CoLET, Louise
ENFANCES CELEBRES
CT 145 .C59 1868
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ENFANCES CELEBRES
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IMPIUxMERIE GÉNÉRALE DE GH. LAHURE
Rue de Fleuras, 9, à Paris
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ENFANCES CÉLÈBRES
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M*" LOUISE COLET^
ILLUSTRÉES DE 5 7 GRAVURES SUR BOIS
PAR FOULQUIER
SIXIEME EDITION
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P^i^IS //^%^o^^*■
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET G
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N° 77
1868
Droits de propriété et de traduction réservés
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University of Toronto
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A MON PETÎT-FILS
RAYMOND BISSIEU
Cher enfant! suave lumière
Qui me caresse et me sourit ;
Par le sang je suis ta grand' mère.
Je veux l'être aussi par l'esprit.
Que jamais ne soit étouffée
Ma voix qui vibre à ton berceau ;
Que je reste ta bonne fée
T'inspirant le Bien et le Beau !
Comme marque de mon lignage,
De trois dons je viens te bénir :
L'Amour, l'Honneur, le Courage!
Ne les laisse jamais ternir.
II DÉDICACE
L'amour est le courant de flamme \
Qui dissout l'ombre et mène au jour. i
L'épanouissement d'une âme
Ne s'accomplit que par l'amour.
L'amour est la pitié suprême
Qui fait comprendre et compatir.
On se dit, sitôt que l'on aime :
Jamais bourreau, plutôt martyr. j
L'amour est comme un fleuve immense , 1
Intarissable . illimité ; !
Au sein de la mère il commence
Et s'étend sur l'humanité.
Douce clarté de ta famille ,
Tu grandis , i\X nous éblouis , ■
Tu charmes chaque jeune fille, i
Tu rayonnes sur ton pays. '
L'honneur de sa force t'inonde , j
Tu goûtes la fierté des purs ; • )
Et loin des souillures du monde ;
Tes pas courent fermes et sûrs. j
I
Tu sens que vivre est une tâche ^ \
Où souvent manque le bonheur ; '
Mais , à la mollesse du lâche ,
Tu préfères ton âpre honneur. •
DÉDICACE HI
La foi de ta jeunesse austère
Est la foi des grands stoïciens .
Sereines lueurs de la terre
Dont s'éclairèrent les anciens !
Leur enseignement te dégage
De toutes les vapeurs du mal ,
La lutte te trempe au courage
Et te couronne d'idéal.
Et moi, pauvre aïeule engourdie,
Le front courbé vers le cercueil
Devant ta floraison hardie ,
Je tressaille d'un tendre orgueil.
LOUISE GOLET
Ile d'Ischia, 1865
PREFACE.
C'est un des privilèges des hommes de génie de
faire participer leurs ancêtres et leurs descendants
à Fintérêt qu'ils inspirent; on aime à remonter
aux sources de ces grandes intelligences et à pres-
sentir leur venue. On se plaît à en suivre le cou-
rant, à savoir si les fils ont dignement continué le
père, ou si rien de vi\^nt n'est resté de ces races
fameuses.
La famille contemporaine des hommes illustres
éveille toujours notre curiosité ; nous voulons coîl-
naîlre le père et la mère de l'enfant prédestiné ;
il nous est doux de nous initier aux scènes de sa
jeunesse, de le voir aimé par une sœur ou par un
frère, et nous donnons nous-mêmes aux parents
qui le chérissent une part de notre admiration et
de notre sympathie.
En offrant à nos lecteurs certains traits drama-
]
U PRÉFACE.
tiques ou toiiclianls de l'enfance de quelques hom-
mes célèbres, il nous a seml^lé que nous éveille-
rons dans de jeunes esprits le désir de connaître
les travaux ou le-s nobles actions de ces vies glo-
rieuses, d'en rechercher les détails dans l'histoire
et d'étendre la connaissance d'un fait isolé à l'en-
semble d'une carrière. Une lecture amusante de-
viendrait ainsi pour les enfants le début d'une in-
struction solide et variée, où ils trouveraient à la
fois des exem|3les et un attrait.
PIG DE LA MIRANDOLT?
NOTICE SUR PIC DE LA MIRANDOLE,
Jean 'Pic de la Mirandole, enfant célèbre et savant uni-
versel, descendait de François Pic de La Mirandole, qui fut
podestat de Modène, en 1312, et chef du parti gibelin. Il
naquit à la Mirandole, en lk63. C'était le troisième fils de
Jean-François, seigneur de La Mirandole et comte de Con-
cordia. Il passait, à dix ans, pour le poëtc et Pomteur le
plus distingué de toute Tltalie. Sa mère, persuadée que la
Providence avait des vues sur lui, ne voulut céder k per-
sonne le soin de sa première éducation, dont elle se chargea
elle-même. Elle le confia ensuite aux maîtres les plus ha-
biles, sous lesquels il fit de rapides progrès. A quatorze
ans, il alla étudier le droit canon à Bologne, puis passa
sept ans à parcourir les plus célèbres universités de la Pé-
ninsule et de la France. Revenu à Rome, en i486, il pu-
blia une liste de neuf cents propositions sur tout ce qu'on
pouvait savoir [De omni re scibili), et il s'engagea à les sou-
tenir publiquement contre quiconque voudrait les attaquer;
mais quelques hauts personnages, jaloux de ja réputation
que cette publication lui avait acq lise, lui firent défendre
toute discussion publique, et déférèrent au pape plusieurs
de ses propositions, qui furent condamnées. Il retourna alors
VAX France, puis se relira à Florence, où il mourut en U94,
le jour même de Tentrée de Charles VIII dans cetfe ville.
L'illustration de cette famille, qui avait commencé lors
des guerres des Guelfes et des Gibelins, dans la première
6 NOTICE SUR PIC DE LA MIRANDOLE.
partie du seizième siècle, prit fin en 1688, époque à laquelle
Marie, le dernier des ducs de la Mirandole, fut dépouillé de
ses États par l'empereur Joseph l^»*, et se retira en France,
où ses descendants existent peut-être encore.
La dernière et la plus complète édition des œuvres de
Jean Pic de la Mirandole est celle de Bâle, en seize vo-
lumes in-folio.
Son neveu Pic, qui a écrit son histoire, prétend qu'au
moment de sa naissance on vit des tourbillons de flammes
s'arrêter au-dessus de la chambre à coucher de sa mère,
puis s'évanouir aussitôt. « Ce phénomène, dit-il, eut lieu
sans doute pour prouver que soq intelligence brillerait
comme ces flammes, et que lui serait semblable à ce feu ;
qu'il paraîtrait pour disparaître bientôt, et étonnerait le
monde par l'excellence et Téclat de son génie; que son élo-
quence serait des traits de flamme qui célébreraient le Dieu
des chrétiens, qui lui-même est le véritrible feu inspirateur.
On a remarqué, en effet, qu'à la naissance ou à la mort des
hommes doctes et saints, des signes extraordinaires se sont
produits pour indiquer que c'étaient des créatures à part,
qu'il y avait en eux quelque chose de divm, et qu'ils
étaient destinés à de granvies choses. Pour n'en pas citer
d'autres, je ne parlerai que du grand saint Ambroise. Un
essaim d'abeilles se posa ^ur sa bouche, s'y introduisit, et,
en sortant aussitôt, s'envola au plus haut des aiis, se cacha
dans les nues, et disp .rut aux yeux de ses parents et de
tous ceux qui étaient présents h ce spectacle. »
Nous citons ce fragment sans attacher ni créance ni im-
portan e au phénomène dont il est question, ma s seulement
pour donner une idée de l'opinion qu'avaient sur lui les
contemporains de Pic de la Mirandole.
PIC DE lA MIRANDOLE
L'histoire que je vais vous conter, enfants, vous prou-
vera à quel bonheur et à quelle reno:ïimée peut conduire
l'amour de l'étud-e.
Près de Modene, en Italie, dans un vieux château,
vivait, au cjuinzième siècle, François de la Mirandole,
comte de Concbrdia
Ses ancèttes avaient été des princes puissants ; ils
s'étaient fait redouter de tous leurs voisins, et principa-
lement des Bonacossi : ces derniers étaient des seigneurs
de Mantoue qui portaient une haine héréditaire aux
comtes de la Mirandole.
Au moment où commence notre histoire, cette haine
n était pas éteinte. Des c[uerelles toujours renaissantes
l'entretenaient, et François de la Mirandole se tenait
constamm nt sous les armes pour repousser les attaques
du seigneur Bonacossi, qui avait des partisans nombreux
dans le gouvernement de Modène. Le comte Franços
avait tr. is (ils : les deux aînés partageaient son humeur
beUiqueuse, mais le plus jeune, Jean Pic de la Miran-
dole, qui n'avait que dix ans, fuyait tous les exercices
tumultueux et passait les heures à étudier auprès de sa
PIC DE LA MIRANDOLE.
mè're. Cependant son père contrariait ses goûts paisibles,
et; le traitant durement, lui disait parfois qu'il serait la
Pic de la Mirandole étudiant auprès de sa mère.
honte d'une famille dont tous les ancêtres s'étaient illus-
trés à la guerre. Mais l'enfant ne pleurait point à ces
PIC DE LA MIRANDOLP:. 9
reproches, car il sentait qu'il possédait en lui de quoi se
justifier un jour.
A dix ans, en effet, il connaissait di^jà toute la littéra-
ture ancienne, et il composait des vers qu'admiraient
avec étonnement tous ceux qui les pouvaient com-
prendre. Sa mère aimait à les lui entendre répéter,
et souvent, dans un transport de tendresse et d'or-
gueil, elle s'écriait : « Jean, sans doute, fera de grandes
choses ! »
Donc, sans avoir pu faire partager cette opinion au
comte François, elle avait enfin obtenu de lui qu'il lais-
serait se développer en paix cette intelligence dont il ne
devinait pas l'étendue.
Cependant une nouvelle guerre éclata bientôt entre
les deux familles. Chacune, en prenant les armes, avait
juré de ne les quitter qu'après l'extinction de l'autre. Les
combats furent longs et sanglants. Des deux côtés la
valeur était la même, et la victoire ne se serait pas déci-
dée à nombre égal; mais le comte François, qui n'était
pas aimé, vit se coaliser contre lui plusieurs princes
voisins, et il fut vaincu par Bonacossi; celui-ci aurait
exterminé la race entière du comte, si le gouvernement
de Modène n'était intervenu. Les Mirandole eurent la
\ie sauve, mais tous leurs biens furent confisqués et on
les exila des États de Modène , où on leur défendit de
rentrer sous peine de mort.
Ce fut un jour de grande douleur pour le comte que
celui où il fut chassé du château de ses aïeux , et où il
dut aller mendier sur la terre étrangère le pain dur de
l'hospitalité ; il versa des pleurs de rage en passant sous
la haute porte blasonnée de son manoir féodal, et ses
10 PIG DE LA MIRANDOLE.
iils aînés, forcés de contenir leur indignation contre le
vainqueur, baissaient la tête comme lui en grinçant des.
dents. Leur mère, qui tenait par la main son plus jeune
fils, était accablée d'un désespoir morne. L'enfant com-
prit alors tout ce que sa douleur muette avait de pro-
fond, et il lui dit d'une voix pleine de conviction : « Con-
solez-vous, ma mère, nous reviendrons un jour, nous
ne mourrons pas en exil. »
La comtesse avait un frère , prieur d'un couvent près
de Bologne : elle résolut d'aller lui demander asile pour
sa famille. Frère Rinaldo accueillit les exilés avec tous
les égards et tout l'empressement dus au malheur, et
mit à leur disposition une petite villa dépendante du
monastère, où ils trouvèrent une vie calme.
Mais le comte et ses fils aînés, accoutumés au com-
mandement, ne pouvaient se faire à cette existence
humble. Ils se lièrent avec plusieurs gentilshommes des
environs; ils allaient chasser sur leurs terres, prenaient
parti dans leurs querelles et tâchaient ainsi de gagner
leur amitié pour les décider plus tard à leur prêter des
troupes, afin de reconquérir leur patrimoine.
Jean ne suivait pas son père et ses frères dans ces
excursions ; il restait toujours auprès de sa mère et de
son oncle, homme sage, plein de science et de bonté.
qui avait pour lui la plus tendre affection et qui dirigeait
ses études. L in elligence de l'enfant grandissait chaque
jour sous un pareil maître, et bientôt il surpassa en éru-
dition tous les religieux du monastère. Il restait des
heures entières enfermé avec son oncle dans la vaste bi-
bliothèque du couvent,* et ils apprirent ensemble lelatm,
le grec, le chaldéen, l'hébreu et l'arabe, et étudièrent
IMC DE LA Mll^AXI^OLK. 1 l
tous les oiivrai;-es (•()ini)()S('s dans les lit tr rat mes di-
verses.
Je ne pourrais vous dire, enrauls,(jue de ])laisirs, ([ue
Je joies complètes ces études firent goulcr au jeune Pi('
do la Mirandole. 11 vivait ainsi avec tous les peuples an-
ciens, ({ui venaient tour à tour lui [)ar'er dans leurs
idiomes et Tentretenir mystérieusement de leurs gloires
disparues.
Jean étudia aussi les livres saints ; il en pénétra les
mystères et le sens; puis, lorsqu'il eut approfondi les
deux grands codes de nos croyances, la Bible et 1 Evan-
gile, il lut les écrits que les Pères et les docteurs nous
ont laissés sur ces livres divins, et il posséda bientôt
dans toute sa plénitude cette formidable science qu'on
appelai' alors théologie. Cette science était e;» honneur
dans les universités de l'Europe; chaque année, les plus
célèbres maîtres faisaient soutenir des thèses par leurs
élèves, et ceux qui pouvaient résoudre .les questions
difficiles proposées par leurs maîtres étaient couronnés
en public.
Jean quoique absorbé par le travail, ne pouvait être
indifférent au chagrin de ses parents. Bien qu'il ne par-
tageât pas les goûts de son père, il admirait avec respect
ce vieux guerrier vaincu, qui brûlait de recouvrer par les
armes les 'omaines de ses ancêtres, et qui se désolait en
voyant chaque jour s'éloigner son espéranca. Un soir, le
comte était rentré avec ses fils aînés, plus mécontent que
de c utu:iie ; il arrivait d un château voisin, habité par
un seign ur qui lui avait promis plus d'une fois le se-
cours de ses armes, et qui, sommé de tenir sa parole,
venait de lui faire une réponse évasive. De retour dans
12 PIC DE LA MIRANDOLE.
son habitation, ie comte exhala toute l'amertume de ses
pensées, s'écriant qu'il aimerait mieux mourir que de
vivre plus longtemps dans l'abaissement où l'infortune
l'avait placé. Ses fils aînés répétèrent ses paroles, et ils
jurèrent d'aller se faire tuer dans quelque guerre loin-
taine plutôt que de languir obscure. La comtesse, témoin
de cette douleur, versa des larmes, et son fils Jean tâcha
de calmer le désespoir de son père et de ses frères. Mais,
voyant qu'il ne pouvait y réussir et qu'on répondait par
le sarcasme à ses paroles douces, le noble enfant resta
rêveur^ réfléchissant en lui s'il ne trouverait pas quelque
moyen de rendre à sa famille le bonheur qu'elle n'a-
vait plus.
Tandis que les Mirandole exilés se désespéraient
ainsi, Fra Rinaldo, le prieur, entra. « Je vous annonce,
dit-il, une nouvelle qui sera sans doute fort indifférente
à plusieurs d'entre vous, mais que Jean apprendra ave
intérêt. — Laquelle? dit le jeune Pic accourant vers son
oncle. — L'arrivée du professeur Lulle, qui vient pour
faire soutenir des thèses de théologie aux élèves de l'uni-
versité de Modène. — Oh! que je voudrais bien le voir!
s'écria l'enfant; Lulle! Lulle! le plus grand savant de
l'Europe! Oh! mon oncle, ce doit être un homme bien
merveilleux. » Mais, s'apercevant que son admiration
naïve excitait l'ironie de ses frères, il se tut; puis il prit
en silence une grande résolution.
Lorsque le prieur se leva pour sortir, il le suivit, et,
dès qu'il put lui parle?' sans témoin : « Mon oncle, dit-
il, je veux aller à Modène, je veux voir le professeur
Lulle, je veux soutenir une thèse devant lui et faire hon-
neur au nom de mon père ! — Enfant, répondit Fra
PTC DE FA MIRANDOLE. 13
llinaldo, ta pensée est noble et grande ; quoique bien
jeune encore, je te crois as?^ez savant pour soutenir une
thèse devant Lulle, mais comment aller à Modène! ta
famille en esl proscrite et elle ne peut y rentrer sous
peine de mort; toi-même, pauvre enfant! malgré ton
âge, tu as été compris dans cette horrible proscription.
Ce serait un acte de démence d'exposer ta vie pour un
vain désir de gloire! —Oh ! vous ne m'avez pas compris !
s'écria Jean; ce n'est point un désir de gloire qui m'a-
nime, c'est une pensée meilleure ! » Et alors il raconta
à son oncle ce qui le poussait à ce dessein ; le religieux,
touché et convaincu par la sagesse de ses paroles , lui
promit de le seconder II fut résolu qu'on cacherait son
voyage à sa famille, et que dès l'aube il partirait, accom-
pagné d'un frère lai, sous prétexte de se rendre à un
couvent voisin dont le supérieur désirait le connaître ;
mais il prendrait en réahté la route de Modène, où il
arriverait sous le simple nom de Jean, comme un jeune
clerc recommandé au célèbre Lulle par Fra Rinaldo, le-
quel avait autrefois connu ce professeur.
Ayant obtenu cette promesse de son oncle, l'enfant
tomba à ses genoux et le remercia en pleurant d'avoir
consenti à son voyage ; le religieux le bénit, puis ils se
séparèrent. Jean ne put dormir de la nuit : tout ce qu'il
aurait à dire au professeur Lulle s'agitait dans son
esprit ; la crainte d'un échec le tourmentait, l'espérance
d'un succès l'enflammait. Enfin, quand le jour parut, il
se leva et courut au monastère chercher son oncle; Fra
Rinaldo vint à lui, et ils allèrent ensemble auprès de sa
mère. Rinaldo lui ayant représenté que ce voyage aurait
un but d'utilité pour son fils, elle ne s'y opposa pas, mais
J4 PIC DE L.\ MIRÂNDOLE.
elle pleura en le voyant partir. Le frère Nicolo. à qui
étaient confiés les embellissements du jardin m nastique,
et qui avait une affection particulière pour Jean, fut
chargé de l'accompagner. Il monta sur une petite mule
blanche qui servait atix fr*^res <|uêteur«=i du couvent, assez
fringante pour les mener d un bon pas, et assez douce
pour les conduire sans danger. Jean, après avoir em-
brassé ses parents, sauta en croupe derrière Fra Nicolo.
et ils prirent amsi la route de Modène.
L'enfant avait caché dans son pourpoint la lettre que
son oncle lui avait donnée pour le docteur Lulle, et il
avait mis dans un sac attaché à sa ceinture toutes les
thèses de théologie qu'il avait écrites ; il savait qu'en les
relisant attentivement avant de soutenir celle qui lui se-
rait proposée parle docteur, il pourrait résoudre hardi-
ment toutes les questions ; son intelligence précoce avait
épuisé la science de la théologie comme toutes les autres.
Plein de sécurité sur ce qu'il aurait à répondre, il fit son
voyage gaiement et en se livrant à toutes les distractions
de l'enfance; car, chose remarquable, il joignait au plus
grand savoir tous les goûts de son âge. Dieu lui avait
donné un génie qui pénétrait tout facilement, et Pic,
studieux sans effort, n'était pas vieilH d'avance par le
travail.
Chemin faisant, il se livra à mille joies folles : sou-
vent, sous prétexte de soulager sa monture, il mettait
pied à terre, et, s élançant alors à travers champs, il
allait cueillir des fleurs nouvelles pour son herbier, ou
demander aux vendangeurs quelques-unes de ces belles
grappes de raisin dont les ceps, couverts de feuilles, se
suspendent aux arbres en guirlandes vertes. Il rapportait
PIC dp: ta MinANDor.r:. 1*^
-toujours à Fra Nicolo la moitié des fruits qu'on lui don-
nait, et il s'amusait à remercier les vendangeurs en
arabe ou en hébreu, ce qui faisait beaucoup vire ces
bonnes gens qui ne le comprenaient pas. D'autres fois,
prenant l'avance sur la mule paresseuse, il courait sur
la route à perte de vue; puis, se cachant derrière un
platane, il se dérobait aux regards de Fra Nicolo. qui.
pour 1 atteindre, avait donné de l'éperon à sa pauvre
mule. Lorsqu'il avait bien joui de l'embarras de son
guide. Pic reparaissait tout à coup, et Fra Nicolo, après
une douce réprimande, l'aidait à grimper sur la mon-
ture, qui reprenait son petit trot.
Dès qu ils furent arrivés à Modène, Jean, accompagné
de Fra Nicolo, se présenta chez le docteur Lulle; celui-
ci prit la lettre du prieur sans regarder 1 enfant qui la lui
pré:; entait, et la lecture de cette lettre le disposa d'abord
en sa faveur ; mais quand il leva les yeux et qu'il vit cette
jeune tête de treize ans, il crut que Fra Rinaldo avait
vou^u se moquer de lui en lui parlant de Jean comme
de l'écolier le plus célèbre de l'Italie; cependant la lettre
était si précise, et le porteur y était si bien recommandé,
qu'il se décida à lui adresser quelques questions pour le
mettre à l'épreuve. Jean y répondit avec tant de netteté
et de profondeur que le docteur en fut tout confondu et
l'admit aussitôt au concours; les candidats devaient sou-
tenir une thèse de théologie en présence des magi'^trats
de la ville et de tous les savants de l'Italie.
Ce jour, si vivement attendu par Jean, arriva; et, au
moment où il entra dans l'amphithéâtre, il sentit une
force d'esprit surnaturelle : Di "^amblait avoir doublé
son intelligence pour la faire tiiun.j ' r.
16 PIC DE LA iMIRANDOLE.
Le podestat de Modène était assis sur un fauteuil
couvert de pourpre, d'où il dominait toute l'assemblée.
Parmi les hauts seigneurs qui l'entouraient, Jean re*
connut tout à coup Bonacossi, l'ennemi de sa famille;
sa présence Fenflamma d'une nouvelle ardeur et il réso-
lut de rendre au nom de son père l'éclat dont on l'avait
dépouillé.
La salle était remplie ; on se pressait dans les tribunes,
et le docteur Lulle, couvert de sa longue robe noire bor-
dée d'hermine, était monté dans sa chaire. En face de
lui se tenaient debout les six élèves qu'il allait interro^
ger; ils étaient aussi vêtus de robes noires, mais sans
hermine. Parmi eux, le jeune Pic de la Mirandole atti-
rait tous les regards et excitait l'étonnement. C'était un
spectacle extraordinaire, en effet, que de voir cet enfant
à la chevelure blonde, aux joues roses et fraîches, aux
yeux vifs et candides, couvert d'une robe doctorale et
prêt à soutenir une thèse de théologie. L'enfant, un peu
embarrassé par tous ces regards, tenait la tête baissée
et écoutait attentivement les réponses que les autres
élèves faisaient aux argumentations du docteur. Quand
leur examen fut fini, et que son tour arriva, Pic leva les
yeux avec assurance sur le docteur Lulle qui l'interro-
geait, mais, dans ce mouvement, son regard se porta vers
une des tribunes pubHques, et il fut près de laisser
échapper un cri en reconnaissant sa mère au milieu de
la foule, sa mère qui avait deviné, puis arraché la vérité
à Fra Rinaldo sur l'absence de son fils, et qui était
accourue à Modène pour mourir avec lui, s'il était re-
connu par leur ennemi. Le jeune savant comprima l'émo-
tion qui l'avait saisi, et il répondit avec une éloquence
PIC DE LA MIRANDOLE.
17
entraînante à tous les points de science posés par le doc-
tour. Celui-ci, étonné d'une pareille supériorité, tâchait
-^- .i-îi^'T^fr^î^^^
La Mirandole soutenant une thèse.
de prendre en défaut cette haute intelligence ; mais il
multiplia vainement les subtilités de la scholastique,
2
18 PIC DE LA MIRANDOLE.
Tenfant semblait s'y jouer, et Lulle, enfin entraîné lui-
même par l'enthousiasme de l'assemblée , le déclara
digne de la récompense promise à celui des six candi-
dats qui soutiendrait sa thèse avec le plus d'éclat.
Jean, conduit par le docteur, s'avançait vers les gra-
dins où étaient assis les magistrats et les princes, quand
tout à coup une voix s'éleva : c'était celle du seigneur
Bonacossi, de l'ennemi de sa famille. « Le nom! deman-
dez le nom de cet enfant ! » criait-il au podestat de Mo-
dène; car son regard haineux venait de reconnaître le
fils du comte de la Mirandole. A ces paroles qu'elle a
comprises, la mère, pleine d'effroi, fend la foule et s'é-
lance auprès de son fils; elle l'entoure de ses bras,
comme pour le défendre de tout danger. Mais l'enfant
intrépide se dégage de son étreinte, et, se plaçant devant
le podestat, il lui dit d'une voix forte : « Je me nomme
Jean Pic de la Mirandole, fils du seigneur de la Mi-
randole, comte de Concordia; je sais que ma famille est
proscrite et que nul de nous ne peut rentrer dans ces
murs. Je vous livre ma tête, seigneur Bonacossi; mais
je vous demande à vous, podestat de Modène, la récom-
pense qui m'est due. Vous le savez, le choix de cette
récompense m'est laissé. Èh bien ! accordez-moi la
grâce de ma famille, rendez à mon père ses biens, ses
honneurs et sa patrie; puis faites-moi mourir, si vous
trouvez cela juste ! »
Mille voix s'élevèrent pour l'applaudir; tous les cœurs
étaient attendris, des larmes coulaient de tous les yeux,
toutes les mains battaient; le podestat lui-même, ému
comme les autres, embrassa le merveilleux enfant et lui
accorda sa grâce avec celle de sa famille. Bonacossi fut
PIC DE LA MIRANDOLE. 19
contraint de restituer au comte de la Mirandole les do-
maines de ses ancêtres, et cet héritage, perdu par les
armes, fut reconquis par l'éloquence de la parole.
Pic de la Mirandole devint l'homme le plus savant de
son siècle; il voyagea dans toute l'Europe; les univer-
sités les plus célèbres furent pleines de son nom : celle
de Paris lui accorda de grands honneurs, et le roi de
France Charles VIII l'appela son ami.
LES PREMIERS EXPLOITS
D'UN GRAND CAPITAINE
PERSONNAGES.
Le comte DU GUESCLIN.
La comtesse DU GUESCLIN,
BERTRAND, )
OLIVIER, leurs fils.
JEAN, )
Le chevalier de LA MOTTE, leur oncle.
La châtelaine de LA MOTTE, leur tante.
RACHEL, femme juive^ nourrice de Bertrand du Guesclin.
La scène se passe d'abord au château du père de du Guesclin;
puis à Rennes.
NOTICE SUR BERTRAND DU GUESCLIN.
Bertrand du Guesclin, connétable de France, naquit en
Bretagne dans le château de Motte- Broon, près de Rennes,
en 1314. C'était un enfant intraitable : les menaces et les
châtiments le rendirent plus farouche encore. Il était pres-
que difforme ; il avait la taille épaisse, les épaules larges,
la tête monstrueuse, les yeux petits, mais pleins de feu :
G Je suis fort laid, disait-il, jamais je ne serai bienvenu des
dames, mais je pourrai me faire craindre des ennemis de
mon roi. »
A l'âge de seize ans, il s'échappa de la maison paternelle ;
il se réfugia à Rennes, et se réconcilia quelques mois après
avec son jère par ses brillants faits d'armes dans un tour-
noi. C'est cet épisode de sa vie, raconté par les mémoices
contemporains, que nous avons dramatisé. Depuis cette
époque, Bertrand ne cessa de porter les armes et de s'il-
lustrer ; il servit d'abord Charles de Blois dans la guerre
de ce prétendant contre Jean de Montfort, ce qui lui aliéna
l'amitié de ses compatriotes et le contraignit de passer dans
l'armée de Charles V. Il battit peu après le roi de Navarre
à Cocherel, et fut lui-même vaincu et fait prisonnier, la
même année, par l'Anglais Chandos, à Auray. Rendu à la
liberté, il conduisit en Espagne les grandes compagnies qui
infestaient la France, et rançonna le pape à Avignon pour
solder ses troupes. D'abord vaincu parle prince Noir,
prince de Galles et fils d'Edouard III, roi d'Angleterre, il
24 NOTICE SUR BERTAND DU GUESCLIN.
revint en Espagne après une courte captivité à Bordeaux,
défit Pierre le Cruel, roi de Castille, et donna le trône à
Henri de Transtamare.
Nommé connétable de France en 13'^9, il chassa les An-
glais de la Normandie, de la Guienne et du Poitou, et
mourut au siège de Château-Randon. Voyant approcher la
mort, il prit dans ses mains victorieuses Pépée de conné-
table, et il la considéra quelque temps en silence, et, Tes
larmes aux yeux : a Elle m'a aidé, dit-il, à vaincre les en-
nemis de mon roi; mais elle m'en a donné de cruels auprès
de lui. Je vous la remets, ajouta-t-il en s'adressant au ma--
réchal de Sancerre, et je proteste que je n'ai jamais trahi
l'honneur que le roi m'avait fait en me la confiant. » Alors
découvrit sa tète, baisa avec respect cette épée, embrassa
les vieux capitaines qui l'entouraient, leur dit un dernier
adieu, en les priant de ne point oublier « qu'en quelque
pays qu'ils fissent la guerre, les gens d'église, les femmes,
les enfants et le pauvre peuple n'étaient point des enne-
mis. » Et il expira le 18 juillet 1380, âgé de soixante- six
ans, en recommandant à Dieu son âme, son roi et sa patrie.
L'armée poussa des cris de désespoir. Charles Y ordonna
qu'il fût inhumé à Saint-Denis, dans la sépulture des rois et
tout auprès du tombeau qu'il avait fait préparer pour lui-
même. Neuf ans après, Charles VI ordonna pour duGues-
clin de plus grandes funérailles ; les princes, les grands
seigneurs du royaume et le roi même y assistèrent.
LES PREMIERS EXPLOITS
D'UN GRAND CAPITAINE
PREMIER TARLEAU
Le théâtre représente une salle à manger gothique; la comtesse
du Guesclin, Olivier et Jean sont à table.
SCENE PREMIÈRE.
