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Full text of "Du contrat social : édition comprenant avec le texte définitif les versions primitives de l'ouvrage collationnées sur les manuscrits autographes de Genève et de Neuchâtel"

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FL  6ô3/.9(> 


Dar^ar&  Collège  XiDraq? 


FROM  THE 

J.  HUNTINGTON  WOLCOTT 

FUND 

GIVEN  BY  ROGER  WOLCOTT  [CLASS 
OF  1870]  IN  1£EM0RY  OF  HIS  FATHE& 
FOR  TflE  «PURCHASE  OF  BOOKS  OF 
PERMANENTVALXTEyTHE  PREFERENCE 
TO  BE  GIVEN  TO  WORKS  OF  HISTORY, 
POUTICALECONOMY  AND  SOCIOLOGY" 


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DU 

CONTRAT  SOCIAL 


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ROUSSEAU 


DU 

CONTRAT  SOCIAL 

ÉDITION 

COMPRENANT   AVEC   LE   TEXTE   DÉFINITIF 

Les  Versions  primitives  de  r Ouvrage 

collatiohnées 

sur  les  Manuscrits  autographes  de  Genève  et  de  Neuchâtel 

'  UNE   INTRODUCTION   ET   DES   NOTES 

PAR 

EDMOND    DREYFUS-BRISAC 

Rédacteur  en  Chef 
de  la  Revue  Internationale  de  l'Enseignement 


PARIS 

ANCIENNE    LIBRAIRIE    GERMER    BAILLIÈRK    ET   c'* 

FÉLIX  ALCAN,  ÉDITEUR 

Io8,     BOULEVARD     S  A  INT  -  GER  M  AI  N  ,      I08 
1896 

Tous  Droits  réservés. 


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1 


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INTRODUCTION 


En  examinant  la  constitution  des  États  qui 
composaient  l'Europe,  j'ai  vu  que  les  uns  étaient 
trop  grands  pour  pouvoir  être  bien  gouvernés,  les 
autres  trop  petits  pour  pouvoir  se  maintenir  dans 
l'indépendance.  Les  abus  infinis  qui  régnent  dans 
tous  m'ont  paru  difficiles  à  prévenir  mais  impos- 
sibles à  corriger,  parce  que  la  plupart  de  ces  abus 
sont  fondés  sur  l'intérêt  même  des  seuls  qui  les 
pourraient  abolir.  J'ai  trouvé  que  les  liaisons  qui 
subsistent  entre  toutes  les  puissances  ne  laisse- 
raient jamais  à  aucune  d'elles  le  temps  et  la  sûreté 
nécessaires  pour  refondre  sa  constitution.  Enfin 
les  préjugés  sont  tellement  contraires  à  toute  es- 
pèce de  changement,  qu'à  moins  d'avoir  la  force 
en  main,  il  faut  être  aussi  simple  que  l'abbé  de 
Saint-Pierre  pour  proposer  la  moindre  innovation 
dans  quelque  gouvernement  que  ce  soit. 

Rousseau.  Manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Neu- 
chàtel  (n*  7840  du  catalogue). 


Rousseau  est  célèbre,  mais  il  n'est  pas  connu.  Nos  pères  le 
connaissaient  mieux.  Comme  lui,  ils  étaient  déistes  et  n'en  rou- 
gissaient pas.  Comme  lui,  ils  n'aimaient  pas  les  prêtres,  et  le 
disaient  bien  haut.  Comme  lui,  ils  détestaient  l'ancien  régime  et 
ne  croyaient  pas  en  cela  faire  preuve  d'intolérance  ni  mécon- 
naître l'histoire.  Le  recueil  complet  des  œuvres  de  Rousseau  for- 
mait, avec  celui  de  Voltaire,  le  noyau  de  la  bibliothèque  de  tout 
homme  instruit;  c'étaient  les  classiques  de  la  Révolution;  ces 
deux  philosophes  ennemis,  la  reconnaissance  nationale  les  ré- 
conciliait dans  un  môme  sentiment  de  piété  et  d'admiration. 
J'ai  connu  quelques-uns  de  ces  vieillards,  qui  gardaient  dans  le 
cœur  la  foi  du  Vicaire  savoyard;  c'étaient  de  braves  gens,  et  je 
dois  à  la  vérité  de  dire  qu'ils  valaient  mieux  que  nous. 

De  tous  les  écrits  de  Rousseau,  le  Contrat  social  est  peut- 


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II  INTRODUCTION. 

être  celui  dont  on  parle  le  plus  et  qu'on  lit  le  moins.  L'ouvrage 
est  court  cependant  et  la  langue  en  est  admirable  ;  en  outre  il 
traite  de  questions  d'une  vivante  actualité,  par  exemple  de  la 
souveraineté  nationale  et  des  rapports  de  l'Église  et  de  l'État. 
Le  Contrat  social  n'a  donc  pas  vieilli  ;  c'est  notre  génération  qui 
n'est  plus  jeune  et  qui  ne  se  passionne  plus  pour  les  grands 
sujets.  Malgré  l'indifférence  de  l'heure  présente,  ce  livre  n'est  pas 
moins  écrit  pour  tous  les  temps. 

Les  idées  politiques  de  Rousseau  ne  sont  pas  toutes  dans  le 
Contrat;  celles  qui  constituent  l'ordre  social  y  sont  seules  éta- 
blies; l'application  de  ces  principes  aux  mœurs  et  aux  lois  parti- 
culières est  en  dehors  de  son  plan.  Ces  questions,  Rousseau  les 
a  étudiées  à  plusieurs  reprises  dans  V  Économie  politique  d'abord, 
dans  la  Polysynodie  ensuite,  et  plus  tard  dans  les  projets  de  gou- 
vernement pour  la  Corse  (i)et  pour  la  Pologne.  C'est  là  qu'il  faut 
les  chercher;  elles  ne  forment  pas  un  corps  complet  de  doc- 
trines; mais  on  y  trouve  des  vues  fort  remarquables,  notam- 
ment sur  la  propriété,  sur  l'impôt,  sur  l'éducation  publique, 
sur  le  service  militaire,  sur  l'hérédité. 

Nous  nous  bornons  ici  au  Contrat  social;  en  l'annotant, 
notre  préoccupation  constante  a  été  de  nous  effacer  derrière 
l'auteur  et  de  le  laisser  lui-môme  expliquer  son  œuvre;  une 
courte  introduction  nous  paraît  cependant  nécessaire  pour  fixer 
certaines  idées  dont  il  ne  pouvait  lui-même  donner  la  clef. 

Tous  ceux  qui  ont  étudié  la  politique  de  Rousseau,  et  les 
Genevois  en  particulier,  se  sont  beaucoup  tourmentés  pour 
savoir  en  quoi  pouvait  précisément  consister  cet  ouvrage  sur  les 
Institutions  que  mentionnent  à  plusieurs  reprises  les  Con/es^ 
sionSy  et  dont  le  Contrat  social  ne  serait  qu'un  fragment.  La 
question  nous  est,  en  un  sens,  étrangère,  car  le  Contrat  social 
n'en  forme  pas  moins  un  tout  complet  et  bien  ordonné.  Mais, 
même  à  notre  point  de  vue,  il  n'était  pas  sans  intérêt  de  re- 
chercher les  différentes  phases  qu'a  pu  traverser  la  pensée  de 
Rousseau  avant  d'aboutir  à  la  forme  définitive  qu'il  a  donnée  à 
une  partie  fondamentale  de  ses  conceptions  dans  le  Contrat  so- 

(i)  De  précieux  fragments  de  ce  projet  ont  été  publiés  pour  la  première 
fois  par  M.  Streckeisen-Moultou,  dans  les  Œuvres  et  Correspondance  iné- 
dites de  J.'J,  Rousseau  (Paris,  Michel  Lévy  frères,  1861). 


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INTRODUCTION.  m 

cial.  Pour  cette  enquête  les  renseignements  positifs  nous  font 
défaut  et  nous  sommes  réduits  à  des  conjectures.  En  dehors  des 
assertions  de  Rousseau,  nous  n'avons  d'autres  indices  que  ceux 
qui  nous  sont  fournis  par  quelques  manuscrits  conservés  dans  les 
bibliothèques  de  Genève  et  de  Neuchâtel  (i)  et  provenant  de  legs 
faits  à  Genève  par  la  famille  Moultou  et  à  Neuchâtel  par  du 
Peyrou.  Nous  savons,  en  effet,  que  Rousseau  avait  confié  à  ses 
amis  Moultou  et  du  Peyrou  ses  papiers  les  plus  importants.  On 
a  mis  plus  d'une  fois  en  doute  la  bonne  foi  de  Jean-Jacques  dans 
ses  Confessions  ;  quant  à  moi,  je  croîs  ses  déclarations  toujours 
sincères  et  je  me  suis  fait  une  règle  de  les  tenir  pour  exactes, 
sunout  aux  époques  oii  sa  mémoire,  peut-être  affaiblie,  pouvait 
s'aider  des  documents  assez  nombreux  qu'il  prenait  plaisir  à  ras- 
sembler et  même  à  classer  avec  une  minutie  de  collectionneur. 
On  peut  résumer  à  peu  près  ainsi  les  indications  que  nous  donne 
Rousseau,  soit  dans  les  Confessions,  soit  dans  sa  Correspond 
dance.  Pendant  son  séjour  à  Venise,  c'est-à-dire  en  1743,  atta- 
ché à  l'ambassade  de  France,  comme  secrétaire  de  M.  de  Mon- 
taigu,  il  eut  occasion  d'étudier  la  constitution  aristocratique  de 
cette  république  et  d'en  noter  les  vices  et  les  abus.  C'est  la  pé- 
riode de  gestation  de  ses  idées.  Elles  s'agitaient  dans  son  esprit 
sans  prendre  encore  une  forme  précise  et  arrêtée.  C'étaient  des 
remarques  plutôt  que  des  idées,  des  observations  sans  liaison 
entré  elles  et  ne  tendant  à  aucun  but  déterminé,  comme  celles 
que  pourrait  faire  encore  de  nos  jours  un  jeune  attaché  de  léga- 
tion, intelligent  et  curieux,  partagé  entre  le  travail  de  sa  charge 
et  les  plaisirs  dont  elle  donne  l'occasion.  Plusieurs  années  après, 
de  retour  à  Paris,  dans  le  milieu  assez  dissipé  des  hommes  de 
lettres  et  du  monde  des  théâtres,  adonné  à  la  musique  plutôt 
comme  amateur  que  comme  auteur,  Rousseau  travaille  à  diverses 
pièces  et  divertissements  de  circonstance.  Au  milieu  de  ces  oc- 
cupations sans  doute  très  étrangères  à  la  politique,  le  hasard 

(1)  Je  me  fais  un  devoir  et  un  plaisir  de  remercier  ici  M.  le  professeur 
Ritter  elM.  Dufour,  directeur  de  la  bibliothèque  de  Genève,  M.  le  professeur 
Junod  et  M.  Bonhote,  directeur  de  la  bibliothèque  de  Neuchâtel,  qui  ont 
bien  voulu  faciliter  mes  recherches  et  m'aider  de  leurs  obligeants  conseils. 
Je  dois  également  d'utiles  indications  à  M.  Jacques  Flach,  qui  a  expliqué 
naguère  à  ses  auditeurs  du  Collège  de  France,  dans  un  cours  fort  intéres- 
sant, les  passages  les  plus  difficiles  du  Contrat  social. 


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IV  INTRODUCTION. 

et  peut-être  aussi  la  fermentation  latente  de  ses  anciennes  idées 
l'incitent  à  concourir  à  un  prix  proposé  par  PAcadémie  de 
Dijon  sur  le  sujet  suivant  :  Si  le  progrès  des  sciences  et  des  arts 
a  contribué  à  corrompre  ou  à  épurer  les  mœurs. 

Son  mémoire  est  couronné;  il  le  publie,  et  le  succès  de  cet 
ouvrage  va  par-dessus  les  nues  ;  le  voilà  célèbre;  il  est,  pour  un 
moment,  l'homme  du  jour,  prôné  par  Diderot  et  tout  le  parti  des 
philosophes,  et  fêté  par  les  salons  à  la  mode  qui  s'arrachent  cet 
inconnu  de  la  veille  dont  le  coup  d'essai  est  un  coup  de  maître. 
Cette  vogue  soudaine  et  prodigieuse  que  le  mérite,  d'ailleurs  très 
réel,  de  l'œuvre,  ne  justifiait  pas  entièrement,  ébranla  tout  l'être 
moral  de  Rousseau  et  décida  de  sa  vocation.  Obligé  de  répondre 
aux  réfutations  dirigées  contre  le  système,  si  contraire  aux  idées 
reçues,  qu'il  avait  adopté,  il  fut  naturellement  amené  à  approfondir 
les  questions  qui  se  rattachent  à  l'état  primitif  de  l'homme  et  à 
l'origine  des  sociétés.  D'Alembert,  dans  sa  préface  de  VEncyclo- 
pédie,  et  le  roi  de  Pologne,  dans  sa  réfutation  du  discours  sur 
les  sciences  et  les  arts,  avaient,  d'ailleurs,  appelé  son  attention 
sur  l'influence  que  les  lois  et  l'économie  du  gouvernement 
peuvent  exercer  sur  les  mœurs  des  nations.  Il  sentit  se  réveiller 
dans  son  cœur  ce  premier  besoin  d'héroïsme  et  de  vertu  que  son 
père,  sa  patrie  et  Plutarque  y  avaient  mis  dans  son  enfance. 
Affligé  à  cette  époque,  plus  douloureusement  que  jamais,  d'une 
maladie  chronique  qui  devait  le  tourmenter  toute  sa  vie,  il  se 
dégoûta  du  séjour  de  Paris  et  de  cette  vie  mondaine  qiii 
exaspérait  son  mal.  Quand  ses  incommodités  lui  permettaient 
de  sortir,  il  allait  se  promener  seul,  il  rêvait  «  à  son  grand  sys- 
tème »  et  il  en  jetait  quelque  chose  sur  le  papier  à  l'aide  d'un 
livret  blanc  et  d'un  crayon  qu'il  avait  toujours  dans  sa  poche. 
Voilà  comment  il  porta  dans  ses  premiers  ouvrages  la  bile  et 
l'humeur  qui  l'incitaient  à  ce  travail. 

Arrêtons-nous  à  cette  époque  de  sa  vie;  elle  n'est  pas  sans 
intérêt  pour  le  sujet  qui  nous  occupe.  Rousseau  parle  positive- 
ment ici  d'une  production  assez  importante,  puisqu'elle  Ta  jeté, 
selon  sa  propre  expression,  «  tout  à  fait  dans  la  littérature  ». 

Cette  remarqhe  coïncide  avec  les  indices  que  nous  fournit  un 
fragment  de  préface  publié  par  M.  Streckeisen-Moultou  qui,  si 
l'on  en  croit  l'éditeur,  dont  les  conjectures  sont  parfois  hasar- 


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INTROi>UCTION.  v 

dées,  aurait  été  écrite  en  réponse  à  une  brochure  de  M.  Bordes. 
Rousseau  déclare,  dans  cet  écrit,  qu'il  a  «  découvert  de  grandes 
choses  »  dans  ses  méditations  solitaires;  qu'il  «  va  reprendre  le 
fil  de  ses  idées  »,  de  «  ce  triste  système,  fruit  d'un  examen  sin- 
cère de  la  nature  de  l'homme,  de  ses  facultés  et  de  sa  destina- 
tion ».  «  Ayant  tant  d'intérêts  à  combattre,  tant  de  préjugés  à 
vaincre  et  tant  de  choses  dures  à  annoncer,  »  il  n'a  pas  laissé  voir 
dès  l'abord  toute  sa  pensée.  Son  discours  de  Dijon  n'était 
<c  qu'un  corollaire  »  de  son  système.  Jusqu'à  présent  il  n'avait 
écrit  que  pour  ceux  qui  savent  entendre  à  demi-mot.  Cette  fois 
il  va  écrire  pour  le  peuple.  Ces  termes  sont  presque  les  mêmes 
que  ceux  dont  il  se  sert  dans  une  autre  ébauche  de  préface 
que  M.  Streckeisen-Moultou  publie  en  tête  de  ce  qu'il  appelle 
«  les  fragments  »  des  Institutions  politiques,  et  avec  une  sorte  de 
plan  écrit  par  Rousseau  sur  le  revers  de  la  feuille  où  se  trouve 
cette  préface,  et  qui  porte  sans  autre  indication  les  titres  sui- 
vants: Grandeur  des  Nations;  des  Lois;  de  la  Religion; de  VHon- 
neur;  des  F...;  du  Commerce  ;  des  Voyages  ;  des  Aliments  ;  Abus 
de  la  Société;  Culture  des  sciences;  Examen  de  la  République 
de  Platon. 

Il  nous  semble  que  le  ton  de  ces  préfaces  est  assez  en  rapport 
avec  les  dispositions  auxquelles  fait  allusion  le  passage  des  Con- 
fessions relaté  ci-dessus  et  qui  nous  reporte  vers  les  années  ijSi- 
1752;  quant  aux  morceaux  que  M.  Streckeisena  cru  devoir  grou- 
per comme  faisant  partie  des /w5/z7w^/ow5po/zYf^Me5,  rien  ne  prouve 
qu'ils  eussent  plutôt  cette  destination  que  d'autres  fragments, 
conservés  à  la  bibliothèque  de  Neuchâtel  et  publiés  dans  le  même 
volume  sous  d'autres  rubriques.  Les  uns  et  les  autres  pourraient 
aussi  bien  se  rattacher  à  la  Morale  sensitive  dom\ts  Confessions 
ont  esquissé  le  plan,  avec  ce  renseignement  que  le  brouillon 
de  cet  ouvrage  aurait  été  égaré,  en  partie,  pendant  le  séjour  de 
Rousseau  à  Montmorency.  Ce  qui  nous  paraît  plus  probable, 
c'est  qu'une  certaine  portion  du  travail  composé  par  Jean-Jacques 
à  cette  époque,  a  dû  passer  dans  le  discours  sur  Vlnégalité:  ce 
qui  expliquerait  assez  bien  que  Rousseau  n'ait  pas  publié  l'étude 
qu'il  annonce  dans  sa  préface  restée  interrompue.  Le  nouveau 
sujet  proposé  par  TAcadémie  de  Dijon  se  trouvait  être  précisé- 
ment celui  qu'il  méditait  lui-même  dans  ses  promenades  soli- 


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VI  INTRODUCTION. 

taires.  Ses  relations, àcettedate,avecConclilIacavaientdûluisug- 
gérer  sa  théorie  sur  l'origine  des  langues,  qui  forme  un  des 
passages  le  plus  intéressants  du  Df^cotir^  sur  V Inégalité j  bien  que 
hors  de  proportion  par  son  étendue  avec  les  autres  développe- 
ments de  cet  ouvrage.  Ce  morceau  a  dû  être  composé  avant  le 
Discours  sur  Plnégalitéj  d'autant  plus  qu'il  paraît  n'y  avoir  été 
inséré  qu'en  partie,  le  surplus  devant  trouver  place  dans  un  écrit 
postérieur.  Une  autre  étude,  restée  inachevée,  nous  paraît  dater 
des  années  ijSi-ijSi  :  c'est  celle  que  nous  avons  publiée  en 
appendice,  n*»  ii,  et  qui  avait  pour  titre  :  que  VÉtat  de  guerre 
naît  de  l'état  social.  Comme  on  le  verra  par  les  références  pla- 
cées en  notes  de  ce  fragment,  que  nous  avons  collationné  à  la 
bibliothèque  de  Neuchâtel  (fonds  du  Peyrou),  certains  passages 
ont  été  utilisés  pour  le  Contrat  social  ou  pour  Y  Emile;  d'autres 
renferment  le  germe  de  quelques-unes  des  idées  les  plus  sail- 
lantes qui  ont  été  développées  dans  le  Discours  sur  F  Inégalité, 
La  thèse  que  l'auteur  y  expose  est  bien  celle  de  ses  premiers 
écrits,  et  le  style  aussi  bien  que  la  composition  en  sont  trop  im- 
parfaits pour  être  rapportés  à  une  époque  plus  récente. 

Nous  avons  dit  que  les  commentateurs  de  Rousseau  étaient 
très  en  peine  pour  retrouver  le  plan  primitif  des  Institutions 
politiques.  Cependant,  l'auteur  l'a  tracé  lui-même,  à  grands 
traits  il  est  vrai  et  en  termes  assez  vagues,  dans  la  conclusion 
du  Discours  sur  V Inégalité,  Qu'on  lise  le  passage  qui  com- 
mence par  ces  mots  :  «  Si  c'était  le  lieu  d'entrer  ici  dans  les 
détails  »,  jusqu'à  ceux-ci  :  «  C'est  au  sein  de  ces  désordres  et  de 
ces  révolutions  »,  et  l'on  distinguera  à  travers  la  foule  d'idées 
qui  se  pressent  sous  la  plume  du  vif  et  brillant  écrivain  un  pro- 
gramme immense,  que,  dans  sa  fougue  première  et  son  inexpé- 
rience, il  se  flattait  peut-être  de  réaliser  en  un  grand  et  unique 
ouvrage,  mais  qui,  peu  à  peu  grossi  par  ses  recherches  et  ses 
méditations,  a,  depuis,  donné  naissance  à  toute  une  série  d'écrits: 
V Économie  politique,  la  Lettre  à  d'Alember,  la  Nouvelle  Héloïse, 
V Emile,  et  le  Contrat  social.  Ce  qui  confirme  ce  point  de  vue, 
et  ce  qui  montre  bien  aussi  combien  Rousseau  était  sincère  en 
disant  que  la  politique  avait  toujours  été  son  sujet  de  prédilec- 
tion, c'est  qu'on  rencontre  des  idées  et  des  aphorismes  qui  s'y 
rapportent  dans  tous  ses  ouvrages  sans  exception,  mên^e  dans 


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INTRODUCTION.  vu 

ceux  OÙ  ces  considérations  sembleraient  le  plus  étrangères  (i).  Et 
ce  fait  s'explique  aussi  d'ailleurs  par  une  tactique  qui  nous  est 
révélée  dans  une  des  préfaces  publiées  par  M.  Streckeisen- 
Moultou,  et  où  Rousseau,  avec  cette  candeur  qu'on  ne  rencon- 
tre que  chez  les  débutants  (preuve  de  plus  que  cette  préface  est 
fort  ancienne),  nous  avertit  que  ce  n'est  «  que  successivement 
et  pour  peu  de  lecteurs  »  qu'il  a  développé  ses  idées  ;  qu'il  a 
ménagé  la  vérité  a  afin  de  la  faire  passer  plus  sûrement  et  la 
rendre  plus  utile  »,  et  qu'il  avait  caché  à  ses  lecteurs  a  le  tronc  » 
de  son  système,  ne  leur  montrant  «  que  les  rameaux  ». 

V Économie  politique  a-i-elle  été  composée,  après  ou  avant  le 
Discours  sur  Vlnégalité?  C'est  une  question  qu'on  a  cru  devoir 
poser,  bien  que  ce  dernier  écrit  ait  été  publié  le  premier. 
V Économie  politique  a  en  effet  paru  en  novembre  175 5  dans  le 
tome  V  de  V Encyclopédie.  Cette  date  est  fixée  par  une  lettre  de 
Rousseau  à  Vernes  du  23  novembre,  dans  laquelle  il  lui 
annonce  que  ce  volume  paraît  depuis  quinze  jours.  D'autre  part,  , 
Rousseau  raconte  dans  les  Confessions  qu'il  avait  esquissé,  avant 
son  dépan  de  Paris  pour  Genève,  la  dédicace  de  son  Discours 
sur  l'Inégalité  et  qu'il  l'acheva  et  la  data  de  Chambéry  (12  juin 
1754).  Ce  n'est  qu'après  son  retour  à  Paris,  c'est-à-dire  quatre 
mois  plus  tard,  que  nous  le  voyons  corriger  les  épreuves  de  ce 
livre,  qu'il  fit  imprimer  en  Hollande  par  le  libraire  Rey,  dont  il 
avait  fait  la  connaissance  à  Genève.  L'ouvrage  parut  en  1755, 
en  tous  cas  avant  le  mois  de  juillet,  car,  dans  une  lettre  à 
Vernes  datée  du  6  de  ce  mois,  il  lui  dit  qu'il  a  sans  doute  entre 
les  mains  cet  écrit,  et  semble  marquer  de  l'impatience  d'en  avoir 
des  nouvelles  et  de  connaître  l'impression  des  Genevois.  Mais  le 
programme  de  l'Académie  de  Dijon  avait  déjà  été  annoncé 
en  1753,  et  Rousseau  nous  avertit  lui-même  qu'après  avoir  com- 
mencé à  mettre  à  découvert  ses  principes  dans  la  préface  de 
Narcisse,  «  qui  est  un  de  ses  bons  écrits  »,  il  eut  «  l'occasion  de 
les  développer  tout  à  fait  »  dans  un  ouvrage  d'une  réelle  im- 
portance, c'est-à-dire  dans  Vlnégalité.  Frappé  de  cette  grande 

(i)  Eh  bien!  ne  me  voilà-t-il  pas  encore  dans  cette  maudite  politique? Je 
m'y  perds,  je  m'y  noie,  j*en  ai  par-dessus  la  tôte,  je  ne  sais  plus  par  où 
m*en  tirer.  Je  n'entends  parler  ici  (à  Genève)  d'autre  chose...  {Nouvelle  Hé- 
loîse,  partie  VI,  lettre  cinquième.) 


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VIII  INTRODUCTION. 

question,  il  fut  surpris  que  l'Académie  eût  osé  la  proposer  ;  mais, 
puisqu'elle  avait  eu  ce  courage,  il  crut  qu'il  pouvait  avoir  celui 
de  la  traiter  et  il  l'entreprit.  II  semble  donc  bien  que  VÉconomiCy 
qui  n'a  paru  qu'en  1 75 5,  ait  été  composée  après  le  Discours 
sur  rinégalité.  Mais  l'ouvrage  sur  les  Institutions  politiques, 
dont  elle  est  vraisemblablement  extraite,  était  déjà  sur  le  chan- 
tier, nous  l'avons  vu,  depuis  ijSi,  et  Rousseau  nous  raconte 
dans  ses  Confessions  qu'il  digéra  «  le  plan  déjà  formé  »  de  ses 
Institutions^  pendant  son  séjour  à  Genève  en  1754,  en  même 
temps  qu'il  traduisait  le  premier  livre  de  l'Histoire  de  Tacite. 
La  question  est  donc  douteuse.  On  peut  dire  seulement  que  les 
deux  écrits  qui  marquent  la  maturité  du  talent  de  Rousseau 
sont,  à  quelques  mois  près,  contemporains  l'un  de  l'autre. 

Quelques  fragments  de  l'Économie  politique  se  retrouvent 
dans  un  manuscrit  autographe  du  Contrat  social  qui  a  été  légué 
à  la  Bibliothèque  de  Genève  par  la  famille  Streckeisen-Moultou. 
Cette  importante  acquisition  a  été  signalée  tout  d'abord  dans  le 
Journal  de  Genève  (supplément  du  14  avril  1882)  par  le  savant 
professeur  de  cette  Université,  M.  Ritter  ;  et  le  texte  original  a 
été  ensuite  publié  par  M.  Alexeiefif  dans  un  ouvrage  écrit  en 
russe  sur  les  idées  politiques  de  Rousseau,  que  nous  ne  pouvons 
malheureusement  apprécier,  dans  notre  ignorance  de  cette 
langue,  mais  qui,  à  en  juger  par  les  références  du  travail  et 
la  réputation  de  Tauteur,  mérite  toute  attention  (i).  Depuis,  ce 
manuscrit  a  été,  à  l'Académie  des  sciences  morales,  l'objet  d'une 
communication  de  M.  Bertrand  (2). 

Nous  avons  collationné  avec  un  soin  minutieux  ce  document 
à  la  Bibliothèque  de  Genève,  et  nous  le  publions  en  appendice, 
avec  trois  fac-similés  dont  le  lecteur  reconnaîtra  l'intérêt  et 
avec  les  principales  variantes  effacées,  il  est  vrai,  par  l'auteur, 
mais  qui  permettent  de  mieux  apprécier  le  travail  de  sa  pensée 
et  sa  manière  d'écrire.  Ces  variantes  ne  se  trouvent  pas  dans  le 
texte  publié  par  M.  Alexeieff,  où  nous  avons  relevé  d'ailleurs 
quelques  fautes  de  copiste,  mais  sans  grande  importance. 

(i)  L'ouvrage  de  M.  Alexeieff  a  paru  en  1887  à  Moscou,  librairie  Wasi- 
lieff,  2  volumes  in-8.  G*est  le  second  volume  qui  renferme  en  appendice  le 
manuscrit  de  Genève. 

(3]  Le  texte  primitif  du  Contrat  social,  Paris,  Alphonse  Picard,  1891. 


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INTRODUCTION.  ix 

Ce  manuscrit  (de  265  millimètres  sur  190),  relié  en  maroquin 
rouge  avec  dorures  au  petit  fer  et  dentelle  intérieure,  porte  sur 
le  plat  le  titre:  Contrat  social.  Il  renferme  soixante-douze  feuil- 
lets qui,  à  juger  par  la  beauté  de  l'écriture  et  la  rareté  des  correc- 
tions, ne  peut  être  qu'une  mise  au  net  (i).  Le  texte  n'était  écrit 
primitivement  que  sur  le  recto,  ce  qui  pourrait  faire  croire  qu'il 
était  d'abord  destiné  à  l'impression.  Comme  il  s'arrête  au  milieu 
d'un  développement  d'idées  et  à  la  fin  d'une  page,  il  est  presque 
certain  qu'une  partie  de  ce  manuscrit,  plus  complet  à  l'origine, 
a  disparu  depuis  (2).  Le  bas  des  feuillets  4  et  53,  une  grande 
partie  du  feuillet  5  et  tout  le  feuillet  38  sont  barrés.  Les  versos 
de  la  plupart  des  feuillets  renferment  des  passages  additionnels, 
d'une  écriture  différente  de  celle  du  manuscrit  et  qui  paraissent 
d'une  date  postérieure  (3).  Des  renvois  indiquent  presque  tou- 
jours la  place  où  ces  passages  doivent  s'intercaler  dans  je  texte 
ou  l'accompagner  sous  forme  de  notes.  Le  verso  des  feuillets 
46-5 1  est  entièrement  couvert  par  un  texte  d'une  écriture  plus 
serrée  et  qui  déborde  même  sur  les  rectos.  Ce  texte  renferme  le 
brouillon  du  chapitre  sur  la  Religion  civile,  mais  il  ne  porte 
pas  de  titre.  On  y  remarque  de  nombreuses  corrections.  Le 
verso  de  la  dernière  page  porte  aussi  une  note  qui  paraît  être 
d'une  autre  écriture  que  le  texte  principal. 

(i)  Nombre  de  mots  omis  par  une  inadvertance  du  copiste,  et  surajoutés 
ensuite  au  texte,  montrent  bien  que  Rousseau  travaillait  sur  des  brouillons 
antérieurs. 

(2)  Rousseau  écrit  à  Rey  le  2 3  décembre  1761  :  «  Vous  le  trouvez  (le  ma- 
nuscrit) petit  pour  un  volume.  Cependant  il  est  copié  sur  un  brouillon  que 
vous  avez  jugé  devoir  en  faire  un  et  môme  le  chapitre  sur  la  Religion  y  a  été 
ajouté  depuis.  »  Si  ce  brouillon,  comme  on  peut  le  supposer,  est  le  ma- 
nuscrit de  Genève,  il  en  résulterait  que  dans  l'état  où  Rey  l'a  vu  il  était  plus 
complet  que  dans  son  état  actuel.  Rousseau  dit,  il  est  vrai,  dans  une  lettre 
antérieure  (3  sept.  1761):  a  J'ai  de  la  répugnance  à  aventurer  ainsi  un  ma- 
nuscrit plus  ample  et  plus  correct  que  le  brouillon  qui  m'en  reste  et  que  je 
ne  pourrais  plus  rétablir  tel  qu'il  est  s'il  venait  à  s'égarer.  »  Mais  comme 
plusieurs  chapitres  des  deux  premiers  livres  du  manuscrit  ont  été  considé- 
rablement remaniés  dans  le  texte  définitif,  cette  lettre  n'infirme  pas  notre 
hypothèse  ;  elle  la  confirme  plutôt,  car  ses  termes  mêmes  semblent  se  réfé- 
rer à  une  copie  plus  complète  que  celle  du  manuscrit  de  Genève,  tel  qu'il 
nous  est  parvenu. 

(3)  Presque  tous  ces  fragments  ont  passé  sans  changement  dans  le  texte 
définitif  du  Contrat^  ce  qui  semble  bien  indiquer  qu'ils  ont  été  ajoutés  au 
moment  de  la  refonte,  ou  pendant  la  correction  des  épreuves. 


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X  INTRODUCTION. 

Nous  nous  sommes  contenté  ici  de  décrire  l'aspect  général 
du  manuscrit.  On  trouvera  dans  l'appendice  des  renseignements 
plus  détaillés.  II  nous  reste  à  en  relater  le  contenu. 

Le  texte  renferme  les  deux  premiers  livres  du  Contrat  social 
et  les  premières  lignes  du  troisième.  Mais  ce  n'en  est  pas  la 
reproduction  exacte.  C'est  une  ébauche  qui  au  premier  abord 
paraît  très  différente  du  texte  définitif.  Mais  une  étude  appro- 
fondie de  ce  document  nous  montre  que  ces  différences  se  ré- 
duisent en  somme  à  peu  de  chose.  Elles  n'impliquent,  ce  qui  est 
le  point  essentiel,  aucun  changement  appréciable  dans  les  prin- 
cipes de  Rousseau.  Toutes  les  idées  qui  n'ont  pas  trouvé  place 
dans  le  Contrat  social  avaient  été  utilisées  antérieurement  soit 
dans  la  politique  de  VEncyclopédie,  soit  dans  la  philosophie  de 
VÉmiley  ouïe  seront  plus  tard  dans  la  Lettre  à  M.  de  Beaumont. 
Les  principaux  changements  consistent  en  des  divisions  plus 
nombreuses,  qui  rendent  l'exposé  plus  clair  et  surtout  dans  des 
transpositions  de  texte  dont  on  verra  le  détail  dans  l'appendice, 
et  qui,  sans  altérer  en  rien  la  conception  primitive,  n'ont  d'autre 
but  et  d'autre  résultat  que  de  présenter  le  système  de  l'auteur 
dans  un  ordre  plus  logique.  L'ordonnance  de  l'ouvrage  y  gagne 
infiniment,  mais  les  idées  maîtresses  restent  les  mêmes.  Les 
développements  sur  la  religion  civile  ont  été  considérablement 
remaniés,  et  une  partie  qui  concerne  les  protestants  en  a  été  re- 
tranchée dans  l'édition  originale  qui  devait  entrer  en  France. 
Mais  l'édition  sans  cartons  de  la  même  date  restitue  la  partie 
essentielle  du  fragment  supprimé,  et  la  Lettre  à  M.  de  Beaumont 
en  reproduit  le  surplus.  L'introduction  assez  longue  du  manu- 
scrit a,  il  est  vrai,  disparu  du  texte  définitif;  mais  il  suffit  de  la 
lire  même  superficiellement  pour  se  convaincre  qu'elle  est  d'un 
autre  style  et  écrite  dans  un  ton  oratoire  qui  eût  détonné  singu- 
lièrement avec  le  ton  didactique  du  reste  de  l'ouvrage.  Toutes  ces 
considérations  sur  la  société  générale  du  genre  humain  étaient 
d'ailleurs  déplacées  dans  le  Contrat  social.  De  plus,  dans  ce 
morceau,  assez  médiocrement  rédigé,  l'auteur  montrait  à  nu, 
naïvement,  ses  intentions,  et,  outre  qu'il  ne  convenait  plus  à  un 
maître  de  tomber  dans  ce  péché  d'écolier  (i),  il  est  clair  que  de 

(i)  Contrat  social,  1.  I  :  J'entre  en  matière  sans  prouver  l'importance  de 
mon  sujet. 


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INTRODUCTION.  xi 

tels  passages  à  tendances  trop  visibles,  et  selon  toutes  probabi- 
lités d'une  composition  antérieure  au  reste  du  manuscrit,  ne 
pouvaient  servir  d'introduction  à  un  ouvrage  auquel  Tauteur 
voulait  assurer  l'autorité  doctrinale  que  peuvent  seuls  revendi- 
quer les  traités  d'une  impartialité  toute  scientifique,  du  moins 
en  apparence,  comme  ceux  d'Aristote  et  de  Montesquieu. 

Rousseau  a  donc  élagué  du  Contrat  social  la  partie  de  cette 
introduction  qui  n'avait  pas  été  utilisée  dans  V Encyclopédie, 
mais  il  n'en  a  pas  pour  cela  renié  les  principes.  On  en  retrou- 
vera toutes  les  idées  et  même  les  expressions,  pour  peu  qu'elles 
en  valussent  la  peine,  découpées  en  quelque  sorte  et  incorpo- 
rées à  V Emile,  avec  ce  goût  exquis  que  met  l'abeille  à  composer 
son  miel.  Comme  on  pourra  s'en  assurer  à  l'appendice,  le  peu 
d'inédit  qui  subsiste  dans  le  manuscrit  ne  sont  que  des  redites 
sans  importance  ou  de  courts  passages  écrits  pour  servir  de 
transition  d'un  chapitre  à  l'autre  et  qu'il  n'y  avait  plus  lieu  de 
conserver  dans  le  texte  définitif. 

Peut-on  assigner  une  date  précise  à  ce  manuscrit?  De  ce  que 
certains  passages  assez  importants  ont  passé,  comme  nous  l'avons 
vu,  dans  V Économie  politique,  on  pourrait  être  tenté  de  conclure 
qu'il  est  d'une  date  antérieure  à  ce  dernier  ouvrage  et  que  nous 
nous  trouvons  en  présence  du  travail  commencé  en  175 1,  et  con- 
tinué plus  tard  à  Genève  en  1754,  après  l'achèvement  du  Discours 
sur  l'Inégalité.  Ce  qui  viendrait  à  l'appui  de  cette  hypothèse, 
c'est  que  les  passages  du  manuscrit  insérés  dans  ^Économie 
politique  y  ont  été  reproduits  avec  des  modifications  légères,  il 
est  vrai  (voir  l'appendice),  mais  qui  peuvent  et  doivent,  à  notre 
avis,  être  considérées  comme  de  véritables  corrections.  Cepen- 
dant cette  preuve  ne  nous  paraît  pas  absolue.  11  se  peut  qu'à 
un  certain  moment  Rousseau  ait  songé  à  refondre  dans  le  Con- 
trat social  quelques  passages  fort  beaux  de  VÉéonomie,  alors  que 
ce  travail,  perdu  dans  le  vaste  recueil  de  Y  Encyclopédie,  était 
resté  inconnu  à  l'immense  majorité  du  public,  et  avant  la  réim- 
pression qui  en  fut  faite  en  1758  par  Duvillard  à  Lausanne,  à 
l'insu  de  l'auteur  et,  semble-t-il,  contrairement  à  ses  intentions. 
Peut-être  à  son  arrivée  à  Montmorency,  en  1756,  alors  qu'il 
rangeait  ses  papiers,  ses  paperasses,  pour  me  servir  de  son 
expression,  et  se  traçait  tout  un  programme  de  travail,  avait-il 


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XII  INTRODUCTION. 

mis  au  net  ce  qui  existait  de  ses  Institutions  politiques^  cet 
ouvrage  qu'il  méditait  depuis  si  longtemps,  qui  devait  mettre 
le  sceau  à  sa  réputation,  mais  qui  n'était  encore  guère  avancé, 
bien  qu'il  y  eût  déjà  cinq  ou  six  ans  qu'il  y  travaillât.  En  reco- 
piant et  en  rajustant  les  membres  épars,  les  pages  qui  plus  tard, 
détachées  des  Institutions^  devaient  former  le  Contrat  social, 
il  avait  pu  y  comprendre  les  passages  déjà  parus  dans  VÉco^ 
nomie  sous  leur  forme  primitive  et  sans  y  noter  les  légères  cor- 
rections qu'il  y  avait  faites  en  corrigeant  les  épreuves  de  l'ar- 
ticle en  composition  pour  V Encyclopédie  (i).  Cette  conjecture 
en  vaut  une  autre,  mais  ce  n'est  qu'une  conjecture,  et  il  est  d'au- 
tant moins  possible  de  formuler  une  appréciation  sinon  certaine, 
au  moins  vraisemblable,  sur  la  date  où  le  manuscrit  de  Genève 
a  été  rédigé,  que  ce  document  tel  que  nous  le  connaissons, 
étant  incomplet,  ne  nous  donne  pas  une  idée  exacte  de  l'état 
d  achèvement  du  Contrat  social  au  moment  de  la  mise  au  net. 
Car  il  ne  faut  pas  oublier  que  l'écrit  que  nous  possédons  sous 
ce  titre  n'a  été  pendant  longtemps  qu'un  fragment  de  l'ouvrage 
bien  plus  étendu  qui  devait  porter  le  nom  d'Institutions  poli^ 
tiques.  Ce  qui  serait  intéressant  à  connaître,  c'est  moins  la  date 
de  composition  du  manuscrit  que  celle  des  divers  morceaux  dont 
il  est  formé.  A  quel  moment  précis  Rousseau  abandonna-t-il 
son  vaste  projet  pour  se  restreindre  aux  proportions  plus  mo- 
destes, mais  peut-être  plus  efficaces,  des  Principes  du  droit  poli^ 
tiquCy  et  quel  devait  être  le  plan  de  ce  nouvel  ouvrage?  C'est  ce 
qu'il  nous  faut  maintenant  examiner. 

Nous  avons  montré  Rousseau,  à  son  arrivée  à  Montmorency, 
passant  la  revue  des  ébauches  qu'il  avait  sur  le  chantier,  parmi 

(i)  On  verra,  dans  TAppendice  I,  que  plusieurs  passages  du  manuscrit  de 
Genève  (chapitre  ii)  se  retrouvent  dans  l'article  Droit  naturel,  morale,  ^Mi  a 
paru  sans  signature  avec  l'article  sur  V  Economie  politique,  signé  de  Rousseau, 
dans  le  tomeV  de  V Encyclopédie,  Si  cet  article  anonyme  devait  être  attribué 
à  Diderot,  il  faudrait  en  conclure  que  le  manuscrit  qui  s*y  réfère  lui  est  pos- 
térieur. Si,  au  contraire,  Rousseau  a  collaboré  à  l'article  (ce  qui  est  fort  pos- 
sible, car  il  aidait  alors  Diderot  dans  la  publication  de  r£«çyc/o/?érfi>),  toutes 
les  hypothèses  sont  également  vraisemblables.  Rousseau  a  pu  utiliser  le  ma- 
nuscrit pour  l'article  ou  l'article  pour  le  manuscrit;  il  se  pourrait  aussi  (et 
c'est  même  la  supposition  la  plus  probable)  que  les  développements  analogues 
du  manuscrit  et  de  Tarticlc  aient  été  tirés  d'un  brouillon  antérieur  à  l'un  et  à 
l'autre  et  qui  ne  nous  est  pas  parvenu. 


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INTRODUCTION.  xiii 

lesquelles  les  Institutions  politiques  tenaient  le  premier  rang. 
Mais  il  ne  songea  pas  tout  d'abord  à  y  travailler.  '<  Une  autre 
entreprise  à  peu  près  du  même  genre,  mais  dont  le  projet  était 
plus  récent  »  l'occupait  davantage  en  ce  moment,  c'était  l'Extrait 
des  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  dont  les  manuscrits  lui 
avaient  été  confiés  par  le  neveu  de  l'écrivain.  Le  travail  était 
ingrat,  et  Rousseau  s'en  dégoûta  bientôt.  Il  se  borna  à  en  tirer 
deux  analyses,  l'une  sur  le  Projet  de  paix  perpétuelle,  l'autre 
sur  la  Polysynodie,  Comme  il  nous  le  dit  lui-même,  il  ne  se 
réduisait  pas,  dans  ce  travail,  à  la  simple  fonction  de  traducteur 
et  il  comptait  bien  faire  passer  d'importantes  vérités  sous  le 
manteau  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  plus  heureusement  que  sous 
le  sien. 

Dans  ce  commerce  avec  l'abbé  de  Saint- Pierre,  Rousseau 
n'était  pas  infidèle  à  la  politique,  son  occupation  favorite.  En 
effet,  la  Polysynodie  traite  de  l'organisation  administrative  et 
le  Projet  de  paix  perpétuelle  des  relations  d'État  à  État.  Cette 
matière  rentrait  dans  le  plan  des  Institutions  et  même  du 
Contrat,  Quelques  morceaux  déjà  préparés  pour  les  Institua 
tions  purent  entrer  dans  les  Extraits  de  Vabbé  de  Saint-Pierre; 
de  même  que  d'autres  idées  jetées  sur  le  papier,  à  l'occasion  de 
ce  travail,  purent  être  réservées  pour  le  Contrat.  Il  faut  noter 
ici  que,  dès  cette  époque,  Rousseau  était  en  pleine  possession 
de  ses  théories  de  Voptimisme  et  de  la  religion  civile,  comme  le 
montre  sa  belle  et  importante  lettre  à  Voltaire  qui  est  du  i8  août 
1756. 

Les  occupations  studieuses  de  Rousseau  subirent  un  temps 
d'arrêt,  lors  de  sa  brouille  avec  M™**  d'Epinay  et  avec  Diderot  ; 
et  à  ce  moment,  sa  passion  pour  M°*®  d'Houdetot  tourna  son 
esprit  vers  des  sujets  moins  austères  et  plus  romanesques.  Cepen- 
dant, dans  la  Lettre  à  d'Alembert  sur  les  spectacles,  dont  la 
préface  est  datée  du  20  mars  i/SS,  il  traite  de  sujets  analogues 
à  ceux  qui  devaient  figurer  dans  les  Institutions,  si  nous  consi- 
dérons comme  le  plan  de  cet  ouvrage,  le  passage  déjà  signalé 
par  nous  et  qui  termine  le  Discours  sur  l'Inégalité.  Il  y  est 
question  notamment  du  point  dlionneur,  des  arts  inutiles,  des 
arts  pernicieux^  des  distinctions,  de  la  richesse,  qui  en  donnant 
à  la  société  un  air  de  concorde  apparente  y  sèment  un  germe  de 


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XIV  INTRODUCTION. 

division  réelle.  Certaines  maximes  politiques  éparse*  dans  la 
Lettre  sur  les  spectacles  réapparaîtront  dans  le  Contrat  repro- 
duites textuellement  ou  avec  des  changements  de  forme  sans 
importance. 

VHéloïse^  à  laquelle  Rousseau  se  consacra  ensuite  tout 
entier,  est  sans  doute  une  œuvre  d'imagination  où  il  s'est  plu  à 
peindre  sa  passion  pour  M™«  d'Houdetot  avec  des  accents  d'une 
sincérité  pénétrante  et  ce  sentiment  exquis  des  beautés  de  la 
nature  qui  devait  donner,  non  seulement  à  notre  littérature  et  à 
celle  des  pays  étrangers,  mais  aussi  à  nos  goûts  et  à  nos  pen- 
chants à  tous,  une  orientation  nouvelle.  Et  rien  qu'à  ce  point  de 
vue,  VHéloïse  demeure  (qu'on  nous  permette  cette  expression 
déjà  un  peu  démodée)  un  document  humain  de  premier  ordre. 
Mais  en  dehors  même  de  cet  élément  d'intérêt,  elle  nous  présente 
de  charmantes  peintures  des  mœurs  vaudoises,  des  salons  de 
Paris  et  surtout  de  la  Parisienne  dont  les  qualités  et  les  défauts 
sont  analysés,  en  traits  délicieux,  avec  une  sagacité  profonde  et  une 
connaissance  raffinée  du  cœur  humain.  Remarquons  aussi,  en 
passant,  qu'il  se  trouve  dans  ce  livre  unique  un  chapitre  sur  l'édu- 
cation, vraiment  admirablcLet  qui  devrait  être  reproduit  à  la  suite 
de  toutes  les  éditions  de  V Emile.  Toutes  ces  pages  de  VHéloïse,  si 
neuves  alors,  si  intéressantes  encore  aujourd'hui  pour  l'histoire 
des  mœurs,  témoignent  bien  que  Rousseau,  alors  qu'il  semble 
livré  à  l'ivresse  de  sa  passion  et  à  une  sorte  de  débauche  intel- 
lectuelle dont  il  parle  avec  un  plaisir  mêlé  de  honte  dans  ses  lettres 
à  M.  de  Malesherbes,  n'a  pas  perdu  pied,  et  qu'il  s'est  maintenu 
dans  le  courant  de  ses  réflexions  habituelles.  Ce  qui  le  prouve, 
d'ailleurs,  c'est  que,  VHéloïse  une  fois  achevée,  il  s'attela  à 
VÉmile,  commencé  depuis  longtemps,  et  qu'il  poussa  fort  loin 
en  peu  de  temps.  Il  avait  dû  quitter  l'Hermitage  pour  s'établir 
chez  le  duc  de  Luxembourg;  mais,  bien  que  fêté  et  choyé  au 
possible  par  la  famille  et  l'entourage  de  son  nouvel  ami,  il  se 
lassa  vite  d'un  état  brillant,  mais  précaire,  qui  le  mettait  à  la  dis- 
crétion d'autrui;  et  malgré  son  insouciance  naturelle,  il  fit  un 
énergique  effort  poux  se  créer  une  situation  indépendante.  Déjà 
le  produit  de  la  Lettre  à  d'^Alemb^ty  de  la  Nouvelle  Héloïse  et 
celui  qu'il  devait  tirer  de  rj^mf/e  formait  les  éléments  d'un  petit 
capital.  Pour  grossir  cette  somme,  il  résolut  de  terminer  ses 


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INTRODUCTION.  xv 

autres  ouvrages.  L'examen  qu'il  fit  de  ses  Institutions  politiques 
le  convainquit  que  cet  écrit  demandait  encore  plusieurs  années 
de  travail  suivi.  Aspirant  au  repos  et  l'esprit  épuisé  et  comme 
vidé  par  le  labeur  des  dernières  années,  il  n'eut  pas  le  courage 
de  réaliser  son  plan  primitif.  Renojiçant  donc  aux  Institutions^ 
il  résolut  d'en  tirer  ce  qui  pouvait  se  détacher,  puis  de  brûler 
tout  le  reste,  et  poussant  ce  travail  avec  zèle,  sans  interrompre 
celui  de  VÉmile,  il  mît  en  moins  de  deux  années  la  dernière 
main  au  Contrat  social. 

Ce  renseignement  des  Confessions^  d'après  lequel  la  refonte 
commencée  en  1759  dut  être  achevée  en  1761,  nous  est  confirmé 
par  une  lettre  de  Rousseau  du  9  août  1761,  dans  laquelle  il 
entre  en  pourparlers  avec  le  libraire  Rey(i)  d'Amsterdam,  pour 
l'impression  de  son  Traité  de  droit  politique  qui  est  au  net  et 
en  état  de  paraître.  »  Dans  la  même  année  notre  auteur  annonce 
à  son  ami  Roustan  qu'il  fait  imprimer  en  Hollande  et  qu'il  cor- 
rige les  épreuves  d'un  petit  ouvrage  qui  a  pour  titre  :  le  Contrat 
social  ou  Principes  du  droit  politique,  lequel  est  extrait  d'un 
plus  grand  ouvrage  intitulé  :  Institutions  politiques  entrepris  il 
y  a  dix  ans,  et  abandonné  depuis  (i).  -Ces  dix  ans,  remarquons- 
le,  nous  reportent  à  1751-1752,  c'est-à-dire  à  l'époque  où  Rous- 
seau, sur  le  témoignage  des  Confessions^  déjà  rappelé  par  nous, 
faisait  de  grandes  promenades  pour  soulager  ses  maux,  et  jetait 
sur  le  papier  les  premières  esquisses  de  «  son  grand  système  (2)  ». 
Le  manuscrit  du  Contrat  terminé,  Rousseau  l'envoya  au  libraire 
Rey, d'Amsterdam,  en  fixant  le  prix  à  mille  francs,  qui  lui  furent 
accordés  (3).  Ce  fut  Duvoisîn,  ministre  du  pays  de  Vaud,  qui  se 
chargea  de  cette  commission.  Rousseau  nous  raconte  dans  ses 


(i)  Cette  lettre  est  datée  du  18  janvier  1761  dans  la  correspondance  géné- 
rale de  Rousseau,  mais  elle  est  manifestement  d'une  époque  postérieure. 

(2)  Dans  sa  lettre  à  Roustan  du  23  décembre  1761,  Rousseau  dit  égale- 
ment que  le  Contrat  social,  qui  ne  paraîtra  peut-être  qu'après  VÉducatiortf 
«  lui  est  antérieur  d'un  grand  nombre  d'années  ». 

(3)  On  trouvera  à  notre  Appendice  n*  III  de  curieux  passages  de  la 
correspondance  échangée  par  Rousseau  avec  le  libraire  Rey,  pendant  l'im- 
pression des  épreuves.  Ces  fragments  sont  extraits  d'une  importante  publi- 
cation de  M.  Bosscha^qui  a  paru  sous  ce  titre  :  Lettres  inédites  de  J,- J.Rous- 
seau à  Marc  Michel  Rey,  un  vol.  in-8,  Amsterdam,  chez  Frédéric  MuUer, 
et  Paris,  chez  Firmin  Didot,  i858. 


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XVI  INTRODUCTION. 

Confessions  que  le  manuscrit,  qui  faillit  même  être  perdu,  était 
e'crii  en  menu  caractère  et  fort  petit.  Il  ne  saurait  donc  être 
confondu  avec  celui  de  Genève,  d'assez  grand  format,  et  qui, 
d'ailleurs  (on  le  voit  à  l'examen)  n'a  jamais  traîné  dans  une 
imprimerie.  Rousseau,  comme  nous  l'apprend  sa  correspon- 
dance avec  Rey,  tenait  beaucoup  à  ce  que  «  son  cher  » 
Contrat  parût  avant  r£^mf/^,  de  peur  que  le  succès  du  grand 
ouvrage  n'étouffât  celui  du  petit.  Dans  la  correction  des  épreuves 
il  se  montre  préoccupé  des  moindres  détails.  Il  trouve  le 
format  trop  large  pour  sa  longueur,  le  titre  trop  confus, 
il  n'aime  pas  les  réglettes  à  fleurons  qui  séparent  le  texte 
des  notes.  Rey  lui  a  proposé  de  reproduire  sur  le  feuillet 
de  titre  la  vignette  du  Discours  sur  l'Inégalité;  il  répond  qu'il 
l'acceptera  au  besoin,  mais  qu'il  s'y  trouve  une  grosse  joufflue 
de  Liberté  à  l'air  bien  ignoble  ;  le  graveur  ne  pourrait-il  par  une 
retouche  lui  donner  «  un  peu  plus  de  dignité  »  ?  Rey,  toujours 
docile,  fait  exécuter  une  nouvelle  vignette.  Mais  l'incident  le 
plus  grave  est  la  suppression  successive  sur  l'épreuve  imprimée 
d'une  note  sur  les  protestants  et  d'une  autre  sur  le  mariage  civil, 
qui  lui  avait  été  substituée;  l'auteur  se  décide  par  prudence  à 
les  retrancher  toutes  deux.  Enfin,  le  ii  mars  1762,  il  renvoie 
les  dernières  épreuves  corrigées. 

En  avril,  le  Contrat  social  était  imprimé.  Rousseau  l'annonce 
à  son  ami  Mouliou,  à  qui  il  en  envoie  douze  exemplaires  à  dis- 
tribuer. Cependant  le  gros  de  l'édition  ne  put  pénétrer  en 
France.  Envoyé  par  bateau  à  Rouen,  il  fut  saisi,  et  Rey  eut 
grande  peine  à  se  le  faire  restituer.  Grimm  nous  apprend  dans 
sa  Correspondance  ^juillet  1762)  que  «Ton  a  pris  des  mesures  si 
justes  à  la  poste  que  ceux  qui  ont  fait  venir  le  livre  par  cette 
voie  en  ont  été  pour  leurs  frais  et  leurs  peines,  et  qu'à  moins 
d'aller  le  chercher  en  Hollande  et  de  le  faire  entrer  dans  sa 
poche,  il  n'est  pas  trop  possible  de  l'avoir  ».  De  même  Diderot, 
dans  sa  lettre  à  Sartine  sur  le  commerce  de  la  librairie  (qui  est 
de  1767),  constate  que  la  police  a  tout  mis  en  œuvre  pour  étouffer 
le  Contrat  social  ;  mais  il  ajoute,  détail  piquant,  que  cet  ouvrage 
imprimé  et  réimprimé  s'est  distribué  plus  tard  pour  un  petit  écu 
sous  le  vestibule  même  du  palais  du  souverain. 

On  sait   qu'un  décret  contre  VÉmiie  obligea   Rousseau  à 


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INTRODUCTION.  xvii 

quitter  précipitamment  la  France.  Cet  ouvrage  et  le  Contrat  social 
furent  également  saisis  et  condamnés  par  ordre  du  magistrat 
de  Genève.  Rousseau,  dans  une  lettre  à  Moultou  du  3o  mai  1762, 
nous  écrit  que  «  Genève  est  la  seule  ville  où  Rey  n'ait  pu  en 
négocier  des  exemplaires,  pas  un  seul  libraire  n'ayant  voulu  s'en 
charger  ».  L'intolérance  est  la  même  partout.  Elle  n'épargne  pas 
les  meilleurs.  Rousseau  devait  être  persécuté  par  les  protestants 
comme  Spinoza  par  les  juifs,  comme  Fénelon  par  les  catholiques. 
Ce  livre  si  terrible,  que  Rousseau  signale  avec  une  sorte  de  mys- 
tère à  Moultou  et  à  Roustan  comme  un  secret  dont  il  n'a  jamais 
parlé  à  personne,  n'était  cependant  autre  que  celui  dont  l'auteur 
nous  dira  ailleurs,  semblant  se  contredire  lui-même,  que  tout  ce 
qu'il  contenait  de  hardi  se  trouvait  déjà  dans  le  Discours  sur 
rinégaiité.  Il  serait  intéressant  de  savoir  quel  était  l'état  d'avan- 
cement de  la  partie  des  Institutions  qui  est  devenue  le  Contrat 
social,  au  moment  où  Rousseau  se  décida  à  en  faire  un  traité  à 
part.  Le  manuscrit  de  Genève  ne  nous  fournit  pas  de  rensei- 
gnement précis  à  cet  égard,  car  il  ne  renferme  plus  qu'une 
partie  des  feuillets  qui  le  composaient  à  l'origine.  Il  est  clair 
que  ce  morceau  était  alors  assez  avancé,  puisque  Rousseau 
qui  voulait  aboutir  y  aperçut  de  suite  les  éléments  d'un  vo- 
lume à  terminer  assez  promptement.  D'autre  part,  la  be- 
sogne restait  assez  considérable,  puisqu'il  prit  deux  ans  à  la 
mettre  au  point.  Il  est  vrai  qu'il  travaillait  en  même  temps  à 
V Emile,  Nous  trouvons  une  indication  précieuse  à  ce  sujet  dans 
les  quelques  pages  de  ce  dernier  ouvrage  qui  présentent  un  résumé 
du  Contrat  social,  La  publication  de  VÉmile,  qui  fut  ensuite  retar- 
dée par  diverses  circonstances  trop  longues  à  rappeler  ici  et  sans 
intérêt  pour  la  question  qui  nous  occupe,  devait  précéder  celle 
du  Contrat  social  :  c'est  ce  qui  explique  une  note  de  la  fin  du 
cinquième  livre,  où  il  est  dit  que  les  propositions  qui  viennent 
d'y  être  développées  sont,  pour  la  plupart  (notons  ce  mot), 
extraites  du  Contrat  social,  lequel  est  lui-même  extrait  d'un  plus 
grand  ouvrage  entrepris  sans  consulter  les  forces  de  Tauteur  et 
abandonné  depuis  longtemps.  Et  la  note  ajoute  :  «  Le  petit 
traité  dont  c'est  ici  le  sommaire  sera  publié  à  part.  »  Il  semble 
bien  résulter  de  ce  passage  qu'au  moment  où  il  a  été  composé, 
Rousseau  avait  déjà  arrêté  le  plan  et  même  choisi  le  titre  du 


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vV 


^ 


xviii  INTRODUCTION. 

Contrat  social,  mais  que  son  travail,  quoique  fort  avancé,  n'était 
pas  encore  en  état  de  paraître. 

Or  l'examen  du  sommaire,  publié  dans  Y  Emile,  nous  montre 
qu'il  n'y  est  pas  question  des  matières  contenues  dans  le  dernier 
livre  du  Contrat,  du  moins  de  la  partie  principale  qui  con- 
cerne le  Droit  public  de  Rome,  et  la  Religion  civile.  D'autre  part^\.l»^ 
on  y  fait  la  comparaison  des  sociétés,  les  unes  fortes  et  les  autres 
faibles,  s'attaquant  ets'entre-détruisant,  etqui  gardent  dans  leurs 
rapports  l'indépendance  de  la  nature;  ce  qui  donne  lieu  à  se  de- 
mander, dit  l'auteur,  si  les  individus  soumis  aux  lois  ne  restent 
pas  exposés  à  la  fois  aux  maux  de  l'état  de  société  et  à  ceux  de 
l'état  de  nature,  sans  en  avoir  les  avantages,  et  s'il  ne  vaudrait  pas 
mieux  qu'il  n'y  eût  point  de  société  civile  au  monde  que  d'y  en 
avoir  plusieurs.  D'où  l'utilité  d'établir  des  associations  fédératives 
qui  pussent  étendre  leur  action  commune  sans  nuire  au  droit 
de  la  souveraineté  de  chaque  État. 

Enfin,  il  y  aura  lieu,  est-il  dit  dans  ce  même  sommaire,  de 
poser  les  véritables  principes  de  la  guerre  et  de  montrer  pour- 
quoi Grotius  et  les  autres  n'en  ont  donné  que  de  faux. 
L'auteur  de  Y  Emile  rappelle  ici  que  l'abbé  de  Saint-Pierre  avait 
proposé  un  projet  d'union  de  tous  les  États  de  l'Europe  pour 
maintenir  entre  eux  une  paix  perpétuelle  ;  et  une  note,  ajoutée 
sans  doute  au  moment  où  il  corrigeait  les  épreuves  de  ce  pas- 
sage, est  ainsi  conçue  :  «  Depuis  que  j'écrivais  ceci,  les  raisons 
pour  ont  été  exposées  dans  l'extrait  de  ce  projet;  les  raisons 
contre,  du  moins  celles  qui  m'ont  paru  solides,  se  trouveront  dans 
le  recueil  de  mes  écrits  à  la  suite  de  ce  même  extrait.  »  Ne  pour- 
rait-on pas  inférer  de  ces  diverses  citations  une  série  d'hypo- 
thèses assez  vraisemblables  ?  i  **  Que  d'abord  Rousseau  avait  conçu 
l'idée  de  développer  dans  le  Contrat  social  le  système  fédératif  et 
qu'il  y  a  renoncé  ensuite,  mais  qu'il  faut  chercher  dans  la  Paix 
perpétuelle  une  partie  de  ses  idées  sur  cette  importante  ques- 
tion ;  2°  Qu'il  se  proposait  également  de  donner  plus  d'étendue 
à  la  théorie  du  droit  de  guerre,  mais  qu'il  s'est  réduit  au  cha- 
pitre qui  lui  est  consacré  dans  le  Contrat  social,  où  il  se 
contente  de  prouver  la  nécessité  d'une  convention  pour  con- 
stituer l'état  social;  3** Que  le  morceau  qui  avait  pour  titre  «Que 
l'état  de  guerre  naît  de  l'état  social  »,  et  que  nous  publions  à  l'Ap- 


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INTRODUCTION.  xix 

pendîce  avec  d'autres  fragments  relatifs  au  même  sujet,  copiés 
par  nous  sur  deux  manuscrits  de  Rousseau^  à  la  bibliothèque 
de  Neuchâtel,  devait  peut-être  originairement,  dans  la  pensée 
de  Rousseau,  trouver  place  dans  le  Contrat  social,  mais  qu'il 
se  rattache  certainement  au  plan  primitif  des  Institutions  poli- 
tiques à  plus  juste  titre  que  bien  des  morceaux  publiés  par 
M.  Streckeisen-Moultou.  Enfin  il  nous  paraît  très  probable  que 
les  chapitres  sur  les  comices,  sur  la  censure,  sur  le  tribunat,  en 
un  mot,  sur  le  système  législatif  de  Rome,  en  même  temps  que 
le  chapitre  sur  la  religion  civile,  ont  occupé  principalement 
Rousseau  au  moment  de  la  refonte  du  Contrat,  dans  les  années 
1759-1761.  Cette  religion  civile,  c'est,  d'ailleurs  en  fait,  la 
profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard,  incorporée  au  pacte 
social. 

Ce  qui  nous  confirme  dans  notre  opinion,  c'est  une  lettre 
adressée  (le  26  mars  1761)  à  Dutens,  à  qui  il  venait  de  vendre 
sa  bibliothèque,  et  où  il  lui  mande  «  qu'il  y  a  encore  quel- 
ques livres  qui  reviennent  à  la  masse,  entre  autres  l'excellente 
Histoire  florentine  àe  Machiavel,  son  Discours  sur  Tite-Live  et 
le  Traité  de  Legibus  romanis  de  Sigonius  ».  Or  il  se  trouve, 
comme  on  le  verra  dans  notre  commentaire,  que  c'est  précisément 
à  Machiavel  et  à  Sigonius,  jurisconsulte  et  historien  très  célèbre 
du  XVI*  siècle,  que  Rousseau  a  emprunté  quelques-uns  des  prin- 
cipaux aperçus  qu'il  a  développés  dans  le  dernier  livre  du  Con^ 
trat  social. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  qu'une  même  association  d'idées 
ait  réuni  ces  deux  écrivains  dans  l'esprit  de  Rousseau  (i). 

En  somme,  et  sans  vouloir  rien  affirmer,  nous  croyons  pou- 
voir résumer  ainsi  cette  longue  discussion  et  formuler  les  con- 
clusions les  plus  vraisemblables  qui  s'en  dégagent  : 

(i)  Rousseau  écrit  à  Rey,le  18  mars  1762  :  c  Je  persiste  au  retranchement 
de  la  note  que  j'avais  mise  à  la  fin  et  de  celle  que  j'avais  ensuite  substituée, 
mais  je  serais  bien  aise  d'avoir  les  épreuves  où  étaient  les  deux  notes  qui 
pourront  trouver  leur  place  autre  part.  »  Cette  lettre  prouve  bien  que  les 
passages  sur  la  Religion  civile  ne  se  trouvant  pas  dans  le  brouillon  primitif 
du  Contrat,  ils  y  ont  été  ajoutés  après  coup,  comme  du  reste  le  chapitre 
tout  entier  auquel  ils  se  rattachent.  Rousseau,  qui  ne  laissait  rien  perdre,  a 
utilisé  plus  tard  ces  notes  dans  les  éditions  sans  cartons  du  Contrat  et  dans 
la  Lettre  à  M.  de  Beaumont. 


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XX  INTRODUCTION. 

C'est  dans  la  péroraison  du  Discours  sur  PInégalité  qu'il 
faudrait  chercher  le  plan  primitif  des  Institutions  politiques. 

C'est  vers  175 1  que  Rousseau  a  conçu  l'esquisse  de  ces 
Institutions  et  en  a  rédigé,  par  morceaux  détachés,  les  pre- 
mières idées.  Il  y  travaillait  dans  sa  ville  natale  en  1754. 
Il  est  possible  qu'il  ait  mis  au  net  à  son  arrivée  à  l'Ermitage, 
en  1756,  les  fragments  déjà  composés  de  cet  ouvrage  ;  on  peut  se 
demander  si  cette  mise  au  net  est  le  manuscrit  de  Genève,  ou 
si  ce  manuscrit  existait  avant  la  composition  de  YÉconomie 
politique j  ou  encore  s'il  date  de  1759,  époque  à  laquelle  Rous- 
seau a  commencé  la  refonte  du  Contrat  social;  mais  il  est  cer- 
tain que  les  idées  développées  dans  le  manuscrit  de  Genève 
ont  été  toutes  reproduites  dans  le  Contrat  social  ou  dans  les 
autres  écrits  de  Rousseau.  Ce  manuscrit  ne  nous  apprend  rien 
sur  les  principes  de  Rousseau  qu'on  ne  puisse  déjà  inférer  du 
recueil  général  de  ses  écrits  ;  mais  il  est  curieux  et  intéressant 
en  ce  qu'il  nous  initie  aux  procédés  de  style  et  de  composition 
de  l'illustre  écrivain  (i). 

Le  manuscrit,  qui  avait  pour  titre  «  Que  l'état  de  guerre 
naît  de  l'état  social  »,est  important  pour  l'intelligence  du  plan 
primitif  des  Institutions  politiques  et  peut-être  du  Contrat  so^ 
cial;  il  complète  heureusement  une  des  lacunes  de  cet  ouvrage. 

Il  est  vraisemblable  que  Rousseau  avait  conçu  d'abord  le 
Contraty  même  détaché  des  Institutions,  et  formant  un  ouvrage 
spécial  sur  un  plan  plus  étendu  que  celui  auquel  il  l'a  finale- 
ment réduit,  et  qu'il  se  proposait  d'y  formuler  la  théorie  du  droit 
de  guerre  et  d'y  exposer  sur  le  système  fédératif  des  idées  qui 
ont  trouvé  place  en  partie  dans  les  Extraits  de  Vabbé  de  Saint- 
Pierre.  C'est,  d'ailleurs,  le  programme  nettement  indiqué  dans 
le  chapitre  qui  sert  de  conclusion  au  Contrat  social. 

Il  paraît  établi  que  Rousseau  n'a  pas  travaillé  au  Contrat 
social  depuis  son  arrivée  à  Montmorency  jusqu'en  1759  et  que 
le  livre  quatre  et  dernier  l'a  occupé  principalement  pendant  les 
deux  années  qu'il  a  mis  à  refondre  cet  écrit. 

Il  ne  faudrait  pas  conclure  de  ces  réflexions  que  je  mécon- 
naisse la  valeur  du  manuscrit  du  Contrat  social  ni  l'intérêt  des 

(1)  On  voit,  à  Texamen  de  ses  manuscrits,  combien  il  avait  le  souci  de 
son  art  et  le  respect  de  sa  pensée. 


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INTRODUCTION.  xxi 

publications  de  M.  Streckeisen-Moultou.  Ces  documents  seront 
très  utiles  pour  l'édition  générale  et  raisonnée  des  œuvres  de 
Rousseau  qui  se  fait  encore  attendre,  bien  qu'il  ne  manque 
pas,  à  Genève  en  particulier,  d'érudits  capables  de  la  mener  à 
bonne  fin.  D'autre  part,  le  manuscrit  du  Contrat  social^  une  fois 
entré  dans  le  domaine  public,  a  réveillé  les  études  sur  Rousseau 
et  sur  ses  principes  politiques;  les  parties  de  ce  manuscrit  qui 
difiièrent  du  texte  imprimé  du  Contrat  ont  appelé  l'attention  sur 
certaines  idées  de  Rousseau  contenues  dans  d'autres  écrits  de 
cet  écrivain,  mais  qui  n'y  avaient  pas  été  assez  remarquées.  Même 
on  en  a  pris  texte  pour  formuler  certaines  théories,  à  notre  avis 
des  plus  fantaisistes,  sur  l'origine  de  ces  idées;  on  est  remonté 
aux  sources  de  la  Constitution  de  Genève,  et  on  a  voulu  voir  dans 
quelques  termes  habilement  rapprochés  d'un  article  des  fran- 
chises anciennement  accordées  à  la  cité  par  l'évêque  Adhemar 
Fabri  le  point  de  départ  du  Contrat  social;  comme  si  tout  le 
système  de  Rousseau  sur  la  souveraineté  n'était  pas  en  germe 
dans  les  ouvrages  d'une  foule  de  jurisconsultes  qui  ont  écrit  sur 
le  droit  naturel,  et  que  Rousseau  avait  étudiés  à  fond  très  long- 
temps avant  d'avoir  été  initié  aux  mystérieuses  origines  de 
la  Constitution  de  Genève.  Les  Genevois,  gens  subtils,  se 
plaisent  parfois  à  ces  ergoteries;  ils  ont  assez  d'autres  mérites 
pour  qu'on  puisse  leur  passer  ce  léger  travers. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  Rousseau,  en  écrivant  sur  la  politique, 
n'ait  pas  toujours  eu  sa  patrie  sous  les  yeux  et  n'ait  voulu  corri- 
ger les  abus  qui  s'étaient  glissés  dans  son  gouvernement;  on  voit 
bien  le  contraire,  notamment  à  l'importance  qu'il  attache  aux 
assemblées  périodiques,  en  vue  de  conserver  intact  le  principe 
de  la  souveraineté  populaire. 

Pour  nous,  en  dehors  des  questions  de  composition  et  de 
style,  ce  qui  nous  paraît  le  plus  intéressant  dans  le  manuscrit 
de  Genève  ce  sont  les  tâtonnements  que  l'auteur  y  trahit  dans 
le  choix  du  titre  de  son  ouvrage. 

Plusieurs  intitulés  sont  successivement  écrits  puis  effacés  en 
tête  de  ce  manuscrit.  Le  premier  adopté  est  Contrat  social^  il 
est  ensuite  rayé  et  remplacé  par  celui  de  la  Société  civile;  puis 
le  terme  de  Contrat  social  est  rétabli,  avec  un  sous-titre  qui  subit 
à  son  tour  plusieurs  modifications;  l'auteur  hésite  entre  :  Essai 


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XXII  INTRODUCTION. 

sur  la  constitution  de  l'État  y  Essai  sur  la  formation  du  Corps 
politique,  Essai  sur  la  formation  de  V  État  y  Essai  sur  la  forme 
de  la  République,  autant  de  versions  qui  feront  place  à  une  nou- 
velle qui  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit,  et  qui,  on  le  sait, 
est  celle  de  :  Principes  du  droit  politique.  Nous  avons  cru  devoir 
publier  en  fac-similé  ces  curieuses  variations,  qui  semblent 
montrer  non  pas  que  l'idée  du  Contrat  n'a  pas  chez  Rousseau 
toute  l'importance  qu'on  lui  attribue  d'ordinaire,  mais  qu'il  ne 
trouvait  peut-être  pas  bon  de  souligner  trop  ses  intentions. 
Cette  particularité  du  manuscrit  de  Genève  montre  assez  que 
cette  étude  des  originaux  n'est  pas  sans  intérêt  et  qu'on  peut  y 
faire  des  découvertes  piquantes  sur  Rousseau.  Comme  nous 
en  avertit  judicieusement  le  savant  professeur  Ritter,  il  y  a 
encore  de  riches  filons  à  explorer;  bien  des  pièces  curieuses 
le  concernant  doivent  se  cacher  dans  les  archives  domes- 
tiques. Mais,  à  notre  avis,  c'est  surtout  dans  la  correspondance 
des  hommes  célèbres  qu'il  faut  chercher  des  renseignements 
inédits.  Quant  aux  œuvres  proprement  dites,  du  moins  celles 
qui  ont  été  publiées  par  l'auteur,  il  faut  se  montrer  très  réservé, 
en  particulier  quand  il  s'agit  de  fragments  et  de  morceaux 
isolés.  Nous  découvrons  sur  un  manuscrit  des  lignes  jetées  à 
la  hâte,  à  la  plume  ou  au  crayon  :  est-ce  à  dire  qu'elles  expri- 
ment toujours  la  pensée  de  celui  qui  les  a  écrites?  Savons-nous 
d'où  elles  viennent  et  où  elles  tendent?  et  si  ce  sont  de  simples 
notes,  des  idées  étrangères  transcrites  au  hasard  des  lectures, 
ou  des  pensées  personnelles  et  originales  ?  Telle  phrase,  impro- 
visée de  la  sorte,  peut  fort  bien  formuler  une  opinion  qu'on  ne 
partage  pas  et  même  qu'on  se  propose  de  réfuter. 

L'inédit  est  parfois  curieux,  mais  n'est  pas  toujours  probant. 
11  faut  en  user,  comme  de  tout  ce  qui  amuse,  avec  prudence  et 
circonspection  (i). 

On  fait  la  chasse  à  l'inédit  pour  interpréter  la  pensée  de 
Rousseau.  Mais  cette  pensée  est-elle  si  peu  nette  qu'on  ait  be- 
soin de  verres  grossissants  pour  l'examiner?  Il  est  peu  d'écri- 
vains qui  aient  écrit  avec  plus  de  clarté  que  Rousseau;  il  n'en  est 

(i)  Il  serait  très  utile,  pour  une  nouvelle  édition  des  œuvres  complètes  de 
Rousseau,  de  discerner  les  variations  de  son  écriture  aux  diverses  époques 
de  sa  vie. 


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INTRODUCTION.  xxiii 

pas  un  (sauf  peut-être  Hobbes)  qui  ait  répété  plus  souvent  les 
mêmes  idées.  Avant  de  solliciter  de  pièces  d'une  provenance 
douteuse,ou  de  témoins  sujets  àcaution  (  i),  certaines  explications, 
demandons-nous  d'abord  si  ces  explications  étaient  nécessaires. 
En  ce  qui  concerne  le  Contrat  social^  nous  possédons,  comme 
documents  authentiques  et  signés  de  Rousseau  en  toutes  lettres, 
l'édition  originale  d'abord,  puis  celle  publiée  en  1782  par  ses  res- 
pectables amis,  avec  les  quelques  notes  ajoutées  par  Tauteur  et 
dont  la  destination  est  formellement  indiquée  par  lui  dans  des 
notes  manuscrites  que  nous  avons  vues  à  la  Bibliothèque  de  Neu- 
châtel;  nous  avons  en  outre  le  sommaire  du  Contrat  social  dans 
le  cinquième  livre  de  VÉmile^  la  défense  et  l'exposé  de  ce  même 
Contrat  dans  la  première  et  dans  la  sixième  Lettre  de  la  Montagne 
et  sa  première  ébauche  dans  le  Discours  sur  Vinégalité  :  ce  sont 
là  les  sources  principales,  mais  sur  des  points  spéciaux  il  n'est 
peut-être  pas  un  seul  écrit  de  l'auteur  avoué  par  lui  et  publié  de 
son  vivant  où  l'on  ne  trouve  des  commentaires  nets,  précis,  lapi- 
daires de  son  système  en  général  et  de  chacune  de  ses  idées  en 
particulier.  Nous  avons  lu  et  relu  à  plusieurs  reprises,  à  cette 
intention,  V Économie  politique,  le  Gouvernement  de  Pologne,  les 
Extraits  de  l'abbé  deSaint-Pierre,  la  Lettre  à  d'Alembert,  toutes 
les  Lettres  de  la  Montagne  et  celle  à  M.  de  Beaumont,  la  Nou^ 
velle  HéloïsCy  le  Discours  sur  les  sciences  et  les  arts  et  les  écrits 
polémiques  que  les  diverses  réfutations  de  cette  brochure  ont 
provoqués  de  la  part  de  Rousseau,  sans  parler  des  Confessions  et 
de  la  Correspondance,  et  à  chaque  fois  nous  y  avons  trouvé  des 
passages  qui  nous  avaient  échappé  à  un  premier  examen  et  qui 
éclairaient  d'un  jour  nouveau  des  points  de  détail  et  quelque- 
fois des  questions  importantes.  Le  nombre  de  ces  passages  est  si 
grand  qu'il  nous  a  fallu  faire  un  choix  pour  n'en  pas  rendre 
la  lecture  fastidieuse.  Avant  de  juger  le  Contrat  social,  étu- 
diez donc  le  commentaire  perpétuel  qu'en  donnent  les  écrits 
mômes  de  l'auteur.  La  présente  édition,  tout  imparfaite  et  abré- 
gée qu'elle  soit,  offrira  un  aperçu  de  ce  que  pourrait  être  un 

(i) Comme  le  malveillant  Dusaulx  qui  dans  ses  Rapports  avec  J.-J.  Rous- 
seau fait  dire  à  ce  dernier,  parlant  du  Contrat  social  :  «  Ceux  qui  se  van- 
tent de  Tentendre  tout  entier  sont  plus  habiles  que  moi...  C'est  un  livre  à 
refaire,  mais  je  n*en  ai  plus  la  force  ni  le  temps.  » 


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XXIV  INTRODUCTION. 

travail  plus  approfondi,  conçu  sur  ce  plan  et  dans  cet  esprit. 

Mais,  si  clair,  si  lumineux  qu'ait  été  Rousseau,  il  n'a  pas  tout 
dit  ou  plutôt  il  n'a  pu  tout  dire.  On  oublie  trop,  en  appréciant 
ses  œuvres  comme  toutes  celles,  d'ailleurs,  qui  ont  été  publiées 
sous  un  gouvernement  arbitraire,  qu'on  ne  peut,  surtout  lors- 
qu'il s'agit  de  livres  qui  touchent  aux  questions  les  plus 
délicates  de  la  politique  et  aux  bases  fondamentales  de  la  société 
et  des  institutions,  leur  appliquer  les  mêmes  règles  d'inter- 
prétation qu'à  nos  écrits  contemporains  rédigés  sous  un  régime 
de  libre  publicité  et  de  libre  discussion.  Certes,  si  un  écrivain 
fut  courageux,  ce  fut  Rousseau,  et  le  procureur  Tronchin,  en 
demandant  à  regret,  semble-t-il,  la  condamnation  de  VÉmile  et 
du  Contrat,  reproche  à  leur  auteur  comme  un  acte  d'une  impru- 
dence inouïe  et  d'une  hardiesse  presque  folle  d'avoir  signé  de  son 
nom  ces  œuvres  subversives.  Voltaire  était  plus  prudent  et  put 
vivre  tranquille  à  Genève  et  y  écrire  ses,  pamphlets  qui  sentaient 
le  plus  le  fagot,  en  flattant  les  Genevois  et  en  s'en  moquant. 
Rousseau,  lui,  ne  jouait  pas  au  grand  seigneur,  il  n'eût  pas  su 
le  faire.  Fils  d'artisan,  il  affiche  dans  ses  écrits  la  franchise  d'un 
homme  du  peuple  ;  il  a  des  brutalités  de  langage  auxquelles  il 
semble  même  se  complaire.  Malgré  tout,  vivant  en  France,  il 
nous  dit  lui-même  qu'il  s'est  cru  tenu  à  des  précautions;  il  a 
renoncé  à  extraire  les  œuvres  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  parce 
qu'elles  étaient  pleines  d'observations  critiques  sur  le  gouverne- 
ment de  France.  C'était  naturel,  puisqu'il  s'agissait  des  œuvres 
d'autrui  ;  mais  pour  les  siennes  mêmes,  bien  qu'il  se  soit  toujours 
fait  une  règle  d'honneur  de  parler  a  pour  le  bien  commun,  sans 
souci  du  reste  »,  il  reconnaissait  que  l'hospitalité  française  l'obli- 
geait, lui  étranger,  à  garder  certains  ménagements  et  à  écrire 
ses  livres  avec  plus  de  retenue  ;  c'est  aussi  pour  ce  motif  qu'il 
signait  tous  ses  ouvrages  J.-J.  Rousseau, cz7o>^en  de  Genève,  pen- 
sant expliquer  et  se  faire  pardonner  la  liberté  de  sa  plume  par  la 
raison  qu'étant  né  dans  une  république,  il  était  bien  naturel 
qu'il  exprimât  des  idées  républicaines;  c'est  l'argument  qu'il 
oppose,  très  fièrement,  du  reste,  à  M™°  de  Créqui,  qui  lui  repro- 
chait les  hardiesses  du  Discours  sur  P Inégalité. 

Je  semble  ici  me  contredire,  alors  qu'en  réalité  je  ne  fais  que 
compléter  ma  pensée.  Rousseau  a  toujours  parlé  clairement  ;  il 


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INTRODUCTION.  xxv 

n'a  jamais  dissimulé  ses  doctrines,  ni  même  les  conclusions  les 
plus  hardies  qu'on  en  pouvait  tirer;  ces  conclusions  sont  e'criies 
dans  ses  écrits  ;  mais  il  faut  les  chercher.  Il  ne  les  a  pas  présentées 
avec  la  rigueur  d'un  syllogisme,  il  montre  les  rameaux  de  ses 
idées,  mais  il  en  cache  le  tronc.  Parfois  même,  il  fait  aux  puis- 
sants du  jour  des  politesses  de  forme  qu'il  ne  faudrait  pas 
prendre  au  sérieux.  Surtout,  il  a  renoncé  de  bonne  heure  à  la 
satisfaction  juvénile  de  faire  parade  de  ses  intentions.  Reconnais- 
sons enfin  que  ce  sont  ses  intentions  qui  sont  le  principal  mys- 
tère de  son  œuvre  ;  le  raisonnement  chez  lui  n'a  qu'une  valeur 
secondaire  et  accessoire  ;  c'est  le  moyen  dont  il  se  sert  pour 
aller  à  son  but  et  ce  but  c'est  la  révolution. 

Rousseau  était  vraiment  un  homme  de  foi  ;  à  elle  seule,  la 
très  curieuse  variante  relevée  par  nous  dans  sa  célèbre  lettre  au 
marquis  de  Mirabeau  suffirait  à  le  prouver  (i);  républicain,  il 
l'est,  il  l'a  toujours  été,  et  malgré  les  déboires  d'une  vie 
agitée,  il  le  sera  jusqu'à  son  dernier  souffle.  Il  ne  veut  pas  seu- 
lement maintenir  la  république  dans  sa  patrie.  Il  veut  l'établir 
en  France,  et  partout;  oui,  l'établir  par  la  force,  car  c'est  le 
seul  moyen  de  triompher  de  la  coalition  éternelle  des  intéréis 
et  des  préjugés. 

Le  raisonnement  est  un  outil  flexible  qui  se  prête  à  tous  les 
usages  qu'en  fait  un  dialecticien  habile.  Rousseau  s'en  est  aperçu 
en  lisant  Hobbes,  en  s'indignant  contre  lui  avec  délices,  en  s'effor- 
çant,  dans  une  escrime  de  plume  acharnée  dont  ses  manuscrits 
portent  la  trace,  de  jouter  contre  ce  rude  adversaire.  Pourtant* 
Hobbes  avait  de  bonnes  intentions,  lui  aussi  ;  il  voulait  établir 
la  paix  religieuse,  ce  qui,  pour  son  temps  surtout,  déchiré  par 
les  guerres  civiles,  était  un  grand  bienfait  ;  dans  ce  but,  il  fait 
appel  au  souverain,  à  cette  puissance  absolue  d'un  homme  ou 
d'une  assemblée,  à  ce  Léviathan,  à  ce  Dieu  mortel,  pour  museler 
l'intolérance  des  sectes  et  la  fureur  des  factieux.  Mais  cette  au- 

(i)  Lettre  du  26  juillet  1767...  «  Votre  système  économique  est  admi- 
rable... mais  j*ai  peur  qu'il  n*aboutisse  à  des  pays  bien  différents  de  ceux 
où  vous  prétendez  aller,  aussi  suis-je  fâché  de  vous  dire  que  tant  que  la  mo- 
narchie subsistera  en  France,  il  n'y  sera  jamais  adopté.  »  Les  mots  en  ita- 
liques d'abord  écrits  par  Rousseau  dans  le  brouillon  de  la  lettre  qui  se 
trouve  à  la  Bibliothèque  de  Neuchâtel  (n"  7901  du  catalogue)  n'ont  pas  été 
reproduits  dans  le  texte  imprimé  de  la  correspondance. 


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XXVI  INTRODUCTION. 

torité  sans  bornes,  qui  devait  rendre  les  hommes  heureux, 
les  a  faits  esclaves.  La  doctrine  de  Hobbes,  interprétée  par 
les  gens  d'église,  est  devenue,  comme  la  satyre  de  Machiavel, 
une  arme  nouvelle  entre  les  mains  des  tyrans.  Pourquoi? 
parce  que  la  monarchie  existait  partout  de  fait  et  que 
cette  puissance  que  Hobbes  (il  le  dit  formellement)  con- 
férait aussi  bien  aux  républiques  qu'aux  monarchies,  n'avait 
pu  servir  qu'à  ces  dernières  et  les  fortifier.  C'est  donc  la  mo- 
narchie, la  monarchie  de  droit  divin,  qu'il  fallait  tuer.  Com- 
ment ?  Par  quels  arguments  ?  Rousseau  s'est  servi  d'un  moyen 
à  sa  portée,  celui  de  la  convention.  Il  a  ramassé  ce  lieu  com- 
mun qui  tramait  partout  ;  il  a  montré  avec  une  clarté  saisis- 
sante et  une  vigueur  de  raisonnement  incomparable  que  si 
cette  convention  originaire  était  unique,  elle  devait  destituer 
le  pouvoir  royal  de  sa  légitimité  et  réduire  le  monarque  au 
rôle  d'officier  du  peuple  souverain.  Le  système  était  simple, 
d'une  simplicité  presque  enfantine,  mais  la  tactique  était  pro- 
fonde ;  son  instinct  de  conspirateur  solitaire  avait  bien  servi 
Rousseau;  cette  bombe  mystérieusement  enveloppée,  qu'il  pla- 
çait à  la  base  de  l'ordre  social,  contenait  un  explosif  assez 
puissant  pour  faire  éclater  l'ancien  régime. 

Mais  la  royauté  renversée,  l'église  restait  debout  sur  ses 
ruines.  Rousseau  a  mesuré  la  force  de  cette  puissance;  aussi, 
ne  l'attaque-t-il  pas  de  front  comme  les  encyclopédistes  et 
comme  Voltaire;  il  sait  trop  bien  quel  serait  le  résultat  de  cette 
lutte  inégale.  Mais  il  a  compris  tout  le  parti  qu'ont  su  tirer  les 
prêtres  en  mêlant  adroitement  l'idée  de  Dieu  à  celle  de  la 
religion  et  en  faisant  participer  leurs  pratiques  superstitieuses  de 
tout  le  respect  que  les  hommes  témoignent  partout  à  l'Etre  su- 
prême. C'est  cette  confusion  qu'il  veut  faire  cesser;  il  proteste  de 
sa  vénération  pour  la  divinité,  mais  il  attaque  ses  ministres;  il  se 
prosterne  devant  sa  majesté,  mais  il  renverse  ses  autels;  il  réduit 
le  culte  aux  simples  termes  d'un  serment  civique  et  d'une  profes- 
sion de  foi  morale.  Dieu  n'est  plus  qu'un  prince  sans  État  que 
la  loi  a  détrôné  et,  comme  Platon  le  poète,  Rousseau*reconduit 
Jésus,  couronné  de  fleurs,  aux  frontières  de  sa  République. 

Nous  ne  jugeons  pas  ici  les  idées  de  Rousseau.  Nous  essayons 
de  les  expliquer,  à  notre  manière,  après  avoir  fait  connaître  ses 


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INTRODUCTION.  xxvii 

intentions  telles  qu'elles  nous  apparaissent,  et  laissé  entrevoir  ce 
qui  ressortira  plus  clairement  de  notre  commentaire,  à  savoir 
que  l'idée  du  Contrat  est  moins  pour  lui  une  vérité  philoso- 
phique, ou  une  loi  de  l'histoire,  qu'une  arme  capable  de  détruire 
l'Eglise  et  la  Royauté.  Esquissons  à  grands  traits  le  raison- 
nement qui  se  cache,  comme  un  homme  armé,  dans  ce  cheval 
de  Troie  du  Contrat  social. 

L'homme  naît  libre,  d'un  naturel  pacifique  et  ami  du  repos; 
pour  s'assurer  la  jouissance  paisible  de  ses  biens,  il  a  renoncé 
autrefois  à  son  indépendance,  en  contractant  une  société.  Par  ce 
pacte,  il  ne  voulait  pas  aliéner  sa  liberté,  mais  seulement  garantir 
Tordre  social,  ce  droit  sacré  qui  sert  de  base  à  tous  les  autres. 
Des  circonstances,  trop  éloignées  pour  être  déterminées  exacte- 
ment, l'ont  rendu  esclave  et  ramené  par  suite  à  l'état  dénature; 
le  pacte  primitif  qui  le  liait  se  trouve  rompu.  Que  fera-t-il?  Un 
être  vraiment  heureux  serait  un  être  solitaire.  Mais  Dieu  seul 
jouit  du  bonheur  absolu.  Nous  dépendons  des  choses  et  môme, 
en  fait,  des  hommes,  de  nos  parents,  aussi  longtemps,  du 
moins,  que  leur  aide  est  nécessaire  à  notre  conservation.  Des 
besoins  communs  et  le  sentiment  de  misères  communes  nous  ren- 
dent sociables  et  nous  rapprochent  de  nos  semblables.  Or  c'est 
de  l'état  politique,  que  Thomme  préférera,  que  doit  dépendre  son 
bonheur;  il  sera  tel  que  le  gouvernement  de  son  choix  l'aura 
fait.  Le  Contrat  social^  seul  pacte  légitime,  établit  la  souverai- 
neté de  la  loi  sur  tous  les  citoyens  en  général  et  sur  chaque 
citoyen  en  particulier.  Cette  souveraineté  est  inaliénable  et  indi- 
visible. Elle  ne  peut  se  transmettre  ni  se  partager;  tous  sont 
égaux  pour  toujours  et  solidaires  les  uns  des  autres.  Dans  cet  état, 
l'homme  ne  peut  conserver  la  primauté  des  sentiments  primitifs, 
il  est  avant  tout  citoyen.  La  volonté  générale  est  armée  d'une 
force  supérieure  à  toutes  les  volontés  particulières  pour  prévenir 
le  désordre  et  les  vices  qui  naissent  très  vite  dans  une  société/ 
mal  ordonnée. 

Mais  cette  volonté  générale,  qui  est  la  puissance  législative^  a 
besoin  dlin  instrument  qui  la  mette  en  mouvement,  c'est-à-dire 
d'une  puissance  qui  serve  d'intermédiaire  entre  les  sujets  et  le 
souverain  et  soit  chargée  de  l'exécution  des  lois  et  du  maintien 
de  la  liberté  tant  civile  que  politique.  C'est  le  gouvernement. 


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xxvni  INTRODUCTION. 

L'acte  qui  constitue  le  gouvernement  n'est  pas  un  contrat,  c'est 
une  délégation  de  pouvoir  législatif  qui  est  toujours  révocable. 

Le  même  gouvernement  ne  convient  pas  à  tous  les  peuples; 
mais,  comme  mille  événements  peuvent  changer  la  composition 
des  États,  non  seulement  différents  gouvernements  peuvent  être 
bons  à  divers  peuples,  mais  au  môme  peuple  en  différents  temps. 

Pour  que  l'activité  du  gouvernement  soit  la  plus  grande  pos- 
sible, il  faut  que  la  force  réprimante  augmente  à  mesure  que  le 
peuple  est  plus  nombreux.  La  monarchie  qui  est  le  gouverne- 
ment d'un  seul,  paraît  donc  plus  convenable,  à  ce  point  de  vue, 
aux  grands  États,  mais  l'exercice  du  pouvoir  rend  les  rois  mé- 
chants et  d'ailleurs  ils  ne  gouvernent  pas  par  eux-mêmes  mais 
par  leurs  officiers  presque  toujours  incapables  ou  corrompus. 

Reste  l'aristocratie.  Ce  gouvernement,  tel  que  Rousseau  le 
définit,  est  celui  où  il  y  a  plus  de  simples  citoyens  que  de 
magistrats;  de  même  que  la  démocratie  peut  se  resserrer  jusqu'à 
la  moitié  ou  embrasser  tout  le  peuple,  l'aristocratie  peut  du  plus 
petit  nombre  s'étendre  jusqu'à  la  moitié. 

Il  y  a  trois  sortes  d'aristocratie  :  naturelle,  élective,  hérédi- 
taire; la  première,  celle  de  l'âge,  ne  convient  qu'à  des  peuples 
simples  ;  la  troisième  est  le  pire  de  tous  l^s  gouvernements  ;  la 
deuxième  est  le  meilleur,  c'est  l'aristocratie  proprement  dite. 

Le  souverain  dont  la  force  réside  dans  la  puissance  législa- 
tive, n'agit  que  par  des  lois  et,  pour  qu'il  fasse  connaître  sa  volonté 
authentique,  il  faut  que  le  peuple  soit  assemblé.  Ces  réunions 
doivent  être  périodiques  et  à  des  dates  fixes  qui  rendent  toute 
convocation  inutile.  La  souveraineté  ne  peut  être  représentée. 
Elle  ne  peut  pas  l'être  plus  par  des  députés  que  par  un  roi. 
Un  peuple  qui  nommerait  des  députés  ne  serait  libre  qu'au 
moment  de  l'élection.  Mais  pour  que  le  peuple  puisse  ainsi  se 
réunir,  et  que  le  souverain  conserve  l'exercice  propre  de  ses 
droits,  il  faut  des  cités  très  petites,  et  ces  cités  pourraient  être 
exposées  aux  attaques  des  grands  États,  et  seraient  bientôt 
subjuguées.  Car  alors  même  que  les  citoyens  sont  dans  l'état 
civil,  les  peuples  restent  entre  eux  dans  l'état  de  nature. 

Ce  péril  sera  prévenu  par  le  système  fédératif  qui  permettra 
de  joindre  la  puissance  extérieure  d'un  grand  peuple  à  la  police 
et  au  bon  ordre  d'un  petit  État. 


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INTRODUCTION.  xxix 

Ce  système  assurerait  une  paix  perpétuelle  entre  les  peuples. 
Mais  ce  qui  est  utile  au  public  ne  s'introduit  guère  que  par  la 
force,  attendu  que  les  intérêts  privés,  et  en  particulier  ceux  des 
monarques  et  de  leurs  ministres,y  sont  presque  toujours  opposés. 
Donc,  les  ligues  fédéraîivas  ne  pourrontjslétabHr  que  par  des 
révohjjions. 

Affranchies  ainsi  dans  leurs  relations  extérieures,  les  répu- 
bliques, doivent  également  s'émanciper  dans  leur  constitution 
interne  du  pouvoir  ecclésiastique.  Le  droit  que  le  pacte  social 
donne  aux  souverains  sur  les  sujets  ne  passe  pas  les  bornes  de 
l'utilité  commune.  Les  croyances  des  citoyens  n'intéressent  l'État 
qu'autant  qu'elles  se  rapportent  à  la  morale.  Chacun  peut  avoir 
au  surplus  telles  opinions  qu'il  lui  plaît.  Il  y  a  une  profession 
de  foi  purement  civile  dont  il  appartient  au  souverain  de  fixer 
les  articles,  non  pas  comme  dogme  de  religion,  mais  comme 
sentiments  de  sociabilité  sans  lesquels  il  est  impossible  d'être  bon 
citoyen  ou  sujet  fidèle.  L'existence  de  la  divinité  puissante,  intel- 
ligente, bienfaisante,  prévoyante  et  pourvoyante,  la  vie  à  venir, 
le  bonheur  des  justes,  le  châtiment  des  méchants,  la  sainteté  du 
Contrat  social  et  des  lois,  voilà  les  dogmes  positifs,  lesquels 
doivent  être  énoncés  avec  précision,  sans  explications  ni  com- 
mentaires. Le  seul  dogme  négatif  c'est  l'intolérance;  les  reli- 
gions qui  la  prêchent  doivent  être  exclues.  Le  catholicisme  est  \ 
une  de  ces  religions  que  l'État  ne  peut  tolérer  à  moins  que  TÉt^t^ 
ne  soit  l'Église  et  le  prince  le  pontife^  Un  tel  culte  ne  convien- 
drait que  dans  un  gouvernement  théocratique.  Mais  cette  forme 
de  gouvernement  ne  saurait  être  bonne,  car  la  république  est  lé 
seul  bon  gouvernement,  comme  on  l'a  prouvé,  et  l'on  ne  peut 
concevoir  une  république  chrétienne,  l'un  de  ces  deux  mots 
excluant  l'autre.  Le  christianisme  ne  prêche  que  servitude  et  ^ 
dépendance.  Les  vrais  chrétiens  sont  faits  pour  être  esclaves.   ^ 

Tel  est,  en  substance,  le  système  du  Contrat  social.  Pacifique 
dans  son  but  final,  bien  que  révolutionnaire  dans  ses  moyens 
immédiats,  il  tend  à  établir  la  concorde  entre  les  citoyens  d'un 
même  pays,  et  entre  les  peuples  d'un  même  univers.  Mais  si 
l'amour  des  lois  est  la  passion  civile  qui  doit  unir,  comme  un 
ciment  inaltérable,  les  membres  de  chaque  corps  politique, 
par  quel  lien  moral  plus  fort  que  les  intérêts  sera-t-il  possible 


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XXX  INTRODUCTION. 

de  maintenir  les  cités  dans  une  alliance  indissoluble  ?  C'est  l'édu- 
cation qui  fera  germer  ces  sentiments  de  fraternité,  en  préser- 
vant l'enfance  de  la  contagion  des  vices  nés  d'une  civilisation 
trop  raffinée,  et  en  lui  inculquant,  dès  le  berceau,  des  goûts 
simples,  modérés,  conformes  à  la  nature,  qui,  seuls,  peuvent 
rendre  les  hommes  libres  et  heureux. 

Ces  explications  étaient  nécessaires  pour  faire  connaître, 
aussi  brièvement  que  possible,  le  résultat  de  nos  recherches  sur 
la  composition  et  sur  l'esprit  du  Contrat  social  ;  il  nous  reste  à 
dire  quelques  mots  sur  la  méthode  que  nous  avons  suivie  dans  ce 
commentaire.  Nous  avons  voulu  donner  un  texte  correct  et 
l'éclairer,  dans  les  détails  et  dans  l'ensemble,  par  un  groupe- 
ment raisonné  de  tous  les  renseignements  connus  sur  la  com- 
position de  l'œuvre  et  par  le  rapprochement  suggestif  d'un 
certain  nombre  de  passages  empruntés,  surtout  à  l'auteur  lui- 
même,  mais  aussi  aux  écrivains  célèbres  qui  avaient  traité  avant 
lui  les  mômes  questions.  Dans  ce  dernier  choix,  nous  nous  som- 
mes borné  aux  noms  que  cite  Rousseau  lui-môme  plus  ou  moins 
directement. 

Par  exception,  nous  mentionnons  une  fois  ou  deux  quelques 
contemporains,  tels  que  Grimm  et  Diderot,  dans  leurs  écrits 
postérieurs  au  Contrat^  parce  que  Rousseau  les  a  connus  d'une 
façon  intime  pendant  de  longues  années,  et  aussi  parce  que  ces 
passages  nous  paraissaient  curieux  et  piquants. 

Il  eût  été  facile  de  multiplier  les  citations,  mais  nous  ne  pou- 
vions songer  un  instant  à  rapporter  en  détail  toutes  les  opinions 
émises  par  tant  d'auteurs  sur  les  matières  du  Contrat  social; 
plusieurs  in-folio  n'auraient  pas  suffi  à  ce  recueil.  Dès  le  début 
de  notre  travail,  nous  étions  décidé  à  ne  pas  étouffer  le  texte 
sous  les  gloses,  et  à  nous  Umiter  à  un  seul  volume.  Plus  d'une 
fois,  au  cours  de  ces  recherches,  nous  avons  cru  voir  Rousseau 
feuilleter  les  mômes  ouvrages  que  nous,  s'arrêtant  à  certains 
passages,  y  trouvant  la  confirmation  de  ses  idées,  ou,  s'ils  étaient 
contraires,  les  faisant  évoluer,  par  une  conversion  adroite  de 
raisonnement,  du  côté  de  sa  propre  thèse. 

On  verra  par  ces  notes  qui,  nous  le  répétons,  auraient  pu 
être  bien  plus  nombreuses,  les  importants  emprunts  que  Rous- 
seau a  faits  à  ses  devanciers.  Les  bons  esprits  que  les  paradoxes 


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INTRODUCTION.  xxxi 

de  Jean-Jacques  exaspèrent,  les  âmes  innocentes  que  ses  Confes- 
sions scandalisent,  en  un  mot  tous  ses  ennemis  —  et  ils  sont  lé- 
gion —  auront  beau  jeu,  en  apparence,  pour  dénier  à  son  génie 
la  puissance  originale  et  créatrice.  Nous  osons  dire  que  ces  con- 
clusions nous  sembleraient  injustes  et  injustifiées.  L'argu- 
ment ne  porte  pas,  car  s'il  était  admis,  il  porterait  trop;  et  ce 
n'est  pas  Rousseau  seulement,  ce  sont  les  plus  grands  penseurs  , 
de  tous  les  temps  qui  en  seraient  atteints.  Le  communisme  est  \ 
une  doctrine  chère  aux  écrivains  et  la  distinction  odieuse  du 
tien  et  du  mien  leur  est  inconnue.  Nous  ne  parlons  ni  de^ 
Molière  ni  de  Shakespeare.  Mais  le  travail  que  j'ai  esquissé  pour 
le  Contrat  social,  on  pourrait  le  faire  pour  VEsprit  des  lois  avec 
des  résultats  analogues.  Tous  les  jurisconsultes  qui  ont  écrit  sur 
le  Droit  naturel  au  xvii«  siècle,  et  où  Rousseau  a  puisé  le  germe 
de  beaucoup  d'idées,  se  copient  les  uns  les  autres.  Grotius  est 
le  copiste  par  excellence,  tout  emprunt  lui  est  bon.  Pufendorf 
copie  Grotius  sans  toujours  le  citer,  et  Burlamaqui  copie  Locke 
et  Pufendorf.  Locke  aussi,  à  l'exemple  de  Bossuet,  met  à  con- 
tribution les  anciens  et  les  modernes,  le  sacré  et  le  profane. 
Hobbes,  lui-même,  quoique  bien  plus  priginal,  prend  son  bien 
où  il  le  trouve.  Machiavel  en  fait  autant. Platon  n'a  pas  davantage 
découvert  la  théorie  de  la  politique.  Le  catalogue  serait  long 
à  établir  des  auteurs  qui  en  ont  traité.  Naudé  et  d'autres  l'ont 
entrepris,  mais  avec  peu  de  succès.  Depuis  le  temps  qu'on 
pense  et  qu'on  écrit,  toutes  les  idées  ont  été  émises  et  publiées. 
Par  la  force  des  choses,  tous  les  écrivains  composent  avec  leurs 
réminiscences  et  sont  des  plagiaires  sans  le  savoir.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  certaines  œuvres  sont  originales  et  que  d'autres 
ne  le  sont  pas.  VEsprit  des  lois  et  le  Contrat  social  sont  des 
livres  originaux.  On  n'invente  pas  les*  lettres  de  l'alphabet;  on 
n'invente  pas  les  mots  qui  en  sont  formés  ;  on  n'invente  pas  les 
idées  ni  encore  moins  les  sujets  qui  les  font  naître  ;  mais  il  y  a 
une  façon  de  choisir  ces  idées,  de  les  associer,  de  les  exprimer, 
même,  qui  est  une  sorte  de  création;  l'importance  relative  que 
l'on  donne  à  chacune  d'elles,  Tordre  dans  lequel  on  les  présente, 
les  conclusions  que  Ton  tire  de  leur  rapprochement,  ce  n'est  pas 
seulement  de  l'art,  c'est  de  l'invention.  Quand  ce  travail  est  fait 
de  génie,  il  se  forme  de  ces  assemblages  divers  autant  d'oeuvres 


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XXXII  INTRODUCTION. 

dififérentes  qui  ont  leur  vie  propre  et  leur  individualité.  Des 
deux  parts,  ce  sont  les  mômes  idées,  mais  c'est  un  autre  livre. 
Comme  le  tisseur  de  Platon,  les  fils  que  l'écrivain  enche- 
vêtre d'une  main  habile  il  les  prend  un  peu  de  partout,  mais 
le  tissu  qu'il  en  compose  est  bien  son  œuvre.  Jean-Jacques 
Rousseau  est  peut-être  le  plus  grand  artiste  en  pensées  du 
xviii*  siècle. 

Ses  ennemis  pourront  dire  «  qu'on  retrouve  partout  la  base 
et  les  détails  de  son  Contrat  social  »  (i),  que  tout  le  venin  de  son 
livre  est  dans  la  servitude  volontaire  de  LaBoétie{2);\\  n'est  pas 
moins  vrai  que  ces  idées(3),  c'est  Rousseau  qui  les  a  pour  la  pre- 
mière fois  lancées  du  Forum,  avec  une  éloquence  incomparable, 
devant  l'auditoire  du  monde  entier;  pour  la  première  fois,  dans 
son  écrit  immortel,  le  principe  de  la  souveraineté  nationale 
se  dresse  victorieusement  en  face  du  dogme'vîngt  fois  sécu- 
laire de  la  monarchie  de  droit  divin  ;  pour  la  première  fois, 
le  caractère  universel  dejaj^oi  et  sa  puissance  infinie  sont  établis 
en  termes  indestructibles;  pour  la  première  fois,  les  dififérences 
du  pouvoir  délibérant  et  de  l'exécutif  sont  marquées  en  traits  si 
nets,  si  vifs  et  si  fermes  que  celte  image  ne  s'effacera  plus  de 
l'imagination  populaire.  Et  cet  apôtre  est  un  optimiste.  Son  sys- 
tème n'est  pas  l'optimisme  mondain  qui  prend  aisément  son 
parti  de  l'état  social  tel  qu'il  est  avec  ses  imperfections  et  ses 
vices  ;  mais  l'optimisme  philosophique  pour  qui  Jetout  est 
bien  et  Vhiimme  per^ctible  ;  et  qui  ne  fait  le  procès  de  la  société 
actuelle  que  pour  la  conduire  à  un  état  nouveau  qui  doit  faire  son 
bonheur,  et  qui  sera  le  règne  de  la  justice  et  de  la  vertu.  Misan- 
thropie si  l'on  veut;  mais  cette  misanthropie  est  celle  du  philan- 
thrope qui  souffre  des  maux  dont  il  est  témoin  et  auxquels  il 
cherche  à  porter  remède  ;  et  qui,  tacticien  habile,  gagne  les  cœurs 
pour  entraîner  les  esprits,  annonce  la  Révolution  pour  l'amener; 

(i)  Diderot,  Essai  sur  les  règnes  de  Claude  et  de  Néron. 

{z)  Cajot,  Les  Plagiats  de  J,-J.R.de  Genève^  sur  Véducation.La.  Haye,  1 766. 

(3)  L'abbé  Dulaurens  prétend  que  le  Contrat  social  est  copié  mot  pour 
mot  d'un  jurisconsulte  du  xvn«  siècle,  Ulric  Hubert  {De  Jure  CivitatiStlibri 
très,  Franekerae,excuditJohannesWellens).  Nous  avons  consulté  cet  ouvrage 
et  bien  d'autres.  Ils  se  ressemblent  tous  et,  si  Ton  veut,  le  Contrat,  pour 
quelques  idées,  leur  ressemble  aussi.  Je  ne  sais  si  Rousseau  les  a  connus; 
mais  il  faut  être  un  érudit  pour  comparer  sans  rire  Ulric  à  Jean-Jacques. 


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INTRODUCTION.  xxxiii 

et  montre  sa  république  idéale,  comme  une  terre  promise,  aux 
peuples  qu'il  veut  tirer  d'esclavage. 

On  remarquera  sans  doute,  dans  les  références  qui  com- 
mentent le  texte,  que  je  m'abstiens  de  toute  réflexion  person- 
nelle. J'ai  voulu  faire  mieux  connaître  Rousseau  ;  mais  Je  ne 
m'érige  pas  en  censeur  ni  en  apologiste  de  ses  idées  particu- 
lières. Je  laisse  ce  soin  aux  aristarques  plus  ou  moins  auto- 
risés, qui  prétendent  mener  l'opinion*;  les  uns,  sentencieux  et 
tranchants,  la  plume  levée  comme  une  férule  ;  les  autres,  légers 
et  badins,  avec  des  airs  détachés  et  un  scepticisme  à  la  Renan. 
La  gent  bourdonnante  et  venimeuse  des  critiques,  cette  plaie 
du  jour,  qui  semble  avoir  rencontré  en  France  son  pays  d'élec- 
tion, s'attaque  à  tout  et  à  chacun,  sans  raison,  sans  mesure, 
comme  poussée  par  la  frénésie  aveugle  d'une  sorte  de  besoin 
professionnel.  Rien  ne  manque  à  ces  oracles  pour  être  crus  ou 
écoutés;  l'aplomb,  la  suffisance,  Taffirmaiion  hautaine,  le  verbe 
insolent.  Sincères  aussi,  ils  le  sont  plus  qu'ils  ne  pensent  eux- 
mêmes,  étant  les  premières  dupes  des  fausses  notions  qu'ils  ont 
répandues.  Le  plus  souvent,  c'est  la  compétence  seule  qui  leur 
fait  défaut.  Laissons  ces  gâcheurs  d'encre  maltraiter  Rousseau, 
si  tel  est  leur  bon  plaisir.  Quant  à  moi,  trop  heureux  si  je  puis 
trouver  quelques  lecteurs,  je  n'ai  pas  fait  métier  d'érudit  :  c'est 
pour  mon  contentement  et  non  pour  une  spéculation  de 
librairie  que  j'ai  composé  ce  livre.  Admirateur  déclaré  de  Rous- 
seau, j'ai  cherché  à  mettre  en  un  meilleur  jour  l'œuvre  à 
laquelle  il  attachait  le  plus  de  prix  et  dont  il  n'existait  aucune 
édition  critique.  En  faisant  paraître  ce  modeste  essai,  j'aimerais 
à  me  persuader  qu'il  n'a  pas  seulement  besoin  de  la  bienveillance 
du  public,  mais  aussi  qu'il  en  est  digne. 


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Une  petite  question,  intéressante  surtout  au  point  de  vue  biblio- 
graphique, est  de  savoir  quelle  est,  entre  toutes  lés  éditions  du 
Contrat  social,  la  première*  et  originale.  M.  Jules  Le  Petit  (i)  indique 
une  édition  petit  in-8  de  206  pages  chiffrées  en  totalité  y  compris  le 
titre,  et  où  le  texte  se  termine  à  la  page  197.  La  page  suivante  est  oc- 
cupée par  r  «  avvertissement  »  (51c)  et  les  pages  199-206  contiennent  la 
table.  Le  Contrjct  social  est  suivi  de  la  Lettre  de  Jean- Jacques  Rousseau  y 
de  Genève,  qui  contient  sa  renonciation  à  la  société'  civile  et  ses  derniers 
adieux  aux  hommes,  adressée  au  seul  ami  qui  lui  reste  dans  le  monde, 
M.  Le  Petit  constate  qu'il  est  difficile  de  déterminer  l'édition  origi- 
nale, car  il  a  vu  une  autre  édition  de  1762  avec  la  «  rubrique  »  à 
Amsterdam,  chez  Marc-Michel  Rey,  comme  la  précédente,  mais  avec 
un  autre  fleuron  sur  le  titre;  elle  est  d'une  impression  différente  et 
ne  contient  pas  la  lettre  de  la  fin.  L'avertissement  est  au  commen- 
cement ainsi  que  la  table. 

Un  renseignement  plus  précis  nous  est  fourni  par  la  première 
édition  des  Lettres  de  la  Montagne,  L'auteur  renvoie  (page  44  de  celte 
édition)  au  chapitre  de  la  Religion  civile,  p.  3io-3ii  de  l'édition  in-8 
du  Contract  social.  Cette  désignation  concorde  entièrement  avec  une 
édition  que  nous  avons  sous  les  yeux,  de  824  pages,  dont  la  dernière 
est  remplie  par  le  Catalogue  des  livres  imprimés  chez  Rey,  libraire  à 
Amsterdam.  Le  faux  titre  porte  :  Du  Contract  social  et  le  titre  : 
Du  Contract  social  ou  Principes  du  Droit  politique,  par  J.-J.  Rous- 
seau, citoyen  de  Genève,  à  Amsterdam,  chez  Marc  Michel  Rey, 
MDCCLXII,  avec  la  devise  :  Fœderis  œquas  dicamus  leges,  et  une 
vignette  représentant  la  Justice,  casque  en  tête,  qui  élève  d'une 
main  une  balance  et  de  l'autre  le  bonnet  de  la  Liberté  au  bout 
d'une  lance.  La  vignette  est  aussi  ornée  d'un  paysage  dans  le  fond; 
elle  est  signée  :  Bolomey,  inv.  L'avertissement,  suivi  de  la  table  des 
livres  et  des  chapitres,  avec  une  pagination  spéciale  de  quatre 
feuillets  (numérotés  m- vin)  précède  le  texte  (2).  La  lettre  de 
J.'J.  Rousseau  au  seul  ami  qui  lui  reste,  parodie  assez  amusante  des 
idées  du  grand  écrivain,  ne  se  trouve  pas,  comme  il  était  aisé  de  le 


(1)  Dans  son  excellent  livre  sur  les  principales  éditions  originales  (Paris,Quantin,i888). 

(2)  Nous  connaissons  une  autre  édition  in-8,  du  môme  nombre  de  pages  et  sem- 
blable à  celle  que  nous  décrivons,  sauf  que  le  titre  ne  porte  que  :  Principes  du  Droit  po- 
litique. La  vignette  est  aussi  un  peu  diffeVente.  C'est  une  femme  assise  dans  un  décor 
d'architecture  qui  élève  le  bonnet  de  la  liberté.  La  signature  de  l'artiste  est  la  même, 
précédée  du  prénom  B,  avec  le  nom  du  graveur  illisible  dans  mon  exemplaire. 


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INTRODUCTION.  xxxv 

prévoir,  dans  cette  édition.  On  n'y  rencontre  pas  davantage  la  note 
sur  le  mariage  civil.  On  sait  d'ailleurs  que  la  première  édition  n'a  pu 
pénétrer  en  France  qu'en  contrebande  et  que  c'est  dans  le  pays  même 
qu'a  été  imprimée  l'édition  qui  a  pu  plus  tard  y  circuler. 

Cette  édition,  à  laquelle  se  réfèrent  également  Roustan  et  l'auteur 
de  la  Lettre  d'un  anonyme,  dans  leurs  réfutations  du  Con/ra/,  et  qu'ils 
appellent,  l'un,  l'édition  in-octavo,  l'autre,  l'édition  d'Amsterdam, 
est  bien  la  première,  celle  dont  Rousseau  a  corrigé  les  épreuves  et 
dont  il  a  distribué  des  exemplaires  à  ses  amis.  Ce  point  est  mis  hors 
de  doute  par  la  correspondance  de  Rousseau  avec  Rey,  son  éditeur, 
pendant  l'impression  du  volume.  Une  lettre  du  17  février  1762  est 
particulièrement  probante  (voir  l'Appendice  III).  Il  y  est  question 
de  deux  notes  nouvelles  qui  doivent  trouver  place  dans  les  épreuves 
(pages  187  et  190)  et  d'une  faute  dans  la  note  de  Calvin  (Révoution 
au  lieu  de  Révolution),  détails  qui  concordent  exactement  avec  l'édi- 
tion de  324  pages. 

Le  renvoi  de  la  première  Lettre  de  la  Montagne  mentionné  plus 
haut  faisait  indirectement  allusion  à  une  édition  d'un  autre  format. 
L'existence  de  cette  édition  nous  est  confirmée  par  la  correspon- 
dance avec  Rey.  Le  23  avril  1762,  Rousseau  lui  mande  qu'il  a  reçu 
deux  feuilles  de  l'édition  in- 12,  qu'il  trouve  en  somme  jolie  et  commode, 
bien  que  le  papier  ne  soit  pas  beau  et  que  le  caractère  des  notes  soit 
vilain.  Quelle  est  cette  édition?  Nous  croyons  la  reconnaître,  comme 
M.  Bosscha,  l'éditeur  de  la  correspondance  de  Rousseau  avec  Rey, 
dans  un  volume  de  192  pages  (la  dernière  blanche), y  compris  l'aver- 
tissement et  la  table  qui  précèdent  le  texte,  plus  deux  feuillets  pour 
le  titre  et  le  faux  titre.  Cette  édition  in- 12  est  entièrement  conforme 
à  l'édition  originale  in-octavo.  La  vignette  du  titre  est  semblable  et  la 
note  sur  le  mariage  civil  ne  s'y  trouve  pas.  Un  détail  permet  de  la 
distinguer  aisément  de  toutes  les  contrefaçons  faites  à  la  même  date  : 
c'est  une  faute  typographique  :  decamus  au  lieu  de  dicamus  dans 
l'épigraphe.  Cette  impression  est  postérieure  à  celle  in-octavo. 

On  n'a  pu  nous  montrer  à  la  Bibliothèque  nationale  d'autre  édi- 
tion in- 12  qu'une  de  212  pages,  conforme  par  sa  disposition  générale 
à  l'édition  originale  même  pour  la  vignette  et  dont  le  titre  porte  : 
Suivant  la  copie  imprimée  à  Amsterdam,  chez  Marc  Michel  Rey. 
Le  feuillet  où  se  trouvent  imprimées  les  pages  211  et  212  est  en 
double,  avec  et  sans  la  note  sur  le  mariage  civil,  de  sorte  que  le  texte 
finit,  sur  l'un  des  feuillets,  au  haut,  et  sur  l'autre,  au  bas  de  la  page  212. 
Notre  exemplaire  de  cette  édition  présente  la  même  particularité. 
Est-ce  une  édition  publiée  par  Rey?  est-ce  une  contrefaçon?  Dans  ce 
dernier  cas,  il  faudrait  supposer  qu'elle  s'est  faite  au  su  et  avec  la 
connivence  de  Rousseau,  puisqu'elle  contient  la  note  sur  le  mariage 
civil,  qu'on  n'avait  pu  emprunter  à  l'édition  originale. 

Nous  possédons  une  autre  édition  in- 12,  de  1762,  avec  la  couver- 


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XXXVI  INTRODUCTION. 

ture  en  papier  jaune  et  bleu,  de  l'époque.  Elle  a  3^6  pages,  y  com- 
pris la  Lettre  de  Rousseau  au  seul  ami  qui  lui  restCy  dont  le  texte  suc- 
cède à  celui  du  Contrat  avec  une  pagination  suivie.  L'avertissement 
et  la  table  sont  en  tête  du  volume,  immédiatement  après  le  titre  qui 
porte  :  du  Contrat  (sic)  social  ou  Principes  du  droit  politique^  par 
J.-J.  Rousseau,  citoyen  de  Genève,  avec  ces  mots,  au-dessus  du  petit 
fleuron  qui  remplace  la  vignette  :  Édition  sans  cartons,  à  laquelle  on 
a  ajouté  une  lettre  de  V auteur  au  seul  ami  qui  lui  reste  dans  le  monde; 
et  au-dessous  :  A  Amsterdam,  chez  Marc-Michel  Rey,  MDCCLXII. 
Nous  avons  deux  exemplaires  de  cette  édition,  dont  aucun  n'a  de 
faux  titre.  La  note  sur  le  mariage  civil  s'y  trouve  pages  SSj  et  358. 

Dans  sa  correspondance  avec  Rey  (8  janvier  1763),  Rousseau  se 
plaint  qu'on  ait  «  fourré  sous  son  nom,  dans  une  édition  contrefaite  du 
Contrat  social,  une  lettre  à  laquelle  il  n'a  eu  aucune  part  et  qu'il  n'a 
même  jamais  vue  ».  Cette  édition  pourrait  être  celle  que  nous  venons 
de  mentionner.  Son  aspect  correct  et  agréable  semble  bien  indiquer 
d'ailleurs  qu'elle  a  été  imprimée  en  France. 

En  somme,  la  véritable  édition  originale  est  celle  in-octavo  de 
324  pages;  comme  on  l'a  vu  dans  notre  introduction,  elle  devait  con- 
tenir primitivement  les  notes  sur  les  protestants  et  sur  le  mariage 
civil  qui  ont  passé  ensuite  dans  les  éditions  subreptices  du  Con/rj/  et 
dans  la  Lettre  à  M,  de  Beaumont  :  Rousseau,  ayant  été  obligé  de 
quitter  la  France,  n'était  plus  tenu  à  la  même  réserve,  et  a  pu  ou- 
vrir plus  grande  sa  main  pleine  de  vérités. 


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DU 

CONTRAT  SOCIAL 


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DU 


CONTRAT   SOCIAL 


ou 


PRINCIPES  DU  DROIT  POLITIQUE 


PAR 


J.-J.    ROUSSEAU 

CITOYBN     DE     GENÀVE 


Fœderis  squas 
Dicamus  leges. 

ViRG.y£neid„Xh 


A  AMSTERDAM 
CHEZ   MARC    MICHEL   REY 


MDCCLXII 


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AVERTISSEMENT 


Ce  petit  traité  est  extrait  d'un  ouvrage  plus  étendu  , 
entrepris  autrefois  sans  avoir  consulté  mes  forces,  et 
abandonné  depuis  longtemps  (i).  Des  divers  morceaux 
qu'on  pouvait  tirer  de  ce  qui  était  fait,  celui-ci  est  le 
plus  considérable,  et  ma  paru  le  moins  indigne  d'être 
offert  au  public.  Le  reste  n'est  déjà  plus  (2). 


(i)  R.  Emile,  liv.  V.  — Ces  questions  et  propositions  sont  la  plupart  ex- 
traites du  Traité  du  Contrat  social,  extrait  lui-même  d'un  plus  grand  ou- 
vrage entrepris  sans  consulter  mes  forces  et  abandonné  depuis  longtemps. 

(a)R.  Confessions,  2*  partie,  liv.  X.  —  Renonçant  à  cet  ouvrage  [les Insti- 
tutions politiques),  je  résolus  d'en  tirer  ce  qui  pouvait  se  détacher  et  de 
brûler  tout  le  reste. 


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TABLE 

DES   LIVRES   ET   DES   CHAPITRES 


LIVRE    I 

Où  l'on  recherche  comment  V homme  passe  de  Vétat  de  nature  à  l'état 
civil  et  quelles  sont  les  conditions  essentielles  du  pacte. 

Chap.  -       I.  — Sujet  de  ce  premier  livre lo 

Chap.        II.  —  Des  premières  sociétés ii 

Chap.  -    III.  —  Du  droit  du  plus  fort i6 

Chap.-     IV.  —  De  l'esclavage i8 

Chap.-      V.  —  Qu'il  faut  toujours  remonter  à  une  première 

convention 27 

Chap.-    VI.  —  Du  pacte  social 29 

Chap.'  VII.  —  Du  souverain.. 35 

Chap.-  VIII.  —  De  l'état  civil 39 

Chap.-     ÏX.  —  Du  domaine  réel 41 


LIVRE    II 

Où  il  est  traité  de  la  législation, 

Chap.-    I.  —  Que  la  souveraineté  est  inaliénable 47 

Chap.-  II.  —  Que  la  souveraineté  est  indivisible 49 

Chap.-  III.  —  Si  la  volonté  générale  peut  errer 52 


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TABLE   DES   LIVRES   ET   DES   CHAPITRES.  7 

Gh AP.  -     IV.  —  Des  bornes  du  pouvoir  souverain 54 

Chap.         V.  —  Du  droit  de  vie  et  de  mort 60 

Chap.       VI.  —  De  la  loi 63 

Chap.     VII.  —  Du  législateur 70 

Chap.    VIII.  —  Du  peuple 'j'j 

Chap.        IX.  —  Suite 80 

Chap.         X.  —  Suite 83 

Chap.       XI.  —  Des  divers  systèmes  de  législation 87 

Chap.      XII.  —  Division  des  lois 91 


LIVRE    III 

Oii  il  est  traité  des  lois  politiques,  c'est-à-dire  de  la  forme 
du  gouvernement. 


—  Du  gouvernement  en  général 94 

—  Des  principes  qui  constituent  les  diverses  formes 

de  gouvernement 101 

—  Division  des  gouvernements io5 

—  Delà  démocratie iio 

—  De  l'aristocratie 119 

—  De  la  monarchie 124 

—  Des  gouvernements  mixtes 139 

—  Que   toute  forme  de  gouvernement  n'est  pas 

propre  à  tout  pays 145 

—  Des  signes  d'un  bon  gouvernement i52 

—  De  l'abus  dn  gouvernement  et  de  sa  pente  à 

dégénérer i55 

—  De  la  mort  du  corps  politique 160 

—  Comment  se  maintient  l'autorité  souveraine.   .  162 

—  Suite 164 

—  Suite 166 

—  Des  députés  ou  représentants 167 

—  Que  l'institution  du  gouvernement  n'est  point 

un  contrat 173 

—  De  l'institution  du  gouvernement 174 

—  Moyen  de  prévenir  les  usurpations  du  gouver- 

nement   177 


Chap. 

I. 

Chap. 

-       II. 

Chap." 

-     III. 

Chap. 

'     IV. 

Chap. 

'      V. 

Chap. 

VI. 

Chap. 

VIL 

Chap. 

VIIL 

Chap. 

IX, 

Chap. 

X. 

Chap. 

XI 

Chap. 

XII 

Chap. 

XIII. 

Chap. 

XIV. 

Chap. 

XV. 

Chap. 

XVI. 

Chap. 

XVII. 

Chap.  XVIII. 

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TABLE   DES   LIVRES   ET    DES   CHAPITRES. 


LIVRE    IV 

Où  continuant  de  traiter  des  lois  politiques  on  expose  les  moyens 
d'affermir  la  constitution  de  VEtat, 

Chap.  I.  —  Que  la  volonté  générale  est  indestructible .   .   .  i8o 

Chap.        II.  —  Des  suffrages 184 

Chap.       III.  —  Des  élections 188 

Chap.       IV.  —  Des  comices  romains 191 

Chap.         V.  —  Du  tribunat 204 

Chap.       VI.  —  De  la  dictature 207 

Chap.      VII.  —  De  la  censure 211 

Chap.    VIII.  —  De  la  religion  civile 214 

Chap.       IX.  —  Conclusion 239 


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DU 

CONTRAT    SOCIAL 

ou 
PRINCIPES  DU  DROIT  POLITIQUE 


Fœderis  aequas 
Dicamus  leges. 

WiVLG.,  JEneii.,  XI. 


LIVRE   PREMIER 

Je  veux  chercher  si,  dans  Tordre  civil,  il  peut  y  avoir 
quelque  règle  d'administration  légitime  et  sûre,  en  prenant 
les  hommes  tels  qu'ils  sont  et  les  lois  telles  qu  elles  peu- 
vent être  (i).  Je  tâcherai  d'allier  toujours,  dans  cette  re- 
cherche, ce  que  le  droit  permet  avec  ce  que  l'intérêt  prescrit, 
afin  que  la  justice  et  l'utilité  ne  se  trouvent  point  divisées  (2). 

J'entre  en  matière  sans  prouver  l'importance  de  mon 
sujet.  On  me  demandera  si  je  suis  prince  ou  législateur  pour 
écrire  sur  la  politique.  Je  réponds  que  non,  et  que  c'est  pour 
cela  que  j'e'cris  sur  la  politique.  Si  j'étais  prince  ou  législa- 

(i)  R.  Emile f  liv.  IV.  —  Il  faut  étudier  la  société  par  les  hommes,  et  les 
hommes  par  la  société,  ceux  qui  voudront  traiter  séparément  la  politique 
et  la  morale  n'entendront  jamais  rien  à  aucune  des  deux. 

(2)  Platon,  La  République,  liv.  V.  —  Ne  nous  étions-nous  pas  proposé 
d'examiner  si  cette  nouvelle  institution  était  possible  et  en  môme  temps 
avantageuse  ?... 

Machiavel,  D{5cour5  sur  la  i'®  Décade  de  Tite-Live,  dédicace.  —  «  J'ai 
tâché  dy  renfermer  tout  ce  qu'une  longue  expérience  et  une  recherche 
assidue  ont  pu  m'apprendre  en  politique.  » 

Spinoza,  Tractatus  politicus,  chap.  i.  —  Quum  igitur  animum  ad 
politicam  applicuerim,  nihil  quod  novum  vel  inauditum  est,  sed  tantum  ea 
quae  cum  praxi  optime  conveniunt,  certa  et  indubita  ratione  demonstrare, 
aut  ex  ipsa  humanae  naturœ  conditione  deducere  intendi. 


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10  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

teur,  je  ne  perdrais  pas  mon  temps  à  dire  ce  qu'il  faut  faire; 
je  le  ferais,  ou  je  me  tairais  (i). 

Né  citoyen  d'un  État  libre,  et  membre  du  souverain, 
quelque  faible  influence  que  puisse  avoir  ma  voix  dans  les 
affaires  publiques,  le  droit  d'y  voter  suffit  pour  m'imposer 
le  devoir  de  m'en  instruire  :  heureux,  toutes  les  fois  que  je 
médite  sur  les  gouvernements,  de  trouver  toujours  dans 
mes  recherches  de  nouvelles  raisons  d'aimer  celui  de  mon 
pays  (2)  ! 

CHAPITRE   PREMIER 

SUJET  DE  CE  PREMIER  LIVRE 

L'homme  est  né  libre,  et  partout  il  est  dans  les  fers  (3). 
Tel  se  croit  le  maître  des  autres,  qui  ne  laisse  pas  d'être  plus 
esclave  qu'eux  (4).  Comment  ce  changement  s'est-il  fait?  Je 

(i)  FRÉDéRic  II,  Anti" Machiavel  (Avant-propos).  —  Tose  prendre  la 
de'fense  de  Thumanité  contre  le  monstre  qui  veut  la  détruire;  j'ose  opposer 
la  raison  et  la  justice  au  sophisme  et  au  crime  et  j'ai  hasardé  mes  réflexions 
sur  le  Prince  de  Machiavel^  chapitre  à  chapitre,  afin  que  l'antidote  se  trouve 
immédiatement  auprès  du  poison. 

(2)  R.  Économie  politique.  —  Pour  exposer  ici  le  système  économique 
d'un  bon  gouvernement,  j'ai  souvent  tourné  les  yeux  vers  celui  de  cette 
République  (Genève),  heureux  de  trouver  ainsi  dans  ma  patrie  l'exemple  de 
la  sagesse  et  du  bonheur  que  je  voudrais  voir  régner  dans  tous  les  pays! 

(3)  Frédéric  II,  Anti^MachiavelyCh^^.  ix.  —La  liberté  est  un  bien  qu'on 
apporte  en  naissant. 

(4)  R.  Emile,  liv.  II.  —  Ta  liberté,  ton  pouvoir,  ne  s'étendent  qu'aussi 
loin  que  tes  forces  naturelles,  et  pas  au  delà;  tout  le  reste  n'est  qu'escla- 
vage, illusion,  prestige.  La  domination  môme  est  servile,  quand  elle  tient 
à  Topinion  ;  car  tu  dépends  des  préjugés  de  ceux  que  tu  gouvernes  par  les 
préjugés.  Pour  les  conduire  comme  il  te  plaît,  il  faut  te  conduire  comme  il 
leur  plaît.  Ils  n'ont  qu'à  changer  de  manière  de  penser,  il  faudra  bien  par 
force  que  tu  changes  de  manière  d'agir.  Ceux  qui  t'approchent  n'ont  qu'à 
savoir  gouverner  les  opinions  du  peuple  que  tu  crois  gouverner,  ou  des 
favoris  qui  te  gouvernent,  ou  celles  de  ta  famille,  ou  les  tiennes  propres  : 
ces  visirs,  ces  courtisans,  ces  prêtres,  ces  soldats,  ces  valets,  ces  caillettes, 
et  jusqu'à  des  enfants,  quand  tu  serais  un  Thémistocle  en  génie,  vont  te 
mener  comme  un  enfant  toi-même  au  milieu  de  tes  légions.  Tu  as  beau 
faire,  jamais  ton  autorité  réelle  n'ira  plus  loin  que  tes  facultés  réelles.  Sitôt 
qu'il  faut  voir  par  les  yeux  des  autres,  il  faut  vouloir  par  leurs  volontés. 
Mes  peuples  sont  mes  sujets,  dis-tu  fièrement.  Soit.  Mais  toi,  qu'es-tu?  le 
sujet  de  tes  ministres.  Et  tes  ministres,  à  leur  tour,  que  sont-ils?  les  sujets 


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LIVRE   1.    —   CHAP.    II.  II 

rignore  (i).  Qu'est-ce  qui  peut  le  rendre  légitime?  Je  crois 
pouvoir  résoudre  cette  question. 

Si  je  ne  considérais  que  la  force,  et  Teffet  qui  en  dérive, 
je  dirais  :  «  Tant  qu'un  peuple  est  contraint  d'obéir,  et 
qu'il  obéit,  il  fait  bien;  sitôt  qu'il  peut  secouer  le  joug,  et 
qu'il  le  secoue,  il  fait  encore  mieux  :  car,  recouvrant  sa  li- 
berté par  le  même  droit  qui  la  lui  a  ravie,  ou  il  est  fondé 
à  la  reprendre,  ou  on  ne  l'était  point  à  la  lui  ôter.  »  Mais 
l'ordre  social  est  un  droit  sacré  qui  sert  de  base  à  tous  les 
autres.  Cependant  ce  droit  ne  vient  point  de  la  nature  (2);  il 
est  donc  fondé  sur  des  conventions.  Il  s'agit  de  savoir  quel- 
les sont  ces  conventions  (3).  Avant  d'en  venir  là,  je  dois  éta- 
blir ce  que  je  viens  d'avancer. 

CHAPITRE  II 

DES    PREMIÈRES    SOCIÉTÉS 

La  plus  ancienne  de  toutes  les  sociétés  et  la  seule  natu- 
relle est  celle  de  la  famille  (4)  :  encore  les  enfants  ne  restent- 

de  leurs  connrais,  de  leurs  maîtresses,  les  valets  de  leurs  valets.  Prenez  tout, 
usurpez  tout,  et  puis  versez  l'argent  à  pleines  mains;  dressez  des  batteries 
de  canon;  élevez  des  gibets,  des  roues;  donnez  des  lois,  des  édits,  multipliez 
les  espions,  les  soldats,  les  bourreaux,  les  prisons,  les  chaînes  :  pauvres 
petits  hommes,  de  quoi  vous  sert  tout  cela  ?  vous  n'en  serez  ni  mieux  servis, 
ni  moins  volés,  ni  moins  trompés,  ni  plus  absolus.  Vous  direz  toujours  : 
Nous  voulons;  et  vous  ferez  toujours  ce  que  voudront  les  autres. 

(i)  R.  Inégalité  (Préface).  —  L'histoire  hypothétique  des  gouvernements 
est  pour  rhomme  une  leçon  instructive  à  tous  égards. 

(2)  Spinoza,  Tractatus  politicus,  chap.  v,  De  optimo  imperii  statu.  —  Ho- 
mines  enim  civiles  non  nascuntur  sed  fiuni. 

B088UET,  Politique  tirée  des  propres  paroles  de  VÉcriture  sainte,  liv.  1. 
Des  principes  de  la  sociÉré  parmi  les  hommes.  —  Art.  2.  «  De  la  société 
générale  du  genre  humain  naît  la  société  civile,  c* est-à-dire,  celle  des  États, 
des  peuples  et  des  nations.  > 

(3)  Algbrnon  Sidnby,  Discours  sur  le  Gouvernement^  chap.  i,  section  11. 
—  II  n'y  a  jamais  eu  d'homme  qui  se  soit  élevé  sur  les  autres  que  de  leur 
consentement  ou  par  la  force.  Ce  qui  est  injuste  dans  son  commencement 
ne  peut  jamais  changer  de  nature  ni  devenir  légitime  par  la  suite  du  temps. 

(4)  Aristote,  Politique^  liv.  I,  chap.  i.  —  L'association  naturelle  de  tous 
les  instants,  c'est  la  famille.  —  (Traduction  de  Barthélémy  Saint-Hilaire, 
!•  édition,  Paris,  Dumont,  1848.) 


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12  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

ils  liés  au  père  qu'aussi  longtemps  qu'ils  ont  besoin  de  lui 
pour  se  conserver.  Sitôt  que  ce  besoin  cesse,  le  lien  naturel 
se  dissout  (i).  Les  enfants,  exempts  de  l'obéissance  qu'ils 
devaient  au  père,  le  père,  exempt  des  soins  qu'il  devait  aux 
enfants,  rentrent  tous  également  dans  l'indépendance.  S'ils 
continuent  de  rester  unis,  ce  n'est  plus  naturellement,  c'est 
volontairement;  et  la  famille  elle-même  ne  se  maintient  que 
par  convention  (2). 

Cette  liberté  commune  est  une  conséquence  de  la  nature 
de  l'homme  (3).  Sa  première  loi  est  de  veiller  à  sa  propre 
conservation,  ses  premiers  soins  sont  ceux  qu'il  se  doit  à 
lui-même;  et  sitôt  qu'il  est  en  âge  de  raison,  lui  seul  étant 
juge  des  moyens  propres  à  le  conserver,  devient  par  là  son 
propre  maître. 

La  famille  est  donc,  si  l'on  veut,  le  premier  modèle  des 

(1)  HoBBEs,  De  Civet  chap.  vin.  —  Le  droit  sur  les  bêtes  s'acquiert  de 
la  même  façon  que  sur  les  hommes,  à  savoir,  par  la  force  et  par  les  puis- 
sances naturelles. 

/if.,  chap.  IX.  —  ...  Le  droit  de  nature  veut  que  le  vainqueur  soit  maître 
et  seigneur  du  vaincu.  D'où  s'ensuit  que  par  le  même  droit  un  enfant  est 
sous  la  domination  immédiate  de  celui  qui  le  premier  le  tient  en  sa  puis- 
sance. Or  est-il  que  l'enfant  qui  vient  de  naître  est  en  puissance  de  sa  mère 
avant  qu'en  celle  d'aucun  autre,  de  sorte  qu'elle  le  peut  élever  ou  l'exposer, 
ainsi  que  bon  lui  semble  et  sans  qu'elle  en  soit  responsable  à  personne.  Si, 
par  le  contrat  de  mariage,  la  femme  s'oblige  à  vivre  sous  la  puissance  de 
son  mari,  les  enfants  communs  seront  sous  la  domination  paternelle  à  cause 
que  cette  môme  domination  étant  déjà  sur  la  mère... 

LocKB,  Gouvernement  civile  chap.  v.  —  Lorsqu'il  est  parvenu  à  cet  état 
qui  a  rendu  son  père  homme  libre,  le  fils  devient  homme  libre  aussi.  * 

(2)  LocKB,  Gouvernement  civil,  chap.  v.  Du  pouvoir  paternel,  —  Il  y  a 
apparence  que  le  gouvernement  du  père  fût  établi  par  un  consentement 
exprès  ou  tacite  des  enfants. 

(3)  Grotius,  Du  Droit  de  la  guerre  et  de  la  paiXy  liv.  III,  chap.  v.  — 
Quoique  le  pouvoir  paternel  soit  tellement  personnel  et  attaché  à  la  rela- 
tion de  père  qu'il  ne  peut  en  être  séparé  ni  transporté  à  autrui,  cependant, 
à  en  juger  par  le  droit  naturel  tout  seul  et  indépendamment  de  la  défense 
des  lois  civiles,  rien  n'empêche  qu'un  père  n'engage  et  ne  vende  môme, 
s'il  le  faut,  son  propre  fils  lorsqu'il  ne  trouve  pas  d'autre  moyen  de  le 
faire  subsister.  En  effet  la  nature  même  est  censée  donner  droit  de  faire 
tout  ce  sans  quoi  on  ne  peut  obtenir  une  fin  qu'elle  prescrit... 

ÂLGERNON  s iDNEY,  Dwcoi/rs  sur  le  Gouvememcnt^  chap.  ii,  section  20.  — 
Tous  les  hommes  du  monde  étant  nés  également  libres,  il  ne  faut  pas 
imaginer  que  les  uns  soient  d'humeur  à  résigner  ce  qui  leur  appartient  si  les 


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LIVRE  I.    —   CHAP.    II.  i3 

sociétés  politiques  :  le  chef  est  Timage  du  père,  le  peuple 
est  rimage  des  enfants  (  i  )  ;  et  tous,  étant  nés  égaux  et  libres, 

autres  ne  veulent  pas  faire  la  môme  chose.  Le  consentement  général  des 
hommes  qui,  d*un  commun  accord,  se  dépouillent  de  telle  partie  de  leur 
liberté,  qu'ils  jugent  à  propos  pour  le  bien  public  est  la  voix  de  la  nature. 

(i)  Platon,  Des  lois,  liv.  III.  —  Il  paraît  que  ceux  de  ce  temps-là  (après 
le  déluge)  ne  connaissaient  point  d'autre  gouvernement  que  le  patriarcat, 
dont  on  voit  encore  quelques  vestiges  en  plusieurs  lieux,  chez  les  Grecs  et 
les  Barbares.  Homère  dit  quelque  part  que  ce  gouvernement  était  celui  des 
Cyclopes.  «  Ils  ne  tiennent  point  de  conseil  commun.  On  ne  rend  point 
chez  eux  la  justice.  Ils  demeurent  dans  des  cavernes  profondes  sur  le 
sommet  des  hautes  montagnes;  là,  chacun  donne  des  lois  à  sa  femme  et  à 
ses  enfants,  se  mettant  peu  en  peine  de  son  voisin.  » 

Le  poète  se  sert  d'une  fable  pour  représenter  l'état  primitif  comme  un 
état  sauvage. 

Le  plus  ancien  n'y  a-t-il  point  d'autorité  par  la  raison  qu'elle  lui  est 
transmise  de  père  et  mère  comme  un  héritage,  de  sorte  que  les  autres,  ras- 
semblés autour  de  lui  comme  des  poussins  autour  de  leur  mère,  ne  forment 
qu'un  seul  troupeau  et  vivent  soumis  à  la  puissance  paternelle  et  à  la  plus 
juste  des  royautés... 

Par  suite  de  cette  variété  d'usage  (des  familles),  il  aura  fallu  que  les 
diverses  familles  s'assemblassent  en  commun  et  qu'elles  chargeassent 
quelques-uns  de  leurs  membres  de  divers  usages  particuliers.  Ceux-ci  après 
avoir  pris  dans  chacun  de  ces  usages  ce  qu'ils  jugeaient  de  meilleur,  l'avaient 
proposé  aux  chefs  et  aux  conducteurs  des  familles  comme  à  autant  de  rois 
et  se  seront  acquis  ainsi  le  titre  de  législateurs.  Ensuite  on  aura  nommé  des 
chefs  et  le  patriarcat  aura  fait  place  à  l'aristocratie  et  à  la  monarchie. 

Aristote,  Politique,  liv.  I,  chap.  i  (Début).  —  Tout  État  est  évidem- 
ment une  association  et  toute  association  se  forme  en  vue  de  quelque  bien, 
puisque  les  hommes, quels  qu'ils  soient,  ne  font  jamais  rien  qu'en  vue  de  ce 
qui  leur  paraît  être  bon.  Il  est  donc  clair  que  toutes  associations  visent  à  un 
bien  d'une  certaine  espèce  et  que  le  plus  important  de  tous  les  biens  doit  ôtre 
l'objet  de  la  plus  importante  des  associations,  de  celle  qui  renferme  toutes 
les  autres,  et  celle-là,  on  la  nomme  précisément  État  et  association  poli- 
tique. Des  auteurs  n'ont  donc  pas  raison  d'avancer  que  les  caractères  de  roi, 
de  magistrat,  de  père  de  famille  et  de  maître  se  confondent  ;  c'est  supposer 
qu'entre  chacun  d'eux,  toute  la  différence  est  du  plus  au  moins  sans  être 
spécifique... 

L'association  première  de  plusieurs  familles...  c'est  le  village  qu'on 
pourrait  justement  nommer  une  colonie  naturelle  de  la  famille... 

Si  les  premiers  États  ont  été  soumis  à  des  rois  et  si  les  grandes  nations 
le  sont  encore  aujourd'hui,  c'est  que  ces  États  étaient  formés  d'éléments 
habitués  à  l'autorité  royale,  puisque  dans  la  famille  le  plus  âgé  est  un 
véritable  roi,  et  les  colonies  de  la  famille  ont  finalement  suivi  l'exemple 
qui  leur  était  donné.  Homère  a  donc  pu  dire  :  Chacun  gouverne  en  maître 
ses  femmes  et  sesflls.  Dans  l'origine,  en  effet,  toutes  les  familles  isolées  se 
gouvernaient  ainsi.  De  là  encore  cette  opinion  commune  qui  soumet  les  dieux 
à  un  roi;  car  tous  les  peuples  ont  eux-mêmes  jadis  reconnu  ou  reconnaissent 


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14  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

n'aliènent  leur  liberté  que  pour  leur  utilité'  (i).  Toute  la 
différence  est  que,  dans  la  famille,  Tamour  du  père  pour 
ses  enfants  le  paye  des  soins  qu'il  leur  rend;  et  que,  dans 
rÉtat,  le  plaisir  de  commander  supplée  à  cet  amour  que 
le  chef  n'a  pas  pour  ses  peuples. 

Grotius  nie  que  tout  pouvoir  humain  soit  établi  en  fa- 
veur de  ceux  qui  sont  gouvernés  :  il  cite  l'esclavage  en 
exemple  (2).  Sa  plus  constante  manière  de  raisonner  est 

encore  Tautorité  royale  et  les  hommes  n'ont  jamais  manqué  de  donner  leurs 
habitudes  aux  dieux,  de  même  qu'ils  les  représentent  à  leur  image. 

BoDiN,  La  République^  liv.  I,  chap.  vi.  —  La  seconde  partie  de  la  défini- 
tion de  république  que  nous  avons  posée  touche  la  famille  qui  est  la  vraie 
source  et  origine  de  toute  république  et  membre  principal  d'icelle... 

Tout  ainsi  donc  que  la  famille  bien  conduite  est  la  vraie  image  de  la 
république,  et  la  puissance  domestique  semble  à  la  puissance  souveraine; 
aussi  est-ce  le  droit  gouvernement  de  la  maison  le  vrai  modèle  du  gouverne- 
ment de  la  république.  Et  tout  ainsi  que  les  membres,  chacun  en  parti-  \ 
culier,  faisant  leur  devoir,  tout  le  corps  se  porte  bien,  aussi  les  familles 
étant  bien  gouvernées,  la  république  ira  bien. 

(i)  BoDiN,  La  République,  liv.  I,  chap.  iv.  —Le  mot  de  puissance  est  propre 
à  tous  ceux  qui  ont  pouvoir  de  commander  à  autruy.  Ainsi  le  prince,  dit 
Sénèque,  commande  aux  sujets,  le  magistrat  aux  citoyens,  le  père  auxenfans, 
le  maistre  aux  disciples,  le  capitaine  aux  soldats,  le  seigneur  aux  esclaves. 
Mais  de  tous  ceux-là,  il  n'y  en  a  pas  un  à  qui  la  nature  donne  aucun  pouvoir 
de  commander  et  moins  encore  d'asservir  autruy,  hormis  au  père  qui  est 
la  vraie  image  du  grand  Dieu  souverain. 

(2)  Grotius,  Le  Droit  de  la  guerre  et  de  la  paix,  liv.  I,  chap.  m.  —  On 
tire  un  autre  argument  de  ce  que  disent  les  philosophes,  que  tout  pouvoir 
est  établi  en  faveur  de  ceux  qui  sont  gouvernés  et  non  pas  en  faveur  de 
ceux  qui  gouvernent,  d'où  il  s'ensuit,  à  ce  que  l'on  prétend,  que  ceux  qui 
sont  gouvernés  sont  au-dessus  de  ceux  qui  gouvernent,  puisque  la  fin  est 
plus  considérable  que  les  moyens.  Mais  il  n'est  pas  vrai  généralement  et 
sans  restrictions  que  tout  pouvoir  soit  établi  en  faveur  de  ceux  qui  sont  gou- 
vernés. Il  y  a  des  pouvoirs  qui,  par  eux-mêmes,  sont  établis  en  faveur  de 
celui  qui  gouverne,  comme  le  pouvoir  d'un  maître  sur  son  esclave... 

Il  y  a  d'autres  pouvoirs  qui  tendent  à  l'utilité  commune  de  celui  qui 
commande  et  de  celui  qui  obéit,  comme  l'autorité  du  mari  sur  sa  femme. 
Aussi,  rien  n'empêche  qu'il  n'y  ait  des  gouvernements  civils  qui  soient 
établis  pour  l'^ivantage  du  souverain,  comme  les  royaumes  qu'un  prince 
acquiert  par  droit  de  conquête  sans  que  pour  cela  on  puisse  traiter  ces 
gouvernements  de  tyranniques...  Il  y  en  peut  aussi  avoir  d'autres  dont  l'éta- 
blissement ait  pour  but  l'utilité  réciproque  du  souverain  et  des  sujets, 
comme  quand  un  peuple  qui  ne  se  tent  pas  en  état  de  se  défendre,  se  met 
sous  la  domination  d'un  prince  puissant.  Je  ne  nie  pas,  du  reste,  que  dans 
rétablissement  de  la  plupart  des  gouvernements  civils,  on  ne  se  propose 
directement  l'utilité  des  sujets;  mais,  il  ne  s'ensuit  pas,  comme  on  le  veut, 


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LIVRE   I.   —   CHAP.    II.  i5 

d'établir  toujours  le  droit  par  le  fait  {a).  On  pourrait  em- 
ployer une  méthode  plus  conséquente,  mais  non  plus  favo- 
rable aux  tyrans. 

11  est  donc  douteux,  selon  Grotius,  si  le  genre  humain 
appartient  à  une  centaine  d'hommes,  ou  si  cette  centaine 
d'hommes  appartient  au  genre  humain  :  et  il  paraît,  dans 
tout  son  livre,  pencher  pour  le  premier  avis  :  c'est  aussi  le 
sentiment  de  Hobbes.  Ainsi  voilà  l'espèce  humaine  divisée 
en  troupeaux  de  bétail,  dont  chacun  a  son  chef,  qui  le  garde 
pour  le  dévorer. 

Comme  un  pâtre  est  d'une  nature  supérieure  à  celle  de 
son  troupeau,  les  pasteurs  d'hommes,  qui  sont  leurs  chefs, 
sont  aussi  d'une  nature  supérieure  à  celle  de  leurs  peuples. 
Ainsi  raisonnait,  au  rapport  de  Philon,  l'empereur  Cali- 
gula,  concluant  assez  bien  de  cette  analogie  que  les  rois 
étaient  des  dieux,  ou  que  les  peuples  étaient  des  bêtes  (i). 

Le  raisonnement  de  ce  Caligula  revient  à  celui  de  Hob- 
bes et  de  Grotius.  Aristote,  avant  eux  tous,  avait  dit  aussi 
que  les  hommes  ne  sont  point  naturellement  égaux,  mais 
que  Tes  uns  naissent  pour  l'esclavage,  et  les  autres  pour  la 
domination  (2). 

Aristote  avait  raison;  mais  il  prenait  l'effet  pour  la  cause. 

que  les  peuples  soient  au-dessus  des  rois,  car  les  tuteurs  ont  sans  doute  été 
établis  pour  le  bien  des  pupilles  et  cependant  la  tutelle  donne  au  tuteur  un 
pouvoir  sur  ses  pupilles... 

(a)  «  Les  savantes  recherches  sur  le  droit  public  ne  sont  souvent  que 
rhistoire  des  anciens  abus;  et  on  s*est  entêté  mal  à  propos  quand  on  s'est 
donné  la  peine  de  les  trop  étudier.  »  {Traité  des  intérêts  de  la  France  avec 
ses  voisins,  par  M.  le  marquis  d*Argenson.)  Voilà  précisément  ce  qu'a  fait 
Grotius.  (Note  du  Contrat  Social,  édition  de  1762.)  L'ouvrage,  alors  manu- 
scrit, du  marquis  d'Argenson  a  été  imprimé  chez  Rey,  à  Amsterdam,  1765. 

(1)  a  Caius  s'efforçant  de  se  faire  croire  Dieu,  on  dit  qu'au  commence- 
ment de  cette  folle  appréhension,  il  usa  de  ce  propos  :  à  tout  ainsi  que  les 
pastoureaux  des  animaux  comme  bouviers,  chevriers,  bergers  ne  sont  ni 
chèvres,  ni  bœufs,  ni  agneaux,  ains  sont  hommes  d'une  meilleure  condition 
et  qualité,  aussi  faut  penser  que  moi  qui  suis  le  Gouverneur  de  ce  très  bon 
troupeau  d'hommes  suis  différent  des  autres  et  que  je  ne  tiens  point  de 
rhomme  mais  d'une  part  plus  grande  et  plus  divine  (Œuvres  de  Philon  tra- 
duites par  Bellier,  Paris,  1598).  » 

(2)  Aristote,  Politique,  liv.  I,  chap.  i.  —  La  nature,  par  des  vues  de 


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i6  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Tout  homme  né  dans  Tesclavage  naît  pour  Tesclavage,  rien 
n'est  plus  certain.  Les  esclaves  perdent  tout  dans  leurs  fers, 
jusqu'au  désir  d'en  sortir;  ils  aiment  leur  servitude  comme 
les  compagnons  d'Ulysse  aimaient  leur  abrutissement  (a). 
S'il  y  a  donc  des  esclaves  par  nature,  c'est  parce  qu'il  y  a 
eu  des  esclaves  contre  nature.  La  force  a  fait  les  premiers 
esclaves,  leur  lâcheté  les  a  perpétués. 

Je  n'ai  rien  dit  du  roi  Adam,  ni  de  l'empereur  Noé,  père 
de  trois  grands  monarques  qui  se  partagèrent  l'univers, 
comme  firent  les  enfants  de  Saturne,  qu'on  a  cru  reconnaî- 
tre en  eux.  J'espère  qu'on  me  saura  gré  de  cette  modération; 
car,  descendant  directement  de  l'un  de  ces  princes,  et  peut- 
être  de  la  branche  aînée,  que  sais-je  si,  par  la  vérification 
des  titres.  Je  ne  me  trouverais  point  le  légitime  roi  du  genre 
humain  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  peut  discoji venir  qu'Adam 
n'ait  été  souverain  du  monde,  comme  Robinson  de  son  île, 
tant  qu'il  en  fut  le  seul  habitant,  et  ce  qu'il  y  avait  de  com- 
mode dans  cet  empire  était  que  le  monarque,  assuré  sur  son 
trône,  n'avait  à  craindre  ni  rébellions,  ni  guerres,  ni  con- 
spirateurs. 

CHAPITRE  III 

DU    DROIT   DU    PLUS  FORT 

Le  plus  fort  n'est  jamais  assez  fort  pour  (être  toujours  le 
maître,  s'il  ne  transforme  sa  force  en  droit  et  l'obéissance 
en  devoir.  De  là  le  droit  du  plus  fort;  droit  pris  ironique- 
ment en  apparence,  et  réellement  établi  en  principe.  Mais 
ne  nous  expliquera-t-on  jamais  ce  mot?  La  force  est  une 
puissance   physique;   je   ne   vois   point    quelle    moralité 

conservation,  a  créé  certains  êtres  pour  commander  et  d'autres  pour  obéir. 
C'est  elle  qui  a  voulu  que  Têtre  doué  de  raison  et  de  prévoyance  com- 
mandât en  mattre;  de  même  encore  la  nature  a  voulu  que  Fêtre  capable, 
par  ses  facultés  corporelles,  d'exécuter  des  ordres,  obéît  en  esclave;  et  c'est 
par  là  que  Tintérêt  du  maître  et  celui  de  l'esclave  se  confondent... 

(a)  Voy.  un  petit  traité  de  Plutarque,  intitulé  :  Que  les  betes  usent  de  la 
raison,  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 


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LIVRE   I.   -   CHAP.   IIL  17 

peut  résulter  de  ses  effets.  Céder  à  la  force  est  un  acte  de 
nécessité,  non  de  volonté;  c'est  tout  au  plus  un  acte  de 
prudence.  En  quel  sens  pourra-ce  être  un  devoir? . 

Supposons  un  moment  ce  prétendu  droit.  Je  dis  qu'il 
n'en  résulte  qu'un  galimatias  inexplicable.  Car,  sijôt  que 
c'est  la  force  qui  fait  le  droit,  l'effet  change  avec  la  cause  : 
toute  force  qui  surmonte  la  première  succède  à  son  droit. 
Sitôt  qu'on  peut  désobéir  impunément,  on  le  peut  légiti- 
mement; et  puisque  le  plus  fort  a  toujours  raison,  il  ne 
s'agit  que  de  faire  en  sorte  qu'on  soit  le  plus  fort.  Or, 
qu'est-ce  qu'un  droit  qui  périt  quand  la  force  cesse?  S'il 
faut  obéir  par  force,  on  n'a  pas  besoin  d'obéir  par  devoir  ; 
et  si  l'on  n'est  plus  forcé  d'obéir,  on  n'y  est  plus  obligé. 
On  voit  donc  que  ce  mot  de  droit  n'ajoute  rien  à  la  force; 
il  ne  signifie  ici  rien  du  tout. 

Obéissez  aux  puissances  (i).  Si  cela  veut  dire  :  Cédez  à 
la  force,  le  précepte  est  bon,  mais  superflu  ;  je  réponds  qu'il 
ne  ^era-  jamais  violé.  Toute  puissance  vient  de  Dieu,  je 
l'avoue  (2);  mais  toute  maladie  en  vient  aussi.  Est-ce  à  dire 
qu'il  soit  défendu  d'appeler  le  médecin  ?  Qu'un  brigand 
me  surprenne  au  coin  d'un  bois  :  non  seulement  il  faut  par 
force  donner  la  bourse,  mais,  quand  je  pourrais  la  sous- 
traire, suis-je,  en  conscience,  obligé  de  la  donner? car  enfin 
le  pistolet  qu'il  tient  est  ausâi  une  puissance. 

(1)  R.  Lettre  à  M,  de  Beaumont.  —  Si  le  traité  du  Contrat  social  n'exis- 
tait pas,  et  qu*ii  fallût  prouver  de  nouveau  les  grandes  vérités  que  j'y  dé- 
veloppe, les  compliments  que  vous  faites  à  mes  dépens  aux  puissances 
seraient  un  des  faits  que  je  citerais  en  preuve;  et  le  sort  de  Tauteur  en 
serait  un  autre  encore  plus  frappant. 

(a)  BossuKT,  5«  Avertissement  aux  protestants  sur  les  lettres  du  ministre 
Jurieu.  —  Dieu  qui  est  le  père  et  le  protecteur  de  la  société  humaine,  qui 
a  ordonné  les  rois  pour  la  maintenir,  qui  les  a  appelés  ses  christs,  qui  ies 
a  faits  ses  lieutenants  et  qui  leur  a  mis  Tépée  en  main  pour  exercer  sa  jus- 
tice, a  bien  voulu,  à  la  vérité,  que  la  religion  fût  indépendante  de  leur  puis- 
sance et  s'établit  dans  leurs  États  malgré  les  efforts  qu'ils  feraient  pour  la 
détruire;  mais  il  a  voulu  en  môme  temps  que,  bien  loin  de  troubler  le  repos 
de  leurs  empires  ou  d'affaiblir  leur  autorité,  elle  la  rendit  plus  inviolable  et 
montrât  par  la  patience  qu'elle  inspirait  à  ses  défenseurs,  que  l'obéissance 
qu'on  leur  doit  est  a  toute  épreuve. 


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i8  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Convenons  donc  que  force  ne  fait  pas  droit,  et  qu'on 
n'est  obligé  d'obéir  qu'aux  puissances  légitimes.  Ainsi  ma 
question  primitive  revient  toujours  (i). 

CHAPITRE  IV 

DE  l'esclavage 

Puisque  aucun  homme  n'a  une  autorité  naturelle  sur 
son  semblable,  et  puisque  la  force  ne  produit  aucun  droit, 
restent  donc  les  conventions  pour  base  de  toute  autorité 
légitime  parmi  les  hommes. 

Si  un  particulier,  dit  Grotius,  peut  aliéner  sa  liberté  et 
se  rendre  esclave  d'un  maître,  pourquoi  tout  un  peuple  ne 
pourrait-il  pas  aliéner  la  sienne  et  se  rendre  sujet  d'un  roi  (2)  ? 

(i)  Platon,  Des  Lois,  liv.  IIL  —  Dans  tous  les  Etats,  grands  ou  petits,  et 
pareillement  dans  les  familles,  quels  sont  les  titres  en  vertu  desquels  les 
uns  commandent  et  les  autres  obéissent?...  Le  premier  de  ces  titres  n'est-ce 
pas  la  qualité  de  père  et  de  mère,  et  n'est-il  pas  reçu  chez  toutes  les  nations 
que  les  parents  ont  un  empire  naturel  sur  leurs  enfants?... 

Le  second  titre  est  la  noblesse,  qui  assujettit  les  conditions  inférieures 
aux  supérieures.  Le  troisième  est  Tâge...  Le  quatrième,  n'est-ce  pas  ce  qui 
assure  aux  maîtres  des  droits  sur  leurs  esclaves?...  Le  cinquième  est,  je  pense, 
celui  qui  veut  que  le  plus  fort  commande  au  plus  faible.  C'est  là  un  empire 
auquel  on  est  bien  forcé  de  se  soumettre.  C'est  aussi  le  plus  commun  à  tous 
les  êtres,  et,  comme  dit  Pindare  le  Thébain,  f7  a  son  droit  dans  la  nature. 
Mais  de  tous  les  titres  le  plus  juste  est  le  sixième,  qui  ordonne  à  l'ignorant 
d'obéir  et  au  sage  de  gouverner  et  de  commander.  Mettons  le  sort  pour  le 
septième  titre,  fondé  sur  le  bonheur  et  sur  une  certaine  prédilection  des 
dieux... 

Grimm,  Correspondance  littéraire,  décembre  iy65,  —  Ne  soyons  pas 
enfants  et  n'ayons  pas  peur  des  mots...  De  fait,  il  n'y  a  pas  d'autre  droit  dans 
le  monde  que  le  droit  du  plus  fort,  et,  puisqu'il  faut  le  dire,  ce  droit  est  le 
seul  légitime.  Le  monde  moral  est  un  composé  de  forces  comme  le  monde 
physique;  ne  vouloir  pas  que  le  plus  fort  soit  le  maître,  c'est  à  peu  près 
aussi  raisonnable  que  de  ne  pas  vouloir  qu'une  pierre  de  cent  livres  pesant 
pèse  plus  qu'une-  pièce  de  vingt  livres...  Que  ce  soit  par  la  force  des  armes 
ou  par  celle  de  la  persuasion,  ou  par  celle  de  l'autorité  paternelle  que  les 
hommes  aient  été  subjugués  dès  le  commencement,  cela  est  égal  ;  le  fait  est 
qu'il  n'ont  pu  éviter  d'être  soumis  et  qu'ils  le  seront  toujours... 

(2)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guerre  et  de  la  Paix,  liv.  I,  chap.  m.  —  Il 
est  permis  à  chaque  homme  en  particulier  de  se  rendre  esclave  de  qui  il 
veut,  comme  cela  paraît  par  la  loi  des  anciens  Hébreux  et  par  celle  des 


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LIVRE   I.    —   CHAP.    IV.        ^  19 

II  y  a  là  bien  des  mots  équivoques  qui  auraient  besoin 
d'explication;  mais  tenons-nous-en  à  celui  d'aliéner.  Alié- 
ner, c'est  donner  ou  vendre.  Or,  un  homme  qui  se  fait 
esclave  d'un  autre  ne  se  donne  pas  ;  il  se  vend  tout  au  moins 
pour  sa  subsistance;  mais  un  peuple,  pourquoi  se  vend-il? 
Bien  loin  qu'lin  roi  fournisse  à  ses  sujets  leur  subsistance, 
il  ne  tire  la  sienne  que  d'eux;  et,  selon  Rabelais,  un  roi  ne 
vit  pas  de  peu.  Les  sujets  donnent  donc  leur  personne,  à 
condition  qu'on  prendra  aussi  leur  bien  ?  Je  ne  vois  pas  ce 
qu'il  leur  reste  à  conserver. 

On  dira  que  le  despote  assure  à  ses  sujets  la  tranquillité 
civile;  soit  :  mais  qu'y  gagnjnt-ils,  si  les  guerres  que  son 
ambition  leur  attire,  si  son  insatiable  avidité,  si  les  vexa- 
tions de  son  ministère  les  désolent  plus  que  ne  feraient 
leurs  dissensions?  Qu'y  gagnent-ils  si  cette  tranquillité 
même  est  une  de  leurs  misères?  On  vit  tranquille  aussi 
dans  les  cachots  :  en  est-ce  assez  pour  s'y  trouver  bien? 
Les  Grecs  enfermés  dans  l'antre  du  Cyclope  y  vivaient 
tranquilles,  en  attendant  que  leur  tour  vînt  d'être  dévorés  (  i  ). 

Romains;  pourquoi  donc  un  peuple  libre  ne  pourrait-il  pas  se  soumettre  à 
une  ou  plusieurs  personnes  en  sorte  qu*il  leur  transférât  entièrement  le 
droit  de  gouverner  sans  s*en  réserver  aucune  partie?  Il  ne  servirait  de 
rien  de  dire  qu'on  ne  présume  pas  un  transport  de  droit  si  étendu,  car  il 
ne  s*agit  point  ici  des  présomptions  sur  lesquelles  on  doit  décider  dans  un 
doute  mais  de  ce  qui  peut  se  faire  légitimement.  En  vain  aussi  allègue-t-on 
les  inconvénients  qui  naissent  ou  qui  peuvent  naître  de  là;  car  on  ne  sau- 
rait imaginer  aucune  forme  de  gouvernement  qui  n*ait  ses  incommodités,  et 
d'où  il  n*y  ait  quelque  chose  a  craindre...  Ce  n'est  point  par  l'excellence 
d'une  certaine  forme  de  gouvernement,  sur  quoi  les  opinions  sont  fort  par- 
tagées, qu'il  faut  juger  du  droit  qu*a  le  souverain  sur  ses  sujets,  mais  par 
rétendue  de  la  volonté  de  ceux  qui  ont  conféré  ce  droit. 

(i)  Locke,  Gouvernement  civil,  chap.  xvm.  De  la  Dissolution  des  gouver- 
nements. —  Cette  paix,  qu'il  y  aurait  entre  les  grands  et  les  petits,  entre  les 
puissants  et  les  faibles,  serait  semblable  à  celle  qu'on  prétendrait  y  avoir 
entre  les  loups  et  les  agneaux  lorsque  les  agneaux  se  laisseraient  déchirer  et 
dévorer  paisiblement  par  les  loups.  Ou  si  Ton  veut,  considérons  la  caverne 
de  Poliphème  comme  un  modèle  parfait  d'une  paix  semblable.  Le  gouverne- 
ment auquel  Ulysse  et  ses  compagnons  s'y  trouvaient  soumis  était  le  plus 
agréable  du  monde.  U  n'y  avait  autre  chose  à  faire  qu'à  souffrir  avec  quié- 
tude qu'on  les  dévorât.  Et  qui  doute  qu'Ulysse  qui  était  un  personnage  si 
prudent  ne  prêchât  alors  l'obéissance  passive,  et  n'exhoj^ât  ^  une  soumission 


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20  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

Dire  qu'un  homme  se  donne  gratuitement,  c'est  dire  une 
chose  absurde  et  inconcevable;  un  tel  acte  est  illégitime  et 
nul,  par  cela  seul  que  celui  qui  le  fait  n'est  pas  dans  son 
bon  sens.  Dire  la  même  chose  de  tout  un  peuple,  c'est 
supposer  un  peuple  de  fous  :  la  folie  ne  fait  pas  droit. 

Quand  chacun  pourrait  s'aliéner  lui-même,  il  ne  peut 
aliéner  ses  enfants  (i);  ils  naissent  hommes  et  libres;  leur 
liberté  leur  appartient,  nul  n'a  droit  d'en  disposer  qu'eux(2). 
Avant  qu'ils  soient  en  âge  de  raison,  le  père  peut,  en  leur 
nom,  stipuler  des  conditions  pour  leur  conservation,  pour 
leur  bien-être,  mais  non  les  donner  irrévocablement  et 
sans  condition;  car  un  tel  don  est  contraire  aux  fins  de  la 
nature,  et  passe  les*  droits  de  la  paternité.  Il  faudrait  donc, 

entière,  en  représentant  à  ses  compagnons  combien  la  paix  est  importante  et 
nécessaire  aux  hommes  et  en  faisant  voir  les  inconvénients  qui  pourraient 
arriver  s'ils  entreprenaient  de  résister  à  Poliphème  qui  les  avait  en  son  pou- 
voir. 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois^  liv.  XV,  chap.  ii-vi.  Esclavage.  — 
Cette  qualité  (la  liberté)  de  TÉtat  populaire  est  même  une  partie  de  la 
souveraineté.  Vendre  sa  qualité  de  citoyen  est  un  acte  d'une  telle  extrava- 
gance qu'on  ne  peut  pas  la  supposer  dans  un  homme.  Si  la  liberté  a  un 
prix  pour  celui  qui  Tacheté,  elle  est  sans  prix  pour  celui  qui  la  vend.  La 
loi  civile  qui  a  permis  aux  hommes  le  partage  des  biens  n  a  pu  mettre  au 
nombre  des  biens  une  partie  des  hommes  qui  doivent  faire  ce  partage.  La 
loi  civile  qui  restitue  sur  les  contrats  qui  contiennent  quelque  lésion  ne 
peut  s*empécher  de  restituer  contre  un  accord  qui  contient  la  lésion  la  plus 
énorme  de  toutes... 

Si  un  homme  n*a  pu  se  vendre,  encore  moins  a-t-il  pu  vendre  son  fils 
qui  n'était  pas  né. 

(2)  LocKB,  Gouvernement  civil,  chap.  vu.  Du  Commencement  des  sociétés 
politiques,  —  Et  aujourd'hui,  ceux  qui  sont  nés  sous  un  gouvernement 
établi  et  ancien  ont  autant  de  droit  et  de  liberté  qu'on  en  a  jamais  eu  et 
qu'ils  en  pourraient  avoir  s'ils  étaient  nés  dans  un  désert  dont  les  habitants 
ne  reconnaîtraient  nulles  lois  et  ne  vivraient  sous  aucun  règlement. 

J'avoue  que  l'homme  est  obligé  d'exécuter  et  accomplir  les  promesses 
qu'il  a  faites  pour  soi  et  de  se  conduire  conformément  aux  engagements  dans 
lesquels  il  est  entré;  mais  il  ne  peut  par  aucune  convention  lier  ses  enfants 
ou  sa  postérité. 

Il  est  clair  par  la  pratique  des  gouvernements  aussi  bien  que  par  les  lois 
de  la  droite  raison,  qu'un  enfant  ne  naît  sujet  d'aucun  pays  ni  d'aucun  gou- 
vernement. H  demeure  sous  la  tutelle  et  l'autorité  de  son  père  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  parvenu  à  l'âge  de  discernement;  alors  il  est  homme  libre,  il  est 
dans  la  liberté  de  choisir  le  gouvernement  sous  lequel  il  trouve  bon  de 
vivre  et  de  s'unir  au  corps  politique  qui  lui  plaît  le  plus. 


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LIVRE   I.   —  CHAP.    IV.  31 

pour  qu'un  gouvernement  arbitraire  fût  légitime,  qu'à 
chaque  génération  le  peuple  fût  le  maître  de  l'admettre  ou 
de  le  rejeter  :  mais  alors  ce  gouvernement  ne  serait  plus 
arbitraire. 

Renoncer  à  sa  liberté,  c'est  renoncer  à  sa  qualité 
d'homme,  aux  droits  de  l'hugianité,  même  à  ses  deyoirs.  Il 
n'y  a  nul  dédomma^em3nt""i^ossible  pour  quiconque  re- 
nonce à  tout.  Une  telle  renonciation  est  incompatible  avec 
la  nature  de  l'homme  (i);  et  c'est  ôter  toute  moralité  à  ses 
actions  que  d'ôter  toute  liberté  à  sa  volonté.  Enfin  c'est 
une  convention  vaine  et  contradictoire  de  stipuler  d'une 
part  une  autorité  absolue,  et  de  l'autre  une  obéissance  sans 
bornes.  N'est-il  pas  clair  qu'on  n'est  engagé  à  rien  envers 
celui  dont  on  a  droit  de  tout  exiger?  Et  cette  seule  condition, 
sans  équivalent,  sans  échange,  n'entraîne-t-elle  pas  la  nul- 
lité de  l'acte?  Car  quel  droit  mon  esclave  aurait-il  contre 
moi,  puisque  tout  ce  qu'il  a  m'appartient,  et  que,  son  droit 
étant  le  mien,  ce  droit  de  moi  contre  moi-même  est  un  mot 
qui  n  a  aucun  sens?         t       ^ 

Grotius  et  les  autres  ^i^rent  de  la  guerre  une  autre  ori- 
gine du  prétendu  droit  (^'esclavage.  Le  vainqueur  ayan^, 
selon  eux,  le  droit  de  tuer  le  vaincu,  celui-ci  peut  McKiter 
sa  vie  aux  dépens  de  sa  liberté;  convention  d'autant  plus 
légitime  qu'elle  tourne  au  profit  de  tous  deux  (2). 

(i)  Platon,  Des  LoiSy  liv.  VI.  —  Il  est  évident  que  rhomme,  animal  dif- 
ficile à  manier,  ne  consent  qu'avec  une  peine  infinie  à  cette  distinction 
d'homme  libre  et  d'esclave,  de  maître  et  de  serviteur,  introduite  par  la  néces- 
sité. —  Eh  bien  ?  —  Par  conséquent,  l'esclave  est  une  possession  très  em- 
barrassante... 

(2)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guerre  et  de  la  Paix  y  liv.  III,  chap.  vu.  — 
Pour  ce  qui  est  des  effets  d'un  tel  esclavage,  ils  sont  sans  bornes,  et  les 
plus  grandes  cruautés  que  les  maîtres  exercent  demeurent  impunies...  La 
raison,  pour  tout  ce  dont  nous  venons  de  parler,  a  été  établie  par  le  droit  des 
gens;  c'est  afin  que  l'espérance  de  tant  d'avantages  qu'on  retirerait  de  la 
possession  d'un  esclave  engageât  ceux  qui  étaient  en  guerre  à  s'abstenir 
volontiers  de  faire  mourir  leurs  prisonniers  ou  sur-le-champ  ou  quelque 
temps  après,  comme  ils  pouvaient  le  faire  en  vertu  du  droit  souveraine- 
ment rigoureux  que  leur  donnaient  les  droits  de  la  guerre...  Le  juriscon- 
sulte Pomponius  tire  de  là  l'étymologie  du  mot  dont  on  se  sert  en  latin  pour 


•If 


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22  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

Maïs  il  est  clair  que  ce  prétendu  droit  de  tuer  les  vain- 
cus ne  résulte  en  aucune  manière  de  Tétat  de  guerre.  Par 
cela  seul  que  les  hommes,  vivant  dans  leur  primitive  indé^ 
pendance,  n'ont  point  entre  eux  de  rapport  assez  constant 
pour  constituer  ni  Tétat  de  paix  ni  Tétat  de  guerre,  ils  ne 
sont  point  naturellement  ennemis  (i).  C'est  le  rapport  des 
choses  et  non  des  hommes  qui  constitue  la  guerre;  et  l'état 

dire  d'un  esclave  :  «  On  les  appela  serfiB,  dit-il,  parce  que  les  généraux 
d*arxnées  les  vendaient,  et  par  là  leur  conservaient  la  vie.  » 

PuFENDORF,  Des  dcvoirs  de  l'homme  et  du  citoyen^  traduit  par  Barbey- 
rac,  6«  édition,  1748,  liv.  II,  chap.  i.  —  On  acquiert,  en  cela,  et  pour  em- 
ployer l'expression  commune,  l'on  s'empare  de  la  souveraineté  par  voie  de 
conquête,  lorsque  ayant  un  juste  sujet  de  faire  la  guerre  à  un  peuple  on  le 
réduit,  par  la  supériorité  de  ses  armes,  à  la  nécessité  de  se  soumettre 
désormais  à  notre  empire.  Cette  conquête  légitime  est  fondée  sur  ce  que 
le  vainqueur  qui  aurait  pu,  s'il  eût  voulu,  user  à  la  rigueur  du  droit  de  la 
guerre,  en  ôtant  la  vie  aux  vaincus,  leur  permet  de  la  racheter  en  consentant 
à  la  perte  de  leur  liberté,  comme  au  moindre  de  leurs  maux  inévitables, 
par  où  il  exerce  d'ailleurs  un  acte  louable  de  clémence  ;  mais  encore  on 
peut  dire  que  les  vaincus  s'étant  engagés  à  la  guerre  avec  lui  après  l'avoir 
offensé  et  lui  avoir  refusé  la  juste  satisfaction  qu'ils  lui  devaient,  ils  se 
sont  exposés  par  là  au  sort  des  armes  et  ont  tacitement  consenti  par  avance 
à  toutes  les  conditions  que  le  vainqueur  leur  imposerait. 

LocKE^  Gouvernement  civil,  chap.  vi.  De  la  Société  politique  ou  civile,-- 
Il  y  a  une  autre  sorte  de  serviteurs  que  nous  appelons  d'un  nom  particulier  : 
esclaves,  et  qui  ayant  été  faits  prisonniers  dans  une  juste  guerre  sont,  par  le 
droit  de  la  nature,  sujets  à  la  domination  absolue  et  au  pouvoir  arbitrdire  de 
leur  maître.  Ces  gens-là  ayant  mérité  de  perdre  la  vie,  à  laquelle  ils  n'ont  plus 
de  droit  par  conséquent,  non  plus  aussi  qu'à  leur  liberté  ni  à  leurs  biens,  et 
se  trouvant  dans  l'état  d'esclavage  qui  est  incompatible  avec  la  jouissance 
d'aucun  bien  propre,  ils  ne  sauraient  être  considérés  en  cet  état  comme 
membres  de  la  société  civile  dont  la  hn  principale  est  de  conserver  et  main- 
tenir les  biens  propres. 

(i)  HoBBEs,  De  Cive  (Trad.  Sorbière,  préface).  —  ...  Les  anciens  révé- 
raient la  puissance  souveraine  comme  une  divinité  visible,  soit  qu'elle  fût 
renfermée  en  un  seul  homme  ou  qu'elle  fût  recueillie  en  une  assemblée. 
Et  ils  n'avaient  garde  de  se  joindre  comme  ils  font  aujourd'hui  aux  ambi- 
tieux ou  à  ces  désespérés  auxquels  ils  prêtent  la  main  pour  renverser 
d'un  commun  effort  l'état  de  leur  patrie... 

Si  quelqu'un  montre  par  de  très  fortes  raisons  qu'il  n'y  a  aucunes  doc- 
trines recevables  et  authentiques  touchant  le  juste  et  l'injuste,  le  bien  et  le 
mal,  outre  les  lois  qui  sont  établies  en  chaque  république,  qu'il  n'appartient  à 
personne  de  s'encjuérir  si  une  action  sera  bonne  ou  mauvaise,  hormis  à 
ceux  auxquels  l'État  a  commis  l'interprétation  de  ses  ordonnances;  certai- 
nement celui  qui  prendra  cette  peine,  non  seulement  il  montrera  le  chemin 
de  la  paix,  mais  il  fera  voir  aussi  les  détours  et  les  routes  obscures  de  la 


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LIVRE   I.   -   CHAP.   IV.  a3 

de  guerre  ne  pouvant  naître  des  simple»  relations  person- 
nelles, mais  seulement  des  relations  réelles,  la  guerre  privée 
ou  d'homme  à  homme  ne  peut  exister,  ni  dans  Tétat  de 
nature  (i),  où  il  n*y  a  point  de  propriété  constante,  ni  dans 
rétat  social,  où  tout  est  sous  Tautorité  des  lois. 

Les  combats  particuliers,  les  duels,  les  rencontres,  sont 

sédition,  ce  qui  est  un  des  plus  utiles  travaux  auxquels  un  homme  dési- 
reux du  bien  public  puisse  occuper  sa  pensée... 

Je  mets  d'abord  pour  premier  principe  que  Texpérience  fait  connaître 
à  chacun  et  que  personne  ne  nie,  que  les  esprits  des  hommes  sont  de  cette 
nature  que  si  ils  ne  sont  retenus  par  la  crainte  de  quelque  commune  puis- 
sance, ils  se  craindront  les  uns  les  autres,  ils  vivront  entre  eux  en  une 
continuelle  défiance  et  comme  chacun  aura  le  droit  d'employer  ses  propres 
forces  à  la  poursuite  de  ses  intérêts^  il  en  aura  aussi  nécessairement  la 
volonté... 

Je  fais  voir  premièrement  que  la  condition  des  hommes  hors  de  la 
société  civile  (laquelle  condition  permettez-moi  de  nommer  Tétat  de  la  na- 
ture), n'est  autre  que  celle  d'une  guerre  de  tous  contre  tous,  et  que  durant 
cène  guerre,  il  y  a  droit  général  de  tous  sur  toutes  choses.  Ensuite,  que  tous 
les  hommes  désirent,  par  une  nécessité  naturelle,  de  se  tirer  de  cet 
odieux  et  misérable  état  dès  qu'ils  en  reconnaissent  la  misère.  Ce  qu'ils  ne 
peuvent  point  faire,  s'ils  ne  conviennent  entre  eux  de  céder  de  leurs  préten- 
tions et  de  leur  droit  sur  toutes  choses. 

Après  cela,  je  montre  quels  droits  il  faut  que  chaque  particulier  qui 
entre  dans  la  société  civile  cède  nécessairement  au  souverain  (soit  que 
toute  l'autorité  soit  donnée  à  un  seul  homme  ou  à  une  assemblée),  de 
sorte,  que  s'il  n'en  était  fait  transaction,  il  n'y  aurait  aucune  société  établie, 
et  le  droit  de  tous  sur  toutes  choses,  c'est-à-dire  le  droit  de  guerre  demeu- 
rerait encore. 

Encore  que  j'aie  tâché  de  persuader  par  quelques  raisons  que  j'ai  mises 
dans  le  dixième  chapitre  que  la  monarchie  est  plus  commode  que  les 
autres  formes  de  gouvernement  (laquelle  seule  chose  j'avoue  que  je  n'ai 
pas  démontrée  dans  ce  livre,  mais  soutenue  avec  probabilité  et  avouée  comme 
problématique),  toutefois  je  dis  assez  expressément  en  divers  endroits  qu'il 
faut  donner  à  toutes  sortes  d'États  une  égale  et  souveraine  puissance. 

Montesquieu,  Esprit  des  lois,  liv.  I,  chap.  ii.  —  Le  désir  que  Hobbes 
donne  d'abord  aux  hommes  de  se  subjuguer  les  uns  les  autres  n'est  pas  rai- 
sonnable. L'idée  de  l'empire  et  de  la  domination  est  si  compliquée  et  dé- 
pend de  tant  d'autres  idées  que  ce  ne  serait  pas  celle  qu*on  aurait  d*abord. 

(i)  Aristote,  Politique^  liv.  I,  chap.  m.  —  D'autres  (hommes)  subsis- 
tent de  proie... 

Aussi  la  guerre  est-elle  encore  en  quelque  sorte  un  moyen  naturel  d'ac- 
quérir, puisqu'elle  comprend  cette  chasse  que  Ton  doit  donner  aux  bêtes 
fauves  et  aux  hommes  qui,  nés  pour  obéir,  refusent  de  se  soumettre;  c'est 
une  guerre  que  la  nature  elle-même  a  faite  légitime. 

...  La  politique  même  ne  fait  pas  les  hommes;  elle  les  prend  tels  que  la 
nature  les  lui  donne  et  elle  en  use. 


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34  DU  CONTRAT   SOCIAL. 

des  actes  qui  ne  constituent  point  un  état;  et  à  Tégard  des 
guerres  privées,  autorisées  par  les  Établissements  de 
Louis  IX,  roi  de  France,  et  suspendues  par  la  paix  de 
Dieu,  ce  sont  des  abus  du  gouvernement  féodal,  système 
absurde  s'il  en  fut  jamais,  contraire  aux  principes  du  droit 
naturel  et  à  toute  bonne  politie. 
'  La  guerre  n'est  donc  point  une  relation  d'homme  à 
homme,  mais  une  relation  d'État  à  État,  dans  laquelle  les 
particuliers  ne  sont  ennemis  qu'accidentellement,  non  point 
comme  hommes,  ni  même  comme  citoyens  (a),  mais  comme 
soldats;  non  point  comme  membres  de  la  patrie,  mais 
comme  ses  défenseurs.  Enfin  chaque  État  ne  peut  avoir 
pour  ennemis  que  d'autres  États,  et  non  pas  des  hommes, 
attendu  qu'entre  choses  de  diverses  natures  on  ne  peut  fixer 
aucun  vrai  rapport. 

"*^e  principe  est  même  conforme  aux  maximes  établies 
de  tous  les  temps  et  à  la  pratique  constante  de  tous  les 
peuples  policés.  Les  déclarations  de  guerre  sont  moins  des 
avertissements  aux  puissances  qu'à  leurs  sujets.  L'étranger, 
soit  roi,  soit  particulier,  soit  peuple,  qui  vole,  tue  ou  dé- 
tient les  sujets,  sans  déclarer  la  guerre  au  prince,  n'est  pas 
un  ennemi,  c'est  un  brigand.  Même  en  pleine  guerre,  un 
prince  juste  s'empare  bien,  en  pays  ennemi,  de  tout  ce  qui 
appartient  au  public;  mais  il  respecte  la  personne  et  les 


(a)  Les  Romains,  qui  ont  entendu  et  plus  respecté  le  droit  de  la  guerre 
qu*aucune  nation  du  monde,  portaient  si  loin  le  scrupule  à  cet  égard  qu'il 
n'était  pas  permis  à  un  citoyen  de  servir  comme  volontaire  sans  s'être 
engagé  expressément  contre  Tennemi,  et  nommément  contre  tel  ennemi. 
Une  légion  où  Caton  le  fils  faisait  ses  premières  armes  sous  Popilius  ayant 
été  réformée,  Caton  le  père  écrivit  à  Popilius  que,  s'il  voulait  bien  que  son 
fils  continuât  de  servir  sous  lui,  il  fallait  lui  faire  prêter  un  nouveau  ser- 
ment militaire,  parce  que,  le  premier  étant  annulé,  il  ne  pouvait  plus  porter 
les  armes  contre  l'ennemi.  Et  le  même  Caton  écrivit  à  son  fils  de  se  bien 
garder  de  se  présenter  au  combat  qu'il  n'eût  prêté  ce  nouveau  serment.  Je 
sais  qu'on  pourra  m'opposer  le  siège  de  Clusium  et  d'autres  faits  particu- 
liers. Mais  moi  je  cite  des  lois,  des  usages.  Les  Romains  sont  ceux  qui 
ont  le  moins  souvent  transgressé  leurs  lois;  et  ils  sont  les  seuls  qui. en 
aient  eu  d'aussi  belles.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1782.) 


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LIVRE   I.   —  CHAP.    IV.  25 

biens  des  particuliers  ;  il  respecte  des  droits  ?ur  lesquels 
sont  fondés  les  siens.  La  fin  de  la  guerre  étant  la  destruction 
de  l'État  ennemi,  on  a  droit  d'en  tuer  les  défenseurs  t^nt 
qu'ils  ont  les  armes  à  la  main  ;  mais  sitôt  qu'ils  les  posent 
et  se  rendent,  cessant  d'être  ennemis  ou  instruments  de 
l'ennemi,  ils  redeviennent  simplement  hommes,  et  l'on  n'a 
plus  de  droit  sur  leur  vie.  Quelquefois  on  peut  tuer  l'État 
sans  tuer  un  seul  de  ses  membres  :  or  la  guerre  ne  donne 
aucun  droit  qui  ne  soit  nécessaire  à  sa  fin.  Ces  principes 
ne  sont  pas  ceux  de  Grotius;  ils  ne  sont  pas  fondés  sur 
des  autorités  de  poètes;  mais  ils  dérivent  de  la  nature  des 
choses  et  sont  fondés  sur  la  raison  (  i). 

A  l'égard  du  droit  de  conquête,  il  n'a  d'autre  fondement 
que  1a  loi  du  plus  fort.  Si  la  guerre  ne  donne  point  au 
vainqueur  le  droit  de  massacrer  les  peuples  vaincus,  ce 
droit  qu'il  n'a  pas  ne  peut  fonder  celui  de  les  asservir.  On 
n*a  le  droit  de  tuer  l'ennemi  que  quand  on  ne  peut  le  faire 
esclave;  le  droit  de  le  faire  esclave  ne  vient  donc  pas  du 
droit  de  le  tuer  :  c'est  donc  un  échange  inique  de  lui  faire 
acheter  au  prix  de  sa  liberté  sa  vie,  sur  laquelle  on  n'a 
aucun  droit  (2).  En  établissant  le  droit  de  vie  et  de  mort  sur 

(i)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guerre  et  de  la  Paix,  liv.  Ill,  chap.  vu.  —  Si 
l'on  peut  réduire  à  un  esclavage  personnel  chaque  particulier  du  parti  de 
Tennemi  qui  est  tombé  entre  nos  mains,  comme  nous  venons  de  le  faire 
voir  dans  le  chapitre  précédent,  il  n*y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que  l'on  puisse 
aussi  imposer  à  tout  le  corps  des  ennemis,  soit  qu'il  fasse  un  Etat  entier  ou 
seulement  partie  de  TÉtat,  une  sujétion  ou  purement  civile  ou  purement 
despotique  ou  qui  tienne  de  Tune  et  de  l'autre.  Cest  le  raisonnenient  que 
Sénèque  le  père  mit  dans  la  bouche  d'un  rhéteur  plaidant  pour  le  maître 
d'un  esclave  olynthien.  a  II  avait  été  pris  par  droit  de  guerre,  dit-il,  je  l'ai 
acheté.  Il  est  de  votre  intérêt,  ô  Athéniens!  de  me  maintenir  dans  mes 
droits,  autrement  il  faudrait  que  vous  vous  réduisissiez  aux  anciennes 
limites  de  votre  Etat  en  rendant  tout  ce  que  vous  avez  conquis.  » 

(2)  BoDiN,  La  Républiquey  liv.  I,  chap.  v.  —  De  dire  que  c'est  une 
charité  louable  garder  le  prisonnier  qu'on  peut  tuer,  c'est  la  charité  des 
voleurs  et  corsaires  qui  se  glorifient  d'avoir  donné  la  vie  à  ceux  qu'ils  n'ont 
pas  tués. 

Encore  moins  y  a  de  charité  de  garder  les  captifs  pour  en  tirer  gain  et 
profit  comme  de  bestes.  Et  qui  est  celui  qui  épargne  la  vie  du  vaincu,  s'il 
en  peut  tirer  plus  de  profit  en  le  tuant  qu'en  lui  sauvant  la  vie? 


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26  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

le  droit  d'esclavage,  et  le  droit  d'esclavage  sur  le  droit  de 
vie  et  de  mort,  n'est-il  pas  clair  qu'on  tombe  dans  le 
cercle  vicieux? 

En  supposant  même  ce  terrible  droit  de  tout  tuer,  je  dis 
qu'un  esclave  fait  à  la  guerre,  ou  un  peuple  conquis,  n'est 
tenu  à  rien  du  tout  envers  son  maître,  qu'à  lui  obéir  autant 
qu'il  y  est  forcé  (i).  En  prenant  un  équivalent  à  sa  vie,  le 
vainqueur  ne  lui  en  a  point  fait  gr^ce  :  au  lieu  de  le  tuer 
sans  fruit,  il  Ta  tué  utilçijipnt.  Lèîn  donc  qu'il  ait  acquis  sur 
lui  nulle  autorité  ^inte  à  là  force,  l'état  de  guerre  subsiste 
entre  eux  comme  auparavant,  leur  relation  même  en  est 
l'effet;  et  Tusage  du  droit  de  la  guerre  ne  suppose  aucun 
traité  de  paix  (2).  Ils  ont  fait  une  convention,  soit  ;  mais  cette 
convention,  loin  de  détruire  Tétat  de  guerre,  en  suppose  la 
continuité  (3). 

Ainsi,  de  quelque  sens  qu'on  envisage  les  choses,  le  droit 
d'esclavage  est  nul,  non  seulement  parce  qu'il  est  illégi- 

(1)  Aristote,  Politiquey  liv. I, chap.  11.  —  Il  y  a'quelques  gens  qui  frap- 
pés de  ce  qu'ils  croient  un  droit,  et  une  loi  a  toujours  quelque  apparence 
de  droit,  avancent  que  Tesclavage  est  juste  quand  il  résulte  du  fait  de  la 
guerre.  Mais  c'est  se  contredire,  car  le  principe  de  la  guerre  elle-même 
peut  être  injuste,  et  Ton  n'appellera  jamais  esclave  celui  qui  ne  méntera 
pas  de  Tôtre. 

Il  faut  de  toute  nécessité  convenir  que  certaines  personnes  seraient  par- 
tout esclaves  et  que  d'autres  ne  sauraient  l'être  nulle  part. 

Le  pouvoir  du  maître  et  celui  du  magistrat  sont  bien  distincts...  l'un 
concerne  les  hommes  libres,  l'autre  des  esclaves  par  nature. 

(2)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guei-re  et  de  la  Paix,  liv.  H,  cbap.  xxii.  — 
Un  autre  sujet  injuste  de  guerre,  c'est  le  désir  de  recouvrer  sa  liberté,  qu'il 
s'agisse  de  celle  des  particuliers  ou  de  celle  d'un  État,  comme  si  c'était  un 
droit  que  chacun  a  naturellement  et  pour  toujours.  Car  quand  on  dit  que 
les  hommes  et  les  peuples  sont  naturellement  libres,  cela  doit  s'entendre 
d'un  droit  naturel  qui  précède  tout  acte  humain»  et  d'une  exemption  d'es- 
clavage, mais  non  pas  d'une  incompatibilité  absolue  avec  l'esclavage;  c'est- 
à-dire  que  personne  n'est  naturellement  esclave,  mais  que  personne  n*a  le 
droit  de  ne  le  devenir  jamais;  en  ce  dernier  sens,  personne  n'est  libre.  On 
peut  rapporter  ici  ce  mot  des  anciens  auteurs,  que  personne  n'est  naturelle- 
ment ni  libre  ni  esclave,  mais  que  la  fortune  impose  ensuite  à  chacun 
l'un  ou  l'autre  de  ces  noms.  (Sénèque,  Controverses.) 

(3)  Locke,  Gouvernement  civil,  chap.  m,  de  I'Esclavagb.  —  L'esclavage 
n*est  rien  autre  chose  que  l'état  de  guerre  continué  entre  un  légitime  con- 
quérant et  un  prisonnier. 


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LIVRE   I.   -  CHAP.    V.  27 

time,  mais  parce  qu'il  est  absurde  et  ne  signifie  rien.  Cé^s 
mots,  esclave  et  droit,  sont  contradictoires;  ils  s'excluent 
mutuellement.  Soit  d'un  homme  à  un  homme,  soit  d'un 
homme  à  un  peuple,  ce  discours  sera  toujours  également 
insensé  :  «  Je  fais  avec  toi  une  convention  toute  à  ta  charge 
et  toute  à  mon  profit,  que  j'observerai  tant  qu'il  me  plaira, 
et  que  tu  observeras  tant  qu'il  me  plaira.  » 

CHAPITRE  V 

qu'il    faut  toujours  remonter  a  une 
première   convention 

Quand  j'accorderais  tout  ce  que  j'ai  réfuté  jusqu'ici,  les 
fauteurs  du  despotisme  n'en  seraient  pas  plus  avancés.  Il  y 
aura  toujours  une  grande  différence  entre  soumettre  un^ 
multitude  et  régir  une  société.  Que  des  hommes  epars 
soient  successivement  asservis  à  un  seul,  en  quelque 
nombre  qu'ils  puissent  être,  je  ne  vois  là  qu'un  maître  et 
des  esclaves,  je  n'y  vois  point  un  peuple  et  son  chef;  c'est, 
si  l'on  veut,  une  agrégation,  mais  non  pas  une  association; 
il  n'y  a  là  ni  bien  public,  ni  corps  politique  (i).  Cet  homme. 


(i)  Machiavel,  Discours  sur  Tite-Live,  liv.  I,  chap.  m.  —  Tous  les  écri- 
vains qui  se  sont  occupés  de  législation  (et  Thistoire  est  remplie  d'exemples 
qui  les  appuient)  s'accordent  à  dire  que  quiconque  veut  fonder  un  Etat  et 
lui  donner  des  lois  doit  supposer  d'avance  les  hommes  méchants  et  toujours 
prêts  à  déployer  ce  caractère  de  méchanceté  toutes  les  fois  qu'ils  en  trou- 
veront l'occasion... 

HoBBES,Z)eCiVe,chap.  x.—  Je  laisse  à  part  que  l'empire  paternel,  institué 
de  Dieu  à  la  création  du  monde,  était  un  gouvernement  monarchique,  que 
les  autres  formes  de  républiquesen  sont  dérivées  et  se  sont  faites  des  débris 
de  la  royauté...  que  le  peuple  de  Dieu,  dans  l'Ancien  Testament,  a  été  gou- 
verné par  des  rois...  je  ne  dois  pas  agir  par  témoignages  et  par  exemples  dans 
un  ouvrage,  où  je  ne  veux  employer  que  la  force  du  raisonnement. 

BossuET,  5«  Avertissement  sur  les  lettres  du  ministre  Jurieu.  —  A  re- 
garder les  hommes  comme  ils  sont  naturellement,  et  avant  tout  gouvernement 
établi,  on  ne  trouve  que  l'anarchie,  c'est-à-dire  dans  tous  les  hommes  une 
liberté  farouche  et  sauvage  où  chacun  peut  tout  prétendre  et  en  même  temps 
tout  contester,  où  tous  sont  en  garde  et  par  conséquent  en  guerre  conti- 


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28  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

eût-il  asservi  la  moitié  du  monde,  n'est  toujours  qu'un  par- 
ticulier; son  intérêt,  séparé  de  celui  des  autres,  n'est  tou- 
jours qu'un  intérêt  privé.  Si  ce  même  homme  vient  à  périr, 
son  empire,  après  lui,  reste  épars  et  sans  liaison,  comme 
un  cneàe  se  dissout  et  tombe  en  un  tas  de  cendres  après 
que  le  feu  Ta  consumé  (i). 

Un  peuple,  dit  Grotius,  peut  se  donner  à  un  roi  (2).  Selon 

nuelle  contre  tous...  Loin  que  le  peuple  en  cet  état  soit  souverain,  il  n'y  a 
môme  pas  de  peuple  en  cet  état.  Il  peut  bien  y  avoir  des  familles  et  encore 
mal  gouvernées  et  mal  assurées,  il  peut  bien  y  avoir  une  troupe,  un  amas 
de  monde,  une  multitude  confuse,  mais  il  ne  peut  y  avoir  de  peuple,  parce 
qu'un  peuple  suppose  déjà  quelque  chose  qui  réunisse  quelque  conduite 
réglée  et  quelque  droit  établi...  C'est  néanmoins  du  fond  de  cette  anarchie 
que  sont  sorties  toutes  les  formes  de  gouvernement,  la  monarchie,  l'aristo- 
cratie, l'état  populaire  et  les  autres,  et  c'est  ce  qu*ont  voulu  dire  ceux  qui  ont 
dit  que  toutes  sortes  de  magistratures  et  de  puissances  légitimes  tenaient 
originairement  de  la  multitude  ou  du  peuple.  Mais  il  ne  faut  pas  conclure 
-f-  de  là  avec  M.  Jurieu,  que  le  peuple,  comme  un  souverain,  ait  distribué  les 
pouvoirs  à  un  chacun;  car,  pour  cela,  il  faudrait  déjà  qu'il  y  eût  un  souve- 
rain ou  un  peuple  réglé  que  nous  voyons  qui  n'était  pas.  Il  ne  faut  pas 
non  plus  s'imaginer  que  la  souveraineté  ou  la  puissance  publique  soit  une 
chose  comme  subsistante,  qu'il  faille  avoir  pour  la  donner;  elle  se  forme  et 
résulte  de  la  cession  des  particuliers  lorsque,  fatigués  de  l'état  où  tout  le 
monde  est  le  maître,  et  où  personne  ne  l'est,  ils  se  sont  persuadés  de  re- 
noncer à  ce  droit  qui  met  tout  en  confusion,  et  à  cette  liberté  qui  fait  tout 
craindre  à  tout  le  monde,  en  faveur  d'un  gouvernement  dont  on  convient. 

(i)  Spinoza,  Tractatus  politicus,  —  Civitas,  cujus  subditi  metu  territi 
arma  non  capiunt  potius  dicenda  est  quod  sine  bello  est  quam  quoi  pacem 
habeat.  Fax  enim  non  belli  privatio  sed  virtus  est  quae  ex  animi  fortitu- 
dine  oritur;  est  namque  obsequium  constans  voluntas  id  exsequcndi  quod 
ex  communi  civitatis  decreto  fierî  debeat.  Illa  prœterea  civitas  cujus  pax  a 
subditorum  inertia  pendet,  qui  scilicet  veluti  pecora  ducuntur,  ut  tantum 
servire  discant,  rectius  solitudo  quam  civitas  dici  potest. 

(2)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guerre  et  de  la  PaiXj  liv.  I,  chap.  m.  —  Ici 
il  faut  d'abord  rejeter  l'opinion  de  ceux  qui  prétendent  que  la  puissance 
souveraine  appartient  toujours  et  sans  exception  au  peuple,  en  sorte  qu'il 
ait  droit  de  réprimer  et  de  punir  les  rois  toutes  les  fois  qu'ils  abusent  de 
leur  autorité.  11  n'y  a  point  de  personne  sage  et  éclairée  qui  ne  voie  com- 
bien une  telle  pensée  a  causé  de  maux  et  en  peut  encore  causer  si  une  fois 
les  esprits  en  sont  bien  persuadés.  Voici  les  raisons  dont  je  me  sers  pour  la 
réfuter... 

Il  est  permis  à  chaque  homme  en  particulier  de  se  rendre  esclave  de  qui 
il  veut...  pourquoi  donc  un  peuple  libre  ne  pourrait-il  pas  se  soumettre  à 
une  on  plusieurs  personnes,  en  sorte  qu'il  leur  transférât  entièrement  le 
droit  de  gouverner  sans  s'en  réserver  aucune  partie?  Il  ne  servirait  à  rien 
de  dire  qu'on   ne  présume  pas  un  transport  de  droit  si  étendu,  car  il  ne 


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LIVRE   I.   —   CHAP.    VI.  29 

Grotius,  un  peyB|lfi  est  donc  un  peuple  avant  de  se  donner 
à  un  roi.  Ce  oon  même  est  un  acte  civil;  il  suppose  une 
délibération  publique.  Avant  donc  que  d'examiner  l'acte 
par  lequel  un  peuple  élit  un  roi,  il  serait  bon  d'examinor 
l'acte  par  lequel  un  peuple  est  un  peuple  ;  car  cet  acte,  étant 
nécessairement  antérieur  à  l'autre,  est  le  vrai  fondement 
de  la  société. 

En  effet,  s'il  n'y  avait  point  de  convention  antérieure, 
où  serait,  à  moins  que  l'élection  ne  fût  unanime,  l'obligation 
pour  le  petit  nombre  de  se  soumettre  au  choix  du  grand  ? 
Et  d'où  cent  qui  veulent  un  maître  ont-ils  le  droit  de  voter 
pour  dix  qui  n'en  veulent  point?  La  loi  de  la  pluralité  des 
suffrages  est  elle-même  un  établissement  de  convention,  et 
suppose,  au  moins  une  fois,  l'unanimité  (r). 

CHAPITRE  VI 

DU     PACTE    SOCIAL 

Je  suppose  les  hommes  parvenus  à  ce  point  où  les 
obstacles  qui  nuisent  à  leur  conservation  dans  l'état  de 
nature  l'emportent,  par  leur  résistance,  sur  les  forces  que 
chaque  individu  peut  employer  pour  se  maintenir  dans  cet 

8*agit  point  ici  des  présomptions  sur  lesquelles  on  doit  décider  dans  un 
doute,  mais  de  ce  qui  peut  se  faire  légitimement... 

Ce  que  j'ai  dit,  du  reste,  ne  tend  pas  seulement  à  faire  respecter  et  main- 
tenir Tautorité  souveraine  d*un  monarque  dans  les  lieux  où  elle  est  établie. 
Il  faut  dire  la  même  chose  et  pour  les  mômes  raisons  des  principaux  de 
rÉtat  qui  ont  autant  de  pouvoir  qu*un  roi  lorsqu*ils  gouvernent  à  l'exclu- 
sion et  indépendamment  du  peuple. 

