflexion,
principe actif, ci la sensation, principe passif; il admet Vactivite de
Pane, ilreconnait Vintervention nécessaire de cette activité dans la
formation de nos id¢ées. Condillac, au contraire, nie celle activité, et pré-
tend faire dériver toutes nos facullés et toutes nos idées du principe
unique de la sensation; ct, dans la réflexion elle-meéme, il ne voit qu'une
transformation de Ja sensation.
L’dme est, a Vorigine, une table rase; toutes les idées viennent de
Vexpérience : yoila le point commun entre Locke et Condillac. Mais
dans la formation desidécs qui viennent s imprimer surcette table rase,
Fun fait intervenir Pactivilé, Pautre Ja supprime : voila la difiérence.
Le plan du Praité des sensations esta peu pres le méme que celui de
VEssat analytique sur les facultés de Came, par Charles Bonnet. Con-
dillac suppose une statue organisce iniérieurement comme nous, ani-
mée par unespril qui n'a encore regu aucune idée, et il ouvre successi-
CONDILLAC. 547
vement aux diverses impressions dont ils sont susceptibles chacun des
sens de cetie statue. Il commence par ] odorat, parce que l’odorat est,
de tous les sens, le plus étendu, celui qui semble contribuer le moins
aux connaissances de I’esprit. Il fait ensuite subir la méme épreuve a
chacun des autres sens. Puis, aprés avoir examiné les idées qui déeou-
lent de chacun de ces sens considéré isolément, il analyse celles qui dé-
rivent de l'action combinée de plusieurs sens; et ainsi, en partant d'une
simple sensation d’odeur, il éléve graduellement sa statue a l'état d’étre
raisonnable et intelligent : car il n’a pas seulement la prétention de dé-
crire les facultés et les idées qui en dérivent ; mais den expliquer*la
génération. Or, voici cette génération qu'il déduit de l'analyse de nos
sensations. I] distingue deux sortes de facultés : les facultés intellec-
tuelles, qu’il rapporte toutes a une facullé générale, a lentendement;
et les facultés affectives, qu il rapporte toutes aussi a une faculté géné-
rale, ala volonté. Or, ces facultés, soit intellectuelles, soit affectives,
dérivent toutes également d'un principe unique, de la sensation.
« Locke, dit-il dans les premiéres pages du T'raité des sensations, dis-
tingue deux sources de nos idées: Jes sens et la réflexion. I] serait plus
exact de n’en reconnaitre qu'une, soit parce que Ja réflexion n’est dans
son principe que la sensation elle-méme, soit parce quelle est moins la
source des idées que Je canal par lequel elles découlen! des sens. » C’est
ainsi que Condillac fait tout d’abord le proces de Ja réflexion , élimine
Vactivité de lame, et, dans J'intérét d'une unité trompeuse, altére pro-
fondément la doctrine de Locke. Le but que Condillac se propose est
donc de démontrer que toutes les facultés, toutes les capacités de lame,
sans aucune exception, telles que l’attention, la comparaison, le juge-
ment, le raisonnement, les passions, la volonté, ne sont que !a sensa-
tion elle-méme diversement transformée. Voici comment, selon Con-
dillac , a lieu cette génération. Lorsqu’une multitude de sensations,
ayant toutes a peu pres le méme degré de vivacité, se font sentir en
méme temps a2 un méme individu, dont lame, pour la premiére fois,
commence a connaitre et a sentir, Ja multitude de ces impressions dte
toule action a son esprit, et il n’est encore qu'un animal qui sent. Mais,
si, au milieu de cette foule de sensations, une seule d'une grande viva-
cité se produit dans Fame, ou vient a prédominer sur toutes les autres,
aussilot esprit est tout entier attaché a cette sensation, qui, en raison
de sa vivacilé, absorbe toutes Jes aulres. Or, cette sensation unique,
prédominante, devient l'attention, ou, pour employer Ja formule sacra-
mentelle de Condillac, se transforme en attention. Cette transformation
de Ja sensation en attention estla pierre fondamentale de toute la théo-
rie des facultés de lame, développée au chapitre 2 du Traité des sensa-
tions: « A la premiére odeur, la capacité de sentir de notre statue est
tout entiere a impression qui se fait sur son organe : voila ce que
jappelle attention. » Si done Jattention est quelque chose de plus
qu'une sensalion vive , toute cette théorie est ruinée dans son fon-
dement. Or, qui ne comprend la différence profonde qui existe entre
ces deux faits : étre vivement impressionné, et étre altentif? Etre vive-
ment impressionné ne dépend pas de nous; étre attentif dépend de
nous. Entre une sensation vive et l’attention, il y a donc loute la diffé-
rence qui sépare l activité de la passivité.
o4s CONDILLAC.
De la sensation, selon Condillac, sort l’attention; de J’attention sor-
tent a leur tour toutes les autres facultés de notre intelligence. Et,
puisque |’attention n'est qu'une sensation, en derniére analy se, toutes
ces autres facultés, soit intellectuelles, soit alfectives, dérivent de la
sensation.
A une premiere attention peut en succ¢éder une nouvelle, c’est-a-dire
une sensation qui se transforme aussi en attention par Ja vivacité. Mais
impression que Ja premiére sensation a faite sur notre ame se conserve
encore, l’expérience le prouve, en raison de sa vivacilé. Notre capacité
de sentir se trouve alors partagée entre Ja sensation que nous avons eue
et la sensation que nous avons. Nous les apercevons a la fois toutes les
deux; mais nous les apercevons difleremment : /une nous parail pas-
sée, l'autre nous parait actuelle. A limpression actuelle on donne le
nom d’attention; a l'impression qui s’est faite dans lame, et qui ne s’y
fait plus, on donne le nom de meéemoire. La mémoire, comme attention,
n’est donc qu'une sensation transformée.
Dés que notre intelligence setrouve ainsi partagée entre deux atten-
tions, nécessairement elle les compare; car, dés qu il y a double alten-
tion,il y acomparaison. Etre attenuif a deux idées, ou les comparer,
cest la méme chose. La comparaison n’estdone autre chose qu une dou-
ble attention; et, l'attention n’étant qu'une sensation, la comparaison
nest encore qu une sensation transformée. Mais on ne peut comparer
deux idées sans apercevoir entre elles quelque ressemblance ou quelque
difference. Or, apercevoir de parcils rapports , c'est juger. Les actions
de comparer et de juger ne sont donc que l’attention elle-méme. Le rai-
sonnement n’étant qu'une suite de jugements, il se ramene avec la
méme facilité a attention, c’est-a-dire a Ja sensation. La réflexion elle-
méme n’est que l’attention qui se porte successivement sur les diverses
parties d'un objet. Ainsi, pour Condillac, Ja réflexion n'est qu'une sen-
sation transformée, et ne signifie plus un principe actif comme dans le
systéme de Locke.
I] démontre de la méme maniére que la sensation, en se transfor-
mant, engendre toutes les facultés de la volonté. La premiére des facul-
tés de la volonté est le besoin ou le désir. Du désir naissent toutes les
affections de lame, et le desir lui-méme nait de la sensation. Chaque
sensation, considérée en elle-méme, est agréable ou désagréable ; sen-
tir, et ne pas ¢tre affecté agréablement ou désagréablement , sont des
expressions contradictoires. C’est le plaisir ou Ja peine inhérenls a la
sensation, qui produisent, excilent l’attention, d’ou se forment Ja mé-
moire et le jugement. Nous ne saurions done étre mal ou moins bien
que nous n’avons été, sans comparer état ou nous sommes avec | état
par lequel nous avons déja passé. Cettecomparaison nous fait juger qu il
est important pour nous de changer de situation; nous sentons le besoin
de quelque chose de mieux. Bientot la mémoire nous rappelle lobjet
ae nous croyons pouvoir contribuer a notre bonheur, et, a linstant
méme, l’action de toutes nos facultés se dirige vers cet objet. Cette ac-
tion des facultés constitue le désir, Qu’est-ce done que le désir, sinon
l’action méme des facultés de lentendement , déterminée vers un objet
particulier, par Pinquictude que cause sa privation: ? Du désir naissent a
Jeur Lour toutes les affections, toutes Jes passions; car ]a passion nest
CONDILLAC. 549
autre chose qu’un désir vif, un désir dominant. L’amour, la haine,
Yespérance, la crainte naissent aussi du désir, ne sont que ‘le désir lui-
méme envisagé sous différents aspects. Lorsque le désir qui posséde
l’Ame est de telle nature que nous avons grand intérét a le satisfaire, et
lorsque l’espérance nous a appris qu'il pouvait élre satisfait, alors lame
ne se borne pas a désirer; elle sent, etle désir se transforme en volonté.
La volonté est un désir absolu, un désir tel que nous pensons pouvoir
le satisfaire. Condillac conserve donc le mot de volonté comme il a con-
servé le mot de réflexion , tout en supprimant le fait d’activité volon-
taire et libre qu’ils expriment si fortement dans notre langue.
Telle est l’explication que donne Condillac de Ja génération des fa-
cultés de l’dme. Il résume lui-méme parfaitement toute cette explica-
tion dans le passage suivant : « Si nous considérons que se ressouve-
nir, comparer, juger, discerner, imaginer, étre étonné, avoir des idées
abstraites , en avoir du nombre et de la durée, connaitre des vérités gé-
nérales et particuliéres, ne sont que différentes maniéres détre attentif;
qu’avoir des passions, aimer, hair, espérer, craindre et vouloir, ne sont
que différentes maniéres de désirer; et qu’enfin étre attentif et désirer,
ne sont dans l’origine que sentir, nous conclurons que la sensation en-
veloppe toutes les facultés de l’dAme. »
Mais si toutes les opérations de l’dme se réduisent a la sensation
diversement transformée, qu’est-ce que lime elle-méme, qu’est-ce
que le moi? Condillac répond a cette question : « Le moi "de chaque
homme n'est que Ja collection des sensations qu'il éprouve et de celles
que la mémoire lui rappelle, c’est tout a la, fois la conscience de ce
qu ilestet le souvenirde ce quil a été. » L’amen’étant qu'une collection,
d’aprés Condillac, il en résulte qu’elle n'est pas une réalité vivante,
active, indivisible, elle n'est qu'une pure abstraction, elle n’a point
didentité, d’unité, ou du moins elle n’a qu’une identité et une unité
purementartificielles, purement nominales. Etrange démenti donné a la
conscience, opinion absurde, mais logique, qui dérive d’une psycholo-
gie superficielle s’arrétant a la surface des phénomeénes sans remonter a
leur principe, c’est-a-dire a la force essentiellement active dont ils sont
les modifications ou les actes!
Mais si Condillac est sensualiste, i] n’est pas cependant matérialiste
comme plusieurs philosophes de la méme école. I] insiste sans cesse sur
ce point important que le siége de Ja sensation est dans l’dme et non
dans les organes : il distingue avec soin Ja psychologie de la physiolo-
gie. I] serait méme beaucoup plus juste de l'accuser d’idéalisme que de
matérialisme, car il a une tendance marquée a ne considérer nos sen-
sations que comme des modifications de nous-mémes purement subjec-
tives, et il va jusqu’a affirmer que nous ne connaissons janegie que notre
propre pensée. « Soit que nous nous élevions, dit-il (Art de penser,
c. 4), jusque dans les cieux, soit que nous descendions jusque dans
les abimes, nous ne sortons point de nous-mémes; ce n'est jamais que
notre propre pensée que nous apercevons. » Dans sa lettre sur les
aveugies, Diderot cite cette phrase, et, faisant un rapprochement ingé-
nieux entire Condillac et Berkeley, il remarque avec raison que cette
maxime contient le résultat du premier dialogue de Berkeley et le fon-
dement de tout son systeme.
390 CONDILLAC.
Condillac a répété a peu prés dans presque tous ses ouvrages, et sur-
tout dans Ja Grammaire et dans la Logique, cette analyse des facultés de
l'dme déeveloppée dans le Traité des sensations. Saconfiance en la vérité
de celte analyse est si grande, qu’il va jusqu’a dire qu’en géométrie il
ny a pas de vérité mieux démontrée. C'est du point de vue de cette
analyse qu’il juge histoire de la philosophie tout entiére dans Jaquelle ,
avant Locke, il n’apergoit qu’épaisses ténébres, réves et chiméres.
Pour nous, au contraire, qui ne partageons pas l’aveuglement systéma-
tique de Condillac et de son école, il nous semble qu’aucune théorie
des facultés de l’4me, qu’aucune philosophie, puisque la philosophie
tout enliére consiste, selon Condillac, dans |’explication de la généra-
tion des facultés, n’a jamais mutilé et défiguré davantage l’dme hu-
maine. L’homme de Condillac, dépourvu de toute force pour réagir
contre le monde extérieur, et ne possédant en lui le germe d’aucune
connaissance, ni aucune tendance naturelle, n’est autre chose que
lécho de la sensation et du monde extérieur; il n’est que ce que
Vaction du monde extérieur le fait étre; toute son intelligence est fille
de la sensation, ou plutdét n'est que la sensation elle-méme diverse-
ment transformée. Non-seulement pour elle il n’y a plus de vérité,
de beauté, de justice absolue; mais encore plus de pouvoir de se
commander a elle-méme et de résisler au monde extéricur et a la
sensation. Tel est !homme de Condillac. Cet homme n'est qu'une fic-
tion; cette nature que Condillac a décrite n’est point notre nature ;
celui qui l’a créée, la créée sur un autre modéle et d'aprés d’autres
proportions.
Sans nous arréter a réfuler ici lidée si fausse que Condillac s’est faite
de Ja philosophie (Voir le mot Srnsvatisme), signalons les erreurs et les
lacunes les plus graves de sa théorie des facultés. Négation de l’énergie
propre de la raison, négation de l’activité personnelle de l’ame, telles
sont les deux erreurs fondamentales du systéme de Condillac. La pre-
miére, comme il a déja été remarqué, Jui est commune avee Locke;
la seconde lui est particuliére. Condillac, de méme que Locke, nie
existence de toute idée naturelle, de toute vérité universelle et absolue ;
il nie Vinfini ou, du moins, tente de l’expliquer par le fini: erreur fonda-
mentale dou sort la négation de toute ontologie, de toute vérité absolue,
de tout droit et de toul devoir. Pour la réfutation de cette erreur et lap-
précialion de ses conséquences, nous renvoyons a larticle sur Locke
dont Condillac n’a fait que reproduire la polémique contre les idées in-
nées. En outre, Condillac a nié, ou du moins enti¢rement méconnu le
fait de l'activilé personnelle de l’dme. I] concoit Fame comme une table
rase qui ne fait quenregistrer passivement les empreintes qui lui yien-
nent du dehors par l'intermédiaire des sens. Une telle conception de ta
nature de l’ame nest qu'une vaine hypoth¢se en opposition avec le té-
moiznage de la conscience. Comment, en effet, nous connaissons-nous
nous-mémes, et a quelle condition ? Nous ne nous connaissons que
coimme une cause, comme une force toujours agissante. Le mot ne peut
se saisir luicméme, et se poser comme mot qua la condition de se
distinguer de ce qui n'est pas moi, de s’opposer au non-moi. Or pour se
distinguer, pour s’opposer, il faut nécessairement agir el réagir : donc
tout fait de conscience suppose l’activilé du mo?; done le mo? est acuif,
CONDILLAC. 554
non pas seulement dans telle ou telle classe de phénomeénes , mais dans
tous les phénoménes de conscience sans exception; il est une force et il
a l’activité pour essence méme. C'est la ce qu’a démontré M. Maine de
Biran, el c’est par la que la philosophie du x1x® siécle a commencé a
rompre avec la philosophie de Condillac. Jusqu’alors, pendant un espace
de presque cinquante ans, cette philosophie avait régné sans rivale, et
le Traité des sensations avait été | Evangile philosophique de la France.
Quand on considére combien une telle philosophie est dépourvue de
tout ce qui peut, a défaut de vérité, séduire les esprits et entrainer les
imaginations, on a de la peine a se rendre compte de sa prodigieuse for-
tune et de sa longue domination. Néanmoins on peut lexpliquer par
action de deux sortes de causes, les unes générales ct Jes autres par-
ticuliéres. La grande cause qui, au xvi‘ siécle, fit triompher la philo-
sophie sensualiste de la philosophie cartésienne, c’est son alliance avec
les idées de réforme, de mouvement, de progrés. Mais, indépendamment
de cette cause générale, on trouve dans la nature méme et dans les ca-
ractéres de Ja doctrine deC ondillae, des causes particuliéres qui peuvent
expliquer en partie son succés. Nul doute que la simplicité, la clarté,
Ja rigueur apparente des ouvrages dans lesquels elle est contenue et
dév eloppée n/aicnt beaucoup contr ibué a rendre populaire cette doctrine.
Elie est a la portée de toutes les intelligences; elle semble, au premier
abord, avoir tout simplifié , tout éclairci en métaphysique, et un esprit
superticiel , sduit par cette simplicité et cette clarté, peut bien s‘imagi-
ner qu'il posside la mélaphysique tout entiere, el que le dernier mot “de
la science de V’esprit humain a été dit par Condillac. Mais du jour ott
cette doctrine a été sérieusement examinée en elle-méme dans son prin-
cipe et dans ses conséquences, de ce jour elle a été jugée et condamnée
sans retour. C’est la gloire de notre école d’avoir détruit son régne et de
lui avoir substitué une philosophie plus vasie et plus profonde, qui a re-
mis en lumicre ces grands faits de la nature humaine niés ou méconnus
par l’école sensualiste, a savoir l’activité essenticlle de ’dme humaine et
la réalité de linfini et de l’absolu avec lequel nous entrons en rapport
par la raison. Grace a la polémique triomphante de cette école, il n'y
a plus aujourd’hui dans le monde scientifique de partisans avoués de la
doctrine de Condillac, et son dernier représentant est descendu dans la
tombe avec M. Destutt de Tracy.
Ouvrages de Condillac : Essai sur Vorigine des connaissances hu-
maines, 2 vol. in-12, Anst., 1746; — Traité des systemes, 2 vol.
in-12, ib., 1749; — Recher ches sur Poric igine des idées que nous avons
de la beauté, 2 vol. in-12, ib., 1749; — Traité des sensations ,
2 vol. in-12, Paris ct Londres, 1754; — Traité des animaux , 2 vol.
in-12, Amst. , 1755 ; — Cours Pétudes pour Vinstruction du prince de
Parme ( renter nant : : Grammaire, Art @ecrire, Art de raisonner, Art
de penser, Histoire générale des hommes et des empires), 13 vol. in-8°,
Parme, 1769-1773; — Le commerce et le gouvernement considérés
relativement Pun a Pautre, in-{2, Amst. et Paris, 1776; — Lo-
gique, in-12, Paris, 1781; — Langue des calculs (ouvrage posthume )
in-12, ib., 178. Les ceuvres complétes de Condillac ont été publices
en 23 vol. in-8°, Paris, 1798. D’ autres éditions ont para plus tard.
., Dp.
552 CONDORCET.
CONDORCET (Marie-Jean-Antoine-Nicolas Carirat, marquis DE)
naquitle 17septembre 1743,a Ribemont en Picardic. In’av ailencore que
quatre ans, lorsque son pere vinta mourir. Sameére, dontlardente picté
allait jusqu’a la superstition, pour préserver son fils unique des dangers
qui entourent l'enfance, avait youé au blanc, comme dit le peuple, et,
jusqu’a lage de dix ans, il ne connut d'autres yélements et d'autres jeux
que ceux des jeunes filles ; ce qui explique en partie, au physique, la
délicatesse de sa complexion ; au moral, cette timidité, cette réserve cx-
cessive dont, en public du moins, il ne pul jamais se défaire, et qu'on
prit quelquefois pour dela froideur. C'est cette froideur apparente, com-
parée a exaltation réelle de son dme, qui le faisait appeler par d’Alem-
bert wn volean couvert de neige.
A onze ans, son oncle, Jacques-Marie de Condorcet, qui occupa suc-
cessivement comme évéque les siéges de Gap, d’Auxerre et de Lisicux,
le confie aux soins d'un membre de la Société de Jésus, le P. Giraud de
Kéroudon. A treize ans, il remporte le prix de seconde au collége des
Jésuites, d Reims. De 1a il passe au collége de Navarre, a Paris, et il y
soutient, a peine entré dans sa seiziéme année, avec un éclat inaccou-
tumé, une these de mathématiques en présence de Clairaut, ded’ Alem-
bert et de Fontaine, qui lui annoncérent dés lors le plus brillant avenir.
Les encouragements de ces hommes illustres déterminérent, contre
le gré de sa famille, qui le consacrait au méticr des armes, sa vocation
scientifique , et décidérent de la direction quwil imprima d’abord a ses
travaux. Deux mémoires remarquables, Fun Sur le calcul integral,
Yautre Sur le probleme des trois corps, publiés ensemble sous le titre
dEssais @analyse (in-*°, Paris , 1768), lui valurent ladmiration de
Lagrange, et lui ouvrirent, en 1769, les portes de VPAcadémie des
Sciences. Les Eloges de quelques académiciens mor ts depuis 1666 jusqua
1699 (in-12, Paris, 1773), l'un de ses meilleurs ouvrages, le signalé-
rent aux suffrages de ses confréres comme secrétaire perpétuel de l Aca-
démie; et, en effet, Grandjean de Fouchy étant venu 2 mourir, il fut élu
a sa place.
D’Alembert, dont il devint plus tard lami intime et l’exécuteur tes-
tamentaire, avait fait dujeune Condoreet un mathématicien ; Turgot en
fit un économiste et un philosophe. Condorcet, dans cette double car-
ricre, sen tint a peu prés a développer, a populariser, a servir les idées
et Ies croyances de son illustre et génereux ami. Depuis sa Lettre Cun
laboureur de Picardie a M. Necher , jusqwa cette Esquisse Cun ta-
bleau historique des progres de esprit humain (in-8°, Paris, 1795),
Je dernier ct le plus important de ses écrits, il n’a pas, sur ces maticres,
pubhé un ouvrage dont Turgot ne Jui ait fourni le theme.
Peut-¢tre aussi faut-il rapporter a son commerce avee Voltaire, et au
besoin qui parait le dominer @’imiter toul ce quil admire, ses essais en
littérature. Ce qui est certain, c'est que ce fut apres avoir visilé avec
d'Alembert le patriarche de Ferney, en 1770, quil se tourna de ce cote,
Sa Lettre dun théologien a Pauteur du Dictionnaire des trois siécles
date de 1772 (in-8°, Berlin); son Eloge et ses Pensées de Pascal ont été
publiés pourlapremicre fois & Londres, en £773 (in-8°). C’etail @ailleurs
un litre que ses amis lengagérent a se donner aux suffrages de PAca-
démie francaise, ou il n’arriva cependant qu’en 1782. II prit pour texte
CONDORCET. $55
de son discours de réceplion : Les avantages que la société peut retirer
de la réunion des sciences physiques aux sciences morales. Trois ans
plus tard , en 1785, il publia ses E’'ssais sur Vapplication de Vanalyse a
la probabilité des décisions rendues a la pluralité des voix, ouvrage qui
reparut aprés sa mort, enti¢rement refondu, et avec de nombreuses ad-
ditions , sous ce titre : Eléments du caleul des probabilites et son appli-
cation aux jeux de hasard, a la loterie et aux jugements des hommes,
avec un discours sur les avantages des mathématiques sociales , et une
Noticesur M. de Condoreet (in-8°, Paris, 1804). En 1786, il fit paraitre
a Londres une Vie de Turgot (in-8°), qui fut aussitdt traduile en alle-
mand et en anglais. Le méme honneur a été fait a sa Vie de Voltaire,
publiée a Genéve en 1787 (2 vol. in-18), et reproduite en téte de quel-
ques é€ditions des ceuvres de Voltaire, entre autres celle de Kehl. Con-
dorcet fut, en outre, un des collaborateurs les plus actifs del Encyclope-
die, et il fournit quelques articles a la Bibliotheque de Phomme public
(28 vol. in-8°, Paris, 1790-1792). Membre des Académies de Berlin,
de Pétersbourg, de Turin , et de l'Institut de Boulogne, il enrichit les
mémoires deces diverses sociétés savantes de plusieurs travaux remar-
quables qui demandent encore a étre réunis. *
La vie et les €crits politiques de Condorcet se rattachent trop étroite-
ment aux plus grands événements de notre histoire, pour qu’il nous soit
possible d’en parler ici. Nous dirons seulement comment il mourut, et
dans quelles circonstances il écrivit son dernier ouvrage, le seul par Je-
quel il appartienne véritablement a Vhistoire de la philosophie.
Apres la journée du 31 mai, proscrit par la Convention comme com-
plice de Brissot, il trouva un asile chez madame Vernet, proche parente
des célébres peintres de ce nom, et quitenait, rue Servandoni, n° 21, une
maison garnie pour des étudiants. C’est 1a que, sans livres, abandonné
aux seules ressources de sa mémoire, il composa son Lsquisse @un ta-
bleau historique des progres de esprit humain. Chaque soir il remettait
a sa bienfaitrice les feuilles qu il avait écrites dans la journée, et jamais
ilne relut, ni le travail de la veille , ni ’ouvrage dans son ensemble.
Cependant un décret de la Convention élant venu menacer de mort qui-
conque oserail recueillir un proscrit, Condorcet ne put se résoudre a
comprometire plus longtemps cette généreuse femme, qui, pendanthuit
mois, était parvenue a le soustraire a toutes les recherches. « Il faut que
je vous quitte, lui dit-il un jour; je suis hors la loi. — Vous étes hors la
loi! lui répondit-elle; mais vous n’étes pas hors ’humanité, et vous
resterez.» Mais Condorcet n’accepta point cet admirable dévouement.
Profitant d'un instant ou il n’était pas surveillé, il s’échappa de sa re-
traite, a peine vélu, le 5 avril 1794; et, aprés avoir passé plusieurs jours
dans la situation la plus horrible, couchant Ja nuit dans les carriéres
abandonnées, il fut arrété, a Clamart, dans une auberge, ot la faim
Pavait forcé d’entrer. Conduit aussitot au Bourg-la-Reine, il y fut jeté
dans un cachot ; et lorsqu’on vint le lendemain pour linterroger, on le
trouva mort. Hl] avait fait usage du poison que, depuis quelque temps, il
portait sur lui, dans le chaton de sabague, pour se dérober au sup-
plice.
De tous les ouvrages de Condorcet, un seul, comme nous I’avons déja
dit, appartient véritablement au sujet de ce recueil : c’est celui quiil
554 CONDORCET.
composa dans la maison de la rue Servandoni, et que ncus allons essayer
de faire connaitre par une courte analyse.
L Esquisse dun tableau historique des progres del esprit humain west,
pour ainsi dire , que le programme d'un ouvrage plus considérable que
Condorcet voulait écrire sur le méme sujet, et dont il commenca méme
lexecution dans quelques fragments qui nous ont été conseryés. Son
but est de nous montrer, par le développement des facullés humaines
a travers les siécles, que | homme est un ¢tre essentiellement perfec-
tible; que, depuis Je jour de son apparition sur la terre, il n'a pas cessé
d’avancer par une marche plus ou moins rapide vers la vérité et le bon-
heur, et que nul ne peut assigner un terme a ses progres futurs, car ils
nen ont pas d’autre que Ja durée méme du globe ou Ja nature nous a
jelés ; ils continueront tant que la terre occupera Ja méme place dans le
sysl¢me de lunivers, et tant que les lois de ce systeme nauront pas
amené un bouleversement général.
Mais ne voir dans ‘histoire de ’humanilé qu'une suite non interrom-
pue de progrés, c’est tout justifier , @est accepter tout ce qui s'est fait
et toutce que l'on croyail avant nous, comme une préparation néces-
saire & nos propres idées et a nos institutions les plus chéres. Or, on
sail que Condorcet élait bien éloigné de cette indulgence pour le passé.
Aussi a-t-il soin de nous prévenir qu’en nous faisant assister au déve-
loppement de la perfectibilité humaine, il veut nous signaler en méme
temps les obstacles quil’ont arrété quelquefois, et les influences funestes
qui ont fait retrograder plusieurs peuples d'une civilisation deja avancée
vers les lénébres de la plus grossiére ignorance. La superstition et la
tyrannie, telles sont, daprés lui, c’est-a-dire d’aprés le langage et les-
prit de son temps, les causes de toutes les erreurs, de toutes les cala-
milés qui ont régné parmi les hommes, et la source inépuisable des
déclamations par lesquelles il se croit obligé d'interrompre a chaque pas
son intéressante exposition.
Louvrage est partagé en dix époques: dans les neuf premiéres nous
voyons la suite des progrés que lesprit humain a déja accomplis depuis
les temps les plus obscurs et les plus reculés jusqu’a létablissement de
la république francaise ; la dixiéme , qui est de beaucoup la plus curieuse,
nous offre en quelque sorte une description prophétique de l'avenir; elle
nous montre les générations futures conduites par degrés a un clat ou
Ja science, la vertu, Ja liberté et le bonheur sont unis par un lien in-
dissoluble.
Le premier état de la civilisation est celui de quelques peupladcs iso-
lées les unes des autres, subsistant de la péche ou de la chasse, ne con-
Naissant pour toute industrie que Vart de construire des cabanes, des
uslensiles de ménage et quelques armes grossi¢res, mais possédant deja
une langue articulée, une sorte d’autorilé publique el les habituces de
la familie.
A la chasse et a la péche nous vovons succéder la vie pastorate , qui
consacre , avec le droit de propriété, Vinegalité des conditions, puis la
domesticile et bientol Vesclavage , mais quien méme temps laisse a
Vhomme assez de loisirs pour culliver son intelligence, pour inventer
quelques arts, entre autres la musique, et pour acquerir les premieres
notions de l’astronomie.
CONDORCET. 335
Les peuples pasteurs, 4 leur tour, sont remplacés par les peuples
agriculleurs, au sein desquels les arts, les professions et les classes de
Ja société se mulliplient. A la suite de ce changement, les progrés de-
viennent plus rapides et plus faciles : car, d’un cété, il existe plus de
loisirs pour la culture des sciences ; de Vautre, la distinction des profes-
sions ne peut manquer d’étre favorable au perfectionnement des arts;
Vabondance des fruits de la terre donne Jidée des échanges et fait
naitre des relations entre des peuples jusque-la isolés les uns des autres;
enfin, le dernier résultat de cette civilisation, c’est invention de I’ écri-
ture alphabétique.
Relativement a ces trois premiéres époques, Condorcet avoue qu'il
n’a pu nous donner que de simples conjectures, appuyées de quelques
observations générales sur la nature de homme et le développement
de ses facultés. La quatriéme et la cinquiéme embrassent toute la civili-
sation grecque et romaine, depuis l’origine de ces deux peuples jusqu’a
invasion des barbares. Mais ici nous nous bornerons a citer les juge-
ments portés par Condorcet sur quelques-uns des systémes philosophi-
ques nés sous ‘empire de cette civilisation fameuse. Avant Socrate, il
ne trouve a louer que les systémes de Pythagore et de Démocrite, dans
lesquels, a ce qu'il nous assure, on reconnait aisément ceux de Newton
et de Descartes. En effet, Démocrite et Descartes ont également voulu
expliquer tous les phénoménes de lunivers par les propriétés de Ja
mati¢re et du mouvement. Newton et Pythagore ont reconnu l'un et
lautre le vrai systéme du monde, et les nombres du philosophe grec
ne signifient pas autre chose que l’'application du calcul aux lois de la
nature. Le caractére de Socrate est assez bien apprécié ; il a voulu sub-
stituer la méthode dobservation aux hypothéses ambitieuses ott la philo-
sophie s’égarait avant lui, et a l’esprit sophistique qui la faisait descendre
aux plus puériles ar guties. La méthode de Socrale est également appli-
cable a tous les objets que la nature a mis a notre portée, et ne merite
pas le reproche de ne laisser subsister d’autre science que celle de
homme moral. Platon est traité plus durement. On ne lui pardonne
ses réveries et ses fiivoles hypoth¢ses qu’en faveur de son style, de sa
morale et de certains principes de pyrrhonisme que Von croit recon-
nailre dans ses Dialogues. Dans la philosophie d’Aristote, rien n'a
trouvé gréce, que le principe qui fait dériver de la sensation ‘toutes nos
connaissances. Le systéme des stoiciens, méme la partie métaphysique
de ce systéme, est trailé avec indulgence, et dans plus d’une occasion
Condorcet semble incliner a Ja croyance d’ une dime du monde el d'une
immor talile sans conscience. Mais toute sa sy mpathie est pour la
morale d''picure, telle quil l'entend et qu'il se plait a la développer :
suivre ses pene hants naturels en sachant les épurer et les diriger; obser-
ver les rezies de la tempérance qui prévient la douleur en nous assurant
toutes les jouissances que la nature nous a préparées; se préserver des
passions haineuses ou violentes qui tourmentent le cceur; culliver, au
contraire, les affections douces et tendres; rechercher les plaisirs qui
résultent d'une bonne action et éviter la douleur du remords; « telle est,
dit-il , !a route qui conduit a la fois et au bonheur et a la vertu. »
Aprés avoir fait aux Grecs une part immense dans histoire de lin-
telligence humaine, Condorcet daigne a peine parler des Romains : 4l’en
556 CONDORCET.
croire, la civilisation ne leur doit rien que la jurisprudence; encore
cette science, telle que les Romains nous |’ont transmise, a-t-elle servi
a répandre plus de préjugés odieux que de vérités utiles.