La comtesse DU GUESCLIN, OLIVIER, JEAN, RACHEL,
puis BERTRAND.
LA COMTESSE, Cl Rachîl qui rentre. Vous ne me rame-
nez pas Bertrand !
RACHEL. Madame, je pense qu'il va rentrer.
LA COMTESSE. Je SUIS sûre que vous l'avez encore sur-
pris se battant ou luttant avec les petits paysans du vil-
lage.
OLIVIER. Oh! oui, maman, il aime mieux ces petits
vilains que nous.
JEAN. Il dit que nous ne sommes pas assez forts; nous
sommes trop sages pour lui.
RACHEL. Ah! Jean, vous accusez votre frère qui n'est
pas là; c'est mal.
26 LES PREMIERS EXPLOITS
LA COMTESSE. Mais vous, nourrice, vous le justifiez
toujours.
RACHEL. Madame.... c'est que....
LA COMTESSE. Enfin, où est-il?
RACHEL. Madame, il chasse à coups de cailloux les
hirondelles nichées dans les mâchicoulis du château.
OLIVIER, se levant et' sapprocJtant cVune fenêtre.
Voyons si c'est vrai... Oh! le voici qui rentre, il a le
visage en sang, les habits déchirés.
JEAN, s approchant à son tour de la fenêtre. Il est plus
laid vraiment qu'un bohémien,
LA COMTESSE. Ah! qucl enfant! je n'en aurai jamais
que du chagrin !
BERTRAND, entrant. J'en ai mis trois far terre. J'ai
faim : à manger.
LA COMTESSE. Non, VOUS ne mangerez pas, et vous
serez au pain et à l'eau. Vous êtes la honte de la fa-
mille, méchant, sans esprit.... sans...
BERTRAND. Moi, ma mère? je suis fort.
LA COMTESSE. Le chapelain se plaint de vous ; vous ne
savez pas lire encore.
BERTRAND. Dois-je me faire moine, pour passer mon
temps sur des parchemins ? Est-ce avec une plume
qu'on peut pourchasser les Anglais?
RACHEL. Voyez, maîtresse, quelle forte pensée s'agite
déjà dans cette jeune tête.
LA COMTESSE. Non , non, Rachel, il n'y a rien de bon
en lui; il oublie la noblesse de son sang; il se mêle à des
serfs .
BERTRAND. Les Anglais sont nos serfs aussi, et, si je
bats aujourd'hui les petits vilains, cela me donne l'espé-
D'UN GRAND CAPITAINE. 27
rance que je battrai plus tard nos ennemis. Mais j'ai
bien faim! laissez-moi me mettre à table.
LA COMTESSE. NoH, sortez d'ici.
BERTRAND. Moi , l'aîné, je serai cliassé de voire table
et les cadets y resteront? non, par Dieu !
RACHEL. Oh! madame, un peu de bonté pour lui, cet
enfant est destiné....
LA COMTESSE. Oui.... à faire le malheur de sa mère.
RACHEL, rêvant. Qui sait?
BERTRAND. N'cst-cc pas, nourrice , que je serai un
preux ?
RACHEL. Donne-moi ta main.
LA COMTESSE. Je crois que vous êtes folle, nourrice.
RACHEL. Oh! madame, cette petite main est un grand
livre où je lis bien des choses.
LA COMTESSE. Et qu y lisez-vous?
RACHEL. Laissez-moi me recueillir. {Elle tient la main
de Bertrand et l'examine attentivement.) Voyez, madame,
ces lignes sont belles! voilà le courage, la force l'hé-
roïsme, le désintéressement. Il illustrera sa famille et sa
patrie. Je vois Bertrand se montrer dans les tournois, je
le vois vaincre les chevaliers. Berlrand grandira, Ber-
trand de^âendra l'ami de son roi; il sera fait connétable.
Sa vie sera une longue suite de prouesses; il y a d'autres
choses encore.... mais il sera brave surtout.
BERTRAND. Oh! oui, je serai brave, je le jure partons
les saints.
LA COMTESSE. Tu es folle, nourrice ; par tes sottes flat-
teries, tu le rends plus indocile. Allons, emmenez-le.
BERTRAND. Ma mère! ma mère, laissez-moi m'asseoir
à votre table, à la place qui m'est due.
28 LE PREMIERS EXPLOITS
LA COMTESSE. La pkce qui vous est due?... {Elle rit.)
Allons^ sortez.
BERTRAND, furicux. Eh bien! oui, je sortirai; mes
frères sortiront aussi. Si je suis laid, je suis fort, et je
vais vous le prouver.
(11 se jette sous la table, la renverse et pousse
brusquement ses frères.)
LA COMTESSE. Misérable enfant! il a brisé toute ma
vaisselle et renversé mon grand hanap de Hongrie..,.
Holà! qu'on appelle son père pour le châtier!...
BERTRAND. Oh! je m'en vais; les manants que j'ai
battus ne me refuseront pas du pain.
( 11 sort; Rachel le suit.)
SCENE II.
LE COMTE, LA COMTESSE, OLIVIER, JEAN.
LE COMTE, entrant. Quel est ce vacarme? qui a ren-
versé la table et tout brisé?
LA COMTESSE. Encore une fureur de Bertrand.
LE COMTE. Il faut user de châtiments. Je mettrai une
bride de fer à ce caractère que rien ne peut dompter. Où
est-il?
LA COMTESSE. Encore avec les petits paysans.
LE COMTE. Je vais le chercher.
OLIVIER ET JEAN. Mon père, nous vous suivons.
(Ils sortent.)
D'UN GRAND CAPITAINE. 29
SCÈNE III.
LA COMTESSE, seule.
LA COMTESSE. Moii Dieu! est-ce comme un châtiment
que vous m'avez donné ce fils? Est-ce pour humilier mon
orgueil que vous l'avez créé si peu digne de ma ten-
dresse ? Mais son âme est-elle aussi disgraciée que son
corps? Il a parfois cependant des mouvements généreux.
Ghangera-t-il? Dois je croire à la prédiction de sa nour-
rice? Oh! mon Dieu! laites qu'elle se réalise, et mon
cœur de mère lui sera rendu.... Mais voici son père qui
le ramène.
SCÈNE IV.
LA COMTESSE, LE COMTE, BERTRAND.
LE COMTE. Oh! cette fois je ne pardonnerai plus.
BERTRAND. Il faut Lien que j'apprenne à me battre.
LE COMTE. Apprenez d'abord à m'obéir. (A la com-
tesse.) Groiriez-vous que je l'ai trouvé près du pont-levis, -
à moitié nu, luttant avec le fils d'un bouvier? Tenez , il
porte les marques de cet indigne combat.
LA COMTESSE. Bertrand, vous oubhez que votre père
est un gentilhomme.
LE COMTE. Je le lui rappellerai; et celte fois la leçon
sera forte : quatre mois de prison dans la tour.
30 LES PREMIERS EXPLOITS
BERTRAND. Je me repentirais plutôt si vous me par-
donniez.
LA COMTESSE. Essayons.
LE COMTE. Non, je ne veux pas que mon fils désho-
nore son sang. Je vais l'enfermer dans le donjon, et, à
moins qu'il n'ait des ailes, il ne m'échappera plus.
BERTRAND. La tour fût-elle aussi haute que les clo-
chers de Dinan, je trouverai bien le moyen d'en sortir.
Je veux être liJDre.
DEUXIEME TABLEAU.
Le théâtre représente l'intérieur d'une maison, à Rennes.
SCÈNE PREMIÈRE.
LE CHEVALIER de la MOTTE, LA CHATELAINE
sa femme, assise et brodant.
LE CHEVALIER, llsaut. Cette lettre est de votre sœur,
la comtesse du Guesclin. Elle vous écrit que son fils aîné
lui donne du chagrin, qu'il a fui de la maison ps>ternelle.
LA CHATELAINE. Ils n'en feront jamais rien de ce petit
misérable-là.
LE CHEVALIER. Ma foi 1 ils en auraient pu faire un bon
soldat; cela vaudrait mieux que d'en faire un vagabond.
LA CHATELAINE. Vous blâmez donc ma sœur?
LE CHEVALIER. Certainement; et fei Bertrand était mon
fils, j'aurais cherché à diriger son caractère au lieu de le
faire plier.
D*UN GRAND CAPITAINE. 31
LA CHATELAINE. Vous lui auriez inspiré votre passion
pour les armes, cette passion qui vous conduit à la
gloire, mais qui fait le malheur de ceux qui vous aiment.
Voilà ce que redoute sa mère, et moi je le redoute comme
elle, et j«^pprouve sa sévérité.
LE CHEVALIER. Et si Bertrand vous demandait asile,
vous ne le recevriez pas ?
LA CHATELAINE. Non, je le renverrais à son père et à
sa mère; ce sont eux qui doivent le gouverner.
SCENE II.
BERTRAND, LA CHATELAINE, LE CHEVALIER.
BERTRAND, clu, ckkors. Je VOUS dis que j'entrerai, moi;
quoique j'aie de méchants habits, je suis noble, et je ne
souffrirai pas que des valets me barrent le chemin.
(11 brandit un bâton et s'élance dans la chambre.)
LA CHATELAINE. Quoi ! le fils de ma sœur ! Quel dés-
honneur pour sa famille !
LE CHEVALIER. Oh! c'cst toi, mon bon petit diable de
neveu, toujours le même, toujours ferrailleur.
BERTRAND. Mon oncle, je viens vous demander asile.
LA CHATELAINE. Asile, quand vous faites mourir votre
mère de douleur? Allez demander pardon à vos parents.
BERTRAND. Yous voulez donc que j'aille m'héberger
chez des étrangers?
LE CHEVALIER. Non, ma maison ne te sera pas fermée.
Mais pourquoi et comment as-tu quitté le château de
ton père?
32 LES PREMIERS EXPLOITS
BERTRAND. Pourquoi? parce qu'on m'y retenait pri-
sonnier depuis deux mois au pain et à l'eau, que j'avais
besoin de l'air du bon Dieu et d'une nourriture plus
substantielle. Comment? cela va vous faire rire. Au lieu
de m' envoyer mon pain et mon eau par ma bonne nour-
rice Rachel, qui m'aurait consolé en me contant des
histoires de chevalerie, on me les faisait apporter par
une vieille et méchante sorcière qui jamais ne manquait
en entrant de fermer la porte du donjon, dont la clef
était suspendue à sa ceinture. Un jour donc je résolus
de lui enlever cette clef. Je savais que mon père et ma
mère étaient absents, et lorsque la vieille entra, je m'é-
lançai sur elle, je l'assis, sans lui faire de mal, sur la
paille qui me servait de lit; je l'enchaînai avec mon drap
contre un des barreaux de la fenêtre, et_, pour l'empêcher
de crier ^ je lui mis, en guise de bâillon, ma ceinture sur
la bouche. Puis, lui volant la clef, j'ouvris la porte, sau-
tai l'escalier, et me voilà.
LE CHEVALIER, riant. Ha! ha!
LA chatelainf:. Quel scandale !
B2RTRAND. Écoutcz. Pour fuir il me fallait une mon-
ture : j'aperçois dans la campagne un laboureur; je
cours à la charrue, j'en dételle une jument, j'enfourche,
je pique des deux, malgré les cris et les lamentations du
rustre ébahi, auquel je réponds par des éclats de rire,
et, sans selle ni bride, j'ai galopé jusqu'à Rennes.
Maintenant, herbégez-moi, car j'ai grand appétit et suis
fort las.
le chevalier. Viens donc changer d'habits et te
mettre à table; puis nous parlerons de ce que tu as
à faire; je te donnerai des conseils.
DUN GRAND CAPITAINE
33
BERTRAND. Mom, cher oncio ! N'est-C(^ pas que vous
m'apprendrez à faire des armes?
PODGET -
JjuGuesclin s'échappant de la tour.
LA CHATELAINE. Votre indulgence achèvera de le
perdre.
3
34 LES PREMIERS EXPLOITS
SCÈNE III.
Une place publique devant la maison du chevalier de La Motte.
BERTRAND, seul.
BERTRAND. Comme mon oncle est bon pour moi !
Il m'a montré ses chevaux et ses armes. Oh ! ses
armes, qu'elles sont belles ! Je serai heureux ici ! Ma
tante me gêne bien un peu ; n'importe, je lui obéirai
pour vivre auprès de mon oncle. Mais quel est ce grand
écriteau Q-u'on a planté là? Si je savais lire.... Une épée
et un beau casque à plumes le couronnent; c'est sans
doute quelque prix d'armes. Voilà un enfant qui passe ;
il saura peut-être ce que cela veut dire. (L'appelant,)
Mon ami, qu'y a-t-il sur cet écriteau?
l'enfant. Il y a qu'aujourd'hui, dans une heure,
commencera sur cette place une grande lutte, et que le
prix du vainqueur sera cette belle épée et ce beau casque
à plumes.
BERTRAND. Oh ! si je pouvais les gagner !
l'enfant. Non, vous êtes trop jeune.
BERTRAND. Trop jeune ! je suis plus fort que tous les
Rennois 1 {se parlant à lui-même,) Mais comment faire
pour échappera ma tante? Elle va m'appeler pour l'ac-
compagner à vêpres, et avant une heure la lutte com-
mence.. . . Je ne serai pas là. . . . Un autre aura le prix 1 . . .
Mon Dieu î Mon Dieu I c'est bien cruel pourtant de re-
noncer à cette épée qui est là brillante au-dessus de ma
tête.... Je l'aurais gagnée, j'en suis sûr.
D'UN GRAND CAPITAINE. 35
SCÈNE IV.
BERTRxVND, la châtelaine de LA MOTTE.
LA CHATELAINE, (le la povte (le sa maison. Bertrand î
Bertrand I toujours dans la rue I.... Que faites-vous là?
BERTRAND. Ma tante, je regardais cette épée; voyez,
on dirait qu'elle me regarde. Son acier poli brille comme
des yeux.
LA CHATELAINE. Yous ne penscz jamais qu'aux armes
et aux combats. Bertrand, c'est aujourd'hui le saint jour
du dimanche, venez à l'église, et priez Dieu qu'il vous
change.
BERTRAND, à part. Oh! oui, je vais le prier de me
donner le casqu.e.
LA CHATELAINE. Portez mon livre et suivez-moi.
BERTRAND, claus Véglise. Ma tante, laissez-moi vous
attendre ici, sous le portail.
LA CHATELAINE. Non, venez vous agenouiller dans la
chapelle.
BERTRAND, à part. Oli ! je le vois, je ne pourrai pas
m'échapper.
LA FOULE, du dehors. La lutte, la lutte commence;
accourez, lutteurs !
BERTRAND. Comment prier en entendant ces cris?
LA FOULE. La lutte, la lutte commence; accourez, lu'-
teurs !
BERTRAND. Je n'y tiens plus... ma tante baisse la
tête.... Profitons....
(Il s'élance hors de l'église.)
36 LES PREMIERS EXPLOITS
SCÈNE V.
Une salle intérieure de la maison du chevalier,
LE CHEVALIER, LA CHATELAINE.
LE CHEVALIER. Galmez-vous, ce sont des traits de
jeunesse, mais son cœur est bon.
LA CHATELAINE. C'est un rebelle, un ingrat, un petit
misérable. S'échapper de l'église pour aller lutter avec
la populace !...
LE CHEVALIER. Un peu d' indulgence et songeons d'a-
bord à savoir ce qu'il est devenu.
SCÈNE VI.
LES MÊMES, UN DOMESTIQUE, puis BERTRAND porté
par deux serviteurs.
UN DOMESTIQUE. Messire Bertrand a été blessé.
LE CHEVALIER. Pauvre enfant! (Bertrand payait.)
Eh bien! te voilà tout écloppé; il t'est arrivé malheur?
BERTRAND. Dites bonheur! Je les ai tous terrassés.
Mon égratignure guérh^a, mais le prix me reste. Voyez
le beau casque, la belle épée.
(11 brandit le casque à la pointe de l'épée.)
LE CHEVALIER. Est-il heureux !
LA CHATELAINE. Il faut pourtant qu'il soit puni de sa
désobéissance.
D UN GRAND CAPITAINE. 37
LE CHEVALIER. Eli bien ! je vais lui inlliger une
grande punition : dans huit jours c'est le tournoi de
Rennes ; il n'y assistera pas.
BER.TRAND. Vous êtes dur, mon oncle.
TROISIEME TABLEAU.
Grande place publique à Rennes; les maisons sont tendues de
tapisserie, les fenêtres encombrées de spectateurs : des gradins
entourent la place. On aperçoit sur une estrade toute la famille
des du Guesclin.
SCENE PREMIÈRE.
LA COMTESSE, le comte DU GUESCLIN, OLIVIER et
JEAN, leurs fils, la châtelaine de LA MOTTE, RACHEL,
puis BERTRAND, la foule.
OLIVIER. Ah! maman, quel plaisir nous allons avoir!
le tournoiva commencer.
JEAN. J'aperçois mon père sur son beau cheval blanc
RACHEL, à la comtesse. Gomme mon pauvre Bertrand
serait joyeux s'il était ici ! et vous l'avez privé de ce
plaisir.... Oh! madame, vous êtes bien sévère. Maî-
tresse, faites-lui grâce, laissez-lui voir ce tournoi, et il
changera.
LA COMTESSE, Ma bonne Rachel, tu juges mal mon
cœur de mère ; je désirerais revoir l'enfant prodigue,
mais sa tante m'a appris qu'il était incorrigible,
LA CHATELAINE. Oui; VOUS n'en obtiendrez jamais
rien par la douceur.
38 LES PREMIERS EXPLOITS
LA COMTESSE. En songeant à ce qu'il doit souffrir, je
voudrais lui pardonner.
LA CHATELAINE. Il n'est plus temps ; le tournoi com-
mence.
LES HÉRAUTS d'armes. Le tournoi s'ouvre; trompes,
sonnez; bannières, déployez -vous !
JEAN. Voilà mon père qui s'avance un des premiers.
OLIVIER. Voilà aussi mon oncle de La Motte ; il se
range de son côté.
LA CHATELAINE. Quel cst ce chevalier qui vient de
franchir la barrière ?
OLIVIER. Gomme il est mal équipé !
JEAN. Quel méchant genêt il monte ! on dirait un
des chevaux de la ferme.
DES VOIX, dcms la foule. Faites sortir du champ clos
ce discourtois chevalier.
EERTHAND. (// est monté sur un vilain cheval et cou-
vert d'une mauvaise armure,) Moi, sortir ! non, ja-
mais ! Oh I quelle humiliation ! . . . mais mon oncle est
bon, il aura pitié de ma détresse. Je vais me faire con-
naître à lui.
LA FOULE. Qu'il sorte! qu'il sorte!
BERTRAND, s' approchant de son oncle. Noble cheva-
lier....
LE CHEVALIER. Quoi ! c'est toi, Bertrand !
BERTRAND. Oui, c'est moi, bon oncle ! je n'ai pu y
tenir : je me suis échappé par une fenêtre.
LE CHEVALIER. Quoi! au péril de ta vie?
BERTRAND. Eh! que fait la vie? c'est la gloire qu'il me
faut.... Vous voyez qu'on veut me chasser, mon oncle,
ne me refusez pas un de vos chevaux et une de vos cui-
d'un grand capitaine. 39
rasses. Songez qu'un du Guesclin ne doit pas sortir d'un
tournoi sans avoir rompu une lance avec honneur.
LE CHEVALIER. Mais OU ne te connaît pas.
BERTRAND. Eli bien! on apprendra à me connaître
aujourd'hui.
LE CHEVALIER. Allons! qu'il soit comme tu le dé-
sires. {Appelant un écuyer). Armez ce jeune homme.
BERTRAND. Merci, merci !
LE COMTE, sapprochant du chevalier. Quel est ce
combattant?
LE CHEVALIER. Je Tignore; mais il a Fair plein de
bravoure, et je viens d'ordonner qu'on lui donne un
autre équipement.
(Bertrand reparait brillamment armé.)
LA FOULE. Bravo! bravo!
LE HÉRAUT. Fermez la barrière, le tournoi com-
mence.
BERTRAND. Oh ! je Serai vainqueur.
( Il met la lance en arrêt et attaque un chevalier.)
LE CHEVALIER. Quel démon ! le voilà aux prises avec
le plus brave !
LA COMTESSE, du gradin où elle est assise avec sa
famille et regardant Bertrand, Quelle intrépidité !
RACHEL. Madame, c'est le même qui tout à l'heure
était si mal vêtu.
OLIVIER, Quels coups de lance il donne!
JEAN. Gomme il est beau à présent! comme il se sert
bien de ses armes !
LA CHATELAINE. Sans doute il ne veut pas être connu,
car il garde toujours sa visière baissée.
40
LES PREMIERS EXPLOITS
LE CHEVALIER. Gourage, chevalier inconnu! bravo!
hravo! {Bertrand renverse le chevalier quHl combat,
yi'
j£j2.U-JL<//^A
Du Guesclin renverse un chevalier.
après avoir tué son cheval). Gloire au vainqueur! qu'il
lève sa visière et salue les dames !
d'un grand capitainp:. 41
UN HÉRAUT. Non, ("c jounc chevalier veut combattre
encore et sans montrer son visage.
LA FOULE. Qu'il combatte! qu'il combatte!
LE CHEVALIER, à part. Oh! je brûle de t'embrasser,
mon brave neveu I
LE COMTE. Je n'ai jamais vu de meilleure lance, par
saint Georges.
BERTRAND, reconnaissant SOU père. Quelle voix! est-ce
un rêve? oui, c'est lui, je le reconnais à son écu; je dois
le fuir jusqu'à ce que le tournoi soit terminé, et je ne le
puis, pourtant.
LE COMTE. Je voudrais bien rompre une lance avec
vous.
LE CHEVALIER. Excusez-le, il est blessé, peut-être.
LE COMTE. Non, tout chevalier qui est encore sur ses
étriers ne doit pas refuser le combat. Je le défie, je
l'attaque, il faudra bien qu'il me réponde.
(11 poursuit Bertrand, qui cherche à fuir.)
BERTRAND. En plein tournoi! en plein tournoi!...
Mais non, je ne dois pas me battre contre mon père.
LA FOULE. S'il refuse le combat, honte à lui!
BERTRAND. Oui, je le refuse.
LA FOULE. Honte à lui! honte à lui!
LE CHEVALIER. Il vient de vous prouver pourtant qu'il
avait du courage.
BERTRAND. Et je saurai le leur prouver encore. Dé-
fendez-vous, chevalier.
(Il attaque un chevalier qui entre dans la lice.)
LE COMTE. Mais pourquoi m'a-t-il refusé le combat?
LE CHEVALIER. Nous le saurons quand il se fera con-
naître.
42 PREMIERS EXPLOITS D'UN GRAND CAPITAINE.
BERTRAND. Rendez -VOUS, chevalier!
(11 renverse son adversaire dans la poussière.)
LA FOULE. Honneur! honneur à l'inconnu!
LA COMTESSE, de sa place. Oui, oui, qu'il vienne re-
cevoir le prix !
BERTRAND. Oh! ma mère m'applaudit aussi sans me
connaître ! C'est devant elle que je vais lever ma visière;
quelle joie si elle me pardonne ! (7/ s'approche du gradiji
où est sa mère^ le comte du Guesclin et le chevalier de La
Motte le suivent; il s'incline ) Noble comtesse du Gues-
clin, c'est pour vous que j'ai combattu; daignerez -vous
m' avoir en grâce?
(Il se découvre.)
LA COMTESSE. Bertrand !... mon fils !.. .
RACHEL. Mon pauvre Bertrand!
LE COMTE. Viens que je t'embrasse, mon noble fils.
LE CHEVALIER. Il sera l'orgueil de votre race, sire
comte.
RACHEL. Et celui de la France, croyez-en la devine-
resse.
TOUS. Oh! nous n'en doutons plus.
BERTRAND. Ma bonue mère, pardonnez-moi les cha-
grins que je vous ai donnés.
LA COMTESSE. Je suis trop heureuse pour m'en sou-
venir.
LE HÉRAUT. Le prix du tournoi est à Bertrand du
Guesclin,
LE COMTE, embrassant son fis. Sois toujours brave,
mon enfant! aime ton roi et crains ton Dieu.
LA
RANÇON DU GÉNiE
NOTICE SUR FILIPPO LIPPI,
Filippo Lippi, peintre, naquit à Florence en 1412. Dès
son enfance, il montra de rares dispositions pour la pein-
ture. Il entra comme novice dans le couvent des Carmes,
01^1 Masaccio venait de terminer d'admirables fresques.
Chaque jour on le trouva en contemplation devant ces
grandes peintures. Bientôt il se mit à les copier, et en peu
de temps il sut tellement s'approprier la manière de ce
maître, qu'on le regarda comme son rival et son successeur.
Entraîné par ses succès, il résolut de quitter le couvent. Son
enfance et sa vie furent pleines d'aventures. A dix- sept ans,
monté sur un bateau avec quelques amis, il s'était trop
avancé en mer; il fut pris par des corsaires barbaresques
et emmené en Afrique, où il devint esclave. Mais là encore
son 1 aient lui fit accorder sa liberté. Conduit à Naples, il y
exécuta plusieurs fresques, puis vint à Florence, où il pei-
gnit son plus beau tableau, le Couronnement de la Vierge^
grande composition où sont groupées de nombreuses figures.
L'auteur s'y est représenté sous la figure d'un adorateur;
devant lui est un agneau soutenant cette inscription : Is
perfecit opus. Ce tableau frappa tellement Cosme de Médi-
cis, qu'il conçut pour Lippi une estime et une amitié dont
il ne cessa de lui donner des preuves. Lippi exécuta de grands
travaux à Florence, à Spolette, à Padoue, à Fiesole, etc.
Le Louvre possède deux beaux tableaux de ce peintre,
une Madone et le Saint-Esprit présidant à la naissance de
Jésus-Christ. Filippo Lippi mourut à Florence, en 1466, âgé
de cinquante-sept ans.
PERSONNAGES.
FRÀNCESCO LIPPI, métayer des environs de Florence, père
de Filippo.
BITA, femme de Francesco.
FILIPPO LIPPI, leur fils, enfant de dix ans.
STELLA, sa sœur.
BRUTACGIO, chef de brigands.
BUONAVITA, brigand.
Troupe de brigands.
La scène se passe d'abord au pied des Apennins, près de Florence,
puis sur les Apennins, à l'entrée de la caverne des brigands.
LA
RANÇON DU GÉNIE.
SCENE PREMIERE.
Le théâtre représente l'intérieur de la ferme de Francesco.
FRANGESGO et RITA.
FRANCESCO, entrant tout haletant. Femme, me voici
de retour de la ville. Je suis accablé de fatigue.
RiTA. Apportes-tu du moins quelque Lomie nou-
velle?
FRANCESCO. Eh! non; une bonne nouvelle m'aurait
fait oublier la marche, et je ne me plaindrais pas.
RITA. Que t'ont dit ces messieurs du tribunal?
FRANCESCO. Ce qu'ils disent si souvent au pauvre
quand il demande justice : qu'il faut d'abord déposer de
l'argent pour les premiers frais, et puis qu'on fera des
poursuites.
KITA. G est une horreur! déposer de l'argent pour
qu'on arrête ces brigands qui dévastent le pays, qui
enlèvent nos bestiaux et nous dépouillent de tout! Mais
à qui nous adresserons-nous, si l'autorité ne nous pro-
48 LA RANÇON DU GENIE.
tége pas? Il faudra donc fuir ce canton, abandonner
l'héritage de ton père et chercher à vivre ailleurs?
FRANCESCO. J'ai dit tout cela aux gens de la justice.
Je leur ai raconté comment l'autre jour, tandis que notre
petit Filippo gardait le troupeau au pied des Apennins,
des brigands fondirent sur la plaine et profitèrent du
moment où l'enfant s'était éloigné pour s'emparer de
nos plus beaux agneaux et de nos jeunes chevreaux.
Heureusement les mères étaient à la bergerie, sans cela
nous étions ruinés.
RITA. Plus heureusement encore, Franscesco, notre
fils n'était pas là; car il serait tombé entre les mains
des brigands, et peut-être l'auraient-ils tué.... La sainte
madone l'a protégé.
FRANCESCO. Voilà comme tu excuses toujours sa pa-
resse, Rita. Si Filippo n'avait pas quitté le troupeau,
il aurait appelé au secours en voyant venir les brigands ;
je serais accouru, et nous n'aurions rien perdu.
RlTA. Je l'ai grondé comme toi, Francesco ; je lui ai
recommandé d'êi.re plus attentif. Mais, tu le vois, notre
fils ne peut se soumettre à garder les bestiaux, à labou-
rer la terre; il aime à être seul, et, aussitôt qu'il pense
qu'on ne le voit pas, il s'amuse à tracer sur la terre des
figures d'hommes, des arbres, des moutons. Peut-être
notre enfant est-il destiné à une autre existence que la
nôtre.
FRANCESCO. Tu es folle, Rita. Voilà bien les mères;
toujours des idées d'ambition pour leurs fils.... Et à
quoi veux-tu que nous destinions celui-là? Avons-nous
de l'argent pour lui faire donner de l'éducation? et est-
ce au moment où nous sommes dans la misère que tu
LA RANÇON DU GÉNIE. 49
dois l'encourager à la fainéantise? Mùlc-Loi de la lille et
laisse-moi faire de Filippo un Lon métayer.
RITA. Galme-toi, mon ami, et confions-nous à Dieu.
FRANCESCO. « Aide-toi et le ciel t'aidera. » Femme, il
faut que nous et nos enfants redoublions de travail et de
courage pour éloigner la misère. Mais où est Filippo? Il
est encore couché, je suis sûr.
RITA. Non, il est dans l'étable à faire la litière des
vaches.
FRANCESCO, appelant, Filippo I Filippo!
SCENE II.
LES MÊMES, FILIPPO, entrant avec un morceau de
charbon à la main, puis STELLA.
FILIPPO. Mon père....
FRANCESCO. Que faisais-tu dans l'étable?
FILIPPO, rougissant et baissant la tête.... Mon père...
je.... je....
FRANCESCO. Ah! tu vas mentir! .. Que faisais-tu?
FILIPPO. Eh bien! je cherchais à dessiner sur le mur
la grande vache noire.
FRANCESCO. Et à quoi cela te mènera- t-il, fainéant?
(Filippo baisse la tête et ne répond rien.)
STELLA, accourant. Ma mère, ma mère, venez voir?
nous avons deux vaches noires maintenant : Filippo en
a fait une seconde, elle marche près du mur de l'étable,
elle mange au râtelier.... Venez! venez!
FRANCESCO. Allons, taisez-vous ; c'est assez de folie!
