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Full text of "Discours prononcé à l'inauguration de la statue d'Ernest Renan à Tréguier"

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DISCOURS 

PRONONCÉ    A    l'inauguration 

DE 

LA  STATUE  D'ERNEST  RENAN 

A  TRÉGUIER 

LE    14    SEPTEMBRE    1 903 


CALMANN-LÉVY,  ÉDITEURS 


DU  MÊME  AUTEUR 

Format  grand  in-i8. 

BALTHASAR 1    VOl. 

LE     CRIME     DE      SYLVESTRE     BONNARD     ( OuVrage 

œuronné  par  l'Académie  française) 

l'étuidenacre ,   .   .   . 

histoire  comique   

LE    JARDIN    d'ÉPICURE 

JOCASTE    ET    LE    CHAT    MAIGRE 

LE    LIVRE    DE    MOIS    AMI 

LE    LYS    ROUGE 

LES    OPINIONS    DE    M.    JÉRÔME    COIGNARD    .... 

LE    PUITS    DE    SAINTE-CLAIRE 

LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE.     .     .     . 

THAÏS    

LA    VIE    LITTÉRAIRE 4      — 

HISTOIRE  CONTEMPORAINE 
I.  —  l'orme  du  mail 1  vol. 

II.    —  LE    MANNEQUIN    d'OSIER 1      — 

III.  —l'anneau  d'améthyste 1     — 

IV.  —  monsieur    BERGERET    a    PARIS 1      — 

ÉDITION  ILLUSTRÉE 

c\.\Q  (Illustrations  en  couleurs  de  Mucha) 1   vol. 


IMPRIMERIE  CHAIX,  RUE  BERGÈRE,  20,  PARIS.  —  19U0-10-03.  —(Encre  Lorilleui) 


ANATOLE  FRANGE 

DE  l'acadévie  française 


DISCOURS 


PRONONCÉ    A    l'inauguration 


DE 

LA  STATUE  D'ERNEST  RENAN 

A  TRÉGUIER 


^C^^LJ^ 


PARIS 
CALMANN-LÉVY,  ÉDITEURS 

3,    ni'E    AUBER,    3 


Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  les  pays, 
y  compris  la  Suède,  la  Norvège  et  la  Hollande. 


DISCOURS  PRONONCE 

A  l'inauguration  de 

LA  STATUE  D'ERNEST  RENAN 


Mesdames  et  Messieurs, 

Je  sens  vivement  l'honneur  qui  m'est  échu 
de  porter  à  la  mémoire  d'Ernest  Renan 
l'hommage  des  Bleus  de  Bretagne  et  de 
^  -  pâtièr,  dans  ces  fêtes  de  l'intelligence,  après 
l'homme  illustre  que  vous  venez  d'applau- 
dir. Berthelot,  Renan  I  J'unis  vos  deux  noms, 
pour  les  honorer  l'un  par  l'autre.  Hommes 
'«dnai râbles  qui,  situés  sur  les  deux  extrémi- 
tés des  sciences,  en  avez  reculé  les  frontières. 

1 


2      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iN  AU  GU  RATION 

Tandis  que  Renan,  avec  une  perspicacité 
sans  égale  et  un  rare  courage  intellectuel, 
appliquait  au  langage  et  aux  religions  la  cri- 
tique historique,  vous  Berthelot,  par  des 
expériences  innombrables,  toujours  déli- 
cates et  souvent  périlleuses,  vous  établissiez 
l'unité  des  lois  qui  régissent  la  matière,  et 
vous  rameniez  les  énergies  chimiques  aux 
conditions  de  la  mécanique  rationnelle.  Ainsi 
tous  deux,  portant  la  lumière  dans  des  ré- 
gions inconnues,  vous  avez  gagné  à  la  raison 
humaine,  sur  les  larves  et  les  fantômes,  un 
immense  territoire. 

Cette  réflexion,  messieurs,  m'a  mis  au 
cœur  de  mon  sujet.  Renan  avait  l'esprit  fait 
pour  sentir  très  vite  la  difficulté  de  croire. 
Tout  jeune,  au  séminaire,  il  esquissa  dans 
son  esprit  une  philosophie  des  sciences.  Il 
n'avait  pas  entendu  parler  de  Lamarck,  ni 
de   Geoffroy  Saint-Hilaire.    Darwin    n'avait 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  3 

pas  encore  publié  son  livre  sur  VOrigine 
des  espèces.  Écartant,  comme  enfantine  et 
fabuleuse,  l'idée  de  la  création  telle  qu'elle 
est  exposée  dans  les  vieilles  cosmogonies, 
sans  initiateur  et  sans  guide,  il  conçut  une 
théorie  du  transformisme  universel,  une 
doctrine  de  la  perpétuelle  évolution  des 
êtres  et  des  métamorphoses  de  la  nature. 
Ses  croyances  fondamentales  étaient  dès  lors 
établies.  En  réalité,  Renan,  dans  le  cours  de 
sa  vie,  changea  peu.  Ceux  qui  le  croyaient 
flottant  et  mobile  n'avaient  pas  pris  la  peine 
d'observer  son  monde  de  pensées.  Il  res- 
semblait à  sa  terre  natale,  les  nuées  y  cou- 
raient dans  un  ciel  agité,  mais  le  sol  en 
était  de  granit,  et  des  chênes  y  plongeaient 
leurs  racines.  A  vingt-six  ans,  après  cette 
révolution  de  Février,  source  pour  lui  de 
grandes  espérances,  de  grandes  illusions,  il 
exposa  toute  sa  philosophie  dans  ce  livre  de 


4      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iN  A  U  GUR  ATION 

VAvenir  de  la  science,  que  plus  tard  il  appe- 
lait son  vieux  Pourânas,  entendant  par  là 
que  c'était  le  recueil  de  ses  jeunes  et^ chères 
croyances,  les  premières  incarnations  de  ses 
dieux  bons.  A  cela  près  que  le  livre  est  un 
peu  plus  optimiste  que  de  raison  et  n'a  pas 
cette  douceur  de  la  maturité,  on  y  trouve 
Renan  tout  entier,  Renan  dévoué  à  la 
science,  attendant  le  règne  de  la  science  et 
le  salut  du  monde  par  la  science. 

Ses  premières  contributions  à  la  linguis- 
tique et  à  la  critique  furent  un  Essai  sur 
Vorigine  du  langage,  une  étude  sur  Averroès 
et  la  philosophie  arabe  au  moyen  âge  et 
V Histoire  générale  des  langues  sémitiques  dont 
l'esquisse  date  de  1817.  Messieurs,  je  n'éta- 
lerai pas  devant  vous  les  titres  des  nom- 
breux ouvrages  de  Renan  comme  les  en- 
seignes et  les  tablettes  d'un  cortège  triomphal. 
Si  je  rappelle  ses  œuvres  de  jeunesse,  c'est 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  5 

pour  montrer  qu'à  vingt-cinq  ans,  il  est  en 
pleine  possession  de  sa  méthode  et  de  sa 
philosophie.  L'histoire  est  pour  lui  la  science, 
unique  des  choses  mouvantes;  et  toutes  les 
choses,  à  ses  yeux,  se  meuvent  et  se  trans- 
forment. «  Les  langues,  dit- il,  étant  le  pro- 
duit immédiat  de  la  conscience  humaine  et 
se  modifiant  sans  cesse  avec  elle,  la  vraie 
théorie  des  langues  n'est,  en  un  sens,  que 
leur  histoire  »,  et  il  dit  ailleurs  :  «  La  science 
des  littératures  et  des  philosophies,  c'est 
l'histoire  des  littératures  et  des  philosophies  ; 
la  science  de  l'esprit  humain,  c'est  l'histoire 
de  l'esprit  humain.  »  Dès  ses  débuts,  il  est 
détaché  de  tout  dogmatisme  scientifique. 
Vous  savez,  messieurs,  comment  ses  études 
de  linguistique  et  d'histoire  l'amenèrent  à 
rechercher  les  origines  du  christianisme.  Il 
entreprit  cette  grande  tâche  avec  la  sérénité 

du  savant.  Il  se  disait  :  «  Les  religions  sont 

1. 