(i)  HoBBBs,  De  Cive,  chap.  VI.  —  La  souveraineté  a  été  établie  par  la  force 
des  pactes  que  les  sujets  ont  faits  entre  eux;  or,  comme  toutes  les  conven- 
tions empruntent  leur  force  de  la  volonté  de  ceux  qui  contractent,  elles 
dépendent  aussi  du  consentement  de  ces  mômes  personnes.  Mais  encore  que 
ce  raisonnement  fût  véritable,  je  ne  vois  pas  à  quel  juste  sujet  il  y  aurait  à 
craindre  pour  les  souverains.  Car,  puisqu'on  suppose  que  tous  les  particu- 
liers se  sont  obligés  mutuellement  les  uns  aux  autres,  s'il  arrive  qu'un 
seul  d*entre  eux  soit  d'avis  contraire,  tous  les  autres  ensemble  ne  devront 
pas  passer  outre... 


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3o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

état  (r).  Alors  cet  état  primitif  ne  peut  plud  subsister;  et  le 
genre  humain  périrait  s'il  ne  changeait  sa  manière  d'être  (2). 
Or,  comme  les  hommes  ne  peuvent  eneendr^  de  nou- 
velles forces,  mais  seulement  unir  et  diriger"  celles  qui 

(i)  Platon,  La  République^  liv.  H.  —  Glaucon  :  Écoute  donc  quelle  est, 
selon  Topinion  commune,  la  nature  et  Torigine  de  la  justice.  C*est,  dit-on,  un 
bien  en  soi  de  commettre  Tinjustice  et  un  mal  de  la  souffrir.  Mais  il  y  a 
plus  de  bien  à  la  commettre  que  de  mal  à  la  souffrir.  C'est  pourquoi  les 
hommes  ayant  essayé  des  deux  et  s'étant  nui  longtemps  les  uns  aux 
autres,  les  plus  faibles  ne  pouvant  éviter  les  attaques  des  plus  forts  ni  les 
attaquer  à  leur  tour,  jugèrent  qu*il  était  de  Tintérét  commun  d'empêcher 
qu'on  ne  fit  et  qu'on  ne  reçût  aucun  dom:nage.  De  là  prirent  naissance  les 
lois  et  les  conventions.  On  appela  juste  et  légitime  ce  qui  fut  ordonné 
par  la  loi.  Telle  est  l'origine  et  l'essence  de  la  justice.  Elle  tient  le  milieu 
entre  le  plus  grand  bien,  qui  consiste  à  pouvoir  être  injuste  impunément, 
et  le  plus  grand  mal,  qui  est  de  ne  pouvoir  se  venger  de  Tin  jure  qu'on  a 
soufferte.  On  s'est  attaché  à  la  justice,  non  qu'elle  soit  un  bien  en  elle- 
mênie,  mais  parce  que  l'impuissance  où  l'on  est  de  nuire  aux  autres  la  fait 
regarder  comme  telle.  Car  celui  qui  peut  être  injuste  et  qui  est  vraiment 
homme  n'a  garde  de  s'assujettira  une  pareille  convention,  ce  serait  folie  de 
sa  part... 

Socrate  :  Ce  qui  donne  naissance  à  la  société,  n'est-ce  pas  l'impuis- 
sance où  chaque  homme  se  trouve  de  se  suffire  à  lui-même  et  le  besoin 
qu'il  éprouve  de  beaucoup  de  choses...  Bâtissons  un  État  par  la  pensée.  Ce 
seront  nos  besoins,  évidemment,  qui  en  seront  le  fondement. 

Aristote,  Politique^  liv.  I,  ch.  i.  —  La  nature  pousse  donc  instinctive- 
ment tous  les  hommes  à  l'association  politique.  Le  premier  qui  l'institua 
rendit  un  immense  service,  car  si  l'homme  parvenu  à  toute  sa  perfection 
est  le  premier  des  animaux,  il  en  est  aussi  bien  le  dernier  quand  il  vit  sans 
loi  et  sans  justice.  Il  n'est  rien  de  plus  monstrueux,  en  effet,  que  l'injustice 
jarmée... 

La  justice  est  une  nécessité  sociale,  comme  le  droit  est  la  règle  de  l'asso- 
ciation politique,  et  la  décision  du  juste  est  ce  qui  constitue  le  droit. 

Montesquieu,  Esprit  des  lois,  liv.  I,  chap.  m,  des  lois  positives.  —  Sitôt 
que  les  hommes  sont  en  société,  ils  perdent  le  sentiment  de  leur  faiblesse, 
L'égalité  qui  était  entre  eux  cesse  et  l'état  de  guerre  commence. 

Chaque  société  particulière  vient  à  sentir  sa  force,  ce  qui  produit  tin  état 
de  guerre  de  nation  à  nation.  Les  particuliers  dans  chaque  société  commen- 
cent à  sentir  leur  force,  ils  cherchent  à  tourner  en  leur  faveur  les  princi- 
paux avantages  de  cette  société,  ce  qui  fait  entre  eux  un  état  de  guerre. 

Ces  deux  sortes  d'état  de  guerre  font  établir  des  lois  parmi  les  hommes. 

Une  société  ne  saurait  subsister  sans  gouvernement.  La  réunion  de 
toutes  les  forces  particulières ^  dit  très  bien  Gravina,  forme  ce  qu'on  appelle 
l'état  politique, 

(2)  BossuBT,  Politique  tirée  de  V Écriture  sainte,  liv.  I  (Conclusion).  — 
Pour  conclure  tout  ce  livre  et  le  réduire  en  abrégé  :  la  société  humaine 
peut  être  considérée  en  deux  manières  :  Ou  en  tant  qu'elle  embrasse  tout 
le  genre  humain  comme  une  grande  famille  ;  ou  en  tant  quelle  se  réduit 


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LIVRE   I.   -   CHAP.   VI.  3i 

existent,  ils  n'ont  plus  d'autre  moyen  pour  se  conserver 
que  de  former  par  agrégation  une  somme  de  forces  qui 
puisse  l'emporter  sur  la  résistance,  de  les  mettre  en  jeu  par 
un  seul  mobile,  et  de  les  faire  agir  de  concert. 

Cette  sonime  de  forces  ne  peut  naître  que  du  concours 
de  piusîéur?;  mais  la  force  et  la  liberté  de  chaque  homme 
étant  les  premiers  instruments  de  sa  conservation,  com- 
ment les  engagera-t-il  sans  se  nuire  et  sans  négliger  les 
soins  qu'il  se  doit?  Cette  difficulté,  ramenée  à  mon  sujet, 
peut  s'énoncer  en  ces  termes  : 

«  Trouver  une  forme  d'association  qui  défende  et  protège 
de  toute  la  force  commune  la  personne  et  les  biens  de 
chaque  associé,  et  par  laquelle  chacun,  s'unissant  à  tous, 
n'obéisse  pourtant  qu'à  lui-même,  et  reste  aussi  libre  qu'au- 
'^-^paravant.  »  Tel  est  le  problème  fondamental  dont  le  Con- 
trat social  donne  la  solution  (i). 

Les  clauses  de  ce  contrat  sont  tellement  déterminées  par 
la  nature  de  l'acte,  que  la  moindre  modification  les  rendrait 
vaines  et  de  nul  effet;  en  sorte  que,  bien  qu'elles  n'aient 
peut-être  jamais  été  formellement  énoncées,  elles  sont  pàt'-'' 
tout  les  mêmes,  partout  tacitement  admises  et  reconnues, 
jusqu'à  ce  que,  le  pacte  social  étant  violé,  chacun  rentre 
alors  dans  ses  .premiers  droits,  et  reprenne  sa  liberté  natu- 
relle, en  pefaâîftSla  liberté  conventionnelle  pour  laquelle 
il  y  renonça.         ' 

en  nations  ou  en  peuples  composés  de  plusieurs  familles  particulières  qui 
ont  chacune  leurs  droits.  La  société,  considérée  dans  ce  dernier  sens,  s'ap- 
pelle société  civile.  On  la  peut  définir,  selon  les  choses  qui  ont  été  dites, 
société  d'hommes  unis  ensemble  sous  le  même  gouvernement  et  sous  les 
mêmes  lois.  Par  ce  gouvernement  et  ces  lois,  le  repos  et  la  vie  de  tous  les 
hommes  sont  mis,  autant  qu'il  se  peut,  en  sûreté.  Quiconque  donc  n'aime 
pas  la  société  civile  dont  il  fait  partie,  c'est-à-dire,  l'État  où  il  est  né, 
est  ennemi  de  lui-même  et  de  tout  le  genre  humain. 

(i)  Pt.  Manuscrit  de  Neuchdtel.  —  Le  peuple  ne  peut  contracter  qu'avec 
lui-même,  car  s'il  contractait  avec  ses  officiers,  comme  il  les  rend  déposi- 
taires de  toute  sa  puissance,  et  qu'il  n'y  aurait  aucun  garant  du  contract, 
ce  ne  serait  pas  contracter  avec  eux,  ce  serait  réellement  se  mettre  à  leur 
discrétion. 


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32  DU  CONTRAT   SOCIAL. 

Ces  clauses,  oiën  entendues,  se  réduisent  toutes  à  une 
seule  :  savoir,  Taliénation  totale  de  chaque  associé  avec  tous 
ses  droits  à  toute  la  communauté  ;  car,  premièrement,  cha- 
cun se  donnant  tout  entier,  la  condition  est  égale  pour  tous; 
et  la  condition  étant  égale  pour  tous,  nul  n'a  intérêt  de  la 
rendre  onéreuse  aux  autres. 

De  plus,  l'aliénation  se  faisant  sans  réserve,  Tunion  est 
aussi  parfaite  qu'elle  peut  l'être,  et  nul  associé  n'a  plus  rien 
à  réclamer  :  car,  s'il  restait  quelques  droits  aux  particu- 
liers, comme  il  n'y  aurait  aucun  supérieur  commun  qui 
pût  prononcer  entre  eux  et  le  public,  chacun,  étant  en 
quelque  point  son  propre  juge,  prétendrait  bientôt  l'être  en 
tous;  Tétat  de  nature  subsisterait,  et  l'association  devien- 
drait nécessairement  tyrannique  ou  vaine  (i). 

Enfin  chacun  se  donnant  à  tous  ne  se  donne  à  personne; 

(i)  HoBBES,L^iVi/^w,chap.  xvii.  De  causûygeneratione  et  definitione  civi- 
tatis,  —  Communem  autem  potentiam  constituendi  quas  homines  tum  ab 
invasione  exterorum  tum  ab  injuriis  mutuis  tueri  possit,  ita  ut  proprise 
industriae  et  telluris  fructu  contenti  vivant  et  alantur;  unica  via  hœc  est 
ut  potentiam  et  vim  suam  omnem  in  hominem  vel  hominum  cœtum  unum 
-uniusquisque  transférât  unde  voluntates  omnium  ad  unicam  reducantur,  id 
est  ut  unus  homo  vel  cœtus  unus  personam  gerat  uniuscu jusque  hominis 
singularis;  utque  unusquisque  authorem  se  esse  fateatur  actionum  omnium 
quas  gerit  persona  ilta  ejusque  voluntati  et  judicio  votuntatem  suam 
submittat.  Est  autem  hoc  aliquid  amplius  quam  consensio  aut  concordia. 
Est  cnim  in  personam  unam  vere  omnium  unio;  quod  fit  per  factum 
uniuscujusque  cum  unoquoque,  tanquam^si  unicuique  unusquisque  dicc- 
ret  :  Ego  huic  homini  (vel  huic  ccetui)  authoritatem  et  jus  meitm  regendi 
meipsum  concedo,  ea  conditione  ut  tu  quoque  tuam  authoritatem  et  jus 
tuum  tui  regendi  in  eumdem  transferas»  Quo  facto  muititudo  iila  una  per- 
sona est  et  vocatur  civitas  et  respublica.  Atque  haec  est  generatio  magni 
iliius  Leviathan,  vel  (ut  dignius  loquar)  mortalis  Dei,  cui  pacem  et  protec- 
tionem  sub  Oeo  immortali  debemus  omnem... 

Is  autem  qui  civitatis  personam  gerit  summam  habere  dîcetur  potes- 
tatem,  caeteri  omnes  Subditi  et  Cives  appellantur. 

Locke,  Gouvernement  civil,  ch.  vi.  —  Partout  où  il  y  a  des  gens  qui 
n'ont  point  de  règlements  stables  et  quelque  commun  juge  auxquels  ils 
puissent  appeler  sur  la  terre,  pour  la  décision  des  disputes  de  droit  qui  sont 
capables  de  s'élever  entre  eux,  on  y  est  toujours  dans  Tétat  de  nature  et  ex- 
posé à  tous  les  inconvénients  qui  l'accompagnent,  avec  cette  seule  et  mal- 
heureuse différence  qu'on  y  est  sujet  ou  plutôt  esclave  d'un  prince  absolu, 
au  lieu  que  dans  l'état  ordinaire  de  nature,  chacun  a  la  liberté  de  juger  de 
son  propre  droit,  de  le  maintenir  et  de  le  défendre  autant  qu'il  peut. 


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LIVRE   1.    —   CHAP.    VI.  33 

et  comme  il  n'y  a  pas  un  associé  sur  lequel  on  n'acquière 
le  même  droit  qu'on  lui  cède  sur  soi,  on  gagne  l'équivalent 
de  tout  ce  qu'on  perd,  et  plus  de  force  pour  conserver  ce 
qu'on  a. 

Si  donc  on  écarte  du  pacte  social  ce  qui  n'est  pas  de 
son  essence,  on  trouvera  qu'il  se  réduit  aux  termes  sui- 
vants :  «  Chacun  de  nous  met  en  commun  sa  personne  et 
toute  sa  puissance  sous  la  suprême  direction  de  la  volonté 
générale;  et  nous  recevons  en  corps  chaque  membre  comme 
partie  indivisible  du  tout  (i).  » 

A  rinstant,  au  lieu  de  la  personne  particulière  de  chaque 
contractant,  cet  acte  d'association  produit  un  corps  moral 
et  collectif  composé  d'autant  de  membres  que  l'assemblée 
a  de  voix,  lequel  reçoit  de  ce  même  acte  son  unité,  son  moi 
commun,  sa  vie  et  sa  volonté  (2).  Cette  personne  publique, 

(1)  R.  Projet  de  constitution  pour  la  Corse.  —  Corses,  faites  silence  :  je 
vais  parier  au  nom  de  tous.  Que  ceux  qui  ne  consentent  point  s'éloignent, 
et  que  ceux  qui  consentent  lèvent  la  main!... 

11  faudra  faire  procéder  à  cet  acte  par  une  proclamation  générale  por- 
tant injonction  à  chacun  de  se  rendre  au  lieu  de  son  domicile  dans  un 
temps  qu'on  prescrira,  sous  peine  de  perdre  son  droit  de  naissance  ou  de 
naturalité. 

lo  Toute  la  nation  corse  se  réunira  par  un  serment  solennel  en  un  seul 
corps  politique,  dont  tant  les  corps  qui  doivent  la  composer  que  les  indi- 
vidus seront  désormais  les  membres; 

2»  Cet  acte  d*union  sera  célébré  le  môme  jour  dans  toute  Tîle,  et  tous 
les  Corses  y  assisteront  autant  qu'il  se  pourra,  chacun  dans  sa  ville,  bour- 
gade ou  paroisse,  ainsi  qu'il  sera  plus  particulièrement  ordonné; 

30  Formule  du  serment  prononcé  sous  le  ciel  et  la  mam  sur  la  Bible  : 

«c  Au  nom  du  Dieu  tout-puissant  et  sur  les  Saints  Évangiles  par  un  ser- 
ment sacré  et  irrévocable,  je  m'unis  de  corps,  de  bien  et  de  .volonté  et  de 
^  toute  ma  puissance,  à  la  nation  corse,  pour  lui  appartenir  en  toute  pro- 
priété, moi  et  tout  ce  qui  dépend  de  moi.  Je  jure  de  vivre  et  de  mourir 
pour  elle,  d'observer  toutes  ses  lois  et  d'obéir  à  ses  chefs  et  magistrats 
légitimes  en  tout  ce  qui  sera  conforme  aux  lois.  Ainsi  Dieu  me  soit  en 
aide  en  cette  vie  et  fasse  miséricorde  à  mon  âme!  Vivent  à  jamais  la  liberté, 
la  justice  et  la  République  des  Corses!  Amen  I  »  Et  tous,  tenant  la  main 
droite  élevée,  répondront  ;  «  Amen  !  » 

(2)  HoBBES,  Léviathan^De  libertate  civium,  chap.  xxi.  —  Quemadmodum 
homines  Pacis  et  Conservationis  suae  causa  Hominem  fecerunt  artificialem 
quem  vocant  civitatem),  ita  etiam  vincula  excogitarunt  artificialia  (qus 
vocantur  leges  civiles)... 

BossuET,  Politique  tirée  de  V Écriture  sainte^  liv.  I,  art.  4.  IV*  Pi^posi- 


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34  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

quî  se  forme  ainsi  par  Tunion  de  toutes  les  autres,  prenait 
autrefois  le  nom  de  cité  (a),  et  prend  maintenant  celui  de 
république  ou  de  corps  politique ,  lequel  est  appelé  par  ses 
membres  État  quand  il  est  passif,  souverain  quand  il  est 
2iCX\îy puissance  en  le  comparante  ses  semblables.  A  Tégard 
des  associés,  ils  prennent  collectivement  le  nom  dépeuple^ 
et  s'appellent  en  particulier  citoyens^  comme  participans  à 
l'autorité  souveraine,  et  sujets^  comme  soumis  aux  lois  de 
l'État  (i).Mais  ces  termes  se  confondent  souvent  et  sepren- 

tion,  —  «  La  loi  est  sacrée  et  inviolable.  >»  —  Pour  entendre  parfaitement  la 
nature  de  la  loi,  il  faut  remarquer  que  tous  ceux  qui  en  ont  bien  parlé  Tont 
regardée  dans  son  origine  comme  un  pacte  et  un  traité  solennel  par  lequel 
les  hommes  conviennent  ensemble,  pour  l'autorité  des  princes,  de  ce  qui 
est  nécessaire  pour  former  leur  société. 

On  ne  veut  pas  dire  par  là  que  l'autorité  des  lois  dépende  du  consente- 
ment et  acquiescement  des  peuples,  mais  seulement  que  le  prince  qui,  d'ail- 
leurs, par  son  caractère,  n'a  d'autre  intérêt  que  celui  du  public,  est  assisté 
des  plus  sages  tôtes  de  la  nation  et  appuyé  sur  l'expérience  des  siècles  passés. 

(a)  Le  vrai  sens  de  ce  mot  s*est  presque  entièrement  effacé  chez  les 
modernes  :  la  plupart  prennent  une  ville  pour  une  cité,  et  un  bourgeois 
pour  un  citoyen.  Ils  ne  savent  pas  que  les  maisons  font  la  ville,  mais  que 
les  citoyens  font  la  cité.  Cette  môme  erreur  coûta  cher  autrefois  aux  Car- 
thaginois. Je  n'ai  pas  lu  que  le  titre  de  cives  ait  jamais  été  donné  aux  sujets 
d'aucun  prince,  pas  même  anciennement  aux  Macédoniens,  ni,  de  nos  jours, 
aux  Anglais,  quoique  plus  près  de  la  liberté  que  tous  les  autres.  Les  seuls 
Français  prennent  tous  familièrement  ce  nom  de  citoyens,  parce  qu'ils  n'en 
ont  aucune  véritable  idée,  comme  on  peut  le  voir  dans  leurs  dictionnaires; 
sans  quoi  ils  tomberaient,  en  l'usurpant,  dans  le  crime  de  lèse-majesté  : 
ce  nom,  chez  eux,  exprime  une  vertu,  et  non  pas  un  droit.  Quand  Bodin 
a  voulu  parler  de  nos  citoyens  et  bourgeois,  il  a  fait  une  lourde  bévue,  en 
prenant  les  uns  pour  les  autres.  M.  d'Alembert  ne  s'y  est  pas  trompé,  et  a 
bien  distingué,  dans  son  article  Genève^  les  quatre  ordres  d'hommes 
(môme  cinq,  en  y  comptant  les  simples  étrangers)  qui  sont  dans  notre 
ville,  et  dont  deux  seulement  composent  la  république.  Nul  autre  auteur 
français,  que  je  sache,  n'a  compris  le  vrai  sens  du  mot  citoyen,  (Note  du 
Contrat  social^  édition  de  1762.) 

(i)  Spinosa,  Tractatus  politicus y  chap.  m.  —  Imperii  cujuscumque  status 
dicitur  civilis;  imperii  autem  integrum  corpus  civitas  appellatur,  et  com- 
munia imperii  negotia  quae  ab  ejus  qui  imperium  tenet,  directione  pen- 
dent, respublica,  Deinde  homines  quatenus  ex  jure  civili  omnibus  cîvitatis 
commodis  gaudent,  cives  appellamus  et  subditos  quatenus  civitatis  insti- 
tutis  seu  legibus  parère  tenentur. 

Locke,  Gouvernement  cîpi/,  chap.  ix.  Des  diverses  FOjniEs  des  socié- 
TÉ8.  —  Par  une  communauté  ou  un  État,  il  ne  faut  donc  point  entendre 
ni  une  démocratie  ni  aucune  autre  forme  précise  de  gouvernement,  mais 


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LIVRE   I.   -   CHAP.   VII.  35 

nent  l'un  pour  l'autre;  il   suffit  de  les  savoir  distinguer 
quand  ils  sont  employés  dans  toute  leur  précision. 

CHAPITRE   VII 

DU     SOUVERAIN 

On  voit  par  cette  formule  que  Tacte  d'association  ren- 
ferme un  engagement  réciproque  du  public  avec  les  parti- 
culiers, et  que  chaque  individu,  contractant  pour  ainsi  dire 
avec  lui-même,  se  trouve  engagé  sous  un  double  rapport  : 
savoir,  comme  membre  du  souverain  envers  les  particuliers, 
et  comme  membre  de  TÉtat  envers  le  souverain.  Mais  on  ne 
peut  appliquer  ici  la  maxime  du  droit  civil,  que  nul  n'est 
tenu  aux  engagements  pris  avec  lui-même;  car  il  y  a  bien 
de  la  différence  entre  s'obliger  envers  soi  ou  envers  un  tout 
dont  on  fait  partie. 

Il  faut  remarquer  encore  que  la  délibération  publique, 
qui  peut  obliger  tous  les  sujets  envers  le  spuvjerain,  à  cause 
des  deux  différents  rapports  sous  lesquels  chacun  d'eux 
est  envisagé,  ne  peut,  par  la  raison  contraire,  obliger  le  sou- 
verain envers  lui-même,  et  que  par  conséquent  il  est  contre  la 
nature  du  corps  politique  que  le  souverain  s'impose  une  loi 
qu'il  ne  puisse  enfreindre  (i).  Ne  pouvant  se  considérer  que 


bien  en  général  une  société  indépendante  que  les  Latins  ont  très  bien  dési- 
gnée par  le  mot  CivitaSj  et  qu'aucun  autre  mot  de  notre  langue  ne  saurait 
mieux  exprimer  que  celui  d'État. 

(i)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guerre  et  de  la  Paix,  liv.  I,  chap.  m.  —  La 
puissance  souveraine  c'est  celle  dont  les  actes  sont  indépendants  de  tout 
autre  pouvoir  supérieur,  en  sorte  qu'ils  ne  peuvent  être  annulés  par  aucune 
autre  volonté  humaine;  je  dis  par  aucune  autre  volonté  humaine,  car  il  faut 
excepter  ici  le  souverain  lui-môme,  à  qui  il  est  libre  de  changer  de  volonté 
aussi  bien  que  celui  qui  a  succédé  à  tous  ses  droits  et  qui,  par  conséquent, 
a  la  mi^mc  puissance  et  pas  une  autre. 

HoBBEs,  De  Cive,  chap.  ii.  —  La  quatrième  maxime  contraire  à  la  poli- 
tique est  de  ceux  qui  estiment  que,  môme  ceux  qui  ont  la  puissance  souve- 
raine, sont  sujets  aux  lois  civiles. 

L'État  ne  peut  pas  s'obliger  à  soi-même  ni  à  aucun  particulier... 


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36  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

SOUS  un  seul  et  même  rapport,  il  est  alors  dans  le  cas  d'un 
particulier  contractant  avec  soi-mêmje;  par  où  Ton  voit  qu'il 
n'y  a  ni  ne  peut  y  avoir  nulle  espèce  de  loi  fondamentale 
obligatoire  pour  le  corps  du  peuple  (i),  pas jnême  le  contrat 
social  (2).  Ce  qui  ne  signifie  pas  que  ce  corps  ne  puisse  fort 
bien  s'engager  envers  autrui  en  ce  qui  ne  déroge  point  à  ce 
contrat;  car,  à  l'égard  de  l'étranger,  il  devient  un  être 
simple,  un  individu. 

Mais  le  corps  politique  ou  le  souverain,  ne  tirant  son 
être  que  de  la  sainteté  du  contrat,  ne  peut  jamais  s'obliger, 
même  envers  autrui,  à  rien  qui  déroge  à  cet  acte  primitif, 
comme  d'aliéner  quelque  portion  de  lui-même,  ou  de  se 
soumettre  à  un  autre  souverain  (3).  Violer  l'acte  par  lequel 

(i)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guerre  et  delà  Paix^Wv.  II,  chap.  iv. —  Pour 
ôtretenu  de  se  conformera  une  loi,  il  faut,  de  la  part  du  législateur,  et  le 
pouvoir  et  la  volonté,  du  moins  tacite,  d*y  obliger.  Personne  ne  peut  s'impo- 
ser à  soi-môme  une  obligation  qui  ait  force  de  loi,  c'est-à-dire  à  laquelle  il 
soit  soumis  comme  venant  d*un  supérieur.  Et  de  là  vient  que  les  législateurs 
ont  le  droit  de  changer  leurs  lois. 

(2)  Spinoza,  Tractatus  politicus,  chap.  iv.  —  Nul  la  ratione  dicere  possu- 
mus,  civitatem  legibus  adstrictam  esse  aut  posse  peccare... 

At  jura  civilia  pendent  a  solo  civitatis  decreto;  atque  haec  nemini,  nisi 
sibi,  ut  scilicet  libéra  mancat,  morem  gererc  tenetur,  nec  aliud  bonum  aut 
malum  habere  nisi  quod  ipso  sibi  bonum  aut  malum  esse  decernit.  Ac 
proinde  non  tantum  jus  habet  sese  vindicandi  leges  condendi  et  interpre- 
tandi,  sed  etiam  easdem  abrogandi  et  reo  cuicumque  ex  plenitudine  po- 
tentiœ  condonandi. 

Locke,  Gouvernement  civile  chap.  xii,  db  La  subordination  des  pouvoirs 
DE  l*État.  —  Dans  un  État  formé,  qui  subsiste  et  se  soutient  en  demeu- 
rant appuyé  sur  ses  fondements,  et  qui  agit  conformément  à  sa  nature, 
c'est-à-dire  par  rapport  à  la  conservation  de  la  société,  il  n'y  a  qu'un  pou- 
voir suprême  qui  est  \^  pouvoir  /e^i^/^ri/,  auquel  tous  les  autres  doivent  être 
subordonnés;  mais  cela  n'empêche  pas  que  le  pouvoir  législatif  ayant  été 
confié,  afin  que  ceux  qui  l'administrent  agissent  pour  certaines  fins,  le  peuple 
ne  se  réserve  toujours  le  pouvoir  souverain  d'établir  le  gouvernement  et  de 
le  changer,  lorsqu'il  voit  que  ses  conducteurs,  en  qui  il  avait  mis  tant  de 
confiance,  agissent  d'une  manière  contraire  à  la  fin  pour  laquelle  ils  avaient 
été  revêtus  d'autorité... 

Ainsi  le  peuple  garde  toujours  le  pouvoir  souverain  de  se  délivrer  des 
entreprises  de  toutes  sortes  de  personnes,  même  de  ses  législateurs,  s'ils  ve- 
naient à  être  assez  fous  ou  assez  méchants  pour  former  des  desseins  contre 
les  libertés  et  les  propriétés  des  sujets. 

(3)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guerre  et  de  la  Paix^  liv.  IIÏ,  chap.  vi.  — 
La  souveraineté  peut  être  aliénée,  comme  toutes  les  autres  choses,  par  celui 


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rV"'    ''JO- 


LIVRE   I.   — CHAP.    VII.  37 

il  existe  serait  s'anéantir;  et  ce  qui  n'est  rien  ne  produit 
rien. 

Sitôt  que  cette  multitude  est  ainsi  réunie  en  un  corps, 
on  ne  peut  offenser  un  des  membres  sans  attaquer  le  corps, 
encore  moins  offenser  le  corps  Isans  que  les  membres  s'en 
ressentent  (i).  Ainsi  le  devoir  et  Tintéret  obligent  également 
les  deux  parties  contractante^  à  s^cntr'aider  mutuellement; 
et  les  mêmes  hommes  doivent  chercfief  à  réunir  sous  ce 
double  rapport  tous  les  avantages  qui  en  dépendent. 

Or,  le  souverain,  n'étant  formé  qu^  des  particuliers  qui 
le  composent,  n'a  ni  ne  peut  avoir  d'intérêt  contraire  au 
leur;  par  conséquent  la  puissance  souveraine  n'a  nul 
besoin  de  garant  enver?  l^s  sujets,  parce  qu'il  est  impos- 
sible que  le  corps" veuiÏÏenuire  à  tous  ses  membres;  et  nous 
verrons  ci-après  qu'il  ne  peut  nuire  à  aucun  en  particulier. 
Le  souverain,  par  cela  seul  qu'il  est,  est  toujours  tout  ce 
qu'il  doit  être. 

Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  des  sujets  envers  le  souverain, 
auquel,  malgré  l'intérêt  commun,  rien  ne  répondrait  de  leurs 
engagements  s'il  ne  trouvait  des  moyens  de  s'assurer  de 
leur  fidélité. 

En  effet  chaque  individu  peut,  comme  homme,  avoir 
une  volonté  particulière  contraire  ou  dissemblable  à  la 
volonté  générale  qu'il  a  comme  citoyen.  Son  intérêt  parti- 
culier peut  lui  parler  tout  autrement  que  l'intérêt  commun; 
son  existence  absolue,  et  naturellement  indépendante,  peut 

à  qui  elle  appartient  véritablement,  c'est-à-dire  par  le  roi  s'il  possède  le 
royaume  comme  un  patrimoine... 

S*il  s'agit  seulement  d'une  partie  des  États,  il  faut  encore  une  autre 
chose:  c'est  que  le  peuple  môme  du  pays  qu'on  veut  aliéner  y  consente. 

(i)  BossuBT,  Politique  tirée  de  VÉcriture  Sainte^  liv.  I,  art.  3.  —  V*  PrO' 
position.  —  «Par  le  gouvernement, chaque  particulier  devient  plus  fort.  »  — 
La  raison  est  que  chacun  est  secouru,  toutes  les  forces  de  la  nation  concou- 
rent en  une...  Toute  la  force  est  transportée  au  magistrat  souverain,  chacun 
l'affermit  au  préjudice  de  la  sienne  et  renonce  à  sa  propre  vie  en  cas  qu'il 
disobéisse.  On  y  gagne,  car  on  retrouve  en  la  personne  de  ce  suprôme  ma- 
gistrat plus  de  force  qu'on  n'en  a  quitté  pour  l'autoriser  puisqu'on  y  retrouve 
toute  la  force  de  la  nation  réunie  ensemble  pour  nous  secourir. 


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38  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

lui  faire  envisager  ce  qu  il  doit  à  la  cause  commune  comme 
une  contributiongratuite,  dont  la  perte  sera  moins  nuisible 
aux  autres  que  le  payement  n'en  est  onéreux  pour  lui;  et 
regardant  la  personne  morale  qui  constitue  l'État  comme 
un  être  de  raison,  parce  que  ce  n'est  pas  un  homme,  il 
jouirait  des  droits  du*  citoyen  sans  vouloir  remplir  les 
devoirs  du  sujet,  injustice  dont  le  progrès  causerait  la  ruine 
du  corps  politique. 

Afin^donc  que  le  pacte  social  ne  soit  pas  un  vain  for- 
mulaire (i),  il  renfer§ie  tacitement  cet  engagement,  qui  seul 
peut  donner  de  la  force  aux  autres,  que- quiconque  refusera 
d'obéir  à  la  volonté  générale  y  sera  contraint  par  tout  le 
corps  (2)  :  ce  qui  ntfsignifie  "autre  chose  sinon^u'on  le  forcera 

(i)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guerre  et  de  la  PaiXy  liv.  III,  chap.  v.  — 
Toutes  les  sociétés  ont  ceci  de  commun  qu*en  matière  des  choses  pour 
lesquelles  chaque  société  a  été  établie/ tous  les  membres  de  la  société 
doivent  se  soumettre  au  corps  ou  la  plus  grande  partie  du  corps  qui  le  re- 
présente. Car  on  doit  certainement  présumer  que  ceux  qui  ont  forme  la 
société  ont  voulu  qu*il  y  ait  quelque  moyen  de  décider  les  affaires... 

L'union  de  plusieurs  chefs  de  famille  en  un  corps  de  peuple  ou  d'État 
donne  au  corps  sur  les  membres  le  plus  grand  droit  qu'il  puisse  avoir.  Car 
c'est  la  plus  parfaite  de  toutes  les  sociétés  et  il  n'est  aucune  action  extérieure 
de  l'homme  qui  ne  se  rapporte  par  elle-même  à  cette  société  ou  ne 
puisse  s'y  rapporter  à  cause  des  circonstances.  C'est  pourquoi  Aristote  a  dit 
que  les  lois  ordonnent  de  toutes  sortes  de  choses. 

(2)  HoBBES,  De  Cive,  chap.  xiv.  ~  Pour  ce  qu'en  vertu  du  contrat  pour 
lequel  tous  les  citoyens  se  sont  obligés  l'un  à  Tautre  d'obéir  à  l'État,  c'est- 
à-dire  à  la  souveraine  puissance...  et  de  lui  rendre  une  obéissance  absolue  et 
générale...  naît  une  obligation  particulière  de  garder  toutes  et  chacune  des 
lois  civiles  que  ce  pacte  comprend  toutes  ensemble,  il  est  manifeste  que  le 
sujet  qui  renonce  à  cette  générale  convention  de  l'obéissance  renonce  en 
même  temps  à  toutes  les  lois  de  la  société  civile,  ce  qui  ejt  un  crime 
d'autant  plus  énorme  que  quelque  autre  offense  particulière,  que  l'habi- 
tude de  faillir  perpétuellement  est  bien  moins  pardonnable  qu'une  simple 
omission  de  quelque  faute.  Et  c'est  là  proprement  le  péché  qu'on  nomme 
crime  de  lèse-majesté.,. 

Spinoza,  Tractatus  politicus,  chap.  m.  —  Videmus  itaque  unumquem- 
que  civem  non  suif  sed  civitatis  juris  esse,  cujus  omnia  mandata  tenetur 
exsequi,  ncc  ullum  habere  jus,  decernendi  quid  aequum,  quid  iniquumy 
quid  pium  quidve  impium  sit;  sed  contra  quia  imperii  corpus  una  veluti 
mente  duci  débet  et  consequenter  civitatis  voluntas  pro  omnium  voluntate 
habenda  est,  id  quod  civitas  justum  et  bonum  esse  decrevit,  tanquam 
unoquoque  decretum  censendum  est  atque  adeo  quamvis  subditus  civitatis 
esse  décréta  iniqua  esse  censeat,  tenetur  nihilominus  eadem  exsequi. 


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LIVRE    I.   —   CHAP.   VIII.  39 

d'être  libre;  car  telle  est  la  condition  qui,  donnant  chaque 
citoyen  à  la  patrie,  le  garantit  de  toute  dépendance  person- 
nelle; condition  qui  fait  l'artifice  et  le  jeu  de  la  machine 
politique,  et  qui  seule  rend  légitimes  les  engagements  civils, 
lesquels,  sans  cela,  seraient  absurdes,  tyranniques,  et  sujets 
aux  plus  énormes  abus(i). 

CHAPITRE  VIII 

DE    L'ÉtAT     CIVII^ 

Ce  passage  de  Tétat  de  nature  à  Tétat  civil  produit  dans 
rhomme  un  changement  très  remarquai)le,  en  substituant 
dans  sa  conduite  la  justice  à  l'instinct,  et  donnant  à  ses 
actions  la  moralité  qui  leur  manquait  auparavant  (2).  C'est 
alors  seulement  que  la  voîx  du  devoir  succédant  à  l'impul- 
sion physique,  et  le  droit  à  Tappétit,  Thomme,  qui  jusque-là 
n'avait  regardé  que  lui-même  (3),  se  voit  forcé  d'agir  sur 

(i)  BossuET,  Politique  tirée  de  VÉcriture  Sainte j  liv.  I,  art.  3.  —  De 
tout  cela  il  résulte  qu'il  n*y  a  point  de  pire  état  que  ranarchie,  c'est-à-dire 
rétat  où  il  n'y  a  point  de  gouvernement  ni  d'autorité.  Où  tout  le  monde 
peut  faire  ce  qu'il  veut,  nul  ne  fait  ce  qu'il  veut;  où  il- n'y  a  point  de  maître, 
tout  le  monde  est  maître;  où  tout  le  monde  est  maître,  tout  le  monde  est 
esclave. 

(2)  BuRLAMAQUi,  Principes  du  Droit  politique,  liv.  I.  —  La  liberté  civile 
l'emporte  de  beaucoup  sur  la  liberté  naturelle,  et  par  conséquent  l'état 
civil  qui  l'a  produit  est  de  tous  les  états  de  l'homme  le  plus  parfait  et,  à 
parler  exactement,  le  véritable  état  naturel  de  l'homme... 

L'établissement  d'un  gouvernement  et  d'une  puissance  souveraine,  ra- 
menant les  hommes  à  Tobservation  des  lois  naturelles  et  par  conséquent 
dans  la  route  du  bonheur,  les  fait  rentrer  dans  leur  état  naturel,  duquel  ils 
étaient  sortis  par  le  mauvais  usage  qu'ils  faisaient  de  leur  liberté. 

(3)  Arîstote,  Politique,  liv.  I,  chap.  i.  —  On  ne  peut  douter  que  l'État 
ne  soit  naturellement  au-dessus  de  la  famille  et  de  chaque  individu,  car  le 
tout  l'emporte  nécessairement  sur  la  partie,  puisque  le  tout  une  fois  dé- 
truit il  n'y  a  plus  de  partie. 

Ce  qui  prouve  bien  la  nécessité  de  l'Etat  et  sa  supériorité  sur  l'individu, 
c'est  que  s'il  ne  l'admet  pas,  l'individu  peut  alors  se  suffire  à  lui-même  dans 
l'isolement  du  tout,  ainsi  que  du  reste  des  parties;  or  celui  qui  ne  peut 
vivre  en  société  et  dont  l'indépendance  n'a  pas  de  besoins,  celui-là  ne  sau- 
rait jamais  être  membre  de  l'État.  C'est  une  brute  ou  un  dieu. 


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40  DU   CONTRAT  SOCIAL, 

d'autres  principes,  et  de  consulter  sa  raison  avant  d'écouter 
ses  penchants.  Quoiqu'il  se  prive  dans  cet  état  de  plusieurs 
avantages  qu'il  tient  de  la  nature,  il  en  regagne  de  si  grands, 
ses  facultés  s'exercent  et  se  développent,  ses  idées  s'étendent, 
ses  sentiments  s'ennoblissent,  son  âme  tout  entière  s'élève 
à  tel  point  que,  si  les  abus  de  cette  nouvelle  condition  ne  le 
dégradaient  souvent  au-dessous  de  celle  dont  il  est  sorti,  il 
devrait  bénir  sans  cesse  l'instant  heureux  qui  l'en  arracha 
pour  jamais,  et  qui,  d'un  animal  stupide  et  borné,  fit  un  être 
intelligent  et  un  homme  (i). 

Réduisons  toute  cette  balance  à  des  termes  faciles  à  com- 
parer. Ce  que  l'homme  perd  par  le  contrat  social,  c'est  sa 
liberté  naturelle  et  un  droit  illimité  à  tout  ce  qui  le  tente  et 
qu'il  peutatteindre(2);ce  qu'il  gagne,  c'est  la  liberté  civile  et 
la  propriété  de  tout  ce  qu'il  possède  .Pour  ne  pas  ^et^^per 
dans  ces  compensations,  il  faut  bien  distinguer  la  liberté 
naturelle,quin'a  pour  bornesque  les  forces  de  l'individu  (3), 

(i)  HoBBES,  De  Cive  chap.  x.  —  Hors  de  la  société  civile  les  passions 
régnent,  la  guerre  est  éternelle,  la  pauvreté  est  insurmontable,  la  crainte  ne 
nous  abandonne  jamais,  les  horreurs  de  la  solitude  nous  persécutent;  la 
misère  nous  accable^Ha  barbarie,  Tignorance  et  la  brutalité  nous  ôtent  toutes 
les  douceurs  de  la  vie;  mais  dans  Tordre  du  gouvernement  la  raison  exerce 
son  empire,  la  paix  revient  au  monde,  la  sûreté  publique  est  rétablie,  les 
richesses  abondent,  on  goûte  les  charmes  de  la  conversation,  on  voit  ressus- 
citer les  arts  et  les  sciences,  la  conscience  est  rendue  à  toutes  nos  actions, 
et  nous  ne  sommes  plus  ignorans  des  lois  et  de  l'amitié... 

(2)  HoBBES,  De  Civey  chap.  i.  —  La  nature  a  donné  à  chacun  de  nous 
égal  droit  sur  toutes  choses.  Je  veux  dire  aue  dans  un  état  purement  naturel 
et  ayant  que  les  hommes  se  fussent  mutuellement  attachés  les  uns  aux 
autres  par  certaines  conventions,  il  était  permis  à  chacun  de  faire  ce  que 
bon  lui  semblait  contre  qui  que  ce  fût,  et  chacun  pouvait  posséder,  se  servir 
et  jouir  de  tout  ce  qui  lui  plaisait. 

Spinoza,  Tractatus  polit icus^  chap.  ii.  —  Quatenus  homines  ira,  invi- 
dia,  aut  aliquo  odii  afifectu  conflictantur,  eatenus  diverse  trahuntur  et 
invicem  contrarii  sunt  et  propterea  eo  plus  timendi  quo  plus  possunt,  ma- 
gisque  callidi  et  astuti  sunt  quam  reliqua  animalia,  et  quia  homines  ut 
plurimum  his  afFectibus  natura  sunt  obnoxii,  sunt  ergo  homines  ex  natura 
hostes.  Nam  is  mihi  maximus  hostis  qui  mihi  maxime  timendus  et  a  quo 
mihi  maxime  cavendum  est. 

(3)  R.  8*  Lettre  de  la  Montagne.  —  On  a  beau  vouloir  confondre  l'indé- 
pendance et  la  liberté,  ces  deux  choses  sont  si  différentes  que  même  elles 
s'excluent  mutuellement.  Quand  chacun  fait  ce  qu'il  lui  plaît,  on  fait  sou- 


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LIVRE   I.   -   CHAP.    IX.  41 

de  la  liberté  civile,  qui  est  limitée  par  la  volonté  géné- 
rale (i)  ;  et  la  possession,  qui  n'est  que  Teffet  de  la  force  ou 
le  droit  du  premier  occupant,  de  la  propriété,  qui  ne  peut 
être  fondée  que  sur  un  titre  positif.  ^^      ^  •  , 

On  pourrait,  sur  ce  qui  précède,  ajouter  à  Tacquis  de 
l'état  civil  la  liberté  morale,  qui  seule  rend  Thomme  vrai- 
ment maître  de  lui;  car  l'impulsion  du  seul  appétit  est 
esclavage,  et  l'obéissance  à  la  loi  qu'on  ^est  prescrite  est 
liberté  (2).  Mais  je  n'en  ai  déjà  que  trop  dit  sur  cet  article, 
et  le  sens  philosophique  du  mot  liberté  n'est  pas  ici  de 
mon  sujet  (3). 


CHAPITRE   IX 

DU     DOMAINE     RÉEL 


^ 


Chaque  membre  de  la  communauté  se  donne  à  elle  au 
moment  qu'elle  se  forme  tel  qu'il  se  trouve  actuellement, 

vent  ce  qui  déplatt  à  d^autres,  et  cela  ne  s'appelle  pas  un  État  libre.  La  li- 
berté consiste  moins  à  faire  sa  volonté  qu'à  n'être  pas  soumis  à  celle  d*au- 
trui;  elle  consiste  encore  à  ne  pas  soumettre  la  volonté  d'autrui  à  la  nôtre. 
Quiconque  est  maître  ne  peut  ôtre  libre;  et  régner,  c'est  obéir. 

(1)  HoBBEs,De  Civ5,chap.  1 1.— Il  faut  donc  savoir  que  ces  termes  de  bien 
et  de  mal  sont  des  noms  imposés  aux  choses  afin  de  témoigner  le  désir  ou 
l'aversion  de  ceux  qui  leur  donnent  ce  titre,  car  les  appétits  des  hommes 
sont  très  divers...  Les  hommes,  donc,  demeurent  en  l'état  de  guerre,  tandis 
qu'ils  mesurent  diversement  le  bien  et  le  mal  suivant  la  diversité  des  ap- 
pétits qui  dominent  en  eux... 

(2)  R.  8*  Lettre  de  la  Montagne.  —  Il  y  a  peu  d'hommes  d'un  cœur  assez 
sain  pour  savoir  aimer  la  liberté.  Tous  veulent  commander;  à  ce  prix,  nul  ne 
craint  d'obéir.  Un  petit  parvenu  se  donne  cent  maîtres  pour  acquérir  dix 
valets.  11  n'y  a  qu'à  voir  la  fierté  des  nobles  dans  les  monarchies;  avec  quelle 
emphase  ils  prononcent  ces  mots  de  service  et  de  servir;  combien  ils  s'esti- 
ment grands  et  respectables  quand  ils  peuvent  avoir  l'honneur  de  dire  :  le 
roi  mon  maître;  combien  ils  méprisent  des  républicains  qui  ne  sont  que 
libres,  et  qui  certainement  sont  plus  nobles  qu'eux. 

Locke,  Gouvernement  civil,  chap.  in.  —  La  liberté,  dans  la  société  civile, 
consiste  à  n'être  soumis  à  aucun  pouvoir  législatif  qu'à  celui  qui  a  été 
établi  par  le  consentement  de  la  communauté. 

(3)  R.  Emile,  liv.  II,  —  L'homme  vraiment  libre  ne  veut  que  ce  qu'il 
peut  et  fait  ce  qu'il  lui  plaît.  Voilà  ma  maxime  fondamentale. 


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42  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

lui  et  toutes  ses  forces,  dont  les  biens  qu'il  possède  font 
partie.  Ce  n'est  pas  que,  par  cet  acte,  la  possession  change 
de  nature  en  changeant  de  mains,  et  devienne  proprie'té 
dans  celles  du  souverain  (i);  mais  comme  les  forces  de  la 
cité  sont  incomparablement  plus  grandes  que  celles  d'un 
particulier  (2),  la  possession  publique  est  aussi,  dans  le  fait, 
plus  forte  et  plus  irrévocable  sans  être  plus  légitime,  au 
moins  pour  les  étrangers.  Car  l'État,  à  l'égard  de  ses  mem- 
bres, est  maître  de  tous  leurs  biens  par  le  contrat  social, 
qui,  dans  l'État,  sert  de  base  à  tous  les  droits  ;  mais  il  ne  l'est,  - 
à  l'égard  des  autres  puissances,  que  par  le  droit  de  premier 
occupant  qu'il  tient  des  particuliers. j?//^ 

Le  droit  de  premier  occupant,  quo^gP^  P'^^  ^^^^  4^^ 
celui  du  plus  fort,  ne  devient  un  vrai  droit  qu'après  l'éta- 
blissement de  celui  de  propriété.  Tout  homme  a  naturelle- 
ment droit  à  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire  (3);  mais  l'acte 
positif  qui  le  rend  propriétaire  de  quelque  bien  l'exclut  de 
tout  le  reste.  Sa  part  étant  faite,  il  doit  s'y  borner,  et  n'a 

(1)  Aristote,  Politique^  liv.  IV,  chap.  vu.  —  La  cité  a  besoin  assuré- 
ment de  la  propriété;  mais  la  propriété  n*est  pas  le  moins  du  monde  partie 
essentielle  de  la  cité,  bien  que  la  propriété  renferme  comme  éléments  des 
êtres  vivants.  La  cité  n'est  qu'une  association  d'êtres  égaux  recherchant  en 
commun  une  existence  heureuse  et  facile. 

(2)  BossuET,  Politique  tirée  de  VÉcritttre  sainte,  liv.  I,  art.  5.  l'e  Pro- 
position. —  Ainsi  un  particulier  est  en  repos  contre  l'oppression  et  la 
violence  parce  qu'il  a,  en  la  personne  du  prince,  un  défenseur  invincible  et 
plus  fort  sans  comparaison  que  tous  ceux  du  peuple  qui  entreprendraient  de 
l'opprimer. 

(3)  BossuBT,  Panégyrique  de  saint  François  d'Assise,  —  Je  dis  donc, 
6  riches  du  siècle,  que  vous  avez  tort  de  traiter  les  pauvres  avec  un  mépris 
si  injurieux.  Afin  que  vous  le  sachiez,  si  nous  voulions  monter  à  l'origine 
des  choses,  nous  trouverions  peut-être  qu'ils  n'auraient  pas  moins  de  droit 
que  vous  aux  biens  que  vous  possédez.  La  nature,  ou  plutôt,  pour  parler 
plus  directement.  Dieu,  le  père  commun  des  hommes,  a  donné  dès  le 
commencement  un  droit  égal  à  tous  ses  enfants  sur  toutes  les  choses  dont 
ils  ont  besoin  pour  la  conservation  de  leur  vie.  Aucun  de  nous  ne  peut  se 
vanter  d'être  plus  avantagé  que  les  autres  par  la  nature,  mais,  l'insatiable 
désir  d'amasser  n'a  pas  permis  que  cette  belle  fraternité  pût  durer  long- 
temps dans  le  monde.  Il  a  fallu  venir  au  partage  et  à  la  propriété  qui  a 
produit  toutes  les  querelles  et  tous  les  procès;  de  là  est  né  ce  mot  de  mien 
et  de  tien,  cette  parole  si  froide,  dit  l'admirable  saint  Jean  Chrysostome  ; 


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LIVRE   I.    -   CHAP.    IX.  43 

plus  aucun  droit  à  la  communauté.  Voilà  pourquoi  le  droit 
de  premier  occupant,  si  faible  dans  Tétat  de  nature,  est 
respeétaolS  à  tout  homme  civil.  On  respecte  moins  dans  ce 
droit  ce  qui  est  à  autrui  que  ce  qui  n'est  pas  à  soi /i\. 

En  gênerai,  pour  autoriser  sur  un  terram  quelconque  le 
droit  de  premier  occupant,  il  faut  les  conditions  suivantes. 
Premièrement,  que  ce  terrain  ne  soit  encore  habité  par  per- 
sonne; secondement,  qu'on  n'en  occupe  que  la  quantité 
dont  on  a  besoin  pour  subsister;  en  troisième  lieu,  qu'on  en 
prenne  possession  non  par  une  vaine  cérémonie,  mais  par 
le  travail  et  la  culture,  seul  signe  de  propriété  qui,  à  défaut 
de  titres  juridiques,  doive  être  respecté  d'autrui. 

En  effet,  accorder  au  besoin  et  au  travail  le  droit  de  pre- 
mier occupant,  n'est-ce  pas  l'étendre  aussi  loin  qu'il  peut 
aller  (2)?  Peut-on  ne  pas  donner  des  bornes  à  ce  droit  (3)? 
Suffira-t-il  de  mettre  le  pied  sur  un  terrain  commun  pour  s'en 
prétendre  aussitôt  lemaître?  Suffira-t-il  d'avoir  la  force  d'en 
écarter  un  moment  les  autres  hommes  pour  leur  ôter  le  droit 
d'y  jamais  revenir?  Comment  un  homme  ou  un  peuple 
peut-il  s'emparer  d'un  territoire  immense  et  enpnver  tout 
le  genre  humain  autrement  que  par  une  usurpation  punis- 

de  là  celte  grande  diversité  de  conditions,  les  uns  vivant  dans  Taffluence  de 
toutes  choses,  les  autres  languissant  dans  une  extrême  indigence... 

Locke,  Gouvernement  civil,  liv.  I,  chap.  iv.  De  la  Propriété  des  choses. 
—  II  est  évident  que  Dieu,  dont  David  dit  qu'il  a  donné  la  terre  aux  fils  des 
hommes,  a  donné  en  commun  la  terre  au  genre  humain. 

(i)  Spinoza,  Tractatus  politicus,  chap.  ii.  —  Ut  itaque  peccatum  et  obse- 
quium  stricte  sumptum,  sic  etiam  justitia  et  injustitia  non  nisi  in  imperio 
possunt  concipi.  Nam  nihil  in  natura  datur,  quod  jure  posset  dici  hujus 
esse  et  non  alterius;  sed  omnia  omnium  sunt,  qui  scilicet  potestatem  habent 
sibi  eadem  vindicandi.  Ât  in  imperio  ubi  communi  jure  decernitur  quid  hujus 
quidque  illius  si  t,  il  le  jt/5fu5  vocatur  cuiconstans  est  voluntas  tribuendi  uni- 
cuique  suum,  injustus  autem  qui  contra  conatur  id  quod  alterius  est  suum 
facere. 

(2)  Locke,  Du  Gouvernement  civil,  chap.  iv.  —  La  mesure  de  la  propriété 
a  été  très  bien  réglée  par  la  nature,  selon  l'étendue  du  travail  des  hommes 
et  selon  la  commodité  de  la   vie. 

(3)  Locke,  Du  Gouvernement  civil,  chap.  iv.  —  Si  Ton  passe  les  bornes  de 
la  modération  et  que  Ton  prenne  plus  de  choses  qu'on  n'en  a  besoin  on 
prend  sans  doute  ce  qui  appartient  aux  autres. 


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44  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

sable,  puisqu'elle  ôte  au  reste  des  hommes  le  se'jour  et  les 
aliments  que  la  nature  leur  donne  en  commun?  Quand 
Nunez  Balbao  prenait,  sur  le  rivage,  possession  de  la  mer 
du  Sud  et  de  toute  rAmérique  méridionale  au  nom  de  la 
couronne  de  Castille,  était-ce  assez  pour  en  déposséder  tous 
les  habitants  et  en  exclure  tous  les  princes  du  monde?  Sur 
ce  pied-là,  ces  cérémonies  se  multipliaient  assez  vainement; 
et  le  roi  catholique  n'avait  tout  d'un  coup  qu'à  prendre  de 
son  cabinet  possession  de  tout  l'univers,  sauf  à  retrancher 
ensuite  de  son  empire  ce  qui  était  auparavant  possédé  par 
les  autres  princes. 

On  conçoit  comment  les  terres  des  particuliers  réunies 
et  contigufis  deviennent  le  territoire  public,  et  comment  le 
droit  de  souveraineté,  s'étendant  des  sujets  au  terrain  qu'ils 
occupent,  devient  à  la  fois  réel  et  personnel;  ce  qui  met 
les  possesseurs  dans  une  plus  grande  dépendance,  et  fait 
de  leurs  forces  mêmes  les  garants  de  leur  fidélité  ;  avantage 
qui  ne  paraît  pas  avoir  été  bien  senti  des  anciens  monarques, 
qui,  ne  s'appelant  que  rois  des  Perses,  des  Scythes,  des 
Macédoniens,  semblaient  se  regarder  comme  les  chefs  des 
hommes  plutôt  que  comme  les  maîtres  du  pays.  Ceux 
d'aujourd'hui  s'appellent  plus  habilement  rois  de  France, 
d'Espagne,  d'Angleterre,  etc.  :  en  tenant  ainsi  le  terrain, 
ils  sont  bien  sûrs  d'en  tenir  les  habitants. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier  dans  cette  aliénation,  c'est  que  j 
loin  qu'en  acceptant  les  biens  des  particuliers  la  commu- 
nauté les  en  de^ouîtteJ  elle  ne  fait  que  leur  en  assurer  la 
légitime  possession,  changer  l'usurpation  en  un  véritable 
droit,  et  la  jouissance  en  propriété  (  i).  Alors  les  possesseurs 
étant  considérés  comme  dépositaires  du  bien  public,  leurs 
droits  étant  respectés  de  tous  les  membres  de  l'État  et 


{i)  BossuET,  Politique  tirée  de  V Écriture  sainte^  liv,  I,  art.  m.  IV*  Pro- 
position. -^  Otez  le  gouvernement,  la  terre  et  tous  ses  biens  sont  aussi  com- 
muns entre  les  hommes  queTair  et  la  lumière.  Dieu  a  dit  à  tous  les  hommes  : 
M  Croissez  et  multipliez  et  remplissez  la  terre.  »  11  leur  donne  à  tous  indis- 


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LIVRE    I.   -   CHAP.    IX.  45 

maintenus  de  toutes  ses  forces  contre  l'étranger,  par  une 
^cessjfôn  avantageuse  au  public  et  plus  encore  à  eux-mêmes, 
ils  ont  pour  ainsi  dire  acquis  tout  ce  qu'ils  ont  donné  : 
paradoxe  qui  s'explique  aisément  par  la  distinction  des 
droits  que  le  souverain  et  le  propriétaire  ont  sur  le  même 
fonds,  commeon  verra  ci-après. 

Il  p?ut]arriver  aussi  que  les  hommes  commencent  à 
s'unir  avant  que  de  rien  posséder,  et  que  s'emparant 
ensuite  d'un  terrain  suffisant  pour  tous,  ils  en  jouissent  en 
commun,  ou  qu'ils  le  partagent  entre  eux,  soit  également, 
soit  selon  des  proportions  établies  par  le  souverain.  De 
quelque  manière  que  se  fasse  cette  acqujsjtipn,  le  droit  que 
chaque  particulier  a  sur  son  propre  Yonds  est  toujours 
subordonné  au  droit  que  la  communauté  a  sur  tous  (1); 
sans  quoi  il  n'y  aurait  ni  solidité  dans  le  lien  social,  ni 
force  réelle  dans  l'exercice  de  la  souveraineté. 

Je  terminerai  ce  chapitre  et  ce  livre  par  une  remarque 
qui  doit  servir  de  base  à  tout  le  système  social  (2);  c'est 
qu'au  Jieu  de  détruire  l'égalité  naturelle,  le  pacte  fonda- 
mental substitue  au  contraire  une  égalité  morale  et  légi- 
time à  ce  que  la  nature  avait  pu  mettre  d'inégalité  physique 

tinctement  «  toute  herbe  qui  porte  son  germe  sur  la  terre  et  tous  les  bois 
qui  y  naissent  ».  Selon  ce  droit  primitif  de  la  nature,  nul  n*a  de  droit  par- 
ticulier sur  quoi  que  ce  soit  et  tout  est  en  proie  à  tous. 

Dans  un  gouvernement  réglé,  nul  particulier  n^a  droit  de  rien  occuper. 
De  là  est  né  le  droit  de  propriété... 

(i)  BossuET,  Po/i7i^i/e  tirée  de  l'Écriture  sainte^  liv.  IV.  art.  5.  Unique 
Proposition.  —  Le  partage  des  biens  entre  les  hommes  et  la  division  des 
hommes  mômes  en  peuples  et  en  nations  ne  doit  point  altérer  la  société 
générale  du  genre  humain. 

C*est  ainsi  que  la  loi  remet  en  quelque  sorte  en  communauté  les  biens 
qui  ont  été  partagés  pour  la  commodité  publique  et  particulière. 

(2)  HoBBES,De  CiVtf,  chap.  i.  —  Ceux-là  sont  égaux  qui  peuvent  choses 
égales,  or  ceux  qui  peuvent  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  et  de  pire,  à  savoir 
ôter  la  vie,  peuvent  choses  égales.  Tous  les  hommes  sont  donc  naturelle- 
ment égaux.  L'inégalité  qui  règne  maintenant  a  été  introduite  par  la  loi 
civile... 

Montesquieu,  Esprit  des  lois,  liv.  VIII,  chap.  m.  —  Dans  l'État  de  nature 
les  hommes  naissent  bien  dans  Tégalité,  mais  ils  ne  sauraient  y  rester.  La 
société  la  leur  fait  perdre  et  ils  ne  redeviennent  égaux  que  par  les  lois. 


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46  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

entre  Ips. /hommes,  et  que,  pouvant  être  inégaux  en  force 
ou  en  génie,  ils  deviennent  tous  égaux  par  convention  et 
de  droit  (a). 

{à)  Sous  les  mauvais  gouvernements,  cette  égalité  n'est  qu'apparente  et 
illusoire;  elle  ne  sert  qu'à  maintenir  le  pauvre  dans  sa  misère,  et  le  riche 
dans  son  usurpation.  Dans  le  fait,  les  lois  sont  toujours  utiles  à  ceux  qui 
possèdent  et  nuisibles  à  ceux  qui  n'ont  rien  :  d'où  il  suit  que  l'état  social 
n'est  avantageux  aux  hommes  qu'autant  qu'ils  ont  tous  quelque  chose,  et 
qu'aucun  d'eux  n'a  rien  de  trop  (Note du  Contrat  social,  édition  de  1762).— 
R.  Emile,  liv.  IV.—  L'esprit  universel  des  lois  de  tous  les  pays  est  de  favo- 
riser toujours  le  fort  contre  le  faible,  et  celui  qui  a  contre  celui  qui  n'a 
rien  :  cet  inconvénient  est  inévitable,  et  il  est  sans  exception. 


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LIVRE  II 
CHAPITRE  PREMIER 

QUE    LA    SOUVERAINETÉ    EST    INALIENABLE 

La  première  et  la  plus  importante  conséquence  des 
principes  ci-devant  établis  est  que  la  volonté  générale  peut 
seule  diriger  les  forces  de  TÉtat  selon  la  fin  de  son  insti- 
tution, qui  est  le  bien  commun;  car  si  l'opposition  des 
intérêts  particuliers  a  rendu  nécessaire  rétablissement  des 
sociétés,  c'est  Taccord  de  ces  mêmes  intérêts  qui  Ta  rendu 
possible.  C'est  ce  qu'il  y  a  de  commun  dans  ces  différents 
intérêts  qui  forme  le  lien  social  ;  et  s'il  n'y  avait  pas  quelque 
point  dans  lequel  tous  les  intérêts  s'accordent,  nulle  société 
ne  saurait  exister.  Or  c'est  uniquement  sur  cet  intérêt 
commun  que  la  société  doit  être  gouvernée  (i). 

Je  dis  donc  que  la  souveraineté,  n'étant  que  l'exercice 
de  la  volonté  générale,  ne  peut  jamais  s'aliéner,  et  que  le 
souverain,  qui  nlest  qu'un  être  collectif,  ne  peut  être  repré- 
senté que  par  lui-même  (2)  :  le  pouvoir  peut  bien  se  trans- 
mettre, mais  non  pas  la  volonté. 

En  effet,  s'il  n'est  pas  impossible  qu^une  volonté  parti- 

(i)  HoBBBS,  Léviathan,  ch.  xxx.  —  Quoniam  juribus  summae  potestatis 
essentialibus  civitas  dissolvitur  reditque  omnium  in  omnes  belli  calamitas, 
(id  quod  civitati  malum  maximum  est)  summis  imperantis  officium  est, 
jura  illa  retioere  intégra.  Itaque  contra  officium  facit  primo  si  vei  aliqua 
eorum  deponit,  vel  ad  alium  transfert;  qui  enim  média  idem  finem  deserit. 

^2)  R.  Œuvres  inédites  publiées  par  Streckcisen-Moultou.  —  Toutes  les 
fois  qu'il  est  question  d'un  véritable  acte  de  souveraineté,  qui  n'est  que  la 
déclaration  de  la  volonté  générale,  le  peuple  ne  peut  avoir  des  représentants 
parce  qu'il  lui  est  impossible  de  s'assurer  qu'ils  ne  substitueront  point  leurs 


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48  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

culière  s'accorde  sur  quelque  point  avec  la  volonté  générale, 
il  est  impossible  'au  moins  que  cet  accord  soit  durable  et 
constant;  car  la  volonté  particulière  tend,  par  sa  nature,  aux 
préférences,  et  la  volonté  générale  à  régalitéf  II  est  plus 
impossible  encore  qu'on  ait  un  garant  de  cet  accord,  qiïSfid, 
\VJ()  même  il  devrait  toujours  exister;  ce  ne  serait  pas  un  efifet 
de  Tart,  mais  du  hasard.  Le  souverain  peut  bien  dire  : 
«  Je  veux  actuellement  ce  que  veut  un  tel  homme,  ou  du 
moins  ce  qu'il  dit  vouloir;  »  mais  il  ne  peut  pas  dire  :  «  Ce 
que  cet  homme  voudra  demain,  je  le  voudrai  encore;  » 
puisqu'il  est  absurde  que  la  volonté  se  donne  des  chaînes 
pour  l'avenir,  et  puisqu'il  ne  dépend  d'aucune  volonté  de 
consentir  à  rien  de  contraire  au  bien  de  l'être  qui  veut.  Si 
donc  le  peuple  promet  simplement  d'obéir,  il  se  dissout  par 
cet  acte,  il  perd  sa  qualité  de  peuple  ;  à  l'instjint  qu'il  y  a 
un  maître,  il  n'y  a  plus  de  souverain^-^et  dès  lofs  le  corps 
politique  est  détruit  (i)/ 

Ce  n'est  point  à  dire  que  les  ordres  des  chefs  ne  puissent 
passer  pour  des  volontés  générales,  tant  que  le  souverain, 
libre  de  s'y  opposer,  ne  le  fait  pas.  En  paLeil  cas,  du  silence 
universel  on  doit  présumer  le  consentement  du  peuple. 
Ceci  s'expliquera  plus  au  long  (2). 

volontés  aux  siennes  et  qu'ils  ne  forceront  point  les  particuliers  d'obéir  en 
son  nom  à  des  ordres  qu'il  n*a  ni  donné,  ni  voulu  donner,  —  crime  de 
lèse-majesté  dont  peu  de  gouvernements  sont  exempts. 

(i)  Grotius,  Du  Droit  de  la  Guerre  et  de  la  Paix  y  liv.  II,  ch.  iv.  —  Par 
les  principes  que  nous  avons  établis,  il  paraît  en  quel  sens  on  peut  recevoir 
ce  que  disent  quelques-uns,  qu*il  est  toujours  permis  aux  sujets,  quand  ils 
en  trouvent  le  moyen,  de  se  remettre  en  possession  de  leur  liberté,  c'est-à-dire 
de  la  liberté  qui  convient  à  un  peuple.  Car,  dit-on,  ou  l'autorité  souve- 
raine a  été  acquise  par  la  force,  et  en  ce  cas-là  elle  peut  se  perdre  par  la 
même  voie,  ou  elle  a  été  déférée  volontairement,  et  en  ce  cas-là  on  peut  se 
repentir  et  changer  de  volonté.  Mais  quoiqu'une  souveraineté  ait  été  origi- 
nairement acquise  par  la  force,  elle  peut  devenir  légitime  par  une  volonté 
tacite  qui  en  assure  la  jouissance  au  possesseur.  Et  la  volonté  du  peuple 
peut  être  telle  ou  dans  le  temps  qu'il  établit  la  souveraineté,  ou  depuis 
qu'elle  confère  un  droit  qui  ne  dépend  plus  désormais  de  sa  volonté.. 
y  (2)  Franchise  de  Vévéque  Adémar  Fabri,  art.  78  de  la  Charte  de  i387 

(traduction  française  de  Michel  Montyon,  citoyen  de  Genève,  faite  en  i455); 
publiée  par  Ed.  Mallet,  Genève,  imprimerie  Ramboz,  1843.  —  Que  les  sin- 


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LIVRE   II.   —   CHAP.    II.  49 

CHAPITRE   II 

QUE    LA    SOUVERAINETÉ    EST     INDIVISIBLE 

Par  la  même  raison  que  la  souveraineté  est  inaliénable, 
elle  est  indivisible  (a);  car  la  volonté  est  générale,  ou  elle  ne 
Test  pas;  elle  est  celle  du  corps  du  peuple,  ou  seulement 
d'une  partie  (i).  Dans  le  premier  cas,  cette  volonté  déclarée 
est  un  acte  de  souveraineté  et  fait  loi;  dans  le  second,  ce 
n'est  qu'une  volonté  p|irti^culière  ou  un  acte  de  magistra- 
ture; c'est  un  décret  tout  au  plus! 

Mais  nos  politiques,  ne  pouvant  diviser  la  souveraineté 
dans  son  principe,  la  divisent  dans  son  objet  :  ils  la  divisent 
en  force  et  en  volonté;  en  puissance, législative  et  en  puis- 
sance executive  (2)  ;  en  droits  d'impôt,  de  justice  et  de  guerre  ; 

diques  ne  usent  des  dites  franchises  que  pourtant  elles  ne  soient  point 
perdues.  —  Item  que  se  les  dessusdits  citoyens  de  Genève  qui  par  le  temps 
présent  sont  et  seront  au  temps  advenir  procureurs  de  la  dite  cité  des 
dessusdits  privilèges  et  franchises  en  tous  leurs  chapitres  ou  en  aulcuns 
d*eux  n'en  usent,  que  pourtant  les  dits  citoyens  et  communite  par  l'espace 
de  trente  ans,  quarante  ans,  cinquante  ans  ou  plus  ne  soient  pas  perdus  et 
ne  leur  puisse  encourre  prescription  de  temps.  Et  se  nous  ou  nostres  offi- 
ciers qui  pour  le  temps  advenir  venoient  au  contraire  en  tout  ou  en  partie 
de  ces  privilèges  ou  qu'ils  attentassent  de  venir  au  contraire  que  pourtant 
ils  ne  deussent  ne  ne  peussent  aus  dits  citoyens  clercz  et  communite  porter 
préjudice  quelconque;  ne  alléguer  prescription  de  temps  sinon  en  tant  qu'il 
serait  du  consentement  et  voulente  des  dits  citoyens  de  ladite  communite. 

(a)  Pour  qu'une  volonté  soit  générale,  il  n'est  pas  toujours  nécessaire 
qu'elle  soit  unanime,  mais  il  est  nécessaire  que  toutes  les  voix  soient 
comptées  ;  toute  exclusion  formelle  rompt  la  généralité.  (Note  du  Contrat 
social,  édition  de  1762.) 

(i)  Aristote,  Politique,  liv.  VI,  chap.  xi.  —  Dans  tout  État  il  y  a  trois 
parties  dont  le  législateur,  s'il  est  sage,  s'occupera  par-dessus  tout  à  bien 
régler  les  intérêts.  Ces  trois  parties  une  fois  bien  organisées,  l'État  tout  en- 
tier est  nécessairement  bien  organisé  lui-même,  et  les  États  ne  peuvent 
différer  réellement  que  par  l'organisation  différente  de  ces  trois  éléments. 
Le  premier  de  ces  trois  objets  c'est  l'assemblée  générale  délibérant  sur  les 
afBiires  publiques;  le  second  c'est  le  corps  des  magistrats  dont  il  faut  ré- 
gler la  nature,  les  attributions  et  le  mode  de  nomination;  le  troisième  c'est 
le  corps  judiciaire. 

(2)  HoBBEs,  De  Cive,  chap.  xii.  —  En  cinquième  lieu  c'est  une  opinion 


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5o  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

en  administration  intérieure  et  en  pouvoir  de  traiter  avec 
rétranger  :  tantôt  ils  confondent  toutes  ces  parties,  et  tantôt 
ils  les  séparent;  ils  font  du  souverain  un  être  fantastique  et 
formé  de  pièces  rapportées;  c'est  comme  s'ils  composaient 
rhomme  de  plusieurs  corps,  dont  Tun  aurait  des  yeux, 
Tautre  des  bras,  l'autre  des  pieds,  et  rien  de  plus.  Les 
charlatans  du  Japon  dépècent,  dit-on,  un  enfant  aux  yeux 
des  spectateurs;  puis  jetant  en  Tair  tous  ses  membres  l'un 
après  Tautre,  ils  font  retomber  l'enfant  vivant  et  tout  rassem- 
blé. Tels  sont  à  peu  près  les  tours  de  gobelets  de'  nos  poli- 
tiques; après  avoir  démembré  le  corps  social  par  un  pres- 
tige digne  de  la  foire,  ils  rassemblent  les  pièces  on  ne  sait 
comment. 

Cette  erreur  vient  de  ne  s'être  pas  fait  des  notions  exactes 
de  l'autorité  souveraine,  et  d  avoirYris^our  des  parties 
de  cette  autorité  ce  qui  n'en  était  que  des  émanations. 
Ainsi,  par  exemple,  on  a  regardé  l'acte  de  déclarer  la  guerre 
et  celui  de  faire  la  paix  comme  des  actes  de  souveraineté; 
ce  qui  n'est  pas,  puisque  chacun  de  ces  actes  n'est  point 
une  loi,  mais  seulement  une  application  de  la  loi,  un  acte 
particulier  qui  détermine  le  cas  de  la  loi,  comme  on  le  verra 
clairement  quand  l'idée  attachée  au  mot  loi  sera  fixée  (i). 

séditieuse  d'estimer  que  la  puissance  souveraine  peut  être  partagée,  et  je 
n'en  sache  aucune  de  plus  pernicieuse  à  l'État... 

Locke,  Du  Gouvernement  civil,  chap.  ix.  Des  diverses  formes  de  sociétés. 
—  Parce  que  les  lois  qui  sont  une  fois  et  en  peu  de  temps  faites  ont  une 
vertu  constante  et  durable  qui  oblige  à  les  observer  et  à  s'y  soumettre  con- 
tinuellement, il  est  nécessaire  qu'il  y  ait  toujours  quelque  puissance  sur  pied 
qui  fasse  exécuter  ces  lois  et  qui  conserve  toute  leur  force  et  c'est  ainsi  que 
le  pouvoir  législatif  et  le  pouvoir  exécutif  se  trouvent  souvent  séparés. 

Montesquieu,  Esprit  des  /ois,  liy.  XI,  chap.  vi.  De  la  Constitution 
d'Angleterre.  —  Il  y  a  dans  chaque  État  trois  sortes  de  pouvoirs  :  la  puis- 
sance législative,  la  puissance  executive  des  choses  qui  dépendent  du  droit 
des  gens  et  la  puissance  executive  de  celles  qui  dépendent  du  droit  civil. 

(i)  R.  7*  Lettre  de  la  Montagne,  —  Par  les  principes  établis  dans  le 
Contrat  social,  on  voit  que,  malgré  Topinion  commune,  les  alliances  d'État 
à  État,  les  déclarations  de  guerre  et  les  traités  de  paix  ne  sont  pas  des  actes 
de  souveraineté,  mais  de  gouvernement;  et  ce  sentiment  est  conforme  à 
Tusage  des  nations  qui  ont  le  mieux  connu  les  vrais  principes  du  droit  poli- 
tique. L'exercice  extérieur  de  la  puissance  ne  convient  point  au  peuple;  les 


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LIVRE   IL   —   CHAP.    IL  5i 

En  suivant  de  même  les  autres  divisions,  on  trouverait 
que,  toutes  les  fois  qu'on  croit  voir  la  souveraineté  partagée, 
on  s^  tronipe  f  que  les  droits  qu'on  prend  pour  des  parties 
de  cette  souveraineté  lui  sont  tous  subordonnés,  et  sup- 
posent toujours  des  volontés  suprêmes  dont  ces  droits  ne 
donnent  que  l'exécution  (i). 

On  ne  saurait  dire  combien  ce  défaut  d^exactitude  a  jeté 
d'obscurité  sur  les  décisions  des  auteurs  en  matière  de 
droit  politique,  quand  ils  ont  voulu  ju^er  des  droits  res- 
pectifs des  rois  et  des  peuples  sur  les  principes  qu'ils 
avaient  établis.  Chacun  peut  voir,  dans  les  chapitres  m  et  iv 
du  premier  livre  de  Grotius,  comment  ce  savant  homme  et 
son  traducteur  Barbeyrac  s'enchevêtrent,  s'embarrassent 
dans  leurs  sophismes,  crainte  d'en  dire  trop  ou  de  n'en 
dire  pas  assez  selon  leurs  vues,  et  de  choquer  les  intérêts 
qu'ils  avaient  à  concilier.  Grotius,  réfugié  en  France, 
mécontent  de  sa  patrie,  et  voulant  faire  sa  cour  à  Louis  XIII, 
à  qui  son  livre  est  dédié,  n'épargne  rien  pour  dépouiller  les 
peuples  de  tous  leurs  droits  et  pour  en  revêtir  les  rois  avec 
tout  l'art  possible.  C'eût  bien  été  aussi  le  goût  de  Barbeyrac, 
qui  dédiait  sa  traduction  au  roi  d'Angleterre  George  P'.  Mais 

grandes  maximes  d*État  ne  sont  pas  à  sa  portée;  il  doit  s*en  rapporter  là- 
dessus  à  ses  chefîs,  qui,  toujours  plus  éclairés  que  lui  sur  ce  point,  n'ont 
guère  intérêt  à  faire  au  dehors  des  traités  désavantageux  à  la  patrie  :  Tordre 
veut  qu'il  leur  laisse  tout  Téclat  extérieur,  et  qu*il  s'attache  uniquement  au 
solide.  Ce  qui  importe  essentiellement  à  chaque  citoyen,  c'est  lobservation 
des  lois  au  dedans,  la  propriété  des  biens,  la  sûreté  des  particuliers. 

(i)  Locke,  Du  Gouvernement  civil,  chap.  xii.  De  la  subordination  des 
pouvoirs  de  VEtat.  —  11  n'y  a  qu'un  pouvoir  suprême  qui  est  le  pouvoir  lé- 
gislatif, auquel  tous  les  autres  doivent  être  subordonnés;  mais  cela  n'em- 
pêche pas  que  le  pouvoir  législatif  ayant  été  confié  afin  que  ceux  qui  l'ad- 
ministreraient agissent  pour  certaines  fins,  le  peuple  ne  se  réserve  toujours 
le  pouvoir  souverain  d'abolir  le  gouvernement  ou  de  le  changer,  lorsqu'il 
voit  que  les  conducteurs  en  qui  il  avait  mis  tant  de  confiance  agissent  d'une 
manière  contraire  à  la  fin  pour  laquelle  ils  avaient  été  revêtus  d'autorité. 

Montesquieu,  Esprit  des  lois,  liv.  XI,  chap.  vi.  —  Tout  serait  perdu  si  le 
même  homme  ou  le  même  corps  des  principaux,  ou  des  nobles  ou  du  peuple, 
exerçait  ces  trois  pouvoirs  :  celui  de  faire  des  lois,  celui  d'exécuter  les  réso- 
lutions publiques  et  celui  de  juger  des  crimes  ou  des  différends  des  particu- 
liers. 


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52  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

malheureusement  Texpulsion  de  Jacques  II,  qu'il  appelle 
abdication,  le  forçait  à  se  tenir  sur  la  réserve,  à  gauchir,  à 
tergiverser,  pour  ne  pas  faire  de  Guillaume  un  usurpateur. 
Si  ces  deux  écrivains  avaient  adopté  les  vrais  principes, 
toutes  les  difficultés  étaient  levées,  et  ils  eussent  été  toujours 
conséquents;  mais  ils  auraient  tristement  dit  la  vérité  et 
n'auraient  fait  leur  cour  qu'au  peuple.  Or,  la  vérité  ne 
mène  point  à  la  fortune,  et  le  peuple  ne  donne  ni  ambas- 
sades, ni  chaires,  ni  pensions. 

CHAPITRE  III 

SI  LA  VOLONTÉ  GÉNÉRALE  PEUT  ERRER  (l) 

Il  s'ensuit  de  ce  qui  précède  que  la  volonté  générale  est 
toujours  droite  (2)  et  tend  toujours  à  l'utilité  publique  :  mais 
il  ne  s'ensuit  pas  que  les  délibérations  du  peuple  aient 
toujours  la  même  rectitude.  On  veut  toujours  son  bien, 
mais  on  ne  le  voit  pas  toujours  :  jamais  on  ne  corrompt 
le  peuple,  mais  souvent  on  le  trompe,  et  c'est  alors  seule- 
ment qu'il  paraît  vouloir  ce  qui  est  mal. 

Il  y  a  souvent  bien  de  la  différence  entre  la  volonté  de 
tous  et  la  volonté  générale;  celle-ci  ne  regarde  qu'à  l'intérêt 
commun  (3);  l'autre  regarde  à  l'intérêt  privé,  et  n'est  qu'une 


(i)  ÉmilCf  liv.  II.  —  Dans  mes  Principes  du  droit  politique,  il  est  démontré 
que  nulle  volonté  particulière  ne  peut  être  ordonnée  dans  le  système  social. 

(2)  R.  Manuscrit  de  NeuchâteL  —  Qu'est-ce  qui  rend  les  lois  si  sacrées, 
môme  indépendamment  de  leur  autorité,  et  si  préférables  à  de  simples  actes 
de  volonté  ?  C'est  précisément  qu'elles  émanent  d'une  volonté  générale  et 
toujours  droite  à  l'égard  des  particuliers,  c'est  encore  qu'elles  sont  perma- 
nentes et  que  leur  durée  annonce  à  tous  la  sagesse  et  l'équité  qui  les  ont 
dictées. 

(3)  R.  8*  Lettre  de  la  Montagne,  —  Je  ne  connais  de  volonté  vraiment 
libre  que  celle  à  laquelle  nul  n'a  droit  d'opposer  de  la  résistance;  dans  la 
liberté  commune,  nul  n'a  droit  de  faire  ce  que  la  liberté  d'un  autre  lui 
interdit,  et  la  vraie  liberté  n'est  jamais  destructive  d'elle-même.  Ainsi  la 
liberté  sans  la  justice  est  une  véritable  contradiction,  car  ainsi  qu'on  sy 
prenne,  tout  gêne  dans  l'exécution  d'une  volonté  désordonnée. 


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LIVRE   II.   -   CHAP.   III.  53 

somme  de  volontés  particulières  :  mais  ôtez  de  ces  mêmes 
volontés  (les  plus  et  les  moins,  qui  s'entre-détruisent  (a), 
reste(pour  somme  des  difiFérences)la  volonté  générale  (i). 

Si,  quand  le  peuple  suffisamment  informé  délibère,  les 
citoyens  n'avaient  aucune  communication  entre  eux,  du 
grand  nombre  de  petites  différences  résulterait  toujours  la 
volonté  générale,  et  la  délibération  serait  toujours  bonne. 
Mais  quand  il  se  fait  des  brigues  (2),  des  associations  par- 
tielles aux  dépens  de  la  grande,  la  volonté  de  chacune  de  ces  ^ 
associations  devient  générale  par  rapport  à  ses  membres,  et 
particulière  par  rapport  à  l'État  :  on  peut  dire  alors  qu'il 
n'y  a  plus  autant  de  votants  que  d'hommes,  mais  seulement 
autant  que  d'associations.  Les  différences  deviennent  moins 
nombreuses  et  donnent  un  résultat  moins  général.  Enfin, 
quand  une  de  ces  associations  est  si  grande  qu'elle  l'em- 
porte sur  toutes  les  autres,  vous  n'avez  plus  pour  résultat 
une  \^omme  de  petites  différences,  mais  une  différence 
unique;  alors  il  n'y  a  plus  de  volonté  générale,  et  Faviisqui 
l'emporte  n'est  qu'un  avis  particulier. 

Il  importe  donc,  pour  avoir  bien  l'énoncé  de  la  volonté 
générale,  qu'il  n'y  ait  pas  de  société  partielle  dans  l'État, 


(â)  K  Chaque  intérêt,  dit  le  marquis  d'Â...,  a  des  principes  différents. 
L'accord  de  deux  intérêts  particuliers  se  forme  par  opposition  à  celui  d'un  <( 
tiers.  »  II  eût  pu  ajouter  que  Taccord  de  tous  les  intérêts  se  forme  par  oppo- 
sition à  celui  de  chacun.  S'il  n'y  avait  point  d'intérêts  différents,  à  peine 
sentirait-on  TintérÔt  commun,  qui  ne  trouverait  jamais  d'obstacle  ;  tout 
irait  de  lui-même,  et  la  politique  cesserait  d'être  un  art.  (Note  du  Contrat  / 
socialf  édition  de  1762.) 

(i)  R.  7*  Lettre  de  la  Montagne.  —  Dans  tout  État  la  loi  parle  où  parle 
le  souverain.  Or,  dans  une  démocratie  où  le  peuple  est  souverain,  quand 
les  divisions  intestines  suspendent  toutes  les  formes  et  font  taire  toutes  les 
autorités,  la  sienne  seule  demeure  :  et  où  se  porte  alors  le  plus  grand 
nombre,  là  résident  la  loi  et  l'autorité. 

(2)  Platou,  La  République,  liv.  V.  —  Le  plus  grand  mal  d'un  État,  n'est-ce 
pas  ce  qui  le  divise?  et  d'un  seul  en  fait  plusieurs?  Et  son  plus  grand  bien, 
au  contraire,  n'est-ce  pas  ce  qui  en  lie  toutes  les  parties  et  le  rend  un?,.. 
Qu'il  arrive  à  un  particulier  du  bien  ou  du  mal,  tout  l'État  y  prendra  part 
comme  s'il  le  ressentait  lui-môme,  il  s'en  réjouit  et  s'en  afflige  lui-même. 
Cela  doit  être  dans  tout  État  bien  gouverné. 


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54  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

et  que  chaque  citoyen  n'opine  que  d'après  lui  (a)  :  telle  fut 
Tunique  et  sublime  institution  du  grand  Lycurgue.  Que 
s'il  y  a  des  sociétés  partielles,  il  en  faut  multiplier  le  nombre 
et  en  prévenir  l'inégalité,  comme  firent  Solon,  Numa,  Ser- 
vius.  Ces  précautions  sont  les  seules  bonnes  pour  que  la 
volonté  générale  soit  toujours  éclairée,  et  que>le  peuple  ne 
se  trompe  point  (i). 

CHAPITRE  IV 

DES    BORNES    DU     POUVOIR    SOUVERAIN 

Si  rÉtat  ou  la  cité  n'est  qu'une  personne  morale  dont 
la  vie  consiste  dans  l'union  de  ses  membres,  et  si  le  plus 
important  de  ses  soins  est  celui  de  sa  propre  conservation, 
il  lui  faut  une  force  universelle  et  compulsive  pour  mouvoir 
et  disposer  chaque  partie  de  la  manière  la  plus  convenable 
au  tout  (2).  Comme  la  nature  donne  à  chaque  homme  un 

{a)  «  Vera  cosa  è,  dit  Machiavel,  che  alcuni  divisioni  nuocono  aile  Repu- 
tt  bliche,  e  alcune  giovano  :  quelle  nuocono  che  sono  dalle  seite  eda  parti- 
tt  giani  accompagnate  :  quelle  giovano  che  scnza  sette,  senza  partigiani,  si* 
0  mantengono.  Non  potendo  adunque  provedere  un  fondatore  d'una  Repub- 
«  blica  che  non  siano  nimicizie  in  quella,  ha  da  proveder  almeno  che  non 
«  vi  siano  sette.  »  (Hist,  Florent.,  lib.  VII.)  (Note  du  Contrat  social,  édition 
de  1762.) 

(i)  R.  9«  Lettre  de  la  Montagne.  —  Il  n'y  a  de  liberté  possible  que  dans 
l'observation  des  lois  ou  de  la  volonté  générale;  et  il  n'est  pas  plus  dans  la 
volonté  générale  de  nuire  à  tous,  que  dans  la  volonté  particulière  de  nuire 
à  soi-môme.  Mais  supposons  cet  abus  de  la  liberté  aussi  naturel  que  l'abus 
de  la  puissance;  il  y  aura  toujours  cette  différence  entre  l'un  et  l'autre^  que 
l'abus  de  la  liberté  tourne  au  préjudice  du  peuple  qui  en  abuse,  et,  le  pu- 
nissant de  son  propre  tort,  le  force  à  en  chercher  le  remède  :  ainsi,  de  ce 
côté,  le  mal  n'est  jamais  qu'une  crise,  il  ne  peut  faire  un  État  permanent; 
au  lieu  que  l'abus  de  la  puissance,  ne  tournant  point  au  préjudice  du  puis- 
sant, mais  du  faible,  est,  par  sa  nature,  sans  mesure,  sans  frein,  sans 
limites;  il  ne  finit  que  par  la  destruction  de  celui  qui  seul  en  ressent  le  mal. 
Disons  donc  qu'il  faut  que  le  gouvernement  appartienne  au  petit  nombre, 
l'inspection  sur  le  gouvernement  à  la  généralité;  et  que  si  de  part  ou  d'autre 
l'abus  est  inévitable,  il  vaut  encore  mieux  qu'un  peuple  soit  malheureux  par 
sa  faute  qu'opprimé  sous  la  main  d'autrui. 

(a)  Locke,  Gouvernement  civil,  chap.  xviii.  —  L'essence  et  l'union  d'une 
société  consistant  à  n'avoir  qu'une  même  volonté  et  qu'un  même  esprit,  le 


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LIVRE   II.  —   CHAP.    IV.  55 

pouvoir  absolu  sur  tous  ses  membres,  le  pacte  social  donne 
au  corps  politique  un  pouvoir  absolu  sur  tous  les  siens  (i); 
et  c'est  ce  même  pouvoir  qui,  dirigé  par  la  volonté  générale, 
porte,  comme  j'ai  dit,  le  nom  de  souveraineté. 

Mais,  outre  la  personne  publique,  nous  avons  à  consi- 
dérer les  personnes  privées  qui  la  composent,  et  dont  la 
vie  et  la  libené  sont  naturellement  indépendantes  d'elle. 
Il  s'agit  donc  de  bien  distinguer  les  droits  respectifs  des 
f  citoyens  et  du  souverain  (a),  et  les  devoirs  qu'ont  à  remplir 
^  les  premiers  en  qualité  de  sujets,  du  droit  naturel  dont 
ils  doivent  jouir  en  qualité  d'hommes. 

On  convient  que  tout  ce  que  chacun  aliène,  par  le  pacte 
social,  de  sa  puissance,  de  ses  biens,  de  sa  liberté,  c'est 
seulement  la  partie  de  tout  cela  dont  l'usage  importe  à  la 
communauté  (2)  ;  mais  il  faut  convenir  aussi  que  le  souverain 
seul  est  juge  de  cette  importance. 

Tous  les  services  qu'un  citoyen  peut  rendre  à  l'État,  il 

pouvoir  législatif  a  été  établi  par  le  plus  grand  nombre  pour  ôtreTinterprète 
et  comme  le  gardien  de  cette  volonté  et  de  cet  esprit.  L'établissement  du 
pouvoir  législatif  est  le  premier  et  fondamental  acte  de  la  société  par  lequel 
on  a  pourvu  à  la  continuation  de  l'union  de  tous  les  membres  sous  la  direc- 
tion de  certaines  personnes  et  des  lois  faites  par  ces  personnes  que  le 
peuple  a  revêtues  d'autorité,  mais  de  cette  autorité  sans  laquelle  qui  que  ce 
soit  n'a  droit  de  faire  des  lois  et  de  les  proposer  à  observer. 

{a)  Lecteurs  attentifs,  ne  vous  pressez  pas,  je  vous  prie,  de  m'accuscr  ici 
de  contradiction.  Je  n'ai  pu  l'éviter  dans  les  termes,  vu  la  pauvreté  de  la 
langue;  mais  attendez.  (Note  du  Contrat  social^  édition  de  1762.) 

(i)  HoBBEs,  Léviatharty  liv.  H,  chap.  xxx.  De  officio  summi  imperaniis.  — 
Bonum  populi  et  ejus  qui  habet  summam  potestatem  separari  a  se  invicem 
non  possunt.  Princeps  enim  qui  subditis  miseris  imperat,  miser  est  et  popu- 
lus  debilis  est  ad  quos  regendos  arbitrio  suo,  is  qui  summam  habet  potes- 
tatem, non  habet  potentiam... 

Jus  gentium  et  jus  naturae  idem  sunt.  Quod  potuit  fieri  ante  civitates 
constitutas  a  quolibet  homine,  idem  fieri  potest  per  jus  gentium  a  qualibet 
civitate. 

BuRLAMAQuii  Princtpcs  du  droit  politique.  —  La  souveraineté  réside 
originairement  dans  le  peuple  et  dans  chaque  particulier  par  rapport  à 
soi-même,  et  c'est  le  transport  et  la  réunion  de  tous  les  droits,  de  tous  les 
particuliers  dans  la  personne  du  souverain  qui  le  constitue  tel  et  qui  pro- 
duit véritablement  la  souveraineté. 

(2)  LocKB,  Gouvernement  civil,  chap.  viii.  Des  Fins  de  la  société  et  du 
gouvernement  politique.  —  Cependant,  quoique  ceux  qui  entrent  dans  une 


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56  DU   CONTRAT  SOCIAL. 

les  lui  doit  sitôt  que  le  souverain  les  demande  ;  mais  le  sou- 
verain, de  son  côté,  ne  peut  charger  les  sujets  d'aucune 
chaîne  inutile  à  la  communauté  (i)  :  il  ne  peut  pas  même  le 
vouloir;  car,  sous  la  loi  de  raison,  rien  ne  se  fait  sans  cause, 
non  plus  que  sous  la  loi  de  nature. 

Les  engagements  qui  nous  lient  au  corps  social  ne  sont 
obligatoires  que  parce  qu'ils  sont  mutuels;  et  leur  nature 
est  telle  qu'en  les  remplissant  on  ne  peut  travailler  pour 
autrui  sans  travailler  aussi  pour  soi.. Pourquoi  la  volonté 
générale  est-elle  toujours  droite,  et  pourquoi  tous  veulent-ils 
constamment  le  bonheur  de  chacun  d'eux,  si  ce  n'est  parce 
qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  s'approprie  ce  mot^  chacun^  et 
qui  ne  songea  lui-même  en  votant  pour  tous?  Ce  qui  prouve 
que  l'égalité  de  droit  et  la  notion  de  justice  qu'elle  produit 
dérivent  de  la  préférence  que  chacun  se  donne,  et  par  con- 
séquent de  la  nature  de  l'homme;  que  la  volonté  générale, 
pour  être  vraiment  telle,  doit  l'être  dans  son  objet  ainsi  que 

société  remettent  régalité,  la  liberté  et  le  pouvoir  qu'ils  avaient  dans  Tétat 
de  nature  entre  les  mains  de  la  société,  afin  que  l'autorité  législative  en  dis- 
pose de  la  manière  qu'elle  trouvera  bon  et  que  le  bien  de  la  société  requerra, 
ces  gens-là,  néanmoins,  en  remettant  ainsi  leurs  privilèges  naturels,  n'ayant 
d*autre  intention  que  de  pouvoir  mieux  conserver  leurs  personnes,  leurs 
libertés,  leurs  propriétés  (car,  enfin,  on  ne  saurait  supposer  que  des  créa- 
tures raisonnables  changent  leur  condition  dans  l'intention  d'en  avoir  une 
plus  mauvaise),  le  pouvoir  de  la  société  ou  de  l'autorité  législative  établie 
par  eux  ne  peut  jamais  être  supposé  devoir  s'étendre  plus  loin  que  le  bien 
public  ne  le  demande... 

BuRLAMAQUi,  PHncipes  du  droit  politique,  —  La  nature  même  de  1* 
chose  ne  permet  pas  que  l'on  étende  le  pouvoir  absolu  au  delà  des  bornes 
de  l'utilité  publique,  la  souveraineté  absolue  ne  saurait  donner  au  souve- 
rain plus  de  droit  que  le  peuple  n'en  avait  originairement  lui-même.  Or 
avant  la  formation  des  sociétés  civiles,  personne,  sans  contredit,  n'avait  le 
pouvoir  de  faire  du  mal  à  soi-même  ou  aux  autres;  donc,  le  pouvoir 
absolu  ne  donne  pas  au  souverain  le  droit  de  maltraiter  ses  sujets.  Dans 
l'état  de  nature,  chacun'  était  le  maître  absolu  de  sa  personne  et  de  ses 
actions,  pourvu  qu'il  se  renfermât  dans  les  bornes  des  lois  naturelles.  Le 
pouvoir  absolu  ne  se  forme  que  par  la  réunion  de  tous  les  droits  des  par- 
ticuliers dans  la  personne  du  souverain,  par  conséquent,  le  pouvoir  absolu 
du  souverain  est  renfermé  dans  les  mômes  bornes  qui  limitaient  celui  que 
les  particuliers  avaient  originairement. 

(i)  JoHANNis  ÂLTHusii,  PoUticû,  chap.  VL  De  legibus  fundamentalibus 

Regni,  —  Vinculum  hujus  corporis  et  consociationis  est  consensus  et  fides 


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LIVRE   II.—   CHAP.    IV.  57 

dans  son  essence;  qu'elle  doit  partir  de  tous  pour  s'appli- 
quer à  tous;  et  qu'elle  perd  sa  rectitude  naturelle  lorsqu'elle 
tend  à  quelque  objet  individuel  et  déterminé,  parce  qu'alors, 
jugeant  de  ce  qui  nous  est  étranger,  nous  n'avons  aucun 
vrai  principe  d'équité  qui  nous  guide. 

En  effet,  sitôt  qu'il  s'agit  d'un  fait  ou  d'un  droit  parti- 
culier sur  un  point  qui  n'a  pas  été  réglé  par  une  convention 
générale  et  antérieure,  l'affaire  devient  contentieuse.  C'est 
un  procès  où  les  particuliers  intéressés  sont  une  des  par- 
ties, et  le  public  l'autre,  mais  où  je  ne  vois  ni  la  loi  qu'il 
faut  suivre,  ni  le  juge  qui  doit  prononcer.  Il  serait  ridicule 
de  vouloir  alors  s'en  rapporter  à  une  expresse  décision  de 
la  volonté  générale,  qui  ne  peut  être  que  la  conclusion  de 
l'une  des  parties,  et  qui,  par  conséquent,  n'est  pour  l'autre 
qu'une  volonté  étrangère,  particulière,  portée  en  cette 
occasion  à  l'injustice  et  sujette  à  l'erreur.  Ainsi,  de  même 
qu'une  volonté  particulière  ne  peut  représenter  la  volonté 
générale,  la  volonté  générale,  à  son  tour,  change  de  nature, 
ayant  un  objet  particulier,  et  ne  peut,  comme  générale, 
prononcer  ni  sur  un  homme  ni  sur  un  fait.  Quand  le  peuple 
d'Athènes,  par  exemple,  nommait  ou  cassait  ses  chefs, 
décernait  des  honneurs  à  l'un,  imposait  des  peines  à  l'autre, 
et,  par  des  multitudes  de  décrets   particuliers,    exerçait 

data  et  accepta  ultro  citroque,hoc  est  promissio  tacita  vel  expressa  de  com- 
municandis  rébus  et  operis  mutuis,  auxilio,  consilio,  et  juribus  iisdem  prout 
utilitas  et  nécessitas  vitse  socialis  postulaverit. 

Locke,  Gouvernement  civile  chap.  ix.  —  C'est  une  erreur  de  croire  que 
le  pouvoir  suprême  ou  législatif  d'un  État  puisse  faire  ce  qu'il  veut  et  dis- 
poser des  biens  des  sujets  d'une  manière  arbitraire... 

BuRLAMAQui,  PHncipes  du  droit  politique.  3*  partie,  chap.  i,  Du  pouvoir 
législatif  et  des  lois  civiles  qui  en  émanent,  —  Si  l'abus  de  la  puissance 
législative  allait  jusqu'à  l'excès  et  au  renversement  'des  droits  fondamen- 
taux, des  droits  naturels  et  des  devoirs  qu'elles  imposent,  il  n'y  a  nul 
doute  que,  dans  ces  circonstances,  les  sujets  autorisés  par  l'exception  des 
lois  divines,  ne  fussent  en  droit  et  môme  dans  l'obligation  de  refuser  d'obéir 
à  des  lois  de  cette  nature. 

Montesquieu,  Esprit  des  lois,  liv.  XIX,  chap.  xiv.  —  La  loi  n'est  pas  un 
pur  acte  de  puissance.  Les  choses  indifférentes  par  leur  nature  ne  sont  pas 
de  son  ressort. 


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58  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

indistinctement  tous  les  actes  du  gouvernement,  le  peuple 
alors  n'avait  plus  de  volonté  générale  proprement  dite;  il 
n'agissait  plus  comme  souverain,  mais  comme  magistrat. 
Ceci  paraîtra  contraire  aux  idées  communes;  mais  il  faut 
me  laisser  le  temps  d'exposer  les  miennes  (i). 

On  doit  concevoir  parjà^uece  qui  généralise  la  volonté 
est  moins  le  nombre  des  voix  que  l'intérêt  commun  qui  les 
unit;  car,  dans  cette  institution,  chacun  se  soumet  néces- 
sairement aux  conditions  qu'il  impose  aux  autres  :  accord 
admirable  de  l'intérêt  et  de  la  justice,  qui  donne  aux  déli- 
bérations communes  un  caractère  d'équité  qu'on  voit  s'éva- 
nouir dans  la  discussion  de  toute  afifaire  particulière,  faute 
d'un  intérêt  commun  qui  unisse  et  identifie  la  règle  du 
juge  avec  celle  de  la  partie. 

Par  quelque  côté  qu'on  remonte  au  principe,  on  arrive 
toujours  à  la  même  conclusion;  savoir,  que  le  pacte  social 
établit  entre  les  citoyens  une  telle  égalité,  qu'ils  s'engagent 
tous  sous  les  mêmes  conditions  et  doivent  jouir  tous  des 
mêmes  droits.  Ainsi,  par  la  nature  du  pacte,  tout  acte  de 
souveraineté,  c'est-à-dire  tout  acte  authentique  de  la  volonté 
générale,  oblige  ou  favorise  également  tous  les  citoyens; 
en  sorte  que  le  souverain  conquît  seulement  le  corps  de  la 
nation,  et  ne  distingue  aucun  de  ceux  qui  la  composent. 
Qu'est-ce  donc  proprement  qu'un  acte  de  souveraineté?  Ce 
n'est  pas  une  convention  du  supérieur  avec  l'inférieur,  mais 
une  convention  du  corps  avec  chacun  de  ses  membres  : 
convention  légitime,  parce  qu'elle  a  pour  base  le  contrat 
social;  équitable,  parce  qu'elle  est  commune  à  tous;  utile, 
parce  qu'elle  ne  peut  avoir  d'autre  objet  que  le  bien  géné- 
ral; et  solide,  parce  qu'elle  a  pour  garant  la  force  publique 


(i)  JoHANNis  ALTHusii,Po/ific<J,  chap.  XV, De  regni  commissione,  —  Con- 
ventio  seu  pactum  quo  a  populo  seu  nomine  ipsius  ab  Ephoris  magistratus 
constituitur,  duo  habet  membra.  Prius  est  de  commissione  Regni  et  admi- 
nistrationis  Reipublicse;  alterum  est  de  susceptione  demandatse  administra- 
tionis  Reipublicae  et  Regni. 


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LIVRE   II.   —    CHAP.    IV.  59 

et  le  pouvoir  suprême.  Tant  que  les  sujets  ne  sont  soumis 
qu'à  de  telles  conventions,  ils  n'obéissent  à  personne,  mais 
seulement  à  leur  propre  volonté  :  et  demander  jusqu'où 
s'étendent  les  droits  respectifs  du  souverain  et  des  citoyens, 
c'est  demander  jusqu'à  quel  point  ceux-ci  peuvent  s'engager 
avec  eux-mêmes,  chacun  envers  tous,  et  tous  envers  chacun 
d'eux. 

On  voit  par  là  que  le  pouvoir  souverain,  tout  absolu, 
tout  sacré,  tout  inviolable  qu'il  est,  ne  passe  ni  ne  peut 
passer  les  bornes  des  conventions  générales,  et  que  tout 
homme  peut  disposer  pleinement  de  ce  qui  lui  a  été  laissé 
de  ses  biens  et  de  sa  liberté  par  ces  conventions;  de  sorte 
que  le  souverain  n'est  jamais  en  droit  de  charger  un  sujet 
plus  qu'un  autre,  parce  qu'alofs,  l'afifaire  devenant  particu- 
lière, son  pouvoir  n'est  plus  compétent. 

Ces  distinctions  une  fois  admises,  il  est  si  faux  que  dans 
le  contrat  social  il  y  ait  de  la  part  des  particuliers  aucune 
renonciation  véritable,  que  leur  situation,  par  l'effet  de  ce 
contrat,  se  trouve  réellement  préférable  à  ce  qu'elle  était 
auparavant,  et  qu'au  lieu  d^une  aliénation  ils  n'ont  fait 
qu'un  échange  avantageux  d'une  manière  d'être  incertaine 
et  précaire  contre  une  autre  meilleure  et  plus  sûre,  de  l'in- 
dépendance naturelle  contre  la  liberté,  du  pouvoir  de  nuire 
à  autrui  contre  leur  propre  sûreté,  et  de  leur  force,  que 
d'autres  pouvaient  surmonter,  contre  un  droit  que  l'union 
sociale  rend  invincible.  Leur  vie  même,  qu'ils  ont  dévouée 
à  l'État,  en  est  continuellement  protégée;  et  lorsqu'ils 
l'exposent  pour  sa  défense,  que  font-ils  alors  que  lui  ren- 
dre ce  qu'ils  ont  reçu  de  lui?  Que  font-ils  qu'ils  ne  fissent 
plus  fréquemment  et  avec  plus  de  danger  dans  l'état  de 
nature,  lorsque,  livrant  des  combats  inévitables,  ils  défen- 
draient au  péril  de  leur  vie  ce  qui  leur  sert  à  la  conserver? 
Tous  ont  à  combattre  au  besoin  pour  la  patrie,  il  est  vrai  ; 
mais  aussi  nul  n'a  jamais  à  combattre  pour  soi.  Ne  gagne- 
t-on  pas  encore  à  courir,  pour  ce  qui  fait  notre  sûreté,  une 


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6o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

partie  des  risques  qu'il  faudrait  courir  pour  nous-mêmes 
sitôt  qu'elle  nous  serait  ôtée  (i)? 

CHAPITRE  V 

DU   DROIT   DE   VIE   ET   DE  MORT 

On  demande  comment  les  particuliers,  n'ayant  point 
droit  de  disposer  de  leur  propre  vie,  peuvent  transmettre 
au  souverain  ce  même  droit  qu'ils  n'ont  pas  (2).  Cette 
question  ne  paraît  difficile  à  résoudre  que  parce  qu'elle  est 
mal  posée  (3).  Tout  homme  a  droit  de  risquer  sa  propre 
vie  pour  la  conserver.  A-t-on  jamais  dit  que  celui  qui  se  jette 

(i)  R.  ÉmilCf  liv.  III.  —  Puisque  de  toutes  les  aversions  que  nous  donne 
la  nature  la  plus  forte  est  celle  de  mourir,  il  s'ensuit  que  tout  est  permis 
par  elle  à  quiconque  n*a  nul  autre  moyen  possible  pour  vivre.  Les  prin- 
cipes sur  lesquels  l'homme  vertueux  apprend  à  mépriser  sa  vie  et  à  Tim- 
moler  à  son  devoir  sont  bien  loin  de  cette  simplicité  primitive.  Heureux  les 
peuples  chez  lesquels  on  peut  être  bon  sans  effort  et  juste  sans  vertu  ! 

R.  Dernière  réponse  à  M.  Bordes.  —  La  guerre  est  quelquefois  un  devoir 
et  n'est  pas  faite  pour  être  un  métier.  Tout  homme  doit  ôtre  soldat  pour  la 
défense  de  sa  liberté,  nul  ne  doit  l'être  pour  envahir  celle  d'autrui;  et  mou- 
rir en  servant  la  patrie  est  un  emploi  trop  beau  pour  le  confier  à  des  mer- 
cenaires. 

(2)  Locke,  Gouvernement  civil,  ch.  ix.  —  Le  pouvoir  d'un  Etat,  n  étant 
autre  chose  que  le  pouvoir  de  chaque  membre  de  la  société  remis  à  cette 
personne  ou  à  cette  assemblée,  qui  est  le  législateur,  ne  saurait  être  plus 
grand  que  celui  que  toutes  ces  différentes  personnes  avaient  dans  l'état  de 
nature  avant  qu'elles  entrassent  en  société  et  eussent  remis  les  pouvoirs  à  la 
communauté  qu'elles  formèrent  ensuite.  Car,  enfin,  personne  ne  peut  con- 
férer à  un  autre  plus  de  pouvoir  qu'il  n'en  a  lui-même  ;  or  personne  n'a  un 
pouvoir  absolu  et  arbitraire  sur  soi-même,  ou  sur  un  autre  pour  s'ôter 
la  vie  ou  pour  la  ravir  à  qui  que  ce  soit,  ou  lui  ravir  aucun  bien  qui  lui 
appartienne  en  propre,  son  pouvoir  s'étendant  seulement  jusqu'où  les  lois 
de  la  nature  Te  lui  permettent  pour  la  conservation  de  sa  personne  et  pour 
la  conservation  du  genre  humain. 

(3)  HoBBES,  Léviathan,  chap.  xxviii.  -^  Manifestum  ergo  est  jus  puniendi 
quod  habet  civitas  (id  est  is  qui  gerit  personam  civitatis)  fundatum  non 
esse  in  concessione  sive  gratia  civium.  Sed  ostensum  etiam  supra  est  quod 
ante  civitatis  constitutionem  unicuique  quidlibet  agendi  quod  ad  conserva- 
tionem  sui  vîderetur  ipsi  necessarium  jus  erat  naturale.  Âtque  hoc  juris 
quod  habet  civitas  civem  puniendi  fundamentum  verum  est...  Itaque  jus 
illud  illi  non  datum  sed  relictum  est. 


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LIVRE   II.  —   CHAP.    V.  6i 

par  une  fenêtre  pour  échapper  à  un  incendie  soit  coupable 
de  suicide?  a-t-on  même  jamais  imputé  ce  crime  à  celui 
qui  périt  dans  une  tempête  dont  en  s'embarquant  il  n'igno- 
rait pas  le  danger  ? 

Le  traité  social  a  pour  fin  la  conservation  des  contrac- 
tants (i).  Qui  veut  la  fin  veut  aussi  les  moyens,  et  ces 
moyens  sont  inséparables  de  quelques  risques,  même  de 
quelques  pertes.  Qui  veut  conserver  sa  vie  aux  dépens 
des  autres  doit  la  donner  aussi  pour  eux  quand  il  faut.  Or, 
le  citoyen  n'est  plus  juge  du  péril  auquel  la  loi  veut  qu'il 
s'expose (2);  et  quand  le  prince  lui  a  dit  :  «  Il  est  expédient 
à  rÉtat  que  tu  meures»,  il  doit  mourir,  puisque  ce  n'est 
qu'à  cette  condition  qu'il  a  vécu  en  sûreté  jusqu'alors,  et 
que  sa  vie  n'est  plus  seulement  un  bienfait  de,  la  nature, 
mais  un  don  conditionnel  de  TÉtat. 

La  peine  de  mort  infligée  aux  criminels  peut  être  envi- 
sagée à  peu  près  sous  le  même  point  de  vue  :  c'est  pour 
n'être  pas  la  victime  d'un  assassin  que  l'on  consent  à 
mourir  si  on  le  devient.  Dans  ce  traité,  loin  de  disposer  de 
sa  propre  vie,  on  ne'  songe  qu'à  la  garantir,  et  il  n'est  pas 
à  présumer  qu'aucun  des  contractants  prémédite  alors  de 
se  faire  pendre. 

D'ailleurs,  tout  malfaiteur,  attaquant  le  droit  social, 
devient  par  ses  forfaits  rebelle  et  traître  à  la  patrie;  il  cesse 

(i)  Spinoza,  Tractatus  politicus^  ch.  i.  —  Nec  ad  imperii  securitatem 
refert  quo  animo  homines  inducantur  ad  res  recte  administrandum,  modo 
res  recte  administrentur.  Animi  enim  libertas  seu  fortitudo  privata  virtus 
est;  at  imperii  virtus  securitas. 

(2)  R.  Manuscrit  de  Neuchâtel  (n*  7840,  passage  au  crayon,  rayé).—  Dan- 
ger, risque,  péril.  Le  premier  mot  est  vague  et  s'applique  à  toutes  sortes 
d'inconvénients.  Le  dernier,  plus  précis,  ne  se  dit  guère  que  du  danger  de  la 
personne  et  quand  il  y  va  de  la  vie  ou  môme  de  pis.  Car  on  dira  fort  bien 
d'un  malade  que  sa  vie  est  en  danger  et  son  salut  en  péril.  On  peut  dire 
aussi  que  le  péril  est  le  plus  haut  degré  du  danger.  Il  est  dangereux  d'aller 
sur  la  mer  mais  on  est  en  péril  devant  la  tempête.  A  l'égard  du  risque,  c'est 
un  danger  auquel  on  s'expose  volontairement  et  avec  quelque  espoir  d'en 
échapper,  en  vue  d'obtenir  quelque  chose  qui  nous  tente  plus  que  le  danger 
ne  nous  effraie. 

On  dit  encore  assez  improprement  à  ses  périls  et  risques;  phrase  où  le 


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62  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

d'en  être  membre  en  violant  ses  lois;  et  même  il  lui  fait  la 
guerre.  Alors  la  conservation  de  l'État  est  incompatible 
avec  la  sienne  ;.  il  faut  qu'un  des  deux  périsse  ;  et  quand  on 
fait  mourir  le  Coupable,  c'est  moins  comme  citoyen  que 
comme  ennemi.  Les  procédures,  le  jugement,  sont  les 
preuves  et  la  déclaration  qu'il  a  rompu  le  traité  social,  et 
par  conséquent  qu'il  n'est  plus  membre  de  l'État  (i).  Or, 
comme  il  s'est  reconnu  tel,  tout  au  moins  par  son  séjour, 
il  en  doit  être  retranché  par  Texil  comme  infracteur  du  pacte 
ou  par  la  mort  comme  ennemi  public  (2);  car  un  tel  ennemi 
n'est  pas  une  personne  morale,  c'est  un  honime  :  et  c'est 
alors  que  le  droit  de  la  guerre  est  de  tuer  le  vaincu. 

Mais,  dira-t-on,  la  condamnation  d'un  criminel  est  un 
acte  particulier.  D'accord  :  aussi  cette  condamnation  n'ap- 
partient-elle point  au  souverain;  c'est  un  droit  qu'il  peut 
conférer  sahs  pouvoir  l'exercer  lui-même.  Toutes  mes  idées 
se  tiennent,  mais  je  ne  saurais  les  exposer  toutes  à  la  fois. 

Au  reste,  la  fréquence  des  supplices  est  toujours  un 
signe  de  faiblesse  ou  de  paresse  dans  le  gouvernement  (3). 
Il  n'y  a  point  de  méchant  qu'on  ne  pût  rendre  bon  à 
quelque  chose.  On  n'a  droit  de  faire  mourir,  même  pour 

mot  de  péril  ne  sert  qu*à  renchérir  sur  celui  de  risque  et  ne  «passe  qu'à  sa 
faveur. 

Au  péril  de  la  vie  est  une  expression  impropre,  mais  autorisée,  où  le  mot 
de  péril  est  pris  pour  celui  de  risque. 

(i)  HoBBES,  Léviathafiy  Deofficio  summi  imperantis,  liv.  H,  chap.xxx.  — 
Summi  imperantis  officia  (sive  is  monarcha  sit  sivccœtus)  manifeste  indicat 
institutionis  finis,  nimirum  salus  populi  :  quam  lege  naturae  obligatur  quan- 
tum potest  procurare  et  cujus  rationem  Deo,  et  illi  soli  tenetur  redderc... 

Horum  auiem  jurium  fundamenta  eo  magis  doceri  debent  quod  juris 
naturalis  sunt,  non  civilis,  et  punienda  eorum  transgressio  non  ut  trans- 
gressio  legum  civilium  sed  vindicanda  ut  facta  hostilia.  Continent  cnim 
rebellionem,  id  est  legum  civilium  simul  omnium  transgressionem  vel 
potius  repudiationem,  et  proptcrea  lege  civili  frustra  prohibeniur. 

(2)  Platon,  Le  Politique  ou  De  la  Royauté.  —  Qu'aucun  membre  de 
l'État  n'ose  rien  faire  contre  les  lois,  que  celui  qui  l'oserait  soit  puni  de  la 
mort  et  des  derniers  supplices... 

(3)  Montesquieu,  Esprit  des  lois,  liv.  VI,  chap.  ix.  —  C'est  une  remarque 
perpétuelle  des  auteurs  chinois,  que  plus  dans  leur  Empire  on  voyait  aug- 
menter les  supplices,  plus  la  révolution  était  prochaine. 


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LIVRE   II.   -   CHAP.    VI.  63 

l'exemple,  que  celui  qu'on  ne  peut  conserver  sans  danger. 
A  l'égard  du  droit  de  faire  grâce  ou  d'exempter  un  cou- 
pable de  la  peine  portée  par  la  loi  et  prononcée  par  le  juge, 
il  n'appartient  qu'à  celui  qui  est  au-dessus  du  juge  et  de  la 
loi,  c'est-à-dirje.  au  souverain  ;  encore  son  droit  en  ceci 
n'est-il  pas  bien  net,  et  les  cas  d'en  user  sont-ils  très 
rares  (i).  Dans  un  État  bien  gouverné,  il  y  a  peu  de  puni- 
tions, non  parce  qu'on  fait  beaucoup  de  grâces,  mais  parce 
qu'il  y  a  peu  de  criminels  :  la  multitude  des  crimes  en 
assure  l'impunité  lorsque  l'État  dépérit.  Sous  la  république 
romaine,  jamais  le  sénat  ni  les  consuls  ne  tentèrent  de 
faire  grâce;  le  peuple  même  n'en  faisait  pas,quoiqu^il  révo- 
quât quelquefois  son  propre  jugement.  Les  fréquentes  grâces 
annoncent  que  bientôt  les  forfaits  îi^en  auront  plus  be- 
soin, et  chacun  voit  où  cela  mène.  Mais  je  sens  que  mon 
cœur  murmure  et  retient  ma  plume  (2)  :  laissons  discuter 
ces  questions  à  l'homme  juste  qui  n'a-point  failli,  et  qui 
jamais  n'eut  lui-même  besoin  de  grâce. 

CHAPITRE  VI 

DE    LA    LOI 

Par  le  pacte  social  nous  avons  donné  l'existence  et  la 
vie  au  corps  politique  :  il  s  agit  maintenant  de  lui  donner 
le  mouvement  et  la  volonté  par  la  législation.  Car  l'acte 
primitif  par  lequel  ce  corps  se  forme  et  s'unit  ne  détermine 
rien  encore  de  ce  qu'il  doit  faire  pour  se  conserver  (3). 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  îoiSy  liv.  VI,  ch.  xvi.  —  C'est  un  grand  res- 
sort des  gouvernements  modérés  que  les  lettres  de  grâces.  Ce  pouvoir  que 
le  prince  a  de  pardonner,  exécuté  avec  sagesse,  peut  avoir  d'admirables 
effets. 

(2)  Montesquieu,  Esprit  des  lois,  liv.  xvii.  — Mais  j'entends  la  voix  de  la 
nature  qui  crie  contre  moi. 

(3)  Locke,  Du  Gouvernement  civil,  ch.  vir.  —Cette  société  étant  alors  un 
corps,  il  faut  que  ce  corps  se  meuve  de  quelque  manière  ;  or  il  est  néces- 
saire qu'il  se  meuve  du  côté  où  le  pousse  et  Tentraîne  la  plus  grande  force 


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64  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Ce  qui  est  bien  et  conforme  à  l'ordre  est  tel  par  la 
nature  des  choses  et  indépendamment  des  conventions 
humaines.  Toute  justice  vient  de  Dieu,  lui  seul  en  est  la 
source;  mais  si  nous  savions  la  recevoir  de  si  haut,  nous 
n'aurions  besoin  ni  de  gouvernement  ni  de  lois.  Sans  doute 
il  est  une  justice  universelle  émanée  de  la  raison  seule; 
mais  cette  justice,  pour  être  admise  entre  nous,  doit  être 
réciproque.  A  considérer  humainement  les  choses,  faute  de 
sanction  naturelle,  les  lois  de  la  justice  sont  vaines  parmi 
les  hommes;  elles  ne  font  que  le  bien  du  méchant  et  le  mal 
du  juste,  quand  celui-ci  les  observe  avec  tout  le  monde 
sans  que  personne  les  observe  avec  lui.  Il  faut  donc  des 
conventions  et  des  lois  pour  unir  les  droits  aux  devoirs  et 
ramener  la  justice  à  son  objet  (r).  Dans  Tétat  de  naturp,  où 
tout  est  commun,  je  ne  dois  rien  à  ceux  à  qui  je  n'ai  rien 
promis;  je  ne  reconnais  pour  être  à  autrui  que  ce  qui  m'est 
inutile.  Il  n'en  est  pas  ainsi  dans  l'état  civil,  où  tous  les 
droits  sont  fixés  par  la  loi  (2). 

Mais  qu'est-ce  donc  enfin  qu'une  loi?  Tajit  qu'on  se  con- 
tentera de  n'attachera  ce  mot  que  des  idées  métaphysiques, 
on  continuera  de  raisonner  sans  s'entendre;  et  quand  on 
aura  dit  ce  que  c'est  qu'une  loi  de  la  nature,  on  n'en  saura 
pas  mieux  ce  que  c'est  qu'une  loi  de  l'État. 

J'ai  déjà  dit  qu'il  n'y  avait  point  de  volonté  générale  sur 
un  objet  particulier.  En  efiet,  cet  objet  particulier  est  dans 

qui  est  le  consentement  du  plus  grand  nombre,  autrement  il  serait  absolu- 
ment impossible  qu'il  agît  en  continuant  à  être  un  corps  ou  une  société, 
comme  le  consentement  de  chaque  particulier  qui  s*y  est  joint  et  uni  a  voulu 
qu'il  fût. 

(i)  HoBBEs,  De  Cive,  ch.  m.  —  Les  lois  que  nous  avons  nommées  de 
nature  ne  sont  pas  des  lois,  à  parler  proprement,  en  tant  qu'elles  procè- 
dent de  la  nature  et  considérées  dans  leur  origine.  Car  elles  ne  sont  autre 
chose  que  les  diverses  conclusions  tirées  par  raisonnement  touchant  ce  que 
nous  avons  à  faire  ou  à  omettre.  Mais  la  loi,  à  la  définir  exactement,  est  le 
discours  d'une  personne  qui,  avec  autorité  légitime,  commande  aux  autres  de 
faire  ou  de  ne  pas  faire  quelque  chose... 

(2)  HoBBBS,  De  Civey  chap.  xiii.  — Le  souverain  en  tant  que  tel  ne  pour- 
voit point  autrement  au  salut  du  peuple  que  par  les  lois  qui  sont  générales... 


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LIVRE   II.   -   CHAP.   VI.  65 

rÉtat  OU  hors  de  TÉtat,  S'il  est  hors  de  TÉtat,  une  volonté 
qui  lui  est  étrangère  n'est  point  générale  par  rapporta  lui; 
et  si  cet  objet  est  dans  l'État,  il  en  fait  partie  :  alors  il  se 
forme  entre  le  tout  et  sa  partie  une  relation  qui  en  fait  deux 
êtres  séparés,  dont  la  partie  est  l'un,  et  le  tout,  moins  cette 
même  partie,  est  l'autre.  Mais  le  tout  moins  une  partie 
n  est  point  le  tout;  et  tai;n  que  ce  rapport  subsiste,  il  n'y  a 
plus  de  tout,  mais  deux  parties  inégales  :  d'où  il  suit  que 
la  volonté  de  l'une  n'est  point  non  plus  générale  par  rapport 
à  Tautre.  /„ 

Mais  quand  tout  le  peuple  statué  sur  tout  le  peuple,  il 
ne  considère  que  lui-même  ;  et  s'il  se  forme  alors  un  rap- 
port, c'est  de  l'objet  entier  sous  un  point  de  vue  à  l'objet 
entier  sous  un  autre  point  de  vue,  sans  aucune  division  du 
tout.  Alors  la  matière  sur  laquelle  on  statue  est  générale 
comme  la  volonté  qui  statue.  C'est  cet  acte  que  j'appelle 
une  loi. 

Quand  je  dis  que  l'objet  des  lois  est  toujours  général, 
j'entends  que  la  loi  considère  les  sujets  en  corps  et  les 
actions  comme  abstraites,  jamais  un  homme  comme  indi- 
vidu ni  une  action  particulière  (i).  Ainsi  la  loi  peut  bien 
statuer  qu'il  y  aura  des  privilèges,  mais  elle  n'en  peut 
donner  nommément  à  personne;  la  loi  peut  faire  plusieurs 
classes  de  citoyens,  assigner  même  les  qualités  qui  donne- 
ront droit  à  ces  classes,  mais  elle  ne  peut  nommer  tels  et 
tels  pour  y  être  admis;  elle  peut  établir  un  gouvernement 
royal  et  une  succession  héréditaire,  mais  elle  ne  peut  élire 
un  roi,  ni  nommer  une  famille  royale  :  en  un  mot,  toute 


(i)  Locke,  Gouvernement  civil,  chap.  x,  De  retendue  du  pouvoir  légis- 
latif. —  Il  y  aura  les  mômes  règlements  pour  le  riche  et  pour  le  pauvre, 
pour  le  favori  et  le  courtisan,  et  pour  le  bourgeois  et  le  laboureur. 

BuRLAMAQui,  PHncipes  du  Droit  naturel,  tome  I,  chap.  x.  De  la  fin 
des  lois,  de  leurs  caractères  et  de  leurs  différences.  —  i»  Si  le  législateur 
peut  abroger  entièrement  une  loi,  à  plus  forte  raison  peut-il  en  suspendre 
i*effet  par  rapport  à  telle  ou  telle  personne;  2»  Mais  on  doit  avouer  aussi 
qu'il  n'y  a  que  le  législateur  lui-môme  qui  ait  ce  pouvoir. 

b 


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66  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

fonction  qui  se  rapporte  à  un  objet  individuel  n'appartient 
point  à  la  puissance  législative  (i). 

Sur  cette  idée,  on  voit  à  l'instant  qu'il  ne  faut  plus  de- 
mander à^ui  il  appartient  de  faire  des  lois,  puisqu'elles  sont 
des  actes  de  la  volonté  générale  ;  ni  si  le  prince  est  au-dessus 
des  lois,  puisqu'il  est  membre  de  l'État  (2);  ni  si  la  loi  peut 
être  injuste,  puisque  nul  n'est  injuste  envers  lui-même  (3); 

(i)  HoBBESy  De  Cive,  chap.xii.  —  Les  lois  sont  faites  pour  Titius  et  pour 
Cassius  et  non  pas  pour  le  corps  de  l'État... 

(2)  R.  8*  Lettre  de  la  Montagne,  —  Il  n*y  a  donc  point  de  liberté  sans 
lois,  ni  où  quelqu'un  est  au-dessus  des  lois  :  dans  l'état  môme  de  nature, 
l'homme  n'est  libre  qu'à  la  faveur  de  la  loi  naturelle,  qui  commande  à  tous. 
Un  peuple  libre  obéit,  mais  il  ne  sert  pas;  il  a  des  chefs,  et  non  pas  des 
maîtres;  il  obéit  aux  lois,  mais  il  n'obéit  qu'aux  lois,  et  c'est  par  la  force 
des  lois  qu'il  n'obéit  pas  aux  hommes.  Toutes  les  barrières  qu'on  donne 
dans  les  républiques  au  pouvoir  des  magistrats  ne  sont  établies  que  pour 
garantir  de  leurs  atteintes  l'enceinte  sacrée  des  lois  :  ils  en  sont  les  minis- 
tres, non  les  arbitres;  ils  doivent  les  garder,  non  les  enfreindre.  Un  peuple 
est  libre,  quelque  forme  qu'ait  son  gouvernement,  quand,  dans  celui  qui  le 
gouverne,  il  ne  voit  point  l'homme,  mais  l'organe  de  la  loi.  En  un  mot,  la 
liberté  suit  toujours  le  sort  des  lois,  elle  règne  ou  périt  avec  elles;  je  ne 
sache  rien  de  plus  certain. 

(3)  R.  9*  Lettre  de  la  Montagne.  —  Le  premier  et  le  plus  grand  intérêt 
public  est  toujours  la  justice.  Tous  veulent  que  les  conditions  soient  égales 
pour  tous,  et  la  justice  n'est  que  cette  égalité.  Le  citoyen  ne  veut  que  les 
lois  et  que  l'observation  des  lois.  Chaque  particulier  dans  le  peuple  sait  bien 
que,  s'il  y  a  des  exceptions,  elles  ne  seront  pas  en  sa  faveur.  Ainsi  tous 
craignent  les  exceptions;  et  qui  craint  les  exceptions  aime  la  loi.  Chez  les 
chefs,  c'est  tout  autre  chose  ;  leur  état  môme  est  un  état  de  préférence  ;  et  ils 
cherchent  des  préférences  partout. 

La  justice  dans  le  peuple  est  une  vertu  d'état;  la  violence  et  la  tyrannie 
est  de  môme  dans  les  chets  un  vice  d'état.  Si  nous  étions  à  leurs  places, 
nous  autres  particuliers,  nous  deviendrions  comme  eux  violents,usurpateurs, 
iniques.  Quand  des  magistrats  viennent  donc  nous  prêcher  leur  intégrité, 
leur  modération,  leur  justice,  ils  nous  trompent,  s'ils  veulent  obtenir  ainsi 
la  confiance  que  nous  ne  leur  devons  pas  :  non  qu'ils  ne  puissent  avoir  per- 
sonnellement ces  vertus  dont  ils  se  vantent;  mais  alors  ils  font  une  excep- 
tion, et  ce  n'est  pas  aux  exceptions  que  la  loi  doit  avoir  égard. 

S'ils  veulent  des  lois,  ce  n'est  pas  pour  leur  obéir,  c'est  pour  en  ôtre  les 
arbitres.  Ils  veulent  des  lois  pour  se  mettre  à  leur  place  et  pour  se  faire 
craindre  en  leur  nom.  Tout  les  favorise  dans  ce  projet  :  ils  se  servent  des 
droits  qu'ils  ont  pour  usurper  sans  risque  ceux  qu'ils  n'ont  pas.  Comme  ils 
parlent  toujours  au  nom  de  la  loi,  môme  en  la  violant,  quiconque  ose  la  dé- 
fendre contre  eux  est  un  séditieux,  un  rebelle;  il  doit  périr  :  et  pour  eux, 
toujours  sûrs  de  l'impunité  dans  leurs  entreprises,  le  pis  qui  leur  arrive  est 
de  ne  pas  réussir.  S'ils  ont  besoin  d'appui,  partout  ils  en  trouvent.  C'est  une 


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LIVRE   II.   -   CHAP.    Vi.  67 

ni  comment  on  est  libre  et  soumis  aux  lois,  puisqu'elles 
ne  sont  que  des  registres  de  nos  volontés  (i). 

On  voit  encore  que,  la  loi  réunissant  Funiversalité  de  la 
volonté  et  celle  de  Tobjet,  ce  qu'un  homme,  quel  qu'il 
puisse  êtrejordonne  de  son  chef  n'est  point  une  loi  (2)  :  ce 
qu'ordonne  même  le  souverain  sur  un  objet  particulier  n'est 
pas  non  plus  une  loi,  mais  un  décret;  ni  un  acte  de  souve- 
raineté, mais  de  magistrature  (3). 

J'appelle  donc  république  tout  État  régi  par  des  lois  (4), 

ligue  naturelle  que  celle  des  forts;  et  ce  qui  fait  la  faiblesse  des  faibles  est 
de  ne  pouvoir  se  liguer  ainsi.  Tel  est  le  destin  du  peuple,  d'avoir  toujours 
au  dedans  et  au  dehors  ses  parties  pour  juges.  Heureux  quand  il  en  peut 
trouver  d'assez  équitables  pour  le  protéger  contre  leurs  propres  maximes, 
contre  ce  sentiment  si  gravé  dans  le  cœur  humain,  d'aimer  et  favoriser  les 
intérêts  semblables  aux  nôtres  ! 

(i)  R.  Manuscrit  de  Neuchâtel  (n*»  7840).  — On  est  libre  quoique  soumis 
aux  lois,  non  quand  on  obéit  à  un  homme,  parce  qu'en  ce  dernier  cas 
j'obéis  à  la  volonté  d'autrui,  mais  en  obéissant  à  la  loi  je  n'obéis  qu'à  la 
volonté  publique  qui  est  autant  la  mienne  que  celle  de  qui  que  ce  soit. 
D'ailleurs  un  maître  peut  permettre  à  l'un  ce  qu'il  défend  à  l'autre,  au  lieu 
que  la  loi,  ne  faisant  aucune  exception,  la  condition  de  tous  est  égale  et 
par  conséquent  il  n'y  a  ni  maître  ni  serviteur. 

R.  8*  Lettre  de  la  Montagne. — Toute  condition  imposée  à  chacun  partons 
ne  peut  être  onéreuse  à  personne;  et  la  pire  des  lois  vaut  encore  mieux  que 
le  meilleur  maître  :  car  tout  maître  a  des  préférences, et  la  loi  n'en  a  jamais. 

(2)  HoBBES,  De  Cive,  chap.  xiv.  —  Puis  donc  que  l'on  n'obéit  pas  aux  lois 
à  cause  de  la  chose  môme  qui  y  est  commandée  mais  en  considération  de 
la  volonté  du  législateur,  la  loi  n'est  pas  un  conseil  mais  un  édit  ou  une 
ordonnance,  et  je  la  définis  de  cette  sorte  :  La  loi  est  une  ordonnance  de  cette 
personne  {soit  d'un  seul  homme  qui  gouverne  ou  d'une  assemblée)  dont  le 
commandement  tient  lieu  d'une  raison  suffisante  pour  y  obéir... 

Locke,  Gouvernement  civil,  chap.  x.  —  Le  pouvoir  législatif  ne  doit  con- 
férer à  qui  que  ce  soit  le  pouvoir  de  faire  des  lois;  ce  pouvoir  ne  pouvant 
résider  de  droit  que  là  où  le  peuple  l'a  établi. 

(3)  Platon,  Des  Lois,  liv.  IV.  —  Si  j'ai  appelé  les  magistrats  serviteurs 
des  lois,  ce  n'est  pas  que  je  veuille  rien  changer  aux  termes  établis  par 
Tusage,  c'est  que  je  suis  persuadé  que  le  salut  d'un  État  dépend  principale- 
ment de  là,  et  que  le  contraire  cause  infailliblement  sa  perte;  c'est  que  je 
vois  très  prochaine  la  ruine  d'un  État  où  la  loi  est  sans  force  et  soumise  à 
ceux  qui  gouvernent,etqu'aucontrairepartoutoùla  loi  est  seule  souveraine 
et  où  les  magistrats  sont  ses  premiers  sujets,  avec  le  salut  public,  je  vois  l'as- 
semblage de  tous  les  biens  que  les  Dieux  ont  jamais  versés  dans  les  États. 

(4)  Locke,  Gouvernement  civil,  ch.  xviii.  —  Un  gouvernement  sans  lois 
est,  à  mon  avis,  un  mystère  dans  la  politique,  inconcevable  à  l'esprit  de 
rhomme,  et  incompatible  avec  la  société  humaine. 


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68  DiJ   CONTRAT    SOCIAL, 

SOUS  quelque  forme  d^administration  que  ce  puisse  être  : 
car  alors  seulement  Tintérêt  public  gouverne,  et  la  chose 
publique  est  quelque  chose.  Tout  gouvernement  légitime 
est  républicain  (a)  :  j'expliquerai  ci-après  ce  que  c'est  que 
gouvernement. 

Les  lois  ne  sont  proprement  que  les  conditions  de  l'as- 
sociation civile  (ï).  Le  peuple,  soumis  aux  lois,  en  doit  être 
l'auteur  (2)  ;  il  n'appartient  qu'à  ceux  qui  s'associent  de 
régler  les  conditions  de  la  société.  Mais  comment  les  régle- 
ront-ils? Sera-ce  d'un  commun  accord,  par  une  inspiration 
subite  ?  Le  corps  politique  a-t-il  un  organe  pour  énoncer 
ses  volontés?  Qui  lui  donnera  la  prévoyance  nécessaire 
pour  en  former  les  actes  et  les  publier  d'avance?  ou  com- 
ment les  prononççra'-t-il  au  moment  du  besoin?  Comment 
une  multitude  aveugle,  qui  souvent  ne  sait  ce  qu'elle  veut, 
parce  qu'elle  sait  rarement  ce  qui  lui  est  bon,  exécuterait-elle 
d'elle-même  une  entreprise  aussi  grande,  aussi  difficilequ'un 


{a)  Je  n'entends  pas  seulement  par  ce  mot  une  aristocratie  ou  une  démo- 
cratie, mais  en  général  tout  gouvernement  guidé  par  la  volonté  générale 
qui  est  la  loi.  Pour  être  légitime,  il  ne  faut  pas  que  le  gouvernement  se 
confonde  avec  le  souverain,  mais  qu'il  en  soit  le  ministre  :  alors  la  monar- 
chie elle-même  est  république.  Ceci  s'éclaircira  dans  le  livre  suivant.  (Note 
du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(i)  R.  5»  Lettre  de  la  Montagne.—  L'ouvrage  du  législateur  ne  s'altère  et 
ne  se  détruit  jamais  que  d'une  manière  :  c'est  quand  les  dépositaires  de  cet 
ouvrage  abusent,  de  leur  dépôt,  et  se  font  obéir  au  nom  des  lois  en  leur 
désobéissant  eux-mêmes. 

Jamais  le  peuple  ne  s'est  rebellé  contre  les  lois,  que  les  chefs  n'aient 
commencé  par  les  enfreindre  en  quelque  chose.  C'est  sur  ce  principe  cer- 
tain qu'à  la  Chine,  quand  il  y  a  quelque  révolte  dans  une  province,  on  com- 
mence toujours  par  punir  le  gouverneur.  En  Europe,  les  rois  suivent  con- 
stamment la  maxime  contraire: aussi  voyez  comment  prospèrent  leurs  États! 
La  population  diminue  partout  d'un  dixième  tous  les  trente  ans;  elle  ne 
diminue  point  à  la  Chine.  Le  despotisme  oriental  se  soutient,  parce  qu'il 
est  plus  sévère  sur  les  grands  que  sur  le  peuple;  il  tire  ainsi  de  lui-même 
son  propre  remède.  J'entends  dire  qu'on  commence  à  prendre  à  la  Porte  la 
maxime  chrétienne.  Si  cela  est,  on  verra  dans  peu  ce  qu'il  en  résultera. 

(2)  HoBBES,  De  Cive,  chap.  xii.  —  C'est  le  peuple  qui  règne,  en  quelque 
sorte  d'État  que  ce  soit,  car  dans  les  monarchies  même  c'est  le  peuple  qui 
commande  et  qui  veut  par  la  volonté  d'un  seul  homme.Les  particuliers  et  les 
sujets  sont  ce  qui  fait  la  multitude. 


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LIVRE   II.   —   CHAP.    VI.  69 

système  de  législation?  De  lui-même  le  peuple  veut  toujours 
le  bien,  mais  de  lui-même  il  ne  le  voit  pas  toujours.  La  vo- 
lonté générale  est  toujours  droite,  mais  le  jugement  qui  la         k|.Qi  i£Z 
guide  n'est  pas  toujours  éclairé.  Il  faut  lui  faire  voir  les       /    ^  ^ç. 
objets  tels  qu'ils  sont,  quelquefois  tels  qu'ils  doivent  lui...*—.     ^  kStC  i 
cuparaître,  lui  montrer  le  bon  chemin  qu'elle  cherche,  la  ga-   "^  ^ 

rantirdes  séductions  des  volontés  particulières,  rapprocher 
à  ses  yeux  les  lieux  et  les  temps  (i),  balancer  l'attrait  des 
avantages  présents  et  sensibles  par  le  danger  des  iï^^ux  ^'^^^Jj^^^^ 
éloignés  et  cachés.  Les  particuliers  voient  le  bien  qu'ils  re-  .  ç. 

jettent;  le  public  veut  le  bien  qu'il  ne  voit  pas.  Tous  ont^^        ivViiC 
également  besoin  de  guides.  Il  faut  obliger  les  uns  à  confo^-      ^    ' 
mer  leurs  volontés  à  leur  raison;  H  faut  apprendre â l'autre     ^^^ 
à  connaître  ce   qu'il   veut.  Alors  des  lumières  publiques     C»^'^j 
résulte  l'union  de    l'entendement  et  de   la  volonté   dans 
le  corps  social;  de  là  l'exact  concours  des  parties,  et  enfin 
la  plus  grande  force  du  tout.  Voilà  d'où  naît  la  nécessité 
d'un  législateur  (2). 

(i)  Platon,  Le  Politique,  —  La  loi  ne  pouvant  jamais  embrasser  ce  qu'il 
y  a  de  véritablement  meilleur  et  de  plus  juste  pour  tout  à  la  fois  ne  peut  non 
plus  en  donner  ce  qu'il  y  a  de  plus  excellent.  Car  les  différences  qui  distin- 
guent tous  les  hommes  et  toutes  les  actions  et  l'incessante  variété  des 
choses  humaines  toujours  en  mouvement  ne  permettent  pas  à  un  art  quel  qu'il 
soit  d'établir  une  règle  simple  et  unique  qui  convienne  à  tous  les  hommes  • 
et  dans  tous  les  temps... 

(2)  R.  ÉmilCy  liv.  II.  —  Il  y  a  deux  sortes  de  dépendances  :  celle  deschoses 
qui  est  de  la  nature;  celle  des  hommes,  qui  est  de  la  société.  La  dépen- 
dance des  choses,  n*ayant  aucune  moralité,  ne  nuit  point  à  la  liberté  et 
n'engendre  point  de  vices  :  la  dépendance  des  hommes  étant  désordonnée  les 
engendre  tous,  et  c'est  par  elle  que  le  maître  et  l'esclave  se  dépravent  mu- 
tuellement. S'il  y  a  quelque  moyen  de  remédier  à  ce  mal  dans  la  société, 
c'est  de  substituer  la  loi  à  l'homme,  et  d'armer  les  volontés  générales  d'une 
force  réelle,  supérieure  à  l'action  de  toute  volonté  particulière.  Si  les  lois 
des  nations  pouvaient  avoir,  comme  celles  de  la  nature,  une  inflexibilité 
que  jamais  aucune  force  humaine  ne  pût  vaincre,  la  dépendance  des  hommes 
redeviendrait  alori  celle  des  choses;  on  réunirait  dans  la  république  tous  les 
avantages  de  l'état  naturel  à  ceux  de  l'état  civil  ;  on  joindrait  à  la  liberté,  qui 
maintient  l'homme  exempt  de  vices,  la  moralité,  qui  l'élève  à  la  vertu. 


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70  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

CHAPITRE  VII 

DU    LÉGISLATEUR 

Pour  découvrir  les  meilleures  règles  de  société'  qui  con- 
viennent aux  nations,  il  faudrait  une  intelligence  supérieure 
qui  vît  toutes  les  passions  des  hommes,  et  qui  n'en  éprouvât 
aucune;  qui  n'eût  aucun  rapport  avec  notre  nature,  et  qui 
la  connût  à  fond;  dont  le  bonheurfût  indépendant  de  nous 
et  qui  pourtant  voulût  bien  s'occuper  du  nôtre (i);  enfin, 
qui,  dans  le  progrès  des  temps  se  ménageant  une  gloire  éloi- 
gnée (2),pût  travailler  dans  un  siècle  et  jouir  dans  un  autre(  a). 


(a)  Un  peuple  ne  devient  célèbre  que  quand  sa  le'gislation  commence  à 
décliner.  On  ignore  durant  combien  de  siècles  l'institution  de  Lycurgue  ftt 
le  bonheur  des  Spartiates  avant  qu'il  fût  question  d'eux  dans  le  reste  de  la 
Grèce.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1763.) 

(i)  R.  Émiley  liv.  IV.  — -  Que  faudrait-il  donc  pour  bien  observer  les 
hommes?  Un  grand  intérêt  à  les  connaître,  une  grande  impartialité  à  les 
juger,  un  cœur  assez  sensible  pour  concevoir  toutes  les  passions  humaines, 
et  assez  calme  pour  ne  pas  les  éprouver. 

Montesquieu,  Esprit  des  lois,  liv.  I,  chap.  m.  —  La  loi,  en  général,  est 
la  raison  humaine  en  tant  qu'elle  gouverne  tous  les  peuples  de  la  terre  et 
les  lois  politiques  et  civiles  de  chaque  nation  ne  doivent  être  que  les  cas 
particuliers,  où  s'applique  cette  raison  humaine. 

Elles  doivent  être  tellement  propres  au  peuple  pour  lequel  elles  sont 
faites,  que  c'est  un  très  grand  hasard  si  celles  d'une  nation  peuvent  con- 
venir à  une  autre. 

Il  faut  qu'elles  se  rapportent  à  la  nature  et  au  principe  du  gouvernement 
qui  est  établi  ou  qu'on  veut  établir,  soit  qu'elles  le  forment  comme  font  les 
lois  politiques,  soit  quelles  le  maintiennent,  comme  font  les  lois  civiles. 

Elles  doivent  être  relatives  au  physique  du  pays,  au  climat  glacé,  brû- 
lant ou  tempéré,  à  la  qualité  du  terrain,  à  sa  situation,  à  sa  grandeur,  au 
genre  de  vie  des  peuples,  laboureurs,  chasseurs  ou  pasteurs;  elles  doivent 
se  rapporter  au  degré  de  liberté  que  la  Constitution  peut  souffrir,  à  la  reli- 
gion des  habitants,  à  leurs  inclinations,  à  leurs  richesses,  à  leur  nombre,  à 
leur  commerce,  à  leurs  mœurs,  à  leurs  manières.  Enfin,  elles  ont  des  rap- 
ports entre  elles,  elles  en  ont  avec  leur  origine,  avec  l'objet  du  législateur, 
avec  l'ordre  des  choses  sur  lesquelles  elles  sont  établies... 

(2/  Platon,  La  République,  liv.  VIL  — Lorsqu'on  verra  à  la  tête  des  gou- 
vernements un  ou  plusieurs  vrais  philosophes  qui,  regardant  d'un  œil  de 
mépris  les  honneurs  qu'on  brigue  aujourd'hui,  persuadés  qu'ils  ne  sontd'aucun 
prix,  n'estimant  que  les  devoirs  et  les  honneurs  qui  en  sont  la  récompense, 


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LIVRE   II.   -    CHA.P.    Vri.  •  71 

Il  faudrait  des  dieux  pour  donner  des  lois  aux  hommes. 

Le  même  raisonnement  que  faisait  Caligula  quant  au 
fait,  Platon  le  faisait  quant  au  droit  pour  définir  Thomme 
civil  ou  royal  qu'il  cherche  dans  son  livre  du  RègJie.  Mais 
s'il  est  vrai  qu'un  grand  prince  est  un  homme  rare,  que 
sera-ce  d'un  grand  législateur?  Le  premier  n'a  qu'à  suivre 
le  modèle  que  l'autre  doit  proposer.  Celui-ci  est  le  mécani- 
cien qui  invente  la  machine,  celui-là  n'est  que  l'ouvrier  qui 
la  monte  et  la  fait  marcher.  «  Dans  la  naissance  des  sociétés, 
dit  Montesquieu,  ce  sont  les  chefs  des  républiques  qui 
font  l'institution,  et  c'est  ensuite  l'institution  qui  forme  les 
chefs  des  républiques  (1).  » 

Celui  qui  ose  entreprendre  d'instituer  un  peuple  doit  se 
sentir  en  état  de  changer  pour  ainsi  dire  la  nature  humaine, 
de  transformer  chaque  individu,  qui  par  lui-même  est  un 
tout  parfait  et  solitaire,  en  partie  d'un  plus  grand  tout  dont 
cet  individu  reçoive  en  quelque  sorte  sa  vie  et  son  être  ; 
d'altérer  la  constitution  de  l'homme  pour  la  renforcer;  de 
substituer  une  existence  partielle  et  morale  à  l'existencQ 
physique  et  indépendante  que  nous  avons  tous  reçue  de  la 
nature  (2),  Il  faut,  en  un  mot,  qu'il  ôte  à  Thomme  ses  forces 
propres  pour  lui  en  donner  qui  lui  soient  étrangères,  et  dont 


mettant  la  justice  au-dessus  de  tout  pour  Timportance  et  la  nécessité,  soumis 
en  tout  à  ses  lois,  et,  s'appliquant  à  la  faire  prévaloir,  entreprendraient  la 
réforme  de  l'État... 

(i)  Voir  Grandeur  et  décadence  des  Romains,  chap.  i. 

(2)  R. -Émi7ff,liv.I.— L'homme  naturel  est  tout  pour  lui;  il  est  Tunîté 
numérique,  rentier  absolu,  qui  n*a  de  rapport  qu'à  lui-même  ou  à  son  sem- 
blable. L'homme  civil  n'est  qu'une  unité  fractionnaire  qui  tient  au  déno- 
minateur, et  dont  la  valeur  est  dans  son  rapport  avec  l'entier,  qui  est  le  corps 
social.  Les  bonnes  institutions  sociales  sont  celles  qui  savent  le  mieux 
dénaturer  l'homme,  lui  ôter  son  existence  absolue  pour  lui  en  donner  une 
relative,  et  transporter  le  moi  dans  l'unité  commune  ;  en  sorte  que  chaque 
particulier  ne  se  croie  plus  un,  mais  partie  de  l'unité,  et  ne  soit  plus  sensible 
que  dans  le  tout.  Un  citoyen  de  Rome  n'était  ni  Caïus  ni  Lucius;  c'était  un 
Romain;  même  il  aimait  la  patrie  exclusivement  à  lui.  Régulus  se  préten- 
dait Carthaginois,  comme  étant  devenu  le  bien  de  ses  maîtres.  En  sa 
qualité  d'étranger,  il  refusait  de  siéger  au  sénat  de  Rome,  il  fallut  qu'un 
Carthaginois  le  lui  ordonnât.  11  s'indignait  qu'on  voulût  lui  sauver  la  vie. 


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72  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

il  ne  puisse  faire  usage  sans  le  secours  d'autrui  (i).  Plus  ces 
forces  naturelles  sont  mortes  et  anéanties,  plus  les  acquises 
sont  grandes  et  durables,  plus  aussi  Tinstitution  est  solide 
et  parfaite  (2)  :  en  sorte  que  si  chaque  citoyen  n'est  rien,  ne 
peut  rien  que  par  tous  les  autres,  et  que  la  force  acquise 
par  le  tout  soit  dgale  ou  supérieure  à  la  sommes  des  forces 
naturelles  de  tous  les  individus,  on  peut  dire  que  la  légis- 
lation est  au  plus  haut  point  de  perfection  qu'elle  puisse 
atteindre. 

Le  législateur  est  à  tous  égards  un  homme  extraordi- 
naire dans  l'État.  S'il  dpit  l'être  par  son  génie,  il  ne  Test 
pas  moins  par  son  emploi.  Ce  n'est  point  magistrature,  ce 
n'est  point  souveraineté.  Cet  emploi  qui  constitue  la  répu- 
blique, n'entre  point  dans  sa  constitution;  c'est  une  fonc- 
tion particulière  et  supérieure  qui  n'a  rien  de  commun 

Il  vainquit,  et  s*en  retourna  triomphant  mourir  dans  les  supplices.  Cela 
n'a  pas  grand  rapport,  ce  me  semble,  aux  hommes  que  nous  connaissons. 

Le  Lacédémonien  Pédarete  se  présente  pour  être  admis  au  conseil  des 
trois  cents;  il  est  rejeté  :  il  s'en  retourne  tout  joyeux  de  ce  qu'il  s'est  trouvé 
dans  Sparte  trois  cents  hommes  valant  mieux  que  lui.  Je  suppose  cette 
démonstration  sincère,  et  il  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  l'était  :  voilà  le  citoyen. 

Une  femme  de  Sparte  avait  cinq  fils  à  l'armée,  et  attendait  des  rtouvelles 
de  la  bataille.  Un  ilole  arrive;  elle  lui  en  demande  en  tremblant:  «  Vos 
cinq  fils  ont  été  tués.  —  Vil  esclave,  t'ai-je  demandé  cela?  —  Nous  avons 
gagné  la  victoire  !  »  La  mère  court  au  temple,  et  rend  grâce  aux  dieux. 
Voilà  la  citoyenne. 

Celui  qui,  dans  l'ordre  civil,  veut  conserver  la  primauté  des  sentiments 
de  la  nature  ne  sait  ce  qu'il  veut.  Toujours  en  contradiction  avec  lui-même, 
toujours  flottant  entre  ses  penchants  et  ses  devoirs,  il  ne  sera  jamais  ni 
homme,  ni  citoyen  ;  il  ne  sera  bon  ni  pour  lui  ni  pour  les  autres.  Ce  sera 
un  de  ces  hommes  de  nos  jours,  un  Français,  un  Anglais,  un  bourgeois; 
ce  ne  sera  rien. 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  lois,  Préface. —  L'homme,  cet  être  flexible, 
se  pliant  dans  la  société  aux  pensées  et  aux  impressions  des  autres,  est  éga- 
lement capable  de  connaître  sa  propre  nature  lorsqu'on  la  lui  montre  et  d'en 
perdre  jusqu'au  sentiment  lorsqu'on  la  lui  dérobe. 

(2)  Platon,  La  RépubliquCy  liv.  VI.—  Mais  de  quelle  manière  se  prendront 
les  philosophes  pour  tracer  ce  plan  ?  Us  regarderont  l'état  et  l'âme  de  chaque 
citoyen  comme  une  toile  qu'il  faudra  commencer  par  rendre  nette,  ce  qui 
n'est  point  aisé;  car  l'on  pense  bien  qu'il  y  aura"  cette  différence  entre  eux 
et  les  législateurs  ordinaires  qu'ils  ne  voudront  pas  s'occuper  d'un  État  ou 
d'un  individu  pour  lui  tracer  des  lois,  qu'ils  ne  l'aient  reçu  pur  et  net  ou 
qu'il  ne  soit  devenu  tel  par  leurs  soins. 


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LIVRE   II.   -   CHAP.   VII.  73 

avec  Tempire  humain;  car  si  celui  qui  commande  aux 
hommes  ne  doit  pas  commander  aux  lois,  celui  qui  com- 
mande aux  lois  ne  doit  pas  non  plus  commander  aux 
hommes  :  autrement  ses  lois,  ministres  de  ses  passions,  ne 
feraient  souvent  que  perpétuer  ses  injustices;  jamais  il  ne 
pourrait  éviter  que  des  vue§j)articulières  n'altérassent  la 
sainteté  de  son  ouvrage  (i). 

Quand  Lycurgue  donna  des  lois  à  sa  patrie,  il  com- 
mença par  abdiquer  la  royauté.  C'était  la  coutume  de  la  plu- 
part des  villes  grecques  de  confier  à  des  étrangers  l'établis- 
sement des  leurs.  Les  républiques  modernes  de  Tltalie 
imitèrent  souvent  cet  usage;  celle  de  Genève  en  fit  autant 
et  s'en  trouva  bien  {a).  Rome,  dans  son  plus  bel  âge,  vit  re- 
naître en  son  sein  tous  les  crimes  de  la  tyrannie,  et  se  vit 
prêteà  périr,  pou  ravoir  réuni  sur  les  mêmes  têtes  l'autorité 
législative  et  le  pouvoir  souverain. 

[a)  Ceux  qui  ne  considèrent  Calvin  que  comme  théologien  connaissent 
mal  rétendue  de  son  génie.  La  rédaction  de  nos  sages  édits,  à  laquelle  il  eut 
beaucoup  de  part,  lui  fait  autant  d'honneur  que  son  institution.  Quelque 
révolution  que  le  temps  puisse  amener  dans  notre  culte,  tant  que  l'amour 
de  la  pi^rie  et  de  la  liberté  ne  sera  pas  éteint  parmi  nous,  jamais  la 
mémoire  de  ce  grand  homme  ne  cessera  d'y  être  en  bénédiction.  (Note  du 
Contrat  social,  édition  de  1762.)  R.  2*  Lettre  de  la  Montagne.  —  Calvin, 
sans  doute,  était  un  grand  homme;  mais  enfin  c'était  un  homme,  et,  qui  pis 
est,  un  théologien  :  il  avait  d'ailleurs  tout  Torgueii  du  génie  qui  sent  sa 
supériorité,  et  qui  s'indigne  qu'on  la  lui  dispute.  —  Diderot,  Encyclopédie 
(article  Sociétés),  —  Ces  ministres  prétendus  réformés,  hommes  impérieux, 
en  voulant  modeler  les  États  sur  leurs  vues  théologiques,  prouvèrent,  de 
l'aveu  même  des  protestants  sensés,  qu'ils  étaient  aussi  mauvais  politiques 
que  mauvais  théologiens... 

(1)  Plutarque,  Préceptes  pour  les  hommes  d'État. —  Vouloir  d'abord 
faire  soi-même  les  mœurs  d'un  peuple  et  réformer  celles  qu'il  a,  est  une 
œuvre  aussi  difficile  que  périlleuse,  œuvre  exigeant  beaucoup  de  temps  et 
une  force  immense;  comme  le  vin  au  commencement  du  repas  est  maîtrisé 
par  le  caractère  des  gens  qui  le  boivent,  et  qu'insensiblement,  à  mesure 
qu'il  s'échauffe  et  se  mêle  dans  leurs  veines,  il  change  le  naturel  des 
buveurs  pour  leur  faire  prendre  le  sien;  de  même  jusqu'à  ce  que 
l'homme  d'État  se  soit  acquis,  à  force  de  gloire  et  de  confiance,  l'autorité 
dont  il  a  besoin  pour  conduire  le  peuple,  il  doit  s'accommoder  aux  carac- 
tères qu'il  a  sous  la  main,  les  approfondir  et  viser  à  les  satisfaire,  en  sachant 
bien  ce  que  le  peuple  goûte,  et  par  quels  motifs  il  est  naturellement  enclin 
à  se  déterminer... 


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74  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Cependant  les  décemvirs  eux-mêmes  ne  s'arrogèrent 
jamais  le  droit  de  faire  passer  aucune' loi  de  leur  seule  au- 
torité. <c  Rien  de  ce  que  nous  vous  proposons,  disaient-ils 
au  peuple,  ne  peut  passer  en  loi  sans  votre  consentement. 
Romains,  soyez  vous-mêmes  les  auteurs  des  lois  qui  doi- 
vent faire  votre  bonheur.  » 

Celui  qui  rédige  les  lois  n*a  donc  ou  ne  doit  avoir  aucun 
droit  législatif,  et  le  peuple  même  ne  peut,  quand  il  le  vou- 
drait, se  dépouiller  de  ce  droit  incommunicable,  parce  que, 
selon  le  pacte  fondamental,  il  n'y  a  que  la  volonté  générale 
qui  oblige  les  particuliers,  et  qu'on  ne  peut  jamais  s'assurer 
qu'une  volonté  particulière  est  conforme  à  la  volonté  géné- 
rale qu'après  l'avoir  soumise  aux  suffrages  libres  du  peuple  : 
j'ai  déjà  dit  cela;  mais  il  n'est  pas  inutile  de  le  répéter. 

Ainsi  l'on  trouve  à  la  fois  dans  l'ouvrage  de  la  législation 
deux  choses  qui  semblent  incompatibles  :  une  entreprise 
au-dessus  de  I2P  force  humaine,  et,  pour  l'exécuter,  une  au- 
torité qui  n'est  rien. 

Autre  difficulté  qui  mérite  attention.  Les  sages  qui  veu- 
lent parler  au  vulgaire  leur  langage  fau  lieu  du 'sien  n'en 
sauraient  être  entendus.  Or  il  y  a  mille  sortes  d'idées  qu'il 
est  impossible  de  traduire  dans  la  langue  du  peuple.  Les 
vues  trop  générales  et  les  objets  trop  éloignés  sont  égale- 
ment hors  de  sa  portée  :  chaque  individu,  ne  goûtant 
d'autre  plan  de  gouvernement  que  celui  qui  se  rapporte  à 
son  intérêt  particulier  (i),  aperçoit  difficilement  les  avan- 


(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois ^  liv.  XXIX,  chap.  xix,  des  législateurs. 
—  Aristote  voulait  satisfaire  tantôt  sa  jalousie  contre  Platon  et  tantôt  sa 
passion  pour  Alexandre;  Platon  était  indigné  contre  la  tyrannie  du  peuple 
d'Athènes;  Machiavel  était  plein  de  son  idole, le  duc  de  Valentinois;  Thomas 
More,  qui  parlait  plutôt  de  ce  qu*il  avait  lu  que  de  ce  qu'il  avait  pensé, 
voulait  gouverner  tous  les  Etats  avec  la  simplicité  d'une  ville  grecque  ;  Ar- 
rington  ne  voyait  que  la  République  d'Angleterre,  pendant  qu'une  foule 
d'écrivains  trouvaient  le  désordre  partout  où  ils  ne  voyaient  point  la  cou- 
ronne. Les  lois  rencontrent  toujours  les  passions  et  le»  préjugés  du  législa- 
teur; quelquefois  elles  passent  au  travers  et  s'y  teignent,  quelquefois  elles 
y  restent  et  s'y  incorporent. 


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LIVRE   II.-   CHAP.   VU.  75 

tages  qu'il  doit  retirer  des  privations  continuelles  qu*impo- 
sent  les  bonnes  loisW^our  qu'un  peuple  naissant  pût  goûter  les 
saines  maximes  de  (apolitique  et  suivre  les  règles  fondamen- 
tales de  la  raison  d'État,  il  faudrait  que  l'effet  pût  devenir 
la  cause;  que  l'esprit  social,  qui  doit  être  l'ouvrage  de  l'in- 
stitution, présidât  à  l'institution  même;  et  que  les  hommes 
fussent a^nt  les  lois  ce  qu'ils  doivent  devenir  par  elles  (i). 
Ainsi  donc  le  législateur  ne  pouvant  employer  ni  la  force 
ni  le  raisonnement,  c'est  une  nécessité  qu^il  recoure  à  une 
autorité  d'un  autre  ordre,  qui  puisse  entraîner  sans  violence 
et  persuader  sans  convaincre. 

Voilà  ce  qui  força  de  tout  tempç  les  pères  des  nations  de 
recourir  à  l'intervention  du  ciel  et  d'honorer  les  dieux  de 
leur  propre  sagesse,  afin  que  les  peuples,  soumis  aux  lois  de 
rÉtat  comme  à  celles  de  la  nature,  et  reconnaissant  le  même 
pouvoir  dans  la  formation  de  l'homme  et  dans  celle  de  la 
cité,  obéissent  avec  liberté,  et  portassent  dodlement  le  joug 
de  la  félicité  publique  (2). 

Cette  raison  sublime,  qui  s'élève  au-dessus  de  la  portée 
des  hommes  vulgaires,  est  celle  dont  le  législateur  met  les 

(i)  Platon,  La  République^  liv.  VII.  ~  Le  législateur  ne  doit  point  se 
proposer  pour  but  Iti  félicité  d'un  certain  nombre  de  citoyens  à  l'exclusion 
des  autres,  mais  la  félicité  de  tous;  dans  cette  vue  il  doit  tenir  tous  les 
citoyens  dans  les  mômes  intérêts,  les  engageant  par  la  persuasion  ou  par 
Tautorité  à  se  faire  part  les  uns  les  autres  des  avantages  qu'ils  sont  en 
état  de  rendre  dans  la  communauté,  et  en  formant  avec  soin  de  pareils 
citoyens  il  ne  prétend  pas  leur  laisser  la  liberté  de  faire  de  leurs  facultés  tel 
usage  qu'il  leur  plaira,  mais  se  servir  d'eux  pour  fortifier  le  lien  de  l'État... 

(2)  BossuET,  Politique  tirée  de  VÉcriture,  liv.  I.  Art.  6,  V/'  Proposition. 
—  Il  faut  remarquer  que  Dieu  n'avait  pas  besoin  du  consentement  des 
hommes  pour  autoriser  sa  loi,  parce  qu'il  est  leur  créateur,  qu'il  peut  les 
obliger  à  ce  qui  lui  plait  et  toutefois  pour  rendre  la  chose  plus  solennelle  et 
plus  ferme,  il  les  oblige  à  la  loi  par  un  traité  exprès  et  volontaire  (celui 
proposé  par  Moïse  au  peuple  d'Israôl). 

VII*  Proposition.  La  loi  est  censée  avoir  une  origine  divine.  —  Le 
peuple  ne  pouvait  s'unir  en  soi-même  par  une  société  inviolable  si  le 
traité  n'en  était  fait  dans  son  fond  en  présence  d'une  puissance  supérieure 
telle  que  celle  dé  Dieu...  C'est  pourquoi  tous  les  peuples  ont  voulu  donner 
à  leurs  lois  une  origine  divine,  et  ceux  qui  ne  l'ont  pas  eu  ont  feint  de 
l'avoir.  Minos  se  vantait  d'avoir  appris  de  Jupiter  les  lois  qu'il  donne  à  ceux 
de  Crète  ;  ainsi  Lycurgue,  ainsi  Numa...  (et  Platon  dans  sa  République). 


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76  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

décisions  dans  la  bouche  des  immortels,  pom: , entraîner  par 
Tautorité  divine  ceux  que  ne  pourrait  ébranler  la  prudence 
humaine  (a).  Mais  il  n'appartient  pas  à  tout  homme  de  faire 
parler  les  dieux,  ni  d'en  être  cru  quand  il  s'annonce  pour 
être  leur  interprète.  La  grande  âme  du  législateur  est  le 
seul  miracle  qui  doit  prouver  sa  mission.  Tout  homme  peut 
graver  des  tables  de  pierre,  ou  acheter  un  oracle,  ou  feindre 
un  secret  commerce  avec  quelque  divinité,  ou  dresser  un 
oiseau  pour  lui  parler  à  Toreille,  ou  trouver  d'autres  moyeoç. 
grossiers  d'en  imposer  au  peuple.  Celui  qui  ne  saura  que 
cela  pourra  même  assembler  par  hasard  une  troupe  d'in- 
sensés; mais  il  ne  fondera  jamais  un  empire,  et  son  extra- 
vagant ouvrage  périra  bientôt  avec  lui.  De  vains  prestiges 
forment  un  lien  passager;  il  n'y  a  que  la  sagesse  qui  le 
rende  durable.  La  loi  judaïque,  toujours  subsistante,  celle 
de  l'enfant  d'Ismaël  qui,  depuis  dix  siècles,  régit  la  moitié' 
du  monde,  annoncent  encore  aujourd'hui  les  grands 
hommes  qui  les  ont  dictées;  et  tandis  que  l'orgueilleuse 
philosophie  ou  l'aveugle  esprit  de  parti  ne  voit  en  eux  que 
d'heureux  imposteurs,  le  vrai  politique  admire  dans  leurs 
institutions  ce  grand  et  puissant  génie  qui  préside  aux  éta- 
blissements durables. 

Il  ne  faut  pas,  de  tout  ceci,  conclure  avec  Warburton 
que  la  politique  et  la  religion  aient  parmi  nous  un  objet 
commun,  mais  que,  dans  l'origine  des  nations,  l'une  sert 
d'instrument  à  l'autre  (i). 

(a)  «  E  veramentc,  dit  Machiavel,  mai  non  fii  alcuno  ordinatore  di  leggi 
«  siraordinarie  in  un  popolo,  che  non  ricorresse  a  Dio,  perché  aliri menti 
a  non  sarebbero  accettate  ;  perché  sono  molti  boni  conosciuti  da  uno  pni- 
«  dente,  i  quali  non  hanno  in  se  ragioni  évident!  da  potergli  persuadere  ad 
«  altrui.  »  [Discorsi  soprà  Tito  Livio,  lib.  I.  cap.  xi.)  (Note  du  Contrat 
social,  édition  de  1762.)  Généralement  tous  ceux  qui  ont  amené  en  un 
pays  secte  et  loi  extraordinaire,  ils  ont  toujours  usé  de  cette  convention 
divine  pour  rendre  leur  cas  plus  vénérable  et  authentique, car  beaucoup  de 
bonnes  choses  qu'un  homme  sage  connoist  estre  telles,  toutes  fois  ne  les 
sçauroit-il  souvent  donner  à  entendre  aux  autres,  par  raisons  évidentes 
(traduction  de  Gohory.  Paris,  Robert  le  Mangnier,  iSyi).  ' 

(1)  Warburton,  Dissertation  14.  —  Les  violences  mutuelles,  dont  les 


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LIVRE    il.   —   CHAP.    Vin.  77 

CHAPITRE   VIII 

DU     PEUPLE 

Comme,  av^t  d'élever  un  grand  édifice,  Tarchitecte 
observe  et  sonde'  le  sol  pour  voir  s'il  en  peut  soutenir  le 
poids,  le  sage  instituteur  ne  commence  pas  par  rédiger  de 
bonnes  lois  en  elles-mêmes,  mais  il  examine  auparavant  si 
le  peuple  auquel  il  les  destine  est  propre  à  les  supporter. 
C'est  pour  cela  que  Platon  refusa  de  donner  des  lois  aux 
Arcadiens  et  aux  Cyréniens,  sachant  que  ces  deux  peuples 
étaient  riches  et  ne  pouvaient  souffrir  l'égalité  :  c'est  pour 
cela  qu'on  vit  en  Crète  de  bonnes  lois  et  de  méchants 
hommes,  parce  que  Minos  n'avait  discipliné  qu'un  peuple 
chargé  de  vices. 

Mille  nations  ont  brillé  sur  la  terre,  qui  n'auraient  jamais 
pu  souffrir  de  bonnes  lois;  et  celles  même  qui  l'auraient  pu 

progrès  rendirent  enfin  Tétat  de  nature  insupportable,  furent  Teffet  de  l'égalité 
qui  régnait  naturellement  entre  les  hommes.  La  société  civile  en  fut  le 
remède,  mais  cette  égalité,  source  du  mal,  n'en  permit  le  remède  qu'en 
conséquence  de  la  volonté  et  du  consentement  libre  de  chaque  particu- 
lier dont  la  parole  fut  le  seul  garant  de  rengagement  qu'ils  contractaient, 
faible  garant  dont  on  tâchait  par  conséquent  d'augmenter  la  sûreté  en  tant 
qu'il  était  possible  dans  les  circonstances  d'une  égalité  générale  et  parfaite 
et  dans  ces  circonstances  rien  ne  pouvait  en  augmenter  la  force  que  la 
religion.  On  introduisit  donc  le  serment  comme  la  sûreté  des  conventions 
humaines  et  le  serment  est  une  espèce  d'appel  fait  à  Dieu,  dont  la  provi- 
dence veille  sur  les  actions  des  hommes,  qui  approuve  et  récompense  le  bien 
'et  qui  condamne  et  punit  le  mal.  Choses  qui  supposent  l'existence  d'un  Dieu, 
sa  providence  et  une  difFérence  essentielle  entre  le  bien  et  le  mal  antérieure 
à  tous  les  décrets  humains. 

BossuET,  Politique  tirée  de  VÉcriture  sainte,  liv.  V,  art.  4.  Des  lois. 
I'*  Proposition.  —  «  Il  faut  joindre  des  lois  au  gouvernement  pour  le 
mettre  dans  sa  perfection.  » 

//•  Proposition. —  Toutes  ces  lois  sont  fondées  sur  la  première  de  toutes 
les  lois  qui  est  celle  de  la  nature,  c'est-à-*dire  sur  la  droite  raison  et  sur 
l'équité  naturelle.  Les  lois  doivent  régler  les  choses  divines  et  humaines, 
publiques  et  particulières... 

Il  faut  donc  avant  toutes  choses  régler  le  culte  de  Dieu,  ensuite  viennent 
lyj>réceptes  qui  regardent  la  société...  Tel  est  l'ordre  général  de  toute  légis^ 
latiôn. 


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78  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

n'ont  eu,  dans  toute  leur  durée,  qu'un  temps  fort  court 
pour  cela.  La  plupart  des  peuples,  ainsi  que  des  hommes  (i), 
ne  sont  dociles  que  dans  leur  jeunesse;  ils  deviennent  incor- 
rigibles en  vieillissant(2). Quand  une  fois  les  coutumes  sont 
établies  et  les  préjugés  enracinés,  c'est  une  entreprise  dan- 
gereuse et  vaine  de  vouloir  les  réformer  (3);  le  peuple  ne  peut 
pas  même  souffrir  qu'on  touche  à  ses  maux  pour  les 
détruire,  senibl4ble  à  ces  malades  stupides  et  sans  courage 
qui' frémissent  à  l'aspect  du  médecin  (4). 

Ce  n'est  pas  que,  comme  quelques  maladies  boulever- 
sent la  tête  des  hommes  et  leur  ôtent  le  souj^enir  du  passé, 
il  ne  se  trouve  quelquefois  dans  la  durée  des  États  des  épo- 
ques violentes  où  les  révolutions  font  sur  les  peuples  ce  que 
certaines  crises  font  sur  les  individus  (5),  où  l'horreur  du 

(i)  Cette  leçon  est  celle  de  l'édition  publiée  à  Genève  en  1782,  et  toujours 
reproduite  depuis.  L'édition  originale  de  1762  portait  :  Les  peuples ^  ainsi 
que  les  hommes. 

(2)  Machiavel,  Discours  sur  Tite  Live,  liv.  I,  chap.'xvii. —  Il  est  à  présup- 
poser comme  chose  très  véritable  que  si  un  pals  accoustumé  de  vivre  sous  un 
Prince,  vient  une  fois  à  secouer  son  lien,  combien  qu'il  tue  son  Roy  et  qu'au- 
tant en  face  de  tout  le  sang  Royal,  ce  nonobstant  jamais  ne  demourera  ne 
tant  ne  quant  en  cest  estât,  s'il  ne  se  lève  un  Roy  même  qui  defface  l'autre. 

Plutarque,  a  un  prince  ignorant.  —  Platon  avait  été  invité  par  les 
habitants  de  Cyrène  à  leur  laisser  des  lois  écrites  de  sa  main  et  à  régler 
l'administration  de  leur  république.  Mais  il  s'en  défendit  en  disant  qu'il 
était  difficile,  dans  l'état  de  prospérité  où  vivaient  les  Cyrénéens,  de  rédiger 
des  lois  pour  eux. 

(3)  Aristote,  Politique^  liv.  IV,  chap.  i.  —  En  politique,  il  n'est  pas 
moins  difficile  de  réformer  un  gouvernement  que  de  le  créer,  de  même  qu'il 
est  plus  malaisé  de  désapprendre  que  d'apprendre  pour  la  première  fois... 

(4)R.  Emile,  liv.  I.  —  Quand  on  veut  renvoyer  au  pays  des  chimères,  on* 
nomme  l'institution  de  Platon  :  si  Lycurgue  n'eût  mis  la  sienne  que  par  écrit, 
je  la  trouverais  bien  plus  chimérique.  Platon  n'a  fait  qu'épurer  le  cœur  de 
l'homme;  Lycurgue  l'a  dénaturé. 

L'institution  publique  n'existe  plus,  et  ne  peut  plus  exister,  parce 
qu'où  il  n'y  a  plus  de  patrie,  il  ne  peut  plus  y  avoir  de  citoyens.  Ces  deux 
mots  patrie  et  citoyen  doivent  être  effacés  des  langues  modernes.  J'en  sais 
bien  la  raison,  mais  je  ne  veux  pas  la  dire  ;  elle  ne  fait  rien  à  mon  sujet. 

(5)  R.  Réponse  au  roi  de  Pologne.  —  Il  n'y  a  qu'un  pas  du  savoir  à  l'igno- 
rance, et  l'alternative  de  l'un  à  Tautre  est  fréquente  chez  les  nations  ;  mais 
on  n'a  jamais  vu  de  peuple  une  fois  corrompu  revenir  à  la  vertu.  En  vain 
vous  prétendriez  détruire  les  sources  du  mal,  en  vain  vous  ôteriez  les  ali- 
ments de  la  vanité,  de  Toisiveté  et  du  luxe,  en  vain  même  vous  ramèneriez 


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LIVRE   II.    —    CHAP.    Vlll.  79 

passé  tient  lieu  d'oubli,  et  où  l'État,  embrasé  par  les  guerres 
civiles,  renaît  pour  ainsi  dire  de  sa  cendre,  et  reprend  la 
vigueur  de  la  jeunesse  en  sortant  des  bras  de  la  mort.  Telle 
fut  Sparte  au  temps  de  Lycurgue,  telle  fut  Rome  après  les 
Tarquins,  et  telles  ont  été  parmi  nous  la  Hollande  et  la 
Suisse  après  l'expulsion  des  tyrans. 

Mais  ces  événements  sont  rares;  ce  sont  des  exceptions 
dont  la  raison  se  trouve  toujours  dans  la  constitution  parti- 
culière de  l'État  excepté.  Elles  ne  sauraient  même  avoir  lieu 
deux  fois  pour  le  même  peuple  :  car  il  peut  se  rendre  libre 
tant  qu'il  n'est  que  barbare,  mais  il  ne  le  peut  plus  quand 
le  ressort  civil  est  usé.  Alors  les  troubles  peuvent  le  détruire 
,  sans  que  les  révolutions  puissent  le  rétablir  ;  et,  sitôt  que 
ses  fers  sont  brisés,  il  tombe  épars  et  n'existe  plus  :  il  lui 
faut  désormais  un  maître  et  non  pas  un  libérateur.  Peuples 
libres,  souvenez-vous  de  cette  maxime  :  «  On  peut  acquérir 
la  liberté,  mais  on  ne  la  recouvre  jamais.  » 

La  jeunesse  n'est  pas  l'enfance.  Il  est  pour  les  nations 
comme  pour  les  hommes  un  temps  de  jeunesse,  ou,  si  Ton 
veut,  de  maturité  (  i),  qu'il  faut  attendre  avant  de  les  soumettre 
à  des  lois  :  mais  la  maturité  d'un  peuple  n'e^t  pas  toujours 
facile  à  connaître;  et,  si  on  la  prévient,  l'ouvrage  est  man- 
qué. Tel  peuple  est  disciplinable  en  naissant,  tel  autre  ne 
Test  pas  au  bout  de  dix  siècles.  Les  Russes  ne  seront  jamais 
vraiment  policés,  parce  qu'ils  Tont  été  trop  tôt.  Pierre  avait 
le  génie  imitatif  ;  il  n'avait  pas  le  vrai  génie,  celui  qui  crée 
et  fait  tout  de  rien.  Quelques-unes  des  choses  qu'il  fit  étaient 
bien,  la  plupart  étaient  déplacées.  Il  a  vu  que  son  peuple 

les  hommes  à  cette  première  égalité  conservatrice  de  l'innocence  et  source 
de  toute  vertu  :  leurs  cœurs  une  fois  gâtés  le  seront  toujours;  il  n'y  a  plus  de 
remède,  à  moins  de  quelque  grande  révolution,  presque  aussi  à  craindre  que 
le  mal  qu'elle  pourrait  guérir  et  qu'il  est  blâmable  de  désirer  et  impossible 
de  prévoir. 

(i)  Cette  leçon  est  celle  de  Tédiiion  publiée  en  lySa.Cellede  1762  portait 
simplement  :  //  est  pour  les  nations  comme  pour  les  hommes  un  temps  de 
maturité.  Les  mots  qui  commencent  le  paragraphe  :  La  jeunesse  n'est  pas 
l'enfance^  ne  se  trouvent  pas  dans  le  texte  primitif. 


! 


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y 


80  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

était  barbare,  il  n'a  point  vu  qu'il  n^était  pas  mûr  pour  la 
police;  il  Ta  voulu  civiliser  quand  il  ne  fallait  que  l'aguer- 
rir. Il  a  d'abord  voulu  faire  des  Allemands,  des  Anglais, 
quand  il  fallait  commencer  par  faire  des  Russes  :  il  a  em- 
pêché ses  sujets  de  devenir  jamais  ce  qu'ils  pourraient  être, 
en  leur  persua^dant  qu'ils  étaient  ce  qu'ils  ne  sont  pas.  C'est 
ainsi  qu'un  précepteur  français  forme  son  élève  pour  briller 
au  moment  de  son  enfance,  et  puis  n'être  jamais  rien.  L'em- 
pire de  Russie  voudra  subjuguer  l'Europe,  et  sera  subju- 
gué lui-même.  LesTartares,ses  sujets  ou  ses  voisins,  devien- 
dront ses  maîtres  et  les  nôtres  :  cette  révolution  me  paraît 
infaillible.  Tous  les  rois  de  l'Europe  travaillent  de  concert 
à  l'accélérer. 

CHAPITRE   IX 

DU    PEUPLE 

(Suite,) 

Comme  la  nature  a  donné  des  termes  à  la  stature  d'un 
homme  bien  conformé,  passé  lesquels  elle  ne  fait  plus  que 
des  géants  ou  des  nains,  il  y  a  de  même,  eu  égard  à  la  meil- 
leure constitution  d'un  État,  des  bornes  à  l'étendue  qu'il 
peut  avoir,  afin  qu'il  ne  soit  ni  trop  grand  pour  pouvoir  être 
bien  gouverné,  ni  trop  petit  pour  pouvoir  se  maintenir  par 
lui-même.  Il  y  a  dans  tout  corps  politique  un  maximum  de 
force  qu'il  ne  saurait  passer,  et  duquel  souvent  il  s'éloigne  à 
force  de  s'agrandir.  Plus  le  lien  social  s'étend,  plus  il  se 
relâche  ;  et,  en  général,  un  petit  État  est  proportionnelle- 
ment plus  fort  qu'un  grand. 

Mille  raisons  démontrent  cette  maxime.  Premièrement, 
l'administration  devient  plus  pénible  dans  les  grandes  dis- 
tances, comme  un  poids  devient  plus  lourd  au  bout  d'un 
plus  grand  levier.  Elle  devient  aussi  plus  onéreuse  à  mesure 
que  les  degrés  se  multiplient  :  car  chaque  ville  a  d'abord  la 
sienne,  que  le  peuple  paye;  chaque  district  la  sienne,  encore 


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LIVRE    II.   —   CHAP.    IX.  8i 

payée  par  le  peuple  ;  ensuite  chaque  province,  puis  les  grands 
gouvernements,  les  satrapies,  les  vice-royautés,  qu'il  faut 
toujours  payer  plus  cher'à  mesure  qu'on  monte,^  et  toujours 
aux  dépens  du  malheureux  peuple;  enfin  vient  l'adminis- 
tration suprême,  qui  écrase  tout.  Tant  de  surcharges  épjii- 
sent  continuellement  les  sujets  :  loin  d'être  mieux  gouvernés 
par  tous  ces  différents  ordres,  ils  le  sont  bien  moins  que  s'il 
n'y  en  avait  qu'un  seul  au-dessus  d'eux.  Cependant  à  peiné 
reste-t-il  des  ressources  pour  les  cas  extraordinaires;  et, 
quand  il  y  faut  recourir,  l'État  est  toujours  à  la  veille  de  sa 
ruine. 

Ce  n'est  pas  tout  :  non  seulement  le  gouvernement  a 
moins  de  vigueur  et  de  célérité  pour  faire  observer  les  lois, 
empêcher  les  vexations,  corriger  les  abus,  prévenir  les  en- 
treprises séditieuses  qui  peuvent  se  faire  dans  des  lieux 
éloignés;  mais  le  peuple  a  moins  d'affection  pour  ses  chefs, 
qu'il  ne  voit  jamais,  pour  la  patrie,  qui  est  à  ses  yeux  comme 
le  monde,  et  pour  ses  concitoyens,  dont  la  plupart  lui  sont 
étrangers  (i).  Les  mêmes  lois  ne  peuvent  convenir  à  tant  de 

(i)  Aristote,  Politique^  \iv^  IV,  chap.  rv.  Du  gouvernement  parfait.  — 
Les  premiers  éléments  qu*exige  la  science  politique  ce  sont  les  hommes 
avec  le  nombre  et  les  qualités  naturelles  qu*ils  doivent  avoir,  le  sol  avec 
rétendue  et  les  propriétés  qu'il  doit  posséder... 

On  croit  vulgairement  qu'un  État,  pour  être  heureux,  doit  être  vaste... 

Pourtant,  il  faut  bien  moins  regarder  au  nombre  qu'à  la  puissance.  Tout 
État  a  une  tâche  à  remplir,  et  celui-là  est  le  plus  grand  qui  peut  le  mieux 
s'acquitter  de  sa  tâche. . . 

Les  faits  sont  là  pour  prouver  qu'il  est  très  difficile,  et  peut-être  impos- 
sible, de  bien  organiser  une  cité  trop  peuplée...  et  le  raisonnement  vient 
ici  à  l'appui  de 'l'observation.  La  loi  est  l'établissement  d'un  certain  ordre; 
de  bonnes  lois  produisent  nécessairement  le  bon  ordre,  mais  l'ordre  n'est 
pas  possible  dans  une  trop  grande  multitude... 

Trop  petite  (la  cité),  elle  ne  peut  suffire  à  ses  besoins,  ce  qui  est  cepen- 
dant une  condition  essentielle  delà  cité;  trop  étendue,  elle  y  suffît,non  plus 
comme  cité,  mais  comme  nation;  il  n'y  a  presque  plus  là  de  gouvernement 
possible.  Au  milieu  de  cette  immense  multitude,  quel  général  se  ferait  en- 
tendre? quel  Stentor  y  servirait  de  crieur  public?... 

Pour  juger  les  affaires  litigieuses,  pour  respecter  les  fonctions  suivant 
le  mérite,  il  faut  que  les  citoyens  se  connaissent  et  s'apprécient  mutuelle- 
ment... 

On  peut  donc  avancer  que  la  juste  proportion  pour  le  corps  politique  est 

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82  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

provinces  diverses  qui  ont  des  moeurs  différentes,  qui  vivent 
sous  des  climats  opposés,  et  qui  ne  peuvent  souffrir  la 
même  forme  de  gouvernement.  Des  lois  différentes  n'en- 
gendrent que  trouble  et  confusion  parmi  des  peuples  qui, 
vivant  sous  les  mêmes  chefs  et  dans  une  communication 
continuelle,  passent  ou  se  marient  les  uns  chez  les  autres, 
et,  soumis  à  d'autres  coutumes,  ne  savent  jamais  si  leur 
patrimoine  est  bien  à  eux.  Les  talents  sont  enfouis,  les 
vertus  ignorées,  les  vices  impunis,  dans  cette  multitude 
d'hommes  inconnus  les  uns  aux  autres,  que  le  siège  de  l'ad- 
ministration suprême  rassemble  dans  un  même  lieu.  Les 
chefs,  accablés  d'affaires,  ne  voient  rien  par  eux-mêmes  ; 
des  commis  gouvernent  TÉtat.  Enfin  les  mesures  qu'il  faut 
prendre  pour  maintenir  l'autorité  générale,  à  laquelle  tant 
d'officiers  éloignés  veulent  se  soustraire  ou  en  imposer, 
absorbent  tous  les  soins  publics;  il  n'en  reste  plus  pour  le 
bonheur  du  peuple;  à  peine  en  reste-t-il  pour  sa  défense  au 
besoin,  et  c'est  ainsi  qu'un  corps  trop  grand  pour  sa  consti- 
tution s'affaisse  et  périt  écrasé  sous  son  propre  poids. 

D'un  autre  côté,  l'État  doit  se  donner  une  certaine  base 
pour  avoir  de  la  solidité,  pour  résfeter  aux  secousses  qu'il 
ne  manquera  pas  d'éprouver,  et  aux  efforts  qu'il  sera  con- 
traint de  faire  pour  se  soutenir  :  car  tous  les  peuples  ont  une 
espèce  de  force  centrifuge  par  laquelle  ils  agissent  conti- 
nuellement les  uns  contre  les  autres,  et  tendent  à  s'agrandir 
aux  dépens  de  leurs  voisins,  comme  les  tourbillons  de  Des- 
cartes. Ainsi  les  faibles  risquent  d'être  bientôt  engloutis;  et 
nul  ne  peut  guère  se  conserver  qu'en  se  mettant  avec  tous 
dans  une  espèce  d'équilibre  qui  rende  la  compression  par- 
tout à  peu  près  égale. 

On  voit  par  là  qu'il  y  a  des  raisons  de  s'étendre  et  des 
raisons  de  se  resserrer;  et  ce  n'est  pas  le  moindre  talent  du 

évidemment  la  plus  grande  quantité  possible  de  citoyens  capables  de  satis- 
faire aux  besoins  de  leur  existence,  mais  point  assez  nombreux,  cependant, 
pour  se  soustraire  à  une  facile  surveillance. 


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LIVRE   II.   -   CHAP.   X.  83 

politique  de  trouver  entre  les  unes  et  les  autres  la  propor- 
tion la  plus  avantageuse  à  la  conservation  de  TÉtat.  On 
peut  dire  en  général  que  les  premières,  n'étant  qu'extérieures 
et  relatives,  doivent  être  subordonnées  aux  autres,  qui  sont 
internes  et  absolues.  Une  saine  et  forte  constitutipp  est  la 
première  chose  qu'il  taut  rechercher;  et  l'on  doit  plus  comp- 
ter sur  la  vigueur  qui  naît  d'un  bon  gouvernement  que  sur 
les  ressources  que  fournit  un  grand  territoire. 

Au  reste,  on  a  vu  des  États  tellement  constitués,  que  la 
nécessité  des  conquêtes  entrait  dans  leur  constitution  même, 
et  que,  pour  se  maintenir,  ils  étaient  forcés  de  s'agrandir 
sans  cesse  (i).  Peut-être  se  félicitaient-ils  beaucoup  de  cette 
heureuse  nécessité,  qui  leur  montrait  pourtant,  avec  le  terme 
de  leur  grandeur,  l'inévitable  moment  de  leur  chute. 

CHAPITRE  X 

DU     PEUPLE 

{Suite.) 

On  peut  mesurer  un  corps  politique  de  deux  manières  : 
savoir,  par  l'étendue  du  territoire,  et  par  le  nombre  du  peuple  ; 
et  il  y  a,  entre  l'une  et  l'autre  de  ces  mesures,  un  rapport 
convenable  pour  donner  à  l'État  sa  véritable  grandeur  (2). 
Ce  sont  les  hommes  qui  font  l'État,  et  c'est  le  terrain  qui 
nourrit  les  hommes  :  ce  rapport  est  donc  que  la  terre  suffise 
à  l'entretien  de  ses  habitants,  et  qu'il  y  ait  autant  d'habitants 
que  la  terre  en  peut  nourrir.  C'est  dans  cette  proportion  que 
se  trouve  le  maximum  de  force  d'un  nombre  donné  de 
peuple  ;  car  s'il  y  a  du  terrain  de  trop,  la  garde  en  est  onéreuse, 
la  culture  insuffisante,  le  produit  superflu  :  c'est  la  cause 

(i)  Montesquieu,  Grandeur  et  décadence  des  Romains  y  ch.  ix.  —  Rome 
était  faite  pour  s'agrandir  et  ses  lois  étaient  admirables  pour  cela. 

(2)  Aristote,  Politique,  liv.  IV,  chap.  iv.  La  perfection  pour  l'État,  sera 
nécessairement  de  réunir  à  une  juste  étendue,  un  nombre  convenable  de 
citoyens. 


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84  DU   CONTRAT  SOCIAL. 

prochaine  des  guerres  défensives;  s'il  n'y  en  a  pas  assez, 
rÉtat  se  trouve  pour  le  supplément  à  la  discrétion  de  ses 
voisins  :  c'est  la  cause  prochaine  des  guerres  offensives. 
Tout  peuple  qui  n'a,  par  sa  position,  que  Talternative  entre 
le  commerce  ou  la  guerre,  est  faible  en  lui-même;  il  dépend 
de  ses  voisins,  il  dépend  des  événements;  il  n'a  jamais 
qu'une  existence  incertaine  et  courte.  Il  subjugue  et  change 
de  situation,  ou  il  est  subjugué  et  n'est  rien.  Il  ne  peut  se 
conserver  libre  qu'à  force  de  petitesse  ou  de  grandeur. 

On  ne  peut  donner  en  calcul  un  rapport  fixe  entre  l'éten- 
due de  terre  et  le  nombre  d'hommes  qui  se  suffisent  l'un  à 
l'autre,  tant  à  cause  des  différences  qui  se  trouvent  dans  les 
qualités  du  terrain,  dans  ses  degrés  de  fertilité,  dans  la 
nature  de  ses  productions,  dans  l'influence  des  climats,  que 
de  celles  qu'on  remarque  dans  les  tempéraments  des  hommes 
qui  les  habitent,  dont  les  uns  consomment  peu  dans  un 
pays  fertile,  les  autres  beaucoup  sur  un  sol  ingrat.  Il  faut 
encore  avoir  égard  à  la  plus  grande  ou  moindre  fécondité 
des  femmes,  à  ce  que  le  pays  peut  avoir  de  plus  ou  moins 
favorable  à  la  population,  à  la  quantité  dont  le  législateur 
peut  espérer  d'y  concourir  par  ses  établissements,  de  sorte 
qu'il  ne  doit  pas  fonder  son  jugement  sur  ce  qu'il  voit,  mais 
sur  ce  qu'il  prévoit,  ni  s'arrêter  autant  à  l'état  actuel  de  la 
population  qu'à  celui  où  elle  doit  naturellement  parvenir. 
Enfin  il  y  a  mille  occasions,  où  les  accidents  particuliers  du 
lieu  exigent  ou  permettent  qu'on  embrasse  plus  de  terrain 
qu'il  ne  paraît  nécessaire.  Ainsi  l'on  s'étendra  beaucoup 
dans  un  pays  de  montagnes,  où  les  productions  naturelles, 
savoir,  les  bois,  les  pâturages,  demandent  moins  de  travail, 
où  l'expérience  apprend  que  les  femmes  sont  plus  fécondes 
que  dans  les  plaines,  et  où  un  grand  sol  incliné  ne  donne 
qu'une  petite  base  horizontale,  l'a  seule  qu'il  faut  compter 
pour  la  végétation.  Au  contraire,  on  peut  se  resserrer  au 
bord  de  la  mer,  même  dans  des  rochers  et  des  sables  presque 
stériles,  parce  que  la  pêche  y  peut  suppléer  en  grande  par- 


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LIVRE   II.   —  CHAP.   X.  85 

tie  aux  productions  de  la  terre,  que  les  hommes  doivent  être 
plus  rassemblés  pour  repousser  les  pirates,  et  qu'on  a  d'ail- 
leurs plus  de  facilité  pour  délivrer  le  pays,  par  les  colonies, 
des  habitants  dont  il  est  surchargé. 

A  ces  conditions  pour  instituer  un  peuple,  il  en  faut 
ajouter  une  qui  ne  peut  suppléer  à  nulle  autre,  mais  sans 
laquelle  elles  sont  toutes  inutiles  :  c'est  qu'oa  jouisse  de 
l'abondance  et  de  la  paix  (  i  )  ;  car  le  temps  où  s'ordonne  un  État 
est,  comme  celui  où  se  forme  un  bataillon,  Tinstant  où  le 
corps  est  le  moins  capable  de  résistance  et  le  plus  facile  à 
détruire  (2).  On  résisterait  mieux  dans  un  désordre  absolu 
que  dans  un  moment  de  fermentation,  où  chacun  s^occupe  de 
son  rang  et  noij  du  péril.  Qu'une  guerre,  une  famine,  une 
sédition  survienne  en  ce  temps  de  crise,  l'État  est  infaillible- 
ment renversé. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  gouvernements 
établis  durant  ces  orages;  mais  alors  ce  sont  ces  gouverne- 
ments mêmes  qui  détruisent  l'État.  Les  usurpateurs  amènent 
ou  choisissent  toujours  ces  temps  de  trouble  pour  faire  pas- 

(  i)  Plutarque,  Préceptes  pour  les  hommes  d'État,  —  Quels  sont,  pour  un 
État,  les  biens  les  plus  désirables?  C'est  la  paix,  la  liberté, Tabondance,  une 
riche  population,  enfin  la  concorde... 

De  même  que  les  incendies  ne  commencent  pas  d'ordinaire  dans  les 
temples  et  dans  les  édifices  publics,  de  même  que  c'est  une  lampe  négligée 
dans  une  maison,  un  peu  de  paille  allumée  qui  fait  éclater  un  grand  em- 
brasepient  et  cause  un  désastre  général;  de  môme  cène  sont  pas  toujours 
des  rivalités  ayant  trait  à  la  chose  publique  qui,  dans  les  villes,  allument  les 
séditions.  Bien  souvent  des  querelles  privées,  des  griefs  personnels,  pren- 
nent un  caractère  personnel,  et  voilà  une  ville  entière  bouleversée.  Pour 
l'homme  d'État,  il  est  intéressant  par-dessus  tout  de  remédier  à  de  telles 
inimitiés  et  de  les  prévenir... 

Les  débats  privés  en  déterminent  de  généraux. 

(2)  R.  Gouvernement  de  Pologne^  chap.  xv.  —  Voilà  mon  plan  suffisam- 
ment esquissé,  je  m'arrête.  Quel  que  soit  celui  qu'on  adoptera.  Ton  ne  doit 
pas  oublier  ce  que  j'ai  dit  dans  le  Contrat  social  de  Tétat  de  faiblesse  et 
d'anarchie  où  se  trouve  une  nation  tandis  qu'elle  établit  ou  réforme  sa 
constitution.  Dans  ce»  moment  de  désordre  et  d'effervescence  elle  est  hors 
d'état  de  faire  aucune  résistance,  et  le  moindre  choc  est  capable  de  tout  ren- 
verser. Il  importe  donc  de  se  ménager  à  tout  prix  un  intervalle  de  tranquil- 
lité durant  lequel  on  puisse  sans  risque  agir  sur  soi-même  et  rajeunir  sa 
constitution. 


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86  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

ser,^à  la  faveur  de  l'effroi  public,  des  lois  destructives,  que 
le  peuple  n'adopterait  jamais  de  sang-froid.  Le  choix  du 
moment  de  l'institution  est  un  des  caractères  les  plus  sûrs 
par  lesquels  on  peut  distinguer  l'œuvre  du  législateur  d'avec 
celle  du  tyran. 

Quel  peuple  est  donc  propre  à  la  législation?  Celui  qui, 
se  trouvant  déjà  lié  par  quelque  union  d'origine,  d'intérêt 
ou  de  convention,  n'a  point  encore  porté  le  vrai  joug  des 
lois;  celui  qui  n'a  ni  coutumes,  ni  superstitions  bien  enra- 
cinées; celui  qui  ne  craint  pas  d'être  accablé  par  une  inva- 
sion subite;  qui,  sans  entrer  dans  les  querelles  de  ses  voi- 
sins, peut  résister  seul  à  chacun  d'eux,  ou  s'aider  de  l'un 
pour  repousser  l'autre;  celui  dont  chaque  membre  peut  être 
connu  de  tous,  et  où  Ton  n'est  point  forcé  de  charger  un  i 

homme  d'un  plus  grand  fardeau  qu'un  homme  ne  peut  por- 
ter ;  celui  qui  peut  se  passer  des  autres  peuples,  et  dont  tout 
autre  peuple  peut  se  passer  (a);  celui  qui  n'est  ni  riche  ni  | 

pauvre,  et  peut  se  suffire  à  lui-même  (i);  enfin  celui  qui  | 

réunit  la  consistance  d'un  ancien  peuple  avec  la  docilité  | 

d'un  peuple  nouveau.  Ce  qui  rend  pénible  l'ouvrage  de  la 
législation  est  moins  ce  qu'il  faut  établir  que  ce  qu'il  faut  dé- 
truire; et  ce  qui  rend  le  succès  si  rare,  c'est  l'impossibi-, 
lité  de  trouver  la  simplicité  de  la  nature  jointe  aux  besoins 
de  la  société  (2).  Toutes  ces  conditions,  il  est  vrai,  se  trou- 

{a)  Si  de  deux  peuples  voisins  Tun  ne  pou  voit  se  passer  de  l'autre,  ce  , 

serait  une  situation  très  dure  pour  le  premier,  et  très  dangereuse  pour  le 
second.  Toute  nation  sage,  en  pareil  cas,  s'efforcera  bien  vite  de  délivrer 
Tautre  de  cette  dépendance.  La  république  de  Thlascala,  enclavée  dans 
Tempire  du  Mexique,  aima  mieux  se  passer  de  sel  que  d'en  acheter  des 
Mexicains,  et  môme  que  d'en  accepter  gratuitement.  Les  sages  Thlascalans 
virent  le  piège  caché  sous  cette  libéralité.  Us  se  conservèrent  libres  ;  et  ce 
petit  État,  enfermé  dans  ce  grand  empire,  fut  enfin  Tinstrument  de  sa 
ruine.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(i)  R.  Nouvelle  Héloîse,  part.  V,  let.  11.  —  C'est  en  lui  (l'homme  des 
champs)  que  consiste  la  véritable  prospérité  d'un  pays,  la  force  et  la 
grandeur  qu'un  peuple  tire  de  lui-même,  qui  ne  dépend  en  rien  des  autres 
nations,  qui  ne  contraint  jamais  d'attaquer  pour  se  soutenir  et  donne  les 
plus  sûrs  moyens  de  se  défendre. 

(2)  R,  Nouvelle  Héloîse,  part.  V,  let.  m.  —  Tout  concourt  au  bien  commun 


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LIVRE   II.   —   CHAP.    XI.  87 

vent  difficilement  rassemblées  :  aussi  voit-on  peu  d'États 
bien  constitués. 

ILest  encore  en  Europe  un  pays  capable  de  législation  : 
c'est  rîle  de  Corse.  La  valeur  et  la  constance  avec  laquelle 
ce  brave  peuple  a  su  recouvrer  et  défendre  sa  liberté  méri- 
teraient bien  que  quelque  homme  sage  lui  apprît  à  la  con- 
server. J'ai  quelque  pressentiment  qu'un  jour  cette  petite  île 
étonnera  l'Europe  (i).         ,,   ^      ^ 

CHAPITRE   XI 

DES     DIVERS     SYSTÈMES    DE    LEGISLATION 

Si  l'on  recherche  en  quoi  consiste  précisément  le  plus 
grand  bien  de  tous,  qui  doit  être  la  fin  de  tout  système  de 
législation,  on  trouvera  qu'il  se  réduit  à  deux  objets  princi- 
paux :  la  liberté  et  Végalité;  la  liberté,  parce  que  toute 
dépendance  particulière  est  autant  de  force  ôtée  au  corps  de 
l'État;  régalité,  parce  que  la  liberté  ne  peut  subsister  sans 
elle. 

J'ai  déjà  dit  ce  que  c'est  que  la  liberté  civile  :  à  l'égard 
de  l'égalité,  il  ne  faut  pas  entendre  par  ce  mot  que  les  degrés 
de  puissance  et  de  richesse  soient  absolument  les  mêmes; 
mais  que,  quant  à  la  puissance,  elle  soit  au-dessous  de  toute 
violence,  et  ne  s'exerce  jamais  qu'en  vertu  du  rang  et  des 
lois;  et,  quant  à  la  richesse,  que  nul  citoyen  ne  soit  assez 
opulent  pour  en  pouvoir  acheter  un  autre,  et  nul  assez 

dans  le  système  universel.  Tout  homme  a  sa  place  assignée  dans  le  meilleur 
ordre  des  choses  ;  il  s'agit  de  trouver  cette  place  et  de  ne  pas  pervertir  cet 
ordre. 

(1)  Frédéric  \\y  Anti-Machiavel,  chap.  xx.  —  Les  Corses  sont  une  poignée 
d'hommes  aussi  braves  et  aussi  délibérés  que  ces  Anglais;  on  ne  les  dompte- 
rait, je  crois,  que  par  la  prudence  et  la  bonté.  Pour  maintenir  la  souve- 
raineté de  cette  île  il  me  paraît  d'une  nécessité  indispensable  de  désarmer 
les  habitants  et  d'adoucir  les  mœurs.  Je  dis,  en  passant,  et  à  l'occasion  des 
Corses,  que  l'on  peut  voir  par  leur  exemple  quel  courage,  quelle  vertu 
donne  aux  hommes  l'amour  de  la  liberté,  et  qu'il  est  dangereux  et  injuste  de 
l'opprimer. 


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88  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

pauvre  pour  être  contraint  de  se  vendre  (a):  ce  qui  suppose, 
du  côté  des  grands,  modération  de  biens  et  de  crédit,  et,  du 
côté  des  petits,  modération  d'avarice  et  de  convoitise  (i). 

Cette  égalité,  disent-ils,  est  une  chimère  de  spéculation 
qui  ne  peut  exister  dans  la  pratique  {2).  Mais  si  l'abus  est  iné- 

(a)  Voulez-vous  donc  donner  à  l'État  de  la  consistance,rapprochez  les  degrés 
extrêmes  autant  qu*ï\  est  possible;  ne  souffrez  ni  des  gens  opulents  ni  des 
gueux.  Ces  deux  états,  naturellemeni  inséparables,  sont  également  funestes 
au  bien  commun;  de  Tun  sortent  les  auteurs  de^la  tyrannie,  et  de  l'autre  les 
tyrans  :  c'est  toujours  entre  eux  que  se  fait  le  trafic  de  la  liberté  publique; 
l'un  rachète,  et  l'autre  la  vend.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(i)  R.  9*  Lettre  de  la  Montagne.  —  Dans  la  plupart  des  États,  les  trou- 
bles internes  viennent  d'une  populace  abrutie  et  stupide,  échauffée  d'abord 
par  d'insupportables  vexations,  puis  ameutée  en  secret  par  des  brouillons 
adroits,  revêtus  de  quelque  autorité  qu'ils  veulent  étendre...  Est-ce  dansces 
deux  extrêmes,  l'un  fait  pour  acheter,  l'autre  pour  se  vendre,  qu'on  doit 
chercher  l'amour  de  la  justice  et  des  lois?  C'est  par  eux  toujours  que  l'État 
dégénère  :  le  riche  tient  la  loi  dans  sa  bourse,  et  le  pauvre  aime  mieux  du 
pain  que  la  liberté".  Il  suffit  de  comparer  ces  deux  partis  pour  juger  lequel 
doit  porter  aux  lois  la  première  atteinte. 

Aristote,  Politique^  liv.  VI,  chap.  x.  —  Un  premier  principe  général 
s'applique  à  tous  les  gouvernements  :  toujours  la  portion  de  la  cité  qui 
veut  le  maintien  des  institutions  doit  être  plus  forte  que  celle  qui  en  veut  le 
renversement... 

Partout  où  la  multitude  des  pauvres  a  la  supériorité,  la  démocratie  s'éta- 
blit naturellement  avec  toutes  ses  combinaisons  diverses... 

Partout  où  la  classe  riche  et  distinguée  l'emporte  plus  en  qualité  qu'elle 
ne  le  cède  en  nombre,  l'oligarchie  se  constitue  de  la  même  manière  avec 
toutes  ses  nuances... 

Mais  le  législateur  ne  doit  jamais  avoir  en  vue  que  la  moyenne  propriété. 
S'il  fait  des  lois  oligarchiques,  c'est  à  elle  qu'il  doit  penser  ;  s'il  fait  des 
lois  démocratiques  c'est  encore  elle  qu'il  doit  ranger  à  ces  lois...  La  consti- 
tution n'est  solide  que  là  où  la  classe  moyenne  l'emporte  en  nombre  sur  les 
deux  classes  extrêmes  ou  du  moins  sur  chacune  d'elles. 

...  L'arbitre  est  la  classe  intermédiaire. 

...  L'ambition  des  riches  a  ruiné  plus  d'États  que  l'ambition  des  pauvres. 

Presque  tous  les  législateurs,  même  de  ceux  qui  ont  voulu  fonder  des 
gouvernements  aristocratiques,  ont  commis  des  erreurs  à  peu  près  égales; 
d'abord,  en  accordant  trop  aux  riches,  puis  en  trompant  les  classes  infé- 
rieures. 

(2)  R.  Emile,  liv.  IV.  ~  Il  y  a  dans  l'état  de  nature  une  égalité  de  fait 
réelle  et  indestructible,  parce  qu'il  est  impossible  dans  cet  état  que  la  seule 
différence  d'homme  à  homme  soit  assez  grande  pour  rendre  l'un  dépendant 
de  l'autre.  Il  y  a  dans  l'état  civil  une  égalité  de  droit  chimérique  et  vaine, 
parce  que  les  moyens  destinés  à  la  maintenir  servent  eux-mêmes  à  la 
détruire,  et  que  la  force  publique  ajoutée  au  plus  fort  pour  opprimer  le 
faible  rompt  l'espèce  d'équilibre  que  la  nature  avait  mis  entre  eux.  De  cette 


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LIVRE   II.    -    CHAP.   XI.  89 

vitable,  s'ensuit-il  qu'il  ne  faille  pas  au  moins  le  régler?  C'est 
précisément  parce  que  la  force  des  choses /tend  toujours  à 
détruire  Tégalité,  que  la  force  de  la  législation  doit  toujours 
tendre  à  la  maintenir. 

