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ELECTRE
TRAGÉDIE D'APRES SOPHOCLE
EN TROIS ACTES ET EN VERS
représentée pour la première fois au Théâtre-Français
le 4 février 1907.
DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE
Le Cyclope. Drame satyrique imité d'Euripide, en deux actes et
en vers, i volume i ff • 50
La Dame aux lévriers, i volume 3 fr. 50
CHEZ ALPHONSE LEMERRE
Âvila des Saints, i volume 3 f"". 50
(Couronné par l'Académie française.)
Le Pervers sentimental, i volume 3 f""- 5»
(Couronné par l'Académie française.)
CHEZ EMMANUEL VITTE
Poètes chrétiens, i volume 4 fr,
POUR PARAITRE PROCHAINEMENJ
Figures de la Renaissance.
Histoire des papes (traduite de l'allemand) de Pastor.
ALFRED POIZAT
ELECTRE
TRAGÉDIE D'APRÈS SOPHOCLE
EN TROIS ACTES ET EN VERS
Deuxième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE 6'
1907
Tous droits réservés
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)907
\\
Tous droits de reproduction, de Iraduclion cl
de représentation réservés pour tous pays.
MADAME LOUISE SILVAIN
a l' incomparable Electre,
aux accents de laquelle ont tressailli
les mânes de Rachel et de Clairon.
Cette pièce, protégée par le plus grand poète
dramatique de ce temps, par Edmond Rostand,
avait été d'abord reçue au théâtre Sarah-
Bernhardt.
L'auteur, ne pouvant obtenir qu'elle fût jouée
dans les délais qu'il s'était assignés, la présenta,
sur les conseils de son ami Jean de Mitty, à
Mme Silvain, qui, aidée pour la mise en scène
par son mari, en donna, le 5 juin 1905, une repré-
sentation privée au Nouveau-Théâtre, de la rue
Blanche.
M. Poizat fit appel au concours de ses amis et
put réunir ainsi, à côté des maîtres de la critique,
des personnalités comme les duchesses d'Uzès
et de Brissac, les Rohan, les La Rochefoucauld,
les Monteynard, les Primoli, les de Baye, les de
Pommairols, de Bouchaud, Rey, Méric, Mme de
Maillefer, MM. de Guigné, de Bellaigue, Paul
Harel, Mme et Mlle Mesureur, Paul Musurus-
Bey, Ch. Castellani, Guerre, de Mandat-Grancey,
de Blois, de Ségur, etc. Pierre Biétry, ramené
en civière le matin du terrible guet-apens de
Nantes, s'y rencontrait avec le grand helléniste
Desrousseaux et Mme Séverine. Mme Gaston
Japy y représentait son mari grièvement blessé,
la veille, à Nantes. M. Claretie avait délégué,
pour le représenter, M. Prudhon, qui fit un
rapport très favorable.
A la suite du succès de cette représentation,
il en fut donné une seconde, le 13 août 1905, au
théâtre de la Nature, à Cauterets. M. Dujardin-
Beaumetz, le très noble et très dévoué sous-
secrétaire d'État aux Beaux-Arts, y assista, et
depuis lors il prit cette tragédie sous son haut
patronage.
Lui-même, se souvenant qu'il était peintre, en
daigna dessiner le projet de décor, si magistra-
lement exécuté par M. Jusseaume.
M. Léon, chef d'orchestre du Théâtre-Fran-
çais, a composé pour Electre ces admirables
motifs antiques, que le public a si fort goûtés.
DISTRIBUTION DU THEATRE-FRANÇAIS
LE GOUVERNEUR MM. Silvain.
ORESTE Albert Lambert.
ÉGISTHE Ravet.
CLYTEMNESTRE Mmes Dudlay.
CHRYSOTHÉMIS Lara.
ELECTRE Louise Silvain.
i Madeleine RocH.
CHOREUTES
' Lherbay.
DISTRIBUTION AU NOUVEAU-THEATRE
LE GOUVERNEUR MM. Victor M.\gnaï.
ORESTE J. Hervé.
EGISTHE Chambreuil.
ELECTRE Mme Louise Silvain
CHRYSOTHÉMIS Mlle Thési Bogros.
CLYTEMNESTRE Mme L. Marbeau.
LE CHŒUR Mlle Dermoz.
ELECTRE
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
LE GOUVERNEUR, ORESTE. PYLADE
LE GOUVERNEUR
Voici donc le pays que tu voulais revoir,
A l'horizon que couvre au loin son casque noir,
D'Argos surgit là-bas la haute citadelle
Et toute la campagne est dans l'ombre autour d'elle.
Voici le bois d'Io qu'enveloppe la nuit,
La place Lycienne oii seul le vent bruit
Et le temple d'Héré qu'un pâle jour éveille...
M y cènes, où partout le regard s'émerveille
Du lointain Orient, portique fabuleux.
Etale devant toi son palais monstrueux.
Ces murs ont arrêté, dans leur course éclatante,
Les chevaux du soleil, cabrés par l'épouvante.
C'est ici qu'on tuj ton père et que roula
Par les marches son cjrps immense; et c'est par là
Qu'aux sanglantes lueu s des torches de résine,
I
Au son lugubre et mou de la hache assassine,
Qui rythmait tous vos pas dans l'affreux corridor,
Surgit, presque enfantine entre ses cheveux d'or,
Electre, dont les yeux s'emplissaient de mystère.
Des vengeances des dieux, simple dépositaire,
J'ai gardé ton enfance, Oreste, et t'ai sauvé
Pour l'ouvrage de mort qu'ils t'avaient réservé.
Et maintenant, il faut agir, l'heure est venue.
Avant que ta présence ici ne soit connue,
Pendant que chacun dort encor dans le palais.
Des détails du complot, convenons sans délais.
Le temps presse; la nuit va replier ses voiles,
Car, dans le ciel profond où meurent les étoiles.
Commence à resplendir la face du Matin.
ORESTE
O mon cher compagnon, l'âge n'a donc atteint
Ni ton lucide esprit ni ton mâle courage?
Aussi ferme au conseil que solide à l'ouvrage,
Toujours jeune de cœur, toujours vert, jamais las,
Tu ressembles à ces vieux chevaux de combats
A qui le moindre bruit fait dresser les oreilles !
Les âmes de ta trempe ont bien peu de pareilles.
Et maintenant, écoute avec attention :
Reprends-moi si je t'en donne roccasion.
Tu connais comme moi le texte de l'oracle :
« La Ruse et le Secret conduiront sans obstacle
Le bras de la Vengeance au cœur des assassins. »
Le sens est clair, conforme à mes propres desseins.
Donc, saisis le moment d'entrer dans leur demeure;
Observe de ton mieux ce qui s'y passe, et leurre
Du récit de ma mort ces étranges parents.
Nul ne reconnaîtra, sous le masque des ans,
Le visage effacé du nourricier d'Oreste.
Ces couronnes de fleurs les tromperont, du reste.
Dis-leur que la Phocide est ton pays; dis-leur
Que le Destin jaloux m'a brisé dans ma fleur
Et qu'ils ne verront plus Oreste qu'en leurs songes.
Tous deux, avidement, ils boiront tes mensonges.
Or, pendant ce temps-là, Pylade et moi, pieux,
A mon père versant du vin pur et des vœux.
Ensemble ayant coupé nos longues chevelures,
Ferons à son tombeau de mouvantes parures
Avec notre jeunesse éparse en leurs toisons.
De ce chêne abattu, nouvelles frondaisons.
Puis nous te donnerons cette infernale joie
Ma mère, de serrer, enfin, comme une proie.
Les restes de ton fils en cette urne d'airain !
Mais toi qui si longtemps me portas sur ton sein,
En ne retrouvant plus en tes bras que ma cendre,
Compareras-tu pas, ô toi qui me fus tendre.
Le poids de ma poussière au poids du souvenir?
Un autre hésiterait, peut-être, à se servir
De ruses en mauvais présages si fertiles ;
Moi, sans m'embarrasser de craintes puériles,
Par les ombres des morts me frayant un chemin.
Du fond de mon tombeau fictif, j'espère enfin
Rebondir pour la vie éclatante et la gloire
Et laisser de ma trace ici quelque mémoire !
O dieux de mon palais, gardiens de ce seuil,
Reconnaissez Oreste et lui faites accueil.
Car je suis le Vengeur promis par l'Euménide
Et du sang paternel l'odeur ici me guide.
A l'œuvre, maintenant. Toi, Pylade, suis-moi,
L'occasion s'approche et rôde sous ce toit !
ELECTRE, au jond du palais
Malheureuse ! . . .
LE GOUVERNEUR
Avez-vous entendu cette plainte?
C'est une voix de femme et qui sort de l'enceinte
Du palais...
ORESTE
Dieu! serait-ce Electre? Entendez-vous?
Elle marche, elle vient ici... L'attendrons-nous?
LE GOUVERNEUR
Non! Les Heures au loin, l'une à l'autre enchaînées,
Emportent dans leur vol divin nos destinées.
Les vivants ont le temps d'attendre : allez aux morts !
Appelez leur sagesse et leur force en nos corps ;
Nous en aurons besoin.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
ELECTRE. — Le Choeur
ELECTRE
O porteurs de lumière,
Dieux brillants et légers, c'est moi qui la première.
Apparue avec l'aube et debout sur ce seuil,
Effrayante me dresse et marche dans mon deuil.
Et reprenant ici mon poste de pleureuse,
D'un cœur infatigable et que la haine creuse,
A jamais à la mort vais hurler sans repos.
Car la hache a frappé l'invincible héros;
Ils ont pris au filet sa tête surhumaine,
Et sous leur fer il est tombé, comme un grand chêne !
Agamemnon, ô roi des rois, ô demi-dieu,
A te pleurer encor je suis seule en ce lieu,
Ombre superbe et lamentable de mon père !
Tes meurtriers voudraient m'obligfer à me taire :
Mais moi, jusqu'à la fin, derrière eux j'aboierai,
Chienne, fille du meurtre et du malheur sacré.
Ils n'arracheront pas ton grand nom de ma bouche.
Dans mon flanc virginal je te porte farouche;
Un jour, j'accoucherai de ton glaive irrité,
Moi qu'ils ont condamnée à la stérilité!
Car, je le vois, hélas! je ne serai point mère,
Sinon de la vengeance et de la mort amère.
Comme le rossignol qui pleure ses petits,
Je gémis sur mes beaux espoirs anéantis.
Au nid vous revenez, ô ma jeunesse avide;
Mais j'ai beau regarder dans mon cœur, il est vide.
Hadès, roi des Enfers, et toi, Perséphoné,
Hermès, conducteur des Ombres,
Némésis, qui n'avez jamais rien pardonné,
Erinnye aux torches sombres.