6      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l' IN  AUGUR  ATION 

des  faits,  elles  doivent  être  discutées  comme 
des  faits  et  soumises  aux  lois  de  la  critique 
historique.  »  Toutes  les  qualités  nécessaires 
pour  écrire  l'histoire  religieuse,  il  les  réu- 
nissait :  une  science  vaste  et  profonde,  une 
philosophie  bienveillante,  le  culte  de  la 
vérité,  cette  connaissance  des  hommes  que 
le  savoir  ne  donne  guère  et  qui  avait  chez 
lui  la  sûreté  d'un  instinct,  le  respect  des 
illusions  consolantes,  une  disposition  natu- 
relle à  comprendre,  à  aimer  les  erreurs  et 
les  faiblesses  des  simples. 

De  plus,  il  avait  gardé  de  sa  première  édu- 
cation une  très  haute  idée  de  la  valeur  mo- 
rale du  christianisme.  La  disposition  favo- 
rable de  son  esprit  paraît  dès  l'examen  des 
sources.  Avec  quelles  précautions  il  manie 
ces  documents  fragiles  et  comme  on  voit 
-  qu'il  veut  en  sauver  pour  l'histoire  autant  et 
plus  même  qu'il  n'est  possible  ! 


^  DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  7 

Dans  œs  textes  où  Strauss  ne  .voyait  que 
des  mythes,  Renan  avec  autant  de  bon  vou- 
loir que  de  sincérité  s'efforça  de  déchiffrer 
une  histoire  vraie.  Il  fit  mieux  :  il  en  tira 
des  récits  animés  et  des  tableaux  d'une  fraî- 
cheur délicieuse.  Il  traça  du  Nazaréen  une 
image  charmante  et  fit  flotter  autour  d'elle 
le  parfum  qui  lui  restait  d'une  croyance 
desséchée.  Tout  le  ravissait  dans  l'idylle 
galiléenne,  même  l'esprit  communiste,  qu'ail- 
leurs il  goûtait  peu.  Il  sut  peindre  avec 
suavité  les  saintes  femmes,  les  bateliers,  les 
publicains,  les  pauvres  gens  qui  suivaient  le 
Maître.  Il  eut  des  trésors  de  tendresse  pour 
les  premiers  hommes  apostoliques. 

La  critique  voltairienne  faisait  une  grande 
part  à  la  fraude  dans  la  fondation  des  reli- 
gions. Les  philosophes  du  xviii®  siècle,  trop 
disposés  à  croire  que  l'homme  est  partout 
et  toujours  le  même,  se  figuraient  volontiers 


8      DISCOURS     PRONONCÉ    A    l'iN AUGURATION 

les  apôtres  comme  des  capucins  fripons.  La 
critique  renanienne,  habile  à  saisir  les  états 
obscurs  de  la  conscience,  ramène  volontiers 
la  fraude  aux  illusions  d'un  cerveau  malade 
et  pieux.  Renan,  qui  avait  voyagé  en  Syrie, 
concevait  que  ces  juifs  enthousiastes  et  ten- 
dres eussent  vécu  dans  un  mirage  perpétuel. 
Sans  doute,  la  thaumaturgie,  la  glossolalie, 
tout  le  merveilleux  de  la  primitive  Église, 
qui  paraissait  si  ridicule  à  un  lettré  comme 
Lucien,  ne  lui  plaisait  guère.  Il  laisse  percer 
le  malaise  qu'il  en  éprouve.  Il  ne  s'arrête 
à  ces  pratiques  affligeantes  qu'autant  que  sa 
probité  d'historien  l'y  oblige  ;  et,  s'il  en 
tient  quelque  compte  dans  ses  jugements 
sur  les  mœurs  d'une  société,  il  n'en  fait,  ce 
semble,  un  grief  à  nul  homme  isolément 

Messieurs,  il  y  a  peu  de  temps,  j'ai  eu  le 
rare  plaisir  de  causer  avec  un  prince  orien- 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  9 

tal  d'une  belle  intelligence,  qui  a  vécu  sa 
jeunesse  dans  une  contrée  où  la  puissance 
créatrice  de  l'esprit  religieux  n'est  pas  épui- 
sée, et  qui  produit  encore  des  prophètes,  des 
apôtres  et  des  martyrs. 

Il  me  demandait  avec  une  surprise  à  peine 
feinte  et  un  orgueil  asiatique,  comment  il 
se  faisait  que  l'Occident  n'eût  point  de  pro- 
phètes, lorsque  d'Orient  il  s'en  levait  sans 
cesse  des  milliers. 

—  Aujourd'hui  comme  autrefois,  me  di- 
sait-il, par  tout  l'Islam,  on  trouve  des  pro- 
phètes, au  bazar,  dans  la  boutique  du  bar- 
bier, au  coin  de  la  rue  où  hurlent  les  chiens 
errants.  Et  les  Européens  n'en  découvrent 
pas  un  seul,  alors  qu'ils  en  auraient  le  plus 
besoin.  Voyez  les  Français,  par  exemple. 
Quel  avantage  il  y  aurait  pour  eux  à  ce  que 
M.  Combes  fût  prophète  ! 

Nous  parlâmes  des  dieux  morts  et  des 


10      DISCOURS    PRONONCÉ    A    L'INAUGURATION 

dieux  vivants.  J'écoutai  avec  une  attention 
singulière  cet  Oriental  qui  sait  comment  se 
font  les  religions,  qui  en  a  vu  faire,  qui 
peut-être  en  a  fait  une.  Il  ne  me  confia  pas 
sans  doute  toute  sa  pensée,  mais  j'appris  de 
lui  qu'il  faut  trois  choses  pour  faire  une 
religion.  D'abord  une  idée  générale  d'une 
extrême  simplicité,  une  idée  sociale.  En  se- 
cond lieu,  une  liturgie  ancienne,  depuis 
longtemps  en  usage,  dans  laquelle  on  in- 
troduit cette  idée.  Car  il  est  à  noter  qu'un 
culte  naissant  emprunte  toujours  son  mobi- 
lier sacré  au  culte  régnant  et  que  les  nou- 
velles religions  ne  sont  guère  que  des  héré- 
sies. Troisièmement  (et  j'obtins  cet  aveu  sans 
trop  de  difficultés),  il  y  faut  un  tour  de 
main,  il  y  faut  cet  art  des  prestiges  qu'on 
appelle  dans  notre  vieille  Europe  la  phy- 
sique amusante.  Et  je  ne  sais,  après  avoir 
entendu  ce  prince  intelligent  et  religieux,  si 


Dt    LA     STATUE    d'eRiNEST    RENAN.  11 

parfois  la  nouvelle  école  n'a  pas  noyé  trop 
complaisamment  le  miracle  dans  le  demi- 
jour  de  la  pathologie  nerveuse,  s'il  ne  faut 
pas  admettre  de  temps  en  temps  l'hypo- 
thèse de  la  fraude  consciente,  s'il  n'y  aurait 
pas  lieu,  enfin,  sur  ce  point,  comme  sur 
plusieurs  autres,  de  concilier  Voltaire  avec 
Renan. 

