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Full text of "Emile Deschamps, dilletante : relations d'un poète romantique avec les peintures, les sculptures et les musciens de son temps"

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GiUARD 


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V    P.'BLIOTHÈQUE    NATIONALE 

UNE    DÉFINITION    DE    LA    POESIE   : 

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Emile  Deschamps. 


PARIS 
vNCIESiNE    HONORÉ    CHAMPION 
ÉDOUVRD     CHAMPION 

5,    QUAI    MALAQUAIS,    Vl' 

1921 


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COLLECTION 
SABLE        > 


BIBLIOTHEQUE 

DE    LA 

REVUE  DE  LITTÉRATURE  COMPARÉE 

Dirigée  par  MM.  Baldensperger  et  Hazard 
TOME    II 


EMILE    DESCHAMPS 

DILETTANTE 


BIBLIOTHÈQUE    DE    LA    REVUE    DE    LITTÉRATURE    COMPARÉE 

Dirigée  par  MiVI.  Baldenspeuger  et  Hazard. 


Tome  I".  Gustave  Cohen,  Docteur  es  lettres,  chargé  de  cours  à  V Université  de 
Strasbourg.  Écrivains  français  en  Hollande  dans  la  première  moitié 
du  XVII*  siècle.  Un  fort -volume  in-8''  raisin  de  706  pages  avec  52  planches 
hors  texte,  d'après  des  documents  et  portraits  inédits.  1920.  5o  fr. 

Tome  IL  Henri  Girard,  Docteur  es  lettres.  Bibliothécaire  à  la  Bibliothèque  natio- 
nale. *  Un  bourgeois  dilettante  à  l'époque  romantique  :  Emile  Des- 
champs '179 1-1871).  —  *'  Ses  relations  avec  les  peintres,  les  sculp- 
teurs et  les  musiciens  de  son  temps.  Deux  volumes  in-8°  raisin  de 
XLiv-578  pages  et  xii-128  pages.  Ensemble.  5o  fr. 


Médaillon     d'Emile     DESCllAMPS 

Par    David    dangers 


EMILE  DESGHAMPS 


DILETTANTE 


RELATIONS   D'UN    POÈTE   ROMANTIQUE 

AVEC    LES    PEINTRES,    LES    SCULPTEURS    ET    LES    MUSICIENS    DE    SON    TEMPS 


PAR 


HENRI     GIRARD 

DOCTEUR    ES    LETTRES 
BIBLIOTHÉCAIRE    A    LA    BIBLIOTHÈQUE    NATIONALE 

UNE    DÉFINITION    DE    LA    POESIE   : 


<(  Peinture  qui  se  meut  et  musique  qui  pense.  » 
Emile  Deschamps. 


PARIS 

LIBRAIRIE    ANCIENNE    HONORÉ    CHAMPION 
EDOUARD     GHAlMPION 

5,    QUAI    MALAQUAIS,    VI^ 

1921 


Ce   volume  a  été  imprimé  avec  le   concours 
DU  Fonds  Alphonse  Peyrat. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


AVANT-PROPOS 

Pages 
VII-XII  Le     «     DILETTANTISME     ))     d'EmILE      DeSCHAMPS. 


pe  PARTIE 
Emile  Deschamps  et  les  artistes  de  son  temps. 


Ml 

Le  ((  Salon  »  de  1819. 

11-12 

Ses  relations  avec  les  artistes. 

12-14 

Claudius  Jacquand. 

14-15 

Champmartin. 

15-17 

Ingres. 

17-20 

David  d'Angers. 

20-24 

Delacroix. 

Ile  PARTIE 

l 
Emile  Deschàmps  et  la  musique.        / 

25-27  1.  Le  goût  musical  d'un  poète  romantique. 

28-33  2.   Un   critique   musical   en   1835.    Prédilection  pour  la 

musique  dramatique.  L'Opéra  pendant  la  période  roman- 
tique. Les  dilettantes  et  la  mélodie. 

34-37  3.  La  mélodie  et  le  «  spectacle  w  dans  l'Opéra  romantique. 

38-46  4.  Emile  Deschamps  et  le  livret.  Importance  du  livret 

d^Içanhoé.  Rôle  d'un  poète  romantique  comme  librettiste. 

47-55  5.  La  dénaturation  romantique  du  livret  de  Don  Juan 

de  Mozart  en  1834.  Deschamps  et  les  Blaze. 


VI  TABLE    DES    MATIERES 

56-66  6.  Relations  d'Emile  Deschamps  et  de  Meyerbeer.   Sa 

collaboration  au  livret  des  Huguenots. 

67-75  7.  Relations    d'Emile    Deschamps    avec    Niedermeyer. 

Le  livret  de  Stradella. 

76-93  8.  beschamps  et  Berlioz.  —  La  symphonie  de  Roméo  et 

Juliette. 

94-115         9.  La  «  Romance  ))  au  xix^  siècle  et  les  romances  d'Emile 
Deschamps.  Son  édition  des  Lieder  de  Schubert. 

116-123         10.  Bibliographie  des  compositions  musicales  auxquelles 
Emile  Desrhamps  a  collaboré. 


AVANT-PROPOS 


LE    DILETTANTISME    D'EMILE    DESCHAMPS 


On  peut  donner  au  mot  dilettante,  pour  caractériser  Emile  Des- 
champs dans  ses  rapports  avec  les  artistes  de  son  temps,  les  deux 
sens  que  cette  aimable  épithète  autorise. 

Nous  lui  laisserons  d'abord  le  sens  traditionnel  qu'il  eut,  au  xix®  siè- 
cle, dans  les  cercles  où  l'on  appréciait  la  musique.  Le  dilettante  ^, 
depuis  la  Restauration  jusqu'à  la  fin  du  second  Empire,  c'est  l'homme 
du  monde,  amateur  passionné  de  musique  italienne.  On  est  sévère 
aujourd'hui  pour  les  dilettanti,  et  il  serait  souhaitable  de  voir  paraître 
une  étude  spéciale  sur  Stendhal  et  la  musique,  Stendhal,  leur  maître 
à  tous  ^.  Car  les  reproches  qu'on  leur  fait,  le  plus  grave  même,  celui 
qui  consiste  à  prétendre  qu'ils  auraient  compromis,  chez  nous,  le 
développement  de  notre  ancienne  musique  française,  et  entravé 
pendant  plus  d'un  demi-siècle  l'influence  bienfaisante  de  la  musique 
allemande,  toutes  ces  critiques  doivent,  semble-t-il,  remonter  jus- 
qu'à lui.  C'est  lui  qui  ^,  dès  1812,  a  sinon  créé,  du  moins  fortifié  le 
préjugé  contre  la  nouvelle  musique  symphonique,  à  laquelle  il  oppo- 
sait l'ancienne  musique  italienne  considérée  comme  «  une  monarchie 
où  le  chant  régnait  en  maître  »  \  Si  l'on  ne  peut  pas  dire  que  la  pré- 

1.  Ad.  JuUien,  Paris  dilettante  au  commencement  du  siècle.  Paris,  F.  Didot,  1884, 
passim,  et  Stendhal,  Notes  d'un  dilettante,  dans  Mélanges  d'art  et  de  littérature, 
Paris,  M.  Lévy,  1867. 

2.  M.  R.  Rolland,  dans  la  Préface  qu'il  a  écrite  pour  la  dernière  édition  des- 
Vies  de  Haydn,  de  Mozart  et  de  Métastase,  texte  établi  et  annoté  par  Daniel  Muller. 
(Paris,  Champion,  in-8*^),  en  a  tracé  une  belle  esquisse. 

3.  Cf.  Le  Temps,  18  févr.  1914,  art.  de  Paul  Souday  sur  :  Stendhal  :  Vies  de 
Haydn,  de  Mozart  et  de  Métastase,  texte  établi  et  annoté  par  Daniel  Muller,  préface 
de  Romain  Rolland,  1  vol.  in-8°.  Champion. 

4.  Cf.  Vie  de  Haydn,  par  Stendhal.  Ed.  Champion,  lettre  II,  p.  18. 


VIII  AVANT-PROPOS 


dilection  pour  la  mélodie,  pour  le  chant,  appartienne  en  propre  à 
Stendhal,  on  doit  reconnaître  qu'il  a  exagéré  jusqu'au  paradoxe 
la  thèse  de  tous  les  italianistes  du  xviii^  siècle,  de  Grimm  et  de  Jean- 
Jacques,  qui  fait  reposer  la  musique  sur  le  plaisir  physique,  et  qu'après 
lui  tous  les  dilettanti  reprendront.  Pour  eux,  rien  n'égale  les  airs  que 
l'oreille  retient  facilement  dans  les  délicieux  opéras  de  Paisiello  et 
de  Cimarosa.  C'est  la  docilité  exquise  de  la  musique  de  Rossini  à  se 
ployer  à  toutes  les  inflexions  de  la  voix  djes  chanteurs,  qui  fera  se 
pâmer  les  dilettanti  à  l'audition  de  ses  opéras. 

Emile  Deschamps,  qui  fuyait  cependant,  comme  nous  le  verrons, 
toute  attitude  exclusive,  se  rangea  souvent  au  nombre  de  ces  brillants 
partisans  de  l'italianisme.  Il  est  de  ceux  qui  goûtèrent  Mozart  à 
l'italienne,  adorèrent  ^  précisément  en  lui  l'auteur  des  plus  belles 
romances  qu'on  puisse  entendre  ;  et  lui-même,  le  poète  de  salon,  a 
composé  les  romances  les  plus  applaudies  par  la  société  de  la  Mo- 
narchie de  Juillet.  Il  est  certain  qu'à  cette  date  la  musique  ne  se 
séparait  point  de  l'art  du  chant,  et  l'on  ne  peut  nier  que  cet  intran- 
sigeant parti-pris  des  mondains  d'alors  n'ait  eu  cet  effet  de  laisser 
prendre,  à  Paris,  sur  les  théâtres  de  la  rue  Favart  et  de  la  rue  Lepelle- 
tier,  un  prodigieux  essor  au  talent  des  virtuoses.  Deschamps  et  ses 
amis  ont  applaudi  des  chanteurs  qui  possédaient  une  connaissance 
bien  rare  des  ressources  de  la  voix  humaine,  et  pour  tout  dire,  un 
style  qui  s'est  totalement  perdu  ^.  L'amour  du  bel  canto,  poussé  à 
l'extrême,  peut  être  ridicule,  mais  les  nobles  traditions,  le  style  dans 
l'art  du  chant,  étaient  de  grandes  choses  qu'on  a  trop  dédaignées 
depuis.  Aussi  bien,  nous  verrons  qu'un  dilettante  comme  Deschamps 
ne  réservait  pas  son  enthousiasme  aux  seules  prouesses  du  bel  canto 
et  il  lui  est  arrivé  de  se  faire  parfois  de  la  musique  une  idée  plus  haute, 
moins  sensualiste  que  celle  que  Stendhal  avait  préconisée.  Le  Ro- 
mantisme, c'est-à-dire  la  poésie  dramatique  et  pittoresque,  un  peu 
grâce  à  lui,  s'est  introduit  dans  l'opéra  français.  Il  a  contribué  à 
faire  représenter,  après  plusieurs  dénaturations  successives,  le  Don 
Juan  de  Mozart  à  peu  près  intégralement   sur  la  scène  française. 

Les  livrets  d'opéra  qu'il  a  composés  sont  un  moment,  si  l'on  peut 
dire,  de  l'histoire  de  ce  genre,  intermédiaire  entre  la  musique  et  la 


1.  Stendhal  déclare  «  qu'il  abhorre  tout  ce  qui  csl  romance  française.  »  (^'^€ 
(Je  Henri  Jhulard,  édil.  Champion,  II,  105),  ot  p.  99  :  «  ...  Le  Français  me  semble 
avoir  le  mêlaient  le  plus  marque  pour  la  musique...  je  n'ai  jamais  vu  un  beau 
chant  trouvé  par  un  Français...  »  Rameau  lui-même  lui  paraît  «  barbare  »  (Vie 
de  Haydn,  letlre  II). 

2.  Cf.  Le  Temps,  V^  août  1912,  art.  do  Pierre  Lalo  :  A  propos  de  Don  Juan. 


LE    DILETTANTISME    D  EMILE    DESCHAMPS  IX 

poésie.  Niedermeyer,  Meyerbeer  même  (et  celui-ci,  nonobstant 
l'alliance  heureuse  qu'il  avait  contractée  avec  Scribe)  ont  apprécié 
sa  collaboration.  Enfin,  l'on  ne  doit  pas  oublier  que,  tandis  que  pres- 
que tous  les  Français  de  son  temps  ne  juraient  que  par  les  Italiens, 
il  applaudissait  au  Conservatoire,  «  dans  cette  citadelle  du  torysme 
musical  »,  suivant  l'amusante  expression  d'un  musicographe  anglais  \ 
avec  un  petit  nombre  de  connaisseurs,  Beethoven  et  les  maîtres  alle- 
mands de  la  symphonie  ^.  Il  considérait  même  cette  musique  comme 
celle  de  l'avenir,  et  la  science  orchestrale  de  Berlioz,  si  nouvelle, 
vraiment  inouïe  à  cette  date,  ne  le  déconcertait  pas.  Nous  avons  voulu 
mettre  en  lumière  la  valeur  intuitive  du  goût  d'Emile  Deschamps  en 
musique.  Qu'admirait-il  déjà  chez  Meyerbeer,  sinon  l'habile  adapta- 
tion à  la  mise  en  scène  théâtrale  et  au  goût  romantique  des  procédés 
des  maîtres  de  la  symphonie  ? 

Emile  Deschamps  n'ignorait  pas  que  l'esprit  de  la  musique  venait 
alors  d'Allemagne,  et  qu'il  n'y  avait  en  France  à  son  époque  qu'un 
génial  musicien,  Berlioz.  Il  écrivit  pour  lui  le  livret  de  la  symphonie 
de  Roméo  et  Juliette.  Qu'est-ce  que  Rossini  lui-même  et  Meyerbeer 
auprès  de  Berlioz  ?  je  crois  que  le  fin  connaisseur  le  sentait  bien. 
Seulement  il  était  la  conciliation  faite  homme  ;  il  connaissait  l'esprit 
de  son  temps  et  n'était  pas  de  ceux  qui  nient  les  obstacles.  Il  a  douce- 
ment contribué  à  les  aplanir  ;  il  a  délicatement  insinué,  dans  les  salons 
où  il  fréquentait,  le  culte  des  dieux  nouveaux  :  on  verra  qu'il  y  fit 
chanter  notamment  les  lieder  de  Schubert.  Ses  adaptations  de 
librettiste,  avec  ce  qu'elles  permettaient  au  musicien  d'oser  et  ce 
qu'elles  l'obligeaient  de  ménager,  sont  de  bien  curieux  témoignages 
du  sens  des  transitions  et  des  accommodements  qu'il  possédait  au 
degré  suprême,  en  mondain  accompli  qu'il  était. 

Il  nous  semble  d'autre  part  que  le  dilettantisme  musical  d'Emile 
Deschamps  a  déjà  le  caractère  essentiel  de  tout  dilettantisme  entendu 
en  un  sens  plus  général.  La  définition  que  M.  Paul  Bourget  ^  a  donnée 
de  cette  élégante  attitude  s'applique  parfaitement  à  lui.  «  C'est,  dit-il, 
une  disposition  d'esprit,  très  intelligente  à  la  fois  et  très  voluptueuse, 
qui  nous  incline  tour  à  tour  vers  les  formes  les  plus  diverses  de  la 
vie  et  nous  conduit  à  nous  prêter  à  toutes  ces  formes  sans  nous 
donner  à  aucune.  » 

1.  Grove,  Diciionary  of  music  and  musicians,  tome  IV,  p.  320. 

2.  Stendhal  (Vie  de  Haydn,  lettre  II)  :  «  Quand  Beethoven...  a  accumulé  les 
notes  et  les  idées,  quand  il  a  cherché  la  quantité  et  la  bizarrerie  des  modulations, 
ses  symphonies  savantes  et  pleines  de  recherche  n'ont  produit  aucun  efîet.  » 

3.  Œui^res  complètes  de  Paul  Bourget.  Critique.  —  I.  Essais  de  psychologie 
contemporaine.  Paris,  Plon-Nourrit,  1899,  in-S*^.  Étude  sur  Renan,  p.  42. 


X  AVANT-PROPOS 

Airsi  l'aimable  homme  goûtait  également  en  musique  Meyerbeer 
et  Cimarosa,  Schubert  et  Donizetti,  Rossini  et  Berlioz.  Il  n'était  pas 
le  prisonnier  de  ses  admirations,  et  ne  comprenait  guère  qu'on  fût 
exclusif  en  une  telle  matière.  «  L'exclusion,  disait-il,  est  le  fléau  des 
arts.  ))  Et  encore  :  «  Il  y  a  bon  nombre  de  fanatiques  du  Conservatoire 
qui  traitent  fort  cavalièrement  l'opéra  italien  ;  et  en  revanche  bien 
des  belles  dames  enthousiastes  des  virtuoses  de  la  salle  Favart,  et 
qui  s'ennuient  bien  franchement  dans  la  salle  de  la  rue  Bergère. 
Pauvre  humanité  qui  ne  peut  suffire  à  deux  admirations  ^.  » 

Mais  Emile  Deschamps  ne  s'est  pas  contenté  du  plaisir  d'apprécier 
en  musique  des  beautés  plus  diverses  que  celles  que,  des  années 
avant  lui,  il  est  vrai,  Stendhal  avait  goûtées,  et  de  renchérir  ainsi  sur 
l'auteur  de  la  Vie  de  Rossini  ;  il  a,  comme  d'ailleurs  le  maître  des 
dilettantes  de  tous  les  temps  ^,  conçu  le  dilettantisme  dans  son  sens 
le  plus  étendu,  et,  dépassant  la  musique,  il  s'est  intéressé  à  tous 
les  arts.  Les  peintres  et  les  sculpteurs  romantiques  n'eurent  pas  de 
plus  fervent  admirateur. 

«  En  ce  temps-là,  disait  Sainte-Beuve,  la  peinture  et  la  poésie 
♦  étaient  sœurs.  »  Nous  allons  constater  en  effet  que  peintres  et 
poètes  comprenaient  le  sens  de  l'évolution  réciproque  de  leur  art. 
Deschamps,  dès  1819,  tout  en  rendant  hommage  à  l'école  de  David, 
célébrait  l'originalité  exquise  de  Prud'hon  et  prenait  la  défense  du 
réalisme  puissant  de  Géricault.  S'il  nous  fallait  encore  une  preuve  de 
son  éclectisme,  nous  la  trouverions  dans  le  culte  qu'il  rendait  à  deux 
génies  aussi  différents  qu'Ingres  et  Delacroix.  Deux  grands  artistes, 
d'autre  part,  tinrent  à  honneur  de  reproduire  la  physionomie  char- 
mante d'Emile  Deschamps  :  l'un  exposa  son  portrait  au  Salon  de  1841, 
c'est  Champmartin,  et  l'autre  modela  son  médaillon,  c'est  David 
d'Angers. 

Fralernilé  des  arts  !  union  forUmée  ! 

ce  vers  de  Joseph  Delorme  ^  fut  comme  le  mot  d'ordre  de  la  généra- 

1.  É.   Deschamps,  Œuvres  complètes.  Prose,  2^  part.,  p.  36. 

2.  Nous  le  verrons,  en  peinture  comme  en  musique,  dépasser  les  points  de 
vue  de  Stendhal.  Dans  son  salon  de  182^i,  Stendhal  ne  rendra  pas  plus  justice  à 
Ingres  ou  à  Lawrence  qu'à  Delacroix.  Tandis  qu'il  porte  aux  nues  Vernet  et 
Delaroche,  il  écrit  :  «  Il  y  a  un  Massacre  de  Scio,  de  M.  Delacroix,  qui  est  en 
peinture  ce  que  les  vers  de  MM.  Guiraud  et  De  Vigny  sont  en  poésie,  l'exagéra- 
tion du  triste  et  du  sombre...  »  Voir  ses  Mélanges  d'art  et  de  littérature,  Paris, 
M.  Lévy,  1867,  p.  150.  Stendhal  revient  un  peu  sur  ce  jugement  exj)édilif  à  la  page 
180  :  il  n'aime  pas  le  Massacre  de  Scio,  mais  il  reconnaît  que  «  Delacroix  a  le  senti- 
ment de  la  couleur  ;  c'est  beaucoup  dans  ce  siècle  dessinateur.  Il  me  semble  voir 
en  lui  un  élève  de  Tintoret  ;  ses  figures  ont  du  mouvement.  » 

3.  Poésies,  de  Sainte-Beuve,  Paris,  M.  Lévy,  1863,  in-8".  Le  Cénacle,  p.  69. 


LE    DILETTANTISME    D*ÉMILE    DESCHAMPS  XI 

tion  romantique  ^.  Peintres,  sculpteurs,  poètes,  crurent  soudain 
qu'ils  avaient  beaucoup  à  apprendre  les  uns  des  autres,  et  ce  n'est 
même  que  de  nos  jours  qu'on  s'est  pris  à  douter  des  bienfaits  de  cette 
fameuse  union,  de  cette  belle  fraternité.  M.  Abel  Hermant  ^  refuse 
d'admettre  ces  prétendus  bienfaits,  il  n'y  voit  qu'une  illusion  dont 
il  rend  responsable  le  Romantisme  :  «  C'est  de  ce  temps,  dit-il,  ([ue 
date  la  confusion  des  arts  et  de  la  littérature.  Elle  n'a  été  heureuse 
ni  pour  les  artistes  ni  pour  les  gens  de  lettres.  Elle  a  même  failli  gâter 
l'esprit  français,  en  faisant  pénétrer  dans  le  cabinet  de  l'écrivain  la 
blague  de  l'atelier  du  peintre.  Elle  n'a  pas  servi  aux  peintres  ni  aux 
sculpteurs  en  les  faisant  penser  par  contagion,  et  aux  poètes,  en  leur 
suggérant  le  goût  de  l'art  pittoresque  et  des  transpositions  d'art. 
Elle  nous  a  donné  l'habitude  étrange  de  réunir  sous  une  même  déno- 
mination tous  les  créateurs  de  beauté  les  plus  dissemblables,  et  par 
là  même  à  déterminer  les  simples  d'esprit...  à  considérer  que  l'huma- 
nité tout  entière  se  divise  exactement  en  deux  classes,  les  artistes  et 
ceux  qui  ne  le  sont  pas,  c'est-à-dire  les  bourgeois.  « 

Ces  conséquences  plus  ou  moins  lointaines,  en  supposant  qu'il 
fallût  les  condamner  toutes,  ne  pouvaient  êtres  aperçues  de  ces 
esprits  généreux  qui  s'efforçaient,  chacun  dans  son  domaine,  de 
dompter  la  routine  et  de  marquer  fortement  des  œuvres  nouvelles 
du  signe  de  leur  personnalité.  Les  arts,  en  dépit  de  la  différence 
essentielle  de  leurs  moyens  d'expression,  ont  tout  de  même  bien  un 
fond  commun  et  l'on  ne  peut  pas  faire  un  grief  aux  romantiques 
d'avoir  vivement  senti  cette  unité  profonde.  L'abus  du  pittoresque, 
d'autre  part,  n'en  saurait  cependant  pas  faire  repousser  l'usage, 
et  quand  on  ne  devrait  aux  transpositions  d'art  que  l'expression 
raffiné  des  nuances  les  plus  fugitives  de  la  sensibilité  et  de  l'imagina- 
tion, il  n'en  faudrait  peut-être  pas  médire  ^.  —  Si  quelques  écrivains 
ont  laissé  pénétrer  dans  leur  cabinet  d'étude  la  blague  de  l'atelier 
du  peintre,  cette  critique  n'atteint  aucun  des  poètes  de  la  grande 
époque  romantique  qui  furent  tous  des  hommes  d'une  urbanité 
exquise,  Hugo,  Vigny,  les  Deschamps,  Gautier  lui-même  qui  débuta 
comme  un  rapin  dans  la  littérature,  et  finit  dans  la  noble  attitude 


1.  Cf.  Le  Globe,  4  nov  1826,  Vitet  compare  Delacroix  à  Victor  Hugo,  Ary 
Scheffer  à  Lamartine. 

2.  Le  Temps,  20  février  1914,   Vie  à  Paris. 

3.  Ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  le  mouvement  parnassien  et  presque  tout  le 
symbolisme  s'expliquent  par  là.  Emile  Deschamps  fut  en  définitive  en  plein 
romantisme  un  précurseur  du  Parnasse.  Cf.  notre  étude  intitulée  :  Un  bourgeois 
dilettante  à  l'époque  romantique. 


XII  AVANT-PROPOS 

pensive  d'un  nouveau  Goethe.  Quant  aux  peintres  et  aux  sculpteurs 
qui  ne  pensent  que  par  contagion,  je  ne  crois  pas  qu'une  totale 
ignorance  de  la  littérature  eût  favorisé  leur  génie.  Il  y  a  trop  de  gens 
qui  se  croient  des  artistes  et  n'ont  aucune  personnalité.  Delacroix 
pouvait  au  contraire  se  nourrir  des  lectures  les  plus  diverses  et  s'ins- 
pirer tour  à  tour  de  Gœtz  et  de  Faust,  de  Don  Juan,  de  Mazeppa,  du 
Giaour  et  du  Romancero  espagnol  ;  ni  Gœthe,  ni  Byron,  ni  le  Roman- 
cero ne  l'empêchèrent  de  demeurer  Delacroix.  En  somme,  les  grands 
artistes  ne  s'inspirent  véritablement  que  d'eux-mêmes,  et  ce  n'est 
pas  le  dilettantisme  qui  gênera  jamais  le  développement  d'une  grande 
personnalité.  —  Encore  moins  nuira-t-il  à  la  culture  du  goût  chez  un 
homme  qui,  n'ayant  pas  le  don  de  création,  générateur  des  grandes 
œuvres  d'art,  a  cependant  l'intelligence  qui  est  nécessaire  pour  les 
connaître  et  les  aimer. 

Emile  Deschamps  fut  le  type  acccompli  de  ces  délicates  natures 
incomplètes.  Le  succès  de  ses  glorieux  amis,  qu'il  admirait  plus  qu'un 
autre,  ne  troublait  point  la  sûreté  du  jugement  qu'il  portait  sur  lui- 
même.  11  se  connaissait  parfaitement  et  se  fixa  en  définitive  un  rôle 
proportionné  à  ses  forces.  Au  milieu  du  xix^  siècle  artistique  et 
littéraire,  il  tint  école  d'admiration  et  demeura  parmi  les  gens  de 
lettres  et  les  artistes  de  son  temps  ce  qu'on  appelait,  dans  l'ancienne 
France,  un  honnête  homme.  Ce  dilettante  qui  a  osé,  comme  poète, 
dans  ce  métier  des  vers  qu'il  connaissait  si  bien,  tant  d'heureuses 
initiatives  et  opéré  quelques  belles  réussites,  nous  fait  songer  aux 
connaisseurs  éclairés  de  la  société  d'autrefois,  qui,  sans  se  piquer  de 
rien,  appréciaient  finement  les  ouvrages  de  l'esprit  et  avaient  aussi 
le  sentiment  des  arts  ^. 


1.  Faiit-il  ajouter  que,  par  la  curiosité  étendue  de  son  esprit  et  cet  amour  pour 
tous  les  arts,  pcintuie,  musique  et  littérature,  Emile  Deschamps  n'est  pas  sans 
rapport  avec  ce  noble  type  de  Vhumaniste,  tel  que  la  Renaissance  l'avait  réalisé, 
tel  que  notre  xix®  siècle  réussit  à  le  réaliser  encore.  Renan  en  serait  bien  le  plus 
parfait  exemplaire. 


PREMIERE    PARTIE 


EMILE    DESCHAMPS 
ET   LES    ARTISTES    DE    SON   TEMPS 


Dans  le  34^  bulletin  de  la  Bibliographie  de  la  France,  à  la  date  dii 
21  août  1819,  nous  trouvons  sous  le  n°  3067  l'annonce  de  l'ouvrage 
anonyme  suivant  : 

Lettres  à  David  sur  le  Salon  de  1819.  Par  quelques  élèves  de  son  école. 
Première  livraison.  In-S^  d'une  f^^.  Impr.  de  Pillet  aîné  à  Paris.  — - 
Pa?'is,  chez  Pillet  aîné. 

Cette  notice  est  accompagnée  des  renseignements  que  voici  : 

«  Cet  ouvrage  sera  composé  de  vingt  livraisons  qui  paraîtront  à 
des  époques  rapprochées.  Chaque  livraison  contiendra  une  feuille 
d'impression  in-8°  et  une  gravure  au  trait  des  tableaux  les  plus  im- 
portants de  l'exposition.  Ces  livraisons  réunies  formeront  un  volume 
de  360  pages,  orné  de  20  gravures.  » 

Les  éditeurs  ne  purent  sans  doute  pas  réaliser  intégralement  ce 
programme.  En  tous  cas  la  Bibliographie  de  la  France  ne  mentionne 
que  la  publication  des  quatorze  premières  livraisons,  et  le  recueil 
qui  en  fut  fait  la  même  année  par  l'imprimeur  Pillet  constitue  un 
volume  in-8°  de  256  p.  et  non  de  360,  comme  l'annonçait  le  pros- 
pectus. 

Quels  étaient  les  auteurs  de  cet  important  «  Salon  »  ? 

La  tradition,  autorisée  par  la  France  littéraire  de  Quérard  et  le 
Dictionnaire  des  anonymes  de  Barbier,  veut  qu'on  l'attribue  à  quatre 
écrivains  :  Louis-François  Lhéritier,  Henri  de  La  Touche,  Emile 
Deschamps  et  Antoine  Béraud. 

1 


2  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

Nous  allons  revenir  à  Latouche  et  à  Deschamps.  Mais  il  faut  dire 
auparavant  quelques  mots  des  deux  autres  collaborateurs,  dont  les 
noms  sont  tombés  dans  l'oubli. 

Louis- François  Lhéritier,  dit  Lhéritier  de  l'Ain,  était  le  fils  d'un 
soldat  de  l'Empire.  Peut-être  protestant  d'origine,  il  devait  traduire 
de  l'allemand  une  histoire  de  la  Réformation  ;  en  tout  cas,  pénétré 
de  l'esprit  du  xviii^  siècle,  il  écrivit,  en  collaboration  avec  Tissot,  une 
histoire  abrégée  de  la  Révolution  française,  et  attacha  son  nom  dès 
le  début  de  la  Restauration  à  des  publications  dont  les  tendances 
bonapartistes  n'étaient  pas  douteuses  ^  Auteur  d'une  Epître  à 
{M.  J.)  Chénier,  parue  en  1812,  il  publia,  en  1830,  une  notice  sur  le 
célèbre  i^ioloniste  Nicolo  Paganini.  C'était  donc  une  sorte  de  dilet- 
tante que  ce  journaliste  que  nous  trouvons  dès  1817  dans  l'intimité 
d'Emile  Deschamps  et  surtout  d'Henri  de  Latouche  qui  préparait 
alors  sa  fameuse  édition  des  poésies  d'André  Chénier.  On  sait  que 
Latouche,  à  cette  date,  collationnait  les  manuscrits  du  grand  poète, 
et  qu'il  allait,  en  les  publiant,  révéler  un  précurseur  au  romantisme 
naissant.  Cela  ne  l'empêchait  point  de  s'occuper  en  même  temps  du 
procès  Fualdès  qui  passionnait  alors  l'opinion  et  d'en  écrire  l'histoire 
complète  avec  ce  même  Lhéritier,  qui  devait  collaborer  en  1819  à  la 
composition  des  Lettres  à  Da^id. 

Antoine  Béraud  avait  un  caractère  plus  martial.  Les  arts  et  les 
lettres  n'étaient  pour  lui  qu'un  pis-aller.  Vétéran  des  guerres  d'Italie, 
fait  prisonnier  à  la  bataille  du  Mincio  par  les  Autrichiens  et  interné 
en  Transylvanie,  le  capitaine  Béraud  s'était  évadé  ;  mais,  en  1814,  il 
avait  renoncé  à  la  carrière  des  armes  pour  ne  point  servir  les  Bour- 
bons. Pendant  les  Cent  jours,  il  avait  aussitôt  repris  du  service  et 
il  s'était  trouvé  à  Waterloo,  sous  les  ordres  du  général  Harlet,  dans 
le  4^  régiment  des  grenadiers  de  la  Garde.  Ce  héros  de  Ligny  et  du 
Mont  Saint- Jean,  après  la  chute  définitive  de  l'Empire,  avait  été  mis 
en  demi-solde,  et  depuis  qu'il  avait  brisé  son  épée,  il  s'adonnait  au 
dessin,  composait  des  chansons  patriotiques  et  faisait  de  jolis  vers 
dans  le  goût  de  Parny  et  de  Bertin.  Ce  futur  directeur  de  l'Ambigu 
devait  écrire  d'innombrables  mélodrames.  Pour  le  moment,  son  goût 
décidé  pour  le  théâtre  et  le  tour  spirituel  et  galant  de  son  esprit  le 
ra])prochaient  d'Emile  Deschamps.  Comme  ses  amis,  il  honorait 
David,  autant  par  prédilection  pour  son  art  que  pour  ses  opinions 

1.  Les  Fastes  de  la  Gloire  ou  les  Brn\'es  recommandés  à  la  postérité,  publiés 
sous  le  nom  d'une  société  de  niilitain^s  ot  d'honunos  de  lettres,  avec  une  collec- 
tion de  50  gravures  représentant  des  sujets  militaires  ou  belles  actions  des 
guerriers  français.   Paris,  181o-1822. 


"    LE    SALON    DE    1819  3 

politiques.  Il  avait  composé  même  une  ode  en  l'honneur  du  grand 
peintre  exilé  ^. 

Le  peu  que  nous  savons  de  ces  deux  hommes  ne  nous  permet  pas 
d'évaluer  la  part  qui  revient  à  leur  collaboration  dans  le  compte- 
rendu  du  Salon  de  1819.  Il  était  intéressant  toutefois  de  dire  quelques 
mots  de  leurs  origines,  d'indiquer  leurs  tendances  bonapartistes, 
avant  d'aborder  l'analyse  d'un  ouvrage  de  critique  d'art,  tout  rempli 
d'allusions    politiques. 

Quant  à  Latouche  et  à  Emile  Deschamps,  nous  n'avons  pas  trouvé 
trace  dans  leurs  œuvres  de  ce  Salon  écrit  en  collaboration  ^.  Mais 
nous  connaissons  bien  les  deux  amis.  Nous  savons  ce  qu'ils  étaient 
capables  de  faire,  quand  ils  unissaient  leur  verve.  Ne  nous  suflît-il 
pas  pour  attribuer  ce  «  Salon  »  aux  auteurs  du  Tour  de  faveur  d'v 
retrouver  non  seulement  les  marques  de  leur  esprit,  ce  mélanf^e 
heureux  de  malice  et  de  bon  sens,  ce  respect  du  grand  art  et  ce  goût 
des  belles  nouveautés  qui  les  rapprochaient  à  cette  époque,  mais 
encore  leurs  opinions  coutumières  et  leurs  préjugés  ?  Tandis  que  les 
différences  de  leur  nature,  en  les  dirigeant  bientôt  vers  des  milieux 
opposés,  n'allaient  pas  tarder  à  les  séparer,  ils  s'unirent  une  dernière 
fois  pour  défendre  les  grands  peintres  de  leur  temps  contre  l'ignorance 
du  public  et  les  cabales  de  l'*esprit  de  parti.  C'était  en  effet  une  vraie 
cabale  que  les  ultras  organisèrent,  au  Salon  de  1819,  pour  accabler 
Géricault.  On  voulut  voir  dans  la  fameuse  scène  de  naufrage,  inspirée 
au  grand  réaliste  par  la  catastrophe  récente  de  la  Méduse,  une  mani- 
festation contre  le  gouvernement  de  la  Restauration  ^  ;  et  d'autre 
part   presque  tous  les   critiques,    au  nom   des   principes   de  l'Ecole 


1.  Béraud  s'intéressait  assez   sérieusement  à  l'histoire  de  l'art,  puisqu'il  eut 
l'intention  de  continuer  le  recueil  consacré  aux  productions  de  l'Ecole  française 
par  Landon,  sous  le  titre  d'Annales  du  Musée.  Cette  continuation,  qu'il  intitula  : 
Annales  de  l'Ecole  française  des  beaux-arts...,  parut  en  1827  et  ne  dura  qu'un  an. 

2.  Toutefois,  dans  une  lettre  adressée  par  Emile  Deschamps  à  Sainte-Beuve,  et 
dont  l'enveloppe  porte  la  date  du  5  avril  1855,  nous  voyons  que  parmi  les  livres 
que  le  poète  a  prêtés  au  critique  pour  son  étude  sur  Latouche,  le  Salon-Dauid 
est  cité.  [Collection  Lovenjoul.] 

3.  Un  ofTicier  de  marine,  inexpérimenté,  M.  Duroy  de  Chaumaroyx,  avait  été 
chargé  par  le  gouvernement  de  la  Restauration  de  conduire  au  Sénégal,  rendu 
à  la  France  par  les  traités  de  1815,  la  petite  colonie  qui  devait  s'y  installer.  La 
Méduse,  partie  de  l'île  d'Aix,  le  17  juin  1816,  échoua  sur  le  banc  d'Arguin,  à 
40  lieues  de  la  côte  africaine.  Une  partie  de  l'équipage,  réfugiée  sur  un  radeau, 
erra  pendant  douze  jours  sur  les  flots.  La  plupart  des  naufragés  périrent  de  froid 
ou  de  faim,  et  V Argus,  un  des  bâtiments  chargés  d'accompagner  la  Méduse,  ne 
put  recueillir  qu'une  quinzaine  de  ces  malheureux,  quand  il  retrouva  leur  trace. 

Cette  catastrophe  émut  profondément  l'opinion  ;  et  le  procès  de  l'oflicier 
coupable  au  moins  d'inexpérience,  souleva  les  passions  politiques.   L'esprit  de 


4  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

classique,  les  Delécluze,  les  Gault  de  Saint-Germain,  les  Duval,  les 
Landon,  les  Kératry,  s'appliquèrent  avec  une  inintelligence  égale  à 
compromettre  le  succès  du  chef-d'œuvre  ^.  On  sait  que  sur  ces  entre- 
faites Géricault  désespéré,  et  d'ailleurs  j^roche  de  sa  fin,  se  retira 
en  Angleterre. 

Henri  de  Latouche,  qui  faisait  depuis  quelques  années  le  compte 
rendu  du  Salon  dans  le  Constitutionnel,  où  il  avait  en  1817  salué  le 
début  l^clatant  du  jeune  David  d'Angers,  s'adjoignit  sans  doute  cette 
année-là  Béraud,  Deschamps  et  Lhéritier  pour  défendre  Ingres  et 
Prud'hon,  et  pour  venger  Géricault.  Les  critiques,  comme  nous  allons 
le  montrer,  appréciaient  la  peinture  avec  autant  de  finesse  que  l'art 
des  vers,  et  puisque  c'est  Emile  Deschamps  surtout  qui  nous  inté- 
resse, il  n'est  pas  inutile  de  constater,  dans  l'histoire  d'un  poète 
romantique,  les  relations  qui  l'unissent  avec  les  artistes. 

D'autres,  comme  Th.  Gautier  et  Musset,  à  partir  de  1830,  fréquen- 
teront autant  d'artistes  que  de  poètes.  A  cette  date,  il  est  vrai,  l'al- 
liance entre  les  diflerents  arts  est  accomplie.  On  s'aperçut  pendant  la 
bataille  qu'on  avait  les  mêmes  adversaires,  et  quand  l'esprit  de  vie 
et  le  gi'and  soufïle   d'individualisme,   qui  anima,    de   1820  à   1830, 
toute  une   génération  d'écrivains   et   d'artistes,  eût  triomphé  de  la 
routine  et  créé  une  conception  nouvelle  de  la  Beauté,  un  autre  pitto- 
resque, un  autre  style,  on  reconnut  que  poètes,  sculpteurs  et  peintres, 
avaient  un  idéal  commun  de  liberté  ;  mais  vers  la  fin  de  l'Empire, 
dans  les  premières  années  de  la  Restauration,  cet  idéal  déjà  pressenti 
était  encore  vague,  et  l'on  travaillait  séparément.  Victor  Hugo  ne 
tarda   pas  à  fréquenter   Louis  Boulanger  et  Eug.  Delacroix  ^,  mais, 
en  1825,  il  fera  faire  son  portrait  par  Alaux,  ce  qui  n'est  pas  l'mdice 
d'un  goût  excentrique,  et  dans  le  Conservateur  littéraire,  en  1821,  il 
fait  l'éloge  de  la  Jeune  Chasseresse  d'un  raisonnable  élève  de  Guérin, 
le  classique  Léon  Cogniet  ^.  Le  goût  d'Emile  Deschamps  et  d'Henri 
de  Latouche,  en  1819,  va  nous  sembler  singulièrement  plus  neuf  et 
avisé. 

Ce  n'est  pas  qu'ils  apparaissent  dès  lors  comme  des  révolution- 
parti  s'en  mêla,  et  le  jugement  du  Conseil  de  guerre,  qui  le  condamna  à  3  ans  de 
prison  et  à  la  destitution,  satisfit  à  peine  ceux  qui  avaient  profité  de  cette  mal- 
lieureusc  aiïairc  pour  accuser  le  gouvernement  d'imprévoyance  et  de  favori- 
tisme. 

1.  Cf.   Léon  Rosenihal,  La  Peinture  romantique,   Paris,  May,   1900,  livre   II, 
cil.  I.  La  Bataille,  p.  83. 

2.  Cf.  Victor  Jluiio  raconté,  II,  i.t.  Amis  ;  et  Lettre  à  Adèle  Ihigo,  le  i>l  mai  1825, 
dans  la  Correapotidance,  p.  23'!. 

3.  Souriau,  La  Préjace  de  Cromwell,  Paris,  1897,  in-8",  p.  01. 


LE    SALON    DE 


1819 


naires  en  matière  artistique.  Il  s'en  faut  de  beaucoup.  Ils  commencent 
par  établir  qu'ils  respectent  la  tradition  et  les  principes  de  la  grande 
Ecole  de  l'Empire,  et  même  donnent  à  leur  compte  rendu  la  forme 
d'une  série  de  lettres  adressées  à  Louis  David,  le  chef  de  l'Ecole  dite 
impériale  et  le  théoricien  du  classicisme  artistique  ^.  David,  conformé- 
ment à  la  loi  d'amnistie  du  9  janvier  1816  qui  excluait  de  cette 
mesure  les  régicides,  était  en  exil.  Nos  critiques  frondeurs  ne  pou- 
vaient manquer  cette  occasion  de  manifester  leur  sympathie  pour 
une  victime  de  l'intolérance  royaliste,  et,  protégés  par  le  voile  de 
l'anonyme,  l'ancien  officier  d'ordonnance  du  général  Daumesnil 
et  ses  amis  ne  ménagent  pas  leurs  épigrammes. 

Frappés  de  l'invasion  des  toiles  religieuses,  qui  sont  presque 
toutes  des  commandes  de  l'Etat,  ils  raillent,  sans  le  nommer,  cet 
enthousiaste  «  qui  veut  persuader  qu'au  Salon  il  se  croit  à  l'Eglise  » 
et  volontiers  demanderait  «  qu'on  mette  un  bénitier  à  la  porte,  et 
qu'on  fasse  en  entrant  le  signe  de  la  croix  ».  Tous  les  développements 
qu'ils  consacrent  à  la  question  de  la  peinture  religieuse  ont  perdu 
pour  nous  de  leur  à-propos. 

Mais  il  s'était  élevé  sur  cette  question,  à  partir  de  1815,  de  véri- 
tables controverses.  C'était  l'époque  où  le  gouvernement  faisait  à 
grands  frais  décorer  les  églises,  et  tandis  que  l'on  constatait  la  dimi- 
nution des  sujets  empruntés  à  la  mythologie,  les  sujets  tirés  de 
l'Histoire  sainte  rivalisaient  au  Salon  avec  ceux  qu'inspirait  un 
moyen-âge  envahissant.  Emile  Deschamps  et  Latouche  se  raillent  à 
bon  droit  de  cette  foule  de  saints  et  de  martyrs  ;  ils  ne  se  rendent 

1.  Lettres  à  David.  Treizième  lettre,  p.  83.  —  Il  est  dommage  que  l'esprit 
voltairien  de  nos  critiques  et  leur  finesse  ne  les  aient  pas  prémunis  contre  le 
mépris  du  xviii®  siècle,  «  «  du  temps  où  les  Boucher,  les  Lagrenée  et  les  Vanloo 
étaient  les  coryphées  de  l'Ecole  ».  Il  fallait  que  le  prestige  de  David  fut  bien  grand 
pour  que,  dans  un  Salon  auquel  a  collaboré  Emile  Deschamps,  on  condamnât 
l'art  du  xviii^  siècle  par  les  épithètes  d'affecté  et  de  frivole,  et  qu'on  le  qualifiât 
sans  indulgence  de  «  marivaudage  de  la  peinture  ».  Voir  sur  ce  sujet  la  page  46 
et  d'autre  part  consulter  la  page  56  où  ils  rendent  au  contraire  hommage  à  la 
sculpture  du  xvm^  siècle,  toujours  sous  l'inspiration  de  David  :  «  Nous  ne  sommes 
plus  au  temps  des  Chaudet,  des  Moitte,  des  Pajou,  des  Houdon,  des  Julien,  des 
Roland,  des  Dejoux,  des  Boisot,  au  temps  où  cette  réunion  d'artistes  illustres 
répandait  une  si  vive  lumière  sur  notre  école,  mais  nous  citons  encore  avec 
orgueil  les  noms  des  Dupaty,  des  Bosio.  »  Non  seulement  ils  louent  la  statue  de 
Biblis  de  l'un  et  la  Salmacis  de  l'autre,  mais  ils  apprécient  avec  goût  le  délicieux 
Narcisse  de  Cortot  et  sa  Pandore.  Les  qualités  qu'ils  apprécient  en  général  chez 
les  sculpteurs,  ce  sont  la  pureté  des  formes,  la  délicatesse  du  modelé,  c'est  avant 
tout  «  la  pose,  facile  et  gracieuse  »  qui  «  a  permis...  de  développer  des  lignes  d'une 
suavité  parfaite.  »  (p.  56).  Enfin  ce  qu'ils  admirent  chez  un  sculpteur,  ce  sont  les 
qualités  qui  permettent  de  s'écrier  devant  son  œuvre  :  «  C'est  du  Canova  tout 
pur  !  »  —  Cf.,  p.  90,  anecdote  sur  le  Télémaque  de  Marin. 


6  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

pas  compte  que  l'invasion  des  mérovingiens  et  des  troubadours 
n'était  pas  moins  divertissante.  Mais  la  peinture  d'histoire  était  à 
la  mode  :  un  sentiment  poétique  ne  semblait  guère  pouvoir  s'exprimer 
à  cette  date  en  dehors  d'un  cadre  historique,  et  nos  critiques,  comme 
les  hommes  de  leur  temps,  étaient  épris  du  moyen- âge. 

D'autre  part  (et  c'est  là  que  se  manifeste  sans  doute  l'influence 
d'Antoine  Béraud,  l'ancien  capitaine  du  régiment  des  grenadiers 
de  la  garde)  ils  profitent  de  la  nomination  récente  du  comte  de 
Forbin  à  la  Direction  des  Beaux- Arts,  que  naguère  occupait  Denon, 
pour  lui  demander  compte  des  grandes  toiles  historiques  de  l'Empire  : 
«  N'est-il  pas  surprenant,  écrivent-ils  à  David  ^,  que  les  batailles 
d'Austerlitz,  d'Eylau,  de  Marengo,  l'hôpital  de  Jafîa,  le  pardon  aux 
révoltés  du  Caire,  la  réception  des  clefs  de  Vienne,  et  vos  tableaux, 
mon  cher  maître,  soient  voilés  à  nos  regards,  sous  prétexte  qu'ils 
attestent  de  grands  talents  et  rappellent  toute  la  splendeur  de  nos 
armes  ?  »  Des  traits  de  cette  espèce  sont  inspirés  par  la  passion 
politique  ^.  Il  y  en  a  quantité  d'autres,  plus  désintéressés  au  cours 
de  ces  lettres,  et  qui  sont  des  modèles  de  bonne  plaisanterie. 
Mais  les  auteurs  ne  plaisantent  pas  toujours,  et,  quand  ils  se 
déclarent  partisans  de  l'Ecole  de  David,  ils  sont  le  plus  sérieux 
du  monde. 

Ils  ne  distinguent  aucunement  chez  David  l'admirable  peintre 
du  théoricien  systématique,  et  l'applaudissent  d'avoir  découvert 
dans  Vantique  tout  cet  ensemble  abstrait  de  conceptions  idéales  qui 
va  dominer  l'Ecole  de  peinture  et  constituer  bientôt  le  plus  terrible 
obstacle    au    développement    de    l'individualité    artistique.    David, 

1.  Lettres  à  David.  Lettre  première,  p.  5.  —  Lire  aussi  les  lettres  6  et  9,  où  ils 
criblent  d'épigrammcs  le  tableau  d'Inès  de  Castro,  exposé  par  le  comte  de  Forbin. 

2.  Le  plus  partial  des  quatre  collaborateurs  était  sans  doute  Antoine  Béraud, 
qui  dans  son  ode  :  A  Louis  David,  peintre,  Paris,  A.  Eymery,  1821,  laissera  pa- 
raître un  assez  vif  parti-pris  antiroyaliste  et  même  antichrétien  : 

Après  10  strophes  consacrées  à  la  gloire  de  la  Révolution  et  de  celui  qui  fit 
trembler  les  rois,  il  déplore  la  chute  de  César,  et  adresse  des  consolations  à  David 

exilé  : 

Eh  !  qui  peut  au  génie  armchcr  sa  couronne  ? 

Los  tyrans  l'ont  proscrit  ;  leur  fureur  l'environne... 

Il  règne  dans  l'exil,  il  règne  tlans  les  fers. 

Béraud  oppose  les  grandes  œuvres  de  David,  peintre  d'histoire,  aux  tableaux 
inspirés  par  la  renaissance  catholiqxie  : 

Laissons  au  Vatican,  à  ses  splendeurs  austères, 
Anges,  démons,  martyrs,  miracles  et  mystères. 
Et  saints,  et  croix  sanglante,  ornemens  des  autels. 
Prêtres,  si  vous  cédez  à  la  raison  des  sages, 
Dans  le  temple  des  arts,  n'offrez  plus  ces  images 
Au  doute  des  mortels. 


LE     SALON    DE     1819  7 

qui  prétendait  enseigner  à  des  peintres,  n'avait  aucun  souci  de  la 
couleur,  et  comme  un  sculpteur,  n'appréciait  que  les  belles  formes. 
Or,  Emile  Deschamps  et  ses  amis,  au  lieu  de  dénoncer  le  paradoxe 
du  théoricien,  félicitent  le  grand  homme  du  mauvais  service  qu'il 
rendit  à  ceux  de  ses  élèves,  qui  étaient  plus  capables  d'appliquer  ses 
leçons  que  de  suivre  ses  exemples  :  «  Ses  maîtres,  ses  émules,  ont  pu 
sentir,  comme  lui,  les  beautés  de  l'antique,  mais  nul  ne  les  a  mieux 
rendues.  C'est  lui  qui,  le  premier  peut-être  de  tous  les  peintres,  a 
su  poser  sur  la  toile  ces  formes  pures  des  statues  grecques,  en  leur 
donnant  la  vie  qui  leur  manque  ^.  »  En  tout  cas,  ils  rendaient  en  ces 
termes  un  juste  hommage  au  mérite  éminent  du  grand  peintre 
idéaliste,  et  ce  qu'il  faut  admirer,  c'est  qu'ils  se  montrèrent  égale- 
ment sensibles  au  tempérament  d'un  peintre  tout  à  fait  différent, 
aux  géniales  qualités  de  Géricault,  le  promoteur  du  réalisme  dans 
la  peinture  moderne. 

Après  avoir  décrit  avec  complaisance  la  fameuse  scène  du  Naufrage^ 
ils  ajoutent  :  «  L'ensemble  de  cette  composition  tragique  inspire  la 
terreur  et  la  pitié  ;  elle  est  pleine  de  verve  et  de  mouvement.  La  teinte 
en  est  chaude,  et  indique  le  premier  jet  d'une  heureuse  inspiration. 
Le  dessin  est  d'un  grand  caractère,  il  est  hardi,  vigoureux...  »  Après 
avoir  fait  quelques  réserves  sur  la  couleur  dans  ce  tableau,  ils  se 
gardent  bien  de  conclure  que  Géricault  n'est  pas  coloriste.  En  dépit 
des  critiques  qu'ils  adressent  à  ce  chef-d'œuvre  d'improvisation,  ils 
ne  refusent  pas  à  Géricault  ce  don  de  la  couleur,  «  cette  qualité, 
disent-ils  justement,  qui,  dans  l'état  actuel  de  notre  école,  est  devenue 
indispensable.  »  Enfm,  ils  prennent,  en  concluant,  hardiment  parti 
pour  le  peintre. 

«  En  somme,  cet  ouvrage  décèle  un  beau  talent  qu'il  était  utile 
d'éclairer.  Il  porte  un  caractère  d'originalité  qui  appelle  la  critique, 
mais  il  est  loin  de  mériter  les  attaques  dont  la  mauvaise  foi  et  l'esprit 
de  parti  l'ont  rendu  l'objet.  Ceux  de  nos  journaux,  qui  ont  trouvé 
dans  les  convenances  que  M.  Gros  montrât  auprès  de  la  duchesse 
d'Angoulème  des  bateliers  presque  nus,  ont  demandé  des  vêtements 
à  ces  pauvres  naufragés  :  ils  ont  voulu  savoir  avant  de  s'attendrir 
sur  leur  sort,  s'ils  étaient  Grecs,  Romains,  Turcs  ou  Français.  Qu'im- 
porte !  c'est  un  naufrage  et  c'est  de  la  peinture,  et  pour  que  ces 
images  nous  révélassent  l'intérêt  particulier  qu'elles  inspirent,  nous 
n'avions  pas  besoin  de  la  mauvaise  humeur  des  ultras  et  des  précau- 
tions du  jury  qui  a  effacé  le  nom  de  la  Méduse  de  son  livret.  »  (Lettres 

1.  Lettres  à  David,  deuxième  lettre,  p.  9. 


8  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

à  Dai^id,  8^  lettre,  p.  52).  Emile  Deschamps  et  ses  amis,  en  écrivant 
cette  page,  tinrent  le  langage  de  la  postérité  ^. 

On  peut  en  dire  autant  de  leurs  éloges  de  Prud'hon  et  d'Ingres. 

Pour  apprécier  la  valeur  de  leur  jugement,  il  faut  savoir,  par  la 
lecture  des  critiques  contemporains,  à  quelles  aberrations  pouvaient 
conduire  les  préjugés  des  hommes,  dont  le  goût  s'était  formé,  sous  la 
Révolution  et  l'Empire,  aux  leçons  de  David.  Ainsi  déjà,  lors  du 
Salon  de  1818,  Jal  s'emportait  contre  un  chef-d'œuvre  de  Prud'hon  : 
La  Justice  et  la  Vengeance.  Il  en  déclarait  le  spectacle  «  dangereux  w 
aux  peintres,  et  «  capable  d'étouffer  les  principes  du  goût  et  de 
ramener  à  l'enfance  de  l'art  ^.  »  —  En  1819,  il  ne  peut  souffrir 
V Assomption  de  la  Vierge  que  le  peintre  expose  au  Salon,  et  s'il 
essaie  assez  maladroitement  de  comparer  Prud'hon  à  Chateaubriand, 
c'est  pour  conclure  qu'ils  préparent  l'un  et  l'autre  une  décadence 
artistique  et  littéraire.  —  Quant  à  Ingres,  il  est  accusé  depuis  1806 
de  faire  rétrograder  l'art.  Son  Odalisque^  en  1819,  déchaîne  un 
véritable  orage.  E;meric  Duval  fulmine  contre  lui  dans  le  Moniteur  ^  ; 
et  Kératry,  dans  V Annuaire^,  discute  même  sa  science  du  dessin,  la 
seule  supériorité  qu'on  lui  reconnaisse. 

Ouvrons  maintenant  Les  Lettres  à  Da<^id. 

On  y  respire  une  autre  atmosphère  ;  l'intelligence  qui  juge  reste 
sensible  à  l'admiration  et  ne  résiste  pas  au  charme  du  génie.  Il  nous 
semble  en  effet  qu'on  ne  puisse  approcher  de  Prud'hon  sans  recon- 
naître l'enchanteur,  et  c'est  l'aveu  que  font  Deschamps  et  ses  amis, 
quand  ils  parlent  de  ce  rare  artiste.  «  Il  vient,  disent-ils,  d'exposer  un 
tableau  de  V Assomption  de  la  Vierge.  Il  a  développé  dans  ce  sujet  osé 
tous  les  attraits  de  la  jeunesse  et  de  la  nouveauté  ^.  »  Puis,  ils  décrivent 
avec  grâce  le  rêve  de  beauté  féminine  et  céleste  que  représente  le 
délicieux  tableau,  et  s'écrient  :  «  Nous  croyons  que  cette  composition 
n'est  pas  exempte  de  défauts,  mais  nous  l'avouons,  séduits  par  son 
eiïct,  nous  ne  nous  sentons  pas  le  courage  de  les  rechercher  ^.  »  Il 
fallait  beaucoup  de  finesse  et  d'ironie  i)our  oser  en  1819  ce  joli  trait 
de  critique  impressionniste^  et,  comme  s'ils  craignaient  de  nuire  à 
Prud'hon  en  paraissant  céder  uniquement  devant  ses  œuvres  aux 

1.  Cf.  Revue  bleue,  25  ocl.  1910.  Géricault  novateur  au  Salon  de  1819,  par  Ray- 
mond Bouyer. 

2.  Jal,  Mes  i^isites  au  Luxembourii.  En  1818,  il  attaque  en  particulier  Prudhon. 
En  1819,  il  écrit  :  L'Ombre  de  Diderot,  voir  contre  Prudhon,  p.  209. 

3.  Emeric  Duval,  Moniteur  du  12  oct.  1819. 

4.  Kératry,  Annuaire,  1819. 

5.  Lettres  à  Daind,  dix-neuvième  lettre,  p.  132. 
G.  Ibid.,  p.  133. 


LÉ     SALON    DE     1819  9 

prestiges  adorables  de  sa  fantaisie,  ils  font  aussitôt  l'éloge  des  qualités 
sérieuses  du  maître  :  «  Après  avoir  rendu  justice  aux  créations  idéales 
de  Prud'hon,  on  pourrait  croire  qu'il  voit  tout  à  travers  le  prisme  de 
son  imagination  ;  s'il  s'élevait  quelque  doute  sur  son  respect  pour 
l'imitation  de  la  nature,  l'examen  de  ses  portraits  convaincra  que  la 
poésie  de  l'art,  qui  est  un  mensonge,  peut  se  concilier  avec  la  vérité 
qui  est  le  but  de  la  peinture  ^.  » 

Ce  respect  de  la  nature  et  de  la  vérité,  c'est  précisément  ce  que  les 
jeunes  critiques  admirent  chez  Ingres,  cet  autre  artiste  tant  discuté, 
et  ce  n'est  pas  leur  moindre  mérite  d'avoir  su  reconnaître  chez  lui 
le.  créateur  d'un  style.  Ils  ont  remarqué  la  malveillance  du  public 
envers  son  Odalisque  et  la  combattent.  «  Cette  figure  dont  la  pose 
rappelle  la  maîtresse  de  Philippe  II  par  Titien  est  dessinée  d'un  grand 
style,  disent-ils,  et  la  tête  offre  des  beautés  frappantes  ^.  »  Si  la  couleur, 
chez  Ingres,  ne  les  séduit  pas,  ils  lui  accordent  une  singularité  digne 
d'éloges  ;  pendant  toute  sa  carrière,  cet  original  artiste,  soucieux 
comme  David  d'idéalité,  mais  avec  moins  d'esprit  systématique, 
cherchera,  sans  toujours  l'atteindre,  l'union  de  la  beauté  et  de  la 
vérité  dans  l'art.  Bien  qu'il  fût  le  moins  romantique  des  hommes  et 
des  peintres,  la  violence  continue  de  ses  adversaires,  les  classiques 
intransigeants,  lui  vaudra  la  sympathie  des  poètes.  Vigny,  dans 
Stello,  fera  un  éloge  enthousiaste  de  V Apothéose  d'Homère,  et  les 
deux  frères  Deschamps  lui  resteront  toujours  fidèles. 