J'attends toujours mon frère; il devait revenir,
Qu'il entende par vous l'appel du souvenir !
Hélas! il tarde bien et vraiment je succombe,
Et j'ai peur de descendre, avant le jour promis,
Et sans avoir frappé mes ennemis,
Toute seule en ma tombe!...
LE CHŒUR
Dans le bac du passeur des âmes
Quiconque une fois est entré
Ne verra plus du jour doré
Les flammes.
Mais, triste éternellement,
Il poursuit dans le crépuscule,
Un rêve qui, pour son tourment,
Recule.
Que crois-tu reprendre au trépas.
Pieuse Electre, par tes larmes?
Contre l'Hadès, ce ne sont pas
Des armes.
Ne vois-tu pas, triste princesse,
Que tu jettes au noir Léthé
Tous tes trésors, bonheur, beauté.
Jeunesse?
ELECTRE
Non! laissez-moi pleurer, jeunes Mycéniennes.
De tous mes souvenirs mon cœur reste jaloux ;
S'ils sont cruels, ils furent doux;
A travers mes chagrins passent des joies anciennes.
A vos tristes bonheurs je préfère mon mal :
Ils sont trop bas et trop ser viles.
Esclave en mon palais, sur mes épaules viles,
Je jette ma douleur comme un manteau royal!
Niobé! Niobé, sombre cœur maternel,
Puissé-je, revêtant une robe de pierre,
Comme toi n'être plus sous la ronce et le lierre
Qu'une source qui pleure et qu'un marbre éternel !
LE CHŒUR
Certains chagrins restent au fond
De notre âme qm les endure,
La source en coule si profond
Qu'on n'en perçoit plus le murmure.
C'est à peine si les yeux froids
Dénoncent les larmes stagnantes
Et le grand lac noir qui, parfois,
Gît au cœur des plus souriantes .
Ta sœur Chrysothémis a les mêmes regrets :
Dans son sourire on les devine;
Ils fîottent en ses yeux distraits
Qui gardent cependant une douceur divine.
Ne rêves-tu jamais de lointaines prairies
Où. bondissent des étalons?
J'en sais une cachée au cœur de frais vallons
Qu'arrosent des sources fleuries.
Au galop des coursiers plus rapides que l'air
Passent de jeunes hommes;
J'en connais un très beau, très fier
Et qu'en silence tu nommes.
— 8 —
Il viendra, tel qu'un grand cavalier de l'Érèbe,
Dans sa grâce terrible et ses gestes d'enfant,
Et déjà, je le vois parmi nous, triomphant,
L'Éphèbe
ELECTRE
Oreste? J'ai passé ma jeunesse à l'attendre.
Toujours il doit venir, jamais il ne revient.
LE CHŒUR
Repose-toi sur Zeus; il est fort, il est tendre.
Son bras meut l'univers et son bras le retient.
Ainsi qu'un grand Pasteur, formidable et serein.
Il conduit le troupeau des astres et des hommes ;
Et tous, tant que nous sommes.
Il nous guide du bout de son bâton d'airain.
Chacun, au dur signal, se lève, épouvanté;
Le Crime passe et fuit, comme un bétail stupide;
La Vengeance homicide
Déploie à l'horizon ses ailes de clarté.
ELECTRE
Ah ! qu'elle arrive donc sans tarder; que je voie
Luire enfin ce grand jour si longtemps désiré,
Et qu'une aube de joie
Illumine ce cœur noir et désespéré!
Je suis jeune, j'étais belle et me voilà vieille
Avant le temps. J'ai peur, j'ai faim, j'ai froid.
On se détourne quand je passe et je n'éveille
Rien que l'effroi !
LE CHŒUR
Je les entends encor, les grands cris lamentables
Dont s'emplit brusquement la salle du festin.
J'entends les pas autour des tables;
J'entends encor, lourd et lointain,
Tomber le premier coup de hache ;
Je vois des lumières courir.
Et, derrière le mur épais qui me le cache,
J'entends battre le cœur de ton père et mourir !
ELECTRE
Ils l'ont pris comme un chien qu'on abat, comme un porc
Qu'on entrave et qu'on saigne,
Lui, le Roi, dont les dieux suivaient le casque d'or
Par les batailles; lui, dont le nom terrible règne
Sur le peuple des morts près d'Ilion couché
Je l'ai vu livrer au boucher.
Oui, quand on le tramait, immense dans la trame
Du filet, je le vois avec ses yeux divins
Dont le regard emplit mon âme.
Dédaigneux et sentant que les pleurs étaient vains,
Il mourut sans ouvrir la bouche;
Au travers de la nuit, sa grande âme farouche
Descendit lentement chez Hadès.
Tous les ans,
Ma mère, par des jeux, des danses et des chants,
De cette affreuse nuit fête l'anniversaire;
Et moi je verse à boire aux meurtriers d'un père.
On veut que je sois là pour l'entendre outrager,
Et que, pleine de faim, je regarde manger
Mes ennemis riants, couronnés de verveine.
Répondez maintenant, ô filles de Mycène,
Si la main rigoureuse et savante des dieux
A façonné jamais destin plus odieux !
LE CHŒUR
Dis-moi, pendant que tu nous parles de la sorte,
Si tout à coup Égisthe allait franchir la porte?
. ELECTRE
Il ne trouve jamais assez gros les verrous
Pour m'enfermer quand il est là. Rassurez- vous.
Il est absent jusqu'à ce soir.
LE CHŒUR
Cela m'engage
A te parler avec un peu plus de courage
ELECTRE
Explique-toi sans crainte.
LE CHŒUR
Eh bien ! que penses-tu
D'Oreste? Va-t-on voir éclater sa vertu?
Arrive-t-il ici bientôt?
ELECTRE
Il le fait dire.
Mais contre ses projets sa prudence conspire.
LE CHŒUR
L'entreprise demande un cœur bien éprouvé !
1 1
ELECTRE
Je n'ai pas hésité, moi, quand je l'ai sauvé.
LE CHŒUR
Il est brave, il viendra nous tirer de misère;
Il attend seulement son heure
ELECTRE
Je l'espère;
Autrement, je n'aurais plus aucune raison
De vivre.
LE CHŒUR
J'aperçois sortir de la maison
Ta sœur Chrysothémis qui porte des offrandes
Funéraires : du lait et des fleurs en guirlande.
Puissent, hélas! les morts nous apporter secours!
SCÈNE III
Les mêmes. — CHRYSOTHÉMIS
CHRYSOTHÉMIS
Eh quoi! toujours des cris, pauvre Electre! Toujours
La même horrible plainte étrange et monotone
Dont l'oreille frémit et dont le cœur s'étonne?
Qu'espères-tu, ma sœur, de tes gémissements,
Sinon te préparer à de nouveaux tourments?
Les pleurs ne sont, hélas! qu'un aveu d'impuissance.
Il faut agir ou bien se plier en silence.
J'enferme ma tristesse au profond de mon cœur;
Et pour ne pas froisser un orgueilleux vainqueur,
Pour endormir la crainte en son âme morose,
J'efface de mes yeux le regret qui s'y pose.
12
De la sorte, j'obtiens, jeune, de vivre encor,
Et de marcher paisible en la lumière d'or !
ELECTRE
Ce n'est pas toi qui viens de parler, c'est ta mère.
J'ai cru l'entendre avec son ironie amère.
Vraiment, on ne peut mieux redire une leçon!
Mais comment oses-tu, fille d'Agamemnon,
Prêter ton cœur, ta bouche à la pensée infâme
Que la boue et le sang ont mûrie en cette âme?
Si la crainte a glacé tout courage en ton sein,
Tais-toi ; ne plaide pas du moins pour l'assassin !
Je gagnerais, dis-tu, quelque chose à me taire;
On me ferait meilleur visage et bonne chère.
Je serais mieux nourrie et vêtue. En effet.
Voilà bien du bonheur un ensemble parfait !
Merci du conseil. Loin de la table où tu manges,
Déguenillée, en proie à des peines étranges.
J'ai mes plaisirs aussi que je ne change pas
Contre tes vêtements et contre tes repas.
Un pacte avec mon père obscurément me lie.
Si la mémoire en lui n'est pas toute abolie,
Peut-être un peu de joie éclaire son ennui.
Cependant que, marchant dans l'éternelle nuit.
Il songe que, restée à nos haines fidèle,
Ainsi qu'un grand oiseau prophétique, j'appelle
Sous le toit meurtrier l'orage et le malheur!
LE CHŒUR
Chère Chrysothémis, pardonne à sa douleur.
Vous n'êtes toutes deux que trop infortunées,
Et vos peines devraient, par l'amour enchaînées.
Rattacher vos deux cœurs et non les désunir.
— 13 —
CHRYSOTHÉMIS
Je connais ses façons de parler et d'agir
Et n'aurais point ouvert la bouche la première,
Si je n'étais, hélas! condamnée à le faire
Par ma triste amitié qu'elle insulte toujours.
On te prépare encor des fardeaux bien plus lourds,
Pauvre Electre!
ELECTRE
Vraiment? J'ai hâte de connaître
Le détail de ces maux assez lourds pour paraître
A tous ceux que j'endure ajouter de l'horreur!
CHRYSOTHÉMIS
Sache donc, imprudente et déplorable sœur,
Qu'en des lieux où jamais la lumière n'arrive,
Sous terre et près des morts, ils t'enfouiront vive.
ELECTRE
A ce crime nouveau sont-ils bien résolus?
CHRYSOTHÉMIS
Oui, pour l'exécuter déjà l'on n'attend plus
Que le retour d' Egisthe.
ELECTRE
Eh ! grands dieux, qu'il revienne !
CHRYSOTHÉMIS
Ah! que souhaites-tu?
ELECTRE
Que rien ne le retienne
Et qu'il tarde le moins possible de venir !
CHRYSOTHÉMIS
Je ne te comprends pas. Que prétends-tu?
ELECTRE
Vous fuir!
— 14 —
CHRYSOTHÊMIS
Aurais-tu donc perdu tout souci de ta vie ?
ELECTRE
Elle est belle, en effet, et bien digne d'envie!
CHRYSOTHÊMIS
Elle pourrait avoir encor quelque douceur,
Peut-être quelque prix, si tu voulais, ma sœur!
ELECTRE
Les dieux ne m'ont pas fait une âme de complice.
CHRYSOTHÊMIS
Si c'est l'ordre du sort il faut qu'il s'accomplisse.
ELECTRE
Courbe-toi, si tu peux; moi, je reste debout.
CHRYSOTHÊMIS
Ta fierté te fera périr. Ce sera tout.
ELECTRE
La mort me conduira du moins près de mon père !
CHRYSOTHÊMIS
Mourir, c'est renoncer à tout ce qu'on espère.