La  Vie  de  Jésus  parut  le  24  juin  1863. 
Elle  déchaîna  sur  la  tête  de  son  auteur  une 
effroyable  tempête  d'invectives  et  d'injures. 
Toute  l'Église  tonna.  Il  avait  prévu  l'orage  ; 
il  n'avait  cherché  ni  à  l'attirer,  ni  à  le  dé- 
tourner. Il  se  faisait  une  obligation  de  dire 
tout  ce  qu'il  croyait  être  la  vérité.  Sa 
maxime  invariable  était  «  qu'il  n'est  pas 
permis  au  savant  de  s'occuper  des  consé- 
quences qui  peuvent  sortir  de  ses  recher- 
ches ». 


12      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iN  AU  G  UR  ATION 

Fière  revendication  des  droits  de  la 
science,  juste  sentiment  du  devoir  intellec- 
tuel I  Combien  nous  en  avons  vu  de  philo- 
sophes et  de  savants,  faute  de  suivre  cette 
règle,  devenir  complices  de  l'erreur  et  du 
mensonge,  du  préjugé  barbare,  trahir  la  vé- 
rité I  «  Je  voudrais  parler,  disait  l'un,  mais 
je  ne  puis,  ce  serait  ébranler  les  fondements 
des  sociétés  humaines  et  creuser  un  abîme.  » 
Et  l'autre  déclarait  avec  l'énergie  de  la  fai- 
blesse que,  connût-il  le  secret  de  l'univers, 
il  n'en  révélerait  rien  de  peur  d'inquiéter 
dans  sa  conscience  un  berger  sur  la  monta- 
gne, un  matelot  sur  la  mer.  Nous  avons  vu 
mieux  encore,  nous  avons  vu  des  hommes 
graves,  affranchis  de  toutes  croyances,  des 
athées,  professer  un  sombre  catholicisme 
pour  le  salut  de  nos  institutions. 

Renan,  sans  entendre  les  menaces  des  su- 
perbes et  les  plaintes  des  humbles,  accom- 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  13 

plit  sa  tâche.  Dans  un  des  plus  beaux  et  des 
plus  grands  livres  qu'on  ait  jamais  écrits, 
monument  de  la  probité  la  plus  sévère  et  du 
plus  vaste  génie,  il  mit  au  jour  de  l'histoire 
les  origines  obscures  du  christianisme.  Il  fit 
voir  la  première  Église  de  Jésus  persécutée 
par  l'orthodoxie  de  Jérusalem,  les  missions 
de  saint  Paul,  qui  n'eurent  d'effet  que  sur 
quelques  petites  associations  juives  établies 
dans  le  monde  hellénique  ;  l'entrée  inaper- 
çue du  christianisme  à  Rome,  où  il  eut 
bientôt  la  fortune  incomparable  de  souffrir 
par  Néron,  de  trouver  en  Néron  l'ennemi  de 
Jésus,  l'Antéchrist,  de  paraître  d'un  coup  et 
pour  les  siècles  le  bien  opposé  au  mal  ; 
puis  la  destruction  de  Jérusalem  qui  périt 
en  donnant  à  l'univers  un  Dieu  qu'elle  re- 
niait et  qui,  par  sa  mort,  délivra  l'Église 
d'une  mère  ennemie.  Il  montra  ensuite  la 
seconde  génération  chrétienne  fixant  la  lé- 


14      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iN  AU  GURATION 

gende  et  substituant  à  la  communauté  pri- 
mitive la  hiérarchie  sacerdotale.  Il  conduisit 
son  histoire  jusqu'aux  temps  oii  l'Église  eut 
ses  livres  sacrés,  le  gernie  de  ses  dogmes, 
les  premières  formes  de  sa  liturgie,  et  il  la 
termina  à  la  mort  de  Marc-Aurèle,  qui  fut  la 
mort  du  monde  antique. 

Ce  livre  nous  découvre  dans  l'humilité 
même  du  christianisme  la  cause  de  sou 
triomphe.  Rome  étend  sa  puissance  bienfai- 
sante sur  tout  le  monde  connu.  Plus  grande 
dans  la  paix  que  dans  la  guerre,  elle  admi- 
nistre les  provinces  avec  une  souveraine 
sagesse.  Elle  maintient  la  sûreté  des  mers 
et  des  routes,  la  tranquillité  des  campagnes, 
la  police  des  villes.  Elle  élève  partout  des 
aqueducs,  des  thermes,  des  théâtres.  Elle 
respecte,  sur  toute  l'étendue  de  l'empire,  les 
coutumes  des  peuples  et  leurs  religions. 
Douée  d'un  admirable  esprit  politique,  elle 


DE    LA    STATUE    d'ERNEST    RENAN.  15 

identifie  les  dieux  des  Grecs  et  des  barbares 
avec  ses  propres  dieux.  Elle  vénère  dans 
les  cités  grecques  les  images  et  les  symboles 
de  la  liberté.  Les  peuples  reconnaissants 
élèvent  des  temples  à  Rome  tutélaire.  Mais 
des  millions  d'esclaves  et  de  misérables 
échappent  à  ses  bienfaits.  Elle  ne  les  con- 
naît pas.  Victorieuse  et  pacificatrice,  fière 
de  ses  orateurs  et  de  ses  légions,  elle  dé- 
daigne les  artisans  et  toutes  ces  petites 
gens  qui  s'occupent  de  produire  ou  de  trans- 
porter les  choses  nécessaires  à  la  vie.  Elle 
méprise  le  travail  manuel  et  considère  tout 
trafic  comme  indigne  d'un  citoyen.  Elle  se 
fait  servir  par  des  armées  d'esclaves,  aux- 
quels, dans  sa  cruelle  prudence,  elle  n'en- 
seigne que  la  terreur  des  supplices.  Elle  voit 
sans  crainte  la  misère  orientale  ronger 
comme  une  lèpre  les  berges  du  Tibre.  Là, 
les  Juifs  issus  des  prisonniers  de  Pompée 


16      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iN  AU  GURATION 

et  une  foule  sans  cesse  accrue  de  Syriens, 
de  Chaldéens,  d'Égyptiens  vivent  des  mé- 
tiers les  plus  vils,  déchargent  les  chalands, 
échangent  des  allumettes  contre  des  verres 
cassés,  vendent  des  loques  et  des  rogatons  ; 
leurs  femmes  vont  dire  la  bonne  aventure 
dans  les  maisons  des  riches  ;  leurs  enfants 
mendient  pieds  nus  dans  les  bosquets  d'Égérie. 
Rome  châtie  avec  une  sévérité  impitoyable 
et  distraite  leurs  émeutes  et  leurs  turbu- 
lences. Sa  police  apaise  à  coups  de  bâton 
leurs  querelles  au  sujet  d'un  certain  Chres- 
tus,  puis  cette  Rome,  providence  de  l'uni- 
vers, les  laisse  dédaigneusement  croupir 
dans  la  misère  et  l'infamie.  Elle  n'essaie  pas 
d'adoucir  leurs  maux  ;  elle  ne  fait  rien  pour 
les  gagner  à  elle.  Elle  ne  leur  apprend  rien 
de  romain  ;  elle  n'apprend  d'eux  rien  d'hu- 
main. Elle  ignore  leur  humble  pensée,  leur 
foi,  leurs  espérances.  Ils  sont  la  lie  de  l'hu- 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  17 

manité,  le  rebut  des  peuples,  ces  Juifs  du 
Janicule.  Dans  leur  abjection  et  leur  dénue- 
ment, ils  n'ont  que  leurs  rêves.  Ce  sont  leurs 
rêves  qui  changeront  le  monde.  De  l'infâme  \  . 
Suburre,  des  ergastules,  des  carrières,  des  / 
prisons,  va  sortir  l'Église  que  Constantin 
fera  asseoir  dans  la  pourpre,  qui  arrachera 
de  la  curie  la  statue  de  la  Victoire  et  qui, 
debout  sur  les  ruines  de  Rome,  disputera 
l'empire  aux  césars  germains  et  se  fera  bai- 
ser les  pieds  par  les  rois  et  les  empereurs. 