Mais  ces  objets  généraux  de  toute  bonne  institution 
doivent  être  modifiés  en  chaque  pays  par  les  rapports  qui 
naissent  tant  de  la  situation  locale  que  du  caractère  des 
habitants,  et  c'est  sur  ces  rapports  qu'il  faut  assigner  à 
chaque  peuple  un  système  particulier  d'institution,  qui  soit 
le  meilleur,  non  peut-être  en  lui-même,  mais  pour  l'État 
auquel  il  est  destiné (i).  Par  exenjple,  le  sol  est-il  ingrat  et 
stérile,  ou  le  pays  trop  Serré  pour  les  habitants  ?  tournez- 
vous  du  côté  de  l'industrie  et  des  arts,  dont  vous  échan- 
gérez  les  productions  contre  les  denrées  qui  vous  man- 
quent (2)!  Au  contraire,  occupez-vous  de  riches  plaines  et 

première  contradiction  découlent  toutes  celles  qu*on  remarque  dans  l'ordre 
civil  entre  Tapparence  et  la  réalité.  Toujours  la  multitude  sera  sacrifiée  au 
petit  nombre,  et  l'intérêt  public  à  Tintérét  particulier;  toujours  ces  noms 
spécieux  de  justice  et  de  subordination  serviront  d'instruments  à  la  violence 
et  d'armes  à  l'iniquité  :  d*où  il  suit  que  les  ordres  distingués  qui  se  pré- 
tendent utiles  aux  autres  ne  sont  en  effet  utiles  qu'à  eux-mêmes  aux  dépens 
des  autres;  par  où  l'on  doit  juger  de  la  considération  qui  leur  est  due  selon 
la  justice  et  selon  la  raison. 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  XlX,chap.  v.  — C'est  au  législateur 
à  suivre  l'esprit  de  la  nation  lorsqu'il  n'esr  pas  contraire  aux  principes  du 
gouvernement,  car  nous  ne  faisons  rien  de  mieux  que  ce  que  nous  faisons 
librement  et  en  suivant  notre  génie  naturel. 

Qu'on  donne  un  esprit  de  pédanterie  à  une  nation  naturellement  gaie, 
l'État  n'y  gagnera  rien,  ni  pour  le  dedans  ni  pour  le  dehors.  Laissons-lui 
faire  les  choses  frivoles  sérieusement,  et  gaiement  les  choses  sérieuses. 

Frédéric  II,  Anti^ Machiavel,  chap.  iv.  —  La  différence  des  climats,  des 
aliments  et  de  Téducation  établit  une  différence  totale  entre  des  façons 
de  vivre  et  de  penser,  de  là  vient  la  différence  du  moine  italien  et  du 
Chinois  lettré.  Le  tempérament  d'un  Anglais  profond  mais  hypocondre  est 
tout  à  fait  différent  du  courage  orgueilleux  d'un  Espagnol,  et  un  Français 
se  trouve  avoir  aussi  peu  de  ressemblance  avec  un  Hollandais  que  la  viva- 
cité du  singe  en  a  avec  le  flegme  d*une  tortue. 

Les  Français  ne  sont  occupés  de  nos  jours  qu'à  suivre  le  torrent  de  la 
mode,  à  changer  très  soigneusement  de  goûts,  à  mépriser  aujourd'hui  ce 
qu'ils  ont  admiré  hier,  à  mettre  l'inconstance  et  la  légèreté  à  tout  ce  qui 
dépend  d'eux,  à  changer  de  maîtresses,  de  lieux,  d'amusements  et  de  folie. 

(2)  Frédéric  II,  Anti' Machiavel,  chap.  xvi.  —  Ce  qui  serait  admirable 
pour  un  grand  royaume  ne  convient  point  à  un  petit  État.  Le  luxe  qui  natt 


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90  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

des  coteaux  fertiles  ;  dans  un  bon  terrain,  manquez-vous 
d'habitants?  donnez  tous  vos  soins  à  l'agriculture,  qui 
multiplie  les  hommes,  et  chassez  les  arts,  qui  ne  feraient 
qu'achever  de  dépeupler  le  pays  en  attroupant  sur  quelques 
points  du  territoire  le  peu  d'habitants  qu'il  a  (a).  Occupez- 
vous  des  rivages  étendus  et  commodes,  couvrez  la  mer  de 
vaisseaux,  cultivez  le  commerce  et  la  navigation,  vous  aurez 
une  existence  brillante  et  courte.  La  mer  ne  baigne-t-elle 
sur  vos  côtes  que  des  rochers  presque  inaccessibles  ?  restez 
barbares  et  ichthyophages  ;  vous  en  vivrez  plus  tranquilles, 
mejUeurs  peut-être,  et  sûrement  plus  heureux.  En  un  mot, 
outre  les  maximes  communes  à  tous,  chaque  peuple  ren- 
ferme en  lui  quelque  cause  qui  les  ordonne  d'une  manière 
particulière,  et  rend  sa  législation  propre  à  lui  seul.  C'est 
ainsi  qu'autrefois  les  Hébreux,  et  récemment  les  Arabes, 
ont  eu  pour  principal  objet  la  religion,  les  Athéniens  les 
lettres,  Carthage  et  Tyr  le  commerce,  Rhodes  la  marine, 
Sparte  la  guerre,  et  Rome  la  vertu.  L'auteur  de  V Esprit 
des  Lois' a  montré  dans  des  foules  d'exemples  par  quel 
art  le  législateur  dirige  l'institution  vers  chacun  de  ces 
objets. 

Ce  qui  rend  la  constitution  d'un  État  véritablement 
solide  et  durable,  c'est  quand  les  convenances  sont  tel- 
lement observées,  que  les  rapports  naturels  et  les  lois 
tombent  toujours  de  concert  sur  les  mêmes  points,  et  que 
celles-ci  ne  font,  pour  ainsi  dire,  qu'assurer,  accompagner, 

de  Tabondance  et  qui  fait  circuler  la  richesse  par  toutes  les  veines  d'un 
État,  fait  fleurir  un  grand  royaume.  C'est  lui  qui  entretient  l'industrie,  c'est 
lui  qui  multiplie  les  besoins  des  riches  pour  les  lier  par  ces  mêmes  besoins 
avec  les  pauvres.  Si  quelque  politique  habile  {sic)  s'avisait  de  bannir  ce  luxe 
d'un  grand  empire,  cet  empire  tomberait  en  langueur;  le  luxe  tout  au  con- 
traire ferait  périr  un  petit  État.  L'argent  sortant  en  plus  grande  abondance 
qu'il  n'y  rentrerait  en  proportion,  ferait  tomber  ce  corps  délicat  en  con- 
somption, et  il  ne  manquerait  pas  de  mourir  éthique. 

(a)  Quelque  branche  de  commerce  extérieur,  dit  M.  d'A.,  ne  répand  guère 
qu'une  fausse  utilité  pour  un  royaume  en  général  :  elle  peut  enrichir  quel- 
ques particuliers,  même  quelques  villes;  mais  la  nation  entière  n'y  gagne 
rien, et  le  peuple  n'en  est  pas  mieux.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 


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LIVRE   II.    —   CHAP.   XII.  91 

rectifier  les  autres  (1).  Mais  si  le  législateur,  se  trompant 
dans  son  objet,  prend  un  principe  différent  de  celui  qui  naît 
de  la  nature  des  choses  ;  que  Tun  tende  à  la  servitude  et  l'autre 
à  la  liberté;  l'un  aux  richesses,  Tautre  à  la  population;  l'un 
à  la  paix,  l'autre  aux  conquêtes;  on  verra  les  lois  s'affai- 
blir insensiblement,  la  constitution  s'altérer,  et  l'État  ne 
cessera  d'être  agité  jusqu'à  ce  qu'il  soit  détruit  ou  changé, 
et  que  l'invincible  nature  ait  repris  son  empire. 

CHAPITRE    XII 

DIVISION    DES    LOIS 

Pour  ordonner  le  tout,  ou  donner  la  meilleure  forme 
possible  à  la  chose  publique,  il  y  a  diverses  relations  à  con- 
sidérer. Premièrement,  l'action  du  corps  entier  agissant 
sur  lui-même,  c'est-à-dire  le  rapport  du  tout  au  tout,  ou 
du  souverain  à  l'État  (2);  et  ce  rapport  est  composé  de  celui 
des  termes  intermédiaires,  comme  nous  le  verrons  ci-après. 

Les  lois  qui  règlent  ce  rapport  portent  le  nom  de  lois 
politiques,  et  s'appellent  aussi  lois  fondamentales,  non  sans 
quelque  raison  si  ces  lois  sont  sages.  Car,  s'il  n'y  a  dans 
chaque  État  qu'une  bonne  manière  de  l'ordonner,  le  peuple 

(i)  Aristotb,  Politique,  liv.  VI,  ch.  i.  —  A  cette  indispensable  connais- 
sance du  nombre  et  des  combinaisons  possibles  des  diverses  formes  poli- 
tiques, il  faut  joindre  une  égale  étude  et  des  lois  qui  sont  en  elles-mêmes 
les  plus  parfaites  et  de  celles  qui  sont  le  mieux  en  rapport  avec  chaque 
constitution,  car  les  lois  doivent  être  faites  pour  les  constitutions...  et  non 
les  constitutions  pour  les  lois.  La  constitution  de  l'État,  c'est  l'organisation 
des  magistratures,  la  répartition  des  pouvoirs,  Tattribution  de  la  souverai- 
neté, en  un  mot  la  détermination  du  but  spécial  de  chaque  association  po- 
litique. Les  lois,  au  contraire,  distinctes  des  principes  essentiels  et  caracté- 
ristiques de  la  constitution,  sont  la  règle  du  magistrat  dans  Texercice  du 
pouvoir  et  dans  la  répression  des  délits  qui  portent  atteinte  à  ces  lois... 

(2)  Grotius,  Du  Droit  de  la  guerre  et  de  la  paix,  liv.  Il,  chap.  ix.  —  Il  y 
a  une  forme  de  TÉtat  qui  consiste  dans  la  communauté  des  droits  et  de 
souveraineté;  et  une  autre  qui  consiste  dans  le  rapport  qu'il  y  a  entre  les 
membres  qui  go*Uvernent  et  ceux  qui  sont  gouvernés.  Celle-ci  est  Tobjet  des 
recherches  du  politique;  et  la  première  des  recherches  d'un  jurisconsulte... 


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92  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

qui  Ta  trouvée  doit  s'y  tenir  :  mais  si  Tordre  établi  est 
mauvais,  pourquoi  prendrait-on  pour  fondamentales  des 
lois  qui  rem£êchent  d'être  bon?  D'ailleurs,  en  tout  état  cîe  *^ 
cause,  un  peuple  est  toujours  le  maître  de  changer  ses  lois, 
même  les  meilleures;  car,  s'il  lui  plaît  de  se  faire  mal  à  lui- 
même,  qui  est-ce  qui  a  droit  de  l'en  empêcher? 

La  seconde  relation  est  celle  des  membres  entre  eux, 
ou  avec  le  corps  entier;  et  ce  rapport  doit  être  au  premier 
égard  aussi  petit,  et  au  second  aussi  grand  qu'il  est  pos- 
sible; fen  sorte  que^  chaque  citoyen  soit  dans  une  parfaite 
indépendance  de  tous  les  autres,  et  dans  une  excessive 
dépendance  de  la  cité  :  ce  qui  se  fait  toujours  par  les  mêmes 
moyens;  car  il  n'y  a  que  la  force  de  l'État  qui  fasse  la 
liberté  de  ses  membres.  C'est  de  ce  deuxième  rapport  que 
naissent  les  lois  civiles. 

On  peut  considérer  une  troisième  sorte  de  relation  entre 
l'homme  et  la  loi,  savoir,  celle  de  la  désobéissance  à  la 
peine;  et  celle-ci  donne  lieu  à  rétablissement  des  lois  cri- 
minelles, qui,  dans  le  fond,  sont  moins  une  espèce  parti- 
culière de  lois  que  la  sanction  de  toutes  les  autres. 

A  ces  trois  sortes  de  lois  il  s'en  joint  une  quatrième, 
la  plus  importante  de  toutes,  qui  ne  se  grave  ni  sur  le 
marbre,  ni  sur  l'airain,  mais  dans  les  cœurs  des  citoyens; 
qui  fait  la  véritable  constitution  de  l'État;  qui  prend' tous 
les  jours  de  nouvelles  forces;  qui,  lorsque  les  autres  lois 
vieillissent  ou  s'éteignent,  les  ranime  ou  les  supplée,  con- 
serve un  peuple  dans  Tesprit  de  son  institution,  et  sub- 
stitue insensiblement  la  force  de  l'habitude  à  celle  de  l'au- 
torité. Je  parle  des  mœurs,  des  coutumes,  et  surtout 
de  l'opinion  (i)  ;  partie  inconnue  à  nos  politiques,  mais  de 
laquelle  dépend  le  succès  de  toutes  les  autres;  partie  dont 

(i)  Platon,  Des  loiSy  liv.  III,  ch.  xii.  —  Si  l'on  travaille  à  rendre  un  État 
durable  et  parfait  autant  qu'il  est  permis  à  Thumanitë,  il  est  indispensable 
d'y  faire  une  juste  distribution  de  Testime  et  du  mépris.  Or,  cette  distri- 
bution sera  juste  si  on  met,  à  la  première  place  et  à  la  plus  honorable,  les 
bonnes  qualités  de  Tâme  lorsqu'elles  sont  accompagnées  de  la  tempérance; 


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LIVRE   II.   —   CHAP.   XII.  93 

le  grand  législateur  s'occupe  en  secret,  tandis  qu'il  paraît  se 
borner  à  des  règlements  particuliers,  qui  ne  sont  que  le 
cintre  de  la  voûte,  dont  les  mœurs,  plus  lentes  à  naître, 
forment  enfin  Tinébranlable  clef  (i). 

Entre  ces  diverses  classes,  les  lois  politiques,  qui  con- 
stituent la  forme  du  gouvernement,  sont  la  seule  relative  à 
mon  sujet  (2). 

à  la  seconde,  les  avantages  du  corps;  à  1^  troisième,  la  fortune  et  les  riches- 
ses. Tout  législateur,  tout  État  qui  renversera  cet  ordre,  en  mettant  au 
premier  rang  de  Pestime  les  richesses  ou  quelque  autre  bien  d'une  classe 
inférieure,  péchera  contre  les  règles  de  la  justice  et  de  la  saine  politique. 

Chez  Tancien  gouvernement  (d* Athènes),  le  peuple  n'était  maître  de  rien 
mais  il  était  pour  ainsi  dire  esclave  volontaire  des  lois... 

(i)  R.  Nouvelle  Héloise,  part.  IV,  let.  x.  —  Dans  la  République  on  retient 
les  citoyens  par  des  mœurs,  des  principes,  de  la  vertu. 

(2)  R.  Manuscrit  de  Genève.  Liv.  II,  chap.  v.  Entre  ces  diverses  sortes  de 
lois,  je  me  borne  dans  cet  écrit  à  traiter  des  lois  politiques. 


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LIVRE   III 


Avant  de  parler  des  diverses  formes  de  gouvernement, 
tâchons  de  fixer  le  sens  précis  de  ce  n^ot,  qui  n'a  pas  encore 
été  fort  bien  expliqué. 

CHAPITRE   I 

DU  GOUVERNEMENT  EN  GENERAL 

J'avertis  le  lecteur  que  ce  chapitre  doit  être  lu  posément, 
et  que  je  ne  sais  pas  l'art  d'être  clair  pour  qui  ne  veut  pas 
être  attentif. 

Toute  action  libre  a  deux  causes  qui  concourent  à  la 
produire  :  Tune  morale,  savoir  la  volonté  qui  détermine 
l'acte,  l'autre  physique,  savoir  la  puissance  qui  l'exécute. 
Quand  je  marche  vers  un  objet,  il  faut  premièrement  que 
j'y  veuille  aller;  en  second  lieu,  que  mes  pieds  m'y  portent. 
Qiu'un  paralytique  veuille  courir,  qu'un  homme  agile  ne 
le  veuille  pas,  tous  deux  resteront  en  place.  Le  corps  poli- 
tique a  les  mêmes  mobiles  :  on  y  distingue  de  même  la 
force  et  la  volonté;  celle-ci  sous  le  nom  de  puissance  légis- 
lative, l'autre  sous  le  nom  de  puissance  executive.  Rien  ne 
s'y  fait  ou  ne  doit  s'y  faire  sans  leur  concours.. 

Nous  avons  vu  que  la  puissance  législative  appartient 
au  peuple,  et  ne  peut  appartenir  qu'à  lui.  Il  est  aisé  de 
voir,  au  contraire,  par  les  principes  ci-devant  établis,  que 
la  puissance  executive  ne  peut  appartenir  à  la  généralité 
comme  législatrice  ou  souveraine,  parce  que  cette  puis- 
sance ne  consiste  qu'en  des  actes  particuliers  qui  ne  sont 


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LIVRE   III.    -   CHAP.    I.  95 

point  du  ressort  de  la  loi,  ni  par  conséquent  de  celui  du 
souverain,  dont  tous  les  actes  ne  peuvent  être  que  des  lois. 

Il  faut  donc  à  la  force  publique  un  agent  propre  qui  la 
réunisse  et  la  mette  en  œuvre  selon  les  directions  de  la 
volonté  générale,  qui  serve  à  la  communication  de  l'État  et 
du  souverain,  qui  fasse  en  quelque  sorte  dans  la  personne 
publique  ce  que  fait  dans  l'homme  l'union  de  l'àme  et  du 
corps.  Voilà  quelle  est,  dans  l'État,  la  raison  du  gouver- 
nement, confondu  mal  à  propos  avec  le  souverain,  dont  il 
n^est  que  le  ministre. 

Qu'est-ce  donc  que  le  gouvernement?  Un  corps  inter- 
médiaire établi  entre  les  sujets  et  le  souverain  pour  leur 
mutuelle  correspondance,  chargé  de  l'exécution  des  lois  et 
du  maintien  de  la  liberté  tant  civile  que  politique. 

Les  membres  de  ce  corps  s'appellent  magistrats  ou  rois, 
c'est-à-dire  gouverneurs;  et  le  corps  entier  porte  le  nom  de 
prince  {a).  Ainsi  ceux  qui  prétendent  que  l'acte  par  lequel  un 
peuple  se  soumet  à  des  chefs  n'est  point  un  contrat,  ont 
grande  raison  (1).  Ce  n'est  absolument  qu'une  commission, 

(a)  Cest  ainsi  qu'à  Venise  on  donne  au  collège  le  nom  de  sérénissime 
prince^  môme  quand  le  doge  vCy  assiste  pas.  (Note  du  Contrai  social,  édition 
de  1762.) 

(i)  PuPENDORP.  Des  devoirs  de  Vhomme  et  du  citoyen^  liv.  II,  chap.  vi.  — 
Dans  la  formation  régulière  de  tout  État,  il  faut  nécessairement  deux  con- 
ventions et  une  ordonnance  générale. 

En  effet,  lorsqu'une  multitude  renonce  à  l'indépendance  de  Tétat  de 
nature  pour  former  une  société  civile,  chacun  s'engage  d'abord  avec  tous 
les  autres  à  se  joindre  ensemble  pour  toujours  en  un  seul  corps  et  à  régler 
d^un  commun  consentement  ce  qui  regarde  leur  conservation  et  leur  sûreté 
commune.  Tous  en  général  et  chacun  en  particulier  doivent  entrer  dans  cet 
engagement  primitif,  et  ceux  qui  n'y  ont  aucune  part  demeurent  hors  de  la 
société  naissante. 

11  faut,  ensuite,  faire  une  ordonnance  générale  par  laquelle  on  établisse 
la  forme  de  gouvernement,  sans  quoi  il  n'y  aurait  pas  moyen  de  prendre 
aucunes  mesures  fixes  pour  travailler  utilement  et  de  concert  au  bien 
public. 

Enfin,  il  doit  y  avoir  encore  une  autre  convention  par  laquelle,  après 
qu'on  a  choisi  une  ou  plusieurs  personnes  à  qui  Ton  confère  le  pouvoir  de 
gouverner  la  société,  ceux  qui  sont  revêtus  de  cette  autorité  suprême  s'en- 
gagent à  veiller  avec  soin  à  la  sûretéet  à  l'utilité  commune,et  les  autres,  en 
même  temps,  leur  promettent  une  fidèle  obéissance,  ce  qui  renferme  une 


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96  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

un  emploi,  dans  lequel,  simples  officiers  du  souverain,  ils 
exercent  en  son  nom  le  pouvoir  dont  il  les  a  faits  déposi- 
taires, et  qu*il  peut  limiter,  modifier,  et  reprendre  quand 
il  lui  plaît,  Taliénation  d'un  tel  droit  étant  incompatible 
avec  la  nature  du  corps  social,  et  contraire  au  but  de  l'as- 
sociation. 

J'appelle  donc  gouvernement  ou  suprême  administra- 
tion l'exercice  légitime  de  la  puissance  executive,  et  prince 
ou  magistrat,  l'homme  ou  le  corps  chargé  de  cette  admi- 
nistration. 

C'est  dans  le  gouvernement  que  se  trouvent  les  forces 
intermédiaires,  dont  les  rapports  composent  celui  du  tout 
au  tout  ou  du  souverain  h  l'État.  On  peut  représenter  ce 
dernier  rapport  par  celui  des  extrêmes  d'une  proportion 
continue,  dont  la  moyenne  proportionnelle  est  le  gouver- 
nement. Le  gouvernement  reçoit  du  souverain  les  ordres 
qu'il  donne  au  peuple;  et,  pour  que  l'État  soit  dans  un 
bon  équilibre,  il  faut,  tout  compensé,  qu'il  y  ait  égalité 
entre  le  produit  ou  la  puissance  du  gouvernement  pris  en 
lui-même,  et  le  produit  ou  la  puissance  des  citoyens,  qui 
sont  souverains  d'un  côté  et  sujets  de  l'autre. 

De  plus,  on  ne  saurait  altérer  aucun  des  trois  termes 
sans  rompre  à  l'instant  la  proportion.  Si  le  souverain  veut 
gouverner,  ou  si  le  magistrat  veut  donner  des  lois,  ou  si 
les  sujets  refusent  d'obéir,  le  désordre  succède  à  la  règle, 
la  force  et  la  volonté  n'agissent  plus  de  concert,  et  l'État 
dissous  tombe  ainsi  dans  le  despotisme  ou  dans  l'anarchie. 
Enfin,  comme  il  n'y  a  qu'une  moyenne  proportionnelle 
entre  chaque  rapport,  il  n'y  a  non  plus  qu'un  bon  gouver- 
nement possible  dans  un  État  :  mais  comme  mille  événe- 
ments peuvent   changer  les   rapports  d'un  peuple,  non 

soumission  des  forces  et  des  volontés  de  chacun  autant  que  le  demandent  le 
bien  public  et  la  volonté  du  chef  ou  des  chefs  élus.  Lorsque  cet  accord  est 
une  fois  bien  conclu  ou  arrêté,  et  qu'on  se  met  en  devoir  de  l'exécuter,  il  ne 
manque  plus  rien  de  ce  qui  est  nécessaire  pour  constituer  un  gouvernement 
parfait  et  un  état  régulier. 


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LIVRE   III.  -   CHAP.   I.  97 

seulement  différents  gouvernements  peuvent  être  bons  à 
divers  peuples,  mais  au  même  peuple  en  différents  temps. 

Pour  t^chejr  de  donner  une  idée  des  divers  rapports  qui 
peuvent  régner  entre  ces  deux  extrêmes,  je  prendrai  pour 
exemple  le  nombre  du  peuple,  comme  un  rapport  plus 
facile  à  exprimer. 

Supposons  que  l'État  soit  composé  de  dix  mille  citoyens. 
Le  souverain  ne  peut  être  considéré  que  collectivement  et 
en  corps;  mais  chaque  particulier,  en  qualité  de  sujet,  est 
considéré  comme  individu  :  ainsi  le  souverain  est  au  sujet 
comme  dix  mille  est  à  un  ;  c'est-à-dire  que  chaque  membre 
de  l'État  n'a  pour  sa  part  que  la  dix  millième  partie  de 
l'autorité  souveraine,  quoiqu'il  lui  soit  soumis  tout  entier. 
Que  le  peuple  soit  composé  de  cejyt  mille  hommes,  l'état 
des  sujets  ne  change  pas,  et  chacun  porte  également  tout 
l'empire  des  lois,  tandis  ^ue  son  suffrage,  réduit  à  un  cent 
millième,  a  dix  fois  moins  d'influence  dans  leur  rédaction. 
Alors,  le  sujet  restant  toujours  un,  le  rapport  du  souverain 
augmente  en  raison  du  nombre  des  citoyens.  D'où  il  suit 
que,  plus  l'État  s'agrandit,  plus  la  liberté  diminue. 

Quand  je  dis  que  le  rapport  augmente,  j'entends  qu'il 
s'éloigne  de  l'égalité.  Ainsi,  plus  le  rapport  est  grand  dans 
l'acception  des  géomètres,  moins  il  y  a  de  rapport  dans 
l'acception  commune  :  dans  la  première,  le  rapport,  con- 
sidéré selon  la  quantité,  se  mesure  par  l'exposant;  et  dans 
l'autre,  considéré  selon  l'identité,  il  s'estime  par  la  simi- 
litude. 

Or,  moins  les  volontés  particulières  se  rapportent  à  la 
volonté  générale,  c'est-à-dire  les  mœurs  aux  lois,  plus  la 
force  réprimante  doit  augmenter.  Donc  le  gouvernement, 
pour  être  bon,  doit  être  relativement  plus  fort  à  mesure 
que  le  peuple  est  plus  nombreux  (i). 

(i)  R.  Manuscrit  de  Neuchdtel  (N®  7914).  —  Commençons  par  ôter 
l'équivoque  des  termes.  Le  meilleur  gouvernement  n'est  pas  toujours  le 
plus  fort.  La  force  n'est  qu'un  moyen,  la  fin  est  le  bonheur  du  peuple.  Mais 


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98  DU  CONTRAT   SOCIAL. 

D'un  autre  côté,  ragrandîssement  de  l'État  donnant  aux 
dépositaires  de  Tautorité  publique  plus  de  tentations  et  de 
moyens  d'abuser  de  leur  pouvoir,  plus  le  gouvernement 
doit  avoir  de  force  pour  contenir  le  peuple,  plus  le  souve- 
rain doit  en  avoir  à  son  tour  pour  contenir  le  gouver- 
nement. Je  ne  parle  pas  ici  d'une  force  absolue,  mais  de 
la  force  relative  des  diverses  parties  de  l'État. 

Il  suit  de  ce  double  rapport  que  la  proportion  continue 
entre  le  souverain,  le  prince  et  le  peuple,  n'est  point  une 
idée  arbitraire,  mais  une  conséquence  nécessaire  de  la 
nature  du  corps  politique.  Il  suit  encore  que  l'un  des 
extrêmes,  savoir  le  peuple,  comme  sujet,  étant  fixe  et  re- 
présenté par  l'unité,  toutes  les  fois  que  la  raison  doublée 
augmente  ou  diminue,  la  raison  simple  augmente  ou  di- 
minue semblablement,  et  que  par  conséquent  le  moyen 
terme  est  changé.  Ce  qui  fait  voir  qu'il  n'y  a  pas  une  con- 
stitution du  gouvernement  unique  et  absolue,  mais  qu'il 
peut  y  avoir  autant  de  gouvernements  différents  en  nature 
que  d'États  différents  en  grandeur. 

Si,  tournant  ce  système  en  ridicule,  on  disait  que,  pour 
trouver  cette  moyenne  proportionnelle  et  former  le  corps 
du  gouvernement,  il  ne  faut,  selon  moi,  que  tirer  la  racine 
carrée  du  nombre  du  peuple,  je  répondrais  que  je  ne  prends 
ici  ce  nombre  que  pour  un  exemple  ;  que  les  rapports  dont 
je  parle  ne  se  mesurent  pas  seulement  par  le  nombre  des 
hommes,  mais  en  général  par  la  quantité  d'action,  laquelle 
se  combine  par  des  multitudes  de  causes;  qu'au  reste,  si, 
pour  m'exprimer  en  moins  de  paroles,  j'emprunte  un  mo- 
ment des  termes  de  géométrie,  je  n'ignore  pas  cependant 
que  la  précision  géométrique  n'a  point  lieu  dans  les  quan- 
tités morales. 

le  sens  de  ce  mot  bonheur,  assez  indéterminé  pour  les  individus,  Test  encore' 
plus  pour  les  peuples  et  c'est  de  la  diversité  des  idées  qu'on  se  fait  là^essus 
que  naît  celle  des  maximes  politiques  qu'on  se  propose.  Tâchons  donc  de 
nous  former  par  supposition  l'idée  d'un  peuple  heureux  et  puis  nous  établi- 
rons nos  règles  sur  cette  idée. 


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LIVRE   III.   —   CHAP.    I,  99 

Le»  çouv^rivejnent  est  en  petit  ce  que  le  corps  politique 
qui  le  renferme  est  en  grand.  C'est  une  personne  morale 
douée  de  certaines  facultés,  active  comme  le  souverain, 
passive  comme  l'État,  et  qu'on  peut  décomposer  en  d'autres 
rapports  semblables;  d'où  naît  par  conséquent  une  nou- 
velle proportion  ;  une  autre  encore  dans  celle-ci,  selon  Tordre 
des  tribunaux,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive  à  un  moyen  terme 
indivisible,  c'est-à-dire  à  un  seul  chef  ou  magistrat  suprême, 
qu'on  peut  se  représenter,  au  milieu  de  cette  progression, 
comme  l'unité  entre  la  série  des  fractions  et  celle  des 
nombres. 

Sans  nous  embarrasser  dans  cette  multiplication  de 
termes,  contentons-nous  de  considérer  le  gouvernement 
comme  un  nouveau  corps  dans  l'État,  distinct  du  peuple 
et  du  souverain,,  et  intermédiaire  entre  l'un  et  l'autre. 

Il  y  a  cette  différence  essentielle  entre  ces  deux  corps, 
que  l'État  existe  par  lui-même,  et  que  le  gouvernement 
n'existe  que  par  le  souverain.  Ainsi  la  volonté  dominante 
du  prince  n'est  lou  ne  doit  être  que  la  volonté  générale  ou  la 
loi;  sa  force  n'est  que  la  force  publique  concentrée  en  lui  : 
sitôt  qu'il  veut  tirer  de  lui-même  quelque  acte  absolu  et 
indépendant,  la  liaison  du  tout  commence  à  se  relâcher. 
S'il  arrivait  enfin  que  le  prince  eût  une  volonté  particulière 
plus  active  que  celle  du  souverain,  et  qu'il  usât,  pour^éir 
à  cette  volonté  particulière,  de  la  force  publique  qui  est 
dans  ses  mains,  en  sorte  qu'on  eût,  pour  ainsi  dire,  deux 
souverains,  Tun  de  droit  et  l'autre  de  fait,  à  l'instant  l'union 
sociale  s'évanouirait,  et  le  corps  politique  serait  dissous  (i). 

(i)  R.  Nouvelle  Héloîse^  partie  111,  lettre  22.  —  Quand  les  lois  furent 
anéanties,  et  que  l'État  fut  en  proie  à  des  tyrans,  les  citoyens  reprirent  leur 
liberté  naturelle  et  leur  droit  sur  eux-mêmes. 

Warburton.  Quinpème  dissertation.  —  Tous  les  auteurs  qui  ont  traité 
du  droit  de  la  nature  et  des  gens  conviennent  que  la  seconde  Convention^ 
ainsi  qu'ils  l'appellent,  est  aussi  réelle  et  aussi  obligatoire  dans  un  gouver- 
nement démocratique  que  dans  un  État  de  tout  autre  forme.  La  seconde 
Convention  est  celle  par  laquelle  le  souverain  et  le  peuple  se  promettent 
réciproquement  protection  et  obéissance.  Or  dans  un  État  purement  démo- 


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loo  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Cependant,  pour  que  le  corps  du  gouvernement  ait  une 
existence,  une  vie  réelle  qui  le  distingue  du  corps  de  l'État; 
pour  que  tous  ses  membres  puissent  agir  de  concert  et  ré- 
pondre à  la  fin  pour  laquelle  il  est  institué,  il  lui  faut  un 
moi  particulier,  une  sensibilité  commune  à  ses  membres, 
une  force,  une  volonté  propre  qui  tende  à  sa  conservation. 
Cette  existence  particulière  suppose  des  assemblées,  des 
conseils,  un  pouvoir  de  délibérer,  de  résoudre,  des  droits^ 
des  titres,  des  privilèges  qui  appartiennent  au  prince  exclu- 
sivement, et  qui  rendent  la  condition  du  magistrat  plus 
honorable  à  proportion  qu'elle  est  plus  pénible.  Les  diffi- 
cultés sont  dans  la  manière  d'ordonner  dans  le  tout  ce  tout 
subalterne,  de  sorte  qu'il  n'altère  point  la  constitution  gé- 
nérale en  affermissant  la  sienne;  qu'il  distingue  toujours 
sa  force  particulière,  destinée  à  sa  propre  conservation,  de 
la  force  publique,  destinée  à  la  conservation  de  TÉtat,  et 
qu'en  un  mot  il  soit  toujours  prêt  à  sacrifier  le  gouverne- 
ment au  peuple,  et  non  le  peuple  au  gouvernement  (i). 

cratique  la  souveraineté  réside  dans  la  masse  de  tout  le  peuple,  en  sorte  que 
c'est  le  peuple  qui  contracte  avec  lui-même,  et  néanmoins  ce  contrat  est 
regardé  comme  réel  et  valable.  Il  est  censé  la  conséc^uence  du  principe  par 
lequel  se  prouve  la  réalité  de  la  convention  qui  lie  TEglise  et  TÉtat,  savoir  : 
que  toute  société  forme  un  corps  artificiel  semblable  à  celui  d'une  personne 
morale.  Et  dans  le  cas  qu'on  vient  de  citer  la  Convention  est  entre  les  per- 
sonnes naturelles  de  tous  les  membres  de  la  démocratie,  chacun  en  parti- 
culier et  la  personne  artificielle  du  souverain  qui  est  composée  de  tous  ces 
mômes  membres  en  commun. 

BuRLAMAQui.  Principcs  du  droit  politique,  — Dès  qu'un  peuple  a  transféré 
son  droit  à  un  souverain,  on  ne  saurait  supposer  sans  contradiction  qu'il 
reste  encore  le  maître.  Ainsi  la  distinction  que  font  quelques  politiques 
d'une  souveraineté  réelle  qui  réside  toujours  dans  le  peuple  et  d'une  souve- 
raineté actuelle  qui  appartient  au  roi  est  également  absurde  et  dangereuse  ; 
il  est  ridicule  de  prétendre  que  môme  après  qu'un  peuple  a  déféré  la  sou- 
veraine autorité  à  un  roi,  il  demeure  pourtant  en  possession  de  cette  même 
autorité  supérieure  au  roi  même. 

(i)  R.  Manuscrit  de  Neuchdtel,  n«  7914.  —  Le  but  du  gouvernement  est 
l'accomplissement  de  la  volonté  générale,  et  ce  qui  l'empêche  de  parvenir  à 
ce  but,  est  l'obstacle  des  volontés  particulières...  Sitôt  qu'un  homme  se 
compare  aux  autres,  il  devient  nécessairement  leur  ennemi,  car  chacun 
voulant  en  son  coeur  être  le  plus  puissant,  le  plus  heureux,  le  plus  riche,  ne 
peut  regarder  que  comme  un  ennemi  secret  quiconque  ayant  le  même  pro- 


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LIVRE   III.   -  CHAP.    II.  loi 

D'ailleurs,  bien  que  le  corps  artificiel  du  gouvernement 
soit  l'ouvrage  d'un  autre  corps  artificiel,  et  qu'il  n'ait  en 
quelque  sorte  qu'une  vie  emgruntée  et  subordonnée,  cela 
n'empêche  pas  qu'il  ne  puisse  agir  avec  plus  ou  moins  de 
vigueur  ou  de  célérité,  jouir,  pour  ainsi  dire,  d'une  santé 
plus  ou  moins  robuste.  Enfin,  sans  s'éloîener  directement 
du  but  de  son  institution,  il  peut  s'en^ écarter  plus  ou 
moins,  selon  la  manière  dont  il  est  constitué. 

C'est  de  toutes  ces  différences  que  naissent  les  rapports 
divers  que  le  gouvernement  doit  avoir  avec  le  corps  de 
rÉtat,  sejon  les  rapports  accidentels  et  particuliers  par  les- 
quels ce  même  État  est  modifié.  Car  souvent  le  gouverne- 
ment le  meilleur  en  soi  deviendra  le  plus  vicieux,  si  ses  rap- 
ports ne  sont  altérés  selon  les  défauts  du  corps  politique 
auquel  il  appartient. 


CHAPITRE    II*. 

DU    PRINCIPE    QUI    CONSTITUE     LES     DIVERSES    FORMES 
DE    GOUVERNEMENT 

Pour   exposer  la  cause  générale   de   ces   différences, 
il   faut  distinguer   ici   le   principe    et   le   gouvernement, 

jet  en  soi-même  lui  devient  un  obstacle  à  l'exécuter.  Voilà  la  contradiction 
primitive  et  radicale  qui  fait  que  les  affections  sociales  ne  sont  qu'appa- 
rence, ce  n'est  que  pour  nous  préférer  aux  autres  plus  à  coup  sûr  que  nous 
feignons  de  les  préférer  à  nous. 

•  R.  5*  Lettre  de  la  Montagne.  —  Le  mot  de  gouvernement  n'a  pas  le 
même  sens  dans  tous  les  pays,  parce  que  la  constitution  des  États  n'est  pas 
partout  la  môme. 

Dans  les  monarchies,  où  la  puissance  executive  est  jointe  à  l'exercice  de 
la  souveraineté,  le  gouvernement  n'est  autre  chose  que  le  souverain  lui- 
même,  agissant  par  ses  ministres,  par  son  conseil,  ou  par  des  corps  qui 
dépendent  absolument  de  sa  volonté.  Dans  les  républiques,  surtout  dans  les 
démocraties,  où  le  souverain  n'agit  jamais  immédiatement  par  lui-môme^ 
c'est  autre  chose.  Le  gouvernement  n'est  alors  que  la  puissance  executive, 
et  il  est  absolument  distinct  de  la  souveraineté. 

Cette  distinction  est  très  importante  en  ces  matières.  Pour  l'avoir  bien 
présente  à  l'esprit,  on  doit  lire  avec  quelque  soin  dans  le  Contrat  social  les 


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102  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

comme  j'ai  distingué  ci-devant  TÉtat  et  le  souverain  (i). 

Le  corps  du  magistrat  peut  être  composé  d'un  plus  grand 
ou  moindre  nombre  de  membres.  Nous  avons  dit  que  le 
rapport  du  souverain  aux  sujets  était  d'autant  plus  grand 
que  le  peuple  était  plus  nombreux;  et,  par  une  évidente 
analogie,  nous  en  pouvons  dire  autant  du  gouvernement  à 
regard  des  magistrats. 

Or,  la  force  totale  du  gouvernement,  étant  toujours 
celle  de  TÉtat,  ne  varie  point  :  d'où  il  suit  que  plus  il  use 
de  cette  force  sur  ses  propres  membres,  moins  il  lui  en 
reste  pour  agir  sur  tout  le  peuple. 

Donc,  plus  les  magistrats  sont  nombreux,  plus  le  gou- 
vernement est  faible.  Comme  cette  maxime  est  fondamen- 
tale, appliquons-nous  à  la  mieux  dclaircir. 

Nous  pouvons  distinguer  dans  la  personne  du  magistrat 
trois  volontés  essentiellement  différentes  :  premièrement, 
la  volonté  propre  de  l'individu,  qui  ne  tend  qu'à  son  avan- 
tage particulier;  secondement,  la  volonté  commune  des  ma- 
gistrats, qui  se  rapporte  uniquement  à  l'avantage  du  prince, 
et  qu'on  peut  appeler  volonté  de  corps,  laquelle  est  géné- 
rale par  rapport  au  gouvernement,  et  particulière  par  rap- 
port à  l'État,  dont  le  gouvernement  fait  partie;  en  troi- 
sième lieu,  la  volonté  du  peuple  ou  la  volonté  souveraine, 
laquelle  est  générale,  tant  par  rapport  à  l'Etat  considéré 
comme  le  tout,  que  par  rapport  au  gouvernement  consi- 
déré comme  partie  du  tout. 

Dans  une  législation  parfaite,  la  volonté  particulière  ou 
individuelle  doit  être  nulle;  la  volonté  de  corps  propre  au 

deux  premiers  chapitres  du  livre  troisième,  où  j*ai  tâché  de  fixer,  par  un 
sens  précis,  des  expressions  qu*on  laissait  avec  art  incertaines,  pour  leur 
donner  au  besoin  telle  acception  qu'on  voulait. 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  III,  chap.  i.  —  Ily  a  cette  différence 
entre  la  nature  du  gouvernement  et  son  principe  que  sa  nature  est  ce  qui  le. 
fait  être  tel  et  son  principe  ce  qui  le  fait  agir.  L'une  est  sa  structure  parti- 
culière, et  l'autre  les  passions  humaines  qui  le  font  mouvoir.  Or  les  lois  ne 
doivent  pas  être  moins  relatives  au  principe  de  chaque  gouvernement  qu'à 
sa  nature > 


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LIVRE   III.   —   CHAP.   II.  io3 

gouvernement  très  subordonnée;  et  par  conséquent  la  vo- 
lonté générale  ou  souveraine  toujours  dominante  et  la 
règle  unique  de  toutes  les  autres. 

Selon  Tordre  naturel,  au  contraire,  ces  différentes  vo- 
lontés deviennent  plus  actives  à  mesure  qu'elles  se  concen- 
trent. Ainsi,  la  volonté  générale  est  toujours  la  plus  faible, 
la  volonté  de  corps  a  le  second  rang,  et  la  volonté  particu- 
lière le  premier  de  tous  :  de  sorte  que,  dans  le  gouverne- 
ment, chaque  membre  est  premièrement  soi-même,  et  puis 
magistrat,  et  puis  citoyen;  gradation  directement  opposée 
à  celle  qu'exige  Tordre  social. 

Cela  posé,  que  tout  le  gouvernement  soit  entre  les  mains 
d'un  seul  homme,  voilà  la  volonté  particulière  et  la  volonté 
de  corps  parfaitement  réunies,  et  par  conséquent  celle-ci 
au  plus  haut  degré  d'intensité  qu'elle  puisse  avoir.  Or, 
comme  c'est  du  degré  de  la  volonté  que  dépend  l'usage  de 
la  force,  et  que  la  force  absolue  du  gouvernement  ne  varie 
point,  il  s'ensuit  que  le  plus  actif  des  gouvernements  est 
celui  d'un  seul. 

Au  contraire,  unissons  le  gouvernement  à  Tautorité 
législative;  faisons  le  prince  du  souverain,  et  de  tous  les 
citoyens  amant  de  magistrats  :  alors  la  volonté  de  corps, 
confondue  avec  la  volonté  générale,  n'aura  pas  plus  d'acti- 
vité qu'elle,  et  laissera  la  volonté  particulière  dans  toute  sa 
force.  Ainsi,  le  gouvernement,  toujours  avec  la  même  force 
absolue,  sera  dans  son  minimum  de  force  relative  ou  d'ac- 
tivité. 

Ces  rapports  sont  incontestables,  et  d'autres  considé- 
rations servent  encore  à  les  confirmer.  On  voit,  par  exemple, 
que  chaque  magistrat  est  plus  actif  dans  son  corps  que 
chaque  citoyen  dans  le  sien,  et  que  par  conséquent  la  vo- 
lonté particulière  a  beaucoup  plus  d'influence  dans  les  actes 
du  gouvernement  que  dans  ceux  du  souverain;  car  chaque 
magistrat  est  presque  toujours  chargé  de  quelque  fonction 
du  gouvernement,  au  lieu  que  chaque  citoyen  pris  à  part 


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104  DU   CONTRAT  SOCIAL. 

n'a  aucune  fonction  de  la  souveraineté.  D'ailleurs,  plus 
l'État  s'étend,  plus  sa  force  réelle  augmente,  quoiqu'elle 
n'augmente  pas  en  raison  de  son  étendue  :  mais  l'État  res- 
tant le  même,  les  magistrats  ont  beau  se  multiplier,  le 
gouvernement  n'en  acquiert  pas  une  plus  grande  force 
réelle,  parce  que  cette  force  est  celle  de  l'État,  dont  la 
mesure  est  toujours  égale  (i).  Ainsi,  la  force  relative  ou 
l'activité  du  gouvernement  diminue,  sans  que  sa  force 
absolue  ou  réelle  puisse  augmenter^ 

yi  est  sûr  encore  que  l'expédition  des  affaires  devient 
plus  lente  à  mesure  que  plus  de  gens  en  sont  chargés  ;  qu^en 
donnant  trop  à  la  prudence  on  ne  donne  pas  assez  à  la 
fortune;  qu'on  laisse  échapper  l'occasion,  et  qu'à  force  de 
délibérer  on  perd  souvent  le  fruit  de  la  délibération. 

Je  viens  de  prouver  que  le  gouvernement  se  relâche  à 
mesure  que  les  magistrats  se  multiplient;  et  j'ai  prouvé  ci- 
devant  que  plus  le  peuple  est  nombreux,  plus  la  force  ré- 
primante doit  augmenter.  D'où  il  suit  que  le  rapport  des 
magistrats  au  gouvernement  doit  être  inverse  du  rapport 
des  sujets  au  souverain;  c'est-à-dire  que,  plus  l'État  s'a- 
grandit, plus  le  gouvernement  doit  se  resserrer  ;  tellement 
que  le  nombre  des  chefs  diminue  en  raison  de  l'augmenta- 
tion du  peuple. 

Au  reste,  je  ne  parle  ici  que  de  la  force  relative  du  gou- 
vernement, et  non  de  sa  rectitude  :  car,  au  contraire,  plus 
le  magistrat  est  nombreux,  plus  la  volonté  de  corps  se  rap- 
proche de  la  volonté  générale;  au  lieu  que,  sous  un  magis- 
trat unique,  cette  même  volonté  de  corps  n'est,  comme  je 
l'ai  dit,  qu'une  volonté  particulière.  Ainsi,  l'on  perd  d'un 
côté  ce  qu'on  peut  gagner  de  l'autre,  et  l'art  du  législateur 
est  de  savoir  fixer  le  point  où  la  force  et  la  volonté  du  gou- 


(i)  R.  Nouvelle  Héloîse,  partie  IV,  lettre  lo.  —  C'est  une  grande  erreur 
dans  l'économie  domestique  ainsi  que  dans  la  civile,  de  vouloir  combattre 
un  vice  par  un  autre  ou  former  entre  eux  une  sorte  d'équilibre,  comme  si 
ce  qui  sape  les  fondements  de  l'ordre  pouvait  jamais  servir  à  rétablir. 


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LIVRE  III.   —  CHAP.    III.  io5 

vernement,  toujours  en  proportion  réciproque,  se  combi- 
nent dans  le  rapport  le  plus  avantageux  à  TÉtat. 

CHAPITRE    III 

^DIVISION    DES    GOUVERNEMENTS 

On  a  vu  dans  le  chapitre  précédent  pourquoi  Ton  dis- 
tingue les  diverses  espèces  ou  formes  de  gouv'ernements 
par  le  nombre  des  membres  qui  les  composent;  il  reste  à 
voir  dans  celui-ci  comment  se  fait  cette  division  (i). 

(i)  Platon,  La  République,  liv.  VIII.  —  Il  y  a  nécessaîrement  autant  de 
caractères  d'hommes  que  d'espèces  de  gouvernements.  Croiras-tu  en  effet 
que  la  forme  des  États  vienne  des  chênes  et  des  rochers  et  non  pas  des  mœurs 
mêmes  des  membres  qui  les  composent  et  de  la  direction  que  cet  ensemble 
de  mœurs  imprime  à  tout  le  reste?... 

Platon,  La  République^  liv.  VIII.  —  Le  premier  et  le  plus  vanté  des 
gouvernements  est  celui  de  Crète  et  de  Lacédémone.  Le  second,  que  l'on 
met  aussi  au  second  rang,  est  l'oligarchie,  gouvernement  sujet  à  un  grand 
nombre  de  maux;  le  troisième,  entièrement  opposé  au  second  et  moins  es- 
timé, est  la  démocratie.  Vient  enfin  la  tyrannie,  qui  ne  ressemble  à  aucun 
des  autres  gouvernements  et  qui  est  la  plus  grande  maladie  d'un  État. 

Platon,  Des  Lois,  liv.  VIII.  —  La  démocratie,  l'oligarchie  et  la  tyrannie, 
si  on  veut  les  appeler  de  leur  vrai  nom,  ce  ne  sont  point  des  gouverne- 
ments, mais  des  factions  constituées.  L'autorité  n'y  est  point  exercée  de  gré 
à  gré;  le  pouvoir  seul  est  volontaire,  l'obéissance  est  toujours  forcée. 

Aristotb,  Politique,  liv.  III,  chap.  iv.  —  Le  gouvernement  et  la  consti- 
tution étant  choses  identiques  et  le  gouvernement  étant  le  maître  suprême 
de  la  cité,  il  faut  absolument  que  le  maître  soit  ou  un  seul  individu  ou  une 
minorité,  ou  enfin  la  foule  des  citoyens...  Quand  la  monarchie  ou  le  gou- 
vernement d'un  seul  a  pour  objet  l'intérêt  général  on  la  nomme  vulgaire- 
ment royauté.  Avec  la  même  condition,  le  gouvernement  de  la  minorité, 
pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  réduite  à  un  seul  individu,  c'est  l'aristocratie... 
Enfin  quand  la  majorité  gouverne  dans  le  sens  de  l'intérêt  général,  le  gou- 
vernement reçoit  comme  dénomination  spéciale  la  dénomination  générique 
de  tous  les  gouvernements  et  se  nomme  république. 

Aristote,  Politique,  liv.  III,  chap.  iv.  —  Le  souverain  de  la  cité,  c'est  en 
tous  lieux  le  gouvernement.  Le  gouvernement  est  la  constitution  même.  Je 
m'explique  :  par  exemple  dans  les  démocraties,  c'est  le  peuple  qui  est  sou- 
verain ;  dans  les  oligarchies,  au  contraire,  c'est  la  minorité  composée  des 
riches... 

Toutes  les  constitutions  qui  ont  en  vue  l'intérêt  général  sont  pures  parce 
qu'elles  pratiquent  rigoureusement  la  justice.  Toutes  celles  qui  n'ont  en 
vue  que  l'intérêt  personnel  des  gouvernants,  viciées  dans  leur  base,  ne  sont 


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io6  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Le  souverain  peut,  en  premier  lieu,  commettre  le  dépôt 
du  gouvernement  à  tout  le  peuple  ou  à  la  plus  grande 
partie  du  peuple,  en  sorte  qu'il  y  ait  plus  de  citoyens  ma- 
gistrats que  de  citoyens  simples  particuliers.  On  donne  à 
cette  forme  de  gouvernement  le  nom  de  démocratie. 

Ou  bien  il  peut  resserrer  le  gouvernement  entre  les  mains 
d'un  petit  nombre,  en  sorte  qu'il  y  ait  plus  de  simples  ci- 
toyens que  de  magistrats;  et  cette  forme  porte  le  nom 
d'aristocratie. 

Enfin  il  peut  concentrer  tout  le  gouvernement  dans  les 
mains  d'un  magistrat  unique  dont  tous  les  autres  tiennent 
leur  pouvoir.  Cette  troisième  forme  est  la  plus  com- 
mune, et  s'appelle  monarchie,  ou  gouvernement  royal. 

On  doit  remarquer  que  toutes  ces  formes,  ou  du  moins 

que  la  corruption  des  bonnes  institutions,  elles  tiennent  de  fort  près  au  pou- 
voir du  maître  sur  Tesclave,  tandis  que,  au  contraire,  la  cité  n'est  qu'une 
association  d'hommes  libres. 

Aristote,  Politique,  liv.  VUI,  chap.  i.  —  Tous  les  systèmes  politiques, 
quelque  divers  qu'ils  soient,  reconnaissent  des  états  et  une  égalité  propor- 
tionnelle entre  les  citoyens,  mais  tous  s'en  écartent  dans  l'application.  La 
démagogie  est  née  presque  toujours  de  ce  qu'on  a  prétendu  rendre  absolue  et 
générale  une  égalité  qui  n'était  réelle  qu'à  certains  égards.  Parce  que  tous 
sont  également  libres,  ils  ont  cru  qu'ils  devaient  l'ôtre  d'une  manière  abso- 
lue. L'oligarchie  est  née  de  ce  qu'on  a  prétendu  rendre  absolue  et  générale 
une  inégalité  qui  n'était  réelle  que  dans  quelques  points,  parce  que  tout  en 
n'étant  inégaux  que  par  la  fortune,  ils  ont  supposé  qu'ils  devaient  Tôtre  en 
tout  et  sans  limite.  Les  uns,  forts  de  cette  égalité,  ont  voulu  que  le  pouvoir 
politique,  dans  toutes  ses  attributions,  fût  également  réparti  ;  les  autres, 
appuyés  sur  cette  inégalité,  n'ont  pensé  qu'à  accroître  leurs  privilèges,  car 
les  augmenter,  c'était  augmenter  l'inégalité.  Tous  ces  systèmes,  bien  que 
justes  au  fond,  sont  donc  tous  radicalement  faux  dans  la  pratique. 

Machiavel,  Discours  sur  Tite-Live,  liv.  I,  chap.  ii.  —  D'autres  auteurs, 
plus  sages,  selon  l'opinion  de  bien  des  gens,  comptent  six  espèces  de  gou- 
vemements  dont  trois  très  mauvais  et  trois  qui  sont  bons  eux-mêmes,  mais 
si  sujets  à  se  corrompre  qu'ils  deviennent  tout  à  fait  mauvais.  Les  trois 
bons  sont  ceux  que  nous  venons  de  nommer  :  le  monarchique,  l'aristocra- 
tique, le  démocratique.  Les  trois  mauvais  ne  sont  que  des  dépendances  et 
des  dépravations  des  trois  autres  et  chacun  d'eux  ressemble  tellement  à  celui 
auquel  il  correspond,  qu'on  passe  facilement  de  l'un  à  l'autre.  Ainsi  la 
monarchie  devient  tyrannie;  l'aristocratie  dégénère  en  oligarchie,  et  le  gou- 
vernement populaire  se  résout  en  une  licencieuse  ochlocratie.  En  sorte 
qu'un  législateur  qui  donne  à  l'État  qu'il  fonde  un  de  ces  trois  gouvernements 
le  constitue  pour  peu  de  temps,  car  nulle  précaution  ne  peut  empêcher  que 


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LIVRE   III.    —   CHAP.    III.  107 

les  deux  premières,  sont  susceptibles  de  plus  ou  de  moins, 
et  ont  même  une  assez  grande  latitude  ;  car  la  démocratie 
peut  embrasser  tout  le  peuple,  ou  se  resserrer  jusqu'à  la 
moitié.  L'aristocratie,  à  son  tour,  peut  de  la  moitié  du 
peuple  se  resserrer  jusqu'au  plus  petit  nombre  indétermi- 
nément.  La  royauté  même  est  susceptible  de  quelque  par- 
tage. Sparte  eut  constamment  deux  rois  par  sa  constitution; 
et  l'on  a  vu,  dans  l'empire  romain,  jusqu'à  huit  empereurs 
à  la  fois,  sans  qu'on  pût  dire  que  Tempire  fût  divisé.  Ainsi 
il  y  a  un  point  où  chaque  forme  de  gouvernement  se  con- 
fond avec  la  suivante,  et  Ton  voit  que,  sous  trois  seules  dé- 
nominations, le  gouvernement  est  réellement  susceptible 
d'autant  de  formes  diverses  que  l'État  a  de  citoyens. 

Il  y  a  plus  :  ce  même  gouvernement  pouvant,  à  certains 
égards,  se  subdiviser  en  d'autres  parties,  l'une  administrée 

chacune  de  ces  espèces,  réputées  bonnes,  quelles  qu*elles  soient,  ne  dégénère 
en  son  espèce  correspondante,  tant  le  bien  et  le  mal  ont  ici  entre  eux  et 
d*attraics  et  de  ressemblances. 

HoBBEs,  De  Cive,  chap.  vu.  —  Plusieurs  ont  cette  coutume  de  n'exprimer  pas 
tant  seulement  les  choses  par  les  noms  qu'ils  leur  donnent,  mais  de  témoi- 
gner aussi  par  môme  moyen  la  passion  qui  règne  dans  leur  ûme  et  de  faire 
connaître  en  même  temps  Tamour,  la  haine  et  la  colère  qui  les  animent. 
D*où  vient  que  l'un  nommcâ«arc/iieceque  l'autre  appelle  rfémocr^/ie,  qu'on 
blâme  Varistocratie  en  la  nommant  une  oligarchie  et  qu'à  celui  auquel  on 
donne  le  titre  de  roi,  quelque  autre  impose  le  nom  de  tyran.  De  sorte  que  ces 
noms  outrageants  ne  marquent  pas  trois  nouvelles  sortes  de  républiques, 
mais  les  divers  sentiments  que  les  sujets  ont  de  celui  qui  gouverne...  ' 

Celui  dont  l'autorité  serait  bornée  ne  serait  point  roi,  mais  sujet  de  celui 
qui  aurait  borné  sa  puissance... 

Si  quelqu'un  veut  usurper  sans  le  consentement  du  peuple,  il  est  ennemi 
et  non  pas  tyran  de  la  république. 

La  royauté  et  la  tyrannie  ne  sont  pas  deux  diverses  espèces  de  gouver- 
nement politique,  mais  on  donne  à  un  môme  monarque  tantôt  le  nom  de 
roi  par  honneur,  tantôt  celui  de  tyran  par  outrage. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  II,  chap.  i.  —  Il  y  a  trois  espèces  de 
gouvernements  :  le  républicain,  le  monarchique  et  le  despotique.  Pour  en 
découvrir  la  nature  il  suffit  de  l'idée  qu'en  ont  les  hommes  les  moins  in- 
struits, qui  suppose  trois  définitions  ou  plutôt  trois  faits;  l'un  que  le  gou- 
vernement républicain  est  celui  où  le  peuple  en  corps,  ou  seulement  une 
partie  du  peuple  a  la  souveraine  puissance;  le  monarchique,  celui  où  un 
seul  gouverne,  mais  par  des  lois  fixes  et  établies,  au  lieu  que  dans  le  despo- 
tique, un  seul,  sans  loi  et  sans  règle,  entraîne  tout  par  sa  volonté  et  par  ses 
caprices. 


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io8  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

d*une  manière  et  Tautre  d'une  autre,  il  peut  résulter  de  ces 
trois  formes  combinées  une  multitude  de  formes  mixtes, 
dont  chacune  estmultipliable  par  toutes  les  formes  simples. 

On  a  de  tout  temps  beaucoup  disputé  sur  la  meilleure 
forme  de  gouvernement  (i),  sans  considérer  que  chacune 
d'elles  est  la  meilleure  en  certains  cas,  et  la  pire  en  d'autres. 

Si,  dans  les  différents  États,  le  nombre  des  magistrats 

(i)  BossuET,  Politique  tirée  de  l'Écriture  sainte^  liv.  II,  art.  i.  VU*  Pro- 
position,  —  La  monarchie  est  la  forme  de  gouvernement  la  plus  commune, 
la  plus  ancienne  et  aussi  la  plus  naturelle. 

Un  peu  de  recours  aux  histoires  profanes  nous  fait  voir  que  ce  qui  a 
été  république  a  vécu  premièrement  sous  des  rois. 

Rome  a  commencé  par  là  et  y  est  enfin  revenue  comme  à  son  état 
naturel. 

Ce  n'est  que  tard  et  peu  à  peu  que  les  villes  grecques  ont  formé  leur 
république.  Ûopinion  ancienne  de  la  Grèce  était  celle  qu'exprime  Homère 
par  celte  célèbre  sentence  dans  Tlliade  :  a  Plusieurs  princes  n'est  pas  une 
bonne  chose;  qu'il  n'y  ait  qu'un  prince  et  un  roi.  » 

A  présent  il  n'y  a  point  de  république  qui  n'ait  été  autrefois  soumise 
à  des  monarques.  Les  Suisses  étaient  sujets  des  princes  de  la  maison 
d'Autriche.  Les  Provinces  Unies  ne  font  que  sortir  de  la  domination  d'Espagne 
et  de  celle  de  la  maison  de  Bourgogne.  Les  villes  libres  d'Allemagne 
avaient  des  seigneurs  particuliers  outre  l'empereur  qui  était  le  chef  commun 
de  tout  le  corps  germanique.  Les  villes  d'Italie  qui  se  sont  mises  en  répu- 
blique du  temps  de  l'empereur  Rodolphe  ont  acheté  de  lui  leur  liberté. 
Venise  môme,  qui  se  vante  d'être  république  dès  son  origine,  était  encore 
sujette  aux  empereurs  sous  le  règne  de  Charlemagne  et  longtemps  après; 
elle  se  forma  depuis  en  État  populaire  d'où  elle  est  venue  assez  tard  à 
l'État  où  nous  la  voyons. 

Tout  le  monde  donc  commence  par  des  monarchies  et  presque  tout  le 
monde  s'y  est  conservé  comme  dans  l'État  le  plus  naturel. 

Aussi  avons-nous  vu  qu'il  a  son  fondement  et  son  modèle  dans  l'empire 
paternel,  c'est-à-dire  dans  la  nature  môme. 

Les  hommes  naissent  tous  sujets,  et  l'empire  paternel  qui  les  accoutume 
à  obéir,  les  accoutume  en  môme  temps  à  n'avoir  qu'un  chef. 

VIIl*  Proposition,  —  Quand  on  forme  des  États  on  cherche  à  s'unir  et 
}amais  on  n'est  plus  unis  que  sous  un  seul  chef,  jamais  aussi  on  n'est  plus 
fort,  parce  que  tout  va  en  concours... 

Le  gouvernement  militaire  demandait  naturellement  d'être  exercé  par  un 
seul,  il  s'ensuit  que  cette  forme  de  gouvernement  est  la  plus  propre  à  tous 
les  États  qui  sont  faibles  et  en  proie  au  premier  venu,  s'ils  ne  sont  formés 
à  la  guerre. 

Et  cette  forme  de  gouvernement,  à  la  fin,  doit  prévaloir  parce  que  le 
gouvernement  militaire  qui  a  la  force  en  main  entraîne  naturellement 
tout  l'État  après  soi. 

X'  Proposition.  —  Le  gouvernement  est  le  meilleur  qui  est  le  plus  éloi- 


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LIVRE   III.  —   CHAP.    III.  109 

suprêmes  doit  être  en  raison  inverse  de  celui  des  citoyens, 
il  s'ensuit  qu'en  général  le  gouvernement  démocratique 
convient  aux  petits  États,  l'aristocratique  aux  médiocres, 
et  le  monarchique  aux  grands.  Cette  règle  se  thie  immé- 
diatement du  principe. /Mais  comment  compter  la  multi- 
tude de  circonstances  qui  peuvent  fournir  des  exceptions  (  1  )  ? 


gné  de  Tanarchie.  D'une  chose  aussi  nécessaire  que  le  gouvernement  parmi 
les  hommes,  il  faut  donner  les  principes  les  plus  aisés  et  l'ordre  qui  roule 
le  mieux  tout  seul. 

La  seconde  raison  qui  favorise  ce  gouvernement,  c'est  que  c'est  celui 
qui  intéresse  le  plus  à  la  conservation  de  TÉtat  les  puissances  qui  le  con- 
duisent. Le  prince  qui  travaille  pour  son  État  travaille  pour  ses  enfants; 
et  l'amour  qu'il  a  pour  son  royaume,  confondu  avec  celui  qu'il  a  pour  sa 
famille,  lui  devient  nature^. 

BuRLAMAQUi,  Quellc  est  la  meilleure  forme  de  gouvernement?  (Principes 
du  droit  politique.)  —  Si  l'on  demandait  quel  est,  entre  les  gouvernements, 
le  meilleur,  je  répondrais  que  tous  les  bons  gouvernements  ne  conviennent 
pas  également  à  tous  les  peuples  et  qu'il  faut  avoir  égard  en  cela  à  l'humeur 
et  au  caractère  des  peuples  et  à  l'étendue  des  États. 

Les  grands  États  ont  peine  à  s'accommoder  des  gouvernements  républi- 
cains, et  une  monarchie  sagement  limitée  leur  convient  mieux  ;  mais  pour 
les  États  d'une  médiocre  étendue,  le  gouvernement  qui  leur  est  le  plus 
avantageux  c'est  une  aristocratie  élective,  mêlée  de  quelques  réserves  en 
faveur  de  la  généralité  du  peuple. 

(i)  R.  Polysynodie.  —  La  meilleure  forme  de  gouvernement,  ou  du 
moins  la  plus  durable,  est  celle  qui  fait  les  hommes  tels  qu'elle  a  besoin 
qu'ils  soient. 

Platon,  Des  LoiSy  liv.  III.  —  On  peut  dire  avec  raison  qu'il  y  a  en  quel- 
que sorte  deux  espèces  de  constitutions  politiques  d'où  naissent  toutes  les 
autres  :  Tune  est  la  monarchie  et  l'autre  la  démocratie.  Chez  les  Perses  la 
monarchie,  et  chez  nous  autres  Athéniens  la  démocratie,  sont  portées  au 
plus  haut  degré,  et  presque  toutes  les  autres  constitutions  sont,  comme  je 
le  disais,  composées  et  mélangées  de  ces  deux-là.  Or  il  est  absolument  né- 
cessaire qu'un  gouvernement  tienne  de  l'une  et  de  l'autre,  si  l'on  veut  que 
la  liberté,  les  lumières  et  la  concorde  y  régnent,  et  c'est  là  que  je  voulais 
en  venir  lorsque  je  disais  qu'un  État  où  ces  trois  choses  ne  se  rencontrent 
pas  ne  saurait  être  bien  policé.  Cela  est  impossible  en  effet.  Les  Perses  et 
les  Athéniens  se  sont  écartés  du  milieu  qui  leur  eût  procuré  ces  avantages 
en  portant  à  l'excès  les  uns  les  droits  de  la  monarchie,  les  autres  l'amour  de 
la  liberté;  ce  milieu  a  été  bien  mieux  gardé  en  Crète  et  à  Lacédémone.  Les 
Athéniens  eux-mêmes  et  les  Perses  en  étaient  beaucoup  moins  éloignés  au- 
trefois qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui... 

Aristote,  Politique^  liv.  VI,  chap.  ii.  —  ...Ou  la  royauté  n'existe  que  de 
nom  sans  avoir  aucune  réalité,  ou  elle  repose  nécessairement  sur  la  supé- 
riorité absolue  de  l'individu  qui  règne.  Ainsi  la  tyrannie  sera  le  pire  des  gou- 
vernements comme  le  plus  éloigné  du  gouvernement  parfait.  En  second 


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no  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

CHAPITRE  IV 

DE   LA    DÉMOCRATIE   (l) 

Celui  qui  fait  la  loi  sait  mieux  que  personne  comment 
elle  doit  être  exécutée  et  mterprétée.  Il  semble  donc  qu'on 
ne  saurait  avoir  une  meilleure  constitution  que  celle  où  le 
pouvoir  exécutif  est  joint  au  législatif:  mais  c'est  cela  même 

lieu  vient  Toligarchie  dont  la  distance  à  Taristocratie  est  si  grande.  Enfin  la 
démagogie  est  le  plus  supportable  des  mauvais  gouvernements. 

HoBbES,  De  Cive  (au  lecteur).  —  Licet  enim  monarchiam  caeteris  civiiatis 
speciebus  capite  decimo  commodiorcm  esse  argumentis  aliquot  suadere  co- 
natus  sim  (quam  rem  unam  in  hoc  libro  non  demonstratam,  sed  probabiliter 
positam  esse  confiteor),  omni  tamen  civitati  potestatem  summam  et  squa- 
lem  tribuendam  esse  passim  et  expresse  dixi. 

BossuET,  Politique  tirée  de  V Écriture  sainte^  liv.  II,  art.  i.  XI !•  Propo- 
sition, —  Il  n*y  a  aucune  forme  de  gouvernement  ni  aucun  établissement 
humain  qui  n*ait  ses  inconvénients;  de  sorte  qu'il  faut  demeurer  dans 
rÉtat  auquel  on  a  longtemps  accoutumé  le  peuple.  C'est  pourquoi  Dieu 
prend  en  sa  protection  tous  les  gouvernements  légitimes,  en  quelque  forme 
qu'ils  soient  établis.  Qui  entreprend  de  les  renverser  n'est  pas  seulement 
ennemi  public,  mais  encore  ennemi  de  Dieu. 

Conclusion.  —  ...  Chaque  peuple  doit  suivre,  comme  un  ordre  divin,  le 
gouvernement  établi  dans  son  pays,  parce  que  Dieu  est  un  Dieu  de  paix,  et 
qui  veut  la  tranquillité  des  choses  humaines. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  I,  ch.  m.  —  Le  gouvernement  le  plus 
conforme  à  la  nature  est  celui  dont  la  disposition  particulière  se  rapporte 
mieux  à  la  disposition  du  peuple  pour  lequel  il  est  établi. 

(i)  R.  8*  Lettre  de  la  Montagne.  —  La  constitution  démocratique  a  jus- 
qu'à présent  été  mal  examinée.  Tous  ceux  qui  en  ont  parlé,  ou  ne  la  con- 
naissaient pas,  ou  y  prenaient  trop  peu  d'intérôt,  ou  avaient  intérêt  de  la 
présenter  sous  un  faux  jour.  Aucun  d'eux  n'a  suffisamment  distingué  le 
souverain  du  gouvernement,  la  puissance  législative  de  l'executive.  Il  n'y  a 
point  d'État  où  ces  deux  pouvoirs  soient  si  séparés,  et  où  Ton  ait  tant  affecté 
de  les  confondre.  Les  uns  s'imaginent  qu'une  démocratie  est  un  gouverne- 
ment où  tout  le  peuple  est  magistrat  et  juge;  d'autres  ne  voient  la  liberté 
que  dans  le  droit  d'élire  ses  chefs,  et,  n'étant  soumis  qu'à  des  princes, 
croient  que  celui  qui  commande  est  toujours  le  souverain.  La  constitution 
démocratique  est  certainement  le  chef-d'œuvre  de  l'art  politique  :  mais  plus 
l'artifice  en  est  admirable,  moins  il  appartient  à  tous  les  yeux  de  le  pénétrer. 

R.  Lettre  A,  d'Ivernois  (Wootton,  3i  janvier  1767).  —  Votre  inépuisable 
crédulité  ne  me  fâche  plus,  mais  elle  m'étonne  toujours  et  d'autant  plus  en 
cette  occasion  que  vous  avez  pu  voir  dans  nos  conversations  que  je  ne  suis 
pas  visionnaire  et  dans  le  Contrat  social  que  je  n'ai  jamais  approuvé  le 
gouvernement  démocratique. 


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LIVRE   III.   -   CHAP.    IV.  III 

qui  rend  ce  gouvernement  insuffisant  à  certains  égards, 
parce  que  les  choses  qui  doivent  être  distinguées  ne  le  sont 
pas,  et  que  le  prince  et  le  souverain,  n'étant  que  la  même 
personne,  ne  forment,  pour  ainsi  dire,  qu'un  gouverne- 
ment sans  gouvernement. 

Il  n'est  pas  bon  que  celui  qui  fait  les  lois  les  exécute  (i), 
ni  que  le  corps  du  peuple  détourne  son  attention  des  vues 
générales  pour  la  (2)  donner  aux  objets  particuliers  (3),  Rien 

(i)  Aristote,  Politique,  liv.  VI,  chap.  iv.  —  La  première  espèce  de  dé- 
mocratie est  caractérisée  par  Tégalité  et  l'égalité  fondée  par  la  loi  dans  cette 
démocratie  signifie  que  les  pauvres  n'auront  pas  de  droits  plus  étendus  que 
les  riches,  que  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  seront  exclusivement  souverains, 
mais  qu'ils  le  seront  dans  une  proportion  pareille.  Si  donc  la  liberté  et  l'éga- 
lité sont,  comme  parfois  on  l'assure,  les  deux  bases  fondamentales  de  la 
démocratie,  plus  cette  égalité  des  droits  politiques  sera  complète,  plus  la 
démocratie  existera  dans  toute  sa  pureté;  car  le  peuple  y  étant  le  plus  nom- 
breux et  l'avis  de  la  majorité  y  faisant  loi,  cette  constitution  est  nécessaire- 
ment une  démocratie. 

Dans  une  troisième  espèce  de  démocratie,  tous  les  citoyens  dont  le  titre 
n*est  pas  contesté  arrivent  aux  magistratures,  mais  la  loi  règne  souverai- 
nement... 

Une  cinquième  espèce  transporte  la  souveraineté  à  la  multitude  qui 
remplace  la  loi.  C'est  qu'alors  ce  sont  les  décrets  populaires  et  non  plus  la 
loi  qui  décident.  Ceci  se  fait  grâce  à  l'influence  des  démagogues... 

Le  peuple  est  alors  un  vrai  monarque,  unique,  mais  composé  par  la 
majorité  qui  règne,  non  point  individuellement  mais  en  corps... 

Cette  démocratie  est  dans  son  genre  ce  que  la  tyrannie  est  à  la  royauté. 

On  peut  lui  reprocher  de  n'être  plus  réellement  une  constitution.  Il  n'y 
a  de  constitution  qu'à  la  condition  de  la  souveraineté  des  lois.  Il  faut  que  la 
loi  décide  des  affaires  générales  comme  le  magistrat  décide  des  affaires  par- 
ticulières dans  les  formes  prescrites  par  la  constitution.  Si  donc  la  démo- 
cratie est  une  des  espèces  principales  de  gouvernement,  l'État,  où  tout  se  fait 
à  coups  de  décrets  populaires,  n'est  pas  môme  à  vrai  dire  une  démocratie 
puisque  les  décrets  ne  peuvent  jamais  statuer  d'une  manière  générale. 

(2)  Il  y  a  les  dans  Tédition  originale,  mais  c'est  évidemment  un  lapsus 
de  l'auteur  ou  une  faute  d'impression. 

(3)  R.  Polysynodie.  —  Considérons  maintenant  la  droite  fin  du  gou- 
vernement et  les  obstacles  qui  l'en  éloignent.  Cette  fin  est  sans  contredit 
le  plus  grand  intérêt  de  l'État  et  du  roi  ;  les  obstacles  sont,  outre  le  défaut 
de  lumières,  l'intérêt  particulier  des  administrateurs.  D'où  il  suit  que  plus 
ces  intérêts  particuliers  trouvent  de  gône  et  d'opposition,  moins  ils  balan- 
cent l'intérêt  public,  de  sorte  que  s'ilS'pbuvaient  se  heurter  et  se  détruire 
mutuellement,  quelque  vifs  qu'on  les.  supposât,  ils  deviendraient  nuls  dans 
la  délibération  et  l'intérêt  public  serait  seul  écouté.  Quel  moyen  plus  sûr 
peut-on  avoir  d'anéantir  tous  ces  intérêts  particuliers  que  de  les  opposer 
entre  eux  par  la  multiplication  des  opinions.  Ce  qui  fait  les  intérêts  parti- 


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112  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

n'est  plus  dangereux  que  Tinfluence  des  intérêts  privés 
dans  les  affaires  publiques,  et  Tabus  des  lois  par  le  gouver- 
nement est  un  mal  moindre  que  la  corruption  du  législa- 
teur, suite  infaillible  des  vues  particulières  (i).  Alors,  TÉtat 
étant  altéré  dans  sa  substance,  toute  réforme  devient  impos- 
sible. Un  peuple  qui  n'abuserait  jamais  du  gouvernement 
n'abuserait  pas  non  plus  de  l'indépendance;  un  peuple  qui 
gouvernerait  toujours  bien  n'aurait  pas  besoin  d'être  gou- 
verné. 

A  prendre  le  terme  dans  la  rigueur  de  l'acception,  il  n'a 
jamais  existé  de  véritable  démocratie,  et  il  n'en  existera  ja- 
mais. Il  est  contre  Tordre  naturel  que  le  grand  nombre 
gouverne  et  que  le  petit  soit  gouverné.  On  ne  peut  imagi- 
ner que  le  peuple  reste  incessamment  assemblé  pour  vaquer 
aux  affaires  publiques,  et  l'on  voit  aisément  qu'il  ne  sau- 
rait établir  pour  cela  des  commissions,  sans  que  la  forme 
de  l'administration  change  (2). 

En  effet,  je  crois  pouvoir  poser  en  principe  que,  quand 

culiers  c'est  qu'ils  ne  s'accordent  point,  car  s'ils  s'accordaient,  ce  ne  seraient 
plus  des  intérêts  particuliers,  mais  communs.  Or,  en  détruisant  tous  ces  in- 
térêts l'un  par  l'autre,  reste  l'intérêt  public  qui  doit  gagner  dans  la  délibéra- 
tion tout  ce  que  perdent  les  intérêts  particuliers. 

(i)  Aristote,  Politique^  liv.  VIII,  chap.  vu.  —  Dans  les  démocraties, 
surtout  dans  celles  qui  paraissent  constituées  le  plus  démocratiquement 
l'intérêt  de  l'État  est  tout  aussi  mal  compris,  parce  qu'on  s'y  fait  une  idée 
très  fausse  de  la  liberté.  Selon  l'opinion  commune,  les  deux  caractères  dis- 
tinctifs  de  la  démocratie  sont  la  souveraineté  du  plus  grand  nombre  et  la 
liberté.  L'égalité  est  le  droit  commun;  et  cette  égalité,  c'est  précisément  que 
la  volonté  de  la  majorité  soit  souveraine.  Dès  lors,  liberté  et  égalité  se 
confondent  dans  la  faculté  laissée  à  chacun  de  faire  ce  qu'il  veut  «  tout  à 
sa  guise  »,  comme  dit  Euripide.  C'est  là  un  très  dangereux  système,  car  il 
ne  faut  pas  que  vivre  selon  la  constitution  puisse  paraître  aux  citoyens  un 
esclavage;  au  contraire,  ils  doivent  y  trouver  sauvegarde  et  bonheur. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  XI,  chap.  m.  —  La  liberté  est  le  droit 
de  faire  tout  ce  que  les  lois  permettent. 

(2)  Aristote,  Politique,  liv.  VU,  chap.  i.  —  Le  principe  du  gouverne- 
ment démocratique,  c'est  la  liberté.  On  croirait  presque,  à  entendre  répéter 
cet  axiome,  qu'on  ne  peut  même  trouver  de  liberté  ailleurs...  Le  premier 
caractère  de  la  liberté  c'est  l'alternative  du  commandement  et  de  l'obéis- 
sance. Dans  la  démocratie,  le  droit  politique  est  l'égalité  non  plus  d'après 
le  mérite,  mais  suivant  le  nombre.  Cette  base  du  droit  une  fois  posée,  il  s'en- 


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LIVRE   III.   —  CHAP.    IV.  ^         ii3 

les  fonctions  du  gouvernement  sont  partagées  entre  plu- 
sieurs tribunaux,  les  moins  nombreux  acquièrent  tôt  ou 
tard  la  plus  grande  autorité,  ne  fût-ce  qu'à  cause  de  la  faci- 
lité d'expédier  les  affaires,  qui  lesy  amène  naturellement  (i). 

suit  que  la  foule  doit  être  nécessairement  souveraine  et  que  les  décisions  de 
la  majorité  doivent  être  la  loi  dernière,  la  justice  absolue,  car  on  part  de 
ce  principe  que  tous  les  citoyens  doivent  ôtre  égaux.  Aussi,  dans  la  démo- 
cratie, les  pauvres  sont  des  souverains,  à  l'exclusion  des  riches,  parce  qu'ils 
sont  les  plus  nombreux  et  que  l'avis  de  la  majorité  fait  loi... 

Tous  les  citoyens  doivent  être  électeurs  et  éligibles... 

Toutes  les  charges  doivent  y  être  données  au  sort... 

Nui  ne  doit  exercer  deux  fois  la  même  charge  ou  du  moins  fort  rarement. 

Les  emplois  doivent  être  de  courte  durée... 

Tous  les  citoyens  doivent  être  juges  dans  toutes  les  affaires... 

Il  faut  avant  tout  faire  en  sorte  que  tous  les  emplois  soient  rétribués... 

Les  principes  démocratiques  mènent  directement  à  l'injustice,  car  la  majo- 
rité, souveraine  par  son  nombre,  se  partagera  bientôt  le  bien  des  riches... 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  II,  chap.  ii.  —  Lorsque  dans  la 
république  le  peuple  en  corps  a  la  souveraine  puissance,  c'est  une  démo^ 
cratie.  Lorsque  la  souveraine  puissance  est  entre  les  mains  d'une  partie  du 
peuple,  cela  s'appelle  une  aristocratie. 

Le  peuple  dans  la  démocratie  est  à  certains  égards  le  monarque,  à  certains 
autres  il  est  le  sujet. 

Il  ne  peut  être  monarque  que  par  les  suffrages  qui  sont  ses  volontés.  La 
volonté  du  souverain  est  le  souverain  lui-môme.  Les  lois  qui  établissent  le 
droit  de  suffrage  sont  donc  fondamentales  dans  ce  gouvernement.  En  effet, 
il  est  aussi  important  dy  régler  comment,  par  qui,  à  qui,  sur  quoi,  les  suf- 
frages doivent  être  donnés,  qu'il  l'est  dans  une  monarchie  de  savoir  quel  est 
le  monarque  et  de  quelle  manère  il  doit  gouverner. 

Libanius  dit  qu'à  Athènes  un  étranger  qui  se  mêlait  dans  l'Assemblée  du 
peuple  était  puni  de  mort.  C'est  qu'un  tel  homme  usurpait  le  droit  de  sou- 
veraineté... 

Le  peuple  qui  a  la  souveraine  puissance  doit  faire  pour  lui-même  tout 
ce  qu'il  peut  bien  faire,  et  ce  qu'il  ne  peut  pas  bien  faire,  il  faut  qu'il  le 
fasse  par  ses  ministres. 

Les  ministres  ne  sont  point  à  lui  s'il  ne  les  nomme;  c'est  donc  une 
maxime  fondamentale  de  ce  gouvernement,  que  le  peuple  nomme  ses  minis- 
tres, c'est-à-dire  ses  magistrats. 

11  a  besoin,  comme  les  monarques  et  môme  plus  qu'eux,  d'être  conduit 
par  un  Conseil  ou  Sénat.  Mais  pour  qu'il  y  ait  confiance  il  faut  qu'il  en  élise 
les  membres,  soit  qu'il  les  choisisse  lui-môme  comme  à  Athènes,  ou  par 
quelque  magistrat  qu'il  a  établi  pour  les  élire,  comme  cela  se  pratiquait  à 
Rome  dans  certaines  occasions. 

Le  peuple  est  admirable  pour  choisir  ceux  à  qui  il  doit  confier  quelque 
partie  de  son  autorité...  11  n'a  à  se  déterminer  que  par  des  choses  qu'il  ne 
peut  ignorer  et  des  faits  qui  tombent  sous  les  sens... 

Si  l'on  pouvait  douter  de  la  capacité  naturelle  qu*a  le  peuple  pour  dis- 
cerner le  mérite,  il  n'y  aurait  qu'à  jeter  les  yeux  sur  cette  suite  continuelle 

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114  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

D'ailleurs,  que  de  choses  difficiles  à  réunir  ne  suppose 
pas  ce  gouvernement!  Premièrement,  un  État  très  petit  (i), 
où  le  peuple  soit  facile  à  rassembler,  et  où  chaque  citoyen 
puisse  aisément  connaître  tous  les  autres;  secondement, 
une  grande  simplicité  de  mœurs  (2)  qui  prévienne  la  multi- 

de  choix  étonnants  que  firent  les  Athéniens  et  les  Romains,  ce  qu'on  n'attri- 
buera pas  sans  doute  au  hasard. 

(i)  R.  Projet  de  constitution  pour  la  Corse,  —  Un  gouvernement  pure- 
ment démocratique  convient  à  une  petite  ville  plutôt  qu'à  une  nation.  On 
ne  saurait  assembler  tout  le  peuple  d'un  pays  comme  celui  d'une  cité,  et 
quand  l'autorité  suprême  est  confiée  à  des  députés,  le  gouvernement  change 
et  devient  aristocratique... 

Aristote,  De  la  Politique,  liv.  VIII,  chap.  ii.  —  L'accroissement  dispro- 
portionné de  quelques  classes  de  la  cité  cause  aussi  des  bouleversements 
politiques...  par  exemple  la  classe  des  pauvres  dans  les  démocraties  et  les 
républiques. 

La  position  topographique  suffit  quelquefois  à  elle  seule  pour  provoquer 
une  révolution  ;  par  exemple  quand  la  distribution  même  du  sol  empoche 
que  la  ville  n'ait  une  véritable  unité... 

Montesquieu, -Esjjriï  des  Lois, liv,  IV, chap.  vu.— -Ces  sortes  d'institution 
(de  Sparte)  ne  peuvent  avoir  lieu  que  dans  un  petit  État  où  Ton  peut  donner 
une  éducation  générale  et  élever  tout  un  peuple  comme  une  famille. 

Les  lois  de  Minos,  de  Lycurgue,  de  Platon,  supposent  une  attention  sin- 
gulière de  tous  les  citoyens  les  uns  sur  les  autres.  On  ne  peut  se  promettre 
cela  dans  la  confusion,  dans  les  négligences,  dans  l'étendue  des  affaires  d'un 
grand  peuple. 

/<£.,  Esprit  des  Lois,  liv.  VIII,  chap.  xvi.  —  Il  est  de  la  nature  d'une  répu- 
blique qu'elle  n'ait  qu'un  petit  territoire,  sans  cela  elle  ne  peut  guère  sub- 
sister. 

(2)  R.  Projet  de  constitution  pour  la  Corse. — Les  paysans  sont  attachés  à 
leur  sol  beaucoup  plus  que  les  citadins  à  leur  cité.  L'égalité,  la  simplicité  de 
la  vie  rustique  a,  pour  ceux  qui  n'en  connaissent  pas  d'autre,  un  attrait  qui 
ne  leur  fait  pas  désirerde  changer.  De  là  le  contentement  de  son  état  qui  rend 
l'homme  paisible,  de  là  l'amour  de  la  patrie  qui  l'attache  à  sa  constitution. 

Aristote,  Po/ifi^i/e,  liv.  VII,  chap.  ii.  —  La  classe  la  plus  propre  au  sys- 
tème démocratique  est  celle  des  laboureurs  :  aussi  la  démocratie  s'établit 
sans  peine  partout  où  la  majorité  vit  de  l'agriculture  et  de  l'élève  des  trou- 
peaux. Comme  elle  n'est  pas  fort  riche,  elle  travaille  sans  cesse  et  ne  peut 
s'assembler  que  rarement,  et,  comme  elle  ne  possède  pas  le  nécessaire,  elle 
s'applique  aux  travaux  qui  la  nourrissent  et  n'envie  pas  d'autres  biens  que 
ceux-là. 

D'où  vient  la  perfection  de  la  démocratie?  des  moeurs  mêmes  du  peuple 
qu'elle  régit. 

Après  le  peuple  agriculteur,  ie  peuple  le  plus  propre  à  la  démocratie,  c'est 
le  peuple  pasteur  et  vivant  de  ses  troupeaux.  Ce  genre  d'existence  se  rap- 
proche beaucoup  de  l'existence  agricole  et  les  peuples  pasteurs  sont  merveil- 
leusement préparés  aux  travaux  de  la  guerre,  d'un  tempérament  robuste  et 


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LIVRE   III.   —   CHAP.   IV.  ii5 

tude  d'affaires  et  les  discussions  épineuses  ;  ensuite,  beaucoup 
d'égalité  dans  les  rangs  et  dans  les  fortunes  (i),  sans  quoi 
l'égalité  ne  saurait  subsister  longtemps  dans  les  droits  et 

capables  de  soutenir  la  fatigue  du  bivouac;  quant  à  cette  forme  dernière  de 
la  démagogie,  où  Tuniversalité  des  citoyens  prend  part  au  gouvernement,  tout 
État  n'est  pas  lait  pour  la  supporter  et  l'existence  en  est  fort  précaire,  à 
moins  que  les  mœurs  et  les  lois  ne  s'accordent  à  la  maintenir. 

Machiavel,  Discours  sur  Tite-Live^  liv.  I,  chap.  ii.—  Aussi  suis- je  bien 
convaincu  que  quiconque  voudrait  fonder  une  république  réussirait  infi- 
niment mieux  avec  des  montagnards  encore  peu  civilisés  qu'avec  les  habi- 
tants des  villes  corrompues.  Un  sculpteur  tire  plus  facilement  une  statue 
d*un  bloc  informe  que  de  Tébauche  vicieuse  d'un  mauvais  artiste... 

(i)  R.  Lettre  à  d'Alembert,—  Dans  une  monarchie  où  tous  les  ordres  sont 
intermédiaires  entre  le  prince  et  le  peuple,  il  peut  être  assez  indifférent  que 
certains  hommes  passent  de  Tun  à  l'autre;  car,  comme  d'autres  les  rempla- 
cent, ce  changement  n'interrompt  point  la  progression.  Mais  dans  une  dé- 
mocratie où  les  sujets  et  le  souverain  ne  sont  que  les  mômes  hommes 
considérés  sous  différents  rapports,  sitôt  que  le  çlus  petit  nombre  l'emporte 
en  richesses  sur  le  plus  grand,  il  faut  que  l'Etat  périsse  ou  change  de 
forme.  Soit  que  le  riche  devienne  plus  riche  ou  le  pauvre  plus  indigent,  la 
différence  des  fortunes  n'en  augmente  pas  moins  d'une  manière  que  de 
l'autre;  et  cette  différence  portée  au  delà  de  la  mesure  est  ce  qui  détruit 
réquilibre  dont  j'ai  parlé. 

Jamais  dans  une  monarchie  l'opulence  d'un  particulier  ne  peut  le  mettre 
au-dessus  du  prince;  mais  dans  une  république,  elle  peut  le  mettre  aisé- 
ment au-dessus  des  lois  :  alors  le  gouvernement  n'a  plus  de  force,  et  le 
riche  est  toujours  le  vrai  souverain. 

R.  Nouvelle  Héloîsey  partie  V,  lettre  2.  —  Les  peuples  bons  et  simples 
n*ont  pas  besoin  de  tant  de  talents;  ils  se  maintiennent  mieux  par  leur  seule 
simplicité  que  les  autres  par  toute  leur  industrie. 

R.  Projet  de  constitution  pour  la  Corse.  —  La  démocratie  ne  connaît 
d'autre  noblesse,  après  la  vertu,  que  la  liberté,  et  l'aristocratie  ne  connaît 
de  même  d'autre  noblesse  que  l'autorité.  Tout  ce  qui  est  étranger  à  la  con- 
stitution doit  être  soigneusement  banni  du  corps  politique.  La  noblesse 
suppose  la  servitude,  et  chaque  serf  que  la  loi  souffire  est  un  citoyen  qu'elle 
ôte  à  l'État. 

Il  faut  qu'un  laboureur  ne  soit  par  sa  naissance  inférieur  à  personne, 
qu'il  ne  voie  au-dessus  de  lui  que  les  lois  et  le  magistrat  et  qu'il  puisse 
devenir  magistrat  lui-même,  s'il  en  est  digne  par  ses  lumières  et  sa  probité. 

Id.  —  Chez  toute  nation  riche  le  gouvernement  est  faible,  et  j'appelle  éga- 
lement de  ce  nom  celui  qui  n'agit  qu'avec  faiblesse,  et,  ce  qui  revient  au 
même,  celui  qui  a  besoin  de  moyens  violents  pour  se  maintenir... 

On  me  demandera  si  c'est  en  labourant  son  champ  qu'on  acquiert  les 
talents  nécessaires  pour  gouverner.  Je  répondrai  que  oui;  dans  un  gouver- 
nement simple  et  droit  tel  que  le  nôtre...  le  bon  sens  suffit  pour  mener  un 
État  bien  constitué,  et  le  bon  sens  se  trouve  autant  dans  le  cœur  que  dans 
la  tête;  les  hommes  que  leurs  passions  n'aveuglent  pas  font  toujours  bien.,. 

Platon,  Des  Lois,  liv.  V.  —  L'État,  le  gouvernement  et  les  lois  qu'il  faut 


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ii6  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

l'autorité;  enfin  peu  ou  point  de  luxe  (i),  car  ou  le  luxe  est 
TefiFet  des  richesses,  ou  il  les  rend  nécessaires;  il  corrompt  à 
la  fois  le  riche  et  le  pauvre,  l'un  par  la  possession,  l'autre  par 
la  convoitise;  il  vend  la  patrie  à  la  mollesse,  à  la  vanité;  il 
ôte  à  l'État  tous  ses  citoyens  pour  les  asservir  les  uns  aux 
autres,  et  tous  à  l'opinion  (2). 

Voilà  pourquoi  un  auteur  célèbre  a  donné  la  vertu  pour 
principe  à  la  république  car  toutes  ces  conditions  ne  sau- 
raient subsister  sans  la  vertu;  mais,  faute  d'avoir  fait  les 
distinctions  nécessaires,  ce  beau  génie  a  manqué  souvent 
de  justesse,  quelquefois  de  clarté,  et  n'a  pas  vu  que  l'autorité 
souveraine  étant  partout  la  même,  le  même  principe  doit 
avoir  lieu  dans  tout  État  bien  constitué,  plus  ou  moins,  il 
est  vrai,  selon  la  forme  du  gouvernement  (3). 

mettre  au  premier  ranç,  sont  ceux  où  Ton  pratique  le  plus  à  la  lettre,  dans 
toutes  les  parties  de  l'Etat,  l'ancien  proverbe  qui  dit  que  tout  est  véritable- 
ment commun  entre  amis... 

En  un  mot,  partout  où  les  lois  viseront  de  tout  leur  pouvoir  à  rendre  l'État 
parfaitement  uni,  on  peut  assurer  que  c*est  là  le  comble  de  la  vertu  politique... 

ARiSTOTE,Po/i/i^M^,liv.II,chap.  I. — A  nos  yeux,  le  bien  suprême  de  TÉtat 
c'est  l'union  de  ses  membres,  parce  qu'elle  prévient  toute  discussion  civile... 

L*homme  a  deux  grands  mobiles  de  sollicitude  et  d'amour,  c'est  la  pro- 
priété et  les  affections;  or,  il  n'y  a  place  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre  de  ces 
sentiments  dans  la  République  de  Platon. 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  LoiSj  liv.  V,  chap.  ii.  —  L'amour  de  la  pa- 
trie conduit  à  la  bonté  des  mœurs  et  la  bonté  des  mœurs  mène  à  l'amour 
de  la  patrie. 

Jd.y  chap.  III.  —  L'amour  de  la  république  dans  une  démocratie  est  celui 
de  la  démocratie;  l'amour  de  la  démocratie  est  celui  de  l'égalité. 

L'amour  de  la  démocratie  est  encore  l'amour  de  la  frugalité. 

Af.,  chap.  IV.  —  Pour  que  l'on  aime  l'égalité  et  la  frugalité  dans  une 
république,  il  faut  que  les  lois  les  y  aient  établies. 

(2)  Aristote,  Politique,  liv.  III,  chap.  viii.  —Si  dans  l'État  un  individu, 
ou  mêmes  plusieurs  individus,  trop  peu  nombreux  toutefois  pour  former 
entre  eux  une  cité  entière,  ont  une  telle  supériorité  de  mérite,  que  le  mérite 
de  tous  les  autres  citoyens  ne  puisse  entrer  en  balance  et  que  l'influence 
politique  de  cet  homme  unique  ou  de  ces  individus  soit  incomparablement 
plus  forte,  de  tels  hommes  ne  peuvent  être  compris  dans  la  cité. 

La  loi  n'est  point  faite  pour  ces  hommes  supérieurs,  ils  sont  eux- 
mêmes  la  loi. 

Les  principes  de  l'ostracisme  appliqués  aux  supériorités  bien  reconnues 
ne  sont  pas  dénués  de  toute  équité  politique... 

(3)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  III,  chap.  m.  —  11  ne  faut  pas 


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LIVRE   III.   —  CHAP.    IV.  117 

Ajoutons  qu'il  n'y  a  pas  de  gouvernement  si  sujet  aux 
guerres  civiles  et  aux  agitations  intestines,  que  le  démocra- 
tique ou  populaire  (  i),  parce  qu'il  n'y  en  a  aucun  qui  tende  si 
fortement  et  si  continuellement  à  changer  de  forme,  ni  qui 
demande  plus  de  vigilance  et  de  courage  pour  être  main- 

bcaucoup  de  probité  pour  qu'un  gouvernement  monarchique  ou  un  gouver- 
nement despotique  se  maintiennent  ou  se  soutiennent.  La  force  des  lois  dans 
l'un,  le  bras  du  prince  toujours  levé  dans  Tautre,  règlent  ou  contiennent 
tout.  Mais  dans  un  État  populaire,  il  faut  un  ressort  de  plus  qui  est  la  vertu. 

(i)  Aristote,  Politique,  liv.  VIII,  chap.  iv.  —  Dans  la  démocratie  les 
révolutions  naissent  bientôt  de  la  turbulence  des  démagogues. 

Dans  les  temps  reculés,  quand  le  m^me  personnage  était  démagogue  et 
général,  le  gouvernement  se  changeait  promptement  en  tyrannie  et  presque 
tous  les  anciens  tyrans  ont  commencé  par  être  démagogues.  Si  ces  usurpa- 
tions étaient  alors  beaucoup  plus  fréquentes  que  de  nos  jours,  la  raison  en 
est  simple  :  A  cette  époque  il  fallait  sortir  des  rangs  de  l'armée  pour  être 
démagogue;  car  Ton  ne  savait  point  encore  faire  un  habile  usage  de  la  parole. 
Aujourd'hui,  grâce  au  progrès  de  la  rhétorique,  il  suffit  de  savoir  bien  parler 
pour  arriver  à  être  chef  du  peuple;  mais  les  orateurs  n'usurpent  point  à 
cause  de  leur  ignorance  militaire  ou  du  moins  la  chose  est  fort  rare. 

Plutarque,  De  la  Monarchie,  de  la  Démocratie  et  de  COligarchie.  — 
Dans  les  gouvernements  autres  que  la  monarchie,  l'autorité  qui  com- 
mande est  elle-même  commandée,  l'homme  d'État  est  porté  en  même  temps 
qu'il  porte.  Le  pouvoir  dont  il  est  investi  n'est  pas  assez  fort  contre  ceux 
dont  il   le  tient. 

Frédéric  II,  Anti- Machiavel  y  chap.  ix,  De  la  principauté  civile.  —  Plu- 
sieurs républiques  sont  retombées,  par  la  suite  des  temps,  dans  le  despo- 
tisme, il  paraît  môme  que  ce  soit  un  malheur  inévitable  qui  les  atteint 
toutes.  Car,  comment  une  république  résistera-t-elle  éternellement  à  toutes 
les  causes  qui  minent  la  liberté?  Comment  pourrait-elle  contenir  toujours 
l'ambition  des  grands  qu'elle  nourrit  dans  son  sein  ?  Comment  pourrait- 
elle  à  la  longue  veiller  sur  les  séductions  et  les  sourdes  pratiques  de  ses  voi- 
sins et  sur  la  corruption  de  ses  membres,  tant  que  l'intérêt  sera  tout- 
puissant  chez  les  hommes?  Comment  peut-elle  espérer  de  sortir  toujours 
heureusement  des  guerres  qu'elle  aura  à  soutenir?  Comment  pourra-t-elle 
prévenir  ces  conjectures  fâcheuses  pour  sa  liberté,  ces  moments  critiques  et 
décisifs,  et  ces  hasards  qui  favorisent  les  corrompus  et  les  audacieux?  Si 
les  troupe»  sont  commandées  par  des  chefs  lâches  et  timides,  elles  devien- 
dront la  proie  de  ses  ennemis,  et  si  elles  ont  à  leur  tête  des  hommes  vail- 
lants et  hardis,  ils  seront  dangereux  dans  la  paix,  après  avoir  servi  dans  la 
guerre.  Les  républiques  se  sont  presque  toujours  élevées,  de  l'abîme  de  la 
tyrannie  au  comble  de  la  liberté,  et  elles  sont  presque  toutes  retombées  de 
cette  liberté  dans  l'esclavage.  Ces  mômes  Athéniens,  qui  du  temps  de  Dé- 
mosthènc  outrageaient  Philippe  de  Macédoine,  rampaient  devant  Alexandre. 
Ces  mômes  Romains  qui  abhorraient  la  royauté,  après  l'expulsion  des  rois, 
souffrirent  patiemment  après  la  révolution  de  quelques  siècles  toutes  les 
cruautés  de  leurs  empereurs;  et  ces  mômes  Anglais  qui  mirent  à  mort 


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DU   CONTRAT   SOCIAL. 

teriS'i^s^ajgienne  (i).  C'est  surtout  dans  cette  constitution 
que  le  citoyen  doit  s'arm.er  de  force  et  de  constance,  et  dire 
chaque  jour  de  sa  vie  au  fond  de  son  cœur  ce  que  disait 
un  vertueux  Palatin  (a)  dans  la  diète  de  Pologne  :  Malope^ 
riculosant  libertatem  quant  quietum  servitium. 

S'il  y  avait  un  peuple  de  dieux,  il  se  gouvernerait  démo- 
cratiquement. Un^ouvernement  si  parfait  ne  convient  pas 
à  des  hommsg^}.     -■  •*  . 

Charles  I"'  parce  qu'il  empiétait  sur  le^rs  droits,  plièrent  la  raideur  de  leur 
courage  sous  la  puissance  altière  de  leur  Protecteur.  Gesne  sont  point  ces 
républiques  qui  se  sont  dûftiité  dep  Xiattres  par  leurs^  choix,  mais  des 
hommes  entreprenants  quîTaiSés  *de  quelques  conjectures  favorables,  les 
ont  soumises  contre  leur  volonté^. 

{a)  Le  palatin  de  Posnanie,  père«4a  roi  de  Pologne,  duc  de  Lorraine. 
(Note  du  Contrat  social,  édition  3c  176^.) 

(1)  R.  5«  Lettre  de  la  Montagne. ^Dsltis  les  États  ou  le  gouvernement  et 
les  lois  ont  déjà  leur  assiette,  on  doit,  autant  qu'il  se  peut,  éviter  d'y  tou- 
cher, et  surtout  dans  les  petites  républiques,  où  le  moindre  ébranlement 
désunit  tout.  1       y         ât^  / 

R.  Préface  de  NaM^f^^^k^KÂtiiéindte  changement  dans  les  coutumes, 
fût-il  même  avanta^ux  à  certains  égards,  tourne  toujours  au  préjudice  des 
mœurs.  Car  les  coutumes  sont  la  morale  du  peuple,  et  dès  qu'il  cesse  de  les 
respecter,  il  n'a  plus  de  règle  que  ses  passions,  ni  de  frein  que  les  lois  qui 
peuvent  quelquefois  contenir  les  méchants,  mais  jamais  les  rendre  bons. 
D'ailleurs,  quand  la  philosophie  a  une  fois  appris  au  peuple  à  mépriser  les 
coutumes,  il  trouve  bientôt  le  secret  d'éluder  les  lois.  Je  dis  donc  qu'il  en  est 
des  mœurs  d'un  peuple  comme  de  l'honneur  d'un  homme,  c'est  un  trésor 
qu'il  faut  conserver,  mais  qu'on  ne  recouvre  plus  quand  on  l'a  perdu. 

Aristote,  Politique,  liv.  VIII,  chap.  vu.  —  Dans  tous  les  États  bien  con- 
stitués, le  premier  soin  qu'il  faut  prendre  est  de  ne  point  déroger,  en  quoi 
que  ce  soit,  à  la  loi  et  de  se  garder  avec  la  plus  scrupuleuse  attention  d')r  ap- 
porter même  les  plus  faibles  atteintes.  L'inégalité  mine  sourdement  l'État, 
de  môme  que  des  petites  dépenses  souvent  répétées  finissent  par  ruiner  les 
fortunes. 

Montesquieu,  Grandeur  et  décadence  des  Romains,  —  Ce  qui  fait 
que  les  États  libres  durent  moins  que  les  autres,  c'est  que  les  malheurs 
et  les  succès  qui  leur  arrivent  leur  font  presque  toujours  perdre  la  liberté, 
au  lieu  que  les  succès  et  les  malheurs  d'un  État  où  le  peuple  est  soumis 
confirment  également  sa  servitude.  Une  république  sage  ne  doit  rien  hasarder 
qui  l'expose  à  la  bonne  ou  à  la  mauvaise  fortune;  le  seul  bien  auquel  elle 
doit  aspirer,  c'est  à  la  perpétuité  de  son  état. 

(2)  Platon,  Le  Politique  ou  de  la  Royauté'.  —  Quant  au  gouvernement 
de  la  multitude,  tout  y  est  faible  ,  il  n'est  capable  d'aucun  grand  bien, 
d'aucun  grand  mal,  comparativement  aux  autres,  parce  que  le  pouvoir  y 
est  divisé  en  mille  parcelles  entre  mille  individus.  C'est  pourquoi  il  est  le 
pire  de  ces  gouvernements  quand  ils  obéissent  aux  lois  et  le  meilleur  quand 


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LIVRE  III.   -   CHAP.   V.  119 

/chapitre  V 

^     DE   l'aristocratie 

Nous  avons  ici  deux  personnes  morales  très  distinctes  ; 
savoir,  le  gouvernement  et  le  souverain;  et  par  conséquent 
deux  volontés  générales,  Tune  par  rapport  à  tous  les  ci- 
toyens, l'autre  seulenjient  pour  les  membres  de  Tadminis- 
tration.  Ainsi,  bierfjj'ue^  le  gouvernement  puisse  régler  sa 
police  intérieure  comme  il  lui  plaît,  il  ne^eut  jamais  parler 
au  peuple  cju'au  nom  du  souverain,  c'est-à-4ij-e  au  nom  du 
peuple  même;  ce  qu'il  ne  faut  jamais  oubjier. 

Les  premières  sociétés  se  gouvernèrent  aristocratique- 
ment.  Les  chefs  des  familles  délibéraient  entre  eux  des  af- 
faires publiques.  Les  jeunes  gens  cédaient  sans  peine  à 
l'autorité  de  Texpérience,  De  là  les  noms  dQ  prêtres,  d'an- 
cienSy  de  sénat,  dt  gérantes  (i).  Les  sauvages  de  l'Amérique 
septentrionale  se  gouvernent  encore  ainsi  de  nos  jours,  et 
sont  très  bien  gouvernés. 

Mais,  à  mesure  que  Tinégalité  d'institution  rem£orta 
sur  l'inégalité  naturelle,  la  richesse  ou  la  puissance  (a)  fut 

ils  les  violent;  sous  le  règne  de  la  licence,  c'est  dans  la  démocratie  qu'il 
vaut  le  mieux  vivre  ;  on  ne  saurait  trop  la  craindre,  au  contraire,  sous  le 
règne  des  lois... 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  VIII,  chap.  m.  —  Autant  que  le  ciel 
est  éloigné  de  la  terre,  autant  le  véritable  esprit  d'égalité  l'est-il  de  l'esprit 
d'égalité  extrême.  Le  premier  ne  consiste  point  à  faire  en  sorte  que  tout  le 
monde  commande  ou  que  personne  ne  soit  commandé,  mais  à  obéir  et  à 
commander  ses  égaux.  Il  ne  cherche  pas  à  n'avoir  point  de  maitre,  mais  à 
n'avoir  que  des  égaux  pour  maîtres. 

{a)  Il  est  clair  que  le  mot  optimatesy  chez  les  anciens,  ne  veut  pas  dire 
les  meilleurs,  mais  les  plus  puissants.  (Note  du  Contrat  social^  édition  de 
1762.) 

(  I  )  Plut  ARQUE,  Si  le  vieillard  doit  prendre  part  au  gouvernement,  —  La 
commission  aristocratique  qu'on  adjoignait  aux  rois  de  Lacédémone  fut  par 
l'oracle  de  Delphes  appelée  Conseil  des  Anciens,  et  Lycurgue  la  désigna 
nettement  sous  le  nom  de  Conseil  des  vieillards.  Le  sénat  romain,  de  nos 
jours  encore,  rappelle  par  son  nom  même  l'idée  de  vieillards,  senes,..  Je 
pense  que  les  mots  gueras  (prix,  honneur),  et  guerairein  (honorer),  ont  pris 


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120  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

préférée  à  Tâge,  et  raristocratie  devint  élective.  Enfin  la 
puissance  transmise  avec  les  biens  du  père  aux  enfants, 
rendant  les  familles  patriciennes,  rendit  le  gouvernement 
héréditaire,  et  Ton  vit  des  sénateurs  de  vingt  ans. 

Il  y  a  donc  trois  sortes  d'aristocratie  :  naturelle,  élec- 
tive, héréditaire.  La  première  ne  convient  qu'à  des  peuples 
simples;  la  troisième  est  la  pire  de  tous  les  gouvernements. 
La  deuxième  est  le  meilleur;  c'est  l'aristocratie  propre- 
ment dite  (i). 

Outre  l'avantage  de  la  distinction  des  deux  pouvoirs, 
elle  a  celui  du  choix  de  ses  membres;  car,  dans  le  gouver- 
nement populaire,  tous  les  citoyens  naîgsent  magistrats; 
mais  celui-ci  les  borne  à  un  petit  nombre,  et  ils  ne  le  devien- 
nent que  par  élection  (a)  :  moyen  par  lequel  la  probité,  les 

du  mot  gueron  (vieillard),  la  signification  honorable  qu'ils  conservent  de 
nos  jours. 

{a)  Il  importe  beaucoup  de  régler  par  des  lois  la  forme  de  l'élection  des 
magistrats  ;  car,  en  Tabandonnant  à  la  volonté  du  Prince,  on  ne  peut  éviter 
de  tomber  dans  l'aristocratie  héréditaire,  comme  il  est  arrivé  aux  répu- 
bliques de  Venise  et  de  Berne.  Aussi  la  première  est-elle,  depuis  longtemps, 
un  État  dissous  ;  mais  la  seconde  se  maintient  par  Textrême  sagesse  de  son 
sénat  :  c^est  une  exception  bien  honorable  et  bien  dangereuse.  (Note  du 
Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(i)  Aristote,  Politique,  liv.  VI,  chap.  vu.  —  La  voie  du  sort  pour  la  dé- 
signation des  magistrats  est  une  institution  aristocratique.  Le  principe  de 
l'élection,  au  contraire,  est  oligarchique... 

Spinoza,  Tractatus  politicus,  chap.  viii.  De  Aristochatia.  —  Aristocra- 
tiam  imperium  illud  esse  diximus  quod  non  unus  sed  quidam  ex  multitu- 
dine  selecii  tenent  quos  in  posterum  patricios  appellavimus.  Dico  expresse 
quod  quidam  selecti  tenent,  nam  haec  praecipua  est  differentia  inter  hoc  et 
democraticum  imperium  quos  scilicet  in  imperio  aristocratico  gubernandi 
jus  a  sola  electione  pendeat,  in  democratico  autem  maxime  a  jure  quodam 
innato  vel  fortuna  adepto(ut  suo  loco  diccmus)  atqueadeo  tametsi  imperii 
alicujus  intégra  multitudo  in  numéro  patriciorum  recipiatur,  modo  illud 
jus  hercditarium  non  sit,  nec  lege  aliqua  communi  ad  alios  descendat,  im- 
perium tamen  aristocraticum  omnino  erit,quandoquidem  nulli  nisi  expresse 
electi  in  numerum  patriciorum  recipiuntur. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  Il,  chap.  m.  —  Dans  l'aristocratie 
la  souveraine  puissance  est  entre  les  mains  d'un  certain  nombre  de  person- 
nes. Ce  sont  elles  qui  font  les  lois  et  qui  les  font  exécuter,  et  le  reste  du 
peuple  n'est  tout  au  plus  à  leur  égard  que,  comme  dans  une  monarchie,  les 
sujets  sont  à  regard  du  monarque. 

On  n'y  doit  point  donner  le  suffrage  par  sort.  On  n'en  aurait  que  les  in- 


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LIVRE   III.   —   CHAP.    V.  121 

lumières,  rexpérience,  et  toutes  les  autres  raisons  de  pré- 
férence et  d'estime  publique,  sont  autant  de  nouveaux  ga- 
rants qu'on  sera  sagement  gouverné. 

De  plus,  les  assemblées  se  font  plus  commodément;  les 
affaires  se  discutent  mieux,  s'expédient  avec  plus  d'ordre  et 
de  diligence;  le  crédit  de  l'État  est  mieux  soutenu  chez 
l'étranger  par  de  vénérables  sénateurs  que  par  une  multi- 
tude inconnue  ou  méprisée. 

En  un  mot,  c'est  l'ordre  le  meilleur  et  le  plus  naturel 
que  les  plus  sages  gouvernent  la  multitude,  quand  on  est 
sûr  qu'ils  la  gouverneront  pour  son  profit,  et  non  pour  le  *^ 
leur  (i);  il  ne  faut  point  multiplier  en  vain  les  Tessôrts,  nî 
faire  avec  vingt  mille  hommes  ce  que  cent  hommes  choisis 
peuvent  faire  encore  mieux.  Mais  il  faut  remarquer  que 
l'intérêt  de  corps  commence  à  moins  diriger  ici  la  force 
publique  sur  la  règle  de  la  volonté  générale  (2),  et  qu'une 
autre  pente  inévitable-enlève  aux  lois  une  partie  de  la  puis- 
sance executive. 


convénients.  En  effet,  dans  un  gouvernement  quia  déjà  établi  les  distinctions 
les  plus  affligeantes,  quand  on  serait  choisi  par  le  sort,  on  n'en  serait  pas 
moins  odieux;  c'est  le  noble  qu'on  envie  et  non  pas  le  magistrat. 

Les  sénateurs  ne  doivent  point  avoir  le  droit  de  remplacer  ceux  qui 
manquent  dans  le  Sénat,  rien  ne  serait  plus  capable  de  perpétuer  les  abus. 
A  Rome,  qui  fut  dans  les  premiers  temps  une  espèce  d'aristocratie,  le  Sénat 
ne  les  suppléait  pas  lui-même;  les  sénateurs  nouveaux  étaient  nommés  par 
les  censeurs. 

Plus  une  aristocratie  approchera  de  la  démocratie,  plus  elle  sera  parfaite 
et  elle  le  deviendra  moins  à  mesure  qu'elle  approchera  de  la  monarchie. 

(1)  Polysynodie  (dernier  paragraphe).—  Les  intérêts  des  sociétés  partielles 
ne  sont  pas  moins  séparés  de  ceux  de  l'Etat,  ni  moins  pernicieux  à  la  répu- 
blique que  ceux  des  particuliers,  et  ils  ont  même  cet  inconvénient  de  plus 
qu'on  se  fait  gloire  de  soutenir,  à  quelque  prix  que  ce  soit,  les  droits  ou  les 
prétentions  du  corps  dont  on  est  membre,  et  que  ce  qu'il  y  a  de  malhon- 
nête à  se  préférer  aux  autres,  s'évanouissant  à  la  faveur  d'une  société  nom- 
breuse dont  on  fait  partie,  à  force  d'être  bon  sénateur,  on  devient  enfin 
mauvais  citoyen.  C'est  ce  qui  rend  l'aristocratie  la  pire  des  souverainetés.  Je 
parierais  que  mille  gens  trouveront  encore  ici  une  contradiction  avec  le 
Contrat  social.  Cela  prouve  qu'il  y  a  encore  plus  de  lecteurs  qui  devraient 
apprendre  à  lire  que  d'autres  qui  devraient  apprendre  à  être  conséquents. 

(2)  MoNTESQuiBu,  Esprit  des  Lois,  liv.  VIII,  chap.  vi.  —  L'aristocratie  se 
corrompt  lorsque  le  pouvoir  des  nobles  devient  arbitraire... 


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123  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

A  l'égard  des  convenances  particulières,  il  ne  faut  ni 
un  État  si  petit,  ni  un  peuple  si  simple  et  si  droit,  que 
Texécution  des  lois  suive  immédiatement  de  la  volonté 
publique,  comme  dans  une  bonne  démocratie.  Il  ne  faut 
pas  non  plus  une  si  grande. nation,  que  les  chefs  épars  pour 
la  gouverner  puissent  trarichë^du  souverain  chacun  dans 
son  département,  et  commencer  par  se  rendre  indépendants 
pour  devenir  enfin  les  maîtres. 

Mais  si  l'aristocratie  exige  quelques  vertus  de  moins  que 
le  gouvernement  populaire,  elle  en  exige  aussi  d'autres  qui 
lui  sont  propres,  comme  la  modération  dans  les  riches  (i), 

(i)  Aristote,  Politique  y  Viy,  VI,  chap.  ix.  —  Quelle  est  la  meilleure  con- 
stitution... en  se  bornant  pour  les  individus  à  cette  vie  que  la  plupart 
peuvent  mener,  et  pour  les  États  à  ce  genre  de  constitution  qu'ils  peuvent 
presque  tous  recevoir... 

Le  bonheur  consiste  dans  l'exercice  facile  et  permanent  de  la  vertu,  et  la 
vertu  n*est  qu'un  milieu  entre  deux  extrêmes... 

C'est  évidemment,  d'après  les  mômes  principes,  qu'on  pourra  juger  de 
l'excellence  ou  des  vices  de  l'État  ou  de  la  constitution,  car  la  constitution 
est  la  vie  môme  de  l'État. 

Or,  tout  État  renferme  trois  classes  distinctes  :  les  citoyens  riches,  les 
citoyens  pauvres  et  les  citoyens  aisés  dont  la  position  tient  le  milieu  entre 
ces  deux  extrêmes.  Pour  donc  qu'on  convient  que  la  modération  et  le 
milieu  en  toutes  choses  sont  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  il  s'ensuit  évidemment 
qu'en  fait  de  fortune  la  moyenne  propriété  sera  aussi  la  plus  convenable 
de  toutes... 

La  pauvreté  empêche  de  savoir  commander  et  elle  n'apprend  qu'à  obéir 
en  esclave;  l'extrême  opulence  empêche  l'homme  de  se  soumettre  à  une  au- 
torité quelconque  et  ne  lui  enseigne  qu'à  commander  avec  tout  le  despo- 
tisme d'un  maître.  On  ne  voit  alors  dans  l'État  que  maîtres  et  esclaves  et 
pas  un  seul  homme  libre.  Ici,  jalousie  envieuse,  là,  vanité  méprisante,  si  loin 
l'une  et  l'autre  de  cette  bienveillance  réciproque  et  de  cette  fraternité  so- 
ciale qui  est  la  suite  de  la  bienveillance. 

...Ce  qu'il  faut  surtout  à  la  cité,  ce  sont  des  êtres  égaux  et  semblables, 
qualités  qui  se  trouvent  avant  tout  dans  les  situations  moyennes,  et  l'État 
est  nécessairement  mieux  gouverné  quand  il  se  compose  de  ces  éléments 
qui  en  forment,  selon  nous,  la  base  naturelle... 

Les  États  bien  administrés  sont  ceux  où  la  classe  moyenne  est  plus  nom- 
breuse et  plus  puissante  que  les  deux  autres  réunies  ou  du  moins  que 
chacune  d'elles  séparément.  En  se  rangeant  de  l'un  ou  l'autre  côté  elle  réta- 
blit l'équilibre  et  empêche  qu'une  prépondérance  excessive  ne  se  forme.  C'est 
donc  un  grand  bonheur  que  les  citoyens  aient  une  fortune  modeste,  mais 
suffisante  à  leurs  besoins.  Partout  où  la  fortune  extrême  est  à  côté  de  l'ex- 
trême indigence,  ces  deux  excès  amènent  ou  la  démagogie  absolue,  ou  l'oli- 
garchie pure,  ou  la  tyrannie... 


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LIVRE   III.   —   CHAP.   V.  123 

et  le  contentement  dans  les  pauvres  (i);  car  il  semble 
qu'une  égalité  rigoureuse  y  serait  déplacée  (2);  elle  ne  fut 
pas  même  observée  à  Sparte. 

Au  reste,  si  cette  forme  comporte  une  certaine  inégalité 

La  moyenne  propriété  est  la  seule  qui  ne  s'insurge  jamais... 

Les  bons  législateurs  sont  sortis  de  la  classe  moyenne  (Solon,  Ly- 
curgue,  Charondas). 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  III,  chap.iv.  —  La  modération  cstrâmc 
de  ces  gouvernements  (aristocratiques). 

R.  Lettre  à  d'Alembert.  —  Il  ne  suffit  pas  que  le  peuple  ait  du  pain  et 
vive  dans  sa  condition;  il  faut  qu'il  y  vive  agréablement,  afin  qu'il  en  rem- 
plisse mieux  les  devoirs,  qu'il  se  tourmente  moins  pour  en  sortir,  et  que 
l'ordre  public  soit  mieux  établi.  Les  bonnes  mœurs  tiennent  plus  qu'on  ne 
pense  à  ce  que  chacun  se  plaise  dans  son  état.  Le  manège  et  l'esprit  d'in- 
trigue viennent  d'inquiétude  et  de  mécontentement;  tout  va  mal  quand  l'oi^ 
aspire  à  l'emploi  d'un  autre.  II  faut  aimer  son  métier  pour  le  bien  faire.  L'as- 
siette de  l'État  n'est  bonne  et  solide  que  quand  tous  se  sentant  à  leur  place, 
les  forces  particulières  se  réunissent  et  concourent  au  bien  public  au  lieu 
de  s'user  Tune  contre  Tautre  comme  elles  font  dans  un  état  mal  constitué. 

(i)  Aristotb,  Politique^  liv.  VIII,  chap.  v.  —  Dans  les  oligarchies,  les 
causes  les  plus  apparentes  de  bouleversement  sont  au  nombre  de  deux  : 
Tune,  c'est  l'oppression  des  classes  inférieures  qui  acceptent  alors  le  premier 
défenseur,  quel  qu'il  soit,  qui  se  présente  à  leur  aide;  l'autre,  plus  fréquente, 
c'est  lorsque  le  chef  du  mouvement  sort  des  rangs  mômes  de  l'oligarchie. 

Mais  l'oligarchie  est  perdue  lorsqu'une  autre  oligarchie  surgit  dans  son 
sein.  C'est  ce  qui  a  lieu  quand  le  gouvernement  entier  n'étant  composé  que 
d'une  faible  minorité,  les  membres  de  cette  minorité  n'ont  pas  cependant 
tous  part  aux  magistratures  souveraines. 

Montesquieu,  Grandeur  et  Décadence  des  Romains  y  chap.  viii.  —  Ceux 
qui  obéissent  à  un  roi  sont  moins  tourmentés  d'envie  et  de  jalousie  que 
ceux  qui  vivent  dans  une  aristocratie  héréditaire.  Le  prince  est  si  loin  de 
ses  sujets  qu'il  n'en  est  presque  pas  vu  ;  et  il  est  si  fort  au-dessus  d'eux 
qu'ils  ne  peuvent  imaginer  aucun  rapport  qui  puisse  les  choquer;  mais  les 
nobles  qui  gouvernent  sont  sous  les  yeux  de  tous  et  ne  sont  pas  si  élevés 
que  des  comparaisons  odieuses  ne  se  fassent  sans  cesse.  Aussi  a-t-on  vu  de 
tout  temps,  et  le  voit-on  encore,  le  peuple  détester  les  sénateurs.  Les 
républiques  où  la  naissance  ne  donne  aucune  part  au  gouvernement  sont  à 
cet  égard  les  plus  heureuses;  car  le  peuple  peut  moins  envier  une  autorité 
qu'il  donne  à  qui  il  veut  et  qu'il  reprend  à  sa  fantaisie... 

Un  gouvernement  libre,  c'est-à-dire  toujours  agité,  ne  saurait  se  main- 
tenir s'il  n'est,  par  ses  propres  lois,  capable  de  correction. 

(2)  AuisTOTEy  Politique,  liv.  III,  chap.  m.  —  La  constitution  parfaite  n'ad- 
mettra jamais  l'artisan  parmi  les  citoyens. 

Car  l'apprentissage  de  la  vertu  est  incompatible  avec  une  vie  d'artisan 
et  de  manœuvre. 

Ce  titre  (de  citoyen)  appartient  seulement  à  l'homme  politique  qui  est 
maître  ou  qui  peut  Être  maître,  soit  personnellement,  soit  collectivement, 
de  s'occuper  des  intérêts  communs. 


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124  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

de  fortune,  c'est  bien  pour  qu'en  générai  l'administration 
des  affaires  publiques  soit  confiée  à  ceux  qui  peuvent  le 
mieux  y  donner  tout  leur  temps,  mais  non  pas,  comme 
prétend  Aristote,  pour^que  les  riches  soient  toujours  pré- 
férés (i).  Au  contraire,  il  importe  qu'un  choix  opposé 
4  %^fenne  quelquefois  au  peuple  qu'il  y  a  dans  le  mérite 
des  hommes  des  raisons  de  préférence  plus  importantes 
que  la  richesse  (2). 


CHAPITRE  VI 

DE   LA  MONARCHIE 


Jusqu'ici  nous  avons  considéré  le  prince  comme  une 
personne  morale  et  collective,  unie  par  la  force  des  lois, 

(i)  Aristote,  Politique^  liv.  VI,  chap.  vi.  —  On  a  coutume  de  donner 
le  nom  de  république  aux  gouvernements  qui  inclinent  à  la  démocratie  et 
celui  d'aristocratie  à  ceux  qui  inclinent  à  Toligarchie,  c'est  que,  plus  ordi- 
nairement, les  lumières  et  la  noblesse  sont  le  partage  des  riches. 

Mais  il  faut  remarquer  que  de  bonnes  lois  ne  constituent  pas  à  elles 
seules  un  bon  gouvernement  et  qu'il  importe  surtout  que  ces  bonnes  lois 
soient  observées.  Il  n'y  a  de  bon  gouvernement  d'abord  que  celui  où  l'on 
obéit  à  la  loi,  par  conséquent  que  celui  où  la  loi  à  laquelle  on  obéit  est 
fondée  sur  la  raison,  car  on  pourrait  aussi  obéir  à  des  lois  déraisonnables. 
L'excellence  de  la  loi  peut  du  reste  s'entendre  de  deux  façons  :  la  loi  est  ou 
la  meilleure  possible,  relativement  aux  circonstances,  ou  la  meilleure  pos- 
sible d'une  manière  générale  et  absolue. 

Le  principe  essentiel  de  l'aristocratie  paraît  être  d'attribuer  la  prédomi- 
nance politique  à  la  vertu, car  le  caractère  spécial  de  l'aristocratie,  c'est  la 
vertu,  comme  la  richesse  est  celui  de  l'oligarchie,  et  la  liberté  celui  de  la 
démocratie. 

(3)  Aristote,  Politique,  liv.  VI,  ch.  v.  —  On  a  bien  raison  d'appeler 
gouvernement  des  meilleurs  le  gouvernement  dont  nous  avons  nous-méme 
traité  précédemment.  Ce  beau  nom  d'aristocratie  ne  s'applique  vraiment 
avec  toute  justesse  qu'à  l'Etat  composé  de  citoyens  qui  sont  vertueux  dans 
toute  l'étendue  du  mot  et  qui  n'ont  point  seulement  quelque  vertu  spéciale. 
Cet  État  est  le  seul  où  l'homme  de  bien  et  le  bon  citoyen  se  confondent 
dans  une  identité  absolue.  Partout  ailleurs,  on  n'a  de  vertu  que  relativement 
à  la  constitution  particulière  sous  laquelle  on  vit... 

Il  est  bien  encore  quelques  combinaisons  politiques  qui,  différant  de 
l'oligarchie  et  de  ce  qu'on  nomme  république,  reçoivent  le  nom  d'aristo- 
cratie; ce  sont  les  systèmes  où  les  magistrats  sont  choisis  d'après  le  mérite 
autant  que  d'après  la  richesse. 


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LIVRE   III.   -   CHAP.   VI.  125 

et  dépositaire  dans  l'État  de  la  puissance  executive.  Nous 
avons  maintenant  à  considérer  cette  puissance  réunie  entre 
les  mains  d'une  personne  naturelle,  d'un  homme  réel,  qui 
seul  ait  droit  d^en  disposer  sejon  les  lois.  Cest  ce  qu'on 
appelle  un  monarque  ou  un  roi. 

Tout  au  contraire  des  autres  administrations  où  un  être 
collectif  représente  un  individu,  dans  celle-ci  un  individu 
représente  un  être  collectif;  en  sorte  que  l'unité  morale 
qui  constitue  le  prince  est  en  même  temps  une  unité  phy- 
sique, dans  laquelle  toutes  les  facultés  que  la  loi  réunit 
dans  l'autre  avec  tant  d'effort  se  trouvent  naturellement 
réunies. 

Ainsi  la  volonté  du  peuple,  et  la  volonté  du  prince,  et  la 
force  publique  de  l'État,  et  la  force  particulière  du  gouver- 
nement, tout  répond  au  même  mobile,  tous  les  ressons  de 
la  machine  sont  dans  la  même  main,  tout  marche  au  même 
but;  il  n'y  a  point  de  mouvements  opposés  qui  s'entre- 
détruisent,  et  l'on  ne  peut  imaginer  aucune  sorte  de  consti- 
tution dans  laquelle  un  moindre  effort  produise  une  action 
plus  considérable (i).Archimède, assis  tranquillement  sur  le 
rivage  et  tirant  sans  peine  à  flot  un  grand  vaisseau,  me 
représente  un  monarque  habile,  gouvernant  de  son  cabinet 
ses  vastes  États,  et  faisant  tout  mouvoir  en  paraissant  im- 
mobile (2). 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  V,  chap.  x.  —  Le  gouvernement 
monarchique  a  un  grand  avantage  sur  le  républicain;  les  affaires  étant 
menées  par  un  seul,  il  y  a  plus  de  promptitude  dans  l'exécution. 

(2)  PolysynoJie.  —  Le  dernier  des  hommes  tiendra  paisiblement  et  com- 
modément le  sceptre  de  l'univers;  plongé  dans  d'insipides  voluptés,  il  pro- 
mènera, s*il  le  veut,  de  fôte  en  fôtc  son  ignorance  et  son  ennui.  Cependant, 
on  le  traitera  de  conquérant,  d'invincible,  de  roi  des  rois,  de  monarque 
auguste,  de  monarqucdu  monde  et  de  majesté  sacrée.  Oublié  sur  le  trône, 
nul  aux  yeux  de  ses  voisins  et  môme  à  ceux  de  ses  sujets,  encensé  de  tous 
sans  être  obéi  de  personne,  faible  instrument  de  la  tyrannie  des  courtisans 
et  de  l'esclavage  du  peuple,  on  lui  dira  qu'il  règne,  et  il  croira  régner. 
Voilà  le  tableau  général  du  gouvernement  de  toute  monarchie  trop  étendue  : 
qui  veut  soutenir  le  monde  et  n'a  pas  les  épaules  d'Hercule,  doit  s'attendre 
d'être  écrasé. 

R.  Nouvelle  HéloUe^  partie  VI,  lettre  8.  —  Tout  prince  qui  aspire  au 


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126  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Mais  s'il  n'y  a  point  de  gouvernement  qui  ait  plus  de  vi- 
gueur, il  n'y  en  a  point  où  la  volonté  particulière  ait  plus 
d'empire  et  domine  plus  aisément  les  autres  :  tout  marche 
au  même  but,  il  est  vrai;  mais  ce  but  n'est  point  celui  de  la 
félicité  publique,  et  la  force  même  de  l'administration 
tourne  sans  cesse  au  préjudice  de  l'État. 

Les  rois  veulent  être  absolus  (i),  et  de  loin  on  leur  crie 
que  le  meilleur  moyen  de  l'être  est  de  se  faire  aimerde  leurs 
peuples.  Cette  maxime  est  très  belle,  et  même  très  vraie  à 
certains  égards.  Malheureusement  on  s'en  moquera  tou- 
jours dans  les  cours.  La  puissance  qui  vient  de  l'amour  des 
peuples  est  sans  doute  la  plus  grande  ;  mais  elle  est  précaire 
et  conditionnelle;  jamais  les  princes  ne  s'en  contenteront. 


despotisme,  aspire  à  Thonneur  de  mourir  d'ennui.  Dans  tous  les  royaumes 
du  monde,  cherchez-vous  Thomme  le  plus  ennuyé  du  pays,  allez  toujours 
directement  au  souverain  surtout  s*il  est  très  absolu.  C'est  bien  la  peine  de 
faire  tant  de  misérables,  ne  saurait-il  s*ennuyer  à  moindres  frais? 

Frédéric  II,  Anti-Machîavely  chap.  xxii.  —  11  y  a  deux  espèces  de 
princes  dans  le  monde,  ceux  qui  voient  tout  par  leurs  propres  yeux  et  gou- 
vernent leurs  États  par  eux-mômes  et  ceux  qui  se  reposent  sur  la  bonne  foi 
de  leurs  ministres  et  qui  se  laissent  gouverner  par  ceux  qui  ont  pris  l'ascen- 
dant sur  leur  esprit. 

Les  souverains  de  la  première  espèce  sont  comme  l'âme  de  leurs  États, 
le  poids  de  leur  gouvernement  repose  sur  eux  tout  comme  le  monde  sur  le 
dos  d'Atlas;  ils  règlent  les  affaires  intérieures  comme  les  étrangères,  ils 
remplissent  à  la  fois  les  postes  de  premiers  magistrats  de  la  justice,  de  gé- 
néraux des  armées,  de  grands  trésoriers.  Us  ont,  à  l'exemple  de  Dieu  (qui 
se  sert  d'intelligences  supérieures  à  l'homme  pour  opérer  ses  volontés),  des 
esprits  pénétrants  et  laborieux  pour  exécuter  leurs  desseins  et  pour  remplir 
en  détail  ce  qu'ils  ont  projeté  en  grand;  ces  ministres  sont  purement  des  in- 
struments dans  les  mains  d'un  sage  et  habile  maître. 

Les  souverains  du  second  ordre  sont  comme  plongés  par  un  défaut  de 
génie  ou  une  indolence  naturelle  dans  une  indifférence  léthargique.  Si  TÉtat, 
près  de  tomber  en  défaillance  par  la  faiblesse  du  souverain,  doit  être  soutenu 
par  la  sagesse  et  la  vivacité  d'un  ministre,  le  prince  alors  n*est  qu'un  fantôme, 
mais  un  fantôme  nécessaire,  car  il  représente  l'État;  tout  ce  qui  est  à  sou- 
haiter, c'est  qu'il  fasse  un  heureux  choix. 

(i)  PLUTARQUE,i4  utt  prîtice  ignorant.  ^Le  plus  grand  nombre  des  princes 
estiment  à  tort  que  le  premier  avantage  qu'il  y  ait  à  commander,  ce  soit  de 
n*ôtre  point  commandé.  Au  moins  était-ce  Fopinion  du  roi  de  Perse  qui 
regardait  tous  ses  sujets  comme  autant  d'esclaves. 

Le  mot  de  Denys  est  vrai,  que  la  principale  jouissance  du  pouvoir 
consiste  dans  le  prompt  accomplissement  de  sa  volonté. 


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LIVRE   III.   —   CHAP.    VI 


(.V 


127 


Les  meilleurs  rois  veulent  pouvoir  être  méchants  s'il  leur 
plaît,  sans  cesser  d'être  les  maîtres;  un  sermonneur  poli- 
tique aura  beau  leur  dire  que  la  force  du  peuple  étant  la 
leur,  leur  plus  grand  intérêt  est  que  le  peuple  soit  florissant, 
nombreux,  redoutable  ;  ils  savent  très  bien  que  cela  n'est 
pas  vrai.  Leur  intérêt  personnel  est  premièrement  que  le 
peuple  soit  faible,  misérable,  et  quMl  ne  puisse  jamais  leur 
résister(i).  J'avoueque,supposant  les  sujets  toujours  parfai- 
tement soumis,  l'intérêt  du  prince  serait  alors  que  le  peuple 
fût  puissant,  afin  que  cette  puissance  étant  la  sienne  le  ren- 
dît redoutable  à  ses  voisins;  mais,  comme  cet  intérêt  n'est 
que  secondaire  et  subordonné,  et  que  les  deux  suppositions 
sont  incompatibles,  il  est  naturel  que  les  princes  donnent 
toujours  la  préférence  à  la  maxime  qui  leur  est  le  plus  im- 
médiatement utile.  C'est  ce  que  Samuel  représentait  forte- 
ment aux  Hébreux;  c'est  ce  que  Machiavel  a  fait  voir  avec 
évidence  (2).  En  feignant  de  donner  des  leçons  aux  rois,  il  en 

(i)  Machiavel,  Discours  sur  Tite-Live,  liv.  II,  chap.  ii.  —  C'est  le  bien 
général  et  non  Tintérêt  particulier  qui  fait  la  puissance  d'un  État,  et  sans 
contredit  on  n'a  en  vue  le  bien  public  que  dans  les  républiques  ;  on  ne  s'y 
détermine  à  faire  que  ce  qui  tourne  à  l'avantage  commun,  et  si  par  h&sard 
on  fait  le  malheur  de  quelques  particuliers,  tant  de  citoyens  y  trouvent  de 
l'avantage  qu'ils  sont  toujours  assurés  de  l'emporter  sur  ce  petit  nombre 
d'individus  dont  les  intérêts  sont  blessés.  Le  contraire  arrive  sous  le  gou- 
vernement d'un  prince;  le  plus  souvent  son  intérêt  particulier  est  en 
opposition  avec  celui  de  l'État.  Ainsi,  un  peuple  libre  est-il  asservi,  le 
moindre  mal  qui  puisse  lui  arriver  sera  d'être  arrêté  dans  ses  progrès  et 
de  ne  plus  accroître  ni  ses  richesses,  ni  sa  puissance  ;  mais  le  plus  souvent 
il  ne  va  plus  qu'en  déclinant.  Si  le  hasard  lui  donne  pour  tyran  un  homme 
plein  d'habileté  et  de  courage,  qui  recule  les  bornes  de  son  empire,  ses 
conquêtes  seront  sans  utilité  pour  la  république  et  ne  seront  profitables  et 
utiles  qu'à  lui.  Élèvera-t-il  aux  places  des  hommes  de  valeur,  lui  qui  les 
tyrannise  et  ne  veut  pas  avoir  à  les  craindre?  Soumettra-t-il  les  pays  voisins 
pour  les  rendre  tributaires  d'un  État  qu'il  opprime  ?  Rendre  cet  État  puis- 
sant n'est  pas  ce  qui  lui  convient.  Son  intérêt  est  de  rendre  chacun  de  ses 
membres  isolé  et  que  chaque  province,  chaque  terre,  ne  reconnaisse  que 
lui  pour  maître.  Ainsi  la  patrie  n'aura  aucun  avantage  de  ses  conquêtes. 
Elles  ne  profitent  qu'à  lui  seul. 

(2)  Algernon  SiDVEY,  Discours  sur  le  gouvernement^  chap.  m,  sect.  3.  — 
Tous  ceux  d'entre  les  interprètes  qui  ont  passé  pour  gens  de  bien  et  pour 
personnes  éclairées  conviennent  que  ce  que  Samuel  dit  au  peuple  ne  tendait 
qu'à  les  détourner  de  leur  pernicieux  dessein  et  que  son  intention  n'était  pas 


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128  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

a  donné  de  grandes  aux  peuples.  Le  Prince  de  Machiavel 
est  le  livre  des  républicains  (a)  (i). 

Nous  avons  trouvé,  par  les  rapports  généraux,  que  la 

de  leur  représenter  ce  qu'un  Roi  a  droit  de  faire  en  vertu  de  sa  dignité,  mais 
ce  que  feraient  les  Rois  qui  seraient  établis  contre  Dieu  et  contre  la  loi  lors- 
qu'ils auraient  le  pouvoir  en  main. 

{a)  Machiavel  était  un  honnête  homme  et  un  bon  citoyen;  mais,  attaché 
à  la  maison  de  Médicis,  il  était  forcé,  dans  l'oppression  de  sa  patrie,  de 
déguiser  son  amour  pour  la  liberté.  Le  choix  seul  de  son  exécrable  héros 
manifeste  assez  son  intention  secrète;  et  l'opposition  des  maximes  de  son 
livre  du  Prince  à  celles  de  ses  Discours  sur  Tite-Live,  et  de  son  Histoire  de 
Florence,  démontre  que  ce  profond  politique  n'a  eu  jusqu'ici  que  des  lec- 
teurs superficiels  ou  corrompus.  La  cour  de  Rome  a  sévèrement  défendu 
son  livre  :  je  le  crois  bien  ;  c'est  elle  qu'il  dépeint  le  plus  clairement.  (Note 
du  Contrat  social,  édition  de  1783.) 

(i)  Spinoza,  Tractatus politicus,  chap.  v. —  Quibus  autem  mediis  princeps, 
qui  sola  dominandi  libidine  fertur,  uti  débet,  ut  imperium  stabilire  et  con- 
servare  possit  acutissimus  Machiavellus  prolixe  ostendit;  quem  autem  in  fî- 
nem  non  satis  constare  videtur.  Si  quem  tamen  bonum  habuit  ut  de  viro 
sapiente  credendum  est,  fuisse  videtur,  ut  ostenderet,  quam  imprudenter 
multi  tyrannum  e  medio  toUere  conantur,  quum  tamen  causas,  cur  princeps 
sit  tyrannus,  tolli  nequeant,  sed  contra  eo  magis  ponantur,  quo  principi 
major  timendi  causa  prœbetur;  quod  fit  quando  multitudo  exempla  in  prin- 
cipem  edidit  et  parricidio  quasi  re  bene  gesta  gloriatur.  Praeterea  ostendere 
forsan  voluit,  quantum  libéra  multitudo  cavere  débet  ne  salutem  suam  uni 
absolute  credat,  qui  nisi  vanus  sit  et  omnibus  se  posse  placere  existimet, 
quotidie  insidias  timere  débet,  atque  adeo  sibi  potius  cavere  et  multitudini 
contra  insidiari  magis  quam  cavere  cogitur.  Et  ad  hoc  de  prudentissimo  isto 
viro  credendum  magis  adducor,  quia  pro  libertale  fuisse  constat,  ad  quam 
etiam  tuendam  saluberrima  consilia  dédit. 

De  quels  moyens  un  prince  qui  n'est  poussé  que  par  l'appétit  déréglé  de 
dominer  doit-il  se  servir  pour  fortifier  et  conserver  l'empire?  C'est  ce  que 
le  très  pénétrant  Machiavel  a  montré,  fort  au  long;  dans  quel  but?  on  ne  le 
voit  pas  assez  clairement.  Si  ce  fut  dans  une  bonne  intention,  comme  il  faut 
le  présumer  d'un  homme  sage,  il  a  voulu  montrer  l'imprudence  de  ceux 
qui,  en  si  grand  nombre,  s'efforcent  de  se  débarrasser  d'un  tyran  lorsque  les 
causes  qui.  des  princes  font  des  tyrans,  ne  peuvent  Être  supprimées,  mais 
au  contraire  ces  causes  sont  établies  avec  d'autant  plus  de  force  que  Ton 
donne  au  prince  de  plus  grands  motifs  de  crainte;  et  ce  qui  arrive,  lorsque 
la  multitude  fait  des  exemples  contre  les  princes  et  glorifie  le  parricide 
comme  un  acte  de  justice.  En  outre,  il  a  peut-être  voulu  montrer  combien 
une  libre  multitude  doit  se  garder  de  confier  entièrement  son  salut  à  un 
seul  homme  qui,  à  moins  de  pousser  la  vanité  jusqu'à  croire  qu'il  peut  plaire 
à  tous,  doit  craindre  chaque  jour  des  embûches  et,  par  suite,  veiller  plutôt  à 
sa  conservation  et  tendre  de  son  côté  des  pièges  à  la  multitude  que  veiller 
aux  intérêts  de  celle-ci.  Et  je  suis  d'autant  plus  enclin  à  porter  ce  jugement 
sur  ce  très  prudent  homme,  qu'il  est  constant  qu'il  fut  un  partisan  de  la 
liberté,  pour  la  défense  de  laquelle  il  a  donné  les  conseils  les  plus  salutaires. 


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LIVRE    III.    -    CHAP.    VI. 


129 


monarchie  n'est  convenable  qu'aux  grands  États  ;  et  nous 
le  trouverons  encore  en  l'examinant  en  elle-même.  Plus 
l'administration  publique  est  nombreuse,  plus  le  rapport 
du  prince  aux  sujets  diminue  et  s'approche  de  l'égalité,  en 
sorte  que  ce  rapport  est  un  ou  l'égalité  même  dans  la  dé- 
mocratie. Ce  même  rapport  augmente  à  mesure  que  le  gou- 
vernement se  resserre,  et  il  est  dans  son  maximum  quand 
le  gouvernement  est  dans  les  mains  d'un  seul.  Alors  il  se 
trouve  une  trop  grande  distance  entre  le  prince  et  le  peuple, 
et  rÉtar m^i^ue  de  liaison (i).  Pour  la  formel,  il  faut  donc 
des  ordres  intermédiaires,  il  faut  des  princes,  des  grands, 
de  la  noblesse  pour  les  remplir.  Or,  rien  de  tout  cela  ne 
convient  à  un  petit  État,  que  ruinent  tous  ces  degrés  (2). 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  VIII,  chap.  xvii.  —  Un  état  monar-. 
chique  doit  être  d*une  grandeur  médiocre.  S'il  était  petit,  il  se  formerait  en 
république;  s'il  était  fort  étendu,  les  principaux  de  TÉtat,  grands  par  eux- 
mômes,  n*étant  point  sous  les  yeux  du  prince,  ayant  leurs  cours  hors  de  sa 
cour,  assurés  d'ailleurs  contre  les  exécutions  promptes  par  les  lois  et  les 
mœurs,  pourraient  cesser  d'obéir;  ils  ne  craindraient  point  une  punition 
trop  lente  et  trop  éloignée... 

Les  fleuves  courent  se  mêler  dans  la  mer,  les  monarchies  vont  se  perdre 
dans  le  despotisme... 

(2)  HoBBBSjDtf  Cive,  chap. x.  —Entre  les  incommodités  qu'il  y  a  à  souffrir 
du  gouvernement  d'un  seul,  celle-ci  n'est  pas  une  des  dernières  que  le  roy, 
outre  l'argent  qu'il  exige  nécessairement  de  ses  sujets  pour  les  dépenses 
publiques...  peut,  si  bon  lui  semble,  exiger  d'eux  d'autres  sommes  inconsi- 
dérément, dont  il  enrichit  ses  enfants,  ses  plus  proches  parents,  ses  favoris 
et  même  ses  flatteurs.  Il  faut  avouer  que  c'est  là  une  chose  très  fâcheuse, 
mais  qui  se  rencontre  en  toute  sorte  de  gouvernement  et  qui  me  semble  plus 
supportable  dans  un  royaume  que  dans  un  État  populaire.  Car,  comme  le 
roi  est  unique,  le  nombre  de  ceux  qu'il  veut  enrichir  ne  peut  point  être 
bien  grand.  Là  où,  dans  un  État  populaire,  autant  qu'il  y  a  de  personnes 
puissantes,  c'est-à-dire  autant  qu'il  y  a  de  harangueurs  qui  savent  cajoler 
le  peuple,  car  le  nombre  n'en  est  jamais  petit  et  il  s'en  élève  tous  les  jours 
qui  s'exercent  à  ce  métier,  il  y  en  a  autant  qui  tâchent  d'avancer  et  enrichir 
leurs  enfants,  leurs  alliés,  leurs  amis  et  leurs  flatteurs;  en  effet,  chacun 
d'eux  désire  non  seulement  de  bien  établir  sa  famille  en  la  rendant  illustre 
et  opulente,  mais  de  se  faire  des  créatures.  Le  roi  peut  contenter  la  plupart 
du  temps  ceux  qu'il  affectionne  et  ceux  qui  le  servent,  qui  sont  peu  en 
nombre,  par  divers  moyens  qui  ne  nuisent  point  à  la  foule  du  peuple, 
comme  en  leur  donnant  des  charges  militaires  ou  des  offices  de  judicature. 
Mais  en  la  démocratie,  où  il  faut  rassasier  quantité  de  nouveaux  affamés 
qui  naissent  tous  les  jours,  il  est  bien  difficile  qu'on  s'en  acquitte  sans 
l'oppression  du  peuple... 


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i3o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Mais  s'il  est  difficile  qu'un  grand  État  soit  bien  gou- 
verné, il  Test  beaucoup  plus  qu'il  soit  bien  gouverné  par 
un  seul  homme  ;  et  chacun  sait  ce  qu'il  arrive  quand  le  roi 
se  donne  des  substituts. 

Un  défaut  essentiel  et  inévitable,  qyi  mettra  toujours 
le  gouvernement  monarchique  au-dessous  du  républicain, 
est  que  dans  celui-ci  la  voix  publique  n'élève  presque  jamais 
aux  premières  places'que^aes  hommes  éclairés  et  capables, 
qui  les  remplissent  avec  honneur  ;  au  lieu  que  ceux  qui  par- 
viennent dans  les  monarchies  ne  sont  le  plus  souvent  que 
de  petits  brouillons,  de  petits  fripons,  de  petits  intrigants, 
à  qui  les  petits  talents,  qui  font  dans  l^s  cours  parvenir  aux 
grandes  places,  ne  servent  qu'à  ihôntî^er  au  public  leur 
ineptie  aussitôt  qu'ilsy  sont  parvenus (  i  ).  Le  peuple  se  trompe 
bien  moins  sur  ce  choix  que  le  prince  ;  et  un  homme  d'un 
vrai  mérite  est  presque  aussi  rare  dans  le  ministère  qu'un 
sot  à  la  tête  d'un  gouvernement  républicain.  Aussi,  quand, 
par  quelque  heureux  hasard,  un  de  ces  hommes  nés  pour 
gouverner  (2)  prend  le  timon  des  affaires  dans  une  monarchie 

(i)  Spinoza,  Tractatus  politicuSy  chap.  vi.  —  Et  sane  qui  credunt  posse 
fieri  ut  unus  solus  summum  civitatis  jus  obtineat  longe  errant.  Jus  eoim 
sola  potentia  determinatur  ut  ostendimus.  At  unius  hominis  potentia  longe 
comparesttantœ  moli  sustinendae.  Unde  fit  ut  quem  multitudo  regem  elegit, 
is  sibi  imperatores  quaerat  seu  consiliares,  seu  amicos,  quibus  suum  et 
omnium  salutem  committit  ita  ut  imperium,  quod  absolute  monarchiam 
esse  creditur,  sit  rêvera  in  praxi  aristocraticum  non  quidem  manifestum, 
sed  iatensy  et  propterea  pessimum.  Ad  quid  accedit  quod  rex  puer,  aeger,  aut 
senectute  gravatus,  precario  rex  sit,  sed  id  rêvera  potestatem  habebunt  qui 
summa  imperii  negotia  administrant,  vel  qui  rege  sunt  proximi  :  ut  jam 
taceam  quod  rex  libidini  obnoxius  omnia  ssepe  moderetur  ex  libidine 
unius  aut  alterius  pellicis,  aut  cinœdi.  «  Audieram,  inquit  Orsines,  in  Asia 
olim  régnasse  feminas;  hoc  vere  noyum  est,  regnare  castratum!  >» 

(3)  R.  Confessions^  liv.XI.  —  Mettant  alors  la  main  au  Contrat  social,  j'y 
marquai  dans  un  seul  trait  ce  que  je  pensais  des  précédents  ministères  et 
de  celui  qui  commençait  à  les  éclipser.  Je  manquai  à  cette  occasion  à  ma 
plus  constante  maxime  et  de  plus  je  ne  songeai  pas  que,  lorsque  Ton  veut 
louer  ou  blâmer  fortement  dans  un  même  article  sans  nommer  les  gens,  il 
faut  tellement  approprier  la  louange  à  ceux  qu'elle  regarde  que  le  plus 
ombrageux  amour-propre  ne  puisse  y  trouver  de  quiproquo. 

R.  Lettre  à  M,  de  Choiseul  (Trye,  le  27  mars  1768).  —  Environ  dans 
le  même  tempséclaia  ce  célèbre  pacte  de  famille  (signé  le  1 5  août  1 761).  Quelle 


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WVRE  III.   -   CHAP.    VI.  i3i 

presque  abîmée  par  ces  tas  de  jolis  régisseurs,  on  est  tout 
surpris  des  ressources  qu*il  trouve,  et  cela  fait  époque  dans 
un  pays. 

Pour  qu'un  État  monarchique  pût  être  bien  gouverné,  y       . 
il  faudrait  que  sa  grandeur  ou  son  étendue  fût  ip^Vu)^Je  aiîx^  *     ^  O 
facultés  de  celui  qui  gouverne  (i).  Il  est  plus  aisé  de  conquérir 
que  de  régir  (2).  Avec  un  levier  suffisant,  d'un  doigt  on  peut 
ébranler  le  monde  ;  mais  pour  le  soutenir  il  faut  les  épaules 
d'Hercule  (3).  Pour  peu  qu'un  État  soit  grand,  le  prince  est 

confiance  n*en  tirai-je  point  pour  une  administration  qui  commençait  ainsi. 
Je  mettais  alors  la  dernière  main  au  Contrat  social.  Le  cœur  plein  de  vous, 
jY  portai  mon  jugement  et  mon  pronostic  avec  une  confiance  que  le  temps  a 
confirmée  et  que  Tavenir  ne  démentira  pas... 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  VIII,  chap.  xx.  —  Il  suit  que  pour 
conserver  les  principes  du  gouvernement  établi,  il  faut  maintenir  TÉtat 
dans  la  grandeur  quMl  avait  déjà  et  que  cet  État  changera  d'esprit  à  mesure  ^ 

qu'on  rétrécira  ou  qu'on  étendra  ses  limites. 

(2)  pREDéRic  II,  Anti-Machiavel,  chap.  m.  —  Combien  de  princes  ont 
fait  par  leurs  généraux  conquérir  des  provinces  qu'ils  ne  voient  jamais!  Ce 
sont  alors  des  conquêtes  en  quelque  façon  imaginaires  et  qui  n'ont  que  peu 
de  réalité  pour  les  princes  qui  les  ont  fait  faire;  c*est  rendre  bien  des  gens 
malheureux  pour  contenter  la  fantaisie  d'un  seul  homme  qui  souvent  ne 
mériterait  pas  seulement  d'être  connu. 

Mais  supposons  qu'un  conquérant  soumette  tout  le  monde  à  sa  domi- 
nation :  ce  monde  bien  soumis,  pourra-t-il  le  gouverner?  Quelque  grand 
prince  qu'il  soit,  il  n'est  qu'un  être  très  borné  ;  à  peine  pourra-t-il  retenir 
le  nom  de  ses  provinces,  et  sa  grandeur  ne  servira  qu'à  mettre  en  évidence 
sa  véritable  petitesse... 

(3)  Aristote,  Politique,  liv.  III,  chap.  ii.  —  Aucune  des  royautés  dites 
légales  ne  forme,  je  le  répète,  une  espèce  particulière  de  gouvernement, 
puisqu'on  peut  établir  partout  un  généralat  inamovible  dans  la  démocratie 
aussi  bien  que  dans  la  république... 

Quant  à  ce  qu'on  nomme  la  royauté  absolue,  c'est-à-dire  celle  où  un  seul 
homme  est  souverain  suivant  son  bon  plaisir,  bien  des  gens  soutiennent 
que  la  nature  des  choses  repousse  elle-même  ce  pouvoir  d'un  seul  sur  tous 
les  citoyens,  puisque  l'Etat  n'est  qu'une  association  d'êtres  égaux  et  qu'entre 
des  êtres  naturellement  égaux  les  prérogatives  et  les  droits  doivent  être 
nécessairement  identiques. 

Là  où  la  loi  est  impuissante,  un  individu  n'en  saura  jamais  plus  qu'elle. 

Quand  on  demande  la  souveraineté  de  la  loi,  c'est  demander  que  la  rai- 
son règne  avec  les  lois  ;  demander  la  souveraineté  d'un  roi,  c'est  constituer  sou- 
verain l'homme  et  la  bête;  car  les  entraînements  de  l'instinct,  les  passions 
du  cœur  corrompent  les  hommes,  quand  ils  sont  au  pouvoir,  même  les 
meilleurs;  mais  la  loi,  c'est  l'intelligence  sans  les  passions  aveugles... 

Un  seul  homme  ne  peut  tout  voir  de  ses  propres  yeux.  11  faudra  bien 


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i32  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

presque  toujours  trop  petit.  Quand,  au  contraire,  il  arrive 
que  rÉtat  est  trop  petit  pour  son  chef,  ce  qui  est  très  rare, 
il  est  encore  mal  gouverné,  parce  que  le  chef,  suivant  tou- 
jours la  grandeur  de  ses  vues,  oublie  les  intérêts  des  peuples, 
et  ne  les  rend  pas  moins  malheureux  par  Tabus  des  talents 
qu'il  a  de  trop  qu'un  chef  borné  par  le  défaut  de  ceux  qui 
lui  manquent  (  i  ).  Il  faudrait,  pour  ainsi  dire,  qu'un  royaume 
s'étendît  ou  se  resserrât  à  chaque  règne,  selon  la  portée  du 
prince;  au  lieu  que  les  talents  d'un  sénat  ayant  des  mesures 
plus  fixes,  l'État  peut  avoir  des  bornes  constantes,  et  l'ad- 
ministration n'aller  pas  moins  bien  (2). 

Le  plus  sensible   inconvénient  du  gouvernement  d'un 

qu'il  délègue  son  pouvoir  à  de  nombreux  inférieurs  et,  dès  lors,  n'est-il  pas 
tout  aussi  bien  d'établir  ce  partage  dès  l'origine  que  de  le  laisser  à  la  volonté 
d'un  seul  individu  ? 

Il  pourrait  bien  sembler  absurde  de  soutenir  qu'un  homme  qui  n'a  pour 
former  son  jugement  que  deux  yeux,  deux  oreilles,  qui  n'a  pour  agir  que 
deux  pieds  et  deux  mains,  puisse  mieux  faire  qu'une  réunion  d'individus 
avec  des  organes  bien  plus  nombreux... 

Lorsqu'une  race  entière,  ou  môme  un  individu  de  la  masse  vient  à 
briller  d'une  vertu  tellement  supérieure  qu'elle  surpasse  la  vertu  de  tous 
les  autres  citoyens  ensemble,  alors  il  est  juste  que  cette  race  soit  élevée  à 
la  royauté,  à  la  suprême  puissance,  et  que  cet  individu  soit  pris  pour  roi. 

MoNTBSQuiBu,  EspHt  dcs  Lots,  liv.  XI,  chap.  ix.  —  L'embarras  d'Aris- 
tote  paraît  visiblement  quand  il  traite  de  la  monarchie... 

Les  anciens,  qui  ne  connaissaient  pas  la  distribution  des  trois  pouvoirs  dans 
le  gouvernement  d'un  seul,  ne  pouvaient  se  faire  une  idée  juste  de  la  mo- 
narchie. 

(i)  R.  Polysynodie.  —  Si  les  princes  regardaient  les  fonctions  du 
gouvernement  comme  des  devoirs  indispensables,  les  plus  capables  s'en 
trouveraient  les  plus  surchargés;  leurs  travaux  comparés  à  leurs  forces  leur 
{paraîtraient  toujours  excessifs  :  on  les  verrait  aussi  ardents  à  resserrer  leurs 
États  et  leurs  droits  qu'ils  sont  avides  d'étendre  les  uns  et  les  autres;  et  le 
poids  de  la  couronne  écraserait  bientôt  la  plus  forte  tète  qui  voudrait 
sérieusement  la  porter.  Mais  loin  d'envisager  leur  pouvoir  par  ce  qu'il  a  de 
pénible  et  d'obligatoire,  ils  n'y  voient  que  le  plaisir  de  commander;  et  comme 
le  peuple  n'est  à  leurs  yeux  que  l'instrument  de  leurs  fantaisies,  plus  ils  ont 
de  fantaisies  à  contenter,  plus  le  besoin  d'usurper  augmente;  et  plus  ils 
sont  bornés  et  petits  d'entendement,  plus  ils  veulent  être  grands  et  puissants 
en  autorité. 

(2)  R.  Polysynodie.  —  Que  ferait  de  mieux  le  plus  juste  prince  avec 
les  meilleures  intentions,  sitôt  qu'il  entreprend  un  travail  que  la  nature 
a  mis  au-dessus  de  ses  forces  ?  Il  est  homme  et  se  charge  des  fonctions  d'un 
Dieu  ;  comment  peut-il  espérer  de  les  remplir  ?  Le  sage,  s'il  ne  peut  être 


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LIVRE   m.    —    CHAP.    VI.  i33 

seul  est  le  défaut  de  cette  succession  continuelle  qui  forme 
dans  les  deux  autres  une  liaison  non  interrompue.  Un  roi 
mort,  il  en  faut  un  autre  ;  les  élections  laissent  des  inter- 
valles dangereux;  elles  sont  orageuses;  et  à  moins  que  les 
citoyens  ne  soieiît  d'un  désintéressement,  d'une  intégrité 
que  ce  gouvernement  ne  comporte  guère,  la  brigue  et  la 
corruption  s'en  mêlent.  Il  est  difficile  que  celui  à  qui  l'État 
s'est  vendu  ne  le  vende  pas  à  son  tour,  et  ne  se  dédommage 
pas  sur  les  faibles  de  l'argent  que  les  puissants  lui  ont 
extorqué.  Tôt  ou  tard  tout  devient  vénal  sous  une  pareille 
administration,  et  la  paix,  dont  on  jouit  alors  sous  les  rois, 
est  pire  que  le  désordre  des  interrègnes. 

Qu'a-t-on  fait  pour  prévenir  ces  maux  ?  On  a  rendu  les 
couronnes  héréditaires  dans  certaines  familles  ;  et  Ton  a 
établi  un  ordre  de  succession  qui  prévient  toute  dispute  à 
la  mort  des  rois;  c'est-à-dire  que,  substituant  l'inconvénient 
des  régences  à  celui  des  élections,  on  a  préféré  une  appa- 
rente tranquillité  à  une  administration  sage,  et  qu'on  a 
mieux  aimé  risquer  d'avoir  pour  chefs  des  enfants,  des 
monstres,  des  imbéciles,  que  d'avoir  à  disputer  sur  le  choix 
des  bons  rois;  on  n'a  pas  considéré  qu'en  s'exposant  ainsi 
aux  risques  de  l'alternative,  on  met  presque  toutes  les 
chances  contre  soi(i).  C'était  un  mot  très  sensé  que  celui  du 

sur  le  trône,  renonce  à  l'empire  ou  le  partage;  il  consulte  ses  forces;  il  me- 
sure sur  elles  les  fonctions  qu'il  veut  remplir,  et,  pour  être  un  roi  vraiment 
grand,  il  ne  se  charge  point  d'un  grand  royaume.  Mais  ce  que  ferait  le  sage 
a  peu  de  rapport  à  ce  que  font  les  princes  et  qu'ils  feront  toujours. 

(i)  R.  Polysynodie,  —  Il  est  bon  d'observer  que  si,  par  miracle,  quelque 
grande  âme  peut  suffire  à  la  pénible  charge  de  la  royauté,  l'ordre  hérédi- 
taire établi  dans  les  successions  et  l'extravagante  éducation  des  héritiers  du 
trône  fourniront  toujours  cent  imbéciles  pour  un  vrai  roi;  qu'il  y  aura  des 
minorités,  des  maladies,  des  temps  de  délire  et  de  passion  qui  ne  laisseront 
souvent  à  la  tête  de  l'État  qu'un  simulacre  de  prince.  Il  faut  cependant  que 
les  affaires  se  fassent.  Chez  tous  les  peuples  qui  ont  un  roi,  il  est  donc  absolu- 
ment nécessaire  d'établir  une  forme  de  gouvernement  qui  puisse  se  passer 
de  roi, et  dès  qu'il  est  posé  qu'un  souverain  peut  rarement  gouverner  par  lui- 
même,  il  ne  s'agit  plus  que  de  savoir  copiment  il  peut  gouverner  par  autrui; 
c'est  à  résoudre  cette  question  qu'est  destiné  le  discours  de  la  Polysynodie. 

Platon,  Des  Lois,  liv.  III.  —  Depuis  ce  temps  (Gambyse),  la  Perse  n*a 


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i34  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

jeune  Denys,  à  qui  son  père,  en  lui  reprochant  une  action 
honteuse,  disait  :  «  T'en  ai-je  donné  l'exemple  ?  —  Ah  !  ré- 
pondit le  fils,  votre  père  n'était  pas  roi  (i)!  » 

Tout  concourt  à  priver  de  justice  et  de  raison  un  homme 
élevé  pour  commander  aux  autres.  On  prend  beaucoup  de 
peine,  à  ce  qu'on  dit,  pour  enseigner  aux  jeunes  princes 
l'art  de  régner  :  il  ne  paraît  pas  que  cette  éducation  leur 
profite.  On  ferait  mieux  de  commencer  par  leur  enseigner 
l'art  d'obéir.  Les  plus  grands  rois  qu'ait  célébrés  l'histoire 
n'ont  point  été  (^levés  pour  régner  ;ic'est  uae  science  qu'on 

eu  aucun  roi  vraiment  grand,  si  ce  n'est  de  nom.  Je  prétends  au  reste  que 
ceci  n'est  point  un  effet  du  hasard  mais  de  la  vie  molle  et  voluptueuse  que 
mènent  d'ordinaire  les  enfants  des  rois  et  des  riches.  Jamais,  ni  enfant,  ni 
homme  fait,  ni  vieillard  sorti  d'une  pareille  école,  n'a  été  vertueux... 

Aristotb,  Politique,  liv.  III,  chap.  x.  —  Mais  nous  demandons  à  ceux  qui 
vantent  l'excellence  de  la  royauté  quel  sort  ils  veulent  faire  aux  enfants  des 
rois?  Est-ce  que,  par  hasard,  eux  aussi  devraient  régner?  Certes,  s'ils  sont 
tels  qu'on  en  a  tant  vu,  cette  hérédité  sera  bien  funeste... 

Aristote,  Politique,  liv.  VIII,  chap.  viu.  —  ...  On  peut  réduire  à  deux 
les  causes  de  ruine  de  la  royauté.  L'une  est  la  conjuration  des  agents  qu'elle 
emploie,  l'autre  est  la  tendance  au  despotisme  quand  les  rois  prétendent  ac- 
croître leur  puissance  même  aux  dépens  des  lois.  On  ne  voit  guère  de  nos 
jours  se  former  encore  des  royautés,  et  celles  qui  s'élèvent  sont  bien  plutôt 
des  monarchies  absolues  et  des  tyrannies  que  des  royautés.  C'est  qu'en 
effet  la  véritable  royauté  est  un  pouvoir  librement  consenti  et  jouissant  seu- 
lement de  prérogatives  supérieures... 

Dans  les  royautés  héréditaires,  il  faut  ajouter  cette  cause  de  ruine  toute 
spéciale  que  la  plupart  de  ces  rois  par  héritage  deviennent  très  vite  mépri- 
sables... 

BossuET,  5*  avertissement  sur  les  lettres  du  ministre  Jurieu,  —  Le  peu- 
ple, forcé  par  son  propre  besoin  à  se  donner  un  maître,  ne  peut  rien 
faire  de  mieux  que  d'intéresser  à  sa  conservation  celui  qu'il  établit  sur  sa 
tête.  Lui  mettre  l'État  entre  les  mains,  afin  qu'il  le  conserve  comme  son 
bien  propre,  c'est  un  moyen  très  pressant  de  l'intéresser.  Mais  c'est  encore 
l'engager  au  bien  public  par  des  liens  plus  étroits  que  de  donner  l'empire  à 
sa  famille,  afin  qu'il  aime  l'Etat  comme  son  propre  héritage  et  autant  qu'il 
aime  ses  enfants.  C'est  même  un  bien  pour  le  peuple  que  le  gouvernement 
devienne  aisé,  qu'il  se  perpétue  par  les  mômes  lois  qui  perpétuent  le  genre 
humain  et  qu'il  aille  pour  ainsi  dire  avec  la  nature.  Ainsi  les  peuples  où  la 
royauté  est  héréditaire  en  apparence  se  sont  privés  d'une  faculté  qui  est 
celle  d'élire  leurs  princes;  mais  dans  le  fond  c'est  un  bien  de  plus  qu'ils  se 
procurent.  Le  peuple  doit  regarder  comme  un  avantage  de  trouver  son  sou- 
verain tout  fait,  et  de  n'avoir  pas,  pour  ainsi  dire,  à  remonter  un  si  grand 
ressort. 

(i)  Plutarque,  Dicts  notables  des  roys  et  des  grands  capitaines,  §  22 


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LIVRE   III.   —   CHAP.   VI.  i35 

ne  possède  jamais  moins  qu'après  l'avoir  trop  apprise,  et 
qu'on  acquiert  mieux  en  obéissant  qu'en  commandant. 
«  Nam  utilissimus  idem  ac  brevissimus  bonarum  maia- 
a  rumque  rerum  delectus,  cogitare  quid  aut  nolueris  sub 
«  alio  principe,  aut  volueris  {a).  » 

Une  suite  de  ce  défaut  de  cohérence  est  l'inconstance 
du  gouvernement  royal,  qui,  se  réglant  tantôt  sur  un  plan 
et  tantôt  sur  un  autre,  selon  le  caractère  du  prince  qui 
règne  ou  des  gens  qui  régnent  pour  lui,  ne  peut  avoir  long- 
temps un  objet  fixe  ni  une  conduite  conséquente:  variation 
qui  rend  toujours  l'État  flottant  de  maxime  en  maxime,  de 
projet  en  projet,  et  qui  n'a  pas  lieu  dans  les  autres  gouver- 
nements, où  le  prince  est  toujours  le  même  (i).  Aussi  voit-on 
qu'en  général,  s'il  y  a  plus  de  ruse  dans  une  cour,  il  y  a 
plus  de  sagesse  dans  un  sénat,  et  que  les  républiques  vont 
à  leurs  fins  par  des  vues  plus  constantes  et  mieux  suivies; 
au  lieu  que  chaque  révolution  dans  le  ministère  en  produit 
une  dans  l'État,  la  maxime  commune  à  tous  les  ministres, 
et  presque  à  tous  les  rois,  étant  de  prendre  en  toute  chose 
le  contre-pied  de  leurs  prédécesseurs. 

De  cette  même  incohérence  se  tire  encore  la  solution) 
d'un  sophisme  très  familier  aux  politiques  royaux  ;  c'est  non 
seulement  de  comparer  le  gouvernement  civil  au  gouverne- 
ment domestique,  et  le  prince  au  père  de  famille,  erreur 
déjà  réfutée,  mais  encore  de  donner  libéralement  à  ce 
magistrat  toutes  les  vertus  dont  il  aurait  besoin,  et  de 
supposer  toujours  que  le  prince  est  ce  qu'il  devrait  être  (2)  : 

{a)  Tacite,  Hist,  I,  xvi.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 
(i)  R.  Polysynodie.  —  Les  systèmes.politiques  seront  mieux  suivis  et  les 
règlements  beaucoup  mieux  observés  quand  il  n'y  aura  plus  de  révolutions 
dans  ce  ministère  et  que  chaque  vizir  ne  se  fera  plus  un  point  d'honneur 
de  détruire  tous  les  établissements  utiles  de  celui  qui  l'aura  précédé. 

(2)  MoNTBSQUiBu,  EspHt  dcs  Lois,  liv.  V,  chap.  11.  —  De  Vexcellence  du 
gouvernement  monarchique,— 'Lq  cardinal  de  Richelieu,  pensant  qu'il  a  peut- 
être  trop  avili  les  ordres  de  l'État,  a  recours  pour  se  soutenir  aux  vertus  du 
prince  et  de  ses  ministres  et  il  exige  tant  de  choses  qu'en  vérité  il  n'y  a  qu'un 
ange  qui  puisse  avoir  tant  d'attention,  tant  de  lumières,  tant  de  fermeté,  tant 


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i36  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

supposition  à  l'aide  de  laquelle  le  gouvernement  royal  est 
évidemment  préférable  à  tout  autre,  parce  qu'il  est  incon- 
testablement le  plus  fort,  et  que,  pour  être  aussi  le  meilleur, 
il  ne  lui  manque  qu^une  volonté  de  corps  plus  conforme  à 
la  volonté  générale. 

Mais  si,  selon  Platon  (a),  le  roi  par  nature  est  un  person- 
nage si  rare  (i),  combien  de  fois  la  nature  et  la  fortune  con- 
courront-elles à  le  couronner!  Et  si  l'éducation  royale  cor- 
rompt nécessairement  ceux  qui  la  reçoivent,  que  doit-on 
espérer  d'une  suite  d'hommes  élevés  pour  régner  ?  C'est 
donc  bien  vouloir  s'abuser  que  de  confondre  le  gouverne- 
ment royal  avec  celui  d'un  bon  roi.  Pour  voir  ce  qu'est  ce 
gouvernen^ent  en  lui-même,  il  faut  le  considérer  sous  des 
princes  bornés  ou  méchants  ;  car  ils  arriveront  tels  au 
trône,  ou  le  trône  les  rendra  tels  (2). 

Ces  difficultés  n'ont  pas  échappé  à  nos  auteurs  ;  mais  ils 

de  connaissances  et  qu*on  peut  à  peine  se  flatter  que  d*ici  à  la  dissolution 
des  monarchies  il  puisse  y  avoir  un  prince  et  des  ministres  pareils. 

Frédéiuc  II,  Anti' Machiavel  (1740),  chap.  i.  —  Le  souverain,  bien  loin 
d'être  le  maître  absolu  des  peuples  qui  sont  sous  sa  domination,  n'en  est 
lui-même  que  le  premier  domestique... 

(a)  In  Civili.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(i)  Platon,  Le  Politique.  —  Les  hommes  n'acceptent  pas  volontiers 
d'être  gouvernés  par  un  seul,  par  un  monarque;  ils  désespèrent  de  trouver 
jamais  un  homme  digne  d'exercer  cette  puissance  ayant  à  la  fois  la  volonté 
et  le  pouvoir  de  commander  avec  vertu,  avec  science,  et  de  distribuer  à 
chacun  ce  qui  est  juste,  ce  qui  est  bien;  il  semble  qu'il  soit  plus  porté  à 
nous  maltraiter,  à  nous  tuer,  à  nous  causer  du  dommage  selon  son  bon 
plaisir.  En  effet,  s'il  se  rencontrait  un  monarque  tel  que  nous  l'avons  décrit, 
on  aimerait  et  on  serait  heureux  de  vivre  sous  cette  excellente  forme  de 
gouvernement,  la  seule  qu'approuve  la  raison.  Mais  aujourd'hui,  puisqu'on 
ne  voit  pas  paraître  dans  les  villes,  comme  dans  les  essaims  d'abeilles,  de  roi 
tel  que  nous  l'avons  dépeint,  qui  l'emporte  d'abord  sur  tous  les  autres  par 
le  corps  et  par  l'àme,  il  ne  reste  qu'une  chose  à  faire,  se  réunir  en  conseil 
pour  écrire  des  lois  en  suivant  les  traces  du  vrai  gouvernement. 

Frédéric  II,  Anti-Machiavel,  chap.  xxv.  —  Qui  sont  ces  princes  des- 
quels nous  prétendons  tant  de  rares  talents  ?...  on  trouvera  plutôt  le  phœnix 
des  poètes  et  les  unités  des  métaphysiciens  que  l'homme  de  Platon... 

(2)  Aristote,  Politique,  liv.  VI,  chap.  viii.  —  Nous  avons  traité  précé- 
demment de  la  royauté  en  nous  attachant  surtout  à  la  royauté  proprement 
dite,  c'est-à-dire  à  la  royauté  absolue. 

Aristote,  Politique^  liv.  II,  chap.  iv.  —  C'est  le  superflu  et  non  le  besoin 


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LIVRE    III.    -   CHAP.    VI.  i37 

n'en  sont  point  embarrassés.  Le  remède  est,  disent-ils, 
d'obéir  sans  murmure;  Dieu  donne  les  mauvais  rois  dans 
sa  colère,  et  il  faut  les  supporter  comme  des  châtiments  du 
ciel.  Ce  discours  est  édifiant,  sans  doute  ;  mais  je  ne  sais 


qui  fait  commettre  les  grands  crimes.  On  n'usurpe  pas  la  tyrannie  pour  se 
garantir  de  rintempérie  de  l'air... 

ld,y  liv.  VIII,  chap.  viii.  —  En  fait  d'ambition,  le  tyran  songe  surtout  à 
Targent,  le  roi  à  l'honneur. 

BoDiN,  République,  liv.  VI,  chap.  vi.  — Si  l'état  royal  est  gouverné  et  con- 
duit royalement,  c'est-à-dire  harmoniquement,  on  peut  assurer  que  c'est 
le  plus  beau  et  le  plus  parfait  de  tous.  Je  ne  parle  point  de  la  monarchie 
seigneuriale,  quand  le  monarque  tient,  comme  seigneur  naturel,  tous  les 
sujets  comme  esclaves  et  dispose  de  leur  bien  comme  lui  appartenant,  et 
moins  encore  de  la  monarchie  tyrannique,  quand  le  monarque  n'étant  pas 
seigneur  naturel  abuse  de  ses  sujets  et  de  leur  bien  à  plaisir,  comme  s'ils 
étaient  esclaves,  et  pis  encore  quand  il  les  fait  servira  ses  cruautés;  mais  je 
parle  du  roi  légitime,  soit  qu'il  vienne  par  élection,  soit  en  succession,  ou 
que  de  son  propre  mouvement  il  se  fasse  roi  volontairement,  traitant  ses 
sujets  et  leur  distribuant  justice  comme  un  père  fait  à  ses  enfants. 

Spinoza,  Tractatus  politicus,  —  Concludimus  itaque  multitudinem  satis 
amplam  libertatem  sub  rege  servare  posse  modo  effîciat  ut  régis  potentia 
sola  ipsius  multîtndinis  potentia  determinatur  et  ipsius  multitudinis  prae- 
sidio  servetur.  Atque  hsec  unica  fuit  régula  quam  in  jaciendis  monarchiœ 
fundamentis  sequutus  sum. 

BossuET,  Politique  tirée  de  l'Écriture  sainte^  liv.  VIII,  art.  2./'«  Propo- 
sition. Du  [gouvernement  que  Von  nomme  arbitraire.  —  Quatre  conditions 
accompagnent  ces  sortes  de  gouvernement.  Premièrement  les  peuples  sujets 
sont  nés  esclaves,  c'est-à-dire  vraiment  serfs  et  parmi  eux  il  n'y  a  point  de 
personnes  libres. 

Secondement,  on  n'y  possède  rien  en  propriété,  tout  le  fonds  appartient 
au  prince  et  il  n'y  a  point  de  droit 'de  succession,  pas  même  de  fils  à  père. 

Troisièmement,  le  prince  a  le  droit  de  disposer  à  son  gré  non  seulement 
des  biens,  mais  encore  de  la  vie  de  ses  sujets  comme  on  ferait  des  esclaves. 

Et,  en  effet,  en  quatrième  lieu,  il  n'y  a  de  loi  que  sa  volonté. 

Voilà  ce  qu'on  appelle  puissance  arbitraire.  Je  ne  veux  pas  examiner  si 
elle  est  licite  ou  illicite.  11  y  a  des  peuples  et  des  grands  empires  qui  s'en 
contentent,  et  nous  n'avons  point  à  les  inquiéter  sur  la  forme  de  leur  gou- 
vernement. Il  nous  suffit  de  dire  que  celle-ci  est  barbare  et  odieuse.  Ces 
quatre  conditions  sont  très  éloignées  de  nos  mœurs  et  ainsi  le  gouver- 
nement arbitraire  n'y  a  point  de  lieu. 

C'est  autre  chose  que  le  gouvernement  soit  arbitraire,  autre  chose  qu'il 
soit  absolu.  Il  est  absolu  par  rapport  à  la  contrainte,  n'y  ayant  aucune  puis- 
sance capable  de  forcer  le  souverain  qui  en  ce  sens  est  indépendant  de  toute 
autorité  humaine.  Mais  il  ne  s'ensuit  pas  de  là  que  le  gouvernement  soit 
arbitraire  parce  que,  outre  que  tout  est  soumis  au  jugement  de  Dieu,  ce  qui 
convient  aussi  au  gouvernement  qu'on  vient  de  nommer  arbitraire,  c'est 
qu'il  y  a  des  lois  dans  les  empires  contre  lesquelles  tout  ce  qui  se  fait  est 


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i38  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

s'il  ne  conviendrait  pas  mieux  erf  chaire  que  dans  un  livre 
de  politique  (i).  Que  dire  d'un  médecin  qui  promet  des  mi- 
racles, et  dont  tout  Tart  est  d'exhorter  son  malade  à  la  pa- 
tience? On  sait  bien  qu'il  faut  souffrir  un  mauvais  gouver- 


nul  de  droit  et  îl  y  a  toujours  ouverture  à  revenir  contre  ou  dans  d'autres 
occasions  ou  dans  d'autres  temps... 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  III,  chap.  v.  —  Dans  les  monarchies 
l'Etat  subsiste  indépendant  de  l'amour  pour  la  patrie,  du  désir  de  la  vraie 
gloire,  du  renoncement  à  soi-même,  du  sacrifice  de  ses  plus  chers  intérêts 
et  de  toutes  les  vertus  héroïques  que  nous  trouvons  dans  les  anciens  et  dont 
nous  avons  seulement  entendu  parler.  Les  lois  tiennent  la  place  de  toutes 
ces  vertus  dont  on  n'a  aucun  besoin... 

Je  sais  très  bien  qu'il  n'est  pas  rare  qu'il  y  ait  des  princes  vertueux,  mais 
je  dis  que  dans  une  monarchie  il  est  très  difficile  que  le  peuple  le  soit. 

Note.  —  Je  parle  ici  de  la  vertu  politique  qui  est  la  vertu  morale  dans 
le  sens  qu'elle  se  dirige  au  bien  général,  fort  peu  des  vertus  morales  parti- 
culières, et  point  du  tout  de  cette  vertu,  qui  a  rapport  aux  vérités  révélées. 

(i)  BossuBT,  Politique  tirée  de  V Écriture  sainte,  liv.  IV,  art.  i".  Vautorité 
royale  est  absolue.  —  Pour  rendre  ce  terme  odieux  et  insupportable  plu- 
sieurs aflfectent  de  confondre  et  le  gouvernement  absolu  et  le  gouverne- 
ment arbitraire.  Mais  il  n'y  a  rien  de  si  distingué  comme  nous  le  ferons 
voir  en  parlant  de  la  justice. 

//•  Proposition.  —  11  faut  obéir  aux  princes  comme  à  la  justice  môme... 
Le  prince  se  peut  redresser  lui-même  quand  il  connaît  qu'il  a  mal  fait, 
mais  contre  son  autorité  il  ne  peut  y  avoir  de  remède  que  dans  son  auto- 
rité. 

///•  Proposition.  — Au  prince  seul  appartient  le  soin  général  du  peuple, 
c'est  là  le  premier  article  et  le  fondement  de  tous  les  autres;  à  lui  les  ou- 
vrages publics,  à  lui  les  places  et  les  armes,  à  lui  les  décrets  et  les  ordon- 
nances, à  lui  les  marques  de  distinction,  nulle  puissance  que  dépendante 
de  la  sienne,  et  nulle  assemblée  que  par  son  autorité.  C'est  ainsi  que  pour 
le  bien  d'un  État,  on  en  réunit  en  tout  la  force,  et  mettre  la  force  hors 
de  là,  c'est  diviser  l'État,  c'est  ruiner  la  paix  publique,  c'est  former  deux 
maîtres,  contre  cet  oracle  de  Tévangile  :  «  Nul  ne  peut  servir  deux  maîtres.  » 

Le  prince  est,  par  sa  charge,  le  père  du  peuple,  il  est  par  sa  grandeur 
au-dessus  des  petits  intérêts;  bien  plus,  toute  sa  grandeur  et  son  intérêt 
naturel,  c'est  que  le  peuple  soit  conservé;  parce  qu'enfin  le  peuple  man- 
quant, il  n'est  plus  prince.  Il  n'y  a  donc  rien  de  mieux  que  de  laisser  tout 
le  pouvoir  de  l'État  à  celui  qui  a  le  plus  d'intérêt  à  la  consffrvaiion  et  à  la 
grandeur  de  l'État  même. 

TV*  Proposition.  —  Les  rois  sont  soumis  comme  les  autres  à  l'équité 
des  lois  et  parce  qu'ils  doivent  être  justes  et  parce  qu'ils  doivent  au  peuple 
l'exemple  de  garder  la  justice,  mais  ils  ne  sont  pas  soumis  aux  peines 
des  lois,  ou,  comme  parle  la  théologie,  ils  sont  soumis  aux  lois  non  quant 
à  la  puissance  coactive  mais  quant  à  la  puissance  directive. 

Id.,  liv.  VI,  art.  i".  IV*  Proposition.  —  ...  Ainsi  un  bon  sujet  aime  son 
prince  comme  le  bien  public,  comme  le  salut  de  tout  l'État,  comme  l'air 


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LIVRE   III.  —   CHAP.   VII.  i39 

nement  quand  on  Ta,  la  question  serait  d'en  trouver  un 
bon  (i). 


u 


CHAPITRE  VII 

ES    GOUVERNEMENTS    MIXTES 


A  proprement  parler,  il  n'y  a  point  de  gouvernement 
simple.  Il  faut  qu'un  chef  unique  ait  des  magistrats  subal- 

qu'il  respire,  comme  la  lumière  de  ses  yeux,  comme  sa  vie,  et  plus  que  sa 
vie. 

Art.  2.  De  l  Obéissance  due  au  prince.  —  Si  le  prince  n'est  ponctuelle-r 
ment  obéi,  Tordre  public  est  renversé  et  il  n*y  a  plus  d'unité,  par  conséquent 
plus  de  concours  ni  de  paix  dans  un  État. 

C'est  pourquoi  nous  avons  vu  que  quiconque  désobéit  à  la  puissance 
publique  est  jugé  digne  de  mort... 

Au  reste  quand  Jésus-Christ  dit  aux  Juifs  :  «  Rendez  à  César  ce  qui  est 
dû  à  César  »,  il  n'examina  pas  comment  était  établie  la  puissance  des 
Césars,  c'est  assez  qu'il  les  trouvât  établis  et  régnants;  il  voulait  qu'on 
respectât  dans  leur  autorité  Tordre  de  Dieu  et  le  fondement  du  repos 
public. 

//•  Proposition,  —  Comme  on  ne  doit  pas  obéir  au  gouvernement  contre 
les  ordres  du  roi,  on  doit  encore  moins  obéir  au  roi  contre  les  ordres  de 
Dieu. 

C'est  alors  qu'a  lieu  seulement  cette  réponse  que  les  apôtres  font  aux 
magistrats  :  «  Il  faut  obéir  à  Dieu  plutôt  qu'aux  hommes.  » 

///•  Proposition,  —  La  raison  fait  voir  que  tout  TÉtai  doit  contribuer 
aux  nécessités  publiques  auxquelles  le  prince  doit  pourvoir. 

Sans  cela  il  ne  peut  ni  soutenir  ni  défendre  les  particuliers  ni  l'État 
même.  Le  royaume  sera  en  proie,  les  particuliers  périront  dans  la  ruine  de 
l'État.  De  sorte  qu'à  vrai  dire  le  tribut  n'est  autre  chose  qu'une  petite  partie 
de  son  bien  qu'on  paye  au  prince  pour  lui  donner  le  moyen  de  sauver  le 
tout. 

IV*  Proposition,  —  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  important,  c'est  que  saint 
Augustm  reconnaît,  après  l'Écriture,  une  sainteté  inhérente  au  caractère 
royal  qui  ne  peut  être  effacée  par  aucun  crime. 

Mandement  de  M.  de  Beaumont  contre  TÉmile.  —  «  Oui,  M.  T.  C.  F., 
dans  tout  ce  *qui  est  de  Tordre  civil  vous  devez  obéir  au  prince  et  à  ceux 
qui  exercent  son  autorité  comme  à  Dieu  môme.  Les  seuls  intérêts  de  l'être 
suprême  peuvent  mettre  des  bornes  à  votre  soumission  et  si  on  voulait  vous 
punir  de  votre  fidélité  à  ses  ordres,  vous  devriez  encore  souflFrir  avec  patience 
et  sans  murmure.  Les  Néron,  les  Domitien  eux-mêmes,  qui  aimèrent  mieux 
être  les  fléaux  de  la  terre  que  les  pères  de  leurs  peuples,  n'étaient  comp- 
tables qu'à  Dieu  de  Tabus  de  leur  puissance... 

(OR.  Emile,  liv.  III.  —  Je  tiens  pour  impossible  que  les  grandes  mo- 
narchies de  l'Europe  aient  encore  longtemps  à  durer  :  toutes  ont  brillé,  et 


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I40  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

ternes;  il  faut  qu'un  gouvernement  populaire  ait  un  chef. 
Ainsi,  dans  le  partage  de  la  puissance  executive,  il  y  a 
toujours  gradation  du  grand  nombre  au  moindre,  avec  cette 

tout  État  qui  brille  est  sur  son  déclin.  J'ai  de  mon  opinion  des  raisons  plus 
particulières  que  cette  maxime;  mais  il  n'est  pas  à  propos  de  les  dire,  et 
chacun  ne  les  voit  que  trop. 

R.  Émiley  liv.  V.  —  Si  nous  étions  rois  et  sages,  le  premier  bien  que 
nous  voudrions  faire  à  nous-mêmes  et  aux  autres  serait  d'abdiquer  la 
royauté  et  de  redevenir  ce  que  nous  sommes. 

R.  Id.,  Lettre  à  d'Alembert.  —  Qu'un  monarque  gouverne  des  hommes 
ou  des  femmes,  cela  lui  doit  être  assez  indifférent,  pourvu  qu'il  soit  obéi; 
mais  dans  une  république,  il  faut  des  hommes. 

R.  Discours  des  sciences  et  des  arts.  —  Mais  tant  que  la  puissance  sera 
seule  d'un  côté,  les  lumières  de  la  sagesse  seules  d*un  autre,  les  savants 
penseront  rarement  de  grandes  choses,  les  princes  en  feront  plus  rarement 
de  belles  et  les  peuples  continueront  d'être  vils,  corrompus  et  malheu- 
reux. 

R.  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologne^  chap.  i.  —  Le  repos 
et  la  liberté  me  paraissent  incompatibles;  il  faut  opter.  —  Qu'il  soit  aisé, 
si  l'on  veut,  de  faire  de  meilleures  lois;  il  est  impossible  d'en  faire  dont  les 
passions  des  hommes  n'abusent  pas  comme  ils  ont  abusé  des  premières. 
Prévoir  et  peser  tous  ces  abus  à  venir  est  peut-être  une  chose  impossible  à 
l'homme  d'Etat  le  plus  consommé.  Mettre  la  loi  au-dessus  de  l'homme  est 
un  problème  en  politique  que  je  compare  à  celui  de  la  quadrature  du  cercle 
en  géométrie.  Résolvez  bien  ce  problème  et  le  gouvernement  fondé  sur  cette 
situation  sera  bon  et  sans  abus.  Mais  jusque-là,  soyez  sûr,  qu*où  vous  croi- 
rez faire  régner  les  lois  ce  seront  les  hommes  qui  régneront. 

R.  Polysynodie,  •—  Qu'on  juge  du  danger  d'émouvoir  une  fois  les  masses 
énormes  qui  composent  la  monarchie  française  !  Qui  pourra  retenir  l'ébran- 
lement donné  ou  prévoir  tous  les  effets  qu'il  peut  produire  ?  Quand  tous 
les  avantages  du  nouveau  plan  seraient  incontestables,  quel  homme  de 
sens  oserait  entreprendre  d'abolir  les  vieilles  coutumes  ou  changer  les 
vieilles  maximes  et  de  donner  une  autre  forme  à  l'État  que  celle  où  l'a  suc- 
cessivement amené  une  durée  de  treize  cents  ans?  Que  le  gouvernement 
actuel  soit  encore  celui  d'autrefois,  ou  que,  durant  tant  de  siècles,  il  eût 
changé  de  nature  insensiblement,  il  est  également  imprudent  d'y  toucher. 
Si  c'est  le  même,  il  faut  le  respecter;  s'il  a  dégénéré,  c'est  par  la  force  du 
temps  et  des  choses,  et  la  sagesse  humaine  n'y  peut  rien.  Il  ne  suffit  pas  de 
considérer  les  moyens  qu'on  veut  employer,  si  l'on  ne  regarde  encore  les 
hommes  dont  on  se  veut  servir.  Or,  quand  toute  une  nation  ne  sait  plus 
s'occuper  que  de  niaiseries,  quelle  attention  peut-elle  donner  aux  grandes 
choses  ?  Et  dans  un  pays  où  la  musique  est  devenue  une  affaire  d'État,  que 
seront  les  affaires  d'État,  sinon  des  chansons  ?  Quand  on  voit  tout  Paris  en 
fermentation  pour  une  place  de  baladin  ou  de  bel  esprit  et  les  affaires  de 
l'Académie  et  de  l'Opéra  faire  oublier  l'intérêt  du  prince  et  la  gloire  de  la 
nation,  que  doit-on  espérer  des  affaires  publiques  rapprochées  d'un  tel 
peuple  et  transportées  de  la  cour  à  la  ville  ? 

D'Alembert,  Éloge  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  —    L'abbé    de   Sainl- 


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LIVRE    III.    —   CHAP.   VII.  141 

différence  que  tantôt  le  grand  nombre  dépend  du  petit,  et 
tantôt  le  petit  du  grand  (i). 

Quelquefois  il  y  a  partage  égal,  soit  quand  les  parties 
constitutives  sont  dans  une  dépendance  mutuelle,  comme 


Pierre  n'aurait  pas  imité  ce  philosophe,  trop  injuste  ennemi  de  la  monar- 
chie, qui,  chargé  dans  un  dictionnaire  de  morale  de  l'article  Citoyen,  voulait 
le  réduire  à  ces  deux  mots  :  Citoyen^  voyez  République. 

(1)  Aristote,  Politique^  liv.  VI,  chap.  m.  —  Ce  qui  multiplie  les  formes 
des  constitutions  c'est  précisément  la  multiplicité  des  éléments  qui  entrent 
toujours  dans  TÉtat...  Or  ces  éléments  de  TÉtat  peuvent  prendre  part  au 
pouvoir  soit  dans  leur  universalité,  soit  en  nombre  plus  ou  moins  grand. 
11  s'ensuit  évidemment  que  les  espèces  de  constitution  doivent  ôtre  de 
toute  nécessité  aussi  diverses  que  ces  parties  mômes  le  sont  entre  elles 
suivant  leurs  espèces  différentes.  La  constitution  n'est  pas  autre  chose  que 
la  répartition  régulière  du  pouvoir  qui  se  divise  toujours  entre  les  associés 
soit  en  raison  de  leur  importance  particulière,  soit  d*après  un  certain  prin- 
cipe d'égalité  commune,  c'est-à-dire  qu'on  peut  faire  une  part  aux  riches 
et  une  autre  aux  pauvres,  ou  leur  donner  des  droits  communs.  Aussi  les 
constitutions  seront  nécessairement  aussi  nombreuses  que  le  sont  les  com- 
binaisons de  supériorité  et  de  différence  entre  les  parties  de  l'État... 

Pour  nous,  il  n'y  a  que  deux  constitutions  ou  môme  une  seule  constitu- 
tion bien  combinée  dont  toutes  les  autres  dérivent  et  dégénèrent.  Si  tous 
les  modes  en  musique  dérivent  d'un  mode  parfait  d'harmonie,  toutes  les 
constitutions  dérivent  de  la  constitution  modèle;  oligarchique,  si  le  pouvoir 
y  est  concentré  et  plus  despotique;  démocratique,  si  les  ressorts  en  sont 
plus  relâchés  et  plus  doux. 

C'est  une  grave  erreur,  quoique  fort  commune,  de  faire  reposer  exclusi- 
vement la  démocratie  sur  la  souveraineté  du  nombre,  car  dans  les  oligarchies 
aussi,  et  l'on  peut  môme  dire  partout,  la  majorité  est  toujours  souveraine. 
D'un  autre  côté  l'oligarchie  ne  consiste  pas  davantage  dans  la  souveraineté 
de  la  minorité... 

...Il  n'y  a  de  démocratie  réelle  que  là  où  les  hommes  libres,  mais  pauvres, 
forment  la  majorité  et  sont  souverains.  Il  n'y  a  d'oligarchie  que  là  où  les 
riches  et  les  nobles  en  petit  nombre  possèdent  la  souveraineté... 

...Les  seules  choses  qu'on  ne  puisse  cumuler  sont  la  pauvreté  et  la 
richesse,  et  voilà  pourquoi  riches  et  pauvres  semblent  les  deux  parties  les 
plus  distinctes  de  l'État.  D'autre  part,  comme  le  plus  ordinairement  ceux-ci 
sont  en  majorité,  ceux-là  en  minorité,  on  les  regarde  comme  deux  éléments 
politiques  parfaitement  opposés.  Par  suite  la  prédominance  des  uns  et  des 
autres  fait  la  différence  des  constitutions  qui  semblent  en  conséquence 
ôtre  bornées  à  deux  seulement,  la  démocratie  et  l'oligarchie. 

Frédéric  11,  Anti-Machiavel,  chap.  xii.  —  Cette  différence  des  gouver- 
nements est  très  sensible,  et  elle  est  inhnie  lorsqu'on  veut  descendre  jusque 
dans  les  détails;  et  de  môme  que  les  médecins  ne  possèdent  aucun  secret 
qui  convienne  à  toutes  les  maladies  et  à  toutes  les  compiexions,de  môme  les 
politiques  ne  sauraient-ils  prescrire  des  règles  générales,  dont  l'application 
soit  à  l'usage  de  toutes  les  formes  de  gouvernements. 


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142  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

dans  le  gouvernement  d'Angleterre  (i);  soit  quand  l'auto- 
rité de  chaque  partie  est  indépendante,  mais  imparfaite, 
comme  en  Pologne.  Cette  dernière  forme  est  mauvaise, 
parce  qu'il  n^y  a  point  d'unité  dans  le  gouvernement,  et 
que  l'État  manque  de  liaison. 

Lequel  vaut  le  mieux  d'un  gouvernement   simple  ou 

(i)  R.  Projet  de  Constitution  pour  la  Corse.  —  Le  peuple  anglais  n'aime 
pas  la  liberté  pour  elle-mûme,  il  l'aime  parce  qu'elle  produit  de  l'argent. 

R.  7^  Lettre  de  la  Montagne,  —  Figurez-vous,  monsieur,  que  quelqu'un, 
vous  rendant  compte  de  la  constitution  de  l'Angleterre,  vous  parle  ainsi  : 
tt  Le  gouvernement  de  la  Grande-Bretagne  est  composé  de  quatre  ordres  dont 
aucun  ne  peut  attenter  aux  droits  et  attributions  des  autres,  savoir  :  le  roi, 
la  chambre  haute,  la  chambre  basse  et  le  parlement,  n  Ne  diriez-vous  pas 
à  l'instant  :  «  Vous  vous  trompez;  il  n'y  a  que  trois  ordres  '^Le  parlement, 
qui,  lorsque  le  roi  y  siège,  les  comprend  tous,  n*en  est  pas  un  quatrième  : 
il  est  le  tout;  il  est  le  pouvoir  unique  et  suprême,  duquel  chacun  tire  son 
existence  et  ses  droits.  Revôtu  de  l'autorité  législative,  il  peut  changer  même 
la  loi  fondamentale  en  vertu  de  laquelle  chacun  de  ces  ordres  existe;  il  le 
peut,  et,  de  plus,  il  l'a  fait.  » 

Cette  réponse  est  juste;  l'application  en  est  claire:  et  cependant  il  y  a 
encore  cette  différence  que  le  parlement  d'Angleterre  n'est  souverain  qu'en 
vertu  de  la  loi,  et  seulement  par  attribution  et  députation. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  XI,  chap.  vi.  De  la  constitution  d'An- 
gleterre» —  La  liberté  politique  dans  un  citoyen  est  cette  tranquillité  d'es- 
prit qui  provient  de  l'opinion  que  chacun  a  de  sa  sûreté,  et  pour  qu'on  ait 
cette  liberté  il  faut  que  le  gouvernement  soit  tel  qu'un  citoyen  ne  puisse 
pas  craindre  un  citoyen. 

Lorsque  dans  la  même  personne  ou  dans  le  même  corps  de  magistrature 
la  puissance  législative  est  réunie  à  la  puissance  executive,  il  n'y  a  point 
de  liberté,  parce  qu'on  peut  craindre  que  le  même  monarque  ou  le  même 
sénat  ne  fasse  des  lois  tyranniques  pour  les  exécuter  tyranniquement. 

II  n'y  a  point  encore  de  liberté  si  la  puissance  de  juger  n'est  pas  sépa- 
rée de  la  puissance  législative  et  de  l'exécutrice. 

Tout  serait  perdu  si  le  même  homme  ou  le  même  corps  de  principaux  ou 
de  nobles  ou  de  peuple  exerçaient  ces  trois  pouvoirs: celui  de  faire  des  lois, 
celui  d'exécuter  les  résolutions  publiques  et  celui  de  juger  les  crimes  ou  les 
différends  des  particuliers... 

Comme  dans  un  État  libre,  tout  homme  qui  est  censé  avoir  une  âme  libre 
doit  être  gouverné  par  lui-même,  il  faudrait  que  le  peuple  en  corps  eût  la 
puissance  législative;  mais  comme  cela  est  impossible  dans  les  grands 
États  et  est  sujet  à  beaucoup  d'inconvénients  dans  les  petits,  il  faut  que  le 
peuple  fasse  par  ses  représentants  tout  ce  qu'il  ne  peut  pas  faire  par  lui- 
même... 

Le  grand  avantage  des  représentants,  c'est  qu'ils  sont  capables  de  discu- 
ter les  affaires.  Le  peuple  n'y  est  point  du  tout  propre,  ce  qui  forme  un  des 
grands  inconvénients  de  la  démocratie. 

Il  y  a  toujours  dans  un  État  des  gens  distingués  par  la  naissance,  les  ri- 


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LIVRE   III.   ^   CHAP.    VII.  143 

d'un  gouvernement  mixte  ?  Question  fort  agitée  chez  les 
politiques  (1),  et  à  laquelle  il  faut  faire  la  même  réponse 
que  j'ai  faite  ci-devant  sur  toute  forme  de  gouvernement. 
Le  gouvernement  simple  est  le  meilleur  en  soi,  par  cela 
seul  qu'il  est  simple.  Mais  quand  la  puissance  executive  ne 
dépend  pas  assez  de  la  législative,  c'est-à-dire  quand  il  y  a 
plus  de  rapport  du  prince  au  souverain  que  du  peuple  au 
prince,  il  faut  remédier  à  ce  défaut  de  proportion  en  divi- 
sant le  gouvernement  ;  car  alors  toutes  ses  parties  n'ont  pas 

chesses  ou  les  honneurs,  mais  s'ils  étaient  confondus  parmi  le  peuple  et  s'ils 
n'y  avaient  qu'une  voix  comme  les  autres,  la  liberté  commune  serait  leur 
esclavage;  et  ils  n'auraient  aucun  intérêt  à  la  défendre,  parce  que  la  plupart 
des  résolutions  seraient  contre  eux.  La  part  qu'ils  ont  à  la  législation  doit 
donc  être  proportionnée  aux  autres  avantages  qu'ils  ont  dans  l'Etat,  ce  qui 
arrivera  s'ils  forment  un  corps  qui  ait  droit  d'arrêter  les  entreprises  du 
peuple,  comme  le  peuple  a  le  droit  d'arrêter  les  leurs... 

Le  corps  des  nobles  doit  être  héréditaire. 

La  puissance  exécutrice  doit  être  entre  les  mains  d'un  monarque,  parce 
que  cette  partie  du  gouvernement,  qui  a  presque  toujours  besoin  d'une  action 
momentanée,  est  mieux  administrée  par  un  que  par  plusieurs,  au  lieu  que 
ce  qui  dépend  de  la  puissance  législative  est  souvent  mieux  ordonné  par 
plusieurs  que  par  un  seul;  que  s'il  n'y  avait  point  de  monarque  et  que  la 
puissance  exécutrice  fût  confiée  à  un  certain  nombre  de  personnes  tirées  du 
corps  législatif,  il  n'y  aurait  plus  de  liberté,  parce  que  les  deux  puissances 
seraient  unies,  les  mêmes  personnes  ayant  quelquefois,  et  pouvant  toujours 
avoir  part  à  l'une  et  à  l'autre. 

(i)  Aristote,  Politique,  liv.  II,chap.  m.  —  Quelques  auteurs  prétendent 
qu*une  constitution  parfaite  doit  réunir  les  éléments  de  toutes  les  autres  ; 
c'est  à  ce  titre  qu'ils  vantent  celle  de  Lacédémone  où  se  trouvent  combines 
les  trois  éléments  de  Toligarchie,  de  la  monarchie  et  de  la  démocratie, 
représentés  l'un  par  les  rois,  l'autre  par  les  gérontes,  le  troisième  par  les 
éphores  qui  sortent  toujours  des  rangs  du  peuple. 

Machiavel,  Discours  sur  la  i'*  Décade  de  Tite-Live^  liv.  I,  p.  480.  — 
Le  hasard  a  donné  naissance  à  toutes  les  espèces  de  gouvernements  parmi 
les  hommes.  Les  premiers  habitants  furent  peu  nombreux  et  vécurent  pen- 
dant un  temps  dispersés  à  la  manière  des  bêtes.  Le  genre  humain  venant 
à  s'accroître,  on  sentit  le  besoin  de  se  réunir,  de  se  défendre;  pour  mieux 
parvenir  à  ce  dernier  but,  on  choisit  le  plus  fort,  le  plus  courageux  ;  les 
autres  le  mirent  à  leur  tête  et  promirent  de  lui  obéir.  A  l'époque  où  l'on 
se  réunit  en  société,  on  commença  à  connaître  ce  qui  est  bon  et  honnête  et 
à  le  distinguer  d'avec  ce  qui  est  vicieux  et  mauvais. 

Les  législateurs  prudents  ayant  connu  les  vices  de  chacun  de  ces  modes 
(de  gouvernement]  pris  séparément,  en  ont  choisi  un  qui  participât  de 
tous  les  autres  et  l'ont  jugé  le  plus  solide  et  le  plus  stable.  En  efi'et,  quand, 
dans  la  môme  constitution,  vous  reconnaissez  un  prince,  des  grands  et  la 
puissance  du  peuple,  chacun  de  ces  trois  pouvoirs  s'observe  réciproquement. 


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144  DU   CONTRAT  SOCIAL. 

moins  d'autorité  sur  les  sujets,  et  leur  division  lés  rend 
toutes  ensemble  moins ifortes  contre  le  souverain. 

On  prévient  encore  le  même  inconvénient  en  établissant 
des  magistrats  intermédiaires  (i),  qui,  laissant  le  gouverne- 
ment en  son  entier,  servent  seulement  à  balancer  les  deux 
puissances  et  à  maintenir  leurs  droits  respectifs.  Alors  le 
gouvernement  n'est  pas  mixte,  il  est  tempéré  (2). 

On  peut  remédier  par  des  moyen^^^emblables  à  Fincon- 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  II,  chap.  iv.  —  Les  pouvoirs  inter- 
médiaires subordonnés  et  dépendants  constituent  la  nature  du  gouverne- 
ment monarchique,  c'est-à-dire  de  celui  où  un  seul  gouverne  par  des  lois 
fondamentales.  Le  pouvoir  intermédiaire  subordonné  le  plus  naturel  est 
celui  de  la  noblesse...  Abolissez  donc  dans  une  monarchie  les  prérogatives 
des  seigneurs,  du  clergé,  de  la  noblesse  et  des  villes,  vous  aurez  bientôt  un 
Etat  populaire  ou  bien  un  État  despotique. 

Autant  que  le  pouvoir  du  clergé  est  dangereux  dans  une  république, 
autant  est-il  convenable  dans  une  monarchie,  surtout  dans  celles  qui  vont 
au  despotisme.  Où  en  seraient  TEspagne  et  le  Portugal  depuis  la  perte  de 
leurs  lois  sans  ce  pouvoir  qui  arrête  seul  la  puissance  arbitraire;  barrière 
toujours  bonne  lorsqu'il  n'y  a  point  d'autre,  car  comme  le  despotisme  cause 
à  la  nature  humaine  des  maux  effroyables,  le  mal  même  qui  le  limite  est  un 
bien... 