ELECTRE
Qui voudrait t'écouter ne mérite qu'un nom :
Lâche.
CHRYSOTHÊMIS
Ainsi, tu ne veux plus rien entendre?
ELECTRE
Non!
CHRYSOTHÊMIS
Eh bien! je me rends donc, hélas! oii l'on m'envoie.
ELECTRE
Où vas-tu? Que tiens-tu? Montre, que je le voie.
Des offrandes? Pour qui?
— 15 —
CHRYSOTHÉMIS
Pour lui que nous pleurons.
Ma mère à son tombeau me fait porter ces dons.
ELECTRE
A l'homme qu'elle hait?
CHRYSOTHÉMIS
Et dont la peur la ronge.
ELECTRE
Est-ce possible, ô ciel! Et qui l'y pousse?
CHRYSOTHÉMIS
Un songe
Qui tiendrait son esprit en suspens ce matin.
ELECTRE
Entendrais-tu ma plainte aujourd'hui, sourd Destin?
CHRYSOTHÉMIS
De ton subit espoir sa peur est-elle cause?
ELECTRE
Que sais-tu de précis? Parle.
CHRYSOTHÉMIS
Bien peu de chose.
ELECTRE
Dis toujours. Un seul mot est parfois plein de sens.
CHRYSOTHÉMIS
On conte qu'elle a vu de ses yeux impuissants
Remonter du sépulcre et marcher par les chambres,
D'un pas ferme où. pesaient ses gigantesques membres,
Agamemnon, ton père et le mien, cette nuit.
Il allait et venait comme un maître chez lui.
D'Egisthe, sans efforts, il ouvrit la main molle,
Reprit le sceptre, puis sans dire une parole,
Redescendit très calme au milieu du jardin
— i6 —
Il enfonça le sceptre en la terre et soudain
Le bâton mort s'emplit de brise et de feuillage,
Et tout Mycène fut couvert de son ombrage.
Voilà ce que je sais, ce que m'ont dit du moins
En avoir entendu quelques rares témoins
Qui la virent paraître au seuil de ces portiques,
Lorsque, pour conjurer les puissances magiques
Elle disait son trouble et son rêve au soleil.
Je n'ai pas, tu le vois, un cœur au tien pareil;
Compagnes toutes deux de la même infortune,
Tu m'insultes, et moi je réponds sans rancune.
ELECTRE
Prends pitié du repos de ton père égorgé.
Quoi ! par sa fille même il serait outragé !
Songe qu'il est errant là-bas, dans les ténèbres.
Que les offrandes sont de vrais pièges funèbres,
Oii se prennent, hélas! toujours les pauvres morts
Avides d'échapper un instant à leurs sorts.
Ainsi qu'on voit, du fond des eaux, monter des bulles,
Ils accourent vers nous, rapides et crédules.
Ah! songe au désespoir de ton père, attiré
Par les chers souvenirs et le matin doré.
Et retrouvant, au lieu de ses filles chéries.
Le cauchemar affreux de neuves tromperies !
Non! ne lui porte. pas ces odieux présents;
Fais un trou dans le sable, enfouis-les dedans.
Nous les déterrerons pour elle et pour Egisthe
Lorsqu'ils seront enfin des morts et que le triste
Hadès, les engouffrant dans le noir souterrain,
Sur eux aura fermé ses trois portes d'airain !
Car ne crois pas qu'elle ait du regret de son crime ;
— 17 —
Si quelque sentiment à cet égard l'anime,
C'est la peur et non pas du tout le repentir.
Elle a cru, cette nuit, entendre retentir
Le pas lugubre et lourd du châtiment en marche,
Et c'est tout le secret de sa folle démarche.
Elle a peur, et pourtant elle ruse, elle ourdit
Contre tous, en silence, avec un art maudit,
Sa toile captieuse et souple d'araignée.
De tout scrupule elle est à jamais éloignée;
Elle méprise au fond la justice des dieux,
Qu'elle croit enlacer de rets mytérieux.
C'est ainsi qu'en la nuit désastreuse où mon père
Sous les coups répétés de l'arme meurtrière
S'abattit, de ses doigts que venait de mouiller
Le sang rouge, elle vint, en riant, barbouiller
La pauvre tète pâle ; et ce suprême outrage
De son impunité lui parut être un gage.
Comme si, par l'horreur, elle avait attiré
Quelque chose d'occulte et de vraiment sacré
Qui ferait à son crime un masque de Méduse!
Et c'est toujours du même artifice qu'elle use.
A son afïreux calcul ne prêtons pas du moins
Notre bras filial que de plus tendres soins
Appellent au tombeau du plus triste des pères.
Coupe dans nos cheveux quelque boucles légères
Et prends cette ceinture, emblème simple et doux;
De notre pauvreté ce sont les seuls bijoux.
En entendant le vent chanter autour des grilles.
Il se réjouira du cadeau de ses filles;
Il sourira de voir, ingénieux trésor.
Palpiter au soleil une quenouille d'or
2
Faite des fins cheveux de ses filles pieuses,
Grandes toutes les deux, maintenant sérieuses,
Nous qu'il quitta jadis quand nous étions enfants.
Peins-lui ses ennemis, superbes, triomphants;
Dis-lui que son amour est tout ce qui nous reste ;
Conjure-le qu'il nous envoie enfin Oreste,
Et que, nous arrachant à d'infâmes liens.
Il nous rende par lui notre rang et nos biens,
LE CHŒUR
Chère Chrysothémis, obéis et pardonne;
C'est en somme un conseil pieux qu'elle te donne.
CHRYSOTHÉMIS
C'est bien. J'accomplirai le désir de ma sœur.
J'entends toujours les mots qui s'adressent au cœur.
Vous, de votre côté, gardez-moi le silence
Et songez au péril où la moindre imprudence
Jetterait à jamais l'humble Chrysothémis,
Si le bruit en venait jusqu'à nos ennemis
(Elle sort.)
LE CHŒUR
La Justice aux yeux clairs s'avance
Et mille signes précurseurs
M'avertissent de sa présence.
Je sens que des terribles Sœurs
La troupe, au fond du noir ravin,
Hurle et sanglote.
C'est comme un long cri d'idiote,
Puéril, atroce et divin.
Du sang glousse au creux de leur gorge
Que secoue une horrible toux.
— IQ —
Sous les cils humides et mous,
Leurs yeux luisent d'un feu de forge.
Elles parlent tout bas, mêlant
Aux sanglots des éclats de rire,
Et dans leur rêve et leur délire
Elles chassent leur bétail blanc.
Tu la verras bientôt aussi, tu la verras
Surgir, l'Erynnis effrayante;
Avec ses cent pieds, avec ses cent bras
De l'Hadès lentement elle monte la pente.
Ah! course de Pelops, en discordes fertile,
Hymen d'Hippodamie et trop fatal amour.
Que de maux ont fondu sur nous, depuis le jour
Oi!i de son char doré fut renversé Myrtile !
\{ Rideau,)
ACTE DEUXIEME
SCENE PREMIERE
CLYTEMNESTRE, ELECTRE, Le Chœur
CLYTEMNESTRE
Tu sors bien librement : tu te hâtes de mettre
A profit les instants de l'absence du Maître,
Pour vomir ton venin et nous mordre, serpent!
Va! je sais tous les bruits que ta bouche répand.
A t'entendre, je suis une affreuse marâtre.
Injuste, impérieuse, au cœur opiniâtre.
Qui vous maltraite et qui vous refuse le pain.
A travers le palais errerait votre faim.
Tu m'imputes aussi d'avoir tué ton père;
C'est vrai. Je dirai plus : si c'était à refaire,
Je frapperais encore aujourd'hui sans regret,
Consciente d'avoir exécuté l'arrêt
Des dieux, d'avoir été le bras de leur Justice.
Car, pour me servir d'aide et régler son supplice.
Son crime l'attendait, assis dans sa maison.
Ne te souvient-il plus qu'en une autre saison.
Avec Iphigénie, heureuses nous partîmes?
Notre cœur était libre et pur encor de crimes ;
L'Innocence en riant cheminait devant nous!
Et la même tendresse alors nous serrait tous.
C'est lui qui, de son poing brutal, brisant mon âme,
Arracha, piétina mes sentiments de femme.
22
Pour les sacrifier à qui ? — grands dieux ! . . . hélas !
Au plus lâche, au plus vil des Grecs, à Ménélas!
Et le sang de ta sœur par son ordre tuée
A payé la rançon de la Prostituée !
Ah! s'il fallait verser tant de sang et tant d'or
Pour que le monde entier comprît mieux quel trésor
Sont chez nous l'infamie et le libertinage.
N'était-il donc, à Sparte et sur tout le rivage.
Point de cœur assez pur pour l'affreux coutelas?
Pourquoi ma fille et non la tienne, Ménélas?
Il est vrai qu'emporté par son vertige étrange,
Agamemnon lui-même eût repoussé l'échange.
Ivre de ses honneurs, il les voulait payés
D'un prix dont ses rivaux pussent être effrayés.
Ils le furent si bien que, depuis cette date,
Devant son front marqué des colères d'Hécate,
Comprenant que cet homme appartenait aux dieux,
Ils le virent auguste encor plus qu'odieux !
Pour moi, si, ramassant la hache domestique,
J'ai brisé cette tête un jour, je revendique
D'une telle action l'honneur et le loyer,
Car j'ai vengé ma fille et lavé mon foyer!
ELECTRE
As-tu dit à présent ce que tu voulais dire?
Veux-tu que je réponde ou que je me retire ?
CLYTEMNESTRE
Tu peux répondre.
ELECTRE
Eh bien! je commencerai donc.
Je retiens ton aveu du meurtre. La raison
N'en fut pas tout à fait celle que tu m'exposes.
— 23 —
Bien plus bas que ton cœur, il faut chercher les causes,
Car ma sœur ne fut qu'un prétexte seulement
Et ta main immola mon père... à ton amant!
Cesse donc d'évoquer une sainte victime ;
L'adultère suffit pour expliquer ton crime.
A quoi bon ramasser des mensonges si vieux
Dont je ne suis pas dupe et qu'entendent les dieux?
Ces dieux ont exigé la mort d'Iphigénie;
Tu ne peux l'ignorer, mais tu veux qu'on le nie.
Lorsque Artémis aux doigts magiques et puissants
Sur la mer immobile eut endormi les vents,
Mon père étant sorti par hasard de sa tente,
D'une exclamation silencieuse et lente.
Le camp le salua comme l'Infortuné.
Son nom avait jailli, subit et spontané,
Tous sachant qu'il avait offensé la déesse.
Et lui, le cœur rempli d'une immense tristesse.
Allait, pleurant et suppliant comme tu sais.
Mais aux pensers d'un chef, qui peut avoir accès?