Toutes  les  puissances  de  la  terre  grandis- 
sent dans  l'opprobre.  Que  les  dominateurs 
du  peuple  regardent  à  leurs  pieds,  qu'ils 
cherchent  parmi  les  peuples  qu'ils  oppri- 
ment et  les  doctrines  qu'ils  méprisent  :  c'est 
de  là  que  sortira  la  force  qui  doit  les  abattre. 

Le  christianisme  triomphe.  Mais  il  triom- 
phe aux  conditions  imposées  par  la  vie  à 

tous  les  partis  politiques  et  religieux.  Tous, 

2. 


18      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iNAU  GUR  ATION 

quels  qu'ils  soient,  ils  se  transforment  si 
complètement  dans  la  lutte,  qu'après  la  vic- 
toire, il  ne  leur  reste  d'eux-mêmes  que  leur 
nom  et  quelques  symboles  de  leur  pensée 
perdue. 

Paul  a  édifié  ses  églises  de  Gorinthe  et 
d'Éphèse.  Ce  fut  en  annonçant  la  fm  du 
monde,  la  conflagration  immédiate  de  l'uni- 
vers, en  enseignant  le  renoncement  à  la  fa- 
mille, à  l'État,  à  la  société,  à  la  terre,  qu'il 
fonda  pour  vingt  siècles  des  dogmes,  des 
mœurs,  une  société,  plus  contraires  peut-être 
à  son  esprit  ardent  de  visionnaire  et  de 
pauvre,  que  les  mystères  et  les  cultes  orien- 
taux dont  il  détournait  avec  horreur  sa 
petite  troupe  de  saintes  femmes  et  de  Juifs 
ignorants. 

Mais  je  me  garderai  de  développer  devant 
cette  statue  des  considérations  sur  le  chris- 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  19 

tianisme.  Il  ne  faut  pas  apporter  des  chouettes 
à  Athènes.  Quand  il  eut  achevé  cette  grande 
œuvre,  composé  ces  sept  volumes  des  Ori- 
gines, Renan  déjà  vieux  et  atteint  des  trou- 
bles qui  lui  annonçaient  sa  fin,  se  donna  une 
autre  tâche  assez  vaste  pour  remplir  une 
existence  entière,  mais  à  laquelle  il  était 
préparé  par  les  études  et  les  réllexions  de 
toute  sa  vie.  Il  entreprit  d'écrire  l'histoire 
du  peuple  d'Israël  et  de  relier  ainsi  les  dé- 
veloppements du  christianisme  à  ceux  du 
judaïsme.  La  destinée  historique  et  religieuse 
d'Israël,  quel  sujet  pour  ce  grand  observa- 
teur des  transformations  des  peuples  et  des 
métamorphoses  des  idées  I 

Israël  conçoit  d'abord  les  Eloïm,  images 
monotones  du  désert,  son  âme,  aride  comme 
le  sable,  ne  parvient  pas  à  se  figurer  chacun 
de  ces  génies  sous  une  forme  distincte.  Son 
impuissance  à  représenter  la  diversité  de  la 


20      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'IN  A  U  GURATION 

nature  par  la  diversité  des  symboles  le 
conduit  à  se  faire  un  dieu  unique  et  assure 
ainsi  son  originalité  religieuse  au  milieu 
des  peuples  d'une  imagination  plus  savante 
et  d'une  pensée  plus  philosophique.  Jahvé, 
le  dieu  d'Israël,  mena  longtemps  la  vie  de  la 
grande  tente.  11  était  nomade  et  patriarcal. 
Il  aimait  les  troupeaux.  Il  avait  l'esprit  pa- 
cifique. Plus  tard,  quand  son  peuple  chercha 
une  terre  pour  s'y  établir,  il  changea  de 
caractère.  Le  patriotisme  le  rendit  sangui- 
naire et  féroce.  Il  se  prit  de  querelle  avec 
les  dieux  des  nations  étrangères,  Molok, 
Khamos,  qui  lui  ressemblaient  à  s'y  mé- 
prendre et  qui  étaient  aussi  méchants  que 
lui.  Il  ne  se  plaisait  que  dans  les  massacres 
et  les  exterminations.  Il  avait  à  chaque  ins- 
tant des  caprices  odieux.  Un  jour,  en  voyage, 
son  coffre  de  dieu  nomade,  son  arche  man- 
que de  tomber.  Un  homme  serviable  y  porte 


la  main.  Jahvé  furieux  le  tue.  Enfin  c'était, 
comme  dit  Renan,  «  une  abominable  créa- 
ture ».  Mais  les  prophètes  d'Israél,  de  ce  dieu 
cruel  et  stupide,  feront  un  dieu  juste.  Dans 
les  deux  derniers  siècles  de  la  royauté  juive, 
et  durant  la  captivité  de  Babylone,  Israël 
crie  par  la  bouche  de  ses  prophètes,  sa  soif 
de  justice.  Il  soupire  :  «  Que  l'équité  jail- 
lisse comme  Teau  des  fontaines  et  la  justice 
comme  un  fleuve  intarissable  !  »  Tandis  que 
Rome  achève  la  conquête  du  monde,  les 
Juifs  élèvent  d'une  ardente  haleine  leur 
plainte  en  faveur  de  l'opprimé,  appellent  le 
Messie  qui  fera  régner  la  paix  sur  la  terre, 
promettent  aux  doux  un  royaume  en  ce 
monde,  annoncent  aux  pauvres  qu'ils  ver- 
ront Dieu.  Jahvé  est  devenu  le  défenseur 
des  faibles,  le  vengeur  de  l'innocence  persé- 
cutée, et  Jésus  va  naître. 
Ces  pages,  où  Renan  montre  les  prophètes 


22      DISCOURS   TRONONCÉ    A    l'iN  A  UGUR  ATI  ON 

construisant  pièce  à  pièce  le  dieu  qui  va 
conquérir  le  monde,  sont  parmi  les  plus 
belles  qu'il  ait  écrites.  Il  termina  le  cin- 
quième et  dernier  volume  de  l'histoire 
d'Israël  le  24  octobre  1891.  Son  œuvre 
s'achevait  avec  sa  vie.  Il  exprima  le  conten- 
tement de  la  tâche  accomplie  dans  des  termes 
que  je  veux  rapporter  parce  qu'on  y  voit  que 
ni  l'âge  ni  la  maladie  n'avaient  altéré  en  lui 
ce  sentiment  exact  du  devoir  qui  était  le 
mobile  de  toute  sa  conduite. 