Tel  est,  dans  ses  parties  vraiment  saillantes,  ce  compte  rendu  du 
Salon  de  1819  auquel  collabora  Emile  Deschamps.  Nous  ne  disons 
rien  des  pages  excellentes  qu'on  y  trouve  consacrées  aux  œuvres  des 
peintres  alors  en  grand  renom  :  le  Retour  de  la  duchesse  d' Angoulême 
à  Bordeaux,  de  Gros  ;  le  Gustave  Wasa,  d' Hersent  ;  les  Capucins,  de 


1.  Ihid.,  p.  134. 

2.  Lettres  à  Da<^id,  onzième  lettre,  p.  72.  —  A  la  page  74,  nous  lisons  ce  juge- 
ment très  fin  sur  l'originalité  d'Ingres  :  «  Ingres  a  conçu  l'harmonie  d'une  tout 
autre  manière  que  les  modernes  ;  elle  n'existe  point  pour  lui  dans  les  détails  ; 
toutes  les  formes  sont  purement  dessinées,  mais  elles  ne  tournent  point.  Il  est 
l'opposé  de  ceux  qui  croient  que  cette  même  harmonie  consiste  dans  le  vague  des 
contours.  Cette  mollesse  est  un  excès  et  finit  par  atténuer  tellement  les  formes 
que  celles  qui  doivent  être  les  mieux  prononcées  deviennent  sans  consis- 
tance... » 

Même  intelligente  finesse  dans  les  jugements  portés  sur  des  artistes  aussi 
différents  que  Picot,  p.  81,  dont  la  gracieuse  représentation  de  V Amour  quittant 
Psyché  les  a  enchantés,  et  Boilly,  p.  82.  L'Entrée  au  Spectacle  les  a  frappés  par 
son  réalisme  piquant  :  «  Où  se  passe  cette  scène  ?  sur  le  boulevard  du  Temple  ; 
Boilly  nous  y  a  transportés.  Ce  petit  tableau  est  plein  de  vérité,  d'expression  et 
<dc  naturel.  » 


10  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

Granet  :  la  Galatée  ^,  de  Girodet,  celui  qu'on  appelait  «  le  premier 
peintre  du  siècle  »,  les  nombreuses  toiles  d'Horace  Vernet,  que  l'on 
ju^'eait  alors  «  le  plus  français  des  peintres  »  (cf.  la  16^  lettre,  p.  97), 
son  Massacre  des  Mamelucks  et  le  Dénouement  des  bourgeois  de  Calais 
d'Ary  Schefïer.  Toutes  ces  œuvres,  à  l'exception  de  la  mythologique 
Galatée,  de  Girodet,  qui  planait  au-dessus  des  critiques,  attestent 
l'engouement  d'une  époque  pour  la  peinture  d'histoire;  et  ce  n'est  pas 
un  romantique  comme  Emile  Deschamps,  qui  pouvait  s'en  plaindre. 
Dans  un  dialogue  supposé  (p.  84  et  sq.)  entre  V Enthousiaste  qui  veut 
que  l'on  impose  aux  artistes  des  sujets  empruntés  aux  Livres  saints, 
et  un  amateur  derrière  lequel  se  cachent  nos  critiques,  nous  entendons 
celui-ci  revendiquer  le  droit,  pour  les  artistes,  de  rester  maîtres  du 
choix  de  leurs  sujets,  et,  tandis  que  son  interlocuteur  s'écrie  :  «  Le 
Christianisme  seul  est  inépuisable,  le  génie  n'est  que  là  »,  l'amateur, 
qui  ne  prétend  pas  «  charger  les  peintres  de  notre  salut  »,  leur  recom- 
mande simplemnet  l'étude  de  l'histoire  :  «  S'il  faut  de  grands  sujets 
pour  exercer  le  talent  des  peintres,  ne  sont-ils  pas  dans  l'histoire  ?  » 
L'Histoire  est,  à  l'époque  de  la  Restauration,  la  forme  où  se  coulait 
presque  inévitablement  tout  sentiment  poétique  ^,  et  cette  mode  qui 
s'imposera  à  l'imagination  des  poètes,  nous  ne  pouvons  manquer  de 
constater  qu'elle  domine  les  peintres.  C'est  elle,  c'est  le  prestige  du 
passé  qui  donne  à  la  représentation  de  la  vie  humaine  cette  forme 
idéale,  sans  laquelle  il  n'est  point  de  beauté  pour  les  Romantiques. 
Constatons-le,  en  lisant  le  Salon  d'Henri  de  Latouche  et  d'Emile 
Deschamps,  afin  de  bien  comprendre  un  des  caractères  essentiels  de 
leur  goût,  et  poui*  le  distinguer  en  même  temps  du  nôtre.  C'est  ainsi 
que  cette  page  de  Maeterlinck  nous  permettra  de  mesurer  la  distance 
qui  nous  sépare  d'Emile  Deschamps  et  de  ses  contemporains. 

«  Un  bon  peintre,  dit  Maeterlinck,  ne  peindra  plus  Marins  vainqueur 
des  Cimbres  ou  l'assassinat  du  duc  de  Guise,  parce  que  la  psychologie 
de  la  victoire  ou  du  meurtre  est  élémentaire  et  exceptionnelle,  et  que 
le  vacarme  inutile  d'un  acte  violent  étouffe  la  voix  profonde,  mais 
hésitante  et  discrète  des  êtres  et  des  choses.  Il  représentera  une  maison 
perdue  dans  la  campagne,  une  porte  ouverte  au  bout  d'un  corridor, 

1.  La  page  sur  Galatée  (p.  177)  est  sufïisamment  enthousiaste.  Peut-être  les 
critiques  admirent-ils  trop  Girodet  en  tant  qu'élève  de  David,  et  ne  sentent-ils 
qu'imparfaitement  ce  que  son  imagination  avait  de  rare,  de  symbolique.  Ne  voit- 
on  pas  aujourd'hui  en  Girodet  le  précurseur  non  seulement  d'Ingres  lui-même 
et  de  Chassériau,  mais  de  Gustave  Moreau  et  de  Desvallières  ?  Voir  au  Louvre 
(cabinet  des  dessins)  la  suite  de  ses  compositions  sur  lléro  et  Léandre. 

2.  Elle  était  cela  depuis  la  fin  du  xviii*  siècle.  En  1792,  André  Chénier  se  faisait, 
dans  une  dissertation  sur  la  peiniure  d'histoire,  le  théoricien  de  l'Ecole  de  David. 


CLAUDIUS    JACgUAND 


11 


un  visage  ou  des  mains  au  repos...  et  ces  simples  images  pourront 
ajouter  quelque  chose  à  notre  conscience  de  la  vie  :  ce  qui  est  un  bien 
qu'il  n'est  pas  possible  de  perdre  ^.  » 

Ainsi  évolue  dans  l'histoire  des  arts  la  sensibilité  humaine  :  aujou- 
d'hui  le  mysticisme  est  à  la  mode  ;  autrefois  l'histoire  était  nécessaire 
à  l'élaboration  du  plaisir  esthétique.  Au  demeurant,  ce  sont  des  lan- 
gages à  travers  lesquels  s'expriment  successivement  les  généra- 
tions. 

Avant  de  quitter  définitivement  les  peintres,  nous  dirons  encore 
quelques  mots  des  relations  qu'Emile  Deschamps  entretint  au  cours 
de  sa  vie  avec  certains  d'entre  eux. 


Nous  n'avons  aucun  témoignage  écrit,  attestant  que  les  artistes 
fréquentèrent,  comme  les  poètes,  le  salon  de  la  rue  Saint-Florentin  et 
celui  de  la  rue  de  La  Ville-l'Evêque.  Mais  ceux  qu'Emile  Deschamps, 
surtout  en  pleine  effervescence  romantique,  rencontrait  tous  les 
jours  chez  Ch.  Nodier  ou  chez  V.  Hugo,  les  Boulanger,  les  Nanteuil, 
les  Tony  Johannot,  les  Deveria  devaient  être  ses  familiers  ^. 

«  Les  peintres  novateurs  étaient  nos  frères.  ))  Cette  parole  de 
Sainte-Beuve,  dans  les  Portraits  contemporains,  est  surtout  vraie 
de  Louis  Boulanger  et  d'Eugène  Devéria.  L'auteur  de  Mazeppa  et 
celui  de  la  Naissance  de  Henri  IV  ont  été  célébrés  par  les  poètes. 
Louis  Boulanger,  auquel  Antoni  Deschamps  a  dédié  un  bel  éloge  de 
Véronèse,  offrit  aux  deux  frères  une  de  ses  médiocres  compositions, 
que  l'on  honorait  alors  de  trop  d'éloges.  Cette  œuvre,  gravée  par 
F.  Delanoy,  est  placée  en  tête  des  Poésies  d' Antoni  dans  l'édition  des 
Poésies  d'Emile  et  d' Antoni  Deschamps,  qui  parut  l'an  1841,  en 
1  vol.  in-S^,  chez  H.  L.  Delloye. 

L'illustration  romantique  des  romances  du  temps,  dont  Emile 
Deschamps  écrivit  les  paroles,  est  encore  une  preuve  indirecte  de 
ses  relations  avec  les  artistes  :  de  nombreuses  vignettes,  gravées  en 
tête  de  ces  poèmes,  portent  la  signature  d'A.  Devéria  et  de  Gavarni. 
Le  billet  suivant  de  Gavarni,  que  nous  avons  trouvé  dans  la  corres- 
pondance inédite  de  E.  Deschamps,  conserve  le  souvenir  de  cette 
collaboration  ^  : 

1.  Maeterlinck,  Le  Trésor  des  humbles,  IX.  Le  tragique  quotidien. 

2.  Léon  Rosenthal,  La  Peinture  romantique,  Paris,  1900,  in-4°.  Cf.  p.  278,  le 
chapitre  concernant  la  littérature  et  la  peinture  romantiques. 

3.  Inédit.  Collection  Paignard. 


12  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

«  Monsieur.  Mes  images  sont  à  l'imprimerie  depuis  quelques  jours  déjà. 
Quand  j'aurai  des  épreuves,  j'irai  vous  les  soumettre.  —  Ce  sera  ces  jours- 
ci,  je  l'espère.  —  Je  regrette  de  n'avoir  pu  les  achever  plus  tôt.  Je  crains 
d'avoir  pris  les  sujets  un  peu  trop  à  ma  façon.  —  Vous  verrez  —  ce  qui  ne 
vous  plaira  pas  sera  refait. 

«  Adieu,  Monsieur.  Mon  talent  sera  toujours  le  très  humble  serviteur  du 
vôtre.  «  Gavarni. 

«  Dimanche  ». 

Si  nous  sommes  réduits  à  des  conjectures  en  ce  qui  concerne  les 
relations  d'Emile  Deschamps  avec  les  Devéria  et  Louis  Boulanger,  il 
n'en  est  pas  de  même  pour  d'autres  artistes,  dont  quelques-uns  sont 
parmi  les  plus  grands  maîtres  de  l'Ecole  nouvelle.  Je  ne  dis  pas  cela 
pour  Claudius  Jacquand,  peintre  médiocre,  qui  fut  un  ami  du  poète, 
ni  même  pour  Champmartin,  qui  eut  d'ailleurs  un  grand  talent,  mais 
pour   Ingres,  pour  David  d'Angers  et  pour  Delacroix. 

Nous  retrouvons  le  témoignage  des  relations  d'Emile  Desehampe 
avec  tous  ces  artistes  dans  sa  correspondance  et  dans  ses  œuvres.  , 

Claudius  Jacquand,  peintre  d'une  fécondité  déplorable  ^,  a  exposé 
aux  Salons,  presque  sans  interruption,  de  1824  à  1875.  Elève  de 
Fleury  Richard,  il  appartient  à  cette  Ecole  lyonnaise  qui  entreprit 
plus  obstinément  qu'aucune  autre  de  découper  en  vastes  scènes 
colorées  le  moyen- âge  et  l'histoire.  Peintre  obsédé  d'idées  littéraires, 
il  donne  à  chacun  de  ses  tableaux  un  aspect  mélodramatique,  qui, 
de  nos  jours,  a  cessé  de  plaire.  Il  a  emprunté  plusieurs  de  ses  sujets 
au  Cinq-Mars  d'A.  de  Vigny,  et  remporta  un  grand  succès  en  1837 
avec  une  toile  représentant  une  scène  tirée  de  Lamartine  :  Jocelyn 
aux  pieds  de  VEvêque.  Nous  avons  vu  dans  l'Album  ^  de  M"^^  Emile 
Deschamps  une  esquisse  de  lui  représentant  la  Fuite  du  Roi  Rodrigue, 
que  lui  inspira  le  Romancero  d'Emile  Deschamps. 

Ainsi  rois,  chevaliers,  troubadours  et  mousquetaires,  défilent  dans 
ses  œuvres  ;  mais  les  moines  eurent  ses  préférences,  et  c'est  le  peintre 
des  moines  qu'Emile  Deschamps  eut  l'occasion  de  célébrer  un  jour 
dans  une  pièce  de  vers  qui  veut  être  un  éloge,  et  qui  le  fut  sans  doute, 
en  1840,  quand  elle  fut  écrite.  Malheureusement  pour  nous,  qui 
regardons  ces  tableaux  avec  d'autres  yeux  que  ceux  de  nos  grands- 
pères,  elle  nous  apparaît  presque  comme  une  satire  involontaire  de 
cette  mode  des  tableaux  d'histoire  qui  sévissait  à  l'époque  romantique 
et  dont  les  toiles  de  Jacquand  sont  les  «  poncifs  ».  Il  s'agit  d'un  tableau 

1.  Né  à  Lyon  le  6  dcc.  1805,  mort  à  Paris  en  juin  1878. 

2.  Conser/c  par  M"*^  L.  Paignard  au  château  du  Rocher,  à  Savigné-l'Evèqùe 
(Sarthc). 


CLAUDIUS    JACQUAND  13 

intitulé  VAi^eu,  qui  avait  inspiré  à  un  poète  italien,  M.  Regaldi  ^,  un 
éloge  enthousiaste.  Emile  Deschamps  traduit  cet  éloge  en  vers 
français. 

Ces  vers  mettent  sous  nos  yeux  la  scène  représentée  par  Jacquand 
et  qu'on  croirait  empruntée  à  quelque  mauvais  mélodrame.  Elle 
n'est  d'ailleurs  que  l'expression*  naïve  d'un  aspect  vieilli  de  l'imagina- 
tion romantique. 

Le  poète  s'adresse  au  peintre  : 

Claudius,  ton  pinceau,  trempé  des  saints  mystères, 

Emporte  mon  esprit  dans  les  vieux  monastères. 

Et  lui  montre  Infamie,  Amour  et  Piété.  — - 

Fulgence  est  assis  là  sur  une  informe  pierre  : 

La  Bible,  le  ciliée  offrent  à  sa  prière 

La  paix  du  ciel,  trésor  loin  du  monde  abrité. 

Le  moine  ermite  reçoit  la  confession  d'un  moine  dévoré  de  remords  : 

Un  frère  du  couvent  s'approche  plein  de  crainte  : 
La  colère  de  Dieu  sur  ses  traits  est  empreinte. 

Pâle  et  sans  pouvoir  dire  un  mot,  il  se  prosterne  ; 
Il  attache  au  pavé  son  œil  sanglant  et  terne. 
Ses  ongles  convulsifs  mordent  ses  bras  croisés... 

Il  confesse  que  prêtre  il  a  aimé  une  de  ses  pénitentes  : 
«  Confesseur,  j'entendis  les  aveux  de  la  femme. 

Il  raconte  leurs  amours,  comment  il  devint  père  et...  meurtrier, 
comment  il  est  poursuivi  maintenant  par  les  ombres  de  ses  deux 
victimes. 

«  Mon  secret  orageux  déborde  de  mon  cœur  ! 

«  La  cellule,  l'autel,  ma  parole  confuse, 

«  La  voix  du  ciel,  la  voix  des  morts,  ah  !  tout  m'accuse  ! 

«  Pitié  !...  je  me  repens  devant  le  Dieu  vainqueur... 

«  Grâce  !...  » 


1.  A  propos  de  Regaldi,  voir  dans  les  Recueillements  poétiques  (édit.  Hachette, 
1888,  p.  335),  ce  quatrain  que  lui  a  dédié  Lamartine  : 

Tes  vers  jaillissent,  les  miens  coulent  : 
Dieu  leur  fit  un  lit  différent. 
Les  miens  dorment,  et  les  tiens  roulent. 
Je  suis  le  lac,  toi  le  torrent. 

Joseph  Regaldi  (1809-1883)  fut  surtout  un  improvisateur.  Poète  très  considéré 
à  son  époque,  nous  dit-on,  il  est  encore  cher  aux  Italiens  à  cause  de  son  amour 
enthousiaste  pour  sa  patrie.  Il  avait  dédié  à  Lamartine  un  poème  intitulé  la 
Solitude. 


14  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

Mais  Claudius,  à  quoi  servent  ces  rimes  ? 
Tu  fais  dire  au  pinceau  des  histoires  sublimes, 
Des  histoires  de  pleurs  que  tous  répéteront. 
De  son  trône  descend  la  blanche  Poésie  : 
Elle  admire  longtemps  ta  palette  choisie, 
Et  du  laurier  delphique  elle  entoure  ton  front  ^  ! 

«  Ces  histoires  de  pleurs  »  sont  tombées  justement  dans  l'oubli,  et 
l'on  regrette  que  les  éloges  que  leur  décerne  E.  Deschamps  ne 
s'adressent  pas  au  talent  supérieur  d'un  de  ses  compatriotes,  Champ- 
martin,  qui  fit  son  portrait. 

Callande  de  Champmartin,  né  à  Bourges,  le  2  mars  1797,  entra  à 
l'Ecole  des  Beaux-Arts  en  1815  et  fut  l'élève  de  Guérin,  mais  il  y 
avait  en  lui  l'étoffe  d'un  maître.  L'Orient,  où  il  fit  un  voyage,  l'at- 
tacha de  bonne  heure  :  il  était  allé,  comme  Deschamps,  y  chercher 
du  pittoresque  et  de  la  couleur.  On  admira  au  Salon  de  1827  son 
tableau  :  U Affaire  des  Casernes,  et  le  graveur  Henriquel- Dupont 
exposait,  d'après  lui,  en  1831,  un  remarquable  portrait  de  Hussein 
Pacha.  Sa  réputation  était  considérable  sous  la  monarchie  de  juillet. 
«  Appelez-vous  Delacroix  ou  Champmartin  !  »  lisons-nous  dans 
VArtiste  (1831,  t.  II,  p.  28).  Eugène  Devéria,  en  1853,  écrivait  : 
*  «  Géricault  était  mort,  laissant  deux  héritiers  de  ses  traditions  :  Eug. 
Delacroix  et  Champmartin  (cité  par  Alone  :  Dei^éria,  p.  16);  et  G.  Plan- 
che, dès  1833,  ne  craint  pas  de'mettre  Champmartin,  comme  portrai- 
tiste, au  même  rang  que  Ingres.  S'il  admirait  non  sans  réserves  le 
portrait  de  M.  Bertin  qui  fut  envoyé  par  Ingres  au  Salon  de  1833.  il  ne 
jugeait  pas  indigne  d'une  critique  aussi  attentive  le  portrait  du 
baron  Portai,  exposé  la  même  année  par  Champmartin.  Ce  peintre,  à 
qui  l'on  doit  d'excellents  portraits  de  Louis- Philippe,  du  duc  d'Au- 
male,  exposa  au  Salon  de  1840,  avec  les  portraits  de  Henriquel-Du- 
pont,  d'Eug.  Delacroix,  de  Jules  Janin,  celui  d'Emile  Deschamps. 
Nous  ne  pouvons  évidemment  pas  discuter  l'assertion  de  Planche  qui 
a  connu  le  poète  et  qui  prétend  que  le  portrait  n'est  pas  assez  res- 
semblant :  «  M.  Emile  Deschamps,  écrit-il  dans  son  Salon  de  1840, 
offre  un  mélange  de  politesse  et  d'ironie  que  nous  ne  rétrouvons  pas 
dans  son  portrait  ^w.  Peut-être  la  douceur  exquise  d'Emile  Deschamps, 
sa  bienveillance  sont-elles  empreintes  sur  ce  visage  plus  encore  que 
l'ironie.  Mais  un  peintre  a  le  droit  d'interpréter  son  modèle  :  il  le  repré- 
sente comme  il  le  voit,  et  ce  qu'il  a  vu,  c'est  la  physionomie  d'un  homme 

1.  Poésies  d'Emile  Deschamps,  Paris,  18 VI,  p.  101. 

2.  Etudes  sur  l'Ecole  française  (1831-1852).  Peinture  et  sculpture,  par  Gustave 
Planche.  Tome  II,  Paris,  M.  Lévy,  1855,  In-18,  p.  IGl. 


CHAMPMARTIN  15 

du  monde  en  qui  se  reflète  une  âme  ingénieuse  et  tendre.  Voilà  ce  que 
révèlent  ce  front  aux  lignes  si  pures,  encadré  de  cheveux  bruns  et  le 
sourire  des  lèvres  fines  qu'on  dirait  parlantes,  et  le  doux  regard 
malicieux  des  yeux  un  peu  bridés.  Cette  vivante  image  d'un  homme 
d'esprit  et  de  bonté,  à  quarante-cinq  ans,  fait  le  plus  grand  honneur 
au  peintre  qui  l'a  conçue,  dans  des  circonstances  que  nous  connaissons 
et  qui  sont  charmantes.  Le  poète  allait  poser  dans  l'atelier  du  peintre, 
et  comme  si  ce  n'était  point  assez  de  la  conversation  de  ces  hommes 
d'esprit  pour  donner  à  la  physionomie  du  poète  mondain  la  grâce 
parfaite  et  son  charme  accompli  que  désirait  atteindre  le  peintre,  ils 
souhaitèrent  la  présence  des  dames  et  le  complément  de  la  musique. 
Emile  Deschamps  écrivit  alors  à  la  femme  d'un  de  ses  amis,  M"^^  Alix 
de  La  Sizeranne,  qui  était  musicienne,  le  joli  billet  suivant  : 

Madame, 

Voilà  que  M.  Champmartin  me  demande  ma  tête  pour  demain  mardi 
à  midi  !  Vous  savez  que  l'opération,  pour  être  aussi  agréable  qu'elle 
serait  pénible,  a  besoin  de  se  consommer  devant  vous.  Nous  sommes 
donc,  peintre  et  poète,  à  vos  pieds,  vous  rappelant  l'espoir  que  vous 
m'avez  donné.  Si  donc  le  même  esprit  de  chanté  vous  anime  toujours, 
Aglaé  vous  attendra  demain,  chez  elle,  un  peu  avant  midi  et  nous  par- 
tirons ensemble  pour  l'atelier.   Ce  sera  l'affaire   de  peu  de  temps  ^. 

L'admiration  d'Emile  Deschamps  pour  Ingres  remonte,  nous  le 
savons  par  le  Salon  de  1819,  aux  premières  années  de  la  Restaura- 
tion. Il  fut,  ainsi  que  son  frère,  parmi  ses  plus  constants  défenseurs. 
Antoni  s'adresse  au  grand  artiste,  si  discuté,  en  ces  termes  : 

Maître  au  savant  pinceau,  toi,  dont  la  pureté 
Dans  l'Odalisque  nue  a  peint  la  chasteté... 


Tu  vis  les  hommes  froids  dédaigner  tes  tableaux 
Et  tu  voulus  alors  jeter  là  tes  pinceaux. 
Tu  ne  t'es  pas  trompé,  non,  fils  de  Raphaël, 
Si  l'art  fut  toujours  saint,  et  si  ton  bras  sévère 
A  toujours  de  son  temple  écarté  le  vulgaire, 
Tu  ne  t'es  pas  trompé... 

Et  il  ajoutait  :  Tout  poète 

...  te  nomme  le  maître  à  l'art  franc  et  sincère, 
Le  peintre  de  Virgile  et  le  peintre  d'Homère  ^. 

Emile  Deschamps,  plus  enthousiaste  encore,  au  sortir  d'une  expo- 


1.  Collection  Paignard. 

2.  Poésies  d'Antoni  Deschamps,  1841,  p.  21. 


16  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

sition  des  œuvres  du  peintre,  où  sa  puissante  originalité  a  fait  taire 
les  envieux,  lui  dédie  un  assez  beau  poème,  intitulé  :  Similitude, 
symbole  heureux  de  la  carrière  difficile  d'un  artiste  qui  dut  conquérir 
pied  à  pied  le  succès  : 

Quelquefois  le  soleil,  quelquefois  le  génie, 

Ces  frères  radieux  naissent  dans  les  brouillards. 

Parce  qu'ils  sont  voilés  et  captifs,  on  les  nie. 

Leur  vol  n'hésite  pas  cependant,  car  ils  savent 
L'un,  qu'il  est  le  génie,  et  l'autre,  le  soleil. 
Bientôt  l'immensité  de  leurs  feux  se  colore. 
Ces  obstacles  jaloux,  où  sont-ils  maintenant  ?... 
Ceux  qui  jetaient  l'insulte  à  la  douteuse  aurore 
Exaltent  de  plus  bas  leur  midi  rayonnant. 

Et  les  deux  voyageurs  nés  dans  l'ombre  et  l'orage. 
Se  couchèrent  en  rois  dans  la  pourpre  et  la  paix. 

Voilà  comme  chantait  mon  âme  satisfaite 
O  Raphaël  de  France,  en,  sortant  de  la  fête  !... 
Et  je  rêvais,  les  sens  dé  vertiges  émus. 
Descendre  du  Portique  au  bois  d'Académus, 
Et  te  montrer,  là-bas,  sous  l'ombrage  sonore. 
Le  moderne  Platon,  le  chrétien  Pythagore, 
Ballanche,   environné  d'immortels    écrivains 
Recevant  d'eux  la  lyre  et  les  honneurs  divins  ^. 

Ainsi,  pour  les  deux  frères,  Ingres  égalait  Raphaël  ;  et  le  doux  et 
profond  Ballanche,  le  philosophe  de  l'Abbaye-aux-Bois,  était  digne 
de^ui  inspirer  une  nouvelle  Ecole  d'Athènes  ^.  Quant  au  peintre 
qu'une  admiration  si  enthousiaste  enchantait,  il  écrivit  un  jour  à 
Emile  Deschamps  cette  lettre  reconnaissante  : 

Monsieur, 

Permettez-moi  de  vous  olTrir  le  volume  de  mes  œuvres  gravées. 

A  qui  saurai-je  mieux  l'adresser  qu'à  vous.  Monsieur,  qui  avez  si 
souvent  [mot  ilHsible]  une  gloire  dont  je  suis  toujours  prêt  à  douter  et 
sur  lacjuelle  me  rassurent  des  sympathies  aussi  honoral)Ies  que  la  votre. 

Dans  ce  compte-rendu  de  ma  vie,  vous  trouveriez  peut-être,  Monsieur, 
(juclques  preiives  à  l'appui  d'une  réputation  qui  doit  tout  à  votre  noble  et 
touchante  plume. 

Croyez   aussi,    Monsieur,  à  l'expression  de  ma  vive    gratitude    comme 


L  Poésies  d'Emile  Deschamps,  p.  138. 

2.  Le  classique  Ingres  a  souvent  médil  du  romantisme  dans  l'art.  Cf.  sa  Réponse 
au  Ilapport  sur  l'école  impériale  des  Beaux-Arts,  adressé  au  Maréchal  \' aillant..., 
Paris,  Didier,  18G3,  in-8". 


INGRES  17 

à  celle  de  ma  considération  pour  votre  beau  talent  et  pour  votre  per- 
sonne. 

Votre  bien  affectueuk  et  reconnaissant  serviteur  ^ 

D.  Ingres. 

Les  relations  qu'entretenait  Emils  Deschamps  avec  David  d'An- 
gers remontaient  aussi  aux  premières  années  de  la  Restauration. 
Déjà  Henri  de  Latouche  faisait  un  vif  éloge,  en  1817,  dans  le  Consti- 
tutionnel, de  la  statue  du  Grand  Condé,  et  dans  leurs  Lettres  à  Daçid 
sur  le  Salon  de  1819,  Emile  Deschamps  et  ses  amis,  parlaient  en  ces 
termes  du  jeune  sculpteur  :  «  Ce  jeune  artiste  (Pierre- Jean  David),  à 
cjui  nous  devons  déjà  une  belle  statue  du  grand  Condé,  n'est  point 
resté  au-dessous  de  lui-même.  Sa  statue  en  marbre  du  roi  René,  son 
tombeau  annoncent  toujours  un  faire  noble,  vigoureux  et  facile.  On 
voit  que  M.  David,  inspiré  par  son  nom,  étudie  l'antique  ^.  »  (Let- 
tres à  Dai^id,  p.  229.) 

Ni  l'antiquité,  ni  les  gloires  de  la  France  n'absorbaient  l'attention 
du  sculpteur,  que  l'histoire  de  son  temps  passionnait.  Il  en  méditait 
profondément  les  caractères  :  «  C'est  un  homme  de  beaucoup  de 
talent  et  de  beaucoup  d'idées  »,  disait  V.  Hugo  à  V,  Pavie  (20  mars 
1827).  Il  résolut  d'interroger  les  individualités  supérieures  de  son 
époque,  de  scruter  l'expression  de  leur  physionomie  et  de  traduire 
leur  pensée  intérieure  au  moyen  de  la  forme  visible.  C'est  ainsi  qu'il 
composa  l'ensemble  imposant  de  médaillons  qui  font  de  lui  l'anna- 
liste de  son  temps  ^. 

On  sait  qu'il  alla  en  Angleterre  pour  observer  le  visage  de  Walter 
Scott,  et  qu'il  fit  à  Weimar  une  visite  mémorable  pour  voir  Gœthe  et 
faire  son  buste.  «  Un  statuaire  est  l'enregistreur  de  la  postérité, 
disait-il  fièrement,  il  est  l'avenir.  »  Celui  qui,  auprès  de  Gœthe,  se 
faisait  l'interprète  de  la  pensée  française  contemporaine,  confiait 
au  marbre  et  au  bronze  l'effigie  de  ses  plus  illustres  représentants. 
Poètes,  artistes,  philosophes,  politiques,  presque  toutes  les  personna- 


1.  Collection  Paignard. 

2.  C'était  pour  David,  dit  Th.  Gautier,  «  un  plaisir  de  voir  comment  le  génie, 
par  une  sorte  de  repoussé,  se  modèle  à  l'extérieur,  bosselé  le  crâne  et  le  front  de 
protubérances,  martèle,  meurtrit  et  sillonne  les  joues.  »  Portr.  contemp.,  p.  367. 

3.  Jouin,  Dai^id  d'Angers,  notes  autographes,  I,  203.  «  J'ai  toujours  été  profon- 
dément remué  par  la  vue  d'un  profil,  écrit  le  sculpteur.  La  face  vous  regarde  ;  le 
profil  est  en  relation  avec  d'autres  êtres  ;  il  va  fuir,  il, ne  vous  voit  m'^me  pas. 
La  face  vous  montre  plusieurs  traits,  et  est  plus  difficile  à  analyser.  Le  profil, 
c'est  l'unité.  » 

Jhid.  «  Le  profil  du  visage  dDune  la  réalité  de  la  vie,  tandis  que  la  face  n'en 
donne  eu 'une  fiction.  » 


/ 


18  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

lités  du  siècle,  occupèrent  à  leur  tour  l'attention  de  David  d'Angers. 
Emile  Deschamps  comme  Lamartine,  Alfred  de  Vigny  et  V.  Hugo, 
eut  les  honneurs  d'un  médaillon. 

C'est  probablement  chez  V.  Hugo  que  les  relations  d'Emile  Des- 
champs et  de  David  se  nouèrent  vraiment,  comme  ce  billet  d'Hugo 
permet  de  le  conjecturer.  Le  sculpteur  venait  d'envoyer  à  l'auteur 
de  la  Préface  de  Cromwell  son  médaillon. 

«  Paris,  octobre  1828. 

Mille  fois  merci,  cher  ami,  de  mon  admirable  cadeau.  Maintenant  il 
me  faut  une  grâce.  Emile  Deschamps  vient  dîner  avec  nous  samedi,  et  je 
lui  ai  promis  que  le  grand  statuaire  serait  des  nôtres. 

Vous  ne  me  ferez  pas  mentir,  j'espère,  et  nous  vous  aurons  à  6  heures, 
n'est-ce  pas  ?  Vous  savez  que  je  suis  insatiable. 

El  vuestro  ami  go, 

«  V.  Hugo.  » 

Peut-être  est-ce  de  cette  entrevue  intime  qu'est  sorti  le  charmant 
médaillon  qui  représente  Emile  Deschamps  ? 

En  tous  cas,  le  voyage  à  Weimar,  en  1830,  et  l'intérêt  que  prit 
Gœthe,  parmi  les  ouvrages  français  que  lui  avait  portés  David,  aux 
poèmes  d'Emile  Deschamps  et  surtout  à  la  Préface  des  Etudes,  ne  con- 
tribuèrent pas  peu  à  resserrer  les  liens  de  sympathie  qui  unissaient  le 
sculpteur  et  le  poète.  Voici  en  quels  termes  le  vieux  Gœthe  remerciait 
David,  qui,  de  retour  à  Paris,  continuait  à  le  renseigner  sur  le  mouve- 
ment des  esprits  en  France  et  à  lui  envoyer  des  livres.  L'oflice  dont 
il  charge  E.  Deschamps,  de  traduire  en  français  la  lettre  qu'il  écrit 
à  David  en  allemand,  est  comme  un  symbole  du  rôle  que  joua, 
pendant  la  période  romantique,  l'aimable  intermédiaire  entre  la 
France  et  l'Allemagne. 

Gœthe  a  David-d'Angers  ^ 

«  Weimar,  8  mars  1830. 
Voulant  vous  exprimer  le  plus  tôt  possible,  très  honoré  Monsieur,  toute 
ma  reconnaissance  de  l'agréable  surprise  qui  m'a  été  faite  par  votre  envoi, 
je  ne  puis  que  me  servir  de  ma  langue  maternelle,  incapable  que  je  me  sens 
de  m'exprimer  dans  la  vôtre  avec  la  même  facilité.  Vous  trouverez  cer- 
tainement près  de  vous  un  ami  qui  sera  le  fidèle  interprète  de  mes  senti- 
ments. M.  Deschamps,  à  qui  je  me  recommande  au  préalable,  s'en  chargera, 
j'en  suis  sûr,  avec  sa  bienveillance  accoutumée... 

Viennent  ensuite  des  remerciements  pour  l'envoi  de  la  collection 
des  médaillons,    des    considérations  sur  les  doctrines  physiologiques 

1.  Cf.  H.  Jouin,  Darid  d'Ang.rs,  l,  575. 


DAVID     D  ANGERS 


19 


et  craniologiques  de  Lavater  et  de  Gall,  et  un  éloge  du  «  talent  »  de 
David  «  à  saisir  l'individualité  de  chaque  figure  ».  Goethe  en  prend 
comme  exemple  le  portrait  de  M"^^  Delphine  Gay  et  celui  de  M"^^  Les- 
cot.  Il  termine  sa  lettre  en  ces  termes  : 

Je  vous  prie  d'oiïrir  mes  plus  vifs  remerciements  aux  hommes  dis- 
tingués qui  m'ont  fait  l'honneur  de  m'envoyer  leurs  ouvrages.  Je  vous 
recommande  surtout  d'assurer  M.  Deschamps  qu'il  m'a  fait  un  cadeau 
hien  précieux  par  sa  préface,  car  je  mets  à  profit  ses  jugements.  Il  me 
confirme,  par  sa  modération  et  la  justesse  de  ses  aperçus,  dans  l^opinion 
sympathique  avec  laquelle  je  me  plais  à  envisager  la  marche  et  les  ten- 
dances de  votre  littérature  française,  si  récemment  renouvelée. 

J.  W.  Gœthe. 

Ainsi  l'on  voit,  par  cette  lettre  de  Gœthe  à  David,  le  rôle  important 
qu'on  attribuait  alors  à  Emile  Deschamps.  Lui  seul  ou  presque  seul 
savait  l'allemand.  Il  était  désigné  par  Gœthe  comme  le  meilleur  dis- 
ciple de  M'^^^  de  Staël,  capable  mieux  qu'un  autre  d'initier  le  goût 
français  aux  littératures  germaniques. 

Quoi  qu'il  en  soit,  David  devait  rester  en  termes  excellents  avec 
Emile  Deschamps  ;  et  quand  il  eut,  en  1842,  terminé  le  buste 
d'André  Chénier,  cette  gloire  qui  domine  la  révolution  romantique, 
telle  que  Deschamps  l'entendait,  et  lui  donne  son  sens  esthétique, 
c'est  à  lui  que  le  sculpteur  envoyait  la  nouvelle,  et  c'est  à  lui  qu'il 
s'adressait  pour  le  prier  d'inviter  A.  de  Vigny,  qu'il  ne  voyait  plus 
depuis  longtemps,  à  venir  visiter  son  atelier  de  la  rue  d'Assas. 

Paris,  31  oct.  1842. 
Mon  cher  Monsieur  Emile  Deschamps, 

Il  y  a  longtemps  que  votre  frère  m'avait  fait  promettre  de  l'avertir 
lorsque  j'aurais  terminé  le  buste  d'André  Chénier  ;  cet  ouvrage  est  actuelle- 
ment en  bronze  dans  mon  atelier,  je  voudrais  tenir  ma  parole  envers  votre 
frère,  mais  j'ignore  sa  demeure. 

Vous  m'obligerez  donc  si  vous  vouliez  bien  m'envoyer  son  adresse 
ou  lui  apprendre  combien  je  serais  heureux  de  le  recevoir  chez  moi,  rue 
d'Assas  ;  il  devrait  aussi  amener  avec  lui  notre  honorable  ami  De  Vigny, 
que  je  n'ose  pas  inviter,  car  j'ai  bien  peur  qu'il  n'ait  perdu  mon  souvenir, 
depuis  tant  d'années  que  nous  ne  nous  sommes  vus.  Pour  vous,  cher  Mon- 
sieur, je  serais  bien  heureux  si  vous  vous  rappeliez  quelquefois  de  celui 
qui  vous  sera  toujours  dévoué  de  cœur. 

Veuillez  présenter  mes  respectueux  hommages  à  Madame  et  rappeler 
Mme  David  à  son  bon  souvenir  ^. 

David. 


1.  Collection  Paignard. 


20  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

Emile  Deschamps  visita  l'atelier  du  maître,  et  le  remercia  par  le 
billet  suivant,  où  nous  trouvons  un  jugement  exquis  porté  par  le 
poète  sur  l'œuvre  du  statuaire  : 

Paris,  nov.  1842. 
Cher  et  illustre  ami, 

Je  ne  saurais  vous  dire  avec  quel  enthousiasme  j'ai  revu  tous  vos  chefs- 
d'œuvre,  et  avec  quelle  reconnaissance  j'ai  retrouvé  votre  si  cordiale 
amitié.  Que  Dieu  me  rende  la  santé  et  les  forces  pour  vous  l'exprimer  ! 

Ma  femme  est  très  sensible  aux  souvenirs  si  doux  de  Mme  David  et 
elle  joint  ici  tous  ses  plus  empressés  compliments  à  mes  respectueux  hom- 
mages. 

Et  je  suis  en  vous  serrant  cette  main  qui  fait  tant  de  magnifiques 
œuvres, 

Votre  ami, 

E.  D. 

«  P. -S.  Je  trouve  une  occasion  de  prévenir  mon  frère,  qui  préviendra 
Alfred  de  Vigny.  Quant  à  moi,  je  ne  parlerai  plus  que  de  votre  admirable 
André  Chénier.  Il  n'y  a  que  vous  pour  exécuter  aussi  merveilleusement  les 
plus  généreuses  idées,  et  toute  la  génération  philosophique  et  poétique 
vous  doit  sa  reconnaissance  et  son  admiration.  » 

A.   M.   David   d'Angers 
sur  son  magnifique  buste  d'André  Chénier. 

Cette  tête,  où  la  Muse  eut  son  trône  un  moment, 
Que  fit  tomber  la  hache  au  début  de  son  rêve. 
Sous  ton  ciseau  divin,  à  nos  yeux  se  relève... 
Et  pour  vivre  éternellement  ^. 

Il  nous  reste  à  parler  des  relations  d'Emile  Deschamps  avec  Eug. 
Delacroix.  Ce  que  nous  en  savons  de  précis  est  peu  de  chose,  mais  ce 
peu  de  chose  est  fort  intéressant.  Un  poème  de  Deschamps,  le  Roman- 
cero^ eut  l'honneur  d'inspirer  au  grand  artiste  une  de  ses  plus  expres- 
sives peintures  :  il  s'agit  de  son  Roi  Rodrigue.  Ce  tableau  a  une  his- 
toire ou  plutôt  une  légende,  et  voici  comment  la  raconte  Charles 
Yriarte  dans  la  Préface  du  Catalogue  des  tableaux  anciens  et  modernes... 
formant  la  collection  de  M.  Alexandre  Dumas...  mise  en  vente  à  l'Hôtel 
Drouot,  les  12  et  13  mai  1892. 

Eug.  Delacroix  l'avait  composé  pour  Al.  Dumas  père  dans  les  cir- 
constances suivantes  : 

«  Un  jour,  dit  Ch.  Yriarte,  il  imagina  de  donner  une  fcle  dans  un 
grand  appartement  vide  dont  il  avait  fait  recouvrir  les  murs  de 
papier  gris  ;  il  y  fit  installer  de  grands  tables  sur  des  tréteaux,  disposer 

1.  Collcclion  Paignard. 


DELACROIX 


21 


des  échelles,  acheter  des  baquets  de  couleurs  et  de  kilos  de  colle,  et 
appelant  à  lui  Eug.  Delacroix,  Paul  Huet,  Decamps,  Louis  Boulanger, 
Riesener,  Jadin,  Nanteuil,  les  deux  Johannot,  Devéria  et  Grandville, 
etc.,  il  les  lâcha  dans  les  salons  avec  mission  de  les  décorer  en  24  heures. 
((  Pendant  que  Grandville,  tout  autour  des  chambranles,  faisait 
grimper  des  insectes  et  des  fleurs,  David  d'Angers,  Antonin  Moine  et 
Barye  pétrissaient  de  la  terre  pour  improviser  des  lustres,  Decamps, 
sur  un  grand  panneau  en  largeur,  faisait  passer  un  Don  Quichotte  suivi 
d'un  Sancho  Pança  chevauchant  dans  un  champ  de  blés  mûrs,  et 
Eugène  Delacroix,  commentant  les  vers  du  poète,  peignait  un 
Boahdil  (sic)  vaincu  fuyant  Grenade  : 

Le  Roi  sans  royaume  allait 
Froissant  l'or  d'un  chapelet  ^. 

«  Autant  en  emporta  le  vent  ;  un  homme  de  moins  de  génie  et  de 
plus  de  prévoyance  eût  soigneusement  découpé  sur  les  murs  ces 
improvisations  brillantes  signées  des  graiids  noms  de  son  temps,  il  les 
eût  soigneusement  encadrées  en  attendant  l'heure  de  la  justice, 
et  bientôt  après  les  eût  converties  en  rentes  pour  sa  vieillesse.  Tout 
cela  a  fini  par  tomber  en  loques  ;  sauf  le  Boahdil  (sic)  racheté  à  la 
vente  du  père  par  le  fils  et  qui  figure  ici  à  la  jDlace  d'honneur.  » 

n  est  fâcheux  qu'en  rapportant  cette  intéressante  anecdote, 
Ch.  Yriarte  ait  confondu  avec  le  dernier  roi  Maure  de  Grenade  Boahdil 
qui  n'a  que  faire  ici,  le  roi  chrétien  Rodrigue,  vaincu  à  la  bataille  du 
Guadalète  par  les  Maures,  qui  commençaient  alors  à  envahir  l'Es- 
pagne. Il  cite  même  tout  de  travers  les  vers  du  Romancero  qui  ins- 
pirèrent Delacroix.  Mais  enfin  les  vers  d'Emile  Deschamps  ^  étaient 
si  populaires  au  siècle  dernier,  qu'un  critique  d'art  comme  Yriarte  les 
citait  de  mémoire,  et  c'est  un  des^ inconvénients  de  la  renommée  d'être 
ainsi  estropié,  si  c'est  un  de  ses  beaux  avantages  d'inspirer  un  artiste 
comme  Delacroix. 

Dumas  père,  dans  ses  Mémoires  ^,  a  tracé  un  saisissant  portrait  du 


1.  Voici  la  strophe  de  Deschamps  citée  intégralement  : 

Dans  une  sombre  attitude, 
Mort  de  soif,  de  lassitude. 
Le  roi  sans  royaume  allait. 
Longeant  la  côte  escarpée. 
Broyant  dans  sa  main  crispée 
Les  grains  d'or  d'un  chapelet. 

2.  Poésies  d'Emile  Deschamps,  1841.  Le  poème  de  Rodrigue,  p.  1>. 

3.  A.  Dumasj  Mes  Mémoires,  t.  IX,  p.  69  :  «  Eugène  Delacroix  se  chargea  de 
peindre  le  roi  Rodrigue,  après  la  défaite  du  Guadalète,  sujet  tiré  du  Romancero^ 
traduit  par  Emile  Deschamps...  » 


22  EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 

maître  improvisant  ainsi,  en  quelques  heures  l'esquisse  d'un  chef- 
d'œuvre  : 

«  Sans  ôter  sa  petite  redingote  noire  collée  à  son  corps,  sans  relever 
ses  manches  ni  ses  manchettes,  sans  passer  ni  blouse  ni  vareuse, 
Delacroix  commença  par  prendre  son  fusain  ;  en  trois  ou  quatre 
coups,  il  eut  esquissé  le  cheval  ;  en  cinq  ou  six  le  cavalier  ;  en  sept 
ou  huit,  le  paysage,  morts,  mourants  et  fuyants  compris  ;  puis, 
faisant  assez  de  ce  croquis  (sic)  inintelligible  pour  tout  autre  que 
lui,  il  prit  brosses  et  pinceaux  et  commença  de  peindre. 

«  Alors  en  un  instant,  et  comme  si  l'on  eut  déchiré  une  toile,  on 
vit  sous  sa  main  apparaître  d'abord  un  cavalier  tout  sanglant,  tout 
meurtri,  tout  blessé,  traîné  à  peine  par  son  cheval,  sanglant,  meurtri, 
blessé  comme  lui,  n'ayant  plus  assez  de  l'appui  des  étriers,  et  se 
courbant  sur  la  longue  lance  ;  autour  de  lui,  devant  lui,  derrière  lui, 
des  morts  par  monceaux,  au  bord  de  la  rivière  des  blessés,  essayant 
d'approcher  leurs  lèvres  de  l'eau,  et  laissant  derrière  eux  une  trace 
de  sang  ;  à  l'horizon  tant  que  l'œil  pouvait  s'étendre,  un  champ  de 
bataille  acharné,  terrible  ;  —  sur  tout  cela  se  couchant  dans  un 
horizon  épaissi  par  la  vapeur  du  sang,  un  soleil  pareil  à  un  bouclier 
rougi  à  la  forge  ;  —  puis,  enfin,  dans  un  ciel  bleu,  se  fondant,  à 
mesure  qu'il  s'éloigne  dans  un  vert  d'une  teinte  inappréciable, 
quelques  nuages  roses  comme  le  duvet  d'un  ibis.  Tout  cela  était 
merveilleux  à  voir  :  aussi  un  cercle  s'était  fait  autour  du  maître, 
et  chacun,  sans  jalousie,  sans  envie,  avait  quitté  sa  besogne  pour 
venir  battre  des  mains  à  cet  autre  Rubens  qui  improvisait  à  la 
fois  la  composition  et  l'exécution.  En  deux  heures  ou  trois  tout 
fut  fini.  » 

Telle  est  la  légende  de  ce  fameux  tableau.  Elle  exprime  à  merveille 
ce  qu'il  y  a  de  spontané  dans  l'art  de  Delacroix,  le  jaillissement  puis- 
sant des  images  qui  s'imposait  à  lui  avec  une  force  hallucinatoire 
jusqu'à  ce  qu'il  s'en  fût  délivré  en  les  fixant  sur  la  toile.  Mais  ce  que 
l'admirable  page  de  Dumas  ne  dit  pas, c'est  que  l'idée  d'une  telle 
comj)osition  occupait  depuis  longtemps  déjà  l'esprit  de  Delacroix. 
Elle  lui  était  venue,  après  une  lecture  du  poème  d'Emile  Deschamps. 
Il  s'appliquait  à  la  réaliser  dans  son  atelier  du  quai  Voltaire  n°  15  ; 
et  c'est  l'esquisse  ébauchée  par  le  peintre  que  le  poète  souhaite  dans  la 
lettre  suivante  d'être  admis  à  contempler. 

«  Vous  avez  fait  un  Rodrigue  fuyant  qui  est  une  chose  délicieuse,  car 
vous  l'avez  faite.  Je  voudrais  bien  en  voir  chez  vous  l'esquisse,  mais  à 
quelle  heure  vous  trouve-t-on  ?  Vous  m'avez  parlé,  après  une  lecture  de 
mon  poème,  de  ce  Roi  Rodrigue  projeté  alors.  Merci  d'avoir  exécute  ce 


DELACROIX 


23 


projet.  Je  suis  tout  fier,  tout  heureux  d'avoir  fourni  un  peu  l'occasion 
d'un  nouveau  chef-d'œuvre. 

«  Dites-moi  quand  je  pourrai  me  présenter  quai  Voltaire,  n®  15,  et 
recevez  la  nouvelle  expression  de  ma  déjà  vieille  amitié  ^. 

«  Emile  Deschamps. 
«  rue  de  la  Ville-l'Evêque,  n°  10  bis, 
Paris,  1er  mai  1833. 

(Au  verso,  esquisse  à  la  plume  d'une  tête  de  cheval  et  de  ses  pieds 
de  devant.) 

Le  tableau  de  Delacroix  ^,  inspiré  par  le  Romancero  d'Emile  Des- 
champs avait  passé,  après  la  mort  d'Alexandre  Dumas  fils,  dans  la 
collection  Chéramy.  Cette  collection  a  été  mise  en  vente  le  15  avril 
1913,  et  voici  dans  le  compte  rendu  de  cette  vente,  tel  qu'il  parut  le 
lendemain  dans  le  Temps,  le  passage  qui  nous  intéresse. 

Parmi  les  Delacroix,  on  a  donné  25.000  fr.  d'une  toile  provenant  de 
la  vente  Cronier,  Hercule  et  Alceste  ;  13.100  fr.  pour  Hamlet  et  le  cadavre 
de  Polonius  ;  5.000  fr.  de  la  Grèce  expirant  sur  les  ruines  de  Missolon' 
ghi.  On  a  payé  7.000  fr.  une  Odalisque  ;  3.200  fr.  une  Madeleine  en 
prière  ;  3.050  fr.  une  Etude  de  babouches  ;  4.500  fr.  Jésus-Christ  et  saint 
Thomas  ;  9.000  fr.  le  Roi  Rodrigue  blessé,  après  la  bataille  de  Guadalète  ; 
5.200  fr.  une  Variante  pour  le  «  Justinien  »  ;  3.100  fr.  pour  Eugène  Dela- 
croix en  Hamlet.  Sur  une  demande  de  8.000  fr.,  on  a  poussé  à  11.500  fr. 
Jésus  au  Jardin  des  Oliviers. 

Emile  Deschamps  ^  allait  donc  à  Delacroix,  comme  à  Ingres,  à 
Prudhon,  à  Géricault.   L'originalité  individuelle,  en  peinture,  l'atti- 


1.  Communiqué  par  M.  Maurice  Tourneux. 

2.  Consulter  VŒuvre  complet  de  Eugène  Delacroix,  peintures,  dessins,  gravures, 
lithographies,  catalogué  et  reproduit  par  Alfred  Robaut,  commenté  par  Ernest 
Chesncau...  Paris,  Charavay,  1885,  page  101,  n°  367.  Le  Roi  Rodrigue. 

3.  La  Collection  Claretie,  exposée  à  l'Hôtel  des  Ventes,  le  7  mai  1914,  possédait 
un  joli  dessin  d'IIeim,  représentant  Emile  Deschamps.  Cf.  Catalogue  des  tableaux, 
dessins,  aquarelles...  composant  la  collection  de  feu  M.  Jules  Claretie...,  p.  39,  n°  95  : 
Portrait  d'Emile  Deschamps.  Il  est  vu  de  trois  quarts,  en  habit,  tenant  son  chapeau 
de  la  main  gauche.  Signé  à  droite  :  1846.  Dessin  au  crayon.  Haut.  36  cent.  ;  larg. 
21  cent. 

C'est  une  des  études  que  fit  le  peintre  pour  son  tableau  intitulé  :  Une  lecture 
d'Andrieux  au  foyer  de  la  Comédie  française,  qu'on  peut  voir  dans  la  Galerie  Louis- 
Philippe,  au  musée  de  Versailles. 

Sur  Heim  et  sur  ce  tableau  célèbre,  cf.  Henry  Marcel,  Louis-Philippe  et  le 
château  de  Versailles,  dans  la  Revue  de  l'Histoire  de  Versailles  et  de  Seine-et-Oise, 
1909.  «  Moins  bon  praticien  (que  Granet),  dit  M.  H.  Marcel  en  parlant  d'Heim, 
c'est  un  physionomiste  fort  expert  et  il  ordonne  à  souhait  les  scènes  compli- 
quées. » 


24 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LES    PEINTRES 


rait  aussi  bien  qu'en  littérature,  et  l'on  peut  dire  qu'il  ne  suivait  en 
cela  que  son  plaisir.  Mais  ce  plaisir  était  l'expression  d'un  naturel 
heureux,  orné  ,tout  pénétré  d'une  culture  exquise.  Son  goût  en  appa- 
rence si  éclectique,  traduit  moins  les  caprices  d'un  tempérament 
fantaisiste  que  les  intuitions  d'un  sentiment  très  fin  et  d'un  jugement 
très  aiguisé. 


DEUXIEME    PARTIE 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 


LE   GOUT  MUSICAL  D  UN   POETE   ROMANTIQUE 

S'il  est  un  art  que  Deschamps  a  aimé,  autant  que  la  peinture, 
presque  autant  que  la  poésie,  c'est  la  musique. 

Il  a  dit  en  des  vers,  pleins  de  grâce,  qu'il  n'a  jamais  entendu 
préluder  l'orchestre  à  l'Opéra  ou  dans  les  concerts,  sans  un  frémisse- 
ment de  plaisir  : 

Alors  l'archet  vainqueur  ^ 
Glisse  amoureusement  sur  les  cordes  du  cœur  ; 
Et  la  gamme,  impossible,  aux  bravos  de  la  foule 
Part,  et  comme  un  collier  de  perles  se  déroule. 

Il  saluait  avec  enthousiasme  le  pianiste  virtuose  : 

qui,  d'un  doigt  vif  ou  lent, 
Verse  au  piano  son  cœur  !  —  Tel  un  beau  ramier  blanc 
Rase  un  lac  de  son  aile  ou  court  de  feuille  en  feuille. 

Quant  au  charme  de  la  voix  humaine,  il  y  était  particulièrement 
sensible,  comme  tous  les  dilettanti  de  son  temps  : 

Et  son  chant  retentit,  si  pur,  si  ravissant, 
Qu'élancé  vers  le  ciel,  on  croit  qu'il  en  descend. 

Ce  n'est  pas  qu'il  ne  fasse  des  réserves  au  sujet  des  sensations 
exquises  que  la  musique  lui  procure.  Point  mystique,  tel  que  nous 

1.  Poésies  d'Emile  Deschamps,  Paris,  Delloye,  1841,  in-8°,  p.  140. 


2G  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

le  connaissons,  ce  fils  du  xviii^  siècle  sensualiste  ne  pouvait  apprécier 
dans  la  musique  essentiellement  qu'un  art  qui  charme  les  sens  et 
repose  délicieusement  de  penser.  Seule,  la  poésie  conserve,  d'après  lui, 
le  privilège  de  parler  à  l'intelligence,  tout  en  usant  des  prestiges  de 
l'imagination  et  de  la  sensibilité.  Elle  seule  est  capable  d'agir  sur 
toutes  les  facultés  à  la  fois.  Elle  est  tout  ensemble  la  plus  haute  litté- 
rature et  le  premier  des  arts,  et  elle  inspira  à  Deschamps  une  de  ces 
formules  heureuses  qui  ne  la  définissent  pas  seulement  en  elle-même, 
mais  encore  dans  ses  rapports  avec  les  autres  arts.  «  C'est  de  la  peinture 
qui  marche  et  de  la  musique  qui  pense  ^.  » 

La  musique,  bien  qu'inférieure  à  la  poésie,  n'en  est  pas  moins 
chère  à  Deschamps.  «  Ne  vous  fiez  pas  à  l'homme  qui  n'aime  pas 
la  musique  »  aimait-il  à  dire  après  Shakespeare.  «  La  musique  va 
chercher  au  fond  du  moi  humain  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  et  de 
plus  tendre  pour  en  féconder  les  germes.  Elle  est  le  langage  uni- 
versel de  l'enthousiasme  religieux,  de  l'héroïsme  et  de  l'amour.  Elle 
ne  conseille  jamais  rien  de  vil  ni  de  mauvais,  et  l'on  peut  soutenir 
sans  paradoxe  qu'il  vaudrait  mieux  pour  un  peuple  savoir  solfier 
que  lire  ^.  » 

Il  est  dommage  que  nous  n'ayons  pu  déterminer  le  degré  de 
culture  musicale  de  Deschamps.  Nous  ne  savons  rien  de  la  formation 
qu'ils  reçurent,  lui  et  son  frère  ^.  Mais  ces  deux  mélomanes,  qui  furent 
liés  avec  tous  les  musiciens  de  leur  temps  —  Emile  surtout  qui  com- 
posa pour  eux  tant  de  livrets  —  devaient  posséder  un  peu  plus  que 
les  rudiments  de  cet  art,  et  n'être  pas  étrangers  à  sa  connaissance 
technique.  En  tous  cas,  la  comparaison  de  la  poésie  avec  la  musique, 
comme  avec  la  peinture,  vient  surtout  sous  la  plume  d'Emile  Des- 
champs. Il  cite  aussi  volontiers  les  noms  des  grands  musiciens  que 
ceux  des  grands  peintres  et  des  grands  poètes  : 

«  La  poésie,  dit-il,  a  ses  mélodistes  et  ses  harmonistes,  ses  dessina- 
teurs et  ses  coloristes,  comme  la  musique  et  la  peinture.  Il  n'est  donné 
qu'à  bien  peu  de  génies  de  posséder  au  même  degré  les  deux  qualités 
extrêmes  de  l'Art.  Ainsi  Raphaël  est  supérieur  par  le  dessin,  et  Cima- 
rosa  par  la  mélodie,  comme  Rubens  par  la  couleur  et  Beethoven  par 

1.  Emile  Deschamps,  Œuvres  complètes,  Paris,  A.  Lemcrre,  1873,  6  vol.  in-8°. 
Voir  tome  IV,  p.  27. 

2.  Ibid.,  p.  22. 

3.  Jugement  de  Delacroix  (Journal,  tome  III,  p.  434)  sur  Antoni  Deschamps  : 
«  J'ai  dîne  chez  les  Bcrtin,  comme  toujours  avec  plaisir  ;  j'y  ai  trouvé  Antoni 
Deschamps  ;  c'est  le  seul  homme  avec  lequel  je  parle  musique  avec  plaisir,  parce 
qu'il  ain\e  Cimarosa  autant  que  moi,  »  Même  enthousiasme  pour  Cimarosa  chez 
Stendhal.  Cf.  lie  de  Rossini,  passini. 


EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE  27 

l'harmonie.   Cette  division  existe  également  dans  l'art  d'écrire,   et 
surtout  d'écrire  en  vers  ^.  » 

«  Avec  de  V indolence  on  ne  comprendra  jamais  l'idéal  d'aucun  art, 
et  on  ne  cherchera  point  à  connaître  Dante,  Shakespeare  ou  Corneille, 
on  ne  sentira  pas  que  Raphaël  et  Léopold  Robert  sont  les  deux  plus 
vrais  et  plus  poétiques  révélateurs  de  la  plus  belle  des  natures,  la 
nature  italienne  ;  on  citera  indifféremment  ou  Mozart  ou  Musard 
(Mozart,  le  Shakespeare  et  le  Raphaël  de  la  musique  !),  on  ne  pleurera 
pas  au  trio  de  Guillaume  Tell  de  Rossini.  » 

Les  héros  de  ses  contes  sont  parfois  des  virtuoses  capables  d'inter- 
préter les  maîtres.  Ainsi  les  voyons-nous  dans  Mea  Culpa  chanter 
«  le  fameux  duo  :  Aimons-nous,  tout  nous  y  com^ie  »,  dans  Armide,  de 
Gluck  ^.  Voici  comment  le  Roméo  de  cette  singulière  histoire  écoute  le 
<;hef-d'œuvre  :  «  Lorsque  se  fit  entendre  cette  magnifique  et  terrible 
phrase  musicale  :  Votre  général  i^ous  appelle,  il  se  réveilla  comme  d'un 
songe  divin.  »  Enfin  ce  sont  «  les  suaves  mélodies  »  de  Pergolèse  qui, 
dans  le  même  conte,  révèlent  aux  deux  jeunes  amants  la  force  mys- 
térieuse du  sentiment  qui  les  rapproche  :  «  C'était  une  de  ces  tièdes 
soirées  d'Italie  où  l'air  est  chargé  de  langueur  et  de  volupté.  Les 
Tayons  de  la  lune  glissant  à  travers  les  jalousies  et  les  croisées  entr'ou- 
vertes,  se  disputaient  avec  la  lumière  des  bougies  dans  les  glaces,  sur 
les  grands  sofas,  sur  les  parquets  brillants.  L'œil  étoile  de  Vénus 
plongeait  dans  la  chambre  et  scintillait  sur  le  front  de  Judith,  comme 
un  pur  miroir,  et  les  suaves  mélodies  de  Pergolèse,  soutenues  par 
l'harmonie  des  accords,  s'élevaient  des  clavecins  sonores  et  des  lèvres 
enflammées  des  deux  virtuoses.  Leurs  genoux  se  touchaient,  leurs 
mains  s'entrelaçaient  comme  les  touches  blanches  et  noires  ;  les 
hrises  nocturnes  faisaient  voltiger  les  cheveux  de  Judith  sur  le 
visage  de  Robert  ;  leurs  haleines  plus  fraîches  que  les  brises  et  leurs 
regards  et  leurs  âmes  se  mêlaient  comme  leurs  voix  :  l'amour  et  le 
chant  se  mêlaient  l'un  par  l'autre  ...  » 

Ainsi  la  musique  est  pour  Deschamps  ce  qu'elle  est  pour  Musset, 
la  langue  même  de  l'amour  : 

Langue  que  pour  l'Amour  inventa  le  génie, 
Qui  nous  vint  d'Italie  et  qui  lui  vint  des  cieux, 
Douce  langue  du  cœur,  la  seule  où  la  pensée 
Cette  vierge  craintive,  et  d'une  ombre  offensée. 
Passe  en  gardant  son  voile... 

1.  Œuvres  complètes,  Paris,  l^e  partie,  p.  48. 

2.  Stendhal  (Vie  de  Haydn,  lettre  XII,  Ed.  Champion),  moins  éclectique  que 
Deschamps,  dit  qu'il  n'assiste  pas  sans  peine  à  tout  un  opéra  de  Gluck. 

3.  Œu\^res  complètes,  tome  III,  p.  212. 


II 

UN     CRITIQUE     MUSICAL     EN     1835 

Deschamps  eut  l'cccasion,  en  1835,  de  rendre  compte  de  la  saison 
musicale,  et  ces  pages  ^  nous  informent  de  l'éclectisme  de  son  goût. 

Une  nouvelle  preuve  que  la  musique  le  passionnait  presque  autant 
que  la  poésie,  c'est  qu'il  constatait  pour  s'en  plaindre  que  «  la  musique 
en  France  est  une  exception  aristocratique  »  et  que  «  le  peuple  est 
resté  antimusical  ^  ».  Contre  le  tempérament  de  la  race,  il  souhaitait 
que  réagît  l'éducation. 

«  Encore  une  fois,  disait-il  en  homme  du  xviii^  siècle,  tout  dépend 
de  l'éducation.  Prenez  cent  personnes  dans  notre  haute  société,  qui 
n*a  pas  en  généi«al  l'éducation  artistique  ;  il  y  en  aura  dix  qui  aiment 
la  peinture,  quatre  qui  aiment  la  musique,  une  qui  aime  la  poésie 
et  quatre-vingt-cinq  qui  aiment  les  courses  de  chevaux.  Qu'on  les 
élève  dès  l'enfance  dans  une  atmosphère  d'art  et  de  littérature,  et 
toutes  ces  disproportions  s'effaceront  et  l'habitude  deviendra  une 
seconde  nature.  » 

Aussi,  suivait-il  attentivement  le  mouvement  musical  de  son  temps 
et  signalait-il  avec  joie  le  progrès  général  du  goût  pour  la  musique. 
Il  évoquait  l'exemple  de  Choron  «  qui  prenait  ses  petits  virtuoses 
dans  son  quartier,  et  qui,  au  bout  de  quelques  mois,  en  faisait  une 
seule  âme  harmonique,  une  divine  symphonie  de  voix  !  Qu'on  la 
rouvre  cette  école  qui  a  ruiné  et  tué  son  maître,  l'homme  d'art  et 
de  conscience  !  Qu'on  en  ouvre  dans  toute  la  France  !  »  Et  ce  qu'il 
demandait  qu'on  fît  pour  le  chant,  il  le  réclamait  aussi  pour  la  musi- 
que instrumentale  :  il  louait  «  les  progrès  rapides  et  les  conquêtes  du 
chant  au  grand  Opéra  depuis  dix  ans  »,  et  célébrait  les  mérites  de  l'or- 
chestre du  Conservatoire.  Mais  il  n'y  a  qu'un  Conservatoire  en  France, 
cela  le  désolait,  et  c'est  ainsi  qu'il  s'expliquait  en  partie  l'infériorité 
de  la  France  au  point  de  vue  musical,  comparée  à  rAllemagne  et  à 


1.  Ibid,  lomc  IV,  p.  22  et  sr. 

2.  Ibid.,  lomc  IV,  p.  25  et  sq.  pour  cette  citation  et  les  suivantes. 


UN    CRITIQUE    MUSICAL    EN    1835  29 

l'Italie  «  qui  doivent,  disait-il  en  1835,  leur  prééminence  en  musique 
à  ce  qui  fait  leur  faiblesse  sous  d'autres  rapports,  à  la  division  de 
leur  territoire  en  vingt  ou  trente  principautés,  dont  chacune  a  sa 
capitale,  son  point  d'excitation  artiste,  son  école,  sa  chapelle,  son 
théâtre.  » 

Deschamps,  comme  tous  les  dilettanti  de  son  temps  faisait  trop 
bon  marché  de  l'ancienne  musique  française  :  il  oubliait  Grétry, 
Rameau,  pour  sacrifier  en  vrai  romantique  aux  dieux  étrangers. 
«  L'Italie  et  l'Allemagne,  dit-il,  ont  le  triple  sceptre  de  la  musique 
religieuse,  de  l'opéra  et  de  la  symphonie.  Pour  la  musique  d'église, 
Haendel  et  Palestrina,  Pergolèse  et  Mozart  ;  pour  la  musique  de 
théâtre,  Gluck  et  Sacchini,  Cimarosa  et  Mozart,  encore  Mozart  ! 
pour  la  musique  instrumentale,  Haydn  et  Boccherini,  Beethoven  et 
toujours  Mozart  !  Et  parmi  les  vivants,  pour  les  trois  genres,  Chérubini 
Rossini  ^,  Meyerbeer,  et  j'allais  dire  Weber,  tant  la  mort  paraît 
cruellement  absurde  d'avoir  tari  cette  source  d'harmonie  surnaturelle 
et  de  primitives  mélodies.  » 


En  cette  année  1835,  en  dépit  de  la  renommée  de  Liszt,  de  Chopin, 
de  Ferdinand  Hiller  et  de  M"^®  Pleyel,  qui  attirait  Emile  Deschamps 
aux  concerts  du  Conservatoire,  il  s'étend  plus  complaisamment  sur 
la  musique  de  théâtre,  et  23araît  enchanté  du  succès  de  la  Marquise 
d'Adam  et  de  la  Muette  d'Auber  à  l'Opéra-comique,  mais  il  donne 
la  palme  à  Bellini  et  à  Donizetti.  Bellini  en  particulier,  l'auteur  des 
Capulets  et  des  Montagus,  de  la  Sonnanhula  et  de  Norma,  venait    de 


1.  Voici,  avec  quelles  restrictions  Antoni,  le  frère  d'Emile  Deschamps,  admet- 
tait Rossini  pour  la  musique  religieuse.  Il  confiait  son  jugement  à  Th.  Gautier 
dans  la  lettre  suivante  : 

Mon  cher  Théophile, 
«  J'ai  entendu  le  Slabat  de  Rossini,  voici  mon  sentiment  slncèl-e  :  c'est  tout  ce  que  le  génie 
peut  faire  dans  un  siècle  d'indifférence  religieuse,  ce  sont  des  pleurs,  mais  des  pleurs  élégants, 
c'est  la  Madeleine...,  mais  la  Madeleine  de  Canova.  Cependant  la  beauté  de  la  mélodie,  la 
pureté  du  style,  la  netteté  et  la  précision  du  dessin  et  le  parfum  méridional  de  cette  composi- 
tion en  font  un  petit  chef-d'œuvre  que  le  maître  seul  pouvait  écrire  dans  ce  ton. 

«  Mozart  avait  fait  Don  Juan  pour  Haydn  et   pour  lui.  Rossini  a  fait  le  Slabat  pour  son 
siècle,  pour  les  hommes,  pour  les  femmes,  pour   les   artistes   du   monde  ;    c'est   la   véritable 
expression  de  l'art  de  notre  époque.  Prenez  ces  lignes  pour  ce  qu'elles  valent,  louez  le   grand 
maître,  car  il  attend  le  résultat  de  cette  matinée  pour  écrire  un  grand  opéra. 
«  A  demain. 

c  Tout  à  vous, 

Antoni  Deschamps. 
(S.  d.  —  Collection  Lovenjoul.) 


30  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

remporter  un  triomphe  avec  les  Puritains.  Deschamps  ne  se  plaint 
pas  de  la  pauvreté  de  l'orchestration  dans  Bellini,  mais  il  insiste  sur 
la  grâce  mélancolique  et  douce  de  ses  mélodies  :  «  On  remarque  dans 
cette  partition  (des  Puritains),  dit-il,  la  même  suavité,  la  même  ten- 
dresse que  dans  les  autres  œuvres  de  M.  Bellini,  avec  plus  de  caractère 
et  de  virilité...  La  vogue  des  Puritains  s'est  accrue  jusqu'à  la  fin,  ce 
sont  les  Puritains  qui  ont  clos  la  session  mélodique  au  Théâtre 
Favart  ^...  »  Il  ne  manque  pas  d'ajouter  que  des  chanteurs  extraordi- 
naires contribuèrent  au  succès  de  Bellini. 

Quant  à  Donizetti,  qui  n'avait  pas  encore  produit  les  deux  œuvres 
dont  on  peut  dire  que  le  public  raffola  pendant  cinquante  ans,  la 
Fille  du  Régiment  (1840)  et  la  Favorite  (1840),  il  faisait  applaudir  son 
Marino  Faliero  à  l'Opéra  italien  ;  Deschamps  reconnaît  au  maître 
de  Bergame  une  science  supérieure  à  celle  de  Bellini,  mais  une  moindre 
capacité  d'émouvoir.  Musicien  habile  et  fécond,  fort  léger  de  scrupules 
artistiques,  il  attire  l'attention  par  sa  virtuosité,  son  mouvement. 
«  C'est  toujours  la  même  exécution  foudroyante,  »  dit  Deschamps 
à  propos  du  dernier  succès  du  célèbre  auteur  à' Anna  Bolena  ^,  et  il 
ajoute  :  «  Cette  dernière  partition  (Marino  Faliero)  est  certainement 
l'œuvre  d'un  maître  très  habile  et  qui  connaît  et  domine  toutes  les 
ressources  et  toutes  les  puissances  de  son  art.  Cependant  vous  devez 
comprendre  les  préférences  du  public  pour  l'ouvrage  de  M.  Bellini, 
dont  les  mélodies  ont  une  suavité,  une  tendresse,  une  jeunesse  qu'on 
ne  trouve  point  au  même  degré  dans  les  ouvrages  de  M.  Donizetti, 
qualités  qui  dans  un  opéra  l'emportent  nécessairement  sur  toutes  les 
autres.  Pour  les  chanteurs,  il  faut  d'abord  du  chant  et  puis  encore  du 
chant.  Nous  ne  rappellerions  pas  cet  axiome  très  naïf,  pour  le  moins, 
si  quelques  compositeurs  actuels  ne  l'oubliaient  pas  trop  dédaigneuse- 
ment ^.  » 

Un  tel  jugement  ne  nous  renseigne  pas  seulement  sur  la  pensée  de 
Deschamps,;  il  nous  révêle  le  goût  général  de  son  temps  :  des  mélodies 
soutenues  à  peine  de  quelques  lignes  d'orchestre,  voilà  ce  que  l'on 
demandait  aux  musiciens.  Ce  qu'on  aimait  dans  la  musique,  c'était 
le  chant. 

Que  va  donc  apprécier  notre  critique  dans  le  grand  succès  musical 
de  1835,  la  JwiVe,  le  grand  opéra  d'IIalévy  ?  C'est  d'abord  et  avant 
tout  le  chant.  Il  loue  «  cette  grande  œuvre  ^  )>,  où  il  trouve  u  de  la 


1.  Ihid.,  p.  26  et  p.  34. 

2.  /tiV/.,  p.  31. 

3.  Ihid.,  p.  34. 

■'j.   Ihid.,  p.  29  et  sq. 


UN    CRITIQUE    MUSICAL    EN     1835  31 

musique  forte  et  sévère  ».  Mais  quand  il  en  vient  à  l'analyse  de  ce  qui 
le  charme,  il  cite  de  préférence  les  mélodies.  «  La  romance  à  deux  mou 
vements,  dit-il  en  connaisseur,  est  délicieuse  de  naïveté.  Tous  les 
salons  de  Paris  en  retentiront  bientôt.  Le  chœur  à  boire  qui  suit 
offrait  de  grandes  difficultés  au  compositeur.  Le  souvenir  des  chœurs 
du  Comte  Ory  et  de  Robert  étaient  là  comme  deux  fantômes  effrayants». 
Mais  écoutons  cet  amateur  de  la  voix  humaine  au  théâtre  :  il  déclare, 
quand  il  étudie  dans  ce  morceau  «  le  chœur  syllabique  des  hommes  » 
réuni  au  «  chant  ténu  des  soprani  »  que  «  la  beauté  de  ce  contraste  » 
est  digne  de  soulever  «  une  explosion  d'enthousiasme  ».  —  «  L'acte 
vraiment  musical,  ajoute-t-il,  est  le  second,  parce  que  tout  se  passe 
dans  une  chambre  modeste  entre  quelques  personnages,  et  que  rien 
ne  fait  diverger  l'attention.  La  prière  juive  qui  ouvre  cet  acte,  la 
romance  :  //  ^a  ^enir,  le  duo  :  Lorsquà  toi  je  me  suis  donnée,  et  surtout 
le  trio  final  :  Désespoir  !  Anathfme  !  où  Nourrit  et  M^^^  Falcon  se 
montrent  si  grands  chanteurs  et  si  grands  tragédiens,  feraient  à  eux 
seuls  la  gloire  d'un  maître.  »  S'il  adresse  une  critique  au  second  acte, 
elle  consiste  à  noter  quelques  lacunes  dans  l'unisson  des  voix  :  «  Deux 
voix  de  femmes  et  deux  ténors  s'y  succèdent  et  s'y  mêlent  conti- 
nuellement. »  Il  regrette  l'absence  de  quelques  voix  de  basse  et  de 
baryton,  qui  prive  l'oreille  exercée  des  dilettanti  de  cette  sensation 
de  variété  dans  la  plénitude  où  elle  a  coutume  de  trouver  son  plaisir 
suprême. 

Mais  voici  la  merveille  à  la  mode,  le  bel  canto  ^  enchanteur  que 
Deschamps  nous  signale  au  troisième  acte  :  «  C'est,  dit-il,  un  air  à 
cadences,  à  roulades,  espèce  de  concerto  pour  la  voix  que  bien  peu 
de  cantatrices  pourraient  chanter  comme  M"^®  Dorus-Gras  ;  c'est 
merveille  que  de  l'entendre  se  jouer  avec  tant  de  grâce  des  traits  les 
plus  difficiles  et  des  gammes  chromatiques  ascendantes  et  descen- 
dantes, dont  cet  air  abonde.  M"^^  Dorus-Gras  s'est  placée  dans  la 
Jui^e  au  premier  rang  des  talents  de  vocalisation...  comme  elle  avait 
pris  sa  place  parmi  nos  premières  chanteuses  dramatiques,  en  créant 
avec  tant  de  charme  et  d'expression  le  beau  rôle  d'Alice  dans  Ro- 
bert. »  S'il  admire  encore  autre  chose  dans  le  fameux  troisième  acte, 
c'est  le  finale  et  le  récitatif  obligé,  si  puissamment  rendu  par  Levas- 
seur,  et  qu'il  trouve  «  d'un  effet  extraordinaire  »  —  «  Cet  excellent 
chanteur,  ajoute-t-il,  y  développe  toute  la  beauté  de  ses  moyens  et 
toutes  les  ressources  de  son  art.  »  Enfin,  quand  il  en  vient  au  quatrième 
acte,  «  le  morceau,  dit-il,  qui  avec  le  grand  trio  partage  les  honneurs 

1.  Ihid.,  p.  30. 


32  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

de  la  représentation,  est  l'air  d'Eléazar...  Il  est  impossible  d'imaginer 
une  mélodie  plus  tendre  et  plus  douloureuse  et  de  la  dire  avec  une 
expression  plus  déchirante  que  ne  le  fait  Nourrit  ^.  » 

Cette  page  de  critique  peut  être  considérée  comme  un  témoin  de 
toute  une  époque  dans  l'histoire  de  la  musique  en  France.  Deschamps 
s'y  montre,  comme  la  masse  du  public  de  son  temps,  fidèle  au  sensua- 
lisme italien.  Il  apparaît  sensible  avant  tout  à  la  mélodie  ;  et,  par 
mélodie,  il  entendait  l'air  que  retient  facilement  l'oreille,  et  qui 
permet  à  la  voix  du  chanteur  de  se  produire  dans  toute  son  étendue  et 
sa  beauté.  «  En  musique,  écrivait  Stendhal,  dès  1824,  dans  sa  Vie  de 
Rossini,  on  ne  se  '•appelle  bien  que  les  choses  qu'on  peut  répéter  ; 
or,  un  homme  seul,  se  retirant  chez  lui  le  soir,  ne  peut  pas  répéter 
de  l'harmonie  avec  sa  voix  seule.  Voilà  sur  quoi  est  basée  l'extrême 
différence  de  la  musique  allemande  et  de  la  musique  italienne  ^.  »  Or, 
l'italianisme,  grâce  à  la  séduction  du  génie  de  Rossini,  régnait  en 
maître  à  l'Opéra.  Deschamps,  comme  tous  ceux  que  le  prestige  de 
Rossini  enchantait,  était  en  effet  si  loin  d'admettre,  comme  on  l'a 
fait  depuis,  l'éminente  dignité  de  l'orchestre  au  théâtre,  que  pour 
bien  exprimer  sa  théorie,  il  va  jusqu'à  dire,  devant  les  progrès  de  la 
science  orchestrale,  que  manifestait  la  Juive  : 

ff  Je  me  suis  convaincu  de  nouveau  que  le  récitatif  continuellement 
instrumenté  alourdit  un  opéra  ;  il  ne  se  détache  pas  assez  de  l'ins- 
trumentation du  chant.  J'en  reviens  toujours  à  mon  récitatif  au 
piano  pour  les  scènes  posées  et  le  dialogue  familier.  Il  faut  en  croire 
les  Italiens  là-dessus  comme  sur  beaucoup  d'autres  choses.  Cette 
mélopée,  simple  et  soutenue  seulement  de  quelques  accords,  vous 
maintient  dans  la  région  musicale,  sans  vous  saturer  d'harmonie. 
D'ailleurs  c'est  un  contraste  de  plus  :  grand  bénéfice  en  musique. 
Quand  la  situation  s'agrandit,  ou  se  passionne,  le  récitatif  orchestré 
reprend,  et  on  le  retrouve  avec  plaisir,  au  lieu  de  l'écouter  tout  le 
temps  d'une  manière  distraite.  D'ailleurs,  avec  le  récitatif  au  piano, 
le  dialogue,  étant  tout  démasqué  devant  le  ])ublic,  les  poètes  s'ac- 
coutumeraient à  y  mettre  du  soin,  de  resj)rit,  du  style,  de  la  poésie... 
Pourquoi  pas  ?  et  les  spectateurs  s'accoutumeraient  à  y  faire  atten- 
tion et  à  s'amuser  et  à  s'intéresser  entre  les  morceaux  de  musique.  — 
Le  beau  malheur  ^  !  » 

Cette  dernière  phrase  nous  fait  })crcevoir  le  caractère  du  gi'and 
opéra  tel  qu'on  le  concevait  à  cette  époque. 

1.  Ihiil,  p.  31. 

2.  Stendhal,  Vie  de  Bossini,  Paris,  A.  l^oullaïul,  182'j,  tome  I,  p.  3. 

3.  E.  Deschamps,  Œuvres  complètes,  tome  IV,  p.  31. 


UN     CRITIQUE    MUSICAL    EN    1835  33 

Elle  dénonce  en  tous  cas  deux  tendances  très  nettes  du  public  de 
ce  temps  :  d'abord  son  peu  d'empressement  à  écouter  de  la  musique 
pure,  son  dédain  de  toute  orchestration  savante,  et  d'autre  part  son 
incuriosité  du  livret,  toujours  quelconque,  partie  sacrifiée.  A  quoi 
s'intéressait-il  ?  Au  chant,  à  la  virtuosité  des  chanteurs,  nous  l'avons 
dit,  mais  à  toute  autre  chose  aussi,  qui  avait  peu  de  rapports  avec  la 
musique  et  la  poésie. 


III 


LA    MELODIE    ET    LE    SPECTACLE    DANS    L  OPERA    ROMANTIQUE 

L'opéra,  tel  qu'on  l'aimait  à  l'Académie  royale  de  musique,  vers 
le  milieu  du  xix®  siècle,  était  avant  tout  un  spectacle  pompeux  que 
relevait  la  musique.  Tout  devait  y  parler  aux  sens,  non  seulement 
les  airs  chantés  par  le  ténor  ou  la  prima  donna,  mais  le  nombre  et  la 
beauté  des  danseuses  dans  les  ballets,  la  variété  de  la  mise  en  scène 
et  la  splendeur  pittoresque  des  décors. 

Les  poètes  sur  ce  point  étaient  d'accord  avec  le  public.  «  Si  Ban- 
ville et  H.  Heine,  écrit  justement  M.  Aug.  Ehrhard  \  raillaient  la 
ploutocratie,  Gautier  dédaignait  une  civilisation  sans  pittoresque  »  ; 
«  Le  théâtre,  disait  l'auteur  de  Mademoiselle  de  Maiipin  ^,  pourrait 
assouvir  ce  besoin  de  merveilleux,  qui  est  un  des  plus  invincibles 
besoins  de  l'homme.  Lorsqu'on  fait  tout  pour  les  oreilles,  pourquoi 
ne  fait-on  rien  pour  les  yeux  ?  Pourquoi  sommes-nous  condamnés 
à  ne  voir  que  des  formes  pauvres,  anguleuses,  que  couleurs  ternes, 
noirâtres,  désolées  ?  Pourquoi  la  pourpre,  qui  est  le  sang  et  la  vie, 
For  qui  est  la  richesse  et  la  lumière  sont-ils  bannis  de  nos  vêtements  ?.. 

«  Par  ce  temps  de  paletots  et  de  makinstosh,  un  théâtre  où  défilent 
de  splendides  uniformes  tout  chamarrés  de  dorures,  des  chevaux 
richement  harnachés,  où  l'œil,  attristé  par  tant  de  laideurs,  s'arrête 
sur  des  décorations  magnifiques,  sur  des  groupes  heureusement 
arrangés,  n'est-il  pas  un  centre  attrayant,  un  besoin,  une  chose 
indispensable  ?  » 

Or,  un  homme  s'était  rencontré,  dès  les  premières  années  du  règne 
de  Louis- Philippe  pour  réaliser  le  rêve  du  public  et  des  artistes  : 
c'était  un  des  produits  les  plus  achevés  du  Paris  d'alors  —  vrai  héros 
de  Balzac  — ,  le  D^  Véron  ^.  Enrichi  dans  une  des  premières  grandes 

1 .  Aug.  Ehrhard,  L'Opéra  sous  In  direction  de  Véron,  1831-1835  (s.  1.  n.  d.).  In-8°. 

2.  Cité  par  Ehrhard,  ibid.,  p.  21.  Passage  emprunté  à  Th.  Gautier,  Histoire  de 
l'Art  dramatique  en  France,  Paris,  1858,  tome  II,  p.  311. 

3.  Nous  ne  faisons  ici  qu'emprunter  les  principaux  traits  de  cette  curieuse 
physionomie  au  beau  portrait  que  M.  Ehrhard  a  tracé  du  D'  Véron  dans  l'ou- 
vrage précité. 


l'opéra  romantique  35 

affaires  de  publicité,  eh  vendant  une  pâte  pectorale,  il  avait  débuté 
obscurément  dans  le  Conservateur  littéraire  des  frères  Hugo  et  dans  la 
Quotidienne  de  Michaud,  fonda  ensuite  la  Revue  de  Paris,  et  plus 
tard,  en  1844,  il  acheta  le  Constitutionnel.  Mais  avant  d'acquérir  dans 
le  journalisme  une  puissance  égale  à  celle  de  Girardin  ou  des  Bertin, 
il  fut  d'abord,  pour  les  personnalités  du  Boulevard,  l'amphitryon  où 
l'on  dîne.  Ses  dîners,  comme  ses  cravates,  ravissaient  les  dandys, 
qui,  en  dépit  de  sa  vulgarité  foncière,  de  sa  laideur,  de  ses  infirmités 
secrètes,  lui  faisaient  une  sorte  de  cour.'  Ce  Joseph  Prudhomme  qui 
se  donnait  des  airs  de  Lucullus,  celui  que  Barbey  d'Aurevilly  appe- 
lait «  le  lépreux  de  la  cité  de  Paris,  le  scrofuleux  D^  Véron  »  n'en 
avait  pas  moins  dirigé  pendant  quatre  ans  le  premier  de  nos  théâtres 
lyriques  (de  1831  à  1835),  et,  grâce  à  son  bailleur  de  fonds,  le  banquier 
Aguado,  grâce  aussi  à  la  collaboration  de  Duponchel,  délicate  nature 
d'artiste,  par  lequel  il  se  laissait  guider  dans  le  choix  des  décors,  il 
avait  réussi  à  faire  de  l'Opéra  un  lieu  de  spectacle  brillant  et  popu- 
laire. L'aristocratie  s'était  réfugiée  au  théâtre  des  Italiens  ;  mais  la 
bourgeoisie  se  donnait  rendez-vous  dans  ce  luxueux  et  confortable 
Opéra  de  la  rue  Lepelletier,  éclairé  au  gaz,  animé  par  un  peuple  de 
figurants  et  de  machinistes,  véritable  entreprise  industrielle  et  maison 
de  plaisir  adaptée  aux  goûts  du  matérialisme  contemporain. 

Nous  avons  dit  que  l'italianisme  sensuel  de  Rossini  y  était  à  la 
mode  ;  on  y  préférait  Sémiramide  ou  Otello  à  Iphigénie,  à  Armide. 
qu'on  ne  jouait  plus.  On  se  souciait  fort  peu  que  la  musique  servît 
d'expression,  comme  chez  Gluck,  Rameau  et  Mozart,  aux  passions 
humaines,  pourvu  qu'elle  flattât  agréablement  l'oreille,  et  offrît  un 
accompagnement  caressant  à  la  romance  sentimentale  qu'on  goû- 
tait par-dessus  tout.  Si  l'on  venait  à  l'Opéra,  c'était  pour  écouter  et 
retenir  aisément  la  romance  attendue  et  se  divertir  au  spectacle 
d'une  grande  féerie.  C'était  bien  ce  que  Véron  avait  voulu  offrir  au 
public  de  son  temps.  «  ...  Quand  on  peut  disposer  du  plus  vaste 
théâtre,  écrit-il,  ayant  quatorze  plans  de  profondeur,  d'un  orchestre 
de  plus  de  quatre-vingt  musiciens,  de  plus  de  quatre-vingt  choristes, 
hommes  et  femmes,  de  quatre-vingt  figurants,  sans  compter  les 
enfants,  d'un  équipage  de  soixante  machinistes  pour  manœuvrer  les 
décorations,  le  public  attend  et  exige  de  vous  de  grandes  choses  ^.  » 

Ces  grandes  choses  qui  enchantaient  le  public,  effrayaient  bien 
un  peu  les  gens  de  goût. 

Emile  Deschamps,  qui  accepte  la  poétique  de  son  temps,  ne  critique 

1.  Véron,  Mémoires,  t.  III,  p.  179. 


36  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

pas  de  front  l'idée  de  l'Opéra,  tel  que  l'entend  Véron,  mais  devant  des 
excès  qui  s'étalaient,  pour  ainsi  dire,  il  laisse  échapper  quelques 
plaintes.  L'insuffisance  des  livrets  de  Scribe  ne  le  choquait  pas  moins 
que  la  vanité  splendide  des  décors. 

«  Un  grand  opéra  français,  écrit-il,  est  quelque  chose  de  complexe 
et  de  multiple.  La  belle  musique  y  a  besoin  d'un  beau  poème,  qui  a 
besoin  de  belles  décorations  et  de  beaux  costumes,  qui  ont  besoin  de 
belles  danses,  et  toutes  ces  beautés  ont  besoin  d'une  mise  en  scène 
où  régnent  à  la  fois  l'imaginsition  et  la  fidélité  : 

spectacle  tout  magique 

Et  qui  de  cent  plaisirs  font  un  plaisir  unique. 

«  Mais  la  musique  même  dans  un  grand  opéra  français  est  la  condi- 
tion principale  :  les  autres  arts  font  cortège  à  cette  reine  ^..  »  C'est 
du  moins  ce  qui  devrait  être.  Deschamps  se  plaint  de  ce  qui  est  : 

((  A  l'Opéra,  les  danses,  les  décorations,  toutes  ces  splendeurs  sont 
de  trop  puissantes  distractions.  On  regarde  tant  qu'on  écoute  moins. 
Enfin,  le  défaut  de  spécialité,  l'absence  d'homogénéité,  qui  existent 
dans  le  spectacle,  se  retrouvent  dans  les  spectateurs,  dont  la  plupart 
n'y  vont  pas  précisément  pour  la  musique.  Il  en  résulte  de  l'indécision 
dans  l'ensemble  des  représentations  et  dans  la  masse  du  public, 
tandis  qu'à  l'Opéra  Italien,  le  théâtre  et  la  salle,  les  acteurs  et  les 
spectateurs,  tout  est  musical  et  n'est  que  musical.  On  ne  peut  y 
donner  et  on  n'y  va  chercher  que  le  charme  de  la  musique  :  avantage 
inapi3réciable  pour  les  compositeurs  et  les  chanteurs  d'un  vrai  talent. 
Et  remarquons  à  quel  point  cette  pauvre  musique  pourrait  être 
opprimée  sur  notre  grand  théâtre,  si  l'on  y  flattait  trop  sensuellement 
l'organe  de  la  vue  ;  car  tout  le  monde  voit  et  peu  de  gens  savent 
entendre.  C'est  une  observation  que  nous  soumettons  à  l'administra- 
tion si  intelligente  et  si  habile  de  l'Académie  royale  de  musique.  Nous 
ferons  observer  que  si  la  musique  seule  n'a  pu  y  soutenir  la  vogue 
d'aucun  grand  ouvrage,  toutes  les  magnificences  de  la  mise  en  scène 
n'y  ont  jamais  fait  vivre  un  opéra,  sans  la  supériorité  de  la  musique 
et  l'intérêt  du  lihretto...  C'est  l'accord,  la  fusion  de  tous  ces  éléments 
dans  de  justes  proportions,  qui  font  le  succès  durable.  La  Muette  et 
surtout  Robert,  en  seront  longtemps  deux  preuves  irrécusables.  Et 
alors,  l'opéra  français,  dans  son  ensemble,  est  le  premier  spectacle 
de  l'Europe  ^  » 


1.  Emile  Dcscliamps,  Œuvres  complètes,  t.  IV,  p.  27. 

2,  Emile  Deschamps,  ibid.,  ^j.  28. 


l'opéra  romantique  37 

Ce  qu'admirait  Deschamps  dans  ces  deux  grands  opéras  d'Auber 
Ht  de  Meyerbeer,  c'était  le  triomphe  du  romantisme  dans  la  musique. 
Robert  le  Diable  en  particulier  lui  avait  paru,  comme  à  tous  ses  con- 
temporains, une  résurrection  du  Moyen-Age,  égale  en  pittoresque  et 
en  pathétique,  à  celle  de  Notre-Dame  de  Paris.  L'éclat  nouveau  de 
l'orchestre  et  des  chœurs  y  relevait  l'effet  produit  par  une  mise  en 
scène  d'un  merveilleux  saisissant.  C'était  du  Rossini,  avec  quelque 
chose  qui  rappelait  Weber,  les  deux  maîtres  du  théâtre  lyrique  à  cette 
date.  Mais,  quand  un  musicien  est  capable  par  la  seule  magie  des  sons 
d'atteindre  au  pittoresque  de  Walter  Scott,  au  fantastique  d' Hoff- 
mann, il  est  désirable,  aux  yeux  d'Emile  Deschamps,  pour  parfaire  le 
spectacle,  que  le  livret  ne  soit  pas  de  qualité  trop  inférieure.  Scribe,  en 
dépit  de  son  art  prestigieux  de  construire  une  intrigue,  était  un 
misérable  versificateur,  et  Deschamps  s'est  offert  à  montrer  qu'on 
pouvait,  dans  un  genre  où  la  poésie  doit  rester  secondaire,  conserver 
le  souci  de  l'expression  juste  et  de  la  forme  élégante.  Il  donna  un 
modèle  du  genre,  quand  il  refit  le  livret  de  Don  Juan. 


IV 


EMILE  DESCHAMPS  ET  LE  «  LIVRET  ».  LIVRET  D     «  IVANHOE  » 

L'extraordinaire  habileté  métrique  de  Deschamps  le  faisait  recher- 
cher des  compositeurs.  On  savait  que  les  musiciens  appréciaient  la 
flexibilité  de  son  talent,  qui  se  prétait  à  tous  les  caprices  de  la  notation 
musicale.  Aussi  lui  apportait-on  souvent  des  livrets  tout  faits,  qu'on 
lui  demandait  de  retoucher,  et  l'obligeant  poète  avait  même  grand 
peine  à  se  débarrasser  des  importuns.  C'est  ainsi  qu'il  eut  affaire  vers 
1837  à  un  auteur,  tout  à  fait  oublié  aujourd'hui,  François  Grille,  qui 
composait  alors  des  opéras  et  prétendait  les  faire  jouer.  Pour  cela,  il 
cherchait  un  collaborateur  qui  se  chargeât  d'achever  ses  ébauches, 
et  qui,  lié  avec  les  théâtres,  fît  jouer  ses  pièces.  «  Je  pensais,  dit-il 
ingénument,  à  Scribe,  à  Vial,  à  Théaulon,  à  Deschamps  ^.  »  L'ai- 
mable Deschamps  qui  ne  savait  pas  éconduire  un  solliciteur,  accom- 
pagne son  refus  de  mille  précautions.  Mais  jl  donne  à  son  correspon- 
dant des  explications.  Elles  sont  pleines  d'intérêt  pour  nous,  qui 
étudions  les  rajiports  des  librettistes  avec  les  compositeurs.  Nous 
assistons  ainsi  au  rôle  que  jouait  Deschamps  dans  ce  milieu,  de 
1830  à  1840. 

«  Vous  savez,  lui  écrit-il  en  1837,  que  l'on  reçoit  et  que  l'on  joue 
très  peu  de  grands  opéras  et  je  sais  qu'il  y  a  des  engagements  de  pris 
pour  3  ans  à  peu  près.  Voyez  où  cela  nous  conduira.  Je  dois  vous  dire 
aussi  que  je  travaille  en  ce  moment  à  deux  opéras  qui  doivent  passer 
dans  ces  trois  années.  Nous  trouverions  facilement  un  bon  composi- 
teur, mais  une  autre  difliculté  pourrait  se  présenter  :  la  première 
condition  de  réception,  c'est  que  le  sujet  convienne  sous  le  point  de 
vue  de  l'époque,  du  lieu,  de  la  coideur.  Il  faut  surtout  que  l'Admi- 
nistration de  l'Opéra,  n'ait  rien  à  donner  qui  se  rapporte  au  temps,  aux 
costumes,  à  la  mise  en  scène  du  nouvel  opéra  qu'on  ])ropose,  afin 
de  ne  pas  se  répéter,  et  ce  n'est  pas  une  des  moindres  dillicultés.  » 

Ainsi  Deschamps  insiste  sur  la  nécessité  pour  un  opéra  d'être  neuf 
d'aspect.  Mais  il  parle  surtout  de  l'encombrement  actuel  qui  rend 

1.   Grille,  Autographes  des  savants  et  des  artistes,  t.  II. 


LE    LIVRET    D      «    IVANHOE    » 


39 


l'administration  de  l'Opéra  inabordable.  «  Les  traités  conclus,  dit-il, 
absorbent  pour  le  moins  la  durée  de  son  bail.  »  Il  montre  ainsi  que 
c'est  une  redoutable  entreprise  industrielle  que  de  monter  un  opéra 
nouveau.  Il  n'omet  aucune  des  servitudes,  que  le  tbéâtre  lyrique 
impose  au  poète  et  au  musicien. 

Bien  loin  de  nier  le  mérite  du  livret  que  Grille  lui  a  soumis,  il  en 
loue  le  plan,  ainsi  que  le  dialogue  rempli  de  passion  et  d'esprit,  mais, 
dit-il,  «  une  seule  chose,  en  y  réfléchissant,  manquait  à  cet  opéra, 
c'est  un  acte  de  fêtes  et  de  danse,  ingrédient  indispensable  dans 
cinq  actes  de  musique.  » 

Il  renvoie  d'ailleurs  Grille  à  l'Opéra-Comique  :  «  Une  bonne  partie 
de  votre  dialogue,  si  piquant  et  si  nécessaire  dans  votre  œuvre,  serait 
perdue  au  grand  Opéra,  et  ressortirait  merveilleusement  à  l'Opéra- 
Comique.  Vous  pouvez  rendre  à  ce  théâtre  ses  anciens  beaux  jours 
de  Richard,  Montano,  la  Dame  Blanche,  etc.  C'est  encore  une  gloire  et 
puis  c'est  un  avantage.  Voyez,  Monsieur,  je  suis  bien  désintéressé  dans 
ce  conseil,  car  je  ne  vous  suivrai  là  que  de  mes  vœux  ;  je  me  suis 
interdit  toute  autre  scène  lyrique  que  le  Grand  Opéra,  où  je  travaille 
fort  peu  et  pendant  peu  de  temps,  car  ma  littérature  n'est  pas  au 
théâtre,- ni  mes  goûts,  ni  mes  habitudes.  Le  hasard  m'y  a  jeté  et 
l'amitié  de  quelques  compositeurs...  » 

L'obstiné  solliciteur  obtint  du  bon  Deschamps  qu'il  fît  des  démar- 
ches pour  placer  son  livret.  Mais  administrateur  et  compositeurs 
répondent  par  un  refus.  «  Sans  traité  et  sans  compositeurs,  écrit 
Emile  Deschamps,  point  d'opéra  possible,  point  de  travail  raison- 
nable »,  et  le  poète  conclut,  en  confiant  à  Grille  les  circonstances  qui 
firent  de  lui  un  librettiste  : 

«  J'ai  toujours  (le  peu  de  fois  où  je  suis  arrivé  sur  la  scène  de  l'Opéra) 
trouvé  les  choses  tout  arrangées,  je  n'avais  que  l'ouvrage  à  faire. 
Cela  m'allait.  Ici,  ce  serait  le  contraire  —  :  l'ouvrage  est  fait  ou  à  peu 
près,  et  les  démarches  sont  à  faire  !  —  Il  m'a  fallu  cette  circonstance 
pour  apprendre  par  moi-même  ce  que  c'est  que  pareilles  démarches. 
—  En  vérité  je  ne  m'en  doutais  nullement,  quoique  je  fusse  au 
milieu  des  intrigues  —  je  les  ignorais,  tout  occupé  que  j'étais  de  la 
partie  d'art.  Non  certes,  je  ne  renonce  pas  à  la  littérature...  Je 
reprendrai  la  poésie  des  livres,  poésie  plus  calme  et  consciencieuse,  et 
je  quitterai  tout  ce  qui  est  théâtre.  Car  l'œuvre  n'est  rien  en  compa- 
raison des  ennuis  et  des  embarras  qu'elle  vous  donne  pour  la  produire. — 
Que  les  deux  opéras  auxquels  je  travaille  arrivent  ou  non  à  bonne  fin, 
je  donnerai  ma  démission,  et  je  me  rétire  dans  mon  cabinet.  Il  faut 
un  tempérament  et  un  caractère  que  je  n'ai  pas  pour  persister  dans 


40  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

cette  voie.  —  A  moins,  je  le  répète,  que  la  partie  affaires  m'arrive 
toute  faite,  et  c'est  là  le  difficile.  » 

Des  deux  livrets,  auxquels  il  travaillait  en  1837,  le  premier  était 
celui  de  Stradella,  dont  Niedermeyer  composa  la  musique  ;  l'autre 
était  .peut-être  celui  des  Francs- juges,  qu'il  fit  pour  la  musique  de 
Vaucorbeil,  ou  celui  de  Loyse  de  Montfort,  dont  la  musique  était  de 
F.  Bazin.  Mais  avant  cette  date,  il  était  arrivé,  comme  il  dit,  sur  la 
scène  de  l'Opéra,  avec  le  livret  du  Don  Juan  de  Mozart  et  celui  des 
Huguenots,  pour  lequel  il  prêta  son  concours  à  Scribe.  Il  avait  même 
bien  avant  qu'il  fut  question  de  Don  Juan  et  des  Huguenots,  dès 
l'année  1826,  travaillé  en  collaboration  avec  G.  de  Wailly,  au  livret 
d'I^anhoé,  de  Rossini,  opéra  en  trois  actes,  arrangé  pour  la  scène 
française  par  Pacini,  et  représenté  pour  la  première  fois  sur  le  Théâtre 
royal  de  l'Odéon,  le  15  sept.  1826.  En  voici  le  compte-rendu  paru 
dans  V Almanach  des  Spectacles  (année  1827,  p.  130). 

«  Leila,  musulmane,  poursuivie  par  le  farouche  Boisguilbert,  est  défendue 
par  Ivanhoé,  fils  de  Cédric  le  Saxon  ;  mais  son  généreux  protecteur  ayant 
été  blessé,  elle  tomba  au  pouvoir  du  vainqueur,  dentelle  repoussa  l'amour 
avec  horreur.  Accusée  d'être  vendue  au  roi  de  France  et  d'avoir  voulu 
soulever  les  Saxons  contre  les  Normands,  elle  est  condamnée  au  bûcher. 
Ivanhoé,  malgré  sa  blessure,  combat  de  nouveau  Boisguilbert,  triomphe  et 
épouse  Leila,  reconnue  pour  la  fille  d'un  noble  chevalier  saxon,  mort  en 
Palestine. 

«  Cette  imitation  de  Walter  Scott  a  réussi.  La  musique,  tirée  de  Semi- 
ramide,  de  Moïse,  de  Tancrède,  de  la  Pie,  etc.,  a  été  arrangée  par  M.  Pa- 
cini. )) 

Le  critique  du  Globe  (19  sept.  1826)  est  moins  indulgent  pour  les 
auteurs  du  livret.  «  Ils  ont  réussi,  dit-il  justement,  à  elTacer,  à  con- 
vertir en  mannequins  tous  les  personnages  vivants  de  W.  Scott.  » 
Il  leur  reproche  surtout  d'avoir  mutilé  «  la  pensée  du  romancier-his- 
torien, en  travestissant,  par  crainte  de  la  censure,  le  juif  Ismaël  et 
sa  fille,  la  charmante  Rebecca,  en  d'inolîensifs  musulmans.  Quant 
à  la  musique,  il  reconnaît  qu'elle  est  «  magicienne  »,  étant  de  Rossini. 
'(  Les  dilettajiti,  ajoute-t-il,  qui  vont  à  l'Odéon,  en  devront  prendre 
leur  parti  ;  ils  n'y  entendront  que  des  symphonies  et  des  chœurs... 
Il  faut  s'étudier  à  n'écouter  que  l'orchestre.  » 

Les  éléments  dont  la  partition  ô.^ Ivanhoé  était  composée,  avaient 
été  empruntés  aux  œuvres  de  Rossini  ^.  Quant  à  l'auteur  de  ces 
emprunts,  l'arrangeur  musical,  il  s'ap])elait  Emilien  Pacini. 

1.  C'est  d'ailleurs,  pour  un  amateur  d'aujourd'hui,  un  genre  assez  curieux  que 
celui  auquel  appartient  V Ivanhoé.  de  Pacini.  Nous  lisons  dans  le  Répertoire  des 
pièces  jouées  à  l'Odéon,  publié  par  Porel  et  Mon  val  (t.  II,  p.  86),  que  la  musiquo 


LE    LIVRET    D     «    IVANHOE    » 


41 


Ce  Pacini  était  le  fils  d'Antonio  Francesco  Gaétan  Pacini,  napoli- 
tain qui  fonda  la  maison  d'éditions  musicales,  cédée  par  lui  plus  tard 
à  son  gendre,  M.  de  Choudens.  Né  à  Paris,  le  15  nov.  1811,  il  est  mort 
à  Neuilly  le  25  nov.  1898.  Il  fit  sa  carrière  dans  l'administration  des 
théâtres  et  remplit  jusqu'en  1871  les  fonctions  de  censeur.  Ses  qualités 
d'homme  du  monde  l'avaient  tout  naturellement  désigné,  paraît-il, 
pour  faire  connaître  aux  auteurs  les  décisions  du  comité.  Grand 
amateur  de  musique,  il  avait  vécu  dans  l'intimité  de  Rossini,  de 
Meyerbeer  et  de  Verdi.  C'est  lui  qui  écrivit  le  livret  du  Trouvère, 
parmi  tant  d'autres  livrets  d'opéra  et  cantates  dont  on  trouvera  la 
liste  en  note.  Il  avait  épousé,  aux  environs  de  1865,  la  mère  du  com- 
positeur Jules  Cohen  ^. 

Quant  aux  deux  poètes,  G.  de  Wailly  et  Emile  Deschamps,  nous 
voyons  bien  ce  qui  les  avait  intéressés  dans  ce  travail,  au  plus  fort  de 
la  bataille  romantique.  Il  s'agissait  d'introduire  dans  la  musique  la 

de  cet  opéra  avait  été  prise  dans  Sémiramide,  Moïse,  Tancrède,  la  Pie  voleuse,  et 
arrangée  avec  beaucoup  d'habileté  par  M.  Pacini.  Ces  sortes  de  pots-pourris 
musicaux  avaient  été  fort  longtemps  à  la  mode. 

Le  genre  dans  lequel  s'exerçait  Pacini  s'appelait  pot-pourri,  ou  plutôt  pasticcio 
ou  pastiche,  c  Le  mot  de  pot-pourri,  nous  écrit  M.  de  Wyzcwa,  s'employait  de 
préférence  pour  désigner  des  compositions  de  même  sorte,  mais  dans  la  musique 
instrumentale.  Le  pasticcio  dramatique  semble  bien  être  né  à  Londres.  Il  y  a  eu 
dans  cette  ville,  vers  1720,  un  livret  du  poète  John  Gay,  intitulé  :  The  Beggar's 
Opéra,  l'Opéra  du  Mendiant,  qui  a  obtenu  un  succès  immense.  Sur  ce  livret 
nouveau  dont  le  fond  est  une  histoire  très  réaliste  de  mendiants  et  de  voleurs, 
on  avait  adapté  toute  espèce  d'airs  extraits  d'opéras  italiens  et  français  antérieurs. 
Et  puis,  durant  les  années  suivantes,  le  genre  du  pasticcio  s'est  répandu  à  travers 
l'Europe.  Il  n'y  avait  pas  un  seul  théâtre  d'Italie  ou  d'Allemagne  qui,  en  plus  d'un 
ou  deux  opéras  nouveaux,  ne  servît  à  ses  abonnés  un  ou  deux  pastiches,  parfois 
avec  des  livrets  nouveaux,  et  parfois  même  avec  les  vieux  livrets  de  Métastase, 
ornés  à  présent  d'une  musique  empruntée  à  d'autres  opéras,  anciens  ou  récents. 
Le  genre  a  eu  une  fortune  incroyable... 

«  Il  serait  cutieux,  nous  dit  encore  M.  de  Wyzewa,  de  rechercher,  à  l'époque 
romantique,  où  en  était  chez  nous  la  décadence  bien  certaine  de  ce  genre  bizarre.  » 

Ce  qui  dut  longtemps  favoriser  ce  genre,  c'était  sans  doute  le  privilège  des 
théâtres  lyriques  qui  avaient  un  monopole  ;  on  ne  jouait  pas  comme  on  voulait 
des  opéras  inédits.  D'autre  part,  le  genre  dut  cesser  quand  fut  promulguée  la  loi 
sur  les  droits  d'auteur.  (Suggestion  de  M.  Arthur  Pougin.  ) 

1.  On  peut  lire  une  notice  détaillée  sur  Emilien  Pacini  dans  le  Bulletin  de  la 
Commission  municipale  historique  et  artistique  de  Neuilly-sur-Seine,  10®  année, 
1912,  p.  124. 

Liste  de  ses  œuvres,  communiquée  par  M.  Arthur  Pougin  : 

Stradella,  opéra  en  5  actes,  Emile  Deschamps  et  Pacini,  Niedermeyer,  Opéra,  3  mars  1837, 
Loyse  de  Monifort,  cantate  pour  le  prix  de  Rome,  Emile  Deschamps  et  Pacini,  François  Bazin, 
exécutée  à  l'Opéra  le  7  octobre  1840. 

Le  FreischiHz,  de  Weber,  traduction  de  Pacini,  Opéra,  7  juin  1841. 

Les  Deux  Princesses,  opéra-comique  en  2  actes,  musique  de  ^Yilfrid  d'Indy,  salle  du  Conser- 
vatoire, pour  une  œuvre  de  bienfaisance,  janvier  1850. 

La  Rédemption,  mystère  en  5  parties  avec  prologue  et  épilogue,  Em.  Deschamps  et  Pacini, 


42  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

révolution,  qui  s'accomplissait  dans  la  littérature  et  dans  la  peinture, 
et  de  faire  triompher  dans  l'opéra  le  Romantisme. 

1826  est  un  moment  dans  l'histoire  de  la  musique  dramatique  en 
France,  comparable  à  celui  des  représentations  d'Othello  ou  d'Hernani 
au  Théâtre  Français.  C'est  la  date  de  la  représentation  du  Siège  de 
Corinthe,  c'est-à-dire  celle  de  la  première  apparition  de  Rossini  à 
l'Opéra.  Il  allait  bientôt  y  faire  applaudir  Moïse,  le  Comte  Ory, 
Guillaume  Tell,  et  partager  pendant  plus  de  quarante  ans  la  faveur  du 
public  avec  Meyerbeer  ^ 

Or,  c'était  une  révolution  véritable.  Le  vieil  opéra  français  avait 
fini'  son  temps  conime  la  tragédie  classique.  Dans  ce  genre  noble, 
sévère  et  pompeux,  Gluck  et  Rameau  avaient  eu  l'art  de  rendre  la 
musique  expressive  et  révélé  les  sources  d'un  pathétique  comparable 
à  celui  de  Racine.  Mais  le  genre  avait  cessé  de  plaire.  Il  fallait  au 
public  nouveau  un  art  moins  profond,  mais  plus  varié,  surtout  plus 
pittoresque. 

Spontini  ^  le  premier,  rompant  avec  la  tradition  des  maîtres  du 

Giulio  Alary,  exécuté  le  14  avril  1850,  et  chanté  par  Barbot,  Bussine,  Arnoldi,  Ch.  Ponchard, 
Tyjmes  Je  Rupplin,  Donory  et  Séguin. 

Sardanapale,  opéra,  Pacini,  Giulio  Alary,  Saint-Pétersbourg,  février  1852. 

Louise  Miller,  de  Verdi,  traduction  de  Pacini,  Opéra,  2  février  1853. 

Stella,  cantate  dramatique,  Pacini,  marquis  Jules  d'Aoust,  exécutée  chez  celui-ci  en  mai 
1853. 

Cordélia,  opéra,  Em.  Deschamps  et  Pacini,  Séméladis,  th.  de  Versailles,  avril  1854. 

Crimée,  cantate,  Pacini,  Ad.  Adam,  Opéra,  17  mars  1856. 

Le  Trouvère,  de  Verdi,  traduction  de  Pacini,  Opéra,  12  janvier  1857. 

Pierre  de  Médicis,  opéra  en  4  actes,  Saint-Georges  et  Pacini,  prince  Poniatowski,  Opéra, 
9  mars  1860. 

La  France,  cantate,  Pacini,  Eugène  Gautier,  Opéra,  15  août  1861. 

Le  Chant  des  Titans,  Paciai,  Rossini,  exécuté  aux  concerts  du  Conservatoire  le  22  décem- 
bre 1861. 

Erostrate,  opéra  en  3  actes,  Méry  et  Pacini,  Reyer,  Bade,  21  août  1862,  Opéra,  16  octobre  1871. 

Hymne  à  Napoléon  II J,  à  son  vaillant  peuple,  Pacini,  Rossini,  exécuté  à  la  séance  de  distri- 
bution des  récompenses  à  l'Exposition  universelle  de  1867. 

Le  Psaume  137,  Pacini,  Jules  Béer  (neveu  de  Meyerbeer),  exécuté  chez  le  compositeur,  le 
23  janvier  1868. 

1.  Cf.  Albert  Soubics,  Soixante-sept  ans  à  l'Opéra...  du  sieste  de  Corinthe  à  la 
Walkyrie  (182G-1893),  Paris,  Fischbachcr,  1893.  —  L'année  suivante,  en  1827, 
Edouard  d'Anglcmont  composa  le  livret  de  l'opéra  de  Rossini,  Tancrèdc,  monté 
à  Paris  pour  l'arrivée  de  son  auteur  en  France.  C'est  une  adaptation  lyrique  des 
vers  de  Voltaire.  —  Première  représentation  :  7  sept.  1827,  à  l'Odéon,  scène  alors 
mi-dramatique,  mi-lyrique. 

2.  Spontini,  d'après  la  correspondance  que  nous  avons  trouvée  parmi  les 
papiers  de  Deschamps,  paraît  avoir  été,  être  devenu,  pour  mieux  dire,  un  ami 
intime  du  poète.  Voici  en  quels  termes  il  le  félicitait  du  succès  de  son  Macbeth 
à  l'Odéon  en  1848: 

«  Plaignez-moi,  hélas  !  mon  bien  excellent  et  très  cher  ami,  car  je  n'ai  pas  eu  le  bonheur 
d'assister  à  votre  beau  succès  bien  mérité,  que  les  journaux  m'ont  appris.  D'abord,  j'ignorais 
entièrement  l'événement  de  cette  représentation,  et  ce  qui  est  plus  funeste  encore,  c'est  qu'à 
la  rentrée  de  l'automne,  j'ai  été  repris  ici,  à  la  Muette,  d'une  nouvelle  atteinte  de  sourdité  (sic) 


LE    LIVRET    D      «    IVANHOE    » 


43 


xvii^  et  du  xviii^  siècle,  avait  introduit,  avec  son  Fernand  Cortez, 
sur  la  scène  de  l'Opéra,  un  souffle  guerrier,  une  couleur  moderne  qui 
avaient  enchanté  les  contemporains  de  l'épopée  impériale. 

Rossini  \  avec  tout  le  prestige  séduisant  de  son  génie  passionné, 


qui  se  joignant  à  mon  état  nerveux  habituel,  me  tient  dans  un  désespoir  insupportable  inces- 
sant, figurez-vous  le  cruel  martyre  de  ne  plus  entendre  un  seul  son  de  voix  humaine,  ni  en 
prose,  ni  en  vers,  ni  en  musique,  et  de  vivre  comme  un  automate  !  !  ! 

«  Recevez  donc  nonobstant,  cher  artni,  mes  félicitations  bien  sincères  et  bien  vivement 
senties  pour  votre  triomphe,  dont  quiconque  y  a  assisté  et  qui  m'en  a  parlé  m'a  assuré  avoir 
été  profondément  ému.  J'espère  de  pouvoir  vous  les  renouveler  de  vive  voix  ces  félicitations, 
lorsque  rentré  en  peu  de  jours  dans  Paris,  j'essaierai  d'aller  me  placer  au  théâtre  de  manière 
à  comprendre  ce  qui  me  sera  possible. 

«  Veuillez  agréer,  en  attendant,  mon  bon  et  bien  cher  Emile,  l'assurance  de  mes  sentiments 
les  plus  distingués  et  sincères. 

«  Du  château  de  la  Muette,  à  Passy.  Spontini. 

«  Ce  9  novembre  1848.  » 

Deschamps  avait  écrit  quelques  vers  pour  le  buste  de  Spontini  que  le  musicien 
lui  avait  offert.  Ce  buste,  nous  ont  dit  les  personnes  qui  ont  pu  visiter  Deschamps 
soit  à  Paris,  soit  à  Versailles,  occupait  dans  son  salon  une  place  d'honneur.  Il  a 
été  brisé  pendant  le  transport  du  mobilier  du  poète,  après  sa  mort,  de  Versailles 
au  château  du  Rocher,  à  Savigny-l'Evêque,  dans  la  Sarthe.  Voici  le  billet  que 
Spontini  écrivit  à  Deschamps  pour  le  remercier  de  ses  vers  : 

«  Vous  n'avez  jamais  su  tracer,  mon  très  cher  et  excellent  ami,  ni  prononcer  un  mot  à  mon 
égard  qui  n'ait  pas  été  un  bien  gracieux  compliment  ou  l'expression  sincère  du  sentiment 
d'amitié  franche  et  loyale,  telles  que  les  rimes  charmantes  qu'avec  abondance  de  cœur  il  vous 
a  plus  de  m'adresser  le  17  courant,  en  les  plaçant  au-dessous  de  mon  buste,  auquel  vous  avez 
donné  un  si  cordial  asile  ! 

«  Veuillez  agréer...  » 

Paris,  22  mai  1849. 

Quand  Spontini  rédigea  son  testament,  il  convoqua  Emile  Deschamps,  le 
considérant  presque  comme  son  légataire  universel,  si  nous  entendons  bien  les 
termes  de  la  lettre  suivante  ! 

«  Vous  fûtes,  mon  très  cher  et  excellent  ami  Emile  Deschamps,  le  tout  premier 
et  unique  confident  de  mon  projet  de  legs,  dont  nous  parlâmes,  lundi  dernier,  avec 
M^  le  prince  de  Craon,  et  mon  intention  a  toujours  été  de  vous  y  intéresser  tant 
soit  peu  et  de  quelque  manière  à  chercher  entre  nous  de\ix,  comme  un  intime 
souvenir  de  notre  honorable,  sincère  et  étroite  amitié,  et  cela,  lorsqu'on  aurait 
rédigé  et  stipulé  l'acte  public  notarié,  suivant  ponctuellement  ma  volonté  absolue, 
sine  qua  non,  expresse  dans  ma  lettre  en  question...  » 

(Il  cite  ici  un  acte  notarié  et  déposé  à  Rome  en  avril  ou  mai  18'i3  «  en  faveur, 
écrit-il,  de  mes  institutions  de  bienfaisance  de  ma  patrie  Majolari.  »).  —  De  cette 
lettre  assez  obscure,  il  semble  se  dégager  que  ses  intentions  aient  été  méconnues, 
ses  prescriptions  violées  ;  et  il  en  réfère  à  Emile  Deschamps,  comme  au  seul  ami 
capable  de  prendre  en  mains  ses  intérêts. 

1.  Quant  à  Rossini,  il  n'eut  pas  de  plus  fervents  admirateurs  que  les  deux  frères 
Deschamps.  Son  nom  paraît  souvent  dans  leur  correspondance.  En  1858,  Emile, 
assez  souffrant,  était  parti  se  reposer  au  bord  de  la  mer  ;  Antoni  lui  écrit  cette 
lettre  : 

«  Passy,  23  août  1858. 
«  Mon  cher  Emile, 

«  Je  suis  enchanté  que  tu  aie?  vu  les  fêtes  de  Cherbourg.  C'est  une  distraction  qui  a  dû  te 
faire  du  bien.  Je  suis  persuadé  que  le  voyage  et  l'air  de  la  mer  raffermiront  les  nerfs  de  ta 
tête  dont  tu  souffres  encore  un  peu.  Rossini,  à  qui  j'ai  remis  tes  vers,  te  remei'cie  doublement, 


44  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

entra  dans  cette  voie  en  triomphateur.  Déjà  son  Comte  Ory,  par  sa 
grâce  légère,  gagnait  tous  les  cœurs,  qui  furent  sous  le  charme,  quand 
parut  Guillaume  Tell. 