Les  Anglais,  pour  favoriser  la  liberté,  ont  ôté  toutes  les  puissances  inter 
médiaires  qui  formaient  leur  monarchie.  Ils  ont  bien  raison  de  conserver 
cette  liberté;  s'ils  venaient  à  la  perdre,  ils  seraient  un  des  peuples  les  plus 
esclaves  de  la  terre. 

(a)  Platon,  DesLoiSfliv,  II.  —  On  ne  doit  jamais  établir  d'autorité  trop 
puissante  et  qui  ne  soit  point  tempérée... 

Aristote,  Politique,  liv.  VIII,  chap.  i. —  (Les  révolutions)  tantôt  s'atta- 
quent au  principe  même  du  gouvernement,  afin  de  remplacer  la  constitution 
existante  par  une  autre,  substituant  par  exemple  l'oligarchie  à  la  démocratie 
ou  réciproquement...  tantôt  la  révolution,  au  lieu  de  s'adresser  à  la  consti- 
tution en  vigueur,  la  garde  telle  qu'elle  la  trouve;  mais  les  vainqueurs  pré- 
tendent gouverner  personnellement  en  observant  cette  constitution,  et 
les  révolutions  de  ce  genre  sont  surtout  fréquentes  dans  les  États  oligar- 
chiques et  monarchiques.  Parfois  la  révolution  renforce  ou  amoindrit  un 
principe.  Ainsi  l'oligarchie  existant,  la  révolution  l'emporte  ou  la  restreint; 
de  même  pour  la  démocratie  qu'elle  fortifie  ou  qu'elle  affaiblit... 

Le  plus  sage  est  de  combiner  ensemble  et  l'égalité  suivant  le  nombre  et 
l'égalité  suivant  le  mérite.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  démocratie  est  plus  stable 
et  moins  sujette  aux  bouleversements  que  l'oligarchie.  Dans  les  gouverne- 
ments oligarchiques  l'insurrection  peut  naître  de  deux  côtés  :  de  la  minorité 
qui  s'insurge  contre  elle-même  ou  contre  le  peuple;  dans  les  démocraties 
elle  n'a  que  la  minorité  oligarchique  à  combattre. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  XI,  chap.  iv.  —  La  démocratie  et  l'ari- 
stocratie ne  sont  point  des  États  libres  par  leur  nature  ;  la  liberté  politique 


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LIVRE   III.   —   CHAP.    VIII.  145 

vénient  oppose,  et,  quand  le  gouvernement  est  trop  lâche, 
ériger  des  tribunaux  pour  le  concentrer.  Cela  se  pratique 
dans  toutes  les  démocraties.  Dans  le  premier  cas,  on  divise 
le  gouvernement  pour  Taffaiblir,  et  dans  le  second,  pour  le 
renforcer;  car  les  maximum  de  force  et  de  faiblesse  se 
trouvent  également  dans  les  gouvernements  simples,  au 
lieu  que  les  formes  mixtes  donnent  une  force  moyenne  (i). 


CHAPITRE  VIII 

QUE  TOUTE  FORME  DE  GOUVERNEMENT  N*EST  PAS 
PROPRE  A  TOUT  PAYS  {'l) 

La  liberté,  n'étant  pas  un  fruit  de  tous  les  climats  (3), 
n'est  pas  à  la  portée  de  tous  les  peuples.  Plus  on  médite  ce 

ne  se  trouve  que  dans  les  gouvernements  modérés.  Mais  elle  n'est  pas  tou- 
jours dans  les  États  modérés.  Elle  n'y  est  que  lorsqu'on  n'abuse  pas  du 
pouvoir... 

Pour  qu'on  ne  puisse  abuser  du  pouvoir  il  fiaut  que  par  la  disposition 
des  choses  le  pouvoir  arrête  le  pouvoir. 

(i)  R.  Pofysynodie. —  Quelles  sont  les  circonstances  dans  lesquelles  une 
monarchie  héréditaire  peut  sans  révolution  être  tempérée  par  des  formes  qui 
la  rapprochent  de  l'aristocratie?  Les  corps  intermédiaires  entre  le  prince  et 
le  peuple  peuvent-ils,  doivent-ils  avoir  une  juridiction  indépendante  Tune 
de  l'autre?  Ou  s'ils  sont  précaires  et  dépendants  du  prince,  peuvent-ils  jamais 
entrer  comme  panics  intégrantes  dans  la  constitution  de  l'État  et  môme 
avoir  une  influence  réelle  sur  les  affaires  ?  Questions  préliminaires  qu'il 
fallait  discuter  et  qui  ne  semblent  pas  faciles  à  résoudre;  car  s'il  est  vrai 
que  la  pente  naturelle  est  toujours  vers  la  corruption  et  par  conséquent  vers 
le  despotisme,  il  est  difficile  de  voir  par  quelles  ressources  de  politique  le 
prince,  même  quand  il  le  voudrait,  pourrait  donner  à  cette  pente  une  direc- 
tion contraire  qui  ne  peut  être  changée  par  ses  successeurs  ni  par  leurs 
ministres. 

(2)R.  Réponse  au  roi  de  Pologne,  —  Quand  le  mal  est  incurable,  le  mé- 
decin applique  des  palliatifs  et  proportionne  les  remèdes  moins  aux  besoins 
qu'au  tempérament  du  malade.  C'est  au  sage  législateur  d'imiter  sa  pru- 
dence et,  ne  pouvant  plus  approprier  aux  peuples  malades  la  plus  excellente 
police,  de  leur  donner  au  moins,  comme  Solon,  la  meilleure  qu'ils  puissent 
comporter. 

(3)  Platon,  Des  Lois,  liv.  V.  —  lï  ne  faut  pas  oublier  que  tous  les  lieux 
ne  sont  pas  également  propres  à  rendre  les  hoipmes  meilleurs  ou  pires 
et  qu'il  ne  faut  pas  que  les  lois  soient  contraires  au  climat. 


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A,'-^ 


146  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

principe  établi  par  Montesquieu,  plus  on  en  sent  la  vérité  ;M 
plus  on  le  conteste,  plus  on  donne  (Kcasîon  de  rétablir  par 
de  nouvelles  preuves. 

Dans  tous  les  gouvernements  du  monde,  la  personne 
publique  consomme  et  ne  produit  rien.  D'où  lui  vient  donc 
la  substance  consommée?  Du  travail  de  ses  membres.  C'est 
le  superflu  des  particuliers  qui  produit  le  nécessaire  du  pu- 
blic. D'où  il  suit  que  l'État  civil  ne  peut  subsister  qu'autant 
que  le  travail  des  hommes  rend  au  delà  de  leurs  besoins  (i). 

Or,  cet  excédent  n'est  pas  le  même  dans  tous  les  pays 
du  monde.  Dans  plusieurs  il  est  considérable,  dans  d'autres 
médiocre,  dans  d'autres  nul,  dans  d'autres  négatif.  Ce  rap- 
port dépend  de  la  fertilité  du  climat,  de  la  sorte  de  travail 
que  la  terre  exige,  de  la  nature  de  ses  productions,  de  la 
force  de  ses  habitants,  de  la  plus  ou  moins  grande  consom- 
mation qui  leur  est  nécessaire,  et  de  plusieurs  autres  rap- 
ports semblables  desquels  il  est  composé. 

D'autre  part,  tous  les  gouvernements  i^e  sont,  pas  de 
même  nature  ;  il  y  en  a  de  plus  ou  moins  dévorants  ;  et  les 
différences  sont  fondées  sur  cet  autre  principe,  que,  plus  les 
contributions  publiques  s'éloignent  de  leur  source,  et  plus 
elles  sont  onéreuses.  Ce  n'est  pas  sur  la  quantité  des  im- 
positions  qu'il  faut  mesurer  cette  charge,  mais  sur  le  çne-  ^  '  ^  ' 
min  qu'elles  ont  à  faire  pour  retourner  dans  les  mains  dont 
elles  sont  sorties.  Quand  cette  circulation  est  prompte  et 
bien  établie,  qu'on  paye  peu  ou  beaucoup,  il  n'importe,  le 
peuple  est  toujours  riche,  et  les  finances  vont  toujours  bien. 
Au  contraire,  quelque  peu  que  le  peuple  donne,  quand  ce 
peu  ne  lui  revient  point,  leji  donnant  toujours,  bientôt  il 

(i)  Aristote,  Politique^  liv.  IV,  chap.  v.  —  Le  territoire  le  plus  favo- 
rable sans  contredit  est  celui  dont  les  qualités  assurent  le  plus  d'indépen- 
dance à  rÉtat  et  c'est  précisément  le  territoire  qui  fournira  tous  les  genres 
de  production.  Tout  posséder,  n'avoir  besoin  de  personne,  voilà  la  véri- 
table indépendance.  L'étendue  et  la  fertilité  du  territoire  doivent  être  telles 
que  tous  les  citoyens  puissent  y  vivre  dans  le  loisir  d'hommes  libres  et 
sobres. 


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LIVRE    III.    -   CHAP.    VIII.  147 

s'épuise  :  TÉtat  n'est  jamais  riche  et  le  peuple  est  toujours 
gueux. 

Il  suit  de  là  que  plus  la  distance  du  peuple  au  gouver- 
nement augmente,  et  plus  les  tributs  deviennent  onéreux  : 
ainsi,  ^ans  la  démocratie,  le  peuple  est  le  moins  chargé  ; 
dans  Taristocratie,  il  Test  davantage^  dans  la  monarchie, 
il  porte  le  plus  grand  poids.  La  monarchie  ne  convient 
donc  qu'aux  nations  opulentes;  l'aristocratie,  aux  États 
médiocres  en  richesse  ainsi  qu'en  grandeur;  la  démocratie, 
aux  États  petits  et  pauvres. 

En  effet,  plus  on  y  réfléchit,  plus  on  trouve  en  ceci  de 
différence  entre  les  États  libres  et  les  monarchiques  ;  dans 
les  premiers,  tout  s'emploie  à  l'utilité  commune;  dans  les 
autres,  les  forces  publiques  et  particulières  sont  récipro- 
ques, et  Tune  s'augmente  par  l'affaiblissement  de  l'autre. 
Enfin,  au  lieu  de  gouverner  les  sujets  pour  les  rendre  heu- 
reux, le  despotisme  les  rend  misérables  pour  les  gouverner. 

Voilà  donc, dans  chaque  climat,  des  causes  naturelles  sur 
lesquelles  on  peut  assigner  la  forme  de  gouvernement  à 
laquelle  la  force  du  climat  l'entraîne,  et  dire  même  quelle 
espèce  d'habitants  il  doit  avoir  (i). 

Les  lieux  ingrats  et  stériles,  où  le  produit  ne  vaut  pas 
le  travail,  doivent  rester  incultes  et  déserts,  ou  seulement 
peuplés  de  sauvages;  les  lieux  où  le  travail  des  hommes  ne 
rend  exactement  que  le  nécessaire  doivent  être  habités  par 
des  peuples  barbares;  toute  politie  y  serait  impossible  ;  les 
lieux  où  l'excès  du  produit  sur  le  travail  est  médiocre  con- 
viennent aux  peuples  libres  (2);  ceux  où  le  terroir  abondant 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  XVIII,  chap.  ii.  —  Les  pays  fer- 
tiles sont  des  plaines  où  Ton  ne  peut  rien  disputer  au  plus  fort;  on  se  sou- 
met donc  à  lui  et  quand  on  lui  est  soumis,  l'esprit  de  liberté  n*y  saurait 
revenir,  les  biens  de  la  campagne  sont  un  gage  de  la  fidélité.  Mais  dans  les 
pays  de  montagnes  on  peut  conserver  ce  que  l'on  a  et  l'on  a  peu  à  conser- 
ver. La  liberté,  c'est-à-dire  le  gouvernement  dont  on  jouit,  est  le  seul  bien 
qui  mérite  qu'on  le  défende. 

(2)  R.  Projet  de  Constitution  pour  la  Corse.  —  Quoique  la  forme  du  gou- 
vernement que  se  donne  le  peuple  soit  plus  souvent  l'ouvrage  du  hasard  et 


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148  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

et  fertile  donne  beaucoup  de  produit  pour  peu  de  travail 
veuknt  être  gouvernes  monarchiquement,  pour  consumer 
parle  luxe  du  prince  l'excès  du  superflu  des  sujets; car  il 
vaut  mieux  que  cet  excès  soit  absorbé  par  le  gouvernement 
que  dissipé  par  les  particuliers.  Il  y  a  des  exceptions,  je  le 
sais;  mais  ces  exceptions  mêmes  confirment  la  règle,  en  ce 
qu'elles  produisent  tôt  ou  tard  des  révolutions  qui  ramè- 
nent les  choses  dans  Tordre  de  la  nature. 

Distinguons  toujours  les  lois  générales  des  causes  par- 
ticulières qui  peuvent  en  modifier  l'effet.  Quand  tout  le 
^Mdi  serait  couvert  de  républiques,  et  tout  le  Nord  d'États 
despotiques,  il  n'en  serait  pas  moins  vrai  que,  par  TefiFet 
du  climat,  le  despotisme  convient  aux  pays  nîalî3s^  la  bar- 
barie aux  pays  froids,  et  la  bonne  politîe  aux  régions  inter- 
médiaires (i).  Je  vois  encore  qu'en  accordant  le  principe,  on 
pourra  disputer  sur  l'application  :  on  pourra  dire  qu'il  y  a 
des  pays  froids  très  fertiles, et  des  méridionaux  très  ingrats. 
Mais  cette  difficulté  n'en  est  une  que  pour  ceux  qui  n'exa- 

de  la  fortune  que  celui  de  son  choix,  il  y  a  pourtant  dans  la  nature  et  le  sol 
de  chaque  pays  des  qualités  qui  lui  rendent  un  gouvernement  plus  propre 
qu'un  autre,  et  chaque  forme  de  gouvernement  a  une  force  particulière  qui 
porte  les  peuples  vers  telle  ou  telle  occupation... 

On  voit  dans  la  Suisse  une  application  très  frappante  de  ces  principes. 

La  Suisse  est  en  général  un  pays  pauvre  et  stérile.  Son  gouvernement 
est  partout  républicain.  Mais  dans  les  cantons  plus  fertiles  que  les  autres, 
tels  que  ceux  de  Berne,  de  Soleure  et  de  Fri bourg,  le  gouvernement  est  aris- 
tocratique. Dans  les  plus  pauvres,  dans  ceux  où  la  culture  est  plus  ingrate 
et  demande  un  plus  grand  travail,  le  gouvernement  est  démocratique.  L'État 
n'a  que  ce  qu'il  faut  pour  subsister  sous  la  plus  simple  administration.  Il 
s'épuiserait  et  périrait  sous  une  autre. 

(i)  Aristote,  PolitiquCy  liv.  IV,  chap.  vi.  —  Les  peuples  qui  habitent  les 
climats  froids,  môme  dans  l'Europe,  sont  en  général  pleins  de  courage, 
mais  ils  sont  certainement  inférieurs  en  intelligence  et  en  industrie;  aussi 
conservent- ils  leur  liberté,  mais  ils  sont  politiques  indisciplinables,  et  n'ont 
jamais  pu  conquérir  leurs  voisins.  En  Asie,  au  contraire,  les  peuples  ont 
plus  d'intelligence,  d'aptitude  pour  les  arts,  mais  ils  manquent  de  cœur  et 
ils  restent  sous  le  joug  d'un  esclavage  perpétuel.  La  race  grecque  qui,  topo- 
graphiquement,  est  intermédiaire,  réunit  toutes  les  qualités  des  deux 
autres... 

Dans  le  sein  même  de  la  Grèce,  les  divers  peuples  présentent  entre  eux 
des  dissemblances  analogues... 


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LIVRE    III.   —   CHAP.   VIII.  149 

minent  pas  la  chose  dans  tous  ses  rapports.  Il  faut,  comme 
je  l'ai  déjà  dit,  compter  ceux  des  travaux,  des  forces,  de  la 
consommation,  etc. 

Supposons  que  de  deux  terrains  égaux  l'un  rapporte  cinq 
et  l'autre  dix.  Si  les  habitants  du  premier  consomment 
quatre  et  ceux  du  dernier  neuf,  l'excès  du  premier  produit 
sera  un  cinquième,  et  celui  du  second  un  dixième.  Le  rap- 
port de  ces  deux  excès  étant  donc  inverse  de  celui  des  pro- 
duits, le  terrain  qui  ne  produira  que  cinq  donnera  un  super- 
flu double  de  celui  du  terrain  qui  produira  dix. 

Mais  il  n'est  pas  question  d'un  produit  double,  et  je  ne 
crois  pas  que  personne  ose  mettre  en  général  la  fertilité  des 
pays  froids  en  égalité  même  avec  celle  des  pays  chauds. 
Toutefois  supposons  cette  égalité;  laissons,  si  l'on  veut,  en 
balance  l'Angleterre  avec  la  Sicile,  et  la  Pologne  avec 
l'Egypte.  Plus  au  midi,  nous  aurons  l'Afrique  et  les  Indes, 
plus  au  nord,  nous  n'aurons  plus  rien.  Pour  cette  égalité 
de  produit,  quelle  diiférence  dans  la  culture  !  En  Sicile,  il 
ne  faut  que  gratter  la  terre;  en  Angleterre,  que  de  soins 
pour  la  labourer!  Or,  là  où  il  faut  plus  de  bras  pour  donner 
le  même  produit,  le  superflu  doit  être  nécessairement 
moindre. 

Considérez,  outre  cela,  que  la  même  quantité  d'hommes 
consomme  beaucoup  moins  dans  les  pays  chauds.  Le  climat 
demande  qu'on  y  soit  sobre  pour  se  porter  bien  :  les  Euro- 
péens qui  veulent  y  vivre  comme  chez  eux  périssent  tous  de 
dyssenterie  et  d'indigestions.  «  Nous  sommes,  dit  Chardin, 
des  bête^carnassières,  des  loups,  en  comparaison  des  Asia- 
tiques. Quelques-uns  attribuent  la  sobriété  des  Persans  à 
ce  que  leur  pays  est  moins  cultivé,  et  moi,  je  crois  au  con- 
traire que  leur  pays  abonde  moins  en  denrées,  parce  qu'il 
en  faut  moins  aux  habitants^ Si  leur  frugalité,  continue-t-il, 
était  un  effet  de  la  disette  du  pays,  il  n'y  aurait  que  les 
pauvres  qui  mangeraient  peu,  au  lieu  que  c'est  générale- 
ment tout  le  monde;  et  on  mangerait  plus  ou  moins  en 


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i5o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

chaque  province,  selon  la  fertilité  du  pays,  au  lieu  que  la 
même  sobriété  se  trouve  par  tout  le  royaume.  Ils  se  louent 
fort  de  leur  manière  de  vivre,  disant  qu'il  ne  faut  que  re- 
garder leur  teint  pour  reconnaître  combien  elle  est  plus 
excellente  que  celle  des  chrétiens.  En  effet,  le  teint  des  Per- 
sans est  uni  ;  ils  ont  la  peau  belle,  fine  et  polie  ;  au  lieu  que 
le  teint  des  Arméniens,  leurs  sujets,  qui  vivent  à  l'euro- 
péenne, est  rude,  couperosé,  et  que  leurs  corps  sont  gros 
et  pesants.  » 

Plus  on  approche  de  la  ligne,  plus  les  peuples  vivent  de 
peu.  Ils  ne  mangent  presque  pas  de  viande  ;  le  riz,  le  maïs, 
le  cuzcuz,  le  mil,  la  cassave,  sont  leurs  aliments  ordinaires. 
Il  y  a  aux  Indes  des  millions  d'hommes  dont  la  nourriture 
ne  coûte  pas  un  sou  par  jour.  Nous  voyons  en  Europe 
même  des  différences  sensibles  pour  Tappétit  entre  les 
peuples  du  Nord  et  ceux  du  Midi.  Un  Espagnol  vivra  huit 
jours  du  dîner  d'un  Allemand.  Dans  les  pays  où  les  hommes 
sont  plus  voraces,  le  luxe  se  tourne  aussi  vers  les  choses 
de  consommation.  En  Angleterre  il  se  montre  sur  une  table 
chargée  de  viandes;  en  Italie  on  vous  régale  de  sucre  et  de 
fleurs. 

Le  luxe  des  vêtements  offre  encore  de  semblables  diffé- 
rences. Dans  les  climats  où  les  changements  des  saisons 
sont  prompts  et  violents,  on  a  des  habits  meilleurs  et  plus 
simples;  dans  ceux  où  Ton  ne  s'habille  que  pour  la  parure, 
on  y  cherche  plus  d'éclat  que  d'utilité;  les  habits  eux-mêmes 
y  sont  un  luxe.  A  Naples,  vous  verrez  tous  les  jours  se 
promener  au  Pausilippe  des  hommes  en  veste  dorée,  et 
point  de  bas.  C'est  la  même  chose  pour  les  bâtiments  :  on 
donne  tout  à  la  magnificence  quand  on  n'a  rien  à  craindre 
des  injures  de  l'air.-A  Paris,  à  Londres,  on  veut  être  logé 
chaudement  et  commodément;  à  Madrid,  on  a  des  salons 
superbes,  mais  point  de  fenêtres  qui  ferment,  et  l'on  couche 
dans  des  nids  à  rats. 

Les  aliments  sont  beaucoup  plus  substantiels  et  succu- 


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LIVRE   III.    -    CHAP.    VllI.  i3i 

lents  dans  les  pays  chauds  :  c'est  une  troisième  différence 
qui  ne  peut  manquer  d'influer  sur  la  seconde.  Pourquoi 
mange-t-on  tant  de  légumes  en  Italie?  Parce  qu'ils  y  sont 
bons,  nourrissants,  d'excellent  goût.  En  France,  où  ils  ne 
sont  nourris  que  d'eau,  ils  ne  nourrissent  point,  et  sont 
presque  comptés  pour  rien  sur  les  tables.  Ils  n'occupent 
pourtant  pas  moins  de  terrain  et  coûtent  du  moins  autant 
de  peine  à  cultiver.  C'est  une  expérience  faîte  que  les  blés 
de  Barbarie,  d'ailleurs  inférieurs  à  ceux  de  France,  rendent 
beaucoup  plus  en  farine,  et  que  ceux  de  France,  à  leur  tour, 
rendent  plus  que  les  blés  du  Nord.  D'où  l'on  peut  inférer 
qu'une  gradation  semblable  s'observe  généralement  dans  la 
même  direction  de  la  ligne  au  pôle.  Or,  n'est-ce  pas  un 
désavantage  visible  d'avoir  dans  un  produit  égal  une 
moindre  quantité  d'aliments? 

A  toutes  ces  différentes  considérations  j'en  puis  ajoutei 
une  qui  en  découle  et  qui  les  fortifie  :  c'est  que  les  pay^ 
chauds  ont  moins  besoin  d'habitants  que  les  pays  froids,  et 
pourraient  en  nourrir  davantage;  ce  qui  produit  un  double 
superflu  toujours  à  l'avantage  du  despotisme.  Plus  le  même 
nombre  d'habitants  occupe  une  grande  surface,  plus  les 
révoltes  deviennent  difficiles,  parce  qu'on  ne  peut  se  con- 
certer ni  promptement  ni  secrètement,  et  qu'il  est  toujours 
facile  au  gouvernement  d'éventer  les  projets  et  de  couper 
les  communications;  mais  plus  un  peuple  nombreux  se 
rapproche,  moins  le  gouvernement  peut  usurper  sur  le 
souverain  :  les  chefs  délibèrent  aussi  sûrement  dans  leurs 
chambres  que  le  prince  dans  son  conseil,  et  la  foule  s'as- 
semble aussi  tôt  dans  les  places  que  les  troupes  dans  leurs 
quartiers.  L'avantage  d'un  gouvernement  tyrannique  est 
donc  en  ceci  d'agir  à  grandes  distances.  A  l'aide  des  points 
4'appui  qu'il  se  donne,  sa  force  augmente  au  loin  comme 
celle  des  leviers  {a).  Celle  du  peuple,  au  contraire,  n'agit  que 

(a)  Ceci  ne  contredit  pas  ce  que  j'ai  dit  ci-devant  (liv.  II,  chap.  ix)  sur  les 
inconvénients  des  grands  Etats;  car  il  s'agissait  là  de  Tautorité  du  gouver- 


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i52  DU   CONTRAT    SOCIAL.  ^ 

concentrée  :  elle  s'évapore  et  se  perd  en  s'étendant,  comme 
Teffet  de  la  poudre  éparse  à  terre,  et  qui  ne  prend  feu  que 
grain  à  grain.  Les  pays  les  moins  peuplés  sont  ainsi  les 
plus  propres  à  la  tyrannie  :  les  bêtes  féroces  ne  régnent  que 
dans  les  déserts  (i). 


y 


CHAPITRE    IX 


DES    SIGNES    d'un    BON    GOUVERNEMENT 


Quand  on  demande  absolument  quel  est  le  meilleur 
gouvernement,  on  fait  une  question  insoluble  comme 
indéterminée;  ou,  si  Ton  veut,  elle  a  autant  de  bonnes 
solutions  qu'il  y  a  de  combinaisons  possibles  dans  les  posi- 
tions absolues  et  relatives  des  peuples. 

Mais  si  Ton  demandait  à  quel  signe  on  peut  connaître 
qu'un  peuple  donné  est  bien  ou  mal  gouverné,  ce  serait 
autre  chose,  et  la  question  de  fait  pourrait  se  résoudre. 

Cependant  on  ne  la  résout  point,  parce  que  chacun  veut 
la  résoudre  à  sa  manière.  Les  sujets  timem\a  tranquillité 
publique,  les  citoyens  la  liberté  des  particuliers;  Tun  pre'- 

nement  sur  ses  membres,  et  il  s'agit  ici  de  ba  force  contre  les  sujets.  Ses 
membres  épars  lui  servent  de  point  d'appui  pour  agir  au  loin  sur  le  peuple, 
mais  il  n'a  nul  point  d'appui  pour  agir  directement  sur  ses  membres 
mêmes.  Ainsi,  dans  l'un  des  cas,  la  longueur  du  levier  en  fait  la  faiblesse, 
et  la  force  dans  l'autre  cas.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(  i)  R.  Projet  de  Constitution  pour  la  Corse.  —  On  sépare  trop  deux  choses 
inséparables,  savoir  :  le  corps  qui  gouverne  et  le  corps  qui  est  gouverné. 
Ces  deux  corps  n'en  font  qu'un  par  l'institution  primitive.  Ils  ne  se  sépa- 
rent que  par  Tabus  de  l'institution. 

Les  plus  sages,  en  pareil  cas,  observant  des  rapports  de  convenance,  for- 
ment le  gouvernement  pour  la  nation.  Il  y  a  pourtant  beaucoup  mieux  à 
faire,  c'est  de  former  la  nation  pour  le  gouvernement.  Dans  le  premier  cas, 
à  mesure  que  le  gouvernement  décline,  la  nation  restant  la  même,  la  conve- 
nance s'évanouit.  Mais  dans  le  second  tout  change  dq  pas  égal,  et  la  nation 
entraînant  le  gouvernement  par  sa  force,  le  maintient  quand  elle  se  main- 
tient et  le  fait  décliner  quand  elle  décline.  L'un  convient  à  l'autre  dans  tous 
les  temps.  Le  peuple,  conservé  dans  l'heureux  état  qui  rend  une  bonne 
constitution  possible,  peut  partir  du  premier  point  et  prendre  des  mesures 
pour  ne  pas  dégénérer. 


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LIVRE   III.   —   CHAP.    IX.  i53 

fère  la  sûreté  des  possessions,  et  l'autre  celle  des  personnes; 
Tun  veut  que  le  meilleur  gouvernement  soit  le  plus  sévère, 
r^utre  soutient  que  c'est  le  plus  doux;  celui-ci  veut  qu'on 
punisse  les  crimes,  et  celui-là  qu'on  les  j>révienne;  l'un 
trouve  beau  qu'on  soit  craint'^s"  vbï^îis^; ' l'autre  aime 
mieux  qu'on  en  soit  ignoré;  l'un  est  content  quand  l'argent 
circule,  l'autre  exige  que  le  peuple  ait  du  pain.  Quand  même 
on  conviendrait  sur  ces  points  et  d'autres  semblables,  en 
serait-on  plus  avancé?  Les  qualités  morales  manquant  de 
mesure  précise,  fût-on  d'accord  sur  le  signe,  comment 
l'être  sur  l'estimation? 

Pour  moi,  je  m'étonne  toujours  qu'on  méconnaisse  un 
signe  aussi  simple,  ou  qu'on -ait  la  mauvaise  foi  de  n'en  pas 
convenir.  Quelle  est  la  fin  de  l'association  politique  ?  C'est 
la  conservation  et  la  prospérité  de  ses  membres.  Et  quel 
est  le  signe  le  plus  sûr  qu'ils  se  conservent  et  prospèrent  ? 
C'est  leur  nombre  et  leur  population.  N'allez  donc  pas 
chercher  ailleurs  ce  signe  si  disputé.  Toute  chose  d'ailleurs 
égale,  le  gouvernement  sous  lequel,  sans  moyens  étrangers, 
sans  naturalisation,  sans  colonies,  les  citoyens  peuplent  et 
multiplient  davantage,  est  infailliblement  le  meilleur  (i). 

(i)  R.  Emile,  liv.  V.  -—  Les  rapports  nécessaires  des  mœurs  au  gouver- 
nement ont  été  si  bien  exposés  dans  le  livre  de  V Esprit  des  Lois»  qu'on  ne 
peut  mieux  faire  que  de  recourir  à  cet  ouvrage  pour  étudier  ces  rapports. 
Mais,  en  général,  il  y  a  deux  règles  faciles  et  simples  pour  juger  de  la  bonté 
relative  des  gouvernements.  L'une  est  la  population.  Dans  tout  pays  qui  se 
dépeuple,  TEtat  tend  à  sa  ruine;  et  le  pays  qui  peuple  le  plus,  fût-il  le  plus 
pauvre,  est  infailliblement  le  mieux  gouverné. 

Mais  il  faut  pour  cela  que  cette  population  soit  un  eftet  naturel  du  gou- 
vernement'et  des  mœurs;  car  si  elle  se  faisait  par  des  colonies  ou  par 
d'autres  voies  accidentelles  et  passagères,  alors  elles  prouveraient  le  mal  par 
le  remède.  Quand  Auguste  porta  des  lois  contre  le  célibat,  ces  lois  mon- 
traient déjà  le  déclin  de  l'empire  romain.  Il  faut  que  la  bonté  du  gouverne- 
ment porte  les  citoyens  à  se  marier,  et  non  pas  que  la  loi  les  y  contraigne  : 
il  ne  faut  pas  examiner  ce  qui  se  fait  par  force,  car  la  loi  qui  combat  la 
constitution  s'élude  et  devient  vaine,  mais  ce  qui  se  fait  par  Tinfluence  des 
mœurs  et  par  la  pente  naturelle  du  gouvernement,  car  ces  moyens  ont  seuls 
un  effet  constant.  C'était  la  politique  du  bon  abbé  de  Saint-Pierre  de 
chercher  toujours  un  petit  remède  à  chaque  mal  particulier,  au  lieu  de 
remonter  à  leur  source  commune,  et  de  voir  qu'on  ne  les  pouvait  guérir 


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i54  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

Celui  sous  lequel  un  peuple  diminue  el  dépérit  est  le 
pire.  Calculateurs,  c'est  maintenant  votre  affaire;  comptez, 
mesurez,  comparez  (a). 

que  tous  à  la  fois.  II  ne  s'agit  pas  de  traiter  séparément  chaque  ulcère  qui 
vient  sur  le  corps  d'un  malade,  mais  d*épurer  la  masse  du  sang  qui  les  pro- 
duit tous. 

BossuBT,  Politique  tirée  de  V Écriture  Sainte,  liv.  X,  art  i*'.  XI*  et  XII* 
Propositions.  —  On  est  ravi  quand  on  voit  sous  les  bons  rois  la  multitude 
incroyable  du  peuple  par  la  grandeur  étonnante  des  armées...  Concluons 
donc  avec  le  plus  sage  de  tous  les  rois  :  «  La  gloire  du  roi  et  sa  dignité  est 
la  multitude  du  peuple;  sa  honte  est  de  le  voir  amoindri  et  diminué  par  sa 
faute.  »  Prov.  xiv,  28. 

Frédéric  II,  Anti- Machiavel,  chap.  v.  —  La  force  d'un  État  ne  consiste 
point  dans  l'étendue  d'un  pays  ou  dans  la  possession  d'une  vaste  solitude, 
mais  dans  la  richesse  des  habitants  et  dans  leur  nombre.  L'intérêt  du  prince 
est  donc  de  peupler  un  pays,  et  non  de  le  dévaster  et  de  le  détruire. 

(a)  On  doit  juger  sur  le  même  principe  des  siècles  qui  méritent  la  préfé- 
rence pour  la  prospérité  du  genre  humain.  On  a  trop  admiré  ceux  où  l'on  a 
vu  fleurir  les  lettres  et  les  arts,  sans  pénétrer  l'objet  secret  de  leur  culture, 
sans  en  considérer  le  funeste  effet  :  «  Idque  apud  imperitos  humanisas 
vocabatur,  quum  pars  servitutis  esset.  »  Ne  verrons-nous  jamais  dans 
les  maximes  des  livres  l'intérêt  grossier  qui  fait  parler  les  auteurs?  Non, 
quoi  qu'ils  en  puissent  dire,  quand,  malgré  son  éclat,  un  pays  se  dépeuple, 
il  n'est  pas  vrai  que  tout  aille  bien,  et  il  ne  suffit  pas  qu*un  poète  ait  cent 
mille  livres  de  rente  pour  que  son  siècle  soit  le  meilleur  de  tous.  II  faut 
moins  regarder  au  repos  apparent  et  à  la  tranquillité  des  chefs,  qu'au  bien- 
être  des  nations  entières,  et  surtout  des  États  les  plus  nombreux.  La  grêle 
désole  quelques  cantons,  mais  elle  fait  rarement  disette.  Les  émeutes,  les 
guerres  civiles  efl'arouchent  beaucoup  les  chefs  ;  mais  elles  ne  font  pas  les 
vrais  malheurs  des  peuples,  qui  peuvent  môme  avoir  du  relâche,  tandis 
qu'on  dispute  à  qui  les  tyrannisera.  C'est  de  leur  état  permanent  que 
naissent  leurs  prospérités  ou  leurs  calamités  réelles  ;  quand  tout  reste  écrasé 
sous  le  joug,  c'est  alors  que  tout  dépérit;  c'est  alors  que  les  chefs,  les  détrui- 
sant à  leur  aise,  «  ubi  solitudinem  faciunt,  pacem  appellant.  »  Quand  les 
tracasseries  des  grands  agitaient  le  royaume  de  France,  et  que  le  coadju- 
teur  de  Paris  portait  au  Parlement  un  poignard  dans  sa  poche,  cela  n'em- 
pêchait pas  que  le  peuple  français  ne  vécût  heureux  et  nombreux  dans  une 
honnête  et  libre  aisance.  AAitrefois  la  Grèce  fleurissait  au  sein  des  plus 
cruelles  guerres;  le  sang  y  coulait  à  flots,  et  tout  le  pays  était  couvert 
d'hommes.  Il  semblait,  dit  Machiavel,  qu'au  milieu  des  meurtres,  des 
proscriptions,  des  guerres  civiles,  notre  république  en  devînt  plus  puis- 
sante; la  vertu  de  ses  citoyens,  leurs  mœurs,  leur  indépendance,  avaient 
plus  d'effet  pour  la  renforcer  que  toutes  ses  dissensions  n'en  avaient  pour 
l'afliaiblir.  Un  peu  d'agitation  donne  du  ressort  aux  âmes,  et  ce  qui  fait 
vraiment  prospérer  l'espèce  est  moins  la  paix  que  la  liberté.  (Note  du 
Contrat  social,  édition  de  1762.)  •—  Emile,  liv.  I.  -—  Si  la  guerre  des  rois 
est  modérée,  c'est  leur  paix  qui  est  terrible,  il  vaut  mieux  être  leur  ennemi 
que  leur  sujet. 


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LIVRE   III.   — ;  CHAP.   X.  i55 


CHAPITRE  X 

DE    l'abus    du    gouvernement    ET    DE    SA.    PENTE 
A    DÉGÉNÉRER 

Comme  la  volonté  particulière  agit  sans  cesse  contre  la 
volonté  générale,  ainsi  le  gouvernement  fait  un  effort  con- 
tinuel contre  la  souveraineté.  Plus  cet  effort  augmente,  plus 
la  constitution  s'altère;  et,  comme  il  n'y  a  point  ici  d'autre 
volonté  de  corps  qui,  résistant  à  celle  du  prince,  fasse  équi- 
libre avec  elle,  il  doit  arriver  tôt  ou  tard  que  le  prince 
opprime  enfin  le  souverain  et  rompe  le  traité  social  (i).  C'est 
là  le  vice  inhérent  et  inévitable  qui,  dès  la  naissance  du 
corps  politique,  tend  sans  relâche  à  le  détruire,  de  même 
que  la  vieillesse  et  la  mort  détruisent  enfin  le  corps  de 
rhomme. 

Il  y  a  deux  voies  générales  par  lesquelles  un  gouverne- 
ment dégénère  :  savoir,  quand  il  se  resserre,  ou  quand 
l'État  se  dissout. 

Le  gouvernement  se  resserre  quand  il  passe  du  grand 
nombre  au  petit,  c'est-à-dire  de  la  démocratie  à  l'aristocratie, 
et  de  l'aristocratie  à  la  royauté.  C'est  là  son  inclinaison 
naturelle  (a)  (2).  S'il  rétrogradait  du  petit  nombre  au  grand, 

(i)  R.  Gouvernement  de  Pologne.,  chap.  vu. — Comme  on  peut  voir  dans 
le  Contrat  social  ^  tout  corps  dépositaire  de  la  puissance  executive  tend  for- 
tement et  continuellement  à  subjuguer  là  puissance  législative  et  y  parvient 
tôt  ou  tard. 

{a)  La  formation  lente  et  le  progrès  de  la  république  de  Venise  dans  ses 
lagunes  offrent  un  exemple  notable  de  cette  succession  ;  et  il  est  bien 
étonnant  que,  depuis  plus  de  douze  cents  ans,  les  Vénitiens  semblent  n'en 
être  encore  qu'au  second  terme,  lequel  commença  au  Serrar  di  consiglio, 
en  1198.  Quant  aux  anciens  ducs  qu'on  leur  reproche,  quoi  qu'en  puisse 
dire  le  Squittinio  délia  libertà  veneta,  il  est  prouvé  qu'ils  n'ont  point  été 
leurs  souverains. 

On  ne  manquera  pas  de  m'objecter  la  république  romaine,  qui  suivit, 
dira-t-OD,  un  progrès  tout  contraire,  passant  de  la  monarchie  à  l'aristocratie, 
et  de  l'aristocratie  à  la  démocratie.  Je  suis  bien  éloigné  d'en  penser  ainsi. 

Le  premier  établissement  de  Romulus  fut  un  gouvernement  mixte^  qui 


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i56  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

on  pourrait  dire  qu'il  se  relâche  :  mais  ce  progrès  inverse 
est  impossible. 

En  effet,  jamais  le  gouvernement  ne  change  de  forme 

dégénéra  promptemcnt  en  despotisme.  Par  des  causes  particulières,  l'État 
périt  avant  le  temps,  comme  on  voit  mourir  un  nouveau-né  avant  d'avoir 
atteint  Tâge  d'homme.  L'expulsion  des  Tarquins  fut  la  véritable  époque  de 
la  naissance  de  la  république.  Mais  elle  ne  prit  pas  d'abord  une  forme  con- 
stante, parce  qu'on  ne  fit  que  la  moitié  de  l'ouvrage  en  n'abolissant  pas  le 
patriciat.  Car,  de  cette  manière,  l'aristocratie  héréditaire,  qui  est  la  pire 
des  administrations  légitimes,  restant  en  conflit  avec  la  démocratie,  la 
forme  du  gouvernement,  toujours  incertaine  et  flottante,  ne  fut  fixée,  comme 
l'a  prouvé  Machiavel,  qu'à  l'établissement  des  tribuns;  alors  seulement  il  y 
eut  un  vrai  gouvernement  et  une  véritable  démocratie.  En  effet,  le  peuple 
alors  n'était  pas  seulement  souverain,  mais  aussi  magistrat  et  juge;  le 
sénat  n'était  qu'un  tribunal  en  sous-ordre,  pour  tempérer  et  concentrer  le 
gouvernement;  et  les  consuls  eux-mêmes,  bien  que  patriciens,  bien  que 
premiers  magistrats,  bien  que  généraux  absolus  à  la  guerre,  n'étaient  à 
Rome  que  les  présidents  du  peuple. 

Dès  lors  on  vit  aussi  le  gouvernement  prendre  sa  pente  naturelle  et 
tendre  fortement  à  l'aristocratie.  Le  patriciat  s'abolissant  comme  de  lui- 
même,  l'aristocratie  n'était  plus  dans  le  corps  des  patriciens  comme  elle  est 
à  Venise  et  à  Gênes,  mais  dans  le  corps  du  sénat,  composé  de  patriciens  et 
de  plébéiens,  même  dans  le  corps  des  tribuns  quand  ils  commencèrent 
d'usurper  une  puissance  active  :  car  les  mofs  ne  font  rien  aux  choses  ;  et 
quand  le  peuple  a  des  chefs  qui  gouvernent  pour  lui,  quelque  nom  que 
portent  ces  chefs,  c'est  toujours  une  aristocratie. 

De  l'abus  de  l'aristocratie  naquirent  les  guerres  civiles  et  le  triumvirat. 
Sylla,  Jules  César,  Auguste,  devinrent  dans  le  fait  de  véritables  monarques  ; 
et  enfin,  sous  le  despotisme  de  Tibère,  l'État  fut  dissous.  L'histoire  romaine 
ne  dément  donc  point  mon  principe  :  elle  le  confirme.  (Note  du  Contrat 
social,  édition  de  1762.)  —  Le  Squittinio  (La  Mirandole  1612,  in-4),  ou- 
vrage anonyme,  attribué  à  divers  auteurs,  a  été  traduit  en  français  par 
Amelot  de  la  Houssaye  (Ratisbonne  1677,  in-12). 

(2)  R.  7*  Lettre  de  la  Montagne.  —  Il  vous  est  arrivé,  messieurs,  ce  qui 
arrive  à  tous  les  gouvernements  semblables  au  vôtre.  D'abord  1^  puissance 
législative  et  la  puissance  executive  qui  constituent  la  souveraineté  n'en 
sont  pas  distinctes.  Le  peuple  souverain  veut  par  lui-même,  et  par  lui- 
môme  il  fait  ce  qu'il  veut.  Bientôt  l'incommodité  de  ce  concours  de  tous  à 
toute  chose  force  le  peuple  souverain  de  charger  quelques-uns  de  ses  mem- 
bres d'exécuter  ses  volontés.  Ces  officiers,  après  avoir  rempli  leur  commis- 
sion, en  rendent  compte,  et  rentrent  dans  la  commune  égalité.  Peu  à  peu 
ces  commissions  deviennent  fréquentes,  enfin  permanentes.  Insensiblement 
il  se  forme  un  corps  qui  agit  toujours.  Un  corps  qui  agit  toujours,  ne  peut 
pas  rendre  compte  de  chaque  acte;  il  ne  rend  plus  compte  que  des  prin- 
cipaux; bientôt  il  vient  à  bout  de  n'en  rendre  aucun.  Plus  la  puissance  qui 
agit  est  active,  plus  elle  énerve  la  puissance  qui  veut.  La  volonté  d'hier 
est  censée  être  aussi  celle  d'aujourd'hui  ;  au  lieu  que  l'acte  d'hier  ne  dis- 
pense pas  cl'agir  aujourd'hui.  Enfin  l'inaction  de  la  puissance  qui  veut  la 


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LIVRE    III.    —   CHAP.   X.  i57 

que  quand  son  ressort  usé  le  laisse  trop  affaibli  pour 
pouvoir  conserver  la  sienne(i).  Or,  s'il  se  relâchait  encore 
en  s'étendant,  sa  force  deviendrait  tout  à  fait  nulle,  et  il 

soumet  à  la  puissance  qui  exécute  :  celle-ci  rend  peu  à  peu  ses  actions  indé- 
pendantes, bientôt  ses  volontés;  au  lieu  d'agir  pour  la  puissance  qui  veut, 
elle  agit  sur  elle.  Il  ne  reste  alors  dans  TÉtat  qu'une  puissance  agissante, 
c'est  Texécutive.  La  puissance  executive  n'est  que  la  force;  et,  où  règne  la 
seule  force  l'État  est  dissous.  Voilà,  comment  périssent  à  la  fin  tous  les 
États  démocratiques. 

R.  Polysynodie.  —  Comme  la  démocratie  tend  naturellement  à  l'aristo- 
cratie, et  l'aristocratie  à  la  monarchie... 

Aristote,  Politique,  liv.  VIII,  chap.  xl.  —  Un  système  politique,  quel 
qu'il  soit,  se  change  dans  le  système  qui  lui  est  diamétralement  opposé,  plus 
ordinairement  que  dans  le  système  qui  lui  est  proche.  On  peut  en  dire  au- 
tant de  toutes  les  révolutions  qu'admet  Socrate  quand  il  assure  que  le  sys- 
tème lacédémonien  se  change  en  oligarchie,  l'oligarchie  en  démagogie,  et 
celle-ci  enfin  en  tyrannie.  Mais  c'est  précisément  le  contraire.  Et  l'oligarchie 
par  exemple  succède  à  la  démagogie    bien  plus  souvent  que  la  monarchie. 

Aristotb,  Politique,  liv.  III,  chap.x. — Si  nos  ancêtres  se  sont  soumis  à  des 
rois,  c'est  peut-être  qu'il  était  fort  rare  alors  de  trouver  des  hommes  supé- 
rieurs, surtout  dans  des  Étacs  aussi  petits  que  ceux  de  ce  temps-là,  ou  bien 
ils  n'ont  fait  des  rois  que  par  pure  reconnaissance,  gratitude  qui  témoigne  en 
faveur  de  nos  pères.  Mais  quand  l'État  renferma  plusieurs  citoyens  d'un 
mérite  également  distingué,  on  ne  put  souffrir  plus  longtemps  la  royauté  ; 
on  chercha  une  forme  de  gouvernement  où  l'autorité  put  être  commune 
et  Ton  établit  la  république.  La  corruption  amena  des  dilapidations  publi- 
ques, et  créa,  fort  probablement,  par  suite  de  l'estime  toute  particulière 
accordée  à  l'argent,  des  oligarchies.  Celles-ci  se  changèrent  d'abord  en  tyran- 
nies comme  les  tyrannies  se  changèrent  bientôt  en  démagogies... 

Spinoza,  Tractatus politicus,  chap.viii.—  Maxima  oritur  difficultas  in  invi- 
dia.  Sunt  enim  homines,  ut  diximus,  natura  hostes...  Atque  hinc  fieri 
existimo  ut  imperia  democratica  in  aristocratica  et  haec  tandem  in  monar- 
chica  mutentur... 

(i)  R.  g*  Lettre  de  la  Montagne.  —  Le  vrai  chemin  de  la  tyrannie  n'est 
point  d'attaquer  directement  le  bien  public;  ce  serait  réveiller  tout  le  monde 
pour  le  défendre  :  mais  c'est  d'attaquer  successivement  tous  ses  défenseurs, 
et  d'effrayer  quiconque  oserait  encore  aspirer  à  l'être.  Persuadez  à  tous 
que  l'intérêt  public  n'est  celui  de  personne,  et  par  cela  seul  la  servitude  est 
établie;  car,  quand  chacun  sera  sous  le  joug,  où  sera  la  liberté  commune? 
Si  quiconque  ose  parler  est  écrasé  dans  l'instant  même,  où  seront  ceux  qui 
voudront  l'imiter  f  et  quel  sera  l'organe  de  la  généralité,  quand  chaque 
individu  gardera  le  silence?  Le  gouvernement  sévira  donc  contre  les  zélés, 
et  sera  juste  avec  les  autres,  jusqu'à  ce  qu'il  puisse  être  injuste  avec  tous 
impunément.  Alors  sa  justice  ne  sera  plus  qu'une  économie  pour  ne  pas 
^dissiper  sans  raison  son  propre  bien. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  XI,  chap.  xiii.  — Un  État  peut  changer 
de  deux  manières  :  ou  parce  que  la  constitution  se  corrige,  ou  parce  qu'elle 
se  corrompt.  S'il   a  conservé   ses  principes  et  que  la  constitutimi  change, 


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i58  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

subsisterait  encore  moins.  Il  faut  donc  remonter  et  serrer 
le  ressort  à  mesure  qu'il  cède  :  autrement  TÉtat  qu'il  sou- 
tient tomberait  en  ruine. 

Le  cas  de  la  dissolution  de  TÉtat  peut  arriver  de  deux 
manières. 

Premièrement,  quand  le  prince  n'administre  plus  l'État 
selon  les  lois,  et  qu'il  usurpe  le  pouvoir  souverain  (i).  Alors 
il  se  fait  un  changement  remarquable;  c'est  que,  non  pas 
le  gouvernement,  mais  TÉtat  se  resserre  :  je  veux  dire  que 
le  grand  État  se  dissout,  et  qu'il  s'en  forme  un  autre  dans 
celui-là,  composé  seulement  des  membres  du  gouvernement, 
et  qui  n'est  plus  rien  au  reste  du  peuple  que  son  maître  et 

c'est  qu'elle  se  corrige;  s'il  a  perdu  ses  principes  quand  la  constitution 
vient  à  changer,  c'est  qu'elle  se  corrompt. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  VIII,  chap.  xi.  —  Lorsque  les  prin- 
cipes du  gouvernement  sont  une  fois  corrompus, les  meilleures  lois  devien- 
nent mauvaises  et  se  tournent  contre  l'Etat;  lorsque  les  principes  en  sont 
sains,  les  mauvaises  ont  TefiFet  des  bonnes,  la  force  du  principe  entraîne 
tout. 

Il  y  a  peu  de  lois  qui  ne  soient  bonnes  lorsque  l'État  n'a  point  perdu 
ses  principes  et  je  puis  bien  dire  ici  ce  que  disait  Epicure  en  parlant  des 
richesses  :  Ce  n'est  point  la  liqueur  qui  est  corrompue,  c'est  le  vase. 

(i)  Aristote,  Politique j  liv.  VIII,  chap.  vi.  —  Dans  les  aristocraties,  la 
révolution  peut  venir  d'abord  de  ce  que  les  fonctions  politiques  sont  le  par- 
tage d'une  minorité  trop  restreinte. 

La  chose  la  plus  funeste  à  l'existence  des  républiques  et  des  aristocraties 
c'est  rinfraction  du  droit  politique  tel  que  le  reconnaît  la  constitution  môme  ; 
ce  qui  cause  la  révolution  alors,  c'est  que  pour  la  république  l'élément 
démocratique  et  l'élément  oligarchique  ne  se  trouvent  point  en  proportion 
convenable,  et  pour  l'aristocratie  que  ces  deux  éléments  et  le  mérite 
sont  mal  combinés. 

Les  formes  démocratiques  sont  les  plus  solides  de  toutes  parce  que  c'est  la 
majorité  qui  y  domine  et  que  cette  égalité  dont  on  y  jouit  fait  chérir  la 
constitution  qui  la  donne.  Les  riches,  au  contraire,  quand  la  constitution 
leur  assure  une  supériorité  politique,  ne  cherchent  qu'à  satisfaire  leur  orgueil 
et  leur  ambition.  De  quelque  côté  du  reste  que  penche  le  principe  de  gou- 
vernement, il  dégénère  toujours  grâce  à  l'influence  des  deux  partis  con- 
traires qui  ne  pensent  jamais  qu'à  l'excès  de  ces  pouvoirs  :  la  république  en 
démagogie,  et  l'aristocratie  en  oligarchie  ou  bien  tout  au  contraire. . . 

On  peut  dire  en  général  de  tous  les  gouvernements  qu'ils  succombent 
tantôt  à  des  causes  internes  de  destruction,  tantôt  à  des  causes  qui  leur  sont^ 
extérieures. 

Locke,  Gouvernement  civil,  chap.  xviii.  —  Quand  le  pouvoir  législatif  est 
ruiné,  ou  dissous,  la  dissolution,  la  mort  de  tout  le  corps  politique  s'ensuit. 


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) 


LIVRE   111.    -   CHAP.    X.  159 

son  tyran-  De  sorte  qu'à  Tinstant  que  le  gouvernement 
usurpe  la  souveraineté,  le  pacte  social  est  rompu;  et  tous  7  a 

les   simples  citoyens,  rentrés  de  droit   dans  leur  liberté       ''"»\LiJ 
naturelle,  sont  forcés,  mais  non  pas  obligés  d'obéir.       ^  ^^   Ij^ 

Le  même  cas  arrive  aussi  quand  les  membres  du  gou-  Q^^  " 

vemement  usurpent  séparément  le  pouvoir  qu'ils  ne  doivent 
exercer  qu'en  corps;  ce  qui  n'est  pas  une  moindre  infrac- 
tion des  lois,  et  produit  encore  un  plus  grand  désordre. 
Alors  on  a,  pour  ainsi  dire,  autant  de  princes  que  de 
inagistrats,  et  l'État,  non  moins  divisé  que  le  gouvernement, 
périt  ou  change  de  forme  (i). 

Quand  l'État  se  dissout,  l'abus  du  gouvernement^  quel 
qu'il  soit,  prend-le  nom  commun  d'anarchie.  En  distinguant, 
la  démocratie  dégénère  en  ochlocratie^  l'aristocratie  en 
oligarchie  ;  j'ajouterais  que  la  royauté  dégénère  en  tyran- 
nie; mais  ce  dernier  mot  est  équivoque  et  demande  expli- 
cation (2). 

Dans  le  sens  vulgaire,  un  tyran  est  un  roi  qui  gouverne 
avec  violence  et  sans  égard  à  la  justice  et  aux  lois.  Dans  le 
sens  précis,  un  tyran  est  un  particulier  qui  s'arroge  l'auto- 

(i)  Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  Vlll,  chap.  1.  —  Le  principe  de  la 
démocratie  se  corrompt  non  seulement  lorsqu'on  perd  l'esprit  d'égalité, 
mais  encore  lorsqu'on  prend  l'esprit  d'égalité  extrême  et  que  chacun  veut 
être  égal  à  ceux  qu'il  choisit  pour  lui  commander.  Pour  lors  le  peuple,  ne 
pouvant  souffrir  le  pouvoir  même  qu'il  confie,  veut  tout  faire  par  lui-môme, 
délibérer  pour  le  sénat,  exécuter  pour  les  magistrats  et  dépouiller  tous  les 
iuges. 

\2)  Aristote,  Politique,  liv.  III,  chap.  v.  —  Les  déviations  des  gouverne- 
ments sont  la  tyrannie  pour  la  royauté,  l'oligarchie  pour  raristocratie,  la 
démagogie  pour  la  république.  La  tyrannie  est  une  monarchie  qui  n'a  pour 
objet  que  l'intérêt  personnel  du  monarque  ;  Toligarchie  n'a  pour  objet  que 
l'intérêt  particulier  des  riches,  la  démagogie  celui  des  pauvres.  Aucun  de 
ces  gouvernements  ne  songe  à  l'intérêt  général. 

Partout  où  le  pouvoir  est  aux  riches,  majorité  ou  minorité,  c'est  une 
oligarchie;  partout  où  il  est  aux  pauvres,  c'est  une  démagogie... 

Si  l'association  politique  n'était  formée  qu'en  vue  des  richesses,  la  part 
des  associés  serait  dans  l'État  en  proportion  directe  de  leurs  propriétés  et 
les  partisans  de  l'oligarchie  auraient  alors  pleine  raison...  Mais  l'association 
politique  a  non  seulement  pour  objet  l'existence  matérielle  des  associés, 
mais  leur  bonheur  et  leur  vertu... 


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i6o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

rite  royale  sans  y  avoir  droit.  Cest  ainsi  que  les  Grecs 
entendaient  ce  mot  de  tyran  :  ils  le  donnaient  indifférem- 
ment aux  bons  et  aux  mauvais  princes  dont  Tautorité  n'était 
pas  légitime  (a).  Ainsi  tyran  et  usurpateur  sont  deux  mots 
parfaitement  synonymes. 

Pour  donner  différents  noms  à  différentes  choses, 
j'appelle  tj^ran  l'usurpateur  de  Tautorité  royale,  et  despote 
l'usurpateur  du  pouvoir  souverain.  Le  tyran  est  celui  qui 
s'insère  contre  les  lois  à  gouverner  selon  ses  lois;  le  despote 
est  celui  qui  se  met  au-dessus  des  lois  mêmes.  Ainsi  le  tyran 
peut  n'être  pas  despote,  maisrle  despote  est  toujours  tyran. 

CHAPITRE  XI 

DE    LA    MORT    DU    CORPS     POLITIQUE 

Telle  est  la  pente  naturelle  et  inévitable  des  gouverne- 
ments les  mieux  constitués  (i).  Si  Sparte  et  Rome  ont  péri, 
quel  État  peut  espérer  de  durer  toujours  ?  Si  nous  voulons 
former  un  établissement  durable,  ne  songeons  donc  pointa 
le  rendre  éternel.  Pour  réussir,  il  ne  faut  pas  tenter  l'impos- 
sible, ni  se  flatter  de  donner  à  l'ouvrage  des  hommes  une 
solidité  que  les  choses  humaines  ne  comportent  pas  (2). 

{a)  «  Omnes  enim  et  habentur  et  dicuntur  tyranni,  qui  potestate  utuntur 
perpétua  in  ea  civitate  quae  libertate  usa  est.  »  (Corn.  Nep.,  iVi  Miltiad.) 
—  Il  est  vrai  qu'Aristote  [Mor.  Nicom.^  lib.  VIII,  cap.  x)  distingue  le 
tyran  du  roi,  en  ce  que  le  premier  gouverne  pour  sa  propre  utilité,  et  le  se- 
cond seulement  pour  Tutilité  de  ses  sujets  ;  mais,  outre  que  généralement 
tous  les  auteurs  grecs  ont  pris  le  mot  tyran  dans  un  autre  sens,  comme  il' 
parait  surtout  par  le  Hiéron  de  Xénophon,  il  s'ensuivrait  de  la  distinction 
d'Aristote,  que,  depuis  le  commencement  du  monde,  il  n'aurait  pas  encore 
existé  un  seul  roi.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(i)  Tacite,  Annal.,  4.  -— Cunctas  nationes  et  urbes  populus  aut  primores 
ant  singuli  regunt.  Délecta  ex  his  et  constituta  reipublicae  forma  laudari 
facilius  quam  evenire,  vel,  si  evenit,  haud  diutuma  esse  potest. 

(2)  R.  Lettre  à  Philopolis,  —  Puisque  vous  prétendez  m'attaquer  par 
mon  propre  système,  n'oubliez  pas,  je  vous  prie,  que  selon  moi,  la  société 
est  naturelle  à  l'espèce  humaine  comme  la  décrépitude  à  Tindii'idu,  et  qu'il 
faut  des  arts,  des  lois,  des  gouvernements  aux  peuples  comme  il  faut  des 
béquilles  aux  vieillards. 

L'état  de  société  ayant  un  terme  extrême  auquel  les  hommes  sont  les 


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LIVRE   m.   -   CHAP.   XI.  i6i 

Le  corps  politique,  aussi  bien  que  le  corps  de  T homme, 
commence  à  mourir  dès  sa  naissance,  et  porte  en  lui-même 
les  causes  de  sa  destruction.  Mais  Tun  et  l'autre  peuvent 
avoir  une  constitution  plus  ou  moins  robuste  et  propre  à  le 
conserver  plus  ou  moins  longtemps.  La  constitution  de 
rhommeest  l'ouvrage  de  la  nature;  celle  de  l'État  est  l'ou- 
vrage de  Tart.  Il  ne  dépend  pas  des  hommes  de  prolonger 
leur  vie,  il  dépend  d'eux  de  prolonger  celle  de  l'État  aussi 
loin  qu'il  est  possible,  en  lui  donnant  la  meilleure  con- 
stitution quMl  puisse  avoir.  Le  mieux  constitué  finira,  mais 
-plus  tard  qu'un  autre,  si  nul  accident  jmpré vu  n'amène  sa 
perte  avant  le  temps. 

Le  principe  de  la  vie  politique  est  dans  l'autorité  sou- 
veraine (i).  La  puissance  législative  est  le  cœur  de  TÉtat,  la 
puissance  executive  en  est  le  cerveau,  qui  donne  le  mouve- 
ment à  toutes  les  parties.  Le  cerveau  peut  tomber  en  para- 
Ijrsie  et  l'individu  vivre  encore.  Un  homme  reste  imbécile 
et'^vit^:  mais  sitôt  que  le  cœur  a  cessé  ses  fonctions,  l'animal 
est  mort. 

Ce  n'est  point  par  les  lois  que  l'État  subsiste,  c'est  par  le 
pouvoir  législatif  (2).  La  loi  d'hier  n'oblige  pas  aujourd'hui  : 

maîtres  d'arriver  plus  tôt  ou  plus  tard,  il  n'est  pas  inutile  de  leur  montrer  le 
danger  d'aller  si  vite  et  les  misères  d'une  condition  qu'ils  prennent  pour  la 
perfection  de  l'espèce. 

R.  Projet  de  Constitution  pour  la  Corse.  —  11  y  a  dans  tous  les  États 
un  progrès,  un  développement  naturel  et  nécessaire  depuis  leur  naissance 
jusqu'à  leur  destruction.  Pour  rendre  leur  durée  aussi  longue  et  aussi  belle 
qu'il  est  possible,  il  vaut  mieux  en  marquer  le  terme  avant  qu'après.  Il  ne 
faut  pas  vouloir  que  la  Corse  soit  tout  d'un  coup  ce  qu'elle  peut  être,  il 
vaut  mieux  qu'elle  y  parvienne  et  qu'elle  monte  que  d'y  être  à  l'instant 
même  et  ne  faire  plus  que  décliner.  Ce  dépérissement  où  elle  est  ferait  de 
son  état  de  vigueur  un  État  très  faible,  au  lieu  qu'en  la  disposant  pour  y 
atteindre,  cet  État  sera  dans  la  suite  un  État  très  bon... 

(i)  Algernon  SiDNEY,  Dîscours  sur  le  Gouvernement,  c\i,  in,  section4i. — 
La  force  de  la  nation  ne  réside  pas  en  la  personne  du  magistrat,  mais  la 
force  du  magistrat  réside  en  celle  de  la  nation. 

(a)  Montesquieu,  Grandeur  et  décadence  des  Romains,  chap.  iv.  —  La 
tyrannie  d'un  prince  ne  met  pas  un  État  plus  près  de  sa  ruine  que  l'indif- 
férence pour  le  bien  commun  n'y  met  une  république. 

Dans  les  États  gouvernés  par  un  prince,  les  divisions  s'apaisent  aisé- 


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i6a  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

mais  le  consentement  tacite  est  présumé  du  silence,  et  le 
souverain  est  censé  confirmer  incessamment  les  lois  qu'il 
n'abroge  pas,  pouvant  le  faire.  Tout  ce  qu'il  a  déclaré  vouloir 
une  fois,  il  le  veut  toujours,  à  moins  qu'il  ne  le  révoque. 
Pourquoi  donc  porte-t-on  tant  de  respect  aux  anciennes 
lois?  C'est  pour  cela  même.  On  doit  croire  qu'il  n'y  a  que 
l'excellence  des  volontés  antiques  qui  les  ait  pu  conserver  si 
longtemps  :  si  le  souverain  ne  les  eût  reconnues  constam- 
ment salutaires,  il  les  eût  mille  fois  révoquées.  Voilà 
pourquoi,  loin  de  s'affaiblir,  les  lois  acquièrent  sans  cesse 
une  force  nouvelle  dans  tout  État  bien  constitué;  le  préjugé 
de  l'antiquité  les  rend  chaque  jour  plus  vénérables  :  au  lieu 
que  partout  où  les  lois  s'affaiblissent  en  vieillissant,  cela 
prouve  qu'il  n'y  a  plus  de  pouvoir  législatif,  et  que  l'État 
ne  vit  plus  (i). 

CHAPITRE  XII 

COMMENT    SE    MAINTIENT    l'aUTORITÉ    SOUVERAINE 

Le  souverain,  n'ayant  d'autre  force  que  la  puissance 
législative,  n'agit  que  par  des  lois;  et  les  lois  n'étant  que 
des  actes  authentiques  de  la  volonté  générale,  le  souverain 

ment,  parce  qu'il  a  dans  ses  mains  une  puissance  coercitive  qui  ramène  les 
deux  partis;  mais  dans  une  république  elles  sont  plus  durables,  parce  que 
le  mal  attaque  ordinairement  la  puissance  même  qui  pourrait  le  guérir... 

11  n'y  a  rien  de  si  puissant  qu'une  république  où  l'on  observe  les  lois 
non  pas  par  crainte,  non  pas  par  raison,  mais  par  passion,  comme  furent 
Rome  et  Lacédémone,  car  pour  lors  il  se  joint  à  la  sagesse  d'un  bon  gou- 
vernement toute  la  force  que  pourrait  avoir  une  faction. 

(i)  R.  Gouvernement  de  Pologne  y  chap.  x.  —  Qui  dit  loi  dans  un  État 
libre,  dit  une  chose  devant  laquelle  tout  citoyen  tremble...  Une  fois  le 
ressort  des  lois  usé,  TÉtat  est  perdu  sans  ressource. 

Aristote,  Politique,  liv.  II,  chap.  v.  —  L'humanité  doit  en  général  cher- 
cher non  ce  qui  est  antique,  mais  ce  qui  est  bon.  Nos  premiers  pères,  qu'ils 
soient  sortis  du  sein  de  la  terre  ou  qu'ils  aient  survécu  à  quelque  catastrophe, 
ressemblaient  probablement  au  vulgaire  et  aux  ignorants  de  nos  jours... 

La  conséquence  nécessaire  de  ceci,  c'est  qu'à  certaines  époques,  il  faut 
changer  certaines  lois... 

Mais...  l'innovation  serait  moins  utile  que  ne  serait  l'habitude  de  l'obéis- 


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LIVRE  III.   -   CHAP.   XII.  i63 

ne  saurait  agir  que  quand  le  peuple  est  assemblé.  Le  peuple 
assemblé,  dira-t-on,  quelle  chimère!  C'est  une  chimère 
aujourd'hui;  mais  ce  n'en  était  pas  une  il  y  a  deux  mille  ans. 
Les  hommes  ont-ils  changé  de  nature  ? 

Les  bornes. du  possible,  dans  les  choses  morales,  sont 
moins  étroites  que  nous  ne  pensons  :  ce  sont  nos  faiblesses, 
nos  vices,  nos  préjugés,  qui  les  rétrécissent.  Les  âmes  basses 
ne  croient  point  aux  grands  hommes  :  de  vils  esclaves 
sourient  d'un  air  moqueur  à  ce  mot  de  liberté. 

Par  ce  qui  s'est  fait,  considérons  ce  qui  se  peut  faire;  je 
ne  parlerai  pas  des  anciennes  républiques  de  la  Grèce;  mais 
la  république  romaine  était,  ce  me  semble,  un  grand  État,  ■ 
et  la  ville  de  Rome  une  grande  ville.  Le  dernier  cens  donna 
dans  Rome  quatre  cent  mille  citoyens  portant  armes,  et  le 
dernier  dénombrement  de  l'empire  plus  de  quatre  millions 
de  citoyens,  sans  compter  les  sujets,  les  étrangers,  les 
femmes,  les  enfants,  les  esclaves. 

Quelle  difficulté  n'imaginerait-on  pas  d'assembler  fré- 
quemment le  peuple  immense  de  cette  capitale  et  de  ses 
environs  !  Cependant  il  se  passait  peu  de  semaines  que  le 
peuple  romain  ne  fût  assemblé,  et  même  plusieurs  fois. 
Non  seulement  il  exerçait  les  droits  de  la  souveraineté, 
mais  une  partie  de  ceux  du  gouvernement.  Il  traitait  cer- 
taines affaires,  il  jugeait  certaines  causes,  et  tout  ce  peuple 
était  sur  la  place  publique  presque  aussi  souvent  magistrat 
que  citoyen. 

En  remontant  aux  premiers  temps  des  nations,  on  trou- 
verait que  la  plupart  des  anciens  gouvernements,  même 
monarchiques,  tels  que  ceux  des  Macédoniens  et  des  Francs, 


sance...La  loi,  pour  se  faire  obéir,  n'a  d'autre  puissance  que  celle  de  l'habi- 
tude, et  l'habitude  ne  se  forme  qu'avec  le  temps  et  les  années,  de  telle  sorte 
que  changer  légèrement  les  lois  existantes  pour  de  nouvelles,  c'est  affaiblir 
d'autant  la  force  même  de  la  loi. 

BossuET,  Politique  tirée  de  V Écriture  sainte,  liv.  I,  art.  6.  Vlll*  Propo- 
sition. —  En  général,  les  lois  nç  sont  pas  lois  si  elles  ne  sont  pas  invio- 
lables... On  perd  la  vénération  aux  lois  quand  on  les  volt  souvent  changer. 


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i64  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

avaient  de  semblables  conseils.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  seul 
fait  incontestable  répond  à  toutes  les  difficultés  :  de  l'exis- 
tant au  possible  la  conséquence  me  paraît  bonne. 

CHAPITRE  XIII 

SUITE 

Il  ne  suffit  pas  que  le  peuple  assemblé  ait  une  fois  fixé 
la  constitution  de  TÉtat  en  donnant  la  sanction  à  un  corps 
de  loi;  il  ne  suffit  pas  qu'il  ait  établi  un  gouvernement  per- 
pétuel, ou  qu'il  ait  pourvu  une  fois  pour  toutes  à  l'élection 
des  magistrats.  Outre  les  assemblées  extraordinaires  que 
des  cas  imprévus  peuvent  exiger,  il  faut  qu'il  y  en  ait  de 
fixes  et  de  périodiques  que  rien  ne  puisse  abolir  ni  proroger, 
tellement  qu'au  jour  marqué  le  peuple  soit  légitimement 
convoqué  par  la  loi,  sans  qu'il  soit  besoin  pour  cela  d'aucune 
autre  convocation  formelle. 

Mais,  hors  de  ces  assemblées  juridiques  par  leur  seule 
date,  toute  assemblée  du  peuple  qui  n'aura  pas  été  convo- 
quée par  les  magistrats  préposés  à  cet  effet,  et  selon  les 
formes  prescrites,  doit  être  tenue  pour  illégitime,  et  tout 
ce  qui  s'y  fait  pour  nul,  parce  que  Tordre  même  de  s'assem- 
bler doit  émaner  de  la  loi. 

Quant  aux  retours  plus  ou  moins  fréquents  des  assem- 
blées légitimes,  ils  dépendent  de  tant  de  considérations  qu'on 
ne  saurait  donner  là-dessus  de  règles  précises.  Seulement 
on  peut  dire  en  général  que  plus  le  gouvernement  a  de  force,, 
plus  le  souverain  doit  se  montrer  fréquemment  (i). 

(i)  R.  Gouvernement  de  Pologne,  ch.  vu.  — Pour  que  Tadministration  soit 
forte,  bonne,  et  niarche  bien  à  son  but,  toute  la  puissance  executive  doit  être 
dans  les  mêmes  mains;  mais  il  ne  suffit  pas  que  ces  mains  changent,  il  faut 
qu*elles  n*agissent,  s'il  est  possible,  que  sous  les  yeux  du  législateur  et  que 
ce  soit  lui  qui  les  guide.  Voilà  le  vrai  secret  pour  qu'elles  n*usurpent  pas 
son  autorité... 

Le  moyen  proposé  est  le  seul;  il  est  simple  et  ne  peut  manquer  d'être 
efficace.  Il  est  bien  singulier  qu'avant  le  Contrat  social,  où  je  le  donne, 
personne  ne  s'en  fût  avisé. 


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LIVRE   III.   —   CHAP.   XIII.  i65 

Ceci,  me  dira-t-on,  peut  être  bon  pour  une  seule  ville; 
mais  que  faire  quand  TÉtat  en  comprend  plusieurs?  Parta- 
gera-t-on  l'autorité  souveraine  ?  ou  bien  doit-on  la  concentrer 
dans  une  seule  ville  et  assjijettir  tout  le  reste? 

Je  réponds  qu'on  ne  doit  faire  ni  Tun  ni  Tautre.  Premiè- 
rement, Tautorité  souveraine  est  simple  et  une,  et  Ton  ne 
peut  la  diviser  sans  la  détruire.  En  second  lieu,  une  ville, 
non  plus  qu'une  nation,  ne  peut  être  légitimement  sujette 
d'une  autre,  parce  que  l'essence  du  corps  politique  est  dans 
l'accord  de  l'obéissance  et  de  la  liberté,  et  que  ces  mots  de 
sujet  et  de  souverain  sont  des  corrélations  identiques  dont 
l'idée  se  réunit  sous  le  seul  mot  de  citoyen. 

Je  réponds  encore  que  c'est  toujours  un  mal  d'unir  plu- 
sieurs villes  en  une  seule  cité,  et  que,  voulant  faire  cette 
union,  l'on  ne  doit  pas  se  flatter  d'en  éviter  les  inconvé- 
nients naturels.  Il  ne  faut  point  objecter  l'abus  des  grands 
États  à  celui  qui  n'en  veut  que  de  petits;  mais  comment 
donner  aux  petits  États  assez  de  force  pour  résister  aux 
grands?  comme  jadis  les  villes  grecques  résistèrent  au  grand 
roi,  et  comme  plus  récemment  la  Hollande  et  la  Suisse  ont 
résisté  à  la  maison  d'Autriche. 

Toutefois,  si  l'on  ne  peut  réduire  l'État  à  de  justes 
bornes,  il  reste  encore  une  ressource;  c'est  de  n'y  point 
souffrir  de  capitale,  de  faire  siéger  le  gouvernement  alter- 
nativement dans  chaque  ville,  et  d'y  rassembler  aussi  tour 
à  tour  les  états  du  pays. 

Peuplez  également  le  territoire,  étendez-y  partout  les 
mêmes  droits,  portez-y  partout  l'abondance  et  la  vie;  c'est 
ainsi  que  l'État  deviendra  tout  à  la  fois  le  plus  fort  et  le 
mieux  gouverné  qu'il  soit  possible.  Souvenez-vous  que  les 
murs  des  villes  ne  se  forment  que  du  débris  des  maisons 
des  champs..  A  chaque  palais  que  je  vois  élever  dans  la 
capitale,  je  crois  voir  mettre  en  masures  tout. un  pays(i). 

(i)  R.  Emile,  liv.  V.  —  Deux  États  égaux  en  grandeur  et  en  nombre 
d^hommes  peuvent  être  fort  inégaux  en  force;  et  le  plus  puissant  des  deux 


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i6G  DU   CONTRAT    SOCIAL. 


CHAPITRE  XIV 


SUITE 

A  rinstant  que  le  peuple  est  légitimement  assemblé  en 
corps  souverain,  toute  juridiction  du  gouvernement  cesse, 
la  puissance  executive  est  suspendue,  et  la  personne  du 
dernier  citoyen  est  aussi  sacrée' et  inviolable  que  celle  du 
premier  magistrat,  parce  qu'où  se  trouve  le  représenté  il  n'y 
a  plus   de  représentant  (i).  La  plupart  des  tumultes  qui 

est  toujours  celui  dont  les  habitants  sont  le  plus  également  répandus  sur 
le  territoire  :  celui  qui  n*a  pas  de  si  grandes  villes,  et  qui  par  conséquent 
brille  moins,  battra  toujours  l'autre.  Ce  sont  les  grandes  villes  qui  épuisent 
un  Etat  et  font  sa  faiblesse:  la  richesse  qu'elles  produisent  est  une  richesse 
apparente  et  illusoire;  c'est  beaucoup  d'argent  et  peu  d'effet.  On  dit  que  la 
ville  de  Paris  vaut  une  province  au  roi  de  France;  moi  je  crois  qu'elle  lui 
en  coûte  plusieurs;  que  c'est  à  plus  d'un  égard  que  Paris  est  nourri  par  les 
provinces,  et  que  la  plupart  de  leurs  revenus  se  versent  dans  cette  ville  et 
y  restent,  sans  jamais  retourner  au  peuple  ni  au  roi.  U  est  inconcevable 
que,  dans  ce  siècle  de  calculateurs,  il  n'y  en  ait  pas  un  qui  sache  voir  que 
la  France  serait  beaucoup  plus  puissante  si  Paris  était  anéanti.  Non  seule- 
ment le  peuple  mal  distribué  n'est  pas  avantageux  à  l'État,  mais  il  est  plus 
ruineux  que  la  dépopulation  même,  en  ce  que  la  dépopulation  ne  donne 
qu'un  produit  nul, -et  que  la  consommation  mal  entendue  donne  un  produit 
négatif.  Quand  j'entends  un  Français  et  un  Anglais,  tout  fiers  de  la  grandeur 
de  leurs  capitales,  disputer  entre  eux  lequel  de  Paris  ou  de  Londres  con- 
tient le  plus  d'habitants,  c'est  pour  moi  comme  s'ils  disputaient  ensemble 
lequel  des  deux  peuples  a  l'honneur  d'être  le  plus  mal  gouverné. 

Etudiez  un  peuple  hors  de  ses  villes,  ce  n'est  qu'ainsi  que  vous  le  con- 
naîtrez. Ce  n'est  rien  de  voir  la  forme  apparente  d'un  gouvernement,  fardée 
par  l'appareil  de  l'administration  et  par  le  jargon  des  administrateurs,  si 
l'on  n'en  étudie  aussi  la  nature  par  les  effets  qu'il  produit  sur  le  peuple  et 
dans  tous  les  degrés  de  l'administration.  La  différence  de  la  forme  au  fond 
se  trouvant  partagée  entre  tous  ces  degrés,  ce  n'est  qu'en  les  embrassant 
tous  qu'on  connaît  cette  différence.  Dans  tel  pays  c'est  par  les  manœuvres 
des  subdélégués  qu'on  commence  à  sentir  Tesprit  du  ministère;  dans  tel 
autre  il  faut  voir  élire  les  membres  du  parlement  pour  juger  s'il  est  vrai 
que  la  nation  soit  libre  :  dans  quelque  pays  que  ce  soit  il  est  impossible 
que  qui  n*a  vu  que  les  villes  connaisse  le  gouvernement,  attendu  que  Tesprit 
n'en  est  jamais  le  même  pour  la  ville  et  pour  la  campagne.  Or  c'est  la  cam- 
pagne qui  fait  le  pays,  et  c'est  le  peuple  de  la  campagne  qui  fait  la  nation. 

(i)  R.  Gouvernement  de  Pologne,  chap.  vi.  —  Sitôt  que  la  puissance  légis- 
lative parle,  tout  rentre  dans  l'égalité,  toute  autorité  se  tait  devant  elle,  sa 
voix  est  la  voix  de  Dieu  sur  la  terre. 


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LIVRE   III.    -  CHAP.    XV.  167 

s'élevèrent  à  Rome  dans  les  comices  vinrent  d'avoir  ignoré 
ou  négligé  cette  règle.  Les  consuls  alors  n'étaient  que  les 
présidents  du  peuple;  les  tribuns  de  simples  orateurs  (a):  le 
sénat  n'était  rien  du  tout. 

Ces  intervalles  de  suspension  où  le  prince  reconnaît  ou 
doit  reconnaître  un  supérieur  actuel,  lui  ont  toujours  été 
redoutables;  et  ces  assemblées  du  peuple, qui  sont  l'égide  du 
corps  politique  et  le  frein  du  gouvernement,  ont  été  de 
tout  temps  l'horreur  des  chefs  :  aussi  n'épargnent-ils  jamais 
ni  soins,  ni  objections,  ni  difficultés,  ni  promesses,  pour  en 
rebuter  les  citoyens.  Quand  ceux-ci  sont  avares,  lâches, 
pusillanimes,  plus  amoureux  du  repos  que  de  la  liberté,  ils 
ne  tiennent  pas  longtemps  contre  les  efforts  redoublés  du 
gouvernement  :  c'est  ainsi  que,  la  force  résistante  augmen- 
tant sans  cesse,  l'autorité  souveraine  s'évanouit  à  la  fin,  et 
que  la  plupart  des  cités  tombent  et  périssent  avant  le 
temps. 

Mais  entre  l'autorité  souveraine  et  le  gouvernement 
arbitraire  il  s'introduit  quelquefois  un  pouvoir  moyen  dont 
il  faut  parler. 


/  CHAPITRE  XV 

DES    DÉPUTÉS    OU    REPRÉSENTANTS 


Sitôt  que  le  service  public  cesse  d'être  la  principale 
affaire  des  citoyens,  et  qu'ils  aiment  mieux  servir  de  leur 
bourse  que  de  leur  personne,  l'État  est  déjà  près  de  sa 
ruine.  Faut-il  marcher  au  combat,  ils  payent  des  troupes  et 
restent  chez  eux;  faut-il  aller  au  conseil,  ils  nomment  des 
députés  et  restent  chez  eux.  A  force  de  paresse  et  d'argent. 


{a)  A  peu  près  selon  le  sens  qu'on  donne  à  ce  nom  dans  le  parlement 
d'Angleterre.  La  ressemblance  de  ces  emplois  eût  mis  en  conflit  les  consuls . 
et  les  tribuns,  quand  même  toute  juridiction  eût  été  suspendue.  (Note  du 
Contrat  social,  édition  de  1762.) 


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i68  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

ils  ont  enfin  des  soldats  pour  asservir  la  patrie,  et  des 
représentants  pour  la  vendre. 

C'est  le  tracas  du  commerce  et  des  arts,  c'est  Tavide 
intérêt  du  gain,  c'est  la  mollesse  et  Tamour  des  commodités, 
qui  changent  les  services  personnels  en  argent.  On  cède 
une  partie  de  son  profit  pour  l'augmentera  son  aise.  Donnez 
de  l'argent,  et  bientôt  vous  aurez  des  fers.  Ce  mot  de 
finance  est  un  mot  d'esclave,  il  est  inconnu  dans  la  cité. 
Dans  un  pays  vraiment  libre,  les  citoyens  font  tout  avec 
leurs  bras,  et  rien  avec  de  l'argent;  loin  de  payer  pour 
s'exempter  de  leurs  devoirs,  ils  payeraient  pour  les  remplir 
eux-mêmes.  Je  suis  bien  loin  des  idées  communes;  je  crois 
les  corvées  moins  contraires  à  la  liberté  que  les  taxes. 

Mieux  l'État  est  constitué,  plus  les  affaires  publiques 
l'emportent  sur  les  privées  dans  l'esprit  des  citoyens.  Il  y 
a  même  beaucoup  moins  d'affaires  privées,  parce  que  la 
somme  du  bonheur  commun  fournissant  une  portion  plus 
considérable  à  celui  de  chaque  individu,  il  lui  en  reste 
moins  à  chercher  dans  les  soins  j)articuliers.  Dans  une  cité 
bien  conduite  chacun  vole  aux  assemblées;  sous  un  mauvais 
gouvernement 'nul  n'aime  à  faire  un  pas  jpour  s'y  rendre, 
parce  que  nul  ne  prend  intérêt  à  ce  qui  s'y  fait,  qu'on 
prévoit  que  la  volonté  générale  n'y  dominera  pas,  et  qu'enfin 
les  soin^  domestiques  absorbent  tout.  Les  bonnes  lois  en 
font  faire  de  meilleures,  les  mauvaises  en  amènent  de 
pires.  Sitôt  que  quelqu'un  dît  des  affaires  de  l'État  :  Que 
m'importe?  on  doit  compter  que  l'État  est  perdu. 

L'attiédissement  de  Tamour  de  la  patrie,  l'activité  de 
l'intérêt  privé,  l'immensité  des  États,  les  conquêtes,  l'abus 
du  gouvernement,  ont  fait  imaginer  la  voie  des  députés  ou 
représentants  du  peuple  dans  les  assemblées  de  la  nation. 
C'est  ce  qu'en  certain  pays' on  ose  appeler  le  tiers  état. 
Ainsi  l'intérêt  particulier  de  deux  ordres  est  mis  au  premier 
et  second  rang;  l'intérêt  public  n^est  qu'au  troisième. 

La  souveraineté  ne  peut  être  représentée,  pac  la  même 


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LIVRE    III.   —  CHAP.    XV.  169 

raison  qu'elle  ne  peut  être  aliénée;  elle  consiste  essentielle- 
ment dans  la  volonté  générale,  et  la  volonté  ne  se  représente 
point  :  elle  est  la  même,  ou  elle  est  autre;  il  n'y  a  point 
de  milieu.  Les  députés  du  peuple  ne  sont  donc  ni  ne  peuvent 
être  ses  représentants,  ils  ne  sont  que  ses  commissaires; 
ils  ne  peuvent  rien  conclure  définitivement.  Toute  loi  que 
le  peuple  en  personne  n'a  pas  ratifiée  est  nulle;  ce  n'est 
point  une  loi.  Le  peuple  anglais  pense  être  libre,  il  se 
trompe  fort;  il  ne  Test  que  durant  l'élection  des  membres 
du  parlement  (i)  :  sitôt  qu'ils  sont  élus,  il  est  esclave,  il  n'est 
rien.  Dans  les  courts  moments  de  sa  liberté,  l'usage  qu'il 
en  fait  mérite  bien  qu'il  la  perde.    • 

L'idée  des  représentants  est  moderne  :  elle  nous  vient 
du  gouvernement  féodal,  de  cet  inique  et  absurde  gouver- 
nement dans  lequel  l'espèce  humaine  est  dégradée,  et  où 
le  nom  d'homme  est  en  déshonneur.  Dans  les  anciennes 
républiques,  et  même  dans  les  monarchies.  Jamais  le  peuple 
n'eut  des  représentants;  on  ne  connaissait  pas  ce  mot-là. 
Il  est  très  singulier  qu'à  Rome,  où  les  tribuns  étaient  si 
sacrés,  on  n'ait  pas  même  imaginé  qu'ils  pussent  usurper 
les  fonctions  du  peuple,  et  qu'au  milieu  d'une  si  grande 
multitude  ils  n'aient  jamais  tenté  de  passer  de  leur  chef  un 
seul  plébiscite.  Qu'on  Juge  cependant  de  l'embarras  que 
causait  quelquefois  la  foule,  par  ce  qui  arriva  du  temps 
des  Grecques,  où  une  partie  des  citoyens  donnait  son  suf- 
frage de  dessus  les  toits. 

Où  le  droit  et  la  liberté  sont  toutes  choses,  les  inconvé- 
nients ne  sont  rien.  Chez  ce  sage  peuple  tout  était  mis  à 

(1)  R.  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologne^  chap."  vu.  —  Un 
des  plus  grands  inconvénients  des  grands  États,  celui  de  tous  qui  rend  la 
liberté  plus  difficile  à  conserver,  est  que  la  puissance  législative  ne  peut  s'y 
montrer  elle-même  et  ne  peut  agir  que  par  députation.  Cela  a  son  mal  et 
son  bien,  mais  le  mal  l'emporte.  Le  législateur  en  corps  est  impossible  à 
Corrompre,  mais  facile  à  tromper.  Les  représentants  sont  difficiles  à  trom- 
per, mais  aisément  corrompus,  et  il  arrive  rarement  qu'ils  ne  le  soient  pas. 
Vous  avez  sous  les  yeux  l'exemple  du  Parlement  d'Angleterre,  et  par  le  Li- 
berum  veto,  celui  de  votre  propre  nation. 


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170  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

sa  juste  mesure  :  il  laissait  faire  à  ses  licteurs  ce  que  ses 
tribuns  n'eussent  osé  faire  ;  il  ne  craignait  pas  que  ses  licteurs 
voulussent  le  représenter. 

Pour  expliquer  cependant  comment  les  tribuns  le  repré- 
sentaient quelquefois,  il  suffit  de  concevoir  comment  le 
gouvernement  représente  le  souverain.  La  loi  n'étant  que 
la  déclaration  de  la  volonté  générale,  il  est  clair  que,  dans 
la  puissance  législative,  le  peuple  ne  peut  être  représenté; 
mais  il  peut  et  doit  l'être  dans  la  puissance  executive,  qui 
n'est  que  la  force  appliquée  à  la  loi.  Ceci  fait  voir  qu'en 
examinant  bien  les  choses  on  trouverait  que  très  peu  de 
nations  ont  des  lois.  Qu^i  qu'il  en  soit,  Il  est  sûr  que  les 
tribuns,  n'ayant  aucune  partie  du  pouvoir  exécutif,  ne 
purent  Jamais  représenter  le  peuple  romain  par  les  droits 
de  leurs  charges,  mais  seulement  en  usurpant  sur  ceux  du 
sénat. 

Chez  les  Grecs,  tout  ce  que  le  peuple  avait  à  faire,  il  le 
faisait  par  lui-même;  il  était  sans  cesse  assemblé  sur  la 
place.  Il  habitait  un  climat^doux;  il  n'était  point  avide;  des 
esclaves  faisaient  ses  travaux;  sa  grande  afifaire  était  sa 
liberté.  N'ayant  plus  les  mêmes  avantages,  comment  con- 
server les  mêmes  droits?  Vos  climats  plus  durs /vous 
donnent  plus  de  besoins  {a)  :  six  mois  de  l'année  la  place 
publique  n'est  pas  tenable;  vos  langues  sofeKfes  ne  peuvent 
se  faire  entendre  en  plein  air  (i);  vous  donnez  plus  à  votre 
gain  qu'àvotreliberté,etvouscraignezbien  moins  l'esclavage 
que  la  misère. 

Quoi!  la  liberté  ne  se  maintient  qu'à  Tappiii  de  la 
servitude  ?  Peut-être.  Les  deux  excès  se  touchent.  Tout  ce 


(a)  Adopter  dans  les  pays  froids  le  luxe  et  la  mollesse  des  Orientaux, 
c'est  vouloir  se  donner  leurs  chaînes;  c'est  s*y  soumettre  encore  plus  néces. 
sairement  qu'eux.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1763.) 

(1)  R.  Essai  sur  la  formation  des  langues,  chap.  xx.  —  Il  y  a  des  langues 
favorables  à  la  liberté,  ce  sont  les  langues  sonores,  prosodiques,  harmo- 
nieuses, dont  on  distingue  le  discours  de  fort  loin.  Les  autres  sont  faites  pour 
le  bourdonnement  des  divans. 


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LIVRE   m.    —   CHAP.   XV.  171 

qui  n'est  point  dans  la  nature  a  ses  inconvénients,  et  la 
société  civile  plus  que  tout  le  reste.  Il  y  a  telles  positions 
malheureuses  où  Ton  ne  peut  conserver  sa  liberté  qu'aux 
dépens  de  celle  d'autrui,  et  où  le  citoyen  ne  peut  être 
parfaitement  libre  que  l'esclave  ne  soit  extrêmement  esclave. 
Telle  était  la  position  de  Sparte.  Pour  vous,  peuples  mo- 
dernes, vous  n'avez  point  d'esclaves,  mais  vous  Têites;  vous 
payez  leur  liberté  de  la  vôtre.  Vous  avez  beau  vanter  cette 
préférence,  j'y  trouve  plus  de  lâcheté  que  d'humanité. 

Je  n'entends  point  par  tout  cela  qu'il  faille  avoir  des 
esclaves,  ni  que  le  droit  d'esclavage  soit  légitime,  puisque 
j'ai  prouvé  le  contraire  :  je  dis  seulement  les  raisons 
pourquoi  les  peuples  modernes  qui  se  croient  libres  ont 
des  représentants,  et  pourquoi  les  peuples  anciens  n'en 
avaient  pas.  Quoi  cju'il  en  soit,  à  l'instant  qu'un  peuple 
se  donne  des  représentants,  il  n'est  plus  libre;  il  n'est 
plus  (i). 

Tout  bien  examiné,  je  ne  vois  pas  qu'il  soit  désormais 
possible  au  souverain  de  conserver  parmi  nous  l'exer- 
cice de  ses  droits,  si  la  cité  n'est  très  petite.  Mais  si  elle 
est  très  petite,  elle  sera  subjuguée  (2)?  Non.  Je  ferai  voir 
ci-après  (a)  comment  on  peut  réunir    la   puissance  exté- 


{a)  C'est  ce  que  je  m'étais  proposé  de  faire  dans  la  suite  de  cet  ouvrage; 
Iorsqu*en  traitant  des  relations  externes  j'en  serais  venu  aux  confédérations. 
Matière  toute  neuve,  et  où  les  principes  sont  encore  à  établir.  (Note  du 
Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(i)  R.  Lettre  à  M,  de  Bastide {16  juin  1760).  Quand  vous  ferez  imprimer 
la  Paix  perpétuelle  vous  voudrez  bien,  monsieur,  ne  pas  oublier  de  m'en- 
voyer  les  épreuves...  Il  y  a  une  note  où  je  dis  que  dans  vingt  ans  les  Anglais 
auront  perdu  leur  liberté,  je  crois  qu'il  faut  mettre  le  reste  de  leur  liberté, 
car  il  y  en  a  d'assez  sots  pour  croire  qu'ils  l'ont  encore. 

(2)  Machiavel,  Discours  sur  Tite-Live,  liv.  II,  chap.  xix.  —  Une  petite 
république  ne  peut  se  flatter  de  demeurer  tranquille  et  de  jouir  paisible- 
ment de  sa  liberté.  En  effet,  si  elle  n'attaque  pas  ses  voisins,  elle  sera 
attaquée  par  eux...  Quand  même  elle  n'aurait  pas  d'ennemis  étrangers,  elle 
en  verrait  naître  dans  son  sein,  car  c'est  un  malheur  inévitable  pour  toutes 
les  grandes  cités. 

Il  faut  se  décider  à  s'agrandir  ou  par  des  lignes  ou  par  les  moyens 
employés  par  les  Ronriains... 


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172  DU   CONTRAT  SOCIAL. 

rieure  d'un  grand  peuple  avec  la  police  aisée  et  le  bon 
ordre  d'un  petit  État  (i). 

(i)  D'Antraigubs,  député  à  l'Assemblée  nationale  de  1789,  La  note  qui 
suit  termine  sa  brochure  publiée  en  1790,  à  Lausanne,  où  il  venait  d'émigrer, 
sous  ce  titre  :  Quelle  est  la  situation  de  V Assemblée  nationale?  (in-8  de  60  pages). 

Jean-Jacques  Rousseau  avait  eu  la  volonté  d^établir,  dans  un  ouvrage 
qu*il  destinait  à  éclaircir  quelques  chapitres  du  Contrat  social,  par  quels 
moyens  de  petits  Etats  pouvaient  exister  à  côté  des  grandes  puissances,  en 
formant  des  confédérations.  Il  n'a  pas  terminé  cet  ouvrage,  mais  il  en  avait 
tracé  le  plan,  posé  les  bases,  et  placé,  à  côté  des  seize  chapitres  de  cet  écrit, 
quelques-unes  de  ses  idées  qu'il  comptait  développer  dans  le  corps  de  l'ou- 
vrage. Ce  manuscrit  de  trente-deux  pages,  entièrement  écrit  de  sa  main, 
me  fut  remis  par  lui-même,  et  il  m'autorisa  à  en  faire,  dans  le  courant  de 
ma  vie,  Vusag€  que  je  croirais  utile. 

Au  mois  de  juillet  1789,  relisant  cet  écrit  et  frappé  des  idées  sublimes  du 
génie  qui  l'avait  composé,  je  crus  (j'étais  encore  dans  le  délire  de  l'espé- 
rance) qu'il  pouvait  être  infiniment  utile  à  mon  pays  et  je  me  déterminai  à 
le  publier. 

J'eus  le  bonheur,  avant  de  le  livrer  à  l'impression,  de  consulter  le  meil- 
leur de  mes  amis,  que  son  expérience  éclairait  sur  les  dangers  qui  nous 
entouraient  et  dont  la  cruelle  prévoyance  devinait  quel  usage  funeste  on 
ferait  des  écrits  du  grand  homme  dont  je  voulais  publier  les  nouvelles  idées. 
Il  me  prédit  que  les  idées  salutaires  qu'il  offrait  seraient  méprisées,  mais  que 
ce  que  ce  nouvel  écrit  pouvait  contenir  d'impraticable,  de  dangereux,  pour 
une  monarchie,  serait  précisément  ce  que  Ton  voudrait  réaliser,  et  que  de 
coupables  ambitions  s'étaleraient  de  cette  grande  autorité  pour  saper  et 
peut-être  détruire  l'autorité  royale. 

Combien  je  murmurai  de  ces  réflexions!  combien  elles  m'affligeaient!  Je 
respectai  l'ascendant  de  l'amitié  unie  à  l'expérience  et  je  me  soumis.  Ah  !  que 
j'ai  bien  reçu  le  prix  de  cette  déférence  !  Grand  Dieu,  que  n'auraient-ils  pas 
fait  de  cet  écrit  ?  Comme  ils  l'auraient  souillé,  ceux  qui,  dédaignant  d'étudier 
les  écrits  de  ce  grand  homme,  ont  dénaturé  et  avili  ses  principes,  ceux  qui 
n'ont  pas  vu  que  le  Contrat  social,  ouvrage  isolé  et  abstrait,  n'est  applicable 
à  aucun  peuple  de  l'univers;  ceux  qui  n'ont  pas  vu  que  ce  même  J.-J.  Rous- 
seau, forcé  d'appliquer  ces  pï-éceptes  à  un  peuple  existant  en  corps  de  nation 
depuis  des  siècles,  pliant  aussitôt  ses  principes  aux  anciennes  institutions  de 
ce  peuple,  ménageait  tous  les  préjugés  trop  enracinés,  pour  être  détruits  sans 
déchirements  ;  qui  disait,  après  avoir  tracé  le  tableau  le  plus  déplorable  de 
la  constitution  dégénérée  de  la  Pologne  :  «  Corrigez,  s'il  se  peut,  les  abus  de 
votre  constitution,  mais  ne  méprisez  pas  celle  qui  vous  a  fait  ce  que  vous 
êtes.  »  Quel  parti  d'aussi  mauvais  disciples  d'un  si  grand  homme  auraient 
tiré  de  l'écrit  que  son  amitié  m'avait  confié,  s'il  pouvait  être  utile! 

Cet  écrit,  que  la  sagesse  d'autrui  m'a  préservé  de  publier,  ne  le  sera  jamais: 
j'ai  trop  bien  vu  et  de  trop  près  le  danger  qui  en  résulterait  pour  ma  patrie. 
Après  l'avoir  communiqué  à  l'un  des  plus  véritables  amis  de  J.-J.  Rousseau, 
qui  habite  près  du  lieu  où  je  suis,  il  n'existera  plus  que  dans  nos  souvenirs. 
—  Voir  l'appendice  :  Rousseau  et  le  système  fédératif. 


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Vs 


LIVRE   III.   —   CHAP.    XVI.  173 


y/    CHAPITRE  XVI 

QUE    l'institution    DU    GOUVERNEMENT    n'EST     POINT 

UN    CONTRAT 

Le  pouvoir  législatif  une  fois  bien  établi,  il  s'agit  d'éta- 
blir de  même  le  pouvoir  exécutif;  car  ce  dernier,  qui  n'o- 
père que  par  des  actes  particuliers,  n'étant  pas  de  l'essence 
de  l'autre,  en  est  naturellement  séparé.  S'il  était  possible 
que  le  souverain,  considéré  comme  tel,  eût  la  puissance 
executive,  le  droit  et  le  fait  seraient  tellement  confondus, 
qu'on  ne  saurait  plus  ce  qui  est  loi  et  ce  qui  ne  l'est  pas  ;  et 
le  corps  politique,  ainsi  dénaturé,  serait  bientôt  en  proie  à 
la  violence  contre  laquelle  il  fut  institué. 

Les  citoyens  étant  tous  égaux  par  le  contrat  social,  ce 
que  tous  doivent  faire,  tous  peuvent  le  prescrire,  au  lieu 
que  nul  n'a  droit  d'exiger  qu'un  autre  fasse  ce 'qu'il  ne  fait 
pas  lui-même.  Or  c'est  proprement  ce  droit,  indispensable 
pour  faire  vivre  et  mouvoir  le  corps  politique,  que  le  sou- 
verain donne  au  prince  en  instituant  le  gouvernement. 

Plusieurs  ont  prétendu  que  l'acte  de  cet  établissement 
était  un  contrat  entre  le  peuple  et  les  chefs  qu'il  se  donne, 
contrat  par  lequel  on  stipulait  entre  les  deux  parties  des 
conditions  sous  le/quelles  l'une- s^ot^ligeait  à  commander  et 
l'autre  à  obéir.  On  conviendra,  )e  m'assure,  que  voilà  une 
étrange  manière  de  contracter.  Mais  voyons  si  cette  opinion 
est  soutenable  (i). 

Premièrement,  l'autorité  suprême  ne  peut  pas  plus  se 


(i)  Spinoza,  Tractatus politicus,  chap.  \i,De  monavchia.  —  Quum  autem 
solitudinis  metus  omnibus  hominibus  insit,  quia  nemo  in  solitudine  vires 
habet  ut  sese  defendere  et  quae  ad  vitam  necessaria  sunt  comparare  possit, 
sequitur  statum  civilem  homines  natura  appetere,  nèc  âeri  posse  ut  homi- 
nes  eumdem  unquam  penitus  dissolvant. 

Ex  discordiis  igitur  et  seditionibus  quae  in  civitate  sœpe  concitantur 
nunquam  fit  ut  cives  civitatem  dissolvant  (ut  in  reliquis  societatibus  saepe 


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174  I>U  CONTRAT    SOCIAL. 

modifier  que  s'aliéner;  la  limiter,  c'est  la  de'truire.  Il  est 
absurde  et  contradictoire  que  le  souverain  se  donne  un 
supérieur;  s'obliger  d'obéir  à  un  maître,  c'est  se  remettre 
en  pleine  liberté. 

De  plus,  il  est  évident  que  ce  contrat  du  peuple  avec 
telles  ou  telles  personnes  serait  un  acte  particulier;  d'où  il 
suit  que  ce  contrat  ne  saurait  être  une  loi  ni  un  acte  de  sou- 
veraineté, et  que  par  conséquent, il  serait  illégitime. 

On  voit  encore  que  les  parties  contractantes  seraient 
entre  elles  sous  la  seule  loi  de  nature  et  sans  aucun  garant 
de  leurs  engagements  réciproques,  ce  qui  répugne  de  toutes 
manières  à  l'état  civil  :  celui  qui  a  la  force  en  main  étant 
toujours  le  maître  de  l'exécution,  autant  vaudrait  donner  le 
nom  de  contrat  à  l'acte  d'un  homme  qui  dirait  à  un  autre  : 
«  Je  vous  donne  tout  mon  bien,  à  condition  que  vous^m'en 
rendrez  ce  qu'il  vous  plaira.  » 

Il  n'y  a  qu'un  contrat  dans  TÉtat,  c'est  celui  de  l'asso- 
ciation :  celui-là  seul  en  exclut  un  autre.  On  ne  saurait 
imaginer  aucun  contrat  public  qui  ne  fût  une  violation  du 
premier. 


/ 


CHAPITRE   XVII 

DE    L'INSTITUTION     DU     GOUVERNEMENT 

Sous  quelle  idée  faut-il  donc  concevoir  Tacte  par  lequel 
le  gouvernement  est  institué?  Je  remarquerai  d'abord  que 

evenii),  sed  ut  ejusdem  formam  in  aliam  mutent  :  si  nimirum  contentiones 
sedari  nequeunt  servata  civitatis  facie... 

Quod  si  cum  humana  natura  ita  comparatum  esset,  ut  homines  id  quod 
maxime  utile  est  maxime  cuperent  nulla  esset  opus  arte  ad  concordiam  et 
fîdem.  Sed  quia  longe  aliter  cum  natura  humana  constitutum  esse  constat 
imperium  necessario  ita  instituendum  est  ut  omnes  tam  qui  regunt,  quam 
qui  reguntur,  velint  nolint,  id  tamen  agant,  quid  communis  salutis  interest, 
hoc  est  ut  omnes  sponte  vel  vi,  vel  necessitatc  coacti  sint  ex  rationis 
praescripto  vivere,  quod  fit  si  imperii  res  ita  ordinentur  ut  nihil  quod  ad 
communem  salutem  spectat  ullius  fidei  absolute  committatur... 


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LIVRE    III.    -   CHAP.    XVII.  175 

cet  acte  est  complexe,  ou  composé  de  deux  autres,  savoir  : 
rétablissement  de  la  loi  et  Texécution  de  la  loi. 

Par  le  premier,  le  souverain  statue  qu*il  y  aura  un  corps 
de  gouvernement  établi  sous  telle  ou  telle  forme;  et  il  est 
clair  que  cet  acte  est  une  loi. 

Par  le  second,  le  peuple  nomme  les  chefs  qui  seront 
chargés  du  gouvernement  établi.  Or  cette  nomination,  étant 
un  acte  particulier,  n'est  pas  une  seconde  loi,  mais  seule- 
ment une  suite  de  la  première  et  une  fonction  du  gouver- 
nement (i). 

La  difficulté  est  d'entendre  comment  on  peut  avoir  un 
acte  de  gouvernement  avant  que  le  gouvernement  existe,  et 

(i)  BuRLAMAQui,  Princtpes  du  droit  politique ,  chap.  11.  —  i»  La  première 
convention  est  celle  par  laquelle  chacun  s'engage  avec  tous  les  autres  à  se 
joindre  ensemble  pour  toujours  en  un  seul  corps  et  à  régler  d'un  commun 
consentement  ce  qui  regarde  leur  conservation  et  leur  sûreté  commune; 
ceux  qui  n'entrent  point  dans  ce  premier  engagement  demeurent  hors  de 
la  société  naissante; 

20  II  faut  ensuite  faire  une  ordonnance  qui  établisse  la  forme  du  gou- 
vernement, sans  cela  on  ne  saurait  prendre  aucunes  mesures  fixes  pour 
travailler  utilement  et  de  concert  à  la  sûreté  et  au  bien  commun; 

30  Enfin,  la  forme  du  gouvernement  étant  réglée,  il  doit  y  avoir  encore 
une  autre  convention  par  laquelle,  après  avoir  choisi  une  ou  plusieurs 
personnes  à  qui  l'on  confère  le  pouvoir  de  gouverner,  ceux  qui  sont  revêtus 
de  cette  autorité  suprême  s'engagent  à  veiller  avec  soin  à  la  sûreté  et  à 
Futilité  commune  et  les  autres  lui  promettent  une  fidèle  obéissance.  Cette 
dernière  convention  renferme  une  soumission  des  forces  et  des  volontés  de 
chacun  à  la  volonté  du  chef  de  la  société,  autant  du  moins  que  le  demande 
le  bien  commun.  C'est  ainsi  que  se  forme  un  État  régulier  et  iin  gouver- 
nement parfait. 

Cependant,  tous  les  politiques  n'expliquent  pas  la  formation  des  États 
comme  nous  venons  de  le  faire.  Il  y  en  a  qui  prétendent  que  les  États  se 
forment  par  une  seule  convention  des  sujets  les  uns  avec  les  autres  et  par 
laquelle  chacun  s'engage  envers  tous  les  autres  à  ne  pas  résister  à  la  volonté 
du  souverain,  à  la  condition  que,  de  leur  côté,  tous  les  autres  se  soumettent 
au  même  engagement,  mais  ils  prétendent  qu'il  n'y  a  aucune  convention 
entre  le  souverain  et  les  sujets. 

L'on  sent  assez  pourquoi  ces  politiques  expliquent  la  chose  de  cette  ma- 
nière. Leur  but  est  de  donner  aux  souverains  une  autorité  arbitraire  et  sans 
bornes  et  d'ôter  aux  sujets  tous  les  moyens  de  se  soustraire  à  cette  autorité 
sous  quelque  prétexte  que  ce  soit  et  quelque  usage  que  les  souverains  en  puis- 
sent faire.  Pour  cela,  il  fallait  nécessairement  dégager  les  rois  du  lien  de 
toute  convention  entre  eux  et  leurs  sujets,  ce  qui  est  sans  contredit  la  chose 
la  plus  capable  de  limiter  leur  pouvoir. 


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176  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

comment  le  peuple,  qui  n'est  que  souverain  ou  sujet,  peut 
devenir  prince  ou  magistrat  dans  certaines  circonstances. 

C'est  encore  ici  que  se  découvre  une  de  ces  étonnantes 
propriétés  du  corps  politique,  par  lesquelles  il  concilie  des 
opérations  contradictoires  en  apparence  ;  car  celle-ci  se  fait 
par  une  conversion  subite  de  la  souveraineté  en  démocratie, 
en  sorte  que,  sans  aucun  changement  sensible,  et  seulement 
par  une  nouvelle  relation  de  tous  à  tous,  les  citoyens,  deve- 
nus magistrats,  passent  des^actes  généraux  aui  actes  parti- 
culiers, et  de  la  loi  à  Texécution  (i). 

(1)  HoBBBs,  De  Cive^  chap.  vu.  —  Ceux  qui  se  sont  assemblés  pour  former 
une  société  civile  ont  dès  lors  commencé  une  démocratie^  car  en  ce  qu'ils 
se  sont  assemblés  de  leur  bon  gré,  on  suppose  qu'ils  se  sont  obligés  à  con- 
sentir à  ce  qui  serait  résolu  par  le  plus  grand  nombre,  ce  qui  est  propre- 
ment le  gouvernement  populaire,  tandis  que  l'assemblée  subsiste  ou  qu*on 
assigne  le  temps  et  le  lieu  pour  la  convoquer. 

...Car  si  cela  n'est  déterminé,  les  particuliers  ne  sauraient  où  se  rencon- 
trer et  ils  se  diviseraient  en  diverses  factions... 

La  démocratie  n*est  pas  établie  par  des  conventions  que  chaque  particu- 
lier fasse  avec  le  peuple,  mais  par  des  pactes  réciproques  qu'on  fait  les  uns 
avec  les  autres.  H  appert  du  premier  en  ce  que,  pour  faire  un  accord,  il  faut 
qu'il  y  ait  préalablement  des  personnes  avec  qui  Ton  traite;  or,  avant  que 
la  société  civile  soit  formée,  le  peuple  ne  subsiste  pas  encore  en  qualité 
d'une  certaine  personne,  mais  comme  une  multitude  détachée,  de  sorte  qu'en 
cet  état  le  particulier  n'a  pas  pu  traiter  avec  le  peuple.  Mais,  après  que  la 
société  est  établie,  ce  serait  en  vain  que  les  particuliers  traiteraient  avec 
l'État,  parce  qu'on  suppose  que  la  volonté  du  peuple  enferme  celle  du  simple 
sujet  qui  a  résigné  tous  ses  intérêts  au  public,  et  que  le  peuple  demeure 
eflFeciivement  libre,  ayant  le  pouvoir  de  se  dégager  quand  il  lui  plaît  de 
toutes  ses  obligations  passées. 

La  monarchie  tire  son  origine,  de  même  que  l'aristocratie,  de  la  puis- 
sance du  peuple  qui  résigne  son  droit,  c'est-à-dire  l'autorité  souveraine,  à 
un  seul  homme.  En  laquelle  transaction,  il  faut  s'imaginer  qu'on  propose 
un  certain  personnage,  célèbre  et  remarquable  par-dessus  tous  les  autres 
auquel  le  peuple  donne  tout  son  droit,  à  la  pluralité  des  suffrages;  de  sorte 
que  comme  cela  il  peut  légitimement  faire  tout  ce  que  le  peuple  pouvait 
entreprendre  auparavant.  Et,  cette  élection  étant  conclue,  le  peuple  cesse  d'être 
une  personne  publique  et  devient  une  multitude  confuse,  d'autant  qu'il  ne 
formait  un  corps  régulier  qu'en  vertu  de  cette  souveraineté  dont  il  est  dessaisi. 

La  royauté  est  différente  de  l'aristocratie  et  du  gouvernement  populaire 
en  ce  que  ces  deux  dernières  sortes  ne  demandent  que  certain  temps  et 
certain  lieu  où  l'on  prenne  des  résolutions  publiques,  c'est-à-dire  où  l'on 
exerce  actuellement  la  puissance  souveraine;  mais  la  royauté  délibère  et 
conclut  en  tout  temps  et  en  tous  lieux  sans  jamais  interrompre  le  cours 
de  sa  charge. 


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LIVRE   in.   —   CHAP.   XVIII.  177 

Ce  changement  de  relation  n'est  point  une  subtilité  de 
spéculation  sans  exemple  dans  la  pratique  :  il  a  lieu  tous  les 
jours  dans  le  parlement  d'Angleterre,  où  la  chambre  basse, 
en  certaines  occasions,  se  tourne  en  grand  comité,  pour 
mieux  discuter  les  affaires,'  et  devient  ainsi  simplç  commis- 
sion, de  cour  souveraine  qu'elle  était  l'instant  précédent  i 
en  telle  sorte  qu'elle  se  fait  ensuite  rapport  à  elle-même, 
comme  chambre  des  communes,  de  ce  qu'elle  vient  de 
régler  en  grand  comité,  et  délibère  de  nouveau  sous  un  titre 
de  ce  qu'elle  a  déjà  résolu  sous  un  autre. 

Tel  est  l'avantage  propre  au  gouvernement  démocra- 
tique, de  pouvoir  être  établi  dans  le  fait  par  un  simple  acte 
de  la  volonté  générale.  Aprè^quoi  ce  gouvernement  provi- 
sionnel reste  en  possession,  si  telle  est  la  forme  adoptée,  ou 
établit  au  nom  du  souverain  le  gouvernement  prescrit  par 
la  loi;  et  tout  se  trouve  ainsi  dans  la  règle.  Il  n'est  pas  pos- 
sible d'instituer  le  gouvernement  d'aucune  autre  manière 
légitime  et  sans  renoncer  aux  principes  ci-devant  établis. 


^ 


CHAPITRE  XVIII 

MOYEN  DE  PRÉVENIR  LES  USURPATIONS 
DU  GOUVERNEMENT 


De  ces  éclaircissements  il  résulte,  en  confirmation  du 
chapitre  xvi,  que  l'acte  qui  institue  le  gouvernement  n'est 
point  un  contrat,  mais  une  loi  ;  que  les  dépositaires  de  la 
puissance  executive  ne  sont  point  les  maîtres  du  peuple, 
mais  ses  officiers;  qu'il  peut  les  établir  et  les  destituer  quand 
il  lui  plaît;  qu'il  n'est  point  question  pour  eux  de  contracter, 
mais  d'obéir;  et  qu'en  se  chargeant  des  fonctions  que  TÉtat 
leur  impose  ils  ne  font  que  remplir  leur  devoir  de  citoyens, 
sans  avoir  en  aucune  sorte  le  droit  de  disputer  sur  les  con- 
ditions. 

Quand  donc  il  arrive  que  le  peuple  institue  un  gouver- 


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178  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

nement  héréditaire,  soit  monarchique  dans  une  famille,  soit 
aristocratique  dans  un  ordre  de  citoyens,  ce  n'est  point  un 
engagement  qu'il  prend  :  c'est  une  forme  provisionnelle 
qu'il  donne  à  l'administration,  jusqu'à  ce  qui  lui  plaise  d'en 
ordonner  autrement  (i). 

Il  est  vrai  que  ces  changements  sont  toujours  dangereux, 
et  qu'il  ne  faut  jamais  toucher  au  gouvernement  établi  que 
lorsqu'il  devient  incompatible  avec  le  bien  public;  mais 
cette  circonspection  est  une  maxime  de  politique  et  non 
pas  une  règle  de  droit,  et  l'État  n'est  pas  plus  tenu  de  lais- 
ser l'autorité  civile  à  ses  chefs  que  l'autorité  militaire  à  ses 
généraux  (2). 

Il  est  vrai  encore  qu'on  ne  saurait,  en  p^eil  cas,  obser- 
ver avec  trop  de  soin  toutes  les  formalités  requises  pour 
distinguer  un  acte  régulier  et  légitime  d'un  tumulte  sédi- 
peux,  et  la  volonté  de  tout  un  peuple  des  clameurs  d'une 
faction.  C'est  ici  surtout  qu'il  ne  faut  donner  au  cas  odieux 
que  ce  qu'on  ne  peat  lui  refuser  dans  toute  la  rigueur  du 
droit;  et  c'est  aussi  de  cette  obligation  que  le  prince  tire  un 
grand  avantage  pour  conserver  sa  puissance  malgré  le  peu- 
ple, sans  qu'on  puisse  dire  qu'il  l'ait  usurpée;  car,  en 
paraissant  n'user  qu^e  d»-ses  droits,  il  lui  est  fort  aisé  de 
les  étendre,  et  d'émpêchèr,  sous  le  prétexte  du  repos  public, 
les  asserçiblée^  destinée^  à  rétablir  le  bon  ordre;  de  sorte 
qu'il  se  prévaut  d'un  sjlence  qu'il  empêche  de  rompre,  ou 
des  irrégularités  qu'il  fait  commettre,  pour  supposer  en  sa 


(1)  Algbrnon  Sydney,  Discours  sur  le  Gouvernement,  —  Il  n'appartient 
qu'à  ceux  qui  donnent  l'ôtre  à  une  puissance  qui  ne  subsistait  point  aupara- 
vant de  juger  si  on  l'emploie  pour  les  rendre  heureux  ou  malheureux. 

(2)  Algernon  Sydney,  Discours  sur  le  Gouvernement ^  ch.  II,  section  7.  — 
Quand  môme  il  y  aurait  une  règle  dont  il  ne  serait  jamais  permis  de  s'écar- 
ter, il  faudrait  toujours  qu'il  y  eût  une  puissance  qui  fût  en  droit  de  juger 
à  qui  on  doit  appliquer  cette  règle. 

R.  Lettre  à  Philopolis.  —  Ce  qui  concourt  au  bien  général  peut  être 
un  mal  particulier  dont  il  est  permis  de  se  délivrer  quand  il  est  possible. 
Car  si  ce  mal  tant  qu'on  le  supporte  est  utile  au  tout,  le  bien  contraire  qu'on 
s'efforce  de  lui  substituer  ne  lui  sera  pas  moins  utile  sitôt  qu'il  aura  lieu. 


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LIVRE    III.   -   CHAP.    XVIIÏ.  179 

faveur  Taveu  de  ceux  que  la  crainte  fait  taire,  et  pour  pjunir 
ceux  qui  osent  parler.  C'est  ainsi  que  les  décemvirs,  ayant 
d'abord  été  élus  pour  un  an,  puis  continués  pour  une  autre 
année,  tentèrent  de  retenir  à  perpétuité  leur  pouvoir  en  ne 
permettant  plus  aux  comices  de  s'assembler;  et  c'est  par  ce 
facile  jmçvea  quetous  les  gouvernements  du  monde,  une 
^^ois  'revêtus  de'  la  force  publique,  usurpent  tôt  ou  tard 
l'autorité  souveraine. 

Les  assemblées  périodiques  dont  j'ai  parlé  ci-devant 

sont  propres  à  prévenir  ou  différer  ce  malheur,  surtout 

•    quand  elles  n'ont  pas  besoin  de  convocation  formelle^;  car 

alors  le  prince  ne  saurait  les  empêcher  sans  se  déclarer 

ouvenement  infracteur  des  lois  et  ennemi  de  l'État  (i). 

L'ouverture  de  ces  assemblées,  qui  n'ont  pour  objet  que 
le  maintien  du  traité  social,'  doit  toujours  se  faii^e  par  deux 
propositions  qu'on  ne  puisse  jamais  supprimer,  et  qui  pas- 
sent séparément  par  les  suffrages. 

La  première  :  «  S'il  plaît  au  souverain  de  conserver  la 
présente  forme  de  gouvernement.  » 

La  seconde  :  «  S'il  plaît  au  peuple  d'en  laisser  l'admi- 
nistration à  ceux  qui  en  sont  actuellement  chargés.  » 

Je  suppose  ici  ce  que  je  crois  avoir  démontré,  savoir  : 
qu'il  n'y  a  dans  TÉtat  aucune  loi  fondamentale  qui  ne  se 
puisse  révoquer,  non  pas  même  le  pacte  social;  car  si  tous 
les  citoyens  s'assemblaient  pour  rompre  ce  pacte  d'un 
commun  accord,  on  ne  peut  douter  qu'il  ne  fût  très  légitime- 
ment rompu.  Grotius  pense  même  que  chacun  peut  renoncer 
à  l'État  dont  il  est  membre  (2),  et  reprendre  sa  liberté  natu- 

(i)  Spinoza,  Tractatus  PoliticuSj  chap.  viii.  —  Necesse  est,  ut  aliquando 
aliquid  accédât  quo  imperium  ad  suum  principium  quo  stabiliri  incepit, 
redigatur. 

(2)  Grotius,  Du  Droit  de  la  fuerre  et  de  la  paix,  liv.  II,  chap.  v.  —  On 
demande  s'il  est  permis  aux  citoyens  de  sortir  de  l'État  sans  permission. 
Nous  savons  qu'il  y  a  des  peuples  chez  qui  cela  est  défendu  comme  en  Mos- 
covie...  Que  l'on  ne  puisse  sortir  de  l'Etat  en  troupes,  cela  paraît  assez  par 
le  but  de  la  société  civile,  laquelle  ne  saurait  subsister  si  on  accorde  une 
telle  permission...  mais  il  semble  que  Ton  doive  juger  tout  autrement  de  la 


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i8o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

relie  et  ses  biens  en  sortant  du  pays  {a).  Or  il  serait  absurde 
que  tous  les  citoyens  réunis  ne  pussent  pas  ce  que  peut 
séparément  chacun  d'eux  (i). 

sortie  d*une  personne  seule...  Le  jurisconsulte  Tryphonin  dit  qu'il  est  libre 
à  chacun  de  choisir  l'État  dont  il  veut  être  membre.  Les  Romains  ne  for- 
çaient personne  à  demeurer  dans  leur  Etat  et  Cicéron  loue  fort  cette  maxime; 
il  dit  que  chacun  doit  être  maître  de  retenir  son  droit  et  d'y  renoncer,  et  que 
c'est  là  le  plus  ferme  fondement  de  la  liberté. 

Il  y  a  pourtant  ici  une  règle  à  suivre  et  qui  est  prescrite  car  l'équité 
naturelle,  c'est  qu'on  ne  doit  pas  sortir  de  la  société...  lorsque  l'Etat  est  fort 
endetté,  à  moins  qu'on  ne  veuille,  avant  que  de  quitter  le  pays,  payer  sa 
quote-part  des  dettes,  ou  quand  le  souverain  s'est  engagé  dans  une  guerre, 
comptant  sur  le  nombre  des  citoyens,  surtout  si  l'on  est  à  la  veille  d'un  siège, 
à  moins  que  le  citoyen  qui  veut  se  retirer  ailleurs  n'ait  quelque  autre  per- 
sonne pour  mettre  à  sa  place,  et  qui  soit  aussi  capable  que  lui  de  concourir 
à  la  défense  de  l'État. 

Hors  ces  cas-là,  il  y  a  présomption  que  les  peuples  laissent  à  chacun  la 
liberté  de  sortir  de  l'Etat. 

(a)  Bien  entendu  qu'on  ne  quitte  point  pour  éluder  son  devoir  et  se  dis- 
penser de  servir  sa  patrie  au  moment  qu'elle  a  besoin  de  nous.  La  fuite 
alors  serait  criminelle  et  punissable,  ce  ne  serait  plus  retraite,  mais  dé- 
sertion. (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(i)  R.  Emile,  liv.  V.  —  Par  un  droit  que  rien  ne  peut  abroger,  chaque 
homme,  en  devenant  majeur  et  maître  de  lui-même,  devient  maître  aussi 
de  renoncer  au  contrat  par  lequel  il  tient  à  la  communauté  en  quittant 
le  pays  dans  lequel  elle  est  établie.  Ce  n'est  que  par  le  séjour  qu'il  y  fait 
après  l'âge  de  raison  qu'il  est  censé  confirmer  tacitement  l'engagement 
qu'ont  pris  ses  ancêtres.  Il  acquiert  le  droit  de  renoncer  à  sa  patrie  comme 
à  la  succession  de  son  père,  encore  le  lieu  de  la  naissance  étant  un  don  de 
la  nature,  cède-t-on  du  sien  en  y  renonçant.  Par  le  droit  rigoureux,  chaque 
homme  reste  libre  à  ses  risques  en  quelque  Heu  qu'il  naisse,  à  moins  qu'il 
ne  se  soumette  volontairement  aux  lois  pour  acquérir  le  droit  d'en  être 
protégé. 


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LIVRE   IV 

CHAPITRE   PREMIER 

QUE  LA  VOLONTÉ  GENERALE  EST  INDESTRUCTIBLE 

Tant  que  plusieurs  hommes  réunis  se  considèrent  comme 
un  seul  corps,  ils  n'ont  qu'une  seule  volonté  qui  se  rapporte 
à  la  commune  conservation  et  au  bien-être  général.  Alors 
tous  les  ressorts  de  TÉtat  sont  vigoureux  et  simples,  ses 
maximes  sont  claires  et  lumineuses;  il  n'a  point  d'intérêts 
embrouillés,  contradictoires  ;  le  bien  commun  se  montre 
partout  avec  évidence,  et  ne  demande  que  du  bon  sens  pour 
être  aperçu.  La  paix,  l'union,  l'égalité,  sont  ennemies  des 
subtilités  politiques.  Les  hommes  droits  et  simples  sont 
difficiles  à  tromper  à  cause  de  leur  simplicité  :  les  leurres, 
les  prétextes  raffinés  ne  leur  en  imposent  point,  ils  ne  sont 
pas  même  assez  fins  pour  être  dupes.  Quand  on  voit  chez  le 
plus  heureux  peuple  du  monde  des  troupes  de  paysans  régler 
les  affaires  de  TÉtat  sous  un  chêne,  et  se  conduire  toujours 
sagement,  peut-on  s'empêcher  de  mépriser  les  raffinements 
des  autres  nations,  qui  se  rendent  illustres  et  misérables 
avec  tant  d'art  et  de  mystère  (i)? 

Un  État  ainsi  gouverné  a  besoin  de  très  peu  de  lois; 


(i)  Aristote,  Politique f  liv.  III,  chap.  vi.  —  C'est  un  grand  problème  de 
savoir  à  qui  doit  appartenir  la  souveraineté  dans  l'État...  L'embarras  est, 
ce  semble,  égal  de  toutes  parts... 

Attribuer  la  souveraineté  à  la  multitude  plutôt  qu'aux  hommes  dis- 
tingués qui  sont  toujours  en  minorité  peut  sembler  une  solution  équi- 
table et  vraie  de  la  question,  quoiqu'elle  ne  tranche  pas  encore  toutes  les 
difficultés.  On  peut  admettre  en  effet  que  la  majorité,  dont  chaque  membre. 


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iS2  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

et,  à  mesure  qu'il  devient  ne'cessaire  d'en  promulguer  de 
nouvelles,  cette  nécessité  se  voit  universellement.  Le  pre- 
mier qui  les  propose  ne  fait  que  dire  ce  que  tous  ont  déjà 
senti,  et  il  n*est  question  ni  de  brigues  ni  d'éloquence  pour 
faire  passer  en  loi  ce  que  chacun  a  déjà  résolu  de  faire, 
sitôt  qu'il  sera  sûr  que  les  autres  le  feront  comme  lui. 

Ce  qui  trompe  les  raisonneurs,  c'est  que,  ne  voyant  que 
des  États  mal  constitués  dès  leur  origine,  ils  sont  frappés 
de  rimpossibilité  d'y  maintenir  une  semblable  police.  Ils 
rient  d'imaginer  toutes  les  sottises  qu'un  fourbe  adroit,  un 
parleur  insinuant  pourrait  persuader  au  peuple  de  Paris  ou 
de  Londres.  Ils  ne  savent  pas  que  Cromwell  eût  été  mis  aux 
sonnettes  par  le  peuple  de  Berne,  et  le  duc  de  Beaufort  à  la 
discipline  par  les  Genevois  (i). 

Mais  quand  le  nœud^social  commence  à  se  relâcher  et 

pris  à  part,  n'est  pas  un  homme  remarquable,  est  cependant  au-dessus 
des  hommes  supérieurs,  sinon  individuellement  du  moins  en  masse,  comme 
un  repas  à  frais  communs  est  plus  splendide  que  le  repas  dont  un  seul  fait 
la  dépense.  Dans  cette  multitude,  chaque  individu  a  sa  part  de  vertu,  de 
sagesse,  et  tous,  en  se  rassemblant,  forment,  on  peut  dire,  un  seul  homme 
ayant  des  mains,  des  pieds,  des  sens  innombrables,  un  moral  et  une  intel- 
ligence en  proportion... 

Je  comprends,  par  la  masse  des  citoyens,  tous  les  hommes  d^une  fortune 
et  d'un  mérite  ordinaires... 

Quand  ils  sont  assemblés,  leur  masse  sent  toujours  les  choses  avec  une 
intelligence  suffisante...  Mais  les  individus  pris  isolément  n'en  sont  pas 
moins  incapables  de  juger... 

L'élection  des  magistrats  remise  à  la  multitude  peut  être  attaquée  de 
la  môme  manière.  Ceux-là  seuls  qui  savent  faire  la  chose,  dira-t-on,  ont 
assez  de  lumières  pour  choisir...  Les  individus  isolés  jugeront  moins  bien 
que  les  savants,  j'en  conviens  ;  mais  tous  réunis,  ou  ils  vaudront  mieux  ou 
ils  ne  vaudront  pas  moins. 

La  souveraineté  doit  appartenir  aux  lois  fondées  sur  la  raison,  et  le  ma- 
gistrat, unique  ou  multiple,  ne  doit  être  souverain  que  là  où  la  loi  n'a 
pu  rien  disposer  par  rimpossibilité  de  préciser  tous  les  détails  dans  les 
règlements  généraux. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  IV,  chap.  v.  —  C'est  dans  le  gouver- 
nement républicain  que  Ton  a  besoin  de  toute  la  puissance  de  l'éducation... 
la  vertu  est  un  renoncement  à  soi-même  qui  est  toujours  une  chose  très 
pénible.  On  peut  définir  cette  vertu  l'amour  des  lois  et  de  la  patrie...  le 
gouvernement  est  comme  toutes  les  choses  du  monde,  pour  le  conserver, 
il  faut  Taimer. 

(i)  Machiavel,  Le  Prince,  chap.  v.  —  Quiconque  devient  maître  d'une 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.   I.  i83 

l'État  à  s'affaiblir,  quand  les  intérêts  particuliers  commen- 
cent à  se  faire  sentir  et  les  petites  sociétés  influer  sur  la 
grande,  l'intérêt  commun  s'altère  et  trouve  des  opposants  : 
l'unanimité  ne  règne  plus  dans  les  voix;  la  volonté  générale 
n'est  plus  la  volonté  de  tous  ;  il  s'élève  des  contradictions  (  i  ), 
des  débats;  et  le  meilleur  avis  ne  passe  point  sans  disputes. 
Enfin,  quand  l'État,  près  de  sa  ruine,  ne  subsiste  plus 
que  par  une  forme  illusoire  et  vaine,  que  le  lien  social  est 
rompu  dans  tous  les  cœurs,  que  le  plus  vil  intérêt  se  pare 
effrontément  du  nom  sacré  du  bien  public,  alors  la  volonté 
générale  devient  muette; tous,  guidés  par  desmotifs  secrets, 
n'opinent  pas  plus  comme  citoyens  que  si  l'État  n'eût  ja- 
mais existé;  et  l'on  fait  passer  faussement  sous  le  nom  de 
lois  des  décrets  iniques  qui  n'ont  pour  but  que  l'intérêt 
particulier  (2). 

ville  accoutumée  à  jouir  de  la  liberté  et  qui  ne  la  détruit  pas  doit  s'attendre 
à  être  détruit  par  elle.  Dans  toutes  ses  révoltes,  elle  a  toujours  le  cri  de 
liberté  pour  ralliement  et  pour  refuge,  et  ses  anciennes  institutions  que  ni 
la  longueur  du  temps  ni  les  bienfaits  ne  peuvent  effacer,  quoi  quV>D  fasse, 
quelques  précautions  que  l'on  prenne,  si  on  ne  divise  les  habitants  et 
qu'on  ne  les  disperse,  ce  nom  de  liberté  ne  sort  jamais  de  leur  cœur  et  de 
leur  mémoire,  non  plus  que  leurs  anciennes  institutions,  mais  tous  y 
recourent  aussitôt  à  la  moindre  occasion.  Voyez  ce  qu'a  fait  Pise  après  tant 
d'années  passées  sous  le  joug  des  Florentins. 

(i)  Platon,  La  République,  liv.  IV.  —  Voici  donc  les  plus  justes  bornes 
que  nos  magistrats  puissent  donner  à  l'accroissement  de  leur  État  et  de  leur 
territoire,  après  lesquelles  ils  ne  doivent  plus  chercher  à  s'étendre  davantage. 

—  Quelles  sont  ces  bornes?  C'est,  à  ce  que  je  crois,  de  le  laisser  s'agrandir 
autant  qu'il  le  pourra  sans  cesser  d'être  un  et  jamais  au  delà.  —  Fort  bien. 

—  Ainsi  nous  prescrirons  encore  à  nos  magistrats  de  faire  en  sorte  que 
l'État  ne  paraisse  ni  grand  ni  petit,  mais  tienne  un  juste  milieu  et  soit  tou- 
jours un... 

Dans  un  État  tout  dépend  du  commencement.  S'il  a  bien  commencé,  il 
va  toujours  en  s'agrandissant,  comme  le  cercle... 

Le  mépris  des  lois  s'y  glisse  (dans  l'État)  facilement  sans  qu'on  s'en  aper- 
çoive. En  effet,  il  ne  fait  au  commencement  que  s'insinuer  peu  à  peu  et  se 
couler  doucement  dans  les  mœurs  et  dans  les  usages.  Il  va  ensuite  toujours 
en  augmentant  et  se  glisse  dans  les  rapports  qu'ont  entre  eux  les  membres 
de  la  société;  de  là  il  s'avance  jusqu'aux  lois  et  aux  principes  du  gouverne, 
ment,  qu'il  attaque,  mon  cher  Socrate,  avec  la  dernière  insolence,  et  il  finit 
par  la  ruine  des  États  et  des  particuliers... 

(2)  R.  5*  Lettre  de  la  Montagne,  —  Les  chefs  des  républiques  aiment 
extrêmement  à  employer  le  langage  des  monarchies.  Â  la  faveur  de  termes 


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i84  DU   CONTRAT   SOAaL. 

S'ensuit-îl  de  là  que  la  volonté  générale  soit  anéantie  ou 
corrompue?  Non:  elle  est  toujours  constante,  inaltérable 
et  pure;  mais  elle  est  subordonnée  à  d'autres  qui  l'empor- 
tent sur  elle.  Chacun,  détachant  son  intérêt  de  l'intérêt 
commun,  voit  bien  qu'il  ne  peut  l'en  séparer  tout  à  fait; 
mais  sa  part  du  mal  public  ne  lui  paraît  rien  auprès  du  bien 
exclusif  qu'il  prétend  s'approprier.  Ce  bien  particulier 
exceptéj  il  veut  le  bien  général  pour  son  propre  intérêt,  tout 
aussi  fortement  qu'aucun  autre.  Même  en  vendant  son  suf- 
frage à  prix  d'argent,  il  n'éteint  pas  en  lui  la  volonté  géné- 
rale, il  l'élude.  La  faute  qu'il  commet  est  de  changer  l'état 
de  la  question  et  de  répondre  autre  chose  que  ce  qu'on  lui 
demande,  en  sorte  qu'au  lieu  de  dire,  par  un  suffrage  :  «  Il 
est  avantageux  à  l'État,  »  il  dit  :  «  Il  est  avantageux  à  tel 
homme  ou  à  tel  parti  que  tel  ou  tel  avis  passe.  »  Ainsi  la  loi 
de  l'ordre  public  dans  les-  assemblées  n'est  pas  tant  d'y 
maintenir  la  volonté  générale  que  de  faire  qu'elle  soit  tou- 
jours interrogée  et  qu'elle  réponde  toujours. 

J'aurais  ici  bien  des  réflexions  à  faire  sur  le  simple  droit 
de  voter  dans  tout  acte  de  souveraineté,  droit  que  rien  ne 
peut  ôter  aux  citoyens  ;  et  sur  celui  d'opiner,  de  proposer, 
de  diviser,  de  discuter,  que  le  gouvernement  a  toujours 
grand  soin  de  ne  laisser  qu'à  ses  membres;  mais  cette  im- 
portante matière  demanderait  un  traité  à  part,  et  je  ne  puis 
tout  dire  dans  celui-ci  (i). 


j 


CHAPITRE   II 

DES     SUFFRAGES 


On  voit,  par  le  chapitre  précédent,  que  la  manière  dont 
se  traitent  les  affaires  générales  peut  donner  un  indice  asse? 

qui  semblent  consacrés,  ils  savent  amener  peu  à  peu  les  choses  que  ces 
mots  signifient. 

(i)  R.  7*  Lettre  de  la  Montagne  (note).  —  Dans  un  État  qui  se  gouverne 
en  république,  et  où  Ton  parle  la  langue  française,  il  faudrait  se  faire  un 


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LIVRE  IV.  —   CHAP.    II.  i85 

sûr  de  l'état  actuel  des  mœurs  et  de  la  santé  du  corps  poli- 
tique. Plus  le  concert  règne  dans  les  assemblées,  c'est-à-dire 
plus  les  avis  approchent  de  l'unanimité,  plus  aussi  la  volonté  W 
générale  est  dominante;  mais  les  longs  débats,  les  dissen- 
sions, le  tumulte,  annoncent  Tascendant  des  intérêts  parti- 
culiers ^t  le  déclin  de  TÉtat. 

Ceci  paraît  moins  évident  quand  deux  ou  plusieurs 
ordres  entrent  dans  sa  constitution,  comme  à  Rome  les 
patriciens  et  les  plébéiens,  dont  les  querelles  troublèrient 
souvent  les  comices,  même  dans  les  plus  beaux  temps  de  la 
république;  mais  cette  exception  est  plus  apparente  que 
réelle;  car  alors,  par  le  vice  inhérent  au  corps  politique,  on 
a  pour  ainsi  dire  deux  États  en  un:  ce  qui  n'est  pas  vrai 
des  deux  ensemble  est  vrai  de  chacun  séparément.  Et  en 
effet,  dans  les  temps  même  les  plus  orageux,  les  plébiscites 
du  peuple,  quand  le  sénat  ne  s'en  mêlait  pas,  passaient  tou- 
jours tranquillement  et  à  la  grande  pluralité  des  suffrages  : 
les  citoyens  n'ayant  qu'un  intérêt,  le  peupile  n'avait  qu'une 
volonté. 

A  l'autre  extrémité  du  cercle,  Tunanimité  revient  :  c'est 
quand  les  citoyens,  tombés  dans  la  servitude,  n'ont  plus  ni 
liberté  ni  volonté.  Alors  la  crainte  et  la  flatterie  changent 
en  acclamatio/is^les  suffrages;  on  ne  délibère  plus,  on  adore 
ou  Ton  mau^dîtT  Telle  était  la  vile  manière  d'opiner  du  sénat 
sous  les  empereurs.  Quelquefois  cela  se  faisait  avec  des 

langage  à  part  pour  le  gouvernement.  Par  exemple,  délibérer,  opiner,  voter, 
sont  trois  choses  très  dififérentes,  et  que  les  Français  ne  distinguent  pas 
assez.  Délibérer,  c*est  peser  le  pour  et  le  contre;  opiner,  c'est  dire  son  avis 
et  le  motiver;  voter,  c'est  donner  son  suffrage  quand  il  ne  reste  plus  qu'à 
recueillir  les  voix.  On  met  d'abord  la  matière  en  délibération  :  au  premier 
tour  on  opine,  on  vote  au  dernier.  Les  tribunaux  ont  partout  à  peu  près 
les  mômes  formes;  mais  comme,  dans  les  monarchies,  le  public  n'a  pas 
besoin  d'en  apprendre  les  termes,  ils  restent  consacrés  au  barreau.  C'est 
par  une  autre  inexactitude  de  la  langue  en  ces  matières  que  M.  de  Mon- 
tesquieu, qui  la  savait  si  bien,  n'a  pas  laissé  de  dire  toujours  la  puissance 
jéxécutrice,  blessant  ainsi  l'analogie,  et  faisant  adjectif  le  mot  exécuteur, 
qui  est  substantif.  C'est  la  môme  faute  que  s'il  eût  dit  le  pouvoir  légis- 
lateur. 


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i86  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

précautions  ridicules. Tacite  observe  (i) que, sous Othon, les 
sénateurs,  accablant  Viteljius  d'exécrations,  affectaient  de 
faire  en  même  temps  un  bruit  épouvantable,  afin  que,  si 
par  hasard  il  devenait  le  maître,  il  ne  pût  savoir  ce  que  cha- 
cun d'eux  avait  dit. 

De  ces  diverses  considérations  naissent  les  maximes  sur 
lesquelles  on  doit  régler  la  manière  de  compter  les  voix  et 
de  comparer  les  avis,  selon  que  la  volonté  générale  est  plus 
ou  moins  facile  à  connaître  et  l'État  plus  ou  moins  décli- 
nant. 

Il  n'y  a  qu'une  seule  loi  qui,  par  sa  nature,  exige  un  con- 
sentement unanime;  c'est  le  pacte  social:  car  l'association 
civile  est  l'acte  du  monde  le  plus  volontaire;  tout  homme 
étant  né  libre  et  maître  de  lui-même,  nul  ne  peut,  sous 
quelque  prétexte  que  ce  puisse  être,  l'assujettir  sans  son 
aveu.  Décider  que  le  fils  d'une  esclave  naît  esclave,  c'est 
décider  qu'il  ne  naît  pas  homme. 

Si  donc,  lors  du  pacte  social,  il  s'y  trouve  des  opposants, 
leur  opposition  n'invalide  pas  le  contrat,  elle  empêche  seu- 
lement qu'ils  n'y  soient  compris  :  ce  sont  des  étrangers 
parmi  les  citoyens.  Quand  l'État  est  institué,  le  consente- 
ment est  dans  la  résidence;  habiter  le  territoire,  c'est  se 
soumettre  à  la  souveraineté  {a). 

Hors  ce  contrat  primitif,  la  voix  du  plus  grand  nombre 
oblige  toujours  tous  les  autres;  c'est  une  suite  du  contrat 
même.  Mais  on  demande  comment  un  homme  peut  être 
libre  et  forcé  de  se  conformer  à  des  volontés  qui  ne  sont 
pas  les  siennes.  Comment  les  opposants  sont-ils  libres  et 
soumis  à  des  lois  auxquelles  ils  n'ont  pas  consenti? 

Je  réponds  que  la  question  est  mal  posée.   Le  citoyen 

{a)  Ceci  doit  toujours  s'entendre  d*unÉtat  libre;  car  d'ailleurs  la  famille, 
les  biens,  le  défaut  d'asile,  la  nécessité,  la  violence,  peuvent  retenir  un  ha- 
bitant dans  le  pays  malgré  lui;  et  alors  son  séjour  seul  ne  suppose  plus 
son  consentement  au  contrat  ou  à  la  violation  du  contrat.  (Note  du  Contrat 
social,  édition  de  1762.) 

(i)//ijr/or.,  I,  85. 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.   IL 


187 


consent  à  toutes  les  lois,  même  à  celles  qu'on  passe  malgré 
lui,  et  même  à  celles  qui  le  punissent  quand  il  ose  en  violer 
quelqu'une.  La  volonté  constante  de  tous  les  membres  de 
rÉtat  est  la  volonté  générale;  c'est  par  elle  qu'ils  sont 
citoyens  et  libres  (a)<?Quand  on  propose  une  loi  dans  l'assem- 
blée du  peuple,  ce  qu  on  leur  demande  n'est  pas  précisément 
s'ils  approuvent  la  proposition  ou  s'ils  la  rejettent,  mais  si 
elle  est  conforme  ou  non  à  la  volonté  générale,  qui  est  la 
leur  :  chacun  en  donnant  son  suffrage  jdit  son  avis  là-dessus  ; 
et  du  calcul  des  voix  se  tire  la  déclaration  de  la  volonté 
générale.  Quand  donc  l'avis  contraire  au  mien  T^inporte, 
cela  ne  prouve  autre  chose  sinon  que  je  m'étais  trompé,  et 
que  ce  que  j'estimais  être  la  volonté  générale  ne  l'était  pas 
Si  mon  avis  particulier  l'eût  emporté,  j'aurais  fait  autre 
chose  que  ce  que  j'avais  voulu;  c'est  alors  que  je  n'aurais 
pas  été  libre. 

Ceci  suppose,  il  est  vrai,  que  tous  les  caractères  de  la 
volonté  générale  sont  encore  dans  la  pluralité  :  quand  ils 
cessent  d'y  être,  quelque  parti  qu'on  prenne,  il  n'y  a  plus 
de  liberté. 

En  montrant  ci-devant  comme  on  substituait  des  vo- 
lontés particulières  à  la  volonté  générale  dans  les  délibéra- 
tions publiques,  j'ai  suffisamment  indiqué  les  moyens  pra- 
ticables de  prévenir  cet  abus;  j'en  parlerai  encore  ci-après. 
A  l'égard  du  nombre  proportionnel  des  suffrages  pour  dé- 
clarer cette  volonté,  j'ai  aussi  donné  les  principes  sur  lesquels 
on  peut  le  déterminer.  La  différence  d'une  seule  voix  rompt 
l'égalité;  un  seul  opposant  rompt  l'unanimité:  mais  entre 
l'unanimité  et  l'égalité  il  y  a  plusieurs  partagesjnégaux,  à 
chacun  desquels  on  peut  fixer  ce  nombre  selon  l'état  et  les 
besoins  du  corps  politique. 

(a)  A  Gônes,  on  lit  au  devant  des  prisons  et  sur  les  fers  des  galériens  ce 
mot  Libertas,  Cette  application  de  la  devise  est  belle  et  juste.  En  effet  il 
n'y  a  que  les  malfaiteurs  de  tous  états  qui  empêchent  le  citoyen  d'être 
libre.  Dans  un  pays  où  tous  ces  gens-là  seraient  aux  galères,  on  jouirait  de 
la  plus  parfaite  liberté.  (Note  du  Contrat  social^  édition  de  1762.) 


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i88  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Deux  maximes  générales  peuvent  servir  à  régler  ces  rap- 
ports :  Tune,  que  plus  les  délibérations  sont  importantes  et 
graves,  plus  Tavis  qui  l'emporte  doit  approcher  de  l'unani- 
mité; l'autre,  que,  plus  l'affaire  agitée  exige  de  célérité,  plus 
on  doit  resserrer  la  différence  prescrite  dans  le  partage  des 
avis  :  dans  les  délibérations  qu'il  faut  terminer  sur-le- 
champ,  l'excédent  d'une  seule  voix  doit  suffire.  La  première 
de  ces  maximes  paraît  plus  convenable  aux  lois,  et  la  seconde 
aux  affaires.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  sur  leur  combinaison 
que  s'établissent  les  meilleurs  rapports  qu'on  peut  donner 
à  la  pluralité  pour  prononcer. 

CHAPITRE   III 

DES     ÉLECTIONS 

A  l'égard  des  élections  du  prince  et  des  magistrats,  qui 
sont,  comme  je  l'ai  dit,  des  actes  complexes,  il  y  a  deux 
voies  pour  y  procéder,  savoir,  le  choix  et  le  sort.  L'une  et 
l'autre  ont  été  employées  en  diverses  républiques,  et  l'on 
voit  encore  actuellement  un  mélange  très  compliqué  des 
deux  dans  l'élection  du  doge  de  Venise. 

«  Le  suffrage  par  le  sort,  dit  Montesquieu  (i),  est  de  la 
nature  de  la  démocratie.  »  J'en  conviens,  mais  comment 
cela?  «  Le  sort,  continue-t-il,  est  une  façon  d'élire  qui  n'af- 
flige personne;  il  laisse  à  chaque  citoyen  une  espérance  rai- 
sonnable de  servir  la  patrie.  »  Ce  ne  sont  pas  là  des  raisons. 

Si  Ton  fait  attention  que  l'élection  des  chefs  est  une  fonc- 
tion du  gouvernement,  et  non  de  la  souveraineté,  on  verra 
pourquoi  la  voie  du  sort  est  plus  dans  la  nature  de  la  démo- 
cratie, où  l'administration  est  d'autant  meilleure  que  les 
actes  en  sont  moins  multipliés  (2j. 

(i)  Esprit  des  Lois,  liv.  II,  chap.  ii. 

(2)  Aristote,  Politique^  liv.  VI,  chap.  xii.  —  D'une  manière  générale 
les  seules  véritables  magistratures  sont  les  fonctions  qui  donnent  le  droit 


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LIVRE   IV.   -    CHAP.    III.  189 

Dans  toute  véritable  démocratie,  la  magistrature  n'est 
pas  un  avantage,  mais  une  charge  onéreuse  qu'on  ne  peut 
justement  imposer  à  un  particulier  plutôt  qu'à  un  jautre. 
La  loi  seule  peut  imposer  cette  charge  à  celui  sur  qui  te  feort 
tombera.  Car  alors  la  condition  étant  égale  pour  tous,  et  le 
choix  ne  dépendant  d'aucune  volonté  humaine,  il  n'y  a 
point  d'application  particulière  qui  altère  l'universalité  de 
la  loi. 

Dans  l'aristocratie  le  prince  choisit  le  prince,  le  gouver- 
nement se  conserve  par  lui-même,  et  c'est  là  que  les  suf- 
frages sont  bien  placés  (i). 

L'exemple  de  l'élection  du  doge  de  Venise  confirme  cette 
distinction  loin  de  la  détruire  :  cette  forme  jnêlée  convient 
dans  un  gouvernement  mixte.  Car  c'est  une  erreur  de  pren- 
dre le  gouvernement  de  Venise  pour  une  véritable  aris- 

de  délibérer  sur  certains  objets,  de  décider  et  d*ordonner...  car  ordonner  est 
le  caractère  réellement  distinctif  de  Tautorité... 

Dans  les  grands  États,  chaque  magistrature  peut  et  doit  avoir  des  attri- 
butions qui  lui  soient  toutes  spéciales.  La  multitude  des  citoyens  permet  de 
multiplier  les  fonctionnaires... 

Dans  les  petits  Etats,  au  contraire,  il  faut  concentrer  bien  des  attributions 
diverses  dans  quelques  mains... 

Il  faut  des  fonctionnaires  chargés  de  préparer  les  délibérations  du  peu- 
ple, afin  d'épargner  son  temps. 

De  tous  ces  modes  d'organisations  (élection  des  magistrats),  deux  seule- 
ment sont  démocratiques  :  c'est  l'éligibilité  à  toutes  les  magistratures  accordée 
à  tous  les  citoyens,  éligibilité  au  sort,  éligibilité  à  l'élection,  ou  simul- 
tanément, telle  fonction  au  sort,  telle  autre  à  l'élection...  Si  les  privilégiés 
nomment  sur  l'universalité  des  citoyens,  le  système  n'est  plus  oligarchique. 
Le  droit  d'élection  accordé  à  tous  avec  l'éligibilité  à  quelques-uns  est  un 
système  aristocratique. 

(i)  Aristote,  Politique,  liv.  II,  chap.  viii.  —  Ces  trois  gouvernements 
de  Crète,  de  Sparte  et  de  Carthage  ont  de  grands  rapports  entre  eux  et  ils 
sont  très  supérieurs  à  tous  les  gouvernements  connus. 

Quant  à  Solon,  c'est  un  grand  législateur  aux  yeux  de  quelques  personnes 
qui  lui  attribuent  d'avoir  détruit  la  toute-puissance  de  Toligarchie,  mis  fin 
à  Tesclavage  du  peuple  et  constitué  la  démocratie  affranchie.  Par  un  juste 
équilibre  d'institutions,  oligarchiques  par  le  Sénat  et  l'Aréopage,  aristo- 
cratiques par  Félection  des  magistrats  et  démocratiques  par  l'organisation 
des  tribunaux.  Mais  il  paraît  certain  que  Solon  conserva  tels  qu'il  les  trouva 
établis  le  Sénat  et  TAréopage  et  le  principe  d'élection  pour  les  magistrats, 
et  qu'il  créa  Seulement  le  pouvoir  du  peuple,  en  ouvrant  les  fonctions  ju- 
diciaires à  tous  les  citoyens. 


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I9P  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

tocratie.  Si  le  peuple  n'y  a  nulle  part  au  gouvernement,  la 
noblesse  y  est  peuple  elle-même.  Une  multitude  de  pauvres 
Barnabotes  n'approcha  jamais  d'aucune  magistrature,  et  n'a 
de  sa  noblesse  que  le  vain  titre  d'excellence  et  le  droit  d'as- 
sister au  grand  Conseil.  Ce  grand  Conseil  étant  aussi  nom- 
breux que  notre  Conseil  général  à  Genève,  ses  illustres 
membres  n'ont  pas  plus  de  privilèges  que  nos  simples 
citoyens  (i).  Il  est  certain  qu'ôtant  l'extrême  disparité  des 
deux  républiques,  la  bourgeoisie  de  Genève  représente 
exactement  le  patriciat  vénitien  ;  nos  natifs  et  habitants  re- 
présentent les  citadins  et  le  peuple  de  Venise;  nos  paysans 
représentent  les  sujets  de  terre  ferme  ;  enfin,  de  quelque 
manière  que  l'on  considère  cette  république,  abstraction 
faite  de  sa  grandeur,  son  gouvernement  n'est  pas  plus  aris- 
tocratique que  le  nôtre.  Toute  la  diiférence  est  que,  n'ayant 
aucun  chef  à  vie,  nous  n'avons  pas  le  même  besoin  du  sort. 

Les  élections  par  le  sort  auraient  peu  d'inconvénients 
dans  une  véritable  démocratie,  où,  tout  étant  égal  aussi 
bien  par  les  mœurs  et  par  les  talents  que  par  les  maximes  et 
par  la  fortune,  le  choix  deviendrait  presque  indifférent. 
Mais  j'ai  déjà  dit  qu'il  n'y  avait  point  de  véritable  démo- 
cratie. 

Quand  le  choix  et  le  sort  se  trouvent  mêlés,  le  premier 
doit  remplir  les  places  qui  demandent  des  talents  propres, 
telles  que  les  emplois  militaires:  l'autre  convient  à  celles  où 
suffisent  le  bon  sens,  la  justice,  l'intégrité,  telles  que  les 
charges  de  judicature,  parce  que,  dans  un  État  bien  con- 
stitué, ces  qualités  sont  communes  à  tous  les  citoyens. 

Le  sort  ni  les  suffrages  n'ont  aucun  lieu  dans  le  gouver- 
nement monarchique.  Le  monarque  étant  de  droit  seul 
prince  et  magistrat  unique,  le  choix  de  ses  lieutenants 
n'appartient  qu'à  lui.  QuancTTabbé  de  Saint-Pierre  (2)  pro- 

(i)  Fra-Paolo, /ff Prmctf  (traduit  de  l'italien,  Berlin,  lySi).  —On  ne  peut 
nier  que  ce  Grand  Conseil  (de  Venise},  ne  sente  un  peu  le  peuple. 
(2)  Dans  la  Polysynodie, 


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LIVRE   IV.    —   CHAP.    IV.  191 

posait  de  multiplier  les  cQ^seils  du  roi  de  France,  et  d'en 
élire  les  membres  par  Sctiiim,  il  ne  voyait  pas  qu41  propor 
sait  de  changer  la  forme  du  gouvernement. 

Il  me  resterait  à  parler  de  la  manière  de  donner  et  de 
recueillir  les  voix  dans  l'assemblée  du  peuple;  mais  peut- 
être  l'historique  de  la  police  romaine  à  cet  égard  expli- 
quera-t-il  plus  sensiblement  toutes;  les  maximes  que  je  pour- 
rais établir.  Il  n'est  pas-indigne  d'un  lecteur  judicieux  de 
voir  un  peu  en  détail  comment  se  traitaient  les  affaires 
publiques  et  particulières  dans  un  conseil  de  deux  cent  mille 
hommes  (i). 

CHAPITRE   IV 

DES    COMICES     ROMAINS 

Nous  n'avons  nuls  monuments  bien  assurés  des  pre- 
miers temps  de  Rome;  il  y  a  même  grande  apparence  que 
la  plupart  des  choses  qu'on  en  débite  sont  des  fables(û),et  en 
général  la  partie  la  plus  instructive  des  annales  des  peuples, 
qui  est  l'histoire  de  leur  établissement,  est  celle  qui  nous 
manque  le  plus.  L'expérience  nous  apprend  tous  les  jours 
de  quelles  causes  naissent  les  révolutions  des  empires  : 
mais,  comme  il  ne  se  forme  plus  de  peuple,  nous  n'avons 
guère  que  des  conjectures  pour  expliquer  comment  ils  se 
sont  formés. 

Les  usages  qu'on  trouve  établis  attestent  au  moins  qu'il 
y  eut  une  origine  à  ces  usages.  Des  traditions  qui  remon- 
tent à  ces  origines,  celles  qu'appuient  les  plus  grandes 
autorités,  et  que  de  plus  fortes  raisons  confirment,  doivent 

(a)  Le  nom  de  Rome^  qu'on  prétend  venir  de  Romulus,  est  grec,  et 
signifie /orc^;  le  nom  de  Numa  est  grec  aussi,  et  signifie  loi.  Quelle  appa- 
rence que  les  deux  premiers  rois  de  cette  ville  aient  porté  d'avance  des 
noms  si  bien  relatifs  à  ce  qu'ils  ont  fait  ?  (Note  du  Contrat  social,  édition  de 
1762.) 

(i)  Voir  Montesquieu,  Esprit   des  Lois,  liv.  XI,  chap.  xi  à  xix. 


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192  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

passer  pour  les  plus  certaines.  Voilà  les  maximes  que  j'ai 
tâché  de  suivre  en  recherchant  comment  le  plus  libre  et  le 
plus  puissant  peuple  de  la  terre  exerçait  son  pouvoir 
suprême. 

Après  la  fondation  de  Rome,  la  république  naissante, 
c'est-à-dire  l'armée  du  fondateur,  composée  d'Albains,  de 
Sabins  et  d'étrangers,  fut  divisée  en  trois  classes,  qui,  de 
cette  division,  prirent  le  nom  de  tribus.  Chacune  de  ces  tri- 
bus fut  subdivisée  en  dix  curies,  et  chaque  curie  en  décu- 
ries, à  la  tête  desquelles  on  mit  des  chefs  appelés  curions  et 
décurions. 

Outre  cela  on  tira  de  chaque  tribu  un  corps  de  cent  ca- 
valiers ou  chevaliers,  appelé  centurie,  par  où  l'on  voit  que 
ces  divisions,  peu  nécessaires  dans  un  bourg,  n'étaient 
d'abord  que  militaires.  Mais  il  semble  qu'un  instinct  de 
grandeur  portait  la  petite  ville  de  Rome  à  se  donner 
d'avance  une  police  convenable  à  la  capitale  du  monde. 

De  ce  premier  partage  résulta  bientôt  un  inconvénient; 
c'est  que  la  tribu  des  Albains  [a)  et  celle  des  Sabins  [b) 
restant  toujours  au  même  état,  tandis  que  celle  des  étran- 
gers (c)  croissait  sans  cesse  par  le  concours  perpétuel  de 
ceux-ci,  cette  dernière  ne  tarda  pas  à  surpasser  les  deux 
autres.  Le  remède  que  Servius  trouva  à  ce  dangereux  abus 
fut  de  changer  la  division;  et  à  celle  des  races,  qu'il  abolit, 
d'en  substituer  une  autre  tirée  des  lieux  de  la  ville  occupés 
par  chaque  tribu.  Au  lieu  de  trois  tribus  il  en  fit  quatre, 
chacune  desquelles  occupait  une  des  collines  de  Rome  et 
en  portait  le  nom.  Ainsi,  remédiant  à  l'inégalité  présente, 
il  la  prévint  encore  pour  Tavehir;  et  afin  que  cette  division 
ne  fût  pas  seulement  de  lieux,  mais  d'hommes,  il  défendit 
aux  habitants  d'un  quartier  de  passer  dans  un  autre  ;  ce  qui 
empêcha  les  races  de  se  confondre. 

(a)  Ramnenses.  (Note  du  Contrat  social  y  édition  de  1762.) 

(b)  Tatienses.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(c)  L«cer«.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 


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LIVRE   IV.    -    CHAP.    IV.  igS 

Il  doubla  aussi  les  trois  anciennes  centuries  de  cava- 
lerie, et  y  en  ajouta  douze  autres,  mais  toujours  sous  les 
anciens  noms;  moyen  simple  et  judicieux,  par  lequel  il 
acheva  de  distinguer  le  corps  des  chevaliers  de  celui  du 
peuple,  sans  faire  murmurer  ce  dernier. 

A  ces  quatre  tribus  urbaines  Servîus  en  ajouta  quinze 
autres  appelées  tribus  rustiques,  parce  qu'elles  étaient  for- 
mées des  habitants  de  la  campagne, partagés  en  autant  de  can- 
tons. Dans  la  suite  on  en  fit  autant  de  nouvelles  ;  et  le  peuple 
romain  se  trouva  enfin  divisé  en  trente-cinq  tribus,  nombre 
auquel  elles  restèrent  fixées  jusqu'à  la  fin  de  la  république. 

De  cette  distinction  des  tribus  de  la  ville  et  des  tribus  de 
la  campagne  résulta  un  effet  digne  d'être  observé,  parce 
qu'il  n'y  en  a  point  d'autre  exemple,  et  que  Rome  lui  dut  à 
la  fois  la  conservation  de  ses  mœurs  et  l'accroissement  de 
son  empire.  On  croirait  que  les  tribus  urbaines  s'arrogèrent 
bientôt  la  puissance  et  les  honneurs,  et  ne  tardèrent  pas 
d'avilir  les  tribus  rustiques  :  ce  fut  tout  le  contraire.  On 
connaît  le  goût  des  premiers  Romains  pour  la  vie  cham- 
pêtre. Ce  goût  leur  venait  du  sage  instituteur  qui  unit  à  la 
liberté  les  travaux  rustiques  et  militaires,  et  relégua  pour 
ainsi  dire  à  la  ville  les  arts,  les  métiers,  l'intrigue,  la  for- 
tune, et  l'esclavage. 

Ainsi,  tout  ce  que  Rome  avait  d'illustre  vivant  aux 
champs  et  cultivant  .kstçpres,  on  s'accoutuma  à  ne  cher- 
cher que  là  les^dlitiehs  dé  la  république.  Cet  État,  étant 
celui  des  plus  dignes  patriciens,  fut  honoré  de  tout  le 
monde;  la  vie  simple  et  laborieuse  des  villageois  fut  pré- 
férée à  la  vie  oisive  et  lâche  des  bourgeois  de  Rome;  et  tel 
n'eût  été  qu'un  malheureuxj)rolétaire  à  la  ville,  qui7  labou- 
reur aux  champs,  devint  un  citoyen  respecté.  Ce  n'est  pas 
sans  raison,  disait  Varron  (i),  que  nos  magnanimes  ancêtres 

(i)  Varron,  De  re  rustica,  cité  par  Sigonius.  —  Non  sine  causa  majores 
nostri  ex  urbe  in  agros  redigebant  cives  suos  quodet  in  pace  a  rusticis  Ro- 
manis alcbantur  et  in  bcllo  ab  his  tuebantur. 

i3 


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194  DU    CONTRAT   ÇOCIAL. 

/^    '    *'■  .    ' 

établirent  au  village  la  pépinière  de  ces  robustes  et  vaillants 
hommes  qui  les  défendaient  en  temps  de  guerre  et  les  nour- 
rissaient en  temps  de  paix.  Pline  dit  positivement  que  les 
tribus  des  champs  étaient  honorées  à  cause  des  hommes 
qui  les  composaient;  au  lieu  qu'on  transférait  par  ignominie 
dans  celles  de  la  ville  les  lâches  qu'on  voulait  avilir  (i).  Le 
Sabin  Appius  Claudius,  étant  venu  s'établir  à  Rome,  y  fut 
comblé  d'honneurs  et  inscrit  dans  une  tribu  rustique,  qui 
prit  dans  la  suite  le  nom  de  sa  famille.  Enfin,  les  affranchis 
entraient  tous  dans  les  tribus  urbaines,  jamais  dans  les 
rurales;  et  il  n'y  a  pas,  durant  toute  la  république,  un  seul 
exemple  d'aucun  de  ces  affranchis  parvenu  à  aucune  magis- 
trature, quoique  devenu  citoyen  (2). 


(i)  pLiME,  cité  par  Sigonius.  —  Rusticœ  tribus  laudatissimae  eorum,  qui 
rura  haberent,  urbanae  vero  in  quas  transferri,  ignominis  esset,  desidiae 
probro... 

(a)  Sigonius,  De  antiquo  jure  civium  romanorum,  Hv.  I,  chap.  i,  De  cive 
ROMANo.  —  Quod  igitur  in  libris  suis  de  republica  praeclare  scripsit  Aristo- 
teles,  civium  alios  aliqua  ex  parte,  alios  omnino  cives  esse  id  in  republica 
etiam  Romanorum  verissimum  esse  deprehenditur. 

Id,y  chap.  III.  —  De  tribubus  et  curiis.  Urbs  enim  primum  a  Romulo  \n 
très  partes  distributa  est,  unde  tribus  dictae... 

(Si  Dionysium  attendamus)  urbem  quamtriumRomulus  tribuum  fecerat, 
Servium  in  quatuor  divisisse,  non  gentium,  ut  ille,  quae  habitarent,  sed  lo- 
corum,  in  quibus  habitarent,  habita  ratione...  adque  idcirco  neminem  e  sua 
regione  in  alteram  trausire,  ne  tribus  ipsae  forte  perturbarentur,  voluisse... 

Ut  rustica  vita  honestior  urbana  haberi  cœpta  est,  sic  rusticœ  tribus  ur- 
banis  honoratiores.  Itaque  urbanis  libertinorum  ordini  relictis  in  rusticas  ab 
ingenuis  commigratum  est. 

Ergo  cum  tantum  honoris  rusticis  tribubus  accessisset,  tum  suspicor 
commutata  tota  Scrvii  ratione,  eos  etiam  qui  urbem  incolerent  nobiles  ho- 
mines  in  rusticas  tribus  transferri  cœptos  esse.  Quid  enim  ?  nonne  Ap.  Clau- 
dius cui  ex  Sabinis  in  civitatem  venienti  pars  urbis  ad  œdes  construendas 
et  ager  ad  colendum  datus  est,  in  rusticam  tribum  quœ  postea  a  se  Claudis 
nomen  accepit,  conictus  est. 

...Rusticarumvero  tribuum  honorem  ex  eo  maxime  tempore  increbuisse 
crediderim  ex  quo  tribus  censorum  arbitrio  sunt  permissae,  ita  ut  ii  et 
novas  tribus  addere  et  novos  cives  in  tribus  conjicere  et  veteres  tribu 
movere  possent,  quam  eorum  potissimum  fuisse  potcstatem  accepi- 
mus;  unde  enim  eam  quisque  tribum  tenuit  quam  sibi  non  urbis  aut  agri 
habitatio  sed  censorum  arbitrium  detulisset...  Docet  Diodorus  qui  Appium 
Cœcumcensorem  potestatem  dédisse  civibus  ut  in,quam  vellent,  tribum  dis- 
tri  buerentur,  in  qua  vellent  censerentur,  scripsit. 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.    IV.  195 

Cette  maxime  était  excellente;  mais  elle  fut  poussée  si 
loin,  quMl  en  résulta  enfin  un  changement,  et  certainement 
un  abus  dans  la  police. 

Premièrement,  les' censeurs,  après  s'être  arrogé  long- 
temps le  droit  de  transférer  arbitrairement  les  citoyens 
d'une  tribu  à  Tautre,  permirent  à  la  plupan  de  se  faire 
inscrire  dans  celle  qui  leur  plaisait;  permission  qui  sûre- 
ment n'était  bonne  à  rien,  et  ôtait  un  des  grands  ressorts  de 
la  censure.  De  plus,  les  grands  et  les  puissants  se  faisant 
tous  inscrire  dans  les  tribus  de  la  campagne,  et  les  aifran- 
chis  devenus  citoyens  restant  avec  la  populace  dans  celles 
de  la  ville,  les  tribus,  en  général,  n'eurent  plus  de  lieu  ni 
de  territoire,  mais  toutes  se  trouvèrent  .tellement  mêlées, 
qu'on  ne  pouvait  plus  discerner  les  membres  de  chacune 
que  par  les  registres;  en  sorte  que  Tidée  du  mot  tribu  passa 
ainsi  du  réel  au  personnel,  ou  plutôt  devint  presque  une 
chimère. 

Il  arriva  encore  que  les  tribus  de  la  ville,  étant  plus  à 
portée,  se  trouvèrent  souvent  les  plus  fortes  dans  les  comices 
et  vendirent  l'État  à  ceux  qui  daignaient  acheter  les  suf- 
frages de  la  canaille  qui  les  composait  (i). 

A  l'égard  des  curies,  l'instituteur  en  ayant  fait  dix  en 
chaque  tribu,  tout  le  peuple  romain,  alors  renfermé  dans  les 
murs  de  la  ville,  se  trouva  composé  de  trente  curies,  dont 
chacune  avait  ses  temples,  ses  dieux,  ses  officiers,  ses  prê- 
tres, et  ses  fêtes,  appelées  compitalidy  semblables  aux paga- 
nalia^  qu'eurent  dans  la  suite  les  tribus  rustiques  (2). 

(i)  SiGONius,  De  antiquojure  civium  romanorum,  liv.  I,  chap.  m.  —  Urba- 
nas  autemcum  multis  ante  annis  ignominiosasesse  cœpisse  putaverim  tum 
maxime  post  annum  CCCCXLIX  quo.  Q.  Fabius  censor  humillimos  homi- 
nés  ex  omnibus  tribubus  in  quibus  dispersi  erant  excretos  in  quatuor  ur- 
banas  conjecit... 

(2)  SiGONius,  chap.  m.  —  Triginta  curiarum  numerus  idem  perpetuo  man- 
sit,  curiae  vero  tribuum  partes  non  semper  fuerunt.  Non  aucto  tribuum  nu- 
méro, curiarum  tamen  non  est  amplificatus.  Praeterea  vero  cum  tribu»  qua- 
tuor factae  essent  urbanae,  reliquae  viro  rusticaeXXXI  a  partibus  agri  nominatœ, 
tamen  nuUae  curiœ  in  agro  sunt  constitutae.  Itaque  curiœ  tantum  in   urbe 


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igô  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

Au  nouveau  partage  de  Servius,  ce  nombre  de  trente  ne 
pouvant  se  répartir  également  dans  ses  quatre  tribus,  il  n'y 
voulut  point  toucher;  et  les  curies,  indépendantes  des  tri- 
bus, devinrent  une  autre  division  des  habitants  de  Rome  : 
mais  il  ne  fut  point  question  de  curies,  ni  dans  les  tribus 
rustiques  ni  dans  le  peuple  qui  les  composait,  parce  que  les 
tribus  étant  devenues  un  établissement  purement  civil,  et 
une  police  ayant  été  introduite  pour  la  levée  des  troupes,  les 
divisions  militaires  de  Romulus  se  trouvèrent  superflues. 
Ainsi,  quoique  tout  citoyen  fût  inscrit  dans  une  tritu,  il 
s'en  fallait  de  beaucoup  que  chacun  ne  le  fût  dans  une  curie. 

/  Servius  fit  encore  une  troisième  division,  qui  n'avait 
aucun  rapport  aux  deux  précédentes,  et  devint,  par  ses 
eifets,  la  plus  importante  de  toutes.  Il  distribua  tout  le 
peuple  romain  en  six  classes,  qu'il  ne  distingua  ni  par  le 
lieu  ni  par  les  hommes,  mais  par  les  biens  ;  en  sorte  que 
les  premières  classes  étaient  remplies  par  les  riches,  les 
dernières  par  les  pauvres,  et  les  moyennes  par  ceux  qui 
jouissaient  d'une  fortune  médiocre.  Ces  six  classes  étaient 
subdivisées  en  cent  quatre-lvingt-treize  autres  corps,  appe- 
lés centuries;  et  ces  corps  étaient  tellement  distribués,  que 
la  première  classe  en  comprenait  seule  plus  de  la  mojtié, 
et  la  dernière  n'en  formait  qu'un  seul.  Il  se  trouva  ainsi  que 
la  classe  la  moins  nombreuse  en  hommes  Tétait  le. plus  en 
centuries,  et  que  la  dernière  classe  entière  n'était  comptée 
que  pour  une  subdivision,  bien  qu'elle  contînt  seule  plus 

.  de  la  moitié  des  habitants  de  Rome  (i). 

œdes  fuerunt  in  quibus  qui  urbem  colerent,  sigillatim  in  sua  quisque  sacra 
facerent.  Ut  enim  post  Servius  Tullius  tribubus  urbanis  sacra  quaedam  quae 
Compitalia  et  rusticis  alia  quae  Paganalia  dicta  sunt,  assignavit,  sic  curiis 
singulis  Romulus  sua  sacra  constituerat... 

(i)  SiGONius,  De  antiquo  jure  civium  Romanorum,  liv.  I,  chap.  iv.  —  Ut 
autem  tribus  et  curise  a  Romulo  sunt  instituts,  sic  classes  et  centuriœ  a  Servo 
Tullio.  Omnem  enim  populum  in  sex  classes  distribuit,  classes  autem  omnes 
in  centum  très,  ac  nonaginta  centurias...  In  classibus  autem  et  centuriis 
describendis  non  regionem  aut  sacrorum  communionem  sequutus  est  sed 
censum... 


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LIVRE    IV.    —   CHAP.    IV.  197 

Afin  que  le  peuple  pénétrât  moins  les  conséquences  de 
cette  dernière  forme,  Servius  afifecta  de  lui  donner  un  air 
militaire  :  il  inséra  dans  la  seconde  classe  deux  centuries 
d'armuriers,  et  deux  d'instruments  de  guerre  dans  la  qua- 
trième :  dans  chaque  classe,  excepté  la  dernière,  il  distingua 
les  jeunes  et  les  vieux,  c'est-à-dire  ceux  qui  étaient  obligés 
de  porter  les  armes,  et  ceux  que  leur  âge  en  exemptait  par 
les  lois;  distinction  qui,  plus  que  celle  des  biens,  produisit 
la  nécessité  de  recommencer  souvent  le  cens  ou  dénombre- 
ment; enfin  il  voulut  que  l'assemblée  se  tînt  au  champ  de 
Mars,'  et  que  tous  ceux  qui  étaient  en  âge  de  servir  y 
vinssent  avec  leurs  armes. 

La  raison  pour  laquelle  il  ne  suivit  pas  dans  la  dernière 
classe  cette  même  division  des  jeunes  et  des  vieux,  c'est 
qu'on  n'accordait  point  à  la  populace,  dont  elle  était  com- 
posée, l'honneur  de  porter  les  armes  pour  la  patrie  ;  il  fal- 
lait avoir  des  foyers  pour  obtenir  le  droit  de  les  défendre: 
et,  de  ces  innombrables  troupes  de  gueux  dont  brillent 
aujourd'hui  les  armées  des  rois,  iln'yen  a  pas  un  peut- 
être  qui  n'eût  été  chassé  avec  dédain  4;une  cohorte  romaine, 
quand  les  soldats  étaient  les  défenseurs  de  la  liberté. 

On  distingua  pourtant  encore,  dans  la  dernière  classe, 
les  prolétaires  de  ceux  qu'on  appelait  capite  censi.  Les  pre- 
miers, non  tout  à  fait  réduits  à  rien,  donnaient 4u  moins  » 
des  citoyens  à  l'État,  quelquefois  même  des  soldats  dans  les 
besoins  pressants.  Pour  ceux  qui  n'avaient  rien  du  tout  et 
qu'on  ne  pouvait  dénombrer  que  par  leurs  têtes,  ils  étaient 
tout  à  Jait  regardés  comme  nuls,  et  Marius  fut  le  premier 
qui  dâigna^^fes  enrôler. 

Sans  décider  ici  si  ce  troisième  dénombrement  était  bon 
ou  mauvais  en  lui-même,  je  crois  pouvoir  affirmer  qu'il  n'y 
avait  que  les  mœurs  simples  des  premiers  Romains,  leur 
désintéressement,  leur  goût  pour  l'agriculture,  leur  mépris 
pour  le  commerce  et  pour  l'ardeur  du  gain,  qui  pussent  le 
rendre  praticable.  Où  est  le  peuple  moderne  chez  lequel  la 


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198  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

dévorante  avidité,  Tesprit  inquiet,  Tintrigue,  les  déplace- 
ments continuels,  les  perpétuelles  révolutions  des  fortunes, 
pussent  laisser  durer  vingt  ans  un  pareil  établissement 
sans  bouleverser  tout  TÉtat?  Il  faut  même  bien  remarquer 
que  les  mœurs  et  la  censure,  plus  fortes  que  cette  institution, 
en  corrigèrent  le  vice  à  Rome,  et  que  tel  riche  se  vit  relégué 
dans  la  classe  des  pauvres  pour  avoir  trop  étalé  sa  richesse. 

De  tout  ceci  l'on  peut  comprendre  aisément  pourquoi  il 
n'est  presque  jamais  fait  mention  que  de  cinq  classes, 
quoiqu'il  y  en  eût  réellement  six.  La  sixième,  ne  fournis- 
sant ni  soldats  à  l'armée,  ni  votants  au  champ  de  Mars  (a), 
et  n'étant  presque  d'aucun  usage  dans  la  république,  était 
rarement  comptée  pour  quelque  chose  (i). 

Telles  furent  les  différentes  divisions  du  peuple  romain. 
Voyons  à  présent  l'effet  qu'elles  produisaient  dans  les 
assemblées.  Ces  assemblées  légitimement  convoquées  s'ap- 
pelaient comices:  elles  se  tenaient  ordinairement  dans  la 
place  de  Rome  ou  au  champ  de  Mars,  et  se  distinguaient  en 
comices  par  curies,  comices  par  centuries,  et  comices  par 
tribus,  selon  celle  de  ces  trois  formes  sur  laquelle  elles 
étaient  ordonnées.  Les  comices  par  curies  étaient  de  l'in- 
stitution de  Romulus;  ceux  par  centuries,  de  Servius;  ceux 
par  tribus,  des  tribuns  du  peuple.  Aucune  loi  ne  recevait  la 
sanction,  aucun  magistrat  n'était  élu,  que  dans  le^ comices; 
et  comme  il  n'y  avait  aucun  citoyen  qui  ne  fût  inscrit  dans 

{a)  Je  dis  au  champ  de  Mars,  parce  que  c*était  là  que  s*assemblaient  les 
comises  par  centuries  :  dans  les  deux  autres  formes  le  peuple  s'assemblait 
au  forum  ou  ailleurs  :  et  alors  les  capite  censi  avaient  autant  d'influence  et 
d'autorité  que  les  premiers  citoyens.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de 
1762.) 

(i)  SiGONius,  De  classibus  et  centuriis,  chap.  iv.  — Quamquam  autem  sex 
descriptœ  classes  sunt,  tamen  non  nisi  quinque  sunt  celebratae,  quoniam 
ultimae  non  est  habita  ratio... 

Praeterea  vero  non  eosdem  fuisse  proletarios  et  capite  censos  quos 
sextam  explevisse  classem  demonstravimus,  docet  idem  Gellius  ex  julii 
Paulii  sententia... 

Tribus,  curiœ,  classes  et  centuriae  fuerunt  in  quas  universus  populus 
Romanuserat  divisus  et  quas  omnes  cives  Romani  necessario  obtinebant... 


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LIVRE    IV.    ^   CHAP.    IV.  199 

une  curie,  dans  une  centurie,  ou  dans  une  tribu,  il  s'ensuit 
qu'aucun  citoyen  n'était  exclu  du  droit  de  suffrage,  et  que 
le  peuple  romain  était  véritablement  souverain  de  droit  et 
de  fait. 

Pour  que  les  comices  fussent  légitimement  assemblés, 
et  que  ce  qui  s'y  faisait  eût  force  de  loi,  il  fallait  trois  con- 
ditions :  la  première,  que  le  corps  ou  le  magistrat  qui  les 
convoquait  fût  revêtu  pour  cela  de  Tautorité  nécessaire;  la 
seconde,  que  l'assemblée  se  fît  un  des  jours  permis  par  la 
loi  ;  la  troisième,  que  les  augures  fussent  favorables. 

La  raison  du  premier  règlement  n'a  pas  besoin  d^ître 
expliquée;  le  second  est  une  affaire  de  police  :  ainsi  il  n'hait 
pas  permis  de  tenir  les  comices  les  jours  de  férié  et  de  mar- 
ché, où  les  gens  de  la  campagne,  venant  à  Rome  pour  leurs 
affaires,  n'avaient  pas  le  temps  de  passer  la  journée  dans  la 
place  publique.  Par  le  troisième,  le  sénat  tenait  en  bride  un 
peuple  fier  et  remuant,  et  tempérait  à  propos  l'ardeur  des 
tribuns  séditieux;  mais  ceux-ci  trouvèjrent  plus  d'un  moyen 
de  se  délivrer  de  cette  gên^^T  "  '    '  '    /     '   ' 

Les  lois  et  l'élection  des  chefs  n'étaient  pas  les  seuls 
points  soumis  au  jugement  des  comices:  le  peuple  romain 
ayant  usurpé  les  plus  importantes  fonctions  du  gouverne- 
ment, on  peut  dire  que  le  sort  de  l'Europe  était  réclé  dans 
ses  assemblées.  Cette  variété  d'objets  donnait  lieu  aux 
diverses  formes  que  prenaient  ces  assemblées,  selon  les 
matières  sur  lesquelles  il  avait  à  prononcer. 

Pour  juger  de  ces  diverses  formes,  il  suffit  de  les  compa- 
rer. Romulus,  en  instituant  les  curies,  avait  en  vue  de  con- 
tenir le  sénat  par  le  peuple  et  le  peuple  par  le  sénat,  en 
dominant  également  sur  tous.  Il  donna  donc  au  peuple,  par 
cette  forme,  toute  Fautorité  du  nombre  pour  balancer  celle 
de  la  puissance  et  des  richesses  qu'il  laissait  aux  patriciens. 
Mais,  selon  l'esprit  de  la  monarchie,  il  laissa  cependant 
plus  d'avantage  aux  patriciens  par  l'influence  de  leurs  clients 
sur  la  pluralité  des  suffrages.  Cette  admirable  institution 


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200  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

des  patrons  et  des  clients  fut  un  chef-d'œuvre  de  politique 
et  d'humanité  sans  lequel  le  patriciat,  si  contraire  à  Tes- 
prit  de  la  république,  n'eût  pu  subsister.  Rome  seule  a  eu 
l'honneur  de  donner  au  monde  ce  bel  exemple,  duquel  il  ne 
résulta  jamais  d'abus,  et  qui  pourtant  n'a  jamais  été  suivi. 

Cette  même  forme  des  curies  ayant  subsisté  sous  les  rois 
jusqu'à  Servius,  et  le  règne  du  dernier  Tarquin  n'étant  point 
compté  pour  légitime,  cela  fit  distinguer  généralement  les 
lois  royales  par  le  nom  de  leges  curiatœ. 

Sous  la  république,  les  curies,  toujours  bornées  aux 
quatre  tribus  urbaines,  et  ne  contenant  frt'us  \\it  la  populace 
de  Rome,  ne  pouvaient  convenir  ni  au  sénat,  qui  était  à  la 
tête  des  patriciens,  ni  aux  tribuns,  qui,  quoique  plébéiens, 
étaient  à  la  tête  des  citoyens  aisés.  Elles  tombèrent  donc 
dans  le  discrédit,  et  leur  avilissement  fut  tel,  que  leurs  trente 
licteurs  assemblés  faisaient  ce  que  les  comices  par  curies 
auraient  dû  faire. 

La  division  par  centuries  était  si  favorable  à  l'aristocratie, . 
qu'on  ne  voit  pas  d'abord  comment  le  sénat  ne  l'emportait 
pas  toujours  dans  les  comices  qui  portaient  ce  nom,  et  par 
lesquels  étaient  élus  les  consuls,  les  censeurs,  et  les  autres 
magistrats  curules.  En  effet,  des  cent  quatre-vingt-treize 
centuries  qui  formaient  les  six  classes  de  tout  le  peuple 
romain,  la  première  classe  en  comprenant  quatre-vingt-dix- 
huit,  et  les  voix  ne  se  comptant  que  par  centuries,  cette 
seule  première  classe  l'emportait  en  nombre  de  voix  sur 
toutes  les  autres.  Quand  toutes  ces  centuries  étaient  d'accord, 
on  ne  continuait  pas  même  à  recueillir  les  suffrages  ;  ce 
qu'avait  décidé  le  plus  petit  nombre  passait  pour  une  déci- 
sion de  la  multitude  ;  et  l'on  peut  dire  que,  dans  les  comices 
par  centuries,  les  affaires  se  réglaient  à  la  pluralité  des  écus 
bien  plus  qu'à  celle  des  voix. 

Mais  cette  extrême  autorité  se  tempérait  par  deux 
rhoyens  :  premièrement,  les  tribuns  pour  l'ordinaire,  et  tou- 
jours un  grand  nombre  de  plébéiens,  étant  dans  la  classe 


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LIVRE   IV.   -   CHAP.    IVr  201 

des  riches,  balançaient  le  crédit  des  patriciens  dans  cette 
première  classe. 

Le  second  moyen  consistait  en  ceci,  qu'au  lieu  de  faire 
d'abord  voter  les  centuries  selon  leur  ordre,  ce  qui  aurait 
toujours  fait  commencer  par  la  première,  on  en  tirait  une 
au  sort,  et  celle-là  (a)  procédait  seule  à  l'élection  ;  après  quoi 
toutes  les  centuries,  appelées  un  autre  jour  selon  leur  rang, 
répétaient  la  même  élection,  et  la  confirmaient  ordinaire- 
ment. On  ôtait  ainsi  l'autorité  de  l'exemple  au  rang  pour 
la  donner  au  sort  selon  le  principe  de  la  démocratie. 

Il  résultait  de  cet  usage  un  autre  avantage  encore  ;  c'est 
que  les  citoyens  de  la  campagne  avaient  le  temps,  entre  les 
deux  élections,  de  s'informer  du  mérite  du  candidat  provi- 
sionnellement  nommé,  afin  de  ne  donner  leur  voix  qu'avec 
connaissance  de  cause.  Mais,  sous  prétexte  de  célérité,  l'on 
vint  à  bout  d'abolir  cet  usage,  et  les  deux  élections  se  firent 
le  même  jour. 

Les  comices  par  tribus  étaient  proprement  le  conseil  du 
peuple  romain.  Ils  ne  se  convoquaient  que  parles  tribuns; 
les  tribuns  y  étaient  élus  et  y  passaient  leurs  plébiscites.  Non 
seulement  le  sénat  n'y  avait  point  de  rang,  il  n'avait  pas 
même  le  droit  d'y  assister;  et,  forcés  d'obéir  à  des  lois  sur 
lesquelles  ils  n'avaient  pu  voter,  les  sénateurs,  à  cet  égard, 
étaient  moins  libres  que  les  derniers  citoyens.  Cette  injus- 
tice était  tout  à  fait  mal  entendue,  et  suffisait  seule  pour 
invalider  les  décrets  d'un  corps  où  tous  ses  membres  n'étaient 
pas  admis.  Quand  tous  les  patriciens  eussent  assisté  à  ces 
comices  selon  le  droit  qu'ils  en  avaient  comme  citpyens, 
devenus  alors  simples  particuliers  ils  n'eussent  gXière  influé 
sur  une  forme  de  suffrages  qui  se  recueillaient  par  tête,  et  où 
le  moindre  prolétaire  pouvait  autant  que  le  prince  du  sénat. 

On    voit  donc   qu'outre  l'ordre   qui  résultait   de  ces 

(a)  Cette  centurie,  ainsi  tirée  au  sort,  s'appelait  prœrogativa,  à  cause 
qu'elle  était  la  première  à  qui  Ton  demandait  son  suffrage  ;  et  c'est  de  là 
qu'est  venu  le  mot  de  prérogative,  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 


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202  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

diverses  distributions  pour  le  recueillement  des  suffrages 
d'un  si  grand  peuple,  ces  distributions  ne  se  réduisaient  pas 
à  des  formes  indifférentes  en  elles-mêmes,maisque  chacune 
avait  des  effets  relatifs  aux  vues  qui  la  faisaient  préférer. 
Sans  entrer  là-dessus  en  de  plus  longs  détails,  il  résulte 
des  éclaircissements  précédents  que  les  comices  par  tribus 
étaient  les  plus  favorables  au  gouvernement  populaire, et  les 
comices  par  centuries  à  Faristocratie.  ATégard  des  comices 
par  curies,  où  la  seule  populace  de  Rome  formait  la  plura- 
lité, comme  ils  n'étaient  bons  qu'à  favoriser  la  tyrannie  et 
j  les  mauvais  desseins,  ils  durent  tomber  dans  le  décri,  les 
séditieux  eux-mêmes  s'abstenant  d'un  moyen  qui  mettait 
trop  à  découvert  leurs  projets.  Il  est  certain  que  toute  la 
majesté  du  peuple  romain  ne  se  trouvait  que  dans  les  comices 
par  centuries,  qui  seuls  étaient  complets  ;  attendu  que  dans 
les  comices  par  curies  manquaient  les  tribus  rustiques,  et 
dans  les  comices  par  tribus  le  sénat  et  les  patriciens  (i). 

Quant  à  la  manière  de  recueillir  les  suffrages,  elle  était 
chez  les  premiers  Romains  aussi  simple  que  leurs  mœurs, 
quoique  moins  simple  encore  qu'à  Sparte.  Chacun  donnait 

(i)  SiGONius,  De  jure  suffragorium,  chap,  xvii.  —  Comitia  vero  cœtus  po- 
puli  fuerunt,  quem  magistratus  legitimus  convocasset,  ut  aliquid  sufiragio 
suo  vel  juberet  vel  prohiberet.  Eorum  vero  tria  gênera  extiterunt,  curiata, 
centuriata  et  tri  buta.  Curiata  Romulus,  centuriata  Servius  Tullius,  tributa 
tribuni  plebis  in  rempublicam  intulerunt  et  curiata  quidem  dicta  sunt  cuni 
populus  in  curias,  centuriata  cum  in  centurias,  tributa,  cum  in  tribus  descrip- 
tus  sufFragium  iniit... 

Nunc  autem  iilud  tantum  intelligi  voio  quia  civis  nemo  erat  qui  non 
tribum,  non  curiam,  non  centuriam  obtineret,  neque  civem  fuisse  quem- 
quam  qui  suffragii  jure  exdusus  esset  quanquam  alia  in  aliis  comitiis 
civium  ipsorum  inter  se  potestas  atque  auctoritas  esset.  In  curiatis  enim 
etsi  omnes  pariter  advocati  sunt,  tamen  praevalente  pauperum  multitudine, 
pauperum  etiam  opes  exceiluere,  at  vero  in  centuriatis  contra.  Quoniam 
enim  ut  maximo  quisque  censu  fuit,  ita  primus  in  sufiragia  missus  est, 
eorumque  plurimae  centuriae  fuere,  propterea  omnis  centuriatorum  aucto- 
ritas pênes  divites  fuit,  quorum  octo  et  nonaginta  primœ  classis  centurise 
îtavocatae  sunt,  ut,  si  quid  variassent,  reliquœ  deinceps  ex  sequentibus  clas- 
sibus  citarentur;  si  consensissent,  non  esset  cur  aliœ  introvocarentur  cum 
longe  numéro  illis  antecellerent.  Tributa  vero  non  vere  comitia  sed  plebis 
concilium  dictum  est;  quod  ad  ea  non  universus  populus  vocaretur,  sed 
plebs  tantum  patriis  exemptis... 


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LIVRE   IV.   -     CHAP.   IV.  2o3 

son  suffrage  à  haute  voix,  un  greffier  les  écrivait  à  mesure  : 
pluralité  de  voix  dans  chaque  tribu  déterminait  le  suffrage 
de  la  tribu  ;  pluralité  de  voix  entre  les  tribus  déterminait 
le  suffrage  du  peuple  ;  et  ainsi  des  curies  et  des  centuries. 
Cet  usage  était  bon  tant  que  l'honnêteté  régnait  entre  les 
citoyens,  et  que  chacun  avait  honte  de  donner  publique- 
ment son  suffrage  à  un  avis  injuste  ou  à  un  sujet  indigne; 
mais,  quand  le  peuple  se  corompit  et  qu'on  acheta  les  yoix, 
il  convint  qu'elles  se  donnassent  en  secret  pour  contenir 
les  acheteurs  par  la  défiance,  et  fournir  aux  fripons  le  moyen 
de  n'être  pas  des  traîtres. 

Je  sais  que  Cicéron  blâme  ce  changement,  et  lui  attribue 
en  partie  la  ruine  de  la  république.  Mais,  quoique  je  sente 
le  poids  que  doit  avoir  ici  l'autorité  de  Cicéron,  je  ne  puis 
être  de  son  avis  :  je  pense  au  contraire  que,  pour  n'avoir 
pas  fait  assez  de  changements  semblables,  on  accéléra  la 
perte  de  l'État.  Comme  le  régime  des  gens  sains  n'est  pas 
propre  aux  malades,  il  ne  faut  pas  vouloir  gouverner  un 
peuple  corrompu  par  les  mêmes  lois  qui  conviennent  à  un 
,bon  peuple.  Rien  ne  prouve  mieux  cette  maxime  que  la 
*  duk*4iÊ  delà  république  de  Venise,  dont  le  simulacre  existe 
encore,  uniquement  parce  que  ses  lois  ne  conviennent  qu'à 
de  méchants  hommes.^ 

On  distribua  donc  aux  citoyens  des  tablettes  .par  les- 
quelles chacun  pouvait  voter  sans  qu'on  sût  quel  était  son 
avis:  on  établit  aussi  de  nouvelles  formalités  pour  le 
recueillement  des  tablettes,  le  compte  des  voix,  la  compa- 
raison des  nombres,  etc.;  ce  qui  n'empêcha  pas  que  la 
fidélité  des  officiers  chargés  de  ces  fonctions  (a)  ne  fût  sou- 
vent suspectée.  On  fit  enfin,  pour  empêcher  la  brigue  et  le 
trafic  des  suffrages,  des  édits  dont  la  multitude  montre 
l'inutilité. 

Vers  les  derniers  temps  on  était  souvent  contraint  de 

(a)  Custodes,  diribitores,  rogatores  suffragiorum,  (Note  du  Contrat  social, 
édition  de  1762.) 


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204  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

recourir  à  des  expédients  extraordinaires  pour  suppléer  à 
l'insuffisance  des  lois.  Tantôt  on  supposait  des  prodiges  ; 
mais  ce  moyen,  qui  pouvait  en  imposer  au  peuple,  n'en 
imposait  pas  à  ceux  qui  le  gouvernaient  ;  tantôt  on  convo- 
quait brusquement  une  assemblée  avant  que  les  candidats 
eussent  eu  le  temps  de  faire  leurs  brigues;  tantôt  on  con- 
sumait toute  une  séance  à  parler  quand  on  voyait  le  peuple 
gagné  prêt  à  prendre  un  mauvais  parti.  Mais  enfin  l'ambi- 
tion éluda  tout;  et  ce  qu'il  y  a  d'incroyable,  c'est  qu'au 
milieu  de  tant  d'abus  ce  peuple  immense,  à  la  faveur  de  ses 
anciens  règlements,  ne  laissait  pas  d'-îlire  les  magistrats, 
de  passer  les  lois,  de  juger  les  causes,  d'expédier  les  affaires 
particulières  et  publiques,  presque  avec  autant  de  facilité 
^'eût  pu  faire  le  sénat  lui-même. 

CHAPITRE   V 

DU    TRIBUNAT 

Quand  on  ne  peut  établir  une  exacte  proportion  entre 
les  parties  constitutives  de  l'État,  ou  que  des  causes  indes- 
tructibles en  altèrent  sans  cesse  les  rapports,  alors  on  in- 
stitue une  magistrature  particulière  qui  ne  fait  point  corps 
avec  les  autres,  qui  replace  chaque  terme  dans  son  vrai 
rapport,  et  qui  fait  une  liaison  ou  un  moyen  terme  soit 
entre  le  prince  et  le  peuple,  soit  entre  le  prince  et  le  souve- 
rain, soit  à  la  fois  des  deux  côtés  s'il  est  nécessaire. 

Ce  corps,  que  j'appellerai  tribunat,  est  le  conservateur 
des  lois  et  du  pouvoirlégislatif  (i).Il  sert  quelquefois  à  pro- 

(i)  Machiavel, Di5C0Mr5  sur  Tite-Live,  liv.  I,  chap.  vu.—  Ceux  qui  sont 
préposés  gardiens  de  la  liberté  du  pays  ne  peuvent  être  revôtus  d*une  auto- 
rité plus  utile,  plus  nécessaire  môme  que  celle  qui  leur  donne  le  pouvoir 
d'accuser  les  citoyens  devant  le  peuple,  devant  un  conseil,  un  magistrat,  et 
cela  dans  toutes  les  atteintes  portées  à  la  constitution... 

Rien  ne  rendra  une  république  ferme  et  assurée  comme  de  donner  pour 
ainsi  dire,  à  ces  humeurs  qui  Tagitent  une  issue  régulière  et  prescrite  par 
la  loi. 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.    V.  2o5 

téger  le  souverain  contre  le  gouvernement,  comme  faisaient 
à  Rome  les  tribuns  du  peuple;  quelquefois  à  soutenir  le 
gouvernement  contre  le  peuple,  comme  fait  maintenant  à 
Venise  le  conseil  des  Dix  ;  et  quelquefois  à  maintenir  Téqui- 
libre  de  part  et  d'autre,  comme  faisaient  les  ephores  à  Sparte. 

Le  tribunat  n'est  point  une  partie  constitutive  de  la 
cité,  et  ne  doit  avoir  aucune  portion  de  la  puissance  législa- 
tive ni  de  l'executive  :  mais  c'est  en  cela  même  que  la  sienne 
est  plus  grande  ;  car,  ne  pouvant  rien  faire,  il  peut  tout 
empêcher.  Il  est  plus  sacré  et  plus  révéré,  comme  défen- 
seur des  lois,  que  le  prince  qui  les  exécute,  et  que  le  sou- 
verain qui  les  donne.  C'est  ce  qu'on  vit  bien  clairement  à 
Rome,  quand  ces  fiers  patriciens,  qui  méprisèrent  toujours 
le  peuple  entier,  furent  forcés  de  fléchir  devant  un  simple 
officier  du  peuple,  qui  n'avait  ni  auspices  ni  juridiction. 

Le  tribunat,  sagement  tempéré,  est  le  plus  ferme  appui 
d'une  bonne  constitution  ;  mais  pour  peu  de  force  qu'il  ait 
de  trop,  il  renverse  tout  :  à  l'égard  de  la  faiblesse,  elle  n'est 
pas  dans  sa  nature  ;  et  pourvu  qu'il  soit  quelque  chose,  il 
n'est  jamais  moins  qu'il  ne  faut  (i). 

Il  dégénère  en  tyrannie  quand  il  usurpe  la  puissance 

(i)  R.  Lettres  de  la  Montagne.  —  Après  cette  comparaison,  l'auteur  des 
Lettres  de  la  Campagne  qui  se  plaît  à  vous  présenter  de  grands  exemples, 
vous  offre  celui  de  l'ancienne  Rome.  Il  lui  reproche  avec  de'dain  ses  tribuns 
brouillons  et  séditieux  :  il  déplore  amèrement,  sous  cette  orageuse  admi- 
nistration, le  triste  sort  de  cette  malheureuse  ville,  qui  pourtant  n'étant  rien 
encore  à  l'érection  de  cette  magistrature,  eut  sous  elle  cinq  cents  ans  de 
gloire  et  de  prospérité,  et  devint  la  capitale  du  monde.  Elle  finit  enfin  parce 
qu'il  faut  que  tout  finisse;  elle  finit  par  les  usurpations  de  ses  grands,  de 
ses  consuls,  de  ses  généraux,  qui  l'envahirent  :  elle  périt  par  l'excès  de  sa 
puissance;  mais  elle  ne  l'avait  acquise  que  paV  la  bonté  de  son  gouver- 
nement. On  ne  peut  dire  en  ce  sens  que  ses  tribuns  la  détruisirent. 

Les  tribuns  ne  sortaient  point  de  la  ville;  ils  n'avaient  aucune  autorisé 
hors  de  ses  murs  :  aussi  les  consuls,  pour  se  soustraire  à  leur  inspection, 
tenaient-ils  quelquefois  les  comices  dans  la  campagne.  Or,  les  fers  des  Ro- 
mains ne  furent  point  forgés  dans  Rome,  mais  dans  ses  armées,  et  ce  fut  par 
leurs  conquêtes  qu'ils  perdirent  leur  liberté.  Cette  perte  ne  vint  donc  pas 
des  tribuns. 

il  est  vrai  que  César  se  servit  d'eux  comme  Sylla  s'était  servi  du  sénat, 
chacun  prenait  les  moyens  qu'il  jugeait  les  plus  prompts  ou  les  plus  sûrs 


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2o6  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

executive,  dont  il  n'est  que  le  modérateur,  et  qu'il  veut  dis- 
penser les  lois,  qu'il  ne  doit  que  protéger.  L'énorme  pou- 
voir des  éphores,  qui  fut  sans  danger  tant  que  Spane 
conserva  ses  mœurs,  en  accéléra  la  corruption  commencée. 
Le  sang  d'Agis,  égorgé  par  ces  tyrans,  fut  vengé  par  son 
successeur;  le  crime  et  le  châtiment  des  éphores  hâtèrent 
également  la  pêne  de  la  république;  et  après  Cléomène 
Sparte  ne  fut  plus  rien.  Rome  périt  encore  par  la  même 
voie;  et  le  pouvoir  excessif  des  tribuns,  usurpé  par  degrés, 
servit  enfin,  à  l'aide  des  lois  faites  pour  la  liberté,  de  sauve- 
garde aux  empereurs  qui  la  détruisirent.  Quant  au  conseil 
des  Dix  à  Venise,  c'est  un  tribunal  de  sang,  horrible  égale- 
ment aux  patriciens  et  au  peuple,  et  qui,  loin  de  protéger 
hautement  les  lois,  ne  sert  plus,  après  leur  avilissement, 
qu'à  porter  dans  les  ténèbres  des  coups  qu'on  n'ose  aper- 
cevoir. 

Le  tribunat  s'affaiblit,  comme  le  gouvernement,  par  la 
multiplication  de  ses  membres.  Quand  les  tribuns  du 
peuple  romain,  d'abord  au  nombre  de  deux,  puis  de  cinq, 
voulurent  doubler  ce  nombre,  le  sénat  les  laissa  faire,  bien 
sûr  de  contenir  les  uns  par  les  autres;  ce  qui  ne  manqua 
pas  d'arriver. 

Le  meilleur  moyen  de  prévenir  les  usurpations  d'un  si 
redoutable  corps,  moyen  dont  nul  gouvernement  ne  s'est 
avisé  jusqu'ici,  serait  de  ne  pas  rendre  ce  corps  permanent, 
mais  de  régler  les  intervalles  durant  lesquels  il  resterait 
'suppi"imé.  Ces  intervalles,  qui  ne  doivent  pas  être  assez 
grands  pour  laisser  aux  abus  le  temps  de  s'affermir,  peuvent 
être  fixés  par  la  loi,  de  manière  qu'il  soit  aisé  de  les  abréger 
au  besoin  par  des  commissions  extraordinaires. 

pour  parvenir  :  mais  il  fallait  bien  que  quelqu'un  parvint;  et  qu'importait 
qui  de  Marius  ou  de  Sylla»  de  César  ou  de  Pompée,  d'Octave  ou  d'Antoine, 
fût  l'usurpateur?  Quelque  parti  qui  l'emportât,  l'usurpation  n'en  était  pas 
moins  inévitable;  il  fiiUait  des  chefs  aux  armées  éloignées,  et  il  était  sûr 
qu'un  de  ces  chefs  deviendrait  le  maître  de  l'État.  Le  tribunat  ne  faisait 
pas  à  cela  la  moindre  chose. 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.    VI.  207 

Ce  moyen  me  paraît  sans  inconvénient,  parce  que, comme 
je  Tai  dit,  le  tribunat,  ne  faisant  point  partie  de  la  constitu- 
tion, peut  être  ôté  sans  qu'elle  en  souffre;  et  il  me  paraît 
efficace,  parce  qu'un  magistrat  nouvellement  rétabli  ne 
part  point  du  pouvoir  qu'avait  son  prédécesseur,  mais  de 
celui  que  la  loi  lui  donne  (i). 

CHAPITRE  VI 

DE  LA   DICTATURE 

L'inflexibilité  des  lois,  qui  les  empêche  de  se  plier  aux 
événements,  peut,  en  certains  cas,  les  rendre  pernicieuses, 
et  causer  par  elles  la  perte  de  l'État  dans  sa  crise.  L'ordre 
et  la  lenteur  des  formes  demandent  un  espace  de  temps 
que  les  circonstances  refusent  quelquefois.  Il  peut  se  pré- 

(i)  R.  Lettres  de  la  Montagne.  —  Je  n*excuse  pas  les  fautes  du  peuple 
romain;  je  les  ai  dites  dans  le  Contrat  social,  je  l'ai  blâmé  d'avoir  usurpé  la 
puissance  executive,  qu'il  devait  seulement  contenir;  j'ai  montré  sur  quels 
principes  le  tribunat  devait  être  institué,  les  bornes  qu'on  devait  lui  don- 
ner, et  comment  tout  cela  se  pouvait  faire.  Ces  règles  furent  mal  suivies  à 
Rome:  elles  auraient  pu  l'être  mieux.  Toutefois, voyez  ce  que  fit  le  tribunat 
avec  ses  abus  :  que  n'eût-il  point  fait  bien  dirigé? 

Les  anciens  peuples  ne  sont  plus  un  modèle  pour  les  modernes;  ils  leur 
sont  trop  étrangers  à  tous  égards.  Vous  surtout,  Genevois,  gardez  votre 
place,  et  n'allez  point  aux  objets  élevés  qu'on  vous  présente  pour  vous  cacher 
l'abîme  qu;on  creuse  au-devant  de  vous.  Vous  n'êtes  ni  Romains  ni  Spar- 
tiates, vous  n*ôtes  pas  même  Athéniens.  Laissez  là  ces  grands  noms,  qui  ne 
vous  vont  point.  Vous  êtes  des  marchands,  des  artisans,  des  bourgeois,  tou- 
jours occupés  de  leurs  intérêts  privés,  de  leur  travail,  de  leur  trafic,  de  leur 
gain;  des  gens  pour  qui  la  liberté  même  n'est  qu'un  moyen  d'acquérir  sans 
obstacles  et  de  posséder  en  sûreté. 

Cette  situation  demande  pour  vous  des  maximes  particulières.  N'étant 
pas  oisifs  comme  étaient  les  anciens  peuples,  vous  ne  pouvez,  comme  eux, 
vous  occuper  sans  cesse  du  gouvernement  :  mais,  par  cela  môme  que  vous 
pouvez  moins  y  veiller  de  suite,  il  doifêtre  institué  de  manière  qu'il  vous 
soit  plus  aisé  d'en  voir  les  manœuvres  et  de  pourvoir  aux  abus.  Tout  soin 
public  que  votre  intérêt  exige  doit  vous  être  rendu  d'autant  plus  facile  à 
remplir,  que  c'est  un  soin  qui  vous  coûte  et  que  vous  ne  prenez  pas  volon- 
tiers. Car  vouloir  vous  en  décharger  tout  à  fait,  c'est  vouloir  cesser  d'être 
libres.  Il  faut  opter,  dit  le  philosophe;  et  ceux  qui  ne  peuvent  supporter  le 
travail  n'ont  qu'à  chercher  le  repos  dans  la  servitude. 


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2o8  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

senter  mille  cas  auxquels  le  législateur  n'a  point  pourvu,  et 
c'est  une  prévoyance  très  nécessaire  de  sentir  qu'on  ne 
peut  tout  prévoir  (i). 

Il  ne  faut  donc  pas  vouloir  affermir  les  institutions 
politiques  jusqu'à  s'ôter  le  pouvoir  d'en  suspendre  l'effet. 
Sparte  elle-même  a  laissé  dormir  ses  lois. 