Si  je  venais  à  mourir  demain,  l'ouvrage,  avec 
l'aide  d'un  bon  correcteur,  pourrait  paraître. 
L'arche  du  pont  qui  me  restait  à  jeter  entre  le 
judaïsme  et  le  christianisme  est  établie.  Dans  la 
Vie  de  Jésus,  j'ai  essayé  de  montrer  la  majes- 
tueuse croissance  de  l'arbre  galiléen  depuis  le  col 
de  ses  racines  jusqu'à  son  sommet  où  chantent 
lés  oiseaux  du  ciel.  Dans  le  volume  que  j'ai  fini 
l'été  dernier,  je  pense  avoir  réussi  à  faire  con- 
naître le  sous-sol  où  poussèrent  les  racines  de 


DE    LA     STATUE    d'eRXEST    RENAN.  23 

Jésus.  Ainsi  mon  principal  devoir  est  accompli. 
A  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres, 
le  travail  sur  les  rabbins  touche  aussi  à  son  terme 
et  le  Corpus  inscriptionum  semiticaruin  est  en 
excellentes  mains.  Tout  cela  me  cause  une  grande 
satisfaction  intérieure  et  voilà  ce  qui  me  fait 
croire  qu'après  avoir  ainsi  payé  toutes  mes  dettes, 
je  pourrais  bien  m'amuser  un  peu. 


Quel  dévouement  dans  cette  grande  âme  ! 
Quel  bon  ordre  dans  celte  admirable  vie  ! 
Son  Histoire  d'Israël  est  terminée,  sa  contri- 
bution à  l'histoire  littéraire  de  la  France  est 
fournie,  le  Corpt^  est  en  bonnes  mains,  Renan 
meurt  en  souriant. 

Le  Corpus  était  Tobjet  de  sa  plus  vive 
sollicitude.  Déjà  vieux,  il  disait  à  sa  fille  : 
€  Je  voudrais  avoir  deux  tables.  Tune  pour 
mes  travaux  historiques,  l'autre  pour  le 
Corpus.  »  J'ignore  si  ce  vœu  fut  comblé. 
Mais  on  sait  à  l'Académie  des  Inscriptions  que 


24      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iN  AU  GURATION 

Renan  suivait  assidûment  les  séances  consa- 
crées à  ce  grand  recueil  épigraphique  dont  il 
était  l'âme.  Notre  ami  Armand  Dayot  rap- 
porte que  l'auteur  des  Origines  du  Chnstia- 
nisme  et  de  tant  de  beaux  livres  disait  par- 
fois :  «  De  tout  ce  que  j'ai  fait,  c'est  le 
Corpus  que  j'aime  le  mieux.  » 

«  Je  pourrais  bien  m'amuser  un  peu  », 
écrivait-il  dans  la  joie  de  sa  tâche  accomplie. 
Les  amusements  du  beau  soir  de  sa  vie,  ce 
furent  ces  livres  profonds  et  charmants,  ces 
dialogues,  ces  discours  familiers,  ces  drames 
philosophiques,  dans  lesquels  il  exprimait 
avec  grâce  de  fortes  pensées,  confiait  à  ses 
amis  inconnus  les  craintes,  les  espérances, 
les  doutes  qui  l'agitaient,  exposait  sa  philo- 
sophie et  confessait  sa  foi.  En  1891,  comme 
en  1848,  il  croyait  fermement  que  l'avenir 
appartenait  à  la  science  et  à  la  raison. 

Sa  philosophie  morale  était  celle  du  parfait 


DE    LA    STATUE    D'eRNEST    RENAN.  25 

savant.    Il    considérait  que   le  plus    noble  < 
emploi  qu'on  pût  faire  d'une  vie  humaine  / 
était   de  pénétrer  les  secrets  de  l'univers. 
Comme  le  mystique  aspire  à  s'abîmer  en 
Dieu,  il  aspirait  à  s'abîmer  dans  la  science. 
L'humanité  lui  était  précieuse  parce  qu'elle 
produit  la  science.  Il  tenait  absolument  à  la 
moralité  parce  que  des  races  honnêtes  peu- 
vent seules  être  des  races  scientifiques.  Sa 
politique  procédait  de  sa  morale.  Pour  lui, 
le  gouvernement  le  plus  favorable  aux  inté- 
rêts de  la  science  était  le  meilleur.  Mais  là 
commençait  la  difficulté,  et  comme  il  était 
très    honnête,    la    politique    l'embarrassait 
beaucoup.  C'est  une  science  incertaine  qui 
n'a  pas  fait  de  progrès  depuis  Aristote.  Renan 
a  exposé  ses  doutes  et  ses  contradictions  à  ce  j 
sujet  dans  deux    drames    philosophiques  :  j 
Caliban  et  l'Eau  de  Jouvence. 
Le  gouvernement  qui  lui  plaît  le  mieux  y 


DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iN  AU  GUR  ATION 

n'est  pas,  à  vrai  dire,  une  démocratie.  C'est 
un  gouvernement  aristocratique  d'un  carac- 
tère très  particulier,  puisque  le  prince  y 
I  prend  un  savant  pour  premier  ministre  et 
I  qu'il  est  lui-même  un  savant.  Ce  prince  se 
nomme  Prospéro,  et  Renan,  après  Shakes- 
peare, le  tient  pour  habile  et  vertueux.  Au 
contraire,  Renan,  comme  Shakespeare,  se 
défie  de  Caliban.  Caliban,  fils  de  Sycorax, 
a  les  oreilles  pointues  et  un  crâne  de  go- 
rille. Il  est  informe  et  velu.  C'est  le  peuple 
ignorant.  Renan  voulait  que  Caliban  atten- 
dît, pour  s'emparer  du  gouvernement,  que 
ses  oreilles  s'accourcissent  et  que  son  cer- 
veau s'enrichît  de  circonvolutions  nouvelles. 
Mais  Caliban  n'attendit  pas.  Il  renversa 
Prospéro  dont  il  prit  la  place.  Renan  s'en 
consola  et  il  ne  souhaita  pas  que  Prospéro 
fût  restauré. 

«  J'aime  Prospéro,  dit-il,  mais  je  n'aime 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  27 

guère  les  gens  qui  le  rétabliraient  sur  son 
trône,  Caliban,  au  fond,  nous  rend  plus  de 
services  que  ne  le  ferait  Prospéro  restauré 
par  les  jésuites  et  les  zouaves  pontificaux. 
Loin  d'être  une  renaissance,  le  gouverne- 
ment de  Prospéro,  dans  les  circonstances 
actuelles,  serait  un  écrasement.  » 

Et  il  conclut:  «  Gardons  Caliban.  »  v 
Plutôt  que  de  sacrifier  la  science  à  la  dé- 
mocratie, Renan  eût  sacrifié  la  démocratie  à 
la  science.  Mais  dès  qu'il  s'aperçut  que  la 
science  avait  moins  à  perdre  avec  Caliban 
qu'avec  Prospéro,  il  préféra  Caliban. 

Ces_ilrames,  dans  lesquels  il  montre  en 
souriant  les  difficultés  de  la  politique,  sont 
des  chefs-d'œuvre  de  grâce,  d'ironie  et  de 
finesse. 