On  touche  du  doigt  la  cause  de  ces  succès  éblouissants,  quand  on 
parcourt  cette  ébauche  médiocre  du  livret  d^  Içanhoé,  composée  par 
De   Wailly  et   Deschamps   en   1826.   Ces   quelques   pages   de   prose 


sacjiant  que  tu  as  pensé  à  lui,  malgré  quelques  inquiétudes  nerveuses  ;  il  y  compatit  très  bien, 
car  il  est  coutumier  du  fait.  Il  t'attend  comme  moi,  avec  l'espoir  de  te  voir  tout  à  fait  rétabli. 
Madame  Rossini  se  joint  à  lui. 

V  J'avais  rencontré  M.  Ptousset  et  Legouvé.  Legouvé  a  été  très  content  de  te  voir  à  Trouvillc, 
où  tu  lui  as  lu  des  passages  de  Roméo  et  Juliette.  Il  vient  d'être  très  applaudi  à  l'Académie  pour 
sa  pièce  de  vers  à  Martin...  » 

Le  mois  suivant,  Antoni  écrivait  encore  à  Emile  ce  billet  : 

«  Passy,  13  septembre  1858. 

«  Mon  cher  Emile,  Je  quitte  Rossini  à  l'instant  ;  il  a  bien  regretté  de  ne  s'être  pas  trouvé 
chez  lui  samedi  matin  ;  il  espère  que  tu  viendras  le  dédommager  de  ce  contretemps  dimanclie 
prochain  à  six  heures.  M""^  Rossini  se  joint  à  lui  et  arrange  un  petit  dîner  d'amis.  Nous  nous 
trouverons  à  la  villa  Beauséjour  à  6  heures.  Je  m'y  rendrai  de  mon  côté. 
«  J'ai  reçu  ta  lettre... 

«  A  dimanche  donc. 

«  B.  à  toi. 

«  Antoni  Deschamps.  » 

En  1867,  les  deux  frères  sont  deux  vieillards  préoccupés  de  la  santé  des  grands 
hommes  qui  furent  leurs  amis.  Antoni  signale  à  Emile  l'attitude  de  Rossini 
devant  la  maladie  et  la  mort  :  il  le  compare  à  Lamartine  et  à  Sainte-Beuve  :  «  La- 
martine est  souffrant.  Cependant  sa  nièce  m'a  dit  dernièrement  qu'il  allait  un 
peu  mieux. 

«  Sainte-Beuve  ne  va  pas  trop  bien.  Cependant,  il  détend  par  moment  son 
cynisme  philosophique. 

«  Quant  à  Rossini,  il  prend  tout  gaiement.  » 

Rossini  mourut  l'année  suivante,  et  Antoni  rend  compte  du  triste  événement 
à  son  frère  : 

«   Passy,   212  novembre   1868. 
«  Mon  cher  Emile, 

«  J'ai  porté  ta  carte  moi-même  chez  Madame  Rossini,  qui  ne  recevait  pas  encore,  tant  elle 
est  accablée  par  son  malheur  et  les  fatigues  des  derniers  jours.  J'ai  vu  Vaucorbeil  et  quelques 
amis.  Français  et  Italiens,  qui  s'étaient  mis  à  sa  disposition  et  qui  avaient  passé  plusieurs  nuits 
dans  sa  maison. 

«  Tout  le  monde  a  fait  son  devoir  et  a  témoigné  sa  douleur  d'une  manière  touchante.  Ma- 
<Iame  Erard  et  Madame  Alboni  ont  été  constamment  dévouées  auprès  de  Madame  Rossini  ; 
il  a  beaucoup  souffert  dans  les  deux  dernières  nuits,  surtout  de  l'érésypèle  qui  avait  envahi 
toute  la  partie  inférieure  du  corps.  M.  Barthe  et  M.  Nélaton  ont  fait  tout  ce  que  la  science  et 
l'amitié  ont  pu  faire. 

«  Hier,  nous  avons  rendu  les  derniers  devoirs  au  plus  grand  musicien  du  siècle.  L'afïlucnce 
était  immense  à  la  Trinité  et  sur  les  boulevards;  au  Père  La  Chaise  on  ne  pouvait  plus  entrer. 
A  '1  h.  Mme  Alboni,  Mad.  Palli,  Melle  JNclson  et  Faure  ont  chanté  le  Slahat  et  la  prière 
■de  Moïse  d'une  manière  admirable  et  digne  de  l'illustre  mort. 

«  Tous  les  journaux  sont  remplis  des  détails  de  la  cérémonie  et  d'appréciations  sur  le  génie 
de   Rossini. 

«  Les  députât  ions  de  Pesaro,  de  Bologne  et  de  Florence,  étaient  présentes,  ayant  à  leur  tcto 
J'ambassade'ir  d'Italie,  le  commandeur  Nigra.  Elles  ont  réclamé  le  corps  de  Rossini,  mais  sa 
volonté  est  formellement  exprimée  d^.ns  son  testament  :  il  désire  reposer  à  perpétuité  dans  la 
terre  de  i  rance,  sa  patrie  adoptive.  » 


LE    LIVRET    d'    «    IVANHOÉ    ))  45 

dialoguée,  coupée  de  morceaux  lyriques  écrits  en  vers,  sont  une  date- 
dans  l'histoire  de  l'évolution  du  livret. 

Depuis  le  xvii^  siècle,  avec  les  beaux  livrets,  que  Quinault  composa 
pour  LuUi,  jusqu'à  la  fin  de  l'Empire,  l'Opéra  est  surtout  mytholo- 
gique ;  ce  ne  sont  que  des  Atys,  des  Iris,  des  Bellérophon,  des  Phaéton^ 
des  Persée.  Il  y  eut  bien  quelques  livrets  empruntés  aux  poèmes  de 
l'Arioste  et  du  Tasse,  et  de  là  les  Alcine  et  les  Armide,  Tancrède, 
Renaud,  Bradamante,  mais  on  peut  dire  qu'en  dépit  de  ces  brillantes 
exceptions,  la  poésie  sur  le  théâtre  lyrique  est  inspirée,  comme  sur  la 
scène  tragique,  par  l'antiquité  grecque  et  latine. 

Or,  on  ne  s'inspire  pas  de  l'Antiquité,  même  superficiellement  et 
pour  le  décor,  sans  subir,  malgré  qu'on  en  ait,  sa  haute  et  sévère  con- 
ception de  l'art,  la  noble  discipline  classique. 

C'est  à  peine  si,  avec  le  Tarare  de  Beaumarchais,  dont  il  faut  lire  la 
préface,  l'évolution  commence.  L'imagination  et  la  sensibilité  ne 
s'insurgent  pas  encore  contre  l'autorité  de  la  raison  dans  les  arts. 
Le  musicien  qui,  comme  Lemoyne,  l'auteur  d'un  Louis  IX  en  Egypte^ 
s'inspire  du  moyen- âge,  est  comparable  à  Moncrif,  qui  composait 
dès  1751  des  ballades  dans,  le  goût  troubadour  :  on  peut  dire  de  lui 
ce  que  l'on  dit  d'une  hirondelle,  qu'elle  ne  fait  point  le  printemps. 

Le  printemps  du  genre  nouveau  pointe  seulement  avec  le  Fernand 
Cortez  de  Spontini,  et  n'éclate  en  son  irrésistible  force  qu'avec  les 
premiers  opéras  de  Rossini,  auxquels  le  nom  de  Deschamps  est  associé, 
comme  pour  sceller  l'union  des  poètes  et  des  musiciens  en  pleine 
bataille  romantique. 

Peu  importe  la  médiocrité  intrinsèque  du  livret  à! I<^anhoé  ;  il 
symbolise  l'idéal  de  ce  qu'allait  être  l'opéra  nouveau  :  un  drame  à 
grand  spectacle,  ayant  l'intérêt  d'un  roman  de  Walter  Scott,  uni 
parfois  à  celui  d'un  conte  d'Hofîmann,  avec  ce  surcroît  de  séduction 
qu'apportent  le  chant  et  la  musique.  Deschamps  qui  s'essayait  pour 
la  première  fois  à  collaborer  avec  un  musicien,  avait  travaillé  trop 
vite  ;  lui  qui  devait  plus  tard  corriger  Scribe,  n'avait  pas  même 
atteint  son  niveau,  et  la  médiocrité  de  sa  tentative  avait  dû  soulever 
bien  des  critiques  justifiées  et  d'autres  reproches  qu'il  n'admettait 
pas.  Ainsi,  les  esprits  formés  aux  disciplines  classiques,  qui  appré- 
ciaient chez  Gluck  et  Rameau  l'union  profonde  de  la  musique  et  des 
paroles,  et  l'emploi  des  moyens  proprement  lyriques  à  l'expression 
des  sentiments  et  des  caractères,  ne  pouvaient  tolérer  dans  l'opéra 
nouveau  l'insignifiance  des  paroles  et  la  nullité  du  rôle  départi  à  la 
poésie. 

Victor  Hugo  s'était  peut-être  fait  —  à  cette  date  il  n'y  aurait  rien 


46  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

d'étonnant  — •  l'avocat  des  classiques  auprès  de  son  impétueux  ami  ; 
en  tous  cas,  c'est  à  lui  que  Deschamps  adresse  l'apologie  de  l'opéra 
nouveau,  et  confie  ses  idées  sur  les  relations  de  la  poésie  et  de  la 
musique. 

Dans  la  lettre  suivante,  respire  toute  l'intransigeance  du  sensua- 
lisme italien  qui  s'emparait  alors  du  goût  public.  Plus  tard,  Deschamps 
aurait  tenu  peut-être  un  autre  langage,  quand  il  aura  longtemps 
fréquenté  Berlioz  :  pour  le  moment,  il  parle  en  dilettante,  épris  de 
Rossini  : 

E.  D.  A  V.  H. 

«  Ce  vendredi,  22  sept.  1826. 

«  Vous  êtes  bien  bon,  cher  Victor,  de  vous  occuper  un  peu  dC I^anhoé. 
Vous  savez  que  ces  sortes  d'ouvrages  ne  sont  que  des  prétextes  à  une  musi- 
que délicieuse.  Il  est  vrai  que  ces  prétextes  peuvent  être  plus  Ou  moins 
raisonnables. 

«  Sous  ce  rapport,  il  y  a  de  l'art  et  du  goût  dans  la  disposition  du  nouvel 
opéra.  Ce  sont  des  situations  et  des  tableaux  qui  se  succèdent,  les  notes  de 
Rossini  en  sont  les  paroles.  L'ouvrage  est  donc  merveilleusement  écrit.  — 
Au  surplus,  beaucoup  de  gens  de  lettres,  et  même  des  gens  d'esprit,  ne  con- 
naissent rien  aux  limites  et  aux  préséances  des  arts.  Parce  que  la  poésie  est 
fort  au-dessus  de  la  musique,  ils  veulent  qu'elle  domine  partout  et  tou- 
jours. C'est  une  absurdité.  L'auteur,  dans  un  opéra,  est  subordonné  au 
musicien,  comme  dans  un  ballet  le  musicien  à  son  tour  est  subordonné  au 
chorégraphe,  et  cependant  la  danse  est  fort  inférieure  à  la  musique. 

«  Si  vous  voulez  de  la  poésie,  allez  entendre  Athalie  ou  Saiil.  Mais  ne 
demandez  pas  à  un  art  les  émotions  d'un  autre.  Il  n'y  a  plus  que  confusion 
et  incertitude  dans  l'ouvrage  comme  dans  le  plaisir.  Chaque  genre  de 
spectacle  est  donné  au  bénéfice  d'un  art,  et  alors  les  autres  arts  sont  secon- 
daires  relativement,  quelle  que  soit  leur  supériorité  absolue...  »  (Lettre 
inédite  communiquée  par  M.  Gustave  Simon). 

Voilà  certes  une  thèse  fort  dangereuse.  D'abord,  sous  couleur  de 
respecter  les  bornes  des  arts,  elle  tendait,  en  séparant  si  nettement  la 
poésie  de  la  musique,  à  vider  celle-ci  de  tout  contenu  intellectuel,  et 
à  la  réduire  à  être  avant  tout  ce  que  Stendhal  appelle  «  un  plaisir 
physique  extrêmement  vif  ^  »,  capable  uniquement  par  l'ébranlement 
qu'il  communique  au  cerveau,  «  de  fournir  à  notre  imagination  des 
images  séduisantes,  relatives  à  la  passion  qui  nous  occupe  dans  le 
moment  »,  mais  encore  c'était  une  excuse  offerte  à  la  médiocrité  des 
compositeurs  de  livrets.  Or,  nous  avons  dit  qu'Emile  Deschamps 
s'était  ])réoccupé  de  rendre  à  ce  genre  la  tenue  littéraire  dont  l'avait 
autrefois  doté  Quinault. 

1.  Stendhal,  Vie  de  Hossini,  tome  I,  p.  13. 


V 


LE  LIVRET  DE  «  DON  JUAN  ».  DESCHAMPS  ET  LES  BLAZE 

Deschamps  refit  le  livret  de  Don  Juan,  et  ce  petit  poème  est 
une  œuvre  qu'on  peut  lire  avec  plaisir,  indépendamment  de  la 
musique. 

On  relit  avec  agrément  le  livret  de  Don  Juan,  écrit  par  Des- 
champs, mais  il  entraîne  l'esprit  dans  un  monde  agité,  violent,  fré- 
nétique et  fatal,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  celui  où  se  mouvait  la 
fantaisie  légère  de  Mozart.  Il  y  a  entre  Mozart  lui-même  et  l'inter- 
prétation que  Deschamps,  Castil  Blaze  et  son  fils  donnèrent  de 
son  chef-d'œuvre,  en  1834,  un  écart  si  tranché,  qu'il  faut  s'y  arrêter 
un  peu. 

L'histoire  des  représentations  de  Don  Juan  apparaît  dès  l'abord 
comme  singulièrement  complexe.  Nous  avons  entendu  seulement 
en  1913,  à  l'Opéra-Comique,  la  version  originale  de  Don  Juan, 
divisée  en  deux  actes.  On  s'est  livré  au  début  du  xix®  siècle,  à  un 
véritable  dépeçage  du  chef-d'œuvre,  et  il  n'est  pas  facile  d'ailleurs 
d'en  percevoir  clairement  la  raison.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  restitution 
qu'en  ont  tentée  en  1834  Deschamps  et  les  Blaze,  est  bien  méritoire, 
si  l'on  songe  à  la  dénatura tion  ridicule  que  lui  avait  fait  subir  le 
musicien  Kalkbrenner  en  1805,et  ses  paroliers  Thuring  et  Baillot, 
mais  prise  en  elle-même,  elle  est  encore  très  étonnante,  et  ne  s'ex- 
plique précisément  que  si  l'on  songe  à  l'évolution  du  grand  opéra 
telle  que  nous  l'avons  décrite  toute  à  l'heure. 

Si  les  deux  actes  primitifs  du  Don  Juan  ont  été  écartelés  en  cinq 
actes,  c'est  qu'ils  devaient  offrir  une  matière  suffisante  à  ce  grand 
spectacle,  qui  réjouissait  les  yeux  du  public  de  ce  temps-là.  On  venait 
au  théâtre  lyrique.  Deschamps  nous  le  disait  plus  haut,  pour  voir 
presque  autant  que  pour  entendre.  De  là,  ce  souci  du  décor  pittoresque 
qui  caractérise  le  livret  et  la  partition  de  1834  ;  de  là  cette  barbare 
coupure  opérée  dans  le  beau  finale  du  second  acte  pour  ménager  l'entrée 
saugrenue  d'un  chevalier  maure  et  l'introduction  d'un  ballet  ;delà, 
au  dénouement,  non  seulement  le  chœur  des  damnés  attendant  Don 
Juan  et  tout  un  cortège  de  fantômes,  qui  offre  un  contraste  romantique 


48  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

avec  celui  des  vierges  procédant  aux  funérailles  de  Donna  Anna,  mais 
encore,  pour  corser  le  spectacle,  les  accents  du  Requiem  de  Mozart 
grossièrement  rattaché  à  la  pièce  par  le  caprice  des  arrangeurs.  On 
sent  que  le  souvenir  des  effets  de  théâtre,  qui  avaient  réussi  trois  ans 
auparavant  dans  Robert  le  Diable,  a  inspiré  cette  interprétation 
romantique  àe,Don  Juan.  On  a  fait  cette  remarque  que  pour  permettre 
aux  deux  aptes  de  Mozart  de  fournir  la  matière  des  cinq  actes  d'un 
grand  opéra,  il  avait  fallu  supprimer  plus  de  cinquante  pages  du  texte 
original  et  accroître  en  revanche  la  partition  de  deux  cent  vingt-huit 
pages  d'additions  plus  ou  moins  heureuses.  Ce  traitement  sauvage, 
infligé  à  l'un  des  plus  purs  chefs-d'œuvre  de  la  musique,  exaspère  à 
bon  droit  les  gens  de  goût  de  notre  temps,  qui  ont  une  véritable 
culture  esthétique,  et  se  font  une  idée  profonde  de  la  création  musi- 
cale. Mais  n'oublions  pas  que  cette  altération  flagrante  de  l'harmonie, 
de  l'unité  d'un  chef-d'œuvre  lyrique  frappait  infiniment  moins  les 
dilettanti  du  règne  de  Louis-Philippe.  Ce  qu'ils  admiraient  dans 
Mozart,  ce  n'était  pas  la  pensée  musicale  du  maître,  c'était  l'abondance 
des  mélodies,  la  variété  des  airs  que  l'oreille  retenait  aisément.  M.  Lalo 
qui  les  critique  si  sévèrement  a  mis  excellemment  leur  point  de  vue 
en  lumière  : 

«  Cette  manière  de  comprendre  Mozart  date  de  l'époque  où  l'opéra 
italien  de  Rossini,  de  Donizetti  et  de  Bellini,  conquit  la  France  et 
où  les  Nozze  et  Don  Giovanni  alternaient  sur  l'affiche  avec  Semira- 
mide,  la  Sonnanbula  et  Lucia  de  Lammermoor.  Les  uns  et  les  autres 
avaient  alors  pour  interprètes  les  mêmes  chanteurs  illustres.  Les 
dilettantes...  allaient  au  théâtre  beaucoup  moins  pour  goûter  Mozart 
et  Rossini  que  pour  entendre  le  divin  Rubini  ou  l'adorable  Pasta, 
ou  la  délicieuse  Grisi  ^.  ))  Les  morceaux  qui  faisaient  leurs  délices 
étaient  ceux  où  ces  grands  chanteurs  excellaient,  «  non  pas  les  pages 
où  l'inspiration  de  Mozart  apparaît  dans  sa  richesse  et  sa  force 
véritables.  » 

Consultons-nous  les  critiques  du  temps  de  Louis-Philippe  ?  Ils 
abondent  presque  tous,  sauf  quelques  exceptions  honorables,  dans  le 
sens  des  dilettanti.  Chez  eux,  jamais  une  allusion  à  la  puissance 
particulière  du  sentiment  dramatique  de  Mozart,  à  l'extraordinaire 
faculté  d'évocation  musicale  qui  était  en  lui,  «à l'ampleur,  à  l'ordon- 
nance, et  à  l'équilibre  de  sa  conception,  à  l'unité  merveilleuse  de 
son  style.  »  Dès  lors  quelle  importance  pouvait  avoir  aux  yeux  du 
public   et    des    dilettanti  les  libertés  que  prenaient  impunément  les 

1.  Art.  de  P.  Lalo,  Temps,  21  mai  1912. 


LE    LIVRET    DE    «    DON    JUAN    »  49 

arrangeurs  avec  ce  style,  avec  cette  ordonnance  intérieure  qui  leur 
échappait  ?  «  Mozart  était  alors  un  compositeur  de  délicieuses  roman- 
ces. ))  Emile  Deschamps  en  avait  amoureusement  serti  les  paroles, 
et  tout  Paris  chantait  ses  vers  ^. 

Jules  Janin,  dans  le  compte  rendu  qu'il  fit  au  Journal  des  Débats, 
le  10  mars  1834,  de  la  triomphale  reprise  de  Don  Juan,  dit  la  part  qui 
revient  aux  auteurs  du  livret  : 

«  D'abord  on  a  refait  le  livret,  écrit-il  ;  c'est  le  troisième  livret  usé 
par  l'immortelle  musique  de  Mozart.  Le  premier  livret  était  une 
espèce  d'œuvre  sans  nom,  dont  Paris  s'était  contenté  fort  longtemps 
et  dont  les  vers  sembleraient  fabuleux  aujourd'hui  ;  le  second  livret 
n'était  pas  sans  mérite  ;  il  est  vrai  qu'il  était  rudement  écrit,  mais  il 
avait  le  grand  mérite  d'être  clair,  nullement  maniéré,  et  d'aller  droit 
au  but  sans  grimace  ni  façon.  L'auteur,  M.  Castil-Blaze,  était  un 
homme  intelligent,  qui  savait  très  bien  se  servir  de  toutes  choses, 
paroles  et  musique  ;  ce  second  livret  a  servi  à  faire  le  troisième  et 
dernier  livret,  de  M.  Henri  Castil-Blaze,  jeune  poète  qui  commence, 
le  fds  du  précédent. 

«  M.  Henri  Castil-Blaze,  dans  cette  traduction  poétique,  avait  pour 
collaborateur  un  poète  tout  fait,  M.  Emile  Deschamps.  Leur  traduc- 
tion de  Don  Juan  est  sans  contredit  un  beau  tour  de  force.  Le  vers 
va  tout  seul,  il  marche,  il  court,  il  s'arrête,  il  prend  tous  les  tons  : 
comédie,  tragédie,  chanson,  romance,  poème  descriptif,  rien  n'y 
manque.  Les  amateurs  y  ont  remarqué  des  réticences  sublimes  dans 
le  genre  du  quos  ego  de  Virgile,  et  des  hémistiches  à  faire  frémir  dans  le 
genre  du  quil  mourût  du  grand  Corneille.  Certainement  le  libretto  de 
Don  Juan  ainsi  traduit,  peut  donner,  mieux  que  tout  ce  qu'on  pour- 
rait dire,  une  idée  complète  de  la  facilité  incroyable  avec  laquelle 


1.  Ch.  de  Boigne,  Petits  mémoires  de  l'Opéra,  Paris,  1857,  in-S^.  P.  75  «  Le 
10  mars  1834,  Don  Juan  fit  son  apparition  rue  Lepelleticr,  En  passant  de 
l'Opéra  italien  à  l'Opéra  français.  Don  Juan  s'était  ténorisé,  et  bien  lui  en  avait 
pris  ;  les  basses-tailles  ne  sont  faites  que  pour  chanter  les  tyrans,  les  maris,  les 
pères  et  les  traîtres.  Aux  ténors,  aux  ténors  seuls  l'amour  et  la  romance  au  pied 
d'un  balcon  !  Don  Juan  était  admirablement  monté  :  M.  Vérozi  avait  ouvert  sa 
caisse,  et  M.  Duponchel  avait  présidé  aux  costumes  et  aux  décorations  ;  le  poème 
étincelait  de  vers  charmants,  poétiques  ;  et  à  l'Opéra  on  n'était  pas  blasé  sur  la 
poésie,  le  fournisseur  ordinaire,  M.  Scribe,  en  est  avare...  » 

C'est  encore  le  livret  de  Deschamps  qu'on  représente  à  l'Opéra.  Cf.  Stoullio-,  Les 
Annales  des  Théâtres.  En  1897,  17  fois  ;  en  1898,  6  fois  ;  en  1899,  3  fois  ;  en  1902, 
7  fois  ;  en  1904,  4  fois.  —  Le  28  oct.  1904,  Anna  est  représentée  par  M^^*^  Grand- 
jean,  Elvire  par  M^^^  Demougeot  ;  Zerline  par  Alice  Verlet  ;  le  Commandeur,  par 
Chambon  ;  Don  Juan  par  Delmas  ;  Leporello  par  A.  Gresse  ;  Ottavio  par  Sca- 
remberg  ;  Mazetto  par  Bartet.  —  Au  2®  acte,  divertissement. 


50  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

on  fait  aujourd'hui  le  vers  français.  Je  ne  crois  pas  que  le  vers  latin 
ait  été  poussé  à  des  conséquences  plus  incroyables.  » 

Cet  éloge  ironique  une  fois  donné  aux  versificateurs  prestigieux,  le 
critique  se  sent  plus  à  l'aise  pour  blâmer  la  recherche  excessive  du  pitto- 
resque et  des  effets  mélodramatiques  qui  caractérise  ce  livret.  Jules 
Janin  a  bien  compris  le  danger  que  faisait  courir  à  la  musique  le  triom- 
phe du  romantisme  dans  l'opéra,  et  s'il  trouve  que  la  splendeur  des 
décors  qui  encadre  Z)o72  Juan  est  «d'un  immense  attrait  »,  il  est  scan- 
dalisé qu'à  la  fin  du  second  acte  «  l'admirable  finale  ait  été  coupé  par  la 
plus  splendide  fête  qui  se  puisse  voir  »,  et  condamne  également  le 
dénouement  postiche  et  «  la  misérable  et  inutile  mutilation  du 
Requiem.  »  S'il  constate  que  la  mise  en  scène  a  produit  «  un  grand 
effet  »,  il  déclare  hardiment  que  Don  Juan  «  se  passe  fort  bien  de 
toutes  ces  magnificences.  Toutes  ces  places  de  marbre,  tous  ces  palais 
somptueux,  ces  nuits  vénitiennes,  ces  tombeaux  couverts  de  cyprès, 
ces  orgies  aux  mille  femmes,  ces  danses  et  ces  joies  sans  nombre, 
toutes  ces  merveilles  de  l'Opéra  de  France...  ne  sont  pas  indispen- 
sables au  Don  Juan  de  Mozart...  La  partition  du  Don  Juan  est  une 
partition  qui  vit  par  elle-même...  Donnez  au  Don  Juan  de  Mozart 
des  interprètes  dignes  de  lui  ;  et  puis  qu'importe  le  reste  !  Un  para- 
vent, quatre  chandelles,  un  clair  de  lune  composé  d'une  toile  rousse 
et  d'un  quinquet,  voilà  de  quoi  suffire  très  bien  à  l'illusion  de  l'audi- 
toire ;  il  n'y  avait  que  cela  sans  doute  à  ce  théâtre  allemand  où  notre 
conteur  Hoffmann  a  vu  des  choses  si  belles  et  si  grandes...  » 

Janin  n'a  point  été  choqué  par  le  travestissement  romantique  que 
les  arrangeurs  firent  subir  au  personnage  de  Donna  Anna.  On  sait 
(jue  l'idée  de  ramener  celle  que  Mozart  avait  conçue  comme  une 
iiancée  pure,  une  fille  accomplie,  au  type  mélodramatique  de  la 
femme,  qui  poursuit  Don  Juan  tout  en  l'aimant,  dérivait  en  eiïet  du 
conte  d'floiïmann  ;  cette  incarnation  de  l'amour  fatal  ne  pouvait 
déplaire  aux  hommes  de  1830,  mais,  d'accord  avec  les  arrangeurs  sur 
la  conception  romantique  du  sujet,  Janin  se  sépare  d'eux,  quand 
il  leur  reproche  d'avoir  bouleversé  l'ordonnance  de  l'œuvre  et  touché 
à  sa  composition  : 

«  En  résumé,  dit-il,  le  plus  grave  reproche  qu'on  puisse  faire  au 
Don  Juan  de  l'Opéra,  c'est  que,  ainsi  cou])é  en  cinq  ])arties  inégales, 
lei^on  Jwa^iécartelé,  détendu,  étiré  et  disjoint,  produit  l'elîet  d'un  Don 
Juan  coupé  en  morceaux  pour  servir  d'entrée  à  Cardillac  et  autres 
héros  du  boulevard...  Il  existe  dans  l'esprit  d'un  grand  artiste  une 
suite  d'idées  nécessaires  entre  les  diverses  parties  de  son  œuvre,  et 
en  les  séparant,  vous  ôtcL  les  reflets,  les  oppositions  (ju'il  a  vcuibi 


LE    LIVRET    DE    «    DON    JUAN    » 


.1 


créer...  Que  sera-ce  si  vous  introduisez  des  morceaux  pris  de  toutes 
parts,  comme  sont  les  espèces  d'ouvertures  placées  en  chacun  de  ces 
cinq  actes  ?  » 

En  effet,  Deschamps  l'avoue  lui-même,  dans  la  Préface  mise  en 
tête  du  livret,  pour  tailler  dans  «  une  œuvre  écrite  en  deux  actes  », 
les  cinq  actes  «  presque  indispensables  »  à  un  opéra  français,  il  a  fallu 
consentir,  sinon  à  des  altérations  du  texte  de  Mozart,  ce  qu'on  eut 
regardé,  dit-il,  «  comme  un  sacrilège  »,  du  moins  à  quelques  coupures, 
à  certains  déplacements,  surtout  à  ces  développements  que  quelques 
situations  dramatiques,  volontairement  corsées,  exigeaient,  et  voici 
comment  Deschamps  présente  la  défense  de  ce  système. 

«  Certes,  dit-il,  si  Mozart  avait  conduit  les  répétitions  de  son  Don 
Juan  français,  il  n'aurait  pas  été  remuer  ses  diverses  partitions,  pour 
y  chercher  les  airs  de  danse,  les  entractes,  les  chœurs,  les  marches  et 
tous  les  accessoires  que  ne  comportaient  pas  les  formes  lyriques  et 
les  ressources  théâtrales  de  son  temps.  La  tête  de  cet  homme  était 
assez  fertile,  pour  enrichir  de  nouvelles  beautés  musicales  cette  mer- 
veille déjà  si  complète.  Mais  le  vainqueur  manque  à  son  triomphe,  et, 
dans  son  absence,  il  a  fallu  demander  à  ses  symphonies,  à  sa  musique 
religieuse,  à  la  Clémence  de  Titus,  à  la  Flûte  enchantée,  etc.,  toute  cette 
harmonie  où  nul,  dans  notre  temps,  n'aurait  voulu  s'aventurer. 
Quel  autre  que  Mozart  oserait  grossir  d'un  air  la  partition  de  Don 
Juan  ?  Quel  autre  que  Raphaël  ajoutera  une  tête  à  la  Transfigura- 
tion ?  » 

C'est  en  ces  termes  que  les  arrangeurs  de  Don  Juan  prétendaient 
témoigner  leur  respect  d'une  œuvre  dont  ils  bouleversaient  l'ordon- 
nance. Qu'ils  aient  été  de  bonne  foi  dans  leur  protestation  de  respect 
pour  Mozart,  cela  ne  fait  aucun  doute.  Ainsi  Deschamps  travestis- 
sait le  Romancero  ou  tel  drame  de  Shakespeare  en  croyant  le  traduire, 
et  d'ailleurs  quand  il  accepta  de  collaborer  à  la  transformation  de 
Don  Juan  avec  Castil-Blaze  et  son  fils,  il  ne  pouvait  se  rendre  compte 
comme  nous  en  quelles  terribles  mains  il  était  tombé. 

Les  Blaze  père  et  fils,  avaient  peu  de  scrupules  artistiques,  le  père 
surtout,  le  vieux  Castil  Blaze  était  un  vétéran  du  «  tripatouillage  » 
s'il  est  permis  de  donner  son  vrai  nom  à  la  besogne  qu'il  accomplit 
toute  sa  vie.  A  vrai  dire,  il  n'est  pas  plus  coupable  que  le  public  qui 
l'applaudissait,  et  il  faut  reconnaître  pour  sa  défense,  qu'il  n'a  pas 
nui  à  la  renommée  des  musiciens  dont  il  dépeçait  les  œuvres  sans 
vergogne.  Son  plus  extraordinaire  exploit  à  cet  égard  est  le  traves- 
tissement du  Freischutz  de  Weber  en  un  Robin  des  Bois,  qui  fit  crier 
de  douleur  l'auteur  outragé,  et  frémir  de  colère  Berlioz.  Mais  le  Freis- 


52  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

chiitz  avait  lamentablement  échoué  en  1824,  et  Robin  des  Bois  fit 
une  carrière  triomphale.  Castil  Blaze.  d'ailleurs  ne  chercha  point  à 
cacher  son  rôle.  Il  exposa  avec  une  verve  amusante  la  tâche  qu'il 
s'était  donnée,  dans  son  Histoire  de  VOpéra  \  où  il  apparaît  comme 
une  espèce  de  Gaudissart  de  la  propagande  musicale.  Voici  comment 
il  s'exprime  tout  crûment  à  propos  du  Freischutz  de  Weber  :  «  Voyant 
que  la  pièce  ne  pouvait  marcher,  j'imaginai  de  l'estropier...  de  la 
tripoter  à  ma  fantaisie  afin  de  l'assaisonner  au  goût  de  mes  auditeurs.  » 
On  peut  penser  ce  que  l'on  veut  d'une  pareille  méthode  ^  ;  on  ne  peut 
nier  qu'elle  ait  servi  à  acclimater  en  France,  dans  un  milieu  défavo- 
rable à  l'esprit  même  de  la  musique,  les  chefs-d'œuvres  des  musiciens 
étrangers  ^.  Omnis  origo  pudenda. 

1.  Théâtres  lyriques  de  Paris.  —  L'Académie  impériale  de  musique,  histoire 
littéraire,  musicale,  chorégraphique...  de  ce  théâtre,  de  1645  à  1855,  par  Castil 
Blaze,  Paris,  Castil  Blaze,  1855,  2  vol.  in-S». 

2.  Dans  le  même  ouvrage,  il  a  exposé  tout  au  long  sa  méthode,  p.  181  : 

«  Aux  opéras  traduits  fidèlement,  tels  que  Don  Juan,  le  Barbier  de  Séville,  je 
mêlais  de  temps  en  temps  des  partitions  formées  de  beaux  fragments  empruntés 
à  divers  ouvrages  qu'il  eût  été  périlleux  de  présenter  en  entier...  Lorsque  Weber, 
Rossini,  Cimarosa,  Paër,  ne  pouvaient  me  donner  le  fragment  que  je  désirais, 
lorsque  je  ne  trouvais  aucun  morceau  capital  qui  vint  cadrer  avec  la  position 
dramatique  de  mon  livret,  je  remplissais  le  vide,  souvent  énorme,  en  composant 
des  duos,  des  chœurs,  des  introductions,  des  finales  surtout,  car  un  finale  tient 
trop  d'espace,  offre  trop  de  variété  dans  ses  images  pour  qu'il  soit  possible  de  le 
faire  passer  d'un  drame  dans  un  autre.  Cette  mosaïque,  ce  tableau  mélodieux  se 
déroulait  devant  les  acteurs  et  les  symphonistes,  arrivait  ensuite  au  public  sans 
aucune  confidence,  aucun  avis  n'indiquant  les  noms  des  compositeurs  de  tous  les 
fraf'ments.  Je  ne  prenais  qu'à  bon  escient  et  l'on  a  trouvé  que  j'avais  la  main 

heureuse. 

Devine  si  tu  peux,  et  médis  si  tu  l'oses. 

«  J'ai  composé  de  cette  manière  la  valeur  de  neuf  actes  d'opéra.  » 

3.  Une  lettre  écrite  par  lui  à  E.  Deschamps  en  1857,  nous  fait  i^énétrer  encore 
plus  avant  dans  la  psychologie  de  ce  bonhomme,  intelligent,  sans  doute,  mais 

sans  scrupules  : 

«  Paris,  le  23  sept.  1857. 

«  Mon  infiniment  aimable  collabouateur, 

«  Avant  (le  quitter  ce  monde  sub'.unaire,  je  suis  très  aisf  de  livrer  à  mes  compatriotes  les 
découvertes  que  je  crois  avoir  faites  dans  les  landes,  jusqu'à  ce  jour  et  depuis  sept  cents  ans, 
incultes  de  la  poésie  lyrique  française  :  poesls  cantaiida,  dev;uit  être  chantée  et  non  parlée. 
Uart  des  vers  lyriques,  tel  est  le  titre  d'un  volume  qui  s"inij)rime,  et  dans  lequel  je  vous  institue 
un  de  mes  léo'ataires  avec  prière  de  continuer  l'œuvre  de  civilisation  que  nous  avions  si  bien 
commencée  au  théâtre  —  carrière  cpii  m'est  interdite ,par  un  accord  mystérieux,  occulte,  fait 
entre  les  direclours  de  théâtre  lyricjue  et  les  paroliers  quiî  mes  projets  de  réforme  épouvantent. 
Je  vais  les  attatiuer  sur  un  autre  point,  en  publiant  une  première  livraison  de  oO  chonts  jjuer- 
riers  paroliés  sur  ce  que  les  maîtres  ont  produit  de  plus  ilambanl  dans  tous  les  genres.  Selon 
ma  coutume,  je  compose  les  airs,  lorsque  je  ne  trouve  pas  chaussure  à  mou  i)ied.  Mais  j'ai  soin 
d'être  discret  avare  de  ces  licences.  6'i/i.v,  seigneur  de  Cavaillon,  dit  Guy,  troubadour  du 
xi''  siècle,  Lulli,  Ila-ndel,  Gluck,  Mozart,  MehuI,  Beethoven,  Rossini,  Weber,  Grétry,  etc., 
m'ont  fourni  des  richesses  que  je  vtnis  ferai  connaître  en  vous  offrant  mon  livre. 

«  Loifse  de  MorUforl  s'y  trouve  cil<^e  avee  le  plus  grand  honneur.  Mais  je  voudrais  ajouter  à 
mes  exemples  donnés  à  la  fin  du  volume  deux  ou  trois  pièces  de  votre  façon,  couplets,  romances, 


LE     LIVRET     DE     «     DON     JUAN     )) 


53 


Il  n'a  pas  été  moins  explicite  quand  il  rappela  ce  qu'il  fit  pour  le 
Don  Juan  de  Mozart.  C'est  lui,  qui  se  chargea  des  modifications 
musicales,  et  ce  n'est  que  pour  le  livret  qu'il  eut  recours  à  Emile 
Deschamps   : 

«...  J'avais  déjà  fait  représenter /)on  Juan  à  l'Odéon.  Pour  amener 
cette  pièce  à  l'Académie,  il  fallait  mettre  en  vers  le  dialogue  que  les 
acteurs  de  l'Odéon  étaient  obligés  de  parler  :  un  règlement  absurde 
le  voulait  ainsi.  Mon  fils  entreprit  ce  travail  ;  M.  Emile  Deschamps  se 
mit  à  l'œuvre  aussi.  Le  charme  de  leur  poésie,  la  fraîcheur  des 
idées  se  firent  jour  à  travers  le  voile  musical.  La  scène  de  séduction 
entre  Don  Juan  et  Zerline  fut  remarquée  et  saluée  par  des  témoignages 
unanimes  d'approbation  ;  d'autres  fragments  obtinrent  la  même 
faveur.  Leur  livret  est  le  mieux  écrit  que  l'on  ait  jamais  applaudi  sur 
les  théâtres.  Je  dis  leur  Iwret,  parce  qu'ils  avaient  traduit  en  entier 
la  pièce  de  Da  Ponte,  en  adoptant  les  idées  de  Hoffmann  sur  le  carac- 
tère et  les  sentiments  de  Donna  Anna.  Ce  livret  était  lu  dans  la  salle, 
et  les  acteurs  chantaient  ma  traduction  qu'il  avait  bien  fallu  conserver 
dans  la  mélodie  pour  ne  pas  en  altérer  les  contours.  Egarés  pendant  les 
morceaux  de  chant  figuré,  ces  lecteurs  reprenaient  le  fil  de  l'intrigue 
au  retour  du  récitatif.  » 

Ainsi  l'on  se  rend  un  compte  exact  de  la  part  d'Emile  Deschamps 
dans  le  travestissement  romantique  du  Don  Juan  de  Mozart.  Il  n'est 
pas  responsable  des  altérations  plus  ou  moins  profondes  que  subit  le 
texte  musical  de  Mozart.  Ce  «  tripatouillage  »  est  l'œuvre  du  seul 
Castil-Blaze.  La  tâche  qu'il  s'imposa  avait  simplement  consisté  à 
traduire  le  livret  italien  de  Da  Ponte  comme  il  avait  traduit  Roméo 
et  Juliette  et  Macbeth  ou  le  Romancero  espagnol,  c'est-à-dire  à  adapter 
l'œuvre  étrangère  au  goût  des  Français  de  1830. 

Castil  Blaze,  dans  le  livret  qu'il  composa  pour  la  représentation  de 
Don  Juan,  qui  eut  lieu  sur  le  théâtre  de  l'Odéon  le  24  décembre  1827, 
s'était  contenté  de  coudre  aux  récitatifs  de  Mozart  la  prose  du  Don 
Juan  de  Molière.   Deschamps  et   Henri  Blaze  firent  disparaître  ce 


airs  de  cantate,  écrits  mesurés,  cadencés,  ad  unguem,  un  peu  brefs.  Vous  pourrez  les  remettre  à 
M.  Gagneur,  un  de  mes  amis,  dileltante  di  prima  sjera  en  poésie,  qui  chérit  vos  productions  et 
eera  charmé  d'en  connaître  l'auteur  de  visu. 

«  Mon  Orphéon  militaire  est  déjà  chanté  par  tous  les  régiments,  ce  qui  n'empêchera  nulle- 
ment les  orphéonistes  civils  de  s'en  emparer.  Je  vous  envoie  un  échantillon  des  morceaux 
imprimés. 

«  Je  serais  allé  vous  faire  ma  requête  à  Versailles,  si  deux  éditions  en  train  ne  me  retenaient 
ici.  Mais  j'irai  vous  remercier  de  votre  largesse. 

«  Adieu,  mon  cher  ami,  votre  infiniment  dévot. 

Castil-Blaze. 
Lettre  inédite.  Collection  Paignard. 


54  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

mélange  hybride.  C'était  un  travail  vraiment  littéraire  qu'ils  avaient 
entrepris,  et  dans  certains  passages  comme  la  scène  de  séduction 
entre  Don  Juan  et  Zerline,  ils  ne  s'inspirèrent  pas  moins  heureusement 
de  l'italien  de  Da  Ponte  que  de  l'espagnol  de  Tirso  de  Molina  pour 
écrire  ce  joli  morceau  : 

Non,  vous  ne  serez  pas  femm^î   d'un  paysan. 
Non,  non,  je  ne  veux  pas  que   le   soleil  vous  brûle. 
Eh  !  que  dirait  le  roi,  s'il  savait   que   Don   Juan 
Vous  a  vue,  et  permet  qu'un  manant  vous  épouse  ! 
Qu'en  d'ignobles  travaux  vous  noircissiez  vos  mains. 
Vos  mains  blanches  à  rendre  une  infante  jalouse  ! 
Et  que  vous  déchiriez  aux  cailloux  du  chemin 
Vos  pieds,  vos  petits  pieds  de  comtesse  andalouse  ! 
Non,  à  ces   mains  des  gants,  à  ce  cou  des  colliers  ; 
Pour  ces  pieds  des  tapis  ou  la    molle  pelouse 
De  mes  grands  bois  de  citronniers...  ^ 

Castil   Blaze  toutefois  revendique  la    paternité  d'un  des  couplets 


1.    Voici    l'italien    de    Da    Ponte   :  Voici  l'espagnol  de  Tirso  de  Molina 

D.  Giovanni  Tenorio  Dissoluto  pitnito,  don  juan 

ossia   il  Con^^itaio    di    Pietra,   dramma  -               Ay  Aminta  de  mis  ojos  ! 

semiserio  per  musica  in  due    atti...    —  Maîîana  sobre  virillas 

Venezia,    tip.    Rizzi,    1833,    in-12.  De  tersa  plata,  estrellada 

Con  clavos  de  oro  de  tibar, 

1.  se.  VII...  Pondras  los  hermosos  pies, 


Giov.  à  Zerl. 
Voi  non  sic  te  fatta 


Y  en  prisiôn  de  gargantillas 
La  alabastrina  garganta, 
Per  essere  paesana  ;  un'  altra  sorte  y  los  dedos  en  sorlijas, 

Vi  procuran  quegli  occhi  bricconcelli,  ^^  ^^^^  engaste  parezcan 

Que*  labbretU  si  belli,  Transparentes  perlas   finas. 

Quelle  ditucce  candide  e  odorose.  -t.,  .    .      .  ,  •    t^         . 

T,        •  ^  •  .        r   M  «   Eh  !  Aminta   de   mes  veux  !    Demain  tu 

Parmi  toccar  giuncata  e  hutar  rose.  .        ^ 

poseras  tes  pieds  gracieux  sur  des  souliers 
«  Vous  n'êtes  pas  faite  pour  être  paysanne  ;  j^^  .^  d'argent,  constellés  de  clous  d'or  pur, 
un  autre  sort  vous  procurent  ces  yeux  fripons,  ^^  emprisonneras  ta  gorge  dans  des  colliers, 
ces  petites  lèvres  si  belles,  ces  petits  doigts  ^^  ^^  enchâsseras  tes  doigts  dans  des  bagues 
blancs  et  parfumés.  Il  me  semble  toucher  des  ^.^  j,^  paraîtront  autant  de  perles  fines...  » 
ajoncs  et  humer  des  roses.  »  ^ 

Extrait    de    El   Burlador  de  Sevilla. 

Cf.  Nueva  Bihlioieca  de  Autores  espa- 
noles,  hajo  la  direcciùn  de...  AI.  Menen- 
dez  y  Pelayo.  Comedias  de  Tirso  de 
Molina.  Madrid,  Bailly-Baillièrc,  1907, 
iii-8",  tome  II,  p.  G'iG. 

Th.  Gautier.   Dans  le  poènDC  :  En  passant  à   \'eriinra  fait  le  portrait  «d'une 
jeune  espagnole  »,  qui  semble  la  sœur  cadette  de  la  Zerline  de  Deschamps. 

Une  taille  cambrée  en  cavale  andalouse, 
Des  pieds  mignons  à  rendre  une  reine  jalouse, 


Et  sous  tes  balcons  d'or  les  molles  sérénades. 

liev,  des  Deux  Mondes,  sept.  1841. 


LE     LIVRET    DE    «    DON     JUAN    » 


55 


les  plus  applaudis  à  cette  date,  le  couplet  de  l'air  de  la  fête,  qui  est  com- 
posé de  petits  vers  aux  rimes  plates,  acte  II,  se.  i  : 

Va,   qu'une  fête 
Vite  s'apprête, 
Puisque  leur  tête 
Faiblit   déjà. 

Ce  couplet-type  lui  inspire  même  le  curieux  commentaire  que  voici  : 
«  Avec  des  paroles  de  la  sorte  ajustées,  des  vers  cadencés,  rythmés, 
affranchis,  désossés  de  toute  syllabe  dure,  sifflante,  sourde  ou  mal- 
sonnante, l'ouragan  de  Mozart  peut  défder  avec  la  rapidité  de  l'éclair, 
sans  que  le  chanteur  ait  à  redouter  le  moindre  écueil.  Lorsque  la  voix 
s'élance  à  fond  de  train,  à  toute  vitesse,  il  faut  balayer  avec  soin  le 
chemin,  il  faut  éloigner  les  menus  obstacles  qui  pourraient  le  forcer 
à  dérailler.  Les  morceaux  de  chant  d'une  grande  rapidité,  ces  airs, 
ces  duos,  où  chaque  note  enlève  une  parole,  abondent,  pullulent 
dans  les  opéras  bouffons  italiens,  ils  nous  ont  charmés  à  toutes  les 
époques.  Si  nos  musiciens  n'ont  jamais  pu  les  introduire  sur  nos 
théâtres,  c'est  que  ces  airs,  ces  duos,  ne  sauraient  marcher,  courir, 
voler  qu'à  l'aide  précieuse  de  la  mesure  et  de  la  cadence  du  vers  ;  et 
nos  paroliers  n'écrivent  qu'en  prose  ^...  » 

On  se  souvient  qu'Emile  Deschamps,  dans  sa  lettre  à  Victor  Hugo, 
prétendait  que  le  poète  dans  un  opéra  était  subordonné  au  musicien, 
€ette  subordination  parfaite  était  le  rêve  de  Castil  Blaze,  et  l'on  peut 
dire  que  Deschamps  en  avait  donné  l'exemple  après  le  précepte  dans 
le  livret  de  Don  Juan. 


1.  Molière  musicien,  par  Castil-Blazc,  t.  I,  p.  216.  —  «  Castil-Blaze,  né  à 
Cavaillon,  dans  le  Comiat-Venaissin,  vers  1785,  d.t  la  Biographie  de  Rabbe, 
était  le  fils  a'né  de  M.  Blaze,  avocat  à  Cavaillon...  »  D'où  lui  venait  ce  pseu- 
donyme de  Castil-Blaze  ?  Il  l'avait  probablement  tiré  de  Gil-Blas.  Lesage, 
dans  un  épisode  de  son  romaa  (III,  I),  nous  présente  sous  le  nom  de  Don 
Bernard  de  Castil-Blazo,  une  sorte  de  philosophe  pratique,  assez  sympalhiqu:, 
un  homme  qui  aimerait  l'argent  pour  en  user  à  sa  fantaisie.  —  Sur  ks  Blaze, 
voir  aussi  la  Bio-bibliographie  ^auclusienne  de  Barjavcl. 


VI 


DESCHAMPS    ET   MEYERBEER 


Nous  retrouvons  encore  Emile  Deschamps  à  l'Opéra  deux  ans 
après  en  1836.  Il  est  cette  fois-ci  aux  prises  avec  un  autre  virtuose 
du  livret,  Eugène  Scribe,  et  c'est  Meyerbeer  lui-même  qui  le  supplie 
de  remanier  quelques  scènes  et  de  retoucher  les  vers  du  livret  des 
Huguenots. 

Ses  relations  avec  le  musicien  semblent  remonter  au  moins  à 
l'année  1831,  quand  triompha  Robert  le  Diable.  Ce  qu'était  Delacroix 
pour  la  peinture,  Hugo  pour  la  poésie,  Meyerbeer  l'était  aux  yeux 
d'Emile  Deschamps  pour  la  musique,  le  génie  même  du  romantisme  ^. 
Leur  amitié  semble  avoir  été  dès  le  début  fort  étroite  et  ne  cessa 
d'ailleurs  qu'à  la  mort  de  Meyerbeer.  Deschamps  était  le  parolier 
ordinaire  du  musicien,  quand  il  composait  des  romances,  et  l'on  devine, 
en  lisant  la  correspondance  des  deux  amis,  que  le  poète  assista  de 
bonne  heure  à  la  lente  élaboration  du  poème  qui  devait  s'appeler  les 
Huguenots. 

Il  s'en  était  fallu  de  bien  peu  que  le  chef-d'œuvre  de  Meyerbeer  ne 
fût  pas  joué  à  l'Opéra.  Véron,  par  divers  procédés  indélicats,  avait 
indisposé  le  musicien,  et  tant  qu'il  demeura  directeur  de  l'Académie 
de  musique  (1831-1835),  Meyerbeer  refusa  de  mettre  à  la  scène  son 
œuvre  nouvelle.  Il  ne  la  confia  qu'au  successeur  de  Véron,  à  Dupon- 


1.  La  comparaison  du  grand  musicien  avec  ces  deux  maîtres  de  la  peinture  et 
de  la  poésie  n'est  pas  d'ailleurs  un  simple  jeu  d'esprit.  On  peut  constater  entre 
eux  des  afTinités  nombreuses  et  profondes.  Meyerbeer  eut  comme  Hugo  et  Dela- 
croix l'imagination  visuelle.  Sa  musique  est  essentiellement  pittoresque  et  des- 
criptive :  qu'il  évoque,  comme  dans  Robert,  une  fantastique  légende  normande, 
ou  s'inspire,  comme  dans  les  Huguenots,  des  passions  religieuses  du  xvi^  siècle, 
il  apparaît,  suivant  le  mot  de  M.  de  La  Laurencie,  comme  u  une  sorte  de  Michelet 
musical  ».  Ses  personnages  même  ressemblent  aux  héros  d'Hugo,  et  c'est  son 
admirateur,  Henri  Blazc  de  Bury,  qui  a  montré  le  pr<>mier  (Rew  des  Deu.r  Mondes^ 
mai-juin  1854,  et  Meyerbeer  et  son  temps,  du  même  auteur,  p.  151)  qu'il  concevait 
les  drames  de  l'histoire  à  la  manière  du  poète  et  de  l'historien,  remplaçant  tou- 
jours «  le  conflit  des  passions  individuelles  par  celui  de  certaines  idées  éternelles 
ayant  pour  représentants  des  individus  historiques  ou  des  peuples.  »  Toutes  ces 
qualités  romantiques  de  Meyerbeer  devaient  séduire  Emile  Deschamps. 


DESCHAMPS    ET    MEYERBEER  57 

chel,  qu'il  appréciait  depuis  si  longtemps  pour  l'ingéniosité  de  son 
goût  et  l'aménité  de  son  caractère.  Mais  les  dilïicultés  qu'il  eut  avec 
la  direction  de  l'Opéra  n'étaient  rien  auprès  de  celles  qui  s'élevèrent 
entre  lui  et  son  librettiste.  Eugène  Scribe  était  à  cette  époque  un 
personnage  aussi  important  à  l'Opéra  que  le  D^  Véron  lui-même,  et 
sa  domination  qui  s'étendait  à  d'autres  théâtres  ne  fut  point  aussi 
éphémère.  C'est  lui  qui  pendant  plus  de  trente  ans  fournit  les  diverses 
scènes  parisiennes  de  ces  produits  qui  n'avaient  pas  toujours  le 
mérite  de  la  nouveauté,  mais  qui  ne  cessaient  point  de  plaire  :  il  était 
le  vaudevilliste  à  la  mode,  et  dans  les  théâtres  lyriques  le  librettiste 
indispensable. 

H.  Blaze  de  Bury  a  bien  défini  les  qualités  et  les  défauts  du  sin- 
gulier collaborateur  que  les  circonstances  et  le  goût  du  public  im- 
posèrent à  Meyerbeer.  Il  le  dépeint  comme  un  esprit  chercheur, 
adroit,  inventif  dans  ses  comédies  de  genre  ^  et  qui  apportait  dans 
les  combinaisons  de  ses  grands  ouvrages,  destinés  à  la  musique,  un 
sens  du  romantique  le  plus  dramatique,  un  art  jusqu'alors  inconnu 
de  parler  aux  masses,  de  les  entraîner. 

«  Scribe,  dans  l'acception  littéraire  du  mot,  n'exécutait  pas... 
Chez  Scribe  c'est  la  situation  qui  domine  ;  la  forme  ne  compte  pas, 
l'œuvre  ne  vaut  ni  par  le  style,  ni  par  la  couleur  ;  mais  comme 
matière  à  contrastes,  comme  programme  musical,  c'est  quelquefois 
admirable.  » 

Ce  que  Blaze  de  Bury  ajoute  au  sujet  de  la  collaboration  de  Scribe 
avec  Meyerbeer  est  d'une  parfaite  justesse  :  «  Ce  n'était  pas  comme 
avec  Auber  une  association  de  deux  esprits  de  même  famille,  se 
complétant  l'un  par  l'autre  ;  c'était  une  sorte  de  commerce  indépen- 
dant entre  consommateur  et  fabricant.  Poète  autant  qu'on  peut 
l'être,  Meyerbeer  n'avait  besoin  que  d'un  metteur  en  œuvre  habile  à 
donner  force  de  situation  à  l'idée  qu'il  apportait.  Cette  idée.  Scribe 
ne  la  comprenait  pas  toujours  du  premier  coup  ;  il  la  désoriginalisait, 
lui  donnait  couleur  bourgeoise,  et  c'était  au  tour  de  Meyerbeer,  la 
reprenant  de  ses  mains,  de  lui  rendre  sa  virtualité  première.  » 

Une  telle  collaboration,  on  le  conçoit,  devait  être  orageuse.  Ils 
avaient  déjà  failli  se  brouiller,  quand  ils  travaillaient  à  l'opéra  de 
Robert  le  Diable.  Scribe  ne  s'était  résolu  qu'à  grand  peine. aux  modi- 
fications que  lui  demandait  Meyerbeer.  Il  se  montra  plus  obstiné 
encore  dans  son  refus  de  retoucher  le  livret  du  poème,  qu'il  avait  tiré 
des  Chroniques  de  Charles  IX,  de  Mérimée,  et  qui  devait  primitive- 

1.  H.  Blaze  de  Bury,  Metjerheér  et  son  temps,  Paris,  C.  Lévy,  1865,  p.  327etsq. 


58  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

ment  être   intitulé  la  Saint- Barthélémy .    C'est    ainsi    que   s'explique 
l'intervention  d'Emile  Deschamps. 

Les  relations  du  poète  et  du  compositeur  remontaient  au  moins, 
disions-nous,  à  l'époque  des  soirées  triomphales  de  Robert  le  Diable. 
Voici  une  lettre  adressée  par  Meyei'beer  à  Emile  Deschamps.  Elle 
€st  datée  du  vendredi  4  octobre  1833.  • 

«  Mon  cher  ami, 

«  Je  ne  vous  vois  plus  du  tout,  pas  même  à  nos  répétitions.  Pour  me 
dédommager  de  cette  perte,  il  faut  que  vous  me  promettiez  de  venir  dîner 
demain  samedi  avec  nous.  Mon  frère  ^  qui  admire  vos  vers,  mais  qui  vous 
connaît  à  peine  personnellement,  désire  vivement  lier  plus  ample  connais- 
sance, et  comme  il  part  prochainement,  vous  ne  pouvez  donc  pas  nous 
refuser  pour  demain  ;  vous  trouverez  aussi  Messieurs  Duponchel,  Nourrit 
et  autres  personnes  de  votre  connaissance  ;  aussi  dites-nous  un  oui,  mon 
cher  ami. 

«  Votre, 

«  Meyerbeer.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Duponchel  était  l'aimable  secrétaire  de  l'Opéra,  que  nous  avons  vu 
succéder  à  Véron,  comme  directeur  de  l'Académie  de  Musique. 
Quant  à  Nourrit,  c'était  un  ténor  illustre  qui  partagea  sous  Louis- 
Philippe,  avec  Duprez  et  Mario  la  faveur  du  public.  Ce  grand  artiste 
était  un  homme  de  goût  et  Meyerbeer  avait  en  lui  la  plus  grande 
confiance.  De  même  qu'il  avait  su,  par  sa  collaboration  à  l'une  des 
pages  capitales  de  la  Juii^e,  assurer  le  succès  de  l'opéra  d'Halévy,  nous 
allons  le  voir  conseiller  à  Meyerbeer  des  corrections  décisives  à  la 
partition  des  Huguenots  ^.  Il  était  écouté  comme  un  maître  par  la 
célèbre  cantatrice  Cornélie  Falcon,  et,  grâce  à  cette  entente,  il  obtint 
€e  qu'il  voulut  du  compositeur.  Ces  artistes  étaient  des  familiers  du 
«alon  de  La  Ville-l'Evêque.  Ils  chantaient,  dans  ces  soirées  fameuses 
où  se  réunissait  l'élite  du  Paris  littéraire  et  dilettante,  les  romances 
qu'avait  composées  Meyerbeer  sur  les  poésies  d'Emile  Deschamps. 

Le  musicien  écrivait  im  jour  au  poète  : 

«  Mon  cher  Emil  (sic).  J'ai  vu  M.  Nourrit  avant-hier,  que  j'ai  trouve 
tout  disposé  à  nous  prêter  la  collaboration  tant  utile.  Veuillez  vous  trouver 
chez  lui  à  4  h.  aujourd'hui  où  je  serai  aussi,  pour  causer  de  tout  cela  ^. 

«  Votre  tout  dévoué, 

«  Meyerbeer.  » 

1.  Il  s'agit  de  Michel  13ecr,  poète  dramatique. 

2.  Quel  était  le  texte  primitif  du  livret  de  Scribe  ?  C'est  ce  qu'il  nous  a  été 
impossible  de  déterminer.  Nous  n'avons  trouve  auciui  manuscrit  de  lui,  ni  à 
l'Opéra,  ni  au  Conservatoire,  ni  à  la  Bibliothèque  Nationale. 

3.  Collection  Paignard. 


DESCHAMPS    ET    MEYERBEER 


59 


Un  autre  jour,  le  mardi  1^^  décembre  1834,  Deschamps  recevait 
encore  ce  gracieux  billet  ^  : 

«  Mon  aimable  Emil.  J'avais  déjà  le  chapeau  en  main  pour  venir  vous 
prendre  afin  d'aller  ensemble  chez  l'aimable  Mademoiselle  Falcon,  quand 
je  me  suis  rappelé  que  le  but  principal  de  la  visite  serait  manqué,  parce 
que  la  seule  épreuve  de  notre  romance  que  j'avais,  a  été  ofTerte  hier  à  Ma- 
dame [illisible].  Je  vais  donc  en  demander  à  notre  éditeur,  et  comme 
demain,  c'est  jour  de  répétition  à  l'Gpéra,  je  pense  que  nous  ferons  bien 
de  retarder  notre  visite  à  mercredi. 

