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Full text of "Enfances célèbres"

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CoLET,  Louise 


ENFANCES  CELEBRES 


CT    145    .C59    1868 


3  9  0  0  3  O  0  28229' 


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ENFANCES  CELEBRES 


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IMPIUxMERIE  GÉNÉRALE  DE  GH.  LAHURE 
Rue  de  Fleuras,  9,  à  Paris 


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ENFANCES  CÉLÈBRES 


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M*"  LOUISE  COLET^ 


ILLUSTRÉES    DE    5  7     GRAVURES    SUR    BOIS 
PAR  FOULQUIER 


SIXIEME    EDITION 


IjOt  LI8FA«P6        ^O 


P^i^IS       //^%^o^^*■ 


LIBRAIRIE  DE  L.  HACHETTE  ET  G 

BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    N°   77 

1868 

Droits  de  propriété  et  de  traduction  réservés 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/enfancesclbrOOcole 


A   MON    PETÎT-FILS 
RAYMOND     BISSIEU 


Cher  enfant!  suave  lumière 
Qui  me  caresse  et  me  sourit  ; 
Par  le  sang  je  suis  ta  grand' mère. 
Je  veux  l'être  aussi  par  l'esprit. 

Que  jamais  ne  soit  étouffée 
Ma  voix  qui  vibre  à  ton  berceau  ; 
Que  je  reste  ta  bonne  fée 
T'inspirant  le  Bien  et  le  Beau  ! 

Comme  marque  de  mon  lignage, 
De  trois  dons  je  viens  te  bénir  : 
L'Amour,  l'Honneur,  le  Courage! 
Ne  les  laisse  jamais  ternir. 


II  DÉDICACE 

L'amour  est  le  courant  de  flamme  \ 

Qui  dissout  l'ombre  et  mène  au  jour.  i 

L'épanouissement  d'une  âme 
Ne  s'accomplit  que  par  l'amour. 

L'amour  est  la  pitié  suprême 

Qui  fait  comprendre  et  compatir. 

On  se  dit,  sitôt  que  l'on  aime  : 

Jamais  bourreau,  plutôt  martyr.  j 

L'amour  est  comme  un  fleuve  immense  ,  1 

Intarissable  .  illimité  ;  ! 

Au  sein  de  la  mère  il  commence 
Et  s'étend  sur  l'humanité. 

Douce  clarté  de  ta  famille , 

Tu  grandis ,  i\X  nous  éblouis ,  ■ 

Tu  charmes  chaque  jeune  fille,  i 

Tu  rayonnes  sur  ton  pays.  ' 

L'honneur  de  sa  force  t'inonde ,  j 

Tu  goûtes  la  fierté  des  purs  ;  •  ) 

Et  loin  des  souillures  du  monde  ; 

Tes  pas  courent  fermes  et  sûrs.  j 

I 

Tu  sens  que  vivre  est  une  tâche  ^  \ 

Où  souvent  manque  le  bonheur  ;  ' 
Mais ,  à  la  mollesse  du  lâche , 

Tu  préfères  ton  âpre  honneur.  • 


DÉDICACE  HI 

La  foi  de  ta  jeunesse  austère 
Est  la  foi  des  grands  stoïciens . 
Sereines  lueurs  de  la  terre 
Dont  s'éclairèrent  les  anciens  ! 

Leur  enseignement  te  dégage 
De  toutes  les  vapeurs  du  mal , 
La  lutte  te  trempe  au  courage 
Et  te  couronne  d'idéal. 

Et  moi,  pauvre  aïeule  engourdie, 
Le  front  courbé  vers  le  cercueil 
Devant  ta  floraison  hardie , 
Je  tressaille  d'un  tendre  orgueil. 


LOUISE  GOLET 

Ile  d'Ischia,  1865 


PREFACE. 


C'est  un  des  privilèges  des  hommes  de  génie  de 
faire  participer  leurs  ancêtres  et  leurs  descendants 
à  Fintérêt  qu'ils  inspirent;  on  aime  à  remonter 
aux  sources  de  ces  grandes  intelligences  et  à  pres- 
sentir leur  venue.  On  se  plaît  à  en  suivre  le  cou- 
rant, à  savoir  si  les  fils  ont  dignement  continué  le 
père,  ou  si  rien  de  vi\^nt  n'est  resté  de  ces  races 
fameuses. 

La  famille  contemporaine  des  hommes  illustres 
éveille  toujours  notre  curiosité  ;  nous  voulons  coîl- 
naîlre  le  père  et  la  mère  de  l'enfant  prédestiné  ; 
il  nous  est  doux  de  nous  initier  aux  scènes  de  sa 
jeunesse,  de  le  voir  aimé  par  une  sœur  ou  par  un 
frère,  et  nous  donnons  nous-mêmes  aux  parents 
qui  le  chérissent  une  part  de  notre  admiration  et 
de  notre  sympathie. 

En  offrant  à  nos  lecteurs  certains  traits  drama- 

] 


U  PRÉFACE. 

tiques  ou  toiiclianls  de  l'enfance  de  quelques  hom- 
mes célèbres,  il  nous  a  seml^lé  que  nous  éveille- 
rons dans  de  jeunes  esprits  le  désir  de  connaître 
les  travaux  ou  le-s  nobles  actions  de  ces  vies  glo- 
rieuses, d'en  rechercher  les  détails  dans  l'histoire 
et  d'étendre  la  connaissance  d'un  fait  isolé  à  l'en- 
semble d'une  carrière.  Une  lecture  amusante  de- 
viendrait ainsi  pour  les  enfants  le  début  d'une  in- 
struction solide  et  variée,  où  ils  trouveraient  à  la 
fois  des  exem|3les  et  un  attrait. 


PIG  DE  LA  MIRANDOLT? 


NOTICE  SUR  PIC  DE  LA  MIRANDOLE, 


Jean  'Pic  de  la  Mirandole,  enfant  célèbre  et  savant  uni- 
versel, descendait  de  François  Pic  de  La  Mirandole,  qui  fut 
podestat  de  Modène,  en  1312,  et  chef  du  parti  gibelin.  Il 
naquit  à  la  Mirandole,  en  lk63.  C'était  le  troisième  fils  de 
Jean-François,  seigneur  de  La  Mirandole  et  comte  de  Con- 
cordia.  Il  passait,  à  dix  ans,  pour  le  poëtc  et  Pomteur  le 
plus  distingué  de  toute  Tltalie.  Sa  mère,  persuadée  que  la 
Providence  avait  des  vues  sur  lui,  ne  voulut  céder  k  per- 
sonne le  soin  de  sa  première  éducation,  dont  elle  se  chargea 
elle-même.  Elle  le  confia  ensuite  aux  maîtres  les  plus  ha- 
biles, sous  lesquels  il  fit  de  rapides  progrès.  A  quatorze 
ans,  il  alla  étudier  le  droit  canon  à  Bologne,  puis  passa 
sept  ans  à  parcourir  les  plus  célèbres  universités  de  la  Pé- 
ninsule et  de  la  France.  Revenu  à  Rome,  en  i486,  il  pu- 
blia une  liste  de  neuf  cents  propositions  sur  tout  ce  qu'on 
pouvait  savoir  [De  omni  re  scibili),  et  il  s'engagea  à  les  sou- 
tenir publiquement  contre  quiconque  voudrait  les  attaquer; 
mais  quelques  hauts  personnages,  jaloux  de  ja  réputation 
que  cette  publication  lui  avait  acq  lise,  lui  firent  défendre 
toute  discussion  publique,  et  déférèrent  au  pape  plusieurs 
de  ses  propositions,  qui  furent  condamnées.  Il  retourna  alors 
VAX  France,  puis  se  relira  à  Florence,  où  il  mourut  en  U94, 
le  jour  même  de  Tentrée  de  Charles  VIII  dans  cetfe  ville. 

L'illustration   de  cette   famille,  qui  avait  commencé  lors 
des  guerres   des  Guelfes  et  des  Gibelins,  dans  la  première 


6  NOTICE  SUR  PIC  DE  LA  MIRANDOLE. 

partie  du  seizième  siècle,  prit  fin  en  1688,  époque  à  laquelle 
Marie,  le  dernier  des  ducs  de  la  Mirandole,  fut  dépouillé  de 
ses  États  par  l'empereur  Joseph  l^»*,  et  se  retira  en  France, 
où  ses  descendants  existent  peut-être  encore. 

La  dernière  et  la  plus  complète  édition  des  œuvres  de 
Jean  Pic  de  la  Mirandole  est  celle  de  Bâle,  en  seize  vo- 
lumes in-folio. 

Son  neveu  Pic,  qui  a  écrit  son  histoire,  prétend  qu'au 
moment  de  sa  naissance  on  vit  des  tourbillons  de  flammes 
s'arrêter  au-dessus  de  la  chambre  à  coucher  de  sa  mère, 
puis  s'évanouir  aussitôt.  «  Ce  phénomène,  dit-il,  eut  lieu 
sans  doute  pour  prouver  que  soq  intelligence  brillerait 
comme  ces  flammes,  et  que  lui  serait  semblable  à  ce  feu  ; 
qu'il  paraîtrait  pour  disparaître  bientôt,  et  étonnerait  le 
monde  par  l'excellence  et  Téclat  de  son  génie;  que  son  élo- 
quence serait  des  traits  de  flamme  qui  célébreraient  le  Dieu 
des  chrétiens,  qui  lui-même  est  le  véritrible  feu  inspirateur. 
On  a  remarqué,  en  effet,  qu'à  la  naissance  ou  à  la  mort  des 
hommes  doctes  et  saints,  des  signes  extraordinaires  se  sont 
produits  pour  indiquer  que  c'étaient  des  créatures  à  part, 
qu'il  y  avait  en  eux  quelque  chose  de  divm,  et  qu'ils 
étaient  destinés  à  de  granvies  choses.  Pour  n'en  pas  citer 
d'autres,  je  ne  parlerai  que  du  grand  saint  Ambroise.  Un 
essaim  d'abeilles  se  posa  ^ur  sa  bouche,  s'y  introduisit,  et, 
en  sortant  aussitôt,  s'envola  au  plus  haut  des  aiis,  se  cacha 
dans  les  nues,  et  disp  .rut  aux  yeux  de  ses  parents  et  de 
tous  ceux  qui  étaient  présents  h  ce  spectacle.  » 

Nous  citons  ce  fragment  sans  attacher  ni  créance  ni  im- 
portan  e  au  phénomène  dont  il  est  question,  ma  s  seulement 
pour  donner  une  idée  de  l'opinion  qu'avaient  sur  lui  les 
contemporains  de  Pic  de  la  Mirandole. 


PIC  DE  lA  MIRANDOLE 


L'histoire  que  je  vais  vous  conter,  enfants,  vous  prou- 
vera à  quel  bonheur  et  à  quelle  reno:ïimée  peut  conduire 
l'amour  de  l'étud-e. 

Près  de  Modene,  en  Italie,  dans  un  vieux  château, 
vivait,  au  cjuinzième  siècle,  François  de  la  Mirandole, 
comte  de  Concbrdia 

Ses  ancèttes  avaient  été  des  princes  puissants  ;  ils 
s'étaient  fait  redouter  de  tous  leurs  voisins,  et  principa- 
lement des  Bonacossi  :  ces  derniers  étaient  des  seigneurs 
de  Mantoue  qui  portaient  une  haine  héréditaire  aux 
comtes  de  la  Mirandole. 

Au  moment  où  commence  notre  histoire,  cette  haine 
n  était  pas  éteinte.  Des  c[uerelles  toujours  renaissantes 
l'entretenaient,  et  François  de  la  Mirandole  se  tenait 
constamm  nt  sous  les  armes  pour  repousser  les  attaques 
du  seigneur  Bonacossi,  qui  avait  des  partisans  nombreux 
dans  le  gouvernement  de  Modène.  Le  comte  Franços 
avait  tr.  is  (ils  :  les  deux  aînés  partageaient  son  humeur 
beUiqueuse,  mais  le  plus  jeune,  Jean  Pic  de  la  Miran- 
dole, qui  n'avait  que  dix  ans,  fuyait  tous  les  exercices 
tumultueux  et  passait  les  heures  à  étudier  auprès  de  sa 


PIC  DE  LA  MIRANDOLE. 


mè're.  Cependant  son  père  contrariait  ses  goûts  paisibles, 
et;  le  traitant  durement,  lui  disait  parfois  qu'il  serait  la 


Pic  de  la  Mirandole  étudiant  auprès  de  sa  mère. 

honte  d'une  famille  dont  tous  les  ancêtres  s'étaient  illus- 
trés à  la  guerre.  Mais  l'enfant  ne  pleurait  point  à  ces 


PIC  DE   LA   MIRANDOLP:.  9 

reproches,  car  il  sentait  qu'il  possédait  en  lui  de  quoi  se 
justifier  un  jour. 

A  dix  ans,  en  effet,  il  connaissait  di^jà  toute  la  littéra- 
ture ancienne,  et  il  composait  des  vers  qu'admiraient 
avec  étonnement  tous  ceux  qui  les  pouvaient  com- 
prendre. Sa  mère  aimait  à  les  lui  entendre  répéter, 
et  souvent,  dans  un  transport  de  tendresse  et  d'or- 
gueil, elle  s'écriait  :  «  Jean,  sans  doute,  fera  de  grandes 
choses  !  » 

Donc,  sans  avoir  pu  faire  partager  cette  opinion  au 
comte  François,  elle  avait  enfin  obtenu  de  lui  qu'il  lais- 
serait se  développer  en  paix  cette  intelligence  dont  il  ne 
devinait  pas  l'étendue. 

Cependant  une  nouvelle  guerre  éclata  bientôt  entre 
les  deux  familles.  Chacune,  en  prenant  les  armes,  avait 
juré  de  ne  les  quitter  qu'après  l'extinction  de  l'autre.  Les 
combats  furent  longs  et  sanglants.  Des  deux  côtés  la 
valeur  était  la  même,  et  la  victoire  ne  se  serait  pas  déci- 
dée à  nombre  égal;  mais  le  comte  François,  qui  n'était 
pas  aimé,  vit  se  coaliser  contre  lui  plusieurs  princes 
voisins,  et  il  fut  vaincu  par  Bonacossi;  celui-ci  aurait 
exterminé  la  race  entière  du  comte,  si  le  gouvernement 
de  Modène  n'était  intervenu.  Les  Mirandole  eurent  la 
\ie  sauve,  mais  tous  leurs  biens  furent  confisqués  et  on 
les  exila  des  États  de  Modène ,  où  on  leur  défendit  de 
rentrer  sous  peine  de  mort. 

Ce  fut  un  jour  de  grande  douleur  pour  le  comte  que 
celui  où  il  fut  chassé  du  château  de  ses  aïeux ,  et  où  il 
dut  aller  mendier  sur  la  terre  étrangère  le  pain  dur  de 
l'hospitalité  ;  il  versa  des  pleurs  de  rage  en  passant  sous 
la  haute  porte  blasonnée  de  son  manoir  féodal,  et  ses 


10  PIG  DE  LA  MIRANDOLE. 

iils  aînés,  forcés  de  contenir  leur  indignation  contre  le 
vainqueur,  baissaient  la  tête  comme  lui  en  grinçant  des. 
dents.  Leur  mère,  qui  tenait  par  la  main  son  plus  jeune 
fils,  était  accablée  d'un  désespoir  morne.  L'enfant  com- 
prit alors  tout  ce  que  sa  douleur  muette  avait  de  pro- 
fond, et  il  lui  dit  d'une  voix  pleine  de  conviction  :  «  Con- 
solez-vous,  ma  mère,  nous  reviendrons  un  jour,  nous 
ne  mourrons  pas  en  exil.  » 

La  comtesse  avait  un  frère ,  prieur  d'un  couvent  près 
de  Bologne  :  elle  résolut  d'aller  lui  demander  asile  pour 
sa  famille.  Frère  Rinaldo  accueillit  les  exilés  avec  tous 
les  égards  et  tout  l'empressement  dus  au  malheur,  et 
mit  à  leur  disposition  une  petite  villa  dépendante  du 
monastère,  où  ils  trouvèrent  une  vie  calme. 

Mais  le  comte  et  ses  fils  aînés,  accoutumés  au  com- 
mandement, ne  pouvaient  se  faire  à  cette  existence 
humble.  Ils  se  lièrent  avec  plusieurs  gentilshommes  des 
environs;  ils  allaient  chasser  sur  leurs  terres,  prenaient 
parti  dans  leurs  querelles  et  tâchaient  ainsi  de  gagner 
leur  amitié  pour  les  décider  plus  tard  à  leur  prêter  des 
troupes,  afin  de  reconquérir  leur  patrimoine. 

Jean  ne  suivait  pas  son  père  et  ses  frères  dans  ces 
excursions  ;  il  restait  toujours  auprès  de  sa  mère  et  de 
son  oncle,  homme  sage,  plein  de  science  et  de  bonté. 
qui  avait  pour  lui  la  plus  tendre  affection  et  qui  dirigeait 
ses  études.  L  in  elligence  de  l'enfant  grandissait  chaque 
jour  sous  un  pareil  maître,  et  bientôt  il  surpassa  en  éru- 
dition tous  les  religieux  du  monastère.  Il  restait  des 
heures  entières  enfermé  avec  son  oncle  dans  la  vaste  bi- 
bliothèque du  couvent,*  et  ils  apprirent  ensemble  lelatm, 
le  grec,  le  chaldéen,  l'hébreu  et  l'arabe,  et  étudièrent 


IMC   DE   LA   Mll^AXI^OLK.  1  l 

tous  les  oiivrai;-es  (•()ini)()S('s  dans  les  lit  tr  rat  mes  di- 
verses. 

Je  ne  pourrais  vous  dire,  enrauls,(jue  de  ])laisirs,  ([ue 
Je  joies  complètes  ces  études  firent  goulcr  au  jeune  Pi(' 
do  la  Mirandole.  11  vivait  ainsi  avec  tous  les  peuples  an- 
ciens, ({ui  venaient  tour  à  tour  lui  [)ar'er  dans  leurs 
idiomes  et  Tentretenir  mystérieusement  de  leurs  gloires 
disparues. 

Jean  étudia  aussi  les  livres  saints  ;  il  en  pénétra  les 
mystères  et  le  sens;  puis,  lorsqu'il  eut  approfondi  les 
deux  grands  codes  de  nos  croyances,  la  Bible  et  1  Evan- 
gile, il  lut  les  écrits  que  les  Pères  et  les  docteurs  nous 
ont  laissés  sur  ces  livres  divins,  et  il  posséda  bientôt 
dans  toute  sa  plénitude  cette  formidable  science  qu'on 
appelai'  alors  théologie.  Cette  science  était  e;»  honneur 
dans  les  universités  de  l'Europe;  chaque  année,  les  plus 
célèbres  maîtres  faisaient  soutenir  des  thèses  par  leurs 
élèves,  et  ceux  qui  pouvaient  résoudre  .les  questions 
difficiles  proposées  par  leurs  maîtres  étaient  couronnés 
en  public. 

Jean  quoique  absorbé  par  le  travail,  ne  pouvait  être 
indifférent  au  chagrin  de  ses  parents.  Bien  qu'il  ne  par- 
tageât pas  les  goûts  de  son  père,  il  admirait  avec  respect 
ce  vieux  guerrier  vaincu,  qui  brûlait  de  recouvrer  par  les 
armes  les  'omaines  de  ses  ancêtres,  et  qui  se  désolait  en 
voyant  chaque  jour  s'éloigner  son  espéranca.  Un  soir,  le 
comte  était  rentré  avec  ses  fils  aînés,  plus  mécontent  que 
de  c  utu:iie  ;  il  arrivait  d  un  château  voisin,  habité  par 
un  seign  ur  qui  lui  avait  promis  plus  d'une  fois  le  se- 
cours de  ses  armes,  et  qui,  sommé  de  tenir  sa  parole, 
venait  de  lui  faire  une  réponse  évasive.  De  retour  dans 


12  PIC  DE  LA  MIRANDOLE. 

son  habitation,  ie  comte  exhala  toute  l'amertume  de  ses 
pensées,  s'écriant  qu'il  aimerait  mieux  mourir  que  de 
vivre  plus  longtemps  dans  l'abaissement  où  l'infortune 
l'avait  placé.  Ses  fils  aînés  répétèrent  ses  paroles,  et  ils 
jurèrent  d'aller  se  faire  tuer  dans  quelque  guerre  loin- 
taine plutôt  que  de  languir  obscure.  La  comtesse,  témoin 
de  cette  douleur,  versa  des  larmes,  et  son  fils  Jean  tâcha 
de  calmer  le  désespoir  de  son  père  et  de  ses  frères.  Mais, 
voyant  qu'il  ne  pouvait  y  réussir  et  qu'on  répondait  par 
le  sarcasme  à  ses  paroles  douces,  le  noble  enfant  resta 
rêveur^  réfléchissant  en  lui  s'il  ne  trouverait  pas  quelque 
moyen  de  rendre  à  sa  famille  le  bonheur  qu'elle  n'a- 
vait plus. 

Tandis  que  les  Mirandole  exilés  se  désespéraient 
ainsi,  Fra  Rinaldo,  le  prieur,  entra.  «  Je  vous  annonce, 
dit-il,  une  nouvelle  qui  sera  sans  doute  fort  indifférente 
à  plusieurs  d'entre  vous,  mais  que  Jean  apprendra  ave 
intérêt.  —  Laquelle?  dit  le  jeune  Pic  accourant  vers  son 
oncle.  —  L'arrivée  du  professeur  Lulle,  qui  vient  pour 
faire  soutenir  des  thèses  de  théologie  aux  élèves  de  l'uni- 
versité de  Modène.  —  Oh!  que  je  voudrais  bien  le  voir! 
s'écria  l'enfant;  Lulle!  Lulle!  le  plus  grand  savant  de 
l'Europe!  Oh!  mon  oncle,  ce  doit  être  un  homme  bien 
merveilleux.  »  Mais,  s'apercevant  que  son  admiration 
naïve  excitait  l'ironie  de  ses  frères,  il  se  tut;  puis  il  prit 
en  silence  une  grande  résolution. 

Lorsque  le  prieur  se  leva  pour  sortir,  il  le  suivit,  et, 
dès  qu'il  put  lui  parle?'  sans  témoin  :  «  Mon  oncle,  dit- 
il,  je  veux  aller  à  Modène,  je  veux  voir  le  professeur 
Lulle,  je  veux  soutenir  une  thèse  devant  lui  et  faire  hon- 
neur au  nom  de  mon  père  !   —  Enfant,  répondit  Fra 


PTC  DE   FA   MIRANDOLE.  13 

llinaldo,  ta  pensée  est  noble  et  grande  ;  quoique  bien 
jeune  encore,  je  te  crois  as?^ez  savant  pour  soutenir  une 
thèse  devant  Lulle,  mais  comment  aller  à  Modène!  ta 
famille  en  esl  proscrite  et  elle  ne  peut  y  rentrer  sous 
peine  de  mort;  toi-même,  pauvre  enfant!  malgré  ton 
âge,  tu  as  été  compris  dans  cette  horrible  proscription. 
Ce  serait  un  acte  de  démence  d'exposer  ta  vie  pour  un 
vain  désir  de  gloire!  —Oh  !  vous  ne  m'avez  pas  compris  ! 
s'écria  Jean;  ce  n'est  point  un  désir  de  gloire  qui  m'a- 
nime, c'est  une  pensée  meilleure  !  »  Et  alors  il  raconta 
à  son  oncle  ce  qui  le  poussait  à  ce  dessein  ;  le  religieux, 
touché  et  convaincu  par  la  sagesse  de  ses  paroles ,  lui 
promit  de  le  seconder  II  fut  résolu  qu'on  cacherait  son 
voyage  à  sa  famille,  et  que  dès  l'aube  il  partirait,  accom- 
pagné d'un  frère  lai,  sous  prétexte  de  se  rendre  à  un 
couvent  voisin  dont  le  supérieur  désirait  le  connaître  ; 
mais  il  prendrait  en  réahté  la  route  de  Modène,  où  il 
arriverait  sous  le  simple  nom  de  Jean,  comme  un  jeune 
clerc  recommandé  au  célèbre  Lulle  par  Fra  Rinaldo,  le- 
quel avait  autrefois  connu  ce  professeur. 

Ayant  obtenu  cette  promesse  de  son  oncle,  l'enfant 
tomba  à  ses  genoux  et  le  remercia  en  pleurant  d'avoir 
consenti  à  son  voyage  ;  le  religieux  le  bénit,  puis  ils  se 
séparèrent.  Jean  ne  put  dormir  de  la  nuit  :  tout  ce  qu'il 
aurait  à  dire  au  professeur  Lulle  s'agitait  dans  son 
esprit  ;  la  crainte  d'un  échec  le  tourmentait,  l'espérance 
d'un  succès  l'enflammait.  Enfin,  quand  le  jour  parut,  il 
se  leva  et  courut  au  monastère  chercher  son  oncle;  Fra 
Rinaldo  vint  à  lui,  et  ils  allèrent  ensemble  auprès  de  sa 
mère.  Rinaldo  lui  ayant  représenté  que  ce  voyage  aurait 
un  but  d'utilité  pour  son  fils,  elle  ne  s'y  opposa  pas,  mais 


J4  PIC  DE  L.\  MIRÂNDOLE. 

elle  pleura  en  le  voyant  partir.  Le  frère  Nicolo.  à  qui 
étaient  confiés  les  embellissements  du  jardin  m  nastique, 
et  qui  avait  une  affection  particulière  pour  Jean,  fut 
chargé  de  l'accompagner.  Il  monta  sur  une  petite  mule 
blanche  qui  servait  atix  fr*^res  <|uêteur«=i  du  couvent,  assez 
fringante  pour  les  mener  d  un  bon  pas,  et  assez  douce 
pour  les  conduire  sans  danger.  Jean,  après  avoir  em- 
brassé ses  parents,  sauta  en  croupe  derrière  Fra  Nicolo. 
et  ils  prirent  amsi  la  route  de  Modène. 

L'enfant  avait  caché  dans  son  pourpoint  la  lettre  que 
son  oncle  lui  avait  donnée  pour  le  docteur  Lulle,  et  il 
avait  mis  dans  un  sac  attaché  à  sa  ceinture  toutes  les 
thèses  de  théologie  qu'il  avait  écrites  ;  il  savait  qu'en  les 
relisant  attentivement  avant  de  soutenir  celle  qui  lui  se- 
rait proposée  parle  docteur,  il  pourrait  résoudre  hardi- 
ment toutes  les  questions  ;  son  intelligence  précoce  avait 
épuisé  la  science  de  la  théologie  comme  toutes  les  autres. 
Plein  de  sécurité  sur  ce  qu'il  aurait  à  répondre,  il  fit  son 
voyage  gaiement  et  en  se  livrant  à  toutes  les  distractions 
de  l'enfance;  car,  chose  remarquable,  il  joignait  au  plus 
grand  savoir  tous  les  goûts  de  son  âge.  Dieu  lui  avait 
donné  un  génie  qui  pénétrait  tout  facilement,  et  Pic, 
studieux  sans  effort,  n'était  pas  vieilH  d'avance  par  le 
travail. 

Chemin  faisant,  il  se  livra  à  mille  joies  folles  :  sou- 
vent, sous  prétexte  de  soulager  sa  monture,  il  mettait 
pied  à  terre,  et,  s  élançant  alors  à  travers  champs,  il 
allait  cueillir  des  fleurs  nouvelles  pour  son  herbier,  ou 
demander  aux  vendangeurs  quelques-unes  de  ces  belles 
grappes  de  raisin  dont  les  ceps,  couverts  de  feuilles,  se 
suspendent  aux  arbres  en  guirlandes  vertes.  Il  rapportait 


PIC  dp:  ta  MinANDor.r:.  1*^ 

-toujours  à  Fra  Nicolo  la  moitié  des  fruits  qu'on  lui  don- 
nait, et  il  s'amusait  à  remercier  les  vendangeurs  en 
arabe  ou  en  hébreu,  ce  qui  faisait  beaucoup  vire  ces 
bonnes  gens  qui  ne  le  comprenaient  pas.  D'autres  fois, 
prenant  l'avance  sur  la  mule  paresseuse,  il  courait  sur 
la  route  à  perte  de  vue;  puis,  se  cachant  derrière  un 
platane,  il  se  dérobait  aux  regards  de  Fra  Nicolo.  qui. 
pour  1  atteindre,  avait  donné  de  l'éperon  à  sa  pauvre 
mule.  Lorsqu'il  avait  bien  joui  de  l'embarras  de  son 
guide.  Pic  reparaissait  tout  à  coup,  et  Fra  Nicolo,  après 
une  douce  réprimande,  l'aidait  à  grimper  sur  la  mon- 
ture, qui  reprenait  son  petit  trot. 

Dès  qu  ils  furent  arrivés  à  Modène,  Jean,  accompagné 
de  Fra  Nicolo,  se  présenta  chez  le  docteur  Lulle;  celui- 
ci  prit  la  lettre  du  prieur  sans  regarder  1  enfant  qui  la  lui 
pré:; entait,  et  la  lecture  de  cette  lettre  le  disposa  d'abord 
en  sa  faveur  ;  mais  quand  il  leva  les  yeux  et  qu'il  vit  cette 
jeune  tête  de  treize  ans,  il  crut  que  Fra  Rinaldo  avait 
vou^u  se  moquer  de  lui  en  lui  parlant  de  Jean  comme 
de  l'écolier  le  plus  célèbre  de  l'Italie;  cependant  la  lettre 
était  si  précise,  et  le  porteur  y  était  si  bien  recommandé, 
qu'il  se  décida  à  lui  adresser  quelques  questions  pour  le 
mettre  à  l'épreuve.  Jean  y  répondit  avec  tant  de  netteté 
et  de  profondeur  que  le  docteur  en  fut  tout  confondu  et 
l'admit  aussitôt  au  concours;  les  candidats  devaient  sou- 
tenir une  thèse  de  théologie  en  présence  des  magi'^trats 
de  la  ville  et  de  tous  les  savants  de  l'Italie. 

Ce  jour,  si  vivement  attendu  par  Jean,  arriva;  et,  au 
moment  où  il  entra  dans  l'amphithéâtre,  il  sentit  une 
force  d'esprit  surnaturelle  :  Di  "^amblait  avoir  doublé 
son  intelligence  pour  la  faire  tiiun.j  '    r. 


16  PIC  DE  LA  iMIRANDOLE. 

Le  podestat  de  Modène  était  assis  sur  un  fauteuil 
couvert  de  pourpre,  d'où  il  dominait  toute  l'assemblée. 
Parmi  les  hauts  seigneurs  qui  l'entouraient,  Jean  re* 
connut  tout  à  coup  Bonacossi,  l'ennemi  de  sa  famille; 
sa  présence  Fenflamma  d'une  nouvelle  ardeur  et  il  réso- 
lut de  rendre  au  nom  de  son  père  l'éclat  dont  on  l'avait 
dépouillé. 

La  salle  était  remplie  ;  on  se  pressait  dans  les  tribunes, 
et  le  docteur  Lulle,  couvert  de  sa  longue  robe  noire  bor- 
dée d'hermine,  était  monté  dans  sa  chaire.  En  face  de 
lui  se  tenaient  debout  les  six  élèves  qu'il  allait  interro^ 
ger;  ils  étaient  aussi  vêtus  de  robes  noires,  mais  sans 
hermine.  Parmi  eux,  le  jeune  Pic  de  la  Mirandole  atti- 
rait tous  les  regards  et  excitait  l'étonnement.  C'était  un 
spectacle  extraordinaire,  en  effet,  que  de  voir  cet  enfant 
à  la  chevelure  blonde,  aux  joues  roses  et  fraîches,  aux 
yeux  vifs  et  candides,  couvert  d'une  robe  doctorale  et 
prêt  à  soutenir  une  thèse  de  théologie.  L'enfant,  un  peu 
embarrassé  par  tous  ces  regards,  tenait  la  tête  baissée 
et  écoutait  attentivement  les  réponses  que  les  autres 
élèves  faisaient  aux  argumentations  du  docteur.  Quand 
leur  examen  fut  fini,  et  que  son  tour  arriva,  Pic  leva  les 
yeux  avec  assurance  sur  le  docteur  Lulle  qui  l'interro- 
geait, mais,  dans  ce  mouvement,  son  regard  se  porta  vers 
une  des  tribunes  pubHques,  et  il  fut  près  de  laisser 
échapper  un  cri  en  reconnaissant  sa  mère  au  milieu  de 
la  foule,  sa  mère  qui  avait  deviné,  puis  arraché  la  vérité 
à  Fra  Rinaldo  sur  l'absence  de  son  fils,  et  qui  était 
accourue  à  Modène  pour  mourir  avec  lui,  s'il  était  re- 
connu par  leur  ennemi.  Le  jeune  savant  comprima  l'émo- 
tion qui  l'avait  saisi,  et  il  répondit  avec  une  éloquence 


PIC  DE  LA  MIRANDOLE. 


17 


entraînante  à  tous  les  points  de  science  posés  par  le  doc- 
tour.  Celui-ci,  étonné  d'une  pareille  supériorité,   tâchait 


-^- .i-îi^'T^fr^î^^^ 


La  Mirandole  soutenant  une  thèse. 

de  prendre  en  défaut  cette  haute  intelligence  ;  mais  il 
multiplia  vainement  les  subtilités   de  la    scholastique, 

2 


18  PIC  DE  LA  MIRANDOLE. 

Tenfant  semblait  s'y  jouer,  et  Lulle,  enfin  entraîné  lui- 
même  par  l'enthousiasme  de  l'assemblée ,  le  déclara 
digne  de  la  récompense  promise  à  celui  des  six  candi- 
dats qui  soutiendrait  sa  thèse  avec  le  plus  d'éclat. 

Jean,  conduit  par  le  docteur,  s'avançait  vers  les  gra- 
dins où  étaient  assis  les  magistrats  et  les  princes,  quand 
tout  à  coup  une  voix  s'éleva  :  c'était  celle  du  seigneur 
Bonacossi,  de  l'ennemi  de  sa  famille.  «  Le  nom!  deman- 
dez le  nom  de  cet  enfant  !  »  criait-il  au  podestat  de  Mo- 
dène;  car  son  regard  haineux  venait  de  reconnaître  le 
fils  du  comte  de  la  Mirandole.  A  ces  paroles  qu'elle  a 
comprises,  la  mère,  pleine  d'effroi,  fend  la  foule  et  s'é- 
lance auprès  de  son  fils;  elle  l'entoure  de  ses  bras, 
comme  pour  le  défendre  de  tout  danger.  Mais  l'enfant 
intrépide  se  dégage  de  son  étreinte,  et,  se  plaçant  devant 
le  podestat,  il  lui  dit  d'une  voix  forte  :  «  Je  me  nomme 
Jean  Pic  de  la  Mirandole,  fils  du  seigneur  de  la  Mi- 
randole, comte  de  Concordia;  je  sais  que  ma  famille  est 
proscrite  et  que  nul  de  nous  ne  peut  rentrer  dans  ces 
murs.  Je  vous  livre  ma  tête,  seigneur  Bonacossi;  mais 
je  vous  demande  à  vous,  podestat  de  Modène,  la  récom- 
pense qui  m'est  due.  Vous  le  savez,  le  choix  de  cette 
récompense  m'est  laissé.  Èh  bien  !  accordez-moi  la 
grâce  de  ma  famille,  rendez  à  mon  père  ses  biens,  ses 
honneurs  et  sa  patrie;  puis  faites-moi  mourir,  si  vous 
trouvez  cela  juste  !  » 

Mille  voix  s'élevèrent  pour  l'applaudir;  tous  les  cœurs 
étaient  attendris,  des  larmes  coulaient  de  tous  les  yeux, 
toutes  les  mains  battaient;  le  podestat  lui-même,  ému 
comme  les  autres,  embrassa  le  merveilleux  enfant  et  lui 
accorda  sa  grâce  avec  celle  de  sa  famille.  Bonacossi  fut 


PIC  DE  LA  MIRANDOLE.  19 

contraint  de  restituer  au  comte  de  la  Mirandole  les  do- 
maines de  ses  ancêtres,  et  cet  héritage,  perdu  par  les 
armes,  fut  reconquis  par  l'éloquence  de  la  parole. 

Pic  de  la  Mirandole  devint  l'homme  le  plus  savant  de 
son  siècle;  il  voyagea  dans  toute  l'Europe;  les  univer- 
sités les  plus  célèbres  furent  pleines  de  son  nom  :  celle 
de  Paris  lui  accorda  de  grands  honneurs,  et  le  roi  de 
France  Charles  VIII  l'appela  son  ami. 


LES  PREMIERS  EXPLOITS 


D'UN  GRAND  CAPITAINE 


PERSONNAGES. 


Le  comte  DU  GUESCLIN. 

La  comtesse  DU  GUESCLIN, 

BERTRAND,        ) 

OLIVIER,  leurs  fils. 

JEAN,  ) 

Le  chevalier  de  LA  MOTTE,  leur  oncle. 

La  châtelaine  de  LA  MOTTE,  leur  tante. 

RACHEL,  femme  juive^  nourrice  de  Bertrand  du  Guesclin. 


La  scène  se  passe  d'abord  au  château  du  père  de  du  Guesclin; 
puis  à  Rennes. 


NOTICE  SUR  BERTRAND  DU  GUESCLIN. 


Bertrand  du  Guesclin,  connétable  de  France,  naquit  en 
Bretagne  dans  le  château  de  Motte- Broon,  près  de  Rennes, 
en  1314.  C'était  un  enfant  intraitable  :  les  menaces  et  les 
châtiments  le  rendirent  plus  farouche  encore.  Il  était  pres- 
que difforme  ;  il  avait  la  taille  épaisse,  les  épaules  larges, 
la  tête  monstrueuse,  les  yeux  petits,  mais  pleins  de  feu  : 
G  Je  suis  fort  laid,  disait-il,  jamais  je  ne  serai  bienvenu  des 
dames,  mais  je  pourrai  me  faire  craindre  des  ennemis  de 
mon  roi.  » 

A  l'âge  de  seize  ans,  il  s'échappa  de  la  maison  paternelle  ; 
il  se  réfugia  à  Rennes,  et  se  réconcilia  quelques  mois  après 
avec  son  jère  par  ses  brillants  faits  d'armes  dans  un  tour- 
noi. C'est  cet  épisode  de  sa  vie,  raconté  par  les  mémoices 
contemporains,  que  nous  avons  dramatisé.  Depuis  cette 
époque,  Bertrand  ne  cessa  de  porter  les  armes  et  de  s'il- 
lustrer ;  il  servit  d'abord  Charles  de  Blois  dans  la  guerre 
de  ce  prétendant  contre  Jean  de  Montfort,  ce  qui  lui  aliéna 
l'amitié  de  ses  compatriotes  et  le  contraignit  de  passer  dans 
l'armée  de  Charles  V.  Il  battit  peu  après  le  roi  de  Navarre 
à  Cocherel,  et  fut  lui-même  vaincu  et  fait  prisonnier,  la 
même  année,  par  l'Anglais  Chandos,  à  Auray.  Rendu  à  la 
liberté,  il  conduisit  en  Espagne  les  grandes  compagnies  qui 
infestaient  la  France,  et  rançonna  le  pape  à  Avignon  pour 
solder  ses  troupes.  D'abord  vaincu  parle  prince  Noir, 
prince  de  Galles  et  fils  d'Edouard  III,  roi  d'Angleterre,  il 


24  NOTICE  SUR  BERTAND  DU  GUESCLIN. 

revint  en  Espagne  après  une  courte  captivité  à  Bordeaux, 
défit  Pierre  le  Cruel,  roi  de  Castille,  et  donna  le  trône  à 
Henri  de  Transtamare. 

Nommé  connétable  de  France  en  13'^9,  il  chassa  les  An- 
glais de  la  Normandie,  de  la  Guienne  et  du  Poitou,  et 
mourut  au  siège  de  Château-Randon.  Voyant  approcher  la 
mort,  il  prit  dans  ses  mains  victorieuses  Pépée  de  conné- 
table, et  il  la  considéra  quelque  temps  en  silence,  et,  Tes 
larmes  aux  yeux  :  a  Elle  m'a  aidé,  dit-il,  à  vaincre  les  en- 
nemis de  mon  roi;  mais  elle  m'en  a  donné  de  cruels  auprès 
de  lui.  Je  vous  la  remets,  ajouta-t-il  en  s'adressant  au  ma-- 
réchal  de  Sancerre,  et  je  proteste  que  je  n'ai  jamais  trahi 
l'honneur  que  le  roi  m'avait  fait  en  me  la  confiant.  »  Alors 

découvrit  sa  tète,  baisa  avec  respect  cette  épée,  embrassa 
les  vieux  capitaines  qui  l'entouraient,  leur  dit  un  dernier 
adieu,  en  les  priant  de  ne  point  oublier  «  qu'en  quelque 
pays  qu'ils  fissent  la  guerre,  les  gens  d'église,  les  femmes, 
les  enfants  et  le  pauvre  peuple  n'étaient  point  des  enne- 
mis. »  Et  il  expira  le  18  juillet  1380,  âgé  de  soixante- six 
ans,  en  recommandant  à  Dieu  son  âme,  son  roi  et  sa  patrie. 
L'armée  poussa  des  cris  de  désespoir.  Charles  Y  ordonna 
qu'il  fût  inhumé  à  Saint-Denis,  dans  la  sépulture  des  rois  et 
tout  auprès  du  tombeau  qu'il  avait  fait  préparer  pour  lui- 
même.  Neuf  ans  après,  Charles  VI  ordonna  pour  duGues- 
clin  de  plus  grandes  funérailles  ;  les  princes,  les  grands 
seigneurs  du  royaume  et  le  roi  même  y  assistèrent. 


LES   PREMIERS    EXPLOITS 

D'UN  GRAND  CAPITAINE 


PREMIER  TARLEAU 


Le  théâtre  représente  une  salle  à  manger  gothique;  la  comtesse 
du  Guesclin,  Olivier  et  Jean  sont  à  table. 


SCENE   PREMIÈRE. 

La  comtesse  DU  GUESCLIN,  OLIVIER,  JEAN,  RACHEL, 
puis  BERTRAND. 

LA  COMTESSE,  Cl  Rachîl  qui  rentre.  Vous  ne  me  rame- 
nez pas  Bertrand  ! 

RACHEL.  Madame,  je  pense  qu'il  va  rentrer. 

LA  COMTESSE.  Je  SUIS  sûre  que  vous  l'avez  encore  sur- 
pris se  battant  ou  luttant  avec  les  petits  paysans  du  vil- 
lage. 

OLIVIER.  Oh!  oui,  maman,  il  aime  mieux  ces  petits 
vilains  que  nous. 

JEAN.  Il  dit  que  nous  ne  sommes  pas  assez  forts;  nous 
sommes  trop  sages  pour  lui. 

RACHEL.  Ah!  Jean,  vous  accusez  votre  frère  qui  n'est 
pas  là;  c'est  mal. 


26  LES  PREMIERS  EXPLOITS 

LA  COMTESSE.  Mais  vous,  nourrice,  vous  le  justifiez 
toujours. 

RACHEL.  Madame....  c'est  que.... 

LA  COMTESSE.  Enfin,  où  est-il? 

RACHEL.  Madame,  il  chasse  à  coups  de  cailloux  les 
hirondelles  nichées  dans  les  mâchicoulis  du  château. 

OLIVIER,  se  levant  et'  sapprocJtant  cVune  fenêtre. 
Voyons  si  c'est  vrai...  Oh!  le  voici  qui  rentre,  il  a  le 
visage  en  sang,  les  habits  déchirés. 

JEAN,  s  approchant  à  son  tour  de  la  fenêtre.  Il  est  plus 
laid  vraiment  qu'un  bohémien, 

LA  COMTESSE.  Ah!  qucl  enfant!  je  n'en  aurai  jamais 
que  du  chagrin  ! 

BERTRAND,  entrant.  J'en  ai  mis  trois  far  terre.  J'ai 
faim  :  à  manger. 

LA  COMTESSE.  Non,  VOUS  ne  mangerez  pas,  et  vous 
serez  au  pain  et  à  l'eau.  Vous  êtes  la  honte  de  la  fa- 
mille, méchant,  sans  esprit....  sans... 

BERTRAND.  Moi,  ma  mère?  je  suis  fort. 

LA  COMTESSE.  Le  chapelain  se  plaint  de  vous  ;  vous  ne 
savez  pas  lire  encore. 

BERTRAND.  Dois-je  me  faire  moine,  pour  passer  mon 
temps  sur  des  parchemins  ?  Est-ce  avec  une  plume 
qu'on  peut  pourchasser  les  Anglais? 

RACHEL.  Voyez,  maîtresse,  quelle  forte  pensée  s'agite 
déjà  dans  cette  jeune  tête. 

LA  COMTESSE.  Non ,  non,  Rachel,  il  n'y  a  rien  de  bon 
en  lui;  il  oublie  la  noblesse  de  son  sang;  il  se  mêle  à  des 
serfs . 

BERTRAND.  Les  Anglais  sont  nos  serfs  aussi,  et,  si  je 
bats  aujourd'hui  les  petits  vilains,  cela  me  donne  l'espé- 


D'UN  GRAND  CAPITAINE.  27 

rance  que  je  battrai  plus  tard  nos  ennemis.  Mais  j'ai 
bien  faim!  laissez-moi  me  mettre  à  table. 

LA  COMTESSE.  NoH,  sortez  d'ici. 

BERTRAND.  Moi ,  l'aîné,  je  serai  cliassé  de  voire  table 
et  les  cadets  y  resteront?  non,  par  Dieu  ! 

RACHEL.  Oh!  madame,  un  peu  de  bonté  pour  lui,  cet 
enfant  est  destiné.... 

LA  COMTESSE.  Oui....  à  faire  le  malheur  de  sa  mère. 

RACHEL,  rêvant.  Qui  sait? 

BERTRAND.  N'cst-cc  pas,  nourrice ,  que  je  serai  un 
preux  ? 

RACHEL.  Donne-moi  ta  main. 

LA  COMTESSE.  Je  crois  que  vous  êtes  folle,  nourrice. 

RACHEL.  Oh!  madame,  cette  petite  main  est  un  grand 
livre  où  je  lis  bien  des  choses. 

LA  COMTESSE.  Et  qu  y  lisez-vous? 

RACHEL.  Laissez-moi  me  recueillir.  {Elle  tient  la  main 
de  Bertrand  et  l'examine  attentivement.)  Voyez,  madame, 
ces  lignes  sont  belles!  voilà  le  courage,  la  force  l'hé- 
roïsme, le  désintéressement.  Il  illustrera  sa  famille  et  sa 
patrie.  Je  vois  Bertrand  se  montrer  dans  les  tournois,  je 
le  vois  vaincre  les  chevaliers.  Berlrand  grandira,  Ber- 
trand de^âendra  l'ami  de  son  roi;  il  sera  fait  connétable. 
Sa  vie  sera  une  longue  suite  de  prouesses;  il  y  a  d'autres 
choses  encore....  mais  il  sera  brave  surtout. 

BERTRAND.  Oh!  oui,  je  serai  brave,  je  le  jure  partons 
les  saints. 

LA  COMTESSE.  Tu  es  folle,  nourrice  ;  par  tes  sottes  flat- 
teries, tu  le  rends  plus  indocile.  Allons,  emmenez-le. 

BERTRAND.  Ma  mère!  ma  mère,  laissez-moi  m'asseoir 
à  votre  table,  à  la  place  qui  m'est  due. 


28  LE     PREMIERS  EXPLOITS 

LA  COMTESSE.  La  pkce  qui  vous  est  due?...  {Elle  rit.) 
Allons^  sortez. 

BERTRAND,  furicux.  Eh  bien!   oui,  je  sortirai;  mes 

frères  sortiront  aussi.  Si  je  suis  laid,  je  suis  fort,  et  je 

vais  vous  le  prouver. 

(11  se  jette  sous  la  table,  la  renverse  et  pousse 
brusquement  ses  frères.) 

LA  COMTESSE.  Misérable  enfant!  il  a  brisé  toute  ma 
vaisselle  et  renversé  mon  grand  hanap  de  Hongrie..,. 
Holà!  qu'on  appelle  son  père  pour  le  châtier!... 

BERTRAND.  Oh!  je  m'en  vais;  les  manants  que  j'ai 
battus  ne  me  refuseront  pas  du  pain. 

(  11  sort;  Rachel  le  suit.) 


SCENE  II. 

LE  COMTE,  LA  COMTESSE,  OLIVIER,  JEAN. 

LE  COMTE,  entrant.  Quel  est  ce  vacarme?  qui  a  ren- 
versé  la  table  et  tout  brisé? 

LA  COMTESSE.  Encore  une  fureur  de  Bertrand. 

LE  COMTE.  Il  faut  user  de  châtiments.  Je  mettrai  une 
bride  de  fer  à  ce  caractère  que  rien  ne  peut  dompter.  Où 
est-il? 

LA  COMTESSE.  Encore  avec  les  petits  paysans. 

LE  COMTE.  Je  vais  le  chercher. 

OLIVIER  ET  JEAN.  Mon  père,  nous  vous  suivons. 

(Ils  sortent.) 


D'UN   GRAND  CAPITAINE.  29 

SCÈNE   III. 

LA  COMTESSE,  seule. 

LA  COMTESSE.  Moii  Dieu!  est-ce  comme  un  châtiment 
que  vous  m'avez  donné  ce  fils?  Est-ce  pour  humilier  mon 
orgueil  que  vous  l'avez  créé  si  peu  digne  de  ma  ten- 
dresse ?  Mais  son  âme  est-elle  aussi  disgraciée  que  son 
corps?  Il  a  parfois  cependant  des  mouvements  généreux. 
Ghangera-t-il?  Dois  je  croire  à  la  prédiction  de  sa  nour- 
rice? Oh!  mon  Dieu!  laites  qu'elle  se  réalise,  et  mon 
cœur  de  mère  lui  sera  rendu....  Mais  voici  son  père  qui 
le  ramène. 

SCÈNE  IV. 

LA  COMTESSE,  LE  COMTE,  BERTRAND. 

LE  COMTE.  Oh!  cette  fois  je  ne  pardonnerai  plus. 

BERTRAND.  Il  faut  Lien  que  j'apprenne  à  me  battre. 

LE  COMTE.  Apprenez  d'abord  à  m'obéir.   (A  la  com- 
tesse.) Groiriez-vous  que  je  l'ai  trouvé  près  du  pont-levis,  - 
à  moitié  nu,  luttant  avec  le  fils  d'un  bouvier?  Tenez ,  il 
porte  les  marques  de  cet  indigne  combat. 

LA  COMTESSE.  Bertrand,  vous  oubhez  que  votre  père 
est  un  gentilhomme. 

LE  COMTE.  Je  le  lui  rappellerai;  et  celte  fois  la  leçon 
sera  forte  :  quatre  mois  de  prison  dans  la  tour. 


30  LES  PREMIERS  EXPLOITS 

BERTRAND.  Je  me  repentirais  plutôt  si  vous  me  par- 
donniez. 

LA  COMTESSE.  Essayons. 

LE  COMTE.  Non,  je  ne  veux  pas  que  mon  fils  désho- 
nore son  sang.  Je  vais  l'enfermer  dans  le  donjon,  et,  à 
moins  qu'il  n'ait  des  ailes,  il  ne  m'échappera  plus. 

BERTRAND.  La  tour  fût-elle  aussi  haute  que  les  clo- 
chers de  Dinan,  je  trouverai  bien  le  moyen  d'en  sortir. 
Je  veux  être  liJDre. 


DEUXIEME  TABLEAU. 

Le  théâtre  représente  l'intérieur  d'une  maison,  à  Rennes. 

SCÈNE   PREMIÈRE. 

LE  CHEVALIER  de  la  MOTTE,  LA  CHATELAINE 
sa  femme,  assise  et  brodant. 

LE  CHEVALIER,  llsaut.  Cette  lettre  est  de  votre  sœur, 
la  comtesse  du  Guesclin.  Elle  vous  écrit  que  son  fils  aîné 
lui  donne  du  chagrin,  qu'il  a  fui  de  la  maison  ps>ternelle. 

LA  CHATELAINE.  Ils  n'en  feront  jamais  rien  de  ce  petit 
misérable-là. 

LE  CHEVALIER.  Ma  foi  1  ils  en  auraient  pu  faire  un  bon 
soldat;  cela  vaudrait  mieux  que  d'en  faire  un  vagabond. 

LA  CHATELAINE.  Vous  blâmez  donc  ma  sœur? 

LE  CHEVALIER.  Certainement;  et  fei  Bertrand  était  mon 
fils,  j'aurais  cherché  à  diriger  son  caractère  au  lieu  de  le 
faire  plier. 


D*UN  GRAND  CAPITAINE.  31 

LA  CHATELAINE.  Vous  lui  auriez  inspiré  votre  passion 
pour  les  armes,  cette  passion  qui  vous  conduit  à  la 
gloire,  mais  qui  fait  le  malheur  de  ceux  qui  vous  aiment. 
Voilà  ce  que  redoute  sa  mère,  et  moi  je  le  redoute  comme 
elle,  et  j«^pprouve  sa  sévérité. 

LE  CHEVALIER.  Et  si  Bertrand  vous  demandait  asile, 
vous  ne  le  recevriez  pas  ? 

LA  CHATELAINE.  Non,  je  le  renverrais  à  son  père  et  à 
sa  mère;  ce  sont  eux  qui  doivent  le  gouverner. 


SCENE  II. 

BERTRAND,  LA  CHATELAINE,  LE  CHEVALIER. 

BERTRAND,  clu,  ckkors.  Je  VOUS  dis  que  j'entrerai,  moi; 
quoique  j'aie  de  méchants  habits,  je  suis  noble,  et  je  ne 
souffrirai  pas  que  des  valets  me  barrent  le  chemin. 
(11  brandit  un  bâton  et  s'élance  dans  la  chambre.) 

LA  CHATELAINE.  Quoi  !  le  fils  de  ma  sœur  !  Quel  dés- 
honneur pour  sa  famille  ! 

LE  CHEVALIER.  Oh!  c'cst  toi,  mon  bon  petit  diable  de 
neveu,  toujours  le  même,  toujours  ferrailleur. 

BERTRAND.  Mon  oncle,  je  viens  vous  demander  asile. 

LA  CHATELAINE.  Asile,  quand  vous  faites  mourir  votre 
mère  de  douleur?  Allez  demander  pardon  à  vos  parents. 

BERTRAND.  Yous  voulez  donc  que  j'aille  m'héberger 
chez  des  étrangers? 

LE  CHEVALIER.  Non,  ma  maison  ne  te  sera  pas  fermée. 
Mais  pourquoi  et  comment  as-tu  quitté  le  château  de 
ton  père? 


32  LES  PREMIERS  EXPLOITS 

BERTRAND.  Pourquoi?  parce  qu'on  m'y  retenait  pri- 
sonnier depuis  deux  mois  au  pain  et  à  l'eau,  que  j'avais 
besoin  de  l'air  du  bon  Dieu  et  d'une  nourriture  plus 
substantielle.  Comment?  cela  va  vous  faire  rire.  Au  lieu 
de  m' envoyer  mon  pain  et  mon  eau  par  ma  bonne  nour- 
rice Rachel,  qui  m'aurait  consolé  en  me  contant  des 
histoires  de  chevalerie,  on  me  les  faisait  apporter  par 
une  vieille  et  méchante  sorcière  qui  jamais  ne  manquait 
en  entrant  de  fermer  la  porte  du  donjon,  dont  la  clef 
était  suspendue  à  sa  ceinture.  Un  jour  donc  je  résolus 
de  lui  enlever  cette  clef.  Je  savais  que  mon  père  et  ma 
mère  étaient  absents,  et  lorsque  la  vieille  entra,  je  m'é- 
lançai sur  elle,  je  l'assis,  sans  lui  faire  de  mal,  sur  la 
paille  qui  me  servait  de  lit;  je  l'enchaînai  avec  mon  drap 
contre  un  des  barreaux  de  la  fenêtre,  et_,  pour  l'empêcher 
de  crier ^  je  lui  mis,  en  guise  de  bâillon,  ma  ceinture  sur 
la  bouche.  Puis,  lui  volant  la  clef,  j'ouvris  la  porte,  sau- 
tai l'escalier,  et  me  voilà. 

LE  CHEVALIER,  riant.  Ha!  ha! 

LA  chatelainf:.  Quel  scandale  ! 

B2RTRAND.  Écoutcz.  Pour  fuir  il  me  fallait  une  mon- 
ture :  j'aperçois  dans  la  campagne  un  laboureur;  je 
cours  à  la  charrue,  j'en  dételle  une  jument,  j'enfourche, 
je  pique  des  deux,  malgré  les  cris  et  les  lamentations  du 
rustre  ébahi,  auquel  je  réponds  par  des  éclats  de  rire, 
et,  sans  selle  ni  bride,  j'ai  galopé  jusqu'à  Rennes. 
Maintenant,  herbégez-moi,  car  j'ai  grand  appétit  et  suis 
fort  las. 

le  chevalier.  Viens  donc  changer  d'habits  et  te 
mettre  à  table;  puis  nous  parlerons  de  ce  que  tu  as 
à  faire;  je  te  donnerai  des  conseils. 


DUN  GRAND  CAPITAINE 


33 


BERTRAND.  Mom,  cher  oncio  !  N'est-C(^  pas  que  vous 
m'apprendrez  à  faire  des  armes? 


PODGET    - 

JjuGuesclin  s'échappant  de  la  tour. 


LA  CHATELAINE.  Votre   indulgence   achèvera    de    le 
perdre. 

3 


34  LES  PREMIERS   EXPLOITS 

SCÈNE  III. 

Une  place  publique  devant  la  maison  du  chevalier  de  La  Motte. 
BERTRAND,  seul. 

BERTRAND.  Comme  mon  oncle  est  bon  pour  moi  ! 

Il  m'a  montré  ses  chevaux  et  ses  armes.  Oh  !  ses 
armes,  qu'elles  sont  belles  !  Je  serai  heureux  ici  !  Ma 
tante  me  gêne  bien  un  peu  ;  n'importe,  je  lui  obéirai 
pour  vivre  auprès  de  mon  oncle.  Mais  quel  est  ce  grand 
écriteau  Q-u'on  a  planté  là?  Si  je  savais  lire....  Une  épée 
et  un  beau  casque  à  plumes  le  couronnent;  c'est  sans 
doute  quelque  prix  d'armes.  Voilà  un  enfant  qui  passe  ; 
il  saura  peut-être  ce  que  cela  veut  dire.  (L'appelant,) 
Mon  ami,  qu'y  a-t-il  sur  cet  écriteau? 

l'enfant.  Il  y  a  qu'aujourd'hui,  dans  une  heure, 
commencera  sur  cette  place  une  grande  lutte,  et  que  le 
prix  du  vainqueur  sera  cette  belle  épée  et  ce  beau  casque 
à  plumes. 

BERTRAND.  Oh  !  si  je  pouvais  les  gagner  ! 

l'enfant.  Non,  vous  êtes  trop  jeune. 

BERTRAND.  Trop  jeune  !  je  suis  plus  fort  que  tous  les 
Rennois  1  {se  parlant  à  lui-même,)  Mais  comment  faire 
pour  échappera  ma  tante?  Elle  va  m'appeler  pour  l'ac- 
compagner à  vêpres,  et  avant  une  heure  la  lutte  com- 
mence..  . .  Je  ne  serai  pas  là. . . .  Un  autre  aura  le  prix  1 . . . 
Mon  Dieu  î  Mon  Dieu  I  c'est  bien  cruel  pourtant  de  re- 
noncer à  cette  épée  qui  est  là  brillante  au-dessus  de  ma 
tête....  Je  l'aurais  gagnée,  j'en  suis  sûr. 


D'UN  GRAND  CAPITAINE.  35 

SCÈNE    IV. 

BERTRxVND,  la  châtelaine  de  LA  MOTTE. 

LA  CHATELAINE,  (le  la  povte  (le  sa  maison.  Bertrand  î 
Bertrand I  toujours  dans  la  rue  I....  Que  faites-vous  là? 

BERTRAND.  Ma  tante,  je  regardais  cette  épée;  voyez, 
on  dirait  qu'elle  me  regarde.  Son  acier  poli  brille  comme 
des  yeux. 

LA  CHATELAINE.  Yous  ne  penscz  jamais  qu'aux  armes 
et  aux  combats.  Bertrand,  c'est  aujourd'hui  le  saint  jour 
du  dimanche,  venez  à  l'église,  et  priez  Dieu  qu'il  vous 
change. 

BERTRAND,  à  part.  Oh!  oui,  je  vais  le  prier  de  me 
donner  le  casqu.e. 

LA  CHATELAINE.  Portez  mon  livre  et  suivez-moi. 

BERTRAND,  claus  Véglise.  Ma  tante,  laissez-moi  vous 
attendre  ici,  sous  le  portail. 

LA  CHATELAINE.  Non,  venez  vous  agenouiller  dans  la 
chapelle. 

BERTRAND,  à  part.  Oli  !  je  le  vois,  je  ne  pourrai  pas 
m'échapper. 

LA  FOULE,  du  dehors.  La  lutte,  la  lutte  commence; 
accourez,  lutteurs  ! 

BERTRAND.  Comment  prier  en  entendant  ces  cris? 

LA  FOULE.  La  lutte,  la  lutte  commence;  accourez,  lu'- 
teurs  ! 

BERTRAND.  Je  n'y  tiens  plus...  ma  tante  baisse  la 
tête....  Profitons.... 

(Il  s'élance  hors  de  l'église.) 


36  LES  PREMIERS  EXPLOITS 

SCÈNE  V. 

Une  salle  intérieure  de  la  maison  du  chevalier, 

LE  CHEVALIER,  LA  CHATELAINE. 

LE  CHEVALIER.  Galmez-vous,  ce  sont  des  traits  de 
jeunesse,  mais  son  cœur  est  bon. 

LA  CHATELAINE.  C'est  un  rebelle,  un  ingrat,  un  petit 
misérable.  S'échapper  de  l'église  pour  aller  lutter  avec 
la  populace  !... 

LE  CHEVALIER.  Un  peu  d' indulgence  et  songeons  d'a- 
bord à  savoir  ce  qu'il  est  devenu. 

SCÈNE   VI. 

LES  MÊMES,  UN  DOMESTIQUE,  puis  BERTRAND  porté 
par  deux  serviteurs. 

UN  DOMESTIQUE.  Messire  Bertrand  a  été  blessé. 

LE  CHEVALIER.  Pauvre  enfant!  (Bertrand  payait.) 
Eh  bien!  te  voilà  tout  écloppé;  il  t'est  arrivé  malheur? 

BERTRAND.  Dites  bonheur!  Je  les  ai  tous  terrassés. 
Mon  égratignure  guérh^a,  mais  le  prix  me  reste.  Voyez 
le  beau  casque,  la  belle  épée. 

(11  brandit  le  casque  à  la  pointe  de  l'épée.) 

LE  CHEVALIER.  Est-il  heureux  ! 

LA  CHATELAINE.  Il  faut  pourtant  qu'il  soit  puni  de  sa 
désobéissance. 


D  UN  GRAND  CAPITAINE.  37 

LE  CHEVALIER.  Eli  bien  !  je  vais  lui  inlliger  une 
grande  punition  :  dans  huit  jours  c'est  le  tournoi  de 
Rennes  ;  il  n'y  assistera  pas. 

BER.TRAND.  Vous  êtes  dur,  mon  oncle. 


TROISIEME  TABLEAU. 


Grande  place  publique  à  Rennes;  les  maisons  sont  tendues  de 
tapisserie,  les  fenêtres  encombrées  de  spectateurs  :  des  gradins 
entourent  la  place.  On  aperçoit  sur  une  estrade  toute  la  famille 
des  du  Guesclin. 


SCENE   PREMIÈRE. 

LA  COMTESSE,  le  comte  DU  GUESCLIN,  OLIVIER  et 
JEAN,  leurs  fils,  la  châtelaine  de  LA  MOTTE,  RACHEL, 
puis  BERTRAND,  la  foule. 

OLIVIER.  Ah!  maman,  quel  plaisir  nous  allons  avoir! 
le  tournoiva  commencer. 

JEAN.  J'aperçois  mon  père  sur  son  beau  cheval  blanc 

RACHEL,  à  la  comtesse.  Gomme  mon  pauvre  Bertrand 

serait  joyeux  s'il  était  ici  ! et  vous  l'avez  privé  de  ce 

plaisir....  Oh!  madame,  vous  êtes  bien  sévère.  Maî- 
tresse, faites-lui  grâce,  laissez-lui  voir  ce  tournoi,  et  il 
changera. 

LA  COMTESSE,  Ma  bonne  Rachel,  tu  juges  mal  mon 
cœur  de  mère  ;  je  désirerais  revoir  l'enfant  prodigue, 
mais  sa  tante  m'a  appris  qu'il  était  incorrigible, 

LA  CHATELAINE.  Oui;  VOUS  n'en  obtiendrez  jamais 
rien  par  la  douceur. 


38  LES  PREMIERS  EXPLOITS 

LA  COMTESSE.  En  songeant  à  ce  qu'il  doit  souffrir,  je 
voudrais  lui  pardonner. 

LA  CHATELAINE.  Il  n'est  plus  temps  ;  le  tournoi  com- 
mence. 

LES  HÉRAUTS  d'armes.  Le  tournoi  s'ouvre;  trompes, 
sonnez;  bannières,  déployez -vous  ! 

JEAN.  Voilà  mon  père  qui  s'avance  un  des  premiers. 

OLIVIER.  Voilà  aussi  mon  oncle  de  La  Motte  ;  il  se 
range  de  son  côté. 

LA  CHATELAINE.  Quel  cst  ce  chevalier  qui  vient  de 
franchir  la  barrière  ? 

OLIVIER.  Gomme  il  est  mal  équipé  ! 

JEAN.  Quel  méchant  genêt  il  monte  !  on  dirait  un 
des  chevaux  de  la  ferme. 

DES  VOIX,  dcms  la  foule.  Faites  sortir  du  champ  clos 
ce  discourtois  chevalier. 

EERTHAND.  (//  est  monté  sur  un  vilain  cheval  et  cou- 
vert d'une  mauvaise  armure,)  Moi,  sortir  !  non,  ja- 
mais !  Oh  I  quelle  humiliation  ! . . .  mais  mon  oncle  est 
bon,  il  aura  pitié  de  ma  détresse.  Je  vais  me  faire  con- 
naître à  lui. 

LA  FOULE.  Qu'il  sorte!  qu'il  sorte! 

BERTRAND,  s' approchant  de  son  oncle.  Noble  cheva- 
lier.... 

LE  CHEVALIER.   Quoi  !  c'est  toi,  Bertrand  ! 

BERTRAND.  Oui,  c'est  moi,  bon  oncle  !  je  n'ai  pu  y 
tenir  :  je  me  suis  échappé  par  une  fenêtre. 

LE  CHEVALIER.  Quoi!  au  péril  de  ta  vie? 

BERTRAND.  Eh!  que  fait  la  vie?  c'est  la  gloire  qu'il  me 
faut....  Vous  voyez  qu'on  veut  me  chasser,  mon  oncle, 
ne  me  refusez  pas  un  de  vos  chevaux  et  une  de  vos  cui- 


d'un  grand  capitaine.  39 

rasses.  Songez  qu'un  du  Guesclin  ne  doit  pas  sortir  d'un 
tournoi  sans  avoir  rompu  une  lance  avec  honneur. 

LE  CHEVALIER.  Mais  OU  ne  te  connaît  pas. 

BERTRAND.  Eli  bien!  on  apprendra  à  me  connaître 
aujourd'hui. 

LE  CHEVALIER.  Allons!  qu'il  soit  comme  tu  le  dé- 
sires. {Appelant  un  écuyer).  Armez  ce  jeune  homme. 

BERTRAND.  Merci,  merci  ! 

LE  COMTE,  sapprochant  du  chevalier.  Quel  est  ce 
combattant? 

LE  CHEVALIER.  Je  Tignore;  mais  il  a  Fair  plein  de 
bravoure,  et  je  viens  d'ordonner  qu'on  lui  donne  un 
autre  équipement. 

(Bertrand  reparait  brillamment  armé.) 

LA  FOULE.  Bravo!  bravo! 

LE  HÉRAUT.  Fermez  la  barrière,  le  tournoi  com- 
mence. 

BERTRAND.  Oh  !  je  Serai  vainqueur. 

(  Il  met  la  lance  en  arrêt  et  attaque  un  chevalier.) 

LE  CHEVALIER.  Quel  démon  !  le  voilà  aux  prises  avec 
le  plus  brave  ! 

LA  COMTESSE,  du  gradin  où  elle  est  assise  avec  sa 
famille  et  regardant  Bertrand,  Quelle  intrépidité  ! 

RACHEL.  Madame,  c'est  le  même  qui  tout  à  l'heure 
était  si  mal  vêtu. 

OLIVIER,  Quels  coups  de  lance  il  donne! 

JEAN.  Gomme  il  est  beau  à  présent!  comme  il  se  sert 
bien  de  ses  armes  ! 

LA  CHATELAINE.  Sans  doute  il  ne  veut  pas  être  connu, 
car  il  garde  toujours  sa  visière  baissée. 


40 


LES  PREMIERS  EXPLOITS 


LE  CHEVALIER.  Gourage,   chevalier  inconnu!   bravo! 
hravo!   {Bertrand  renverse   le  chevalier  quHl  combat, 


yi' 


j£j2.U-JL<//^A 


Du  Guesclin  renverse  un  chevalier. 


après  avoir  tué  son  cheval).  Gloire  au  vainqueur!  qu'il 
lève  sa  visière  et  salue  les  dames  ! 


d'un  grand  capitainp:.  41 

UN  HÉRAUT.  Non,  ("c  jounc  chevalier  veut  combattre 
encore  et  sans  montrer  son  visage. 

LA  FOULE.  Qu'il  combatte!  qu'il  combatte! 

LE  CHEVALIER,  à  part.  Oh!  je  brûle  de  t'embrasser, 
mon  brave  neveu  I 

LE  COMTE.  Je  n'ai  jamais  vu  de  meilleure  lance,  par 
saint  Georges. 

BERTRAND,  reconnaissant  SOU  père.  Quelle  voix!  est-ce 
un  rêve?  oui,  c'est  lui,  je  le  reconnais  à  son  écu;  je  dois 
le  fuir  jusqu'à  ce  que  le  tournoi  soit  terminé,  et  je  ne  le 
puis,  pourtant. 

LE  COMTE.  Je  voudrais  bien  rompre  une  lance  avec 
vous. 

LE  CHEVALIER.  Excusez-le,  il  est  blessé,  peut-être. 

LE  COMTE.  Non,  tout  chevalier  qui  est  encore  sur  ses 
étriers  ne  doit  pas  refuser  le  combat.  Je  le  défie,  je 
l'attaque,  il  faudra  bien  qu'il  me  réponde. 

(11  poursuit  Bertrand,  qui  cherche  à  fuir.) 

BERTRAND.  En  plein  tournoi!  en  plein  tournoi!... 
Mais  non,  je  ne  dois  pas  me  battre  contre  mon  père. 

LA  FOULE.  S'il  refuse  le  combat,  honte  à  lui! 

BERTRAND.  Oui,  je  le  refuse. 

LA  FOULE.  Honte  à  lui!  honte  à  lui! 

LE  CHEVALIER.  Il  vient  de  vous  prouver  pourtant  qu'il 
avait  du  courage. 

BERTRAND.  Et  je  saurai  le  leur  prouver  encore.  Dé- 
fendez-vous, chevalier. 

(Il  attaque  un  chevalier  qui  entre  dans  la  lice.) 

LE  COMTE.  Mais  pourquoi  m'a-t-il  refusé  le  combat? 
LE  CHEVALIER.  Nous  le  saurons  quand  il  se  fera  con- 
naître. 


42    PREMIERS  EXPLOITS  D'UN  GRAND  CAPITAINE. 

BERTRAND.  Rendez -VOUS,  chevalier! 

(11  renverse  son  adversaire  dans  la  poussière.) 

LA  FOULE.  Honneur!  honneur  à  l'inconnu! 

LA  COMTESSE,  de  sa  place.  Oui,  oui,  qu'il  vienne  re- 
cevoir le  prix  ! 

BERTRAND.  Oh!  ma  mère  m'applaudit  aussi  sans  me 
connaître  !  C'est  devant  elle  que  je  vais  lever  ma  visière; 
quelle  joie  si  elle  me  pardonne  !  (7/  s'approche  du  gradiji 
où  est  sa  mère^  le  comte  du  Guesclin  et  le  chevalier  de  La 
Motte  le  suivent;  il  s'incline  )  Noble  comtesse  du  Gues- 
clin, c'est  pour  vous  que  j'ai  combattu;  daignerez -vous 

m' avoir  en  grâce? 

(Il  se  découvre.) 

LA  COMTESSE.  Bertrand  !...  mon  fils  !.. . 

RACHEL.  Mon  pauvre  Bertrand! 

LE  COMTE.  Viens  que  je  t'embrasse,  mon  noble  fils. 

LE  CHEVALIER.  Il  sera  l'orgueil  de  votre  race,  sire 
comte. 

RACHEL.  Et  celui  de  la  France,  croyez-en  la  devine- 
resse. 

TOUS.  Oh!  nous  n'en  doutons  plus. 

BERTRAND.  Ma  bonue  mère,  pardonnez-moi  les  cha- 
grins que  je  vous  ai  donnés. 

LA  COMTESSE.  Je  suis  trop  heureuse  pour  m'en  sou- 
venir. 

LE  HÉRAUT.  Le  prix  du  tournoi  est  à  Bertrand  du 
Guesclin, 

LE  COMTE,  embrassant  son  fis.  Sois  toujours  brave, 
mon  enfant!  aime  ton  roi  et  crains  ton  Dieu. 