On  ne  trouvera  jamais  d'expressions  assez 
simples  pour  louer  l'art  de  Renan,  qui  est 


28      DISCOURS    PRONONCÉ    A    L*IN  AU  GU  R  ATI  ON 

la  simplicité  parfaite.  Il  se  défiait  de  Télo- 
quence  et  avait  la  rhétorique  en  aversion. 
Son  discours  fluide  est  moins  dans  la  ma- 
nière des  Latins  que  dans  celle  des  Grecs, 
qui  est  de  beaucoup  la  plus  fine  et  ne  se 
I  laisse  guère  imiter.  Comme  les  Grecs,  il  évita 
toujours  l'emphase  et  la  déclamation.  Il  a 
mis  de  l'art  dans  tous  ses  livres,  puisque 
dans  tous  il  a  mis  de  l'ordre,  et  qu'il  a  tou- 
jours approprié  la  manière  d'écrire  au  sujet 
et  toujours  subordonné  le  détail  à  l'en- 
i  semble.  Mais  où  son  art  se  montre  avec  le 
■plus  de  charme,  facile  à  tous  et  précieux 
aux  connaisseurs,  c'est  dans  ces  Souvenirs 
d'enfance  qui  brillent  en  son  œuvre  comme 
la  fleur  d'or  sur  les  rochers  de  sa  Bretagne. 
De  tous  ses  livres,  c'est  le  plus  aimable  parce 
que  c'est  celui  où  il  a  mis  le  plus  de  lui- 
même.  On  l'y  voit  tel  qu'il  était,  très  grand 
et  très  bon.  Il  aimait  les  siens  et  il  était 


I 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  29 

aimé  d'eux.  Je  célébrerais  mal  sa  mémoire 

si  je  n'appelais  pas  autour  de  ce  monument 

les  âmes  qui  lui  furent  les  plus  proches  et 

les  plus  douces  :  Henriette,  «  si  haute  et  si 

pure  »  (j'emprunte  au  frère  les  louanges  de 

la  sœur),  Henriette  qui,  lorsqu'il  avait  vingt 

ans,  r  lui  tendit  la  main  pour  franchir  un 

pas  difficile  »   et    qui,  dans   les   nuits    de 

Ghasir,  renouvelait  avec  lui,  d'une  pensée 

plus  forte,  les  entretiens  d'Augustin  et  de 

Monique,  au  rivage  d'Ostie  ;  Cornélie  Schefîer, 

la  compagne  de   sa  vie,  belle,  simple,  de 

l'esprit    le    plus    vif,    nourrie    de    vertus 

aimables  et  fortes  ;  Ary,  son  fils,  qui  vécut 

peu  de  temps,  penché  sur  la  mort  dans  une 

langueur  qui  se  répandit  en  délices  et  en 

grâce  sur  sa  peinture  et  sa  poésie.  Auprès 

de  ces  ombres  chères,  j'appellerai  celle  qui 

reçut  de  lui  le  nom  de  Noénii  comme  un 

souvenir   touchant  et  comme  un    heureux 

3. 


30      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iN  AU  GURATION 

présage,  la  femme  accomplie  qui  charme  et 
pénètre  de  respect  tous  ceux  qu'elle  reçoit  à 
cette  table  de  famille,  couronnée  d'enfants, 
où  l'image  de  Renan  flotte  encore,  comme 
celle  du  Maître  à  la  table  des  pèlerins  d'Em- 
maûs.  ' 

J'appellerai  les  professeurs  et  les  élèves 
de  ce  Collège  de  France,  qui  fut  la  demeure 
de  son  intelligence  et  la  maison  de  sa  pensée. 
J'appellerai  ses  amis,  ses  disciples,  et  tous 
ceux  qui  l'ont  connu.  Ils  témoigneront  tous 
de  sa  bonté,  de  sa  tendresse,  de  sa  douceur 
et  de  son  courage. 

Renan  se  fit  toujours  du  devoir  une  idée 
précise  et  rigoureuse.  Pour  satisfaire  à  ses 
obligations  de  linguiste,  d'épigraphiste , 
d'exégète,  d'archéologue,  je  ne  dirai  pas 
qu'il  se  priva  de  tout  plaisir.  Si  nous  en 
croyons  d'excellents  philosophes,  c'eût  été 
commettre  le  plus  gros  des  péchés.  Mais  il 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  31 

mit  tout  son  plaisir  dans  Taccom plissement 
de  ses  devoirs,  et  prit  aux  moindres  un  in- 
térêt fidèle.  Il  se  garda  même  des  amuse- 
ments de  l'intelligence  et  des  joies  de  Tart 
qui  ne  s'accordaient  pas  avec  la  régularité 
professionnelle. 

Que  cette  entente  des  obligations,  cette 
ponctualité  se  soit  trouvée  dans  un  si  vaste 
esprit,  il  ne  faut  pas  s'en  étonner.  De  sa 
nature,  le  génie  est  plus  ponctuel,  plus  exact, 
que  la  médiocrité.  Et  ce  n'est  pas  certes  une 
connaissance  étendue  de  la  nature  qui  peut 
aflaiblir  en  nous  le  sentiment  du  relatif  et 
du  nécessaire. 

Renan  était  vertueux  de  la  façon  la  plus 
rare  ;  il  l'était  avec  grâce.  Il  avait  des  vertus 
fortes  et  des  vertus  charmantes.  Il  était 
bienveillant  et  serviable.  Il  mettait  tout  son 
soin  à  ne  désobliger  personne.  Il  s'efforçait 
de  se  faire  pardonner  sa  supériorité  à  force 


32      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iN  AU  GURATI  ON 

de  simplicité,  de  déférence  pour  autrui,  et 
en  se  donnant,  autant  que  possible,  les 
dehors  d'un  homme  ordinaire.  Dans  des 
souffrances  longues  et  parfois  cruelles ,  il 
gardait  sa  douceur  ;  et  sa  joie  restait  abon- 
dante :  il  la  composait  de  la  joie  des  autres. 
Il  conservait  du  bien  qu'on  lui  voulait  une 
mémoire  toujours  fraîche,  et  le  mal  qu'on 
lui  faisait,  il  l'ignorait  toujours.  On  pourrait 
lui  appliquer  ce  vers  de  Sophocle  :  «  Je 
naquis  pour  partager  l'amour  et  non  la 
haine.  » 

Voilà  l'homme  sur  lequel  l'Église  a,  pen- 
dant un  demi-siècle,  versé  l'injure  et  l'ou- 
trage. Il  les  souffrit  avec  une  tranquillité 
souriante.  Il  disait,  dans  une  de  ses  préfaces 
de  la  Vie  de  Jésus  : 

J'écris  pour  proposer  mes  idées  à  ceux  qui 
cherchent  la  vérité.  Quant  aux  personnes  qui 
ont  besoin,  dans  l'intérêt  de  leurs  croyances,  que 


DE    LA    STATUE    d'eRNEST    RENAN.  33 

je  sois  un  ignorant,  un  esprit  faux  ou  un  homme 
de  mauvaise  foi,  je  n'ai  pas  la  prétention  de 
modifier  leur  avis.  Si  cette  opinion  est  nécessaire 
au  repos  de  quelques  personnes  pieuses,  je  me 
ferais  un  véritable  scrupule  de  les  désabuser. 

Il  s'attendait  à  ce  que  sa  mort  fût  contée 
dans  des  légendes  pieuses  avec  une  grande 
abondance  de  détails  horribles,  comme 
rÉglise  a  fait  pour  les  derniers  moments 
d'Arius  et  de  Voltaire.  «  Mon  Dieu  !  que  je 
serai  noir  >,  s'écriait-il  avec  un  effroi  plein 
de  bonhomie. 