Mais  il  n'y  a  que  les  plus  grands  dangers  qui  puissent 
balancer  celui  d'altérer  Tordre  public,  et  Ton  ne  doit  jamais 
arrêter  le  pouvoir  sacré  des  lois  que  quand  il  s'agit  du  salut 
de  la  patrie.  Dans  ces  cas  rares  et  manifestes,  on  pourvoit  à 
la  sûreté  publique  par  un  acte  particulier  qui  en  remet  la 
charge  au  plus  digne.  Cette  commission  peut  se  donner  de 
deux  manières,  selon  l'espèce  du  danger. 

Si,  pour  y  remédier,  il  suffît  d'augmenter  l'activité  du 
gouvernement,  on  le  concentre  dans  un  ou  deux  de  ses 
membres:  ainsi  ce  n'est  pas  l'autorité  des  lois  qu'on  altère, 
mais  seulement  la  forme  de  leur  administration.  Que  si  le 
péril  est  tel  que  l'appareil  des  lois  soit  un  obstacle  à  s'en 
garantir,  alors  on  nomme  un  chef  suprême,  qui  fasse  tajre 
toutes  les  lois  et  suspende  un  moment  l'autorité  souveraine. 
En  pareil  cas,  la  volonté  générale  n'est  pas  douteuse,  et  il 
est  évident  que  la  première  intention  du  peuple  est  que 
l'État  ne  périsse  pas.  De  cette  manière  la  suspension  de  l'au- 
torité législative  ne  l'abolit  point  :  le  magistrat  qui  la  fait 
taire  ne  peut  la  faire  parler;  il  la  domine  sans  pouvoir  la 
représenter.  Il  peut  tout  faire,  excepté  des  lois  (2). 

Le  premier  moyen  s'employait  par  le  sénat  romain  quand 

(i)  Machiavel,  Discours  sur  Tite-Live,  liv.  I,  chap.  xxxiv.  —  La  marche 
du  gouvernement  dans  une  République  est  ordinairement  trop  lente...  Or, 
dans  un  État  bien  constitué,  il  ne  doit  survenir  aucun  événement  pour  le- 
quel on  ait  besoin  de  recourir  à  des  moyens  extraordinaires...  L'habitude 
de  violer  la  constitution  pour  faire  le  bien,  autorise  ensuite  à  la  violer  pour 
colorer  le  mal. 

(2)  Machiavel,  Discours  sur  Tite-Live,  liv.  I,  chap.  xxxiv.  —  Son  auto- 
rité (du  dictateur)  consistait  à  pouvoir  prendre  par  lui -môme  tous  les 
moyens  d*écarter  ce  péril  présent,  à  tout  faire  sans  ôtre  obligé  de  prendre 
conseil,  à  punir  sans  appel;  mais  il  ne  pouvait  rien  ordonner  qui  altérât  la 


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LIVRE    IV.   -   CHAP.   VI.  209 

il  chargeait  les  consuls  par  une  formule  consacrée  de  pour- 
voir au  salut  de  la  république.  Le  second  avait  lieu  quand 
un  des  deux  consuls  nommait  un  dictateur  {à)\  usage  dont 
Albe  avait  donné  l'exemple  à  Rome. 

Dans  les  commencements  de  la  république,  on  eut  très 
souvent  recours  à  la  dictature,  parce  que  TÉtat  n'avait  pas 
encore  une  assiette  assez  fixe  pour  pouvoir  se  soutenir  par 
la  seule  force  de  sa  constitution.  Les  mœurs  rendant  alors 
superflues  bien  des  précautions  qui  eussent  été  nécessaires 
dans  un  autre  temps,  on  ne  craignait  ni  qu'un  dictateur 
abusât  de  son  autorité,  ni  quMl  tentât  de  la  garder  au  delà  du 
term^.^Il  semblait,  au  contraire,  qu'un  si  grand  pouvoir  fût 
Ir  i^argë  à  celui  qui  en  était  revêtu,  tant  il  se  hâtait  de  s'en 
défaire,  comme  si  c'eût  été  un  poste  trop  pénible  et  trop 
périlleux  de  tenir  la  place  des  lois. 

Aussi  n'est-ce  pas  le  danger  de  Tabus,  mais  celui  de 
l'avilissement,  qui  me  fait  blâmer  l'usage  indiscret  de  cette 
suprême  magistrature  dans  les  premiers  temps.  Car  tandis 
qu'on  la  prodiguait  à  des  élections,  à  des  dédicaces,  à  des 
choses  de  pure  formalité,  il  était  à  craindre  qu'elle  ne 
devînt  moins  redoutable  au  besoin,  et  qu'on  ne  s'accoutu- 
mât à  regarder  comme  un  vain  titre  celui  qu'on  n'employait 
qu'à  de  vaines  cérémonies. 

Vers  la  fin  de.  1^  ré^ublique,^les  Romains,  devenus  plus 
circonspects,  ménagèrent  la  dictature  avec  aussi  peu  de 
raison  qu'ils  l'avaient  prodiguée  autrefois.  Il  était  aisé  de 
voir  que  leur  crainte  était  mal  fondée,  que  la  faiblesse  de  la 
capitale  faisait  alors  sa  sûreté  contrôles,  magistrats  qu'elle 
-avait  dans  son  sein  ;  qu'un  dictateur  pouvait,  en   certain 

forme  du  gouvernement...  Si  Ton  fait  attention  au  peu  de  durée  de  sa  dicta- 
ture, aux  limites  de  son  autorité,  aux  mœurs  encore  pures  des  Romains,  on 
verra  qu'il  était  impossible  qu'il  outrepassât  ses  pouvoirs  et  qu'il  nuisit  à 
la  République;  et  l'expérience  prouve  qu'au  contraire  Rome  en  tira  les 
plus  grands  secours. 

(a)  Cette  nomination  se  faisait  de  nuit  et  en  secret,  comme  si  l'on  avait 
eu  honte  de  mettre  un  homme  au-dessus  des  lois.  (Note  du  Contrat  social^ 
•édition  de  1762.) 

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2IO  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

cas,  défendre  la  liberté  publique  sans  jamais  y  pouvoir 
attenter;  et  que  les  fers  de  Rome  ne  seraient  point  forgés 
dans  Rome  même,  mais  dans  ses  armées.  Le  peu  de  résis- 
tance que  firent  Marins  à  Sylla,  et  Pompée  à  César,  montra 
bien  ce  qu'on  pouvait  attendre  de  Tautoritédu  dedans  contre 
la  force  du  dehors-  -' 

Cette  erreur  leur  fit  faire  de  grandes  fautes:  telle,  par 
exemple,  fut  celle  de  n'avoir  pas  nommé  un  dictateur  dans 
TafFaire  de  Catilina  ;  car,  comme  il  n'était  question  que  du 
dedans  de  la  ville,  et,  tout  au  plus,  de  quelque  province 
d'Italie,  avec  l'autorité  sans  bornes  que  les  lois  donnaient 
au  dictateur^  il  eût  facilement  dissipé  la  conjuration,  qui 
ne  fut  étouffée  que  par  un  concours  d'heureux  hasards  que 
jamais  la  prudence  humaine  ne  devait  attendre. 

Au  lieu  de  cela,  le  sénat  se  contenta  de  remettre  tout  son 
pouvoir  aux  consuls,  d'où  il  arriva  que  Cicéron,  pour  agir 
efficacement,  fut  contraint  de  passer  ce  pouvoir  dans  un 
point  capital,  et  que,  si  les  premiers  transports  de  joie  firent 
approuver  sa  conduite,  ce  fut  avec  justice  que,  dans  la  suite, 
on  lui  demanda  compte  du  sang  des  citoyens  versé  contre 
les  lois,  reproche  qu'on  n'eût  pu  faire  à  un  dictateur.  Mais 
l'éloquence  du  consul  entraîna  tout;  et  lui-même,  quoique 
Romain,  aimant  mieux  sa  gloire  que  sa  patrie,  ne  cherchait 
pas  tant  le  moyen  le  plus  légitime  et  le  plus  sûr  de  sauver 
l'État,  que  celui  d'avoir  tout  l'honneur  de  cette  affaire  (a). 
Aussi  fut-il  honoré  justement  comme  libérateur  de  Rome, 
et  justement  puni  comme  infracteur  des  lois.  Quelque  bril- 
lant qu'ait  été  son  rappel,  il  est  certain  que  ce  fut  une  grâce. 

Au  reste,  de  quelque  manière  que  cette  importante  com- 
mission soit  conférée,  il  importe  d'en  fixer  la  durée  à  un 
terme  très  court,  qui  jamais  ne  puisse  être  prolongé  :  dans 
les  crises  qui  la  font  établir,  l'État  est  bientôt  détruit  ou 

{a)  C'est  ce  dont  il  ne  pouvait  se  répondre  en  proposant  un  dictateur, 
n*osant  se  nommer  lui-même,  et  ne  pouvant  s'assurer  que  son  collègue  le 
nommerait.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1762.) 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.    VII.  211 

sauvé  ;  et,  passé  le  besoin  pressant,  la  dictature  devient 
tyrannique  ou  vaine.  A  Rome,  les  dictateurs  ne  Tétant  que 
pour  six  mois,  la  plupart  abdiquèrent  avant  ce  terme.  Si 
le  terme  eûj^té  plus  long,  peut-être  eussent-ils  été  tentés 
de  le  prolonger  encore,  comme  firent  les  décqpvirs  celui' 
d'une  année.  Le  dictateur  n'avait  que  le  temps  de  pour- 
voir au  besoin  qui  Pavait  fait  élire;  il  n'avait  pas  celui  de 
sqgger  à  d'autres  projets. 

^  CHAPITRE   VII 

DE    LA     CENSURE 

De  même  que  la  déclaration  de  la  volonté  générale  se  fait 
par  la  loi,  la  déclaration  du  jugement  public  se  fait  par  la 
censure;  l'opinion  publique  est  l'espèce  de  loi  dont  le  cen- 
seur est  le  ministre,  et  qu'il  ne  fait  qu'appliquer  aux  cas 
particuliers,  à  l'exemple  du  prince. 

Loin  donc  que  le  tribunal  censorial  soit  l'arbitre  de 
l'opinion  du  peuple,  il  n'en  est  que  le  déclarateur  et,  sitôt 
qu'il  s'en  écarte,  ses  décisions  sont  vaines  et  sans  effet. 

Il  est  inutile  de  distinguer  les  mœurs  d'une  nation  des 
objets  de  son  estime;  car  tout  cela  tient  au  même  principe 
et  se  confond  nécessairement.  Chez  tous  les  peuples  du 
monde,  ce  n'est  point  la  nature,  mais  l'opinion,  qui  décide 
du  choix  de  leurs  plaisirs.  Redressez  les  opinions  des 
hommes,  et  leurs  mœurs  s'épureront  d'elles-mêmes.  On 
aime  toujours  ce  qui  esubeau  ou  ce*  qu'on  trouve  tel;  mais 
c'est  sur  ce^  jugement  qu'on  se  trompe  :  c'est  donc  ce  juge- 
ment qu'il  s'agit  de  régler.  Qui  juge  des  mœurs  juge  de 
l'honneur;  et  qui  juge  de  l'honneur  prend  sa  loi  de  l'opi- 
nion. 

Les  opinions  d'un  peuple  naissent  de  sa  constitution; 
quoique  la  loi  ne  règle  pas  les  mœurs,  c^est  la  législation 
qui  les  fait  naître;  quand  la  législation  s'affaiblit,  les  mœurs 


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212  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

dégénèrent  :  mais  alors  le  jugement  des  censeurs  ne  fera 
pas  ce  que  la  force  des  lois  n^aura  pas  fait. 

Il  suit  de  là  que  la  censure  peut  être  utile  pour  con- 
server les  mœurs,  jamais  pour  les  rétablir.  Établissez  des 
censeurs  durant  la  vigueur  des  lois;  sitôt  qu'elles  l'ont 
perdue,  tout  est  désespéré;  rien  de  légitime  n'a  plus  de 
force  lorsque  les  lois  n^en  ont  plus  (i). 

La  censure  maintient  les  mœurs  en  empêchant  leb  opi- 
nions de  se  corrompre,  en  conservant  leur  droiture  par  de 
sages  applications,  quelquefois  même  en  les  fixant  lors- 
qu'elles sont  encore  incertaines  (2).  L'usage  des  seconds  dans 
les  duels,  porté  jusqu'à  la  fureur  dans  le  royaume  de  France, 
y  fut  aboli  par  ces  seuls  mots  d'un  édit  du  roi  :  «  Quant 
à  ceux  qui  ont  la  lâcheté  d'appeler  des  seconds.  »  Ce  juge- 
ment,'prévenant  celui  du  public,  le  détermina  tout  d'un 
coup.  Mais  quand  les  mêmes  édits  voulurent  prononcer  que 

(i)  R.  Lettre  à  d'Alembert.  —  Si  le  gouvernement  peut  beaucoup  sur  les 
mœurs,  c'est  seulement  par  sa  constitution  primitive;  quand  une  fois  il  les 
a  déterminées,  non  seulement  il  n'a  plus  le  pouvoir  de  les  changer,  à  moins 
qu'il  ne  change,  il  a  même  bien  de  la  peine  à  les  maintenir  contre  les  acci- 
dents inévitables  qui  les  attaquent  et  contre  la  pente  naturelle  qui  les  altère. 

R.  Projet  de  constitution  pour  la  Corse.  —  C'est  un  excellent  moyen 
d'apprendre  à  tout  rapporter  à  la  loi,  que  de  voir  rentrer  dans  Tëtat  privé 
l'homme  qu'on  a  tant  respecté,  tandis  qu'il  était  en  place,  et  c'est  pour  lui- 
même  une  grande  leçon  pour  maintenir  les  droits  des  particuliers  d'être 
assuré  qu'un  jour  il  se  retrouvera  dans  leur  nombre. 

Noble  peuple,  je  ne  veux  point  vous  donner  des  lois  artificielles  et  systé- 
matiques inventées  par  les  hommes,  mais  vous  ramener  sous  les  seules  lois 
de  la  nature  et  de  l'ordre  qui  commandent  au  cœur  et  ne  tyrannisent  point 
les  volontés. 

Les  lois  concernant  les  successions  doivent  toutes  tendre  à  ramener  les 
choses  à  l'égalité,  en  sorte  que  chacun  ait  quelque  chose  et  personne  n'ait 
de  trop. 

MoNTBSQUiEu,  Grandeur  et  décadence  des  Romains^  chap.  vm.  —  Il  y  a 
de  mauvais  exemples  qui  sont  pires  que  des  crimes,  et  plus  d'États  ont  péri 
parce  qu'on  a  violé  les  mœurs  que  parce  qu'on  a  violé  les  lois. 

(2)  Machiavbl,  Discours  sur  Tite-Live^  liv.  III,  chap.  i.  —  Ainsi  donc  les 
hommes  qui  vivent  en  société,  sous  telle  forme  de  gouvernement  que  ce  soit, 
ont  besoin  d'être  ramenés  souvent  vers  eux-mêmes  ou  aux  principes  de 
leurs  institutions  par  des  accidents  externes  ou  internes... 

Le  retour  au  bien  dans  une  république  dépend  ou  d'un  homme  ou  d'une 
loi.  Le  moyen  dont  les  Romains  se  servirent  pour  ramener  la  République 


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LIVRE   IV.   -   CHAP.   VII.  2i3 

c'était  aussi  une  lâcheté  de  se  battre  en  duel,  ce  qui  est  très 
vrai,  mais  contraire  à  Topinion  commune,  le  public  se  mo- 
qua de  cette  décision,  sur  laquelle  son  jugement  était  déjà 
porté. 

J'ai  dit  ailleurs  (a)  que  l'opinion  publique  n'étant  point 
soumise  à  la  contrainte,  il  n'en  fallait  aucun  vestige  dans  le 
tribunal  établi  pour  la  représenter.  On  ne  peut  trop  ad- 
mirer avec  quel  art  ce  resson,  entièrement  perdu  chez  les 
modernes,  était  mis  en  œuvre  chez  les  Romains,  et  mieux 
chez  les  Lacédémoniens. 

Un  homme  de  mauvaises  mœurs  ayant  ouvert  un  bon 
avis  dans  le  Conseil  de  Sparte,  les  éphores,  sans  en  tenir 
compte,  firent  proposer  le  même  avis  par  un  citoyen  ver- 
tueux (i).Quel  honneur  pour  l'un,  quelle  note  pour  l'autre, 

à  son  principe,  fut  la  loi  qui  créa  les  tribuns  des  peuples,  celle  qui  nomma 
des  censeurs  et  toutes  celles  tendant  à  réprimer  et  l'ambition  et  Tinso- 
lence... 

Il  serait  à  désirer  qu'il  ne  se  passât  pas  plus  de  dix  ans  sans  qu'on  vit 
frapper  un  de  ces  grands  coups;  cet  espace  de  temps  suffit  bien  pour  chan* 
ger  les  mœurs  et  altérer  les  lois. 

Montesquieu,  Esprit  des  /oi5,  liv.  IV,  chap.  vu.  —  Il  y  a  beaucoup  à 
gagner  en  fait  de  mœurs  à  garder  les  coutumes  anciennes.  Comme  les 
peuples  corrompus  font  rarement  de  grandes  choses,  qu'ils  n'ont  guère  établi 
de  sociétés,  fondé  de  villes,  donné  des  lois,  et  qu'au  contraire  ceux  qui 
avaient  des  mœurs  simples  et  austères  ont  fait  la  plupart  des  établisse- 
ments, rappeler  les  hommes  aux  maximes  anciennes,  c'est  ordinairement  les 
rappeler  à  la  vertu. 

Outre  TÂréopage  il  y  avait  à  Athènes  des  gardiens  des  mœurs  et  des 
gardiens  des  lois.  Â  Lacédémone  tous  les  vieillards  étaient  censeurs.  Â  Rome 
deux  magistrats  avaient  la  censure... 

Dans  une  république  il  n'y  a  pas  une  force  si  réprimante  que  dans  les 
autres  gouvernements.  Il  faut  donc  que  les  lois  cherchent  à  y  suppléer,  elles 
le  font  par  l'autorité  paternelle.  A  Rome,  les  pères  avaient  droit  de  vie  et 
de  mort  sur  leurs  enfants.  A  Lacédémone,  chaque  père  avait  le  droit  de  cor- 
riger Tenfant  d'un  autre.  La  puissance  paternelle  se  perdit  à  Rome  avec  la 
république... 

(a)  Je  ne  fais  qu'indiquer  dans  ce  chapitre  ce  que  j'ai  traité  plus  au  long 
dans  la  Lettre  à  M,  d'Alembert,  (Note  du  Contrat  social^  édition  de  1762.) 

(i)  Plutarque,  Préceptes  pour  les  hommes  d'État.  —  A  Lacédémone,  un 
certain  Démosthène,  homme  de  mœurs  décriées,  annonçait  un  avis  parfai- 
tement approprié  à  la  circonstance.  Le  peuple  rejeta  l'avis,  mais  les  Ephores 
ayant  désigné  au  sort  un  des  vieillards,  IMnvitèrent  à  formuler  la  môme 
proposition... 


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214  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

sans  avoir^ donné  n;  louange  ni  blâme  à  aucun  des  deux! 
Certains  ivrognes  de^Samos  (a)  souillèrent  le  tribunal  des 
éphores  :  le  lendemain,  par  édit  public,  il  fut  permis  aux 
Samiens  d'être  des  vilains.  Un  vrai  châtiment  eût  été  moins 
sévère  qu'une  pareille  impunité.  Quand  Sparte  a  prononcé 
sur  ce  qui  est  ou  n'est  pas  honnête,  la  Grèce  n'appelle  pas 
de  ses  Jugements. 

CHAPITRE   VIII 

DE    LA    RELIGION     CIVILE 

Les  hommes  n'eurent  point  d'abord  d'autres  rois  que 
les  dieux,  ni  d'autre  gouvernement  que  le  théocratique. 
Ils  firent  le  raisonnement  de  Caligula,  et  alors  ils  raison- 
naient juste.  Il  faut  une  longue  altération  de  sentiments  et 
d'idées  pour  qu'on  puisse  se  résoudre  à  prendre  son  sem- 
blable pour  maître,  et  se  flatter  qu'on  s'en  trouvera  bien. 

De  cela  seul  qu'on  mettait  Dieu  à  la  tête  de  chaque  so- 
ciété politique,  il  s'ensuivit  qu'il  y  eut  autant  de  dieux  que 
de  peuples.  Deux  peuples  étrangers  l'un  à  l'autre,  et  presque 
toujours  ennemis,  ne  purent  longtemps  reconnaître  un 
même  maître  :  deux  armées  se  livrantjbataille  ne  sauraient 
obéir  au  même  chef.  Ainsi  des  divisions  nationales  résulta 
le  polythéisme,  et  de  là  l'intolérance  théologique  et  civile, 
qui  naturellement  est  la  même,  comme  il  sera  dit  ci-après. 

La  fantaisie  qu'eurent  les  Grecs  de  retrouver  leurs  dieux 
chez  les  peuples  barbares,  vint  de  celle  qu'ils  avaient  aussi 
de  se  regarder  comme  les  souverains  naturels  de  ces  peu- 
ples. Mais  c'est  de  nos  jours  une  érudition  bien  ridicule-que 
Celle  qui  roule  sur  l'identité  des  dieux  de  diverses  nations  : 
comme  si  Moloch,  Saturne  et  Chronos  pouvaient  être  le 

(a)  Ils  étaient  d'une  autre  tle,  que  la  délicatesse  de  notre  langue  défend 
de  nommer  dans  cette  occasion.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de  1782.) 
—  Il  s'agit  de  l'île  de  Chio. 


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LIVRE   IV;  —   CHAP.    VIII.  2i5 

même  dieu  !  comme  si  le  Baal  des  Phéniciens,  le  Zeus  des 
Grecs  et  le  Jupiter  des  Latins  pouvaient  être  le  même; 
comme  s'il  pouvait  rester  quelque  chose  commune  à  des 
êtres  chimériques  portant  des  noms  différents  ! 

Que  si  Ton  demande  comment  dans  le  paganisme,  où 
chaque  État  avait  son  culte  et  ses  dieux,  il  n*y  avait  point 
de  guerres  de  religion?  je  réponds  que  c'était  par  cela  même 
que  chaque  État,  ayant  son  culte  propre  aussi  bien  que  son 
gouvernement,  ne  distinguait  point  ses  dieux  de  ses  lois. 
La  guerre  politique  était  aussi  théologique;  les  départe- 
ments des  dieux  étaient,  pour  ainsi  dire,  fixés  par  les  bornes 
des  nations.  Le  dieu  d'un  peuple  n'avait  aucun  droit  sur 
les  autres  peuples.  Les  dieux  des  païens  n'étaient  point  des 
dieux  jaloux;  ils  partageaient  entre  eux  l'empire  du  monde  : 
Moïse  même  et  le  peuple  hébreu  se  prêtaient  quelquefois  à 
cette  idée  en  parlant  du  Dieu  d'Israël.  Ils  regardaient,  il 
est  vrai,  comme  nuls  les  dieux  des  Cananéens,  peuples 
proscrits,  voués  à  la  destruction,  et  dont  ils  devaient  oc- 
cuper la  place;  mais  voyez  comment  ils  parlaient  des  divi- 
nités des  peuples  voisins  qu'il  leur  était  défendu  d'atta- 
quer! «  La  possession  de  ce  qui  appartient  à  Chamos  votre 
dieu,  disait  Jephté  aux  Ammonites,  ne  vous  est-elle  pas 
légitimement  due?  Nous  possédons  au  même  titre  les  terres 
que  notre  Dieu  vainqueur  s'est  acquises  {a).  »  C'était  là,  ce  me 
semble,  une  parité  bien  reconnue  entre  les  droits  de  Chamos 
et  ceux  du  Dieu  d'Israël. 

Mais  quand  les  Juifs,  soumis  aux  rois  de  Babylone,  et 
dans  la  suite  aux  rois  de  Syrie,  voulurent  s'obstiner  à  ne 
reconnaître  aucun  autre  Dieu  que  le  leur,  ce  refus,  regardé 


{a)  Nonne  ea  quœpossidet  Chamos  deus  tuus^  tibijure  debentur?  (Jug.  xi, 
24.)  Tel  est  le  texte  de  la  Vulgate.  Le  P.  de  Carrières  a  traduit  :  «  Ne 
croyez-vous  pas  avoir  droit  de  posséder  ce  qui  appartient  à  Chamos  votre 
dieu  ?  »  JMgnore  la  force  du  texte  hébreu  ;  mais  je  vois  que,  dans  la  Vul- 
gate, Jephté  reconnaît  positivement  le  droit  du  dieu  Chamos,  et  que  le  tra- 
ducteur français  affaiblit  cette  reconnaissance  par  un  selon  vous  qui  n'est 
pas  dans  le  latin.  (Note  du  Contrat  social^  édition  de  1762.) 


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2i6  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

comme  une  rébellion  contre  le  vainqueur,  leur  attira  les 
persécutions  qu'on  lit  dans  leur  histoire,  et  dont  on  ne  voit 
aucun  autre  exemple  avant  le  christianisme  (a). 

Chaque  religion  étant  donc  uniquement  attachée  aux 
lois  de  rÉtat  qui  la  prescrivait,  il  n'y  avait  point  d'autre 
manière  de  convertir  un  peuple  que  de  l'asservir,  ni  d'au- 
tres missionnaires  que  les  conquérants;  et  l'obligation  de 
changer  de  culte  étant  la  loi  des  vaincus,  il  fallait  com- 
mencer par  vaincre  avant  d^en  parler.  Loin  que  les  hommes 
combattissent  pour  les  dieux,  c'étaient,  comme  dans 
Homère,  les  dieux  qui  combattaient  pour  les  hommes; 
chacun  demandait  au  sien  la  victoire,  et  la  payait  par  de 
nouveaux  autels.  Les  Romains,  avant  de  prendre  une  place, 
sommaient  ses  dieux  de  l'abandonner;  et  quand  ils  lais- 
saient aux  Tarentins  leurs  dieux  irrités,  c'est  qu'ils  regar- 
daient alors  ces  dieux  comme  soumis  aux  leurs  et  forcés  de 
leur  faire  hommage.  Ils  laissaient  aux  vaincus  leurs  dieux 
comme  ils  leur  laissaient  leuç-lois.  Une  couronne  au  Ju- 
piter du  Capitole  était  souvent  le  seul  tribut  qu'ils  impo- 
saient (i). 

Enfin  les  Romains  ayant  étendu  avec  leur  empire  leur 
culte  et  leurs  dieux,  et  ayant  souvent  eux-mêmes  adopté 
ceux  des  vaincus,  en  accordant  aux  uns  et  aux  autres  le 
droit  de  cité,  les  peuples  de  ce  vaste  empire  se  trouvèrent 
insensiblement  avoir  des  multitudes  de  dieux  et  de  cultes, 
à  peu  près  les  mêmes  partout  :  et  voilà  comment  le  paga- 
nisme ne  fut  enfin  dans  le  monde  connu  qu'une  seule  et 
même  religion. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Jésus  vint  établir  sur 

[a)  Il  est  de  la  dernière  évidence  que  la  guerre  des  Phocéens,  appelée 
guerre  sacrée,  n^était  pas  une  guerre  de  religion.  Elle  avait  pour  objet  de 
punir  des  sacrilèges,  et  non  de  soumettre  des  mécréants.  (Note  du  Contrat 
social,  édition  de  1762.) 

(i)  Bayle,  Pensées  diverses  sur  la  comète.  —  Les  Romains  qui  en  rete- 
nant leurs  anciennes  Divinités  en  adoptaient  souvent  de  nouvelles,  surtout 
dans  les  calamités  publiques,  s'étaient  fort  relâchés  de  leur  ancienne  disci- 
pline qui  défendait  les  cultes  étrangers.^ 


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LIVRE   IV.   -   CHAP.    VIII.  217 

la  terre  un  royaume  spirituel,  ce  qui,  séparant  le  système 
théologique  du  système  politique,  fit  que  TÉtat  cessa  d'être 
un,  et  causa  les  divisions  intestines  qui  n'ont  jamais  cessé 
d'agiter  les  peuples  chrétiens.  Or,  cette  idée  nouvelle  d'un 
royaume  de  Tautre  monde  n'ayant  pu  jamais  entrer  dans 
la  tête  des  païens,  ils  regardèrent  toujours  les  chrétiens 
comme  de  vrais  rebelles,  qui,  sous  une  hypocrite  soumis- 
sion, ne  cherchaient  que  le  moment  de  se  rendre  indépen- 
dants et  maîtres,  et  d'usurper  adroitenient  l'autorité  qu'ils 
feignaient  de  respecter  dans  leur  faiblesse.  Telle  fut  la  cause 
des  persécutions. 

Ce  que  les  païens  avaient  craint  est  arrivé.  Alors  tout 
a  changé  de  face;  les  humbles  chrétiens  ont  changé  de  lan- 
gage, et  bientôt  on  a  vu  ce  prétendu  royaume  de  l'autre 
monde  devenir,  sous  un  chef  visible,  le  plus  violent  despo- 
tisme dans  celui-ci. 

Cependant,  comme  il  y  a  toujours  eu  un  prince  et  des 
lois  civiles,  il  est  résulté  de  cette  double  puissance  un  perpé- 
tuel conflit  de  juridiction  qui  a  rendu  toute  bonne  politie 
impossible  dans  les  États  chrétiens;  et  l'on  n*a  jamais  pu 
venir  à  bout  de  savoir  auquel  du  maître  ou  du  prêtre  on 
était  obligé  d'obéir. 

Plusieurs  peuples  cependant,  même  dans  TEurope  ou 
à  son  voisinage,  ont  voulu  conserver  ou  rétablir  l'ancien 
système,  mais- sans  succès;  l'esprit  du  christianisme  a  tout 
gagné.  Le  culte  sacré  est  toujours  resté  ou  redevenu  indé- 
pendant du  souverain,  et  sans  liaison  nécessaire  avec  le 
corps  de  l'État.  Mahomet  eut  des  vues  très  saines,  il  lia 
bien  son  système  politique;  et,  tant  que  la  forme  de  son 
gouvernement  subsista  sous  les  califes  ses  successeurs,  ce 
gouvernement  fut  exactement  un,  et  bon  en  cela.  Mais  les 
Arabes,  devenus  florissants,  lettrés,  polis,  mous  et  lâches, 
furent  subjugués  par  des  barbares  :  alors  la  division  entre 
les  deux  puissances  recommença;  quoiqu'elle  soit  moins 
apparente  chez  les  mahométans  que  chez  les  chrétiens, 


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2i8  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

elle  y  est  pourtant,  surtout  dans  la  secte  d'Ali  ;  et  il  y  a  des 
États,  tels  que  la  Perse,  où  elle  ne  cesse  de  se  faire  sentir^ 

Parmi  nous,  les  rois  d'Angleterre  se  sont  établis  chefs 
de  l'Église;  autant  en  ont  fait  les  czars  :  mais,  par  ce  titre, 
ils  s'en  sont  moins  rendus  les  maîtres  que  les  ministres; 
ils  ont  moins  acquis  le  droit  de  la  changer  que  le  pouvoir 
de  la  maintenir  :  ils  n'y  sont  pas  législateurs,  ils  n'y  sont 
que  princes.  Partout  où  le  clergé  fait  un  corps  (a),  il  est 
maître  et  législateur  dans  sa  patrie.  Il  y  a  donc  deux  puis- 
sances, deux  souverains,  en  Angleterre  et  en  Russie,  tout 
comme  ailleurs. 

De  tous  les  auteurs  chrétiens,  le  philosophe  Hobbes  est 
le  seul  qui  ait  bien  vu  le  mal  et  le  remède,  qui  ait  osé  pro- 
poser de  réunir  les  deux  têtes  de  l'aijgle,  et  de  tout  ramener 
à  Punité  politique,  sans  laquelle  jamais  État  ni  gouverne- 
ment ne  sera  bien  constitué  (  i  ).  Mais  il  a  dû  voir  que  Tesprit 

(a)  11  faut  bien  remarquer  que  ce  ne  sont  pas  tant  des  assemblées  for- 
melles;  comme  celles  de  France,  qui  lient  le  clergé  en  un  corps,  que  la 
communion  des  Églises.  La  communion  et  Texcommunication  sont  le  pacte 
social  du  clergé,  pacte  avec  lequel  il  sera  toujours  le  maître  des  peuples  et 
des  rois.  Tous  les  prêtres  qui  communiquent  ensemble  sont  concitoyens, 
fussent-ils  des  deux  bouts  du  monde.  Cette  invention  est  un  chef-d*œuvre 
en  politique.  Il  n^  avait  rien  de  semblable  parmi  les  prêtres  païens  :  aussi 
n'ont-ils  jamais  fait  un  corps  de  clergé.  (Note  du  Contrat  social,  édition  de 
1762.) 

(i)  HoBBEs,  De  Cive,  chap.  v.  —  Nul  ne  peut  servir  deux  maîtres,  et  on 
ne  doit  pas  moins  craindre,  voire  on  doit  plutôt  obéir  à  celui  qui  menace 
d'une  mort  éternelle  qu'à  celui  qui  n'étend  pas  les  supplices  au  delà  de 
cette  vie.  Il  s'ensuit  donc  que  le  droit  de  juger  des  opinions  ou  doctrines 
contraires  à  la  tranquillité  publique  et  de  défendre  qu'on  les  enseigne  ap- 
partient au  magistrat  et  à  l'assemblée  à  qui  on  a  donné  l'autorité  suprême. 

(Noté).  —  Je  ne  feindrai  point  de  dire  que  lorsque  je  formais  mon  rai- 
sonnement j'avais  à  la  pensée  cette  autorité  que  plusieurs  donnent  au  pape 
dans  les  royaumes  qui  ne  lui  appartiennent  point  et  que  quelques  évéques 
veulent  usurper  dans  leurs  diocèses  hors  de  l'Église  romaine  et  que  je  voulais 
refuser  la  licence  que  j'ai  vu  prendre  à  quelques  sujets  du  Tiers  Etat  sous 
prétexte  de  religion.  Car  y  a-t-il  eu  jamais  aucune  guerre  civile  dans  la 
chrétienté  qui  n'ait  tiré  son  origine  de  cette  source  ou  qui  n'en  ait  été  entre- 
tenue? J'ai  donc  laissé  à  la  puissance  civile  le  droit  de  juger  si  une  doctrine 
répugne  à  l'obéissance  des  citoyens,  et  si  elle  y  répugne  je  lui  ai  donné 
l'autorité  de  défendre  qu'elle  soit  enseignée. 

Les  raisonnements  que  j'ai  formés  jusqu'ici  montrent  bien  évidemment 


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LIVRE    IV.   —   CHAP.    VIII.  219 

dominateur  du  christianisme  était  inconj^patible  avec  son 
système,  et  que  l'intérêt  du  prêtre  serait  toujours  plus  fort 
que  celui  de  TÉtat.  Ce  n'est  pas  tant  ce'  qu'il  y  a  d'hor- 
rible et  de  faux  dans  s^j^olitique,  que  ce  qu'il  y  a  de  juste 
et  de  vrai,  qui  Ta  rendue  odieuse  [a)  (i). 

qu'en  une  cité  parfaite  (c'est-à-dire  en  un  État  bien  policé,  où  aucun  parti- 
culier n*a  le  droit  de  se  servir  de  ses  propres  forces  comme  il  lui  plaira 
pour  sa  propre  conservation,  ce  que  je  dirai  en  d'autres  termes  où  le  droit 
du  glaive  privé  est  ôté)  il  faut  qu*il  y  ait  une  certaine  personne  qui  pos- 
sède-une puissance  suprême  la  plus  haute  que  les  hommes  puissent  rai- 
sonnablement conférer  et  môme  qu'ils  puissent  recevoir;  or  cette  sorte 
d'autorité  est  celle  qu'on  nomme  absolue, 

Warburton,  Deuxième  dissertation.  —  Hobbes,  quoique  accusé  d'athé- 
isme, semble  avoir  pénétré  plus  avant  dans  cette  matière  que  le  Stratoni- 
cien  de  Bayle.  Il  paraît  qu'il  a  senti  que  l'idée  de  morale  renfermait  néces- 
sairement celle  d'obligation,  l'idée  d'obligation  celle  de  loi  et  l'idée  de  loi 
celle  de  législateur.  C'est  pourquoi,  après  avoir  en  quelque  sorte  banni  le 
législateur  de  l'univers,  il  a  jugé  à  propos,  afin  que  la  moralité  des  actions 
ne  restât  pas  sans  fondement,  de  faire  intervenir  son  grand  monstre  qu'il 
appelle  le  Léviathan,  et  d'en  faire  le  créateur  et  le  soutien  du  bien  et  du 
mal  moral. 

[a)  Voyez,  entre  autres,  dans  une  lettre  de  Grotius  à  son  frère,  du  1 1  avril 
1643,  ce  que  ce  savant  homme  approuve  et  ce  qu'il  blâme  dans  le  livre  de 
Cive.  Il  est  vrai  que,  porté  à  l'indulgence,  il  paraît  pardonner  à  l'auteur  le 
bien  en  faveur  du  mal,  mais  tout  le  monde  n'est  pas  si  clément.  (Note  du 
Contrat  social,  édition  de  1762.)  —  Lettre  de  Grotius  écrite  en  latin  à  son 
frère  et  datée  du  11  avril  1643  :  «  J'ai  vu  le  traité  du  citoyen.  Je  goûte  ce 
qu'il  dit  en  faveur  des  Rois,  mais  je  ne  saurais  approuver  les  fondements 
sur  lesquels  il  appuie  ses  opinions.  Il  croit  que  tous  les  hommes  sont  na- 
turellement en  état  de  guerre  et  il  établit  quelques  autres  choses  qui  ne 
s'accordent  pas  avec  mes  principes.  Car  il  va  jusqu'à  soutenir  qu'il  est  du 
devoir  de  chaque  particulier  de  suivre  la  religion  admise  dans  sa  patrie, 
sinon  en  y  adhérant  de  cœur,  du  moins  en  s'y  soumettant  par  obéissance. 
Il  y  a  dans  cet  auteur  d'autres  choses  encore  que  je  ne  peux  approuver.  » 

(i)  Hobbes,  Z>e  Cive,  La  Religion,  chap.  xv.  —  ...Chaque  citoven  a  trans- 
féré de  son  droit  à  celui  ou  à  ceux  qui  commandent  dans  l'Ltat,  autant 
qu'il  a  pu  en  transférer.  Or  rien  n'a  empêché  qu'il  n'ait  transporté  le  droit 
de  déterminer  la  manière  en  laquelle  il  faut  honorer  Dieu,  d'où  je  conclus 
que  le  transport  en  a  été  fait  réellement... 

Encore  que  les  rois  n'interprètent  pas  eux-mêmes  la  parole  de  Dieu, 
néanmoins  la  charge  de  l'interpréter  peut  dépendre  de  leur  autorité;  de 
sorte  que  ceux  qui  la  leur  veulent  ôter  à  cause  qu'ils  ne  la  peuvent  pas 
toujours  exercer  eux-mêmes  sont  aussi  bien  fondés  que  s'ils  prétendaient 
qu'un  souverain  ne  peut  pas  dresser  des  chaires  en  mathématiques,  qui 
dépendent  de  son  autorité  royale,  s'il  n'est  lui-môme  un  grand  mathéma- 
ticien. 

...Christ  n'a  pas  reçu  du  Père  une  autorité  royale  en  ce  monde,  mais 


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320  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Je  crois  qu'en  développant  sous  ce  point  de  vue  les  faits 
historiques,  on  réfuterait  aisément  les  sentiments  opposés 
de  Bayle  et  de  Warburton,  dont  Pun  prétend  que  nulle  re- 

seulement  un  office  de  conseiller  et  la  possession  d'une  sagesse  exquise  pour 
endoctriner  les  hommes... 

HoBBBs,  De  Cive,  La  Religion,  chap.  xii.  —  De  ce  que  notre  Sauveur  ne 
prescrit  au  sujet  des  princes  ni  aux  citoyens  des  Républiques  aucunes  lois 
distributives,  c'est-à-dire  qu'il  ne  leur  a  donné  aucunes  règles  par  les- 
quelles chaque  particulier  peut  discerner  ce  qui  lui  appartient  et  lui  est 
propre  d'avec  ce  qui  est  à  autrui,  ni  en  quels  termes,  en  quelle  forme  et 
avec  quelles  circonstances  il  faut  qu'une  chose  soit  livrée, saisie,  donnée  ou 
possédée,  afin  qu'elle  soit  estimée  légitimement  appartenir  à  celui  qui  la 
reçoit,  qui  la  saisit  et  qui  la  possède,  il  faut  nécessairement  conclure  que  non 
seulement  parmi  les  infidèles  desquels  Christ  a  dit  qu'il  n'était  point  leur 
juge  ni  leur  arbitre,  mais  aussi  parmi  les  chrétiens  chaque  particulier  doit 
recevoir  cette  sorte  de  règlements  de  l'État  dans  lequel  il  vit,  c'est-à-dire  du 
prince  ou  de  l'assemblée  qui  exerce  la  souveraine  puissance  de  la  République... 

...Au  reste,  parce  que  notre  Sauveur  n'a  indiqué  aucunes  lois  aux  sujets 
touchant  le  gouvernement  de  l'État  outre  celles  de  la  nature,  c'est-à-dire 
outre  le  commandement  d'une  obéissance  civile,  ce  n'est  pas  à  aucun  parti- 
culier de  définir...  quelles  sont  les  personnes  pernicieuses  à  l'État,  quels  sont 
ceux  dont  l'autorité  doit  être  suspecte,  quelles  sont  les  doctrines  et  les 
mœurs,  quels  sont  les  discours  et  quels  les  mariages  desquels  le  public 
peut  recevoir  du  dommage  ou  de  l'utilité.  Mais  on  doit  apprendre  toutes 
ces  choses  et  autres  semblables  de  la  voix  publique,  je  veux  dire  de  la  bouche 
des  souverains  lorsqu'il  faut  s'en  éclaircir... 

...Car  Jésus-Christ  n'était  pas  venu  au  monde  pour  nous  enseigner  la 
logique... 

Il  est  très  évident  que  les  sujets  qui  s'estiment  obligés  d'acquiescer  à  une 
puissance  étrangère  en  ce  qui  regarde  les  doctrines  nécessaires  au  salut  ne 
forment  pas  un  État  qui  soit  tel  de  soi-même  et  se  rendent  vassaux  de  cet 
étranger  auquel  ils  se  soumettent... 

Dans  les  États  chrétiens  le  jugement  tant  des  choses  spirituelles  que  des 
temporelles  appartient  au  bras  séculier  de  la  puissance  politique,  de  sorte 
que  l'assemblée  souveraine  ou  le  prince  souverain  est  le  chef  de  l'Église 
aussi  bien  que  celui  de  l'État,  car  l'Église  et  la  république  chrétienne  ne 
sont  au  fond  qu'une  même  chose. 

Id.f  chap.  XVIII.  —  ...Croire  au  Christ  n'est  autre  chose  que  croire  que 
Jésus  est  le  Christ,  à  savoir  celui  qui  devait  venir  au  monde  pour  rétablir 
le  règne  de  Dieu  suivant  que  Moïse  et  les  prophètes  juifs  l'avaient  prédit... 

...Il  n'y  a  aucun  autre  article  que  celui-ci,  que  Jésus  est  le  Christ,  qui 
sôit  requis  à  un  homme  chrétien  comme  nécessaire  au  salut... 

Celui  que  tout  le  genre  humain  croirait  vraiment  et  entièrement  inca- 
pable d'errer  serait  très  assuré  d'en  avoir  le  gouvernement  et  dans  le  tem- 
porel et  dans  le  spirituel,  si  ce  n'est  qu'il  refusât  une  si  vaste  puissance, 
parce  que  s'il  disait  qu'il  faut  lui  obéir,  môme  en  ce  qui  est  du  civil,  on  ne 
pourrait  pas  lui  contester  cette  souveraineté  parce  qu'on  estime  ses  juge- 
ments infaillibles... 


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LIVRE   IV.   -   CHAP.    VIII.  221 

ligion  n'est  utile  au  corps  politique(i),  et  dont  Tautre  sou- 
tient, au  contraire,  que  le  christianisme  en  est  le  plus  ferme 
appui  (2).  On  prouverait  au  premier  que  jamais  État  ne  fut 

C'est  à  la  môme  fin,  que  se  rapporte  le  privilège  dMnterpréter  les  Écri- 
tures... celui  qui  a  une  telle  autorité  a  sans  contredit  un  grand  empire  sur 
tous  ceux  qui  reconnaissent  les  Écritures  saintes  pour  la  vraie  parole  de 
Dieu. 

A  cela  même  tend  la  question  touchant  la  puissance  de  remettre  et  de 
retenir  les  péchés  ou  touchant  le  pouvoir  d*excommunier... 

D'instituer  des  ordres  et  des  sociétés,  car  ceux  qui  entrent  dépendent  du 
fondateur  puisque  c'est  par  lui  qu'ils  subsistent  et  il  a  autant  de  sujets  qu'il 
y  a  de  moines  qui  embrassent  sa  religion,  puisqu'ils  demeurent  dans  une 
république  ennemie... 

C'est  à  cela  que  vise  la  question  de  juger  des  mariages  légitimes  parce 
que  celui  à  qui  il  appartient  de  juger  de  ces  mariages  doit  connaître  aussi 
des  causes  qui  concernent  les  héritages  et  les  successions  et  tous  les  biens 
et  droits  non  seulement  des  particuliers  mais  aussi  des  plus  grands  princes... 
A  cela  même  tend  en  quelque  façon  le  célibat  des  ecclésiastiques,  car  ceux 
qui  ne  sont  pas  liés  par  le  mariage  sont  moins  attachés  que  les  autres  au 
corps  de  la  République. 

(1)  Baylb,  Pensées  diverses  écrites  à  un  docteur  en  Sorbonne  à  l'occasion 
de  la  comète  qui  parut  au  mois  de  décembre  1680,  4*  édition,  Rotterdam, 
1704,  4  vol.  Tome  !•',  page  264  et  tome  II,  page  328.  —  Quand  on  compare 
les  mœurs  d'un  homme  qui  a  une  religion  avec  l'idée  générale  qu'on  se 
forme  des  mœurs  de  cet  homme,  on  est  tout  surpris  de  ne  trouver  aucune 
conformité  entre  ces  deux  choses...  C'est  que  l'homme  ne  se  détermine  pas 
à  une  certaine  action  plutôt  qu'à  une  autre  par  les  connaissances  générales 
qu'il  a  de  ce  qu'il  doit  faire,  mais  par  lé  jugement  particulier  qu'il  porte  de 
chaque  chose,  lorsqu'il  est  sur  le  point  d'agir...  N'est-ce  pas  uniquement  la 
nouvelle  vigueur  que  le  Roi  a  donnée  aux  lois  pour  réprimer  la  hardiesse 
des  filous  qui  nous  met  à  couvert  de  leurs  insultes  la  nuit  et  le  jour  dans 
les  rues  de  Paris?  Sans  cela  ne  serions-nous  pas  exposés  aux  mêmes  vio- 
lences que  sous  les  autres  règnes,  quoique  les  prédicateurs  et  les  confesseurs 
fassent  encore  mieux  leur  devoir  qu'ils  ne  le  faisaient  autrefois  ? 

(2)  Warburton,  Dissertations  sur  l'Union  de  la  religion,  de  la  morale 
et  de  la  politique,  2  tomes,  Londres j  chez  Guillaume  Darrès  (1742).  Pre- 
mière  dissertation  :  Sur  l'origine  et  la  nature  de  la  société  civile  et  sur 
la  nécessité  de  la  religion  pour  en  affermir  l'établissement.  —  Dans  l'état 
de  nature  on  avait  peu  de  choses  à  souhaiter,  peu  de  désirs  à  combattre, 
mais  depuis  l'établissement  des  sociétés  nos  besoins  ont  augmenté  à  mesure 
que  les  arts  de  la  vie  se  sont  multipliés  et  perfectionnés;  l'accroissement  de 
nos  besoins  a  été  suivi  de  celui  de  nos  désirs  et  graduellement  de  celui  de 
nos  efforts  pour  surmonter  l'obstacle  des  lois.  C'est  cet  accroissement  de 
nouveaux  arts,  de  notiveaux  besoins,  de  nouveaux  désirs  qui  a  insensible- 
ment amorti  l'esprit  d'hospitalité  et  de  générosité  et  qui  leur  a  substitué  celui 
de  cupidité,  de  vénalité  et  d'avarice... 

Dans  la  constitution  originaire  du  gouvernement  civil,  l'on  est  convenu 
que  la  protection  et  l'obéissance  seraient  les  conditions  réciproques  de  ceux 


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222  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

fondé  que  la  religion  ne  lui  servît  de  base;  et  au  second, 
que  la  loi  chrétienne  est  au  fond  plus  huisible  qu'utile  à  la 
forte  constitution  de  TÉtat  (i).  Pour  achever  de  me  faire  en- 

qui  gouverneraient  et  de  ceux  qui  seraient  gouvernés.  Lorsqu'un  citoyen 
obéit  à  la  loi,  la  dette  que  la  société  contracte  envers  lui  se  trouve  payée  par 
la  protection  qu'elle  lui  accorde... 

Puisque  la  crainte  du  mal  et  l'espérance  du  bien  qui  sont  les  deux  grands 
ressorts  de  la  nature  pour  déterminer  les  hommes,  suffisent  à  peine  pour 
faire  observer  les  lois,  puisque  la  société  civile  ne  peut  employer  l'un  qu'im- 
parfaitement et  n'est  point  en  état  de  faire  aucun  usage  de  l'autre,  puis- 
que enfin  la  religion  seule  peut  réunir  ces  deux  ressorts  et  les  mettre  en  œuvre 
avec  la  plus  grande  efficacité,  qu'elle  seule  peut  infliger  des  peines  et  tou- 
jours certaines  et  toujours  justes,  que  l'infraction  soit  publique  ou  secrète,  et 
que  les  devoirs  enfreints  soient  en  obligation  parfaite  ou  imparfaite,  puis- 
qu'elle seule  peut  apprécier  le  mérite  de  l'obéissance,  pénétrer  les  motifs 
de  nos  actions  et  offrir  à  la  vertu  des  récompenses  que  la  société  civile  ne 
saurait  donner,  il  s'ensuit  évidemment  que  l'autorité  de  la  religion  est  de 
nécessité  absolue  pour  assurer  l'observation  des  devoirs  et  maintenir  le 
gouvernement  civil. 

L'utilité  de  la  religion  et  en  particulier  du  dogme  des  récompenses  et  des 
peines  d'une  autre  vie  a  été  reconnue  par  les  ennemis  de  la  religion. 

(i)  Machiavel,  Discours  sur  Tite-Live,  liv.  l,  chap.  ii.  —  Si  l'attachement 
au  culte  de  la  divinité  est  le  garant  le  plus  assuré  de  la  grandeur  des  répu- 
bliques, le  mépris  de  la  religion  est  la  cause  la  plus  certaine  de  leur 
ruine.  Malheur  à  l'Etat  où  la  crainte  de  l'Être  suprême  n'existe  pas  !  Il 
doit  périr  s'il  n'est  maintenu  par  la  crainte  du  prince  môme  qui  supplée 
au  défaut  de  la  religion,  et  comme  les  princes  ne  régnent  que  le  temps  de  la 
vie,  il  faut  également  que  l'Etat,  dont  l'existence  ne  tient  qu  à  la  vertu  de 
celui  qui  règne,  périsse  promptement. 

Id,<,  chap.  XII.  — Les  princes  et  les  républiques  qui  veulent  se  maintenir 
à  l'abri  de  toute  corruption  doivent  sur  toutes  choses  conserver  la  religion 
et  ses  cérémonies  et  entretenir  le  respect  dû  à  leur  sainteté... 

Tout  ce  qui  tend  à  favoriser  la  religion  doit  être  accueilli,  quand  même 
on  en  reconnaîtrait  la  fausseté,  et  on  le  doit  d'autant  plus  qu'on  a  plus  de 
sagesse  et  de  connaissance  du  cœur  humain. 

BossuET,  Politique  de  rEcriturCy  liv.  VU,  art.  2.  ///«  Proposition.  —  Que 
si  l'on  demande  ce  qu'il  faudrait  dire  d'un  État  où  l'autorité  publique  se 
trouverait  établie  sans  aucune  religion,  on  voit  d'abord  qu'on  n'a  pas 
besoin  de  répondre  à  des  questions  chimériques.  De  tels  Etats  ne  furent 
jamais.  Les  peuples  où  il  n'y  a  point  de  religion  sont  en  môme  temps  sans 
police,  sans  véritable  subordination  et  entièrement  sauvages.  Les  hommes 
n'étant  point  tenus  par  la  conscience  ne  peuvent  s'assurer  les  uns  les  au- 
tres. Dans  les  empires  où  les  historiens  rapportent  que  les  savants  et  les 
magistrats  méprisent  la  religion  et  sont  sans  Dieu  dans  leur  cœur,  ces  peuples 
sont  conduits  par  d'autres  principes  et  ils  ont  un  culte  public. 

Si,  néanmoins,  il  s'en  trouvait  où  le  gouvernement  fût  établi  encore  qu'il 
n'y  eût  aucune  religion  (ce  qui  n'est  pas  et  ne  paraît  pas  pouvoir  être),  il  y 
faudrait  conser\'er  le  bien  de  la  société  le  plus  qu'il  serait  possible  et  cet  état 


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LIVRE   IV.    —   CHAP.    VIII.  223 

tendre,  il  ne  faut  que  donner  un  peu  plus  de  précision  aux 
idées  trop  vagues  de  religion  relatives  à  mon  sujet. 

La  religion,  considérée  par  rapport  à  la  société,  qui  est 
ou  générale  ou  particulière,  peut  aussi  se  diviser  en  deux 
espèces  :  savoir,  la  religion  de  Thomme,  et  celle  du  citoyen. 
La  première,  sans  temples,  sans  autels,  sans  rites,  bornée 
au  culte  purement  intérieur  du  Dieu  suprême  et  aux  devoirs 
éternels  de  la  morale,  est  la  pure  et  simple  religion  de 
l'Évangile,  le  vrai  théisme,  et  ce  qu'on  peut  appeler  le  droit 
divin  naturel.  L'autre,  inscrite  dans  un  seul  pays,  lui  donne 
ses  dieux,  ses  patrons  propres  et  tutélaires;  elle  a  ses 
dogmes,  ses  rites,  son  culte  extérieur  prescrit  par  des  lois  : 
hors  la  seule  nation  qui  la  suit,  tout  est  pourrie  infidèle, 
étranger,  barbare;  elle  n^étend  les  devoirs  et  les  droits  de 
l'homme  qu'aussi  loin  que  ses  autels.  Telles  furent  toutes 
les  religions  des  premiers  peuples,  auxquelles  on  peut 
donner  le  nom  de  droit  divin  civil  ou  positif  (i). 

vaudrait  mieux  qu'une  anarchie  absolue  qui  est  un  état  de  guerre  de  tous 
contre  tous. 

IV*  Proposition,  —  Quoiqu'il  soit  vrai  que  les  fausses  religions,  en  ce 
qu'elles  ont  de  bon  et  de  vrai  qui  est  qu'il  faut  reconnaître  quelque  divinité 
à  laquelle  les  choses  humaines  sont  soumises,  puissent  suffire  absolument 
à  la  constitution  des  États... 

Warburton,  Seizième  dissertation  (fin).  —  En  un  mot  et  c'est  la  con- 
clusion de  tout  cet  ouvrage  :  quiconque  veut  assurer  le  gouvernement  civil 
doit  le  soutenir  par  la  religion  et  quiconque  veut  étendre  la  religion  doit 
employer  le  secours  du  gouvernement  civil. 

Montesquieu,  Esprit  des  lois,  liv.  XXIV,  chap.  ii.  —  M.  Bayle  a  pré- 
tendu prouver  qu'il  valait  mieux  être  athée  qu'idolâtre,  c'est-à-dire,  en  d'au- 
tres termes,  qu'il  est  moins  dangereux  de  n'avoir  point  du  tout  de  religion 
que  d'en  avoir  une  mauvaise... 

Ce  n'est  qu'un  sophisme  fondé  sur  ce  qu'il  n'est  d'aucune  utilité  au  genre 
humain  que  l'on  croie  qu'un  certain  homme  existe,  au  lieu  qu'il  est  très 
utile  que  l'on  croie  que  Dieu  est... 

Quand  il  serait  inutile  que  les  sujets  eussent  une  religion,  il  ne  le  serait 
pas  que  les  princes  en  eussent  et  qu'ils  blanchissent  d'écume  le  seul  frein 
que  ceux  qui  ne  craignent  pas  les  lois  humaines  puissent  avoir... 

La  question  n'est  pas  de  savoir  s'il  vaudrait  mieux  qu'un  certain  homme 
ou  qu'un  certain  peuple  n'eût  point  de  religion  que  d'abuser  de'celle  qu'il 
a,  mais  de  savoir  quel  est  le  moindre  mal  que  Ton  abuse  quelquefois  de  la 
religion  ou  qu'il  n'y  en  ait  point  du  tout  parmi  les  hommes. 

(i)  R.  Emile,  liv.  IV.  —  Il  fallait  un  culte  uniforme,   je  le  veux  bien, 


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234  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

Il  y  a  une  troisième  sorte  de  religion  plus  bizarre,  qui, 
donnant  aux  hommes  deux  législations,  deux  chefs,  deux 
patries,  les  soumet  à  des  devoirs  contradictoires,  et  les  em- 
pêche de  pouvoir  être  à  la  fois  dévots  et  citoyens.  Telle  est 
la  religion  des  Lamas,  telle  est  celle  des  Japonais,  tel  est 
le  christianisme  romain.  On  peut  appeler  celui-ci  la  reli- 
gion du  prêtre.  Il  en  résulte  une  sorte  de  droit  mixte  et 
insociable  qui  n'a  point  de  nom. 

A  considérer  politiquement  ces  trois  sortes  de  religion, 
elles  ont  toutes  leurs  défauts.  La  troisième  est  si  évidem- 
ment mauvaise,  que  c'est  perdre  le  temps  de  s^amuser  à  le 
démontrer.  Tout  ce  qui  rompt  l'unité  sociale  ne  vaut  rien; 
toutes  les  institutions  qui  mettent  l'homme  en  contradic- 
tion avec  lui-même  ne  valent  rien. 

La  seconde  est  bonne  en  ce  qu'elle  réunit  le  culte  divin 
et  l'amour  des  lois,  et  que,  faisant  de  la  patrie  Tobjet  de 
l'adoration  des  citoyens,  elle  leur  apprend  que  servir  l'État, 
c'est  en  servir  le  dieu  tutélaire.  C'est  une  espèce  de  théo- 
cratie, dans  laquelle  on  ne  doit  point  avoir  d'autre  pontife 

mais  ce  point  était-il  donc  si  important  qu'il  fallût  tout  Tappareil  de  la 
puissance  divine  pour  rétablir  ?  Ne  confondons  point  le  cérémonial  de  la 
religion  avec  la  religion.  Le  culte  que  Dieu  demande  est  celui  du  cœur;  et 
celui-là,  quand  il  est  sincère,  est  toujours  uniforme.  C'est  avoir  une  vanité 
bien  folle  de  s'imaginer  que  Dieu  prenne  un  si  grand  intérêt  à  la  forme  de 
l'habit  du  prêtre,  à  Tordre  des  mots  qu'il  prononce,  aux  gestes  qu'il  fait  à 
Fautel,  et  à  toutes  ses  génuflexions!  Eh!  mon  ami,  reste  de  toute  ta  hau- 
teur, tu  seras  toujours  assez  près  de  terre.  Dieu  veut  ôtre  adoré  en  esprit 
et  en  vérité  :  ce  devoir  est  celui  de  toutes  les  religions,  de  tous  les  pays,  de 
tous  les  hommes.  Quant  au  culte  extérieur,  s'il  doit  être  uniforme  pour  le 
bon  ordre,  c'est  purement  une  affaire  de  police  ;  il  ne  faut  point  de  révé- 
lation pour  cela. 

R.  Emile,  liv.  IV.  —  Dieu  n'a-t-il  pas  tout  dit  à  nos  yeux,  à  notre 
conscience,  à  notre  jugement  ?  Qu'est-ce  que  les  hommes  nou$  diront  de 
plus  ?  Leurs  révélations  ne  font  que  dégrader  Dieu  en  lui  donnant  les  pas- 
sions humaines.  Loin  d'éclaircir  les  notions  du  grand  Être,  je  vois  que  les 
dogmes  particuliers  les  embrouillent  ;  que  loin  de  les  ennoblir  ils  les  avi- 
lissent; qu'aux  mystères  inconcevables  qui  l'environnent,  ils  ajoutent  des 
contradictions  absurdes;  qu'ils  rendent  l'homme  orgueilleux,  intolérant, 
cruel;  qu'au  lieu  d'établir  la  paix  sur  la  terre,  ils  y  portent  le  fer  et  le  feu. 
Je  me  demande  à  quoi  bon  tout  cela  sans  savoir  me  répondre.  Je  n'y  vois 
que  les  crimes  des  hommes  et  les  misères  du  genre  humain. 


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LIVRE   IV.  —   CHAP.    VIII.  225 

que  le  prince,  nî  d'autres  prêtres  que  les  magistrats.  Alors 
mourir  pour  son  pays,  c'est  aller  au  martyre;  violer  les 
lois,  c'est  être  impie;  et  soumettre  un  coupable  à  l'exécra- 
tion publique,  c'est  le  dévouer  au  courroux  des  dieux  : 
Sacer  estod. 

Mais  elle  est  mauvaise  en  ce  qu'étant  fondée  sur  l'erreur 
et  sur  le  mensonge,  elle  trompe  les  hommes,  les  rend  cré- 
dules, superstitieux,  et  noie  le  vrai  culte  de  la  Divinité  dans 
un  vain  cérémonial.  Elle  est  mauvaise  encore,  quand,  de- 
venant exclusive  et  tyrannique,  elle  rend  un  peuple  sangui- 
naire et  intolérant,  en  sorte  qu'il  ne  respire  que  meurtre 
et  massacre,  et  croit  faire  une  action  sainte  en  tuant  qui- 
conque n'admet  pas  ses  dieux.  Cela  met  un  tel  peuple  dans 
un  état  naturel  de  guerre  avec  tous  les  autres,  très  nuisible 
à  sa  propre  sûreté  (i). 

Reste  donc  la  religion  de  l'homme  ou  le  christianisme, 

(i)  R.  Nouvelle  HéloUe,  partie  V,  lettre  5.  ~  Je  ne  cesserai  jamais  de 
le  redire,  c'est  que  ces  persécuteurs-là  ne  sont  point  des  croyants,  ce  sont 
des  fourbes. 

R.  Nouvelle  Héloïse,  partie  VI,  lettre  8.  —  Je  vois  qu'il  est  impossible 
que  l'intolérance  m'endurcisse  l'âme.  Comment  chérir  tendrement  les  gens 
qu'on  réprouve?  Quelle  charité  peut-on  conserver  parmi  les  damnés?  Les 
aimer  ce  serait  haïr  Dieu  qui  les  punit.  Voukms-nous  donc  être  humains; 
jugeons  les  actions  et  non  pas  les  hommes,  n'empiétons  point  sur  l'horrible 
fonction  des  démons;  n'ouvrons  point  si  légèrement  l'enfer  à  nos  frères.  Eh! 
s'il  était  destiné  pour  ceux  qui  se  trompent,  quel  mortel  pourrait  l'éviter? 

R.  Emile,  liv.  IV.  —  Baylc  a  très  bien  prouvé  que  le  fanatisme  est  plus 
pernicieux  que  l'athéisme,  et  cela  est  incontestable;  mais  ce  qu'il  n'a  eu 
garde  de  dire,  et  qui  n'est  pas  moins  vrai,  c'est  que  le  fanatisme,  quoique 
sanguinaire  et  cruel,  est  pourtant  une  passion  grande  et  forte,  qui  élève  le 
cœur  de  l'homme,  qui  lui  fait  mépriser  la  mort,  qui  lui  donne  un  ressort 
prodigieux,  et  gu'il  ne  faut  que  mieux  diriger  pour  en  tirer  les  plus  sublimes 
vertus;  au  lieu  que  l'irréligion,  et  en  général  l'esprit  raisonneur  et  philo- 
sophique, attache  à  la  vie,  efféminé,  avilit  les  âmes,  concentre  toutes  les 
passions  dans  la  bassesse  de  Tintérôt  particulier,  dans  Tabjection  du  moi 
humain,  et  sape  ainsi  à  petit  bruit  les  vrais  fondements  de  toute  société;  car 
ce  que  les  intérêts  particuliers  ont  de  commun  est  si  peu  de  chose  qu'il  ne 
balancera  jamais  ce  qu'ils  ont  d'opposé. 

Si  l'athéisme  ne  fait  pas  verser  le  sang  des  hommes,  c'est  moins  par 
amour  pour  la  paix  que  par  indifférence  pour  le  bien  :  comme  que  tout 
aille,  peu  importe  au  prétendu  sage,  pourvu  qu'il  reste  en  repos  dans  son 
cabinet.  Ses  principes  ne  font  pas  tuer  les  hommes,  mais  ils  les  empêchent 

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226  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

non  pas  celui  d'aujourd'hui,  mais  celui  de  TÉvangile, 
qui  en  est  tout  à  fait  différent.  Par  cette  religion  sainte, 
sublime,  véritable,  les  hommes,  enfants  du  même  Dieu, 
se  reconnaissent  tous  pour  frères,  et  la  société  qui  les  unit 
ne  se  dissout  pas  même  à  la  mort. 

Mais  cette  religion,  n'ayant  nulle  relation  particulière 
avec  le  corps  politique,  laisse  aux  lois  la  seule  force  qu'elles 
tirent  d'elles-mêmes  sans  leur  en  ajouter  aucune  autre;  et 
par  là  un  des  grands  liens  de  la  société  particulière  reste 
sans  effet.  Bien  plus,  Join  d'attacher  les  cœurs  des  citoyens 
à  l'État,  elle  les  en  détache  comme  de  toutes  les  choses  de  la 
terre.  Je  ne  connais  rien  de  plus  contraire  à  l'esprit  social  (i). 

On  nous  dit  qu'un  peuple  de  vrais  chrétiens  formerait 
la  plus  parfaite  société  que  Ton  puisse  imaginer.  Je  ne 
vois  à  cette  supposition  qu'une  grande  difficulté  :  c'est 
qu'une  société  de  vrais  chrétiens  ne  serait  plus  une  société 
d'hommes. 

Je  dis  même  que  cette  société  supposée  ne  serait,  avec 
toute  sa  perfection,  ni  la  plus  forte  ni  la  plus  durable  :  à 
force  d'être  parfaite,  elle  manquerait  de  liaison;  son  vice 
destructeur  serait  dans  sa  perfection  même. 

de  naître  en  détruisant  les  mœurs  qui  les  multiplient,  en  les  détachant  de 
leur  espèce,  en  réduisant  toutes  leurs  afifections  à  un  secret  égolsme,  aussi 
funeste  à  la  population  cju'à  la  vertu.  L'indifférence  philosophique  ressemble 
à  la  tranquillité  de  TEtat  sous  le  despotisme  ;  c'est  la  tranquillité  de  la 
mort  :  elle  est  plus  destructive  que  la  guerre  même. 

{i)K. Lettre  à  Moultou  (21  octobre  1762).  — Vous  avez  très  bien  vu  Tétat 
de  la  question  dans  le  dernier  chapitre  du  Contrat  social,  et  la  critique  de 
Roustan  porte  à  faux  à  cet  égard.  —  Voici  le  passage  de  la  lettre  à  Moultou, 
à  laquelle  Rousseati  fait  allusion  ;  «  R.  n*a  pas  compris  votre  dernier  cha- 
pitre du  Contrat  social,  au  moins  il  ne  l'a  pas  entendu  comme  moi.  Quand 
vous  dites  que  le  christianisme  est  contraire  à  l'esprit  social,  il  me  semble 
que  cette  assertion  revient  à  celle-ci,  que  la  bienveillance  se  relâche  en 
s'étendant  et  que  le  christianisme  nous  faisant  envisager  tous  les  hommes 
comme  nos  frères  nous  empoche  de  mettre  une  grande  différence  entre  eux 
et  nos  concitoyens.  De  là  le  système  du  christianisme  est  plus  favorable  à 
la  société  universelle  des  hommes  qu'aux  sociétés  particulières,  le  chrétien 
est  plus  cosmopolite  que  patriote.  »  (J.-J.  Rousseau  ses  amis  et  ses  ennemis, 
correspondance  publiée  par  Streckeisen-Moultou.  2  vol.  Paris,  Michel  Lévy, 
éditeur,  i865,  tome  I,  page  65). 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.    VIII.  237 

Chacun  remplirait  son  devoir;  le  peuple  serait  soumis 
aux  lois,  les  chefs  seraient  justes  et  modérés,  les  magistrats 
intègres,  incorruptibles;  les  soldats  mépriseraient  la  mort; 
il  n'y  aurait  ni  vanité  ni  luxe  :  tout  cela  est  fort  bien  ;  mais 
voyons  plus  loin. 

Le  christianisme  est  une  religion  toute  spirituelle,  oc- 
cupée uniquement  des  choses  du  ciel;  la  patrie  du  chrétien 
n'est  pas  de  ce  monde.  Il  fait  son  devoir,  il  est  vrai,  mais 
il  le  fait  avec  une  profonde  indifférence  sur  le  bon  ou  mau- 
vais succès  de  ses  soins.  Pourvu  qu'il  n'ait  rien  à  se  re- 
procher, peu  lui  importe  que  tout  aille  bien  ou  mal  ici-bas. 
Si  rÉtat  est  florissant,  à  peine  oje-t-il  jouir  de  la  félicité 
publique;  il  craint  de  s'enocgu^illir  de  la  gloire  de  son 
pays;  si  TÉtat  dépérit,  il  bénit  la  main  de  Dieu  qui  s'appe- 
santit sur  son  peuple  (i). 

Pour  que  la  société  fût  paisible  et  que  l'harmonie  se 

(i)  R.  Lettre  à  M.  Usteri, professeur  à  Zurich,  sur  le  chapitre  VIII  du  der- 
nier livre  du  Contrat  social.  Motiers,  le  i5  juillet  1763...  Je  continue  à  ré- 
pondre à  vos  difficultés  puisque  vous  Texigez  ainsi.  Je  vous  dirai  donc, 
avec  ma  franchise  ordinaire,  que  vous  ne  me  paraissez  pas  avoir  bien  saisi 
rétat  de  la  question.  La  grande  société,  la  société  humaine  en  général  est 
fondée  sur  l'humanité,  sur  la  bienveillance  universelle.  Je  dis  et  j'ai  tou- 
jours dit  que  le  christianisme  est  favorable  à  celle-là.  Mais  les  sociétés  par- 
ticulières, les  sociétés  politiques  et  civiles  ont  un  tout  autre  principe.  Ce 
sont  des  établissements  purement  humains,  dont  par  conséquent  le  vrai 
christianisme  nous  détache  comme  de  tout  ce  qui  n'est  que  terrestre.  Il  n'y 
a  que  les  vices  des  hommes  qui  rendent  ces  établissements  nécessaires  et 
il  n'y  a  que  les  passions  humaines  qui  les  conservent.  Otez  tous  les  vices  à 
vos  chrétiens  ils  n'auront  plus  besoin  des  magistrats  ni  des  lois;  ôtez-leur 
toutes  les  passions  humaines,  le  lien  civil  perd  à  Tinstant  tout  son  res- 
sort; plus  d'émulation,  plus  de  gloire,  plus  d'ardeur  pour  les  préférences. 
L'intérêt  particulier  est  détruit,  et  faute  d'un  soutien  convenable^  l'état  po- 
litique tombe  en  langueur. 

Votre  supposition  d'une  société  politique  et  rigoureuse  de  chrétiens, 
tous  parfaits  à  la  rigueur,  est  donc  contradictoire,  elle  est  encore  outrée 
quand  vous  ne  voulez  pas  y  admettre  un  seul  homme  injuste,  pas  un  seul 
usurpateur.  Sera-t-elle  plus  parfaite  que  celle  des  apôtres?  Et  cependant 
il  s'y  trouva  un  Judas...  Sera-l-elle  plus  parfaite  que  celle  des  anges,  et  le 
diable,  dit-on,  en  est  sorti.  Mon  cher  ami,  vous  ou  bliez  que  vos  chrétiens 
seront  des  hommes  et  que  la  perfection  que  je  leur  suppose  est  celle  que 
peut  comporter  l'humanité.  Mon  livre  n'est  pas  fait  pour  les  dieux... 

Pour  conserver  votre  république  chrétienne,  vous    rendez  vos  voisins 


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2a8  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

maintînt,  il  faudrait  que  tous  les  citoyens  sans  exception 
fussent  également  bons  chrétiens  :  mais  si  malheureusement 
il  s'y  trouve  un  seul  ambitieux,  un  seul  hypocrite,  un  Cati- 
lina,  par  exemple,  un  Cromwell,  celui-là  très  certainement 
aura  bon  marché  de  ses  pieux  compatriotes.  La  charité 
chrétienne  ne  permet  pas  aisément  de  penser  mal  de  son 
prochain.  Dès  qu'il  aura  trouvé  par  quelque  ruse  l'art  de 
leur  en  imposer  et  de  s'emparer  d'une  partie  de  l'autorité 
publique,  voilà  un  homme  constitué  en  dignité;  Dieu  veut 
qu'on  le  respecte  :  bientôt  voilà  une  puissance;  Die^  veut 
qu'on  lui  obéisse;  le  dépositaire  de  cette  puissance  en 
abuse-t-il,  c^est  la  verge  dont  Dieu  punit  ses  enfants.  On 
se  ferait  conscience  de  chasser  l'usurpateur  :  il  faudrait 
troubler  le  repos  public,  user  de  violence,  verser  du  sang; 
tout  cela  s'accorde  mal  avec  la  douceur  du  chrétien;  et, 
après  tout,  qu'importe  qu'on  soit  libre  ou  serf  dans  cette 
vallée  de  misères?  l'essentiel  est  d'aller  en  paradis,  et  la 
résignation  n'est  qu'un  moyen  de  plus  pour  cela. 

Survient-il  quelque  guerre  étrangère,  les  citoyens  mar- 
chent sans  peine  au  combat;  nul  d'entre  eux  ne  songe  à 
fuir;  ils  font  leur  devoir,  mais  sans  passion  pour  la  vic- 
toire; ils  savent  plutôt  mourir  que  vaincre.  Qu'ils  soient 
vainqueurs  ou  vaincus,  qu'importe?  La  Providence  ne  sait- 
elle  pas  mieux  qu'eux  ce  qu'il  leur  faut(i)?  Qu'on  imagine 

aussi  justes  qu*elle,  à  la  bonne  heure.  Je  conviens  qu*elle  se  défende  tou- 
iours  assez  bien  pourvu  qu'elle  ne  soit  point  attaquée.  A  Tégard  du  courage 
que  vous  donnez  à  vos  soldats  par  le  simple  amour  de  la  conservation,  c'est 
celui  qui  ne  manque  à  personne.  Je  lui  ai  donné  un  motif  encore  plus  puis- 
sant sur  les  chrétiens,  savoir  l'amour  du  devoir.  Là-dessus  je  crois  pouvoir 
pour  toute  réponse  vous  renvoyer  à  mon  livre  où  ce  point  est  bien  discuté. 
Comment  ne  voyez-vous  pas  qu'il  n'y  a  que  de  grandes  passions  qui  fassent 
de  grandes  choses?  Qui  n'a  d'autre  passion  que  celle  de  son  salut  ne  fera 
jamais  rien  de  grand  dans  le  temporel.  Si  Mutius  Scévola  n'eût  été  que 
saint,  croyez-vous  qu'il  eût  fait  lever  le  siège  de  Rome.  Vous  me  citerez 
peut-être  la  magnanime  Judith?  Mais  nos  chrétiennes  hypothétiques,  moins 
barbarement  coquettes,  n'iront  pas,  je  crois,  séduire  leurs  ennemis  et  puis 
coucher  avec  eux  pour  les  massacrer  durant  leur  sommeil.  » 

(i)  Bayle,  Pensées  diverses  sur  la  comèie^  tome  IV,  page  SgS.  —  Les 
chrétiens  dont  je  parle  seraient  peu  propres  au  combat,  ils  auraient  été 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.   VIII.  229 

quel  parti  un  ennemi  fier,  impétueux,  passionné,  peut  tirer 
de  leur  stoïcisme  !  Mettez  vis-à-vis  d'eux  ces  peuples  généreux 
que  dévorait  Tardent  amour  de  la  gloire  et  de  la  patrie, 
supposez  votre  république  chrétienne  vis-à-vis  de  Sparte 
ou  de  Rome  :  les  pieux  chrétiens  seront  battus,  écrasés, 
détruits,  avant  d'avoir  eu  le  temps  de  se  reconnaître,  ou 
ne  devront  leur  salut  qu'au  mépris  que  leur  ennemi  con- 
cevra pour  eux.  C'était  un  beau  serment  à  mon  gré  que 
celui  des  soldats  de  Fabius;  ils  ne  jurèrent  pas  de  mourir 
ou  de  vaincre,  ils  jurèrent  de  revenir  vainqueurs,  et  tin- 
rent leur  serment  :  jamais  des  chrétiens  n'en  eussent  fait 
un  pareil;  ils  auraient  cru  tenter  Dieu  (i). 

Mais  je  me  trompe  en  disant  une  république  chrétienne; 


élevés  à  la  patience  des  injures,  à  la  douceur,  à  la  débonnaireté,  à  la  mor- 
tification des  sens,  à  Toraison  et  à  la  méditation  des  choses  célestes.  On  les 
enverrait  comme  des  brebis  au  milieu  des  loups... 

(i)  Machiavel,  Discours  sur  Tite-Live,  liv.  II,  chap.  11.—  Pour  quelles 
raisons  les  hommes  d'à  présent  sont-ils  moins  attachés  à  la  liberté  que  ceux 
d'autrefois  ?  Pour  la  môme  raison,  je  pense,  qui  fait  que  ceux  d'aujourd'hui 
sont  moins  forts  et  c'est,  si  je  ne  me  trompe,  la  différence  d'éducation  fondée 
sur  la  différence  de  religion.  Notre  religion,  en  effet,  nous  ayant  montré  la 
vérité  et  le  seul  chemin  du  salut,  fait  que  nous  mettons  moins  de  prix  à  la 
gloire  de  ce  monde.  Les  païens,  au  contraire,  qui  l'estimaient  beaucoup,  qui 
plaçaient  en  elle  le  souverain  bien,  mettaient  dans  leurs  actions  infiniment 
plus  de  force  et  d'énergie... 

Notre  religion  couronne  plutôt  les  vertus  humbles  et  contemplatives  que 
les  vertus  actives.  Notre  religion  place  le  bonheur  suprême  dans  l'humilité, 
l'abjection,  le  mépris  des  choses  humaines...  Si  elle  exige  quelque  force 
d'âme,  c'est  plutôt  celle  qui  fait  supporter  les  maux  que  celle  qui  porte  aux 
grandes  actions. 

Il  me  parait  donc  que  ces  principes  en  rendant  les  peuples  plus  faibles, 
les  ont  disposés  à  être  plus  facilement  la  proie  des  méchants.  Ceux-ci  ont 
vu  qu'ils  pouvaient  tyranniser  sans  crainte  les  hommes  qui,  pour  aller  en 
paradis,  sont  plus  disposés  à  supporter  des  injures  qu'à  les  venger... 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  XXIV,  chap.  vi.  —  M.  Bayle,  après 
avoir  insulté  toutes  les  religions,  flétrit  la  religion  chrétienne;  il  ose  avancer 
que  de  véritables  chrétiens  ne  formeraient  pas  un  État  qui  pût  subsister. 
Pourquoi  non?  Ce  seraient  des  citoyens  infiniment  éclairés  sur  leurs  de- 
voirs et  qui  auraient  un  très  grand  zèle  pour  les  remplir,  ils  sentiraient  très 
bien  les  droits  de  la  défense  naturelle;  plus  ils  croiraient  devoir  à  la  religion, 
plus  ils  penseraient  devoir  à  la  patrie... 

Il  est  étonnant  que  ce  grand  homme  n'ait  pas  su  distinguer  les  ordres 
pour  l'établissement  du  christianisme  d'avec  le  christianisme  même  et  qu'on 


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23o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

chacun  de  ces  deux  mots  exclut  Tautre.  Le  christianisme 
ne  prêche  que  servitude  et  dépendance.  Son  esprit  est  trop 
favorable  à  la  tyrannie  pour  qu'elle  n'en  profite  pas  toujours. 
Les  vrais  chrétiens  sont  faits  pour  être  esclaves,  ils  le  savent/ 
et  ne  s'en  émeuvent  gi^ère;  cette  coune  vie  a  trop  peu  de 
prix  à  leurs  yeux  (i). 

Les  troupes  chrétiennes  sont  excellentes,  nous  dit-on. 
Je  le  n^e.  Qu'on  m'en  montre  de  telles?  Quant  à  moi,  je  ne 
connais  point  de  troupes  chrétiennes.  On  me  citera  les  croi- 
sades. Sans  disputer  sur  la  valeur  des  croisés,  je  remar- 
querai que,  bien  loin  d'être  des  chrétiens,  c'étaient  des 
soldats  du  prêtre,  c'étaient  des  citoyens  de  l'Eglise  :  ils  se 
battaient  pour  son  pays  spirituel,  qu'elle  avait  rendu  tem- 
porel on  ne  sait  comment.  A  le  bien  prendre,  ceci  rentre 
sous  le  paganisme  :  comme  l'Évangile  n'établit  point  une 
religion  nationale,  toute  guerre  sacrée  est  impossible  parmi 
les  chrétiens. 

Sous  les  empereurs  païens,  les  soldats  chrétiens  étaient 
braves;  tous  les  auteurs  chrétiens  l'assurent,  et  je  le  crois  : 
c'était  une  émulation  d'honneur  contre  les  troupes  païennes. 
Dès  que  les  empereurs  furent  chrétiens,  cette  émulation 
ne  subsista  plus;  et,  quand  la  croix  eut  chassé  l'aigle,  toute 
la  valeur  romaine  disparut. 

Mais,  laissant  à  part  les  considérations  politiques,  reve- 
nons au  droit,  et  fixons  les  principes  sur  ce  point  important. 
Le  droit  que  le  pacte  social  donne  au  souverain  sur  les  su- 

puisse  lui  imputer  d'avoir  méconnu  Tesprit  de  sa  propre  religion.  Lorsque 
le  législateur  au  lieu  de  donner  des  lois  a  donné  des  conseils,  c'est  qu'il  a 
vu  que  ses  conseils,  s'ils  étaient  ordonnés  comme  des  lois,  seraient  contraires 
à  l'esprit  de  ses  lois. 

(i)  Diderot,  Encyclopédie  (article  Société).  —  Les  hommes  sont  faits  pour 
vivre  en  société. 

L'esprit  de  sociabilité  doit  être  universel,  la  société  humaine  embrasse 
tous  les  hommes  avec  qui  on  peut  avoir  commerce... 

La  société  elle-même  a  produit  un  nouveau  genre  de  devoirs  qui  n'exis^ 
talent  point  dans  l'état  de  nature  et  quoique  entièrement  de  sa  création  elle 
a  manqué  de  savoir  pour  les  faire  observer  :  telle  est,  par  exemple,  cette 
vertu  surannée  et  presque  de  mode  que  l'on  appelle  Vamour  de  la  patrie. 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.   VIII.  aSi 

jets  ne  passe  point,  comme  je  Tai  dit,  les  bornes  de  Futilité 
publique  (a).  Les  sujets  ne  doivent  donc  compte  au  souve- 
rain de  leurs  opinions  qu'autant  que  ces  opinions  impor- 
tent à  la  communauté  (i).  Or  il  importe  bien  à  TÉtat  que 
chaque  citoyen  ait  une  religion  qui  lui  fasse  aimer  ses  de- 
voirs; mais  les  dogmes  de  cette  religion  n'intéressent  ni 
l'État  ni  ses  membres  qu'autant  que  ces  dogmes  se  rappor- 
tent à  la  morale  et  aux  devoirs  que  celui  qui  la  professe  est 
tenu  de  remplir  envers  autrui.  Chacun  peut  avoir,  au  sur- 
plus, telles  opinions  qu'il  lui  plaît,  sans  qu'il  appartienne 
au  souverain  d'en  connaître;  car,  comme  il  n'a  point  de 
compétence  dans  l'autre  monde,  quel  que  soit  le  sort  des 
sujets  dans  la  vie  à  venir,  ce  n'est  pas  son  affaire,  pourvu 
qu'ils  soient  bons  citoyens  dans  celle-ci  (2). 

Il  y  a  donc  une  profession  de  foi  purement  civile  dont 

[a)  «  Dans  la  république,  dit  le  marquis  d'Â.,  chacun  est  parfaitement 
libre  en  ce  qui  ne  nuit  pas  aux  autres.  »  Voilà  la  borne  invariable  ;  on  ne 
peut  la  poser  plus  exactement.  Je  n'ai  pu  me  refuser  au  plaisir  de  citer 
quelquefois  ce  manuscrit,  quoique  non  connu  du  public,  pour  rendre  hon- 
neur à  la  mémoire  d'un  homme  illustre  et  respectable,  qui  avait  conservé 
jusque  dans  le  ministère  le  cœur  d'un  vrai  citoyen,  et  des  vues  droites  et 
saines  sur  le  gouvernement  de  son  pays.  (Note  du  Contrat  social^  édition  de 
1762.)  —  R.  Lettre  à  Usteri,  i5  juillet  1763.  M.  le  marquis  d'A.  dont  vous  me 
demandez  le  nom  est  feu  M.  le  marquis  d'Argenson  qui  avait  été  ministre 
des  Affaires  étrangères  et  qui,  quoique  ministre,  ne  laissait  pas  d'être  hon- 
nête homme  et  bien  intentionné. 

(i)  HoBBES,  De  Cive,  chap.  iv.  —  La  foi  est  une  partie  de  la  doctrine 
chrétienne  qui  ne  peut  pas  être  comprise  sous  le  nom  de  Iqy.  D'ailleurs, 
les  lois  sont  données  pour  régler  les  actions  de  notre  volonté  et  ne  tou- 
chent point  à  nos  opinions.  Les  matières  de  la  foi  et  qui  regardent  la 
créance,  ne  sont  pas  de  la  juridiction  de  notre  volonté  et  sont  hors  de  notre 
puissance. 

Spinoza,  Tractatus politicus,  chap.  m.— Ad  externos  cultus  quod  attinet 
certum  est  illos  ad  veram  dei  cognitionem  et  amorem,  qui  ex  ea  necessario 
sequitur,  nihil  prorsus  juvare  nec  nocere  posse;  atque  adeo  non  tanti  fa- 
cicndisuntut  propter  ipsos  pax  et  tranquillitaspublica  perturbari  mereatur. 

(2)  R.  Lettre  à  M.  de  Seaumont,  —  Je  vois  donc  deux  manières  d'exa- 
miner et  comparer  les  religions  diverses  :  Tune  selon  le  vrai  et  le  faux  qui 
s'y  trouvent,  soit  quant  aux  faits  naturels  ou  surnaturels  sur  lesquels  elles 
sont  établies,  soit  quant  aux  notions  que  la  raison  nous  donne  de  l'Être 
suprême  et  du  culte  qu'il  veut  de  nous;  l'autre  selon  leurs  effets  temporels 
et  moraux  sur  la  terre,  selon  le  bien  ou  le  mal  qu'elles  peuvent  faire  à  la 
société  et  au  genre  humain.  Il  ne  faut  pas,  pour  empêcher  ce  double  exa- 


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233  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

il  appartient  au  souverain  de  fixer  les  articles,  non  pas  pré- 
cisément comme  dogmes  de  religion,  mais  comme  senti- 
ments de  sociabilité  sans  lesquels  il  est  impossible  d'être 

men,  commencer  par  décider  que  ces  deux  choses  vont  toujours  ensemble, 
et  que  la  religion  la  plus  vraie  est  aussi  la  plus  sociale  :  c'est  précisément 
ce  qui  est  en  question  ;  et  il  ne  faut  pas  d'abord  crier  que  celui  qui  traite 
cette  question  est  un  impie,  un  athée,  puisque  autre  chose  est  de  croire, 
et  autre  chose  d'examiner  TefFet  de  ce  que  Ton  croit. 

Il  paraît  pourtant  certain,  je  Tavoue,  que,  si  l'homme  est  fait  pour  la 
société,  la  religion  la  plus  vraie  est  aussi  la  plus  sociale  et  la  plus  humaine, 

R.  3*  Lettre  de  la  Montagne.  —  Il  est  bien  vrai  que  la  doctrine  du  plus 
grand  nombre  peut  être  proposée  à  tous  comme  la  plus  probable  ou  la  plus 
autorisée;  le  souverain  peut  môme  la  rédiger  en  formule  et  la  prescrire  à 
ceux  qu'il  charge  d'enseigner,  parce  qu'il  faut  quelque  ordre,  quelque  règle 
dans  les  instructions  publiques,  et  qu'au  fond  l'on  ne  gêne  en  ceci  la 
liberté  de  personne,  puisque  nul  n'est  forcé  d'enseigner  malgré  lui  :  mais 
il  ne  s'ensuit  pas  de  là  que  les  particuliers  soient  obligés  d'admettre  pré- 
cisément ces  interprétations  qu'on  leur  donne  et  cette  doctrine  qu'on  leur 
enseigne.  Chacun  en  demeure  seul  juge  pour  lui-même,  et  ne  reconnilt  en 
cela  d'autre  autorité  que  la  sienne  propre.  Les  bonnes  instructions  doivent 
moins  fixer  le  choix  que  nous  devons  faire,  que  nous  mettre  en  état  dtf 
bien  choisir.  Tel  est  le  véritable  esprit 'de  la  réformation,  tel  en  est  le  vrai 
fondement.  La  raison  particulière  y  prononce,  en  tirant  la  foi  de  la  règle 
commune  qu'elle  établit,  savoir,  l'Evangile;  et  il  est  tellement  de  l'essence 
,  de  la  raison  d'être  libre,  que,  quand  elle  voudrait  s'asservir  à  l'autorité, 
cela  ne  dépendrait  pas  d'elle.  Portez  la  moindre  atteinte  à  ce  principe,  et 
tout  l'évangélisme  croule  à  l'instant.  Qu'on  me  prouve  aujourd'hui  qu'en 
matière  de  foi  je  suis  obligé  de  me  soumettre  aux  décisions  de  quelqu'un, 
dès  demain  je  me  fais  catholique,  et  tout  homme  conséquent  et  vrai  fera 
comme  moi. 

R.  3*  Lettre  de  la  Montagne,  —  Dieu  s'est  réservé  sa  propre  défense  et 
le  châtiment  des  fautes  qui  n'offensent  que  lui.  C'est  un  sacrilège  à  des 
hommes  de  se  faire  les  vengeurs  de  la  Divinité,  èomme  si  leur  protection 
lui  était  nécessaire.  Les  magistrats,  les  rois  n'ont  aucune  autorité  sur  les 
âmes;  et  pourvu  qu'on  soit  fidèle  aux  lois  de  la  société  dans  ce  monde,  ce 
n'est  point  à  eux  de  se  môler  de  ce  qu'on  deviendra  dans  l'autre,  où  ils 
n'ont  aucune  inspection.  Si  l'on  perdait  ce  principe  de  vue,  les  lois  faites 
pour  le  bonheur  du  genre  humain  en  seraient  bientôt  le  tourment;  et,  sous 
leur  inquisition  terrible,  les  hommes,  juges  par  leur  foi  plus  que  par  leurs 
œuvres,  seraient  tous  à  la  merci  de  quiconque  voudrait  les  opprimer. 

R.  5*  Lettre  de  la  Moritagne.  —  Ce  que  les  tribunaux  civils  ont  à  dé- 
fendre n'est  pas  l'ouvrage  de  Dieu,  c'est  l'ouvrage  fles  hommes  ;  ce  n'est  pas 
des  âmes  qu'ils  sont  chargés,  c'est  des  corps  ;  c'est  de  l'État  et  non  de 
rÉglise,  qu'ils  sont  les  vrais  gardiens;  et,  lorsqu'ils  se  mêlent  des  matières 
de  religion,  ce  n'est  qu'autant  qu'elles  sont  du  ressort  des  lois,  autant  que 
ces  matières  importent  au  bon  ordre  et  à  la  sûreté  publique.  Voilà  les  saines 
maximes  de  la  magistrature.  Ce  n'est  pas,  si  l'on  veut,  la  doctrine  de  la 
puissance  absolue,  mais  c'est  celle  de  la  justice  et  de  la  raison.  Jamais  on 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.   VIII.  a33 

bon  citoyen  ni  sujet  fidèle  (a)  (i).  Sans  pouvoir  obliger  per- 
sonne à  les  croire,  il  peut  bannir  de  TÉtat  quiconque  ne  les 
croit  pas;  il  peut  le  bannir,  non  comme  impie,  mais  comme 

ne  s'en  e'cartera  dans  les  tribunaux  civils,  sans  donner  dans  les  plus  funestes 
abus,  sans  mettre  TÉtat  en  combustion,  sans  faire  des  lois  et  de  leur  auto- 
rité le  plus  odieux  brigandage. 

R.  7«  Lettre  de  la  Montagne,  —  Le  pouvoir  législatif  consiste  en  deux 
choses  inséparables  :  faire  les  lois  et  les  maintenir;  c'est-à-dire  avoir 
inspection  sur  le  pouvoir  exécutif.  Il  n'y  a  point  d'État  au  monde  où  le  sou- 
verain n'ait  cette  inspection.  Sans  cela  toute  liaison,  toute  subordination 
manquant  entre  ces  deux  pouvoirs,  le  dernier  ne  dépendrait  point  de  l'autre; 
l'exécution  n'aurait  aucun  rapport  nécessaire  aux  lois;  la  loi  nt  serait  qu'un 
mot,  et  ce  mot  ne  signifierait  rien. 

R.  Emile,  liv.  IV.  —  Quant  aux  dogmes  qui  n'influent  ni  sur  les  actions 
ni  sur  la  morale,  et  dont  tant  de  gens  se  tourmentent,  je  ne  m'en  mets 
nullement  en  peine.  Je  regarde  toutes  les  religions  particulières  comme 
une  forme  d'honorer  Dieu  par  un  culte  public,  et  qui  peuvent  toutes  avoir 
leurs  raisons  dans  le  climat,  dans  le  gouvernement,  dans  le  génie  du  peuple, 
ou  dar«  quelque  autre  cause  locale  qui  rend  l'une  préférable  à  l'autre,  selon 
les  temps  et  les  lieux.  Je  les  crois  toutes  bonnes  quand  on  y  sert  Dieu  con- 
venablement. Le  culte  essentiel  est  celui  du  cœur. 

R.  Emile,  liv.  IV.  —  Osez  confesser  Dieu  chez  les  philosophes;  osez 
prêcher  l'humanité  aux  intolérants. 

Warburton,  Quinpème  dissertation,  —  L'Église  peut  et  doit  être  envi- 
sagée sous  deux  faces  ou  simplement  comme  une  société  religieuse  et  un 
établissement  d'institution  divine;  et  alors  elle  est  indépendante  de  l'État; 
ou  comme  une  société  nationale  ou  un  établissement  d'institution  humaine 
et  alors  elle  est  dépendante  de  la  société  civile  et  l'autorité  suprême  ou  la 
suprématie  politique  dans  toutes  les  choses  relatives  à  l'État  national  où 
l'Église  appartient  au  souverain. 

{a)  César,  plaidant  pour  Catilina,  tâchait  d'établir  le  dogme  de  la  mor- 
talité de  Tàme;  Caton  et  Cicéron,  pour  le  réfuter,  ne  s'amusèrent  point  à 
philosopher;  ils  se  contentèrent  de  montrer  que  Cé.sar  parlait  en  mauvais 
citoyen,  el  avançait  une  doctrine  pernicieuse  à  l'État.  En  effet,  voilà  de  quoi 
devait  juger  le  sénat  de  Rome,  et  non  d'une  question  de  théologie.  (Note  du 
Contrat  social,  édition  de  1762.) 

(i)  R.  Lettre  à  M,  de  Beaumont, --Pourquoi  un  homme  a-t-il  inspection 
sur  la  croyance  d'un  autre  ?  et  pourquoi  l'État  a-t-il  inspection  sur  celle  des 
citoyens  ?  C'est  parce  qu'on  suppose  que  la  croyance  des  hommes  détermine 
leur  morale,  et  que  des  idées  qu'ils  ont  de  la  vie  à  venir  dépend  leur  con- 
duite en  celle-ci.  Quand  cela  n'est  pas,  qu'importe  ce  qu'ils  croient  ou  ce 
qu'ils  font  semblant  de  croire  ?  L'apparence  de  la  religion  ne  sert  plus  qu'à 
les  dispenser  d'en  avoir  une. 

Dans  la  société  chacun  est  en  droit  de  s'informer  si  un  autre  se  croit 
obligé  d'être  juste,  et  le  souverain  est  en  droit  d'examiner  les  raisons  sur 
lesquelles  chacun  fonde  cette  obligation.  De  plus,  les  formes  nationales 
doivent  être  observées;  c'est  sur  quoi  j'ai  beaucoup  insisté.  Mais,  quant  aux 
opinions  qui  ne  tiennent  point  à  la  morale,  qui  n*influent  en  aucune  manière 


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234  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

insociable  (i),  comme  incapable  d'aimer  sincèrement  les  lois, 
la  justice,  et  d'immoler  au  besoin  sa  vie  à  son  devoir.  Que 
si  quelqu'un,  après  avoir  reconnu  publiquement  ces  mêmes 
dogmes,  se  conduit  comme  ne  les  croyant  pas,  qu'il  soit  puni 
de  mort;  il  a  commis  le  plus  grand  des  crimes,  il  a  menti 
devant  les  lois  (2). 

Les  dogmes  de  la  religion  civile  doivent  être  simples, 
en  petit  nombre,  e'noncés  avec  précision,  sans  explications 

sur  les  actions,  et  qui  ne  tendent  point  à  transgresser  les  lois,  chacun  n'a 
là-dessus  que  son  jugement  pour  maître,  et  nul  n'a  ni  droit  ni  intérêt  de 
prescrire  à  d'autres  sa  façon  de  penser. 

R.  4*  Lettre  de  la  Montagne.  —  On  ne  peut  pas  dire,  non  plus,  que 
j'attaque  la  morale  dans  un  livre  où  j'établis  de  tout  mon  pouvoir  la  préfé- 
rence du  bien  général  sur  le  bien  particulier,  et  où  je  rapporte  nos  devoirs 
envers  les  hommes  à  nos  devoirs  envers  Dieu,  seul  principe  sur  lequel  la 
morale  puisse  être  fondée,  pour  être  réelle  et  passer  Papparence.  On  ne 
peut  pas  dire  que  ce  livre  tende  en  aucune  sorte  à  troubler  le  culte  établi 
ni  Tordre  public,  puisque  au  contraire  j*y  insiste  sur  le  respect  qu'on  doit 
aux  formes  établies,  sur  Tobéissance  aux  lois  en  toute  chose,  même  en 
matière  de  religion. 

R.  Emile,  liv.  IV.  —  En  attendant  de  plus  grandes  lumières,  gardons 
l'ordre  public;  dans  tout  pays  respectons  les  lois,  ne  troublons  point  le 
culte  qu'elles  prescrivent:  ne  portons  point  les  citoyens  à  la  désobéissance; 
car  nous  ne  savons  point  certainement  si  c'est  un  bien  pour  eux  de  quitter 
leurs  opinions  pour  d'autres,  et  nous  savons  très  certainement  que  c'est  un 
mal  de  désobéir  aux  lois. 

Diderot,  Dict.  encyclopédique  {sinicle Législateur).  —Si  le  législateur  fait 
de  la  religion  un  ressort  principal  de  l'État,  il  donne  nécessairement  trop 
de  crédit  aux  prêtres,  qui  prendront  bientôt  de  l'ambition...  rien  ne  peut 
l'assurer  qu'il  sera  toujours  le  maître;  cette  raison  suflît  pour  qu'il  rende  les 
lois  principales  soient  constitutives,  soient  civiles,  et  leur  exécution  indé- 
pendante du  culte  et  des  dogmes  religieux;  mais  il  doit  respecter,  aimer  la 
religion  et  la  faire  aimer  et  respecter. 

(i)  HoBBES,  De  Cive,  chap.  xiv.  —  Les  hommes  sont  de  cette  nature  que 
chacun  nomme  bien  ce  qu'il  désirerait  qu'on  lui  fît,  et  mal  ce  qu'il  voudrait 
éviter. 

Comment  dira-t-on  que  celui-là  pèche  qui  nie  l'existence  ou  la  provi. 
dence  de  Dieu  ou  qui  vomit  contre  lui  quelque  autre  blasphème;  car  il 
alléguera  qu'il  n'a  jamais  soumis  sa  volonté  à  celle  de  Dieu  duquel  mên^ 
il  n'a  pas  cru  l'existence... 

L'athée  n'est  pas  puni  en  qualité  de  sujet;  parce  qu'il  n'a  pas  observé  les 
lois,  mais  comme  un  ennemi  qui  n'a  voulu  les  recevoir,  c'est-à-dire  il  est 
puni  par  le  droit  de  la  guerre,  comme  les  géants  le  furent  autrefois  dans  le 
passé  lorsqu'ils  voulurent  monter  au  ciel  et  s'en  prendre  aux  dieux. 

(2)  R.  5*  Lettre  de  la  Montagne.  —  La  religion  ne  peut  jamais  faire 
partie  de  la  législation  qu'en  ce  qui  concerne  les  actions  des  hommes.  La  loi 


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LIVRE   IV.   —   CHAP.    VIII.  2^5 

ni  commentaires.  L'existence  de  la  Divinité  puissante,  in- 
telligente, bienfaisante,  prévoyante  et  pourvoyante,  la  vie 
à  venir,  le  bonheur  des  justes,  le  châtiment  des  méchants, 
la  sainteté  du  contrat  social  et  des  lois;  voilà  les  dogmes po- 
sitifs(i).  Quantaux  dogmes  négatifs,  je  les  borne  à  un  seul, 
c'est  rintolérance  ;  elle  rentre  dans  les  cultes  que  nous 
avons  exclus  (2). 

Ceux  qui  distinguent  Tintolérance  civile  et  Tintolérance 
théologique  se  trompent,  à  mon  avis.  Ces  deux  intolérances 

ordonne  de  faire  ou  de  s'abstenir;  mais  elle  ne  peut  ordonner  de  croire.  Ainsi 
quiconque  n'attaque  point  la  pratique  de  la  religion  n'attaque  point  la  loi. 

Mais  la  discipline  établie  par  la  loi  fait  essentiellement  partie  de  la 
législation,  elle  devient  loi  elle-même.  Quiconque  l'attaque  attaque  la  loi, 
et  ne  tend  pas  à  moins  qu'à  troubler  la  constitution  de  l'État.  Que  cette 
constitution  fût,  avant  d'être  établie,  susceptible  de  plusieurs  formes  et 
combinaisons  différentes,  en  est-elle  moins  respectable  et  sacrée  sous  une 
de  ces  formes,  quand  elle  en  est  une  fois  revêtue  à  l'exclusion  de  toutes  les 
,  autres?  et  dès  lors  la  loi  politique  n'est-elle  pas  constante  et  fixe,  ainsi  que 
la  loi  divine? 

(i)  Warburton,  Quator:^ième  dissertation.  —  Les  hommes  en  instituant 
la  société  civile  ont  renoncé  à  la  liberté  naturelle  et  se  sont  soumis*  à  Tem- 
pire  du  souverain  civil.  Or  ce  ne  pouvait  pas  être  en  vue  de  se  procurer  les 
biens  dont  ils  auraient  pu  jouir  sans  cela... 

Le  salut  des  â.mes  n'est  ni  la  cause  ni  le  but  des  institutions  civiles... 

Lorsqu'on  dit  que  la  religion  ou  le  salut  des  âmes  n'est  point  du  district 
du  magistrat,  on  doit  toujours  entendre  qu'on  en  excepte  les  trois  articles 
fondamentaux  de  la  religion  naturelle  savoir  :  l'existence  de  Dieu,  sa  Provi- 
dence et  la  dift'érence  essentielle  que  l'on  trouve  entre  le  bien  et  le  mal 
moral.  C'est  le  devoir  du  magistrat  de  chérir,  de  protéger,  d'encourager  ces 
opinions  non  en  tant  qu'elles  sont  propres  à  nous  procurer  un  bonheur 
futur,  mais  en  tant  qu'elles  sont  relatives  à  notre  bonheur  présent  et  qu'elles 
servent  de  lien  et  de  fondement  à  la  société  civile. 

(2)  R.  2»  Lettre  de  la  Montagne.—  La  religion  protestante  est  tolérante 
par  principe,  elle  est  tolérante  essentiellement;  elle  Test  autant  qu'il  est 
possible  de  Tétre,  puisque  le  seul  dogme  qu'elle  ne  tolère  pas  est  celui  de 
l'intolérance.  Voilà  l'insurmontable  barrière  qui  nous  sépare  des  catho- 
liques, et  qui  réunit  les  autres  communions  entre  elles;  chacune  regarde 
^en  les  autres  comme  étant  dans  l'erreur;  mais  nulle  ne  regarde  ou  ne 
doit  regarder  cette  erreur  comme  un  obstacle  au  salut. 

R.  Emile,  liv.  IV.  —  Le  devoir  de  suivre  et  d'aimer  la  Religion  de  son 
pays  ne  s'étend  pas  jusqu'aux  dogmes  contraires  à  la  bonne  morale,  tels  que 
celui  de  l'intolérance.  C'est  ce  dogme  horrible  qui  arme  les  hommes  les 
uns  contre  les  autres,  et  les  rend  tous  ennemis  du  genre  humain.  —  La  dis- 
tinction entre  la  tolérance  civile  et  la  tolérance  théologique  est  puérile  et 
vaine.  Ces  deux  intolérances  sont  inséparables,  et  l'on  ne  peut  admettre  l'une 


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a36  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

sont  inséparables  (i).  Il  est  impossible  de  vivre  en  paix  avec 
des  gens  qu'on  croit  damnés;  les  aimer  serait  haïr  Dieu 
qui  les  punit  :  il  faut  absolument  qu'on  les  ranjjène  ou 
qu'on  les  tourmente.  Partout  où  l'intolérance  théologique 
est  admise,  il  est  impossible  qu'elle  n'ait  pas  quelque  effet 
ci  vil  (a);  et  sitôt  qu'elle  en  a,  le  souverain  n'est  plus  souverain 


sans  Tautre.  Des  anges  mômes  ne  vivraient  pas  en  paix  avec  des  hommes 
qu'ils  regarderaient  comme  les  ennemis  de  Dieu. 

Montesquieu,  Esprit  des  Lois,  liv.  XXIV,  chap.  v.  —  Que  la  religion 
catholique  convient  mieux  à  une  monarchie  et  que  la  protestante  s'accorde 
mieux  d'une  République, 

Lorsqu'une  religion  naît  et  se  forme  dans  un  État,  elle  suit  ordinairement 
le  plan  du  gouvernement  où  elle  est  établie,  car  les  hommes  qui  la  reçoivent 
et  ceux  qui  la  font  recevoir  n'ont  guère  d'autres  idées  de  police  que  celles 
de  l'État  dans  lequel  ils  sont  nés. 

Quand  la  religion  chrétienne  souffrit  il  y  a  deux  siècles  ce  malheureux 
partage  qui  la  divisa  en  catholique  et  protestante,  les  peuples  du  Nord  em 
brassèrent  la  protestante  et  ceux  du  Midi  gardèrent  la  catholique. 

C'est  que  les  peuples  du  Norc^  ont  et  auront  toujours  un  esprit  d'indé- 
pendance et  de  liberté  que  n'ont  pas  les  peuples  du  Midi  et  qu'une  religion 
qui  n'a  point  de  chef  visible  convient  mieux  à  l'indépendance  du  climat  que 
celle  qui  en  a  un. 

(i)  Diderot,  Dictionnaire  encyclopédique  (article  Intolérance).  —  Il  faut 
distinguer  deux  sortes  d'intolérance  :  l'ecclésiastique  et  la  civile. 

L'intolérance  ecclésiastique  consiste  à  regarder  comme  fausse  toute  autre 
religion  que  celle  que  l'on  professe  et  à  le  démontrer  sur  les  toits  sans 
ôtre  arrêté  par  aucune  terreur,  par  aucun  respect  humain,  au  hasard  môme 
de  perdre  la  vie.  Il  ne  s'agira  point  dans  cet  article  de  cet  héroïsme  qui  a 
fait  tant  de  martyrs  dans  tous  les  siècles  de  l'Église. 

L'intolérance  civile  consiste  à  rompre  tout  commerce  et  à  poursuivre  par 
toutes  sortes  de  moyens  violents  ceux  qui  ont  une  façon  de  penser  sur  Dieu 
et  sur  son  culte  autre  que  la  nôtre. 

...L'intolérant  pris  en  ce  dernier  sens  est  un  méchant  homme,  un  mau- 
vais chrétien,  un  sujet  dangereux,  un  mauvais  politique  et  un  mauvais 
citoyen. 

(a)  Le  mariage,  par  exemple,  étant  un  contrat  civil,  a  des  effets  civils 
sans  lesquels  il  est  môme  impossible  que  la  société  subsiste.  Supposons 
donc  qu'un  clergé  vienne  à  bout  de  s'attribuer  à  lui  seul  le  droit  de  passer 
cet  acte,  droit  qu'il  doit  nécessairement  usurper  dans  toute  religion  intolé- 
rante, alors  n'est-il  pas  clair  qu'en  faisant  valoir  à  propos  l'autorité  de 
l'Église  il  rendra  vainc  celle  du  prince,  qui  n'aura  plus  de  sujets  que  ceux 
que  le  clergé  voudra  bien  lui  donner  ?  Maître  de  marier  ou  de  ne  pas  marier 
les  gens,  selon  qu'ils  auront  ou  n'auront  pas  telle  ou  telle  doctrine,  selon 
qu'ils  admettront  ou  rejetteront  tel  ou  tel  formulaire,  selon  qu'ils  lui  seront 
plus  ou  moins  dévoués,  en  se  conduisant  prudemment  et  tenant  ferme, 
n*est-il  pas  clair  qu'il  disposera  seul  des  héritages,  des  charges,  des  citoyens. 


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LIVRE   IV.   -   CHAP.   VIII.  287 

même  au  temporel  :  dès  lors  les  prêtres  sont  les  vrais  maî- 
tres; les  rois  ne  sont  que  leurs  officiers. 

Maintenant  qu'il  n'y  a  plus  et  qu'il  ne  peut  plus  y  avoir 
de  religion  nationale  exclusive,  on  doit  tolérer  toutes  celles 
qui  tolèrent  les  autres,  autant  que  leurs  dogmes  n'ont  rien 
de  contraire  aux  devoirs  du  citoyen  (  i).  Mais  quiconque  ose 


de  rÉtat  môme,  qui  ne  saurait  subsister  n*ëtant  plus  composé  que  de 
bâtards  ?  Mais,  dira-t-on,  l'on  appellera  comme  d*abus,  on  ajournera, 
décrétera,  saisira  le  temporel.  Quelle  pitié!  Le  clergé,  pour  peu  qu'il  ait,  je 
ne  dis  pas  de  courage,  mais  de  bon  sens,  laissera  faire  et  ira  son  train  ;  il 
laissera  tranquillement  appeler,  ajourner,  décréter,  saisir,  et  finira  par 
rester  le  maître.  Ce  n'est  pas,  ce  me  semble,  un  grand  sacrifice  d'abandonner 
une  partie,  quand  on  est  sûr  de  s'emparer  du  tout.  (Note  du  Contrat  social,) 
Cette  note  n'est  pas  dans  la  première  édition  du  Contrat  social  (1762),  mais 
elle  se  rencontre  dans  plusieurs  des  éditions  subreptices  publiées  la  môme 
année.  —  Hobbbs,  De  Cive^  chap.  vi.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  discuter  si 
le  mariage  est  un  sacrement  au  sens  que  les  théologiens  le  prennent.  Je 
dis  tant  seulement  qu'un  contrat  de  cohabitation  légitime  entre  homme 
et  femme  tel  que  la  loi  civile  le  permet,  soit  qu'il  soit  un  vrai  sacrement  ou 
qu'il  ne  le  soit  point,  ne  laisse  pas  d'ôtre  le  mariage  légitime.  Et  qu'au  con^ 
traire  une  cohabitation  défendue  par  la  loi  n'est  pas  un  mariage  à  cause 
que  c'est  l'essence  du  mariage  qu'il  soit  un  contrat  légitime... 

De  sorte  qu'il  peut  bien  appartenir  aux  ecclésiastiques  de  régler  dans  le 
mariage  ce  qui  concerne  la  cérémonie  des  noces,  la  bénédiction  et  par  ma- 
nière de  dire  la  consécration  des  mariés  qui  se  fait  au  temple,  mais  tout  le 
reste,  à  savoir,  de  prescrire  les  conditions  du  mariage,  d'en  limiter  le  temps, 
de  juger  des  personnes  qui  le  peuvent  contracter,  est  de  la  juridiction  de  la 
loi  civile  et  dépend  des  ordonnances  publiques. 

(i)  R.  Lettre  à  M,  de  Beaumont,—  Il  est  bien  différent  d'embrasser  une 
religion  nouvelle,  ou  de  vivre  dans  celle  où  Ton  est  né  ;  le  premier  cas  seul 
est  punissable.  On  ne  doit  ni  laisser  établir  une  diversité  de  cultes,  ni  pro- 
scrire ceux  qui  sont  une  fois  établis;  car  un  fils  n'a  jamais  tort  de  suivre  la 
religion  de  son  père.  La  raison  de  la  tranquillité  publique  est  toute  contre 
les  persécuteurs.  La  religion  n'excite  jamais  de  troubles  dans  un  État  que 
quand  le  parti  dominant  veut  tourmenter  le  parti  faible,  ou  que  le  parti 
faible,  intolérant  par  principe,  ne  peut  vivre  en  paix  avec  qui  que  ce  soit. 
Mais  tout  culte  légitime,  c'est-à-dire  tout  culte  où  se  trouve  la  religion 
essentielle,  et  dont  par  conséquent  les  sectateurs  ne  demandent  qu'à  ôtre 
soufierts  et  vivre  en  paix,  n'a  jamais  causé  ni  révoltes  ni  guerres  civiles,  si 
ce  n'est  lorsqu'il  a  fallu  se  défendre  et  repousser  les  persécuteurs.  Jamais 
les  protestants  n'ont  pris  les  armes  en  France  que  lorsqu'on  les  y  a  pour- 
suivis. Si  l'on  eût  pu  se  résoudre  à  les  laisser  en  paix,  ils  y  seraient  demeu- 
rés. Je  conviens  sans  détour  qu'à  sa  naissance  la  religion  réformée  n'avait 
pas  droit  de  s'établir  en  France  malgré  les  lois  :  mais  lorsque,  transmise 
des  pères  aux  enfants,  cette  religion  fut  devenue  celle  d'une  partie  de  la 
nation  française,  et   que   le  prince  eut  solennellement  traité  avec  cette 


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238  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

dire  :  Hors  de  l'Église  point  de  salut,  doit  être  chassé  de 
rÉtat,  à  ©oins  que  l'État  ne  soit  l'Église,  et  que  le  prince  ne 
soit  le  pontife.  Un  tel  dogme  n'est  bon  que  dans  un  gouver- 
nement théocratique ;  dans  tout  autre  il  est  pernicieux  (i). 
La  raison  sur  laquelle  on  dit  qu'Henri  IV  embrassa  la  re- 


partie par  redit  de  Nantes,  cet  édit  devint  un  contrat  inviolable,  qui  ne 
pouvait  plus  être  annulé  que  du  commun  consentement  des  deux  parties; 
et  depuis  ce  temps  l'exercice  de  la  religion  protestante  est,  selon  moi, 
légitime  en  France. 

Quand  il  ne  le  serait  pas,  il  resterait  toujours  aux  sujets  l'alternative 
de  sortir  du  royaume  avec  leurs  biens,  ou  d'y  rester  soumis  au  culte  domi- 
nant. Mais  les  contraindre  à  rester  sans  les  vouloir  tolérer,  vouloir  à  la 
fois  qu'ils  soient  et  qu'ils  ne  soient  pas,  les  priver  môme  du  droit  de  la 
nature,  annuler  leurs  mariages,  déclarer  leurs  enfants  bâtards...  En  ne 
disant  que  ce  qui  est,  j'en  dirais  trop;  il  faut  me  taire. 

R.  Nouvelle  HélolsCy  partie  V,  l'ettre  5.  —  L'athéisme  qui  marche  à 
visage  découvert  chez  les  papistes  est  obligé  de  se  cacher  dans  tout  pays 
où  la  raison,  permettant  de  croire  en  Dieu,  la  seule  excuse  des  incrédules 
leur  est  ôtée.  Ce  système  est  naturellement  désolant;  s'il  trouve  des  parti- 
sans chez  les  grands  et  les  riches  qu'il  favorise?^  il  est  partout  en  horreur . 
au  peuple  opprimé  et  misérable  qui  voyant  délivrer  ses  tyrans  du  seul  frein 
propre  à  les  contenir  se  voit  encore  enlevef  dans  l'espoir  d'une  autre  vie  la 
seule  consolation  qu'on  leur  laisse  dans  celle-ci. 

(i)  R.  Lettre  à  M,  Marcel  (juillet  1762).  —  A  l'égard  du  Contrat  social, 
l'auteur  de  cet  écrit  prétend  qu'une  religion  est  toujours  nécessaire  à  la 
bonne  constitution  d'un  État.  Ce  sentiment  peut  bien  déplaire  au  poète 
Voltaire,  au  jongleur  Tronchin  et  à  leurs  satellites;  mais  ce  n'est  pas  par  là 
qu'ils  oseront  attaquer  le  livre  en  public.  L'auteur  examine  ensuite  quelle  est 
la  religion  civile  sans  laquelle  tout  État  ne  peut  être  bien  constitué.  Il 
semble,  il  est  vrai,  ne  pas  croire  que  le  christianisme,  du  moins  celui  d'au- 
jourd'hui, soit  cette  religion  civile  indispensable  à  toute  bonne  législation, 
et  en  effet,  beaucoup  de  gens  ont  regardé  jusqu'ici  les  républiques  de  Sparte 
et  de  Rome  comme  bien  constituées,  quoiqu'elles  ne  crussent  pas  à  Jésus- 
Christ.  Supposons  toutefois  que  l'auteur  se  soit  trompé,  il  aura  fait  une 
erreur  en  politique;  car  il  n'est  pas  ici  question  d'autre  chose.  Je  ne  vois 
point  où  sera  l'hérésie,  encore  moins  le  crime  à  punir. 

Quant  aux  principes  de  gouvernement  établis  dans  cet  ouvrage,  ils  se 
réduisent  à  ces  deux  principaux  :  le  premier,  que  légitimement  la  souverai- 
neté appartient  toujours  au  peuple;  le  second,  que  le  gouvernement  aristo- 
cratique est  lemeillcirr  de  tous.  Peut-ôtre  importerait-il  beaucoup  au  peuple 
de  Genève  et  môme  à  ses  magistrats  de  savoir  précisément  en  quoi  quel- 
qu'un d'eux  tient  ce  livre  blâmable  et  son  auteur  criminel.  Si  j'étais  pro- 
cureur général  de  la  République  de  Genève  et  qu'un  bourgeois,  quel  qu'il 
fût,  osât  condamner  les  principes  établis  dans  cet  ouvrage,  je  l'obligerais  à 
s'expliquer  avec  clarté  ou  je  le  poursuivrais  criminellement  comme  traître 
à  la  patrie  ou  criminel  de  lèse-majesté. 


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LIVRE   IV.  -   CHAP.  IX.  239 

ligion  romaine  la  devrait  faire  quitter  à  tout  honnête  homme 
et  surtout  à  tout  prince  qui  saurait  raisonner  (i). 

CHAPITRE  IX 

CONCLUSION 

Après  avoir  posé  les  vrais  principes  du  droit  politique 
et  tâché  de  fonder  TÉtat  sur  sa  base,  il  resterait  à  Tappuyer 
par  ses  relations  externes,  ce  qui  comprendrait  le  droit  des 
gens,  le  commerce,  le  droit  de  la  guerre  et  les  conquêtes,  le 
droit  public,  les  ligues,  les  négociations,  les  traités,  etc. 
Mais  tout  cela  forme  un  nouvel  objet  trop  vaste  pour  ma 
courte  vue  :  j'aurais  dû  la  fixer  toujours  plus  près  de  moi  (2). 

(i)  €  Un  historien  rapporte  que  le  roi  faisant  faire  devant  lui  une  confé- 
rence entre  les  docteurs  de  Tune  et  de  Tautre  Église,  et  voyant  qu'ici 
ministre  tombait  d*accord  qu'on  se  pouvait  sauver  dans  la  religion  des 
catholiques,  Sa  Majesté  prit  la  parole,  et  dit  à  ce  ministre  :  a  Quoi  !  tombez- 
a  vous  d'accord  qu'on  puisse  se  sauver  dans  la  religion  de  ces  messieurs-là?» 
Le  ministre  répondant  qu'il  n'en  doutait  pas,  pourvu  qu'on  y  vécût  bien,  le 
roi  repartit  très  judicieusement  :  4  La  prudence  veut  donc  que  je  sois  de 
c  leur  religion  et  non  pas  de  la  vôtre,  parce  qu'étant  de  la  leur,  je  me 
«  sauve  selon  eux  et  selon  vous,  et  étant  de  la  vôtre,  je  me  sauve  bien  selon 
«  vous,  mais  non  selon  eux.  Or,  la  prudence  veut  que  je  suive  le  plus 
«  assuré.  »  (Pkrkfixb,  HisL  d'Henri  JV.) 

(2}  R.  Emile,  liv.  V.  —  C'est  en  vain  qu'on  aspire  à  la  liberté  sous  la 
sauvegarde  des  lois.  Des  lois  !  où  est-ce  qu'il  y  en  a  ?  et  où  est-ce  qu'elles 
sont  respectées?  Partout  tu  n'as  vu  régner  sous  ce  nom  que  l'intérêt  parti- 
culier et  les  passions  des  hommes.  Mais  les  lois  éternelles  de  la  nature  et 
de  l'ordre  existent.  Elles  tiennent  lieu  de  loi  positive  au  sage;  elles  sont 
écrites  au  fond  de  son  cœur  par  la  conscience  et  par  la  raison;  c'est  à  celles- 
là  qu'il  doit  s'asservir  pour  être  libre;  et  il  n'y  a  d'esclave  que  celui  qui  fait 
mal;  car  il  le  fait  toujours  malgré  lui.  La  liberté  n'est  dans  aucune  forme 
de  gouvernement,  elle  est  dans  le  cœur  de  l'homme  libre,  il  la  porte  partout 
avec  lui.  L'homme  vil  porte  partout  la  servitude.  L'un  serait  esclave  à 
Genève  et  l'autre  libre  à  Paris. 


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APPENDICES 


16 


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APPENDICES 


En  reproduisant  in  extenso  le  manuscrit  de  Genève  dont  la  plus  grande 
partie  fait  double  emploi  avec  la  version  définitive  du  Contrat  social  qui 
«st  Tobjet  de  cette  édition,  nous  avons  voulu  provoquer  les  recherches  du 
lecteur  et  lui  permettre  d'instituer  lui-même  une  comparaison,  soit  pour  la 
forme,  soit  pour  le  fond,  entre  les  deux  textes.  Pour  lui  faciliter  ce  travail, 
nous  avons  marqué  entre  crochets  les  parties  du  manuscrit  qui  avaient 
passé  dans  le  Contrat  social.  Nous  avons,  en  outre,  relevé  toutes  les  va- 
riantes de  style  du  manuscrit,  je  veux  dire  les  quelques  corrections,  peu 
nombreuses  et  importantes  d'ailleurs,  dont  le  manuscrit  porte  la  trace.  Enfin, 
pour  les  passages  qui,  au  premier  abord,  paraissent  inédits,  nous  avons  cité 
des  extraits  des  ouvrages  de  Rousseau  où  les  mêmes  idées  se  trouvent  ex- 
primées. 

Nous  avons  déjà  dit  dans  notre  introduction  qu'en  somme  le  manuscrit 
de  Genève  ne  nous  apprend  rien  de  neuf  sur  la  politique  de  Rousseau  ;  c'est 
une  ébauche,  dont  toutes  les  idées  maîtresses,  sans  exception,  ont  été  con- 
servées dans  le  Contrat  ou  dans  d'autres  écrits  de  l'auteur.  Le  peu  d'inédit 
qui  s'y  trouve,  ce  sont  des  redites,  des  phrases  mal  venues,  des  développe- 
ments prolixes  ou  obscurs,  qui  ont  été  condensés  ailleurs,  en  meilleurs 
termes,  avec  plus  de  correction  et  de  netteté.  Le  lecteur  jugera  dans  le  détail 
de  la  valeur  de  notre  assertion. 

On  sait  déjà  que  le  manuscrit  renferme  la  matière  des  deux  premiers 
livres  du  Contrat  et  d.es  premières  lignes  du  livre  III,  avec  un  morceau  qui 
a  été  utilisé  dans  le   chapitre  du  livre  IV  intitulé  :  De  la  religion  civile. 

Les  sujets  traités  dans  l'ensemble  de  ces  deux  livres  sont  les  mêmes 
dans  le  manuscrit  et  dans  l'édition,  sauf  le  chapitre  ii  du  manuscrit  qui 
traite  de  la  Société  générale  du  genre  humain.  Le  seul  énoncé  de  ce  titre 
montre  qu'il  s'agit  ici  de  développements  philosophiques  qui  ne  pouvaient 
trouver  place  dans  le  Contrat,  La  lecture  du  chapitre  confirme  pleinement 
cette  prévision  et  fait  voir,  d'ailleurs,  que  si,  dans  la  forme,  il  est  décousu, 
redondant,  parfois  môme  incorrect  et  mal  digéré,  il  ne  renferme  dans  le 
fond  aucune  idée  qui  n'ait  été  beaucoup  mieux  exprimée,  soit  dans  Vlnéga- 
litéy  soit  dans  VÉmile,  soit  dans  V Encyclopédie, 

Ce  morceau  mis  à  part,  ainsi  que  les  parties  du  manuscrit  qui  ont  passé 
dans  VÉconomie  politique,  il  reste  à  comparer  la  matière  contenue  dans 
12  chapitres  du  manuscrit  et  21  chapitres  de  l'édition. 


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244 


DU    CONTRAT    SOCIAL. 


Le  nombre  des  chapitres  est  inégal  dans  les  deux  textes,  mais  le  nombre 
des  sujets  traités  y  est  le  même. 

Le  long  chapitre  du  manuscrit  sur  les  Fausses  notions  du  lien  social^ 
remanié,  refondu,  correspond  à  cinq  chapitres  de  l'édition  avec  ces  titres  : 
Des  premières  Sociétés,  du  Droit  du  plus  fort,  de  V Esclavage,  qo.' Il  faut  tou- 
jours remonter  à  une  première  convention,  du  Domaine  réel.  Le  chapitre  du 
manuscrit  intitulé  :  Du  Peuple  à  instituer  est  également  divisé  sous  le  titre 
du  Peuple  en  trois  chapitres  dans  l'édition.  De  même  le  chapitre  du  Pacte 
fondamental  du  manuscrit  se  répartit  entre  cinq  chapitres  de  l'édition, 
comme  on  le  verra  plus  loin  dans  le  ta];>leau  où  nous  établissons  la  concor- 
dance des  deux  textes.  Le  principe  de  la  Souveraineté,  qui  domine  tout  l'ou- 
vrage, a  seul  reçu  des  développements  nouveaux  ou  plutôt  il  a  été  accentué 
çt  précisé  avec  un  soin  particulier  dans  le  livre  II  du  texte  définitif.  Ce  qui 
diffère  donc  de  part  et  d*autre,  ce  n'est  pas  tant  la  matière  et  le  fond  des 
idées  que  leur  disposition.  Il  était  en  effet  conforme  à  une  bonne  méthode 
de  réfuter  les  notions  inexactes  qu'on  pouvait  se  faire  du  lien  social  avant 
de  définir  le  pacte  fondamental  et  d'en  déduire  les  conséquences.  L'ordre  et 
les  divisions  adoptés  dans  le  texte  définitif  du  Contrat  social  ont  mis  les  idées 
de  Rousseau  en  bien  meilleur  jour  qu'elles  ne  Tétaient  dans  le  manuscrit. 


MANUSCRIT    DE    GENEVE 

LIVRE    I 

Premières  notions  du  Corps  social. 

Chap.  I.  Sujet  de  cet  ouvrage. 
^     —     a.  De  la  société  générale  du  genre 
humain. 

—  3.  Du  pacte  fondamental. 

—  4.  En  quoi  consiste  la  souveraineté 

et  ce  qui  la  rend  inaliénable. 

—  3.  Fausses  notions  du  lien  social. 

—  6.  Des  Droits  respectifs  du  souve- 

rain et  du  citoyen. 

—  7.  Nécessité  des  lois  positives. 

LIVRE    II 

Chap.  i.  Fin  de  la  législation. 

—  2.  Du  législateur. 

—  •  3.  Du  peuple  à  instituer. 

—  4.  De  la  nature  des  lois  et  du  prin- 

cipe de  la  justice  civile. 

—  5.  Divisions  des  lois. 

,     —     6.  Divers  systèmes  de  législation. 


LIVRE     III 

Des  lois  politiques  ou  de  l'institution 
du  gouvernement, 

Chap.   i.  Ce  que  c'est  que  le  gouverne- 
ment d'un  Etat. 


EDITION    DU    CONTRAT    SOCIAL 


LIVRE    II 
Introduction. 

Chap.  i.  Sujet  de  ce  premier  livre. 

—  2.  Des  premières  sociétés. 

—  3.  Du  droit  du  plus  fort. 

—  4.  De  Tesclavage. 

—  5.  Qu'il  faut  toujours  remonter  à 

une  première  convention. 

—  6.  Du  pacte  social. 

—  7.  Du  souverain. 

—  8.  De  l'Etat  civil. 

—  9.  Du  domaine  réel. 

LIVRE    II 

Chap.  i.  Que  la  souveraineté  est  inalié> 
nable. 

—  2.  Que  la  souveraineté  est  indivi- 

sible. 

—  3.  Si  la  volonté  générale  peut  errer. 

—  4.  Des  bornes  du  pouvoir  souverain. 

—  5.  Du  droit  de  vie  et  de  mort. 

—  6.  Dé  la  loi. 

—  7.  Du  législateur. 
-^  8.  Du  peuple. 

—  9.  (suite). 

—  10.  (suite). 

—  II.  Des  divers  systèmes  de  législa* 

tion. 

—  12.  Division  des  lois. 

LIVRE   III 
Chap.   i.  Du  gouvernement  en  général. 


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APPENDICE  I. 

Concordance  des  deux  textes 


245 


MANUSCRIT   DE  GENEVE 


LIVRE    I 


Chap.  III. 
Chap.  IV. 
Chap.  ■  V  . 
Chap.  VI  . 
Chap.  VII . 


Chap.  I  . 
Chap.  H  . 
Chap.  III  . 
Chap.  IV. 
Chap.  V . 
Chap.   VI. 


LIVRE    II 


LIVRE     III 


Chap.      I . 


EDITION    DU    CONTRAT   SOCIAL 


Liv.     I,  chap.  i,  vi,  vu,  viii,  n. 

Liv.  II,  chap.  1. 

Liv.     I,  chap.  11,  ni,  ir,  y,  iz, 

Liv.  II,  chap.  iv. 

Liv.  II,  chap.  vi. 


Liv.  II,  chap.  vi. 

Liv.  11,  chap.  vu. 

Liv.  II,  chap.  viii,ix,x,etLiv.iiichapvi. 

Liv.  II,  chap.  vi. 

Liv.  II,  chap.  xii. 

Uv.  II,  chap.  XI. 


Liv.  III.  chap.  1. 


DU   CONTRACT   SOCIAL 

ou   ESSAI   SUR   LA  FORME    DE   LA   RÉPUBLIQUE» 


LIVRE     I 
PREMIÈRES    NOTIONS    DU    CORPS    SOCIAL 

CHAPITRE  I 

SUJET    DE    CET    OUVRAGE 

Tant  d'auteurs  célèbres  ont  traité  des  maximes  du  gouvernement 
et  des  règles  du  droit  civil,  qu'il  n'y  a  rien  d'utile  à  dire  sur  ce  sujet 
qui  n'ait  été  déjà  dit.  Mais  peut-être  serait-on  mieux  d'accord,  peut- 
être  les  meilleurs  rapports  du  corps  social  auraient-ils  été  plus  claire- 
ment (i)  établis,  si  l'on  eût  commencé  par  mieux  déterminer  sa  nature. 

(*)  Sur  les  variantes  da  titre  et  du  sous-titre,  voir  la  planche  jointe  au  volume  et 
l'introduction.  Les  notes  en  italiques  qui  suivent  donnent  les  variantes  effacées  du  ma- 
nuscrit par  Rousseau. 

(i)  Seraient-ils  mieux. 


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246  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

C'est  ce  que  j'ai  tenté  de  faire  dans  cet  écrit.  Il  n'est  donc  point  ici 
question  de  Tadministration  de  ce  corps,  mais  de  sa  constitution  (i). 
Je  le  fais  vivre, et  non  pas  agir  (2).  Je  décris  ses  ressorts  et  ses  pièces, 
je  les  arrange  à  leur  place.  Je  mets  la  machine  (3)  en  état  d'aller  (4). 
D'autres  plus  sages  en  régleront  les  mouvements  (5)  {a). 

CHAPITRE  II 

DE   LA  SOCIÉTÉ  GÉNÉRALE    DU    GENRE    HUMAIN   (b) 

Commençons  par  rechercher  (6)  d'où  naît  la  nécessité  des  insti- 
tutions politiques. 

La  force  (7)  de  l'homme  est  tellement  proportionnée  à  ses  besoins 
naturels  et  à  son  état  primitif,  que  pour  peu  que  cet  état  change  et 
que  ses  besoins  augmentent (c), l'assistance  de  ses  semblables  lui  de- 
vient nécessaire,  et,  quand  (8)  enfin  ses  désirs  embrassent  toute  la  na- 
ture, le  concours  de  tout  le  genre  humain  suffît  à  peine  pour  les 
assouvir.  C'est  ainsi  que  les  mêmes  causes  qui  nous  rendent  mé- 
chants nous  rendent  encore  esclaves  et  nous  asservissent  (9),  en  nous 
dépravant.  Le  sentiment  de  notre  faiblesse  vient  moins  de  notre  na- 
ture, que  de  notre  cupidité  :  nos  besoins  nous  rapprochent,  à  mesure 
que  nos  passions  nous  divisent,  et  plus  nous  devenons  ennemis  de 
nos  semblables  (10),  moins  nous  pouvons  nous  passer  d'eux  (11)  (i). 

(1)  De  son  établissement, 

(2)  Je  dis  ce  qu*H  est  et  non  ce  qu^ilfait. 

(3)  Le  tout. 

(4)  De  se  mouvoir, 

(3)  Il  y  avait  ici  aa  bas  du  feuillet  d'une  autre  écriture:  que  la  souveraineté  est  indi- 
visible. Et  quand  il  y  aurait  de  la  philosophie  à  n'avoir  point  de  religion,  je  trouverais 
la  supposition  d'un  peuple  de  vrais  philosophes  encore  plus  chimérique  que  celle  d'un 
peuple  de  vrais  chrétiens. 

(6y  Examiner. 

(7)  L'homme  isolé  est  un  être  si  faible  ou  du  moins  dont  la  force. 

(8)  A  force  de  progrès. 

(9)  Assujettissent. 

(10)  Les  tins  des  autres, 

(11)  D'être  ensemble. 

{a)  Contrat  social,  liv.  VIII,  du  Législateur.,,  s'il  est  vrai  qu'un  grand  prince  est  un 
homme  rare,  que  sera-ce  d'un  grand  législateur?  le  premier  n'a  qu'à  suivre  le  modèle 
que  l'autre  doit  proposer.  Celui-ci  est  le  mécanicien  qui  invente  la  machine,  celui-là  n'est 
que  l'ouvrier  qui  la  monte  et  la  fait  marcher. 

(b)  Dans  le  manuscrit  ce  titre  a  été  plusieurs  fois  corrigé.  L'auteur  a  raturé  successi- 
vement s*il,  qu'il  n'y  a  point  naturellement  de  société  générale  des  hommes. 

(c)  R.  L,  à  M.  de  B.  Quand  enfin  tous  les  intérêts  particuliers  s'entre-choquent,  quand 
l'amour  de  soi  mis  en  fermentation  devient  amour-propre,  que  l'opinion  rendant  l'uni- 
vers entier  nécessaire  à  chaque  homme,  les  rend  tous  ennemis  nés  les  uns  des  autres 
et  fait  que  nul  ne  trouve  son  bien  que  dans  le  mal  d'autrui,  alors  la  conscience,  plus 
faible  que  les  passions  exallées,  est  étouffée  par  elles  et  ne  reste  plus  dans  la  bouche 
des  hommes  qu'un  mot  fait  pour  se  tromper  mutuellement.  Chacun  feint  alors  de  vouloir 
sacrifier  ses  intérêts  à  ceux  du  public  et  tous  mentent.  Nul  ne  veut  le  bien  public  que 
quand  il  s'accorde  avec  le  sien... 

{d)  R.  Discours  sur  l'Inégalité,  Tous  (les  philosophes)  parlant  sans  cesse  de  besoin 


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APPENDICE  I.  247 

Tels  sont  les  premiers  liens  de  la  société  générale,  tels  sont  les  fon- 
dements de  cette  bienveillance  universelle,  dont  la  nécessité  recon- 
nue semble  étouffer  le  sentiment,  et  dont  chacun  voudrait  recueillir 
le  fruit,  sans  être  obligé  de  la  cultiver;  car,  quant  à  l'identité  de 
nature,  son  effet  est  nul  en  cela,  parce  qu'elle  est  autant  pour  les 
hommes  un  sujet  de  querelle  que  d'union,  et  met  aussi  souvent  entre 
eux  la  concurrence  et  la  jalousie  que  la  bonne  intelligence  et 
l'accord. 

De  ce  nouvel  ordre  de  choses  naissent  des  multitudes  de  rap- 
ports sans  mesure,  sans  règle,  sans  consistance,  que  les  hommes 
altèrent  et  changent  continuellement,  cent  travaillant  à  les  détruire 
pour  un  qui  travaille  à  les  fixer;  et  comme  l'existence  relative  d'un 
homme  dans  l'état  de  nature  dépend  de  mille  autres  rapports,  qui 
sont  dans  un  flux  continuel,  il  ne  peut  jamais  s'assurer  d'être  le 
même  durant  deux  instants  de  sa  vie  (i);  la  paix  et  le  bonheur 
ne  sont  pour  lui  qu'un  éclair;  rien  n'est  permanent  que  la  misère, 
qui  résulte  de  toutes  ces  vicissitudes  (a);  quand  ses  sentiments  et 
ses  idées  pourraient  s'élever  jusqu'à  l'amour  de  l'ordre  et  aux  no- 
tions sublimes  de  la  vertu  (2),  il  lui  serait  impossible  de  faire  jamais 
une  application  sûre  de  ses  principes  dans  un  état  de  choses  qui  ne 
lui  laisserait  discerner  ni  le  bien,  ni  le  mal,  ni  l'honnête  homme, 
ni  le  méchant. 

La  société  générale,  telle  que  nos  besoins  mutuels  peuvent  l'en- 
gendrer, n'offre  donc  point  une  assistance  efficace  à  l'homme  devenu 
misérable,  ou  du  moins  elle  ne  donne  de  nouvelles  forces  qu'à  celui 
qui  en  a  déjà  trop,  tandis  que  le  faible,  perdu,  étouffé,  écrasé  dans 
la  multitude,  ne  trouve  nul  asile  où  se  réfugier,  nul  support  à  sa 
faiblesse,  et  périt  enfin  victime  de  cette  union  trompeuse,  dont  il 
attendait  son  bonheur  (b), 

3^(3)  Si  l'on  est  une  fois  convaincu  que  dans  ces  motifs  qui  portent 

d'avidité,  d'oppression,  de  désirs  et  d'orgueil,  ont  transporté  à  l'état  de  nature  des  idées 
qu'ils  avaient  prises  dans  la  société,  ils  parlaient  de  l'homme  sauvage  et  ils  peignaient 
l'homme  civil.  —  ÉmiVe,  liv.  II.  —  La  société  a  fait  Thomme  plus  taible  non  seulement 
en  lui  ôtant  te  droit  qu'il  avait  sur  ses  propres  forces,  mais  surtout  en  les  lui  rendant 
insuffisantes.  Voilà  pourquoi  ses  désirs  se  multiplient  avec  sa  faiblesse. 

(î)  De  suite, 

(a)  M.Alexeieff  a  lu  ici  vérité. 

(3)  Ce  passage  entre  croix  est  barré  dans  le  manuscrit. 

{a)  Emile,  liv.  11.  Tout  est  mêlé  dans  cette  vie,  on  n'y  goûte  aucun  sentiment  pur,  on 
n'y  reste  pas  deux  moments  dans  te  même  état.  Les  affections  de  nos  flmes  ainsi  que 
les  modifications  de  nos  corps  sont  dans  un  flux  continuel.  Le  bien  et  le  mal  nous  sont 
communs  à  tous,  mais  en  différentes  mesures.  Le  plus  heureux  est  celui  qui  souffre  le 
moins  de  peines,  le  plus  misérable  est  celui  qui  sent  le  moins  de  plaisirs.  Toujours 
plus  de  souffrances  que  de  jouissances,  voilà  la  différence  commune  à  tous. 

{b)  Emile,  liv.  IV.  —  11  y  a  dans  l'état  de  nature  une  égalité  de  fait,  réelle  et  indes- 
tructible, parce  qu'il  est  impossible  dans  cet  état  que  la  seule  différence  d*homme  à 
homme  soit  assez  grande  pour  rendre  l'un  dépendant  de  l'autre.  Il  y  a  dans  l'état  civil 
une  égalité  du  droit  chimérique  et  vaine,  parce  que  les  moyens  destinés  à  la  maintenir 
servent  eux-mêmes  à  la  détruire,  et  que  la  force  publique  ajoutée  au  plus  fort  pour 


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248  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

les  hommes  à  s^unir  entre  eux  par  des  liens  volontaires  il  n'y  a  rien 
qui  se  rapporte  au  point  de  réunion,  que  loin  de  se  proposer  un  but 
de  félicité  commune,  d'où  chacun  puisse  tirer  la  sienne,  le  bonheur  de 
l'un  fait  le  malheur  d'un  autre  (a),  si  Ton  voit  enfin  qu'au  lieu  de  tendre 
tous  au  bien  général  ils  ne  se  rapprochent  entre  eux  que  parce  que 
tous  s'en  éloignent,  on  doit  sentir  aussi  que  quand  même  un  tel  état 
pourrait  subsister,  il  ne  serait  qu'une  source  de  crimes  et  de  misères 
pour  des  hommes  dont  chacun  ne  verrait  que  son  intérêt,  ne  suivrait 
que  ses  penchants  et  n'écouterait  que  ses  passions  3|c. 

Ainsi  la  douce  voix  de  la  nature  n'est  plus  pour  nous  un  guide 
infaillible,  ni  l'indépendance  que  nous  avons  reçue  d'elle  un  état  dé- 
sirable; la  paix  et  l'innocence  nous  ont  échappé  pour  jamais  avant 
que  nous  en  eussions  goûté  les  délices;  insensible  aux  stupides 
hommes  des  premiers  temps,  échappée  aux  hommes  éclairés  des  . 
temps  postérieurs,  l'heureuse  vie  de  l'âge  d'or  fut  toujours  un  état 
étranger  à  la  race  humaine,  ou  pour  l'avoir  méconnue  quand  elle  en- 
pouvait  jouir,  ou  pour  l'avoir  perdue  quand  elle  aurait  pu  le  con- 
naître. 

1  II  y  a  plus  encore  :  cette  parfaite  indépendance  et  cette  liberté 
sans  règle,  fût-elle  même  demeurée  jointe  à  l'antique  innocence, 
aurait  eu  toujours  un  vice  essentiel  et  nuisible  au  progrès  de  nos  plus 
excellentes  facultés,  savoir  le  défaut  de  cette  liaison  des  parties  qui 
constitue  le  tout.  La  terre  serait  couverte  d'hommes,  entre  lesquels 

.  il  n'y  aurait  presque  aucune  communication;  nous  nous  toucherions 
par  quelques  points,  sans  être  unis  par  aucun;  chacun  resterait  isolé 
parmi  les  autres,  chacun  ne  songerait  qu'à  soi;  notre  entendement 
ne  saurait  se  développer,  nous  vivrions  sans  rien  sentir,  nous  mour- 
rions sans  avoir  vécu  {b);  tout  notre  bonheur  consisterait  à  ne  pas 
connaître  notre  misère;  il  n'y  aurait  ni  bonté  dans  nos  cœurs,  ni 
moralité  dans  nos  actions,  et  nous  n'aurions  jamais  goûté  le  plus 
délicieux  sentiment  de  l'âme,  qui  est  l'amour  de  la  vertu  (1). 

3|c  II  est  certain  que  le  mot  de  genre  humain  n'offre  à  l'esprit  qu'une 
idée  purement  collective  qui  ne  suppose  aucune  union  réelle  entre 

opprimer  le  faible,  rompt  Tespèce  d'équilibre  que  la  nature  avait  mis  entre  eux.  De  cène 
première  contradiction  découlent  toutes  celles  qu'on  remarque  dans  Tordre  civil,  entre 
l'apparence  et  la  réalité.  Toujours  la  multitude  sera  sacrifiée  au  petit  nombre  et  l'intérêt 
public  à  l'intërét  particulier;  toujours  ces  noms  spécieux  de  justice  et  de  subordination 
serviront  d'instrument  à  la  violence  et  d'armes  à  l'iniquité.  —  Voir  aussi  le  Discours  sur 
rinégalité. 

(I)  M.  Alexeieflf  avait  lu  vérité, 

(a)  ÉmilCy  liv.  II.  —  Le  précepte  de  ne  jamais  nuire  à  autrui  emporte  celui  de  tenir 
à  ta  société  humaine  le  moins  qu'il  est  possible,  car  dans  l'état  social  le  bien  de  l'un  fait 
nécessairement  le  mal  de  l'autre. 

{b)  R.  Discours  sur  Vlnégalité.  Quel  progrès  pourrait  faire  le  genre  humain  épars 
dans  les  bois  parmi  les  animaux  et  jusqu'à  quel  point  pourraient  se  perfectionner  et 
s'éclairer  mutuellement,  des  hommes  qui  n'ayant  aucun  domicile  fixe,  ni  aucun  besoin 
l'un  de  l'autre  se  rencontreraient  peut-être  à  peine  deux  fois  en  leur  vie  sans  se  con- 
naître et  sans  se  parler. 


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APPENDICE  I.  249 

les  individus  qui  le  constituent.  Ajoutons-y,  si  l'on  veut,  cette  suppo- 
sition :  concevoir  le  genre  humain  comme  une  personne  morale 
ayant  avec  un  sentiment  d*existence  qui  lui  donne  l'individualité  et 
la  constitue  une,  un  mobile  universel  qui  fasse  agir  chaque  partie 
pour  une  fin  générale  et  relative  au  tout.  Concevons  que  ce  sentiment 
commun  soit  celui  de  l'humanité,  et  que  la  loi  naturelle  soit  le  prin- 
cipe actif  de  toute  la  machine.  Observons  ensuite  ce  qui  résulte  de 
la  constitution  de  l'homme  dans  ses  rapports  avec  ses  semblables,  et, 
tout  au  contraire  de  ce  que  nous  avons  supposé,  nous  trouverons  que 
le  progrès  de  la  société  étouffe  l'humanité  dans  les  cœurs  en  éveillant 
l'intérêt  personnel  et  que  les  notions  de  la  loi  naturelle,  qu'il  faudrait 
plutôt  appeler  la  loi  de  raison,  ne  commencent  à  se  développer  que 
quand  le  développement  antérieur  des  passions  rend  impuissants  tous 
.  ses  préceptes.  Par  où  Ton  voit  que  ce  prétendu  traité  social  dicté 
par  la  nature  est  une  véritable  chim'êre,  puisque  les  conditions  en 
sont  toujours  inconnues  ou  impraticables  et  qu'il  faut  nécessairement 
les  ignorer  ou  les  enfreindre . 

Si  la  société  générale  existait  ailleurs  que  dans  les  systèmes  des      O^t'S 
philosophes,  elle  serait,  comme  je  l'ai  dit,  un  être  moral  qui  aurait       (^.V>- 
des  qualités  propres  et  distinctes  de  celles  des  êtres  particuliers  qui 
la  constituent,  à  peu  près  comme  les  composés  chimiques  ont  des       ijv   |?t 
propriétés  qu'ils  ne  tiennent  d'aucun  des  mixtes  qui  les  composent.        ' 
Il  y  aurait  une  langue  universelle  que  la  nature  apprendrait  à  tous       Th^^^ 
les  hommes  et  qui  serait  le  premier  instrument  de  leur   mutuelle       'TVi*5 
communication;  il  y   aurait  une  sorte  de  sensorium  commun  qui 
survivrait  à  la  correspondance  de  toutes  les  parties;  le  bien  et  le  mal 
public  ne  seraient  pas  seulement  la  somme  des  biens  ou  des  maux  par- 
ticuliers comme  dans  une  simple  agrégation,  mais  il  résiderait  dans 
la  raison  qui  les  unit;  il  serait  plus  grand  que  cette  somme,  et  loin 
que  la  félicité  publique  fût  établie  sur  le  bonheur  des  particuliers, 
c'est  elle  qui  en  serait  la  source  (i)  %. 

Il  est  faux,  que  dans  l'état  d'indépendance  la  raison  nous  porte 
à  concourir  au  bien  commun  par  la  vue  de  notre  propre  intérêt  : 
loin  que  l'intérêt  particulier  s'allie  au  bien  général,  ils  s'excluent 
l'un  l'autre  (a)  dans  l'ordre  naturel  des  choses,  et  les  lois  sociales  sont 
un  joug  que  chacun  veut  bien  imposer  aux  autres,  mais  non  pas  s'en 
charger  lui-même  (b).  «  Je  sens  que  je  porte  l'épouvante  et  le  trouble 

(1)  Ce  passage  entre  croix  est  barré  dans  le  manascrit.  —  Voir  Contrat  social,  liv.  I, 
chap.  VII. 

{a)  R.  Discours  sur  Vlnégalitéy  note  9.  Qu'on  admire  tant  qu'on  voudra  la  société 
humaine,  il  n'en  sera  pas  moins  vrai  qu'elle  porte  nécessairement  les  hommes  à  s'entre- 
balr  à  proportion  que  leurs  intérêts  se  croisent,  à  se  rendre  mutuellement  des  services 
apparents  et  à  se  faire  en  etfet  tous  les  maux  imaginables.  Que  peut-on  penser  d'un 
commerce  où  la  raison  de  chaque  particulier  lui  dicte  des  maximes  directement  contraires 
à  celles  que  la  raison  publique  prêche  au  corps  de  la  société  et  où  chacun  trouve  son 
compte  dans  le  malheur  d'autrui? 

[b]  Emile,  liv.  IV.  Le  précepte  même  d'agir  avec  autrui,  comme  nous  voulons  qu'on 


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25o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

au  milieu  de  Tespèce  humaine  »,  dit  Thomme  indépendant,  que  le 
sage  étouffe;  a  mais  il  faut  que  je  sois  malheureux,  ou  que  je  fasse  le 
malheur  des  autres,  et  personne  ne  m'est  plus  cher  que  moi.»  «C'est 
vainement,  pourra-t-il  ajouter,  que  je  voudrais  concilier  mon  in- 
térêt avec  celui  d'autrui  :  tout  ce  que  vous  me  dites  des  avantages  de 
la  loi  sociale  pourrait  être  bon,  si,  tandis  que  je  l'observerais  scru- 
puleusement envers  les  autres,  j'étais  sûr  qu'ils  l'observeraient  tous 
envers  moi;  mais  quelle  sûreté  pouvez-vous  me  donner  là-dessus,  et 
ma  situation  peut-elle  être  pire  que  de  me  voir  exposer  à  tous  les 
maux  que  les  plus  forts  voudront  me  faire,  sans  oser  me  dédomma- 
ger sur  les  faibles?  Ou  donnez-moi  des  garanties  contre  toute  entre- 
prise injuste,  ou  n'espérez  pas  que  je  m'en  abstienne  à  mon  tour. 
Vous  avez  beau  me  dire  qu'en  renonçant  aux  devoirs  que  m'impose 
la  loi  naturelle,  je  me  prive  en  même  temps  de  ses  droits  et  que  mes 
violences  autoriseront  toutes  celles  dont  on  voudra  user  envers  moil 
J'y  consens  d'autant  plus  volontiers  que  je  ne  vois  point  comment 
ma  modération  pourrait  m'en  garantir.  Au  surplus,  ce  sera  mon  af- 
faire de  mettre  les  forts  (i)  dans  mes  intérêts,  en  partageant  avec  eux 
les  dépouilles  des  faibles  :  cela  vaudra  mieux  que  la  justice  pour  mon 
avantage  et  pour  ma  sûreté  (a),  »  La  preuve  que  c'est  ainsi  qu'eût  rai- 

agisse  envers  nou«  n'a  de  vrai  fondement  que  la  conscience  et  le  sentiment,  car  où  est 
la  raison  précise  d^agir  étant  moi,  comme  si  j  étais  un  autre,  surtout  quand  je  suis  mora- 
lement sûr  de  ne  lamais  me  trouver  dans  le  m(^me  cas?  Et  qui  me  répondra  qu'en  sui- 
vant bien  fidèlement  cette  maxime,  j'obtiendrai  qu'on  la  suive  de  même  avec  moi?  Le 
méchant  tire  avantage  de  la  probité  du  juste  et  de  sa  propre  injustice  ;  il  est  bien  aise 
que  tout  le  monde  soit  juste  excepté  lui.  Cet  accord,  quoi  qu'on  dise,  n'est  pas  fort 
avantageux  aux  gens  de  bien. 

(i)  Ceux  qui  seront  plus  forts  que  moi. 

(a)  Voir  l'article  Droit  naturel  {Morale)  dans  le  tome  V  de  V Encyclopédie.  Cet  arti- 
cle, qui  n'est  pas  signé  et  auquel  renvoie  l'article  Économie  politique  du  même  recueil, 
est  d'ordinaire  attribué  à  Diderot.  —  Mais  quels  reproches  pourrons-nous  faire  à  l'homme 
tourmenté  par  des  passions  si  violentes,  que  la  vie  même  lui  devient  un  poids  onéreux 
s'il  ne  les  satisfait,  et  qui,  pour  acquérir  le  droit  de  disposer  de  l'existence  des  autres, 
leur  abandonne  la  sienne.  Que  lui  répondrons-nous  s'il  dit  intrépidement  :  «  Je  sens  que 
je  porte  l'épouvante  et  le  trouble  au  milieu  de  l'espèce  humaine,  mais  il  faut  ou  que  je 
sois  malheureux  ou  que  je  fasse  le  malheur  des  autres,  et  personne  ne  m'est  plus  cher 
que  je  ne  le  suis  à  moi-même.  Qu'on  ne  me  reproche  point  cette  abominable  prédilection. 
Elle  n'est  pas  libre,  c'est  la  voix  de  la  nature  qui  ne  s'explique  jamais  plus  fortement  en 
moi,  que  quand  elle  me  parle  en  ma  faveur.  Mais  n'est-ce  que  dans  mon  cœur  qu'elle 
se  fait  entendre  avec  la  même  violence  ?  O  hommes  !  c'est  à  vous  que  j'en  appelle,  quel 
est  celui  d'entre  vous  qui  sur  le  point  de  mourir  ne  rachèterait  pas  sa  vie  aux  dépens  de 
la  plus  grande  partie  du  genre  humain,  s'il  était  sûr  de  l'impunité  et  du  secret  :  Mais* 
continuerait-il,  je  suis  équitable  et  sincère.  Si  mon  bonheur  demande  que  je  me  défasse 
de  toutes  les  existences  qui  me  seront  importunes,  il  faut  aussi  qu'un  individu  quel  qu'il 
soit  puisse  se  défaire  de  la  mienne,  s'il  en  est  importuné,  l.a  raison  lèvent,  et  j'y  sous- 
cris. Je  ne  suis  pas  assez  injuste  pour  exiger  d'un  autre  un  sacrifice  que  je  qe  veux  point 
lui  faire...  »  Que  répondrons-nous  donc  à  notre  raisonneur  violent  avant  que  de  l'étouf- 
fer? —  Voir  aussi  Discours  sur  l'Inégalité  ;11  est  à  propos...  de  nous  défier  de  nos  pré- 
jugés jusqu'à  ce  que  la  balance  à  la  main  on  ait  examiné  s'il  y  a  plus  de  vertus  que  de 
vices  parmi  les  hommes  civilisés,  ou  si  leurs  vertus  sont  plus  avantageuses  que  leurs 
vices  ne  sont  funestes  ou  si  le  progrès  de  leurs  connaissances  est  un  dédommagement 
suffisant  des  maux  qu'ils  se  font  mutuellement  à  mesure  qu'ils  s'instruisent  du  bien 


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APPENDICE  I.  25i 

sonné  Thomme  éclairé  et  indépendant  est  que  c'est  ainsi  que  rai- 
sonne toute  société  souveraine,  qui  ne  rend  compte  de  sa  conduite 
qu'a  elle-même  (a). 

Que  répondre  de  solide  à  de  pareils  discours,  si  l'on  ne  veut 
amener  la  religion  à  l'aide  de  la  morale,  et  faire  intervenir  immédia- 
tement la  volonté  de  Dieu  pour  lier  la  société  des  hommes  {b).  Mais 
les  notions  sublimes  du  Dieu  des  sages,  les  douces  lois  de  la  frater- 
nité qu'il  nous  impose,  les  vertus  sociales  des  âmes  pures,  qui  sont  ^V- 
le  vrai  culte  qu'il  veut  de  nous,  échapperont  toujours  à  la  multitude,  [^  ^) 
On  lui  fera  toujours  des  dieux  insensés  comme  elle,  auxquels  elle 
sacrifiera  de  légères  commodités  pour  se  livrer  en  leur  honneur  à 
mille  passions  horribles  et  destructives.  La  terre  entière  regorgerait 
de  sang  et  le  genre  humain  périrait  bientôt  si  la  philosophie  et  les 
lois  ne  retenaient  les  fureurs  du  fanatisme,  et  si  la  voix  des  hommes 
n'était  plus  forte  que  celle  des  dieux. 

En  effet,  si  (i)  les  notions  du  grand  Etre  et  de  la  loi  naturelle 
étaient  innées  dans  tous  les  cœurs,  ce  fut  un  soin  bien  superflu 
d'enseigner  expressément  l'une  et  l'autre  :  c'était  nous  apprendre  ce 
que  nous  savions  déjà,  et  la  manière  dont  on  s'y  est  pris  eût  été  bien 
plus  propre  à  nous  les  faire  oublier.  Si  elles  ne  l'étaient  pas,  tous 
ceux  à  qui  Dieu  ne  les  a  point  données,  sont  dispensés  de  les  savoir  : 
dès  qu'il  a  fallu  pour  cela  des  instructions  particulières,  chaque  peuple 
a  les  siennes,  qu'on  lui  prouve  être  les  seules  bonnes,et  d'où  dérivent 
plus  souvent  le  carnage  et  les  meurtres  que  la  concorde  et  la  paix  (c). 

qu'ils  devraient  se  faire,  ou  s'ils  ne  iraient  pas,  à  tout  prendre,  dans  une  situation 
plus  heureuse  de  n'avoir  ni  mal  à  craindre,  ni  bien' à  espérer  de  personne  que  de  s'être 
soumis  à  une  dépendance  universelle  et  de  s'obliger  à  tout  recevoir  de  ceux  qui  ne 
s'obligent  à  leur  rien  donner. 

(i)  Comme  je  le  crois. 

(a)  R.  Discours  sur  Vlnégalité.  Les  philosophes  qui  ont  examiné  les  fondements  de 
la  société  ont  tous  senti  la  nécessité  de  remonter  jusqu'à  l'état  de  nature,  mais  aucun 
d'eux  n'y  est  arrivé.  Les  uns  n'ont  point  balancé  à  supposer  en  l'homme  dans  cet  état 
la  notion  du  juste  et  de  l'injuste,  sans  se  soucier  de  montrer  qu'il  dut  avoir  cette  notion, 
ni  même  qu'elle  lui  fut  utile. 

{b)  R.  Discours  sur  Vlnégalité,  Les  gouvernements  humains  avaient  besoin  d'une 
base  plus  sohde  que  la  seule  raison  et  il  était  nécessaire  au  repos  public  que  la  volonté 
divine  intervint,  pour  donner  à  l'autorité  souveraine  un  caractère  sacré  et  inviolable 
qui  ôtât  aux  sujets  le  funeste  droit  d'en  disposer. 

(c)  R.  Émile^  liv.  IV.  Montrez-moi  ce  qu'on  peut  ajouter  pour  la  gloire  de  Dieu, 
pour  le  bien  de  la  société  et  pour  mon  propre  avantage  aux  devoirs  de  la  loi  naturelle 
et  quelle  vertu  vous  ferez  naître  d'un  nouveau  culte,  qui  ne  soit  pas  une  conséquence  du 
mien.  Les  plus  grandes  idées  de  la  Divinité  viennent  par  la  raison  seule.  Voyez  le 
spectacle  de  la  nature.  Ecoutez  la  voix  intérieure.  Dieu  n'a-t-il  pas  tout  dit  à  nos 
yeux,  à  notre  conscience,  à  notre  jugement?  Qu'est-ce  que  les  hommes  nous  diront  de 
plus?  Leurs  révélations  ne  font  que  dégrader  Dieu  en  lui  donnant  les  passions  humaines. 
Loin  d'cclaircir  les  notions  du  grand  être,  je  vois  que  les  dogmes  particuliers  lesembrouil- 
lent,  que  loin  de  les  ennoblir  il  les  avilissent,  qu'aux  mystères  inconcevables  qui  l'envi- 
ronnent, ils  ajoutent  des  contradictions  absurdes,  qu'ils  rendent  l'homme  orgueilleux, 
intolérant,  cruel,  qu'au  lieu  d'établir  la  paix  sur  la  terre,  ils  y  portent  le  fer  et  le  feu. 
Je  me  demande  à  quoi  bon  tout  cela  sans  savoir  me  répondre.  Je  n'y  vois  que  les  crimes 
des  hommes  et  les  misères  du  genre  humain. 


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252  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

Laissons  donc  à  part  les  préceptes  sacrés  des  Religions  diverses, 
dont  Tabus  cause  autant  de  crimes,  que  leur  usage  en  peut  épargner, 
et  rendons  au  Philosophe  Texamen  d'une  question,  que  le  Théologien 
n'a  jamais  traitée  qu'au  préjudice  du  genre  humain. 

Mais  le  premier  me  renverra  par  devant  le  genre  humain  [a)  même  à 
qui  seul  il  appartient  de  décider,  parce  que  le  plus  grand  bien  de 
tous  est  la  seule  passion  qu'il  ait.  C'est,  me  dira-t-il,  à  la  volonté 
générale  que  l'individu  doit  s'adresser  pour  savoir  jusqu'où  il  doit 
être  homme,  citoyen,  sujet,  père,  enfant,  et  quand  il  lui  convient  de 
vivre  et  de  mourir.  «  Je  vois  bien  là,  je  l'avoue,  la  règle  que  je  puis 
consulter  :  mais  je  ne  vois  pas  encore,  dira  notre  homme  indépendant, 
la  raison,  qui  doit  m'assujettir  à  cette  règle  (i)  ».  [Il  ne  s'agit  pas  de 
m'apprendre  ce  que  c'est  que  justice,  il  s'agit  de  me  montrer  quel  intérêt 
j'ai  d'être  juste.]  En  effet  que  la  volonté  générale  soit  dans  chaque 
individu  un  acte  pur  de  l'entendement,  qui  raisonne  dans  le  silence 
des  passions  sur  ce  que  l'homme  peut  exiger  de  son  semblable  et  sur 
ce  que  son  semblable  est  en  droit  d'exiger  de  lui,  nul  n'en  discon- 
viendra. Mais,  où  est  l'homme,  qui  puisse  ainsi  se  séparer  de  lui- 
même  (b),  et  si  le  soin  de  sa  propre  conservation  est  le  premier  pré- 
cepte de  la  nature,  peut-on  le  forcer  de  regarder  ainsi  l'espèce  (2)  en 
général  pour  s'imposer,  à  lui,  des  devoirs,  dont  il  ne  voit  point  la 
liaison  avec  sa  constitution  particulière?  Les  objections  précédentes 
ne  subsistent-elles  pas  toujours,  et  ne  reste-t-il  pas  encore  à  voir 
comment  son  intérêt  personnel  exige  qu'il  se  soumette  à  la  volonté 
générale  (c)? 

De  plus;  comme  l'art  de  généraliser  ainsi  ses  idées  est  un  des 
exercices  les  plus  difficiles  et  les  plus  tardits  de  l'entendement 
humain  (i),  le  commun  des  hommes  sera-t-il  jamais  en  état  de  tirer  de 
cette  manière  de  raisonner  les  règles  de  sa  conduite  (e),  et  quand  il 

(i)  Le  passage  entre  crochets  est  écrit  avec  un  appel  au  verso  du  feuillet  7  du  ma- 
nuscrit. Il  nous  parait  devoir  être  intercalé  dans  le  texte. 

(a)  L'homme, 

{a)  Voir  Encyclopédie^  Droit  naturel  (Morale).  —  Mais  si  nous  ôtons  à  l'individu  le 
droit  de  décider  de  la  nature  du  juste  et  de  l'injuste,  où  porterons -nous  cette  grande 
question  ?  Où  ?  devant  le  genre  humain,  c'est  à  lui  seul  qu'il  appartient  de  la  décider 
parce  que  le  bien  de  tous  est  la  seule  passion  qu'il  ait...  C'est  à  la  volonté  générale  que 
l'individu  doit  s'adresser  pour  savoir  jusqu'où  il  doit  être  homme,  citoyen,  sujet,  père, 
enfant,  et  quand  il  lui  convient  de  vivre  et  de  mourir...  La  volonté  générale  est  dans 
chaque  individu  un  acte  pur  de  l'entendement  qui  raisonne  dans  le  silence  des  passions 
sur  ce  que  l'homme  peut  exiger  de  son  semblable  et  sur  ce  que  son  semblable  est  ea 
droit  d'exiger  de  lui. 

{b)  Emile,  liv.  I.  L'homme  naturel  est  tout  pour  lui,  il  est  l'unité  numérique,  l'entier 
absolu,  qui  n'a  de  rapport  qu'à  lui-même  ou  à  son  semblable. 

(c)  R.Émile,  liv.  IV.  Que  faudrait-il  pour  bien  observer  les  hommes  ?  Un  grand  intérêt 
à  les  connaître,  une  grande  impartialité  à  les  juger,  un  cœur  assez  sensible  pour  con- 
cevoir toutes  les  passions  humaines  et  assez  calme  pour  ne  pas  les  éprouver. 

{d)  Émile^  liv.  IV.  Bornés  par  nos  facultés  aux  choses  sensibles,  nous  n'offrons 
presque^  aucune  prise  aux  notions  abstraites  de  la  philosophie. 

{e)  Émile^  liv.  IV.  Ce  ne  sera  qu'après  avoir  cultivé  son  naturel  en  mille  manières. 


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APPENDICE  I.  253 

faudrait  consulter  la  volonté  générale  sur  un  acte  particulier,  combien 
de  fois  n'arriverait-il  pas  à  un  homme  bien  intentionné  de  se  tromper 
sur  la  règle  ou  sur  l'application  et  de  ne  suivre  que  son  penchant  en 
pensant  obéir  à  la  loi?  Que  fera-t-il  donc  pour  se  garantir  de  Terreur? 
Écoutera-t-il  la  voix  intérieure?  Mais  cette  voix  n'est,  dit-on  (i),  formée 
que  par  l'habitude  de  juger  et  de  sentir  dans  le  sein  de  la  société  et 
selon  ses  lois,  elle  ne  peut  doncserviràlesétablir(2).[Et  puis  il  faudrait 
qu'il  ne  se  fût  élevé  dans  son  cœur  (3)  aucune  de  ces  passions  qui  parlent 
plus  haut  que  la  conscience,  couvrent  sa  timide  voix,  et  font  soutenir 
aux  philosophes  que  cette  voix  n'existe  pas.]  Consultera-t-il  les 
principes  du  droit  écrit,  les  actions  sociales  de  tous  les  peuples,  les 
conventions  tacites  des  ennemis  mêmes  du  genre  humain?  La  pre- 
mière difficulté  revient  toujours,  et  ce  n'est  que  de  Tordre  social, 
établi  parmi  nous,  que  nous  tirons  les  idées  de  celui,  que  nous  ima- 
ginons (a).  Nous  concevons  la  société  générale  d'après  nos  sociétés 
particulières,  l'établissement  des  petites  républiques  nous  fait  songer 
à  la  grande,  et  nous  ne  commençons  proprement  à  devenir  hommes 
qu'après  avoir  été  citoyens.  Par  où  Ton  voit  ce  qu'il  faut  penser  de 
ces  prétendus  cosmopolites,  qui,  justifiant  leur  amour  pour  la  patrie 
par  leur  amour  pour  le  genre  humain,  se  vantent  d'aimer  tout  le 
monde  pour  avoir  droit  de  n'aimer  personne  (b). 

Ce  que  le  raisonnement  nous  démontre  à  cet  égard  est  parfaite- 
ment confirmé  par  les  faits  et  pour  peu  qu'on  remonte  dans  les  hautes 
antiquités,  on  voit  aisément,  que  les  saines  idées  du  droit  naturel  et 
de  la  fraternité  commune  à  tous  les  hommes,  se  sont  répandues  assez 
tard  et  ont  fait  des  progrès  si  lents  dans  le  monde,  qu'il  n'y  a  que  le 
Christianisme,  qui  les  ait  suffisamment  généralisées.  Encore  trouve- 
t-on  dans  les  lois  mêmes  de  Justinien  les  anciennes  violences,  auto- 
risées à  bien  des  égards,  non  seulement  sur  les  ennemis  déclarés, 
mais  surtout  ce  qui  n'était  pas  sujet  de  l'Empire;  en  sorte  que  l'hu- 
manité des  Romains  ne  s'étendait  pas  plus  loin  que  leur  domination. 

En  effet,  on  a  cru  longtemps,  comme  l'observe  Grotius,  qu'il  était 

après  bien  des  réflexions  sur  ses  propres  sentiments  et  sur  ceux  qu'il  observera  chez  les 
autres,  qu'il  pourra  parvenir  à  généraliser  ses  notions  individuelles  dans  l'idée  abstraite 
d'humanité  et  joindre  à  ses  affections  particulières  celles  qui  peuvent  l'identifier  avec 
son  espèce. 
(i)  Disent-ils, 

(2)  Le  passage  entre  crochets,  écrit  sur  le  verso  du  feuillet  7,  nous  paraît  devoir  ôtre 
intercalé  dans  le  texte. 

(3)  Le  cœur  humain. 

{a)  Les  mêmes  idées  sont  développées  sous  une  autre  forme  dans  le  liv.  II,  ch.  vi  du 
Contrat  social,—  Voir  EncYclopèdie.  Droit  naturel  moToXt).  Mais,  direz-vous,  où  est  le 
dépôt  de  cette  volonté  générale?  Où  pourrai-je  la  consulter?...  Dans  les  principes  du 
droit  écrit  de  toutes  les  nations  civilisées,  dans  les  actions  sociales  des  peuples  sauvages 
et  barbares,  dans  les  conventions  tacites  des  ennemis  du  genre  humain  entre  eux... 

{b)  Emile,  liv.  I.  Défiez-vous  de  ces  cosmopolites  qui  vont  chercher  au  loin  dans 
leurs  livres,  les  devoirs  qu'ils  dédaignent  de  remplir  autour  d'eux.  Tel  philosophe  aime 
les  Tartares  pour  être  dispensé  d'aimer  ses  voisins.  —  Voir  aussi  {'Économie  politique. 


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254  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

permis  de  voler,  piller,  maltraiter  les  étrangers  et  surtout  les  bar- 
bares, jusqu'à  les  réduire  en  esclavage.  De  là  vient  qu'on  demandait 
à  des  inconnus  sans  les  choquer  s'ils  étaient  brigands  ou  pirates, 
parce  que  le  métier,  loin  d'être  ignominieux,  passait  alors  pour  hono- 
rable. Les  premiers  héros,  comme  Hercule  et  Thésée,  qui  faisaient  la 
guerre  aux  brigands,  ne  laissaient  pas  d'exercer  (i)  le  brigandage  eux- 
mêmes  (2),  et  les  Grecs  appelaient  souvent  traités  de  paix  ceux  qui  se 
faisaient  entre  des  peuples  qui  n'étaient  point  en  guerre  {a).  Les  mots 
d'étrangers  et  d'ennemis  ont  été  longtemps  synonymes  chez  plusieurs 
anciens  peuples,  même  chez  les  Latins  :  Hostis  enim,  dit  Cicéron, 
apud  majores  nostros  dicebatur^  quem  nunc  peregrinum  dicimus. 
L'erreur  de  Hobbes  n'est  donc  pas  d'avoir  établi  l'état  de  guerre  entre 
les  hommes  indépendants  et  devenus  sociables,  mais  d'avoir  supposé 
cet  état  naturel  à  l'espèce,  et  de  l'avoir  donné  pour  cause  aux  vices, 
dont  il  est  l'effet  (b). 

Mais  quoiqu'il  n'y  ait  point  de  société  naturelle  et  générale  entre 
les  hommes,  quoiqu'ils  deviennent  malheureux  et  méchants  en  deve- 
nant sociables,  quoique  les  lois  de  la  Justice  et  de  l'égalité  ne  soient 
rien  pour  ceux  qui  vivent  à  la  fois  dans  la  liberté  de  l'état  de  nature 
et  soumis  aux  besoins  de  l'état  social;  loin  de  penser  qu'il  n'y  ait  ni 
vertu  ni  bonheur  pour  nous,  et  que  le  Ciel  nous  ait  abandonnés  sans 
ressources  à  la  dépravation  de  l'espèce,  efforçons-nous  de  tirer  du 
mal  même  le  remède  qui  doit  le  guérir.  Par  de  nouvelles  associa- 
tions (3),  corrigeons,  s'il  se  peut,le  défaut  de  l'association  générale.  Que 
notre  violent  interlocuteur  juge  lui-même  du  succès.  Montrons-lui, 
dans  l'art  perfectionné,  la  réparation  des  maux  que  l'art  commencé 
fit  à  la  nature  (c).  Montrons-lui  toute  la  misère  de  l'état  qu'il  croyait 

{i)De  l'être. 

(2)  Dans  d'autres  occasions, 

(3)  Réparons. 

{a)  La  même  idée  se  rencontre  dans  une  note  de  Rousseau  (manuscrit  de  Ncuciiàtel, 
n«  7940).  c  Dans  ces  temps  reculés  où  tt  droit  de  propriété  naissant  et  mal  affermi  n'était 
point  encore  établi  par  les  lois,  les  richesses  ne  passaient  que  pour  des  usurpations,  et 
quand  on  ne  pouvait  dépouiller  les  possesseurs,  à  peine  regardait-on  comme  un  vol  de 
leur  ôter  ce  qui  ne  leur  appartenait  pas.  Hercule  et  Thésée,  ces  héros  de  l'antiquité, 
n'étaient  au  fond  que  des  brigands  qui  en  pillaient  d'autres.  » 

{b)  ÉmiU,  liv.  V.  Quiconque  désire  peu  de  choses  tient  à  peu  de  gens;  mais  confon- 
dant toujours  nos  vains  désirs  avec  nos  besoins  physiques,  ceux  qui  ont  fait  de  ces 
derniers  les  fondements  de  la  société  humaine  ont  toujours  pris  les  effets  pour  les 
causes  et  n'ont  fait  que  s*égarer  dans  leurs  raisonnements.  —  Émile^  liv.  II.  C'est  une 
disposition  naturelle  à  l'homme  de  regarder  comme  sien  tout  ce  qui  est  en  son  pouvoir. 
En  ce  sens  le  principe  de  Hobbes  est  vrai  jusqu'à  un  certain  point  ;  multipliez  avec  nos 
désirs  les  occasions  de  les  satisfaire,  chacun  se  fera  le  maître  de  tout. 

(c)  £.milej  liv.  IV.  Il  n'est  pas  possible  que  prenant  tant  d'intérêt  à  ses  semblables,  il 
n'apprenne  pas  de  bonne  heure...  à  donner  une  plus  juste  valeur  à  ce  qui  peut  contribuer 
ou  nuire  au  bonheur  des  hommes,  que  ceux  qui  ne  s'intéressant  à  personne  ne  font  jamais 
rien  pour  autrui...  Etendons  l'amour-propre  sur  les  autres  êtres,  nous  le  transformerons 
en  vertu...  Moins  l'objet  de  nos  soins  tient  immédiatement  à  nous-mêmes,  moins  l'illusion 
de  l'intérêt  particulier  est  à  craindre;  plus  on  généralise  cet  intérêt,  plus  il  devient  équi- 
table et  l'amour  du  genre  humain  n'est  autre  chose  en  nous  que  l'amour  de  la  justice. 


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APPENDICE  I.  253 

heureux,  tout  le  faux  du  raisonnement  qu'il  croyait  solide.  Qu'il  voie 
dans  une  meilleure  constitution  des  choses  le  prix  des  bonnes 
actions,  le  châtiment  des  mauvaises  et  l'accord  aimable  de  la  justice 
et  du  bonheur.  Éclairons  sa  raison  de  nouvelles  lumières,  échauffons 
son  cœur  de  nouveaux  sentiments  (  i  ),  et  qu'il  apprenne  à  multiplier  son 
être  et  sa  félicité,  en  les  partageant  avec  ses  semblables.  Si  mon  zèle 
ne  m'aveugle  pas  dans  cette  entreprise,  ne  doutons  point  qu'avec 
une  âme  forte  et  un  sens  droit,  cet  ennemi  du  genre  humain  n'abjure 
enfin  sa  haine  avec  ses  erreurs;  que  la  raison,  qui  l'égarait,  ne  le^ 
ramène  à  l'humanité  ;  qu'il  n'apprenne  à  préférer  à  son  intérêt  appa-! 
rent  son  intérêt  bien  entendu;  qu'il  ne  devienne  bon,  vertueux,  sen- 
sible, et,  pour  tout  dire,  enfin,  d'un  brigand  féroce  qu'il  voulait  etre,^ 
le  plus  ferme  appui  d'une  société  bien  ordonnée  {a). 

CHAPITRE    III 

DU     PACTE     FONDAMENTAL 

(^)  [L'homme  est  né  libre,  et  cependant  partout  il  est  dans  les  fers. 
Tel  se  croit  le  maître  des  autres  qui  ne  laisse  pas  d'être  plus  esclave 
qu'eux.  Comment  ce  changement  s'est-il  fait?  On  n'en  sait  rien. 
Qu'est-ce  qui  peut  le  rendre  légitime?  Il  n'est  pas  impossible  de  le 
dire.  Si  je  ne  considérais  que  la  force,  ainsi  que  les  autres,  je  dirais  : 
Tant  que  le  peuple  est  contraint  d'obéir  et  qu'il  obéit,  il  fait  bien; 
sitôt  qu'il  peut  secouer  le  joug,  et  qu'il  le  secoue,  il  fait  encore 
mieux;  car,  recouvrant  sa  liberté  par  le  même  droit  qui  la  lui  a  ravie, 
ou  il  est  bien  fondé  à  la  reprendre,  ou  l'on  ne  l'était  point  à  la  lui 
ôter.  Mais  l'ordre  social  est  un  droit  sacré  qui  sert  de  base  à  tous  les 
autres;  cependant  ce  droit  n'a  point  sa  source  dans  la  nature  :  il  est 
donc  fondé  sur  une  convention.  Il  s'agit  de  savoir  quelle  est  cette 
convention  et  comment  elle  a  pu  se  former  (2).] 

(1)  Feux. 

(2)  Pour  être  légitime. 

{a)  Discours  sur  Vlnégalité...  Ceux  qui  sont  convaincus  que  la  voix  divine  appela 
tout  le  genre  humain  aux  lumières  et  au  bonheur  des  célestes  intelligences...  tâcheront 
par  Texercice  des  vertus  qu'ils  s'obligent  à  pratiquer,  en  apprenant  à  les  connaître,  de 
mériter  le  prix  éternel  qu'ils  en  doivent  attendre;  ils  respecteront  les  sacrés  liens  des 
sociétés  dont  ils  sont  les  membres,  ils  aimeront  leurs  semblables  et  les  serviront  de 
tout  leur  pouvoir;  ils  obéiront  scrupuleusement  aux  lois  et  aux  hommes  qui  en  sont  les 
auteurs  et  les  ministres,  ils  honoreront  surtout  les  bons  et  sages  princes...  mais  ils  n'en 
mépriseront  pas  moins  une  constitution  qui  ne  peut  se  maintenir  qu'à  l'aide  de  tant  de 
gens  respectables  qu'on  désire  plus  souvent  qu'on  ne  les  obtient  et  de  laquelle,  malgré 
tous  leurs  soins,  naissent  toujours  plus  de  calamités  réelles  que  d  avantages  apparents.  — 
Le  brouillon  de  ce  paragraphe,  depuis  les  mots  «  mais  quoiqu'il  n'y  ait  point  >»,  se  trouve 
dans  le  manuscrit  de  Neuchâtel  (n»  7940)  avec  des  variantes.  La  dernière  phrase  surtout 
est  rédigée  en  termes  différents.  En  voici  le  texte  :  «  enfin  faisons  qu'il  devienne  pour  son 
propre  intérôt,  mieux  entendu,  juste,  bienfaisant,  modéré,  vertueux,  ami  des  hommes  et 
le  plus  digne  de  nos  citoyens.  •  On  dirait  que  ces  derniers  mots  ont  été  écrits  à  Genève. 

{b)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social^  liv.  I,  chap.  i. 


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256  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

%  (^)  Sitôt  que  les  besoins  de  rhomme  passent  ses  facultés  et  que  les 
objets  de  ses  desseins  s'étendent  et  se  multiplient,  il  faut  qu'il  reste 
éternellement  malheureux  ou  qu'il  cherche  à  se  donner  un  nouvel 
être  duquel  il  tire  les  ressources  qu'il  ne  trouve  plus  en  lui-même  3|c. 

{b)  [Sitôt  que  les  obstacles  qui  nuisent  à  notre  conservation  l'em- 
portent par  leur  résistance  sur  les  forces  que  chaque  individu  peut 
employer  à  les  vaincre,  l'état  primitif  ne  peut  plus  subsister,  et 
le  genre  humain  périrait  si  l'art  ne  venait  au  secours  de  la  nature.  Or 
comme  l'homme  ne  peut  pas  engendrer  de  nouvelles  forces,  mais 
seulement  unir  et  diriger  celles  qui  existent,  il  n'a  plus  d'autre 
moyen  pour  se  conserver  que  de  former  par  agrégation  une  somme 
de  forces  qui  puisse  l'emporter  sur  la  résistance,  de  les  mettre  en  jeu 
par  un  seul  mobile,  de  les  faire  agir  conjointement  et  de  les  diriger 
sur  un  seul  objet.  Tel  est  le  problème  fondamental  dont  l'institution 
de  l'État  donne  la  solution. 

Si  donc  on  rassemble  ces  conditions  et  qu'on  écarte  du  pacte 
social  ce  qui  n'est  pas  de  son  essence,  on  trouvera  qu'il  se  réduit  aux 
termes  suivants  :  «  Chacun  de  nous  met  en  commun  sa  volonté,  ses 
biens,  sa  force  et(i)  sa  personne,  sous  la  direction  delà  volonté  géné- 
rale, et  nous  recevons  tous  en  corps  chaque  membre  comme  partie 
inaliénable  du  tout.  » 

A  l'instant,  au  lieu  de  la  personne  particulière  de  chaque  contrac- 
tant, cet  acte  d'association  produit  un  corps  moral  et  collectif  com- 
posé d'autant  de  membres  que  l'assemblée  a  de  voix,  et  auquel  le  moi 
commun  donne  l'unité  formelle,  la  vie  et  la  volonté.  Cette  personne 
publique  qui  se  forme  ainsi  par  l'union  de  toutes  les  autres  prend  en 
général  le  nom  de  corps  politique,  lequel  est  appelé  par  ses  membres 
Etat  quand  il  est  passif.  Souverain  quand  il  est  actif,  Puissance  en  le 
comparant  à  ses  semblables.  A  l'égard  des  membres  eux-mêmes,  ils 
prennent  le  nom  de  Peuple  collectivement,  et  s'appellent  en  parti- 
culier Citoyens  comme  membres  de  la  Cité  ou  participant  à  l'auto- 
rité souveraine  et  sujets^  comme  soumis  aux  lois  de  l'État.  Mais  ces 
termes,  rarement  employés  dans  toute  leur  précision,  se  prennent 
souvent  l'un  pour  l'autre,  et  il  suffit  de  les  savoir  distinguer,  quand 
le  sens  du  discours  le  demande.] 

(c)  [On  voit  par  cette  formule  que  l'acte  de  la  confédération  primitive 
renferme  un  engagement  réciproque  du  public  avec  les  particuliers 
et  que  chaque  individu,  contractant  pour  ainsi  dire  avec  lui-même, 
se  trouve  engagé  sous  un  double  rapport,  savoir  comme  membre  du 
souverain  envers  les  particuliers  et  comme  membre  de  l'État  envers 

(0  Toute. 

{a)  Les  quatre  lignes  placées  entre  croix  ne  sont  manifestement  que  Tébauche  de 
ridée  développée  dans  le  passage  qui  suit  immédiatement. 

{b)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social,  liv.  I,  chap.  vi. 
(c)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social,  liv.  I,  chap.  vu. 


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APPENDICE  I.  25? 

le  souverain.  Mais  il  faut  remarquer  qu'on  ne  peut  pas  appliquer  ici 
la  maxime  du  droit  civil,  que  nul  n*est  tenu  aux  engagements  pris 
avec  lui-même;  car  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  s'obliger  envers 
soi,  ou  envers  un  tout  dont  on  fait  partie.  Il  faut  remarquer  encore 
que  la  délibération  publique,  qui  peut  obliger  tous  les  sujets  (i)  en- 
vers le  souverain,  à  cause  des  deux  différents  rapports  sous  lesquels 
chacun  d'eux  est  envisagé,  ne  peut,  parla  raison  contraire,  obliger  (2) 
le'Souverain(3)  envers  lui-même,  et  quepar  conséquent  il  est  contre  la 
nature  du  corps  politique  que  le  souverain  s'impose  (4)  une  loi,  qu'il 
ne  puisse  enfreindre.  Ne  pouvant  se  considérer  que  sous  un  seul  et 
même  rapport,  il  est  alors  (5)  dans  le  cas  d'un  particulier  contractant 
avec  soi-même;  par  où  l'on  voit  qu'il  n'y  a  ni  peut  y  avoir  nulle 
espèce  de  loi  fondamentale  obligatoire  pour  le  corps  du  peuple  ;  ce 
qui  ne  signifie  pas  que  ce  corps  ne  puisse  fort  bien  s'engager  envers 
autrui,  du  moins  en  ce  qui  n'est  pas  contraire  à  sa  nature;  car  à 
l'égard  de  l'étranger  il  devient  un  être  simple  ou  un  individu. 

Sitôt  que  cette  multitude  est  ainsi  réunie  en  un  corps,  on  ne  sau- 
rait offenser  aucun  des  membres  sans  attaquer  le  corps  dans  une 
partie  de  son  existence,  encore  moins  offenser  le  corps  sans  que  les 
membres  s'en  ressentent;  puisque,  outre  la  vie  commune  dont  il  s'agit, 
tous  risquent  encore  la  partie  d'eux-mêmes  dont  le  souverain  n'a  pas 
actuellement  disposé,  et  dont  ils  ne  jouissent  en  sûreté  que  sous  la 
protection  publique.  —  Ainsi  le  devoir  et  l'intérêt  obligent  également 
les  deux  parties  contractantes  à  s'entr'aider  mutuellement,  et  les 
mêmes  personnes  doivent  chercher  à  réunir  sous  ce  double^  rapport 
tous  les  avantages  qui  en  dépendent.  Mais  il  y  a  quelques  distinc- 
tions à  faire  en  ce  que  le  souverain,  n'étant  formé  (6)  que  des  particu- 
liers qui  le  composent,  n'a  jamais  d'intérêt  contraire  au  leur,  et  que 
par  conséquent  la  puissance  souveraine  ne  saurait  jamais  avoir  besoin 
de  garant  envers  les  particuliers  vis-à-vis  du  souverain,  à  qui,  malgré 
l'intérêt  commun,  rien  ne  répondrait  de  leurs  engagements,  s'il  ne 
trouvait  des  moyens  de  s'assurer  de  leur  fidélité.  En  effet,  chaque 
individu  peut,  comme  homme,  avoir  une  volonté  particulière  con- 
traire ou  dissemblable  à  la  volonté  générale  qu'il  a  comme  citoyen  : 
son  existence  absolue  et  indépendante  peut  lui  faire  envisager  ce 
qu'il  doit  à  la  cause  commune  comme  une  contribution  gratuite, 
dont  la  perte  sera  moins  nuisible  aux  autres  que  le  paiement  n'est 
onéreux  pour  lui,  et  regardant  la  personne  morale,  qui  constitue 
l'État,  comme  un  être  de  raison,  parce  que  ce  n'est  pas  un  homme,  il 
jouirait  des  droits  du  citoyen  sans  vouloir  remplir  les  devoirs  du  sujet  ; 

(i)  Citoyens, 
(3)  Engager. 

(3)  L'Etat. 

(4)  Se  prescrive. 

(5)  Exactement. 

(6)  Ne  tenant  son  existence. 


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258  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

injustice  dont  le  progrès  causerait  bientôt  la  ruine  du  corps  politique. 

Afin  donc  que  le  contrat  social  ne  soit  pas  un  vain  formulaire,  il 
faut  qu'indépendamment  du  consentement  des  particuliers,  le  souve- 
rain ait  quelques  garants  de  leurs  engagements  envers  la  cause  com- 
mune. Le  serment  est  ordinairement  le  premier  de  ces  garants,  mais 
comme  il  est  tiré  d'un  ordre  de  choses  tout  à  fait  différent,  et  que  chacun, 
selon  ses  maximes  internes,  modifie  à  son  gré  l'obligation  qu'il  lui 
impose,  on  y  compte  peu  dans  les  institutions  politiques,  et  l'on  préfère 
avec  raison  les  sûretés  plus  réelles  qui  se  tirent  de  la  chose  même. 
Ainsi  le  pacte  fondamental  renferme  tacitement  cet  engagement,  qui 
seul  peut  donner,  de  la  force  à  tous  les  autres,  que  quiconque  refu- 
sera d'obéir  à  la  volonté  générale  y  sera  contraint  par  tout  le  corps. 

Mais  il  importe  ici  de  se  bien  souvenir  que  le  caractère  propre 
et  distinctif  du  pacte  est  que  le  peuple  ne  contracte  qu'avec  lui-même, 
c'est-à-dire  le  peuple  en  corps,  comme  souverain,  avec  les  particu- 
liers qui  le  composent,  comme  sujets,  condition  qui  fait  tout  l'arti- 
fice et  le  jeu  de  la  machine  politique,  et  qui  seule  rend  légitimes,  rai- 
sonnables et  sans  danger  des  engagements  qui,  sans  cela,  seraient 
absurdes,  tyranniques  et  sujets  aux  plus  énormes  abus.] 

(a)  [Ce  passage  de  l'état  de  nature  à  l'état  social  produit  dans 
l'homme  un  changement  remarquable,  en  substituant  dans  sa  conduite 
la  justice  à  l'instinct,  et  donnant  à  ses  actions  des  rapports  moraux 
qu'elles  n'avaient  point  auparavant.  C'est  alors  seulement  que,  la  voix 
du  devoir  succédant  à  l'impulsion  physique  et  le  droit  à  l'appétit, 
l'homme  qui  jusque-là  n'avait  regardé  que  lui-même,  se  voit  forcé 
d'agir  sur  d'autres  principes,  et  de  consulter  sa  raison  avant  d'écouter 
ses  penchants.  Mais  quoiqu'il  se  prive  dans  cet  état  de  plusieurs 
avantages  qu'il  tient  de  la  nature,  il  en  regagne  de  si  grands,  ses  fa- 
cultés s'exercent  et  se  développent,  ses  idées  s'étendent,  ses  senti- 
ments s'ennoblissent,  et  son  âme  tout  entière  s'élève  à  tel  point  que 
si  les  abus  de  cette  nouvelle  condition  ne  le  dégradent  souvent  au- 
dessous  même  de  celle  dont  il  est  sorti,  il  devrait  bénir  sans  cesse 
l'instant  heureux  qui  l'en  arracha  pour  jamais  et  qui,  d'un  animai 
stupide  et  borné,  fit  un  être  intelligent  et  un  homme. 

Réduisons  toute  cette  balance  à  des  termes  faciles  à  comparer  : 
Ce  que  l'homme  perd  par  le  contrat  social,  c'est  sa  liberté  naturelle  et 
un  droit  illimité  à  tout  ce  qui  lui  est  nécessaire;  ce  qu'il  gagne,  c'est 
la  liberté  civile  et  la  propriété  de  tout  ce  qu'il  possède.  Pour  ne  pas 
se  tromper  dans  ces  estimations,  il  faut  bien  distinguer  la  liberté  na- 
turelle, qui  n'a  pour  bornes  que  la  force  de  l'individu,  de  la  liberté 
civile,  qui  est  limitée  par  la  volonté  générale  et  la  possession,  qui 
n'est  que  l'effet  de  la  force  (i)  ou  le  droit  du  premier  occupant  de  la 
propriété,  qui  ne  peut  être  fondée  que  sur  un  titre  juridique.] 

{\)  Le  droit  du  plus  fort. 

(a)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dan»  le  Contrat  social,  liv.  I,  chap.  viii. 


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APPENDICE  I.  259 


DU     DOMAINE'  REEL    (a) 

{b)  [Chaque  membre  de  la  communauté  se  donne  à  elle  au  mo- 
ment qu'elle  se  forme  tel  qu'il  se  trouve  actuellement,  lui  et  toutes 
ses  forces,  dont  ses  biens  qu'il  occupe  font  partie.  Ce  n'est  pas  que 
par  cet  acte  la  possession  change  de  nature  en  changeant  de  mains,  et 
devienne  propriété  dans  celles  du  souverain.  Mais  comme  les  forces 
de  l'État  sont  incomparablement  plus  grandes  que  celles  de  chaque 
particulier,  la  possession  publique  est  aussi  dans  le  fait  plus  forte  et 
plus  irrévocable,  sans  en  être  plus  légitime,  au  moins  par  rapport 
aux  étrangers,  car  l'État,  par  rapport  à  ses  membres,  est  maître  de 
tous  leurs  biens  par  une  convention  solennelle,  droit  le  plus  sacré 
qui  soit  connu  des  hommes;  mais  il  ne  l'est,  à  l'égard  des  autres 
États,  que  par  le  droit  du  premier  occupant,  qu'il  tient  des  particu- 
liers, droit  moins  absurde,  moins  odieux  que  celui  de  conquête,  et 
qui  pourtant  bien  examiné  n'est  guère  plus  légitime. 

Voilà  comment  les  terres  des  particuliers  réunies  et  contiguës 
deviennent  le  territoire  public,  et  comment  le  droit  de  souveraineté 
s'étendant  des  sujets  au  terrain  qu'ils  occupent  devient  à  la  fois  réel 
et  personnel,  ce  qui  met  les  possesseurs  dans  une  plus  grande  dépen- 
dance, et  fait  de  leurs  forces  mêmes  les  cautions  de  leur  fidélité, 
avantage  qui  ne  paraît  pas  avoir  été  bien  connu  des  anciens  monar- 
ques, lesquels  semblaient  se  regarder  comme  les  chefs  des  hommes 
plutôt  que  comme  les  maîtres  du  pays;  aussi  ne  s'appelaient-ils  que 
Rois  des  Perses,  des  Scythes,  des  Macédoniens  ;  mais  les  nôtres  s'ap- 
pellent plus  habilement  rois  de  France,  d'Espagne,  d'Angleterre.  En 
tenant  ainsi  le  terrain,  ils  sont  bien  sûrs  d'en  tenir  les  habitants. 

Ce  qu'il  y  a  d'admirable  dans  cette  aliénation  c'est  que  loin  qu'en 
acceptant  les  biens  des  particuliers  la  communauté  les  en  dépouille, 
elle  ne  fait  que  leur  en  assurer  la  légitime  disposition,  changer  l'u- 
surpation en  un  véritable  droit,  et  la  jouissance  en  propriété.  Alors 
leur  titre  étant  respecté  de  tous  les  membres  de  l'État  et  maintenu 
de  toutes  ses  forces  contre  l'étranger  par  une  cession  avantageuse  à 
la  communauté  et  plus  encore  à  eux-mêmes,  ils  ont  pour  ainsi  dire 
acquis  tout  ce  qu'ils  ont  donné  ;  énigme  qui  s'explique  aisément  par 
la  distinction  des  droits  que  le  souverain  et  le  propriétaire  ont  sur  le 
même  fonds. 

Il  peut  arriver  aussi  que  les  hommes  commencent  à  s'unir  avant 
que  de  rien  posséder,  et  que,  s'emparant  ensuite  d'un  terrain  suffisant 
pour  tous,  ils  en  jouissent  en  commun,  ou  bien  le  partagent  entre 

{a)  Le  titre  ou  sous-titre  de  ce  morceau  qui  devait  former  un  chapitre  dans  l'édition  du 
Contrat  social  a  été  ajouté  après  coup.  Il  n'est  pas  de  la  même  écriture  que  le  corps  du 
manuscrit. 

{b)  Le  morceau  entre  crochet*  a  passé  dans  le  Contrat  social^  liv.  I,  cbap.  ix. 


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200  DU   CONTRAT  SOCIAL. 

eux,  soit  également,  soit  selon  certaines  proportions  établies  par  le 
souverain.  Mais  de  quelque  manière  que  se  fasse  cette  acquisition, 
le  droit  que  chaque  particulier  a  sur  son  propre  bien  est  toujours 
subordonné  au  droit  que  la  communauté  a  sur  tous,  sans  quoi  il  n'y 
aurait  ni  solidité  dans  le  lien  social,  ni  force  réelle  dans  Texercice  de 
la  souveraineté. 

Je  terminerai  ce  chapitre  par  une  remarque  (i)  qui  doit  servir  de 
base  à  tout  le  système  social  :  c'est  qu'au  lieu  de  détruire  l'égalité 
naturelle,  le  pacte  fondamental  substitue  au  contraire  une  égalité 
morale  et  légitime  à  ce  que  la  nature  avait  pu  mettre  d'inégalité 
physique  entre  les  hommes,  et  que, pouvant  naturellement  être  inégaux 
en  force  ou  en  génie,  ils  deviennent  tous  égaux  par  convention  et  de 
droit.] 

CHAPITRE   IV 

EN  QUOI  CONSISTE  (2)  LA  SOUVERAINETÉ  ET  (3)  CE  QUI  LA  REND  INALIÉNABLE 

{a)  [Il  y  a  donc  dans  l'État  une  force  commune  qui  le  soutient,  une 
volonté  générale  qui  dirige  cette  force,  et  c'est  l'application  de  Tune 
à  l'autre  qui  constitue  la  souveraineté.  Par  où  l'on  voit  que  le  souve- 
rain n'est  par  sa  nature  qu'une  personne  morale,  qu'il  n'a  qu'une 
existence  abstraite  et  collective,  et  que  l'idée  qu'on  attache  à  ce  mot 
ne  peut  être  unie  à  celle  d'un  simple  individu.  Mais  comme  c'est  ici 
une  proposition  des  plus  importantes  en  matière  de  droit  politique, 
tâchons  de  la  mieux  éclaircir. 

Je  crois  pouvoir  poser  pour  une  maxime  incontestable  que  la 
volonté  générale  peut  seule  diriger  les  forces  de  l'État  selon  la  fin 
de  son  institution,  qui  est  le  bien  commun  :  car  si  l'opposition  des 
intérêts  particuliers  a  rendu  nécessaire  l'établissement  des  sociétés 
civiles,  c'est  l'accord  de  ces  mêmes  intérêts  qui  l'a  rendu  possible. 
C'est  ce  qu'il  y  a  de  commun  dans  ces  différents  intérêts  qui  forme 
le  lien  social,  et  s'il  n'y  avait  pas  quelque  point  dans  lequel  tous  les 
intérêts  s'accordent,  la  société  ne  saurait  exister.  Or,  comme  la 
volonté  tend  toujours  au  bien  de  l'être  qui  veut,  que  la  volonté  par- 
ticulière a  toujours  pour  objet  l'intérêt  privé,  et  la  volonté  générale 
l'intérêt  commun,  il  s'ensuit  que  cette  dernière  est  ou  doit  être  seule 
le  vrai  mobile  du  corps  social. 

Je  conviens  qu'on  peut  mettre  en  doute  si  quelque  volonté  parti- 
culière ne  saurait  s'accorder  en  tout  avec  la  volonté  générale,  et  par 
conséquent,  supposé  qu'une  telle  volonté  particulière  existât,  si  l'on 

(i)  Importante  en  matière  de  droit  politique. 

(3)  Ce  que  c'est  que. 

(3)  Qu'elle  est. 

{a)  Le  morceaa  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social ^  Ht.  II,  cbap.  i. 


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APPENDICE  I.  261 

ne  pourrait  pas  sans  inconvénient  lui  confier  Tentière  direction  des 
forces  publiques;  mais  sans  prévenir  sur  cette  question  les  solutions 
que  j'en  donnerai  ci-après,  chacun  doit  voir  dès  à  présent  qu'une 
volonté  particulière  substituée  à  la  volonté  générale  est  un  instru- 
ment superflu  quand  elles  sont  d'accord,  et  nuisible  quand  elles 
sont  opposées.  On  doit  voir  encore  qu'une  pareille  supposition  est 
absurde  et  impossible  par  la  nature  des  choses,  car  l'intérêt  privé  tend 
toujours  aux  préférences,  et  l'intérêt  public  à  l'égalité. 

De  plus,  quand  on  aurait  trouvé  pour  un  moment  l'accord  des 
deux  volontés,  on  ne  pourrait  jamais  s'assurer  que  cet  accord  dure- 
rait encore  le  moment  après,  et  qu'il  ne  naîtrait  jamais  d'opposition 
entre  elles.  L'ordre  des  choses  humaines  est  sujet  à  tant  de  révolu- 
tions, et  les  manières  de  penser,  ainsi  que  les  manières  d'être, 
changent  avec  tant  de  facilité,  que  ce  serait  une  témérité  d'affirmer 
qu'on  voudra  demain  ce  qu'on  veut  aujourd'hui,  et  si  la  volonté  géné- 
rale est  moins  sujette  à  cette  inconstance,  rien  n'en  peut  mettre  à 
couvert  la  volonté  particulière.  Ainsi  quand  même  le  corps  social 
pourrait  dire  une  fois  :  «  Je  veux  maintenant  tout  ce  que  veut  un  tel 
homme  »,  jamais  il  ne  pourrait  dire  en  parlant  du  même  homme  :  Ce 
qu'il  voudra  demain,  je  le  voudrai  encore.  »  Or  la  volonté  générale 
qui  doit  diriger  l'État  n'est  pas  celle  d'un  temps  passé,  mais  celle 
du  moment  présent,  et  le  vrai  caractère  de  la  souveraineté  est  qu'il  y 
ait  toujours  accord  de  temps,  de  lieu,  d'eflet,  entre  la  direction  de  la 
volonté  générale  et  l'emploi  de  la  force  publique  ;  accord  sur  lequel 
on  ne  peut  plus  compter  sitôt  qu'une  autre  volonté,  telle  qu'elle 
puisse  être,  dispose  de  cette  force.  Il  est  vrai  que  dans  un  état  bien 
réglé  l'on  peut  toujours  (i)  inférer  la  durée (2)  d'un  acte  de  la  volonté 
du  peuple,  de  ce  qu'il  ne  le  détruit  pas  par  un  acte  contraire  ;  mais 
c'est  toujours  en  vertu  d'un  consentement  présent  et  tacite  que  l'acte 
antérieur  peut  continuer  d'avoir  son  eflet.  Dans  la  suite,  on  verra 
quelles  conditions  sont  nécessaires  pour  faire  présumer  ce  consen- 
tement.] 

Comme  dans  la  constitution  de  l'homme  l'action  de  l'àme  sur  le 
corps  est  l'abîme  de  la  philosophie  (a),  de  même  l'action  de  la  volonté 
générale  sur  la  force  publique  est  l'abîme  de  la  politique  dans  la 
constitution  de  l'Etat.  C'est  là  que  tous  les  législateurs  (3)  se  sont  per- 
dus. J'exposeraidans  la  suite  les  meilleurs  moyens  qu'on  ait  employés 
à  cet  effet,  et  jelme  fierai  (4)  pour  les  apprécier  au  raisonnement  qu'au- 
tant qu'il  sera  justifié  par  l'expérience.  Si  vouloir  et  faire  sont  la 
même  chose  pour  tout  être  libre,  et  si  la  volonté  d'un  tel  être  mesure 

(1)  (Quelquefois. 
(3)  Continuation. 

(3)  Ont  échoué. 

(4)  \foins  pour  en  juger  au  raisonnement  qu'à  Vexpérience. 

{a)  Emile,  liv.  11.  Entre  Tidée  incompréhensible  de  l'action  de  notre  àme  sur  notre 
corps  et  l'idée  de  l'action  de  Dieu  sur  tous  les  êtres.... 


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202  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

exactement  la  quantité  de  ses  forces  qu'il  emploie  à  l'accomplir,  il  est 
évident  que  dans  tout  ce  qui  n'excède  pas  la  puissance  publique, 
l'état  exécuterait  toujours  fidèlement  tout  ce  que  veut  le  souverain  et 
comme  il  le  veut,  si  la  volonté  était  un  acte  aussi  simple,  et  l'action 
un  eflet  aussi  immédiat  de  cette  même  volonté  dans  le  corps  civil  que 
dans  le  corps  humain. 

Mais,  quand  même  la  liaison  dont  je  parle  serait  établie  aussi 
bien  qu'elle  peut  l'être,  toutes  les  difficultés  ne  seraient  pas  levées. 
Les  ouvrages  des  hommes,  toujours  moins  parfaits  que  ceux  de  la 
nature,  ne  vont  jamais  si  directement  à  leur  fin.  L'on  ne  peut  éviter 
en  politique,  non  plus  qu'en  mécanique,  d'agir  plus  faiblement  ou 
moins  vite,  et  de  perdre  de  la  force  ou  du  temps.  La  volonté  générale 
est  rarement  celle  de  tous  (a),  et  la  force  publique  est  toujours  moindre 
que  la  somme  des  forces  particulières;  de  sorte  qu'il  y  a  dans  les 
ressorts  de  l'État  un  équivalent  aux  frottements  des  machines,  qu'il 
faut  savoir  réduire  à  la  moindre  quantité  possible,  et  qu'il  faut  du 
moins  calculer  et  déduire  d'avance  de  la  force  totale,  pour  propor- 
tionner exactement  les  moyens  qu'on  emploie  à  l'effet  qu'on  veut 
obtenir.  Mais,  sans  entrer  dans  ces  pénibles  recherches  qui  font  la 
science  du  législateur,  achevons  de  fixer  l'idée  de  l'état  civil  (b). 

CHAPITRE   V 

FAUSSES     NOTIONS     DU     LIEN     SOCIAL 

Il  y  a  mille  manières  de  rassembler  les  hommes,  il  n'y  en  a  qu'une 
de  les  unir  (c).  C'est  pour  cela  que  je  ne  donne  dans  cet  ouvrage  qu'une 
méthode  pour  la  formation  des  sociétés  politiques,  quoique,  dans  la 
multitude  d'agrégations  qui  existent  actuellement  sous  ce  nom,  il 
n'y  en  ait  peut-être  pas  deux  qui  aient  été  formées  de  la  même  ma- 
nière, et  pas  une  qui  Tait  été  selon  celle  que  j'établis.  Mais  je  cherche 
le  droit  et  la  raison,  et  ne  dispute  pas  des  faits.  Cherchons  (i)  sur  ces 
règles  quels  jugements  on  doit  porter  des  autres  voies  d'association 
civile  telles  que  les  supposent  la  plupart  de  nos  écrivains. 