LA 

RANÇON  DU  GÉNiE 


NOTICE  SUR  FILIPPO  LIPPI, 


Filippo  Lippi,  peintre,  naquit  à  Florence  en  1412.  Dès 
son  enfance,  il  montra  de  rares  dispositions  pour  la  pein- 
ture. Il  entra  comme  novice  dans  le  couvent  des  Carmes, 
01^1  Masaccio  venait  de  terminer  d'admirables  fresques. 
Chaque  jour  on  le  trouva  en  contemplation  devant  ces 
grandes  peintures.  Bientôt  il  se  mit  à  les  copier,  et  en  peu 
de  temps  il  sut  tellement  s'approprier  la  manière  de  ce 
maître,  qu'on  le  regarda  comme  son  rival  et  son  successeur. 
Entraîné  par  ses  succès,  il  résolut  de  quitter  le  couvent.  Son 
enfance  et  sa  vie  furent  pleines  d'aventures.  A  dix- sept  ans, 
monté  sur  un  bateau  avec  quelques  amis,  il  s'était  trop 
avancé  en  mer;  il  fut  pris  par  des  corsaires  barbaresques 
et  emmené  en  Afrique,  où  il  devint  esclave.  Mais  là  encore 
son  1  aient  lui  fit  accorder  sa  liberté.  Conduit  à  Naples,  il  y 
exécuta  plusieurs  fresques,  puis  vint  à  Florence,  où  il  pei- 
gnit son  plus  beau  tableau,  le  Couronnement  de  la  Vierge^ 
grande  composition  où  sont  groupées  de  nombreuses  figures. 
L'auteur  s'y  est  représenté  sous  la  figure  d'un  adorateur; 
devant  lui  est  un  agneau  soutenant  cette  inscription  :  Is 
perfecit  opus.  Ce  tableau  frappa  tellement  Cosme  de  Médi- 
cis,  qu'il  conçut  pour  Lippi  une  estime  et  une  amitié  dont 
il  ne  cessa  de  lui  donner  des  preuves.  Lippi  exécuta  de  grands 
travaux  à  Florence,  à  Spolette,  à  Padoue,  à  Fiesole,  etc. 
Le  Louvre  possède  deux  beaux  tableaux  de  ce  peintre, 
une  Madone  et  le  Saint-Esprit  présidant  à  la  naissance  de 
Jésus-Christ.  Filippo  Lippi  mourut  à  Florence,  en  1466,  âgé 
de  cinquante-sept  ans. 


PERSONNAGES. 


FRÀNCESCO  LIPPI,  métayer  des  environs  de  Florence,  père 

de  Filippo. 
BITA,  femme  de  Francesco. 
FILIPPO  LIPPI,  leur  fils,  enfant  de  dix  ans. 
STELLA,  sa  sœur. 
BRUTACGIO,  chef  de  brigands. 
BUONAVITA,  brigand. 
Troupe  de  brigands. 


La  scène  se  passe  d'abord  au  pied  des  Apennins,  près  de  Florence, 
puis  sur  les  Apennins,  à  l'entrée  de  la  caverne  des  brigands. 


LA 

RANÇON  DU  GÉNIE. 


SCENE   PREMIERE. 

Le  théâtre  représente  l'intérieur  de  la  ferme  de  Francesco. 
FRANGESGO  et  RITA. 

FRANCESCO,  entrant  tout  haletant.  Femme,  me  voici 
de  retour  de  la  ville.  Je  suis  accablé  de  fatigue. 

RiTA.  Apportes-tu  du  moins  quelque  Lomie  nou- 
velle? 

FRANCESCO.  Eh!  non;  une  bonne  nouvelle  m'aurait 
fait  oublier  la  marche,  et  je  ne  me  plaindrais  pas. 

RITA.  Que  t'ont  dit  ces  messieurs  du  tribunal? 

FRANCESCO.  Ce  qu'ils  disent  si  souvent  au  pauvre 
quand  il  demande  justice  :  qu'il  faut  d'abord  déposer  de 
l'argent  pour  les  premiers  frais,  et  puis  qu'on  fera  des 
poursuites. 

KITA.  G  est  une  horreur!  déposer  de  l'argent  pour 
qu'on  arrête  ces  brigands  qui  dévastent  le  pays,  qui 
enlèvent  nos  bestiaux  et  nous  dépouillent  de  tout!  Mais 
à  qui  nous  adresserons-nous,  si  l'autorité  ne  nous  pro- 


48  LA  RANÇON  DU  GENIE. 

tége  pas?  Il  faudra  donc  fuir  ce  canton,  abandonner 
l'héritage  de  ton  père  et  chercher  à  vivre  ailleurs? 

FRANCESCO.  J'ai  dit  tout  cela  aux  gens  de  la  justice. 
Je  leur  ai  raconté  comment  l'autre  jour,  tandis  que  notre 
petit  Filippo  gardait  le  troupeau  au  pied  des  Apennins, 
des  brigands  fondirent  sur  la  plaine  et  profitèrent  du 
moment  où  l'enfant  s'était  éloigné  pour  s'emparer  de 
nos  plus  beaux  agneaux  et  de  nos  jeunes  chevreaux. 
Heureusement  les  mères  étaient  à  la  bergerie,  sans  cela 
nous  étions  ruinés. 

RITA.  Plus  heureusement  encore,  Franscesco,  notre 
fils  n'était  pas  là;  car  il  serait  tombé  entre  les  mains 
des  brigands,  et  peut-être  l'auraient-ils  tué....  La  sainte 
madone  l'a  protégé. 

FRANCESCO.  Voilà  comme  tu  excuses  toujours  sa  pa- 
resse, Rita.  Si  Filippo  n'avait  pas  quitté  le  troupeau, 
il  aurait  appelé  au  secours  en  voyant  venir  les  brigands  ; 
je  serais  accouru,  et  nous  n'aurions  rien  perdu. 

RlTA.  Je  l'ai  grondé  comme  toi,  Francesco  ;  je  lui  ai 
recommandé  d'êi.re  plus  attentif.  Mais,  tu  le  vois,  notre 
fils  ne  peut  se  soumettre  à  garder  les  bestiaux,  à  labou- 
rer la  terre;  il  aime  à  être  seul,  et,  aussitôt  qu'il  pense 
qu'on  ne  le  voit  pas,  il  s'amuse  à  tracer  sur  la  terre  des 
figures  d'hommes,  des  arbres,  des  moutons.  Peut-être 
notre  enfant  est-il  destiné  à  une  autre  existence  que  la 
nôtre. 

FRANCESCO.  Tu  es  folle,  Rita.  Voilà  bien  les  mères; 
toujours  des  idées  d'ambition  pour  leurs  fils....  Et  à 
quoi  veux-tu  que  nous  destinions  celui-là?  Avons-nous 
de  l'argent  pour  lui  faire  donner  de  l'éducation?  et  est- 
ce  au  moment  où  nous   sommes  dans  la  misère  que  tu 


LA  RANÇON  DU  GÉNIE.  49 

dois  l'encourager  à  la  fainéantise?  Mùlc-Loi  de  la  lille  et 
laisse-moi  faire  de  Filippo  un  Lon  métayer. 

RITA.  Galme-toi,  mon  ami,  et  confions-nous  à  Dieu. 

FRANCESCO.  «  Aide-toi  et  le  ciel  t'aidera.  »  Femme,  il 
faut  que  nous  et  nos  enfants  redoublions  de  travail  et  de 
courage  pour  éloigner  la  misère.  Mais  où  est  Filippo?  Il 
est  encore  couché,  je  suis  sûr. 

RITA.  Non,  il  est  dans  l'étable  à  faire  la  litière  des 
vaches. 

FRANCESCO,  appelant,  Filippo I  Filippo! 


SCENE  II. 

LES  MÊMES,  FILIPPO,  entrant  avec  un  morceau  de 
charbon  à  la  main,  puis  STELLA. 

FILIPPO.  Mon  père.... 

FRANCESCO.  Que  faisais-tu  dans  l'étable? 

FILIPPO,  rougissant  et  baissant  la  tête....  Mon  père... 
je....  je.... 

FRANCESCO.  Ah!  tu  vas  mentir!  ..  Que  faisais-tu? 

FILIPPO.  Eh  bien!  je  cherchais  à  dessiner  sur  le  mur 
la  grande  vache  noire. 

FRANCESCO.  Et  à  quoi  cela  te  mènera- t-il,  fainéant? 
(Filippo  baisse  la  tête  et  ne  répond  rien.) 

STELLA,  accourant.  Ma  mère,  ma  mère,  venez  voir? 
nous  avons  deux  vaches  noires  maintenant  :  Filippo  en 
a  fait  une  seconde,  elle  marche  près  du  mur  de  l'étable, 
elle  mange  au  râtelier....  Venez!  venez! 

FRANCESCO.  Allons,  taisez-vous ;  c'est  assez  de  folie! 

4 


50  LA  RANÇON  DU  GÉNIE. 

Femme,   sers-nous  à  déjeuner,  puis  nous  irons  tous  au 

travail. 

(Ils  se  mettent  à  table.) 

STELLA.  Elle  est  bien  belle,  la  vache  de  Filippo.  Mon 
père,  pourquoi  ne  voulez- vous  pas  la  voir? 

RITA.  Chut!  mange  tes  confitures  et  tais-toi. 

STELLA.  Qu'il  est  bon,  ce  raisiné!  Pourquoi  ne  fais-tu 
pas  comme  nioi,  Filippo?  Vois,  je  nettoie  mon  assiette 
avec  de  la  mie  de  pain.  Il  n'en  reste  pas  de  trace. 

FILIPPO,  dessinant  sur  son  assieJte  avec  la  pointe  de 
son  couteau.  Regarde  cela,  Stella. 

STELLA.  Oh!  c'est  notre  petit  chat  roux.  Le  voilà  sur 
le  buffet.  {Filippo  continue  à  dessiner,)  Il  se  gratte  l'o- 
reille avec  sa  patte. 

RiTA.  Je  n'oserai  jamais  laver  cette  assiette.  C'est  tout 
à  fait  le  portrait  de  notre  chat;  vois,  Francesco. 

FRANCESCO,  regardant  et  riant.  Oh!  c'est  bien  ça;  je 
te  permets  cet  amusement  pendant  les  repas,  Fihppo  ; 
mais  je  ne  veux  pas  que  tu  y  songes  en  gardant  les 
troupeaux. 

FILIPPO.  C'est  malgré  moi,  mon  père. 

FRANCESCO.  Tout  cek  est  bel  et  bon,  enfant;  mais  il 
faut  penser  à  gagner  ton  pain. Allons,  pars  avec  ta 
sœur,  et  ne  vous  éloignez  pas  trop  de  la  ferme.  Vous 
mènerez  paître  les  vaches  et  les  chèvres  là-bas  dans 
cette  prairie  qui  est  auprès  du  bois,  et  si  vous  voyez  ve- 
nir quelqu'un,  vous  m'appellerez  tout  de  suite;  je  vais 

au  labour. 

(Les  enfants  sortent.) 


LA  RANr.ON  DU  GKNIK.  51 

scÈNi:  III. 

Dans  la  campagne. 
STELLA  et  FILIPPO  menant  les  troupeaux. 

STELLA.  Mais  comment  fais-tu,  mon  frère,  pour  in- 
venter d'aussi  jolies  choses  avec  tes  doigts? 

FILIPPO.  Je  n'en  sais  rien,  Stella;  je  ne  comprends 
pas  ce  qui  me  donne  le  pouvoir  de  retracer  tout  ce  que 
je  vois,  comme  l'eau  retrace  notre  visage  quand  nous  y 
regardons;  mais  je  suis  poussé  par  un  désir  invincible 
à  toujours  reproduire  les  images  qui  sont  devant  moi, 
soit  avec  la  pointe  de  mon  couteau  sur  la  pierre,  soit 
avec  un  charbon  sur  les  murs,  ou  bien  avec  le  bout  de 
mon  bâton  sur  le  sable.  Oh!  si  je  pouvais  avoir  une  de 
ces  grandes  feuilles  de  papier  blanc  sur  lesquelles  écrit 
notre  curé,  il  me  semble  que  je  ferais  une  madone 
comme  celle  qui  est  debout  sur  le  maître-autel  de  notre 
église. 

STELLA.  Elle  semble  vivante,  cette  madone;  on  dirait 
qu'elle  marche,  qu'elle  va  parler. 

FILIPPO.  Elle  te  ressemble  un  peu,  ma  petite  Stella. 
Mais  nous  voici  arrivés  à  la  lisière  du  bois.  Garde  le 
troupeau,  moi  je  vais  chercher  une  de  ces  pierres  molles 
où  mon  couteau  s'enfonce  facilement;  puis  je  reviendrai 
dessiner  ton  portrait. 

STELLA.  Tu  désobéis  à  notre  père,  Filippo;  ne  n'a-t-il 
pas  dit  de  ne  t'occuper  que  de  nos  bestiaux? 

FILIPPO.  Ne  seras-tu  pas  contente,  ma  petite  sœur, 


52  LA  RANÇON  DU  GÉNIE. 

de  voir  ton  portrait  sur  une  pierre,  comme  tu  as  vu  tout 
à  l'heure  celui  de  notre  chat  sur  une  assiette? 

STELLA.  Oh!  oui,  cela  me  fera  plaisir. 

FILIPPO.  Eh  bien!  attends,  je  vais  revenir.  N'aie  pas 
peur  et  garde  le  troupeau. 

STELLA.  Ne  reste  pas  longtemps  loin  d'ici. 

(  Filippo  s'enfonce  dans  les  bois,  ramasse  une 
pierre,  s'assied,  et  se  met  à  dessiner.) 


SCENE  IV. 

FILIPPO,  seul. 

Qu'il  est  Joeau,  ce  paysage  qui  se  déroule  devant  moi! 
dans  le  fond  des  hautes  montagnes,  puis  les  bois,  puis 
le  village,  et  de  l'eau  qui  court! 

SCÈNE   V. 

STELLA,  FILIPPO. 

STELLA,  de  la  prairie.  Au  secours!  mon  frère,  au  se- 
cours ! 

FILIPPO,  accourant.  Qu'y  a-t-il,  ma  bonne  Stella?  Je 
viens  te  défendre. 

SCÈNE  YI. 

LES  PRÉCÉDENTS,  BRUTAGGIO  et  la  troupe  de  brigands. 

BRUTACCio,  lui  fermant  la  bouche.  Halte-là,  mon 
brave;  vos  troupeaux  sont  à  nous,  votre  sœur  est  notre 


LA  RANÇON  DU  GÉNIE.  53 

prisonnière,  et  vous  allez  nous  suivre  aussi  :  vous  vous 
ferez  à  la  vie  des  montagnes,  et  vous  (inii'ez  par  faire 
partie  de  notre  J)ande,  si  vos  parents  ne  sont  pas  assez 
riches  pour  payer  votre  rançon. 

FILIPPO.  Moi!  vivre  parmi  vous?  oli!  non,  jamais! 
jamais! 

BRUTACCio,  rempêchant  de  crier.  Point  de  mutinerie, 
point  de  mutinerie,  enfant!  autrement  ton  dos  sentira  le 
bois  de  ma  carabine.  {Filippo  fait  un  geste  menaçant.) 
Allons,  qu'on  s'en  empare.  {Plusieurs  brigands  s'em- 
parent de  Filippo^  qui  se  démène  entre  leurs  bras,)  Toi, 
Buonavita,  charge-toi  de  la  sœur. 

BUONAVITA,  à  Stella.  Petite  bergère,  n'ayez  nulle 
crainte.  Vous  garderez  nos  vaches  dans  nos  rochers, 
vous  ferez  des  fromages,  vous  taillerez  la  soupe,  et  en 
retour  vous  serez  bien  traitée. 

STELLA.  Ma  mère!  ma  mère! 

(Ils  disparaissent  tous  dans  les  Apennins.) 


SCÈNE  VII. 

Sur  un  plateau  des  Apennins,  devant  l'entrée  de  la  caverne 
des  brigands. 


FILIPPO,  STELLA,  puis  BUONAVITA. 


FILIPPO.  Ma  pauvre  Stella ,  tu  pleures  donc  tou- 
jours ? 

STELLA.  Ils  sont  si  laids,  ces  brigands,  si  méchants!... 
Si  je  ne  les  sers  pas  de  suite  quand  ils  me  demandent  à 
boire,  ils  menacent  de  me  frapper.  Oh  !  Filippo,  comme 


54  lA  RANÇON  DU  GKNIE. 

nous  avons  souffert  depuis  huit  jours  que  nous  sommes 
ici  !  et  penser  que  cela  durera  toujours  ! ...  Et  nos  pauvres 
parents,  ils  doivent  se  désespérer  de  ne  pas  nous  voir 
revenir....  Si  nous  ne  les  voyions  jamais.... 

(Elle  sanglote.) 

FJLiPPO.  Ne  pleure  pas  ainsi,  Stella;  Dieu  veillera  sur 
nous. 

STELLA.  Oli!  mon  frère,  tu  es  moins  malheureux  que 
moi.  Les  premiers  jours,  tu  étais  bien  triste  aussi;  mais 
à  présent,  tu  reprends  courage  et  tu  semblés  consolé. 
Tu  recommences  à  dessiner  sur  les  pierres  et  sur  le 
sable;  cela  te  distrait. 

FiLiPPO.  C'est  vrai,  Stella,  ce  plaisir  me  suit;  les  bri- 
gands n'ont  pu  me  le  ravir. 

(Entre  Buonavita.) 

BUONAVITA..  Pourquoi  vous  tourmentez-vous  ainsi, 
Stella?  N'êtes-vous  pas  contente  dans  notre  compagnie? 
Soyez  attentive,  faites  bien  notre  cuisine,  et  nous  vous 
donnerons  un  beau  bonnet  à  dentelles   d'argent. 

STELLA.  Gardez  vos  cadeaux,  seigneur  Buonavita. 
Mais  si  vous  n'êtes  pas  méchant,  faites  ce  que  je  vous  ai 
demandé. 

FILIPPO.  Qu  as-tu  demandé,  Stella? 

STELLA.  J'ai  demandé  que  Buonavita  obtînt  notre  li- 
berté du  seigneur  Brutaccio  :  car  je  ne  puis  vivre  ici. 

BUONAVITA.  J'ai  fait  votre  commission. 

FILIPPO.  Et  que  vous  a  dit  le  capitaine? 

BUONAVITA.  Il  m'a  dit  que  vous  ne  sortiriez  jamais 
d'entre  ses  mains,  si  vos  parents  ne  lui  payaient  une 
forte  rançon. 

FILIPPO.  Ils  sont  trop  pauvres! 


LA  RANÇON   DU  (il'NIE.  55 

STELLA.  Votre  maître  est  l)i('n  (•rucl;  mais  vous,  ne 
pourriez-vons  nous  rendrez  la  liherlc'? 

BUONAVITA.  Si  je  le  pouvais,  je  le  ferais,  iikîs  eiilanls; 
car,  puisque  notre  compagnie  vous  (lé[)lait,  je  ne  vois 
pas  à  ([uoi  bon  vous  garder  de  force. 

FILIPPO.  Vous  êtes  compatissant,  vous!  Mais  com- 
ment, sans  y  être  contraint,  pouvez-vous  donc  vivre  avec 
des  brigands? 

BUONAVITA.  Ahl  l'habitude  fait  tout.  J'ai  été  orphelin 
de  bonne  heure.  Mon  oncle  Brutaccio,  le  chef  de  notre 
troupe,  m'emmena  dans  ses  montagnes,  et  je  suis  de- 
venu brigand  sans  m'en  douter;  mais,  je  vous  le  jure, 
ma  petite  Stella,  je  n'ai  jamais  tué  personne.  Boire,  rire, 
chanter,  être  libre  et  ne  rien  faire  la  plupart  du  temps, 
telle  est  ma  vie,  ma  bonne  vie  dont  j'ai  tiré  mon  nom. 
Je  ne  vous  l'oifre  pas  en  exemple,  mes  enfants;  mais  je 
vous  la  raconte  seulement  pour  que  vous  n'ayez  pas  peur 
de  moi. 

FILIPPO.  Eh  bien!  vous  pouvez  me  faire  un  grand 
plaisir,  puisque  vous  êtes  bon. 

BUONAVITA.  Lequel? 

FILIPPO.  Buonavita,  je  vous  en  prie,  donnez-moi  une 
de  ces  belles  planches  de  bois  blanc  qui  recouvrent  les 
caisses  qui  sont  dans  la  caverne. 

BUONAVITA.  Très-volontiers.  (Il  entre  dans  la  caverne 
et  revient  à  Vinstant  avec  la  planche.)  Qu'en  voulez -vous 
faire  ? 

FILIPPO.  Vous  allez  voir.  (7/  tire  un  charbon  de  sa  po- 
che et  se  met  à  dessiher  un  arbre  et  des  moutons  qui  sont 
devant  lui^puis  le  fond  du  paysage.) 

BUONAVITA.  Oh!  vous  avez  un  fier  talent,  l'ami;  voilà 


56  LA  RANÇON  DU  GÉNIE. 

l'arbre  qui  grandit  sous  vos  mains,  le  troupeau  qui  s'a- 
nime^ les  rochers  qui  se  dressent.  ..  Qui  vous  a  appris 
tout  cela  ? 

FILIPPO.  Personne.  Est-ce  que  cela  s'apprend?  Depuis 
que  je  pense,  je  reproduis  ainsi  tout  ce  que  je  vois  sans 
savoir  comment.  Mais  ce  qui  me  tourmente,  c'est  de  ne 
pouvoir  donner  des  couleurs  à  mon  ouvrage,  ces  belles 
couleurs  de  la  madone  de  notre  église. 

BUONAVITA.  Des  couleurs  !  ah  !  si  vous  en  désirez,  je 
puis  vous  satisfaire.  Il  y  a  quelque  temps,  nous  arrêtâ- 
mes sur  la  route  de  Florence  un  peintre  qui  allait  à 
Rome.  Nous  croyions  avoir  fait  une  riche  capture  en 
nous  emparant  d'une  cassette  fermée  qu'il  gardait  au- 
près de  lui.  Quand  nous  l'ouvrîmes,  nous  n'y  trouvâmes 
que  des  vessies  de  couleurs  et  des  pinceaux  de  poil. 

FILIPPO.  Qu'est-ce  que  cela,  des  pinceaux  ? 

BUONAVITA.  C'est  ce  qui  sert  à  mettre  des  couleurs 
sur  un  dessin. 

FILIPPO.  Oh!  donnez-moi  cette  cassette,  et  je  vous 
aimerai  bien. 

BUONAVITA.  Je  vais  la  chercher. 

FILLTPO,  avec  joie.  Stella,  je  vais  avoir  des  couleurs!... 

STELLA.  Je  ne  comprends  pas  ton  bonheur,  Fi- 
lippo  ;  moi,  je  ne  serai  contente  qu'en  revoyant  nos  pa- 
rents, 

BUONAVITA,  revenant  avec  la  cassette.  Voilà,  mon  ami. 
Stella,  si  vous  ne  voulez  pas  être  grondée  par  Brutaccio, 
allez  vous  occuper  du  dîner  ;  notre  chef  ne  tardera  pas  à 

revenir  de  sa  tournée. 

(Stella  entre  dans  la  caverne.) 

FiLi?'PO^  ouvrant  la  cassette.  Oh!  Buonavita.  que  ces 


r>A    RANÇON  DU  OKNrp:.  57 

couleurs  sont  belles  !  Ce  sonl,  celles  du  ciel,  de  la  lerre, 
des  roches  et  des  bois.  Mais  ([ui  nous  apprcmdra  le 
moyen  de  les  préparer  et  de  les  étendic? 

BUONAViTA,  tirant  une  palelle  de  la  caisse.  D'abord  il 
faut  les  disposer  sur  cette  petite  planche,  après  les  avoir 
fondues  avec  un  peu  d'huile  que  vous  prendrez  dans  cette 
fiole  ;  puis  vous  les  appliquerez  sur  votre  dessin  avec  un 
pinceau. 

FiLTPPO,  avec  enthousiasme.  Et  comment  savez-vous 
cela,  Buonavita?  Qui  vous  a  révélé  ce  mystère?  Êtes- 
vous  donc  sorcier? 

BUONAVITA.  Je  ne  suis  pas  plus  sorcier  que  savant, 
'mais  j  ai  eu  le  bonheur  de  voir  travailler  le  plus  grand 
peintre  de  l'Italie. 

FILTPPO.  Le  plus  grand  peintre  de  l'Italie? 

BUONAVITA.  Oui,  Masaccio!  celui  qui  a  retracé  les 
tourments  des  damnés  dans  l'église  des  Carmes,  à  Flo- 
rence. 

FiLippo.  Et  vous  avez-vu  cet  homme,  ce  peintre  aussi 
célèbre  qu'un  prince  ? 

BUONAVITA.  Je  l'ai  vu,  et  je  vais  vous  conter  com- 
ment. 

FILIPPO.  Tout  en  vous  écoutant  j'essayerai  ces  cou- 
leurs. Les  voilà  préparées  comme  vous  me  l'avez  dit.  (7^ 
se  met  à  peindre.)  Parlez,  Buonavita,  parlez-moi  de  ce 
grand  Masaccio. 

BUONAVITA.  Il  faut  vous  dire  que  mon  oncle  trouvant 
que  notre  métier  allait  mal  sur  les  grandes  routes,  s'était 
mis  en  tête,  l'an  passé,  d'aller  enlever  le  trésor  du  cou- 
vent des  Carmes.  Il  avait  une  vieille  haine  contre  les  bons 
frères,  qui,  disait-il,  l'avaient  chassé  de  leur  école  pour 


58  LA  RANÇON  DU  GÉNIE. 

quelques  peccadilles,  et  Tavaient  ainsi  déterminé  à  em- 
brasser la  profession  de  brigand.  Bonne  profession,  ma 
foi  !  et  dont  mon  oncle  n'a  pourtant  pas  à  se  repentir. 
Mais  il  paraît  qu'il  y  a  des  jours  où  cela  le  trouble,  et  il 
se  met  alors  dans  de  grandes  fureurs,  qui  ont  toujours 
pour  résultat  quelque  expédition  hardie.  Donc  il  me  dit 
Tan  passé  :  «  Va-t'en  reconnaître  les  lieux  et  nous  agi- 
rons dans  la  nuit.  »  Je  me  rends  à  Florence,  habillé 
comme  un  honnête  paysan,  et  je  demande  le  couvent 
des  Carmes.  «  Suivez  cette  foule,  me  répond-on  en  me 
montrant  un  grand  flot  de  peuple;  elle  se  dirige  juste- 
ment vers  l'église  des  Carmes.  —  Et  pourquoi  faire  ?  re- 
pris-je.  —  Vous  le  verrez  bien,  mon  garçon,  »  répliqua 
en  riant  le  citadin  narquois.  Je  me  mis  à  la  file  de  ceux 
qui  marchaient,  et  bientôt  je  me  trouvai  comme  porté 
dans  l'église.  Tout  le  monde  se  précipitait  vers  une  seule 
chapelle.  Je  me  glissai  aux  premiers  rangs.  Alors  je  vis 
ce  qui  attirait  la  multitude,  et  je  fus  près  de  laisser  échap- 
per un  cri  d'effroi,  moi  qui  n'ai  jamais  eu  peur  de  ma 
vie.  Sur  les  murs  à  demi  éclairés  de  la  chapelle,  on 
voyait  des  hommes  torturés  ;  leurs  traits  étaient  pâles  et 
amaigris;  leurs  yeux  versaient  des  larmes  de  sang;  leurs 
dents  grinçaient;  leurs  corps  se  tordaient,  et  je  croyais 
leur  entendre  pousser  des  gémissements.  Cependant  la 
foule  criait  autour  de  moi:  «Vive  Masaccio  !  »  et,  plein 
d'admiration  pour  cet  homme  qui  avait  la  puissance  de 
m'épouvanter,  je  criai  à  mon  tour  :  aViveMasaccio  !  «Mais 
Masaccio,  qui  était  là  devant  nous,  continuait  à  peindre 
sans  se  déranger.  C'est  lui  qui  sauva,  sans  s'en  douter, 
le  trésor  des  Carmes.  Je  déclarai  à  mon  oncle  que  je  ne 
traverserais  jamais  'a  nuit  cette  église  où  il  m'avait  sem- 


LA  RANÇON   DU  C.KNIK.  o9 

blé  voir  la  (lamnic  des  (l;iinii('s  me  saisir.  Je  (is  ])arla<4('i- 
mil  Icncnr  à  sa  lioiijx',  cl  rcNniMJiliou  lui  ahandoiiiKM'. 


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"^X^.w"'--^^^ 


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Filippo  Lippi  vient  de  faire  le  portrait  de  Buonavita. 


FILIPPO.  Buonavita,  je  veux  aller  à  Florence,  je  veux 
voir  Masaccio  et  devenir  son  élève. 


60  LA  RANÇON  DU  GÉNIE. 

BUONAVITA.  C'est  une  noble  ambition,  mon  ami, 

FILiPPO.  Voyez!  en  suis-je  digne? 

(Il  lui  montre  ce  qu'il  vient  de  peindre.) 

BUONAVITA.  Mon  portrait!  si  vite!  pendant  que  je  vous 
parlais,  vous  l'avez  tracé,  vous  lui  avez  donné  la  vie  ! 
Voilà  bien  mon  regard,  en  effet,  ma  moustache  noire, 
ma  résille  rouge  sur  mes  cheveux  bruns....  Par  Masac- 
cio  !  vous  serez  un  grand  homme  ! 


SCENE  VIII. 

LES  PRÉCÉDENTS,  BRUTAGGIO  avec  sa  troupe. 

BUONAVITA.  Venez  voir  ceci,  Brutaccio  ;  cet  enfant  est 
marqué  de  Dieu  :  nous  ne  pouvons  le  retenir  plus  long- 
temps prisonnier. 

BRUTACCIO.  Quoi  1  c'est  lui  qui  a  peint  ta  face  de  bri- 
gand? 

BUONAVITA.  Oui,  lui-même;  un  instant  lui  a  suffi  pour 
finir  ce  portrait. 

(Les  brigands  se  rangent  autour  du  portrait  de  Buonavita.) 

TOUS,  admirant  le  portrait.  C'est  un  miracle,  ma  foi! 
Vive  le  petit  Filippo  ! . . . 

BUONAVITA.  Vous  le  voyez,  mon  ami,  on  crie  déjà  : 
Vive  Filippo!  comme  le  peuple  criait  à  Florence  :  Vive 
Masaccio  !  c'est  d'un  heureux  présage. 


LA    HANCON  DU  (IKNIE.'  GI 


SCÈiNE  IX  ET  DERNIÈRE. 

LES  PRÉCÉDENTS,  lUTA,  accourant  éperdue,  puis 
FRANGESGO,  armé  d'une  fourche  et  d'un  pieu. 

RlTA.  Rendez-nous  nos  enfants,  nos  pauvres  enfants. 
Nous  errons  depuis  huit  jours  dans  nos  montagnes.... 
Enfin  nous  avons  découvert  votre  retraite....  Ayez  pitié 
d'une  mère....  R.endez-moi  mes  enfants....  {Apercevant 
Filippo).  Mon  cher  [ih\  .{Elle  le  presse  sur  son  cœur). 
Mais  où  est  ta  sœur,  ma  douce  Stella,  ma  fille  Lien- 
aimée? 

STELLA,  accourant.  Ma  mèrel  ma  bonne  mère! 

(Elle  se  jette  dans  ses  bras.) 

FRANCESCO,  arrivant  et  brandissant  son  pieu.  De  par 
le  ciel  !  si  vous  ne  me  rendez  mes  enfants,  je  brise  la  tête 
au  premier  qui  s'approche  de  moi. 

BRUTACCio,  riant.  Désarmez  cet  homme,  et  amenez- 
le-moi.  (Les  brigands  désarment  Francesco  et  le  condui- 
sent devant  Brutaccio).  Vous  ne  pouvez  rien  pour  déli- 
vrer vos  enfants;  vous  êtes  devenu  vous-même  mon  pri- 
sonnier 1  vos  troupeaux  sont  à  moi,  demain  je  puis  dé- 
vaster votre  maison  et  ne  pas  y  laisser  pierre  sur  pierre. . . . 
Eh  bien  !  Brutaccio  le  brigand  n'en  fera  rien.  Je  vous 
rends  la  liberté,  car  votre  fils  a  payé  votre  rançon  à  tous 
par  son  génie.  Emmenez  vos  bestiaux  et  prenez  cette 
bourse,  Francesco.  Mais  ne  contraignez  plus  votre  noble 
enfant  à  être  pâtre  ou  laboureur:  Dieu  l'a  créé  peintre, 
il  sera  la  gloire  et  la  fortune  de  votre  famille.  Envoyez- 


62 


LA  RANÇON   DU  GÉNIE. 


le  à  Florence  auprès  de  Masaccio;  cet  or  payera  ses 
études. 


Les  brigands  rendent  la  liberté  à  Fillppo  Lippi. 


FRANCESCO,  prenant  la  bourse.  Que  Dieu  vous  bénisse, 
monseigneur  ! 


LA  RANÇON  DU  Gl':NIE.  63 

BRUTACCio.  On  ne  bénit  pas  un  brigand,  mon  ami  ; 
mais  on  peut  lui  faire  une  promesse  en  retour  d'un 
bienfait. 

FILIPPO.  Laquelle?  j'y  souscris  d'avance. 

BRUTACCIO.  Promettez-moi,  lorsque  vous  serez  un 
peintre  célèbre,  de  faire  un  tableau  de  la  scène  que  nous 
venons  de  mettre  en  action. 

FILIPPO.  Je  vous  le  jure  ! 

BUONAVITA.  Ce  tableau  s'appellera  la  Rançon  du 
Génie. 


AMYOT 


NOTICE  SUR  AMYOT. 


Jacques  Amyot  naquit  à  Melun,  3  octobre  1513.  Son  père 
était  un  petit  mercier.  Amyot  se  montra  d'abord  un  enfant 
indiscipliné  et  quitta  ses  parents  pour  aller  à  Paris  se  placer 
comme  domestique.  Il  fit  la  route  à  pied,  s'égara  et  tomba 
épuisé  de  fatigue.  On  le  secourut  et  on  le  fit  conduire  à 
l'hôpital  d'Orléans.  Aussitôt  rétabli  il  en  sortit  avec  douze 
sous  qu'on  lui  donna  et  qui  furent  toute  sa  ressource  à  son 
arrivée  à  Paris.  Sa  mère,  qui  Taimait  tendrement,  lui  en- 
voyait chaque  semaine  un  gros  pain  de  Melun  pour  l'aider 
à  vivre.  Il  se  plaça  d'abord  à  la  porte  d'un  collège,  où  il 
faisait  les  commissions  des  professeurs  et  des  élèves.  Re- 
marqué par  son  intelligence  et  sa  gentillesse,  il  fut  admis 
dans  l'intérieur  du  collège  et  en  devint  bientôt  un  des 
meilleurs  élèves.  Là  encore,  dans  son  dénûment,  il  servait 
de  domestique  aux  autres  élèves;  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  de  poursuivre  ses  études  avec  ardeur.  La  nuit,  à  défaut 
d'huile  et  de  chandelle,  il  étudiait  à  la  lueur  de  quelques 
charbons  embrasés.  Après  a\"oir  terminé  les  études  classiques 
les  plus  fortes  et  achevé  ses  cours  sous  les  plus  célèbres 
professeurs  du  collège  de  France,  il  se  fit  recevoir  maître  es 
arts.  Puis  il  se  rendit  à  Bourges  pour  étudier  le  droit  civil. 
Là ,  Jacques  Gollin,  lecteur  du  Roi,  lui  confia  l'éducation  de 
ses  neveux  et  lui  fit  obtenir  une  chaire  de  grec  et  de  latin, 
C'est  pendant  les  douze  années  qu'il  occupa  cette  chaire 
qu'il  fit  la  traduction  du  roman  grec  de  Theagène  et  Chari- 


68  NOTICE  SUR  AMYOT. 

clée  et  commença  celle  des  Vies  des  hommes  illustres  de 
Flutarque.  Il  dédia  les  premières  Vies  à  François  I«',  qui 
lui  ordonna  de  continuer  cette  traduction  et  !ui  accorda 
comnie  récompense  l'abbaye  de  Bellezane.  Voulant  com- 
pulser les  manuscrits  de  Plutarque  qui  existaient  en  Italie, 
il  s'y  rendit  avec  l'ambassadeur  de  France.  Bientôt  il  fut 
chargé  par  celui-ci  et  par  le  cardinal  de  Tournon  de  porter 
une  lettre  du  roi  Henri  II  au  concile  alors  rassemblé  à 
Trente.  11  s'acquitta  si  habilement  de  sa  mission  qu'à  son 
retour  à  Paris  il  fut  choisi  comme  précepteur  des  deux  fils 
de  Henri  II.  Tout  en  faisant  cette  éducation  il  termina  sa 
traduction  des  Vies  de  Plutarque,  qu'il  dédia  à  Henri  II,  et 
commença  celle  des  œuvres  morales  du  même  écrivain , 
qu'il  ne  termina  que  sous  le  règne  de  Charles  IX,  son  élève, 
à  qui  il  en  fit  pareillement  hommage.  Dès  le  lendemain  de 
son  avènement  au  trône ,  le  roi  Charles  IX  le  nomma  son 
grand  aumônier.  Plus  tard,  le  siège  d'Auxerre  étant  venu  à 
vaquer,  le  Roi  le  donna  à  son  Maître,  comme  il  appelait 
Amyot. 

Quand  son  autre  élève,  Henri  III,  parvint  au  trône,  il  lui 
conserva  toutes  ses  charges  et  le  nomma  commandeur  de 
l'ordre  du  Saint-Esprit  qu'il  venait  de  créer.  Amyot  passa 
ses  dernières  années  dans  son  diocèse ,  uniquement  occupé 
de  l'étude  et  de  l'exercice  de  ses  devoirs.  Il  mourut  à 
Auxerre  le  6  février  1593  dans  sa  quatre-vingtième  année. 
Il  laissa  200  000  écus  de  fortune.  Il  fit  don  à  l'hôpital  d'Or- 
léans, où  il  avait  été  recueilli  quelques  jours  dans  son  en- 
fance d'un  legs  de  douze  cents  écus.  Sa  traduction  de  Plu- 
tarque est  restée  la  plus  estimée  et  la  meilleure  que  nous 
ayons  en  français. 


LE  PETIT  VAGABOND. 


Il  faisait  un  froid  rigoureux;  toute  la  campagne  était 
blanche  de  givre,  et  au  loin  les  toits  des  maisons  et  les 
clochers  du  village  paraissaient  couverts  de  neige  ;  les 
arbres  comme  des  squelettes  étendaient  leurs  branches 
décharnées  ;  en  place  de  feuillage  il  y  pendait  des  gla- 
çons. Un  pauvre  enfant  de  treize  ans,  assez  mal  vêtu, 
sans  bas  et  chaussé  de  gros  souliers  déjà  vieux,  suivait 
péniblement  le  chemin  à  peine  tracé  de  Melun  à  Orléans; 
ce  n'était  pas  une  belle  et  grande  route  royale  comme 
aujourd'hui,  encore  moins  un  rail-way  conduisant  rapi- 
dement en  quelques  heures  de  Melun  à  Paris;  il  y  a 
près  de  trois  cents  ans  de  cela,  et  à  cette  époque  les  che- 
mins qui  sillonnaient  la  France  étaient  de  véritables 
précipices  creusés  d'ornières  boueuses,  parsemées  de 
pierres  et  parfois  de  troncs  d'arbres,  et  dont  les  tronçons 
rompus  cessaient  tout  à  coup  de  marquer  leurs  traces  à 
travers  un  champ  ou  à  travers  un  bois. 

Il  fallait  alors  plusieurs  jours  pour  se  rendre  de  Melun 
à  Paris,  et  le  pauvre  enfant,  très-ignorant  de  la  distance, 
s'était  imaginé  pouvoir  y  arriver  le  soir  même.  On  lui 
avait  dit  que  la  Seine  coulait  de  Melun  à  Paris,  et  il 


70  LE  PETIT  VAGABOND. 

avait  pensé  :  ce  doit  être  bien  près,  j'y  arriverai  comme 
la  Seine  y  arrive.  Quoiqu'il  fût  parti  aux  premières 
lueurs  de  Faube  et  qu'il  eût  marché  courageusement  tout 
le  jour,  la  nuit  commençait  à  tomber  qu'il  n'apercevait 
pas  encore  le  clocher  d'Orléans.  Il  pensa  qu'il  s'était 
égaré;  mais  à  qui  demander  son  chemin?  par  une  fatalité 
qui  lui  sembla  une  juste  punition  du  ciel,  il  avait  marché 
depuis  le  matin  sans  rencontrer  ni  piéton,  ni  monture  ; 
il  avait  pourtant  compté  sur  l'assistance  publique,  car  il 
était  parti  sans  avoir  mis  sous  ses  petites  dents  blanches 
un  pauvre  morceau  de  pain.  Avec  cette  insouciance  de 
l'enfance  que  les  chimères  et  l'espérance  accompagnent, 
il  avait  cheminé  d'abord  gaiement  et  vite ,  courant 
même  pour  se  réchauffer.  Mais  un  ventre  vide  affaiblit 
les  jambes,  et  bientôt  il  n'était  plus  allé  qu'au  pas,  insen- 
siblement il  s'était  traîné,  et  enfin  il  était  tombé  épuisé 
sur  un  buisson,  ne  reconnaissant  plus  sa  route  à  travers 
la  neige  qui  commençait  à  tomber  et  la  nuit  qui  venait. 
Il  poussait  des  gémissements  entrecoupés  de  ces  excla- 
mations :  oh!  mon  Dieu!  oh!  ma  bonne  mère!  qui 
s'échappent  toujours  de  la  bouche  de  Tenfant,  et  même 
de  celle  de  l'homme  qui  souffre;  car  si  Dieu  est  pour 
nous  la  protection  d'en  haut,  une  mère  est  le  refuge  hu- 
main qni,  jusqu'à  la  mort,  ne  nous  manque  jamais  ici- 
bas. 

Donc,  le  pauvre  petit  vagabond  dans  sa  détresse  appe- 
lait sa  mère,  sa  mère  qu'il  avait  quittée  résolument  le 
matin  sans  lui  dire  adieu. 

Gomme  il  se  désespérait  et  sentait  déjà  le  froid  en- 
gourdir son  corps,  il  entendit  des  pas  de  chevaux  qui 
retentissaient  sur  la  route  pierreuse  ;  il  gémit  plus  fort, 


3 
O 


mm  i 


LK   PKTIT   VAdAROND.  73 

ospônmt  (lu'on  piciKhail  <^;u'(\v,  ;\  sn  plainic,  ot  en  elTot 
bientôt  deux  montures  s'ari'èlèi'iuiL  aupiès  (\v,  lui.  Sui-  la 
première  était  un  «^Gentilhomme  hrillamnjenl  ('((uipé  sous 
son  lar<^-e  manteau,  sur  l'autie  un  (lom('sli([ne  arm(3  (pii 
le  suivait. 

Le  gentilhomme  aperçut  à  la  di^rnière  lueur  du 
crépuscule  ce  pauvre  être  exténué  de  fatigue  et  de 
faim. 

a  Qu'est  ceci?  dit-il,  en  le  touchant  du  bout  de  son 
éperon;  d'où  viens-tu?  et  où  vas-tu? 

—  Je  viens  de  Melun  et  je  voulais  aller  à  Orléans,  ré- 
pliqua le  pauvre  petit,  mais  mes  jambes  ne  me  portent 
plus  et  je  meurs  de  faim. 

—  Ta  figure  me  plaît,  reprit  le  gentilhomme;  puis  se 
tournant  vers  le  domestique  :  Allons,  Pierre,  trois  coups 
de  ta  gourde  à  ce  petit  pour  le  secouer,  puis  hisse-le 
devant  moi  comme  une  valise,  mon  cheval  va  mieux  que 
le  tien,  et,  tout  en  trottant,  le  petit  vagabond  me  con- 
tera son  histoire  quand  il  sera  réveillé.  » 

Le  domestique  exécuta  les  ordres  de  son  maître,  et 
bientôt  les  deux  chevaux  repartirent  au  grand  trot.  Le 
mouvement  et  le  cordial  qu'il  avait  avalé  donnèrent  à 
l'enfant  une  surexcitation  qui  lui  rendit  en  peu  d'instants 
toute  sa  lucidité.  Tout  en  se  tenant  cramponné  à  la  selle 
enfourchée  par  le  gentilhomme,  il  le  remercia  avec  effu- 
sion. 

c<  Voyons,  pendant  que  nous  sommes  forcés  d'aller 
au  pas  pour  gravir  cette  mauvaise  montée,  conte-moi  ton 
histoire  et  ne  mens  pas,  lui  dit  le  bienveillant  sei- 
gneur. 

—  Oh  !  je  ne  fausserai  point  la  vérité,  elle  est  assez 


74  LE  PETIT  VAGABOND. 

triste  et  honteuse  pour  moi;  mais  je  ne  vous  mentirai 
pas  à  vous  qui  m'avez  sauvé  la  vie. 

—  J'écoute. 

—  Je  m'appelle  Jacques,  je  suis  le  fils  d'un  pauvre 
mercier  de  Melun,  demeurant  dans  le  quartier  de 
l'église. 

—  Je  suis  de  Melun  et  je  vois  cela  d'ici,  reprit  le  gen- 
tilhomme; continue. 

—  J'ai  deux  sœurs,  mes  aînées,  qui  s'occupent  avec 
bon  vouloir  de  l'industrie  de  mon  père ,  tandis  que  moi 
je  n'ai  jamais  pu  y  prendre  goût.  J'ai  ma  mère,  dont  je 
suis  le  préféré,  et  qui,  voyant  mon  grand  amour  pour 
les  livres  imprimés,  a  fini  par  me  payer  l'école  malgré 
mon  père,  qui  voulait  me  garder  chez  lui  pour  travailler 
de  son  état,  et  m'appelait  grand  paresseux  quand  il  me 
trouvait  à  lire.  Cette  inclination  pour  les  hvres  m'est 
venue  tout  petit.  Quand  j'allais  le  dimanche  à  l'église, 
durant  tous  les  offices  je  regardais  les  beaux  livres  des 
prêtres  et  j'aurais  voulu  les  leur  dérober.  On  est  comme 
ça  poussé  par  des  instincts  qui  sont  plus  forts  que  nous, 
et  je  ne  crois  pas  que  ce  soil  toujours  le  diable  qui  nous 
les  donne.  J'ai  appris  à  lire  bien  vite  et  sans  savoir  com- 
ment, et  je  lis  aussi  les  psaumes  latins  et  je  les  com- 
prends un  peu.  Mais  je  ne  pouvais  lire  que  dans  les 
livres  de  l'école,  je  n'avais  pas  un  livre  à  moi,  c'était 
trop  cher.  Ma  bonne  mère  me  promettait  toujours  de 
m'acheter  un  beau  psautier;  mais  les  mois  passaient  sans 
qu'elle  eût  jamais  pu  avoir  l'argent  qu'il  fallait.  Mon 
père  la  surveillait  de  près  et  l'empêchait  de  rien  mettre 
de  côté.  Il  est  vrai  que  nous  étions  bien  pauvres  et  que 
le  travail  de  tous  suffisait  à  peine  pour  nous  faire  vivre. 


LE  PETIT  VAGABOND.  75 

Moi  seul  je  ne  travaillais  pas,  ivpélail  cliiuiiHi  jour  mon 
père  en  me  brutalisant;  il  me  seml)lait  pourtant  que 
mon  esprit  travaillait,  mais  mes  mains  se  refusaient  à 
faire  l'ouvrage  qu'on  leur  donnait. 

«  Hier,  ma  mère  était  allée  avec  mes  sœurs  pétrir  et 
faire  cuire  à  la  boulangerie  les  grands  pains  bis  que  nous 
mangeons  ;  mon  père  fut  appelé  au  dehors  pour  son  petit 
commerce. 

—  Garde  au  moins  la  boutique,  grand  fainéant,  me 
dit-il,  et  surtout  ne  touche  à  rien.  » 

a  11  sortit  en  me  faisant  un  geste  de  menace  et  je  me 
mis  sur  la  porte  à  regarder  les  passants.  Tout  à  coup  je 
vis  venir  un  colporteur,  il  vendait  des  livres  et  se  rendait 
à  l'église  et  à  l'école  pour  en  faire  le  placement. 

«  Approchez,  lui  dis-je,  et  laissez-moi  seulement  re- 
garder un  peu  vos  beaux  livres,  car,  comme  dit  le  pro- 
verbe, la  vue  n'en  coûte  rien! 

—  La  vue  me  coûtera  mon  temps,  répliqua  le  colpor- 
teur, je  suis  pressé,  et,  à  moins  que  tu  ne  veuilles  faire 
une  emplette,  je  ne  déballe  pas. 

—  Déballez,  lui  dis-je,  je  puis  tout  de  même  vous  ache- 
ter un  livre.  Je  lançai  cette  première  parole  je  ne  sais 
comment,  et  c'est  ce  qui  me  perdit,  car,  une  fois  dite, 
je  ne  voulus  pas  me  démentir  de  peur  que  le  colporteur 
ne  se  moquât  de  moi.  Il  encra  dans  la  boutique,  défit 
son  ballot  en  toute  hâte,  et  me  montra  un  volume  des 
saints  Évangiles,  en  latin,  qui  me  plut  beaucoup. 

—  Cela  vaut  un  écu,  c'est  à  prendre  ou  à  laisser,  me 
dit  le  marchand;  mais  je  vois  que  c'est  trop  cher  pour 
vous,  ajouta-t-il  d'un  air  narquois  qui  me  mit  le  diable 
au  corps. 


76 


LE  PETIT  VAGABOND. 


—  Attendez  un  peu,  répliquai-je  avec  résolution,  et, 
m' approchant  du  tiroir  où  mon  père  tenait  l'argent  de  la 


Cela  vaut  un  écu  ;  c'est  à  prendre  ou  à  laisser. 

vente,  je  le  secouai,  l'ouvris  et  j'y  pris  un  écu  en  menue 
monnaie. 

«  Quand  le  colporteur   eut  disparu,  je  cachai  mon 


LK   PI-l'IT   VAC.AI^ONI).  77 

livre  dans  ma  clioiiiiso;  j(^  I remblais,  j'avais  ]K'iir;  je 
compris  ([ue  je  venais  de  eommettrc^  un  vol.  J'aurais  voulu 
rappeler  le  marchand;  mais  il  n'était  plus  temps.  Que 
l'aire?  mon  pèie  pouvait  rentrer  d'un  moment  à  l'autre, 
et  je  sentais  dc'jà  sa  colère  tomber  sur  moi  comme  le 
tonnerre.  Si  encore  ma  mère  avait  été  là,  elle  aurait  pu 
me  protéger,  mais  en  son  absence,  je  me  voyais  perdu. 
Dans  ma  terreur,  je  poussai  la  porte  de  la  boutique,  je 
me  mis  à  monter  en  courant  jusqu'au  haut  de  la  maison, 
et  je  me  barricadai  dans  le  petit  grenier  où  je  couchais  ; 
je  m'assis  sur  mon  lit,  et,  n'entendant  venir  aucun  bruit, 
j'eus  la  curiosité  de  regarder  dans  mon  livre;  je  le  tirai 
de  ma  chemise  et  je  commençai  à  lire  la  belle  passion  du 
Christ;  je  ne  comprenais  qu'à  moitié  les  mots  latins,  et 
je  faisais  un  effort  si  grand  d'esprit  pour  les  comprendre 
entièrement,  que  peu  à  peu  j'oubliai  ma  mauvaise  action, 
la  colère  de  mon  père,  le  châtiment  qui  m'attendait,  j'ou- 
bliai tout,  excepté  mon  livre. 

ce  Mais  tout  à  coup  des  cris,  des  voix  montèrent  de  la 
boutique  ;  je  compris  que  mon  père  était  rentré  et  s'em- 
portait contre  moi  ;  je  devinai  que  ma  mère  cherchait  à 
le  calmer  sans  y  réussir.  Oh  !  j'aurais  voulu  en  ce  mo- 
ment être  une  souris  et  qu'un  chat  me  mangeât.  Je  ca- 
chai le  livre  dans  ma  paillasse  et  je  me  cachai  sous  mon 
lit.  Bientôt  j'entendis  monter,  je  crus  que  c'était  mon 
père,  et  je  sentais  déjà  une  grêle  de  coups.  Je  me  rassu- 
rai pourtant  un  peu,  je  crus  ouïr  des  pas  plus  légers  qui 
m'annonçaient  ma  mère  ou  une  de  mes  sœurs. 

«  On  frappa  :  «  C'est  moi,  c'est  Jeanne;  ouvre  vite, 
me  dit  ma  sœur  aînée.  J'ouvris,  mais  je  refermai  aussitôt 
qu'elle  fut  entrée. 


78  LE  PETIT  VAGABOND. 

—  Il  faut  déguerpir  d'ici,  s'écria-t-elle  ;  mon  père  veut 
te  tuer;  il  dit  que  tu  es  un  voleur,  que  tu  as  pris  de 
l'argent  dans  le  comptoir. 

—  J'ai  pris  un  écu  pour  acheter  ce  livre,  lui  dis-je,  en 
tirant  les  Évangiles  de  ma  paillasse. 

—  Tu  n'en  as  pas  moins  fait  un  vol  à  notre  père,  me 
dit  ma  sœur  sévèrement,  tu  dois  te  cacher  loin  d'ici,  car 
notre  père,  qui  te  croit  à  vagabonder  par  la  ville,  a  juré 
que  s'il  te  trouvait  il  t'exterminerait  ou  te  livrerait  à 
M.  le  prévôt  comme  un  voleur.  » 

«  Ce  mot  de  voleur  répété  me  faisait  bien  souffrir,  je 
vous  assure  ;  je  me  mis  à  sangloter. 

«  C'est  bien  le  moment  de  pleurer,  me  dit  ma  sœur. 
Passe  par  la  cour  et  va  te  cacher  chez  ton  parrain  le  bou- 
cher ;  ma  mère  t'y  rejoindra  ce  soir.  » 

«  Je  plaçai  mon  livre,  cause  de  tout  mon  malheur, 
entre  ma  chemise  et  ma  souquenille,  et  je  pris  la  fuite 
comme  ma  sœur  me  l'avait  conseillé.  Je  gagnai  bientôt 
la  maison  de  mon  parrain  le  boucher,  mais  je  n'osai  y 
entrer  de  peur  d'explication  et  de  remontrance;  je  m'assis 
sous  le  hangar  où  il  rangeait  les  bœufs,  et  me  sentant  là 
à  l'abri  et  chaudement,  je  me  remis  à  lire  dans  mon 
livre  en  attendant  que  la  nuit  vînt  et  permît  à  ma  mère 
de  me  rejoindre  ;  je  pouvais  la  guetter  d'où  j'étais  placé, 
et  quand  je  reconnus  le  bruit  de  ses  pas,  je  me  levai 
pour  aller  à  sa  rencontre.  Ma  mère,  loin  de  me  faire 
peur  comme  mon  père,  me  semblait  un  secours  du  ciel 
qui  nV arrivait;  je  me  jetai  à  son  cou,  et  je  lui  racontai 
en  pleurant  ce  que  j'avais  fait. 

a  J'étais  bien  sûre,  me  dit-elle  en  regardant  le  livre, 
que  (il  a' avais  pas  pris  cet  argent  pour  mal  faire;  mais 


LK   PKTIT   VAOAIiOND.  79 

ton  père  ne  veut  rien  entendre;  il  faudra  lon^4emps  \)()\\v 
Tapaiser,  et  d'ici  là  ou  vivras-tu,  mon  pauvre  enfant?  J'ai 
Lien  eu  l'idée  de  parler  à  ton  parrain  pour  qu'il  te  donne 
asile;  mais  ici  ton  père  te  retrouvera  et  il  arrivera  quel- 
que malheur. 

—  Oui,  ma  mère,  lui  dis-je,  il  l'aut  que  j'aille  bien 
loin  gagner  ma  vie  ;  je  veux  voir  Paris  et  y  apprendre 
Lien  des  choses  dont  le  maître  d'école  m'a  parlé. 

—  Tu  es  fou,  mon  petit  Jacques  ;  que  deviendrait  un 
pauvre  enfant  comme  toi  dans  cette  grande  ville  ? 

«  Je  ne  sais  pas  tout  ce  que  je  lui  dis  pour  lui  per- 
suader que  Paris  serait  le  paradis  pour  moi  ;  il  me  semLle 
qu'un  esprit  me  soufflait  mes  paroles  pendant  que  je  lui 
parlais.  11  fut  convenu  qu'elle  me  confierait  dès  le  lende- 
main à  des  Lateliers  qui  descendaient  la  Seine  de  Melun 
à  Paris,  et  que  chaque  semaine  elle  m'enverrait  par  eux 
un  grand  pain  qui  m'aiderait  à  vivre  là-Las.. 

«Mais  à  propos  de  pain,  tu  n'as  pas  soupe,  mon 
pauvre  Jacques  ;  tiens,  voilà  des  noix  et  une  galette  que 
j'avais  faite  pour  toi;  mange,  puis  endors-toi  sous  ce 
hangar,  puisque  tu  t'y  trouves  Lien,  et  demain,  au  petit 
jour,  je  viendrai  te  chercher,  me  dit  cette  Lonne  mère.  » 
«  Elle  partit;  quand  j'eus  mangé,  je  m'endormis  sur 
la  litière  des  vaches,  et  je  fis  un  songe  merveilleux.  Je 
me  voyais  dans  le  palais  du  roi  de  France  avec  de  Leaux 
haLits,  j'étais  en  familiarité  avec  les  enfants  du  roi,  ou 
plutôt  ils  me  traitaient  avec  respect  et  m'appelaient  leur 
maître.  Ce  que  cela  veut  dire,  je  n'en  sais  rien;  mais  j'ai 
Vu  de  si  Lelles  choses  dans  ce  rêve,  des  monuments  de 
tous  genres,  palais,  églises,  collèges,  que  j'en  suis  sûr 
je  retrouverai  à  Paris;  j'ai  entendu  des  voix  si  nom- 


80 


LE  PETJT  VAGABOND. 


breuses  qui  m'appelaient,  que  ce  matin  à  Taube,  sans 
bien  savoir  ce  que  je  faisais,  oubliant  ma  mère  que  j'al- 
lais désespérer,  je  me  suis  mis  à  courir  sur  la  route  de 
Melun  à  Paris.  J'avais  tant  peur  que  quelque^mésaven- 
ture  ne  m'empêchât  d'accomplir  mon  dessein  et  de  voir 


..-^:!i 


TienSj  voilà  des  noix  et  une  galette  qne  j'avais  faite  pour  toi. 

la  capitale,  que  j'ai  ajouté  à  ma  mauvaise  action  d'hier, 
celle  bien  plus  mauvaise  de  quitter  ma  mère  sans  l'em- 
brasser. Dieu  m'a  déjà  puni,  car  sans  vous,  mon  bon 
seigneur,  je  serais  mort  de  froid  sur  la  route  et  j'aurais 
été  mangé  par  les  loups. 
-  —  Allons  I  allons  !  tu  n'es  pas  aussi  vagabond  que  je 


LE  PETIT  VAfiAnoNI).  81 

le  crai'^nais,  n'|)li(|n.*i  l(î  j^ciiliIlKHimic,  (|iiaii(l  IViiraiil  cul 
Ici'iiiiiH'  sou  rrcil,,  lu  j)ass('ras  deux  ou  liois  jours  à  (  )i- 
lôaus  pour  le  iTConrorlor,  ])uis  lu  conlinutîias  la  l'oulc. 
jusfju'à  Paris,  et  moi,  domain,  de  retour  à  M(;Iun,  j'irai 
avertir  ta  mère  qui  doit  te  croire  perdu.  » 

Le  petit  Jaccjues  remerciait  avec  une  vive  reconnais- 
sance le  bon  ^gentilhomme,  et  couvrait  de  caresses  ses 
mains  qui,  en  ce  moment,  laissaient  flotter  les  rènei^. 
Mais  ils  arrivaient  dans  une  plaine  où  la  route  qui  mou 
trait  Orléans  devant  elle  devenait  plus  belle.  Le  cheval 
reprit  le  trot,  l'enfant  cessa  de  parler  et  même  ne  fit  plus 
aucun  mouvement.  Le  gentilhomme  s'imagina  qu'il  dor 
mait  et  ne  songea  plus  à  lui  ;  mais  arrivé  à  la  porte  de 
l'auberge  où  il  devait  loger,  quand  il  poussa  Jacques 
pour  le  réveiller,  il  s'aperçut  qu'il  avait  perdu  connais- 
sance et  qu'il  était  pris  d'une  grosse  fièvre.  Le  cordial 
qu'il  avait  bu  ne  lui  avait  donné  qu'une  force  factice 
d'une  heure. 

Que  faire  ?  Le  gentilhomme  connaissait  la  charité  des 
bonnes  sœurs  de  l'hospice,  il  y  conduisit  lui-même  le 
petit  Jacques. 

Le  lendemain  il  revint  le  revoir  avant  de  reprendre  la 
route  de  Melun  ;  la  fièvre  de  l'enfant  avait  cessé,  mais  il 
était  tout  courbaturé  et  ne  pouvait  se  remuer  dans  son 
lit  ;  l'excellent  seigneur  le  confia  aux  soins  des  reli- 
gieuses, lui  remit  une  lettre  de  recommandation  pour 
Paris,  et  s'éloigna  en  lui  promettant  de  nouveau  d'aller 
le  soir  même  rassurer  sa  mère. 

Trois  jours  de  repos  guérirent  entièrement  le  petit 
Jacques,  qui  put  se  remettre  en  route  pour  Paris  :  on  lui 
donna  douze  sous  et   quelques  provisions   avant  qu'il 

6 


82  LE  PETIT  VAGABOND. 

quittât  rhôpital,  de  sorte  qu'il  fit  gaiement  le  reste  de  la 
route.  Gomme  il  sortait  de  FHôtel-Dieu,  de  cet  hôtel  si 
bien  nommé,  de  cet  hôtel  tout  providentiel  et  qui  ne  re- 
fuse jamais  l'hospitalité,  il  fit  un  vœu  qui  se  grava  pro- 
fondément dans  son  âme  ;  il  jura  que  si  jamais  il  était 
riche,  il  doterait  l'hôpital  d'Orléans. 

Il  arriva  à  Paris  par  un  temps  clair,  ce  qui  lui  permit 
d'aller  admirer  le  palais  du  roi,  la  tour  de  Nesle,  le  Pré 
aux  clercs,  les  belles  églises  et  tous  les  monuments  qui 
décoraient  le  vieux  Paris. 

La  lettre  que  lui  avait  remise  le  bon  gentilhomme  était 
pour  un  des  maîtres  des  nombreux  collèges  de  Paris.  Il 
ne  demandait  pas  qu'on  l'admît  comme  élève  dans  Tin- 
térieur  du  collège,  c'eût  été  trop  espérer  pour  le  petit 
vagabond  vêtu  d'une  pauvre  souquenille  et  fils  de  mer- 
cier; il  demandait  qu'on  l'employât  comme  commission- 
naire et  domestique  des  élèves  et  des  professeurs,  sauf  à 
le  recevoir  plus  tard  dans  l'intérieur  du  collège,  s'il  mar- 
quait des  dispositions  frappantes  pour  l'étude. 

Le  maître  à  qui  le  petit  Jacques  remit  sa  lettre  était 
un  homme  affairé  et  naturellement  brusque. 

a  Choisis  ta  place  à  la  porte  du  collège,  lui  dit-il,  je 
donnerai  Tordre  qu'on  t'y  laisse  tranquille,  et  nous  ver- 
rons à  te  faire  fan^e  des  commissions  ;  »  puis,  d'un  geste, 
il  congédia  le  pauvre  enfant. 

Mais  Jacques  était  d'une  nature  résolue  et  persistante 
qui  ne  se  décourageait  point.  Aux  murs  des  collèges,  des 
couvents,  des  églises  et  de  presque  tous  les  monuments 
de  cette  époque,  étaient  toujours  adossées  de  petites 
constructions  parasites.  Contre  la  façade  du  collège,  d'où 
Jacques  venait  de  sortir,  s'étalaient  une  échoppe  de  cor- 


LE  PETIT  VAGAHONI).  83 

donnier,  nncauli'o  occupée  ]).'ii' un  imagijT,  (jiii  vcndail 
aussi  des  chapelets  et  quel(jues  livres  d^é^dise,  puis  une 
petite  hutte»  où  nichait  un  îLvcuL;ic  et  son  chien.  Le;  pc^tit 
vagabond  se  choisit  une  place  dans  les  entre-colonno- 
ments  d'une  poterne  presque  toujours  fermée;  il  plaça 
sur  un  banc  très-bas,  à  l'abri  de  cet  enfoncement,  une 
grosse  botte  de  paille  qu'il  acheta  pour  quelques  sous,  il 
s'établit  dans  cette  espèce  de  gîte  et  soupa  gaiement  des 
restes  des  provisions  que  les  bonnes  sœurs  lui  avaient 
données.  La  nuit  fut  rude,  mais  il  échappa  à  la  rigueur 
du  froid  en  se  blottissant  tout  entier  dans  la  paille  brisée  ; 
à  son  réveil,  il  se  mit  à  courir  de  long  en  large  pour  se 
réchauffer,  et  bientôt  aperçu  par  le  savetier  et  l'imagier, 
il  fut  chargé  par  eux  de  quelques  petites  commissions, 
en  retour  desquelles  ils  lui  offrirent  la  soupe  ;  et  il  se 
sentit  tout  réconforté  par  un  repas  chaud. 

En  ce  temps-là  les  écoliers  étaient  externes,  et  le 
matin,  en  se  rendant  aux  classes,  ils  virent  le  petit  com- 
missionnaire dont  la  bonne  mine  les  charma.  Il  était 
assis  jambes  pendantes  sur  la  paille  fraîche  et  lisait 
dans  son  livre  d'évangiles. 

Plusieurs  écoliers  parmi  les  grands  l'interrogèrent, 
et  ayant  appris  qu'il  était  commissionnaire  l'employèrent 
aussitôt  ;  il  gagna  donc  dès  le  premier  jour  quelques 
menues  monnaies.  Il  s'arrangea  avec  l'imagier  pour  pren- 
dre chez  lui  sa  nourriture  et  pour  s'y  chauffer  ;  et,  comble 
de  bonheur,  il  obtint  que  l'imagier  lui  prêterait  quel- 
ques livres  en  lecture.  Dès  le  premier  jour  il  avait  écrit  à 
sa  mère  et  bientôt  il  reçut  avis  qu'un  gros  pain  lui  arri- 
vait par  les  bateliers  de  Melun  ;  il  se  rendit  au  bord  de 
la  Seine,   à  l'endroit  où  les  bateliers  amarraient  leurs 


84 


LE   PETIT  VAGABOND. 


bateaux;  il  y  eut  bientôt  reconnu  un  palron  de  barque, 
leur  voisin  à  Melun,  qui  l'ayant  à  son  tour  aperçu,  lui  cria: 


(/rM^_'^;^^ 


Il  reçut  dans  ses  bras  un  énorme  pain  bis. 

«  Eh  !  petit  Jacques,  approche  donc  un  peu  de  mon 
bord;  j'ai  une  cargaison  pour  toi.  » 

Quand  l'enfant  toucha  la  barque,  il  donna  une  poi- 


\M   l'KTIT   VAC.AUDNI).  85 

^uvv.  (le  main  an  palroii,  cl  icciil  dans  ses  hras  nn 
('norme;  pain  l)is  dont  la  circonlV;ronc(;  dépassait  celle 
d'nne  rone  de  l)ronelte,  Il  ne  pnt  rcjj^arder  ce  pain  8ans 
attendrissement;  c'était  sa  mèri;  qui  l'avait  pétri,  et 
cluKjue  semaine  elle  devait  lui  en  envoyer  un  semblable 
pour  qu'il  ne  mourut  pas  de  faim  à  Paris. 

Il  parla  longtemps  de  cette  bonne  mère,  puis  de  son 
père  et  de  ses  sœurs  avec  le  batelier,  et  quand  il  lui  eut 
dit  adieu  et  qu'il  se  trouva  seul  dans  les  rues  de  Paris, 
il  se  mit  à  rêver  à  ce  qu'il  pourrait  faire  pour  prouver 
un  jour  sa  reconnaissance  à  sa  mère. 

Franchir  le  seuil  du  collège,  y  être  admis  comme  élève 
et  devenir  un  savant,  tel  était  le  but  qu'il  aurait  voulu 
atteindre.  Mais  comment  y  parvenir?  il  se  rappelait  la 
brève  et  brusque  réception  que  le  maître  lui  avait  faite, 
et  il  n'osait  guère  compter  sur  sa  protection. 

Tout  en  songeant  de  la  sorte,  il  avait  regagné  la  porte 
'  du  collège;  il  déposa  son  gros  pain  dans  l'échoppe  de 
l'imagier  après  en  avoir  coupé  une  large  tranche  qu'il 
mangea  avec  délice,  puis  il  s'assit  dans  son  petit  gîte, 
attendant  la  pratique.  C'était  le  lendemain  d'un  jour  de 
congé,  une  dame  passa  qui  ramenait  ses  deux  fils  au 
collège. 

«  A  votre  service,  madame  et  messieurs,  leur  dit  le 
petit  Jacques,  suivant  l'habitude  qu'il  avait  de  s'adresser 
à  ceux  qui  passaient. 

—  Tiens  !  c'est  notre  petit  commissionnaire,  dit  un 
des  écoliers  à  son  frère  ;  il  faut  le  recommander  à  ma- 
man, qui  lui  fera  gagner  plus  que  nous  ;  »  et  aussitôt 
ils  désignèrent  le  petit  Jacques  à  leur  mère.  Celle-ci 
regarda  le  pauvre  enfant  et  fut  charmée  de  son  visage  et 


86  LE  PETIT  VAGABOND. 

de  sa  gentillesse  ;  il  tenait  en  ce  moment  son  volume 
d'évangiles  à  la  main;  la  dame  ayant  regardé  dans  ce 
livre  et  interrogé  Jacques,  elle  sut  de  lui  son  goût  si  vif 
pour  la  lecture  et  l'instruction. 

«  Veux-tu,  lui  dit-elle  avec  bonté,  accompagner  cha- 
que jour  mes  fils  au  collège?  j'obtiendrai  des  professeurs 
(|ue  tu  assistes  à  toutes  leurs  leçons,  et  tu  apprendras 
ainsi  toujours  quelque  chose.  » 

L'enfant,  ne  sachant  comment  prouver  l'excès  de  sa 
gratitude  à  la  bonne  dame,  s'agenouillait  et  baisait  les 
bords  de  sa  robe. 

Quelques  instants  après  il  fut  admis  dans  l'intérieur 
du  collège  ;  la  dame  l'avait  recommandé  au  même  maître 
à  qui  il  s'était  adressé  à  son  arrivée  à  Paris.  Cette  fois-ci 
il  en  fut  bien  mieux  reçu.  Le  maître  lui  dit  qu'on  lui 
donnerait  une  petite  chambre  sous  les  toits  du  collège, 
et  qu'il  pourrait  tout  en  servantles  fils  delà  bonne  dame, 
partager  les  études  des  écoliers  et  montrer  ses  disposi- 
tions. 

Dès  lors  la  vie  du  petit  Jacques  devint  un  combat 
plein  d'ardeur.  Le  grand  pain  qu'il  recevait  chaque 
semaine  de  Melun  assurait  sa  subsistance  ;  il  put  ajouter 
quelques  fruits  et  quelques  légumes  à  ce  pain  du  pays^ 
et  s'acheter  un  habit  avec  les  petits  gages  que  lui  avait 
régulièrement  assurés  la  bonne  dame;  il  put,  bonheur 
plus  grand,  s'acheter  quelques  livres  I  II  était  bien  pauvre 
encore  !  mais  il  était  riche  d'espérance,  riche  du  savoir 
qui  s'ouvrait  poi^r  lui  ;  il  ne  songea  pas  à  envier  la  for- 
tune de  ses  condisciples,  il  ne  songea  qu'à  les  surpasser 
tous  dans  ses  études. 

Ce  fut  un  exemple  admirable  que  celui  que  donna  ce 


LK  ii-rrir  v.\r..\ii()\M), 


89 


pauvre  cnfiint  (lu  peuple,  servant  les  aulres  ;iii\  lieuirs 
(le  rcu'iTaliou,  et  aux  heures  de  le(;()ns  se  luoulraut  le 
])lus  ein|)i'essé  au  liavail.  li  prenait  nu^'ine  sui'ses  nuits 
])our  ("'ludier,  et  n'ayant  pas  de  lumit'n^,  il  lisait  et  écri- 
vait à  la    hieui- de    (piel([ues   cliarljons  eml)ras('s!    il    lit 


Les  bateaux  de  Melun  déposèrent  à  Paris  un  pauvre  homme  eL  sa  femme. 

bientôt  de  rapides  progrès  dans  l'étude  de  la  langue 
latine,  mais  il  voulut  plus  encore  ;  il  voulut  apprendre 
cette  belle  langue  grecque,  qu'à  peine  quelques  savants 
connaissaient  alors  en  France.  Les  plus  célèbres  ouvra- 
ges de  la  littérature  grecque  ne  s'imprimaient  à  Paris  que 
depuis  vingt  ans,  ces  livres  étaient  très-chers,  et  le  petit 


90  LE  PETIT  VAGABOND. 

Jacques  était  bien  pauvre  ;  mais  la  vigueur  de  sa  volonté 
suppléait  à  tout.  A  force  de  travail  il  parvint  à  compren- 
dre le  grec.  Il  suivit  d'abord  les  cours  de  Bonchamps, 
dit  Evagrius,  professeur  de  ce  temps;  et  bientôt  le  roi 
François  I"""  ayant  institué  une  chaire  de  grec  où  deux 
habiles  érudits,  Jacques  Thusan  et  Pierre  Danès,  furent 
chargés  sous  le  nom  de  lecteurs  royaux  d'enseigner  l'un 
la  poésie  et  l'autre  la  philosophie  de  l'antiquité,  on  vit 
Jacques  assidu  à  leurs  leçons,  interrogé  par  eux,  les 
étonner  et  les  éblouir.  Ils  confessèrent  enfin  qu'ils  n'a- 
vaient plus  rien  à  apprendre  au  merveilleux  écolier  qui, 
désormais,  saurait  aussi  bien  qu'eux  commenter  piaton, 
Démosthène  et  Plutarque. 

Un  jour  ils  l'examinèrent  en  présence  de  François  I^'' 
et  de  sa  sœur  Marguerite  de  Navarre,  qui,  elle  aussi, 
savait  le  grec.  Le  roi  et  la  princesse,  émerveillés  de  son 
savoir,  le  comblèrent  de  louanges  et  déclarèrent  qu'ils 
prenaient  sous  leur  protection  le  jeune  Jacques  Amyot, 
une  des  gloires  futures  de  la  France. 