Le mortel, que les dieux ont fait roi sur la terre,
Marche dorénavant entouré de mystère;
Dans sa poitrine d'homme, il sent confusément
Des peuples anxieux s'agiter le tourment,
Et le Destin écoute, en son cœur taciturne,
Le bruit de l'Avenir qui s'échappe dans l'Urne.
Quand même il eût été coupable, était-ce à toi.
Femme au cœur si peu sûr, qu'appartenait le droit
De juger un tel homme? Étais-tu seule en cause?
Les droits de tes enfants sont-ils si peu de chose?
En admettant qu'il fût un criminel, ton fils
Et moi méritions-nous le sort que tu nous fis ?
— 24 —
Sous le toit paternel, aucun bien ne nous reste.
Je suis esclave ici dans ma maison. Oreste
Guette, le glaive au poing, l'heure due aux bannis.
Pour quel forfait, dis-moi, sommes-nous donc punis?
Sans doute, c'est pour mieux venger notre soeur mort
Et par respect des dieux dont le zèle t'emporte,
Qu'Égisthe, chaque nuit, vient dormir dans ton lit?
Prends garde au Talion par toi-même établi ;
Il pourrait faire encore ici quelques victimes.
Si le crime toujours appelle d'autres crimes,
Tu viens de prononcer toi-même ton arrêt.
Le Vengeur n'est pas loin; il arrive, il est prêt,
Et si mon bras pouvait manier une hache.
Comme un bon bûcheron qui s'applique à sa tâche.
Seule, j'accomplirais le funèbre travail!
CLYTEMNESTRE
Avez-vous entendu, comme au moindre détail,
La haine dans son cœur subtil s'allume et brille?...
Celle qui m'a parlé cependant est ma fille.
Malheureuse ! Des mots affreux que tu rugis
N'as-tu donc point de honte?
ELECTRE
Oh! que si! Je rougis.
Je fais plus que rougir : je souffre, et toute l'ombre
Enveloppe mon cœur qui chavire et qui sombre,
Lorsque au lieu de la mère aimante à qui j'ai droit.
Je ne vois que l'Enfer effrayant devant moi !
CLYTEMNESTRE
Tu recevras avant la nuit de mes nouvelles.
Je te ferai payer de larmes éternelles
Ce qu'a d'affreux pour moi ce dernier entretien.
— ^5 —
Attends jusqu'à ce soir seulement.
ELECTRE
Tu vois bien
Que tu ne peux tenir jusqu'au bout tes promesses.
Dès qu'on prononce un mot un peu dur, tu te blesses,
Tu m'avais dit pourtant que je pouvais parler
CLYTEMNESTRE
Parler, oui! T'expliquer doucement, non hurler!
Va, je lis en ton cœur bien mieux que tu ne penses.
Tes cris sont des appels d'émeute que tu lances.
Ils sont plus qu'outrageants, ils sont séditieux.
Ils tendent à troubler la justice des dieux
Et l'invective y cache un secret maléfice.
ELECTRE
Tu venais tout à l'heure offrir un sacrifice.
Offre-le. Je ne fais point de calculs pervers.
Sacrifie. En pensant me nuire, tu me sers.
Car tout ce que je crains des dieux, c'est qu'ils t'oublient.
CLYTEMNESTRE
Dans leurs treillis d'osier et de joncs verts qui plient,
Servante, apporte-moi ces offrandes de fruits.
Maintenant, Lycien, archer vainqueur des nuits,
Me voici devant toi comme une suppliante
Avec toute mon âme indécise et tremblante;
Car les mystérieux songes viennent de vous,
Qui leur ouvrez la porte ivoirine et vers nous
Dirigez dans son vol léger leur troupe agile.
Vous pouvez nous briser comme un vase d'argile,
Odieux. Quand l'un de vous nous parle, au fond du coeur,
Toute l'âme s'emplit d'une vague terreur :
Pourtant, j'ai confiance en toi, fils de Latone;
— 26 —
Reçois d'abord ces fruits, prémices de l'automne,
Et souviens-toi de tes amis restés mortels.
Nous fûmes dévoués toujours à tes autels,
Notre fidélité mérite récompense.
Entre les dieux et nous, les rois, plus qu'on ne pense,
Un commun intérêt met des liens ténus.
Tu m'entends. Je n'ai pas besoin d'en dire plus.
De toutes parts vers moi la haine tend l'oreille,
Un cercle de regards m'entoure et me surveille ;
Je n'ose plus parler, j'ose à peine penser.
Et la froide terreur commence à me glacer.
Mais toi dont l'œil divin jusqu'au fond des cœurs plonge.
Au sens que je souhaite interprète mon songe.
SCENE II
Les Mêmes, LE GOUVERNEUR.
LE GOUVERNEUR
Etrangères, c'est bien ici que votre roi
Habite?
LE CHŒUR
Son palais est en face de toi
LE GOUVERNEUR
Et si j'en crois cet air et ce port de déesse,
Voici la reine, son épouse, à qui m'adresse
Mon maître ?
LE CHŒUR
On ne saurait mieux dire et mieux juger.
C'est la reine, en effet, que tu vois, étranger.
— 27 —
LE GOUVERNEUR
Salut, fille des dieux et sœur des Immortelles!
Clytemnestre, un ami te mande des nouvelles
Qu'il pense de nature à vous tous réjouir.
CLYTEMNESTRE
J'accepte le présage et suis prête à t'ouïr
Mais d'abord qui t'envoie en ce lieu?
LE GOUVERNEUR
Phanotide
Que retient loin de vous son pays de Phocide,
Mais dont le dévouement vous est assez connu.
CLYTEMNESTRE
L'envoyé d'un ami toujours est bienvenu.
De quoi s'agit-il ? Parle .
LE GOUVERNEUR
O reine, mon message
Est court : Oreste est mort. (D'en dire davantage
Je n'ai pas besoin).
ELECTRE
Mort! 11 est mort! Sombres dieux !
Je suis perdue!...
CLYTEMNESTRE
As-tu fini, monstre odieux.
Tes horribles clameurs? Étranger, je t'en prie.
Ne prends pas garde à tout ce que sa rage crie.
Ai-je bien entendu? Répète.
LE GOUVERNEUR
Oreste est mort.
ELECTRE
Malheur à nous ! Malheur à nous !
~ 28 —
CLYTEMNESTRE
Pour toi, ton sort
Est réglé. Sois tranquille. Etranger, continue,
Et conte-nous comment la chose est survenue.
Car cette mort si brusque est bien pour émouvoir
Une mère, malgré ses griefs.
LE GOUVERNEUR
Mon devoir
Est de te raconter en détail l'aventure.
Fatigué de mener une existence obscure,
Cherchant une ombre au moins de la guerre, et touché
De cet ennui superbe et de ce mal caché,
Premiers avant-coureurs de la mort dans les âmes,
Oreste, se sentant jeune et tout plein de flammes.
Résolut de se rendre à Delphes pour les jeux.
Et de s'y faire voir digne de ses aïeux,
Sinon par le bonheur, du moins par la vaillance,
Par l'audace, la force agile et la prudence,
Tout ce qui fait les chefs de peuples, en un mot.
Aussi, le jour venu, sitôt que le héraut,
Par l'appel d'une voix claire et retentissante.
Eut déclaré la piste ouverte, il se présente,
Il descend dans l'arène, il salue. On dirait,
A le voir s'incliner, élégant et distrait.
Avec sa chevelure et ses yeux pleins de rêve,
Un grand arbre qui ploie au vent et se relève
D'un vol souple et puissant, en balayant le ciel.
Robuste et svelte, il court, léger, presque immortel;
Il s'en va dans sa force et sa propre lumière
Et voici qu'on l'acclame au bout de la carrière.
Il revient, il approche, et cette fois encor
— 29 --
Semble emplir l'horizon de sa crinière d'or,
Tant la foule amoureuse à son front attachée
Toute le suit des yeux et palpite, penchée.
Il est le fils du Roi des Rois, d'Agamemnon;
Les plus grands souvenirs s'éveillent à ce nom :
De Pergame et de Troie on revoit les images,
Les héros et les dieux mêlant sur les rivages
En voisins familiers leurs tentes et leurs feux.
Et dans ce temps si proche et déjà fabuleux,
On songe que le ciel vivait avec la terre.
Tout l'orgueil dont s'enivre un peuple militaire
En acclamations vers lui monte sans fin.
Une course de chars a lieu le lendemain.
Avec ses concurrents il paraît dès l'aurore,
Ils sont dix, lui compris, masse multicolore :
Achéen, Spartiate enlacent leurs rubans;
Deux Lydiens debout suivent sous leurs turbans,
Puis un Étolien qui conduit des cavales,
Puis Oreste; et, menant des voitures rivales.
Viennent avec lourdeur, sur les pavés tremblants,
Un citoyen d'Œnie avec des chevaux blancs.
Un Carien, puis un coureur de Béotie;
Et d'Athènes enfin, que les dieux ont bâtie,
Le dernier qui fermait la marche arrive au trot.
On tire au sort, chacun prend sa place, et bientôt,
Dévorant du regard cette longue carrière,
Dans un grand tourbillon de bruit et de poussière.
Tous s'élancent au cri des trompettes d'airain;
Les dix lourds chariots ébranlent le terrain,
Les rênes claquent, les yeux brûlent, le poil fume,
Et par les crins épars s'envole de l'écume ;
— 30 —
Les têtes des chevaux se mêlent et le bois
Grince, tous essayant de passer à la fois.
Vertigineux, grisés par le bruit qui s'élève,
Les conducteurs s'en vont, emportés dans un rêve.
Rien d'anormal pourtant, lorsqu'au septième tour,
L'Œniote, dont les chevaux s'emportent, court
Se jeter sur le char lydien qu'il fracassse.
Une tempête affreuse en cet endroit s'amasse.
Les nouveaux arrivants s'y viennent écraser :
En un clin d'œil on voit six chariots se briser
Entassant leurs débris qui fument immobiles.
Plus heureux cependant, peut-être plus habiles,
L'Athénien, Oreste ont compris le danger.
Et tous deux, à propos, ils ont pu se ranger.
Le champ n'offre plus rien dès lors qui les retienne;
Ils filent et leur marche est presque aérienne.
Oreste paraissait l'emporter, mais, trop prompt,
Il tourne et vient heurter la borne, l'essieu rompt.
Le jeune héros tombe et pend entre les rênes.
Ses chevaux étonnés, sans frein, vont par les plaines.
Tramant au sol le grand cadavre douloureux.
Et de ce corps si beau, pur chef-d'œuvre des dieux.
Il ne reste plus rien qu'os meurtris et chairs noires
Dont l'horreur à jamais emplira nos mémoires.