«  Adieu,  illustre  Emil.  Priez  votre  belle  âme  poétique  pour  qu'elle  vous 
donne  une  inspiration  digne  de  vous  pour  ce  petit  milieu  de  duo  auquel 
je  tiens... 

«  Meyerbeer.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Emile  Deschamps  était  aussi  en  relations  avec  le  rival  de  Nourrit, 
le  célèbre  Mario,  qui  débuta  à  l'opéra  le  5  décembre  1838  dans  Robert 
le  Diable.  Il  arrivait  à  la  scène  précédé  par  la  renommée  de  ses  aven- 
tures extraordinaires.  Le  jeune  ténor,  qui  prenait  pour  patron  le 
terrible  consul  de  Rome,  était  le  fils  du  marquis  de  Candia  et  appar- 
tenait à  la  meilleure  noblesse  de  Sardaigne  ^.  Brouillé  avec  sa  famille, 
exilé  de  son  pays  après  une  conspiration  où  sa  vie  maintes  fois  fut  en 
danger,  il  fut,  après  mille  prouesses  héroïques  et  amoureuses,  accueilli 
dans  la  société  parisienne,  grâce  à  la  recommandation  du  marquis  de 
Bienne  et  de  quelques  nobles  italiens  exilés.  Le  prince  et  la  princesse 
Belgiojoso,  qui  admiraient  sa  belle  voix  de  ténor,  le  présentèrent  à 
Rubini,  à  Meyerbeer.  Il  reçut  leurs  conseils,  et  comme  la  perspective 
du  théâtre  lui  souriait,  le  compositeur  lui  confia  le  rôle  de  Robert. 
Il  avait  même  ajouté  à  sa  partition  un  air^  fort  difficile,  et,  en  dépit 
du  danger  qu'il  y  avait  pour  le  chanteur  novice  à  décevoir  le  public 
après  tous  les  contes  fantastiques  qui  couraient  sur  lui,  «  Mario,  écrit 
Théophile  Gautier,  fit  honneur  au  comte  de  Candia.  «  A  partir  de  ce 
jour,  il  fut  célèbre,  et  s'il  faut  en  croire  le  billet  suivant,  c'est  Emile 
Deschamps  qui  composa  les  paroles  de  cet  air  nouveau  introduit  dans 
Robert,  mais  il  fut  jugé  préférable  de  ne  pas  nommer  le  poète  pour 
ne  pas  indisposer  le  pubHc  à  l'égard  d'un  chanteur  déjà  trop  vanté. 

1.  Ihid. 

2.  Cf.  Judith  Gautier,  Le  Roman  d'un  grand  chanteur  (Mario  de  Candia)..., 
Paris,  Charpentier,  1912,  in-S^.  P.  Lalo  en  fit  le  compte  rendu  dans  le  feuilleton 
du  Temps,  l^r  oct.  1912. 

3.  Cet  air  nouveau  fut  tiré  à  part  et  parut  sous  ce  titre  :  Récitatif  et  Prière, 
composés  pour  les  débuts  de  M.  Mario  dans  Robert  le  Diable,  et  dédiés  à  M.  Mario 
par  Giacomo  Meyerbeer.  —  (Paroles  d'Emile  Deschamps),  Paris,  Maurice  Schle- 
singer,  in-fol. 


60  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

«  MdN   CHER   EmIL, 

«  M.  Diiponchel  m'a  dit  qu'il  trouvait  plus  convenable  dans  les  intérêts 
de  M.  de  ('andia,  de  ne  pas  faire  savoir  au  public  dans  les  [illisible]  de 
Paris  que  j'avais  ajouté  un  nouvel  air  pour  M.  de  Candia,  que  cela  serait 
peut-être  aiUcher  trop  de  prétentions  pour  le  chanteur. 

«  Je  n'ai  donc  pu  lui  parler  et  nommer  l'auteur  des  paroles,  puisqu'il 
n'en  veut  pas  parler  du  tout.  Mais  je  prierai  M.  Bertin  qu'il  en  parle  comme 
il  faut  dans  le  feuilleton  de  lundi. 

«  Veuillez  le  dire  à  votre  tour  à  vos  amis  de  la  Presse.  M,  Duponchel 
vous  a  fait  marquer  en  ma  présence  une  4^  loge.  Ainsi  veuillez  la  faire 
chercher.  Mille  compliments  à  Mme  Deschamps. 

«  Votre  dévoué, 

«  Meyerbeer.  » 
(Inédit.    Collection    Paignard). 

Emile  Deschanips  était,  pendant  les  années  qui  ont  suivi,  comme 
dans  celles  qui  précédèrent  l'apparition  des  Huguenots  à  l'Opéra,  le 
collaborateur  aimé  de  Meyerbeer.  L'habile  compositeur,  soucieux  des 
intérêts  de  sa  renommée  dans  la  société  parisienne,  entourait  de 
prévenances  le  poète  choyé  du  grand  monde.  Il  savait  qu'une  romance, 
signée  de  leurs  deux  noms,  ferait  le  tour  des  salons.  Aussi  lui  propo- 
sait-il sans  cesse  des  plans  de  collaboration,  et  quand  il  lui  arrivait 
de  quitter  Paris,  il  tenait  à  rester  en  contact  avec  ce  grand  centre 
artistique,  par  l'intermédiaire  de  Deschamps. 

La  lettre  suivante  nous  révèle  les  préoccupations  du  grand  homme 
habile  à  gérer  sa  renommée  ;  elle  est  datée  de  Bade,  ce  3  février  1835  : 

«  Mon  ILLUSTRE  Emil. 

«  Une  longue  et  pénible  indisposition  m'a  empêché  de  vous  écrire  jusqu'à 
présent  et  de  vous  renouveler  tous  mes  remerciements.  Quant  à  vous,  aima- 
ble ami,  en  partant  vous  m'avez  donné  l'espérance  que  vous  me  communi- 
queriez bientôt  le  plan  de  notre  Ange  et  de  nos  romances  et  que  vous 
m'enverriez,  abrégés  autant  que  possible,  les  récits  que  je  vous  ai  envoyés 
le  jour  de  mon  départ  de  Paris.  Mais  les  joies  du  Carnaval  de  Paris  vous 
absorbent,  je  le  sais  ;  aussi  me  suis-je  effacé  volontairement.  Mais  voilà 
venir  le  grand  Carême  et  je  me  permets  de  vous  rappeler  l'ami  absent  et 
nos  plans  de  collaboration  future.  Je  serai  à  Paris  vers  la  fin  d'avril  et  il 
serait  admirable  à  vous  d'avoir  arrêté  pour  cette  époque  définitivement 
le  plan  pour  VAnge  et  les  Romances^  afin  que  nous  puissions  de  suite  les 
discuter,  aller  à  l'œuvre.  Mais  ce  qui  serait  aussi  très  essentiel  pour  moi,  ce 
serait  d'avoir,  le  plus  tôt  que  votre  amitié  pourra  disposer  d'une  couple 
d'heures  pour  moi,  l'abréviation  des  récits  (pie  je  vous  ai  laissés  et  (ju'il 
me  faudrait  pour  compléter  mon  travail.  Cela  serait  le  complément  du 
service  que  votre  bonne  amitié  vient  de  me  rendre. 

«  Il  y  a  maintenant  plus  de  deux  mois  que  je  n'ai  plus  entendu  une  note 
de  musique  ;  pendant  ce  temps,  vous  nagez  dans  les  jouissances  musicales. 
Vous  avez  sans  doute  assisté  aux  Puritains  de  Bellini  et  à  la  Juiie  d'lla\è\\, 


DESCHAMPS    ET    MEYERBEER 


61 


deux  ouvrages  dont  on  dit  le  succès  colossal.  Vous  allez  avoir  deux  opéras 
nouveaux  de  Donizetti  et  d'Auber,  et,  avec  tout  cela,  les  concerts  du  Conser- 
vatoire, etc., etc.  Enfin  vous  êtes  des  heureux  mortehfsic),  vous  autres  Pari- 
siens. J'aimerais  bien  à  connaître  l'opinion  d'un  juge  aussi  éclaire^  et  de 
bon  goût  sur  les  deux  ouvrages  de  Bellini  et  d'IIalévy,  que  l'on  dit  tous 
les  deux  de  la  plus  grande  beauté. 

«  J'espère  que  la  santé  de  Mme  Deschamps  lui  aura  permis  de  participer 
à  toutes  ces  joies  musicales.  Ma  femme  me  charge  de  la  rappeler  au  sou- 
venir de  Mme  Deschamps.  Elle  rafolle  de  vos  tendres  et  harmonieux  vers 
de  Rachel  à  Nephtali.  Quant  à  moi,  j'espère  que  vous  penserez  à  vos  amis 
absents  et  que  pour  première  preuve  de  souvenir  vous  me  donnerez  de  vos 
nouvelles.  Dans  ce  cas,  veuillez  envoyer  votre  lettre  à  M.  Jouin,chefde 
division  à  l'administration  de  la  grande  Poste,  rue  J.-J. -Rousseau,  qui 
me  la  fera  parvenir. 

«  Mille  et  mille  compliments  de  votre  tout  dévoué. 

«  Meyerbeer.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard). 

Quant  à  l'intervention  d'Emile  Deschamps  dans  la  composition 
du  livret  des  Huguenots,  voici  le  récit  qui  a  cours  parmi  les  critiques 
qui  ont  étudié  l'histoire  de  cet  opéra.  Nul  ne  conteste  les  remanie- 
ments que  Meyerbeer  imposa  à  Scribe.  Mais  il  ne  se  serait  élevé  de 
dissentiment  entre  le  compositeur  et  son  librettiste  qu'à  propos  du 
finale  du  quatrième  acte.  «  La  scène  qui  rapproche  à  cet  endroit 
de  l'action  des  Huguenots,  Valentine  et  Raoul,  écrit  M.  Henri  de 
Curzon  ^,  parut  à  Nourrit  si  maladroite  et  même  si  inconvenante 
qu'il  se  refusa  absolument,  et  M^^^  Falcon  avec  lui,  à  la  jouer  telle 
quelle  ».  En  même  temps,  il  indiqua  de  quel  caractère,  selon  lui,  elle 
devrait  être  empreinte  et  quelle  évolution  elle  devrait  suivre..  Scribe 
ne  voulut  d'ailleurs  rien  modifier  ;  il  fallut  qu'Emile  Deschamps  se 
chargeât  d'écrire  toute  la  nouvelle  scène,  service  dont  Meyerbeer, 
enchanté,  sut  lui  tenir  compte,  en  lui  attribuant  discrètement  une 
part  d'auteur  sur  ses  propres  droits.  » 

«  Une  nuit,  rapporte  un  autre  historien  de  Meyerbeer,  M.  H.  Ey- 
mieu  ^,  le  maître  arrive  tout  ému  chez  son  intime  ami,   M.  Jouin, 

1.  Meyerbeer,  par  Henri  de  Curzon,  p.  47. 

2.  Cf.  H.  Eymieu,  VŒw^re  de  Meyerbeer,  p.  46.  —  Ch.  de  Boigne,  dans  ses  Petits 
Mémoires  de  l'Opéra,  Paris,  1857,  in-8°,  p.  120,  a  raconté  l'histoire  de  l'opéra  des 
Huguenots,  et  les  démêlés  de  Meyerbeer  et  de  Véron.  Il  n'est  pas  moins  sévère 
pour  Scribe  que  pour  le  fameux  docteur  :  «  Les  Huguenots,  dit-il,  étaient  destinés 
à  mettre  en  relief  la  générosité  de  Meyerbeer.  La  scène  du  4^  acte  entre  Raoul  et 
Valentine  avaitrété  écrite  par  M.  Scribe  dans  ce  style  poétique  dont  un  de  ses 
couplets  est  resté  le  type  : 

Un  vieux  soldat  sait  souffrir  et  se  taire 
Sans  murmurer. 

«  Meyerbeer  s'inquiéta  de  cette  poésie  un  peu  trop  burlesque  ;  il  demanda  quoi- 


62  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA.    MUSIQUE 

qui  était  aussi  son  homme  de  confiance  et  traitait  toutes  ses  affaires 
en  son  nom.  —  Jouin  apprend  en  même  temps  que  le  duo  ne  peut  être 
maintenu,  que  Meyerbeer  a  besoin  de  nouvelles  paroles  et  que  Scribe 
ne  veut  pas  les  faire.  Il  court  alors  chez  le  poète  Emile  Deschamps, 
qui  improvise,  séance  tenante,  les  vers  nécessaires,  sur  lesquels 
Meyerbeer,  en  l'espace  d'une  nuit,  compose  ce  prodigieux  duo,  où 
se  retrouve  la  passion  la  plus  intense  et  dramatique  à  côté  de  la 
tendresse  et  du  charme  le  plus  profonds.  » 

Ainsi  l'entremise  de  Jouin  nous  est  rapportée  par  M.  Eymieu. 
Mais  le  billet  suivant  que  nous  avons  trouvé,  parmi  les  lettres  con- 
servées par  Deschamps,  tendrait  à  prouver  que  les  choses  se  sont 
passées  moins  hâtivement  et  que  Meyerbeer  a  eu  tout  le  temps  de 
donner  à  Emile  Deschamps  le  thème  au  moins  de  la  scène  fameuse, 
et  de  s'entretenir  avec  le  poète  des  changements  qu'il  méditait. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  rôle  essentiel  de  Nourrit  dans  la  transformation 
de  la  scène  est  confirmé  par  la  lettre  de  Meyerbeer.  C'est  même  lui,  et 
non  Jouin,  qui  semble  avoir  été  l'intermédiaire  entre  le  compositeur 
et  le  poète  : 

«  Mon  cher  et  illustre, 

«  Voilà  un  monstre  dont  M.  Nourrit  qui  doit  venir  vous  voir  aujourd'hui, 
à  11  heures,  vous  expliquera  le  but. 

Valentine.  —  Quoi  vous  partez  ? 

Raoul.  —  Oui,  je  pars  ! 

Valentine.  —  Vous  (illisible) 

Raoul.  —  Je... 

Valeisitine.  —  Reste,  Raoul,  et  si  je  te  suis  chère. 

Si  tu  m'aimes  encore... 
Raoul.  —  Plus  que  jamais  je  t'aime, 

Mais  immoler  les  miens,  mes  frères,  mes  amis  ! 

Non. 

((  Je  profite  de  cette  occasion  pour  réparer  un  oubli.  J'avais  oublié  de 
donner  à  M.  Nourrit  vos  deux  vers  nouveaux  : 

Tout  est  chantre,  mon  cœur,  mon  sort. 
L'as-tu  bien  dit  ce  mot  si  tendre  ? 


qucs  variantes.  M.  Scribe  se  recria,  vanta  sa  marchandise,  et  finalement  refusa 
toute  espèce  de  changement.  Trop  bon  juge  pour  revenir  sur  son  opinion,  mais 
trop  poli  pour  insister,  Meyerbeer  pria  un  poète,  un  vrai  poète,  de  venir  au 
secours  de  Raoul  et  de  Valentine,  condanmés  aux  vers  de  M.  Scribe.  Emile  Dcs- 
ohamps  eut  pitié  de  leur  triste  sort  et  il  refit  la  grande  scène  du  quatrième  acte. 
Meyerbeer  voulait  et  ne  savait  comment  reconnaître  cet  acte  de  courtoisie.  11  eut 
l'idée  délicate  d'attribuer  à  Emile  Deschamps  sur  sa  propre  part  une  part  d'au- 
teur, part  qu'Emile  Deschamps  touche  encore  aujourd'hui.  » 


DESCHAMPS    ET    MEYERBEER 


63 


«  Ces  vers  doivent  se  mettre  là  où  pour  la  première  fois  il  y  avait  : 

Oh  !  maintenant  vienne  la  mort... 

«  Soyez  assez  bon  d'en  prévenir  M.  Nourrit.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Les  indications  et  les  retouches,  que  signale  ce  billet  de  Meyerbeer 
ne  concernent  que  le  grand  duo  du  quatrième  acte.  Un  autre  témoi- 
gnage, celui  de  Deschamps  lui-même,  nous  permet  d'affirmer  que 
son  intervention  ne  s'est  pas  bornée  là.  Voici  ce  que  nous  lisons  dans 
une  note  écrite  de  la  main  même  du  poète  ^  sur  la  première  page  d'un 
livret  des  Huguenots  au-dessous  du  titre  : 

"  ajouté  par  Emile  Deschamps  »  : 

1°  Tout  le  rôle  de  Marcel  à  travers  les  5  actes. 

2^  L'air  du  page  à  la  fin  du  1^^  acte. 

2  his  La  romance  de  Valentine.  4^  acte. 

3^  Le  grand  duo  d'amour  qui  termine  le  4^  acte. 

4^  L'air  de  Raoul  pendant  le  bal  au  5^  acte. 

5°  Le  grand  trio  du  5^  acte. 

Les  modifications,  introduites  à  maintes  reprises  dans  le  livret  de 
l'opéra  pendant  les  répétitions,  durent  rendre  le  travail  de  mise  au 
point  singulièrement  difficile  ;  nous  en  tenons  l'aveu  de  Duponchel 
lui-même,  qui,  dans  le  billet  suivant,  confirme  le  témoignage  de 
Deschamps  relativement  du  moins  à  la  composition  du  grand  trio 
du  5^  acte  : 

«  Mon  cher  ami.  Voulez-vous  m'envoyer  la  scène  du  5^  acte  où  se  trouve 
le  grand  trio,  il  faut  commencer  la  décoration  et  il  m'est  impossible  de 
comprendre  ce  que  veut  votre  maestro.  Comme  les  changements  que  vous 
avez  faits  ne  sont  pas  dans  le  manuscrit  que  vous  m'avez  remis,  je  suppose 
que  vous  n'en  avez  pas  de  copie,  mais  je  vous  promets  de  ne  pas  le  garder 
plus  de  deux  heures. 

«  A  vous  de  cœur,  «  Duponchel. 

«  Demandez  donc  à  Jacob  (Lacroix)  quelle  était  la  livrée  de  Charles  9. 
Je  la  crois  blanc,  noir  et  jaune.  La  livrée  bleu,  blanc  et  rouge  ne  date  que 
de  Henri  4.  » 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Il  eût  été  intéressant  de  savoir  ce  que  pensait  Scribe  de  la  colla- 
boration qui  lui  était  ainsi  imposée.  Nous  n'avons  malheureusement 
trouvé  dans  les  papiers  d'E.  Deschamps  qu'une  lettre  de  Scribe  :  elle 

1.  On  trouvera  cette  note  dans  les  papiers  d'Emile  Deschamps,  conservés  à  la 
Bibliothèque  de  Versailles. 


C4  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

est  antérieure  de  deux  ans  à  la  représentation  des  Huguenots,  et 
nous  le  montre  d'ailleurs  dans  les  meilleurs  termes  à  cette  époque 
avec  le  poète  et  le  compositeur. 

«   Paris,   4   nov.   1834. 

«  Mon  cher  et  aimable  confrère, 

«  Meyerbeer  s'était  chargé  de  vous  adresser  en  mon  nom  une  invitation 
pour  vendredi  prochain.  —  J'apprends  qu'il  ne  l'a  pas  fait  et  je  m'empresse 
de  vous  demander  si  vous  serez  libre  ce  jour-là  et  si  vous  serez  assez  bon 
pour  accepter  ;  si  cela  vous  est  possible,  je  vous  remercie  d'avance  du 
plaisir  que  vous  me  ferez,  et  vous  prie  d'agréer  l'expression  de  mon  bien 
sincère  et  affectueux  dévouement. 

«  Eugène  Scribe. 

«  A  cinq  heures  et  demie  chez  Meyerbeer,  hôtel  de  Wagram. 
(Collection  Paignard.) 

Le  musicien  et  son  librettiste  travaillaient  à  cette  époque  à  la 
composition  du  poème  qui  devait  primitivement  s'appeler  Valentine 
ou  la  Saint- Barthélémy.  On  peut  supposer  sans  invraisemblance  que 
le  poète  était  admis  déjà  par  les  auteurs  à  l'honneur  d'une  collabora- 
tion in  partihus.  En  tous  cas,  nous  savons  par  ces  quelques  mots 
délicieux  d'Alexandre  Soumet  ce  qu'en  pensait  le  public  des  pre- 
mières représentations  des  Huguenots  :  ^ 

«  La  gloire  de  Scribe  retentissait  hier  au  soir  brutalement  par  le  théâtre, 
cher  ami,  mais  la  vôtre  courait  toute  mystérieuse  de  loge  en  loge,  comme 
ces  aveux  d'amour  qu'on  ne  fait  qu'à  l'oreille. 

«  Je  n'ai  pas  quitté  ma  peau  d'ours,  mais  j'ai  erré  quelques  temps  dans 
les  corridors  de  l'Opéra  et  vous  ressembliez  à  ces  amants  magnifiques  qui 
donnent  tout  à  leur  maîtresse  excepté  leur  nom,  parce  qu'elle  est  mariée 
avec  un  autre. 

«  Aglaé  n'est-elle  pas  un  peu  jalouse  ! 

«  Soumet.  » 
(Collection  Paignard.) 

La  collaboration  d'Emile  Deschamps  et  de  Meyerbeer  ne  se  borna 
pas  au  livret  des  Huguenots.  Nous  verrons  plus  loin  que  de  nom- 
breuses romances  parurent  à  cette  époque  sous  leur  nom  et  que  le 
musicien  recherchait  le  poète  comme  ce  mot  de  Dumas  l'atteste  : 

«  Mon  cher  Emile, 
«  Meyerbeer  est  venu  me  proposer  de  faire  avec  vous  un  keepsake  dont 
je  ferai  la  prose  et  vous  les  vers.  Cela  me  va  admirablement  et  je  serai 
enchanté  de  voir  mon  nom  à  côté  du  vôtre. 

«  Je  serai  demain  chez  vous  à  10  heures  pour  causer  de  la  chose. 
«  A  vous  de  cœur. 

«  Alex.  Dumas.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 


DESCHAMPS    ET    MEYERBEER  65 

Meyerbeer  savait  émouvoir  le  cœur  de  son  ami.  Il  fut  de  ceux  qui 
louèrent  ses  traductions  shakespeariennes,  quand  on  joua  Macbeth 
à  rOdéon,  en  1848. 

«  Paris,  14  nov.  48. 
«  Cher  et  illustre  ami, 

«  Je  viens  de  recevoir  votre  aimable  lettre  du  13,  avec  le  charmant 
cadeau  que  vous  avez  bien  voulu  me  faire  de  vos  belles  traductions  shakes- 
peariennes. Je  serai  exact  au  rendez-vous  que  vous  me  proposez  pour 
jeudi,  mais  je  ne  pourrai  vous  attendre  qu'à  4  heures  et  demie.  Mais 
alors  vous  me  trouverez  sans  faute.  Je  vous  adresse  cette  lettre  directe- 
ment à  Versailles,  ayant  oublié  le  titre  de  votre  ancienne  administration, 
ou  plutôt  ne  me  rappelant  plus  si  c'étaient  les  Douanes  ou  les  Domaines. 
—  Agréez,  cher  et  illustre,  mes  félicitations  pour  votre  magnifique  succès 
de  Macbeth.  Un  tel  succès  de  vogue  à  une  œuvre  si  littéraire  et  dans  un 
temps  aussi  défavorable  que  l'actuel,  est  un  véritable  événement.  Veuillez... 
présenter  mes  hommages  empressés  à  Madame  votre  épouse,  et  croyez  moi 
votre  tout  dévoué. 

«  Meyerbeer.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard). 

Meyerbeer  mourut  en  1864.  Il  n'avait  cessé  jusqu'à  ses  derniers 
jours  d'être  en  relations  suivies  avec  son  inépuisable  parolier.  C'est 
Deschamps  lui-même  qui  le  déclare  dans  la  note  que  publia  V Artiste, 
le  15  mai  1864. 

«  Nous  recevons  ce  mot  d'Emile  Deschamps  : 

Versailles,  5  mai  1864. 

«  Ma  pauvre  santé,  qui  m'interdit  les  plaisirs,  me  prive  également  des 
plus  chers  devoirs. 

«  C'est  ainsi  que  je  n'ai  pu  me  joindre  au  long  cortège  des  amis  de  Meyer- 
beer, si  vite  emporté. 

«  Je  n'ai  pu  que  pleurer  quatre  vers  que  vous  trouverez  à  l'autre  page. 

«  Si  V Artiste  voulait  leur  donner  l'hospitalité  ^,  j'en  serais  bien  recon- 
naissant. 


1.  Voici  la  lettre  que  M™®  Meyerbeer  écrivit  à  E.  D.  pour  le  remercier  de  ce 
suprême  hommage  : 

«  Cher  Monsieur.  J'ai  été  vivement  touchée  des  vers  éloquents  que  vous  avez  bien  voulu 
m'envoyer,  à  l'occasion  de  la  perte  cruelle  qui  nous  a  frappées  dans  nos  plus  chères  affections. 
Je  sais  quelle  amitié  vous  unissait  à  mon  mari  et  quelle  place  vous  teniez  dans  son  cœur. 

«  Veuillez  m'excuser  si  je  n'ai  pas  répondu  plus  tôt  à  votre  excellent  souvenir,  mais  le  chagrin 
et  le  trouble  au  milieu  duquel  j'ai  vécu  dans  tous  ces  derniers  temps,  m'ont  empêchée  de 
m'acquitter  des  devoirs  les  plus  simples  et  les  plus  pressants. 

«  Veuillez  croire,  Monsieur,  à  ma  reconnaissance  et  à  ma  très  sincère  affection. 

Emma  Meyerbeei<. 

«  Berlin,  1  juin  1864.  » 

(Inédit  Collection  Paignard) 

5 


66  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Sur  son  champ  de  victoire,  en  pleine  France  il  tombe  ! 
Berlin  lui  donna  l'âme,  et  nous  reprend  son  corps  ; 
Mais  Paris,  s'il  n'a  point  son  berceau  ni  sa  tombe, 
Fut  le  trône  adoptif  de  ce  Roi  des  accords. 

«  J'ai  été  de  longues  années  l'ami  et  le  collaborateur  de  notre  grand 
Meyerbeer,  et  cette  larme  publique  sur  sa  tombe  me  ferait  un  douloureux 
bonheur. 

«  J'ai,  je  crois,  sa  dernière  lettre.  Il  y  a  dix  ou  douze  jours,  nous  faisions 
ensemble  un  cantique,  et  il  m'écrivait  bien  tendrement  et  bien  gracieuse- 
ment à  propos  de  mes  paroles,  qu'illuminaient  encore  une  fois  ses  notes. 
On  chantera  cela,  et  il  ne  l'entendra  pas,  hélas  ^  !  » 

Nous  avons  retrouvé  la  dernière  lettre  écrite  par  le  musicien  au 
poète.  Elle  témoigne  à  la  fois  de  la  durée  de  leur  collaboration  et  de 
la  profondeur  de  la  sympathie  qui  les  unissait  : 

«  Cher  et  illustre  ami, 

«  Pardon  d'avoir  tant  tardé  à  répondre  à  votre  si  aimable  et  si  bien- 
veillante lettre.  J'ai  voulu  auparavant  examiner  en  détail  votre  nouvelle 
traduction  sous  la  musique  de  mon  cantique  :  or,  le  copiste  qui  devait 
mettre  en  ordre  ce  morceau  d'après  vos  strophes  entières  (n'étant  pas 
arrivé  à  déchiffrer  celles  mises  par  vous  avec  du  crayon  sous  la  musique 
même)  m'a  fait  attendre  jusqu'à  l'heure  qu'il  est. 

«  Il  vient  de  me  l'apporter,  je  l'ai  examiné  aussitôt  et  —  c'est  parfait 
sous  tous  les  rapports.  Il  n'y  a  vraiment  que  vous  au  monde  pour  rendre 
avec  une  telle  fidélité  et  une  telle  précision  le  sens,  le  rythme,  et  les  accents 
sous  la  musique,  faits  pour  une  langue  étrangère.  Cela  m'a  rappelé  tant  de 
travaux  que  nous  avons  faits  ensemble  dans  ce  genre-là  dans  des  temps 
passés,  hélas  !  —  et  les  bonnes  et  joyeuses  causeries  auxquelles  ils  donnaient 
lieu. 

«  Je  regrette  bien,  mon  excellent  ami,  que  Aotre  indisposition  vous 
éloigne  si  totalement  de  la  capitale,  et  je  me  serais  empressé  de  venir  vous 
voir  pour  vous  serrer  la  main,  si  moi-même  je  n'avais  pas  été  indisposé 
pendant  toute  la  saison  d'hiver. 

«  J'espère  que  le  printemps  naissant  nous  ramènera  bientôt  un  temps 
doux  et  stable  comme  il  nous  faut  pour  nous  autres,  plantes  sensitives,  et 
alors  je  ne  manquerai  pas  de  vous  voir  à  Versailles. 

«  Vous  vous  étonnez  sans  doute  de  ne  pas  reconnaître  mon  écriture  dans 
ces  lignes,  mais  ma  faiblesse  d'yeux  m'a  forcé  de  ])rendre  l'habitude  de 
dicter  mes  lettres. 

«  Adieu,  cher  ami,  et  au  revoir  bientôt. 

Meyerbeer. 
Paris,  le  IG  avril  18G4. 

«  P.  S.  —  Comme  j'ai  déjà  publié  deux  morceaux  qui  portent  le  titre  de 
«  Cantique  »,  j'ai  préféré  donner  à  votre  morceau  le  titre  de  «  Prière  du 
matin  ». 

(Inédit.  Collection  Paijnard.) 

1.  L'Artiste,  1864,  tome  I,  15  .nai. 


VII 


DESCHAMPS    ET    NIEDERMEYER 


Meyerbeer  fut  presque  constamment  heureux  ^  ;  il  eut  tout  ce  que 
peut  souhaiter  un  artiste  :  un  grand  talent,  la  gloire  et  la  fortune. 
Niedermeyer,  qui  fut  aussi  l'ami  d'Emile  Deschamps,  n'eut  pas  autant 
de  chance  :  il  resta  pauvre  en  dépit  de  la  renommée  de  quelques-unes 
de  ses  œuvres,  et  «  l'impécuniosité  »  dont  il  souffrit  toute  sa  vie  gêna 
l'essor  de  son  talent.  Ce  fut  une  sorte  de  Chatterton  doux,  modeste  et 
timide,  que  l'auteur  de  la  suave  mélodie  du  Lac. 

Ainsi  cette  admirable  composition,  dont  le  succès  ouvrit  les  salons 
du  Paris  de  1825  au  jeune  compositeur  suisse,  commença  par  mécon- 
tenter Lamartine  ^  :  c'était  donc  manquer  de  bonheur  au  sein  d'un 
premier  triomphe.  Ensuite  il  ne  retrouva  plus  dans  le  genre  même  de 

1.  «  Meyerbeer  n'a  pas  seulement  le  bonheur  d'avoir  du  talent,  il  a  surtout  le 
talent  d'avoir  du  bonheur.  »  Boutade  de  Berlioz,  rapportée  par  M.  Adolphe 
Jullien  :  Hector  Berlioz,  sa  pie  et  son  œw^re,  p.  291. 

2.  Cf.  Niedermeyer.  Vie  d'un  compositeur  moderne,  1802-1861.  Fontainebleau, 
impr.  de  E.  Bourges,  1892,  in-8°. 

P.  18  :  «  Il  vint  à  Paris  en  1825.  C'est  alors  que  complètement  inconnu,  il 
donna  à  l'éditeur  Pacini  sa  mélodie  du  Lac,  écrite  sur  la  Méditation  de  Lamartine. 
Le  compositeur  avait  su  s'élever  à  la  hauteur  du  poète,  et  il  était  parvenu  à  le 
satisfaire  à  moitié.  » 

Voici  le  jugement  de  Lamartine  : 

«  On  a  essayé  mille  fois  d'ajouter  la  mélodie  plaintive  de  la  musique  au  gémisse- 
ment de  ces  strophes.  On  a  réussi  une  seule  fois  :  Niedermeyer  a  fait  de  cette  ode 
une  touchante  traduction  en  notes.  J'ai  entendu  chanter  cette  romance  et  j'ai 
vu  les  larmes  qu'elle  faisait  répandre.  Néanmoins,  j'ai  toujours  pensé  que  la 
musique  et  la  poésie  se  nuisaient  en  s'associant.  Elles  sont  l'une  et  l'autre  des 
arts  complets  :  la  musique  porte  en  elle  son  sentiment  ;  de  beaux  vers  portent  en 
eux  leur  mélodie,  »  (Note  de  Lamartine,  édit.  Pagnerre,  Furne  et  Hachette.) 

Récit  de  l'éditeur  Pacini  dans  l'ouvrage  précité.  Celui-ci  aurait  d'abord  refusé 
l'œuvre  de  Niedermeyer,  parce  qu'il  avait  déjà  gravé  le  Lac  de  Balocchi,  «  qui 
grâce  aux  paroles  de  Lamartine,  poussait  à  la  vogue...  »  Plus  tard,  l'ayant  lu, 
Pacini,  «  qui  était  assez  bon  musicien  pour  juger,  ayant  donné  quatre  opéras  au 
théâtre  de  l'Opéra-Comique,  revint  sur  sa  décision.  Il  prétendit  avoir  «  deviné 
Niedermeyer  ».  Mais  il  ne  pouvait  publier  deux  romances  sur  les  mêmes  paroles. 
Sur  ces  entrefaites,  Balocchi  quitta  Paris.  «  Pacini,  profitant  de  ce  départ,  brisa 
les  planches  de  Balocchi  et  remplaça  l'œuvre  par  le  Lac  de  Niedermeyer.  » 

Cf.  aussi  dars  la  Collection  des  grands  écri^mins  de  la  France,  les  Méditations, 
édit  on  G.  Lanson,  t.  I,  p.  clxvii. 


68  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

la  romance,  qu'il  cultiva  avec  prédilection,  le  succès  que  lui  avait  valu 
sa  première  œuvre.  Il  traduisit  en  notes,  comme  dit  Lamartine,  non 
seulement  Y  Isolement,  le  Soir,  F  Automne,  V  Im^ocation,  le  Poète  mou- 
rant, de  l'auteur  du  Lac,  mais  encore  la  Ronde  du  Sabbat,  Oceano  Nox, 
la  Mer,  de  Victor  Hugo,  la  Noce  de  Léonore,  Une  nuit  dans  les  Apen- 
nins d'Emile  Deschamps,  et  dans  maints  passages  de  ces  romances 
s'exprimaient  la  mélodie  suave  et  l'harmonie  glistinguée,  le  coloris 
pittoresque  et  la  profondeur  d'émotion  qui  caractérisent  son  talent. 
Cependant  on  méconnut  le  jaillissement  fécond  de  cette  nature 
vraiment  musicale,  pour  ne  se  souvenir  que  de  l'instant  heureux  où 
la  mélodie  du  Lac  lui  fut  inspirée.  Sully-Prudhomme  a  dit  souvent 
l'impression  d'amertume  qu'inflige  à  un  artiste  ce  parti-pris  d'igno- 
rance de  la  part  du  public,  qui  semble  n'honorer  une  de  ses  œuvres 
que  pour  se  dispenser  de  connaître  les  autres.  Ce  que  fut  le  Vase 
brisé  pour  le  poète  de  la  Justice,  le  Lac  le  fut  pour  Niedermeyer  : 
l'aumône  cruelle  de  la  gloire. 

Niedermeyer  avait  eu  l'ambition  d'imiter  Rossini  et  Meyerbeer, 
d'égaler  au  moins  Bellini.  Mais  qui  se  souvient  de  ses  opéras  ?  Il 
obtint  trois  fois  d'être  représenté  à  l'Académie  de  musique.  Mais  ses 
partitions  mélodieuses,  écrites  avec  une  rare  élégance,  ne  touchèrent 
pas  le  grand  public,  qui  n'est  sensible  qu'à  la  force  dramatique  ;  et 
ce  puissant  ressort  du  succès  au  théâtre  manqua  toujours  au  délicat 
musicien.  Les  opéras  de  Marie  Stuart  et  de  la  Fronde  tombèrent 
promptement  dans  l'oubli,  et  les  causes  de  ces  perpétuels  insuccès 
qui  désolèrent  le  compositeur,  ont  été  finement  démêlés  par  Théo- 
phile Gautier,  qui  écrivit  à  propos  de  l'échec  de  Marie  Stuart,  une 
de  ses  plus  belles  pages  de  critique  :  on  comprend  bien  après  l'avoir 
lue,  le  cas  vraiment  pathétique  de  ce  noble  artiste  trahi  par  son 
talent,  que  nous  avons  appelé  le  Chatterton  de  la  musique  : 

«  Chaque  art  ^  a  son  impuissance,  d'où  résulte  une  partie  de  ses 
beautés.  Les  efl'orts  immenses  du  poète,  à  qui  manque  la  plastique 
des  formes,  du  peintre,  à  qui  manque  la  succession  des  idées,  du  sculp- 
teur, à  qui  manque  le  mouvement,  du  compositeur,  à  qui  manque  le 
mot,  ont  produit  les  œuvres  les  plus  merveilleuses  de  l'esprit  humain. 
Chacun  de  ces  artistes  est  dévoré  d'un  désir  ardent,  inextinguible, 
que  Dieu  assouvira  sans  doute  dans  l'autre  monde,  car  tout  désir 
a  droit  d'être  satisfait.  Dans  le  ciel,  le  poète  écrira  des  strophes 
qui  se  traduiront  en  belles  femmes,  en  ombrages  verts,  en  fleurs 
épanouies  ;  le  peintre  et  le  sculpteur  réahseront  des  formes  douées 

1.  Th.  Gautier,  La  Musique,  p.  267. 


DESCHAMPS    ET    NIEDERMEYER  69 

d'idées  et  de  mouvement  ;  le  musicien  condensera  sur  des  tables  de 
cristal  les  vibrations  fugitives  de  ses  mélodies,  qui  décriront  des  ara- 
besques éblouissantes,  aux  rameaux  d'argent,  aux  filigranes  perlés 
comme  les  floraisons  dont  l'hiver  étame  nos  vitres.  L'un  touchera 
ses  vers,  l'autre  entendra  sa  sculpture,  et  lui  verra  sa  musique.  Tous 
les  arts  palpiteront  ensemble  dans  la  même  œuvre,  et  chaque  œuvre 
nagera  dans  un  milieu  de  lumière  et  de  parfum,  atmosphère  de  ce 
paradis  intellectuel.  » 

Et  il  ajoute  cette  sentence,  qui  passe  évidemment  par-dessus 
l'œuvre  de  Niedermeyer,  mais  lui  fait  le  plus  grand  honneur,  puis- 
que c'est  à  propos  d'elle  que  Gautier  l'a  exprimée":  «  Le  sentiment  de 
l'impuissance  relative  de  leur  art  est  la  raison  de  l'incurable  mélan- 
colie et  de  l'inquiétude  sans  trêve  des  grands  hommes   » 

Niedermeyer  fut  un  de  ces  hommes  supérieurs  à  leur  destinée, 
il  souffrit  de  sentir  que  son  talent  n'était  pas  capable  d'expri- 
mer son  rêve,  et  cependant  ni  l'art  ni  la  science  ne  lui  man- 
quaient. 

(  M.  Niedermeyer,  dit  encore  Th.  Gautier,  nature  rêveuse,  lyrique, 
lamartinienne,  n'a  pas  obtenu  à  la  scène  tout  le  succès  que  son  talent 
remarquable  semblait  promettre.  Stradella,  Marie  Stuart  ne  sont  pas 
restés  au  répertoire,  quoique  parsemés  de  morceaux  de  premier 
ordre,  tels  que  l'air  de  l'église  et  la  romance  :  Adieu,  plaisant  pays 
de  France,  chef-d'œuvre  de  grâce  et  de  sensibilité...  Ce  n'est  pas  la 
mélodie  qui  manque  au  compositeur,  ni  la  science  non  plus  ;  il 
trouve  une  phrase  comme  un  Italien,  et  l'instrumente  comme  un 
Allemand  ;  il  sait  écrire  pour  la  voix,  mérite  rare  aujourd'hui,  seule- 
ment il  n'a  pas  le  don  inné  du  drame,  et  l'on  sent  qu'il  préférerait 
s'épancher  lentement  dans  des  inspirations  solitaires,  si  le  théâtre 
n'était  pas  aujourd'hui  le  seul  lieu  où  la  muse  puisse  se  rencontrer 
avec  le  public.  » 

En  ce  qui  concerne  Stradella,  les  critiques  sont  unanimes  à  en 
signaler  l'intérêt.  Cet  opéra  en  cinq  actes,  dont  les  paroles  étaient 
de  E.  Deschamps  et  E.  Pacini,  et  qui  fut  représenté  pour  la 
première  fois  à  l'Académie  de  musique,  le  4  mars  1837,  fut  loué  par 
Castil  Blaze  (Théâtres  lyriques  de  Paris,  p.  251,  tome  I).  Il  jugeait 
cette  partition  «  digne  d'un  meilleur  sort.  » 

u  Sur  ce  livret  de  Stradella,  dit  Nestor  Roqueplar  ^  dans  son  feuille- 
ton du  23  février  1863,  Niedermeyer  écrivit  une  partition  qui  n'est 


1.  Il  était  directeur  de  l'Opéra  au  moment  où  la  Fronde  de  Niedermeyer  fut 
ïcprésentée  à  ce  théâtre.  En  1863,  il  collaborait  au  Constitutionnel. 


70  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

pas  tellement  oubliée  qu'on  ne  puisse  citer  la  délicieuse  sérénade  du 
premier  acte,  le  trio  des  bandits  et  la  belle  scène  de  l'église.  » 

Comparant  dans  cette  étude  le  Stradella  de  Niedermeyer  à  celui 
de  M.  de  Flotow,  il  reconnaît  qu'il  «  renfermait  des  beautés  de  pre- 
mier ordre.  » 

Nous  lisons  dans  le  Dictionnaire  des  Opéras  -^  ce  jugement  favorable  : 

((  Cet  ouvrage  n'a  pas  obtenu  le  succès  qu'il  méritait.  Le  sujet  était 
intéressant.  La  biographie  du  compositeur-chanteur  Stradella  en 
a  fourni  les  romanesques  épisodes,  sauf  la  catastrophe  finale,  c'est- 
à-dire  le  meurtre  des  époux,  qu'on  a  changée  en  cérémonie  nuptiale. 
Quant  à  la  partition,  elle  renferme  des  morceaux  de  grand  mérite, 
notamment  la  sérénade  du  1^^  acte  chantée  par  Nourrit,  le  trio  du 
2®  acte  chanté  par  M^^^  Falcon,  Nourrit  et  Dérivis  et  surtout  l'air 
de  M^^^  Falcon  :  Ah  !  quel  songe  affreux  !  grâce  au  ciel  il  s'achève,  qui 
est  un  des  plus  beaux  airs  du  répertoire  dramatique  français.  » 

Ainsi  ce   qu'on  admire   encore   dans  l'opéra   de   Niedermeyer,    ce 

sont  les  mélodies  :  il  y  a  dans  cette  œuvre  de  belles  romances  et  des 

hymnes    d'une    grande    élévation   religieuse.    Mais    la    collaboration 

d'Emile  Deschamps  lui  valut  une  grâce  qui  ne  lui  est  pas  coutumière  : 

il  eut  de  la  variété,  de  la  couleur.  Avait-il  à  rendre  l'acharnement 

des  hravi  poursuivant  Stradella,  il  sut  être  pittoresque  comme  son 

poète  : 

Noirs  comme  la  nuit 
Où  le  stylet  brille, 
Vers  la  jeune  fille 
Glissons-nous  sans  bruit. 

La  musique  exprime  assez  puissamment  le  charme  des  nuits  véni- 
tiennes, quand  elle  traduit  ces  vers  : 

Tout  est  muet  au  sein  des  nuits, 
Plus  de  gondole  en  promenade, 
L'onde  et  les  cieux  ont   pour    tout   bruit 
Soupirs  d'amour  et  sérénade. 

Venise  et  Rome  offraient  au  musicien  comme  au  poète  qui  évo- 
quaient ces  foyers  radieux  de  la  volupté  terrestre  et  de  l'amour  divin 
l'occasion  de  composer  de  délicieuses  barcarolles  et  de  beaux  can- 
tiques. A  Venise,  Stradella  chante  en  s'accompagnant  d'une  man- 
doline : 


1.  Félix  Clément  et  Pierre  Larousse,  Dictionnaire  des  Opéras,  Paris,  Larousse^ 
1905,  p.  1052. 


DESCHAMPS    ET    NIEDERMEYER  71 

Voyageur,   à  qui  Venise 
Se  dévoile  après  le  jour, 
Si  ton  âme  ailleurs  est  prise, 
Que  je  plains  ton  autre  amour  ! 

Des  princesses  d'Italie, 
C'est  Venise  le  matin 
Qui  s'endort  la  plus  jolie 
Dans  les  fleurs  et  le  satin. 

La  muse  d'Alfred  de  Musset  dicte  à  Emile  Deschamps  ces  jolis 
vers.  Mais  à  la  fin  de  l'acte  III,  dans  la  grande  scène  du  jeudi  saint 
à  l'église  Sainte-Marie-Majeure  où  Stradella,  nouvel  Orphée,  désarme 
par  la  sublimité  de  ses  chants  le  bras  des  assassins,  un  souffle  venu 
des  chœurs  de  Racine  soulève  les  rythmes  de  Deschamps  et  inspire 
le  musicien  : 

0  Dieu  tout  puissant  ! 
Toi,    qui  reçois  là  prière 
De  l'innocent, 
Nous  levons  les  yeux 
Vers  ton  palais  de  lumière. 

Berlioz  admira  le  cantique  qui  commence  ainsi  : 

Pleure,  Jérusalem,  ton  erreur  et  ton  crime. 


Ce  qui  retint  toutefois  l'attention  du  grand  musicien  quand  il 
rendit  compte  de  Stradella  dans  le  Journal  des  Débats  du  5  mars  1837, 
c'est  «  le  spectacle  sans  pareil  »  qui  se  déroula  pendant  2  heures  sous 
ses  yeux  : 

«  Quelle  pompe,  quelle  variété  de  sites,  de  monuments,  de  points 
de  vues,  de  costumes!  Ici,  Venise  avec  sa  riche  architecture,  ses  ponts 
bizarres,'  sa  mer  bleue  et  ses  mille  vaisseaux  ;  là,  Rome  la  grande, 
avec  ses  temples  de  marbre,  ses  immortelles  ruines,  sa  campagne 
sauvage,  inculte  et  brûlée,  ses  interminables  lignes  d'aqueducs 
fuyant  à  l'horizon  ;  ses  villas  désertes  ;  ses  vieux  bois  de  pins  ;  ses 
habitants  aux  mœurs  si  diverses,  ses  riantes  beautés  d'Albano  et  de 
Tusculum,  le  tambour  de  basque  à  la  main,  les  boucles  d'argent  aux 
pieds,  la  redoutable  spada  dans  les  cheveux,  emblème  d'amour  et  de 
vengeance,  femmes  à  la  peau  brune,  aux  grands  yeux  noirs,  belles 
dans  la  joie,  plus  belles  dans  le  calme  ;  ses  robustes  laboureurs,  ses 
brigands  ;  ses  sombres  transteçerini,  ses  moines  et  ses  artistes.  » 

Deschamps  et  Pacini,  comme  le  dit  encore  Berlioz,  avaient  fourni 
à  Duponchel  et  à  ses  peintres  l'occasion  de  faire  un  chef-d'œuvre. 


72  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Jamais,  suivant  lui,  l'art  de  poétiser  les  décorations  et  la  mise  en 
scène  n'avait  été  porté  aussi  loin,  et  l'honneur  en  revenait  surtout 
aux  deux  librettistes,  «  dont  l'imagination  pittoresque  a  su  enflammer 
si  bien  celle  de  leurs  collaborateurs  en  leur  proposant  ce  beau  thème  ». 

Du  pittoresque  et  de  la  couleur,  selon  Berlioz  ;  ajoutons-y  de  la 
syntaxe  et  du  style,  voilà  ce  qu'Emile  Deschamps  apporta  au  livret 
de  Stradella,  comme  b  tous  ceux  auxquels  il  collabora. 

Ainsi  nous  retrouvons  toujours  chez  le  dilettante  les  deux  qualités 
qui  l'avaient  autrefois  distingué  en  littérature  parmi  les  romantiques  : 
une  imagination  vive  et  le  souci  de  l'art. 

Nous  ne  nous  étonnerons  pas  qu'il  ait  dès  l'abord  recherché  pour 
Stradella  le  suffrage  de  son  frère.  Antoni  Deschamps  venait  de 
décrire  en  des  vers  d'un  pittoresque  charmant  les  paysages  italiens  \ 
les  mœurs  romaines  :  il  devait  se  montrer  particulièrement  sensible 
à  la  tentative  de  Niedermeyer.  Voici  un  billet  sans  date,vraisemblable- 
ment  écrit  par  Emile  à  Antoni,  quelques  jours  après  la  première  re- 
présentation de  Stradella,  puisqu'il  y  est  question  du  chanteur 
Duprez,  qui  avait  débuté  à  l'Opéra  le  17  mai  1837,  et  qui  remplissait 
alors  le  rôle  que  Nourrit  avait  créé  au  mois  de  mars  de  la  même 
année. 

«  Mardi  matin. 

«  Voici,  mon  cher  Antoni,  deux  places  pour  demain  mercredi  à  Stradella. 
Je  te  demande  ton  intérêt  et  ton  suffrage  musical  avoué  tout  haut  pour 
la  musique  de  Niedermeyer,  qui  n'a  que  beaucoup  de  talent  et  aucune 
intrigue. 

«Ecoute  surtout  avec  attention  un  nouveau  grand  air  au  5®  acte,  où 
Duprez  sera,  je  crois,  fort  bien,  comme  il  l'est  toujours  dans  la  belle 
musique. 

«  A  toi  de  cœur, 

«  Ton  bon  frère,  «  Emile,  » 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Nourrit  qui,  disions-nous,  avait  créé  le  rôle  de  Stradella,  ne  le  joua 
en  effet  pas  plus  d'un  mois,  puisqu'il  donna,  le  1^^  avril  1837  sa 
représentation  de  retraite  ^.  Ce  grand  artiste  était  un  homme  d'une 
imagination  exaltée.  Lui  qui  avait  remjdi  pendant  près  de  seize  ans 
la  charge  de  premier  ténor  unique  à  l'Opéra,  considéra  comme  une 
disgrâce  la  décision  toute  récente  de  l'administration,  qui  lui  avait 
adjoint  Duprez.  Il  se  retira  presque  aussitôt,  profondément  ulcéré 
par  les  succès  éclatants  de  son  jeune  rival.  Nous  retrouvons  comme 

1.  Les  Italiennes,  d 'Antoni  Deschamps,  dans  la  Renie  des  Deux-Mondes, 
année  1833. 

2.  Deux  ans  après  sa  retraite,  à  Naples,  il  se  tua. 


DESCHAMPS    ET    NIEDERMEYER  73 

un  écho  des  applaudissements  qui  saluaient  Duprez  et  désolaient 
Nourrit,  dans  la  jolie  et  spirituelle  lettre  qu'Alfred  de  Vigny  écrivait 
à  Deschamps  le  28  juin  1837. 

A.   DE  Vigny  a  Em.  Deschamps 

«  J'aime  Stradella  et  j'adore  Duprez,  parce  qu'il  ouvre  la  bouche  et  ne 
laisse  pas  perdre  une  syllabe  de  voire  esprit  et  de  vos  vers.  S'il  y  a  un 
homme  au  monde  qui  dise  du  fond  du  cœur  :  Vanitas  vanitatum  !  ce  doit 
être  ce  pauvre  Nourrit.  A  peine  hors  de  la  carrière,  le  voilà  oublié,  remplacé, 
écrasé  ;  s'il  avait  reparu  hier,  on  lui  aurait  peut-être  jeté  des  pierres  à  la  tête. 

«  Dites  donc  à  Jules  de  Rességuier  qu'il  pardonne  à  son  fds,  qui  est  à 
Vienne,  d'avoir  des  gants  jaunes  et  de  danser,  parce  qu'il  dansait  et  avait 
des  gants,  quand  il  avait  dix-neuf  ans  aussi,  et  parce,  vous  et  moi,  à  cet 
âge-là  nous  dansions  avec  le  costume  de  tous  les  gens  comme  il  faut,  et 
parce  que  nous  ne  sommes  pas  ceux,  dont  parle  La  Bruyère,  qui  retranchent 
de  l'histoire  de  Socrate  qu'il  ait  dansé,  ce  qui  lui  est  arrivé  et  n'empêcha 
pas  le  Phédon,  qui  n'est  pas  trop  mal. 

«  Mais  ce  pauvre  Nourrit,  qui  est  en  poussière  !  J'y  pense  encore  ; 
Duprez  a  dans  la  poitrine  un  instrument  immense,  infatigable,  inexorable 
qui  le  poursuit  comme  la  trompette  du  Jugement  dernier  que  tiennent  les 
gros  anges  de  Michel-Ange.  —  Allez  donc  voir  cette  belle  copie  de  Sigalon. 
■ —  Je  me  mets  à  causer  ainsi  avec  vous,  en  revenant  de  l'Opéra,  avant 
d'écrire,  comme  j'ai  coutume,  à  l'heure  des  esprits  et  des  revenans. 
«  Bonsoir. 

«  Signé  :  Alfred  de  Vigny. 

28  juin  1837.  Mercredi. 

«  Je  m'applique  pour  savoir  le  jour  où  je  vis.  » 
(Collection    Paignard). 

L'aimable  comte  de  Rességuier,  dont  Alfred  de  Vigny,  dans  cette 
jolie  lettre  raillait  doucement  les  sévérités  paternelles,  devait  publier 
l'année  suivante,  en  1838,  ses.  Prismes  poétiques,  et  nous  lisons  dans 
ee  recueil  une  mention  flatteuse  de  Stradella.  Il  célèbre  dans  un  de 
ses  poèmes,  la  Femme  à  la  mode,  et  ne  néglige  pas  parmi  ses  divertisse- 
ments la  musique  : 

Et  sa  voix  au  hasard  répète 

Un  chant  des  chefs-d'œuvre  du  jour, 

De  Moïse,  de  la  Muette, 

De  Stradella,  du  Giaour... 

Et  sa  grande  âme  de  poète 

Fuyant  ce  terrestre  séjour. 

S'en  va  de  planète  en  planète 

Au  fond  des  cieux,  et  se  reflète 

Dans  les  soleils  qu'elle  parcourt. 

Quant    à    Niedermeyer,    dont    l'âme    était     digne     d'accomplir 
cet  itinéraire  platonicien,   il  demeurait  sur  la  terre,   en  proie  aux 


74  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

diflicullés  de  la  vie  pratique.  Lui' qui  rêvait  d'exécuter  de  belles 
œuvres  d'art,  il  devait  aussi  nourrir  sa  famille,  et  soit  à  Paris,  soit  à 
Bruxelles,  il  était  réduit  pour  vivre  à  donner  des  leçons  de  piano. 
La  Révolution  de  1848  mit  le  comble  à  ses  embarras  pécuniaires,  et 
nous  le  voyons,  à  cette  date,  recourir  à  l'obligeante  bonté  d'Emile 
Deschamps.  Il  lui  demanda,  dans  la  douloureuse  lettre  qu'on  va  lire, 
son  appui  auprès  de  Lamartine. 

«  Mon  cher  collaborateur.  Vous  avez  été  si  obligeant  pour  moi,  toutes  les 
fois  que  vous  l'avez  pu,  que  je  vais  encore  aujourd'hui  vous  demander  un 
conseil  et,  s'il  se  peut,  votre  appui. 

«  Au  moment  de  la  Révolution  ma  modeste  fortune  se  trouvait  engagée 
dans  les  chemins  de  fer  et  dans  d'autres  affaires  industrielles,  qui  ne  mar- 
chaient pas  trop  bien  ;  mais  j'avais  alors  un  bon  nombre  de  leçons  bien 
payées,  et  je  prenais  patience,  attendant  mieux  de  l'avenir.  Vous  com- 
prenez combien  les  derniers  événements  ont  dû  empirer  ma  situation  ; 
d'abord  les  leçons  ont  disparu,  les  placements  ont  pour  la  plupart  cessé  de 
produire  des  dividendes  et  je  ne  puis  à  présent  réaliser  «cpielques  fonds 
qu'en  perdant  de  4  à  500  ^  Jq  sur  les  moins  mauvaises  valeurs.  Voici  4  mois 
que  cet  état  de  choses  dure  et  je  n'en  prévois  guère  le  terme. 

«  Que  faire  pour  préserver  autant  que  possible  ma  famille,  des  malheurs 
que  je  prévois  ? 

«  Des  leçons,  j'en  donnerais  volontiers  du  matin  au  soir,  et  à  tout  prix, 
mais  il  n'en  existe  plus. 

«  J'avais  un  poème  d'opéra-comique,  mais  les  théâtres  sont  morts  ou  à 
l'agonie. 

«  Ma  seule  ressource  serait  donc  un  emploi  quelconque.  Je  sais  que 
M.  Marie  en  a  procuré  un  à  un  jeune  musicien  nommé  Pasdeloup  ;  il  l'a 
placé  comme  directeur  à  Trianon.  Croyez-vous  qu'en  m'adressant  à  M.  de 
Lamartine  j'aie  quelque  chance  d'obtenir  quelque  chose  et  pourriez-vous 
m'appuyer  auprès  de  lui  ?  Voilà  ce  que  je  vous  prie  de  me  dire  sans  être 
retenu  par  la  crainte  de  me  faire  de  la  peine,  s'il  faut  que  vous  me  répondiez 
non.  Si  vous  pensez  au  contraire  qu'il  y  ait  quelque  espoir,  veuillez  me  dire 
quand  je  pourrais  aller  en  causer  avec  vous  à  votre  bureau. 

«  Je  désire  bien  vivement  que  tout  ce  qui  se  passe  et  tout  ce  qui  s'est 
passé  n'ait  froissé  aucun  de  vos  intérêts  ;  j'espère  aussi  que  la  santé  de 
Madame  Deschamps  ne  vous  donne  aucun  sujet  d'inquiétude. 

«  Recevez  ...  ^ 

«    L.    NiEDERMEYER, 

«  8,  rue  de  Valois-du-RouIe». 
«  Lundi  19' juin  1848. 

«   Depuis   trois   mois,   j'ai   fait  reconnaître   mes   droits   à   la   qualité   de 
Français,  et  j'ai  été  admis  à  voter  à  toutes  les  élections.  « 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

1.  Après  la  mort  du  musicien,  E.  D.  s'est  intéressé  à  ses  enfants.  On  peut  lire 
kurs  lettres  pleines  de  reconnaissance,  •  dans  la  correspondance  conservée  au 
château  du  Rocher,  par  M'"®  Ltopold  Paignard. 


DESCIIAMPS     ET     NIEDERMEYER  •      i  Z> 

Nous  ne  savons  pas  ce  qu'il  advint  de  la  recommandation  de 
Deschamps  auprès  de  Lamartine.  Depuis  longtemps  Niedermeyer 
songeait  à  ouvrir  une  école  analogue  à  celle,  à  laquelle  Choron  avait 
autrefois  consacré  son  zèle  et  son  talent.  Il  déplorait  surtout  la 
décadence  de  la  musique  religieuse  et  voulait  faire  revivre  la  tradi- 
tion des  organistes  et  des  maîtres  de  chapelle  d'autrefois. 

Il  serait  très  étonnant  que,  sous  les  auspices  du  grand  poète,  qui, 
durant  son  passage  au  pouvoir,  protégea  tant  d'artistes,  cette  idée 
du  musicien  n'ait  pas  eu  au  moins  un  commencement  d'exécution. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain  ^,  c'est  qu'au  lendemain  de  la  Révolution,  elle 
obtint  non  seulement  les  encouragements  de  l'archevêque  de  Paris, 
mais  l'appui  du  Gouvernement.  Un  décret  daté  de  1853,  et  signé  de 
M.  de  Fortoul,  alors  ministre  de  l'Instruction  publique  et  des  Cultes, 
ouvrit  l'école,  dont  Niedermeyer  prit  aussitôt  la  direction,  et  qu'il 
vit  prospérer  pendant  huit  ans,  de  1855  à  1861,  jusqu'à  sa  mort. 
Le  succès  de  ses  élèves,  dans  les  concerts  et  dans  les  églises,  l'accueil 
favorable  qui  fut  réservé  à  son  grand  ouvrage,  publié  en  collabora- 
tion avec  d'Ortigue  :  Traité  théorique  et  pratique  de  V accompagnement 
du  plain-chant,  consolèreijit  les  derniers  jours  de  sa  vie,  et  nous 
aimons  à  penser  que  l'amicale  entremise  d'Emile  Deschamps  ne  fut 
pas  inutile  à  Niedermeyer.  Quand  il  se  présenta  à  l'Institut  dans  les 
premières  années  de  l'Empire,  nous  savons  par  une  lettre  inédite 
qu'il  confiait  au  poète  les  chances  qu'il  croyait  avoir,  et  parmi  ces 
chances,  il  mettait  l'influence  qu'il  attribuait  à  son  ami. 