Le  lendemain  de  cet  heureux  jour,  les  bateaux  de 
Melun  déposèrent  à  Paris  un  pauvre  homme  et  sa  femme 
vêtus  des  humbles  habits  des  artisans  de  ce  temps. 
C'était  la  mère  et  le  père  de  Jacques  Amyot. 

«  Oh  !  mon  cher  fils,  lui  dit  sa  mère  en  le  pressant  sur 
son  cœur;  je  t'amène  ton  père,  qui  t'a  pardonné  et  qui 
est  bien  fier  de  toi  !  » 


AGRIPPA  D'AUBIGNÉ 


NUTICK  SUR  AGRIl'PA  D'AUr.IGMv 


Théodore-Agrippa  d'Aubigné  naquit  à  Saint- Maury,  près 
de  Pons,  en  Saintonge,  le  8  février  1550,  d'une  famille  très- 
ancienne,  qui  avait  embrassé  la  réforme  des  calvinistes.  Sa 
mère  mourut  en  le  mettant  au  monde,  ce  qui  lui  fit  donner 
le  nom  d'Agrippa,  œgre  parius  (né  difficilement);  il  reçut 
de  son  père  une  forte  et  savante  éducation;  à  six  ans,  il 
lisait  déjà  le  latin,  le  grec  et  l'hébreu. 

Il  se  trouva  à  treize  ans  au  siège  d'Orléans,  et  s'y  distin- 
gua; quand  il  perdit  son  père,  on  l'envoya  étudier  à  Ge- 
nève, sous  le  célèbre  du  Bèze,  qui  le  prit  en  affection. 
Dégoûté  des  études,  il  s'enfuit  à  Lyon,  et  bientôt  s'engcigea 
dans  les  armées  du  roi  de  Navarre  (depuis  Henri  IV).  Il  se 
fit  aimer  du  roi  par  sa  gaieté  et  son  esprit  ;  ce  fut  dans  les 
camps  qu'il  composa  sa  tragédie  de  Circé. 

Henri  IV  dut  beaucoup  à  d'Aubigné  dans  les  guerres 
qu'il  fut  obligé  d'entreprendre  pour  reconquérir  son 
royaume.  A  la  mort  de  ce  roi,  d'Aubigné  fut  persécuté  pour 
avoir  publié  une  histoire  très-hardie  sur  les  hommes  et  les 
événements  de  son  temps  ;  il  se  réfugia  à  Genève.  Ses  biens 
furent  cenfisqués ,  et  ses  ennemis  obtinrent  un  arrêt  qui  le 
condamnait  à  avoir  la  tête  tranchée. 

D'Aubigné  s'était  marié,  en  1588,  avec  Suzanne  de  Lerny  ; 
il  eut  de  ce  mariage  plusieurs  enfants,  entre  autres  Con- 
stant d'Aubigné,  qui  fut  le  père  de  Mme  d    Maintenon.  Il 


94  NOTICE  SUR  AGRIPPA  D'AUBIGNE. 

mourut  à  Genève,  âgé  de  quatre-vingts  ans,  et  fut  enterré 
dans  le  cloitre  de  l'église  de  Saint-Pierre.  Il  avait  composé 
lui-même  sou  épitaphe. 

D'Aubigné  a  laissé  un  grand  nombre  d'ouvrages  en  prose 
et  en  vers  d'où  l'on  pourrait  tirer  de  magnifiques  extraits. 


AGlIirrA  D'AUBIGNÉ. 


Quand  j'entends  les  écoliers  de  nos  jours  se  plaindre 
et  murmurer  pour  quelques  méchantes  et  faciles  ver- 
sions grecques  ou  latines,  je  ne  puism'empêcher  de  son- 
ger à  ce  qu'étaient  les  fortes  et  universelles  études  des 
jeunes  lettrés  de  la  Renaissance,  et  quels  écoliers  ce 
furent  que  les  Etienne  Dolet,  les  Rabelais,  les  Mon- 
taigne, les  Ronsard  et  ce  petit  Agrippa  d'Aubigné,  dont 
je  vais  entretenir  mes  lecteurs. 

Par  un  jour  d'automne  pluvieux,  trois  hommes,  cou- 
verts de  longues  robes  fourrées,  se  chauffaient  auprès 
de  la  vaste  cheminée  d'une  salle  toute  lambrissée  de 
panneaux  de  chêne.  Cette  salle  était  la  bibliothèque  du 
vieux  château  fort  de  Saint-Maury,  en  Saintonge.  Une 
grande  table,  tendue  de  cuir,  s'élevait  au  milieu,  jon- 
chée de  livres,  de  papiers  et  d'écritoires  de  fer.  A  cette 
table  était  assis,  dans  un  grand  fauteuil,  un  petit  gar- 
çon de  sept  ans,  à  la  tête  déjà  méditative,  à  l'œil  vif,  à 
la  bouche  sérieuse.  L'enfant  restait  courbé,  presque 
immobile  ;  seulement  son  regard  rapide  se  portait  alter- 
nativement du  cahier  cru'il  lisait  à  un  livre  grec  ouvert 
devant  lui. 


96  AGRIPPA   D'AUBIGNÉ. 

Les  trois  hommes  assis  auprès  du  feu  n'échangeaient 
aucune  parole,  comme  s'ils  eussent  craint  de  troubler 
le  petit  savant  ;  mais  d'un  sourire  ou  d'un  signe  ils  se 
communiquaient  leur  surprise  et  leur  contentement.  Ce 
fut  l'enfant  qui  rompit  le  premier  le  silence. 

a  J'ai  fini,  dit-il  en  se  levant  et  en  remettant  le  cahier 
au  plus  âgé  des  trois  personnages  ;  voyez  naon  père,  si 
vous  êtes  content. 

—  C'est  à  messire  Henri  Etienne^  d'en  juger,  répon- 
dit le  père,  prenant  son  fils  sur  ses  genoux  et  tournant 
au  feu  ses  petites  jambes  ;  chauffe-toi,  mon  enfant, 
pendant  que  ton  précepteur  suivra  le  texte  grec,  et  que 
messire  Etienne  relira  ta  traduction  et  s'assurera  qu'au- 
cun contre-sens  ne  t'est  échappé.  » 

L'enfant  hocha  la  tête  pour  dire  qu'il  était  bien  sûr  de 
lui,  et  remit  avec  un  sourire  d'espérance  son  cahier  à 
Henri  Etienne. 

Maître  Béroalde  le  précepteur  se  leva,  prit  le  gros  vo- 
lume grec  qui  était  sur  la  table,  et  s'étant  incliné  : 

Je  suis  aux  ordres  de  M.  Etienne,  »  dit-il,  et  ses 
yeux  se  fixèrent  sur  la  page  ouverte. 

Le  célèbre  imprimeur  commença  la  lecture  du  cahier 
de  l'enfant,  dont  les  boucles  blondes  se  jouaient  sur 
l'épaule  de  son  père  tandis  qu'il  écoutait. 

Ce  n'était  point  un  conte  de  fée,  ce  n'était  point  un 
thème  facile  et  court  qu'Henri  Etienne,  le  typographe 
le  plus  renommé  de  Tépoque,  était  venu  collationner 
avec  tant  d'attention  :  c'était  un  des  fameux  dialogues 
de  Platon,  le  Crion^  que  le  petit  Agrippa  d'Aubigné  s'é- 


U  Petit-fils  du  premier  imprimeur  de  ce  no 


m, 


AGRIPPA  D'AUDKjNK.  97 

tait  e\ei'C'(' à  hadiiirc  «  lîicii,  lirs-bicii  !  disait  le  savant 
iinpriincur  à  iiiesuu»  qiTil  lisail. 

—  Morvoilleux  !  s'i'criail  le  piM'ccph'nr  ^  (|iii  suivait 
sur  \v  ti'xlo  j^rcc  ;  il  a  (h^vinn  h;  «^^('iiic  de  la  laiii^ue 
de  Platon  et  s'en  est  souvent  approprie''  les  expres- 
sions.   » 

A  ces  éloges,  l'i^nlant  regardait  son  i)èrc  et  senihlail 
lui  demander  s'il  était  satisfait.  Le  seigneur  d'Aubignc' 
restait  muet  mais  quelques  larmes  roulaient  dans  ses 
yeux  baissés  et  avaient  grand' peine  à  ne  pas  en  Jaillir. 
Quand  la  lecture  fut  terminée,  il  embrassa  tendrement 
son  lils  et  lui  dit  : 

a  Je  tiendrai  la  promesse  que  je  t'ai  faite,  Agrippa  ; 
notre  ami  Henri  Etienne  emportera  ton  ;manuscrit  à 
Paris,  et  l'imprimera  avec  ton  portrait  en  tête. 

—  Ce  sera  fait  prestement,  ajouta  Henri  Etienne,  et 
l'âge  de  notre  cher  petit  traducteur  sera  indiqué  dans 
une  préface  que  j'écrirai  moi-même.  Quant  au  portrait, 
je  vous  enverrai  un  de  nos  meilleurs  graveurs,  pour 
qu'il  le  fasse  ici  même  d'après  le  modèle.  » 

Le  petit  Agrippa  restait  pensif,  appuyé  contre  l'é- 
paule de  son  père. 

ce  Quoi  !  vous  n'êtes  pas  plus  réjoui  que  cela?  lui  dit 
le  précepteur;  monseigneur  d'Aubigné  outre-passe  pour- 
tant la  promesse  qu'il  vous  avait  faite  ;  il  avait  bien  dit 
qu'il  ferait  imprimer  votre  traduction,  mais  y  mettre  en 
tête  votre  portrai^,  c'est  une  seconde  récompense  qui 
devrait  vous  rendre  tout  fier. 

—  Ce  n'est  point  mon  portait  que  je  voudrais  y  voir, 
répliqua  l'enfant. 

—  Et  lequel?   reprit  maître  Béroalde  ;  peut-être  le 

7 


98  AGRIPPA  D'AUBIGNÉ. 

mien,  pensait-il  tout  bas,  car  enfin  c'est  moi  qui  l'ai  in- 
struit. 

—  Celui  de  ma  mère  dit  l'enlant  avec  émotion. 

—  Cher  enfant,   dit  le  père  en  le  baisant  au  front, 
pourquoi  cette  pensée  ? 

—  Pourquoi?  s'écria  le  petit  Agrippa,  parce  que  ma 
mère,  qui  est  morte  en  me  donnant  le  jour,  ne  m'a 
point  quitté  cependant,  et  vient  bien  souvent  la  nuit 
me  parler,  me  conseiller  et  me  presser  dans  ses  bras. 

—  Oui,  monseigneur,  ajouta  le  précepteur,  il  a  de 
ces  visions  ;  je  n'avais  pas  osé  vous  le  dire. 

—  Laissez-le  parler,  répliqua  le  père  ;  dis-moi,  dis- 
moi,  mon  enfant  :  quand  et  comment  as -tu  vu  ta  mère? 

—  Je  l'ai  vue,  répondit  l'enfant  avec  émotion  et  gra- 
vité, depuis  le  jour  où  j'ai  commencé  à  penser,  et  tou- 
jours  elle  m'est  apparue  sous  la  même  forme ,   belle, 
grande,  douce,  toute  blanche  ;  elle  venait  la  nuit  frôler 
de  ses  vêtements  les  rideaux  de  mon  lit  ;  elle  me  don- 
nait des  baisers  ;  sa  bouche  était  froide  et  me  brûlait 
pourtant.   Il  y  a  trois  mois,  quand  je  commençai  ma 
traduction  de  Platon,  elle  m'apparut  toute   souriante  ; 
je  n'entendais  pas  sa  voix,  aucune  parole  ne  s'échappait 
de  ses  lèvres,  et  cependant  je  sentais  dans  mon  esprit 
qu'elle  me  disait  :  «  Travaille,  mon  cher  fils,  console  ton 
ce  père  de  ma  mort,  toi  qui  l'as  involontairement  causée  ; 
Π sois  l'honneur  de  notre  maison  ;  nos  jours  sont  ra- 
ac  pides,  ne  perds  pas  ceux  de  l'enfance  dans  les  jeux  ; 
a   travaille ,    ta    mère    te   regarde   et    s'en    réjouira.  » 
Elle  s'éloigna  en  me   parlant  encore  des  yeux  ,  puis 
sembla  disparaître  dans  la  brume  du  matin,  qui  mon- 
tait  devant  ma   fenêtre.  Depuis    ce  jour,  mon  père, 


AGRIPPA    lyAUHIGNK.  99 

le  travail  me  devint  Bi  lacile  ([u'il  me  semblait  ([iie  l'es- 
prit de  ma  mère,  qui  l'ut,  m'avez-vous  dit,  si  orné  et  si 
grand^,  s'était  placé  en  moi  et  pénétrait  ce  qu'un  (enfant 
ne  peut  comprendre  encore;  c'est  ainsi  que  j'ai  tia- 
duit  ce  dialogue  de  Platon  ;  l'intellif^^ence  matcinclh; 
me  le  dictait.  Gomment  aurais-je  pu  sans  cela  en  com- 
prendre le  sens,  en  devinei'  les  beautés  ?  C'est  donr 
le  portrait  de  ma  mère  ([u'il  l'aul  placer  en  tête  de  ce 
dialogue. 

—  Ton  désir  sera  accompli,  répondit  le  seigneur 
d'Aubigné  en  embrassant  son  fils  ;  nous  confierons  à 
M.  Henri  Etienne  un  portrait  de  ta  mère,  et  tu  Je  re- 
trouveras en  tête  de  ton  travail,  te  souriant  et  t'encoura- 
geant  encore.  » 

L'enfant,  satisfait  par  cette  promesse,  s'échappa  des 
bras  de  son  père,  et,  s' élançant  sur  la  plate-forme  du 
château,  s'exerça  à  la  fronde  avec  les  archers  de  garde. 
L'étude  ne  prenait  pas  toute  son  âme.  Les  penchants 
guerriers  s'y  développaient  à  l'envi  de  ceux  de  l'esprit. 
Il ,  faisait  des  armes  en  chantant  des  vers  encore  sans 
rime  et  sans  césure  qu'il  improvisait.  Alors  il  était  gai, 
bruyant.  Une  heure  après,  il  traduisait  du  grec,  de 
rhébreu  et  du  latin.  Il  se  passionnait  pour  les  héros 
de  l'antiquité,  et  plus  tard  il  a  rappelé  ces  mâles  études 
dans  ses  vers,  où  il  se  fait  dire  par  la  bouche  de  la  for- 
tune : 

Je  t'épiais  ces  jours  lisant  si  curieux 

La  mort  du  grand  Sénèque  et  celle  de  Thrasée  : 

1.  Les  femmes  des  grandes  maisons  de  ce  temps-là  savaient  le 
latin  et  le  grec. 


«ÎLIOTKECA 


100  AGRIPPA  D'aUBIGNE. 

Je  lisais  par  tes  yeux  en  ton  âme  embrasée 
Que  tu  enviais  plus  Sénèque  que  Néron, 
Plus  mourir  en  Galon  que  vivre  en  Gicéron  ; 
Tu  estimais  la  mort  en  liberté  plus  chère 
Que  de  vivre  en  servant 

La  guerre  civile  entre  les  catholiques  et  les  huguenots 
ravageait  alors  la  France.  On  faisait  des  exécutions  san- 
glantes clans  toutes  les  villes.  Le  seigneur  d'Aubigné 
était  zélé  calviniste  :  en  allant  à  Paris,  il  passa  un  jour 
par  Amboise  avec  le  petit  Agrippa  âgé  de  neuf  ans. 
Montés  sur  leurs  chevaux  qui  longeaient  les  bords  do 
la  Loire,  ils  virent  une  grande  foule  se  pressant  au  pied 
des  remparts  du  château.  «  Qu'est-ce  donc,  mon  père? 
dit  l'enfant. 

— 'Suis-moi  sans  avoir  peur,  répliqua  le  père.  Je  pres- 
sens quelque  chose  de  sinistre  à  la  consternation  de  ce 
peuple.  » 

Ils  avancèrent  à  grand'  peine,  tant  la  loule  s'entassait 
compacte  jusqu'aux  premières  marches  de  l'escalier  du 
château.  Des  hallebardiers  étaient  là,  éloignant  à  coups 
de  lance  les  curieux  qui  s'aventuraient  trop  près.  Le 
petit  Agrippa  et  son  père  parvinrent  pourtant  à  se  frayer 
un  passage,  et  découvrirent  ce  qui  attirait  la  curiosité  du 
peuple. 

Dix  têtes  coupées  étaient  exposées  au  haut  d'une 
potence  ! 

Le  seigneur  d'Aubigné  tressaillit  :  dans  ces  têtes  il 
venait  de  reconnaître  autant  d'amis  et  de  compagnons 
d'armes.  «  Oh  !  les  bourreaux  !  s'écria-t-il,  ils  ont  dé- 
capité la  France!  »  Huit  mille  personnes  l'entouraient 
quand  il  poussa  ce  cri  d'indignation  ;  il  piqua  des  deux 


AGRIPPA   D'AUDIGNÉ.  101 

son  cheval,   sou  (ils  l'imila,  ot  comme  il  dit  |»lus  tind 
dans  son  poème  des  Tragiques  : 

L'œil  si  gai  laisse  alors  tomber  sa  triste  vue, 

L'âme  tendre  s'émeut 

Le  sang  sentit  le  eang,  le  cœur  fut  transporté. 

La  foule  et  les  archers,  comme  frappés  de  stupeur, 
Ls  laissèrent  s'éloigner.  Quand  îls  se  retrouvèrent  sur 
les  bords  de  la  Loire,  le  père  posa  sa  mai.i  sur  la  tête 
d' Agrippa  :  «  Mon  enfant,  dit-il,  il  ne  faut  point  que  ta 
7ête  soit  épargnée  après  la  mienne  pour  venger  ces  chefs 
pleins  d'honneur  ;  si  tu  t'y  épargnes,  tu, auras  ma  ma- 
lédiction. 

—  Mon  père,  je  vous  jure,  répliqua  l'enfant,  de  ne 
jamais  renier  notre  foi  et  notre  parti.  » 

Il  tint  parole.  Plus  tard,  dans  des  vers  énergiques  et 
pittoresques,  il  a  jeté  Tanathème  aux  horreurs  de  la 
guerre  civile,  et  il  s'est  écrié  : 

Oh  !  que  nos  cruautés  fussent  ensevelies 

Dans  le  centre  du  monde  !  oh!  que  nos  hordes  vies 

N'eussent  empuanti  le  nez  de  l'étranger! 

Parmi  les  étrangers  nous  irions  sans  danger, 

L'œil  gai,  la  tête  haut,  d'une  brave  assurance 

Nous  porterions  au  front  l'honneur  ancien  de  France. 


Puis  rappelant  les  supplices  infligés  aux  huguenots 

Pourquoi,  leur  dit  le  feu,  avez-vous  de  mes  feux, 
Qui  n'étaient  ordonnés  qu'à  l'usage  de  vie, 
Fait  des  bourreaux  valets  de  votre  tyrannie  ? 


102  AGRIPPA  D'AUBIGNÉ. 

Des  corps  de  vos  meurtriers,  pourquoi,  disent  les  eaux, 
Ghangeâtes-vous  en  sang  l'argent  de  nos  ruisseaux? 

Pourquoi  nous  avez-vous,  disent  les  arbres,  faits 
D'arbres  délicieux  exécrables  gibets? 

Le  seigneur  d'Aubigné,  prenant  une  part  active  à  ces 
guerres  funestes,  dutlaisser  son  fils|à  Paris,  sousia direc- 
tion de  son  excellent  maître  Béroalde.  Le  précepteur  et 
rélève  vivaient  retirés,  s' occupant  à  traduire  Platon  et 
les  écritures  saintes  ;  mais  un  jour,  Béroalde  fut  averti 
qu'il  était  accusé  d'hérésie,  et  qu'ils  n'avaient,  lui  et  son 
élève,  d'autre  parti  à  prendre  que  de  se  dérober  par  la 
fuite  à  la  persécution. 

«  Non  pas  !  s'écria  le  petit  Agrippa  ;  attendons  ici, 
je  hri^ile  de  tirer  l'épée  contre  ceux  qui  viendront.  ?> 

Maître  Béroalde  n'écouta  pas  son  élève,  mais  la  pru- 
dence. Sur  l'heure  même  on  fit  équiper  des  chevaux  et 
l'on  prit  la  fuite.  Agrippa  noua  à  sa  ceinture  une  gen- 
tille épée  à  fourreau  d'argent  que  lui  avait  donnée  son 
père  ;  il  lui  semblait  qu'ainsi  armé  il  était  hors  de  dan- 
ger. La  petite  bande,  maîtres  et  domestiques,  se  mit  en 
route  ;  mais,  arrivée  au  bourg  de  Gourances  (Seine-et- 
Oise),  elle  fut  arrêtée  et  conduite  en  face  d'un  bûcher 
allumé  pour  brûler  les  huguenots.  On  dépouilla  le  petit 
Agrippa  de  sa  jolie  épée  :  il  se  débattait  et  pleurait  de 
rage.  On  le  pressa  d'abjurer  sa  religion,  et  on  fit  la 
même  sommation  à  son  maître  et  à  leurs  serviteurs. 
Agrippa,  qui  avait  alors  dix  ans,  répondit  bravement  : 
«  Jamais  !  jamais  !  »  Et  voyant  que  son  précepteur  et 
ses  compagnons  de  fuite  étaient  tristes,  il  se  mit,  pour 
les  amuser,  à  danser  la  gaillarde;  il  tournait  et  gamba- 


AGRIPPA  D  AUniGNK. 


103 


dail   autour  du    huclier  où  ou  allait   l(;s   joler.    Un  dos 
gardes  Fuléinu  do  compassion  à  la  vue  de  cotte  bravoure 


= —  •  <^ 


Agrippa  d'Aubigné  danse  devant  le  bûcher  où  l'on  va  le  jeter. 

et  de  cette  gaieté.  La  nuit  commençait  à  venir  :  «  Fuyez, 
dit  le  garde  à  maître  Béroalde  ;  je  vous  sauve  tous  pour 
l'amour  de  ce  gentil  garçon,   qui  sera  un  jour  un  fier 


104  AGRIPPA  U'AUBIG^^l:. 

homm3.  »  La  petite  bande  courut  à  travers  les  champs 
et  après  plusieurs  jours  de  marche  et  de  périls,  arriva 
à  Montargis  ,  où  résidait  Renée  de  France  ,  fille  de 
Louis  XII,  veuve  d'Hercule  d'Est.  Cette  princesse, 
huguenote  comme  les  fugitifs,  leur  offrit  son  château 
pour  asile,  et  le  soir  à  la  veillée,  le  petit  Agrippa,  assis 
à  ses  pieds  sur  un  carreau  de  soie,  la  charmait  par  le 
récit  naïf  de  ses  aventures. 

Il  fallut  quitter  la  bonne  princesse  et  se  remettre  en 
route.  Le  seigneur  d'Aubigné  commandait  à  Orléans 
pour  ceux  de  sa  religion.  Le  vieux  Béroalde  s'était  juré 
de  ramener  l'enfant  à  son  père.  Après  bien  des  périls 
ils  arrivèrent  aux  portes  de  la  ville  assiégée.  Mais  là  un 
spectacle  horrible  les  attendait.  Ils  avaient  pris  la  fuite 
pour  échapper  à  la  mort  et  ils  la  rencontraient  plus  hi- 
deuse, plus  menaçante  :  les  cadavres  jonchaient  les 
p'aces  et  les  rues;  des  maisons  ouvertes  s'échappaient 
des  gémissements;  les  soldats  osaient  à  peine  se  mon- 
trer sur  les  remparts  pour  faire  leur  service  :  la  peste 
ravageait  Orléans. 

«  N'entrons  pas,  dit  maître  Béroalde  ;  ici  la  mort  est 
certaine. 

—  Entrons,  répondit  Agrippa;  ici  est  mon  père,  et  je 
veux  partager  tous  ses  dangers.   » 

Ils  franchirent  les  portes,  et  bientôt  ils  eurent  rejoint 
le  seigneur  d'Aubigné. 

«  Ici,  toi  ici,  mon  pauvre  enfant!  s'écria  celui-ci.  Je 
ne  t'ai  donc  retrouvé  que  pour  te  perdre  ! 

—  Non,  mon  père,  je  vivrai  et  je  me  battrai  auj.rès 
de  vous,  »  dit  l'enfant  toujours  serein  et  ferme. 

Cependant  le  fléau  l'atteignit.  Son  père  le  vit  un  jour 


AGRIPPA   D'AIIBIGNÉ. 


105 


tomber  inaninu;  outre  ses  bras;  il  ne  ])ul  iiièiiie  ))as  bn 
donner  ses  soins  et  veiller  sur  lui  :  la  (léCense  de  l;i  ville 
le  réclamai (. 


Agrippa  d'Aub'gné  raconte  ses  aventures  à  Renée  de  Fiance. 

«  Que  faire?  oh!  mon  Dieu!  disait  le  père  désespéré; 
il  faut  donc  que  j'abandonne  mon  enfant  à  la  mort.  » 


106  AGRIPPA  D'AUBIGNÉ. 

Le  précepteur  se  mourait  lui-même. 

Un  vieux  serviteur ,  qui  n'avait  jamais  quitté  le  petit 
Agrippa  depuis  le  jour  de  sa  naissance,  dit  avec  assu- 
rance à  son  père  :  «  Ayez  confiance  en  Dieu,  votre  fils 
ne  mourra  pas!  Allez,  monseigneur,  nous  défendre  de 
l'ennemi.  Je  veille  ici  sur  votre  enfant  et  je  vous  le  ren- 
drai plein  de  vie.  »  En  disant  ces  mots  il  coucha  l'en- 
fant, déjà  brûlé  et  ravagé  par  la  peste  ;  et  se  plaçant  à 
son  chevet,  il  entonna  un  psaume.  Le  père  hésitait  à 
partir  :  «  Allez  sans  crainte ,  répéta  le  serviteur ,  il  est 
maintenant  sous  la  garde  de  Dieu.  »  Le  seigneur  d'Au- 
bigné  embrassa  son  fils  avec  déchirement  et  se  rendit 
aux  remparts  pour  repousser  l'assaut. 

Cependant  le  vieux  serviteur  veillait  et  chantait  sans 
s'interrompre;  quand  le  psaume  était  achevé,  il  le  re- 
commençait. Tout  en  donnant  à  l'enfant  les  breuvages 
prescrits,  il  ne  discontinuait  pas  de  chanter.  Le  hui- 
tième jour,  le  malade  fut  sauvé;  mais  la  peste  lui  avait 
laissé  au  front  une  profonde  cicatrice.  Quand  il  fut  de- 
bout :  «  Je  veux,  dit-il,  aller  retrouver  mon  père  sur  les 
remparts.  » 

Le  serviteur  l'arma  sans  résister,  et ,  ayant  fait  vecir 
un  cheval,  il  y  plaça  son  jeune  maître.  Il  prit  le  cheval 
par  la  bride,  entonna  de  nouveau  un  verset  du  psaume . 
et  conduisit  Agrippa  au  seigneur  d'Aubigné.  En  ce  mo- 
ment, on  se  battait  avec  furie.  L'enfant  voit  son  père 
s'élancer  en  tête  d'une  sortie  contre  les  assiégeants;  il 
se  précipite  à  sa  suite,  l'épée  au  poing,  les  yeux  en 
flamme ,  la  tête  illuminée  par  son  courage ,  il  entonne 
d'une  voix  inspirée  le  psaume  du  vieux  serviteur.  Les 
soldats,  qu'on  entraînait  d'ordinaire  au  combat  avec  ce 


AHRIPPA    D'AUIUGNK.  107 

chant  de  la  Bible,  i'(''])ondaient  en  chœur  à  la  voix  d'A- 
grippa.  En  voyant  ce  f^uerrier  adolescent,  pâle,  beau, 
indomptable ,  ils  croient  à  (juelqne  ange  descendu  du 
ciel  pour  les  guider;  ils  se  pressent  autour  de  lui,  exter- 
minent l'ennemi  et  le  repoussent  loin  des  murailles,  tou- 
jours devancés  par  le  seigneur  d'Aubigné,  qui  met  à 
profit  cette  ardeur  des  siens  sans  avoir  découvert  ce  qui 
l'inspire. 

Ainsi  qu'Agrippa  l'a  décrit  plus  tard  dans  ces  vers  : 

Là ,  l'enfant  attend  le  soldat 
Le  père  contre  un  chef  combat  ; 
Encontre  le  tambour  qui  gronde 
Le  psaume  élève  son  doux  ton, 
Contre  l'arquebuse,  la  fronde, 
Contre  la  p"que,  le  canon. 

La  mêlée  devenait  de  plus  en  plus  sanglante  ;  le  sei- 
gneur d'Aubigné,  emporté  loin  de  sa  troupe,  est  atteint 
par  un  éclat  d'obus.  Agrippa ,  qui  n'avait  pas  encore  pu 
rejoindre  son  père,  arrive  à  ses  côtés  comme  il  chance- 
lait :  a  Toi  ici!  toi,  mon  cher  fils!  s'écrie  le  blessé, 
est-ce  bien  toi,  ou  n'est-ce  que  ton  spectre?  »  L'enlant 
couvre  son  père  de  larmes  et  de  baisers. 

«  Frappé?  dit-il. 

—  A  mort,  répondit  le  chef  des  huguenots. 

—  Ah!  pourquoi  Dieu  m'a-t-il  laissé  vivre,  s'il  devait 
vous  faire  mourir?  murmura  Agrippa  désespéré. 

—  Pour  que  tu  continues  notre  race ,  dit  le  mourant 
que  ses  soldats  entourent.  Allons ,  Agrippa ,  prends  ma 
place  et  remplis-la  bien;  rends-toi  redoutable  par  Tépée 
et  par  la  plume,  mon  brave  enfant,  d 


108  AGRIPPA  D'AUBIGNÉ. 

Il  expira  en  prononçant  ces  mots. 

Le  jeune  Agrippa  d'Aubigné  étendit  ses  bras  sur  la 
tête  auguste  de  son  père,  et  là,  en  face  du  ciel,  à  la  voix 
des  canons  qui  grondaient  sur  ce  mort  sacré  dont  l'œil 
le  regardait  encore,  il  fit  un  serment  d'héroïsme  qu'il 
tint  glorieusement.  Cet  enfant  devint  le  compagnon  de 
guerre  d'Henri  IV,  et  lui  aida  à  reconquérir  son  royaume. 


riERRE  GASSENDI 


NOTICE  SUR  GASSENDI, 


Pierre  Gassend,  connu  sous  le  nom  de  Gassendi,  mérite 
une  première  place  dans  le  rang  des  philosophes  :  Anti- 
quaire, historien,  biographe,  physicien  ,  naturaliste,  astro- 
nome, géomètre,  anatomiste,  prédicateur ,  métaphysicien  , 
helléniste,  dialecticien,  écrivain  élégant,  érudit,  et  critique 
consommé,  il  a  parcouru  le  cercle  des  sciences  et  des  arts,  à 
l'époque  de  leur  renaissance  encore  indécise.  Gassendi  na- 
quit au  village  de  Ghantersier,  près  de  Digue  en  Provence, 
le  22  janvier  1592.  Ses  parents  n'étaient  pas  riches,  mais 
remarquant  les  heureuses  dispositions  de  leur  enfant ,  ils 
voulurent  qu'une  bonne  éducation  les  développât.  Ce  fut  un 
des  enfants  les  plus  précoces  qu'on  ait  connus  :  à  quatorze 
ans  il  débitait  de  mémoire  de  petits  sermons  et  se  dérobait 
pendant  la  nuit  à  la  surveillance  de  ses  parents  pour  observer 
les  astres.  A  dix  ans  il  harangua l'évêque  de  Digne,  Antoine 
de  Boulogne  qui  faisait  sa  visite  pastorale  dans  le  pays. 
Gelui-ci  émerveillé  prédit  à  l'enfant  qu'il  serait  un  jour  un 
homme  célèbre.  Gassendi  recevait  alors  des  leçons  du  curé 
de  son  village,  puis  il  allait  étudier  seul  à  la  lueur  de  la 
lampe  de  l'église.  Il  apprit  la  rhétorique  à  Digne  et  il  étudia 
la  philosophie  à  Aix.  A  seize  ans  il  obtint  la  chaire  de  Rhé- 
torique à  Digne,  puis,  comme  il  se  destinait  à  l'état  ecclé- 
siastique, il  retourna  à  Aix  apprendre  la  théologie;  il  prit 
le  bonnet  de  docteur  à  Avignon  et  fut  nommé  prévôt  du 


112  NOTICE  SUR  GASSENDI. 

chapitre  de  cette  ville.  A  vingt  et  un  ans  il  obtint  à  la  fois 
la  chaire  de  théologie  et  de  philosophie. 

Ses  lectures  favorites  étaient  Sénèque,  Gicéron,  Plutarque, 
Javénal,  Horace,  Lucien,  Juste-Lipse,  Érasme;  ses  loisirs 
étaient  souvent  employés  à  des  travaux  anatomiques  et 
nslronomiques.  Pourvu  d'un  bénéfice  à  la  cathédrale  do 
Digne,  Gassendi  donna  en  1623  la  démission  de  sa  chaire 
|j0ur  se  livrer  avec  plus  de  liberté  à  ses  travaux  scienti- 
fiques. Dès  l'année  suivante,  il  publia  les  deux  premiers 
livres  de  ses  Exercitationcs  paradoxka^  adversus  Arisio- 
hlem^  qui  firent  beaucoup  de  bruit;  à  la  suite  de  cette  pu- 
blication, il  alla  à  Paris,  voyagea  dans  les  Pays-Bas  et  la 
Hollande,  se  lia  avec  plusieurs  savants,  visita  les  établisse- 
ments scientifiques  et  consulta  les  bibliothèques.  Il  fit  à 
Marseille,  en  1636,  plusieurs  grandes  observations  astrono- 
miques et  rectifia  quelques  erreurs  des  anciens.  — -  Il  fut 
longtemps  protégé  par  le  comte  d'Alais  Louis  de  Valois,  de- 
puis duc  d'Angoulême. 

On  pensa  un  instant  à  lui  pour  l'éducation  de  Louis  XIV; 
en  1646,  il  fut  nommé  lecteur  de  mathématiques  au  collège 
de  France,  par  les  soins  de  l'archevêque  de  Lyon,  frère  du 
cardinal  de  Richelieu  :  mais  il  n'obtint  jamais  la  faveur  de 
ce  premier  ministre.  La  reine  Christine  de  Suède  fut  en 
correspondance  avec  Gassendi,  qui  lui  écrivit  une  fort  belle 
lettre  sur  son  abdication;  Frédéric  III,  roi  de  Danemark, 
deux  papes,  plusieurs  princes  français,  le  cardinal  de  Retz 
et  la  grande  Mademoiselle  témoignèrent  une  très -vive 
estime  à  Gassendi. 

Son  cours  au  collège  de  France  lui  attirait  une  affluence 
nombreuse  d'auditeurs;  il  mit  en  honneur  l'étude  de  l'astro- 
nomie négligée  jusque-là.  L'enseignement  fatigua  sa  poi- 
trine, et,  après  avoir  langui  et  souffert  quelque  temps,  il 
mourut  le  14  octobre  1655,  des  suites  d'une  saignée  mal 
appliquée  qui  lui  fut  fuite.   Gassendi  fut  en  relation  avec 


NOTlCr:  SUR  GASSENDI.  113 

Galilée  et  le  consola  durant  sa  caj)tivité  par  des  leltrcs 
pleines  d'une  philosophie  élevée.  Il  parlngeait  l'opinion  du 
philosophe  ilalien  sur  le  mouvement  de  la  terre.  11  entre- 
tint aubsi  une  correspondance  avec  Kleperet  les  plus  fameux 
astronomes  de  son  siècle;  il  fut  en  relation  a\  ec  Cnmp:.- 
nclla,  Hobbes,  le  père  Mersenne,  Descartes,  Dcodati,  Naudé, 
Pascal  et  Gassini,  jeunes  encore,  Robcrval,  etc.  Molière  et 
Bichaumont  furent  ses  disciples. 

Il  serait  trop  long  de  donner  ici  la  liste  des  nombreux 
ouvrages  scientifiques  de  Gassendi,  tous  écrits  en  latin. 
Gassendi  a  les  plus  beaux  titres  à  la  gloire;  il  fut  commi"; 
Galilée  et  comme  Torric^lli  un  des  précurseurs  de 
Newton. 


LE  PETIT  ASTRONOME. 


Par  une  de  ces  belles  nuits  d'été  si  radieuses  en  Pro- 
vence, où  l'azur  du  ciel  triomphe  de  la  nuit  et  éclate  à  la 
lueur  des  étoiles  agrandies  et  d'une  pleine  lune  transpa- 
rente ,  un  enfant  de  huit  ans  sortit  furtivement  d'une 
humble  habitation  du  village  de  Ghantersier^  traversa 
un  verger  d'oliviers  qui  s'étageaient  sur  un  tertre,  et, 
parvenu  au  sommet  de  ce  tertre ,  s'assit  sur  un  roc  qui 
dominait  la  vallée.  Que  venait  faire  là  à  cette  heure  de 
la  nuit  ce  petit  garçon  vêtu  de  la  veste  des  artisans? 
Était-il  poussé  par  quelque  méchante  action?  voulait-il 
dérober  des  fruits  ou  tendre  des  lacets  et  se  livrer  à 
quelque  chasse  défendue?  Non;  la  physionomie  de  cet 
enfant  est  trop  riante,  son  front  trop  réfléchi  et  trop 
inspiré  pour  qu'il  médite  quelque  chose  de  mal.  Le  voilà 
assis,  immobile  et  les  bras  croisés,  sur  la  pointe  d'un 
roc  ;  il  ne  regarde  pas  vers  la  terre  silencieuse  et  où  quel- 
ques chants  lointains  des  pâtres  se  font  seulement  en- 
tendre :  ses  yeux  se  tournent  vers  le  ciel,  ils  s'y  arrêtent^ 
ils  y  plongent  :  on  le  dirait  pétrifié  dans  l'attitude  de 
l'extase;  est-ce  qu'il  prie?  Non;  il  médite,  il  pressent 
ce  qui  est  encore  inconnu  pour  lui  et  pour  tant  d'au- 


116 


LE  PETIT  ASTRONOME. 


très  :  le  cours  des  astres,  leur  place  et  leurs  évolutions 
dans  le  ciel,  et  il  se  demande  si  c'est  une  chose  impos- 
sible de  les  classer  et  de  les  décrire.  Après  avoir  tenu 
longtemps  ses  yeux  attachés  sur  le  firmament ,  il  les 
abaisse  tout  à  coup  sur  un  ]  etit  cahier  placé  sur  ses 


Le  voilà  a^;is,  immob'le  et  les  bras  cioiséSj  sur  la  poirUc  d'un  rcc. 

genoux,  où  il  trace  lentement  quelques  signes  et  quel- 
ques dessins  de  constellations  ;  mais  il  est  troublé  dans 
S3n  occupation  par  des  bruits  de  voix  parmi  lesquelles 
il  croit  reconnaitie  celle  de  son  père. 

Voici  ce  qui  s'était  passé  chez  lui  depuis  qu'il  en  était 
s.rii  furtivement.  Son  père  et  sa  mère  le  croyaient  en- 


Eh!  eh!  les  vieux!  criaient  ces  ^o>x. 


LK   PETIT   ASTHONOMK.  119 

Joi'ini  et  coninicnraicul  à  H'cndormir  ciix-memes  ,  lors- 
([u'ils  (Milciulircnl  IVappcr  ;\  leur  porli^  à  coups  redou- 
blés, el  retentir  des  voix  ai^Mies  et  malveillantes  (jui  les 
ni)pelaient. 

«  Eli!  eli!  les  Menx  !  criaient  c(»s  voix,  coinineiil  doi- 
mez-vous,  landis  (pie  voli'e  petit  viigahond  de  Pieirc  a 
sanlé  par  sa  l'enèlre  el  court  dans  les  cliainps  poni'  y 
faire  la  rai)ine  des  olives  et  des  ligues?  » 

Ceux  qui  parlaient  de  la  sorte  formaient  un(^  bande  de 
cinq  ou  six  vauriens,  les  plus  mauvais  sujets  du  village, 
et  qui  étaient  la  terreur  des  fermiers  et  des  cultivateurs. 
Ils  passaient  leur  temps  à  voler  les  fruits ,  à  couper  les 
branches  des  arbres  et  a  s'emparer  de  tout  ce  qui  tom- 
bait sous  leur  main.  Gomme  ils  savaient  qu'on  les  guet- 
tait et  qu'i's  étaient  menacés  de  la  prison,  ayant  décou- 
vert que  le  petit  Pierre,  enfant  tranquille,  studieux,  et 
si  honnête  qu'il  n'aurait  pas  dérobé  une  fleur  dans  un 
champ,  sortait  souvent  au  milieu  de  la  nuit,  quoiqu'ils 
l'eussent  suivi  et  qu'ils  eussent  bien  vu  que  l'enfant 
s'asseyait  paisiblement  sur  les  hauteurs,  ils  résolurent 
méchamment  de  l'accuser  de  leurs  méfaits. 

ce  Qu'est-ce  donc?  répondit  à  travers  la  porte  la  voix 
du  père  de  Pierre,  qui  se  leva  tout  ahuri  tandis  que  sa 
mère  se  précipitait  dans  la  chambre  à  côté  où  couchait 
son  fils  et  poussait  des  cris  en  trouvant  le  lit  vide. 

—  Ouvrez-nous,  et  nous  vous  conduirons,  répliquaient 
les  voix,  et  vous  verrez  que  c'est  lui,  et  non  pas  nous, 
qui  ravage  les  terres.   » 

Pleins  d'effroi  de  ce  qu'ils  entendaient,  et  surtout  de 
la  disparition  de  leur  cher  enfant,  le  père  et  la  mère  ou- 
vrirent aussitôt. 


120  lE  PETIT  ASTRONOME. 

«  Eh  bien!  ou  l'avez-vous  vu?  où  est  il?  Je  suis  bien 
sûr  que  vous  avez  menti,  dit  le  père  à  la  troupe  aboyante 
qu'il  menaçait  du  geste. 

—  Venez  !  venez  !  répétait  le  chef  de  ia  bande,  suivez- 
nous,  et  vous  allez  le  trouver  assoupi,  après  s'être  gonflé 
de  figues  marseillaises.  Quant  aux  olives,  il  en  a  rempli 
par  vingt  fois  son  chapeau,  et  il  en  a  fait  bien  sûr  quel- 
([ues  tas  dans  un  fossé  à  sec  où  il  les  a  cachées,  pour 
vous  les  apporter  sans  doute  quand  la  nuit  sera  plus 
avancée.  » 

A  ces  paroles,  qui  accusaient  l'honnête  villageois  d'une 
sorte  de  complicité  avec  les  vols  supposés  dont  on  char- 
geait son  fils ,  ne  pouvant  retenir  sa  colère,  le  père  de 
Pierre  leva  son  bras  robuste  sur  le  petit  vaurien  qui  par- 
lait de  la  sorte  ;  mais,  leste  comme  une  couleuvre,  celui-ci 
glissa  entre  ses  jambes  et  se  déroba  à  la  correction. 

Lorsqu'il  fut  à  distance,  il  riposta  : 

«  Allons,  le  vieux,  ne  vous  fâchez  pas,  et  suivez-nous, 
si  vous  voulez.   » 

Impatient  de  retrouver  son  fils,  le  père  du  petit  Pierre 
se  mit  en  marche;  sa  femme  le  suivit,  malgré  Tinjonc- 
tion  qu'il  lui  fit  de  ne  pas  quitter  la  maison.  Quand  une 
mère  croit  ses  enfants  en  danger  ou  en  faute,  elle  ac- 
court toujours  comme  un  ange  gardien. 

La  nuit  était  froide,  mais  claire;  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  la  lune  et  de  belles  étoiles  éclairaient  le  firmament. 
Le  père  et  la  mère ,  en  se  soutenant  l'un  l'autre,  purent 
donc  suivre  la  trace  des  petits  malfaiteurs  qui  couraient 
devant  eux.  Ceux-ci,  arrivés  au  pied  du  tertre  au  som- 
met duquel  Pierre  était  assis,  se  mirent  à  crier  en  agi- 
tant leurs  bras  en  l'air  : 


LK  PETIT   ASTRONOME.  121 

«  fie  voilà!  Uî  voilà?  il  se  repose  apiès  avoir  toul  ra- 
vagé. 

—  Pierre!  Pierre!  cria  la  mère,  descends!  viens  vers 
nous,  mon  enlanl  ! 

—  Arrive,  niallieureux  !  »  criail  le  père  à  son  Innr. 
L'enfanl,  reconnaissant  la  voix  de  ses  parents,  seliàla 

(Tacconiir. 

a  Qe  lais-tu  dehors  à  celte  lienre?  dit  le  pèie  en  se- 
couant rudement  son  fils.  Quoi!  pe(il  misérable,  tu  es 
sorti  par  la  fenêtre  pour  aller  marauder  et  voler  des 
fruits? 

—  Que  dites-vous  ,  mon  père  ?  répliqua  l'enfant . 
dont  les  sanglots  éclatèrent.  J'ai  eu  tort  de  sortir  la 
nuit  sans  votre  permission  ;  mais  de  quoi  m'accu- 
sez-vous? voler  moi!  oh  non!  jamais!  jamais!  Regar- 
dez dans  mes  poches  ,  fouillez-moi ,  vous  ne  trouverez 
que  les  pages  au  crayon  que  j'écris  en  regardant  les 
étoiles  ! 

—  Oh!  je  le  savais  bien,  dit  la  mère,  qu'il  n'était  pas 
capable  des  méchantes  actions  dont  on  l'accusait! 

—  Femme,  tais-toi!  les  enfants  commencent  toujours 
par  mentir  fjuand  on  les  surprend  en  faute.  Qu'il  se  re- 
pente, qu'il  s'avoue  coupable,  ou  bien  je  lui  donne  une 
rude  correction  !  » 

L'enfant  tomba  à  genoux  devant  son  père  : 
<i  Pardonnez-moi,  lui  disait-il  en  lui  baisant  les 
mains,  pardonnez-moi  de  vous  avoir  désobéi  en -quittant 
la  maison  sans  votre  permission;  mais  je  n'ai  rien  fait 
de  mal.  Demandez  au  curé  ce  qu'il  pense  de  moi,  je  suis 
toujours  le  premier  à  l'école,  je  prie  le  bon  Dieu  et  je 
lis  pendant  les  heures  de  récréation  ! 


122 


LE  PETIT  ASTRONOME. 


—  Mais,   malheureux,  reprit  le  père,  pourquoi  sortir 
au  milieu  de  la  nuit,  au  lieu  de  dormir  tranquille? 


Que  fais-tu  dehors  à  cette  heure? 


—  Levez  les  yeux,  répliqua  l'enfant,  et  dites-moi  si 
ces  belles  étoiles  qui  semblent  nous  regarder  ne  mé- 
ritent pas  qu'on  les  étudie  et  qu'on  les  connaisse. 


LK   PKTIT   ASTHONOMK.  123 

En-tu  fou?  Goinnu'iil  vcux-lu  péiuHrcM'  si  limil  et 


SI  loin? 


—  Mon  prrc,  il  y  avait  des  paires  anl  iclois,  il  y  a  hien 
longtemps,  qu'on  appelait  les  bergers  do  la  (ïlialdre; 
comme  moi  ils  étudièrent  les  étoiles,  et  ils  Unirent  par 
marquer  leur  placer  dans  le  eiel;  (pii  sait  si  je;  ne  Unirai 
pas  comme  eux  par  faire  (piehjue  découverte  et  par  don- 
ner des  noms  aux  étoiles!  Quand  je  parle  de  tout  cela 
au  curt5,  il  ne  se  moque  pas  de  moi,  je  vous  assure,  et  il 
m'a  même  promis  de  me  prêter  un  livre  sur  ce  sujet. 

—  Allons,  allons,  il  faut  toujours  céder  aux  enfants, 
reprit  le  père  à  moitié  convaincu;  dès  demain  j'irai  voir 
M.  le  curé,  et  je  saurai  si  tu  dis  vrai;  en  attendant,  au 
lit  et  bien  vite;  tu  mériterais  d'être  puni  pour  avoir  trou- 
blé mon  somme  et  celui  de  ta  mère.  » 

Mais  l'enfant  embrassa  si  tendrement  ses  parents, 
qu'ils  ne  purent  lui  garder  rancune.  Ils  rentrèrent  tous 
trois  au  logis,  bras  dessus  bras  dessous,  et  en  parfaite 
harmonie. 

Le  lendemain  matin,  Pierre  se  rendit  à  l'école,  selon 
sa  coutume,  et  son  père,  avant  de  se  mettre  au  travail, 
alla  faire  visite  au  curé.  Il  le  trouva  lisant  son  bréviaire 
dans  son  petit  jardin  attenant  à  l'église;  il  lui  raconta  ce 
qui  s'était  passé  la  veille. 

Le  bon  prêtre  était  un  homme  savant,  comme  l'étaient 
tous  les  prêtres  à  cette  époque. 

ce  Vous  êtes  trop  heureux,  dit-il  à  l'ignorant  villa- 
geois, votre  fils  est  un  enfant  prodigieux,  qui  pourra  bien 
devenir  un  jour  un  grand  homme.  » 

Le  père  regardait  le  curé  bouche  béante  et  sans  com- 
prendre. 


124 


LE  PETIT  ASTRONOME, 


«  Mais  pour  qu'il  devienne  ce  que  vous  dites,  mon- 
sieur le  curé,  faut-il  qu'il  se  promène  dans  les  champs 
pendant  la  nuit,  et  qu'il  soit  pris  pour  un  vagabond? 

—  Tout  peut  s'arranger,  répliqua  le  prêtre  ;  il  y  a 
toujours   dans  no^  montagnes  des  herL^ers  qui   mènent 


Votre  fils  est  un  enLint  prodigieux. 


paître  leurs  troupeaux,  de  minuitjusqu'à  l'aube.  Confiez 
votre  fils  aux  plus  honnêtes,  et  abandonnez -le  librement 
à  ses  rêveries  et  à  ses  études;  je  le  guiderai  moi-même, 
je  lui  prêterai  des  livres,  et  je  vous  promets  qu'avant 
peu  on  parlera  de  lui.  « 


LK   ri:  HT   ASTUONoMi:.  125 

r.(;  prie  haisa  l;i  uiuiu  dcj  l'i'.xcclh'iiL  (  iiré  avec  des 
lariijt's  (\v  rccoiiiiaissiincc. 

L'éi'olc  était  voisine  du  jjicshylric,  cl  c'étaient  le 
<!esst'rvaiil  du  cmi'  cl  liu-iiiciiic  ijin  la  dii'i^eaient.  Ce 
dernier  insliiiisail  dv  prtdV'rciicc  les  enl'ants  studieux  et 
(|ni  inont!'aienl  des  dispositions  particulières.  Il  s'était 
apciçn  bien  vite  des  rares  aptitudes  du  [)elit  Pierre,  et 
avait  donné  tous  ses  soins  à  leur  développement. 

Quand  l'enfant  apprit  ce  que  M.  le  curé  avait  décidé 
avec  son  père,  il  sauta  de  joie,  et,  ([uclipies  jours  après, 
son  contentement  fut  encore  j)lns  grand,  lorsqu'au  retour 
d'un  petit  voyage  ([u"il  lit  à  Digne,  le  bon  prêtre  lui  re- 
mit un  volume  sur  l'astronomie. 

Cette  science  restait  encore  dans  les  nuages;  beau- 
coup d'erreurs  transmises  par  l'antiquité  étaient  accep- 
tées comme  des  vérités;  rien  de  cette  précision  et  de 
cette  certitude,  que  les  découvertes  de  Copernic,  de  Ga- 
lilée, et  plus  tard  de  Newton,  devaient  donner  au  mou- 
vement des  astres  dans  le  ciel. 

N'importe,  les  expériences  erronées  recueillies  par  les 
siècles  avaient  leur  intérêt  et  leur  valeur.  Tout  n'était 
pas  fabuleux  dans  le  système  des  anciens  transmis  au 
moyen  âge;  le  nom  des  astres,  leur  place  dans  le  ciel, 
r heure  de  leur  apparition,  de  leur  accroissement  et  de 
leur  décroissance,  le  calcul  du  retour  des  comètes,  les 
phases  de  la  lune,  etc.,  etc  ,  tout  cela  a  été  adopté  par 
l'astronomie  moderne. 

Quand  le  petit  Pierre  eut  en  sa  possession  ce  livre 
précieux  si  plein  d'attraits,  malgré  ses  erreurs,  il  ne  le 
quitta  plus.  Au  moyen  d'un  petit  télescope  que  lui  prê- 
tait le  curé,  il  constatait  dans  le  ciel  la  place  dss  astres 


126  LE  PETIT  ASTRONOME. 

dont  il  lisait  la  description,  et  dès  lors  il  semblait  pres- 
sentir et  préparer  les  découvertes  qui  devaient  l'illustrer 
un  jour.  Il  suivait  avec  étonnement  le  passage  de  Mer- 
cure devant  le  disque  du  soleil  et  les  conjonctions  de 
Vénus  et  de  Mercure.  Il  notait  ses  observations,  qu'il 
n'osait  publier  encore  :  il  attendait  que  l'âge  et  l'autorité 
vinssent  donner  du  poids  à  ses  découvertes. 

Pourvu  que  le  firmament  fût  lumineux  et  les  étoiles 
éclatantes,  le  vent  le  plus  froid  soufflant  des  Alpes  ne 
l'arrêtait  pas  ;  il  sortait  chaque  soir  durant  tout  l'hiver, 
enveloppé  dans  un  petit  manteau  de  grosse  laine  que 
lui  avait  fait  sa  mère.  La  passion  de  l'enfant  était  telle, 
qu'il  ne  se  lassait  jamais  du  spectacle  du  ciel  ;  il  y  sui- 
vait l'apparition  et  la  marche  des  astres  avec  un  intérêt 
toujours  plus  vif.  Il  donnait  des  noms  aux  étoiles  qui 
n'en  avaient  pas  dans  son  livre,  et  aux  plus  grosses  de 
la  voie  lactée.  Les  innombrables  myriades  de  nébuleuses 
le  captivaient;  mais  comment  les  classer  et  les  désigner? 
Parfois  il  se  trouvait  avec  des  bergers  qui  avaient  ob- 
servé les  constellations  et  qui  les  connaissaient  bien, 
quoique  ignorant  les  noms  que  leur  donnait  la  science. 
Ces  bergers  savaient  s'orienter  la  nuit  au  moyen  des 
astres  et  prévoyaient  avec  certitude  le  temps  qu'il  ferait, 
suivant  les  nuages  qui  glissaient  sur  la  lune.  Mais  d'au- 
tres fois  l'enfant  avait  affaire  à  de  gros  pâtres  à  l'esprit 
lourd,  qui  ne  regardaient  p'is  même  les  étoiles,  et  te- 
maient  toujours  leurs  yeux  abaissés  sur  la  terre  où  leurs 
troupeaux  broutaient  ;  alors  il  les  secouait  par  leur  man- 
teau et  les  forçait  à  tourner  leur  regard  vers  quelque 
flamboyante  constellation.  Il  leur  nommait  la  Grand»^ 
Ourse ^  composé  de  sept  étoiles,  et  vulgairement  appelée 


LE   PETIT   ASTRONOiME.  127 

le  Chariot,  Celte  constelkilion  nuirque  le  nord,  et  sert  à 
se  diriger  durant  la  nuit;  puis,  par  les  fortes  gelées,  il 
leur  désignait  le  Daudi-ier  cl  Or  ion  ^  composé  de  trois 
grandes  étoiles  du  plus  vif  éclat.  C'était  ensuite  ces 
deux  belles  étoiles  jumelles  appelées  les  gémeaux 
Castor  et  Pollux;  durant  Tété,  il  leur  faisait  voir 
la  Lyre  et  le  Cygne  ^  deux  constellations  très-scintil- 
lantes. 

Le  lecture  de  son  livre  lui  avait  appris  à  distinguer  les 
planètes  des  étoiles;  il  savait  la  place  de  Mercure,  de 
Vénus,  de  Mars,  de  Jupiter  et  de  Saturne.  Ces  planètes 
sont  aussi  belles  à  l'œil  nu  que  les  étoiles  de  première 
grandeur;  mais  elles  n'ont  pas  celte  vivacité  et  cette  vi- 
bration de  lumière  qu'on  remarque  dans  les  étoiles. 
Vénus  est  surtout  d'un  éclat  extraordinaire  quand  elle 
parait  le  soir  après  le  coucher  du  soleil  :  cela  n'arrive 
que  tous  les  dix-neuf  mois.  Elle  offre  alors  un  spectacle 
frappant  ;  on  la  prend  pour  un  nouvel  astre  ou  pour 
une  comète.  Quelquefois  même  on  la  distingue  en  plein 
jour,  et  les  passants  crient  au  miracle  ! 

Jupiter  est  aussi  très-brillant,  mais  sa  lumière  est 
plus  blanche  que  celle  de  Vénus  ;  celle  de  Mars  est  rou- 
geâtre,  Saturne  est  d'une  couleur  plombée;  c  est  de 
toutes  les  planètes  celle  qui  est  la  moins  éclatante  à  l'œil 
à  cause  de  son  éloignement. 

Le  petit  Pierre  savait  tout  cela  et  se  plaisait  à  l'ensei- 
gner aux  bergers,  jusqu'alors  indifférents  aux  magnifi- 
cences du  firmament. 

Bientôt  la  renommée  du  savoir  de  l'enfant  se  répan- 
dit dans  tout  le  pays.  Ses  compagnons  d'école,  un  peu 
jaloux  des  préférences  que  le  bon  curé  avait  pour  lui,  le 


Ii8  LE  PETIT  ASTRONOME. 

harcelaient  sans  cesse  et  cherchaient  à  le  prendre  en  dé- 
faut dans  ses  études  Pierre  était  doux  et  tranquille 
comme  tous  ceux  qui  pensent  beaucoup.  Malgré  les 
sournoises  méchancetés  de  quelques-uns  de  ses  cama- 
rades, il  restait  leur  ami. 

Un  jour,  pour  la  fête  de  son  père,  il  avait  convié  toute 
l'école  à  une  collation  champêtre;  sa  mère,  qui  l'idolâ- 
trait, avait  dressé  une  longue  table  sous  la  tonnelle  du 
jardin  attenant  à  leur  petite  maison.  Chaque  enfant  ap- 
porta une  fleur  au  père  de  Pierre;  puis  on  procéda  au 
goûter,  qui  se  composait  de  ces  friandises  qui  figurent 
aussi  bien,  dans  cet  heureux  pays,  sur  la  table  du  pau- 
vre que  sur  celle  du  riche.  C'étaient  de  petites  figues 
blanches  appelées  marseillaises^  et  d'autres  longues  et 
grosses  qu'on  nomme //^ue5  grises;  c'étaient  de  vertes 
olives  confites  dans  le  sel,  qu'on  met  en  poche  et  qu'on 
croque  comme  des  dragées  ;  puis  des  pyramides  dorées 
d'une  friture  sucrée  faite  avec  une  pâte  légère  formant 
des  losanges  trois  fois  repliés,  que  les  Lyonnais  appel- 
lent 6i/^/îe5  et  les  Provençaux  ortilletles;  c'était  à  côté 
des  gâteaux  cuits  au  four,  faits  avec  une  pâte  composée 
de  farine,  d'œufs  et  de  fleurs  d'oranger,  et  dans  la- 
quelle on  met  des  morceaux  de  cédrat.  Ce  gâteau,  appelé 
fougassdle^  est  la  passion  des  enfants.  C  étaient  encore 
des  jattes  de  lait  caillé  et  des  po;s  de  résiné  à  Tarome 
pénétrant;  c'était  enfin,  ce  qui  fit  bientôt  pétiller  tous 
ces  jeunes  yeux,  du  vin  blanc  claret  que  le  père  du 
pe'it  astronome  composait  lui-même  avec  les  raisins  de 
sa  tonnelle.  Tant  que  dura  le  goûter,  la  paix  et  un  demi- 
silence  régnèrent  parmi  toute  cette  bande  joyeuse;  mais 
après,   ce  furent  des  cris  et  des  gambades,  et  bientôt, 


LV:  PETIT  ASTRONOME  129 

lo  vin  clarol  aidnnt,  qu('l(|n('s  jxMile^  ([immcUcs  commen- 
cèrent. 

La  nuit  était  venue,  ol  h\  Inno  ])rillait  en  ce  moment 
de  tout  son  éclat;  (|uel([ues  l)eanx  niia^^es  blancs  lui  l'ai- 
saient  cortège.  Pierre  tout  à  coup  échappe  au  jeu  (îI  au 
bruit  (le  ses  camarades  et  se  met  à  considérer  le  ciel.  Va\ 
d'eux,  le  plus  jaloux  de  ses  ('()ni])agn()ns  d'école,  s^iper- 
cevant  de  celle  deiui-exlase,  vint  le  tirer  parla  manche. 

«  Monsieur  le  savant,  lui  dit-il,  puis([ue' vous  con- 
naissez si  bien  ce  qui  se  passe  là-haut,  dites-moi  donc 
si  c'est  la  lune  qui  court  en  ce  moment  par-dessus  votre 
tète  ou  si  ce  sont  les  nuages? 

—  Quoi!  vous  ne  savez  pas  cela!  répondit  Pierre 
avec  une  sorte  de  dédain  involontaire. 

—  Et  toi-même,  tu  n'en  es  pas  sûr,  mon  petit  homme, 
répliqua  l'autre  ;  autrement,  tu  l'aurais  dit  Lien  vite! 
Voyons,  vous  autres,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  la 
bande  qui  les  avait  rejoints,  qu'en  pensez-vous?  est-ce 
la  lune  qui  court  ou  les  nuages?  » 

Tous  s'arrêtèrent  à  l'apparence  et  répliquèrent  que 
c'était  la  lune  qui  glissait  rapidement  dans  le  ciel, 

a  Vous  vous  trompez,  reprit  tranquillement  le  petit 
Pierre,  et  je  vais  vous  le  prouver  sans  réplique.  Suivez- 
moi  sous  ce  grand  merisier.  » 

Chacun  marcha  sur  ses  pas  et  se  plaça  auprès  de  lui 
sous  les  branches  de  Tarbre. 

«  Et  mantenant,  levez  la  têt:e,  leur  dit-il  ;  voyez  la 
lune  nous  apparaît  toujours  entre  les  mêmes  feuilles, 
tandis  que  les  nuages  s'en  vont  loin  de  nous.  » 

Cette  démonstration  frappa  tous  ces  enfants  à  tête 
folle,  qui  ne  comprenaient  pas  tant  de  pensée  et  de  ré- 

9 


130  LE  PETIT  ASTRONOME. 

llexioii,  et  dès  ce  jour  ils  témoi^i^nèrent  à  Pierre  une 
sorte  de  respect. 

A  quelque  temps  de  là,  ce  fut  une  grande  fête  dans  le 
village  de  Ghantersier.  Mgr  l'évêque  de  Digne,  qui  était 
en  tournée  épiscopale,  s'y  arrêta  pour  la  tîonfirmation . 
On  décora  l'église  avec  des  tentures  d'étoffes  et  des 
fleurs,  et  on  dressa  sur  la  place  où  s'ouvrait  le  grand 
portail  un  arc  de  triomphe  champêtre  recouvert  de  bran^ 
ches  de  buis  et  orné  de  bouquets  de  lavande  et  de  ro- 
quette. Aux  fenêtres  des  maisons  qui  donnaient  sur  la 
place,  on  avait  étalé,  en  guise  de  tentures,  des  draps, 
des  couvertures  et  des  rideaux.  Le  curé  et  son  desser- 
vant avaient  revêtu  leurs  plus  beaux  habits  sacerdotaux. 
Tous  les  enfants  de  l'école  avaient  été  transformés  en 
enfants  de  chœur,  et  parmi  eux  an  remarquait  le  petit 
Pierre,  dont  la  bonne  mine  et  l'œil  vif  charmaient  tous 
les  regards.  Il  était  debout  sur  le  seuil  de  la  porte  de  l'arc 
de  triomphe  opposée  à  celle  par  laquelle  Mgr  l'évêque 
devait  arriver  ;  il  tenait  un  papier  à  la  main  dans  lequel 
il  regardait  souvent. 

Tout  à  coup  un  grand  mouvement  se  fit  dans  le  vil- 
lage ;  on  entendit  un  bruit  de  roues  :  c'était  le  carrosse 
de  monseigneur.  Aussitôt  retentirent  des  acclamations 
joyeuses  ;  mais  elles  furent  couvertes  par  un  chant  d'é- 
glise qu'entonnèrent  le  curé,  les  chantres  et  les  enfants 
de  chœur. 

Monseigneur  était  descendu  de  voiture,  et,  suivi  de 
ses  grands  vicaires,  traversait  l'arc  de  triomphe  cham- 
pêtre. Le  chant  s'arrêta,  et  le  petit  Pierre,  placé  en  face 
de  l'évêque,  se  mit  à  débiter  une  harangue  d'une  voix 
claire  et  sonore.  Il  commença  par  dire  qu'elle  fête  c'était 


LE   PETIT   ASTRONOME.  133 

pour  1(5  pays  (pie  la  vcniic  do  raonseif^neiii- ;  ([ucllc  béné- 
flictioii  pour  les  enfants  sur  ([ui  il  allait  faire  descendre 
rp]sprit  saint;  (pielle  lelicitc  pour  tons  les  coîiirs!  car, 
non-seulement  monseigneur  représentait  la  charité  et 
la  religion,  mais  il  représentait  aussi  la  science  et  les 
belles-lettres  :  Monseigneur  savait  (pie  les  mond(;s  qui 
brillent  sur  nos  t(Hes  durant  une  belle  nuit  attestent  la 
gloire  de  Dieu  ;  (jue  chacjue  étoile  comme  cha(pie  insecte 
révèle  son  infi.ii  ;  que  les  grands  philosophes  grecs 
étaient  une  émanation  de  son  esprit  ;  que  les  poètes,  les 
savants,  les  artistes  attestent  par  leurs  œuvres  sa  gran- 
deur. Et,  tout  en  parlant  ainsi,  l'enfant  parcourait  rapi- 
dement l'histoire  ancienne  et  l'histoire  moderne,  et 
nommait  les  grands  hommes  qui  semblaient  avoir  été 
marqués  du  doigt  de  Dieu. 

Le  prélat  l'écoutait  avec  attention  et  semblait  tout 
émerveillé.  Il  crut  d'abord  que  le  curé,  dont  il  connais- 
sait la  belle  inteUigence,  avait  composé  cette  harangue  ; 
mais  quand  il  apprit  par  lui  que  le  petit  Pierre  l'avait 
pensée  et  écrite  seul,  il  s'écria  : 

«  Cet  enfant  sera  un  jour  la  merveille  de  son  siècle.  » 

Il  embrassa  le  petit  orateur  et  entra  dans  l'église  ac- 
compagné de  toute  sa  suite. 

Dans  l'églisj  étaient  rangés  les  enfants  qui  devaient 
recevoir  la  confirmation  ;  ils  portaient  tous  une  écharpe 
blanche  croisée  sur  leur  poitrine,  et  tenaient  à  la  main 
un  cierge  et  un  bouquet  blanc.  Tête  nue,  les  mains 
jointes,  agenouillés  en  rang,  rien  n'était  touchant 
comme  l'attitude,  le  visage  recueilli  de  tous  ces  jeunes 
néophytes. 

La  confirmation  est  un  des  sacrements  les  plus  vivi- 


134  LE  PETIT  ASTRONOME. 

fiants  de  l'Église  ;  on  le  reçoit  jeune,  parce  qu'il  doit 
influer  sur  toute  la  vie.  Merveilleux  symbole;  l'Esprit 
saint  descend  en  nous  et  nous  inonde  de  ses  clartés  ! 
c'est-à-dire  qu'il  nous  suggère  la  triple  lumière  du  bien, 
du  beau  et  du  juste  ;  il  nous  élève  au-dessus  de  la  brute 
et  de  ses  appétits  ;  il  fait  que  l'intelligence  domine  la 
matière  !  , 

C'est  en  ce  sens  que  l'évêque  de  Digne,  qui  était  non- 
seulement  un  saint  homme,  mais  un  savant  ecclésias- 
tique, parla  à  ces  enfants  attentifs  qui  T écoutaient^ 
comme  si  la  voix  de  Dieu  se  fût  fait  entendre.  Toute 
l'assistance  était  émue,  mais  personne  ne  l'était  autant 
que  le  petit  astronome,  qui  trouvait  dans  les  paroles  de 
l'évêque  l'approbation  de  ses  propres  pensées.  Pierre 
était  radieux  de  ce  que  l'illustre  prélat  ne  séparait  pas  la 
foi  de  la  science.  Il  eût  voulu,  son  discours  terminé, 
aller  baiser  le  bas  de  sa  robe  et  lui  demander  sa  iDéné- 
diction  particulière  ;  mais  la  timidité  et  le  respect  le 
retinrent,  et  quand  la  cérémonie  fut  terminée,  après 
avoir  déposé  son  habit  d'enfant  de  chœur,  il  s'éloigna 
de  l'église  avec  la  foule,  sans  espérer  de  laisser  un  sou- 
venir à  ce  grand  évêque  dont  la  parole  était  si  pénétrante. 

A  l'issue  de  la  cérémonie,  pour  fêter  dignement  mon- 
seigneur l'évêque,  le  bon  curé  de  Ghantersier  réunit  à 
dîner  tous  les  notables  du  village.  Quand  les  convives 
furent  assis  et  que  le  repas  eut  commencé,  l'évêque  rUt 
au  curé  ; 

ce  II  manque  quelqu'un  ici. 

—  Qui  donc,  monseigneur? 

—  J'aurais  voulu  voir  assis  parmi  nous  ce  petit  ora- 
teur qui  sera  un  jour  un  grand  homme. 


M-:    IM'/riT    ASTIIONOMK.  13L 

—  ,!('  ci.iiiis,    K'pondil    le  l)(i!i  cim''.  [(|iii  aiiiiail  poiii- 
laiil    Pierre    coiiiiiie   son    lils.    dv,   lui    doiineT-    lioi»    d'oi- 


—  \ Oiis  ave/  raison,    r(''hli<ina    1  «'xèiine  :    mieux  \,inl 


re| 


lui  èlre  iilile  (|iie  iTexaller  son  espnl.  »  Kl  il  jianil  i(''- 
llecliir. 

Oiiaud  le  rejias  fui  lerniinc',  ['(''vèijiic  s'enlrelint  avec 
11*  curé  et  quel((iies  uns  des  inxilés  des  inferèls  de  la 
])ar()isso,  puis  il  leur  dit  adieu  ;  cai'  il  devait  aller  cou- 
eher  le  soir  même  dans  un  antre  village,  où  il  donnait 
la  confirmation  le  lendemain. 

Tonte  la  population  entoura  la  voiture  de  l'évèiiue  au 
moment  du  départ  en  poussant  des  vivat  ;  on  croyait 
que  le  carrossa  allait  regagner  la  grande  route  à  traveis 
champs,  et  tous  les  assistants  furent  surpris  de  lui  voir 
suivre  un  petit  sentier  tortueux  qui  ne  conduisait  pas  au 
chemin  que  l'évêque  devait  prendre.  Plusieurs  l'accom- 
pagnèrent avec  curiosité,  et  cette  curiosité  redoubla 
quand  ils  virent  la  voiture  de  monseigneur  s'arrêter  de- 
vant la  modeste  maison  du  père  de  Pierre. 

Monseigneur  descendit  lui-même  de  son  carrosse; 
il  traversa  le  petit  jardin  et  se  ht  annoncer  aux  parents 
du  merveilleux  enfant.  Ceux-ci  accoururent  sur  le  seuil 
de  leur  porte  en  poussant  des  exclamations  de  recon- 
naissance et  de  bonheur. 

«  Voulez-vous  me  confier  votre  lils?  leur  dit  l'évêque 
avec  bonté. 

—  Quoi,  monseigneur,  est-ce  possible,  répliqua  le 
père  en  tremblant  de  joie  ;  vous  voulez  vous  charger  de 
l'éducation  de  notre  enfant  î 

^  Oui.  je  le  désire,  répondit  l'évêque  ;  car  cet  enfant 


136 


LE  PETIT  ASTRONOME 


me  semble  doué  de  l'esprit  de  Dieu,  et  sera,  j'en  suis 
sur,  une  des  gloires  de  son  pays  !  » 

La  mère  pleurait  à  l'idée  d'une  séparation.   Pierre, 


Voulez-vous  me  confier  votre  fils? 


qui  était  accouru,  1  li  disait  tout  bas  de  bonnes  paroles 
jour  la  consoler. 


LK    l'KTir   AbTUONOMK.  137 

▼  Si  vous  conseille/.,  c.oiiliiiii.'i  r(''\ri|ii(',  je  vais  rcrn- 
iiu!ii('r  dans  ma  voiture  ;  je  veux  nu;  liâLcr  du  développer 
une  inlelli«;en('e  aussi  rare,  t 

Lo  pelil  l^ieire  ('lail  rayonnani  ;  son  père  so  redres- 
sait avec  orgueil  et  remerciait  l'évèipie  en  répc'lanl  : 

«  Oui,  monseigneur  !  » 

La  mère  seule  éprouvait  un  décliirement  dans  ses  en- 
trailles; elle  eût  voulu  retarder  le  séparation. 

«  Mais,  dit-elle  timidement,  ce  n'est  pas  trop  de 
quelques  jours  pour  que  je  })répare  ses  habits  et  tout  ce 
qu'il  lui  faudra  loin  de  nous. 

—  J'y  pourvoirai,  répondit  l'évoque.  Allons,  bonne 
mère,  du  courage  ;  c'est  pour  le  bien  de  votre  fils.  Dans 
peu  de  jours  vous  pourrez  venir  le  voir  à  la  ville.  » 

L'enfant  embrassa  son  père  et  plus  tendrement  en- 
core sa  mère  qui  pleurait  ;  puis  il  monta  lestement  dans 
la  voiture  à  la  place  que  l'évêque  lui  indiquait  en  face 
de  lui. 

Une  semaine  après,  Pierre  Gassendi  entrait  au  collège 
de  Digne,  où  il  fit  de  fortes  études  classiques,  qui  le 
préparèrent  à  devenir  un  des  hommes  les  plus  célèbres 
pirmi  les  savants  et  les  philosophes  de  son  siècle. 