Nous l'avons au bûcher porté pieusement,
Nous avons fait de notre mieux. Dans un moment.
Des Phocéens viendront te remettre sa cendre.
C'est tout ce que j'avais à te prier d'entendre.
LE CHŒUR
Le Destin a détruit la race de nos rois
Jusque dans sa racine !
— 31 —
CLYTEMNESTRE
Etranger, tu me vois
Entre deux sentiments contraires partagée.
Dois-je me dire heureuse ou me dire affligée?
Je ne sais, car, malgré ses insolents défis,
Ses menaces, sa haine enfin, il fut mon fils.
Il m'est dur d'acheter mon salut de sa perte.
LE GOUVERNEUR
Ce regret me surprend, reine, et me déconcerte.
CLYTEMNESTRE
Que veux-tu? Je suis mère. Et toujours à nos flancs
Un fil indestructible attache nos enfants.
Ce fil tenait encore; il se rompt et je saigne.
C'est un reste de chair qui veut que je me plaigne.
LE GOUVERNEUR
Je le vois. Mon voyage a donc manqué son but.
CLYTEMNESTRE
Pourquoi dis-tu cela? Parce qu'en mon début
Il a pu m'échapper un regret un peu vague?
Etranger, en de tels moments le cœur divague.
Écoute! Me voilà ressaisie et je veux,
Puisque je ne crains plus, te faire des aveux.
Oreste, pas à pas, escortait ma pensée;
Au-dessus de mon lit sa hache était dressée.
Et ma bouche sentait son souffle court frémir
Et sa main sur mon cœur m'empêchait de dormir.
L'ombre vaste des nuits recelait sa présence ;
Il pouvait en surgir, brusque, sans qu'on y pense.
Le jour, le moindre bruit m'emplissait de frisson.
Des mains, pour me saisir, s'élançaient des buissons.
Quand le vent dans les bois agitait les ramures,
— 32 —
J'imaginais entendre un frôlement d'armures.
L'éternel cauchemar vient de se dissiper,
La chienne que voilà peut maintenant japper;
11 suffit qu'elle soit impuissante à nous mordre.
Du reste, dès ce soir, tout va rentrer dans l'ordre.
ELECTRE
Entends-la, Némésis!
CLYTEMNESTRE
Elle a tout entendu ;
Son arrêt contre toi maintenant est rendu.
ELECTRE
La fortune te rit. Insulte-nous!
CLYTEMNESTRE
Qu'importe
Ta haine? Le venin n'est plus. La bête est morte !
ELECTRE
Outragé par ta mère et trahi par les dieux,
C'est maintenant qu'on peut t'appeler malheureux,
Pauvre Oreste!
CLYTEMNESTRE
Etranger, notre reconnaissance
Serait grande, si tu m'obtenais le silence
De cette Furie !
LE GOUVERNEUR
Ah!... je me retire donc.
Et si je t'ai causé quelque peine, pardon.
Je n'ai plus rien à faire ici, je te salue.
CLYTEMNESTRE
Cher hôte, pas ainsi; j'y suis bien résolue.
Un voyage si long mérite plus d'accueil,
Et c'est comme un ami qu'il faut franchir ce seuil.
(Ils rentrent tous deux.)
SCÈNE III
ELECTRE, Le Chœur.
ELECTRE
Misérable, ta joie achève ta figure !
Il y manquait encor cet infernal reflet.
Soyez loués, grands dieux ! Votre ouvrage est complet !
Du trépas de son fils, j'ai vu rire une mère!...
Et maintenant, où vais-je aller, que dois-je faire?
Le coup fatal me frappe en même temps que lui.
Toute mon espérance est bien morte aujourd'hui.
Irai-je mendier mon pain sur quelque route.
Vagabonde qu'aux chiens on livrera sans doute,
Du plus loin qu'on verra venir, muet et noir.
Figure du mystère errante dans le soir,
Mon long corps éclairé de mes yeux d'épouvante !
Mais non! Je ne veux pas sortir d'ici vivante.
Pendant que je puis nuire encor, il ne faut pas
Que je parte. Mon poste est là jusqu'au trépas.
Louve par mes clameurs, par mon geste statue.
Pour m'ôter de ces lieux, il faudra qu'on me tue !
LE CHŒUR
Qu'as-tu fait de ta foudre, ô toi, fils de Chronos,
Et toi, divin soleil, à quoi sert ta lumière,
Si devant tant d'horreur dont frissonnent mes os,
Vous poursuivez, indifférents, votre carrière?
(Rideau.)
3
ACTE TROISIEME
SCÈNE PREMIÈRE
ELECTRE. — CHRYSOTHÉMIS, Le Chœur.
CHRYSOTHÉMIS
Chère Electre, j'accours si joyeuse vers toi,
Que j'ai presque oublié la divine décence.
Tu n'éprouveras plus les chagrins de l'absence,
C'est la fin de tes maux que je viens t'annoncer.
ELECTRE
Mes maux ne peuvent plus ni croître, ni baisser,
Car ils sont sans remède, hélas! et sans mesure!
CHRYSOTHÉMIS
Oreste, notre frère, est ici; j'en suis sûre
Comme si je l'avais aperçu de mes yeux.
ELECTRE
Tais-toi, je t'en supplie. Il m'est trop odieux
D'entendre, en ce moment, divaguer de la sorte;
Et que ce soit folie ou bravade, n'importe,
Je ne le puis souffrir.
CHRYSOTHÉMIS
Pourtant, il est ici!
ELECTRE
Et de qui, s'il te plaît, tiens-tu ce beau récit?
CHRYSOTHÉMIS
J'en crois mes yeux et non quelque vaine parole.
ELECTRE
Allons, explique-toi. Qu'as-tu vu, pauvre folle?
_ 36 -
CHRYSOTHÉMIS
Daigneras-tu m'entendre au moins sans me troubler?
ELECTRE
Parle, puisque cela t'amuse, de parler.
CHRYSOTHÉMIS
Tout à l'heure, en allant au tombeau de mon père,
J'ai vu que des ruisseaux de lait couvraient la terre.
Aussitôt, j'ai levé les yeux. Le monument
Était fleuri; c'était comme un écroulement
Léger et gracieux de feuilles et de roses ;
Des fruits mûrs s'échappaient des corbeilles mal closes.
Partout, autour de moi, j'ai regardé. Le vent
Seul, dans l'espace vide, au loin était errant.
Je me suis approchée en silence. O surprise!
Là, fraîchement coupée et souple sous la brise.
Toute une chevelure aux fluides crins d'or
Frissonnait doucement et semblait vivre encor.
Je me suis souvenue alors du cher visage
De l'absent. Ces cheveux et ces fleurs sont un gage
De filial amour. Il est ici. Mon cœur
Fraternel le devine, invisible et rôdeur.
Prêt à surgir pour son ouvrage de vengeance.
Avec quelle tendresse et quelle joie immense
J'ai touché de mes mains ce présent de l'ami.
Tremblante toutefois que ma bouche, parmi
Tant de mots de bonheur ne laissât, indiscrète,
Tomber quelque mauvais présage sur sa tête.
Il est ici. De qui, s'ils n'étaient pas de lui.
Seraient donc ces cheveux apportés aujourd'hui?
Ce ne sont pas les tiens ni les miens, et ma mère
A de semblables dons ne peut qu'être étrangère.
— 37 —
Ainsi, réjouis-toi, chère Electre; ce jour
Du bonheur oublié te promet le retour.
ELECTRE
Et c'est là ta nouvelle et là ton espérance?
CHRYSOTHÉMIS
Oreste de retour, dis-moi, quelle souffrance
Peut t'émouvoir encore?
ELECTRE
Malheureuse, il est mort!
Mort aussi le salut qu'il portait, et le sort
A posé pour toujours sur nous sa main funeste !
N'attends plus désormais aucun secours d'Oreste.
CHRYSOTHÉMIS
O douleur ! Et de qui te vient ce bruit alïreux ?
ELECTRE
D'un homme qui l'a vu périr devant ses yeux.
CHRYSOTHÉMIS
Cet homme, où donc est-il? Quel est-il? Dieu! que d'ombre
Emplit mon cœur si gai tout à l'heure et si sombre
A présent !
ELECTRE
Celui dont je te parle est ici.
Ma mère se repaît de son triste récit.
CHRYSOTHÉMIS
Hélas! Et de qui donc proviennent ces offrandes?
De qui sont ces cheveux? Et de qui ces guirlandes?
ELECTRE
De qui? Je ne sais pas. Quelque pieuse main,
Découvrant ces débris perdus sur le chemin
Pour qu'un peu du mort flotte encor sur cette terre.
Aura, dans sa pitié pour mon malheureux frère,
- 38 -
Suspendu ses cheveux au tombeau paternel,
Et, pour diminuer ce qu'il a de cruel,
A ce morne trophée aura mêlé des roses.
CHRYSOTHÊMIS
Malheureuse! Et moi qui, sans rien voir de ces choses,
Accourais si joyeuse au-devant de ma sœur.
Voilà que je retrouve, avec l'ancien malheur
Qui n'aura pas cessé de m'attendre à la porte,
Ma maison écroulée et ma tendresse morte.
ELECTRE
Il est vrai, le Destin nous écrase, et pourtant
Rien n'est encor perdu, si ton cœur n'y consent.
CHRYSOTHÊMIS
Puis-je donc rappeler les morts à l'existence?
ELECTRE
Pourquoi me prêtes-tu des pensers de démence?
Non! mon esprit est calme et voit clair devant lui.
CHRYSOTHÊMIS
Eh bien! qu'ordonnes-tu que je fasse aujourd'hui,
O ma sœur?
ELECTRE
Arme-toi d'énergie et d'audace.
Il faut te montrer digne, une fois, de ta race!
CHRYSOTHÊMIS
Si ton conseil est juste et droit, je le suivrai.
ELECTRE
Prends garde. Le succès s'achète.
CHRYSOTHÊMIS
Je ferai
Tout ce qui me sera possible.
— 39 —
ELECTRE
Eh bien ! écoute :
Nos défenseurs sont morts. Ils descendent la route
Éternelle et sans fin qu'on ne remonte plus.
Ne nous attardons point en regrets superflus.
Honte à qui penserait s'acquitter par des larmes!
Eux tombés, ramassons leur colère et leurs armes.
Non! cher Oreste, non! nous ne laisserons pas
Tes ennemis en paix rire de ton trépas.
Nous veillerons sur ton cadavre et ta mémoire !
Et quant à nous, ma sœur, si tu daignes m'en croire,
Dépouillant notre sexe et nos timidités,
L'âme pleine des morts justement irrités.
Au seuil de son palais nous abattrons Égisthe.
Le vouloir du Destin à qui nul ne résiste
Nous désigne aujourd'hui pour frapper ce grand coup.