4
50 LA RANÇON DU GÉNIE.
Femme, sers-nous à déjeuner, puis nous irons tous au
travail.
(Ils se mettent à table.)
STELLA. Elle est bien belle, la vache de Filippo. Mon
père, pourquoi ne voulez- vous pas la voir?
RITA. Chut! mange tes confitures et tais-toi.
STELLA. Qu'il est bon, ce raisiné! Pourquoi ne fais-tu
pas comme nioi, Filippo? Vois, je nettoie mon assiette
avec de la mie de pain. Il n'en reste pas de trace.
FILIPPO, dessinant sur son assieJte avec la pointe de
son couteau. Regarde cela, Stella.
STELLA. Oh! c'est notre petit chat roux. Le voilà sur
le buffet. {Filippo continue à dessiner,) Il se gratte l'o-
reille avec sa patte.
RiTA. Je n'oserai jamais laver cette assiette. C'est tout
à fait le portrait de notre chat; vois, Francesco.
FRANCESCO, regardant et riant. Oh! c'est bien ça; je
te permets cet amusement pendant les repas, Fihppo ;
mais je ne veux pas que tu y songes en gardant les
troupeaux.
FILIPPO. C'est malgré moi, mon père.
FRANCESCO. Tout cek est bel et bon, enfant; mais il
faut penser à gagner ton pain. Allons, pars avec ta
sœur, et ne vous éloignez pas trop de la ferme. Vous
mènerez paître les vaches et les chèvres là-bas dans
cette prairie qui est auprès du bois, et si vous voyez ve-
nir quelqu'un, vous m'appellerez tout de suite; je vais
au labour.
(Les enfants sortent.)
LA RANr.ON DU GKNIK. 51
scÈNi: III.
Dans la campagne.
STELLA et FILIPPO menant les troupeaux.
STELLA. Mais comment fais-tu, mon frère, pour in-
venter d'aussi jolies choses avec tes doigts?
FILIPPO. Je n'en sais rien, Stella; je ne comprends
pas ce qui me donne le pouvoir de retracer tout ce que
je vois, comme l'eau retrace notre visage quand nous y
regardons; mais je suis poussé par un désir invincible
à toujours reproduire les images qui sont devant moi,
soit avec la pointe de mon couteau sur la pierre, soit
avec un charbon sur les murs, ou bien avec le bout de
mon bâton sur le sable. Oh! si je pouvais avoir une de
ces grandes feuilles de papier blanc sur lesquelles écrit
notre curé, il me semble que je ferais une madone
comme celle qui est debout sur le maître-autel de notre
église.
STELLA. Elle semble vivante, cette madone; on dirait
qu'elle marche, qu'elle va parler.
FILIPPO. Elle te ressemble un peu, ma petite Stella.
Mais nous voici arrivés à la lisière du bois. Garde le
troupeau, moi je vais chercher une de ces pierres molles
où mon couteau s'enfonce facilement; puis je reviendrai
dessiner ton portrait.
STELLA. Tu désobéis à notre père, Filippo; ne n'a-t-il
pas dit de ne t'occuper que de nos bestiaux?
FILIPPO. Ne seras-tu pas contente, ma petite sœur,
52 LA RANÇON DU GÉNIE.
de voir ton portrait sur une pierre, comme tu as vu tout
à l'heure celui de notre chat sur une assiette?
STELLA. Oh! oui, cela me fera plaisir.
FILIPPO. Eh bien! attends, je vais revenir. N'aie pas
peur et garde le troupeau.
STELLA. Ne reste pas longtemps loin d'ici.
( Filippo s'enfonce dans les bois, ramasse une
pierre, s'assied, et se met à dessiner.)
SCENE IV.
FILIPPO, seul.
Qu'il est Joeau, ce paysage qui se déroule devant moi!
dans le fond des hautes montagnes, puis les bois, puis
le village, et de l'eau qui court!
SCÈNE V.
STELLA, FILIPPO.
STELLA, de la prairie. Au secours! mon frère, au se-
cours !
FILIPPO, accourant. Qu'y a-t-il, ma bonne Stella? Je
viens te défendre.
SCÈNE YI.
LES PRÉCÉDENTS, BRUTAGGIO et la troupe de brigands.
BRUTACCio, lui fermant la bouche. Halte-là, mon
brave; vos troupeaux sont à nous, votre sœur est notre
LA RANÇON DU GÉNIE. 53
prisonnière, et vous allez nous suivre aussi : vous vous
ferez à la vie des montagnes, et vous (inii'ez par faire
partie de notre J)ande, si vos parents ne sont pas assez
riches pour payer votre rançon.
FILIPPO. Moi! vivre parmi vous? oli! non, jamais!
jamais!
BRUTACCio, rempêchant de crier. Point de mutinerie,
point de mutinerie, enfant! autrement ton dos sentira le
bois de ma carabine. {Filippo fait un geste menaçant.)
Allons, qu'on s'en empare. {Plusieurs brigands s'em-
parent de Filippo^ qui se démène entre leurs bras,) Toi,
Buonavita, charge-toi de la sœur.
BUONAVITA, à Stella. Petite bergère, n'ayez nulle
crainte. Vous garderez nos vaches dans nos rochers,
vous ferez des fromages, vous taillerez la soupe, et en
retour vous serez bien traitée.
STELLA. Ma mère! ma mère!
(Ils disparaissent tous dans les Apennins.)
SCÈNE VII.
Sur un plateau des Apennins, devant l'entrée de la caverne
des brigands.
FILIPPO, STELLA, puis BUONAVITA.
FILIPPO. Ma pauvre Stella , tu pleures donc tou-
jours ?
STELLA. Ils sont si laids, ces brigands, si méchants!...
Si je ne les sers pas de suite quand ils me demandent à
boire, ils menacent de me frapper. Oh ! Filippo, comme
54 lA RANÇON DU GKNIE.
nous avons souffert depuis huit jours que nous sommes
ici ! et penser que cela durera toujours ! ... Et nos pauvres
parents, ils doivent se désespérer de ne pas nous voir
revenir.... Si nous ne les voyions jamais....
(Elle sanglote.)
FJLiPPO. Ne pleure pas ainsi, Stella; Dieu veillera sur
nous.
STELLA. Oli! mon frère, tu es moins malheureux que
moi. Les premiers jours, tu étais bien triste aussi; mais
à présent, tu reprends courage et tu semblés consolé.
Tu recommences à dessiner sur les pierres et sur le
sable; cela te distrait.
FiLiPPO. C'est vrai, Stella, ce plaisir me suit; les bri-
gands n'ont pu me le ravir.
(Entre Buonavita.)
BUONAVITA.. Pourquoi vous tourmentez-vous ainsi,
Stella? N'êtes-vous pas contente dans notre compagnie?
Soyez attentive, faites bien notre cuisine, et nous vous
donnerons un beau bonnet à dentelles d'argent.
STELLA. Gardez vos cadeaux, seigneur Buonavita.
Mais si vous n'êtes pas méchant, faites ce que je vous ai
demandé.
FILIPPO. Qu as-tu demandé, Stella?
STELLA. J'ai demandé que Buonavita obtînt notre li-
berté du seigneur Brutaccio : car je ne puis vivre ici.
BUONAVITA. J'ai fait votre commission.
FILIPPO. Et que vous a dit le capitaine?
BUONAVITA. Il m'a dit que vous ne sortiriez jamais
d'entre ses mains, si vos parents ne lui payaient une
forte rançon.
FILIPPO. Ils sont trop pauvres!
LA RANÇON DU (il'NIE. 55
STELLA. Votre maître est l)i('n (•rucl; mais vous, ne
pourriez-vons nous rendrez la liherlc'?
BUONAVITA. Si je le pouvais, je le ferais, iikîs eiilanls;
car, puisque notre compagnie vous (lé[)lait, je ne vois
pas à ([uoi bon vous garder de force.
FILIPPO. Vous êtes compatissant, vous! Mais com-
ment, sans y être contraint, pouvez-vous donc vivre avec
des brigands?
BUONAVITA. Ahl l'habitude fait tout. J'ai été orphelin
de bonne heure. Mon oncle Brutaccio, le chef de notre
troupe, m'emmena dans ses montagnes, et je suis de-
venu brigand sans m'en douter; mais, je vous le jure,
ma petite Stella, je n'ai jamais tué personne. Boire, rire,
chanter, être libre et ne rien faire la plupart du temps,
telle est ma vie, ma bonne vie dont j'ai tiré mon nom.
Je ne vous l'oifre pas en exemple, mes enfants; mais je
vous la raconte seulement pour que vous n'ayez pas peur
de moi.
FILIPPO. Eh bien! vous pouvez me faire un grand
plaisir, puisque vous êtes bon.
BUONAVITA. Lequel?
FILIPPO. Buonavita, je vous en prie, donnez-moi une
de ces belles planches de bois blanc qui recouvrent les
caisses qui sont dans la caverne.
BUONAVITA. Très-volontiers. (Il entre dans la caverne
et revient à Vinstant avec la planche.) Qu'en voulez -vous
faire ?
FILIPPO. Vous allez voir. (7/ tire un charbon de sa po-
che et se met à dessiher un arbre et des moutons qui sont
devant lui^puis le fond du paysage.)
BUONAVITA. Oh! vous avez un fier talent, l'ami; voilà
56 LA RANÇON DU GÉNIE.
l'arbre qui grandit sous vos mains, le troupeau qui s'a-
nime^ les rochers qui se dressent. .. Qui vous a appris
tout cela ?
FILIPPO. Personne. Est-ce que cela s'apprend? Depuis
que je pense, je reproduis ainsi tout ce que je vois sans
savoir comment. Mais ce qui me tourmente, c'est de ne
pouvoir donner des couleurs à mon ouvrage, ces belles
couleurs de la madone de notre église.
BUONAVITA. Des couleurs ! ah ! si vous en désirez, je
puis vous satisfaire. Il y a quelque temps, nous arrêtâ-
mes sur la route de Florence un peintre qui allait à
Rome. Nous croyions avoir fait une riche capture en
nous emparant d'une cassette fermée qu'il gardait au-
près de lui. Quand nous l'ouvrîmes, nous n'y trouvâmes
que des vessies de couleurs et des pinceaux de poil.
FILIPPO. Qu'est-ce que cela, des pinceaux ?
BUONAVITA. C'est ce qui sert à mettre des couleurs
sur un dessin.
FILIPPO. Oh! donnez-moi cette cassette, et je vous
aimerai bien.
BUONAVITA. Je vais la chercher.
FILLTPO, avec joie. Stella, je vais avoir des couleurs!...
STELLA. Je ne comprends pas ton bonheur, Fi-
lippo ; moi, je ne serai contente qu'en revoyant nos pa-
rents,
BUONAVITA, revenant avec la cassette. Voilà, mon ami.
Stella, si vous ne voulez pas être grondée par Brutaccio,
allez vous occuper du dîner ; notre chef ne tardera pas à
revenir de sa tournée.
(Stella entre dans la caverne.)
FiLi?'PO^ ouvrant la cassette. Oh! Buonavita. que ces
r>A RANÇON DU OKNrp:. 57
couleurs sont belles ! Ce sonl, celles du ciel, de la lerre,
des roches et des bois. Mais ([ui nous apprcmdra le
moyen de les préparer et de les étendic?
BUONAViTA, tirant une palelle de la caisse. D'abord il
faut les disposer sur cette petite planche, après les avoir
fondues avec un peu d'huile que vous prendrez dans cette
fiole ; puis vous les appliquerez sur votre dessin avec un
pinceau.
FiLTPPO, avec enthousiasme. Et comment savez-vous
cela, Buonavita? Qui vous a révélé ce mystère? Êtes-
vous donc sorcier?
BUONAVITA. Je ne suis pas plus sorcier que savant,
'mais j ai eu le bonheur de voir travailler le plus grand
peintre de l'Italie.
FILTPPO. Le plus grand peintre de l'Italie?
BUONAVITA. Oui, Masaccio! celui qui a retracé les
tourments des damnés dans l'église des Carmes, à Flo-
rence.
FiLippo. Et vous avez-vu cet homme, ce peintre aussi
célèbre qu'un prince ?
BUONAVITA. Je l'ai vu, et je vais vous conter com-
ment.
FILIPPO. Tout en vous écoutant j'essayerai ces cou-
leurs. Les voilà préparées comme vous me l'avez dit. (7^
se met à peindre.) Parlez, Buonavita, parlez-moi de ce
grand Masaccio.
BUONAVITA. Il faut vous dire que mon oncle trouvant
que notre métier allait mal sur les grandes routes, s'était
mis en tête, l'an passé, d'aller enlever le trésor du cou-
vent des Carmes. Il avait une vieille haine contre les bons
frères, qui, disait-il, l'avaient chassé de leur école pour
58 LA RANÇON DU GÉNIE.
quelques peccadilles, et Tavaient ainsi déterminé à em-
brasser la profession de brigand. Bonne profession, ma
foi ! et dont mon oncle n'a pourtant pas à se repentir.
Mais il paraît qu'il y a des jours où cela le trouble, et il
se met alors dans de grandes fureurs, qui ont toujours
pour résultat quelque expédition hardie. Donc il me dit
Tan passé : « Va-t'en reconnaître les lieux et nous agi-
rons dans la nuit. » Je me rends à Florence, habillé
comme un honnête paysan, et je demande le couvent
des Carmes. « Suivez cette foule, me répond-on en me
montrant un grand flot de peuple; elle se dirige juste-
ment vers l'église des Carmes. — Et pourquoi faire ? re-
pris-je. — Vous le verrez bien, mon garçon, » répliqua
en riant le citadin narquois. Je me mis à la file de ceux
qui marchaient, et bientôt je me trouvai comme porté
dans l'église. Tout le monde se précipitait vers une seule
chapelle. Je me glissai aux premiers rangs. Alors je vis
ce qui attirait la multitude, et je fus près de laisser échap-
per un cri d'effroi, moi qui n'ai jamais eu peur de ma
vie. Sur les murs à demi éclairés de la chapelle, on
voyait des hommes torturés ; leurs traits étaient pâles et
amaigris; leurs yeux versaient des larmes de sang; leurs
dents grinçaient; leurs corps se tordaient, et je croyais
leur entendre pousser des gémissements. Cependant la
foule criait autour de moi: «Vive Masaccio ! » et, plein
d'admiration pour cet homme qui avait la puissance de
m'épouvanter, je criai à mon tour : aViveMasaccio ! «Mais
Masaccio, qui était là devant nous, continuait à peindre
sans se déranger. C'est lui qui sauva, sans s'en douter,
le trésor des Carmes. Je déclarai à mon oncle que je ne
traverserais jamais 'a nuit cette église où il m'avait sem-
LA RANÇON DU C.KNIK. o9
blé voir la (lamnic des (l;iinii('s me saisir. Je (is ])arla<4('i-
mil Icncnr à sa lioiijx', cl rcNniMJiliou lui ahandoiiiKM'.
hc'
"^X^.w"'--^^^
-. -.A
Filippo Lippi vient de faire le portrait de Buonavita.
FILIPPO. Buonavita, je veux aller à Florence, je veux
voir Masaccio et devenir son élève.
60 LA RANÇON DU GÉNIE.
BUONAVITA. C'est une noble ambition, mon ami,
FILiPPO. Voyez! en suis-je digne?
(Il lui montre ce qu'il vient de peindre.)
BUONAVITA. Mon portrait! si vite! pendant que je vous
parlais, vous l'avez tracé, vous lui avez donné la vie !
Voilà bien mon regard, en effet, ma moustache noire,
ma résille rouge sur mes cheveux bruns.... Par Masac-
cio ! vous serez un grand homme !
SCENE VIII.
LES PRÉCÉDENTS, BRUTAGGIO avec sa troupe.
BUONAVITA. Venez voir ceci, Brutaccio ; cet enfant est
marqué de Dieu : nous ne pouvons le retenir plus long-
temps prisonnier.
BRUTACCIO. Quoi 1 c'est lui qui a peint ta face de bri-
gand?
BUONAVITA. Oui, lui-même; un instant lui a suffi pour
finir ce portrait.
(Les brigands se rangent autour du portrait de Buonavita.)
TOUS, admirant le portrait. C'est un miracle, ma foi!
Vive le petit Filippo ! . . .
BUONAVITA. Vous le voyez, mon ami, on crie déjà :
Vive Filippo! comme le peuple criait à Florence : Vive
Masaccio ! c'est d'un heureux présage.
LA HANCON DU (IKNIE.' GI
SCÈiNE IX ET DERNIÈRE.
LES PRÉCÉDENTS, lUTA, accourant éperdue, puis
FRANGESGO, armé d'une fourche et d'un pieu.
RlTA. Rendez-nous nos enfants, nos pauvres enfants.
Nous errons depuis huit jours dans nos montagnes....
Enfin nous avons découvert votre retraite.... Ayez pitié
d'une mère.... R.endez-moi mes enfants.... {Apercevant
Filippo). Mon cher [ih\ .{Elle le presse sur son cœur).
Mais où est ta sœur, ma douce Stella, ma fille Lien-
aimée?
STELLA, accourant. Ma mèrel ma bonne mère!
(Elle se jette dans ses bras.)
FRANCESCO, arrivant et brandissant son pieu. De par
le ciel ! si vous ne me rendez mes enfants, je brise la tête
au premier qui s'approche de moi.
BRUTACCio, riant. Désarmez cet homme, et amenez-
le-moi. (Les brigands désarment Francesco et le condui-
sent devant Brutaccio). Vous ne pouvez rien pour déli-
vrer vos enfants; vous êtes devenu vous-même mon pri-
sonnier 1 vos troupeaux sont à moi, demain je puis dé-
vaster votre maison et ne pas y laisser pierre sur pierre. . . .
Eh bien ! Brutaccio le brigand n'en fera rien. Je vous
rends la liberté, car votre fils a payé votre rançon à tous
par son génie. Emmenez vos bestiaux et prenez cette
bourse, Francesco. Mais ne contraignez plus votre noble
enfant à être pâtre ou laboureur: Dieu l'a créé peintre,
il sera la gloire et la fortune de votre famille. Envoyez-
62
LA RANÇON DU GÉNIE.
le à Florence auprès de Masaccio; cet or payera ses
études.
Les brigands rendent la liberté à Fillppo Lippi.
FRANCESCO, prenant la bourse. Que Dieu vous bénisse,
monseigneur !
LA RANÇON DU Gl':NIE. 63
BRUTACCio. On ne bénit pas un brigand, mon ami ;
mais on peut lui faire une promesse en retour d'un
bienfait.
FILIPPO. Laquelle? j'y souscris d'avance.
BRUTACCIO. Promettez-moi, lorsque vous serez un
peintre célèbre, de faire un tableau de la scène que nous
venons de mettre en action.
FILIPPO. Je vous le jure !
BUONAVITA. Ce tableau s'appellera la Rançon du
Génie.
AMYOT
NOTICE SUR AMYOT.
Jacques Amyot naquit à Melun, 3 octobre 1513. Son père
était un petit mercier. Amyot se montra d'abord un enfant
indiscipliné et quitta ses parents pour aller à Paris se placer
comme domestique. Il fit la route à pied, s'égara et tomba
épuisé de fatigue. On le secourut et on le fit conduire à
l'hôpital d'Orléans. Aussitôt rétabli il en sortit avec douze
sous qu'on lui donna et qui furent toute sa ressource à son
arrivée à Paris. Sa mère, qui Taimait tendrement, lui en-
voyait chaque semaine un gros pain de Melun pour l'aider
à vivre. Il se plaça d'abord à la porte d'un collège, où il
faisait les commissions des professeurs et des élèves. Re-
marqué par son intelligence et sa gentillesse, il fut admis
dans l'intérieur du collège et en devint bientôt un des
meilleurs élèves. Là encore, dans son dénûment, il servait
de domestique aux autres élèves; ce qui ne l'empêchait
pas de poursuivre ses études avec ardeur. La nuit, à défaut
d'huile et de chandelle, il étudiait à la lueur de quelques
charbons embrasés. Après a\"oir terminé les études classiques
les plus fortes et achevé ses cours sous les plus célèbres
professeurs du collège de France, il se fit recevoir maître es
arts. Puis il se rendit à Bourges pour étudier le droit civil.
Là , Jacques Gollin, lecteur du Roi, lui confia l'éducation de
ses neveux et lui fit obtenir une chaire de grec et de latin,
C'est pendant les douze années qu'il occupa cette chaire
qu'il fit la traduction du roman grec de Theagène et Chari-
68 NOTICE SUR AMYOT.
clée et commença celle des Vies des hommes illustres de
Flutarque. Il dédia les premières Vies à François I«', qui
lui ordonna de continuer cette traduction et !ui accorda
comnie récompense l'abbaye de Bellezane. Voulant com-
pulser les manuscrits de Plutarque qui existaient en Italie,
il s'y rendit avec l'ambassadeur de France. Bientôt il fut
chargé par celui-ci et par le cardinal de Tournon de porter
une lettre du roi Henri II au concile alors rassemblé à
Trente. 11 s'acquitta si habilement de sa mission qu'à son
retour à Paris il fut choisi comme précepteur des deux fils
de Henri II. Tout en faisant cette éducation il termina sa
traduction des Vies de Plutarque, qu'il dédia à Henri II, et
commença celle des œuvres morales du même écrivain ,
qu'il ne termina que sous le règne de Charles IX, son élève,
à qui il en fit pareillement hommage. Dès le lendemain de
son avènement au trône , le roi Charles IX le nomma son
grand aumônier. Plus tard, le siège d'Auxerre étant venu à
vaquer, le Roi le donna à son Maître, comme il appelait
Amyot.
Quand son autre élève, Henri III, parvint au trône, il lui
conserva toutes ses charges et le nomma commandeur de
l'ordre du Saint-Esprit qu'il venait de créer. Amyot passa
ses dernières années dans son diocèse , uniquement occupé
de l'étude et de l'exercice de ses devoirs. Il mourut à
Auxerre le 6 février 1593 dans sa quatre-vingtième année.
Il laissa 200 000 écus de fortune. Il fit don à l'hôpital d'Or-
léans, où il avait été recueilli quelques jours dans son en-
fance d'un legs de douze cents écus. Sa traduction de Plu-
tarque est restée la plus estimée et la meilleure que nous
ayons en français.
LE PETIT VAGABOND.
Il faisait un froid rigoureux; toute la campagne était
blanche de givre, et au loin les toits des maisons et les
clochers du village paraissaient couverts de neige ; les
arbres comme des squelettes étendaient leurs branches
décharnées ; en place de feuillage il y pendait des gla-
çons. Un pauvre enfant de treize ans, assez mal vêtu,
sans bas et chaussé de gros souliers déjà vieux, suivait
péniblement le chemin à peine tracé de Melun à Orléans;
ce n'était pas une belle et grande route royale comme
aujourd'hui, encore moins un rail-way conduisant rapi-
dement en quelques heures de Melun à Paris; il y a
près de trois cents ans de cela, et à cette époque les che-
mins qui sillonnaient la France étaient de véritables
précipices creusés d'ornières boueuses, parsemées de
pierres et parfois de troncs d'arbres, et dont les tronçons
rompus cessaient tout à coup de marquer leurs traces à
travers un champ ou à travers un bois.
Il fallait alors plusieurs jours pour se rendre de Melun
à Paris, et le pauvre enfant, très-ignorant de la distance,
s'était imaginé pouvoir y arriver le soir même. On lui
avait dit que la Seine coulait de Melun à Paris, et il
70 LE PETIT VAGABOND.
avait pensé : ce doit être bien près, j'y arriverai comme
la Seine y arrive. Quoiqu'il fût parti aux premières
lueurs de Faube et qu'il eût marché courageusement tout
le jour, la nuit commençait à tomber qu'il n'apercevait
pas encore le clocher d'Orléans. Il pensa qu'il s'était
égaré; mais à qui demander son chemin? par une fatalité
qui lui sembla une juste punition du ciel, il avait marché
depuis le matin sans rencontrer ni piéton, ni monture ;
il avait pourtant compté sur l'assistance publique, car il
était parti sans avoir mis sous ses petites dents blanches
un pauvre morceau de pain. Avec cette insouciance de
l'enfance que les chimères et l'espérance accompagnent,
il avait cheminé d'abord gaiement et vite , courant
même pour se réchauffer. Mais un ventre vide affaiblit
les jambes, et bientôt il n'était plus allé qu'au pas, insen-
siblement il s'était traîné, et enfin il était tombé épuisé
sur un buisson, ne reconnaissant plus sa route à travers
la neige qui commençait à tomber et la nuit qui venait.
Il poussait des gémissements entrecoupés de ces excla-
mations : oh! mon Dieu! oh! ma bonne mère! qui
s'échappent toujours de la bouche de Tenfant, et même
de celle de l'homme qui souffre; car si Dieu est pour
nous la protection d'en haut, une mère est le refuge hu-
main qni, jusqu'à la mort, ne nous manque jamais ici-
bas.
Donc, le pauvre petit vagabond dans sa détresse appe-
lait sa mère, sa mère qu'il avait quittée résolument le
matin sans lui dire adieu.
Gomme il se désespérait et sentait déjà le froid en-
gourdir son corps, il entendit des pas de chevaux qui
retentissaient sur la route pierreuse ; il gémit plus fort,
3
O
mm i
LK PKTIT VAdAROND. 73
ospônmt (lu'on piciKhail <^;u'(\v, ;\ sn plainic, ot en elTot
bientôt deux montures s'ari'èlèi'iuiL aupiès (\v, lui. Sui- la
première était un «^Gentilhomme hrillamnjenl ('((uipé sous
son lar<^-e manteau, sur l'autie un (lom('sli([ne arm(3 (pii
le suivait.
Le gentilhomme aperçut à la di^rnière lueur du
crépuscule ce pauvre être exténué de fatigue et de
faim.
a Qu'est ceci? dit-il, en le touchant du bout de son
éperon; d'où viens-tu? et où vas-tu?
— Je viens de Melun et je voulais aller à Orléans, ré-
pliqua le pauvre petit, mais mes jambes ne me portent
plus et je meurs de faim.
— Ta figure me plaît, reprit le gentilhomme; puis se
tournant vers le domestique : Allons, Pierre, trois coups
de ta gourde à ce petit pour le secouer, puis hisse-le
devant moi comme une valise, mon cheval va mieux que
le tien, et, tout en trottant, le petit vagabond me con-
tera son histoire quand il sera réveillé. »
Le domestique exécuta les ordres de son maître, et
bientôt les deux chevaux repartirent au grand trot. Le
mouvement et le cordial qu'il avait avalé donnèrent à
l'enfant une surexcitation qui lui rendit en peu d'instants
toute sa lucidité. Tout en se tenant cramponné à la selle
enfourchée par le gentilhomme, il le remercia avec effu-
sion.
c< Voyons, pendant que nous sommes forcés d'aller
au pas pour gravir cette mauvaise montée, conte-moi ton
histoire et ne mens pas, lui dit le bienveillant sei-
gneur.
— Oh ! je ne fausserai point la vérité, elle est assez
74 LE PETIT VAGABOND.
triste et honteuse pour moi; mais je ne vous mentirai
pas à vous qui m'avez sauvé la vie.
— J'écoute.
— Je m'appelle Jacques, je suis le fils d'un pauvre
mercier de Melun, demeurant dans le quartier de
l'église.
— Je suis de Melun et je vois cela d'ici, reprit le gen-
tilhomme; continue.
— J'ai deux sœurs, mes aînées, qui s'occupent avec
bon vouloir de l'industrie de mon père , tandis que moi
je n'ai jamais pu y prendre goût. J'ai ma mère, dont je
suis le préféré, et qui, voyant mon grand amour pour
les livres imprimés, a fini par me payer l'école malgré
mon père, qui voulait me garder chez lui pour travailler
de son état, et m'appelait grand paresseux quand il me
trouvait à lire. Cette inclination pour les hvres m'est
venue tout petit. Quand j'allais le dimanche à l'église,
durant tous les offices je regardais les beaux livres des
prêtres et j'aurais voulu les leur dérober. On est comme
ça poussé par des instincts qui sont plus forts que nous,
et je ne crois pas que ce soil toujours le diable qui nous
les donne. J'ai appris à lire bien vite et sans savoir com-
ment, et je lis aussi les psaumes latins et je les com-
prends un peu. Mais je ne pouvais lire que dans les
livres de l'école, je n'avais pas un livre à moi, c'était
trop cher. Ma bonne mère me promettait toujours de
m'acheter un beau psautier; mais les mois passaient sans
qu'elle eût jamais pu avoir l'argent qu'il fallait. Mon
père la surveillait de près et l'empêchait de rien mettre
de côté. Il est vrai que nous étions bien pauvres et que
le travail de tous suffisait à peine pour nous faire vivre.
LE PETIT VAGABOND. 75
Moi seul je ne travaillais pas, ivpélail cliiuiiHi jour mon
père en me brutalisant; il me seml)lait pourtant que
mon esprit travaillait, mais mes mains se refusaient à
faire l'ouvrage qu'on leur donnait.
« Hier, ma mère était allée avec mes sœurs pétrir et
faire cuire à la boulangerie les grands pains bis que nous
mangeons ; mon père fut appelé au dehors pour son petit
commerce.
— Garde au moins la boutique, grand fainéant, me
dit-il, et surtout ne touche à rien. »
a 11 sortit en me faisant un geste de menace et je me
mis sur la porte à regarder les passants. Tout à coup je
vis venir un colporteur, il vendait des livres et se rendait
à l'église et à l'école pour en faire le placement.
« Approchez, lui dis-je, et laissez-moi seulement re-
garder un peu vos beaux livres, car, comme dit le pro-
verbe, la vue n'en coûte rien!
— La vue me coûtera mon temps, répliqua le colpor-
teur, je suis pressé, et, à moins que tu ne veuilles faire
une emplette, je ne déballe pas.
— Déballez, lui dis-je, je puis tout de même vous ache-
ter un livre. Je lançai cette première parole je ne sais
comment, et c'est ce qui me perdit, car, une fois dite,
je ne voulus pas me démentir de peur que le colporteur
ne se moquât de moi. Il encra dans la boutique, défit
son ballot en toute hâte, et me montra un volume des
saints Évangiles, en latin, qui me plut beaucoup.
— Cela vaut un écu, c'est à prendre ou à laisser, me
dit le marchand; mais je vois que c'est trop cher pour
vous, ajouta-t-il d'un air narquois qui me mit le diable
au corps.
76
LE PETIT VAGABOND.
— Attendez un peu, répliquai-je avec résolution, et,
m' approchant du tiroir où mon père tenait l'argent de la
Cela vaut un écu ; c'est à prendre ou à laisser.
vente, je le secouai, l'ouvris et j'y pris un écu en menue
monnaie.