TURENNE 


NOTIOK    SUR    TURENNE, 


Henri  de  La  Tour  d'Auvergne,  vicomte  de  Turenne,  né  à 
Sedan  le  16  septembre  IGll,  second  fils  d'Henri  de  La 
Tour  d'Auvergne,  duc  de  Bouillon,  et  d'Elisabeth  de  Nas- 
sau* fille  de  Guillaume  I«',  prince  d'Orange,  était  issu  d'une 
famille  de  calvinistes. 

Dès  son  enfance,  il  n'avait  de  goût  que  pour  les  récits  de 
guerrcs'et  de  combats. 

Quand  il  eut  treize  ans,  sa  mère,  cédant  à  ses  instances, 
renvoj^a  en  Hollande,  où  était  déjà  son  fils  aîné,  pour  qu'il 
apprit  le  métier  des  armes  sous  Maurice  de  Nassau,  son 
oncle.  Turenne  fit  sa  première  campagne  en  1625,  comme 
simple  soldat.  11  servi:  cinq  ans  en  Hollande,  puis  il  passa 
au  service  de  la  France,  et  fut  nommé  colonel  d'un  régiment 
d'infanterie  par  le  cardinal  de  Richelieu.  Il  débuta  en  Lor- 
raine par  des  actions  d'éclat.  Il  fit  la  campagne  de  Piémont 
avec  gloire  en  1639,  et  celle  de  Roussillon,  sous  les  yeux  de 
Louis  XIH,  en  1642. 

A  la  mort  de  Louis  XIII,  il  fut  nomm.é  maréchal  de  France 
parla  régente  Anne  d'Autri:he  ;  en  1643,  il  gagna  la 
bataille  de  Fribourg,  de  concert  avec  le  duc  d'Engbien,  qui 
fut  depuis  le  grand  Gondé,  et  celle  de  Nordlinghen.  Il  fit 
une  savante  campagne  en  1682  en  Souabe,  en  Franconie  et 
en  Bavière,  et  fut  la  cause  du  traité  de  Westphalie,  si  avan- 
tageux pour  la  France.  Turenne  jrit  part  d'abord  aux 
troubles  de  la  Fronde  contre  la  cour;  mais  il  finit  par  com- 


142  NOTICE  SUR  TURENNE. 

battre  la  rébellion,  défendit  le  jeune  roi  (Louis  XIV),  et  fut 
vainqueur  du  grand  Gondé,  qui  commandait  les  révoltés.  Il 
le  contraignit  à  sortir  de  France.  Il  vainquit  la  Fronde  sur 
tous  les  points  du  royaume.  Il  se  maria,  en  1653,  avec  la 
fille  du  duc  de  La  Force  ;  en  165^.  il  vainquit  les  Espagnols, 
à  qui  le  prince  de  Condé  était  allé  se  réunir,  et  les  défit  de 
nouveau  en  plusieurs  rencontres.  Enfin  la  paix  de  1659  lui 
permit  de  se  reposer.  Depuis  trente  ans  il  faisait  la  guerre 
sans  avoir  séjourné  trois  mois  dans  le  même  lieu.  Il  fut 
fait  maréchal  général  des  armées  en  1660,  à  l'époque  du 
mariage  de  Louis  XIV.  Il  abjura  le  calvinisme  en  1658.  11 
était  du  conseil  du  roi  pour  toutes  les  questions  de  politique 
extérieure.  En  1671,  il  fit  la  campagne  de  Hollande,  puis 
celle  de  Westplialie.  Il  combattit  le  fameux  comte  de 
MontecucuUi,  le  vainquit  et  se  rendit  maître  de  tout  le 
Palatinat.  Cette  campagne  victorieuse  se  prolongea  jusqu'en 
167^.  Sa  rentrée  à  Paris  et  à  la  cour  fut  un  triomphe.  Dans 
la  campagne  de  1675,  qui  fut  la  dernière,  il  eut  encore  à 
combattre  le  comte  de  MontecucuUi.  Il  attira  l'ennemi  sur 
un  terrain  favorable,  et  déjà  il  s'écriait  :  «Je  les  tiens,  ils 
ne  pourront  plus  m'échappsr  !  »  lorsqu'un  boulet,  tiré  au 
hasard,  vint  le  frapper  au  milieu  de  l'estomac,  le  27  juillet 
1675.  Le  même  coup  emporta  le  bras  du  général  Saint-Hi- 
laire,  qui  avait  conduit  Turenne  sur  ce  terrain  fatal,  et 
comme  le  fils  de  ce  général  versait  des  larmes  :  t  Ce  n'est 
pas  moi  qu'il  faut  pleurer,  dit  celui-ci  en  montrant  le  corps 
de  Turenne.  c'est  ce  grand  homme,  a 

Turenne  fut  inhumé  à  Saint-Denis  auprès  des  rois  de 
France,  et  l'armée  éleva  un  monument  à  sa  gloire  sur  le 
lieu  même  où  il  était  tombé. 


TURENNE. 


Un  soir,  tout  était  en  rumeur  et  en  émoi  dans  le  châ- 
teau de  Sedan.  La  duchesse  de  Bouillon  venait  de  souper 
avec  son  lils  cadet,  le  jeune  Henri  de  Turenne,etle  che- 
valier de  Vassignac,  précepteur  de  l'enfant.  Le  duc  de 
Bouillon,  son  père,  prince  souverain  de  Sedan,  était 
resté  sur  les  remparts  de  cette  ville  pour  donner  des  or- 
dres à  la  garnison.  Au  dessert,  le  petit  Henri,  qui  avait 
à  peine  neuf  ans,  mit  comme  toujours  la  conversation  sur 
la  guerre  et  sur  la  vie  des  héros  grecs  et  romains  que 
son  précepteur  lui  faisait  lire  et  commenter.  Il  parlait 
avec  feu  de  leurs  exploits  et  de  leurs  aventures,  et  il  ré- 
pétait à  sa  mère  qu'il  brûlait  de  les  imiter.  Pourquoi 
rester  inactif?  Pourquoi  se  contenter  de  connaître  la 
gloire  par  les  récits  qu'en  font  les  historiens  et  les 
poètes  ?  Ne  valait-il  pas  mieux  suivre  son  instinct  belli- 
queux, et  léguer  à  son  tour  des  exploits  à  l'histoire,  des 
splendeurs  à  l'épopée? 

Sa  mère  l' écoutait  avec  admiration,  et  cependant 
comme  craintive  de  l'esprit  aventureux  de  son  fils.  Cette 
causerie  héroïque  se  prolongea  fort  avant  dans  la  soirée. 
L'enfant  accompagnait  ses  paroles  animées  de  gestes  et 


144  TURENNE. 

de  mouvements  saccadés,  et  parfois  il  contraignait  son 
précepteur  de  simuler  avec  lui  quelque  attaque  ou  quel- 
que défense  de  place  forte  ;  et  lorsque  le  chevalier  de 
Vassignac  se  fatiguait  de  ce  jeu  :  «  Oh  !  que  mon  père 
n'est-il  là?  s'écriait  le  jeune  Henri;  il  me  servirait  bien 
de   second^  lui!  Mais,  pourquoi  ne  revient-il  pas  ce 


soir? 


—  Il  couchera  dans  la  place,  répondit  la  duchesse  de 
Bouillon  ;  et  par  cette  neige  froide  qui  tombe  en  couches 
épaisses,  je  crains  que  son  inspection  des  remparts  ne 
goit  bien  pénible. 

—  Je  voudrais  être  avec  lui,  s'écria  Henri;  c'est  ainsi 
qu'on  se  forme  à  la  guerre,  et  non  en  se  chauftant  près 
d'un  grand  feu,  comme  je  le  fais  ce  soir. 

—  L'âge  viendra,  dit  la  mère;  en  attendant,  Henri, 
allez  dormir,  il  est  temps.  Monsieur  de  Vassignac,  em- 
menez votre  écolier  ;  une  longue  nuit  de  sommeil  Jui  est 
nécessaire,  et  à  vous  aussi,  chevalier,  après  les  exercices 
militaires  auxquels  il  vous  a  contraint  tantôt. 

—  Bonsoir,  ma  mère,  »  dit  le  jeune  vicomte  de  Tarenne 
d'un  air  pensif. 

La  duchesse  embrassa  son  fils,  qu'un  domestique  pré- 
céda un  flambeau  à  la  main  ;  son  précepteur  le  suivit  ;  ils 
franchirent  l'escaher  qui  conduisait  du  salon  de  famille 
à  la  chambre  d'Henri,  où  l'on  arrivait  par  un  long  cou- 
loir. On  était  déjà  à  la  moitié  de  ce  couloir,  lorsque  le 
jeune  Turenne  se  pencha  sur  l'épaule  du  domestique  qui 
le  précédait,  souffla  le  flambeau,  donna  un  croc-en-jambe 
à  son  précepteur,  franchit  comme  une  flèche  l'escalier, 
la  salle  à  manger,  les  offices,  et  s'élança  dehors  par  une 
porte  qui  donnait  sur  les  jardins. 


TURENNK.  145 

La  neige  s'étendail  sur  la  campagne,  douce  aux  pas 
comme  un  lai)is  d'hermine;  le  jcMuie  fngitif  eut  bientôt 
atteint  les  remparts  de  Sedan,  voisins  du  château  ;  il  se 
lit  reconnaître  par  un  des  soldats  qui  gardait  une  porte, 
dit  (ju'il  avait  b  parler  à  son  père  et  enti'a  dans  la  ville. 

Cependant  la  duchesse  de  Bouillon,  attirée  par  la  voix 
du  précepteur  de  son  fils,  qui  riait  aux  éclats  de  ce  qu'il 
appelait  une  nouvelle  espièglerie  du  petit  diable,  était 
accourue  suivie  de  quelques  domesti([ues.  On  appela 
Henri  de  Turenne  ;  on  le  chercha  de  salle  en  salle ,  de 
chambre  en  chambre,  dans  les  galeries,  dans  les  man- 
sardes, dans  les  coins  les  plus  reculés  du  château.  M.  de 
Vassignac  eut  l'idée  de  simuler  des  cris  et  des  atta- 
ques de  guerre,  dans  l'espérance  de  l'attirer  par  ces 
semblants  belliqueux  ;  mais  les  échos  seuls  du  vieux 
manoir  répondaient  au  précepteur  effaré  et  à  la  pauvre 
mère  éperdue. 

«  Peut-être  est-il  sorti  dans  les  champs  !  »  s'écria 
tout  à  coup  la  duchesse  de  Bouillon,  éclairée  par  un  de 
ces  instincts  qui  sont  la  seconde  vue  des  mères. 

Au  moment  où  elle  prononçait  ces  mots,  on  arrivait 
justement  dans  l'office  par  lequel  le  jeune  Turenne  s'était 
échappé.  «<  Voyez  cette  porte  encore  ouverte  !  dit  vive- 
ment la  duchesse;  c'est  par  là,  j'en  suis  sûre,  qu'il  est 
sorti. 

—  Justement,  voilà  la  trace  de  ses  petits  pieds,  dirent 
plusieurs  domestiques  en  inclinant  leurs  flambeaux  sur 
la  neige. 

—  Oh!  le  malheureux!  où  est-il  allé?  dit  le  précepteur 
transi.  Que  faire?  où  le  chercher? 

—  Il  n'est  point  temps  de  délibérer,  répliqua  la  du 

10 


146  TURENNE. 

chesse,  mais  d'agir.  Monsieur  de  Vassignac,  il  faut  re- 
trouver mon  fils  L  Allons  !  en  marche,  mes  amis.  » 

Et  elle  se  plaçait  en  tête  de  ses  serviteurs  pour  les 
conduire. 

«  Non  point,  madame  la  duchesse,  s'écrièrent-ils  tous. 
Vous  n'irez  pas  à  travers  la  campagne  par  ce  froid  hor- 
rible. Nous  vous  jurons  de  vous  ramener  notre  jeune 
maître.  Laissez-nous  faire. 

—  Oui,  laissez-nous  faire,  répéta  le  chevalier  de  Vas- 
signac se  piquant  d'honneur.  Je  vais  les  conduire.  »  La 
duchesse  de  Bouillon  ne  céda  qu'à  grand'peine  à  ces  sup- 
plications réunies  ;  et  malgré  les  instances  de  ses  fem- 
mes, elle  ne  voulut  point  quitter  une  terrasse  du  haut  de 
laquelle  elle  apercevait  au  loin  les  torches  de  ceux  qui 
couraient  à  la  recherche  de  son  enfant  ;  la  troupe  de 
serviteurs,  stimulée  par  M.  de  Vassignac  qui  en  avait 
pris  le  commandement,  s'avança  jusqu'aux  remparts 
de  Sedan.  La  neige  qui  recommençait  à  tomber  fouet- 
tait les  visages  et  avait  recouvert  les  traces  des  pas  du 
fugitif. 

M.  de  Vassignac  se  lit  reconnaître  des  sentinelles  et 
obtint  de  pénétrer  dans  la  ville  ;  mais  la  porte  par  la- 
quelle il  y  entra  avec  sa  bande  n'était  pas  la  même  qu'a- 
vait franchie  Henri ^  de  sorte  que,  lorsqu'il  demanda  au 
factionnaire  s'il  n'avait  pas  vu  passer  le  fils  du  duc  de 
Bouillon,  celui-ci  ne  sut  que  répondre.  «  Allons  à  l'in- 
tendance militaire  où  couche  le  duc,  dit  Vassignac  à  la 
troupe  des  serviteurs  ;  là  nous  retrouverons  peut-être 
notre  jeune  maître,  et  s'il  n'est  pas  là,  c'est  son  père 
qui  nous  guidera  dans  nos  recherches.  » 

A  l'approche  de  cette  bande  portant  des  flambeaux, 


TQREXXK.  ik'i 

IIkMcI  (le  riiil('ii(l;im'('  s'i'iniit  ;  on  (  riil  jirrsijiic  m  ((iici- 
i\\\r  atlaijiu'  iiocdiriic.  d  le  <lii'"  de  liomlloii  jiaiiil  en 
armes  dans  la  (•(mi*  cxlcriciiic.  Va\  apciccNaiil  le  chcNa- 
lier  (le  W'issi^muc,  il  s'érna  :  «  (Jirai'rivc-l-il  doiw/!  la 
duchesse,  inoii  lils,  sonl-ils  eu  dauger?  » 

Le  chevalier  lui  dit  de  (|uoi  il  s'agissait. 
«  Je  gage  (jue  ce  diable  à  (juati'e  est  sur  les  reuijjaits. 
dans  quelque  bivouac,  à  se  faire  raconter  des  histoires 
de  guerre,  dit  le  duc  ()ui  conna'ssait  Tàme  de  son  iils. 
Venez,  mes  amis,  nous  le  l'etrouverons.  » 

Et  il  se  mit  en  tète,  donnant  le  bras  au  précepteur.  Au 
premier  feu  de  bivouac  qu'ils  trouvèrent  et  autour  du- 
quel étaient  rangés  les  soldats  de  garde,  Toflicier  de  ser- 
vice lui  dit  :  «  Nous  l'avons  vu,  monseigneur  ;  nous 
pensions  qu'il  vous  précédait  ou  qu'il  vous  suivait  ;  il 
nous  a  fait  quelques  questions  sur  la  défense  des  places 
fortes,  sur  les  armements  et  les  aftïits  des  canons,  puis 
il  nous  a  quittés  en  disant  :  «  Je  veux  faire  ainsi  le  tour 
a  des  remparts.  » 

Le  duc  de  Bouillon  et  ceux  qui  l'escortaient  se  remi- 
rent en  marche.  Au  bivouac  suivant  on  lui  dit  encore  : 
«  Le  jeune  vicomte  de  Turenne  a  passé  U  y  a  trois  quarts 
d'heure;  il  s'est  chauffé  à  notre  feu,  a  goûté  au  vin  de 
nos  gourdes,  puis  il  a  dit  :  r  En  avant  !  »  et  s'est  enfui 
en  courant. 

—  Nous  le  rejoindrons,  »  s'écria  le  père  rassuré  ;  et  il 
continua  à  faire  le  tour  des  remparts. 

Au  troisième  bivouac  on  lui  dit  :  «  Il  n'y  pas  un  ([uarl 
d'heure  qu'il  a  passé  ;  notre  vieux  sergent  nous  racontait 
des  combats  sanglants  du  temps  de  la  Ligue,  et  le  jeune 
vicomte,  votre  lils,  monseigneur,  votre  digne  fils  écoutait 


148  TURENNE. 

béant  et  s'est  écrié  au  récit  d'une  tuerie  :  «.  J'aurais  voulu 
être  là  !  » 

—  Brave  enfant  !  murmura  le  duc. 

—  Il  ne  nous  a  (juittés  que  lorsque  celui  qui  parlait  s'est 
endormi  de  lassitude,  là,  près  des  cendres  chaudes,  où 
il  dort  encore.  En  nous  quittant,  M.  de  Turenne  a  dit  : 
«  Je  vais  voir  ce  qui  se  passe  à  l'autre  bivouac.   » 

Le  père  se  remit  en  marche  ;  les  canons  des  remparts 
allongeaient  sur  la  neige  leur  long  cou  noir  comme  autant 
de  crocodiles  sur  une  plage  d'Ethiopie.  Le  duc  en  passant 
les  caressait  de  la  main  :  «  Ils  dorment,  disait  il,  mais 
ils  se  réveilleront  quand  apparaîtra  l'ennemi.  » 

Quelque  chose  tout  à  coup  sembla  se  mouvoir  dans 
l'ombre.  ••«  Est-ce  un  soldat  appuyé  sur  sa  pièce?  »  s'écria 
le  duc  de  Bouillon.  Les  torches  que  portaient  les  servi- 
teurs s'inclinèrent,  et  le  duc  reconnut  son  lils  qui  dor- 
mait sur  le  canon  couvert  de  neige,  comme  il  l'eut  fait 
sur  son  lit  dans  la  chambre  d^  son  précepteur. 

Le  duc  de  Bouillon  sourit  d'orgueil  en  reconnaissant 
son  enfant. 

e  Ohé  !  ohé  !  voici  l'ennemi,  cria-t-il  en  éteignant  les 
torches  et  en  tirant  le  petit  Henri  par  la  jambe. 

—  L'ennemi  !  répéta  Turenne  à  moitié  éveillé.  Eh  bien  ! 
qu'il  arrive,  je  me  battrai  !  » 

Et  il  se  m*t  dans  une  poslure  guerrière,  les  poings 
serrés  et  tendus  en  avant.  Son  père  l'entoura  de  ses  bras 
et  l'y  serrant  :  «  Prisonnier!  prisonnier  de  guerre! 
s'écria-t-il. 

—  Vous,  mon  père!  vous!  dit  le  jeune  vicomte  en 
reconnaissant  la  voix. 

—  Oui,  oui  !  Vous  ne  songez  pas,  petit  malheureux, 


TlIRENNE. 


U9 


à  rinqiiii'liul(Ml('  vohu^  inrrc  iiciidniil  vvWit  hcllc  ('(|iii|)('c; 
el  |)oiii'((n()i,  dans  (|ni'l  hiil  vous  rlcs-vons  ('(liai)])*'*? 


^«"X'^NiV^VWV^"^ 


Tuienne  dormant  sur  un  canon. 


—  Je  voulais,  mon  père,  en  couchant  sur  la  dure  par 
cette  nuit  glacée,  m'essayer  aux  fatigues  de  la  guerre  et 


iL^  TURENXE. 

voii  ^i  jo  serîiis  capable  de  faire  bientôt  mes  premières 
wiiie^  sous  vos  ordres.  » 

\a'  p^re  embrassa  son  (ils. 

c  Allons,  en  marche,  prisonnier,  dit-il  en  riant;  voici 
ia  chaîne  de  mon  bras,  et  je  ne  vous  lâche  pas  jusqu'à  ce 
votre  mère  vous  emprisonne  à  son  tour. 

—  Dans  ses  bras  aussi,  »  répliqua  l'enfant  en  baisant 
son  père  au  front. 

Les  serviteurs  reprirent  à  pas  précipités  la  route  du 
•hfU<-a!i.  Le  dur-  de  Bouillon  et  son  fils  qu'il  serrait  par 
'cl  main,  se  hâtèrent;  derrière  eux,  le  précepteur,  en 
soufflant,  courait  sur  la  neige  pour  se  réchauffer,  et  sur- 
tout pour  mettre  hn  plus  vite  aux  angoisses  de  la  du- 
chesse. Quand  on  fut  à  portée  de  la  voix,  on  cria  :  «  Le 
voilà  !  la  voilà  !  nous  vous  ramenons  le  fugitif.  »  La  du- 
chesse accourut.  Elle  se  jeta  dans  les  bras  de  son  mari 
et  de  son  fils.  Ses  larmes  étouffaient  sa  voix.  Elle  voulait 
gronder  l'enfant  qui  venait  de  lui  donner  tant  d'inquié- 
tude, elle  n'en  trouva  pas  le  courage. 

a  Sa  vocation  est  bien  décidée,  lui  dit  le  duc  {uand  ils 
furent  seuls;  il  ne  faut  plus  la  contraindre. 

— •  Mais  sa  santé  si  délicate  !  objecta  la  mère. 

—  L'air  des  camps  fortifie,  répliqua  le  duc;  notre  frs 
vivra,  duchesse,  et  je  prévois  qu'il  sera  l'honneur  de 
notre  famille.  » 

Dans  ce  temps-là,  Henri  de  Turenne  était  un  enfant 
faible  et  chétif,  petit  de  taille,  la  poitrine  enfoncée,  la 
mine  pâle  ;  ses  yeux  noii^s  brillaient  dans  leur  orbite,  et 
ses  sourcils  épais,  qui  se  touchaient,  lui  donnaient  quel- 
que chose  de  dur  et  de  méditatif.  Sa  mère  tremblait  tou- 
jours pour  sa  vie   et  r?d  utait  pour  lui  le  métier  des 


TURKNNK.  151 

nrmoR.  GN'Iait  afin  do  pronvei'  sa  l'orno  qu'il  lil  réquipre 
([\w-  nous  vouons  do  racontor. 

Vers  lo  morne  tomps,  un  vieil  oflicior,  ami  d(»  son  poro, 
dînail.  au  cliatoau.    Henri  avait  i)assé  la   journée  à  lii'o 
Ouinlo-Curce;  il  avait  l'Amo  pleine  d'Alc^xandre  et,  ne 
])arlait-  plus  (|uo  de  ses  exploits.  Le  vieil  oflicier,  lieureu 
de  rentendro,  se  plut  à  l'exciter  en  le  contredisant. 

«  Votre  Quinle-Gurce  n'est  qu'un  faiseur  de  romans, 
s'écria-t-il;  rien  n'est  vrai  dans  cette  vie  d'Alexandre. 

—  Pourquoi?  s'écria  l'enfant. 

—  Parce  que  tout  y  porte  le  cachet  du  merveilleux. 

—  Le  grand,  l'héroïque  tiennent  de  la  fable  pour  ceux 
qui  n'en  ont  pas  l'instmct  en  soi,  répondit  l'enfant;  pour 
moi,  je  crois  à  la  vie  d'Alexandre.  »  Son  œil  lançait  des 
éclairs,  et  son  geste  jetait  le  défi. 

La  duchesse  de  Bouillon,  voulant  l'éprouver,  prit  parti 
pour  l'officier  :  «  Monsieur  a  pourtant  raison,  dit-elle; 
toute  cette  vie  glorieuse  n'est  qu'un  tissu  d'aventures 
imaginées. 

—  ,Te  ne  veux  pas  vous  manquer  de  respect,  ma  mère, 
mais  je  ne  puis  vous  croire,  s'écria  l'enfant.  Je  sens 
qu'Alexandre  a  existé,  qu'il  a  fait  de  grandes  choses,  et 
il  me  s-^mble  même  que  je  tiens  à  lui  par  quelque  côté. 

—  Par  un  aïeul  lointain,  reprit  la  mère  en  riant. 

—  Qui  sait  ? 

' —  Mon  petit  ami,  ajouta  le  vieil  officier,  vous  êtes 
âpre  à  la  contradiction. 

—  Je  suis  ainsi  pour  ce  que  je  crois,  et  ni  vous  ni  ma 
mère  ne  m'avez  convaincu.  »  Et  il  sortit  d'un  air  fa- 
rouche, après  avoir  dit  bonsoir. 

ce  II  sera  indomptable,  »  murmura  l'officier. 


<52  TQRENNE. 

On  crut  que  l'enfant  s'était  retiré  dans  sa  chambre; 
mais  lorsque  le  vieil  officier,  qui  couchait  au  château  C3 
soir-là,  monta  dans  la  sienne,  il  y  trouva  Henri  la  tête 
haute,  l'air  provoquant,  et  qui  lui  dit  en  marchant  à  sa 
rencontre  : 

a  Vous  m'avez  tout  à  l'heure  blessé,  monsieur,  dans 
un  héros  que  j'aime;  je  vous  ai  répondu  de  manière  à 
vous  prouver  que  ceci  était  sérieux  ;  maintenant  je  vous 
offre  et  je  vous  demande  réparation. 

—  Je  suis  tout  disposé  à  vous  satisfaire,  répliqua  l'of- 
ficier, qui  dissimula  un  sourire  paternel;  mais  il  faut 
que  nous  nous  battions  en  secret  à  cause  de  madame 
votre  mère,  qui  s'y  opposerait. 

—  Oui,  monsieur,  riposta  Henri,  en  secret  !  Ce  duel 
aura  lieu  demain,  au  petit  jour,  dans  le  parc,  au  pied  des 
trois  grands  ormes.  Gela  vous  convient-il? 

—  Très-bien,  j'y  serai,  » 

Ils  se  saluèrent  courtoisement,  et  Henri  alla  se  met- 
tre au  lit,  après  avoir  déclaré  à  son  précepteur  qu'il 
voulait,  le  lendemain  dès  l'aube,  aller  chasser  dans  le 
parc.  Le  précepteur  n'osa  pas  le  contredire  et  en  pré- 
vint sa  mère. 

Quand  le  jour  parut,  Henri  s'arma  en  apparence  pour 
la  chasse  et  cacha  deux  épées  sous  son  habit. 

«  Bonjour,  chevalier,  dit-il  à  M.  de  Vassignac,  qui 
s'élirait  dans  son  lit;  dormez  encore,  vous  me  rejoindrez 
dans  une  heure,  j'aurai  fait  lever  le  gibier.  »  Et  il  s'en- 
fuit sans  attendre  de  réponse. 

En  marchant  vers  le  lieu  désigné,  il  aperçut  le  vieux 
chevalier  qui  s'y  rendait  par  une  autre  allée.  Ils  échan- 
gèrent un  salut  fier,  et  arrivés  au  pied  des  grands  arbres, 


TURENNE. 


153 


ils  mirent  bas  leurs  habits,  tiièrent  leurs  épées  du  lour- 
l'eau  et  se  disposèrent  à  se  précipiter  l'un  sur  l'autre. 
En  ce  moment,  une  oml)re  J)lancbe  glissa  derrière  le 


i  V.CÛ1 


Duel  de  ÏLircnr.e. 


taillis.  «  G  est  quelque  daim  cjui  veut  nous  servir  de  té 
moin,  dit  le  vieil  officier  en  souriant. 


154  TURENNE, 

—  Commençons,  »  s'écria  Henri,  impatient  du  com- 
bat. Mais  comme  il  s'élançait,  il  sentit  un  souffle  glisser 
sur  son  visage,  et  une  main  légère,  passant  derrière  sa 
tête,  arrêta  son  bras. 

a  Vous,  ma  mère  !  dit-il  en  se  retournant. 

—  Moi  qui  viens  pour  être  votre  second,  répliqua  la 
duchesse  en  l'embrassant.  Vous  aviez  raison,  mon  en- 
fant ;  Alexandre  est  un  héros  réel  :  Quinte-Gurce  n'a  pas 
menti. 

—  Ceci  veut  dire,  ma  mère,  que  ce  duel  est  juste  et 
que  je  dois  le  poursuivre.  » 

Et  il  brandit  de  nouveau  son  épée. 

«  A  moins,  reprit  la  duchesse,  que  monsieur  ne  con- 
vienne qu'il  s'est  trompé  et  ne  fasse  une  double  répara- 
tion à  vous  et  à  Alexandre. 

—  J'aime  mieux  le  duel,  dit  Henri  tout  animé. 

—  Pourquoi  donc  ?  dit  la  duchesse  en  riant.  Amener 
un  ennemi  à  capitulation  est  aussi  glorieux  que  de  le 
tuer  ! 

—  Hum!  je  ne  sais  trop,  murmura  Henri.  Qu'en 
pensez-vous,  monsieur?  dit-il  en  se  tournant  vers  son 


adversaire, 


—  Je  pense  que  vous  serez  un  ])rave,  s'écria  l'officier 
en  le  pressant  attendri  dans  ses  bras,  et  qu'Alexandre 
pourrait  bien  être  un  de  vos  aïeux.  En  attendant  que 
nous  ayons  découvert  cette  généalogie  perdue,  venez, 
mon  enfant,  que  je  vous  conduise  à  votre  père  et  que  je 
lui  conte  tout  ceci.  » 

Henri  se  laissa  emmener,  mais  il  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  murmurer  :  «  H  eût  été  pourtant  bien  bon  de  se 
battre  un  peu.  » 


TIIRKXNK.  155 

Né  avoc  ces  inHlincls  Ix'lliijiicnx,  TiiiTMino  u'cmi  fut  pis 
moins,  duran!  sa  loiij^no  el  ^loi'ieusi^  vio  mililaii'e,  le 
plus  compalissaiit  el  le  plus  «généreux  des  lionirncs. 

Nous  l'appellerons  ici  quel([U3s  traits  di5  sou  caractère 
qui  complètent  sa  gloire  : 

Dans  une  retraite  diflicile,  voyant  un  de  ses  soldats 
exténu(>  de  iaim  et  de  Fatigue,  et  qui  s'était  étendu  au 
pied  d'un  aibi'e  où  l'ennemi  l'aurait  égorgé,  il  le  plaça 
sur  son  propre  cheval  et  marcha  à  pied  jusqu'à  ce  qu'il 
eut  rejoint  un  de  ses  chariots,  oià  il  fit  monter  le  mal- 
heureux qu'il  venait  de  sauver.  Dans  cette  même  retraite, 
qui  dura  treize  jours,  il  abandonna  sur  la  route  tous  ses 
équipages,  afin  que  ses  fourgons  n'eussent  à  transporter 
que  des  malades  et  des  blesses. 

Au  siège  de  Saint- Venant,  on  le  vit  couper  sa  vaisselle 
d'argent  et  la  distribuer  aux  soldats,  qui  ne  recevaient 
point  de  solde. 

Jamais  il  ne  voulut  tremper  dans  aucune  concussion. 
Un  officier  lui  ayant  indiqué  un  moyen  de  gagner  quatre 
cent  mille  francs  sans  que  personne  en  sût  rien,  il  lui 
répondit  froidement  :  «  Je  vous  suis  fort  obligé  ;  mais 
ayant  eu  souvent  de  pareilles  occasions  sans  en  profiter, 
je  ne  changerai  pas  à  l'âge  où  je  suis.  » 

Un  de  ses  domestiques  lui  ayant  un  jour  apphqué, 
dans  les  ténèbres,  vm  grand  coup  par  derrière,  lui  de- 
mandait pardon  à  genoux,  disant  qu'il  l'avait  pris  potir 
Georges,  son  camarade,  a  Quand  c'eût  été  Georges,  ré- 
pliqua froidement  le  maréchal  de  Turenne  en  se  frottant 
à  l'endroit  blessé,  il  ne  fallait  pas  frapper  si  fort.  » 


PASCAL  ET  SES  SŒURS 


NOTICE  SUR  PASCAL  ET  SES  SŒUKS. 


Biaise  Pascal. 

Biaise  Pascal,  géomètre,  philosophe,  littérateur,  naquit  à 
Glermont-Ferrand  en  1623-  et  fut  élevé  par  son  père, 
Etienne  Pascal,  président  à  la  cour  des  aides  et  savant  ma- 
thématicien. A  douze  ans,  il  découvrit,  sans  le  secours  d'au- 
cun livre,  les  premières  propositions  de  la  géométrie  jusqu'à 
la  trente-deuxième  d'Euclide.  A  seize  ans,  il  composa  un 
traité  des  sections  coniques ,  et  à  dix- huit  la  première  ma- 
chine qui  ait  efïectué  exactement  les  quatre  opérations  fon- 
damentnles  de  Tarithmétique.  Il  donna  enfin  sur  la  roulette  ou 
cycloïde  la  solution  des  problèmes  les  plus  difficiles  qu'on  ait 
abordés  sans  le  secours  de  l'analyse  infinitésimale,  et  que 
n'avaient  pu  résoudre  les  plus  habiles  géomètres  de  l'époque. 
Jusqu'alors  il  ne  s'était  fait  connaître  que  par  ses  travaux 
mathématiques.  La  querelle  des  jansénites  et  des  jésuites 
ouvrit  une  voie  nouvelle  à  son  génie.  Élevé  dans  une  grande 
austérité  de  principes,  il  ne  put  voir  sans  indignation  la 
morale  relâchée  de  la  société  de  Jésus,  et  fit  paraître  les 
célèbres  Lettres  à  un  provincial^  qui  restent  comme  un  des 
plus  beaux  monuments  de  notre  langue.  Les  Pe/ïset^s,  pu- 
bliées pour  la  première  fois  en  1670,  révèlent  une  troisième 
phase  de  la  vie  de  Pascal.  Il  devait  rassembler  dans  cette 
dernière  œuvre,  restée  incomplète,  toutes  les  preuves  de  la 
religion,  pour  donner  aux  esprits  indécis  cette  certitude 
dont  nul  plus  que  lui  n'avait  besoin.  Hésitant  entre  le  scep- 
ticisme philosophique  et  la  foi  religieuse,  plein  de  troubles 
intellectuels,  et  souffrant  de  plusieurs  maladies  cruelles,  il 
mourut  en  1662,  âgé  de  trente-neuf  ans. 


163  PASCAL  ET  SES  SŒURS. 


Gilberte  Pascal. 


Gilbert'3  Pascal  (Mme  Périer),  naquit  à  GlermonL  en  162). 
Elle  fut  élevée  par  sou  père,  qui,  dès  sa  plus  tendre  jeu- 
nesse, avait  pris  plaisir  à  lui  apprendre  les  mathématiques, 
la  philosophie  et  l'histoire.  Elle  se  maria  à  vingt  et  un  ans  ; 
elle  était  belle  et  d'une  tournure  charmante  ;  elle  a  écrit 
une  vie  de  son  frère  et  une  a'itre  dt^î  sa  sœur  Jacqueline. 
Mme  Périer  mourut  à  Paris  en  1687;  elle  est  enterrée  à 
Saint-Etienne  du  Mont,  à  côté  de  son  frère  Biaise  Pascal. 

Jacqueline  Pascal. 

Jacqueline  Pascal  naquit  à  Glermont  en  1625.  Dès  l'âge 
de  six  aa3,  elle  annonçait  beaucoup  d'esprit  et  de  grandes 
dispositions  pour  la  poésie.  Elle  fut  élevée  par  son  père  et 
par  sa  sœur;  elle  était  parfaitement  belle,  mais  d  une  taille 
peu  élevée.  A  l'âge  de  treize  ans  elle  eut  la  petite  vérole,  sa 
beauté  en  fut  altérée;  elle  s'en  consola  en  tournant  sas 
pensées  vers  Dieu,  à  qui  elle  adressa  des  vers  sur  cet  acci- 
dent. En  1639,  sa  famille  s'établit  à  Rou^n,  où  Jacqueline 
obtint  un  prix  de  poésie.  Plusieurs  propositions  de  mariage 
lui  furent  faites,  elle  les  refusa  toutes.  Tant  que  son  père 
vécut,  elle  ne  le  quitta  point  ;  ma's  à  sa  mort  elle  se  retira 
au  couvent  de  Port-Royal  des  Champs,  où  elle  prit  le  voile 
en  1652  ;  elle  avait  alors  vingt-six  ans;  elle  se  consacra  h 
l'éducation  des  novioes.  Quand  la  persécution  de  Louis  XIV 
contre  Port-Royal  commença,  elle  dit  qu'tlle  n'y  survivrait 
pas.  Elle  mourut  en  eff3t  peu  de  temps  après,  en  1661,  âgée 
de  trente-six  ans.  Jacqueline  Pascal  a  laissé  des  poésies, 
des  ouvrages  de  piété  et  des  règlements  pour  l'éducation 
des  enfants. 


PASCAL  ET  SES  SŒURS. 


On  montre  encore  à  Glermont  la  maison  on  naquirent 
Pascal  et  ses  deux  sœurs.  Le  petit  Biaise,  qui  devait 
rendre  si  illustre  le  nom  de  Pascal,  vint  au  monde  faible 
et  chétif;  il  avait  à  peine  un  an  lorsqu'il  resta  comme 
inanimé  dans  les  bras  de  sa  mère;  on  crut  qu'il  était  mort. 
Mais  les  larmes  et  les  prières  maternelles  semblèrent 
opérer  un  miracle.  L'enfant  sourit  tout  à  coup,  la  santé 
lui  revint  et  il  se  développa  intelligent  et  beau.  Sa  sœur 
Jacqueline  fut  douée  comme  lui  d'un  esprit  merveilleu- 
sement précoce;  leurs  visages  se  ressemblaient;  elle  avait 
de  son  frère  le  front  élevé,  l'œil  éclatant,  le  nez  arqué, 
la  mine  fière.  Quand  Jacqueline  eut  huit  ans  et  qu'il  en 
eut  dix,  c'étaient  deux  enfants  dont  la  beauté  captivait  et 
dont  l'esprit  inattendu  et  original  était  un  sujet  d'éton- 
nement  pour  tout  le  monde.  Entraîné  vers  les  sciences, 
le  jeune  Pascal  suppliait  son  père  de  l'initier  à  ces  mer- 
veilleux mystères  qu'il  rêvait.  Mais  son  père  résistait, 
craignant  que  cette  étude  ne  le  détournât  de  celle  des 
langues. 

L'enfant  réitéra  ses  instances  et  demanda  à  son  père 
de  lui  apprendre  au  moins  les  éléments  des  mathémati- 

11 


162  PASCAL  ET  SES  SŒURS. 

ques.  N'ayant  pu  l'obtenir,  le  jeune  Pascal  se  mit  à  ré- 
fléchir seul  sur  ces  premières  notions.  A  l'heure  des 
récréations,  il  se  retirait  dans  une  salle  isolée,  et  là,  un 
crayon  à  la  main,  il  s'appliquait  à  tracer  des  figures  géo- 
métriques ;  il  étabhssait  des  principes,  il  en  tirait  des 
conséquences  ,  il  trouvait  des  démonstrations ,  et  il 
poussa  ses  recherches  si  avant  que,  sans  le  secours  d'au- 
cun des  ouvrages  qui  traitent  de  l'algèbre,  il  y  fit  tout 
seul  d'immenses  progrès.  Son  père  le  surprit  un  jour 
dans  cet  exercice;  il  en  fut  si  touché  que  des  larmes 
jaillirent  de  ses  yeux.  Dès  ce  jour  il  n'enchaîna  plus 
l'essor  du  génie  de  son  fils,  et  il  permit  à  Biaise  d'assis- 
ter aux  conférences  des  savants  qui  s'assemblaient  chez 
lui  toutes  les  semaines.  Jacqueline  aussi  méditait  à 
l'écart,  et,  comme  son  frère,  était  tourmentée  par  l'ob- 
session d'un  génie  naissant.  Mais  ce  n'était  point  la 
science  qui  la  sollicitait.  Dès  l'âge  de  sept  ans  elle  pen- 
sait en  vers;  la  poésie  chantait  à  son  oreille.  Quand  sa 
sœur  Gilberte  (depuis  Mme  Périer),  Taînée  des  trois 
enfants,  qui  remplaçait  leur  mère  morte ,  voulut  lui 
apprendre  à  lire,  Jacquehne  résista;  à  l'heure  de  la  leçon 
elle  se  cachait  pour  y  échapper.  Mais  un  jour  ayant  en- 
tendu  sa  sœur  lire  des  vers  tout  haut,  captivée  par  cette 
cadence  qui  déjà  vibrait  dans  son  cœur,  elle  lui  dit  : 
«  Quand  vous  voudrez  me  faire  lire,  faites-moi  lire  des 
vers,  et  je  lirai  ma  leçon  tant  que  vous  voudrez.  »  Depuis 
ce  jour  elle  parlait  toujours  de  vers  ;  elle  en  apprenait  par 
cœur  avec  facilité;  elle  voulut  en  connaître  les  règles,  et 
àjiuit  ans,  avant  de  savoir  lire  couramment,  elle  se  mit 
à  en  composer. 

Le  père  de  ces  enfants  de  génie  s'était  établi  à  Paris 


PASCAL  ET   SES  SŒQRS 


163 


pour  veiller  sur   leur   ('ducation,  et  Jac(|U(ilin('  y  trouve 
deux    jeunes   eompat^nes  (les    deinois  lies  Saiiitot)    cjui 


m.\  ife_..  • 


ri    T.  M  H, 
i 


^»X^VOî.^\" 


Pascal  étudiant  la  géométrie. 


avaient,  comme  elle,  les  plus  heureuses  dispositions  pour 
la  poésie.  Un  jour,   les  tiois  petites  filles/ésolurent  de 


164  PASCAL  ET  SES  SŒURS. 

faire  une  comédie;  elles  en  choisirent  le  sujet,  en  com- 
posèrent le  plan,  et  en  firent  tous  les  vers  sans  l'aide  de 
personne.  C'était  une  pièce  suivie  en  cinq  actes,  et  dans 
lacfuelle  toutes  les  règles  d'alors  étaient  observées.  Elles 
la  jouèrent  elles-mêmes  deux  fois  avec  d'autres  acteurs 
de  leur  âge.  On  réunit  grande  compagnie  pour  les  en- 
tendre, et  chacun  s'étonna  que  ces  enfants  eussent  pu 
faire  un  aussi  long  ouvrage.  On  y  trouva  des  traits  char- 
mants. La  cour  et  la  ville  en  parlèrent,  et  Jacqueline,  qui 
n'avait  pas  dix  ans,  devint  un  enfant  célèbre  en  poésie 
comme  l'était  déjà  dans  la  science  son  jeune  frère  Biaise. 
La  reine  Anne  d'Autriche,  qui  résidait  au  château  de 
Saint-Germain,  voulut  voir  la  petite  muse.  Mme  de  Mo- 
rangis,  amie  de  la  famille  Pascal  et  qui  était  de  la  cour, 
se  chargea  d'y  conduire  Jacqueline.  De  Paris  à  Saint- 
Germain,  c'était  alors  tout  un  voyage  ;  un  carrosse  de  la 
reine  y  mena  la  petite  fille  célèbre,  accompagnée  de 
Mme  de  Morangis.  La  reine  était  grosse  de  l'enfant  qui 
fut  depuis  Louis  XIV.  Jacqueline  composa  sur  cette 
circonstance  un  sonnet  où  elle  célébrait  les  espérances 
que  la  France  fondait  sur  ce  prince  encore  à  naître.  Arri- 
vée à  Saint-Germain,  elle  fut  introduite  dans  le  cabi- 
net de  la  reine,  qui,  entourée  d'une  suite  nombreuse, 
reçut  Jacqueline  avec  bonté,  et  prit  de  ses  mains  les 
vers  qu'elle  avait  composés.  Mais  en  les  entendant,  la 
reine  s'imagina  que  ces  vers  n'étaient  pas  d'une  enfant 
si  jeune,  ou  du  moins  qu'on  lui  avait  beaucoup  aidé. 
Tous  ceux  qui  étaient  présents  eurent  la  même  pensée. 
Alors  Mademoiselle  (qui  fut  plus  tard  la  grande  Made- 
moiselle) s'approcha  de  Jacqueline  et  lui  dit  :  «  Puisque 
vous  faites  si  bien  les  vers,  faites-en  pour  moi.  »  Aussitôt 


PASCAL  ET  SKS  hJŒUUS.  165 

,lcic((iieline  se  retira  ((U('l([iies  iiislanls  dans  un  angle  du 
caJ)inet  de  la  reine,  e(  lran([iiillenient  elle  improvisa  les 
vers  suivants  : 

A    MADEMOISELLE     DE     MONTPENSIER. 
Fait  sur-le-champ  par  son  commandement. 

Muse,  notre  grande  princesse 
Te  commande  aujourd'hui  d'exercer  ton  adresse 
A  louer  sa  beauté;  mais  il  faut  avouer 

Qu'on  ne  saurait  la  satisfaire 
Et  que  le  seul  moyen  qu'on  a  de  la  louer 
C'est  de  dire  en  un  mot  qu'on  ne  saurait  le  faire. 

Chacun  applaudit  cet  impromptu,  et  Mme  d'Hautefort 
demanda  à  son  tour  à  l'enfant  de  faire  des  vers  pour 
elle.  Aussitôt  la  petite  Jacqueline  improvisa  un  éloge 
de  la  beauté  de  Mme  d'Hautefort.  La  reine  et  toute 
l'assistance  étaient  ravies ,  et  depuis  ce  jour  la  jeune 
sœur  de  Pascal  fut  souvent  appelée  à  la  cour  et  toujours 
caressée  du  roi,  de  la  reine,  de  Mademoiselle  et  de  tous 
ceux  qui  la  voyaient.  Elle  avait  les  reparties  les  plus 
justes  et  souvent  les  plus  profondes.  Ce  qui  charmait  en 
elle,  c'est  qu'elle  gardait  la  gaieté  de  son  âge;  quand 
elle  était  avec  ses  compagnes,  elle  jouait  à  tous  les  jeux 
des  enfants,  et,  lorsqu'elle  était  seule,  elle  s'amusait 
avec  ses  poupées. 

On  sent  la  naïveté  de  cet  esprit  merveilleux  dans  le 
morceau  suivant  qu'elle  adressa  à  la  reine  pour  la  re* 
mercier  de  l'accueil  fait  à  ses  premiers  vers  : 

Mes  chers  enfants,  mes  petits  vers, 
Se  peut-il  arriver  dans  le  grand  univers 


166  PASCAL  ET  SES   SŒURS. 

Un  bien  qu'on  puisse  dire  au  vôtre  comparable  ? 

Vous  êtes  remplis  de  bonheur: 

La  reine  vous  combla  d'honneur, 
Sa  Majesté  vous  fit  un  accueil  favorable. 

Sa  main  daigna  vous  recevoir. 
Son  œil,  plein  de  douceur,  se  baissa  pour  vous  voir; 
Vous  fûtes  en  silence  ouïs  de  ses  oreilles, 

Et  par  un  excès  de  bonté, 

Sans  que  vous  l'eussiez  mérité, 
Sa  boudie  vous  nomma  de  petites  merveilles. 

Malgré  le  succès  de  Jacqueline  à  la  cour,  malgré  le 
génie  naissant  de  son  frère,  qui  déjà  excitait  la  curiosité 
des  princes  et  des  grands,  leur  père  faillit  être  enfermé 
à  la  Bastille  par  le  cardinal  de  Richelieu.  Dans  une  réu- 
nion nombreuse  où  se  trouvaient  d'autres  personnages, 
M.  Pascal  père  et  quelcjues-uns  de  ses  amis  exprimèrent 
à  propos  des  rentes  de  l'hôtel  de  ville  une  opinion  assez 
vive  contre  le  cardinal;  traités  de  séditieux,  tous  ceux 
qui  avaient  parlé  de  la  sorte  furent  envoyés  à  la  Bas- 
tille. L'ordre  d'arrêter  M.  Pascal  fut  donné  ;  il  se  sauva 
et  parvint  à  se  dérober  aux  poursuites  qui  le  mena- 
çaient. 

Pour  se  distraire  de  ses  graves  préoccupations  d'État, 
Richelieu  faisait  souvent  jouer  la  comédie  dans  le  Palais- 
Cardinal  ,  aujourd  hui  le  Palais-Royal  ;  les  galeries 
n'existaient  pas  alors,  et  les  jardins  de  ce  beau  palais 
s'étendaient  en  parterres  et  en  bosquets  jusqu'aux  bou- 
levards. La  duchesse  d'Aiguillon,  nièce  de  ce  redoutable 
ministre,  présidait  aux  fêtes  qu'il  donnait  et  en  prépa- 
rait elle-même  les  divertissements.  Corneille  ,  encore 
peu  connu,  vivait  à  Rouen.  C'était  Rotrou,  c'était  Scu- 


PASCAI.   KT  SES  SŒUHS. 


167 


dcry  (|ui   rournissaiciil   les  jiirccs  (|ii(;   l'on    représentait 
au    Palais-Cardinal.    An    mois  de   lévrier    IG:3*J  ,  la  dn- 


Jacqueline  chez  Anne  d'Autriche. 


chesfce  d'Aiguillon,  pour  donner  plus  d'attrait  à  ces  re- 
présentations, voulut  faire  jouerpar  des  enfants  i Amour 


168  PASCAL  ET   !^ES  SŒURS. 

tyrannique^  tragi-comédie  de  Scudéry.  Elle  songea  aux 
demoiselles  Saintot,  à  leur  petite  amie  Jacqueline  et  à 
son  frère  Pascal  ;  mais  Grilberte,  la  sœur  aînée,  (fui  veil- 
lait sur  les  enfants  dont  le  père  était  proscrit,  répondit 
fièrement  au  gentilhomme  qui  lui  fut  envoyé  en  cette 
occasion  par  la  duchesse  d'Aiguillon  :  «  .Monsieur  le 
cardinal  ne  nous  donne  pas  assez  de  plaisir  pour  que 
nous  pensions  à  lui  en  faire.  »  La  duchesse  insista  et 
fit  même  entendre  que  le  rappel  de  leur  père  devait  en 
dépendre.  Les  amis  de  la  famille  décidèrent  alors  que 
Jacqueline  accepterait  le  rôle  qu'on  lui  proposait.  Le  cé- 
lèbre acteur  Montdory ,  qui  était  de  Clermont  et  qui 
connaissait  la  famille  Pascal,  donna  des  leçons  à  Jac- 
queline et  se  chargea  de  monter  la  pièce.  Le  jour  de  la 
représentation  arriva.  Jacqueline,  qui  avait  à  peine  douze 
ans  ,  mit  dans  son  jeu  une  gentillesse  qui  charma 
tous  les  spectateurs,  et  surtout  Pvichelieu.  Le  cardinal  ne 
cessa  de  l'applaudir.  Elle  profita  de  son  succès  pour  ob- 
tenir la  grâce  de  son  père.  Écoutons-la  faire  le  récit  de 
cette  soirée  dans  une  lettre  adressée  à  son  père  et  restée 
jusqu'ici  inédite.  Nous  la  donnons  d'après  le  manuscrit 
de  la  Bibliothèque  impériale. 

«  Monsieur  mon  père, 

a  II  y  a  longtemps  que  je  vous  ai  promis  de  ne  point 
vous  écrire  si  je  ne  vous  envoyais  des  vers,  et,  n'ayant 
pas  eu  le  loisir  d'en  faire  (à  cause  de  cette  comédie  dont 
je  vous  ai  parlé),  je  ne  vous  ai  point  écrit  il  y  a  long- 
temps. A  présent  que  j'en  ai  fait,  je  vous  écris  pour 
vous  les  envoyer  et  pour  vous  faire  le  récit  de  l'aftaire 
qui  se  passa  hier  à  l'hôtel  de  Pûchelieu,  où  nous  repré- 


PASCAL   KT  SES  SŒURS.  169 

seiiUiines  l'Amour  lyrdîinique  (lovuiil  M.  le  cai-diii.il.  .le- 
m'en  vais  vous  raconter  de  point  en  point  Loiit  ce  ([iii 
s'est  |)assé.  Premièrement,  M.  Montdory  entretint  M.  le 
cardinal  depuis  trois  heures  jusqu'à  sept  heures,  et  hu 
])arla  })res({ue  toujours  dv  vous,  de  sa  part  et  non  pas  de 
la  votre,  c'est-à-dire  (pi'il  lui  d:t  (ju'il  vous  connaissait, 
lui  parla  fort  avantageusement  de  votre  vertu,  de  votre 
science  et  de  vos  autres  bonnes  qualités.  Il  parla  aussi 
de  cette  affaire  des  rentes,  et  lui  dit  que  les  choses  ne 
s'étaient  pas  passées  comme  on  avait  fait  croire,  et  (pie 
vous  vous  étiez  seulement  trouvé  une  fois  chez  M.  le 
chancelier,  et  encore  que  c'était  pour  apaiser  le  tumulte; 
et,  pour  preuve  de  cela,  il  lui  conta  que  vous  aviez  prié 
M.  Fayet  d'avertir  M....  Il  lui  dit  aussi  que  je  lui  parle- 
rais après  la  comédie.  Enfin,  il  lui  dit  tant  de  choses 
qu'il  obligea  M.  le  cardinal  à  lui  dire  :  a  Je  vous  pro- 
mets de  lui  accorder  tout  ce  qu'elle  me  demandera.  » 
M.  de  Montdory  dit  la  même  chose  à  Mme  d'Aiguillon, 
laquelle  lui  dit  que  cela  lui  faisait  grande  pitié  et  qu'elle 
y  apporterait  tout  ce  qu'elle  pourrait  de  son  côté.  Voilà 
tout  ce  qui  se  passa  devant  la  comédie.  Quant  à  la  re- 
présentation, M.  le  cardinal  parut  y  prendre  grand  plai- 
sir ;  mais  principalement  lorsque  je  parlais,  il  se  mettait 
à  rire,  comme  aussi  tout  le  monde  dans  la  salle. 

a  Dès  que  cette  comédie  fut  jouée,  je  descendis  du 
théâtre  avec  le  dessein  de  parler  à  Mme  d'Aiguillon. 
Mais  M.  le  cardinal  s'en  allait,  ce  qui  fut  cause  que  je 
m'avançai  tout  droit  à  lui,  de  peur  de  perdre  cette  occa- 
sion-là en  allant  faire  ma  révérence  à  Mme  d'Aiguillon  ; 
outre  cela,  M.  de  Montdory  me  pressait  extrêmement 
d'aller  parler  à  M.  le  cardinal.  J'y  allai  donc  et  lui  ré- 


170  PASCAL  ET  SES  SŒURS. 

citai  les  vers  que  je  vous  envoie,  qu'il  reçut  avec  une 
extrême  affection  et  des  caresses  si  extraordinaires  que 
cela  n'était  pas  imaginable.  Car,  premièrement,  dès 
qu'il  me  vit  venir  à  lui,  il  s'écria  :  «  Voilà  la  petite 
Pascal,  »  et  puis  il  m'embrassait  et  me  baisait,  et,  pen- 
dant que  je  disais  mes  vers,  il  me  tenait  toujours  entre 
ses  bras  et  me  baisait  à  tous  moments  avec  une  grande 
satisfaction,  et  puis,  quand  je  les  eus  dits,  il  me  dit  : 
oc  Allez,  je  vous  accorde  tout  ce  que  vous  me  demandez; 
«  écrivez  à  votre  père  qu'il  revienne  en  toute  sûreté.  » 
Là-dessus  Mme  d'Aiguillon  s'approcha,  qui  dit  à  M.  le 
cardinal  :  «  Vraiment,  monsieur,  il  faut  que  vous  fas- 
«  siez  quelque  chose  pour  cet  homme-là  ;  j'en  ai  ouï 
«  parler,  c'est  un  fort  honnête  homme  et  fort  savant  en 
«  mathématiques  ;  c'est  dommage  qu'il  demeure  inu- 
*  tile.  Il  a  un  fils  qui  est  fort  savant  en  mathématiques, 
«  qui  n'a  pourtant  que  quinze  ans.  »  Là-dessus,  M.  le 
cardinal  dit  encore  une  fois  que  je  vous  mandasse  que 
vous  revinssiez  en  toute  sûreté.  Gomme  je  le  vis  en  si 
bonne  humeur,  je  lui  demandai  s'il  trouverait  bon  que 
vous  lui  fissiez  la  révérence  ;  il  me  dit  que  vous  seriez  le 
bienvenu,  et  puis,  parmi  d'autres  discours,  il  me  dit  : 
(c  Dites  à  votre  père,  quand  il  sera  revenu,  qu'il  me 
«  vienne  voir,  »  et  me  répéta  cela  trois  ou  quatre  fois. 
x\près  cela,  comme  Mme  d'Aiguillon  s'en  allait,  ma 
sœur  l'alla  saluer,  à  qui  elle  fit  beaucoup  de  caresses  et 
lui  demanda  où  était  mon  frère,  et  dit  qu'elle  eût  bien 
voulu  le  voir.  Gela  fut  cause  que  ma  sœur  le  lui  mena  : 
elle  lui  fit  encore  grands  compliments  et  lui  donna  beau- 
coup de  louanges  sur  sa  science.  On  nous  mena  en- 
suite dans  une  salle,  où  il  y  eut  une  collation  magni- 


PASCAL  ET  SES  SŒURS.  171 

fifjLie  (1(^  confitures  sèches,  de  IViuls,  limonade  vX  choses 
semblal)les.  En  cet  endroit-là  elle  me  lit  des  caresses 
qui  ne  sont  pas  croyal)les.  Enfin,  je  ne  puis  pas  vous 
dire  combien  j'y  ai  reçu  d'honneurs;  car  je  ne  vous 
écris  que  le  plus  succinctement  ([u'il  m'est  possible 
de....*.  Je  m'en  ressens  extrêmement  obligée  à  M.  de 
Montdory,  qui  a  pris  un  soin  étrange.  Je  vous  prie  de 
prendre  la  peine  de  lui  écrire  par  le  premier  ordinaire 
pour  le  remercier,  car  il  le  mérite  bien.  Pour  moi,  je 
m'estime  extrêmement  heureuse  d'avoir  aidé  en  quelque 
façon  à  une  affaire  qui  peut  vous  donner  du  contente- 
ment C'est  ce  qu'a  toujours  souhaité  avec  une  extrême 
passion.  Monsieur  mon  père, 

«  Votre  très-humble  et  très-obéissante  fill? 
et  servante, 

«  Pascal. 

«  De  Paris,  ce  4  avril  1639.  » 

Voici  quels  étaient  ]es  vers  adressés  à  Richelieu   et 
joints  à  la  lettre  que  nous  venons  de  citer  : 

Ne  vous  étonneîî  pas,  incomparable  Armand, 
Si  j'ai  mal  contenté  vos  yeux  et  vos  oreilles  : 
Mon  esprit,  agité  de  frayeurs  sans  pareilles, 
Interdit  à  mon  corps  et  voix  et  mouvement. 
Mais  pour  me  rendre  ici  capable  de  vous  plairo, 
Rappelez  de  Texil  mon  misérable  père  : 
C'est  le  bien  que  j'attends  d'une  insigne  bonté  ; 
Sauvez  un  innocent  d'un  péril  manifeste  : 
Ainsi  vous  me  rendrez  l'entière  liberté 
De  l'esprit  et  du  corps,  de  la  voix  et  du  gest:. 

1.  Mot  illisible  dans  la  lettre  manuscrite. 


172  PASCAL  ET  SES   SŒURS. 

En  recevant  ces  heureuses  nouvelles,  Etienne  Pas- 
cal se  hâta  de  revenir  à  Paris;  il  se  prp.senta,  avec' 
ses  trois  enfants ,  à  Rueil ,  chez  le  cardinal ,  qui  lui 
lit  l'accueille  plus  flatteur.  «  Je  connais  tout  votre  mé- 
rite, lui  dit  Richelieu;  je  vous  rends  à  vos  enfants  et 
je  vous  les  recommande;  j'en  veux  faire  quelque  chose 
de  grand.  » 

Deux  ans  après,  Etienne  Pascal  fut  nommé  à  l'inten- 
dance de  Rouen,  et  il  alla  s'établir  dans  cette  ville  avec 
sa  famille.  La  jeune  Jacquehae,  qui  n'avait  cessé  de 
s' exercer  à  faire  des  vers,  obtint  le  prix  de  poésie  décerné 
chaque  année  à  Rouen,  à  la  fête  de  la  Conception  de 
la  Vierge,  qui  était  le  sujet  même  du  concours.  Quoique 
ces  vers  ne  méritent  pas  d'être  cités,  ils  eurent  alors  un 
prodigieux  succès.  Le  prix  fut  porté  à  Jacqueline  en 
grande  pompe,  avec  des  trompettes  et  des  tambours,  et 
Corneille,  présent  à  cette  cérémonie,  fit  un  impromptu 
sur  le  triomphe  et  la  modestie  de  la  jeune  muse,  qui 
s'était  dérobée  à  cette  ovation. 

Voici  le  début  de  ces  vers  ;  ils  étaient  adressés  au 
prince  qui  présidait  la  solennité  ; 

Pour  une  jeune  muse  absente, 
Prince^  je  prendrai  soin  de  vous  remercier, 
Et  son  âge  et  son  sexe  ont  de  quoi  convier 
A  porter  jusqu'au  ciel  sa  gloire  encor  naissante. 

Guidée  par  le  génie  de  Corneille,  qui  peut  dire  jus- 
qu'où serait  monté  le  vol  de  cette  intelligence,  dans  ce 
beau  siècle  où  un  souffle  de  grandeur  passa  sur  les  âmes 
et  s'en  exhala?  Mais  la  gloire,  sans  doute,  effraya  Jacque- 
line ;  elle  en  détourna  ses  regards  avec  une  sorte  d'é- 


PASCAL  ET  SES  SŒURS.  173 

blouissement,  et  elle  ne  fil  plus  d(i  vers  que  pour  célé- 
brer Dieu  : 

Moteur  de  ce  grand  univers, 
Inspirez-moi  de  puissants  vers, 
Envoyez-moi  la  voix  des  anges, 
Non  pas  pour  louer  les  mortels, 
Mais  pour  entonner  vos  louanges, 
Et  vous  remercier  au  pied  de  vos  autels, 

BientAt  elle  entra  au  couvent  de  Port-Royal  des 
Champs,  et  y  ensevelit  cette  beauté  et  cet  esprit  qui 
l'avaient  fait  admirer  dans  le  monde.  Que  de  charmes, 
que  de  génie  se  cachèrent  dans  cette  retraite,  gloires 
humaines  perdues  dans  la  gloire  de  Dieu,  comme  ces 
étoiles  qui  brillent,  fuient  et  se  confondent  dans  la  voie 
lactée  ! 


JEAN   BART 


NOTICE  SUR  JEAN  BART. 


Jean  Bart  naquit  à  Dunkerque  en  1651  :  il  était  fils  d'un 
pêcheur  corsaire.  Louis  XIV  se  plut  à  l'honorer  au  milieu  de 
sa  cour  et  le  nomma  chef  d'escadre.  Jean  Bart  justifia  la  con- 
fiance du  roi.  Trente-deux  vaisseaux  de  guerre  anglais  et 
hollandais  bloquaient  le  port  de  Dunkerque  en  1692.  Jean 
Bart  en  sortit  avec  sept  frégates,  et  dès  le  lendemain  s'em- 
para de  quatre  navires  anglais  richement  armés  qui  faisaient 
voile  vers  la  Russie.  Dans  le  cours  de  la  même  campagne,*  il 
brûla  plus  de  quatre-vingts  bâtiments  ennemis,  fit  une  des- 
cente vers  Newcastle,  ravagea  tout  le  pays  des  environs,  et 
revint  à  Dunkerque  avec  plus  de  quinze  cent  mille  francs 
de  prise.  La  même  année,  il  s'empara  de  treize  navires 
hollandais  chargés  de  grains.  Jean  Bart  se  trouva  à  la 
fameuse  journée  de  Lagos,  où  quatre-vingt-sept  navires  de 
commerce  et  plusieurs  vaisseaux  de  guerre  anglais  furent 
pris  et  brûlés  ;  la  perte  des  vaincus  en  cette  occasion  fut 
évaluée  à  plus  de  vingt-cinq  millions  de  livres.  Il  obtint  des 
lettres  de  noblesse  de  Louis  XIV.  En  1696,  il  remporta  de 
nouveaux  triomphes  contre  les  flottes  réunies  de  l'Angle- 
terre et  de  la  Hollande.  La  paix  seule  interrompit  ses  tra- 
vaux. Il  passa  les  dernières  années  de  sa  vie  à  Dunkerque, 
où  il  mourut  d'une  pleurésie,  le  27  avril  1702. 

11  ne  laissa  pas  de  descendance  directe,  mais  son  nom  glo- 
rieux s'est  perpétué  par  la  famille  de  Gaspard  Bart,  son  frère . 
Le  16  février  1855,  n*  ^^urut  à  Wormhoudt,  grand  et  joli 

12 


178  NOTICE  SUR  JEAN  BART. 

bourg  formé  par  de  charmantes  habitations  et  à  quelque 
distance  de  Dunkerque,  le  dernier  héritier  du  nom  de  Jean 
Bart,  Henri-Ferdinand-Marie  Bart,  commis  principal  des 
subsistances  de  la  marine  en  retraite,  âgé  de  soixante- 
quatorze  ans;  il  était  né  à  Dunkerque  et  fut  adopté  à  Page 
de  sept  ans  par  sa  ville  natale  qui  se  chargea  de  son  éduca- 
tion. Il  était  petit-fils  du  commandant  de  la  Danaé  ;  il  eut 
pour  fils  un  émule  de  ses  illustres  ancêtre^,  Jean-Pierre 
Bart,  lieutenant  de  vaisseau,  commandant  de  la  gabarre  de 
l'État  la  Sarcelle^  mort  à  Pile  Bourbon  à  trente-six  ans.  Après 
la  mort  de  ce  fils,  le  père,  représentant  d'un  nom  si  g'o- 
rieux,  vint  habiter  ave^  ses  deux  filles  sa  ville  natale,  où  il 
assista  à  inauguration  de  la  statue  de  Jean  Bart,  gloire  de 
sa  race;  puis  il  se  retira  à  Wormhoudt,  oii  il  est  mort. 


JEAN    BAUX 


Dunkerque  était  au  pouvoir  des  Espagnols  depuis 
1652.  Turenne,  vainqueur  de  la  Fronde  sur  tous  les 
points  de  la  France,  fit  le  siège  de  cette  ville  en  1658. 
La  Hotte  anglaise  le  secondait,  car  la  politique  avait  dé- 
cidé Louis  XIV  à  se  faire  momentanément  l'allié  de 
Cromwell.  Le  prince  de  Condé  et  don  Juan  d'Autriche 
défendaient  la  place  assiégée.  Les  habitants  de  Dunker- 
que faisaient  des  vœux  pour  le  jeune  roi  de  France,  et 
souhaitaient  que  la  ville  fût  prise  par  lui  et  pour  lui; 
mais  en  même  temps  toute  cette  population  de  marins, 
ennemie-née  des  Anglais,  s'indignait  de  les  voir  unir 
leurs  armes  à  celles  de  la  France  ;  dans  cette  alliance 
elle  voyait  de  la  part  de  TAngleterre  l'arrière-pensée  de 
s'approprier  Dunkeique. 

C'était  par  une  soirée  du  mois  de  juin,  durant  ce 
siège  mémorable.  Un  groupe  de  marins  s'était  formé 
devant  une  petite  maison  de  la  rue  de  l'Église,  ainsi 
nommée  à  cause  de  la  cathédrale,  alors  si  célèbre  par 
son  merveilleux  carill'  n. 

Le  bruit  des  batteries  anglaises  et  françaises  ne  pa- 
raissait pas  en  ce  moment  préoccuper  les  marins  réunis; 


180  JEAN  BART. 

ils  s'inl'ormaient  avec  anxiété,  à  la  porto  de  la  maison- 
nette, de  la  santé  de  l'intrépide  corsaire  Gornille  Bart, 
qui  avait  été  blessé  récemment  en  tentant  d'enlever  un 
navire  anglais.  Depuis  un  mois  il  ne  pouvait  quitter  sa 
chambre,  lui  dont  la  mer  était  l'élément.  Un  vieux  ma- 
rin qui  servçiit  de  domestique  au  corsaire  assurait  à  ses 
compagnons  assemblés  sur  la  porte  que  leur  maître  allait 
mieux.  Le  médecia  n'avait  pu  extraire  la  balle  qui  avait 
pénétré  dans  les  chairs.  «  Mais  enfin ,  répétait  le 
matelot,  on  peut  vivre  avec  une  balle  sous  la  peau,  et 
j'espère  que  notre  chef  vivra;  il  reprend  des  forces;  il 
s'est  levéaujourd'hai.  Bonsoir,  mes  amis,  et  bonne  espé- 
rance. »  Ayant  parlé  ainsi,  le  vieux  marin  attaché  au 
service  de  Gornille  Bart  referma  la  porte  de  la  maison 
et  rentra  dans  la  chambre  de  son  maître. 

C'était  une  pièce  éclairée  par  une  fenêtre  en  ogive. 
Les  murs  étaient  tapissés  de  cuir  bosselé  d'or  ;  un  grand 
lit  de  noyer  massif,  à  colonnes  torses,  s'élevait  au  fond. 
Sur  ce  lit  était  assis  un  homme  de  haute  taille,  à  cheveux 
blancs  et  àmoustaches  encore  blondes.  Une  femme  soute- 
nait le  blessé,  et  un  robuste  enfant  à  longs  cheveux  blonds, 
assis  à  ses  pieds  sur  Testrade  du  lit,  tenait  une  de  ses 
mains  rudes  qu'il  baisait.  Cet  enfant  pouvait  avoir  envi- 
ron neuf  ans  ;  il  était  d'une  taille  moyenne,  mais  forte  ; 
son  front  était  large,  ses  sourcils  épais  ;  son  œil  vif  et 
bleu  exprimait  une  résolution  au-dessus  de  son  âge,  son 
teint  hâlé  annonçait  la  vigueur  et  la  santé. 

«  Chausse  les  mules  de  ton  père,  dit  la  femme  sur  qu 
ie  blessé  s'appuyait,  puis  nous  le  soutiendrons  ensemble, 
et  il  essayera  de  marcher  un  peu.   » 

L*enfant  obéit;  ses  petites  mains  se  faisaient  câlines 


JEAN  BART.  181 

ot  allaienl  doncemonl ,  ]H)iii*  ne  pas  licinicr  les  j.inilx's 
airail)li('s  (lu  corsaire  «  Oh!  ers  iniiiidils  Anglais,  ((lu* 
je  leK  hais!  s'écria-t-il  à  un  géniissomoiit  du  ))1ossiî;  si 
je  pouvais  loin*  rendre  la  hlessni'e  rpi'ils  vous  ont  Inite, 
mon  père  ! 

—  Patience,  palience!  ils  sont  en  ce  moment  les  alliés 
de  notre  jeune-  l'oi  ;  cela  nous  oblige  à  suspendre  nos 
liaines;  mais  l'heure  reviendra  où  nous  pourrons  leur 
courir  sus.  » 

Le  regard  du  vieux  corsaire  s'enflamma. 
•  Mon  père,  dit  le  petit  Jean,  vous  me  conduirez  avec 
vous  ! 

—  Oui,  et  si  je  ne  peux  t'y  conduire,  tu  iras  tout  seul; 
car,  vois- tu,  mon  fils,  c'est  une  guerre  de  race,  et  les 
Bart,  de  père  en  fils,  ont  pourchassé  ces  chiens  d'outre- 
mer. » 

Le  blessé  porta  la  main  à  son  flanc  droit.  Il  avait  pâli. 
«  \oi\^  souffrez  beaucoup?  lui  dit  sa  femme  alarmée, 

—  Cette  balle  anglaise  est  là  comme  un  affront,  ré- 
pliqua Gornille  Bart.  Ah!  si  je  pouvais  l'arracher! 

—  Vous  me  la  donneriez ,  mon  père  ,  reprit  l'enfant , 
et  je  vous  assure  qu'elle  tuerait  un  de  ces  Anglais. 

—  Quel  enragé!  dit  le  vieux  marin  qui  faisait  le  ser- 
vice de  la  famille  et  qui  venait  de  rentrer  dans  la  cham- 
bre; vous  n'avez  pas  besoin  de  balles,  jeune  maître,  pour 
les  houspiller;  et  ce  matin  votre  bâton  et  vos  poings  vous 
ont  suffi  pour  mettre  en  sang  le  petit  John  Brish. 

—  Qui  est  John  Brish?  dit  le  blessé. 

—  Le  fils  de  cet  ancien  bosseman  anglais,  notre  voi- 
sin, reprit  le  matelot. 

—  Pourquoi  l'as-tu  battu,  petit?  dit  le  père. 


152  JExVN  BAUT. 

—  Parce  qu'il  disait  d'un  ton  goguenard  que  vous  ne 
monteriez  plus  sur  votre  vaisseau  pour  donner  chasse 
aux  siens. 

—  Toujours  des  querelles!  murmura  la  mère  ef- 
frayée. 

—  Quoi!  mère,  vous  ne  m'approuvez  pas?  Je  bats  les 
Anglais  parce  que  les  Anglais  ont  blessé  mon  père. 

—  Laissez  faire  votre  fils,  maîtresse ,  reprit  le  vieux- 
matelot;  c'est  un  brave  enfant,  dont  on  parle  déjà  sur 
toute  la  côte!  Voyez-vous,  c'est  fier  ce  qu'il  a  fait  il  y  a 
un  an.  ce  petit  homme-là,  lorsqu'avec  ces  deux  mousses 
de  Hollande  il  s'en  est  allé  bravement  à  travers  la  haute 
mer  sur  le  canot  qu'il  vous  avait  pris.  Le  temps  était 
calme  d'abord;  mais  au  retour,  le  vent  était  d'aval,  la 
bourrasque  éclate,  notre  petit  capitaine  dirige  la  bar- 
que, il  rame,  il  rame;  les  mousses  hollandais  avaient 
peur ,  il  leur  fait  honte  et  rentre  triomphant  dans  le 
port. 

—  Vous  oubliez  mon  inquiétude,  et  vous  l'encouragez 
dans  ces  folies,  objecta  la  mère;  mon  ami,  poursuivit- 
elle  en  se  tournant  vers  le  malade,  il  faudrait  répriman- 
der Jean  et  lui  défendre  d'être  toujours  sur  le  port  dans 
les  agrès  ou  dans  les  mâts  des  vaisseaux.  Il  serait  cepen- 
dant bien  temps  qu'il  apprît  à  lire. 