Le moyen age, qui remplit les deux ¢poques suivantes, est traité
avec toute linjustice qu’on devait attendre d'un philosophe du xviii‘ sié-
cle. Aprés le triomphe des idées chrétiennes sur le paganisme, toule
liberté d'esprit, toute trace de civilisation disparait, Jusqu’a.ce que les
Arabes viennent rendre al’ Occident quelques faibles débris de la science
de l'antiquité. Condorcet veat bien admettre cependant que la scolas-
lique n’a pas été enti¢rement inutile, et que ses argumentations si sub-
tiles, ses distinctions et ses divisions sans nombre ont préparé les
esprits a l'analyse philosophique.
La huiliéme époque commence a J’invention de l'imprimerie et se
termine par Descartes. Condorcet reconnait en lui, avec beaucoup de
justesse, le vrai fondateur de la liberté philosophique parmi les modernes,
et le premier qui ait cherché, dans l’observation des opérations de l'es-
prit, les vérites premicres dont toute science a besoin.
Un tableau trés-animé du mouvement des esprits pendant Je dernier
siécle, remplit a lui seul Ja neuvieéme époque. [1 résume en lui tous les
efforts précédents, eta mis au jour des vérités que, selon l'expression
de Condorcet, il n’est plus permis ni d’oublier ni de combattre. Parmi
ces vérités sont complés en premiere ligne la philosophie de Locke et
de Condillac, les principes politiques de Rousseau, et surtout la doctrine
de Ja perfectibilité indefinie de lespéce humaine, dont tout !‘honneur
est rapporté a Price, a Priestley et a Turgot.
Nous voici enfin arrivés a Ja partie la plus originale et la plus intéres-
sanle du livre de Condorcet, celle qui renferme la prédiction de nos
destinées a venir. Tous les progrés qui restent encore a faire a l’espéce
humaine doivent aboutir a ces trois résultats : la destruction de Vinéga-
lité entre les citoyens d'un méme peuple; Ja destruction de linégalité
entre les nations; le perfectionnement de Ja nature méme de homme
et des facultés dont elle est douée. Pour obtenir le premier de ces trois
résultats , Fégalité entre les citoyens d'un méme peuple, i! faut d’abord
faire disparaitre linégalité des richesses par la destruction des mono-
poles, par abolition de toutes les mesures qui entravent | industrie et
le commerce, par l’extension des avantages du crédit a toutes les classes
de la société, enfin par létablissement des caisses d'épargne el des
caisses d'assurance. Mais ces moyens purement mateériels ne suffisent
pas; il faut répartir aussi d'une maniére équitable les avantages de lin-
struction, Sans esp€rer, sur ce point, une ¢galité impossible, il faut en-
scigner a chacun les connaissances qui lui sont nécessaires pour n'étre
point dans la dépendance d'un autre, pour faire lui-méme ses affaires,
pour connaitre ses droits et ses devoirs, pour savoir défendre les uns et
remplir les autres. Avec le bien-étre el instruction des hommes, on
verra croitre aussi leur moralité, et voici comment : telle sera dans
Vavenir la perfection des lois et des institutions publiques, que les inté-
réts particuliers seront enlicrement confondusavec Vintérét commun; or,
comme les vices et les crimes, dans lopinion de Condorcet, ont a peu
pres tous Jeur origine dans J opposition qui a existé jusqu’a présent entre
ces deux intéréts, les vices et les crimes seront désormais impossibles ,
CONFUCIUS. DOT
la vertu sera en quelque sorte |’état naturel de l'homme. C’est ainsi que
la nature a lié par une chaine indissoluble la vérité, Je bonheur et la
vertu.
L’égalité des citoyens, au sein de chaque peuple, aura nécessairement
pour résultat l’égalité entre les nations; car, une fois parvenue a ]’état
que nous venons de décrire, chaque nation a part aura conquis le droit
de disposer elle-méme de ses richesses et de son sang ; dés lors la guerre
sera regardée comme le plus grand des fléaux et le plus odieux des
crimes; la garantie de la force sera remplacée par celle des traités; ta
liberté du commerce distribuera partout, d’une maniére égale, le bien-
étre et les richesses ; lidentilé des intéréts et des idées aura pour consé-
quence la création d'une langue universelle , et tous les peuples ne for-
meront qu'une seule famille.
Enfin, s'il y a des races d’animaux et de végétaux susceptibles de
perfectionnement par la culture , pourquoi n’en serait-il pas ainsi de la
race humaine? Condorcet ne doute pas et ne permet a personne de douter
que les progrés de la médecine, de lhygiéne, de l'économie politique
et du gouvernement général de la société ne doivent prolonger pour les
hommes Ja durée de Ja vie, en leur assurant une santé plus constante
et une constitution plus robuste. Mais qui oserait assigner un terme a ce
genre de conquéte ? Condorcet ne promet pas positivement 2 homme
Je don de l'immortalilé: « Mais nous ignorons, dit-il, quel est le terme
que Ja vie ne doit jamais dépasser; nous ignorons méme si les lois gé-
nérales de la nature en ont deéterminé un au dela duquel elle ne puisse
s étendre. »
Plus d'une idée profonde se trouve mélée a ces réves, dont quelques-
uns touchent au ridicule; mais, de quelque maniere que |’on juge l’ou-
vrage de Condorcet, on ne peut lire sans attendrissement cet hymne en
Vhonneur de lhumanité et de l'avenir, composé en quelque sorte sous
Ja hache du bourreau, et ou Von chercherait vainement un reproche
adressé par la viclime a ses persécuteurs. Tout y respire l’amour des
hommes, la paix, lespérance : malheureusement cetle espérance ne
s’éléve jamais au-dessus de la terre.
Les ouvrages de Condorcet, recueillis et imprimés a Paris en 1804,
forment 21 vol. in-8°; mais dans ce recueil ne sont pas comptés les ou-
vrages de mathématiques, qui ont été publiés a part. On peut consulter
sur sa vie et ses écrits : Les Lrois siecles de la littérature francaise , par
Sabatier de Castres (6° édil., t. 11, p. 25); la Notice sur la vie et les ou-
vrages de Condorcet , par M. Diannyére, sonami (2° édit., Paris, 1799) ;
la Biographie nouvelle des contemporains, publiée par MM. Arnault,
Jay, Jouy , Norvins, etc.; le Dictionnaire historique et bibliographique
de Peignot; enfin la Biographie de Condorcet, lue a | Académie des
Sciences, par M. Arago, dans la séance publique de 1842.
CONFUCIUS [en chinois Khoung-fou-tseu, ou plus communé-
ment Khoung-tseu]. Ce philosophe, sous le nom duquel s'est personnifié
en Europe, aussi bien qu’en Chine, toute la science morale et politique
des Chinois, naquit dans le village de Chang-ping , dans le royaume feu-
dataire de Low (aujourd’hui province de Chan-thoung), 551 ans ayant
notre ére et 54 ans apres Lao-tsew. Les historiens chinois disent que
508 CONFUCIUS.
Khoung-tseu, bien qu il soit né dans le petit royaume de Lou, fut
cependant Je plus grand instituteur du genre humain qui ait jamais
paru dans le monde. Si l'on doit juger de la cause par les effets, cet
éloge est loin d'étre exagéré; car aucun autre homme, quel qu’ait été
dailleurs son génie, n'a eu, comme Confucius, la gloire d’établir un
code de philosophie morale et politique qui régne presque exclusivement,
depuis plus de deux mille ans, sur un empire dont la population dépasse
aujourd'hui trois cent soixante millions d’dmes. Avant déja exposé
ailleurs (Voyez le mot Curnors) ses doctrines philosophiques , nous nous
bornerons ici a faire connaitre sa vie, son véritable caractére, et le réle
qu ila joué dans Vhistoire générale de la civilisation de son pays.
Les historiens chinois font remonter les ancétres de Confucius jusqu’a
lempereur Hoang-ti, qui régnait 2637 ans avant notre ére. Plusieurs
de ses ancétres occupérent des emplois considérables. Son pére fut gou-
verneur de la ville de Zséou. Confucius lui-méme occupa plusieurs fois
des emplois publics, que sa passion pour faire régner la justice et les
sages lois de lantiquité lui faisait rechercher avec ardeur et persé-
vérance.
Des lage de six ans, sil’on en croit des traditions un peu suspectes,
on remarqua en Jui une sagesse qui tient du prodige. Hl ne prenait
aucune parl aux jeux de son dge, et il ne mangeait rien sans l’avoir
offert au ciel , selon la coutume des anciens. A lage de quinze ans, il
s‘appliqua tout enlier a la lecture des livres anciens, et en tira tous les
enseignements qui pouvaient élre de quelque utilité pour ses projets de
régénération. Ses parents étant pauvres, il se trouva, dit-on, obligé
de travailler pour vivre, et lon raconte méme qu'il exerga pendant
quelque lemps la profession de berger. Cependant, a cause de sa grande
intelligence et de sa vertu éminente, il fut chargé, a ldge d’environ
vingt ans, par le premier ministre du royaume de Low, son pays natal,
de la surintendance des grains, des bestiaux et des marchés publics. Hl
fil ensuile quelques voyages, et alla voir Lao-tseu, dans le royaume de
Tchéou.
Apres avoir parcouru plusieurs contrées de la Chine, dans le but de
ramener a des principes d’équité et de justice les chefs des petits Etats
dont Vempire se composait alors , Confucius, voyant ses efforts impuis-
sants pour détruire les abus, se retira avec quelques disciples dans la
solitude, et la il s‘occupa exclusivement a recueillir et a revoir le texte
des Livres sacrés (King), dans lesquels il voyait, comme la Chine
tout enliére l’a toujours fait avee lui, les plus précieux monuments de
Ja sagesse ancienne. Crest ici le lieu de justifier notre philosophe d'un
reproche étrange qui luia été fait, en France, dans ces derniers temps ;
on l'a accusé «d avoir opéré sur les King et les livres de l'antiquité chi-
noise un travail analogue a celui de Platon, analogue a celui d’Aristote
sur les dogines religieux des grandes sociélés auxquelles la Grece était
redevable de sa civilisation, c’est-a-dire que ce philosophe élagua de
ces livres toute la partie religieuse quil ne comprenait pas trés-bien ,
tout ce qui se rapportait a Pexplication et au développement des dogmes
traditionnels; en un mot, tout ce qui devait lui paraitre dépourva din-
térét. » (Appendice a la traduction de louvrage sur la Chine, de
M. Davis. ) :
CONFUCIUS. 009
Cette assertion , dont plusieurs écrivains se sont déja emparés comme
d’une grande et importante découverte, ne repose sur aucun fonde-
ment, et quelques mots suffiront pour Ja détruire.
Les King, ou les Grands livres de ? Antiquité, que Confucius est
accusé d'avoir allérés, ne peuvent étre que le Livre des Transformations
(¥-fing), le Livre des Vers (Chi-King), et le Livre des Annales
(Chou-King). Quant au premier, loin d’avoir été alléré par Confucius,
ce philosophe avait un tel respect pour ce livre, qu'il disait, dans ses
Entretiens philosophiques (c. 7, § 16) : «Sil m’était accordé d’ajou-
ter 4 mon age de nombreuses années, j'en demanderais cinquante pour
étudier le Y-Aing, afin que je pusse me rendre exempt de fautes. »
Tout son travail de révision se borna pour ce livre a de courts commen-
taires, que les Chinois ont nommés Appendices au Y-hing, et que,
dans toutes les éditions, on trouve joints au Livre des Transfor-
mations.
Le travail critique de Confucius sur le Livre des Vers n’a jamais
été mis en doute. Il est vrai que, de trois mille chants populaires
recueillis dans les diverses provinces de lempire, il nen a guere con-
serve que trois cents; mais que faut-il conclure de ce fait, sinon que
notre philosophe avait de la critique et du gout ?
Quant au Livre des Annales, Confucius le rédigea d’aprés les docu-
ments historiques officiels qui existaient de son temps. fl n’avait done
rien a elaguer de sa propre rédaction. Qu il ait aussi fait un choix dans
les documents historiques mis a sa disposition, ce serait faire peu
d'honneur a son intelligence que de supposer le contraire. Mais quil
nait pas recueilli, qu’il n’ait pas jugé a propos de transmettre & la pos-
lérité, et de lui offrir comme modéle a suivre, tout ce qui s était fait,
dit ou écrit, il est par trop étrange de lui en faire un crime. D ailleurs,
le Chou-King, comme nous le possédons , nest pas tel quil sortit des
mains de Confucius, puisqu il avail alors cent chapitres, et quil nena
plas que cinguante-hwit depuis Vincendie des livres, 213 ans avant
notre ére.
Reste done l’accusation indirecte d’avoir été infidéle a4 la tradition
de son pays, den avoir altéré les dogmes , tandis qu'un de ses contem-
porains , dont les écrits sont parvenus jusqu'a nous, les aurait, dit-on,
religieusement conserves. Je vais demontrer que cette accusation na
pas plus de fondement que la précédente. Il me sufiira de traduire litté-
ralement la dissertation rapportée par Tso-khicou-ming, le contempo-
rain de Confucius, auquel il est fait allusion.
« Mou-cho, se trouvant dans le royaume de T¢in, Fan-siouan-tseu ,
alla a sa rencontre el l’interrogea en disant : « Les hommes de l’anti-
quité avaient un proverbe qui disait : On meurt, mais on ne péril pas
tout entier. Quel est le sens de ce proverbe? »
Mou-cho nayant pas réporndu, Fan, surnommé Siouwan-tseu, dit :
« Autrefois les ancétres de Ahai (c’est-a-dire de Siowan-tseu lui-
méme ) précédérent les temps de Chun, et furent de la famille de Yao.
Du temps de la dynastie des Mia, ce fut la famille du Dragon impérial
( ¥a-loung-chi); du temps de la dynastie des Chang, ce fut la famille
Chi-wei (qui régnait sur le petit Etat vassal nomme Pe); du temps de
Ja dynastie des Tcheou, ce fut la famille des Thang et des Tou (noms
560 : CONFUCIUS.
de deux petits royaumes , dont le premier fut anéanti et l'autre absorbé
par Tching-wang de Tchéou, 111 ans avant J.-C.). Le chef du royaume
de Tein, qui, par la coupe pleine de sang de boeuf, jura fidélité aux
nouveaux Mia (c’est-a-dire aux premiers Tchéow), fut le chef de la
famille Fan. N’est-ce pas la perpétuité des familles que le proverbe cité
a ey vue? »
Mou-cho dit : « Ce que moi, Pao, j'ai entendu dire a ce sujet, dif-
fere totalement de ce que vous appelez la perpétuité mondaine des fa-
inilles dans une posilion élevée, dont on ne peut pas dire quelles ne
perissent pas comme le bois a Vétat de décomposition.
« Dans le royaume de Low, il y avail anciennement un ministre d’Etat
qui disail : Thsang, surnomme apres sa mort Wen-tchoung (Je puiné
leltré) , étant venu a déceder, on dit de lui quil était toujours subsistant
(c’est-a-dire, ajoute Ja glose, que l’on disait que ses bonnes instructions
seraient transmises aux sitcles a venir). N’est-ce pas la explication du
proverbe? moi je l’ai compris ainsi. Ceux qui sont supérieurs aux au-
tres hommes (les saints, selon la glose), ont des vertws qui subsis-
tent indéfiniment (qui parviennent aux siécles futurs ); ceux qui vien-
nent immédiatement apres (les sages) ont des mérites qui subsistent
aussi indéfiniment; ceux qui viennent apres ces derniers ont des pa-
roles qui sont également transmises aux générations fulures. Quoique
ces trois ordres de sages ne vivent qu’un certain temps, on dit d’eux
quils ne perissent pas tout enters. Voila ce que signifie lexpression
ne pas périr tout entier....» ( Lso-tchouan, k. 5, f° 32.)
On peut voir, par cette citation fidéle, si le prétendu conservateur des
dogmes traditionnels contemporain de Confucius, en a respectueu-
sement conservé un que ce dernier philosophe aurail altéré , et méme
supprimé, dans Ja révision ou la rédaction des Aing, et méme dans ses
propres écrits. Loin qu il y ait, dans le texte précédent, dont l’ancien-
nelé remonte au y¢ siécle avant notre ére, la moindre trace d'un pareil
dogme, Ja supposition qu'une partie de nous-mémes, [ame ou le prin-
cipe pensant, puisse subsister individuellement apres la mort, n’est pas
méme faite, et ne se rencontre dans aucune partie du livre.
il n’est plus au pouvoir de personne de contester a Confucius le rang
qu il occupe depuis plus de deux mille ans parmi les grands hommes qui
ont le plus contribué a civiliser le monde, ni de lui refuser une place a
colé de Platon et d'Aristote. fH] était doué au plus haut point de lesprit
philosophique, et s est montré toute sa vie lapotre infaligable de la jus-
tice et de Ja raison. D’une rigidité inflexible pour lui-méme, il avail,
on peul le dire, la passion du bien et un dévouement sans bornes au
bonheur de Phumanité; et cest ce qui justifie ces paroles d'un empe-
reur chinois, gravées sur le frontispice des temples élevés dans tout
lempire en lhonneur de notre philosophe : « I] était le plus grand, le
plus saint, le plus vertueux des instituteurs du genre humain qui ont
paru sur la terre. »
Nous n’entrerons pas ici dans les détails de cette grande et noble vie.
Nous dirons seulement quapres bien des vicissitudes, Confucius prit la
résolution de cesser tous ses voyages et de retourner dans sa province
natale, pour y instruire plus completement ses disci sles, afin qu ils pus-
sent transmeitre sa doctrine a la postérité. C'est aiurs qu'il mit la der-
CONFUCIUS. ool
nicre main a ses écrits, ct quil composa son ouvrage historique inti-
tulé : Le Printemps et VAutomne (Tchun-thsiéow), dont on ne possede
encore aucune traduction européenne. I] mourut quelque temps aprés
lavoir achevé, en lJaissant a ses nombreux disciples le soin de recueillir
ses paroles et sa doctrine. En effet , les trois livres qui portent son nom:
La grande Etude (Ta-hio), VInvariabilité dans le Milieu ( Tchoung-
young), les Entretiens philosophiques (Lun-yu) ne sont que les doc-
trines et les paroles de Confucius recueillies par ses disciples. Ce sont
ces trois ouvrages, qui, avec celui de Mencius ou Meng-tseu (Voyez ce
nom), forment les Quatre livres classiques (Sse-chow) que l'on fait
apprendre par coeur aux jeunes gens dans toules les écoles et dans tous
les colléges de l'empire. C’est le code moral, civil et politique des Chi-
nois, la loi de la loi, que le souverain, pas plus que le dernier de ses su-
jets, noserait ouvertement transgresser.
En considérant la grande et séculaire vénération qui entoure, en
Chine, le nom de Confucius, on se demande quelle cause a pu donner
ases écrits cette influence toute-puissante sur les destinées de son im-
mense pays, et le pouvoir de résister 4 loutes les révolutions , a toutes
Jes conquétes de peuples barbares, de telle sorte qu’ils soient encore au-
jourd hui le code sacré de Ja nation chinoise. L’histoire de la philosophie
ancienne et moderne n’offre pas d’exemple d'une influence pareille. Il
faut que les souverains de la Chine aient reconnu dans ses doctrines un
grand principe d’ordre et de stabilité. L’espéce de culle qu’on lui rend
au printemps eta l’automne, dans plus de quinze cents temples ou édi-
fices publics, a été autrefois le sujet d'une grande controverse entre les
missionnaires jésuites et les dominicains ; ces derniers considérant ces
honneurs comme des pratiques didolatrie, qui devaient étre défendues
aux néopbytes, tandis que les premiers les regardaient seulement comme
des honneurs purement civils qui pouvaient se concilier sans inconvé-
nient avec les croyances chrétiennes.
Dans Jes cérémonies en question, lé premier fonctionnaire public ci-
vil du lieu s’avance , a Ja téte de tous les autres fonctionnaires, devant
la tablette sur laquelle est écrit en grosses lettres le nom de Confucius
et lui adresse ces paroles : « Grandes, admirables et saintes sont vos
vertus , 6 Confucius! Elles sont manifestes a tous, nobles et sublimes,
dignes d'honneur et de magnificence; et, si les rois gouvernent leurs
peuples de maniére a les rendre heureux, c'est a vos vertus et a volre
assistance quils le doivent. Tous vous prennent pour guide, vous of-
frent des sacrifices , implorent votre assistance, et il en a toujours été
ainsi. Tout ce que nous vous offrons est pur, sans tache et abondant.
Que votre esprit vienne donc vers nous et qu ‘il nous honore de sa sainte
présence! »
Chaque maison d'étude, chaque collége a une salle élevée a la mé-
moire de Confucius, pour lui rendre les honneurs prescrits. C'est Ja que,
dans tous les concours, les étudiants recoivent leurs grades en présence
des examinateurs. La vénération pour ce grand nom est telle que ceux
dentre les lettres chinois qui se firent chrétiens au temps des premiers
missionnaires ne purent jamais se résoudre a cesser de lui rendre leurs
hommages accoulumés. Ces missionnaires eux-mémes le regardaient
comme un modéle de vertu et de sainteté. « On ne peut, dit l'un d’eux
I. 36
Hb CONNAISSANCE.
(le Pere Le Comte), rien ajouter ni 4 son zéle , ni a la pureté de sa mo-
rale. I] semble quelquefois que ce soit un docteur de la nouvelle loi qui
ip plutot quun homme élevé dans la corruption de la loi de nature ;
, ce qui persuade que Vhypocrisie n’avait point de part dans ce qu il
aia, c'est que jamais ses actions n'ont démenti ses maximes. Enfin sa
gravité ct sa douceur dans lusage du monde, son abstinence rigoureuse
(car il passait pour Thomme de l'empire le plus sobre), le mépris qu'il
avait pour les biens de la terre, cette attention conlinuelle sur ses ac-
tions, et, ce que nous ne trouve ons point dans les sages de Pantiquité,
son humilité et sa modestie, donneraient licu de juger que ce na pas
été un pur philosophe formé par la raison, mais un homme inspiré de
Dicu pour la reforme de ce nouveau monde. »
Nous najouterons rien a ce portrait. Ceux qui voudront connaitre
plus en détail cette belle et noble vie peuvent consulter le 12° volume
des Memoires sur les Chinois, et le te volume de la Description de la
Chine , par auteur de cet article (p. 120 et suiv. ).
ies édilions chinoises de ses ceuvres, qui sont presque toutes enrichies
de nombreux commentaires , dont le plus célébre et le plus répandu est
celuide Tehou-hi, se comptent par milliers. Excepté peut-ctre la Bible,
il nest aucun ouvrage dans Je monde qui ait recu et qui continue a re-
cevoir une aussi grande publicité. Ce n'est pas la, certes, un mince
honneur pour Ja philosophie. Are Ps
CONNAISSANCE, Voyes Uxrecicence.
CONRING ne peut compter, en philosophie, que par son dévouement
au péripatétisme : il a beaucoup écrit, mais il n’a point trouvé didées
nouvelles et na auciine originalité, Né en 1606 a Norden en Ost-Frise ,
il se distingua de trés-bonne heure, et malgré sa faible santé. par des
études trés-brillantes. fl suivit tes legons des plas célebres professeurs
de Vuniversité de Levde; et luirméme, a Vage de vingt-six ans, il en-
scignait la philosophic naturelle a Helmstedt. TH fut quelque temps le
medecin de la regente dOst-Frise et méme de la reine Chrisiine , qui
ne putle fixer aupres delle, Plus tard, professeur de droit a Helimstedt ,
ce tut surtout ace dernicr Ulre quil se fil connaitre; ef ses vastes con-
naissances, ses Jabeurs imimenses et lout praliques, cn firent bientot
Yun des jurisconsultes les plus disungueés de F Allemagne, qui en comp-
tait des lors un tres-grand nombre. Les souverains le consulterent sou-
yent sur les questions les plus dclicates de droit public, et son fameux
ouvrage sur les fronticres de Pempire d’ Allemagne, de Fauibus amperti,
produisit, de son temps, lasensation la plus vive. L’empereur Len fit
remercier. La réputation de Conring était, pour ces maticres, presque
sans égale, et il fut un des savants que Ja munificence de Louis XLV
se fit un honneur de disunguer et de récompenscr. H eut pour collabo-
reteur, dans ses travaux, le fameux Henri Meibom. I mourut en 1681,
entouré du respect et de Pestime publiques,
Conring etait une sorte @eney clopedie vivante, et ses ouyrages, au
nombre de deux cent un, traitent des sujets les plus varies. Hs ont été
reunis en une edition generale quia pas moms de 6 vol. in-f, par
Goebel. Brunswich . 1730. Les seules parties qui puissent nous inte-
CONSCIENCE. 565
resser sont une Introduction a la philosophie naturelle , ou dominent
les principes d’Aristote dans toute leur puissance; une édition de la
Politique d’Aristote avec des commentaires, et qui est comprise dans
une espéce d/histoire de la science politique ‘depuis Vantiquité jusqu’ au
xy siecle, et enfin des travaux assez nombreux et tout péripatéti-
ciens sur la philosophie sociale de Philosophia civili). I ne faut pas
eroire daillonrs que le péripatétisme de Conring , quoique trés-ardent,
soit aveugle. \élanchthon avait réformé les études des écoles protes-
tantes, ct Aristote était alors dépouillé de toutes ces obscurités et de
cetie sublilité yvaine dont la scolastique l'avait couvert. Conring, au
xvine siécle, ful un de ceux qui le connurent le mieux; cl Brucker, en
le classant parmi les plus purs péripateticiens de cette époque, n’a pu
trouver assez de louanges pour lui. Peut-étre est-ce par attachement a
la doctrine péripatéticienne que Conring se monira l'adversaire du car-
tésianisme, quil ne parait pas avoir bien compris, et qu'il eut le tort de
poursuivre Descartes de ses épigrainmmes, longtemps méme apres que
le philosophe frangais était mort. Brucker regrette, avec raison, une
Si vive et si malheureuse inimitié. Conring, du reste, était parfaitement
sincere, el, dans des mati¢res ot il était plus compétent, il fit preuve
de la plus honorable foyauté. C’est ainsi gull fut lun des premiers a
soutenir le svysteme Harvey sur la circulation du sang, et quil tint a
honneur de louer et dadmirer les travaux de Grotius et de Puffendorf
qui devaient éclipser les sicns. 11 combattit du reste Hobbes et Gassendi
comme il avait combattu Descartes.
Gaspard Corberus a écrit une Vie de Conring, in-4°, Helmst., 1694.
Conring a été omis dans le Dictionnaire de Krug, quia cité bien des
noms moins illustres que celui-la. B. S.-H.
CONSCIENCE. «Illy a une lumiére intérieure, un esprit de vérite,
qui luit dans les profondeurs de lame et dirige I homme meéditatif appelé
a Visiter ces galeries souterraines. Cette lumicre n'est pas faite pour le
monde, car elle n'est appropriée ni au sens externe ni a limagi-
nation; elle séclipse ou s‘éteint méme tout a fait devant cette autre
espéce de clarté des sensalions et des images; clarté vive et souvent
trompeuse qui sévanouit a son tour en présence de esprit de vérité. »
C’est ainsi que s’exprime M. Maine de Biran dans Ja préface du livre
des Rapports du physique et du moral. La conscience n’est pas sans
doute, comme parait le croire ce profond observateur de notre vie mo-
rale, un livre fermé au yulgaire et exclusivement réservé a la contem-
plation de quelques ames méditatives. Le sentiment immédiat et infail-
lible des hautes vérités contenues dans ce grand livre appartient a
Vhumanilé tout entiere. Quel est Fhomme a qui la conscience ne révéle
pas l'unité, la simplicité de son étre, lactivite de ses facultés, linnéité
de ses penchants, la spontancité de ses mouvements, la liberté et la
responsabilité de ses actes? Mais ce sentiment du sens commun est vague
et confus ; il est habituellement mele de sensations el images, qui en
altérent la simplicité et la veriteé. La vraie science de la conscience veut
done autre chose que les sourdes et obscures révélations du sens com-
mun. Elle demande une profonde et constante réflexion qui exerce le
sens psvchologique, comme on fait les sens externes pour observation
36.
564 CONSCIENCE.
de Ja nature, et qui, par une analyse lente et minutieuse, le tienne
successivement altache sur les moindres détails, sur les nuances les
plus delicales de la vie morale. Il n'y a point a craindre, dans les re-
cherches de ce genre, de yoir autre chose que la réalité ; mais on peut
ne pas l’embrasser tout entiére; on peut surtout ne pas lapercevoir
dans toute sa pureté et dans toute sa profondeur. La conscience a été
bien souvent definie et méme décrite dans les livres de psychologie :
toutes ces définitions et ces descriptions sont vraies; mais toules aussi
Jaissent subsister de graves difficultés sur fa nature, l’autorité, Ja por-
tée, les limites et le mode d’observation de la conscience. Qu’est-ce que
la conscience? Est-ce une faculté proprement dite de | intelligence ou
seulement Ja condition générale de toutes les autres facultés ? Quelle
distinction peut-on ¢lablir entre penser et savoir qu’on pense, entre
senlir et savoir quon sent, entre youloir et savoir qu'on veut ? Quelle
est la certitude propre a la conscience, et comment cette certitude se
distingue-t-elle de toutes les autres? Quelle est la portée de Ja conscience ?
Atteint-elle seulement les actes du moi, ou bien en outre ses facuités,
ou enfin pénetre-t-elle jusqu’a Ja substance méme du mo?. Quelles sont
ses limites du coté du monde sensible et du eoté du monde intelligible?
Ou finit le role de la conscience, ou commence celui des sens et celui
de Ja raison? Aprés ces difficultés sur la nature, la portée, l’autorite et
les limites de la conscience, viennent les graves objections soulevées
tout récemment par les phy siologistes contre la possibilité dune science
psychologique. La simple conscience suffit-clle a la science? Si elle ne
suffit pas, il est done nécessaire que lobservation proprement dite in-
tervienne. Mais alors comment le mot peut-il sobserver Jui-méme ?
Comment peul-il étre a la fois le sujet et | objet de son étude? L'ob-
servation est-elle inimeédiate et directe comme fa conscience elle-méme?
Est-ce dans l'action méme de ses facultés, au moment de la vie psy cho-
logique, que le mot sobserve, ou bien ne peut-il le faire que par la
réflexion travaillant sur des souvenirs? I] est impossible de trailer de la
conscience sans chercher a résoudre toutes ces dilficullés. Mais pour
y arriver, i] faut autre chose qu'une simple définition ou méme une
description ; il faut une analyse approfondie de la conscience. '
La nature humaine si on la considére, abstraction faite de toute
action et de toute influence extéricure, nest ni une pure table rase,
comme l’a prétendu Locke, ni une sfatve, ainsi que la imagine Con-
dillac. Elle a en elle-méme, et non hors delle, le principe de son activité,
de sa force et de sa grandeur. Elle est’ primitivement douce de puis-
sances, de facultés, de tendances qui n altendent que le contact ou Fim-
pression d'un objet exterieur pour se développer et se produire. Mais,
bien que le moi ait en lui-méme son principe de vie, il est tres-vrai
qu il ne vit pas de lui-méme. Dans sa vie morale, aussi bien que dans
sa vie physique, il a besoin d'un objet, comme d'un aliment néces-
saire a son activité inlérieure. C’est une profonde erreur de croire que
notre ime puisse se relirer dans Ja profondeur de son essence et y
vivre de sa propre substance dans une absolue solitude. Dans ses meé-
ditations les plus abstraites, dans ses imaginations les plus chimeriques,
dans le recueillement le plus parfait de ses souvenirs, lame semble
tirer la vie de son propre sein. Et pourtant, si lon remonte a loriginge
CONSCIENCE. 565
de ces méditations, de ces imaginations et de ces souvenirs, on trouvera
toujours que l'ame en a puisé les premiers éléments a une source exté-
rieure ou, tout au moins, élrangére. Le souvenir suppose une perception
primitive "et, par suite, une impression du dehors; | imagination forme
ses tableaux de la confusion ou plulot de Ja combinaison de deux mon-
des essentiellement distincts du moz, le monde sensible et le monde in-
telligible ; la méditation n'est que la réflexion travaillant sur des don-
nées antérieures acquises par les sens, ou |’imagination, ou la raison,
toutes facullés qui impliquent lintervention d'un xon-mor. L’dme ne
peut done vivre qu’en communication avec un objet. Cet objet n'est
pas toujours extérieur et matériel. Les objets de la raison, le vrai, le
beau, le bien, n'ont point ce double caractére; mais ils n’en apparlien-
nent pas moins a un monde profondément distinct du moi, etce serait
étendre ou mesurer la sphére de Ja nature humaine, que d’y comprendre,
comme l’a fait l’école d’Alexandrie, le monde intelligible toul enlier.
En un mot, l’Ame a toujours besoin ‘Wun objet, quoiqu’elle sente, quoi-
quelle pense, quoiqu’elle désire ou décide; son activilé s’éteindrait dans
un isolement absolu, comme le feu cesse de bruler dans le vide.