« Quand le colporteur eut disparu, je cachai mon
LK PI-l'IT VAC.AI^ONI). 77
livre dans ma clioiiiiso; j(^ I remblais, j'avais ]K'iir; je
compris ([ue je venais de eommettrc^ un vol. J'aurais voulu
rappeler le marchand; mais il n'était plus temps. Que
l'aire? mon pèie pouvait rentrer d'un moment à l'autre,
et je sentais dc'jà sa colère tomber sur moi comme le
tonnerre. Si encore ma mère avait été là, elle aurait pu
me protéger, mais en son absence, je me voyais perdu.
Dans ma terreur, je poussai la porte de la boutique, je
me mis à monter en courant jusqu'au haut de la maison,
et je me barricadai dans le petit grenier où je couchais ;
je m'assis sur mon lit, et, n'entendant venir aucun bruit,
j'eus la curiosité de regarder dans mon livre; je le tirai
de ma chemise et je commençai à lire la belle passion du
Christ; je ne comprenais qu'à moitié les mots latins, et
je faisais un effort si grand d'esprit pour les comprendre
entièrement, que peu à peu j'oubliai ma mauvaise action,
la colère de mon père, le châtiment qui m'attendait, j'ou-
bliai tout, excepté mon livre.
ce Mais tout à coup des cris, des voix montèrent de la
boutique ; je compris que mon père était rentré et s'em-
portait contre moi ; je devinai que ma mère cherchait à
le calmer sans y réussir. Oh ! j'aurais voulu en ce mo-
ment être une souris et qu'un chat me mangeât. Je ca-
chai le livre dans ma paillasse et je me cachai sous mon
lit. Bientôt j'entendis monter, je crus que c'était mon
père, et je sentais déjà une grêle de coups. Je me rassu-
rai pourtant un peu, je crus ouïr des pas plus légers qui
m'annonçaient ma mère ou une de mes sœurs.
« On frappa : « C'est moi, c'est Jeanne; ouvre vite,
me dit ma sœur aînée. J'ouvris, mais je refermai aussitôt
qu'elle fut entrée.
78 LE PETIT VAGABOND.
— Il faut déguerpir d'ici, s'écria-t-elle ; mon père veut
te tuer; il dit que tu es un voleur, que tu as pris de
l'argent dans le comptoir.
— J'ai pris un écu pour acheter ce livre, lui dis-je, en
tirant les Évangiles de ma paillasse.
— Tu n'en as pas moins fait un vol à notre père, me
dit ma sœur sévèrement, tu dois te cacher loin d'ici, car
notre père, qui te croit à vagabonder par la ville, a juré
que s'il te trouvait il t'exterminerait ou te livrerait à
M. le prévôt comme un voleur. »
« Ce mot de voleur répété me faisait bien souffrir, je
vous assure ; je me mis à sangloter.
« C'est bien le moment de pleurer, me dit ma sœur.
Passe par la cour et va te cacher chez ton parrain le bou-
cher ; ma mère t'y rejoindra ce soir. »
« Je plaçai mon livre, cause de tout mon malheur,
entre ma chemise et ma souquenille, et je pris la fuite
comme ma sœur me l'avait conseillé. Je gagnai bientôt
la maison de mon parrain le boucher, mais je n'osai y
entrer de peur d'explication et de remontrance; je m'assis
sous le hangar où il rangeait les bœufs, et me sentant là
à l'abri et chaudement, je me remis à lire dans mon
livre en attendant que la nuit vînt et permît à ma mère
de me rejoindre ; je pouvais la guetter d'où j'étais placé,
et quand je reconnus le bruit de ses pas, je me levai
pour aller à sa rencontre. Ma mère, loin de me faire
peur comme mon père, me semblait un secours du ciel
qui nV arrivait; je me jetai à son cou, et je lui racontai
en pleurant ce que j'avais fait.
a J'étais bien sûre, me dit-elle en regardant le livre,
que (il a' avais pas pris cet argent pour mal faire; mais
LK PKTIT VAOAIiOND. 79
ton père ne veut rien entendre; il faudra lon^4emps \)()\\v
Tapaiser, et d'ici là ou vivras-tu, mon pauvre enfant? J'ai
Lien eu l'idée de parler à ton parrain pour qu'il te donne
asile; mais ici ton père te retrouvera et il arrivera quel-
que malheur.
— Oui, ma mère, lui dis-je, il l'aut que j'aille bien
loin gagner ma vie ; je veux voir Paris et y apprendre
Lien des choses dont le maître d'école m'a parlé.
— Tu es fou, mon petit Jacques ; que deviendrait un
pauvre enfant comme toi dans cette grande ville ?
« Je ne sais pas tout ce que je lui dis pour lui per-
suader que Paris serait le paradis pour moi ; il me semLle
qu'un esprit me soufflait mes paroles pendant que je lui
parlais. 11 fut convenu qu'elle me confierait dès le lende-
main à des Lateliers qui descendaient la Seine de Melun
à Paris, et que chaque semaine elle m'enverrait par eux
un grand pain qui m'aiderait à vivre là-Las..
«Mais à propos de pain, tu n'as pas soupe, mon
pauvre Jacques ; tiens, voilà des noix et une galette que
j'avais faite pour toi; mange, puis endors-toi sous ce
hangar, puisque tu t'y trouves Lien, et demain, au petit
jour, je viendrai te chercher, me dit cette Lonne mère. »
« Elle partit; quand j'eus mangé, je m'endormis sur
la litière des vaches, et je fis un songe merveilleux. Je
me voyais dans le palais du roi de France avec de Leaux
haLits, j'étais en familiarité avec les enfants du roi, ou
plutôt ils me traitaient avec respect et m'appelaient leur
maître. Ce que cela veut dire, je n'en sais rien; mais j'ai
Vu de si Lelles choses dans ce rêve, des monuments de
tous genres, palais, églises, collèges, que j'en suis sûr
je retrouverai à Paris; j'ai entendu des voix si nom-
80
LE PETJT VAGABOND.
breuses qui m'appelaient, que ce matin à Taube, sans
bien savoir ce que je faisais, oubliant ma mère que j'al-
lais désespérer, je me suis mis à courir sur la route de
Melun à Paris. J'avais tant peur que quelque^mésaven-
ture ne m'empêchât d'accomplir mon dessein et de voir
..-^:!i
TienSj voilà des noix et une galette qne j'avais faite pour toi.
la capitale, que j'ai ajouté à ma mauvaise action d'hier,
celle bien plus mauvaise de quitter ma mère sans l'em-
brasser. Dieu m'a déjà puni, car sans vous, mon bon
seigneur, je serais mort de froid sur la route et j'aurais
été mangé par les loups.
- — Allons I allons ! tu n'es pas aussi vagabond que je
LE PETIT VAfiAnoNI). 81
le crai'^nais, n'|)li(|n.*i l(î j^ciiliIlKHimic, (|iiaii(l IViiraiil cul
Ici'iiiiiH' sou rrcil,, lu j)ass('ras deux ou liois jours à ( )i-
lôaus pour le iTConrorlor, ])uis lu conlinutîias la l'oulc.
jusfju'à Paris, et moi, domain, de retour à M(;Iun, j'irai
avertir ta mère qui doit te croire perdu. »
Le petit Jaccjues remerciait avec une vive reconnais-
sance le bon ^gentilhomme, et couvrait de caresses ses
mains qui, en ce moment, laissaient flotter les rènei^.
Mais ils arrivaient dans une plaine où la route qui mou
trait Orléans devant elle devenait plus belle. Le cheval
reprit le trot, l'enfant cessa de parler et même ne fit plus
aucun mouvement. Le gentilhomme s'imagina qu'il dor
mait et ne songea plus à lui ; mais arrivé à la porte de
l'auberge où il devait loger, quand il poussa Jacques
pour le réveiller, il s'aperçut qu'il avait perdu connais-
sance et qu'il était pris d'une grosse fièvre. Le cordial
qu'il avait bu ne lui avait donné qu'une force factice
d'une heure.
Que faire ? Le gentilhomme connaissait la charité des
bonnes sœurs de l'hospice, il y conduisit lui-même le
petit Jacques.
Le lendemain il revint le revoir avant de reprendre la
route de Melun ; la fièvre de l'enfant avait cessé, mais il
était tout courbaturé et ne pouvait se remuer dans son
lit ; l'excellent seigneur le confia aux soins des reli-
gieuses, lui remit une lettre de recommandation pour
Paris, et s'éloigna en lui promettant de nouveau d'aller
le soir même rassurer sa mère.
Trois jours de repos guérirent entièrement le petit
Jacques, qui put se remettre en route pour Paris : on lui
donna douze sous et quelques provisions avant qu'il
6
82 LE PETIT VAGABOND.
quittât rhôpital, de sorte qu'il fit gaiement le reste de la
route. Gomme il sortait de FHôtel-Dieu, de cet hôtel si
bien nommé, de cet hôtel tout providentiel et qui ne re-
fuse jamais l'hospitalité, il fit un vœu qui se grava pro-
fondément dans son âme ; il jura que si jamais il était
riche, il doterait l'hôpital d'Orléans.
Il arriva à Paris par un temps clair, ce qui lui permit
d'aller admirer le palais du roi, la tour de Nesle, le Pré
aux clercs, les belles églises et tous les monuments qui
décoraient le vieux Paris.
La lettre que lui avait remise le bon gentilhomme était
pour un des maîtres des nombreux collèges de Paris. Il
ne demandait pas qu'on l'admît comme élève dans Tin-
térieur du collège, c'eût été trop espérer pour le petit
vagabond vêtu d'une pauvre souquenille et fils de mer-
cier; il demandait qu'on l'employât comme commission-
naire et domestique des élèves et des professeurs, sauf à
le recevoir plus tard dans l'intérieur du collège, s'il mar-
quait des dispositions frappantes pour l'étude.
Le maître à qui le petit Jacques remit sa lettre était
un homme affairé et naturellement brusque.
a Choisis ta place à la porte du collège, lui dit-il, je
donnerai Tordre qu'on t'y laisse tranquille, et nous ver-
rons à te faire fan^e des commissions ; » puis, d'un geste,
il congédia le pauvre enfant.
Mais Jacques était d'une nature résolue et persistante
qui ne se décourageait point. Aux murs des collèges, des
couvents, des églises et de presque tous les monuments
de cette époque, étaient toujours adossées de petites
constructions parasites. Contre la façade du collège, d'où
Jacques venait de sortir, s'étalaient une échoppe de cor-
LE PETIT VAGAHONI). 83
donnier, nncauli'o occupée ]).'ii' un imagijT, (jiii vcndail
aussi des chapelets et quel(jues livres d^é^dise, puis une
petite hutte» où nichait un îLvcuL;ic et son chien. Le; pc^tit
vagabond se choisit une place dans les entre-colonno-
ments d'une poterne presque toujours fermée; il plaça
sur un banc très-bas, à l'abri de cet enfoncement, une
grosse botte de paille qu'il acheta pour quelques sous, il
s'établit dans cette espèce de gîte et soupa gaiement des
restes des provisions que les bonnes sœurs lui avaient
données. La nuit fut rude, mais il échappa à la rigueur
du froid en se blottissant tout entier dans la paille brisée ;
à son réveil, il se mit à courir de long en large pour se
réchauffer, et bientôt aperçu par le savetier et l'imagier,
il fut chargé par eux de quelques petites commissions,
en retour desquelles ils lui offrirent la soupe ; et il se
sentit tout réconforté par un repas chaud.
En ce temps-là les écoliers étaient externes, et le
matin, en se rendant aux classes, ils virent le petit com-
missionnaire dont la bonne mine les charma. Il était
assis jambes pendantes sur la paille fraîche et lisait
dans son livre d'évangiles.
Plusieurs écoliers parmi les grands l'interrogèrent,
et ayant appris qu'il était commissionnaire l'employèrent
aussitôt ; il gagna donc dès le premier jour quelques
menues monnaies. Il s'arrangea avec l'imagier pour pren-
dre chez lui sa nourriture et pour s'y chauffer ; et, comble
de bonheur, il obtint que l'imagier lui prêterait quel-
ques livres en lecture. Dès le premier jour il avait écrit à
sa mère et bientôt il reçut avis qu'un gros pain lui arri-
vait par les bateliers de Melun ; il se rendit au bord de
la Seine, à l'endroit où les bateliers amarraient leurs
84
LE PETIT VAGABOND.
bateaux; il y eut bientôt reconnu un palron de barque,
leur voisin à Melun, qui l'ayant à son tour aperçu, lui cria:
(/rM^_'^;^^
Il reçut dans ses bras un énorme pain bis.
« Eh ! petit Jacques, approche donc un peu de mon
bord; j'ai une cargaison pour toi. »
Quand l'enfant toucha la barque, il donna une poi-
\M l'KTIT VAC.AUDNI). 85
^uvv. (le main an palroii, cl icciil dans ses hras nn
('norme; pain l)is dont la circonlV;ronc(; dépassait celle
d'nne rone de l)ronelte, Il ne pnt rcjj^arder ce pain 8ans
attendrissement; c'était sa mèri; qui l'avait pétri, et
cluKjue semaine elle devait lui en envoyer un semblable
pour qu'il ne mourut pas de faim à Paris.
Il parla longtemps de cette bonne mère, puis de son
père et de ses sœurs avec le batelier, et quand il lui eut
dit adieu et qu'il se trouva seul dans les rues de Paris,
il se mit à rêver à ce qu'il pourrait faire pour prouver
un jour sa reconnaissance à sa mère.
Franchir le seuil du collège, y être admis comme élève
et devenir un savant, tel était le but qu'il aurait voulu
atteindre. Mais comment y parvenir? il se rappelait la
brève et brusque réception que le maître lui avait faite,
et il n'osait guère compter sur sa protection.
Tout en songeant de la sorte, il avait regagné la porte
' du collège; il déposa son gros pain dans l'échoppe de
l'imagier après en avoir coupé une large tranche qu'il
mangea avec délice, puis il s'assit dans son petit gîte,
attendant la pratique. C'était le lendemain d'un jour de
congé, une dame passa qui ramenait ses deux fils au
collège.
« A votre service, madame et messieurs, leur dit le
petit Jacques, suivant l'habitude qu'il avait de s'adresser
à ceux qui passaient.
— Tiens ! c'est notre petit commissionnaire, dit un
des écoliers à son frère ; il faut le recommander à ma-
man, qui lui fera gagner plus que nous ; » et aussitôt
ils désignèrent le petit Jacques à leur mère. Celle-ci
regarda le pauvre enfant et fut charmée de son visage et
86 LE PETIT VAGABOND.
de sa gentillesse ; il tenait en ce moment son volume
d'évangiles à la main; la dame ayant regardé dans ce
livre et interrogé Jacques, elle sut de lui son goût si vif
pour la lecture et l'instruction.
« Veux-tu, lui dit-elle avec bonté, accompagner cha-
que jour mes fils au collège? j'obtiendrai des professeurs
(|ue tu assistes à toutes leurs leçons, et tu apprendras
ainsi toujours quelque chose. »
L'enfant, ne sachant comment prouver l'excès de sa
gratitude à la bonne dame, s'agenouillait et baisait les
bords de sa robe.
Quelques instants après il fut admis dans l'intérieur
du collège ; la dame l'avait recommandé au même maître
à qui il s'était adressé à son arrivée à Paris. Cette fois-ci
il en fut bien mieux reçu. Le maître lui dit qu'on lui
donnerait une petite chambre sous les toits du collège,
et qu'il pourrait tout en servantles fils delà bonne dame,
partager les études des écoliers et montrer ses disposi-
tions.
Dès lors la vie du petit Jacques devint un combat
plein d'ardeur. Le grand pain qu'il recevait chaque
semaine de Melun assurait sa subsistance ; il put ajouter
quelques fruits et quelques légumes à ce pain du pays^
et s'acheter un habit avec les petits gages que lui avait
régulièrement assurés la bonne dame; il put, bonheur
plus grand, s'acheter quelques livres I II était bien pauvre
encore ! mais il était riche d'espérance, riche du savoir
qui s'ouvrait poi^r lui ; il ne songea pas à envier la for-
tune de ses condisciples, il ne songea qu'à les surpasser
tous dans ses études.
Ce fut un exemple admirable que celui que donna ce
LK ii-rrir v.\r..\ii()\M),
89
pauvre cnfiint (lu peuple, servant les aulres ;iii\ lieuirs
(le rcu'iTaliou, et aux heures de le(;()ns se luoulraut le
])lus ein|)i'essé au liavail. li prenait nu^'ine sui'ses nuits
])our ("'ludier, et n'ayant pas de lumit'n^, il lisait et écri-
vait à la hieui- de (piel([ues cliarljons eml)ras('s! il lit
Les bateaux de Melun déposèrent à Paris un pauvre homme eL sa femme.
bientôt de rapides progrès dans l'étude de la langue
latine, mais il voulut plus encore ; il voulut apprendre
cette belle langue grecque, qu'à peine quelques savants
connaissaient alors en France. Les plus célèbres ouvra-
ges de la littérature grecque ne s'imprimaient à Paris que
depuis vingt ans, ces livres étaient très-chers, et le petit
90 LE PETIT VAGABOND.
Jacques était bien pauvre ; mais la vigueur de sa volonté
suppléait à tout. A force de travail il parvint à compren-
dre le grec. Il suivit d'abord les cours de Bonchamps,
dit Evagrius, professeur de ce temps; et bientôt le roi
François I""" ayant institué une chaire de grec où deux
habiles érudits, Jacques Thusan et Pierre Danès, furent
chargés sous le nom de lecteurs royaux d'enseigner l'un
la poésie et l'autre la philosophie de l'antiquité, on vit
Jacques assidu à leurs leçons, interrogé par eux, les
étonner et les éblouir. Ils confessèrent enfin qu'ils n'a-
vaient plus rien à apprendre au merveilleux écolier qui,
désormais, saurait aussi bien qu'eux commenter piaton,
Démosthène et Plutarque.
Un jour ils l'examinèrent en présence de François I^''
et de sa sœur Marguerite de Navarre, qui, elle aussi,
savait le grec. Le roi et la princesse, émerveillés de son
savoir, le comblèrent de louanges et déclarèrent qu'ils
prenaient sous leur protection le jeune Jacques Amyot,
une des gloires futures de la France.
Le lendemain de cet heureux jour, les bateaux de
Melun déposèrent à Paris un pauvre homme et sa femme
vêtus des humbles habits des artisans de ce temps.
C'était la mère et le père de Jacques Amyot.
« Oh ! mon cher fils, lui dit sa mère en le pressant sur
son cœur; je t'amène ton père, qui t'a pardonné et qui
est bien fier de toi ! »
AGRIPPA D'AUBIGNÉ
NUTICK SUR AGRIl'PA D'AUr.IGMv
Théodore-Agrippa d'Aubigné naquit à Saint- Maury, près
de Pons, en Saintonge, le 8 février 1550, d'une famille très-
ancienne, qui avait embrassé la réforme des calvinistes. Sa
mère mourut en le mettant au monde, ce qui lui fit donner
le nom d'Agrippa, œgre parius (né difficilement); il reçut
de son père une forte et savante éducation; à six ans, il
lisait déjà le latin, le grec et l'hébreu.
Il se trouva à treize ans au siège d'Orléans, et s'y distin-
gua; quand il perdit son père, on l'envoya étudier à Ge-
nève, sous le célèbre du Bèze, qui le prit en affection.
Dégoûté des études, il s'enfuit à Lyon, et bientôt s'engcigea
dans les armées du roi de Navarre (depuis Henri IV). Il se
fit aimer du roi par sa gaieté et son esprit ; ce fut dans les
camps qu'il composa sa tragédie de Circé.
Henri IV dut beaucoup à d'Aubigné dans les guerres
qu'il fut obligé d'entreprendre pour reconquérir son
royaume. A la mort de ce roi, d'Aubigné fut persécuté pour
avoir publié une histoire très-hardie sur les hommes et les
événements de son temps ; il se réfugia à Genève. Ses biens
furent cenfisqués , et ses ennemis obtinrent un arrêt qui le
condamnait à avoir la tête tranchée.
D'Aubigné s'était marié, en 1588, avec Suzanne de Lerny ;
il eut de ce mariage plusieurs enfants, entre autres Con-
stant d'Aubigné, qui fut le père de Mme d Maintenon. Il
94 NOTICE SUR AGRIPPA D'AUBIGNE.
mourut à Genève, âgé de quatre-vingts ans, et fut enterré
dans le cloitre de l'église de Saint-Pierre. Il avait composé
lui-même sou épitaphe.
D'Aubigné a laissé un grand nombre d'ouvrages en prose
et en vers d'où l'on pourrait tirer de magnifiques extraits.
AGlIirrA D'AUBIGNÉ.
Quand j'entends les écoliers de nos jours se plaindre
et murmurer pour quelques méchantes et faciles ver-
sions grecques ou latines, je ne puism'empêcher de son-
ger à ce qu'étaient les fortes et universelles études des
jeunes lettrés de la Renaissance, et quels écoliers ce
furent que les Etienne Dolet, les Rabelais, les Mon-
taigne, les Ronsard et ce petit Agrippa d'Aubigné, dont
je vais entretenir mes lecteurs.
Par un jour d'automne pluvieux, trois hommes, cou-
verts de longues robes fourrées, se chauffaient auprès
de la vaste cheminée d'une salle toute lambrissée de
panneaux de chêne. Cette salle était la bibliothèque du
vieux château fort de Saint-Maury, en Saintonge. Une
grande table, tendue de cuir, s'élevait au milieu, jon-
chée de livres, de papiers et d'écritoires de fer. A cette
table était assis, dans un grand fauteuil, un petit gar-
çon de sept ans, à la tête déjà méditative, à l'œil vif, à
la bouche sérieuse. L'enfant restait courbé, presque
immobile ; seulement son regard rapide se portait alter-
nativement du cahier cru'il lisait à un livre grec ouvert
devant lui.
96 AGRIPPA D'AUBIGNÉ.
Les trois hommes assis auprès du feu n'échangeaient
aucune parole, comme s'ils eussent craint de troubler
le petit savant ; mais d'un sourire ou d'un signe ils se
communiquaient leur surprise et leur contentement. Ce
fut l'enfant qui rompit le premier le silence.
a J'ai fini, dit-il en se levant et en remettant le cahier
au plus âgé des trois personnages ; voyez naon père, si
vous êtes content.
— C'est à messire Henri Etienne^ d'en juger, répon-
dit le père, prenant son fils sur ses genoux et tournant
au feu ses petites jambes ; chauffe-toi, mon enfant,
pendant que ton précepteur suivra le texte grec, et que
messire Etienne relira ta traduction et s'assurera qu'au-
cun contre-sens ne t'est échappé. »
L'enfant hocha la tête pour dire qu'il était bien sûr de
lui, et remit avec un sourire d'espérance son cahier à
Henri Etienne.
Maître Béroalde le précepteur se leva, prit le gros vo-
lume grec qui était sur la table, et s'étant incliné :
Je suis aux ordres de M. Etienne, » dit-il, et ses
yeux se fixèrent sur la page ouverte.
Le célèbre imprimeur commença la lecture du cahier
de l'enfant, dont les boucles blondes se jouaient sur
l'épaule de son père tandis qu'il écoutait.
Ce n'était point un conte de fée, ce n'était point un
thème facile et court qu'Henri Etienne, le typographe
le plus renommé de Tépoque, était venu collationner
avec tant d'attention : c'était un des fameux dialogues
de Platon, le Crion^ que le petit Agrippa d'Aubigné s'é-
U Petit-fils du premier imprimeur de ce no
m,
AGRIPPA D'AUDKjNK. 97
tait e\ei'C'(' à hadiiirc « lîicii, lirs-bicii ! disait le savant
iinpriincur à iiiesuu» qiTil lisail.
— Morvoilleux ! s'i'criail le piM'ccph'nr ^ (|iii suivait
sur \v ti'xlo j^rcc ; il a (h^vinn h; «^^('iiic de la laiii^ue
de Platon et s'en est souvent approprie'' les expres-
sions. »
A ces éloges, l'i^nlant regardait son i)èrc et senihlail
lui demander s'il était satisfait. Le seigneur d'Aubignc'
restait muet mais quelques larmes roulaient dans ses
yeux baissés et avaient grand' peine à ne pas en Jaillir.
Quand la lecture fut terminée, il embrassa tendrement
son lils et lui dit :
a Je tiendrai la promesse que je t'ai faite, Agrippa ;
notre ami Henri Etienne emportera ton ;manuscrit à
Paris, et l'imprimera avec ton portrait en tête.
— Ce sera fait prestement, ajouta Henri Etienne, et
l'âge de notre cher petit traducteur sera indiqué dans
une préface que j'écrirai moi-même. Quant au portrait,
je vous enverrai un de nos meilleurs graveurs, pour
qu'il le fasse ici même d'après le modèle. »
Le petit Agrippa restait pensif, appuyé contre l'é-
paule de son père.
ce Quoi ! vous n'êtes pas plus réjoui que cela? lui dit
le précepteur; monseigneur d'Aubigné outre-passe pour-
tant la promesse qu'il vous avait faite ; il avait bien dit
qu'il ferait imprimer votre traduction, mais y mettre en
tête votre portrai^, c'est une seconde récompense qui
devrait vous rendre tout fier.
— Ce n'est point mon portait que je voudrais y voir,
répliqua l'enfant.
— Et lequel? reprit maître Béroalde ; peut-être le
7
98 AGRIPPA D'AUBIGNÉ.
mien, pensait-il tout bas, car enfin c'est moi qui l'ai in-
struit.
— Celui de ma mère dit l'enlant avec émotion.
— Cher enfant, dit le père en le baisant au front,
pourquoi cette pensée ?
— Pourquoi? s'écria le petit Agrippa, parce que ma
mère, qui est morte en me donnant le jour, ne m'a
point quitté cependant, et vient bien souvent la nuit
me parler, me conseiller et me presser dans ses bras.
— Oui, monseigneur, ajouta le précepteur, il a de
ces visions ; je n'avais pas osé vous le dire.
— Laissez-le parler, répliqua le père ; dis-moi, dis-
moi, mon enfant : quand et comment as -tu vu ta mère?
— Je l'ai vue, répondit l'enfant avec émotion et gra-
vité, depuis le jour où j'ai commencé à penser, et tou-
jours elle m'est apparue sous la même forme , belle,
grande, douce, toute blanche ; elle venait la nuit frôler
de ses vêtements les rideaux de mon lit ; elle me don-
nait des baisers ; sa bouche était froide et me brûlait
pourtant. Il y a trois mois, quand je commençai ma
traduction de Platon, elle m'apparut toute souriante ;
je n'entendais pas sa voix, aucune parole ne s'échappait
de ses lèvres, et cependant je sentais dans mon esprit
qu'elle me disait : « Travaille, mon cher fils, console ton
ce père de ma mort, toi qui l'as involontairement causée ;
Œ sois l'honneur de notre maison ; nos jours sont ra-
ac pides, ne perds pas ceux de l'enfance dans les jeux ;
a travaille , ta mère te regarde et s'en réjouira. »
Elle s'éloigna en me parlant encore des yeux , puis
sembla disparaître dans la brume du matin, qui mon-
tait devant ma fenêtre. Depuis ce jour, mon père,
AGRIPPA lyAUHIGNK. 99
le travail me devint Bi lacile ([u'il me semblait ([iie l'es-
prit de ma mère, qui l'ut, m'avez-vous dit, si orné et si
grand^, s'était placé en moi et pénétrait ce qu'un (enfant
ne peut comprendre encore; c'est ainsi que j'ai tia-
duit ce dialogue de Platon ; l'intellif^^ence matcinclh;
me le dictait. Gomment aurais-je pu sans cela en com-
prendre le sens, en devinei' les beautés ? C'est donr
le portrait de ma mère ([u'il l'aul placer en tête de ce
dialogue.
— Ton désir sera accompli, répondit le seigneur
d'Aubigné en embrassant son fils ; nous confierons à
M. Henri Etienne un portrait de ta mère, et tu Je re-
trouveras en tête de ton travail, te souriant et t'encoura-
geant encore. »
L'enfant, satisfait par cette promesse, s'échappa des
bras de son père, et, s' élançant sur la plate-forme du
château, s'exerça à la fronde avec les archers de garde.
L'étude ne prenait pas toute son âme. Les penchants
guerriers s'y développaient à l'envi de ceux de l'esprit.
Il , faisait des armes en chantant des vers encore sans
rime et sans césure qu'il improvisait. Alors il était gai,
bruyant. Une heure après, il traduisait du grec, de
rhébreu et du latin. Il se passionnait pour les héros
de l'antiquité, et plus tard il a rappelé ces mâles études
dans ses vers, où il se fait dire par la bouche de la for-
tune :
Je t'épiais ces jours lisant si curieux
La mort du grand Sénèque et celle de Thrasée :
1. Les femmes des grandes maisons de ce temps-là savaient le
latin et le grec.
«ÎLIOTKECA
100 AGRIPPA D'aUBIGNE.
Je lisais par tes yeux en ton âme embrasée
Que tu enviais plus Sénèque que Néron,
Plus mourir en Galon que vivre en Gicéron ;
Tu estimais la mort en liberté plus chère
Que de vivre en servant
La guerre civile entre les catholiques et les huguenots
ravageait alors la France. On faisait des exécutions san-
glantes clans toutes les villes. Le seigneur d'Aubigné
était zélé calviniste : en allant à Paris, il passa un jour
par Amboise avec le petit Agrippa âgé de neuf ans.
Montés sur leurs chevaux qui longeaient les bords do
la Loire, ils virent une grande foule se pressant au pied
des remparts du château. « Qu'est-ce donc, mon père?
dit l'enfant.
— 'Suis-moi sans avoir peur, répliqua le père. Je pres-
sens quelque chose de sinistre à la consternation de ce
peuple. »
Ils avancèrent à grand' peine, tant la loule s'entassait
compacte jusqu'aux premières marches de l'escalier du
château. Des hallebardiers étaient là, éloignant à coups
de lance les curieux qui s'aventuraient trop près. Le
petit Agrippa et son père parvinrent pourtant à se frayer
un passage, et découvrirent ce qui attirait la curiosité du
peuple.
Dix têtes coupées étaient exposées au haut d'une
potence !
Le seigneur d'Aubigné tressaillit : dans ces têtes il
venait de reconnaître autant d'amis et de compagnons
d'armes. « Oh ! les bourreaux ! s'écria-t-il, ils ont dé-
capité la France! » Huit mille personnes l'entouraient
quand il poussa ce cri d'indignation ; il piqua des deux
AGRIPPA D'AUDIGNÉ. 101
son cheval, sou (ils l'imila, ot comme il dit |»lus tind
dans son poème des Tragiques :
L'œil si gai laisse alors tomber sa triste vue,
L'âme tendre s'émeut
Le sang sentit le eang, le cœur fut transporté.