—  Je  ne  veux  pas  en  faire  un  clerc,  répondit  le  père  , 
qui  semblait  se  ranimer  en  entendant  parler  de  l'audace 
de  son  fils.  Il  sera  brave  comme  son  grand-père  An- 
toine Bart ,  qui  est  mort  avec  gloire  sous  le  canon  de 
l'Anglais. 

—  Mon  grand-père  est  mort  blessé  par  les  Anglais  ! 
s^écria  le  petit  Jean  Bart,  pourpre  de  colère. 


.IKAN    BART. 


S'A 


—  (  )iu,  mon  cnr.'inl.  lui  aussi  \\\r  paiciix  ;  maisdn  moins 
moil  clans  le;  combat,  ivpliciua  h*  malade  en  y;émissanl. 


Jean  Bart  et  les  deux  mousses  en  pleine  mer. 

Vous  ne  mourrez  point,  vous,  mon  ami,  et  vous 


184  JEAN  BART. 

pourrez  encore  vous  venger  de  ceux  qui  vous  ont  blessé,  » 
ajouta  sa  femme. 

Cornille  Bart  secoua  tristement  la  tête.  «  Que  Dieu 
t'entende  murmura-t-il  ;  je  voudrais  seulement  pouvoir 
mener  notre  Jean  en  mer  une  fois  contre  l'ennemi,  puis 
je  mourrais  content. 

—  Ce  sera  !  ce  sera!  mon  père,  dit  le  petit  Jean  en  se 
pendant  au  cou  du  blessé.  Mais  racontez-moi  la  mort 
de  mon  grand-père  ;  il  y  a  longtemps,  bien  longtemps 
que  vous  m'avez  promis  cette  histoire. 

—  Entends-tu   le   canon  qui  gronde  ?  dit    Cornille  • 
Bart.    Cet   accompagnement  convient  à  mon  histoire. 
Écoute  et  souviens-toi  toute  ta  vie  qu'ils  ont  tué  ton 
grand-père  et  qu'ils  m'ont  blessé  ,  moi ,  peut-être  à 
mort. 

—  Ma  vie  sera  vouée  à  les  exterminer  1  s'écria  Jean, 
les  deux  poings  serrés;  parlez,  parlez-,  vos  paroles  se 
graveront  en  moi  comme  ces  boulets  qui  trouent  en  ce 
moment  les  murs  des  remparts.  » 

Le  père  se  leva  et  dit  :  «  J'aurai  plus  de  force  en  par- 
lant debout.  » 

La  mère  l'épiait,  anxieuse. 

«  Maître,  puis-je  rester  pour  vous  entendre?  dit  le 
serviteur. 

—  Oui,  mon  vieux,  va  chercher  ton  chantier  et  ta  ga- 
lère; vous  travaillerez  tous  les  trois  en  m'écoutant.  » 

Le  matelot  sortit,  et  après  quelques  instants  il  revint, 
tenant  dans  ses  bras  une  petite  galère  en  bois  des  îles, 
qui  était  un  chef-d'œuvre  d'exécution  ;  aucun  détail  n'a- 
vait été  oublié  ;  elle  était  armée  en  guerre  avec  de  petits 
canons  de  fonte  ;  il  ne  restait  plus  à  poser  que  les  cor- 


JEAN  liART.  1^^ 

(Jagos,  les  voilrs  et   la   IcnU^  (riioiiiUMir  (|ni  se  dresse 
rarrièrc  du  lla^i^(^ 

r.  Maîliv,  dil  le  vieux  niariu,  j'ai lends  loujoiirs  un  peu 


A^ 


li     ItulHlklIlllIil'J  :;.?ll|i|ii,lltii!lS'l 


Jean^Bart  travaillant  à  une  petite  galère. 

de  toile  de  Hollande  pour  mes  voiles  et  un  morceau  de 
lampas  pour  mon  tandelet.  » 


186  JEAN   BART. 

Cornille  Bart  regarda  sa  femme.  La  ménagère  s'ap- 
procha d'un  J3ahut  sculpté  et  en  tira,  comme  à  regret,  les 
fragments  d'étoffe  demandés.  «  Voilà,  dit-elle,  je  vais  les 
tailler  et  les  coudre  moi-même,  afin  que  rien  n'en  soit 
perdu.  » 

Elle  prit  ses  grands  ciseaux  de  fer,  son  dé  et  ses  ai- 
guilles, se  plaça  sur  une  chaise  basse  à  dossier  élevé  ; 
puis,  agile,  elle  ajusta  de  ses  doigts  les  bandes  de  toile 
blanche  et  un  carré  de  lampas  pourpre  et  or. 

«  Moi,  dit  Jean,  saisissant  du  gros  fil  écru ,  je 
vais  tendre  les  cordages  ;  »  et  il  s'agenouilla  devant 
le  vieux  matelot  qui  soutenait  la  petite  galère  sur  ses 
genoux ,  et  qui ,  délicatement ,  y  posait  quelques  vis  ou- 
bliées. 

Cornille  Bart,  sans  songer  à  sa  blessure,  se  promenait 
à  grands  pas  dans  sa  chambre.  Il  jeta  un  regard  sur  son 
auditoire,  et,  satisfait  de  son  air  attentif,  il  commença 
son  récit,  tandis  que  le  canon  des  assiégeants  continuait 
à  gronder  :  «  Mon  père,  Antoine  Bart,  ton  grand-père, 
mon  petit  Jean,  avait  pour  ami  le  fameux  capitaine  de 
navire  Michel  Jacobsen,  surnommé  le  Renard  de  mer  : 
c'était  un  grand,  fier,  bel  homme,  dont  le  peintre  des 
rois,  Rubens,  avait  fait  le  portrait. 

—  Oh!  ce  portrait,  je  l'ai  vu  une  fois,  s'écria  Jean, 
quand  J'étais  tout  petit,  et  je  m'en  souviens  bien.  C'était 
un  homme  brun  à  grand  visage,  cheveux  et  moustaches 
noirs  ;  sa  poitrine  était  couverte  d'un  corset  d'acier,  sur 
lequel  était  jetée  une  écharpe  rouge.  Dans  la  main  droite 
il  tenait  le  bâton  de  commandant,  etl' autre  main  était  ap- 
puyée s  ir  un  beau  casque  luisant.  Puis,  dans  le  fond 
c'étaient  des  navires,  bataille  et  flots  remués  par  la  tem- 


JFAN    HAUT.  187 

j)ùle  coiiiiiu'  le  jour  où  je  suis  allé  en  lunilc!  ivivi  v.n  coiii- 
pa^nie  des  deux  petits  mousses  de  Rotterdam. 

—  C'est,  bien  cela,  mon  enfant,  re])ril  Cornille  Iknt,  et 
])uisque  tu  te  souviens  de  ce  portrait  du  Renard  de  mer, 
c*est  comme  si  tu  le  souvenais  de  l'avoir  vu  vivant.  Donc 
le  Renard  de  la  mer  et  ton  grand-père  étaient  comme 
IVi'res.  Un  soir  d'hiver,  nous  étions  réunis  ici  dans  cette 
même  chambre,  bien  chaudement  près  d'un  bon  feu, 
fumant  du  tabac  de  Hollande  et  buvant  de  l'aie  d'Angle- 
terre. Un  corsaire,  ami  de  mon  père,  nous  racontait  ses 
courses  lointaines  et  ses  combats  ;  je  l'écoutais  comme 
tu  m'écoutes  ;  tout  à  coup  la  porte  s'ouvre,  et  le  Renard 
de  mer  apparaît,  enveloppé  d'un  long  manteau  gou- 
dronné, tout  ruisselant  d'eau;  il  pleuvait  à  torrents  et  la 
mer  était  grosse.  Sous  son  manteau,  le  Renard  était  armé 
en  guerre. 

«  Antoine,  dit-il  à  mon  père,  j'ai  besoin  de  toi,  de  ton 
ce  fils,  de  ton  équipage  et  de  ton  brigantin. 

«  —  Quand  cela?  dit  mon  père. 

M  —  A  l'heure  même,  répondit  le  Renard,  et  pour 
«  aller  en  haute  mer. 

«  —  Nous  allons,  mon  fils  et  moi,  nous  armer  pour  te 
•f  suivre,  »  dit  simplement  mon  père.  Ga  fut  bientôt  fait. 
Nous  sortîmes  tous  les  trois  et  nous  nous  rendîmes  au 
port.  La  nuit  était  sombre.  Onze  heures  sonnaient  au 
carillon.  Nous  trouvâmes  notre  brigantin,  C Arondelle-de- 
Mer^  avec  tout  son  équipage  à  bord.  C'était  le  vouloir  de 
mon  père  ;  il  fallait  que  l'on  fut  prêt  au  départ  à  toute 
heure. 

«  Le  bosseman  leva  l'ancre. 

0  Quand  nous  fûmes  en  pleine  mer,  le  Renard  fit  ap- 


188  JEAN  BART. 

porter  sur  le  pont  des  piques,  des  coutelas,  des  espontons, 
des  haches  d'armes,  et  dit  à  chacun  de  s'armer  pour 
être  prêt  au  point  du  jour  pour  n'importe  quelle  chance. 
Une  fois  armé,  tout  l'équipage  se  mit  en  prière.  Nous 
naviguâmes  ainsi  toute  la  nuit,  sous  très-petites  voiles, 
à  cause  de  la  bourrasque;  quand  le  jour  parut,  un 
mousse  qui  était  en  vedette  au  haut  du  grand  mât  de 
hune  cria  :  «  Je  vois  deux  gros  vaisseaux  et  un  autre  plus 
a  petit.  »  Le  visage  du  Renard  de  mer  s'empourpra 
d'orgueil:  «  Enfin!  enfin!  les  voici!  »  s' écria-t-il joyeu- 
sement. Alors  seulement  il  apprit  à  mon  père  qu'il  avait 
ordre  d'attirer  les  croiseurs  anglais  loin  du  port,  afin 
d'en  laisser  l'entrée  libre  à  un  convoi  considérable  qui 
nous  arrivait  du  Nord  et  qu'on  avait  signalé  dès  la 
veille  :  ^<-  Mon  vaisseau  était  en  radoub ,  ajouta  le  Re- 
u  nard  de  mer,  voilà  pourquoi  je  t'ai  demandé  le  tien. 
«  Antoine. 

«  —  Oh!  merci,  réphqua  mon  père,  ils  vont  avoir  une 
«  danse,  les  trois  Anglais  ! 

a  —  Un  contre  trois  !  reprit  le  Renard,  ce  sera  rude; 
ce  il  faut  mettre  le  feu  au  ventre  de  ne  s  gens  pour  qu'ils 
«  ne  reculent  pas.  » 

«  Mon  père  et  le  Renard  haranguèrent  l'équipage.  Tous 
jurèrent  de  mourir  pour  Dieu  et  pour  le  roi ,  et  que 
l'ennemi  n'aurait  d'eux  ni  os  ni  chair  vive.  On  fit  ap- 
porter un  tonneau  d'eau-de-vie  et  on  le  distribua.  Les 
gens  de  l'artillerie  se  barbouillèrent  le  visage  avec  de  la 
poudre  :  on  aurait  dit  des  Africains. 

«.  —  Et  les  trois  vaisseaux  des  Anglais?  »  demanda 
Jean  Bart  avec  impatience. 

«  Ils   arrivaient  toujours  sur  nous,  leurs  voiles  dé- 


JEAN    liAirr.  189 


ployôcs.  Mon  \\vvv  vi  le  I^'ii.-iid  oïdiHmi'iciil  ,iii  pilolc 
(\v,  virer  de  hord  sur  le  plus  |)r()(li('  v.nssc'iii  de  1  ciiiicim. 
(li'lail  lin  p('li(  iiavii-c  nioiiis  l'oil  ipic  noire  luiLianl  m  ; 
nous  lui  (lonnAines  deux  hordées  dans  la  (piilh;,  cl  il  lui 
coulé.  Alors  les  doux  grosses  IVégales  au^hiiscs  liieiil 
sur  notre  pauvre  Arondcllc-de-Mcr  un  feu  si  l'orniidahle, 
(pu*  la  moitié  de  notre  monde  resta  tué  ou  blessé.  Mais 
aussi,  mon  (ils,  quelle  t^loire  !  quelle  défense!  seuls  con- 
tre trois  vaisseaux!  seuls  nous  en  avions  détruit  un,  et 
les  deux  autres  nous  approchaient  à  peine,  tant  nous 
combattions  avec  rage  et  furie  aux  cris  de  Vive  le  rot! 
Nous  brandissions  nos  piques,  nous  appelions  les  An- 
glais à  grands  cris  :  Abordez!  abordez  donc!  » 

Ici  le  pale  visage  de  Cornille  Bart  se  colora  tout  à 
coup,  sa  voix  s'altéra,  et  il  s'appuya  contre  le  mur  tout 
chancelant.  «  Seigneur  Dieu  I  s'écria  sa  femme  ac- 
courant, vous  vous  faites  du  mal  en  vous  atiimant 
ainsi. 

«  Laissez-moi,  laissez-moi,  et  silence,  écoutez  !  ré- 
pliqua Irusquement  le  conteur,  tout  à  l'action  de  son 
souvenir.  Les  Anglais,  défiés  par  nous,  abordent  de 
chaque  côté  du  brigantin  :  ce  fut  une  joyeuse  et  san- 
glante mêlée.  Hache  en  main,  coutelas  au  poing,  on 
s'attaqua  homme  à  homme.  Les  deux  frégates  avaient 
de  quoi  remplacer  ceux  qui  tombaient,  tandis  qu'il  ne 
restait  plus  des  nôtres  qu'un  petit  nombre  debout,  et 
encore  étaient  ils  tout  saignants.  Mon  père  avait  reçu 
trois  coups  de  pique,  le  Renard  une  arquebusade  dans 
le  corps.  Le  pont  se  couvrait  de  morts  et  d'agoni- 
sants, le  canon  ennemi  éventrait  notre  brigantin.  Le 
Renard  s'approcha  de  mon  père  et  lui  dit  sourdement  : 


190  JEAN  BAHT. 

«  Allons ,  Antoine ,  le  feu  aux  poudres  .  et  à  la  grâce 
c  de  Dieu!  Il  ne  faut  pas  que  ces  hérétiques  nous 
«  aient  vivants.  » 

«  Oh  !  que  cela  est  beau!  que  cela  est  beau  !  »  s'écria 
le  petit  Jean  transporté  et  en  embrassant  son  père,  dont 
le  visage  devenait  de  plus  en  plus  livide. 

«  Je  vois  encore,  poursuivit  le  corsaire,  le  Renard  de 
mer,  debout  sur  le  pont,  cramponné  de  tout  son  poids 
au  capitaine  anglais,  qui  nous  avait  abordés  avec  plus  de 
cent  des  siens  :  «  Feu  !  feu  !  »  criait  le  Renard  à  mon 
père.  L'explosion  se  fit  :  tout  fut  englouti — 

«  J'avais  senti  une  épouvantable  secousse.  Puis  je 
perdis  tout  sentiment.  La  fraîcheur  de  l'eau  me  fit  reve- 
nir à  moi,  et  je  me  trouvai  suspendu  à  un  débris.  Je  vis 
des  Anglais  qui  dans  leurs  chaloupes  allaient  çà  et  là 
recueillant  des  naufragés.  Je  fus  ramassé  comme  les 
autres;,  mon  père  était  mort!  Le  Renard  de  mer  était 
mort  !  De  notre  équipage,  il  restait  deux  hommes  !  de 
notre  brigantin  quelques  planches!  Mais  aussi  des  deux 
frégates  anglaises  il  n'en  restait  plus  qu'une  désempa- 
rée; l'autre  avait  coulé  par  l'explosion  de  notre  brigantin. 
Pendant  ce  temps,  le  grand  convoi  qui  arrivait  du  Nord 
entrait  à  Dunkerque,  et  j'aUai  prisonnier  en  Angleterre 
avec  les  deux  matelots  qu'on  avait  sauvés. 

«  Voilà  mon  fils,  ce  qu'a  été  ton  grand- père  î  ce  que 
j'ai  été!  sois  digne  de  nous.  » 

A  ce  dernier  mot,  un  flot  de  sang  jaillit  de  îa  bouche 
de  Cornille  Bart  :  <r  J'étoufïe,  dit-il  faiblement;  oh!  c'est 
la  balle  anglaise  !  »  et  il  s'affaissa  sans  vie  dans  les  bras 
de  sa  femme  et  de  son  enfant.  «  Mon  père  !  mon  père  î 
s'écriait  Jean,  les  Anglais  aussi  t'ont  tué!   »    Puis  se 


JEAN  HART.  191 

tournant  vers  sa  mrrc  :  «Oh!  les  An^dais  !  ajouta-Uil 
avec  une  expression  terrible,  je;  les  exterminerai  un  jom- 
et  j'en  délivrerai  la  France.  » 

Six  ans  après,  Jean  IJart  faisait  sa  première  croisièie 
comme  capitaine  en  second. 


DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  V 


13 


NOTICE 

SUR  LA  PRINCESSE  ELISABETH  STUART 
ET  SUR  LE  DUC  HENRI  DE  GLOCESTER. 


La  reine  Henriette  d'Angleterre,  femme  de  Charles  I^''  et 
fille  d'Henri  IV,  quitta  l'Angleterre  au  moment  des  troubles 
avec  quatre  de  ses  enfants.  Mais  les  deux  autres,  Elisabeth 
et  Henri  de  Glocester,  ne  purent  la  rejoindre  et  restèrent 
prisonniers,  comme  leur  père,  du  Parlement  révolté. 

La  princesse  Elisabeth  était  née  au  palais  de  Saint-James, 
le  8  janvier  1635.  Dès  son  plus  jeune  âge  elle  montra  un 
esprit  vif  et  pénétrant  et  les  plus  heureuses  dispositions 
pour  l'étude.  Elle  avait  à  peine  dix  ans,  que  son  père  la  con- 
sultait déjà  avant  de  prendre  une  décision,  tant  il  avait  re- 
connu en  elle  de  justesse  d'esprit  et  de  perspicacité  précoce. 
Elle  était  frêle  et  délicate,  mais  d'une  figure  expressive  et 
charmante.  Elle  avait  quatorze  ans  quand  elle  perdit  son 
père  ;  elle  en  ressentit  une  si  vive  douleur  qu'on  la  vit  dépé  • 
rir  rapidement;  on  lui  avait  donné  pour  prison,  ainsi  qu'à 
son  frère  le  duc  de  Glocester,  la  forteresse  de  Garisbrooke 
dans  l'île  de  Wight,  la  même  où  leur  père  avait  langui  pri- 
sonnier. La  vue  de  ces  murs  acheva  de  la  tuer.  On  la  trouva 
morte  un  matin  dans  sa  chambre,  le  8  septembre  1650. 

Elle  fu':  inhumée  secrètement  dans  l'église  de  Newport. 
La  reine  Victoria  vient  de  lui  faire  élever  un  monument  dont 


196  NOTICE  SUR  LES  ENFANTS  DE  CHARLES  I". 

Marochetti  a  fait  la  slatue  dans  la  nouvelle  église  de  New- 
port. 

Le  duc  Henri  de  Glocester,  frère  de  la  princesse  Elisabeth, 
naquit  aussi  dans  le  palais  de  Saint- James  en  16^0.  Il  suivit 
la  destinée  de  sa  sœur,  mais  à  la  mort  de  celle-ci,  Cromwell 
le  renvoya  en  France  rejoindre  sa  mère,  ses  frères  et  ses 
sœurs  exilés;  il  languit  triste  et  taciturne  jusqu'à  la  restau- 
ration de  son  frère  Charles  II  sur  le  trône  d'Angleterre.  11 
était  toujours  poursuivi  par  l'image  de  son  père  décapité 
auprès  duquel  on  l'avait  conduit,  ainsi  que  sa  sœur  Elisa- 
beth, la  veille  du  jour  de  son  exécution,  et  qui  lui  avait  dit  : 
«  Mon  fils,  souviens-toi  qu'ils  vent  couper  la  tête  de  ton 
père   )j 

Ce  jeune  prince  ne  rentra  en  Angleterre  que  pour  y  mou- 
rir. Il  expira  à  peine  âgé  de  vingt  et  un  ans  dans  le  petit 
palais  de  Whitehall.le  même  qui  fut  témoin  du  supplice  de 
son  père. 


DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  F" 


Chaque  pays  a  son  Eldorado,  son  coin  de  terre  en- 
chanté que  le  soleil  caresse ,  que  la  nature  embellit ,  et 
où  on  voudrait  vivre  les  belles  années  de  la  jeunesse.  La 
France  a  ses  îles  d'Hyères  et  l'Italie  ses  îles  du  lac  de 
Gôme;  l'Espagne  a  Grenade,  le  Portugal  a  Cintra,  l'An- 
gleterre a  son  île  de  Wight. 

Dans  les  premiers  jours  d'août  1859,  je  partis  de  Lon- 
dres à  trois  heures,  par  un  temps  brumeux,  et  j'arrivai 
àsixàPortsmouth,parun  magnifique  soleil  couchant  qui 
me  rappela  ceux  du  Midi.  La  mer,  d'un  vert  d'aigue- 
marine,  était  azurée  par  le  reflet  du  ciel.  Je  montai  sur 
le  pont  du  steamer  qui  devait  me  conduire  à  l'île  de 
Wight,  et  bientôt  l'île  charmante,  l'île  jardin  de  l'An- 
gleterre, sœur  lointaine  de  V Isola- Bella^  apparut  devant 
moi  comme  un  immense  radeau  de  verdure  et  de  fleurs 
caressé  parles  flots. 

Tandis  que  le  steamer  s'éloignait  du  port  de  Porta - 
mouth,  un  grand  vaisseau  de  guerre  y  arrivait;  il  reve- 
nait de  Crimée  chargé  de  soldats,  qui  tous  se  pressaient 
sur  le  pont  pour  saluer  les  côtes  de  l'Angleterre.  Les 
uniformes  rouges  et  les  armes  brillantes  se  détachaient 


J98     DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  F'. 

sur  le  ])leu  d\ui  ciel  chaud  et  lumineux.  Le  grand  na- 
vire passa  si  près  de  nous  que  je  pus  distinguer  les 
figures  martiales  et  bronzées  de  ces  vaillantes  troupes 
décimées  !  Le  vaisseau  creusa  derrière  nous  un  profond 
sillage  et  entra  dans  la  rade  de  Portsmouth,  pendant 
que  la  marée  nous  poussait  vers  l'île  de  Wight.  et  bientôt 


Tandis  que  le  steamer  s'éloignait  du  port  de  Portsnrioulh, 
un  grand  vaisseau  de  guerre  y  arrivait. 

nous  touchâmes  le  Pirey  jetée  aérienne  qui  sert  de  pro- 
menade aux  baigneurs,  et  par  laquelle  les  nouveaux 
débarqués  arrivent  à  Ryde  ,  la  ville  aristocratique 
de  l'île. 

En  ce  moment,  les  deux  tours  du  château  d'Osborne 
se  dressaient  à  la  pointe  extrême  de  l'île,   éclairées  en 


DKIIX   ENFANTS   I)K  (^.ITARLES   l".  199 

plein  [)ar  Iv  soleil  t'oiicliaiil  (|iii  les  conroiiiiail  et  Ich 
faisail  rossenihlcr  à  deux  pliai'cs. 

Osl)orno  ost  la  résideiK'c  privée  de  la  iviiio  d' Angle - 
terre;  elle  s'est  plu  à  eml)ellir  les  jardins  et  les  prome- 
nades d(^  ce  riant  palais  et  rhajjite  plusieurs  mois  de 
Tannée.  Mais  mon  hul,  en  visilanl  l'îh»  d(i  W'igiil,  était 
surtout  de  voir  l'ancien  château  fort  de  Garisbrooke,  qui 
servit  de  prison  à  Charles  ^^  Je  partis  un  matin  de 
II) de  pour  faire  cette  excursion. 

L'antique  forteresse,  dont  les  premières  constructions 
remontent  aux  Romains,  est  située  près  de  Newport, 
capitale  de  l'île.  La  Médina  traverse  Newport,  et  coule 
en  ligne  droite  et  en  s'élargissant  toujours  jusqu'à  Gowes, 
où  est  son  embouchure.  Newport,  bâti  dans  l'intérieur 
des  terres,  n'a  d'intéressant  que  ses  souvenirs  histori- 
ques et  son  église  de  Saint-Thomas  qui  renferme  une 
tombe  virginale,  qui  est  la  poésie  éternelle  de  l'île. 

Après  avoir  traversé  Newport,  je  laissai  à  ma  droite  le 
joli  village  de  Garisbrooke  avec  ses  arbres,  ses  jardins, 
son  église,  flanquée  d'une  haute  tour,  dont  le  cadran  fait 
voir  les  heures  aux  campagnards  éloignés  ;  la  mer  est  à 
l'horizon,  et  à  mesure  que  je  montais,  me  rapprochant 
de  la  forteresse,  l'étendue  des  flots  se  déroulait  plus  im- 
mense. Je  marchais  sous  de  grands  arbres  séculaires, 
dans  des  sentiers  de  gazon,  au  pied  des  remparts  en 
ruine.  Je  passai  sous  une  grande  arche  de  porte  sans 
fermeture,  et  j'arrivai  sous  la  voûte  profonde  de  pierre, 
flanquée  de  deux  bastions,  qui  sert  d'entrée  à  la  forte- 
resse. Je  me  trouvai  alors  dans  une  espèce  de  place  d'ar- 
mes. Je  me  dirigeai  à  l'aventure,  et  j'escaladai  les  débris 
des  remparts,  auxquels  s'enchevêtrent  des  arbustes,  des 


200  DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  P^ 

sureaux  et  des  ronces.  Le  hasard  m'avait  bien  guidée; 
c'est  là  que  se  trouve  la  fenêtre  de  la  citadelle  par  la- 
quelle Charles  P*"  tenta  de  s'échapper.  Cette  fenêtre,  for- 
mée de  deux  ogives,  était  voisine  de  la  chambre  du  pri- 
sonnier. Chaque  ogive  n'avait  d'abord  qu'un  barreau, 
mais,  après  la  tenfative  d'évasion,  le  barreau  fut  doublé. 
Un  figuier  et  une  vigne  sauvage  s'enlacent  maintenant  à 
cette  fenêtre  et  y  forment  un  treillis.  Tandis  que  je  re- 
gardais la  base  des  remparls  extérieurs,  à  travers  le 
feuillage  frissonnant  à  la  brise  de  la  mer  qui  soufflait  de 
Touest,  j'entendis  dans  la  grande  cour  de  la  forteresse 
une  voix  de  jeune  fille  qui  me  disait  en  anglais  :  «  Quand 
madame  aura  vu  à  son  gré  les  ruines,  je  la  conduirai 
dans  les  appartements  fermés.  »  Celle  qui  me  parlait 
ainsi  paraissait  avoir  dix-huit  ans.  Sa  taille  était  élan- 
cée, son  visage  avait  un  éclat  de  carnation  que  possèdent 
seules  les  jeunes  Anglaises;  j'en  dirai  autant  de  ses  yeux 
noirs,  tranquilles  et  profonds  ;  ce  ne  sont  point  les  yeux 
des  Italiennes,  ils  ont  plus  dépensée  et  moins  de  flamme; 
sa  chevelure  brune  et  abondante  était  natée  sous  un  cha- 
peau rond  en  paille  grise.  Elle  portait  une  robe  en 
mousseline  blanche  et  lilas ,  dont  le  corsage  flottant 
était  fermé  au  cou  par  un  nœud  de  ruban  cerise;  les 
manches  laissaient  le  bras  à  découvert  jusqu'au  coude; 
les  mains  étaient  voilées  par  de  petites  mitaines  en  filet 
noir.  Elle  avait  dans  toute  sa  personne  cette  propreté  an- 
glaise irréprochable. 

Je  lui  demandai  comment  elle  possédait  les  clefs  du 
château  ;  elle  me  dit  qu'elle  était  la  fille  du  concierge  du 
lord  gouverneur  (c'est  toujours  un  lord  qui  est  gouver- 
neur titulaire  de  ces  ruines),   et  qu'elle  était  chargée 


DEUX   ENFANTS   DE  CIIARr.ES    r^  201 

d'accoinpap^nor  les  visileurs.  Avant  de  la  suivre  dans  les 
appartenienls  intérieurs,  je  voulus  continuer  mon  explo- 
ration des  remparts  et  des  tours  démantelées.  Tout  C(î 
qui  reste  des  remparts  était  couvert  d'une  végétation 
vigoureuse  ;  les  genêts  et  les  sureaux  en  lleurs  répan- 
daient dans  l'air  leurs  chauds  parfums  qui  me  rappelè- 
rent ceux  des  campagnes  du  Midi.  Les  abeilles  assié- 
geaient ces  lleurs  pour  y  prendre  leur  miel. 

Je  descendis  des  remparts,  je  traversai  la  place  d'ar- 
mes, je  laissai  à  ma  gauche  les  bâtiments  plus  modernes 
que  la  jeune  fille  devait  me  montrer,  et  je  me  dirigeai 
vers  la  tour  principale,  la  grande  tour  bâtie  par  les  Ro- 
mains, près  de  laquelle  s'élèvent  deux  magnifiques  sa- 
pins. Les  chroniques  des  sixième  et  neuvième  siècles 
parlent  de  cette  tour  comme  d'une  place  très-importante  ; 
elle  avait  alors  à  sa  base  un  puits  de  trois  cents  pieds 
de  profondeur,  qui  fut  comblé  plus  tard  comme  inutile. 
On  monte  jusqu'au  sommet  effondré  de  cette  tour  par 
un  escalier  de  soixante-douze  marches  très-hautes  et 
très-rudes,  qui  de  loin  font  ressembler  cet  escalier  à  une 
écheJle  presque  perpendiculaire.  A  l'angle  sud-est  de  la 
tour  romaine  sont  les  restes  d'une  autre  tour  appelée 
Montjoye^  dont  les  murs  ont  dix-huit  pieds  d'épaisseur. 
Arrivée  sur  le  parapet  en  ruine  qui  couronne  la  haute 
tour  romaine,  je  m'assis  sur  des  touffes  de  bruyère  pour 
contempler  longuement  la  mer  et  la  campagne  qui  se 
déroulaient  sous  mes  yeux. 

J'avais  en  face,  sur  le  premier  plan,  la  forêt  et  le  vil- 
lage de  Garisbrooke,  et,  plus  loin,  à  droite,  la  ville  de 
Newport;  à  gauche,  l'Océan,  dont  la  marée  montait,  et 
où  quelques  voiles  se  montraient  au  large  ;  derrière  moi 


202  DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  ^^ 

s'étendaient  les  plaines  et  les  collines  couvertes  de  cul- 
tures abondantes.  Tout  l'intérieur  de  la  tour,  vide  des 
constructions  primitives,  est  devenu  comme  un  puits  de 
verdui'e  où  s'élancent  les  lierres  et  les  sureaux.  Des  lé- 
zards sautaient  du  mur  en  ruine  où  j'étais  adossée  et 
disparaissaient  dans  cet  abîme  dont  ils  agitaient  un  mo- 
ment la  surface  :  c'était  le  seul  bruit  qui  parvenait  jus- 
qu'à moi  ;  à  cette  hauteur,  la  nature  paraissait  endormie 
sous  l'accablante  chaleur  de  ce  jour  d'août. 

Il  me  semblait  voir  errer,  sur  les  remparts  de  la  vieille 
citadelle  que  je  dominais,  l'ombre  de  Charles  P*",  de  ce 
roi  chevaleresque  et  mélancolique,  passionné  et  lettré 
comme  Marie  Stuart  !  Il  aimait  les  arts  en  profond  con- 
naisseur, il  savait  goûter  Raphaël  dont  il  recueillit  les 
précieux  cartons;  il  fit  éclater  le  génie  de  Yan  Dyck  et 
décida  de  sa  fortune. 

Sa  famille  était  dispersée  :  la  reine  (Henriette,  fille  de 
Henri  IV)  avait  passé  en  Hollande  (avant  la  déchéance 
du  roi)  avec  la  princesse  royale  qui  épousa  le  prince 
d'Orange;  la  reine  était  revenue  en  Angleterre  ramener 
des  secours  pour  la  royauté,  mais  elle  fut  forcée  de  se 
réfugier  bientôt  en  France,  où  la  princesse  Henriette 
(qu'immortalisa  Bossuet),  le  prince  de  Galles  (qui  fut 
plus  tard  Charles  III),  et  le  duc  d'York  (qui  devint  Jac- 
ques II),  la  rejoignirent.  —  Deux  autres  enfants,  la  petite 
princesse  Elisabeth  et  son  plus  jeune  frère  le  duc  de 
Glocester,  n'avaient  pu  quitter  l'Angleterre  pendant  la 
captivité  de  leur  père  ;  ils  furent  confiés  par  le  Parlement 
à  la  comtesse  de  Leicester;  elle  eut  pour  eux  des  soins 
de  mère.  Il  est  rare,  malgré  la  guerre  et  les  passions 
politiques  qui  déchaînent  les  hommes,  qu'une  femme  se 


DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  ^^     205 

prête  au  rôle  de  geôlier  et  persécute  l'enfance  !  Ces  deux 
derniers  enfants  du  roi,  d'une  intelligence  précoce  et 
d'une  beauté  frappante  que  Van  Dyck  a  rendue  dans  un 
tableau  de  famille,  étaient  ceux  que  le  pauvre  monarque 
prisonnier  aimait  entre  tous  ;  il  demanda  vainement  à  les 
voir  pendant  qu'il  était  enfermé  à  Garisbrooke.  Mais  le 
29  janvier  J649,  les  soldais  de  Gromwell  virent  passer 
sous  la  sombre  porte  de  Whiteliall  deux  enfants  conduits 
par  une  lady*;  une  petite  fille  de  treize  ans,  vêtue  de 
noir,  avec  la  fraise  à  la  Médicis  entourant  son  cou  déli- 
cat et  montant  jusqu'à  l'ovale  expressif  de  sa  tête  blonde, 
donnait  la  main  à  un  petit  garçon  de  huit  ans,  frêle  et 
amaigri  comme  elle:  c'étaient  le  frère  et  la  sœur;  tous 
deux  étaient  si  tristes  et  si  graves,  qu'ils  faisaient  invo- 
lontairement songer  à  ce  vers  de  Shakspeare  : 

Se  wise,  so  young,  Ihey  say  done^er  live  long. 

Ils  traversèrent  plusieurs  salles  pleines  de  gardes,  et 
arrivèrent  enfin  dans  une  chambre  plus  sombre,  où  ils 
trouvèrent  leur  père  calme  et  digne,  écrivant  devant  une 
table.  Mais  quand  les  deux  enfants  se  précipitèrent  dans 
ses  bras,  la  nature  éclata  en  sanglots,  et  l'héroïsme  stoï- 
que  fut  vaincu  :  ce  père  était  Charles  P',  qui  devait 
mourir  le  lendemain  !  ces  enfants,  la  jeune  princesse 
Elisabeth  et  le  petit  duc  de  Glocester  ! 

Quand  le  roi  put  maîtriser  son  émotion,  il  remit  à  sa 
fille  quelques  bijoux  pour  sa  mère,  ses  frères  et  ses 
sœurs,  et,  pour  elle,  la  Bible  qui  ne  l'avait  jamais  quitté 

t.  La  comtesse  de  Leicester. 


206  DEUX  ENFANTS  DE  CHAULES  ^^ 

durant  sa  captivité,  et  où  il  avait  puisé  de  hautes  et  im- 
mortelles consolations! 

Cette  entrevue  sembla  soulager  l'âme  du  père,  mais 


"iill 


{mil 


il 


La  nature  éclata  en  sanglots, 


elle  brisa  à  jamais  celle  des  deux  enfants.  Ils  comprirent 
bien,  dès  les  jours  suivants,  aux  rigueurs  qii  s'étendaient 


DKUX    KM-\UNTS    1)K   CIIAHUIS    l".  207 

sur  eux,  ([iic  le  roi  avait  été  (Iccapili'  :  la  ))eiisi()n  (jueleur 
faisait  hi  Varleincnt  lui  sn|)))iiiiiée  ;  ils  perdirent  leur 
titre  de  ))riu('e,  et  leurs  serviteurs  leur  lurent  enhîvés  ; 
Gromwell  parla  même  de  leur  l'aire  apprendre  un  métier. 
Le  petit  duc  devait  devenir-  un  ouviier  cordonnier,  et  la 
jeune  princesse  une  ouvrière  en  boutons. 

Ces  indignités  (qui  heureusement  pour  la  nation  an- 
glaise ne  s'accomplirent  pas)  me  faisaient  penser  aux 
tortures  inlligées  au  fils  de  Marie-Antoinette;  il  en  mou- 
l'ut,  et  les  autres,  suivant  la  belle  expression  anglaise, 
moururent  d'un  cœur  brisé. 

Je  savais  la  lin  prématurée  de  ces  deux  adolescents, 
dont  la  vie  futfsi  vite  assombrie  parle  malheur;  mais  les 
circonstances  de  leur  déclin,  les  détails,  cjui  sont  la  phy- 
sionomie des  choses,  m'échappaient.  Les  historiens  con- 
temporains parlent  peu  de  la  mort  de  cette  jeune  prin- 
cesse, si  merveilleusement  intelligente,  dont  tous  célè- 
brent l'esprit.  Elle  naquit  dans  le  palais  de  Saint-James 
le  8  janvier  1635;  elle  était  d'une  beauté  attrayante  qui 
semblait  refléter  son  cœur  aiïectueux  et  son  vif  esprit. 
Van  Dyck  en  a  lait  un  portrait  quand  elle  avait  sept  ans. 
C'est  une  petite  lille  au  cou  tendu,  à  la  mine  éveillée  et 
mutine.  Elle  avait  douze  ans  quand  le  comte  de  ^Nlon- 
treuil,  alors  ambassadeur  de  France  à  Londres,  écrivait 
d'elle  à  sa  cour  :  «  qu'elle  était  d'une  grande  beauté^ 
tpi'elle  rappelait  par  son  esprit  le  roi  Henri  IV,  son 
grand -père,  et  que  jamais  dans  un  enfant  il  n'avait  vu 
tant  de  grâce,  de  dignité  et  de  sensibilité.  » 

Hume  va  plus  loin,  il  lui  accorde  une  grande  supério- 
rité de  jugement,  et  le  chancelier  Glarendon  ajoute  que 
son  intelligence  inusitée  et  profonde  était  un  sujet  d*éton- 


208  DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  ^^ 

nement  pour  son  père,  qui  la  consultait  souvent  et  s'é- 
merveillait sur  ses  remarques  toujours  justes  sur  les 
hommes  et  sur  les  choses.  —  Où  avait-elle  langui,  et 
où  s'était-elle  éteinte,  cette  belle  enfant  si  merveilleuse- 
ment douée?  Je  la  voyais  toujours  frappée  à  mort  sor- 
tant de  Whitehall,  en  tenant  par  la  main  ce  petit  frère 
dont  elle  semblait  être  la  mère  anticipée  ;  puis  elle  dis- 
paraissait pour  moi  dans  l'ombre  et  l'oubli  de  l'histoire. 

Tandis  que  les  souvenirs  de  Charles  P""  et  de  sa  famille 
remontaient  à  flots  pressés  dans  mon  esprit,  j'étais  tou- 
jours assi?ie  sur  le  sommet  de  la  tour  gigantesque  de 
Garisbrooke,  dominant  la  campagne  tranquille  et  l'Océan 
agité.  Les  travailleurs  quittaient  les  champs,  poussant 
les  bœufs  versl'étable;  les  troupeaux  de  moutons  aux 
pieds  noirs  et  polis,  contrastant  avec  la  blancheur  de  leur 
toison,  se  serraient  vers  les  granges  :  le  crépuscule  se 
faisait  dans  le  ciel,  où  se  montraient  déjà  les  pâles  étoiles. 

Comme  pétrifiée  sur  ce  sommet,  je  méditais  encore 
sur  les  luttes  incessantes  des  sociétés,  qui  troublent  de 
leurs  éternels  oiages  la  terre  nourricière,  ainsi  que  des 
enfants  qui  s'entre-déchirent  sur  le  sein  de  leur  mère. 

Tout  à  coup  une  voix  fraîche  et  jeune  monta  de  l'esca- 
lier de  la  tour  et  dit  en  anglais  : 

Π Si  madame  veut  voir  l'appartement  de  la  princesse, 
il  est  temps,  car  la  nuit  va  venir.  >  Et  la  jeune  et  jolie 
gardienne  de  Carisbrooke,  avec  son  trousseau  de  clefs, 
arriva  bientôt  jusqu'à  moi.  Je  la  suivis  en  silence;  elle 
tenait  à  la  main  avec  ses  clefs  un  petit  livre  que  j'eus  la 
curiosité  de  regarder  :  c'étaient  les  poésies  écossaises  de 
Burns. 

Les  appartements  dans  lesquels  me  conduisit  la  jeune 


DEUX  ENFANTS  DE   CHAHLKS  V\  209 

fille  forment  la  partie  moderne  de  la  citadelle  de  Caris- 
brooke;  ils  furent  construits  sous  le  règne  d'Élisabetii, 
et  adossés  à  un  vieux  bâtiment  qui  sert  aujouid'luii  de 
ferme  et  où  se  trouve  un  puits  très-profond  dont  l'eau  a 
la  fraîcheur  de  la  glace.  Cette  ferme  est  omljragée  par 
de  beaux  arbres  et  des  fourrés  de  végétations  qui  la  re- 
lient à  la  partie  en  ruine  des  remparts.  C'est  de  ce  côté 
qu'était  la  chambre  de  Charles  P**,  dont  il  ne  reste  que 
des  fragments  de  murs  et  un  pan  de  fenêtre.  Ces  débris, 
les  constructions  anciennes  et   les  constructions   plus 
modernes  dont  je  viens  de  parler,  se  massent  ensemble 
et  séparent  la   place  d'armes,   que  j'avais  traversée  en 
entrant,  de  la  cour  qui  mène  à  la  grande  tour. 

Les  appartements  du  temps  de  la  reine  Elisabeth 
n'ont  aucune  espèce  de  caractère;  on  y  entre  par  un  ves- 
tibule carré  sans  ornementation;  on  monte  un  assez 
large  escalier  avec  une  rampe  à  balustres  peints  en  gris, 
et  l'on  arrive  dans  un  grand  salon  oblong  dont  le  plafond 
est  formé  par  des  poutres  à  découvert  peintes  en  gris. 
Une  grande  cheminée  de  la  Renaissance  est  aussi  peinte 
en  gris,  de  même  que  les  corniches  et  les  soubassements, 
dans  l'encadrement  desquels  ont  dû  être  placées  des 
tentures  de  tapisseries.  Du  reste,  nul  vestige  de  sculp- 
ture, d'écussons  ou  de  chiffres;  dans  l'angle  de  cette 
salle  à  droite  est  une  porte  assez  basse.  On  monte  trois 
marches  après  l'avoir  franchie,  et  on  se  trouve  dans  une 
toute  petite  chambre  à  boiserie  grise,  dont  la  fenêtre 
prend  jour  sur  les  remparts;  une  autre  chambre  à  peu 
près  jumelle  est  à  côté  :  elle  a  une  cheminée  au  fond;  de 
sa  fenêtre  on  voit  à  droite  et  perpendiculaire  cette  autre 
fenêtre  en  ogive  que  j'ai  décrite  et  par  laquelle  Charles  I'*" 

14 


210     DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  I". 

tenta  de  s'évader.  En  face  de  cette  ruine,  ma  pensée  se 
reporta  naturellement  vers  le  roi  prisonnier  et  sa  famille. 
Ma  charmante  et  fraîche  conductrice,  qui  ne  m'avait  point 
encore  adressé  la  parole,  me  dit  alors  :  «  C'est  ici  qu'elle 
est  morte;  et,  dans  son  agonie,  elle  a  bien  souvent  re- 
gardé dans  la  direction  où  vous  regardez  en  ce  mo- 
ment. 

«  De  qui  parlez-vous  donc?m'écriai-je. 

—  De  la  petite  princesse,  une  fée,  un  ange  !  De  la  fille 
du  roi  Charles  P^V  décapité  à  Whitehall;  elle  fut  ame- 
née ici  avec  son  frère  Henri,  après  la  mort  de  leur  père. 
Ils  habitaient  ces  deux  étroites  chambres  ;  dans  celle  où 
nous  sommes  couchait  la  princesse,  et  c'est  ici  qu'un 
matin  on  la  trouva  morte. 

—  Est-ce  une  légende  que  vous  me  contez,  repris-je, 
une  tradition  vague  ? 

— •  Non,  répliqua-t-elle,  c'est  une  histoire  certaine 
dont  chaque  fait  et  chaque  sentiment  ont  été  religieuse- 
ment transmis  de  père  en  fils  dans  la  famille  de  mon 
père.  Celui-ci  a  su  de  son  bisaïeul  ce  que  son  bisaïeul 
avait  appris  du  sien. 

«  Ce  fut  par  une  froide  journée  de  mars  que  ce  plus 
ancien  en  date  des  gardiens  de  Carisbrooke,  charge  héri- 
ditaire  dans  ma  famille  depuis  plus  de  deux  cents  ans, 
vit  arriver,  conduits  par  des  soldats,  deux  enfants  en 
habits  de  deuil.  La  neige  couvrait  toute  l'île,  le  ciel  était 
noir  et  faisait  ressortir  plus  encore  la  blancheur  de  la 
terre. 

a  La  jeune  princesse  et  le  petit  prince  traversèrent 
cette  cour  qui  est  là  sous  nos  yeux  ;  ils  marchaient  pâles 
et  tout  frissonnants  sur  la  terre  glacée.  Il  .avait  été  dé- 


DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  r^     211 

IViulu  (l(^  leur  rondre  les  honneurs  dus  à  leur  ran;^^  et 
même  de  les  servir.  Mais  le  san^,^  de  mou  père  a  tou- 
jours été  généreux,  dit  la  jeune  lille  en  soui'iant,  ;  il  est 
de  la  source  de  celui  de  cet  ancêtre  éloigné,  ([ui  reçut 
ici  les  deux  orphelins  royaux.  Orphelins  en  ell'et,  ca 
leur  mère  était  comme  morte  pour  eux,  elle  ne  pouvait 
revenir  de  son  exil  et  les  emporter  dans  ses  hras  !  Ils 
semblaient  accablés  par  le  fardeau  de  leur  peine  et  se 
regardaient  tristement. 

«  Le  gardien  (de  qui  descend  mon  père)  les  fit  en- 
trer dans  la  grande  salle  que  nous  venons  de  traverser  ; 
ils  s'assirent  près  de  la  cheminée  flambante  pour  se  ré- 
chauffer un  peu.  La  femme  du  gardien,  une  bonne  âme 
de  ce  temps  et  que  j'aime  encore  en  mémoire  des  soins 
qu'elle  prit  d'eux,  leur  offrit  à  manger  ;  le  petit  prince  y 
consentit  avec  plaisir,  car  il  avait  grand'faim  ;  mais  la 
princesse  ne  voulut  boire  qu'une  tasse  de  lait.  Elle  tous- 
sait beaucoup.  On  les  conduisit  dans  leurs  petites 
chambres.  La  princesse,  qui  n'en  pouvait  plus,  se  hâta 
de  se  coucher  ;  mais  avant  elle  regarda  par  la  fenêtre  où 
nous  sommes  accoudées,  et  un  soldat  qui  faisait  senti- 
nelle sur  les  remparts  lui  apprit  brutalement  que  cette 
fenêtre  gothique  où  les  plantes  grimpantes  s'enlacent 
aujourd'hui,  était  celle  par  laquelle  le  roi  Charles  P' 
avait  voulu  s'évader.  La  princesse  Elisabeth  éclata  en 
sanglots  ;  c'était  déchirant  de  la  voir.  Enfin  elle  baisa 
la  Bible  qui  lui  venait  de  son  père,  la  posa  à  la  tête  de 
son  lit,  et  parut  se  calmer. 

ce  Le  lendemain ,  quand  mon  aïeule  entra  dans  sa 
chambre,  elle  la  trouva^en  prière  avec  son  petit  frère 
Henri  ;  elle  l'avait  levé  et  habillé  elle-même,  trop  fière 


212     DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  I". 

pour  réclamer  contre  les  ordres  des  bourreaux  de  son 
père.  Mère  adolescente,  le  malheur  lui  avait  suggéré 
toutes  les  délicatesses  des  soins  maternels.  Comme  la 
neige  avait  cessé  de  tomber  et  qu'un  pâle  soleil  se  jouait 
sur  sa  blancheur,  les  enfants  demandèrent  à  se  pro- 
mener un  peu  dans  la  cour  et  sur  les  remparts  ;  on  leur 
laissa  là  quelque  liberté,  car  la  citadelle  était  fermée  de 
toutes  parts,  et  les  pauvres  petits  prisonniers  n'étaient 
guère  capables  dé  s'échapper.  Aussitôt  qu'ils  furent 
maîtres  de  leurs  pas,  on  les  vit  se  diriger  tous  deux, 
sans  s'être  consultés,  vers  la  partie  des  remparts  où  est 
la  fenêtre  en  ogive.  Us  appuyèrent  leurs  têtes  sur  les 
barreaux,  enlacèrent  leurs  petites  mains  et  restèrent 
longtemps  à  penser  à  leur  père. 

a  On  n'a  pas  douté  que  la  vue  toujours  présente  de 
cette  fenêtre  n'ait  hâté  le  dépérissement  de  la  douce 
princesse  ;  cette  tête  de  roi,  qui  passa  par  là,  tandis  que 
le  corps  ne  put  suivre,  lui  présentait  l'image  de  l'écha- 
faud,  où  la  tête  de  son  père  tomba  sanglante  !  Chaque 
jour,  à  chaque  heure,  la  vue  de  l'ogive  trop  étroite  qui 
fit  manquer  l'évasion,  lui  rappelait  cette  affreuse  mort 
que  la  fuite  aurait  empêchée.  C'était  une  douleur  sans 
cesse  renouvelée;  aussi  mon  aïeule  disait-elle  brave- 
ment au  gouverneur,  ami  de  Cromwell,  qu'avoir  con- 
duit là  ces  deux  pauvres  petits  êtres,  c'était  un  raffine- 
ment de  cruauté  indigne  de  bons  chrétiens.  Elle  sentait 
bien,  l'honnête  femme,  que  le  choix  de  cette  prison  était 
une  torture  qui  les  tuerait  lentement,  surtout  la  jeune 
princesse,  qui  semblait  déjà  près  de  mourir. 

«  Cependant ,  les  premiers  jours  qui  suivirent  son 
arrivée,  elle  fit  de  grands  efforts  de  courage  :  elle  dis- 


DEUX  ENFANTS  1)K   CIIAHLKS   l".  215 

posa  sa  petite  chambre  pour  s'y  recueillir  ;  elle  plaça  là, 
sur  une  planche  oii  vous  voyez  ces  clous,  quelques  livres 
français,  anglais  et  latins  (ju'on  lui  avait  laissés  :  elle 
mit  sa  table  de  bois  de  sapin  près  de  la  fenêtre,  elle  y 
écrivit  plusieurs  heures  par  jour  ;  elle  désira  que  la  tête 
de  son  lit  lut  tournée  en  face  des  remparts.  Souvent, 
quand  elle  devint  plus  faible,  elle  restait  étendue  tout  le 
jour,  Tœil  lixé  vers  la  fatale  fenêtre. 

«  Elle  obtint  de  mon  aïeule  qu'on  lui  ouvrît  la  chambre 
où  le  roi  Charles  avait  été  prisonnier  ;  cette  chambre 
n'existe  plus  aujourd'hui,  il  n'en  reste  qu'un  débris  de 
mur,  là  à  droite. 

«  Le  premier  jour  qu'elle  y  pénétra  ce  furent  de  nou- 
velles larmes  ;  les  murs  lui  faisaient  mal,  elle  y  voyait 
passer  les  peines  et  les  humiliations  subies  par  le  roi 
son  père.  On  m'a  dit  que  les  pensées  douloureuses  usent 
la  vie  plus  vite  que  les  souffrances  dn  corps  ;  l'histoire 
de  la  princesse  Elisabeth  le  prouve  bien.  Cependant 
elle  voulait  vivre  pour  élever  son  petit  Henri,  suivant  la 
promesse  sacrée  qu'elle  en  avait  faite  à  son  père. 

a  Aidée  par  son  frère,  elle  transforma  en  oratoire  la 
chambre  du  roi.  Quand  le  printemps  commença,  ils  y 
apportèrent  des  fleurs  comme  on  fait  à  une  tombe  ;  ils  y 
lisaient  la  Bible  qui  n'avait  pas  quitté  leur  père  et  qu'il 
lisait,  lui  aussi,  prisonnier  à  la  même  place  !  —  Il  fal- 
lait la  voir  attentive  et  tendre  pour  son  bien-aimé  petit 
Henri  î  Tant  qu'un  peu  de  force  lui  resta,  elle  lui  fai- 
sait chaque  jour  réciter  des  vers  latins,  lui  parlait  de 
l'histoire  d'Angleterre,  de  celle  de  France  et  des  autres 
pays  lointains.  Tandis  que  le  jeune  duc  écrivait  ses  le- 
çons, elle  travaillait  elle-même,  elle  faisait  des  fraises 


216 


DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  T". 


de  linon  bien  simples  et  bien  blanches  pour  elle  et  pour 
son  frère.  Le  mouvement  de  l'aiguille  la  fatiguait,  son 


Ils  y  apportèrent  des  fleurs. 

soufffe  était  alors  plus  oppressé,  et  sur  sa  pâleur  per- 
laient des  gouttes  de  sueur  froide. 

«  La   bonne  femme  du  gardien  la  suppliait  en  vain 


DEUX   ENFANTS  DE  CHARLES  V\  217 

d'interrompre  son  doul)l(î  travail  ;  v.Wn  avait  coutume  de 
répondre  :  «  Je  ne  puis  laisser  mon  pauvre  frère  dans 
«  l'ignorance,  et  je  dois  me  servir  moi-même,  puisque 
«  les  bourreaux  de  mon  père  l'ont  décrété.  »  Ce  qui 
rendit  son  mal  ron<^^eur  incurable,  c'est  qu'aucune  voix 
du  dehors  ne  leur  apportait  l'espérance.  Elle  ignorait  le 
sort  de  sa  mère  et  des  quatre  enfants  qui  l'avaient  suivie  ; 
où  étaient-ils?  S'ils  étaient  libres,  comment  ne  ve- 
naient-ils pas  les  délivrer  ? 

«  Elle  sentait  bien  qu'elle  se  mourait  ;  pourtant  ja- 
mais une  plainte  ne  s'échappa  de  ses  lèvres.  On  lui  en- 
tendait dire  sur  le  pardon  et  sur  la  vraie  grandeur  du 
chrétien  des  choses  qu  elle  tenait  du  roi  son  père,  et 
qui  remphssaient  d'admiration  ceux  qui  Técoutaient. 

«  On  était  arrivé  à  la  fin  de  mai  et  l'île  avait  revêtu 
cette  parure  d'herbes,  de  fleurs  et  de  feuillages  que  vous 
lui  voyez  ;  les  petits  prisonniers  se  promenaient  deux 
fois  par  jour  sur  les  remparts  et  dans  la  place  d'armes, 
mais  les  remparts  étaient  le  lieu  préféré,  tant  à  cause  de 
la  fenêtre  qui  les  attirait  que  de  la  c.ampagne  qu'ils 
voyaient  de  là  se  dérouler  devant  eux.  C'était  toujours 
un  peu  de  liberté  pour  les  yeux  !  Ils  apercevaient  sur  la 
mer  glisser  de  beaux  navires,  ils  suivaient  les  travaux 
champêtres  dans  les  terres  voisines  ;  les  plaisirs  des 
villageois  dansant  et  vidant  des  brocs  en  bas  des  rem- 
parts, dans  le  petit  village  de  Carisbrooke. 

«  Par  une  belle  joui  née,  ils  virent  passer  une  noce;  tous 
les  paysans  et  paysannes  qui  formaient  le  cortège  de  la 
mariée  chantaient  et  portaient  des  bouquets  pour  lui  faire 
honneur.  Quand  ils  aperçurent  les  enfants  du  roi,  triste- 
ment assis  sur  les  remparts,  ils  cessèrent  leur  chanson  et 


218     DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  P^ 

leur  lancèrent  leurs  bouquets  en  signe  d'hommage.  Alors 
la  jeune  princesse  Elisabeth  détacha  de  son  cou  une 
croix  d'or,  et,    se  penchant  vers  la  mariée,  la  lui  jeta. 

«  Une  autre  fois,  vers  le  soir,  ils  entendirent  des  ma- 
telots qui,  en  conduisant  une  barque,  chantaient  par 
habitude  l'air  du  God  save  tke  King  :  la  double  tranquil- 
lité de  la  mer  et  de  la  campagne  laissait  monter  vers  eux 
le  chant  sonore.  «  Ecoute,  s'écria  la  jeune  princesse, 
«  en  voilà  qui  aiment  encore  notre  père  !  to  Et,  heureuse 
un  moment,  elle  embrassa  son  frère. 

«  L'été  faisait  pousser  les  arbres  et  les  blés,  il  colo- 
rait les  fleurs  et  les  fruits,  et  chassait  les  brouillards  du 
ciel  et  de  la  mer  ;  la  terre  germait  partout,  riante  et 
belle,  le  deuil  de  l'hiver  était  oublié.  Il  semble  que  lors- 
que la  nature  se  montre  ainsi  en  force  et  en  fête,  il  ne 
devrait  plus  y  avoir  ni  malades  ni  malheureux  :  pour- 
tant il  n'en  est  rien.  «  La  sève  de  la  terre  n'est  pas  la 
«  même  qui  nous  donne  ou  nous  rend  la  vie,  disait  la 
a  princesse  Elisabeth  ;  notre  force  ou  notre  défaillance 
ce.  viennent  de  l'âme.  »  Aussi  les  parfums  avaient  beau 
monter  vers  sa  prison,  les  oiseaux  joyeux  chanter  et 
voler  sur  sa  tête  ;  l'Qcéan  avait  beau  n'avoir  que  des 
horizons  de  lumière,  et  les  jeunes  sapins  du  bois  voisin 
croître  et  s'élever  sous  ses  yeux  comme  un  emblème  de 
l'adolescence  qui  grandit;  sa  taille  à  elle  «e  courbait 
sous  le  poids  du  cœur,  si  délicate  et  si  frêle  qu'elle  pen- 
chait toujours  du  même  côté.  Sa  figure  restait  pâle 
comme  l'ivoire  malgré  la  chaleur  vivifiante  qui  partout 
faisait  circuler  la  sève  et  le  sang.  Sans  ses  grands  yeux 
noirs,  les  yeux  de  sa  mère,  qui  éclairaient  cette  pâleur 
glacée,  on  eût  pu  croire  qu'elle  était  déjà  morte. 


DEUX   KNFANTS  DE  CllAULKS    i" .  219 

«  Un  matin,  un  chant  de  psaunio  se  fit  entendre 
comme  le  frère  et  la  sœur  faisaient  Icm*  jjromenadc  ha- 
J)ituelle  sur  le  rempart.  La  femme  du  gardien  les  avait 
suivis,  car  la  jeune  princesse  était  si  faible  ([u'elle  crai- 
gnait à  cha([ue  pas  de  la  voir  tomber. 

«  Un  enterrement  passait  dans  les  sentieis  lleuris  ; 
c'était  une  jeune  fille  que  l'on  portait  au  cimetière.  Ceux 
(jui  suivaient  pleuraient  sur  la  trépassée,  qui  n'avait  pas 
quinze  ans.  a  Oh  !  ne  pleurez  point,  s'écria  la  prin- 
«  cesse  Elisabeth  ;  le  repos  dans  le  sein  de  Dieu,  c'est 
«  le  bonheur.  » 

a  Lorsqu'arrivèrent  les  jours  chauds  du  mois  d'août, 
le  mal  qui  la  tuait  parut  empirer  ;  l'haleine  lui  manquait 
pour  faire  sa  chère  promenade  sur  les  remparts.  Bientôt 
il  lui  devint  même  impossible  de  marcher  dans  la  cour  ; 
elle  ne  quitta  plus  la  petite  chambre  où  nous  sommes, 
et  quand  elle  parlait,  sa  voix  était  si  éteinte  qu'on  se 
sentait  attendri.  Le  sommeil  l'aurait  reposée,  mais  la 
toux  l'empêchait  de  dormir,  et,  chaque  matin,  la  femme 
du  gardien  la  trouvait  plus  pâle  et  plus  amaigrie  ;  elle 
essayait  encore  d'instruire  son  frère,  de  lire  ses  livres 
aimés  et  d'écrire  ce  qu'elle  avait  pensé  et  souffert  dans 
sa  vie,  mais  elle  ne  le  pouvait  plus  sans  une  forte  souf- 
france. Alors,  résignée,  elle  disait  :  «  Attendons!  »  — 
Les  soins  n'y  faisaient  rien.  Si  les  soins  avaient  pu  la 
guérir,  la  bonne  femme  du  gardien  l'aurait  sauvée. 
Quand  les  premières  feuilles  tombèrent,  on  vit  bien 
qu'elle  était  perdue. 

«  Un  matin  (le  6  septembre  1650),  la  femme  du  gar- 
dien entrait  ici  à  l'heure  habituelle,  tenant  à  la  main  la 
tasse  de  lait  que  la  princesse  buvait  chaque  jour  en 


220  DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  1". 

s'éveillant;  au  lieu  de  la  trouver  toussant,  assise  sur  son 
lit,  elle  la  vit  étendue  et  calme,  ses  beaux  cheveux  des- 
cendaient sur  son  cou  mignon,  sa  joue  était  posée  sur 
son  inséparable  Bible  qu'elle  avait  dû  lire  en  s' endor- 
mant; elle  tenait  dans  ses  mains  jointes  un  papier  écrit; 


,  ^-^Èrk^^T^^^^^- 


Elle  la  vit  étendue  et  calme. 

aucun  souffle  ne  sortait  de  ses  lèvres,  aucun  geste  n'in- 
terrompait l'immobilité  de  sa  pose  gracieuse  !  Elle  était 
morte,  morte  seule,  durant  la  nuit!  Gomment?  on  ne  le 
sut  jamais.  —  Le  papier  qu'elle  tenait  dans  sa  main 
avait  été  écrit  par  elle  la  veille  au  soir.  Voici  ce  qu'il 
contenait  : 


DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  1".     221 

*  Ce  (jue  le  roi  me  dit  le  29  janvier  1649,  la  dernière 
fois  ffufi  j'ai  eu  le  boidieur  de  le  voir  : 

«  ]jv  roi  me  dit  (ju'il  était  heureux  qu(^  je  l'nssci  venue, 
car,  quoiqu'il  n'eût  pas  le  tem'ps  de  me  dire  beaucoup  d(; 
choses,  il  désirait  me  parler  de  ce  qu'il  ne  pouvait  con- 
fier qu'à  moi  :  il  avait  craint,  ajoutat-il,  que  la  ("ruauté 
de  ses  <j^ardiens  ne  le  privât  de  cette  dernière  douceur. 
«  Mais  peut-être,  mon  cher  cœur,  poursuivit  il,  tu  ou- 
«  blieras  ce  que  je  vais  te  dire  ;  »  et  il  versa  alors  d'a- 
bondantes larmes.  Je  l'assurai  que  j'écrirais  toutes  ses 
paroles.  «  Mon  enfant,  reprit-il,  je  ne  veux  pas  que 
M  vous  vous  désoliez  pour  moi;  ma  mort  est  glorieuse, 
«  je  meurs  pour  les  lois  et  la  religion.  »  Il  me  nomma 
ensuite  les  livres  que  je  devais  lire  contre  la  papauté-  ;  il 
m'assura  qu'il  pardonnait  à  ses  ennemis  et  qu'il  désirait 
que  Dieu  lui  pardonnât.  11  nous  recommanda  de  leur 

1.  Ce  document  est  parfaitement  authentique;  je  l'ai  traduit  de 
l'anglais  d'une  notice  historique  sur  la  princesse  Élisaheth,  par  le 
P.  Cyprien  Gamache,  confesseur  de  la  princesse  Henriette.  Je  dois 
la  communication  de  ce  document  irès-rare  à  l'obligeance  de  M.  Ma- 
rochetti. 

2.  Ceci  prouve  une  fois  de  plus  un  point  bien  acquis  à  l'his- 
toire, c'est  que  le  roi  Charles  P'',  comme  son  père  Jacques  I*'", 
resta  jus  ju'à  la  fin  un  fidèle,  protestant  ;  il  était  de  l'Église  angli- 
cane et  ennemi  prononcé  de  la  papauté.  Ce  fut  même  là  un  sujet 
de  dissentiment  très-vif  entre  lui  et  la  reine  Henriette  de  France, 
fille  de  Henri  IV.  Il  avait  été  convenu  dans  leur  contrat  de  ma- 
riage que  la  reine  aurait  une  chapelle  catholique  desservie  par 
douze  prêtres.  Les  enfants  mâles  qui  pourraient  naître  de  leur 
union  devaient  être  protestants  et  les  filles  catholiques;  cepen- 
dant la  chapelle  de  h  reine  finit  par  être  supprimée  et  le  roi  fit 
une  protestante  fervente  de  la  princesse  Elisabeth,  cette  enfant 
de  sa  prédilection.  Au  moment  de  mourir,  il  lui  parle  encore 
des  livres  quelle  doit  lire  contre  la  papauté.  Il  est  vrai  que  ce 
n'était  pas  assez  pour  les  presbytériens  d'Ecosse  et  l<^s  saints  de 
Ci'omweli. 


222  DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  P^ 

pardonner  nous-mêmes  ;  il  me  répéta  plusieurs  fois  de 
dire  à  ma  mère  que  sa  pensée  ne  s'était  jamais  éloignée 
d'elle  ,  et  que  son  amour  serait  le  même  jusqu'à  la  fin. 
Il  nous  ordonna,  à  mon  frère  et  à  moi,  de  lui  obéir  et  de 
l'aimer;  et  comme  nous  pleurions,  il  nous  dit  encore 
qu'il  ne  fallait  pas  nous  aflligerpour  lui,  qu'il  mourait  en 
martyr,  certain  que  le  trône  serait  rendu  un  jour  à  son 
fils,  et  que  nous  serions  alors  tous  plus  heureux  que  s'il 
eût  vécu.  Il  prit  ensuite  mon  frère  Glocester  sur  ses 
genoux,  et  lui  dit  :  «  Mon  cher  cœur,  on  va  bientôt  cou- 
«  per  la  tête  de  ton  père!  >»  L'enfant  le  regarda  attenti- 
vement :  «  Écoute-moi  bien,  reprit  le  roi,  on  va  couper 
«  la  tête  de  ton  père  et  peut-être  voudra-t-on  après  te 
«  faire  roi;  mais  n'oublie  jamais  ce  que  je  te  dis,  tu  ne 
«  dois  pas  être  roi  tant  que  ton  frère  Charles  et  ton 
«  frère  Jacques  vivront.  C'est  pourquoi  je  t'ordonne  de 
a  ne  pas  te  laisser  faire  roi.  » 

«  L'enfant  soupira  profondément,  et  répondit  qu'il  se 
laisserait  plutôt  mettre  en  pièces.  Ces  paroles,  pronon- 
cées par  un  si  jeune  enfant,  émurent  et  réjouirent  le  roi. 
Alors  il  lui  parla  des  soins  de  son  Ame,  lui  recommanda 
de  garder  fidèlement  sa  religion  et  de  craindre  Dieu. 
Mon  frère  promit  avec  force  de  se  rappeler  les  avis  de 
mon  père.   » 

«  Ici  le  récit  des  adieux  du  roi  à  ses  enfants  parais- 
sait interrompu;  il  l'avait  été  par  la  mort  qui  avait  glacé 
subitement  la  main  de  la  jeune  princesse.  Ne  vous  éton- 
nez pas  si  je  sais  par  cœur  ces  pages  sacrées,  une  copie 
en  resta  dans  ma  famille.  J'ai  lu  et  répété  si  souvent  ces 
pages  qu'elles  sont  ineffaçables  de  ma  mémoire. 

«   On  emporta  sans  pompe  le  corps  de  la  pauvre  prin- 


DEUX   ENFANTS  DE  CirARF.ES  ^^  223 

cosRo;  le  gardien,  sa  fomme  ol  quelques  soldais  raccom- 
pagnèrent à  Ncwporl.  Le  pelit  prince  menail.  le  deuil; 
c'clait  pitié  de  le  voir,  le  visage  couvert  de  larmes,  libre 
un  seul  jour  d'aller  à  travers  la  campagne  pour  conduire 
la  bière  de  sa  sœur  ! 

«  Le  gouverneur  de  Garisbrooke  suivait  le  cortège, 
moins  pour  faire  honneur  à  la  morte  que  pour  s'assurer 
que  ses  ordres  seraient  exécutés  :  on  déposa  la  princesse 
Elisabeth  dans  un  cercueil  de  plomb,  sur  lequel  se  trou- 
vait l'inscription  suivante  : 

ELISABETH,    II*   FILLE   DU    DERNIER   ROI   CHARLES, 
DÉCftDÉE    LE    8    SEPTEMBRE    1650. 

«  On  descendit  le  cercueil  dans  les  caveaux  de  l'église 
Saint-Thomas,  sous  une  voûte  arquée  près  de  Tautel, 
les  initiales  E.  S.  (Elisabeth  Stuart)  marquèrent  le  lieu  ; 
longtemps  cette  sépulture  fut  oubliée. 

«  Le  petit  duc  de  Glocester  était  revenu  mourant  dans 
le  donjon  de  Garisbrooke;  il  refusait  de  prendre  aucune 
nourriture.  Gromwell,  craignant  de  le  voir  mourir  en 
prison,  ordonna  qu'on  le  mît  en  liberté  ;  on  le  transporta 
en  France,  où  il  retrouva  sa  mère.  Mais  il  portait  dans 
son  cœur  un  germe  de  mort;  les  ombres  de  son  père  et 
de  sa  sœur  semblaient  le  poursuivre  toujours  et  le  rap- 
peler de  la  vie.  Les  joies  de  la  restauration  n'adoucirent 
pas  son  deuil;  il  mourut  à  vingt  et  un  ans,  morne  et 
taciturne ,  dans  une  chambre  de  Whitehall,  sans  avoir 
voulu  prendre  part  à  aucune  des  fêtes  données  par  son 
frère  Gharles  IL 

a  Aujourd'hui  l'heure  est  venue  où  toute  l'île  de  Wight 


224     DEUX  ENFANTS  DE  CHARLES  1". 

va  glorifier  le  souvenir  de  la  princesse  Elisabeth.  Vous 
avez  vu,  poursuivit  l'aimable  fille  du  gardien,  ces  jolies 
tentes  qui  s'élèvent  sur  la  pelouse  derrière  la  grande 
tour;  dans  huit  jours,  toutes  les  ladies  et  tous  les  lords 
de  Tîle  se  réuniront  là  autour  de  la  reine  ;  le  but  de  la 
fête  est  une  vente  d'objets  d'art  et  d'ouvrages  charmants 
auxquels  les  belles  mains  des  plus  grandes  dames  ont 
travaillé  ;  sous  ces  tentes  s'abriteront  les  ladies  trans- 
formées en  marchandes,  et  vous  pensez  si  l'or  tombera 
dans  leurs  mains  !  Avec  cet  or,  on  fera  un  monument 
digne  d'elle  à  la  princesse  dont  le  doux  fantôme  est  la 
poésie  de  notre  île.  Il  y  a  deux  ans,  la  vieille  église  de 
Newport  fut  abattue,  et  le  prince  Albert  posa  la  pre- 
mière pierre  d'un  nouveau  temple  ;  c'est  là  que  le  cer- 
cueil de  la  princesse  Elisabeth  a  été  porté;  c'est  là  que 
s'élèvera  son  monument;  la  reine  a  promis  la  statue  qui 
doit  le  couronner. 

—  Cette  statue  !  je  l'ai  vue,  lui  dis-je;  c'est  bien  la 
jeune  princesse  lorsqu'on  la  trouva  morte ,  étendue 
blanche  et  pudique  dans  les  plis  de  son  vêtement.  La 
tête,  d'une  beauté  idéale,  repose  sur  la  Bible  ouverte; 
les  cheveux  ombragent  le  cou,  le  sein  et  les  bras  :  c'est 
une  figure  chaste  et  divine  qui  convient  à  un  tombeau; 
l'âme  y  plane  sur  un  corps  transfiguré.  Cette  figure  est 
l'œuvre  de  Marochetti,  » 

Nous  restâmes  encore ,  la  jeune  gardienne  et  moi , 
quelques  instants  en  silence  dans  cette  petite  chambre 
où  s'était  accomplie  la  sereine  agonie;  la  nuit  était  ve- 
nue et  me  rappela  la  nécessité  du  départ.  Je  n'osai ,  en 
la  quittant,  offrir  de  l'argent  à  la  charmante  fille  si  poé- 
tique et  si  intelligente;  j'avais  dans  ma  voiture  un  beau 


DEUX  ENFANTS   DE  CITARf.ES    T'.  225 

livre  (l'nn  i;r;in(l  ])()(''l('    rr.-iiicals;  je  le  lui  doim.'ii,   ;iinsi 
qu'une  ('cliai'pc^  ([\n'  je  poiliiis  à  mon    roii  ;    un   (lcini(;r  ^ 

good  nlfjhl  Cul  ('cluin^é,  cl  les  chevaux  lapidcs  me  rame-  i 

lièrent  à  Uyde. 