Tu le sais, tant qu'Oreste est demeuré debout,
Je supportais patiemment notre misère,
« Il viendra relever la maison de son père, »
Me disais-je. Puisqu'il ne doit pas revenir.
Qu'attendons-nous, filles de roi, pour en finir
Avec l'avilissant et honteux esclavage?
Transporter l'eau pour la cuisine et le lavage,
Couper le bois, remplir et tramer les paniers,
Vivre avec des valets et des palefreniers,
Épouser à la fin quelque garçon de ferme.
Voilà, de ton destin l'inévitable terme,
Si tu n'es décidée à suivre mon conseil.
Songe, au contraire, songe à l'éclat sans pareil
Dont s'envelopperont nos gloires juvéniles,
Lorsque, par l'Ionie étonnée et les îles,
— 40 —
Courra, de rive en rive, un bruit si merveilleux,
Et que nous paraîtrons, tenant par les cheveux
La tête du tyran, fléau de nos familles !
Chacun dira de nous : « Voyez ces jeunes filles;
Elles ont, sans appui, relevé leur maison.
Et seules, se dressant contre la trahison, •
Sans souci de la mort qui guettait leur vaillance;
Frappé leur ennemi dans toute sa puissance !
Leur renom passera jusqu'aux âges futurs! »
LE CHŒUR
Certes, de tels projets sont hardis, mais peu sûrs.
Le sort peut brusquement trahir votre courage.
Ne rien précipiter me semble le plus sage.
CHRYSOTHÉMÏS
Je le vois. Le chagrin trouble son jugement.
Mon cœur plein de tendresse et plein d'étonnement
Devant tant de fureur ne sait plus que se taire.
Et je vois s'élargir la route solitaire
Où je devrai marcher sans appui désormais.
Electre, pauvre sœur que malgré tout j'aimais,
Abandonne au plus tôt ces mornes rêveries,
Illusions d'un cœur malade et tromperies
De la fièvre. Tu veux, femmes aux faibles bras.
Qu'au milieu d'un palais entouré de soldats.
Nous qu'une main d'enfant désarmerait peut-être.
Nous frappions un tyran devenu notre maître
Par la complicité des dieux et leur secours.
Son pouvoir s'affermit et s'accroît tous les jours.
Tous les jours un peu plus fausse et plus infidèle,
L'espérance s'en va de notre âme à grande aile.
Tous les jours, nous voyons notre destin fléchir.
— 41 —
Et ce serait l'instant que tu voudrais choisir
Pour cette désastreuse et folle tentative !
Encor, si l'on ^ avait que le trépas la suive !
Mais ce n'est pas la mort, ma sœur, qui nous attend.
On nous enterrera vives auparavant
Dans quelque trou profond et noir, sous les montagnes,
Et l'horreur et la faim resteront nos compagnes.
LE CHŒUR
Avant que de te perdre et de la perdre aussi.
Réfléchis bien, ma chère Electre, à tout ceci.
Et ménage les jours que la Parque vous file
ELECTRE
Je m'attendais à ta réponse. Sois tranquille,
J'ai conçu mon projet.' Immobile et masqué,
Dans le fond de mon cœur il se tient embusqué.
Il bondira,, le jour venu, sur sa victime.
CHRYSOTHÉMIS
Que n'avais-tu ces sentiments le soir du crime !
ELECTRE
Je les avais déjà^ mais faibles et confus.
CHRYSOTHÉMIS
Tâche de t'y tenir maintenant.
ELECTRE
Ton refus
S'efforce de paraître ironique; il est lâche.
CHRYSOTHÉMIS
Je dis qu'assassiner ne peut être une tâche
Convenable. pour nous.
ELECTRE
Et moi, je dis qu'un tel
Scrupule, en ce moment, est presque criminel.
— 42 —
Où le lâche, crois-moi, trouve son avantage,
La vertu ne saurait s'attarder sans dommage.
CHRYSOTHÊMIS
Tu te rendras à mes conseils, plus tard.
ELECTRE
Oh! nonl
CHRYSOTHÊMIS
Si ! Le temps usera ta résolution !
ELECTRE
Va-t'en. On ne peut rien espérer de ton aide.
CHRYSOTHÊMIS
Ton obstination de trop d'orgueil procède.
ELECTRE
Va-t'en, va rapporter à ta mère cela,
CHRYSOTHÊMIS
Non! Ma haine pour toi ne va pas jusque-là.
ELECTRE
Ta haine va plus loin. Elle me veut infâme!
CHRYSOTHÊMIS
Je veux à la raison reconduire ton âme.
ELECTRE
Sur tes conseils mesquins il faudrait se régler?
CHRYSOTHÊMIS
J'aime qu'on réfléchisse avant que de parler;
J'écoute volontiers un conseil, s'il est sage.
ELECTRE
Mais ta sagesse, à toi, n'est que du verbiage;
Tu parles seulement pour t'épargner d'agir.
CHRYSOTHÊMIS
Je tâche à m'épargner surtout le repentir.
En tout cas, je crains fort, si ton âme s'obstine,
— 43 —
Que ce ne soit pour nous l'éternelle ruine.
ELECTRE
Je m'obstine et n'ai point de ces lâches terreurs.
CHRYSOTHÉMIS
Tu vas donc au-devant de nouvelles douleurs.
ELECTRE
Tout vaut mieux que l'affreux déplaisir de t'entendre.
CHRYSOTHÉMIS
Ton âme à mes conseils refuse de se rendre?
ELECTRE
Ma résolution est prise, je t'ai dit.
CHRYSOTHÉMIS
Je me retire donc, puisqu'il m'est interdit
Et de te conseiller, hélas! et de te suivre.
ELECTRE
Oui, va-t'en, et prends soin par-dessus tout de vivre.
Moi, je vais m'occuper des apprêts de ma mort.
Nous avons toutes deux choisi nos parts du sort.
Plus différentes d'âme encor que de fortune.
Rompons dès à présent nos attaches communes.
Quoi qu'il puisse advenir, je ne te connais plus.
CHRYSOTHÉMIS
Moi, je ne forme point de ces vœux absolus.
Je te suivrai des yeux, tout le long de la route.
S'il t'arrive malheur, comme je le redoute,
Souviens-toi que ta sœur t'a déjà pardonné.
(Elle sort.)
LE CHŒUR
Les grandes cigognes pendantes
Qui se bercent aux aquilons.
— 44 -
Et dont les pieds minces et longs
Fixent à des tiges tremblantes
Leur corps immobile et sculpté,
Toutes pleines de piété,
Les grandes cigognes mystiques
Rêveraient à leurs vieux parents,
Tandis que nous, bien différents
Des beaux oiseaux mélancoliques,
Au fond de nos cœurs oublieux
Nous vous creusons des sépultures
Avec les pierres les plus dures,
O pauvres morts, froids et sans yeux.
SCENE II
Les Précédentes, ORESTE.
ORESTE
Femmes, nous vous prions instamment de nous dire
Si les renseignements que l'on nous a donnés
Sont exacts et ne nous ont pas trop détournés.
Nous venons de fort loin pour un objet bien triste.
LE CHŒUR
Où VOUS dirigez-vous?
ORESTE
Vers le palais d'Egisthe.
LE CHŒUR
On ne t'a pas trompé. C'est ici.
ORESTE
Qui de vous
Se charge d'annoncer notre arrivée à tous?
— 45 —
Car nous sommes porteurs d'une grande nouvelle.
LE CHŒXJR, dcsigJiant Electre.
S'il faut quelqu'un de la maison... je ne vois qu'elle.
ORESTE
Eh bien! femme, entre donc. Dis que des Phocéens
Sont là qui voudraient voir Égisthe.
ELECTRE
Ah ! dieux ! je crains
Que vous ne confirmiez un rapport trop funeste !
ORESTE
De quel fait parles-tu? Car, s'il s'agit d'Oreste,
Le vieux Strophios, chez qui ce jeune homme logeait.
Nous mande justement vers vous à son sujet.
ELECTRE
Eh bien! de son destin, que viens-tu nous apprendre?
ORESTE
Cette urne que tu vois est pleine de sa cendre.
ELECTRE
Par les dieux immortels, étranger, laisse-moi
Tenir entre mes mains cette urne, objet d'émoi.
Pour que j'y verse, avec mes pleurs et ma prière,
Mon cœur comme lui mort et rempli de poussière.
ORESTE
Approchez. Donnez-lui ce qu'elle a demandé.
Car son cœur ne fut pas par la haine guidé,
Lorsqu'elle nous a fait sa très humble requête,
Et la Tristesse au vol nocturne est sur sa tête !
ELECTRE, prenant l'urne.
O mobile tombeau, transmis de mains en mains.
Petite urne qui vins par les mêmes chemins
Où j'attendis longtemps celui que tu m'apportes.
- 46 -
Sois bienvenue au nom des espérances mortes,
Puisque au cher rendez-vous tant annoncé par lui
Sa cendre au moins fidèle est exacte aujourd'hui.
Ah ! ce n'est pas ainsi que tu devais paraître :
J'espérais te revoir surgir comme le Maître,
Formidable, escorté de la Foudre, vengeur;
Et tu fus l'Exilé, l'Hôte, le Voyageur
Pour qui la tombe même est devenue errante !
Où sont-ils, tous mes beaux rêves d'adolescente,
Quand je te conduisais avec moi, tout petit.
Te menant par la main ou sur mon sein blotti?
Par la ville et les champs, nous allions côte à côte;
A peine si ma taille était un peu plus haute,
Et véritablement nulle mère jamais
N'aurait pu te chérir autant que je t'aimais.
Et c'est moi cependant l'auteur de ta misère.
J'aurais dû te laisser mourir avec ton père;
Ensemble chez Hadès vous seriez descendus.
Il t'aurait emporté dans ses bras éperdus.
Et son ombre géante avec ta petite ombre
Sur le rivage noir eût cheminé moins sombre.
Pour que tu n'aies pas peur et que tu n'aies pas froid,
Enroulant un manteau de ténèbres sur toi.
Il t'eût laissé dormir pendant tout le voyage.
Mais au lieu de te prendre ainsi dans ton jeune âge,
La mort t'enlève adulte, en pays étranger.
Et mes regards aux tiens n'ont pas pu s'échanger.
Ton âme, en s'en allant, n'a rien pris à la mienne,
Et je n'ai rien gardé de toi qui me soutienne.
Mon cœur n'a pas reçu tes suprêmes adieux.
D'autres doigts que les miens ont refermé tes yeux.
— 47 —
Mes tendresses pour toi, stérilement fleuries,
N'accompagneront pas tes vaines songeries.
En ta mémoire lourde et noyée où fuiront
Les vagues souvenirs dispersés de ton front
Ne flottera de moi qu'une image incertaine.