La foule et les archers, comme frappés de stupeur,
Ls laissèrent s'éloigner. Quand îls se retrouvèrent sur
les bords de la Loire, le père posa sa mai.i sur la tête
d' Agrippa : « Mon enfant, dit-il, il ne faut point que ta
7ête soit épargnée après la mienne pour venger ces chefs
pleins d'honneur ; si tu t'y épargnes, tu, auras ma ma-
lédiction.
— Mon père, je vous jure, répliqua l'enfant, de ne
jamais renier notre foi et notre parti. »
Il tint parole. Plus tard, dans des vers énergiques et
pittoresques, il a jeté Tanathème aux horreurs de la
guerre civile, et il s'est écrié :
Oh ! que nos cruautés fussent ensevelies
Dans le centre du monde ! oh! que nos hordes vies
N'eussent empuanti le nez de l'étranger!
Parmi les étrangers nous irions sans danger,
L'œil gai, la tête haut, d'une brave assurance
Nous porterions au front l'honneur ancien de France.
Puis rappelant les supplices infligés aux huguenots
Pourquoi, leur dit le feu, avez-vous de mes feux,
Qui n'étaient ordonnés qu'à l'usage de vie,
Fait des bourreaux valets de votre tyrannie ?
102 AGRIPPA D'AUBIGNÉ.
Des corps de vos meurtriers, pourquoi, disent les eaux,
Ghangeâtes-vous en sang l'argent de nos ruisseaux?
Pourquoi nous avez-vous, disent les arbres, faits
D'arbres délicieux exécrables gibets?
Le seigneur d'Aubigné, prenant une part active à ces
guerres funestes, dutlaisser son fils|à Paris, sousia direc-
tion de son excellent maître Béroalde. Le précepteur et
rélève vivaient retirés, s' occupant à traduire Platon et
les écritures saintes ; mais un jour, Béroalde fut averti
qu'il était accusé d'hérésie, et qu'ils n'avaient, lui et son
élève, d'autre parti à prendre que de se dérober par la
fuite à la persécution.
« Non pas ! s'écria le petit Agrippa ; attendons ici,
je hri^ile de tirer l'épée contre ceux qui viendront. ?>
Maître Béroalde n'écouta pas son élève, mais la pru-
dence. Sur l'heure même on fit équiper des chevaux et
l'on prit la fuite. Agrippa noua à sa ceinture une gen-
tille épée à fourreau d'argent que lui avait donnée son
père ; il lui semblait qu'ainsi armé il était hors de dan-
ger. La petite bande, maîtres et domestiques, se mit en
route ; mais, arrivée au bourg de Gourances (Seine-et-
Oise), elle fut arrêtée et conduite en face d'un bûcher
allumé pour brûler les huguenots. On dépouilla le petit
Agrippa de sa jolie épée : il se débattait et pleurait de
rage. On le pressa d'abjurer sa religion, et on fit la
même sommation à son maître et à leurs serviteurs.
Agrippa, qui avait alors dix ans, répondit bravement :
« Jamais ! jamais ! » Et voyant que son précepteur et
ses compagnons de fuite étaient tristes, il se mit, pour
les amuser, à danser la gaillarde; il tournait et gamba-
AGRIPPA D AUniGNK.
103
dail autour du huclier où ou allait l(;s joler. Un dos
gardes Fuléinu do compassion à la vue de cotte bravoure
= — • <^
Agrippa d'Aubigné danse devant le bûcher où l'on va le jeter.
et de cette gaieté. La nuit commençait à venir : « Fuyez,
dit le garde à maître Béroalde ; je vous sauve tous pour
l'amour de ce gentil garçon, qui sera un jour un fier
104 AGRIPPA U'AUBIG^^l:.
homm3. » La petite bande courut à travers les champs
et après plusieurs jours de marche et de périls, arriva
à Montargis , où résidait Renée de France , fille de
Louis XII, veuve d'Hercule d'Est. Cette princesse,
huguenote comme les fugitifs, leur offrit son château
pour asile, et le soir à la veillée, le petit Agrippa, assis
à ses pieds sur un carreau de soie, la charmait par le
récit naïf de ses aventures.
Il fallut quitter la bonne princesse et se remettre en
route. Le seigneur d'Aubigné commandait à Orléans
pour ceux de sa religion. Le vieux Béroalde s'était juré
de ramener l'enfant à son père. Après bien des périls
ils arrivèrent aux portes de la ville assiégée. Mais là un
spectacle horrible les attendait. Ils avaient pris la fuite
pour échapper à la mort et ils la rencontraient plus hi-
deuse, plus menaçante : les cadavres jonchaient les
p'aces et les rues; des maisons ouvertes s'échappaient
des gémissements; les soldats osaient à peine se mon-
trer sur les remparts pour faire leur service : la peste
ravageait Orléans.
« N'entrons pas, dit maître Béroalde ; ici la mort est
certaine.
— Entrons, répondit Agrippa; ici est mon père, et je
veux partager tous ses dangers. »
Ils franchirent les portes, et bientôt ils eurent rejoint
le seigneur d'Aubigné.
« Ici, toi ici, mon pauvre enfant! s'écria celui-ci. Je
ne t'ai donc retrouvé que pour te perdre !
— Non, mon père, je vivrai et je me battrai auj.rès
de vous, » dit l'enfant toujours serein et ferme.
Cependant le fléau l'atteignit. Son père le vit un jour
AGRIPPA D'AIIBIGNÉ.
105
tomber inaninu; outre ses bras; il ne ])ul iiièiiie ))as bn
donner ses soins et veiller sur lui : la (léCense de l;i ville
le réclamai (.
Agrippa d'Aub'gné raconte ses aventures à Renée de Fiance.
« Que faire? oh! mon Dieu! disait le père désespéré;
il faut donc que j'abandonne mon enfant à la mort. »
106 AGRIPPA D'AUBIGNÉ.
Le précepteur se mourait lui-même.
Un vieux serviteur , qui n'avait jamais quitté le petit
Agrippa depuis le jour de sa naissance, dit avec assu-
rance à son père : « Ayez confiance en Dieu, votre fils
ne mourra pas! Allez, monseigneur, nous défendre de
l'ennemi. Je veille ici sur votre enfant et je vous le ren-
drai plein de vie. » En disant ces mots il coucha l'en-
fant, déjà brûlé et ravagé par la peste ; et se plaçant à
son chevet, il entonna un psaume. Le père hésitait à
partir : « Allez sans crainte , répéta le serviteur , il est
maintenant sous la garde de Dieu. » Le seigneur d'Au-
bigné embrassa son fils avec déchirement et se rendit
aux remparts pour repousser l'assaut.
Cependant le vieux serviteur veillait et chantait sans
s'interrompre; quand le psaume était achevé, il le re-
commençait. Tout en donnant à l'enfant les breuvages
prescrits, il ne discontinuait pas de chanter. Le hui-
tième jour, le malade fut sauvé; mais la peste lui avait
laissé au front une profonde cicatrice. Quand il fut de-
bout : « Je veux, dit-il, aller retrouver mon père sur les
remparts. »
Le serviteur l'arma sans résister, et , ayant fait vecir
un cheval, il y plaça son jeune maître. Il prit le cheval
par la bride, entonna de nouveau un verset du psaume .
et conduisit Agrippa au seigneur d'Aubigné. En ce mo-
ment, on se battait avec furie. L'enfant voit son père
s'élancer en tête d'une sortie contre les assiégeants; il
se précipite à sa suite, l'épée au poing, les yeux en
flamme , la tête illuminée par son courage , il entonne
d'une voix inspirée le psaume du vieux serviteur. Les
soldats, qu'on entraînait d'ordinaire au combat avec ce
AHRIPPA D'AUIUGNK. 107
chant de la Bible, i'(''])ondaient en chœur à la voix d'A-
grippa. En voyant ce f^uerrier adolescent, pâle, beau,
indomptable , ils croient à (juelqne ange descendu du
ciel pour les guider; ils se pressent autour de lui, exter-
minent l'ennemi et le repoussent loin des murailles, tou-
jours devancés par le seigneur d'Aubigné, qui met à
profit cette ardeur des siens sans avoir découvert ce qui
l'inspire.
Ainsi qu'Agrippa l'a décrit plus tard dans ces vers :
Là , l'enfant attend le soldat
Le père contre un chef combat ;
Encontre le tambour qui gronde
Le psaume élève son doux ton,
Contre l'arquebuse, la fronde,
Contre la p"que, le canon.
La mêlée devenait de plus en plus sanglante ; le sei-
gneur d'Aubigné, emporté loin de sa troupe, est atteint
par un éclat d'obus. Agrippa , qui n'avait pas encore pu
rejoindre son père, arrive à ses côtés comme il chance-
lait : a Toi ici! toi, mon cher fils! s'écrie le blessé,
est-ce bien toi, ou n'est-ce que ton spectre? » L'enlant
couvre son père de larmes et de baisers.
« Frappé? dit-il.
— A mort, répondit le chef des huguenots.
— Ah! pourquoi Dieu m'a-t-il laissé vivre, s'il devait
vous faire mourir? murmura Agrippa désespéré.
— Pour que tu continues notre race , dit le mourant
que ses soldats entourent. Allons , Agrippa , prends ma
place et remplis-la bien; rends-toi redoutable par Tépée
et par la plume, mon brave enfant, d
108 AGRIPPA D'AUBIGNÉ.
Il expira en prononçant ces mots.
Le jeune Agrippa d'Aubigné étendit ses bras sur la
tête auguste de son père, et là, en face du ciel, à la voix
des canons qui grondaient sur ce mort sacré dont l'œil
le regardait encore, il fit un serment d'héroïsme qu'il
tint glorieusement. Cet enfant devint le compagnon de
guerre d'Henri IV, et lui aida à reconquérir son royaume.
riERRE GASSENDI
NOTICE SUR GASSENDI,
Pierre Gassend, connu sous le nom de Gassendi, mérite
une première place dans le rang des philosophes : Anti-
quaire, historien, biographe, physicien , naturaliste, astro-
nome, géomètre, anatomiste, prédicateur , métaphysicien ,
helléniste, dialecticien, écrivain élégant, érudit, et critique
consommé, il a parcouru le cercle des sciences et des arts, à
l'époque de leur renaissance encore indécise. Gassendi na-
quit au village de Ghantersier, près de Digue en Provence,
le 22 janvier 1592. Ses parents n'étaient pas riches, mais
remarquant les heureuses dispositions de leur enfant , ils
voulurent qu'une bonne éducation les développât. Ce fut un
des enfants les plus précoces qu'on ait connus : à quatorze
ans il débitait de mémoire de petits sermons et se dérobait
pendant la nuit à la surveillance de ses parents pour observer
les astres. A dix ans il harangua l'évêque de Digne, Antoine
de Boulogne qui faisait sa visite pastorale dans le pays.
Gelui-ci émerveillé prédit à l'enfant qu'il serait un jour un
homme célèbre. Gassendi recevait alors des leçons du curé
de son village, puis il allait étudier seul à la lueur de la
lampe de l'église. Il apprit la rhétorique à Digne et il étudia
la philosophie à Aix. A seize ans il obtint la chaire de Rhé-
torique à Digne, puis, comme il se destinait à l'état ecclé-
siastique, il retourna à Aix apprendre la théologie; il prit
le bonnet de docteur à Avignon et fut nommé prévôt du
112 NOTICE SUR GASSENDI.
chapitre de cette ville. A vingt et un ans il obtint à la fois
la chaire de théologie et de philosophie.
Ses lectures favorites étaient Sénèque, Gicéron, Plutarque,
Javénal, Horace, Lucien, Juste-Lipse, Érasme; ses loisirs
étaient souvent employés à des travaux anatomiques et
nslronomiques. Pourvu d'un bénéfice à la cathédrale do
Digne, Gassendi donna en 1623 la démission de sa chaire
|j0ur se livrer avec plus de liberté à ses travaux scienti-
fiques. Dès l'année suivante, il publia les deux premiers
livres de ses Exercitationcs paradoxka^ adversus Arisio-
hlem^ qui firent beaucoup de bruit; à la suite de cette pu-
blication, il alla à Paris, voyagea dans les Pays-Bas et la
Hollande, se lia avec plusieurs savants, visita les établisse-
ments scientifiques et consulta les bibliothèques. Il fit à
Marseille, en 1636, plusieurs grandes observations astrono-
miques et rectifia quelques erreurs des anciens. — - Il fut
longtemps protégé par le comte d'Alais Louis de Valois, de-
puis duc d'Angoulême.
On pensa un instant à lui pour l'éducation de Louis XIV;
en 1646, il fut nommé lecteur de mathématiques au collège
de France, par les soins de l'archevêque de Lyon, frère du
cardinal de Richelieu : mais il n'obtint jamais la faveur de
ce premier ministre. La reine Christine de Suède fut en
correspondance avec Gassendi, qui lui écrivit une fort belle
lettre sur son abdication; Frédéric III, roi de Danemark,
deux papes, plusieurs princes français, le cardinal de Retz
et la grande Mademoiselle témoignèrent une très -vive
estime à Gassendi.
Son cours au collège de France lui attirait une affluence
nombreuse d'auditeurs; il mit en honneur l'étude de l'astro-
nomie négligée jusque-là. L'enseignement fatigua sa poi-
trine, et, après avoir langui et souffert quelque temps, il
mourut le 14 octobre 1655, des suites d'une saignée mal
appliquée qui lui fut fuite. Gassendi fut en relation avec
NOTlCr: SUR GASSENDI. 113
Galilée et le consola durant sa caj)tivité par des leltrcs
pleines d'une philosophie élevée. Il parlngeait l'opinion du
philosophe ilalien sur le mouvement de la terre. 11 entre-
tint aubsi une correspondance avec Kleperet les plus fameux
astronomes de son siècle; il fut en relation a\ ec Cnmp:.-
nclla, Hobbes, le père Mersenne, Descartes, Dcodati, Naudé,
Pascal et Gassini, jeunes encore, Robcrval, etc. Molière et
Bichaumont furent ses disciples.
Il serait trop long de donner ici la liste des nombreux
ouvrages scientifiques de Gassendi, tous écrits en latin.
Gassendi a les plus beaux titres à la gloire; il fut commi";
Galilée et comme Torric^lli un des précurseurs de
Newton.
LE PETIT ASTRONOME.
Par une de ces belles nuits d'été si radieuses en Pro-
vence, où l'azur du ciel triomphe de la nuit et éclate à la
lueur des étoiles agrandies et d'une pleine lune transpa-
rente , un enfant de huit ans sortit furtivement d'une
humble habitation du village de Ghantersier^ traversa
un verger d'oliviers qui s'étageaient sur un tertre, et,
parvenu au sommet de ce tertre , s'assit sur un roc qui
dominait la vallée. Que venait faire là à cette heure de
la nuit ce petit garçon vêtu de la veste des artisans?
Était-il poussé par quelque méchante action? voulait-il
dérober des fruits ou tendre des lacets et se livrer à
quelque chasse défendue? Non; la physionomie de cet
enfant est trop riante, son front trop réfléchi et trop
inspiré pour qu'il médite quelque chose de mal. Le voilà
assis, immobile et les bras croisés, sur la pointe d'un
roc ; il ne regarde pas vers la terre silencieuse et où quel-
ques chants lointains des pâtres se font seulement en-
tendre : ses yeux se tournent vers le ciel, ils s'y arrêtent^
ils y plongent : on le dirait pétrifié dans l'attitude de
l'extase; est-ce qu'il prie? Non; il médite, il pressent
ce qui est encore inconnu pour lui et pour tant d'au-
116
LE PETIT ASTRONOME.
très : le cours des astres, leur place et leurs évolutions
dans le ciel, et il se demande si c'est une chose impos-
sible de les classer et de les décrire. Après avoir tenu
longtemps ses yeux attachés sur le firmament , il les
abaisse tout à coup sur un ] etit cahier placé sur ses
Le voilà a^;is, immob'le et les bras cioiséSj sur la poirUc d'un rcc.
genoux, où il trace lentement quelques signes et quel-
ques dessins de constellations ; mais il est troublé dans
S3n occupation par des bruits de voix parmi lesquelles
il croit reconnaitie celle de son père.
Voici ce qui s'était passé chez lui depuis qu'il en était
s.rii furtivement. Son père et sa mère le croyaient en-
Eh! eh! les vieux! criaient ces ^o>x.
LK PETIT ASTHONOMK. 119
Joi'ini et coninicnraicul à H'cndormir ciix-memes , lors-
([u'ils (Milciulircnl IVappcr ;\ leur porli^ à coups redou-
blés, el retentir des voix ai^Mies et malveillantes (jui les
ni)pelaient.
« Eli! eli! les Menx ! criaient c(»s voix, coinineiil doi-
mez-vous, landis (pie voli'e petit viigahond de Pieirc a
sanlé par sa l'enèlre el court dans les cliainps poni' y
faire la rai)ine des olives et des ligues? »
Ceux qui parlaient de la sorte formaient un(^ bande de
cinq ou six vauriens, les plus mauvais sujets du village,
et qui étaient la terreur des fermiers et des cultivateurs.
Ils passaient leur temps à voler les fruits , à couper les
branches des arbres et a s'emparer de tout ce qui tom-
bait sous leur main. Gomme ils savaient qu'on les guet-
tait et qu'i's étaient menacés de la prison, ayant décou-
vert que le petit Pierre, enfant tranquille, studieux, et
si honnête qu'il n'aurait pas dérobé une fleur dans un
champ, sortait souvent au milieu de la nuit, quoiqu'ils
l'eussent suivi et qu'ils eussent bien vu que l'enfant
s'asseyait paisiblement sur les hauteurs, ils résolurent
méchamment de l'accuser de leurs méfaits.
ce Qu'est-ce donc? répondit à travers la porte la voix
du père de Pierre, qui se leva tout ahuri tandis que sa
mère se précipitait dans la chambre à côté où couchait
son fils et poussait des cris en trouvant le lit vide.
— Ouvrez-nous, et nous vous conduirons, répliquaient
les voix, et vous verrez que c'est lui, et non pas nous,
qui ravage les terres. »
Pleins d'effroi de ce qu'ils entendaient, et surtout de
la disparition de leur cher enfant, le père et la mère ou-
vrirent aussitôt.
120 lE PETIT ASTRONOME.
« Eh bien! ou l'avez-vous vu? où est il? Je suis bien
sûr que vous avez menti, dit le père à la troupe aboyante
qu'il menaçait du geste.
— Venez ! venez ! répétait le chef de ia bande, suivez-
nous, et vous allez le trouver assoupi, après s'être gonflé
de figues marseillaises. Quant aux olives, il en a rempli
par vingt fois son chapeau, et il en a fait bien sûr quel-
([ues tas dans un fossé à sec où il les a cachées, pour
vous les apporter sans doute quand la nuit sera plus
avancée. »
A ces paroles, qui accusaient l'honnête villageois d'une
sorte de complicité avec les vols supposés dont on char-
geait son fils , ne pouvant retenir sa colère, le père de
Pierre leva son bras robuste sur le petit vaurien qui par-
lait de la sorte ; mais, leste comme une couleuvre, celui-ci
glissa entre ses jambes et se déroba à la correction.
Lorsqu'il fut à distance, il riposta :
« Allons, le vieux, ne vous fâchez pas, et suivez-nous,
si vous voulez. »
Impatient de retrouver son fils, le père du petit Pierre
se mit en marche; sa femme le suivit, malgré Tinjonc-
tion qu'il lui fit de ne pas quitter la maison. Quand une
mère croit ses enfants en danger ou en faute, elle ac-
court toujours comme un ange gardien.
La nuit était froide, mais claire; ainsi que nous l'avons
dit, la lune et de belles étoiles éclairaient le firmament.
Le père et la mère , en se soutenant l'un l'autre, purent
donc suivre la trace des petits malfaiteurs qui couraient
devant eux. Ceux-ci, arrivés au pied du tertre au som-
met duquel Pierre était assis, se mirent à crier en agi-
tant leurs bras en l'air :
LK PETIT ASTRONOME. 121
« fie voilà! Uî voilà? il se repose apiès avoir toul ra-
vagé.
— Pierre! Pierre! cria la mère, descends! viens vers
nous, mon enlanl !
— Arrive, niallieureux ! » criail le père à son Innr.
L'enfanl, reconnaissant la voix de ses parents, seliàla
(Tacconiir.
a Qe lais-tu dehors à celte lienre? dit le pèie en se-
couant rudement son fils. Quoi! pe(il misérable, tu es
sorti par la fenêtre pour aller marauder et voler des
fruits?
— Que dites-vous , mon père ? répliqua l'enfant .
dont les sanglots éclatèrent. J'ai eu tort de sortir la
nuit sans votre permission ; mais de quoi m'accu-
sez-vous? voler moi! oh non! jamais! jamais! Regar-
dez dans mes poches , fouillez-moi , vous ne trouverez
que les pages au crayon que j'écris en regardant les
étoiles !
— Oh! je le savais bien, dit la mère, qu'il n'était pas
capable des méchantes actions dont on l'accusait!
— Femme, tais-toi! les enfants commencent toujours
par mentir fjuand on les surprend en faute. Qu'il se re-
pente, qu'il s'avoue coupable, ou bien je lui donne une
rude correction ! »
L'enfant tomba à genoux devant son père :
<i Pardonnez-moi, lui disait-il en lui baisant les
mains, pardonnez-moi de vous avoir désobéi en -quittant
la maison sans votre permission; mais je n'ai rien fait
de mal. Demandez au curé ce qu'il pense de moi, je suis
toujours le premier à l'école, je prie le bon Dieu et je
lis pendant les heures de récréation !
122
LE PETIT ASTRONOME.
— Mais, malheureux, reprit le père, pourquoi sortir
au milieu de la nuit, au lieu de dormir tranquille?
Que fais-tu dehors à cette heure?
— Levez les yeux, répliqua l'enfant, et dites-moi si
ces belles étoiles qui semblent nous regarder ne mé-
ritent pas qu'on les étudie et qu'on les connaisse.
LK PKTIT ASTHONOMK. 123
En-tu fou? Goinnu'iil vcux-lu péiuHrcM' si limil et
SI loin?
— Mon prrc, il y avait des paires anl iclois, il y a hien
longtemps, qu'on appelait les bergers do la (ïlialdre;
comme moi ils étudièrent les étoiles, et ils Unirent par
marquer leur placer dans le eiel; (pii sait si je; ne Unirai
pas comme eux par faire (piehjue découverte et par don-
ner des noms aux étoiles! Quand je parle de tout cela
au curt5, il ne se moque pas de moi, je vous assure, et il
m'a même promis de me prêter un livre sur ce sujet.
— Allons, allons, il faut toujours céder aux enfants,
reprit le père à moitié convaincu; dès demain j'irai voir
M. le curé, et je saurai si tu dis vrai; en attendant, au
lit et bien vite; tu mériterais d'être puni pour avoir trou-
blé mon somme et celui de ta mère. »
Mais l'enfant embrassa si tendrement ses parents,
qu'ils ne purent lui garder rancune. Ils rentrèrent tous
trois au logis, bras dessus bras dessous, et en parfaite
harmonie.
Le lendemain matin, Pierre se rendit à l'école, selon
sa coutume, et son père, avant de se mettre au travail,
alla faire visite au curé. Il le trouva lisant son bréviaire
dans son petit jardin attenant à l'église; il lui raconta ce
qui s'était passé la veille.
Le bon prêtre était un homme savant, comme l'étaient
tous les prêtres à cette époque.
ce Vous êtes trop heureux, dit-il à l'ignorant villa-
geois, votre fils est un enfant prodigieux, qui pourra bien
devenir un jour un grand homme. »
Le père regardait le curé bouche béante et sans com-
prendre.
124
LE PETIT ASTRONOME,
« Mais pour qu'il devienne ce que vous dites, mon-
sieur le curé, faut-il qu'il se promène dans les champs
pendant la nuit, et qu'il soit pris pour un vagabond?
— Tout peut s'arranger, répliqua le prêtre ; il y a
toujours dans no^ montagnes des herL^ers qui mènent
Votre fils est un enLint prodigieux.
paître leurs troupeaux, de minuitjusqu'à l'aube. Confiez
votre fils aux plus honnêtes, et abandonnez -le librement
à ses rêveries et à ses études; je le guiderai moi-même,
je lui prêterai des livres, et je vous promets qu'avant
peu on parlera de lui. «
LK ri: HT ASTUONoMi:. 125
r.(; prie haisa l;i uiuiu dcj l'i'.xcclh'iiL ( iiré avec des
lariijt's (\v rccoiiiiaissiincc.
L'éi'olc était voisine du jjicshylric, cl c'étaient le
<!esst'rvaiil du cmi' cl liu-iiiciiic ijin la dii'i^eaient. Ce
dernier insliiiisail dv prtdV'rciicc les enl'ants studieux et
(|ni inont!'aienl des dispositions particulières. Il s'était
apciçn bien vite des rares aptitudes du [)elit Pierre, et
avait donné tous ses soins à leur développement.
Quand l'enfant apprit ce que M. le curé avait décidé
avec son père, il sauta de joie, et, ([uclipies jours après,
son contentement fut encore j)lns grand, lorsqu'au retour
d'un petit voyage ([u"il lit à Digne, le bon prêtre lui re-
mit un volume sur l'astronomie.
Cette science restait encore dans les nuages; beau-
coup d'erreurs transmises par l'antiquité étaient accep-
tées comme des vérités; rien de cette précision et de
cette certitude, que les découvertes de Copernic, de Ga-
lilée, et plus tard de Newton, devaient donner au mou-
vement des astres dans le ciel.
N'importe, les expériences erronées recueillies par les
siècles avaient leur intérêt et leur valeur. Tout n'était
pas fabuleux dans le système des anciens transmis au
moyen âge; le nom des astres, leur place dans le ciel,
r heure de leur apparition, de leur accroissement et de
leur décroissance, le calcul du retour des comètes, les
phases de la lune, etc., etc , tout cela a été adopté par
l'astronomie moderne.
Quand le petit Pierre eut en sa possession ce livre
précieux si plein d'attraits, malgré ses erreurs, il ne le
quitta plus. Au moyen d'un petit télescope que lui prê-
tait le curé, il constatait dans le ciel la place dss astres
126 LE PETIT ASTRONOME.
dont il lisait la description, et dès lors il semblait pres-
sentir et préparer les découvertes qui devaient l'illustrer
un jour. Il suivait avec étonnement le passage de Mer-
cure devant le disque du soleil et les conjonctions de
Vénus et de Mercure. Il notait ses observations, qu'il
n'osait publier encore : il attendait que l'âge et l'autorité
vinssent donner du poids à ses découvertes.
Pourvu que le firmament fût lumineux et les étoiles
éclatantes, le vent le plus froid soufflant des Alpes ne
l'arrêtait pas ; il sortait chaque soir durant tout l'hiver,
enveloppé dans un petit manteau de grosse laine que
lui avait fait sa mère. La passion de l'enfant était telle,
qu'il ne se lassait jamais du spectacle du ciel ; il y sui-
vait l'apparition et la marche des astres avec un intérêt
toujours plus vif. Il donnait des noms aux étoiles qui
n'en avaient pas dans son livre, et aux plus grosses de
la voie lactée. Les innombrables myriades de nébuleuses
le captivaient; mais comment les classer et les désigner?
Parfois il se trouvait avec des bergers qui avaient ob-
servé les constellations et qui les connaissaient bien,
quoique ignorant les noms que leur donnait la science.
Ces bergers savaient s'orienter la nuit au moyen des
astres et prévoyaient avec certitude le temps qu'il ferait,
suivant les nuages qui glissaient sur la lune. Mais d'au-
tres fois l'enfant avait affaire à de gros pâtres à l'esprit
lourd, qui ne regardaient p'is même les étoiles, et te-
maient toujours leurs yeux abaissés sur la terre où leurs
troupeaux broutaient ; alors il les secouait par leur man-
teau et les forçait à tourner leur regard vers quelque
flamboyante constellation. Il leur nommait la Grand»^
Ourse ^ composé de sept étoiles, et vulgairement appelée
LE PETIT ASTRONOiME. 127
le Chariot, Celte constelkilion nuirque le nord, et sert à
se diriger durant la nuit; puis, par les fortes gelées, il
leur désignait le Daudi-ier cl Or ion ^ composé de trois
grandes étoiles du plus vif éclat. C'était ensuite ces
deux belles étoiles jumelles appelées les gémeaux
Castor et Pollux; durant Tété, il leur faisait voir
la Lyre et le Cygne ^ deux constellations très-scintil-
lantes.
Le lecture de son livre lui avait appris à distinguer les
planètes des étoiles; il savait la place de Mercure, de
Vénus, de Mars, de Jupiter et de Saturne. Ces planètes
sont aussi belles à l'œil nu que les étoiles de première
grandeur; mais elles n'ont pas celte vivacité et cette vi-
bration de lumière qu'on remarque dans les étoiles.
Vénus est surtout d'un éclat extraordinaire quand elle
parait le soir après le coucher du soleil : cela n'arrive
que tous les dix-neuf mois. Elle offre alors un spectacle
frappant ; on la prend pour un nouvel astre ou pour
une comète. Quelquefois même on la distingue en plein
jour, et les passants crient au miracle !
Jupiter est aussi très-brillant, mais sa lumière est
plus blanche que celle de Vénus ; celle de Mars est rou-
geâtre, Saturne est d'une couleur plombée; c est de
toutes les planètes celle qui est la moins éclatante à l'œil
à cause de son éloignement.
Le petit Pierre savait tout cela et se plaisait à l'ensei-
gner aux bergers, jusqu'alors indifférents aux magnifi-
cences du firmament.
Bientôt la renommée du savoir de l'enfant se répan-
dit dans tout le pays. Ses compagnons d'école, un peu
jaloux des préférences que le bon curé avait pour lui, le
Ii8 LE PETIT ASTRONOME.
harcelaient sans cesse et cherchaient à le prendre en dé-
faut dans ses études Pierre était doux et tranquille
comme tous ceux qui pensent beaucoup. Malgré les
sournoises méchancetés de quelques-uns de ses cama-
rades, il restait leur ami.