HAMEAU 


NOTICE  8UR  RAMEAU 


Jean-Philippe  Rameau  naquit  à  Dijon  en  1683;  fils  d'un 
organiste,  il  apprit  la  musique  comme  il  apprit  à  parler.  11 
marchait  à  peine  que  son  père  lui  posa  les  mains  sur  un 
clavier.  Dès  l'âge  de  sept  ans,  il  jouait  déjà  du  c'avecin 
d"une  façon  étonnante;  il  étudia  assez  à  fond  le  lalin  au 
collège  de  Dijon,  mais  il  ne  termina  point  ses  éludes;  tout 
son  instinct  le  poussait  vers  la  musique,  il  finit  par  s'y 
livrer  entièrement.  Il  s'exerça  sur  divers  instruments  et 
entre  autres  sur  le  violon.  Bien  jeune  encore  il  partit  pour 
l'Italie,  mais  il  n'alla  point  au  delà  de  Milan  oia  un  direcleur 
de  théâtre  parvint  à  se  l'attacher  ;  Ils  firent  ensemble  des 
tournées  dans  plusieurs  villes  du  midi  de  la  France.  Bientôt 
Rameau ,  lassé  de  cette  vie  d'artiste  nomade  ,  se  rendit  à 
Paris,  011  il  espérait  être  nommé  organiste  d'une  église; 
mais  ayant  rencontré  des  rivalités  et  des  obstacles  qui  en- 
travèrent le  début  de  ^a  carrière,  il  quitta  la  capitale  et  fut 
tour  à  tour  organiste  à  Lille  en  Flandre  et  à  Clermont  en 
Auvergne.  Il  s'ennuya  de  la  vie  de  province,  la  gloire  rap- 
pelait à  Paris.  Il  y  revint  en  1722.  Il  publia  son  traité 
d'harmonie;  mais  bientôt  il  se  sentit  attiré  par  le  théâtre 
lyrique,  oii  les  ouvrages  de  Lulli  étaient  encore  au  premier 
rang  ;  il  travailla  dabord  avec  le  poëte  Piron,  son  compa- 
triote, pour  l'opéra-comique.  Voltaire  fit  pour  lui  l'opéra 
,de  Samson^  mais  on  ne  permit  pas  la  représentation  de  cet 


230  NOTICE   SUR  RAMEAU. 

ouvrage,  parce  que,  disait-on,  c'était  profaner  la  Bible  que 
(le  la  mettre  en  opéra. 

Le  premier  ouvrage  de  Rameau  représenté  avec  succès 
fut  VIJippolyte.  paroles  de  l'abbé  Pellegrin  ;  puis  successi- 
vement les  Indes  galantes  et  Castor  et  Pollux^  paroles  de  Ga- 
husac,  poêle  médiocre  du  temps. 

Le  talent  de  Rameau  fut  alors  unanimement  reconnu.  Le 
roi  créa  pour  lui  la  charge  de  compositeur  de  son  cabinet  ; 
il  lui  accorda  desletires  de  noblesse  et  le  nomma  chevalier 
de  Saint-Michel.  Rameau  mourut  plus  qu'octogénaire,  le 
12  septembre  176^.  L'Académie  de  musique  lui  fit  célébrer 
à  l'Oratoire  un  service  solennel  dans  lequel  on  avait  adapté 
les  morceaux  les  plus  sublimes  de  ses  compositions.  Tous 
les  chanteurs  les  plus  célèbres  de  Paris  voulurent  prendre 
part  à  cet  hommage  funèbre,  et  jamais  on  n'avait  entendu 
de  musique  exécutée  avec  plus  de  pompe  et  de  perfection. 

Rameau  agrandit  l'art  muoical,  et  les  compositeurs  mo- 
dernes lui  doivent  beaucoup.  Voltaire  a  fait  de  lui  un  grand 
éloge;  les  ouvrages  laissés  pir  Rameau  sont:  Traité  de 
l'harmonie^  Nouveau  système  de  musique  théorique^  Disser- 
tât ion  sur  les  différentes  méthodes  d'accompagnement  pour  le 
clavecin^  Génération  harmonique,  et  une  foule  d'autres  pu- 
blications didactiques  sur  la  musique,  des  motets  ou  mu- 
sique sacrée,  des  cantates  françaises.  Son  théâtre  se  com- 
pose :  de  Samson^  à^Hippohjte  et  Aricie  ,  des  Indes  galantes^ 
de  Castor  et  Vollax^  de  Dardanus^  de  Zoroastre^  de  la  Nais- 
mnc^,  d''OsiriSj  etc.,  etc. 


RAMEAU. 


l-C  diable  dans  Torf^iK^  d(^  la  catliédralc  do  CUivinonl 
et  la  canlali'icc  empluinéc. 

Un  (les  lieux  les  plus  [littoresques  de  la  Fiance  est 
sans  contredit  cette  étroite  vallée  entourée  de  hautes 
montagnes  où  s'étoile  Glermont ,  ancienne  cajjiiale  de 
l'Auvergne.  La  cathédrale  et  deux  belles  autres  églises 
gothiques  s'élèvent  au-dessus  des  lignes  des  maisons  , 
puis  ce  sont  le^  collines  couvertes  de  vignobles  qui  do- 
minent la  ville,  les  gorges  profondes  de  verdure  où 
coulent  les  sources  minérales;  les  villages  s'échelon- 
nant  sur  le  penchant  des  montagnes;  enfin,  sur  le  der- 
nier plan  de  l'horizon,  la  haute  montagne  du  Puy-de- 
Dôme,  décrivant  une  immense  pyramide  très-nettement 
dessinée  dans  l'azur  du  ciel. 

De  tous  les  villages  qui  entourent  Glermont ,  il  n'en 
est  pas  de  plus  charman's  que  Royat;  une  source  vive 
jaillit  en  cascade  au  milieu  des  rochers  où  se  juchent  Ics 
chaumières ,  et  cette  source  est  dominée  d'un  côté  par 
un  grand  tertre  couvert  d'une  pelouse  sur  laquelle  de 
hauts  marronniers  s'élagent  en  salles  de  verdure.  C'est 
là  que  la  jeunesse  du  village  vient  danser  tous  les  di- 
manches aux  sons  du  fifre,  du  tambourin  et  du  hautbois 


232  .  RAMEAU. 

qui  jouent  des  airs  auvergnats  lents  et  sautillants  à  la 
ibis,  comme  ces  gigues  et  ces  bourrées  qui,  depuis  des 
siècles,  se  sont  transmises  sans  altération  aux  rustiques 
générations  de  l'endroit. 

Durant  toute  la  semaine,  ces  belles  salles  de  bals 
champêtres  restent  désertes,  et  elles  offrent  aux  prome- 
neurs l'abri  le  plus  frais  et  le  plus  recueilli.  C'était  par 
une  chaude  journée  d'août ,  un  pâle  et  grand  jeune 
homme  était  a^sis  sous  ces  ombres  tranquilles.  Tout 
son  corps  amaigri,  courbé  au  pied  d'un  ai'bre,  semblait 
plongé  dans  la  méditation  et  l'étude,  son  visage  rayon- 
nait pourtant  d'une  sorte  d'inspiration  ou  peut-être  de 
bien-être  que  lui  causait  la  beauté  de  la  nature.  Il  écou- 
tait les  modulations  des  rossignols  sous  les  feuillées,  les 
chants  distincts  de  la  cigale  et  du  grillon,  et  aussi  quel- 
que vieil  air  de  la  contrée  chanté  par  la  voix  lointaine 
d'un  berger.  Le  jeune  rêveur  prêtait  Toreille  à  toutes  ces 
harmonies  qu'accompagnait  comme  un  orchestre  le  bruit 
des  eaux  qui  s'engouffraient  à  ses  pieds  ;  il  semblait  pour 
ainsi  dire  les  noter  dans  son  cœur,  et  bientôt  tirant  de 
la  poche  de  son  pauvre  habit  râpé  un  petit  cahier ,  il  y 
traça  quelque  signe ,  puis  se  mit  à  rêver  de  nouveau  ; 
tout  à  coup  la  cloche  voisine  de  l'église  "de  Royat  vint 
l'arracher  à  ses  songes;  il  se  leva  comme  un  soldat  que 
la  consigne  réclame  :  ce  Je  n'ai  plus,  se  dit-il,  qu'une 
demi-heure  pour  changer  d'habit  et  me  rendre  à  la  ca- 
thédrale où  j'oubliais  que  monseigneur  l'évêque  officiait. 
Oh!  quelle  chaîne!  quelle  chaîne!...  J'étais  si  bien  ici! 
encore  une  heure  de  ce  silence  et  de  cette  rêverie,  et 
j'aurais  fuii  d'écrire  ma  pastorale?  Quinze  jours  seule- 
ment de  liberté  et  toute  la  musique  d'un  opéra  serait 


HAMKAU.  233 

r.iilo,  (•(  l'on  iiraj)j)laii(lii;iil  m  I^aiis,  cl  lu  coiir  s'occu- 
perait lie  moi,  et  mon  nom  se  !(''|)an(liail  dans  tonlu  la 
France!  »»  Tandis  (ju'il  [)ensail  ainsi,  il  descendait  les 
uais  sentiers  de  Uoyat  et  il  ic<^a^niait  tristement  la  ville; 
il  en  Iraversa  les  rues  tortueuses  et  arriva  bientôt  sur  la 
[ilace  de  la  (latliédrale.  (Test  là  ([u'est  située  la  maison 
où  naijuit  et  vécut  le  grand  Pascal,  et  c'est  justement 
dans  cette  maison  qu  habitait  notre  promeneur;  il  occu- 
pait une  petite  chambre  au  troisième  étage,  donnant  sur 
une  cour  froide  et  humide.  Sa  fenêtre  s'ouvrait  entre 
deux  tourelles  dont  le  haut  escalier  en  spirale  avait  plus 
d'une  fois  servi  aux  expériences  du  jeune  Pascal.  11  gra- 
vit rapidement  les  marches  roides,  et  arrivé  clie'<  lui ,  il 
S3  luita  de  revêtir  l'habit  du  dimanche  un  peu  moins 
râpé  que  celui  qu'il  portait.  Ceci  fait,  il  se  promena  à 
grands  pas  dans  sa  chambre,  se  frappant  lo  front  avec 
irritation  :  «  Non,  non,  dit-il.  je  ne  puis  plus  vivre  ainsi, 
ma  vocation  m'appelle,  je  dois  obéir,  et  ma  vocation 
n'est  pas  d'être  toute  ma  vi^  un  malheureux  organiste, 
un  machiniste  de  l'art!...  Je  sais  bien  qu'il  faut  vivre  , 
se  nourrir,  se  vêtir;  mais  j'aime  mieux  subir  toutes  les 
misères  et  obtenir  la  gloire.  Oh  !  je  le  jure  bien^  ce  jour 
est  mon  dernier  jour  d'esclavage!   » 

Tout  en  se  parlant  ainsi,  il  descendit  rapidement 
l'escalier  de  la  tourelle.,  traversa  la  place  et  entra  dans 
la  cathédrale;  il  se  dirigeait  vers  le  petit  escalier  qui 
conduit  aux  orgues ,  lorsqu'un  prêtre  en  chasuble  l'ar- 
rêta : 

a  Monseigneur  l'évêque  va  officier,  lui  dit- il,  toutes 
les  autorités  de  la  ville  assistent  à  la  cérémonie  reli- 
gieuse; je  vous  en  prie,  mon  cher  enfant,  jouez-nous  vos 


234  RAMEAU. 

])liis  Jji'iuix  airs  sacrés;  depuis  quel([ue  temps  vous  vous 
négligez,  et  tous  le:?  lidèles  de  Clermont  s'en  affligent. 

—  Eh  bien  !  monsieur  le  curé,  répliqua  un  peu  brus- 
quement le  jeune  organiste,  que  ne  rompez  vous  le  traité 
qui  nous  lie?  Vous  trouverez  mieux  que  moi;  je  ne  me 
sens  jolus  inspiré. 

—  Mais  ce  traité  vous  oblige,  mais  jamais  je  ne  le 
romprai,  s'écria  le  curé;  songez  que  durant  un  temps 
vous  avez  été  notre  gloire  et  notre  joie;  vous  pouvez 
l'être  encore;  adressez  vous  à  Dieu,  priez-le,  et  l'inspira- 
tion descendra  sur  vous  comme  une  grâce.  Pour  aujour- 
d'hui surtout,  ayez  à  honneur  d'être  notre  Saûl.  Je  vous 
quitte,  voilà  monseigneur  qui  arrive,  promettez  moi  que 
nous  serons  contents. 

—  Oui,  oui,  je  vous  le  promels,  »  murmura  le  pauvre 
organiste,  et  il  s'engouffra  dans  l'escalier  sombre. 

Là,  seul  et  ne  regardant  pas  dans  l'église,  il  redevint 
la  proie  de  ses  propres  pensées  ;  il  ne  rêva  plus  que 
Paris,  grand  opéra,  musique  profane,  et  fit  serment  de 
nouveau  de  rompre  avec  la  musique  sacrée. 

Les  chants  d'église  commencèrent  et  il  préluda  une 
sorte  d'accompagnement  vague  qui  éclata  bientôt  en  un 
air  de  danse  tout  à  fait  discordant  avec  le  psaume  qu'en- 
tonnaient les  enfants  de  chœur.  C'était  une  ronde  de 
bacchantes  qu'il  avait  composée  pour  ^m  directeur  de 
théâtre  italien.  Un  chantre  vint  aussitôt  lui  dire  de  ces- 
ser et  de  jouer  de  la  musique  d'église;  alors,  pris  d'une 
sorte  de  furie,  il  se  rua  sur  les  touches  et  fit  un  vacarme 
d'enfer;  on  aurait  dit  que  l'ouragan  grondait  et  que  la 
cathédrale  allait  voler  en  éclats ,  renversée  par  quelque 
trombe. 


n.\Mi-:AU.  %'>') 

T.cs  assislîMils  ('hii  MAI  (''|)(Mi\;iiih's,  I(îs  plus  scnsrs  se. 
clissiiMit((iu»  rorj^^inislc  ('lail  (icviiiii  Ion,  ([iicLjiics  vicil'f". 
dévotes  |)iTl('n(lai('iil  ([iic  1(î  (lia hic  s'était  ernpJiré  de 
l'oriJ^ue  et  y  faisait  son  sabhat. 

L'évé((iic  cessa  d'oflicier  et  (il  appeler  le  pauvre  oii;a- 
nisle,  ([ui  se  cacliait  tlans  le  coin  le  pins  noii"  de  Toi'gne; 
on  linit  par  Ty  dcconvrir  et  on  le  traîna  de  force  devant 
monseii^nenr. 

Le  prélat  lui  demanda  avec  douceur  quelle  était  la 
cause  du  scandale  (ju'il  venait  de  donner. 

Il  répondit  :  «  C'est  la  faute  du  chapitre,  qui  m'a  ré- 
duit au  désespoir.  Depuis  six  mois  je  sollicite  instam- 
ment ,  mais  en  vain,  de  rompre  l'engagement  qui  me  lie 
pour  deux  ans  encore  à  la  cathédrale  de  Glermont  ;  ici, 
monseigneur,  je  ne  puis  plus  vivre,  Paris  m'appelle, 
c'est  là  que  je  dois  être  célèbre  ,  laissez-moi  partir!  »  Et 
en  parlant  ainsi,  des  larmes  coulaient  sur  son  visage 
blême  et  amaigri. 

Le  bon  évêque  en  fut  attendri  :  a  II  ne  faut  pas  vio- 
lenter les  cœurs  et  les  esprits  ,  dit-il ,  que  votre  vocation 
s'accomplisse;  ce  soir  je  ferai  rompre  votre  engagement, 
et  demain  vous  pourrez  partir;  je  vous  donnerai  même 
quelques  lettres  de  recommandation  pour  des  amis  que 
j'ai  en  cour,  et  qui  vous  protégeront. 

—  Gomment  reconnaître  tant  de  générosité  ,  disait 
l'organiste  attendri;  et  se  prosternant,  il  baisait  les 
mains  de  l' évêque. 

—  Prouvez -moi  votre  reconnaissance  en  remontant 
aux  orgues,  répliqua  Févêque,  et eny  faisant  entendre  de 
ces  mélodies  divines  que  vous  savez  si  bien  et  qui  font 
croire  aux  fidèles  de  Glermont  à  la  musique  des  anges.  » 


236  RAMEAU. 

L'organiste  s'inclina  profondément  et  se  rendit  à  son 
poste. 

L'église  était  encore  pleine  de  monde,  l'évêque  re- 
tom^na  à  l'autel  entouré  de  tout  son  clergé;  on  comprit 
que  la  paix  venait  d'être  conclue  et  chacun  ne  songea 
plus  qu'à  la  prière. 

L'office  recommença. 

Insensiblement  une  musique  suave,  et  pour  ainsi  dire 
persuasive,  se  répandit  comme  un  encens  ;  bientôt  la 
majesté  de  ces  accords  si  doux  s'éleva  et  s'accrut; 
toutes  les  terribles  grandeurs  de  la  Bible,  toutes  les 
tristesses  et  toutes  les  mansuétudes  de  l'Évangile  se 
répandirent  dans  des  harmonies  successives.  Les  assis- 
tants pleuraient  d'attendrissement.  La  bonté  de  l'évêque 
avait  touché  le  jeune  organiste  et  son  âme  était  en  ce 
moment  inspirée  par  tous  les  sentiments  qui  l'agitaient  ; 
il  improvisait  une  musique  surhumaine,  car  l'art  double 
nos  sensations  et  les  transporte  dans  V incréé.  C'est  ce 
qui  fait  l'idéal  des  grandes  œuvres  des  poètes  et  des 
musiciens. 

Sans  la  sainteté  du  lieu,  la  foule,  tout  à  l'heure  irri- 
tée, aurait  applaudi  avec  frénésie  cette  musique  si  belle. 
On  voulut  du  moins  complimenter  l'organiste;  on  l'atten- 
dit longtemps  sur  la  place,  mais  se  dérobant  à  cette 
ovation,  il  était  sorti  par  une  petite  porte  de  l'église  qui 
s'ouvrait  sur  une  rue. 

Seul  enfin,  il  s'élança  dans  la  campagne,  courant  au 
hasard  et  respirant  l'air  à  pleine  poitrine  ;  il  s'ariêta  sur 
une  hauteur  qui  dominait  la  ville,  et  s'écria  plein  de  joie  : 
«  Libre!  libre!  maître  de  moi-même!  » 

Bientôt  il  rentra  pour  faire  visite  à  l'évêque,   qui  lui 


HAMKAII.  2^9 

remit  avec  boni ('  les  Icllics  pioiniscs  ;  le  soir  il  lil  sos 
prépaialil's  de  (l('])arl,  et  le  Iciuleinaiii  il  élail  sur  la 
l'oute  de  Paris.  Il  la  iil,  ^aicincnl,  inoilii'  ii  |)i('d  (\\,  moi- 
lié  dans  les  palaclies,  (jui  conduisaient  alors  les  provin- 
ciaux à  la  capitale. 

Il  avait  un  peu  d'argent  et  beaucoup  d'espérance;  il 
se  logea  modestement,  mais  pourtant  assez  bien  pour  rui 
débutant   encore  inconnu    sur   cette   grande   scène  du 
monde.  Il  se  lit  faire  un  bel  habit,   et  osa  se  présenter 
hardiment  chez  les  personnes  pour  lesquelles  l'évêque 
lui  avait  donné  des  lettres.  C'est  ainsi  qu'il  fut  tout  de 
suite  reçu  dans  quelques  grandes  maisons.  Dans  une,  il 
eut  le  bonheur  de  rencontrer  Voltaire,  il  chanta  devant 
lui  plusieurs  de  ses  compositions  en  s'accompagnant  sur 
le  clavecin,  et  il  charma  si  bien  le  poète  philosophe  que 
celui-ci  lui  promit  un  libretto  d'opéra.  Dès  ce  jour  sa 
fortune  lui  parut  faite,     et,    en  effet,  tout  lui  sourit. 
Voltaire  ayant  donné  l'exemple,  tous  les  autres  poètes 
du  temps  voulurent  écrire  des  libretti  pour  le  jeune  com- 
positeur. Un  d'entre  eux,  dont  le  nom   est  resté   aussi 
obscur  que  celui  de  Voltaire  est  grand,  écrivit  pour  lui 
un  poème  d'opéra  qui  lui  inspira  d'admirable  musique  ; 
représenté  devant  la  ville  et  la  cour,  cet  ouvrage  obtint 
un  succès  d'enthousiasme,  et  bientôt  les  airs   du  jeune 
compositeur   devinrent  tellement  populaires,     qu'il  ne 
passait  pas  dejour    sans  les  entendre  répéter,  soit  dans 
les  salons  où  il  allait,  soit  par  les   musiciens  des  rues. 
Le  pauvre  organiste  de  Glermont  commençait  à  goûter 
ce  qu'on  appelle  la  gloire.  Mais,   il  faut  bien  que  las 
jeunes  esprits  le  sachent,  on  arrive  à  la  gloire  par  tant  de 
travail,   de   fatigue    et    de  tribulations,  que  lorsqu'on 


240  RAMEAU. 

l'atteint  on  n'en  jouit  qu'à  moitié,  tant  le  cœur  est  plein 
de  lassitude.  L'artiste  et  le  poète  qui  ont  rêvé  le  triom- 
phe dans  la  retraite  ne  trouvent  jamais  la  réalisation  du 
rêve  aussi  belle  que  le  rêve  même,  et  parfois  pris  de 
tristesse  et  de  découragement,  ils  voudraient  retourner 
à  la  solitude  et  à  la  nature.  C'est  ainsi  que  notre  jeune 
musicien  en  arrivait  souvent  à  regretter  sa  ville  tranquille 
de  Glermont  et  ses  belles  promenades  de  Royat;  alors 
il  fuyait  le  monde,  il  errait  dans  la  campagne  autour  de 
Paris,  ou  le  soir  dans  ses  rues  désertes. 

Une  nuit  il  se  promenait  à  grands  pas  dans  la  rue  des 
Minimes;  il  regardait  les  étoiles  et  sentait  venir  l'inspi- 
ration, quand  tout  à  coup  une  voix  fraîche  et  vibrante, 
et  qui  paraissait  sortir  d'un  magnifique  hôtel  du  voisi- 
nage, fit  entendre  le  motif  du  fameux  chœur:  Tristes 
apprêts!...  pâles  flambeaux!  un  des  morceaux  de  notre 
rêveur  le  plus  applaudi  à  l'Opéra.  Charmé  et  flatté  dêtre 
poursuivi  dans  la  solitude  par  l'écho  de  son  génie,  il 
s'assit  sur  un  banc  vis-à-vis  de  l'hôtel  d'où  sortait  la 
voix,  et  à  mesure  qu'il  savourait  sa  propre  mélodie,  il 
éprouvait  un  invincible  désir  de  voir  la  cantatrice 
qui  lui  servait  d'fnterprète.  Il  n'osait  frapper  à  la  porte 
de  l'hôtel  et  interroger  les  domestiques;  sa  timidité  l'ar- 
rêtait, une  seule  fenêtre  donnant  sur  un  balcon  était 
éclairée.  C'est  là  que  la  voix  s'élevait.  Entraîné  par  sa 
curiosité,  au  risque  de  s'écorcherles  doigts  et  d'être  pris 
pour  un  voleur,  il  grimpa  le  long  de  la  façade  en  s'accro- 
chant  aux  saillies  sculpturales.  Parvenu  au  balcon,  il 
plongea  ses  regards  espérant  découvrir  la  femme  qui 
chantait  si  bien  ;  il  ne  vit  rien. 

Seulement  à  l'un  des  angles  du  balcon  était  une  cage 


HAMKAII. 


2/1 1 


élégante  ol  dorée,  dans  l;i(jii('ll('  s'a^^ilail  niic  licllc  [x'i- 
ruche  verte.  Dj-sappoinh',  les  mains  vu  san<^M;t  les  habits 
déchirés,  l'iniprndenl   allai!  rech'sceiiih'e  (jiiand   de  non- 


La  cantatrice  était  la  perruche. 

veau  la  voix  qu'il  avait  entendue  s'éleva  d'un  jet  et  ré- 
péta:   Tribus  apprêta!.*,   pâles  flambeaux!..,  les  sons 

16 


2^2  RAMEAU. 

sortaient  de  la  cage  dorée;  la  cantatrice  était  la  perruche 
au  plumage  vert. 

Certain  de  ce  qu'il  avaH  vu  et  entendu,  et  émerveillé 
de  ce  chant  magique,  notre  jeune  compositeur  vainquit 
sa  timidité  et  étant  descendu  vivement,  il  alla  frapper 
à  la  porte  de  l'hôtel.  Quelques  instants  après  il  était 


/"^■^^-V^  -r} 


Quoi,  c'est  vous,  Rameau! 

introduit  pris  d'une  jeune  et  brllhinte  comtesse,  et  bien- 
tôt il  la  suppliait  de  lui  vendre  sa  perruche. 

a  Mais  je  l'adore,  répondit  la  jeune  femme  en  riant. 

—  Quoi,  madame,  vous  ne  la  céderiez  à  aucun  prix? 

—  A  aucun  prix  d'argent. . . .  mais  je  pourrais  l'échanger. 


UAMKAU.  243 

—  Va  contre  ((iioi  !  im'jiIkjiul  lu  jcmic  lioiiiiiio  avec 
anxirtô. 

—  Contre  deux  inc'lodics  ('ciitcs  parle  iri'and  niaitrc 
qui  a  composé  les  airs  ([ue  chante  si  bien  ma  periuclie. 

—  Avez-vous  (lu  papier  (le  musirpie? 

—  En  voici,  dii  la  dame.  » 

Le  jeune  compositeur  s'assit  auprès  d'une  table  et 
traça  sans  hésitation  plusieurs  lignes  de  notes,  puis  il 
mit  au  bas  sa  signature  et  son  parafe.  La  belle  comtesse 
le  suivait  des  yeux  : 

et  Quoi,  c'est  vous.  Rameau!  notre  célèbre  Rameau!» 
et  elle  s'inclina  comme  pour  rendre  hommage  au  génie. 
M  Rameau,  car  c'était  bien  lui,  s'excusait  de  sa  hardiesse 
et  de  son  importunité  ;  la  dame  se  féhcitait  d'avoir  fait 
connaissance  avec  l'aimable  et  brillant  compositeur  qui, 
si  jeune  encore,  s'était  couvert  de  gloire. 

Ils  causèrent  ainsi  quelques  instants,  puis  la  dame 
donna  des  ordres  à  ses  gens  pour  qu'on  attelât  son  équi- 
page, qu'on  y  déposât  tout  doucement  la  perruche,  qui 
s'était  endormie  dans  sa  cage  dorée,  et  qu'on  recondui- 
sît chez  lui  M.  Rameau. 


POPE 


NOTICE  SUR  POPE 


Alexandre  Pope  naquit  à  Londres,  le  z2  mai  168S,  d'une 
famille  catholique  fort  attachée  aux  Stuarls.  Durant  la  révo- 
lution, le  père  de  Pope  s'élait  retiré  à  Benfield,  calme  et 
belle  résidence  qu'il  possédait  dans  la  forêt  de  Windsor. 
C'est  là  que  Pope  fut  élevé  et  vit  se  développer  son  talent 
pour  la  poésie.  Il  avait  d'abord  été  dans  de  petit' s  écoles 
dirigées  par  des  prêtres  catholiques.  Mais  dès  l'âge  de 
douze  ans,  son  père  surveilla  son  éducation  et  excita  son 
goût  pour  les  vers.  Il  lui  choisissait  le  sujet  de  petits 
poëmes  et  lui  prodiguait  toutes  sort  es  de  satisfactions 
d'amour-propre  quand  il  avait  fait  de  boiines  rimes.  Un  prêtre 
catholique,  nommé  Deaiin,  aidait  le  bon  gentilhomme  dans 
l'cducation  qu'il  donnait  à  son  fils. 

Pope  était  né  rachitique  (t  un  peu  bossu,  il  était  d'une 
humeur  irritable  qui  lui  faisait  aimer  la  solitude,  et  pour- 
tant le  monde  l'attirait.  Déclaré  i^oë'e  dès  l'âge  de  seize 
ans,  Pope  se  rendit  à  Londres,  oii  il  étendit  le  cerc'e  de  ses 
études  littéraires  et  se  lia  d'amitié  avec  plusieurs  beaux 
e-prits  du  temps.  Il  publia  successivement  dans  le  Sp' da- 
teur d'Addison  :  une  éylogue  sacrée  du  Messiah^  un  poème  sur 
la  critique  ^  de  très-beaux  vers  à  la  mémoire  d'une  femme 
infortunée^  le  joli  poëme  de  la  Boucle  de  cheveux  enlevée,  le 
poëme  de  la  Forêt  de  Windsor  et  VÉpitri  d'Héloïse» 

A  Page  de  vingt-cinq  ans,  Pope,  possédant  tous  les  secrets 
de  la  versification  anglaise,  mais  sentant  bien  qu'il  serait 


248  NOTICE  SUR  POPE. 

toujours  plutôt  un  poëte  de  forme  qu'un  poëte  d'inspiration, 
se  mit  à  traduire  V Iliade;  il  mit  cinq  ans  à  faire  cette  tra- 
duction en  vers  anglais,  qui  est  fort  estimée  et  qui  fit  grand 
bruit  lors  de  son  apparition.  C'est  avec  le  produit  de  ce 
livre,  dont  les  éditions  se  succédèrent  rapidement,  que  Pope 
acheta  sa  belle  maison  de  campagne  de  Twickenham.  Il  s'y 
retira  avec  son  père  et  sa  mère  qu'il  honora  toujours  d'un 
respect  rehgieux.  Pope  entreprit  ensuite  la  traduction  de 
VOdijssée^  qu'il  ne  termina  point;  puis  il  publia  la  Danciade^ 
poëme  satirique  qui  lui  fit  beaucoup  d'ennemis;  il  fit  pa- 
raître après  ses  belles  épîtres  de  V Essai  sur  l homme  ^  où  se 
trouve  un  magnifique  éloge  de  lord  Bolingbroke ,  qui  était 
l'ami  de  Pope  et  qui  fut  aussi  celui  de  Voltaire. 

La  santé  de  Pope  était  des  plus  délicates,  on  peut  dire 
qu'il  souffrit  toute  sa  vie.  Il  mourut  à  cinquante-six  ans, 
pleuré  de  quelques  amis  et  surtout  de  Bolingbroke.  Pope 
méritait  d'inspirer  l'amitié;  une  des  dernières  paroles  qu'il 
dit  avant  de  mourir  fut  celle-ci  :  «  Il  n'y  a  de  méritoire  que 
a  la  vertu  et  l'amitié;  et  en  vérité,  l'amitié  est  elle-même 
a  une  partie  de  la  vertu.  » 

Pope  vécut  dans  le  commerce  des  grands,  mais  fans  les 
flatter;  il  était  avec  eux  sur  le  pied  d'égalité;  un  jour,  à 
j;able,  dans  une  réunion  chez  lui,  il  s'endormit  pendant 
que  le  prince  de  Galles,  son  illustre  convive,  dissertait  sur 
la  poésie. 

Pope  tient  dans  la  poésie  anglaise  le  rang  que  Boileau 
occupe  dans  la  poésie  française.  C'est  un  législateur,  un 
puriste,  un  des  plus  habiles  versificateurs  anglais.  Lord 
Byron  rend  hommage  à  la  verve  et  à  l'élégance  de  son 
style. 


LE  l'ETIT  BOSSU. 


Je  recommande  à  tous  mes  jeunes  lecteurs  qui  iront 
à  Londres  en  été,  de  ne  pas  manquer  de  visiter  Wind- 
sor, et  de  passer  au  moins  un  jour  dans  la  belle  forêt 
qui  entoure  cette  vieille  résidence  royale.  Notre  forêt  de 
Saint-Germain  et  notre  parc  de  Versailles  ne  sauraient 
donner  une  idée  de  cet  immense  Lois  majestueux,  dont 
les  arbres  géants  étendent  leurs  racines  à  travers  de 
vertes  pelouses  toutes  fleuries;  même  aux  jours  de  la  ca- 
nicule on  respire  sous  ces  ombrages  une  fraîcheur  par- 
fumée, on  y  sent  une  paix  profonde,  et  sans  les  oiseaux 
qui  chantent  par'voh^es  et  le  frissonnement  des  ci- 
mes des  arbres  ,  la  nature  y  semblerait  muette.  De 
même  qu'on  se  croirait  bien  loin  de  toute  civiUsation, 
si  parfois,  sur  les  belles  routes  sablées  qui  traversent  la 
forêt,  ne  passait  tout  à  coup  une  élégante  calèche  pleine 
de  lords  et  de  ladies. 

Par  une  matinée  du  mois  d'août  de  1693,  une  voiture 
de  voyage  traversait  la  partie  la  plus  sauvage  de  la  forêt 
de  Windsor;  aux  bagages  juchés  sur  l'impériale,  on 
voyait  que  ce  n'était  point  d'une  simple  promenade  qu'il 
s'agissait  pour  la  famille  enfermée  dans  cette  voiture  : 


250  LE  PETIT  BOSSU. 

la  course  rapide  des  chevaux  avait  un  J3ut  qu'on  voulait 
atteindre  au  plus  vite.  Les  voyageurs  ne  semblaient  pas 
s'intéresser  aux  beautés  de  la  nature  qui  se  déroulaient 
autour  d'eux.  Quoique  la  température  fût  tiède  et  l'air 
embaumé,  les  glaces  et  même  une  partie  des  stores  res- 
taient baissés.  —  Il  y  avait  dans  le  fond  de  cette  voiture 
une  lady  d'une  trentaine  d'années  qui  soutenait  dans 
ses  bras  un  jeune  garçon,  dont  la  tête  se  cachait  à  demi 
sous  la  mante  de  soie  de  cette  dame  fort  bêle,  qu'on  de- 
vinait être  sa  mère  à  la  manière  dont  elle  caressait ,  de 
ses  blanches  mains,  les  boucles  blondes  de  l'enfant  si- 
encieux.  Celui-ci  avait  onze  ans  et  paraissait  à  peine  en 
avoir  sept,  tant  il  était  chétif  et  délicat.  Sa  taille ,  tout  à 
fait  déviée,  eût  paru  même  fort  disgracieuse  sans  son 
petit  habit  de  velours  à  la  confection  duquel  l'amour 
maternel  avait  apporté  des  combinaisons  ingénieuses 
qui  dissimulaient  la  taille  contrefaite  du  pauvre  enfant. 

Sur  le  devant  de  la  voiture  était  assis  un  gentilhomme, 
à  la  mine  lière  et  sévère,  qui  ne  souriait  que  lorsque 
son  regard  s'arrêtait  sur  l'enfant  qui  semblait  endormi. 

ce  Le  voilà  qui  repose,  dit  la  mère  ;  comme  il  a  souf- 
fert dans  cette  école  des  méchancetés  de  ses  camarades  ! 
il  a  raison,  notre  cher  petit  Alexandre,  nous  devons  dé- 
sormais vivre  dans  la  soHtude  et  dérober  son  infirmité  à 
tous  les  yeux. 

—  La  solitude  me  plaira  autant  qu'à  notre  fils,  ré- 
pliqua le  gentilhomme,  car  je  ne  serai  plus  exposé  à 
rencontrer,  comme  dans  les  rues  de  Londres,  cette  foule 
de  protestants  maudits  et  quelques-uns  de  ces  vieux 
scélérats,  créatures  de  Gromwell,  qui  ont  fait  décapiter 
notre  roi  Charles  Ie^  » 


LE  PETIT   BOSSU.  2'jI 

Le  ^oiililliommc  oln  son  (•lia])enu  en  pronon<^anl  c(* 
nom,  et  la  danie  s'inclina. 

«  Je  gage,  reprit  le  père,  que  c'est  parce  que  noli-e 
enfant  était  ])on  catholique  et  fils  d'un  partisan  des 
Stuarts,  que  ses  compagnons  d'école  l'ont  maltraité! 
Les  misérables!  l'injurier!  lui,  si  intelligent,  si  grand 
déjà  par  l'esprit,  l'appeler  bossu  !  » 

A  ce  mot,  comme  s'il  eût  été  piqué  par  le  dard  d'une 
vipère,  l'enfant  bondit  ;  il  abandonna  le  sein  de  sa  mère 
et  se  plaça  debout  entre  elle  et  son  père. 

a  Oui,  dit-il,  enserrant  avec  rage  ses  petits  poings,  ils 
m'ont  appelé  bossu  !  et  cela  en  public,  le  jour  de  la 
distribution  des  prix  de  l'école,  devant  leurs  parents 
assemblés.  Oh  !  je  suis  sûr,  mon  père,  que  si  vous  aviez 
été  là,  vous  auriez  tiré  l'épée.  Mais  vous  étiez  en  voyage 
avec  ma  mère,  et  vous  n'avez  pu  venger  votre  fds.  » 

Tandis  qu'il  parlait  ainsi,  son  petit  corps  se  redres- 
sait, ses  yeux  jetaient  des  flammes,  son  visage  était  beau 
d'indignation. 

ce  Calme-toi,  disait  la  mère,  tu  sais  bien  qu'ils  étaient 
jaloux  parce  que  tu  avais  eu  tous  les  prix. 

—  Oui,  ils  étaient  jaloux,  continua  l'enfant,  jaloux  sur- 
tout de  cette  égiogue  de  Théocrite  que  j'avais  traduite  en 
vers  anglais ,  et  que  mon  maître  voulut  me  faire  réciter 
en  public.  Mais  quand  je  m'approchai  du  bord  de  l'es- 
trade, vêtu  de  ce  joli  costume  de  berger  que  ma  bonne 
tante  m'avait  fait  avec  tant  de  soin  et  qui ,  je  le  croyais , 
m' allait  si  bien ,  leurs  voix  formèrent  un  murmure  mo- 
queur et  ils  s'écrièrent  tous  :  Oh!  le  petit  bossu!  le 
petit  bossu! 

—  Tais-toi,  reprit  la  mère,  tu  nous  as  déjà  dit  tout 


252  LE  PEUT  P>OSSU. 

cela,  ne  le  répète  pas,  n'y  pensons  plus;  penseàta)3onne 
tante  que  nous  allons  retrouver  dans  notre  joli  cottage  de 
Benfield  :  elle  a  tout  préparé  pour  te  recevoir;  elle  amis 
dans  ta  chambre  les  livres  que  tu  aimes,  elle  a  ajouté  à 
ta  volière  des  oiseaux  nouvellement  arrivés  des  Indes; 
puis  vois  comme  la  nature  est  belle,  poursuivait  la  mère, 
qui  avait  levé  les  stores  de  la  voiture,  et  montrait  du 
geste  à  l'enfant  les  longs  arceaux  de  verdure  sous  les- 
quels la  voiture  roulait  toujours;  nous  allons  trouver 
notre  parterre  en  fleurs ,  notre  troupeau  paissant  sur  les 
pentes  des  gazons  verts.  Nos  belles  vaches  familières 
viendront  manger  le  pain  que  leur  tendra  ta  main. 
Allons,  souris,  mon  cher  petit  poëte,  et  oublie  les  mé- 
chants ! 

—  Vous  avez  raison,  ma  bonne  mère,  répliqua  Ten- 
fant  d'un  air  grave;  je  veux  aussi  m'oublier  moi-même, 
c'est-à-dire  ce  corps  défectueux  qui  fait  rire  quand  je 
passe;  je  ne  veux  songer  qu'aux  facultés  de  mon  âme, 
les  développer,  les  accroître;  je  veux  enfin  qu'un  jour  les 
œuvres  de  mon  esprit  me  placent  bien  au-dessus  de 
ceux  qui  me  raillent.  Dès  demain,  mon  père,  nous  com- 
mencerons de  fortes  études. 

—  Oui,  mon  fils,  reprit  le  gentilhomme,  j'ai  prévenu 
notre  bon  et  savant  voisin ,  le  curé  Deann ,  et ,  de  con- 
cert, nous  t'apprendrons  à  fond  le  grec  et  le  latin. 

—  Oui,  oui,  afin  que  je  puisse  lire  tous  les  poètes  de 
l'antiquité,  et  devenir  un  poëte  moi-même,  répondit 
l'enfant,  qui  avait  repris  toute  sa  sérénité.  Voyez, 
s'écria-t-il  en  se  penchant  à  la  portière,  ce  daim  effaré 
qui  court  à  notre  approche  avec  tant  de  vitesse,  il  s'est 
précipité  dans  ces  fourrés  de  verdure  et  il  a  disparu. 


/  ;^^^:A  .•:  2. ^K>^>-^,nrc7<^<^^ 


Elle  prin'enfaiit  et  l'emporta  comme  un  trésor. 


\A']   l'KTl'r    l'.OSSU.  255 

—  Voilà  lin  snji'l  (l'é^loguo,  (lil  le  prie,  nous  convicîii- 
drons  ainsi  de  jK'tils  llirnics  sm-  Icsfjncls  lu  fexerœras 
à  iaire  des  vers. 

—  Olî  !  quelle  heureuse  idée,  >»  dil  renraiit  en  sautant 
au  cou  de  son  père. 

Cependant  la  voiture  appiocliait  du  cottage,  et  ])ientot 
elle  entra  dans  une  grande  allée  d'ormes,  au  bout  de  a- 
quelle  on  apercevait  la  blanche  maison.  Miss  Lydia,  la 
bonne  tante  du  petit  Alexandre  et  sœur  de  son  père, 
attendait  debout  sur  le  seuil  de  la  porte  :  c'était  une 
excellente  fille  de  quarante  ans,  qui  n'avait  jamais  voulu 
se  marier  pour  prendre  soin  de  son  cher  neveu.  Un 
grand  chapeau  de  paille  rond  se  rabattait  sur  son  pla- 
cide visage,  et  une  robe  d'indienne  lilas  très -propre  et 
très-fine  dessinait  sa  taille  un  peu  forte.  Aussitôt  qu'elle 
entendit  le  bruit  des  roues,  elle  retrouva  ses  jambes  de 
vingt  ans  pour  courir  dans  l'avenue,  et  la  voiture  s'étant 
arrêtée ,  elle  prit  l'enfant  dans  ses  bras  et  l'emporta 
comme  un  trésor  bien  à  elle. 

Tandis  que  le  père  et  la  mère  faisaient  décharger  et 
ranger  les  bagages,  elle  conduisait  le  petit  Alexandre  à 
la  basse- cour,  au  vivier,  puis  dans  sa  jolie  chambre  tout 
à  côté  de  la  sienne,  pour  qu'elle  pût  veiller  la  nuit  sur 
son  sommeil,  et  enfin  dans  la  salle  à  manger,  où  s'éta- 
laient déjà  sur  la  table  dressée  toutes  les  friandises  an- 
glaises confectionnées  par  miss  Lydia;  c'étaient  de 
belles  jattes  de  crème  mousseuse,  des  poudings  blancs 
et  des  poudings  noirs ,  des  galettes  au  gingembre  et  à 
l'anis,  des  flans  saupoudrés  de  safran  et  de  cannelle 
pilée,  des  confitures  au  verjus  et  à  l'épinette.  Douceurs 
qui  paraîtraient  peut-être  un  peu  aventurées  à  des  pa- 


256 


LE  PETIT   IJOSSU, 


lais  français  ,  mais  qui  l'ont  les  délices  des  enfants  de 
Londres. 

On  se  mit  à  table ,  et  Alexandre ,  oubliant  ses  préoc- 
cupations d'études  et  de  savoir,  savoura  en  vrai  gour- 
mand tous  les  mets  préparés  par  la  bonne  tante  Lydia. 

Dès  le  lendemain,  le  curé  Deann ,  ancien  condisciple 


Soit  à  pied,  soit  sur  un  joli  pet:t  poney  que  son  père  avait  acheté  pour  lui . 

du  gentilhomme,  et  qui  vivait  retiré  dans  une  ferme  des 
environs,  fut  mandé  au  cottage  de  Benfield;  on  tint  con- 
seil et  il  fut  décidé  que  les  journées  de  l'enfant  se  par- 
tageraient entre  les  exercices  du  corps  et  ceux  de  l'intel- 
ligence; après  les  heures  d'études,  il  ferait  de  longues 


LE  PETIT  BOSSU.    <>  257 

promenades  dans  la  rorèt,  soit  à  pied,  soit  sur  un  joli 
petit  poney  que  sou  père  avait  acheté  pour  lui. 

L'enfant  se  soumettait  à  ces  promenades  parce  qu'il 
pouvait,  tout  en  les  faisant,  composer  des  vers  et  les 
réciter  tout  haut  en  face  de  la  nature  silencieuse  qui 
semblait  l'écouter.  C'était  surtout  les  vers  d'Homère 
et  de  Virgile  qu'il  se  plaisait  à  déclamer  de  la  sorte. 
Il  aimait  à  marier  l'harmonie  de  ces  belles  langues  an- 
tioues  aux  bruissements  mélodieux  des  cimes  des  vieux 
arbres. 

Un  an  s'était  à  peine  écoulé  que  l'enfant,  fortifié  par 
le  grand  air,  avait  une  carnation  rose  et  des  yeux  vifs  qui 
annonçaient  la  santé  et  presque  la  force.  Sa  taille  seule 
restait  chétive,  et  quand  il  se  regardait  par  hasard  dans 
'  un  miroir  ou  dans  un  courant  d'eau,  il  se  disait  triste • 
ment:  «  Oh!  je  serai  toujours  le  petit  tossu!  »  Mais 
relevant  aussitôt  fièrement  la  tête  :  «  Eh!  qu  importe! 
ajoutait-il,  si  je  suis  un  grand  poète.   » 

L'Iliade  l'enflammait  tellement  qu'il  s'exerça,  à  l'insu 
de  son  instituteur  et  de  son  père  ,  à  mettre  en  scène 
quelques-uns  des  personnages  d'Homère.  C'est  ainsi 
qu'à  l'âge  de  douze  ans  il  fit  sur  Ajax  une  espèce  de  tra- 
gédie en  vers  anglais ,  reflets  souvent  très-beaux ,  très- 
justes  et  très -concis  des  vers  d'Homère.  Quand  il  eut 
terminé  cet  essai  et  qu  ii  le  lut  un  soir  en  famille  à  la 
veillée,  ce  furent  de  la  part  du  père  et  du  maître  un 
étonnement  et  une  admiration  qu'ils  ne  purent  contenir. 
Quant  à  la  mère  et  à  la  tante,  leur  enthousiasme  éclata 
par  les  larmes  et  les  caresses  dont  elles  couvrirent  le  jeune 
poète. 

«  Voici  le  jour  de  sa  naissance  qui  approche,  dit  la 

17 


258  LE  PETIT  BOSSU. 

tante,  ei  il  faudrait  pourtant  bien  le  fêter  dignement,  ce 
cher  enfant,  qui  sera  la  gloire  de  sa  famille.  » 

Le  père  proposa  de  convier  toutes  les  familles  de  la 
noblesse  qui  habitaient  dans  les  environs,  et  de  leur 
lire,  pour  l'anniversaire  du  jour  de  la  naissance  de  son 
fils,  cette  tragédie  à'Ajax. 

Le  bon  curé,  la  mère  et  la  tante,  applaudirent  à  cette 
idée. 

«  Père,  répliqua  l'enfant,  ce  sera  bien  froid.  Si  M.  le 
curé  peut  trouver,  dans  ses  connaissances  et  dans  ses 
élèves,  les  acteurs  nécessaires,  ne  vaudrait-il  pas  mieux 
transformer  cette  salle  en  salle  de  spectacle,  et  y  jouer 
ma  tragédie!  C'est  moi  qui  remplirai  le  personnage 
d'Ajax* 

—  Quelle  idée  !  répliqua  la  mère  avec  crainte. 

—  Oh  !  je  vous  comprends,  reprit  l'enfant  un  peu  tris- 
tement, vous  avez  peur  que  je  ne  fasse  rire  ;  rassurez- 
vous,  on  ne  verra  plus  ma  taille,  on  n'entendra  que  mes 
vers,  et  cette  fois,  je  suis  tellement  sûr  de  moi,  que  je 
veux  que  mes  anciens  compagnons  d'école,  qui  m'ont 
raillé,  assistent  tous  à  cette  représentation.  » 

Les  désirs  de  l'enfant  n'étaient  jamais  combattus  par 
cette  famille  qui  l'adorait;  il  fut  donc  décidé  qu'une 
grande  fête  serait  donnée  au  mois  de  mai,  dans  le  riant 
cottage  de  Benfield.  Le  bon  curé  se  chargea  des  répéti- 
lions  de  la  tragédie  à'Ajax^  le  père  des  invitations,  la 
tante  de  la  lente  et  savante  <îonfeclion  du  lunch  splen- 
dide  qui  devait  être  servi  à  l'aristocratique  compagnie. 
Quant  à  la  tendre  mère,  elle  se  préoccupa  avec  un  soin 
plein  d'anxiété  du  costume  d'Ajax,  que  devait  revêtir 
son  petit  Alexandre  ;  elle  imagina  des  chaussures  pour 


LE   1>KTIT   IJOSSU.  259 

le  grandir,  uL  une  sorte  de  cuirasse  qui  dissinmlerail  la 
rondeur  des  épaules. 

Lorsque  ce  beau  jour  de  mai  arriva,  les  carrosses  ar- 


Eile  se  préoccupa  avec  un  soin  plein  d'anxiété  du  costume  d'Ajax. 

moriés  accoururent  de  toutes  parts  dans  les  avenues  de 
cette  grande  forêt  de  Windsor.  Les  oiseaux  chantaient 


260  LE  PETIT  BOSSa. 

sous  le  feuillage  naissant,  et  semblaient  souhaiter  la  bien- 
venue aux  invités.  Pas  un  des  anciens  compagnons  d'é- 
cole du  petit  Alexandre  n'avait  manqué  à  l'appel.  Il  y 
avait  là  plusieurs  lords  et  plusieurs  écrivains  célèbres  de 
l'époque,  de  belles  ladies  et  de  jolies  miss.  Toute  la 
compagnie  commença  par  prendre  le  lunch^  car  en  An- 
gleterre, bien  manger  est  un  plaisir  qu'on  ne  dédaigne 
pas;  nous  aurions  pu  ajouter  bien  boire ^  mais  nous  ne 
voulons  pas  faire  d'épigramme.  De  la  salle  à  manger 
toute  la  compagnie  passa  au  salon  boisé  qui  servait  de 
salle  de  spectacle  ;  dans  le  fond  était  une  estrade  qui  si- 
mulait la  scène,  et  devant  laquelle  tombait  un  rideau  de 
tapisserie  de  Beauvais.  Ce  rideau  s'ouvrit  aux  sons  delà 
musique,  et  l'on  aperçut  Ajax  sous  sa  tente.  Celui  qui 
représentait  le  héros  grec  parut  bien  un  peu  petit  et  dé- 
licat, mais  à  peine  eut-il  parlé  qu'on  n'entendit  plus  que 
sa  voix.  Les  vers  qu'il  récitait  étaient  un  écho  de  la 
grandeur  et  de  l'héroïsme  d'Homère;  c'était  quelque 
chose  de  nouveau  dans  la  poésie  anglaise;  l'oreille  en 
était  charmée  et  l'âme  saisie. 

Les  personnes  les  plus  considérables  de  l'assistance 
donnèrent  le  signal  des  applaudissements  ;  les  anciens 
compagnons  du  petit  Alexandre  battirent  des  mains  à 
leur  tour.  Ce  fut  un  véritable  triomphe. 

A  la  fin  de  la  pièce  on  redemanda  l'auteur  et  l'acteur, 
il  se  fit  un  peu  attendre;  mais  les  cris  redoublèrent. 
Enfin  il  parut  dépouillé  de  son  costume  et  de  ses  co- 
thurnes élevés;  sa  tète  était  expressive  et  belle,  mais 
son  corps  grêle  laissait  apercevoir  sa  difformité;  il  se 
tourna  vers  le  groupe  de  ses  compagnons  : 

«  Hélas  !  murmura-t-il,  je  suis  toujours  le  petit  bossu  î 


LE   PETIT   BOSS^n.  261 

—  Non  !  non  !  diront-ils  tous  à  Tunisson,  von«i  r*tos 
un  grand  poète!  »  Et  l'assistance  entière  cria  à  ébranler 
la  salle  : 

«  Vive  Alexandre  Pope  !  » 

Un  écho  de  la  forêt  répéta  comme  un  suprême  applau- 
dissement : 

«  Vive  Alexandre  Pope  !  » 


BENJAMIN  FRANKLIN 


NOTICE  SUR  BENJAMIN  FRANKLIN. 


Benjamin  Franklin  est  un  des  homnies  qui  ont  le  plus 
contribué  à  la  civilisation  et  à  l'émancipation  de  l'Amérique. 
Il  naquit  à  Boston,  dans  la  Nouvelle-Angleterre,  en  1707, 
d'une  famille  pauvre  et  nombreuse.  Son  père  était  un  fa- 
bricant de  chandelles;  ses  frères  étaient  aussi  de  simples 
artisans;  cependant  le  père,  très-intelligent,  s'apercevant 
du  goût  prononcé  que  le  petit  Benjamin  montrait  pour  l'é- 
tude, eut  l'idée  d'en  faire  un  ecclésiastique  et  l'envoya  dans 
une  école;  mais  trouvant  cette  éducation  trop  chère,  il  le 
mit  bientôt  dans  une  école  plus  petite  oii  l'enfant  apprenait 
seulement  à  écrire  et  à  compter.  Franklin  acquit  ainsi  en 
peu  de  temps  une  belle  écriture  ;  il  ne  réussit  point  au 
calcul.  Apprendre  à  lire  et  à  écrire  fut  tout  ce  qu'il  dut  à 
d'autres  qu'à  lui-même.  A  dix  ans,  son  père,  qui  avait  re- 
noncé à  en  faire  un  ministre,  le  reprit  chez  lui  et  voulut 
l'employer  à  son  métier,  mais  l'enfant,  qui  avait  une  imagi- 
nation très- vive,  ne  put  se  soumettre  à  ce  travail;  le  spec- 
tacle de  la  mer  l'enflammait,  il  rêvait  d'être  marin;  il  ap- 
prit de  bonne  heure  à  nager  et  à  conduire  une  barque.  Son 
père  voulut  réprimer  ce  penchant,  et  le  mit  en  apprentis- 
sage chez  un  coutelier,  mais  il  fut  encore  obligé  de  le  re- 
tirer chez  lui,  et  voyant  la  passion  excessive  de  son  fils  pour 
l'étude  et  la  lecture,  il  résolut  d'en  faire  un  imprimeur.  Un 
de  ses  enfants  avait  déjà  cet  état;  il  plaça  chez  lui  Benja- 
min à  Page  de  douze  ans,  sous  la  condition  d'y  travailler 


266  NOTICE  SUR   BENJAMIN  FRANKLIN. 

comme  simple  ouvrier  jusqu'à  vingt  et  un  ans,  sans  rece- 
voir de  gages  que  la  dernière  année. 

Franklin  devint  bientôt  très- habile  dans  ce  métier  qu'il 
aimait  parce  qu'il  lui  permettait  de  se  procurer  tous  les 
ouvrages  des  grands  poètes,  des  grands  historiens  et  des 
grands  philosophes  dont  le  génie  l'attirait;  il  se  mit  lui- 
même  à  écrire;  il  composa  de  petites  pièces,  entre  au- 
tres deux  chansons  sur  des  aventures  de  marins  que  son 
frère  imprima  et  lui  fit  vendre  par  la  ville.  L'une  de 
ces  chansons  eut  un  grand  succès,  ce  qui  flatta  beaucoup 
l'enfant;  mais  son  père,  qui  était  un  esprit  éclairé,  au- 
dessus  de  sa  profession,  lui  fit  comprendre  que  ses  vers 
étaient  très-mauvais  ;  il  s'essaya  dans  une  littérature  plus 
sérieuse . 

Son  frère  était  l'imprimeur  d'une  des  deux  gazettes  qui 
paraissaient  alors  à  Boston;  le  jeune  Benjamin  fit  pour  cette 
feuille  quelques  articles  qu'il  ne  signa  point,  mais  qui 
réussirent  fort.  Il  finit  par  faire  connaître  qu'il  en  était 
l'auteur,  et  tout  le  monde  le  loua,  excepté  son  frère,  qui  était 
jaloux  de  lui  et  le  maltraitait  sans  cesse;  bientôt  leurs  dis- 
sentiments augmentèrent,  Franklin  quitta  l'imprimerie  de 
son  frère;  celui-ci  le  discrédita  tellement  à  Boston  qu'il  ne 
put  trouver  de  travail  chez  aucun  imprimeur.  Il  résolut  de 
quitter  cette  ville  et  de  n'en  rien  dire  à  personne  :  il  s'em- 
barqua à  la  faveur  d'un  bon  vent  et  arriva  en  trois  jours  à 
New-York,  éloigné  de  trois  cents  milles  de  la  maison  pa- 
ternelle ;  il  avait  alors  dix-sept  ans,  il  était  sans  aucune 
ressource  et  ne  connaissait  pas  un  individu  auquel  il  pût 
s'adresser.  Ne  trouvant  pas  d'ouvrage  à  New- York,  il  se 
rendit  à  Philadelphie  où  il  fut  plus  heureux.  Le  gouverneur 
de  la  province  s'intéressa  à  lui  et  lui  offrit  de  l'envoyer  à 
Londres  chercher  tous  les  matériaux  d'une  imprimerie  qu'il 
voulait  établir. 

Francklin  accepta,  mais  ce  voyage  à  Londres  lui  causa 


NOTICE  SUR  HKN.IAMTN  FRANKLIN.  267 

mille  tribulations  et  peu  de  profit;  son  protecteur  ne  lui 
ayant  pas  fourni  l'argent  nécessaire  pour  vivre  h  Londres, 
il  fut  obligé  d'entrer  dans  une  imprimerie  ;  il  s'y  acquit 
une  réputation  de  courage  et  d'esprit  qui  le  rendit  le  mo- 
dèle de  ses  compagnons  :  bientôt  ayant  pu  se  faire  une 
petite  pacotille,  il  revint  à  Philadelphie  oii  il  s'associa  à 
l'un  de  ses  camarades  pour  monter  h  leur  compte  une  im- 
primerie. L'ami  de  Franklin  avait  apporté  les  fonds,  lui, 
fournit  son  labeur  assidu  et  son  expérience  déjà  exercée.  Il 
travaillait  jour  et  nuit,  il  voulait  parvenir  à  la  fortune  et 
surtout  à  la  considération.  Sa  seule  distraction  était  de 
réunir  toutes  les  personnes  distinguées  et  instruites  de  la 
province,  avec  lesquelles  il  dissertait  de  politique  et  de 
physique. 

Bientôt  l'associé  de  Franklin  le  laissa  seul  maître  de  leur 
imprimerie,  sa  fortune  prit  un  accroissement  rapide,  il  se 
maria  avec  miss  Read  qu'il  avait  longtemps  aimée.  Tous  les 
grands  hommes  ont  ainsi  dans  la  vie  une  femme  qui  devient 
comme  la  boussole  de  leurs  nobles  actions.  Franklin  fonda 
un  journal,  créa  plusieurs  établissements  utiles  de  li- 
brairie et  d'instruction  populaire;  il  commença  en  1732  à 
publier  son  Almanach  du  Bonhomme  Richard^  où  il  présente 
les  sages  conseils  et  les  plus  graves  pensées  sous  une  forme 
originale  qui  les  imprime  facilement  dans  l'esprit.  En  1736, 
Franklin  fut  nommé  député  à  l'assemblée  générale  de  la 
Pensylvanie,  et  Tannée  d'après  il  devint  directeur  des 
postes  de  Philadelphie  :  il  fut  très-utile  à  cette  ville  et  à 
toute  la  province  ;  il  arma  une  sorte  de  garde  nationale  de 
dix  mille  hommes  pour  la  défendre  contre  les  Indiens  qui 
la  menaçaient.  Il  continua  en  même  temps  de  fonder  des 
sociétés  savantes,  il  fit  des  études  spéciales  sur  l'électricité 
et  inventa  le  paratonnerre.  Il  créa  un  grand  établissement 
d'instruction  publique  quïl  soutint  de  son  crédit,  de  sa 
fortune  et  même  de  son  enseignement.   Cet  établissement 


268  NOTICE   SUR  BENJAMIN  FRANKLIN. 

est  devenu  aujourd'hui  le  collège  de  Philadelphie.  Il  aida 
à  fonder  des  hôpitaux  et  des  asiles  pour  les  pauvres  ;  en 
1757,  il  fut  envoyé  à  Londres  chargé  d'une  mission  politique; 
il  y  séjourna  jusqu'en  1762,  se  lia  avec  les  hommes  les  plus 
savants  de  Tépoque  et  fut  reçu  membre  de  la  Société 
royale  de  Londres  et  de  diverses  autres  académies  euro- 
péennes. 

Lorsque  la  guerre  de  l'indépendance  éclata  en  Amérique, 
en  1775,  Franklin  prit  une  grande  part  aux  résolutions  les 
plus  fermes  et  les  plus  courageuses.  Tandis  que  Washing- 
ton commandait  les  soldats  de  la  liberté,  Franklin  fut  chargé 
d'aller  demander  le  seéours  de  la  France  contre  l'Angle- 
terre ;  il  partit  en  1776.  Il  fut  accueilli  à  Paris  par  le  duc  de 
la  Rochefoucauld,  qui  l'avait  connu  à  Londres,  et  qui  le 
présenta  à  la  haute  société  de  Paris  et  à  la  cour.  Franklin 
réussit  par  son  grand  esprit,  ses  manières  simples  et  dignes, 
son  noble  visage  et  ses  beaux  cheveux  blancs  ;  il  sut  faire 
naître  parmi  la  noblesse  française  un  vif  enthousiasme  pour 
la  guerre  de  l'indépendance  de  l'Amérique.  M.  deLafayelte 
partit  à  la  tète  des  volontaires;  le  roi  Louis XVI,  entraîné 
par  l'opinion  publique,  conclut,  en  1778,  le  traité  d'alliance 
avec  les  États-Unis,  reconnus  comme  puissance  indépen- 
dante; la  même  reconnaissance  fut  faite  par  la  Suède  et  la 
Prusse.  Ayant  atteint  ce  but  qui  assurait  l'indépendance  de 
sa  patrie,  Franklin  resta  encore  plusieurs  années  en  France 
comme  ministre  plénipotentiaire,  il  s'établit  à  Passy  (dont 
une  des  rues  porte  aujourd'hui  son  nom)  ;  c'est  là  qu'il 
écrivit  plusieurs  de  ses  ouvrages  et  fit  de  nouvelles  expé- 
riences de  physique  ;  il  eut  le  bonheur  de  rencontrer  Vol- 
taire à  l'Académie  des  sciences,  il  lui  présenta  son  petit-fils 
et  lui  demanda  pour  lui  sa  glorieuse  bénédiction.  Voltaire 
posa  ses  mains  amaigries  et  tremblantes  sur  la  tête  de  l'en- 
fant et  s'écria  :  God  mid  liherty!  Dieu  et  la  liberté!  Voilà, 
ajouta-t-il,  la  devise  qui  convient  au  petit-fils  de  Franklin. 


NOTICE  SUR  BENJAMIN   FRANKLIN.  260 

Les  deux  grands  hommes  en  se  quittant  s'embrassèrent  les 
yeux  mouillés  de  larmes. 

Mais  Franklin,  se  sentant  affaibli  par  les  infirmités  de 
l'âge,  quitta  la  France  pour  aller  revoir  sa  chère  Amérique; 
quand  il  arriva  à  Philadelphie,  tous  les  habitants  de  la  ville  et 
tous  ceuxdes  environsà  unegrande  distance  accoururent  sur 
son  passage  et  le  saluèrent  comme  le  libérateur  de  la  pa- 
trie; il  fut  deux  fois  élu  président  de  TAssemblée,  mais  en 
1788  il  fut  contraint  par  la  souffrance  et  l'âge  de  se  reti- 
rer entièrement  des  affaires.  11  trouva  encore  assez  de  force 
pour  travailler  à  fonder  plusieurs  institutions  utiles;  il  écrivit 
contre  la  traite  des  esclaves;  rédigea  ses  Mémoires,  où  sa  vie 
honnête  et  glorieuse  se  déroule  comme  un  beau  fleuve  qui 
s'avance  tranquillement  vers  la  mort.  La  mort,  Franklin 
l'attendit  et  la  reçut  avec  résignation  au  milieu  des  utiles 
travaux  qui  remplirent  ses  dernières  années;  il  fut  attaqué 
de  la  fièvre  et  d'un  abcès  dans  la  poitrine  qui  terminèrent 
sa  vie  le  17  avril  1790,  à  l'âge  de  quatre-vingt-quatre  ans. 
Son  testament,  qui  renfermait  plusieurs  fondations  d'utilité 
publique,  se  terminait  par  cette  phrase  :  «  Je  lègue  à  mon 
ami,  l'ami  du  genre  humain,  le  général  Washington,  le 
bâton  de  pommier  sauvage  avec  lequel  j'ai  l'habitude  de  me 
promener  ;  si  ce  bâton  était  un  sceptre,  il  lui  conviendrait 
de  même.  »  Quel  éloge  éloquent  dans  ce  peu  de  mots 
et  quels  deux  grands  hommes  admirables  que  Washington 
et  Franklin!  ils  resteront  éternellement  comme  les  modèles 
du  désintéressement,  de  l'honneur  et  du  patriotisme! 

Plusieurs  années  avant  sa  mort,  Franklin  avait  composé 
lui-même  son  épitaphe,  la  voici  : 

ICI  REPOSE 

LIVRÉ   AUX  VERS 

LE   CORPS  DE   BENJAMIN  FRANKLIN,    IMPRIMEUR  ; 

COMME  LA  COUVERTURE  d'uN  VIEUX  LIVRE, 


Si70  NOTICE  SUR  BENJAMIN  FRANKLIN. 

DONT  LES  FEUILLETS  SONT  ARRACHÉS, 

ET  LA  DORURE  ET  LE  TITRE  EFFACÉS. 

MAIS  POUR  CELA  l'OUVRAGE  NE  SERA  PAS  PERDU  j 

CAR  IL  REPARAITRA, 

COMME  IL  LE  CROYAIT, 

DANS  UNE  NOUVELLE  ET  MEILLEURE  ÉDITION, 

REVUE  ET  CORRIGÉE 

PAR 

l'auteur. 

Lorsque  la  mort  de  Franklin  fut  connue,  une  consterna- 
tion générale  se  répandit  en  Amérique.  En  France,  à  la 
nouvelle  de  cet  événement,  l'Assemblée  nationale  ordonna 
un  deuil  public. 


BENJAMIN  FRANKLIN. 


Le  jeune  imprimeur  publiciste 

Le  spectacle  de  la  mer  est  tellement  saisissant  et 
grandiose,  que  toutes  les  imaginations  en  sont  frappées  ; 
l'homme  du  peuple  sent  son  âme  agrandie  devant  cette 
immensité,  l'enfant  s'en  étonne  et  s'en  émeut;  les 
grandes  scènes  de  la  nature  font  ressentir  aux  êtres  les 
plus  ordinaires  quelques-unes  des  sensations  des  ar- 
tistes et  des  poètes.  Si  l'aspect  de  l'Océan  est  sublime, 
le  rivage  d'un  port  de  mer  a  des  anfractuosités  pittores- 
ques, où  pendent  les  algues  marines  et  les  coquillages; 
quelquefois  des  grottes  ou  des  rocs  surplombés,  qui  sont 
autant  de  parages  familiers  aux  jeunes  riverains,  aimés 
et  explorés  par  eux. 

Par  une  belle  saison  d'automne,  un  enfant  de  huit  ou 
neuf  ans  allait  tous  les  soirs,  vers  la  tombée  de  la  nuit, 
nager  dans  la  rade  de  Boston.  Cette  ville  n'avait  pas 
alors  l'importance  qu'elle  a  acquise  aujourd'hui;  plus 
restreinte,  elle  n'était  qu'un  grand  centre  de  population 
des  colonies  anglaises  en  Amérique.  L'industrie  et  le 
commerce  s'y  développaient  cependant  avec  cette  activité 
régulière  et  incessante  qui  caractérise  le  génie  anglais. 


272  BENJAMIN  FRANKLIN, 

L'enfant  qui  chaque  soir  se  jetait  à  la  nage  d*une 
plage  voisine,  ou  essayait  de  s'emparer  de  quelque 
barque  abandonnée  pour  s'exercer  à  la  conduire  lui- 
même,  cet  enfant  était  vêtu  du  simple  habit  de  coton- 
nade des  petits  artisans;  mais  sa  taille  bien  prise,  son 
visage  expressif,  son  œil  bleu  et  interrogateur  faisaient 
qu'on  ne  pouvait  le  voir  passer  sans  le  remarquer,  aussi 
fut-il  bientôt  connu  de  tous  les  habitués  du  port.  Pas  un 
vietix  marin  qui  n'aimât  le  petit  Benjamin,  et  qui  ne  le 
hêlât  par  son  nom,  tandis  qu'il  se  glissait  comme  un 
poisson  à  travers  le  labyrinthe  des  barques.  Gagner  le 
large,  nager  en  pleine  mer  ou  y  conduire  une  barque 
dans  laquelle  il  s'était  jeté  sans  être  vu  (mais  qu'il  ra- 
menait toujours  religieusement  à  la  place  où  il  l'avait 
prise),  tel  était  l'exercice  passionné  auquel  se  livrait 
chaque  jour  Tenfant  robuste,  à  la  mine  intelligente. 
Aussitôt  qu'il  se  voyait  seul  entre  le  ciel  et  l'eau,  il  s'a- 
bandonnait à  une  sorte  de  joie  bruyante,  qui  se  tradui- 
sait tantôt  par  des  aspirations  prolongées  de  l'air  pur, 
aux  bonnes  senteurs  maritimes  et  par  des  gestes  sacca- 
dés dans  lesquels  il  semblait  se  détendre  et  s'allonger  ; 
tantôt  par  le  chant  vif  d'un  air  populaire,  auquel  il  as- 
sociait des  paroles  improvisées  sur  la  nature  et  sur  la 
liberté.  Parfois  il  gagnait  un  récif,  moitié  dans  la  barque 
et  moitié  en  nageant;  il  grimpait  jusqu'à  la  plus  haute 
pointe  du  roc  qui  sortait  du  milieu  des  flots,  il  y  mettait 
ses  habits  sécher  au  vent  de  l'Océan;  et,  s'asseyant  nu 
et  pensif,  il  contemplait  l'horizon  immense  :  devant  lui 
le  rivage,  le  port,  Boston,  la  campagne  américaine; 
derrière  lui,  l'étendue  incommensurable  des  vagues  en- 
hcées. 


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1''' 


18 


BENJAMIN  FRANKIJ.V. 


275 


Ce  qui  faisait  un  plaisir  si  vil'  du  mouvement  de  la 
mer  et  du  contact  de  la  nature  pour  le  petit  Benjamin, 
c'était  le  contraste  que  ces  heures  libres  du  soir  formaient 


Benjamin  avait  pour  besogne  spéciale  de  remuer  les  graisses 
dans  les  chaudières. 

avec  l'esclavage  qui  lui  était  imposé  tout  le  jour.  Le 
pauvre  enfant  devait,  dès  son  lever,  travaillera  un  métier 


276  BENJAMIN  FRANKLIN. 

qui  lui  répugnait  extrêmement.  Son  père  était  fabricant 
de  chandelles,  et  le  petit  Benjamin  avait  pour  besogne 
spéciale  de  remuer  les  graisses  dans  les  chaudières  et  de 
les  faire  couler  dans  les  moules  autour  des  mèches. 
L'enfant,  doué  de  sens  délicats  et  d'une  belle  imagina- 
tion, ne  s'était  soumis  qu'avec  une  grande  répugnance  à 
cette  occupation  à  laquelle  son  père  l'obligeait  depuis  un 
an  ;  envoyé  à  Fécole  de  cinq  à  huit  ans,  il  y  avait  appris 
avec  une  rare  facilité  à  lire  et  à  écrire;  il  aimait  les 
livres  avec  passion,  et  lisait  à  la  dérobée  ceux  dont  son 
père,  ouvrier  intelligent,  avait  formé  sa  bibhothèque. 
Parmi  ces  livres,  étaient  les  Vies  des  grands  hommes  de 
Plutarque,  et  quand  sa  lecture  était  finie,  son  bonheur 
était  d'aller  rêver  en  plein  air  et  en  pleine  mer;  il  ne  lui 
fallait  rien  moins  que  ces  heures  de  solitude,  pour  lui 
faire  prendre  en  patience  le  dégoût  des  heures  de  travail 
à  Jia  .fabrique;  l'odeur  qui  s'exhalait  des  chaudières 
l'écœurait,  et  lorsqu'il  était  obligé  de  toucher  avec  ses 
belles  petites  mains  blanches  aux  chandelles  encore  fu- 
mantes, il  éprouvait  une  répulsion  extrême.  Mais  il  se 
soumettait  au  labeur  qui  était  celui  de  son  père,  à  qui  il 
eût  craint  de  manquer  de  respect  en  lui  montrant  son 
dégoût  ;  seulement,  aussitôt  son  triste  travail  terminé,  il 
aspirait  au  vent  et  aux  flots  de  la  mer;  il  voulait  eff'acer  de 
ses  cheveux,  de  sa  chair  et  de  ses  vêtements,  cette  sen- 
teur de  graisse  rancequile  poursuivait  comme  le  stigmate 
de  son  travail  répugnant.  Mais  à  peine  s'était-il  baigné 
et  avait -il  embrassé  la  nature,  qu'il  se  sentait  redevenir 
un  enfant  élu  de  Dieu,  doué  de  qualités  exceptionnelles 
qui  se  développeraient,  et  qui  le  feraient  grand  malgré 
tous  les  obstacles  de  sa  position  sociale.  La  lecture  des 


BTilN.ïAMIN    FHANKLIX.  277 

Vies  de  Plutarque  le  disposait  aux  luttes  et  aux  obstacles, 
et  lui  faisait  entrevoir  la  gloire. 

Il  avait  bien  raison  de  penser  ((ue  les  obstacles  ne 
sont  rien  contre  les  facultés  naturelles  qui  font  les  grands 
hommes.  Tous  les  récits  qui  composent  ce  livre  fait  pour 
la  jeunesse,  concourent  à  lui  prouver  que  la  persévé- 
rance et  Tétude  rompent  toutes  les  barrières  que  l'on  op- 
pose aux  nobles  instincts.  Les  sociétés  modernes  se  sont 
beaucoup  occupées,  de  l'amélioration  intellectuelle  des 
classes  pauvres;  c'est  un  bien,  car  l'homme  policé  et  à 
demi  instruit  est  meilleur  et  plus  doux  que  1  homme  à 
l'état  de  nature.  Mais  c'est  un  mal  aussi  au  point  de 
vue  de  l'originalité  et  de  la  grandeur  de  l'esprit  hu- 
main. La  diffusion  de  l'instruction  produit  une  foule  de 
médiocrités ,  de  fausses  vocations  et  de  vanités  mer- 
cantiles. Au  lieu  de  cela,  quand  il  fallait  escalader  le 
savoir  comme  un  roc  ardu,  s'y  meurtrir  et  parfois 
s'y  briser,  ceux-là  seuls  qui  se  sentaient  l'âme  robuste 
tentaient  l'ascension;  ils  allaient,  ils  allaient  toujours 
à  travers  les  misères  et  les  angoisses,  ils  savaient  bien 
qu'ils  arriveraient  à  la  gloire,  et  resteraient  comme 
la  tête  et  le  flambeau  des  nations.  Aujourd'hui,  nous 
n'avons  plus  que  le  niveau  des  moyennes  et  blafardes 
clartés. 