Le  souvenir  de  cet  ami  parfait  l'accompagnait  dans  ses  voyages. 
Une  belle  lettre  qu'il  lui  envoyait,  le  14  août  1856,  du  village  de 
Gryon,  par  Bex,  dans  le  canton  de  Vaud,  sa  patrie,  nous  le  montre 
rempli  d'une  affectueuse  sollicitude  pour  la  santé  fort  ébranlée 
d'Emile  Deschamps.  «  Nous  sommes  depuis  hier  soir,  lui  disait-il, 
au  milieu  des  glaciers  et  des  hautes  montagnes,  nous  comptons  passer 
un  mois  à  six  semaines  dans  ce  beau  pays.  Que  n'êtes-vous  avec  nous, 
heureux  et  bien  portant,  rien  ne  manquerait  à  notre  satisfaction  ^.  » 
Toutes  les  lettres  adressées  par  le  noble  artiste  au  poète  ont  ce  carac- 
tère de  tendre  confiance  et  de  gratitude.  Je  ne  sais  rien  qui  honore 
davantage   Emile   Deschamps. 

1.  Voir  l'ouvrage  précité  sur  Niedermeyer. 

2.  Inédit.  Collection  Paignard. 


VIII 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ 


On  pourrait  s'étonner  au  premier  abord  que  Berlioz  ait  aimé  Emile 
Deschamps.  Génie  créateur,  spontané,  intuitif,  il  éprouvait  une  sorte 
d'aversion  pour  ces  esprits  fins,  cultivés  compréhensifs,  mais  inca- 
pables d'invention,  intermédiaires  entre  ce  qu'on  appelle  le  public  et 
les  grands  hommes,  et  qui  font  profession  d'interpréter  les  chefs- 
d'œuvre,  de  les  mettre  à  la  portée  de  tous. 

Emile  Deschamps,  il  est  vrai,  était  plus  et  mieux  qu'un  «  arran- 
geur ))  comme  il  en  pullule  en  tous  temps  pour  aider  à  la  diffusion  de 
l'art.  Il  excellait  à  conserver  aux  adaptations  qu'il  tentait  un  air 
d'étrangeté  et  d'exotisme,  qui  ne  trompait  pas  les  connaisseurs,  mais 
flattait  le  public  en  lui  donnant  l'illusion  qu'il  comprenait  Shakes- 
peare et  Gœthe,  Schubert  et  Mozart.  Au  fond  il  transformait  l'œuvre 
étrangère  en  une  œuvre  nouvelle  ;  il  la  mettait  à  la  mode  de  son 
temps.  On  risquait  de  la  méconnaître  ainsi  travestie,  dira-t-on  ; 
c'était  précisément  l'avis  de  Berlioz  comme  celui  de  Gautier  ;  mais 
on  apprenait  au  moins  à  la  lire,  on  se  familiarisait  avec  elle,  et  le 
goût  des  Français  s'est  élargi  au  cours  du  siècle,  grâce  au  travail 
insinuant  des  hommes  comme  Emile  Deschamps.  Qu'un  tel  effort 
ait  été  nécessaire,  c'est  ce  qui  exaspérait  Berlioz,  et  il  s'est  souvent 
indigné  contre  ceux  qui,  pour  plaire  au  public  ignorant,  ont  dénaturé 
des  chefs-d'œuvre.  Il  faut  l'entendre  parler  de  Morel  et  Lachnith, 
ces  arrangeurs  de  fâcheuse  mémoire,  qui,  pour  faire  connaître  la 
Flûte  enchantée  de  Mozart,  la  travestirent  en  ces  invraisemblables 
Mystères  (Tlsis  :  «  Quand  je  dis  une  traduction,  s'écrie-t-il  à  propos 
de  leur  œuvre,  c'est  un  pasticcio  que  je  devrais  dire,  un  absurde  et 
informe  pasticcio.  Fi  donc  !  une  traduction  !  Est-ce  que  les  exigences 
^'un  public  français  ])ermettaient  une  traduction  pure  et  simj)le  du 
livret  qui  a  inspiré  une  si  belle  musique  ?  Xe  faut-il  ])as  toujours 
corriger  plus  ou  moins  un  auteur  étianger,  poète  ou  musicien,  s'ap- 
pelât-il Shakespeare,    Gœthe,   Schiller,  Beethoven  ou  Mozart,  quand 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  77 

un  directeur  parisien  daigne  l'admettre  à  l'honneur  de  comparaître 
devant  son  parterre  ^  ?  » 

Castil-Blaze  qui  avait  induit  Emile  Deschamps  à  travestir  le 
Don  Juan  de  Mozart,  était  une  des  hêtes  noires  de  Berlioz.  Celui-ci 
avait  beau  lui  avoir  succédé  comme  critique  musical  au  Journal  des 
Débats  ^,  il  ne  le  ménage  guère  dans  ses  Mémoires,  où  il  raconte  ce 
que  «  ce  musicien  vétérinaire  avait  fait  du  Freischiltz  de  Weber  )). 

'(  Weber,  dit-il,  ne  put  que  ressentir  profondément  un  si  indigne 
outrage,  et  ses  justes  plaintes  s'exhalèrent  dans  une  lettre  qu'il 
publia  à  ce  sujet...  Castil-Blaze  eut  l'audace  de  répondre  que  les 
modifications  dont  l'auteur  allemand  se  plaignait  avaient  seules  pu 
assurer  le  succès  de  Robin  des  Bois  et  que  M.  Weber  était  très  ingrat 
d'adresser  des  reproches  à  l'homme  qui  l'avait  popularisé  en  France. 
0  misérable  !  Et  l'on  donne  cinquante  coups  de  fouet  à  un  pauvre 
matelot  pour  la  moindre  insubordination.  N'est-ce  pas  la  ruine, 
l'entière  destruction,  la  fin  totale  de  l'art  ?...  Et  ne  devons-nous  pas, 
nous  tous  épris  et  jaloux  des  droits  imprescriptibles  de  l'esprit 
humain,  quand  nous  voyons  leur  porter  atteinte,  dénoncer  le  cou- 
pable, le  poursuivre  et  lui  crier  de  toute  la  force  de  notre  courroux  : 
«  Ton  crime  est  ridicule  :  Despair  !  la  stupidité  est  criminelle  :  Die  ! 
sois  bafoué,  sois  conspué,  sois  maudit  !  Despair  and  die  !  Désespère 
et  meurs  ^.  )) 

Castil-Blaze,  comme  le  souhaitait  Berlioz,  est  mort  tout  entier, 
mais  le  résultat  de  ses  efforts  lui  a  survécu  ;  il  a  acclimaté  chez  nous 
les  chefs-d'œuvre  de  la  musique  étrangère,  et  si  Berlioz  est  aujour- 
d'hui universellement  honoré  en  France,  c'est  peut-être  indirecte- 
ment à  Castil-Blaze  qu'il  le  doit.  «  Il  faut,  disait  noblement  Th.  Gau- 
tier, relever  la  foule  jusqu'à  l'œuvre  et  non  rabaisser  l'œuvre  jusqu'à 
la  foule.  ))  Et  certes  c'est  ainsi  que  les  artistes  doivent  entendre  leur 
tâche,  mais  ce  n'est  pas  ainsi  que  peuvent  procéder  les  vulgarisa- 
teurs. 

La  nature  charmante  d'Emile  Deschamps,  sa  grâce  personnelle 
et  sa  fine  culture  le  mirent  à  l'abri  des  critiques  de  Berlioz.  Et  puis 
deux  admirables  liens  les  unissaient  :  l'amitié  d'Alfred  de  Vigny 
et  le  culte  également  fervent  de  deux  divinités  du  ciel  artistique  : 
Shakespeare   et   Virgile  ! 

\.  Débats,  1er  mai  1836. 

2.  Cf.  dans  le  Lwre  du  Centenaire  du  journal  des  Débats,  l'article  de^Ernest 
Reyer,  p.  432. 

3.  Mémoires  de  Hector  Berlioz,  Paris,  C.  Lévy,  1878,  2  vol.  in-8°,  tome  I,  p.  87- 
93. 


78  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Bien  qu'ils  aient  dû  se  rencontrer  aux  fameuses  représentations 
shakespeariennes,  où  le  destin  de  Berlioz  se  fixa,  puisqu'il  finit  par 
épouser  l'actrice  qui  interprétait  les  héroïnes  du  tragique  anglais, 
la  correspondance  de  Berlioz  et  de  Deschamps,  telle  qu'il  nous  a  été 
permis  de  la  consulter,  ne  remonte  pas  si  haut.  Les  premières  lettres 
que  Berlioz  écrivit  à  Deschamps  datent  à  peine  de  leur  collaboration 
à  la  symphonie  de  Roméo  et  Juliette,  que  le  grand  musicien  composa 
en  1839  et  dont  Deschamps  écrivit  le  livret.  La  première  même  est 
un  peu  antérieure.  Elle  nous  reporte  en  1837  à  l'époque  où  Stradella 
parut  sur  la  scène  de  l'Académie  royale  de  musique.  Berlioz  se  préoc- 
cupait, quelques  jours  avant  la  première  représentation,  du  compte 
rendu  qu'il  devait  écrire  dans  les  Débats  : 

«  Mon  cher  Monsieur  Deschamps, 

«  Je  me  recommande  à  vous  pour  la  première  représentation  de  Stradella  ; 
j'aurai  besoin  de  trois  places  au  plus  et  de  deux  au  moins  ;  si  vous  pouvez 
m'en  donner  trois,  il  n'est  pas  nécessaire  que  la  troisième  soit  avec  les 
deux  autres.  Donnez-moi  ce  que  vous  pourrez  accrocher,  excepté  un 
parterre. 

«  Je  pense  à  ce  que  je  vous  ai  demandé  relativement  à  l'analyse  de  la 
pièce  ;  je  crois  à  présent  que  c'est  inutile*,  le  livret  imprimé  suffira  ;  j'avais 
oublié,  quand  je  vous  ai  parlé  de  m'en  donner  le  contenu,  qu'on  pourrait 
se  le  procurer  a  la  première  représentation.  Tout  à  vous. 

«  Berlioz.  » 
(Collection  Paignard). 

Les  deux  artistes  se  voyaient  sans  doute  depuis  longtemps  aux 
mercredis  du  comte  de  Vigny,  rue  des  Ecuries-d' Artois,  où  fréquen- 
tait Berlioz,  depuis  1832,  ainsi  qu'en  témoigne  Auguste  Barbier,  dan» 
ses  Soui'enirs  personnels  : 

«  Il  (Berlioz),  dit  Barbier,  pensait  déjà  traduire  en  musique  Roméo 
et  Juliette  de  Shakespeare,  et  il  me  proposa  de  lui  en  écrire  le  libretto. 
Ayant  d'autres  choses  en  tête,  je  ne  pus  donner  suite  à  sa  demande. 
Shakespeare  était  alors  son  poète  favori  :  il  le  lisait  sans  cesse.  A  ce 
culte,  il  ajouta  depuis  une  autre  idole  :  Virgile,  et  toute  sa  vie  se 
passa  dans  l'adoration  de  ces  deux  grands  génies  ^.  » 

Ce  n'est  pas  le  moindre  trait  de  ressemblance  perceptible  entre 
Deschamps  et  Berlioz  que  le  confht  de  ces  deux  admirations  dans 
leur  propre  esprit.  Nés  au  point  d'intersection  de  deux  mondes,  aussi 
pénétrés  qu'hommes  de  France  des  traditions  de  la  culture  méridio- 
nale, sensibles  à  la  sereine  beauté  de  l'art  anticjue,  ces  deux  classiques 

1.  Auguste  Barl)icr.  Sourenirs  personnels  et  sillioueltes  contemporaines,  Paris, 
E.  Dcnlu,  1883,  in-8«,  p.  230. 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  79 

ont  ouvert  leur  âme  au  grand  courant  de  poésie  qui  sortit  vers  la 
fin  du  xviii^  siècle  de  la  forêt  germanique,  ils  accueillirent  Shakespeare 
et  Goethe  dans  la  patrie  de  Racine,  et  l'on  peut  observer  ce  synchro- 
nisme curieux  qu'ils  se  déclarèrent  ouvertement  romantiques  à  la 
même  date.  En  1829,  l'année  même  où  Deschamps,  dans  la  Préface 
des  Etudes,  proclamait  les  principes  de  l'école  poétique  nouvelle, 
Berlioz  qui  écrivait  alors  ses  Huit  scènes  de  Faust,  d'après  la  traduc- 
tion de  Gérard  de  Nerval,  s'écriait  comme  aurait  pu  le  faire  Emile 
Deschamps  :  «  0  Goethe  !  ô  Shakespeare  !  explicateurs  de  ma  vie  !  » 

Il  aurait  fallu,  pour  plaire  au  public,  que  le  théâtre  attirait,  qu'il 
mît  à  la  scène,  découpés  en  tableaux  d'un  pittoresque  violent,  les 
rêves  que  lui  inspirait  la  lecture  de  ces  grands  poètes.  Mais  le  lyrisme 
de  Berlioz  était  chose  trop  profonde  pour  s'extérioriser  comme  celui 
de  Meyerbeer  en  des  opéras,  où  triomphaient  le  décor  historique  et 
la  couleur  locale,  corsée  de  fantastique  et  de  satanique. 

'■<  Il  appartenait  à  Hector  Berlioz,  dit  M.  de  La  Laurencie,  de  cher- 
cher à  réaliser  le  romantisme  musical  proprement  dit,  c'est-à-dire 
d'employer  la  musique  pure,  dépourvue  du  secours  de  la  parole  et  du 
drame,  à  l'expression  de  ces  sentiments.  Entre  1827  et  1842,  il  pro- 
duit ses  œuvres  les  plus  fougueuses  et  les  plus  romantiquement 
caractéristiques  ^.  » 

Il  avait  débuté  par  d'admirables  symphonies,  qui  arrachaient  aux 
connaisseurs  l'aveu  que  Beethoven  avait  en  lui  son  héritier  ;  l'échec 
de  son  Bem^enuto  Cellini  où  il  y  avait  pourtant,  sans  parler  des  beautés 
musicales  de  premier  ordre,  un  réel  mouvement  scénique,  l'éloigna 
de  l'opéra,  pour  le  ramener  à  son  genre  de  prédilection,  la  symphonie 
dramatique.  Là,  grâce  à  la  musique  seule,  il  était  capable  de  rendre 
toutes  les  émotions  que  suscitait  l'amour,  la  nature  et  la  mort,  en 
un  mot,  la  tragique  beauté  des  passions  humaines. 

Emile  Deschamps  avait  un  sentiment  trop  vif  de  l'Art  pour 
ne  pas  sentir  d'instinct  ce  qu'il  y  avait  de  génial  chez  Berlioz. 
La  complexité  si  riche  de  ses  œuvres,  qui  eût  dérouté  les  plus  fins 
dilettantes  de  la  génération  de  Stendhal,  et  heurtait  encore  les 
habitudes  routinières  de  la  majeure  partie  du  public  bourgeois  de 
1830,  charmait  une  élite  ardente  et  cultivée,  qui  le  défendit  constam- 
ment contre  l'injustice  de  ses  adversaires.  Cette  phalange  d'admira- 
teurs fidèles  qui  comptait  d'ailleurs  les  Bertin  des  Débats,  et  le  comte 
de  Gasparin,  aussi  bien  que  Vigny,  Barbier,  les  Wailly,  les  Deschamps, 


1.  Lionel  de  La  Laurencie,  Le  Goût  musical  en  France,  Paris,  A.  Joanin,  1905, 
in-8^,  p.  294.  Voir  aussi  son  Hist.  de  la  musique  en  France,  chap.  sur  Berlioz. 


80  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

aimait  en  Berlioz  l'homme  autant  que  l'artiste  ;  et  l'attitude  shakes- 
pearienne de  ce  grand  batailleur  rappelait  aux  plus  âgés  d'entre  eux 
les  heures  belliqueuses  de  leur  jeunesse  romantique. 

Théophile  Gautier,  particulièrement  abonde  en  formules  heu- 
reuses quand  il  compare  Berlioz  à  son  maître  Victor  Hugo  : 

((  Il  (Berlioz)  transporta,  dit-il,  dans  son  art  les  principes  de  rébel- 
lion professés  par  le   chef  de  l'Ecole  romantique...    Leur  première, 
pensée  à  tous  deux  a  été  de  se  soustraire  au  vieux  rythme  classique 
avec  son  ronron  perpétuel,  ses  chutes  obligées  et  ses  repos  prévus 
d'avance... 

y  Berlioz  a  essayé  des  formes  musicales  nouvelles  :  il  a  employé  des 
rythmes  inégaux,  chose  douloureuse  pour  un  peuple  amateur  de  la 
période  symétrique...  Il  produit  l'effet  que  produirait  à  des  gens 
habitués  à  la  versification  de  Voltaire,  le  vers  à  coupe  variée  et  à 
césure  mobile  des  premiers  poèmes  d'Alfred  de  Musset.  Voilà  le 
grand  crime  d'Hector  Berlioz  :  il  n'est  pas  carré  ou  du  moins  il  ne 
l'est  pas  toujours... 

«  A  ce  reproche  on  ajoute  celui  d'être  incompréhensible  :  incompris 
à  la  bonne  heure...  Dante  est  plus  obscur  que  Dorât,  Rembrandt 
que  Boucher,  Beethoven  que  Musard.  »  Et  c'est  ici  que  se  trouve 
l'admirable  profession  de  foi  du  grand  poète,  et  qui  commence  par 
ces  mots  souvent  cités  :  «  Pour  notre  compte,  nous  aimons  assez  l'art 
hiéroglyphique,  escarpé,  où  l'on  n'entre  pas  comme  chez  soi  :  il  faut 
relever  la  foule  jusqu'à  l'œuvre,  et  non  rabaisser  l'œuvre  jusqu'à  la 

foule  ^...  )) 

Il  fallait  un  singulier  courage  pour  parler  ainsi,  quand  les  musiciens 
qu'on  applaudissait  s'appelaient  Auber,  Rossini  et  Meyerbeer.  Or 
ce  beau  courage  de  Gautier,  ne  doutons  pas  qu'il  n'ait  animé  Emile 
Deschamps  lui-même  à  ses  heures.  Il  lui  est  arrivé  sans  doute  de 
louer  Rossini  devant  Berlioz  qui  ne  pouvait  souffrir  celui  qu'il  appe- 
lait «  le  gros  homme  gai  ».  Mais  soyons  assurés  que  Deschamps  a 
maintes  fois  défendu  Berlioz  devant  ceux  qui  le  méconnaissaient. 
Il  applaudissait  de  tout  l'élan  de  sa  nature  généreuse  aux  rares 
succès  que  le  grand  novateur  remportait  au  Conservatoire  devant 
un  public  prévenu. 

Berlioz,  après  un  jour  de  triomj)he,  le  22  déc.  1833,  écrivait  à  sa 
sœur  Adèle  : 

«  Henriette  était  dans  un  transport  de  joie  dont  toi  seule  au 
monde  peux  avoir  une  idée.  Elle  était  si  ravie  en  sortant,  au  iniHeu 

1.  Th.  Gautier,  La  Musiqu^,  Paris,  Charpentier,  1911,  p.  143  et  sq. 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  81 

des  félicitatirns  qui  lui  venaient  des  A.  de  Vigny,   Hugo,   E.   Des- 
champs, Lcgouvé,  E.  Sue.  )) 

Nous  voyons  donc,  grâce  à  ce  document,  Emile  Deschamps  en 
relations  directes  avec  Berlioz  dès  1833.  Celui-ci  habitait  alors  une 
mais^on  qu'il  avait  louée  pour  lui  et  sa  femme,  au  village  de  Mont- 
martre, rue  Saint-Denis,  n^  10,  sur  le  flanc  oriental  de  la  butte  ^. 
C'est  là  qu'après  avoir  fini  Harold,  en  1834,  il  invite  ses  amis  Gounet, 
le  fidèle  d'Ortigue,  Emile  et  Antoni  Deschamps,  Eug.  Sue,  Legouvé, 
Vigny,  le  pianiste  Ferd.  Hiller,  Liszt  et  Chopin  :  Dumas  et  Jules 
Janin  étaient  aussi  de  ces  réunions  charmantes  ainsi  que  Barbier  et 
Léon  de  Wailly.  Un  beau  jour  du  mois  de  mai  1834,  ces  poètes 
et  ces  artistes  évoquaient  dans  le  jardin  de  Berlioz  parmi  les  traits 
brillants  d'une  conversation  ingénieuse,  leurs  souvenirs  d'Italie. 
Berlioz  écrit  tout  cela  à  sa  sœur  :  «  Nous  avons  causé,  disait-il,  art, 
poésie,  pensée,  musique,  drame,  enfin  ce  qui  constitue  la  vie  en 
face  de  cette  belle  nature,  de  ce  soleil  d'Italie  que  nous  avons 
depuis  quelques  jours.   » 

Emile  Deschamps,  bien  que  son  nom  ne  soit  pas  cité  dans  cette 
lettre  à  côté  de  son  frère,  ne  pouvait  manquer  à  de  pareilles  fêtes. 
C'est  sans  doute  dans  une  de  ces  belles  réunions  que  Berlioz,  qui 
connaissait  l'enthousiasme  d'Emile  Deschamps  pour  Shakespeare 
et  en  particulier  pour  Roméo  et  Juliette,  lui  proposa  d'écrire  le  livret 
de  sa  symphonie. 

Berlioz  eut  souvent  pour  collaborateurs  les  meilleurs  poètes  de 
l'Ecole  romantique.  Il  devait,  dans  cette  Thébaïde  de  l'amitié  qu'il 
habitait  à  Montmartre,  à  une  lieue  à  peine  du  Paris  qui  dévorait  son 
temps,  esquisser  maints  projets,  un  Hamlet,  par  exernple,  qu'il 
n'acheva  point,  et  composer  son  Ben^enuto  Cellini.  Vigny  avait  eu 
l'intention  d'en  écrire  le  livret,  qui  fut  définitivement  l'œuvre  de 
Léon  de-  Wailly,  et  d'Aug.  Barbier.  Nous  apprenons,  par  une  lettre 
de  Spontini,  citée  par  M.  Dupuy  ^,  que  Soumet  avait  dû  primitive- 
ment collaborer  avec  Vigny  au  livret  de  Ben^enuio,  mais  sa  santé 
sans  doute  toujours  précaire,  les  soins  que  demandait  son  grand 
poème,  la  Dwine  Epopée  et  l'intervention  de  ses  amis  l'éloignèrent 
de  ce  projet.  Il  faut  entendre  le  comte  de  Resseguier  l'adjurer,  dès 
l'année  1828,  de  ne  point  sacrifier  la  poésie  à  la  musique  : 

Souviens-toi  de  Renaud  dans  les  jardins  d'Armide. 
Fuis,  fuis  de  ce  séjour  les  pièges  gracieux. 

1.  Boschot,  H.  Berlioz,  t.  II,  p.  115. 

2,  E.  Dupuy,  Alfred  de  Vigny...,  Paris,  Société   française    d'imprimerie  et  de 
librairie,  1912,*^ 2  vol.  in-S»,  tome  II,  p.  302. 


\ 

82  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Prends  ton  vol  comme  l'aigle,  et  vole  dans  les  cieni^. 
La  Poésie  est  reine  et  fière,  et  son  génie  >y 

Dédaigne  le  seôours  d'une  molle  harmonie  ^. 

Deschamps  ne  demandait  qu'à  céder  au  charme  de  l'enchanteur, 
d'autant  plus  qu'un  sentiment  de  générosité  l'y  poussait.  L'échec  de 
Benvenuto  à  l'Opéra  avait  désespéré  Berlioz.  Epuisé  par  la  lutte  qu'il 
soutenait  avec  une  romantique  intransigeance  contre  le  sensualisme 
grossier  des  dilettantes  bourgeois,  contre  cette  école  du  bon  sens  et 
du  plaisir  facile  qui  sévissait  alors  dans  tous  les  arts,  Berlioz  était 
tombé  malade.  Les  dettes  qui  accablaient  son  ménage,  l'enchaînaient 
à  la  tâche,  fastidieuse  pour  lui,  de  faire  de  la  critique  au  lieu  de  com- 
poser. Son  génie  aurait  été  abattu  par  la  rigueur  du  sort,  sans  le  geste 
de  Paganini,  et  sa  généreuse  intervention.  On  sait  que  le  16  déc.  1838, 
sur  la  scène  du  Conservatoire,  alors  qu'un  public  aux  trois-quarts 
hostile  emplissait  la  salle,  le  génial  violoniste  s'agenouilla  devant 
Berlioz  à  bout  de  forces  et  que  le  même  jour,  pour  le  délivrer  de  ses 
dettes  et  le  rendre  à  la  liberté  de  l'inspiration,  il  lui  faisait  don  de 
20.000  francs.  C'est  à  cette  noble  initiative  que  nous  sommes  rede- 
vables de  ce  chef-d'œuvre  :  la  symphonie  de  Roméo  et  Juliette. 
Jamais  dette  de  reconnaissance  ne  fut  si  magnifiquement  acquittée. 
BerHoz  avait  résolu  d'écrire  «  une  œuvre  grandiose,  passionnée, 
pleine  aussi  de  fantaisie,  digne  enfin,  disait-il  dans  ses  Mémoires, 
d'être  dédiée  à  l'artiste  illustre  à  qui  je  dois  tant  ^  ».  Mais  voici 
comment,  dans  ces  mêmes  Mémoires,  il  remercie  à  son  tour  Emile 
Deschamps,  et  mêle  son  nom  au  récit  de  la  genèse  d'une  œuvre 
immortelle. 

a  Après  une  longue  indécision,  je  m'arrêtai  à  l'idée  d'une  symphonie 
avec  chœurs,  solos  de  chant  et  récitatif  choral,  dont  le  drame  de 
Shakespeare.  Roméo  et  Juliette  serait  le  sujet  sublime  et  toujours 
nouveau  ;  j'écrivis  en  prose  tout  le  texte  destiné  au  chant  entre  les 
morceaux  de  musique  instrumentale  ;  Emile  Deschamps,  avec  sa 
charmante  obligeance  ordinaire  et  sa  facilité  extraordinaire,  le  mit 
en  vers  et  je  commençai  ^.  » 

Chemin  faisant,  Berlioz  jouit  vraiment  de  l'exquise  complaisance 
de  son  collaborateur,  qui  met  toute  sa  virtuosité  de  versificateur  à 
son  service.  Le  billet  suivant  nous  montre  Berlioz  enchanté  : 


1.  Comte  Jules  de  Rességuier,  Tableaux  poétiques,  Paris,  U.  Canel,  1828,  {11-8°, 

p.  9. 

2.  Berlioz,  Mémoires,  Paris,  C.  Lévy,  1881,  2  vol,  in-8o,_tome  I,  p.  340. 

3.  Berlioz,  ibid.,  p.  340. 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  83 

«  Dimanche, 
«  Mon  cher  Deschamps, 

«  C'est  excellent,  charmant,  et  la  musique  va  à  merveille  là*dessus  ! 
Mon  Dieu  !  quel  bonheur  de  composer  avec  vous  !  J'ai  fait  deux  petits 
changements  dans  la  mélodie  du  second  couplet  en  ajoutant  un  contre- 
chant  de  violoncelle  qui  dialogue  avec  la  voix.  Je  crois  que  le  morceau  y 
gagne. 

«  Quand  ferons-nous  donc  un  opéra  ensemble  ? 

«  Les  théâtres  ne  manquent  pas,  car  à  l'heure  qu'il  est,  ils  me  sont 
tous  ouverts.  Crosnier,  avant-hier,  me  rappelait  que  j'avais  promis  d'en 
écrire  un  pour  lui,  et  deux  jours  avant,  Anténor  Joly  me  parlait  d'une  lettre 
fort  aimable  qu'il  m'avait  écrite  pour  m'engager  à  composer  pour  la 
Renaissance  ;  à  l'Opéra  je  suis  engagé  avec  Scribe,  mais  il  n'y  a  pas  grand 
mal  à  chercher  d'avance  quelque  chose  de  grand  pour  l'ouvrage  suivant. 

«  Pensez  un  peu  à  cela. 

«  Si  nous  faisions  un  opéra  de  genre  pour  Marié  et  Mlle  Rossi  pu  Mme  Em- 
manuel Garcia,  qui  va  débuter  et  dont  le  talent  est  aussi  beau  que  sa  voix 
est  admirable  ?  Qu'en  dites-vous  ? 

«  En  attendant,  vivent  Roméo  et  Juliette  !  !  !  occupons-nous  d'eux. 
«  Tout  à  vous. 

«  H.  Berlioz.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Les  beaux  projets  que  caresse  ici  Berlioz  ne  se  réalisèrent  pas.  Il 
écrivit  seul  le  livret  du  génial  opéra  des  Troyens,  qu'il  eut  la  douleur 
de  voir  sombrer  en  1863,  au  milieu  de  l'indiflérence  d'un  public  mal 
préparé  à  le  comprendre.  Mais,  tandis  que  Barbier  et  Léon  de  Wailly, 
par  tous  les  défauts  d'un  livret  mal  fait,  avaient  contribué  à  l'échec 
de  Ben^enuto,  Emile  Deschamps  ^  eut  la  chance  d'unir  son  nom  à 
celui  de  Berlioz  dans  une  heure  radieuse  de  la  carrière  du  maître. 
C'est  une  part  infime  de  gloire  qui  revient  à  Deschamps  pour  son 
livret  «  exsangue  »,  suivant  le  mot  un  peu  sévère  de  M.  E.  Dupuy  ^. 
Il  n'est  pourtant  pas  sans  grâce  dans  sa  nécessaire  sécheresse.  On  y 
retrouve  non  seulement  le  vocabulaire  et  les  images  chères  aux 
faiseurs  de  romances  de  ce  temps-là.  les  transports,  les  açeux,  les 
serments f  les  soupirs,  les  rossignols,  mais  aussi  une  variété  de  rythmes, 
un  tour  élégant  et  facile  où  l'on  reconnaît  le  poète.  La  première 
strophe  notamment  fut  goûtée  ;  il  s'en  dégage,  comme  d'un  sachet 
ancien,  le  souvenir  au  moins  d'un  parfum  : 


1.  Livret  de  Roméo  et  Juliette,  symphonie  dramatique  a^^ec  chœurs,  solos  de 
chant  et  prologue  en  récitatif  harmonique,  dédié  à  Nicolo  Paganini  et  composée, 
d'après  la  tragédie  de  Shakespeare,  par  Hector  Berlioz.  Les  paroles  sont  de  M.  Emile 
Deschamps,  Paris,  1839,  in-8^. 

2.  Ern.  Dupuy,  Alfred  de  Vigny...,  Paris,  Société  franc,  d'imprimerie  et  de 
librairie,  1912,  2  vol.  in-S^,  tome  II,  p:  312. 


g4  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Premiers  transports  que  nul  n'oublie  ! 
Premiers  aveux,  premiers  serments 

De  deux  amants 
Sous  les  étoiles  d'Italie, 
Dans  cet  air  chaud  et  sans  zéphirs, 
Que  l'oranger  au  loin  parfume, 

Où  se  consume 
Le  rossignol  en  longs  soupirs  ! 

Quel  art,  dans  sa  langue  choisie, 

Rendrait  vos  célestes  appas  ? 

Premier  amour,  n'êtes-vous  pas 

Plus  haut  que  toute  Poésie  ? 
Ou  ne  seriez-vous  point  dans  votre  exil  mortel. 

Cette  poésie  elle-même, 
Dont  Shakespeare  lui  seul  eut  le  secret  suprême 

Et  qu'il  remporta  dans  le  ciel  ? 

Emile  Deschamps  définissait  ainsi  avec  une  élégance  surannée  les 
deux  tendances  poétiques  des  Français  qui  avaient  eu  vingt  ans  sous  la 
Restauration  :  le  goût  du  romanesque  et  le  culte  du  poète  anglais.  On 
peut  dire  que  ce  sont  ses  vers  qui  ont  popularisé  la  fée  Mab  dans  les 
salons  du  xix®  siècle  : 

Mab  la  messagère 
Fluette  et  légère  ! 
Elle  a  pour  char  une  coque  de  noix, 
Que  l'écureuil  a   façonnée  ; 
Les  doigts  de  l'araignée 
Ont  filé  ses  harnois. 
Durant  les  nuits  d'été,  dans  ce  mince  équipage. 
Galope  follement  dans  le  cerveau  d'un  page. 
Qui  rêve  espiègle  tour 
Ou  molle  sérénade. 
Au  clair  de  lune  sous  la  tour. 
En  poursuivant  sa  promenade, 
La  petite  reine  s'abat 
Sur  le  col  bronzé  d'un  soldat  ; 
Il  rêve  canonnades 
Et  vives  estocades... 
Le  tambour  !  la  trompette  !  il  s'éveille  et  d'abord 
Jure  et  prie  en  jurant  toujours  ;  puis  se  rendort 
,  Et  ronfle  avec  ses  camarades. 

C'est  Mab  qui  faisait  tout  ce  bacchanal  ! 
C'est  elle  encore  qui,  dans  un  rêve,  habille 
La  jeune  fille 
Et  la  ramène  au  bal. 
Mais  le  coq  chante,  le  jour  brille, 
Mab  fuit  coinine  un  éclair 
Dans   l'air  ! 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ 


85 


Voilà  ce  qui  reste  entre  les  doigts  du  poète  mondain  de  l'extraor- 
dinaire création  du  poète  anglais.  Il  ne  fallait  rien  moins  que  la  musi- 
que de  Berlioz  pour  faire  revenir  sur  les  traits  de  ce  pâle  canevas  la 
couleur,  la  grâce  et  la  vie  de  la  fantaisie  de  Shakespeare.  N'oublions 
pas  d'ailleurs  que  Berlioz  n'avait  pas  demandé  à  Deschamps  davan- 
tage ;  il  avait  lui-même  écrit  en  prose  le  texte  destiné  au  chant  et  le 
poète  n'avait  eu  qu'à  le  mettre  en  vers.  Il  s'en  était  en  somme  fort 
bien  acquitté  et  méritait  en  partie  du  moins  cet  éloge  de  Th.  Gautier, 
qui,  à  la  fm  de  son  compte  rendu  de  la  Presse,  du  11  nov.  1839, 
écrivit  :  «  M.  Emile  Deschamps,  homme  de  beaucoup  d'esprit  et 
poète  distingué,  a  distribué  avec  beaucoup  d'originalité  le  livret  du 
compositeur.  »  Ici  Gautier  exagère  sans  doute,  mais  il  peut  ajouter  en 
toute  sii'Cérité  :  «  Il  a  relevé  de  jolies  fleurs  poétiques  la  trame  du 
canevas  musical  et  satisfait  heureusement  les  doubles  exigences  de 
la  poésie  et  de  la  musique.  » 

Soumet,  dans  une  lettre  adressée  au  poète,  abonde  en  flatteries 
aimables  :  <s  Roméo  et  Juliette  !  Berlioz  et  Emile  Deschamps  !  ces 
noms  poétiques,  ces  noms  aimés  reviennent  de  toutes  parts,  cher 
ami,  et  réveillent  les  échos  de  ma  tombe  et  donnent  la  force  à  ma 
main  paralytique  de  soulever  ma  plume.  Les  notes  si  puissantes  de 
Berlioz  n'ont  pas  éclipsé  vos  beaux  vers  ;  il  faut  que  la  strophe  soit 
bien  éclatante  pour  se  faire  jour  à  travers  deux  cents  instruments, 
et  Jules  Janin  lui-même  ^,  dans  son  feuilleton  de  dimanche,  a  cons- 
taté ce  miracle...  »  (Collection  Paignard). 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  le  succès  de  la  symphonie  fut  grand. 
Fort  goûtée  à  l'étranger,  dans  les  tournées  que  Berlioz  fit  à  travers 
l'Europe,  elle  fut  celle  de  ses  œuvres  qu'il  put  faire  maintes  fois 
entendre  à  Paris  pendant  les  années  suivantes  -. 

1.  Il  n'y  a  qu'un  mot  relatif  au  librettiste  dans  le  compte  rendu  que  Jules  Janin 
consacra  le  29  nov.  1839  au  Concert  de  M.  Hector  Berlioz  —  Roméo  et  Juliette, 
symphonie  dramatique,  mais  il  est  aimable  en  effet  :  Après  avoir  loué  «  le  récitatif 
harmonique,  comme  l'appelle  Berlioz  »,  il  poursuit  :  «  Ce  petit  chœur,  comme 
il  l'appelle  encore,  se  compose  de  14  chanteurs  et  c'est  merveille  comme  ces 
14  chanteurs  nous  font  entendre  les  beaux  vers  de  M.  Emile  Deschamps.  » 

2.  Berlioz  écrit  à  E.  Deschamps,  le  9  janvier  1851  ; 

«  Mon  cher  Deschamps, 
«  Antony  m'apprend  que  vous  allez  revenir  habiter  Paris  ;  ne  manquez  pas  de  m'cnvoyer 
votre  nouvelle  adresse.  Nous  exécutons  à  la  fm  de  ce  mois  (mardi  28)  au  concert  de  la  Société 
Philharmonique,  les  quatre  premières  parties  de  Roméo  et  JulieUe  et  je  voudrais  vous  compter 
parmi  nos  auditeurs.  Dites-moi  si  vous  serez  rentré  à  Paris  à  cette  époque.  Le  concert  d'ail- 
leurs sera  beau,  je  l'espère.  Voyez  le  programme.  Ainsi  arrangez-vous  pour  y  assister.  Tout  à 
vous.  Mille  amitiés. 

«  H.  Berlioz.  » 
«  P.-S.  Je  vous  ferai  envoyer  des  billets  où  vous  voudrez.  » 
(Inédit  Collection  Paignard.) 


86  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

On  connaît  au  contraire  la  persistante  infortune  de  la  traduction 
qu'Emile  Deschamps  avait  faite  du  Roméo  de  Shakespeare.  Ce 
drame,  reçu  à  la  Comédie-Française,  en  1826,  n'y  fut  jamais 
joué.  Il  n'eut  pas  plus  de  chance  à  l'Odéon.  Mais  comme  Des- 
champs avait  remporté  en  1848  un  assez  vif  succès  avec  son 
Macbeth  ^  sur  la  scène  du  second  Théâtre  Français,  il  ne  déses- 
péra jamais  d'y  voir  son  Roméo  représenté.  Il  crut  sans  doute 
en  1853  avoir  trouvé  le  moyen  de  forcer  la  main  du  directeur, 
en  se  servant  de  l'influence  de  Berlioz,  car  voici  l'idée  «  impraticable  » 
qu'un  rêve  d'ambition  longtemps  caressé  lui  avait  inspirée  et  qu'il 
proposa  au  musicien.  Nous  ne  possédons,  pour  nous  bien  renseigner 
sur  elle,  que  la  réponse  de  Berlioz,  mais  elle  est  fort  heureusement 
très  claire  :  L'Odéon  aurait  monté  le  Roméo  de  Shakespeare,  traduit 
par  Deschamps,  et  dans  l'intervalle  des  entractes  on  aurait  joué 
des  fragments  au  moins  de  la  symphonie.  Quel  rêve  !  et  comme 
c'eût  été  beau  !  Le  musicien  n'en  peut  disconvenir.  Il  doit  ménager 
les  susceptibilités  d'un  poète  qu'il  aime,  mais  il  lui  montre  cependant 
que  son  projet  est  irréalisable.  Il  n'en  parle  pas  seulement  avec  la 
liberté  d'esprit  d'un  auteur  qui  lui,  du  moins,  a  le  bonheur  d'être 
joué  ;  Berlioz  est  généreux,  il  voudrait  éviter  à  Deschamps  l'épreuve 
d'une  déception. 

Tout  grand  artiste  qu'il  est  et  si  romantique  qu'on  le  suppose, 
l'ami  d'Edouard  Bénazet,  qui  a  mis,  par  son  incomparable  sens  de 
la  réclame,  la  ville  d'eau  de  Bade  ^  à  la  mode,  a  le  sens  pratique,  et 


1.  Berlioz  avait  assisté  à  l'une  des  représentations  de  Macbeth  en  1848.  Il 
remercie  Deschamps  et  lui  envoie  des  billets  pour  un  de  ses  concerts. 

«  Vendredi  soir. 
«  Mon  cher  poète, 
«  Pouviez-vous  croire  que  j'accepterais  de  quoi  que  vous  ayez  sans  chercher  à  vous  offrir  de 
quoi    que   je   puisse   avoir  ?...   J'avais  donc  demandé  à  Taylor  deux  places  que  j'ai   dans   ma 
poche  depuis  quatre  jours  et  que  voici.  Dieu  veuille  que  vous  trouviez  au  concert  la  dÎTcième 
partie  seulement  des  grandes  émotions  d'art  que  Macbeth  m'a  fait  éprouver  ! 

c  Adieu,  je  suis  si  fatigué  de  la  répétition  de  ce  matin  que  je  puis  à  peine  tenir  ma  plunie. 
«  Tout  à  vous, 

«  II.  Br.nLioz.  » 
(Inédit  Collection  Paignard.) 

2.  De  retour  d'Angleterre  à  Paris'le  10  juillet  1853,  Berlioz  terminait  son  feuille- 
ton des  Débats  par  cette  sorte  de  réclame  :  «  Tout  lo  monde  va  à  Bade  pour  le 
11  août,  allons  à  Bade  !»  Il  y  était  invité  par  Edouard  Bénazet,  son  futur  Mécène, 
et  voici  le  vivant  portrait  que  M.  Boschot,  dans  Je  3^  volume  de  ses  études  sur 
Berlioz,  a  tracé  de  cet  homme  d'affaires:  (i  Cet  Edouard  Bénazet  était  un  heureux 
risque-tout,  un  bon  garçon,  actif,  remuant,  plein  de  ressources  et  à  qui  les  aven- 
tures les  plus  périlleuses  avaient  réussi.  Né  sur  la  roulette,  entre  la  rouge  et  la 
noire,  fils  d'un  croupier  fameux,  qui  avait  jadis  présidé,  dans  le  galant  et  inter- 
lope Palais-Royal,  les  salons  du  grand  seize —  notre  Edouard  passe  par  le  Conser- 


# 


DESCHAMPS    ET    BERLÎZ  87 

c'est  de  Baden-Baden,  où  l'étonnant  homme'l'afFaires  l'a  invité, 
de  Baden-Baden  où  Berlioz  dirige  au  Casino  sa  Dmnation  de  Faust, 
qu'il  écrit  à  Deschamps  cette  intéressante  lettre  :    • 


Berlioz  a  E.   D, 

«  Baden-Baden,  14  aoîls(1848  ? 


,.\ 


«  Mon  cher  Deschamps, 

«  On  m'apporte  la  lettre  que  vous  m'avez  adressée  à  Paris.  Voh  idée 
de  faire  figurer  ma  symphonie  {notre  symphonie)  dans  la  représenttior 
de  Roméo  et  Juliette  est  de  tout  point  impraticable  ;  je  suis  obligé  à  n»n 
grand  regret  de  vous  l'avouer.  La  musique  n'a  point  de  place  dans  le  dramv 
de  Shakespeare  et  ma  partition  dure  deux  heures.  Cet  ouvrage  a  d'ailleurs 
été  composé  dans  une  intention  tout  autre  et  ne  pourrait  s'introduire 
dans  l'action  shakespearienne.  Enfin  tout  ce  qu'on  pourrait  faire   coûte- 
rait une  somme  telle  que  le  directeur  de  l'Odéon  ne  peut  sincèrement  y 
songer.  Supposons  qu'on  exécute  dans  les  entr  actes  la  Fête,   la   Scène   du 
Balcon,  la  Fée  Mab,  le  Com^oi  funèbre.  Ces  quatre  entr'actes  n'entraveront,  ' 
pas,  il  est  vrai,  la  marche  de  la  pièce  et  peuvent  servir,  j'en  conviens,  a 
donner  un  certain  attrait  à  la  représentation,  mais  l'orchestre  devra   être 
composé  de  80  musiciens  au  moins  et  le  chœur  de  50  choristes  au  moins. 
Or  cela  coûtera,  si  on  les  engage  pour  10  représentations  de  suppose)  au 
moins  50  francs  par  artiste,  c'est-à-dire  130  fois  50  f.  ;  de  plus  il  faudra  \ 

payer  un  grand  nombre  de  répétitions.  \ 

«  Je  pense  que  ces  dix  représentations  illustrées  (comme  disent  les 
libraires),  coûteraient  pour  les  musiciens  seulement  et  la  location  d'ins- 
truments et  les  menus  frais  de  copie  de  musique  au  moins  9.000  frcs. 
L'administration  de  l'Odéon  peut-elle  augmenter  ses  frais  d'une  pareille 
somme  ?  En  outre,  je  vous  avoue  que  l'exécution  d'une  pareille  partition, 
dirigée  par  un  autre  que  par  moi  serait  (à  Paris)  un  vrai  massacre.  Je 
voudrais  donc  conduire  moi-même  mon  ouvrage. 

vatoire  :  en  quelques  mois,  il  y  prend  une  teinture  de  musique  et  de  goût  théâtral, 
puis  se  lance  dans  les  affaires.  Après  des  avatars  invraisemblables,  le  voilà,  en 
1853,  une  puissance  mondaine.  —  C'est  lui  «  le  roi  de  Bade  ».  En  effet,  Baden- 
Baden,  fort  à  la  mode,  est  à  la  fois  ville  de  jeu  ville  d'eaux,  ville  de  femmes,  et 
notre  Edouard  Bénazet  y  est  le  fermier  de  la  roulette. 

«  Par  la  roulette,  il  tient  tout  :  Hôteliers,  teneurs  de  garnis  (avec  ou  sans  gar- 
niture féminine),  sociétés  de  steeple-chase  ou  de  tir  aux  pigeons,  journaux  bal- 
néaires, boutiquiers  de  tous  articles,  loueurs  de  voitures,  —  tout  ce  qui  sur  les 
étrangers...  dépend  de  ce  fermier  général  de  la  roulette.  Et  quel  agent  de  publicité  ! 
Un  agent  européen.  Tout  journal  à  clientèle  riche  (tels  les  Débats),  doit  compter 
avec  Bénazet,  cet  empereur  du  pair  ou  impair.  Il  lance  Baden-Baden...  Coups  de 
réclame...  Il  y  attire  pêle-mêle,  acteurs,  tragédiennes  et  comédiens,  virtuoses, 
prestidigitateurs,  danseurs,  chanteurs,  élégantes  et  demoiselles,  jockeys,  arti- 
ficiers. —  Pour  Bénazet,  le  fantaisiste  et  brillant  chroniqueur  des  Débats  est  un 
associé  précieux,  un  rabatteur.  Bénazet  l'invite,  lui  assure  un  gros  cachet.  Si  bien 
que  Berlioz,  au  moment  où  les  Parisiens  vont  à  la  campagne,  aux  eaux  ou  à  la 
mer,  lance  cette  mirifique  réclame  : 

«  Tout  le  monde  va  à  Bade,  pour  le  11  août,  allons  à  Bade  !  »  Cf.  Adolphe  Bos- 
•chot,  Le  Crépuscule  d'un  romantique,  Paris,  Plon-Nourrit,  1913,  in-S*^,  p.  Si 9-320. 


88  ÉMILEJESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

«  Puis  il  faudrait  i^endre  sur  les  places  du  public  trois  rangs  et  plus  de 
banquettes  pour  agmenter  l'emplacement  de  l'orchestre,  autre  dépense. 
Vous  voyez  que.ela  ne  se  peut. 

«  Je  ne  suisdu  reste  d'aucune  société  du  genre  de  celle  dont  vous  me 
parlez. 

«  Je  seraile  retour  à  Paris  le  25  ou  le  26  de  ce  mois.  Excusez-moi  de  vous 
répondrcxinsi  à  bâtons  rompus,  je  suis  au  milieu  des  répétitions  du  grand 
concerque  je  dirigerai  ici  mardi  prochain  et  par  la  chaleur  dont  nous 
jouirons,  c'est  un  métier  terrible.  Mais  l'entrepreneur  ^  fait  royalement 
les  hoses,  et  cela  marchera  et  nous  aurons  un  splendide  résultat. 
«  Je  regrette  bien,  mon  cher  poète,  de  vous  répondre  d'une  façon  aussi 
peu  encourageante  ;  mais  un  fait  est  un  fait,  quoi  qu'en  disent  les  doctri- 
naires, et  d'ailleurs  vous  savez  aussi  bien  que  moi  qu'en  musique  on  ne  se 
décide  jamais  (à  Paris)  à  faire  les  choses  qu'à-demi. 

P. -S.  —  Je  relis  votre  lettre,  la  réouverture  est  pour  le  1^^  septembre..» 
impossible. 

«  Mille  amitiés. 

«  Votre  tout  dévoué, 

«  H.  Berlioz. 
«  Je  serai  ici  jusqu'au  24.  » 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 


't>' 


Emile  Deschamps,  en  dépit  des  conseils  de  Berlioz,  dut  persister 
quelque  temps  dans  son  idée,  faire  des  démarches  et  aboutir  finale- 
ment à  un  échec.  Nous  n'avons  pas  la  lettre  où  il  racontait  à  son  ami 
l'insuccès  de  sa  tentative,  mais  la  réponse  de  Berlioz  est  une  des  plus 
aimables  lettres  de  consolation  qu'on  puisse  lire.  Elle  rend  d'abord  un 
hommage  délicat  au  caractère  du  poète,  que  les  déceptions  n'aigrissent 
pas  et  qui  recherche  dans  l'amitié  de  ceux  qu'il  admire  l'oubli  de 
ses  propres  déconvenues  ;  mais  elle  nous  révèle  surtout  l'élévation 
naturelle  des  sentiments  de  Berlioz.  On  s'est  peut-être  complaisam- 
ment  attaché  dans  les  belles  études  qu'il  a  inspirées,  ces  dernières 
années,  à  faire  ressortir  la  part  d'artifice  qu'il  y  eut  dans  son  attitude 
romantique  en  face  des  bourgeois  de  son  temps,  on  a  signalé  Pou- 
trance  du  personnage  shakespearien  qu'il  a  voulu  jouer;  et  le  fréné- 
tisme  de  ses  passions,  leur  volcanisme  exalté  jusqu'à  la  névrose,  ont 
été  impitoyablement  relevés  ;  cependant  quelle  élégance  morale  au 
sein  des  pires  excès  !  quelle  générosité  dans  sa  conduite,  et  quelle 
sincérité  d'accent  dans  son  style,  le  plus  spontané  qui  fut  jamais  ! 
S'il  est  vrai  que  la  grâce  de  quelques  ])ropos  ex]>rime  une  nature 
d'homme,  dans  la  lettre  suivante  éclate  le  désintéressement  d'une 
âme  d'artiste.  Berlioz  aurait  aimé  le  succès  et  les  aj)plaudissements 

1.  L'entrepreneur  n'est  autre  que  le  Bénazet  dont  il  a  été  question  plus  haut. 


DESCMAMPS    ET    BERLIOZ  89 

qui  lui  furent  trop  souvent  refusés.  Il  a  recherché  passionnément  la 
gloire  du  monde.  Mais-  comme  il  s'en  passe  aisément,  quand  dans  la 
solitude,  en  face  du  spectacle  de  la  nature,  il  revient  à  lui-même,  pur 
artiste,  génie  créateur  !  Virgile  alors  et  la  sérénité  de  l'idéal  classique 
dominent  ce  grand  cœur  pathétique,  avec  tout  le  cortège  des  senti- 
ments apaisés  : 

Berlioz  a  E.   Deschamps 

«  Saint-Germain,  samedi  31  oct. 

«  Je  serai  presque  lente,  mon  cher  Deschamps,  de  me  réjouir  des  impos- 
sibilités musicales  contre  lesquelles  nous  nous  sommes  heurtés,  puisqu'elles 
m'ont  valu  la  lettre  cordiale  et  charmante  que  vous  venez  de  m' écrire. 

«  Laissez-moi  vous  serrer  la  main  ;  rien  ne  me  ravit  comme  les  témoi- 
gnages d'affection  d'un  homme  d'esprit.  Les  arbres  épineux  produisent  si 
rarement  des  fruits  doux  et  savoureux...  Eh  bien  donc,  si  vous  le  voulez, 
désolons -nous  ensemble.  Oui,  c'eût  peut-être  été  beau.  Mais  peut-être 
aussi  la  musique  eut-ell'e  semblé  indiscrète,  en  prenant  une  aussi  large 
part  dans  la  représentation  de  votre  poème.  Elle  n'y  est  pas  impérieuse- 
ment appelée,  et  je  craignais,  je  l'avoue,  que  mes  longs  morceaux  sympho- 
niques  ne  produisissent  sur  l'auditoire  l'effet  de  longues  pièces  de  vers 
récitées  dans  un  concert  entre  les  diverses  parties  d'une  symphonie. 

«  Les  arts  sont  frères,  il  est  vrai,  mais  ce  sont  des  frères  jaloux.  Libre  à 
vous  de  dire  que  je  les  calomnie.  Mais  convenez  que  Paris  est  un  singulier 
monde  pour  les  artistes  qui  ont  quelques  velléités  de  faire  la  moindre  chose 
inusitée.  Je  suis  moins  sensible  que  vous  aux  contrariétés  de  toute  espèce 
que  nous  sommes  destinés  à  y  subir  ;  l'habitude  m'a  bronzé  ;  et  j'ai  vu 
tant  d'absurdités  du  genre  de  celle  qui  vous  afflige,  que  je  puis  maintenant 
à  coup  sûr  prévoir  qu'un  projet  est  irréalisable  seulement  parce  qu'il  est 
beau. 

«  Je  vous  remercie  de  l'aimable  soirée  que  vous  m'avez  fait  passer  avec 
vos  deux  aimables  convives.  Pourquoi  nous  voyons-nous  si  rarement  ? 
Informez-moi  du  moins  des  jours  où  vous  venez  à  Paris  et  souvenez-vous 
quelquefois  du  chemin  de  la  rue  de  Calais. 

«  Je  suis  en  ce  moment  chez  des  amis  à  S*-Germain.  On  m'a  installé  dans 
un  salon  exposé  au  soleil,  ouvert  sur  un  jardin  ayant  en  perspective  la 
vallée  de  Marly,  l'acqueduc  (sic),  des  bois,  des  vignes,  la  Seine  ;  la  maison 
est  isolée  ;  silence  et  paix  de  toutes  parts  ;  et  je  travaille  à  ma  partition 
avec  un  bonheur  inexprimable,  sans  songer  un  instant  aux  chagrins  qu'elle 
ne  manquera  pas  de  me  causer  plus  tard. 

«  La  vue  de  la  campagne  paraît  même  donner  plus  d'intensité  à  ma  pas- 
sion virgilienne. 

«  Il  me  semble  que  j'ai  connu  Virgile  ;  il  me  semble  qu'il  sait  combien 
je  l'aime.  Ne  vous  faites-vous  pas  aussi  cette  douce  illusion  ?...  Hier, 
j'achevais  un  air  de  Didon,  qui  n'est  que  la  paraphrase  du  fameux  vers  : 

«  Haud  ignara  mail  mlseris  succurrere  disco.  » 
«  Après  l'avoir  chanté  une  fois,  j'ai  eu  la  naïveté  de  dire  tout  haut  : 


^0  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

«  C'est  cela,  n'est-ce  pas,  cher  Maître  ?  Sunt  lacrymae  rerum  ?  »  Comme  si 
Virgile  eût  été  là. 

«  Adieu,  mille  souhaits  pour  la  prochaine  représentation  de  votre  Roméo, 
<jui  a  bien  assez  de  la  musique  de  vos  vers. 
«  Votre  tout  dévoué. 

«  Hector  Berlioz.  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

S'il  était  nécessaire  de  mesurer  jusqu'à  quel  degré  d'intensité 
s'élevait  dans  l'âme  du  plus  shakespearien  des  romantiques  français 
l'amour  de  Virgile  et  le  goût  de  la  beauté  classique,  il  faudrait  étudier 
•encore  la  lettre  suivante  ; 

Berlioz  a  Emile  Deschamps 

«  Mon  cher  Deschamps, 

«  Je  savais  déjà,  par  un  billet  d'Antony,  votre  rechute  et  vos  souffrances 
«t  je  regrettais  vivement  d'être  esclave  au  point  de  ne  pouvoir  aller  à 
Versailles  passer  une  heure  auprès  de  votre  lit. 

«  Il  faut  que  vous  ayez  un  grand  fonds  de  bonté  pour  songer  à  m' écrire, 
malade  comme  vous  l'êtes  !  Les  gens  bien  portants  ont  déjà  tant  de  peine 
à  penser  à  leurs  amis  ! 

«  Antony  n'a  pas  pu  assister  à  cette  lecture  qui  en  effet  a  été  très  heureuse. 
J'achève  en  ce  moment  la  partition,  après  dix-huit  mois  de  travail. 

«  Que  deviendra  cette  énormité  ?  Dieu  le  sait  !  Encore  il  n'est  pas  sûr 
qu'il  le  sache.  Mais  en  écrivant  cela,  j'ai  cédé  à  un  entraînement  irrésis- 
tible ;  j'ai  satisfait  une  violente  passion  qui  éclata  dans  mon  enfance  et  n'a 
fait  depuis  lors  que  grandir. 

«  De  quoi  me  plaindrais-je  donc  si  l'ouvrage  n'est  jamais  joué  ?... 
Toutes  ces  créatures  des  poèmes  antiques  sont  si  belles  !  tout  ce  monde 
animé  de  passions  épiques  parle  un  si  harmonieux  langage  !  La  musique 
«st  là  dans  son  élément.  Mais  où  trouver  une  Cassandre  ? 

«  Cette  sublime  Priameia  virgo  n'existe  pas  a  coup  sûr  à  l'Opéra  de 
Paris. 

«  Où  trouver  une  Didon  ? 

«  Où  trouver  Enée  ?  lequel  de  nos  ténors  saurait  porter  héroïquement  le 
houclier  et  dire  noblement  en  embrassant  Ascagne  : 

«  D'autres  t'enseigneront,  enfant,  l'art  d'èlre  heureux. 
«  Je  ne  t'apprendrai,  moi,  que  la  vertu  guerrière, 

«  Et  le  respect  des. Dieux. 
«   Mais  révère  en  Ion  cœur  et  garde  en  la  mémoire 
«   Et  d'Enée  et  d'Hector  les  exemples  de  gloire.  » 

El  pntér  Aeneas  et  ai^unculus  excilat  Hector. 

i  «  Je  suis  comme  Robinson  quand  il  eut  achevé  son  grand  canot  ;  il  ne 
me  manque  plus  que-la  mer  et  un  bon  vent.  Or.  le  vent,  en  ce.  cas,  c'est 
le  public  ;  et  je.  tiens  le  public  parisien  pour  absolument  incapable  de  ne 
pas  apporter  à  la  représentation  d'un  semblable  ouvrage  les  idées  les  plus 
])latenient  saugrenues  :  il  attendra  toujours  la  l\>lka  ou  la  Redowa  qui 
.•doit  lé  dédommager  du  rest^. 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ 


91 


«  Mais   qu'importe  ! 

«  Je  n'ai  pas  osé  vous  écrire,  mon  cher  Deschamps,  pour  cette  soirée, 
parce  que  je  trouvais  tout-à-fait  indiscret  et  prétentieux  de  vous  demander 
de  venir  de  Versailles  entendre  des  vers  d'amateur  ou  de  musicien,  ce  qui 
revient  au  même. 

«  Antony  étant  à  Paris,  mon  invitation  était  un  peu  moins  ridicule. 
«  Mille  amitiés  et  autant  de  souhaits  pour  votre  prompt   rétablisse- 
ment. 

«  Hector  Berlioz. 
«  3  mars  1858.  » 

(Inédit.   Collection    Paignard.) 

Quant  à  Emile  Deschamps,  quel  était-il  aux  yeux  de  Berlioz  ? 
Le  regard  romantique  ne  modifie  point,  autant  qu'on  le  prétend,  les 
proportions  des  hommes  et  des  choses.  Berlioz  appréciait  chez  Emile 
Deschamps  le  charmant  héritier  de  l'esprit  du  xviii^  siècle,  et  le 
petit  mot  qui  suit  en  fait  foi  : 

«  Mon   cher  Deschamps, 

«  Tirez-moi  de  peine  ;  je  cherche  inutilement  depuis  quelques  jours  une 
chanson  que  je  croyais  être  du  contemporain  de  Parny,  le  petit  Anacréon 
musqué  Bertin.  J'avais  mis  en  musique  autrefois  cette  niaiserie  et  mainte- 
nant un  éditeur  veut  la  faire  figurer  dans  un  recueil  de  morceaux  de  cette 
espèce. 