Puisque tout phénoméne de la vie psychologique implique un objet
distinct et différent du sujet, un non-moi aussi bien quun moi, il peut
toujours étre considéré sous un double point de vue, par rapport au
sujet ou par rapport a objet. Appliquant cette distinction aux trois
faits qui resument toute Ja vie morale, sentir, penser et vouloir , nous
arriverons facilement a en déduire la loi méme de toute analyse inté-
rieure.
Dans le phénomeéne de la sensation, on peut distinguer 1° la sensa-
tion proprement dite, plaisir ou douleur; 2° le sentiment du rapport de
cetle modification affective au sujet. Ce sentiment est un retour de l’'dme
sur elle-méme : lout entiére al’ohjet dans le phénoméne du plaisir ou
de la douleur, elle se reconnait, se distingue du non-moz, et prend con-
science d'elle-méme dans ce sentiment. Condillac prétend, dans le
Traité des sensations, que le moi se confond et s’identifie avec la pre-
miére sensation qu'il éprouve, de maniére a dire, je suis telle saveur,
je suis telle odeur. Cette assertion est une profonde erreur, mais elle est
une conséquence rigoureuse de Phypothese de Condillac. Si homme
nest primilivement qu'une statue, c’est-a-dire un étre sans activité et
sans facultés innées, il ne peut avoir aucun sentiment de Jui-méme. II
n'y a pas de conscience possible d'une existence vide et d'une nature
inerte. Mais tel n’est pas (homme réel : il est une force active, douée
de facultes et de puissances diverses qui n’attendent que le contact d'un
objet pour entrer en exercice. Dés que cette force subit impression de
Ja cause extérieure, elle réagit en vertu de l’énergie qui lui est propre,
quelle que soit la violence de l'impression extérieure, et par le senti-
ment de cette réaction, elle se distingue et de ]a cause de la sensation
et de la sensation, et prend conscience d'elle-méme. Condillac éprouve
un grand embarras a expliquer Ja conscience; il imagine a cet effet
tout un syst¢me de comparaisons et d'inductions. L’explication est
beaucoup plus simple quand on se replace dans la reéalité. L’ame
humaine n’est point une substance primitivement vide et passive; elle
est une force. une cause, c’est-a-dire nne nature essentiellement active
566 CONSCIENCE.
et riche de facultés. Du moment qu'elle agit, elle a, elle ne peut pas
ne pas avoir le sentiment de son activité, de sa causalité. De 1a Ja con-
science, phénoméne inexplicable dans lhypothése de ’homme statue,
mais qui devient simple et nécessaire dans Ja vraie notion du mot.
Le langage ordinaire, expression fidéle du sens commun, détermine
parfaitement Ja portée du témoignage de Ja conscience. On dit bien
qu’on a la sensation ou la perception d'un objet; on dit qu’on en a con-
science. C’est qu’en effet la conscience ne touche point a Vobjet; elle
n’atteint que l’acte du sujet, le sujet lui-méme dans sa modification ou
dans son action. La sensation est un fait intéricar sans doute, mais qui
suppose un objet et un objet extérieur; la conscience est un sentiment
de l’dme qui ne suppose rien au dela de la sphére tout intérieure du
sujet. L’dme sort d’elle-eméme dans la sensation; dans la conscience,
elle s'y replie et s’'y renferme absolument : on pourrait dire que la sen-
sation est une expansion de l’dme au dehors, tandis que la conscience
en est un retour sur elle-méme. La distinction que la science et le lan-
gage ont toujours consacrée entre sentir et savoir quon sent, a donc
un fondement réel: sentir, c’est étre affecté par une cause extéricure ;
avoir conscience de cette sensation, ce n’est pas simplement élre avert
de son existence : il est trop clair qu'on ne peut jouir ou souffrir sans le
savoir; c’est surtout, pour le sujet qui sent, se reconnaitre soi-méme et
se distinguer de l'objet de sa sensation. Or, ce sentiment du mov, qui
accompagne la sensation, n’en est point un élément intégrant et inse-
parable. I] est certain que l’animal sent comme ‘homme; en a-t-il con-
science comme nous, ¢c’est-a-dire se reconnait-il comme sujet distinct
de l'objet de sa sensation ? Quand on J'accorderait, on ne pourrail nier
que ce sentiment du moi ne fut infiniment plus faible ct plus obscur
dans l’animal. L’homme lui-méme n/a pas également conscience de sa
personne dans les divers états par lesquels passe sa sensibilité. Quand
Ja vie animale prédomine en Jui, le sentiment du mois efface, la con-
science se trouble et s obscurcit. Si, au contraire, c'est Je principe inté-
rieur qui triomphe des influences du dehors, le sentiment du moc redou-
ble et la conscience devient plus nette et plus claire. N’a-lt-on pas
d’ailleurs remarqué que, le plus souvent, la conscience est en raisoit
inverse de la sensation ?
La conscience nest pas moins distincte de la pensée que de Ja sensa-
tion. Toule pensée suppose un objet, sinon extérieur el matericl, au
moins distinct et différent du sujet qui pense. De méme que par les
sens l'dme entre en relation avec le monde visible, le monde des corps,
de méme par Ja pensée pure, par la raison, elle communique avec le
monde des vérités éternelles et |! Etre supréme qui en est le principe.
L’ame sort delle-méme, par Ja pensée comme par Ja sensation. La
pensée s’attache toujours a un objet Clranger au sujet pensant; la con-
science de la pensée n'est pas autre chose que le sentiment de Vactivite
du moi dans Vopération intellectuctle; elle ne suppose done rien dexte-
rieur, rien dctranger au sujet; elle est, pour nous servir dune expres-
sion de kant, vide de réalite objective. Le langage ordinaire a reconnu
ce caractere purement subjectif de Ja conscience : on dit « connaitre le
vrai, le beau, le bien, Dieu;» on ne dil pas «avoir conscience du Vrat, du
beau, du bien, de Dieu.» C’est que la conscience i aticint jamais la rea-
CONSCIENCE. OO7
lité objective; elle n’est, dans la pensée comme dans la sensation, que
le sentiment immédiat et intime de l'état, ou de laction du moi. Ce sen-
timent est si bien distinct de la pensée proprement dite, qu il en suil le
développement dans une proportion inverse. Plus la pensée est absorbée
dans l’objet de sa contemplation, plus la conscience qui l'accompagne
est faible et sourde. Quand les hautes vérilés du monde intelligible,
Vidée du bien, l’idée du beau, lidée de linfini, illuminent la pensée
humaine de leurs vives clartés, que devient cette lumiére intéricure
qui éclaire la sphére du moi? Qui n’a observé combien elle palit devant
Véclat des vérités élernelles? Et si objet de sa contemplation, en illu-
minant |’Ame, ]'émeut et la transporte, le sentiment du moz, la con-
science de la personnalité , ne vont-ils point se perdre dans cet enthou-
siasme de l’extase , si bien défini le ravissement de l’aéme en Dien?
Dans les autres phénoménes de sa vie morale, l’d4me n’a pas moins
besoin d'un objet. Dans le désir, elle aspire vers une réalité placée en
dehors d’elle-méme, soit dans le monde sensible, soit dans le monde
intelligible. Dans le vouloir, elle n’aspire plus; elle s’attache, elle se
fixe a un objet toujours différent d’elle-méme, a un non-mot. Seule-
ment il faut reconnaitre une profonde différence entre les phénoménes
du désir et du vouloir, etles phénoménes de la sensation et de Ja pensée.
Le désir et Ja volition sont de purs mouvements de l’activité intéricure,
lesquels ont pour terme et pour but Vobjet extérieur, et pour cause
unique le sujet, tandis que Ja sensation et la pensée provicnnent de
lVaction réciproque de deux causes, le moi et le non-mor. Bans Je désir,
lame tend a sortir d’elle-méme ; dans Ja volition, elle fait effort dans le
méme sens; mais elle n’en sort pas réellement comme dans Ja sensation
et la pensée: elle n’entre pas en commerce avec le monde sensible et le
monde intelligible. L’activité du moi se montre inégalement dans ces
deux phénoménes, spontanée dans le désir et libre dans Ja volonté,
ayant son objet et sa fin au dehors, mais sa cause, sa cause unique,
au dedans. Dans la sensation et la pensée, l’activité intérieure ne se
développe pas d’elle-méme; elle ne fait que réagir sous l’impression
d'un objet extérieur, en sorle que cet objet nest pas seulement Je
terme, mais encore la cause jusqu’a un ceriain point de celte réaction.
Cette rapide analyse de Ja conscience dans les principaux phénoméncs
de !a vie morale nous révéle la véritable nature de la conscience, et par 1a
nous indique la solution trés-simple de toutes les difficultés qui ont élescu-
levées au début de cet article. Commencons par en faire ressortir une
notion précise et exacte de la faculté de Vesprit, qui fait Fobjet de notre
travail. Autre chose est sentir, penser, désirer, vouloir; autre chose est
en avoir conscience. La sensation, la pensée, le désir, la volition sont
des phénomenes internes sans doute, mais qui, directement ou indi-
reciciment, supposent un objet en dehors de lame. Ce sont des faits du
mot gal impliquent une certaine relation avec le non-moi. Mais ja con-
science est le sentiment intime, immédiat, constant de Vactivile du moi
dans chacun des phénomeénes de sa vie morale. Elle nous révcle, non le
phénomene tout enlier, mais seulement la part que le moi yv prend,
Faction du sujet. abstraction faite de Vimpression ae Vobjet; elle nous
montrele coté subjectif dun phénomeéne qui présente toujours 6 lana-
lyse un double aspect. En sorte qu’a parler rigoureusement , ce mest
568 CONSCIENCE.
pas de la sensation méme, ni de la pensée que l’dme a conscience, mais
seulement de l’énergie et de l’activilé qu'elle manifeste dans ces phéno-
ménes. En un mot, c'est delle-méme, et delle seule, qu'elle a con-
science. Dans ses sensations, dans ses pensées, comme dans ses désirs et
ses volilions, elle ne sent et ne voit qu'elle. La conscience n’a qu'un
objet immuable et permanent : le moz; si elle change elle-méme, si elle
parait se diversifier a V'infini, c’est qu'elle suit exactement les modifica-
tions et les variations infinies du moi. On pourrait définir Ja conscience,
le sentiment du moz, dans tous les phénomenes de Ja vie morale.
Le caractére propre et le role de la conscience étant déterminés, il
sera facile den circonscrire le domaine et den marquer les limites d'une
manictre précise. Jusqu’ot peut descendre la conscience, quand elle pée-
nétre dans les profondeurs de Ja nature humaine? Jusqu'ou peut-elle
s’élendre , lorsqu’elle essaye de sortir du cercle de la vie intérieure et
d’explorer Jes abords du monde sensible ou du monde intelligible ? Elle
nous révéle les actes du moi, rien n'est plus évident ; mais \a-t-elle au
dela, et nous révéle-t-elle en outre les facultés et la substance méme du
moi? D'un autre colé, son témoignage n’‘est-il jamais que lécho de la
réalité intérieure? N‘a-t-elle rien a nous apprendre, soit sur le monde
sensible et le monde intelligible considérés en eux-mémes, soit sur les
communications mystérieuses par lesquelles le moi sy rattache? Selon
une doctrine généralement répandue dans les livres de psychologic, il
faudrait distinguer trois degrés dans l'étude des faits de conscience : les
acles proprement dils, les facullés, et le principe méme de ces facultés :
l’dme, considérée dans sa nature intime et sa substance. La conscience
natleindrait directement que les acles ; ce ne serait que par une induc-
tion appuyée, il est vrai, sur les données du sens intime que la science
pourrail s élever aux facullés et pénétrer jusque dans Ja nature intime,
dans la substance méme du moi. Cette théorie est en contradiction avec
Ja vraie définition de la conscience. Si la conscience n'est reellement
que le sentiment de l’élément actif et purement interne du phénoméne
complexe qui résulte de Ja double action du sujet et de objet, ainsi que
l'analyse vient de le démontrer, elle est le sentiment méme du moi en
action. Il est clair, dés lors, quelle ne se borne point a nous instruire
des modifications et des actes du moi, et quelle nous révele, en oulre,
immédiatement et les facultés et le principe méme des facultés. La
chronologie n’a nul besoin ici de Vinduction, procédé indirect et ingé-
nicux auquel les sciences d’observation ne doivent recourir que ja ou
lexpérience direcle et immediate fail défaut. Pour connaitre mes facul-
tés et lasubstance méme de mon étre , ma conscience me suflit; je ne
sens pas seulement mes actes, je sens tout aussi immeédiatement les
pouvoirs qui les produisent, et la cause, la force une, simple, indivisible,
qui dirige ct applique tous ces pouvoirs. On a beaucoup trop repcte que
Ja méthode qui convient a la psvchologie est la méme que celle quia
lant fait avancer les sciences physiques et naturelles. Cest une erreur
profonde que M. de Biran arelevée le premier, et qui condamnerait la
science al impuissance et a la stérililé, si la méthode psychologique ne
parvenait asen dégager. Il nest pas vrai que l'on constate lexistence
d'une faculté, comme on découyre lexistence dune Joi du monde phy-
sique. Un peu de réflexion suffit pour conyainere quil av a men ce
CONSCIENCE. 569
commun entre les deux maniéres de procéder. C’est parce qu’ils ont ob-
servé deux phénomenes en rapport de succession ou de concomitance,
que le naturaliste et le physicien soupconnent d'abord qu il pourrait bien
y avoir une raison nécessaire, une cause générale de cette succession ou
de cette concomilance, el, apres avoir mulliplié et surtout varié les ex-
périences, concluent avec certilude a l’existence d'une Joi. Ils ont ob-
servé les phénomenes ; mais ils n’ont puobserver la loi. C’est parce que
la loi est invisible, qu ils en sont réduits a]a conjecturer par linduction.
Qu’est-ce que l‘induction, sinon une sorte de divination qui était restée
fortincertaine et fort téméraire jusqu’au jour ot Bacon Ja soumit a des
régles sévéres. Rien de pareil n’a lieu en psychologie. Si je crois a
lexistence en moi de telle facuité, de telle capacité, de tel penchant, ce
n'est point parce que d'un certain nombre de cas observés j’aurai in-
duit l’existence de cette faculté, de cetle capacité, de ce penchant; jy
crois en verlu d'un sentiment inlime, immédiat, profond. Sil en etait
aulrement, si je devais ma croyance a la seule induction, comment se-
rai-je encore sur de lexistence d'une faculté, d'une capacité, d'un pen-
chant, lorsque lobjet qui en a provoqué l’action ou Ja manifestation a
disparu ? Je n’ai pas conscience seulement dela manifestation exlérieure
et objeclive de mon désir ou de mon penchant; je retrouve ce désirou ce
penchant dans la profondeur de lame, ouil sommeille. I] en est de méme
de toute faculté , de tout principe de la vie morale : Ja conscience nen
révéle pas seulement l’action et la manifestation; mais encore, sije puis
mexprimer ainsi, | etre et Ja nature intime. Jai a Ja fois la conscience
de l'acte et de la puissance volontaire ; j'ai en méme temps Je sentiment
de la passion fugitive du moment, et de la tendance profonde et perma-
nente qui se cache sous le mouvement passionné. Et comment, d ailleurs,
en pourrait-il étre autrement? Si !a conscience des phénomenes de la
vie morale nest que Je sentiment du moi Jui-méme en lant que cause
active, en tant que force, comment le sentiment du mo? lui-méme n’em-
porterait-il pas la conscience de toules les facullés, puissances , pen-
chants, par lesquels se manifeste son activité?
ll y aplus: Je témoignage de Ja conscience ne s’arréte point aux fa-
cullés , et il atteint jusqu’a la nature intime, jusqu’a la substance
méme de lame. Ona beaucoup abusé des mots dme et esprit, en les ap-
pliquant arbitrairement a tout ce qui dépasse la sphére de V’expérience.
On a transformé en dme et en esprit toule cause invisible des phéno-
ménes ; on a imaginé une ame de la nature, un esprit universel. Dés
lors, le sens de ces mots dans la science est devenu tellement vague et
tellement mystcérieux, quils ont été relégués par les esprits positifs
dans la catégorie des termes qui n’expriment plus que les vieilles chi-
meres de la pensée. Dans une théorie purement psychologique , il im-
porte d'écarter toute spéculation empruntée ala métaphysique, et de
considérer simplement ldme et esprit au point de vue de la nature hu-
maine. Quest-ce quel’ame? une cause, une force simple, sensible, spon-
tanément active, principe et centre de tous Jes mouvements de la vie
extéricure. Qu’est-ce que lesprit, toujours au point de vue psycholo-
gique? une force douée dattributs supérieurs a ceux que je viens de
nomimner ; une cause qui réeunit la raison ala sensibilité, la volonté a la
liberté en monvement spontanéet aVaction, Cest la Vidée Ja plus exacte
570 CONSCIENCE,
et la plus pure que nous puissions nous faire de Vame et de lesprit.
L’unité, la simplicité, la sensibilité, lactivité spontanée ne sont pas seu-
lement ‘des attributs plus ou moins essentiels d'un élre mystérieux qui
serait ame; ils en constituent la nature méme et la substance. De
méme , il ne faut pas voir dans la volonté, la liberté et la raison, de
simples altributs dune substance indefinissable et inaccessible qu’on
nommerait l'esprit; l’ensemble de ces attributs forme la substance
méme et tout l’étre de l’esprit. Or, d’ou nous viennent ces notions dime
et d’esprit? N’est-ce pas de Ja conscience et dela conscience seulement?
C’est a cette source intérieure que nous la puisons pour les transporter
ensuite par analogie et par induction dans Je monde sensible ct dans le
monde intelligible. Le moz est le vrai type de l’dme et de Vesprit; la
conscience est le vrai sanctuaire de Ja vie spirituelle. Le psychologue
peut dire comme le poéte, dans un sens different: Spiritus cafus alit.
« Peut-étre que ces questions (sur Ja nature dela subsiance spiritucile,
paraitront moins insolubles, si l'on considére que, dans Je point de vue
réel ou Leibnitz se trouve heureusement placé, Jes étres sont des forces,
et les forces sont les seuls étres réels; qu’ainsi le sentiment primiuif du
mot nest autre que celui dune force libre , gui agit ou commence le
mouvement par ses propres déterminations. Si notre ame nest qu une
force, qu'une cause d'action ayant Je sentiment delle-meme, en tant
qu’elle agit, il est vrai de dire quelle se connait elle-méme par con-
science d'une manicre adéquate, ou qu’elle sait tout ce quelle est. C'est
Ja méme une raison de penser qu'il y a dualité de substance en nous. »
(Maine de Biran, t. m, p. 298, édit. Cousin.) Tirons maintenant les
consequences de cette verilé, L’expérience intérieure nous révélant di-
rectement lunité, la simplicité, activité spontanée, Ja liberté du mor
nous initie par Ja méme a la connaissance intime de notre nature, de
notre substance, de notre dme proprement dite; et la conscience du mor,
en tant que cause libre et morale, n’est_ pas moins que le sentiment pur
de notre nature spirituelle, Or, si le moi se connait dans les profondeurs
les plus intimes de son étre, la solution de certains problémes redouta-
bles qu’on reserve exclusivement a la métaphysique devient facile et
tout a fait positive. Pour savoir quelle est Ja nature du principe de la
vie inorale , sil est distinct et indépendant du principe de la vie anima,
quels sont les rapports de Fame avec le corps, il n'est pas besoin de re-
courir al’ ny pothése ou au raiscunement:la conscience sérieaseme nt In-
terrogée y suffit. Le plus savant echafaudage darguments lo.iques
devient fantile devant Ja plus simple analyse. Lorsqu’ il sagit de ht 1 noe
lite, surtout de cette realite vivante et inume que chacun porte en :0l-
meine, il faut se defier de la logique. Cette science n'a point de lumic
pour de telles questions ; elie peut bien desarmer le sceptique, cle ne
peul Véclairer. Le grand effet, Fadmirable vertu dune analy se psy cho-
Jusique , ¢ ‘est de penctrer Pesprit qui resiste, du sentiment meme de i
réalité, Tout devient clair et certain a celui qui veut, qui sent, qui voit,
qui distingue ; tandis que Tes specuiations miclapbssiques et les argu
ments logiques (en ce qui concerne Tes che es dobservation bien eni-
tendu,, ne laisscnt qu inecrtifude et tenepres dans Pesprit de ceux qu ils
ontd abord eblouis ou réduits au silence, Ou trouve-l-on ene plus coni-
plete et plus invincible demonstration du yrai spiriiualisme que dans
CONSCIENCE. 571
les livres de M. de Biran? La distinction des deux vies, des deux acti-
vités, des deux natures enfin dans homme, le caractére propre de la
nature spirituelle, les rapports qui l’unissent au corps, la spontancité
de l’activilé volontaire etson empire sur les principes de !a vie animale,
toutes ces grandes vérités qu'il importe tant d’établir sur une base ine-
branlable, deviennent, aprés qu’on s'est pénétré des profondes analyses
de M. de Biran, des vérités de sentiment contre lesquelles nul scepti-
cisme ne prévaut. On pourrait, jusqu’a un certain point, appliquer les
paroles de l’Ecriture sainte (Tradidit mundum disputationibus eorum)
aux dissertations des métaphysiciens qui traitent la question de la spi-
ritualité de l’ame par le raisonnement. Ces sortes de discussions reten-
tiront éternellement dans la science, sans jamais produire ni lumicre ni
foi. C’est qu’en psychologie la lumiére ne peut venir que d'une révéla-
tion intérieure, et que la foi n’a de racines que dans le sentiment. L’his-
toire dela philosophie est riche dhypothéses toujours ingénicuses,
souvent profondes, sur la distinction et lacommunication des deux sub-
stances ; sur Ja nature et la destinée de la substance spirituelle. Ces by-
pothéses portent les noms des plus grands esprits qui aient médité sur
ces hauts problémes, les noms immortels de Platon, de Descartes,
Malebranche, de Leibnitz. Et pourtant elles n’ont produit ni démon-
stration rigoureuse, ni croyance durable; elles se sont évanouies au pre-
mier souffle de l’expérience. I] est a espérer que Ja méthode dont M. ce
Biran a fourni de si heureux exemples présidera désormais a toutes
les recherches sur la nature de l’dme humaine, et que, sur ce point,
Ja science en a irrévocablement fini avec les hypotheses de l'antiquilé ci
du xvii‘ siécle. La psychologie n’a point a demander a la métaphysique
les lumiéres qu'elle ne peut trouver qu’en elle-méme. Ces deux science:
ont chacune leur objet, leur méthode, leurs principes bien distincts ; en
les mélant l'une a l'autre, comme on le fait trop souvent, on ne peut que
les corrompre également. En résumé, le probleme de la nature de lame
est fort simple : il est tout entier dans l’expérience. Le moi n’a pas sev-
lement conscience de ses actes et de ses facultés ; il a conscience du fone
méme de son étre, puisque le fond de son étre c'est Ja simplicité, la cau-
salité, la personnalité, la liberté. I] se sent donc comme substance ,
comme ame, comme esprit. Rien n’est plus clair et plus positif que cetic
connaissance-Ia ; car elle ne dépasse point le témoignage du sens intime.
Sil y a des my stéres dans la science de l'homme, ¢ ‘est au dela du mei
quiils commencent. Comment le moi communique-t-il avec le non-moi ,
avec le non-moi sensible, comme avec le non-moi intelligible? Quelle
est Ja mati¢re des liens qui l’attachent a ces deux mondes? Quelle
est enfin la position de l'homme dans le systéme général des ¢t ee
Vit-il, agit-il, se détermine-t-il au sein méme de Ja vie universelle,
en dehors ; 3; au sein de Ja nature divine, ou en dehors? Problomes aiau
tables que la psychologie est absolument impuissante arésoudre. Hl ne
s'agit plus alors de s ’enfermer dans la consci ence et d en So nder les ple
inlimes profondeurs ; il faut sortir du moi et slever & Ja considéralion
générale des rapports des étres entre eux; il faut surtout remonter jus-
qu au principe supréme des choses et comprendre toule existence fic
et contingente a ce point de vue. C’est I’euvre dela métaphysique.
L’ame se connait directement: elle ne se voit pas seulement dans ses
$72 CONSCIENCE.
actes et dans ses facultés ; elle se voit en elle-méme. Nous venons, je
crois, de mettre ce point hors de doute. Mais comment se voil-elle ?
Est-ce dans l'action et dans l’exercice de ses facullés seulement qu'elle
se Saisit et se connait, ou bien arrive-t-elle, par un effort d’'abstraction, a
se détacher de Ja realité sensible ou intelligible, et a se poser, loin du
monde et dela vie, comme un objet immobile de contemplation? Cette
dernicre hypothése répugne a la nature méme de l’dme. Nous l'avons
vu; la nature propre, la substance deldme , cest la force et Iénergie ;
toutson étre est dans l'action. Or, lame ne peul se voir que comme elle
est; ellene peut donc se voir qu’en tant que cause, c’est-a-dire en ac-
lion. L’dme humaine ne se retire pas dans les profondeurs de son es-
sence pour se donner en spectacle a elle-méme; elle ne se fait point
immobile et silencieuse pour subir le regard de la conscience. Elle ne
le pourrait sans se condamner a la mort et au néant; car, pour elle, lac-
lion c'est la vie; je dis plus, c’est 1élre méme , puisque sa nature est
dctre une force.
On vient de voir jusqu’ot' pénétre Ja conscience dans Je fond méme
de la nature humaine; il s’agit maintenant de considérer jusqu’a quel
point ce témoignage s'applique aux relations du moz et du non-moi,
soit sensible, soit intelligible.
Et d'abord, jusqu’ou s’étend la conscience du cdté de l’organisme?
I] nest pas seulement vrai qu'il y a dans lame deux activités, deux
vies, deux natures bien distinctes; il est, de plus, évident que le rap-
port qui existe entre ces deux natures n'est ni une simple succession
ni une pure correspondance, mais une connexion intime résultant d'une
action réciproque des deux natures. Or, sur quoi se fonde cette croyance
a la communication direcle et immédiate de dame et du corps? Cette
relation des deux substances, dont l’explication est pleine de mysléres
et de difficultés , tombe-t-elle aussi sous le regard de la conscience
comme la vie intime du moi, ou s’y dérobe-t-elle comme la vie exté-
rieure 2? En un mot, avons-nous le sentiment immédiat du rapport des
deux natures , ou bien est-ce a tout autre procédé que nous devons cette
croyance irrésistible & Ja connexion étroite des deux substances? Je
veux mouvoir mon bras, et je le meus. Il y a trois choses a distinguer
dans ce phénoméne complexe de la vie : l'acte volontaire tout inteéricur,
Je mouvement de locomotion tout extérieur, et le rapport de causalité
que, par une conviction invincible, j’établis entre Vacte de volonte et le
nouvement de locomotion. Or, dou me vient cette conviction ? Est-
celle effet dune conjecture, dune induction, d'une hypothése? ou bien
d'un sentiment intime et direct? Ai-je conscience de laction de ma vo-
Jonté sur la faculté locomotive, comme j'ai conscience de lénergie inté-
ricure de cette volonté? C'est ce qui est hors de doute. Si ma croyance
nélait due qua une conjecture ou a une induction, elle ne serait point
irrésistible. Non; ce n’est point pour avoir observé en differents cas la
succession dun mouvement musculaire a un acte de volonté, que je
crois a Vintime relation de ces deux phénomenes ; c'est parce que je la
sens aussi directement et aussi immeédialement que je sens energie Vo-
Jontaire elle-méme. Je prends un autre exemple. Je désire jouir dun
spectacle, et je dirige de ce coté Vorgane de Ja vision. Entre ces deux
phiénomeéncs, dont Pun appartient a ta vie intérieure du moe, et Pautre a
CONSCIENCE. 575
la vie organique , je reconnais une relation de cause a effet; je crois a
l’action du désir sur l’organe. Est-ce par induction que j’y crois, ou bien
en vertu d'un sentiment direct et immédiat ? Evidemment, ici encore,
c’est la conscience qui intervient. Ainsi ma croyance a la communica-
tion intime des deux nalures, ou tout au moins al’action de lame sur
le corps, vient de Ja conscience que jen ai. Voila pourquoi cette
croyance est invincible et défie toutes les hypothéses qui ont essayé de
la nier, !harmonie preéétablie, les causes occasionnelles, etc., etc.
Du reste , il n’est pas étonnant que le moz ait conscience a la fois de
sa propre énergie et de l’'action quelle exerce sur la vie extérieure. La
conscience, avyons-nous dit, n’est jamais que le sentiment de l'activité
du mot. Or, ilest tout simple que le moz ail conscience de cette acti-
vilé a tous les points de son développement, depuis l'acte le plus intime
el Je plus pur, jusqu’au mouvement complet qui en forme l’extréme li-
mite. C’est toujours de sa propre énergie et de sa propre causalilé,
c’est-a-dire de lui-rméme, que le mot a conscience dans ce sentiment
immédiat de laction des facultés spirituelles sur les facultés organiques.
Partout oti se révéle l'activilé du moi, soit pure, soit mélée a des in-
fluences étrangéres, la conscience apparait; elle ne s’arréte que la ou
cesse lactivilé.
I] faut chercher maintenant d’un autre coté les limites de la con-
science. L’dme ne vit pas seulement des impressions que lui envoie le
monde extérieur ; elle vit surtout des pensées et des sentiments que fail
naitre en elle la contemplation du vrai, du beau, du bien, de Dicu et de
tous les objets de ce monde supérieur que la philosophie ancienne ap-
pelait le monde intelligible. A vrai dire, celte vie est la seule qui con-
vienne a la dignité de sa nature : elle est la vraie fin de son activilé,
Vobjet propre de ses hautes facultés; la vie des sens n’en est que la con-
dition nécessaire. Or l’4me n’entre pas ainsi en commerce avec le
monde idéal sans en ressenlir lheureuse inspiration. De la des senti-
ments, des intuitions, des désirs , des extases dont elle a conscience,
comme des plus vulgaires phénoménes de sa vie intérieure. Mais ici
encore cest elle-méme qu'elle sent, et non pas lobjct intelligible. On
concoil, on désire, on aime le vrai, le bien, le beau, Dieu enfin; on n’en
a pas conscience. La conscience n'est que le reflet des communications
que lame entretient avec le monde idéal par l'intermédiaire de certaines
facultés supérieures ; ce nest point par elle, c’est par la raison et la-
mour, que l’’me communique avee ce monde. Quand on représente
Ja raison et amour comme les acles de l'dme, dans son essor vers le
monde superieur, on fait mieux qu'une métaphore : : on exprime par une
heureuse image une profonde veérilé psy chologique, a savoir, la merveil-
leuse vertu de communication de la raison et de lamour. C ‘est, en effet,
par ces deux facultes que lame peut sortir d’elle-méme et se ‘vallacher
a Ja vie universelle et a son principe supréme. C'est la raison qui ouvre
a lame les sublimes perspectives de Vidéal; c'est amour qui Ven rap-
proche, et, par une intime union, lui en fait sentir la vivifiante vertu,
La lumicre de Ja conscience est tout inlérieure; elle n’éclaire que | ame,
il est vrai, dans ses plus secrétes profondeurs. Réduite a la conscience
d'elle-méme, |'ame se verrait fermer toutes les issues du monde intelli-
gible. Les ¢coles mystiques ont, en général, pour principe de faire dé-
574 CONSCIENCE.
couler toute vérité, toute science, la métaphysique et la physique,
comme la morale et la psychologic, d’une source intérieure. Pour ces
ceoles, toute connaissance, celle de Dieu comme celle de la nature,
est une révélation immédiate du sentiment. Ce principe est une pro-
fonde erreur, La conscience n’étant jamais que le sentiment du moi, ne
peut révéler le non-mo?. Pour en faire la source unique de nos connais-
sances, il faut ou étendre indéfiniment la conscience , au point de la con-
fondre avec Ja raison, ou bien supprimer tout un ordre de vérilés qui
dépassent l’expérience. Dans le premier cas, on détruit la conscience,
par cela méme qu'on efface les limites qui la séparent de Ja raison; et
avec la conscience on détruit Ja personne humaine en labsorbant,
comme Vont fait Tes Alexandrins, dans le monde intelligible. Dans le
second cas, cest la raison elle-méme et son objet, le monde intelligible,
quon anéantit. Telle est la double conséquence a Jaquelle aboutit néces-
sairement toute école mystique : ou elle dégénere en un empirisme spi-
ritualiste , ou elle tombe dans l'abime du panthéisme. On ne saurait done
marquer avec trop de précision les limites qui séparent la conscience de
la raison, et la réalité intérieure de la vérité intelligible. Le teémoignage
de la conscience est purement subjectif; il n’atteint point la sphere des
vérités éternelles et nécessaires. Du moins, il ne latteint pas directe-
ment. Quand la philosophie transporte les données de Ja conscience
dans la sphére des vérités éternelles; quand elle applique a la nature
divine les attributs de l’étre moral dont nous avons le sentiment intime,
elle puise a une source intérieure certains éléments de la science théo-
logique. Mais alors méme c est une simple induction et non une révéla-
tion immediate quelle demande a la conscience. Appliquée dans une
certaine mesure, cette induction est Jégitime ; mais pour peu qu’on en
abuse, on méle arbitrairement les données de la conscience aux con-
ceplions de la raison, et on se perd dans les réves de lanthropomor-
phisme. La conscience, on ne saurait trop le répéler, ne revéle jamais
que le mot dans toutes les impressions soit physiques, soit morales que
lame peut ressentir. Dans ces moments extraordinaires ou |ame est
comme absorbée et ravie dans son objet, dans lamour, dans Vardeur
de la contemplation, dans Venthousiasme de lextase, si elle conserve
encore le sentiment de sa personnalite et de son activile propre, en un
mot la conscience, cette conscience ne dépasse point les limites du mot.