Mais  revenons  à  notre  pauvre  enfant  perché  sur  le 
sommet  d'un  récif,  et  songeant  d'un  bel  avenir.  Lors- 
qu'il rentrait  au  logis  de  son  père,  au  retour  de  ces  ex- 
cursions vivifiantes,  il  y  rapportait  un  front  radieux  et 
un  corps  reposé.  Après  le  repas  du  soir,  et  quand  la 
prière  en  commun  était  dite,  il  se  retirait  dans  l'étroite 
chambre  où  il  couchait,  se  mettait  à  lire  ses  livres  pré- 


278  BKNJAiMIN   FRANKLIN.' 

férés,  et  s'exerçait  déjà  dans  de  petites  compositions. 
Quoiqu'il  passât  souvent  une  partie  de  la  nuit  à  ce  tra- 
vail, qui  était  pour  lui  un  plaisir,  le  lendemain,  dès 
l'aube,  il  n'en  était  pas  moins  sur  pied  et  se  rendait  bien 
vite  à  la  fabrique,  pour  aider  son  père  à  faire  des  chan- 
delles. Son  père,  touché  de  tant  de  douceur  et  de  zèle,  et 


Il  s'exerçait  déjà  dans  de  petites  compositions. 

voulant  faciliter  la  passion  que  l'enfant  avait  pour  s'in- 
struire, lui  dit  un  jour  :  «  Je  vois  bien  que  tu  ne  peux 
t'habituer  à  mon  métier  ;  ton  petit  frère  qui  pousse  et 
grandit  m'aidera,  et  toi,  tu  iras  travailler  à  l'imprimerie 
de  ton  frère  aîné  ;  cet  état  te  convient  puisque  tu  aimes 


BENJAMIN  FBANKI.IN.  279 

tant  les  livres;  kl  tu  pourras  eu  avoir  facilement  par  tous 
les  libraires  de  la  ville.  « 

L'enfant  bondit  de  joie  à  ces  paroles;  depuis  long- 
temps il  enviait  la  profession  de  son  IVère  aine,  mais  ja- 
mais il  n'avait  osé  espérer  (jue  son  père  lui  permettrait, 
de  la  suivre  un  jour. 

Travailler  dans  une  imprimerie  n'a  jamais  répugné 
aux  philosophes,  aux  poètes  et  aux  moralistes  ;  témoin 
notre  Béranger  et  notre  de  Balzac.  Il  y  a  dans  cette  com- 
position matérielle  d'un  livre,  une  sorte  d'association 
avec  son  enfantement  intellectuel;  c'est  comme  le  corps 
et  l'âme  d'une  créature. 

Fabriquer  les  plus  beaux  livres  de  la  littérature  an- 
glaise, en  saisir  quelque  fragment  tout  en  alignant  les 
lettres  de  plomb  dans  les  cases,  respirer  la  pénétrante 
odeur  de  l'imprimerie  au  lieu  de  la  senteur  si  fade  et  si 
repoussante  de  ses  odieuses  chandelles,  cela  sembla  le 
paradis  les  premiers  jours  à  notie  petit  Benjamin  ;  si 
bien  qu'il  oublia  à  quelles  dures  conditions  son  frère 
l'avait  reçu  apprenti  dans  son  imprimerie.  Ce  frère  aîné, 
nommé  James,  était  aussi  calculateur  et  positif,  que 
l'enfant  rêveur  l'était  peu;  il  n'avait  consenti  à  prendre 
lé  petit  Benjamin  chez  lui,  qu'à  la  condition  qu'il  y  tra- 
vaillerait comme  simple  ouvrier  jusqu'à  vingt  et  un  ans, 
sans  recevoir  de  gages  que  la  dernière  année. 

Les  premières  années  de  cet  apprentissage  passèrent 
assez  doucement  pour  le  petit  Benjamin,  qui  trouvait 
toujours  un  grand  bonheur  dans  l'étude  et  dans  ses  ex- 
cursions en  mer.  Son  frère,  pourvu  que  les  journées 
d'atelier  eussent  été  bien  remplies,  ne  se  préoccupait 
guère  que  l'enfant  manquât  ses  repas  et  prît  sur  son 


280  BENJAMIN  FRANKLIN. 

sommeil  pour  se  livrer  à  ses  grands  et  invincibles  in- 
stincts. 

Un  riche  marchand  anglais  fort  instruit,  qui  fréquen- 
tait l'imprimerie,  s'intéressa  au  jeune  apprenti  dont  il 
avait  deviné  l'intelligence;  il  lui  ouvrit  sa  belle  biblio- 
thèque, une  des  plus  considérables  de  Boston  ;  il  fit 
plus,  il  dirigea  ses  lectures,  et  lui  apprit  à  les  classer  par 
ordre  dans  sa  mémoire  ;  il  lui  fit  lire  d'abord  la  série  de 
tous  les  historiens  anciens  et  modernes,  ajoutant  à  l'his- 
toire des  peuples  connus  de  l'antiquité,  l'histoire  de  la 
découverte  des  pays  et  des  peuples  nouveaux;  puis  les 
chroniques  et  les  mémoires  qui  prêtent  aux  faits  généraux 
les  détails  et  la  vie  ;  il  lui  fit  lire  aussi  tous  les  ouvrages 
les  plus  célèbres  de  religion,  de  morale,  de  science,' de 
politique  et  de  philosophie;  enfin  les  grands  poètes,  qui 
sont  comme  le  couronnement  radieux  de  ce  merveilleux 
édifice  de  l'esprit  humain  construit  patiemment  de  siècle 
en  siècle  par  toutes  les  intelligences  élues  de  tous  les 
pays.  Dans  les  grands  poètes,  il  trouvait  l'essence  et 
comme  la  condensation  de  tous  les  génies.  Homère  et 
Shakspeare  résument  en  eux  tous  les  savoirs  et  toutes 
les  inspirations. 

La  poésie  le  passionna  et  lui  donna  le  vertige;  dès  son 
enfance,  il  avait  fait  des  vers  incorrects  et  sans  règle  ;  il 
voulut  en  écrire  de  châtiés  et  d'irréprochables,  suivant 
les  préceptes  que  Pope  venait  de  traduire  d'Horace  et  de 
Boileau.  Mais  en  poésie,  la  volonté  ne  suffit  pas  ;  il  faut 
avoir  été  touché  du  feu  sacré. 

Benjamin  ne  discernait  pas  encore  sa  véritable  voca- 
tion ;  comme  il  était  ému  en  face  de  la  nature,  il  se  crut 
poëte  ;  il  n'improvisait  plus  ses  vers  comme  autrefois  sur 


liKN.IAiMIN    ri^ANRLlN.  283 

de  vieux  airs  ;  il  les  écrivait  avec  soin,  et  ne  les  chantait 
que  lorsqu'il  était  content  de  leur  l'orme.  C'est  ainsi  qu'il 
lit  doux  ballades  sur  des  aventures  de  marins  ;  il  les 
chanta  à  quelques  vieux  matelots,  ses  amis  de  la  mer  ; 
ils  en  furent  enchantés,  les  répétèrent  en  chœur,  et  leur 
assurèrent  une  sorte  de  succès  populaire.  Le  frère  de 
Benjamin,  sachant  qu'il  y  trouverait  son  prolit,  imprima 
les  deux  ballades  et  envoya  l'enlant  les  vendre  le  soir  par 
la  ville.  Benjamin,  vêtu  de  sa  jaquette  d'atelier,  poussait 
en  avant  une  petite  brouette  toute  chargée  de  feuillets 
humides,  et  attirait  l'attention  des  passants  sur  ses  bal- 
lades qu'il  fredonnait.  Il  en  vendit  énormément  dans  les 
rues,  sur  les  places  publiques,  et  principalement  sur  le 
port,  où  chaque  matelot  et  chaque  mousse  voulurent 
avoir  les  chansons  de  leur  petit  ami.  Il  rapportait  reli- 
gieusement à  son  frère  tout  l'argent  de  cette  vente. 
Quant  à  lui,  il  se  contentait  de  l'espèce  de  gloire  qu'il 
pensait  en  recueillir. 

Son  père,  qui  était  un  homme  de  bon  sens,  doué  de 
facultés  naturelles  très-élevées,  interposa  son  autorité 
entre  l'âpreté  du  frère  et  la  vanité  naissante  du  petit 
poëte;  il  ne  voulut  pas  que  Benjamin  continuât  cette 
vente  publique,  et  lui  déclara  très-nettement  que  ses 
vers  étaient  mauvais.  L'honnête  ouvrier  possédait  ce  que 
nous  avons  plusieurs  fois  constaté  dans  des  natures  à 
demi  incultes,  un  instinct  très-sûr  pourjuger  des  beautés 
de  Fart  et  de  la  poésie;  il  les  sentait  plus  qu'il  ne  les 
analysait,  mais  son  sentiment  suffisait  pour  lui  inspirer 
une  sorte  de  critique  toujours  juste;  entendait-il  de  la 
musique  ou  Usait-il  des  vers,  il  goûtait  les  passages  les 
plus  beaux  aussi  bien  que  l'eût  fait  un  artiste  de  profe^- 


284  BENJAMIN  FRANKLIN. 

sion.  Comme  délassement,  il  aimait  à  lire  les  grands 
poètes  après  sa  journée  de  travail,  et  c'est  sur  leur  génie 
qu'il  s'appuya  pour  convaincre  Benjamin  de  l'infériorité 
de  ses  propres  vers;  il  comprenait  bien  qu'en  ceci,  l'au- 
torité d'un  père  n'aurait  pas  suffi,  et  surtout  quand  ce 
père  n'était  qu'un  pauvre  artisan. 

Il  choisit,  pour  accomplir  son  dessein,  trois  des  plus 
belles  scènes  de  Shakspeare  :  une  de  la  Mort  de  César, 
une  de  la  Tempête  et  une  de  Roméo  et  Juliette^  où  tour  à 
tour  le  poëte  avait  peint  l'héroïsme  de  la  patrie  et  de  la 
liberté  ;  le  spectacle  des  éléments  déchaînés  ;  la  douceur 
et  la  tristesse  de  l'amour.  Le  bon  ouvrier  lut  à  son  fils 
avec  simplicité  les  trois  scènes.  Benjamin  passait  de  l'en- 
thousiasme à  l'attendrissement.  «  C'est  beau!  s'écriait-il, 
c'est  beau  à  faire  tressaillir  tout  un  peuple  rassemblé  !  » 

Le  père  prit  alors  les  deux  ballades;  et,  souriant  ma- 
licieusement, il  dit  à  l'enfant  :  «  Tu  avais  à  exprimer  les 
mêmes  sentiments  que  le  grand  Williams  ;  tu  avais  à 
décrire  les  fureurs  de  la  mer;  le  courage  de  glorieux  ma- 
rins qui  se  dévouent  et  meurent  pour  leur  patrie  ;  l'amour 
d'une  jeune  fille  pour  un  jeune  matelot;  eh  bien!  lis  et 
compare  :  dans  tes  vers,  pas  une  image;  pas  une  expres- 
sion qui  aille  au  cœur  et  le  remue;  des  mots  communs 
ou  grotesques  qui  semblent  rire  du  sentiment  qu'ils 
veulent  exprimer  ;  une  mesure  tantôt  sautillante  et  tantôt 
traînante,  qui  est  celle  des  chansons  de  baladins  et  des 
complaintes  d'aveugles;  enfin,  un  tel  désaccord  entre  le 
sujet  et  la  forme,  que  toi-même  tu  ne  pourrais  entendre 
sans  hilarité  ces  récits  qui  étaient  destinés  à  faire  pleu- 
rer. 5>  Et  le  voilà  qui  se  met  à  lire  tout  haut  les  deux 
ballades. 


BENJAMIN  FRANKLIN. 


285 


Benjamin  essayait  en  vain  de  l'interrompre  en  s'é- 
criant  :  «  Ohl  que  vous  avez  raison!  que  c'est  mauvais, 
que  c'est  plat!  j'étais  fou  de  me  croire  poëte,  je  ne  le 


^^§mr¥s- 


Que  c'est  mauvais,  que  c'est  plat  I 

serai  jamais,  et  pourtant,  ajouta-t-il  tristement,  j'aime 
et  je  sens  la  poésie. 

—  Et  moi  aussi,  mon  enfant,  je  la  sens,  mais  je  suis 


285  BENJAMIN  FRANKLIN. 

incapable  de  l'exprimer,  et  de  jamais  faire  même  une  de 
tes  chansons  d'aveugles. 

—  Dois-je  donc,  continua  l'enfant  pensif,  renoncer 
aux  occupations  de  l'esprit,  pour  lesquelles  il  me  sem- 
Jolait  que  j'étais  né?... 

—  Eh  !  non,  non,  répliqua  le  père;  mais  il  faut  t' exer- 
cer à  écrire  en  prose  sur  divers  sujets,  et  bien  connaître 
ta  vocation  avant  de  te  livrer  au  public  ;  peut-être  seras- 
tu  un  philosophe  moraliste,  un  publiciste  de  journaux, 
ou  peut-être  un  orateur;  mais  ne  te  hâte  pas,  par  vanité, 
de  faire  parler  de  toi,  attends  que  le  bruit  vienne  te  cher- 
cher; crois-moi,  la  fortune  et  la  gloire  durables  n  arri- 
vent que-lentement.  » 

Benjamin,  qui,  ainsi  que  tous  les  êtres  destinés  à  de- 
venir grands,  n'avait  aucune  présomption,  reçut  cette 
leçon  de  son  père  et  s'y  soumit  ;  elle  se  grava  même  si 
profondément  dans  son  âme,  qu'elle  sembla  diriger  toutes 
les  actions  de  sa  vie.  Suivant  le  conseil  de  son  père,  il 
s'exerça  à  écrire  sur  tous  les  sujets  :  il  prit  pour  modèle 
les  meilleurs  auteurs  anglais  de  la  mère  patrie  ;  il  lut  le 
Spectateur  d'Addison  (ce  premier  modèle  des  revues  an- 
glaises), et  se  mit  à  composer  des  articles  de  journaux; 
ridée  de  les  faire  paraître  ne  lui  vint  pas  encore,  mais 
elle  devait  lui  être  suggérée  bientôt. 

Il  ne  rêvait  qu'au  moyen  de  perfectionner  et  d'agran- 
dir son  esprit;  ayant  lu  dans  un  livre  qu'une  nourriture 
végétale  maintenait  le  corps  sain,  et  les  facultés  de  l'es- 
prit toujours  actives,  il  ne  se  nourrit  plus  que  de  riz,  de 
pommes  de  terre,  de  pain,  de  raisin  sec  et  d'eau.  Cette 
nourriture  frugale  lui  donnait  le  moyen  d'économiser 
pour  acheter  plus  de  livres;  il  finit  par  renoncer  à  son 


BENJAMIN  FR.VNKFJN.  287 

régime  pytliagorique;  c'est  raventnro  suivante  qui  l'y 
décida  :  il  allait  quelquefois  à  la  peclie  pour  son  père  ou 
son  frère;  il  leur  rapportait  son  butin,  mais  jamais  il  n'y 
goûtait.  Un  jour,  on  lui  fil  remarquer  dans  le  ventre 
d'un  des  poissons  qu'il  avait  péchés,  un  autre  tout  petit 
poisson  :  a  Oh  !  oh  !  dit-il,  puisque  vous  vous  mangez 
entre  vous,  je  ne  vois  pas  pourquoi  nous  nous  passerions 
de  vous  manger.  » 

Boston,  qui  est  devenue  la  ville  la  plus  lettrée  des  États- 
Unis,  l'était  déjà  à  cette  époque;  il  y  paraissait  plusieurs 
journaux;  le  frère  de  Benjamin  en  publiait  un  qui  s'ap- 
pelait le  Courrier  de  la  nouvelle  Angleterre.  La  rédaction 
en  était  faible,  et  le  jeune  rêveur  sentait  bien  qu'il  serait 
désormais  capable  de  faire  de  meilleurs  articles  que  ceux 
qu'on  vantait  autour  de  lui.  Mais  il  redoutait  les  moque- 
ries de  son  frère,  esprit  médiocre  et  envieux,  et  il  savait 
bien  que  s'il  lui  présentait  des  pages  signées  de  son 
nom  pour  le  journal,  elles  seraient  refusées  ;  il  rêva  long- 
temps comment  il  pourrait  lui  faire  parvenir  incognito 
des  articles  sur  la  politique  et  les  sciences;  enfin  il  se 
décida  à  contrefaire  son  écriture,  et  à  glisser  le  soir, 
sous  la  porte  fermée  de  l'imprimerie,  ces  pages  desti- 
nées au  Courrier  de  la  nouvelle  Angleterre.  Tous  les 
articles  qu'il  fit  ainsi  parvenir  successivement  à  son  frère 
lurent  imprimés  dans  le  journal,  et  bientôt  on  ne  parla 
plus  que  du  publiciste  anonyme  qui  l'emportait  sur  tous 
les  publicistes  connus. 

Enhardi  par  le  succès.  Benjamin  se  fit  connaître;  cha- 
cun le  combla  d'éloges,  excepté  son  frère,  dont  la  jalousie 
redoubla.  La  vanité  de  celui-ci  souffrait  de  son  infério- 
rité et  ne  pouvait  être  vaincue  que  par  son  intérêt:  c'est 


288  BENJAMIN  FRANKLIN. 

ce  qu'il  montra  trop  bien  peu  de  temps  après  ;  un  article 
de  sa  gazette  ayant  déplu,  l'autorité  lui  défendit  d'en 
continuer  la  publication.  James,  qui  tenait  avant  tout  à 
l'argent,  eut  recours  à  un  stratagème  pour  ne  pas  sus- 
pendre son  journal  dont  il  tirait  chaque  jour  un  gain 
assuré  :  il  le  fit  paraître  sous  le  nom  de  son  frère,  et, 
pour  faire  croire  à  tous  à  la  réalité  de  cette  fiction,  il 
rendit  à  Benjamin  son  engagement  d'apprenti  qui  le 
liait  jusqu'à  vingt  et  un  ans;  mais  il  prit  la  précaution 
de  lui  faire  signer  un  nouvel  engagement  secret  qui  l'en- 
chaînait sinon  en  public,  du  moins  devant  sa  con- 
science. 

Le  studieux  adolescent  consentit  à  tout  pour  continuer 
à  faire  paraître  ses  travaux,  et  aussi  dans  l'espérance 
que  son  frère,  touché  par  le  profit  que  lui  rapportait  cette 
gazette,  se  départirait  de  sa  rigueur  envers  lui;  mais  il 
est  des  âmes  communes  et  jalouses  qui  se  donnent  pour 
mission  d'être  les  mauvais  génies  des  âmes  élevées  :  les 
exploiter  et  les  abaisser,  tel  est  le  but  incessant  de  leur 
envie.  James,  humilié  de  la  supériorité  déjà  éclatante  de 
son  frère,  l'accablait  de  la  plus  rude  besogne,  dans 
l'espérance  que  cette  supériorité  faiblirait  :  du  matin  au 
soir  il  le  forçait  à  travailler  à  l'imprimerie,  quoiqu'il  le 
vît  pâle  et  défait  lorsqu'il  avait  passé  la  nuit  à  écrire 
pour  son  journal. 

Un  jour.  Benjamin,  lassé  de  cette  lutte  et  de  cette 
exploitation,  déclara  à  son  frère  qu'il  voulait  sa  liberté. 

James  l'appela  traître  et  parjure. 

«  Je  sais  bien  que  je  manque  à  ma  parole,  répliqua  le 
pauvre  garçon,  qui  avaitle  cœur  droit  ;  mais  vous,  James, 
ous  manquez  à  la  justice  et  à  la  bonté.  » 


HENJAMIN  FRANK f.lN. 


289 


Et  il  qnitla  la  maison  de  son  frère  pour  n'y  jjlns  re- 
paraître. 

James,  furieux,  alla  se  plaindre  liautement  à  son  père; 
il  c'har<i^ea  Benjamin  d'accusations  odieuses;  il  le  déci'ia 
chez  tous  les  imprimeurs  de  Boston,  si  bien  que  l'accusé 
n'osa  plus  se  montrer.    Cependant  la  nécessité  le  pres- 


Jamcs  l'appela  traîlre  et  parjure. 

sait.  Oii  s'abriter?  comment  se  nourrir?  Soutenu  par  la 
vigueur  de  son  esprit  si  au-dessus  de  son  âge,  il  se  ré- 
solut à  faire  quelques  tentatives,  et  alla  frapper  à  plu- 
sieurs imprimeries.  Toutes  lui  furent  fermées. 

Désespéré,  n'ayant  plus  pour  ressources  que  quelques 

19 


290  BENJAMIN   FRANKLIN. 

monnaies  anglaises  (en  tout  la  valeur  de  cinq  francs), 
il  alla  s'asseoir  sur  le  rivage  de  la  mer,  et,  malgré  lui,  il 
se  prit  k  pleurer;  ce  soir  là,  il  ne  songea  ni  à  nager  ni  à 
ramer  au  loin.  Gomme  il  se  lamentait  ainsi,  sans  regar- 
der les  vagues  qui  mouillaient  ses  pieds,  le  capitaine 
d'un  brick,  un  de  ses  vieux  amis,  passa  près  de  lui. 

«  Quoi  !  Benjamin  devient  paresseux  au  plaisir?  Ben- 
jamin ne  nage  plus,  Benjamin  ne  chante  plus?  lui  dit-il 
en  lui  frappant  sur  l'épaule  ;  puis  il  ajouta  :  Benjamin 
ne  veut-il  pas,  pour  se  distraire,  venir  boire  un  coup  à 
mon  brick,  qui  est  en  partance  demain  pour  New- York?» 

Touché  de  la  bonté  du  vieux  marin,  Benjamin  lui 
conta  toutes  ses  peines. 

ce  Eh  bien  !  lui  dit  le  capitaine  après  avoir  écouté  son 
récit,  si  tu  m'en  croyais,  tu  n'en  ferais  ni  une  ni  deux, 
et  tu  partirais  demain  avec  moi  pour  New- York  ;  peut- 
être  y  trouveras-tu  de  l'ouvrage  :  en  tout  cas,  tu  iras 
jus([u  à  Philadelphie,  où  j'ai  un  parent  imprimeur,  qui 
te  recevra  comme  un  fils.  » 

Benjamin  avait  l'esprit  aventureux  ;  il  agréa  avec  joie 
la  proposition  du  capitaine,  et  le  soir  même  il  était  à  son 
bord. 

Favorisés  par  un  beau  temps,  ils  arrivèrent  rapide- 
ment à  New-Y^ork;  mais,  n'y  ayant  pas  trouvé  d'ouvrage, 
Benjamin  en  repartit  aussitôt  pour  Philadelphie,  muni 
d'une  lettre  du  bon  capitaine  à  son  parent,  l'imprimeur 
Keirmer.  Il  trouva  une  maison  hospitalière,  un  maître 
intelligent  et  doux,  qui  comprit  tout  ce  que  valait  le 
noble  adolescent,  et  le  traita  comme  son  propre  enfant. 
Benjamin  travailla  avec  ardeur  pour  prouver  sa  gratitude, 
(^-t  bientôt  il  devint  le  chef  de  l'imprimerie.  Mais  un  la- 


lUON.IAMlX   FRANKLIN.  £91 

beur  plus  élevé,  la  j)olili(|iio,  la  science,  Tall irait  tou- 
jours; quand  le  soir  élail  venu  et  qu'il  se  jiioinenait 
seul  dans  la  campagne  de  Pliiladelpliie,  il  se  demandait 
souvent  avec  tristesse  si  (pielque  voie  lui  serait  enfin 
ouverte  pour  accom])lir  sa  destinée. 

Un  soir,  assis  sur  uneliaulenr  (jui  dominait  la  ville,  il 
s'y  oublia  jusqu'à  la  nuit.  Tout  à  coup  un  oia;^e  le  sur- 
prit, un  de  ces  orages  formidables  dont  ceux  des  con- 
trées européennes  ne  sauraient  nous  donner  une  idée;  la 
foudre  éclata  sur  un  édifice  et  y  mit  le  feu  ;   bientôt  la 
flamme  s'étendit  et  dévora  le  monument.  Benjamin  ac- 
courut, guidé  par  la  sinistre  lueur;    plusieurs  personnes 
avaient  péri;  c'était  un  spectacle  navrant.  Le  jeune  sa^ 
vant  rentra  le  cœur  brisé,  et  passa  la  nuit  à  méditer,  la 
tête  penchée  sur  sa   table  de  travail  :   il  avait  depuis 
quelque  temps  constaté  le  pouvoir  qu'ont  les  objets  tail- 
lés en  pointe   de   déterminer  lentement  et  à  distance 
l'écoulement  de  l'électricité  ;  il  se  demanda  si   on  ne 
pouvait  pas   faire   de   ces  objets  une  application  utile 
qui   fît    descendre   ainsi   sur   la   terre   l'électricité  des 
nuages;  il  se  dit  que  si  les  éclairs  et  la  foudre  étaient 
des  effets  de  l'électricité,  il  serait  possible  de  les  diri 
ger  et  de  les  empêcher  de  détruire  et  de  ravager.  C'est 
aux  réflexions  de  cette  nuit  de  veille  douloureuse  qu'on 
dut  plus  tard  le  paratonnerre,  dont  Benjamin  fut  l'in- 
venteur. 

Cependant  la .  renommée  d'un  savant  si  précoce  ne 
tarda  pas  à  se  répandre  dans  Philadelphie.  Sir  William 
Keith,  gouverneur  de  la  province,  qui  était  un  homme 
remarquable,  voulut  le  voir  et  l'interroger;  il  comprit  ce 
que  deviendrait  dans  l'avenir  ce  jeune  et  hardi  génie.  Il 


?92  BENJAMIN  FRANKLIN. 

songea  à  l'attacher  à  la  mère  patrie  par  les  liens  de  la 
reconnaissance  et  de  la  gloire. 

«  Voulez-vous  aller  à  Londres,  lui  dit-il,  vous  partirez 
sur  un  vaisseau  de  l'Etat,  vous  y  serez  défrayé  par  moi, 
vous  connaîtrez  là-bas  les  littérateurs  et  les  savants, 
vous  serez  des  leurs,  mon  jeune  ami,  puis  vous  revien- 
drez à  Philadelphie,  et  vous  répandrez  les  trésors  de 
votre  esprit  dans  le  nouveau  monde  !  * 

Benjamin  accepta. 

De  ce  jour,  il  se  sentait  émancipé;  d'adolescent,  il 
devenait  homme  !  Mais  son  premier  bienfaiteur,  en  lui 
parlant  ainsi,  ne  se  doutait  guère  que  son  protégé  serait 
un  jour  le  fameux  Benjamin  Franklin,  un  des  fondateurs 
de  la  république  des  États-Unis? 


CHARLES  LINNÉ 


NOTICE  SUR  L1NNK. 


Linné  (Charles  Linnoeus),le  plus  grand  naturaliste  du  dix- 
huilicme  siècle,  naquit  le  24  mai  1707  dans  le  village  de 
Roeshult  en  Suède  ;  il  était  fils  du  pasteur  de  ce  village, 
qui  voulait  aussi  en  faire  un  ministre,  et  l'envoya  a  l'âge  de 
dix  ans  dans  la  petite  ville  de  Vixiœ  pour  y  suivre  l'école 
latine.  Déjà  entraîné  par  sa  passion  pour  la  botanique,  Linné 
négligea  ses  études  classiques,  et  son  père  en  fut  tellement 
irrité  qu'il  le  mit  en  apprentissage  chez  un  cordonnier.  Mais 
un  médecin  nommé  Rothman,  ayant  eu  occasion  de  causer 
avec  le  jeune  Linné,  fut  frappé  de  son  aptitude  pour  toutes 
les  sciences  naturelles;  il  lui  prêta  un  Tournefort  (hotdimsie 
français),  il  chercha  à  le  réconcilier  avec  son  père,  et  le 
plaça  chez  Kilian  Stobseus,  professeur  de  l'université  de 
Lund  ;  bientôt  Linné  passa  à  l'université  d'Upsal.  Sa  vie  d'é- 
tudes fut  une  vie  de  privations  ;  il  ne  subsistait  qu'en  don- 
nant des  leçons  de  latin  à  d'autres  écoliers,  et  il  était  réduit 
à  raccommoder  pour  son  usage  les  vieux  souliers  de  ses  ca- 
marades. Ce  fut  un  de  ses  maîtres,  Olaûs  Celsius,  qui  donna 
au  jeune  Linné  la  nourriture  et  le  logement,  et  plus  tard  lui 
fit  obtenir  la  direction  du  jardin  botanique  d'Upsal.  Dès 
lors,  n'ayant  plus  à  lutter  contre  la  misère,  le  génie  de 
Linné  put  prendre  l'essor.  Il  voyagea,  pour  en  décrire  les 
plantes,  dans  la  Laponie  norvégienne  ;  fit  le  tour  du  golfe 
de  Bothnie  et  revint  à  Upsal  par  la  Finlande  et  les  lies 
d'Aland;  il  visita  aussi  Hambourg,  puis  se  rendit  en  Hol- 


l96  notice  sur  LINNÉ.  .     ^ 

lande.  C'est  là  que  l'illustre  médecin  Boerhaave  pénétra 
l'étendue  de  son  génie  et  commença  sa  fortune.  Linné^étudia 
et  professa  durant  trois  ans  en  Hollande,  tout  en  rassem- 
blant des  matériaux  pour  ses  grands  ouvrages  dont  les 
principaux  sont  :  le  Système  de  la  nature;  la  philosophie  de  la 
botanique;  la  Flore  de  la  Laponie  ;  le  Fondement  de  la  bota- 
nique;  les  Noces  des  plantes^  etc.,  etc.  Ces  divers  traités  se 
répandirent  avec  rapidité  et  firent  connaître  la  gloire  et  le 
nom  de  Linné  dans  le  monde  entier.  De  la  Hollande  il  passa 
à  Paris,  où  il  se  lia  pour  la  vie  d'une  tendre  amitié  avec 
Bernard  de  Jussieu,  notre  célèbre  naturaliste;  enfin  il  se 
fixa  en  Suède  et  finit  par  y  obtenir  de  grands  honneurs;  il 
enseigna  la  botanique  dans  la  capitale,  eut  le  titre  de  méde- 
cin du  roi  et  fut  anobli. Il  avait  épousé,  en  17^0,  Mlle  More, 
une  jeune  Suédoise  qu'il  avait  longtemps  aimée  ;  il  en  eut 
quatre  filles  et  un  fils.  Son  fils  lui  succéda  dans  sa  chaire,  et 
une  de  ses  filles  se  distingua  par  des  travaux  de  botanique; 
il  mourut  le  10  janvier  1778,  âgé  de  71  ans.  Il  fut  enterré 
dans  la  cathédrale  d'Upsal.  Gustave  III  proclama  lui-même 
les  regrets  de  la  Suède  dans  un  discours  qu'il  prononça  de- 
vant les  États  généraux.  Ce  prince  composa  aussi  lui-même 
l'oraison  funèbre  de  Linné  qu'il  fit  lire  publiquement.  On 
lui  a  élevé  dans  le  jardin  de  l'université  d'Upsal  un  temple 
qui  renferme  les  productions  de  la  nature.  Deux  médailles 
furent  frappées  en  son  honneur. 


ENFANCE  DE  CHAULES  LlNNÈ. 


Si  l'hiver  de  Paris  nous  paraît  triste  lorsque  la  brume 
enveloppe  la  grande  ville  ;  si  Londres,  avec  son  manteau 
de  brouillard  épais  et  noir,  a,  d'octobre  en  avril,  un 
aspect  funèbre  qui  nous  glace  le  cœur;  que  serait-ce  de 
ces  longs  hivers  de  la  Scandinavie,  où  la  terre  est  durant 
plusieurs  mois  couverte  de  neige  et  de  glace,  où  le  ciel 
est  comme  un  couvercle  gris  terne  et  sans  horizon,  à 
moins  qu'une  aurore  boréale  ne  l'éclairé  tout  à  coup  d'un 
éclat  passager  \  la  Suède  a  un  de  ces  climats  l'igoureux, 
qui  donnent  aux  esprits  toujours  obligés  de  se  replier 
sur  eux-mêmes  des  tendances  studieuses  et  une  mélan- 
colie calme;  quant  aux  corps,  ils  sont  généralement  ro- 
bustes sous  ces  latitudes,  qui  offrent  beaucoup  d'exem- 
ples de  longévité;  mais  malheur  aux  étrangers  qui  s'expo- 
sent imprudemment  à  cette  température.  On  dit  que 
Descartes  prit  un  rhume  en  donnant,  à  Stockholm,  des 
leçons  de  philosophie  à  la  reine  Christine  de  Suède,  et 
qu'il  mourut  des  suites  de  ce  rhume  :  et  pourtant  les 
appartements  de  la  reine  devaient  être  chauffés  ! 

Rien  n'est  plus  triste  qu'un  pauvre  village  de  Suède 
lorsqu' arrive  novembre;  sitôt  que  le  jour  cesse,  une  fu- 


298  ENFANCE  DE  CHARLES  LINNE. 

mée  épaisse  s'élève  de  chaque  toit  de  chaume  et  annonce 
que  chaque  famille  se  chauffe  autour  du  foyer. 

Par  une  soirée  d'hiver  de  1719,  la  cheminée  du  pres- 
bytère du  village  de  Roeshult,  pauvre  habitation  qui  ne 
se  distinguait  guère  des  chaumières  qui  l'environnaient, 
jetait  dans  l'air  compacte  et  glacé  une  colonne  de  noire 
fumée;  dans  l'intérieur  brûlait  un  grand  feu  de  tourbe. 
Le  pasteur  et  sa  famille,  qui  se  composait  :  de  la  femme 
du  pasteur,  excellente  ménagère,  de  deux  petites  filles 
de  sept  à  huit  ans,  et  d'un  garçon  qui  pouvait  en  avoir 
douze,  étaient  rangés  autour  d'une  table  pour  la  veillée; 
sur  cette  table  brûlait  une  lampe  de  fer  basse,  gros- 
sière et  à  trois  becs  ;  au  pied  de  la  lampe  étaient  amon- 
celées de  grosses  pelotes  de  laine  brune  avec  laquelle  la 
mère  tricotait  des  bas  ;  les  aiguilles  d'osier  claquaient 
dans  ses  doigts,  les  deux  petites  filles  luttaient  d'ému- 
lation pour  imiter  la  besogne  de  leur  mère  et  y  par- 
venaient assez  bien  ;  tandis  que  le  pasteur,  accoudé 
sur  la  table  et  la  tête  baissée  sur  une  grande  Bible, 
en  lisait  de  temps  en  temps  quelques  récits  qu'il  com- 
mentait. 

Toute  l'attention  du  petit  garçon,  dont  les  cheveux 
blonds  obstruaient  le  front  et  les  yeux,  paraissait  absor- 
bée par  un  cahier  de  papier  blanc  sur  lequel  il  fixait  des 
herbes  et  des  fleurs.  Ses  petites  sœurs  le  regardaient 
parfois  à  la  dérobée,  mais  sans  l'interrompre  dans  son 
travail;  quant  à  la  mère,  elle  lui  jetait  de  temps  en 
temps  un  bon  regard,  accompagné  d'un  sourire,  tout  en 
épiant  son  mari,  le  ministre,  qui  continuait  sa  docte  et 
pieuse  lecture  sans  lever  les  yeux  sur  son  auditoire. 

Mais  tout  à  coup  celui-ci  secoua  sa  grosse  tête  à  la 


ENFANCE  DE  CFTARLES   LTNNK.  r^Ol 

physionomie  entêtée,  et  ayant  regardé  son  lils,  il  s'écria 
avec  colère  : 

«  Encore  ces  cahiers  et.  ces  herbes  inutiles;  je  snis 
résolu  à  jeter  le  tout  au  feu,  pour  en  finir  avec  votre  pa- 
resse et  votre  désobéissance.  » 

Et  comme  il  féiisait  un  geste  pour  exécuter  sa  menace, 
l'enfant  pressait  avec  force  son  cahier  sur  sa  poitrine  où 
il  croisait  ses  deux  bras,  tandis  que  sa  mère  arrêtait  son 
mari  et  lui  disait  : 

«  Un  peu  de  patience,  mon  bon  Nils*,  il  a  voulu  ran- 
ger ses  plantes  de  la  journée,  et  maintenant  il  va  être 
tout  à  ses  devoirs  de  latin  ;  et  elle  se  hâtait  de  mettre  à 
l'abri  le  cahier  menacé  et  d'y  substituer  le  cahier  des 
thèmes  et  des  versions. 

—  Femme,  en  pensant  l'excuser  vous  l'accusez  vous- 
même,  s'écria  le  pasteur  toujours  en  colère,  vous  parlez 
des  plantes  qu'il  a  recueillies  aujourd'hui.  Oui,  je  le  sais 
bien,  au  lieu  d'écrire  ici  ses  devoirs  ou  de  me  suivre  au- 
près des  malades  et  des  mourants,  il  est  allé  fouiller 
sous  la  neige  et  courir,  comme  un  petit  vagabond,  dans 
les  défilés  des  montagnes  pour  y  chercher  quoi  ?  je  vous 
le  demande?  des  herbes  sans  nom  et  sans  utilité. 

—  Sans  nom,  c'est  possible,  répliqua  la  femme,  aussi 
ignorante  que  son  mari  en  botanique,  mais  pour  utiles 
et  salutaires,  il  y  en  a  qui  le  sont  ;  car  l'autre  jour,  quand 
notre  petite  Christine  s'était  fait  une  coupure  au  doigt, 
quelques  feuilles  d'une  de  ces  plantes  ont  suffi  pour  ci- 
catriser la  blessure,  et  quand  notre  vieille  cousine  Berthe 
s'est  brûlée  il  y  a  quelque  temps  si  douloureusement, 

1.  Abréviation  suédoise  de  Nicolas, 


302  ENFANCE 

c'est  encore  avec  des  plantes  indiquées  par  notre  petit 
Charles  qu  elle  s'est  guérie.  Le  médecin  de  la  ville, 
qu'elle  fit  venir,  déclara  que  ce  pansement  de  plantes 
était  bon,  qu'il  fallait  le  continuer,  et  que  celui  qui  l'a- 
vait fait  n'était  pas  un  ignorant. 

—  En  tout  cas,  reprit  le  père,  comme  je  ne  veux  pas 
faire  de  mon  fils  un  docteur-médecin,  mais  un  docteur 
en  théologie,  un  ministre  de  l'Église  comme  moi,  il  aura 
pour  entendu  de  renoncer  à  ce  sot  herbier,  et  de  donner 
désormais  tout  son  temps,  sous  ma  direction,  à  l'étude 
des  saintes  Écritures  et  à  celle  du  latin  ;  sans  cela,  je  lui 
promets  bien  qu'avant  huit  jours  je  l'envoie  à  l'école 
latine  de  la  ville,  où  il  vivra  sous  une  rude  disci- 
pline. » 

La  mère  voulut  répliquer,  mais  le  pasteur  lui  imposa 
silence  par  sa  gravité,  et  se  penchant  sur  sa  Bible,  il  y 
continua  sa  lecture  à  voix  basse. 

On  n'entendit  plus  alors  dans  la  salle  enfumée,  qui 
servait  à  la  fois  de  cuisine,  de  salon  et  de  salle  à  manger 
à  la  pauvre  famille  du  pasteur,  que  le  bruit  des  aiguilles 
à  tricoter  que  faisaient  aller  la  ménagère  et  les  deux  pe- 
tites filles,  et  le  bruit  moins  distinct  de  la  plume  du 
jeune  garçon  qui  écrivait  ses  versions  latines. 

Il  mettait  à  son  travail  une  absorption  et  une  rapidité 
presque  fiévreuse.  On  sentait  qu'il  voulait  faire  bien  et 
vite  une  besogne  antipathique.  Lorsqu'il  eut  fini,  il 
poussa  un  soupir  d'allégement  qui  interrompit  le  silence 
que  gardait  toute  la  famille. 

«  Eh  bien  !  dit  le  pasteur,  qui  souleva  sa  tête  appe- 
santie par  la  lecture,  la  méditation,  ou  peut-être  un 
demi  sommeil. 


\)K   CIIAHLKS    LINNK.  303 

—  ^'()ilà,  mon  père!  »  dit  reniant,  en  posant  à  cCAù 
lie  la  Bible  ses  pages  d'éeriture. 

Le  père  les  parcouml  aussitôt,  et  quand  il  eut  lini  il 
mm  mura  : 

t  Bien  !  très-bien  !  je  sais,  petit  Charles,  que  vous  faites 
ce  que  vous  voulez,  voilà  pourquoi  je  vous  trouve  encore 
plus  répréliensible  quand  vous  ne  m'oljéissez  pas. 

—  Je  veux  vous  obéir,  répliqua  l'enfant  en  regardant 
son  père  avec  tendresse  et  supplication  :  mais  ne  pour- 
riez-vous  me  permettre  que  je  fisse  deux  parts  de  mon 
temps,  une  pour  l'étude  des  livres  saints  et  du  latin, 
l'autre  pour  l'étude  de  ces  plantes  et  de  ces  fleurs  qui 
sont  pour  moi  autant  de  psaumes  et  autant  de  versets 
qui  chantent  la  grandeur  de  Dieu  ? 

—  Vous  êtes  fou  !  s'écria  le  père  ;  je  vous  ai  déjà  dit  que 
cette  étude  puérile  ne  vous  mènerait  à  rien  et  entraverait 
votre  carrière  théologique;  si  vous  persistez,  vous  connais- 
sez ma  résolution  à  votre  égard,  je  n'en  démordrai  pas.  » 

A  ces  mots,  il  se  leva  et  commença  la  prière  que  la 
famille  faisait  en  commun  chaque  soir;  puis  les  enfants, 
ayant  embrassé  leur  père  et  leur  mère,  se  retirèrent  pour 
dormir.  Le  petit  Charles  couchait  dans  un  cabinet  sombre, 
ayant  pour  tout  ameublement  un  lit,  une  chaise  et  une 
étagère  en  bois  de  sapin  sur  laquelle  étaient  rangés  quel- 
ques livres  et  les  bien-aimés  cahiers  de  son  herbier.  A 
peine  fût-il  au  lit,  qu'il  se  mit  à  pleurer  et  à  rêver  aux 
moyens  de  suivre  sa  vocation  sans  désobéir  à  son  père. 
Tandis  qu'il  était  dans  les  larmes,  sa  mère  arriva  furti- 
vement; elle  l'embrassa  et  le  consola. 

Les  mères  semblent  avoir  en  elles  tous  les  instincts  et 
toutes  les  pensées  de  leurs  enfants;  non-seulement  elles 


304  ENFANCE 

leur  donnent  leur  sang  et  leur  chair,  en  les  portant  pen- 
dant neuf  mois  dans  leurs  flancs,  mais  elles  leur  donnent 


Cela  t'afflige  donc  bien  de  ne  pas  aller  à  travers  les  neiges? 

aussi  une  partie  de  leur  âme.  Voilà  pourquoi  elles  appor- 
tent toujours  les  ménagements  du  cœur,  où  les  pères 
n'apportent  que  la  décision  et  les  sévérités  de  l'esprit. 


DE   CHARLES  LINNÉ.  305 

«  Voyons,  mon 'petit,  disait  la  bonne  nièic  en  tenant 
Charles  dans  ses  bras,  cela  t'afllige  donc  bien  de  ne  plus 
aller  à  travers  les  neiges  et  les  crevasses  des  rochers 
chercher  les  plantes  enfouies  ? 

—  Oh  !  ma  mère,  si  vous  saviez  quel  plaisir  quand  je 
découvre  une  espèce  nouvelle  d'admirer  et  de  compter  les 
racines,  les  tiges,  les  feuilles,  les  fleurs,  les  pétales, 
chaque  linéament  enfin  de  ces  trésors  du  bon  Dieu  !  c'est 
surtout  au  printemps  que  ce  plaisir  si  vif  se  multiplie  et 
se  varie.  Les  lleurs  nouvellement  écloses  sont  pour  moi 
tout  un  monde  comme  serait  pour  d'autres  l'arche  qui 
renfermait  tous  les  animaux  de  la  création.  Les  plan- 
tes me  parlent  et  je  les  entends;  je  vous  assure,  ma 
mère,  qu'elles  ont  des  instincts,  des  habitudes  et  des  diffé- 
rences dans  les  mêmes  espèces  comme  le  visage  de  mes 
sœurs  et  le  mien  diffèrent  malgré  notre  ressemblance. 

—  Tu  rêves,  tu  rêves,  mon  cher  enfant,  s'écria  la 
mère  moitié  riant  et  moitié  attendrie,  mais  par  ce  grand 
froid  et  avec  Faridité  de  la  terre,  ton  plaisir  doit  être 
bien  diminué,  tu  te  donnes  beaucoup  de  fatigue  pour  ne 
recueillir  qu'un  maigre  et  rare  butin. 

—  Oh  !  ma  mère,  demandez  au  chasseur  s'il  redoute 
la  neige  qui  tombe  sur  ses  épaules  ?  Demandez  au  pê- 
cheur si  les  bancs  de  glace  l'arrêtent?  Ils  ne  voient  que 
la  proie  qu'ils  poursuivent  et  qu'ils  rapportent  le  soir 
dans  leur  logis;  et  tenez,  poursuivit-il  en  saisissant  un 
des  cahiers  de  son  herbier,  que  ne  braverait-on  pas  pour 
posséder  une  de  ces  jolies  fleurs  qui  sont  là,  me  souriant 
et  me  répondant,  quand  je  les  interroge.  Chaque  jour  je 
découvre  quelque  espèce  inconnue  dans  les  mousses,  dans 
les  hchens  ;  et  mon  père  veut  que  je  renonce  à  ces  re- 

20 


â06  ENFANCE 

cherches  !  C'est  comme  s'il  me  demandait  de  ne  plus 
manger,  de  ne  plus  vivre  ! 

—  Tu  vivras  et  tu  mangeras  !  seulement  tu  mangeras 
une  heure  plus  tôt  ton  déjeuner,  répliqua  la  mère  gaie- 
ment, et  chaque  matin,  pendant  que  ton  père  dormira 
encore,  tu  iras  à  ta  chère  découverte  ;  mais  tu  ne  dépas- 
seras pas  le  temps  permis,  et  à  l'heure  dite,  tu  rentreras 
bien  vite  pour  étudier  ton  latin . 

—  Oh  !  merci,  merci  !  s'écria  l'enfant  en  sautant  au 
cou  de  sa  mère,  qui  l'embrassa  et  le  quitta  en  lui  disant  : 
«  A  demain.  » 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  l'enfant  s'endormit 
radieux  et  fit  un  beau  songe  :  il  se  trouva  tout  à  coup 
transporté  dans  une  vallée  immense  entourée  de  mon- 
tagnes, qui  commençaient  en  pente  douce  et  s'élevaient 
graduellement  jusqu'au  ciel;  il  était  assis  auprès  d'une 
belle  source  claire  qui  murmurait  à  travers  les  plantes  et 
les  fleurs  de  toutes  sortes ,  il  faisait  une  température 
d'été  et  de  grands  nuages  blancs  et  dorés  couraient  dans 
l'éther  d'un  bleu  vif  au-dessus  de  sa  tête.  Il  n'avait  point 
encore  vu  un  ciel  semblable  dans  ce  pauvre  village  de 
Suède,  où  il  était  né  et  qu'il  n'avait  jamais  quitté.  Son 
admiration  était  partagée  entre  ce  ciel  où  le  soleil  brillait 
de  toutes  ses  flammes,  et  cette  campagne  riante  couverte 
de  plantes  et  d'arbustes  en  fleurs.  Il  se  leva  et  se  mit  à 
marcher,  ravi  et  léger,  à  travers  les  sentiers  ;  il  craignait 
de  froisser  une  tige,  une  feuiUe,  une  pétale,  une  étamine, 
et  pourtant  il  eût  voulu  cueillir  tour  à  tour  toutes  ces 
fleurs  pour  les  étudier;  il  commença  par  aspirer  vivement 
leurs  parfums  et  par  jouir  du  coup  d'œil  général  de 
leurs  belles  formes  et  de  leurs  admirables  couleurs,  puis 


I)!-:   CIIAIU.KS    MXXl':.  307 

il  se  (lil,  pris  d  une  soric  de  vciii^cî  :  «  .lunuiis,  jamais 
je  ne  pourrai  lixer  dans  ma  mémoire  ccîUe  iinioml)ial)le 
variété  d'espèces,  les  classer  et  leur  donner  un  nom  !  » 
Dans  son  découragement,  il  s'arrêta  immoijile  et  priant 
dans  son  ame  :  «  Mon  Dieu  !  mon  Dieu,  disait-il,  la  na- 
ture est  trop  grande  pour  la  fail)le  vue  de  l'homme,  et 
s'il  parvenait  à  en  saisir  l'ensemljle,  sa  profondeur  et  ses 
détails  lui  échapperaient.  Vous  avez  fait,  ô  mon  Dieu,  la 
création  à  votre  image,  et  nous,  pauvres  et  chétifs,  nous 
voulons  en  mesurer  la  grandeur  et  en  décrire  la  beauté, 
c'est  impossible  I  Nous  ne  connaissons  jamais  que  des 
fragments  de  votre  œuvre,  le  reste  nous  échappe;  par- 
donnez-moi donc  mon  audace,  ô  mon  Dieu  !  Mon  père  a 
raison,  je  dois  vous  adorer  et  vous  servir  comme  un  mi- 
nistre obscur,  et  non  prétendre  à  vous  pénétrer  et  à  ex^ 
pliquer  vos  ouvrages  comme  un  savant  participant  de 
vos  facultés  divines;  »  et  le  pauvre  enfant,  écrasé  par  la 
splendeur  de  la  nature  qui  l'entourait,  tomba  à  genoux, 
adora  Dieu  et  resta  longtemps  dans  l'engourdissement 
de  l'extase. 

Mais  des  voix,  qui  semblaient  être  la  voix  de  Dieii 
même,  montèrent  tout  à  coup  des  calices  épanouis  et  du 
sein  des  boutons  encore  fermés.  Ces  voix  lui  disaient  : 
«  Viens  à  nous!  nous  sommes  à  toi,  nous  t'aimons  de 
nous  aimer  et  de  nous  rechercher,  d'avoir  compris  que 
nous  vivions  et  que  nous  sentions,  nous  qu'on  a  si  long- 
temps crues  inertes,  inanimées  et  propres  à  charmer 
seulement  les  yeux.  Ne  crains  pas  de  nous  cueillir  et 
de  nous  détruire,  nous  renaissons  sans  douleur;  chacun 
de  nos  filaments  déchirés  te  fera  découvrir  nos  mystères 
à  peine  soupçonnés  jusqu'ici.  Tu  trouveras  dans  les  dé-^ 


308  ENFANCE 

tails  de  notre  structure  autant  de  merveilles  que  dans 
celle  du  corps  humain;  car,  sur  une  échelle  différente, 
nous  avons  comme  l'homme  des  organes  qui  souffrent 
ou  se  réjouissent;  nous  avons  des  répulsions  et  des  sym- 
pathies; nous  avons  nos  aptitudes,  nos  mœurs,  nos  des- 
tinées impérieuses  fixées  par  une  règle  infaillihle.  Re- 
garde-nous et  pénètre-nous,  enfant  qui  nous  aimes;  tu 
sauras  comment  nous  naissons,  comment  nous  nous  dé- 
veloppons et  arrivons  à  la  beauté  et  à  famour.  »  Ce 
n'étaient  pas  seulement  les  larges  et  magnifiques  fleurs 
des  tropiques,  les  cactus,  les  nénufars,  les  magnolias; 
ce  n'étaient  pas  seulement  les  fleurs  reines  de  nos  jardins, 
la  rose,  la  tubéreuse,  le  lis,  l'œillet,  qui  parlaient  ainsi 
à  l'enfant  endormi;  c'étaient  encore  toutes  les  fleurettes 
des  champs,  lespâquerettes,  les  boutons  d'or,  les  violettes, 
le  thym,  toutes  les  mousses  et  tous  les  Hchens  poussant 
sur  les  rochers  ou  au  bord  de  l'eau  ;  chaque  plante,  cha- 
que tige,  chaque  calice  avait  comme  une  voix  distincte, 
et  tous  ces  accents  réunis  formaient  un  concert  doux  et 
flatteur  qui  plongeait  le  petit  Charles  dans  un  ravisse- 
ment heureux.  - 

«  Ohl  oui,  répondait-il  à  ces  paroles  mystérieuses 
que  lui  seul  pouvait  entendre,  je  vous  aime,  je  vous  com- 
prends et  je  révélerai  au  monde  la  grâce  et  la  magnifi- 
cence de  vos  secrets  ;  »  et  il  se  pencha  vers  les  fleurs  les 
plus  prochaines  pour  les  cueillir;  mais  voilà  qu'il  s'opéra 
alors  autour  de  lui  un  prodige  ;  toutes  les  fleurs  sem- 
blèrent se  mouvoir  et  s'arracher  à  leur  racine  ;  elles  vin- 
rent vers  l'enfant,  firent  à  son  corps  comme  une  en- 
ceinte odorante,  montèrent  sur  son  cœur  et  dans  ses  bras, 
puis  jusqu'à  sa  tête  où  elles  s'enlacèrent  en  une  immense 


DE  CIIABLKS  MNXl':.  309 

couronno.  Lo  front  de  reiiraiit  rayonnait  transfiguré 
sous  cet  emblème  d'un  avenir  glorieux;  il  grandissait, 
grandissait  sous  le  couronnement  de  ses  fleurs  bien-ai- 
mées.  Tout  à  coup  il  sentit  un  souffle  chaud  glisser  sur 
sa   tète;   un  baiser  rc^flliMU'a  et  lui  causa  un   indicible 


Puis  elle  l'enveloppa  d'une  petite  houppelande  de  gros  drap. 

bonheur  :  la  sensation  fut  si  vive  qu'elle  l'éveilla;  il  vit 
sa  mère,  debout  auprès  de  lui,  à  peine  éclairée  par  la 
lumière  de  l'aube.  Ce  baiser  venait  de  sa  mère!  de  sa 
mère  qui  comprenait  son  âme  ! 

«  Il  est  temps,  lui  dit-elle,  le  jour  se  lève;  habille-toi. 


310  ENFANCE  DE  CHARLES,  LINNÉ. 

prie  Dieu,  déjeune  et  cours  dans  les  champs  avant  que 
ton  père  ne  s'éveille;  tu  as  une  petite  heure  pour  aller  à 
la  découverte  de  tes  plantes;  va  donc,  mon  fils,  puisque 
c'est  là  ton  amour  et  ton  bonheur.  » 

L'enfant  remercia  sa  mère  ;  et,  tandis  qu'elle  l'aidait 
à  s'habjUer,  il  lui  raconta  le  songe  merveilleux  qu  il  ve- 
nait de  faire. 

Sans  y  rien  comprendre,  la  mère  y  vit  un  présage  de 
bonheur  et  de  gloire  pour  son  fils  et  résolut  de  l'aider 
de  plus  en  plus  dans  sa  vocation.  Aussitôt  qu'il  fut  ha- 
billé, elle  lui  présenta  une  écuelle  de  bois  pleine  d'un 
potage  fumant  que  l'enfant  mangea  avec  appétit;  puis 
elle  l'enveloppa  dans  une  petite  houppelande  de  gros 
drap  dont  elle  redressa  le  col,  qui  cacha  jusqu'au-des- 
sus des  oreilles  le  frais  visage  de  l'enfant.  Il  partit  joyeux, 
un  bâton  à  la  main.  La  bonne  mère  avait  retranché  au 
moins  deux  heures  de  son  sommeil  habituel  pour  donner 
ces  doux  soins  à  son  fils  et  pour  satisfaire  à  son  désir. 

Cherchez  dans  votre  souvenir,  enfants  qui  me  lisez,  et 
vous  trguverez  tous^  que  vos  mères  ont  eu  pour  vous  de 
ces  tendresses-là. 

Durant  quelques  jours  le  petit  Charles  put  herboriser 
en  paix  dans  les  montagnes  et  découvrir  dans  leurs  an- 
fractuosités  quelques  pauvres  fleurs  et  quelque  frêles 
mousses  épargnées  par  la  neige.  Mais,  un  matin  que  le 
père  s'éveilla  plus  tôt  que  de  coutume  pour  aller  voir  un 
malade  qu'il  avait  laissé  mourant  la  veille,  il  se  mit  dans 
une  grande  colère  en  ne  trouvant  pas  son  fils  au  logis. 
La  mère  en  vain  objecta  quelque  prétexte;  le  sévère  mi- 
nistre ne  s'y  laissa  point  tromper  et  jura  que,  dès  le  len- 
demain, l'enfant  serait  envoyé  à  l'école  latine  de  la  pe- 


ENFANCE  DE  CHARLES  LINNK.  313 

tite  ville  de  Vixiœ.  La  mère  éclata  en  sanglots;  le  père 
s'écria  que  les  larmes  n'y  pouvaient  rien  ;  et,  quand  le 
petit  Charles  rentra  furtivement  à  la  maison ,  il  comprit 
que  les  dissensions  et  le  chagrin  y  avaient  j)énétré  par 
sa  faute  :  il  essaya  de  se  justifier  et  de  promettre  à  son 
père  une  obéissance  aveugle  pour  l'avenir;  celui-ci  resta 
inflexible.  Il  sortit  en  donnant  ordre  à  la  mère  de  pré- 
parer les  hardes  de  son  fils,  qu'il  conduirait  lui-même 
dès  le  lendemain  à  Vixiœ. 

Quel  déchirement  pour  la  mère  et  pour  Tenfant  que 
cette  brusque  séparation!  La  mère  surtout  ne  pouvait 
se  résoudre  à  se  séparer  de  son  fils  bien -aimé.  Depuis 
qu'elle  l'avait  porté  neuf  mois  dans  son  sein  et  nourri 
de  son  lait,  jamais  elle  ne  l'avait  quitté  un  seul  jour. 

«  Non!  non!  cela  est  impossible,  »  répétait-elle  en 
couvrant  de  ses  mains  son  visage  inondé  de  larmes. 

Charles,  désespéré  de  voir  pleurer  sa  mère,  étouffa  sa 
propre  douleur  et  essaya  de  lui  donner  du  courage  ;  il 
lui  disait  : 

«  La  ville  où  je  vais  est  voisine;  nous  nous  verrons 
souvent;  puis  je  travaillerai  bien  et  vite  pour  satisfaire 
mon  père,  et  je  reviendrai.  » 

Mais  la  mère  pleurait  toujours;  un  seul  jour  de  sépa- 
ration lui  était  d'une  grande  angoisse.  Cependant,  sa- 
chant que  son  mari  était  inébranlable  dans  ses  volontés, 
elle  commença  à  préparer  les  effets  de  son  fils  dans  une 
petite  malle.  Elle  mit  au  fond  ce  bien-aimé  et  fatal  her- 
bier qui  était  la  cause  de  leur  séparation  ;  puis  un  peu 
d'argent  en  petite  monnaie;  puis  des  confitures  et  des 
fruits  secs,  friandises  du  foyer  que  les  mères  se  plaisent 
à  donner  aux  enfants. 


314  ENFANCE 

Quand  le  ministre  rentra,  la  malle  était  faite;  et 
voyant  qu'on  avait  suivi  ses  ordres,  il  se  montra  un  peu 
apaisé. 

Le  reste  de  la  journée  et  la  veillée  s'écoulèrent  sans 
querelles,  mais  bien  tristement.  Le  père  lisait  sa  Bible, 
comme  à  l'ordinaire;  les  petites  filles  tricotaient,  comme 
la  veille,  auprès  de  leur  mère,  ne  faisant  entendre  que 
quelques  soupirs  étouffés  ou  quelques  paroles  entrecou- 
pées. Quant  à  Charles,  il  était  résigné  et  courbait  la  tête 
sur  les  thèmes  latins  qu'il  traduisait.  ' 

L'heure  du  repos  étant  arrivée,  on  fit  la  prière  en 
commun;  puis  le  fils  ayant  souhaité  bonne  nuit  à  son 
père,  le  père  répliqua  : 

«  Bonne  nuit,  mon  fils  ;  demain  nous  partirons  au  pe- 
tit jour  pour  Vexiœ!  » 

L'enfant  s'inclina  en  silence  et  en  étouffant  ses  larmes. 

Aussitôt  que  son  mari  dormit,  la  mère  se  glissa  au- 
près du  lit  de  son  fils,  à  qui  elle  prodigua  ses  caresses 
et  fit  les  plus  vives  recommandations  sur  sa  santé.  Ce 
furent  là  leurs  véritables  adieux  ;  car  le  lendemain  le 
rigoureux  ministre  brusqua  le  départ. 

Gomme  il  faisait  grand  froid  et  que  les  routes  étaitnt 
couvertes  de  glace,  nos  voyageurs  partirent  en  traîneau. 
Cet  exercice  et  le  pays  qu'il  parcourait,  en  partie  nou- 
veau pour  lui,  finirent  par  distraire  le  petit  Charles  de 
son  chagrin.  Mais,  pnand  il  se  trouva  dans  la  ville,  si 
triste  et  si  morne,  et  surtout  quand  il  fallut  franchir  les 
noires  murailles  de  l'école  latine*,  le  pauvre  enfant  sen- 
tit son  cœur  défaillir. 

1.  Institution  protestante  équivalant  à  nos  petits  séminaires. 


Dp]  CHARLES  LINNK.  315 

Son  père  le  reconiinanda  brièvement  plutôt  à  la  sévé- 
rité qu'aux  soins  du  directeur  de  l'école,  qui  était  son 
ami,  puis  il  retourna  à  son  village,  ayant  accompli,  pen- 
sait-il, son  devoir. 

Le  petit  Charles  se  sentit  d'abord  comme  perdu  et 
abandonné  ;  mais  l'intérêt  et  l'amitié  qu'il  trouva  dans 
quelques'  écoliers  de  son  âge  lui  rendirent  le  courage.  Il 
résolut  de  travailler  pour  satisfaire  son  père,  et,  tant 
que  dura  l'iiiver,  il  s'appliqua  avec  ferveur  aux  études 
latines  et,  théologiques.  Quand  le  printemps  parut,  il 
sentit  en  lui  comme  un  souffle  orageux  et  tout-puissant 
qui  l'emportait  loin  des  murs  de  l'école  à  travers  les  val- 
lées rt  les  montagnes  que  commençait  à  couvrir  une 
végétation  naissante;  l'air  "qu'il  respirait  lui  apportait 
les  senteurs  des  fleurs  et  des  herbes  ;  il  était  attiré  in- 
vinciblement vers  elles  :  son  beau  songe  lui  revenait  ; 
il  y  voyait  un  emblème  de  sa  destinée,  et  s'écriait,  dans 
son  angoisse  présente  : 

«  Non  !  non  !  Dieu  ne  m'a  pas  créé  pour  être  un  mi- 
nistre protestant!  C'est  d'une  autre  manière  que  je  dois 
l'adorer  et  proclamer  sa  grandeur  !  >» 

Il  résista  d'abord  aux  tentations  de  ses  instincts  in- 
vincibles; mais,  un  jour  que  toute  l'école  sortit  pour 
faire  une  promenade  dans  la  campagne,  il  s'éloigna 
de  ses  camarades  et  se  perdit  au  milieu  des  rochers 
dans  une  gorge  tapissée  de  plantes  grimpantes  et  de 
fleurs.  Là,  captivé  par  la  nature,  l'embrassant  et  la  ca- 
ressant comme  il  eût  caressé  sa  mère,  il  oublia  tout 
dans  la  contemplation  des  trésors  qui  s'offrirent  à  lui. 
La  nuit  le  surprit  emplissant  ses  poches  et  entassant 
sur  sa  poitrine  les  plantes  qu'il  avait  recueillies.  Arrêté 


316 


ENFANCE 


dans  sa  recherche  ardente  par  les  ténèbres,  il  se  souvint 
tout  à  coup  de  Técole  et  de  sa  discipline.  Epouvanté  de 
son  oubli  de  la  règle,  il  n'osa  pas  revenir  sur  ses  pas  et 


Il  s'éloigna  de  ses  camarades  et  se  perdit  au  milieu  des  rochers. 

aller  implorer  le  pardon  du  directeur  :  la  nuit  était  ve- 
nue. Agité,  frissonnant  et  terrassé  de  fatigue,   il  s'en- 


DE   CIIAHLKS  LlNXl':.  317 

dormit  dans  lui  eiironcement  du  loclier  tout  couvert  de 
mousse  ;  lo  lendemain,  il  fut  découvert  par  un  des  do- 
mesti([ues  de  Téeole  et  il  y  fut  rauK'ué  comme  va{^a- 
l)ond. 

Le  directeur  écrivit  au  père  Téquipée  du  lils  ;  1(î  père, 
le  jugeant  incorrigible  et  pervers,  répondit  au  directeur 
qu'il  voyait  bien  que  son  fils  ne  ferait  jamais  (ju'un  mau- 
vais ministre  de  Dieu,  mais  que,  pour  le  ])unir  de  sa 
rébellion  à  ses  volontés,  il  l'humilierait  en  en  faisant 
un  ouvrier  ;  et  il  donnait  des  ordres  pour  qu'on  le  mît 
à  l'instant  même  en  apprentissage  chez  un  cordon- 
nier. 

Le  petit  Charles  était  d'une  nature  douce  et  faible;  il 
ne  résista  pas  et  trouva  même,  au  début,  une  sorte  de 
satisfaction  dans  la  demi-liberté  que  lui  laissait  sa  nou- 
velle et  étrange  profession.  Avant  sa  journée  de  travail 
manuel,  il  pouvait  parcourir  les  champs,  et  le  dimanche 
il  s'y  égarait  en  liberté.  Le  soir  et  durant  la  nuit,  il 
classait  les  plantes  et  les  fleurs  qu'il  avait  récoltées  et 
écrivait  des  dissertations  sur  chacune  d'elles.  Mais  in- 
sensiblement ce  double  et  incessant  travail, de  l'esprit 
et  du  corps  altéra  sa  santé.  Puis,  passer  la  journée  avec 
des  compagnons  ignorants  et  grossiers  lui  était  une 
rude  épreuve.  On  le  brusquait  quand  il  restait  silen- 
cieux ;  on  lui  reprochait  son  orgueil,  et  parfois  même 
on  lui  cherchait  violemment  querelle.  Cette  lutte,  qu'il 
subissait  contre  la  destinée,  finit  par  le  terrasser;  il 
tomba  subitement  malade,  et  le  maître  cordonnier,  qui 
l'aimait  comme  un  de  ses  meilleurs  ouvriers,  envoya 
chercher  le  plus  liabile  médecin  de  la  contrée. 

C'était  un  très-savant  homme  qui  se  nommait  Roth- 


318  ENFANCE 

man  ;  quand  il  arriva  auprès  du  lit  du  pauvre  Charles, 
celui-ci  avait  une  grosse  fièvre  et  était  pris  d'un  peu  de 
délire.  Le  docteur  ne  voulut  pas  l'éveiller  de  son  som- 
meil pénible  et  se  mit  à  étudier  en  silenee  les  symp- 
tômes de  la  maladie  ;  il  découvrit  une  grande  surexcita- 
tion du  cerveau,  et  il  se  confirma  dans  son  observation 
en  voyant  sur  la  petite  table  de  l'apprenti  ses  herbiers 
et  ses  manuscrits  ouverts;  il  lut  quelques  pages  de  ceux- 
ci,  puis  tomba  tout  à  coup  dans  une  longue  rêverie  tout 
en  tenant  le  pouls  du  malade,  qui  battait  très-fort. 

Charles  continuait  à  dormir,  mais  d'un  sommeil  pé- 
nible et  bruyant  et  comme  si  quelque  cauchemar  f  avait 
oppressé.  Il  faisait  pourtant  un  beau  rêve,  plus  glorieux 
peut-être  que  celui  qu'il  avait  fait  une  nuit  sous  le  toit 
de  son  père,  mais  il  n'en  éprouvait  pas  le  même  conten- 
tement :  ce  songe  lui  semblait  une  dérision  de  la  desti- 
née présente  :  on  raisonne  parfois  dans  les  rêves  :  il  se 
voyait  entouré  de  quatre  hommes  tout-puissants  qui 
tenaient  des  sceptres  et  qui  avaient  des  couronnes  sur 
la  tête  ;  à  ces  couronnes,  à  leurs  armes  et  aux  décora- 
tions qu'ils  portaient,  il  reconnaissait  dans  ces  hommes 
le  roi  de  Suède,  le  roi  de  France,  le  roi  d'Angleterre  et 
le  roi  d'Espagne ^  Tous  quatre  lui  souriaient,  répan- 
daient à  ses  pieds  des  trésors  et  déposaient  sur  sa  tête 
la  couronne  de  la  noblesse ^  Lui,  ébloui,  se  débattait 
contre  le  vertige,  et  de  là  venait  l'agitation  de  son  som- 
meil. 

Le  bon  docteur,  plein  d'anxiété,  suivait  toutes  les 
phases  de  ce  sommeil  tourmenté  ;   enfin  il  fît  boire  un 

].  Ces  quatre  souverains  comblèrent  Linnc  d'honneurs. 


DK   CHARLES   LIXNK. 


319 


calmanl  au  malade,  doiil  la  lespiration  se  détendit  et 
qui  bientôt  s'éveilla  sans  elïoit.  La  fièvre  cessa,  grâce 
aux  soins  assidus  du  médecin  compatissant  qui  s'était 
pris  pour  le  pauvre  ouvrier  d'une  grande  amitié  ;  aussi- 
tôt qu'il  fut  convalescent,   il  lui  prêta  les  ouvrages  de 


^#■40^1/^^ 


^7;^k'/j// 


Vous  serez  un  jour  le  premier  naturaliste  du  monde. 


Tournefort,  un  de  nos  célèbres  naturalistes  français,  et 
comme  Charles  se  récriait  d'admiration  en  en  parlant  au 
docteur  : 

«  Vous  surpasserez  un  jour  sa  renommée,  s'écria  ce^ 
lui- ci. 


320  ENFANCE  DE  CHARLES  LINNE. 

—  Oh  !  que  me  dites-vous  là  ?  répondit  l'enfant. 

—  Je  dis,  mon  jeune  ami,  que  j'ai  lu  vos  cahiers,  par- 
couru vos  herbiers,  et  que  vous  serez  un  jour  le  premier 
naturaliste  du  monde.  » 

Charles  le  regarda  d'un  air  de  doute  et  de  tristesse  : 
«  Ne  me  raillez-vous  pas  ?  lui  dit  il, 

—  Moi!  réphqua  avec  feu  l'excellent  docteur  Roth- 
man  ;  mais  que  pensez-vous  là?  je  vous  emmène  avec 
moi,  vous  allez  finir  librement  vos  études  à  l'université 
deLund,  et  avant  peu,  j'en  suis  sûr,  vous  serez  pro- 
fesseur vous-même.  » 

La  prédiction  du  bon  docteur  s'accomplit  ;  à  quelques 
années  de  là,  la  chaire  de  botanique  de  l'université 
d'Upsal  retentissait  du  merveilleux  enseignement  du 
jeune  professeur  Charles  Linné  I 


cV 


MOZART 


21 


NOTICE  SUR  MOZART. 


Wolfgang-Amédée  Mozart,  né  à  Sallzbourg  le  26  jan- 
vier 175Ô,  protégé  par  l'enapereur  François  l""  d'Autriche, 
vint  en  France  en  1762,  et  toucha  l'orgue  devant  le  roi 
Louis  XV  dans  la  chapelle  de  Versailles;  il  n'avait  pas  huit 
ans  alors  ;  son  portrait  fut  gravé  d'après  les  dessins  de  Gar- 
naontelle.  L'année  suivante,  il  passa  en  Angleterre;  il  y  fut 
hautement  protégé  par  Georges  III,  qui,  passionné  pour  U 
musique,  se  plaisait  à  en  exécuter  avec  le  jeune  Allemand. 
Il  parcourut  encore  les  Pays-Bas  et  la  Hollande,  puis  revint 
à  Saltzbourg,  où  il  se  livra  entièrement  à  l'étude  approfondie 
de  son  art.  En  1768,  il  reparut  à  la  cour  de  Vienne,  âgé  de 
douze  ans,  et  composa  pour  l'empereur  Joseph  II  son  pre- 
mier opéra,  la  Finta  semplice.  Deux  ans  après,  il  fit  son 
voyage  d'Italie,  d'oii  il  écrivit  un  jour  de  Bologne  cette 
admirable  lettre  d'enfant  : 

«  Je  vis  toujours,  toujours  gai  ;  aujourd'hui  j'ai  eu  envie 
de  monter  à  âne,  car,  en  Italie,  c'est  la  mode,  et  par  consé- 
quent j'ai  pensé  qu'il  fallait  en  essayer.  Nous  avons  l'hon- 
neur d'être  en  relation  avec  un  certain  dominicain  qui  passe 
pour  un  saint.  Moi,  je  n'y  crois  pas  beaucoup,  parce  que  je 
le  vois  déjeuner  d'abord  avec  une  bonne  tasse  de  chocolat, 
et  puis  faire  passer  par-dessus  un  grand  verre  de  vin  d'Es- 
pagne. J'ai  eu  l'avantage  de  manger  avec  ce  saint,  qui  a  bu 
bravement  du  vin  tout  le  long  du  repas,  qu'il  a  clos  par  un 
grand  verre  de  vin  le  plus  fort,  par  deux  bonnes  tranches 


324  NOTICE  SUR  MOZART. 

de  melon,  par  des  pêches,  des  poires,  cinq  tasses  de  café, 
une  assiette  de  petits  fours  et  force  crème  au  citron.  Mais 
peut-être  qu'il  fait  tout  cela  par  mortification;  cependant 
j'ai  de  la  peine  à  le  croire  ;  ce  serait  trop  à  la  fois,  et  puis, 
outre  son  dîner,  il  soigne  trop  bien  son  souper.  » 

A  son  retour  en  Allemagne,  il  se  lia  intimement  avec 
Gluck  et  Haydn  ;  puis  il  revint  à  Paris.  Il  se  fixa  enfin  à 
Vienne,  où  il  mourut  à  peine  âgé  de  trente-six  ans,  le  5  dé- 
cembre 1791.  0  Je  meurs,  dit-il,  au  moment  oii  j'allais  jouir 
de  mes  travaux;  il  faut  que  je  renonce  à  mon  art  lorsque  je 
pouvais  m'y  livrer  tout  entier,  lorsque,  après  avoir  triom- 
phé de  tous  les  obstacles,  j'allais  écrire  sous  la  dictée  de  mon 
cœur. 