I.  Que  l'autorité  naturelle  d'un  père  de  famille  s'étende  sur  ses 
enfants  au  delà  même  de  leur  faiblesse  et  de  leur  besoin,  et  qu'en 
continuant  de  lui  obéir  ils  fassent  à  la  fin  par  l'habitude  et  par  recon- 

(i)  Voyons. 

{a)  Contrat  social,  liv.  ][.  chap.  III.  II  y  a  bien  souvent  de  la  différence  entre  la 
volonté  de  tous  et  la  volonté  générale,  celle-ci  ne  regarde  qu'à  l'intérêt  commun,  Tautre 
regarde  à  l'intérêt  privé  et  n'est  qu'une  somme  de  volontés  particulières. 

(b)  Voir  aussi  Contrat  social,  liv.  II,  chap.  vi. 

(c)  Discours  sur  l'Inégalité.  —J'avoue  que  les  événements  que  j'ai  à  décrire  ayant  pu 
arriver  de  plusieurs  manières  je  ne  puis  me  déterminer  dans  le  choix  que  par  des  con- 
jectures... Telle  fut  ou  dut  être  l'origine  de  la  société  et  des  lois  ...  (Voir  Contrat  social, 
liv.  I,  ch.  v.)  11  y  aura  toujours  une  grande  différence  entre  soumettre  une  multitude 
et  régir  une  société. 


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APPENDICE  I.  263 

naissance  ce  qu'ils  faisaient  d'abord  par  nécessité,  cela  se  conçoit 
sans  peine,  et  les  liens  qui  peuvent  unir  la  famille  sont  faciles  à  voir. 
Mais  que,  le  père  venant  à  mourir,  un  des  enfants  usurpe  sur  ses 
frères  dans  un  âge  approchant  du  sien  et  même  sur  des  étrangers  le 
pouvoir  que  le  père  avait  sur  tous,  voilà  ce  qui  n'a  plus  de  raison  ni 
de  fondement.  Car  les  droits  naturels  de  Tâge,  de  la  force,  de  la  ten- 
dresse paternelle,  les  devoirs  de  la  gratitude  filiale,  tout  manque  à  la 
fois  dans  ce  nouvel  ordre,  et  les  frères  sont  imbéciles  ou  dénaturés 
de  soumettre  leurs  enfants  au  joug  d'un  homme  qui,  selon  la  loi  natu- 
relle, doif^donner  toute  préférences  aux  siens.  On  ne  voit  plus  ici 
dans  les  choses  de  nœuds  qui  unissent  le  chef  et  les  membres.  La 
force  agit  seule,  et  la  nature  ne  dit  plus  rien  {a). 

Arrêtons-nous  un  instant  à  ce  parallèle  fait  avec  emphase  par 
tant  d'auteurs.  Premièrement  (i)  [quand  il  y  aurait  entre  l'État  et  la 
famille  autant  de  rapports  (2)  qu'ils  le  prétendent,  il  ne  s'ensuivrait 
pas  pour  cela  que  les  règles  de  conduite  propres  à  l'une  de  ces  deux 
sociétés  convinssent(3)  àl'autre.  Elles  différent  trop  en  grandeur  pour 
pouvoir  être  administrées  de  la  même  manière,  et  il  y  aura  toujours 
une  extrême  différence  entre  le  gouvernement  domestique,  où  le  père 
voit  (4)  tout  par  lui-même,  etle  gouvernement  civil,  où  le  chef  ne  voit 
presque  rien  que  par  les  yeux  d'autrui.  Pour  que  les  choses  devinssent 
égales  à  cet  égard,  il  faudrait  que  les  talents,  la  force,  et  toutes  les 
facultés  du  père,  augmentassent  en  raison  de  la  grandeur  de  la  famille, 
et  que  l'âme  d'un  puissant  monarque  fût  à  celle  d'un  homme  ordinaire 
comme  l'étendue  de  son  empire  est  à  l'héritage  d'un  particulier. 

Mais  comment  le  gouvernement  de  l'État  pourrait-il  être  semblable 
à  celui  de  la  famille,  dont  le  principe  (5)  est  si  différent?  Le  père  étant 
physiquement  plus  tort  que  ses  enfants  aussi  longtemps  que  son  secours 
leur  est  nécessaire,  le  pouvoir  paternel  passe  avec  raison  pour  être 
établi  par  la  nature.  Dans  la  grande  famille,  dont  tous  les  membres 
sont  naturellement  égaux,  l'autorité  politique,  purement  arbitraire 
quant  à  son  institution,  ne  peut  être  fondée  que  sur  des  conventions, 
ni  le  magistrat  commander  (6)  au  citoyen  qu'en  vertu  des  lois  (7).  Les 

(i)  Le  long  passage  placé  entre  crochets  a  pira  dans  l'Économie  politique.  Nous 
avons  relevé,  en  caractères  ordinaires  de  notes,  les  variantes  qui  existent  entre  le  texte 
de  cet  ouvrage  et  celui  du  manuscrit. 

(a)  Que  certains  auteurs. 

(3)  Fussent  convenables. 

(4)  Peut  tout  voir. 

(5)  Fondement. 

(6)  Aux  autres. 

(7)  Le  pouvoir  du  père  sur  les  enfants,  fonde  sur  leur  avantage  particulier,  ne  peut, 
par  sa  nature,  s'étendre,  jusqu'au  droit  de  vie  et  de  mort,  mais  le  pouvoir  souverain,  qui 
n'a  d'autre  objet  que  le  bien  commun,  n*a  d'autres  bornes  que  celles  de  l'utilité  publi- 
que bien  entendue,  distinction  que  j'expliquerai  dans  son  lieu.  ~~  Ce  passage,  qui  se  trouve 
dans  rédition  générale  de  1783,  ne  figure  ni  dans  le  texte  publié  par  l'Encyclopédie,  ni 
dans  la  réimpression  de  Duvillard. 

{a)  Voir  Contrat  social^  liv.  I,  chap.  11. 


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204  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

devoirs  du  père  lui  sont  dictés  par  des  sentiments  naturels,  et  d*un 
ton  qui  lui  permet  rarement  de  désobéir.  Les  chefs  n'ont  point  de 
semblable  règle,  et  ne  sont  réellement  tenus  envers  le  peuple  qu'à  ce 
qu'ils  lui  ont  promis  de  faire,  et  dont  il  est  en  droit  d'exiger  l'exécution. 
Une  autre  diflférence  plus  importante  encore,  c'est  que,  les  enfants 
n'ayant  rien  que  ce  qu'ils  reçoivent  du  père,  il  est  évident  que  tous 
les  droits  de  propriété  lui  appartiennent  ou  émanent  de  lui.  C'est 
tout  le  contraire  dans  la  grande  famille,  où  l'administration  générale 
n'est  établie  que  pour  assurer  la  possession  particulière,  qui  lui  est 
antérieure.  Le  principal  objet  des  travaux  de  toute  la  maison  est  de 
conserver  et  d'accroître  le  patrimoine  du  père,  afin  qu'il  puisse  un 
jour  le  partager  entre  ses  enfants  sans  les  appauvrir,  au  lieu  que  la 
richesse  du  prince  (i),  loin  de  rien  ajouter  au  bien-être  des  particu- 
liers, leur  coûte  presque  toujours  la  paix  et  l'abondance.  Enfin  (2) 
la  petite  famille  est  destinée  à  s'éteindre  et  à  se  résoudre  un  jour  en 
plusieurs  autres  familles  semblables;  mais,  la  grande  étant  faite 
pour  durer  toujours  dans  le  même  état,  il  faut  que  la  première  s'aug- 
mente pour  se  multiplier;  et  non  seulement  il  suffit  que  l'autre  se 
conserve,  on  peut  prouver  même  (3)  que  toute  augmentation  lui  est 
plus  préjudiciable  qu'utile. 

Par  plusieurs  raisons  tirées  de  la  nature  de  la  chose,  le  père  doit 
commander  dans  la  famille.  Premièrement,  l'autorité  ne  doit  pas  être 
égale  entre  le  père  et  la  mère,  mais  il  faut  que  le  gouvernement  soit 
un,  et  que  dans  les  partages  d'avis  il  y  ait  une  voix  prépondérante 
qui  décide.  2®  Quelque  légères  qu'on  veuille  supposer  les  incom- 
modités particulières  à  la  femme,  comme  elles  sont  toujours  pour 
elle  un  intervalle  d'inaction,  c'est  une  raison  suffisante  pour  l'exclure 
de  cette  primauté,  car  quand  la  balance  est  parfaitement  égale,  un 
rien  (4)  suffit  pour  la  faire  pencher.  De  plus,  le  mari  doit  avoir  in- 
spection sur  la  conduite  de  sa  femme,  parce  qu'il  lui  importe  que  les 
enfants  qu'il  est  forcé  de  reconnaître  (5)  n'appartiennent  pas  à  d'autres 
qu'à  lui.  La  femme,  qui  n'a  rien  de  semblable  à  craindre,  n'a  pas  le 
même  droit  que  (6)  le  mari.  3^  Les  enfants  doivent  obéir  au  père,  d'a- 
bord par  nécessité,  ensuite  par  reconnaissance;  après  avoir  reçu  de  lui 
leurs  besoins  durant  la  moitié  de  leur  vie,  ilsdoivent  consacrer  l'autre 
à  pourvoir  aux  siens.  4*  A  l'égard  des  domestiques,  ils  (7)  doivent 
aussi  leurs  services  en  échange  de  l'entretien  qu'on  (8)  leur  donne, 

(i)  Le  fisc  n'est  qu'un  moyen  souvent  fort  malentendu,  pour  maintenir  les  particuliers 
dans  la  paix  et  dans  l'abondance. 
(7)  En  un  mot. 

(3)  Mais  on  peut  prouver  aisément. 

(4)  Une  paille. 

(5)  Et  de  nourrir. 
<6)  Sur. 

(7)  Lui. 

(8)  Qu'il. 


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APPENDICE  I.  265 

sauf  à  rompre  le  marché  dès  qu'il  cesse  de  leur  convenir.  Je  ne  parle 
point  de  l'esclavage,  parce  qu'il  est  contraire  à  la  nature,  et  que  rien(i) 
ne  peut  l'autoriser. 

Il  n'y  a  rien  de  tout  cela  dans  la  société  politique.  Loin  que  le 
chef  ait  un  intérêt  naturel  au  bonheur  des  particuliers,  il  ne  lui  est 
pas  rare  de  chercher  le  sien  dans  leur  misère.  La  couronne  (2)  est-elle 
héréditaire,  c'est  souvent  un  enfant  qui  commande  à  des  hommes, 
(a)  Est-elle  élective,  mille  inconvénients  se  font  sentir  dans  les  élec- 
tions, et  l'on  perd,  dans  l'un  et  dans  l'autre  cas,  tous  les  avantages 
de  la  paternité.  Si  vous  n'avez  qu'un  seul  chef,  vous  êtes  à  la  dis- 
crétion d'un  maître  qui  n'a  nulle  raison  de  vous  aimer;  si  vous  en 
avez  plusieurs,  il  faut  supporter  à  la  fois  leur  tyrannie  et  leurs  divi- 
sions. En  un  mot,  les  abus  sont  inévitables,  et  leurs  suites  funestes 
dans  toute  société  où  l'intérêt  public  et  les  lois  n'ont  aucune  force 
naturelle  et  sont  sans  cesse  attaqués  par  l'intérêt  personnel  et  les 
passions  du  chef  et  des  membres. 

Quoique  les  fonctions  du  père  de  famille  et  du  prince  (3)  doivent 
tendre  au  même  but,  c'est  p^r  des  voies  si  différentes,  leurs  devoirs 
et  leurs  droits  sont  tellement  distingués,  qu'on  ne  peut  les  confondre 
sans  se  former  les  plus  fausses  (4)  idées  des  principes  (5)  de  la  société 
et  sans  tomber  dans  des  erreurs  fatales  au  genre  humain.  En  effet,  si 
la  voix  de  la  nature  est  le  meilleur  conseil  que  doive  écouter  un  bon 
père  pour  bien  remplir  ses  devoirs,  elle  n'est  pour  le  magistrat  qu'un 
faux  guide,  qui  travaille  sans  cesse  à  l'écarter  des  siens,  et  qui  l'en- 
traîne tôt  ou  tard  à  sa  perte  ou  à  celle  de  l'État,  s'il  n'est  retenu  par 
la  prudence  ou  par  la  vertu  (6).  La  seule  précaution  nécessaire  au 
père  de  famille  est  de  se  garantir  de  la  dépravation,  et  d'empêcher 
que  les  inclinations  naturelles  ne  se  corrompent  en  lui  ;  mais  ce  sont 
elles  qui  corrompent  le  magistrat.  Pour  bien  faire,  le  premier  n'a 
qu'à  consulter  son  cœur  ;  l'autre  devient  un  traître  au  moment  qu'il 
écoute  le  sien;  sa  raison  même  lui  doit  être  suspecte,  et  il  ne  doit 
suivre  que  la  raison  publique,  qui  est  la  loi.  Aussi  la  nature  a-t-elle 
fait  une  multitude  de  bons  pères  de  famille,  mais  (7)  j'ignore  si  la  sa- 
gesse humaine  a  jamais  fait  un  bon  roi  ;  qu'on  voie  dans  le  Cîvilis  de 
Platon  les  qualités  que  cet  homme  royal  (8)  doit  avoir,  et  qu'on  cite 

(1)  Qu'aucun  droit. 
(3)  Magistrature. 

(3)  Magistrat. 

(4)  De  fausses. 

(5)  Des  lois  fondamentales. 

(6)  Retenu  par  la  plus  sublime  vertu. 

(7)  Mais  depuis  l'existence  du  monde,  la  sagesse  humaine  a  fait  bien  peu  de  bons 
magistrats. 

(8)  M.  AlexeieflT  avait  lu  :  loyal. 

{a)  La  loi  française  sur  la  majorité  des  rois  prouve  que  des  hommes  très  sensés  et  une 
longue  expérience  ont  appris  aux  peuples  que  c'est  un  plus  grand  malheur  encore  d'être 
gouverné  par  des  régences  que  par  des  enfant;:  (Note  de  manuscrit). 


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266  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

quelqu'un  qui  les  ait  eues  !  3|c  Quand  on  supposerait  même  que  cet 
homme  ait  existé  et  qu'il  ait  porté  la  couronne,  la  raison  permet-elle 
d'établir  sur  un  prodige  la  règle  des  gouvernements  humains  (i)?  3^c  II 
est  donc  certain  que  le  lien  (2)  social  de  la  Cité  n'a  pu  ni  dû  se  for- 
mer (3)  par  l'extension  de  celui  de  la  famille,  ni  sur  le  même  modèle. 

(a)  2.  [Qu'un  homme  riche  et  puissant  ayant  acquis  d'immenses 
possessions  en  terres  imposât  des  lois  à  ceux  qui  s'y  voulaient  établir; 
qu'il  ne  le  leur  permît  qu'à  condition  de  reconnaître  son  autorité  su- 
prême et  d'obéir  à  toutes  ses  volontés,  je  puis  encore  concevoir  cela; 
mais  comment  concevrai-je  qu'un  traité  qui  suppose  des  droits  anté- 
rieurs soit  le  premier  fondement  du  droit,  et  qu'il  n'y  ait  pas  dans 
cet  acte  tyrannique  double  usurpation,  savoir  sur  la  propriété  de  la 
terre  et  sur  la  liberté  des  habitants?  Comment  un  particulier  peut-il 
s'emparer  d'un  territoire  immense  et  en  priver  le  genre  humain  au- 
trement que  par  une  usurpation  punissable,  puisqu'elle  ôte  au  reste 
des  habitants  du  monde  le  séjour  et  les  aliments  que  la  nature  leur 
donne  en  commun.  Accordons  au  besoin  et  au  travail  le  droit  du 
premier  occupant  :  pourrions-nous  donner  des  bornes  à  ce  droit? 
Suffîra-t-il  de  mettre  le  pied  sur  un  terrain  commun  pour  s'en  pré- 
tendre aussitôt  propriétaire  exclusif? 

Suffîra-t-il  d'avoir  la  force  d'en  chasser  tous  les  autres  pour  leur 
ôter  le  droit  d'y  revenir  ?  {b)  Jusqu'où  l'acte  de  prise  de  possession 
peut-il  fonder  la  propriété?  Quand  NunezBalbao  prenait  sur  le  rivage 
possession  de  la  mer  du  Sud  et  de  toute  l'Amérique  méridionale,  au 
nom  de  la  couronne  de  Castillc,  était-ce  assez  pour  en  déposséder 
tous  les  habitants  et  en  exclure  tous  les  princes  du  monde?  Sur 
ce  pied-là,  ces  cérémonies  se  multipliaient  assez  vainement,  car  le 
Roi  Catholique  n'avait  tout  d'un  coup  qu'à  prendre  de  son  cabinet 
possession  de  tout  l'univers,  sauf  à  retrancher  ensuite  de  son  empire 
ce  qui  était  auparavant  possédé  par  les  autres  princes. 

Quelles  sont  donc  les  conditions  nécessaires  pour  autoriser  sur 
un  terrain  quelconque  le  droit  de  premier  occupant?  Premièrement, 
qu'il  ne  soit  encore  habité  par  personne.  Secondement,  qu'on  n'en 
occupe  que  la  quantité  dont  on  a  besoin  pour  sa  subsistance.  En  troi- 
sième lieu,  qu'on  en  prenne  possession  non  par  une  vaine  cérémonie, 
mais  par  le  travail  et  la  culture,  seuls  signes  de  propriété  qui  doivent 
être  respectés  d'autrui.  Les  droits  d'un  homme  avant  l'état  de  société 

(i)  Le  passage  entre  croix  se  troave  au  verso  du  feuillet  28  du  manuscrit  de  Ge- 
nève et  il  nous  a  paru  devoir  être  intercalé  dans  le  texte.  Voir  Contrat  social,  liv.  III, 
chap.  VI. 

(3)  L'union. 

(3)  Faire. 

{a)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social,  liv.  I,  chap.  ix. 

(b)  J'ai  vu  dans  je  ne  sais  quel  écrit,  intitulé,  je  crois,  r Observateur  hollandais,  un 
principe  assez  plaisant  :  c'est  que  tout  terrain  qui  n'est  habité  que  par  les  sauvages  doit 
être  censé  vacant,  et  qu'on  peut  s'en  emparer  et  en  chasser  les  habitants  sans  leur  faire 
aucun  tort  selon  le  droit  naturel  (Note  du  manuscrit). 


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APPENDICE  I.  267 

ne  peuvent  aller  bien  loin,  et  tout  le  reste,  n'étant  que  violence  et 
usurpation  contre  le  droit  de  nature,  ne  peut  servir  de  fondement  au 
droit  social. 

Or,  quand  je  n'ai  pas  plus  de  terrain  qu'il  n'en  faut  pour  mon 
entretien,  si  j'en  aliène  encore,  il  m'en  restera  moins  qu'il  ne  m'en 
faudra.  Que  puis-je  donc  céder  aux  autres  sans  m'ôter  ma  subsi- 
stance, ou  quel  accord  ferai-je  avec  eux  pour  les  mettre  en  possession 
de  ce  qui  ne  m'appartient  pas?]  (a)  [Quant  aux  conditions  de  cet  accord, 
il  est  très  évident  qu'elles  sont  illégftimes  et  nulles  pour  ceux  qu'elles 
soumettent  sans  réserve  à  la  volonté  d'un  autre;  car,  outre  qu'une 
telle  soumission  est  incompatible  avec  la  nature  de  l'homme  et  que 
c'est  ôter  toute  moralité  à  ses  actions  que  d'ôter  toute  liberté  à  sa 
volonté,  c'est  une  convention  vaine,  absurde,  impossible,  de  stipuler 
d'un  côté  une  autorité  absolue,  et  de  l'autre  une  obéissance  sans 
bornes.  N'est-il  pas  clair  qu'on  n'est  engagé  à  rien  envers  celui  dont 
on  a  droit  de  tout  exiger,  et  cette  seule  condition,  incompatible  avec 
toute  autre,  n'entraîne-t-elle  pas  nécessairement  la  nullité  de  l'acte  ? 
Car,  comment  mon  esclave  pourrait-il  avoir  des  droits  contre  moi, 
puisque  tout  ce  qu'il  a  m'appartient,  et  que,  son  droit  étant  le  mien, 
ce  droit  de  moi  contre  moi-même  est  un  mot  qui  n'a  aucun  sens? 

3.  Que  par  le  droit  de  guerre  le  vainqueur,  au  lieu  de  tuer  ses 
captifs,  les  réduise  en  une  servitude  éternelle,  sans  doute  il  fait  bien 
pour  son  profit;  mais  puisqu'il  n'en  use  ainsi  que  par  le  droit  de  la 
guerre,  l'état  de  guerre  ne  cesse  point  entre  les  vaincus  et  lui,  car  il 
ne  peut  cesser  que  par  une  convention  libre  et  volontaire,  comme  il 
a  commencé.  Que  s'il  ne  les  tue  pas  tous,  cette  prétendue  grâce 
n'en  est  point  une  quand  il  faut  la  payer  de  sa  liberté,  qui  seule  peut 
donner  un  prix  à  la  vie;  comme  ces  captifs  lui  sont  plus  utiles  vi- 
vants que  morts,  il  les  laisse  vivre,  pour  son  intérêt  et  non  pas  pour 
le  leur  :  ils  ne  lui  doivent  donc  rien  que  l'obéissance  aussi  longtemps 
qu'ils  sont  forcés  de  lui  obéir.  Mais  à  l'instant  que  le  peuple  subjugué 
peut  secouer  un  joug  imposé  par  force  et  se  défaire  de  son  maître, 
c'est-à-dire  de  son  ennemi,  s'il  le  peut,  il  le  doit,  et,  recouvrant  sa 
liberté  légitime,  il  ne  fait  qu'user  du  droit  de  guerre  qui  ne  cesse 
point  tant  que  la  violence  qu'il  autorise  a  lieu.  Or,  comment  l'état 
de  guerre  servira-t-il  de  base  à  un  traité  d'union  qui  n'a  pour  objet 
que  la  justice  et  la  paix?  Peut-on  rien  concevoir  de  plus  absurde 
que  de  dire  :  «  Nous  sommes  unis  en  un  seul  corps,  attendu  que  la 
guerre  subsiste  entre  nous?  »  Mais  la  fausseté  de  ce  prétendu  droit  de 
tuer  les  captifs  a  été  si  bien  reconnue,  qu'il  n'y  a  plus  d'homme  civi- 

{a)  Toutes  les  idées  du  morceau  entre  crochets  ont  passé  avec  de  simples  remaniements 
de  forme  dans  les  chap.  11,  m,  iv  et  vdu  Contrat  social.  Voir  aussi  le  discours  sur  V Origine 
de  r Inégalité  parmi  les  hommes.  Les  ressemblances  de  certaines  parties  de  ce  chapitre 
avec  cet  écrit  sont  si  grandes  qu'on  peut  se  demander  si  la  rédaction  de  cette  partie  du 
manuscrit  ne  lui  est  pas  antérieure,  d'autant  plus  qu'au  point  de  vue  de  la  forme  «lie 
est  assez  imparfaite. 


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268  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

lise  qui  ose  exercer  ou  réclamer  ce  chimérique  et  barbare  droit,  ni 
même  de  sophiste  payé  qui  l'ose  soutenir. 

Je  dis  donc,  premièrement,  que  le  vainqueur  n'ayant  pas  le  droit 
de  mettre  à  mort  les  vaincus  sitôt  qu'ils  rendent  les  armes,  il  ne 
peut  fonder  leur  esclavage  sur  un  droit  qui  n'existe  point.  Seconde- 
ment, que  quand  même  le  vainqueur  aurait  ce  droit  et  ne  s'en  pré- 
vaudrait pas,  il  ne  résulterait  jamais  de  là  un  état  civil,  mais  seule- 
ment un  état  de  guerre  modifié.  ^ 

Ajoutons  que  si  par  ce  mot  de  guerre  on  entend  la  guerre  pu- 
blique, on  suppose  des  sociétés  antérieures  dont  on  n'explique  point 
l'origine;  si  l'on  entend  la  guerre  privée  d'homme  à  homme,  on 
n'aura  par  là  qu'un  maître  et  des  esclaves,  jamais  un  chef  et  des 
citoyens;  et,  pour  distinguer  ce  dernier  rapport,  il  faudra  toujours 
supposer  quelque  convention  sociale  qui  fasse  un  corps  de  peuple  et 
unisse  les  membres  entre  eux  ainsi  qu'à  leur  chef. 

Tel  est,  en  effet,  le  véritable  caractère  de  l'état  civil;  un  peuple 
est  un  peuple  indépendamment  de  son  chef,  et  si  le  prince  vient  à 
périr,  il  existe  encore  entre  les  sujets  des  liens  qui  les  maintiennent 
en  corps  de  nation.  Vous  ne  trouvez  rien  de  pareil  dans  les  principes 
de  la  tyrannie.  Sitôt  que  le  tyran  cesse  d'exister,  tout  se  sépare  et 
tombe  en  poussière,  comme  un  chêne  en  un  tas  de  cendres  quand  le 
feu  s'éteint  après  l'avoir  dévoré. 

4.  Que  par  le  laps  de  temps  une  violente  usurpation  devienne 
enfin  un  pouvoir  légitime;  que  la  prescription  seule  puisse  changer 
un  usurpateur  en  magistrat  suprême,  et  un  troupeau  d'esclaves  en 
corps  de  nation,  c'est  ce  que  beaucoup  de  savants  hommes  ont  osé 
soutenir  et  à  quoi  il  ne  manque  d'autre  autorité  que  celle  de  la  raison. 
Bien  loin  qu'une  longue  violence  puisse  à  force  de  temps  se  transfor- 
mer en  un  gouvernement  juste,  il  est  incontestable,  au  contraire,  que 
quand  un  peuple  serait  assez  insensé  pour  accorder  volontairement  à 
son  chef  un  pouvoir  arbitraire,  ce  pouvoir  ne  saurait  être  transmis 
sur  d'autres  générations  et  que  sa  durée  seule  est  capable  de  le  rendre 
illégitime  ;  car  on  ne  peut  présumer  que  les  enfants  à  naître  approu- 
veront l'extravagance  de  leurs  pères  ni  leur  faire  porter  justement  la 
peine  d'une  faute  qu'ils  n'ont  pas  commise. 

On  nous  dira,  je  le  sais,  que  comme  ce  qui  n'existe  point  n'a 
aucune  qualité,  l'enfant  qui  est  encore  à  naître  n'a  aucun  droit;  de 
sorte  que  ses  parents  peuvent  renoncer  aux  leurs  pour  eux  et  pour 
lui  sans  qu'il  ait  à  s'en  plaindre.  Mais  pour  détruire  un  si  grossier 
sophisme,  il  suffit  de  distinguer  les  droits  que  le  fils  tient  unique- 
ment de  son  père,  comme  la  propriété  de  ses  biens,  des  droits  qu'il 
ne  tient  que  de  la  nature  et  de  sa  qualité  d'homme,  comme  la  liberté. 
Il  n'est  pas  douteux  que  par  la  loi  de  raison  le  père  ne  puisse  aliéner 
les  premiers,  dont  il  est  seul  propriétaire,  et  en  priver  ses  enfants.  Mais 
il  n'en  est  pas  de  même  des  autres,  qui  sont  des  dons  immédiats  de  la 


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APPENDICE  L  269 

nature,  et  dont  par  conséquent  nul  homme  ne  les  peut  dépouiller. 
Supposons  qu'un  conquérant  habile  et  zélé  pour  le  bonheur  de  ses 
sujets  leur  eût  persuadé  qu'avec  un  bras  de  moins  ils  en  seraient  plus 
tranquilles  et  plus  heureux,  en  serait-ce  assez  pour  obliger  tous  les 
enfants  à  perpétuité  de  se  faire  couper  un  bras  pour  remplir  les  enga- 
gements de  leurs  pères? 

A  l'égard  du  consentement  tacite,  par  lequel  on  veut  légitimer  la 
tyrannie,  il  est  aisé  de  voir  qu'on  ne  peut  le  présumer  du  plus  long 
silence,  parce  qu'outre  la  crainte^ qui  empêche  les  particuliers  de 
protester  contre  un  homme  qui  dispose  de  la  force  publique,  le 
peuple,  qui  ne  peut  manifester  (i)  sa  volonté  qu'en  corps,  n'a  pas  le 
pouvoir  de  s'assembler  pour  la  déclarer.  Au  contraire,  le  silence  des 
citoyens  suffit  pour  rejeter  un  chef  non  reconnu;  il  faut  qu'ils  parlent 
pour  l'autoriser  et  qu'ils  parlent  en  pleine  liberté.  Au  reste,  tout  ce 
que  disent  là-dessus  les  jurisconsultes  et  autres  gens  payés  pour  cela 
ne  prouve  point  que  le  peuple  n'ait  pas  le  droit  de  reprendre  sa 
liberté  usurpée,  mais  qu'il  est  dangereux  de  le  tenter.  C'est  aussi  ce 
qu'il  ne  faut  jamais  faire,  quand  on  connaît  de  plus  grands  maux  que 
celui  de  l'avoir  perdue. 

Toute  cette  dispute  du  pacte  social  me  semble  se  réduire  à  une 
question  très  simple.  Qu'est-ce  qui  peut  avoir  engagé  les  hommes  à 
se  réunir  volontairement  en  corps  de  société,  si  ce  n'est  leur  utilité 
commune?  L'utilité  commune  est  donc  le  fondement  de  la  société 
civile.  Cela  posé,  qu'y  a-t-il  à  faire  pour  distinguer  les  États  légitimes 
des  attroupements  forcés,  que  rien  n'autorise,  sinon  de  considérer 
l'objet  ou  la  fin  des  uns  et  des  autres  ?  Si  la  forme  de  la  société  tend 
au  bien  commun,  elle  suit  (2)  Tesprit  de  son  institution  ;  si  elle  n'a  en 
vue  que  l'intérêt  des  chefs,  elle  est  illégitime  par  droit  de  raison  et 
d'humanité  ;  car,  quand  même  l'intérêt  public  s'accorderait  quelquefois 
avec  celui  de  la  tyrannie,  cet  accord  passager  ne  saurait  suffire  pour 
autoriser  un  gouvernement  dont  il  ne  serait  pas  le  principe.  Quand 
Grotius  nie  que  tout  pouvoir  soit  établi  en  faveur  de  ceux  qui  sont 
gouvernés,  il  n'a  que  trop  raison  dans  le  fait,  mais  c'est  du  droit  qu'il 
est  question.  Sa  preuve  unique  est  singulière  :  il  la  tire  du  pouvoir 
d'un  maître  sur  son  esclave,  comme  si  l'on  autorisait  un  fait  par  un 
fait,  et  que  l'esclavage  lui-même  fût  moins  inique  que  la  tyrannie. 
C'est  précisément  le  droit  d'esclavage  qu'il  fallait  établir.  Il  n'est  pas 
question  de  ce  qui  est  convenable  mais  de  ce  qui  est  juste,  ni  du 
pouvoir  auquel  on  est  forcé  d'obéir,  mais  de  celui  qu'on  est  obligé  de 
reconnaître.] 

(n  Déclarer. 
(2)  Marche  selon. 


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270  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

CHAPITRE   VI 

DES     DROITS     RESPECTIFS     (l)     DU     SOUVERAIN     ET     DU     CITOYEN 

Si  rintérêt  commun  est  Tobjet  de  Tassociation,  il  est  clair  que  la 
volonté  générale  doit  être  la  règle  des  actions  du  corps  social.  C'est 
le  principe  fondamental  que  j'ai  tâché  d'établir.  Voyons  maintenant 
quel  doit  être  l'empire  de  cette  volonté  sur  les  particuliers,  et  com- 
ment elle  se  manifeste  à  tous  (a). 

(b)  [L'état  ou  la  cité  faisant  une  personne  morale  dont  la  vie  consiste 
dans  le  concours  et  l'union  de  ses  membres,  le  premier  et  le  plus 
important  de  ses  soins  ,est  celui  de  sa  propre  conservation,  soin  qui 
demande  une  force  universelle  et  compulsive  pour  mouvoir  et  dispo- 
ser chaque  partie  de  la  manière  la  plus  convenable  au  tout.  Ainsi, 
comme  la  nature  donne  à  chaque  homme  un  pouvoir  absolu  sur  ses 
membres,  le  pacte  social  donne  au  corps  politique  un  pouvoir  absolu 
sur  les  siens,  et  c'est  ce  même  pouvoir  dont  l'exercice  dirigé  par  la 
volonté  générale  porte,  comme  je  l'ai  dit,  le  nom  de  souveraineté. 

Mais  comme,  outre  la  personne  publique,  nous  avons  à  considérer 
les  personnes  privées  qui  la  composent,  et  dont  la  vie  et  l'existence 
est  naturellement  indépendante  de  la  sienne,  cette  matière  demande 
quelque  discussion. 

Tout  consiste  à  bien  distinguer  les  droits  que  le  souverain  a  sur 
les  citoyens  de  ceux  qu'il  doit  respecter  en  eux  et  les  devoirs  qu'ils 
ont  à  remplir  en  qualité  de  sujets  du  droit  naturel  dont  ils  doivent 
jouir  en  qualité  d'hommes.  II  est  certain  que  tout  ce  que  chacun  aliène, 
par  le  pacte  social,  de  ses  facultés  naturelles,  de  ses  biens,  de  sa 
liberté,  c'est  seulement  la  partie  de  tout  cela  dont  la  possession 
importe  à  la  société. 

Ainsi  tous  les  services  qu'un  citoyen  peut  rendre  à  l'État,  il  les  lui 
doit,  et  le  souverain  de  son  côté  ne  peut  charger  les  sujets  d'aucune 
chaîne  inutile  à  la  communauté;  car  sous  la  loi  de  raison  rien  ne  se 
fait  sans  cause,  non  plus  que  sous  la  loi  de  nature.  Mais  il  ne  faut  pas 
confondre  ce  qui  est  convenable  avec  ce  qui  est  nécessaire,  le  simple 
devoir  avec  le  droit  étroit,  et  ce  qu'on  peut  exiger  de  nous  avec  ce  que 
nous  devons  faire  volontairement. 

Les  engagements  qui  nous  lient  au  corps  social  ne  sont  obliga- 
toires que  parce  qu'ils  sont  mutuels,  et  leur  nature  est  telle  qu'on  ne 

(i)  Le  mot  respectifs  a  été  surajouté  dans  le  manuscrit. 

{a)  R.  De  r Économie  politique.  La  première  et  la  plus  importante  maxime  du  gou- 
vernement légitime  ou  populaire,  c'est-à-dire  de  celui  qui  a  pour  objet  le  bien  du  peuple, 
est  donc,  cumme  je  Tai  dit,  de  suivre  en  tout  la  volonté  générale,  mais  pour  la  suivre  il 
faut  la  connaître  et  surtout  la  bien  distinguer  de  la  volonté  particulière  en  commençant 
par  soi-même.  Voir  aussi  Contrat  social^  liv.  II,  chap.  iv. 

(b)  Tout  ce  chapitre  a  passé  dans  le  Contrat  social^  liv.  II,  chap.  iv. 


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APPENDICE  I.  271 

peut  travailler  pour  autrui  sans  travailler  en  même  temps  pour  soi. 
Pourquoi  la  volonté  générale  est-elle  toujours  droite,  et  pourquoi 
tous  veulent-ils  constamment  le  bonheur  de  chacun  d'eux,  si  ce 
n'est  parce  qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  s'approprie  en  secret  ce  mot 
chacurty  et  qui  ne  songe  à  lui-même  en  votant  pour  tous?  Ce  qui 
prouve  que  l'égalité  de  droit  et  la  notion  de  justice  qui  en  découle 
dérive  de  la  préférence  que  chacun  se  donne  et  par  conséquent  de  la 
nature  de  l'homme;  que  la  volonté  générale,  pour  être  vraiment  telle, 
doit  être  générale  dans  son  objet  ainsi  que  dans  son  essence  ;  qu'elle 
doit  partir  de  tous  pour  retourner  à  tous,  et  qu'elle  perd  sa  rectitude 
naturelle  sitôt  qu'elle  tombe  sur  un  sujet  individuel  et  déterminé, 
parce  qu'alors,  jugeant  de  ce  qui  n'est  pas  nous,  nous  n'avons  aucun 
vrai  principe  d'équité  qui  nous  guide. 

En  effet,  sitôt  qu'il  s'agit  d'un  fait,  ou  d'un  droit  particulier  sur 
un  point  qui  n'a  pas  été  réglé  par  une  convention  générale  et  anté- 
rieure, l'affaire  devient  contentieuse;  c'est  un  procès  où  les  particu- 
liers intéressés  sont  une  des  parties,  et  le  public  l'autre,  mais  où  je  ne 
vois  ni  la  loi  qu'il  faut  suivre,  ni  le  juge  qui  doit  prononcer.  Il  serait 
ridicule  de  vouloir  alors  s'en  rapporter  à  une  expresse  décision  de  la 
volonté  générale  qui  ne  peut  être  que  la  conclusion  de  Tune  des  par- 
ties, et  qui  par  conséquent  n'est  qu'une  volonté  particulière,  sujette 
en  cette  occasion  à  l'injustice  ou  à  l'erreur.  Ainsi,  de  même  qu'une 
volonté  particulière  ne  peut  représenter  la  volonté  générale,  la 
volonté  générale,  à  son  tour,  ne  peut  sans  changer  de  nature  devenir 
une  volonté  particulière,  elle  ne  peut  prononcer  nommément  ni  sur 
un  homme  ni  sur  un  fait.  Quand  le  peuple  cf  Athènes,  par  exemple, 
nommait  ou  cassait  ses  chefs,  décernait  une  récompense  à  l'un,  impo- 
sait une  amende  à  l'autre,  et  par  des  multitudes  de  décrets  particu- 
liers exerçait  indistinctement  tous  les  actes  du  gouvernement,  le 
peuple  alors  n'avait  plus  de  volonté  générale  proprement  dite;  il 
n'agissait  plus  comme  souverain,  mais  comme  magistrat. 

On  doit  concevoir  par  là  que  ce  qui  généralise  la  volonté  publique 
n'est  pas  la  quantité  des  votants,  mais  l'intérêt  commun  qui  les  unit, 
car  dans  cette  institution  chacun  se  soumet  nécessairement  aux  con- 
ditions qu'il  impose  aux  autres  ;  accord  admirable  de  l'intérêt  et  de  la 
justice,  qui  donne  aux  délibérations  communes  un  caractère  d'équité 
qu'on  voit  évanouir  dans  la  discussion  de  toute  affaire  particulière, 
faute  d'un  intérêt  commun  qui  unisse  et  identifie  la  volonté  du  juge 
avec  celle  de  la  partie. 

Par  quelque  côté  qu'on  remonte  au  principe,  on  arrive  toujours  à 
la  même  conclusion  :  savoir  que  le  pacte  SQcial  établit  entre  les 
citoyens  une  telle  égalité  de  droit  qu'ils  s'engagent  tous  sous  les 
mêmes  conditions  et  doivent  jouir  tous  des  mêmes  avantages.  Ainsi 
par  la  nature  du  pacte,  tout  acte  de  souveraineté,  c'est-à-dire,  tout 
acte  authentique  de  la  volonté  générale,  oblige  ou  favorise  également 


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272  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

tous  les  citoyens,  de  sorte  que  le  souverain  connaît  seulement  le 
corps  de  la  nation,  et  ne  distingue  aucun  de  ceux  qui  la  composent. 
Qu'est-ce  donc  proprement  qu'un  acte  de  souveraineté?  Ce  n'est  pas 
un  ordre  du  supérieur  à  l'inférieur,  ni  un  commandement  du  maître 
à  l'esclave  ;  mais  une  convention  du  corps  de  l'État  avec  chacun  de 
ses  membres;  convention  légitime,  parce  qu'elle  a  pour  base  le  con- 
trat social,  équitable,  parce  qu'elle  est  volontaire  et  générale,utile(i), 
parce  qu'elle  ne  peut  avoir  d'autre  objet  que  le  bien  de  tous,  et 
solide,  parce  qu'elle  a  pour  garants  la  force  publique  et  le  pouvoir 
suprême.  Tant  que  les  sujets  ne  sont  soumis  qu'à  de  telles  conven- 
tions, ils  n'obéissent  à  personne,  mais  seulement  à  leur  propre 
volonté  :  et  demander  jusqu'où  s'étendent  les  droits  respectifs  du  sou- 
verain et  des  particuliers,  c'est  demander  jusqu'à  quel  point  ceux-ci 
peuvent  s'engager  avec  eux-mêmes,  chacun  envers  tous,  et  tous  en- 
vers chacun  d'eux. 

Il  s'ensuit  de  là  que  le  pouvoir  souverain,  tout  absolu,  tout  sacré, 
tout  inviolable  qu'il  est,  ne  passe  ni  ne  peut  passer  les  bornes  des 
conventions  générales,  et  que  tout  homme  peut  disposer  pleinement 
de  ce  qui  lui  a  été  laissé  de  ses  biens  et  de  sa  liberté  par  ces  conven- 
tions; de  sorte  que  le  souverain  n'est  jamais  en  droit  de  charger  un 
particulier  plus  qu'un  autre,  parce  qu'alors  l'affaire  devenant  particu- 
lière, son  pouvoir  n'est  plus  compétent. 

Ces  distinctions  une  fois  admises,  il  est  si  faux  que  dans  le  con- 
trat social  il  y  ait  de  la  part  des  particuliers  aucune  renonciation  vé- 
ritable, que  leur  situation  par  l'effet  de  ce  contrat  se  trouve  réelle- 
ment préférable  à  ce  Qu'elle  était  auparavant,  et  qu'au  lieu  d'une 
simple  aliénation,  ils  n'ont  fait  qu'un  échange  avantageux  d'une  ma- 
nière d'être  incertaine  et  précaire  contre  une  autre  meilleure  et  plus 
sûre,  de  l'indépendance  naturelle  contre  la  liberté  civile,  de  leur  pou- 
voir de  nuire  à  autrui,  contre  leur  sûreté  personnelle,  et  de  leur  force, 
que  d'autres  pouvaient  surmonter,  contre  un  droit  que  l'union  sociale 
rend  invincible.  Leur  vie  même,  qu'ils  ont  dévouée  à  l'État,  en  est 
continuellement  protégée,  et  lorsqu'ils  l'exposent  ou  la  perdent  pour 
sa  défense  que  font-ils  alors  qu'ils  ne  fassent  plus  fréquemment  et 
avec  plus  de  danger  dans  l'état  de  nature,  lorsque  livrant  des  combats 
inévitables  ils  défendraient  au  péril  de  la  vie  ce  qui  leur  sert  à  la 
conserver?  Tous  ont  à  combattre  au  besoin  pour  la  patrie,  il  est  vrai, 
mais  aussi  nul  n'a  jamais  à  combattre  pour  soi.  Ne  gagne-t-on  pas 
encore  à  courir,  pour  ce  qui  fait  notre  sûreté,  une  partie  des  risques 
qu'il  faudrait  courir  pour  nous-mêmes  sitôt  qu'elle  nous  serait  ôtée?] 

(i)  Ce  passage  du  manuscrit  a  été  omis  dans  le  texte  publié  par  M.  AlexeieiT. 


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APPENDICE   I.  273 

CHAPITRE  VII 

NÉCESSITÉ    DES    LOIS    POSITIVES 

Voilà,  ce  me  semble,  les  plus  justes  idées  qu'on  puisse  avoir  du 
pacte  fondamental,  qui  est  la  base  de  tout  vrai  corps  politique;  idées 
qu'il  importait  d'autant  plus  de  développer,  que  faute  de  les  avoir 
bien  conçues  tous  ceux  qui  ont  travaillé  de  cette  manière  ont  toujours 
fondé  le  gouvernement  civil  sur  des  principes  arbitraires,  qui  ne  dé- 
coulent point  de  la  nature  de  ce  pacte.  On  verra  dans  la  suite  avec 
quelle  facilité  tout  le  système  politique  se  déduit  de  ceux  que  je  viens 
d'établir  (i),  et  combien  les  conséquences  en  sont  naturelles  et  lumi- 
neuses; mais  achevons  de  poser  les  fondements  de  notre  (2)  édifice. 

{a)  L'union  sociale  ayant  un  objet  déterminé,  sitôt  qu'elle  est  for- 
mée, il  faut  chercher  à  le  remplir.  Pour  que  chacun  veuille  ce  qu'il  doit 
faire  selon  l'engagement  du  contrat  social,  il  faut  que  chacun  sache  (3) 
ce  qu'il  doit  vouloir;  ce  qu'il  doit  vouloir,  c'est  le  bien  commun;  ce 
qu'il  doit  fuir,  c'est  le  mal  public:  mais  l'État  n'ayant  qu'une  existence 
idéale  et  conventionnelle,  ses  membres  n'ont  aucune  sensibilité  natu- 
relle et  commune,  par  laquelle  immédiatement  avertis  ils  reçoivent  une 
impression  agréable  de  ce  qui  lui  est  utile  (4),  et  une  impression  dou- 
loureuse sitôt  qu'il  est  offensé.  Loin  de  prévenir  les  maux  qui  l'attaquent , 
rarement  ont-ils  le  temps  d'y  remédier  quand  ils  commencent  à  les  sentir  ; 
il  faut  les  prévoir  de  loin  pour  les  détourner  ou  les  guérir  (5).  Comment 
donc  les  particuliers  garantiraient-ils  la  communauté  des  maux  qu'ils 
ne  peuvent  ni  voir  ni  sentir  qu'après  coup;  comment  lui  procureraient- 
ils  des  biens  dont  ils  ne  peuvent  juger  qu'après  leur  effet?  Comment 
s'assurer  d'ailleurs  que,  sans  cesse  rappelés  par  la  nature  à  leur  con- 
dition primitive,  ils  ne  négligeront  jamais  cette  autre  condition  arti- 
ficielle dont  l'avantage  ne  leur  est  sensible  que  par  des  conséquences 
souvent  fort  éloignées?  Supposons-les  toujours  soumis  à  la  volonté 
générale,  comment  cette  volonté  pourra-t-elle  se  manifester  dans 
toutes  les  occasions?  sera-t-elle  toujours  évidente?  L'intérêt  particu- 
lier ne  l'offusquera-t-il  jamais  de  ses  illusions? Le  peuple  restera-t-il 
toujours  assemblé  pour  la  déclarer,  ou  s'en  remettra  à  des  particu- 
liers toujours  prêts  à  lui  substituer  la  leur?  Enfin,  comment  tous  agi- 
ront-ils de  concert,  quel  ordre  mettront-ils  dans  leurs  affaires,  quels 
moyens  auront-ils  de  s'entendre,  et  comment  feront-ils  entre  eux  la 
répartition  des  travaux  communs? 

(i)  D'exposer. 
(2)  Ce  grand. 
{3)  Voie. 

(4)  Bon. 

(5)  Pour  s'en  garantir  ou  s'en  délivrer. 

{a)  Voir  Contrat  social,  liv.  II,  chap.  vi,  poar  tout  le  développement  qui  suit. 

18 


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274 


DU    CONTRAT   SOCIAL. 


(a)  [Ces  difficultés,  qui  devaient  paraître  (i)  insurmontables, ont  été 
levées  par  la  plus  sublime  de  toutes  les  institutions  humaines,  ou 
plutôt  par  une  inspiration  céleste  qui  apprit  au  peuple  à  imiter  ici- 
bas  les  décrets  immuables  de  la  Divinité.  Par  quel  art  inconcevable 
a-t-on  pu  trouver  le  moyen  d'assujettir  les  hommes  pour  les  rendre 
libres? d'employer  au  service  de  l'État  les  biens,  les  bras,  la  vie  même 
de  ses  semblables (2),  sans  les  contraindre  et  sans  les  consulter?  d'en- 
chaîner leur  volonté  de  leur  propre  aveu?  de  faire  valoir  leur  consen- 
tement contre  leur  refus?  et  de  les  forcer  à  se  punir  eux-mêmes  quand 
ils  font  ce  qu'ils  n'ont  pas  voulu?  Comment  se  peut-il  faire  que  tous 
obéissent  et  que  nul  ne  commande  (3),  qu'ils  servent  et  n'aient  point 
de  maître;  d'autant  plus  libres  en  effet,  que,  sous  une  apparente  sujé- 
tion, nul  ne  perd  de  sa  liberté  que  ce  qui  peut  nuire  à  celle  d'un  autre? 
Ces  prodiges  sont  l'ouvrage  de  la  loi.  C'est  à  la  loi  seule  que  les 
hommes  doivent  la  justice  et  la  liberté.  C'est  cet  organe  salutaire  de 
la  volonté  de  tous,  qui  rétablit  dans  le  droit  l'égalité  naturelle  entre 
les  hommes.  C'est  cette  voix  céleste  qui  dicte  à  chaque  citoyen  les 
préceptes  de  la  raison  publique,  et  lui  apprend  à  se  conduire  (4)  sur 
les  maximes  de  son  propre  jugement  et  à  n'être  pas  sans  cesse  (5)  en 
contradiction  avec  lui-même.]  Les  lois  sont  l'unique  mobile  du  corps 
politique;  il  n'est  actif  et  sensible  que  par  elles;  sans  les  lois  l'État 
formé  n'est  qu'un  corps  sans  âme,  il  existe  et  ne  peut  agir,  car  ce 
n'est  pas  assez  que  chacun  soit  soumis  à  la  volonté  générale;  pour  la 
suivre  il  faut  la  connaître.  Voilà  d'où  naît  la  nécessité  d'une  législa- 
tion (b), 

(c)  [Les  lois  ne  sont  proprement  que  les  conditions  de  l'associa- 
tion civile.  Le  peuple,  soumis  aux  lois,  en  doit  donc  être  l'auteur, 
car  il  n'appartient  qu'à  ceux  qui  s'associent  de  déclarer  les  condi- 
tions sous  lesquelles  ils  veulent  s'associer.  Mais  comment  les  décla- 
reront-ils? Sera-ce  d'un  commun  accord,  par  une  inspiration  subite? 
Le  corps  politique  a-t-il  un  organe  pour  énoncer  ses  volontés?  Qui 
lui  donnera  la  prévoyance  pour  en  former  les  actes  et  les  calculer 
d'avance,  ou  comment  les  prononcera-il  au  moment  du  besoin? 
Comment  voudrait-on  qu'une  multitude  aveugle,  qui  souvent  ne  sait 
ce  qu'elle  veut,  parce  qu'elle  sait  rarement  ce  qui  lui  est  bon,  pût  for- 
mer et  exécuter  d'elle-même  une  entreprise  aussi  difficile  qu'un  sys- 
tème de  législation  qui  est  le  plus  sublime  effort  de  la  sagesse  et  de  la 

(i)  Sembler. 

(2)  De  tous  ses  membres. 

(3)  Qu'ils  obéissent  et  que  personne  ne  commande. 

(4)  A  agir. 

(5)  Ces  mots  sans  cesse  n'ont  pas  été  reproduits. 

(a)   Le   beau  passage  entre  crochets  a  été  inséré  dans  l'Économie  politique  avec 
de  légères  variantes  dont  nous  donnons  en  note  le  détail. 
{b)  Voir  Contrat  social,  liv.  II,  cliap.  vi. 
{:)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social^  liv.  II,  cnap.  vi. 


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APPENDICE   I.  275 

prévoyance  humaine?  De  lui-même,  le  peuple  veut  toujours  le  bien, 
mais  de  lui-même  il  ne  le  voit  pas  toujours.  La  volonté  générale  est 
toujours  droite,  il  n'est  jamais  question  de  la  rectifier;  mais  il  faut 

^  Ravoir  l'interroger  à  propos;  il  faut  lui  présenter  les  objets  tels  qu'ils 
sont,  quelquefois  tels  qu'ils  doivent  lui  paraître,  lui  montrer  le  bon 
chemin  qu'elle  veut  suivre;  la  garantir  de  la  séduction  des  volontés 
particulières,  rapprocher  à  ses  yeux  les  lieux  et  les  temps,  balancer 
Tillusion  des  avantages  présents  et  sensibles  par  le  danger  des  maux 
éloignés  et  cachés.  Les  particuliers  voient  le  bien  qu'ils  rejettent,  le 
public  veut  le  bien  qu'il  ne  voit  pas.  Tous  ont  également  besoin  de 
guides;  il  faut  obliger  les  uns  à  conformer  leur  volonté  à  leur  rai- 
son; il  faut  apprendre  à  l'autre  à  connaître  ce  qu'il  veut.  Alors  des 
^lumières  publiques  résultera  la  vertu  des  particuliers,  et  de  cette 

^  union  de  l'entendement  et  de  la  volonté  dans  le  corps  social,  l'exact 
concours  des  parties,  et  la  plus  grande  force  du  tout.  Voilà  d'où  naît 
la  nécessité  d'un  législateur.] 


LIVRE    II 

ÉTABLISSEMENT    DES     LOIS 

CHAPITRE  I 

FIN    DE    LA    LÉGISLATION 

{a)  [Par  le  pacte  social,  nous  avons  donné  l'existence  et  la  vie  au 
corps  politique,  il  s'agit  maintenant  de  lui  donner  le  mouvement  et 
la  volonté  par  la  législation.  Car  l'acte  primitif  par  lequel  ce  corps 
se  forme  et  s'unit  ne  détermine  rien  encore  de  ce  qu'il  doit  faire 
pour  se  conserver.]  C'est  à  ce  grand  objet  que  tend  la  science  de  la 
législation.  Mais  quelle  est  cette  science,  où  trouver  un  génie  qui  la 
possède,  et  quelles  vertus  sont  nécessaires  à  celui  qui  l'ose  exercer? 
cette  recherche  est  grandç  et  difficile,  elle  est  même  décourageante 
pour  qui  se  flatterait  de  voir  naître  un  État  bien  institué  (^). 

CHAPITRE   II 

DU    LÉGISLATEUR 

(c)  [En  effet,  pour  découvrir  les  meilleures  règles  de  société  qui 
conviennent  aux  nations,  il  faudrait  une  intelligence  supérieure  qui 

(<])  Contrat  social^  liv.  II,  chap.  vi. 

{b)  Voir  Contrat  social^  liv.  Il,  c'^ap.  vi. 

(c)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social^  liv.  II,  ch.  vu. 


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276  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

connût  tous  les  besoins  des  hommes,  et  n'en  éprouvât  aucun,  qui  n'eût 
nul  rapport  avec  notre  nature,  et  qui  vît  tous  ceux  qui  lui  conviennent; 
dont  le  bonheur  fût  indépendant  de  nous,  et  qui  pourtant  voulût  bien 
s'occuper  du  nôtre.  En  un  mot,  il  faudrait  un  Dieu  pour  donner  de 
bonnes  lois  au  genre  humain,  3|c  et  comme  les  pâtres  sont  d'une  espèce 
supérieure  au  bétail  qu'ils  conduisent,  les  pasteurs  d'hommes  qui 
sont  leurs  chefs  devraient  être  d'une  espèce  plus  excellente  que  les 
peuples  3|c  {a). 

Ce  raisonnement  que  Platon  faisait  quant  au  droit  pour  définir 
l'homme  civil  ou  royal  qu'il  cherche  dans  son  livre  du  Règne,  Cali- 
gula  s'en  servit  dans  le  fait,  au  rapport  de  Philon,  pour  prouver  que 
les  maîtres  du  monde  étaient  d'une  nature  supérieure  au  reste  des 
hommes.  Mais  s'il  est  vrai  qu'un  grand  prince  est  un  homme  rare, 
que  sera-ce  d'un  grand  législateur?  Car  le  premier  n'a  qu'à  suivre  le 
modèle  que  l'autre  doit  proposer.  Celui-ci  est  le  mécanicien  qui  in- 
vente la  machine,  celui-là  n'est  que  l'ouvrier  qui  la  monte  ou  la  fait 
marcher.  «  Dans  la  naissance  des  sociétés,  dit  Montesquieu,  ce  sont 
les  chefs  des  républiques  qui  font  l'institution,  et  c'est  ensuite  l'insti- 
tution qui  forme  les  chefs  des  républiques.  » 

Celui  qui  se  croit  capable  de  former  un  peuple  doit  se  sentir  en 
état,  pour  ainsi  dire,  de  changer  la  nature  humaine  (b).  Il  faut  qu'il 
transforme  chaque  individu  qui,  par  lui-même,  est  un  tout  parfait  et 
solitaire,  en  partie  d'un  plus  grand  tout  dont  cet  individu  reçoive 
en  quelque  sorte  sa  vie  et  son  être;  qu'il  mutile  en  quelque  sorte  la 
constitution  de  l'homme  pour  la  renforcer;  qu'il  substitue  une  exis- 
tence partielle  et  morale  à  l'existence  physique  et  indépendante  que 
nous  avons  tous  reçue  de  la  nature.  Il  faut  en  un  mot  qu'il  ôte  à 
l'homme  toutes  ses  forces  propres  et  innées  pour  lui  en  donner  qui 
lui  soient  étrangères  et  dont  il  ne  puisse  faire  usage  sans  le  secours 
d'autrui.  Or  plus  ces  forces  naturelles  sont  mortes  et  anéanties,  et 
plus  les  acquises  sont  grandes  et  durables,  plus  aussi  l'institution 
est  solide  et  parfaite,  en  sorte  que  si  chaque  citoyen  ne  peut  rien  que 
par  tous  les  autres,  et  que  la  force  acquise  par  le  tout  soit  égale  ou 
supérieure  à  la  somme  des  forces  naturelles  de  tous  les  individus,  on 
peut  dire  que  la  législation  est  au  plus  haut  point  de  perfection 
qu'elle  puisse  atteindre. 

Le  législateur  est  de  toute  manière  un  homme  extraordinaire 
dans  l'État.  S'il  doit  l'être  par  ses  talents,  il  ne  l'est  pas  moins  par 
son  emploi.  Ce  n'est  point  magistrature,  ce  n'est  point  souveraineté. 
Cet  emploi,  qui  constitue  la  république,  n'entre  point  dans  sa  consti- 

{à)  Le  passage  entre  croix  ne  se  troave  pas  dans  ce  chapitre,  mais  il  a  été  utilisé 
dans  le  liv.  I,  chap.  ii  du  Contrat  social. 

{b)  Le  recto  du  feuillet  47  porte  k  sa  partie  supérieure  les  lignes  suivantes  :  Dans  un 
État  libre  ^  les  hommes  souvent  rassemblés  vivent  peu  avec  les  femmes;  les  lois  de  Sparte 
au  lieu  et  assurer  la  propriété^  la  détruisent:  oit  les  lois  venaient  des  mœurs,  les  mœurs 
semblaient  venir  des  lois. 


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APPENDICE   1.  277 

tution.  C'est,  en  quelque  manière,  une  fonction  particulière  et  presque 
divine,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  Tempire  humain,  car  si  celui 
qui  commande  aux  hommes  ne  doit  point  commander  aux  lois,  celui 
qui  commande  aux  lois  ne  doit  pas  non  plus  commander  aux  hom- 
mes, autrement  ces  lois,  faites  pour  servir  ses  passions,  ne  feraient 
souvent  que  perpétuer  ses  injustices,  et  jamais  il  ne  pourrait  éviter 
que  des  vues  particulières  n'altérassent  la  sainteté  de  son  ouvrage; 
c'est  ainsi  que  les  variations  du  droit  écrit  prouvent  les  motifs  parti- 
culiers qui  en  ont  dicté  les  décisions;  compilation  immense,  in- 
forme, contradictoire  ;  ouvrage  d'un  empereur  imbécile,  d'une  femme 
perdue  et  d'un  magistrat  corrompu  qui,  à  chaque  violence  qu'il  vou- 
lait faire,  publiait  une  loi  pour  l'autoriser. 

Quand  Lycurgue  voulut  donner  des  lois  à  sa  patrie,  il  commença 
par  abdiquer  la  souveraineté.  C'était  la  coutume  de  la  plupart  des  villes 
grecques  de  confier  à  des  étrangers  la  rédaction  des  leurs.  Rome, 
dans  son  plus  bel  âge,  fit  renaître  en  son  sein  tous  les  crimes  de  la 
tyrannie,  et  se  vit  prête  à  périr  pour  avoir  réuni  sur  les  mêmes  têtes 
l'autorité  législative  et  le  pouvoir  souverain.] 

Ce  n'est  pas  qu'on  ait  jamais  imaginé  que  la  volonté  d'un  homme 
pût  passer  en  loi  sans  le  consentement  du  peuple;  mais  comment 
refuser  ce  consentement  à  celui  qu'on  sait  être  le  maître,  et  qui  réu- 
nit en  lui  la  confiance  et  la  force  publique?  les  gens  raisonnables 
ont  peine  à  se  faire  entendre;  les  gens  faibles  n'osent  parler,  et  le 
silence  forcé  des  sujets  a  tellement  passé  pour  une  approbation  tacite, 
que  depuis  les  empereurs  romains  qui,  sous  le  nom  de  tribuns,  s'ar- 
rogèrent tous  les  droits  du  peuple,  on  a  osé  mettre  au-dessus  de  la 
loi  la  volonté  du  prince  qui  ne  tire  que  d'elle  son  autorité;  mais 
nous  traitons  des  droits  et  non  pas  des  abus. 

[Celui  qui  rédige  les  lois  n'a  donc  ou  ne  doit  avoir  aucun  pouvoir 
législatif,  et  le  peuple  même  ne  peut  se  dépouiller  de  ce  droit  su- 
prême, parce  que,  selon  le  pacte  fondamental,  il  n'y  a  que  la  volonté 
générale  qui  oblige  les  particuliers,  et  qu'on  ne  peut  jamais  s'assurer 
qu'une  volonté  particulière  est  conforme  à  la  volonté  générale,  à 
moins  de  la  soumettre  aux  suffrages  libres  du  peuple  (a).] 

Si  l'on  dit  que  tout  le  peuple  s'étant  une  fois  soumis  volontaire- 
ment, solennellement  et  sans  contrainte  à  un  homme,  toutes  les  vo- 
lontés de  cet  homme  doivent,  en  vertu  de  cette  soumission,  être  censé 
autant  d'actes  de  la  volonté  générale,  on  dit  un  sophisme  auquel  j'ai 
déjà  répondu.  J'ajouterai  que  la  soumission  volontaire  et  supposée 
du  peuple  est  toujours  conditionnelle  ;  qu'il  ne  se  donne  point  pour 
l'avantage  du  prince,  mais  pour  le  sien;  que  si  chaque  particulier  pro- 
met d'obéir  sans  réserve,  c'est  pour  le  bien  de  tous  ;  que  le  prince, 
en  pareil  cas,  prend  aussi  des  engagements,  auxquels  tiennent  ceux 

(i)  Marche  selon. 

{a)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social,  Hv.  II,  chap.  vu. 


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278  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

du  peuple,  et  que,  même  sous  le  plus  violent  despotisme,  il  ne  peut 
violer  son  serment  sans  relever  à  Tinstant  ses  sujets  du  leur. 

Quand  un  peuple  serait  assez  stupide  pour  ne  rien  stipuler  en 
échange  de  son  obéissance,  sinon  le  droit  de  lui  commander,  encore 
ce  droit  serait-il  conditionnel  par  sa  nature.  Pour  éclaircir  cette  vé- 
rité, il  faut  bien  remarquer  que  ceux  qui  prétendent  qu'une  promesse 
gratuite  oblige  rigoureusement  le  promettant  distinguent  pourtant 
avec  soin  les  promesses  purement  gratuites  de  celles  qui  renferment 
quelques  conditions  tacites  mais  évidentes;  car,  en  ce  dernier  cas, 
ils  conviennent  tous  que  la  validité  des  promesses  dépend  de  l'exé- 
cution de  la  condition  sous-entendue,  comme  quand  un  homme 
s'engage  au  service  d'un  autre,  il  suppose  évidemment  que  cet  autre 
le  nourrira.  De  même  un  peuple  qui  se  choisit  un  ou  plusieurs 
chefs  et  promet  de  leur  obéir  suppose  évidemment  qu'ils  ne  fe- 
ront de  sa  liberté  qu'il  leur  aliène  qu'un  usage  avantageux  pour 
lui-même,  sans  quoi  ce  peuple  étant  insensé,  ses  engagements  se- 
raient nuls  à  l'égard  de  la  même  aliénation  extorquée  par  force  ;  j'ai 
montré  ci-devant  qu'elle  est  nulle,  et  qu'on  n'est  obligé  d'obéir  à  la 
force  qu'aussi  longtemps  qu'on  y  est  contraint  (a). 

Il  reste  donc  toujours  à  savoir  si  les  conditions  sont  remplies,  et 
par  conséquent  si  la  volonté  du  prince  est  bien  la  volonté  générale, 
question  dont  le  peuple  est  le  seul  juge;  ainsi,  les  lois  sont  comme 
l'or  pur,  qu'il  est  impossible  de  dénaturer  par  aucune  opération,  et 
que  la  première  épreuve  rétablit  aussitôt  sous  sa  forme  naturelle.  De 
plus,  il  est  contre  la  nature  de  la  volonté  qui  n'a  point  d'empire  sur 
elle-même  de  s'engager  pour  l'avenir;  on  peut  bien  s'obliger  à  faire, 
mais  non  pas  à  vouloir,  et  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  exécuter 
ce  qu'on  a  promis  à  cause  qu'on  l'a  promis,  et  le  vouloir  encore 
quand  même  on  ne  l'aurait  pas  promis  auparavant.  Or,  la  loi  d'au- 
jourd'hui ne  doit  pas  être  un  acte  de  la  volonté  d'hier,  mais  de  celle 
d'aujourd'hui,  et  nous  sommes  engagés  à  faire  non  pas  ce  que  tous 
ont  voulu,  mais  ce  que  tous  veulent,  attendu  que  les  résolutions  du 
souverain,  comme  souverain,  ne  regardant  que  lui-même  (i),  il  est  tou- 
jours libre  d'en  changer;  d'où  il  suit  que  quand  la  loi  parle  au  nom 
du  peuple,  c'est  au  nom  du  peuple  d'à  présent,  et  non  de  celui  d'au- 
trefois. Les  lois,  quoique  reçues,  n'ont  une  autorité  durable  qu'autant 
que  le  peuple,  étant  libre  de  les  révoquer,  ne  le  fait  pourtant  pas,  ce 
qui  prouve  le  consentement  actuel.  Il  n'est  pas  douteux  non  plus 
que  dans  le  cas  supposé,  les  volontés  publiques  du  prince  légitime 
n'obligent  les  particuliers  qu'aussi  longtemps  que  la  nation,  pouvant 
s'assembler  et  s'y  opposer  sans  obstacle,  ne  donne  aucun  signe  de 
désaveu  (b), 

(1)  Ne  peuvent  Vobliger  envers  autrui. 
{a)  Voir  Contrat  social^  liv.  I,  chap.  iv. 
[b)  Voir  Contrat  social^  liv.  I,  chap.  vu. 


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APPENDICE  I.  279 

Ces  éclaircissements  montrent  que,  la  volonté  générale  étant  le 
lien  continuel  du  corps  politique  (i),  il  n^est  jamais  permis  au  législa- 
teur, quelque  autorisation  antérieure  qu'il  puisse  avoir,  d*agir  autre- 
ment qu'en  dirigeant  cette  même  volonté  par  la  persuasion,  ni  de  rien 
prescrire  aux  particuliers  qui  n'ait  reçu  premièrement  la  sanction  du 
consentement  général,  de  peur  de  détruire  dès  la  première  opération 
l'essence  de  la  chose  même  qu'on  veut  former,  et  de  rompre  le  nœud 
en  croyant  affermir  la  société. 

(a)  [Je  vois  donc  à  la  fois  dans  l'ouvrage  de  la  législation  deul  choses 
qui  semblent  s'exclure  mutuellement  :  une  entreprise  au-dessus  de 
toute  force  humaine,  et  pour  l'exécuter,  une  autorité  qui  n'est  rien. 

Autre  difficulté  qui  mérite  attention.  Ce  fut  souvent  l'erreur  des 
sages  de  parler  au  vulgaire  leur  langage  au  lieu  du  sien  :  aussi  n'en 
furent-ils  jamais  entendus.  Il  est  mille  sortes  d'idées  qui  n'ont  qu'une 
langue  et  qu'il  est  impossible  de  traduire  au  peuple.  Les  vues  trop 
générales  et  les  objets  trop  éloignés  sont  également  hors  de  sa  portée, 
et  chaque  individu  ne  voyant,  par  exemple,  d'autre  plan  de  gouverne- 
ment que  son  bonheur  particulier,  aperçoit  difficilement  les  avan- 
tages qu'il  doit  retirer  des  privations  continuelles  qu'imposent  les 
bonnes  lois.  Pour  qu'un  peuple  naissant  pût  sentir  les  grandes 
maximes  de  la  justice  et  les  règles  fondamentales  de  la  raison  d'État, 
il  faudrait  que  l'effet  pût  devenir  la  cause,  que  l'esprit  social  qui  doit 
être  l'ouvrage  de  l'institution  présidât  à  l'institution  même,  et  que  les 
hommes  fussent  avant  les  lois  ce  qu'ils  doivent  devenir  par  elles. 
Ainsi  le  législateur,  ne  pouvant  employer  la  force  ni  le  raisonnement, 
c'est  une  nécessité  qu'il  recourre  à  une  autorité  d'un  autre  ordre  qui 
puisse  entraîner  sans  violence  et  persuader  sans  convaincre. 

Voilà  ce  qui  força  de  tous  temps  les  pères  des  nations  de  recourir 
à  l'intervention  céleste  et  d'honorer  les  dieux  de  leur  propre  sagesse, 
afin  que  les  peuples  soumis  aux  lois  de  l'État  comme  à  celles  de  la 
nature,  et  reconnaissant  le  même  pouvoir  dans  la  formation  du  corps 
physique  et  dans  celle  du  corps  moral,  obéissent  avec  liberté  et  por- 
tassent docilement  le  joug  de  la  félicité  publique.  Cette  raiscfn  sublime, 
qui  s'élève  au-dessus  de  la  portée  des  hommes  vulgaires,  est  celle 
dont  le  législateur  met  les  décisions  dans  la  bouche  des  immortels 
pour  subjuguer  par  l'autorité  divine  ceux  que  ne  pourrait  ébranler  la 
prudence  humaine.  Mais  il  n'appartient  pas  à  tout  homme  de  faire 
parler  les  dieux  ni  d'en  être  cru  quand  il  s'annonce  pour  leur  inter- 
prète. 

La  grandeur  des  choses  dites  en  leur  nom  doit  être  soutenue  par 
une  éloquence  et  une  fermeté  plus  qu'humaine.  Il  faut  que  le  feu  de 
l'enthousiasme  se  joigne  aux  profondeurs  de  la  sagesse  et  à  la  con- 
stance de  la  vertu. 

(I)  Social. 

(a)  Le  morceau  entre  crochets  a  passe  dans  le  Contrat  social,  liv.  II,  chap.  vu. 


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28o  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

En  un  mot,  la  grande  âme  du  législateur  est  le  vrai  miracle 
qui  doit  prouver  sa  mission.  Tout  homme  peut  graver  des  tables 
de  pierre,  ou  acheter  un  oracle,  ou  feindre  un  secret  commerce  avec 
quelque  divinité,  ou  dresser  un  oiseau  pour  lui  parler  à  Toreille,  ou 
trouver  quelque  autre  moyen  grossier  d'en  imposer  au  peuple.  Celui 
qui  ne  saura  que  cela  pourra  même  assembler  par  hasard  une  troupe 
d'insensés,  mais  il  ne  fondera  jamais  un  empire,  et  son  extravagant 
ouvrage  périra  bientôt  avec  lui.  Car  si  de  vains  prestiges  forment  un 
lien  passager,  il  n'y  a  que  la  sagesse  qui  le  rende  durable.  La  loi  ju- 
daïque, toujours  subsistante,  celle  de  l'enfant  d'Ismaël,  qui  depuis 
onze  siècles  régit  la  moitié  du  monde,  annoncent  encore  aujourd'hui 
les  grands  hommes  qui  les  ont  dictées;  et,  tandis  que  l'orgueilleuse 
philosophie  ou  l'aveugle  esprit  de  parti  ne  voit  en  eux  que  d'heureux 
imposteurs,  le  vrai  politique  admire  dans  leurs  institutions  ce  grand 
et  puissant  génie  qui  préside  aux  établissements  durables. 

Il  ne  faut  pas  de  tout  ceci  conclure  avec  Waburton  que  la  poli- 
tique et  la  religion  puissent  avoir  un  objet  commun,  mais  que  l'une 
sert  quelquefois  d'instrument  à  l'autre.] 

3|c  Chacun  sent  assez  l'utilité  de  l'union  politique  pour  rendre  cer- 
taines opinions  permanentes  et  les  maintenir  en  corps  de  doctrine  et 
de  secte,  et,  quant  au  concours  de  la  religion  dans  l'établissement 
civil,  on  voit  aussi  qu'il  n'est  pas  moins  utile  de  pouvoir  donner  au 
lien  moral  une  force  intérieure  qui  pénètre  jusqu'à  l'âme  et  soit  tou- 
jours indépendante  des  biens,  des  maux,  de  la  vie  même  et  de  tous 
les  événements  humains. 

Je  ne  crois  pas  contredire  dans  ce  chapitre  ce  que  j'ai  dit  ci-devant 
sur  le  peu  d'utilité  du  serment  dans  le  contrat  de  société,  car  il  y  a 
bien  de  la  différence  entre  demeurer  fidèle  à  l'État  seulement  parce 
qu'on  a  juré  de  l'être  ou  parce  qu'on  tient  son  institution  pour  céleste 
et  indestructible  ^  (i). 

CHAPITRE    III 

DU     PEUPLE     A     INSTITUER 

[a)  3|c  Quoique  je  traite  ici  du  droit  et  non  des  convenances,  je  ne  puis 
m'empêcher  de  jeter  en  passant  quelques  coups  d'œil  sur  celles  qui 
sont  indispensables  dans  toute  bonne  institution  3|c  (2). 

(b)  [Comme,  avant  d'élever  un  édifice,  l'habile  architecte  observe  et 
sonde  le  sol  pour  voir  s'il  en  peut  soutenir  le  poids,  le  sage  institu- 
teur ne  commence  pas  par  rédiger  des  lois  au  hasard,  mais  il  examine 

(i)  Le  passage  entre  croix  est  barré  dans  le  manuscrit. 

(2)  Le  passage  entre  croix  est  au  verso  du  feuillet  53  du  manuscrit. 

(a)  R.  Contrat  social^  liv.  II,  chup.  viu. 

(b)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social,  liv.  ILchap.  viii. 


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APPENDICE  I.  281 

auparavant  si  le  peuple  auquel  il  les  destine  est  propre  à  les  suppor- 
ter. C'est  pour  cela  que  Platon  refusa  de  donner  des  lois  aux  Arca- 
diens  et  aux  Cyréniens,  sachant  que  les  uns  et  les  autres  étaient  riches 
et  ne  pouvaient  souffrir  l'égalité.  C'est  pour  cela  qu'on  vit  en  Crète  de 
bonnes  lois  et  de  méchants  hommes,  parce  que  Minos  n'avait  disci- 
pliné qu'un  peuple  chargé  de  vices.  Mille  nations  ont  longtemps 
brillé  sur  la  terre  qui  n'auraient  jamais  pu  souffrir  de  bonnes  lois,  et 
celles  mêmes  qui  l'auraient  pu  n'ont  eu  dans  toute  leur  durée  qu'un 
temps  fort  court  pour  cela.  Les  peuples,  ainsi  que  les  hommes,  ne 
sont  maniables  que  dans  leur  jeunesse;  ils  deviennent  incorrigibles 
en  vieillissant.  Quand  une  fois  les  coutumes  sont  établies  et  les  pré- 
jugés enracinés,  c'est  une  entreprise  dangereuse  et  vaine  de  vouloir  y 
toucher  ;  ils  ne  peuvent  pas  même  souffrir  qu'on  parle  de  les  rendre 
heureux  ;  comme  ces  malades  stupides  et  sans  courage  qui  frémissent 
à  la  vue  du  médecin.  Il  y  a  peu  de  nations  avilies  sous  la  tyrannie  qui 
fassent  le  moindre  cas  de  la  liberté,  et  celles  mêmes  qui  en  voudraient 
encore  ne  sont  plus  en  état  de  la  supporter. 

Ce  n'est  pas  que,  comme  certaines  maladies  bouleversent  la  tète 
des  hommes  et  leur  ôtent  le  souvenir  du  passé,  il  ne  se  trouve  quel- 
quefois dans  la  durée  des  États  des  époques  violentes  où  les  révolu- 
tions font  sur  les  peuples  ce  que  certaines  crises  font  sur  les  individus, 
où  rhorreur  dupasse  tient  lieu  d'oubli,  et  où  l'État,  embrasé  par  des 
guerres  civiles,  renaît  pour  ainsi  dire  de  sa  cendre  et  reprend  la 
vigueur  de  la  jeunesse  en  sortant  des  bras  de  la  mort.  Telle  fut  Sparte 
au  temps  de  Lycurgue  ;  telle  fut  Rome  après  lesTarquins,  et  telles  ont 
été  parmi  nous  la  Suisse  et  la  Hollande,  après  l'expulsion  des  tyrans. 

Mais  ces  événements  sont  rares;  ce  sont  des  exceptions  dont  la 
raison  se  trouve  toujours  dans  la  constitution  particulière  de  l'État 
excepté.  Elles  ne  sauraient  même  avoir  lieu  deux  fois  pour  le  même 
peuple  ;  car  il  peut  se  rendre  libre  tant  qu'il  n'est  que  barbare,  mais 
il  ne  le  peut  plus  quand  le  ressort  civil  est  usé.  En  général,  les  peuples 
énervés  par  un  long  esclavage  et  par  les  vices  qui  en  sont  le  cortège 
perdent  à  la  fois  l'amour  de  la  patrie  et  le  sentiment  du  bonheur;  ils 
se  consolent  d'être  mal  en  s'imaginant  qu'on  ne  peut  mieux  être  :  ils 
vivent  ensemble  sans  aucune  véritable  union,  comme  des  gens  rassem- 
blés sur  un  même  terrain,  mais  séparés  par  des  précipices.  Leur 
misère  ne  les  frappe  point  parce  que  l'ambition  les  aveugle  et  que  nul 
ne  voit  la  place  où  il  est,  mais  celle  à  laquelle  il  aspire. 

Un  peuple  dans  cet  état  n'est  plus  capable  d'une  institution  saine, 
parce  que  sa  volonté  n'est  pas  moins  corrompue  que  sa  constitution. 
Il  n'a  plus  rien  à  perdre,  il  ne  peut  plus  rien  gagner,  hébété  par  l'escla- 
vage, il  méprise  les  biens  qu'il  ne  connaît  pas.  Les  troubles  peuvent 
le  détruire  sans  que  les  révolutions  puissent  le  rétablir,  et  sitôt  que 
ses  fers  sont  brisés,  il  tombe  épars  et  n'existe  plus.  Ainsi  il  lui  faut 
désormais  un  maître  et  jamais  de  libérateur.] 


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28a  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Un  peuple  non  encore  corrompu  peut  avoir  dans  ses  dimen' 
sions  les  vices  qui  ne  sont  pas  dans  sa  substance.  Je  m'explique  : 
(a)  [Comme  la  nature  a  donné  des  termes  à  la  stature  d'un  homme  bien 
conformé,  au  delà  desquels  elle  ne  fait  plus  que  des  géants  ou  des 
nains,  il  y  a  de  même,  eu  égard  à  la  meilleure  constitution  d'un  État, 
des  bornes  à  l'étendue  qu'il  doit  avoir,  afin  qu'il  ne  soit  ni  trop  grand 
pour  pouvoir  être  bien  gouverné,  ni  trop  petit  pour  pouvoir  se  main- 
tenir par  lui-même.  Il  est  difficile  de  rien  imaginer  de  plus  insensé 
que  les  maximes  de  ces  nations  conquérantes  qui  croyaient  augmen- 
ter toujours  leur  puissance  en  étendant  sans  mesure  leur  territoire. 
On  commence  à  sentir  qu'il  y  a  dans  tout  corps  politique  un  maxi- 
mum de  force  qu'il  ne  saurait  passer,  et  duquel  il  s'éloigne  souvent  à 
force  de  s'agrandir;  mais  on  ne  sent  peut-être  pas  encore  assez 
que  plus  le  lien  social  s'étend,  plus  il  se  relâche,  et  qu'en  général  un 
petit  État  est  toujours  proportionnellement  plus  puissant  qu'un  grand. 

{b)  3|c  Une  faut  qu'ouvrir  l'histoire  pour  se  convaincre  de  cette  maxime 
par  l'expérience,  et  mille  raisons  peuvent  la  démontrer  3|c.  Première- 
ment, l'administration  devient  plus  pénible  dans  les  grandes  dis- 
tances, comme  un  poids  devient  plus  lourd  au  bout  d'un  grand  levier. 
Elle  devient  aussi  plus  onéreuse  à  mesure  que  les  degrés  se  multi- 
plient ;  car  chaque  ville  a  la  sienne  que  le  peuple  paye,  chaque  dis- 
trict la  sienne  encore  payée  par  le  peuple  ;  ensuite  chaque  province, 
puis  les  grands  gouvernements,  les  satrapies,  les  vice-royautés,  qu'il 
faut  toujours  payer  plus  cher  à  mesure  qu'on  monte  ;  enfin  vient 
l'administration  suprême  qui  écrase  tout  :  à  peine  reste-t-il  des  res- 
sources pour  les  cas  extraordinaires,  et  quand  il  y  faut  recourir, 
l'État  est  toujours  à  la  veille  de  sa  ruine.  Le  gouvernement  a  moins 
de  vigueur  et  de  célérité  pour  faire  observer  les  lois,  prévenir  les 
vexations,  corriger  les  abus  et  réprimer  les  entreprises  séditieuses 
qui  peuvent  se  faire  dans  des  lieux  éloignés.  Le  peuple  a  moins 
d'affection  pour  ses  chefs  qu'il  ne  voit  jamais,  pour  la  patrie  qui  est  à 
ses  yeux  comme  le  monde,  et  pour  ses  concitoyens  dont  la  plupart  lui 
sont  étrangers.  Les  mêmes  lois  ne  peuvent  convenir  à  tant  de  nations 
qui  ont  des  mœurs  différentes,  qui  vivent  dans  des  climats  opposés 
et  qui  ne  peuvent  souffrir  la  même  forme  de  gouvernement.  Des  lois 
différentes  n'engendrent  que  trouble  et  confusion  parmi  des  peuples 
qui,  vivant  sous  les  mêmes  chefs  et  dans  une  communication  conti- 
nuelle, passent  sans  cesse  les  uns  chez  les  autres  et,  soumis  à  d'autres 
coutumes,  ne  sont  jamais  sûrs  que  leur  patrimoine  soit  bien  à  eux. 
Les  talents  sont  enfouis,  les  vertus  ignorées,  le  vice  impuni,  dans 
cette  multitude  d'hommes  inconnus  les  uns  aux  autres  que  le  siège  de 
l'administration  rassemble  dans  un  même  lieu.  Les  chefs,  accablés 
d'affaires,  ne  voient  rien  par  eux-mêmes  ;  enfin  les  mesures  qu'il  faut 

(a)  Le  morceaa  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social,  liv.  II,  chap.  ix. 

(b)  Le  passage  entre  croix  n'est  pas  à  cet  endroit  du  Contrat  social. 


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APPENDICE  I.  283 

prendre  pour  maintenir  partout  Tautorité  générale,  à  laquelle  tant 
d'officiers  éloignés  veulent  toujours  se  soustraire  ou  en  imposer, 
absorbe  tous  les  soins  publics,  il  n'en  reste  plus  pour  le  bonheur  du 
peuple  ;  à  peine  en  reste-t-il  pour  sa  défense  au  besoin,  et  c'est  ainsi 
qu'un  État  trop  grand  pour  sa  constitution  périt  toujours  écrasé  sous 
son  propre  poids. 

D'un  autre  côté  l'État  doit  se  donner  une  certaine  base  pour  avoir 
de  la  solidité  et  résister  aux  secousses  qu'il  ne  manquera  pas  d'é- 
prouver et  aux  eiforts  qu'il  sera  contraint  de  soutenir  ;  car  tous  les 
peuples  ont  une  espèce  de  force  centrifuge  par  laquelle  ils  agissent 
continuellement  les  uns  contre  les  autres  et  tendent  à  s'agrandir 
aux  dépens  de  leurs  voisins  comme  les  tourbillons  de  Descartes. 
Ainsi  les  faibles  risquent  d'être  bientôt  engloutis,  et  l'on  ne  peut  guère 
se  conserver  qu'en  se  mettant  avec  tous  en  une  sorte  d'équilibre  qui 
rende  la  compression  à  peu  près  égale. 

On  voit  par  là  qu'il  y  a  des  raisons  de  s'étendre  et  des  raisons  de 
se  resserrer,  et  ce  n'est  pas  le  moindre  talent  du  politique  de  trouver 
entre  les  unes  et  les  autres  la  proportion  la  plus  avantageuse  à  la 
conservation  de  l'État.  On  peut  dire  en  général  que  les  premières 
étant  purement  extérieures  et  relatives  doivent  toujours  être  subor- 
données aux  autres  qui  sont  intérieures  et  absolues  ;  car  une  forte  et 
saine  constitution  est  la  première  chose  qu'il  faut  rechercher  et  l'on 
doit  plus  compter  sur  la  vigueur  qui  naît  d'un  bon  gouvernement 
que  sur  les  ressources  que  fournit  un  grand  territoire. 

Au  reste,  on  a  vu  des  États  tellement  constitués  que  la  nécessité 
des  conquêtes  était  dans  leur  constitution  même,  et  que,  pour  se 
maintenir,  ils  étaient  forcés  de  s'agrandir  sans  cesse.  Peut-être  se 
félicitaient-ils  beaucoup  de  cette  heureuse  nécessité,  qui  leur  mon- 
trait pourtant,  avec  le  terme  de  leur  grandeur,  l'inévitable  moment 
de  leur  chute.] 

{a)  [Pour  que  l'État  puisse  être  bien  gouverné  il  faudrait  que  sa  gran- 
deur ou,  pour  mieux  dire,  son  étendue  fût  mesurée  aux  facultés  de 
ceux  qui  le  gouvernent,  3|c  et  l'impossibilité  que  de  grands  hommes  se 
succèdent  sans  cesse  dans  le  gouvernement  veut  qu'on  se  règle  sur  la 
portée  commune.  Voilà  ce  qui  fait  que  les  nations,  agrandies  sous 
des  chefs  illustres,  dépérissent  nécessairement  entre  les  mains  des 
imbéciles  qui  ne  manquent  pas  de  leur  succéder  3|c,  et  que  pour  peu  qu'un 
État  soit  grand,  le  prince  est  presque  toujours  trop  [petit.  Quand,  au 
contraire,  il  arrive  que  l'État  est  trop  petit  pour  son  chef,  ce  qui  est 
très  rare,  il  est  encore  mal  gouverné  ;  parce  que  le  chef,  suivant  tou- 
jours la  grandeur  de  ses  vues  et  les  projets  de  l'ambition,  oublie  les 
intérêts  du  peuple  et  ne  le  rend  pas  moins  malheureux  par  l'abus 

(a)  Le  passage  entre  crochets  a  passe  dans  le  Contrat  social,  liv.  III,  chap.  vi,  à  part 
quelques  mots  que  nous  marquons  entre  des  croix  et  qui  d'ailleurs  se  retrouvent  presque 
textuellement  ailleurs. 


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284  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

des  talents  qu'il  a  de  trop,  qu'un  chef  borné  par  le  défaut  de  ceux  qui 
lui  manquent.  ^  Cet  inconvénient  de  l'administration  d'une  monar- 
chie, même  bien  réglée,  se  fait  surtout  sentir  quand  elle  est  hérédi- 
taire, et  que  le  chef  n'est  point  choisi  par  le  peuple,  mais  donné  par 
la  naissance.  ^  Il  faudrait,  pour  ainsi  dire,  que  le  royaume  s'étendît 
ou  se  resserrât  à  chaque  règne  selon  la  portée  du  prince.  Au  lieu  que 
les  talents  d'un  sénat  ayant  des  mesures  plus  fixes,  l'État  peut 
avoir  des  bornes  constantes  sans  que  l'administration  en  souffre.] 

Au  reste,  une  règle  fondamentale,  pour  toute  société  bien  con- 
stituée et  gouvernée  légitimement,  serait  qu'on  en  pût  assembler 
aisément  tous  les  membres  toutes  les  fois  qu'il  serait  nécessaire  ;  car 
on  verra  (i)  ci-après  que  les  assemblées  par  députation  ne  peuvent  ni 
représenter  le  corps  ni  recevoir  de  lui  des  pouvoirs  suffisants  pour 
statuer  en  son  nom  comme  souverain.  Il  suit  de  là  que  l'État  devrait 
se  borner  à  une  seule  ville  tout  au  plus;  que  s'il  en  a  plusieurs  la 
capitale  aura  toujours  de  fait  la  souveraineté  et  les  autres  seront 
sujettes,  sorte  de  constitution  où  la  tyrannie  et  Tabus  sont  inévitables. 

{a)  [Il  faut  remarquer  qu'on  peut  mesurer  un  corps  politique  de  deux 
manières  :  savoir  par  l'étendue  du  territoire  ou  par  le  nombre  du 
peuple,  et  qu'il  y  a  entre  l'une  et  l'autre  de  ces  mesures,  un  rapport 
nécessaire  pour  donner  à  l'État  sa  véritable  grandeur;  car  ce  sont 
les  hommes  qui  font  l'État,  et  c'est  le  terrain  qui  nourrit  les  hommes. 
Ce  rapport  est  que  la  terre  suffise  à  l'entretien  de  ses  habitants,  et 
qu'il  y  ait  autant  d'habitants  que  la  terre  en  peut  nourrir.  C'est  dans 
cette  proportion  que  se  trouve  le  maximum  de  forces  d'un  nombre 
donné  de  peuple;  car  s'il  y  a  du.  terrain  de  trop,  la  garde  en  est 
onéreuse,  la  culture  insuffisante,  et  le  produit  superflu;  s'il  n'y  en  a 
pas  assez,  l'État  se  trouve  pour  le  supplément  dans  la  dépendance  de 
ses  voisins. 

Les  considérations  que  fournit  cette  importante  matière  nous 
mèneraient  trop  loin  s'il  fallait  ici  nous  y  arrêter.  Il  est  certain,  par 
exemple,  qu'on  ne  saurait  donner  en  calcul  un  rapport  fixe  entre  la 
mesure  de  terre  et  le  nombre  d'hommes  qui  se  suffisent  Tun  à  l'autre, 
tant  à  cause  des  différences  qui  se  trouvent  dans  les  qualités  du 
terrain,  dans  ses  degrés  de  fertilité,  dans  la  nature  de  ses  productions, 
dans  l'influence  des  climats,  que  de  celles  qu'on  remarque  dans  les 
tempéraments  des  hommes  qui  les  habitent,  dont  les  uns  con- 
somment peu  dans  un  pays  fertile,  les  autres  beaucoup  sur  un  sol 
plus  ingrat.  De  plus,  il  faut  avoir  égard  à  la  plus  grande  ou  moindre 
fécondité  des  femmes;  à  ce  que  le  pays  peut  avoir  de  plus  ou  moins 
favorable  à  la  population  ;  à  la  quantité  dont  le  législateur  peut 
espérer  d'y  concourir  par  ses  établissements  ;  de  sorte  qu'il  ne  doit 
pas  toujours  fonder  son  jugement  sur  ce  qu'il  voit,  mais  sur  ce  qu'il 

(i)  Je  ferai  voir, 

la)  Le  morceau  entre  crochets  a  passe  dans  le  Contrat  social,  Mv,  H,  chap.  x. 


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APPENDICE  I.  285 

prévoit;  ni  s'arrêter  autant  à  Tétat  actuel  de  la  population  qu'à  celui 
où  elle  doit  naturellement  parvenir.  Enfin,  il  y  a  mille  occasions  où 
les  accidents  particuliers  du  lieu  exigent  ou  permettent  d'embrasser 
plus  ou  moins  de  terrain  qu'il  ne  parait  nécessaire.  Ainsi  l'on  s'éten- 
dra beaucoup  dans  un  pays  de  montagnes,  où  les  productions  natu- 
relles, savoir,  les  bois,  et  les  pâturages,  exigent  moins  de  travail 
humain,  où  l'expérience  apprend  que  les  femmes  sont  plus  fécondes 
que  dans  les  plaines  et  où  un  grand  sol  incliné  ne  donne  qu'une 
petite  base  horizontale,  la  seule  qu'il  faut  compter  pour  la  végétation. 
Au  contraire,  on  peut  se  resserrer  au  bord  de  la  mer;  même  dans  des 
rochers  et  des  sables  presque  stériles,  parce  que  la  pêche  peut 
suppléer  en  grande  partie  aux  productions  de  la  terre;  et  que  les 
hommes  doivent  être  plus  rassemblés  pour  repousser  les  corsaires  et 
coureurs  de  mer;  et  qu'on  a  d'ailleurs  plus  de  facilité  pour  déchar- 
ger le  pays,  par  le  commerce  et  les  colonies,  des  habitants  dont  il 
serait  surchargé. 

A  ces  conditions,  il  en  faut  ajouter  une  qui  ne  peut  suppléer  à 
nulle  autre,  mais  sans  laquelle  elles  sont  toutes  inutiles;  c'est  qu'on 
jouisse  de  l'abondance  et  d'une  profonde  paix,  car  le  temps  où  s'or- 
donne un  État,  est,  comme  celui  où  se  forme  un  bataillon;  l'instant 
où  le  corps  est  le  plus  faible,  le  moins  capable  de  résistance  et  le 
plus  facile  à  détruire.  On  résisterait  mieux  dans  un  désordre  absolu 
que  dans  un  moment  de  fermentation  où  chacun  s'occupe  de  son 
rang  et  non  du  péril.  Qu'une  guerre,  une  famine,  une  sédition,  sur- 
vienne en  ce  temps  de  crise,  l'État  est  infailliblement  renversé.  Ce 
n'est  pas  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  gouvernements  établis  durant 
ces  orages;  mais  alors  ce  sont  ces  gouvernements  mêmes  qui 
détruisent  l'État.  Les  usurpateurs  amènent  ou  choisissent  toujours 
ces  temps  de  trouble  pour  faire  passer  à  la  faveur  de  l'eflroi  public 
des  lois  destructives  que  le  peuple  n'adopterait  jamais  de  sang- froid, 
et  l'on  peut  dire  que  le  moment  de  l'institution  est  un  des  caractères 
les  plus  sûrs  par  lesquels  on  peut  distinguer  l'ouvrage  du  législateur 
de  celui  du  tyran.] 

Récapitulons  les  considérations  qu'un  législateur  doit  faire  avant 
d'entreprendre  l'institution  d'un  peuple,  car  ces  considérations  sont 
importantes  pour  ne  pas  user  vainement  le  temps  et  l'autorité. 
D'abord  il  ne  doit  pas  tenter  de  changer  celle  d'un  peuple  déjà'policé, 
encore  moins  d'en  rétablir  une  qui  soit  abolie,  ni  de  ranimer  des 
ressorts  usés  (a)  ;  car  il  en  est  de  la  force  des  lois  comme  de  la  saveur 
du  sel.  Ainsi  l'on  peut  donner  de  la  vigueur  à  un  peuple  qui  n'en  eut 
jamais,  mais  non  pas  en  rendre  à  celui  qui  l'a  perdue;  je  regarde 
cette  maxime  comme  fondamentale.  Agis  essaya  de  remettre  en 
vigueur  à  Sparte  la  discipline  de  Lycurgue;  les  Macchabés  voulaient 

ia)  Voir  Contrat  social,  liv.  Il,  chap.  x. 


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286  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

rétablira  Jérusalem  la  théocratie  de  Moïse;  Brutus  voulut  rendre  à 
Rome  son  ancienne  liberté;  Rienzi  tenta  la  même  chose  dans  la 
suite.  Tout  étaient  des  héros,  le  dernier  même  le  fut  un  moment  de 
sa  vie;  tous  périrent  dans  leurs  entreprises. 

Toute  grande  nation  est  incapable  de  discipline.  Un  État  trop 
petit  n*a  point  de  consistance  ;  la  médiocrité  même  ne  fait  quelque- 
fois qu'unir  les  deux  défauts. 

Il  faut  encore  avoir  égard  au  voisinage.  Ce  qui  fit  subsister  les 
petits  États  de  la  Grèce,  c'est  qu'ils  étaient  eux-mêmes  environnés 
d'autres  petits  États,  et  qu'ils  en  valaient  tous  ensemble  un  fort 
grand,  quand  ils  étaient  unis  pour  l'intérêt  commun.  Tout  État  en- 
clavé dans  un  autre  doit  être  compté  pour  rien  (i).  Tout  État  trop 
grand  pour  ses  habitants  ou  trop  peuplé  pour  son  territoire  ne  vaut 
guère  mieux  à  moins  que  ce  mauvais  rapport  ne  soit  accidentel  et 
qu'il  n'y  ait  une  force  naturelle  qui  ramène  les  choses  à  leur  juste 
proportion  (a). 

Enfin,  il  faut  avoir  égard  aux  circonstances;  car, par  exemple, on 
ne  doit  point  parler  de  règle  au  peuple  quand  il  a  faim  ni  de  raison 
à  des  fanatiques,  et  la  guerre,  qui  fait  taire  les  lois  existantes,  ne  per- 
met guère  d'en  établir.  Mais  la  famine,  la  fureur,  la  guerre,  ne  durent 
pas  toujours.  Il  n'y  a  même  ni  homme  ni  peuple  qui  n'ait  quelque 
intervalle  meilleur  et  quelque  moment  de  sa  vie  à  donner  à  la  raison; 
voilà  l'instant  qu'il  faut  savoir  saisir  (b). 

(c)  [Quel  peuple  est  donc  propre  à  la  législation  ?  Celui  qui  n'a  jamais 
encore  porté  le  joug  des  lois,  celui  qui  n'a  ni  coutumes  ni  supersti- 
tions enracinées  et  qui,  pourtant,  se  trouve  déjà  lié  par  quelque  union 
d'origine  ou  d'intérêt;  celui  qui  ne  craint  pas  d'être  écrasé  par  une 
invasion  subite,  et  qui,  sans  entrer  dans  les  querelles  de  ses  voisins, 
peut  résister  à  chacun  par  lui-même,  ou  s'aider  de  l'un  pour  repous. 
ser  l'autre;  celui  dont  tous  les  membres  peuvent  être  connus  de  cha- 
cun d'eux,  et  où  l'on  n'est  point  forcé  de  charger  un  homme  d'un 
plus  grand  fardeau  qu'un  homme  ne  peut  porter,  celui  qui  peut  se 
passer  des  autres  peuples  et  dont  tout  autre  peuple  peut  se  passer. 
Si  de  deux  peuples  voisins  l'un  ne  pouvait  se  passer  de  l'autre,  ce 
serait  une  situation  très  dure  pour  le  premier,  mais  très  dangereuse 
pour  le  second.  Toute  nation  sage, en  pareil  cas, s'efforcera  bien  vite 
de  délivrer  l'autre  de  cette  dépendance  ;  celui  qui  n'est  ni  riche  ni 

(i)  Le  passage  suivant  se  trouve  au  verso  des  feuillets 6 1  et  62  :  C*est  une  triste  posi- 
tion  que  dêtre  entre  deux  puissants  voisins,  jaloux  l'un  de  Vautre.  On  évitera  diffici- 
lemehJL  d'entrer  dans  leurs  querelles  et  d'être  écrasé  par  le  plus  faible.  Si  de  deux  peu- 
ples voisins,  l'un  ne  pouvait  se  passer  de  l'autre,  ce  serait  une  situation  très  dure 
pour  le  premier  et  très  dangereuse  pour  le  second.  Toute  nation  sage,  en  pareil  cas, 
s'efforcera  bien  vite  de  délivrer  l'autre  de  cette  dépendance.{Contrat  social^  liv.  Il,  ch.  x.) 

(a)  Contrat  social,  liv.  II,chap.  x. 

{b)  Contrat  social,  liv.  II,  chap.  v  m. 

(c)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social,  liv.  II,  chap.  x. 


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APPENDICE  I.  287 

pauvre  et  se  suffit  à  lui-même;  celui  qui  sortant  d'une  révolution 
jouit  d'une  profonde  paix  ;  en  un  mot  celui  qui  réunit  la  consistance 
d'un  ancien  peuple  avec  la  docilité  d'un  peuple  nouveau.  Ce  qui 
rend  pénible  l'ouvrage  de  la  législation  c'est  moins  ce  qu'il  faut  éta- 
blir que  ce  qu'il  faut  détruire  ;  et  ce  qui  rend  le  succès  si  rare,  c'est 
l'impossibilité  de  trouver  la  simplicité  de  la  nature  jointe  aux  besoins 
de  la  société.  Toutes  ces  conditions  se  trouvent  difficilement  rassem- 
blées, je  l'avoue  ;  aussi  voit-on  peu  d'États  bien  constitués.] 


CHAPITRE  IV 

DE    LA   NATURE    DES    LOIS   ET    DU   PRINCIPE    DE    LA    JUSTICE  CIVILE 

(a)  [Ce  qui  est  bien  et  conforme  à  l'ordre  est  tel  par  la  nature  des 
choses  et  indépendamment  de  toute  convention  humaine. 

Toute  justice  vient  de  Dieu,  lui  seul  en  est  la  source;  mais  si 
nous  savions  la  recevoir  de  si  haut,  nous  n'aurions  besoin  ni  de 
gouvernement  ni  de  lois.  Sans  doute  il  est  pour  l'homme  une  justice 
universelle,  émanée  de  la  raison  seule  et  fondée  sur  le  simple  droit 
de  l'humanité,  mais  cette  justice, pour  être  admise,  doit  être  récipro- 
que. A  considérer  humainement  les  choses,  faute  de  sanction  natu- 
relle, les  lois  de  la  justice  sont  vaines  entre  les  hommes,  elles  ne 
feraient  donc  que  le  profit  du  méchant  et  la  charge  du  juste,  quand 
celui-ci  les  observerait  avec  tous  les  hommes  sans  qu'aucun  d'eux 
les  observe  avec  lui.  Il  faut  donc  des  conventions  et  des  lois  pour 
unir  les  droits  aux  devoirs  et  ramener  la  justice  à  son  objet.  Dans 
l'état  de  nature,  où  tout  est  commun,  je  ne  dois  rien  à  ceux  à  qui  je 
n'ai  rien  promis;  je  ne  reconnais  rien  pour  être  à  autrui  que  ce  qui 
m'est  inutile. 

Mais  il  importe  d'expliquer  ici  ce  que  j'entends  par  ce  mot  de  loi, 
car  tant  qu'on  se  contentera  d'attacher  à  ce  mot  des  idées  vagues  et 
métaphysiques,  on  pourra  savoir  ce  que  c'est  qu'une  loi  de  la  nature 
et  l'on  continuera  d'ignorer  ce  que  c'est  qu'une  loi  dans  l'État.] 

Nous  avons  dit  que  la  loi  est  un  acte  public  et  solennel  de  la  vo- 
lonté générale,  et  comme  par  le  pacte  fondamental  chacun  s'est  sou- 
mis à  cette  volonté,  c'est  de  ce  pacte  seul  que  toute  loi  tire  sa  force  ; 
mais  tâchons  de  donner  une  idée  plus  nette  de  ce  mot,  loi,  pris  dans 
le  sens  propre  et  resserré  dont  il  est  question  dans  cet  écrit  (b). 

La  matière  et  la  forme  des  lois  sont  ce  qui  constitue  leur  nature; 

{a)  Le  morceaa  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social^  liv.  H,  chap.  vi.  Il  se 
trouve  au  verso  du  feuillet  63  du  manuscrit. 

{b)  Contrat  social,  liv.  II,  chap.  vi.  Les  lois  ne  sont  proprement  que  les  conditions 
de  l'association  civile.  Le  peuple  soumis  aux  lois  en  doit  être  Tauteur.  Il  n'appartient 
qu'à  ceux  qui  s'associent  de  régler  les  conditions  de  la  société,  mais  comment  les 
régleront-ils  ? 


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288  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

la  forme  est  dans  Tautorité  qui  statue  (i)  ;  la  matière  est  dans  la  chose 
statuée  (2)  ;  cette  partie,  la  seule  dont  il  s'agit  dans  ce  chapitre,  semble 
avoir  été  mal  entendue  de  tous  ceux  qui  ont  traité  des  lois. 

Comme  la  chose  statuée  se  rapporte  nécessairement  au  bien  com- 
mun, il  s'ensuit  que  l'objet  de  la  loi  doit  être  général  ainsi  que  la 
volonté  qui  la  dicte,  et  c'est  cette  double  universalité  qui  fait  le  vrai 
caractère  de  la  loi.  En  effet,  quand  un  objet  particulier  a  des  relations 
diverses  avec  divers  individus,  chacun,  ayant  sur  cet  objet  une  vo- 
lonté propre,  il  n'y  a  point  de  volonté  générale  parfaitement  une  sur 
cet  objet  individuel  (3). 

Que  signifient  ces  mots  universalité^  ou  généralité,  qui  sont  ici  la 
même  chose?  Le  genre  considéré  par  abstraction,  ou  ce  qui  convient 
au  tout  dont  il  s'agit,  et  le  tout  n'est  tel  qu'à  l'égard  de  ses  parties. 
Voilà  pourquoi  la  volonté  générale  de  tout  un  peuple  n'est  point  gé- 
nérale pour  un  particulier  étranger  :  car  ce  particulier  n'est  pas  mem- 
bre de  ce  peuple.  Or,  à  l'instant  qu'un  peuple  considère  un  objet  par- 
ticulier, fût-ce  un  de  ses  propres  membres  (û)  [il  se  forme  entre  le  tout 
et  sa  partie  une  relation  qui  en  fait  deux  êtres  séparés  dont  la  partie 
est  Tun,  et  le  tout,  moins  cette  même  partie,  est  l'autre  ;  mais  le  tout, 
moins  une  partie,  n'est  point  le  tout,  et  tant  que  ce  rapport  subsiste, 
il  n'y  a  plus  de  tout,  mais  deux  parties  inégales. 

Au  contraire,  quand  tout  le  peuple  statue  sur  tout  le  peuple,  il  ne 
considère  que  lui-même,  et  s'il  se  forme  alors  un  rapport,  c'est  de 
l'objet  entier,  sous  un  point  de  vue,  à  l'objet  entier,  sous  un  autre 
point  de  vue,  sans  aucune  division  du  tout.  Alors  l'objet  sur  lequel 
on  statue  est  général  comme  la  volonté  qui  statue.  C'est  cet  acte  que 
j'appelle  une  loi. 

Quand  je  dis  que  l'objet  des  lois  est  toujours  général,  j'entends 
que  la  loi  considère  les  citoyens  en  corps  et  les  actions  par  leurs 
genres  ou  par  leurs  espèces,  jamais  un  homme  en  particulier  ni  une 
action  unique  et  individuelle.  Ainsi  la  loi  peut  bien  statuer  qu'il  y 
aura  des  privilèges,  mais  elle  n'en  paut  donner  nommément  à  per- 
sonne; elle  peut  faire  plusieurs  classes  de  citoyens,  assigner  même 
les  qualités  qui  donneront  droit  à  chacune  de  ces  classes,  mais  elle 
ne  peut  spécifier  tels  et  tels  pour  y  être  admis;  elle  peut  établir  un 
gouvernement  royal  et  une  succession  héréditaire,  mais  elle  ne  peut 
élire  un  roi  ni  nommer  une  famille  royale; en  un  mot,  toute  fonction 

(i)  Dans  Vorgane  qui  prononce, 

(2)  Dans  lobjet  quon  s'y  propose. 

(3)  Au  bas  du  feuillet  64  (recto)  du  manuscrit,  se  trouve  la  note  suivante  déjà  écrite, 
mais  barrée  au  recto  du  feuillet  63  :  «  J'ai  dit  qu'il  n'y  avait  pas  de  volonté  générale  pour 
un  objet  particulier-,  car  cet  objet  particulier  est  dans  l'Etat  ou  hors  de  CEtat.  S'il 
est  hors  de  l'État,  une  volonté  qui  lui  est  étrangère  n'est  point  générale  par  rapport  à 
lui,  et  si  le  même  objet  est  dans  l'État,  il  en  fait  partie.  (Voir  Contrat  social^  liv.  II, 
chap.  VI.) 

(a)  Les  passages  entre  crochets  se  trouvent  dans  le  Contrat  social,  liv.  Il,  chap.  vi. 


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APPENDICE   I.  289 

qui  se  rapporte  à  un  objet  individuel  n'appartient  point  à  la  puissance 
législative. 

Sur  cette  idée,  on  voit  aisément  qu'il  ne  faut  plus  demander  à  qui 
il  appartient  de  faire  des  lois,  puisqu'elles  sont  des  actes  de  la  volonté 
générale  ;  ni  si  le  prince  est  au-dessus  des  lois,  puisqu'il  est  membre 
de  l'État;  ni  si  la  loi  peut  être  injuste,  puisque  nul  n'est  injuste  en- 
vers lui-même,  ni  comment  on  est  libre  et  soumis  aux  lois,  puis- 
qu'elles ne  sont  que  les  registres  de  nos  volontés. 

On  voit  encore  que,  la  loi  réunissant  l'universalité  de  la  [volonté 
et  de  l'objet,  ce  qu'un  homme,  quel  qu'il  puisse  être,  ordonne  de  son 
chef  n'est  point  une  loi  :  ce  qu'ordonne  même  le  souverain  sur  un 
objet  particulier  n'est  non  plus  une  loi,  mais  un  décret,  ni  un  acte  de 
souveraineté,  mais  de  magistrature,  comme  je  l'expliquerai  ci-après  (i).] 

Le  plus  grand  avantage  qui  résulte  de  cette  notion  est  de  nous 
montrer  clairement  les  vrais  fondements  de  la  justice  et  du  droit  na- 
turel. En  effet,  la  première  loi,  la  seule  véritable  loi  fondamentale    L 
qui  découle  immédiatement  du  pacte  social  est,  que  chacun  préfère  ^ 
en  toutes  choses  le  plus  grand  bien  de  tous. 

Or  la  spécification  des  actions  qui  concourent  à  ce  plus  grand 
bien,'  par  autant  de  lois  particulières,  est  ce  qui  constitue  le  droit 
étroit  et  positif.  Tout  ce  qu'on  voit  concourir  à  ce  plus  grand  bien, 
mais  que  les  lois  n'ont  point  spécifié,  constitue  les  actes  de  civilité  (2) 
de  bienfaisance  et  l'habitude  qui  nous  dispose  à  pratiquer  ces  actes, 
même  à  notre  préjudice,  est  ce  qu'on  nomme  force  ou  vertu. 

{a)  Étendez  cette  maxime  à  la  société  générale  dont  l'État  nous 
donne  l'idée.  Protégés  par  la  société  dont  nous  sommes  membres 
ou  par  celle  où  nous  vivons,  la  répugnance  naturelle  à  faire  du  mal, 
n'étant  plus  balancée  en  nous  par  la  crainte  d'en  recevoir,  nous 
sommes  portés  à  la  fois  par  la  nature,  par  l'habitude,  par  la  raison  à 
en  user  avec  les  autres  hommes  à  peu  près  comme  avec  nos  conci- 
toyens, et  de  cette  disposition,  réduite  en  actes,  naissent  les  règles 
du  droit  naturel  raisonné,  différent  du  droit  naturel  proprement  dit, 
qui  n'est  fondé  que  sur  un  sentiment  vrai,  mais  très  vague  et  souvent 
étouffé  par  l'amour  de  nous-mêmes. 

C'est  ainsi  que  se  forment  en  nous  les  premières  notions  distinctes 
du  juste  et  de  l'injuste;  car  la  loi  est  antérieure  à  la  justice,  et  non 
pas  la  justice  à  la  loi,  et  si  la  loi  ne  peut  être  injuste,  ce  n'est  pas 
que  la  justice  en  soit  la  base, ce  qui  pourrait  n'être  pas  toujours  vrai, 
mais  parce  qu'il  est  contre  la  nature  qu'on  veuille  se  nuire  à  soi-même, 
ce  qui  est  sans  exception. 

(1)  Comme  je  Vai  déjà  dit  ci-devant. 

(2)  (Note  du  manuscrit.)  ^e  n*ai  pas  besoin  <f  avertir^  je  crois,  qu'il  ne  faut  pas  en- 
tendre ce  mot  à  la  française. 

{a)  Tous  les  développements  qui  suivent  sont  semblables  à  ceux  de  l'introduction  sur 
la  société  générale  du  genre  humain.  (Voir  aussi  la  préface  du  Discours  sur  l'Inégalité.) 

»9 


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igo  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

C'est  un  beau  et  sublime  précepte  de  faire  à  autrui  comme  nous 
voudrions  qu'il  nous  fût  fait  ;  mais  n'est-il  pas  évident  que  loin  de 
servir  de  fondement  à  la  justice,  il  a  besoin  de  fondement  lui-même  ; 
car  où  est  la  raison  claire  et  solide  de  me  conduire  étant  moi,  sur  la 
volonté  que  j'aurais  si  j'étais  un  autre?  Il  est  clair  encore  que  ce  pré- 
cepte est  sujet  à  mille  exceptions  dont  on  n'a  jamais  donné  que  des 
explications  sophistiques.  Un  juge  qui  condamne  un  criminel  ne 
voudrait-il  pas  être  absous  s'il  était  criminel  lui-même? Où  est 
l'homme  qui  ne  voudrait  (i)  qu'on  lui  refusât  jamais?  S'ensuit-il  qu'il 
faille  accorder  tout  ce  qu'on  vous  demande?  Cet  autre  axiome  y  cuique 
suum,  qui  sert  de  base  à  tout  le  droit  de  propriété,  sur  quoi  se  fonde- 
t-il,  que  sur  le  droit  de  propriété  même?  Et  si  je  ne  dis  pas  avec 
Hobbes:tout  est  à  moi,  pourquoi  du  moins  ne  reconnaîtrais-je  pas 
pour  mien,  dans  l'état  de  nature,  tout  ce  qui  m'est  utile  et  dont  je 
puis  m'emparer? 

C'est  donc  dans  la  loi  fondamentale  et  universelle  du  plus  grand 
-^  bien  de  tous  et  non  dans  des  relations  particulières  d'homme  à 
homme  qu'il  faut  chercher  les  vrais  principes  du  juste  et  de  l'injuste, 
et  il  n'y  a  point  de  règle  particulière  de  justice  qu'on  ne  déduise 
aisément  de  cette  première  loi.  Ainsi,  cuique  suum^  parce  que  la 
propriété  particulière  et  la  liberté  civile  sont  les  fondements  de  la 
communauté.  Ainsi,  que  ton  frère  te  soit  comme  toi-même^  parce  que 
le  moi  particulier,  répandu  sur  le  tout,  est  le  plus  fort  lien  de  la 
société  générale,  et  que  l'État  a  le  plus  haut  degré  de  force  et  de  vie 
qu'il  puisse  avoir,  quand  toutes  nos  passions  (2)  particulières  se  réu- 
nissent en  lui.  En  un  mot,  il  y  a  mille  cas  où  c'est  un  acte  de  justice 
de  nuire  à  son  prochain,  au  lieu  que  toute  action  juste  a  nécessaire- 
ment pour  règle  la  plus  grande  utilité  commune  ;  cela  est  sans  exception. 

CHAPITRE  V 

DIVISION     DES     LOIS 

(a)  [Pour  ordonner  le  tout  (3)  ou  donner  la  meilleure  forme  pos- 
sible à  la  chose  publique,  il  y  a  diverses  relations  à  considérer.  Pre- 
mièrement, l'action  du  corps  entier  agissant  sur  lui-même,  c'est-à-dire 
le  rapport  du  tout  au  tout  ou  du  souverain  à  l'État;  et  ce  rapport  est 
composé  de  celui  des  forces  intermédiaires  comme  nous  verrons  ci- 
après.  Les  lois  qui  règlent  ce  rapport  portent  le  nom  de  lois  politiques, 
et  s'appellent  aussi  lois  fondamentales,  non  sans  quelque  raison  si 
ces  lois  sont  sages  :  car  s'il  n'y  a  dans  chaque  État  qu'une  bonne  ma- 

(i)  Pas  s'il  était  pauvre  qu'un  riche  lui  donnât  son  bien, 

(2)  Sensations. 

(3)  Un  corps  composé  le  mieux  qu'il  est  possible. 

{a)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social^  liv.  II,  chap.  zii. 


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APPENDICE    I.  291 

nière  de  l'ordonner  (1),  le  peuple  qui  Ta  trouvée  n'y  doit  jamais  rien 
changer;  mais  si  l'ordre  établi  est  mauvais,  pourquoi  prendrait-on 
pour  fondamentales  des  lois  qui  l'empêchent  d'être  bon?  D'ailleurs, 
en  tout  état  de  cause,  le  peuple  a  toujours  le  pouvoir  de  changer 
ses  lois,  même  les  meilleures;  car  s'il  plaît  à  un  homme  dé  se  faire 
mal  à  lui-même,  qui  est-ce  qui  a  droit  de  J'en  empêcher? 

La  seconde  relation  est  celle  des  membres  entre  eux  ou  avec  le 
corps  entier,  et  ce  rapport  doit  être  au  premier  égard  aussi  petit  et  au 
second  aussi  grand  qu'il  est  possible,  de  sorte  que  chaque  citoyen 
soit  dans  une  parfaite  indépendance  de  tous  les  autres  et  dans  une 
excessive  dépendance  de  la  cité  :  ce  qui  se  fait  toujours  par  les  mêmes 
moyens;  car  il  n'y  a  que  la  force  de  l'État  qui  fasse  la  liberté  de  ses 
membres.  C'est  de  ce  deuxième  rapport  que  naissent  les  lois  civiles. 
Les  lois  qui  règlent  l'exercice  et  la  forme  de  l'autorité  souveraine  par 
rapport  aux  particuliers  s'appelaient  à  Rome  lois  de  majesté,  telle 
que  celle  qui  défendait  d'appeler  au  sénat  des  jugements  du  peuple, 
et  celle  qui  rendait  sacrée  et  inviolable  la  personne  des  tribuns. 

Quant  aux  lois  particulières  qui  règlent  les  devoirs  et  les  droits 
respectifs  des  citoyens,  elles  s'appellent  lois  civiles  en  ce  qui  regarde 
les  relations  domestiques  et  la  propriété  des  biens  ;  police,  en  ce  qui 
regarde  le  bon  ordre  public  et  la  sûreté  des  personnes  et  des  choses. 

On  peut  considérer  une  troisième  sorte  de  relation  entre  l'homme 
et  la  loi,  savoir,  celle  de  la  désobéissance  à  la  peine,  et  celle-ci  donne 
lieu  à  l'établissement  des  lois  criminelles,  qui,  dans  le  fond,  sont 
moins  une  espèce  particulière  de  lois  que  la  sanction  de  toutes  les 
autres. 

A  ces  trois  sortes  de  lois  il  s'en  joint  une  quatrième,  la  plus 
importante  de  toutes,  qui  ne  se  grave  pas  sur  l'airain,  mais  dans 
les  cœurs  des  citoyens;  qui  fait  la  véritable  constitution  de  l'État, 
qui  prend  tous  les  jours  de  nouvelles  forces  ;  qui,  lorsque  toutes  les 
autres  lois  vieillissent  ou  s'éteignent  (2),  les  ranime  ou  les  supplée,  con- 
serve un  peuple  dans  l'esprit  de  son  institution,  et  substitue  insensi- 
blement la  force  de  l'habitude  à  celle  de  l'autorité.  Je  parle  des  mœurs 
et  des  coutumes,  partie  inconnue  à  nos  politiques,  mais  de  laquelle 
dépend  le  succès  de  toutes  les  autres;  partie  dont  le  grand  législateur 
s'occupe  en  secret,  tandis  qu'il  paraît  se  borner  à  des  règlements  par- 
ticuliers qui  ne  sont  que  le  cintre  de  la  voûte,  dont  les  mœurs,  plus 
lentes  à  naître,  forment  enfin  l'inébranlable  clef. 

Entre  ces  diverses  sortes  de  lois,  je  me  (3)  borne  dans  cet  écrit  à 
traiter  des  lois  politiques.] 

(1)  Qu'un  bon  gouvernement. 

(2)  Insensiblement. 

(3)  Suis  proposé. 


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292  DU  CONTRAT   SOCIAL. 

CHAPITRE   VI 

DES     DIVERS     SYSTÈMES    DE     LÉGISLATION 

(a)  [Si  Ton  recherche  en  quoi  consiste  précisément  ce  plus  grand 
bien  de  tous  qui  doit  être  la  base  de  tout  système  de  législation,  on 
trouvera  qu'il  se  réduit  à  ces  deux  objets  principaux,  la  liberté  et  Véga- 
lité  :  la  liberté,  parce  que  toute  dépendance  particulière  est  autant 
de  force  ôtée  au  corps  de  TÉtat  ;  l'égalité,  parce  que  la  liberté  ne  peut 
subsister  sans  elle. 

J'ai  déjà  dit  ce  que  c'est  que  la  liberté  civile;  à  l'égard  de  l'égalité 
il  ne  faut  pas  entendre  par  ce  mot  que  les  degrés  de  puissance  et  de 
richesse  soient  exactement  les  mêmes,  mais  que,  quant  à  la  puissance, 
elle  soit  au-dessous  de  toute  violence  et  ne  s'exerce  jamais  qu'en  vertu 
du  rang  et  des  lois,  et,  quant  à  la  richesse,  que  nul  citoyen  ne  soit 
assez  opulent  pour  en  pouvoir  acheter  un  autre,  et  nul  assez  pauvre 
pour  être  contraint  de  se  vendre  :  ce  qui  suppose,  du  côté  des  grands, 
modération  de  biens  et  de  crédit,  et  du  côté  des  petits,  modération 
d'avarice  et  de  convoitise,  if  Cette  égalité,  disent-ils,  est  une  chi- 
mère de  spéculation,  qui  ne  peut  exister  dans  la  pratique.  Mais  quoi! 
parce  que  l'effet  est  inévitable,  s'ensuit-il  qu'il  ne  faille  pas  au  moins 
le  régler?  C'est  parce  que  la  force  des  choses  tend  toujours  à  détruire 
l'égalité,  c'est  pour  cela  même  que  la  force  de'la  législation  doit  tou- 
jours tendre  à  la  maintenir  if  {b). 

Mais  ces  objets  généraux  de  toute  bonne  institution  doivent  être 
modifiés  dans  chaque  pays  par  les  rapports  qui  naissent  tant  de  la  si- 
tuation locale  que  du  caractère  des  habitants,  et  c'est  par  ces  rapports 
qu'il  faut  assigner  à  chaque  peuple  un  système  particulier  de  législa- 
tion qui  soit  le  meilleur,  non  peut-être  en  lui-même,  mais  pour  l'État 
auquel  il  est  destiné.  Par  exemple,  le  sol  en  est-il  ingrat  et  stérile, 
ou  le  pays  trop  serré  pour  les  habitants?  tournez-vous  du  côté  de 
l'industrie  et  des  arts,  dont  vous  échangerez  les  productions  contre 
les  denrées  qui  vous  manquent.  Au  contraire,  occupez-vous  de  riches 
plaines  et  des  coteaux?  Dans  un  bon  terrain  manquez-vous  d'habi- 
tants? Donnez  tous  vos  soins  à  l'agriculture,  et  chassez  les  arts  de 
peur  qu'ils  n'achèvent  de  dépeupler  le  pays  en  attroupant  sur  quelques 
points  du  territoire  le  peu  d'habitants  qu'il  a  :  car  on  sait  que,  toute 
proportion  gardée,  les  villes  peuplent  moins  que  la  campagne.  Occu- 
pez-vous des  rivages  étendus  et  commodes?  couvrez  les  mers  de  vais- 
seaux, cultivez  le  commerce  et  la  navigation.  La  mer  ne  baigne-t-elle 
sur  vos  côtes  que  des  rochers  presque  inaccessibles,  restez  barbares 

{a)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social,  liv.  II,  chap.  xi. 
(b)  Le  passage  entre  croix  est  en  note  dans  le  manuscrit  au  bas  du  recto  du  feuil- 
let 70. 


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APPENDICE   I.  293 

et  ichtyophages  ;  vous  en  vivrez  plus  tranquilles,  meilleurs  peut-être, 
et  sûrement  plus  heureux.  En  un  mot,  outre  les  maximes  communes 
à  tous,  chaque  peuple  renferme  quelque  cause  qui  les  ordonne  d'une 
manière  particulière  et  rend  sa  législation  propre  à  lui  seul.  Cest 
ainsi  qu'autrefois  les  Hébreux  et  récemment  les  Arabes  ont  eu  pour 
principal  objet  la  religion  ;  les  Athéniens,  les  lettres  ;  Carthage  et  Tyr, 
le  commerce;  Rhodes,  la  marine;  Sparte, la  guerre, et  Rome  la  vertu  • 
L'Auteur  de  V Esprit  des  Lois  a  montré  dans  une  foule  d'exemples 
par  quel  art  le  législateur  dirige  l'institution  sur  chacun  de  ses  objets. 
Ce  qui  rend  la  constitution  d'un  État  véritablement  solide  et  du- 
rable, c'est  quand  les  convenances  sont  tellement  observées  que  les 
rapports  naturels  et  les  lois  tombent  toujours  de  concert  sur  les , 
mêmes  points,  et  que  celles-ci  ne  font,  pour  ainsi  dire,  qu'assurer, 
accompagner,  rectifier  les  autres.  Mais  si  le  législateur,  se  trompant 
dans  son  objet,  prend  un  principe  différent  de  celui  qui  naît  de  la 
nature  des  choses;  que  l'un  tende  à  la  servitude  et  l'autre  à  la  liberté; 
Tun  aux  richesses,  l'autre  à  la  population;  l'un  à  la  paix  et  l'autre 
aux  conquêtes,  on  verra  les  lois  s'affaiblir  insensiblement,  la  consti- 
tution s'altérer,  et  l'État  ne  cessera  d'être  agité  jusqu'à  ce  qu'il  soit 
détruit  ou  changé,  et  que  l'invincible  nature  ait  repris  son  empire  (i).J 


LIVRE    III 

DES   LOIS   POLITIQUES   OU   DE   l'iNSTITUTION    DU   GOUVERNEMENT 

(a)  [Avant  de  parler  des  diverses  formes  de  gouvernement,  il  sera 
bon  de  déterminer  le  sens  précis  qu'il  faut  donner  à  ce  mot  dans  une 
société  légitime  (2). 

CHAPITRE   I 

CE    QUE    c'est    QUE    LE    GOUVERNEMENT    d'uN     ÉTAT 

J'avertis  les  lecteurs  que  ce  chapitre  demande  quelque  attention, 
et  que  je  ne  sais  pas  l'art  d'être  clair  pour  qui  ne  veut  pas  être  attentif. 

Toute  action  libre  a  deux  causes  qui  concourent  à  la  produire  : 
l'une  morale, savoir  la  volonté  qui  détermine  l'acte;  l'autre  physique, 

(1)  Oa  lit  dans  le  manuscrit  au  verso  du  feuillet  69  les  lignes  suivantes  :  Mais  il  ne 
faut  pas  croire  qu'on  puisse  établir  partout  des  cités.  Je  ne  vois  dans  toute  l'Europe 
plus  de  peuple  en  état  de  supporter  l'honorable  fardeau  de  la  liberté,  ils  ne  savent 
plus  soulever  que  des  chaînes,  le  fardeau  de  la  liberté  n'est  pas  fait  pour  de  faibles 
épaules. 

(2)  Cité  régulière. 

ia)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social,  liv.  III,  chap.  i. 


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294  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

savoir  la  puissance  qui  Texécute.  Quand  je  marche  vers  un  objet,  il 
faut,  premièrement,  que  j*y  veuille  aller,  en  second  lieu,  que  mes  pieds 
m'y  portent.  Qu'un  paralytique  veuille  courir,  qu'un  homme  agile  ne 
le  veuille  pas,  tous  deux  resteront  en  place.  Le  corps  politique  a  les 
mêmes  mobiles  :  on  y  distingue  de  même  la  force  et  la  volonté;  celle- 
ci  sous  le  nom  de  puissance  législative,  l'autre  sous  le  nom  de  puis- 
sance executive  (i).  Rien  ne  s'y  fait  ou  ne  s'y  doit  faire  sans  leur 
concours. 

Nous  avons  vu  que  la  puissance  législative  appartient  au  peuple 
et  ne  peut  appartenir  qu'à  lui.  Il  est  aisé  de  voir  de  même  que  la  puis- 
sance executive  ne  peut  appartenir  au  peuple  (a).] 


(b)  [Sitôt,  que  les  hommes  vivent  en  société,  il  leur  faut  une  reli- 
gion qui  les  y  maintienne.  Jamais  peuple  n'a  subsisté  ni  ne  subsistera 
sans  religion,  et  si  on  ne  lui  en  donnait  point,  il  s'en  ferait  une  ou  se- 
rait bientôt  détruit  (c).  Dans  tout  État  qui  peut  exiger  de  ses  membres 
le  sacrifice  de  leur  vie,  celui  qui  ne  croit  point  de  vie  à  venir  (2)  est  né- 
cessairement un  (3)  lâche  ou  un  fou;  mais  on  ne  sait  que  trop  à  quel 
point  l'espoir  (4)  de  la  vie  à  venir  peut  engager  un  fanatique  à  mé- 
priser celle-ci.  Otez  ses'visions  à  ce  fanatique  et  donnez-lui  ce  même 
espoir  pour  prix  de  la  vertu,  vous  en  ferez  (5)  un  (6)  citoyen. 

La  religion,  considérée  par  rapport  à  la  société,  peut  se  diviser 
en  deux  espèces,  savoir  :  la  religion  de  l'homme  et  celle  du  citoyen. 
La  première,  sans  temple,  sans  autels,  sans  rites,  bornée  au  culte 
purement  spirituel  du  Dieu  suprême  et  aux  devoirs  éternels  de  la 
morale,  est  la  pure  et  simple  religion  de  l'Évangile  ou  le  vrai  théisme. 
L'autre,  renfermée  (7)  pour  ainsi  dire  dans  un  seul   pays  (8),  lui 


(t)  On  lit  en  marge  du  verso  du  feuillet  71  les  lignes  suivantes  :  Je  dis  executive  et 
législative,  non  exécutrice  ni  législatrice,  parce  que  je  prends  ces  deux  mots  adjective- 
ment. En  général,  je  ne  fais  pas  grand  cas  de  toutes  ces  vétilles  de  grammaire^  mais 
je  crois  que  dans  les  écrits  didactiques  on  doit  souvent  avoir  moins  d'égards  à  l'usage 
qu'à  l'analogie  quand  elle  rend  le  sens  plus  exact. 

(3)  A  l'immortalité  de  rame. 

(3)  Mauvais  citoyen. 

(4)  />tt  bonheur. 

(5)  Le  plus  grand  des  hommes. 

(6)  Vrai. 

(7)  Circonscrite, 

(8)  La  patrie. 

(a)  Ici  finit  le  manuscrit  à  proprement  parler  du  Contrat  social^  le  reste  a  été  ajouté 
à  une  époque  ultérieure. 

ib)  Le  morceau  entre  crochets  a  passé  dans  le  Contrat  social^  liv.  IV,  chap.  viii, 
intitulé  :  De  la  Religion  civile,  il  ne  porte  pas  de  titre  dans  le  manuscrit,  et  y  occupe 
le  verso  des  feuillets  46-51. 

(c)  Voltaire  :  Si  Dieu  n'existait  pas  il  faudrait  l'inventer. 


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APPENDICE  I.  '  295 

donne  (i)  ses  dieux  propres  et  tutélaires.  Elle  a  ses  cérémonies,  ses 
rites,  son  culte  extérieur,  prescrit  par  les  lois  (2)  :  hors  de  la  seule 
nation  qui  la  suit,  tout  le  reste  est  pour  elle  infidèle,  étranger,  bar- 
bare; elle  n'étend  les  devoirs  et  les  droits  de  Thomme  qu'aussi  loin 
que  ses  dieux  et  ses  lois.  Telles  étaient  les  religions  de  tous  les 
anciens  sans  aucune  exception  (3). 

Il  y  a  une  troisième  sorte  de  religion,  plus  bizarre,  qui  donne  aux 
hommes  deux  chefs,  deux  lois,  deux  patries,  les  soumet  à  des  de- 
voirs contradictoires  (4),  et  les  empêche  de  pouvoir  jamais  être  à  la 
fois  pieux  et  citoyens.  Telle  est  la  religion  des  Lamas,  telle  est  celle 
des  Japonais,  tel  est  le  christianisme  romain  (5).  On  peut  appeler 
celle-ci  la  religion  du  prêtre  (a). 

A  considérer  politiquement  ces  trois  sortes  de  religion,  elles  ont 
toutes  leurs  défauts.  La  troisième  est  si  évidemment  mauvaise,  que 
c'est  perdre  le  temps  de  s'amuser  à  le  démontrer. 

La  seconde  est  bonne,  en  ce  qu'elle  réunit  (6)  le  c  ulte  divin  et 
l'amour  des  lois  et  que,  faisant  de  la  patrie  l'objet  de  l'adoration  des 
citoyens,  elle  leur  apprend  que  servir  l'État  c'est  servir  Dieu.  C'est 
une  espèce  de  théocratie  dans  laquelle  l'État  ne  doit  point  avoir 
d'autres  prêtres  que  ses  magistrats.  Alors,  mourir  pour  son  pays  c'est 
aller  au  martyre  ;  désobéir  aux  lois,  c'est  être  impie  et  sacrilège,  et 
soumettre  un  criminel  à  l'exécration  publique,  c'est  le  dévouer  au 
courroux  céleste  des  dieux  (7)  :  sacer  estod  (8). 

Mais  elle  est  mauvaise  en  ce  qu'étant  fondée  sur  Terreur  et  sur  le 
mensonge,  elle  trompe  les  hommes,  les  rend  crédules,  superstitieux, 
et  noie  le  vrai  culte  de  la  divinité  dans  un  vain  (9)  cérémonial.  Elle 
est  mauvaise  encore  quand,  devenant  exclusive  et  tyrannique,  elle 
rend  un  peuple  sanguinaire  et  intolérant,  en  sorte  qu'il  ne  respire  que 
meurtre  et  massacre,  et  croit  faire  une  action  sainte  de  tuer  quicon- 
que n'admet  pas  ses  dieux  et  ses  lois.  Il  n'est  pas  permis  de  serrer  le 
nœud  d'une  société  particulière  aux  dépens  du  reste  du  genre  hu- 
main (lO). 

(i)  Y  borne  pour  ainsi  dire  son  culte,  ses  dieux  tutélaires  et  ses  devoirs  à  ses 
citoyens, 

(i)  Et  restreint  à  un  peuple  particulier  les  décisions  qu*elle  impose.  Celle-ci  a  donné 
à  ce  peuple  ses  lois,  elle  fait  que  chaque  nation  regarde' les  autres,de  quelque  origine 
qu'ils  soient,  comme  infidèles, 

(3)  Telles  étaient  la  plupart  des  religions  du  paganisme  et  celle  du  peuple  juif  . 

(4)  //  leur  est  impossible  de  concilier. 

(5)  La  religion  catholique, 

(6)  Sur  les  mêmes  points, 

(7)  //  n'y  a  que  dans  un  tel  cas  que  la  malédiction  des  Dieux  peut  être  imposée  pour 
peine  aux  criminels. 

(8)  Sacer  estod,  disaient  les  lois  romaines,  c'est  un  beau  mot  que  ce  sacer  estod. 
{9)  De  vains  rites  qui  ne  peuvent  honorer  les  Dieux,  les  attacher  à  la  patrie. 
(10)  Des  hommes. 

{a)  M.  Alexeieff  cite  ici  à  tort  an  fragment  sur  l'autorité  du  pape  dont  nous  indiquerons 
la  véritable  place,  page  3oi. 


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296  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

Que  si  l'on  demande  comment,  dans  le  paganisme,  où  chaque  État 
avait  son  culte  et  ses  dieux  tutélaires  (i),  il  n'y  avait  point  de  guerre 
de  religion,  je  réponds  que  c'était  par  cela  même  que  chaque  État, 
ayant  son  culte  (2)  particulier  aussi  bien  que  son  gouvernement,  ne 
distinguait  point  ses  dieux  de  ses  lois.  La  guerre,  étant  purement  ci- 
vile, était  tout  ce  qu'elle  pouvait  être  :  les  départements  des  dieux 
étaient  pour  ainsi  dire  fixés  par  les  bornes  des  nations.  Le  dieu  d'un 
peuple  n'avait  aucun  droit  sur  un  autre  peuple.  Les  dieux  des  païens 
n'étaient  point  des  dieux  jaloux;  ils  partageaient  paisiblement  entre 
eux  l'empire  du  monde  ;  l'obligation  d'embrasser  une  religion  ne  venait 
que  de  celle  d'être  soumis  aux  lois  qui  la  prescrivaient.  Comme  il  n'y 
avait  donc  point  d'autre  manière  de  conve  rtir  un  peuple  que  de  l'as- 
servir, c'eût  été  un  discours  inutile  que  de  lui  dire  :  «  Adore  mes  dieux 
où  je  t'attaque;  «l'obligation  de  (3)  changer  de  culte  étant  attachée 
à  la  victoire,  il  fallait  commencer  par  vaincre  avant  d'en  parler.  En  un 
mot,  loin  que  les  hommes  combattissent  pour  les  dieux,  c'était, 
comme  dans  Homère,  les  dieux  qui  combattaient  pour  les  hommes. 

Les  Romains,  avant  de  prendre  une  place,  sommaient  ses  dieux 
de  l'abandonner  (4),  et  quand  ils  laissaient  aux  Tarentins  leurs  dieux 
irrités,  c'est  qu'ils  les  regardaient  alors  comme  soumis  aux  leurs,  et 
forcés  à  leur  faire  hommage.  Ils  laissaient  aux  vaincus  leurs  dieux, 
comme  ils  leur  laissaient  leurs  lois.  Une  couronne  d'or  au  Jupiter 
du  Capitole  était  souvent  le  seul  tribut  qu'ils  exigeaient. 

(a)  ^  Or,  si  malgré  cette  mutuelletolérance  la  superstition  païenne, 
au  milieu  des  lettres  et  de  mille  vertus,  engendra  tant  de  cruautés, 
je  ne  vois  point  qu'il  soit  possible  de  concilier  les  droits  d'une  reli- 
gion nationale  avec  ceux  de  l'humanité  ;  il  vaut  donc  mieux  attacher 
les  citoyens  à  l'État  par  des  liens  moins  forts  et  plus  doux,  et  n'avoir 
ni  héros,  ni  fanatiques  (5)  ^. 

Reste  la  religion  de  l'homme,  ou  le  christianisme;  non  pas  celui 
d'aujourd'hui,  celui  de  l'Évangile.  Par  cette  religion  sainte,  sublime, 
véritable  (6),  les  hommes,  enfants  du  même  Dieu,  se  reconnaissent 
tous  pour  frères  ;  et  la  société  qui  les  unit  est  d'autant  plus  étroite 
qu'elle  ne  se  dissout  pas  même  à  la  mort.  Cependant,  cette  même  re- 
ligion, n'ayant  nulle  relation  particulière  à  la  constitution  de  l'État  (7), 
laisse  aux  lois  politiques  et  civiles  la  seule  force  que  leur  donne  le 

{i)  Sa  religion  particulière, 

(2)  Ses  dieux  et  sa  religion,  combattant  pour  ses  Dieux  en  combattant  pour  ses  lois. 

(3)  De  servir  les  Dieux  du  vainqueur  ne  venant  que  de  la  victoire, 

(4)  La  quitter. 

(5)  On  lit  au  verso  du  feuillet  48  ;  La  religion  n'empêche  pas  les  scélérats  de  com^ 
mettre  des  crimes,  mais  elle  empêche  beaucoup  de  gens  de  devenir  des  scélérats.  On 
eut  bien  de  la  peine  à  donner  aux  anciens  Vidée  de  ces  hommes  brouillons  et  séditieux 
qu*on  appelle  missionnaires, 

(6)  La  seule  véritable, 

(7)  Ne  donne  aucune  force  nouvelle  au  Contrat  social. 

{a)  Le  passage  entre  croix  n'a  pas  passé  du  manuscrit  dans  rëdition  du  Contrat, 


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APPENDICE    I.  297 

droit  naturel,  sans  leur  en  ajouter  aucune  autre,  et,  par  là,  un  des 
plus  grands  soutiens  de  la  société  reste  sans  effet  dans  l'État. 

On  nous  dit  qu'un  peuple  de  vrais  chrétiens  formerait  la  plus 
parfaite  société  qu'on  puisse  imaginer;  la  plus  parfaite,  en  un  sens 
purement  moral,  cela  peut  être,  mais  non  pas  certainement  la  plus 
forte,  ni  la  plus  durable.  Le  peuple  serait  soumis  aux  lois,  les  chefs 
seraient  équitables,  les  soldats  mépriseraient  la  mort,  j'en  conviens, 
mais  ce  n'est  pas  là  tout. 

Le  christianisme  est  une  religion  toute  spirituelle,  qui  détache  (i) 
les  hommes  des  choses  de  la  terre,  la  patrie  du  chrétien  n'est  pas  de 
ce  monde;  il  fait  son  devoir,  il  est  vrai,  mais  il  le  fait  avec  une  pro- 
fonde indifiérence  sur  le  succès  des  soins  qu'il  se  donne.  Peu  lui  im- 
porte que  tout  aille  bien  ou  mal  ici-bas;  si  l'État  est  florissant, il  jouit 
modestement  (2)  de  la  félicité  publique  ;  si  l'État  dépérit,  il  bénit  la 
main  de  Dieu  qui  s'appesantit  sur  son  peuple.  Pour  que  la  société 
fût  paisible  et  que  l'harmonie  se  maintînt,  il  faudrait  que  tous  les 
citoyens,  sans  exception,  fussent  également  bons  chrétiens,  mais  si 
malheureusement,  il  s'y  trouvait  quelque  ambitieux  ou  quelque  hy- 
pocrite, un  Catilina  par  exemple,  ou  un  Cromwell,  celui-là,  très  cer- 
tainement, aurait  bon  marché  de  ses  pieux  compatriotes  (3).  Dès  qu'il 
aurait  trouvé,  par  quelque  ruse,  le  secret  de  les  tromper  et  de  s'em- 
parer d'une  partie  de  l'autorité  publique,  aussitôt  voilà  une  puissance. 
Dieu  veut  qu'on  lui  obéisse,  c'est  la  verge  dont  il  punit  ses  enfants; 
on  se  ferait  conscience  de  chasser  l'usurpateur,  il  faudrait  verser  du 
sang,  user  de  violence,  troubler  le  repos  public,  tout  cela  ne  s'accorde 
point  avec  la  douceur  du  chrétien,  et  après  tout,  qu'importe  qu'on 
soit  libre  ou  dans  les  fers  dans  cette  vallée  de  misère,  l'essentiel  est 
d'aller  en  paradis,  et  la  résignation  n'est  qu'un  moyen  de  plus  pour 
cela;  on  peut  être  tout  aussi  bien  sauvé  esclave  qu'homme  libre. 

Survient-il  quelque  guerre  étrangère,  les  citoyens  marchent  au  com- 
bat, nul  d'eux  ne  songe  à  fiiir;  ils  font  leur  devoir  (4),  mais  ils  ont 
peu  de  passion  pour  la  victoire,  ils  savent  plutôt  mourir  que  vaincre. 
Qu'ils  soient  vainqueurs  ou  vaincus,  qu'importe,  la  providence  sait 
mieux  qu'eux  ce  qu'il  leur  faut.  Qu'on  imagine  quel  parti  un  ennemi 
impétueux  (5),  actif,  passionné  peut  tirer  de  leur  stoïcisme.  Mettez 
vis-à-vis  d'eux  ces  peuples  généreux  et  fiers  que  dévorait  l'ardent 
amour  de  la  gloire  et  de  la  patrie.  Supposez  votre  république  chré- 
tienne vis-à-vis  de  Sparte  ou  de  Rome  :  les  chrétiens  seront  battus, 
écrasés,  détruits  avant  d'avoir  eu  le  temps  de  se  reconnaître,  ou  ne 
devront  leur  salut  qu'au  mépris  que  leur  ennemi  concevra  pour  eux, 

(i)  Détache  trop  les  hommes  des  soins  terrestres,  pour  les  attacher  à  ce  qui  s'y 
passe. 

(a)  Modérément. 

(3)  Concitoyens, 

(4)  Sont  braves. 

(5)  Ardentt  actif,  infatigable  et  déterminé  à  vaincre  ou  à  mourir. 


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298  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

C'était  un  beau  serment,  ce  me  semble,  que  celui  des  soldats  de 
Fabius  :  ils  ne  jurèrent  pas  de  vaincre  ou  de  mourir,  ils  jurèrent  de 
revenir  vainqueurs,  et  ils  revinrent  tels.  Jamais  des  chrétiens  ne 
s'aviseront  d'un  pareil  serment,  car  ils  croiraient  tenter  Dieu  (i). 

Mais  je  me  trompe  en  disant  une  république  chrétienne;  chacun 
de  ces  deux  mots  exclut  l'autre.  Le  christianisme  ne  prêche  que  ser- 
vitude et  dépendance  (2).  L'esprit  du  christianisme  est  trop  favorable 
à  la  tyrannie  pour  qu'elle  n'en  profite  pas  toujours.  Les  vrais  chré- 
tiens sont  faits  pour  être  esclaves  (3),  ils  le  savent,  et  ne  s'en  émeu- 
vent guère  ;  cette  courte  vie  a  trop  peu  de  prix  pour  eux. 

Les  troupes  chrétiennes  sont  excellentes,  me  dira-t-on  ;  je  le  nie. 
Qu'on  m'en  montre  de  telles.  Quant  à  moi,  je  ne  connais  point  de 
troupes  chrétiennes  (4).  On  me  citera  les  croisades  (5).  Sans  disputer 
sur  la  valeur  des  croisés,  je  me  contenterai  de  remarquer  que  bien  loin 
d'être  des  chrétiens,  c'étaient  des  soldats  du  prêtre,  c'étaient  des  ci- 
toyens de  l'Église  ;  ils  se  battaient  pour  leur  pays  spirituel.  A  le  com- 
prendre, ceci  rentre  dans  le  paganisme,  c'est  la  religion  du  prêtre  ; 
comme  l'Évangile  n'est  point  une  religion  civile,  toute  guerre  de  re- 
ligion est  impossible  parmi  les  chrétiens. 

Revenons  au  droit,  et  fixons  les  principes.  Le  droit  que  le  pacte 
social  donne  au  souverain  sur  les  sujets  ne  passe  point,  comme  je 
l'ai  dit,  les  bornes  de  l'utilité  publique.  Ses  sujets  ne  doivent  donc 
compte  au  souverain  de  leurs  opinions  qu'autant  que  ces  opinions 
importent  à  la  communauté.  Or,  il  importe  bien  à  l'État  que  chaque 
citoyen  ait  une  religion,  mais  les  dogmes  de  cette  religion  ne  lui  im- 
portent qu'autant  qu'ils  se  rapportent  à  la  morale;  tous  les  autres  ne 
sont  point  de  sa  compétence,  et  chacun  peut  avoir  au  surplus  telles 
opinions  qu'il  lui  plaît,  sans  qu'il  appartienne  au  souverain  d'en  con- 
naître (6). 

Il  y  a  (7)  des  dogmes  positifs,  que  le  citoyen  doit  admettre  comme 
avantageux  à  la  société,  et  des  dogmes  négatifs,  qu'il  doit  rejeter 
comme  nuisibles. 

Ces  dogmes  divers  composent  une  profession  de  foi  purement  ci- 
vile, qu'il  appartient  à  la  loi  de  prescrire,  non  pas  précisément 
comme  dogmes  de  religion,  mais  comme  sentiments  de  sociabilité, 

(i)  Sous  les  empereurs  païens,  les  soldats  chrétiens  étaient  braves,  c'était  une 
espèce  de  guerre  d'honneur  entre  eux  et  les  troupes  païennes;  sitôt  que  les  empereurs 
furent  chrétiens,  cette  émulation  ne  subsista  plus  et  leurs  troupes  ne  furent  plus  rien. 
(Au  bas  du  recto  du  feuillet  49.} 

(2)  Sa  doctrine. 

{3}  Dans  ce  monde. 

(4)  Je  ne  connais  pas  même  de  chrétiens  en  Europe;  s' il  y  en  a,  f  ignore  où  ils  sont. 

(5)  Cest  autre  chose. 

(6)  De  t'en  mêler. 

(7)  Il  y  a  donc  une  religion  purement  civile,  c'est-à-dire  dont  les  dogmes  unique- 
ment relatifs  à  la  morale  donnent  une  nouvelle  force  aux  lois.  Cette  religion  consiste  en 
dogmes  positifs  et  en  dogmes  négatifs. 


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APPENDICE   1.  299 

sans  lesquels  il  est  impossible  d'être  bon  citoyen  ni  sujet  fidèle.  Elle 
ne  peut  obliger  personne  à  les  croire,  mais  elle  peut  bannir  de  TÉtat 
quiconque  ne  les  croit  pas  ;  elle  peut  le  bannir,  non  comme  impie, 
mais  comme  insociable,  comme  incapable  d'aimer  sincèrement  les 
lois,  la  justice  et  la  patrie,  et  d'immoler  au  besoin  sa  vie  à  ses  devoirs. 

Tout  citoyen  doit  être  tenu  de  prononcer  cette  profession  de  foi 
par-devant  le  magistrat,  et  d'en  reconnaître  expressément  tous  les 
dogmes.  Si  quelqu'un  ne  les  reconnaît  pas  (i),  qu'il  soit  retranché  de  la 
cité,  mais  qu'il  emporte  paisiblement  tous  ses  biens.  Si  quelqu'un, 
après  avoir  reconnu  ces  dogmes,  se  conduit  comme  ne  les  croyant 
pas,  qu'il  soit  puni  de  mort,  il  a  commis  le  plus  grand  des  crimes  :  il 
a  menti  devant  les  lois. 

Les  dogmes  de  la  religion  civile  seront  simples,  en  petit  nombre, 
énoncés  avec  précision,  et  sans  explication  ni  commentaire.  L'exis- 
tence de  la  divinité  bienfaisante  (2),  puissante,  intelligente,  pré- 
voyante et  pourvoyante,  la  vie  à  venir, le  bonheur  des  justes  et  le  châ- 
timent des  méchants,  la  sainteté  du  contrat  social  et  des  lois;  voilà  (3) 
les  dogmes  positifs.  Quant  aux  négatifs,  je  les  borne  à  un  seul,  c'est 
l'intolérance  (4). 

Ceux  qui  distinguent  l'intolérance  civile  et  l'intolérance  ecclé- 
siastique se  trompent.  L'une  mène  nécessairement  à  l'autre,  ces  deux 
intolérances  sont  inséparables.  Il  est  impossible  de  vivre  en  paix 
avec  des  gens  qu'on  croit  damnés;  les  aimer,  ce  serait  haïr  Dieu 
qui  les  punit;  il  faut  nécessairement  qu'on  les  convertisse  ou  qu'on 
les  persécute  (5).  Un  article  nécessaire  et  indispensable  dans  la  pro- 
fession de  foi  civile  est  donc  celui-ci  :  Je  ne  crois  point  que  (6)  per- 
sonne soit  coupable  devant  Dieu  pour  n'avoir  pas  pensé  comme 
moi  (7)  sur  son  culte. 

Je  dirai  qu'il  est  impossible  que  les  intolérants  réunis  sous  les 
mêmes  dogmes  vivent  jamais  en  paix  entre  eux.  Dès  qu'ils  ont  in- 
spection sur  la  foi  les  uns  des  autres,  ils  (8)  deviennent  tous  ennemis; 
alternativement  persécutés  et  persécuteurs,  chacun  sur  tous  et  tous 
sur  chacun;  Tintolérant  est  l'homme  de  Hobbes ,  l'intolérance  est 
la  guerre  de  l'humanité.  La  société  des  intolérants  est  semblable 
à  celle  des  démons  :  ils  ne  s'accordent  que  pour  se  tourmenter. 
Les  hommes  de  l'inquisition  n'ont  jamais  régné  que  dans  les  pays  où 

(i)  Jl  ne  doit  point  être  puni^ 

{2)  Sa  toute-puissance,  sa  justice^  sa  providence^  la  vie  à  venir  et  le  jugement. 

(3)  Le  sommaire  des, 

(4J  Mais  il  faut  expliquer  ce  mot. 

(5)  L'intolérance  n'est  donc  pas  dans  ce  dogme:  il  faut  contraindre  ou  punir  tes  incré- 
dules ;  elle  est  dans  cet  autre  :  «  Hors  de  l'Église  point  de  salut  ■,  quiconque  donne 
ainsi  libéralement  son  frère  au  diable  dans  l'autre  monde,  ne  se  fera  jamais  un  grand 
scrupule  de  le  tourmenter  dans  celui-ci. 

(6)  Dieu  punisse  personne  dans  Vautre  vie. 

(7)  Dans  celle-ci. 

(8)  S'en  serviront  d'instrument  à  leurs  passions. 


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3oo  DU   CONTRAT  SOCIAL. 

tout  le  monde  était  intolérant  ;  dans  ces  pays,  il  ne  tient  qu'à  la 
fortune  que  les  victimes  ne  soient  pas  les  bourreaux. 

Il  faut  penser  comme  moi  pour  être  sauvé.  Voilà  le  dogme  (  i  )  affreux 
qui  dévore  la  terre.  Vous  n'aurez  jamais  assez  fait  pour  la  paix  publi- 
que si  vous  n'ôtez  de  la  cité  ce  dogme  infernal.  Quiconque  ne  le 
trouve  pas  exécrable  ne  peut  être  ni  chrétien,  ni  citoyen,  ni  homme  : 
c'est  un  monstre  qu'il  faut  immoler  au  repos  du  genre  humain  (a). 

Cette  profession  de  foi  une  fois  établie,  qu'elle  se  renouvelle  tous 
les  ans  avec  solennité,  et  que  cette  solennité  soit  accompagnée  d'un 
culte  (2)  auguste  et  simple  dont  les  magistrats  soient  seuls  les  ministres 
et  qui  réchauffe  dans  les  cœurs  l'amour  de  la  patrie.  Voilà  tout  ce 
qu'il  est  permis  au  souverain  de  prescrire  quant  à  la  religion.  Qu'au 
surplus  on  laisse  introduire  toutes  les  opinions  qui  ne  sont  point 
contraires  à  la  profession  de  foi  civile,  tous  les  cultes  qui  peuvent 
compatir  avec  le  culte  public,  et  qu'on  ne  craigne  ni  disputes  de  reli- 
gion ni  guerres  sacrées,  —  personne  ne  s'avisera  de  subtiliser  sur  les 
dogmes  quand  on  aura  si  peu  d'intérêt  à  les  discuter. 

Nul  apôtre  ou  missionnaire  (3)  n'aura  droit  de  venir  taxer  d'erreur 
une  religion  qui  sert  de  base  à  toutes  les  religions  du  monde  et  qui 
n'en  condamne  aucune,  et  si  quelqu'un  vient  prêcher  son  horrible 
intolérance,  il  sera  puni  sans  disputer  contre  lui,  comme  séditieux  et 
rebelle  aux  lois.  Ainsi  l'on  réunira  les  avantages  de  la  religion  de 
l'homme  et  de  celle  du  citoyen.  L'État  aura  son  culte  et  ne  sera 
ennemi  de  celui  d'aucun  autre.  Les  lois  divine  et  humaine,  se 
réunissant  toujours  sur  le  même  objet,  les  plus  pieux  théistes  seront 
aussi  les  plus  zélés  citoyens,  et  la  défense  des  saintes  lois  sera  la 
gloire  du  Dieu  des  hommes. 

Maintenant  qu'il  n'y  a  plus  et  qu'il  ne  peut  plus  y  avoir  de  reli- 
gion nationale  exclusive,  on  doit  tolérer  toutes  celles  qui  tolèrent  les 
autres  pourvu  que  leurs  dogmes  n'ayent  rien  de  contraire  aux  devoirs 
du  citoyen.  Mais  quiconque  dit  :  hors  de  l'Église  point  de  salut,  doit 
être  chassé  de  l'État,  à  moins  que  l'État  ne  soit  l'Église.  Le  dogme 

(1)  Négatif  qu'il  faut  rejeter.  Là  oii  quiconque  ne  trouve  pas  ce  dogme  excécrable, 
les  guerres  de  religion,  les  discordes  civiles,  qui  portent  te  fer  et  le  feu  dans  les  États, 
qui  arment  les  pères  et  les  enfants  les  uns  contre  les  autres. 

(3)  Touchant, 

(3)  Tout  apôtre,  tout  missionnaire  sera  puni  du  dernier  supplice,  non  comme  un 
'apôtre  ou*un  missionnaire,  mais  comme  un  séditieux, et  un  perturbateur  de  la  société. 
Le  citoyen  mauvais  pour  son  pays,  sa  patrie,  mourra  pour  sa  religion.  Quand  ce  ne 
serait  point  la  meilleure  police  religieuse,  elle  est  la  seule  \que  le  souverain  puisse 
professer;j?our  le  reste,  il  ne  peut  aller  plus  loin  sans  usurper  un  droit  qu'il  n'a  pas. 

{a)  R.  Emile,  Hv.  IV.  Le  devoir  de  suivre  et  d'aimer  la  religion  de  son  pays  ne 
s'étend  pas  jusqu'aux  dogmes  contraires  à  la  bonne  morale,  tel  que  celui  de  l'intolérance. 
C'est  ce  dogme  horrible  qui  arme  les  hommes  les  uns  contre  les  autres  et  les  rend  tous 
ennemis  du  genre  humain.  La  distinction  entre  la  tolérance  civile  et  la  tolérance  théo- 
logique  est  puérile  et  vaine.  Ces  deux  intolérances  sont  inséparables  et  l'on  ne  peut  ad- 
mettre l'une  sans  l'autre.  Des  anges  ne  vivraient  pas  en  paix  avec  des  hommes  qu'ils 
regarderaient  comme  les  ennemis  de  Dieu. 


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APPENDICE   I.  3oi 

intolérant  ne  doit  être  admis  que  dans  un  État  théocratique,  dans 
tout  autre,  il  est  absurde  et  pernicieux  (i)  (a). 

Il  est  clair  que  Tacte  civil  doit  avoir  tous  les  effets  civils,  comme 
l'état  et  le  nom  des  enfants,  la  succession  des  biens,  etc.;  les  effets 
du  sacrement  doivent  être  purement  spirituels.  Or  point  du  tout.  Ils 
ont  tellement  confondu  tout  cela  que  Tétat  des  citoyens  et  la  succes- 
sion des  biens  dépendent  uniquement  des  prêtres.  Il  dépend  absolu- 
ment du  clergé  qu'il  ne  naisse  pas  dans  tout  le  royaume  de  France 
un  enfant  légitime,  qu'aucun  citoyen  n'ait  droit  aux  biens  de  son 
père,  et  que  dans  trente  ans  d'ici  la  France  ne  soit  peuplée  que  de 
bâtards.  Tant  que  les  fonctions  des  prêtres  auront  des  effets  civils, 
les  prêtres  seront  les  vrais  magistrats.  Les  assemblées  du  clergé  de 
France  sont  à  mes  yeux  les  vrais  États  de  la  nation  (2)  (b). 

Voulez-vous  de  ceci  un  exemple  attesté,  mais  presque  incroyable  : 
vous  n'avez  qu'à  considérer  la  conduite  qu'on  tient  avec  les  protes- 
tants du  royaume. 

Je  ne  vois  pas  pourquoi  le  clergé  de  France  n'étendrait  pas  à  tous 
les  citoyens,  quand  il  lui  plaira,  le  droit  dont  il  use  actuellement 
sur  les  protestants  français.  L'expérience  ayant  fait  sentir  à  quel  point 
la  révocation  de  l'Édit  de  Nantes  avait  affaibli  la  monarchie,  on  a 
voulu  retenir  dans  le  royaume,  avec  les  débris  de  la  secte  persécutée, 
la  seule  pépinière  de  sujets  qui  lui  reste.  Depuis  lors,  ces  infortunés, 
réduits  à  la  plus  horrible  situation  où  jamais  peuple  se  soit  vu  depuis 
que  le  monde  existe,  ne  peuvent  ni  rester  ni  fuir.  Il  ne  leur  est  per- 
mis d'être  ni  étrangers,  ni  citoyens,  ni  hommes.  Les  droits  mêmes 
de  la  nature  leur  sont  ôtés;  le  mariage  est  interdit,  et  dépouillés  à  la 
fois  de  la  patrie,  de  la  famille  et  des  biens,  ils  sont  réduits  à  l'état  des 
bêtes  (3). 

Voyez  comment  ce  traitement  inouï  suit  d'une  chaîne  de  principes 
mal  entendus.  Les  lois  du  royaume  ont  prescrit  les  formes  solen- 
nelles que  devaient  avoir  les  mariages  légitimes,  et  cela  est  très  bien 
entendu.  Mais  elles  ont  attribué  au  clergé  l'administration  de  ces 
formes,  et  les  ont  confondues  avec  le  prétendu  sacrement.  Le  clergé, 

(i)  On  lit  dans  le  manuscrit  au  bas  du  feuillet  suivant  :  Mais  l'intolérance  ne  con- 
vient qu'à  la  théocratie ,  dans^  tout  autre  gouvernement,  ce  dogme  est  pernicieux.  Tout 
homme  qui  dit  :  «  hors  de  l'Église  point  de  salut  »,  est  nécessairement  mauvais  citoyen 
et  doit  être  chassé  de  PÉtat,  à  moins  que  l'État  ne  soit  l  Église,  et  que  le  prince  ne 
soit  le  pontife. 

(3}  Le  passage  suivant  se  trouve  au  verso  du  feuillet  72  :  Le  pape  est  le  vrai  roi 
des  rois,  la  division  des  peuples  en  États  et  gouvernements  n'est  qu'apparente  et  illu- 
soire. Dans  le  fond ^  il  n'y  a  qu^un  État  dans  VÉglise  romaine,  les  vrais  magistrats 
sont  les  évêques^  le  clergé  est  le  souverain,  les  citoyens  sont  les  prêtres,  les  laïques  ne 
sont  rien  du  tout;  d'oii  il  suit  que  la  division  des  États  et  des  gouvernements  catho^ 
tiques  n'est  qu'apparente  et  illusoire. 

(3)  Et  c'est  dans  ce  siècle  de  lumière  et  d'humanité. 

{a)  Le  morceau  finit  ici.  Ce  qui  suit  est  un  autre  fragment. 

(b)  Voir  Contrat  social,  liv.  IV,  ch.  viii,  note  de  Ttidition  sans  cartons. 


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3o2  DU  CONTRAT   SOCIAL. 

de  son  côté,  refuse  d'administrer  le  sacrement  à  qui  n'est  pas  enfant 
de  l'Église,  et  l'on  ne  saurait  taxer  le  refus  d'injustice.  Le  protestant 
donc  ne  peut  pas  se  marier  selon  les  formes  prescrites  par  les  lois 
sans  renoncer  à  sa  religion  ;  et  le  magistrat  ne  reconnaît  de  mariages 
légitimes  que  ceux  qui  sont  faits  selon  les  formes  prescrites  par  les 
lois.  Ainsi  l'on  tolère  et  l'on  proscrit  à  la  fois  le  peuple  protestant  ; 
on  veut  à  la  fois  qu'il  vive  et  qu'il  meure.  Le  malheureux  a  beau  se 
marier,  et  respecter  dans  sa  misère  la  pureté  du  lien  qu'il  a  formé,  il 
se  voit  condamné  par  les  magistrats;  il  voit  dépouiller  sa  famille  de 
ses  biens,  traiter  sa  femme  en  concubine  et  ses  enfants  en  bâtards;  le 
tout,  comme  vous  voyez,  juridiquement  et  conséquemment  aux  lois. 
Cette  situation  est  unique;  et  je  me  hâte  de  poser  la  plume,  de  peur  de 
céder  au  cri  de  la  nature  qui  s'élève  et  gémit  devant  son  auteur. 

L'expérience  apprend  que  de  toutes  les  sectes  du  christianisme,  la 
protestante,  comme  la  plus  sage  et  la  plus  douce,  est  aussi  la  plus  paci- 
fique et  la  plus  sociale.  C'est  la  seule  où  les  lois  puissent  garder  leur 
empire  et  les  chefs  leur  autorité  (a). 

DE   l'esclavage   (b) 

Mais  il  est  clair  que  ce  prétendu  droit  de  tuer  les  vaincus  ne 
résulte  en  aucune  manière  de  l'état  de  guerre.  La  guerre  n'est  point 
une  relation  entre  les  hommes,  mais  entre  les  puissances  (i),  dans 
laquelle  les  particuliers  ne  sont  ennemis  qu'accidentellement  et 
moins  comme  citoyens  que  comme  soldats.  L'étranger  qui  vole,  pille 
et  détient  les  sujets  sans  déclarer  la  guerre  au  prince  n'est  pas  un 
ennemi,  c'est  un  brigand,  et  même  en  pleine  guerre,  un  prince  juste 

(i)  Qui  a  pour  fin  la  destruction  de  l'État  ennemi. 

{a)  R.  L.  à  M.  de  B.  —  Mais  les  contraindre  (les  protestants)  à  rester  sans  vouloir 
les  tolérer,  vouloir  à  la  fois  qu'ils  soient  et  qu'ils  ne  soient  pas,  les  priver  même  du 
droit  de  la  nature,  annuler  leurs  mariages,  déclarer  leurs  enfants  bâtards.  En  ne  disant 
que  ce  qui  est,  j'en  dirais  trop,  il  me  faut  me  taire. 

Dans  le  même  ouvrage,  en  note  :  Dans  un  arrêt  du  Parlement  de  Toulouse  concer- 
nant l'affaire  de  l'infortuné  Calas,  on  reproche  aux  protestants  de  faire  entre  eux  des 
mariages  qui  selon  les  protestants  ne  sont  que  des  actes  civils  et  par  conséquent  sou- 
mis entièrement  pour  ta  forme  et  les  eff'cls  à  la  volonté  du  roi. 

Ainsi,  de  ce  que,  selon  les  protestants,  le  mariage  est  un  acte  civil,  il  s'ensuit  qu'ils 
sont  obligés  de  se  soumettre  à  la  volonté  du  roi  qui  en  fait  un  acte  de  la  religion  catho- 
lique. Les  protestants,  pour  se  marier,  sont  légitimement  tenus  de  se  faire  catholiques, 
attendu  que,  selon  eux,  le  mariage  est  un  acte  civil  ;  telle  est  la  manière  de  raisonner  de 
messieurs  du  parlement  de  Toulouse. 

La  France  est  un  royaume  si  vaste,  que  les  Français  se  sont  mis  dnns  l'esprit  que  le 
genre  humain  ne  devrait  point  avoir  d'autres  lois  que  les  leurs.  Leurs  parlements  et 
leurs  tribunaux  paraissent  n'avoir  aucune  idée  du  droit  naturel  ni  du  droit  des  gens,  et 
il  est  à  remarquer  que  dans  tout  ce  grand  royaume  où  sont  tant  d'universités,  tant  de 
collèges,  tant  d'académies,  et  où  s'enseigne,  avec  tant  d'importance,  tant  d'inutilités,  il 
n'y  a  pas  une  seule  chaire  de  droit  naturel.  C'est  le  seul  peuple  de  l'Europe  qui  ait  re- 
gardé cette  étude  comme  n'étant  bonne  à  rien. 

(b)  Ce  morceau,  qui  se  trou?e  ajouté  après  coup,  sur  le  verso  72  et  dernier  du  ma- 
nuscrit, a  passé  avec  quelques  variantes  dans  le  liv.  I,  ch.  iv  du  Contrat  social. 


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APPENDICE    I.  3o3 

s'empare  en  pays  ennemi  de  tout  ce  qui  appartient  au  public,  mais  il 
respecte  la  personne  et  les  biens  des  particuliers,  il  respecte  les 
droits  sur  lesquels  est  fondé  son  propre  pouvoir.  La  fin  de  la  guerre 
est  la  destruction  de  l'État  ennemi;  on  a  droit  d'en  tuer  les  défen- 
seurs tant  qu'ils  ont  les  armes  à  la  main,  mais  sitôt  qu'ils  les 
posent  et  se  rendent,  ils  cessent  d'être  ennemis  ou  plutôt  instruments 
de  l'ennemi,  et  l'on  n'a  plus  droit  sur  leur  vie.  On  peut  tuer  l'État 
sans  tuer  un  seul  de  ses  membres.  Or  la  guerre  ne  donne  aucun  droit 
qui  ne  soit  nécessaire  à  sa  fin. 

Les  signes  moraux  sont  incertains,  difficiles  à  soumettre  au  cal- 
cul :  la  sûreté,  la  tranquillité,  la  liberté  même. 

Plusieurs  peuples  au  milieu  des  guerres  et  des  dissensions  intes- 
tines ne  laissent  pas  de  multiplier  extrêmement.  Dans  d'autres  gou- 
vernements au  contraire,  la  paix  même  est  dévorante  et  consume  les 
citoyens  {a), 

(a)  Ces  fragments  se  trouvent  au  verso  du  premier  feuillet  manuscrit.  (Voir  Contrat 
sociati  iiv.  III,  ch.  viii-ix.) 


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IV 


Les  divers  morceaux  qui  sont  compris  dans  cet  Appendice  proviennent 
de  la  collection  de  manuscrits  de  Rousseau,  léguée  à  Neuchâtel  par  du 
Peyrou.  Le  premier  et  de  beaucoup  le  plus  important,  qui  avait  pour  titre  : 
Que  l'état  de  guerre  nait  de  l'état  social,  forme  un  petit  cahier  de  la  pa- 
ges, catalogué  sous  le  n«  7856  à  la  bibliothèque  de  Neuchâtel.  Plusieurs 
extraits,  assez  courts  il  est  vrai,  de  ce  manuscrit  ont  passé  dans  le  Contrat 
social,  mais  il  est  surtout  intéressant  en  ce  qu*il  nous  offre  une  esquisse 
sommaire  du  système  politique  de  Rousseau.  Les  autres  fragments  sont  dis- 
séminés dans  un  même  manuscrit  (n*  7840  du  catalogue),  sorte  de  registre 
assez  volumineux  qui  renferme  quantité  de  morceaux,  d'importance  et 
d'étendue  inégales,  tous  de  la  main  de  Jean-Jacques.  Ils  sont  écrits  à  la 
plume  ou  au  crayon,  dans  un  fouillis  pittoresque,  quelquefois  à  côté  d'un 
compte  de  blanchissage,  qui  pourrait  peut-être  servir  à  préciser  la  date  de 
leur  composition.  Nous  avons  cru  devoir  reproduire  les  quelques  passages 
qui  se  rapportent  principalement  à  des  matières  traitées  au  chapitre  de 
l'Esclavage  du  Contrat  social.  Selon  le  plan  originaire  de  l'auteur,  ils  de- 
vaient sans  doute  former  un  livre  spécial  sur  le  droit  de  guerre  et  sur  les 
principes  qui  devraient  régir  les  relations  d'Etat  à  État  dans  le  système 
fédéralif. 

QUE  L'ÉTAT  DE  GUERRE  NAIT  DE  L'ÉTAT  SOCIAL  (i) 

Mais  quand  il  serait  vrai,  que  cette  convoitise  illimitée  et  indomp- 
table serait  développée  dans  tous  les  hommes  au  point  que  le  sup- 
pose notre  sophiste  encore  ne  produirait-elle  pas  cet  état  de  guerre 
universelle  de  chacun  contre  tous  dont  Hobbes  ose  tracer  l'odieux 
tableau.  Ce  désir  effréné  de  s'approprier  toutes  choses  est  incompatible 
avec  celui  de  détruire  tous  ses  semblables;  le  vainqueur  (2)  qui  ayant 
tout  tué  aurait  le  malheur  de  rester  seul  au  monde  n'y  jouirait  de  rien 
par  cela  même  qu'il  aurait  tout.  Les  richesses  elles-mêmes  à  quoi 
sont-elles  bonnes  si  ce  n'est  à  être  communiquées  ;  que  lui  servirait 

(')  Le»  variantes  du  roanuscrit,  etfacécs  par  Tauteur,  sont  notées  ici  en  caractères 
italiques. 

(i)  Le  titre  est  barré  dans  le  manuscrit. 
(2)  Le  malheureux. 


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APPENDICE  II.  3o5 

la  possession  de  tout  Tunivers  s'il  en  était  (i)  Tunique  habitant.  Quoi  ? 
son  estomac  dévorera-t-il  tous  les  fruits  de  la  terre?  Qui  lui  rassem- 
blera (2)  les  productions  de  tous  les  climats?  qui  portera  le  témoignage 
de  son  empire  dans  les  vastes  solitudes  qu'il  n'habitera  point?  Que 
fera-t-il  de  ses  trésors,  qui  consommera  ses  denrées,  à  quels  yeux 
étalera-t-il  son  pouvoir?  J'entends.  Au  lieu  de  tout  massacrer,  il  met- 
tra tout  dans  les  fers  pour  avoir  au  moins  des  esclaves.  Cela  a  changé 
à  l'instant  tout  l'état  de  la  question  et  puisqu'il  n'est  plus  question 
de  détruire,  l'état  de  guerre  est  anéanti. 

Que  le  lecteur  suspende  ici  son  jugement.  Je  n'oublierai  pas  de 
traiter  ce  point. 

L'homme  est  naturellement  pacifique  et  craintif,  au  moindre 
danger  son  premier  mouvement  est  de  fuir  (a)  ;  il  ne  s'aguerrit  qu'à 
force  d'habitude  et  d'expérience.  L'honneur,  l'intérêt,  les  préjugés,  la 
vengeance,  toutes  les  passions  (3)  qui  peuvent  lui  faire  braver  les 
périls  et  la  mort  sont  loin  de  lui  dans  l'état  de  nature.  Ce  n'est  qu'après 
avoir  fait  société  avec  quelque  homme  qu'il  se  détermine  à  en  atta- 
quer un  autre  et  il  ne  devienr  soldat  qu'après  avoir  été  citoyen  (4). 
On  ne  voit  pas  là  de  grandes  dispositions  (5)  à  faire  la  guerre  à 
tous  ses  semblables.  Mais  c'est  trop  m'arrêter  sur  un  système  aussi 
révoltant  qu'absurde  qui  a  déjà  une  fois  été  réfuté. 

Il  n'y  a  donc  point  de  guerre  générale  d'homme  à  homme  et  l'es- 
pèce humaine  n'a  pas  été  formée  uniquement  pour  s'entre-détruire; 
reste  à  considérer  la  guerre  accidentelle  et  particulière  qui  peut 
naître  entre  deux  ou  plusieurs  individus. 

Si  la  loi  naturelle  n'était  écrite  que  dans  la  raison  humaine  elle 
serait  peu  capable  de  diriger  la  plupart  de  nos  actions,  mais  elle  est 
encore  gravée  dans  le  cœur  de  l'homme  en  caractères  ineffaçables  et 
c'est  là  qu'elle  lui  parle  plus  fortement  que  tous  les  préceptes  des 
philosophes  (6).  C'est  là  qu'elle  lui  crie  qu'il  ne  lui  est  permis  de  sacri- 
fier la  vie  de  son  semblable  qu'à  la  conservation  de  la  sienne  et 
qu'elle  lui  fait  horreur  de  verser  le  sang  de  l'humanité  sans  colère 
même  quand  il  s'y  voit  obligé, 

Je  conçois  que  dans  les  querelles  sans  arbitres  qui  peuvent  s'éle- 
ver dans  l'état  de  nature  un  homme  irrité  pourra  quelquefois  en  tuer 
un  autre  soit  à  force  ouverte,  soit  par  surprise  ;  mais  s'il  s'agit  d'une 
guerre  véritable,  qu'on  imagine  dans  quelle  étrange  position  doit 
être  ce  même  homme  pour  ne  pouvoir  conserver  sa  vie  qu'aux 
dépens  de  celle  d'un  autre  et  que  par  un  rapport  établi  entre  eux  il 

(i)  Seul  à  en  Jouir. 
(a)  Pour  lui  seul, 

(3)  Motifs. 

(4)  Voilà  le  vrai  progrès  de  la  nature. 

(5)  Naturelles. 

{6}  De  ses  semblables. 

{a)  Voir  le  Discours  sur  V Inégalité. 


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3o6  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

faille  que  l'un  meure  pour  que  l'autre  vive  (i).  La  guerre  est  un  état 
permanent  qui  suppose  des  relations  constantes  (a),  et  ces  relations 
ont  très  rarement  lieu  d'homme  à  homme,  ou  tout  est  entre  les  indi- 
vidus dans  un  flux  continuel  qui  change  incessamment  les  rapports 
et  les  intérêts,  de  sorte  qu'un  sujet  de  dispute  s'élève  et  cesse  presque 
au  même  instant,  qu'une  querelle  commence  et  finit  en  un  jour  et 
qu'il  peut  y  avoir  des  combats  et  des  meurtres,  mais  jamais  ou  très 
rarement  de  longues  inimitiés  et  des  guerres. 

Dans  l'état  civil  où  (2)  la  vie  de  tous  les  citoyens  (3)  est  au  pou- 
voir du  souverain  et  où  nul  n'a  le  droit  de  disposer  de  la  sienne  ni 
de  celle  d'autrui,  l'état  de  guerre  ne  peut  avoir  lieu  non  plus  entre 
les  particuliers  et  quant  aux  duels,  défis,  cartels,  appels  en  combat 
singulier,  outre  que  c'était  un  abus  illégitime  et  barbare  d'une  con- 
stitution toute  militaire,  il  n'en  résultait  pas  un  véritable  état  de 
guerre  mais  une  affaire  particulière  qui  se  vidait  en  un  temps  et 
lieu  limités  (4),  tellement  que  (5)  pour  un  second  combat  il  fallait  un 
nouvel  appel.  On  en  doit  (6)  excepter  les  guerres  (7)  privées  (8),  qu'on 
suspendait  par  des  trêves  journalières  appelées  la  paix  de  Dieu  et 
qui  reçurent  la  sanction  par  les  Établissements  de  saint  Louis; 
mais  (9)  cet  exemple  est  unique  dans  l'histoire. 

(10)  Ces  exemples  (11)  suffisent  pour  donner  une  (12)  idée  (i3) 
des  divers  moyens  dont  on  peut  affaiblir  (14)  un  État  et  de  ceux  dont 
la  guerre  semble  autoriser  l'usage  pour  nuire  à  son  ennemi;  à 
l'égard  (i5)  des  traités  dont  quelqu'un  de  ces  moyens  sont  les  condi- 
tions, que  sont  au  fond  de  pareilles  paix  sinon  une  guerre  con- 
tinuée avec  d'autant  plus  de  cruauté  que  l'ennemi  vaincu  n'a  plus  le 
droit  de  se  défendre  (16)?  J'en  parlerai  dans  un  autre  lieu. 

(0  Soit  conservé, 

(2)  Nul  n'a  droit  de  disposer. 

(3)  Particuliers, 

(4)  Et  cela  est  si  vrai. 

(5)  Quand  il  était  question. 
(6j  //  en  faut. 

(7)  Querelles. 
(8j  Particulières. 
{9)  Je  crois. 

(10)  De. 

(11)  On  peut  tirer. 

(12)  Légère. 
(i3)  De  tous. 
(14)  Nuire  à. 

(i5)  De  toutes  paix. 

(16)  Mais. 

[à)  Contrat  social^  liv.  I,  chap.  iv.  —  C'est  le  rapport  des  choses  et  non  des  hommes 
qui  constitue  la  guerre...  et  l'état  de  guerre  ne  pouvant  naître  des  simples  relations 
personnelles,  mais  seulement  des  relations  réelles,  la  guerre  privée  ou  d'homme  à 
homme  ne  peut  exister  ni  dans  l'état  de  nature  où  il  n'y  a  point  de  propriété  con- 
stante, ni  dans  l'état  social  où  l'on  est  sous  l'autorité  des  lois...  Les  combats  particuliers, 
les  duels,  les  rencontres  sont  des  actes  qui  ne  constituent  point  un  état,  et  à  l'égard  des 
guerres  privées,  autorisées  par  les  établissements  de  Louis  IX... 


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APPENDICE  II.  307 

Joignez  à  tout  cela  les  témoignages  sensibles  de  mauvaise  volonté, 
qui  annoncent  l'intention  de  nuire,  comme  de  refuser  à  une  puissance 
les  titres  qui  lui  sont  dus,  de  (i)  méconnaître  ses  droits  et  rejeter 
ses  prétentions,  d'ôter  à  ses  sujets  la  liberté  du  commerce,  de  lui 
susciter  des  ennemis,  enfin  d'enfreindre  à  son  égard  le  droit  des 
gens  sous  quelque  prétexte  que  ce  puisse  être. 

Ces  diverses  manières  d'offenser  un  corps  politique  ne  sont  toutes 
ni  également  pratiquables,  ni  utiles  à  celui  qui  les  emploie,  et  celles 
dont  résulte  à  la  fois  notre  propre  avantage  et  le  préjudice  de  l'en- 
nemi sont  naturellement  préférées.  La  terre,  l'argent,  les  h.,  toutes 
les  dépouilles  qu'on  peut  s'approprier  deviennent  ainsi  les  principaux 
objets  des  hostilités  réciproques.  Cette  basse  avidité  changeant  insen- 
siblement les  idées  des  choses  (2),  la  guerre  enfin  dégénère  (3)  en 
brigandage  et  d'ennemis  et  guerriers  (4)  on  devient  peu  à  peu  tyrans 
et  voleurs  (a). 

De  peur  d'adopter  sans  y  songer  ces  changements  d'idées,  fixons 
d'abord  les  nôtres  par  une  définition  et  tâchons  (5)  de  la  rendre  si 
simple  qu'il  soit  impossible  d'en  abuser. 

J'appelle  donc  guerre  de  puissance  à  puissance  (6)  l'effet  d'une  dis- 
position mutuelle  constante  et  manifestée  de  détruire  l'État  ennemi 
ou  de  l'affaiblir  au  moins  (7)  par  tous  les  moyens  qu'on  le  peut  (8). 

Cette  disposition  réduite  en  acte  est  la  guerre  possible  proprement 
dite  ;  tant  qu'elle  reste  sans  effet  elle  n'est  que  l'état  de  guerre. 

Je  prévois  une  objection:  puisque  selon  moi  l'état  de  guerre  est 
naturel  entre  les  puissances  (9),  pourquoi  la  disposition  dont  elle 
résulte  a-t-elle  besoin  d'être  manifestée?  A  cela  je  réponds  que  j'ai 
parlé  ci-devant  de  l'état  naturel,  que  je  parle  ici  de  l'état  légitime  et 
que  je  ferai  voir  ci-après  comment  pour  la  rendre  telle  la  guerre  a 
besoin  d'une  déclaration. 

DISTINCTIONS   FONDAMENTALES 

Je  prie  les  lecteurs  de  (10)  ne  point  oublier  que  je  ne  cherche  pas 
ce  qui  rend  la  guerre  avantageuse  (11)  à  celui  qui  la  fait,  mais  ce 

(i)  Lui  disputer. 

(2)  C'est  ainsi  que, 

(3)  Insensible, 

(4)  Qu'on  était. 

(5)  Qu'elle  soit, 

(6)  Le  rapport  qui  résulte  entre  elles, 

(7)  De  tout  autant  qu'il  est  possible  en  lui  étante  attaquant  ses  sujets,  ses  biens  et 
son  territoire. 

(8)  Je  n'ajoute  pas  sa  liberté  parce  que  la  lui  àter,  c'est  le  détruire  et  que  cela  a 
déjà  été  dit  comme  je  le  ferai  voir  en  son  lieu. 

(9)  Qu'est'il  besoin, 

(10)  Bien  penser,  se  souvenir  toujours, 

(11)  Commode  et  facile, 

(a)  Contrat  social,  liv.  1,  chap.  iv.  —  L'étranger,  soit  roi,  soit  particulier,  soit  peuple 


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3o8  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

qui  la  rend  légitime  ;  il  en  coûte  presque  toujours  pour  être  juste. 
Est-on  pour  cela  dispensé  de  l'être?  S'il  n'y  a  jamais  eu  et  qu'il  ne 
puisse  y  avoir  de  véritable  guerre  entre  les  particuliers,  qui  sont 
donc  ceux  entre  lesquels  elle  a  lieu,  et  qui  peuvent  s'appeler  réelle- 
ment ennemis?  Je  réponds  que  ce  sont  les  personnes  publiques. 
Et  qu'est-ce  qu'une  personne  publique?  Je  réponds  que  c'est  cet 
être  moral  qu'on  appelle  souverain,  à  qui  le  pacte  social  a  donné 
l'existence,  et  dont  toutes  les  volontés  portent  le  nom  de  lois. 
Appliquons  ici  les  distinctions  précédentes  :  on  peut  dire,  dans  les 
effets  de  la  guerre,  que  c'est  le  souverain  qui  fait  le  dommage,  et 
l'État  qui  le  reçoit. 

Si  la  guerre  n'a  lieu  qu'entre  des  êtres  moraux,  elle  ne  nuit  point 
aux  hommes,  et  l'on  peut  la  faire  sans  (i)'ôter  la  vie  à  personne  (a). 
Mais  ceci  demande  explication. 

A  n'envisager  les  choses  que  selon  la  rigueur  du  pacte  social,  la 
terre,  l'argent,  les  hommes,  et  tout  ce  qui  est  compris  dans  l'enceinte 
de  l'État  lui  appartient  sans  réserve.  Mais  ces  droits  de  la  société, 
.fondés  sur  ceux  de  la  nature,  ne  pouvant  les  anéantir,  tous  ces 
objets  (2)  doivent  être  considérés  sous  un  double  rapport,  savoir  :  le 
sol  comme  territoire  public  et  comme  patrimoine  des  particuliers, 
les  biens  comme  appartenant  dans  un  sens  au  souverain,  et  dans  un 
autre  aux  propriétaires,  les  habitants  comme  citoyens  et  comme 
hommes  (b).  Au  fond,  le  corps  politique  n'étant  qu'une  personne 
morale,  n'est  qu'un  être  de  raison.  Otez  la  convention  publique, 
l'État  est  détruit  sans  la  moindre  altération  dans  tout  ce  qui  le  com- 
pose, et  (3)  jamais  toutes  les  conventions  des  hommes  ne  (4)  sau- 
raient changer  rien  dans  le  physique  (5)  des  (6)  choses.  Qu'est-ce  donc 
que  (7)  faire  la  guerre  à  un  souverain?  c'est  attaquer  la  convention 
publique  et  tout  ce  qui  en  résulte  ;  car  l'essence  de  l'État  ne  con- 
siste qu'en  cela.  Si  le  pacte  social  pouvait  être  tranché  d'un  seul 
coup,  à  l'instant  il  n'y  aurait  plus  de  guerre,  et  de  ce  seul  coup 
l'État  serait  tué  sans  qu'il  mourût  un  seul  homme.  Aristote  dit  que 
pour  autoriser  les  cruels  traitements  (8)  qu'on  faisait  souffrir  à  Sparte 
aux  Ilotes,  les  Éphores,  en  entrant  en  charge,  leur  déclaraient  solen- 

qui  vole,  tae  ou  détient  les  sujets  sans  déclarer  la  guerre  au  prince,  n'est  pas  un  ennemi 
c'est  un  brigand, 
(i)  Tuer, 

(2)  Peuvent. 

(3)  Uon  sait  bien  que. 

(4)  Peuvent  rien. 

(5)  Nature. 

(6)  Hommes. 

(7)  ^"^•Z- 

(8)  Inhumains  auxquels. 

(a)  Contrat  social,  liv.  I,  chap.  iv.  —  Quelquefois  on  peut  tuer  l'Etat  sans  tuer  uo 
seul  de  set  membres. 

(b)  Voir  Contrat  social A'w.  1,'chap.ix,  premier  paragraphe. 


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.APPENDICE  II.  3o9 

nellement  la  guerre  (i).  Cette  déclaration  était  aussi  superflue  que 
barbare.  L'état  de  guerre  subsistait  nécessairement  entre  eux  par 
cela  seul  que  les  uns  étaient  les  maîtres  et  les  autres  les  esclaves. 
Il  n'est  pas  douteux  que  puisque  les  Lacédémoniens  tuaient  les 
Ilotes,  les  Ilotes  ne  fussent  en  droit  de  tuer  les  Lacédémoniens. 

A  cela,  je  pourrais  me  contenter  de  répondre  par  les  faits,  ici  je 
n'aurais  point  de  réplique  à  craindre,  mais  je  n'ai  pas  oublié  que  je 
raisonne  ici  sur  la  nature  des  choses  et  non  sur  des  événements  (2)  qui 
peuvent  avoir  mille  causes  particulières  indépendantes  du  principe 
commun.  Mais  considérant  attentivement  la  constitution  des  corps 
politiques,  et  (3)  quoique  à  la  rigueur  chacun  suffise  à  sa  propre 
conservation,  nous  trouverons  que  leurs  mutuelles  relations  ne  lais- 
sent pas  d'être  beaucoup  plus  intimes  que  celles  des  individus.  Car 
Th.,  au  fond,  n'a  nul  rapport  nécessaire  avec  ses  semblables,  il  peut 
subsister  (4)  sans  leur  concours  dans  toute  la  rigueur  possible;  il 
n'a  pas  tant  besoin  des  soins  de  l'h.  que  des  fruits  de  la  terre,  et 
la  terre  produit  plus  qu'il  ne  faut  pour  (5)  nourrir  tous  ses  habitants. 
Ajoutez  que  Th.  a  un  terme  de  force  et  de  grandeur  fixé  par  la 
nature,  et  qu'il  ne  saurait  passer.  De  quelque  sens  qu'il  s'envisage, 
il  trouve  toutes  ses  facultés  limitées  :  sa  vie  est  courte,  ses  ans  sont 
comptés,  son  estomac  ne  s'agrandit  pas  avec  ses  richesses,  ses 
passions  ont  beau  s'accroître,  ses  plaisirs  ont  leur  mesure,  son  cœur 
est  borné  comme  tout  le  reste,  sa  capacité  de  jouir  est  toujours  la 
même.  Il  a  beau  (6)  s'élever  en  idée,  il  (7)  demeure  toujours  petit  (j). 

(8)  L'Etat,  au  contraire,  étant  un  corps  artificiel,  n'a  nulle 
mesure  déterminée,  la  grandeur  qui  lui  est  propre  est  indéfinie,  il 
peut  toujours  l'augmenter  ;  il  se  sent  faible  tant  qu'il  en  (9)  est  de 
plus  forts  que  lui.  Sa  sûreté,  sa  conservation  demandent  qu'il  se  (10), 
rende  plus  (11)  puissant  que  (12)  ses  voisins;  il  ne  peut  augmenter, 
nourrir,  exercer  ses  forces  qu'à  leurs  dépens,  et  s'il  n'a  pas  besoin  de 

(1)  Cétail  une  excuse  aussi  vaine  qu'inhumaine»  un  étrange  renversement  d'idées, 
si  la  guerre  ne  peut  avoir  lieu  contre  les  h.  libres  et  indépendants,  combien  moins 
contre  de  malheureux  esclaves. 

(2)  Que  mille  causes  particulières  peuvent  changer,  rendre  directement  contraires 
aux  effets  les  plus  naturels, 

(3)  Nous  trouverons. 

(4)  Dans  toutes. 

(3)  [jx  nourriture  de. 
(6)  Vouloir  Vagrandir. 
{^)  Reste. 

(8)  MaU. 

(9)  Existe. 

(10)  Soit. 

(11)  Fort. 

{12)  Lui  et  tous. 

(a)  Emile,  liv.  III.  —  L'homme  est  le  même  dans  tous  les  Etats,  le  riche  n*a  pas  Tes- 
tomac  plus  grand  que  le  pauvre...  les  besoins  naturels  étant  partout  les  mêmes,  les 
moyens  d'y  pourvoir  doivent  être  partout  égaux. 


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3io  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

chercher  sa  subsistance  hors  de  lui-même,  il  (i)  y  cherche  sans  cesse 
de  nouveaux  membres  qui  (2)  lui  donnent  une  consistance  plus  iné- 
branlable, car  rinégalîté  des  hommes  a  des  bornes  posées  par  les 
mains  de  la  nature,  mais  celle  des  sociétés  peut  croître  incessam- 
ment, jusqu'à  ce  qu'une  seule  absorbe  toutes  les  autres. 

Ainsi  la  grandeur  du  corps  politique  étant  purement  relative,  il  est 
forcé  de  se  comparer  sans  cesse  pour  se  connaître,  il  dépend  de  tout 
ce  qui  l'environne  et  (3)  doit  prendre  intérêt  à  tout  ce  qui  s'y  passe, 
car  il  aurait  beau  vouloir  se  tenir  au  dedans  de  lui  sans  rien  gagner 
en  grand,  ni  perdre,  il  devient  faible  ou  fort  selon  que  son  voisin 
s'étend  ou  se  répare,  se  renforce  ou  s'affaiblit.  Enfin,  sa  solidité 
même,  en  rendant  ses  rapports  plus  constants,  donne  un  effet  plus  sûr 
à  toutes  ses  actions  et  rend  toutes  ses  querelles  (4)  plus  dangereuses. 

Il  semble  que  l'on  ait  pris  à  tâche  de  renverser  toutes  les  vraies 
idées  des  choses,  tout  porte  l'h.  naturel  au  repos  :  manger  et  dormir 
sont  (5)  les  seuls  besoins  qu'il  connaisse  et  la  faim  seule  l'arrache  à  la 
paresse;  on  en  a  fait  un  furieux  toujours  prompt  à  tourmenter  ses 
semblables  (6)  par  des  passions  qu'il  ne  connaît  point;  au  contraire, 
ces  passions  exaltées  au  sein  de  la  société  par  tout  ce  qui  peut  les 
enflammer,  passent  pour  n'y  pas  exister  (7).  Mille  écrivains  ont  osé 
dire  que  le  corps  politique  est  sans  passions  et  qu'il  n'y  a  point  de 
raison  d'État  que  la  raison  même.  Comme  si  l'on  ne  voyait  pas,  au 
contraire,  que  l'essence  de  la  société  consiste  dans  l'activité  de  ses 
membres  et  qu'un  État  sans  mouvement  ne  serait  qu'un  corps  mort. 
Comme  si  toutes  les  histoires  du  monde  ne  nous  montraient  pas  les 
sociétés  les  mieux  constituées  être  aussi  les  plus  actives  et,  soit  au 
dedans  soit  au  dehors,  l'action  ou  réaction  continuelle  de  tous  leurs 
membres  porter  témoignage  de  la  vigueur  du  corps  tout  entier. 

La  différence  de  l'art  humain  à  l'ouvrage  de  la  nature  se  fait  sen- 
tir dans  ses  effets  (a),  les  citoyens  ont  beau  s'appeler  membres  de 
l'État,  ils  (8)  ne  sauraient  s'unir  à  lui  comme  de  vrais  membres  le 
sont  au  corps;  il  est  impossible  de  faire  que  chacun  d'eux  n'ait  pas 
une  existence  individuelle  et  séparée  par  laquelle  il  peut  seul  suf- 
fire à  sa  propre  conservation;  les  nerfs  sont  moins  sensibles,  les 
muscles  ont  moins  de  vigueur,  tous  les  liens  sont  plus  lâches,  le 
moindre  accident  peut  tout  désunir. 

Que  l'on  considère  combien,  dans  l'agrégation  du  corps  politique 

(I)  //  faut  que, 
(2}  Le  fortifient, 

(3)  Ne  peut  se  dispenser  de. 

(4)  Plus  difficiles  à  terminer. 

(5)  Des, 

(6)  Pour  contenter. 

(7)  Et  les  passions  politiques. 

(8)  Leur  est  impossible  de. 

[a)  Contrat  social^  liv.  III,  chap.  xi.  —  La  constitution  de  l'homme  est  Tourrage  de 
la  nature,  celle  de  l'Etat  est  l'ouvrage  de  l'art. 


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APPENDICE  H.  3ii 

la  force  publique  est  inférieure  à  la  somme  des  forces  particulières, 
combien  il  y  a  pour  ainsi  dire  de  frottement  dans  le  jeu  de  toute  la 
machine  et  Ton  trouvera  que,  toute  proportion  gardée,  Th.  le  plus 
débile  a  plus  de  force  pour  sa  propre  conservation  que  l'État  le  plus 
robuste  n'en  a  pour  la  sienne. 

Il  faut  donc,  pour  que  TÉtat  subsiste,  que  la  vivacité  de  ses  pas- 
sions supplée  à  celle  de  ses  (i)  mouvements  et  que  sa  volonté  l'anime 
autant  que  (2)  son  pouvoir  se  relâche.  C'est  la  loi  conservatrice  que  la 
nature  elle-même  établit  entre  les  espèces  et  qui  les  maintient  toutes 
malgré  leur  inégalité.  C'est  aussi,  pour  le  dire  en  passant,  la  raison 
pourquoi  les  petits  États  ont  en  proportion  plus  de  vigueur  que  les 
grands,  car  la  sensibilité  publique  (3)  n'augmente  pas  avec  le  terri- 
toire, plus  il  s'étend  plus  la  volonté  s'attiédit,  plus  les  mouvements 
s'affaiblissent  et  ce  grand  corps,  surchargé  de  son  propre  poids, 
s'affaisse  (4),  tombe  en  langueur  et  dépérit  {a). 

^  Imagine-t-on  jamais  de  justice  plus  absurde  que  celui  qui  peut 
avoir  imaginé  sans  frémir  le  système  insensé  de  la  guerre  naturelle 
de  chacun  contre  tous?  quel  étrange  animal  que  celui  qui  croirait  son 
bien-être  attaché  à  la  destruction  de  toute  son  espèce  et  comment  con- 
cevoir que  cette  espèce  aussi  monstrueuse  et  aussi  détestable  pût 
durer  seulement  deux  générations?  voilà  pourtant  jusqu'où  le  désir 
ou  plutôt  la  fureur  d'établir  le  despotisme  et  l'obéissance  passive  ont 
conduit  un  des  plus  (5)  beaux  génies  qui  aient  existé.  Un  (6)  principe 
aussi  féroce  était  digne  de  son  objet. 

L'État  de  société  qui  contraint  toutes  nos  inclinations  naturelles 
ne  les  saurait  pourtant  anéantir  malgré  nos  préjugés  et  malgré  nous- 
mêmes;  elles  parlent  encore  au  fond  de  nos  cœurs  et  nous  ramènent 
souvent  au  vrai  que  nous  quittons  pour  des  chimères.  Si  celte  inimitié 
mutuelle  et  destructive  était  attachée  à  notre  constitution,  elle  se 
ferait  donc  sentir  encore  et  nous  repousserait,  malgré  nous,  à  travers 
toutes  les  chaînes  sociales. 

L'affreuse  haine  de  l'humanité...  le  cœur  de  l'homme,  il  l'affli- 
gerait à  la  naissance  de  ses  propres  enfants,  il  se  réjouirait  à  la  mort 
de  ses  frères  et  lorsqu'il  en  trouverait  quelqu'un  endormi,  son  (7)  pre- 
mier mouvement  (8)  serait  (9)  de  le  tuer  (b), 

(i)  Sentiments,  passions. 

(2)  Sa  force, 

(3)  Ne  croît. 

(4)  Dépérit. 

(5)  Grands  philosophes. 

(6)  Système. 
{7)  Le. 

(8)  Naturel. 

(9)  D'être  tenté. 

{a)  Voir  Contrat  social^  liv.  II,  chap.  ix.  —  Un  corps  trop  grand  pour  sa  constitution 
s'affaisse,  et  périt  écrasé  sous  son  propre  poids. 
(b)  Voir  le  Discours  sur  Vlnégalité. 


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3i3  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

La  bienveillance  qui  nous  fait  prendre  part  au  bonheur  de  nos 
semblables,  la  compassion  qui  nous  identifie  avec  celui  qui  souffre 
et  nous  afflige  de  sa  douleur  seraient  des  sentiments  inconnus  et  direc- 
tement contraires  à  la  nature.  Ce  serait  un  monstre  qu'un  homme 
sensible  et  pitoyable  et  nous  serions  naturellement  ce  que  nous  avons 
bien  de  la  peine  à  devenir  au  milieu  de  la  dépravation  qui  nous  pour- 
suit. 

Le  sophiste  dirait  en  vain  que  cette  mutuelle  inimitié  n'est  pas 
innée  et  immédiate,  mais  fondée  sur  la  concurrence  inévitable  du  droit 
de  chacun  pour  toutes  choses,  car  le  sentiment  de  ce  prétendu  droit 
n'est  pas  plus  naturel  à  l'homme  que  la  guerre  qu'il  en  fait  naître  (a).  ^ 
Je  l'ai  déjà  dit  et  ne  puis  trop  le  répéter,  l'erreur  de  Hobbes  et  (i) 
des  philosophes  est  de  confondre  l'h.  naturel  avec  les  hommes  qu'ils 
ont  sous  les  yeux  et  de  transporter  dans  un  système  un  être  qui  ne  peut 
subsister  que  dans  un  autre.  L'h.  veut  son  bien  et  tout  ce  qui  peut  y 
contribuer,  cela  est  incontestable  (2).  Mais,  naturellement,  le  bien- 
être  de  l'homme  se  borne  au  nécessaire  physique  ;  car  quand  il  a 
l'âme  saine  et  que  son  corps  ne  souffre  pas,  que  lui  manque-t-il  pour 
être  heureux  selon  sa  constitution  (^)?  Celui  qui  n'a  rien  désire 
peu  de  chose,  celui  qui  ne  commande  à  personne  a  peu  d'ambition  ; 
mais  le  superflu  éveille  la  convoitise  (3)  :  plus  on  obtient,  plus  on 
désire.  Celui  qui  a  beaucoup,  veut  tout  avoir  et  la  folie  de  la  monarchie 
universelle  n'a  jamais  tourmenté  que  le  cœur  d'un  grand  roi.  Voilà 
la  marche  de  la  nature;  voilà  le  développement  des  passions,  un  phi- 
losophe superficiel  (4)  observe  des  âmes  repétries  et  fermentées  dans 
le  levain  de  la  société  et  croit  avoir  observé  l'homme;  mais  pour  le 
bien  connaître,  il  faut  savoir  démêler  la  gradation  naturelle  de  ses 
sentiments  et  ce  n'est  point  chez  les  habitants  d'une  grande  ville 
qu'il  faut  (5)  chercher  le  premier  trait  de  la  nature  dans  l'empreinte 
du  cœur  humain  (c). 

•  Ainsi  cette  méthode  analytique  n'ofTre-t-elle  à  la  raison  qu'abîmes 
et  mystères  où  le  plus  sage  comprend  le  moins  ;  qu'on  demande  pour- 
quoi les  mœurs  se  corrompent  à  mesure  que  les  esprits  s'éclairent, 
n'en  pouvant  trouver  la  cause,  ils  auront  le  front  de  nier  le  fait;  qu'on 
demande  pourquoi  les  sauvages  transportés  parmi  nous  ne  partagent 
ni  nos  passions  (6)  ni  nos  plaisirs  et  ne  se  soucient  point  de  tout  ce 

(0  De  la  plupart. 

(a)  D'avoir  pris. 

(3)  C'est  ce  qu'on  a  de  trop  qui  rend  les  désirs  immodérés, 

(4)  Voit. 

(5)  Qu'on  voit  distinct. 

(6)  Ni  notre  avidité. 

{a)  Le  passage  entre  croix  est  barré  dans  le  manuscrit. 

(b)  Discours  sur  V Inégalité.  —  Je  voudrais  bien  qu'on  m'expliquflt  quel  peut  être  le 
genre  de  misère  d'un  être  libre  dont  le  coeur  est  en  paix  et  le  corps  en  santé. 

(c)  Emile,  liv.  V.  —  Toutes  les  capitales  se  res>emblent«  tous  les  peuples  s'y  mêlent, 
toutes  les  moeurs  s'y  confondent,  ce  n'est  pas  là  qu'il  faut  aller  étudier  les  nations. 


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APPENDICE  M.  3i3 

que  nous  désirons  avec  tant  d'ardeur,  ils  ne  s'expliqueront  jamais 
ou  ne  s'expliqueront  que  par  mes  principes;  ils  ne  connaissent  que  ce 
qu'ils  voient  et  n'ont  jamais  vu  la  nature;  ils  savent  fort  bien  ce  que 
c'est  qu'un  (i)  bourgeois  de  Londres  ou  de  Paris,  mais  ils  ne  sauront 
jamais  ce  que  c'est  qu'un  homme. 

J'ouvre  les  livres  de  droit  et  de  morale,  j'écoute  les  savants  et  les 
jurisconsultes,  et  pénétré  de  leurs  discours  insinuants  je  déplore 
les  misères  de  la  nature,  j'admire  la  paix  et  la  justice  établies  par 
l'ordre  civil,  je  bénis  la  sagesse  (2)  des  institutions  publiques  et  (3) 
me  console  d'être  homme  en  me  voyant  citoyen  (4).  Bien  instruit  de 

mes  devoirs  et  de  mon  bonheur,  je  ferme  le  livre  sous  (5) de  la 

classe,  et  regarde  autour  de  moi,  je  vois  des  peuples  infortunés 
gémissants  sous  un  joug  de  fer,  le  genre  humain  écrasé  par  une  (6) 
poignée  d'oppresseurs,  une  foule  affamée  de  pain,  accablée  de  peine 
et  (7)  dont  le  riche  boit  en  paix  le  sang  et  les  larmes,  partout  le  fort 
armé  contre  le  faible  du  redoutable  pouvoir  (8)  des  lois. 

Tout  cela  se  fait  paisiblement  et  sans  résistance,  c'est  la  tranquil- 
lité des  compagnons  d'Ulysse  enfermés  dans  la  caverne  du  Cyclope, 
en  attendant  qu'ils  soient  dévorés  (a).  Il  faut  gémir  et  se  taire. 
Tirons  un  voile  éternel  sur  ces  objets  d'horreur.  J'élève  les  yeux  et 
regarde  au  loin.  J'aperçois  des  feux  et  des  flammes (9),  des  campagnes 
dévastées,  des  villes  au  pillage  (10).  Hommes  farouches,  où  traînez- 
vous  (11)  ces  infortunés,  sans  asile  et  sans  pain?  J'entends (12)  un  bruit 
aflreux  (i3)!  Quel  tumulte,  quels  cris,  j'approche,  je  vois  un  (14) 
théâtre  de  meurtres,  dix  mille  hommes  égorgés,  les  morts  entassés  par 
monceaux  (i5),les  mourants  foulés  aux  pieds  des  chevaux;  partout 
l'image  (16)  de  la  mort  et  de  l'agonie. 

C'est  donc  là  le  fruit  de  ces  institutions  pacifiques  (17).  La  pitié, 

(i)  HabH, 

{2)  Et  la  bonté  de. 

(3)  Et  même  des  institutions  humaines  et  me  félicite  d'être  homme  au  milieu. 

(4)  Je  ferme. 

{b)  Ici,  un  ou  deux  mots  illisibks. 

(6)  Foule. 

(7)  Frémissante. 

(8)  Sacré. 

(9)  Des  villes  embrasées. 

(10)  Barbares. 

(11)  Des  peuples  en  désespoir. 

(12)  Des  gémissements. 

(i3)  Semblable  au  hurlement  des  loups. 

(14)  Champ  de  bataille. 

(i5)  Des  foules  de  mourants  écrasés  sous  les. 

lit)  Horrible. 

(17)  Qui  bannissent. 

{a)  Contrat  social,  Itv.  IV,  chap.  iv.  —  On  dira  que  le  despote  assure  à  ses  sujets  la 
tranquillité  civile;  qu'y  gagnent-ils  si  cette  tranquillité  même  est  une  de  leurs  misères? 
CD  vit  tranquille  aussi  dans  les  cachots...  Les  Grecs  enfermés  dans  l'antre  du  Cyclope 
y  vivaient  tranquilles  en  attendant  que  leur  tour  vint  d'être  dévorés. 


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3i4  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

rindignation  s'élèvent  au  fond  de  mon  cœur.  Ah!  philosophe  bar- 
bare (i)y  viens  nous  lire  ton  livre  sur  un  champ  de  bataille. 