Mais, pourrait-on dire, sila sphere de Ja conscience est purement
subjective, si elle n’atleint aucune réalité objective, soit sensible, soit in-
telligible, ce nest pas seulement laverilé metaphysique qui lui échappe,
c est encore la vérité morale, c est le beau, c est le bien, tout aulant que
dieu et les vérités premieres. Or Je sens commun a toujours attribue le
sentiment moral a la conscience; a tel point quwil Va identilieé avee ce
sentiment. Cette pretendue contradiction de la science et du sens com-
mun sur un point aussi grave s explique non par une erreur, mais par
une confusion du sens commun. La conscience a toujours le méme ob-
jet, le moc, dans les diverses modifications que Fame peut subir; les
noms diferents sous lesquels on la designe n’expriment point une diffe-
rence de role et dobjet. Qwelle ait le sentiment dune action ou dun
état, dune impression physique ou dune disposition morale, elle nest
jamais que Fécho de Ja personne humaine, dans la vicissitude de sa vie
CONSCIENCE. D75
si mobile, si agitée, si inégale. La conscience morale proprement dite
n'est pas le sentiment du bien ou du mal, mais simplement de la dispo-
sition de l’dme livrée al impression de l'objet moral. Elle est Je sentiment
du plaisir ou de la peine, de la satisfaction morale ou du remords. La
conscience n’a prise sur aucune réalité objective: pas plus sur la réalité
morale que sur loute autre. Le bien, lordre, les principes du monde
moral sont des vérités transcendantes concues par la raison et dont Ja
conscience ne peut attester que leffet produit sur lame. La seule Ju-
micre de la conscience ne suffit pas pour révéler Ja loi morale tout en-
tiére. En effet, que suppose celte loi? 1° L’idée du bien; 2° la possi-
bilité pour homme d’agir conformément a cetie idée, c’est-a-dire la
liberté, Or si la croyance a la liberté est un sentiment de la conscience,
la notion du bien est une intuition de Ja raison. Hl ne faut pas croire que
c'est sur une simple donnée de Ja conscience, a savoir le fait de liberté,
que la raison s éleve a Vidée du bien. L’idée du bien nest que Vidée de
Yordre; pour concevoir Vordre, il faut dépasser la sphére de l’expé-
rience et se transporter par Ja pensée dans le monde intelligible. La
raison et la conscience s’unissent donc pour nous révéler le monde
moral.
Apres avoir circonscrit le domaine de Ja conscience dans tous les
sens, il reste a rechercher quelle est la certitude qui lui est propre. C'est
la nature méme du témoignage qui fait la nature de la certitude; donc
le témoignage de Ja conscience étant tout subjectif, la certitude qui Jui
est propre est également subjective, el par cela méme au-dessus de tout
sceplicisme. On peut nier (non pas, sans doute, avec une raison suffi-
sante ) toute réalité objective, sensible ou intelligible, Ja nature ou Dieu.
On peut toujours contester al esprit humain Ja possibilité de franchir
les limites de sa propre nature et d’alteindre la substance et l’étre méme
da xon-moi. Une science rigoureuse ne passe jamais du sujet a Vobjet,
da moi au non-mot, sans avoir résolu la difficulté que nous venons
délever. Mais Je teémoignage de Ja conscience ne souffre pas la moindre
objection, méme pour la forme; il est ce point certain et inébranlable
ou Descartes sctait enfin arrété dans son doute méthodique, et il est
tout simple qu'il en soit ainsi. Toute connaissance ne peut étre mise en
doule quautant quelle contient une certaine réalité objective. Alors ,
en effet, mais seulement alors, elle est susceptible de vérité et d’erreur.
La conscience, n étant que le sentiment d'une reéalité intérieure et toute
subjective, ne peut jamais étre considérée sous ce caraclere; elle peut
étre obscure ou claire, faibie ou énergique, superficielle ou profonde,
comp!éte ou incomplete; elle n'est ni vraie ni fausse, elle est ou elle n'est
pas.
Tous les phénomenes de la conscience ont ce privilége singulier de ne
pouvoir pas meme étre mis en question. Jene puis niernimapersonnalité,
ni monactivile, ni aucune de mes facultés, car je ne puis nier davantage
ma liberté, car jen ai, comme de toutes les autres facullés, le sentiment
intime. J'ai conscience de la spontanéité de mes actes volontaires; je me
sens libre et responsable; nulle spéculation métaphysique ne peut pré=-
valoir contre ce sentiment. On dira peut-étre que la liberté a élé souvent
mise en doute, ct surdegraves raisons, et qu’en supposant que cesraisons
soient fausses , il nen faut pas moins reconnaitre que Je doute est pos-
576 CONSCIENCE.
sible pour un fait de conscience. H est vrai que Vesprit mélaphysique a
quelquefois imaginé des syst¢mes sur le monde et sur Dieu qui rendaient
toute liberlé impossible; mais n/a-t-il pas aussi inventé des hypothéses
qui détruisaient existence méme du mo? aussi bien que sa liberté, Est-
ce a dire pour cela que Vexistence personnelle nest pas au-dessus de
toute espece de doute? Il en est de la liberté comme de tout fait de con-
science; elle ne peut étre Pobjet ni dun doule, ni d'une démonstration.
Pour la nier légitimement, il faudrait ne point en avoir conscience , ce
qui est impossible; car le sentiment que nous en avons se confond avee
Je sentiment méme de notre ¢tre.
On insiste encore contre linfaillibilité absolue et universelle du témoi-
enage de Ja conscience, et on invoque lincertitude de telles ou telles
vérilés morales qui touchent pourtant a la conscience. Cette incertilude,
dailleurs mal fondée, ne lent pas aux phénomenes de conscience pro-
prement dile, mais 2 des principes qui dépassent Ja sphére de l’expé-
rience intérieure. Ainsi que nous lavons montré dans toute question
morale, il faut distinguer deux éléments, Ja liberté et la notion du bien.
On ne peut mettre en doute la liberté, vérite de sentiment; on peut nier
jusgu’a démonstration supérieure, et on a pié non pas Veflet intérieur
que produit idee du bien, mais la réalilé objective de cette idée. On
s'alarme bien a tort du prétendu danger que fait courir tel ou tel sys-
téme de mélaphysique a certaines vérités de conscience. L’existence
personneile, lactiviteé, la liberté ne sont point de ces vérilés contre les-
quelles le plus fort syst¢me puisse prévaloir. La contradiction qui peut
s‘établir entre un systéeme et telle verité de conscience, est un échee
pour ce sysiéme, mais non pour cetle vérilé, Quant a ce sceplicisme
qui s‘allaque a tout et qui pretend arriver au nihilisme, il n’a aucune
puissance contre la conscience , il ruinerait Pédifice entier de la connais-
sance humaine, qu il laisserait encore deboutles croyances qui reposent
sur l’expérience intérieure. Le matcrialisme et le panthéisme auront
beau faire, ils n’arracheront jamais de la conscience humaine le senti-
ment de sa personnalité et de sa liberté. Ce n’est pas 1a @ailleurs quest
le danger; il nest guére dans Ja nature de l'homme de perdre le senti-
ment du moz; ce quelle pourrait perdre bien plutot, ce quune science
étroite el soi-disant positive lui enleverait facilement, c'est ce sens du
beau, du vrai, du bien, du divin quon appelle communément le sens
meétuphysique. Aujourd hui, Vecucil de Ja science et de la socielé n'est
pas le panihéisme qu'on se plait a voir partout, et dont on fait 1épou-
vanlail des esprils et des ames; c'est cel empirisme qui, bornant Ja
science, soit ala sphere des sens, soil a Ja sphere de la conscience, lui
ferme toutes les issues du monde ideal.
Apres avoir montré la nature, Ja portéc, Ja limite et Tautorité de Ja
conscience, il ne reste plus, pour en épuiser la théorie, qua résoudre
quelques difficultés qui ont été élevées récemment au sujet de lobser-
vation intérieure. Personne ne conteste a la nature humaine Ja con-
science proprement dile , Cest-a-dire le sentiment immediat et instan-
tane des phénoniénes qui se pressent en elle; mais ce sentiment rapide
et fugilif ne suflit pas plus a Ja psychologie que la simple vue ne suffit
aux experiences du physicien ou du naturaliste. L’observation, propre-
nent dite, en psychologic , est a la conscience ce aue le regard est a la
CONSCIENCE. 277
vue. Sans lobservation , il n’y a pas @analyse profonde de la realité
intérieure, de méme que, sans le regard, il ne peut y av oir de vériladles
expériences dans le champ de la nature.
Une vraie science psychologique n’est done possible que par lobser-
valion; mais lobservation elle-méme est-elle possible en pareille ma-
tigre? Comment le mot peut-il s’éludier Jui-méme ? Comment peut-il
tre tout ala fois sujet et objet de observation? I] semble que l observa-
tion ne soit pas possible, sans un objet distinct, fixe et immobile sous
le regard de Vobservateur. Or, telle n'est point la condition de lobser-
ration psy chologique. L’objet observé, c’est le sujet méme; c'est lesprit
dont Ja nature est d’étre une force, et dont Ja vie est une continuelle
action. Comment ce prolée, si mobile dans ses allures, si multiple dans
ses formes, si fugilif, si insaisissable, peut-il devenir un objet d’ob-
servation? Comment peut-il observer sa sensation, sa pensée, son ac-
lion , au moment ou il sent, pense ou agit ?
Il semble, au premier abord, qu il suffirait de répondre a toutes ces
objections , comme on la fait a ce philosophe, qui niait le mouvement
par toutes sortes de raisons subtiles et spécieuses. On pourrait citer les
importants résultats de Pobseryation psychologique, non-seulement chez
les psychologues, mais encore chez les poétes et les romanciers. Mais
cette réponse ne résoul aucune difficulte. [] s’agit moins de prouver que
Vobservation psychologique est possible, que de montrer comment elle
Pest. Nul doute que lame humaine ne puisse s’observer, puisqu’elle l’a
fait dans tous les temps avee succes; mais comment s’y prend-elle pour
s observer, voila ce quil faut chercher, avec d’autant plus de soin, que
certaines descripuons vagues ou incertaines du mode d’obseryation in-
téricure ont répandu quelques nuages sur la question.
Comment le moi s’observe-t-il? L’observation est-elle directe et immé-
diate, comme la conscience clle- meme ? L’ame ne sent sa passion, son dé-
sir, sa volonté, qu'au moment méme ot elle se passionne, oti elle désire,
ou elle veut; s’observe-t-elle aussi en cet état? H suffit de poser la ques
tion pourlaré ésoudre. L’ame seule pense ct agit sous l'ovil dela conscience ;
mais Sa sensation, sa pensée, son action, en un motsa vie, s ‘arréterait
sous Je regard de Tobservation. La vie humaine est un drame séricux ,
dans lequel J’acteur ne peut ctre en meme temps observateur. Ce n'est
point au fort de Vaction ou dans fa crise de Ja passion que lame peut
contempler son énergie active ou passionnée. Toute observation (je dis
Vobservation et non la conscience) tue Paction et détruit la vie. C'est
une expérience que chacun a faite bien souvent sur soi-méme. Est-ce
au moment ou lame est en proie ala passion qu’elle se complail a la dé-
crire et a analyser? Nullement : c’estlorsque lagitation a cessé, lorsque
Tame peut revenir sur les passions ¢teintes ou calmées, et en éludier
Jes effets. On ne pourrait pas citer une analyse profonde, une description
savante d'un fait de conscience, qui n’ait été faite aprés coup. L’dme
s observe sans aucun doute; elle pénétre méme fort avant dans la pro-
fondeur de sa nature en s’observant; mais elle s’observe indirectement
et par Vintermédiaire de lamémoire. Ce nest point Ja passion , la pensée,
Pactivité , Ja réalité vivante quelle regarde, c'est la réalité a létat de
souvenir. La conscience seule surprend laction el la vie. L’observation
ne commence que lorsque le phénomeéne qu’elle doit étudier a cessé de
Ik a
578 CONSEQUENCE.
vivre; elle le recueille alors parle souvenir, et l'analyse par la réflexion,
c’est-a-dire par la volonté. Ainsi se fait Pétude de la nature humaine:
observation apres la conscience, la science aprés la vie. La science
psychologique veut deux choses dans celui qui s’y livre : 1° une nature
riche et profonde pour fournir une mati¢re a lexpérience; 2° une grande
puissance d’abstraction pour recucillir et fixer, sous le regard de lob-
servation, les phénoménes qui ont disparu de Ja scéne de la vie. Sans
Ja premicre condition, observation manque dubjet; sans la seconde,
elle manque @instrument. Les grands observateurs de la nature humaine
ont tous profondément vécu et profondément observé. Une vie légere et
tout extéricure, pleine daccidents et de caprices , peut fournir des traits
piquants au romancier; mais ni le poéte ni le psychologue n’y peuvent
rich puiser qui leur conyienne. | A
CONSEQUENCE [conseeutio , de cum et de sequi, venir a la suite].
(est une proposition qui se lie de telle maniére a une autre proposition,
ou a plusieurs prémisses a la fois, que lon ne saurait ni admettre ni
rejeler celles-ci, sans admettre ou rejeler en méme temps la premiere.
La conséquence est vraic, quand Jes prémisses le sont aussi, et fausses
dans le cas contraire. Souvent Ja verité ou Verreur d'une proposition
nest clairement apercue que dans ses conséquences. Voyes SYLLOGISME,
Ratsoxnement, Dépuction.
CONSEQUENT. Cvest le dernier des deux termes d'un rapport ;
celui auquel Pantecédent est compare 3 mais, dans ce sens, le mot con-
sequent west plus gucre employé que dans les sciences mathématiques.
Pris adjectivement, il se dit dun discours ou d'un raisonnement ou
toutes les idées dependent les unes des autres et se raltachent a un prin-
cipe commun; il faut meme Vappliquer aux actions, quand les actions
présentent entre clles ie méme rapport.
CONTARINEI ou CONTARENTI (Gaspard), né a Venise en 1483,
fut envové per le pape ala diéte de Ratisbonne, oti il essaya vaine-
ment de ramener les protestants au catholicisme, et mourut cardinal en
1542. PH soutint Ja possibilite @etablir scientifiquement Fimmortalite de
Vaine contre son maitre Pomponat, qui ne la croyait admissible quau
nom de Ja révélation. Le maitre fit Péloge du divre du disciple, mais on
ne dit pas quil ait pour cela changé davis. Ses @uyres completes ont
été publices a Paris, en £571, in-fol. En voici les parties qui interes-
sent la philosophic : De Llementis et eorum mixtionibus; — Prime
philosophie compendium; —De Inmortalitate anime , adversus Petrum
Pomponatium; — Non dart quartan figuram syllogismi, secundum
opinionem Galeni ; — De libero Arbitrio, A ta is
>
CONTEMPLATION, Lorsquun objet matériel on immateriel a
excité en nous un sentiment tres-vif d@admiration ou damour, nous y
arretons avec bonheur notre regard et notre pensée; non pas dans le
but de mieux le connailre, inais pour jouir plus longtemps de sa pre-
sence el des impressions quelle sous fait eprouver. Cesta cette situa-
tion de Pesprit plus ou moins dow 9, plus ou moins profonde, selon Ja
CONTINGENT. 979
nature de l’objet qui la fait naitre, qu'on a donné le nom de contempla-
tion. La contemplation est donc bien différente de Ja réflexion : dans ce
dernier état, nous cherchons encore ou la yérité, ou le bien, ou le beau,
et notre intelligence est essentiellement active; dans le dernier, nous
croyons avoir trouvé ce que la réflexion cherche encore , nous nous ima-
ginons I'avoir en quelque sorte sous nos yeux et en notre pouvoir, et il
ne nous reste plus qu’a en jouir par un regard, par unc Vision presque
passive. Personne ne peut contester que la contemplation, telle que
nous venons de la définir, ne soit un fait bien réel et méme assez commun
de l’Ame humaine ; mais les mystiques, qui d’ailleurs l’ont décrite etana-
lysce avec une rare finesse, en ont considérablement exagéré la portée,
en méme temps quils l’ont rapportée exclusivement a Dieu. C'est, dans
leur opinion, le degré le plus élevé de l'intelligence, celui ou elle parvient
lorsque, enticrement libre de l'influence des sens, déja familiarisée par de
longues méditations avec le monde spirituel, elle le voit sans effort et
sans travail, et recoit la lumiére qui vient de la source méme de toute
vérilé, comme notre ceil recoit les rayons du soleil. C’est un regard
simple et amoureux sur Dieu, considéré comme présent a l’ame; c’est
la fin de toule agitation, de toute inquiétude et, par conséquent, de
toute activité; de ]a vient qu'elle a été définie par quelques-uns : « une
priére de silence et de repos. » Cependant elle est au-dessous du ravisse-
ment ou de l'extase ; car elle ne suspend pas, comme ce dernier étal,
toutes les facultés de l'dme, elle Ja met seulement dans Ja situation la
plus favorable pour recevoir l’action de Ja grace et suivre en tout lim-
pulsion divine. La conséquence inévitable de ce principe, c’est gue la
vie contemplative est bien supérieure et préférable a Ja vie active. Voyes
MysticisMe.
CONTINGENT. C’est ce qui n’est pas nécessaire, ce qu’on peut
supprimer par la pensée sans qu il en résulte aucune contradiction. Tout
ce qui a commencé, tout ce qui doit finir, tout ce qui change est con-
tingent; car tout cela pourrait ne pas étre, et notre pensée peut se le
représenter comme nétant pas. Evidemment cela pourrait ne pas étre,
puisqu’en fait cela n’a pas toujours été, ne sera pas toujours, ni ne con-
serve tant qu'il estla méme manieére d’étre. Le nécessuire, au contraire,
c est ce dont nous ne pouvons pas concevoir la non-existence, ce qui
a toujours élé, ce gui sera toujours et ne peut changer de manicre
d’étre. Le contingent ne peut étre connu que par l’expérience , suit mé-
diatement, a l’aide de l’analogie et de linduction, soit d'une manicre
immediate, par Ja conscience ou par les sens. Le nécessaire est l'objet
de Ja raison et la condition sans laquelle ce qui est contingent n’existe-
rait pas. C’est ainsi qu’a la vue ou a la connaissance du contingent nous
sommes forcés de nous élever a lidée du nécessaire. Le nécessaire et le
contingent sont les deux points de vue sous lesquels notre intelligence
est foreée de concevoir, en général, l’existence et I’¢étre. En d'autres
termes, il n’y a que deux mani¢cres d’exister, deux mani¢res dctre:
Yune contingente, l'autre nécessaire; mais il y a differents degrés a
distinguer dans le contingent : 1° les simples faits qui ne font en quelque
sorte que paraitre et disparaitre : ce qu'on appelait dans I’école du nom
Waccidents ; 2° les qualités, les propriétés inhérentes @ un sujet: ce qui
t
Cot
580 CONTRADICTION.
constitue son caractére et sa nature spécifique ; 3° le sujet lui-méme,
considéré comme une existence particuli¢re et finie.
CONTRADICTION [de contra et de dicere, parler en sens con-
traire]. Considérée dans l’acception la plus générale du mot, elle peut
étre définie : une affirmation et une négation qui se combattent et se dé-
truisent réciproquement. Considérée au point de vue particulier de la
logique, elle consiste aréunir dans un méme jugement deux notions qui
s’excluent l’une l'autre, ou,*comme disait l’école, d’aprés Aristotle, deux
contraires entre lesquels il n’y a pas de milieu : Oppositio medio carens.
Si l’on dit, par exemple, qu'un cercle peut avoir des rayons inégaux,
il y a contradiction; car idee méme du cercle exclut linégalité des
rayons, et réciproquement. Tout jugement de cette nature se détruisant
lui-méme, représente le plus haut degré d’aberration et dabsurdite. Il
résulte de 1a que les premiéres régles de la logique, que la condition
supréme de tous nos jugements et, en général, de tous les produits de
notre pensée, c'est qu il ne se détruisent pas eux-mémes par l’associa-
tion de deux notions contradictoires : cette condition est ce qu’on appelle
le principe de contradiction. Aristote est le premicr qui en ait parle, et
il en a fait a la fois la base de la logique et de la métaphysique , suppo-
sant, avec raison, que tout ce qui est contradictoire pour intelligence,
est impossible dans Ja réalité. Voici en quels termes il l'exprime ordinai-
rement : « Une chose ne peut pas a Ja fois étre el ne pas étre en un
méme sujet et sous le méme rapport. » Ou plus briévement : « La méme
chose ne peut pas en méme temps étre el ne pas ¢tre. » A cette formule,
dont le caractére est purement métaphysique, il en substitue quelquefois
une autre plus particulicrement logique : « L’aflirmation et la négation
ne peuvent étre vraies en meme temps du méme sujet. » Ou bien ; « Le
méme sujet n’admet pas en méme temps deux attributs contraires. » Ce
principe, ajoute le philosophe de Stagire, n’est pas seulement un axiome,
mais il est la base de tous les axiomes : aussi est-il impossible de le dé-
montrer; mais on peut |’établir par voie de réfutation, en réduisant a
J'absurde ceux qui osent le nier.
Leibnitz a apporté quelques restrictions a la doctrine d’Aristote : il ne
croit pas que le principe de contradiction soit Je principe unique et su-
préme de toute vérité, ou qu'il puisse suffire a la fois a Ja Jogique et a la
métaphysique; il y ajoute un autre principe, dont on ne s¢lail pas oc-
cupé avant Jui: celui de Ja raison suflisante. Voyes Leiyitz.
Kant est allé encore plus loin que Leibnitz : il a démontré avec beau-
coup de justesse qu'il ne suffit pas que nous nous entendions avec nous-
inémes , ou que nos idées soient parfaitement daccord entre elles pour
qu’elles soient en méme temps conformes a la nature des choses. Une
hypothése, une erreur méme peut élre conséquente avec elle-méme.
De Ja il conclut que le principe de contradiction ne peut servir de crite-
rium que pour une certaine classe de nos jugements ; ceux dont lattribut
est une simple conséquence du sujet, et que Kant appelle , pour cette
raison , des jugements analytiques. Ainsi, quand je dis que tout corps
est étendu, il est évident que la notion dctendue est deja renfermee
dans la notion de corps. Par consequent, il suffit a la vérité de ce juge-
ment qu il ne renferme pas de contradiction. Mais, partout ailleurs, ou,
CONTRAIRES. 581
pour employer encore le langage du philosophe allemand, dans tous les
jugements synthétiques, le principe de contradiction est une régle in-
suffisante, et pour étre sur de la vérité, il nous faut alors, ou une croyance
particuliére de la raison, ou le témoignage de l'expérience.
Non content de diminuer considérablement limportance du principe
de contradiction , Kant va méme jusqu’a rejeter les termes dans lesquels
il a été exprimé par Aristote, et que Leibnitz a fidélement conservés.
La formule qu’il propose de substituer a celle du philosophe grec, est
celle-ci : « L’attribut ne peut pas étre contradictoire au sujet. » Sans
examiner ici les raisons alléguées par Kant en fayeur du changement
qu'il propose, raisons peu solides et admissibles seulement au point
de vue de lidéalisme transcendantal, nous dirons que chacune des ex-
pressions entre lesquelles Aristote nous donne 4 choisir, est beaucoup
plus générale et plus claire , et porte plus véritablement le caractére
d'un axiome que la proposition du philosophe allemand. Voyez, sur ce
sujet: Aristote, Métaph., liv. m, c. 3; liv. 1x, c. 7; liv. x, ¢. 5; Catég.,
c. 6, et passim.—Kant, Critique de la raison pure; Analytique transcen-
dantale; du Principe supréme de tous les jugements analytiques.
CON TRAITRES. Les anciens se sont beaucoup occupés de la théo-
rie des contraires, et Aristote, qui lui-méme y attache une extréme im-
portance, fait remarquer avec raison (Meétaph., liv.1v,c.3) que la plupart
des philosophes ses devanciers ont cherché parmi les contraires les prin-
cipes générateurs de toutes choses. Pour ceux-ci, c’étaient le chaud et
le froid; pour ceux-a, le pair et impair; pour d’autres, par exemple
pour Empédocle, l’amitié et la discorde, c’est-a-dire l’attraction et la
répulsion; a quoi l’on pourrait ajouter Je dualisme persan de la lumiére
et des ténébres, et cet autre dualisme beaucoup plus général de l’esprit
et de la mati¢re. Les pythagoriciens ont méme été plus loin : ils ont es-
sayé de donner une liste, une table des contraires, qui occupe dans leur
doctrine a peu prés Ja méme place que la table des catégories dans
plusieurs systemes postérieurs (Voyéz Pyrnacore et ALCMEON DE Cro-
TONE). Aprés les pythagoriciens, Aristote rencontrant le méme sujet, l’a
étudié avec la profondeur et la sagacité qu’il apportait en toutes choses,
et le résultat de ses recherches, religieusement conservé par la philoso-
phie scolastique , peut trouver encore aujourd hui sa place Iégitime dans
une classification générale des idées. D’abord il définit les contraires :
«ce qui dans un méme genre différe le plus; » parexemple, dans les cou-
leurs, ce sera le blanc et le noir; dans les sensations, le plaisir et la dou-
leur; dans les qualités morales, le bienetle mal. Les contrairesn’existent
jamais en méme temps ; mais ils peuvent se succéder dans le méme su-
jet. Ils se divisent en deux classes : Jes uns admettent un moyen terme
qui participe a la fois des deux natures opposées; ainsi, entre l’étre ab-
solu et Je non-étre, il y a l’étre contingent. Pour Jes autres, ce moyen
terme n'est pas possible; et tels sont tous les contraires dont l'un ap-
partient nécessairementau sujet ou se trouve étre une simple privation,
par exemple : Ja santé et la maladie , la lumiere et les ténébres, la vue
et l’absence de cette faculté. Les contraires qui n’admettent pas de mi-
lieu sont des choses contradictoires et forment, quand on les réunil, une
cantradietian (Voyes ce mot). A cette théorie des contraires se ratla-
O82 CONVERSION DES PROPOSITIONS.
che toute la logique par le principe de contradiction. Aristote a voulu
aussi en faire la base de la morale, en cherchant a démontrer que la
vertu nest qu’un terme moyen entre deux exces contraires. Mais cette
tentative ne devait pas réussir.
CONVERSION DES PROPOSITIONS. Voyez Proposition.
COPULE. C'est dans une proposition ou un jugement exprimé le
terme qui marque la liaison que nous établissons dans notre esprit entre
Vattribut et le sujet. Quelquefois Ja copule et lattribut sont renfermés
dans un seul mol; mais il n’y a aucune proposition qu'on ne puisse con-
vertir de manicre ales séparer. Ainsi, quand je dis : Diew existe, existe
contient la copule et l’attribut, qu’on séparera si l'on dit : Diew est
existant. C’est sur la copule que "tombe toujours la négation ou laffirma-
tion qui fail la qualité de la proposition; les autres affirmations ou né-
gations modifient le sujetou l’attribut , mais ne donnent pas a la propo-
sition elle-méme le caracteére affirmatif ou négatif. Voyes Proposition,
JUGEMENT.
CORDEMOY (Giraud pe), né a Paris au commencement du
xvir® siécle, d'un ancienne famille originaire d Auvergne, abandonna le
barreau, qu'il avait d’abord suivi avec succés, pour s adonner ala philo-
sophie. En 1665, la protection de Bossuet le fit placer aupres du Dau-
phin, fils de Louis XLV, en qualité de lecteur. En 1678, il fut admis a
l'Académie francaise : il est mort en 1674. Cordemoy avait employé
les derniéres années de sa vie a écrire une /Tistoire de France, qui fut
publiée aprés sa mort (2 vol. in-f?, Paris, 1685-1689). Considéré conmme
philosophe, il s‘est montré disciple fervent et ingénieux de Descartes,
dont il a reproduit etsoutenu avec habileté les principales opinions dans
plusieurs ouvrages, entre autres : Le Discernement de Vdme et du corps
en sic discours, in-12, Paris, 1666; — Discours physique de la parole,
in-12, ib., 1666; — Lettre a un savant religieux de la Compaguie de
Jésus Je P. Cossart) pour montrer : 1° que le systeme de Descurtes et son
opinion touchant les bétes wont rien de dangereux ; 2° que toutce qivil en
a écrit semble étre tiré de la Genése, in-'’, ib., 1668. Le Discernement de
Vdme et du corps et le Discours physique de la parole ont été réunis en
170%, in-4°, Paris, avec quelques fragments de critique ct dhistoire, et
deux opuscules de métaphysique, l'un ayant pour objet détablir que
Dicu fait tout ce qu'il y a deréel dans les actions des hommes, sans nous
ter la liberté; autre, ou Vauteur recherche ce qui fait le bonheur ou le
mallicur des esprits. — Cordemoy laissa un fils, labbé de Cordemoy,
mort en 1722; chez qui se tinrent pendant quelque temps des conte-
rences pour Ja conversion et Ja réfutation des héretiques. Ce fut la que
le P. André fit la connaissance de Malebranche , dont il defendit plus
tard Jes opinions avec une si courageuse perscyérance. BF
CORNUTUS [ Lucius Anneus |, néaLeplis, en Afrique, dans le
premier sitcle de Pere chreétienne, professa a Rome le stofcisme. L’his-
toire compte au nombre de ses disciples Lucain et Perse, dont Ja cin-
quieme satire lui est adressee , ct qui en mourant lui lécua sa biblio-
COROLLAIRE. 885
théque. I] nous reste de lui un traité de la Nature des dicux , consacré
alexposition de la théologie stoicienne, et qui a été plusieurs fois im-
primé sous le nom de Pharnutus. Le savant Villoison en avail préparé
une nouvelle édition qui n’a pas vu le jour. Voyez Th. Gale, Opuscula
mythologica ethica et physica, in-8°, Cambridge, 1671; in-8°, Amster-
dam, 1688. — G.-J. de Martini, Disputatio de L. Ann. Cornuto, phi-
losopho stoico, in-8°, Leyde, 1825. ba
COROLLAIRE. Ce terme, qui n’est plus guére en usage qu’en
géométrie, est lout a fait synonyme de conséquence. II désigne une
proposition qui n’a pas besoin de s’appuyer sur une preuve particulicre,
mais qui résulte d'une autre proposition déja avancée ou démontrée.
Ainsi, apres avoir prouvé qu'un triangle qui a deux cétés égaux a aussi
deux angles égaux, on en tire ce corollaire, quun triangle qui a les
trois cétés égaux a aussi les trois angles égauxr.
CORPS. Voyez Marikre.
COWARD (Guillaume), médecin anglais, néa Winchester en 1656,
fit ses études a Vuniversité d’Oxford, ot il recut le doctorat en 1687.
Partisan déclaré du matérialisme, il fit paraitre, en 1702, des Pensées
sur Vdime humaine, démontrant que sa spiriiualilé et son immortalité
sont une invention du paganisme, et contraires aux principes de la saine
philosophie, de la vraie religion, in-8°, Londres; in-8°, ib., 170%.
Cet ouvrage ayant été combattu par Jean Broughton dans sa Psycho-
logie ou Traité de Vdme raisonnable, Coward opposa a son adver-
saire le Grand Essai, ou Defense de la raison et de la religion contre
les impostures de la philosophie, prouvant : i° que Vexistence de toute
substance immateérielle est une erreur philosophique et absolument incon-
cevable; 2° que toute matiere a originaircment en elle un principe de
mouvement propre intérieur; 3° que la matiere et le mouvement doivent
étre la base oulorgane de la pensée chez Vhomme et chez les brutes, avec
une réponse ala Psychologie de Broughton, in-8°, Londres, 1704. On
doit aussi 4 Coward quelques ouvrages de médecine ct de littérature.
CRAIG ‘Jean), mathématicien écossais, de la seconde partie du
xvi’ siecle, est le premier qui ait introduit en Angleterre Ie calcul difft-
rentiel tel que Tavait concu Leibnitz; mais son principal lilre pour
occuper une place dans histoire de la philosophie, est Fouvrage inti-
tulé Principia mathematica theologia christiane , qwil publiaa Londres
en i699, in-4°. Ily recherche que] doit étre Paffaiblissement des preauves
historiques , suivant Ja distance des lheux et Vintervalle des temps; il
trouve par ses formules que la force des temoignages, en faveur de la
vérité de Ja religion chrétienne, ne peut subsister au dela de quatorze
cent cinguante-quatre, a partir de £699, et il conclut de la quil y aura
un second ayénement de Jésus-Christ ou une seconde révélation pour
rélablir la premicre dans toute sa pureté. Quand bien méme Craig aurait
mieux connu ou micux appliqué quil ne Va fait les principes du calcul
des probabilités, toute son argumentation n’en reposerait pas meins sur
un principe erroné, savoir que la certitude historique nest qu'une sim-
584 CRANTOR.
ple probabilité qui a des degrés et qui va en décroissant; comme si
j étais moins certain de l'existence de Louis XLV que de celle des princes
contemporains, ou de lexistence de Constantinople que de celle de
Paris ! Personne ne conteste que plusieurs événements reculés ne sdient
beaucoup plus obscurs pour nous que les faits d'une date plus récente ;
mais la question est de savoir si lobscurite qui les environne | ne vien-
drait pas de labsence de documents positifs , propres a nous les faire’
connaitre, beaucoup plutot que du fait seul de leur éloignement: si,
par exemple, lancienne histoire de Egypte est fort incertaine parce
que trois mille ans et plus se sont écoulés depuis les Pharaons, ou bien
parce que tous les émoignages ont péri ou sont devenus inintelligibles.