Les  principaux  opéras  de  Mozart  sont  :  Don  Juanjes  Noces 
de  Figaro^  la  Clémence  de  Titus ^  Mithridate^  la  Flûte  enchan- 
tée^ etc.  11  faut  citer  encore,  pour  la  musique  sacrée,  sa 
fameuse  messe  de  Requiem,  des  motets,  des  sonates;  puis 
des  symphonies,  d:s  romances  et  même  des  valses  qui  sont 
autant  de  chefs-d'œuvre. 


MOZART. 


Eu  1770,  Jurant  la  semaine  sainte,  le  pape  Clé- 
ment XIV  ofliciait  dans  la  chapelle  Sixtine,  entouré  de 
ses  cardinaux  et  d'un  clergé  nombreux.  La  chapelle  étail 
remplie  de  hauts  dignitaires,  des  ambassadeurs  étran- 
gers et  de  quelques  voyageurs  d'élite  admis  sous  leur 
protection.  La  foule  qui  n'avait  pu  pénétrer  dans  l'en- 
ceinte réservée  se  pressait  dans  l'immense  basilique  de 
Saint-Pierre^  où  retentissait  le  psaume  lointain.  C'était 
dans  la  chapelle  Sixtine  que  des  chanteurs  célèbres  fai- 
saient entendre  le  merveilleux  Miserere  d'Allegri,  inspi- 
ration d'un  génie  religieux  si  pure,  si  émouvante,  et 
d'un  caractère  tellement  sacré,  qu'elle  semble  avoir  été 
transmise  au  maestro  par  quelque  apparition  divine. 

Tandis  que  le  psaume  montait,  les  cierges  jaunes 
brûlaient  et  décroissaient  aux  candélabres  à  mille 
branches  placés  devant  l'autel,  et  cette  lueur  mortuaire 
jetait  ses  blêmes  reflets  sur  la  grande  fresque  de  Michel- 
Ange  qui  semblait  se  mouvoir  au  mur.  Tous  ces  damnés 
s'agitaient,  torturés  par  la  douleur;  leurs  traits  pâles  et 
amaigris  exprimaient  l'angoisse  éternelle,  leurs  yeux 
versaient  des  larmes  de  sang,   leurs  dents  grinç^ient^ 


326  MOZART. 

leurs  membres  décharnés  se  tordaient,  et  parfois  les  ac- 
cords aigus  et  déchirants  du  Miserere  semblaient  les 
gémissements  échappés  de  la  poitrine  des  spectres 
éperdus. 

L'œuvre  de  Michel-Ange  apparaissait  en  ce  moment 
si  terrible,  et  pour  ainsi  dire  si  vivante,  que  presque 
tous  les  assistants  et  surtout  les  étrangers  tournaient 
vers  elle  leurs  regards  avec  une  admiration  empreinte 
de  terreur.  Un  enfant  seul  de  douze  à  quatorze  ans,  à  la 
taille  élancée,  à  la  ligure  intelligente,  et  dont  le  front 
haut  et  les  grands  yeux  d'un  bleu  clair  étincelaient  sous 
sa  chevelure  poudrée,  paraissait  ne  prêter  aucune  atten- 
tion à  la  fresque  si  merveilleusement  éclairée.  La  tête 
levée  et  presque  renversée  en  arrière,  les  yeux  en  extase, 
la  bouche  souriante  et  entrouverte  comme  pour  goûter  les 
^ons  qui  montaient,  les  oreilles  dressées  ainsi  que  celles 
d'un  chien  de  chasse  écoutant  au  loin  les  pas  du  cerf  qui 
approche,  tout,  dans  cet  enfant  exprimait  l'attention  la 
plus  vive  et  la  plus  excitée.  On  devinait  qu'il  était  en 
proie  à  une  profonde  émotion,  et  qu'il  s'efforçait  d'en 
tixer  l'empreinte  ineffaçable  dans  son  âme.  Placé  à  côté 
de  l'ambassadeur  d'Autriche,  l'enfant  qui  écoutait  ainsi 
restait  immobile,  et  il  semblait  comme  pétrifié  dans  sa 
culotte  de  soie  blanche  collante,  dans  son  habit  vert  à 
boutons  d'argent  et  à  basques  doublées  de  satin,  et  sous 
son  jabot  de  dentelle  qui  ne  frissonnait  pas  même  sur 
sa  poitrine  bombée  ;  mais  lorsque  la  dernière  note  du 
Miserere  d'Allegri  expira,  l'enfant  sortit  de  son  immobi- 
lité d'automate,  il  se  fit  comme  à  lui-même  un  signe 
d'assentiment,  et  il  quitta  l'église  en  donnant  le  bras  à 
l'un  des  secrétaires  de   l'ambassadeur  d'Autriche.  S'il 


MOZART.  327 

av;iil  <'l('  iinmohilc  Iniil  ;\  riicnic.  il  <'l;iil  iii.'iiiil<'n;iii' 
miu'*l.  il  ne  |);ir.iiss;iil  p.-is  cnlcndrc  les  r(;Jl(*xi()ns  (jiie 
lui  r.ii^iiil  son  ('(nn])at;iioii  sur  la  hcaiih*  de  la  ('(Trmonic 


Mozart  à  la  chapelle  Sixline. 


religieuse  à  laquelle  ils  venaient  d'assister.  Arrivé  rai 
palais  de  laTiibassade,  le  jeune  adolescent  en  habit  vert 


328  MOZART. 

monta  précipitamment  dans  la  chambre  qu'il  occupait, 
et  se  mit  à  tracer  des  signes  inintelligibles  pour  tout 
autre  que  pour  lui,  sur  un  cahier  rayé  qui  était  là  sur  un 
pupitre. 

Le  soir,  à  la  table  de  l'ambassadeur,  on  parla  de  la 
cérémonie  religieuse  du  jour,  et  de  l'effet  merveilleux 
qu'avait  produit  le  Miserere  d'AUegri.  «  Quel  dommage, 
dit  l'ambassadeur,  qu'on  ne  puisse  pas  faire  connaître 
au  monde  entier  cette  musique,  où  le  remords  et  la  dou- 
leur gémissent  éternels  et  infinis  !  Ce  chant  serait  mo- 
ralisant par  sa  tristesse  même;  les  âmes  qui  l'auraient 
entendu  redouteraient  de  s'exposer  aux  douleurs  qu'il 
exprime. 

—  Vous  devriez  bien  vous  servir  de  cet  argument  au- 
près de  Sa  Sainteté,  répliqua  l'ambassadeur  de  France 
qui  dînait  chez  son  confrère,  pour  obtenir  une  copie  de 
cet  air  sacré. 

—  Tous  nos  arguments  échoueraient,  répondit  l'am- 
bassadeur d'Autriche  ;  voilà  plusieurs  siècles  que  cette 
musique  fut  composée  par  Allegri,  et  jamais  elle  n'a  re- 
tenti que  sous  la  voûte  de  la  chapelle  Sixiine  :  ni  rois 
ni  empereurs  n'ont  pu  l'obtenir  des  papes  qui  se  sont 
succédé;  ils  répondaient  aux  requêtes  royales  que  ce 
chant  faisait  partie  du  trésor  sacré  de  Saint-Pierre  et  ne 
devait  pas  en  sortir.  » 

Un  sourire  d'orgueil  glissa  sur  la  lèvre  de  l'enfant  à 
l'habit  vert,  qui  dînait  à  la  table  de  l'ambassadeur. 

Le  lendemain,  vendredi  saint,  à  l'heure  de  l'office,  on 
eut  pu  voir  le  même  enfant  à  la  même  place  que  la  veille, 
écoutant  encore  le  fameux  Miserere;  mais  cette  fois  sa 
tête,  au  lieu  de  se  lever  contemplative,  était  affaissée  sur 


MOZART. 


329 


sa  poitrine,  son  (fil  hh  liaissail  cl  lisail  comnic  à   la   dé- 
robc'c   dans  son    cliapcau,  ((u'il  Icnail  à  la   main,  cl  an 


3r 


'wjé^ufi 


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'"'     M.'fin'*' 


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1:  !|lv  :,l  j  y '.L  g^^*.^,.(:  ;,\^:C''^'  ^  miii%Â 


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Mozart  à  la  villa  Borghèse. 


fond  duquel  il  avait  enroulé  un  cahier.  Un  cardinal  l'a- 
perçut, et  dès  lors  ne  cessa  pl'js  de  l'observer. 


3"^0  MOZART. 

Ia^  soir,  il  y  avait  grand  concert  à  la  villa  Borgbèse-^ 
le  palais  et,  les  jardins  étaient  illuminés,  et  une  de  ces 
belles  nuits  d'Italie  toute  ruisselante  de  lumières  sus- 
pendait à  la  cime  des  grands  arbres  les  étoiles  comme 
des  fruits  d'or.  Les  satues  des  bosquets  ressemblaient 
à  des  femmes  craintives  qui  se  cachaient  pour  entendre 
les  airs  mélodieux  s'échappant  des  salons  par  les  fe- 
nêtres ouvertes.  Aux  chants  succédaient  des  morceaux 
de  musique  instrumentale.  Il  y  eut  un  moment  où  tous 
les  assistants  se  pressèrent  dans  la  galerie  des  marbres  : 
une  main  exercée  venait  de  faire  entendre  quelques  pré- 
ludes sur  le  clavecin  :  «  C'est  lui!  c'est  lui!  disait-on; 
c'est  la  merveille  de  l'Allemagne  !  »  et  chacun  désignait 
du  geste  l'enfant  à  l'habit  vert  qui  méditait  le  matin 
dans  la  chapelle  Sixtine.  L'ambassadeur  d'Autriche  se 
tenait  près  de  lui,  le  coude  appuyé  sur  le  clavecin,  l'en- 
courageant du  regard.  Tout  à  coup,  au  prélude  de  l'in- 
strument, la  voix  de  l'enfant  s'élève,  et  il  entonne  avec 
force  et  suavité  le  Miserere  d'Allegri,  qui  jamais  n'avait 
retenti  avec  plus  de  vérité  et  de  précision.  Tous  restaient 
béants  de  surprise  et  d'admiration  :  quelques-uns 
criaient  au  miracle,  d'autres  parlaient  de  profanation  et 
de  vol. 

ce  Pour  qu'il  sache  aussi  parfaitement  ce  chant,  il 
faut  qu'il  l'ait  écrit  pendant  qu'on  l'exécutait,  dirent 
plusieurs. 

—  Oui,  oui,  il  l'a  écrit,  s'écria  un  cardinal,  le  même  qui 
le  matin  avait  observé  l'enfant  dans  la  chapelle  Sixtine. 

—  Votre  Éminence  en  est-elle  bien  sûre?  répliqua 
l'ambassadeur  d'Autriche,  qui,  tenant  par  la  main  le 
jeune  musicien,  s'approcha  du  cardinal. 


MOZAHT.  331 

—  Mais  jo  crois  l'avoir  vu,  munnnrn  Son  Kininonce. 

—  Monsciij^iKMir,  vous  m'avez  vu  liic;  cl  non  (•crirf*, 
répondit  l'onfanl  respeclueusenienl ,  mais  avec  assu- 
rance, 

—  Mais  ce  que  vous  lisiez,  vous  l'aviez  écrit  sans 
doute  ? 

—  Oui,  je  l'avais  écrit  de  mémoire. 

—  De  mémoire  !  impossible,  car  pas  une  note  ne 
manque  au  chant  que  nous  venons  d'entendre,  c'est  la 
copie  sans  altération  du  Miserere  d'AUegri. 

—  Sans  doute,  monseigneur,  ajouta  l'enfant,  et  quoi 
-de  plus  simple?  Cet  air  a  tellement  ému  mon  âme,  qu'il 
s'est  empreint  en  elle  jusqu'à  la  dernière  mesure.  Voilà 
la  vérité,  et  je  vous  le  jure,  monseigneur,  par  ce  chant 
sacré.  » 

La  foule  restait  confondue.  Les  princes  et  les  hauts 
digniiaires  entouraient  l'enf.^nt  et  le  complimentaient; 
quelques  rébarbatifs  disaient  : 

a  N'importe,  il  faut  lui  interdire  de  répéter  ce  chant 
et  surtout  de  le  transcrire  ! 

—  Et  comment  faire  ? 

—  Le  pape  en  décidera,  »  dit  le  même  cardinal  à  qui 
le  petit  musicien  venait  de  faire  son  serment. 

Le  lendemain,  l'enfant  de  génie  était  mandé  au  Va- 
tican :  le  pape  avait  désiré  le  voir.  Il  traversait  d'un  pas 
léger  et  tranquille  ces  vastes  et  magnifiques  salles  que 
Raphaël  a  décorées,  et  son  œil  bleu,  intelligent  et  fier, 
s'arrêtait  avec  admiration  sur  les  fresques  immortelles 
dont  nos  jeunes  lecteurs  peuvent  voir  de  belles  copies 
au  Panthéon. 

Après  avoir  erré  et  attendu  dans  ces  salles  où  l'attente 


332  MOZART.    ' 

est  si  facile  à  l'esprit,  il  fut  introduit  dans  le  cabinet  du 
pape.  Deux  attachés  de  l'ambassade  d'Autriche  le  sui- 
vaient. Clément  XIV  lui  tendit  son  anneau  à  baiser  et 
lui  dit  avec  bonté  : 

a  Est- il  vrai,  mon  enfant,  que  ce  chant  sacré,  réservé 
jusqu'ici  pour  notre  seule  basilique  de  Rome,  se  soit 
gravé  dans  votre  mémoire  à  la  première  audition  ? 

—  C'est  la  vérité,  saint-père. 

—  Et  comment  cela  se  peut-il  ? 

—  Sans  doute  par  la  permission  de  Dieu,  répliqua 
naïvement  le  jeune  artiste. 

—  Oui,  c'est  Dieu  qui  fait  le  génie,  reprit  le  saint- 
père,  et  vous  êtes  évidemment,  mon  fils,  un  de  ses  élus. 
Si  Dieu  a  permis  que  vous  pussiez  vous  approprier  mira- 
culeusement ce  chant,  c'est  que,  sans  doute,  vous  êtes 
destiné  à  en  créer  pour  l'Église  d'aussi  beaux,  d'aussi 
religieux  dans  l'avenir.  Allez  donc  en  paix,  mon  enfant.  » 
Et  il  lui  donna  sa  bénédiction,  à  laquelle  furent  ajoutés, 
par  son  ordre,  de  riches  présents. 

Cet  enfant  prodigieux  fut  Mozart,  l'auteur  de  tant  de 
chefs-d'œuvre,  parmi  lesquels  il  n'est  personne  qui  ne 
connaisse  Don  Juan  et  la  messe  de  Requiem.  Dès  l'âge 
de  trois  ans,  son  père  lui  avait  appris  les  premières  no- 
tions musicales,  et  il  en  avait  à  peine  six,  qu'il  exécutait 
des  morceaux  de  clavecin  devant  l'empereur  François  l**"" 
d'Autriche,  qui  le  surnomma  son  petit  sorcier,  et  l'as- 
socia aux  jeux  de  l'archiduchesse  Marie- Antoinette,  en- 
core enfant. 

Durant  ce  voyage  d'Italie,  où  nous  venons  de  le  voir  à 
Rome  donner  une  preuve  si  éclatante  de  son  génie  nais- 
sant,  Mozart  s'arrêta  d'abord  à  Bologne  pour  voir  le 


iMOZART.  333 

maestro  Martini,  si  crlMuc  dans  la  science  du  conlie- 
point.  Cet  harmoniste  consommé  lut  confondu,  selon  sa 
propre  expression,  des  éclairs  que  lançait  cette  jeune 
tête,  et  il  lui  prédit  avec  assurance  la  gloire  ([ui  la  cou- 
ronna plus  tard. 

L'académie  des  Philharmoniques  de  Bolo^nie,  désirant 
s'associer  le  jeune  Allemand,  lui  lit  subir  l'épreuve  im- 
posée aux  récipiendaires  :  il  fut  enfermé  dans  une  cham- 
bre où  il  trouva  le  thème  d'une  fugue  à  quatre  voix.  En 
une  demi-heure  le  morceau  fut  composé,  et  Mozart 
reçut  son  diplôme.  Personne,  à  son  âge,  n'avait  obtenu 
avant  lui  cette  marque  de  distinction. 

De  Bologne  il  passa  à  la  cour  de  Toscane.  Le  grand- 
duc,  ravi  de  l'entendre,  le  combla  d'honneurs  et  de  pré- 
sents ;  la  belle  galerie  de  l'ancien  palais  des  Médicis 
retentit  de  ses  chants  :  on  eût  dit  que  les  peintures 
s'animaient  pour  l'écouter,  et  la  Vénus  pudique  semblait 
lui  sourire.  I^a  présence  de  ces  chefs-d'œuvre  l'inspirait  : 
il  se  surpassa;  jamais  sa  voix  n'exprima  avec  plus  d'âme 
ses  improvisations  sublimes.  Il  avait  trouvé  là  une  atmo- 
sphère digne  de  lui.  Comme  ces  oiseaux  des  tropiques 
qui  roucoulent  leurs  chants  au  milieu  du  triple  éclat  des 
grandes  fleurs,  de  !a  lumière  et  des  eaux  murmurantes, 
il  chantait  parmi  les  marbres,  les  tableaux  et  le  luxe 
éblouissant  d'une  cour  amie  des  arts  et  des  lettres. 

Mais  son  triomphe  le  pjus  grand  et  le  plus  singulier 
fut  à  Naples.  Là  on  ne  put  croire  au  génie  naturel  de 
l'enfant  merveilleux.  L'enthousiasme  se  changea  en  su- 
perstition :  on  prétendit,  et  plusieurs  l'affirmèrent,  que 
son  talent  magique  était  l'effet  d'un  talisman.  Ne  souriez 
pas,  jeunes  lecteurs,  ceci  n'est  que  la   conséquence  de 


334  MOZART. 

la  faiblesse  de  Tesprît  humain.  Tout  ce  que  noti^  orgueil 
ne  peut  pénétrer,  il  le  revêt  volontiers  de  magie.  Ceux 
qui  écoutaient  à  Naples  le  petit  Mozart,  n'étant  pas  en 
état  de  le  comprendre  et  encore  moins  de  l'égaler,  trou- 
vaient une  sorte  de  consolation  vaniteuse  à  crier  au  sor- 
tilège. 

Mozart  ne  faillit  point  à  son  enfance  glorieuse.  Nous 
ne  le  suivrons  pas  dans  sa  courte  vie  si  bien  remplie, 
nous  dirons  seulement  qu'elle  fut  close  par  une  compo- 
sition religieuse,  la  fameuse  messe  de  Requiem  Le  génie 
d'AUegri,  qui  avait  inspiré  son  enfance,  vint  lui  sourire 
et  l'embrasser  en  père  au  moment  de  sa  mort.  D  une 
main  défaillante  et  d'une  voix  éteinte,  il  essayait  cette 
musique  funèbre  qui,  disait-il,  serait  chantée  sur  sa 
tombe.  Une  heure  avant  d'expirer,  il  la  parcourait  encore 
des  yeux  :  «  Ah  !  s'écriait-il,  j'avais  bien  prévu  que 
c'était  pour  moi-même  que  je  composais  ce  chant  de 
mort  !  » 


WINGKELMANN 


NOTICE  SUR  W1NCKEI.MANN. 


Jean-Joachim  Winckelmann ,  un  des  plus  illustres  anti- 
quaires des  temps  modernes  ,  était  le  fils  d'un  pauvre  cor- 
donnier de  Steindall ,  ville  de  la  vieille  marche  de  Bran- 
debourg. L'enfant  montra  tout  petit  les  plus  heureuses 
dispositions  pour  tout  ce  qui  touchait  aux  arts  :  l'architec- 
ture, la  sculpture,  la  peinture,  la  musique,  l'euphonie  des 
langues  l'attiraient  invinciblement;  il  échangea  ses  prénoms 
de  Jean-Joachim  contre  celui  de  Giovanni,  comme  plus 
harmonieux,  et  c'est  toujours  ainsi  qu'il  signa  ses  ouvrage?. 
Son  père  comprit  son  intelligence  sans  toutefois  en  deviner 
l'aptitude  particulière,  et  malgré  son  extrême  pauvreté,  il 
s'imposa  des  privations  de  tous  genres  pour  subvenir 
aux  dépenses  que  nécessitait  l'éducation  primaire  de  son 
fils.  Malheureusement  il  devint  infirme  et  dut  entrer  dans 
un  hôjxital. 

Dans  ce  dénûment  complet,  le  jeune  Winckelmann  auiait 
été  réduit  à  entrer  dans  un  atelier,  sans  l'appui  que  lui  prêta 
le  vieux  recteur  du  collège  de  Steindall.  Ce  bon  vieillard 
se  nommait  Toppert,  il  avait  remarqué  les  merveilleuses 
dispositions  de  son  élève,  et  en  peu  de  temps  il  le  vit  expli- 
quer et  commenter  avec  la  même  précision  que  lui-même 
aurait  pu  le  faire,  les  auteurs  classiques  de  la  Grèce  et  de 
Piome.  La  Grèce  surtout  l'attirait  invinciblement.  Il  se  pas- 
sionna pour  Hérodote  et  pour  Homère;  il  trouvait  en  eux 
des  descriptions   qui  lui    faisaient   comprendre    toute    la 

22 


3Î8  NOTICE  SUR  >YINCKELMANN. 

beauté  de  l'art  grec,  dont  l'image  Penivrait  avant  môme 
d'en  avoir  pu  atoirer  les  chefs-d'œuvre  ;  il  ne  rêvait  qu'an- 
tiquités grecques  et  romaines ,  et  souvent  il  entraînait  ses 
compagnons  d'études  dans  un  champ  voisin  de  Steindali , 
où  Ton  avait  découvert  des  lampes  et  des  urnes  helléniques 
ou  étrusques,  et  là,  sous  la  direction  du  jeune  Winckel- 
mann^  les  écoliers  faisaient  de  petites  fouilles.  Un  jour 
Winckelmann  rapporta  en  triomphateur  deux  urnes  antiques 
qui  sont  encore  à  la  Bibliothèque  de  Schausen. 

A  Page  de  seize  ans ,  son  bienfaiteur  Toppert  permit  à 
Winckelmann  d'aller  à  Berlin  commencer  ce  que  l'on  appelle 
en  allemand  des  cours  académiques.  Bientôt  le  recteur  du 
collège  de  Baaken  lui  confia  la  surveillance  de  ses  enfants 
et  lui  offrit  en  retour  chez  lui  le  logement  et  la  table.  Winc- 
kelmann put  alors  économiser  de  petites  sommes  qu'il 
envoyait  à  son  père  qui  languissait  infirme  dans  l'hospice 
de  Steindali.  Au  bout  d'un  an,  Toppert  le  rappela  dans 
cette  ville  et  lui  fit  donner  la  place  de  chef  des  choristes. 
Le  soir  il  se  joignait,  selon  l'usage  de  l'Allemagne,  aux  pau- 
vres écoliers  qui  chantaient  dans  les  rues  des  cantiques  et 
des  motets.  Il  parvenait  ainsi  à  grossir  les  petites  sommes 
qu'il  portait  régulièrement  à  son  père. 

Le  moment  de  choisir  enfin  une  carrière  arriva  pour  lui  ; 
on  lui  conseilla  de  se  faire  ministre  évangélique,  mais  cette 
seule  pensée  l'épouvantait.  Vivre  dans  la  froide  Allemagne 
en  pasteur  protestant  lui  semblait  à  jamais  emprisonner  sa 
jeunesse  et  son  âme.  Une  image  radieuse,  celle  de  la  Grèce 
antique,  remplissait  toute  son  imagination;  le  soleil  et  l'^rt 
de  cette  terre  prédestinée  brillaient  devant  lui  :  c'était 
comme  une  tentation  fixe  qui  ne  lui  laissait  plus  de  repos. 
A  défaut  de  la  Grèce,  ne  pourrait-il  visiter  Tltalie ,  qui  avait 
hérité  d'une  partie  des  merveilles  d'Athènes?  Ce  rêve  s'em- 
para de  son  esprit;  pour  le  réaliser  il  aurait  tout  sacrifié. 
A  force  de  vivre  en  pensée  dans  l'antiquité,  il  se  passionna 


NOTICK  ^\U\   WINCKRI.MANN 


339 


jusque  pour  ses  fables.  La  beauté  des  dieux  et  des  déesses 
d'Homère  et  la  splendeur  des  marbres  de  Phidias  consti- 
tuèrent peur  lui  un  idéal  radieux  qui  lui  paraissait  bien 
supérieur  aux  religions  qui  lui  avaient  succédé  ;  la  grandeur 
et  la  sainteté  du  christianisme  lui  échappaient,  il  n'en  voyait 
que  le  cô'é  sombre  et  (oiirmenté  et  s'éprenait  plus  vivement 


Le  comte  lui  donna  aussitôt  asile  dans  le  château. 


de  la  sérénité  de  l'art  grec.  Insensiblement  il  devint  p'jïen 
par  amour  du  beau. 

Il  quitta  Steindall  et  passa  deux  ans  dans  l'université  de 
Halle,  poursuivant  son  rêve  dans  une  pauvreté  voisine  de 
la  misère  :  il  ne  vivait  le  plus  ordinairement  que  de  ipix'ui 
et  d'eau.  Tantôt  il  s'imaginait  qu'il  allait  faire  des  fouilles 


340  NOTICE  SUR  WINGKELMANN. 

dans  les  pyramides  d'Egypte ,  tantôt  qu'il  remuait  le  sol 
voisin  d'Olympie  et  en  retirait  les  chefs-d'œuvre  enfouis  de 
Phidias  et  de  Lysippe.  Sa  seule  joie  durant  ces  années  de 
vocation  refoulée  fut  d'aller  visiter  le  musée  de  Dresde ,  oii 
il  put  voir  enfin  quelques  beaux  marbres  antiques.  Il  se 
décida  durant  plusieurs  années  à  être  tour  à  tour  pré- 
cepteur dans  des  maisons  particulières  et  professeur  dans 
des  institutions  publiques.  EnHn  lassé  de  cette  vie  de  con- 
trainte, il  se  détermina  à  écrire  au  comte  de  Bunau,  très- 
riche  seigneur  allemand,  lettré  et  ami  des  arts.  Winckel- 
mann  sollicita  de  lui  de  le  placer  dans  un  coin  de  sa 
bibliothèque;  le  comte  lui  donna  aussitôt  asile  dans  le 
château  oii  cette  magnifique  bibliothèque  était  réunie,  et  il 
fut  pour  Winckelmann  un  Mécène  plein  de  bonté.  C'est 
alors  que  le  jeune  antiquaire  s'écria  :  «  La  religion  chré- 
tienne et  les  muses  se  sont  disputé  la  victoire,  enfin  les  der- 
nières l'emportent!  » 

Tandis  que  Winckelmann  vivait  dans  ce  château,  pouvant 
se  livrer  exclusivement  à  ses  chères  études  et  posant  déjà 
les  principes  db  sa  magnifique  Histoire  de  Vart^  le  nonce  du 
pape  à  Dresde  vint  visiter  la  bibliothèque  du  comte  de  Bunau , 
et  frappé  de  l'érudition  artistique  de  Winckelmann,  il  lui  dit  : 
«  Vous  devriez  venir  à  Rome  !  »  Ceci  fut  l'étincelle  élec- 
trique qui  fit  prendre  feu  à  son  rêve.  Aller  à  Rome,  obtenir 
une  place  à  la  bibliothèque  du  Vatican ,  c'était  à  n'y  pas 
croire.  Le  nonce  y  mit  pour  seule  condition  que  Winckel- 
mann se  ferait  catholique!  —  «  Voulez-vous,  lui  disait-il, 
voirl'Apolbn  du  Belvéder,  la  Vénus  de  Médicis,  les  Faunes, 
les  Muses,  Silène,  etc.,  etc.,  abjurez!  »  Le  cœur  et  l'esprit 
de  Winckelmann,  indifférents  à  tout,  hors  à  la  beauté  des 
dieux  d'Homère,  ne  trouvèrent  pas  une  objection. 

Enfin  il  vit  l'Italie,  il  résida  à  Rome,  il  séjourna  à  Naples 
et  assista  aux  fouilles  d'Herculanum.  C'est  à  Rome  qu'il 
écrivit  tous  ses  ouvrages;  il  vécut  là  heureux,  compris. 


NOTIHK   SUR   WIXCKKr.MANN.  341 

fut  nommé  membre  de  toutes  les  académies  do  ritalie, 
et  celles  d'Allemagne  et  de  Londres  l'admirent  dans  leur 
sein. 

Ses  compatriotes,  fiers  de  sa  renommée,  le  prièrent  de 
revenir  en  Allemagne;  le  grand  Frédéric  voulut  se  ratta- 
cher. Winckelmann  résista  à  toules  ses  instances;  l'Italie 
avec  sa  lumière,  son  ciel  et  ses   montagnes  dorées,  étant 
désormais  sa  mère  adoptive,  il  n'eût  consenti  à  la  quitter 
pour  toujours  que  si  la  Grèce  l'eût  appelé.   Cependant  il 
promit  à  ses  amis  d'aller  les  revoir;   il  s'éloigna  de  Rome 
avec  une  grande  tristesse  et  comme  envahi  par  le  pressen- 
timent que  ce  voyage  en  Allemagne  lui  serait  funeste.  A 
mesure  qu'il  s'approchait  des  Alpes  et  des  gorges  du  Tyrol, 
sa  tristesse  augmentait;  les  honneurs  qu'il  reçut  à  Munich, 
à  Vienne  et  dans  toutes  les  cours  de  l'Allemagne  ne  purent 
lui  rendre  la  gaieté;  il  avait  perdu  son  soleil  et  ses  dieux. 
Le  premier  ministre   d'Autriche   mit  tout  en  œuvre  pour 
l'attacher  à  sa  cour  ;   ses  amis  insistèrent,   mais,  dit  l'un 
d'entre  eux,  nous  ramarquâmes   qu'il  avait  les  yeux  d'un 
mort^  et  tous  ne  voulûmes  pas  le  tourmenter  davantage. 
La  vie  pour  lui ,  c'était  la  lumière  et  l'art  qui,  de  la  Grèce, 
s'étaient  réfugiés  en   Italie,  la  mort,  c'était  la  froide  et 
didactique  Allemagne.  Enfin,  il  en  partit  accablé  des  hon- 
neurs et  des  présents  que  les  souverains  lui  avaient  pro- 
digués; il  reprit  la  route  de  sa  patrie  adoptive;  on  ne  sait 
quel  motif  le  détermina  à  passer  par  Trieste  pour  s'y  em- 
barquer pour  Ancône.  Il  rencontra  en  chemin  un  misérable, 
nommé  François  Archangeli,  déjà  repris  de  justice,  et  qui 
parvint  à  s'insinuer  dans  la  confiance  de  Winckelmann  ,  qui 
lui  montra  les  magnifiques  médailles  d'or  qu'il  avait  reçues 
des  princes  de  l'Allemagne.  Arrivé  à  Trieste,  Archangeli  se 
logea  dans  la  même  hôtellerie  que  Winckelmann.  Un  jour 
que  celui-ci  lisait  Homère,  il  vit  entrer  dans  sa  chambre 
son  compagnon  de  route  qui  le  pria  de  lui  laisser  admirer 


342  NOTICE  SUR  NVJXCKELMANN. 

encore  une  fois  ses  médailles. Winckelmann,  pourle  satisfaire, 
s'empressa  de  se  diriger  vers  sa  malle  et  de  s'agenouiller 
pour  l'ouvrir.  Aussitôt  Archangeli  lui  passe  un  nœud  cou- 
lant autour  du  cou  et  tente  de  l'étrangler.  Winckelmann 
résiste  avec  force,  mais  l'assassin  lui  plonge  cinq  coups  de 
couteau  dans  le  bas-venlre;  un  coup  frappé  à  la  porte  par 
un  enfant  effraya  ce  misérable,  qui  prit  la  fuile  en  laissant 
là  les  médailles  qui  devaient  être  le  prix  de  son  crime.  Les 
blessures  de  Winckelmann  étaient  mortelles  ;  il  expira  nprès 
sept  heures  d'agonie,  le  8  juin  1768  ;  il  avait  gardé  jusqu'à 
la  fin  toute  sa  présence  d'esptit. 

Le  principal  ouvrage  de  Winckelmann  est  son  Histoire 
de  l'art;  ses  Remarques  sur  Varchilecture  des  anciens  et  son 
Recueil  de  lettres  sur  les  découvertes  faites  à  Herculanum ,  à 
Pompeïa^  à  Stabia^  sont  aussi  très-appréciés  des  artistes  et 
des  connaisseurs. 


WïNCKEf.MANN 


Un  grand  homme  savetier. 


Nous  ne  connaissons  rien  de  plus  triste  que  l'échoppe 
d'un  cordonnier;  bientôt  rélégance  et  la  propreté  qui 
s'étendent  dans  tous  les  quai'tiers  auront  fait  disparaître 
de  Paris  ces  espèces  de  huttes;  mais  à  l'heure  qu'il  est 
on  peut,  en  cherchant  hien  loin  ,  en  découvrir  encore 
quelques-unes,  et  d'ailleurs,  dans  les  maisons  d'ouvriers, 
beaucoup  de  loges  de  portiers  sont  de  véritables  échoppes. 
Les  cordonniers  ,  toujours  assis  et  tirant  leur  fd  sans 
désemparer,  sont  des  portiers  très-appréciéspar  les  pro- 
priétaires. Mais  parlons  de  la  véritable  échoppe  :  c'est 
habituellement  une  petite  construction  parasite  en  bois 
ou  en  grossière  maçonnerie  adossée  à  quelque  mur  de 
jardin,  d'église  ou  de  clôture.  Une  des  façades  de 
l'échoppe  se  compose  d'un  vitrage  mi-parti  en  papier  et 
mi-parti  en  verres  ;  dans  ce  vitrage  est  comprise  la  porte 
d'entrée,  basse  et  étroite;  au-dessus  d'une  planche  for- 
mant devanture  sont  suspendus  quelques  morceaux  de 
cuir  séchant  à  l'air;  sur  la  planche  sont  quelques  vieilles 
chaussures  et  un  ou  deux  pots  où  croissent  des  plantes 


344  WINCKELMANN. 

de  baume  vulgairement  appelé  basilic,  dont  le  vif  parfum 
mitigé  l'odeur  forte  et  déplaisante  du  cuir. 

Dans  lintérieur  se  trouve  l'établi  (tout  près  du  vitrage) 
couvert  de  l'ouvrage  commencé,  des  matériaux  pour  faire 
ou  radouber  les  chaussures  et  des  instruments  de  cordon- 
nier; deux  ou  trois  escabeaux  sont  autour  de  l'établi; 
dans  le  fond  est  un  petit  poêle  et  le  pauvre  lit  du  mé- 
nage, si  ménage  il  y  a;  aux  murs  sont  toujours  appen- 
dus  C[uelques  gravures  et  un  petit  miroir  à  barbe. 

C'était  une  échoppe  pareille  qu'habitait  en  1729  un 
pauvre  savetier  de  la  petite  ville  de  Steindall,  en  Alle- 
magne. Cette  échoppe  était  adossée  contre  le  mur  noir  et 
moussu  du  jardin  du  collège,  et  bien  souvent  les  écoliers, 
à  l'heure  de  la  récréation,  s'amusaient  à  lancer  des  fruits 
ou  des  noix  sur  la  pauvre  habitation  en  criant  :  a  Bon- 
jour, savetier!  »  D'autres  fois  c'étaient  leurs  souliers  à 
rapiécer  qu'ils  lui  lançaient  de  la  sorte,  au  risque  d  être 
fort  réprimandés  par  leurs  surveillants;  ce  voisinage 
avait  établi  une  sorte  de  connaissance  entre  le  collège  et 
l'honnête  cordonnier,  qui  rapportait  fidèlement  les  chaus- 
sures qui  lui  arrivaient  d'une  manière  aussi  inusitée.  In- 
sensiblement il  avait  obtenu  la  clientèle  de  tous  ces  pe- 
tits démons  ,  et  elle  n'était  pas  à  dédaigner,  car  les 
mouvements  turbulents  de  l'enfance  sont  la  destruction 
des  souhers. 

Penché  sur  son  établi,  le  pauvre  ouvrier  travaillait  du 
matin  au  soir,  malgré  ses  douleurs  de  rhumatisme  aigu 
qui  lui  arrachaient  parfois  des  cris.  Il  était  maigre  et  pa- 
raissait déjà  bien  vieux  quoiqu'il  eût  à  peine  cinquante 
ans  ;  la  misère  et  la  maladie  doublent  les  années.  Des 
mèches   de  cheveux  blancs  pendaient  sur   ses  tempes 


WINCKKI.MANN.  S^ib 

ainai^rics  ol  coiiliastaicnl  avec  ses  yeux  perçants  bwv- 
montés  (le  sourcils  noirs.  Veuf  et  malheureux  (le|)uis 
plusieurs  années,  le  pauvre  homme  ne  souriait  jamais, 
excepté  le  soir  quand  son  lils  revenait  de  l'école  et  l'em- 
brassait en  passant  ses  deux  bras  autour  de  son  cou. 
Alors  l'échoppe  était  en  fête,  le  savetier  quittait  ses  outils 
et  son  tablier  de  cuir;  il  lavait  ses  mains  dans  une  jatte 
d'eau,  ravivait  le  feu  du  poêle  et  se  mettait  à  préparer  le 
repas  du  soir  comme  une  ménagère;  des  volets  de  bois 
mal  joints  étaient  à  l'intérieur  poussés  contre  le  vitrage; 
le  père  et  l'enfant  se  sentaient  chez  eux,  et  tout  en  sou- 
pant  ils  se  racontaient  leur  journée;  l'enfant,  délicat  mais 
charmant,  au  visage  expressif,  à  la  chevelure  blonde,  di- 
sait à  son  père  comment  il  apprenait  chaque  jour  quelque 
chose  de  nouveau,  et  comment  ses  maîtres,  enchantés  de 
ses  progrès,  parlaient  de  le  faire  entrer  au  collège  comme 
un  écolier  modèle.  Le  père,  radieux,  embrassait  alors 
l'enfant,  le  regardait  avec  orgueil  presque  comme  on 
regarde  quelque  chose  de  supérieur  à  soi,  et  s'écriait 
attendri  : 

«  Oh  !  mon  bon  Joachim,  que  ne  suis-je  riche,  je  ferais 
de  toi  un  homme  savant  et  heureux! 

—  Je  veux  commencer  par  être  savant,  répliquait  le 
petit  Joachim,  puis  nous  serons  heureux  après.  » 

Et,  tout  en  parlant  ainsi,  il  aidait  son  père  à  faire  le 
ménage  et  demandait  au  pauvre  bonhomme  qui  il  avait 
vu  et  ce  qu'il  avait  fait  dans  la  journée.  Le  souper  fini, 
le  père  reprenait  son  ouvrage  et  l'enfant  lui  faisait  la  lec- 
ture des  livres  qu'il  recevait  en  prix  à  l'école.  Le  père 
l'engageait  à  lire  parfois  dans  sa  vieille  Bible;  c'était  la 
Bible  de  son  mariage  et  que  sa  femme  en  mourant  avait 


3i6  AVINCKELMANN. 

baisée.  Mais  le  petit  Joachim  préférait  la  lecture  d'une 
traduction  allemande  d'Homère  qui  avait  été  son  prix 
d'honneur.  Insensiblement  le  pauvre  savetier  prit  intérêt 
à  ces  héroïques  récits  qui  passionnaient  son  fils.  A  cha- 
que chant,  l'enfant  s'arrêtait  pour  peindre  sa  surprise  et 
son  ravissement  :  quel  monde!  quel  pays  !  quel  ciel! 
quels  paysages!  quelle  beauté  devaient  avoir  ces  dieux  et 
ces  héros  !  Un  jour  il  ajouta  : 

«  Mais  il  manque  quelque  chose  à  ce  livre  ! 

—  Eh  quoi  donc  ?  demanda  le  père. 

—  Il  lui  manque  de  belles  images  qui  fassent  vivre  à 
nos  yeux  ces  dieux  et  ces  déesses  dont  Homère  chante  la 
beauté.  Oh  !  mon  père,  si  nous  étions  riches,  nous  achè- 
terions Jupiter,  Junon,  Mars  et  Vénus,  Venus  surtout, 
que  je  vois  toujours  entourée  d'une  vapeur  rose  et  se  bai- 
gnant dans  la  mer  Egée  !» 

Le  pauvre  savetier  écoutait  son  fils  sans  bien  le  com- 
prendre, mais  ce  qu'il  comprenait  par  le  cœur,  c'est  que 
son  fils  avait  des  désirs  que  sa  pauvreté  l'empêchait  de 
satisfaire,  et  il  en  souffrait  chaque  jour  de  plus  en  plus. 
Il  sentait  ses  infirmités  s'accroître,  et  il  se  disait  qu'avec 
elles  la  misère  augmenterait  dans  la  pauvre  échoppe. 
Pour  ne  pas  attrister  son  fils  il  dissimulait  sa  détresse, 
mais  quand  il  était  seul  dans  la  journée,  de  grosses 
larmes  roulaient  parfois  sur  ses  joues  amaigries.  Or  rien 
n'est  déchirant  comme  les  larmes  d'un  homme,  et  sur- 
tout d'un  vieillard;  il  lui  faut  une  grande  angoisse,  il 
faut  qu'il  souffre  bien  amèrement  pour  que  sa  douleur  se 
traduise  de  la  sorte.  Le  pauvre  père  n'avait  pas  d'autre 
joie  dans  sa  vie  de  peine  que  de  voir  sourire  son  enfant 
quand  il  rentrait  le  soir  de  l'école  ;  aussi  s'ingéniait-il 


WINP.KKLMANN.  3A9 

cliaquc  jour  à  lui  procurer  ([U('l(|ue  petite  surprise  (jui  lîL 
pétiller  ses  yeux  d'enlaut;  tantôt  c'était  une  IViandise 
qu  il  ajoutait  au  souper  frugal,  comme  aurait  l'ait  une 
mère;  tantôt  un  livre  qu'il  achetait  à([uelque  colporteur, 
se  privant  deux  ou  trois  jours  de  fumer  sa  pipe  (cette 
compagne  si  chère  à  un  Allemand)  pour  donner  cette  sa- 
tisfaction à  son  cher  petit  Joachim. 

Depuis  le  soir  où  l'enfant  avait  souhaité  des  images  au 
livre  d'Homère,  le  bon  savetier  ne  rêvait  plus  qu'à  satis- 
faire son  désir.  Mais  où  trouver  un  Jupiter,  une  Junon 
et  surtout  une  Vénus?  Il  n'y  avait  pas  de  musée  à  Stein- 
dall  et  jamais  le  vieillard  n'avait  aperçu  l'image  de  la  plus 
belle  des  déesses. 

Un  matin  qu'il  allait  reporter  au  collège  les  souliers 
raccommodés  de  quelques  écoliers,  le  portier  le  fit  atten- 
dre dans  une  espèce  de  parloir  tandis  qu'il  aUait  lui  cher- 
cher le  prix  de  son  travail  et  d'autres  chaussures  à  répa- 
rer. Le  savetier  regardait  attentivement  les  murs  de  cette 
pièce  ornée  de  petits  cadres  qui  renfermaient  les  dessins 
des  enfants  ;  c'étaient  quelques  académies,  des  dieux  et 
des  héros  grecs,  et  parmi  eux  deux  Vénus  :  la  Vénus  de 
Médias  et  la  Vénus  accroupie;  en  voyant  ce  nom  de  Vé- 
nus écrit  au  bas  des  deux  cadres  où  se  trouvait  la  belle 
déesse,  le  vieillard  courbé  par  l'âge  et  la  souffrance  se 
redressa  de  plaisir.  Le  portier  le  trouva  en  extase  devant 
ces  dessins  fort  médiocres  de  deux  marbres  de  l'antiquité. 

«  Que  regardez-vous  donc  là,  mon  vieux,  lui  dit-il  très- 
étonné,  est-ce  que  ces  deux  belles  femmes  vous  plaisent? 

—  Oh!  ouij  et  je  consens  à  vous  laisser  l'argent  que 
vous  alliez  me  remettre,  si  vous  me  permettez  de  les  em- 
porter. » 


350  WINCKELMANN. 

Le  portier  se  mit  à  rire  aux  éclats. 

«c  Oh  !  ne  vous  moquez  pas  de  moi,  répliqua  le  bon 
savetier,  c'est  pour  complaire  à  un  désir  de  mon  enfant 
qui  ne  rêve  que  déesses  de  l'antiquité. 

—  Et  quel  âge  a-t-il  ce  petit  gars?  reprit  le  portier. 

—  lia  dix  ans,  reprit  le  père. 

—  Allons,  allons,  il  est  précoce,  continua  l'autre  en 
riant  toujours. 

—  Oh  !  je  vous  en  réponds  qu'il  est  précoce  ;  il  est 
toujours  le  premier  à  l'école  gratuite,  il  sait  déjà  tout  ce 
que  savent  les  maîtres,  et  s'il  pouvait  entrer  dans  votre 
collège,  je  vous  réponds  qu'il  deviendrait  bientôt  le  plus 
fort  des  élèves.  Oh  !  mon  bon  monsieur,  continuait  le 
vieillard  voyant  que  le  portier  ne  riait  plus  et  l'écoutait 
avec  attention,  faites  quelque  chose  pour  lui,  parlez-en 
à  votre  recteur,  et,  en  attendant,  laissez  moi  emporter 
ces  images  si  vous  n'y  tenez  pas  trop. 

—  Attendez,  attendez  un  peu,  répondit  le  portier  que 
flattait  cet  appel  à  sa  protection,  voilà  trois  de  ceux  qui 
dessinent  qui  jouent  en  ce  moment  à  la  balle  dans  la 
cour,  ce  sont  eux  qui  m'ont  donné  ces  images^  comme 
vous  dites  ;  ils  doivent  en  avoir  d'autres  qu'ils  vous  don- 
neront volontiers,  car  ce  sont  de  bons  petits  diables.   » 

Le  concierge  appela  les  trois  écoliers,  qui  bondirent 
vers  lui,  et  quand  ils  surent  Tobjet  de  la  convoitise  du 
savetier  : 

ce  Certainement  que  nous  allons  vous  satisfaire,  » 
s'écrièrent-ils  tous  à  la  fois  ;  et  courant  d'un  trait  à  la 
salle  de  dessin,  ils  en  revinrent  rapportant  des  brassées 
d'études  et  d'ébauches  :  «  Tenez,  disaient-ils  en  épar- 
pillant les  feuilles  aux  pieds  du  savetier,  tenez,  voilà  des 


WINr.KELMANN.  :^5l 

Vénus,  dos  Xyiiiplics  cl  des  Amours  aussi,  ciiiporlcz 
loul  cela  pour  votre  enlanl  ;  j)uis([iril  aime  iiislinctive- 
lucnt  ces  ()l)jets,  c'est  ((u'il  est  peiit-elie  destiné  à  deve- 
nir un  grand  peintre  !  Amenez-nous  le,  nous  le  ferons 
examiner  par  notre  maître,  » 


u 


Hs  revinrent  avec  des  brassées  d'éludcs. 


L'heureux  vieillard  se  confondait  en  remercîments  et 
ne  savait  comment  prouver  sa  reconnaissance  ;  il  disait 
au  portier  et  auK  enfants,  tout  en  mettant  en  ordre  les 
précieux  dessins  : 

«  Usez  de  ma  pauvre  industrie  tant  que  vous  voudrez, 


352  WINGKELMANN. 

je  ne  prendrai  plus  votre  argent,  vous  m'avez  payé  pour 
toute  votre  vie  !  » 

Les  écoliers  se  prirent  à  rire  de  cette  idée. 

ce  Allons,  mon  bonhomme,  dirent-ils,  ne  songez  qu'à 
vous  réjouir,  et  amenez-nous  demain  votre  petit  Joa- 
chim;  »  et  lançant  leurs  halles,  ils  regagnèrent  la  cour. 

Le  portier  reconduisit  jusqu'à  la  porte  extérieure  le 
vieillard  radieux. 

ce  A  demain,  lui  dit-il,  je  vous  promets  de  parler  de 
votre  enfant  aujourd'hui  même  au  recteur.  » 

Le  bienheureux  savetier  regagna  son  échoppe  en  fre- 
donnant un  vieil  air  allemand.  Il  n'avait  pas  chanté  de- 
puis la  mort  de  sa  chère  femme,  et  il  fallait  que  son 
contentement  fût  bien  grand  pour  qu'il  éclatât  par  ce 
refrain  que  la  pauvre  défunte  murmurait  elle-même  au- 
près du  berceau  de  leur  enfant. 

Rentré  chez  lui,  il  ne  songea  pas  à  se  remettre  à  l'ou- 
vrage ;  il  se  donna  vacance  pour  le  reste  de  la  journée  : 
il  s'enferma  dans  son  échoppe  et  commença  à  aligner  et 
à  pendre  au  mur  toutes  ces  feuilles  de  dessin  ;  il  voulait 
que  son  enfant  en  eût  l'heureuse  surprise  en  les  aper- 
cevant tout  à  coup  à  son  retour  de  l'école.  Les  Vénus 
furent  placées  au  milieu,  les  Amours  et  les  personnages 
secondairQ3  de  chaque  côté  ;  quand  cette  besogne  fut  tei'- 
minée,  il  sortit  pour  acheter  son  souper,  et  comme  il 
avait  reçu  un  peu  d'argent  du  collège  et  que  ce  jour  était 
pour  son  cœur  une  grande  fête,  il  rapporta  une  oie,  une 
tarte  aux  pommes  et  une  cruche  de  bière.  Depuis  bien 
des  années  le  pauvre  ouvrier  ne  s'était  pas  attablé  à 
pareil  festin.  Il  étendit  une  nappe  blanche  sur  la  petite 
table,  dressa  le  couvert  et  le  repas,  cacha  dans  un  coin 


WINCKELMANN.  353 

les  savates  et  les  outils,  alliim.-i  hi  poêle  et  la  p(;tite 
lampe  de  fer  et  attendit  avec  impatience  le  retour  de 
Joacliim. 

L'enfant  entra  a})portant  à  son  père  un  pot  de  f,aroil(;es 
que  la  femme  du  maître  d'école,  qui  l'aimait  beaucoup, 
lui  avait  donné.  On  eut  dit  que,  prévoyant  cette  petite 
fête  de  famille,  il  voulait  y  ajouter  la  grâce  de  cette 
ileur. 

«  Qu'y  a-t-il  donc  ?  dit-il  en  pénétrant  dans  l'échoppe 
et  sans  avoir  aperçu  les  dessins  pendus  au  mur,  quel 
beau  couvert  !  Attendez-vous  à  souper  ce  vieux  cousin  de 
Schausen  qui  devait  nous  faire  visite  il  y  a  un  mois? 

—  Je  n'attends  que  toi,  et  c'est  toi  que  je  fête,  ré- 
pliqua le  père  en  entourant  de  ses  bras  son  cher  enfant. 
Mais  regarde  donc  un  peu,  ajouta-t-il,  en  face  de  toi,  à 
xîôté  du  tuyau  du  poêle.  » 

Joachim  leva  la  tête  et  aperçut  les  dessins;  ce  fut 
d'abord  un  cri  de  surprise,  puis  une  longue  extase  muette. 
Il  en  décrocha  deux  et  les  posa  sur  la  table,  et  soutenant 
sa  tête  entre  ses  deux  mains,  il  se  mit  à  considérer  les 
dessins  avec  une  fixité  de  regard  étrange.  Au  bas  de  l'un 
était  écrit:  d'après  la  Vénus  en  marbre  qui  est  à  Flo- 
rence; au  bas  de  l'autre  :  d'après  une  frise  du  Parthénon 
d'Athènes,  Un  de  ces  crayons  noirs  était  un  reflet  bien 
imparfait  de  la  Venus  de  Médicis,  l'autre  d'une  de  ces 
magnifiques  canéphores  aux  draperies  flottantes  qui  sem- 
blaient se  mouvoir  sur  les  frises  du  Parthénon  et  qu'on 
peut  voir  aujourd'hui  dans  le  Musée  de  Londres.  Certes, 
ces  dessins  d'écolier  ne  donnaient  qu'une  idée  bien  in- 
complète de  ces  divines  sculptures;  le  relief,  les  con- 
tours et  les  proportions  de  l'œuvre  primitive  manquaient: 

03 


354  WINGKELMANN. 

il  manquait  surtout  cette  couleur  dorée  qui  parfois 
donne  au  marbre  l'animation  de  la  vie.  N'importe,  ces 
esquisses  grossières  gardaient  quelque  chose  encore  de 
l'idéale  beauté  de  ces  merveilleuses  créations  de  l'art.  Le 
jeune  Joachim  les  contemplait  avec  ivresse.  Pour  la  pre- 
mière fois,  elles  rendaient  palpable  pour  lui  la  beauté  de 
la  forme  dont  il  avait  tant  rêvé  en  lisant  V Iliade.  Mais 
ces  deux  œuvres  d'art  dont  il  n'apercevait  que  le  reflet 
existaient  dans  toute  leur  beauté  en  Grèce  et  en  Italie. 
Dès  lors,  ces  deux  terres  classiques  du  beau  devinrent 
les  mondes  de  ses  rêves. 

Le  lendemain  de  ce  jour,  le  vieux  savetier  revêtit  ses 
habits  du  dimanche,  il  habilla  son  fils  de  son  mieux  et 
le  conduisit  au  collège.  Le  portier  les  reçut  en  protecteur 
sûr  de  son  fait. 

«  Venez,  venez,  mon  petit  ami,  dit-il  avec  un  sou- 
rire de  triomphe  et  en  prenant  Joachim  par  la  main,  j'ai 
parlé  de  vous  à  notre  excellent  recteur  M.  Toppert,  il 
vous  attend.  Et  se  retournant  vers  le  savetier  il  ajouta  : 
Suivez-nous,  mon  brave  homme,  vous  verrez  que  je  ne 
promets  rien  que  je  ne  fasse.  » 

Us  traversèrent  plusieurs  cours  intérieures  et  arrivè- 
rent au  cabinet  du  recteur.  C'était  un  beau  vieillard  à 
cheveux  blancs,  à  la  figure  expressive  et  sereine  ;  il  fit 
approcher  Tenfant  avec  bonté  et  commença  à  l'interroger 
sur  ses  études.  Le  petit  Joachim  répondit  avec  netteté, 
esprit  et  certitude  sur  toutes  les  questions  ;  il  émerveilla 
le  recteur;  parfois  même  il  allait  au  delà  de  ses  deman- 
des; c'est  ainsi  que,  lorsqu'il  fut  interrogé  sur  la  litté- 
rature grecque,  il  démontra  comment,  dans  cette  admi- 
rable civiUsation,  la  poésie  et  l'art  avaient  découlé  de  la 


•  U'INCKKLMANN.  355 

relif^ion,  ol  dit  sur  radinii'îihk;  s('nl])lnre  de  Tantiquitô 
des  t'hoses  ([u'il  nv  pouvait  couuaîlre  encore  (jue  par  in- 
tuition. 

Quand  le  J)on  recteur  lui  (li^nianda  s'il  se  sentait  des 
dispositions  pour  le  dessin,  il  répondit  qu'il  se  sentait  de 
l'attrait,  et  qu'apprendre  à  dessiner  lui  serait  toujours 
bon,  ne  serait-ce  que  pour  fixer  les  lignes  et  les  contours 
des  chefs-d'œuvre  de  la  statuaire  et  de  la  peinture  qui  le 
frapperaient,  ainsi  qu'on  écrit  des  notes  sur  un  sujet 
littéraire. 

Le  recteur  remarqua  la  justesse  de  cette  réponse,  et 
lui  promit  qu'il  entrerait  dès  le  lendemain  dans  la  classe 
de  dessin. 

«  Se  peut-il,  grand  dieu!  s'écria  le  savetier,  qui  jus- 
qu'alors avait  gardé  le  silence.  Vous  allez  admettre  mon 
pauvre  enfant  dans  votre  collège? 

—  Oui,  dès  ce  soir  revenez  avec  son  petit  bagage,  c'est 
une  chose  réglée.  » 

Le  savetier  se  confondait  en  remercîments  et  bénédic- 
tions. 

L'enfant  salua  avec  respect  et  bonne  grâce  le  recteur, 
qui  le  baisa  au  front  en  répétant  :  «  A  ce  soir,  mon  petit 
ami.  » 

Le  père  et  l'enfant  sortirent  tout  joyeux,  en  adressant 
mille  remercîments  au  portier. 

Dans  le  premier  moment,  le  savetier  ne  voyait  que 
l'éducation  qu'allait  recevoir  son  fds,  et  celui-ci  ne  son- 
geait qu'à  ses  chères  études.  Mais  quand  ils  se  retrou- 
vèrent tous  deux  dans  la  pauvre  échoppe  où  leur  affec- 
tion mutuelle  leur  avait  donné,  la  veille  encore,  de  si 
bonnes  heures,  tout  en  faisant  un  paquet  de  ses  livres, 


356 


WINCKELMANN, 


de  ses  chemises  et  de  ses  pauvres  habits,  le  petit  Joa- 
chim  se  prit  à  pleurer  et  son  père  étouffa  de  longs  san- 
glots. Les  larmes  ne  font  pas  de  ravages  dans  la  jeunesse, 


1;:^  mm 


i\l- 


11  émerveilla  le  recteur. 


on  dirait  la  rosée  qui  glisse  sur  les  fleurs  :  mais  les  larmes 
des  vieillards  sont  amères  et  destructives;  elles  ressem- 


WINCKRF.MANN.  357 

blent  à  ces  orales  ([ni  éhnmlent,  dénicinent  et  portent  la 
mort  dîins  la  nature.  Le  inallieurenx  savetier  était  si 
pâle,  tout  en  aidant  à  son  fils,  qu'il  semblait  frappé  d'un 
mal  subit. 

«  Ne  plus  revenir  ici  chaque  soir  pour  souper  avec 
vous  et  pour  coucher  auprès  de  vous,  ce  sera  bien  triste, 
disait  l'enfant,  dont  les  pleurs  continuaient  à  couler. 

—  Il  le  faut  bien,  répliquait  le  père  essayant  de  cacher 
sa  propre  défaillance;  tu  me  donneras  un  bon  soir  à  tra- 
vers le  mur  en  me  jetant  par-dessus  une  branche  d'arbre 
ou  un  petit  caillou.  » 

L'enfant  sourit  de  cette  idée  et  promit  de  n'y  pas 
manquer. 

Ils  se  raffermirent  le  mieux  qu'ils  purent,  et  vers  la 
nuit  ils  gagnèrent  la  porte  du  collège;  elle  se  referma 
vite  sur  le  petit  Joachim  :  il  avait  fallu  biusquer  les 
adieux. 

C'était  l'heure  de  la  récréation  du  soir;  l'enfant  fut 
bientôt  distrait  de  sa  tristesse  par  l'empressement  de  ses 
nouveaux  compagnons,  qui  tous  lui  firent  bon  accueil. 
Il  n'en  fut  pas  de  même  du  père,  qui  resta  seul  après 
cette  séparation.  En  sortant  du  collège,  il  n'eut  pas  le 
courage  de  regagner  tout  de  suite  sa  pauvre  échoppe  ;  il 
erra  au  pied  des  murailles  qui  renfermaient  désormais 
son  fils  bien-aimé,  et  quoique  la  nuit  fût  très-froide,  il 
en  fit  plusieurs  fois  le  tour.  Il  lui  semblait  que  l'enfant 
allait  lui  apparaître  quelque  part  à  travers  œs  pierres. 
Il  ne  se  décida  à  rentrer  que  lorsque  le  tintement  de  la 
cloche  du  collège  annonça  Theure  du  dortoir;  il  alluma 
sa  petite  lampe  de  fer,  mais  il  n'eut  pas  le  courage  de 
faire  du  feu  pour  préparer  son  souper  et  pour  se  réchauf- 


358  WINGKELMANN. 

fer;  il  se  coucha  tout  transi  et  accablé  de  tristesse,  et 
quand  il  voulut  étendre  ses  pauvres  membres  sur  son 
grabat,  il  sentit  revenir  plus  aigu  et  plus  poignant  le 
rhumatisme  dont  il  souffrait  depuis  tant  d'années.  Il 
passa  la  nuit  dans  une  grande  détresse,  et  lorsqu'il  vou- 
lut se  lever  le  lendemain,  cela  lui  fut  impossible  :  il  était 
cloué  dans  son  lit  comme  un  paralytique  ;  il  entendit 
quelques  pratiques  heurter  à  sa  porte  sans  pouvoir  aller 
leur  ouvrir  ;  bientôt  il  entendit  retentir  sur  sa  toiture  le 
petit  caillou  qui  était  le  bonjour  de  son  fils,  et  il  ne  put 
lui  répondre  par  le  chant  convenu.  Trois  fois  l'enfant  re- 
commença son  signal,  et  toujours  l'échoppe  resta  muette, 
car  le  pauvre  homme  avait  la  langue  à  moitié  liée  et  ne 
pouvait  plus. articuler  que  de  faibles  paroles. 

Mais  revenons  au  petit  Joachim  :  il  s'était  endormi  la 
veille  au  soir  consolé  et  tout  joyeux  de  la  perspective  des 
études  qu'il  allait  commencer  le  lendemain;  le  bon  rec- 
teur, M.  Toppert,  lui  avait  fait  visiter  la  belle  bibliothè- 
que du  collège  et  lui  avait  montré  de  belles  gravures  qui 
rendaient  bien  mieux  que  les  dessins  qu'il  avait  d'abord 
admirés,  les  magnifiques  statues  de  l'antiquité.  Son 
maître  lui  avait  permis  de  venir  lire  et  étudier  dans  la 
bibliothèque,  et  de  donner  à  ses  instincts  du  beau  tout 
leur  développement.  Il  se  sentit  comme  enivré  en  face  de 
ce  monde  de  la  science  dont  il  venait  de  franchir  le  seuil. 
Mais,  quand  il  eut  lancé  sur  le  toit  de  son  père  le  petit 
caillou  convenu,  et  que  la  voix  du  vieillard  ne  s'éleva  pas 
pour  lui  répondre,  il  sentit  tout  à  coup  le  pressentiment 
de  quelque  malheur;  il  fit  part  de  ses  craintes  au  bon 
portier,  et  celui-ci  lui  promit  d'aller  s'informer  du  save- 
tier. Bientôt  après,  il  frappait   à  la  porte  de  l'échoppe, 


WINCKRLMANN.  359 

qui  était  fermée  en  dedans:  «  Secouez -la  Ibrtement,  dit 
de  l'intérieur  une  faible  voix,  et  elle  cédera.  »  Le  portier 
donna  un  violent  choc  et  la  porte  s'ouvrit. 

«  Faites-moi  conduire  à  l'hôpital,  mon  bon  monsieur, 
lui  dit  le  savetier  en  l'apercevant,  c'est  le  dernier  ser- 
vice que  j'implore  de  votre  charité;  me  voilà  perclus  de 
tous  -mes  membres  et  incapable  de  travailler.  » 

L'autre,  en  examinant,  vit  bien  qu'il  disait  vrai. 

«  Un  peu  de  patience,  lui  répliqua-t-il,  je  vais  vous 
amener  le  médecin  du  collège. 

—  Oh!  surtout  ne  dites  rien  à  mon  Joachim. 

—  Soyez  tranquille.  » 

Le  portier,  en  rentrant  au  collège,  évita  l'enfant,  qui 
d'ailleurs  était  en  classe  ;  il  avertit  le  recteur  de  l'état 
du  pauvre  vieillard.  Le  rec'eur  fit  prévenir  le  médecin, 
et  tous  deux  se  rendirent  à  l'échoppe.  Après  l'examen 
du  vieillard,  le  médecin  décida  qu'il  fallait  le  conduire 
de  suite  à  l'hôpital  de  Steindall,  où,  grâce  à  sa  recom- 
mandation, il  serait  bien  soigné. 

«  Je  me  charge  d'avertir  et  de  consoler  votre  fils,  dit 
le  recteur  pour  calmer  les  lamentations  du  père,  et 
chaque  dimanche  après  les  offices  il  ira  vous  voir.  » 

La  première  entrevue  fut  déchirante.  Cette  fois  ce 
fut  le  père  qui  dut  calmer  la  douleur  du  fils,  car  il  sem- 
blait à  ce  fils  qu'il  était  ingrat  et  méchant  'de  laisser 
dans  cet  asile  de  la  misère  le  père  qui  avait  entouré  son 
enfance  de  soins  si  tendres. 

«  Tu  ne  peux  rien,  lui  répondait  le  bon  vieillard,  tu 
ne  peux  que  travailler,  grandir  et  obtenir  une  place 
quand  tu  seras  savant ,  et  alors  tu  viendras  à  mon  se- 
cours. 


360  WINCKELMANN. 

—  Ahl  je  n'attendrai  pas  si  longtemps,  »  reprit  l'en- 
fant, qui  prit  dans  son  cœur  une  résolution  subite. 

Affermi  par  sa  volonté,  il  quitta  son  père  en  lui  di- 
sant :  ce  A  dimanche,  »  avec  un  sourire  qui  signifiait  : 
Vous  serez  content  de  moi. 

Le  dimanche  suivant,  l'enfant  apporta  à  son  père  un 
peu  d'argent  qu'il  avait  gagné  lui-même. 

a  Et  comment?  lui  dit  le  malade  attendri, 

—  En  faisant  ce  que  je  vous  ai  vu  faire  si  longtemps 
à  vous-même,  en  raccommodant  aux  heures  dé  récréa- 
tion les  souliers  de  mes  camarades*.  Je  suis  allé  à  l'é- 
choppe, j'y  ai  pris  votre  cuir  et  vos  outils,  et  je  me  suis 
mis  gaiement  à  l'ouvrage.  J'ai  gagné  aussi  quelque 
petite  monnaie  en  donnant  quelques  leçons  aux  plus 
jeunes  du  collège  ;  je  continuerai  ainsi  chaque  semaine, 
et  le  dimanche  je  vous  apporterai  ce  que  j'aurai  amassé. 
Cela  vous  aidera  à  vous  faire  mieux  soigner.  Vous  pour- 
rez avoir  du  tabac,  de  la  bière,  et  de  temps  en  temps 
de  cette  bonne  choucroute  que  vous  aimez  tant.  » 

Le  vieillard  sourit  à  travers  ses  larmes  et  retint  long- 
temps son  enfant  appuyé  contre  sa  poitrine. 

Un  sentiment  généreux  et  bon  prête  de  la  grandeur 
aux  choses  les  plus  vulgaires  ,  aussi  l'âme  du  petit 
Joachim  s'élevait-elle  durant  ce  travail  grossier  qui  rem- 
plissait ses  récréations.  Tandis  qu'il  mettait  des  clous 
ou  une  pièce  à  de  vieilles  chaussures,  sa  pensée  planait 
dans  l'Olympe  d'Homère,  ou  bien  c'était  Démosthènes 
qui  remplissait  son  imagination  et  le  faisait  vivre  dans 
cette  Athènes  qu'il  aimait  tant.  Il  avait  commencé  l'é- 

1.  Historique, 


Il  en  tira  radieux  deux  belles  urnes. 


WINCKELMANN.  363 

tud(^  du  ^vvx'.  et  il  y  faisait  do  rapides  progrès.  Dirige 
par  d'excellents  maîtres  (|ui  devinèrent  ses  instincts, 
il  eut  bientôt  sur  l'art  dans  l'antiquité  des  notions  très- 
sûres  et  des  connaissances  très-étendues.  Il  avait  en- 
tendu dire  qu'il  y  avait  dans  les  environs  de  Steindall 
un  champ  communal  où  étaient  enfouies  des  antiquités 
grecques  et  romaines,  et  durant  les  promenades  du  col- 
lège en  dehors  de  la  ville,  il  cherchait  toujours  à  entraî- 
ner ses  camarades  vers  ce  champ  précieux.  Il  avait  ac- 
quis par  son  caractère  et  son  intelligence,  et  surtout 
par  ce  qu'on  savait  qu'il  faisait  pour  son  père,  un  irré- 
sistible ascendant  sur  ses  compagnons  d'études  ,  quand 
il  leur  parla  de  son  idée  fixe  de  fouiller  ce  vieux 
champ  romain,  chacun  applaudit  et  lui  promit  son  con- 
cours. Les  plus  riches  se  procurèrent  les  instruments 
nécessaires  :  pelles,  bêches,  sondes  ;  et  enfin  par  un 
beau  jour  de  printemps,  durant  une  promenade  du  col- 
lège, on  commença  avec  ardeur  l'opération  :  c'était  plai- 
sir de  voir  tous  ces  jeunes  bras  s'agitant,  creusant  et 
retournant  la  terre  ;  tous  ces  jeunes  visages  mouillés 
de  sueur  et  regardant  curieux  si  rien  ne  surgissait  sous 
les  coups  des  pioches  rapides.  Le  premier  jour  on  ne 
trouva  que  quelques  petites  médailles  et  des  fragments 
de  poteries;  M.  Toppert,  à  qui  on  porta  les  médailles, 
autorisa  les  fouilles  les  jours  de  promenade,  et  presque 
tous  les  élèves,  Joachim  en  tête ,  coopérèrent  à  la  se- 
conde fouille  ;  elle  eut  un  beau  résultat.  Une  charmante 
lampe  en  bronze  de  forme  parfaite,  telle  que  l'antiquité 
seule  savait  les  faire ,  sortit  tout  à  coup  de  terre  et  fut 
portée  en  triomphe  au  bon  recteur. 

A  la  troisième  fouille,  Joachim   dirigea   lui-même 


364 


WINCKELMANN. 


toutes  les  opérations  ;  il  avait  réfléchi  que  cette  lampe 
devait  être  suspendue  à  l'entrée  d'un  tombeau,  et  que 
ce  tombeau  devait  exister  puisque  la  lampe  avait  été  re- 


Les  écoliers  firent  un  brancard. 


trouvée.  Il  fit  donner  de  profonds  coups  de  bêche  dans 
la  même  direction  et  bientôt  on  sentit  la  pierre  dure  ; 


WINCKELMANN.  365 

l'ardeur  des  travailleurs  redoubla;  un  tombeau  fut  dé- 
couvert ,  il  n'avait  qu'une  inscription ,  mais  pas  de 
sculpture;  Joacliini  en  déblaya  avec  ses  bras  l'ouverture, 
et  il  en  tira  radieux  deux  belles  urnes  cinéraires  cou- 
vertes de  bas -relief  s. 

Les  écoliers  firent  un  brancard  de  feuillage  et  de 
fleurs  pour  rapporter  en  triomphe  au  collège  cette  ma- 
gnifique trouvaille.  Joachim  marchait  en  tête,  comme  un 
général  d'armée  qui  revient  après  une  victoire.  Il  sen- 
tait qu'à  cette  heure  ses  camarades  étaient  ses  sujets  et 
qu'il  pouvait  tout  leur  demander. 

«  Oh!  mes  amis,  leur  dit-il,  si  d'abord  nous  passions 
à  l'hôpital,  j'embrasserais  mon  pauvre  père  qui  serait 
bien  heureux  de  mon  bonheur. 

—  Oui!  oui!  à  l'hôpital,  répétèrent  toutes  les  voix;  et 
le  cortège  changea  de  route.  Il  s'arrêta  quelques  instants 
dans  la  cour  de  l'hospice,  puis  montant  un  escalier 
roide  il  entra  dans  la  chambre  blanchie  à  la  chaux  (  t 
très-propre  qu'occupait  le  pauvre  infirme.  Grâce  au  se- 
cours que  son  fils  lui  apportait  chaque  dimanche,  il  avait 
pu  être  séparé  des  autres  malades  et  recevoir  des  soins 
particuliers. 

Le  visage  blême  du  vieillard  rayonna  de  joie  dans  son 
lit  en  voyant  entrer  cette  troupe  joyeuse  conduite  par 
son  fils  qu'on  portait  presque  en  triomphe  comme  les 
deux  urnes. 

En  entendant  le  récit  de  cette  découverte,  le  bon  sa- 
vetier s'écria  : 

«  Mon  cher  fils,  te  voilà  donc  célèbre  !   » 

En  effet,  ce  fut  un  commencement  de  renommée  pour 
le  jeune  Joachim.  Le  recteur  Toppert  et  les  autres  auto- 


366  WINCKELMANN. 

rites  de  la  ville  décidèrent  que  ces  deux  belles  urnes  an- 
tiques seraient  offertes  à  la  bibliothèque  de  Schausen , 
et  qu'on  inscrirait  sur  le  piédestal  qui  les  supporterait 

DÉCOUVERTES  PRÈS   DE    STEINDALL   EN    1730, 
PAR   JOACHIM   WINCKELMANN. 


FIN. 


Univeri^JJ* 

Ê^ÎL/OTHECA 


TABLE 


Préface Page  i 

Pic  de  La  Mirandole 3 

Les   premiers    exploits   d'un    grand   capitaine.   —  Bertrand 

du  Guesclin 21 

La  rançon  du  génie.  —  Filippo  Lippi 43 

Le  petit  vagabond.  --  Amyot 6â 

Agrippa  d'Aubigné 91 

Pierre  Gassendi ....   109 

Turenne 1 39 

Pascal  et  ses  sœurs 161 

Jean  Bart 175 

Deux  enfants  de  Charles  l*''' 193 

Rameau 227 

Pope 245 

Benjamin  Franklin 2C3 

Charles  Linné 293 

Mozart 321 

Winckelmann 335 


FIN   DE   LA    TABLE. 


I;i-|ji  imcrie  généiale  de  Ch.  Luhu'c.  rue  de  Flcuius,  9.  à  Paris. 


Bibliothèques 

Université  d'Ottawa 

Echéance 


Libraries 

University  of  Ottawa 

Date  Due 


U  D'  /  OF  OTTAWA 


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M3     02       01         05       08     19    1