Mais voici que, rompant leur inutile chaîne,
Mon corps déjà chancelle et mon âme s'enfuit.
Et j'aperçois grandir, dans le fond de la nuit.
De la barque des Morts l'ombre surnaturelle.
Sois patient. J'accours, chère âme fraternelle.
Bientôt nous partirons, l'un sur l'autre appuyés
Vers l'Ile ténébreuse et les noirs peupliers.
Dans la chute du soir éternel où tu plonges,
Devisant tous les deux, nous referons en songes
Nos jours interrompus par l'injuste Destin.
LE CHŒUR
Electre, il ne faut pas te livrer au chagrin.
L'existence pour tous est illusoire et brève
Et ton frère en mourant n'a changé que de rêve.
ORESTE
Dieux ! contenez mon cœur qui m'échappe et se rompt,
ELECTRE
Quel nuage subit vient d'obscurcir ton front?
ORESTE
Eh quoi ! serais-tu donc la glorieuse Electre ?
ELECTRE
On me nomme toujours ainsi, moi, pâle spectre,
Moins semblable aux vivants qu'aux hôtes du tombeau.
ORESTE
Voilà ce qu'ils ont fait d'un corps jadis si beau!
- 48 -
ELECTRE
Est-ce mon triste sort qui fait couler tes larmes?
ORESTE
Je songe à ce visage autrefois plein de charmes !
ELECTRE
Alors, c'est bien à moi que s'adressent tes pleurs?
ORESTE
Ils ont abattu l'arbre et dispersé les fleurs
ELECTRE
Pourquoi me regarder avec tant de tristesse?
ORESTE
Des coups de mon malheur j'ignorais la rudesse.
ELECTRE
Comment ce que j'ai dit te l'a-t-il révélé?
ORESTE
Je t'ai vue et tes maux ne m'ont que trop parlé.
ELECTRE
Cette part que tu vois en est pourtant la moindre.
ORESTE
A tant de maux encor quel mal pourrait-on joindre?
ELECTRE
On me contraint à vivre avec des assassins.
ORESTE
Comment cela? Qui peut avoir de tels desseins?
ELECTRE
Je suis esclave des meurtriers de mon père.
ORESTE
A cette extrémité qui te réduit?
ELECTRE
Ma mère,
Si toutefois on peut l'appeler de ce nom.
— 49 —
ORESTE
Pour te soumettre ainsi, dis, quels moyens prend-on?
Les menaces, la faim?
ELECTRE
La faim, la violence.
Toutes les cruautés !
ORESTE
Nui ne prend ta défense.
Dis-moi?
ELECTRE
Non ! Je suis seule et seule pour jamais,
Voici mort le dernier défenseur que j'avais.
ORESTE
Pauvre Electre ! J'ai grand'pitié de ta misère!
ELECTRE
C'est la première fois que mon oreille entend
Ce beau mot de pitié, si doux au cœur pourtant!
ORESTE
C'est que mon infortune est faite de la tienne.
ELECTRE
Est-il donc entre nous un lien par où. tienne
A mon âme ton âme? Es-tu donc mon parent?
ORESTE
Puis-je parler devant ces femmes, librement?
ELECTRE
Me préserve le Ciel à leur égard d'un doute !
ORESTE
Eh bien! dépose donc cette urne, puis écoute.
ELECTRE
O toi qui tout à l'heure as parlé de pitié,
Ne sois pas sourd aux vœux de la triste amitié.
4
ORESTE
Fais ce que je te dis. Tu comprendras ensuite.
ELECTRE
Considère l'état où le Ciel m'a réduite.
J'ai bien gagné, par ma tristesse et mon amour,
Ce petit héritage unique et si peu lourd
Auquel nul ici-bas ne prétend et ne songe !
ORESTE
Non! Voilà trop longtemps que dure ce mensonge!
ELECTRE
Cher Oreste, de toi je n'aurai rien gardé!
ORESTE
Crois-moi, ton désespoir n'est nullement fondé.
ELECTRE
Tu trouves que j'ai tort de pleurer sur mon frère?
ORESTE
Oui.
ELECTRE
M'estimes-tu donc trop indigne?
ORESTE
Au contraire.
Mais l'urne que tu tiens n'est qu'un vain monument.
ELECTRE
Ces cendres ne sont pas d' Oreste?
ORESTE
Nullement.
ELECTRE
Où donc est le tombeau de mon malheureux frère?
ORESTE
II n'est point de tombeau pour qui voit la lumière.
— 51 —
ELECTRE
Que dis-tu, cher enfant?
ORESTE
Mais rien qui ne soit vrai,
ELECTRE
Ai-je bien entendu? Dieux puissants, il vivrait!
ORESTE
Oui, puisque me voilà.
ELECTRE
C'est donc toi?
ORESTE
Vois la marque
Imprimée à mon bras par le fer de la Parque.
ELECTRE
Jour de bonheur!
ORESTE
Instants célestes!
ELECTRE
Douce voix,
Je t'entends donc enfin !
ORESTE
Ma sœur, je te revois!
ELECTRE
Je te presse en mes bras...
ORESTE
Nos peines, où sont-elles?
ELECTRE
Femmes de ce pays, mes compagnes fidèles.
Voyez donc cet Oreste au tombeau descendu,
Que la Mort avait pris et qui nous est rendu.
— 52 —
LE CHŒUR
J'ai tout vu, chère Electre, et j'en pleure de joie!
ELECTRE
Te voilà revenu, fils du vainqueur de Troie,
Dans ta famille, près de tes anciens amis!
ORESTE
Oui, c'est plus de bonheur qu'il ne m'en fut promis;
Pourtant il faut savoir le porter en silence.
ELECTRE
Qu'appréhendes-tu donc?
ORESTE
Observons la prudence.
On pourrait nous entendre au fond de ce palais.
ELECTRE
Par la chaste Artémis, je ne craindrai jamais,
Non, tant que je vivrai, ce vil troupeau de femmes.
ORESTE
Elles cachent parfois de bien terribles âmes,
Tes pareilles. Tu dois t'en souvenir, pourtant.
ELECTRE
Pourquoi me rappeler ces choses, maintenant?
ORESTE
C'est qu'il peut être bon que l'on se ressouvienne;
J'aurai besoin de ta mémoire et de la mienne.
Tout à l'heure, pendant qu'il.me faudra frapper,
ELECTRE
Ne crains pas que mon cœur laisse rien échapper.
Ma mémoire est tenace et pleine de leur crime ;
La meute que j'y garde au moindre appel s'anime.
Permets qu'elle sommeille au doux bruit de ta voix ;
Ma bouche est libre, hélas! pour la première fois.
— 53 —
ORESTE
Conserve-la donc libre.
ELECTRE
Eh bien ! que dois-je faire
Pour cela?
ORESTE
Ne parler qu'à propos ou te taire.
ELECTRE
Tu veux donc qu'après tant et de si tristes jours
Consumés à porter des souvenirs trop lourds,
Après une si longue et si mortelle absence,
A l'heure où je te vois contre toute espérance,
Silencieusement, se referme mon cœur
Encor tout ébloui de son premier bonheur!
ORESTE
Je suis venu sitôt qu'un dieu m'en donna l'ordre.
ELECTRE
Je cherche où le malheur pourrait encor nous mordre.
Ainsi, cher messager, ton voyage est divin?
ORESTE
Il dépendra de toi qu'il ne reste pas vain.
Ne me parle donc plus du passé qui t'attriste,
Des crimes de ta mère et de l'orgueil d'Egisthe;
L'occasion fuirait au cours de tels propos.
Mais, de tes souvenirs rentrant les noirs troupeaux,
Pour la mâle Action abandonne le rêve.
Il faut qu'avant ce soir notre ouvrage s'achève.
Nos yeux, dans ce palais dont tu sais les détours.
Auront plus d'une fois besoin de ton secours.
En attendant que l'heure inexorable arrive,
Sois prudente, ma sœur, et sois très attentive
— 54 —
A déguiser la joie éparse sur ton front.
Tâche de faire croire à ceux qui te verront
Que le sombre malheur enveloppe ton âme.
ELECTRE
A défaut de chagrin, la haine, qui m'enflamme,
Dans mes yeux agrandis jetant son morne éclat,
A l'heure du péril exacte sera là.
Du reste, de ces yeux tristes, que peux-tu craindre?
Va, je n'ai pas besoin avec eux de rien feindre;
Ils pleurent pour la joie ainsi qu'ils ont pleuré
Pour la douleur. Comment, ô cher inespéré,
Voudrais-tu que mon cœur, après tant de secousses,
Si cruelles d'abord et puis bientôt si douces.
Soit calme? On me dirait que mon père est vivant.
Qu'il va venir, qu'il vient, que ses pas dans le vent
Résonnent, j'y croirais. Non! plus rien ne m'étonne,
Et je cède au bonheur divin qui m'environne!
ORESTE
Silence! car j'entends marcher dans le palais.
ELECTRE
As-tu dit, étranger, tout ce que tu voulais?
SCENE IV
Les mêmes. — LE GOUVERNEUR
LE GOUVERNEUR
Vous êtes insensés d'agir comme vous faites.
Ne voyez-vous donc pas le péril où vous êtes?
Par bonheur, je veillais; sans quoi, soyez-en sûrs.
Vos projets, avant vous, eussent franchi ces murs;
— 55 —
Allons ! Assez de pleurs et de cris et d'extases !
Laissez les sentiments avec les longues phrases.
Nous en sommes au point où les moindres délais
Peuvent tout perdre. Vite. Entrez dans le palais.
C'est le moment!
ORESTE
En quel état y sont les choses?
LE GOUVERNEUR
Tout va bien, et cela pour de nombreuses causes,
Dont la première est qu'on ne nous reconnaît pas.
ORESTE
Tu leur as raconté?...
LE GOUVERNEUR
Longuement ton trépas.
ORESTE
A-t-elle, en t'écoutant, fait voir quelque tristesse?
LE GOUVERNEUR
Nous en reparlerons à loisir. Le temps presse;
L'important, c'est que tout semble aller à souhaits :
Même le mal qu'ils font servira nos projets.
ELECTRE
Frère, quel est cet homme?
ORESTE
Eh quoi ! ce fier visage
Ne te rappelle rien?
ELECTRE
Non, pas la moindre image !
ORESTE
C'est ainsi que ton cœur, oubliant les amis,
Ne reconnaît pas l'homme à qui tu m'as remis?
- 56 -
ELECTRE
Qui veux-tu dire?
ORESTE
Mais, la nuit du régicide,
Celui qui m'emporta, par tes soins, en Phocide.
ELECTRE
Quoi! le seul qui me fut fidèle en ce temps-là?
ORESTE
Est debout devant toi.