Un jour, pour la fête de son père, il avait convié toute
l'école à une collation champêtre; sa mère, qui l'idolâ-
trait, avait dressé une longue table sous la tonnelle du
jardin attenant à leur petite maison. Chaque enfant ap-
porta une fleur au père de Pierre; puis on procéda au
goûter, qui se composait de ces friandises qui figurent
aussi bien, dans cet heureux pays, sur la table du pau-
vre que sur celle du riche. C'étaient de petites figues
blanches appelées marseillaises^ et d'autres longues et
grosses qu'on nomme //^ue5 grises; c'étaient de vertes
olives confites dans le sel, qu'on met en poche et qu'on
croque comme des dragées ; puis des pyramides dorées
d'une friture sucrée faite avec une pâte légère formant
des losanges trois fois repliés, que les Lyonnais appel-
lent 6i/^/îe5 et les Provençaux ortilletles; c'était à côté
des gâteaux cuits au four, faits avec une pâte composée
de farine, d'œufs et de fleurs d'oranger, et dans la-
quelle on met des morceaux de cédrat. Ce gâteau, appelé
fougassdle^ est la passion des enfants. C étaient encore
des jattes de lait caillé et des po;s de résiné à Tarome
pénétrant; c'était enfin, ce qui fit bientôt pétiller tous
ces jeunes yeux, du vin blanc claret que le père du
pe'it astronome composait lui-même avec les raisins de
sa tonnelle. Tant que dura le goûter, la paix et un demi-
silence régnèrent parmi toute cette bande joyeuse; mais
après, ce furent des cris et des gambades, et bientôt,
LV: PETIT ASTRONOME 129
lo vin clarol aidnnt, qu('l(|n('s jxMile^ ([immcUcs commen-
cèrent.
La nuit était venue, ol h\ Inno ])rillait en ce moment
de tout son éclat; (|uel([ues l)eanx niia^^es blancs lui l'ai-
saient cortège. Pierre tout à coup échappe au jeu (îI au
bruit (le ses camarades et se met à considérer le ciel. Va\
d'eux, le plus jaloux de ses ('()ni])agn()ns d'école, s^iper-
cevant de celle deiui-exlase, vint le tirer parla manche.
« Monsieur le savant, lui dit-il, puis([ue' vous con-
naissez si bien ce qui se passe là-haut, dites-moi donc
si c'est la lune qui court en ce moment par-dessus votre
tète ou si ce sont les nuages?
— Quoi! vous ne savez pas cela! répondit Pierre
avec une sorte de dédain involontaire.
— Et toi-même, tu n'en es pas sûr, mon petit homme,
répliqua l'autre ; autrement, tu l'aurais dit Lien vite!
Voyons, vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers la
bande qui les avait rejoints, qu'en pensez-vous? est-ce
la lune qui court ou les nuages? »
Tous s'arrêtèrent à l'apparence et répliquèrent que
c'était la lune qui glissait rapidement dans le ciel,
a Vous vous trompez, reprit tranquillement le petit
Pierre, et je vais vous le prouver sans réplique. Suivez-
moi sous ce grand merisier. »
Chacun marcha sur ses pas et se plaça auprès de lui
sous les branches de Tarbre.
« Et mantenant, levez la têt:e, leur dit-il ; voyez la
lune nous apparaît toujours entre les mêmes feuilles,
tandis que les nuages s'en vont loin de nous. »
Cette démonstration frappa tous ces enfants à tête
folle, qui ne comprenaient pas tant de pensée et de ré-
9
130 LE PETIT ASTRONOME.
llexioii, et dès ce jour ils témoi^i^nèrent à Pierre une
sorte de respect.
A quelque temps de là, ce fut une grande fête dans le
village de Ghantersier. Mgr l'évêque de Digne, qui était
en tournée épiscopale, s'y arrêta pour la tîonfirmation .
On décora l'église avec des tentures d'étoffes et des
fleurs, et on dressa sur la place où s'ouvrait le grand
portail un arc de triomphe champêtre recouvert de bran^
ches de buis et orné de bouquets de lavande et de ro-
quette. Aux fenêtres des maisons qui donnaient sur la
place, on avait étalé, en guise de tentures, des draps,
des couvertures et des rideaux. Le curé et son desser-
vant avaient revêtu leurs plus beaux habits sacerdotaux.
Tous les enfants de l'école avaient été transformés en
enfants de chœur, et parmi eux an remarquait le petit
Pierre, dont la bonne mine et l'œil vif charmaient tous
les regards. Il était debout sur le seuil de la porte de l'arc
de triomphe opposée à celle par laquelle Mgr l'évêque
devait arriver ; il tenait un papier à la main dans lequel
il regardait souvent.
Tout à coup un grand mouvement se fit dans le vil-
lage ; on entendit un bruit de roues : c'était le carrosse
de monseigneur. Aussitôt retentirent des acclamations
joyeuses ; mais elles furent couvertes par un chant d'é-
glise qu'entonnèrent le curé, les chantres et les enfants
de chœur.
Monseigneur était descendu de voiture, et, suivi de
ses grands vicaires, traversait l'arc de triomphe cham-
pêtre. Le chant s'arrêta, et le petit Pierre, placé en face
de l'évêque, se mit à débiter une harangue d'une voix
claire et sonore. Il commença par dire qu'elle fête c'était
LE PETIT ASTRONOME. 133
pour 1(5 pays (pie la vcniic do raonseif^neiii- ; ([ucllc béné-
flictioii pour les enfants sur ([ui il allait faire descendre
rp]sprit saint; (pielle lelicitc pour tons les coîiirs! car,
non-seulement monseigneur représentait la charité et
la religion, mais il représentait aussi la science et les
belles-lettres : Monseigneur savait (pie les mond(;s qui
brillent sur nos t(Hes durant une belle nuit attestent la
gloire de Dieu ; (jue chacjue étoile comme cha(pie insecte
révèle son infi.ii ; que les grands philosophes grecs
étaient une émanation de son esprit ; que les poètes, les
savants, les artistes attestent par leurs œuvres sa gran-
deur. Et, tout en parlant ainsi, l'enfant parcourait rapi-
dement l'histoire ancienne et l'histoire moderne, et
nommait les grands hommes qui semblaient avoir été
marqués du doigt de Dieu.
Le prélat l'écoutait avec attention et semblait tout
émerveillé. Il crut d'abord que le curé, dont il connais-
sait la belle inteUigence, avait composé cette harangue ;
mais quand il apprit par lui que le petit Pierre l'avait
pensée et écrite seul, il s'écria :
« Cet enfant sera un jour la merveille de son siècle. »
Il embrassa le petit orateur et entra dans l'église ac-
compagné de toute sa suite.
Dans l'églisj étaient rangés les enfants qui devaient
recevoir la confirmation ; ils portaient tous une écharpe
blanche croisée sur leur poitrine, et tenaient à la main
un cierge et un bouquet blanc. Tête nue, les mains
jointes, agenouillés en rang, rien n'était touchant
comme l'attitude, le visage recueilli de tous ces jeunes
néophytes.
La confirmation est un des sacrements les plus vivi-
134 LE PETIT ASTRONOME.
fiants de l'Église ; on le reçoit jeune, parce qu'il doit
influer sur toute la vie. Merveilleux symbole; l'Esprit
saint descend en nous et nous inonde de ses clartés !
c'est-à-dire qu'il nous suggère la triple lumière du bien,
du beau et du juste ; il nous élève au-dessus de la brute
et de ses appétits ; il fait que l'intelligence domine la
matière ! ,
C'est en ce sens que l'évêque de Digne, qui était non-
seulement un saint homme, mais un savant ecclésias-
tique, parla à ces enfants attentifs qui T écoutaient^
comme si la voix de Dieu se fût fait entendre. Toute
l'assistance était émue, mais personne ne l'était autant
que le petit astronome, qui trouvait dans les paroles de
l'évêque l'approbation de ses propres pensées. Pierre
était radieux de ce que l'illustre prélat ne séparait pas la
foi de la science. Il eût voulu, son discours terminé,
aller baiser le bas de sa robe et lui demander sa iDéné-
diction particulière ; mais la timidité et le respect le
retinrent, et quand la cérémonie fut terminée, après
avoir déposé son habit d'enfant de chœur, il s'éloigna
de l'église avec la foule, sans espérer de laisser un sou-
venir à ce grand évêque dont la parole était si pénétrante.
A l'issue de la cérémonie, pour fêter dignement mon-
seigneur l'évêque, le bon curé de Ghantersier réunit à
dîner tous les notables du village. Quand les convives
furent assis et que le repas eut commencé, l'évêque rUt
au curé ;
ce II manque quelqu'un ici.
— Qui donc, monseigneur?
— J'aurais voulu voir assis parmi nous ce petit ora-
teur qui sera un jour un grand homme.
M-: IM'/riT ASTIIONOMK. 13L
— ,!(' ci.iiiis, K'pondil le l)(i!i cim''. [(|iii aiiiiail poiii-
laiil Pierre coiiiiiie son lils. dv, lui doiineT- lioi» d'oi-
— \ Oiis ave/ raison, r(''hli<ina 1 «'xèiine : mieux \,inl
re|
lui èlre iilile (|iie iTexaller son espnl. » Kl il jianil i(''-
llecliir.
Oiiaud le rejias fui lerniinc', ['(''vèijiic s'enlrelint avec
11* curé et quel((iies uns des inxilés des inferèls de la
])ar()isso, puis il leur dit adieu ; cai' il devait aller cou-
eher le soir même dans un antre village, où il donnait
la confirmation le lendemain.
Tonte la population entoura la voiture de l'évèiiue au
moment du départ en poussant des vivat ; on croyait
que le carrossa allait regagner la grande route à traveis
champs, et tous les assistants furent surpris de lui voir
suivre un petit sentier tortueux qui ne conduisait pas au
chemin que l'évêque devait prendre. Plusieurs l'accom-
pagnèrent avec curiosité, et cette curiosité redoubla
quand ils virent la voiture de monseigneur s'arrêter de-
vant la modeste maison du père de Pierre.
Monseigneur descendit lui-même de son carrosse;
il traversa le petit jardin et se ht annoncer aux parents
du merveilleux enfant. Ceux-ci accoururent sur le seuil
de leur porte en poussant des exclamations de recon-
naissance et de bonheur.
« Voulez-vous me confier votre lils? leur dit l'évêque
avec bonté.
— Quoi, monseigneur, est-ce possible, répliqua le
père en tremblant de joie ; vous voulez vous charger de
l'éducation de notre enfant î
^ Oui. je le désire, répondit l'évêque ; car cet enfant
136
LE PETIT ASTRONOME
me semble doué de l'esprit de Dieu, et sera, j'en suis
sur, une des gloires de son pays ! »
La mère pleurait à l'idée d'une séparation. Pierre,
Voulez-vous me confier votre fils?
qui était accouru, 1 li disait tout bas de bonnes paroles
jour la consoler.
LK l'KTir AbTUONOMK. 137
▼ Si vous conseille/., c.oiiliiiii.'i r(''\ri|ii(', je vais rcrn-
iiu!ii('r dans ma voiture ; je veux nu; liâLcr du développer
une inlelli«;en('e aussi rare, t
Lo pelil l^ieire ('lail rayonnani ; son père so redres-
sait avec orgueil et remerciait l'évèipie en répc'lanl :
« Oui, monseigneur ! »
La mère seule éprouvait un décliirement dans ses en-
trailles; elle eût voulu retarder le séparation.
« Mais, dit-elle timidement, ce n'est pas trop de
quelques jours pour que je })répare ses habits et tout ce
qu'il lui faudra loin de nous.
— J'y pourvoirai, répondit l'évoque. Allons, bonne
mère, du courage ; c'est pour le bien de votre fils. Dans
peu de jours vous pourrez venir le voir à la ville. »
L'enfant embrassa son père et plus tendrement en-
core sa mère qui pleurait ; puis il monta lestement dans
la voiture à la place que l'évêque lui indiquait en face
de lui.
Une semaine après, Pierre Gassendi entrait au collège
de Digne, où il fit de fortes études classiques, qui le
préparèrent à devenir un des hommes les plus célèbres
pirmi les savants et les philosophes de son siècle.
TURENNE
NOTIOK SUR TURENNE,
Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, né à
Sedan le 16 septembre IGll, second fils d'Henri de La
Tour d'Auvergne, duc de Bouillon, et d'Elisabeth de Nas-
sau* fille de Guillaume I«', prince d'Orange, était issu d'une
famille de calvinistes.
Dès son enfance, il n'avait de goût que pour les récits de
guerrcs'et de combats.
Quand il eut treize ans, sa mère, cédant à ses instances,
renvoj^a en Hollande, où était déjà son fils aîné, pour qu'il
apprit le métier des armes sous Maurice de Nassau, son
oncle. Turenne fit sa première campagne en 1625, comme
simple soldat. 11 servi: cinq ans en Hollande, puis il passa
au service de la France, et fut nommé colonel d'un régiment
d'infanterie par le cardinal de Richelieu. Il débuta en Lor-
raine par des actions d'éclat. Il fit la campagne de Piémont
avec gloire en 1639, et celle de Roussillon, sous les yeux de
Louis XIH, en 1642.
A la mort de Louis XIII, il fut nomm.é maréchal de France
parla régente Anne d'Autri:he ; en 1643, il gagna la
bataille de Fribourg, de concert avec le duc d'Engbien, qui
fut depuis le grand Gondé, et celle de Nordlinghen. Il fit
une savante campagne en 1682 en Souabe, en Franconie et
en Bavière, et fut la cause du traité de Westphalie, si avan-
tageux pour la France. Turenne jrit part d'abord aux
troubles de la Fronde contre la cour; mais il finit par com-
142 NOTICE SUR TURENNE.
battre la rébellion, défendit le jeune roi (Louis XIV), et fut
vainqueur du grand Gondé, qui commandait les révoltés. Il
le contraignit à sortir de France. Il vainquit la Fronde sur
tous les points du royaume. Il se maria, en 1653, avec la
fille du duc de La Force ; en 165^. il vainquit les Espagnols,
à qui le prince de Condé était allé se réunir, et les défit de
nouveau en plusieurs rencontres. Enfin la paix de 1659 lui
permit de se reposer. Depuis trente ans il faisait la guerre
sans avoir séjourné trois mois dans le même lieu. Il fut
fait maréchal général des armées en 1660, à l'époque du
mariage de Louis XIV. Il abjura le calvinisme en 1658. 11
était du conseil du roi pour toutes les questions de politique
extérieure. En 1671, il fit la campagne de Hollande, puis
celle de Westplialie. Il combattit le fameux comte de
MontecucuUi, le vainquit et se rendit maître de tout le
Palatinat. Cette campagne victorieuse se prolongea jusqu'en
167^. Sa rentrée à Paris et à la cour fut un triomphe. Dans
la campagne de 1675, qui fut la dernière, il eut encore à
combattre le comte de MontecucuUi. Il attira l'ennemi sur
un terrain favorable, et déjà il s'écriait : «Je les tiens, ils
ne pourront plus m'échappsr ! » lorsqu'un boulet, tiré au
hasard, vint le frapper au milieu de l'estomac, le 27 juillet
1675. Le même coup emporta le bras du général Saint-Hi-
laire, qui avait conduit Turenne sur ce terrain fatal, et
comme le fils de ce général versait des larmes : t Ce n'est
pas moi qu'il faut pleurer, dit celui-ci en montrant le corps
de Turenne. c'est ce grand homme, a
Turenne fut inhumé à Saint-Denis auprès des rois de
France, et l'armée éleva un monument à sa gloire sur le
lieu même où il était tombé.
TURENNE.
Un soir, tout était en rumeur et en émoi dans le châ-
teau de Sedan. La duchesse de Bouillon venait de souper
avec son lils cadet, le jeune Henri de Turenne,etle che-
valier de Vassignac, précepteur de l'enfant. Le duc de
Bouillon, son père, prince souverain de Sedan, était
resté sur les remparts de cette ville pour donner des or-
dres à la garnison. Au dessert, le petit Henri, qui avait
à peine neuf ans, mit comme toujours la conversation sur
la guerre et sur la vie des héros grecs et romains que
son précepteur lui faisait lire et commenter. Il parlait
avec feu de leurs exploits et de leurs aventures, et il ré-
pétait à sa mère qu'il brûlait de les imiter. Pourquoi
rester inactif? Pourquoi se contenter de connaître la
gloire par les récits qu'en font les historiens et les
poètes ? Ne valait-il pas mieux suivre son instinct belli-
queux, et léguer à son tour des exploits à l'histoire, des
splendeurs à l'épopée?
Sa mère l' écoutait avec admiration, et cependant
comme craintive de l'esprit aventureux de son fils. Cette
causerie héroïque se prolongea fort avant dans la soirée.
L'enfant accompagnait ses paroles animées de gestes et
144 TURENNE.
de mouvements saccadés, et parfois il contraignait son
précepteur de simuler avec lui quelque attaque ou quel-
que défense de place forte ; et lorsque le chevalier de
Vassignac se fatiguait de ce jeu : « Oh ! que mon père
n'est-il là? s'écriait le jeune Henri; il me servirait bien
de second^ lui! Mais, pourquoi ne revient-il pas ce
soir?
— Il couchera dans la place, répondit la duchesse de
Bouillon ; et par cette neige froide qui tombe en couches
épaisses, je crains que son inspection des remparts ne
goit bien pénible.
— Je voudrais être avec lui, s'écria Henri; c'est ainsi
qu'on se forme à la guerre, et non en se chauftant près
d'un grand feu, comme je le fais ce soir.
— L'âge viendra, dit la mère; en attendant, Henri,
allez dormir, il est temps. Monsieur de Vassignac, em-
menez votre écolier ; une longue nuit de sommeil Jui est
nécessaire, et à vous aussi, chevalier, après les exercices
militaires auxquels il vous a contraint tantôt.
— Bonsoir, ma mère, » dit le jeune vicomte de Tarenne
d'un air pensif.
La duchesse embrassa son fils, qu'un domestique pré-
céda un flambeau à la main ; son précepteur le suivit ; ils
franchirent l'escaher qui conduisait du salon de famille
à la chambre d'Henri, où l'on arrivait par un long cou-
loir. On était déjà à la moitié de ce couloir, lorsque le
jeune Turenne se pencha sur l'épaule du domestique qui
le précédait, souffla le flambeau, donna un croc-en-jambe
à son précepteur, franchit comme une flèche l'escalier,
la salle à manger, les offices, et s'élança dehors par une
porte qui donnait sur les jardins.
TURENNK. 145
La neige s'étendail sur la campagne, douce aux pas
comme un lai)is d'hermine; le jcMuie fngitif eut bientôt
atteint les remparts de Sedan, voisins du château ; il se
lit reconnaître par un des soldats qui gardait une porte,
dit (ju'il avait b parler à son père et enti'a dans la ville.
Cependant la duchesse de Bouillon, attirée par la voix
du précepteur de son fils, qui riait aux éclats de ce qu'il
appelait une nouvelle espièglerie du petit diable, était
accourue suivie de quelques domesti([ues. On appela
Henri de Turenne ; on le chercha de salle en salle , de
chambre en chambre, dans les galeries, dans les man-
sardes, dans les coins les plus reculés du château. M. de
Vassignac eut l'idée de simuler des cris et des atta-
ques de guerre, dans l'espérance de l'attirer par ces
semblants belliqueux ; mais les échos seuls du vieux
manoir répondaient au précepteur effaré et à la pauvre
mère éperdue.
« Peut-être est-il sorti dans les champs ! » s'écria
tout à coup la duchesse de Bouillon, éclairée par un de
ces instincts qui sont la seconde vue des mères.
Au moment où elle prononçait ces mots, on arrivait
justement dans l'office par lequel le jeune Turenne s'était
échappé. «< Voyez cette porte encore ouverte ! dit vive-
ment la duchesse; c'est par là, j'en suis sûre, qu'il est
sorti.
— Justement, voilà la trace de ses petits pieds, dirent
plusieurs domestiques en inclinant leurs flambeaux sur
la neige.
— Oh! le malheureux! où est-il allé? dit le précepteur
transi. Que faire? où le chercher?
— Il n'est point temps de délibérer, répliqua la du
10
146 TURENNE.
chesse, mais d'agir. Monsieur de Vassignac, il faut re-
trouver mon fils L Allons ! en marche, mes amis. »
Et elle se plaçait en tête de ses serviteurs pour les
conduire.
« Non point, madame la duchesse, s'écrièrent-ils tous.
Vous n'irez pas à travers la campagne par ce froid hor-
rible. Nous vous jurons de vous ramener notre jeune
maître. Laissez-nous faire.
— Oui, laissez-nous faire, répéta le chevalier de Vas-
signac se piquant d'honneur. Je vais les conduire. » La
duchesse de Bouillon ne céda qu'à grand'peine à ces sup-
plications réunies ; et malgré les instances de ses fem-
mes, elle ne voulut point quitter une terrasse du haut de
laquelle elle apercevait au loin les torches de ceux qui
couraient à la recherche de son enfant ; la troupe de
serviteurs, stimulée par M. de Vassignac qui en avait
pris le commandement, s'avança jusqu'aux remparts
de Sedan. La neige qui recommençait à tomber fouet-
tait les visages et avait recouvert les traces des pas du
fugitif.
M. de Vassignac se lit reconnaître des sentinelles et
obtint de pénétrer dans la ville ; mais la porte par la-
quelle il y entra avec sa bande n'était pas la même qu'a-
vait franchie Henri ^ de sorte que, lorsqu'il demanda au
factionnaire s'il n'avait pas vu passer le fils du duc de
Bouillon, celui-ci ne sut que répondre. « Allons à l'in-
tendance militaire où couche le duc, dit Vassignac à la
troupe des serviteurs ; là nous retrouverons peut-être
notre jeune maître, et s'il n'est pas là, c'est son père
qui nous guidera dans nos recherches. »
A l'approche de cette bande portant des flambeaux,
TQREXXK. ik'i
IIkMcI (le riiil('ii(l;im'(' s'i'iniit ; on ( riil jirrsijiic m ((iici-
i\\\r atlaijiu' iiocdiriic. d le <lii'" de liomlloii jiaiiil en
armes dans la (•(mi* cxlcriciiic. Va\ apciccNaiil le chcNa-
lier (le W'issi^muc, il s'érna : « (Jirai'rivc-l-il doiw/! la
duchesse, inoii lils, sonl-ils eu dauger? »
Le chevalier lui dit de (|uoi il s'agissait.
« Je gage (jue ce diable à (juati'e est sur les reuijjaits.
dans quelque bivouac, à se faire raconter des histoires
de guerre, dit le duc ()ui conna'ssait Tàme de son iils.
Venez, mes amis, nous le l'etrouverons. »
Et il se mit en tète, donnant le bras au précepteur. Au
premier feu de bivouac qu'ils trouvèrent et autour du-
quel étaient rangés les soldats de garde, Toflicier de ser-
vice lui dit : « Nous l'avons vu, monseigneur ; nous
pensions qu'il vous précédait ou qu'il vous suivait ; il
nous a fait quelques questions sur la défense des places
fortes, sur les armements et les aftïits des canons, puis
il nous a quittés en disant : « Je veux faire ainsi le tour
a des remparts. »
Le duc de Bouillon et ceux qui l'escortaient se remi-
rent en marche. Au bivouac suivant on lui dit encore :
« Le jeune vicomte de Turenne a passé U y a trois quarts
d'heure; il s'est chauffé à notre feu, a goûté au vin de
nos gourdes, puis il a dit : r En avant ! » et s'est enfui
en courant.
— Nous le rejoindrons, » s'écria le père rassuré ; et il
continua à faire le tour des remparts.
Au troisième bivouac on lui dit : « Il n'y pas un ([uarl
d'heure qu'il a passé ; notre vieux sergent nous racontait
des combats sanglants du temps de la Ligue, et le jeune
vicomte, votre lils, monseigneur, votre digne fils écoutait
148 TURENNE.
béant et s'est écrié au récit d'une tuerie : «. J'aurais voulu
être là ! »
— Brave enfant ! murmura le duc.
— Il ne nous a (juittés que lorsque celui qui parlait s'est
endormi de lassitude, là, près des cendres chaudes, où
il dort encore. En nous quittant, M. de Turenne a dit :
« Je vais voir ce qui se passe à l'autre bivouac. »
Le père se remit en marche ; les canons des remparts
allongeaient sur la neige leur long cou noir comme autant
de crocodiles sur une plage d'Ethiopie. Le duc en passant
les caressait de la main : « Ils dorment, disait il, mais
ils se réveilleront quand apparaîtra l'ennemi. »
Quelque chose tout à coup sembla se mouvoir dans
l'ombre. ••« Est-ce un soldat appuyé sur sa pièce? » s'écria
le duc de Bouillon. Les torches que portaient les servi-
teurs s'inclinèrent, et le duc reconnut son lils qui dor-
mait sur le canon couvert de neige, comme il l'eut fait
sur son lit dans la chambre d^ son précepteur.
Le duc de Bouillon sourit d'orgueil en reconnaissant
son enfant.
e Ohé ! ohé ! voici l'ennemi, cria-t-il en éteignant les
torches et en tirant le petit Henri par la jambe.
— L'ennemi ! répéta Turenne à moitié éveillé. Eh bien !
qu'il arrive, je me battrai ! »
Et il se m*t dans une poslure guerrière, les poings
serrés et tendus en avant. Son père l'entoura de ses bras
et l'y serrant : « Prisonnier! prisonnier de guerre!
s'écria-t-il.
— Vous, mon père! vous! dit le jeune vicomte en
reconnaissant la voix.
— Oui, oui ! Vous ne songez pas, petit malheureux,
TlIRENNE.
U9
à rinqiiii'liul(Ml(' vohu^ inrrc iiciidniil vvWit hcllc ('(|iii|)('c;
el |)oiii'((n()i, dans (|ni'l hiil vous rlcs-vons ('(liai)])*'*?
^«"X'^NiV^VWV^"^
Tuienne dormant sur un canon.
— Je voulais, mon père, en couchant sur la dure par
cette nuit glacée, m'essayer aux fatigues de la guerre et
iL^ TURENXE.
voii ^i jo serîiis capable de faire bientôt mes premières
wiiie^ sous vos ordres. »
\a' p^re embrassa son (ils.
c Allons, en marche, prisonnier, dit-il en riant; voici
ia chaîne de mon bras, et je ne vous lâche pas jusqu'à ce
votre mère vous emprisonne à son tour.
— Dans ses bras aussi, » répliqua l'enfant en baisant
son père au front.
Les serviteurs reprirent à pas précipités la route du
•hfU<-a!i. Le dur- de Bouillon et son fils qu'il serrait par
'cl main, se hâtèrent; derrière eux, le précepteur, en
soufflant, courait sur la neige pour se réchauffer, et sur-
tout pour mettre hn plus vite aux angoisses de la du-
chesse. Quand on fut à portée de la voix, on cria : « Le
voilà ! la voilà ! nous vous ramenons le fugitif. » La du-
chesse accourut. Elle se jeta dans les bras de son mari
et de son fils. Ses larmes étouffaient sa voix. Elle voulait
gronder l'enfant qui venait de lui donner tant d'inquié-
tude, elle n'en trouva pas le courage.
a Sa vocation est bien décidée, lui dit le duc {uand ils
furent seuls; il ne faut plus la contraindre.
— • Mais sa santé si délicate ! objecta la mère.
— L'air des camps fortifie, répliqua le duc; notre frs
vivra, duchesse, et je prévois qu'il sera l'honneur de
notre famille. »
Dans ce temps-là, Henri de Turenne était un enfant
faible et chétif, petit de taille, la poitrine enfoncée, la
mine pâle ; ses yeux noii^s brillaient dans leur orbite, et
ses sourcils épais, qui se touchaient, lui donnaient quel-
que chose de dur et de méditatif. Sa mère tremblait tou-
jours pour sa vie et r?d utait pour lui le métier des
TURKNNK. 151
nrmoR. GN'Iait afin do pronvei' sa l'orno qu'il lil réquipre
([\w- nous vouons do racontor.
Vers lo morne tomps, un vieil oflicior, ami d(» son poro,
dînail. au cliatoau. Henri avait i)assé la journée à lii'o
Ouinlo-Curce; il avait l'Amo pleine d'Alc^xandre et, ne
])arlait- plus (|uo de ses exploits. Le vieil oflicier, lieureu
de rentendro, se plut à l'exciter en le contredisant.
« Votre Quinle-Gurce n'est qu'un faiseur de romans,
s'écria-t-il; rien n'est vrai dans cette vie d'Alexandre.
— Pourquoi? s'écria l'enfant.
— Parce que tout y porte le cachet du merveilleux.
— Le grand, l'héroïque tiennent de la fable pour ceux
qui n'en ont pas l'instmct en soi, répondit l'enfant; pour
moi, je crois à la vie d'Alexandre. » Son œil lançait des
éclairs, et son geste jetait le défi.
La duchesse de Bouillon, voulant l'éprouver, prit parti
pour l'officier : « Monsieur a pourtant raison, dit-elle;
toute cette vie glorieuse n'est qu'un tissu d'aventures
imaginées.
— ,Te ne veux pas vous manquer de respect, ma mère,
mais je ne puis vous croire, s'écria l'enfant. Je sens
qu'Alexandre a existé, qu'il a fait de grandes choses, et
il me s-^mble même que je tiens à lui par quelque côté.
— Par un aïeul lointain, reprit la mère en riant.
— Qui sait ?
' — Mon petit ami, ajouta le vieil officier, vous êtes
âpre à la contradiction.
— Je suis ainsi pour ce que je crois, et ni vous ni ma
mère ne m'avez convaincu. » Et il sortit d'un air fa-
rouche, après avoir dit bonsoir.
ce II sera indomptable, » murmura l'officier.
<52 TQRENNE.
On crut que l'enfant s'était retiré dans sa chambre;
mais lorsque le vieil officier, qui couchait au château C3
soir-là, monta dans la sienne, il y trouva Henri la tête
haute, l'air provoquant, et qui lui dit en marchant à sa
rencontre :
a Vous m'avez tout à l'heure blessé, monsieur, dans
un héros que j'aime; je vous ai répondu de manière à
vous prouver que ceci était sérieux ; maintenant je vous
offre et je vous demande réparation.
— Je suis tout disposé à vous satisfaire, répliqua l'of-
ficier, qui dissimula un sourire paternel; mais il faut
que nous nous battions en secret à cause de madame
votre mère, qui s'y opposerait.
— Oui, monsieur, riposta Henri, en secret ! Ce duel
aura lieu demain, au petit jour, dans le parc, au pied des
trois grands ormes. Gela vous convient-il?
— Très-bien, j'y serai, »
Ils se saluèrent courtoisement, et Henri alla se met-
tre au lit, après avoir déclaré à son précepteur qu'il
voulait, le lendemain dès l'aube, aller chasser dans le
parc. Le précepteur n'osa pas le contredire et en pré-
vint sa mère.