Tant que subsistent les monuments et les ouv rages qui déposent de Ja
verite d'un fait, il est clair que ce fait continue d’étre admis, si ancien
qu’on le suppose, pour Jes mémes motifs qui ont porté les générations
passées a Je reconnaitre. Si nouveau qu'il soit, il devient hy pothétique
ou fabuleux dés que les preuves en sont détruites ou altérées, Craig ne
s’était nullement rendu compte de la nature ni des conditions de la cer-
titude historique, et sa théorie renferme ce germe d‘un scepticisme dan-
gereux qui devait se développer avec le temps. S. Danie! Titius a donné,
en 1755, Leipzig, in-4°, une nouvelle edition des Prineipes mathémati-
ques de la théologie chréetienne, accompagnée dune réfutation de lou-
vrage de Craig et d’une notice sur l’auteur. X.
CRANTOR, philosophe académicien, né a Soli, dans la Cilicic,
vivail vers l’an 306 avant Jésus-Christ. Malgré Vestime dont il jouissait
dans sa patrie, il la quitta pour venir s‘¢tablir a Athenes, oti il fré-
quenta I’école de Nénocrate et de son successeur, Polémon. Il cut lui-
méme pour disciple Arcésilas, quil institua son heéritier. Les anciens
faisaient un cas particulier de son traité de Affliction, =2:) Met: UH
avait aussi composé un commentaire sur Platon, que cite Proclus
(in: Tim, y, “a qui est Je plus ancien que l'on connaisse. Voyes Diogene
Lairee, liv. rv, ¢. 2% et suiy. oe
CRATES dAthenes, était un philosophe de l'ancienne Académie ,
disciple et ami de Polémon, a qui il succeda a la téte de ecole. Aucun
de ses écrits nest parvenu jusqu’a nous, et nous ne sayons pas sila
ajouté quelque chose de son propre fonds aux traditions philosophiques
quil recut de ses maitres. Voyex Cicéron, Acad., liv. 1, ¢. 9, et Diozene
Laéree, liv. tv, ¢..21-23:
CRATES pe Theses, fils d’Ascondas, peut étre considéré comme le
dernier grand représentant de Pécole eynique. On ignore Pepoaue pré-
cise de sa naissance et de sa mort; mais on sait quil florissait vers
Van 340 avant notre ére, et quil a prolongé sa vie Jusquaux premieres
annees du im siecle. Seul peut-étre parmi tous les cyniques, Crates
navail a se plaindre que de Janature. Laid et diflorme, mais issu dune
familie riche et puissante, i) avait regu une education brillante et s‘etait
fait pauvre volontairement. On raconte quayant vu Telephe savancer
sur la scene, la besace sur Fepaule, en habit de mendiant. ine tui fut
plus nossible de ne pas regarder eetie vie de thorhs con nie fres-cesipa
j
CRATIPPE. 583
ble ; qu’en conséquence, il vendit son patrimoine et en distribua le prix
a ses concitoyens. D’autres disent qu'il déposa le produit de sa vente
chez un banquier, avec ordre d’en faire part a ses fils s’ils n’étaient que
des esprils vulgaires, de le donner au peuple s'ils étaient philosophes. Dés
ce moment, Crates appartient a Diogéne, et s’efforce dimiter un si par-
fait modéle. Vétu chaudement en été, ]égérement en hiver, il s’exerce
a Jutter contre la douleur. Il laisse pendre a son manteau une peau de
mouton, il étale au gymnase ses difformités naturelles, afin d’attirer
sur Jui les railleries. Enfin, sous prétexte d’en revenir a Ja nature,
il choque les bienséances et marie ses filles par un procédé qui étonne
méme de la part d’un cynique, qui révolte de la part d'un pére. Tou-
tefois, malgré tant defforts, Cratés, en fait d’exagération, reste au-
dessous de ses maitres. Au lieu de la sauvage rudesse d’Antisthene, au
lieu de leffronterie dédaigneuse et calculée de Diogéne, il porte comme
malgré lui, dans sa conduite ordinaire, certains souvenirs de bonne
éducation , cerlaines habitudes de douceur et de dignité qui Jui méritent
cette autorité morale et cette considération qu’Antisthene et Diogéne
navaient jamais obtenues. Cratés est dans Athenes loracle des familles,
larbitre de tous les différends. Méme, une noble jeune fille, n’esti-
mant avec Platon que Ja beauté intérieure de l’4me, Hipparchie, met
son ambition a devenir l’épouse du cynique et partage avec joie toutes
ses privations. I] faut le reconnaitre, Cratés n’est aupreés de ses maitres
qu'un cynigque dégénéré, et bientot qu'un esprit raisonnable. En tem-
pérant, par l’aménité de son caracteére, l’excessive rudesse de son école,
il a servi dintermédiaire entre Antisthene et Zénon, comme Annicéris
entre Aristippe et Epicure (Voyes Annicerts et ECoLe CYRENAIQUE’.
Mais Anniceris n’a pas eu Epicure pour disciple. Cratés a été Je maitre
de Zénon. C’est dans l’école de Crates, et sous son influence, que le
stoicisme a pris raissance ; c'est a ce titre, el ace tilre seul, que Cratés
a son importance et sa place dans l'histoire; car il n’a rien fait pour |
Ja science, il n’aapporté dans ce monde aucune idée nouvelle, et il ne
nous reste de ses écrits, d/ailleurs peu nombreux, que des fragments
nsignifiants.
Nous ne connaissons aucune monographie de Crates. Les seuls tra-
vaux a consulter sont la biographie de Diogeéne (liv. v1, ¢. 85 et suiv.) ,
les dissertations sur les cyniques en général (Voyes Cyniqves) , et les
histoires de Ja philosophie. fa a
CRATIPPE, philosophe péripatéticien, né a Mitvléne, vivait dans
le 1°* siécle de Vére chrétienne. Apres la bataille de Pharsale , Pompée
ayant débarqué dans lile de Lesbos, Cratippe cut, dit-on, un entretien
avec le genéral vaincu, a qui sa mauvaise fortune faisait douter de la Pro-
vidence, et essava de le ramener a de meilleurs sentiments. Peu aprés,
il abandonna sa patrie, et vint se fixer & Athénes, ot Varécpage le solli-
cita douvrir une école. Cicéron, qui avait inspiré cette démarche de
laréopage, appelle Cratippe le premier des péripatéticiens et méme le
premier des philssophes du temps; il Ie fit admettre, par César, au nom-
bre des citovens romains, et illu! confia Péducation de son fils Marcus.
Cratippe eul aussi pour auditeur Brutus, qui, lors de son voyage a Alhe-
nes, ne haissaif port passer de jour sans aller Ventendre. On ne sait
O86 CRATYLE.
Wailicurs que fort peu de chose de ses opinions et de son enseignement.
Cicéron nous apprend quil avait écrit un traité de la Divination par les
songes, ov il considérait ’dme humaine comme une émanation de la di-
Vinilé, et lui attribuait deux sortes d’opérations : les unes}comme les sens
et les appétits, dans une dépendance étroite de Porganisation; les autres,
comie la pensée et Vintelligence, qui n’en procedent pas et qui s’exer-
cent d’autant mieux qu’elles s’éloignent plus du corps. Cratippe tirait de
ces prémisses des conclusions favorables a Ja divination. Voyes Cicéron ,
de Offic., lib. 11, c.2; Epist. ad div., lib. xvi, ep. 21; de Divin., lib.1,
c. 32, 50; lib. 1, c. 48, 52. —Plutarque, Vita Pomp., c. 28; Vita
Cic. , ¢. 323 Vita Brut., c. 26. — Bayle, Dictionnaire historique , arti-
cle Cratipre, b.
CRATYLE, philosophe grec, disciple dHéraclite et un des mal-
tres de Platon, qui apprit a son école que les choses sensibles sont dans
un perpétuel écoulement et ne peuvent étre Pobjet d’aucune science ;
ce qui lobligeait a adopter le sceplicisme de lécole @Tonie, ou bien a
admettre, comme il Ta fait, au-dessus de Ja scéne changeante de ce
monde, lexistence des idées éternelles et absolues. Cratyle poussa a ses
plus extrémes consequences la doctrine @Héraclite. TH reprochait a son
mailve d’avoir dit qu'on ne peut sembarquer deux fois sur le meéme
fleuve : selon lui, on ne peut pas méme le faire une seule fois. TH sou-
tenait qu’on ne doit énoncer aucune parole, car Ja parole est trompeuse ,
puisqu’elle vient apres le changement qu'elle exprime, ct pour se faire
comprendre il se contentait de remuer le doigt. I] est difficile de pousser
plus foin la folie du seepticisme ; mais ces extravagances menics ontrendu
service a la philosophie en trahissant les dangers et Je vice capital du
systeme qui les recelait. Voyes Aristotle, Métaph., liv. 1, ¢. 65 liv. iv,
Ce Ds be
CREATION. On appelle ainsi l'acte par lequel Ja puissance infinie,
sans le secours d’aucune maticre préexistante, a produit le monde et
tous les tres quil renferme. La création est-elle admise ; il est impos-
sible que Ja definition que nous en donnons ne le soit pas, car elle ex-
clut précisément toutes les hy pothéses contraires a Ja eréation; elle sup-
pose que Dieu est non pas la substance inerte et indétermince, mais la
cause de Funivers, une cause essentiellement libre et intelligente; que
Vunivers, @un autre colé, mest niune partie de Dieu, ni Fensemble
de ses attributs et de ses modes , mais quil est son ceuvre dans la plus
complete acception du mot; qu'il est lout entier, sans le concours dau-
cun autre principe, Veffet de sa volonteé et de son intelligence supreme.
C'est a ce titre que Vunivers est souvent appelé du méme nom que lPacte
meme dont il est pour nous la representation visible.
Lorsqu’on parle de création , deux questions viennent se présenter a
Pesprit: f° La création est-elle absolument nécessaire pour nous expliquer
Vorigine et Pexistence des étres? Ne pouvons-nous pas sans elle conce) oir
Ja nature, Phomme ct Dieu lui-méme? 2° Quelle idee nous faisons-nous
de la creation, cl sommes-nous obliges de nous en faire pour la conciher
en meme temps avec le caractere absolu, immuable des attributs divins,
et la nature si variable et si mobile des objets dont Vunivers se compose .
CREATION. 587
On peut, sans nier directement l’existence de Dieu, révoquer en
doute la création; mais alors il faut qu’on choisisse entre: ces deux hy-
pothéses : ou le ‘monde, avec tout ce quil renferme a été tiré dune
maliére premicre, éternelle et nécessaire comme Dieu Jui-méme; ou il
fait par lie de Dieu "et, par conséquent, a toujours existé : ¢’est-a- dire que
Dieu n’en est pas Ja cause volontaire et libre, mais simplement la sub-
stance; que sans lui il resterait privé d'un certain nombre de ses attri-
buts, sinon de tous, et qu’en cette qualité il est nécessairement sans
conscience et sans intelligence. La premiére de ces deux hypothéses a
regu Je nom de dualisme , la seconde celui de panthéisme. Elles ont
trouvé l'une et l’autre, a des époques et sous des formes différentes , un
assez grand nombre de défenseurs; mais, réduites a leur expression la
plus simple, dépouillées de tous les riches développements qu’elles ont
empruntés quelquefois du génie égaré par sa propre force, elles sont
également contraires a tous les principes de la raison.
Le dualisme, tel que nous venons de le définir et qwil a existé dans
Vantiquité, a beau étre désavoué par la philosophie de notre temps, la
pensée que l’univers ne peut pas étre tout entier l’ceuvre d’une pure in-
telligence, qu’ila du, au contraire, étre formé d’un principe analogue a
Ja maticre, exerce encore sur les esprits plus de pouvoir qu’on ne pense,
et contribue plus d’une fois a les entrainer , par une pente insensible, les
uns au matérialisme, les autres au panthéisme. Or, sil est vrai que le
monde a été construit avec une matiére préexistanle, la matiére a done
toujours été et sera toujours ; elle est done éternelle et nécessaire comme
Dieu lui-méme, si a cdté delle on reconnait l’existence d’un Dieu; il
nous est donc impossible de supposer un seul instant qu'elle ne soit pas;
ou, ce qui est Ja méme chose, l’idée que nous en avons est une idée
nécessaire, invariable, indestructible, inhérente au fond méme de no-
tre raison. Est-ce bien ainsi que nous concevons la mati¢re? assuré-
ment, non. La matiére ne nous est connue qu’avec les corps dont elle
représente a notre esprit Je principe ou élément commun. Les corps
sont certainement des existences contingentes et relatives que nous ne
connaissons et ne pouvons nous représenter que par nos sensations,
c’est-a-dire par certains modes essentiellement variables et personnels.
Maintenant essayez de purifier la matiére de toutes les propriétés et qua-
lités qui appartiennent au corps, il vous restera tout au plus une vague
idée de force ou de substance qui ne représentera plus rien de maté-
riel, et n’aura pas pour cela dépouillé le caractére des choses relatives
et contingentes. Mais sur ce point, sur Ja question de savoir ce qu’esl
Ja mati¢re en elle-méme, indépendamment de tous Jes accidents sous les-
quels elle frappe nos sens, les avis sont profondément divisés : les uns
veulent quelle soit dans tout Punivers une force unique , dont les corps,
avec leurs diverses propriétés , ne sont que des effeis ou des manifesta-
tions fugitives; les autres, qu ‘elle soit un assembk age, un nombre infini
de forces distineles ou de monades, dont chacune , a part, n’a rien
de matériel , mais qui dans leur réunion ofirent a nos sens les phénc-
menes de la divisibilité et de Pétendue ; d'autres, enfin, se la représen-
tent comme un agrégat d’atomes ou de petits corps indivisibles , quoi-
que doués de solidité, par conséquent d’étendue, et se partageant entre
eux toutes les autres proprietés purement physiques. Qu’on embrasse
588 CREATION.
lune ou J’autre de ces trois opinions, le dualisme est également in-
soutenable. Supposons , en effet, que la matié¢re soit une seule force ré-
pandue dans tout lunivers, puisque lunivers n’existerait point sans
elle; admettons, en oulre, comme Vhypothése du dualisme l'exige,
quelle soit élernelle et nécessaire, par conséquent infinie; n’oublions
pas de lui accorder V’activité @éja comprise dans J'idée de force; quelle
place restera-t-il alors a l'autre principe, a celui qui représente l'intel-
ligence et porte plus particuliérement le nom de Dieu? Nous ne conce-
vons pas une force infinie sans intelligence, ni une intelligence infinie
sans force; en un mot, deux infinis sont impossibles, deux principes
finis ne sont pas nécessaires; et si, de plus, ils sont de natures oppo-
sces , comment expliquera-t-on lunilé etharmonie du monde? Les dif-
ficullés ne sont pas moins grandes dans le systeme des monades, lors-
qu'on fait de ces étres hypothétiques, non pas des existences créces, de
siniples effets de la toute-puissance divine, mais de véritables principes
éternels et, par conséquent, nécessaires comme Dieu lui-méme. Un nom-
bre infini de principes, a la fois nécessaires et limités, est tout aussi in-
concevable que le dualisme pris a Ja lettre et réduit a sa plus simple ex-
pression. Enfinla méme objection s éléve contre Thy pothese des atomes,
Jaquelle renferme encore une autre contradiction non moins choquante ;
celle qui consiste a admettre des corps indivisibles, c’est-a-dire sans
étendue, mais doués de toutes les qualités dont létendue est la condi-
tion, comme la solidité, le mouvement et la figure. Telles sont, en gé-
neral, les difficultés insurmontables du dualisme, que les plus illustres
philosophes de Pantiquité, en paraissant et en voulant sans doute d¢-
fendre ce systeme, n’ont fait réellement que le détruire et élever a sa
place Vidée d'une seule cause et d'un principe unique de Punivers. Ainsi,
comment reconnaitre un principe physique et méme un ¢étre réel dans
Ja dyade de Platon et de Pythagore , ou dans Ja mati¢re premicre d’A-
ristote, cette substance sans forme, sans altribut, sans existence véri-
table, puisqu’elle nest que létre en puissance, cest-a-dire la simple
possibilité des choses? N’est-il pas évident que ces trois hommes de gé-
nie, en reconnaissant, a coté de Ja cause supréme, un autre principe
également nécessaire qui impose certaines conditions au développe-
ment de sa puissance, sans avoir par lui-méme aucune vertu, aucune
forme, aucune qualité positive, ont voulu désigner , chacun a son point
de vue, les conditions invariables sur lesquelles se fonde la possibilité
méme des ¢tres, qui dérivent tout enti¢res de leur nature et que auteur
du monde ne saurait méconnaitre sans se condamner a linaction? Le
dualisme métaphysique, que personne ne confondra avec le dualisme
my thologique ou religicux, n’a peul-élre jamais ¢té enseigné avec con-
Viclion, et dune manicre positive, que par Anaxagore, plus physicien
que philosophe, comme Jes anciens eux-mémes le lui ont reproche, et
dont le systeme tout entier, sous quelque point de vue quon Lenvisage,
appartient & Penfanee de la philosophie et de la seience.
Tlenest tout autrement du panthéisme. Cette audacieuse doctrine,
dautant plus dangereuse quelle admet dans son sein les idées les plus
nohles et les sentiments les plus purs, sauf a les frapper de stérilite, a
trouve chez les anciens, tant en Orient qu’en Grece, de nombreux
partisans etne dent pas moins de place dans [histoire de ta philosophie
CREATION. 589
moderne. Depuis Jordano Bruno jusqu’a Spinoza, et depuis Spinoza jus-
qu’a quelques-uns des plus modernes représentants de la philosophie al-
lemande, elle ne s‘est €clipsée par intervalles que pour reparaitre bien-
tot armée de nouvelles forces et revétue de formes plus séduisantes.
Malgré l'appui de tant d’esprils d’élite et le prestige de sa propre gran-
deur , le panthéisme n’est pas mieux fondé en raison que le dualisme.
Quel est, en effet, le caractére essentiel et invariable de tout systénie
panth¢iste? e’est de confondre Dieu et lunivers en une seule existence ;
non pas de telle sorte que Dicu soit contenu tout enlier dans l'univers,
mais que lunivers soit enti¢rement absorbé en Dieu; c'est de considé-
rer les attributs répartis entre les différents étres comme des attributs
divins, ou comme des modes sous lesquels les attributs divins se déve-
Joppent dans le temps et dans lespace. Ainsi, par exemple, ce ne sont
pas les corps qui sont étendus , mais c’est Dieu qui est étendu dans les
corps; c est ’étendue infinie, attribut de Dieu, qui se manifeste sous les
apparences de la solidité, de la fluidité, dela mollesse , de l'eau, de la
terre, du feu, et en général de tous les objets sensibles. Ce n’est pas
Ja plante qui vit, l'animal qui sent, [homme qui veut et qui pense;
mais ¢’est Ja pensée.divine qui prend l’aspect particulier de la vie dans
les plantes , de Vinstinct et de Ja sensibiliié dans les animaux, de la vo-
ionté et de Vintelligence dans ’homme. L’homme, Janimal, la plante,
et, en général, la matiére et esprit, lame et le corps, ne sont plus que
des noms, que des signes abstraits et collectifs par lesquels nous dési-
gnons un certain nombre de qualités, de propriétés ou de modes dont
Dieu est le sujelimmédiat et veritable. En vain dira-t-on que ces mo-
des sont séparés de Dieu par d'autres formes de existence, plus géné-
rales et plus élevées, et enfin par des atiributs infinis. Les attributs
d'un étre ne sont rien absolument sans les modes sous lesquels nous les
percevons. Qu’est-ce que l’étendue, par exemple , sans les trois dimen-
sions? Quest-ce que la pensée sans Ja conscience, sans les idées, sans
le jugement et les autres opérations de intelligence ? Concoit-on dans
les corps limpénétrabilité comme une chose absolument distincle de la
solidité, de la résistance, de la fluiditeé et de la mollesse? Mais s'il n’exisle
point de sujet ni de principe intermédiaire entre Dieu et les propriéiés
quelles qu elles soient, dontl univers nous offre le développement et
lassemblage, Dieu est donc a la fois, immédiatement et par lui-méme ,
cest-a-dire par son essence, divisible dans Ja matiere et indivisible
dans lesprit; libre dans (homme et soumis dans la nature aux lois
d'une inflexible nécessité, un étre pensant et intelligent dans le premier
cas, privé, dans Je second, de toute pensée, de tout sentiment et de
toute conscience. Ou trouver une hypothése qui, sous l'apparence de
lunité et de la profondeur , réunisse de plus revoltantes contradictions?
C’est pour éviter ces contradictions gue tous Jes systemes panthéistes
ont essayé dinterposer, entre la substance divine et les propriétés des
choses ou Jes facultés humaines, un certain nombre d’abstractions plus
ou moins arbitraires, destinées a dissimuler Vabsence des ¢tres réels, et
bientot transformées elles-mémes en réalités. De Ja Ja hi¢rarchie inter-
minable de Ja philosophie d’Alexandrie et les émanations personnifiées
de lécole gnostique. De 1a aussi, dans le systeme de Spinoza, ces attri-
buts, ces modalités ct ces modes qui etablissent entre les deux extrémi-
590 CREATION.
tés de ]’étre une transition tout a fait imaginaire; car c’est ]’étendue
infinie, immatérielle et immobile par elle-méme qui engendre la ma-
ti¢re el les corps; c'est la pensée infinie, une pensée sans conscience et
sans idées, qui engendre successivement lentendement, la volonté et
tous Jes phénomenes qui en dépendent, et toutes les Ames particuliéres
formées par la réunion de ces phénomeéenes. Nous insistons sur ce point,
ear 1a est le secret des illusions produites par le panthéisme sur tant de
nobles intelligences. Qu’on mette a nu le néant de ces principes inter-
inédiaires, de quelque nom qu’on les appelle , émanations, formes sub-
stantielles, ame du monde, ou qu on cesse de représenter les attributs
de Dieu comme des existences distinctes de Dieu lui-méme, on verra
aussitot les contradictions jaillir de toute part.
Un autre caractére du panthéisme, un caractére non moins essentiel
et non moins inévitable que le précédent, c’est de supprimer en Dieu
la conscience et, par suite, la volonté, la liberté dont Ja conscience est
un élément nécessaire; en un mot, les attributs sur lesquels repose
toule perfection morale et lidée de la divine Providence. Comment Dieu,
dans un pareil systeme, aurait-il la conscience de soi? Est-ce comme
Ja substance du monde, c’est-a-dire comme le sujet identique de tous
Jes altributs ct de tous les modes que Ja nature conient dans son sein ?
Mais l'unité de la conscience est incompatible avec la divisibilité de la
matiére, et le dieu des panthéistes, comme nous Vavons yu tout a
Theure, est a Ja fois matiére et esprit, dme el corps, élendue et pensée.
Serait-ce en sa qualité d’étre infini, se suffisant a lui-méme et possé-
dant, dans leur essence, avant de les développer dans le temps et dans
lespace, toutes les perfections et tousles modes possibles de l’existence?
Mais l’étre infini, considéré comme tel, n’a que des attributs infinis,
qui, sclon les principes du panthéisme, se trouvent en dehors et au-
dessus de toute forme déterminée. Or, on n’hésite pas acompter au
nombre de ces formes la conscience et méme l’entendement, cest-a-dire
toute les facultés réunies de Vintelligence que, par une ¢trange aber-
ration, ou plutot par une nécessilé inflexible dans ce systeme, on dis-
tingue ct l'on sépare de la penscée. Il est inutile de signaler Ja violence
que lon fait au sens moral de VFhomme, en Jui enlevant la croyance
d'une justice, d'une bonté, d'une providence supreme; en le montrant,
dans sa mis¢re et dans sa faiblesse, bien supérieur a VEtre infini,
car lui, du moins, il se connait, tandis que Etre infini reste étranger a Jui-
meéme; enfin, en lui représentant cette harmonie sublime de lunivers
comme lextension nécessaire, Veffusion fatale, aveugle, dun étre sans
intelligence, sans volonté et sans amour. Nous demanderons seulement
si ce nest pas également insulter a Ja langue et a la raison, que d’ad-
mettre une pensée dépourvue de conscience et dintelligence, qui ne
connait ni elle-méme, ni le sujet a qui elle apparlient, ni aucun autre
objet, et de élever en méme temps au rang de Vinfini. Et quelle autre
marche pourrail-on suivre si lon voulait prouver Videntité de Tinfini et
duncant? [} n'y a ici que deux partis a prendre : ou Dieu est, comme
vous le voulez, un etre pensant, Petre dans lequel la pensce existe sans,
bornes et sans imperfection; alors vous ¢ctes oblige de Int donner la
conscience de lui-meme et la connaissance de toutes choses; en dul
donnant la conscience de Jui-néme, vous ¢tes force de le distinguer de
CREATION. 501
univers, lequel, dans ce cas , n'est plus que son ceuvre ; vous rentrez ,
en un mot, dans la croyance ‘universelle du genre humain : oul étre
infini, complétement privé de la pensée, n’est plus que le principe ma-
tériel des choses, et vous admettez alors franchement le matérialisme.
Enfin le panthéisme détruit toute relation de cause a effet; il rend
impossible Paction d’un objet ou d'un phénomene sur un autre, et fait
descendre la nature divine a |’état d’une substance inerte bien u-des-
sous de cette puissance aveugle, mais efficace , que le matériaiisme in-
vyoque sous le nom de nature. x ne consulter que Ja logigue, il esi im-
possible quil en soit autrement; car si lon commence par admeitre
sans restriction le principe de causalité, Dieu sera la vraie cause aussi
bien que la yraie substance; il sera la cause infinie et toute-puissante.
Mais de quel droit, alors, \iendrait-on circonscrire son activité dans le
cercle dune fatalité inflexible’? De quel droil serait-on admis a lui refu-
ser la Jiberté et la conscience? C’est la conscience précisément, ou la
connaissance que nous avons de nous-mémes comme forces volontaires
et efficaces, comme auteurs responsables de nos propres déterminations
et de quelques-uns de nos mouvements, qui nous suggére pour la pre-
miére fois la notion de cause (Voyes ce mot). Veut-on maintenant, i‘
aide de cette notion, s‘élever a la connaissance de la cause premitre ?
On ne s‘avisera pas "certainement de la réduire & un développement
beaucoup moindre que celui qu ‘elle a pris dans la nature humaine; on
se gardera d’effacer les caractéres positifs avec lesquels elle est venue
d’abord s’offrir a notre intelligence; on sera forcé, au contraire, de les
élever tous jusqu’a | infini, et ilen résultera que Dieu, considéré comme
Ja cause des causes , possede nécessair ement, avec la toute-puissance ,
Ja conscience de lui-méme, celte pensée de la pensée, comme Fappelle
Aristote, et la liberté infinie. Done il n’y a pas de milieu encore ici :
ou il faut nier le principe de causalité, c’est-a-dire le principe le plus
évident de Ja raison humaine, sans lequel il n’y a plus rien de certain,
ou il faut se résoudre a croire en un Dieu providentiel, cause intelli-
gente et libre de univers, et, par cela méme quelle est libre, souve-
rainement bonne. Cette conclusion est parfaitement justifi¢e par his-
toire enti¢re du panthéisme, depuis l’instant ot i] a paru pour la
premicre fois sous une forme philosophique, jusqu’a lépoque contem-
poraine. Les philosophes de l’école dElée, et, plus tard, ceux de l'école
megarique, poussaient la franchise jusqu'a lextravagance > én niant tout
simplement univers et avec lui la possibilité méme de toute action, de
tout mouvement, de toute chose qui commence et qui finit. Pour eux
il nexistait rien que Punité immobile, cternellement renfermée en eile-
méme; tout le reste a leurs yeux n’était quune trompeuse apparence.
Le principe supréme des Alexandrins, ce quils appellent, par condes-
cendance pour la faiblesse humaine, lunité ou le bien, cest quelque
chose qui ne répond a aucune idée de Vintelligence , qui n’a ni forme ni
attribut, et représente le non-étre aussi bien que Tétre, puisquil est
élevé au-dessus de la substance elle-méme. Aussi les yoil-on condaninés
dla plus évidente conivadiction quand ils cherchent a faire descendre,
de cette wniié immobile et abstraite, le mouvement, ja réalité ct la
Vie. Enfin Ja meme remarque peut s'appliquer au vaste systeme qui
semblait, dans ces derniers temps, étre devenu comme la religion phi-
592 CREATION.
losophique de | Ajlemagne, et que nous voyons aujourd hui déja forie-
ment ébranlé par les divisions intestines de ses propres partisans.
Pour Hegel aussi bien que pour Plotin, le premier terme de lexistence ,
le premier état dans lequel se trouve le principe universe! et identique
de toules choses, nest absolument rien de ce que nous pouvons conce-
voir, ni la substance e, ni la cause, ni iéme létre 5 car on n’a pas trouvé
de expression “qui put ‘ui étre appliquée plus justement que celle de non-
étre pur. Cest du sein de cet abime que sortent successivement, par
une nécessité inflexible, tous les phénoménes du monde intelligible et
du monde reel. Ne cherchez ici ni effet, ni cause, ni action, ni yo-
Jonté, ni force; tout se suit comme une idée une autre idée, dans un
ordre immuable qu'on appelle la procession dialectique. Spinoza est le
seul, peut-étre, de tous les défenseurs de la doctrine panthéiste, qui
nait pas voulu insulter la raison au point de supprimer ouvertement le
principe de causalité. Dicu, dans son systéme, nest pas sculement la
substance, mais aussi la cause de Punivers, la cause immanente et non
transitoire (omnium rerum causa immanens, non vero transiens , lou-
jours active et toujours féeconde, dune activité infinie et d'une fécondité
inépuisable. Mais cette difference est tout enti¢re dans les mots; le fond
de la pensée est exactement le in¢me. Une cause qui a pour seuls attri-
buts ‘accessibles a notre intelligence ) la pensée et Pétendue; une pen-
sée purement abstraite, sans conscience et sans idées; une élendue non
moins abstraite qui différe a Ja fois et de la mati¢re et des corps : une
telle cause, disons-nous, n’est elle-méme qu'une abstraction, une en-
tilé Jogique qui n’a rien de commun avec l'Etre des étres, source de
toute puissance, de toute existence et de toute vie.
Ainsi, en résumé, le panthéisme fait de Dieu la substance unique,
t, quoi quil dise, quoi quil fasse, Ja substance immediate, le sujet
me oprement dit de toutes les qualités , de toutes les propriétés contra-
dictoires que nous connaissons; par exemple : de Punite et de Ja divi-
sibilité, de la simplicité et de Vetendue, de Vactivité et de la passi-
Vile, etc.
Le panthéisme, en accordant a Dieu Ja pensée, en regardant la pen-
sée ou comme son essence tout entiere, ou comme un de ses attributs
essenticls, lui refuse en meme temps la conscience, et, en géneral
toute espéece de connaissance, toute perfection morale et intellectuetle.
Le panth¢isme, enfin, refuse a Dicu, non-seulement la conscience et
la libert®, mais toute vertu, toute puissance causatrice, et par Ja se
trouve oblige ou de nier calégoriquement Lexistence de Funivers, cominie
ont fait les philosophes de lécole d'Eléee, ou de lui donner pour prin-
cipe on ne sait quel étre infini, privé de toute action, de toute vertu
effeclive, de tout altribut réel, ignore de lui-méme, inconnu de tout le
reste, parfaitement semblable enfin a la négation absolue de létre.
Chacun de ces trois caractéres, qui conslituent le fond et comme
essence invariable du pantheisme, renferme, comme on voit, une in-
sulle pour la raison et le sens moral du genre humain. Tous ensemble
ils tendent a supprimer, en les ¢ onfondant dans le meme neant, les deux
termes dont il sagissait de trouver Je rapport, a savoir : le fini ct Vin-
fini, Dicu et le monde. Done le pate est tout aussi insoutenable
que le dualisme. “
5
CREATION. 595
Mais, l'erreur de ces deux doctrines, ou plutdt leur incompatibilite
absolue avec les principes de la raison une fois reconnue, le syst¢me
de la création est, par cela méme, démontré; car le systéme de la créa-
tion, réduit a ses termes Jes plus généraux et les plus essentiels, est
précisément le contraire du dualisme et du panthéisme. Le dualisme
suppose l'existence de deux principes, également nécessaires et éter-
nels; le systeme de la création n’en admet qu'un seul. Le panthéisme
ne reconnail dans ]’univers que des modes et des altributs de Dieu, et
en Dieu, qu'une substance sans conscience d’elle-méme, sans intelli-
gence, sans liberté, sans volonté; le systéme de la création reconnait
dans l'univers un effet, une ceuvre de Ja toute-puissance, de Ja libre vo-
lonté de Dieu, et en Dieu un étre a Ja fois substance et cause, intelli-
gence et force, absolument libre et infiniment bon. Dieu et l’univers sont
done essentiellement distincts l'un de l'autre : car Dieu a Ja conscience
de lui-méme; l’univers ne l'a pas et ne peut pas l’ayoir. Dés lors une
grande question se trouve déja résolue, celle qui offre aprés tout Je plus
dintérét pour Ja paix de l’dme et la conduite de la vie. Nous savons que
notre existence et notre volonté nous appartiennent; nous savons qu'une
providence veille sur nous et sur tout ce qui existe, qu'une justice in-
faillible , qu’une bonté inépuisable doivent servir de base a nos craintes
et a nos espérances : le reste peut, sans péril, étre abandonné a Ja lutte
des opinions ou a Ja diversilé naturelle des esprits. Mais la science n'est
pas encore satisfaile; son but est indépendant de ces considérations ti-
rées de lordre moral, et elle cherche a s’assurer s'il n’est pas en son
pouvoir d’aller plus loin, si elle ne pourrait pas, en rassemblant toutes
les forces de la raison, pénétrer en quelque sorte jusqu’au foyer de la
conscience divine et découvrir ce qui conslitue l’acte méme de la créa-
tion.