Il  ne  se  trompait  pas.  Vous  avez  vu  ce 
matin  encore  les  éternels  ennemis  de  la 
science  et  de  la  raison  obstinés  à  le  noir- 
cir. Ce  serait  trahir  sa  mémoire  que  d'op- 
poser pour  la  défendre  l'injure  à  Tinjure. 
Nous. n'attaquerons  pas  l'Église.  Bien  mieux, 
nous  ne  voulons  pas  la  juger  aussi  sévère- 
ment qu'elle  se  juge  elle-même  quand  elle 


34      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l' IN  AU  GUR  ATION 

se  proclame  immuable.  Nous  voulons  croire 
qu'elle  s'adoucit  avec  l'âge.  Ne  l'écoutons 
pas,  elle  est  plus  accommodante  qu'elle  ne 
dit,  elle  est  plus  humaine  qu'elle  ne  vou- 
drait le  faire  croire.  De  ses  vieilles  habi- 
tudes, il  lui  reste,  il  est  vrai,  la  manie  im- 
portune de  fulminer  sans  cesse  ;  mais  songez 
que  c'est  un  progrès  moral  et  qu'elle  faisait 
bien  pis  autrefois.  On  peut,  sans  trop  d'in- 
convénient, lui  laisser  la  liberté  de  ses  ana- 
thèmes  et  de  ses  excommunications.  Que 
ses  foudres  éclatent,  mais  qu'elles  soient 
spirituelles  I  Et  que  l'État  n'en  fasse  plus 
les  frais  I 

Messieurs,  le  sculpteur  dont  l'œuvre  vient 
d'être  dévoilée  devant  vous  n'a  pas  sans  rai- 
son représenté  Pal  las  Athènè  au  côté  de 
Renan.  Homère  nous  l'apprend  :  Athènè  a  cou- 
tume de  descendre  du  vas  ^  ciel  pour  s'entre- 
tenir avec  les  hommes  qui  lui  sont  chers.  Elle 


DE    LA    STATUE    D'eKNEST    RENAN.  35 

visita  plusieurs  fois  cet  Ulysse,  qui  avait 
beaucoup  enduré  et  qu'elle  aimait  parce  qu'il 
était  subtil.  Mais  le  héros  ne  savait  pas  tout 
de  suite  que  ce  fût  elle  et  manquait  de  con- 
fiance. Un  jour,  sur  le  rivage  d'Ithaque,  elle 
le  lui  reprocha  doucement  : 

—  N'as -tu  donc  point  reconnu  Pallas 
Athènè  qui  t'assiste  dans  tes  travaux  et  te 
protège? 

Et  le  héros  fit  cette  réponse,  à  laquelle 
nous  trouvons  plus  de  sens  que  le  fils  de 
Laerte  n'en  a  mis  : 

—  Il  est  difficile  à  un  homme  de  te  recon- 
naître, même  au  plus  sage. 

Gomme  autrefois  sur  le  rivage  de  la 
mer  bleue  qui  vit  naître  la  science  et  la 
beauté,  maintenant  au  bord  du  sombre 
océan  dont  la  voix  berça  les  rêves  d'une 
race  patiente,  Pallas  Athènè  converse  avec 
un  ami  terrestre  •' 


36      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l' IN  AU  GURATION 

Elle  dit  : 

—  «  Je  suis  la  Sagesse.  Il  est  difficile  aux 
hommes  les  meilleurs  de  me  reconnaître  dès 
l'abord,  à  cause  de  mes  voiles  et  des  nuées 
qui  m'enveloppent,  et  parce  que,  semblable 
au  ciel,  je  suis  orageuse  et  sereine.  Mais  toi, 
mon  doux  Celte,  tu  m'as  toujours  cherchée, 
et  chaque  fois  que  tu  m'as  rencontrée,  tu  as 
mis  tout  ton  esprit  et  tout  ton  cœur  à  me 
reconnaître.  Tout  ce  que  tu  as  écrit  de  moi, 
poète,  est  véritable.  Le  génie  grec  me  fit 
descendre  sur  la  terre,  et  je  la  quittai  quand 
il  expira.  Les  Barbares,  qui  envahirent  le 
monde  ordonné  par  mes  lois,  ignoraient  la 
mesure  et  l'harmonie.  La  beauté  leur  faisait 
peur  et  leur  semblait  un  mal.  En  voyant  que 
j'étais  belle,  ils  ne  crurent  pas  que  j'étais  la 
Sagesse.  Ils  me  chassèrent.  Lorsque,  dissi- 
pant une  nuit  de  dix  siècles,  se  leva  l'aurore 
de  la  Renaissance,  je  suis  redescer^  ue  sur  la 


4 


DE    LA    STATUE    D*ERNEST    RENAN.  37 

terre.  J'ai  visité  les  humanistes  et  les  philo- 
sophes dans  leur  cellule,  où  ils  gardaient  pré- 
cieusement quelques  livres  au  fond  d'un 
coffre,  les  peintres  et  les  sculpteurs  dans  leurs 
ateliers  qui  n'étaient  que  de  pauvres  bou- 
tiques d'artisans.  Quelques-uns  se  firent 
brûler  vifs  plutôt  que  de  me  désavouer. 
D'autres,  à  l'exemple  d'Érasme,  échappaient 
par  l'ironie  à  leurs  stupides  adversaires.  L'un 
d'eux,  qui  était  moine,  riait  parfois  d'un  rire 
si  gros  en  contant  des  histoires  de  géants, 
que  mes  oreilles  s'en  seraient  offensées,  si  je 
n'avais  pas  su  que  parfois  la  folie  est  sagesse. 
Peu  à  peu,  mes  fidèles  grandirent  en  force  et 
en  nombre.  Les  Français,  les  premiers,  m'éle- 
vèrent  des  autels.  Et  tout  un  siècle  de  leur 
histoire  m'est  dédié. 

»  Depuis  lors,  depuis  que  la  pensée,  dans 
ses  hautes  régions,  est  libre,  je  reçois  sans 
cesse  rhc   image  des  savants,  des  artistes  et 

4 


38      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l' IN  AU  GUR  ATION 

des  philosophes.  Mais  c'est  par  toi,  peut-être, 
que  me  fut  voué  le  culte  le  plus  austère  et 
le  plus  tendre;  c'est  de  toi  que  j'ai  reçu  les 
plus  pures  et  les  plus  ferventes  prières.  Sur 
ma  sainte  Acropole,  devant  mon  Parthénon 
dévasté,  tu  m'as  saluée  dans  le  plus  beau  lan- 
gage qu'on  ait  parlé  en  ce  monde,  depuis  les 
jours  où  mes  abeilles  déposaient  leur  miel 
sur  les  lèvres  de  Sophocle  et  de  Platon. 

»  Les  immortels  doivent  plus  qu'on  ne 
;  croit  à  leurs  adorateurs.  Ils  leur  doivent 
I  la  vie.  C'est  un  mystère  auquel  tu  fus  initié. 
Les  dieux  reçoivent  leur  aliment  des  hom- 
mes. Ils  se  nourrissent  de  la  vapeur  qui 
monte  du  sang  des  victimes.  Tu  sais  qu'il 
faut  entendre  par  là  que  leur  substance  se 
compose  de  toutes  les  pensées  et  de  tous  les 
sentiments  des  hommes.  Les  offrandes  des 
hommes  bons  nourrissent  les  dieux  bons. 
Les  noirs  sacrifices  de  l'ignorance  et  de  la 


DE    LA     STATUE    d'ERNEST    RENAN.  39 

haine  engraissent  les  dieux  féroces.  Tu  Tas 
dit  :  les  dieux  ne  sont  pas  plus  immortels 
que  les  hommes.  Il  y  en  a  qui  vivent  deux 
mille  ans,  courte  durée  si  on  la  compare  à 
celle  de  la  terre,  ou  seulement  à  celle  de 
l'humanité,  moment  imperceptible  de  la  vie 
des  mondes.  En  deux  mille  ans,  les  soleils 
ardemment  lancés  dans  l'espace  n'ont  pas 
seulement  eu  l'air  de  bouger. 