Quelles  entrailles  d'hommes  ne  seraient  pas  émues  à  ces  tristes 
objets,  mais  (2)  il  n'est  plus  permis  d'être  homme  et  de  plaider  la 
cause  de  l'humanité,  la  justice  et  la  vérité  doivent  être  pliées  à  l'in- 
térêt des  plus  puissants,  c'est  la  règle.  Le  peuple  ne  donne  ni  pen- 
sions, ni  emplois,  ni  chaires,  ni  places  d'académies;  en  vertu  de  quoi 
le  protégerait-on  (a).  Princes  magnanimes  de  qui  nous  attendons  tout; 
je  parle  au  nom  du  corps  littéraire.  Opprimez  le  peuple  en  sûreté  de 
conscience  (3)... 

Comment  (4)  une  aussi  faible  voix  se  ferait-elle  entendre  à  travers 
tant  de  clameurs  vénales.  Hélas  !  il  faut  me  taire,  mais  la  voix  de 
mon  cœur  ne  saurait-elle  penser  à  tracer  un  si  triste  sillon,  non  sans 
entrer  dans  d'odieux  détails  qui  passeraient  pour  satiriques  par  cela 
seul  qu'ils  seraientvrais.  Je  me  bornerai,  comme  j'ai  toujours  fait,  à  exa- 
miner les  établissements  humains,  parleurs  principes;  à  corriger,  s'il 
se  peut,  les  fausses  idées  que  nous  en  donnent  des  auteurs  intéressés, 
et  à  faire  au  moins  que  l'injustice  et  la  violence  ne  prennent  pas  impu- 
demment le  nom  de  droit  et  d'équité. 

La  première  chose  que  je  remarque  (5),  en  considérant  la  position 
du  genre  humain,  c'est  une  contradiction  manifeste  dans  sa  constitu- 
tion, qui  la  rend  toujours  vacillante  (6).  D'h.  à  h.,  nous  vivons  dans 
l'état  civil  et  soumis  aux  lois.  De  peuple  à  peuple,  chacun  jouit  de  sa 
liberté  naturelle;  ce  qui  rend  au  fond  notre  situation  pire  que  si  ces 
distinctions  étaient  inconnues;  car  vivant  à  la  fois  dans  l'ordre  social 
et  dans  l'état  de  nature,  nous  sommes  assujettis  aux  inconvénients  de 
l'un  et  de  l'autre  (7)  sans  trouver  la  sûreté  dans  aucun  des  deux.  La 
perfection  de  l'ordre  social  consiste,  il  est  vrai,  dans  le  concours  de 
la  force  et  de  la  loi;  mais  il  faut  pour  cela  que  la  loi  dirige  la  force, 
au  lieu  que  dans  les  idées  de  l'indépendance  absolue  des  princes,  la 
seule  force  parlant  aux  citoyens  sous  le  nom  de  loi  et  aux  étrangers 
sous  le  nom  de  raison  d'État,  ôte  à  ceux-ci  le  pouvoir  et  aux  autres  la 
volonté  de  résister,  en  sorte  que  le  vain  nom  de  justice  ne  sert  pour 
tous  que  de  sauvegarde  à  la  violence  (b), 

(i)  Va  lire  ton  livre. 

(2)  On  n'ose. 

(3)  Ici  une  ligne  illisible. 

(4)  Espérer, 
(3)  Dans. 

(6)  De  sorte  que  vivant  à  la  fois  dans  Vétat  social  et  dans  Vitat  de  nature^  il  est 
sujet  aux  inconvénients  de  Vun  et  de  VautrCi  sans  en  avoir  les  avantages  et  auxquels 
des  deux  qu'il  donne  la  préférence»  tes  précautions  sont  insuffisantes  pour  s'y  main^ 
tenir. 

(7)  En  avoir  les  avantages. 

{a)  Contrat  social^  liv.  II,  chap.  11.  —  I^  vérité  ne  mène  point  à  la  fortune  et  le 
peuple  ne  donne  ni  ambassades,  ni  chaires,  ni  pensions. 

{b)  Émile^  liv.  V.  ~  Nous  examinerons  si  Ton  n'a  pas  fait  trop  ou  trop  peu  dans  l'in- 
stitution sociale  ;  si  les  individus  soumis  aux  lois  et  aux  hommes,  tandis  que  les  sociétés 


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APPENDICE  IL  3i5 

Quant  à  ce  (i)  droit  des  gens  (2),  il  est  certain  que  faute  de  sanc- 
tion ses  lois  ne  sont  que  des  chimères  plus  faibles  encore  que  la  loi  de 
nature.  Celle-ci  parle  au  moins  au  cœur  des  particuliers,  au  lieu  que 
le  droit  des  gens,  n'ayant  d'autre  garant  que  l'utilité  de  celui  qui  s'y 
soumet.  Ses  décisions  ne  sont  respectées  qu'autant  que  l'intérêt  les 
confirme  dans  la  condition  mixte  où  nous  nous  trouvons,  auquel 
des  deux  systèmes  que  l'on  donne  la  préférence. 

En  faisant  trop  ou  trop  peu,  nous  n'avons  rien  fait  et  nous  nous 
sommes  mis  dans  le  pire  état  où  nous  puissions  nous  trouver.  Voilà, 
ce  me  semble,  la  véritable  origine  de  ce  qu'on  appelle  communément 
des  calamités  publiques. 

Mettons  un  moment  ces  idées  en  opposition  avec  l'horrible  sys- 
tème de  Hobbes  et  nous  trouverons  tous,  au  rebours  de  son  absurde 
doctrine,  que  bien  loin  que  l'état  de  guerre  soit  naturel  aux  hommes, 
la  guerre  est  née  de  la  paix  ou  du  moins  des  précautions  que  les 
h.  ont  prises  pour  s'assurer  une  paix  durable.  Mais  avant  que 
d'entrer  dans  cette  discussion,  tâchons... 

On  peut  demander  encore  si  les  rois  qui,  dans  le  fait,  sont  indé- 
pendants de  (3)  puissance  humaine,  pourraient  établir  entre  eux  des 
guerres  personnelles  et  particulières  indépendantes  de  celles  de  l'Etat. 
(4)  C'est  là  certainement  une  question  oiseuse,  car  ce  n'est  pas,  comme 
on  sait,  la  coutume  des  princes  d'épargner  (5)  autrui  pour  s'exposer 
personnellement.  De  plus,*  cette  question  dépend  d'une  autre  qu'il  ne 
m'appartient  pas  de  décider,  savoir  si  le  prince  est  soumis  lui-même 
aux  lois  de  l'État  ou  non  ;  car  s'il  y  est  soumis,  sa  personne  (6)  est  liée 
et  sa  vie  appartient  à  l'État  comme  celle  du  dernier  citoyen  ;  mais  si 
le  prince  est  (7)  au-dessus  des  lois,  il  vit  dans  le  pur  état  de  nature 
et  ne  doit  compte  ni  à  ses  sujets  ni  à  personne  d'aucune  de  ses  actions. 

DE     l'état     social 

Nous  entrons  maintenant  dans  un  nouvel  ordre  de  choses,  nous 
allons  voir  les  hommes  unis  par  une  concorde  artificielle  se  rassem- 
bler pour  s'entr'égorger  et  toutes  les  horreurs  de  la  guerre  naître  des 
soins  qu'on  avait  pris  pour  la  prévenir.  Mais  il  importe,  première- 
ment (8),  de  se  former  sur  l'essence  du  corps  politique  des  notions 

gardent  entre  elles  l'indépendance  de  la  nature,  ne  restent  pas  exposés  aux  maux  des 
deux  états  sans  en  a\oir  les  avantages  et  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  qu*il  n'y  eût  point 
de  société  civile  au  monde  que  d'y  en  avoir  plusieurs, 
(i)  Beau  nom, 

(2)  Dont  on  fait  tant  de  bruit. 

(3)  Toute. 

(4)  Cette  question, 

(5)  Les  autres. 

(6)  Et  sa  vie. 

(7)  Exempt  des  lois,  de  l'observation. 

(8)  Avant  d'entrer  en  matière^  il  est  bon. 


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3i6  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

plus  exactes  que  Ton  n'a  fait  jusqu'ici.  Que  le  lecteur  songe  seulement 
qu'il  s'agit  moins  ici  d'histoire  et  des  faits,  que  de  droit  et  de  justice, 
et  (i)  que  je  veux  examiner  les  choses  par  leur  nature  plutôt  que  par 
nos  préjugés. 

De  la  première  société  formée  s'ensuit  nécessairement  la  formation 
de  toutes  les  autres.  Il  faut  (2)  en  faire  partie  ou  s'unir  pour  lui  résis- 
ter, l'imiter  (3)  ou  se  laisser  engloutir  par  elle. 

Ainsi,  toute  la  face  de  la  terre  est  changée;  partout  la  nature  a 
disparu;  partout  l'art  humain  a  pris  sa  place; (4) l'indépendance  et  la 
liberté  naturelle  ont  fait  place  aux  lois  et  à  l'esclavage  ;  il  n'existe  plus 
d'être  libre,  le  philosophe  cherche  un  homme  et  n'en  trouve  plus. 
Mais  c'est  en  vain  qu'on  pense  anéantir  la  nature,  elle  renaît  et  se 
montre  où  l'on  s'attendait  le  moins.  L'indépendance  qu'on  ôte  aux 
hommes  se  réfugie  dans  les  sociétés,  et  ces  grands  corps  livrés  à  leurs 
propres  impulsions  produisent  des  chocs  plus  terribles  à  proportion 
que  leurs  masses  l'emportent  sur  celles  des  individus. 

Mais,  dira-t-on,  chacun  de  ces  corps  ayant  une  assiette  aussi  so- 
lide (5),  comment  est-il  possible  qu'ils  viennent  jamais  à  s'entre-heur- 
ter?  Leur  propre  constitution  ne  devrait-elle  pas  les  maintenir  entre 
eux  dans  une  paix  éternelle?  Sont-ils  obligés  comme  les  hommes 
d'aller  chercher  au  dehors  de  quoi  pourvoir  à  leurs  besoins  ;  n'ont-ils 
pas  en  eux-mêmes  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  leur  conservation  ?  La 
concurrence  et  les  échanges  même  sont-ih  une  source  de  discorde 
inévitable  et  dans  tous  les  pays  du  monde,  les  habitants  n'ont-ils  pas 
existé  avant  le  commerce;  preuve  invincible  qu'ils  y  pouvaient  sub- 
sister sans  lui. 

Fin  du  chapitre  :  Il  n'y  a  pas  de  guerre  entre  les  hommes,  il  n'y 
en  a  qu'entre  les  États. 


FRAGMENTS   DIVERS 
EXTRAITS  d'un  ^jdANUscRiT  DE  NEUCHATEL  (N®  784X)  du  Catalogue) 

Grâce  à  Dieu  on  ne  voit  plus  rien  de  pareil  parmi  les  Européens. 
On  aurait  horreur  d'un  prinCe  qui  ferait  massacrer  les  prisonniers. 
On  s'indigne  même  contre  ceux  qui  les  traitent  mal,  et  les  maximes 
abominables  qui  font  frémir  la  raison  et  révolter  l'humanité  ne  sont 
plus  connues  que  des  jurisconsultes  qui  en  font  tranquillement  la  base 
de  leurs  systèmes  politiques  et  qui  au  lieu  de  nous  montrer  l'autorité 

(i)  Que  je  n'entreprends  point  de  dire,  <t expliquer. 
(2)  H  ne  reste  d'autre  parti, 
{3)  Pour  éviter  d'être. 

(4)  Le  philosophe  cherche  l'homme  et  ne  le  trouve  plus. 

(5)  Peuvent-ils, 


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APPENDICE  H.  3i7 

souveraine  comme  la  source  du  bonheur  des  hommes,  osent  nous  la 
montrer  comme  le  supplice  des  vaincus. 


Pour  peu  que  l'on  marche  de  conséquence  en  conséquence,  Ter- 
reur du  principe  se  fait  sentir  à  chaque  pas,  et  Ton  voit  partout  que 
dans  une  aussi  téméraire  décision  Ton  n'a  pas  plus  consulté  la  raison 
que  la  nature.  Si  je  voulais  approfondir  la  notion  de  l'état  de  guerre, 
je  démontrerais  aisément  qu'il  ne  peut  résulter  que  du  libre  consen- 
tement des  parties  belligérantes  ;  que  si  l'une  veut  attaquer,  et  que 
l'autre  ne  veuille  se  défendre,  il  n'y  a  point  d'état  de  guerre,  mais 
seulement  violence  et  agression;  que,  l'état  de  guerre  étant  établi  par 
le  libre  consentement  des  parties,  ce  libre  et  mutuel  consentement  est 
aussi  nécessaire  pour  rétablir  la  paix,  et  que,  à  moins  que  Tun  des  ad- 
versaires ne  soit  anéanti,  la  guerre  ne  peut  finir  qu'à  l'instant  que 
tous  deux  en  liberté  déclarent  qu'ils  y  renoncent.  J'ajoute  qu'en  vertu 
de  la  relation  de  maître  à  esclave  ils  continuent,  même  malgré  eux,  à 
être  toujours  dans  l'état  de  guerre.  Je  pourrais  mettre  en  question  les 
promesses  arrachées  par  la  force  dans  l'état  de  liberté  et  si  toutes 
celles  que  le  prisonnier  fait  à  son  maître  dans  cet  état  peuvent  signifier 
autre  chose  que  celle-ci  :  Je  m'engage  à  vous  obéir  aussi  longtemps 
qu'étant  le  plus  fort  vous  n'attenterez  pas  à  ma  vie  (a). 

Il  y  a  plus  ;  qu'on  me  dise  lesquels  doivent  l'emporter  des  engage- 
ments solennels  et  irrévocables  pris  avec  la  patrie  en  pleine  liberté  ou 
de  ceux  que  l'effroi  de  la  mort  nous  fera  prendre  avec  l'ennemi  vain- 
queur. Le  prétendu  droit  d'esclavage  auquel  sont  assujettis  les  pri- 
sonniers de  guerre  est  sans  bornes,  les  jurisconsultes  le  décident  for- 
mellement: Il  n'y  a  rien,  dit  Grotius  ;  qu'on  ne  puisse  impunément  faire 
souffrir  à  de  tels  esclaves.  Il  n'est  point  d'action  qu'on  ne  puisse  leur 
commander  et  à  laquelle  on  ne  puisse  les  contraindre  de  quelque 
manière  que  ce  soit.  Mais  si,  leur  faisant  grâce  de  mille  tourments,  on 
se  contente  d'exiger  qu'ils  portent  les  armes  contre  leur  pays,  je 
demande  lequel  ils  doivent  remplir  du  serment  qu'ils  ont  fait  libre- 
ment à  leur  patrie  ou  de  celui  que  l'ennemi  vient  d'arracher  à  leur 
faiblesse.  Désobéiront-ils  à  leur  maître,  ou  massacreront-ils  leurs  con- 
citoyens? Peut-être  osera-t-on  dire  que,  l'état  d'esclavage  assujettissant 
les  prisonniers  à  leur  maître,  ils  changent  d'état  à  l'instant  et  que, 
devenant  sujets  de  leur  souverain,  ils  renoncent  à  leur  ancienne 
patrie. 


Quand  mille  peuples  auraient  massacré  leurs  prisonniers,  quand 
mille  docteurs  vendus  à  la   tyrannie  auraient  excusé   ces  crimes 

{a)  Voir  Contrat  social,  liv.  I,  chap.  iv  (fin). 


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3i8  DU   CONTRAT  SOCIAL. 

qu'importe  à  la  vérité  Terreur  des  hommes  et  leur  barbarie  à  la  jus- 
tice? Ne  cherchons  point  ce  qu'on  a  fait,  mais  ce  qu'on  doit  faire,  et 
rejetons  de  viles  et  mercenaires  autorités  qui  ne  servent  qu'à  rendre 
les  hommes  esclaves,  méchants  et  malheureux. 


Dans  les  États  où  les  mœurs  valent  mieux  que  les  lois,  comme 
était  la  république  de  Rome,  l'autorité  du  père  ne  saurait  être  trop 
absolue  ;  mais  partout  où,  comme  à  Sparte,  les  lois  sont  la  source  des 
mœurs,  il  faut  que  l'autorité  privée  soit  nettement  subordonnée  à 
l'autorité  publique,  que  même  dans  la  famille  la  république  com- 
mande préférablement  aux  pères.  Cette  maxime  me  paraît  incontes- 
table, quoiqu'elle  fournisse  une  conséquence  opposée  à  celle  de 
VEsprit  des  lois. 


Il  n'y  a  que  des  peuples  tranquillement  établis  depuis  très  long- 
temps qui  puissent  imaginer  de  faire  de  la  guerre  un  métier  à  part  et 
des  gens  qui  l'exercent  une  classe  particulière.  Chez  un  nouveau 
peuple,  où  l'intérêt  commun  est  encore  dans  toute  sa  vigueur,  tous 
les  citoyens  sont  soldats  en  temps  de  guerre,  et  il  n'y  a  pas  de  sol- 
dats en  temps  de  paix.  C'est  un  des  meilleurs  signes  de  la  jeunesse 
et  de  la  vigueur  d'une  nation.  Il  faut  nécessairement  que  des  hommes 
toujours  armés  soient  par  état  les  ennemis  de  tous  les  autres,  et  les 
premières  troupes  réglées  sont  en  quelque  sorte  les  premières  rides 
qui  annoncent  la  prochaine  décrépitude  du  gouvernement. 


Passage  écrit  au  crayon.  —  Maintenant  que  l'état  de  nature  est 
aboli  parmi  nous,  la  guerre  n'existe  plus  entre  particuliers,  et  les 
hommes  qui  de  leur  chef  en  attaquent  d'autres,  même  après  avoir  reçu 
quelque  injure  ne  sont  point  regardés  comme  leurs  ennemis,  mais 
comme  de  véritables  brigands.  Cela  est  si  vrai  qu'un  sujet  qui,  prenant 
à  la  lettre  les  termes  d'une  déclaration  de  guerre  voudrait  sans  brevet 
ni  lettres  de  marque  courre  sus  aux  ennemis  de  son  prince  en  serait 
puni  ou  devrait  l'être  (a). 


Premièrement,  le  vainqueur  n'étant  pas  plus  en  droit  de  faire  cette 
menace  que  de  l'exécuter,  l'effet  n'en  saurait  être  légitime.  En  second 
lieu,  si  jamais  serment  extorqué  par  force  fut  nul,  c'est  surtout  celui 
qui  nous  soumet  à  l'engagement  le  plus  étendu  que  les  hommes 
puissent  prendre,  et  qui  par  conséquent  suppose  la  plus   parfaite 

(a)  Voir  Contrat  social,  liv.  I,  chap.  iv. 


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APPENDICE  IL  3i9 

liberté  dans  ceux  qui  le  contractent.  Le  serment  antérieur  qui  nous 
lie  à  la  patrie  annule  d*autant  mieux  en  pareil  cas  celui  qui  nous 
soumet  à  un  autre  souverain,  que  le  premier  a  été  contracté  en 
pleine  liberté  et  le  second  dans  les  fers.  Pour  juger  si  l'on  peut  con- 
traindre un  h.  à  se  naturaliser  dans  un  État  étranger,  il  faut  tou- 
jours remonter  à  l'objet  essentiel  et  primordial  des  sociétés  politiques, 
qui  est  le  bonheur  des  peuples.  Or  il  répugne  à  la  loi  de  raispn  dédire 
à  autrui  :  Je  veux  que  vous  soyez  heureux  autrement  que  vous  ne 
voulez  vous-même. 


On  est  libre  quoique  soumis  aux  lois,  non,  quand  on  obéit  à  un 
homme  parce  qu'en  ce  dernier  cas  j'obéis  à  la  volonté  d'autrui;  mais 
en  obéissant  à  la  loi  je  n'obéis  qu'à  la  volonté  publique  qui  est  au- 
tant la  mienne  que  celle  de  qui  que  ce  soit.  D'ailleurs  un  maître  peut 
permettre  à  l'un  ce  qu'il  défend  à  l'autre,  au  lieu  que,  la  loi  ne  fai- 
sant aucune  acception,  la  condition  de  tous  est  égale,  et  par  consé- 
quent il  n'y  a  ni  maître,  ni  serviteur  {a). 


Passage  écrit  au  crayon.  —  Après  que  quelques  années  auront 
effacé  mon  nom  des  fastes  littéraires,  puisse-t-il  vivre  encore  chez 
quelque  nation  pauvre  et  ignorée,  mais  juste,  sage  et  heureuse,  qui, 
préférant  la  paix  et  l'innocence  à  la  gloire  et  aux  conquêtes,  lira 
quelquefois  avec  plaisir... 


Passage  écrit  au  crayon.  —  Pour  connaître  exactement  quels  sont 
les  droits  de  la  guerre,  examinons  avec  soin  la  nature  de  la  chose,  et 
n'admettons  pour  vrai  que  ce  qui  s'en  déduit  nécessairement.  Que 
deux  hommes  se  battent  dans  l'état  de  nature,  voilà  la  guerre  allumée 
entre  eux.  Mais  pourquoi  se  battent-ils?  Est-ce  pour  se  manger  l'un 
l'autre?  Cela  n'arrive  parmi  les  animaux  qu'à  différentes  espèces. 
Entre  les  hommes  de  même  qu'entre  les  loups,  le  sujet  de  la  que- 
relle est  toujours  entièrement  étranger  à  la  vie  des  combattants. 
Sitôt  que  le  vaincu  cède,  le  vainqueur  s'empare  de  la  chose  contestée 
et  la  guerre  est  finie.  Il  peut  très  bien  arriver  que  l'un  des  deux 
périsse  dans  le  combat,  mais  alors  sa  mort  est  le  moyen  et  non 
l'objet  de  la  victoire.  Car  il  faut  remarquer  que,  l'état  social  rassem- 
blant autour  de  nous  une  multitude  de  choses  qui  tiennent  plus  à  nos 
fantaisies  qu'à  nos  besoins,  et  qui  nous  étaient  naturellement  indiffé- 
rentes, la  plupart  des  sujets  de  guerre  deviennent  encore  plus  étran- 

(j)  Voir  Contrat  social,  liv.  IV,  chap.  vi. 


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320  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

gers  à  la  vie  des  hommes  que  dans  Tétat  de  nature,  et  que  cela  va 
souvent  au  point  que  les  particuliers  se  soucient  fort  peu  des  événe- 
ments de  la  guerre  publique.  On  prend  les  armes  pour  disputer  de 
puissance,  de  richesses  ou  de  considération,  et  le  sujet  de  la  que- 
relle se  trouve  enfin  si  éloigné  de  la  personne  des  citoyens  qu'il  ne 
vaut  ni  mieux  ni  plus  mal  d'être  vainqueurs  ou  vaincus;  il  serait  bien 
étrange  qu'une  guerre  ainsi  constituée  ait  rapport  à  leur  vie. 

On  tue  pour  vaincre,  mais  il  n'y  a  point  d'homme  si  féroce  qu'il 
cherche  à  vaincre  pour  tuer. 


Passage  écrit  au  crayon,  —  Plusieurs  sans  doute  aimeraient 
mieux  n'être  pas  que  d'être  esclaves  ;  mais,  comme  l'acte  de  mourir 
est  rude,  ils  aiment  mieux  être  esclaves  que  d'être  tués  et,  chargés  de 
fers,  ils  existent  malgré  eux.  ^ 


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III 


RENSEIGNEMENTS    FOURNIS   PAR  ROUSSEAU 
SUR  LA  COMPOSITION  DU  CONTRAT  SOCIAL 


CONFESSIONS     (1749) 

Je  travaillais  ce  discours  (sur  les  sciences  et  les  arts)  d'une  façon 
très  singulière  et  que  j'ai  presque  toujours  suivie  dans  mes  autres 
ouvrages.  Je  méditais  dans  mon  lit  à  yeux  fermés  et  je  tournais  et 
retournais  mes  périodes  dans  ma  tête  avec  des  peines  incroyables; 
puis,  quand  j'étais  parvenu  à  en  être  content,  je  les  déposais  dans  ma 
mémoire  jusqu'à  ce  que  je  pusse  les  mettre  sur  le  papier;  mais  le 
temps  de  me  lever  et  de  m'habiller  me  faisait  tout  perdre,  et  quand 
je  m'étais  mis  à  mon  papier,  il  ne  me  venait  presque  plus  rien  de 
ce  que  j'avais  composé.  Je  ^'avisai  de  prendre  pour  secrétaire 
M"*  Levasseur.  Je  l'avais  logée,  avec  sa  fille  et  son  mari,  plus  près 
de  moi  et  c'était  elle  qui,  pour  m'épargner  un  domestique,  venait 
tous  les  matins  allumer  mon  feu  et  faire  mon  petit  service  ;  à  son 
arrivée,  je  lui  dictais  de  mon  lit  mon  travail  de  la  nuit  et  cette  pra- 
tique, que  j'ai  longtemps  suivie,  m'a  sauvé  bien  des  oublis. 

Quand  ce  discours  fut  fait,  je  le  montrai  à  Diderot  qui  en  fut 
content  et  m'indiqua  quelques  corrections.  Cependant,  cet  ouvrage, 
plein  de  chaleur  et  de  force,  manque  absolument  de  logique  et 
d'ordre  ;  de  tous  ceux  qui  sont  sortis  de  ma  plume,  c'est  le  plus  faible 
de  raisonnement  et  le  plus  pauvre  de  nombre  et  d'harmonie;  mais 
avec  quelque  talent  qu'on  puisse  être  né,  l'art  d'écrire  ne  s'apprend 
pas  tout  d'un  coup. 

DISCOURS     DES     SCIENCES     ET     DES     ARTS    (l75o) 

Tandis  que  les  gouvernements  et  les  lois  pourvoient  à  la  sûreté  et 
au  bien-être  des  hommes  assemblés,  les  sciences,  les  lettres  et  les 
arts,  moins  despotiques  et  plus  puissants  peut-être,  étendent  des 
guirlandes  de  fleurs  sur  les  chaînes  de  fer  dont  ils  sont  chargés, 
étouffent  en  eux  le  sentiment  de  cette  liberté  originelle  pour  laquelle 
ils  semblaient  être  nés,  leur  font  aimer  leur  esclavage,  et  en  forment 


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322  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

ce  qu'on  appelle  des  peuples  policés.  Le  besoin  éleva  les  trônes,  les 
sciences  et  les  arts  les  ont  affermis. 

CONFESSIONS     (l/So) 

L'année  suivante  (i/So),  comme  je  ne  songeais  plus  à  mon  dis- 
cours, j'appris  qu'il  avait  remporté  le  prix  à  Dijon.  Cette  nouvelle 
réveilla  toutes  les  idées  qui  me  l'avaient  dicté,  les  anima  d'une  nou- 
velle force  et  acheva  de  mettre  en  fermentation  dans  mon  cœur  le 
levain  d'héroïsme  et  de  vertu,  que  mon  père  et  ma  patrie  et  Plutarque 
y  avaient  mis  dans  mon  enfance... 

Quand  mes  incommodités  me  permettaient  de  sortir  et  que  je  ne 
me  laissais  pas  entraîner  ici  ou  là  par  mes  connaissances,  j'allais  me 
promener  seul,  je  rêvais  à  mon  grand  système,  je  jetais  quelque 
chose  sur  le  papier,  à  l'aide  d'un  livret  blanc  et  d'un  crayon  que 
j'avais  toujours  dans  la  poche.  Voilà  comment  les  désagréments  im- 
prévus d'un  état  de  mon  choix  me  jetèrent  par  diversion  tout  à  fait 
dans  la  littérature,  et  voilà  comment  je  portai  dans  tous  mes  pre- 
miers ouvrages  la  bile  et  l'humeur  qui  m'en  faisaient  occuper. 

RÉPONSE  AU  ROI  DE  POLOGNE  (l75l) 

Je  ne  dois  pas  passer  sous  silence  une  objection  considérable  qui 
m'a  déjà  été  faite  par  un  philosophe(i)  :  «  ^^ est-ce  point  —  me  dit-on  ici 
— au  climat,  au  tempérament^  au  manque  d'occasion^  au  défaut  d* objet ^ 
à  Vé  conomie  du  gouvernement,  aux  coutumes,  aux  lois,  à  toute  autre 
cause  qu'aux  sciences,  qu'on  doit  attribuer  cette  différence  qu'on 
re  marque  quelque/ois  dans  les  mœurs  en  différents  pays  et  en  différents 
temps?  » 

Cette  question  renferme  de  grandes  vues  et  demanderait  des 
éclaircissements  trop  étendus  pour  convenir  à  cet  écrit.  D'ailleurs,  il 

{ i)  D'Alembert,  Discours  préliminaire  de  l'Encyclopédie.  —  Ce  serait  peut-être  ici 
le  lieu  de  repousser  les  traits  qu'un  écrivain  éloquent  et  philosophe  a  lancés  depuis  peu 
contre  les  sciences  et  les  arts... 

Nous  le  prierons  d'examiner  si  la  plupart  des  maux  qu'il  attribue  aux  sciences  et 
aux  arts  ne  sont  point  dus  à  des  causes  toutes  différentes  dont  l'énumération  serait  ici 
aussi  longue  que  délicate.  Les  lettres  contribuent  certainement  à  rendre  la  société  plus 
aimable  ;  il  serait  difficile  de  prouver  que  les  hommes  en  sont  meilleurs  et  la  vertu  plus 
commune,  mais  c'est  un  privilège  qu'on  peut  disputer  à  la  morale  même.  Et  pour  dire 
encore  plus,  faudra-t-il  proscrire  les  lois  parce  que  leur  nom  sert  d*abri  à  quelques 
crimes  dont  les  auteurs  seraient  punis  dans  une  république  de  sauvages?...  Finissons 
cette  histoire  des  sciences  en  remarquant  que  les  diverses  formes  de  gouvernement  qui 
influent  tant  sur  les  esprits  et  la  culture  des  lettres  déterminent  aussi  les  espèces  de 
connaissances  qui  doivent  principalement  y  fleurir  et  dont  chacune  a  son  mérite  parti- 
culier. 11  doit  y  avoir  en  général  dans  une  république  plus  d'orateurs,  d'historiens  et  de 
philosophes,  et  dans  une  monarchie  plus  de  poètes,  de  théologiens  et  de  géomètres. 
Cette  règle  pourtant  n'est  pas  si  absolue,  qu'elle  ne  puisse  être  altérée  et  modifiée  par 
une  infinité  de  causes. 


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APPENDICE    III.  323 

s'agirait  d'examiner  les  relations  très  cachées  mais  très  réelles  qui  se 
trouvent  entre  la  nature  du  gouvernement  et  le  génie,  les  mœurs  et 
les  connaissances  des  citoyens,  et  ceci  me  jetterait  dans  des  discus- 
sions délicates  qui  me  pourraient  mener  trop  loin.  De  plus,  il  me 
serait  bien  difficile  de  parler  du  gouvernement  sans  donner  trop  beau 
jeu  à  mon  adversaire,  et  tout  bien  pesé,  ce  sont  des  recherches 
bonnes  à  faire  à  Genève  et  dans  d'autres  circonstances. 

DERNIÈRE  RÉPONSE  A  M.  BORDES  (l752) 

Il  serait  difficile  d'imaginer  qu'il  fallût  mesurer  la  morale  avec  un 
instrument  d'arpenteur.  Cependant,  on  ne  saurait  dire  que  l'étendue 
des  États  soit  tout  à  fait  indifférente  aux  mœurs  des  citoyens.  Il  y  a 
sûrement  quelque  proportion  entre  ces  choses,  je  ne  sais  si  cette 
proportion  ne  serait  point  inverse  (i).  Voilà  une  importante  question  à 
méditer  et  je  crois  qu'on  peut  bien  la  regarder  encore  comme  indé- 
cise, malgré  le  ton  plus  méprisant  que  philosophique  avec  lequel  elle 
est  ici  tranchée  en  deux  mots. 

CONFESSIONS    (i753) 

Dans  la  préface  (de  Narcisse),  qui  est  un  de  mes  bons  écrits,  je 
commençai  à  mettre  à  découvert  mes  principes  un  peu  plus  que  je 
n'avais  fait  jusqu'alors. 

J'eus  bientôt  occasion  de  les  développer  tout  à  fait  dans  un 
ouvrage  de  plus  grande  importance,  car  ce  fut,  je  pense,  en  cette 
année  1753,  que  parut  le  programme  de  l'Académie  de  Dijon  sur 
l'origine  de  l'inégalité  parmi  les  hommes.  Frappé  de  cette  grande 
question,  je  fus  surpris  que  cette  académie  eût  osé  la  proposer.  Mais 
puisqu'elle  avait  eu  ce  courage,  je  pouvais  bien  avoir  celui  de  la  trai- 
ter, et  je  l'entrepris. 

Pour  méditer  à  mon  aise  à  ce  grand  sujet,  je  fis,  à  Saint-Germain, 
un  voyage  de  sept  ou  huit  jours  avec  Thérèse,  notre  hôtesse,  qui 
était  une  bonne  femme,  et  une  de  ses  amies...  Enfoncé  dans  la  forêt, 
j'y  cherchais  l'image  des  premiers  temps  dont  je  traçais  fièrement 
l'histoire;  je  faisais  main  basse  sur  les  petits  mensonges  des  hommes; 
j'osai  dévoiler  à  nu  leur  nature,  suivre  le  progrès  du  temps  et  des 
choses  qui  l'ont  défigurée  et,  comparant  l'homme  de  l'homme  avec 
l'homme  naturel,  leur  montrer  dans  son  perfectionnement  prétendu,  la 
véritable  source  de  leur  misère.  Mon  âme,  exaltée  par  ces  contempla- 
tions sublimes,  s'élevait  auprès  de  la  divinité  et  voyait  de  là  mes  sem- 

(i)  La  hauteur  de  mes  adversaires  me  donnerait  à  la  fin  de  Tindiscrétion  si  je  conti- 
nuais à  disputer  contre  eux.  Ils  croient  m'en  imposer  avec  leur  mëpris  pour  les  petits 
Etats.  Ne  craignent-ils  point  que  je  leur  demande  une  fois  s'il  est  bon  qu'il  y  en  ait  de 
grands. 


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324  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

blables  suivre  dans  Taveugle  route  de  leurs  préjugés,  celle  de  leurs 
erreurs,  de  leurs  malheurs,  de  leurs  crimes,  je  leur  criais  d'une  faible 
voix,  qu'ils  ne  pouvaient  pas  entendre  :  «  Insensés,  qui  vous  plaignez 
sans  cesse  de  la  nature,  apprenez  que  tous  vos  maux  vous  viennent 
de  vous.  » 

De  ces  méditations  résulta  le  discours  sur  VJnégalité^  ouvrage  qui 
fut  plus  du  goût  de  Diderot  que  tous  mes  autres  écrits,  et  pour  lequel 
ses  conseils  me  furent  le  plus  utiles,  mais  qui  ne  trouva  dans  toute 
l'Europe  que  peu  de  lecteurs  qui  Tentendissent  et  aucun  de  ceux-là 
qui  voulût  en  parler.  Il  avait  été  fait  pour  concourir  le  prix;  je 
renvoyai  donc,  mais  sûr  d'avance  qu'il  ne  l'aurait  pas  et  sachant 
bien  que  ce  n'est  pas  pour  des  pièces  de  cette  étoffe  que  sont  fondés 
les  prix  des  académies. 

CONFESSIONS    (i755) 

Avant  mon  départ  de  Paris,  j'avais  esquissé  la  dédicace  de  mon 
discours  sur  l'Inégalité^  je  l'achevai  à  Chambéry  et  la  datai  du 
même  lieu,  jugeant  qu'il  était  mieux,  pour  éviter  toute  chicane,  de  ne 
la  dater  ni  de  France,  ni  de  Genève.  Arrivé  à  Genève,  je  me  livrai  à 
l'enthousiasme  républicain  qui  m'y  avait  amené... 

Je  faisais  souvent  d'assez  grandes  promenades  sur  les  bords  du 
lac,  durant  lesquelles  ma  tête,  accoutumée  au  travail,  ne  demeurait 
pas  oisive.  Je  digérai  le  plan  déjà  formé  de  mes  Institutions  poli- 
tiques dont  j'aurai  bientôt  à  parler,  je  méditai  une  histoire  du 
Valais...  Je  m'essayais  en  même  temps  sur  Tacite  et  je  traduisis  le 
premier  livre  de  son  histoire  qu'on  trouvera  parmi  mes  papiers... 

CONFESSIONS  (ijSS). 

Je  pensais  que  l'Évangile  étant  le  même  pour  tous  les  chrétiens 
et  le  fond  du  dogme  n'étant  différent  qu'en  ce  qu'on  se  mêlait  d'expli- 
quer ce  qu'on  ne  pouvait  entendre,  il  appartenait  à  chaque  pays,  au 
seul  souverain  de  fixer  et  ce  culte  et  ce  dogme  inintelligible  et  qu'il 
était  par  conséquent  du  devoir  du  citoyen  d'admettre  le  dogme  et  de 
suivre  le  culte  prescrit  par  la  loi. 

LETTRE  A  LA  MARQUISE  DE  CRÉQUY  (Épinay,  8  Septembre  1755). 

...  Si  je  sais  quels  sont  mes  devoirs,  je  n'ignore  pas  non  plus 
quels  sont  mes  droits  ;  je  n'ignore  pas  qu'en  obéissant  fidèlement  aux 
lois  du  pays  où  je  vis,  je  ne  dois  compte  à  personne  de  ma  religion 
ou  de  mes  sentiments  qu'aux  magistrats  de  l'État  dont  j'ai  l'honneur 
d'être  membre.  Ce  serait  établir  une  loi  bien  nouvelle  de  vouloir  qu'à 
chaque  fois  qu'on  met  le  pied  dans  un  État,  on  fût  obligé  d'en  adop- 


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APPENDICE   III.  325 

ter  toutes  les  maximes,  et  qu'en  voyageant  d'un  pays  à  l'autre,  il  fal- 
lût changer  d'inclinations  et  de  principes  comme  de  langage  et  de 
logement.  Partout  où  l'on  est,  on  doit  respecter  le  prince  et  se  sou- 
mettre à  la  loi,  mais  on  ne  leur  doit  rien  de  plus  et  le  cœur  doit 
toujours  être  pour  la  patrie.  Quand  donc  il  serait  vrai  qu'ayant  en 
vue  le  bonheur  de  la  mienne,  j'eusse  avancé  hors  du  royaume  des 
principes  plus  convenables  au  gouvernement  républicain  qu'au  mo- 
narchique, où  serait  mon  crime?... 

LETTRE   A   M.    VERNES   (Paris,    23   novembre    lySb). 

Le  cinquième  volume  de  l'Encyclopédie  paraît  depuis  quinze 
jours;  comme  la  lettre  E  n'y  est  pas  achevée,  votre  article  n'y  a  pu 
être  employé...  L'article  Encyclopédie  qui  est  de  Diderot  fait  l'ad- 
miration de  tout  Paris... 

LETTRE   A  M.   VERNES    (Paris,  28  mars    1756). 

Vous  êtes  content  de  l'article  Économie  ;  je  le  crois  bien  ;  mon 
cœur  me  l'a  dicté  et  le  vôtre  l'a  lu.  M.  Labat  m'a  dit  que  vous  aviez 
dessein  de  l'employer  dans  votre  Choix  littéraire;  n'oubliez  pas  de 
consulter  Verrata, 

CONFESSIONS    {17S6). 

Après  quelques  jours  livrés  à  mon  délire  champêtre,  je  songeai  à 
ranger  mes  paperasses  et  à  régler  mes  occupations.  Je  destinai, 
comme  je  l'avais  toujours  fait,  mes  matinées  à  la  copie  et  mes  après- 
dîners  à  la  promenade,  muni  de  mon  petit  livret  blanc  et  de  mon 
crayon,  car  n'ayant  jamais  pu  écrire  et  penser  à  mon  aise  que  sub  dio^ 
je  n'étais  pas  tenté  de  changer  de  méthode  et  je  comptais  bien  que 
la  forêt  de  Montmorency,  qui  était  presque  à  ma  porte,  serait  désor- 
mais mon  cabinet  de  travail.  J'avais  plusieurs  écrits'commencés,  j'en 
fis  la  revue...  Des  divers  ouvrages  que  j'avais  sur  le  chantier,  celui 
que  je  méditais  depuis  longtemps,  dont  je  m'occupais  avec  le  plus  de 
soin,  auquel  je  voulais  travailler  toute  ma  vie  et  qui  devait,  selon  moi, 
mettre  le  sceau  à  ma  réputation,  était  mes  Institutions  politiques.  Il 
y  avait  treize  à  quatorze  ans  que  j'en  avais  conçu  la  première  idée, 
lorsque  étant  à  Venise,  j'avais  eu  quelque  occasion  de  remarquer  les 
défauts  de  ce  gouvernement  si  vanté.  Depuis  lors  mes  vues  s'étaient 
beaucoup  étendues  par  l'étude  historique  de  la  morale.  J'avais  vu 
que  tout  tenait  radicalement  à  la  politique  et  que,  de  quelque  façon 
qu'on  s'y  prît,  aucun  peuple  ne  serait  que  ce  que  la  nature  de  son 
gouvernement  le  ferait  être.  Ainsi  cette  grande  question  du  meilleur 
gouvernement  possible  me  paraissait  se  réduire  à  celle-ci  :  quelle  est 


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326  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

la  nature  du  gouvernement  propre  à  former  le  peuple  le  plus  ver- 
tueux, le  plus  éclairé,  le  plus  sage,  le  meilleur  enfin,  à  prendre  ce 
mot  dans  son  plus  grand  sens?  J'avais  cru  voir  que  cette  question  te- 
nait de  très  près  à  cette  autre-ci,  si  même  elle  en  était  diflférente  : 
quel  est  le  gouvernement  qui  par  sa  nature  se  tient  toujours  le  plus 
près  de  la  loi?  De^là,  qu'est-ce  que  la  loi,  et  une  chaîne  de  questions 
de  cette  importance.  Je  voyais  que  tout  cela  me  menait  à  de  grandes 
vérités  utiles  au  bonheur  du  genre  humain,  mais  surtout  à  celui  de 
ma  patrie  ;  or  je  n'avais  pas  trouvé  dans  le  voyage  que  je  venais  d'y 
faire  des  notions  des  lois  et  de  la  liberté  assez  justes  ni  assez  nettes  à 
mon  gré,  et  j'avais  cru  cette  manière  indirecte  de  les  leur  donner,  la 
plus  propre  à  ménager  l'amour-propre  de  ses  membres  et  me  faire 
pardonner  d'avoir  pu  voir  là-dessus  un  peu  plus  loin  qu'eux. 

Quoiqu'il  y  eût  déjà  cinq  ou  six  ans  que  je  travaillais  à  cet  ouvrage, 
il  n'était  encore  guère  avancé.  Les  livres  de  cette  espèce  demandent 
de  la  méditation,  du  travail,  de  la  tranquillité.  De  plus  je  faisais  ce- 
lui-là, comme  on  dit,  en  bonne  fortune,  et  je  n'avais  voulu  commu- 
niquer mon  projet  à  personne,  pas  même  à  Diderot.  Je  craignais  qu'il 
ne  parût  trop  hardi  pour  le  siècle  et  le  pays  où  j'écrivais  et  que  l'ef- 
froi de  mes  amis(i)  ne  me  gênât  dans  l'exécution.  J'ignorais  encore 
s'il  serait  fait  à  temps  et  de  manière  à  pouvoir  paraître  de  mon  vivant. 
Je  voulais  pouvoir  sans  contrainte,  donner  à  mon  sujet  tout  ce  qu'il 
me  demandait  ;  très  sûr  que  n'ayant  point  l'humeur  satirique,  et  ne 
voulant  jamais  chercher  d'applications  je  serais  toujours  irrépréhen- 
sible en  toute  équité.  Je  voulais  user  pleinement,  sans  doute,  du  droit 
de  penser  que  j'avais  par  ma  naissance  ;  mais  toujours  en  respectant 
le  gouvernement  sous  lequel  j'avais  à  vivre,  sans  jamais  désobéir  à 
ses  lois  ;  et  très  attentif  à  ne  pas  violer  le  droit  des  gens,  je  ne  vou- 
lais pas  non  plus  renoncer  par  crainte  à  ses  avantages. 

J'avoue  même  qu'étranger  vivant  en  France,  je  trouvais  ma  posi- 
tion très  favorable  pour  oser  dire  la  vérité,  sachant  bien  que  conti- 
nuant, comme  je  voulais  faire  à  ne  rien  imprimer  dans  l'Etat  sans 
permission,  je  n'y  devais  compte  à  personne  de  mes  maximes  et  de 
leur  publication  partout  ailleurs.  J'aurais  été  bien  moins  libre  à  Ge- 
nève même  où  dans  quelque  lieu  que  mes  livres  fussent  imprimés, 
le  magistrat  avait  droit  d'épiloguer  sur  leur  contenu... 

Ce  qui  me  faisait  trouver  ma  position  plus  heureuse  était  la  per- 
suasion où  j'étais  que  le  gouvernement  de  France,  sans  peut-être  me 
voir  de  fort  bon  œil,  se  ferait  un  honneur,  sinon  de  me  protéger,  au 

(i)  C'était  surtout  la  sage  sévérité  de  Duclos  qui  m'inspirait  cette  crainte  car,  pour 
Diderot,  je  ne  sais  comment  toutes  mes  conférences  avec  lui  tendaient  toujours  à  me 
rendre  satirique  et  mordant  plus  que  mon  naturel  ne  me  portait  à  Tétre.  Ce  fut  cela 
même  qui  me  détourna  de  le  consulter  dans  mon  entreprise  où  je  voulais  mettre  unique- 
ment toute  la  force  du  raisonnement,  sans  aucun  vestige  d'humeur  et  de  partialité.  On 
peut  juger  du  ton  que  j*av&is  pris  dans  cet  ourrage  par  celui  du  Contrat  social  qui  en  est 
tiré. 


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APPENDICE    m.  327 

moins  de  me  laisser  tranquille.  C'était,  ce  me  semblait,  un  trait  de 
politique  très  simple,  et  cependant  très  adroit,  de  se  faire  un  mérite 
de  protéger  ce  qu'on  ne  pouvait  empêcher,  puisque  si  Ton  m'eût 
chassé  de  France,  qui  était  tout  ce  qu'on  avait  droit  de  faire,  mes 
livres  n'auraient  pas  moins  été  faits  et  peut-être  avec  moins  de  re- 
tenue, au  lieu  qu'en  me  laissant  en  repos,  on  gardait  l'auteur  pour 
caution  de  ses  ouvrages  et  de  plus  on  effaçait  des  préjugés  très  enra- 
cinés dans  le  reste  de  l'Europe  en  se  donnant  une  réputation  d'avoir 
un  respect  éclairé  pour  le  droit  des  gens. 

...  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  hardi  dans  le  Contrat  social  était  aupa- 
ravant dans  le  Discours  sur  Vinégalité.  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  hard  i 
dans  V Emile  était  auparavant  dans  la  Julie,., 

CONFESSIONS    (ijSÔ). 

Une  autre  entreprise  à  peu  près  du  même  genre,  mais  dont  le  pro- 
jet était  plus  récent,  m'occupait  davantage  en  ce  moment,  c'était 
l'extrait  des  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint-Pierre.  L'idée  m'en  avait 
été  suggérée  depuis  mon  retour  de  Genève  par  l'abbé  de  Mably,  non 
pas  immédiatement,  mais  par  l'entremise  de  M™«  Dupin... 

On  m'avait  proposé  ce  travail ,  comme  utile  en  lui-même  et 
comme  très  convenable  à  un  homme  laborieux  en  manœuvre,  mais 
paresseux  comme  auteur,  qui  trouvant  la  peine  de  penser  très  fati- 
gante, aimait  mieux  en  choses  de  son  goût,  éclairer  et  pousser  les 
idées  des  autres  que  d'en  créer.  D'ailleurs  en  ne  me  bornant  pas  à  la 
fonction  de  traducteur,  il  ne  m'était  pas  défendu  de  penser  quelque- 
fois par  moi-même  et  je  pouvais  donner  telle  forme  à  mon  ouvrage 
que  bien  d'importantes  vérités  y  passeraient  sous  le  manteau  de  l'abbé 
de  Saint-Pierre,  encore  plus  heureusement  que  sous  le  mien... 

C'était  là  le  premier  ouvrage  auquel  je  comptais  donner  mes  loi- 
sirs. 

CONFESSIONS  (lySô). 

La  plupart  des  écrits  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  étaient  ou  conte- 
naient des  observations  critiques  sur  quelques  parties  du  gou- 
vernement de  France  et  il  y  en  avait  même  de  si  libres  qu'il  était 
heureux  pour  lui  de  les  avoir  faites  impunément.  Mais  dans  les  bu- 
reaux des  ministres  on  avait  de  tout  temps  regardé  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  comme  une  espèce  de  prédicateur  plutôt  que  comme  un  vrai 
politique,  et  on  le  laissait  dire  tout  à  son  aise  parce  qu'on  voyait 
bien  que  personne  ne  l'écoutait.  Si  j'étais  parvenu  à  le  faire  écouter,  le 
cas  eût  été  diff*érent.  Il  était  Français,  je  ne  l'étais  pas,  et  en  m'avi- 
sant  de  répéter  ses  censures  quoique  sous  son  nom,  je  m'exposais  à 
me  faire  demander  un  peu  rudement,  mais  sans  injustice,  de  quoi  je 
me  mêlais... 


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328  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Ce  qui  me  fit  abandonner  Tabbé  de  Saint-Pierre  m'a  fait  souvent 
renoncer  à  des  projets  beaucoup  plus  chéris... 

...  Cet  ouvrage  abandonné  me  laissa  quelque  temps  incertain  sur 
celui  que  j'y  ferais  succéder  et  cet  intervalle  de  désœuvrement  fut  ma 
perte  en  me  faisant  tourner  mes  réflexions  sur  moi-même  faute  d'ob- 
jet étranger  qui  m'occupât... 

LETTRE     A     VOLTAIRE     (l8    aOÛt     IjSÔ). 

...  Tout  gouvernement  humain  se  borne  par  sa  nature  aux  devoirs 
civils  et  quoi  qu'en  ait  pu  dire  le  sophiste  Hobbes,  quand  un  homme 
sert  bien  l'État  il  ne  doit  compte  à  personne  de  la  manière  dont  il 
sert  son  Dieu... 

Il  y  a,  je  l'avoue,  une  sorte  de  profession  de  foi  que  les  lois  peuvent 
imposer,  mais  hors  les  principes  de  la  morale  et  du  droit  naturel  elle 
doit  être  purement  négative  parce  qu'il  peut  exister  des  religions  qui 
attaquent  les  fondements  de  la  société  et  qu'il  faut  commencer  par 
exterminer  ces  religions  pour  assurer  la  paix  de  l'État.  De  ces  dogmes 
à  proscrire,  l'intolérance  est  sans  difficulté  le  plus  odieux,  mais  il 
faut  le  prendre  à  sa  source,  car  les  fanatiques  les  plus  sanguinaires 
changent  de  langage  selon  la  fortune  et  ne  prêchent  que  patience  et 
douceur  quand  ils  ne  sont  pas  les  plus  forts.  Ainsi  j'appelle  intolérant 
par  principe  tout  homme  qui  s'imagine  qu'on  ne  peut  être  homme  de 
bien  sans  croire  tout  ce  qu'il  croit  et  damne  impitoyablement  ceux 
qui  ne  pensent  point  comme  lui.  En  effet  les  fidèles  sont  rarement 
d'humeur  à  laisser  les  réprouvés  en  paix  dans  ce  monde,  et  un  saint 
qui  croit  vivre  avec  des  damnés  anticipe  volontiers  sur  le  métier  du 
diable.  Quant  aux  incrédules  intolérants  qui  voudraient  forcer  le 
peuple  à  ne  rien  croire,  je  ne  les  bannirais  pas  moins  sévèrement  que 
ceux  qui  le  veulent  forcer  à  croire  tout  ce  qui  leur  plaît,  car  on  voit 
au  zèle  de  leurs  décisions,  à  l'amertume  de  leurs  satires  qu'il  ne  leur 
manque  que  d'être  les  maîtres  pour  persécuter  tout  aussi  cruellement 
les  croyants  qu'ils  sont  eux-mêmes  persécutés  par  les  fanatiques.  Où 
est  l'homme  paisible  et  doux  qui  trouve  bon  qu'on  ne  pense  pas 
comme  lui?  Cet  homme  ne  se  trouvera  sûrement  jamais  parmi  les 
dévots,  et  il  en  est  encore  à  trouver  chez  les  philosophes.  Je  voudrais 
donc  qu'on  eût  dans  chaque  état  un  code  moral  ou  une  espèce  de 
profession  de  foi  civile  qui  contînt  positivement  les  maximes  sociales 
que  chacun  serait  tenu  d'admettre  et  négativement  les  maximes  in- 
tolérantes qu'on  serait  tenu  de  rejeter  non  comme  impies,  mais 
comme  séditieuses.  Ainsi  toute  religion  qui  pourrait  s'accorder  avec 
le  code  serait  admise,  toute  religion  qui  ne  s'y  accorderait  pas  serait 
proscrite  et  chacun  serait  libre  de  n'en  avoir  point  d'autre  que  le 
code  même.  Cet  ouvrage  fait  avec  soin,  serait,  ce  me  semble,  le  livre 
le  plus  utile  qui  pût  jamais  être  composé  et  peut-être  le  seul  nécessaire 


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APPENDICE   III.  329 

aux  hommes.  Voilà  Monsieur,  un  sujet  pour  vous  ;  je  souhaiterais 
passionnément  que  vous  voulussiez  entreprendre  cet  ouvrage  et  l'em- 
bellir de  votre  poésie  afin  que  chacun  pouvant  l'apprendre  aisément 
il  portât  dès  l'enfance  dans  tous  les  cœurs  ces  sentiments  de  douceur 
et  d'humanité  qui  brillent  dans  vos  écrits  et  qui  manquent  à  tout  le 
monde  dans  la  pratique... 

LETTRE     A    M.     VERNES   (14  juillet    IjSS). 

J'ai  reçu  l'exemplaire  de  M.  Duvillard,  je  vous  prie  de  l'en 
remercier.  Il  a  eu  tort  d'imprimer  cet  article  (V Économie  politique) 
sans  m'en  rien  dire;  il  a  laissé  des  fautes  que  j'aurais  ôtées  et  il  n'a 
pas  fait  des  additions  et  corrections  que  je  lui  aurais  données.  J'ai 
sous  presse  un  petit  écrit  sur  l'article  Genève  de  M.  d'Alembert... 

CONFESSIONS  (ijSp). 

Le  produit  de  la  Lettre  à  d'Alembert  et  de  la  Nouvelle  Héloîse 
avait  un  peu  remonté  mes  finances  qui  s'étaient  fort  épuisées  à  l'Her- 
mitage.  Je  me  voyais  environ  mille  écus  devant  moi.  Û Emile,  auquel 
je  m'étais  mis  tout  de  bon  quand  j'eus  achevé  VHeloise,  était  fort 
avancé  et  son  produit  devait  au  moins  doubler  cette  somme.  Je  for- 
mai le  projet  de  placer  ce  fonds  de  manière  à  me  faire  une  petite 
rente  viagère  qui  pût,  avec  ma»  copie,  me  faire  subsister  sans  plus 
écrire.  J'avais  encore  deux  ouvrages  sur  le  chantier.  Le  premier  était 
mes  Institutions  politiques.  J'examinai  l'état  de  ce  livre  et  je  trouvai 
qu'il  demandait  encore  plusieurs  années  de  travail.  Je  n'eus  pas  le 
courage  de  le  poursuivre  et  d'attendre  qu'il  fût  achevé  pour  exécuter 
ma  résolution.  Ainsi  renonçant  à  cet  ouvrage,  je  résolus  d'en  tirer 
ce  qui  pouvait  se  détacher,  puis  de  brûler  tout  le  reste,  et  poussant 
ce  travail  avec  zèle,  sans  interrompre  celui  de  VÉmile,  fe  mis,  en 
moins  de  deux  années,  la  dernière  main  au  Contrat  social. 

LETTRE     A     M.     DE     BASTIDE     (lO     juin     I760). 

Quand  vous  ferez  imprimer  la  Paix  perpétuelleywous  voudrez  bien 
ne  pas  oublier  de  m'envoyer  les  épreuves. 

Il  y  a  une  note  où  je  dis  que  dans  vingt  ans,  les  Anglais  auront 
perdu  leur  liberté;  je  crois  qu'il  faut  mettre  le  reste  de  leur  liberté, 
car  il  y  en  a  d'assez  sots  pour  croire  qu'ils  l'ont  encore. 

LETTRE     A     M.     MOULTOU     (1761). 

Je  dois  vous  dire  que  je  fais  imprimer  en  Hollande  un  petit  ou- 
vrage qui  a  pour  titre  Du  Contrat  social  ou  Principes  du  droit  poli- 


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33o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

tiquCy  lequel  est  extrait  d'un  plus  grand  ouvrage  intitulé  Institutions 
politiques,  entrepris  il  y  a  dix  ans  et  abandonné  en  quittant  la  plume, 
entreprise  qui  d'ailleurs  était  certainement  au-dessus  de  mes  forces. 
Ce  petit  ouvrage  n'est  pas  encore  connu  du  public  ni  même  de  mes 
amis  ;  vous  êtes  le  premier  à  qui  j'en  parle.  Comme  je  revois  aussi 
les  épreuves,  jugez  si  je  suis  occupé  et  si  j'en  ai  assez  dans  l'état  où 
je  suis. 

CONFESSIONS     (1761). 

En  attendant  (la  conclusicn  du  traité  de  VÊmile),  je  mis  la  der- 
nière main  au  Contrat  social  et  l'envoyai  à  Rey,  fixant  le  prix  de  ce 
manuscrit  à  i  ooo  francs  qu'il  me  donna.  Je  ne  dois  peut-être  pas 
omettre  un  petit  fait  qui  regarde  ledit  manuscrit.  Je  le  remis  bien 
cacheté  à  Duvoisin,  ministre  du  pays  de  Vaud  et  chapelain  de  l'hôtel 
de  Hollande,  qui  me  venait  voir  quelquefois  et  qui  se  chargea  de 
l'envoyer  à  Rey  avec  lequel  il  était  en  liaison.  Ce  manuscrit,  écrit  en 
menu  caractère,  était  fort  petit  et  ne  remplissait  pas  sa  poche.  Ce- 
pendant, en  passant  la  barrière,  son  paquet  tomba,  je  ne  sais  com- 
ment, entre  les  mains  des  commis  qui  l'ouvrirent,  l'examinèrent  et  le 
lui  rendirent  ensuite  quand  il  l'eut  réclamé  au  nom  de  l'ambassa- 
deur, ce  qui  le  mit  à  portée  de  le  lire  lui-même,  comme  il  me  marqua 
naïvement  l'avoir  fait  avec  forces  éloges  de  l'ouvrage  et  pas  un  mot  de 
critique  ni  de  censure,  se  réservant  sans  doute  d'être  le  vengeur  du 
christiarHsrne  lorsque  l'ouvrage  aurait  paru.  Il  recacheta  le  manuscrit 
et  l'erivSyi'  à  Rey.  Tel  fut,  en  substance,  le  narré  qu'il  me  fit  dans  la 
lettre  où  il  me  rendit  compte  de  cette  affaire,  et  c'est  tout  ce  que  j'en 
ai  su. 

CONFESSIONS     (1761) 

Le  Contrat  social  s'imprimait  assez  rapidement;  il  n'en  était  pas 
de  même  de  VÉmile  dont  j'attendais  la  publication  pour  exécuter 
la  retraite  que  je  méditais. 

LETTRE     A     REY    (9   aOÛt    I761). 

Mon  traité  de  droit  politique  est  au  net  et  en  état  de  paraître.  Si 
cet  ouvrage  vous  convient  et  que  vous  vous  engagiez  à  le  faire  exécuter 
diligemment  et  avec  soin,  vous  pouvez  le  faire  retirer  au  prix  convenu, 
car,  étant  copié  sur  du  plus  fort  papier  de  Hollande,  le  volume  est  trop 
gros  pour  être  envoyé  par  la  poste,  et  je  ne  veux  pas  m'en  dessaisir 
sans  argent.  Comme  il  est  divisé  par  livres  et  chapitres,  il  faudra 
prendre  un  format  in-8  et  surtout  de  beau  papier,  car  j'ai  à  cœur  la 
belle  exécution  de  cet  ouvrage,  le  dernier  qui  sortira  de  mes  mains. 
Comme  ce  livre  est  cité  dans  le  Traité  de  l'Éducation,  il  convient  qu'il 
paraisse  auparavant,  et  je  n'ai  que  le  temps  qu'il  faut  pour  cela. 


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APPENDICE  III.  33i 

LETTRE   A   REY  (2  Septembre  1761). 

A  l'égard  de  mon  Traité  du  Droit  politique,  je  me  contente  qu'il 
soit  publié  en  mars  1762,  pourvu  qu'au  moins  une  fois  en  votre  vie 
vous  me  teniez  parole;  à  l'égard  du  manuscrit,  il  est  tout  prêt  et  vous 
le  ferez  retirer  quand  il  vous  plaira;  rien  ne  presse. 

LETTRE     A     REY    (14   OCtobre    I761). 

J'aimerais  mieux  que  vous  fissiez  retirer  le  manuscrit  chez  moi. 
J'ai  de  la  répugnance  à  aventurer  ainsi  un  manuscrit  plus  ample  et 
plus  correct  que  le  brouillon  qui  m'en  reste  et  que  je  ne  pourrais  plus 
rétablir  tel  qu'il  est  s'il  venait  à  s'égarer. 

LETTRE   A   REY  (Montmoreucy,  7  novembre  1761). 

Bonjour,  monsieur.  Je  vous  recommande  tout  de  nouveau  mon 
dernier  ouvrage.  Quoi  qu'il  ne  soit  pas  de  nature  à  se  répandre  aussi 
promptement  qu'un  roman,  j'espère  qu'il  ne  s'usera  pas  de  même  et 
que  ce  sera  un  livre  pour  tous  les  temps,  s'il  n'est  pas  rebuté  par  le 
public.  Le  format  de  la  lettre  à  M.  d'Alembert  et  même  un  caractère 
un  peu  plus  gros  y  pourraient  être  convenables.  Je  m'en  rapporte  là- 
dessus  à  votre  choix,  mais  surtout  de  beau  papier.  » 

V 

LETTRE   A   REY  (Montmorency,  29  novenibre  176IÎ.  ' 

J'approuve  que  vous  m'adressiez  directement  les  épreuves  par  la 
poste;  c'est  la  voie  la  plus  prompte  et  la  plus  sûre. 

LETTRE   A   REY  (23  décembre  1761). 

Je  crains  que  mon  mal  empiré  ne  me  mette  hors  d'état  de  corriger 
les  épreuves  de  l'ouvrage  qui  est  entre  vos  mains.  En  ce  cas,  il  fau- 
drait consulter  sur  les  lieux  un  homme  de  lettres  qui  ait  de  l'intelli- 
gence, de  la  probité,  de  l'attention  et  de  la  bienveillance  pour  l'au- 
teur, et  vous  tâcheriez  de  m'envoyer  les  bonnes  feuilles  par  quelque 
voie  moins  dispendieuse  que  la  poste  afin  que,  s'il  fallait  absolument 
quelques  cartons  ou  errata,  on  le  fît  à  temps  avant  que  le  livre  fût 
publié.  Donnez  vos  soins,  je  vous  supplie,  à  la  correction  de  cet 
ouvrage,  car  je  crois  qu'il  en  vaut  la  peine.  Faites  aussi  attention 
qu'on  n'aille  pas  mettre  politique  au  lieu  de  politie  partout  où  j'ai 
écrit  ce  dernier  mot,  mais  qu'on  suive  partout  le  manuscrit  à  la  lettre 
jusque  dans  les  fautes.  Vous  le  trouvez  petit  pour  un  volume;  cepen- 
dant il  est  copié  sur  un  brouillon  que  vous  avez  jugé  devoir  en  faire 
un,  et  même  le  chapitre  sur  la  religion  y  a  été  ajouté  depuis. 


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332  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

J'ai  vu  quelques  feuilles  du  Traité  de  l'Éducation^  mais  il  va  très 
lentement  ;  si  le  vôtre  pouvait  paraître  auparavant,  vous  feriez,  à  mon 
avis,  un  coup  de  partie,  car  il  est  à  craindre,  si  les  deux  ouvrages 
paraissent  ensemble,  que  le  petit  ne  soit  étouffé  par  le  grand. 

LETTRE   A   ROusTAN  (23  déccmbrc  1761). 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  chez  Rey  un  Traité  du  Contrat  social^ 
duquel  je  n'ai  encore  parlé  à  personne  et  qui  ne  paraîtra  peut-être 
qu'après  VÉducationy  mais  il  lui  est  antérieur  d'un  grand  nombre 
d'années. 

LETTRE   A   REY  (Montmoreucy,  27  décembre  1761). 

Je  crois  que  vous  prenez  un  excellent  parti  en  vous  hâtant  d'im- 
primer, afin  que  cet  ouvrage  paraisse  avant  le  Traité  sur  l'Éducation, 

LETTRE   A    REY  (3o  décembre   1761). 

J'approuve  fort  vos  changements,  mais  je  trouve  le  format  trop 
large  pour  sa  longueur.  C'est  un  petit  mal,  et  je  pense  bien  qu'il  n'y 
a  plus  de  remède. 

LETTRE   A   REY  (6  janvier  1762). 

Addition  à  insérer  dans  le  chapitre  intitulé  :  De  la  monarchie^ 
entre  l'alinéa  qui  commence  par  ces  mots  :  «  Nous  avons  trouvé  par 
les  rapports  généraux  »  et  l'alinéa  suivant,  qui  commence  par  ceux-ci  : 
«  Pour  qu'un  État  monarchique  »,  moyennant  laquelle  addition  il 
faut  au  premier  de  ces  deux  alinéas  s'arrêter  au  mot  substituts  et 
retrancher  les  deux  ou  trois  lignes  qui  suivent  jusqu'au  mot /orme, 
éludée  inclusivement,  puis  interpoler  l'alinéa  qui  suit. 

Mettez  si  vous  voulez  la  vignette  du  Discours  sur  l'Inégalité.  Mais 
il  y  a  là  une  grosse  jouflue  de  Liberté  qui  a  l'air  bien  ignoble.  Est-ce 
que  ,1e  graveur  ne  pourrait  pas  la  retoucher  et  lui  donner  un  peu  plus 
de  dignité? 

LETTRE   A   REY  (9  janvier  1762). 

Dans  le  chapitre  intitulé  :  Des  suffrages^  l'alinéa  qui  commence 
par  ces  mots  :  «  Je  réponds  que  la  question  »  doit  être  couché  de  la 
manière  suivante  et  la  note  ci-dessous  y  doit  être  ajoutée. 

LETTRE  A  REY  (Montmorency,  le  i3  janvier  1762). 

Je  reçois  à  l'instant,  mon  cher  Rey,  votre  lettre  du  7,  par  laquelle 
j'apprends  avec  effroi  le  parti  que  vous  prenez  de  ne  plus  m'envoyer 


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APPENDICE   III.  335 

d'épreuves.  Je  vous  avoue  que  cette  résolution  me  fait  trembler.  O 
mon  ouvrage  !  mon  cher  ouvrage  !  que  va-t-il  devenir,  à  moins  que 
vous  n'ayez  choisi  pour  le  revoir  le  plus  honnête,  le  plus  patient  et 
le  plus  intelligent  des  hommes?  Sur  des  matières  si  graves  on  n'a 
jamais  assez  tout  pesé,  et  je  sens  bien  que  le  dernier  coup  d'œil  que 
j'aurais  jeté  sur  cet  écrit  y  était  absolument  nécessaire.  Mon  cher 
Rey,  soyez  de  la  dernière  attention,  je  vous  conjure,  et  si  malgré 
cela  il  nous  faut  des  cartons,  comme  je  n'en  doute  point,  préparez- 
vous  du  moins  à  les  faire  de  bonne  grâce  et  même  à  faire  couper  le 
feuillet  cartonné,  de  peur  qu'on  ne  néglige  d'y  substituer  le  carton. 
Je  vous  avoue  que  je  suis  dans  les  plus  grandes  alarmes  sur  votre 
résolution,  sans  pourtant  vous  en  savoir  mauvais  gré,  car  je  sens  com- 
bien d'embarras,  de  lenteurs  et  de  frais  cela  peut  épargner.  Si  je  suis 
trompé  en  bien  sur  l'exactitude,  je  vous  en  saurai  gré  toute  ma  vie. 

Vous  me  dites  de  vous  envoyer  mes  additions,  mais  comment 
faire  ?  J'en  trouve  plusieurs  sur  mon  brouillon,  mais  je  ne  me  souviens 
plus  de  celles  que  je  vous  ai  envoyées  et  je  ne  sais  plus  comment 
indiquer  les  autres  sur  votre  manuscrit.  Les  épreuves  me  rendaient 
plus  confiant,  bien  sûr,  s'il  y  avait  quelque  quiproquo,  de  l'y  corriger. 
N'ayant  plus  cette  ressource,  je  n'ose  plus  rien  vous  envoyer  et  l'ou- 
vrage restera  défectueux  à  bien  des  égards. 

Ne  manquez  pas  du  moins  de  m'envoyer  régulièrement  les  bonnes 
feuilles,  afin  que  s'il  s'y  trouve  des  fautes  essentielles,  nous  soyons  à 
temps  de  les  corriger,  par  des  cartons  ou  par  des  errata.  Je  vous 
embrasse. 

J.-J.    ROUSSEAU. 

S'il  vous  vient  quelque  doute  important,  écrivez  moi  et  suspendez 
le  tirage  de  cette  feuille-là  jusqu'à  ma  réponse. 

LETTRE   A   REY   (23  janvier  1762). 

Voici  mon  cher  Rey,  les  épreuves  F  et  G,  que  j'ai  reçues  hier  au 
soir  avec  votre  lettre  du  i8.  J'ai  reçu  aussi  la  bonne  feuille,  et  j'attends 
B  comme  vous  le  marquez. 

Je  n'aime  pas  les  réglets  en  fleurons  dont  vous  avez  séparé  le  texte 
des  notes.  L'œil  les  confond  avec  des  lignes  d'écriture  :  un  réglet 
tout  uni  vaudrait  mieux. 

LETTRE   A   REY  (17  février  1762). 

Vous  ne  m'avez  point  envoyé  l'épreuve  de  votre  vignette,  que 
vous  m'aviez  promise.  Je  dois  vous  prévenir  que  si  vous  avez  mis 
ma  devise  comme  vous  aviez  fait  autrefois,  il  la  faut  absolument  ôter. 


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334  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

parce  qu'il  y  a  déjà  une  épigraphe  et  qu'il  n'en  faut  pas  deux  ;  ma 
devise  ne  doit  être  qu'à  la  tête  de  mon  recueil  général  (i). 

LETTRE    A   REY    (ij   février   I762). 

...  Voici  votre  épreuve  M,  dans  laquelle  je  suis  bien  fâché  de 
n'avoir  pas  le  temps  de  transcrire  plus  nettement  la  note  qui  répond 
à  la  page  190.  J'espère  pourtant  qu'avec  beaucoup  d'attention  Ton 
pourra  parvenir  à  la  déchiffrer  exactement.  Faites  tirer  une  seconde 
épreuve  à  cause  de  cette  note,  et  faites-la,  je  vous  prie,  examiner 
avec  soin  par  un  homme  de  lettres,  à  cause  des  deux  passages  latins. 
Je  vous  avoue  que  je  suis  un  peu  inquiet  à  cause  que  vous  avez  laissé 
passer  une  faute  dans  celle  de  Calvin.  J'ai  ajouté  une  autre  note 
page  187;  mais  comme  il  y  a  place  pour  l'une  et  pour  l'autre,  elles 
n'exposeront  à  aucun  remaniement.  Ainsi,  si  cette  feuille  n'est  pas 
aussi  correcte  que  les  autres,  ce  sera  la  faute  de  l'imprimeur  et  la 
vôtre.  Adieu,  je  continuerai  de  revoir  les  épreuves  qui  me  viendront... 

LETTRE    A   REY    (28    février    I762). 

J'ai  bien  du  chagrin  que  la  feuille  M,  celle  précisément  que  je  vous 
avais  le  plus  recommandée  à  cause  de  la  note,  soit  précisément  celle 
qui  a  le  moins  été  revue.  Je  l'attends  avec  impatience  pour  juger  des 
cartons  dont  elle  peut  avoir  besoin. 

Je  trouve  votre  titre  trop  confus.  Il  faudrait  que  l'œil  y  distinguât 
trois  parties,  bien  séparées  par  des  blancs:  i®  le  titre  de  l'ouvrage; 
2<»  le  nom  et  le  titre  de  l'auteur;  S*»  l'épigraphe,  et  que  cette  épigraphe 
ne  se  confondît  point  dans  la  vignette.  Arrangez  cela,  je  vous  prie,  du 
mieux  que  vous  pourrez. 

Faites  attention  dans  la  table  à  ce  que  j'ai  marqué  sur  les  titres 
des  livres,  qui  doivent  être  autrement  disposés  que  les  titres  des  cha- 
pitres. On  a  coté  les  chapitres  sur  les  pages  du  manuscrit  pour  ce 
qui  n'était  pas  encore  imprimé.  J'ai  chai\gé  ces  numéros  sur  l'imprimé 
dans  les  bonnes  feuilles  qui  me  sont  parvenues  jusqu'ici,  mais  je  n'ai 
pu  aller  jusqu'au  bout.  Veillez  exactement,  je  vous  prie,  à  ces  chan- 
gements, car  rien  n'est  plus  désagréable  au  lecteur  que  de  trouver 
de  faux  renvois  dans  les  tables  ;  vous  ne  pourrez,  pour  cette  raison, 
tirer  la  feuille  de  titre  que  quand  tout  l'ouvrage  sera  composé. 

LETTRE  A  REY  (il  mars  1762). 

Voici,  mon  cher  Rey,  les  dernières  épreuves  où  j'ai  retranché  la 
dernière  note  devenue  inutile  depuis  que  le  sort  de  nos  malheureux 

(1)  La  devise  dont  Rousseau  parle  est,  comme  on  sait  :  Vitam  impendere  vero. 


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APPENDICE   m.  335 

est  décidé  et  sur  laquelle  on  vous  aurait  peut-être  fait  de  plus  grandes 
difficultés  pour  l'introduction  que  sur  le  reste  de  l'ouvrage.  A  cette 
note  j'en  ai  substitué  une  autre  qui  la  vaut  bien  et  qui  va  mieux  à  la 
racine  du  mal.  Je  vous  prie  instamment  d'avoir  la  plus  grande 
attention  à  la  correction  de  cette  note  et  de  la  page  qui  s'y  rapporte, 
tant  à  cause  de  importance  de  la  matière  que  parce  que  les  fautes  à 
la  fin  d'un  ouvrage  se  remarquent  encore  plus  que  partout  ailleurs... 

Nous  voici  enfin  au  bout  de  notre  entreprise.  Je  suppose  que,  l'ou- 
vrage imprimé,  vous  allez  prendre  vos  derniers  arrangements  pour 
vos  envois,  et  je  ne  vois  pas  d'inconvénients  que  vous  l'annonciez,  si 
vous  voulez,  dans  les  gazettes,  ce  que  je  n'exige  pourtant  ni  ne  con- 
seille; j'y  consens  seulement  si  cela  vous  convient... 

Je  vous  demande  la  galanterie  que  tous  mes  exemplaires  soient 
cousus,  car  c'est  un  embarras  et  un  retard  considérable  pour  les  gens 
qui  ne  sont  pas  du  métier,  et  surtout  pour  moi  qui  ne  suis  pas  à 
Paris,  de  faire  brocher  tout  cela. 

LETTRE   A    REY    (14   marS     I762). 

Je  vous  prie,  mon  cher  Rey,  si  vous  êtes  encore  à  temps,  de  sup- 
primer la  dernière  note  sur  les  mariages.  Et,  même  fallût-il  un 
carton  pour  cela,  je  voudrais  à  tout  prix  que  cette  note  fût  supprimée 
pour  votre  avantage  comme  pour  le  mien. 

LETTRE   A   REY    (18    marS    I762). 

Du  reste,  je  persiste  au  retranchement  de  la  note  que  j'avais  mise 
à  la  fin  et  de  celle  que  j'y  avais  ensuite  substituée,  mais  je  serais 
bien  aise  d'avoir  les  épreuves  où  étaient  les  deux  notes  qui  pourront 
trouver  leur  place  autre  part. 

LETTRE   A   REY    (25    marS    I762). 

Puisque  vous  voulez  n'annoncer  le  Contrat  social  que  lorsqu'il 
sera  à  Paris,  il  ne  sera  peut-être  pas  nécessaire  d'envoyer  un  exem- 
plaire à  M.  de  Malesherbes,  si  longtemps  à  l'avance,  de  peur  qu'étant 
vu  par  d'autres,  ils  n'y  forment  plus  de  difficultés  qu'il  n'en  ferait 
1  ui-même.  Il  suffit  que  vous  combiniez  si  bien  les  choses,  qu'il  ait  ce 
livre  avant  toute  autre  personne  et  quinze  jours  avant  le  public... 
Puisque  vous  m'avez  fait  faire  une  nouvelle  vignette,  vous  m'obli- 
geriez de  m'en  envoyer  une  épreuve  à  part  pour  la  mettre  dans  mon 
portefeuille.  Il  y  a  bien  des  difficultés  à  ce  que  vous  me  proposez 
dans  votre  lettre  du  17  au  sujet  de  l'événement  auquel  ma  première 
note  supprimée  avait  rapport.  La  plus  insurmontable  est  mon  état 
qui  ne  me  permet  plus  aucune  espèce  de  travail  assidu.  Une  autre 


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336  DV   CONTRAT   SOCIAL. 

est  que  je  n'ai  point  les  pièces  et  instructions  nécessaires  pour  parler 
pertinemment  sur  ce  sujet.  Cependant,  je  vous  avoue  que  la  matière 
est  si  belle  et  si  tentante  pour  le  zèle  de  Thumanité,  que  si  j'avais  le 
moindre  espoir  de  rassembler  les  papiers  nécessaires,  je  rêverais 
quelquefois  à  elle,  et  mon  intention,  en  pareil  cas,  ne  serait  pas  de 
m'en  tenir  à  un  simple  narré. 

LETTRE     A     REY    (4   avril    I762). 

Vous  faites  votre  envoi  par  mer...  Il  n'arrivera  jamais  avant  que 
le  Traité  de  l'Éducation  paraisse,  du  moins  en  partie,  à  moins  que 
l'on  ne  se  trompe,  ce  que  je  ne  puis  présumer.  Et  si  ces  deux  ouvrages 
paraissent  ensemble  à  cause  de  la  matière  ingrate  et  propre  à  peu  de 
lecteurs  du  Contrat  socialy  il  sera  infailliblement  étouffé  par  Tautre. 
Voyez  donc  si  après  avoir  tant  lanterné,  vous  ne  feriez  pas  mieux  à 
présent  de  renvoyer  la  publication  jusqu'à  l'hiver. 

LETTRE     A     REY    (23    avril    I762). 

J'ai  aussi  reçu  par  le  paquet  de  M.  le  maréchal  de  Luxembourg 
avec  votre  lettre  du  1 5  les  deux  feuilles  de  votre  édition  in- 12.  Quoique 
le  papier  ne  soit  pas  beau  et  que  le  caractère  des  notes  soit  vilain,  je 
la  trouve  au  surplus  jolie  et  commode,  et  si  vous  pouvez  m'envoyer  le 
reste  pour  compléter  un  exemplaire  cela  me  serait  plus  convenable 
à  porter  dans  la  poche  que  l'in-octavo  et  vpus  me  feriez  plaisir. 

J'ai  vu  l'exemplaire  de  M.  de  Luxembourg:  le  papier  est  très  beau; 
j'espère  que  celui  de  M.  de  Malesherbes  sera  de  même,  et  je  crois 
qu'à  tout  risque  vous  devez  l'envoyer  sur-le-champ  si  vous  ne  l'avex 
déjà  fait...  Jusqu'ici  il  n'est  pas  plus  question  à  Paris  de  cet  ouvrage 
que  s'il  n'existait  pas.  Je  vous  assure  que  je  suis  pour  vous  et  vu  la 
matière  dans  de  grandes  alarmes  sur  le  succès;  ce  n'est  pas  ici  un 
roman  que  tout  le  monde  puisse  lire,  et  je  tremble  que  vous  n'ayez 
trop  hasardé  d'en  faire  deux  éditions. 

LETTRE     A     MOULTOU   (25  avril    I762). 

Le  Contrat  social  est  imprimé.  Voici  la  distribution  de  douze 
exemplaires  que  je  vous  prie  de  faire...  Un  à  la  bibliothèque,  etc. 

LETTRE   A   REY  (Montmoreucy,  29  mai  1762). 

Il  est  décidé,  mon  cher  Rey,  que  mon  traité  du  Contrat  social  ne 
saurait  être  admis  ni  toléré  en  France,  et  les  ordres  les  plus  sévères 
sont  donnés  pour  en  empêcher  l'entrée.  Nous  devons  vous  et  moi 
nous  soumettre  à  cette  décision,  que  nous  n'étions  pas  obligés  de 


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APPENDICE   III.  337 

prévoir  d'avance,  rien  ne  nous  obligeant,  nous  républicains,  à  être 
instruits  exactement  des  maximes  du  gouvernement  royal,  mais  rien 
ne  nous  dispensant  aussi  de  nous  y  conformer  dans  le  ressort  de 
rÉtat,  sitôt  qu'elles  nous  sont  notifiées. 

Mais  il  ne  s'ensuit  pas  de  là  que  vous  deviez  ôter  mon  nom  d'un 
livre  que  je  m'honore  d'avoir  fait,  qui  ne  contient  rien  que  de  très 
convenable  aux  sentiments  d'un  honnête  homme  et  d'un  bon  citoyen, 
rien  que  je  veuille  désavouer,  rien  que  je  ne  sois  prêt  à  soutenir 
devant  tel  tribunal  compétent  que  ce  puisse  être.  Je  sais,  quant  à  ma 
personne,  à  ma  conduite,  à  mes  discours,  l'obéissance  et  le  respect 
que  je  dois  au  gouvernement  et  aux  lois  du  pays  dans  lequel  je  vis,  et 
je  serais  bien  fâché  qu'à  cet  égard  aucun  Français  fût  mieux  dans 
son  devoir  que  j'y  suis.  Mais  quant  à  mes  principes  de  doctrine, 
à  moi  républicain,  publiés  dans  une  république,  il  n'y  a  en  France 
ni  magistrat,  ni  tribunal,  ni  parlement,  ni  ministre,  ni  le  Roy  lui-même 
qui  soit  même  en  droit  de  m'interroger  là-dessus  et  de  m'en  demander 
aucun  compte.  Si  l'on  trouve  mon  livre  mauvais  pour  le  pays,  on 
peut  en  défendre  l'entrée  ;  si  on  trouve  que  j'ai  tort,  on  peut  me  réfuter, 
voilà  tout. 

Que  votre  amitié  ne  vous  inspire  donc  aucune  alarme  pour  ma 
personne  !  On  connaît  et  on  respecte  trop  ici  le  droit  des  gens  pour 
le  violer  d'une  manière  odieuse  envers  un  pauvre  malade  dont  le 
paisible  séjour  en  France  n'est  peut-être  pas  moins  honorable  au 
gouvernement  qu'à  lui.  Au  surplus,  en  quel  lieu  du  monde  est-on  à 
couvert  de  l'injustice  des  hommes?  Mon  unique  soin  a  toujours  été 
et  sera  toujours  de  faire  en  sorte  que  personne  au  monde  ne  puisse 
me  faire  du  mal  justement  Le  reste  passe  mes  forces  et  je  ne  m'en 
inquiète  pas.  Je  demeurerai  donc. 

Un  livre  où  l'on  n'examine  les  gouvernements  que  par  leurs  prin- 
cipes et  par  les  conséquences  nécessaires  de  ces  principes  ne  peut 
avoir  nul  trait  à  aucun  gouvernement  particulier  qui  ne  soit  appli- 
cable à  tous  les  autres  gouvernements  de  cette  espèce,  et  rien  de  ce 
que  j'ai  dit  des  gouvernements  monarchiques  ne  peut  être  vrai  en 
France  qu'il  ne  soit  vrai  de  même  en  toute  autre  monarchie.  Je  n'ai 
donc  ni  passé  ni  pu  passer  les  bornes  d'une  discussion  purement 
philosophique  et  politique,  et  ce  serait  avoir  d'étranges  idées  que  de 
prétendre  nous  ôter  à  nous  autres  républicains  le  droit  d'examiner  et 
discuter  les  fondements  et  les  défauts  du  gouvernement  monarchique 
en  général,  tandis  que  les  écrivains  royaux  remplissent  tous  les  jours 
leurs  livres  de  tant  d'indécences  et  de  bêtises  contre  le  gouvernement 
républicain.  Les  États  républicains  étant  aussi  souverains  que  les 
Rois,  on  ne  doit  pas  moins  de  respect  aux  uns  qu'aux  autres.  Rede- 
mandez donc  vos  balles,  et  on  vous  les  renverra  sûrement. 

Vous  savez  avec  quelles  restrictions  et  conditions  j'ai  toujours 
traité  avec  vous  par  rapport  à  la  France;  cependant  je  ne  refuserai 


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338  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

jamais  d'entrer  en  compensation  de  vos  pertes  à  cet  égard,  et  je  ne 
veux  point  d'autre  arbitre  que  vous-même  de  la  part  que  j'en  dois 
supporter... 

LETTRE     A     REY    (23   aOÛt    I762). 

Je  suis  affligé  du  renvoi  des  balles  du  Contrat  social  :  il  eût  été 
horrible  qu'on  les  eût  gardées,  mais  je  sens  bien  que  vous  perdrez 
beaucoup  à  ce  renvoi.  Quand  vous  aurez  quelque  occasion  de  faire 
quelque  envoi  à  Genève  ou  en  Suisse,  faites-moi  le  plaisfr  d'y  joindre 
une  douzaine  de  mes  exemplaires,  surtout  ceux  en  beau  papier;  faites 
des  autres  ce  qu'il  vous  plaira. 

LETTRE     A     REY    (8    OCtObre     I762). 

Je  suis  vraiment  peiné  de  tous  les  désagréments,  faux  frais  et 
contrefaçons  qui  peuvent  vous  rendre  onéreux  le  Contrat  social;  je 
voudrais  bien  que  vous  y  trouvassiez  votre  compte.  Cet  ouvrage  fait 
assez  de  bruit,  ce  me  semble,  pour  que,  même  avec  ces  éditions 
contrefaites,  les  vôtres  ne  restent  pas  à  votre  charge.  Je  le  désire  de 
tout  mon  cœur. 

CONFESSIONS     (1762) 

Le  Contrat  social  parut  un  mois  ou  deux  avant  VEmile.  Rey,  dont 
j'avais  toujours  exigé  qu'il  n'introduirait  jamais  furtivement  en  France 
aucun  de  mes  livres,  s'adressa  au  magistrat  pour  obtenir  la  permis- 
sion de  faire  entrer  celui-ci  par  Rouen  où  il  fit  par  mer  son  envoi. 
Rey  n'eut  aucune  réponse,  ses  ballots  restèrent  à  Rouen  plusieurs 
mois  au  bout  desquels  on  les  lui  renvoya  après  avoir  tenté  de  les  con- 
fisquer, mais  il  fit  tant  de  bruit  qu'on  les  lui  rendit.  Des  curieux  en 
tirèrent  d'Amsterdam  quelques  exemplaires  qui  circulèrent  avec  peu 
de  bruit  (i).Mauléon,  qui  en  avait  ouï  parler  et  qui  même  en  avait  vu 
quelque  chose,  m'en  parla  d'un  ton  mystérieux  qui  me  surprit  et  qui 
m'eût  inquiété  même,  si,  certain  d'être  en  règle  à  tous  égards  et  de 

(i)  DiDZROT^  Lettre  sur  le  commerce  de  la  librairie,  écrite  en  1767,  publiée  en  1861. 
—  La  police  a  mis  en  œuvre  toutes  ses  machines,  toute  sa  prudence,  toute  son  autorite 
pour  étouffer  le  despotisme  oriental  de  feu  Boulanger  et  nous  priver  de  la  Lettre  de 
Jean-Jacques  à  l'archevêque  de  Paris.  Je  ne  connais  pas  une  seconde  édition  du  Man- 
dement de  l'archevêque,  mais  je  connais  cinq  ou  six  éditions  de  l'un  et  l'autre  ouvrage 
et  la  province  nous  les  envoie  pour  trente  sous. 

Le  Contrat  social,  imprimé  et  réimprimé,  s'est  distribué  pour  un  petit  écu  sous  le 
vestibule  du  palais  même  du  souverain. 

Correspondance  littéraire  de  Grimm  (juillet  1762).—  On  dit  que  le  Contrat  so- 
cial est  de  la  même  trempe  (que  XÉmile),  obscur  et  embarrassé  dans  ses  principes,  sou- 
vent petit  et  plat,  souvent  hardi,  élevé  et  admirable.  On  a  pris  des  mesures  si  justes  à  la 
poste  que  ceux  qui  l'ont  fait  venir  par  cette  voie  en  ont  été  pour  leurs  frais  et  leurs 
peines;  à  moins  d'aller  le  chercher  en  Hollande  et  de  le  faire  entrer  dans  sa  poche,  il 
n'est  pas  trop  possible  de  l'avoir  ici.  Dans  six  mois,  il  sera  étalé  dans  toutes  les  bouti- 
ques, à  côté  du  livre  de  Y  Esprit  et  de  celui  de  Y  Éducation. 


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APPENDICE  III.  339 

n'avoir  nul  reproche  à  me  faire,  je  ne  m'étais  tranquillisé  par  ma 
grande  maxime.  Je  ne  doutais  pas  même  que  M.  de  Choiseul,  déjà  très 
disposé  pour  moi  et  sensible  à  Téloge  que  mon  estime  pour  lui  m'en 
avait  fait  faire  dans  cet  ouvrage,  ne  me  soutint  en  cette  occasion 
contre  la  malveillance  de  M»®  de  Pompadour.  J'avais  assurément  lieu 
de  compter  alors,  autant  que  jamais,  sur  les  bontés  de  M.  de  Luxem- 
bourg et  sur  son  appui  dans  le  besoin... 

LETTRE    AU     MARQUIS     DE     MIRABEAU  (Trye,  26   juillet   I767). 

...Il  me  semble  que  l'évidence  ne  peut  jamais  être  dans  les  lois 
naturelles  et  politiques  qu'en  les  considérant  par  abstraction.  Dans  un 
gouvernement  particulier,  que  tant  d'éléments  divers  composent,  cette 
évidence  disparaît  nécessairement.  Car  la  science  du  gouvernement 
n'est  qu'une  science  de  combinaisons,  d'applications  et  d'exceptions, 
selon  les  temps,  les  lieux,  les  circonstances.  Jamais  le  public  ne  peut 
voir  avec  évidence  les  rapports  et  le  jeu  de  tout  cela... 

Mais  supposons  toute  cette  théorie  des  lois  naturelles  toujours  par- 
faitement évidente,  même  dans  ses  applications,  et  d'une  clarté  qui  se 
proportionne  à  tous  les  yeux,  comment  des  philosophes  qui  connais- 
sent le  genre  humain  peuvent-ils  donner  à  cette  évidence  tant  d'autorité 
sur  les  actions  des  hommes  ?  Comme  s'ils  ignoraient  que  chacun  se 
conduit  très  rarement  par  ses  lumières  et  très  fréquemment  par  ses 
passions...  » 

Voici  dans  mes  vieilles  idées  le  grand  problème  en  politique 
que  je  compare  à  celui  de  la  quadrature  du  cercle  en  géométrie  et  à 
celui  des  longitudes  en  astronomie  :  Trouver  une  forme  de  gouverne- 
ment qui  mette  la  loi  au^essus  de  l'homme. 

Si  cette  forme  est  trouvable,  cherchons-la  et  tâchons  de  l'établir. 
Vous  prétendez,  monsieur,  trouver  cette  loi  dominante  dans  l'évi- 
dence des  autres.  Vous  prouvez  trop,  car  cette  évidence  a  dû  être 
dans  tous  les  gouvernements  ou  ne  serrf  jamais  dans  aucun. 

Si  malheureusement  cette  forme  n'est  pas  trouvable,  et  j'avoue  ingé- 
nument  que  je  crois  qu'elle  ne  l'est  pas,  mon  avis  est  qu'il  faut  passer 
à  l'autre  extrémité  et  mettre  tout  d'un  coup  l'homme  autant  au-dessus 
de  la  loi  qu'il  peut  l'être  et  par  conséquent  établir  le  despotisme  arbi- 
traire et  le  plus  arbitraire  qu'il  est  possible  ;  je  voudrais  que  le  despote 
pût  être  Dieu.  En  un  mot,  je  ne  vois  point  de  milieu  supportable  entre 
la  plus  austère  démocratie  et  le  Hobbisme  le  plus  parfait,  car  le  conflit 
des  hommes  et  des  lois  qui  met  dans  l'État  une  guerre  intestine  conti- 
nuelle est  le  pire  de  tous  les  états  politiques. 

Mais  les  Caligula,  les  Néron,  les  Tibère...  Mon  Dieu,  je  me  roule 
par  terre  et  je  gémis  d'être  homme. 

Je  n'ai  pas  entendu  ce  que  vous  avez  dit  des  lois  dans  votre  livre 
et  ce  qu'en  dit  l'auteur  nouveau  dans  le  sien.  Je  trouve  qu'il  traite 


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340  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

un  peu  légèrement  des  diverses  formes  du  gouvernement,  bien  légè- 
rement surtout  des  suffrages.  Ce  qu'il  a  dit  des  vices  du  despotisme 
électif  est  très  vrai.  Ces  vices  sont  terribles.  Ceux  du  despotisme  héré- 
ditaire, qu'il  n'a  pas  dit,  le  sont  encore  plus. 

Voici  un  second  problème  qui  depuis  longtemps  m'a  roulé  dans 
l'esprit  : 

Trouver  dans  le  despotisme  arbitraire  une  forme  de  succession  qui 
ne  soit  ni  élective  ni  héréditaire  ou  plutôt  qui  soit  à  lajois  l'une  et  l'autre 
et  par  laquelle  on  s'assure,  autant  qu'il  est  possible,  de  n'avoir  ni  des 
Tibère  ni  des  Néron, 

Si  jamais  j'ai  le  malheur  de  m'occuper  derechef  de  cette  folle  idée, 
je  vous  reprocherai  toute  ma  vie  de  m'avoir  ôté  de  mon  râtelier.  J'es- 
père que  cela  n'arrivera  pas;  mais,  monsieur, quoi  qu'il  arrive, ne  me 
parlez  plus  de  votre  despotisme  légal.  Je  ne  saurais  le  goûter  ni  même 
Tentendre,  et  je  ne  vois  là  que  deux  mots  contradictoires  qui  réunis  ne 
signifient  rien  pour  moi... 


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IV 


DISCOURS   SUR    L'ORIGINE   ET   LES   FONDEMENTS 
DE  L'INÉGALITÉ    PARMI    LES    HOMMES 

Extraits 


Non  in  depravatis,  sed  in  his  quae  bcne 
secundum  naturam  se  habent,  consideran- 
dum  est  quid  sit  naturale. 

Aristote,  Politic,  Vib.  ii. 


A    LA    RÉPUBLIQUE     DE     GENÈVE 

Magnifiques,  très  honorés  et  souverains  seigneurs, 

Convaincu  qu'il  n'appartient  qu'au  citoyen  vertueux  de  rendre  à 
sa  patrie  des  honneurs  qu'elle  puisse  avouer,  il  y  a  trente  ans  que 
je  travaille  à  mériter  de  vous  offrir  un  hommage  public  ;  et  cette 
heureuse  occasion  suppléant  en  partie  à  ce  que  mes  efforts  n'ont  pu 
faire,  j'ai  cru  qu'il  me  serait  permis  de  consulter  ici  le  zèle  qui  m'a- 
nime plus  que  le  droit  qui  devrait  m'autoriser.  Ayant  eu  le  bonheur 
de  naître  parmi  vous,  comment  pourrais-je  méditer  sur  l'égalité  que 
la  nature  a  mise  entre  les  hommes,  et  sur  l'inégalité  qu'ils  ont  insti- 
tuée, sans  penser  à  la  profonde  sagesse  avec  laquelle  l'une  et  l'autre, 
heureusement  combinées  dans  cet  État,  concourent,  de  la  manière 
la  plus  approchante  de  la  loi  naturelle  et  la  plus  favorable  à  la  so- 
ciété, au  maintien  de  l'ordre  public,  et  au  bonheur  des  particuliers? 
En  recherchant  les  meilleures  maximes  que  le  bon  sens  puisse  dicter 
sur  la  constitution  d'un  gouvernement,  j'ai  été  frappé  de  les  voir 
toutes  en  exécution  dans  le  vôtre,  que  même  sans  être  né  dans  vos 
murs  j'aurais  cru  ne  pouvoir  me  dispenser  d'offrir  ce  tableau  de  la 
société  humaine  à  celui  de  tous  les  peuples  qui  me  paraît  en  posséder 
les  plus  grands  avantages,  et  en  avoir  le  mieux  prévenu  les  abus. 

Si  j'avais  eu  à  choisir  le  lieu  de  ma  naissance,  j'aurais  choisi  une 
société  d'une  grandeur  bornée  par  l'étendue  des  facultés  humaines, 
c'est-à-dire  par  la  possibilité   d'être   bien  gouvernée,  et  où  chacun 


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34J  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

suffisant  à  son  emploi,  nul  n*eût  été  contraint  de  commettre  à  d'au- 
tres les  fonctions  dont  il  était  chargé  :  un  État  où  tous  les  particu- 
liers se  connaissant  entre  eux,  les  manœuvres  obscures  du  vice  ni  la 
modestie  de  la  vertu  n'eussent  pu  se  dérober  aux  regards  et  au  juge- 
ment du  public,  et  où  cette  douce  habitude  de  se  voir  et  de  se  con- 
naître fît  de  l'amour  de  la  patrie  l'amour  des  citoyens  plutôt  que 
celui  de  la  terre. 

J'aurais  voulu  naître  dans  un  pays  où  le  souverain  et  le  peuple 
ne  pussent  avoir  qu'un  seul  et  même  intérêt,  afin  que  tous  les  mou- 
vements de  la  machine  ne  tendissent  jamais  qu'au  bonheur  commun; 
ce  qui  ne  pouvant  se  faire,  à  moins  que  le  peuple  et  le  souverain  ne 
soient  une  même  personne,  il  s'ensuit  que  j'aurais  voulu  naître  sous 
un  gouvernement  démocratique,  sagement  tempéré. 

J'aurais  voulu  vivre  et  mourir  libre,  c'est-à-dire  tellement  sou- 
mis aux  lois  que  ni  moi  ni  personne  n'en  pût  secouer  l'honorable 
joug,  ce  joug  salutaire  et  doux,  que  les  têtes  les  plus  fières  portent 
d'autant  plus  docilement,  qu'elles  sont  faites  pour  n'en  porter  aucun 
autre. 

J'aurais  donc  voulu  que  personne  dans  l'État  n'eût  pu  se  dire  au- 
dessus  de  la  loi,  et  que  personne  a;\  dehors  n'en  pût  imposer  que 
l'État  fût  obligé  de  reconnaître;  car,  quelle  que  puisse  être  la  consti- 
tution d'un  gouvernement,  s'il  s'y  trouve  un  seul  homme  qui  ne  soit 
pas  soumis  à  la  loi,  tous  les  autres  sont  nécessairement  à  la  discré- 
ti  on  de  celui-là;  et  s'il  y  a  un  chef  national  et  un  autre  chef  étranger, 
quelque  partage  d'autorité  qu'ils  puissent  faire,  il  est  impossible  que 
l'un  et  l'autre  soient  bien  obéis,  et  que  l'État  soit  bien  gouverné. 

Je  n'aurais  point  voulu  habiter  une  république  de  nouvelle  insti- 
tution, quelques  bonnes  lois  qu'elle  pût  avoir,  de  peur  que  le  gou- 
vernement, autrement  constitué  peut-être  qu'il  ne  faudrait  pour  le 
moment,  ne  convenant  pas  aux  nouveaux  citoyens,  ou  les  citoyens 
au  nouveau  gouvernement,  l'État  ne  fût  sujet  à  être  ébranlé  et  dé- 
truit presque  dès  sa  naissance;  car  il  en  est  de  la  liberté  comme  de 
ces  aliments  solides  et  succulents,  ou  de  ces  vins  généreux,  propres 
à  nourrir  et  fortifier  les  tempéraments  robustes  qui  en  ont  l'habitude, 
mais  qui  accablent,  ruinent  et  enivrent  les  faibles  et  délicats  qui 
n'y  sont  point  faits.  Les  peuples,  une  fois  accoutumés  à  des  maîtres, 
ne  sont  plus  en  état  de  s'en  passer.  S'ils  tentent  de  secouer  le  joug, 
ils  s'éloignent  d'autant  plus  de  la  liberté  que,  prenant  pour  elle  une 
licence  effrénée  qui  lui  est  opposée,  leurs  révolutions  les  livrent 
presque  toujours  à  des  séducteurs  qui  ne  font  qu'aggraver  leurs 
chaînes.  Le  peuple  romain  lui-même,  ce  modèle  des  peuples  libres, 
ne  fut  point  en  état  de  se  gouverner  en  sortant  de  l'oppression  des 
Tarquins.  Avili  par  l'esclavage  et  les  travaux  ignominieux  qu'ils  lui 
avaient  imposés,  ce  n'était  d'abord  qu'une  stupide  populace  qu'il 
fallait  ménager  et  gouverner  avec  la  plus  grande  sagesse,  afin  que, 


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APPENDICE   IV.  343 

s'accoutumant  à  respirer  peu  à  peu  à  l'air  salutaire  de  la  liberté,  ces 
âmes  énervées,  ou  plutôt  abruties  sous  la  tyrannie,  acquissent,  par 
degré,  cette  sévérité  de  mœurs  et  cette  fierté  de  courage  qui  en  firent 
enfin  le  plus  respectable  de  tous  les  peuples.  J'aurais  donc  cherché, 
pour  ma  patrie,  une  heureuse  et  tranquille  république,  dont  l'an- 
cienneté se  perdît  dans  la  nuit  des  temps,  qui  n'eût  éprouvé  que  des 
atteintes  propres  à  manifester  et  affermir  dans  ses  habitants  le  cou- 
rage et  l'amour  de  la  patrie,  et  où  les  citoyens,  accoutumés  de  longue 
main  à  une  sage  indépendance,  fussent  non  seulement  libres,  mais 
dignes  de  l'être. 

J'aurais  voulu  me  choisir  une  patrie  détournée,  par  une  heureuse 
Impuissance,  du  féroce  amour  des  conquêtes,  et  garantie,  par  une  po- 
sition encore  plus  heureuse,  de  la  crainte  de  devenir  elle-même  la  con- 
quête d'un  autre  État;  une  ville  libre,  placée  entre  plusieurs  peuples 
dont  aucun  n'eût  intérêt  à  l'envahir,  et  dont  chacun  eût  intérêt  à 
empêcher  les  autres  de  l'envahir  eux-mêmes;  une  république,  en  un 
mot,  qui  ne  tentât  point  l'ambition  de  ses  voisins,  et  qui  pût  raison- 
nablement compter  sur  leur  secours  au  besoin.  Il  s'ensuit  que,  dans 
une  position  si  heureuse,  elle  n'aurait  eu  rien  à  craindre  que  d'elle- 
même,  et  que  si  ses  citoyens  s'étaient  exercés  aux  armes,  c'eût  été 
plutôt  pour  entretenir  chez  eux  cette  ardeur  guerrière  et  cette  fierté 
de  courage  qui  sied  si  bien  à  la  liberté,  et  qui  en  nourrit  le  goût, 
que  par  la  nécessité  de  pourvoir  à  leur  propre  défense. 

J'aurais  cherché  un  pays  où  le  droit  de  législation  fût  commun  à 
tous  les  citoyens;  car,  qui  peut  mieux  savoir  qu'eux  sous  quelles 
conditions  il  leur  convient  de  vivre  ensemble  dans  une  même  société? 
Mais  je  n'aurais  pas  approuvé  des  plébiscites  semblables  à  ceux  des 
Romains,  où  les  chefs  de  l'État  et  les  plus  intéressés  à  sa  conserva- 
tion étaient  exclus  des  délibérations  dont  souvent  dépendait  son  salut, 
et  où,  par  une  absurde  inconséquence,  les  magistrats  étaient  privés 
des  droits  dont  jouissaient  les  simples  citoyens. 

Au  contraire,  j'aurais  désiré  que  pour  arrêter  les  projets  intéressés 
et  mal  conçus,  et  les  innovations  dangereuses  qui  perdirent  enfin  les 
Athéniens,  chacun  n'eût  pas  le  pouvoir  de  proposer  de  nouvelles 
lois  à  sa  fantaisie;  que  ce  droit  appartînt  aux  seuls  magistrats;  qu'ils 
en  usassent  même  avec  tant  de  circonspection,  que  le  peuple,  de  son 
côté,  fût  si  réservé  à  donner  son  consentement  à  ces  lois,  et  que  la 
promulgation  ne  pût  s'en  faire  qu'avec  tant  de  solennité,  qu'avant 
que  la  constitution  fût  ébranlée,  on  eût  eu  le  temps  de  se  convaincre 
que  c'est  surtout  la  grande  antiquité  des  lois  qui  les  rend  saintes  et 
vénérables;  que  le  peuple  méprise  bientôt  celles  qu'il  voit  changer 
tous  les  jours,  et  qu'en  s'accoutumant  à  négliger  les  anciens  usages, 
sous  prétexte  de  faire  mieux,  on  introduit  souvent  de  grands  maux 
pour  en  corriger  de  moindres. 

J'aurais  fui  surtout,  comme  nécessairement  mal  gouvernée,  une 


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344  I>U   CONTRAT   SOCIAL. 

république  où  le  peuple,  croyant  pouvoir  se  passer  de  ses  magistrats 
ou  ne  leur  laisser'  qu'une  autorité  précaire,  aurait  imprudemment 
gardé  l'administration  des  affaires  civiles  et  l'exécution  de  ses  propres 
lois  :  telle  dut  être  la  grossière  constitution  des  premiers  gouverne- 
ments sortant  immédiatement  de  l'état  de  nature,  et  tel  fut  encore 
un  des  vices  qui  perdirent  la  république  d'Athènes. 

Mais  j'aurais  choisi  celle  où  les  particuliers,  se  contentant  de 
donner  la  sanction  aux  lois,  et  de  décider  en  corps  et  sur  le  rapport 
des  chefs  les  plus  importantes  affaires  publiques,  établiraient  des 
tribunaux  respectés,  en  distingueraient  avec  soin  les  divers  départe- 
ments, éliraient  d'année  en  année  les  plus  capables  et  les  plus  intè- 
gres de  leurs  concitoyens  pour  administrer  la  justice  et  gouverner 
l'État,  et  où  la  vertu  des  magistrats  portant  ainsi  témoignage  de  la 
sagesse  du  peuple,  les  uns  et  les  autres  s'honoreraient  mutuellement. 
De  sorte  que  si  jamais  de  funestes  malheurs  venaient  à  troubler  la 
concorde  publique,  ces  temps  même  d'aveuglement  et  d'erreurs  fus- 
sent marqués  par  des  témoignages  de  modération,  d'estime  réci- 
proque, et  d'un  commun  respect  pour  les  lois;  présages  et  garants 
d'une  réconciliation  sincère  et  perpétuelle. 

Tels  sont,  magnifiques,  très  honorés  et  souverains  seigneurs,  les 
avantages  que  j'aurais  recherchés  dans  la  patrie  que  je  me  serais 
choisie.  Que  si  la  Providence  y  avait  ajouté  de  plus  une  situation 
charmante,  un  climat  tempéré,  un  pays  fertile  et  l'aspect  le  plus  dé- 
licieux qui  soit  sous  le  ciel,  je  n'aurais  désiré,  pour  combler  mon 
bonheur,  que  de  jouir  de  tous  ces  biens  dans  le  sein  de  cette  heu- 
reuse patrie,  vivant  paisiblement  dans  une  douce  société  avec  mes 
concitoyens,  exerçant  avec  eux,  et  à  leur  exemple,  l'humanité,  l'a- 
mitié et  toutes  les  vertus,  et  laissant  après  moi  l'honorable  mémoire 
d'un  homme  de  bien  et  d'un  honnête  et  vertueux  patriote. 

Si,  moins  heureux  ou  trop  sage,  je  m'étais  vu  réduit  à  finir  en 
d'autres  climats  une  infirme  et  languissante  carrière,  regrettant  inu- 
tilement le  repos  et  la  paix  dont  une  jeunesse  imprudente  m'aurait 
privé,  j'aurais  du  moins  nourri  dans  mon  âme  ces  mêmes  sentiments 
dont  je  n'aurais  pu  faire  usage  dans  mon  pays  ;  et,  pénétré  d'une  af- 
fection tendre  et  désintéressée  pour  mes  concitoyens  éloignés,  je 
leur  aurais  adressé  du  fond  de  mon  cœur  à  peu  près  le  discours 
suivant  : 

Mes  chers  concitoyens,  ou  plutôt  mes  frères,  puisque  les  liens  du 
sang  ainsi  que  les  lois  nous  unissent  presque  tous,  il  m'est  doux  de 
ne  pouvoir  penser  à  vous  sans  penser  en  même  temps  à  tous  les  biens 
dont  vous  jouissez,  et  dont  nul  de  vous  peut-être  ne  sent  mieux  le 
prix  que  moi,  qui  les  ai  perdus.  Plus  je  réfléchis  sur  votre  situation 
politique  et  civile,  et  moins  je  puis  imaginer  que  la  nature  des  choses 
humaines  puisse  en  comporter  une  meilleure.  Dans  tous  les  autres 
gouvernements,  quand  il  est  question  d'assurer  le  plus  grand  bien 


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APPENDICE  IV.  345 

de  rÉtat,  tont  se  borne  toujours  à  des  projets  en  idées,  et  tout  au 
plus  à  de  simples  possibilités  :  pour  vous,  votre  bonheur  est  tout 
fait,  il  ne  faut  qu'en  jouir,  et  vous  n'avez  plus  besoin,  pour  devenir 
parfaitement  heureux,  que  de  savoit  vous  contenter  de  l'être.  Votre 
souveraineté,  acquise  ou  renouvelée  à  la  pointe  de  Tépée,  et  conser- 
vée durant  deux  siècles  à  force  de  valeur  et  de  sagesse,  est  enfin 
pleinement  et  universellement  reconnue.  Des  traités  honorables 
fixent  vos  limites,  assurent  vos  droits  et  affermissent  votre  repos. 
Votre  constitution  est  excellente,  dictée  par  la  plus  sublime  raison, 
et  garantie  par  des  puissances  amies  et  respectables  ;  votre  État  est 
tranquille  ;  vous  n'avez  ni  guerres  ni  conquérants  à  craindre  ;  vous 
n'avez  point  d'autres  maîtres  que  de  sages  lois  que  vous  avez  faites, 
administrées  par  des  magistrats  intègres  qui  sont  de  votre  choix; 
vous  n'êtes  ni  assez  riches  pour  vous  énerver  par  la  mollesse  et 
perdre  dans  de  vaines  délices  le  goût  du  vrai  bonheur  et  des  solides 
vertus,  ni  assez  pauvres  pour  avoir  besoin  de  plus  de  secours  étran- 
gers que  ne  vous  en  procure  votre  industrie;  et  cette  liberté  précieuse, 
qu'on  ne  maintient  chez  les  grandes  nations  qu'avec  des  impôts 
exorbitants,  ne  vous  coûte  presque  rien  à  conserver. 

Puisse  durer  toujours,  pour  le  bonheur  de  ses  citoyens  et  l'exem- 
ple des  peuples,  une  république  si  sagement  et  si  heureusement 
constituée  !  Voilà  le  seul  vœu  qui  vous  reste  à  faire,  et  le  seul  soin 
qui  vous  reste  à  prendre.  C'est  à  vous  seuls  désormais,  non  à  faire 
votre  bonheur,  vos  ancêtres  vous  en  ont  évité  la  peine,  mais  à  le 
rendre  durable  par  la  sagesse  d'en  bien  user.  C'est  de  votre  union 
perpétuelle,  de  votre  obéissance  aux  lois,  de  votre  respect  pour  leurs 
ministres,  que  dépend  votre  conservation.  S'il  reste  parmi  vous  le 
moindre  reste  d'aigreur  ou  de  méfiance,  hâtez-vous  de  le  détruire 
comme  un  levain  funeste  d'où  résulteraient  tôt  ou  tard  vos  malheurs 
et  la  ruine  de  l'État.  Je  vous  conjure  de  rentrer  tous  au  fond  de  votre 
cœur,  et  de  consulter  la  voix  secrète  de  votre  conscience.  Quelqu'un 
parmi  vous  connaît-il  dans  l'univers  un  corps  plus  intègre,  plus 
éclairé,  plus  respectable  que  celui  de  votre  magistrature?  Tous  ses 
membres  ne  vous  donnent-ils  pas  l'exemple  de  la  modération,  de  la 
simplicité  de  mœurs,  du  respect  pour  les  lois,  et  de  la  plus  sincère 
réconciliation?  Rendez  donc  sans  réserve  à  de  si  sages  chefs  cette 
salutaire  confiance  que  la  raison  doit  à  la  vertu;  songez  qu'ils  sont 
de  votre  choix,  qu'ils  le  justifient,  et  que  les  honneurs  dus  à  ceux 
que  vous  avez  constitués  en  dignité  retombent  nécessairement  sur 
vous-mêmes.  Nul  de  vous  n'est  assez  peu  éclairé  pour  ignorer  qu'où 
cesse  la  vigueur  des  lois  et  l'autorité  de  leurs  défenseurs,  il  ne  peut 
y  avoir  ni  sûreté,  ni  liberté  pour  personne.  De  quoi  s'agit-il  donc 
entre  vous,  que  de  faire  de  bon  cœur  et  avec  une  juste  confiance  ce 
que  vous  seriez  toujours  obligés  de  faire  par  un  véritable  intérêt,  par 
devoir  ou  par  raison  ?  Qu'une  coupable  et  funeste  indifférence  pour 


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346  DU   CONTRAT   SOGIAJ.. 

le  maintien  de  la  constitution  ne  vous  fasse  jamais  négliger  au  be- 
soin les  sages  avis  des  plus  éclairés  et  des  plus  zélés  d'entre  vous, 
mais  que  l'équité,  la  modération,  la  plus  respectueuse  fermeté,  con- 
tinuent de  régler  toutes  vos  démarches,  et  de  montrer  en  vous,  à  tout 
l'univers,  l'exemple  d'un  peuple  fier  et  modeste,  aussi  jaloux  de  sa 
gloire  que  de  sa  liberté.  Gardez-vous  surtout,  et  ce  sera  mon  dernier 
conseil,  d'écouter  jamais  des  interprétations  sinistres  et  des  discours 
envenimés,  dont  les  motifs  secrets  sont  souvent  plus  dangereux  que 
les  actions  qui  en  sont  l'objet.  Toute  une  maison  s'éveille  et  se  tient 
en  alarmes  aux  premiers  cris  d'un  bon  et  fidèle  gardien  qui  n'aboie 
jamais  qu'à  l'approche  des  voleurs,  mais  on  hait  l'importunité  de  ces 
animaux  bruyants  qui  troublent  sans  cesse  le  repos  public,  et  dont 
les  avertissements  continuels  et  déplacés  ne  se  font  pas  même 
écouter  au  moment  qu'ils  sont  nécessaires... 

PRÉFACE 

La  plus  utile  et  la  moins  avancée  de  toutes  les  connaissances  hu- 
maines me  paraît  être  celle  de  l'homme  ;  et  j'ose  dire  que  la  seule 
inscription  du  temple  de  Delphes  contenait  un  précepte  plus  impor- 
tant et  plus  difficile  que  tous  les  gros  livres  des  moralistes.  Aussi  je 
regarde  le  sujet  de  ce  discours  comme  une  des  questions  les  plus 
intéressantes  que  la  philosophie  puisse  proposer,  et,  malheureuse- 
ment pour  nous,  comme  une  des  plus  épineuses  que  les  philosophes 
puissent  résoudre  :  car  comment  connaître  la  source  de  l'inégalité 
parmi  les  hommes,  si  l'on  ne  commence  par  les  connaître  eux-mêmes? 
et  comment  l'homme  viendra-t-il  à  bout  de  se  voir  tel  que  l'a  formé 
la  nature,  à  travers  tous  les  changements  que  la  succession  des 
temps  et  des  choses  a  dû  produire  dans  sa  constitution  originelle,  et 
de  démêler  ce  qu'il  tient  de  son  propre  fonds  d'avec  ce  que  les  cir- 
constances et  ses  progrès  ont  ajouté  ou  changé  à  son  état  primitif  ? 
Semblable  à  la  statue  de  Glaucus,  que  le  temps,  la  mer  et  les  orages 
avaient  tellement  défigurée  qu'elle  ressemblait  moins  à  un  dieu  qu'à 
une  bête  féroce,  l'âme  humaine,  altérée  au  sein  de  la  société  par 
mille  causes  sans  cesse  renaissantes,  par  l'acquisition  d'une  multitude 
de  connaissances  et  d'erreurs,  par  les  changements  arrivés  à  la  con- 
stitution des  corps,  et  par  le  choc  continuel  des  passions,  a  pour 
ainsi  dire  changé  d'apparence  au  point  d'être  presque  méconnais- 
sable; et  l'on  n'y  retrouve  plus,  au  lieu  de  cette  céleste  et  majestueuse 
simplicité  dont  son  auteur  l'avait  empreinte,  que  le  difforme  con- 
traste de  la  passion  qui  croit  raisonner,  et  de  l'entendement  en  délire. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  cruel  encore,  c'est  que  tous  les  progrès  de 
l'espèce  humaine  l'éloignant  sans  cesse  de  son  état  primitif,  plus 
nous  accumulons  de  nouvelles  connaissances,  et  plus  nous  nous 
ôtons  les  moyens  d'acquérir  la  plus  importante  de  toutes,  et  que 


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APPENDICE  IV.  347 

c'est  en  un  sens  à  force  d'étudier  l'homme  que  nous  nous  sommes 
mis  hors  d'état  de  le  connaître. 

Il  est  aisé  de  voir  que  c'est  dans  ces  changements  successifs  de 
la  constitution  humaine  qu'il  faut  chercher  la  première  origine  des 
différences  qui  distinguent  les  hommes;  lesquels,  d'un  commun 
aveu,  sont  naturellement  aussi  égaux  entre  eux  que  l'étaient  les  ani- 
maux de  chaque  espèce  avant  que  diverses  causes  eussent  introduit 
dans  quelques-unes  les  variétés  que  nous  y  remarquons.  En  effet,  il 
n'est  pas  concevable  que  ces  premiers  changements,  par  quelque 
moyen  qu'ils  soient  arrivés,  aient  altéré  tout  à  la  fois  et  de  la  même 
manière  tous  les  individus  de  l'espèce;  mais  les  uns  s'étani  perfection- 
nés ou  détériorés,  et  ayant  acquis  diverses  qualités,  bonnes  ou  mau- 
vaises, qui  n'étaient  point  inhérentes  à  leur  nature,  les  autres  restèrent 
plus  longtemps  dans  leur  état  originel  :  et  telle  fut  parmi  les  hommes 
la  première  source  de  l'inégalité  qu'il  est  plus  aisé  de  démontrer  ainsi 
en  général,  que  d'en  assigner  avec  précision  les  véritables  causes. 

Que  mes  lecteurs  ne  s'imaginent  donc  pas  que  j'ose  me  flatter 
d'avoir  vu  ce  qui  me  paraît  sî  difficile  à  voir.  J'ai  commencé  quelques 
raisonnements,  j'ai  hasardé  quelques  conjectures,  moins  dans  l'espoir 
de  résoudre  la  question,  que  dans  l'intention  de  l'éclaircir  et  de  la 
réduire  à  son  véritable  état.  D'autres  pourront  aisément  aller  plus 
loin  dans  la  même  route,  sans  qu'il  soit  facile  à  personne  d'arriver 
au  terme  ;  car  ce  n'est  pas  une  légère  entreprise  de  démêler  ce  qu'il 
y  a  d'originaire  et  d'artificiel  dans  la  nature  actuelle  de  l'homme,  et 
de  bien  connaître  un  état  qui  n'existe  plus,  qui  n'a  peut-être  point 
existé,  qui  probablement  n'existera  jamais,  et  dont  il  est  pourtant 
nécessaire  d'avoir  des  notions  justes,  pour  bien  juger  de  notre  état 
présent.  Il  faudrait  même  plus  de  philosophie  qu'on  ne  pense  à  celui 
qui  entreprendrait  de  déterminer  exactement  les  précautions  à  pren- 
dre pour  faire  sur  ce  sujet  de  solides  observations  ;  et  une  bonne  so- 
lution du  problème  suivant  ne  me  paraîtrait  pas  indigne  des  Aristotes 
et  des  Plines  de  notre  siècle  :  Quelles  expériences  seraient  nécessaires 
pour  parvenir  à  connaitre  Vhomme  naturel^  et  quels  sont  les  moyens 
de  faire  ces  expériences  au  sein  de  la  société  (1)  ?  Loin  d'entreprendre 
de  résoudre  ce  problème,  je  crois  en  avoir  assez  médité  le  sujet  pour 

(i)  BuFFON,  Histoire  naturelle  (Variétés  dans  l'espèce  humaine).  —  L*hommc  sau- 
vage est  de  tous  les  animaux  le  plus  singulier,  le  moins  connu,  et  le  plus  difficile  à 
décrire,  mais  nous  distinguons  si  peu  ce  que  la  nature  seule  nous  a  donné  de  ce  que 
l'éducation,  l'imitatioii,  l'art  et  l'exemple  nous  ont  communiqué,  ou  nous  les  confondons 
si  bien  qu'il  ne  serait  pas  étonnant  que  nous  nous  méconnussions  totalement  au  portrait 
d'un  sauvage,  s'il  nous  était  présenté  avec  les  vraies  couleurs  et  les  seuls  traits  naturels 
qui  doivent  en  faire  le  caractère. 

Un  sauvage  absolument  sauvage...  serait  un  spectacle  curieux  pour  un  philosophe. 
Il  pourrait,  en  observant  son  sauvage,  évaluer  au  juste  la  force  des  appétits  de  ia  nature, 
il  y  verrait  l'âme  à  découvert,  il  en  distinguerait  tous  les  mouvements  naturels  et  peut- 
être  y  reconnaitrait-il  plus  de  douceur,  de  tranquillité  et  de  calme  que  dans  la  sienne; 
peut-être  verrait-il  clairement  que  la  vertu  appartient  à  l'homme  sauvage  plus  qu'à 
l'homme  civilisé  et  que  le  vice  n'a  pris  naissance  que  dans  la  société. 


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348  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

oser  répondre  d'avance  que  les  plus  grands  philosophes  ne  seront 
pas  trop  bons  pour  diriger  ces  expériences,  ni  les  plus  puissants  sou- 
verains pour  les  faire  ;  concours  auquel  il  n*est  guère  raisonnable  de 
s'attendre,  surtout  avec  la  persévérance,  ou  plutôt  la  succession  de 
lumières  et  de  bonnes  volontés  nécessaires  de  part  et  d'autre  pour 
arriver  au  succès. 

Ces  recherches  si  difficiles  à  faire,  et  auxquelles  on  a  si  peu  songé 
jusqu'ici,  sont  pourtant  les  seuls  moyens  qui  nous  restent  de  lever 
une  multitude  de  difficultés  qui  nous  dérobent  la  connaissance  des 
fondements  réels  de  la  société  humaine.  C'est  cette  ignorance  de  la 
nature  de  l'homme  qui  jette  tant  d'incertitude  et  d'obscurité  sur  la 
véritable  définition  du  droit  naturel  :  «  car  l'idée  du  droit,  dit  M.  Bur- 
lamaqui,  et  plus  encore  celle  du  droit  naturel,  sont  manifestement 
des  idées  relatives  à  la  nature  de  l'homme.  C'est  donc  de  cette  nature 
même  de  l'homme,  continue-t-il,  de  sa  constitution  et  de  son  état, 
qu'il  faut  déduire  les  principes  de  cette  science.  » 

Ce  n'est  point  sans  surprise  et  sans  scandale  qu'on  remarque  le 
peu  d'accord  qui  règne  sur  cette  importante  matière  entre  les  divers 
auteurs  qui  en  ont  traité.  Parmi  les  plus  graves  écrivains,  à  peine  en 
trouve-t-on  deux  qui  soient  du  même  avis  sur  ce  point.  Sans  parler 
des  anciens  philosophes,  qui  semblent  avoir  pris  à  tâche  de  se  con- 
tredire entre  eux  sur  les  principes  les  plus  fondamentaux,  les  juris- 
consultes romains  assujettissent  indifféremment  l'homme  et  tous  les 
autres  animaux  à  la  même  loi  naturelle,  parce  qu'ils  considèrent  plu- 
tôt sous  ce  nom  la  loi  que  la  nature  s'impose  à  elle-même,  que  celle 
qu'elle  prescrit,  ou  plutôt  à  cause  de  l'acception  particulière  selon 
laquelle  ces  jurisconsultes  entendent  ce  mot  de  loiy  qu'ils  semblent 
n'avoir  pris  en  cette  occasion  que  pour  l'expression  des  rapports  gé- 
néraux établis  par  la  nature  entre  tous  les  êtres  animés  pour  leur 
commune  conservation.  Les  modernes,  ne  reconnaissant,  sous  le 
nom  de  loi,  qu'une  règle  prescrite  à  un  être  moral,  c'est-à-dire  intelli- 
gent, libre,  et  considéré  dans  ses  rapports  avec  d'autres  êtres,  bor- 
nent conséquemment  au  seul  animal  doué  de  raison,  c'est-à-dire  à 
l'homme,  la  compétence  de  la  loi  naturelle;  mais,  définissant  cette 
loi  chacun  à  sa  mode,  ils  l'établissent  tous  sur  des  principes  si 
métaphysiques,  qu'il  y  a,  même  parmi  nous,  bien  peu  de  gens  en 
état  de  comprendre  ces  principes,  loin  de  pouvoir  les  trouver  d'eux- 
mêmes.  De  sorte  que  toutes  les  définitions  de  ces  savants  hommes, 
d'ailleurs  en  perpétuelle  contradiction  entre  elles,  s'accordent  seu- 
lement en  ceci,  qu'il  est  impossible  d'entendre  la  loi  de  la  nature,  et, 
par  conséquent,  d'y  obéir,  sans  être  un  très  grand  raisonneur  et  un 
profond  métaphysicien  :  ce  qui  signifie  précisément  que  les  hommes 
ont  dû  employer  pour  l'établissement  de  la  société  les  lumières  qui 
ne  se  développent  qu'avec  beaucoup  de  peine,  et  pour  fort  peu  de 
gens,  dans  le  sein  de  la  société  même. 


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APPENDICE  IV.  349 

Connaissant  si  peu  la  nature,  et  s'accordant  si  mal  sur  le  sens  du 
mot  loiy  il  serait  bien  difficile  de  convenir  d'une  bonne  définition  de 
la  loi  naturelle.  Aussi  toutes  celles  qu'on  trouve  dans  les  livres,  outre 
le  défaut  de  n'être  point  uniformes,  ont-elles  encore  celui  d'être  ti- 
rées de  plusieurs  connaissances  que  les  hommes  n'ont  point  naturel- 
lement, et  des  avantages  dont  ils  ne  peuvent  concevoir  l'idée  qu'après 
être  sortis  de  l'état  de  nature.  On  commence  par  rechercher  les  règles 
dont,  pour  l'utilité  commune,  il  serait  à  propos  que  les  hommes 
convinssent  entre  eux;  et  puis  on  donne  le  nom  de  loi  naturelle  à  la 
collection  de  ces  règles,  sans  autre  preuve  que  le  bien  qu'on  trouve 
qui  résulterait  de  leur  pratique  universelle.  Voilà  assurément  une 
manière  très  commode  de  composer  des  définitions,  et  d'expliquer  la 
nature  des  choses  par  des  convenances  arbitraires. 

Mais  tant  que  nous  ne  connaîtrons  point  l'homme  naturel,  c'est 
en  vain  que  nous  voudrons  déterminer  la  loi  qu'il  a  reçue  ou  celle  qui 
convient  le  mieux  à  sa  constitution.  Tout  ce  que  nous  pouvons  voir 
très  clairement  au  sujet  de  cette  loi,  c'est  que  non  seulement,  pour 
qu'elle  soit  loi,  il  faut  que  la  volonté  de  celui  qu'elle  oblige  puisse 
s'y  soumettre  avec  connaissance,  mais  qu'il  faut  encore,  pour  qu'elle 
soit  naturelle,  qu'elle  parle  immédiatement  par  la  voix  de  la  nature. 

Laissant  donc  tous  les  livres  scientifiques  qui  ne  nous  apprennent 
qu'à  voir  les  hommes  tels  qu'ils  sont  faits,  et  méditant  sur  les  pre- 
mières et  plus  simples  opérations  de  l'âme  humaine,  j'y  crois  aper- 
cevoir deux  principes  antérieurs  à  la  raison,  dont  l'un  nous  intéresse 
ardemment  à  notre  bien-être  et  à  la  conservation  de  nous-mêmes, 
et  l'autre  nous  inspire  une  répugnance  naturelle  à  voir  périr  ou  souf- 
frir tout  être  sensible,  et  principalement  nos  semblables.  [C'est  du 
concours  et  de  la  combinaison  que  notre  esprit  est  en  état  de  faire 
de  ces  deux  principes,  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'y  faire  entrer  celui 
de  la  sociabilité,  que  me  paraissent  découler  toutes  les  règles  du 
droit  naturel  :  règles  que  la  raison  est  ensuite  forcée  de  rétablir  sur 
d'autres  fondements,  quand,  par  ses  développements  successifs,  elle 
est  venue  à  bout  d'étouffer  la  nature. 

De  cette  manière,  on  n'est  point  obligé  de  faire  de  l'homme  un 
philosophe  avant  que  d'en  faire  un  homme;  ses  devoirs  envers  autrui 
ne  lui  sont  pas  uniquement  dictés  par  les  tardives  leçons  de  la  sa- 
gesse; et  tant  qu'il  ne  résistera  point  à  l'impulsion  intérieure  de  la 
commisération,  il  ne  fera  jamais  de  mal  à  un  autre  homme,  ni  même 
à  aucun  être  sensible,  excepté  dans  le  cas  légitime  où,  sa  conserva- 
tion se  trouvant  intéressée,  il  est  obligé  de  se  donner  la  préférence  à 
lui-même.  Par  ce  moyen,  on  termine  aussi  les  anciennes  disputes 
sur  la  participation  des  animaux  à  la  loi  naturelle  :  car  il  est  clair 
que,  dépourvus  de  lumière,  de  liberté,  ils  ne  peuvent  reconnaître 
cette  loi  ;  mais,  tenant  en  quelque  chose  à  notre  nature  par  la  sensi- 
bilité dont  ils  sont  doués,  on  jugera  qu'ils  doivent  aussi  participer 


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35o  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

au  droit  naturel,  et  que  rhomme  est  assujetti  envers  eux  à  quelque 
espèce  de  devoirs.  Il  semble  en  effet  que  si  je  suis  obligé  de  ne  faire 
aucun  mal  à  mon  semblable,  c*cst  moins  parce  qu'il  est  un  être  rai- 
sonnable qu'un  être  sensible,  qualité  qui,  étant  commune  à  la  bête 
et  à  rhomme,  doit  au  moins  donner  à  Tune  le  droit  de  n'être  point 
maltraitée  inutilement  par  l'autre. 

Cette  même  étude  de  l'homme  originel,  de  ses  vrais  besoins,  et 
des  principes  fondamentaux  de  ses  devoirs,  est  encore  le  seul  bon 
moyen  qu'on  puisse  employer  pour  lever  ces  foules  de  difficultés 
qui  se  présentent  sur  l'origine  de  l'inégalité  morale,  sur  les  vrais 
fondements  du  corps  politique,  sur  les  droits  réciproques  de  ses 
membres,  et  sur  mille  autres  questions  semblables,  aussi  importantes 
que  mal  éclaircies. 

En  considérant  la  société  humaine  d*un  regard  tranquille  et  dés- 
intéressé, elle  ne  semble  montrer  d'abord  que  la  violence  des  hom- 
mes puissants  et  l'oppression  des  faibles  :  l'esprit  se  révolte  contre 
la  dureté  des  uns,  on  est  porté  à  déplorer  l'aveuglement  des  autres  ; 
et  comme  rien  n'est  moins  stable  parmi  les  hommes  que  ces  rela- 
tions extérieures  que  le  hasard  produit  plus  souvent  que  la  sagesse, 
et  que  l'on  appelle  faiblesse  ou  puissance,  richesse  ou  pauvreté,  les 
établissements  humains  paraissent,  au  premier  coup  d'oeil,  fondés 
sur  des  monceaux  de  sable  mouvant  :  ce  n'est  qu'en  les  examinant 
de  près,  ce  n'est  qu'après  avoir  écarté  la  poussière  et  le  sable  qui  en- 
vironnent l'édifice,  qu'on  aperçoit  la  base  inébranlable  sur  laquelle 
il  est  élevé,  et  qu'on  apprend  à  en  respecter  les  fondements.  Or,  sans 
l'étude  sérieuse  de  l'homme,  de  ses  facultés  naturelles  et  de  leurs 
développements  successifs,  on  ne  viendra  jamais  à  bout  de  faire  ces 
distinctions  et  de  séparer,  dans  l'actuelle  constitution  des  choses,  ce 
qu'a  fait  la  volonté  divine  d'avec  ce  que  l'art  humain  a  prétendu  faire. 
Les  recherches  politiques  et  morales  auxquelles  donne  lieu  l'impor- 
tante question  que  j'examine  sont  donc  utiles  de  toutes  manières,  et 
l'histoire  hypothétique  des  gouvernements  est  pour  Thomme  une 
leçon  instructive  à  tous  les  égards.  En  considérant  ce  que  nous  se- 
rions devenus,  abandonné  à  nous-mêmes,  nous  devons  apprendre  à 
bénir  celui  dont  la  main  bienfaisante,  corrigeant  nos  institutions  et 
leur  donnant  une  assiette  inébranlable,  a  prévenu  les  désordres  qui 
devaient  en  résulter,  et  fait  naître  notre  bonheur  des  moyens  qui 
semblaient  devoir  combler  notre  misère. 

DISCOURS     SUR     l'origine    ET     LES    FONDEMENTS 
DE    l'inégalité     parmi    LES    HOMMES  (l) 

C'est  de  l'homme  que  j'ai  à  parler  ;  et  la  question  que  j'examine 
m'apprend  que  je  vais  parler  à  des  hommes  ;  car  on  n'en  propose 

(i)  Voici  dans  quels  termes  était  conçue  la  question  proposée  par  l'Académie  de 


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APPENDICE  IV.  35i 

point  de  semblables,  quand  on  craint  d'honorer  la  vérité.  Je  défen- 
drai donc  avec  confiance  la  cause  de  Thumanité  devant  les  sages  qui 
m'y  invitent,  et  je  ne  serai  pas  mécontent  de  moi-même  si  je  me  rends 
digne  de  mon  sujet  et  de  mes  juges. 

Je  conçois  dans  Tespèce  humaine  deux  sortes  d'inégalités  :  Tune, 
que  j'appelle  naturelle  ou  physique,  parce  qu'elle  est  établie  par  la 
nature,  et  qui  consiste  dans  la  différence  des  âges,  de  la  santé,  des 
forces  du  corps  et  des  qualités  de  l'esprit  ou  de  l'âme  ;  l'autre,  qu'on 
peut  appeler  inégalité  morale  ou  politique,  parce  qu'elle  dépend  d'une 
sorte  de  convention,  et  qu'elle  est  établie  ou  du  moins  autorisée  par 
le  consentement  des  hommes.  Celle-ci  consiste  dens  les  différents 
privilèges  dont  quelques-uns  jouissent  au  préjudice  des  autres,  comme 
d'être  plus  riches,  plus  honorés,  plus  puissants  qu'eux,  ou  même  de 
s'en  faire  obéir. 

On  ne  peut  pas  demander  quelle  est  la  source  de  l'inégalité  natu- 
relle, parce  que  la  réponse  se  trouverait  énoncée  dans  la  simple  défi- 
nition du  mot.  On  peut  encore  moins  chercher  s'il  n'y  aurait  point 
quelque  liaison  essentielle  entre  les  deux  inégalités  ;  car  ce  serait 
demander,  en  d'autres  termes,  si  ceux  qui  commandent  valent  néces- 
sairement mieux  que  ceux  qui  obéissent,  et  si  la  force  du  corps  ou 
de  l'esprit,  la  sagesse  ou  la  vertu,  se  trouvent  toujours  dans  les  mêmes 
individus  en  proportion  de  la  puissance  ou  de  la  richesse:  question 
bonne  peut-être  à  agiter  entre  des  esclaves  entendus  de  leurs  maîtres, 
mais  qui  ne  convient  pas  à  des  hommes  raisonnables  et  libres  qui 
cherchent  la  vérité. 

De  quoi  s'agit-il  donc  précisément  dans  ce  Discours?  De  marquer 
dans  le  progrès  des  choses  le  moment  où  le  droit  succédant  à  la  vio- 
lence, la  nature  fut  soumise  à  la  loi  ;  d'expliquer  par  quel  enchaîne- 
ment de  prodiges  le  fort  put  se  résoudre  à  servir  le  faible,  et  le  peuple 
à  acheter  un  repos  en  idée  au  prix  d'une  félicité  réelle. 

Les  philosophes  qui  ont  examiné  les  fondements  de  la  société  ont 
tous  senti  la  nécessité  de  remonter  jusqu'à  l'état  de  nature,  mais  au- 
cun d'eux  n'y  est  arrivé.  Les  uns  n'ont  point  balancé  à  supposer  à 
l'homme,  dans  cet  état,  la  notion  du  juste  et  de  l'injuste,  sans  se 
soucier  de  montrer  qu'il  dût  avoir  cette  notion,  ni  même  qu'elle  lui 
fût  utile.  D'autres  ont  parlé  du  droit  naturel  que  chacun  a  de  conser- 
ver ce  qui  lui  appartient,  sans  expliquer  ce  qu'ils  entendaient  par 
appartenir.  D'autres,  donnant  d'abord  au  plus  fort  l'autorité  du  plus 
faible,  ont  aussitôt  fait  naître  le  gouvernement,  sans  songer  au  temps 
qui  dut  s'écouler  avant  que  le  sens  des  mots  d'autorité  et  de  gouver- 
nement pût  exister  parmi  les  hommes.  Enfin  tous,  parlant  sans  cesse 
de  besoin,  d'avidité,  d'oppression,  de  désir  et  d'orgueil,  ont  trans- 

Dijon  :  Quelle  est  l'origine  de  l'inégalité  parmi  les  hommes  et  si  elle  est  autorisée  par 
la  loi  naturelle?  Le  Discours  de  Rousseau  n'obtint  pas  le  prix  :  il  fat  décerné  à  celui 
de  M.  l'abbé  Talbert  (publié  en  1754»  in-8»  de  35  page»). 


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352  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

porté  à  rétat  de  nature  des  idées  qu'ils  avaient  prises  dans  la  société: 
ils  parlaient  de  Thomme  sauvage,  et  ils  peignaient  Thomme  civil.  Il 
n'est  pas  même  venu  dans  l'esprit  de  la  plupart  des  nôtres  de  douter 
que  l'état  de  nature  eût  existé,  tandis  qu'il  est  évident,  par  la  lecture 
des  livres  sacrés,  que  le  premier  homme,  ayant  reçu  immédiatement 
de  Dieu  des  lumières  et  des  préceptes,  n'était  point  lui-même  dans 
cet  état,  et  qu'en  ajoutant  aux  écrits  de  Moise  la  foi  que  leur  doit 
tout  philosophe  chrétien,  il  faut  nier  que,  même  avant  le  déluge,  les 
hommes  se  soient  jamais  trouvés  dans  le  pur  état  de  nature,  à  moins 
qu'ils  n'y  soient  retombés  par  quelque  événement  extraordinaire  : 
paradoxe  fort  embarrassant  à  défendre,  et  tout  à  fait  impossible  à 
prouver. 

Commençons  donc  par  écarter  tous  les  faits,  car  ils  ne  touchent 
point  à,  la  question.  Il  ne  faut  pas  prendre  les  recherches  dans  les- 
quelles on  peut  entrer  sur  ce  sujet  pour  des  vérités  historiques,  mais 
seulement  pour  des  raisonnements  hypothétiques  et  conditionnels, 
plus  propres  à  éclaircir  la  nature  des  choses,  qu'à  en  montrer  la  vé- 
ritable origine,  et  semblables  à  ceux  que  font  tous  les  jours  nos 
physiciens  sur  la  formation  du  monde  La  religion  nous  ordonne  de 
croire  que  Dieu  lui-même  ayant  tiré  les  hommes  de  l'état  de  nature 
immédiatement  après  la  création,  ils  sont  inégaux  parce  qu'il  a  voulu 
qu'ils  le  fussent  ;  mais  il  ne  nous  défend  pas  de  former  des  conjec- 
tures tirées  de  la  seule  nature  de  l'homme  et  des  êtres  qui  l'environ- 
nent, sur  ce  qu'aurait  pu  devenir  le  genre  humain  s'il  fût  resté  aban- 
donné à  lui-même.  Voilà  ce  qu'on  me  demande,  et  ce  que  je  me  propose 
d'examiner  dans  ce  Discours.  Mon  sujet  intéressant  l'homme  en  gé- 
néral, je  tâcherai  de  prendre  un  langage  qui  convienne  à  toutes  les 
nations  ;  ou  plutôt,  oubliant  les  temps  ou  les  lieux  pour  ne  songer 
qu'aux  hommes  à  qui  je  parle,  je  me  supposerai  dans  le  lycée  d'A- 
thènes, répétant  les  leçons  de  mes  maîtres,  ayant  les  Platon  et  les 
Xénocrate  pour  juges,  et  le  genre  humain  pour  auditeur. 

G  homme!  de  quelque  contrée  que  tu  sois,  quelles  que  soient  tes 
opinions,  écoute  :  voici  ton  histoire,  telle  que  j'ai  cru  la  lire,  non 
dans  les  livres  de  tes  semblables,  qui  sont  menteurs,  mais  dans  la 
nature  qui  ne  ment  jamais.  Tout  ce  qui  sera  d'elle  sera  vrai  ;  il  n'y 
aura  de  faux  que  ce  que  j'y  aurai  mêlé  du  mien  sans  le  vouloir.  Les 
temps  dont  je  vais  parler  sont  bien  éloignés  :  combien  tu  as  changé 
de  ce  que  tu  étais  !  C'est,  pour  ainsi  dire,  la  vie  de  ton  espèce  que  je 
te  vais  décrire  d'après  les  qualités  que  tu  as  reçues,  que  ton  éduca- 
cation  et  tes  habitudes  ont  pu  dépraver,  mais  qu'elles  n'ont  pu  dé- 
truire. Il  y  a,  je  le  sens,  un  âge  auquel  l'homme  individuel  pourrait 
s'arrêter:  tu  chercheras  l'âge  auquel  tu  désirerais  que  ton  espèce  se 
fût  arrêtée.  Mécontent  de  ton  état  présent  par  des  raisons  qui  annon- 
cent à  ta  postérité  malheureuse  de  plus  grands  mécontentements  en- 
core, peut-être  voudrais-tu  pouvoir  rétrograder;  et  ce  sentiment  doit 


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APPENDICE   IV.  353 

faire  Téloge  de  tes  premiers  aïeux,  la  critique  de  tes  contemporains, 
et  Teffroi  de  ceux  qui  auront  le  malheur  de  vivre  avec  toi... 

De  la  culture  des  terres  s'ensuivit  nécessairement  leur  partage,  et, 
de  la  propriété  une  fois  reconnue,  les  premières  règles  de  justice: 
car,  pour  rendre  à  chacun  le  sien,  il  faut  que  chacun  puisse  avoir 
quelque  chose  ;  de  plus,  les  hommes  commençant  à  porter  leurs  vues 
dans  Tavenir,  et  se  voyant  tous  quelques  biens  à  perdre,  il  n'y  en 
avait  aucun  qui  n'eût  à  craindre  pour  soi  la  représaille  des  torts  qu'il 
pouvait  faire  à  autrui.  Cette  origine  est  d'autant  plus  naturelle  qu'il 
est  impossible  de  concevoir  l'idée  de  la  propriété  naissante  d'ailleurs 
que  de  la  main-d'œuvre  ;  car  on  ne  voit  pas  ce  que,  pour  s'approprier 
les  choses  qu'il  n'a  point  faites,  l'homme  y  peut  mettre  de  plus  que 
son  travail.  C'est  le  seul  travail  qui,  donnant  droit  au  cultivateur 
sur  le  produit  de  la  terre  qu'il  a  labourée,  lui  en  donne  par  conséquent 
sur  le  fonds,  au  moins  jusqu'à  la  récolte,  et  ainsi  d'année  en  année  ; 
ce  qui,  faisant  une  possession  continue,  se  transforme  aisément  en 
propriété.  Lorsque  les  anciens,  dit  Grotius,  ont  donné  à  Cérès  Pépi- 
thète  de  législatrice,  et  à  une  fête  célébrée  en  son  honneur  le  nom  de 
Thesmophorie ,  ils  ont  fait  entendre  par  là  que  le  partage  des  terres 
a  produit  une  nouvelle  sorte  de  droit,  c'est-à-dire  le  droit  de  pro- 
priété, différent  de  celui  qui  résulte  de  la  loi  naturelle. 

Les  choses  en  cet  état  eussent  pu  demeurer  égales  si  les  talents 
eussent  été  égaux,  et  que,  par  exemple,  l'emploi  du  fer  et  la  consom- 
mation des  denrées  eussent  toujours  fait  une  balance  exacte  :  mais  la 
proportion  que  rien  ne  maintenait  fut  bientôt  rompue  ;  le  plus  fort 
faisait  plus  d'ouvrage  ;  le  plus  adroit  tirait  meilleur  parti  du  sien  ;  le 
plus  ingénieux  trouvait  des  moyens  d'abréger  le  travail  ;  le  laboureur 
avait  plus  besoin  de  fer,  ou  le  forgeron  avait  plus  besoin  de  blé  ;  et 
en  travaillant  également,  l'un  gagnait  beaucoup,  tandis  que  l'autre 
avait  peine  à  vivre.  C'est  ainsi  que  l'inégalité  naturelle  se  déploie  in- 
sensiblement avec  celle  de  combinaison,  et  que  les  différences  des 
hommes,  développées  par  celles  des  circonstances,  se  rendent  plus 
sensibles,  plus  permanentes  dans  leurs  effets,  et  commencent  à  in- 
fluer dans. la  même  proportion  sur  le  sort  des  particuliers. 

Les  choses  étant  parvenues  à  ce  point,  il  est  facile  d'imaginer  le 
reste.  Je  ne  m'arrêterai  pas  à  décrire  l'invention  successive  des 
autres  arts,  le  progrès  des  langues,  l'épreuve  et  l'emploi  des  talents, 
l'inégalité  des  fortunes,  l'usage  ou  l'abus  des  richesses,  ni  tous  les 
détails  qui  suivent  ceux-ci,  et  que  chacun  peut  aisément  suppléer. 
Je  me  bornerai  seulement  à  jeter  un  coup  d'oeil  sur  le  genre  humain 
placé  dans  ce  nouvel  ordre  de  choses. 

Voilà  donc  toutes  nos  facultés  développées,  la  mémoire  et  l'ima- 
gination en  jeu,  l'amour-propre  intéressé,  la  raison  rendue  active,  et 
l'esprit  arrivé  presque  au  terme  de  la  perfection  dont  il  est  susceptible. 

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354  ^U    CONTRAT   SOCIAL. 

Voilà  toutes  les  qualités  naturelles  mises  en  action,  le  rang  et  le  sort 
de  chaque  homme  établis,  non  seulement  sur  la  quantité  des  biens  et 
le  pouvoir  de  servir  et  de  nuire,  mais  sur  l'esprit,  la  beauté,  la  force 
ou  l'adresse,  sur  le  mérite  ou  les  talents  ;  et  ces  qualités  étant  les 
sjeules  qui  pouvaient  attirer  de  la  considération,  il  fallut,  bientôt 
les  avoir  ou  les  affecter.  Il  fallut,  pour  son  avantage,  se  montrer  autre 
que  ce  qu'on  était  en  effet.  Etre  et  paraître  devinrent  deux  choses 
tout  à  fait  différentes  ;  et  de  cette  distinction  sortirent  le  faste  impo- 
sant, la  ruse  trompeuse,  et  tous  les  vices  qui  en  sont  le  cortège.  D'un 
autre  côté,  de  libre  et  indépendant  qu'était  auparavant  l'homme,  le 
voilà,  par  une  multitude  de  nouveaux  besoins,  assujetti  pour  ainsi 
dire  à  toute  la  nature,  et  surtout  à  ses  semblables,  dont  il  devient 
l'esclave  en  un  sens,  même  en  devenant  leur  maître:  riche,  il  a  be- 
soin de  leurs  services  ;  pauvre,  il  a  besoin  de  leurs  secours,  et  la 
médiocrité  ne  le  met  point  en  état  de  se  passer  d'eux.  Il  faut  donc 
qu'il  cherche  sans  cesse  à  les  intéresser  à  son  sort,  et  à  leur  faire 
trouver,  en  efifet,  ou  en  apparence,  leur  profit  à  travailler  pour  le 
sien  :  ce  qui  le  rend  fourbe  et  artificieux  avec  les  uns,  impérieux  et 
dur  avec  les  autres,  et  le  met  dans  la  nécessité  d'abuser  tous  ceux 
dont  il  a  besoin  quand  il  ne  peut  s'en  faire  craindre,  et  qu'il  ne  trouve 
pas  son  intérêt  à  les  servir  utilement.  Enfin  l'ambition  dévorante, 
l'ardeur  d'élever  sa  fortune  relative,  moins  par  un  véritable  besoin 
que  pour  se  mettre  au-dessus  des  autres,  inspire  à  tous  les  hommes 
un  noir  penchant  à  se  nuire  mutuellement,  une  jalousie  secrète,  d'au- 
tant plus  dangereuse  que,  pour  faire  son  coup  plus  en  sûreté,  elle 
prend  souvent  le  masque  de  la  bienveillance  ;  en  un  mot,  concurrence 
et  rivalité  d'une  part,  de  l'autre  oppositions  d'intérêts,  et  toujours  le 
désir  caché  de  faire  son  profit  aux  dépens  d'autrui  :  tous  ces  maux 
sont  le  premier  effet  de  la  propriété,  et  le  cortège  inséparable  de  l'i- 
négalité naissante. 

Avant  qu'on  eût  inventé  les  signes  représentatifs  des  richesses, 
elles  ne  pouvaient  guère  consister  qu'en  terres  et  en  bestiaux,  les 
seuls  biens  réels  que  les  hommes  pussent  posséder.  Or,  quand  les 
héritages  se  furent  accrus  en  nombre  et  en  étendue  au  point  de  cou- 
vrir le  sol  entier  et  de  se  toucher  tous,  les  uns  ne  purent  plus  s'agran- 
dir qu'aux  dépens  des  autres,  et  les  surnuméraires  que  la  faiblesse  ou 
l'indolence  avaient  empêchés  d'en  acquérir  à  leur  tour,  devenus 
pauvres  sans  avoir  rien  perdu,  parce  que,  tout  changeant  autour 
d'eux,  eux  seuls  n'avaient  point  changé,  furent  obligés  de  recevoir  ou 
de  ravir  leur  subsistance  de  la  main  des  riches  ;  et  de  là  commencè- 
rent à  naître,  selon  les  divers  caractères  des  uns  et  des  autres,  la 
domination  et  la  servitude,  ou  la  violence  et  les  rapines.  Les  riches, 
de  leur  côté,  connurent  à  peine  le  plaisir  de  dominer,  qu'ils  dédai- 
gnèrent bientôt  tous  les  autres  ;  et,  se  servant  de  leurs  anciens  es- 
claves pour  en  soumettre  de  nouveaux,  ils  ne  songèrent  qu'à  subju- 


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APPENDICE    IV.  355 

guer  et  asservir  leurs  voisins  :  semblables  à  ces  loups  affamés  qui, 
ayant  une  fois  goûté  de  la  chair  humaine,  rebutent  toute  autre 
nourriture,  et  ne  veulent  plus  que  dévorer  des  hommes. 

C'est  ainsi  que,  les  plus  puissants  ou  les  plus  misérables,  se  fai- 
sant de  leurs  forces  ou  de  leurs  besoins  une  sorte  de  droit  au  bien 
d'autrui,  équivalant,  selon  eux,  à  celui  de  propriété,  l'égalité  rompue 
fut  suivie  du  plus  affreux  désordre  ;  c'est  ainsi  que  les  usurpations 
des  riches,  les  brigandages  des  pauvres,  les  passions  effrénées  de 
tous,  étouffant  la  pitié  naturelle  et  la  voix  encore  faible  de  la  justice, 
rendirent  les  hommes  avares,  ambitieux  et  méchants.  Il  s'élevait 
entre  le  droit  du  plus  fort  et  le  droit  du  premier  occupant  un  conflit 
perpétuel  qui  ne  seterminaitquepar  des  combats  et  des  meurtres  (17). 
La  société  naissante  fit  place  au  plus  horrible  état  de  guerre:  le 
genre  humain,  avili  et  désolé,  ne  pouvant  plus  retourner  sur  ses  pas, 
ni  renoncer  aux  acquisitions  malheureuses  qu'il  avait  faites,  et  ne 
travaillant  qu'à  sa  honte,  par  l'abus  des  facultés  qui  l'honorent,  se 
mit  lui-même  à  la  veille  de  sa  ruine. 

Attoniius  novitate  malt,  divesque,  miserque. 
Effugere  optât  opes, et  quœ  modo  voverat  odit{i). 

Il  n'est  pas  possible  que  les  hommes  n'aient  fait  enfin  des  ré- 
flexions sur  une  situation  aussi  misérable  et  sur  les  calamités  dont 
ils  étaient  accablés.  Les  riches  surtout  durent  bientôt  sentir  combien 
leur  était  désavantageuse  une  guerre  perpétuelle,  dont  ils  faisaient 
seuls  tous  les  frais,  et  dans  laquelle  le  risque  de  la  vie  était  commun, 
et  celui  des  biens  particulier.  D'ailleurs,  quelque  couleur  qu'ils  pus- 
sent donner  à  leurs  usurpations,  ils  sentaient  assez  qu'elles  n'étaient 
établies  que  sur  un  droit  précaire  et  abusif,  et  que,  n'ayant  été  ac- 
quises que  par  la  force,  la  force  pouvait  les  leur  ôter  sans  qu'ils 
eussent  raison  de  s'en  plaindre.  Ceux  mêmes  que  la  seule  industrie 
avait  enrichis  ne  pouvaient  guère  fonder  leurs  propriétés  sur  de 
meilleurs  titres.  Ils  avaient  beau  dire:  C'est  moi  qui  ai  bâti  ce  mur; 
j'ai  gagné  ce  terrain  par  mon  travail.  Qui  vous  a  donné  les  aligne- 
ments, leur  pouvait-on  répondre  ;  et  en  vertu  de  quoi  prétendez-vous 
être  payés  à  nos  dépens  d'un  travail  que  nous  ne  vous  avons  point 
imposé?  Ignorez-vous  qu'une  multitude  de  vos  frères  périt  ou  souffre 
du  besoin  de  ce  que  vous  avez  de  trop,  et  qu'il  vous  fallait  un  con- 
sentement exprès  ou  unanime  du  genre  humain  pour  vous  appro- 
prier sur  la  subsistance  commune  tout  ce  qui  allait  au  delà  de  la 
vôtre?  Destitué  de  raisons  valables  pour  se  justifier  et  de  forces  suf- 
fisantes pour  se  défendre  ;  écrasant  facilement  un  particulier,  mais 
écrasé  lui-même  par  des  troupes  de  bandits  ;  seul  contre  tous,  et  ne 
pouvant,  à  cause  des  jalousies  mutuelles,  s'unir  avec  ses  égaux  contre 

(1)  Ovide,  Metam.,  lib-  XI,  v.  127;  cittî  par  Montaigne,  liv.  II,  chap.  xii. 


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356  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

des  ennemis  unis  par  l'espoir  commun  du  pillage,  le  riche,  pressé  par 
la  nécessité,  conçut  enfin  le  projet  le  plus  réfléchi  qui  soit  jamais 
entré  dans  Tesprit  humain  ;  ce  fut  d'employer  en  sa  faveur  les  forces 
mêmes  de  ceux  qui  l'attaquaient,  de  faire  ses  défenseurs  de  ses  ad- 
versaires, de  leur  inspirer  d'autres  maximes,  et  de  leur  donner  d'au- 
tres institutions  qui  lui  fussent  aussi  favorables  que  le  droit  naturel 
lui  était  contraire. 

Dans  cette  vue,  après  avoir  exposé  à  ses  voisins  l'horreur  d'une 
situation  qui  les  armait  tous  les  uns  contre  les  autres,  qui  leur  ren- 
dait leurs  possessions  aussi  onéreuses  que  leurs  besoins,  et  où  nul 
ne  trouvait  sa  sûreté  ni  dans  la  pauvreté  ni  dans  la  richesse,  il  in- 
venta aisément  des  raisons  spécieuses  pour  les  amener  à  son  but. 
«  Unissons-nous,  leur  dit-il,  pour  garantir  de  l'oppression  les  faibles, 
contenir  les  ambitieux,  et  assurer  à  chacun  la  possession  de  ce  qui 
lui  appartient  :  instituons  des  règlements  de  justice  et  de  paix  aux- 
quels tous  soient  obligés  de  se  conformer,  qui  ne  fassent  acception 
de  personnes,  et  qui  réparent  en  quelque  sorte  les  caprices  de  la  for- 
tune, en  soumettant  également  le  puissant  et  le  faible  à  des  devoirs 
mutuels.  En  un  mot,  au  lieu  de  tourner  nos  forces  contre  nous- 
mêmes,  rassemblons-les  en  un  pouvoir  suprême  qui  nous  gouverne 
selon  de  sages  lois,  qui  protège  et  défende  tous  les  membres  de  l'as- 
sociation, repousse  les  ennemis  communs,  et  nous  maintienne  dans 
une  concorde  éternelle.  » 

Il  en  fallut  beaucoup  moins  que  l'équivalent  de  ce  discours  pour 
entraîner  des  hommes  grossiers,  faciles  à  séduire,  qui  d'ailleurs 
avaient  trop  d'aflaires  à  démêler  entre  eux  pour  pouvoir  se  pas- 
ser d'arbitres,  et  trop  d'avarice  et  d'ambition  pour  pouvoir  long- 
temps se  passer  de  maîtres.  Tous  coururent  au-devant  de  leurs 
fers,  croyant  assurer  leur  liberté  :  car  avec  assez  de  raison  pour  sen- 
tir les  avantages  d'un  établissement  politique,  ils  n'avaient  pas  assez 
d'expérience  pour  en  prévoir  les  dangers  :  les  plus  capables  de  pres- 
sentir les  abus  étaient  précisément  ceux  qui  comptaient  d'en  profiter  ; 
et  les  sages  mêmes  virent  qu'il  fallait  se  résoudre  à  sacrifier  une  partie 
de  leur  liberté  à  la  conservation  de  l'autre,  comme  un  blessé  se  fait 
couper  le  bras  pour  sauver  le  reste  du  corps. 

Telle  fut  ou  dut  être  l'origine  de  la  société  et  des  lois,  qui  don- 
nèrent de  nouvelles  forces  au  riche,  détruisirent  sans  retour  la 
liberté  naturelle,  fixèrent  pour  jamais  la  loi  de  la  propriété  et  de  l'i- 
négalité, d'une  adroite  usurpation  firent  une  loi  irrévocable,  et,  pour 
le  profit  de  quelques  ambitieux,  assujettirent  désormais  tout  le  genre 
humain  au  travail,  à  la  servitude  et  à  la  misère.  On  voit  aisément 
comment  l'établissement  d'une  seule  société  rendit  indispensable  ce- 
lui de  toutes  les  autres,  et  comment,  pour  faire  tête  à  des  forces 
unies,  il  fallut  s'unir  à  son  tour.  Les  sociétés,  se  multipliant  ou  s'é- 
tendant  rapidement,  couvrirent  bientôt  toute  la  surface  de  la  terre  ; 


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APPENDICE   IV.  357 

et  il  ne  fut  plus  bientôt  possible  de  trouver  un  seul  coin  dans  l'uni- 
vers où  l'on  pût  s'affranchir  du  joug,  et  soustraire  sa  tête  au  glaive 
souvent  mal  conduit  que  chaque  homme  vit  perpétuellement  sus- 
pendu sur  la  sienne,  le  droit  civil  étant  ainsi  devenu  la  règle  com- 
mune des  citoyens,  la  loi  de  nature  n'eut  plus  lieu  qu'entre  les  diverses 
sociétés,  où,  sous  le  nom  de  droit  des  gens,  elle  fut  tempérée  par 
quelques  conventions  tacites  pour  rendre  le  commerce  possible  et 
suppléer  à  la  commisération  naturelle,  qui,  perdant  de  société  à 
société  presque  toute  la  force  qu'elle  avait  d'homme  à  homme,  ne 
réside  plus  que  dans  quelques  grandes  âmes  cosmopolites  qui  fran- 
chissent les  barrières  imaginaires  qui  séparent  les  peuples,  et  qui,  à 
l'exemple  de  l'Être  souverain  qui  les  a  créés,  embrassent  tout  le 
genre  humain  dans  leur  bienveillance. 

Les  corps  politiques,  restant  ainsi  entre  eux  dans  l'état  de  nature, 
se  ressentirent  bientôt  des  inconvénients  qui  avaient  forcé  les  parti- 
culiers d'en  sortir;  et  cet  état  devint  encore  plus  funeste  entre  ces 
grands  corps  qu'il  ne  l'avait  été  auparavant  entre  les  individus  dont 
ils  étaient  composés.  De  là  sortirent  les  guerres  nationales,  les  ba- 
tailles, les  meurtres,  les  représailles,  qui  font  frémir  la  nature  et 
choquent  la  raison,  et  tous  ces  préjugés  horribles  qui  placent  au 
rang  des  vertus  l'honneur  de  répandre  le  sang  humain.  Les  plus  hon- 
nêtes gens  apprirent  à  compter  parmi  leurs  devoirs  celui  d'égorger 
leurs  semblables  :  on  vit  enfin  les  hommes  se  massacrer  par  milliers 
sans  savoir  pourquoi;  et  il  se  commettait  plus  de  meurtres  en  un 
seul  jour  de  combat,  et  plus  d'horreurs  à  la  prise  d'une  seule  ville, 
qu'il  ne  s'en  était  commis  dans  l'état  de  nature,  durant  des  siècles 
entiers,  sur  toute  la  surface  de  la  terre.  Tels  sont  les  premiers  effets 
qu'on  entrevoit  de  la  division  du  genre  humain  en  différentes  so- 
ciétés. Revenons  à  leur  institution. 

Je  sais  que  plusieurs  ont  donné  d'autres  origines  aux  sociétés  po- 
litiques, comme  les  conquêtes  du  plus  puissant,  ou  l'union  des  faibles  ; 
et  le  choix  entre  ces  causes  est  indifférent  à  ce  que  je  veux  établir  : 
cependant  celle  que  je  viens  d'exposer  me  paraît  la  plus  naturelle 
par  les  raisons  suivantes  :  i®  Que,  dans  le  premier  cas,  le  droit  de 
conquête  n'étant  point  un  droit,  n'en  a  pu  fonder  aucun  autre,  le 
conquérant  et  les  peuples  conquis  restant  toujours  entre  eux  dans 
l'état  de  guerre,  à  moins  que  la  nation,  remise  en  pleine  liberté,  ne 
choisisse  volontairement  son  vainqueur  pour  son  chef  :  jusque-là, 
quelques  capitulations  qu'on  ait  faites,  comme  elles  n'ont  été  fondées 
que  sur  la  violence,  et  que  par  conséquent  elles  sont  nulles  par  le  fait 
même,  il  ne  peut  y  avoir,  dans  cette  hypothèse,  ni  véritable  société, 
ni  corps  politique,  ni  d'autre  loi  que  celle  du  plus  fort;  2»  Que  ces 
mots  de  fort  et  à^  faible  sont  équivoques  dans  le  second  cas;  que, 
dans  l'intervalle  qui  se  trouve  entre  l'établissement  du  droit  de  pro- 
priété ou  de  premier  occupant  et  celui  des  gouvernements  politiques, 


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338  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

le  sens  de  ces  termes  est  mieux  rendu  par  ceux  de  pauvre  et  de  riche^ 
parce  qu'en  effet  un  homme  n'avait  point,  avant  les  lois,  d'autre 
moyen  d'assujettir  ses  égaux  qu'en  attaquant  leur  bien,  ou  leur  fai- 
sant quelque  part  du  sien  ;  3*»  Que  les  pauvres  n'ayant  rien  à  perdre 
que  leur  liberté,  c'eût  été  une  grande  folie  à  eux  de  s'ôter  volontai- 
rement le  seul  bien  qui  leur  restait,  pour  ne  rien  gagner  en  échange; 
qu'au  contraire,  les  riches  étant,  pour  ainsi  dire,  sensibles  dans 
toutes  les  parties  de  leurs  biens,  il  était  beaucoup  plus  aisé  de  leur 
faire  du  mal;  qu'ils  avaient,  par  conséquent,  plus  de  précautions  à 
prendre  pour  s'en  garantir;  et  qu'enfin,  il  est  raisonnable  de  croire 
qu'une  chose  a  été  inventée  par  ceux  à  qui  elle  est  utile  plutôt  que 
par  ceux  à  qui  elle  fait  du  tort. 

Le  gouvernement  naissant  n'eut  point  une  forme  constante  et 
régulière.  Le  défaut  de  philosophie  et  d'expérience  ne  laissait  aper- 
cevoir que  les  inconvénient  présents,  et  l'on  ne  songeait  à  remédier 
aux  autres  qu'à  mesure  qu'ils  se  présentaient.  Malgré  tous  les  tra- 
vaux des  plus  sages  législateurs,  l'état  politique  demeura  toujours 
imparfait,  parce  qu'il  était  presque  l'ouvrage  du  hasard,  et  que,  mal 
commencé,  le  temps,  en  découvrant  les  défauts  et  suggérant  les  re- 
mèdes, ne  put  jamais  réparer  les  vices  de  constitution  :  on  raccom- 
modait sans  cesse,  au  lieu  qu'il  eût  fallu  commencer  par  nettoyer 
l'aire  et  écarter  tous  les  vieux  matériaux,  comme  fit  Lycurgue  à 
Sparte,  pour  élever  ensuite  un  bon  édifice.  La  société  ne  consista 
d'abord  qu'en  quelques  conventions  générales  que  tous  les  particu- 
liers s'engageaient  à  obser\'er,  et  dont  la  communauté  se  rendait  ga- 
rante envers  chacun  d'eux.  Il  fallut  que  l'expérience  montrât  combien 
une  pareille  constitution  était  faible,  et  combien  il  était  facile  aux 
infracteurs  d'éviter  la  conviction  ou  le  châtiment  des  fautes  dont  le 
public  seul  devait  être  le  témoin  et  le  juge  :  il  fallut  que  la  loi  fût 
éludée  de  mille  manières  :  il  fallut  que  les  inconvénients  et  les  dés- 
ordres se  multipliassent  continuellement,  pour  qu'on  songeât  enfin 
à  confier  à  des  particuliers  le  dangereux  dépôt  de  l'autorité  publique, 
et  qu'on  commît  à  des  magistrats  le  soin  de  faire  observer  les  délibé- 
rations du  peuple  ;  car  de  dire  que  les  chefs  furent  choisis  avant  que 
la  confédération  fût  faite,  et  que  les  ministres  des  lois  existèrent  avant 
les  lois  mêmes,  c'est  une  supposition  qu'il  n'est  pas  permis  de  com- 
battre sérieusement. 

Il  ne  serait  pas  plus  raisonnable  de  croire  que  les  peuples  se  sont 
d'abord  jetés  entre  les  bras  d'un  maître  absolu,  sans  conditions  et 
sans  retour,  et  que  le  premier  moyen  de  pourvoir  à  la  sûreté  com- 
mune qu'aient  imaginé  des  hommes  fiers  et  indomptés  a  été  de  se  pré- 
cipiter dans  l'esclavage.  En  effet,  pourquoi  se  sont-ils  donné  des 
supérieurs,  si  ce  n'est  pour  les  défendre  contre  l'oppression,  et  pro- 
téger leurs  biens,  leurs  libertés  et  leurs  vies,  qui  sont,  pour  ainsi 
dire,  les  éléments  constitutifs  de  leur  être?  Or,  dans  les  relations 


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APPENDICE   IV.  359 

d'homme  à  homme,  le  pis  qui  puisse  arriver  à  l'un  étant  de  se  voir  à 
la  discrétion  de  l'autre,  n'eût-il  pas  été  contre  le  bon  sens  de  com- 
mencer par  se  dépouiller  entre  les  mains  d'un  chef  des  seules  choses 
pour  la  conservation  desquelles  ils  avaient  besoin  de  son  secours? 
Quel  équivalent  eût-il  pu  leur  offrir  pour  la  concession  d'un  si  beau 
droit?  et,  s'il  eût  osé  l'exiger  sous  prétexte  de  les  défendre,  n'eût-il 
pas  aussitôt  reçu  la  réponse  de  l'apologue  :  Que  nous  fera  de  plus 
l'ennemi?  Il  est  donc  incontestable,  et  c'est  la  maxime  fondamentale 
de  tout  le  droit  politique,  que  les  peuples  se  sont  donné  des  chefs 
pour  défendre  leur  liberté,  et  non  pour  les  asservir.  Si  nous  avons 
un  prince,  disait  Pline  à  Trajan,  c'est  afin  qu'il  nous  préserve  d'avoir 
un  maître. 

Les  politiques  font  sur  l'amour  de  la  liberté  les  mêmes  sophismes 
que  les  philosophes  ont  faits  sur  l'état  de  la  nature  :  par  les  choses 
qu'ils  voient,  ils  jugent  des  choses  très  différentes  qu'ils  n'ont  pas 
vues,  et  ils  attribuent  aux  hommes  un  penchant  naturel  à  la  servi- 
tude, par  la  patience  avec  laquelle  ceux  qu'ils  ont  sous  les  yeux  sup- 
portent la  leur;  sans  songer  qu'il  eu  est  de  la  liberté  comme  de  l'in- 
nocence et  delà  vertu,  dont  on  ne  sent  le  prix  qu'autant  qu'on  en  jouit 
soi-même,  et  dont  le  goût  se  perd  sitôt  qu'on  les  a  perdues.  <  Je  con- 
nais les  délices  de  ton  pays,  disait  Brasidas  à  un  satrape  qui  compa- 
rait la  vie  de  Sparte  à  celle  de  Persépolis;  mais  tu  ne  peux  connaître 
les  plaisirs  du  mien.  » 

Comme  un  coursier  indompté  hérisse  ses  crins,  frappe  la  terre 
du  pied  et  se  débat  impétueusement  à  la  seule  approche  du  mors, 
tandis  qu'un  cheval  dressé  souffre  patiemment  la  verge  et  l'éperon, 
l'homme  barbare  ne  plie  point  sa  tête  au  joug  que  Thomme  civilisé 
porte  sans  murmure,  et  il  préfère  la  plus  orageuse  liberté  à  un  assu- 
jettissement tranquille.  Ce  n'est  donc  pas  par  l'avilissement  des  peu- 
ples asservis  qu'il  faut  juger  des  dispositions  naturelles  de  l'homme 
pour  ou  contre  la  servitude,  mais  par  les  prodiges  qu'ont  faits  tous  les 
peuples  libres  pour  se  garantir  de  l'oppression.  Je  sais  que  les  pre- 
miers ne  font  que  vanter  sans  cesse  la  paix  et  le  repos  dont  ils  jouis- 
sent dans  leurs  fers,  et  que  miserrimam  servitutem  pacem  appel lant; 
mais  quand  je  vois  les  autres  sacrifier  les  plaisirs,  le  repos,  la  richesse, 
la  puissance,  et  la  vie  même,  à  la  conservation  de  ce  seul  bien  si 
dédaigné  de  ceux  qui  l'ont  perdu;  quand  je  vois  des  animaux,  nés 
libres  et  abhorrant  la  captivité,  se  briser  la  tête  contre  les  barreaux 
de  leur  prison;  quand  je  vois  des  multitudes  de  sauvages  tout  nus 
mépriser  les  voluptés  européennes,  et  braver  la  faim,  le  feu,  le  fer  et 
la  mort,  pour  ne  conserver  que  leur  indépendance,  je  sens  que  ce  n'est 
pas  à  des  esclaves  qu'il  appartient  de  raisonner  de  liberté. 

Quant  à  l'autorité  paternelle,  dont  plusieurs  ont  fait  dériver  le 
gouvernement  absolu  et  toute  la  société,  sans  recourir  aux  preuves 
contraires  de  Locke  et  de  Sidney,  il  suffit  de  remarquer  que  rien  au 


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36o  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

monde  n'est  plus  éloigné  de  l'esprit  féroce  du  despotisme  que  la  dou- 
ceur de  cette  autorité,  qui  regarde  plus  à  l'avantage  de  celui  qui 
obéit  qu'à  l'utilité  de  celui  qui  commande;  que,  par  la  loi  de  nature 
le  père  n'est  le  maître  de  l'enfant  qu'aussi  longtemps  que  son  secours 
lui  est  nécessaire;  qu'au  delà  de  ce  terme  ils  deviennent  égaux,  et 
qu'alors  le  fils,  parfaitement  indépendant  du  père,  ne  lui  doit  que  du 
respect  et  non  de  l'obéissance;  car  la  reconnaissance  est  bien  un 
devoir  qu'il  faut  rendre,  mais  non  pas  un  droit  qu'on  puisse  exiger. 
Au  lieu  de  dire  que  la  société  civile  dérive  du  pouvoir  paternel,  il 
fallait  dire  au  contraire  que  c'est  d'elle  que  ce  pouvoir  tire  sa  princi- 
pale force.  Un  individu  ne  fut  reconnu  pour  le  père  de  plusieurs 
que  quand  ils  restèrent  assemblés  autour  de  lui.  Les  biens  du  père, 
dont  il  est  véritablement  le  maître,  sont  les  liens  qui  retiennent  ses 
enfants  dans  sa  dépendance,  et  il  peut  ne  leur  donner  part  à  sa  suc- 
cession qu'à  proportion  qu'ils  auront  bien  mérité  de  lui  par  une  con- 
tinuelle déférence  à  ses  volontés.  Or,  loin  que  les  sujets  aient  quel- 
que faveur  semblable  à  attendre  de  leur  despote,  comme  ils  lui 
appartiennent  en  propre,  eux  et  tout  ce  qu'ils  possèdent,  ou  du  moins 
qu'il  le  prétend  ainsi,  ils  sont  réduits  à  recevoir  comme  une  faveur 
ce  qu'il  leur  laisse  de  leur  propre  bien  :  il  fait  justice  quand  il  les  dé- 
pouille; il  fait  grâce  quand  il  les  laisse  vivre. 

En  continuant  d'examiner  ainsi  les  faits  par  le  droit,  on  ne  trouve- 
rait pas  plus  de  solidité  que  dans  l'établissement  volontaire  de  la 
tyrannie,  et  il  serait  difficile  de  montrer  la  validité  d'un  contrat  qui 
n'obligerait  qu'une  des  parties,  où  l'on  mettrait  tout  d'un  côté  et  rien 
de  l'autre,  et  qui  ne  tournerait  qu'au  préjudice  de  celui  qui  s'engage. 
Ce  système  odieux  est  bien  éloigné  d'être,  même  aujourd'hui,  celui 
des  sages  et  bons  monarques,  et  surtout  des  rois  de  France,  comme 
on  peut  le  voir  en  divers  endroits  de  leurs  édits,  et  en  particulier 
dans  le  passage  suivant  d'un  écrit  célèbre,  publié  en  1667,  au  nom 
et  par  les  ordres  de  Louis  XIV  :  «  Qu'on  ne  dise  donc  point  que  le 
souverain  ne  soit  pas  sujet  aux  lois  de  son  État,  puisque  la  proposi- 
tion contraire  est  une  vérité  du  droit  des  gens  que  la  flatterie  a  quel- 
quefois attaquée,  mais  que  les  bons  princes  ont  toujours  défendue 
comme  une  divinité  tutélaire  de  leurs  États.  Combien  est-il  plus 
légitime  de  dire,  avec  le  sage  Platon,  que  la  parfaite  félicité  d'un 
royaume  est  qu'un  prince  obéisse  à  la  loi,  et  que  la  loi  soit  droite  et 
toujours  dirigée  au  bien  public!  »  Je  ne  m'arrêterai  point  à  chercher 
si  la  liberté  étant  la  plus  noble  des  facultés  de  l'homme,  ce  n'est  pas 
dégrader  sa  nature,  se  mettre  au  niveau  des  bêtes  esclaves  de  l'ins- 
tinct, offenser  même  l'auteur  de  son  être,  que  de  renoncer  sans 
réserve  au  plus  précieux  de  tous  ses  dons,  que  de  se  soumettre  à 
commettre  tous  les  crimes  qu'il  nous  défend,  pour  complaire  à  un 
maître  féroce  ou  insensé,  et  si  cet  ouvrier  sublime  doit  être  plus 
irrité  de  voir  détruire  que  déshonorer  son  plus  bel  ouvrage.  Je  négli- 


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APPENDICE   IV.  36i 

gérai,  si  Ton  veut,  l'autorité  de  Barbeyrac,  qui  déclare  nettement, 
d'après  Locke,  que  nul  ne  peut  vendre  sa  liberté  jusqu'à  se  soumettre 
à  une  puissance  arbitraire  qui  le  traite  à  sa  fantaisie  :  Car,  ajoute-t-il, 
ce  serait  vendre  sa  propre  vie  dont  on  n*est  pas  le  maître.  Je  demande- 
rai seulement  de  quel  droit  ceuji  qui  n'ont  pas  craint  de  s'avilir  eux- 
mêmes  jusqu'à  ce  point,  ont  pu  soumettre  leur  postérité  à  la  même 
ignominie,  et  renoncer  pour  elle  à  des  biens  qu'elle  ne  tient  point  de 
leur  libéralité  et  sans  lesquels  la  vie  même  est  onéreuse  à  tous  ceux 
qui  en  sont  dignes. 

Puffendorfif  dit  que,  tout  de  même  qu'on  transfère  son  bien  à  au- 
trui par  des  conventions  et  des  contrats,  on  peut  aussi  se  dépouiller 
de  sa  liberté  en  faveur  de  quelqu'un.  C'est  là,  ce  me  semble,  un  fort 
mauvais  raisonnement  :  car,  premièrement,  le  bien  que  j'aliène  me 
devient  une  chose  tout  à  fait  étrangère,  et  dont  l'abus  m'est  indiffé- 
rent; mais  il  m'importe  qu'on  n'abuse  point  de  ma  liberté,  et  je  ne 
puis,  sans  me  rendre  coupable  du  mal  qu'on  me  forcera  de  faire, 
m'exposer  à  devenir  l'instrument  du  crime.  De  plus,  le  droit  de  pro- 
priété n'étant  que  de  convention  et  d'institution  humaine,  tout  homme 
peut  à  son  gré  disposer  de  ce  qu'il  possède  :  mais  il  n'en  est  pas  de 
même  des  dons  essentiels  de  la  nature,  tels  que  la  vie  et  la  liberté, 
dont  il  est  permis  à  chacun  de  jouir,  et  dont  il  est  au  moins  douteux 
qu'on  ait  droit  de  se  dépouiller:  en  s'ôtant  l'une  on  dégrade  son  être; 
en  s'ôtant  l'autre  on  l'anéantit  autant  qu'il  est  en  soi  :  et  comme  nul 
bien  temporel  ne  peut  dédommager  de  l'une  et  de  l'autre,  ce  serait 
offenser  à  la  fois  la  nature  et  la  raison  que  d'y  renoncer  à  quelque 
prix  que  ce  fût.  Mais  quand  on  pourrait  aliéner  sa  liberté  comme  ses 
biens,  la  différence  serait  très  grande  pour  les  enfants,  qui  ne  jouis- 
sent des  biens  du  père  que  par  la  transmission  de  son  droit;  au  lieu 
que  la  liberté  étant  un  don  qu'ils  tiennent  de  la  nature  en  qualité 
d'hommes,  leurs  parents  n'ont  aucun  droit  de  les  en  dépouiller  :  de 
sorte  que,  comme  pour  établir  l'esclavage,  il  a  fallu  faire  violence  à 
la  nature,  il  a  fallu  la  changer  pour  perpétuer  ce  droit  :  et  les  juris- 
consultes qui  ont  gravement  prononcé  que  l'enfant  qui  naîtrait  d'une 
esclave  naîtrait  esclave  ont  décidé  en  d'autres  termes  qu'un  homme 
ne  naîtrait  pas  homme. 

Il  me  paraît  donc  certain  que  non  seulement  les  gouvernements 
n'ont  point  commencé  par  le  pouvoir  arbitraire,  qui  n'en  est  que  la 
corruption,  le  terme  extrême,  et  qui  les  ramène  enfin  à  la  seule  loi 
du  plus  fort,  dont  ils  furent  d'abord  le  remède;  mais  encore  que, 
quand  même  ils  auraient  ainsi  commencé,  ce  pouvoir,  étant  par  sa 
nature  illégitime,  n'a  pu  servir  de  fondement  aux  droits  de  la  société, 
ni  par  conséquent  à  l'inégalité  d'institution. 

Sans  entrer  aujourd'hui  dans  les  recherches  qui  sont  encore  à 
faire  sur  la  nature  du  pacte  fondamental  de  tout  gouvernement,  je 
me  borne,  en  suivant  l'opinion  commune,  à  considérer  ici  l'établisse- 


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302  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

ment  du  corps  politique  comme  un  vrai  contrat  entre  le  peuple  et  les 
chefs  qu'il  se  choisit  ;  contrat  par  lequel  les  deux  parties  s'obligent  à 
l'observation  des  lois  qui  y  sont  stipulées,  et  qui  forment  les  liens  de 
leur  union.  Le  peuple,  ayant,  au  sujet  des  relations  sociales,  réuni 
toutes  ses  volontés  en  une  seule,  tous  les  articles  sur  lesquels  cette 
volonté  s'explique  deviennent  autant  de  lois  fondamentales  qui  obli- 
gent tous  les  membres  de  l'État  sans  exception,  et  Tune  desquelles 
règle  le  choix  et  le  pouvoir  des  magistrats  chargés  de  veiller  à  l'exé- 
cution des  autres.  Ce  pouvoir  s'étend  à  tout  ce  qui  peut  maintenir  la 
constitution,  sans  aller  jusqu'à  la  changer.  On  y  joint  des  honneurs 
qui  rendent  respectables  les  lois  et  leurs  ministres,  et,  pour  ceux-ci 
personnellement,  des  prérogatives  qui  les  dédommagent  des  pénibles 
travaux  que  coûte  une  bonne  administration.  Le  magistrat,  de  son 
côté,  s'oblige  à  n'user  du  pouvoir  qui  lui  est  confié  que  selon  l'inten- 
tion des  commettants,  à  maintenir  chacun  dans  la  paisible  jouissance 
de  ce  qui  lui  appartient,  et  à  préférer  en  toute  occasion  l'utilité 
publique  à  son  propre  intérêt. 

Avant  que  l'expérience  eût  montré  ou  que  la  connaissance  du 
cœur  humain  eût  fait  prévoir  les  abus  inévitables  d'une  telle  consti- 
tution, elle  dut  paraître  d'autant  meilleure,  que  ceux  qui  y  étaient 
chargés  de  veiller  à  sa  conservation  y  étaient  eux-mêmes  les  plus  in- 
téressés :  car  la  magistrature  et  ses  droits  n'étant  établis  que  sur  les 
lois  fondamentales,  aussitôt  qu'elles  seraient  détruites,  les  magis- 
trats cesseraient  d'être  légitimes,  le  peuple  ne  serait  plus  tenu  de  leur 
obéir;  et  comme  ce  n'aurait  pas  été  le  magistrat,  mais  la  loi,  qui  au- 
rait constitué  l'essence  de  l'État,  chacun  rentrerait  de  droit  dans  sa 
liberté  naturelle. 

Pour  peu  qu'on  y  réfléchît  attentivement,  ceci  se  confirmerait  par 
de  nouvelles  raisons,  et  par  la  nature  du  contrat  on  verrait  qu'il  ne 
saurait  être  irrévocable  :  car  s'il  n'y  avait  point  de  pouvoir  supérieur 
qui  pût  être  garant  de  la  fidélité  des  contractants,  ni  les  forcer  à 
remplir  leurs  engagements  réciproques,  les  parties  demeureraient 
seules  juges  dans  leur  propre  cause,  et  chacune  d'elles  aurait  toujours 
le  droit  de  renoncer  au  contrat  sitôt  qu'elle  trouverait  que  l'autre  en 
enfreint  les  conditions,  ou  qu'elles  cesseraient  de  lui  convenir.  C'est 
sur  ce  principe  qu'il  semble  que  le  droit  d'abdiquer  peut  être  fondé. 
Or,  à  ne  considérer,  comme  nous  faisons,  que  l'institution  humaine, 
si  le  magistrat,  qui  a  tout  le  pouvoir  en  main  et  qui  s'approprie  tous 
les  avantages  du  contrat,  avait  pourtant  le  droit  de  renoncer  à  l'au- 
torité, à  plus  forte  raison  le  peuple,  qui  paye  toutes  les  fautes  des 
chefs,  devrait  avoir  le  droit  de  renoncer  à  la  dépendance.  Mais  les 
dissensions  affreuses,  les  désordres  infinis  qu'entraînerait  nécessai- 
rement ce  dangereux  pouvoir,  montrent,  plus  que  toute  autre  chose, 
combien  les  gouvernements  humains  avaient  besoin  d'une  base  plus 
solide  que  la  seule  raison,  et  combien  il  était  nécessaire  au  repos 


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APPENDICE   IV.  363 

public  que  la  volonté  divine  intervînt  pour  donner  à  Tautorité  sou- 
veraine un  caractère  sacré  et  inviolable,  qui  ôtât  aux  sujets  le  funeste 
droit  d'en  disposer.  Quand  la  religion  n'aurait  fait  que  ce  bien  aux 
hommes,  c'en  serait  assez  pour  qu'ils  dussent  tous  la  chériret  l'adopter, 
même  avec  ses  abus,  puisqu'elle  épargne  encore  plus  de  sang  que 
le  fanatisme  n'en  fait  couler.  Mais  suivons  le  fil  de  notre  hypothèse. 

Les  diverses  formes  des  gouvernements  tirent  leur  origine  des  dif- 
férences plus  ou  moins  grandes  qui  se  trouvèrent  entre  les  particu- 
liers au  moment  de  l'institution.  Un  homme  était-il  éminent  en  pou- 
voir, en  vertu,  en  richesse  ou  en  crédit,  il  fut  seul  élu  magistrat,  et 
l'État  devint  monarchique.  Si  plusieurs,  à  peu  près  égaux  entre  eux, 
l'emportaient  sur  tous  les  autres,  ils  furent  élus  conjointement,  et 
l'on  eut  une  aristocratie.  Ceux  dont  la  fortune  et  les  talents  étaient 
moins  disproportionnés,  et  qui  s'étaient  le  moins  éloignés  de  l'état  de 
nature,  gardèrent  en  commun  l'administration  suprême,  et  formèrent 
une  démocratie.  Le  temps  vérifia  laquelle  de  ces  formes  était  la  plus 
avantageuse  aux  hommes.  Les  uns  restèrent  uniquement  soumis  aux 
lois,  les  autres  obéirent  bientôt  à  des  maîtres.  Les  citoyens  voulurent 
garder  leur  liberté;  les  sujets  ne  songèrent  qu'à  l'ôter  à  leurs  voisins, 
ne  pouvant  souffrir  que  d'autres  jouissent  d'un  bien  dont  ils  ne  jouis- 
saient plus  eux-mêmes.  En  un  mot,  d'un  côté  furent  les  richesses  et 
les  conquêtes,  et  de  l'autre  le  bonheur  et  la  vertu. 

Dans  ces  divers  gouvernements,  toutes  les  magistratures  furent 
d'abord  électives;  et  quand  la  richesse  ne  l'emportait  pas,  la  préfé- 
rence était  accordée  au  mérite,  qui  donne  un  ascendant  naturel,  et  à 
l'âge,  qui  donne  l'expérience  dans  les  affaires  et  le  sang-froid  dans 
les  délibérations.  Les  anciens  des  Hébreux,  les  gérontes  de  Sparte, 
le  sénat  de  Rome,  et  l'étymologie  même  de  notre  mot  seigneur^ 
montrent  combien  autrefois  la  vieillesse  était  respectée.  Plus  les  élec- 
tions tombaient  sur  des  hommes  avancés  en  âge,  plus  elles  deve- 
naient fréquentes,  et  plus  leurs  embarras  se  faisaient  sentir  :  les  bri- 
gues s'introduisirent,  les  factions  se  formèrent,  les  partis  s'aigrirent, 
les  guerres  civiles  s'allumèrent;  enfin  le  sang  des  citoyens  fut  sacrifié 
au  prétendu  bonheur  de  l'État,  et  l'on  fut  à  la  veille  de  retomber 
dans  Tanarchie  des  temps  antérieurs.  L'ambition  des  principaux  pro- 
fita de  ces  circonstances  pour  perpétuer  leurs  charges  dans  leurs  fa- 
milles; le  peuple,  déjà  accoutumé  à  la  dépendance,  au  repos  et  aux 
commodités  de  la  vie,  et  déjà  hors  d'état  de  briser  ses  fers,  consentit 
à  laisser  augmenter  sa  servitude  pour  affermir  sa  tranquillité,  et  c'est 
ainsi  que  les  chefs,  devenus  héréditaires,  s'accoutumèrent  à  regarder 
leur  magistrature  comme  un  bien  de  famille,  à  se  regarder  eux-mêmes 
comme  les  propriétaires  de  TÉtat,  dont  ils  n'étaient  d'abord  que  les 
officiers;  à  appeler  leurs  concitoyens  leurs  esclaves,  à  les  compter, 
comme  du  bétail,  au  nombre  des  choses  qui  leur  appartenaient,  et  à 
s'appeler  eux-mêmes  égaux  aux  dieux,  et  rois  des  rois. 


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364  I>U   CONTRAT   SOCIAL. 

Si  nous  suivons  le  progrès  de  Tinégalité  dans  ces  différentes  ré- 
volutions, nous  trouverons  que  rétablissement  de  la  loi  et  du  droit  de 
propriété  fut  son  premier  terme,  l'institution  de  la  magistrature  le 
second,  que  le  troisième  et  dernier  fut  le  changement  du  pouvoir  légi- 
time en  pouvoir  arbitraire;  en  sorte  que  l'état  de  riche  et  de  pauvre 
fut  autorisé  par  la  première  époque,  celui  de  puissant  et  de  faible  par 
la  seconde,  et  par  la  troisième  celui  de  maître  et  d'esclave,  qui  est 
le  dernier  degré  de  l'inégalité  et  le  terme  auquel  aboutissent  enBn 
tous  les  autres,  jusqu'à  ce  que  de  nouvelles  révolutions  dissolvent 
tout  à  fait  le  gouvernement,  ou  le  rapprochent  de  l'institution  légi- 
time. 

Pour  comprendre  la  nécessité  de  ce  progrès,  il  faut  moins  considérer 
les  motifs  de  l'établissement  du  corps  politique  que  la  forme  qu'il  prend 
dans  son  exécution  et  les  inconvénients  qu'il  entraîne  après  lui;  car 
les  vices  qui  rendent  nécessaires   les  institutions  sociales  sont  les 
mêmes  qui  en  rendent  l'abus  inévitable;  et  comme,  excepté  la  seule 
Sparte,  où  la  loi  veillait  principalement  à  l'éducation  des  enfants,  et 
où  Lycurgue  établit  des  mœurs  qui  le  dispensaient  presque  d'y  ajouter 
des  lois,  les  lois,  en  général  moins  fortes  que  les  passions,  contiennent 
les  hommes  sans  les  changer,  il  serait  aisé  de  prouver  que  tout  gou- 
vernement qui,  sans  se  corrompre  ni  s'altérer,  marcherait  toujours 
exactement  selon  la  fin  de  son  institution,  aurait  été  institué  sans  né  ■ 
cessité,  et  qu'un  pays  où  personne  n'éluderait  les  lois  et  n'abuserai  t 
de  la  magistrature,  n'aurait  besoin  ni  de  magistrats  ni  de  lois. 

Les  distinctions  politiques  amènent  nécessairement  les  distinctions 
civiles.  L'inégalité,  croissant  entre  le  peuple  et  ses  chefs,  se  fait  bien- 
tôt sentir  parmi  les  particuliers,  et  s'y  modifie  en  mille  manières, 
selon  les  passions,  les  talents  et  les  occurrences.  Le  magistrat  ne  sau- 
rait usurper  un  pouvoir  légitime  sans  se  faire  des  créatures  auxquelles 
il  est  forcé  d'en  céder  quelque  partie.  D'ailleurs,  les  citoyens  ne  se 
laissent  opprimer  qu'autant  qu'entraînés  par  une  aveugle  ambition, 
et  regardant  plus  au-dessous  qu'au-dessus  d'eux,  la  domination  leur 
devient  plus  chère  que  l'indépendance,  et  qu'ils  consentent  à  porter 
des  fers  pour  en  pouvoir  donner  à  leur  tour.  11  est  très  difficile  de  ré- 
duire à  l'obéissance  celui  qui  ne  cherche  point  à  commander;  et  le 
politique  le  plus  adroit  ne  viendrait  pas  à  bout  d'assujettir  des  hommes 
qui  ne  voudraient  qu'être  libres.  Mais  l'inégalité  s'étend  sans  peine 
parmi  des  âmes  ambitieuses  et  lâches,  toujours  prêtes  à  courir  les 
risques  de  la  fortune  et  à  dominer  ou  servir  presque  indifféremment, 
selon  qu'elle  leur  devient  favorable  ou  contraire.  C'est  ainsi  qu'il  dut 
venir  un  temps  où  les  yeux  du  peuple  furent  fascinés  à  tel  point  que 
ses  conducteurs  n'avaient  qu'à  dire  au  plus  petit  des  hommes  :  Sois 
grand,  toi  et  toute  ta  race;  aussitôt  il  paraissait  grand  à  tout  le  monde 
ainsi  qu'à  ses  propres  yeux,  et  ses  descendants  s'élevaient  encore  à 
mesure  qu'ils  s'éloignaient  de  lui;  plus  la  cause  était  reculée  et  incer- 


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APPENDICE   IV.  363 

taine,  plus  Teffet  augmentait;  plus  on  pouvait  compter  de  fainéants 
dans  une  famille,  et  plus  elle  devenait  illustre. 

Si  c'était  ici  le  lieu  d'entrer  dans  des  détails,  j'expliquerais  facile- 
ment comment,  sans  même  que  le  gouvernement  s'en  mêle,  l'inéga- 
lité de  crédit  et  d'autorité  devient  inévitable  entre  les  particuliers, 
sitôt  que,  réunis  en  une  même  société,  ils  sont  forcés  de  se  comparer 
entre  eux,  et  de  tenir  compte  des  différences  qu'ils  trouvent  dans 
l'usage  continuel  qu'ils  ont  à  faire  les  uns  des  autres.  Ces  différences 
sont  de  plusieurs  espèces.  Mais,  en  général,  la  richesse,  la  noblesse 
ou  le  rang,  la  puissance  et  le  mérite  personnel,  étant  les  distinctions 
principales  par  lesquelles  on  se  mesure  dans  la  société,  je  prouverais 
que  l'accord  ou  le  conflit  de  ces  forces  diverses  est  l'indication  la 
plus  sûre  d'un  État  bien  ou  mal  constitué  :  je  ferais  voir  qu'entre  ces 
quatre  sortes  d'inégalité,  les  qualités  personnelles  étant  l'origine  de 
toutes  les  autres,  la  richesse  est  la  dernière  à  laquelle  elles  se  ré- 
duisent à  la  fin,  parce  que,  étant  la  plus  immédiatement  utile  au 
bien-être  et  la  plus  facile  à  communiquer,  on  s'en  sert  aisément  pour 
acheter  tout  le  reste;  observation  qui  peut  faire  juger  assez  exacte- 
ment de  la  mesure  dont  chaque  peuple  s'est  éloigné  de  son  institution 
primitive,  et  du  chemin  qu'il  a  fait  vers  le  terme  extrême  de  la  cor- 
ruption. Je  remarquerais  combien  ce  désir  universel  de  réputation, 
d'honneurs  et  de  préférences,  qui  nous  dévore  tous,  exerce  et  com- 
pare les  talents  et  les  forces;  combien  il  excite  et  multiplie  les  pas- 
sions, et  combien,  rendant  tous  les  hommes  concurrents,  rivaux  ou 
plutôt  ennemis,  il  cause  tous  les  jours  de  revers,  de  succès  et  de  ca- 
tastrophes de  toute  espèce,  en  faisant  courir  la  même  lice  à  tant  de 
prétendants.  Je  montrerais  que  c'est  à  cette  ardeur  de  faire  parler  de 
soi,  à  cette  fureur  de  se  distinguer  qui  nous  tient  presque  toujours 
hors  de  nous-mêmes,  que  nous  devons  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et  de 
pire  parmi  les  hommes,  nos  vertus  et  nos  vices,  nos  sciences  et  nos 
erreurs,  nos  conquérants  et  nos  philosophes,  c'est-à-dire,  une  mul- 
titude de  mauvaises  choses  sur  un  petit  nombre  de  bonnes.  Je  prou- 
verais enfin  que  si  l'on  voit  une  poignée  de  puissants  et  de  riches  au 
faîte  des  grandeurs  et  de  la  fortune,  tandis  que  la  foule  rampe  dans 
l'obscurité  et  dans  la  misère,  c'est  que  les  premiers  n'estiment  les 
choses  dont  ils  jouissent  qu'autant  que  les  autres  en  sont  privés,  et 
que,  sans  changer  d'état,  ils  cesseraient  d'être  heureux  si  le  peuple 
cessait  d'être  misérable. 

Mais  ces  détails  seraient  seuls  la  matière  d'un  ouvrage  considé- 
rable, dans  lequel  on  pèserait  les  avantages  ou  les  inconvénients  de 
tout  gouvernement  relativement  aux  droits  de  l'état  de  nature,  et  où 
l'on  dévoilerait  toutes  les  faces  différentes  sous  lesquelles  l'inégalité 
s'est  montrée  jusqu'à  ce  jour,  et  pourra  se  montrer  dans  les  siècles 
futurs,  selon  la  nature  de  ces  gouvernements  et  les  révolutions  que 
le  temps  y  amènera  nécessairement.  On  verrait  la  multitude  oppri- 


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366  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

mée  au  dedans  par  une  suite  des  précautions  mêmes  qu'elle  avait 
prises  contre  ce  qui  la  menaçait  au  dehors;  on  verrait  l!oppression 
s'accroître  continuellement,  sans  que  les  opprimés  pussent  jamais 
savoir  quel  terme  elle  aurait,  ni  quels  moyens  légitimes  il  leur  reste- 
rait pour  l'arrêter;  on  verrait  les  droits  des  citoyens  et  les  libertés 
nationales  s'éteindre  peu  à  peu,  et  les  réclamations  des  faibles  traitées 
de  murmures  séditieux;  on  verrait  la  politique  restreindre  à  une  por- 
tion mercenaire  du  peuple  l'honneur  de  défendre  la  cause  commune; 
on  verrait  de  là  sortir  la  nécessité  des  impôts,  le  cultivateur  quitter 
son  champ,  même  durant  la  paix,  et  laisser  la  charrue  pour  ceindre 
l'épée;  on  verrait  naître  les  règles  funestes  et  bizarres  du  point  d'hon- 
neur; on  verrait  les  défenseurs  de  la  patrie  en  devenir  tôt  ou  tard  les 
ennemis,  tenir  sans  cesse  le  poignard  levé  sur  leurs  concitoyens;  et 
il  viendrait  un  temps  où  on  les  entendrait  dire  à  l'oppresseur  de  leur 
pays  : 

Pectore  si  fratris  gladium  juguloque  parent is 
Condere  mejubeas  gravidœque  in  viscera  partu 
Conjugis,  invita  peragam  tamen  omnia  dextra. 

De  .l'extrême  inégalité  des  conditions  et  des  fortunes,  de  la  di- 
versité des  passions  et  des  talents,  des  arts  inutiles,  des  arts  perni- 
cieux, des  sciences  frivoles,  sortiraient  des  foules  de  préjugés,  éga- 
lement contraires  à  la  raison,  au  bonheur  et  à  la  vertu  :  on  verrait 
fomenter  par  les  chefs  tout  ce  qui  peut  affaiblir  des  hommes  rassem- 
blés en  les  unissant,  tout  ce  qui  peut  donner  à  la  société  un  air  de 
concorde  apparente,  et  y  semer  un  germe  de  division  réelle,  tout  ce 
qui  peut  inspirer  aux  différents  ordres  une  défiance  et  une  haine 
mutuelle  par  l'opposition  de  leurs  droits  et  de  leurs  intérêts,  et  forti- 
fier par  conséquent  le  pouvoir  qui  les  contient  tous. 

C'est  du  sein  de  ce  désordre  et  de  ces  révolutions  que  le  despo- 
tisme, élevant  par  degrés  sa  tête  hideuse,  et  dévorant  tout  ce  qu'il 
aurait  aperçu  de  bon  et  de  sain  dans  toutes  les  parties  de  l'État,  par- 
viendrait enfin  à  fouler  aux  pieds  les  lois  et  le  peuple,  et  à  s'établir 
sur  les  ruines  de  la  république.  Les  temps  qui  précéderaient  ce  der- 
nier changement  seraient  des  temps  de  troubles  et  de  calamités; 
mais  à  la  fin  tout  serait  englouti  par  le  monstre,  et  les  peuples  n'au- 
raient plus  de  chefs  ni  de  lois,  mais  seulement  des  tyrans.  Dès  cet 
instant  aussi,  il  cesserait  d'être  question  de  mœurs  et  de  vertu  :  car 
partout  où  règne  le  despotisme,  cui  ex  honesto  nulla  est  speSy  il  ne 
souffre  aucun  maître,  sitôt  qu'il  parle,  il  n'y  a  ni  probité  ni  devoir  à 
consulter,  et  la  plus  aveugle  obéissance  est  la  seule  vertu  qui  reste 
aux  esclaves. 

C'est  ici  le  dernier  mot  de  l'inégalité,  et  le  point  extrême  qui 
ferme  le  cercle  et  touche  au  point  d'où  nous  sommes  partis  :  c'est  ici 
que  tous  les  particuliers  redeviennent  égaux,  parce  qu'ils  ne  sont 


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APPENDICE   IV.  367 

rien,  et  que  les  sujets  n'ayant  plus  d'autre  loi  que  la  volonté  du  maî- 
tre, ni  le  maître  d'autre  règle  que  ses  passions^  les  notions  du  bien 
et  les  principes  de  la  justice  s'évanouissent  derechef:  c'est  ici  que  tout 
se  ramène  à  la  seule  loi  du  plus  fort,  et,  par  conséquent,  à  un  nouvel 
état  de  nature  différent  de  celui  par  lequel  nous  avons  commencé, 
en  ce  que  l'un  était  l'état  de  nature  dans  sa  pureté,  et  que  ce  dernier 
est  le  fruit  d'un  excès  de  corruption.  Il  y  a  si  peu  de  différence 
d'ailleurs  entre  ces  deux  états,  et  le  contrat  de  gouvernement  est  tel- 
lement dissous  par  le  despotisme,  que  le  despote  n'est  le  maître 
qu'aussi  longtemps  qu'il  est  le  plus  fort,  et  que  sitôt  qu'on  peut 
l'expulser,  il  n'a  point  à  réclamer  contre  la  violence.  L'émeute  qui 
finit  par  étrangler  ou  détrôner  un  sultan  est  un  acte  aussi  juridique 
que  ceux  par  lesquels  il  disposait  la  veille  des  vies  et  des  biens  de 
ses  sujets.  La  seule  force  le  maintenait,  la  seule  force  le  renverse  ; 
toutes  choses  se  passent  ainsi  selon  l'ordre  naturel;  et,  quel  que 
puisse  être  l'événement  de  ces  courtes  et  fréquentes  révolutions,  nul 
ne  peut  se  plaindre  de  l'injustice  d'autrui,  mais  seulement  de  sa 
propre  imprudence  ou  de  son  malheur. 

En  découvrant  et  suivant  ainsi  les  routes  oubliées  et  perdues,  qui 
de  l'état  naturel  ont  dû  mener  l'homme  à  l'état  civil,  en  rétablissant, 
avec  les  positions  intermédiaires  que  je  viens  de  marquer,  celfes  que 
le  temps  qui  me  presse  m'a  fait  supprimer,  ou  que  l'imagination  ne 
m'a  point  suggérées,  tout  lecteur  attentif  ne  pourra  qu'être  frappé 
de  l'espace  immense  qui  sépare  ces  deux  états.  C'est  dans  cette  lente 
succession  des  choses  qu'il  verra  la  solution  d'une  infinité  de  pro- 
blèmes de  morale  et  de  politique  que  des  philosophes  ne  peuvent 
résoudre.  Il  sentira  que,  le  genre  humain  d'un  âge  n'étant  pas  le 
genre  humain  d'un  autre  âge,  la  raison  pourquoi  Diogène  ne  trouvait 
point  d'homme,  c'est  qu'il  cherchait  parmi  ses  contemporains 
l'homme  d'un  temps  qui  n'était  plus.  Caton,  dira-t-il,  périt  avec 
Rome  et  la  liberté,  parce  qu'il  fut  déplacé  dans  son  siècle;  et  le  plus 
grand  des  hommes  ne  fit  qu'étonner  le  monde  qu'il  eût  gouverné 
cinq  cents  ans  plus  tôt.  En  un  mot,  il  expliquera  comment  l'âme  et 
les  passions  humaines,  s'altérant  insensiblement,  changent  pour 
ainsi  dire  de  nature  ;  pourquoi  nos  besoins  et  nos  plaisirs  changent 
d'objets  à  la  longue;  pourquoi,  l'homme  originel  s*évanouissant  par 
degrés,  la  société  n'offre  plus  aux  yeux  du  sage  qu'un  assemblage 
d'hommes  artificiels  et  de  passions  factices  qui  sont  l'ouvrage  de 
toutes  ces  nouvelles  relations,  et  n'ont  aucun  vrai  fondement  dans 
la  nature.  Ce  que  la  réflexion  nous  apprend  là-dessus,  l'observation 
le  confirme  parfaitement  :  l'homme  sauvage  et  l'homme  policé  diffé- 
rent tellement  par  le  fond  du  cœur  et  des  inclinations,  que  ce  qui 
fait  le  bonheur  suprême  de  l'un  réduirait  l'autre  au  désespoir.  Le 
premier  ne  respire  que  le  repos  et  la  liberté;  il  ne  veut  que  vivre 
et  rester  oisif,  et  l'ataraxie  même  du  stoïcien  n'approche  pas  de  sa 


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368  DU   CONTRAT   SOCIAL.* 

profonde  indifférence  pour  tout  autre  objet.  Au  contraire,  le  citoyen 
toujours  actif,  sue,  s'agite,  se  tourmente  sans  cesse  pour  chercher 
des  occupations  encore  plus  laboHeuses;  il  travaille  jusqu'à  la  mort, 
il  y  court  même  pour  se  mettre  en  état  de  vivre,  ou  renonce  à  la  vie 
pour  acquérir  l'immortalité  :  il  fait  sa  cour  aux  grands  qu'il  hait,  et 
aux  riches  qu'il  méprise;  il  n'épargne  rien  pour  obtenir  l'honneur  de 
les  servir  ;  il  se  vante  orgueilleusement  de  sa  bassesse  et  de  leur 
protection  ;  et,  fier  de  son  esclavage,  il  parle  avec  dédain  de  ceux 
qui  n'ont  pas  l'honneur  de  le  partager.  Quel  spectacle  pour  un  Ca- 
raïbe, que  les  travaux  pénibles  et  enviés  d'un  ministre  européen! 
Combien  de  morts  cruelles  ne  préférerait  pas  cet  indolent  sauvage  à 
l'horreur  d'une  pareille  vie,  qui  souvent  n'est  pas  même  adoucie  par 
le  plaisir  de  bien  faire!  Mais,  pour  voir  le  but  de  tant  de  soins,  il 
faudrait  que  ces  mots  :  puissance  et  réputation  eussent  un  sens  dans 
son  esprit;  qu'il  apprît  qu'il  y  a  une  sorte  d'hommes  qui  comptent 
pour  quelque  chose  les  regards  du  reste  de  l'univers,  qui  savent  être 
heureux  et  contents  d'eux-mêmes  sur  le  témoignage  d'autrui  plutôt 
que  sur  le  leur  propre.  Telle  est,  en  effet,  la  véritable  cause  de  toutes 
ces  différences  :  le  sauvage  vit  en  lui-même,  l'homme  sociable,  tou- 
jours hors  de  lui,  ne  sait  vivre  que  dans  l'opinion  des  autres,  et  c'est 
pour  ainsi  dire  de  leur  seul  jugement  qu'il  tire  le  sentiment  de  sa 
propre  existence.  Il  n'est  pas  de  mon  sujet  de  montrer  comment 
d'une  telle  disposition  naît  tant  d'indifférence  pour  le  bien  et  le  mal, 
avec  de  si  beaux  discours  de  morale;  comment  tout  se  réduisant  aux 
apparences,  tout  devient  factice  et  joué  :  honneur,  amitié,  vertu,  et 
souvent  jusqu'aux  vices  mêmes,  dont  on  trouve  enfin  le  secret  de  se 
glorifier  ;  comment,  en  un  mot,  demandant  toujours  aux  autres  ce 
que  nous  sommes,  et  n'osant  jamais  nous  interroger  là-dessus  nous- 
mêmes,  au  milieu  de  tant  de  philosophie,  d'humanité,  de  politesse 
et  de  maximes  sublimes,  nous  n'avons  qu'un  extérieur  trompeur  et 
frivole,  de  l'honneur  sans  vertu,  de  la  raison  sans  sagesse,  et  du  plai- 
sir sans  bonheur.  Il  me  suffit  d'avoir  prouvé  que  ce  n'est  point  là 
l'état  originel  de  l'homme,  et  que  c'est  le  seul  esprit  de  la  société,  et 
l'inégalité  qu'elle  engendre  qui  changent  et  altèrent  ainsi  toutes  nos 
inclinations  naturelles. 