Qu'une saine métaphysique soit en état de résoudre les difficultés qui
sélévent au premier apercu, contre lidée de la création, c’est-a-dire
encore une fois contre la croyance universelle que le monde a été pro-
duit sans le concours d’aucun autre principe, par la libre volonté de
Dieu, nous l’admettons sans peine et nous le prouverons tout a Vheure
par la solution méme des difficultés dont nous voulons parler; mais
quant a la question que nous venons de soulever, et qui offre d’abord
un si puissant intérét pour l’intelligence, nous n’hésitons pas a dire
quelle dépasse la portée de toutes les facultés humaines, et qu’on
peut, en quelque sorte, la considérer comme Ja limite ou finit Ja
science , ou commencent l'enthousiasme et ses plus dangereux délires.
A quel litre, en effet, reconnaissons-nous Ja création? sans doute
comme la plus haute application possible du principe de causalité,
comme un acte immédiat de la cause infinie, comme l’exercice d’une
volonté toute-puissante, joignant a sa puissance une intelligence sans
bornes. Mais avant que le raisonnement et la réflexion l’aient élevée
jusqu’au caractére de Vinfini, qu’est-ce qui a pu nous donner l'idée
d'un acte, lidée d'une volonté et, en général, d'une cause efficiente?
évidemment, cest la conscience ou l’expérience interne et person-
nelle : car nous n’aurions jamais deviné ce que c'est qu’agir, vouloir
el pouvoir, si nous nétions nous-mémes des étres actifs, des volontés,
des forces. La maniere dont s‘exerce la cause ou Ja volonté infinie, en
ii 58
594 CREATION.
un mot, J'acte de la création est donc, si l’on peut s’exprimer ainsi,
un fait d’expérience divine, comme l’exercice de notre propre volonté
est un fait d’expérience humaine. Pour comprendre l'un de ces deux
fails , aussi bien que nous comprenons l'autre, il faudrait que notre re-
gard put pénétrer dans labime de l'Etre infini, comme il pénétre dans
le foyer de notre propre existence ; il faudrait une méme conscience
pour homme et pour Dieu, cest-a-dire que lon devrait les confondre
et supprimer la creature pour mieux expliquer la création, C'est préci-
sément ce que fait le myslicisme par la théorie de Pextase et de lunifi-
cation. C'est done bien la, encore une fois, que l’enthousiasme com-
mence et que finissent Ja science et la raison. D ailleurs lassimilation
est impossible entre le fait dela volonté humaine et l’acte de la créa-
tion. La volonté dans Vhomme est distincle de la puissance, de la force
eflicace, et la volition de leffet quelle poursuit : car souvent nous
voulons ce que nous ne pouyons pas, non-seulement hors de nous, mais
sur nous-meémes. En Dieu, la volonté et la puissance sont parfaitement
identiques; ce qu'il veul recoil par 1a méme existence ct 1 étre; autre-
ment il y aurait quelqu’un de plus puissant que lui, La volonté humaine
s‘exerce dans le temps ct par des actes successifs; chacun de ces actes a
un commencement et une fin, et lon en doit dire autant de la serie
tout enliére : la volonté divine s’exerce avant le temps et en dehors du
temps; elle n’admet ni commencement, ni succession, ni fin; elle est,
comme tout ce qui appartient essence de Dieu, éternelle el immua-
ble; enfin, Ja volonté humaine ne saurail se coneevoir sans un objet;
supposons eet objet lié a notre existence aussi ¢lroilement que possible;
représentons-le, par une idée, dans le temps ou elle est soumise aux ef-
forts de attention; toujours esl- il que nous ne pouvons ni nous en pas-
ser nile produire, mais sculement nous lassimiler ou le modifier dans
une certaine mesure : la volonté divine, anlérieare el sup¢ricure a tout
ce qui existe, produit elle-meme Vobjet qui la subil, et cest par la
quelle est vraiment créatrice; cest par la quelle est au-dessus de toute
assimilation , de toute comparaison aux étres finis, et quelle échappe
a la tolalité de nos moyens de connaitre. La création est un fait que
nous sommes obligés dadmettre, puisquil contient notre propre ¢eX\is-
tence, mais qu il nous est refusé dexpliquer et de comprendre. Faut-il
done nous en étonner, quand il nen est pas autrement des fails les plus
constants de ordre naturel? Avons-nous une idée bich plus nette des
phénomenes de la vie, de la génération, de la reproduction, de la sen-
sibilité et, enfin, de cette volonté elle- méme dont nous avons tant
parlé? C omprenons- nous davantage, dans lordre intellectuel , les rap-
ports de la substance aux phe nomenes , el de la diversite, de la mului-
plicité de ces phénomenes avec Videntité de Pétre? Ce nest pas une rai-
son d’admettre tout ce que nous ne comprenons pas; mais ily a des
faits el des principes de toute evidence qui nen sont pas moins des
myslores a jamais impénétrables; et la foi, une foi naturelle comine la
vie, louye sa place dans lordre de la svience » aussi bien que dans ce-
Jui de la tradition.
Cependant, telle que Nous Ja concevons, ct par suite des principes
meémes dont elle découle, Videe de Ja création souleve des diflicull’s
que nous avons promis de résoudre. Ces diliiculiés peavent toutes se
CREATION. BOS
ramener aux trois suivantes : 1° Sil est vrai que Ja création soit l’acte
par Jequel Dieu se manifeste comme la cause des causes; s'il est vrai
quelle ne puisse pas étre autre chose que ]'exercice de sa volonté ab-
solue et toute-puissante; Comme nous ne concevons pas une volonté
sans vouloir, ni une cause enti¢rement inactive et slérile, n’en faut-il
pas conclure que la création n’a pas eu de commencement et n’aura pas
de fin ; qu'elle est élernelle comme Dieu lui-méme? Mais, dés lors, n’est-
on pas foreé de croire aussi a ]’éternité du monde, et, par conséquent,
lidée de la création n’est-elle pas détruite par elle-méme? 2° Si lidée
de Ja création entre nécessairement dans lidée de la toute-puissance et
de Ja volonté divine, si notre raison ne peut concevoir que Dieu ne
puisse pas ne pas agir et ne pas créer, que devient alors sa liberté et,
par conséquent, sa providence? 3° Enfin, si nous considérons la création
comme un acte de Ja volonté divine, si le fait de notre propre volonté,
quelque distance qui le sépare de l’infini, est le seul, apres tout, qui
nous donne lidée d'un acte quelconque et nous fasse attacher un sens
aux mots cause et effet, les choses créées sont donc liées 4 Dieu comme
l'acte volontaire a la cause qui le produit; elles sont tirées du sein de
Dieu comme nous tirons de nous-mémes nos résolutions, nos détermi-
nations libres et les mouvements que nous imprimons a certaines par-
ties de notre corps. Mais alors que devient, ou comment faut-il enten-
dre ceite croyance, si générale, que l’univers a été créé de rien ?
La premiére difficullé ne peut étre prise au sérieux que: par des es-
prits étrangers aux principes les plus élémentaires de la métaphysique.
il est ¢vident que lacte divin qui a donné l’existence a l’univers est
nécessairement antérieur a lunivers, et, par cela méme, au temps,
lequel ne saurait étre concu ni mesuré sans Ja succession des phéno-
ménes. Or, tout ce qui est en dehors du temps, qui échappe a ses di-
mensions, apparuient a l’éternité. Mais, comme nous l’avons déja dé-
montré plus haut, nous ne saisissons pas l’'acte de Ja création tel qu’il est
enlui-méme dans son unilé et dans son essence, ou tel quils’accomplit
éternellement dans la conscience divine; nousne l’apercevons que d'une
mani¢re indirecte dans l’espace et dans la durée, a travers la variélé des
phénomenes et des étres qui recoivent de lui Ja vie, le mouvement et
lexistence. Ce sont ces étres et ces phénomeénes qui commencent, qui
finissent, qui meurent pour renaitre, et forment, dans leur ensemble ,
ce monde sensible dont nous faisons partie, mais ol nous ne sommes
pas renfermés tout entiers. Il faut donc laisser au monde son caractére
contingent et relatif; rien n’empéche les genres et les espéces qu il ren-
ferme dans son sein d'avoir commencé et de disparaitre un jour pour
faire place a un autre ordre d’existences ; mais le vouloir et la pensée
par lesquels il est, sont immuables dans leur essence; l’acte créateur ,
independant de toutes les conditions de l'espace et du temps, qui n’exis-
tent que par lui, doit étre concu comme éternel, ou il n’est rien. Ce ré-
sullat n’alarmera aucune conscience, quand on saura qu’il a pour Jui
Vautorité de saint Clément d’Alexandrie, de saint Augustin, de Leibnitz.
Enfin, il est exprimé de la maniére la plus précise et la plus claire, dans
ces lignes de Fénelon ( Traité de Vexistence et des atiributs de Dieu,
ue partie, c. 5, art. 4): « Dest (on parle de Dieu), il est éter-
nellement créant tout ce qui doit étre créé ct exisler successivement....
of,
596 CREATION.
Il est éternellement créant ce qui est créé aujourd’ hui, comme il est
élernellement créant ce qui fut créé au premier jour de lunivers. »
Mais voici la seconde difficulté qui se présente aussildt : Si Dieu est
nécessairement une cause; si cetle cause agit, c’est-a-dire crée éternel-
lement; s'il est impossible de supposer qu'elle passe alternativement du
repos absolu a l’'action, et del'action au repos ; silinaction, pour elle,
équivaut a la cessation de l’existence, Dieu n'est done pas libre; s'il
nest pas libre, comment croire a sa providence el a notre propre liberté?
Pour réduire a sa juste valeur ce raisonnement, qui a été fréquem-
ment reproduit contre la philosophie de nos jours, il suffit de lappli-
quer a un attribut quelconque de la nature divine, par exemple a la su-
préme bonté. Evidemment si Dicu existe, il est bon; nous sommes dés
Jors dans limpossibilité de le concevoir autrement; partant, sa bonté
nest pas moins nécessaire que son existence. En conclura-t-on quiil
nest pas libre, et que les bienfails qu'il verse sur nous doivent passer
pour leffet d'une fatalité aveugle ? Autant vaudrait soutenir qu'il n’est
pas parfait s'il ne peut étre méchant. Mais cela méme est un effet de sa
perfection et de sa liberté, qu'il ne puisse pas descendre aux vices, aux
faiblesses , ni aux passions de sa créature. Or, Vinaction absolue, ou,
pour |’ appeler par son nom, I’ inertie, que nous ne sommes pas meme
aulorisés a altribuer a la matidre , et qui, dans tous les cas, ne peut
appartenir qu’a elle seule, n'est certainement pas une moindre i imper-
fection que les passions humaines. Ce serait une grande et dangereuse
erreur de comparer la liberté divine au libre arbitre de homme. Notre
libre arbitre témoigne autant de notre faiblesse que de notre dignité et
de notre force : nous sommes maitres de choisir entre le bien et Je mal,
entre Ja raison et la passion, parce que notre nature finie, et par cela
méme imparfaite , est accessible a la fois a cette double influence. Mais
comment affirmer de Dieu quil pourrait faire le mal, quil pourrait
étre comme nous faible et méchant, qu'il pourrait descendre au-des-
sous de l’infinie perfection, au-dessous de ce quil est nécessairement,
sous peine de ne pas étre? La liberté de Dieu consiste précisément a
agir d'une maniére conforme a sa divine essence. Or, il est dans l’es-
sence de Dieu détre la cause des causes, dagir et de vouloir, c’est-a-
dire de créer sans cesse, et cet acte de Ja puissance infinie n’admet pas
plus d'interruption que Ja pensée et amour infini dont il est insépa-
rable. A moins de rentrer dans la croyance pantheiste d'un étre infini,
sans conscience de luirméme, on n’admeltra pas que Dieu puisse exis-
ter sans penser. Or, sil pense, il veut, et par celaméme il agit : car son
existence n’est pas, comme la notre , divisée et SUCCESSIVE ; elle est éter-
nelle et immuable; il pense, il veut et il agit touta la fois pendant |'é-
ternité.
La dernié¢re difficulté qu'il nous reste a résoudre est, sans contredit,
la plus sérieuse , parce qu'elle rameéne notre esprit sur ce qui constitue
le fond méme de I’acte créateur; car, évidemment, c’est dans la me-
sure ou cet acte se rend accessible a notre intelligence, que nous pou-
vons savoir dans quels rapports la substance des créatures esta la sub-
stance divine. Remarquons d’abord que, la création une fois admise,
tout le monde est d’accord sur ce point : que univers n’a pas été formé
d'une matiére préexistante; qu'il n'est pas sorti non plus spontanément
CREATION. 597
de la substance divine, par voie d’émanation, de rayonnement ou d’ex-
tension successive. Mais les uns disent que Dieu l’a tiré du néant, les
autres qu il l’a produit comme nous produisons nous-mémes un acte de
volonté et de liberté, en le tirant de son propre fonds. Nous sommes
plein de respect pour cette proposition consacrée par une autorilé con-
sidérable : Dieu a créé le monde de rien. Cette proposition est la
condamnation formelle du dualisme et du panthéisme, et, dans ce sens,
nous la croyons profondément vraie. Mais veut-on y attacher un autre
sens? Veut-on qu'elle fasse intervenir le néant dans I’ceuvre de Ja créa-
tion, comme si le néant était quelque chose? Veut-on qu'elle établisse ,
non pas la distinction, mais la séparation de Dieu et de l univers; une
séparation telle, que Dieu ait donné aux créatures tout ce qu’elles sont,
sans que les créatures le liennent de lui ni qu’elles aient besoin d’étre
en communication avec lui pour subsister? Alors nous ne dirons pas
qu'elle soit fausse ; nous cessons absolument de Ja comprendre ; car elle
ne répond plus a aucune idée de notre intelligence.
Si le néant ne peut jouer aucun role dans la création, il est done vrai
de dire que l univers sort de Dieu comme un acte libre sort de l’agent
moral quil'a produit, comme un effet quelconque sort de sa cause effi-
ciente. Loin de nous, encore une fois, la pensée d’établir une assimila-
tion entre l’acte créateur considéré en lui-méme, dans sa force, dans sa
nature constitutive, et le fait de Ja volonté humaine; nous voulons seu-
lement dire que Ja création tout entiére est contenue par son essence
dans l’essence divine, comme le fait de la volonté est contenu en nous-
mémes. Quand ce fait se produit, il ne se sépare pas de nous et ne nous
enléve pas une partie de notre substance ; il n’est pas le moi, quoiqu’il
vienne du moz et ne subsiste que par lui. Eh bien, nous pensons que la
totalité des créatures ne se s¢pare pas davantage du Créateur, quoique
distincte de lui; elles ne sont ni une partie de sa substance, ni sa sub-
stance tout enlicre, bien qu elles viennent de lui, qu elles possédent en
lui leur raison dexisler, le principe de leur durée aussi bien que de leur
naissance, et qu elles aient en lui la vie, le mouvement et |’élre : c’est
cela méme qui constilue Ja causalité au point de vue métaphysique, et
cest ainsi qu'elle a toujours été comprise par les esprits les plus émi-
nents et les plus religieux de toutes les époques. Nous pourrions remplir
bien des pages avec des citations empruntées de saint Clément d’Alexan-
drie, de saint Augustin, de saint Anselme, de Bossuet, de Fénelon,
de Malebranche; mais nous aimons mieux en appeler a l’autorilé de la
raison et de l’expérience, qua celle des noms les plus illustres et le plus
justement vénérés. Nous demanderons done si cette proposition : Dieu
est partout, n'est pas également admise par tous ceux qui croient en
lexistence de Dieu. Or si Dieu est partoul, il y est d'une présence ef-
feclive et réelle, et non pas seulement par une pensée impuissante,
comme nous Vivons nous-mémes dans les lieux éloignés de nous; il y
est par sa puissance autant que par son intelligence, par laction autant
que par lidée. «O mon Dieu, dit le pieux Fénelon (Traité de Vexistence
de Dieu, passage cité), vous étes plus que présent ici : vous étes au de-
dans de moi plus que moi-méme; je ne suis dans le lieu méme ou je suis
que dune manieére finie; vous étes infiniment. » Tous sont également
obligés de croire que l'action divine est nécessaire ala conservation des
598 CREMONINI.
étres. Or, qu’est-ce que la conservation des étres, sinon, comme on l'a
dit, une création continue? Enfin , si nous consultons notre propre ex-
périence , ne trouvons-nous pas en nous une multitude de phénoménes
qui ne viennent ni de notre volonté, ni de l'action du monde exté-
rieur? D’ot nous viendraient donc , si ce n’est de Dieu et d’une com-
munication incessante de sa propre essence, |’amour du bien, |’horreur
du mal, le désir du grand, du beau, du vrai et surtout cette divine
lumiére de la raison qui se montre a chacun de nous dans une mesure
différente, qui se multiplie et se renouvelle en quelque sorte avec les
individus de notre espéce, et cependant est toujours une, toujours la
méme, immuable, éternelle et infaillible? Ainsi le fait de la création
nest pas seulement établi par l’absurdité des doctrines qui ont tenté
de Je nier; il ressort directement des principes les plus évidents de la
raison; il tombe, en quelque sorte, sous l'oeil de la conscience, et main-
tient, sans les sacrifier l’un a l'autre et sans les séparer par Ja barri¢re
incompréhensible du néant, la distinction du fini et de linfini, de Dicu
et de univers.
La question de la création est nécessairement traitée dans tous les
ouvrages de métaphysique et de philosophie générale; cependant il
existe sur ce sujet deux traités spéciaux : un de Mosheim , Dissertatio
de creatione ex nihilo, dans le tome 1, p. 287 de sa traduction lJatine
du Systeme intellectuel de Cudworth (in-4°, Leyde, 1773); autre de
Heydenreich : Num ratio humana sua vi et sponte contingere possit no-
tionem ereationis ex nihilo, in-4°, Leipzig, 1790. Le premier est pure-
ment historique, le second est a la fois théologique et philosophique.
CREMONINEI (César) naquit en 1550, a Cento, dans le duché de
Modéne, et enseigna la philosophie pendant cinquante-sept ans, d’abord
a Ferrare, puis a Padoue. I! mourut dans cette dernie¢re ville en 1631.
Plein de dédain pour la scolastique, non moins sévére pour les opi-
nions contemporaines, il s'altacha exclusivement a comprendre les
grandes doctrines de l'antiquité, particuliérement celle d’Aristote, pour
lequel il se contentait ou de ses propres interprétations ou des com-
mentaires d’Alexandre d’Aphrodise. Ses legons avaient une gravilé et
un charme qui faisaient admiration de tous ceux qui les entendaient,
Mais, une fois sorti de sa chaire, son esprit ni sa conversation n/of-
fraient plus rien de sérieux. Il obtint par son enseignement infiniment
plus de succés que par ses ouvrages imprimés. Sa reputation de pro-
fesseur était si grande, que la plupart des rois et des princes du temps
voulurent avoir son portrait. Sa crovance a Vimmortalité de Fame, a
la Providence, et a quelques points de Ja doctrine chrétienne a elé
mise en doute; on le trouvait du moins trop zélé defenseur des idees
d'Aristote, Il enseignait que le premier moteur concentre en lui-meéeme
toute sa pensce et ne connail que lui seul; que la Providence ne s‘etend
pas audela des choses du ciel, et quelle ne s’occupe point de notre monde
terrestre; que chaque étoile se meut sous Vaction @une intelligence
qui prcside a ses destinées, et que toutes les intelligences de cette espece
sont des esprits immortels. On lui fait enseigner aussi que le ciel est
lagent universel, et que Fame nest qu'une certaine chaleur. Leibnitz le
met au rang des averrhoestes. Brucker discute fort longuement fa verite
CRESCENS. 599
ou la fausseté de l’accusation d’impiété qui pése encore sur Ja mémoire
de Crémonini. Il finit par conclure, malgré les dehors chrétiens qu’af-
fectail ce philosophe, malgré sa soumission verbale a l'autorité reli-
gieuse, quil n’en était vraisemblablement pas moins attaché du fond
de l'dme aux doctrines philosophiques d’Aristote, telles qu il les enten-
dait avec beaucoup d'autres philosophes de cette époque. On lui altri-
bue d'avoir pris pour devise ces paroles : Intus ut libet, foris ut moris
est. Les ouvrages de Crémonini sont trés-rares; il a laissé : De Pedia
Aristotelis ; — Diatyposis universe naturalis aristotelicw philosophia ;
— Illustres contemplationes de anima ; — Practatus tres de sensibus ex-
ternis, de internis, et de facultate appetitiva ; — De calido innato et de
semine; — De cwlo; — Dialecticum opus posthumum ; — De formis qua-
tuor simplicium, que elementa vocantur; — De efficacia in mundum
sublunarem; — Dictorum Aristotelis de origine et principatu membro-
rum. On lui attribue encore des Fables pastorales. i
CRESCENS, né a Mégalopolis, en Arcadie, dans le u* siécle de
Vére chrétienne, appartenait al’ école cynique ; mais, si on en croit le
témoignage des écriy ains ecclésiastiques , les désordres de sa vie démen-
taient laustérité de ses maximes. I] se montra un des adversaires les
plus acharnés du christianisme, et ce fut sur sa dénonciation que saint
Justin et quelques autres subirent Je martyre. On ne connait rien dail-
leurs de ses doctrines. Voyez Saint Justin, “Apol. 1.—Tatius, Orat. adv.
Grec.— Saint Jérome, Catal. script. eccles. X.
CRITERIUM [du grec x0, je juge]. Cette expression désigne,
en général, tout moyen propre 4 juger. On la trouve employée chez
la plupart des philosophes de Vantiquité, entre autres chez Aristote ,
Epicure et les stoiciens; mais elle était principalement usilée dans
Yécole pyrrhonienne, comme le font voir les ouvrages de Sextus Em-
piricus.
On peut distinguer dans un jugement I’étre qui le prononce, la fa-
culié qui sert a le prononcer, Ja perception gui en fournit Ja malicre.
Les anciens, d'apres cela, donnaient au mot de criterium trois sens
différents; ils désignaient, 4° le sujet, arbitre de la vérité; 2° lintelli-
gence, qui en est lorgane; 3° lidée qui la représente (Sextus Emp.
Hypot. Pyrrh,, lib. nm), Aujourd’hui sa signification ordinaire est moins
étendue; il exprime seulement le caractére qui distingue le vrai du faux.
L’observation décauvre avec certitude lexisience d'un pareil carac-
tére, dont la notion, plus ou moins nette, dirige l'homme dans tous ses
jugements. LH nous arrive, en effet, chaque jour, de dire : ceci est vrai,
eela est faux, et, quand nous nous sommes trompés, de nous aperce-
voir de notre méprise. Or, pour cela, il faut de toute nécessité que la
vérité porte un signe qui permette de la reconnaitre et de Ja distinguer
de l’erreur, sans quoi elle cesserait d’exister pour la raison, qui, tou-
jours exposée a la confondre avec le faux, ne pourrait jamais y croire
et laffirmer comme elle le fait.
Le criterium de la vérité existe done; mais quel est-il ?
Poser une semblable question, c’est demander pourquoi certaines
choses obtiennent de nous un assentiment que nous refusons a d'autres ;
600 CRITERIUM.
par exemple, pourquoi tout homme juge qu ‘il existe et ne juge pas qu il
se soit donné létre.
Or, Descartes l’a depuis longtemps observé, quand nous nous disons
intérieurement a nous-mémes, avec la plus profonde assurance, Je suis,
ce qui nous convainc et nous détermine, cest la perception claire et
distincte du fait que nous affirmons. Nous voyons clairement que nous
sommes, et voila pourquoi nous n’en doutons pas ni ne pouvons en dou-
ter. Sinotre exislence ne nous paraissait pas évidente, peut-élre hésite-
rions-nous a y croire; mais elle brille aux yeux de |’esprit d'une en-
tiére clarté, et cela suffit pour qu’il l'admette.
Tl en est de méme de !’exislence du monde extérieur , reconnue par
toutle genre humain en dépit des objections du scepticisme; qu’on
scrute aussi attentivement quon vyoudra les motifs de cette croyance ,
on nen trouvera pas d’aultre que J'idée claire qu’ont tous les hommes
de la réalité des corps.
C’est encore le méme motif qui nous détermine a admettre certains
faits sur le témoignage d’autrui; nous ne jugerions jamais que ces évé-
nements ont eu lieu, si nous n’apercevions clairement que nos sem-
blables n’ont pu nous tromper nise tromper eux-mémes en nous les at-
testant.
Tel est done le criterium de la vérité, une perception claire et dis-
tincte, en un mot, l’évidence. Toutes les choses qui sont évidentes sont
vraies; toutes celles qui présentent de Ja confusion et de ]’obscurité sont
douteuses.
I! faut le reconnaitre cependant , cette régle n’est pas infaillible dans
l’application, et Descartes, le premier quil’ait proclamée, n’hésite pas a
avouer (Disc. de la Meéth., 1ve partie) « quil y a quelque difficulté a
bien remarquer quelles sont les choses que nous conceyons distincte-
ment. »
Plusieurs philosophes sont partis de la pour modifier le criterium de
lévidence ou pour le contester d'une maniére absolue.
Leibnitz pense qu’indépendamment de la clarté des idées, il faut,
pour juger de leur vérité, savoir avec certitude si elles nimpliquent pas
contradiction; en un mot, si elles sont possibles. La possibilité est
connue de deux manicres : @ priori, par lintention directe de lame;
a posteriori, par analyse qui raméne les idées composées a leurs élé-
ments (Medit. de cognit. verit. et ideis). S'agit-il des notions expé-
rimentales, il faut examiner si elles se lient entre elles etavee d'autres
que nous avons eues; c’est le seul moyen, a en croire Leibnitz ¢ Rem.
sur le livrede ' Orig. du mal), de distinguer les perceptions vraies des
réves et de hallucination.
D‘autres philosophes, allant plus loin, ont regardé l’évidence commie
une régle non-seulement incomplete , mais illusoire et dangereuse, qui
menait au sceplicisme en beaucoup de points, et dont les meilleurs es-
prits abusent journellement pour persister dans leurs erreurs. Selon eux ,
le criterium de la certitude doit étre cherché en dehors de la raison indi-
Viduelle, dans l'accord des opinions; la vérité est ce que lous les homines
croient; lerreur, ce quiils rejettent.
Le vice capital de ces doctrines est de sécarter de observation. Soit
que nous doutions en effet, soit que nous affirmions, nous n’avons pas
CRITIAS. _ | 601
conscience de suivre d’autre lumiére que l’évidence. Dés que lesprit dé-
couvre une vérilé, il y croit parce qu'il l’a vue; mais il ne se rend pas
compte de la possibilité de ce quil affirme : il réfléchit encore moins a
‘opinion que les autres hommes peuvent en avoir; sa décision est prise
longtemps avant qu'il les ait consultés, méme dans les cas ot il peut
le faire.
Nous ajouterons qu'il y a une singulicre inconséquence a ne pas se
contenter de |’évidence ou a prétendre s’en passer. A quel signe, en ef-
fet, reconnaitre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas? sur quoi les
hommes conviennent et sur quoi ils different? quel est le sens de leurs
discours? et, pour aller plus loin, s’il existe des hommes, si nous exis-
tons nous-mémes? Ce ne sera pas, sans doute, le consentement uni-
versel qui nous donnera la certitude de ce consentement, ni la possibi-
lité qui se servira a elle-méme de régle et de mesure? Comment done
apprécierons-nous d’abord, appliquerons-nous ensuite celte régle des-
tinée a guider homme plus surement que ne le feraient les claires idées
de la raison? Nous n’avons d’autre moyen que den appeler aces mémes
idées. Quon le veuille ou non, il faut toujours les consulter. L’homme
a besoin de l’évidence, méme pour combattre l’évidence, et les philo-
sophes qui la dédaignent le plus, ne marchent qu’a sa lumiére.
Au reste, si trop souvent nous nous laissons abuser par de fausses
erreurs que nous ne distinguons pas des purs rayons de la yérité, nous
devons moins en accuser le criterium de l'évidence, excellent en lui-
méme, que noire promptitude a juger et Jes bornes naturelles de l’es-
prit humain. L’homme se trompe parce qu’il ignore, et il ignore parce
que la condition d'un étre fini est de ne connaitre qu'une portion de la
réalité. Tous les secours de Ja Jogique sont impuissants pour guérir ce
vice radical, qui tient a la nature des choses et de lintelligence. La pos-
session d’un criterium infaillible, en nous permettant de saisir la vérité
en toutes choses, et de ne jamais la confondre avec le faux , nous égale-
rait a Ja Divinité : il est insensé d’y prétendre. GoW.
CRITIAS, fils de Calleeschrus et parent de Platon , fréquenta pen-
dant quelque temps Socrate , dans lecommerce duquel il espérait se for-
mer alart de conduire les hommes; mais il ne tarda pas a se séparer
d'un maitre aussi austére, qui, au lieu de favoriser ses penchants ambi-
tieux , cherchait au contraire a lui inspirer l'amour de la vertu. Aprés
avoir été chassé de sa patrie, il y rentra avec Lysandre en 404 avant
J.-C., fut nommeé un des trente tyrans chargés de donner des lois a la
république, se signala par ses cruaulés, et, aprés avoir rempli de
meurtres |’Attique, périt dans un combat contre les troupes libératrices
de Thrasybule. Un dialogue de Platon porte le nom de Critias. =X.
CRITGLAUS, philosophe grec, né a Phaselis, ville de Lydie, étudia
Ja philosophie a Athénes sous Ariston de Céos, a Ja mort duquel il de-
vint le chef de lécole péripatéticienne vers l’an 135 ou 158 avant J.-C.
Les Athéniens lenvoyérent, avec Carnéade et le stoicien Diogéne, en
ambassade a Rome, ou il se fit remarquer par son éloguence. Cependant
Sextus Empiricus ‘Adv. Mathem., lib. 11, p. 20) et Quintilien ( Lnstit.
orat., lib, 1, ¢. 47) nous apprennent qu'il condamnait Ja rhétorique
602 CRITON.
comme étant moins un art qu’un métier dangereux. I] a vécu, selon l’opi-
nion la plus probable, au dela de quatre-vingts ans. Ce que nous sayons
de ses doctrines nous montre qu'il était resté fidéle a esprit général du
péripatélisme. i] admettait, comme Aristole, leternité du monde et du
genre humain, et il s’élevait avec force contre cette vieille tradition du
paganisme, que les premiers hommes ont été engendrés de la terre. En
morale , il faisait consister le souverain bien dans la perfection d'une
vie droite et conforme a la nature, c’est-a-dire dans ]'union des biens de
Fesprit et du corps et des avantages exterieurs ; ajoutant, toutefois, que
si on mettait sur un des plateaux d'une balance Jes bonnes qualités de
lame, et sur]’autre, non-seulement celles du corps, mais encore les au-
tres biens étrangers, le premier plateau emporterait Je second , quand
méme on ajouterait a ce dernier et la terre et la mer. Critolaiis a cu pour
disciple Diodore le péripatéticien. Voyes Cicéron, Tuscul., lib.
c. 17. — Philon, Quod mundus sit incorruptibilis , p. 943 et sqq. —
Jean Benoit Carpsoy a publié une Dissertation sur Crilolaiis, in- he,
Leipzig, 1743. .
e
CRITON, le plus fidele, peut-étre, et le plus affectionné de tous les
disciples. de Socrate, a qui il confia Pédue: ation de ses fils Critobule,
Hermogeénc, Epigéene et Clésippe, était un riche citoyen d’Athénes.
Comme sa fortune lui attirait des envieux , Socrate lui conseilla de se
lier avec Archédéme, jeune orateur sans fortune, dont le zéle et le ta-
Jent surent imposer silence a ses ennemis. Criton, qui n’avait jamais
cessé de pourvoir a tous les besoins de Socrate, ne ’abandonna pas a |’é-
poque de son proces. Il se rendit d’abord sa caution pour empécher
quil ne fit arrété, et, apres sa condamnation, il Jui offrit les moyens
de s’‘évader. Diogéne Laérce attribue a Criton dix-sept dialogues sur di-
vers sujets de morale et de politique, auxquels il faut joindre, dapres
Suidas, une Apologie de Soci rate. Aucun de ces ouvrages n’est parvenu
jusqu’a nous. Platon a donné a un de ses dialogues le nom de Criton.