»  Moi,  Pallas  Alhènè,  la  déesse  aux  yeux 
clairs,  je  te  dois  de  vivre  encore.  Mais  c'était 
peu  de  prolonger  ma  vie  :  je  plains  les 
dieux  qui  traînent  dans  les  fades  vapeurs 
d'un  reste  d'encens  leur  pâle  et  morne  dé- 
clin. Tu  m'as  rendue  plus  belle  que  je  n'étais  il 
et  plus  grande.  Tu  m'as  nourrie  de  ta  force 
et  de  ta  doctrine,  et  par  toi,  par  ceux  qui 
te  ressemblent,  mon  esprit  s'est  élargi  jus- 
qu'à pouvoir  contenir  l'univers  de  Kepler  et 
de  Newton. 


40      DISCOURS    PRONONCÉ    A    l'iNAUGUR ATION 

»  Je  suis  née  intelligente  chez  les  Grecs 
heureux.  Déjà,  dans  ma  jeunesse,  j'avais 
pénétré  bien  des  lois  de  la  vie,  que  le  Dieu 
nouveau,  qui  m'a  chassée,  ne  soupçonna 
jamais.  Mais  le  monde  alors  était  petit.  Le 
soleil  n'était  pas  plus  grand  que  le  Pélopo- 
nèse  et  le  ciel  ne  dépassait  pas  la  pointe  de 
ma  lance.  Je  ne  savais  pas  plus  de  géométrie 
qu'Euclide,  ni  plus  de  médecine  qu'Hippo- 
crate,  ni  plus  d'astronomie  qu'Aristarque 
de  Samos.  0  savants  modernes,  vous  m'avez 
fait  voir  au  delà  du  neigeux  Olympe  l'infini 
des  univers,  et  dans  chacune  des  poussières 
que  foule  ma  sandale,  l'infini  des  atomes, 
astres  eux-mêmes  soumis  aux  lois  qui  régis- 
sent les  astres. 

»  Mes  regards  n'embrassaient  que  l'At- 
tique  et  ses  montagnes  violettes  où  croît 
l'olivier.  Je  ne  connaissais  de  barbares  que 
les  Perses  et  les  Scythes.  Les  navires  phé- 


DE    LA    STATUE    d'ERNEST    RENAN.  41 

niciens  mouillés  au  Pirée  renfermaient  pour 
moi  tout  le  commerce  du  monde.  J'étais 
législatrice.  Du  haut  de  ma  roche  sacrée, 
je  gouvernais  quelques  milliers  d'hommes 
libres,  habiles  à  la  parole.  Sur  les  tables 
des  lois,  on  sculptait  mon  image  dans  une 
attitude  simple  et  pensive,  d'une  telle  beauté, 
que  les  hommes  d'aujourd'hui  ne  peuvent 
la  voir  sans  en  être  émus.  0  Renan,  j'ai 
mérité  les  noms  que  tu  m'as  donnés  de 
Salutaire,  Pacifique,  Protectrice  du  travail, 
Archégète,  Démocratie  et  Victoire.  Mais 
qu'est-ce  que  la  cité  antique  auprès  des  grands 
peuples  modernes?  0  sages,  vous  m'avez 
découvert  un  horizon  plus  vaste  que  l'em- 
pire romain.  Vous  m'avez  montré,  sur  un 
sol  trépidant  du  souffle  de  la  vapeur  et  des 
chocs  de  l'électricité,  les  nations  immenses, 
naguère  ennemies,  rivales  encore,  prises 
toutes  à  la  fois,  irritées  et  en  armes,  dans 


42      DISCOURS     PRONONCÉ    A    l'iN AUGURATION 

le  réseau  d'acier  dont  la  science  et  l'indus- 
trie ont  enveloppé  le  globe,  cités,  peuples, 
races,  un  millard  six  cents  millions  d'hommes, 
travaillent  les  uns  pour  les  autres  et  les  uns 
contre  les  autres,  s'ignorant  ou  se  haïssant, 
dans  les  liens  qui  déjà  les  unissent. 

»  Comment  se  réglera  ce  conflit  de  toutes 
les  énergies  et  de  toutes  les  passions?  Qui 
vaincra?  La  haine  ou  Tamour,  l'ignorance 
ou  la  science,  la  guerre  ou  la  paix,  la  bar- 
barie ou  la  civilisation,  la  force  de  ceux  que 
tu  as  appelés  «  les  rois  issus  d'un  sang 
lourd  »,  ou  la  puissance  de  la  démocratie? 
Ne  le  demande  pas.  L'avenir  est  caché  même 
à  ceux  qui  le  font.  Ne  demande  pas  quelle 
sera  la  cité  future.  Mais  sache  que  c'est  moi 
qui  la  construirai.  Car  seule,  je  suis  archi- 
tecte et  géomètre,  et  ce  n'est  pas  en  vain 
que  les  savants  et  les  philosophes  m'ont 
rappelée  sur  la  terre. 


DE  LA  STATUE  d'eRNEST  RENAN.     43 

»  Pendant  que  les  Titans  ennemis  des 
Dieux  justes  entassent  les  rochers  et  que  les 
géants  impies  forgent  leurs  armes,  je  fonde 
la  Ville  sainte.  A  voir  mes  ouvriers  creuser 
la  terre  et  transporter  les  matériaux,  parfois 
les  sages  eux-mêmes  ont  peine  à  discerner 
mes  plans  ingénieux.  Dans  les  chantiers  où 
Ton  taillait,  au  lendemain  de  Salamine,  les 
marbres  de  mes  Propylées,  il  était  difficile 
de  découvrir,  parmi  les  blocs  épars,  la  pensée 
harmonieuse  de  Mnésiclès.  C'était  là  pour- 
tant qu'elle  prenait  sa  forme  et  naissait  à  la 
lumière.  L'avenir  ne  s'y  trompera  pas  :  on 
reconnaîtra  mes  œuvres  à  leur  stabilité.  Les 
édiûces  de  l'ignorance  et  de  l'erreur  s'écroulent 
misérablement.  Tu  l'as  dit  :  Rien  ne  résiste, 
rien  ne  dure,  que  ce  qui  a  été  mesuré  et 
calculé  par  moi,  car  je  suis  la  prévoyance, 
l'ordre  et  la  mesure,  car  je  suis  la  pensée  de 
tous  les  hommes  qui  pensent,  la  science  de 


44   INAUGURATION  DE  LA  STATUE  DE  RENAN. 

tous  les  hommes  qui  savent,  ta  science  et  ta 
pensée,  ô  Renan  î 

»  Reçois  de  mes  mains  le  rameau  d'or 
que  tes  soins  ont  fait  croître  ;  vis  dans  la 
gloire,  vis  dans  les  plus  nobles  cœurs  et 
dans  les  plus  fortes  âmes  des  hommes,  vis 
en  moi,  ô  le  meilleur  de  mes  amis.  Tu  as 
obtenu  l'immortalité  à  laquelle  tu  aspirais. 
Tout  ce  que  tu  as  conçu  de  beau  et  de  bien 
demeure  et  rien  n'en  sera  perdu.  Lentement, 
mais  toujours  l'humanité  réalise  les  rêves 
des  sages.  » 


FIN 


IMPRIMERIE  CHAIX,  RUE  BERGÈRE,  20,  PARIS.  •—  ^  91  JlO-1 0-03.  —  (Encre  Lorflleui). 


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;/f  W^T^        \  ^     J^f 


-  <,      France,  Anatole 
2336      Discours  prononcé 'à 
R39F7   l'inauguration  de  la  statue 
d'Ernest  Renan 


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