J'ai  tâché  d'exposer  l'origine  et  le  progrès  de  l'inégalité,  l'établis- 
sement et  l'abus  des  sociétés  politiques,  autant  que  ces  choses  peu- 
vent se  déduire  de  la  nature  de  l'homme  par  les  seules  lumières  de 
la  raison,  et  indépendamment  des  dogmes  sacrés  qui  donnent  à  l'au- 
torité souveraine  la  sanction  du  droit  divin.  Il  suit  de  cet  exposé  que 
l'inégalité,  étant  presque  nulle  dans  l'état  de  nature,  tire  sa  force  et 
son  accroissement  du  développement  de  nos  facultés  et  des  progrès 
de  l'esprit  humain,  et  devient  enfin  stable  et  légitime  par  l'établisse- 
ment de  la  propriété  et  des  lois.  Il  suit  encore  que  l'inégalité  morale, 
autorisée  par  le  seul  droit  positif,  est  contraire  au  droit  naturel  toutes 


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APPENDICE   IV.  369 

les  fois  qu*elle  ne  concourt  pas  en  même  proportion  avec  l'inégalité 
physique;  distinction  qui  détermine  suffisamment  ce  qu'on  doit 
penser  à  cet  égard  de  la  sorte  d'inégalité  qui  règne  parmi  tous  les 
peuples  policés,  puisqu'il  est  manifestement  contre  la  loi  de  nature, 
de  quelque  manière  qu'on  la  définisse,  qu'un  enfant  commande  à  un 
vieillard,  qu'un  imbécile  conduise  un  homme  sage,  et  qu'une  poignée 
de  gens  regorge  de  superfluités,  tandis  que  la  multitude  affamée 
manque  du  nécessaire. 


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EXTRAITS   DE    L'ÉCONOMIE  POLITIQUE 


Le  corps  politique,  pris  individuellement,  peut  être  considéré 
comme  un  corps  organisé,  vivant,  et  semblable  à  celui  de  Thomme. 
Le  pouvoir  souverain  représente  la  tête  ;  les  lois  et  les  coutumes  sont 
le  cerveau,  principe  des  nerfs  et  siège  de  Pentendement,  de  la  volonté 
et  des  sens,  dont  les  juges  et  magistrats  sont  les  organes  ;  le  com- 
merce, rindustrie  et  l'agriculture,  sont  la  bouche  et  Testomac,  qui 
préparent  la  substance  commune;  les  finances  publiques  sont  le  sang, 
qu'une  sage  économiey  en  faisant  les  fonctions  du  cœur,  renvoie  dis- 
tribuer par  tout  le  corps  la  nourriture  et  la  vie;  les  citoyens  sont  le 
corps  et  les  membres  qui  font  mouvoir,  vivre  et  travailler  la  machine, 
et  qu'on  ne  saurait  blesser  en  aucune  partie  qu'aussitôt  l'impression 
douloureuse  ne  s'en  porte  au  cerveau,  si  l'animal  est  dans  un  état  de 
santé. 

La  vie  de  l'un  et  de  l'autre  est  le  moi  commun  au  tout,  la  sensibi- 
lité réciproque  et  la  correspondance  interne  de  toutes  les  parties. 
Cette  communication  vient-elle  à  cesser,  l'unité  formelle  à  s'évanouir, 
et  les  parties  contiguës  à  n'appartenir  plus  l'une  à  l'autre  que  par 
juxtaposition,  l'homme  est  mort,  ou  l'État  est  dissous. 

Le  corps  politique  est  donc  aussi  un  être  moral  qui  a  une  volonté, 
et  cette  volonté  générale,  qui  tend  toujours  à  la  conservation  et  au 
bien-être  du  tout  et  de  chaque  partie,  et  qui  est  la  source  des  lois, 
est,  pour  tous  les  membres  de  l'État,  par  rapport  à  eux  et  à  lui,  la 
règle  du  juste  et  de  l'injuste;  vérité  qui,  pour  le  dire  en  passant, 
montre  avec  combien  de  sens  tant  d'écrivains  ont  traité  de  vol  la 
subtilité  prescrite  aux  enfants  de  Lacédémone  pour  gagner  leur  fru- 
gal repas;  comme  si  tout  ce  qu'ordonne  la  loi  pouvait  ne  pas  être 
légitime.  Vqye!jf  au  moi  Droit  la  source  de  ce  grand  et  lumineux 
principe,  dont  cet  article  est  le  développement  (i). 

(i)  Ce  renvoi  semble  confirmer  notre  conjecture  que  Rousseau  aurait  collaboré  à  cet 
article  de  V Encyclopédie.  Il  est  vrai  que,  dans  un  autre  passage  de  VEconomic,  il  ren- 
voyait à  Tarticle  Education  qui  n*est  pas  de  lui  ;  mais  dans  VErrata^  il  supprime  ce 
renvoi,  et  cette  correction  même  vient  apporter  à  notre  thèse  un  nouvel  appui. 


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APPENDICE   V.  371 

Il  est  important  de  remarquer  que  cette  règle  de  justice,  sûre  par 
rapport  à  tous  les  citoyens,  peut  être  fautive  avec  les  étrangers  :  et  la 
raison  de  ceci  est  évidente;  c'est  qu'alors  la  volonté  de  l'État,  quoique 
générale  par  rapport  à  ses  membres,  ne  l'est  plus  par  rapport  aux 
autres  États  et  à  leurs  membres,  mais  devient  pour  eux  une  volonté 
particulière  et  individuelle,  qui  a  sa  règle  de  justice  dans  la  loi  de 
nature  ;  ce  qui  rentre  également  dans  le  principe  établi,  car  alors  la 
grande  ville  du  monde  devient  le  corps  politique  dont  la  loi  de 
nature  est  toujours  la  volonté  générale,  et  dont  les  États  et  peuples 
divers  ne  sont  que  des  membres  individuels. 

De  ces  mêmes  distinctions  appliquées  à  chaque  société  politique 
et  à  ses  membres,  découlent  les  règles  les  plus  universelles  et  les  plus 
sûres  sur  lesquelles  on  puisse  juger  d'un  bon  ou  d'un  mauvais  gou- 
vernement, et  en  général  de  la  moralité  de  toutes  les  actions  humaines, 

Toute  société  politique  est  composée  d'autres  sociétés  plus  petites 
de  différentes  espèces,  dont  chacune  a  ses  intérêts  et  ses  maximes  : 
mais  ces  sociétés,  que  chacun  aperçoit  parce  qu'elles  ont  une  forme 
extérieure  et  autorisée,  ne  sont  pas  les  seules  qui  existent  réellement 
dans  l'État;  tous  les  particuliers  qu'un  intérêt  commun  réunit  en 
composent  autant  d'autres,  permanentes  ou  passagères,  dont  la  force 
n'est  pas  moins  réelle  pour  être  moins  apparente,  et  dont  les  divers 
rapports  bien  observés  font  la  véritable  connaissance  des  mœurs.  Ce 
sont  toutes  ces  associations  tacites  ou  formelles  qui  modifient  de  tant 
de  manières  les  apparences  de  la  volonté  publique  par  l'influence  de 
la  leur.  La  volonté  de  ces  sociétés  particulières  a  toujours  deux  rela- 
tions :  pour  les  membres  de  l'association,  c'est  une  volonté  générale; 
pour  la  grande  société,  c'est  une  volonté  particulière,  qui  très  souvent 
se  trouve  droite  au  premier  égard,  et  vicieuse  au  second.  Tel  peut 
être  prêtre  dévot,  ou  brave  soldat,  ou  patricien  zélé,  et  mauvais 
citoyen.  Telle  délibération  peut  être  avantageuse  à  la  petite  commu- 
nauté et  très  pernicieuse  à  la  grande.  Il  est  vrai  que,  les  sociétés  par- 
ticulières étant  toujours  subordonnées  à  celles  qui  les  contiennent, 
on  doit  obéir  à  celles-ci  préférablement  aux  autres  ;  que  les  devoirs 
du  citoyen  vont  avant  ceux  du  sénateur,  et  ceux  de  l'homme  avant 
ceux  du  citoyen  :  mais  malheureusement  l'intérêt  personnel  se  trouve 
toujours  en  raison  inverse  du  devoir,  et  augmente  à  mesure  que 
l'association  devient  plus  étroite  et  l'engagement  moins  sacré  ;  preuve 
invincible  que  la  volonté  la  plus  générale  est  aussi  toujours  la  plus 
juste,  et  que  la  voix  du  peuple  est  en  effet  la  voix  de  Dieu. 

Il  ne  s'ensuit  pas  pour  cela  que  les  délibérations  publiques  soient 
toujours  équitables  ;  elles  peuvent  ne  l'être  pas  lorsqu'il  s'agit 
d'affaires  étrangères;  j'en  ai  dit  la  raison.  Ainsi  il  n'est  pas  impos- 
sible qu'une  république  bien  gouvernée  fasse  une  guerre  injuste,  il  ne 
l'est  pas  non  plus  que  le  conseil  d'une  démocratie  passe  de  mauvais 
décrets  et  condamne  les  innocents  :  mais  cela  n'arrivera  jamais  que 


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372  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

le  peuple  ne  soit  séduit  par  des  intérêts  particuliers,  qu'avec  du  cré- 
dit et  de  Téloquence  quelques  hommes  adroits  sauront  substituer 
aux  siens.  Alors  autre  chose  sera  la  délibération  publique,  et  autre 
chose  la  volonté  générale.  Qu'on  ne  m'oppose  donc  point  la  démo- 
cratie d'Athènes,  parce  qu'Athènes  n'était  point  en  effet  une  démocra- 
tie, mais  une  aristocratie  très  tyrannique,  gouvernée  par  des  savants 
et  des  orateurs.  Examinez  avec  soin  ce  qui  se  passe  dans  une  délibé- 
ration quelconque,  et  vous  verrez  que  la  volonté  générale  est  toujours 
pour  le  bien  commun;  mais  très  souvent  il  se  fait  une  scission 
secrète,  une  confédération  tacite,  qui,  pour  des  vues  particulières,, 
sait  éluder  la  disposition  naturelle  de  l'assemblée.  Alors  le  corps 
social  se  divise  réellement  en  d'autres  dont  les  membres  prennent 
une  volonté  générale,  bonne  et  juste  à  l'égard  du  tout  dont  chacun 
d'eux  se  démembre. 

On  voit  avec  quelle  facilité  l'on  explique,  à  l'aide  de  ces  prin- 
cipes, les  contradictions  apparentes  qu'on  remarque  dans  la  conduite 
de  tant  d'hommes  remplis  de  scrupule  et  d'honneur  à  certains  égards, 
trompeurs  et  fripons  à  d'autres;  foulant  aux  pieds  les  plus  sacrés 
devoirs,  et  fidèles  jusqu'à  la  mort  à  des  engagements  souvent  illégi- 
times. C'est  ainsi  que  les  hommes  les  plus  corrompus  rendent  tou- 
jours quelque  sorte  d'hommage  à  la  foi  publique;  c'est  ainsi  que  les 
brigands  mêmes,  qui  sont  les  ennemis  de  la  vertu  dans  la  grande 
société,  en  adorent  le  simulacre  dans  leurs  cavernes. 

En  établissant  la  volonté  générale  pour  premier  principe  de  Véco- 
nomie  publique  et  règle  fondamentale  du  gouvernement,  je  n'ai  pas 
cru  nécessaire  d'examiner  sérieusement  si  les  magistrats  appartien- 
nent au  peuple  ou  le  peuple  aux  magistrats,  et  si,  dans  les  affaires 
publiques,  on  doit  consulter  le  bien  de  l'État  ou  celui  des  chefs. 
Depuis  longtemps  cette  question  a  été  décidée  d'une  manière  par  la 
pratique,  et  d'une  autre  par  la  raison;  et  en  général  ce  serait  une 
grande  folie  d'espérer  que  ceux  qui  dans  le  fait  sont  les  maîtres  pré- 
féreront un  autre  intérêt  au  leur.  Il  serait  donc  à  propos  de  diviser 
encore  Véconomie  publique  en  populaire  et  tyrannique.  La  première 
est  celle  de  tout  État  où  règne  entre  le  peuple  et  les  chefs  unité  d'in- 
térêt et  de  volonté;  l'autre  existera  nécessairement  partout  où  le 
gouvernement  et  le  peuple  auront  des  intérêts  différents,  et  par  con- 
séquent des  volontés  opposées.  Les  maximes  de  celle-ci  sont  inscrites 
au  long  dans  les  archives  de  l'histoire  et  dans  les  satires  de  Machia- 
vel. Les  autres  ne  se  trouvent  que  dans  les  écrits  des  philosophes  qui 
osent  réclamer  les  droits  de  l'humanité... 

Le  plus  pressant  intérêt  du  chef,  de  même  que  son  devoir  le  plus 
indispensable,  est  donc  de  veiller  à  l'observation  des  lois  dont  il  est 
le  ministre,  et  sur  lesquelles  est  fondée  toute  son  autorité.  S'il  doit 
les  faire  observer  aux  autres,  à  plus  forte  raison  doit-il  les  observer 
lui-même,  qui  jouit  de  toute  leur  faveur  :  car  son  exemple  est  de  telle- 


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APPENDICE   V.  373 

force,  que,  qxxand  même  le  peuple  voudrait  bien  souffrir  qu'il  s'affran- 
chît du  joug  de  la  loi,  il  devrait  se  garder  de  profiter  d'une  si  dange- 
reuse prérogative,  que  d'autres  s'efforceraient  bientôt  d'usurper  à 
leur  tour,  et  souvent  à  son  préjudice.  Au  fond,  comme  tous  les  enga- 
gements de  la  société  sont  réciproques  par  leur  nature,  il  n'est  pas 
possible  de  se  mettre  au-dessus  de  la  loi  sans  renoncer  à  ses  avan- 
tages ;  et  personne  ne  doit  rien  à  quiconque  prétend  ne  rien  devoir  à 
personne.  Par  la  même  raison  nulle  exemption  de  la  loi  ne  sera 
jamais  accordée,  à  quelque  titre  que  ce  puisse  être,  dans  un  gouver- 
nement bien  policé.  Les  citoyens  mêmes  qui  ont  bien  mérité  de  la 
patrie  doivent  être  récompensés  par  des  honneurs,  et  jamais  par  des 
privilèges;  car  la  république  est  à  la  veille  de  sa  ruine,  sitôt  que 
quelqu'un  peut  penser  qu'il  est  beau  de  ne  pas  obéir  aux  lois.  Mais 
si  jamais  la  noblesse,  ou  le  militaire,  ou  quelque  autre  ordre  de  l'État, 
adoptait  une  pareille  maxime,  tout  serait  perdu  sans  ressource. 

La  puissance  des  lois  dépend  encore  plus  de  leur  propre  sagesse 
que  de  la  sévérité  de  leurs  ministres,  et  la  volonté  publique  tire  son 
plus  grand  poids  de  la  raison  qui  l'a  dictée  :  c'est  pour  cela  que  Pla- 
ton regarde  comme  une  précaution  très  importante  de  mettre  toujours 
à  la  tête  des  édits  un  préambule  raisonné  qui  en  montre  la  justice  et 
l'utilité.  En  effet,  la  première  des  lois  est  de  respecter  les  lois  :  la 
rigueur  des  châtiments  n'est  qu'une  vaine  ressource  imaginée  par  de 
petits  esprits  pour  substituer  la  terreur  à  ce  respect  qu'ils  ne  peuvent 
obtenir.  On  a  toujours  remarqué  que  les  pays  où  les  supplices  sont  le 
plus  terribles  sont  aussi  ceux  où  ils  sont  le  plus  fréquents;  de  sorte 
que  la  cruauté  des  peines  ne  marque  guère  que  la  multitude  des 
infracteurs,  et  qu'en  punissant  tout  avec  la  même  sévérité  l'on  force 
les  coupables  de  commettre  des  crimes  pour  échapper  à  la  punition 
de  leurs  fautes. 

Mais  quoique  le  gouvernement  ne  soit  pas  le  maître  de  la  loi, 
c'est  beaucoup  d'en  être  le  garant  et  d'avoir  mille  moyens  de  la  faire 
aimer.  Ce  n'est  qu'en  cela  que  consiste  le  talent  de  régner.  Quand  on 
a  la  force  en  main,  il  n'y  a  point  d'art  à  faire  trembler  tout  le  monde, 
et  il  n'y  en  a  pas  même  beaucoup  à  gagner  les  cœurs;  car  l'expérience 
a  depuis  longtemps  appris  au  peuple  à  tenir  grand  compte  à  ses  chefs 
de  tout  le  mal  qu'ils  ne  lui  font  pas,  et  à  les  adorer  quand  il  n'en  est 
pas  haï.  Un  imbécile  obéi  peut,  comme  un  autre,  punir  les  forfaits  :  le 
véritable  homme  d'État  sait  les  prévenir;  c'est  sur  les  volontés  encore 
plus  que  sur  les  actions  qu'il  étend  son  respectable  empire.  S'il  pou- 
vait obtenir  que  tout  le  monde  fît  bien,  il  n'aurait  lui-même  plus  rien 
à  faire,  et  le  chef-d'œuvre  de  ses  travaux  serait  de  pouvoir  rester 
oisif.  Il  est  certain,  du  moins,  que  le  plus  grand  talent  des  chefs  est 
de  déguiser  leur  pouvoir  pour  le  rendre  moins  odieux,  et  de  conduire 
l'État  si  paisiblement  qu'il  semble  n'avoir  pas  besoin  de  conducteurs. 

Je  conclus  donc  que,  comme  le  premier  devoir  du  législateur  est 


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374  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

de  conformer  les  lois  à  la  volonté  générale,  la  première  règle  de  IVco- 
nomie  publique  est  que  Tadministration  soit  conforme  aux  lois.  C'en 
sera  même  assez  pour  que  l'État  ne  soit  pas  mal  gouverné,  si  le  légis- 
lateur a  pourvu,  comme  il  le  devait,  à  tout  ce  qu'exigeaient  les  lieux, 
le  climat,  le  sol,  les  mœurs,  le  voisinage,  et  tous  les  rapports  parti- 
culiers du  peuple  qu'il  avait  à  instituer.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  reste 
encore  une  infinité  de  détails  de  police  et  d^économie,  abandonnés  à 
la  sagesse  du  gouvernement;  mais  il  a  toujours  deux  règles  infail- 
libles pour  se  bien  conduire  dans  ces  occasions  :  l'une  est  l'esprit 
de  la  loi,  qui  doit  servir  à  la  décision  des  cas  qu'elle  n'a  pu  pré- 
voir; l'autre  est  la  volonté  générale,  source  et  supplément  de  toutes 
les  lois,  et  qui  doit  toujours  être  consultée  à  leur  défaut.  Comment, 
me  dira-t-on,  connaître  la  volonté  générale  dans  les  cas  où  elle  ne 
s'est  point  expliquée  ?  faudra-t-il  assembler  toute  la  nation  à  chaque 
événement  imprévu?  Il  faudra  d'autant  moins  l'assembler,  qu'il  n'est 
pas  sûr  que  sa  décision  fût  l'expression  de  la  volonté  générale;  que 
ce  moyen  est  impraticable  dans  un  grand  peuple,  et  qu'il  est  rare- 
ment nécessaire  quand  le  gouvernement  est  bien  intentionné  :  car  les 
chefs  savent  assez  que  la  volonté  générale  est  toujours  pour  le  parti 
le  plus  favorable  à  l'intérêt  public,  c'est-à-dire  le  plus  équitable;  de 
sorte  qu'il  ne  faut  qu'être  juste  pour  s'assurer  de  suivre  la  volonté 
générale.  Souvent,  quand  on  la  choque  trop  ouvertement,  elle  se 
laisse  apercevoir  malgré  le  frein  terrible  de  l'autorité  publique.  Je 
cherche  le  plus  près  qu'il  m'est  possible  les  exemples  à  suivre  en  pa- 
reil cas.  A  la  Chine,  le  prince  a  pour  maxime  constante  de  donner  le 
tort  à  ses  officiers  dans  toutes  les  altercations  qui  s'élèvent  entre  eux 
et  le  peuple.  Le  pain  est-il  cher  dans  une  province,  l'intendant  est 
mis  en  prison.  Se  fait-il  dans  une  autre  une  émeute,  le  gouverneur  est 
cassé,  et  chaque  mandarin  répond  sur  sa  tête  de  tout  le  mal  qui 
arrive  dans  son  département.  Ce  n'est  pas  qu'on  n'examine  ensuite 
l'affaire  dans  un  procès  régulier;  mais  une  longue  expérience  en  a 
fait  prévenir  ainsi  le  jugement.  L'on  a  rarement  en  cela  quelque  in- 
justice à  réparer;  et  l'empereur,  persuadé  que  la  clameur  publique 
ne  s'élève  jamais  sans  sujet,  démêle  toujours,  au  travers  des  cris  sé- 
ditieux qu'il  punit,  de  justes  griefs  qu'il  redresse. 

C'est  beaucoup  que  d'avoir  fait  régner  l'ordre  et  la  paix  dans 
toutes  les  parties  de  la  république;  c'est  beaucoup  que  l'État  soit 
tranquille  et  la  loi  respectée  :  mais,  si  l'on  ne  fait  rien  de  plus,  il  y 
aura  dans  tout  cela  plus  d'apparence  que  de  réalité,  et  le  gouverne- 
ment se  fera  difficilement  obéir  s'il  se  borne  à  l'obéissance.  S'il  est 
bon  de  savoir  employer  les  hommes  tels  qu'ils  sont,  il  vaut  beaucoup 
mieux  encore  les  rendre  tels  qu'on  a  besoin  qu'ils  soient  :  l'autorité 
la  plus  absolue  est  celle  qui  pénètre  jusqu'à  l'intérieur  de  l'homme, 
et  ne  s'exerce  pas  moins  sur  la  volonté  que  sur  les  actions.  Il  est  cer- 
tain que  les  peuples  sont  à  la  longue  ce  que  le  gouvernement  les  fait 


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APPENDICE    V.  375 

être  ;  guerriers,  citoyens,  hommes,  quand  il  le  veut  ;  populace  et  canaille 
quand  il  lui  plaît  :  et  tout  prince  qui  méprise  ses  sujets  se  déshonore 
lui-même  en  montrant  qu'il  n'a  pas  su  les  rendre  estimables.  Formez 
donc  des  hommes,  si  vous  voulez  commander  à  des  hommes;  si  vous 
voulez  qu'on  obéisse  aux  lois,  faites  qu'on  les  aime,  et  que,  pour 
faire  ce  qu'on  doit,  il  suffise  de  songer  qu'on  le  doit  faire.  C'était  là 
le  grand  art  des  gouvernements  anciens,  dans  ces  temps  reculés  où 
les  philosophes  donnaient  des  lois  aux  peuples,  et  n'employaient  leur 
autorité  qu'à  les  rendre  sages  et  heureux.  De  là  tant  de  lois  somp- 
tuaires,  tant  de  règlements  sur  les  mœurs,  tant  de  maximes  publiques 
admises  ou  rejetées  avec  le  plus  grand  soin.  Les  tyrans  mêmes  n'ou- 
bliaient pas  cette  importante  partie  de  l'administration,  et  on  les 
voyait  attentifs  à  corrompre  les  mœurs  de  leurs  esclaves  avec  autant 
de  soin  qu'en  avaient  les  rnagistrats  à  corriger  celles  de  leurs  conci- 
toyens. Mais  nos  gouvernements  modernes,  qui  croient  avoir  tout 
fait  quand  ils  ont  tiré  de  l'argent,  n'imaginent  pas  même  qu'il  soit 
nécessaire  ou  possible  d'aller  jusque-là. 

II.  Seconde  règle  essentielle  de  Véconomie  publique,  non  moins 
importante  que  la  première.  Voulez-vous  que  la  volonté  générale  soit 
accomplie,  faites  que  toutes  les  volontés  particulières  s'y  rapportent; 
et  comme  la  vertu  n'est  que  cette  conformité  de  la  volonté  particu- 
lière à  la  générale,  pour  dire  la  même  chose  en  un  mot,  faites  régner 
la  vertu. 

Si  les  politiques  étaient  moins  aveuglés  par  leur  ambition,  ils 
verraient  combien  il  est  impossible  qu'aucun  établissement,  quel 
qu'il  soit,  puisse  marcher  selon  l'esprit  de  son  institution,  s'il  n'est 
dirigé  selon  la  loi  du  devoir;  ils  sentiraient  que  le  plus  grand  ressort 
de  l'autorité  publique  est  dans  le  cœur  des  citoyens,  et  que  rien  ne 
peut  suppléer  aux  mœurs  pour  le  maintien  du  gouvernement.  Non 
seulement  il  n'y  a  que  des  gens  de  bien  qui  sachent  administrer  les 
lois,  mais  il  n'y  a  dans  le  fond  que  d'honnêtes  gens  qui  sachent  leur 
obéir.  Celui  qui  vient  à  bout  de  braver  les  remords  ne  tardera  pas  à 
braver  les  supplices;  châtiment  moins  rigoureux,  moins  continuel,  et 
auquel  on  a  du  moins  l'espoir  d'échapper;  et,  quelques  précautions 
qu'on  prenne,  ceux  qui  n'attendent  que  l'impunité  pour  mal  faire  ne 
manquent  guère  de  moyens  d'éluder  la  loi  ou  d'échapper  à  la  peine. 
Alors,  comme  tous  les  intérêts  particuliers  se  réunissent  contre  l'in- 
térêt général,  qui  n'est  plus  celui  de  personne,  les  vices  publics  ont 
plus  de  force  pour  énerver  les  lois  que  les  lois  n'en  ont  pour  réprimer 
les  vices;  et  la  corruption  du  peuple  et  des  chefs  s'étend  enfin  jus- 
qu'au gouvernement,  quelque  sage  qu'il  puisse  être.  Le  pire  de  tous 
les  abus  est  de  n'obéir  en  apparence  aux  lois  que  pour  les  enfreindre 
en  effet  avec  sûreté.  Bientôt  les  meilleures  lois  deviennent  les  plus 
funestes  :  il  vaudrait  mieux  cent  fois  qu'elles  n'existassent  pas;  ce  se- 
rait une  ressource  qu'on  aurait  encore  quand  il  n'en  reste  plus.  Dans 


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376  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

une  pareille  situation  l'on  ajoute  vainement  édits  sur  édits,  règle- 
ments sur  règlements  :  tout  cela  ne  sert  qu'à  introduire  d'autres  abus 
sans  corriger  les  premiers.  Plus  vous  multipliez  les  lois,  plus  vous  les 
rendez  méprisables;  et  tous  les  surveillants  que  vous  instituez  ne 
sont  que  de  nouveaux  infracteurs  destinés  à  partager  avec  les  anciens, 
ou  à  faire  leur  pillage  à  part.  Bientôt  le  prix  de  la  vertu  devient  celui 
du  brigandage  :  les  hommes  les  plus  vils  sont  les  plus  accrédités; 
plus  ils  sont  grands,  plus  ils  sont  méprisables;  leur  infamie  éclate 
dans  leurs  dignités,  et  ils  sont  déshonorés  par  leurs  honneurs.  S'ils 
achètent  les  suffrages  des  chefs  ou  la  protection  des  femmes,  c'est 
pour  vendre  à  leur  tour  la  justice,  le  devoir  et  l'État;  et  le  peuple, 
qui  ne  voit  pas  que  ses  vices  sont  la  première  cause  de  ses  malheurs, 
murmure,  et  s'écrie  en  gémissant  :  «  Tous  mes  maux  ne  viennent  que 
de  ceux  que  je  paye  pour  m'en  garantir.  » 

C'est  alors  qu'à  la  voix  du  devoir,  qui  ne  parle  plus  dans  les 
cœurs,  les  chefs  sont  forcés  de  substituer  le  cri  de  la  terreur  ou  le 
leurre  d'un  intérêt  apparent  dont  ils  trompent  leurs  créatures.  C'est 
alors  qu'il  faut  recourir  à  toutes  les  petites  et  méprisables  ruses  qu'ils 
appellent  maximes  d'État  et  mystères  du  cabinet.  Tout  ce  qui  reste 
de  vigueur  au  gouvernement  est  employé  par  ses  membres  à  se  perdre 
et  supplanter  l'un  l'autre,  tandis  que  les  affaires  demeurent  aban- 
données, ou  ne  se  font  qu'à  mesure  que  l'intérêt  personnel  le  demande 
et  selon  qu'il  les  dirige.  Enfin  toute  l'habileté  de  ces  grands  poli- 
tiques est  de  fasciner  tellement  les  yeux  de  ceux  dont  ils  ont  besoin, 
que  chacun  croie  travailler  pour  son  intérêt  en  travaillant  pour  le 
leur;  je  dis  le  leur,  si  tant  est  qu'en  effet  le  véritable  intérêt  des  chefs 
soit  d'anéantir  les  peuples  pour  les  soumettre,  et  de  ruiner  leur  propre 
bien  pour  s'en  assurer  la  possession. 

Mais  quand  les  citoyens  aiment  leur  devoir,  et  que  les  dépositaires 
de  l'autorité  publique  s'appliquent  sincèrement  à  nourrir  cet  amour 
par  leur  exemple  et  par  leurs  soins,  toutes  les  difficultés  s'éva- 
nouissent; l'administration  prend  une  facilité  qui  la  dispense  de  cet 
art  ténébreux  dont  la  noirceur  fait  tout  le  mystère.  Ces  esprits  vastes, 
si  dangereux  et  si  admirés,  tous  ces  grands  ministres  dont  la  gloire 
se  confond  avec  les  malheurs  du  peuple,  ne  sont  plus  regrettés  :  les 
mœurs  publiques  suppléent  au  génie  des  chefs;  et  plus  la  vertu  règne, 
moins  les  talents  sont  nécessaires.  L'ambition  même  estmieux  servie 
par  le  devoir  que  par  l'usurpation  :  le  peuple,  convaincu  que  ses 
chefs  ne  travaillent  qu'à  faire  son  bonheur,  les  dispense  par  sa  défé- 
rence de  travailler  à  affermir  leur  pouvoir;  et  l'histoire  nous  montre 
en  mille  endroits  que  l'autorité  qu'il  accorde  à  ceux  qu'il  aime  et  dont 
il  est  aimé  est  cent  fois  plus  absolue  que  toute  la  tyrannie  des  usur- 
pateurs. Ceci  ne  signifie  pas  que  le  gouvernement  doive  craindre 
d'user  de  son  pouvoir,  mais  qu'il  n'en  doit  user  que  d'une  manière 
légitime.  On  trouvera  dans  l'histoire  mille  exemples  de  chefs  ambi- 


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APPENDICE    V.  377 

tieux  ou  pusillanimes  que  la  mollesse  ou  l'orgueil  ont  perdus;  aucun 
qui  se  soit  mal  trouvé  de  n'être  qu'équitable.  Mais  on  ne  doit  pas 
confondre  la  négligence  avec  la  modération,  ni  la  douceur  avec  la 
faiblesse.  Il  faut  être  sévère  pour  être  juste.  Souffrir  la  méchanceté 
qu'on  a  le  droit  et  le  pouvoir  de  réprimer,  c'est  être  méchant  soi-même. 
Sicuti  enim  est  aliquando  misericordia  puniens,  ita  est  crudelitas  par- 
cens.  (Aug.,  ep.  Liv.) 

Ce  n'est  pas  assez  de  dire  aux  citoyens  :  «  Soyez  bons;  »  il  faut 
leur  apprendre  à  l'être;  et  l'exemple  même,  qui  est  à  cet  égard  la  pre- 
mière leçon,  n'est  pas  le  seul  moyen  qu'il  faille  employer  :  l'amour 
de  la  patrie  est  le  plus  efficace;  car,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  tout 
homme  est  vertueux  quand  sa  volonté  particulière  est  conforme  en 
tout  à  la  volonté  générale,  et  nous  voulons  volontiers  ce  que  veulent 
les  gens  que  nous  aimons. 

Il  semble  que  le  sentiment  de  l'humanité  s'évapore  et  s'aflaiblisse 
en  s'étendant  sur  toute  la  terre,  et  que  nous  ne  saurions  être  touchés 
des  calamités  de  la  Tartarie  ou  du  Japon,  comme  de  celles  d'un  peu- 
ple européen.  Il  faut  en  quelque  manière  borner  et  comprimer  l'inté- 
rêt et  la  commisération  pour  lui  donner  de  l'activité.  Or,  comme  ce 
penchant  en  nous  ne  peut  être  utile  qu'à  ceux  avec  qui  nous  avons  à 
vivre,  il  est  bon  que  l'humanité,  concentrée  entre  les  concitoyens, 
prenne  en  eux  une  nouvelle  force  par  l'habitude  de  se  voir  et  par 
l'intérêt  commun  qui  les  réunit.  Il  est  certain  que  les  plus  grands 
prodiges  de  vertu  ont  été  produits  par  l'amour  de  la  patrie  :  ce  senti- 
ment doux  et  vif,  qui  joint  la  force  de  l'amour-propre  à  toute  la 
beauté  de  la  vertu,  lui  donne  une  énergie  qui,  sans  la  défigurer,  en 
fait  la  plus  héroïque  de  toutes  les  passions.  C'est  lui  qui  produisit 
tant  d'actions  immortelles  dont  l'éclat  éblouit  nos  faibles  yeux,  et 
tant  de  grands  hommes  dont  les  antiques  vertus  passent  pour  des  fa- 
bles depuis  que  l'amour  de  la  patrie  est  tourné  en  dérision.  Ne  nous 
en  étonnons  pas;  les  transports  des  cœurs  tendres  paraissent  autant 
de  chimères  à  quiconque  ne  les  a  point  sentis;  et  l'amour  de  la  patrie, 
plus  vif  et  plus  délicieux  cent  fois  que  celui  d'une  maîtresse,  ne  se 
conçoit  de  même  qu'en  l'éprouvant  :  mais  il  est  aisé  de  remarquer 
dans  tous  les  cœurs  qu'il  échauffe,  dans  toutes  les  actions  qu'il  in- 
spire, cette  ardeur  bouillante  et  sublime  dont  ne  brille  pas  la  plus 
pure  vertu  quand  elle  en  est  séparée  Osons  opposer  Socrate  même  à 
Caton  :  l'un  était  plus  philosophe,  et  l'autre  plus  citoyen.  Athènes 
était  déjà  perdue,  et  Socrate  n'avait  plus  de  patrie  que  le  monde 
entier  :  Caton  porta  toujours  la  sienne  au  fond  de  son  cœur;  il  ne  vi- 
vait que  pour  elle  et  ne  put  lui  survivre.  La  vertu  de  Socrate  est  celle 
du  plus  sage  des  hommes;  mais  entre  César  et  Pompée,  Caton  sem- 
ble un  dieu  parmi  les  mortels.  L'un  instruit  quelques  particuliers, 
combat  les  sophistes,  et  meurt  pour  la  vérité  :  l'autre  défend  l'État, 
la  liberté,  les  lois,  contre  les  conquérants  du  monde,  et  quitte  enfin 


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378  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

la  terre  quand  il  n'y  voit  plus  de  patrie  à  servir.  Un  digne  élève  de 
Socrate  serait  le  plus  vertueux  de  ses  contemporains;  un  digne 
émule  de  Caton  en  serait  le  plus  grand.  La  vertu  du  premier  ferait 
son  bonheur;  le  second  chercherait  son  bonheur  dans  celui  de  tous. 
Nous,  serions  instruits  par  Tun  et  conduits  par  l'autre  :  et  cela  seul 
déciderait  de  la  préférence  ;  car  on  n'a  jamais  fait  un  peuple  de  sages, 
mais  il  n'est  pas  impossible  de  rendre  un  peuple  heureux. 

Voulons-nous  que  les  peuples  soient  vertueux,  commençons  donc 
par  leur  faire  aimer  la  patrie.  Mais  comment  Taimeront-ils,  si  la  pa- 
trie n'est  rien  de  plus  pour  eux  que  pour  des  étrangers,  et  qu'elle  ne 
leur  accorde  que  ce  qu'elle  ne  peut  refuser  à  personne?  Ce  serait 
bien  pis  s'ils  ne  jouissaient  pas  même  de  la  sûreté  civile,  et  que  leurs 
biens,  leur  vie  ou  leur  liberté,  fussent  à  la  discrétion  des  hommes 
puissants,  sans  qu'il  leur  fût  possible  ou  permis  d'oser  réclamer  les 
lois.  Alors,  soumis  aux  devoirs  de  l'état  civil,  sans  jouir  même  des 
droits  de  l'état  de  nature  et  sans  pouvoir  employer  leurs  forces  pour 
se  défendre,  ils  seraient  par  conséquent  dans  la  pire  condition  où  se 
puissent  trouver  des  hommes  libres,  et  le  mot  de  patrie  ne  pourrait 
avoir  pour  eux  qu'un  sens  odieux  ou  ridicule.  Il  ne  faut  pas  croire 
que  l'on  puisse  offenser  ou  couper  un  bras,  que  la  douleur  ne  s'en 
porte  à  la  tête  ;  et  il  n'est  pas  plus  croyable  que  la  volonté  générale 
consente  qu'un  membre  de  l'État,  quel  qu'il  soit,  en  blesse  ou  dé- 
truise un  autre,  qu'il  ne  Test  que  les  doigts  d'un  homme  usant  de  sa 
raison  aillent  lui  crever  les  yeux.  La  sûreté  particulière  est  tellement 
liée  avec  la  confédération  publique,  que,  sans  les  égards  que  Ton  doit 
à  la  faiblesse  humaine,  cette  convention  serait  dissoute  par  le  droit, 
s'il  périssait  dans  l'État  un  seul  citoyen  qu'on  eût  pu  secourir,  si  l'on 
en  retenait  à  tort  un  seul  en  prison,  et  s'il  se  perdait  un  seul  procès 
avec  une  injustice  évidente;  car,  les  conventions  fondamentales  étant 
enfreintes,  on  ne  voit  plus  quel  droit  ni  quel  intérêt  pourrait  main- 
tenir le  peuple  dans  l'union  sociale,  à  moins  qu'il  n'y  fût  retenu  par  la 
seule  force  qui  fait  la  dissolution  de  l'état  civil. 

En  effet,  l'engagement  du  corps  de  la  nation  n'est-il  pas  de  pour- 
voir à  la  conservation  du  dernier  de  ses  membres  avec  autant  de  soin 
qu'à  celle  de  tous  les  autres  ?  et  le  salut  d'un  citoyen  est-il  moins  la 
cause  commune  que  celui  de  tout  TÉtat  ?  Qu'on  nous  dise  qu'il  est 
bon  qu'un  seul  périsse  pour  tous;  j'admirerai  cette  sentence  dans  la 
bouche  d'un  digne  et  vertueux  patriote  qui  se  consacre  volontaire- 
ment et  par  devoir  à  la  mort  pour  le  salut  de  son  pays  :  mais  si  l'on 
entend  qu'il  soit  permis  au  gouvernement  de  sacrifier  un  innocent  au 
salut  de  la  multitude,  je  tiens  cette  maxime  pour  une  des  plus  exé- 
crables que  jamais  la  tyrannie  ait  inventées,  la  plus  fausse  qu'on 
puisse  avancer,  la  plus  dangereuse  qu'on  puisse  admettre,  et  la  plus 
directement  opposée  aux  lois  fondamentales  de  la  société.  Loin  qu'un 
seul  doive  périr  pour  tous,  tous  ont  engagé  leurs  biens  et  leurs  vies 


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APPENDICE   V.  379 

à  la  défense  de  chacun  d'eux,  afin  que  la  faiblesse  particulière  fût 
toujours  protégée  par  la  force  publique,  et  chaque  membre  par  tout 
rÉtat.  Après  avoir  par  supposition  retranché  du  peuple  un  individu 
après  Tautre,  pressez  les  partisans  de  cette  maxime  à  mieux  expliquer 
ce  qu'ils  entendent  par  le  corps  de  rÉtat;  et  vous  verrez  qu'ils  le  ré- 
duiront, à  la  fin,  à  un  petit  nombre  d'hommes  qui  ne  sont  pas  le 
peuple,  mais  les  officiers  du  peuple,  et  qui,  s'étant  obligés  par  un 
serment  particulier  à  périr  eux-mêmes  pour  son  salut,  prétendent 
prouver  par  là  que  c'est  à  lui  de  périr  pour  le  leur. 

Veut-on  trouver  des  exemples  de  la  protection  que  l'État  doit  à 
ses  membres  et  du  respect  qu'il  doit  à  leurs  personnes,  ce  n'est  que 
chez  les  plus  illustres  et  les  plus  courageuses  nations  de  la  terre  qu'il 
faut  les  chercher,  et  il  n'y  a  guère  que  les  peuples  libres  où  l'on  sache 
ce  que  vaut  un  homme.  A  Sparte,  on  sait  en  quelle  perplexité  se 
trouvait  toute  la  république  lorsqu'il  était  question  de  punir  un 
citoyen  coupable.  En  Macédoine,  la  vie  d'un  homme  était  une  affaire 
si  importante,  que,  dans  toute  la  grandeur  d'Alexandre,  ce  puissant 
monarque  n'eût  osé  de  sang-froid  faire  mourir  un  Macédonien  cri- 
minel, que  l'accusé  n'eût  comparu  pour  se  défendre  devant  ses  con- 
citoyens, et  n'eût  été  condamné  par  eux.  Mais  les  Romains  se  distin- 
guèrent au-dessus  de  tous  les  peuples  de  la  terre  par  les  égards  du 
gouvernement  pour  les  particuliers,  et  par  son  attention  scrupuleuse 
à  respecter  les  droits  inviolables  de  tous  les  membres  de  l'État.  Il  n'y 
avait  rien  de  si  sacré  que  la  vie  des  simples  citoyens;  il  ne  fallait  pas 
moins  que  l'assemblée  de  tout  le  peuple  pour  en  condamner  un  :  le 
sénat  même  ni  les  consuls,  dans  toute  leur  majesté,  n'en  avaient  pas 
le  droit;  et,  chez  le  plus  puissant  peuple  du  monde,  le  crime  et  la 
peine  d'un  citoyen  étaient  une  désolation  publique;  aussi  parut-il  si 
dur  d'en  verser  le  sang  pour  quelque  crime  que  ce  pût  être,  que,  par 
la  loi  Porcia,  la  peine  de  mort  fut  commuée  en  celle  de  l'exil,  pour 
tous  ceux  qui  voudraient  survivre  à  la  perte  d'une  si  douce  patrie. 
Tout  respirait  à  Rome  et  dans  les  armées  cet  amour  des  concitoyens 
les  uns  pour  les  autres,  et  ce  respect  pour  le  nom  romain  qui  élevait 
le  courage  et  animait  la  vertu  de  quiconque  avait  l'honneur  de  le 
porter.  Le  chapeau  d'un  citoyen  délivré  d'esclavage,  la  couronne  ci- 
vique de  celui  qui  avait  sauvé  la  vie  à  un  autre,  étaient  ce  qu'on  re- 
gardait avec  le  plus  de  plaisir  dans  la  pompe  des  triomphes;  et  il  est 
à  remarquer  que,  des  couronnes  dont  on  honorait  à  la  guerre  les 
belles  actions,  il  n'y  avait  que  la  civique  et  celle  des  triomphateurs 
qui  fussent  d'herbe  et  de  feuilles  :  toutes  les  autres  n'étaient  que  d'or. 
C'est  ainsi  que  Rome  fut  vertueuse  et  devint  la  maîtresse  du  monde. 
Chefs  ambitieux!  Un  pâtre  gouverne  ses  chiens  et  ses  troupeaux,  et 
n'est  que  le  dernier  des  hommes  !  S'il  est  beau  de  commander,  c'est 
quand  ceux  qui  nous  obéissent  peuvent  nous  honorer  :  respectez 
donc  vos  concitoyens,  et  vous  vous  rendrez  respectables;  respectez 


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38o  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

la  liberté,  et  votre  puissance  augmentera  tous  les  jours;  ne  passez 
jamais  vos  droits,  et  bientôt  ils  seront  sans  bornes. 

Que  la  patrie  se  montre  donc  la  mère  commune  des  citoyens; 
que  les  avantages  dont  ils  jouissent  dans  leur  pays  le  leur  rendent 
cher;  que  le  gouvernement  leur  laisse  assez  de  part  à  l'administra- 
tion publique  pour  sentir  qu'ils  sont  chez  eux,  et  que  les  lois  ne 
soient  à  leurs  yeux  que  les  garants  de  la  commune  liberté.  Ces  droits, 
tout  beaux  qu'ils  sont,  appartiennent  à  tous  les  hommes  ;  mais,  sans 
paraître  les  attaquer  directement,  la  mauvaise  volonté  des  chefs  en 
réduit  aisément  l'effet  à  rien.  La  loi  dont  on  abuse  sert  à  la  fois  au 
puissant  d'arme  offensive  et  de  bouclier  contre  le  faible;  et  le  pré- 
texte du  bien  public  est  toujours  le  plus  dangereux  fléau  du  peuple. 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  nécessaire  et  peut-être  de  plus  difficile  dans  le 
gouvernement,  c'est  une  intégrité  sévère  à  rendre  justice  à  tous,  et 
surtout  à  protéger  le  pauvre  contre  la  tyrannie  du  riche.  Le  plus 
grand  mal  est  déjà  fait,  quand  on  a  des  pauvres  à  défendre  et  des 
riches  à  contenir.  C'est  sur  la  médiocrité  seule  que  s'exerce  toute  la 
force  des  lois;  elles  sont  également  impuissantes  contre  les  trésors 
du  riche  et  contre  la  misère  du  pauvre;  le  premier  les  élude,  le  se- 
cond leur  échappe;  l'un  brise  la  toile,  et  l'autre  passe  au  travers... 


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VI 


LE   SOMMAIRE   DU    CONTRAT  SOCIAL 

DANS   LE   LIVRE   V   DE   L'EMILE 


Le  droit  politique  est  encore  à  naître,  et  il  est  à  présumer  qu'il  ne 
naîtra  jamais.  Grotius,  le  maître  de  tous  nos  savants  en  cette  partie, 
n'est  qu'un  enfant,  et,  qui  pis  est,  un  enfant  de  mauvaise  foi.  Quand 
j'entends  élever  Grotius  jusqu'aux  nues  et  couvrir  Hobbes  d'exécration, 
je  vois  combien  d'hommes  sensés  lisent  ou  comprennent  ces  deux  au- 
teurs. La  vérité  est  que  leurs  principes  sont  exactement  semblables, 
ils  ne  diffèrent  que  par  les  expressions.  Ils  différent  aussi  par  la  mé- 
thode. Hobbes  s'appuie  sur  des  sophismes,  et  Grotius  sur  des  poètes; 
tout  le  reste  leur  est  commun. 

Le  seul  moderne  en  état  de  créer  cette  grande  et  inutile  science 
eût  été  l'illustre  Montesquieu.  Mais  il  n'eut  garde  de  traiter  des  prin- 
cipes du  droit  politique;  il  se  contenta  de  traiter  du  droit  positif  des 
gouvernements  établis;  et  rien  au  monde  n'est  plus  différent  que  ces 
deux  études. 

Celui  pourtant  qui  veut  juger  sainement  des  gouvernements  tels 
qu'ils  existent  est  obligé  de  les  réunir  toutes  deux  :  il  faut  savoir  ce 
qui  doit  être  pour  bien  juger  de  ce  qui  est.  La  plus  grande  difficulté 
pour  éclaircir  ces  importantes  matières  est  d'intéresser  un  particulier 
à  les  discuter,  de  répondre  à  ces  deux  questions.  Que  m'importe  ?  et, 
Qu'y  puis-je  faire  ?  Nous  avons  mis  notre  Emile  en  état  de  se  répon- 
dre à  toutes  deux. 

La  deuxième  difficulté  vient  des  préjugés  de  l'enfance,  des  maximes 
dans  lesquelles  on  a  été  nourri,  surtout  de  la  partialité  des  auteurs, 
qui,  parlant  toujours  de  la  vérité  dont  ils  ne  se  soucient  guère,  ne 
songent  qu'à  leur  intérêt  dont  ils  ne  parlent  point.  Or  le  peuple  ne 
donne  ni  chaires,  ni  pensions,  ni  places  d'académies  :  qu'on  juge  com- 
ment ses  droits  doivent  être  établis  par  ces  gens-là  !  J'ai  fait  en  sorte 
que  cette  difficulté  fût  encore  nulle  pour  Emile.  A  peine  sait-il  ce  que 
c'est  que  gouvernement;  la  seule  chose  qui  lui  importe  est  de  trouver 


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382  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

le  meilleur  :  son  objet  n'est  point  de  faire  des  livres;  et  si  jamais  il 
en  fait,  ce  ne  sera  point  pour  faire  sa  cour  aux  puissances,  mais  pour 
établir  les  droits  de  l'humanité. 

Il  reste  une  troisième  difficulté  plus  spécieuse  que  solide,  et  que 
je  ne  veux  ni  résoudre  ni  proposer  :  il  me  suffit  qu'elle  n'effraye  point 
mon  zèle;  bien  sûr  qu'en  des  recherches  de  cette  espèce,  de  grands 
talents  sont  moins  nécessaires  qu'un  sincère  amour  de  la  justice  et  un 
vrai  respect  pour  la  vérité.  Si  donc  les  matières  de  gouvernement 
peuvent  être  équitablement  traitées,  en  voici,  selon  moi,  le  cas  ou 
jamais. 

Avant  d'observer,  il  faut  se  faire  des  règles  pour  ses  observations  : 
il  faut  se  faire  une  échelle  pour  y  rapporter  les  mesures  qu'on  prend. 
Nos  principes  de  droit  politique  sont  cette  échelle.  Nos  mesures  sont 
les  lois  politiques  de  chaque  pays. 

Nos  éléments  seront  clairs,  simples,  pris  immédiatement  dans  la 
nature  des  choses.  Ils  se  formeront  des  questions  discutées  entre 
nous,  et  que  nous  ne  convertirons  en  principes  que  quand  elles  seront 
suffisamment  résolues. 

Par  exemple,  remontant  d'abord  à  l'état  de  nature,  nous  examine- 
rons si  les  hommes  naissent  esclaves  ou  libres,  associés  ou  indépen- 
dants; s'ils  se  réunissent  volontairement  ou  par  force  :  si  jamais  la 
force  qui  les  réunit  peut  former  un  droit  permanent,  par  lequel  cette 
lorce  antérieure  oblige,  même  quand  elle  est  surmontée  par  une 
autre,  en  sorte  que,  depuis  la  force  du  roi  Nembrod,  qui,  dit-on,  lui 
soumit  les  premiers  peuples,  toutes  les  autres  forces  qui  ont  détruit 
celle-là  soient  devenues  iniques  et  usurpatoires,  et  qu'il  n'y  ait  plus 
de  légitimes  rois  que  les  descendants  de  Nembrod  ou  ses  ayants  cause  ; 
ou  bien  si  cette  première  force  venant  à  cesser,  la  force  qui  lui  suc- 
cède oblige  à  son  tour,  et  détruit  l'obligation  de  l'autre,  en  sorte 
qu'on  ne  soit  obligé  d'obéir  qu'autant  qu'on  y  est  forcé,  et  qu'on  en 
soit  dispensé  sitôt  qu'on  peut  faire  résistance  :  droit  qui,  ce  semble, 
n'ajouterait  pas  grand'chose  à  la  force,  et  ne  serait  guère  qu'un  jeu 
de  mots. 

Nous  examinerons  si  l'on  ne  peut  pas  dire  que  toute  maladie  vient 
de  Dieu,  et  s'il  s'ensuit  pour  cela  que  ce  soit  un  crime  d'appeler  le 
médecin. 

Nous  examinerons  encore  si  l'on  est  obligé  en  conscience  de  donner 
sa  bourse  à  un  bandit  qui  nous  la  demande  sur  le  grand  chemin, 
quand  même  on  pourrait  la  lui  cacher,  car  enfin  le  pistolet  qu'il  tient 
est  aussi  une  puissance. 

Si  ce  mot  de  puissance  en  cette  occasion  veut  dire  autre  chose 
qu'une  puissance  légitime,  et  par  conséquent  soumise  aux  lois  dont 
elle  tient  son  être. 

Supposé  qu'on  rejette  ce  droit  de  force,  et  qu'on  admette  celui  de 
la  nature   ou  l'autorité  paternelle    comme   principe   des  sociétés, 


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APPENDICE   VI.  383 

nous  rechercherons  la  mesure  de  cette  autorité,  comment  elle  est 
fondée  dans  la  nature,  si  elle  a  d'autre  raison  que  Tutilité  de  Tenfant, 
sa  faiblesse,  et  Tamour  naturel  que  le  père  a  pour  lui  :  si  donc  la 
faiblesse  de  Tenfant  venait  à  cesser,  et  sa  raison  à  mûrir,  il  ne  devient 
pas  seul  juge  naturel  de  ce  qui  convient  à  sa  conservation,  par  con- 
séquent son  propre  maître  et  indépendant  de  tout  autre  homme, 
même  de  son  père;  car  il  est  encore  plus  sûr  que  le  fils  s'aime  lui- 
même,  qu'il  n'est  sûr  que  le  père  aime  le  fils  : 

Si,  le  père  mort,  les  enfaAts  sont  tenus  d'obéir  à  leur  aîné,  ou  à 
quelque  autre  qui  n'aura  pas  pour  eux  l'attachement  naturel  d'un 
père;  et  si  de  race  en  race,  il  y  aura  toujours  un  chef  unique,  auquel 
toute  la  famille  soit  tenue  d'obéir.  Auquel  cas  on  chercherait  comment 
l'autorité  pourrait  jamais  être  partagée,  et  de  quel  droit  il  y  aurait 
sur  la  terre  entière  plus  d'un  chef  qui  gouvernât  le  genre  humain. 

Supposé  que  les  peuples  se  fussent  formés  par  choix,  nous  distin- 
guerons alors  le  droit  du  fait;  et  nous  demanderons  si,  s'élant  ainsi 
soumis  à  leurs  frères,  oncles,  ou  parents,  non  qu'ils  y  fussent  obligés, 
mais  parce  qu'ils  l'ont  bien  voulu,  cette  sorte  de  société  ne  rentre 
pas  toujours  dans  l'association  libre  et  volontaire. 

Passant  ensuite  au  droit  d'esclavage,  nous  examinerons  si  un  homme 
peut  légitimement  s'aliéner  à  un  autre,  sans  restriction,  sans  réserve, 
sans  aucune  espèce  de  condition;  c'est-à-dire  s'il  peut  renoncer  à  sa 
personne,  à  sa  vie,  à  sa  raison,  à  son  moi,  à  toute  moralité  dans  ses 
actions,  et  cesser  en  un  mot  d'exister  avant  sa  mort,  malgré  la  nature 
qui  le  charge  immédiatement  de  sa  propre  conservation,  et  malgré  sa 
conscience  et  sa  raison  qui  lui  prescrivent  ce  qu'il  doit  faire  et  ce 
dont  il  doit  s'abstenir. 

Que  s'il  y  a  quelque  réserve,  quelque  restriction  dans  l'acte  d'es- 
clavage, nous  discuterons  si  cet  acte  ne  devient  pas  alors  un  vrai 
contrat,  dans  lequel  chacun  des  deux  contractants,  n'ayant  point  en 
cette  qualité  de  supérieur  commun  (i),  restent  leurs  propres  juges 
quant  au  conditions  du  contrat,  par  conséquent  libres  chacun  dans 
cette  partie,  et  maîtres  de  le  rompre  sitôt  qu'ils  s'estiment  lésés. 

Que  si  donc  un  esclave  ne  peut  s'aliéner  sans  réserve  à  son  maître, 
comment  un  peuple  peut-il  s'aliéner  sans  réserve  à  son  chef?  et  si 
l'esclave  reste  juge  de  l'observation  du  contrat  par  son  maître,  com- 
ment le  peuple  ne  restera-t-il  pas  juge  de  l'observation  du  contrat 
par  son  chef? 

Forcés  de  revenir  ainsi  sur  nos  pas,  et  considérant  le  sens  de  ce 
mot  collectif  de  peuple,  nous  chercherons  si  pour  l'établir  il  ne  faut 
pas  un  contrat,  au  moins  tacite,  antérieur  à  celui  que  nous  supposons. 

Puisque  avant  de  s'élire  un  roi  le  peuple  est  un  peuple,  qu'est-ce 

(i)  S'ils  en  avaient  un,  ce  supérieur  commun  ne  serait  antre  que  le  souverain;  et 
alors  le  droit  d'esclavage,  fonde  sur  le  droit  de  souveraineté,  n'en  serait  pas  le  prin- 


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384  I)U   CONTRAT   SOCIAL. 

qui  Ta  fait  tel  sinon  le  contrat  social  ?  Le  contrat  social  est  donc  la 
base  de  toute  société  civile,  et  c'est  dans  la  nature  de  cet  acte  qu'il 
faut  chercher  celle  de  la  société  qu'il  forme. 

Nous  rechercherons  quelle  est  la  teneur  de  ce  contrat,  et  si  Ton  ne 
peut  pas  à  peu  près  l'énoncer  par  cette  formule  :  «  Chacun  de  nous 
«  met  en  commun  ses  biens,  sa  personne,  sa  vie,  et  toute  sa  puis- 
ce  sance,  sous  la  suprême  direction  de  la  volonté  générale,  et  nous 
«  recevons  en  corps  chaque  membre  comme  partie  indivisible  du 
t(  tout.  » 

Ceci  supposé,  pour  définir  les  termes  dont  nous  avons  besoin,  nous 
remarquerons  qu'au  lieu  de  la  personne  particulière  de  chaque  con- 
tractant, cet  acte  d'association  produit  un  corps  moral  et  collectif, 
composé  d'autant  de  membres  que  l'assemblée  a  de  voix.  Cette  per- 
sonne publique  prend  en  général  le  nom  de  corps  politique,  lequel 
est  appelé  par  ses  membres.  État  quand  il  est  passif,  souverain  quand 
il  est  actif,  puissance  en  le  comparant  à  ses  semblables.  A  l'égard  des 
membres  eux-mêmçs,  ils  prennent  le  nom  de  peuple  collectivement, 
et  s'appellent  en  particulier  citoyens,  comme  membres  de  la  cité  ou 
participants  à  l'autorité  souveraine,  et  sujets,  comme  soumis  à  la 
même  autorité. 

Nous  remarquerons  que  cet  acte  d'association  renferme  un  enga- 
gement réciproque  du  public  et  des  particuliers,  et  que  chaque  indi- 
vidu, contractant  pour  ainsi  dire  avec  lui-même,  se  trouve  engagé 
sous  un  double  rapport,  savoir,  comme  membre  du  souverain  envers 
les  particuliers,  et  comme  membre  de  l'État  envers  le  souverain. 

Nous  remarquerons  encore  que  nul  n'étant  tenu  aux  engagements 
qu'on  a  pris  qu'avec  soi,  la  délibération  publique  qui  peut  obliger 
tous  les  sujets  envers  le  souverain  à  cause  des  différents  rapports 
sous  lesquels  chacun  d'eux  est  envisagé,  ne  peut  obliger  l'État  envers 
lui-même.  Par  où  Ton  voit  qu'il  n'y  a  ni  ne  peut  y  avoir  d'autre  loi 
fondamentale  proprement  dite  que  le  seul  pacte  social.  Ce  qui  ne 
signifie  pas  que  le  corps  politique  ne  puisse,  à  certains  égards,  s'en- 
gager envers  autrui  ;  car,  par  rapport  à  l'étranger,  il  devient  un  être 
simple,  un  individu. 

Les  deux  parties  contractantes,  savoir  chaque  particulier  et  le  pu- 
blic, n'ayant  aucun  supérieur  commun  qui  puisse  juger  leurs  diffé- 
rends, nous  examinerons  si  chacun  des  deux  reste  le  maître  de 
rompre  le  contrat  quand  il  lui  plaît,  c'est-à-dire  d'y  renoncer  pour  sa 
part  sitôt  qu'il  se  croit  lésé. 

Pour  éclaircir  cette  question,  nous  observerons  que,  selon  le  pacte 
social,  le  souverain  ne  pouvant  agir  que  par  des  volontés  communes 
et  générales,  ses  actes  ne  doivent  de  même  avoir  que  des  objets  gé- 
néraux et  communs  ;  d'où  il  suit  qu'un  particulier  ne  saurait  être  lésé 
directement  par  le  souverain  qu'ils  ne  le  soient  tous,  ce  qui  ne  se 
peut,  puisque  ce  serait  vouloir  se  faire  du  mal  à  soi-même.  Ainsi  le 


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APPENDICE   VI.  385 

contrat  social  n'a  jamais  besoin  d'autre  garant  que  la  force  publique, 
parœ  que  la  lésion  ne  peut  jamais  venir  que  des  particuliers;  et  alors 
ils  ne  sont  pas  pour  cela  libres  de  leur  engagement,  mais  punis  de 
l'avoir  violé. 

Pour  bien  décider  toutes  les  questions  semblables,  nous  aurons 
soin  de  nous  rappeler  toujours  que  le  pacte  social  est  d'une  na- 
ture particulière,  et  propre  à  lui  seul,  en  ce  que  le  peuple  ne  con- 
tracte qu'avec  lui-même,  c'est-à-dire  le  peuple  en  corps  comme  sou- 
verain, avec  les  particuliers  comme  sujets  :  condition  qui  fait  tout 
l'artitice  et  le  jeu  de  la  machine  politique,  et  qui  seule  rend  légi- 
times, raisonnables,  et  sans  danger,  des  engagements  qui  sans  cela 
seraient  absurdes,  tyranniques,  et  sujets  aux  plus  énormes  abus. 

Les  particuliers  ne  s'étant  soumis  qu'au  souverain,  et  l'autorité 
souveraine  n'étant  autre  chose  que  la  volonté  générale,  nous  verrons 
comment  chaque  homme,  obéissant  au  souverain,  n'obéit  qu'à  lui- 
même,  et  comment  on  est  plus  libre  dans  le  pacte  social  que  dans 
l'état  de  nature. 

Après  avoir  fait  la  comparaison  de  la  liberté  naturelle  avec  la  li- 
berté civile  quant  aux  personnes,  nous  ferons,  quant  aux  biens,  celle  du 
droit  de  propriété  avec  le  droit  de  souveraineté,  du  domaine  parti- 
culier avec  le  domaine  éminent.  Si  c'est  sur  le  droit  de  propriété 
qu'est  fondée  l'autorité  souveraine,  ce  droit  est  celui  qu'elle  doit  le 
plus  respecter;  il  est  inviolable  et  sacré  pour  elle  tant  qu'il  demeure 
un  droit  particulier  et  individuel  :  sitôt  qu'il  est  considéré  comme 
commun  à  tous  les  citoyens,  il  est  soumis  à  la  volonté  générale,  et 
cette  volonté  peut  l'anéantir.  Ainsi  le  souverain  n'a  nul  droit  de  tou- 
cher au  bien  d'un  particulier,  ni  de  plusieurs  ;  mais  il  peut  légitime- 
ment s'emparer  du  bien  de  tous,  comme  cela  se  fit  à  Sparte  au  temps 
de  Lycurgue,  au  lieu  que  l'abolition  des  dettes  par  Solon  fut  un  acte 
illégitime. 

Puisque  rien  n'oblige  les  sujets  que  la  volonté  générale,  nous  re- 
chercherons comment  se  manifeste  cette  volonté,  à  quels  signes  on 
est  sûr  de  la  reconnaître,  ce  que  c'est  qu'une  loi,  et  quels  sont  les 
vrais  caractères  de  la  loi.  Ce  sujet  est  tout  neuf  :  la  définition  de  la 
loi  est  encore  à  faire. 

A  l'instant  que  le  peuple  considère  en  particulier  un  ou  plusieurs 
de  ses  membres,  le  peuple  se  divise.  Il  se  forme  entre  le  tout  et  sa 
partie  une  relation  qui  en  fait  deux  êtres  séparés,  dont  la  partie  est 
l'un,  et  le  tout,  moins  cette  partie,  est  l'autre.  Mais  le  tout  moins 
une  partie  n'est  pas  le  tout;  tant  que  ce  rapport  subsiste,  il  n'y  a 
donc  plus  de  tout,  mais  deux  parties  inégales. 

Au  contraire,  quand  tout  le  peuple  statue  sur  tout  le  peuple,  il  ne 
considère  que  lui-même;  et  s'il  se  forme  un  rapport,  c'est  de  l'ob- 
jet entier  sous  un  point  de  vue  à  l'objet  entier  sous  un  autre  point 
de  vue,  sans  aucune  division  du  tout.  Alors  l'objet  sur  lequel  on  sta- 

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386  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

tue  esc  général,  et  la  volonté  qui  statue  est  aussi  générale.  Nous  exa- 
minerons' sll  7  a  (quelque  autre  espèce  d'acte  qui  paisse  porter  U 
nom  de  loi. 

Si  le  souverain  ne  peut  parler  que  par  des  lois,  et  si  la  Loi  ne  peut 
jamass  avoir  qu'un  objet  général  et  relatif  également  k  tous  les.  mem- 
bres de  l'État,  il  s'ensuit  que  le  souverainD  n'a  jamais  le  pouivoir  de 
rien  statuer  sur  im  objet  particulier;,  et,  comme  il  importe  cependani 
à  la  conservation  de  l'État  qu'il  soit  ans»  décidé  des  choses  particor 
lières,  nous  rechercherons  comment  cela  se  peutûiire. 

Les  actes  du  souverain  ne  peuvent  être  que  des  actes  de  volonté 
générale,  des  lois;  il  faut  ensuite  des  actes  détenmmwitSy  des  actes 
de  force  ou  de  gouvernement,  pour  l'exécution  de  ces  mêmes  lois; 
et  ceux-ci,  au  contraire,  ne  peuvent  avoir  que  des  objets  particu- 
liers. Ainsi  l'acte  par  lequel  le  souverain  statue  qu'on  élira  un  chef 
est  une  loi,  et  l'acte  par  lequel  on  élit  ce  chef  en.  exécution  de  la  loi 
n'est  qu'un  acte  de  gouvernement. 

Voici  donc  un  troisième  rapport  sous  lequel  le  peuple  assemblé 
peut  être  considéré,  savoir,  comme  magistrat  ou  exécuteur  de  la  loi 
qu'il  a  portée  comme  souverain  (i). 

Nous  examinerons  s'il  est  possible  que  le  peuple  se  dépouille  de 
son  droit  de  souveraineté  pour  en  revêtir  un  homme  ou  plusieurs  i  car 
l'acte  d'élection  n'étant  pas  une  loi,  et  dans  cet  acte  le  peuple  n'étant 
pas  souverain  lui*même,  on  ne  voit  point  comment  alors  il  peut 
transférer  un  droit  qu'il  n'a  pas. 

L'essence  de  la  souveraineté  consistant  dans  la  volonté  générale, 
on  ne  voit  point  non  plus  comment  on  peut  s'assurer  qu'une  volonté  ->. 

particulière  sera  toujours  d'accord  avec  cette  volonté  générale.  On 
doit  bien  plutôt  présumer  qu'elle  y  sera  souvent  contraire  ;  e^  l'inté- 
rêt privé  tend  toujours  aux  préférences,  et  l'intérêt  public  à  l'éga^ 
lité,  et  quand  cet  accord  serait  possible,  il  suffirait  qu'il  ne  tût  pas 
nécessaire  et  indestructible  pour  que  le  droit  souverain  n'en  pût  ré- 
sulter. 

Nous  rechercherons  si,  sans  violer  le  pacte  social,  les  chefs  du  peu- 
ple,, sotis  quelque  nom  qu'ils  soient  élus,  privent  jamais  être  autre 
chose  que  les  officiers  du  peuple,  auxquels  il  ordonne  de  faire  exé- 
cuter les  lois  ;  si  ces  chefs  ne  lui  doivent  pas  compte  de  leur  admi- 
nistration, et  ne  sont  pas  soumis  euxHnêmes  aux  lois  qu'ils  sont 
chargés  de  ferre  observer. 

Si  le  peuple  ne  peut  aliéner  son  droit  suprême,  peut-il  le  confier 
pour  un  temps?  s'il  ne  peut  se  donner  un  maître,  peut-il  se  donner 
des  représentants?  Cette  question  est  importante  et  mérite  discussion. 

(t)  Ces  questions  et  propositions  sont  la  plupart  extraite»  du  Traité  du  CotUrai 
goeialj  extrait  lui-même  d*un  plus  grand  ouvrage,  entrepris  sans  consulter  mes  forces, 
et  abandonné  depuis  longtemps.  Le  petit  traité  que  j'en  ai  détaché,  et  dont  c'est  ici  le 
sommaire^  anai  publié  à  paît*. 


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APPENDICE  VI.  387 

Si  le  peuple  ne  peut  avoir  ni  souverain  ni  représentants,  nous  exa- 
minerons comment  il  peut  porter  ses  lois  lui-même  ;  s'il  doit  avoir 
beaucoup  de  lois;  s'il  doit  les  changer  souvent;  s'il  est  aisé  qu'un 
grand  peuple  soit  son  propre  législateur; 

Si  le  peuple  romain  n'était  pas  un  grand  peuple  ; 

S'il  est  bon  qu'il  y  ait  de  grands  peuples. 

Il  suit  des  considérations  précédentes  qu'il  y  a  dans  l'État  un  corps 
intermédiaire  entre  les  sujets  et  le  souverain;  et  ce  corps  intermé- 
diaire, formé  d'un  ou  de  plusieurs  membres,  est  chargé  de  l'admi- 
nistration publique,  de  l'exécution  des  lois,  et  du  maintien  de  la  li- 
berté civile  et  politique. 

Les  membres  de  ce  corps  s'appellent  magistrats  ou  rois,  c'est- 
à-dire  gouverneurs.  Le  corps  entier,  considéré  par  les  hommes  qui  le 
composent,  s'appelle  prince,  et,  considéré  par  son  action,  il  s'appelle 
gouvernement. 

Si  nous  considéronsl'action  du  corps  entier  agissant  sur  lui-même, 
c'est-à-dire  le  rapport  du  tout  au  tout,  ou  du  souverain  à  l'État,  nous 
pouvons  comparer  ce  rapport  à  celui  des  extrêmes  d'une  proportion 
continue  dont  le  gouvernement  donne  le  moyen  terme.  Le  magistrat 
reçoit  du  souverain  les  ordres  qu'il  donne  au  peuple;  et,  tout  com- 
pensé, son  produit  ou  sa  puissance  est  au  même  degré  que  le  produit 
ou  la  puissance  des  citoyens,  qui  sont  sujets  d'un  côté  et  souverains 
de  l'autre.  On  ne  saurait  altérer  aucun  des  trois  termes  sans  rompre 
à  l'instant  la  proportion.  Si  le  souverain  veut  gouverner,  ou  si  le 
prince  veut  donner  des  lois,  ou  si  le  sujet  refuse  d'obéir,  le  désordre 
succède  à  la  règle,  et  l'État  dissous  tombe  dans  le  despotisme  ou  dans 
l'anarchie. 

Supposons  que  l'État  soit  composé  de  dix  mille  citoyens.  Le  sou- 
verain ne  peut  être  considéré  que  collectivement  et  en  corps;  mais 
chaque  particulier  a,  comme  sujet,  une  existence  individuelle  et  indé- 
pendante. Ainsi  le  souverain  est  au  sujet  comme  dix  mille  à  un; 
c'est-à-dire  que  chaque  membre  de  l'État  n'a  pour  sa  part  que  la  dix- 
millième  partie  de  l'autorité  souveraine,  quoiqu'il  lui  soit  soumis  tout 
entier.  Que  le  peuple  soit  composé  de  cent  mille  hommes,  l'État  des 
sujets  ne  change  et  chacun  porte  toujours  tout  l'empire  des  lois,  tan- 
dis que  son  suffrage,  réduit  à  un  cent  millième,  a  dix  fois  moins 
d'influence  dans  leur  rédaction.  Ainsi,  le  sujet  restant  toujours  un,  le 
rapport  du  souverain  augmente  en  raison  du  nombre  des  citoyens. 
D'où  il  suit  que  plus  l'État  s'agrandit,  plus  la  liberté  diminue. 

Or  moins  les  volontés  particulières  se  rapportent  à  la  volonté  gé- 
nérale, c'est-à-dire  les  mœurs  aux  lois,  plus  la  force  réprimante  doit 
augmenter.  D'un  autre  côté,  la  grandeur  de  l'État  donnant  aux  dépo- 
sitaires de  l'autorité  publique  plus  de  tentations  et  de  moyens  d'en 
abuser,  plus  le  gouvernement  a  de  force  pour  contenir  le  peuple,  plus 
le  souverain  doit  en  avoir  à  son  tour  pour  contenir  le  gouvernement. 


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388  DU    CONTRAT    SOCIAL. 

Il  suit  de  ce  double  rapport  que  la  proportion  continue  entre  le 
souverain,  le  prince,  et  le  peuple,  n'est  point  une  idée  arbitraire,  mais 
une  conséquence  de  la  nature  de  TÉtat.  Il  suit  encore  que  Tun  des 
extrêmes,  savoir  le  peuple,  étant  fixe,  toutes  les  fois  que  la  raison 
doublée  augmente  ou  diminue,  la  raison  simple  augmente  ou  diminue 
à  son  tour;  ce  qui  ne  peut  se  faire  sans  que  le  moyen  terme  change 
autant  de  fois.  D'où  nous  pouvons  tirer  cette  conséquence,  qu'il  n  y 
a  pas  une  constitution  de  gouvernement  unique  et  absolue,  mais  qu'il 
doit  y  avoir  autant  de  gouvernements  différents  en  nature  qu'il  y  a 
d'États  différents  en  grandeur. 

Si  plus  le  peuple  est  nombreux  moins  les  mœurs  se  rapportent  aux 
lois,  nous  examinerons  si,  par  une  analogie  assez  évidente,  on  ne  peut 
pas  dire  aussi  que  plus  les  magistrats  sont  nombreux,  plus  le  gouver- 
nement est  faible. 

Pour  éclaircir  cette  maxime,  nous  distinguerons  dans  la  personne  de 
chaque  magistrat  trois  volontés  essentiellement  différentes.  Première- 
ment, la  volonté  propre  de  l'individu,  qui  ne  tend  qu'à  son  avantage 
particulier;  secondement,  la  volonté  commune  des  magistrats,  qui 
se  rapporte  uniquement  au  profit  du  prince;  volonté  qu'on  peut  ap- 
peler volonté  de  corps,  laquelle  est  générale  par  rapport  au  gouver- 
nement, et  particulière  par  rapport  à  l'État  dont  le  gouvernement  fait 
partie;  en  troisième  lieu,  la  volonté  du  peuple  ou  la  volonté  souve- 
raine, laquelle  est  générale,  tant  par  rapport  à  l'État  considéré  comme 
le  tout,  que  par  rapport  au  gouvernement  considéré  comme  partie  du 
tout.  Dans  une  législation  parfaite  la  volonté  particulière  et  indivi- 
duelle doit  être  presque  nulle;  la  volonté  de  corps  propre  au  gou- 
vernement très  subordonnée  :  et  par  conséquent  la  volonté  générale 
et  souveraine  est  la  règle  de  toutes  les  autres.  Au  contraire,  selon 
l'ordre  naturel,  ces  différentes  volontés  deviennent  plus  actives  à 
mesure  qu'elles  se  concentrent  ;  la  volonté  générale  est  toujours  la 
plus  faible,  la  volonté  de  corps  a  le  second  rang,  et  la  volonté  parti- 
culière est  préférée  à  tout.  En  sorte  que  chacun  est  premièrement 
soi-même,  et  puis  magistrat,  et  puis  citoyen  :  gradation  directement 
opposée  à  celle  qu'exige  l'ordre  social. 

Cela  posé,  nous  supposerons  le  gouvernement  entre  les  mains  d'un 
seul  homme.  Voilà  la  volonté  particulière  et  la  volonté  de  corps  par- 
faitement réunies,  et  par  conséquent  celle-ci  au  plus  haut  degré  d'in- 
tensité qu'elle  puisse  avoir.  Or,  comme  c'est  de  ce  degré  que  dépend 
l'usage  de  la  force,  et  que  la  force  absolue  du  gouvernement  étant 
toujours  celle  du  peuple  ne  varie  point,  il  s'ensuit  que  le  plus  actif 
des  gouvernements  est  celui  d'un  seul. 

Au  contraire,  unissons  le  gouvernement  à  l'autorité  suprême,  fai- 
sons le  prince  du  souverain,  et  des  citoyens  autant  de  magistrats. 
Alors  la  volonté  de  corps,  parfaitement  confondue  avec  la  volonté  gé- 
nérale, n'aura  pas  plus  d'activité  qu'elle,  et  laissera  la  volonté  parti- 


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APPENDICE   VI.  389 

cnlière  dans  toute  sa  force.  Ainsi  le  gouvernement,  toujours  avec 
la  même  force  absolue,  sera  dans  son  minimum  d'activité. 

Ces  règles  sont  incontestables,  et  d'autres  considérations  servent 
à  les  confirmer.  On  voit,  par  exemple,  que  les  magistrats  sont  plus 
actifs  dans  le  corps  que  le  citoyen  n'est  dans  le  sien,  et  que  par  con- 
séquent la  volonté  particulière  y  a  beaucoup  plus  d'influence.  Car 
chaque  magistrat  est  presque  toujours  chargé  de  quelque  fonction 
particulière  du  gouvernement;  au  lieu  que  chaque  citoyen,  pris  à 
part,  n'a  aucune  fonction  de  la  souveraineté.  D'ailleurs,  plus  l'État 
s'étend,  plus  sa  force  réelle  augmente,  quoiqu'elle  n'augmente  pas  en 
raison  de  son  étendue;  mais,  l'État  restant  le  même,  les  magistrats 
ont  beau  se  multiplier,  le  gouvernement  n'en  acquiert  pas  une  plus 
grande  force  réelle,  parce  qu'il  est  dépositaire  de  celle  de  l'État,  que 
nous  supposons  toujours  égale.  Ainsi,  par  cette  pluralité,  l'activité  du 
gouvernement  diminue  sans  que  sa  force  puisse  augmenter. 

Après  avoir  trouvé  que  le  gouvernement  se  relâche  à  mesure  que 
les  magistrats  se  multiplient,  et  que,  plus  le  peuple  est  nombreux, 
plus  la  force  réprimante  du  gouvernement  doit  augmenter,  nous  con- 
clurons que  le  rapport  des  magistrats  au  gouvernement  doit  être  in- 
verse de  celui  des  sujets  au  souverain;  c'est-à-dire  que  plus  l'État 
s'agrandit,  plus  le  gouvernement  doit  se  resserrer,  tellement  que  le 
nombre  des  chefs  diminue  en  raison  de  l'augmentation  du  peuple. 

Pour  fixer  ensuite  cette  diversité  de  formes  sous  des  dénomina- 
tions plus  précises,  nous  remarquerons  en  premier  lieu  que  le  sou- 
verain peut  commettre  le  dépôt  du  gouvernement  à  tout  le  peuple  ou 
à  la  plus  grande  partie  du  peuple,  en  sorte  qu'il  y  ait  plus  de  citoyens 
magistrats  que  de  citoyens  simples  particuliers.  On  donne  le  nom  de 
démocratie  à  cette  forme  de  gouvernement. 

Ou  bien  il  peut  resserrer  le  gouvernement  entre  les  mains  d'un 
moindre  nombre,  en  sorte  qu'il  y  ait  plus  de  simples  citoyens  que  de 
magistrats  ;  et  cette  forme  porte  le  nom  d^ aristocratie. 

Enfin  il  peut  concentrer  tout  le  gouvernement  entre  les  mains 
d'un  magistrat  unique.  Cette  troisième  forme  est  la  plus  commune, 
et  s'appelle  monarchie  ou  gouvernement  royal. 

Nous  remarquerons  que  toutes  ces  formes,  ou  du  moins  les  deux 
premières,  sont  susceptibles  de  plus  et  de  moins,  et  ont  même  une 
assez  grande  latitude.  Car  la  démocratie  peut  embrasser  tout  le  peu- 
ple ou  se  resserrer  jusqu'à  la  moitié.  L'aristocratie,  à  son  tour,  peut 
de  la  moitié  du  peuple  se  resserrer  indéterminément  jusqu'aux  plus 
petits  nombres.  La  royauté  même  admet  quelquefois  un  partage,  soit 
entre  le  père  et  le  fils,  soit  entre  deux  frères,  soit  autrement.  Il  y 
avait  toujours  deux  rois  à  Sparte  et  l'on  a  vu  dans  l'empire  romain 
jusqu'à  huit  empereurs  à  la  fois,  sans  qu'on  pût  dire  que  l'empire 
fût  divisé.  Il  y  a  un  point  où  chaque  forme  de  gouvernement  se  con- 
fond avec  la  suivante;  et,  sous  trois  dénominations  spécifiques,  le 


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390  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

gouvernement  est  réellement  susceptible  d'autant  de  formes  que 
l'État  a  de  citoyens. 

Il  y  a  plus  :  chacun  de  ces  gouremements  pouvant  à  certains  égards 
se  subdiviser  en  diverses  parties.  Tune  administrée  d'une  manière  et 
l'autre  d'une  autre,  il  peut  résulter  de  ces  trois  formes  combinées 
une  multitude  de  formes  mixtes  dont  chacune  est  multipliable  par 
toutes  les  formes  simples. 

On  a  de  tout  temps  beaucoup  disputé  sur  la  meilleure  forme  de 
gouvernement,  sans  considérer  que  chacrme  est  la  meilleure  en  cer- 
tains cas,  et  la  pire  en  d'autres.  Pour  nous,  si  dans  les  différents  États 
le  nombre  des  magistrats  (i)  doit  être  inverse  de  celui  des  citoyens, 
nous  conclurons  qu'en  général  le  gouvernement  démocratique  con- 
vient aux  petits  États,  l'aristocratique  aux  médiocres,  et  le  monar- 
chique aux  grands. 

C'est  par  le  fil  de  ces  recherches  que  nous  parviendrons  à  savoir 
quels  sont  les  devoirs  et  les  droits  des  citoyens,  et  si  l'on  peut  séparer 
les  uns  des  autres;  ce  que  c'est  que  la  patrie,  en  quoi  précisément 
elle  consiste,  et  à  quoi  chacun  peut  connaître  s'il  a  une  patrie  ou  s'il 
n'en  a  point. 

Après  avoir  ainsi  considéré  chaque  espèce  de  société  civile  en  eHe- 
même,  nous  les  comparerons  pour  en  observer  les  divers  rapports  : 
les  unes  grandes,  les  autres  petites;  les  unes  fortes,  les  autres  faibles; 
s'attaquait,  s'oâensant,  s'entre-détruisant;  et,  dans  cette  action  et 
réaction  continuelle,  faisant  plus  de  misérables  et  coûtant  la  vie  à  plus 
d'hommes  que  s'ils  avaient  tous  gardé  leur  première  liberté.  Nous 
examinerons  si  l'on  n'en  a  pas  iadt  trop  ou  trop  peu  dans  l'institution 
sociale;  si  les  individus  sotmiis  aux  lois  et  aux  hommes,  tandis  que 
les  sociétés  gardent  entre  eUes  l'indépendance  de  la  nature,  ne  restent 
pas  exposés  aux  maux  des  deux  États,  sans  en  avoir  les  avantages  et, 
s'U  ne  vaudrait  pas  mieux  qu'il  n'y  eût  point  de  société  civile  au  monde 
que  d'y  en  avoir  plusieurs.  N'est-ce  pas  cet  État  mixte  qui  participe  à 
tous  les  deux  et  n'assure  ni  l'un  ni  l'autre,  per  quem  neutrum  licety 
nec  tanquam  in  bello  paratum  esse^nec  tanquam  in  pace  securum  (s)  ? 
N'est-ce  pas  cette  association  partielle  et  imparfaite  qui  produit  la 
tyrannie  et  la  guerre?  et  la  tyrannie  et  la  guerre  ne  sont-elles  pas 
les  plus  grands  fléaux  de  l'humanité? 

Nous  examinerons  enfin  l'espèce  de  remèdes  qu'on  a  cherchés  à 
ces  inconvénients  par  les  ligues  et  confédérations,  qui,  laissant  chaque 
État  son  maître  au  dedans,  l'arment  au  dehors  contre  tout  agresseur 
injuste.  Nous  rechercherons  comment  on  peut  établir  une  bonne  asso- 
ciation fédérative,  ce  qui  peut  la  rendre  durable,  et  jusqu'à  quel  point 


(i)  On  se  souviendra  qae  je  n'entends  parler  ici  que  de  magistrats  suprêmes  ou  chefs 
de  la  nation,  les  antres  n'étant  que  leurs  substituts  en  telle  ou  telle  partie. 
(2)  Sbmec.,  d€  Tranq.  anim.y  cap.  i. 


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APPENDICE  VL  Sgi 

on  peut  étendre  le  droit  de  la  confédération,  sans  nuire  à  celui  de  la 
souveraineté. 

L'abbé  de  Saint-Pierre  avait  proposé  une  association  de  tous  les 
États  de  l'Europe  pour  maintenir  entre  eux  une  paix  perpétuelle.  Cette 
association  était-elle  praticable  ?  et,  supposant  qu'elle  eût  été  établie, 
était-il  à  présumer  qu'elle  eût  duré(i)?  Ces  recherches  nous  mènent 
directement  à  toutes  les  questions  de  droit  public  qui  peuvent  ache- 
ver d'éclaircir  celles  du  droit  politique. 

Enfin  nous  poserons  les  vrais  principes  du  droit  de  la  guerre,  et 
nous  examinerons  pourquoi  Grotius  et  les  autres  n'en  ont  donné  que 
de  faux. 

Je  ne  serais  pas  étonné  qu'au  milieu  de  tous  nos  raisonnements, 
mon  jeune  homme,  qui  a  du  bon  sens,  me  dît  en  m'interrompant  : 
On  dirait  que  nous  bâtissons  notre  édifice  avec  du  bois,  et  non  pas 
avec  des  hommes,  tant  nous  alignons  exactement  chaque  pièce  à  la 
règle  !  Il  est  vrai,  mon  ami;  mais  songez  que  le  droit  ne  se  plie  point 
aux  passions  des  îiommes,  et  qu'il  s'agissait  entre  nous  d'établir 
d'abord  les  vrais  principes  du  droit  politique.  A  présent  que  nos  fon- 
dements sont  posés,  venez  examiner  ce  que  les  hommes  ont  bâti  des- 
sus, et  vous  verrez  de  belles  choses  !.., 

(i)  Depuis  que  }*écriYai8  ceci,  leB  raisons  pour  ont  étë  exposées  dans  l'extrait  de  ce 
projet;  les  raisons  con/re,  du  .moins  celles  qui  m^ont  paru  solides,  se  trouveront  dans  le 
recueil  de  mes  écrits,  i  la  suite  de  ce  mfime  extrait. 


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VII 

LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE 

LETTRE   PREMIÈRE  (Extraits). 

...  On  trouve  dans  VÉmile  la  professsion  de  foi  d'un  prêtre  catho- 
lique, et  dans  VHéloîse  celle  d'une  femme  dévote.  Ces  deux  pièces 
s'accordent  assez  pour  qu'on  puisse  expliquer  l'une  par  l'autre,  et  de 
cet  accord  on  peut  présumer  avec  quelque  vraisemblance  que,  si 
l'auteur  qui  a  publié  les  livres  où  elles  sont  contenues  ne  les  adopte 
pas  en  entier  l'une  et  l'autre,  du  moins  il  les  favorise  beaucoup.  De 
ces  deux  professions  de  foi,  la  première,  étant  la  plus  étendue  et  la 
seule  où  l'on  ait  trouvé  le  corps  du  délit,  doit  être  examinée  par  pré- 
férence. 

Cet  examen,  pour  aller  à  son  but,  rend  encore  un  éclaircissement 
nécessaire;  car  remarquez  bien  qu'éclaircir  et  distinguer  les  proposi- 
tions que  brouillent  et  confondent  mes  accusateurs,  c'est  leur  ré- 
pondre. Comme  ils  disputent  contre  l'évidence,  quand  la  question  est 
bien  posée,  ils  sont  réfutés. 

Je  distingue  dans  la  religion  deux  parties, outre  la  forme  du  culte, 
qui  n'est  qu'un  cérémonial.  Ces  deux  parties  sont  le  dogme  et  la 
morale.  Je  divise  les  dogmes  encore  en  deux  parties  ;  savoir  celle  qui, 
posant  les  principes  de  nos  devoirs,  sert  de  base  à  la  morale,  et  celle 
qui,  purement  de  foi,  ne  contient  que  des  dogmes  spéculatifs. 

De  cette  division,  qui  me  paraît  exacte,  résulte  celle  des  senti- 
ments sur  la  religion,  d'une  part  en  vrais,  faux  ou  douteux,  et  de 
l'autre  en  bons,  mauvais  ou  indifférents. 

Le  jugement  des  premiers  appartient  à  la  raison  seule;  et  si  les 
théologiens  s'en  sont  emparés,  c'est  comme  raisonneurs,  c'est  comme 
professeurs  de  la  science  par  laquelle  on  parvient  à  la  connaissance 
du  vrai  et  du  faux  en  matière  de  foi.  Si  l'erreur  en  cette  partie  est 
nuisible,  c'est  seulement  à  ceux  qui  errent,  et  c'est  seulement  un  pré- 
judice pour  la  vie  à  venir,  sur  laquelle  les  tribunaux  humains  ne  peu- 
vent étendre  leur  compétence.  Lorsqu'ils  connaissent  de  cette  matière. 


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APPENDICE   VII.  393 

ce  n'est  plus  comme  juges  du  vrai  et  du  faux,  mais  comme  ministres 
des  lois  civiles  qui  règlent  la  forme  extérieure  du  culte  :  il  ne  s*agit 
pas  encore  ici  de  cette  partie;  il  en  sera  traité  ci-après. 

Quant  à  la  partie  de  la  religion  qui  regarde  la  morale,  c'est-à-dire 
la  justice,  le  bien  public,  l'obéissance  aux  lois  naturelles  et  positives, 
les  vertus  sociales  et  tous  les  devoirs  de  l'homme  et  du  citoyen,  il 
appartient  au  gouvernement  d'en  connaître  :  c'est  en  ce  point  seul 
que  la  religion  rentre  directement  sous  sa  juridiction,  et  qu'il  doit 
bannir  non  l'erreur,  dont  il  n'est  pas  juge,  mais  tout  sentiment  nui- 
sible qui  tend  à  couper  le  nœud  social... 

...  Si  nos  prosélytes  sont  maîtres  du  pays  où  ils  vivent,  ils  établi- 
ront une  forme  de  culte  aussi  simple  que  leur  croyance,  et  la  religion 
qui  résultera  de  tout  cela  sera  la  plus  utile  aux  hommes  par  sa  sim- 
plicité même.  Dégagée  de  tout  ce  qu'ils  mettent  à  la  place  des  vertus, 
et  n'ayant  ni  rites  superstitieux  ni  subtilités  dans  la  doctrine,  elle  ira 
tout  entière  à  son  vrai  but,  qui  est  la  pratique  de  nos  devoirs.  Les 
mots  de  dévot  et  d'orthodoxe  y  seront  sans  usage  ;  la  monotonie  de 
certains  sons  articulés  n'y  sera  pas  la  piété  ;  il  n'y  aura  d'impies  que  • 
les  méchants,  ni  de  fidèles  que  les  gens  de  bien. 

Cette  institution  une  fois  faite,  tous  seront  obligés  par  les  lois  de 
s'y  soumettre,  parce  qu'elle  n'est  point  fondée  sur  l'autorité  des 
hommes,  qu'elle  n'a  rien  qui  ne  soit  dans  l'ordre  des  lumières  natu- 
relles, qu'elle  ne  contient  aucun  article  qui  ne  se  rapporte  au  bien 
de  la  société,  et  qu'elle  n'est  mêlée  [d'aucun  dogme  inutile  à  la  mo- 
rale, d'aucun  point  de  pure  spéculation. 

Nos  prosélytes  seront-ils  intolérants  pour  cela?  Au  contraire,  ils 
seront  tolérants  par  principes;  ils  le  seront  plus  qu'on  ne  peut  l'être 
dans  aucune  autre  doctrine,  puisqu'ils  admettront  toutes  les  bonnes 
religions  qui  ne  s'admettent  pas  entre  elles,  c'est-à-dire  toutes  celles 
qui,  ayant  l'essentiel  qu'elles  négligent,  font  l'essentiel  de  ce  qui  ne 
l'est  point.  En  s'attachant,  eux,  à  ce^seul  essentiel,  ils  laisseront  les 
autres  en  faire  à  leur  gré  l'accessoire,  pourvu  qu'ils  ne  le  rejettent 
pas:  ils  les  laisseront  expliquer  ce  qu'ils  n'expliquent  point,  décider 
ce  qu'ils  ne  décident  point.  Ils  laisseront  à  chacun  ses  rites,  ses  for- 
mules de  foi,  sa  croyance;  ils  diront:  «  Admettez  avec  nous  les 
principes  des  devoirs  de  l'homme  et  du  citoyen  ;  du  reste,  croyez 
tout  ce  qu'il  vous  plaira.  »  Quant  aux  religions  qui  sont  essentielle- 
ment mauvaises,  qui  portent  l'homme  à  faire  le  mal,  ils  ne  les  tolé- 
reront point,  parce  que  cela  même  est  contraire  à  la  véritable  tolé- 
rance, qui  n'a  pour  but  que  la  paix  du  genre  humain.  Le  vrai  tolérant 
ne  tolère  point  le  crime  ;  il  ne  tolère  aucun  dogme  qui  rende  les 
hommes  méchants. 

Maintenant  supposons,  au  contraire,  que  nos  prosélytes  soient 
sous  la  domination  d'autrui:  comme  gens  de  paix,  ils  seront  soumis 
aux  lois  de  leurs  maîtres,  même  en  matière  de  religion,  à  moins  que 


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394  I>U   CONTRAT   SOCIAL. 

cette  religion  ne  fût  essentiellement  mauvaise;  car  alors,  sans  outra- 
ger ceux  qui  la  professent,  ils  refuseraient  de  la  professer.  Hs  leur 
diraient  :  «  Puisque  Dieu  nous  appelle  à  la  servitude,  nous  voulons 
être  de  bons  serviteurs,  et  vos  sentiments  nous  empêcheraient  de 
l'être  ;  nous  connaissons  nos  devoirs,  nous  les  aimons,  nous  rejetons 
ce  qui  nous  en  détache;  c'est  afin  de  vous  être  fidèles  que  nous  n'a- 
doptons pas  la  loi  de  l'iniquité.  » 

Mais  si  la  religion  du  pays  est  bonne  en  elle-même,  et  que  ce 
qu'elle  a  de  mauvais  soit  seulement  dans  des  interprétations  particu- 
lières, ou  dans  des  dogmes  purement  spéculatifs,  ils  s'attacheront  à 
l'essentiel,  et  toléreront  le  reste,  tant  par  respect  pour  les  lois  que 
par  amour  pour  la  paix.  Quand  ils  seront  appelés  à  déclarer  expres- 
sément leur  croyance,  ils  le  feront,  parce  qu'il  ne  faut  point  mentir  ; 
ils  diront  au  besoin  leur  sentiment  avec  fermeté,  même  avec  force  ; 
ils  se  défendront  par  la  raison,  si  on  les  attaque.  Du  reste,  ils  ne 
disputeront  point  contre  leurs  frères;  et,  sans  s'obstiner  à  vouloir 
les  convaincre,  ils  leur  resteront  unis  par  la  charité  ;  ils  assisteront  à 
leurs  assemblées,  ils  adopteront  leurs  formules,  et,  ne  se  croyant  pas 
plus  infaillibles  qu'eux,  ils  se  soumettront  à  l'avis  du  plus  grand 
nombre  en  ce  qui  n'intéresse  pas  leur  conscience  et  ne  leur  paraît 
pas  importer  au  salut. 

...  Vous  me  demanderez  peut-être  comment  on  peut  accorder  cette 
doctrine  avec  celle  d'un  homme  qui  dit  que  l'Évangile  est  absurde 
et  pernicieux  à  la  société?  En  avouant  franchement  que  cet  accord 
me  paraît  difficile,  je  vous  demanderai  à  mon  tour  où  est  cet  homme 
qui  dit  que  l'Évangile  est  absurde  et  pernicieux.  Vos  messieurs  m'ac- 
cusent de  l'avoir  dit:  et  où?  Dans  le  Contrat  social^  au  chapitre  de  la 
Religion  civile.  Voici  qui  est  singulier!  Dans  ce  même  livre  et  dans 
ce  même  chapitre  je  pense  avoir  dit  précisément  le  contraire  ;  je 
pense  avoir  dit  que  l'Evangile  est  sublime  et  le  plus  fort  lien  de  la 
société (i).  Je  ne  veux  pas  taxer  ces  messieurs  de  mensonge;  mais 
avouez  que  deux  propositions  si  contraires  dans  le  même  livre  et 
dans  le  même  chapitre  doivent  faire  un  tout  bien  extravagant. 

N'y  aurait-il  point  ici  quelque  nouvelle  équivoque,  à  la  faveur  de 
laquelle  on  me  rendît  plus  coupable  ou  plus  fou  que  je  ne  suis?  Ce 
mot  de  société  présente  tm  sens  un  peu  vague  :  il  y  a  dans  le  monde 
des  sociétés  de  bien  des  sortes,  et  il  n'est  pas  impossible  que  ce  qui 
sert  à  l'une  nuise  à  l'autre.  Voyons  :  la  méthode  favorite  de  mes 
agresseurs  est  toujours  d'oflfrir  avec  art  des  idées  indéterminées; 
continuons  pour  toute  réponse  à  tâcher  de  les  fixer. 

Le  chapitre  dont  je  parle  est  destiné,  comme  on  le  voit  par  le  titre, 
à  examiner  comment  les  institutions  religieuses  peuvent  entrer  dans 
la  constitution  de  l'État.  Ainsi  ce  dont  il  s'agit  ici  n'est  point  de 

(i)  Contrat  social,  liv.  IV,  chap.  viii. 


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APPENDICE   VII.  395 

considérer  les  religions  comme  vraies  ou  fausses,  ni  même  comme 
bonnes  ou  mauvaises  en  elles-mêmes,  mais  de  les  considérer  unique- 
ment par  leurs  rapports  aux  corps  politiques,  et  comme  parties  de  la 
législation. 

Dans  cette  vue,  l'auteur  fait  voir  que  toutes  les  anciennes  reli- 
gions, sans  en  excepter  la  juive,  furent  nationales  dans  leur  origine, 
appropriées,  incorporées  à  TÉtat,  et  formant  la  base,  ou  du  moins 
faisant  partie  du  système  législatif. 

Le  christianisme,  au  contraire,  est  dans  son  principe  une  religion 
universelle  qui  n'a  rien  d'exclusif,  rien  de  local,  rien  de  propre  à  tel 
pays  plutôt  qu'à  tel  autre.  Son  divin  auteur,  embrassant  également 
tous  les  hommes  dans  sa  charité  sans  bornes,  est  venu  lever  la  bar- 
rière qui  séparait  les  nations,  et  réunir  tout  le  genre  humain  dans  un 
peuple  de  frères  :  «  Car,  en  toute  nation,  celui  qui  le  craint  et  qui 
s'adonne  à  la  justice  lui  est  agréable  (i).  »  Tel  est  le  véritable  esprit 
de  l'Évangile. 

Ceux  qui  ont  voulu  faire  du  christianisme  une  religion  nationale 
et  l'introduire  comme  partie  constitutive  dans  le  système  de  la  légis- 
lation ont  fait  par  là  deux  fautes  nuisibles,  l'une  à  la  religion,  et 
l'autre  à  l'État.  Ils  se  sont  écartés  de  Tesprit  de  Jésus-Christ,  dont 
le  règne  n'est  pas  de  ce  monde;  et,  mêlant  aux  intérêts  terrestres 
ceux  de  la  religion,  ils  ont  souillé  sa  pureté  céleste,  ils  en  ont  fait 
l'arme  des  tyrans  et  l'instrument  des  persécuteurs.  Ils  n'ont  pas  moins 
blessé  les  saines  maximes  de  la  politique,  puisque,  au  lieu  de  simpli- 
fier la  machine  du  gouvernement,  ils  l'ont  composée,  ils  lui  ont 
donné  des  ressorts  étrangers,  superflus;  et,  l'assujettissant  à  deux 
mobiles  diflférents,  souvent  contraires,  ils  ont  causé  les  tiraillements 
qu'on  sent  dans  tous  les  États  chrétiens  où  l'on  a  fait  entrer  la  reli- 
gion dans  le  système  politique. 

Le  parfait  christianisme  est  l'institution  sociale  universelle  ;  mais, 
pour  montrer  qu'il  n'est  point  un  établissement  politique,  et  qu'il  ne 
concourt  point  aux  bonnes  institutions  particulières,  il  fallait  ôter 
les  sophismes  de  ceux  qui  mêlent  la  religion  à  tout,  comme  une  prise 
avec  laquelle  ils  s'emparent  de  tout.  Tous  les  établissements  humains 
sont  fondés  sur  les  passions  humaines,  et  se  conservent  par  elles:  ce 
qui  combat  et  détruit  les  passions  n'est  donc  pas  propre  à  fortifier 
ces  établissements.  Comment  ce  qui  détache  les  cœurs  de  la  terre 
nous  donnerait-il  plus  d'intérêt  pour  ce  qui  s'y  fait?  comment  ce  qui 
nous  occupe  uniquement  d'une  autre  patrie  nous  attacherait-il  davan- 
tage à  celle-ci? 

Les  religions  nationales  sont  utiles  à  l'État  comme  parties  de  sa 
constitution,  cela  est  incontestable;   mais  elles  sont  nuisibles  au 
genre  humain,  et  même  à  l'État  dans  un  autre  sens:  j'ai  montré 
comment  et  pourquoi. 
(1)  Act.,  X,  35. 


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396  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

Le  christianisme,  au  contraire,  rendant  les  hommes  justes,  mo- 
dérés, amis  de  la  paix,  est  très  avantageux  à  la  société  générale; 
mais  il  énerve  la  force  du  ressort  politique,  il  complique  les  mouve- 
ments de  la  machine,  il  rompt  l'unité  du  corps  moral  ;  et,  ne  lui  étant 
pas  assez  approprié,  il  faut  qu'il  dégénère,  ou  qu'il  demeure  une  pièce 
étrangère  et  embarrassante. 

Voilà  donc  un  préjudice  et  des  inconvénients  des  deux  côtés  rela- 
tivement au  corps  politique.  Cependant  il  importe  que  l'État  ne  soit 
pas  sans  religion,  et  cela  importe  par  des  raisons  graves,  sur  les- 
quelles j'ai  partout  fortement  insisté  :  mais  il  vaudrait  mieux  encore 
n'en  point  avoir,  que  d'en  avoir  une  barbare  et  persécutante,  qui, 
tyrannisant  les  lois  mêmes,  contrarierait  les  devoirs  du  citoyen.  On 
dirait  que  tout  ce  qui  s'est  passé  dans  Genève  à  mon  égard  n'est  fait 
que  pour  établir  ce  chapitre  en  exemple,  pour  prouver  par  ma  propre 
histoire  que  j'ai  très  bien  raisonné. 

Que  doit  faire  un  sage  législateur  dans  cette  alternative?  De  deux 
choses  l'une:  la  première,  d'établir  une  religion  purement  civile,  dans 
laquelle,  renfermant  les  dogmes  fondamentaux  de  toute  bonne  reli- 
gion, tous  les  dogmes  vraiment  utiles  à  la  société,  soit  universelle, 
soit  particulière,  il  omette  tous  les  autres  qui  peuvent  importer  à  la 
foi,  mais  nullement  au  bien  terrestre,  unique  objet  de  la  législation  : 
car  comment  le  mystère  de  la  Trinité,  par  exemple,  peut-il  concourir 
à  la  bonne  constitution  de  l'État?  en  quoi  ses  membres  seront-ils 
meilleurs  citoyens  quand  ils  auront  rejeté  le  mérite  des  bonnes  œuvres? 
et  que  fait  au  lien  de  la  société  civile  le  dogme  du  péché  originel? 
Bien  que  le  vrai  christianisme  soit  une  institution  de  paix,  qui  ne  voit 
que  le  christianisme  dogmatique  ou  théologique  est,  par  la  multitude 
et  l'obscurité  de  ses  dogmes,  surtout  par  l'obligation  de  les  admettre, 
un  champ  de  bataille  toujours  ouvert  entre  les  hommes,  et  cela  sans 
qu'à  force  d'interprétations  et  de  décisions  on  puisse  prévenir  de 
nouvelles  disputes  sur  les  décisions  mêmes? 

L'autre  expédient  est  de  laisser  le  christianisme  tel  qu'il  est  dans 
son  véritable  esprit,  libre,  dégagé  de  tout  lien  de  chair,  sans  autre 
obligation  que  celle  de  la  conscience,  sans  autre  gêne  dans  les  dogmes 
que  les  mœurs  et  les  lois.  La  religion  chrétienne  est,  par  la  pureté  de 
sa  morale,  toujours  bonne  et  saine  dans  l'État,  pourvu  qu'on  n'en 
fasse  pas  une  partie  de  sa  constitution,  pourvu  qu'elle  y  soit  admise 
uniquement  comme  religion,  sentiment,  opinion,  croyance  ;  mais, 
comme  loi  politique,  le  christianisme  dogmatique  est  un  mauvais 
établissement. 

Telle  est,  monsieur,  la  plus  forte  conséquence  qu'on  puisse  tirer 
de  ce  chapitre,  où, bien  loin  de  taxer  le  pur  Évangile (i)  d'être  perni- 
cieux à  la  société,  je  le  trouve  en  quelque  sorte  trop  sociable,  embras- 

(i)  Lettre*  écrites  de  la  campag-ne,  page  3o. 


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APPENDICE   VII.  397 

sant  trop  tout  le  genre  humain,  pour  une  législation  qui  doit  être 
exclusive;  inspirant  l'humanité  plutôt  que  le  patriotisme,  et  tendant 
à  former  des  hommes  plutôt  que  des  citoyens  (i). Si  je  me  suis  trompé, 
j'ai  fait  une  erreur  en  politique;  mais  où  est  mon  impiété? 

La  science  du  salut  et  celle  du  gouvernement  sont  très  différentes  : 
vouloir  que  la  première  embrasse  tout  est  un  fanatisme  de  petit  es- 
prit: c'est  penser  comme  les  alchimistes,  qui,  dans  l'art  de  faire  de 
l'or,  voient  aussi  la  médecine  universelle,  ou  comme  les  mahométans, 
qui  prétendent  trouver  toutes  les  sciences  dans  l'Alcoran.  La  doc- 
trine de  l'Evangile  n'a  qu'un  objet:  c'est  d'appeler  et  sauver  tous  les 
hommes;  leur  liberté,  leur  bien-être  ici-bas  n'y  entre  pour  rien; 
Jésus  l'a  dit  mille  fois.  Mêler  à  cet  objet  des  vues  terrestres,  c'est 
altérer  sa  simplicité  sublime,  c'est  souiller  sa  sainteté  par  des  intérêts 
humains:  c'est  cela  qui  est  vraiment  une  impiété. 

Ces  distinctions  sont  de  tout  temps  établies:  on  ne  les  a  confon- 
dues que  pour  moi  seul.  En  ôtant  des  institutions  nationales  la  reli- 
gion chrétienne,  je  l'établis  la  meilleure  pour  le  genre  humain.  L'au- 
teur de  V Esprit  des  lois  a  fait  plus:  il  a  dit  que  la  musulmane  était 
la  meilleure  pour  les  contrées  asiatiques  (2).  Il  raisonnait  en  poli- 
tique,et  moi  aussi.  Dans  quel  pays  a-t-on  cherché  querelle,  je  ne  dis 
pas  à  l'auteur,  mais  au  livre  (3)?  Pourquoi  donc  suis-je  coupable?  ou 
pourquoi  ne  l'était-il  pas? 

LETTRE     VI 

S'il  est  vrai  que  Vauteur  attaque  les  gouvernements.  Courte  analyse 
de  son  livre.  La  procédure  faite  à  Genève  est  sans  exemple,  et  n'a 
été  suivie  en  aucun  pays  (a). 

Encore  une  lettre,  monsieur  (4),  et  vous  êtes  délivré  de  moi.  [Mais 
je  me  trouve,  en  la  commençant],  dans  une  situation  bien  bizarre, 

(1)  C'est  merveille  de  voir  rassortiment  de  beaux  sentiments  qu'on  va  nous  entas- 
ant  dans  les  livres;  il  ne  faut  pour  cela  que  des  mots,  et  les  vertus  en  papier  ne  coûtent 

guère;  mais  elles  ne  s'agencent  pas  tout  à  fait  ainsi  dans  le  cœur  de  l'homme,  ei  il  y  a 
loin  des  peintures  aux  réalités.  Le  patriotisme  et  l'humanité  sont,  par  txcmple,  deux 
vertus  incompatibles  dans  leur  énergie,  et  surtout  chez  un  peuple  entier.  Le  législateur 
qui  les  voudra  toutes  deux  n'obtiendra  ni  l'une  ni  l'autre  :  cet  accord  ne  s'est  jamais  vu 
il  ne  se  verra  jamais,  parce  qu'il  est  contraire  à  la  nature,  et  qu'on  ne  peut  donner 
deux  obfets  à  la  même  passion. 

(2)  Voy.  liv.  XXIV,  chap.  xxvi.  • 

(3)  Il  est  bon  de  remarquer  que  le  livre  de  X Esprit  des  Lois  fut  imprimé  pour  la  pre- 
mière fois  à  Genève,  sans  que  les  scolarques  y  trouvassent  rien  à  reprendre,  et  que  ce 
fut  un  pasteur  qui  corrigea  l'édition. 

(4)  Me  voici. 

{a)  Le  manuscrit  de  Rousseau,  catalogué  à  la  bibliothèque  de  Neuchâlel  sous  le  n*7840 
renferme, entre  autres  morceaux, le  brouillon  de  plusieurs Le//res i<?  la  Montagne  et  en 
particulier  celui  de  la  lettre  sixième.  Cette  pièce  c^t  curieuse.  On  y  surprend  l'auteur 
dans  le  feu  de  l'improvisation.  En  pleine  possesMon  de  ses  idées,  il  les  j«ttc  sur  le  pa- 


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398  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

obligé  (i)  de  récrire,  et  ne  sachant  de  quoi  (2)  la  remplir.  Concevez- 
vous  qu'on  ait  à  se  justifier  [d'un  crime  qu'on  ignore,  et  qu'il  faille  se 
défendre]  sans  savoir  de  quoi  l'on  est  accusé  (3)?  C'est  pourtant  ce  que 
j'ai  à  faire  au  sujet  des  gouvernements.  Je  suis,  non  pas  accusé,  mais 
jugé,  mais  flétri  (4),  pour  avoir  (5)  publié  deux  ouvrages  «  téméraires, 
scandaleux,  impies,  tendant  à  détruire  la  religion  chrétienne  et  tous 
les  gouvernements  ».  Quant  à  la  religion,  nous  avons  eu  du  moins 
quelque  prise  pour  trouver  ce  qu'on  a  voulu  dire,  et  nous 'l'avons 
examiné.  Mais,  quant  aux  gouvernements,  rien  ne  peut  nous  fournir 
le  moindre  indice.  On  a  toujours  évité  toute  espèce  d'explication  sur 
ce  point;  on  n'a  jamais  voulu  dire  en  quel  lieu  j'entreprenais  ainsi  de 
les  détruire,  ni  comment,  ni  pourquoi,  ni  rien  de  ce  qui  peut  con- 
stater que  le  délit  n'est  pas  imaginaire.  C'est  comme  si  Ton  jugeait 
quelqu'un  pour  avoir  tué  un  homme,  sans  dire  ni  où,  ni  qui,  ni 
quand,  pour  un  meunre  abstrait.  A  l'inquisition,  l'on  force  bien  l'ac- 
cusé de  deviner  de  quoi  on  l'accuse  ;  mais  on  ne  le  juge  pas  sans  dire 
sur  quoi. 

L'auteur  des  Lettres  écrites  de  la  campagne  évite  avec  le  même  soin 
de  s'expliquer  sur  ce  prétendu  délit;  il  joint  également  la  religion  et 
les  gouvernements  dans  la  même  accusation  générale;  puis,  entrant 
en  matière  sur  la  religion,  il  déclare  vouloir  s'y  borner,  et  il  tient 
parole.  Comment  parviendrons -nous  à  vérifier  l'accusation  qui 
regarde  les  gouvernements,  si  ceux  qui  l'intentent  refusent  de  dire 
sur  quoi  elle  porte? 

Remarquez  de  même  comment,  d'un  trait  de  plume,  cet  auteur 
change  l'état  de  la  question.  Le  Conseil  prononce  que  mes  livres 
tendent  à  détruire  tous  les  gouvernements  ;  l'auteur  des  Lettres  dit 
seulement  que  les  gouvernements  y  sont  livrés  à  la  plus  audacieuse 
critique.  Cela  est  fort  différent.  Une  critique,  quelque  audacieuse 
qu'elle  puisse  être,  n'est  point  une  conspiration.  Critiquer  ou  blâmer 
quelques  lois  n'est  pas  renverser  toutes  les  lois.  Autant  vaudrait 
accuser  quelqu'un  d'assassiner  les  malades  lorsqu'il  montre  les  fautes 
des  médecins. 

Encore  une  fois,  que  répondre  à  des  raisons  qu'on  ne  veut  pas 
dire?  Comment  se  justifier  contre  un  jugement  porté  sans  motif?  Que, 

pier,  d'une  main  fiévreuse.  L'écriture  a  peine  à  suivre  le  mouvement  de  la  pensée  ;  vive 
et  nerveuse,  elle  semble  s'ëlancer  comme  pour  le  combat. 

Nous  publions  en  note  les  variantes  qui  distinguent  la  version  du  manuscrit  de  celle 
du  texte  définitif.  Les  mots  placés  entre  crochets  ne  se  trouvent  pas  dans  le  brouillon, 
Rousseau  a  écrit  sur  la  page  en  regard  de  la  première  feuille  la  réflexion  suivante  : 
La  société  politique  est  fondée  sur  un  contrat  entre  ses  membres;  tacite  ou  formel, 
n'importe,  il  n'existe  pas  moins  virtuellement. 

(1)  Forcé, 

(2)  N'ayant  rien  pour. 

(3)  Nous  accuse. 

(4)  Condamné. 

(5)  Dit'On. 


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APPENDICE  VII.  399 

sans  preuve  de  part  ni  d'autre,  ces  messieurs  disent  (i)  que  je  veux 
renverser  (2)  tous  les  gouvernements  ;  et  que  je  (3)  dise,  moi,  que  je 
ne  veux  pas  renverser  tous  les  gouvernements,  il  y  a  dans  ces  asser- 
tions parité  exacte  ;  excepté  que  le  préjugé  est  pour  moi  :  car  il  est 
à  présiuner  que  je  sais  mieux  que  personne  ce  que  (4)  je  veux  faire. 

Mais  où  la  parité  manque,  c'est  dans  Tefiet  de  l'assertion.  Sur  la 
leur,  mon  livre  est  brûlé,  ma  personne  est  décrétée  ;  et  ce  que  j'affirme 
ne  rétablit  rien.  Seulement,  si  je  prouve  que  l'accusation  est  fausse 
et  le  jugement  inique,  l'affront  qu'ils  m'ont  fait  retourne  à  eux- 
mêmes  :  le  décret,  le  bourreau,  tout  y  devrait  retourner,  puisque  nul 
ne  détruit  si  radicalement  le  gouvernement  que  celui  qui  en  tire  un 
usage  directement  contraire  à  la  fin  pour  laquelle  il  est  institué. 

Il  ne  suffit  pas  que  j'affirme,  il  faut  que  je  prouve;  et  c'est  ici  qu'on 
voit  combien  est  déplorable  le  sort  d'un  particulier  soumis  à  d'injustes 
magistrats,  [quand  ils  n'ont  rien  à  craindre  du  souverain,  et  qu'ils  se 
mettent  au-dessus  des  lois.]  D'une  affirmation  sans  preuve  ils  font  une 
démonstration:  voilà  l'innocent  puni.  Bien  plus,  de  sa  défense  même 
ils  lui  font  un  nouveau  crime,  et  il  ne  tiendrait  pas  à  eux  de  le  punir 
encore  d'avoir  prouvé  qu'il  était  innocent. 

Comment  m'y  prendre  pour  montrer  qu'ils  n'ont  pas  dit  vrai,  pour 
prouver  que  15)  je  ne  détruis  point  les  gouvernements?  Quelque  en- 
droit de  me^  écrits  que  je  défende,  ils  diront  que  ce  n'est  pas  celui-là 
qu'ils  ont  condamné,  [quoiqu'ils  aient  condamné  tout,  le  bon  comme  le 
mauvais,  sans  nulle  distinction.]  Pour  ne  leur  laisser  aucune  défaite, 
il  faudrait  donc  tout  reprendre,  tout  suivre  d'un  bout  à  l'autre,  livre 
à  livre,  page  à  page,  ligne  à  ligne,  et  presque  enfin  mot  à  mot.  Il  fau- 
drait de  plus  examiner  tous  les  gouvernements  du  monde,  puisqu'ils 
disent  que  je  les  (6)  détruis  tous.  Quelle  entreprise!  Que  d'années  y 
faudrait-il  employer?  Que  d'in-folio  faudrait-il  écrire?  et,  après  cela, 
qui  les  lirait? 

Exigez  de  moi  ce  qui  est  faisable.  Tout  homme  sensé  doit  se 
contenter  de  ce  que  j'ai  à  vous  dire  :  vous  ne  voulez  sûrement  rien 
de  plus. 

De  mes  deux  livres  brûlés  à  la  fois  sous  des  imputations  com- 
munes il  n'y  en  a  qu'un  qui  traite  du  droit  politique  et  des  matières 
de  gouvernement.  Si  l'autre  en  traite  (7),  ce  n'est  que  dans  un  extrait 
du  premier.  Ainsi  je  suppose  que  c'est  sur  celui-ci  seulement  que 
tombe  l'accusation.  Si  cette  accusation  portait  sur  quelque  passage 
particulier,   on   l'aurait  cité  [sans  doute];  on   en  aurait  du   moins 

(i)  S'ils  disent. 
(a)  J'ai  attaqué. 

(3)  N'ai  pas  attaqué, 

(4)  Taifait  et  ce  que  je  n*ai  pas  fait. 

(5)  fTai  point  remitersé  les  fondements. 

(6)  Attaque  tous. 

(7)  Aussi. 


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400  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

extrait  quelque  maxime  (i)  fidèle  ou  infidèle,  comme  on  a  fait  sur  les 
points  concernant  la  religion. 

C'est  donc  le  système  établi  dans  le  corps  de  l'ouvrage  qui  détruit  (2) 
les  gouvernements  :  il  ne  s'agit  donc  que  d'exposer  ce  système,  ou  de 
faire  une  analyse  du  livre;  et  si  nous  n'y  voyons  évidemment  les 
principes  destructifs  dont  il  s'agit,  nous  saurons  du  moins  où  les 
chercher  dans  l'ouvrage  (3),  en  suivant  la  méthode  de  l'auteur. 

Mais,  monsieur,  si,  durant  cette  analyse  (4),  qui  sera  courte,  vous 
trouvez  quelque  conséquence  à  tirer,  de  grâce,  ne  vous  pressez  pas; 
attendez  que  (5)  nous  raisonnions  ensemble  :  après  cela  vous  y  re- 
viendrez si  vous  voulez. 

Qui  est-ce  qui  fait  que  l'État  est  un?  C'est  l'union  de  ses  membres. 
Et  d'où  naît  (6)  l'union  de  ses  membres?  De  l'obligation  [qui  les  lie.] 
Tout  est  d'accord  jusqu'ici. 

Mais  quel  est  le  fondement  de  cette  obligation?  Voilà  où  les 
auteurs  se  divisent.  Selon  les  uns,  c'est  la  force  ;  selon  d'autres,  l'au- 
torité paternelle;  selon  d'autres,  là  volonté  de  Dieu.  Chacun  établit 
son  principe  et  attaque  celui  des  autres  :  je  n'ai  pas  moi-même  fait 
autrement;  et,  suivant  la  plus  saine  partie  de  ceux  qui  ont  discuté 
ces  matières,  j'ai  posé  pour  fondement  du  corps  politique  la  conven- 
tion de   ses  membres;  j'ai  réfuté  (7)  les  principes  différents  du  mien. 

Indépendamment  de  la  vérité  de  ce  principe,  il  l'emporte  [sur  tous 
les  autres]  par  la  solidité  du  fondement  qu'il  établit  (8)  ;  car  quel  fon- 
dement plus  sûr  peut  (9)  avoir  l'obligation  [parmi  les  hommes],  que 
le  libre  engagement  de  celui  qui  s'oblige?  On  peut  disputer  tout 
autre  (10)  principe  (a);  on  (11)  ne  saurait  (12)  disputer  celui-là. 

Mais  par  cette  condition  de  la  libené,  qui  en  renferme  d'autres, 
toutes  sortes  d'engagements  ne  sont  pas  valides,  même  devant  les 
tribunaux  humains.  Ainsi,  pour  déterminer  celui-ci,  l'on  doit  en 
expliquer  la  nature,  on  doit  en  trouver  l'usage  et  la  fin,  on  doit  prou- 
ver qu'il  est  convenable  à  des  hommes,  et  qu'il  n'a  rien  de  contraire 
aux  lois  naturelles  :  car  il  n'est  pas  plus  permis  d'enfreindre  les  lois 

(i)  Proposition. 

(2)  Renverse. 

(3)  Le  livre. 
(41  Exposition. 

(5)  Tout  soit  dit  et. 

(6)  Vient. 

(7)  Tous  les  autres  fondements. 

(8)  Par  sa  force  et  sa  solidité. 

(9)  Ou  donner  de. 

(10)  Les  autres. 

(11)  Mais  on. 

(12)  Pourrait. 

{a)  Même  celui  de  la  volonté  de  Dieu,  du  moins  quant  à  rappiicalion.Car,  bien  qu'il 
soit  clair  que  ce  que  Dieu  veut  l'homme  doit  le  vouloir,  il  n'est  pas  clair  que  Dieu  veuille 
qu'on  préfère  tel  gouvernement  à  tel  autre,  ni  qu'on  obéisse  à  Jacques  plutôt  qu'à  Guil- 
laume. Or  voilà  de  quoi  il  s'agit. 


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APPENDICE  VII.  40, 

naturelles  parle  contrat  social,  qu'il  n'est  permis  d'enfreindre  les  lois 
positives  par  les  contrats  des  particuliers  ;  et  ce  n'est  que  par  ces  lois 
mêmes  qu'existe  la  liberté  qui  donne  force  à  l'engagement. 

J'ai,  pour  résultat  de  cet  examen,  que  l'établissement  du  contrat 
social(i)est  un  pacte  (2)  [d'une  espèce  particulière],  par  lequel  cha- 
cun s'engage  envers  tous;  d'où  s'ensuit  (3)  l'engagement  réciproque 
de  tous  envers  chacun,  qui  est  l'objet  immédiat  de  l'union. 

Je  dis  que  cet  engagement  (4)  est  d'une  espèce  particulière,  en  ce 
qu'étant  absolu,  sans  condition,  sans  réserve,  il  ne  peut  toutefois 
être  injuste  ni  susceptible  d'abus,  puisqu'il  n'est  pas  possible  que  le 
corps  se  veuille  nuire  à  lui-même  (5),  tant  que  le  tout  ne  veut  que 
pour  tous. 

[Il  est  encore  d'une  espèce  particulière,  en  ce  qu'il  lie  les  contrac- 
tans  sans  les  assujettir  à  personne,  et  qu'en  leur  donnant  leur  seule 
volonté  pour  règle,  il  les  laisse  aussi  libres  qu'auparavant.] 

La  volonté  de  tous  est  donc  l'ordre,  la  règle  suprême  ;  et  cette 
règle  [générale  et]  personnifiée  est  ce  que  j'appelle  le  souverain. 

Il  suit  de  là  que  la  souveraineté  est  indivisible,  inaliénable,  et  qu'elle 
réside  essentiellement  dans  tous  les  membres  du  corps. 

Mais  comment  agit  cet  être  abstrait  et  collectif?  Il  agit  par  des 
lois,  et  il  ne  saurait  agir  autrement. 

Et  qu'est-ce  qu'une  loi?  C'est  une  déclaration  publique  et  solen- 
nelle de  la  volonté  générale  sur  un  objet  d'intérêt  commun. 

Je  dis  sur  un  objet  d'intérêt  commun,  parce  que  la  loi  perdrait  sa 
force  et  cesserait  d'être  légitime  si  l'objet  n'en  importait  (6)  à  tous. 

La  loi  ne  peut  (7)  par  sa  nature  avoir  un  objet  particulier]  et  indi- 
viduel; mais  l'application  de  la  loi  tombe  sur  des  objets  particuliers 
et  individuels. 

Le  pouvoir  législatif,  qui  est  le  souverain,  a  donc  besoin  d'un 
autre  pouvoir  qui  exécute,  [c'est-à-dire  qui  réduise  la  loi  en  actes  par- 
ticuliers.] Ce  second  pouvoir  doit  être  établi  de  manière  qu'il  exécute 
[toujours]  la  loi,  et  qu'il  n'exécute  jamais  que  la  loi.  Ici  vient  l'insti- 
tution du  gouvernement. 

Qu'est-ce  que  le  gouvernement?  C'est  un  corps  intermédiaire  éta- 
bli entre  les  sujets  et  le  souverain  pour  leur  mutuelle  correspon- 
dance, chargé  de  l'exécution  des  lois  et  du  maintien  de  la  liberté  tant 
civile  que  politique. 

[Le  gouvernement,  comme  partie  intégrante  du  corps  politique, 

(i)  Corps  politique, 

(3)  Une  convention,  un  contrat, 

(3)  Et  de  là  résulte  nécessairement, 

(4)  Engagement  par  lequel  chacun  devient  membre  d'un  corps  duquel  dépend  son 
action,  sa  vie,  son  existence  civile,  etc. 

(3)  L'un  de  ses  membres. 

(6)  Également. 

(7)  Donc. 


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402  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

participe  à  la  volonté  générale  qui  le  constitue;  comme  corps  lui- 
même,  il  a  sa  volonté  propre.  Ces  deux  volontés  quelquefois  s'accor- 
dent, et  quelquefois  se  combattent.  C'est  de  l'efifet  combiné  de  ce  con- 
cours et  de  ce  conflit  que  résulte  le  jeu  de  toute  la  machine.] 

Le  principe  qui  constitue  les  diverses  formes  du  gouvernement 
consiste  dans  le  nombre  des  membres  qui  le  composent.  Plus  ce 
nombre  est  petit,  plus  le  gouverniement  a  de  force  ;  plus  le  nombre 
est  grand,  plus  le  gouvernement  est  faible;  et  comme  la  souveraineté 
tend  toujours  au  relâchement,  le  gouvernement  tend  toujours  à  se 
renforcer.  [Ainsi]  le  corps  exécutif  doit  l'emporter  à  la  longue  sur  le 
corps  législatif;  et  quand  la  loi  est  enfin  soumise  aux  hommes,  il  ne 
reste  que  des  esclaves  et  des  maîtres  ;  l'État  est  détruit. 

Avant  cette  destruction,  le  gouvernement  doit,  par  son  progrès 
naturel,  changer  de  forme  et  passer  [par  degrés]  du  grand  nombre 
au  moindre  (i). 

Les  diverses  formes  dont  le  gouvernement  est  susceptible  se  rédui- 
sent à  trois  principales.  Après  les  avoir  comparées  par  leurs  avan- 
tages et  leurs  inconvénients,  je  donne  la  préférence  à  celle  qui  est 
intermédiaire  entre  les  deux  extrêmes,  et  qui  porte  le  nom  d'aristo- 
cratie. On  doit  se  souvenir  ici  que  la  constitution  de  l'État  et  celle 
du  gouvernement  sont  deux  choses  très  distinctes,  et  que  je  ne  les  ai 
pas  confondues.  Le  meilleur  des  gouvernements  est  l'aristocratique; 
la  pire  des  souverainetés  est  l'aristocratique. 

Ces  discussions  en  amènent  d'autres  sur  la  manière  dont  le  gou- 
vernement dégénère  et  sur  les  moyens  de  retarder  la  destruction  du 
corps  politique  (2). 

Enfin,  dans  le  dernier  livre,  j'examine,  par  voie  de  comparaison 
avec  le  meilleur  gouvernement  qui  ait  existé,  savoir  celui  de  Rome, 
la  police  la  plus  favorable  à  la  bonne  constitution  de  l'État;  puis  je 
termine  ce  livre  et  tout  l'ouvrage  par  des  recherches  sur  la  manière 
dont  la  religion  peut  et  doit  entrer  comme  partie  constitutive  dans  la 
composition  du  corps  politique. 

Que  pensiez-vous,  monsieur,  en  lisant  cette  analyse  courte  et 
fidèle  de  mon  livre?  Je  le  devine.  Vous  disiez  en  vous-même  :  «  Voilà 
l'histoire  du  gouvernement  de  Genève.  »  C'est  ce  qu'ont  dit  à  la  lec- 
ture du  même  ouvrage  tous  ceux  qui  connaissent  votre  constitution. 

El  en  effet,  ce  contrat  primitif,  cette  essence  de  la  souveraineté, 
cet  empire  des  lois,  cette  institution  du  gouvernement,  cette  manière 
de  le  resserrer  à  divers  degrés  pour  compenser  l'autorité  par  la  force, 
cette  tendance  à  l'usurpation,   ces  assemblées   périodiques,    cette 

(I)  Petit, 

(3)  Ici  se  trouve  ëcrit  avec  la  mention  :  ailleurs,  le  passage  saivant  :  Entre  ce^ 
moyens  je  compte  pour  un  des  meilleurs  les  assemblées  générales  et  périodiques 
dans  lesquelles  le  gouvernement  doit  être  rectifié  ou  ratifié  par  la  loi,  afin  de  se 
maintenir  ou  de  se  rétablir  dans  l'ordre  qui  lui  convient.  Un  gouvernement  peut  être 
bon  sans  ces  assemblées,  mais  sans  elles  il  lui  est  difficile  de  se  maintenir  tel. 


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APPENDICE  VII.  4o3 

adresse  à  les  ôter,  cette  destruction  prochaine,  enfin,  qui  vous  me- 
nace et  que  je  voulais  prévenir,  n'est-ce  pas  trait  pour  trait  Timage 
de  votre  république,  depuis  sa  naissance  jusqu'à  ce  jour? 

J'ai  donc  pris  votre  constitution,  que  je  trouvais  belle,  pour  mo- 
dèle des  institutions  politiques;  et,  vous  proposant  (i)  en  exemple  à 
l'Europe,  loin  de  chercher  à  vous  détruire,  [j'exposais  les  moyens  de 
vous  conserver.  Cette  constitution,  toute  bonne  qu'elle  est,  n'est  pas 
sans  défaut  ;  on  pouvait  prévenir  les  altérations  qu'elle  a  souffertes, 
la  garantir  du  danger  qu'elle  court  aujourd'hui.  J'ai  prévu  ce  danger, 
je  l'ai  fait  entendre,  j'indiquais  des  préservatifs  :  était-ce  la  vouloir 
détruire  que  de  montrer  ce  qu'il  fallait  faire  pour  la  maintenir? 
C'était  par  mon  attachement  pour  elle  que  j'aurais  voulu  que  rien  ne 
pût  l'altérer].  Voilà  tout  mon  crime  :  j'avais  tort  peut-être;  mais  si 
l'amour  de  la  patrie  m'aveugle  sur  cet  article,  était-ce  à  elle  de  m'en 
punir  ? 

Comment  pouvais-je  tendre  à  renverser  tous  les  gouvernements, 
en  posant  en  principes  tous  ceux  du  vôtre(2)  ?  Le  fait  seul  détruit  l'accu- 
sation. Puisqu'il  y  avait  un  gouvernement  existant  sur  mon  modèle, 
je  ne  tendais  donc  pas  à  détruire  tous  ceux  qui  existaient.  Eh!  [mon- 
sieur] (3),  si  je  n'avais  fait  qu'un  système,  vous  êtes  bien  sûr  qu'on  n'au- 
raitrien  dit  :  on  se  fût  contenté  de  reléguer  le  Contrat  social  avec  [la  Ré- 
publique  de  Platon,]  V  Utopie  et  les  Sévarambes,  dans  le  pays  des  chi- 
mères. Mais  je  peignais  un  objet  existant,  et  l'on  voulait  que  cet  objet 
changeât  de  face.  Mon  livre  portait  témoignage  contre  l'attentat  qu'on 
allait  faire  :  voilà  ce  qu'on  ne  m'a  pas  pardonné. 

Mais  voici  qui  vous  paraîtra  bizarre.  Mon  livre  attaque  tous  les (4) 
gouvernements,  et  il  n'est  proscrit  dans  aucun  !  Il  en  établit  un  seul, 
[il  le  propose  en  exemple],  et  c'est  dans  celui-là  qu'il  est  brûlé!  N'est-il 
pas  singulier  que  les  gouvernements  attaqués  se  taisent,  et  que  le  gou- 
vernement respecté  sévisse  ?  Quoi  !  le  magistrat  de  Genève  se  fait  le 
protecteur  des  autres  gouvernements  contre  le  sien  même!  Il  punit 
son  propre  citoyen  d'avoir  préféré  les  lois  de  son  pays  à  toutes  les 
autres!  Gela  est-il  concevable?  et  le  croiriez-vous  si  vous  ne  l'eussiez 
vu?  Dans  toutle  reste  de  l'Europe  quelqu'un  s'est-il  avisé  (5)de  flétrir 
l'ouvrage?  Non,  pas  même  l'État  où  il  a  été  imprimé  (a);  pas  même  la 
France,  où  les  magistrats  (6)  sont  là-dessus  si  sévères.  Y  a-t-on  défendu 
le  livre?  Rien  de  semblable  :  on  n'a  pas  laissé  d'abord  entrer  l'édition 

(i)  Donnant, 

(3)  En  suivant  ce  qui  se  passait  dans  le  vôtre. 

(3)  Décrit  qu'une  chimère. 

(4)  Légitime. 

(5)  D'user  de  la  même  rigueur. 

(6)  Le  gouvernement. 

\a)  Dans  le  fort  des  premières  clamears  causées  par  les  procédures  de  Paris  et  de 
Genève,  le  magistrat  surpris  défendit  les  deux  livres  :  niais,  sur  son  propre  examen,  ce 
magistrat  a  bien  cfaanjçé  de  sentiment,  surtout  quant  au  Contrat  social. 


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404  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

de  Hollande;  mais  on  Ta  contrefaite  (i)  en  France,  [et  l'ouvrage  y 
court  sans  difficulté.]  C'était  donc  une  affaire  de  commerce  et  non  (2) 
de  police  :  on  préférait  le  profit  du  libraire  de  France  au  profit  du  li- 
braire étranger  :  voilà  tout. 

Le  Contrat  social  n*a  été  brûlé  nulle  part  qu'à  Genève,  [où  il  n'a 
pas  été  imprimé;]  le  seul  magistrat  de  Genève  y  a  trouvé  des  principes 
destructifs  de  tous  les  gouvernements.  A  la  vérité,  ce  magistrat  n'a 
point  dit  quels  étaient  ces  principes;  en  cela  je  crois  qu'il  a  fort  pru- 
demment fait. 

L'effet  des  défenses  indiscrètes  est  de  n'être  point  observées  et 
d'énerver  la  force  de  l'autorité  (3).  Mon  livre  est  dans  les  mains  de  tout 
le  monde  à  Genève;  et  que  n'est-il  (4)  également  dans  tous  les  cœurs! 
Lisez-le,  monsieur,  ce  livre  si  décrié,  mais  si  nécessaire;  vous  y 
verrez (5)  partout  la  loi  mise  au-dessus  des  hommes;  [vous  y  verrez 
partout  la  liberté  réclamée,  mais  toujours  sous  l'autorité  des  lois,  sans 
lesquelles  la  liberté  ne  peut  exister,  et  sous  lesquelles  on  est  toujours 
libre,  de  quelque  façon  qu'on  soit  gouverné].  Par  là  je  ne  fais  pas, 
[dit-on],  ma  cour  aux  puissances  :  [tant  pis  pour  elles;  car  je  fais  leurs 
vrais  intérêts],  si  (6)  elles  savaient  les  voir  et  les  suivre.  Mais  les  pas- 
sions aveuglent  les  hommes  sur  leur  propre  bien.  Ceux  qui  soumettent 
les  lois  aux  passions  humaines  sont  les  vrais  destructeurs  des  gouver- 
nements :  voilà  les  gens  qu'il  faudrait  punir. 

Les  fondements  de  l'État  sont  les  mêmes  dans  tous  les  gouverne- 
ments, et  ces  fondements  sont  mieux  posés  dans  mon  livre  que  dans 
aucun  autre.  Quand  il  s'agit  ensuite  de  comparer  les  diverses  formes 
de  gouvernement,  on  ne  peut  éviter  de  peser  [séparément]  les  avantages 
et  les  inconvénients  de  chacun:  c'est  ce  que  je  crois  avoir  fait  (7)  avec 
impartialité.  Tout  balancé,  j'ai  donné  la  préférence  au  gouvernement 
de  mon  pays  ;  cela  était  naturel  et  raisonnable  ;  on  m'aurait  blâmé  (8) 
si  je  ne  l'eusse  pas  fait  :  mais  je  n'ai  point  donné  d'exclusion  aux  autres 
gouvernements;  au  contraire,  j'ai  montré  que  chacun  avait  sa  raison 
qui  pouvait  le  rendre  préférable  à  tout  autre,  selon  les  hommes,  les 
temps  et  les  lieux.  [Ainsi,  loin  de  détruire  tous  les  gouvernements,  je 
les  ai  tous  établis. 

En  parlant  du  gouvernement  monarchique  en  particulier,]  j'en  ai 
bien  fait  valoir  l'avantage,  et  je  n'en  ai  pas  non  plus  déguisé  les  dé- 
fauts. Cela  est,  je  pense,  du  droit  d'un  homme  qui  raisonne  :  et  quand 
je  lui  aurais  donné  l'exclusion,  ce  qu'assurément  je  n'ai  pas  fait,  s'en- 

(t)  En  a  fait  une, 

(2)  Plus  que. 

(3)  De  faire  négliger  celles  mêmes  qui  se  font  à  provos. 

(4)  Plût  à  Dieu  qu'il  fût. 

(5)  Pour  principe  fondamental, 

(6)  Mais  elles  m'en  sauraient  gré, 

(7)  Sinon  avec  sagacité,  du  moins. 

(8)  J'aurais  été  repréhensible. 


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APPENDICE  VII.  4o5 

suivrait-il  qu'on  dût  m'en  punir  à  Genève?  Hobbes  a-t-il  été  décrété 
dans  quelque  monarchie,  parce  que  ses  principes  sont  destructifs  de 
tout  gouvernement  républicain  ?  et  fait-on  le  procès  chez  les  rois  aux 
auteurs  qui  (i)  rejettent  et  dépriment  les  républiques?  Le  droit  n'est-il 
pas  réciproque?  et  les  républicains  ne  sont-ils  pas  souverains  dans 
leur  pays  comme  les  rois  le  sont  dans  le  leur?  Pour  moi  (2),  [je  n'ai  rejeté 
aucun  gouvernement,  je  n'en  ai  méprisé  aucun.]  En  les  examinant,  en 
les  comparant,  j'ai  tenu  la  balance,  et  j'ai  calculé  les  poids  :  je  n'ai 
rien  fait  de  plus. 

On  ne  doit  punir  la  raison  nulle  part,  ni  même  le  raisonnement  ; 
[cette  punition  prouverait  trop  contre  ceux  qui  l'infligeraient.]  Les 
représentants  ont  très  bien  établi  que  mon  livre,  [où  je  ne  sors  pas  de 
la  thèse  générale,]  n'attaquant  point  le  gouvernement  de  Genève,  et 
imprimé  hors  du  territoire,  ne  peut  être  considéré  que  dans  le  nombre 
de  ceux  qui  traitent  du  droit  naturel  et  politique,  sur  lesquels  les  lois 
ne  donnent  au  Conseil  aucun  pouvoir,  et  qui  se  sont  toujours  vendus 
publiquement  dans  la  ville,  [quelque  principe  qu'on  y  avance,  et  quel- 
que sentiment  qu'on  y  soutienne.]  Je  ne  suis  pas  le  seul  qui,  discutant 
[par  abstraction]  des  questions  (3)  de  politique,  ait  pu  les  traiter  avec 
quelque  hardiesse:  [chacun  ne  le  fait  pas,  mais  tout  homme  a  droit  de 
le  faire;  plusieurs  usent  de  ce  droit],  et  je  suis  le  seul  qu'on  punisse  (4) 
pour' en  avoir  usé (5).  L'infortuné  Sidney  pensait  comme  moi,  mais  il 
agissait;  c'est  pour  son  fait  et  non  pour  son  livre  (6)  qu'il  eut  l'honneur 
de  verser  son  sang.  Althusius  (a),  en'Allemagne,  s'attira  des  ennemis; 
mais  on  ne  s'avisa  pas  de  le  poursuivre  criminellement  (7).  Locke, 
Montesquieu,  [l'abbé  de  Saint-Pierre,]  ont  traité  les  mêmes  matières 
et  souvent  avec  la  même  liberté  tout  au  moins.  Locke  en  particulier 
les  a  traitées  exactement  dans  les  mêmes  principes  [que  moi]  (8).  Tous 
trois  (9)  sont  nés  sous  des  rois,  ont  vécu  tranquilles,  et  sont  morts 
honorés  dans  leurs  pays.  Vous  savez  comment  j'ai  été  traité  dans  le 
mien  (10). 

[Aussi  soyez  sûr  que,  loin  de  rougir  de  ces  flétrissures,  je  m'en  glo- 
rifie, puisqu'elles  ne  servent  qu'à  mettre  en  évidence  le  motif  qui  me 

(1)  Parlent  avec  mépris. 

la)  Je  n'ai  méprisé  personne^  fat  dit  partout  des  raisons  et  rien  de  plus. 

(3)  Générales. 

(4)  Ait  puni. 

(5)  Pour  cela. 

(6)  Discours  sur  le  Gouvernement,  par  Algernon  Sidney,  traduit  de  l'anglais  par 
P.  A.  Samson,  à  la  Haye  chez  Louis  et  Henri  van  Dole,  marchands  libraires  dans  le 
Pooten.  3  volumes  in-12,  1703. 

(7)  Enfin  l'illustre  Locke  et  l'immortel  Montesquieu. 

(8)  Je  ne  veux  en  rien  m'égaler  à  ces  illustres  auteurs  même  pour  la  hardiesse,  mais. 

(9)  Deux. 

(10)  J*en  ai  trop  dit  déjà. 

(a)  Althusen  ou  Althusius,  auteur  d'un  livre  intitulé  Politica  methodice  digesta^  et 
exemplis  sacris  et  profanis  illustrata.  Herbornœ  Sassoviorum  ex  officina  Christo- 
phori  Corvini,  i6o3  (469  pages). 


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4o6  DU   CONTRAT  SOCIAL. 

les  attire,  et  que  ce  motif  n'est  que  d'avoir  bien  mérité  de  mon  pays. 
La  conduite  du  Conseil  envers  moi  m'afflige  sans  doute,  en  rompant 
des  nœuds  qui  m'étaient  si  chers;  mais  peut-elle  m'avilir?  Non,  elle 
m'élève,  elle  me  met  au  rang  de  ceux  qui  ont  souffert  pour  la  liberté. 
Mes  livres,  quoi  qu'on  fasse,  porteront  toujours  témoignage  d'eux- 
mêmes,  et  le  traitement  qu'ils  ont  reçu  ne  fera  que  sauver  de  l'opprobre 
ceux  qui  auront  l'honneur  d'être  brûlés  après  eux.] 


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VIII 


ROUSSEAU  ET  LE  SYSTÈME  FÉDÉRATIF 

[Extraits  de  son  analyse  du  Projet  de  Paix  perpétuelle 
de  Tabbé  de  Saint- Pierre  (i).] 


Je  vais  voir,  du  moins  en  idée,  les  hommes  s'unir  et  s*aimer,  je 
vais  penser  à  une  douce  et  paisible  société  de  frères  vivant  dans  une 
concorde  éternelle,  tous  conduits  par  les  mêmes  maximes,  tous  heu- 
reux du  bonheur  commun  et  réalisant  en  moi-même  un  tableau  si 
touchant,  Timage  d'une  félicité  qui  n'est  point  m'en  fera  goûter  quel- 
ques instants  une  véritable... 

Si  l'on  pouvait  remonter  au  droit  solide  et  primitif,  il  y  aurait  peu 
de  souverains  en  Europe  qui  ne  dussent  rendre  tout  ce  qu'ils  ont... 

On  sait  que  ce  sont  les  hommes  seuls  qui  font  la  force  des  rois... 


Il  ne  faut  pas  avoir  longtemps  médité  sur  les  moyens  de  perfec- 
tionner un  gouvernement  quelconque  pour  apercevoir  des  embarras 
et  des  obstacles  qui  naissent  moins  de  sa  constitution  que  de  ses 
relations  externes;  de  sorte  que  la  plupart  des  soins  qu'il  faudrait 
consacrer  à  sa  police,  on  est  contraint  de  les  donner  à  sa  sûreté  et  de 
songer  plus  à  le  mettre  en  état  de  résister  aux  autres  qu'à  le  rendre 
parfait  en  lui-même.  Si  l'ordre  social  était,  comme  on  le  prétend,  l'ou- 
vrage de  la  raison  plutôt  que  des  passions,  eût-on  tardé  si  longtemps 
à  voir  qu'on  a  fait  trop  ou  trop  peu  pour  notre  bonheur,  que  chacun 
de  nous  étant  dans  l'état  civil  avec  ses  concitoyens,  et  dans  l'état  de 
nature  avec  tout  le  reste  du  monde,  nous  n'avons  prévenu  les  guerres 
particulières  que  pour  en  allumer  de  générales  qui  sont  mille  fois 
plus  terribles  et  que,  nous  unissant  à  quelques  hommes,  nous  deve- 
nons réellement  les  ennemis  du  genre  humain. 

S'il  y  a  quelque  moyen  de  lever  ces  dangereuses  contradictions,  ce 

(i)  Nous  avons  réuni  ici  quelques  idées  de  Rousseau  sur  le  Système  fédératif  qui, 
mêlées  à  son  analyse  du  livre  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  n'avaient  peut-être  pas  attiré 
suffisamment  l'attention .  Nous  les  faisons  suivre  de  quelques  citations  de  Machiavel  et 
de  Montesquieu  sur  la  même  question. 


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4o8  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

ne  peut  être  que  par  une  forme  de  gouvernement  confédératif  qui  unis- 
sant les  peuples  par  des  liens  semblables  à  ceux  qui  unissent  les  in- 
dividus soumette  également  les  uns  et  les  autres  à  l'autorité  des  lois. 
Le  gouvernement  paraît  d'ailleurs  préférable  à  tout  autre  en  ce  qu'il 
comprend  à  la  fois  les  grands  et  les  petits  États,  qu'il  est  redoutable 
au  dehors  par  sa  puissance,  que  les  lois  y  sont  en  vigueur,  et  qu'il  est 
le  seul  propre  à  contenir  également  les  sujets,  les  chefs  et  les  étran- 
gers. 

Chacun  voit  que  toute  société  se  forme  par  les  intérêts  communs, 
que  toute  division  naît  des  intérêts  opposés,  que  mille  événements 
fortuits  pouvant  changer  et  modifier  les  uns  et  les  autres,  dès  qu'il  y 
a  société,  il  faut  nécessairement  une  force  coactive  qui  ordonne  et 
concerte  les  mouvements  de  ses  membres  afin  de  donner  aux  com- 
muns intérêts  et  aux  engagements  réciproques  la  solidité  qu'ils  ne 
sauraient  avoir  par  eux-mêmes. 


Si  jamais  vérité  morale  fut  démontrée,  il  me  semble  que  c'est 
l'utilité  générale  et  particulière  de  ce  projet.  Les  avantages  qui  résul- 
teraient de  son  exécution,  et  pour  chaque  prince,  et  pour  chaque 
peuple,  et  pour  toute  l'Europe  sont  immenses,  clairs,  incontestables. 
On  ne  peut  rien  de.  plus  solide  et  de  plus  exact  que  les  raisonnements 
par  lesquels  l'auteur  les  établit.  Réaliser  sa  république  européenne 
durant  un  seul  jour,  c'est  assez  pour  la  faire  durer  éternellement, 
tant  chacun  trouverait  par  l'expérience  son  profit  particulier  dans  le 
bien  commun.  Cependant  ces  mêmes  princes  qui  la  défendraient  de 
toutes  leurs  forces,  si  elle  existait,  s'opposeraient  maintenant  de  même 
à  son  exécution  et  l'empêcheraient  infailliblement  de  s'établir  comme 
ils  l'empêcheraient  de  s'étendre.  Aussi  l'ouvrage  de  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  sur  la  paix  perpétuelle  paraît  d'abord  inutile  pour  la  produire 
et  superflu  pour  la  conserver.  C'est  donc  une  vaine  spéculation,  dira 
quelque  lecteur  impatient.  Non,  c'est  un  livre  solide  et  sensé,  et  il  est 
très  important  qu'il  existe. 

Les  ministres  ont  besoin  de  la  guerre  pour  se  rendre  nécessaires, 
pour  jeter  le  prince  dans  des  embarras  dont  il  ne  puisse  se  tirer  sans 
eux,  et  pour  perdre  l'État  s'il  le  faut,  plutôt  que  leur  place;  ils  en  ont 
besoin  pour  vexer  le  peuple  sous  prétexte  des  nécessités  publiques, 
ils  en  ont  besoin  pour  placer  leurs  créatures,  gagner  sur  les  marchés 
et  faire  en  secret  mille  odieux  monopoles;  ils  en  ont  besoin  pour 
satisfaire  leurs  passions  et  s'expulser  mutuellement;  ils  en  ont  besoin 
pour  s'emparer  du  prince  en  le  tirant  de  la  cour  quand  il  s'y  forme 
contre  eux  des  intrigues  dangereuses;  ils  perdraient  toutes  ces  res- 
sources par  la  paix  perpétuelle. 


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APPENDICE  VIII.  409 

Il  ne  faut  pas  non  plus  croire  avec  l*abbé  de  Saint-Pierre  que 
même  avec  la  bonne  volonté  que  les  princes  et  les  ministres  n'auront 
jamais,  il  fût  aisé  de  trouver  un  moment  favorable  à  l'exécution  de  ce 
système;  car  il  faudrait  pour  cela  que  la  somme  des  intérêts  parti- 
culiers ne  l'emportât  pas  sur  l'intérêt  commun  et  que  chacun  crût 
voir  dans  le  bien  de  tous  le  plus  grand  bien  qu'il  pût  espérer  pour  lui- 
même. 

Si  nous  avons  bien  raisonné  dans  l'exposition  de  ce  projet,  il  est 
démontré  premièrement  que  l'établissement  de  la  paix  perpétuelle 
dépend  uniquement  du  consentement  des  souverains  et  n'offre  point 
à  lever  d'autres  difficultés  que  leur  résistance. 


Toute  l'occupation  des  rois  ou  de  ceux  qu'ils  chargent  de  leurs 
fonctions  se  rapporte  à  deux  seuls  objets  :  étendre  leur  domination 
au  dehors,  et  la  rendre  plus  absolue  au  dedans.  Toute  autre  vue  ne 
se  rapporte  à  l'une  de  ces  deux,  ou  ne  leur  sert  que  de  prétexte.  Telles 
sont  celles  du  bien  publiCy  du  bonheur  des  sujets,  de  la  gloire  de  la 
nation,  mots  à  jamais  proscrits  du  cabinet  et  si  lourdement  employés 
dans  les  édits  publics  qu'ils  n'annoncent  jamais  que  des  ordres  funestes 
et  que  le  peuple  gémit  d'avance  quand  ses  maîtres  lui  parlent  de  leurs 
soins  paternels... 

Je  demande  s'il  y  a  dans  le  monde  un  souverain  qui,  borné  ainsi 
pour  jamais  dans  ses  projets  les  plus  chéris,  supportât  sans  indigna- 
tion la  seule  idée  de  se  voir  forcé  d'être  juste,  non  seulement  avec  les 
étrangers,  mais  même  avec  ses  propres  sujets. 


Une  autre  semence  de  guerre  plus  cachée  et  non  moins  réelle 
c'est  que  les  choses  ne  changent  point  de  forme  en  changeant  de  nature, 
que  des  États  héréditaires  en  effet  restent  électifs  en  apparence,  qu'il  y 
ait  des  parlements  ou  États  nationaux  dans  des  monarchies,  des  chefs 
héréditaires  dans  des  républiques,  qu'une  puissance  dépendante  d'une 
autre  conserve  encore  une  apparence  de  liberté,  que  tous  les  peuples 
soumis  au  même  pouvoir  ne  soient  pas  gouvernés  par  les  mêmes  lois, 
que  l'ordre  de  succession  soit  différent  dans  les  divers  états  d'un 
même  souverain,  enfin  que  chaque  gouvernement  tende  toujours  à 
s'altérer  sans  qu'il  soit  possible  d'empêcher  ce  progrès... 

Ce  serait  d'ailleurs  une  grande  erreur  d'espérer  que  cet  état  pût 
changer  par  la  seule  force  des  choses  et  sans  le  secours  de  l'art... 


Ce  qui  est  utile  au  public  ne  s'introduit  guère  que  par  la  force, 
attendu  que  les  intérêts  particuliers  sont  presque  toujours  opposés. 
Sans  doute  la  paix  perpétuelle  est  à  présent  un  projet  très  absurde; 


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410  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

mais  qu'on  nous  rende  un  Henri  IV  et  un  Sully,  la  paix  perpétuelle 
redeviendra  un  projet  raisonnable,  ou  plutôt  admirons  un  si  beau 
plan,  mais  consolons-nous  de  ne  pas  le  voir  exécuter,  car  cela  ne  peut 
se  faire  que  par  des  moyens  violents  et  redoutables  à  l'humanité. 

On  ne  voit  point  de  ligues  fédératives  s'établir  autrement  que  par 
des  révolutions,  et,  sur  ce  principe,  qui  de  nous  oserait  dire  si  cette 
ligue  européenne  est  à  désirer  ou  à  craindre.  Elle  ferait  peut-être 
plus  de  mal  tout  d'un  coup  qu'elle  n'en  préviendrait  pour  des  siècles. 


On  sent  bien  que  par  la  diète  européenne  le  gouvernement  de 
chaque  État  n'est  pas  moins  fixé  que  par  ses  limites,  qu'on  ne  peut 
garantir  les  princes  de  la  révolte  des  sujets  sans  garantir  en  même 
temps  les  sujets  de  la  tyrannie  des  princes  et  qu'autrement  l'institu- 
tion ne  saurait  subsister. 


Quant  aux  différends  entre  prince  et  prince,  peut-on  espérer  de 
soumettre  à  un  tribunal  supérieur  des  hommes  qui  se  sont  vantés 
de  ne  tenir  leur  pouvoir  que  de  leur  épée  et  qui  ne  font  mention  de 
Dieu  même  que  parce  qu'il  est  au  ciel. 


GOUVERNEMENT    DE     POLOGNE.     Chap.    V. 

Presque  tous  les  petits  États,  républiques  et  monarchies  indiffé- 
remment, prospèrent  par  cela  seul  qu'ils  sont  petits... 

Appliquez-vous  à  étendre  et  à  perfectionner  le  système  des  gou- 
vernements fédératifs,  le  seul  qui  réunisse  les  avantages  et  des  grands 
et  des  petits  États... 

MACHIAVEL.  —  Dîscours  sur  Tite-Live,  Liv.  II,  chap.  iv. 

Si  le  moyen  des  confédérations  est  en  lui-même  un  obstacle  à  des 
conquêtes,  il  en  résulte  deux  avantages,  le  premier,  c'est  d'avoir  ra- 
rement la  guerre;  le  second,  la  facilité  de  conserver  ce  qu'on  peut 
avoir  acquis.  Ce  qui  empêche  des  États  ainsi  associés  de  s'agrandir, 
c'est  qu'ils  forment  une  république  éparse...  ils  éprouvent  peu  le  be- 
soin de  dominer,  la  nécessité  de  partager  ce  pouvoir  avec  un  grand 
nombre  de  confédérés  rend  le  désir  de  l'obtenir  moins  vif  que  pour 
une  république  qui  se  flatterait  avec  raison  d'en  jouir  seule... 

L'expérience  nous  apprend  d'ailleurs  que  cette  espèce  de  corps 
politique  a  des  bornes  au  delà  desquelles  il  n'est  pas  d'exemple  qu'il 
se  soit  jamais  étendu,  il  se  compose  de  la  réunion  de  douze  ou  qua- 
torze États  tout  au  plus. 


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APPENDICE  VIII.  411 

MONTESQUIEU.  —  Esprît  dcs  loîs,  Liv.  IX,  chap.  i. 

Si  une  république  est  petite,  elle  est  détruite  par  une  force  étran- 
gère ;  si  elle  est  grande,  elle  se  détruit  par  un  vice  intérieur. 

Ce  double  inconvénient  infecte  également  les  démocraties  et  les 
aristocraties,  soit  qu'elles  soient  bonnes,  soit  qu'elles  soient  mau- 
vaises. Le  mal  est  dans  la  chose  même,  il  n'y  a  aucune  forme  qui 
puisse  y  remédier. 

Ainsi  il  y  a  grande  apparence  que  les  hommes  auraient  été  à  la 
fin  obligés  de  vivre  toujours  sous  le  gouvernement  d'un  seul,  s'ils 
n'avaient  imaginé  une  manière  de  constitution  qui  a  tous  les  avan- 
tages intérieurs  du  gouvernement  républicain  et  la  force  extérieure 
du  monarchique.  Je  parle  de  la  république  fédérative. 

Cette  forme  de  gouvernement  est  une  convention  par  laquelle 
plusieurs  corps  politiques  consentent  à  devenir  citoyens  d'un  État 
plus  grand  qu'ils  veulent  former.  C'est  une  Société  de  Sociétés  qui 
en  font  une  nouvelle,  qui  peut  s'agrandir  par  de  nouveaux  associés 
jusqu'à  ce  que  sa  puissance  suffise  à  la  sûreté  de  ceux  qui  se  sont 
unis... 

Cette  sone  de  république,  capable  de  résister  à  la  force  extérieure, 
peut  se  maintenir  dans  sa  grandeur  sans  que  l'intérieur  se  corrompe, 
la  forme  de  cette  société  prévient  tous  les  inconvénients... 

Composé  de  petites  républiques,  il  jouit  de  la  bonté  du  gouverne- 
ment intérieur  de  chacune  et  à  l'égard  du  dehors,  il  a,  par  la  force  de 
l'association,  tous  les  avantages  des  grandes  monarchies. 

MONTESQUIEU.  —  EspHt  dcs  loiSy  liv.  IX,  chap.  11. 

Que  la  Constitution  fédérative  doit  être  composée 
d* États  de  même  nature^  surtout  d'États  républicains. 

...La  nature  des  petites  monarchies  n'est  pas  la  confédération... 

L'esprit  de  la  monarchie  est  la  guerre  et  l'agrandissement;  l'es- 
prit de  la  république  est  la  paix  et  la  modération.  Ces  deux  sorte 
de  gouvernement  ne  peuvent  que  d'une  manière  forcée  subsister  dans 
une  république  fédérative. 

MONTESQUIEU.  —  Esprit  des  lois.  Liv.  IX,  chap.  in. 

Dans  la  république  de  Hollande  une  province  ne  peut  faire  une 
alliance  sans  le  consentement  des  autres.  Cette  loi  est  très  bonne  et 
même  nécessaire  dans  la  république  fédérative...  Une  république 
qui  s'est  unie  par  une  confédération  politique  s'est  donnée  tout  en- 
tière et  n'a  plus  rien  à  donner... 


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IX 


ROUSSEAU   ET  LES   PROTESTANTS 
Lettre  à  M.  de  P***. 

«  33  mai  1764. 

(c  Je  n'avais  pas  attendu  les  exhortations  des  protestants  de  France 
pour  réclamer  contre  les  mauvais  traitements  qu'ils  essuient.  Ma 
lettre  à  M.  l'archevêque  de  Paris  porte  un  témoignage  assez  éclatant 
du  vif  intérêt  que  je  prends  à  leurs  peines  ;  il  serait  difficile  d'ajouter 
à  la  lorce  des  raisons  que  j'apporte  pour  engager  le  gouvernement  à 
les  tolérer  et  j'ai  même  lieu  de  présumer  qu'il  y  a  fait  quelque  atten- 
tion. Quel  gré  m'en  ont-ils  su?  On  dirait  que  cette  lettre,  qui  m'a 
ramené  tant  de  catholiques,  n'a  fait  qu'achever  d'aliéner  les  protes- 
tants et  combien  d'entre  eux  ont  osé  m'en  faire  un  nouveau  crime! 
Comment  voudriez-vous,  monsieur,  que  je  prisse  avec  succès  leur 
défense  lorsque  j'ai  moi-même  à  me  défendre  de  leurs  outrages  ! 
Opprimé,  persécuté,  poursuivi  chez  eux  de  toutes  parts  comme  un 
scélérat,  je  les  ai  vus  tous  réunis  pour  achever  de  m'accabler,  et  lors- 
que enfin  la  protection  du  roi  a  mis  ma  personne  à  couvert,  ne  pouvant 
plus  autrement  me  nuire,  ils  n'ont  cessé  de  m'injurier.  Ouvrez  jusqu'à 
vos  Mercures  et  vous  verrez  de  quelle  façon  ces  charitables  chrétiens 
m'y  traitent;  si  je  continuais  à  prendre  leur  cause,  ne  me  deman- 
derait-on pas  de  quoi  je  me  mêle?  Ne  jugerait-on  pas  qu'apparem- 
ment, je  suis  de  ces  braves  qu'on  mène  au  combat  à  coups  de  bâton  ? 
«  Vous  avez  bonne  grâce  de  venir  nous  prêcher  la  tolérance,  me 
dirait-on,  tandis  que  vos  gens  se  montrent  plus  intolérants  que  nous. 
Votre  propre  histoire  dément  vos  principes  et  prouve  que  les  réfor- 
més, doux  peut-être  quand  ils  sont  faibles,  sont  très  violents,  sitôt 
qu'ils  sont  les  plus  forts.  Les  uns  vous  décrètent,  les  autres  vous 
bannissent,  les  autres  vous  reçoivent  en  rechignant.  Cependant,  vous 
voulez  que  nous  les  traitions  sur  des  maximes  de  douceur  qu'ils 
n'ont  pas  eux-mêmes.  Non,  puisqu'ils  persécutent,  ils  doivent  être 
persécutés,  c'est  la   loi  de  l'équité  qui  veut  qu'on  fasse  à  chacun 


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APPENDICE  IX.  4i3 

comme  ils  font  aux  autres.  Croyez-nous,  ne  vous  mêlez  plus  de  leurs 
affaires,  car  ce  ne  sont  point  les  vôtres.  Ils  ont  grand  soin  de  le  dé- 
clarer tous  les  jours  en  vous  reniant  pour  leur  frère,  en  protestant  que 
votre  religion  n'est  pas  la  leur.  » 

«  Si  vous  voyez,  monsieur,  ce  que  j'aurais  de  solide  à  répondre  à 
ces  discours,  ayez  la  bonté  de  me  le  dire,  quant  à  moi,  je  ne  le  vois 
pas.  Et  puis,  que  sais-je  encore,  peut-être  en  voulant  les  défendre, 
avancerais-je  par  mégarde  quelque  hérésie,  pour  laquelle  on  me 
ferait  saintement  brûler.  Enfin,  je  suis  abattu,  découragé,  souf- 
frant, et  l'on  me  donne  tant  d'affaires  à  moi-même  que  je  n'ai  plus  le 
temps  de  me  mêler  de  celles  d'autrui. 

«  Recevez,  etc.  » 

Lettre  à  M.  Foulquier  au  sujet  du  mémoire  de  M.  de  J, 
sur  les  mariages  des  protestants. 

•  Motiers,  le  18  octobre  1764. 

«  Voici,  monsieur,  le  mémoire  que  vous  avez  eu  la  bonté  de 
m'envoyer,  il  m'a  paru  fort  bien  fait,  il  dit  assez  et  ne  dit  rien  de 
trop.  Il  y  aurait  seulement  quelques  petites  fautes  de  langue  à  corri- 
ger, si  l'on  voulait  le  donner  au  public,  mais  ce  n'est  rien,  l'ouvrage 
est  bon  et  ne  sent  point  trop  son  théologien. 

«  Il  me  paraît  que  depuis  quelque  temps,  le  gouvernement  de 
France,  éclairé  par  quelques  bons  écrits,  se  rapproche  assez  d'une 
tolérance  tacite  en  faveur  des  protestants.  Mais,  je  pense  aussi  que  le 
moment  de  l'expulsion  des  jésuites  le  force  à  plus  de  circonspection 
que  dans  un  autre  temps,  de  peur  que  ces  frères  et  leurs  amis  ne  se 
prévalent  de  cette  indulgence  pour  confondre  leur  cause  avec  celle 
de  la  religion.  Cela  étant,  ce  moment  ne  serait  pas  le  plus  favorable 
pour  agir  à  la  cour;  mais  en  attendant  qu'il  vînt,  on  pourrait  conti- 
nuer d'instruire  et  d'intéresser  le  public  par  des  écrits  sages  et  modé- 
rés, forts  de  raisons  d'État,  claires  et  précises  et  dépouillés  de  toutes 
ces  aigres  et  puériles  déclamations  trop  ordinaires  aux  gens  d'église. 
Je  crois  même  qu'on  doit  éviter  d'irriter  trop  le  clergé  catholique,  il 
faut  dire  les  faits  sans  les  charger  de  réflexions  offensantes.  Conce- 
vez, au  contraire,  un  mémoire  adressé  aux  évêques  de  France  en 
termes  décents  et  respectueux  et  où,  sur  des  principes  qu'ils  n'ose- 
raient désavouer,  on  interpellerait  leur  équité,  leur  charité,  leur 
commisération,  leur  patriotisme  et  même  leur  christianisme.  Ce  mé- 
moire, je  le  sais  bien,  ne  changerait  pas  leur  volonté,  mais  il  leur 
ferait  honte  de  la  montrer  et  les  empêcherait  peut-être  de  persécuter 
si  ouvertement  et  si  durement  nos  malheureux  frères.  Je  puis  me 
tromper,  voilà  ce  que  je  pense.  Pour  moi,  je  n'écrirai  point,  cela  ne 
m'est  pas  possible  ;  mais  partout  où  mes  soins  et  mes  conseils  pour- 


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414  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

rônt  être  utiles  aux  opprimés,  ils  trouveront  toujours  en  moi,  dans 
le  malheur,  l'intérêt  et  le  zèle  que  dans  les  miens  je  n'ai  trouvés  chez 
personne.  » 

Lettre   à   x\f***.  Au  sujet  d'un  mémoire  en  faveur  des  protestants  y 
que  Von  devait  adresser  aux  évêques  de  France. 

•  1765. 

•  La  lettre,  monsieur,  et  le  mémoire  de  M.  ***  que  vous  m'avez 
envoyés,  confirment  bien  l'estime  et  le  respect  que  j'avais  pour  leur 
auteur.  Il  y  a  dans  ce  mémoire  des  choses  qui  sont  tout  à  fait  bien, 
cependant  il  me  semblerait  que  le  plan  et  l'exécution  demanderaient 
une  refonte  conforme  aux  excellentes  observations  contenues  dans 
votre  lettre.  L'idée  d'adresser  un  mémoire  aux  évêques  n'a  pas  tant 
pour  but  de  les  persuader  eux-mêmes  que  de  persuader  indirecte- 
ment la  cour  et  le  clergé  catholique  qui  seront  plus  portés  à  donner 
au  corps  épiscopal  le  tort  dont  on  ne  les  chargera  pas  eux-mêmes. 
D'où  il  doit  arriver  que  les  évêques  auront  honte  d'élever  des  oppo- 
sitions à  la  tolérance  des  protestants  ou  que  s'ils  font  ces  oppositions, 
ils  attireront  contre  eux  la  clameur  publique  et  peut-être  les  rebuf- 
fades de  la  cour. 

«  Sur  cette  idée,  il  paraît  qu'il  ne  s'agit  pas  tant,  comme  vous  le 
dites  très  bien,  d'explications  sur  la  doctrine,  qui  sont  assez  connues 
et  ont  été  données  mille  tois,  que  d'une  exposition  politique  et  adroite 
de  l'utilité  dont  les  protestants  sont  à  la  France,  à  quoi  l'on  peut 
ajouter  la  bonne  remarque  de  M.  ***  sur  l'impossibilité  reconnue  de 
les  réunir  à  TÉglise  et  par  conséquent  sur  l'inutilité  de  les  opprimer, 
oppression  qui  ne  pouvant  les  détruire  ne  peut  servir  qu'à  les 
aliéner. 

«  En  prenant  les  évêques,  qui,  pour  la  plupart,  sont  des  plus 
grandes  maisons  du  royaume,  du  côté  des  avantages  de  leur  nais- 
sance et  de  leurs  places,  on  peut  leur  montrer  avec  force  combien  ils 
doivent  être  attachés  au  bien  de  l'État  à  proportion  du  bien  dont  il 
les  comble  et  des  privilèges  qu'il  leur  accorde;  combien  il  serait 
horrible  à  eux  de  préférer  leur  intérêt  et  leur  ambition  particulière 
au  bien  général  d'une  société  dont  ils  sont  les  principaux  membres; 
on  peut  leur  prouver  que  leurs  devoirs  de  citoyens,  loin  d'être  oppo- 
sés à  ceux  de  leur  ministère,  en  reçoivent  de  nouvelles  forces  ;  que 
l'humanité,  la  religion,  la  patrie  leur  prescrit  la  même  conduite  et  la 
même  obligation  de  protéger  leurs  malheureux  frères  opprimés  plutôt 
que  de  les  poursuivre.  Il  y  a  mille  choses  vives  et  saillantes  à  dire 
là-dessus,  en  leur  faisant  honte,  d'un  côté,  de  leurs  maximes  bar- 
bares sans  pourtant  les  leur  reprocher  et  de  l'autre,  en  excitant  contre 
eux  l'indignation  du  ministère  et  des  autres  ordres  du  royaume  sans 
pourtant  paraître  y  tâcher. 


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APPENDICE  IX.  4i5 

«  Je  suis,  monsieur,  si  pressé,  si  accablé,  si  surchargé  de  lettres,  que 
je  ne  puis  vous  jeter  ici  quelques  idées  qu'avec  la  plus  grande  rapi- 
dité. Je  voudrais  pouvoir  entreprendre  ce  mémoire,  mais  cela  m'est 
absolument  impossible  et  j'en  ai  bien  du  regret,  car,  outre  le  plaisir 
de  bien  faire,  j'y  trouverais  un  des  plus  beaux  sujets  qui  puissent 
honorer  la  plume  d'un  auteur.  Cet  ouvrage  peut  être  un  chef-d'œuvre 
de  politique  et  d'éloquence,  pourvu  qu'on  y  mette  le  temps  ;  mais  je 
ne  crois  pas  qu'il  puisse  être  bien  traité  par  un  théologien. 

«  Je  vous  salue,  monsieur,  de  tout  mon  cœur.  » 

Lettre  à  M,  de  Beaumont  (Extrait). 

«...  En  considérant  la  seule  raison  d'État,  peut-être  a-t-on  bien  fait 
d'ôter  aux  protestants  français  tous  leurs  chefs,  mais  il  fallait  s'arrêter 
là.  Les  maximes  politiques  ont  leurs  applications  et  leurs  distinctions. 
Pour  prévenir  des  dissensions  qu'on  n'a  plus  à  craindre,  on  s'ôte  des 
ressources  dont  on  aurait  grand  besom.  Un  parti  qui  n'a  plus  ni  grands 
ni  noblesse  à  sa  tête,  quel  mal  peut-il  faire  dans  un  royaume  tel  que 
la  France? 

«  Si  j'étais  roi,  non;  ministre,  encore  moins,  mais  homme  puissant 
en  France,  je  dirais  :  «Tout  tend  parmi  nous  aux  emplois, aux  charges; 
tout  veut  acheter  le  droit  de  mal  faire;  Paris  et  la  cour  engouffrent 
tout.  Laissons  ces  pauvres  gens  remplir  le  vide  des  provinces;  qu'ils 
soient  marchands,  et  toujours  marchands;  laboureurs,  et  toujours 
laboureurs.  Ne  pouvant  quitter  leur  état,  ils  en  tireront  le  meilleur 
parti  possible;  ils  remplaceront  les  nôtres  dans  les  conditions  privées 
dont  nous  cherchons  tous  à  sortir;  ils  feront  valoir  le  commerce  et 
l'agriculture  que  tout  nous  fait  abandonner;  ils  alimenteront  notre 
luxe;  ils  travailleront,  et  nous  jouirons.  » 

«  Si  ce  projet  n'était  pas  plus  équitable  que  ceux  qu'on  suit,  il  serait 
du  moins  plus  humain,  et  sûrement  il  serait  plus  utile.  C'est  moins  la 
tyrannie  et  c'est  moins  l'ambition  des  chefs  que  ce  ne  sont  leurs  pré- 
jugés et  leurs  courtes  vues  qui  font  le  malheur  des  nations. 

«  Le  seul  cas  qui  force  un  peuple  ainsi  dénué  de  chefs  à  prendre  les 
armes,  c'est  quand,  réduit  au  désespoir  par  ses  persécuteurs,  il  voit 
qu'il  ne  lui  reste  plus  de  choix  que  dans  la  manière  de  périr.  Telle  fut, 
au  commencement  de  ce  siècle,  la  guerre  des  camisards.  Alors  on  est 
tout  étonné  de- la  force  qu'un  parti  méprisé  tire  de  son  désespoir;  c'est 
ce  que  jamais  les  persécuteurs  n'ont  su  calculer  d'avance.  Cependant 
de  telles  guerres  coûtent  tant  de  sang,  qu'ils  devraient  bien  y  songer 
avant  de  les  rendre  iaévitables...  » 


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X 

NOTE  SUR  LA  CONSTITUTION   DE  GENÈVE(i) 


Il  s'en  fallait  beaucoup  que  dans  la  république  de  Genève  tous  ses 
membres  fussent  égaux  en  droits^  soit  politiques,  soit  civils.  Les  Ge- 
nevois étaient,  sous  ce  double  rapport,  divisés  en  cinq  classes  bien 
distinctes  :  les  citoyens^  les  bourgeois^  les  habitants^  les  natifs^  et  les 
sujets. 

Les  deux  premières  classes  seules  prenaient  part  au  gouverne- 
ment et  à  la  législation,  avec  cette  différence  entre  elles  qu'il  n'y 
avait  que  les  citoyens  qui  pussent  parvenir  aux  principales  magistra- 
tures. Le  citoyen  devait  être  fils  d'un  citoyen  ou  d'un  bourgeois,  et 
être  né  dans  la  ville.  Le  bourgeois  était  celui  qui  avait  obtenu  des 
lettres  de  bourgeoisie;  elles  lui  donnaient  le  droit  de  se  livrer  à  tous 
les  genres  de  commerce,  et  il  ne  pouvait  être  expulsé  que  par  juge- 
ment. Le  fils  d'un  bourgeois  restait  bourgeois  comme  son  père,  s'il 
naissait  hors  du  territoire.  Le  nombre  des  citoyens  et  bourgeois  en- 
semble n'a  jamais  excédé  seize  cents. 

La  classe  des  habitants  se  composait  des  étrangers  qui  avaient 
acheté  le  droit  d'habiter  dans  la  ville. 

Les  natifs  étaient  les  enfants  de  ces  habitants,  nés  dans  la  ville. 
Quoiqu'ils  eussent  acquis  quelques  prérogatives  dont  leurs  pères 
étaient  privés,  ils  n'avaient  le  droit  de  faire  aucun  commerce  ;  beau- 
coup de  professions  leur  étaient  interdites,  et  cependant  c'était  sur 
eux  principalement  que  portait  le  fardeau  des  impôts.  En  toute  espèce 
de  charge  publique,  la  personne  et  les  propriétés  du  natif  étaient 
taxées  plus  que  celles  du  citoyen  et  du  bourgeois. 

Enfin,  les  sujets  étaient  les  habitants  du  territoire,  qu'ils  y  fussent 
nés  ou  non.  Leur  dénomination  seule  donne  l'idée  de  leur  nullité 
sous  tous  les  rapports. 

Si  l'organisation  civile  et  politique  de  l'État  de  Genève  présentait 
ainsi  cinq  classes  d'hommes,  le  gouvernement  de  cet  État  offrait 
aussi,  dans  son  ensemble,  cinq  ordres  ou  centres  d'autorité  dépen- 
dants les  uns  des  autres,  et  dont  voici  les  noms  et  les  attributions  : 

I»  Le  petit  Conseil  ou  Conseil  des  Vingt-Cinq,  quelquefois  nommé 
Sénaty  composé  de  membres  à  vie,  avait  la  haute  police  et  l'admi- 

(i)  Cette  analyse  des  ouvrages  de  Picot  et  d'Yvernois  est  de  Pctitain. 


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APPENDICE  X.  417 

nistration  des  affaires  publiques,  était  juge  en  troisième  ressort  des 
procès  civils,  et  juge  souverain  des  causes  criminelles;  il  donnait  le 
droit  de  bourgeoisie,  et  avait  l'initiative  dans  tous  les  autres  Con- 
seils, dont  il  faisait  lui-même  partie. 

2*  Quatre  syndics,  élus  annuellement  par  le  Conseil  général,  dont 
il  sera  ci-après  parlé,  et  choisis  parmi  les  membres  du  petit  Conseil, 
dirigeaient  ce  dernier,  et  se  partageaient  toutes  les  branches  d'admi- 
nistration. Le  premier  syndic  présidait  tous  les  Conseils. 

3®  Le  Conseil  qui  avait  conservé  la  dénomination  du  Deux-Cents, 
quoique  depuis  ijSS  le  nombre  eût  été  porté  à  deux  cent  cinquante, 
nommait  aux  places  vacantes  dans  le  petit  Conseil,  qui  présentait 
lui-même  deux  candidats  pour  chacune  d'elles.  Le  Deux-Cents  à  son 
tour  était  élu  par  le  petit  Conseil,  qui  faisait  une  promotion  toutes 
les  fois  que  la  mort  avait  réduit  le  nombre  des  membres  à  deux  cents. 
Il  avait  le  droit  de  faire  grâce,  de  battre  monnaie,  jugeait  en  second 
ressort  les  procès  civils,  présentait  au  Conseil  général  les  candidats 
pour  les  premières  charges  de  la  république,  et  faisait  au  petit  Con- 
seil, qui  était  tenu  d'en  délibérer,  toutes  les  propositions  qu'il  jugeait 
convenables  au  bien  de  l'État;  mais  lui-même  ne  pouvait  délibérer 
et  prendre  une  décision  que  sur  les  questions  qui  lui  étaient  portées 
par  le  petit  Conseil. 

4?  Le  Conseil  des  Soixante,  formé  des  membres  du  petit  Conseil 
et  de  trente-cinq  membres  du  Deux-Cents,  ne  s'assemblait  que  pour 
délibérer  sur  les  affaires  secrètes  et  de  politique  extérieure.  C'était 
moins  un  ordre  dans  l'État  qu'une  espèce  de  comité  diplomatique, 
sans  fonctions  spéciales  et  sans  autorité  réelle, 

5®  Enfin,  le  Conseil  général  ou  Conseil  souverain,  formé  de  tous 
les  citoyens  et  bourgeois  sans  exception,  avait  seulement  le  droit 
d'approuver  ou  de  rejeter  les  propositions  qui  lui  étaient  faites,  et 
rien  n'y  pouvait  être  traité  sans  l'approbation  du  Deux-Cents.  D'ail- 
leurs, aucune  loi  ne  pouvait  être  faite  ni  aucun  impôt  perçu  sans  la 
participation  du  Conseil  général,  qui  de  plus  avait  le  droit  de  guerre 
et  de  paix. 

Un  procureur  général,  pris  dans  le  conseil  des  Deux-Cents,  mais 
qui  n'était  attaché  à  aucun  corps  en  particulier,  faisait  office  de  par- 
tie publique  pour  la  poursuite  des  délits,  pour  la  surveillance  des 
tutelles  et  curatelles,  pour  défendre  et  soutenir  en  toute  chose  les 
droits  du  fisc  et  du  public  en  général.  C'était,  en  un  mot,  l'homme 
de  la  loi,  et,  quoique  sans  autorité  personnelle,  il  jouissait  de  beau- 
coup de  considération.  Il  était  nommé  par  le  Conseil  général,  sur 
une  présentation  en  nombre  double,  faite  par  le  Deux-Cents,  et  était 
élu  pour  trois  ans,  avec  faculté  d'être  réélu  pour  trois  autres  années. 

La  surveillance  de  la  police  ordinaire  et  le  jugement  des  causes 
civiles  en  première  instance  appartenaient  à  un  tribunal  de  six  mem- 
bres nommés  auditeurs,  et  élus  par  le  Conseil  général.  Ce  tribunal 

27 


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4i8  DU   CONTRAT   SOCIAL. 

était  présidé  par  un  membre  du  petit  Conseil,  qui  portait  le  titre  de 
lieutenant.  Deux  châtelains^  élus  de  même,  exerçaient  dans  la  cam- 
pagne le  même  pouvoir  que  le  tribunal  dans  la  ville. 

Le  militaire  de  la  république  se  composait  d'une  garnison  soldée 
de  sept  cent  vingt  hommes,  divisés  en  douze  compagnies  ;  de  quatre 
régiments  de  milice  bourgeoise,  commandés  par  des  membres  du 
petit  Conseil.  Il  y  avait  en  outre  trois  cents  artilleurs  et  une  compa- 
gnie de  dragons. 

Tout  citoyen  en  charge  était  sujet  au  grabeau,  véritable  censure, 
dont  Tusage  même  subsiste  encore,  mais  beaucoup  restreint  et  mo- 
difié. Voici  quelle  en  était  la  forme  :  chaque  conseil  s'assemblait  à 
une  époque  déterminée  pour  grabeler  ses  subordonnés,  et  même,  en 
certains  cas,  ses  propres  membres.  En  l'absence  du  grabelé,  chaque 
membre,  opinant  à  son  tour,  disait  ce  qu'il  pensait  du  sujet  dont  il 
s'agissait,  tant  en  bien  qu'en  mal.  Un  certain  nombre  d'opinions  dé- 
favorables était  pour  le  grabelé  un  titre  d'exclusion  ;  mais,  dans  les 
temps  tranquilles,  cette  exclusion  était  à  peu  près  sans  exemple,  et 
le  président  du  corps  grabelant,  qui  venait  rendre  compte  du  résultat 
de  l'opération  au  grabelé,  n'avait,  pour  l'ordinaire,  à  lui  faire  que  des 
compliments.  Les  candidats  pour  un  office  étaient  également,  avant 
l'élection,  grabelés  par  les  corps  élisants. 

Outre  cette  censure  dans  l'ordre  politique,  il  en  existait  une  se- 
conde dans  l'ordre  moral,  exercée  d'un  côté  par  le  Consistoire,  de 
l'autre  par  la  Chambre  de  réforme.  Cette  Chambre,  composée  d'un 
syndic  et  de  quelques  membres  du  petit  Conseil  et  du  Deux-Cents, 
veillait  uniquement  à  la  répression  du  luxe  et  au  maintien  des  lois 
sotoptuaires. 

Quand  des  citoyens  ou  bourgeois,  réunis  en  plus  ou  moins  grand 
nombre,  adressaient,  sous  forme  de  représentations ^  soit  au  petit  Con- 
seil, soit  au  Deux-Cents,  leurs  plaintes  ou  griefs  contre  quelque 
transgression  de  loi  ou  empiétement  d'autorité,  chacun  de  ces  deux 
Conseils  faisait  souvent  valoir,  pour  toute  raison,  ce  qu'ils  appelaient 
leur  droit  négatifs  droit  par  lequel  ils  se  prétendaient  autorisés  à  re- 
jeter, sans  être  tenus  d'en  donner  aucun  motif,  les  demandes  qui 
leur  étaient  faites. 

Tous  ces  documents  nous  sont  fournis  par  deux  historiens  gene- 
vois (i),  et  l'un  d'eux  y  ajoute  cette  observation  que  le  gouvernement 
de  Genève,  sous  ces  formes  populaires  en  apparence,  formait  une 
véritable  aristocratie  héréditaire.  «  Un  assez  petit  nombre  de  fa- 
milles patriciennes  étaient  en  possession  des  honneurs  et  des  places 
importantes.  Les  affaires  de  l'État  se  traitaient  presque  uniquement 
dans  le  petit  Conseil  ou  dans  celui  des  Deux-Cents,  et  le  Conseil  gé- 
néral n'était  assemblé  chaque  année  que  pour  quelques  élections,  et 

(i)  D^Yvcrnois,  Tableau  des  deux  dernières  révolutions  de  Genève^  1789,  2  vol.  in-8. 
Picot,  Histoire  de  Genève,  1841,  3  vol.  in-8. 


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APPENDICE  X. 


419 


encore  se  trouvait-il  tellement  dans  la  dépendance  du  petit  Conseil, 
que  son  influence  était  presque  toujours  nulle...  Son  élection,  quelle 
qu'elle  fût,  tombait  toujours  sur  les  mêmes  familles...  D'ailleurs,  il 
était  composé  d'individus  dont  un  grand  nombre  dépendait,  sous 
divers  rapports,  des  chefs  de  l'État  ;  et  si  quelques  citoyens  avaient 
essayé  de  remuer  et  de  faire  valoir  d'anciennes  prérogatives,  le  petit 
Conseil  leur  aurait  facilement  fermé  la  bouche  par  un  acte  d'auto- 
rité. »  (Picot,  tome  III,  page  192.) 

A  la  vérité,  le  même  historien  nous  apprend  encore  que  «  si  les 
citoyens  ne  possédaient  pas  des  droits  politiques  considérables...  un 
gouvernement  paternel  ne  négligeait  rien  de  ce  qui  pouvait  contri- 
buer à  leur  bonheur...  Ils  étaient  aussi  heureux  qu'ils  pouvaient  rai- 
sonnablement le  désirer.  »  (Ibid.y  page  193.) 

Cet  heureux  état  de  choses  se  conçoit  aisément  dans  une  si  petite 
république  ;  mais  il  faut  dire  aussi  que  cette  paternité  du  gouverne- 
ment n'avait  aucune  garantie  réelle,  et  elle  se  démentait  cruellement 
elle-même  quand  ce  gouvernement,  ayant  reçu  des  réclamations  ou 
demandes  auxquelles  il  s'était  refusé  d'accéder,  avait  pu  concevoir 
quelques  craintes  pour  le  maintien  de  son  pouvoir.  Les  faits  que 
Rousseau  rapporte,  et  qui  n'ont  pas  été  contestés,  et  beaucoup  d'au- 
tres non  moins  graves  et  dont  il  ne  parle  pas,  prouvent  trop  bien  que 
très  souvent  les  lois  fondamentales  et  les  formes  conservatrices  de  la 
vie  et  des  propriétés  furent  violées  de  la  manière  la  plus  odieuse,  no- 
tamment lorsqu'en  1807,  à  l'occasion  d'un  mouvement  populaire,  le 
petit  Conseil,  s'étant  procuré  le  secours  de  quatre  cents  soldats  ber- 
nois et  zurichois,  fit  fusiller  en  secret  et  dans  sa  prison  Pierre  Fatio, 
qui  s'était  montré  le  plus  ardent  défenseur  de  la  liberté  à  cette  épo- 
que, et  qu'au  mépris  d'une  amnistie  solennelle  plus  de  quatre-vingts 
personnes  furent  exilées  et  flétries. 

De  nouveaux  abus  d'autorité  excitèrent,  en  1738,  un  mouvement 
semblable  ;  il  y  eut  prise  d'armes  et  même  hostilités  ouvertes,  pour 
la  cessation  desquelles  la  France,  Zurich  et  Berne  ofirirent  leur  ar- 
bitrage. Cet  arbitrage  fut  accepté,  et  il  en  résulta  l'édit  constitution- 
nel de  la  même  année,  auquel  les  puissances  médiatrices  ajoutèrent 
un  acte  de  garantie  mutuelle. 

Enfin,  le  décret  lancé  contre  Rousseau,  en  1762,  fut  le  signal 
d'une  troisième  révolution,  en  donnant  lieu  à  des  représentations 
sur  l'inobservation  des  lois  à  son  égard.  Le  petit  Conseil  ne  répondit 
aux  représentants  que  par  l'exercice  du  droit  négatif.  Ce  refus  de 
rendre  justice  amena,  de  la  part  des  citoyens  et  bourgeois,  réunis  en 
Conseil  général,  celui  d'élire  des  syndics,  selon  l'usage  ;  ce  qui  était 
sans  exemple  dans  les  fastes  de  la  république. 

A  peu  près  dans  le  même  temps,  un  citoyen,  nommé  Robert  Co- 
velle,  qui  avait  encouru  les  censures  ecclésiastiques  pour  une  faute 
honteuse,  refusa  de  se  mettre  à  genoux  devant  le  Consistoire,  suivant 


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420  DU   CONTRAT    SOCIAL. 

Tusage,  et  ce  refus,  qui,  dans  un  autre  temps,  eût  à  peine  attiré  l'at- 
tention, appuyé  cette  fois  par  un  assez  grand  nombre  de  citoyens, 
fut  une  cause  nouvelle  de  discorde.  Dans  ces  circonstances,  Taffaire 
de  Rousseau  et  une  Réponse  aux  Lettres  écrites  de  la  campagne, 
brochure  composée  par  quelques  représentants,  ne  contribuèrent 
pas  peu  à  exaspérer  les  esprits.  «  Genève,  dit  l'historien  cité  plus 
haut,  retraçait  le  tableau  que  Rome  avait  déjà  offert  au  monde  :  d'un 
côté  les  patriciens,  formant  le  petit  nombre,  entraînés  à  des  conces- 
sions qui  devenaient  chaque  jour  plus  considérables;  de  l'autre,  le 
peuple,  abusant  de  sa  force,  et  demandant  toujours  davantage  à  me- 
sure qu'on  lui  accordait.  » 

Quatre  ans  s'étaient  passés  ainsi ,  quand  le  Sénat,  pressé  plus  vi- 
vement que  jamais,  eut  recours  aux  trois  puissances  garantes  de 
l'exécution  de  l'édit  de  1738.  Les  médiateurs,  n'ayant  pu  parvenir  à 
accorder  les  parties  contestantes,  se  retirèrent  à  Soleure,  où  ils  ré- 
digèrent une  espèce  de  jugement,  sous  le  nom  de  prononcé^  auquel 
le  duc  de  Choiseul  tenta  de  soumettre  les  Genevois,  en  employant 
contre  eux  tous  les  moyens  possibles  de  contrainte,  excepté  pourtant 
la  force  ouverte  ;  mais  la  fermeté  des  citoyens  rendit  ces  moyens 
inutiles.  Ils  allèrent  jusqu'à  s'armer  de  pistolets  au  moment  de  se 
réunir  en  Conseil  général,  menaçant  de  casser  la  tête  au  premier  qui 
consentirait  à  entendre  seulement  la  lecture  de  ce  prononcé,  où  ils 
ne  voyaient  autre  chose  que  la  loi  de  l'étranger,  qu'on  voulait  leur 
faire  subir.  Ils  avaient  réussi  d'un  autre  côté  à  intéresser  l'Angleterre 
en  leur  faveur,  et  Voltaire  lui-même,  en  prenant  intérêt  à  leur  cause, 
y  ajoutait  tout  le  poids  de  son  influence  personnelle.  Enfin,  renon- 
çant à  l'emploi  de  la  force,  le  Sénat  entama  avec  les  citoyens  des 
négociations  qui  amenèrent  le  traité  de  1768,  nommé  Édit  de  pacifi- 
cation. Par  cet  édit,  le  Conseil  général  obtint  l'élection  de  la  moitié 
des  membres  du  petit  Conseil,  et  le  droit  appelé  de  réélection^  c'est- 
à-dire  de  pouvoir  chaque  année  exclure  du  Sénat  quatre  de  ses 
membres,  lesquels,  après  une  seconde  exclusion  de  ce  genre,  n'y 
pouvaient  plus  rentrer.  Ce  droit  fut  surtout  accordé  au  Conseil  gé- 
néral pour  balancer  l'abus  du  droit  négatif,  sur  lequel  on  ne  stipula 
rien. 

Deux  ans  après,  les  dissensions  recommencèrent,  et  cette  fois  ce 
furent  les  prétentions  des  natifs  qui  les  firent  naître.  Mais  comme, 
dès  ce  moment,  il  n'est  plus  question  de  Genève  dans  aucun  écrit  de 
Rousseau,  ni  dans  ses  lettres,  ces  dissensions  deviennent  étrangères 
à  notre  sujet  (i)... 

(i)  Cette  note  est  de  18 19. 


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XI 

LE  CONTRAT  SOCIAL  CONDAMNÉ  A  GENÈVE 


Conclusions  de  M.  le  procureur  général  Henri-Robert  Tronchin, 
sur  le  Contrat  social  et  /'Emile  de  Rousseau. 

Magnifiques  et  Très-honorés  seigneurs,  les  devoirs  de  mon  minis- 
tère m'obligent  de  déférer  à  vos  seigneuries  deux  livres  intitulés  :  le 
premier  du  Contrat  social,  etc. 

Les  précautions  prises  par  vos  seigneuries  pour  arrêter  la  distri- 
bution de  ces  deux  ouvrages,  au  moment  même  où  ils  ont  été  annon- 
cés, ne  m*ont  pas  permis  de  les  examiner  en  détail,  mais  le  coup 
d'oeil  le  plus  rapide  ne  découvre  que  trop  la  nécessité  d'en  flétrir  sans 
retard  les  principes  et  de  prémunir  le  public  contre  des  poisons 
d'autant  plus  dangereux  qu'ils  sont  plus  habilement  préparés. 

On  trouve  dans  ces  deux  livres,  qui  étincellent  d'audace  et  de 
génie,  des  vérités  sublimes  et  des  erreurs  pernicieuses,  l'anarchie  et 
la  liberté  confondues,  le  chaos  de  l'état  de  nature  porté  dans  le  sys- 
tème des  sociétés  civiles,  la  cognée  mise,  si  je  Tose  dire,  à  la  racine 
de  tous  les  gouvernements;  la  morale  la  plus  pure  et  le  scepticisme 
le  plus  décidé  sur  les  objets  de  la  foi;  le  christianisme  exalté  et  insulté 
tour  à  tour;  les  principes  de  la  religion  naturelle  annoncés  avec  une 
lumière  et  une  énergie  majestueuses,  mais  scandaleusement  établis 
sur  les  ruines  de  la  religion  révélée. 

Dans  le  Contrat  social,  l'auteur,  après  avoir  fait  dériver  l'autorité 
des  gouvernements  des  sources  les  plus  pures,  après  avoir  heureuse- 
ment développé  les  avantages  immenses  de  l'état  civil  sur  l'état  de 
nature,  ramène  bientôt  tous  les  désordres  de  cet  état  primitif;  les  lois 
constitutives  de  tout  gouvernement  lui  paraissent  toujours  révocables, 
il  n'aperçoit  aucun  engagement  réciproque  entre  ceux  qui  gou- 
vernent et  ceux  qui  sont  gouvernés;  les  premiers  ne  lui  paraissent 
que  des  instruments  que  les  peuples  peuvent  toujours  changer  ou 
briser  à  leur  gré.  Il  suppose  dans  les  volontés  générales  des  peuples 


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422  DU    CONTRAT   SOCIAL. 

la  même  instabilité  que  dans  les  volontés  particulières  des  individus, 
et  partant  du  principe  qu'il  est  de  l'essence  de  la  volonté  des  nations, 
^  comme  de  celle  des  particuliers,  de  ne  pouvoir  se  gêner  elle-même, 
qu'elle  est  également  mobile  et  indestructible,  il  ne  voit  toutes  les 
formes  de  gouvernement  que  comme  des  formes  provisionnelles, 
comme  des  essais  qu'on  peut  toujours  varier  ;  ce  n'est  pas  chez  lui  un 
principe  métaphysique  dont  il  serait  trop  rigoureux  peut-être  de  lui 
imputer  les  conséquences  ;  c'est  selon  lui  la  base  de  tous  les  gouver- 
nements. Il  ne  connaît  point  d'autre  moyen  d'en  prévenir  les  usurpa- 
tions que  de  fixer  des  assemblées  périodiques  pendant  lesquelles  le 
gouvernement  est  suspendu  et  où,  sans  qu'il  soit  besoin  de  convoca- 
tion formelle,  on  discute  séparément  et  à  la  pluralité  des  suffrages 
si  l'on  conservera  la  forme  du  gouvernement  reçu  et  les  magistrats 
établis. 

Ces  assemblées  périodiques,  expressément  proscrites  par  nos  lois 
et  qui  rendent  la  liberté  plus  accablante  que  la  servitude  même,  ne 
peuvent  en  être  regardées  que  comme  le  délire;  mais  cette  liberté 
extrême  est  la  divinité  de  l'auteur,  c'est  à  cet  objet  qu'il  immole 
les  principes  les  plus  sacrés  et,  trouvant  dans  l'Évangile  des  préceptes 
qui  gênent  cette  funeste  indépendance,  une  république  chrétienne 
n'est  à  ses  yeux  qu'une  contradiction  dans  les  termes,  la  religion 
qu'un  appui  pour  la  tyrannie  et  les  chrétiens  que  des  hommes  faits 
pour  ramper  dans  le  plus  vil  esclavage. 

S'il  n'y  avait  dans  Emile,  c'est-à-dire  dans  le  Traité  de  VÉduca- 
tioriy  que  ces  maximes  outrées  qui  y  sont  éparses,  ce  morceau  ne 
devrait  être  regardé  que  comme  un  rêve  philosophique  d'autant 
moins  dangereux  qu'il  est  plus  singulier  et  qu'on  y  rencontre  aussi 
des  conseils  très  sages  ;  mais  on  y  trouve  des  peintures  licencieiises 
d'autant  plus  séduisantes  qu'elles  sont  plus  finies  et  plus  animées,  une 
satire  indécente  de  la  religion  du  pays  où  il  fut  accueilli;  des  traits 
insultants  contre  une  nation  puissante  et  respectable,  dont  il  n'a 
encore  éprouvé  que  la  patience  et  la  bonté.  Ces  excès  ne  sont  que  des 
degrés  à  de  plus  grands  excès  ;  la  religion  révélée,  objet  capital  de 
l'éducation,  devient  chez  lui  l'objet  de  la  discussion  la  plus  témé- 
raire ;  il  lève  d'une  main  hardie  le  voile  de  ses  mystères;  il  en  mesure 
les  dogmes  à  ses  idées  particulières,  il  n'en  sape  pas  les  fondements, 
il  s'efforce  tout  ouvertement  de  les  renverser  ;  il  voudrait  en  arracher 
les  plus  fermes  appuis,  les  prophéties  et  les  miracles,  et  s'il  paraît 
étonné  de  la  sublimité  de  sa  morale  et  de  la  majesté  de  son  auteur,  il 
déclare  n'être  pas  moins  confondu  par  les  difficultés  qui  lui  parais- 
sent environner  le  système  évangélique  et  il  ne  trouve  de  certain  que 
l'impossibilité  d'être  obligé  de  s'y  soumettre. 

La  plus  sévère  animadversion  de  la  justice  paraît  à  peine  suffire 
contre  l'auteur  de  deux  ouvrages  où  la  religion  et  le  gouvernement 
ne  furent  jamais  plus  directement  attaqués  et  auxquels  il  met  auda- 


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APPENDICE  XI.  423 

cieusement  son  nom.  Cependant,  j'estime  que  dans  l'état  actuel  des 
choses,  la  sévérité  doit  se  borner  aux  ouvrages  mêmes... 

(Extrait  des  registres  du  Petit  Conseil  du  19  juin  1762.)  Vu  les 
conclusions  du  sieur  Procureur  général  et  ouï  le  rapport  des  sei- 
gneurs scholarques  sur  deux  livres  intitulés,  le  premier  Contrat 
social  ou  Principes  du  droit  politique,  par  J.-J.  Rousseau,  citoyen  de 
Genève,  avec  cette  devise  :  Fœderis  œquas  dicamus  leges  [Enéide,  XI), 
imprimé  à  Amsterdam, chez  Marc-Michel  Rey,  1762;  le  second  i?mi7e 
ou  de  l'Éducation,  par  J.-J.  Rousseau,  citoyen  de  Genève,  ayant 
pour  devise  :  Sanabilibus  œgrotamus  malis,  ipsaque  nos  in  rectum  ge- 
nitoSy  natura  si  emendari  velimus,  juvat  (Seneca,  De  Ira,  cap.  XIII), 
avec  privilège  de  nos  seigneurs  des  États  de  Hollande  et  de  West- 
frise,  l'avis  a  été  de  condamner  les  livres  sus  -  mentionnés  à  être 
lacérés  et  brûlés  par  l'exécuteur  de  la  haute  justice,  devant  la  porte 
de  l'hôtel  de  ville,  comme  téméraires,  scandaleux,  impies,  tendant 
à  détruire  la  religion  chrétienne  et  tous  les  gouvernements,  faisant 
expresses  institutions  et  défenses  à  tous  imprimeurs,  libraires  et  col- 
porteurs, de  les  imprimer,  vendre  ou  distribuer,  enjoignant  à  qui- 
conque aurait  des  exemplaires  de  les  rapporter  en  chancellerie 
dans  l'espace  de  trois  jours  pour  y  être  supprimés,  lequel  jugement  a 
été  prononcé  à  huis  ouverts  et  mis  à  exécution. 

On  a  opiné  ensuite  ce  qu'il  y  a  à  faire  par  rapport  à  la  personne 
dudit  J.-J.  Rousseau  absent,  et  l'avis  a  été  qu'en  cas  qu'il  vienne  dans 
la  ville  ou  dans  les  terres  de  la  seigneurie,  il  devra  être  saisi  et 
appréhendé  pour  être  ensuite  prononcé  sur  sa  personne  ce  qu'il 
appartiendra  (arrêt  du  9  juin,  mis  à  exécution  le  11). 

Extrait  des  registres  du  Petit  Conseil  du  g  juillet  1762, 

On  a  lu  une  lettre  du  sieur  Sellon,  datée  de  Paris,  du  i*»"  de  ce 
mois,  par  laquelle  il  mande  qu'il  a  communiqué  à  M.  le  comte  de 
Choiseul  le  jugement  du  Magnifique  conseil  sur  les  deux  livres  de 
J.-J.  Rousseau  et  que  Son  Excellence  lui  a  témoigné  qu'elle  voyait 
avec  plaisir  que  ces  ouvrages  eussent  fait  à  Genève  la  même  impres- 
sion qu'à  Paris,  et  que  le  gouvernement  y  eût  pourvu  de  la  même 
manière  que  le  Parlement. 

Lettre  de  Voltaire  à  Damilaville,  25  juin  1762, 

«  Les  frères  des  Délices  ont  reçu  les  lettres  du  19  juin  de  leur 
cher  frère.  Ils  chercheront  le  Contrat  social;  ce  petit  livre  a  été  brûlé 
à  Genève  dans  le  même  bûcher  que  le  fade  roman  d'Emile,  et  Jean- 
Jacques  a  été  décrété  de  prise  de  corps  comme  à  Paris.  Ce  Contrat 


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434  I>U   CONTRAT  SOCIAL. 

social  ou  insocîal  n^est  remarquable  que  par  quelques  injures  dites 
grossièrement  aux  rois  parle  citoyen  du  bourg  de  Genève  et  par  quatre 
pages  insipides  contre  la  religion  chrétienne.  Ces  quatre  pages  ne 
sont  que  des  centons  de  Bayle.  Ce  n'était  pas  la  peine  d'être  plagiaire. 
L'orgueilleux  Jean-Jacques  est  à  Amsterdam,  où  l'on  fait  plus  de  cas 
d'une  cargaison  de  poivre  que  de  ses  paradoxes  (i).  » 

(i)  Voir  pour  plus  amples  détails  l'intéressant  opuscule  :  Documents  officiels  et  con^ 
têtnporains  sur  quelques-unes  des  condamnations  dont  TÉmile  et  le  Contrat  social  ont 
été  l'objet  en  1762^  par  Marc  Viridet,  Genève,  /85o, 


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TABLE  DES  MATIERES 


Pages. 
Introduction i-xxxvi 

Du  Contrat  social i 

Appendices  : 

I.  —  Manuscrit  de  Genève 243 

II.  —  Extraits  des  Manuscrits  de  Neuchàtel 304 

III.  —  Renseignements  fournis  par  Rousseau  sur  la  com- 

position du  Contrat  social 32 1 

IV.  —  Discours  sur  l'origine  et  les  fondements  de  Tiné- 

galité  parmi  les  hommes  (Extraits) 341 

V.  —  Extraits  de  V Économie  politique 370 

VI.  —  Le  Sommaire  du  Contrat  social  dans  le  livre  V  de 

VÉmile 38i 

VII.  —  Lettre  I  (extraits)  et  Lettre  VI  de  la  Montagne,   .  392 

VIII.  —  Rousseau  et  le  Système  fédératif. 407 

IX.  —  Rousseau  et  les  Protestants 412 

X.  —  Note  sur  la  Constitution  de  Genève 416 

XL  —  Le  Contrat  social  condamné  à  Genève 421 

PLANCHES    HORS  TEXTE 

I.  —  Reproduction  de  la  Couverture  du  Manuscrit  catalogué 

sous  le  n'  7840  à  la  Bibliothèque  de  Neuchàtel. 

vil.  —  Reproduction    du  feuillet  i   du  Manuscrit  de  Genève. 

'«'III.  —  Reproduction  du  feuillet  28  du  Manuscrit  de  Genève. 

vIV.  —  Reproduction  du  verso  d'un  feuillet  du  Manuscrit  de 

Genève. 


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IMPRIMÉ 

PAR 

CHAMEROT  ET   RENOUARD 

19,  rue  des  Saints-Pères»  19 
PARIS 


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