Voyes Xénophon, Memor., lib. 1, c. 9. — Diogene Laéree, liv. u,
c.
ake
CROUSAZ (Jean-Pierre pe), né en 1663, mort en 1749, fut
professeur de philosophie et de mathématiques 4 Lausanne eta Gro-
eae puis conseiller de légation et gouverneur du prince Frédéric de
Hesse-Cassel. Ses ouvrages, presque tous écrits en francais, ne se font
pas remarquer par lori ginalité des idées; mais ils renferment un grand
nombre d observations judicieuses qui en rendent encore aujourd hui la
Jecture instructive. Crousaz était un homme d'un esprit droit et dou
d'une certaine sagacilé. Choqué des hypothéses et des conséquences
que renfermaient Jes systémes de son temps, il s’attacha a les refater
par des arguments empruntés au sens commun. IH combattit principa-
lement le scepticisme de Bayle, (harmonic préctablie de Leibnils et le
formalisme de Wolf. Il developpa en méme temps un assez grand
nombre de questions partic ‘uliéres, sans adopter aucun systéme ; ce qui
Va fait ranger parmi les éclectiques. Nous apprecicrons rapideme nt ses
principaux ouvrages.
Le premier est sa Logique, ou Systeme deréflexions qui peuvent con-
CROUSAZ. 605
tribuer @ la netteté et a Vétendue de nos connaissances (3 vol. in-8°,
Amst., 1725, 3¢ édit.). Ce titre seul caractérise assez bien Ja maniere de
Crousaz et peut donner une idée du livre. Quoique les principales divi-
sions de la logique des écoles y soient reproduites, les formules et les
régles abstraites sont soigneusement écartées; mais en revanche on
trouve en abondance des applications, des exemples, des digressions
et des citations. En outre (et cette innovation mérite d’étre signalée) ,
le premier volume tout entier est une espéce de psychologie. Ce mé-
lange d’éléments hétérogénes fait perdre a l’ouvrage son caractére scien-
tifique, mais ce n’en est pas moins un livre précieux encore aujour-
d’hui pour ceux qui débutent dans |’étude de la philosophie. Peut-¢tre
mériterait-il d’étre tiré de Poubli et recommandé a Ja jeunesse des écoles
el aux gens du monde.
Dans ses Observations critiques sur Vabregé de la logique de Wolf
(in-8°, Genéve, 1744) , Crousaz fait assez bien ressortir ce qu'il y avait
de vide et de pédantesque dans cet appareil de formes scientifiques sous
lesquelles le disciple de Leibnitz cache souvent Je défaut d’ordre et de
profondeur réelle dans Jes idées et le vice de ses classifications arbi-
traires. I] attaque aussi le syst¢me des monades et de I’harmonie préé-
tablie, dont il apergoit les défauts, mais sans en comprendre I’origina-
lité et la valeur philosophique. L’Ewamen du pyrrhonisme ancien et mo-
derne (in-f?, La Haye, 1737) est principalement dirigé contre le scepticisme
de Bayle. Ce livre est composé de trois parties. La premiere fait connai-
tre les causes du scepticisme et les moyens d’y remédier. Sans parler du
défaut d’ordre qui s’y fait remarquer, l’auteur s’étend longuement sur
les causes dialectiques, morales ct politiques, n’insiste pas assez sur
celles qui tiennent a la nature de l’intelligence humaine et de ses facul-
tés. La deuxiéme partie est consacrée a l’exposition et a la réfutation
du scepticisme ancien, renfermé dans les ouvrages de Sextus Empiri-
cus. On y retrouve les mémes défauts, la confusion et une apprécia-
tion superficielle. La critique de Bayle, qui remplit Ja troisiéme partie,
et qui est le but véritable de louvrage, est beaucoup plus longue et plus
détaillée. Elle renferme, a coté d'un grand nombre d’observations justes,
des raisonnements faibles. En outre , l’adversaire de Bayle abandonne
tout 4 fait ici le ton de modération qui sied au philosophe, et sort des
limites de la véritable polémique. I] n’épargne pas a Vauteur du Diction-
naire philosophique les imputations les plus injurieuses. Crousaz semble
s’étre fait écho de toutes les haines que Bayle s’¢tail suscilées de la
part des théologiens de son temps. Son livre est un résumé de leurs ac-
cusations, et, sous ce rapport, il est instructif. Un autre ouvrage du
‘méme auteur est intitulé : De Vesprit humain, substance differente du
corps, active, libre et immortelle (in-4°, Bale, 1741). Il est redigé sous
forme de lettres. C’est une réfutaltion du sysleme des monades et de lhar-
monie préétablie. Crousaz finit par substituer a | harmonie préétablie une
explication superficielle, et dont le plus grand inconvénient est de couper
court a toute recherche philosophique : la volonté de Dieu. L’dme est
une image de Dieu; or Dieu a voulu que l’Ame put exciler certains mou-
vements dans Je corps. C’est Vargument paresseux dont parle Leibnitz ;
de plus, cette explication ne ressemble pas mal a la théorie des causes
oecasionnelles et a Phypothése de ’harmenie préétablie elle-méme,
604 CRUSIUS.
Crousaz publia dans sa jeunesse deux autres traités: Tun sur le
Beau, 2 vol. in-12, Amst., 1724, 2° édit.; autre sur ’ Education des
enfants, 2 vol. in-12. La Haye, 1722. Le traité du Beaw qui a joui
d'une certaine réputation, est un ouvrage inférieur pour le fond et pour
Ja forme, au livre du P. André. Crousaz définit le beau, l'unilé dans la
pluralité, Pharmonie et la convenance des parties. Ce principe, qui est
également celui du P. André, et qui est emprunté a saint Augustin,
nexprime qu'une des conditions du beau, et ne peut s’appliquer a tous
les genres de beau. Aussi Crousaz s’efforce-t-il Vainement d’y ramencr
les exemples qui paraissent s’en écarter, ce qui le conduit a des ex-
plications aussi singuli¢res que subtiles. Ainsi, selon lui, les images
des choses les plus laides nous plaisent a cause d'une certaine unilé
qui est dans Ja ressemblance. Comment trouver le beau dans le grotes-
que, qui est labsence méme d'unité et nait de Virrégularité de la bizar-
rerie? (est, dit-il, quil y a accord entre Vidée que s'est proposée lar-
tiste et Texécution; or son idée a été précisément de représenter l’ex-
traordinaire. D’ailleurs, ce défaut d’unité nous fait mieux sentir l’ordre
el Vharmonie la ou ils existent. Le sens du beau a besoin d’étre aiguisé
par le contraste. La partie qui traite de la diversité des jugements sur
le beau, du gout et de son perfectionnement, renferme des réflexions
justes , mais peu profondes. Enfin auteur fait application de ses prin-
cipes a la science, a la vertu et al éloquence. Les sciences sont belles,
parce quelles comprennent une grande pluralité de connaissances qui,
néanmoins, se trouvent ramenées a lunité d'évidence et de certitude.
L’harmonie de l‘hommne et de ses actions avec son essence et son but
constitue la beauté de la vertu, qui réside dans cet accord et cette unite.
La beauté de léloquence provient de la pluralité des objets jointe a
Punité desprit et de ton dans l’expression. Crousaz s’étend aussi lon-
guement sur la musigue, l'art le plus favorable en apparence a cette
theorie. En résumé, il régne dans cet ouvrage une confusion perpe-
tuelle entre les idées du beau, du yrai, du bien et de Futile.
Le Traité de Véducation des enfants, composé sous un point de vue
purement pratique, renferme un grand nombre de préceples sages ct
utiles; il exerga une salutaire influence a lépoque ot il parut. Crousaz
publia aussi des Reflexions sur Fouvrage intitulé la Belle Wolfenne ,
in-8°, Lausanne, 1743, et une Critique du poeme de Pope sur Vhomme,
ou il combattait de nouveau le systeme de Leibnitz. Cu.8;
CRUSIUWS (Christian-August.), né en 1712 a Leune, prés de Mer-
sebourg, professala philosophie et la théologie a Leipzig. Deja prévenu
par son maitre Rudiger contre la philosophie de Wolf, il fut encore.
plus porté ala combattre des quil crut s‘apercevoir quelle se conciliait
difficilement avec plusicurs des croyances chréliennes : il en fit ressor-
lir les principaux vices avec une penetration trés-remarquable, et entre-
prit de fonder une nouvelle philosophie parfaitement orthodexe. La
philosophie est pour Jui un ensemble de verites rationnelles, dont les
objets sont permanents, et qui se divise en logique, metaphysique ,
philosophie disciplinaire (diseiplinar Philosophie) ou philosophic pia-
tique. Au principe de contradiction, Crusius substitue celui de la con-
eeptipilite (Gedenkharkeit, , qui comprend de plus celui de Vindivi-
CRUSIUS. 605
sibilité et celui de 'incompatibilité. Distinguant la cause matériclle ou
substanlielle de Ja cause efficiente, il restreint le principe de la
raison suffisante a cette derni¢re. La certitude de la connaissance bu-
maine résulie immédiatement d’une contrainte intérieure et d'une in-
clination de l’entendement, dont la garantie n’existe que dans la véra-
cilé divine.
II suit de 1a que toutes les idées, toutes les propositions, tous les rai-
sonnements enfin que la raison produit d’elle-méme et sans la moindre
participation de la volonté individuelle, méritent une pleine et entiére
confiance.
Le temps et l’espace ne sont pas des substances, mais ]’existence
infinie. Dieu, par son infinité, constitue l’espace; par sa toute présence,
linfinie durée, sans succession; Crusius se rencontre ici avec Clarke
et Newton, comme il se rencontre avec Descartes sur Ja question de la
certitude. Comme manifestation extéricure de l'intelligence supréme,
le monde n’existe que d’une maniére contingente : car il a commencé
d’étre, et son anéantissement peut se concevoir aussi bien que son exis-
tence. Il ne comprend aucun enchainement nécessaire d'une nécessité
absolue, aucune harmonie préétablie. I est excellent si on considére
la fin pour laquelle il a été créé; mais on ne saurait démontrer qu'il soit
le meilleur de tous Jes mondes absolument possibles.
Tous les esprits doués d'une conscience claire ont été eréés pour
une fin éternelle , 2 laquelle ils tendent naturellement. La capacité d'une
éternelle durée, l’aspiration réelle a Vimmortalité, deux choses que Dieu
a déposées originellement au fond de notre nature, sont une garantie
parfaitement sure de limmortalité de l’ame.
La volonté de tous les étres raisonnables, qui ne devraient , par con-
séquent, agir que suivant la raison, a été cependant douée dés le prin-
cipe du pouvoir de faire indifféremment le bien ou Je mal; car, bien
qu elle soit sollicitée par des motifs, elle n’en est cependant pas déter-
minée d’une maniere nécessaire : de la la possibilité de faire le mal
moral. Ce mal méme n’est donc qu'un effet du mauvais usage de la li-
berté et, par conséquent, rien qu'un facheux état de choses dans le
monde, état contingent, non voulu de Dieu positivement, mais seule-
ment permis. Enfin Crusius, attribuant a Dieu une liberté arbitraire ,
indifférente et illimitée, placait dans le commandement divin la source
et la base de toute obligation morale.
Les doctrines de Crusius furent vivement attaquées par Plattner ;
mais, sans vouloir en exalter le mérite, on peut cependant leur recon-
naitre une certaine valeur, lors surtout qu'on voit Kant Jes mettre au
nombre des plus heureux essais qu’on ait tentés en philosophie. Les
principaux écrits de Crusius sont : Chemin de la certitude et de la sureté
dans les connaissances humaines , in-8°, Leipzig , 1762; — Esquisse des
vérités rationnelles nécessaires, par opposition aux verilés empiriques
ou contingentes, in-8°, ib., 1767; — Instruction pour vivre @une ma-
niére conforme a la raison, in-8°, ib., 1767;—Dissertation sur Vusage lé-
gitime et sur les limites du principe de la raison suffisante, ou plutét de
la raison déterminante, in-8°, ib., 1766; — Introduction pour aider a
réfléchir dune maniere methodique et prévoyante sur les événements na-
turels, 2 vol. in-8°, ib., 1774. : Pe es
606 CUDWORTH.
CUDWORTIT (Raoul ou Rodolphe ) est un des philosophes les plus
éminents du xvu¢ sidcle. Nul ne possédait a cette époque , ol Vhistoire
de Ja philosophie métait pas encore une science , une connaissance aussi
approfondie , aussi solide de tous les systémes el de tous les monuments
philosophiques de I’ antiquité ; nul, a l'exception de Descartes, n’a rendu
plus de services a Ia cause du spiritualisme et de Ja saine morale, sans
abandonner un instant les droits de Ja raison. I appartenait , mais en
Ja dominant par l’étendue de son érudition et la rectitude de son juge-
ment, a cette école platonicienne et religieuse d Angleterre, qui comp-
tait dans son sein Théophile Gale, Henri Morus, Thomas Burnet, et
dont le centre était Puniyersité de Cambridge. Né en 1617, a Aller, dans
le comté de Sommerset , Cudworth n’avait que treize ans lorsquwil en-
tra dans cette universite célébre, dont il fut un des membres les plus
illustres, et ou il passa presque toute sa vie. En 1639, il fut recu avec
beaucoup déclat maitre és arts; il se distingua ensuite comme institu-
teur particulier, et, apres avoir exercé pendant quelque temps les fone-
tions de pasteur dans le comté qui lui avait donné naissance, il retourna
a Cambridge, ot il ful nommeé successivement principal du collége de
Clare-Hall et professeur de langue hébraique. [1 occupa cette chaire
pendant trente-quatre ans avee un talent remarquable; puis il accepta
de nouveau la charge de principal au collége du Christ, et la garda jus-
qua sa mort, arrivée en 1688. Ce fut en 1678 quil publia, a Londres,
son Vrai systéme intellectuel de UVunivers (The true intellectual sys-
tem of the univers), un vol. in-f? de plus de 1000 pages. Cet ouvrage
fut accueilli, non-seulement en Angicterre, mais dans toute | Europe
savante, avec une veritable admiration. Cependant il provoqua de vives
querelles, tant parmi les théologiens que parmi les philosophes. Il con-
tient, sur la trinité platonicienne, comparee au dogme chrétien, des
opinions dont les sociniens et les nouveaux sabelliens se firent un appul,
et qui, par cela méme, firent scandale parmi les défenseurs ofliciels
de Forthodoxie anglicane. Un autre débat non moins animé, auquel se
méla la fille de Cudworth, lady Masham, jalouse de défendre la gloire
de son pere, sengagea entre Bayle et Jean Leclerc, sur Ja fameuse
théorie de Ja nature plastique. Le premier soutenait (Continuation des
pensees diverses sur la cométe, t. 1°, § 21, et Histoire des ouvrages des
savants, art. xu, p. 880, que cette hypothese, dont au reste Cudworth
nest pas Vinyenteur, bien loin de combattre les athées , comme Je pré-
tend le philosophe anglais, semble plutot avoir été imaginée en leur
faveur. Le second, au contraire Bibliotheque choisie, t. vt, vu et 1X),
Ja prend sous sa protection, tadopte pour son propre compte, et démon-
tre quelle peut tres-bien se concilier avec les idées les plus irréprocha-
bles sur la nature divine. Le traité de Cudworth sur la Morale eternelle
et immuable (A treatise concerning eternal and immutable Morality,
in-8°, Londres, 17314) n’a été publié qu’apres sa mort, et peut ¢tre re-
gardé comme la suite du Vrat systeme intellectuel, Toutes les idées, et
Von peut ajouter toute erudition philosophique de Cudworth, sont con-
tenues dans ces deux ouvrages, dont nous allons essayer dexprimer
Ja substance.
Le premier en date, malgre son ctendue considerable, nest pas
acheve. D’apres le plan que auteur nous expose dans sa preface, eb
CUDWORTH. 607
dont Ja mort a empéché la complete exécution, il ne forme que le ticrs
d'un ouvrage beaucoup plus vaste, qui devait avoir pour titre : De la
necessité et de la liberté. Or, dans la pensée de Cudworth, il y a trois
systémes qui nient la liberté et qui établissent en toutes choses une
nécessité absolue; il y a trois sortes de fatalisme dont il se proposait
également de faire connaitre et de réfuter les principes : le fatalisme
matérialiste , imaginé par Démocrite et développé par Epicure , qui sup-
prime avec la liberté Vidée de Dieu et de toute existence spirituelle,
qui explique tousles phénomeénes, méme ceux de la pensée, par des
lois mécaniques , et la formation de tous les étres par le concours for-
tuit des atomes; le fatalisme théologique ou religieux, enseigné par
quelques philosophes scolastiques et un assez grand nombre de théolo-
viens modernes, qui fait dépendre le bien et Je mal, le juste et linjuste,
de Ja volonté arbitraire de Dieu, etsupprime, avec le droit naturel , la
liberté humaine, dont il est la régle et Ja condition; enfin le fatalisme
stoicien, qui, sans nier la providence et la justice divines, s’efforce de
les confondre avec les lois de la nature et de la nécessité, et veut que
tout ce qui arrive dans le monde soit déterminé éternellement par un
ordre immuable. A ces trois systemes, qui résument toutes les erreurs
vraiment dangereuses dans lordre religieux et moral, Cudworth vou-
Jail opposer trois grands principes qui constituent, d’aprés lui, les vé-
ritables bases, ou ce quil appelle, dans son langage platonicien, le
systéme intellectuel de l’univers. Contre Ja doctrine de Démocrite et
dEpicure son dessein était d’établir quill existe un Dieu et un monde
spirituel; contre les nominalistes du moyen age et les théologiens mo-
dernes imbus de leurs principes, que la justice et le bien sont éternels
et immuables de leur nature, quils font partie de l’essence méme de
Dieu; enfin, contre les idées stoiciennes sur le destin, que l'homme est
libre et responsable de ses actions. La premiére partie sculement de ce
plan si bien coordonné, a été exécutée dans louvrage qui nous oceupe
en ce moment. Mais il ne faudrait pas s’y méprendre; sous les noms
de Leucippe et de Démocrite , c'est un philosophe contemporain, c'est
Hobbes qu’on attaque, comme le démontrent les allusions trés-claires
et quelquefois les emportements dont il est objet. En appréciant Ja
valeur du systeme des atomes et en montrant quil a pour principal ca-
ractere de youloir expliquer tous les phénoménes de lunivers par des
lois purement mécaniques , on fait aussi le proces de Descartes, qui ne
laisse pas 2 Dieu d’autre réle dans le monde matériel, que cclui de
créer, une fois pour toutes, Ja matiére et le mouvement. Aristote lui-
méme, malgré le peu de penchant qu il a pour Jui, parait a Cudwerth
bien supérieur a Descartes dans ses vues sur la nature : car la nature,
selon le sentiment du premier, ne faisant rien sans but et sans raison,
laisse apercevoir partout Jes traces d'un étre intelligent; tandis que le
second en écarte enti¢rement Vintervention de intelligence, c’est-a-
dire de la providence divine ( Systeme intellectuel, c. 1, § 43).
Cudworth ne condamne pas en elle-meme lidée des atomes : ear il
Ja considére comme identique a celle des substances simples ou
des éléments primitifs des choses, quelle qu’en soit (ailleurs Ja nature.
A ce titre, il la trouve partout, dans tous les systémes et chez tous les
philosopbes de l'antiquité : dans le svsteme de Pythagore sous le nom
608 CUDWORTH.
de monades, dans celui d Anaxagore sous le nom dhomeéomeéries, dans
les fragments d’Empédocle, dans Platon et dans Aristote aussi bien que.
chez Démocrite et Epicure. fH ne craint pas de la faire remonter jusqu’a
Moise, le soupgonnant d’étre le méme qu'un certain Moschus, philo-
sophe antérieur a la guerre de Troic, a qui plusieurs ont attribué lin-
vention de Ja doctrine atomistique. Mais, au lieu d’accepter cette doctrine
tout entiére, telle que Cudworth la suppose a son origine , comprenant
a la fois les esprits et les corps, admettant simullanément lexistence
de Dieu , desames immortelles etles éléments indivisibles de la matiére ,
Jes uns, dit-il, n’en ont pris que Ja partic spirituelle, les autres que la
partie matérielle, et, parmi ces derniers, nous trouvons Leucippe, Dé-
mocrile, Protagoras, Epicure et Hobbes (Systeme intellectuel, c. 1).
Le principe au nom duquel ces philosophes osent défendre leurs opi-
nions immorales et impies, nest done pas un principe original dont la
découverte leur appartienne; ils n’ont fait, contre toutes les lois de la
logique et du bon sens, qu’en limiter les conséquences et mutiler Ja
doctrine dont ils lavaient emprunte,
Indépendamment de ce systeme, qui ne reconnait pas d'autres sub-
stances que les atomes mateéricls, nid’autres forces que celle du mouve-
ment, et qui, pour cette raison, a regu le nom d’athéisme mécanique ,
Cudworth distingue encore trois autres genres d’athéisme, asavoir : l’a-
théisme hylopathique, ou le systeme d’Anaximandre , qui explique tous
les phénomenes de univers y compris ceux de la vie et de lintelli-
gence, par les propriétés d'une matiére infinie et inanimée, se déve-
loppant d’'aprés une loi inhérente a sa constitution; l'athéisme hylozoi-
que, ou Ja doctrine de Straton de Lampsaque , qui, regardant Ja matiére
comme le principe unique de toutes choses, lui accordait la vie et Pae-
livilé, mais non laraison ni la conscience ; enfin lopinion attribuée a quel-
ques stoiciens, particulicrement a Séneque et a Pline le Jeune, d’aprés
Jaquelle Punivers serait un ¢lre organisé, semblable a nne plante, et se
développerait spontanément, privé de conscience et de sentiment, sous
lempire @une inflexible nécessité. Cette opinion recoit le nom assez
peu significatif d’athéisme cosmoplasuque. Mais, de Paveu méme de
Cudworth, ces quatre systémes d'ath¢cisme peuvent facilement se rame-
ner a deux : lun qui veut tout expliquer par Ja maticre et le mouye-
ment : c'est celui dont Démoerite est le principal organe; Vautre qui
fait de la mali¢re, considérée comme la substance unique de toutes
choses, un principe vivant, aclif ct sensible : c’est celui que Straton a
enscigné sous sa forme Ja plus conséquente (whe supra, c. 3). Hl fallait,
sans contredit, un esprit tres-pén¢trant pour saisir avee tant de préci-
sion le rapport et limportance de ces deux systemes, dont le premier
napergoit que le caractére mécanique, et le second que le caractére
dynamique de lunivers. Ce sont, en effet, les deux seuls points de yue
qui se présentent a Vesprit, lorsqu’on refléchit sur les lois et les élé-
ments constituufs de la nature.
Cudworth a parfaitement compris quien adoptant exclusivement Pun
ou l'autre de ces deux points de vue opposés , il ne laissait plus de place
a existence dun Dieu providenticl ct distinct du monde, et quil fal-
lait, par conséquent, avant de procéder a la réfuiation de lathéisme,
avoir pris un parti relativement a lanature. En n’admeiiant dans son
CUDWORTH. bO9
sein que des combinaisons purement mécaniques, il tombaitdans Verreur
quwil reproche a Descartes , il rendait inutile l'intervention de la Provi-
dence, il exilait Dieu de l’univers. En poussant, au contraire, le principe
dynamique jusqu’a ses derni¢res conséquences, en reconnaissant dans
les phénomenes qui frappent nos sens une force, non-seulement active ,
mais yvivante, sensible et méme intelligente, Dieu et la nature se trou-
vaient confondus, comme ils le sont dans la doctrine stoicienne. C’est
pour ne faire ni l’un ni l'autre, que Cudworth a reconnu, entre Dieu et
les éléments purement matériels du monde, un principe intermédiaire ,
spirituel , mais privé a la fois de liberté, de sensibilité et dintelligence ,
auquel il donne le nom de nature plastique. Voici comment il prouve
existence de ce principe (ouvrage cité, c. 4, 17° partie) : « Il est ab-
surde de supposer que tout ce qui arrive dans lunivers soit le résul-
tat du hasard ou d'un mouvement aveugle et purement mécanique :
car il y a des choses, comme les phénoménes de la vie et de la sen-
sibilité, dont les lois da mouvement ne peuvent pas rendre compte
et qui méme leur sont contraires. I] n’est pas plus raisonnable de croire
que Dieu intervient direclement dans chacun des phénoménes de la
nature, dans la génération d’un ciron ou d’une mouche comme dans les
révolutions des astres : ce serait un miracle continuel, contraire a la
fois a la majesté de l’Etre tout-puissant et a Vidée que nous avons de
sa providence : car il y a dans la nature des désordres, des irrégulari-
tés, dont Dieu serait alors la cause immédiate. On est donc forcé d’ad-
meltre une certaine force inférieure qui exécute, sous les ordres de
Dieu, sous l'impulsion de sa volonté et la direction de sa sagesse,
tout ce que Dieu ne fait point par lui-méme, qui imprime a chaque corps
le mouvement dont il est susceptible, qui donne a chaque étre or-
ganisé sa forme, qui préside a tous les phénoménes de la génération et
dle la vie. »
La nature plastique est, comme nous l’avons dit, un étre spirituel,
une dme d'un ordre inféricur, destinée seulement a agir en obéissant ,
en un mot, l'dme de la matiere. Elle est répandue également dans
toutes les parties du monde, ou elle travaille sans cesse, artisan aveugle
mutt par une impulsion irrésislible, a réaliser les plans de I’éternel ar-
chitecte, cest-a-dire de la raison divine. Pour comprendre la nature
et la possibilité dune telle force, il suffit, dit Cudworth, de réfléchir
aux effets de Vhabitude , laquelle fait exécuter a notre corps dune ma-
nicre spontanée, sans aucune délibération , et peut-ctre sans conscience
de notre part , les mouyements les plus compliqués et les plus difficiles ,
conformément a un plan précongu par Vintelligence. On peut égale-
ment s’en faire une idée par Vinstinct des animaux, qui, sans en con-
naitre Je but et dune maniére irrésistible , accomplissent tous les mou-
vements nécessaires a Jew conservation et a leur reproduction. Mais
Vinstinet est supéricur a Ja nature plastique ct dun caractére plus excel-
lent: car les étres quil domine et quil dirige ont au moins une certaine
image de ce quwils font, ils en éprouvent ou du plaisir ou de la douleur ;
landis que ces qualiiés manquent a l’Ame purement motrice et orga-
nisatrice de la maticre (ube supra).
indépendamment de cette force générale qui agit sur toutes les par-
ties de Punivers, Cudworth reconnait encore pour chacun de nous une
I, ints)
610 CUDWORTH.
force particuli¢re , chargée de produire a notre insu les phénomenes de Ja
vie et de Torganisme auxquels notre volonté n’a point de part. Hl en re-
connail une autre pour chaque animal, sous prétexte quil y a aussi
dans l’existence des animaux des choses que les lois seules de Ja mé-
canique n’expliquent point, et qui échappent cependant a Vinstinet et a
la sensibilité, par exemple la respiration, la circulation du sang et Jes
autres faits du meme genre. Enfin il ne croit pas impossible quwil y ait
une nature plastique pour chacune des grandes parties du monde. « Sans
aucun doute, il serait insensé, dit-il (ouvrage cité, e. 4, § 25), celui
qui supposerait dans chaque plante, dans chaque tige de verdure , dans
chaque brin dherbe, une vie génératrice a part, une certaine Ame végé-
lative, enlierement distincte de Ja machine physique; el je ne regarde-
rais pas comme plus sage quiconque penscrait que notre planéte est un
élre vivant doué @une ame raisonnable. Mais pourquoi serait-il impos-
sible, en raisonnant d@aprés nos principes, quail y elt dans ce globe,
forme d'eau et de terre, une seule vie, une seule nature plastique , unic
par un certain lien a toutes les plantes, a tous les végétaux et a tous les
arbres, les moulant ctles construisant selon la nature de leurs différentes
semences, formant de la méme manicre les métaux et les autres corps
qui ne peuvent pas étre produits par Je mouvement fortuit de la mati¢re,
agissant enfin sur toutes ces choses d'une maniere immediate, bien que
subordonnée elle-méme a plusicurs autres causes, dont Ja principale est
Dieu. » Ces hypotheses, dont Vidée premicre, celle d'une ame du monde,
est empruntée de Platon et de l’école d’ Alexandrie, mais que Cudworth
croit reconnaitre aussi dans Aristote, dans Hippocrate, dans les sys-
temes d’ Empédocle, d'Heéraclite et des stoiciens, sont proyoquées en
grande partie par le désir de combattre la philosophie cartésienne. Des-
carles ne reconnait pas de milieu entre l’étendue et la pensée, entre la
malicre inerte et la conscience , et se montre conséquent avec lui-meme
en supprimant la vie animale dans homme et dans les brutes. Cud-
worth se jette a Pextrémité opposée ; il multiplie sans nécessité et sans
droit les existences intermédiaires ; il tire de sa fantaisie tout un monde
imaginaire; Mais, au point de vue purement critique, il a raison, et tant
quil se borne a attaquer, il mest pas moins fort peut-tre contre Videa-
lisme de Descartes que contre Je matérialisme de Hobbes.
Apres avoir, pour ainsi dire, préparé dans la nature la place de Dicu,
Cudworth entreprend détablir son existence, dabord par fa refutation
de latheisme, ou des objections que les athées ont élevees de tout temps
contre idee dune Providence et dune cause créatrice, ensuite par des
preuves directes tirées immédiatement ou de Pexpericnce historique ou
de la raison. Le premier point moffre aucun intéréet. Les reponses de
Cudworth aux difficultés sur lesquelles se fonde Tathcisme sont com-
munes, diffuses, dépourvues de régle et unite, et quelquefois indi-
gnes d'un esprit sensé. Croirait-on, par exemple, que les spectres, Jes
Visions, les histoires Jes plus ridicules de possédés et de revenants, se
lrouvent au nombre des arguments quwil oppose a Vincrédulité de ses
adversaires (méme ouvrage, ¢. 5, S§ 80 et suiy. )? Nous nen dirons pas
autant de sa demonstration directe, bien quelle ne soit pas de tout point
irreprochable.
Dabord Cudworth élablit @une maniére tres-sensee et meéme pro-
CUDWORTH. O11
fonde , contre certains détracteurs de la raison humaine dont lespee e
nest pas encore ¢teinte, que Vexistence de Dieu peut fort bien ¢tre
prouvée. Pour cela, il n ‘est point nécessaire de Ja déduire comme une
simple conséquence de certaines prémisses plus ¢levées et plus ¢tendues
que lidée méme de Dieu, ce qui serait une contradiction; mais nous
trouvons, dit-il, dans notre esprit des principes, des notions ‘nécessaires
et inébr anlables, qui portent en elles-mémes le signe de leur infaillibi-
lité, et qui nous fournissent immédiatement, sans le secours d’aucun
principe intermédiaire, la premiére de toutes les vérités. L’existence de
Dicu peut tre prouyée de telle maniére que les vérités géométriques ne
nous offrent pas un plus haut degré de certitude (c. 5, § 93).
La premiere de ces preuves est celle de Descartes et de saint iin.
selme , ou l’idée que nous avons d'un étre souverainement parfait. Mais
le philosophe anglais ne la reproduit pas telle quelle a été développée
par ses illustres devanciers ; il lui donne exactement la méme forme que
peu de temps aprés elle a recue de Leibnitz, et, en Ja modifiant ainsi ,
il se justifie par Jes mémes raisons. Avant de conclure l’existence de
Dieu de Vidée d’un étre parfait, il faut, dit-il, avoir montré que cette
idée ne répugne pas a la raison ou ne renferme en elle-méme aucune
contradiction. Alors seulement la conclusion devient légitime : car si
Vidée d'un étre parfait ne se détruit pas elle-méme, il faut admettre
quun tel étve est au moins possible; mais l’essence de Ja perfection est
précisément telle quelle renferme nécessairement l’existence; donc,
par cela méme que Dieu est possible, Dieu existe (c. 5, § 101).
La seconde preuve que donne Cudworth de l’existence de Dieu n’est
que la premiere, développée en sens inverse; c’est-a-dire qu’au lieu de
procéder de Vidée de perfection a celle d’une existence nécessaire , elle
va, au contraire, de P idée d’existence a celle de perfection. La voici expr i-
née sous forme de syllogisme : Quelque chose a existé de toute éter-
nité, autrement rien n’aurait pu naitre, rien ne serait : car rien ne se
fait soi-méme. Sur ce point, tout le monde est d’accord, les matéria-
listes comme les partisans du spiritualisme. Mais ce qui est de toute éter-
nité contient en soi-méme sa raison d’étre; sa nature ou son essence est
telle, quelle renferme nécessairement son existence. Or, un étre dont
lessence renferme lexistence, c’est celui quine dépend d’aucun autre,
qui renferme en lui-méme toutes les perfections. Donec il a existé, de
toute éternité, un étre absolument parfait (c. 5, § 103).