Quand le jour parut, Henri s'arma en apparence pour
la chasse et cacha deux épées sous son habit.
« Bonjour, chevalier, dit-il à M. de Vassignac, qui
s'élirait dans son lit; dormez encore, vous me rejoindrez
dans une heure, j'aurai fait lever le gibier. » Et il s'en-
fuit sans attendre de réponse.
En marchant vers le lieu désigné, il aperçut le vieux
chevalier qui s'y rendait par une autre allée. Ils échan-
gèrent un salut fier, et arrivés au pied des grands arbres,
TURENNE.
153
ils mirent bas leurs habits, tiièrent leurs épées du lour-
l'eau et se disposèrent à se précipiter l'un sur l'autre.
En ce moment, une oml)re J)lancbe glissa derrière le
i V.CÛ1
Duel de ÏLircnr.e.
taillis. « G est quelque daim cjui veut nous servir de té
moin, dit le vieil officier en souriant.
154 TURENNE,
— Commençons, » s'écria Henri, impatient du com-
bat. Mais comme il s'élançait, il sentit un souffle glisser
sur son visage, et une main légère, passant derrière sa
tête, arrêta son bras.
a Vous, ma mère ! dit-il en se retournant.
— Moi qui viens pour être votre second, répliqua la
duchesse en l'embrassant. Vous aviez raison, mon en-
fant ; Alexandre est un héros réel : Quinte-Gurce n'a pas
menti.
— Ceci veut dire, ma mère, que ce duel est juste et
que je dois le poursuivre. »
Et il brandit de nouveau son épée.
« A moins, reprit la duchesse, que monsieur ne con-
vienne qu'il s'est trompé et ne fasse une double répara-
tion à vous et à Alexandre.
— J'aime mieux le duel, dit Henri tout animé.
— Pourquoi donc ? dit la duchesse en riant. Amener
un ennemi à capitulation est aussi glorieux que de le
tuer !
— Hum! je ne sais trop, murmura Henri. Qu'en
pensez-vous, monsieur? dit-il en se tournant vers son
adversaire,
— Je pense que vous serez un ])rave, s'écria l'officier
en le pressant attendri dans ses bras, et qu'Alexandre
pourrait bien être un de vos aïeux. En attendant que
nous ayons découvert cette généalogie perdue, venez,
mon enfant, que je vous conduise à votre père et que je
lui conte tout ceci. »
Henri se laissa emmener, mais il ne pouvait s'empê-
cher de murmurer : « H eût été pourtant bien bon de se
battre un peu. »
TIIRKXNK. 155
Né avoc ces inHlincls Ix'lliijiicnx, TiiiTMino u'cmi fut pis
moins, duran! sa loiij^no el ^loi'ieusi^ vio mililaii'e, le
plus compalissaiit el le plus «généreux des lionirncs.
Nous l'appellerons ici quel([U3s traits di5 sou caractère
qui complètent sa gloire :
Dans une retraite diflicile, voyant un de ses soldats
exténu(> de iaim et de Fatigue, et qui s'était étendu au
pied d'un aibi'e où l'ennemi l'aurait égorgé, il le plaça
sur son propre cheval et marcha à pied jusqu'à ce qu'il
eut rejoint un de ses chariots, oià il fit monter le mal-
heureux qu'il venait de sauver. Dans cette même retraite,
qui dura treize jours, il abandonna sur la route tous ses
équipages, afin que ses fourgons n'eussent à transporter
que des malades et des blesses.
Au siège de Saint- Venant, on le vit couper sa vaisselle
d'argent et la distribuer aux soldats, qui ne recevaient
point de solde.
Jamais il ne voulut tremper dans aucune concussion.
Un officier lui ayant indiqué un moyen de gagner quatre
cent mille francs sans que personne en sût rien, il lui
répondit froidement : « Je vous suis fort obligé ; mais
ayant eu souvent de pareilles occasions sans en profiter,
je ne changerai pas à l'âge où je suis. »
Un de ses domestiques lui ayant un jour apphqué,
dans les ténèbres, vm grand coup par derrière, lui de-
mandait pardon à genoux, disant qu'il l'avait pris potir
Georges, son camarade, a Quand c'eût été Georges, ré-
pliqua froidement le maréchal de Turenne en se frottant
à l'endroit blessé, il ne fallait pas frapper si fort. »
PASCAL ET SES SŒURS
NOTICE SUR PASCAL ET SES SŒUKS.
Biaise Pascal.
Biaise Pascal, géomètre, philosophe, littérateur, naquit à
Glermont-Ferrand en 1623- et fut élevé par son père,
Etienne Pascal, président à la cour des aides et savant ma-
thématicien. A douze ans, il découvrit, sans le secours d'au-
cun livre, les premières propositions de la géométrie jusqu'à
la trente-deuxième d'Euclide. A seize ans, il composa un
traité des sections coniques , et à dix- huit la première ma-
chine qui ait efïectué exactement les quatre opérations fon-
damentnles de Tarithmétique. Il donna enfin sur la roulette ou
cycloïde la solution des problèmes les plus difficiles qu'on ait
abordés sans le secours de l'analyse infinitésimale, et que
n'avaient pu résoudre les plus habiles géomètres de l'époque.
Jusqu'alors il ne s'était fait connaître que par ses travaux
mathématiques. La querelle des jansénites et des jésuites
ouvrit une voie nouvelle à son génie. Élevé dans une grande
austérité de principes, il ne put voir sans indignation la
morale relâchée de la société de Jésus, et fit paraître les
célèbres Lettres à un provincial^ qui restent comme un des
plus beaux monuments de notre langue. Les Pe/ïset^s, pu-
bliées pour la première fois en 1670, révèlent une troisième
phase de la vie de Pascal. Il devait rassembler dans cette
dernière œuvre, restée incomplète, toutes les preuves de la
religion, pour donner aux esprits indécis cette certitude
dont nul plus que lui n'avait besoin. Hésitant entre le scep-
ticisme philosophique et la foi religieuse, plein de troubles
intellectuels, et souffrant de plusieurs maladies cruelles, il
mourut en 1662, âgé de trente-neuf ans.
163 PASCAL ET SES SŒURS.
Gilberte Pascal.
Gilbert'3 Pascal (Mme Périer), naquit à GlermonL en 162).
Elle fut élevée par sou père, qui, dès sa plus tendre jeu-
nesse, avait pris plaisir à lui apprendre les mathématiques,
la philosophie et l'histoire. Elle se maria à vingt et un ans ;
elle était belle et d'une tournure charmante ; elle a écrit
une vie de son frère et une a'itre dt^î sa sœur Jacqueline.
Mme Périer mourut à Paris en 1687; elle est enterrée à
Saint-Etienne du Mont, à côté de son frère Biaise Pascal.
Jacqueline Pascal.
Jacqueline Pascal naquit à Glermont en 1625. Dès l'âge
de six aa3, elle annonçait beaucoup d'esprit et de grandes
dispositions pour la poésie. Elle fut élevée par son père et
par sa sœur; elle était parfaitement belle, mais d une taille
peu élevée. A l'âge de treize ans elle eut la petite vérole, sa
beauté en fut altérée; elle s'en consola en tournant sas
pensées vers Dieu, à qui elle adressa des vers sur cet acci-
dent. En 1639, sa famille s'établit à Rou^n, où Jacqueline
obtint un prix de poésie. Plusieurs propositions de mariage
lui furent faites, elle les refusa toutes. Tant que son père
vécut, elle ne le quitta point ; ma's à sa mort elle se retira
au couvent de Port-Royal des Champs, où elle prit le voile
en 1652 ; elle avait alors vingt-six ans; elle se consacra h
l'éducation des novioes. Quand la persécution de Louis XIV
contre Port-Royal commença, elle dit qu'tlle n'y survivrait
pas. Elle mourut en eff3t peu de temps après, en 1661, âgée
de trente-six ans. Jacqueline Pascal a laissé des poésies,
des ouvrages de piété et des règlements pour l'éducation
des enfants.
PASCAL ET SES SŒURS.
On montre encore à Glermont la maison on naquirent
Pascal et ses deux sœurs. Le petit Biaise, qui devait
rendre si illustre le nom de Pascal, vint au monde faible
et chétif; il avait à peine un an lorsqu'il resta comme
inanimé dans les bras de sa mère; on crut qu'il était mort.
Mais les larmes et les prières maternelles semblèrent
opérer un miracle. L'enfant sourit tout à coup, la santé
lui revint et il se développa intelligent et beau. Sa sœur
Jacqueline fut douée comme lui d'un esprit merveilleu-
sement précoce; leurs visages se ressemblaient; elle avait
de son frère le front élevé, l'œil éclatant, le nez arqué,
la mine fière. Quand Jacqueline eut huit ans et qu'il en
eut dix, c'étaient deux enfants dont la beauté captivait et
dont l'esprit inattendu et original était un sujet d'éton-
nement pour tout le monde. Entraîné vers les sciences,
le jeune Pascal suppliait son père de l'initier à ces mer-
veilleux mystères qu'il rêvait. Mais son père résistait,
craignant que cette étude ne le détournât de celle des
langues.
L'enfant réitéra ses instances et demanda à son père
de lui apprendre au moins les éléments des mathémati-
11
162 PASCAL ET SES SŒURS.
ques. N'ayant pu l'obtenir, le jeune Pascal se mit à ré-
fléchir seul sur ces premières notions. A l'heure des
récréations, il se retirait dans une salle isolée, et là, un
crayon à la main, il s'appliquait à tracer des figures géo-
métriques ; il étabhssait des principes, il en tirait des
conséquences , il trouvait des démonstrations , et il
poussa ses recherches si avant que, sans le secours d'au-
cun des ouvrages qui traitent de l'algèbre, il y fit tout
seul d'immenses progrès. Son père le surprit un jour
dans cet exercice; il en fut si touché que des larmes
jaillirent de ses yeux. Dès ce jour il n'enchaîna plus
l'essor du génie de son fils, et il permit à Biaise d'assis-
ter aux conférences des savants qui s'assemblaient chez
lui toutes les semaines. Jacqueline aussi méditait à
l'écart, et, comme son frère, était tourmentée par l'ob-
session d'un génie naissant. Mais ce n'était point la
science qui la sollicitait. Dès l'âge de sept ans elle pen-
sait en vers; la poésie chantait à son oreille. Quand sa
sœur Gilberte (depuis Mme Périer), Taînée des trois
enfants, qui remplaçait leur mère morte , voulut lui
apprendre à lire, Jacquehne résista; à l'heure de la leçon
elle se cachait pour y échapper. Mais un jour ayant en-
tendu sa sœur lire des vers tout haut, captivée par cette
cadence qui déjà vibrait dans son cœur, elle lui dit :
« Quand vous voudrez me faire lire, faites-moi lire des
vers, et je lirai ma leçon tant que vous voudrez. » Depuis
ce jour elle parlait toujours de vers ; elle en apprenait par
cœur avec facilité; elle voulut en connaître les règles, et
àjiuit ans, avant de savoir lire couramment, elle se mit
à en composer.
Le père de ces enfants de génie s'était établi à Paris
PASCAL ET SES SŒQRS
163
pour veiller sur leur ('ducation, et Jac(|U(ilin(' y trouve
deux jeunes eompat^nes (les deinois lies Saiiitot) cjui
m.\ ife_.. •
ri T. M H,
i
^»X^VOî.^\"
Pascal étudiant la géométrie.
avaient, comme elle, les plus heureuses dispositions pour
la poésie. Un jour, les tiois petites filles/ésolurent de
164 PASCAL ET SES SŒURS.
faire une comédie; elles en choisirent le sujet, en com-
posèrent le plan, et en firent tous les vers sans l'aide de
personne. C'était une pièce suivie en cinq actes, et dans
lacfuelle toutes les règles d'alors étaient observées. Elles
la jouèrent elles-mêmes deux fois avec d'autres acteurs
de leur âge. On réunit grande compagnie pour les en-
tendre, et chacun s'étonna que ces enfants eussent pu
faire un aussi long ouvrage. On y trouva des traits char-
mants. La cour et la ville en parlèrent, et Jacqueline, qui
n'avait pas dix ans, devint un enfant célèbre en poésie
comme l'était déjà dans la science son jeune frère Biaise.
La reine Anne d'Autriche, qui résidait au château de
Saint-Germain, voulut voir la petite muse. Mme de Mo-
rangis, amie de la famille Pascal et qui était de la cour,
se chargea d'y conduire Jacqueline. De Paris à Saint-
Germain, c'était alors tout un voyage ; un carrosse de la
reine y mena la petite fille célèbre, accompagnée de
Mme de Morangis. La reine était grosse de l'enfant qui
fut depuis Louis XIV. Jacqueline composa sur cette
circonstance un sonnet où elle célébrait les espérances
que la France fondait sur ce prince encore à naître. Arri-
vée à Saint-Germain, elle fut introduite dans le cabi-
net de la reine, qui, entourée d'une suite nombreuse,
reçut Jacqueline avec bonté, et prit de ses mains les
vers qu'elle avait composés. Mais en les entendant, la
reine s'imagina que ces vers n'étaient pas d'une enfant
si jeune, ou du moins qu'on lui avait beaucoup aidé.
Tous ceux qui étaient présents eurent la même pensée.
Alors Mademoiselle (qui fut plus tard la grande Made-
moiselle) s'approcha de Jacqueline et lui dit : « Puisque
vous faites si bien les vers, faites-en pour moi. » Aussitôt
PASCAL ET SKS hJŒUUS. 165
,lcic((iieline se retira ((U('l([iies iiislanls dans un angle du
caJ)inet de la reine, e( lran([iiillenient elle improvisa les
vers suivants :
A MADEMOISELLE DE MONTPENSIER.
Fait sur-le-champ par son commandement.
Muse, notre grande princesse
Te commande aujourd'hui d'exercer ton adresse
A louer sa beauté; mais il faut avouer
Qu'on ne saurait la satisfaire
Et que le seul moyen qu'on a de la louer
C'est de dire en un mot qu'on ne saurait le faire.
Chacun applaudit cet impromptu, et Mme d'Hautefort
demanda à son tour à l'enfant de faire des vers pour
elle. Aussitôt la petite Jacqueline improvisa un éloge
de la beauté de Mme d'Hautefort. La reine et toute
l'assistance étaient ravies , et depuis ce jour la jeune
sœur de Pascal fut souvent appelée à la cour et toujours
caressée du roi, de la reine, de Mademoiselle et de tous
ceux qui la voyaient. Elle avait les reparties les plus
justes et souvent les plus profondes. Ce qui charmait en
elle, c'est qu'elle gardait la gaieté de son âge; quand
elle était avec ses compagnes, elle jouait à tous les jeux
des enfants, et, lorsqu'elle était seule, elle s'amusait
avec ses poupées.
On sent la naïveté de cet esprit merveilleux dans le
morceau suivant qu'elle adressa à la reine pour la re*
mercier de l'accueil fait à ses premiers vers :
Mes chers enfants, mes petits vers,
Se peut-il arriver dans le grand univers
166 PASCAL ET SES SŒURS.
Un bien qu'on puisse dire au vôtre comparable ?
Vous êtes remplis de bonheur:
La reine vous combla d'honneur,
Sa Majesté vous fit un accueil favorable.
Sa main daigna vous recevoir.
Son œil, plein de douceur, se baissa pour vous voir;
Vous fûtes en silence ouïs de ses oreilles,
Et par un excès de bonté,
Sans que vous l'eussiez mérité,
Sa boudie vous nomma de petites merveilles.
Malgré le succès de Jacqueline à la cour, malgré le
génie naissant de son frère, qui déjà excitait la curiosité
des princes et des grands, leur père faillit être enfermé
à la Bastille par le cardinal de Richelieu. Dans une réu-
nion nombreuse où se trouvaient d'autres personnages,
M. Pascal père et quelcjues-uns de ses amis exprimèrent
à propos des rentes de l'hôtel de ville une opinion assez
vive contre le cardinal; traités de séditieux, tous ceux
qui avaient parlé de la sorte furent envoyés à la Bas-
tille. L'ordre d'arrêter M. Pascal fut donné ; il se sauva
et parvint à se dérober aux poursuites qui le mena-
çaient.
Pour se distraire de ses graves préoccupations d'État,
Richelieu faisait souvent jouer la comédie dans le Palais-
Cardinal , aujourd hui le Palais-Royal ; les galeries
n'existaient pas alors, et les jardins de ce beau palais
s'étendaient en parterres et en bosquets jusqu'aux bou-
levards. La duchesse d'Aiguillon, nièce de ce redoutable
ministre, présidait aux fêtes qu'il donnait et en prépa-
rait elle-même les divertissements. Corneille , encore
peu connu, vivait à Rouen. C'était Rotrou, c'était Scu-
PASCAI. KT SES SŒUHS.
167
dcry (|ui rournissaiciil les jiirccs (|ii(; l'on représentait
au Palais-Cardinal. An mois de lévrier IG:3*J , la dn-
Jacqueline chez Anne d'Autriche.
chesfce d'Aiguillon, pour donner plus d'attrait à ces re-
présentations, voulut faire jouerpar des enfants i Amour
168 PASCAL ET !^ES SŒURS.
tyrannique^ tragi-comédie de Scudéry. Elle songea aux
demoiselles Saintot, à leur petite amie Jacqueline et à
son frère Pascal ; mais Grilberte, la sœur aînée, (fui veil-
lait sur les enfants dont le père était proscrit, répondit
fièrement au gentilhomme qui lui fut envoyé en cette
occasion par la duchesse d'Aiguillon : « .Monsieur le
cardinal ne nous donne pas assez de plaisir pour que
nous pensions à lui en faire. » La duchesse insista et
fit même entendre que le rappel de leur père devait en
dépendre. Les amis de la famille décidèrent alors que
Jacqueline accepterait le rôle qu'on lui proposait. Le cé-
lèbre acteur Montdory , qui était de Clermont et qui
connaissait la famille Pascal, donna des leçons à Jac-
queline et se chargea de monter la pièce. Le jour de la
représentation arriva. Jacqueline, qui avait à peine douze
ans , mit dans son jeu une gentillesse qui charma
tous les spectateurs, et surtout Pvichelieu. Le cardinal ne
cessa de l'applaudir. Elle profita de son succès pour ob-
tenir la grâce de son père. Écoutons-la faire le récit de
cette soirée dans une lettre adressée à son père et restée
jusqu'ici inédite. Nous la donnons d'après le manuscrit
de la Bibliothèque impériale.
« Monsieur mon père,
a II y a longtemps que je vous ai promis de ne point
vous écrire si je ne vous envoyais des vers, et, n'ayant
pas eu le loisir d'en faire (à cause de cette comédie dont
je vous ai parlé), je ne vous ai point écrit il y a long-
temps. A présent que j'en ai fait, je vous écris pour
vous les envoyer et pour vous faire le récit de l'aftaire
qui se passa hier à l'hôtel de Pûchelieu, où nous repré-
PASCAL KT SES SŒURS. 169
seiiUiines l'Amour lyrdîinique (lovuiil M. le cai-diii.il. .le-
m'en vais vous raconter de point en point Loiit ce ([iii
s'est |)assé. Premièrement, M. Montdory entretint M. le
cardinal depuis trois heures jusqu'à sept heures, et hu
])arla })res({ue toujours dv vous, de sa part et non pas de
la votre, c'est-à-dire (pi'il lui d:t (ju'il vous connaissait,
lui parla fort avantageusement de votre vertu, de votre
science et de vos autres bonnes qualités. Il parla aussi
de cette affaire des rentes, et lui dit que les choses ne
s'étaient pas passées comme on avait fait croire, et (pie
vous vous étiez seulement trouvé une fois chez M. le
chancelier, et encore que c'était pour apaiser le tumulte;
et, pour preuve de cela, il lui conta que vous aviez prié
M. Fayet d'avertir M.... Il lui dit aussi que je lui parle-
rais après la comédie. Enfin, il lui dit tant de choses
qu'il obligea M. le cardinal à lui dire : a Je vous pro-
mets de lui accorder tout ce qu'elle me demandera. »
M. de Montdory dit la même chose à Mme d'Aiguillon,
laquelle lui dit que cela lui faisait grande pitié et qu'elle
y apporterait tout ce qu'elle pourrait de son côté. Voilà
tout ce qui se passa devant la comédie. Quant à la re-
présentation, M. le cardinal parut y prendre grand plai-
sir ; mais principalement lorsque je parlais, il se mettait
à rire, comme aussi tout le monde dans la salle.
a Dès que cette comédie fut jouée, je descendis du
théâtre avec le dessein de parler à Mme d'Aiguillon.
Mais M. le cardinal s'en allait, ce qui fut cause que je
m'avançai tout droit à lui, de peur de perdre cette occa-
sion-là en allant faire ma révérence à Mme d'Aiguillon ;
outre cela, M. de Montdory me pressait extrêmement
d'aller parler à M. le cardinal. J'y allai donc et lui ré-
170 PASCAL ET SES SŒURS.
citai les vers que je vous envoie, qu'il reçut avec une
extrême affection et des caresses si extraordinaires que
cela n'était pas imaginable. Car, premièrement, dès
qu'il me vit venir à lui, il s'écria : « Voilà la petite
Pascal, » et puis il m'embrassait et me baisait, et, pen-
dant que je disais mes vers, il me tenait toujours entre
ses bras et me baisait à tous moments avec une grande
satisfaction, et puis, quand je les eus dits, il me dit :
oc Allez, je vous accorde tout ce que vous me demandez;
« écrivez à votre père qu'il revienne en toute sûreté. »
Là-dessus Mme d'Aiguillon s'approcha, qui dit à M. le
cardinal : « Vraiment, monsieur, il faut que vous fas-
« siez quelque chose pour cet homme-là ; j'en ai ouï
« parler, c'est un fort honnête homme et fort savant en
« mathématiques ; c'est dommage qu'il demeure inu-
* tile. Il a un fils qui est fort savant en mathématiques,
« qui n'a pourtant que quinze ans. » Là-dessus, M. le
cardinal dit encore une fois que je vous mandasse que
vous revinssiez en toute sûreté. Gomme je le vis en si
bonne humeur, je lui demandai s'il trouverait bon que
vous lui fissiez la révérence ; il me dit que vous seriez le
bienvenu, et puis, parmi d'autres discours, il me dit :
(c Dites à votre père, quand il sera revenu, qu'il me
« vienne voir, » et me répéta cela trois ou quatre fois.
x\près cela, comme Mme d'Aiguillon s'en allait, ma
sœur l'alla saluer, à qui elle fit beaucoup de caresses et
lui demanda où était mon frère, et dit qu'elle eût bien
voulu le voir. Gela fut cause que ma sœur le lui mena :
elle lui fit encore grands compliments et lui donna beau-
coup de louanges sur sa science. On nous mena en-
suite dans une salle, où il y eut une collation magni-
PASCAL ET SES SŒURS. 171
fifjLie (1(^ confitures sèches, de IViuls, limonade vX choses
semblal)les. En cet endroit-là elle me lit des caresses
qui ne sont pas croyal)les. Enfin, je ne puis pas vous
dire combien j'y ai reçu d'honneurs; car je ne vous
écris que le plus succinctement ([u'il m'est possible
de....*. Je m'en ressens extrêmement obligée à M. de
Montdory, qui a pris un soin étrange. Je vous prie de
prendre la peine de lui écrire par le premier ordinaire
pour le remercier, car il le mérite bien. Pour moi, je
m'estime extrêmement heureuse d'avoir aidé en quelque
façon à une affaire qui peut vous donner du contente-
ment C'est ce qu'a toujours souhaité avec une extrême
passion. Monsieur mon père,
« Votre très-humble et très-obéissante fill?
et servante,
« Pascal.
« De Paris, ce 4 avril 1639. »
Voici quels étaient ]es vers adressés à Richelieu et
joints à la lettre que nous venons de citer :
Ne vous étonneîî pas, incomparable Armand,
Si j'ai mal contenté vos yeux et vos oreilles :
Mon esprit, agité de frayeurs sans pareilles,
Interdit à mon corps et voix et mouvement.
Mais pour me rendre ici capable de vous plairo,
Rappelez de Texil mon misérable père :
C'est le bien que j'attends d'une insigne bonté ;
Sauvez un innocent d'un péril manifeste :
Ainsi vous me rendrez l'entière liberté
De l'esprit et du corps, de la voix et du gest:.
1. Mot illisible dans la lettre manuscrite.
172 PASCAL ET SES SŒURS.
En recevant ces heureuses nouvelles, Etienne Pas-
cal se hâta de revenir à Paris; il se prp.senta, avec'
ses trois enfants , à Rueil , chez le cardinal , qui lui
lit l'accueille plus flatteur. « Je connais tout votre mé-
rite, lui dit Richelieu; je vous rends à vos enfants et
je vous les recommande; j'en veux faire quelque chose
de grand. »
Deux ans après, Etienne Pascal fut nommé à l'inten-
dance de Rouen, et il alla s'établir dans cette ville avec
sa famille. La jeune Jacquehae, qui n'avait cessé de
s' exercer à faire des vers, obtint le prix de poésie décerné
chaque année à Rouen, à la fête de la Conception de
la Vierge, qui était le sujet même du concours. Quoique
ces vers ne méritent pas d'être cités, ils eurent alors un
prodigieux succès. Le prix fut porté à Jacqueline en
grande pompe, avec des trompettes et des tambours, et
Corneille, présent à cette cérémonie, fit un impromptu
sur le triomphe et la modestie de la jeune muse, qui
s'était dérobée à cette ovation.
Voici le début de ces vers ; ils étaient adressés au
prince qui présidait la solennité ;
Pour une jeune muse absente,
Prince^ je prendrai soin de vous remercier,
Et son âge et son sexe ont de quoi convier
A porter jusqu'au ciel sa gloire encor naissante.
Guidée par le génie de Corneille, qui peut dire jus-
qu'où serait monté le vol de cette intelligence, dans ce
beau siècle où un souffle de grandeur passa sur les âmes
et s'en exhala? Mais la gloire, sans doute, effraya Jacque-
line ; elle en détourna ses regards avec une sorte d'é-
PASCAL ET SES SŒURS. 173
blouissement, et elle ne fil plus d(i vers que pour célé-
brer Dieu :
Moteur de ce grand univers,
Inspirez-moi de puissants vers,
Envoyez-moi la voix des anges,
Non pas pour louer les mortels,
Mais pour entonner vos louanges,
Et vous remercier au pied de vos autels,
BientAt elle entra au couvent de Port-Royal des
Champs, et y ensevelit cette beauté et cet esprit qui
l'avaient fait admirer dans le monde. Que de charmes,
que de génie se cachèrent dans cette retraite, gloires
humaines perdues dans la gloire de Dieu, comme ces
étoiles qui brillent, fuient et se confondent dans la voie
lactée !
JEAN BART
NOTICE SUR JEAN BART.
Jean Bart naquit à Dunkerque en 1651 : il était fils d'un
pêcheur corsaire. Louis XIV se plut à l'honorer au milieu de
sa cour et le nomma chef d'escadre. Jean Bart justifia la con-
fiance du roi. Trente-deux vaisseaux de guerre anglais et
hollandais bloquaient le port de Dunkerque en 1692. Jean
Bart en sortit avec sept frégates, et dès le lendemain s'em-
para de quatre navires anglais richement armés qui faisaient
voile vers la Russie. Dans le cours de la même campagne,* il
brûla plus de quatre-vingts bâtiments ennemis, fit une des-
cente vers Newcastle, ravagea tout le pays des environs, et
revint à Dunkerque avec plus de quinze cent mille francs
de prise. La même année, il s'empara de treize navires
hollandais chargés de grains. Jean Bart se trouva à la
fameuse journée de Lagos, où quatre-vingt-sept navires de
commerce et plusieurs vaisseaux de guerre anglais furent
pris et brûlés ; la perte des vaincus en cette occasion fut
évaluée à plus de vingt-cinq millions de livres. Il obtint des
lettres de noblesse de Louis XIV. En 1696, il remporta de
nouveaux triomphes contre les flottes réunies de l'Angle-
terre et de la Hollande. La paix seule interrompit ses tra-
vaux. Il passa les dernières années de sa vie à Dunkerque,
où il mourut d'une pleurésie, le 27 avril 1702.
11 ne laissa pas de descendance directe, mais son nom glo-
rieux s'est perpétué par la famille de Gaspard Bart, son frère .
Le 16 février 1855, n* ^^urut à Wormhoudt, grand et joli
12
178 NOTICE SUR JEAN BART.
bourg formé par de charmantes habitations et à quelque
distance de Dunkerque, le dernier héritier du nom de Jean
Bart, Henri-Ferdinand-Marie Bart, commis principal des
subsistances de la marine en retraite, âgé de soixante-
quatorze ans; il était né à Dunkerque et fut adopté à Page
de sept ans par sa ville natale qui se chargea de son éduca-
tion. Il était petit-fils du commandant de la Danaé ; il eut
pour fils un émule de ses illustres ancêtre^, Jean-Pierre
Bart, lieutenant de vaisseau, commandant de la gabarre de
l'État la Sarcelle^ mort à Pile Bourbon à trente-six ans. Après
la mort de ce fils, le père, représentant d'un nom si g'o-
rieux, vint habiter ave^ ses deux filles sa ville natale, où il
assista à inauguration de la statue de Jean Bart, gloire de
sa race; puis il se retira à Wormhoudt, oii il est mort.
JEAN BAUX
Dunkerque était au pouvoir des Espagnols depuis
1652. Turenne, vainqueur de la Fronde sur tous les
points de la France, fit le siège de cette ville en 1658.
La Hotte anglaise le secondait, car la politique avait dé-
cidé Louis XIV à se faire momentanément l'allié de
Cromwell. Le prince de Condé et don Juan d'Autriche
défendaient la place assiégée. Les habitants de Dunker-
que faisaient des vœux pour le jeune roi de France, et
souhaitaient que la ville fût prise par lui et pour lui;
mais en même temps toute cette population de marins,
ennemie-née des Anglais, s'indignait de les voir unir
leurs armes à celles de la France ; dans cette alliance
elle voyait de la part de TAngleterre l'arrière-pensée de
s'approprier Dunkeique.
C'était par une soirée du mois de juin, durant ce
siège mémorable. Un groupe de marins s'était formé
devant une petite maison de la rue de l'Église, ainsi
nommée à cause de la cathédrale, alors si célèbre par
son merveilleux carill' n.