«  Je  n'en  ai  que  le  premier  couplet  que  voici  : 

«  Lise  guettait  une  fauvette 

Dans  un  buisson, 
«  Tout  auprès  TAmour  en  cachette 

Guettait   Lison. 

«  L'oiseau  s'enfuit.  Lison  surprise 

Par  un  amant 
«  Au  trébuchet  se  trouva  prise, 

Ne  sait  comment. 

«  J'ai  eu  beau  feuilleter  deux  petits  volumes  de  Bertin,  je  n'y  trouve 
point  ma  chanson.  Peut-être  pourrez-vous  me  dire  où  elle  est,  et  m'en- 
voyer  la  suite.  Si  vous  n'en  découvrez  pas  l'auteur,  qui  est  à  coup  sûr  un 
de  ces  poétillons  de  l'époque  de  Parny,  ma  foi  !  je  ne  vais  pas  par  quatre 
chemins,  et  je  vous  prie  tout  net  de  me  faire  trois  autres  couplets. 

«  Pardon  de  cette  nouvelle  audace  que  j'ai  de  vous  ennuyer  encore  et 
croyez  à  la  sincère  amitié  de  votre  tout  dévoué. 

«  H.  Berlioz. 
«  15,  rue  de  La  Rochefoucauld.  » 
«  Paris,  15  mai.  » 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Deschamps,  chargé  par  Berlioz  de  compléter  Parny,  de^  continuer 
Bertin  !  Voilà  de  la  bonne  et  fine  critique  !  Berlioz-  le  remercie >  de 
n'avoir  point  déçu  son  attente  par  ce  petit  pot-pourri  facétieux  qu'on 
va  lire  : 


% 


92  emile  desckamps  et  la  musique 

Berlioz  a   E.   Deschamps. 

((  21   mai  1849. 
«  Mon  cher  poète, 

«  Je  vous  remercie  forty  thousand  times  ;  la  vostra  canzonetta  is  very 
charming,  and  perfectly  taillata  per  la  musica.  Your  poetry  sur  les  folies 
socialistes  is  magnificently  true  and  truly  magnificent.  Inveni  quatuor 
amicos  inter  ces  beaux  vers...  you  understand  ?...  (Et  Dieu  qui  tient  en 
main,  etc..)  Je  vous  enverrai  le  recueil  dès  qu'il  aura  paru. 

«  Good  morning 
«  Schiav  !   [sic] 

«  H.  Berlioz. 
«  15,  rue  de  Larochefoucauld. 

«  Puis-je  donner  votre  nom  à  Lison  ?  Elle  y  a  16  droits  ;  c'est  pour  vous 
une  honete  (sic)  dose  de  paternité.  » 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Le  ton  de  cette  correspondance  n'est  pas  toujours  aussi  plaisant. 
L'âge  qui  vient,  jette  sur  elle  une  ombre  de  mélancolie.  A  propos 
d'une  édition  allemande  de  leur  symphonie,  que  prépare  Théodore 
Ritter,  Berlioz  rappelle  à  Deschamps  que  leur  collaboration  remonte 
déjà  à  vingt  et  un  ans  ;  il  l'invite  à  venir  écouter  chez  lui  chanter  au 
piano  —  puisqu'il  s'agit  d'une  réduction  de  la  partition  pour  cet 
instrument,  —  Roméo,  Juliette,  et...  tout  leur  passé. 

[1861]. 
«  Mon   cher   poète. 

«  Le  jeune  Théodore  Ritter  (un  grand  musicien  de  seize  ans)  vient  de 
réduire  pour  piano  seul  l'orchestre  de  notre  symphonie,  pour  une  édition 
allemande  qui  va  être  imprimée  à  Leipzig.  Ce  travail  fait  sous  mes  yeux  et 
très  bien  fait,  sera  publié  avec  le  double  texte  allemand  et  français.  Ritter 
se  propose  de  nous  jouer  l'œuvre  entière  chez  Pleyel,  rue  Rochechouart, 
lundi  prochain  à  2  heures.  Si  vous  étiez  libre  à  ce  moment  de  la  journée, 
je  serais  bien  enchanté  qu'il  vous  fût  possible  de  venir  applaudir  notre 
virtuose,  et  nous  causerions  au  sujet  de  l'Odéon. 

«  Il  y  aura  une  dizaine  d'auditeurs  ;  venez,  cela  nous  rajeunira...  Il  y  a 
21  ans  que  nous  avons  chanté  Juliette  et  Roméo,  et  nous  ne  sommes  pas 
comme  ces  illustres  amants,  qui  restent  et  resteront  toujours  jeunes. 
Si  Antony  voulait  venir,  je  serais  bien  aise  de  lui  serrer  la  main  :  Aver- 
tissez-le. 

«  Mille  amitiés.  Votre  tout  dévoué, 

«  Hector  Berlioz. 
«  4,  rue  de  Calais, 

«  Jeudi  soir.  » 

(Inédit.  Collection  Paignard.) 


DESCHAMPS    ET    BERLIOZ  '  93 

Une  autre  fois,  sous  le  coup  d'un  deuil  cruel  ^,  le  vieil  artiste,  épuisé, 
succombe  à  son  émotion  et,  ce  n'est  qu'un  sanglot  désolé  : 

«  19  juin  1862. 

«  Ah  !  merci,  mon  cher  Deschamps,  pour  votre  charitable  lettre.  Oui,  le 
coup  a  été  affreux.  Elle  s'attendait  à  cette  mort,  mais  j'étais  fort  loin  de 
m'y  attendre.  Je  ne  sais  trop  comment  je  vais  achever  maintenant  ma  vie 
isolée.  Je  n'espère  qu'en  mes  amis.  Vous  venez  de  me  prouver  que  je  n'ai 
pas  tort  de  compter  sur  eux.  Dès  que  je  le  pourrai,  j'irai  vous  voir,  puisque 
je  sais  que  vous  êtes  aussi  un  isolé  et  de  plus  souffrant  et  malade. 

«  A  vous  de  cœur  et  de  reconnaissance. 

'  «  H.  Berlioz. 

(Inédit.    Collection    Paignard). 

*■ 

Nous  ierminerons  cet  examen  rapide  des  sentiments  divers  que  les 
circonstances  inspirèrent  à  Berlioz  et  à  Deschamps  l'un  pour  l'autre 
au  cours  d'une  longue  amitié,  par  ce  témoignage  de  reconnaissance 
du  grand  artiste  envers  l'amateur  exquis,  qui  savait  si  bien  admirer  : 
Deschamps,  sortant  d'un  concert  organisé  par  Berlioz,  avait  dû  lui 
adresser  quelques  vers  enthousiastes.  Berlioz  lui  répond  : 

«  Mon  cher  Deschamps.  Je  vous  remercie  d'abord  de  vos  beaux  vers,  et 
puis  encore  de  la  bonne  amitié  qui  les  a  dictés.  Je  vous  assure  (c'est  naïf, 
j'en  conviens)  que  rien  ne  me  rend  heureux,  quand  il  y  a  succès  coram 
populo,  autant  que  les  suffrages  des  intelligences  d'élite  telles  que  la  vôtre. 
II  me  semble  que  vous  autres  altissimi,  vous  daignez  descendre  jusqu'à  la 
foule,  et  vous  mêler  à  elle  pour  fêter  un  ami.  Et  c'est  là  ce  qui  me  touche, 
bien  plus  que  les  démonstrations  bruyantes,  bien  plus  que  tout...  » 
(Inédit.  Collection  Paignard.) 

Ces  paroles  si  simples,  jaillies  du  cœur  de  Berlioz,  sont  un  hom- 
mage rendu  au  rôle,  que  Deschamps  joua  toute  sa  vie,  entre  les  grands 
artistes  de  son  temps  et  le  public.  Lui  qui  aurait  pu  jouir  en  égoïste 
épicurien  de  la  compagnie  des  intelligences  d^ élite,  à  laquelle  il  appar- 
tenait par  droit  de  naissance,  il  daigna  descendre  jusqu'à  la  foule  et 
se  consacrer  à  répandre,  à  organiser  la  gloire  de  ses  amis. 


1.  Berlioz  venait  de  perdre  sa  seconde  femme,  Marie  Berlioz-Recio.  Une  crise 
cardiaque  l'avait  foudroyée  le  13  juin  chez  des  amis,  à  Saint-Germain-en-Laye. 
La  douleur  de  Berlioz  fut  extrême.  Le  transfert  du  corps  eut  lieu  le  lendemain  de 
Saint-Germain  à  Paris,  dans  l'appartement  qu'habitait  Berlioz,  rue  de  Calais. 
Et  c'est  le  lundi  16  juin  qu'il  enterra  Marie,  non  loin  de  la  tombe  où  dormait 
Henriette  Smithson,  l'Ophélia  de  sa  jeunesse.  Cf.  Adolphe  Boschot,  Le  Crépuscule 
d'un  romantique,  Paris,  Plon-Nourrit,  1913,  in-8°,  p.  556. 


IX 


DESCHAMPS    ET    LA    ROMANCE 


En  somme,  Emile  Deschamps  a  collaboré  rarement  à  de  grandes 
œuvres  musicales,  et  si  nous  avons  rapproché  son  nom  de  celui  de 
Scribe,  ce  n'est  point  à  cause  de  la  fécondité  de  sa  production.  Si 
nous  ajoutons  aux  livrets  qu'il  écrivit  pour  la  symphonie  de  Roméo, 
pour  les  opéras  de  Stradella,  des  Huguenots,  de  Don  Juan,  le  livret 
qu'il  composa,  sur  la  demande  d'Amédée  de  Beauplan^,  pour  un  opéra- 
comique  en  un  acte,  intitulé  le  Mari  au  bal  (représenté  sur  le  théâtre 
royal  de  F  Opéra-Comique,  le  25  octobre  1845),  et  le  livret  d'une  can- 
tate de  Bazin  ^,  intitulée  :  Loyse  de  Montfort,  (couronnée par  l'Institut 
en  1862),  nous  n'aurons  plus  à  énumérer  que  des  projets  restés  à 
l'état  d'ébauches  et  dont  nous  avons  trouvé  l'indication  dans  une 
note  de  ses  manuscrits  ^. 

4.  Amédée  Rousseau,  dit  de  Beauplan,  né  à  Versailles  en  1790,  mort  à  Paris  le 
24  déc,  1853,  était  le  fils  d'un  maître  d'armes  des  enfants  de  France,  et  le  neveu 
de  Ml"®  Campan  et  de  M"*®  Auguier,  attachées  au  service  de  Marie-Antoinette, 
Cet  enfant  du  peuple,  frotté  d'élégance,  sut  rester  toute  sa  vie  un  amateur  et  un 
dilettante.  Il  eut  comme  peintre  au  Salon  quelques  succès,  mais  ce  sont  8es 
romances,  ses  nocturnes  et  ses  chansonnettes  qui  illustrèrent  le  nom  du  poète- 
musicien.  Voici  quelques  titres  :  Le  Pardon,  l'Ingénue,  Bonheur  de  se  revoir,  la 
Valse  du  petit  Français,  l'Anglais  mélomane,  l'Enfant  du  régiment. 

Outre  l'opéra-comique  qu'il  composa  sur  le  livret  d'Emile  Deschamps,  il  donna 
à  rOpéra-Comique,  l'Amazone,  en  1830,  et  à  la  Comédie-Française,  le  Susceptible, 
comédie  en  un  acte,  1839.  Il  écrivit  quelques  autres  comédies- vaudeville  :  La 
dame  du  second,  en  1840,  La  Villa  Duflot,  en  1843,  Deux  filles  à  marier  (1844),. 
Oui  6i  Tîon  en  1846. 

2.  Bazin  (François-Ehimanucl- Joseph),  né  à  Marseille  le  4  sept.  1816,  mort  à 
Paris,  le  2  juillet  1878,  fut  un  des  plus  brillants  élèves  du  Conservatoire  de  Paris. 
Il  y  revint  comme  professeur  de  solfège  et  d'harmonie.  Parmi  ses  œuvres  les  plus 
heureusement  inspirées,  on  peut  citer  le  Trompette  de  M.  le  Prince  (1846),  Le 
Malheur  d'être  jolie  (1847),  La  nuit  de  la  Saint-St/h^estre  (1849),  Madelon  (1852), 
Maître  Pathelin  (1856)  et  surtout  le  Voyage  en  Chine  (1865),  le  plus  joyeux  et  le 
plus  connu  de  ses  opéras-comique,  et  dont  le  livret  était  de  Labiche  et  de  Dela- 
cour. 

3.  1  livret  d'opéra  en  2  actes  et  4  tableaux,  sous  ce  titre  :  L'Ange  serviteur,  pour 
la  musique  de  Meyerbeer. 

1  livret  pour  l'opéra  de  Vaucorbeil,  intitulé  les  Francs- Juges. 

1  livret  pour  l'opéra-buffa  du  même  musicien,  intitulé  la  Jeune  esclave. 

1  livret  pour  l'opéra-boulle  en  l.acte,  composé  avec  Eniilicn  Pacini,  sous  le 


DESCHAMPS     ET    LA     ROMANCE  95 

Lui-même  il  le  confesse,  dans  la  lettre  adressée  à  Fr.  Grille,  que 
nous  avons  citée  plus  haut  :  «  Ma  littérature  n'est  pas  au  théâtre,  ni 
mes  goûts,  ni  mes  habitudes.  Le  hasard  m'y  a  jeté  et  l'amitié  de 
quelques  compositeurs...  »  Il  devrait  ajouter  aussi  l'amour  de  la 
musique  et  le  goût  des  succès  mondains.  C'est  cette  faiblesse  qui 
le  fit  rechercher  des  compositeurs  de  romances.  Il  était  capable 
de  traduire  en  vers  presque  sur-le-champ  les  notes  des  mélodies 
qu'il  entendait  et  fut  un  des  paroliers  les  plus  à  la  mode  sous  la 
monarchie  de  Juillet  ^.  Aussi  de  nombreux  musiciens,  par  reconnais- 
sance autant  que  par  goût,  se  sont-ils  maintes  fois  inspirés  de  ses 
poésies.  Il  cultiva  d'ailleurs  toute  sa  vie  avec  prédilection  ce  genre 
déchu  aujourd'hui,  mais  autrefois  si  apprécié  de  la  romance,  où  la 
musique  s'unissait  naturellement  à  la  poésie. 

•  Il  faut  remarquer  avant  toutes  choses  combien  cette  union  aurait 
pu  être  féconde  dans  notre  littérature  du  xix^  siècle,  et  ppurquoi  elle 
ne  l'a  point  été.  C'est  par  la  romance  que  le  renouvellement  de  la 
poésie  lyrique  a   commencé  au   xviii^  siècle  en   France  aussi  bien 

titre  de  :  La  Rivale  de  Frosine,  pour  la  musique  de  M.  Renard  de  Vilbac  (daté  du 
mois  d'août  1862). 

1  livret  pour  un  opéra  en  5  actes  tiré  d'Hamlet,  par  Emile  Deschamps  et  Emilien 
Pacini,  pour  la  musique  de  M.  Henri  de  R.  (illisible)  (daté  du  mois  d'août  1862, } 

1.  Il  était  si  à  la  mode  en  ce  temps-là  qu'un  jeune  musicien  le  priait  bien  res- 
pectueusement d'écrire  pour  lui  quelques  couplets.  Ce  jeune  musicien  s'appelait 
Richard  Wagner. 

«  Paris,  ce  28  sept.  1840. 

«  Monsieur.  La  grande  complaisance  avec  laquelle  vous  avez  bien  voulu  agréer  ma  prière  de 
me  faire  quelques  couplets  me  rend  assez  hardi  pour  vous  prier  de  vous  occuper  le  plus  tôt 
possible  de  mon  affaire,  parce  que  M''  Pillet  veut  m'accorder  sous  peu  de  jours  une  petite 
audience,  où  je  voudrais  lui  faire  entendre  les  couplets  en  question. 

«  Agréez,  Monsieur,  l'assurance  de  la  plus  haute  considération  avec  laquelle  j'ai  l'honneur 
d'être  votre  tout  obligé  serviteur. 

Richard  Wagner, 

«  25,  rue  du  Helder.  » 

Dans  une  autre  lettre,  malheureusement  sans  date,  Wagner  écrit  à  Deschamps 
que  pour  lui  complaire,  il  fera  dans  la  Gazette  musicale,  sans  doute,  un  compte- 
rendu  des  romances  de  M™®  Molinos,  une  amiç  du  poète  : 

«  Monsieur.  C'est  avec  plaisir  que  je  me  chargerai  du  compte  rendu  de  l'album  de  Mad.  Mo- 
linos :  seulement  comme  je  voudrais  faire  de  la  réclame,  un  article,  et  entrer  dans  quelques 
détails,  ce  que  je  ne  pourrais  faire  qu'en  parcourant  les  romances,  il  me  faudrait  d'abord  un 
exemplaire.  Je  vous  prie  de  me  l'envoyer  le  plus  tôt  possible,  afin  que  mon  article  puisse 
paraître  dans  le  numéro  prochain  de  jeudi. 

«  Agréez,  Monsieur,  l'assurance  de  la  parfaite  considération  de  votre  très  obligé  serviteur. 

Richard  Wagner, 
«  25,  rue  du  Helder.  » 
[De  la  main  d'Emile  Deschamps,  en  bas  :  Gazette  musicale.] 
(Collection  Paignard.) 

Le  futur  auteur  de  l'Or  du  Rhin  et  de  Parsifal,  rendant  compte  obscurément 
sous  Louis-Philippe,  dans  une  revue  musicale  quelconque,  d'un  humble  album 
de  romances  à  la  mode,  c'est  pour  le  moins  imprévu. 


96  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

qu'en  Angleterre  et  en  Allemagne.  Mais,  tandis  que  dans  ces  deux 
pays,  le  rapprochement  des  deux  arts  avait  eu  pour  effet  de  mettre 
le  lyrisme  en  contact  avec  les  sources  de  la  poésie  populaire,  et,  dans 
une  époque  de  réflexion  et  de  culture,  de  remplir  d'une  atmosphère 
toute  fraîche,  d'une  inspiration  naïve,  d'une  couleur  primitive,  les 
ballades  d'un  Robert  Burns,  les  lieds  d'un  Gœthe,  les  poèmes  d'un 
Uhland,  en  France,  la  force  de  la  tradition  mondaine  gêna  le  déve- 
loppement d'une  pareille  éclosion.  Ce  n'est  qu'à  la  fm  du  siècle  der- 
nier, à  partir  de  1870,  que  le  génie  lyrique  de  la  France  meurtrie, 
repliée  sur  elle-même,  revint  aux  sources  populaires,  s'inspira  fran- 
chement de  la  tradition  provinciale.  Cette  renaissance  de  la  poésie 
locale  fut-elle  la  cause  ou  l'effet  des  études  folkloristes  auxquelles 
des  esprits  comme  Gaston  Paris  donnèrent  une  vigoureuse  impulsion 
dès  1866  ?  c'est  ce  qu'il  est  difficile  à  dire.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'inspira- 
tion de  nos  grands  lyriques  romantiques  si  personnelle  et  si  originale 
Cependant,  est  de  qualité  bien  plus  mondaine  et  littéraire  que  celle 
de  leurs  rivaux  allemands  ou  anglais.  Nourris  aux  lettres  antiques, 
plus  pénétrés  qu'ils  ne  le  croyaient  eux-mêmes  des  préjugés  classiques, 
et  curieux  de  littérature  étrangère,  ils  n'ont  que  rarement,  pour  ne 
pas  dire  jamais,  tourné  les  yeux  vers  les  sources  de  la  poésie  populaire, 
et  c'est  à  peine  si  l'on  pourrait  citer,  pendant  la  période  romantique, 
parmi  les  premiers  folkloristes,  Gérard  de  Nerval,  Nodier,  Pierre 
Dupont  et  Champfleury. 

Emile  Deschamps  est  encore  à  cet  égard  un  témoin  bien  intéressant 
de  son  temps.  Il  a  adoré  la  romance,  il  a  écrit  des  romances  toute  sa 
vie.  Or,  combien  de  fois  eut-il  l'idée  de  sortir  des  salons,  où  on  l'applau- 
dissait, pour  regarder  au  moins  la  carte  de  la  France  poétique  ?  Je 
ne  peux  pas  dire  que  cette  idée  ne  lui  vint  pas,  puisqu'on  relève  dans 
ses    œuvres  l'adaptation  d'une  ballade  bretonne  ^  et  la  traduction 


1.  Sur  le  développement  de  la  poésie  provinciale,  voir  dans  les  Nouveaux  Lundis 
de  Sainte-Beuve,  le  premier  article  consacré  à  la  Poésie  en  1865  (Edition  M.  Lévij, 
1868,  tome  X,  p.  124)  ;  le  critique  y  parle  du  recueil  d'un  poète  bourguignon, 
L.  Goujon,  et  il  ajoute  :  «  Le  volume  de  M.  L.  Goujon,  par  une  de  ses  dédicaces, 
m'avertit  qu'il  y  a  eu  dans  ces  dix  dernières  années  tout  un  groupe  de  poètes 
provinciaux,  rallié  à  l'appel  de  Thaïes  Bernard,  et  qui  formait  —  qui  forme  peut- 
être  encore  —  l'Union  dos  poètes  ".  Sainte-Beuve  constate  en  note  que  «  cette 
Union  subsiste  ».  Thaïes  Bernard  était  lié  avec  Deschamps. 

Voici  la  lettre  qu'il  écrivait  le  18  avril  1870  au  vieux  poète  : 
«  Cher  et  excellent  maître, 

«  Puisque  vous  voulez  bien  patronner  les  Mélodies  pastorales,  pcrmotloz-moi  de  vous  demander 
voire  spus(Mii)lion  (2  l'r.  50  en  timbres-poste)  pour  la  S**  livraison  qui  va  paraître.  J'y  ai  inséré 
une  assez  (Viande  quatitité  de  chants  bretons  tirés  du  recueil  publié  récemment  par  M.  Luzel, 
car  je  vous  dirai  que  i)our  me  distraire  île  cet  abominable  hiver  »jui  vient  de  nous  enlacer, 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE  97 

de  deux  poésies  de  Jasmin  ^.  Elles  sont  là  pour  témoigner  ds  la  curio- 
sité toujours  en  éveil  de  son  esprit  ;  mais  l'interprétation  littéraire 
qu'il  en  donne,  suffirait  pour  prouver  à  ceux  qui  ne  le  sauraient  pas, 

je  me  suis  mis  à  étudier  la  langue  bretonne  sous  la  direction  d'un  maître  qui  ne  sait  ni  lire  ni 
écrire,  ce  qui  me  console  du  peu  de  rapidité  de  mes  progrès  dans  cet  idiome  compliqué...  » 

Sainte-Beuve  n'avait  pas  manqué  dans  son  3®  article  sur  la  Poésie  en  1865,  de 
signaler  le  poète  breton,  dont  parle  Thaïes  Bernard  dans  sa  lettre  à  Emile  Des- 
champs, «  M.  Luzel  qui  vient,  écrit-il,  de  publier  un  recueil  de  poésies  bretonnes 
et  en  pur  breton,  avec  traduction,  il  est  vrai.  Cette  tentative  qui  n'est  point 
la  seule  de  son  espèce,  et  qui  se  rattache  à  tout  un  mouvement  provincial  en  faveur 
des  anciens  idiomes  ou  patois,  vaut  pourtant  la  peine  qu'on  la  remarque...  » 

L'intérêt  du  mouvement  déterminé  en  Provence  par  Mistral  et  Roumanille 
n'échappa  point  à  Emile  Deschamps  comme  en  témoignent  le«  strophes  dédiées 
à  Adolphe  Dumas.  Cf.  ses  Œuvres  complètes,  tome  I,  p.  137. 

1.  Jasmin  est  un  des  rares  poètes  régionaux  que  le  Paris  romantique  ait  connu 
et  apprécié.  Révélé  par  Charles  Nodier,  qui  écrivit,  dans  le  Temps  du  10  octo- 
bre 1835,  un  article  élogieux  sur  les  Papillotas  du  perruquier  d'Agen,  il  fut  l'objet 
de  deux  études  de  Sainte-Beuve,  parues  l'une  dans  la  Rei^ue  des  Deux-Mondes 
de  mai  1837,  l'autre  dans  le  Constitutionnel  du  7  juillet  1851.  Le  grand  critique 
comparait  tour  à  toUr  à  Théocrite,  à  Manzoni,  à  Gray,  voire  même  au  Lamartine 
de  Jocelyn,  mais  à  un  Lamartine  qui  se  défierait  de  l'improvisation  et  unirait 
le  travail  au  génie,  l'auteur  de  ces  belles  idylles  :  L'Aveugle  de  Castel-Cuillé, 
Marthe  l'Innocente,  et  Mes  soui^enirs.  C'était  la  gloire,  une  gloire  méritée.  Le 
16  mars  1843,  Emile  Deschamps,  dans  des  strophes  adressées  à  Jasmin,  le  plaçait 
au  rang  des  grands  poètes  : 

La  France  en  compte  cinq  ou  six...  et  vous  en  êtes  ! 

Le  poème  dédié  en  1837  par  Jasmin  A  M.  Silvain  Dumon,  député,  qui  aidait 
condamné  à  mort  la  langue  gasconne,  est  une  belle  apologie  du  patois.  Il  a  tenté 
Emile  Deschamps,  que  le  patriotisme  local  de  Jasmin  avait  touché.  Il  voulut  le 
traduire  en  «  langue  francimande  »  et  n'y  a  pas  mal  réussi.  La  copie  moins  savou- 
reuse que  le  texte  gascon  en  reproduit  cependant  le  mouvement  général,  la  variété 
rythmique.  On  y  retrouve  avec  plaisir  les  fragments  de  chansons  populaires  que 
Jasmin  avait  insérés  dans  son  poème  et  qui  sont  rendus  par  Deschamps  avec 
autant  de  bonheur  que  d'exactitude  : 

•    •••••••• » 

Tenez  :  la  mariée...  Entendez-vous  là-bas  ? 
• —  «  Elle  pleure,  ta  mère  I 

Et  tu  t'en  vas  ! 
Pleure,  pleure,  bergère... 
Je  ne  peux  pas  !» 

Tenez  :  le  métayer,  interrompant  l'ouvrage. 
Qui  crie  aux  jeunes  pastoureaux  : 
Enfants,  renfermez  les  agneaux, 
L'arc  en  ciel  du  matin,  —  orage  !  — 
Tire  les  bœufs  du  labourage.  » 

Tenez  :  le  tonnelier,  sous  des  berceaux  touffus. 
Qui  chante  au  bruit  confus 
Des  marteaux  sur  les  fûts  : 

«  Allons,  vigneron,  vigneronne, 
Frappons  tous  tonneaux  et  cuviers  ; 
Frappons  fort,  car  mai  qui  bourgeonne. 
Emplit  la  cuve  et  les  celliers.  » 


98  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

à  quel  point  son  talent  était  peu  fait  pour  traduire  les  chants  libres 
et  simples  de  la  poésie  populaire  ^. 

Il  faut  considérer  Emile  Deschamps  dans  l'atmosphère  brillante 
des  salons  de  la  Restauration  et  de  la  monarchie  de  Juillet.  Il  avait 
dû,  quand  il  était  jeune,  chanter,  dans  le  salon  de  son  père,  les  ro- 
mances qui  avaient  charmé  la  cour  de  Marie-Antoinette  et  la  société 
aristocratique  pendant  la  Révolution  :  Que  ne  suis-je  la  fougère  ? 
œuvre  charmante  de  Ribouté,  et  la  délicieuse  poésie  de  Fabre 
d'Eglantine  :  //  pleut,  il  pleut,  bergère  !  que  Simon  mit  en  musique, 
ou  encore  le  pauvre  Jacques  de  la  marquise  de  Travenet.  Et  lui-même, 
sous  le  Directoire  et  pendant  le  Premier  Empire,  il  avait  entendu 
Garât,  l'admirable  chanteur,  et  Dalvimare,  le  célèbre  harpiste, 
Blangini,  qui  fut  aimé  de  Pauline  Borghèse,  et  Plantade,  le  maître 
de  chapelle  de  la  reine  Hortense.  C'étaient  alors  les  maîtres  de  la 
romance.  Cette  dernière  princesse  les  accueillait  avec  faveur  :  on 
chantait  auprès  d'elle,  dans  le  somptueux  hôtel  de  la  rue  Laffitte, 
ces  chansons  aujourd'hui  vieillies,  qui  disaient  la  guerre  et  l'amour  : 
Un  jeune  troubadour  qui  chante  et  fait  la  guerre.  —  Mon  cœur  sou- 
pire !  —  Prêt  à  partir  pour  la  rive  africaine.  Flortense  de  Beauharnais 
inspirait  au  comte  de  La  Borde  la  romance  qui  devait  devenir  si 
célèbre  :  Partant  pour  la  Syrie,  et  tant  d'autres  romances  dans  le 
goût  troubadour  :  Vous  me  quittez  pour  aller  à  la  gloire.  —  Colin  se 
plaint  de  ma  rigueur.  —  Reposez-vous,  bon  chevalier.  A  cette  époque, 
Emile  Deschamps  collaborait  à  V Almanach  des  Muses  et  composait 
La  Colombe  du  chevalier  ;  mais  il  ne  semble  pas  s'être  beaucoup 
adonné  à  la  romance  proprement  dite,  avant  la  chute  des  Bourbons. 
Chose  singulière  !  le  romantisme  n'influença  qu'assez  tard  ce  genre, 
dont  la  vogue  ne  sortait  pas  des  salons.  Or,  l'on  sait  que  pendant 
cette  période  de  bataille  littéraire.  Deschamps,  ]'un  des  chefs  du 
mouvement  novateur,  rêvait  la  gloire  du  théâtre,  popularisait  à 
Paris,  Byron,  Goethe  et  Shakespeare,  combattait  jDOur  Vigny  et 
V.  Hugo.  Il  laissait  cueillir  à  de  moins  ambitieux  les  palmes  de  la 
romance  ;  et,  tandis  que  le  genre  troubadour  déclinait,  le  pur  senti- 
ment inspirait  à  Romagnesi,  à  Amédée  de  Beauplan,  à  Edouard 
Brugnière,  à  M"^^  Pauline  Duchambge,  l'amie  et  la  collaboratrice  de 
jy^me  Desbordes- Valmore,  des  œuvres  dolentes  et  langoureuses  qui 
empruntèrent,  il  est  vrai,  la  plus  grande  partie  de  leur  charme  à  la 
voix  de  la  Malibran.  Que  de  pleurs  ont  fait  verser  alors  ces  élégies  : 

1.  Le  développement  de  la  Romance  et  la  naissance  du  fjoûl  pour  le  moyen  âge 
au  xvm®  siècle,  font  l'objet  d'une  étude  spéciale  dans  un  ch.apitre  de  notre 
ouvrage  intitulé  :  Un  houv^eois  diletlante  à  l'époque  romantique  :  Emile  Deschamps. 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE 


99 


Depuis  longtemps  f  aimais  Adèle  !  —  Dormez^  chères  Amours  !  — 
Laissez-moi  pleurer,  ma  mère  !  — ■  La  Brigantine.  — La  Séparation  ^  ! 
La  vogue  de  ces  romances  est  contemporaine  du  succès  de  la  Paui^re 
Fille  de  Soumet,  du  Petit  Savoyard,  de  Guiraud.  Leur  rivale  de 
gloire,  M"^^  Pauline  Duchambge  ^,  disait  avec  la  plus  entière  convic- 
tion :  «  J'ai  composé  mes  romances  avec  mes  larmes  !  » 

Les  larmes  de  Pauline  Duchambge  ne  cessèrent  pas  de  couler, 
quand  les  Bourbons  retournèrent  en  exil  ;  elles  ont  même  inondé 
tien  des  romances  du  temps  de  Louis- Philippe  de  leur  flot  indiscret, 
et  la  muse  mélancolique  de  la  bonne  dame  gémit  encore  dans  les 
complaintes  de  Masini  :  Une  chanson  bretonne.  —  Dieu  m'a  conduit 
vers  90US  !  —  Où  va  mon  âme  ?  Mais  la  perfection  du  genre  pleurni- 
cheur fut  atteinte  par  M}^^  Loysa  Puget,  qui  créa  ce  qu'on  peut 
appeler  la  romance  des  familles,  et  remplit  d'un  émoi  vertueux  les 
cœurs  bourgeois.  On  sait  la  fortune  de  la  romance  intitulée  :  A  la 
grâce  de  Dieu  I  Les  titres  seuls  de  ces  romances  ont  au  moins  la 
valeur  documentaire,  sinon  esthétique  et  philosophique,  des  légendes 
de  Daumier  ou  de  Gavarni,  au  bas  de  leurs  caricatures.  Ils  attestent 
la  vogue  des  niaiseries  sentimentales  qui  égayaient  Henri  Monnier  : 
Julie  et  Volmar  ou  le  Supplice  de  deux  amants.  —  Le  chien  victime  de 


1.  Sur  la  Romance,  cf.  Esquisse  d'une  histoire  de  la  Romance  depuis  son  origine 
jusqu'à  nos  jours,  par  Scudo,  dans  son  ouvrage  intitulé  :  Critique  et  littérature 
musicales...,  Paris,  Amyot,  1850,  in-8^.  —  Delaire  :  Histoire  de  la  Romance  consi- 
dérée comme  œu^re  littéraire  et  musicale.  Ce  dernier  auteur  cite  un  grand  nombre 
de  romances  de  l'époque  de  la  Restauration  et  de  Louis-Philippe,  et  ajoute  : 
«  Les  paroles  de  ces  romances  sont  dues  à  la  verve  féconde  de  M""®^  Desbordes- 
Valmore,  Amable  Tastu,  et  de  MM.  Barateau,  Crevel  de  Charlemagne,  Emile 
Deschamps,  Gustave  Lemoine.  La  coupe  de  huit,  dix  ou  douze  vers  de  six,  huit 
ou  dix  syllabes,  à  rimes  croisées  est  celle  dont  on  se  sert  le  plus  fréquemment. 
Toutefois  M.  Castil-Blaze,  et  après  lui  M.  Scribe,  oiit  imité  de  l'italien  une  nou- 
velle coupe  que  l'on  adopte  volontiers,  dans  laquelle  se  succèdent  trois  rimes 
féminines  pareilles,  suivies  d'un  vers  masculin,  ce  qui  donne  une  césure  plus 
commode  pour  le  rythme  musical.  »  —  Consulter  encore  :  Garât,  1762-1823,  par 
Pa\il  Lafond,  Paris,  C.  Lévy  (1900),  in-S",  chap.  xii.  —  Vieilles  romances  !  i^'ieilles 
lithographies  !  par  Georges  de  Dubor,  article  paru  dans  le  Monde  moderne,  juil- 
let 1903. 

2.  Pauline  Duchambge,  dont  les  romances  furent  célèbres  sous  la  Restauration, 
est  née  en  1778,  à  la  Martinique.  Elle  mourut  à  Paris  en  1858.  Amenée  fort  jeune 
à  Paris,  elle  fut  l'élève  du  pianiste  Desormery.  Ce  n'est  qu'après  l'expérience 
d'un  mariage  malheureux,  et  le  divorce,  qu'elle  s'adonna  à  la  musique,  sous  la 
direction  de  Dussct.  Amie  intime  de  M'"^  Dcsbordes-Valmore,  elle  fut  en  relations 
avec  ce  que  le  Paris  de  cette  époque  comptait  de  musiciens  et  de  poètes  oélèbres. 
C'est  à  partir  de  1814  que  des  revers  de  fortune  l'obligèrent  à  se  consacrer  à  l'en- 
seignement. Ses  romances  les  plus  célèbres  datent  des  premières  années  de  la 
Restauration  :  Rêi^e  de  mousse,  l'Ange  gardion,  la  Brigantine,  le  Bouquet  de  Bal, 
le  Pau<^re  fou. 


100  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

sa  fidélité.  —  Uorphelin  adopté  par  sa  nourrice.  —  Lay^ergne,  ou 
V Héroïne  de  V amour  conjugal.  —  Loizerolles  ouïe  Triomphe  de  V amour 
fraternel. 

Par  bonheur,  la  veine  larmoyante  ne  suffit  plus,  à  partir  de  1830^ 
à  alimenter  la  romance.  Les  échos  du  cor  d'Hernani  s'y  font  dès  lors 
entendre  ;  on  demandera  à  la  frêle  chanson  de  supporter  le  poids  du 
pathétique  de  Shakespeare,  du  fantastique  d'Hoffmann.  Un  reflet  de 
la  lumière  des  Orientales  y  luira  parfois,  ou  bien  il  s'en  exhalera  le 
parfum  d'exotisme,  qui  nous  charme  encore  dans  les  Contes  d'Espagne 
et  d'Italie.  Le  compositeur  Niedermeyer  avait  le  premier  capté,  pour 
illuminer  la  romance,  les  rayons  romantiques  de  la  lune,  qui  blanchit 
la  surface  du  Lac  de  Lamartine.  Victor  Hugo  lui  inspira  quelques- 
unes  de  ses  plus  belles  mélodies  ;  mais  il  s'adressera  de  préférence  à 
Emile  Deschamps.  Quant  à  Musset,  il  est  avec  Th.  Gautier,  le  poète 
préféré  des  musiciens  :  Abadie,  Bonoldi,  Vaucorbeil,  Pauseron,  Cla- 
pisson,  et  surtout  Monpou  \  les  interpréteront  sans  se  lasser.  La 
musique,  que  ce  dernier  adapta  à  VAndalouse  de  Musset,  eut  un  succès 
extraordinaire.  La  passion  qu'il  éprouvait  pour  le  romantisme  lui 
lit  mettre  en  musique  quelques  pages  des  Paroles  d'un  croyant,  de 
Lamennais,  quelques  scènes  de  Shakespeare,  et  c'est  aux  accords  de 
ce  musicien  que  frissonnèrent  les  amateurs  de  fantastique,  quand  ils 
écoutaient  le  Fou  de  Tolède,  sa  romance  frénétique,  dont  ces  vers 
sont  restés  fameux  : 

Le  vent  qui  vient  à  travers  la  montagne 
Me  rendra  fou,   oui,  me  rendra  fou  ^. 

Le  fantastique  et  l'exotique,  le  romanesque  moyenâgeux  du  genre 
troubadour  et  le  frénétique  à  la  mode  de  1830,  tels  sont  les  éléments 
que  l'on  rencontre  dans  les  romances  «du  temps  de  Louis-Philippe  ; 
on  les  retrouve  naturellement  dans  les  romances  d'Emile  Deschamps, 
mais  avec  un  tour,  qui  n'appartient  qu'à  lui.  En  dépit  de  la  couleur 
et  du  mouvement,  que  l'imagination  romantique  lui  fit  introduire 
dans  les  couplets  de  cette  brève  chanson  d'amour,  de  guerre  ou  de 
mort,  le  poète  mondain  l'a  toujours  conçue  d'après  le  modèle,  qu'il 
avait  admiré  chez  son  premier  maître  :  Paradis  de  Moncrif,  le  poète 


1.  Th.  Gautier,  Histoire  du  Roînantisme,  Paris,  Charpentier,  1874,  p.  254. 

2.  Gastibelza,  le  Fou  de  Tolède,  chanson  d'Espaiiue,  paroles  de  M.  Victor  Ifugo^ 
musique  de  llipp.  Monpou,  ..  ■ —  Paris,  Meissonnier  (18V1).  In-l'ol.  —  Cette 
romance  reproduit  les  passages  saillants  du  poème  XII  des  Rayons  et  les  Ombres, 
intitulé  :  Guitare.  Il  est  amusant  de  remarquer  que  Gastibelza  semble  n'être 
autre  chose  que  l'anagramme  de  Castii-Hla/.e. 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE  101 

musqué  de  la  cour  de  Louis  XV.  Il  verra  toujours  et  avant  tout  dans 
la  romance  un  petit  poème,  où  l'anecdote  sentimentale  est  relevée 
d'une  pointe  d'héroïsme  chevaleresque,  où  le  ton  de  la  galanterie 
la  plus  raffinée  s'allie  à  une  presque  constante  affectation  de  naïveté 
dans  la  peinture  des  mœurs,  et  parfois  à  la  recherche  de  l'archaïsme 
dans  le  détail  du  style. 

Un  certain  nombre  des  romances  de  Deschamps,  les  plus  anciennes 
sans  doute,  sont  composées  d'après  le  système  qu'il  employa  pour 
refaire,  dans  la  première  période  du  Romantisme,  les  ballades  de 
Moncrif.  On  sait  qu'il  l'étudia  de  fort  près,  et,  la  plume  à  la  main, 
Tevoyait,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  le  matériel  du  style  et  la  versi- 
fication ^  »  de  l'auteur  des  Infortunes  de  la  comtesse  de  Saulx  et  des 
Amours  d'Alix  et  dAlexis.  C'est  la  grâce  un  peu  mièvre  et  la  naïveté 
voulue  du  créateur  du  genre  troubadour,  qu'on  retrouve  dans  la 
romance  intitulée  Madrigal  (musique  d'Emile  Wroblewski)  : 

Jeune  cœur  sent  qu'il  existe 
Lorsqu' Amour  le   fait  souffrir. 
Si  d'amour  notre  âme  est  triste, 
N'aimer,  plus  serait  mourir. 

Lise  ingrate  autant  que  belle 
N'eut  pitié  que  je  l'aimais. 
Je  brûlais  pour  la  rebelle. 
Comme  une  âme  en  peine.  Mais 

Jeune  cœur  sent  qu'il  existe 


Un  jour  Lise  devint  dame. 

Ce  fut  là  bien  pire  émoi. 

J'ai  d'orgueil  dompté  ma  flamme 

Mais  la  nuit  s'est  faite  en  moi.  Ah  ! 


Jeune  cœur 


Autres  exemples  du  type  archaïque,  se  rattachant  à  la  tradition 
de  Moncrif,  la  romance  intitulée  :  S'il  i^ous  souvient  du  mal  d'amour, 
musique  de  Niedermeyer.  —  Loyse  et  Bérangère,  musique  d'Antonin 
Cuillot,  et  cette  autre,  qui  a  pour  titre  :  Si  fêtais  un  comte,  musique 
de  Niedermeyer  : 


1.  Etudes  françaises  et  étrangères,  Paris,  A.  Levavasseur,  U.  Canel,  3^  édit.,  1829, 
in-8o,  p.  172. 


102  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Que  ne  suis-je  comte  ! 


Mais,  hélas  !  je  ne  suis  qu'un  ménestrel  sans  gloire 
Qui  n'ai  rien  que  des  vers  à  jeter  sur  vos  pas  ; 
Et  mon  amour,  plaintive  histoire, 
Je  n'en  parlerai  pas. 


Ménestrel  ou  comte, 
Ne  faut  avoir  honte, 
Chacun  est  servant  d'amour 
*  A  son  tour. 

Si  les  ballades  de  Moncrif,  «  périmées  »  par  Deschamps,  suivant  le 
mot  de  Sainte-Beuve,  ont  un  intérêt  pour  nous,  c'est  qu'elles  per- 
mettent de  saisir  sur  le  vif,  par  l'étude  de  ces  légères  retouches,  le 
passage  du  goût  troubadour  au  goût  romantique  qui  s'opéra  vers  1825. 
Or,  maintes  romances  d'Emile  Deschamps  ont  le  même  intérêt.  Il  y 
recherche,  il  est  vrai,  les  traits  simples  et  naïfs  qui  fixent  dans  l'esprit 
l'anecdote  romanesque,  mais  il  accentue  tant  qu'il  peut,  il  charge  les 
couleurs.  S'il  renonce  le  plus  souvent  à  l'archaïsme  de  l'expression 
qui  fit  l'une  des  originalités  de  Moncrif  en  pleine  époque  Louis  XV,  il 
introduit  à  foison  des  mots  empreints  de  pittoresque  et  de  localité  ;  il 
lui  faut  des  paysages  plus  précisément  évoqués,  des  costumes  sin- 
guliers, des  mœurs  qui  étonnent.  Voici,  par  exemple,  le  Chasseur 
(musique  de  Wachs)   : 

Je  suis  chasseur,  dans  la  Navarre 


Dans  les  noces  de  la  montagne 
Moi,  j'apporte  les  meilleurs  mets, 
Et  des  chansons  comme  l'Espagne, 
Depuis  le  Cid,  n'en  fit  jamais. 

Je  suis  chasseur  dans  la  Navarre, 
Vivant  d'ail,  de  pain  noir  et  d'eau  ; 
Mais  For  (jui  dans  ma  poche  est  rare, 
Luit  sur  ma  veste  et  mon  manteau. 

Ce  chasseur  est  sorti  des  bandes  d'Hernani  sans  aucun  doute. 

Je  ne  sais  pas  qui  fut  mon  père  : 
J'ignore  où  je  vais,  d'où  je  sors, 
Je  n'ai  rien  à  moi,  mais  j'espère. 
L'espoir  vaut  seul  tous  les  trésors. 

((  Ce  qui  nous  distingue,  disait    Th.  Gautier,  songeant  à  lui  et  aux 
poètes  romantiques,  c'est  l'Exotisme  ^.  )-  L'exotisme  est  en  elîet  l'une 

1.  Journal  des  Concourt,  Paris,  Charpentier,  1887,  in-8*',  1863,  lome  II,  p.  166. 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE  103 

des  distinctions  catactéristiques  d'un  grand  nombre  de  romances  de 
Deschamps.  Je  n'entends  point  seulement  par  là  qu'il  subit  ici,  comme 
dans  ses  œuvres  plus  spécialement  poétiques,  l'influence  des  étran- 
gers. Nous  verrons  plus  loin  qu'il  traduisit,  pour  l'édition  française 
des  mélodies  de  Schubert,  un  certain  nombre  de  poèmes  allemands,  et, 
pour  celle  des  mélodies  de  Meyerbeer,  quelques  lieds  de  Henri  Heine, 
des  poèmes  de  Ruckert  et  de  Michel  Baer.  Ce  que  j'entends  d'abord 
et  avant  tout  par  exotisme,  c'est  le  besoin  de  se  transporter  par 
l'imagination  dans  des  contrées  où  les  spectacles  de  la  nature  et  les 
souvenirs  de  l'histoire  suscitent  des  impressions  constamment  pitto- 
resques. Tout  à  l'heure,  il  évoquait  la  Navarre,  voici  maintenant 
l'Espagne,  dans  le  Chevalier  de  Malte  (musique  de  Niedermeyer). 
L'imagination  de  Deschamps  se  plait,  nous  le  savons,  en  cette  patrie 
du  Romancero,  terre  féconde  en  héros,  en  mystiques  !  (  Je  suis,  nous 
dit  son  chevalier  : 

Je  suis  d'un  nom  qu'en  Espagne  on  exalte. 


Que  fait  le  monde  à  qui  n'a  plus  d'amour  ? 

Cloîtres  saints  et  guerriers,  c'est  à  vous  que  j'aspire. 

Rochers  hospitaliers,  c'est  en  vous  que  j'espère. 
Avec  la  croix,  j'ai  besoin  du  glaive. 

L'Angleterre,  qui  occupe  tant  de  place  dans  ses  œuvres  proprement 
poétiques,  ne  lui  a  pas  inspiré  de  romances.  Mais  il  doit  au  contraire 
à  l'Italie  quelques  unes  de  ses  images  les  plus  riantes,  quelques-uns 
de  ses  rythmes  les  plus  pimpants.  Sa  Nizza  (musique  de  Rossini), 
semble  une  des  jolies  chansons  d'amour  d'Alfred  de  Musset  : 

Nizza,  je  puis  sans  peine 
Dans  les  beautés  de  Gêne 
Trouver  plus  douce  reine, 

Mais 
Plus  beaux  yeux,  jamais  ! 

Sa  Beppa  a  plus  encore  le  pittoresque  et  la  grâce  qui  conviennent  à 
ces  folles  chansons  : 

Ainsi  qu'une  enfant  vermeille, 
Dans  sa  riante  corbeille, 
Naples  s'endort  et  s'éveille, 
Nous  chantant  que  tout  est  bien. 

Dans  ce  paysage  voluptueux,  il  soupire  pour  Beppa  : 

Si,  pour  étourdir  ma  peine, 
A  San  Carlo  je  me  traîne, 


104  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Les  jeux,  l'éclat  de  la  scène, 
0  Beppa,  je  ne  vois  rien. 
Mais  dans  cette  loge  à  frange, 
Vos  bras  dorés,  vos  traits  d'ange, 
Les  doux  regards  qu'on  échange. 
Hélas  !  je  les  vois  trop  bien  ! 

Pour  vous  rencontrer  peut-être. 
Lorsqu'au  saint  lieu  je  pénètre, 
Les  chants  de  l'orgue  et  du  prêtre, 
0  Beppa,  je  n'entends  rien  ! 
Mais  votre  niante  qui  passe, 
Vos  pleurs  secrets  sous  la  châsse. 
Votre  prière  à  voix  basse. 
Oh  !  je  les  entends  trop  bien. 

Dans  la  canzone  intitulée  Nella,  s'ajoute  le  piquant  d'une  amou- 
reuse  anecdote    : 

Qu'elle  chante  sous  la  brise,  ,     , 

Qu'elle  pleure  dans  l'église, 
C'est  la  perle  de  Venise. 
Blanche  et  fine...  Voyez-la. 

La  déclaration  du  riche  seigneur  amoureux  a  tout  le  pittoresque 
et  le  galant  du  genre  : 

Des  madones  d'Italie 
Quand  on  est  la  plus  jolie. 
Pour  les  anges,  c'est  folie 
De  garder  ces  trésors-là  ; 
Vois  mes  bals,  mes  sérénades, 
Ma  devise  des  croisades, 
Mes  sequins  et  mes  crusades, 
Mon  palais  et  ma  villa  !... 

Mais  la  réplique  de  la  belle  est  romanesque  à  souhait  : 

—  Non,  mon  seigneur...  j'aime  un  page 
Qui  me  jure  mariage, 
S'il  est  pauvre,  c'est  dommage, 
Mais  je  l'aime,  tout  est  là. 

Emile  Deschamps  devait,  comme  son  frère  Antoni,  olTrir  son  tribut 
d'adoration  à  la  patrie  de  Dante,  et  cet  hommage  poétique  fut  mis 
en  musique  par  Pauline  Duchambge.  Le  poème  a  pour  titre  :  Les 
Chanteurs  italiens  ;  nous  n'en  citerons  que  le  refrain  et  une  strophe 
caractéristique  : 


DESCHAMPS    ET    LA     ROMANCE  105 

(Refrain) 

C'est  la  Toscane  et  la  Sicile 
Où  vivre  est  doux,  vivre  est  facile^ 
Là,  chants  divins,  amour  docile 
Soleil,  gaîté. 
Grâce  et  beauté  ! 

I 

Sœur  d'Athène,  antique  Italie, 
Tes    madones 
Ont  les  traits  de  Vénus  ! 
Terre  des  fleurs  et  des  oranges, 
Terre  des  amours  et  des  anges. 
Des   Dante  et  des  Michel-Ange, 
Où  s'embrasa 
Cimarosa. 

L'Italie  captiva,  comme  une  jalouse  maîtresse,  Antoni  Deschamps, 
Elle  ne  put  retenir  la  fantaisie  plus  capricieuse  de  son  frère.  L'ima- 
gination d'Emile,  comme  celle  de  Gérard  de  Nerval,  hantait  les  bords 
du  Rhin.  Elle  céda  souvent  au  charme  de  ses  «  lorelei  ».  L'Allemagne 
ne  lui  est  pas  seulement  redevable  du  soin  qu'il  a  pris  de  traduire  en 
vers  français  deux  grandes  œuvres  lyriques  de  Goethe  et  de  Schiller, 
il  a  popularisé  en  France  les  principaux  représentants  du  lyrisme  alle- 
mand, en  publiant  une  des  premières  éditions  françaises  des  Lieder 
de  Schubert. 

On  trouve  dans  le  recueil  des  Poésies  d'Emile  Deschamps,  publié 
en  1841,  à  partir  de  la  page  70,  sous  le  titre  général  :  Les  Lieder  de 
Schubert,  les  poèmes  suivants  :  I.  Désir  de  i>oyager.  —  II.  Le  çoyageur. 

—  III.  Le  vieillard.  —  IV.  La  cloche  des  agonisants.  —  V.  Eloge  des 
larmes.  —  VI.  Le  chant  de  la  caille.  —  VIII.  La  Berceuse.  —  VIII.  La 
plainte  du  pâtre.  —  IX.  Les  Pressentiments  du  guerrier.  —  X.  La  Rose 

—  XI.  —  La  Truite.  —  XII.  Adieu.  —  XIII.  La  chansonnette  du 
ruisseau.  —  XIV.  La  couleur  favorite.  —  XV.  UEcho.  Au  bas  de 
la  page  70,  on  peut  lire  cette  note  :  Les  quinze  morceaux  qui  suivent 
sont  extraits  d'une  nouvelle  édition  complète  des  Lieder  de  Schu- 
bertj   qui  se  publie,   avec  la  musique,    chez  l'éditeur  Maurice  Schle- 

singer  ^. 

1.  La  lettre  suivante  de  Sainte-Beuve,  quoique  non  datée  (Nouvelle  Corres- 
pondance de  C.  A.  Sainte-Beuve,  Paris,  1880,  p.  378),  prouve  que  Deschamps 
s'occupa  des  Lieder  de  Schubert  au  lendemain  de  Stradella,  c'est-à-dire  dès  1839, 

a  Jeudi  (Sé  d.). 

«  Merci,  cher  Emile,  du  mélodieux  livret  [de  Stradella  sans  doute]  dont  je  dois  entendre 
l'accompagnement  dimanche.  J'avais  à  vous  remercier  depuis  longtemps  de  l'offre  aimable  que 


106  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

Le  travail  de  Deschamps  dut  être  apprécié  en  Allemagne.  D'un 
article  allemand  d'Adler-Mesnard,  consacré  à  la  Collection  des  lieder 
de  Schubert,  traduction  noui>elle  par  M.  Emile  Deschamps,  nous 
extrayons  les  passages  suivants  ^  : 

«  Quel  est  l'Allemand  dont  le  cœur  n'est  pas  remué  au  seul  nom  de 
Schubert  ?  N'est-ce  pas  comme  si  tout  un  monde  de  chants  descen- 
dait vers  nous...  Tantôt  il  est  gracieux,  tantôt  il  est  terrible  ;  tantôt 
taquin,  tantôt  sérieux,  ici  enjoué  et  là  solennel.  Chacun  de  ses  chants 
est  l'expression  d'un  sentiment  qui  le  domine  pour  un  instant  tout 
entier,  et  qui  ne  peut  s'apaiser  en  lui  avant  qu'il  ne  l'ait  transformé 
en  mélodie.  Ces  mélodies,  le  vrai  moi  de  Schubert,  nous  les  trouvons 
maintenant  devant  nous,  sous  un  habit  français,  et  il  nous  faut 
examiner  ce  qu'elles  ont  perdu  ou  gagné  sous  cette  nouvelle  forme.  » 

Le  critique  examine  ensuite  l'œuvre  mélodique  immense  de  Schu- 
bert, et  approuve  le  traducteur  français  d'avoir  fait  un  choix,  d'avoir 
délibérément  éliminé  toutes  les  poésies  imposées  à  Schubert  par  son 
ami,  le  médiocre  poète  Mayrhofer. 

«  Ces  poésies  ont  été  avec  raison  laissées  de  côté  dans  l'édition 
actuelle,  et  le  choix  a  été  fait  en  somme  avec  un  soin  si  consciencieux 
que  nous  le  préférons  souvent  de  beaucoup  à  l'édition  originale 
allemande.  Tout  ce  qui  était  obscur  et  dur  a  été  rendu  d'une  manière 
plus  claire,  plus  plaisante,  et  conformément  à  l'esprit  de  la  musique  ; 
toute  la  beauté,  toute  la  grandeur,  toute  la  magnificence  rayonne 
ici  comme  dans  un  miroir  limpide,  dans  la  perfection  et  la  pureté 
originales. 

«  M.  Emile  Deschamps,  le  traducteur  de  ce  recueil,  était  seul  en 
état,  par  sa  profonde  connaissance  de  la  musique  et  par  sa  versifica- 
tion adroite  et  harmonieuse,  de  remplir  une  tâche  où  jusqu'ici  toutes 
les  autres  tentatives  avaient  échoué  ^.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'appré- 

vous  m'êtes  venu  falic  un  jour.  J'avais  demandé  à  Antony  si  vos  paroles  sur  la  musique  de 
Schubert  étaient  imprimées  et  réunies.  Je  ne  vous  en  ai  pas  écrit,  parce  que  je  me  disais  chaque 
jour  :  «  J'irai  demain  »,  comme  ce  manant  qui  attend  que  la  rivière  passe,  j'attendais  que 
mon  gros  ruisseau  fût  passé  :  mais  il  revient  chaque  matin,  et  voilà  comment  je  suis,  un  vrai 
manant.  Heureusement  votre  amicale  indulgence  tient  compte  et  répare. 

«  Offrez  à  Mad.  Emile  mes  plus  humbles  hommages  et  croyez  à  mon  amitié. 

«  Sainte-Beuve.  » 

1.  Cet  article,  que  le  poète  avait  découpe,  et  que  nous  avons  retrouvé  dans  ses 
papiers,  ne  porte  la  mention  ni  de  la  date  de  sa  publication,  ni  du  périodique  dans 
lequel  il  a  paru.  Nous  donnons  la  traduction  du  texte  allemand. 

2.  Cf.  Grove,  Dictionary  of  music  and  niusiciaiis,  t.  IV,  p.  320  :  «  In  Paris,  wherc 
spirit,  mclody  and  romance  are  tlie  certain  criterions  of  succès,  and  where  nothing 
dull  or  obscure  is  toleratcd,  thcy  (Schubert's  songs)  werc  introduced  by  Nourrit 
and  were  so  much  liked  as  actually  to  lind  a  transient  place  in  the  programmes  of 
Ihe  Concerts  of  the  Conservatoire,  the  strong  hold  of  musical  Toryism.  The  iirst 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE  107 

cier  à  leur  valeur  les  dilïicultés  d'un  pareil  travail  ;  rappelons  seule- 
ment que  M.  Deschamps  devait  se  soumettre  à  un  mètre  sévèrement 
mesuré  et  pourtant  ajuster  chacune  des  paroles  à  chacune  des  notes. 
Jusqu'ici  assurément  personne  ne  s'était  donné  tant  de  peine  !  C'est 
avec  un  véritable  effroi,  avec  dégoût,  que  nous  avons  parfois  entendu 
les  lieder  de  Schubert  traduits  en  paroles,  qui  formaient  avec  la 
musique  le  contraste  le  plus  criant,  sans  doute  parce  que  le  traducteur 
ne  comprenait  rien  ou  presque  rien  à  la  musique. 

«  M.  Deschamps,  le  poète  du  nouveau  texte  de  Don  Juan,  tel  que 
nous  l'entendons  maintenant  au  grand  Opéra,  le  poète  de  Stradella^ 
et  le  collaborateur  au  texte  des  Huguenots,  le  traducteur  des  plus 
belles  poésies  de  Schiller  et  de  Gœthe,  et  à  qui  ce  dernier,  par  un 
juste  témoignage  de  reconnaissance,  fit  don  de  son  buste,  devait 
nécessairement  faire  quelque  chose  de  tout  différent.  En  entrepre- 
nant la  traduction  des  lieder  composés  par  Schubert,  il  faisait  à  l'art 
un  sacrifice,  que  sauront  apprécier  tous  ceux,  qui  savent  ce  que 
M.  Deschamps  peut  accomplir,  quand,  avec  son  propre  visage,  il  se 
présente  comme  un  des  chefs  de  l'école  romantique.-  Le  public  a 
accueilli  avec  d'autant  plus  de  reconnaissance  un  travail,  qui  répandra 
de  plus  en  plus  et  acclimatera  en  France  les  lieder  de  Schubert  et  qui 
assure  à  l'art  allemand  un  éclatant  triomphe.  » 

Ce  jugement  date  de  l'apparition  de  la  traduction  d'Emile  Des- 
champs. Les  progrès  de  la  critique  ne  l'ont  pas  infirmé.  Un  des  der- 
niers historiens  de  Schubert,  après  avoir  loué,  dans  son  étude  sur 
les  lieder  le  zèle  passionné  que  mit  le  grand  chanteur  Nourrit  ^  à 

French  collection  was  published  in  1834  by  Richault,  with  translation  by  Bé- 
langer. It  contained  six  songs.  — Die  Post,  — ■  Stàndchen,  — Am  Meer,  —  Der  Fis- 
cher,—  Màdcheriy — Der  Tod  und  das  Màdchen  And  Schlummerlied.  —  The  ErlKing 
and  otheis  followed.  A  larger  collection,  with  translation  by  Emil  Deschamps  was 
issued  by  Brandus  in  1838  or  1839.  It  is  entit\ed  Collection  des  Lieder  de  Franz 
Schubert,  and  contains  sixteen  :  La  jeune  religieuse,  Marguerite,  le  Roi  des  archers^ 
la  Rose,  la  Sérénade,  la  Poste,  Ave  Maria,  La  Cloche  des  agonisants,  la  Jeune  fille 
et  la  mort,  Rosemonde,  les  Plaintes  de  la  jeune  fille.  Adieu,  les  Astres,  la  Jeune  mère, 
la  Berceuse,  Eloges  des  larmes.  Except  that  one  — Adieu,  is  spurious,  the  sélection 
does  great  crédit  to  Parisian  taste.  This  led  the  way  to  the  Quarante  mélodies  de 
Schubert  of  Richault,  Lanner,  etc.,  a  thin  8°  volume  to  which  many  an  English 
amator  is  indefted  for  his  first  acquaintance  with  thèse  treasures  of  life.  By  1845 
Richault  bas  published  as  many  as  150  with  French  words.  » 

Cf.  d'autre  part,  France  musicale,  année  1838,  18  mars  :  Mélodies  de  François 
Schubert.  (Etude  anonyme  sur  le  génie  du  musicien,  considération  sur  les  mélodies 
qui  «  ne  tueront  pas  notre  romance,  parce  que  la  romance  française  a  aussi  sa 
valeur,  mais  surtout  parce  que  les  mélodies  ne  sont  point  des  romances  ;  ce  sont 
des  compositions  d'une  forme  nouvelle...  »  Rien  sur  l'édition  ni  sur  l'éditeur). 