La troisiéme preuye est tirée du rapport qui hase entre l intelligence
finie de VYhomme et une intelligence infinie, contenant en elle le prin-
cipe de toutes nos idées, de toutes nos connaissances, et, en général,
de toutes les essences et de toutes les formes que notre esprit puisse sai-
sir. Ici, comme on peut s’y attendre, [auteur anglais entre a pleines
voiles dans Ja théorie platonicienne des idées, laquelle, avec quelques
développements empruntés de lécole d’Alexandrie, fait le fond de sa
doctrine philosophique. Mais, non content d’exposer ses propres opi-
nions, il réfute avec beaucoup de sagacité et de force le principe qui
fait dériver toutes nos connaissances de l’expérience des sens, prin-
cipe quil regarde, avec raison, comme la source Pe de toutes Jes
doctrines matérialistes et athées ‘c.5, § 106-112, et Ja 4™* section
tout enti¢re.
612 CUDWORTH.
A ces arguinents purement mctaphysiques , Cudworth a voulu ajou-
ter le témoignage de V/histoire, et il s’efforce de prouver que l’athéisme
n'a jamais été le partage que d'un petit nombre de penseurs isolés,
frappés d’aveuglement par un excés d’orgueil ou de corruption; que
toutes les philosophies et toutes les religions qui ont existé dans le monde
ont enseigné la croyance, non-seulement d'une puissance supérieure a
‘homme eta chacune des forces de la nature , mais d'un Dieu unique
et créateur. Pour obtenir ce résultat, il est obligé d’expliquer a sa ma-
niére Ja plupart des religions de l’antiquité. I] assure done que le poly-
théisme, tel qu'on Je comprend ordinairement, n’a jamais existe; les
dieux des gentils n'étaient point des dieux véritables dans l’opinion
méme de ceux qui leur adressaient des hommages, mais des étres su-
périeurs a homme, et quelquefois des hommes immortalisés aprés leur
mort; qu’au-dessus de tous ces étres de raison ou de fantaisie, on
rencontre toujours un principe unique, éternel, tout-puissant, invoqué
a la fois comme le pere et le maitre du monde; qu’enfin toutes les
théogonies sont véritablement, ou furent dans lorigine , des systémes
cosmogoniques inspirés par la croyance que le monde a eu un commen-
cement et a été produit par une cause. Quand les faits se refusent abso-
Jument a ces interprétations, il a recours a Ja supposition des doctrines
secrétes; il s'appuie sur les documents les plus justement suspects,
comme les prétendus hymnes d’Orphée, les oracles chaldaiques, les
ceuvres de Mercure Trismégiste.
I] traite de Ja méme maniére les systémes philosophiques. Cet axiome
si unanimement reconnu par tous les sages de l’antiquite : que rien ne
vient du néant et ne saurait v rentrer, n'est nullement contraire au
dogme chrétien sur l'origine du monde; il signifie seulement que rien
ne peut se donner a soi-méme I|’existence, mais que tout ce qui com-
mence d'étre suppose une cause préexistante, Les anciens physiciens,
dont il est souvent question dans Aristote, Pythagore, Platon et les néo-
platoniciens, ont admis et enseigné lacréation ex nihilo (c. 4, 2™° sec-
tion). Mais comment ces philosophes seraient-ils restés étrangers a lidée
d'un Dieu créateur, quand ils connaissaient le dogme de la Trinilé? On
peut a peine se figurer tout ce que Cudworth dépense d’érudition et
d’esprit pour demontrer la ressemblance de la Trinité chrétienne et de
Ja Trinité de Platon ou plutot de lécole d’Alexandrie. Les trois hypo-
stases lui rappellent tout a fait Jes trois personnes : lunité ou Je bien,
c'est Je Pére; la raison ou le logos, c’est le Fils, qui procéde du Peére
et qui est éternellement engendré; l’dme du monde, c'est Esprit qui
procede des deux premiers. Ce dogme est arrivé a Ja connaissance de
Platon et de ses disciples par le canal de Pythagore , qui lui-méme lavait
appris chez les Hébreux. I] en appelle, sur ce point, au témoignage de
Proclus, qui le nomme une théologie de tradition divine (dienapaderes
Decdcyia ).
De méme quiil rencontre chez les paiens le mystére de la Trinité, il
trouve chez les juifs, dans les profondeurs de la Kabbale, les mysteres
de l'Incarnation et de Eucharistic (de Vera notione cane Domini et
Conjunctio Christi et Ecclesia , a ja fin du 2° yolume de la traduction
latine de Moshein ). Mais nous ne suivrons pas Cudworth sur ce terrain ;
nous dirons seulement, pour compléter le tableau des doctrines expo-
CUDWORTH. 615
sées dans le Vrai systéme intellectuel, quil ne congoit pas, si attaché
qu'il soit d la cause du spiritualisme, que notre dme puisse jamais se
passer d’un corps. Aussi est-il porté 4 croire qu'aprés avoir dépouillé
cette grossiére enveloppe qui nous attache a la terre, nous en revétons
une autre plus éthérée, plus subtile, avec laquelle nous attendrons le
jour de la résurrection (c. 5, sect. 3, § 26 et suiy. ).
I] nous reste peu de chose a dire sur le second ouvrage de Cudworth,
destiné a démontrer le caractére éternel et immuable de la morale. Le
fond de ce traité est absolument le méme que celui du Vrai systéme in-
tellectuel, dont il n'est, comme nous I’avons déja fait remarquer, qu'un
simple appendice. On fait voir d’abord quelles sont les conséquences de
cette opinion qui fait dépendre le bien et le mal moral de Ja volonté ar-
bitraire de Dieu. Si cette opinion était fondée, il n’y aurait plus en Dieu
aucun attribut moral , ni bonté, nijustice, ni prudence; il ne lui reste-
rait que sa toute-puissance et sa volonté absolue, mais capricieuse , indif-
férente et dépourvue de raison. Un tel étre ne pourrait pas inspirer
d'amour : car on ne l’aimerait que parce qu'il l’aurait ordonné, et il pour-
rait, s'il le voulait, nous commander de le hair. I] pourrait également
nous commander le blasphéme, le parjure, le meurtre et tous les crimes
qui nous inspirent Ja plus légitime horreur. I] pourrait enfin absoudre le
méchant, et condamner l’homme de bien a des supplices éternels (ou-
vrage cité, c. 1). Aprés avoir ainsi établi, par les conséquences dont
il est gros, l’absurdité du principe qu'il veut attaquer, Cudworth dé-
montre avec beaucoup de force et de méthode que les notions du juste et
de l’honnéte ne nous sont données par aucune Joi positive; mais, au con-
traire , que toute loi positive les suppose, et ne peut étre jugée ou com-
prise que par elles. Elles sont yraies au méme titre, et sont congues de
Ja méme maniére que les vérités géométriques. Elles entrent au nombre
des idées ou des principes nécessaires de la raison, de la raison divine
aussi bien que de Ja raison humaine , puisque celle-ci ne peut étre qu'une
participation de celle-la. Or, ce que la raison concoit nécessairement ,
c'est ce qui est également nécessaire dans les choses, c'est ce qui con-
Stitue leur essence , ou plutdt c’est ce qui fait partie de l’essence divine.
Dieu ne saurait donc changer les lois de Ja morale sans cesser détre lui-
méme, c’est-a-dire la raison et le bien en substance et dans leur per-
fection absolue.
Les deux ouvrages de Cudworth, dont nous venons de donner une
idée, ont été traduits en latin et enrichis de notes trés-instructives, par
Mosheim, 2 vol. in-4°, Leyde, 1773, précédés d'une Vie de Cudworth.
Th. Wise a publié en anglais un excellent abrégé du Vrai systéme intel-
lectuel, 2 vol. in-4°, Londres, 1706. Jean Leclerc a publié en frangais
de nombreux extraits et des analyses fideéles de ce méme ouvrage dans
les neuf premiers volumes de sa Bibliotheque choisie, in-12, Amster-
dam, 1703-1706. Mosheim , dans la préface de sa traduction latine du
Systéme intellectuel, cite aussi plusieurs ouvrages manuscrits de Cud-
worth, entre autres : un Traite concernant le bien et le mal moral, un
vol. in-f’ de prés de 1000 pages; un T'raité de la liberté et de la nécessité ,
1000 pages in-f?; un Traité sur la création du monde et Vimmortalité
de l’dme, 1 vol. in-8°, et enfin un Traité sur les connaissances des Heé-
breuc.
O14 CUFAELER,
CUFAELER (Abraham), philosophe hollandais, partisan de Spi-
noza, qui vivait a Ja fin du xvm siécle. Il avait entrepris d’exposer, au
point de vue du spinozisme, Jes principes de toutes les sciences alors
comprises sous le nom de philosophie. Mais ce plan n’a été exécuté
qu’en partie, c’est-a-dire pour la logique, les mathématiques et la phy-
sique; encore n’avons-nous, sur cette dernicre science, qu'un simple
fragment. La logique de Cufaeler (Specimen artis ratiocinandi natura-
lis et artificialis ad pantosophie principia manuducens , in-12, Ham-
bourg, 1684) a, en apparence, le méme objet et les mémes divisions
que les logiques ordinaires. Elle se compose de cing chapitres, en téte
desquels on voit figurer le nom, la proposition, le syllogisme, Verreur
et la méthode; mais tous ces titres ne sont que des prétextes pour ex-
poser les principes et les résultats les plus généraux de la philosophie
de Spinoza, souvent modifiés par les vues personnelles de l’auteur.
Ainsi, a propos du nom et en général des signes de la pensée , nous ap-
prenons qu'il n’y a qu'une seule substance, |’étre en soi et par soi,
et que tout ce qui ne porte point ce caraclére, tout ce dont essence
nimplique pas l’existence, n'est qu'une simple modification. A propos
de Ja proposition, on expose la nature de l’ame et ses rapports avec le
corps. L’dme n’est qu'un certain mode de la pensée qui se nomme la
conscience. Les différents modes de Ja conscience constituent nos idées,
nos sentiments et toutes nos facultés. Tous ces modes se suivent né-
cessairement dans un ordre déterminé; mais les uns se lient a certains
mouvements du corps, lesquels s‘enchainent dans un ordre non moins
nécessaire que les modes de la pensée; les autres n’ont aucun rapport
avec le corps : ce sont les idées intellectuelles ou innées. Par une étrange
contradiction, Cufaeler, tout en admettant des jugements et des idées
innés, s’applique a démontrer ce principe de Hobbes, que la pensée et
le raisonnement ne sont pas aulre chose qu’un calcul, qu'une addition et
une soustraction. La volonté pour lui, comme pour Spinoza, nest que
le désir qui nous porte a persévérer dans |existence. La liberté, c'est
le désir méme dont nous venons de parler, affranchi de tout obstacle.
Le libre arbitre est une chimére, et lame, une fois séparée du corps ,
ne conserve aucun sentiment, aucune conscience d’elle-méme, mais
elle rentre dans la pensée en général.
Dans les autres chapitres, sous prétexte de nous entretenir du syllo-
gisme, de l’erreur et de la méthode, on expose de la méme maniere la
morale, le droit naturel et le principe général de la métaphysique de
Spinoza. On défend Spinoza lui-méme contre ses détracteurs, on le jus-
tifie surtout de accusation d’athéisme, et lon ya méme jusqu’a sou-
tenir que sa doctrine ne fait aucun tart aux dogmes du christianisme :
car tout ce que le christianisme enseigne au nom de Ja révelation doit
étre cru aveuglément sans aucun égard pour la philosophie, et tout ce
que la philosophie nous apprend doit étre admis dans un sens philoso-
phique, sans égard pour le christianisme.
Ce livre peut ¢tre regardé comme une introduction utile au systeme de
Spinoza, sur lequel il répand beaucoup de jour, en le dégageant des for-
mes austéres de la géomeétrie et en présentant a part chacun de ses éle-
ments principaux. Ce qui represente la logique est suivi immeédiatement
des deux autres parties sous les Ulres de Principiorum pantosophia pars
CUMBERLAND. 615
secunda et pars tertia. C’est pour échapper a la censure qu’on a indiqué
Hambourg comme le lieu de l’impression : il a été publié 4 Amsterdam.
CUMBERLAND (Richard), philosophe et théologien anglais, né
a Londres en 1632, fut élevé a luniversité de Cambridge , remplit les
fonctions de pasteur 4 Brampton et a Stamford, fut promu, en 1691, a
lévéché de Peterborough, et mourut dans cette ville en 1718, aprés
une carriére consacrée entiérement aux intéréts de la religion et de la
philosophie. Outre quelques ouvrages de critique et d’histoire, on doit
a Cumberland une réfutation du systéme politique de Hobbes, publiée
en 1672 sous ce titre : De legibus nature disquisitio philosophica , in
qua earum forma, summa, capita, ordo, promulgatio e rerum natura
investigantur, quin etiam elementa philosophie hobbiane quum moralis
tum civilis considerantur et refutantur, in-4°, Londres. Elle a été tra-
duite en anglais par Jean Maxwell (in-4°, Londres, 1727) et en
francais par Barbeyrac (in-4°, Amst., 174%) qui y a joint des notes
et une Vie de l’auteur. Hobbes. avait considéré le bien-étre individuel
comme la fin derniere de |! homme, la guerre de tous contre tous comme
l'état naturel del’ humanité, les lois sociales comme une innovation utile
des législateurs. C’est pour combattre ces funestes maximes, que Cum-
berland a écrit son livre. Par une analyse approfondie des facultés in-
tellectuelles et de la constitution générale de homme, il cherche a éta-
blir qu’il existe certaines vérités antérieures a toute convention et que
la nature a gravées elle-méme dans tous les esprits, De ce nombre sont
les vérités morales et en particulier le devoir de la bienveillance. Ce
devoir a un auteur et une sanction, pour auteur Dieu, qui nous ena
inspiré Je sentiment, pour sanction le bonheur qu’on obtient en le pra-
tiquant ainsi que les peines que sa violation attire. I] offre ainsi tous les
caractéres d'une loi, et il est la premiére de toutes; il engendre toutes
les obligations soit des peuples, soit des membres d’une méme société ,
soit des familles et des individus. Tel est le principe fondamental de la
morale de Cumberland, c’est-a-dire lharmonie nécessaire de l’intérét par-
ticulier et de l'intérét public, la pratique des devoirs sociaux , considérée
comme la source du bonheur individuel. Quoique cette doctrine soit
plus prés de la vérité que celle de Hobbes, cependant elle ne donne pas
encore ala morale une base assez large, puisqu’elle ne la fait pas dé-
river de Ja conception rationnelle du bien, source unique et premiére
de toute obligation. Nous devons ajouter que si Cumberland est un pen-
seur assez distingué, il n’est nullement artiste ni écrivain. I] annonce
au début de son ouvrage qu’on n’y trouvera «ni fleurs de rhétorique,
ni brillants, ni autres traits d’un esprit léger; » que «tout y respire
l'étude de la philosophie naturelle, la gravité des meeurs , la simplicité
et la sévérité des sciences solides. » Nous n’oserions affirmer que le
Traité des lois naturelles méritat ce dernier éloge; mais il est certain
que le style en est lourd et embarrassé, et qu’il y a peu de livres an-
ciens de philosophie dont la composition laisse plus a désirer.
Consulter : Mackintosh, Histoire de la Philosophie morale, trad. de
l'anglais par M. H. Poret, in-8°, Paris, 1834.— Hallam, Histoire de la
littérature de V Europe pendant les xy*, xvr° et xvui° siécles, trad. de l’an-
glais par A. Borghers, Paris, 1840, t. iv, p. 216 et suiv. ».
G16 CUPER.
CUPER (Francois), philosophe hollandais, mort 4 Rotterdam en
1595, et auteur d’un ouvrage qui a pour titre Arcana atheismi revelata,
philosophice et paradoxe refutata examine Tractatus theologico-po-
litici Bened. Spinoze, in-4°, Rotterdam, 1676. Frangois Cuper est
compté parmi ces défenseurs timides de Spinoza, qui, sous prétexte de
réfuter ses déplorables doctrines, ne font réellement que les développer
et les faire valoir. En effet, rien n’est plus faible que les objections
qu'il éléve contre son prétendu adversaire et ]es arguments par lesquels
il défend en apparence la croyance en un Dieu distinct du monde. En
méme temps il soutient que l’existence de Dieu ne peut pas étre prouvée
par Ja raison, et qu'il nous faut les lumiéres surnaturelles de la révéla-
tion pour nous faire une idée d'une substance sans étendue et pour con-
cevoir la différence du vice et de Ja vertu, du bien et du mal moral. Les
intentions et les principes de Cuper ont été vivement attaqués par Henri
Morus, t. 17, p. 596, de ses OEuvres philosophiques, 2 vol. in-f?, Lon-
dres, 1679. Voyez aussi Ja dissertation de Jaeger: Fr. Cuperus mala
fide aut ad minimum frigide atheismum Spinoze oppugnans, in-4°,
Tubingue, 1720.
CUSA ou CUSS (Nicolas pE), ainsi appelé d’un village du diocése
de Tréves, ou il recut Je jour en 1401. Fils d’un pauvre pécheur appelé
Crebs ou Crypffs, il entra d’abord au service du comte de Mander-
scheid, qui ne tarda pas a reconnattre en lui les dispositions les plus
heureuses et l’envoya faire ses études a Deventer. De Cusa suivit en-
suite les cours des principales universités allemandes, et alla recevoir le
bonnet de docteur en droit canon a Padoue. II assista au concile de Bale
en qualité d’archidiacre de Liége, et publia, pendant la tenue du con-
cile, son traité de Concordia catholica, ou il soutient, avec modération ,
mais avec force, la supériorité des conciles sur le pape. Malgré ces
opinions, généralement peu goutées 2 Rome, de Cusa recut du pape
plusieurs légations trés-importantes, et fut élevé a la dignité de cardinal.
1] fut méme chargé du gouvernement de Rome en l'absence du pape.
Ayant voulu rétablir la discipline dans un couyent du diocése de Brixen,
dont il était ?évéque, le souverain temporel du pays, l'archiduc Sigis-
mond, qui protégeait ces moines dissolus, le fit jeter en prison. I] nen
sortit que pour aller finir tristement sa vie a Todi, dans !'Ombrie, ou il
mourut en 1464. De Cusa joignait a2 beaucoup de savoir une grande mo-
destie, une extréme simplicité et un désintéressement tout evangélique.
Le systéme philosophique de Nicolas de Cusa est un singulier mé-
lange de scepticisme et de mysticisme, didees pythagoriciennes et
wexandrines, combinées dune manieére assez originale. En voici les
points les plus importants :
Nous ne connaissons pas les choses en clles-mémes, mais seulement
par leurs signes. Aussi la premiére science est-elle celle des signes ou
du langage, et la seconde celle des objets signifiés ou des choses. Les
choses ne sont pas connues directement et en elles-mémes, mais par
leur image qui va se spiritualisant et sidealisant de plus en plus en pas-
sant successivement des objets aux sens, des sens a l'imagination, et
de Vimagination a l’entendement. Arrivée a cette derniere faculte,
limage nest déja plus qu'un signe, mais un signe intérieur de ce quill
CUSA. G17
y ade qualités sensibles dans les objets. Par exemple , l’idée de la cou-
leur ne ressemble en rien a la couleur elle-méme. De 1a la nécessité de
distinguer, pour chaque objet que nous pereevons , comme deux formes
ou deux images : l'une qui représente vérilablement l’objet sensible et
qui a son siége dans l'imagination; l'autre qui représente cette image
elle-méme et qui a son siége dans l’entendement.
On devine facilement les conséquences de cette théorie : si nous n’at-
teignons pas les objets en eux-mémes; si, de plus, ils n’arrivent a notre
connaissance que par deux intermédiaires qui, a certains égards, se
contredisent ou du moins ne se ressemblent pas, il faut renoncer a la
certitude et a la science proprement dite. I] n'y a pour nous que des
conjectures et des opinions contradictoires, et l'on ne trouvera pas autre
chose dans l’histoire entiére de la philosophie. Mais toutes ces opinions
peuyent se résoudre en un point de vue supérieur, ol toutes les oppo-
sitions disparaissent, ou résident véritablement lunité et lharmonie.
Ce point de vue, c’est l’infini. C’est la que Nicolas de Cusa essaye de
se placer pour concilier entre elles les idées les plus inconciliables. Notre
esprit, selon lui, image de Ja nature divine, renferme comme elle tous
Jes contraires; mais comme elle aussi il forme une harmonie, un nom-
bre qui se meut Jui-méme, un ¢tre a la fois identique et divers. Il a la
faculté de produire de luiméme les formes des choses par voie d’assi-
milation, et de pénétrer jusqu’a l’essence de la mati¢re. Chacun de nos
sens a pour tache de nous assimiler la partie de Ja nature qui lui cor-
respond. Cette activité de notre esprit, cette ressemblance qui existe
entre sa nature et Ja nature divine est, aux yeux de Nicolas de Cusa, la
preuve de son immortalité.
Nicolas de Cusa, a part quelques expressions pythagoriciennes , em-
pruntées de la langue des mathématiques, parle de Dieu a peu prés
de la méme maniere que Jes philosophes de |’école d’Alexandrie. [I le
met au-dessus de toutes les conceptions de I’intelligence et de toutes les
désignations de la parole humaine. On ne peut ni rien affirmer ni rien
nier de lui, ni lui donner un nom ni lui en refuser un. I] n'est, en un
mot, ni ]’étre ni le non-etre (Dialog. de Deo abscondito). On narrive a
lui qu’en rejetant, ou, pour nous seryir de expression originale , qu’en
vomissant hors de son esprit (vomere oportet) toutes les idées que nous
avons acquises par les sens, par l'imagination et par la raison. C’est
alors que nous atteignons « a cette intelligence absolument simple et
abstraite, ot tout est confondu dans lunité (wht omnia sunt unum), ou
il n'y a plus de difference entre la ligne, le triangle, le cercle et la
sphere, ot l'unité devient trinité et réciproquement, ou l’accident de-
vient substance, ou le corps devient esprit, ou le mouvement devient
repos, etc. » (De docta ignorantia, lib. 1, c. 10, et lib. m1, c. 7-10.)
Une des expressions que Nicolas de Cusa affectionne le plus en par-
Jant de Dieu, c'est celle de maximum. Dieu est a Ja fois le maximum et
Vunité absolue ; mais cetle unité ne peut pas ¢tre congue sans la trinité :
car lunité engendre l’égalité de Tunité; de Végalité de Tunilé et de
Yunité elle-méme nait le rapport par lequel elles sont liées l'une a l'autre.
Nous portons d’ailleurs en nous-mémes l’image de cette trinilé : car
nous sommes obligés de distingucr en nous Je sujet, Vobjet de Vintelli-
gence et intelligence elle-méme. Nous la trouvons aussi dans lunivers,
618 CYNIQUE (ECULE).
représentée par la forme, la matiére, qui n’est que la simple possibilité
des choses, et |’dme du monde.
Toutes ces idées ne sont certainement pas neuves; mais de Cusa est
Ie premier parmi les modernes qui ait osé les exprimer avec autant de
hardiesse et d’ensemble. I] est aussi le premier qui ait entrepris de res-
susciter la théorie pythagoricienne du mouvement de la terre autour du
soleil. H est a regretter qu'un tel esprit se soit mélé de prédiction , et
qu il ait annoneé Ja fin du monde pour lannée 1734.
Les principaux ouvrages philosophiques de Nicolas de Cusa sont:
Idiota, libri iv; — de Deo abscondito (un dialogue) ; — De docta igno-
ranQia, libritit;— Apologia docte ignorantic , libri 11; — de Conje-
cluris, libri 1; — de Fortuna; —Compendium,, directio unitatis ;— de
Venatione sapientic ; —de Apice theoria ; — de Visione Dei; Commen-
taire philosophique Wun passage de saint Paul. Ces différents traités
forment la matiére du premier tome des OEuvres complétes de Vauteur,
1 vol. in-f?, Bale, 1565. L’édition de Paris est de 1514, mais elle est
moins compléte que celle de Bale. JOY.
CYNIQUE (Ecore). Aprés Ja mort de Socrate, Antisthéne réunit
quelques disciples dans le Cynosarge, gymnase d’Athénes, situé prés
du temple d Hercule, et fréquenté par les citoyens de Ja derniére classe.
Ces disciples s’appelerent dabord antisthéniens; plus tard ils recurent
le nom de cyniques a cause du lieu de leurs réunions et surtout a
cause de leurs habitudes beaucoup trop semblables a celles des chiens.
L’école cynique n'a, dans lhistoire de la science, qu'une importance
secondaire. Plus libre, plus personnelle qu’aucune autre école, amie de
Ja singularilé jusqu'au fanatisme, elle n’a pas ce qui fait loriginalité vé-
rifable, un principe qui lui soit propre. Je passe sous silence la logique
dAntisthéne, renouvelée de celle de Gorgias, logique toute négalive,
que les successeurs d Antisthéne n‘ont pas méme conservée ( Voyez An-
ristukNE et DiogkNe). Lamorale des cy niques, c’est-a-dire leur doctrine
enliere , sur quoi repose-t-elle? sur ce principe que la vertu est le seul
bien : principe assez peu nouveau méme au lemps d Antisthéne. Pytha-
gore l’avait introduit dans son école, Socrate lavail proclamé sur les
places publiques, presque tous les socraliques lacceptaient dun com-
mun accord. Le principe des cyniques est un principe demprunt; mais
ce qui leur est propre et ce que personne ne Jeur conteste, ce sont les
consequences quils en tirent. La vertu est le seul bien , disent-ils ; done
Je plaisir est un mal; la beauté, les richesses, la santé, la naissance ,
toul ce qui nest pas Ja vertu est pour Je moins indifférent. La dowleur
est un bien veritable. UJ faut aimer Ja douleur et Ja rechercher pour elle-
méme. La vertu est le seul bien, done les arts, les sciences, la politesse,
toutes les bienséances sont des superfluités condamnables ; la civilisa-
tion ne fait qu’amollir et corrompre les ames; en toutes choses le mieux
est d’en revenir aja simple nature, a ja nature animale, parfait modele
de la nature humaine. Enfin, puisque la vertu est le seul bien, le sage
jouit de tous tes avantages possibles ; il se suffit a lui-méme. Par suite,
il ne fait ricn pour ses semblables; il trouve en Jul-méme son but et sa
reute, ctabaisse les Jois de PEtat devant eclles de la vertu et de Ja raison.
Celie révolte audacieuse contre la societe, ce mecpris de tout ce quelle
CYRENAIQUE (ECOLE). 619
estime s’expliquent par les antécédents et la condition des principaux
cyniques. Antisthéne , patvre et, né d une mere thrace, etait exclus de
toutes les fonctions publiques. Diogéne, fils de faux monnayeurs , faux
monnayeur lui-méme, avail été chassé de sa ville natale. Crates était
difforme et contrefait. Maxime avait été le domestique d'un banquier.
Ménippe était esclave. Disgraciés des hommes et de la fortune , tous
ces malheureux ne devaient-ils pas en appeler des lois de la société a
celles dela nature, devant lesquelles pauvres et riches sontegaux? Durs
et durement élevés, ne devaient-ils pas s'indigner contre la mollesse de
leur siecle et faire de la volupté divinisée par une autre école (Voyex
Aristipps ct Econg Cyrénaigue) la source de tous les maux? Mais, en
méme temps, au milieu d'une société élégante et polie , cet étroit rigo-
risme était 4 jamais frappé d’impuissance. Pendant le premier siecle de
son existence, l’école cynique a eu trois chefs remarquables : Anti-
sthéne, Diogéne, Cratés. Voici leur histoire : Antisthene , objet de la
risée publique , n’a laissé, en mourant, qu'un seul disciple. Diogene , le
plus distingué des cyniques, n’est pour Platon qu'un Socrate en délire.
Cratés a produit Zénon. Zénon a porté a la doctrine cynique un coup
mortel. I] l'a rendue impossible en la tempérant. Apres lui, Pécole cy-
nique se traine sans gloire pendant un demi-siccle, et finit par disparai-
tre. Au temps des empereurs, elle renait a Rome, representee par quel-
ques hommes obscurs, esprits malades pour qui le stoicisme est une
faiblesse , et dont l'austérité tout extérieure touche de pres au charlata-
nisme. Durant tant de siécles, quelques traits de vertu, pas un ouvrage
remarquable , pas un écrit que l'on puisse citer.
Sur les cyniques en général, il faut consulter Diogéne Laérce, liv. v1,
c. 103, les Histoires de Tennemann et de Ritter, et surtout les disser-
tations suivantes : Richteri Dissert. de cynicis, in-4°, Leipzig, 1701.
— Meuschenii Disput. de cynicis, in-4e, Kel, 1703. — Joccheri
Progr. de cynicis nulla re teneri volentibus, in-4°, Leipzig, 1743.—
Mentzii Progr. de cynismo nee philosopho nec homine digno, in-4°,
ib., 174%. — Pour Ja bibliographie de chacun des cyniques, voyez
leurs noms. 1 ee
CYRENAIQUE (Ecote). Pendant qu'Antisthene s’établissait dans
le Cynosarge, un autre disciple de Socrate fondait a Cyréne, colonie
d'Afrique, un autre école aussi exclusive que l’école cynique et destinée
ala contredire sur tous les points. L’histoire de l’école cyrénaique se
divise en deux périodes.
Au commencement de la premiére, Aristippe , un ami de la volupteé,
un homme de cour, égaré parmi les socratiques, enseigne que le plaisir
est le seul bien, que le seul mal est la douleur, et se comporte en con-
séquence. Arété, sa fille, recueille cette doctrine et la transmet a son
fils Aristippe le jeune, qui érige en systeme de morale les idées éparses
de sa mére et de son aieul (Aristote, ap. Euseb. Prep. evang., lib. xiv,
c. 18). Rien de plus facile a résumer que ce systéeme : sa base est, comme
toujours, dans la psychologie. L’esprit, dit-on , connait les diverses mo-
difications qu i] éprouve, mais non les causes de ces modifications. Par
conséquent, Ja morale ne doit tenir compte que des divers états de
notre ame, cest-a-dire de Ja peine et du plaisir. Or, relativement au
62 CYTHENAS,
plaisir et a Ja peinc, il n’y a qu'une scule régle possible , ¢ est de cher-
cher l'un et d’eviter l'autre. Mais les plaisirs sont de diverses espéces.
Il y a les plaisirs des sens et les plaisirs de lesprit : il faut prélérer les
plaisirs des sens. Il y a aussi le plaisir présent que la passion réclame
et le plaisir éloigné que poursuit l’espérance : il faut préférer le plaisir
présent. Cela est clair ct positif.
Restent les conséquences; elles éclatent d’elles-mémes pendant la se-
conde période. Théodore lathée , disciple du second Aristippe, s’auto-
risant de ce principe , que nous connaissons nos sensations, mais non
pas leurs causes, oblige le sage a se concentrer en lui-méme, traite de
folies l’amitié et le patriolisme, nie l’existence du monde avec | existence
de Dieu, et arrive au plus grossier égoisme par un systeme complet d'in-
différence morale et religieuse. Deux de ses disciples, Bion et Evhémére,
tournent ces doctrines contre la religion élablie. Et, pour aller jusqu’au
bout, Hégésias, étonné qu'un étre fait pour Je plaisir soil en proie a
tant de miséres, déclare que la vie n'a aucun prix, et préche ouverle-
ment le suicide. C’est en vain qu'Anniceris, le dernier des cyrénaiques,
se révolle contre ces ellrayantes théories et sépare son école de celle
d’Hégésias : pendant que, par une honorable inconséquence, il parle
de délicatesse et de vertu; pendant qu il s‘efforce de réhabiliter toutes
Jes nobles affections de lame, } ecole cyrénaique perd entre ses mains
la seule originalité a laquelle elle puisse prétendre , et se confond désor-
mais avec |'école épicurienne.
Ainsi, l’école de Cyrene, fondée, comme lécole cynique, dans les
premiéres années du ty° siecle avant notre ére , disparait comme elle un
siécle plus tard, Jorsqu’'une école nouvelle s'est emparée de ses prin-
cipes et les a rendus plus applicables en Jes tempérant. Au fond, mal-
gré le nombre des sectes dont elle est la mere, malgré les noms sonores
d’annicerites, d hégésiaques, de théodoriens, |'école de Cyréne n’a eu,
comme l’école cynique, qu'une infiuence restreinte. En un siécle elle
ne produit ni un seul grand ouvrage ni un seul grand homme; elle n/at-
tire guére a elle que des habitants de Cyrene, et sa doctrine, pendant
trois générations, semble n’¢tre qu'une tradition de famille. L‘isolement
de Cyrene, jetée entre les sables et la mer a lextréme limite de la ci-
Vilisation grecque , explique en partie celle impuissance ; mais la cause
principale en est ailleurs : elle est dans la nature humaine, qui réprouye
tous les exces, qui se rit de toutes les extravagances, aussi Cloignée de
Vabjection de la doctrine du plaisir que de Ja folie d'un rigorisme qui
défend jusqu’a l’espérance.
Pour Ja bibliographie , voyez les noms des principaux cyrénaiques.
Dds
CYTHENAS, plus exactement appelé Saturnin Cythéenas, fat,
selon le témoignage de Diogéne Laérce (liv. 1x, c. 116), le disciple de
Sextus Empiricus, et suivit , comme son maitre, !école empirique. Nous
ne savons rien de plus de sa vie et de ses opinions. XK.
FIN DU PREMIER VOLUME.
ass me : = A pe ee
Paris, — inprimeri¢e Panchouche, rue des Voitevins, «4.
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