ELECTRE
Cher mortel ! te voilà !
Sauveur de ma maison, comment te saluerai-je?
Oh! laisse-moi baiser tes mains, toucher la neige
Sainte de tes cheveux. Pourquoi, Maître, pourquoi,
Ainsi que tu l'as fait, t'être caché de moi?
Tantôt, lorsque tu nous contais la mort d'Oreste,
Pourquoi ne m'avoir pas, d'un mot, d'un simple geste,
Rassurée, avertie, au lieu de me laisser
Dans la désespérance et le deuil m'enfoncer?
Ah! tu fus bien cruel, ce matin, ô mon Maître!
Et je t'ai grandement maudit, sans te connaître,
O toi, le plus chéri des hommes désormais
Et par qui je revois au seuil de ce palais
L'image glorieuse et grave de mon père.
LE GOUVERNEUR
C'est assez. Pour de tels entretiens, je l'espère.
Nous aurons bien des nuits de calme et bien des jours;
Tandis que, pour agir, les instants se font courts.
La reine Clytemnestre est toute seule encore.
Les gardes sont partis dans un but que j'ignore.
Profitons du loisir que nous laissent les dieux !
— 57 —
O RESTE
Entrons donc, cher Pylade, et d'un salut pieux
Honorons dès le seuil les très saintes Puissances
Du foyer.
ELECTRE
Apollon, sois le dieu des vengeances;
Souviens-toi des héros pour qui tu descendis
De ton char de lumière aux champs troyens jadis,
Guerrier casqué de foudre et revêtu d'orage.
SCÈNE V
ELECTRE. — Le Chœur.
ELECTRE
Ils sont entrés, ils vont accomplir leur ouvrage.
Attendons en silence.
LE CHŒUR
O lugubre moment !
Dis, que font-ils?
ELECTRE
Tandis qu'elles va préparant
Le festin funéraire, ils se tiennent près d'elle.
LE CHŒUR
Oui, mais toi, quel motif hors du palais t'appelle?
ELECTRE
Je suis là pour guetter Égisthe à son retour.
CLYTEMNESTRE, du fond du palais.
Tout le palais est plein d'assassins. On me court
Dessus, poignards levés. Vite, je vous en prie,
A mon aide !
_ 58 -
ELECTRE
Entendez là dedans comme on crie !
LE CHŒUR
Oui, j'entends, je comprends que se passent ici
Des choses dont l'horreur excède tout récit !
CLYTEMNESTRE
Égisthe, où donc es-tu? Je péris.
ELECTRE
Quel tapage
Elle fait!
CLYTEMNESTRE
O pitié, mon cher enfant !
ELECTRE
Carnage !
Tu n'as pas eu pitié, toi !
LE CHŒUR
Peuple malheureux,
Déplorable maison !
CLYTEMNESTRE
Il m'a frappée, ô dieux !
ELECTRE
Bon! redouble tes coups.
CLYTEMMESTRE
Il faut donc que je meure!
ELECTRE
A l'abattoir, Égisthe! on t'attend, c'est ton heure.
LE CHŒUR
Les morts montent de toutes parts
Et renaissent de leur poussière ;
Dans le palais, ils sont épars,
Ils courent, ivres de lumière.
— 59 —
Entendez-vous, entendez- vous
Les grands pas lourds du fils d'Atrée?
D'Agamemnon c'est la rentrée !
Ares les presse et les rend fous.
Qui donc disait que l'Achéron
Ne rendait plus jamais sa proie?
Les voici pourtant, ceux de Troie,
Ceux d'Alcide et ceux de Jason.
Sur quelle escadre fabuleuse,
A travers la pluie et les vents.
Jusqu'à la terre des vivants
Ont-ils fui l'Ile ténébreuse?
Déjà l'on n'entend plus leurs voix ;
Leurs besognes sont terminées.
Ils égouttent aux cheminées
Le sang qui coule de leurs doigts.
(Oreste paraît.)
ELECTRE
Eh bien! est-ce fini?
ORESTE
Tout va bien là dedans,
Si nous ne fûmes pas toutefois imprudents
D'écouter Apollon... La malheureuse est morte.
Tu n'en recevras plus d'afïront d'aucune sorte.
LE CHŒUR
Silence! J'aperçois Egisthe qui revient.
ELECTRE
O mes amis, rentrez. Qu'il ne soupçonne rien!
ORESTE
Quel visage fait-il?
— 6o —
LE CHŒUR
Il paraît plein de joie.
ORESTE
Approche, Némésis; voici venir ta proie!
LE CHŒUR
Cachez-vous promptement, vous autres. Tenez-vous
Là, sous le vestibule. Il vient s'offrir aux coups.
Que dans le piège il tombe enfin tête baissée.
Ne compromettons pas la tâche commencée.
ORESTE
Soyez tranquilles. Tout ira bien
ELECTRE
Hâte-toi !
ORESTE
Je me retire.
ELECTRE
Et moi, je veille !
LE CHŒUR
Ecoute-moi,
Tu devrais l'accueillir avec d'humbles manières.
Prendre des airs craintifs et baisser les paupières,
Pour le persuader de ton deuil mieux encor
Et l'amener d'un pas léger jusqu'à la mort.
ÉGISTHE
Qui de vous peut me dire où se trouvent ces hommes
De Phocide, qui sont arrivés ce matin,
Pour m'annoncer qu'Oreste aurait clos son destin?
Electre, c'est à toi surtout que je m'adresse.
Tu dois être au courant; cette mort t'intéresse,
Toi qui nous menaçais toujours de son retour.
— 6i —
ELECTRE
Oui, je suis au courant. Tu dis vrai. Mon amour
Veut que je m'intéresse à ces graves nouvelles.
ÊGISTHE
Eh bien! exactement, en quoi consistent-elles?
Dis-moi vite où je puis trouver le messager.
ELECTRE
Dans le palais, en tr^in de boire et de manger.
Ils ont reçu l'accueil qu'ils y pouvaient attendre.
ÉGISTHE
C'est très bien, tout cela; mais ont-ils fait entendre
Qu'il était vraiment mort?
ELECTRE
Hélas! ils l'ont prouvé.
ÉGISTHE
Et tu n'espères plus que ce soit controuvé?
ELECTRE
Son cadavre est ici, voilà ma certitude.
ÉGISTHE
Tu me rends bien heureux, contre ton habitude.
ELECTRE
Va goûter ce plaisir, s'il te paraît si doux;
Va, ne retarde plus ta joie et laisse-nous î
ÉGISTHE
Qu'on tasse le silence et qu'on ouvre les portes.
Pour que voie à la fin ses espérances mortes
Ce peuple au cœur rebelle et toujours agité.
Que tout Mycène avec Argos soit invité
A défiler devant le cadavre d'Oreste;
Que chacun désormais sache qu'il ne lui reste
Qu'à se ployer au joug inévitable, sans
— 62 —
Murmure, qu'il faudrait payer avec du sang,
Car nous saurons briser les plus mauvaises têtes,
ELECTRE
Egisthe, quant à moi, mes réflexions faites,
Je cède à mon Destin.
(Or este sort. Le cadavre de Clytemnestre est amené
sur la scène ^ recouvert du manteau d' Oreste.)
ÊGISTHE
Je vais donc le voir mort !
J'ai peine à contenir en moi l'heureux transport
Où me jette une aussi stupéfiante pensée.
Mais la Divinité peut en être ofïensée ;
Oreste est malgré tout mon parent. Ses malheurs
Méritent que sur lui je verse quelques pleurs.
C'est mon devoir, Otez ce voile qui le cache.
ORESTE
Cet office, en raison du nœud qui vous rattache,
Te regarde. C'est toi son plus proche parent;
Fais-en la fonction,
ÊGISTHE
Il est vrai, mais avant,
Si Clytemnestre est dans le palais, qu'on l'appelle.
ORESTE, rejetant le voile.
Va! ne la cherche pas ailleurs qu'ici... c'est elle.
ÊGISTHE
Que vois-je?
ORESTE
Te voilà sombre et tout soucieux !
ÊGISTHE
Dans quel piège m'avez-vous fait tomber, grands dieux?
_ 63 -
ORESTE
Tu ne t'attendais pas à pareille surprise;
De retrouver les morts si vivants te dégrise !
ÉGISTHE
Je comprends. C'est Oreste à qui je parlais?
ORESTE
Oui,
Docte devin, c'est moi. Tu t'es trop réjoui
A l'avance. Il convient de pleurer à cette heure!
ÉGISTHE
Je suis perdu. Pourtant, avant que je ne meure,
Ecoute, je n'ai plus qu'un mot à dire.
ELECTRE
Non!
Fais-le taire au plus tôt, cher Oreste. A quoi bon,
Pour mourir, tant de bruit, tant de cérémonie?
Vouloir toujours parler, l'odieuse manie !
Rachète au moins ta honte et ton indignité
D'un quart d'heure de force et de virilité.
Misérable! Et toi, frère, achève-le bien vite,
Pour son honneur, pour Zeus que sa présence irrite.
Et donne à son cadavre, en guise de tombeau.
Le ventre du vautour et celui du corbeau.
Et cela me payera de ma longue misère !
ÉGISTHE
Un seul mot !
ORESTE
Il s'agit maintenant de te taire
Et de mourir. Allons, rentre!
ÉGISTHE
Pourquoi rentrer,
— 64 -
Si ton intention est de me massacrer?
Pourquoi pas en plein jour, au milieu de la place?
Rougirais-tu de ton action?
ORESTE
Quelle audace !
Le scélérat voudrait nous commander encor !
Il parle comme un maître obéi, toujours fort.
Silence, meurtrier, parricide, adultère :
Tu mourras à la place oii tu frappas mon père.
VARIANTE
Il parle comme un maître obéi, toujours fort.
Tu mourras à la place où tu frappas mon père.
C'est à lui que je vais t'immoler; que j'espère,
Doux breuvage à la fois chaud et rafraîchissant,
Tout à l'heure donner à boire tout ton sang.
ÉGISTHE
Votre mauvais destin n'est pas clos, Pélopides!
ORESTE
Allons, oui, c'est assez de discours insipides.
Marche, bavard!
ÉGISTHE
As-tu peur que j'échappe?
ORESTE
Non!
Mais nous allons avoir encor beaucoup à faire.
Ton supplice n'est pas un ouvrage ordinaire.
Il nous faut inventer quelque chose de neuf;
Quelque horrible abattoir où tombe comme un bœuf,
A travers l'épouvante et le pâle mystère,
Ton front de parricide et ton corps d'adultère,
Pour qu'à ton souvenir sans cesse propagé,
Le crime au fond des cœurs rentre découragé,
Et qu'on ne trouve plus personne qui t'imite !
iyib)ii(L^
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