1.  A  Lyon,  notamment.  Nourrit  eut  un  succès  extraordinaire.  Il  y  vint  chanter 
des  Lieder  de  Schubert,  accompagnés  par  Liszt,  dans  la  salle  du  grand  théâtre, 


108  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

populariser  Schubert  en  France,  signale,  aussitôt  après,  l'initiative 
intelligente  d'Emile  Deschamps. 

le  3  août  1837.  Cf.  Le  Courrier  de  Lyon,  6  août  1837  :  «  C'était  lui  (Nourrit),  ainsi 
■que  le  précisait  quelques  semaines  plus  tard  Le  Courrier  (19  oct.),  qui  «  en  n'ac- 
ceptant de  se  faire  entendre  chaque  fois  qu  on  l'engageait,  soit  dans  un  concert 
public,  soit  dans  un  salon,  qu'à  la  condition  de  chanter  exclusivement  du  Schu- 
bert »  avait  réussi  à  l'imposer.  Il  fit  goûter  «  la  simplicité  originale  de  ces  petites 
compositions  si  profondément  empreintes  de  passion,  de  sensibilité  et  de  poésie  ». 
«  Accompagné  par  Liszt,  le  Roi  des  Aulnes,  notamment,  secoua  toute  la  salle  d'une 
passion  en  quelque  sorte  magnétique.  »  Le  Courrier  de  Lyon  poursuit  :  «  Pour 
bien  comprendre  tout  ce  qu'il  y  a  de  pathétique,  de  terrifiant  et  de  fantastique 
dans  le  Roi  des  Aulnes,  il  faut  entendre  exécuter  par  Liszt  et  Adolphe  Nourrit 
cette  célèbre  ballade  de  Goethe  et  de  Schubert.  Quel  autre  que  Nourrit  parvien- 
drait à  faire  entendre  d'une  manière  si  nette  et  si  distincte  les  trois  voix  si  diffé- 
rentes du  père,  de  l'enfant  et  du  roi  des  Gnomes  ?...  Quel  autre  que  Nourrit 
exciterait  ces  sentiments  de  pitié  et  de  terreur,  qui  avaient  si  profondément  ému 
l'auditoire  ?...  Mais  aussi  quel  autre  que  Liszt  pourrait  ainsi  suivre  le  chanteur 
■dans  toutes  les  nuances  de  son  chant,  et  donner  à  son  jeu  cette  énergie  et  cette 
puissance,  qui  doublent  l'effroi  qu'éprouve  l'auditeur  en  entendant  les  cris  du 
pauvre  enfant  ?  Ces  gammes  si  nombreuses  et  si  rapides,  dont  le  roulement,  sem- 
blable à  celui  du  tonnerre,  donnent  le  frisson  de  la  peur,  quel  autre  que  Liszt,  pour 
en  grandir  le  retentissement,  oserait  les  exécuter  en  octaves  ?  »  Voir  encore  sur 
ce  point  :  Le  Centenaire  de  Liszt,  par  Antoine  Salles,  Paris,  Froment,  1911, 
in-8o. 

Deschamps,  comme  bien  on  pense,  était  aussi  en  relations  avec  Liszt,  qui,  au 
cours  de  ses  voyages  en  Europe,  lui  écrivait.  Dans  la  lettre  suivante,  il  recom- 
mande un  musicien  au  plus  mondain  des  parisiens  du  règne  de  Louis-Philippe  : 
«  Mon  cher  Emile.  Un  cor  enchanté  et  enchanteur  comme  celui  d'Obéron  vous  portera  ce 
petit  message.  Il  se  serait  bien  essoufflé,  s'il  vous  avait  transmis  au  fur  et  à  mesure  toutes  les 
<hoses  aimables,  toutes  les  paroles  élogieuses,  tous  les  bons  ressouvcnirs  qui  vous  reviennent 
de  droit,  et  qui  retiennent  sans  cesse  dans  nos  causeries  et  nos  courses  alpestres  ! 

«  M.  Leroy  (puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom)  ne  manquera  pas  sans  doute  de  recevoir  à 
Paris  le  même  accueil  que  partout  ailleurs  :  c'est  un  artiste  fort  distingué,  auquel  le  séjour  de 
la  gran  ville  pourra  certainement  profiter  encore  comme  à  nous  tous,  Germains  barbares  qui 
•avons  tant  besoin  de  nous  éduquer  auprès  de  vous,  Messieurs  les  dispensateurs  de  la  renommée. 
Mais  tel  que  le  voilà,  chromatique  et  prodigieux,  expressif  et  iravourislique,  c'est  une  bien  bonne 
fortune  pour  vos  salons.  Veuillez  bien  lui  en  faire  les  honneurs  et  le  produire  chez  Madame  Bos-' 
cary,  chez  vous,  et  partout  où  vous  le  jugerez  convenable. 

«  Je  ne  sais  si  vous  êtes  curieux  des  nouvelles  de  Genève.  Tout  ce  que  je  puis  vous  en  dire, 
•c'est  qu'on  y  fait  de  mauvaise  musique,  de  la  méchante  prose  et  de  plus  mauvais,  de  plus 
méchants  vers  encore.  Heureusement  que  nous  sommes  à  peu  près  au  courant  de  ce  qui  se 
liasse  à  Paris  et  que  nous  recevons  force  livres,  musique  et  lettres. 

'  «  J'ose  à  peine  vous  demander  de  m'écrire  ;  vous  avez  tant  à  me  donner  et  je  ne  pourrai  vous 
rendre  que  si  peu,  cela  devient  horriblement  indiscret  !  Toutefois  ce  serait  une  grande  charité 
de  votre  part  ;  peut-être  aussi  n'en  suis-je  pas  entièrement  indigne  par  l'affection  que  je  vous 
porte  ?  Si  donc,  par  hasard,  dans  l'intervalle  de  deux  concerts  et  de  trois  bals,  vous  trouviez 
cinq  minutes,  crayonnez-moi  quelques  lignes  et  adressez-les  poste  restante  à  : 

à  Genève  ■ —  jusqu'au  mois  de  mai  183H. 

à   Naplcs  —  jusqu'à  la  fin  de  décembre, 

à  Rome  —  pendant  le.  Carême  1837, 

à  Vienne  —  en  1838. 
et  ultérieurement  à  M.  F,  Liszt,  en  Euroj)c. 

«  Adieu,  cher  Emile,  laissez-moi  encore  croire  que  tous  les  absents  n'ont  pas  absolument  tort 
auprès  de  vous,  et  croyez  aussi  à  mon  amitié  et  à  mon  dévouement  sincères. 

a  F.  Liszt. 
^    «Veuillez  bien  présenter  mes  hommages  respectueux  à  M""'*^  Deschamps.  » 


DESCHAMPS     ET     LA     ROMANCE  lOD 

«  Il  va  sans  dire,  écrit  l'auteur  de  Schubert,  M.  H.  de  Curzon,  il  va 
sans  dire  que  les  premiers  lieder  traduits  furent  en  très  petit  nombre, 
et  ce  sont  à  peu  près  ceux  qui  ont  gardé  le  plus  de  célébrité  parmi 
nous.  Emile  Deschamps  et  Ed.  Bellangé  s'appbquèrent  les  premiers- 
à  les  traduire  en  fra  içais,  et  leurs  versions  sont  encore  les  meil- 
leures. )) 

Quel  spirituel  moyen  avait  trouvé  notre  poète  pour  dévoiler  la 
pauvreté  lyrique  des  romances  de  Masini,  de  Romagnesi,  de  Pauseron, 
de  Pauline  Duchambge  !  Il  offrait  au  public  étonné  et  ravi  un  en- 
semble choisi  de  quinze  mélodies  exquises.  Ce  fut  une  espèce  de 
révélation.  D'abord  Schubert,  comme  le  dit  si  bien  Schumann  lui- 
même  \  avait  mis  en  musique  la  littérature  allemande,  et  Deschamps, 
en  traduisant  ces  quelques  lieder  continuait  la  tâche  qu'il  s'était 
proposé  dès  le  début  de  la  période  romantique,  et  principalement 
dans  ses  Etudes,  de  faire  connaître  à  la  France  le  lyrisme  germanique, 
mais  il  avait  pris  pour  guide  le  plus  lyrique,  si  l'on  peut  dire,  des 
musiciens  d'outre-Rhin.  C'est  encore  Schumann  qui  l'a  dit  :  «  Schu- 
bert a  des  sons  pour  les  plus  subtils  sentiments,  idées,  événements 
même  et  états  de  la  vie.  Autant  de  formes  variées  revêtent  les  pensées 
et  les  actions  de  l'homme,  autant  à  son  tour  la  musique  de  Schu- 
bert. » 

Cette  poésie  si  fraîche  et  si  pittoresque  brille  dans  la  Truite  ou  le 
Chant  de  la  caille  ;  sa  naïveté  sourit  dans  VEcho  ou  la  Couleur  fai>orite. 
Elle  trouve  de  pénétrants  accents  pour  évoquer  la  Cloche  des  agoni- 
sants ou  célébrer  V Eloge  des  Larmes.  Hélas  !  la  traduction  frarçaise 
de  ces  chants  laisse  trop  souvent  échapper  leur  charme,  à  vrai  dire, 
inexprimable  en  une  autre  langue.  Nous  ne  citerons  que  V Eloge  des 
Larmes,  où  Deschamps,  quoique  bien  loin  de  son  modèle,  lui  peut  être 
comparé  sans  un  trop  grand  désavantage  : 

Quelle  grâce,  quel  mystère 
Qu'une  larme  dans  les  yeux  ! 
C'est  un  baume  salutaire 
Qui  pour  nous  descend  des  cieux. 
Sous  les  pleurs,  l'âme  brisée 
Se  relève,  par  degrés, 
Comme  on  voit  sous  la  rosée 
Reverdir  l'herbe  des  prés  ! 

De  nos  peines  si  les  larmes 
Amollissent  les  rigueurs, 

1.  Cité  par  Henri  de  Curzon  dans  son  étude  sur  les  Lieder  de  Franz  Schubert ^ 
Paris,  Fischbacher,  1899,  p.  19. 


110  EMILE    DESCHAMPS    Eï    LA    MUSIQUE 

Elles  donnent  plus  de  charmes 
Aux  plaisirs  des  jeunes  cœurs. 
D'une  main  folle  et  profane 
Les  plaisirs  jettent  des  fleurs, 
Dont  l'éclat  brille  et  se  fane 
S'il  n'est  point  baigné  de  pleurs. 

Loin  des  routes  infidèles 

Quand  deux  cœurs  se  sont  élus, 

Les  paroles,  que  sont-elles  ? 

Une  larme  en  dira  plus, 

L'amour  tremble...  et,  vainqueur  même, 

Est    à   peine   rassuré... 

On  apprend  combien  Ton  s'aime, 

Lorsqu'ensemble  on  a  pleuré. 

Les  vers  d'Emile  Deschamps  donnent  une  idée,  au  moins  assez 
exacte,  du  beau  lied  allemand.  Il  a  la  grâce,  un  tour  élégant  et  concis, 
qui  fait  illusion,  quand  il  traduit  une  pure  élégie  ;  mais  son  imagina- 
tion manque  de  force  et  de  couleur  pour  rendre  seulement  à  peu  près 
l'eiîet  que  produit  dans  le  texte  original  une  ballade  fantastique 
comme  le  Roi  des  Aulnes  : 

Qui  donc  passe  à  cheval  dans  la  nuit  et  le  vent  ? 
C'est  le  père  avec  son  enfant. 
De  son  bras  crispé  de  tendresse, 
Contre  sa  poitrine  il  le  presse, 
Et  de  la  bise  il  le  défend. 

—  Mon  fils,  d'où  vient  qu'en  mon  seiii  tu  frissonnes  ? 
• —  Mon  père...  là...  vois-tu  le  roi  des  aulnes. 

Couronne  au  front,  en  long  manteau  ?... 
—  Mon  fils,  c'est  un  brouillard  sur  l'eau. 

«  Viens,  cher  enfant,  suis-moi  dans  l'ombre  : 
«  Je  t'apprendrai  des  jeux  sans  nombre  ; 
«  J'ai  de  magiques  fleurs  et  des  perles  encor, 
«  Ma  mère  a  de  beaux  habits  dor.  » 

—  N'entends-tu  point,  mon  père  (oh  !  que  tu  te  dépêches  !) 
Ce  que  le  roi  murmure  et  me  promet  tout  bas  ? 

—  Endors-toi,  mon  cher  lils,  et  ne  t'agite  pas  : 
C'est  le  vent  qui  bruit  parmi  les  feuilles  sèches. 

«  Veux-tu  venir,  mon  bel  enfant  ?  Oh  !  no  crains  rien  ! 
«  Mes  filles,  tu  verras,  te  soigneront  si  bien  ! 

«  La  nuit,  mes  filles  blondes 

«  Mènent  les  molles  rondes... 

«   Elles  le  berceront, 

«  Danseront,  chanteront.  » 


DESCHAMPS    ET    LA    ROMANCE  111 

—  Mon.  père,  dans  les  brunies  grises 

Vois  ces  filles  en  cercle  assises  ! 
• —  Mon  fils,  mon  fils,  j'aperçois  seulement 
Les  saules  gris  au  bord  des  flots  dormant. 

«  Je  t'aime,  toi  ;  je  suis  attiré  par  ta  grâce  ? 
«  Viens  donc,  viens  !  Un  refus  pourrait  t'être  fatal  !  » 
—  Ah  !  mon  père  !  mon  père  !  il  me  prend...  il  m'embrasse... 
Le  Roi  des  aulnes  m'a  fait  mal  ! 

Et  le  père  frémit  et  galope  plus  fort  ; 
Il  serre  entre  ses  bras  son  enfant  qui  sanglote... 
Il  touche  à  sa  maison  :  son  manteau  s'ouvre  et  flotte... 
Dans  ses  bras  l'enfant  était  mort. 

Le  fantastique  était  si  fort  à  la  mode  autour  de  1840.  que  Des- 
champs lui-même,  l'aimable  homme  de  salon,  le  galant  poète;  en  fut 
tout  à  fait  entêté.  Non  content  de  traduire  les  ballades  fantastiques 
allemandes  que  Schubert  avait  mises  en  musique,  il  composait  des 
chansons  lugubres,  des  romances  frénétiques  dont  Ferdinand  Hiller  ^ 

1.  Fernand  Hiller,  «  un  des  jeunes  compositeurs  les  plus  célèbres  de  l'Allemagne  » 
comme  l'appelle  Deschamps  dans  ses  Lettres  sur  la  musique,  est  né  à  Francfort 
le  24  oct.  1811.  Il  mourut  à  Cologne  le  10  mai  1885.  Elève  de  Hummel,  il  l'ac- 
compagna à  Vienne  en  1827.  Il  y  vit  Beethoven  et  y  publia  sa  première  œuvre, 
un  quatuor  pour  piano.  Venu  à  Paris  en  1826,  il  y  resta  jusqu'en  1836.  C'est  à 
cette  époque  qu'il  connut  Deschamps  et  tous  les  artistes  alors  en  renom  :  Cheru- 
bini,  Meyerbeer,  Rossini,  Berlioz,  Chopin,  Liszt.  Après  divers  séjours  en  Italie  et 
en  Allemagne,  il  revint  à  Paris  en  1853  pour  diriger  l'Opéra  italien.  On  lui  doit 
quelques  opéras,  des  oratorios,  des  cantates,  des  symphonies,  des  hymnes,  des 
chœurs,  des  lieder.  Son  œuvre,  d'une  grande  variété,  est  d'une  correction  classique. 
Il  fit  la  critique  musicale  dans  la  Gazette  de  Cologne,  quand  il  vint  demeurer  dans 
cette  ville,  et  s'y  montra  l'adversaire  irréductible  de  Wagner  et  de  la  musique 
nouvelle. 

Chef  d'orchestre  et  pianiste  remarquable,  il  se  faisait  applaudir  des  dilettantes 
de  1830  au  Conservatoire  et  «  dans  les  grands  salons  d'Erard  ».  —  a  Des  quatuors 
et  trios  d'instruments,  des  airs  de  lieds  pour  la  voix,  des  études  et  fantaisies  de 
piano,  des  chœurs  allemands,  M.  Ferdinand  Hiller  a  fait  passer  devant  nous,  écrit 
encore  Deschamps  en  1835,  un  choix  brillant  de  toutes  ses  musiques.  Déjà  nous 
avions  entendu,  l'année  dernière,  une  de  ses  belles  symphonies  au  Conservatoire  : 
nous  connaissons  maintenant  quelque  chose  de  tous  les  secrets  de  ce  jeune  et 
déjà  célèbre  compositeur,  et  nous  désirons  vivement  connaître  le  reste.  On  est 
frappé  de  la  gracieuse  et  expressive  naïveté  de  ses  lied,  à  côté  du  style  énergique 
et  de  l'étonnante  instrumentation  de  ses  quatuor.  Ses  chœurs  à  la  mélodie  si 
large,  et  aux  modulations  si  heureusement  nuancées,  forment  un  contracte  puis- 
sant avec  ses  fantaisies  au  piano,  si  capricieuses  et  si  habilement  variées...  » 
Deschamps  loue  encore  «  un  duo  au  piano,  qi^e  l'auteur  et  M.  Chopin,  ce  talent 
magique,  ont  exécuté  avec  une  délicatesse  et  une  verve  prodigieuses.  »  (Cf.  Œuvres 
complètes,  Prose,  2^  partie,  p.  32.) 

Quand  Ferd.  Hiller  était  en  Allemagne,  il  écrivait  comme  Liszt,  comme  tant 
d'autres,  à  Emile  Deschamps,  pour  lui  recommander  les  intérêts,  la  renommée 
des  jeunes  étudiants  allemands  qui  venaient  éprpuver  leur  mérite  à  Paris.  La  lettre 


112  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

et  Niedermeyer  s'inspiraient.  Voici  par  exemple,  la  Nuit  de  Jeanne^ 
qui  peut  passer  pour  un  modèle  du  genre  : 

Minuit  frappait  à  la  grande  pendule, 
Et  la  grand'mère  avait  les  yeux  fermés. 

Jeanne  veille.  Elle  aime,  elle  rêve  à  la  clarté  des  étoiles  : 

suivante,  adressée  par  le  musicien  à  notre  poète,  est  une  des  témoignages  innom- 
brables que  nous  avons  recueillis  sur  le  rôle  d'intermédiaire  qu'a  joué  E.  D.  entre 
la  France  et  TAllemagne;  il  s'agissait  cette  fois-ci  d'un  jeune  homme  qui  devait 
devenir  un  des  plus  grands  hellénistes  de  l'Europe  et  même,  après  1870,  un  de 
nos  compatriotes  et  un  de  nos  maîtres  à  Paris,  Henri  Weil.  Cf.  Institut  de  France^ 
Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  Notice  sur  la  vie  et  Les  travaux  de  Henri 
Weil,  par  M.  Georges  Perrot,...  —  Paris,  F.  Didot,  1910.  In-4o. 

«  Milan,  le  4  nov.  1838. 
«  Mon  cher  Monsieur, 
«  Voilà  bien  longtemps  que  nous  ne  nous  sommes  écrits... 

(Il  s'excuse  et  recommande  au  poêle)  : 
«  M.  Weil,  de  Franckfort,  tout  jeune  docteur  en  philologie,  fruit  à  peine  mûri  sur  un  des 
meilleurs  arbres  de  nos  universités  germaniques.  C'est  surtout  mon  amitié  pour  M.  Weil,  qui 
me  porte  à  l'adresser  à  vous  et  à  lui  procurer  de  cette  manière  une  des  connaissances  les  plu» 
aimables  et  les  plus  spirituelles  qu'il  soit  possible  de  faire  dans  la  société  littéraire  si  nombreuse 
et  si  distinguée  de  votre  bienheureux  Paris. 

«  Cependant  je  crois  pouvoir  vous  promettre  que  la  raison  et  l'intelligence  de  mon  jeune  ami 
vous  récompenseront  de  la  bonté  que  vous  aurez  pour  lui,  quoique  je  sache  bien  et  par  expé- 
rience que  votre  bonté  se  suffit  à  elle-même,  et  qu'elle  ne  cherche  que  des  occasions  pour 
s'exercer. 

«  Si  vous  vouliez  introduire  M.  Weil  dans  les  cercles  de  l'un  ou  de  l'autre  de  vos  illustres 
confrères,  vous  n'obligeriez  pas  seulement  lui-même.  Quand  vous  voudrez  quelques  détails 
sur  la  vie  et  le  mouvement  scientifique  et  littéraire  de  ma  savante  patrie,  M.  Weil  pourra  vous 
les  donner,  car  il  les  connaît  à  fond. 

•  Voilà  un  peu  plus  d'un  an  que  je  suis  arrivé  dans  le  beau  royaume  de  Lombardie  et  je  pense 
que  vous  ne  me  reprocherez  pas  de  l'avoir  mal  employé,  quand  je  vous  dirai  que  l'on  donnera 
un  opéra  de  ma  composition  ce  carnaval-ci  au  théâtre  de  la  Scala.  Je  ne  néglige  pas  mon  piano^ 
pour  lequel  j'écris  quelque  chose  de  temps  en  temps,  enfin  je  suis  passablement  en  train  et  je 
n'ai  qu'à  désirer  que  le  succès  couronne  mes  efforts.  » 

C'est  pour  répondre  à  cette  lettre  que  Deschamps  écrivit  le  compliment  qu'on 
trouve  dans  son  recueil  de  vers  de  1841,  et  dont  nous  extrayons  cette  strophe  : 
Parti,  comme  Mozart,  de  la  terre  allemande, 
Comme  lui  voyageur  aux  cieux  italiens, 
Vous  allez,  à  l'appel  du  dieu  qui  vous  commande, 
Y  dorer  pour  les  cœurs  de  sonores  liens. 
Mais  la  France  vous  aime,  elle  vous  redemande  ; 
Et  Paris,  —  ce  que  n'eut  jamais  Mozart  vivant  — 
Couronnera  votre  art  idéal  et  savant. 

Nous  citerons  encore  la  strophe  suivante,  parce  qu'elle  exprime  heureusement 
le  rôle  européen  que  joua  Paris  au  xix®  siècle  : 

Paris  est  le  champ  clos  dos  talents.  —  La  victoire 
N'est  belle  nulle  part  comme  chez  nos  Franr^ais  ; 
Leur  silence  est- l'oubli,  hnir  suffrage  est  la  gloire  ; 
Londres  n'a  que  de  l'or,  Paris  a  le  succès. 
L'opinion  attend  qu'il  ait  juge  pour  croire, 
Et  dans  cette  autre  Alhènc  un  nom  proclamé  roi 
Peut  aller  par  le  monde  et  dire  à  tous  :  C'est  moi  !  (a) 

{a)  Poésies  d'Emile  Deschampà,  édit.  1841,  p.  190. 


DESCHAMPS    ET    LA    ROMANCE  113 

Les  chants  d'un  cor  ont  percé  la  nuit  sombre 
Un  doux  frisson  court  dans  vos  sens  charmés, 
Mais  quoi  ?  là-bas  les  chiens  hurlent  dans  l'ombre. 
Jeanne,  vient-il,  celui  que  vous  aimez  ? 
Et  puis  soudain  s'arrête  la  pendule. 
Les  deux  flambeaux  s'éteignent  consumés... 
Tout  est  présage  au  cœur  tendre  et  crédule. 
Jeanne,  est-il  mort,  celui  que  vous  aimez  ? 

Tel  est  le  thème  de  la  poésie  mise  en  musique  par  Ferdinand  Hiller. 
Mais  la  romance  qui  attira  le  plus  d'applaudissements  et  de  critiques 
aussi  au  poète  et  à  Niedermeyer,  le  compositeur,  fut  cette  fameuse 
Noce  de  Léonore,  dont  la  Reçue  musicale  rendit  compte,  le  17  fé- 
vrier 1839. 

Le  poète  et  le  compositeur  y  sont  finement  appréciés  à  leur  juste 
valeur,  et  l'on  déclare  qu'ils  se  distinguent  l'un  et  l'autre  plus  par  le 
style  que  par  l'imagination.  Ils  ont  cependant  voulu  faire  une  ballade 
fantastique,  et  l'on  ne  prétend  pas  qu'ils  n'aient  point  réussi  :  a  Les 
paroles  de  M.  Emile  Deschamps  prêtent  on  ne  peut  mieux,  il  faut  en 
convenir,  au  genre  fantastique.  C'est  tout  le  personnel  de  l'Enfer   se 
livrant  à  la  joie,  à  la  musique,  à  la  danse,  pour  célébrer  la  Noce  de 
cette  pauvre  Léonor  qui  s'est  donnée  au  diable  par  excès  d'amour  ^... 
Ces  cris,  ces  sifflements  de  l'Enfer,  ces  grincements  de  dents,  ces  rires 
de   démons,    ces   chaînes   lourdement   traînées,    ce   bruit  rauque   de 
cymbales  et  de  clairons  de  fer,  comme  le  disent  les  paroles  si  dramati- 
ques de  M.   Emile  Deschamps,  tout  cela  vous  berce,  vous  frappe, 
vous  étourdit,  vous  enivre  d'un  cauchemar  qui  est  comme  un  sou- 
venir de  la  bacchanale  des  Danaïdes  de  Spontini,  de  l'évocation  du 
Freischutz  et  de  la  danse  erotique  des  nonnes  dans  Robert  le  Diable.  » 
Une   autre   composition  inspirée   par   Deschamps   à   Niedermever 
s'appelle  :  Une  scène  des  Apennins,  et  parut  dans  le  même  recueil  que 
la  Noce  de  Léonor.  La  Recrue  musicale  en  rend  également  compte.  Elle 
la  juge  «  fort  dramatique  ».  —  «  C'est  encore  de  la  musique  scénique, 
ajoute-t-on.  On  voit  que  M.  Niedermeyer  possède  on  ne  peut  mieux 

1.  Dans  cette  romance  volcanique,  où  l'amant  trompé,  Mendoce,  vient  chercher 
sa  fiancée  infidèle,  Léonor,  la  nuit  de  ses  noces,  on  retrouve  à  la  fois  un  écho  du 
galop  du  Roi  des  Aulnes  et  l'influence  de  Robert  le  Diable  : 

Allons,  flambez,  torches  fatales, 
Bruyants  démons,  peuplez  les  salles  ! 
Grincez,  frappez,  aigres  cymbales  ! 
Mugissez  tous,  clairons  de  fer  ! 
Sombre  galop,  ruez-vous  dans  la  fête  ; 
Plus  fort,  plus  fort  !...  Et  comme  la  tempête  ! 

Il  est  minuit  ;  sans  qu'on  s'arrête, 
Jusqu'au  matin,  le  bal  d'Enfer. 

8 


1J4  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

l'art  de  peindre  avec  des  sons  le  mouvement  matériel  de  la  vie  réelle 
et  les  passions  qui  agitent  l'âme.  » 

Ces  passions  sont  à  leur  paroxysme  dans  la  romance  du  type  vol- 
canique que  Deschamps  avait  écrite  :  l'amant  y  fait  d'abord  figure 
de  Roméo  : 

Sous  un  balcon  de  Vérone 


Un  soir  toute  blanche,  aux  Carmes, 

J'aperçus  Teresia  : 

Elle  versa  bien...  trois  larmes, 

Puis  elle  se  maria. 

Voilà  donc  ce  qu'on  y  gagne, 

Dis-je  alors  en  me  cachant  ! 

Je  m'enfuis  dans  la  montagne 

Et  je  devins  très  méchant. 


Le  Roméo  déçu  devint  en  effet  un  brigand  redoutable.  Il  détrousse 
les  voyageurs  «  au  bas  de  l'Apennin  ».  Or,  un  beau  jour,  vous  devinez 
qui  tombe  dans  l'embuscade  :  Teresia  elle-même  avec  sa  suite.  L'in- 
fidèle meurt  frappée  d'une  balle  et  l'amant  devient  fou.  C'est  du 
romantisme  exaspéré. 

Ainsi  la  fantaisie  d'Emile  Deschamps  se  prêtait  à  tous  les  caprices 
de  la  mode.  Il  passait  de  Moncrif  à  Hoffmann,  comme  de  Rossini 
à  Berlioz,  goûtait  un  vif  plaisir  à  se  dépayser  ainsi  sans  cesse.  Toujours 
reconnaissable  sous  les  costumes  les  plus  divers,  ce  gentil  Polyphile, 
moins  grand  que  son  maître,  mais  aimant  comme  lui  toutes  choses, 
a  fait, — un  peu,  —  de  la  romance,  et  dans  la  mesure  de  son  talent,  ce 
que  La  Fontaine  avait  fait  de  la  fable,  un  genre  capable  d'exprimer  les 
nuances  les  plus  différentes  de  la  sensibilité  et  de  l'imagination.  Le 
volcanisme  frénétique  lui  avait  inspiré  la  Noce  de  Léonor  et  une  Scène 
des  Apennins,  et  cependant  il  n'en  est  pas  moins  l'auteur  de  la  pure 
romance  troubadour  intitulée  :  Que  ne  suis- je  un  Comte  !  et  de  ce 
délicieux  poème  de  Y  Etrangère,  pour  lequel  Niedermeyer  a  écrit  une 
de  ses  plus  gracieuses  compositions.  «  Cette  jolie  pensée  mélodique, 
lisons-nous  dans  la  Re^^ue  musicale,  semble  une  perle  enlevée  de  cet 
écrin  de  diamants  ayant  titre  :  Le  Comte  Ory,  l'un  des  plus  beaux 
fleurons  de  la  couronne  de  Rossini.  Il  vous  souvient  sans  doute  de 
ce  trio  du  2^  acte  tout  empreint  de  volupté  :  A  la  faveur  de  cette  nuit 
obscure,  etc..  La  romance  de  V Etrangère  offre  la  même  couleur 
d'amour  et  de  mystère  :  c'est  le  même  dessin  par  triolets,  la  basse 
procédant  avec  la  même  élégance  et  la  même  régularité  ^.  t> 

\.  Re^>ue  musicale,  17  févrie-  1839. 


DESCHAMPS     ET    LA    ROMANCE  115 

Nous  citerons,  pour  terminer  cette  étude,  la  romance  de  Deschamps 
qui  avait  inspiré  à  Niedermeyer  un  de  ses  purs  chefs-d'œuvre.  Ce 
fut  une  des  rares  rencontres  dans  lesquelles  la  poésie  s'est  unie  à  la 
musique,  sans  renoncer  à  plaire  par  elle-même.  Les  vers  que  voici 
ont  bien  leur  charme  : 

L'Etrangère 

Oh  !  j'ai  rêvé  d'une  étrangère,  *    * 

Plus  douce  qu'un  enfant  qui  dort, 

Puis  soudain,  riewse  et  légère, 

Comme  la  fée  aux  cheveux  d'or. 

C'était  parmi  les  filles  d'Eve, 

Une  blonde  sœur  d'Ariel, 

Qui  venait  nous  parler  du  ciel... 

Je  vous  vois,  ce  n'est  plus  un  rêve  î 

Oh  !  j'ai  rêvé  que  ce  bel  ange 
Passait,  chantant  dans  nos  chemins  ; 
Et  moi,  saisi  d'un  charme  étrange, 
De  loin,  je  lui  tendais  les  mains  ; 
Et,  comme  le  flot  qui  s'élève. 
Je  sentais  mon  cœur  se  gonfler, 
Et  ma  vie  en  pleurs  s'en  aller... 

Regardez  !  ce  n'est  plus  un  rêve  ! 

Oh  !  j'ai  rêvé,  car  dans  ce  monde 

J'ai  tant  de  bonheur  en  rêvant, 

Que,  voyant  ma  peine  profonde, 

Vint  à  moi,  la  divine  enfant. 

Et  qu'alors  —  faut-il  que  j'achève  ? 

Tremblante,  elle  me  dit  tout  bas  : 

«  Meurs-tu  d'amour  ?  Oh  !  ne  meurs  pas  !  » 

Las  !  hélas  !  ce  n'était  qu'un  rêve  ! 


X 


BIBLIOGRAPHIE    DES    COMPOSITIONS    MUSICALES    AUXQUELLES 
EMILE    DESCHAMPS    A    COLLABORÉ 

1.  Alary  (Giulio).  —  La  Rédemption,  mystère  en  cinq  parties,  avec 

prologue  et  épilogue  par  M.  E.  Deschamps,  en  collaboration 
avec  M.  Emilien  Pacini,  musique  de  Giulio  Alary,  exécuté 
pour  la  première  fois  au  Théâtre  italien,  en  1850. 

2.  Balleguier  (Delphin).  —  Les  Chansons  de  troubadours,   la   nuit 

de  Jeanne,  ballade  dramatique,  poésie  d'Emile  Deschamps, 
musique  de  Delphin  Balleguier. 

3.  Baziisî  (François).  —  Loyse  de  Montfort,  scènes  lyriques  couronnées 

à  l'Institut,  le  3  oct.  1840,  et  représentées  à  l'Académie  royale 
de  musique,  le  7  du  même  mois.  Paroles  de  MM.  Emile 
Deschamps  et  Emilien  Pacini,  musique  de  François  Bazin. 

4.  Beau  PLAN  (Amédée  de).  —  Le  Mari  au  bal,  opéra-comique  en 

un  acte,  musique  de  M.  de  Beauplan,  représenté  à  l'Opéra- 
Comique  en  1845.  —  Paris,  M.  Lévy,  1845.  Gr.  in-8^. 

5.  Bellini.  — Dernier  rêve,  de  Bellini,  paroles  d'Emile  Deschamps. 

—  Paris,  Leduc.  In-fol. 

6.  Berlioz.    —    Roméo    et    Juliette,    symphonie    dramatique    avec 

chœurs  et  solos  de  chant,  dédiée  à  Paganini,  et  composée 
d'après  la  tragédie  de  Shakespeare,  par  Hector  Berlioz.  Paroles 
de  M.  Emile  Deschamps. 

7.  Bessems  (A.).   —  La  Sérénade,  nocturne  à  deux  voix,   paroles 

d'Emile  Deschamps,  musique  de  A.  Bessems. —  (S.  l.  ?i.  d.). 

8.  BoNOLDi  (Fr.).  —  Album  de  Fr.  Bonoldi.  —  (S.  L),  1850.  In-fol. 
Comme  vous  !,  romance  d'Emile  Deschamps. 

9.  Galonné  (V^^  I.  G.  L.  de).  —  Chœur  pour  une  distribution  de 

prix,  paroles  de  M.  Emile  Deschamps,  musique  du  V^^  I.-G.- 
L.  de  Galonné.  —  Paris,  Régnier-Canaux.  In-fol. 
10.  Capecelatro  (V.).  —  Echo  de  Sorrente.  Album  1840.  Huit  ro- 
mances françaises  et  italiennes,  com}>osées  par  V.  Gapecelatro. 
J'ai  tant  souffert,  paroles  d'Emile  Deschamps. 


BIBLIOGRAPHIE    MUSICALE  117 

11.  Caraffa.  —  (Manuscrit)  :  Notre-Dame-du-Mont-Carmel,  cantate 

avec  chœur,  paroles  de  M.  Emile  Deschamps,  sur  la  musique 
de  M.  Caraffa. 

12.  Clapisson.  —  Album  de  Clapisson,  1846.  —  Paris,  M^^  Cen- 

drier. In- fol. 

Aujourd'hui,    paroles   d'Emile   Deschamps   (sur   un   rythme   de 
valse). 

13.  —  Le  coffret  de  Saint-Domingue,  opérette.  1855.  Paroles  d'E.  Des- 

champs. 

14.  Dassier  (Alfred).  —  Les  Écoliers,  paroles  d'Emile  Deschamps, 

musique  de  Alfred  Dassier.  —  Paris,  Brandus,  1876.  In-fol. 

15.  Deldevez.  —  Six  morceaux  de  chant  a^ec  accompagnement  de 

piano,  composés  par  Ernest  Deldevez.  —  Paris,  V^^  Lannes. 

16.  Delsarte   (M"^^).  —  Ce  que  faime,   ce  que  f  adore,   paroles  de 

M.  Emile  Deschamps,  musique  de  M™®  Delsarte.  —  Paris, 
J.  Delahante,  1846.   In-fol. 

17.  DoNizETTi.   —  Matinées   musicales   :    recueils  de  six    mélodies, 

deux  duettis  et  deux  petits  quatuors,  dédiés  à  S.  M.  la  Reine 
d'Angleterre  et  à  S.  A.  R.  le  prince  Albert,  par  G.  Donizetti, 
paroles  d'Emile  Deschamps  et  Aug.  Richomme.  —  Paris, 
J.  Meissonnier.  1842. 

Longue  douleur.  E.  D. 

Le  Gondolier,  barcarole.  E.  D. 

Les  billets  doux,  romance.  E.  D. 

U Adieu,  duettino.  E.  D. 

Querelle  d'amour,  scherzo  à  2  voix.  E.  D. 

18.  DucA    (Giovanni).  —  Ce    que  faime,  ce  que    f adore,    paroles 

d'Emile  Deschamps,  musique  de  Giovanni  Duca,  auteur  de 
Y  Ame  de  la  Pologne.  —  Paris,  G.  Flaxland,  1865.  In-fol. 
Les  Chanteurs  italiens,  à  M"^^  la  comtesse  Potocka,  paroles 
d'Emile  Deschamps,  musique  de  Giovanni  Duca...  —  Paris, 
G.  Flaxland,  1865.    In-fol. 

19.  DucHAMBGE  (M"^^  Pauline).  —  Alhum  musical  pour  Vannée  1841. 

—  Paris,  Challamel  et  C^^.  —  Poésies  de  M"^^  Desbordes-Val- 
more  et  de  MM.  Emile  Deschamps,  Auguste  Barbier,  de  Pou- 
dras, Brizeux,  de  Lonlay,  et  Ernest  Legouvé. 
Votre  fête,  plaintes  d'un  absent,  paroles  d'Emile  Deschamps. 

20.  —  A  M"^^  Allard.  Les  Chanteurs  italiens,  paroles  d'Emile  Des- 

champs, musique  de  M"^®  Pauline  Duchambge.  —  Paris, 
Meissonnier  et  Heugel. 


118  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

21.  —  Kitty  Bell  et  Chatterton,  ballade,  paroles  d'Emile  Deschamps, 

musique  de  Pauline  Duchambge.  —  Paris  Boieldieu. 

22.  —  Ronde  des  Ecoliers,  paroles  de  M.  Emile  Deschamps,  musique 

de   M"^^  Pauline  Duchambge. 
(Dans  VEcolier  nouveau,  journal  des  enfants,  sous  la  direction 
de  M"^6  J.-J.   Fouqueau  de  Passy,  directrice  du  Journal  des 
Demoiselles.) 

23.  —  Romances  et  chansonnettes  de  M"^^  Pauline    Duchambge.  — • 

Paris,  Ch.  Boieldieu. 
Les  Ecoliers,  paroles  d'E.  D. 

24.  —  Chanson  de  l'atelier,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de 

■^me  p^  Duchambge. 

25.  La  Vierge  et  /'e/i/an^,  romance...  paroles  de  M.  Emile  Deschamps, 

musique  de  M"^^  Pauline  Duchambge.  —  Paris,  les  Compo- 
siteurs réunis  1846.  In-fol. 

26.  DuLCKEN     (Félix-Ferd.).     —     U Avenir,     varsovienne,     paroles 

d'E.  Deschamps,  musique  de  Perd.  Dulcken.  —  Extrait  et 
adapté  des  dix-huit  hymnes  et  chants  nationaux  polonais.  1797- 
1867,  par  Christian  Ostrowski.  —  Paris,  chez  tous  les  éditeurs 
de  musique.  1867. 

27.  Dupont    (Achille).  —   La  Nuit    de    Jeanne,    poésie    de    Emile 

Deschamps,  musique  de  Achille  Dupont.  —  Paris,  E.  Gallet, 
1901.  In-fol. 

28.  Frelon    (L.-F.-H.).   —  Chants   pour   V enfance   (publiés   par  la 

Reçue  de  V éducation  nouvelle,  journal  des  mères  et  des  enfants). 
—  Paris  (s.  d.). 
Il  était  une  bergère,  ronde  enfantine,  paroles  de  M.  Emile  Des- 
champs, air  connu  arrangé  par  M.  L.-F.-H.  Frelon. 

29.  Garcia  de  Bériot  (Maria-Félicité).  —  Dernières  pensées  înusi- 

cales  de  Marie-Félicité  Garcia  de  Bériot.  —  Paris,  E.  Troupe- 

nas.  1840. 
Le  Message,  paroles  d'E.  Deschamps. 

Adieu  à  I^aure,  paroles  de  Métastase,  trad.  par  E.  Deschamps. 
Le  Moribond,  paroles  de  Benelli,  trad.  })ar  E.  Deschamps. 

30.  Gavarni  (M"^^).  —  Sérénade    espagnole,    paroles    de  M.   Emile 

Deschamps,  musique  de  M"^^  Gavarni.  —  Paris,  impr.  de 
Magnier  (s.  d.).    In-fol. 

31.  GiNESTET    (Prosper     de).    —    La     Sérénade,     paroles     d'Emile 

Deschamps,  musique  de  Prosper  de  Ginestet.  —  Paris, 
Pacini. 

32.  Glaeser  (Franz).  —  Près  du  goufre-aux-pierres,  jiaroles  imitées 


BIBLIOGRAPHIE    MUSICALE  119 

de  l'allemand,  par  Emile  Deschamps,  musique  de  Franz 
Glaeser.  —  Paris,    M.  Schlesinger,  1846.    In-fol. 

33.  GoRDiGiANi  (L.).  —  La  France  musicale,  71,  rue  de  Choiseul. 

Soirées  de  Paris,  Dix  mélodies,  paroles  d'Emile  Deschamps, 
musique  de  L.  Gordigiani.  —  Paris,  L.  Escudier. 
Fleurs  et  baisers.  —  Quand.  —  Ma  sœur.  —  Néere.  —  La  Lonla» 
nanza.  —  Bococco,  ballade.  —  Mariage  et  repentir,  ballade 
slave.  —  En  bateau,  sérénade.  —  Triste  pleur.  —  Le  jaloux, 
chant  populaire. 

34.  GuiLLOT  (Antonin).   —   Album   de    Antonin    Guillot    (de    Sam- 

bris),  paroles  de  MM.  Emile  Deschamps,  Alex.  Cosnard 
et  Louis  d'Artois  de  Bournonville.  —  Paris,  Simon- 
Bichault.  1850. 

Les  Mandolines,  paroles  d'E.  D. 

Pleurs  et  Fleurs,  rêverie,  par  E.  D. 

35.  —  Mélodies.  Antonin  Guillot  de  Sambris.  —  Paris,  Choudens. 
Loyse  et  Berengère,  poésie  d'Emile  Deschamps,  nocturne  à  2  voix. 

^Ç>.  Halévy  (F.).  —  Cantate,  musique  de  Halévy,  exécutée  à  la 
séance  de  la  distribution  des  prix  de  la  Société  des  Gens  de 
Lettres.  1856. 

37.  HiLLER  (Ferdinand).  —  A  son  ami  Adolphe  Nourrit.  La  Nuit 

de  Jeanne,  ballade,  parole  de  M.  Emile  Deschamps,  musique 
de  Ferdinand  Hiller.  —  Paris,  Pacini. 

38.  HocMELLE.  —  Florine,  romance,   paroles  d'Emile   Deschamps, 

musique  d'Ed.  Hocmelle. 

39.  La  Moskowa.  —  Publications  de  la  France  musicale.  Absence, 

poésie  de  M.  Emile  Deschamps,  romance  dédiée  à  la  comtesse 
Murât,  musique  de  M.  le  prince  de  La  Moskowa. 

40.  L'Epine     (Ernest).    —    C^est    ma    mère,    paroles    de   M.     Emile 

Deschamps,  musique  de  Ernest  L'Epine.  —  Paris,  J.  Meis- 
sonnier  et  fils,   1846.  In-fol. 

41.  Lhuillier    (Edmond).    —    La    Sérénade    nocturne,   paroles    de 

M.  Emile  Deschamps,  musique  par  Edmond  Lhuillier.  — 
Paris,  Ph.   Petit,   1846.  In-fol. 

42.  Manry   (Ch.).   —  La  Nuit  d'hiver,   ballade,    paroles   de  Emile 

Deschamps,  musique  de  Ch.  Manry.  —  Paris,  Bernard-Latte, 
1850.   In-fol. 

43.  Mareschal    (Ilip.).    —    Auprès    de    toi,    paroles    de   M.    Emile 

Deschamps,  musiciue  de  Hip.  Mareschal.  —  Verdun,  Laurent, 
1843.   In-fol. 
{Le  Mélodiste,  journal  de  romances). 


120  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

44.  Maurel  (Aimé).  —  Ce  que  faune,  ce  que   f adore,   chant  filial, 

paroles    de    Emile  Deschamps,  musique  de  Aimé  Maurel.    — 

Paris,   Benoît  aîné,   1888.   In-fol. 
Comme  i^ous,  romance,  paroles  de  Emile  Deschamps,    musique 

de  Aimé  Maurel.  —  Hyères  (Var),  chez  Fauteur,  1892.  In-foL 
J'«t    tant    souffert,     mélodie,     paroles    de     Emile    Deschamps, 

musique    de     Aimé    Maurel.    —   Paris,   Benoît    aîné,     1888, 

In-fol. 

45.  Méhul.    —   Ternaire,    musique  posthume  de  Méhul,  paroles   de 

M.    Emile    Deschamps,  n^  1.   Adieu    du    pèlerin,    romance  ; 
n®  2.  Retour  au  foyer;  n^  3.  Le  Vieux  pâtre.  —  Paris,  Bonoldi, 
1907.   In-fol. 

46.  Meyerbeer.  —  Les  Huguenots,  opéra  en  cinq  actes,  paroles  de 

M.    Eugène    Scribe,    musique    de    M.    Giacomo    Meyerbeer... 

Représenté  pour  la  première  fois  sur  le  Théâtre  de  l'Académie 

royale   de   musique,   le   29  février   1836.   — -  Paris,   Maurice 

Schlesinger,  1836.  In-4o. 

(Sur  l'exemplaire  conservé  à  la  Bibliothèque  de  Versailles,  on  lit 
cette  suscription  de  la  main  de  Deschamps  :  «  En  collaboration 
avec  M.  Emile  Deschamps.  ») 

47.  —  A  Madame  P.  Millaud.  Adieu  aux  jeunes  mariés,  sérénade  pour 

2  chœurs  à  8  voix  (4  hommes,  4  femmes),  paroles  françaises 
d'Emile  Deschamps,  musique  de  Meyerbeer.  —  Paris,  Brandus- 
Dufour. 

48.  —  Album  de  chant  de  la   Gazette  musicale  de   1848.  —  Paris^ 

Brandus  et  C^^. 
Printemps  caché,  musique  de  Meyerbeer,  trad.  fr.  d'Emile  Des- 
champs. 
49.- —  U Amitié,  quatuor,  })aroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de 
Meyerbeer. 

50.  —  Le  chant  du  dimanche,   prière   d'une  jeune   fdle,   paroles  de 

M.  Emile  Deschamps,  musique  de  G.  Meyerbeer.  —  Paris, 
au  Ménestrel,  H.  Meissonnier  et  Heugel. 

51.  —  Collection  des  mélodies  de  G.  Meyerbeer,  illustrée  par  M.  A.  De- 

véria.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

De  ma  première  amie,  paroles  allemandes  de  Heine,  musique  de 
G.  Meyerbeer,  traduction  française  de  M.  Emile  Deschamps. 

Scirocco,  paroles  allemandes  de  Michel  Baer,  inusicjuc  de  G.  Meyer- 
beer, traduction  française  de  M.  Emile  Descham|)s. 

Elle  et  moi,  lied,  paroles  allemandes  de  Ruckert,  musique  de 
G.  Meyerbeer,  trad.  française  de  M.  Emile  Deschamps. 


BIBLIOGRAPHIE     MUSICALE  121 

52.  —  Délire,    mélodie,    paroles    d'Emile    Deschamps,    musique    de 

G.  Meyerbeer.  —  Paris,  Meissonnier  et  Heugel. 

53.  —  Guide  au  bord  ta  nacelle,  paroles  allemandes  de  Heine,  musique 

de  G.  Meyerbeer  ;  traduction  française  de  Emile  Deschamps. 

54.  —  Nella,    canzona,    paroles    d'Emile    Deschamps,    musique    de 

G.  Meyerbeer.  —  Paris,  Leduc. 

55.  —  Prière  du  matin,  pour  2  chœurs  à  8  voix,  paroles  d'Emile 

Deschamps,  même  musique  que  VAdieu.  —  Paris,  Brandus- 
Dufour. 
(Dernière  œuvre  de  Meyerbeer  :  mai  1864). 

56.  —  Rachel  à  Nephtali,  romance  biblique,  paroles  d'Emile  Des- 

champs, musique  de  G.  Meyerbeer.  —  Paris,  Pacini. 

57.  —  Récitatif  et  prière,  composés  pour  les  débuts  de  M.  Mario,  dans 

Robert  le  Diable,  et  dédiés  à  M.  Mario  par  Giacomo  Meyerbeer, 
paroles  d'Emile  Deschamps.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

58.  —  Trois   petites   mélodies   allemandes,    composées   par    Giacomo 

Meyerbeer,  Traductions  françaises  par  M.  Emile  Deschamps. a 
—  Paris,  Pacini. 

C^est  Elle,  paroles  de  H.  Heine,  musique  de  G.  Meyerbeer. 

Les  Feuilles  de  roses  (à  une  jeune  fille),  paroles  de  W.  Mûller,  musi- 
que de  G.  Meyerbeer. 

Mina,  barcarole,  paroles  de  Michel  Baer,  musique  de  G.  Meyerbeer. 

59.  Molinos-Laffitte  (M"^^).  —  La  Pauvre  enfant,  romance,  paroles 

de  M.  Emile  Deschamps,  musique  de  M"^^  Molinos-Laffitte.  — ■ 
Paris,  Ad.  Catelin. 

60.  Mozart.  —  Don  Juan,  opéra  en  cinq  actes  de  Mozart.  Traduction 

française  de  MM.  Emile  Deschamps  et  Henri  Blaze.  Nouvelle 
édition.  —  Paris,  C.  Lévy,  1898.  In-8o. 

61.  MuRAT  (C^^^).  —  Trois  romances  :  1*^  Cest  mon  seul  bien  ;  2^  Dona 

Sol  ;  3°  Sur  la  tourelle,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 
de  Mme  la  esse  Murât. 

62.  NiEDERMEYER.  —  Stradclla,  opéra  en  cinq  actes,  par  MM.  Emile 

Deschamps  et  Emilien  Pacini,  musique  de  M.  L.  Niedermeyer, 
représenté  pour  la  première  fois  sur  le  théâtre  de  l'Académie 
royale  de  musique,  en  1837. 

63.  —  Album  de  chant,  composé  par  MM.  Niedermeyer,  F.  Halévy, 

Rossini,  Donizetti,  Niedermeyer,  F.  David.  —  1842.  (Offert 
aux  abonnés  de  la  Revue  et  Gazette  musicale.) 
Ce  n'est  pas  toi,  de  Niedermeyer,  paroles  d'Emile  Deschamps. 

64.  —  Le  Chevalier  de  Malte,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 

de  Niedermeyer.  —  Paris,  Pacini, 


122  EMILE    DESCHAMPS    ET    LA    MUSIQUE 

65.  —  U Etrangère,  paroles  de  M.   Emile  Deschamps,   musique  de 

L.  Niedermeyer.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

66.  —  Ménestrel,  journal  de  musique  et  de  littérature.  —  Paris,  Mais- 

sonnier  et  Heugel. 

Ne  Fespérez,  paroles  de  Emile  Deschamps,  musique  de  Nieder- 
meyer. 

Mon  pays,  id. 

67.  —  La  Noce  de  Léonor,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de 

L.  Niedermeyer  (dessin  de  Gavarni).  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

68.  —  Que  ne  suis- je  un  comte  ?  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 

de  L.  Niedermeyer.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

69.  —  Les  Rayons,  album  de  chant  de  la  France  musicale,   1842. 

Niedermeyer,   Adam,   Clapisson,   A.   Vogel,   A.   de  Beauplan. 
(Dessins  de  Nanteuil).  —  Paris,  H.  Monpou. 
Une  voix  dans  V orage,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de 
L.   Niedermeyer. 
•70.  —  S^il  vous  souvient  du  mal  d^ amour,  paroles  d'Emile  Deschamps, 
musique  de  L.  Niedermeyer.  —  Paris,  M.  Schlesinger. 

71.  —  Seul  objet  de  mes  yeux,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 

de  L.  Niedermeyer.  —  Seize  ans,  paroles  d'Emile  Deschamps, 
music|ue  de  L.  Niedermeyer.  —  Paris,  au  Ménestrel,  A.  Meis- 
sonnier. 

72.  —  Une  scène  des  Apennins,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 

de  L.  Niedermeyer.  (Dessin  de  Gavarni).  —  Paris,  M.  Schle- 
singer. 

73.  Perugini  (C).  —  A  son  ami  Gardoni.  Tu  niaimais,  romance, 

paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de  C.  Perugini. 

74.  PicciNi   (Alexandre).  —  Chant  royal,  à  Voccasion  de  la  fête  de 

S.  M.  Charles  X,  le  4  nov.  1824,  paroles  d'Emile  Deschamps, 
officier  de  la  1^^  légion,  musique  d'Alexandre  Piccini,  1^^  pia- 
niste de  la  Chapelle. 

75.  RosENHAiN  (J.).  — Echos  des  campagnes,  six  mélodies  à  deux  voi.r, 

parles  d'Emile  Deschamps,  composés  par  J.  Rosenhain. 
1^'  cahier  :  Chanson  villageoise.  Nocturne,  VdlaneUe. 
2®  cahier  :  Barcarole  napolitaine.  Mélodie,  Sérénade. 

76.  RossiNi.  —  Ivanhoé,  opéra  en  trois  actes,  imité  de  l'anglais,  par 

Emile  Deschamps,  en  collaboration  avec  de  Wailly,  musique 
de  Rossini,  arrangée  pour  la  scène  française  j)ar  (Emilieu) 
Pasini.  —  Odéon,  15  se])t.  —  Paris,  ]'erité,  1826.  In-8^. 

77.  —  Beppa  la  Napolitaine,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique 

de  Rossini.  —  Paris,  Schlesinger. 


BIBLIOGRAPHIE     MUSICALE  123 

78.  —  Nizza,  paroles  d'Emile  Deschamps,  musique  de  Rossini.  — ■ 

Paris,  Leduc. 

79.  Sain  d'Arod.  —  Les  Marguerites  de  Roussillon,  six  mélodies..., 

paroles  de  M.  Emile  Deschamps  et  paroles  traduites.  Musique 
de  Prosper  Sain  d'Arod.  —  Paris,  Martin. 

80.  Schubert.  —  40  mélodies  choisies  a^ec  accompagnement  de  piano, 

par  F.  Schubert,  traduction  française  par  Emile  Deschamps. 
—  Paris,  Brandus  (1851).  In-fol. 

81.  Sémiladis.    —    Cordélia,    fantaisie     shakespearienne,     paroles 

d'Emile  Deschamps  et  d'Emilien  Pacini,  musique  de  M.  Sémi- 
ladis, représenté  sur  le  théâtre  de  Versailles  en  1853  (d'après  les 
éditeurs  des  Œuvres  complètes  de  Deschamps.  —  Selon 
Arthur  Pougin  :  avril  1854.) 

82.  ScuDo.  —  Le  Sombre  Océan,  méditation,  paroles  de  M.  Emile 

Deschamps,  musique  de  Scudo.  —  Paris,  Colombier. 

83.  Spontini.    —   La   France    musicale.    Supplément.    Le   chant   de 

Mignon,  mélodie  de  G.  Spontini,  paroles  de  M.  Emile  Des- 
champs, dédié  à  M^^^  Pauline  Garcia. 

84.  Ta'ubert  (G.).  —  Echos  des  familles.  Six  lieder  pour  la  jeunesse, 

par  G.  Taubert,  maître  de  chapelle  de  S.  M.  le  Roi  de  Prusse. 
Traduction    française    de    M.    Emile    Deschamps.    —   Paris, 
S.  Richault.  (L'édition  originale  chez  M.  Bahn,  Berlin.) 
Le  réveil  des  fleurs.  —  La  berceuse.  —  Les  Pigeons.  —  Les  adieux 
des  oiseaux.  —  La  cloche  du  soir.  —  Le  lutin. 

85.  Vaucorbeil.    —   Mélodies   de   A.-E.    de    Vaucorbeil.    —   Paris, 

Heugel  et  C^^,  (1850). 
Ad  Amphoram,  ode  d'Horace,  imitée  par  E.  Deschamps. 
Ballade  serbe,  imitée  par  Emile  Deschamps. 
En^anec  le  Rimeur,  fragment  d'une  légende  bretonne,  par  Emile 

Deschamps. 

86.  VoGEL  (A.).  —  Tobie,  scène  biblique  pour  voix  de  basse,  paroles 

d'Emile  Deschamps,  musique  d'Adolphe  Vogel. 

87.  Wachs  (P.).  —  A  la  princesse  Isabeau  de  Beaui^au-Craon. 

Je  suis  chasseur,  chanson  espagnole,  paroles  d'Emile  Deschamps, 
musique  de  F.  Wachs. 

88.  Wroblewski  (Emile).  —  Ving-cinq  mélodies  pour  fhant  et  piano, 

par  Emile  Wroblewski. 
Madrigal,     poésie    d'Emile     Deschamps,     musique     d'E.     Wro- 
blewski. 


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;lis  sur  les  lieux  de    rerai;iré   à   Hetcles,    puis   à  Huiuiv.    Il    nous 

(|ue  Ch.   a   remiil.      ..       ^        •  «•••    les  fon<lions  de  'professeur  de  Iran-''-     ••'     en 

ni  l'une  par  l'aulie   r<tuvre  ti   in  l-iuyr^iphie  do  poêle,  il  étahlit   la  chi  le 

jifur  d'écrivain  ;    Kurl  ut.    i    nous  :a  oiiie  ie  i(!m;in  de  «  Charlolle  u,   et   i  i      lUs 

t  uvre  postérieure  de  René  la  iiace  inelTa^b'e  de  cel.e  aventure  de  jeunesse. 

hei  oe  des  Ikiu-Mondts.  1"  juia  19Ù9. 

I F  ).  Les  voyageurs  français  en  Grèce  au  XIX*  siècle  (1800  1900), 
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•                                       l'e  comparée,  dirigée  piir  F.  Bai  kr.  chargé  de  cours  à 

^:■u^   à    rUniversit*';  d(^  Slra-^boni  H.\z*rd,   professeur   à 

.  (harpe  de  cours  à  la  Sorbonne  .  '  .^  ;  Edouard  Cn.iMPioN. 

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LA        HARTREUSB    DE    PARME 

P«r  l'auteur  de  Bouge  et  Noir 

'i.il    corrigé,   inlerfolié   et    ariooh".   préparé    par 

il    (inédite).     Tiré   à  cent    cxcntplaires    nitiiuh'<tlt^)t 

ot  JvcoMET,   et  présenti's  dan<;  la  reliure  m'iiie 

'.lt;pant   à    M.  Chaper.    Introduction   par  Paul 

la    transcription   des   corrections   des    rxibs   et 

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iil^lKlUE    K.    PAIlLAUr