Le bruit des batteries anglaises et françaises ne pa-
raissait pas en ce moment préoccuper les marins réunis;
180 JEAN BART.
ils s'inl'ormaient avec anxiété, à la porto de la maison-
nette, de la santé de l'intrépide corsaire Gornille Bart,
qui avait été blessé récemment en tentant d'enlever un
navire anglais. Depuis un mois il ne pouvait quitter sa
chambre, lui dont la mer était l'élément. Un vieux ma-
rin qui servçiit de domestique au corsaire assurait à ses
compagnons assemblés sur la porte que leur maître allait
mieux. Le médecia n'avait pu extraire la balle qui avait
pénétré dans les chairs. « Mais enfin , répétait le
matelot, on peut vivre avec une balle sous la peau, et
j'espère que notre chef vivra; il reprend des forces; il
s'est levéaujourd'hai. Bonsoir, mes amis, et bonne espé-
rance. » Ayant parlé ainsi, le vieux marin attaché au
service de Gornille Bart referma la porte de la maison
et rentra dans la chambre de son maître.
C'était une pièce éclairée par une fenêtre en ogive.
Les murs étaient tapissés de cuir bosselé d'or ; un grand
lit de noyer massif, à colonnes torses, s'élevait au fond.
Sur ce lit était assis un homme de haute taille, à cheveux
blancs et àmoustaches encore blondes. Une femme soute-
nait le blessé, et un robuste enfant à longs cheveux blonds,
assis à ses pieds sur Testrade du lit, tenait une de ses
mains rudes qu'il baisait. Cet enfant pouvait avoir envi-
ron neuf ans ; il était d'une taille moyenne, mais forte ;
son front était large, ses sourcils épais ; son œil vif et
bleu exprimait une résolution au-dessus de son âge, son
teint hâlé annonçait la vigueur et la santé.
« Chausse les mules de ton père, dit la femme sur qu
ie blessé s'appuyait, puis nous le soutiendrons ensemble,
et il essayera de marcher un peu. »
L*enfant obéit; ses petites mains se faisaient câlines
JEAN BART. 181
ot allaienl doncemonl , ]H)iii* ne pas licinicr les j.inilx's
airail)li('s (lu corsaire « Oh! ers iniiiidils Anglais, ((lu*
je leK hais! s'écria-t-il à un géniissomoiit du ))1ossiî; si
je pouvais loin* rendre la hlessni'e rpi'ils vous ont Inite,
mon père !
— Patience, palience! ils sont en ce moment les alliés
de notre jeune- l'oi ; cela nous oblige à suspendre nos
liaines; mais l'heure reviendra où nous pourrons leur
courir sus. »
Le regard du vieux corsaire s'enflamma.
• Mon père, dit le petit Jean, vous me conduirez avec
vous !
— Oui, et si je ne peux t'y conduire, tu iras tout seul;
car, vois- tu, mon fils, c'est une guerre de race, et les
Bart, de père en fils, ont pourchassé ces chiens d'outre-
mer. »
Le blessé porta la main à son flanc droit. Il avait pâli.
« \oi\^ souffrez beaucoup? lui dit sa femme alarmée,
— Cette balle anglaise est là comme un affront, ré-
pliqua Gornille Bart. Ah! si je pouvais l'arracher!
— Vous me la donneriez , mon père , reprit l'enfant ,
et je vous assure qu'elle tuerait un de ces Anglais.
— Quel enragé! dit le vieux marin qui faisait le ser-
vice de la famille et qui venait de rentrer dans la cham-
bre; vous n'avez pas besoin de balles, jeune maître, pour
les houspiller; et ce matin votre bâton et vos poings vous
ont suffi pour mettre en sang le petit John Brish.
— Qui est John Brish? dit le blessé.
— Le fils de cet ancien bosseman anglais, notre voi-
sin, reprit le matelot.
— Pourquoi l'as-tu battu, petit? dit le père.
152 JExVN BAUT.
— Parce qu'il disait d'un ton goguenard que vous ne
monteriez plus sur votre vaisseau pour donner chasse
aux siens.
— Toujours des querelles! murmura la mère ef-
frayée.
— Quoi! mère, vous ne m'approuvez pas? Je bats les
Anglais parce que les Anglais ont blessé mon père.
— Laissez faire votre fils, maîtresse , reprit le vieux-
matelot; c'est un brave enfant, dont on parle déjà sur
toute la côte! Voyez-vous, c'est fier ce qu'il a fait il y a
un an. ce petit homme-là, lorsqu'avec ces deux mousses
de Hollande il s'en est allé bravement à travers la haute
mer sur le canot qu'il vous avait pris. Le temps était
calme d'abord; mais au retour, le vent était d'aval, la
bourrasque éclate, notre petit capitaine dirige la bar-
que, il rame, il rame; les mousses hollandais avaient
peur , il leur fait honte et rentre triomphant dans le
port.
— Vous oubliez mon inquiétude, et vous l'encouragez
dans ces folies, objecta la mère; mon ami, poursuivit-
elle en se tournant vers le malade, il faudrait répriman-
der Jean et lui défendre d'être toujours sur le port dans
les agrès ou dans les mâts des vaisseaux. Il serait cepen-
dant bien temps qu'il apprît à lire.
— Je ne veux pas en faire un clerc, répondit le père ,
qui semblait se ranimer en entendant parler de l'audace
de son fils. Il sera brave comme son grand-père An-
toine Bart , qui est mort avec gloire sous le canon de
l'Anglais.
— Mon grand-père est mort blessé par les Anglais !
s^écria le petit Jean Bart, pourpre de colère.
.IKAN BART.
S'A
— ( )iu, mon cnr.'inl. lui aussi \\\r paiciix ; maisdn moins
moil clans le; combat, ivpliciua h* malade en y;émissanl.
Jean Bart et les deux mousses en pleine mer.
Vous ne mourrez point, vous, mon ami, et vous
184 JEAN BART.
pourrez encore vous venger de ceux qui vous ont blessé, »
ajouta sa femme.
Cornille Bart secoua tristement la tête. « Que Dieu
t'entende murmura-t-il ; je voudrais seulement pouvoir
mener notre Jean en mer une fois contre l'ennemi, puis
je mourrais content.
— Ce sera ! ce sera! mon père, dit le petit Jean en se
pendant au cou du blessé. Mais racontez-moi la mort
de mon grand-père ; il y a longtemps, bien longtemps
que vous m'avez promis cette histoire.
— Entends-tu le canon qui gronde ? dit Cornille •
Bart. Cet accompagnement convient à mon histoire.
Écoute et souviens-toi toute ta vie qu'ils ont tué ton
grand-père et qu'ils m'ont blessé , moi , peut-être à
mort.
— Ma vie sera vouée à les exterminer 1 s'écria Jean,
les deux poings serrés; parlez, parlez-, vos paroles se
graveront en moi comme ces boulets qui trouent en ce
moment les murs des remparts. »
Le père se leva et dit : « J'aurai plus de force en par-
lant debout. »
La mère l'épiait, anxieuse.
« Maître, puis-je rester pour vous entendre? dit le
serviteur.
— Oui, mon vieux, va chercher ton chantier et ta ga-
lère; vous travaillerez tous les trois en m'écoutant. »
Le matelot sortit, et après quelques instants il revint,
tenant dans ses bras une petite galère en bois des îles,
qui était un chef-d'œuvre d'exécution ; aucun détail n'a-
vait été oublié ; elle était armée en guerre avec de petits
canons de fonte ; il ne restait plus à poser que les cor-
JEAN liART. 1^^
(Jagos, les voilrs et la IcnU^ (riioiiiUMir (|ni se dresse
rarrièrc du lla^i^(^
r. Maîliv, dil le vieux niariu, j'ai lends loujoiirs un peu
A^
li ItulHlklIlllIil'J :;.?ll|i|ii,lltii!lS'l
Jean^Bart travaillant à une petite galère.
de toile de Hollande pour mes voiles et un morceau de
lampas pour mon tandelet. »
186 JEAN BART.
Cornille Bart regarda sa femme. La ménagère s'ap-
procha d'un J3ahut sculpté et en tira, comme à regret, les
fragments d'étoffe demandés. « Voilà, dit-elle, je vais les
tailler et les coudre moi-même, afin que rien n'en soit
perdu. »
Elle prit ses grands ciseaux de fer, son dé et ses ai-
guilles, se plaça sur une chaise basse à dossier élevé ;
puis, agile, elle ajusta de ses doigts les bandes de toile
blanche et un carré de lampas pourpre et or.
« Moi, dit Jean, saisissant du gros fil écru , je
vais tendre les cordages ; » et il s'agenouilla devant
le vieux matelot qui soutenait la petite galère sur ses
genoux , et qui , délicatement , y posait quelques vis ou-
bliées.
Cornille Bart, sans songer à sa blessure, se promenait
à grands pas dans sa chambre. Il jeta un regard sur son
auditoire, et, satisfait de son air attentif, il commença
son récit, tandis que le canon des assiégeants continuait
à gronder : « Mon père, Antoine Bart, ton grand-père,
mon petit Jean, avait pour ami le fameux capitaine de
navire Michel Jacobsen, surnommé le Renard de mer :
c'était un grand, fier, bel homme, dont le peintre des
rois, Rubens, avait fait le portrait.
— Oh! ce portrait, je l'ai vu une fois, s'écria Jean,
quand J'étais tout petit, et je m'en souviens bien. C'était
un homme brun à grand visage, cheveux et moustaches
noirs ; sa poitrine était couverte d'un corset d'acier, sur
lequel était jetée une écharpe rouge. Dans la main droite
il tenait le bâton de commandant, etl' autre main était ap-
puyée s ir un beau casque luisant. Puis, dans le fond
c'étaient des navires, bataille et flots remués par la tem-
JFAN HAUT. 187
j)ùle coiiiiiu' le jour où je suis allé en lunilc! ivivi v.n coiii-
pa^nie des deux petits mousses de Rotterdam.
— C'est, bien cela, mon enfant, re])ril Cornille Iknt, et
])uisque tu te souviens de ce portrait du Renard de mer,
c*est comme si tu le souvenais de l'avoir vu vivant. Donc
le Renard de la mer et ton grand-père étaient comme
IVi'res. Un soir d'hiver, nous étions réunis ici dans cette
même chambre, bien chaudement près d'un bon feu,
fumant du tabac de Hollande et buvant de l'aie d'Angle-
terre. Un corsaire, ami de mon père, nous racontait ses
courses lointaines et ses combats ; je l'écoutais comme
tu m'écoutes ; tout à coup la porte s'ouvre, et le Renard
de mer apparaît, enveloppé d'un long manteau gou-
dronné, tout ruisselant d'eau; il pleuvait à torrents et la
mer était grosse. Sous son manteau, le Renard était armé
en guerre.
« Antoine, dit-il à mon père, j'ai besoin de toi, de ton
ce fils, de ton équipage et de ton brigantin.
« — Quand cela? dit mon père.
M — A l'heure même, répondit le Renard, et pour
« aller en haute mer.
« — Nous allons, mon fils et moi, nous armer pour te
•f suivre, » dit simplement mon père. Ga fut bientôt fait.
Nous sortîmes tous les trois et nous nous rendîmes au
port. La nuit était sombre. Onze heures sonnaient au
carillon. Nous trouvâmes notre brigantin, C Arondelle-de-
Mer^ avec tout son équipage à bord. C'était le vouloir de
mon père ; il fallait que l'on fut prêt au départ à toute
heure.
« Le bosseman leva l'ancre.
0 Quand nous fûmes en pleine mer, le Renard fit ap-
188 JEAN BART.
porter sur le pont des piques, des coutelas, des espontons,
des haches d'armes, et dit à chacun de s'armer pour
être prêt au point du jour pour n'importe quelle chance.
Une fois armé, tout l'équipage se mit en prière. Nous
naviguâmes ainsi toute la nuit, sous très-petites voiles,
à cause de la bourrasque; quand le jour parut, un
mousse qui était en vedette au haut du grand mât de
hune cria : « Je vois deux gros vaisseaux et un autre plus
a petit. » Le visage du Renard de mer s'empourpra
d'orgueil: « Enfin! enfin! les voici! » s' écria-t-il joyeu-
sement. Alors seulement il apprit à mon père qu'il avait
ordre d'attirer les croiseurs anglais loin du port, afin
d'en laisser l'entrée libre à un convoi considérable qui
nous arrivait du Nord et qu'on avait signalé dès la
veille : ^<- Mon vaisseau était en radoub , ajouta le Re-
u nard de mer, voilà pourquoi je t'ai demandé le tien.
« Antoine.
« — Oh! merci, réphqua mon père, ils vont avoir une
« danse, les trois Anglais !
a — Un contre trois ! reprit le Renard, ce sera rude;
ce il faut mettre le feu au ventre de ne s gens pour qu'ils
« ne reculent pas. »
« Mon père et le Renard haranguèrent l'équipage. Tous
jurèrent de mourir pour Dieu et pour le roi , et que
l'ennemi n'aurait d'eux ni os ni chair vive. On fit ap-
porter un tonneau d'eau-de-vie et on le distribua. Les
gens de l'artillerie se barbouillèrent le visage avec de la
poudre : on aurait dit des Africains.
«. — Et les trois vaisseaux des Anglais? » demanda
Jean Bart avec impatience.
« Ils arrivaient toujours sur nous, leurs voiles dé-
JEAN liAirr. 189
ployôcs. Mon \\vvv vi le I^'ii.-iid oïdiHmi'iciil ,iii pilolc
(\v, virer de hord sur le plus |)r()(li(' v.nssc'iii de 1 ciiiicim.
(li'lail lin p('li( iiavii-c nioiiis l'oil ipic noire luiLianl m ;
nous lui (lonnAines deux hordées dans la (piilh;, cl il lui
coulé. Alors les doux grosses IVégales au^hiiscs liieiil
sur notre pauvre Arondcllc-de-Mcr un feu si l'orniidahle,
(pu* la moitié de notre monde resta tué ou blessé. Mais
aussi, mon (ils, quelle t^loire ! quelle défense! seuls con-
tre trois vaisseaux! seuls nous en avions détruit un, et
les deux autres nous approchaient à peine, tant nous
combattions avec rage et furie aux cris de Vive le rot!
Nous brandissions nos piques, nous appelions les An-
glais à grands cris : Abordez! abordez donc! »
Ici le pale visage de Cornille Bart se colora tout à
coup, sa voix s'altéra, et il s'appuya contre le mur tout
chancelant. « Seigneur Dieu I s'écria sa femme ac-
courant, vous vous faites du mal en vous atiimant
ainsi.
« Laissez-moi, laissez-moi, et silence, écoutez ! ré-
pliqua Irusquement le conteur, tout à l'action de son
souvenir. Les Anglais, défiés par nous, abordent de
chaque côté du brigantin : ce fut une joyeuse et san-
glante mêlée. Hache en main, coutelas au poing, on
s'attaqua homme à homme. Les deux frégates avaient
de quoi remplacer ceux qui tombaient, tandis qu'il ne
restait plus des nôtres qu'un petit nombre debout, et
encore étaient ils tout saignants. Mon père avait reçu
trois coups de pique, le Renard une arquebusade dans
le corps. Le pont se couvrait de morts et d'agoni-
sants, le canon ennemi éventrait notre brigantin. Le
Renard s'approcha de mon père et lui dit sourdement :
190 JEAN BAHT.
« Allons , Antoine , le feu aux poudres . et à la grâce
c de Dieu! Il ne faut pas que ces hérétiques nous
« aient vivants. »
« Oh ! que cela est beau! que cela est beau ! » s'écria
le petit Jean transporté et en embrassant son père, dont
le visage devenait de plus en plus livide.
« Je vois encore, poursuivit le corsaire, le Renard de
mer, debout sur le pont, cramponné de tout son poids
au capitaine anglais, qui nous avait abordés avec plus de
cent des siens : « Feu ! feu ! » criait le Renard à mon
père. L'explosion se fit : tout fut englouti —
« J'avais senti une épouvantable secousse. Puis je
perdis tout sentiment. La fraîcheur de l'eau me fit reve-
nir à moi, et je me trouvai suspendu à un débris. Je vis
des Anglais qui dans leurs chaloupes allaient çà et là
recueillant des naufragés. Je fus ramassé comme les
autres;, mon père était mort! Le Renard de mer était
mort ! De notre équipage, il restait deux hommes ! de
notre brigantin quelques planches! Mais aussi des deux
frégates anglaises il n'en restait plus qu'une désempa-
rée; l'autre avait coulé par l'explosion de notre brigantin.
Pendant ce temps, le grand convoi qui arrivait du Nord
entrait à Dunkerque, et j'aUai prisonnier en Angleterre
avec les deux matelots qu'on avait sauvés.
« Voilà mon fils, ce qu'a été ton grand- père î ce que
j'ai été! sois digne de nous. »
A ce dernier mot, un flot de sang jaillit de îa bouche
de Cornille Bart : <r J'étoufïe, dit-il faiblement; oh! c'est
la balle anglaise ! » et il s'affaissa sans vie dans les bras
de sa femme et de son enfant. « Mon père ! mon père î
s'écriait Jean, les Anglais aussi t'ont tué! » Puis se
JEAN HART. 191
tournant vers sa mrrc : «Oh! les An^dais ! ajouta-Uil
avec une expression terrible, je; les exterminerai un jom-
et j'en délivrerai la France. »
Six ans après, Jean IJart faisait sa première croisièie
comme capitaine en second.
DEUX ENFANTS DE CHARLES V
13
NOTICE
SUR LA PRINCESSE ELISABETH STUART
ET SUR LE DUC HENRI DE GLOCESTER.
La reine Henriette d'Angleterre, femme de Charles I^'' et
fille d'Henri IV, quitta l'Angleterre au moment des troubles
avec quatre de ses enfants. Mais les deux autres, Elisabeth
et Henri de Glocester, ne purent la rejoindre et restèrent
prisonniers, comme leur père, du Parlement révolté.
La princesse Elisabeth était née au palais de Saint-James,
le 8 janvier 1635. Dès son plus jeune âge elle montra un
esprit vif et pénétrant et les plus heureuses dispositions
pour l'étude. Elle avait à peine dix ans, que son père la con-
sultait déjà avant de prendre une décision, tant il avait re-
connu en elle de justesse d'esprit et de perspicacité précoce.
Elle était frêle et délicate, mais d'une figure expressive et
charmante. Elle avait quatorze ans quand elle perdit son
père ; elle en ressentit une si vive douleur qu'on la vit dépé •
rir rapidement; on lui avait donné pour prison, ainsi qu'à
son frère le duc de Glocester, la forteresse de Garisbrooke
dans l'île de Wight, la même où leur père avait langui pri-
sonnier. La vue de ces murs acheva de la tuer. On la trouva
morte un matin dans sa chambre, le 8 septembre 1650.
Elle fu': inhumée secrètement dans l'église de Newport.
La reine Victoria vient de lui faire élever un monument dont
196 NOTICE SUR LES ENFANTS DE CHARLES I".
Marochetti a fait la slatue dans la nouvelle église de New-
port.
Le duc Henri de Glocester, frère de la princesse Elisabeth,
naquit aussi dans le palais de Saint- James en 16^0. Il suivit
la destinée de sa sœur, mais à la mort de celle-ci, Cromwell
le renvoya en France rejoindre sa mère, ses frères et ses
sœurs exilés; il languit triste et taciturne jusqu'à la restau-
ration de son frère Charles II sur le trône d'Angleterre. 11
était toujours poursuivi par l'image de son père décapité
auprès duquel on l'avait conduit, ainsi que sa sœur Elisa-
beth, la veille du jour de son exécution, et qui lui avait dit :
« Mon fils, souviens-toi qu'ils vent couper la tête de ton
père )j
Ce jeune prince ne rentra en Angleterre que pour y mou-
rir. Il expira à peine âgé de vingt et un ans dans le petit
palais de Whitehall.le même qui fut témoin du supplice de
son père.
DEUX ENFANTS DE CHARLES F"
Chaque pays a son Eldorado, son coin de terre en-
chanté que le soleil caresse , que la nature embellit , et
où on voudrait vivre les belles années de la jeunesse. La
France a ses îles d'Hyères et l'Italie ses îles du lac de
Gôme; l'Espagne a Grenade, le Portugal a Cintra, l'An-
gleterre a son île de Wight.
Dans les premiers jours d'août 1859, je partis de Lon-
dres à trois heures, par un temps brumeux, et j'arrivai
àsixàPortsmouth,parun magnifique soleil couchant qui
me rappela ceux du Midi. La mer, d'un vert d'aigue-
marine, était azurée par le reflet du ciel. Je montai sur
le pont du steamer qui devait me conduire à l'île de
Wight, et bientôt l'île charmante, l'île jardin de l'An-
gleterre, sœur lointaine de V Isola- Bella^ apparut devant
moi comme un immense radeau de verdure et de fleurs
caressé parles flots.
Tandis que le steamer s'éloignait du port de Porta -
mouth, un grand vaisseau de guerre y arrivait; il reve-
nait de Crimée chargé de soldats, qui tous se pressaient
sur le pont pour saluer les côtes de l'Angleterre. Les
uniformes rouges et les armes brillantes se détachaient
J98 DEUX ENFANTS DE CHARLES F'.
sur le ])leu d\ui ciel chaud et lumineux. Le grand na-
vire passa si près de nous que je pus distinguer les
figures martiales et bronzées de ces vaillantes troupes
décimées ! Le vaisseau creusa derrière nous un profond
sillage et entra dans la rade de Portsmouth, pendant
que la marée nous poussait vers l'île de Wight. et bientôt
Tandis que le steamer s'éloignait du port de Portsnrioulh,
un grand vaisseau de guerre y arrivait.
nous touchâmes le Pirey jetée aérienne qui sert de pro-
menade aux baigneurs, et par laquelle les nouveaux
débarqués arrivent à Ryde , la ville aristocratique
de l'île.
En ce moment, les deux tours du château d'Osborne
se dressaient à la pointe extrême de l'île, éclairées en
DKIIX ENFANTS I)K (^.ITARLES l". 199
plein [)ar Iv soleil t'oiicliaiil (|iii les conroiiiiail et Ich
faisail rossenihlcr à deux pliai'cs.
Osl)orno ost la résideiK'c privée de la iviiio d' Angle -
terre; elle s'est plu à eml)ellir les jardins et les prome-
nades d(^ ce riant palais et rhajjite plusieurs mois de
Tannée. Mais mon hul, en visilanl l'îh» d(i W'igiil, était
surtout de voir l'ancien château fort de Garisbrooke, qui
servit de prison à Charles ^^ Je partis un matin de
II) de pour faire cette excursion.
L'antique forteresse, dont les premières constructions
remontent aux Romains, est située près de Newport,
capitale de l'île. La Médina traverse Newport, et coule
en ligne droite et en s'élargissant toujours jusqu'à Gowes,
où est son embouchure. Newport, bâti dans l'intérieur
des terres, n'a d'intéressant que ses souvenirs histori-
ques et son église de Saint-Thomas qui renferme une
tombe virginale, qui est la poésie éternelle de l'île.
Après avoir traversé Newport, je laissai à ma droite le
joli village de Garisbrooke avec ses arbres, ses jardins,
son église, flanquée d'une haute tour, dont le cadran fait
voir les heures aux campagnards éloignés ; la mer est à
l'horizon, et à mesure que je montais, me rapprochant
de la forteresse, l'étendue des flots se déroulait plus im-
mense. Je marchais sous de grands arbres séculaires,
dans des sentiers de gazon, au pied des remparts en
ruine. Je passai sous une grande arche de porte sans
fermeture, et j'arrivai sous la voûte profonde de pierre,
flanquée de deux bastions, qui sert d'entrée à la forte-
resse. Je me trouvai alors dans une espèce de place d'ar-
mes. Je me dirigeai à l'aventure, et j'escaladai les débris
des remparts, auxquels s'enchevêtrent des arbustes, des
200 DEUX ENFANTS DE CHARLES P^
sureaux et des ronces. Le hasard m'avait bien guidée;
c'est là que se trouve la fenêtre de la citadelle par la-
quelle Charles P*" tenta de s'échapper. Cette fenêtre, for-
mée de deux ogives, était voisine de la chambre du pri-
sonnier. Chaque ogive n'avait d'abord qu'un barreau,
mais, après la tenfative d'évasion, le barreau fut doublé.
Un figuier et une vigne sauvage s'enlacent maintenant à
cette fenêtre et y forment un treillis. Tandis que je re-
gardais la base des remparls extérieurs, à travers le
feuillage frissonnant à la brise de la mer qui soufflait de
Touest, j'entendis dans la grande cour de la forteresse
une voix de jeune fille qui me disait en anglais : « Quand
madame aura vu à son gré les ruines, je la conduirai
dans les appartements fermés. » Celle qui me parlait
ainsi paraissait avoir dix-huit ans. Sa taille était élan-
cée, son visage avait un éclat de carnation que possèdent
seules les jeunes Anglaises; j'en dirai autant de ses yeux
noirs, tranquilles et profonds ; ce ne sont point les yeux
des Italiennes, ils ont plus dépensée et moins de flamme;
sa chevelure brune et abondante était natée sous un cha-
peau rond en paille grise. Elle portait une robe en
mousseline blanche et lilas , dont le corsage flottant
était fermé au cou par un nœud de ruban cerise; les
manches laissaient le bras à découvert jusqu'au coude;
les mains étaient voilées par de petites mitaines en filet
noir. Elle avait dans toute sa personne cette propreté an-
glaise irréprochable.
Je lui demandai comment elle possédait les clefs du
château ; elle me dit qu'elle était la fille du concierge du
lord gouverneur (c'est toujours un lord qui est gouver-
neur titulaire de ces ruines), et qu'elle était chargée
DEUX ENFANTS DE CIIARr.ES r^ 201
d'accoinpap^nor les visileurs. Avant de la suivre dans les
appartenienls intérieurs, je voulus continuer mon explo-
ration des remparts et des tours démantelées. Tout C(î
qui reste des remparts était couvert d'une végétation
vigoureuse ; les genêts et les sureaux en lleurs répan-
daient dans l'air leurs chauds parfums qui me rappelè-
rent ceux des campagnes du Midi. Les abeilles assié-
geaient ces lleurs pour y prendre leur miel.
Je descendis des remparts, je traversai la place d'ar-
mes, je laissai à ma gauche les bâtiments plus modernes
que la jeune fille devait me montrer, et je me dirigeai
vers la tour principale, la grande tour bâtie par les Ro-
mains, près de laquelle s'élèvent deux magnifiques sa-
pins. Les chroniques des sixième et neuvième siècles
parlent de cette tour comme d'une place très-importante ;
elle avait alors à sa base un puits de trois cents pieds
de profondeur, qui fut comblé plus tard comme inutile.
On monte jusqu'au sommet effondré de cette tour par
un escalier de soixante-douze marches très-hautes et
très-rudes, qui de loin font ressembler cet escalier à une
écheJle presque perpendiculaire. A l'angle sud-est de la
tour romaine sont les restes d'une autre tour appelée
Montjoye^ dont les murs ont dix-huit pieds d'épaisseur.
Arrivée sur le parapet en ruine qui couronne la haute
tour romaine, je m'assis sur des touffes de bruyère pour
contempler longuement la mer et la campagne qui se
déroulaient sous mes yeux.
J'avais en face, sur le premier plan, la forêt et le vil-
lage de Garisbrooke, et, plus loin, à droite, la ville de
Newport; à gauche, l'Océan, dont la marée montait, et
où quelques voiles se montraient au large ; derrière moi
202 DEUX ENFANTS DE CHARLES ^^
s'étendaient les plaines et les collines couvertes de cul-
tures abondantes. Tout l'intérieur de la tour, vide des
constructions primitives, est devenu comme un puits de
verdui'e où s'élancent les lierres et les sureaux. Des lé-
zards sautaient du mur en ruine où j'étais adossée et
disparaissaient dans cet abîme dont ils agitaient un mo-
ment la surface : c'était le seul bruit qui parvenait jus-
qu'à moi ; à cette hauteur, la nature paraissait endormie
sous l'accablante chaleur de ce jour d'août.
Il me semblait voir errer, sur les remparts de la vieille
citadelle que je dominais, l'ombre de Charles P*", de ce
roi chevaleresque et mélancolique, passionné et lettré
comme Marie Stuart ! Il aimait les arts en profond con-
naisseur, il savait goûter Raphaël dont il recueillit les
précieux cartons; il fit éclater le génie de Yan Dyck et
décida de sa fortune.
Sa famille était dispersée : la reine (Henriette, fille de
Henri IV) avait passé en Hollande (avant la déchéance
du roi) avec la princesse royale qui épousa le prince
d'Orange; la reine était revenue en Angleterre ramener
des secours pour la royauté, mais elle fut forcée de se
réfugier bientôt en France, où la princesse Henriette
(qu'immortalisa Bossuet), le prince de Galles (qui fut
plus tard Charles III), et le duc d'York (qui devint Jac-
ques II), la rejoignirent. — Deux autres enfants, la petite
princesse Elisabeth et son plus jeune frère le duc de
Glocester, n'avaient pu quitter l'Angleterre pendant la
captivité de leur père ; ils furent confiés par le Parlement
à la comtesse de Leicester; elle eut pour eux des soins
de mère. Il est rare, malgré la guerre et les passions
politiques qui déchaînent les hommes, qu'une femme se
DEUX ENFANTS DE CHARLES ^^ 205
prête au rôle de geôlier et persécute l'enfance ! Ces deux
derniers enfants du roi, d'une intelligence précoce et
d'une beauté frappante que Van Dyck a rendue dans un
tableau de famille, étaient ceux que le pauvre monarque
prisonnier aimait entre tous ; il demanda vainement à les
voir pendant qu'il était enfermé à Garisbrooke. Mais le
29 janvier J649, les soldais de Gromwell virent passer
sous la sombre porte de Whiteliall deux enfants conduits
par une lady*; une petite fille de treize ans, vêtue de
noir, avec la fraise à la Médicis entourant son cou déli-
cat et montant jusqu'à l'ovale expressif de sa tête blonde,
donnait la main à un petit garçon de huit ans, frêle et
amaigri comme elle: c'étaient le frère et la sœur; tous
deux étaient si tristes et si graves, qu'ils faisaient invo-
lontairement songer à ce vers de Shakspeare :
Se wise, so young, Ihey say done^er live long.
Ils traversèrent plusieurs salles pleines de gardes, et
arrivèrent enfin dans une chambre plus sombre, où ils
trouvèrent leur père calme et digne, écrivant devant une
table. Mais quand les deux enfants se précipitèrent dans
ses bras, la nature éclata en sanglots, et l'héroïsme stoï-
que fut vaincu : ce père était Charles P', qui devait
mourir le lendemain ! ces enfants, la jeune princesse
Elisabeth et le petit duc de Glocester !
Quand le roi put maîtriser son émotion, il remit à sa
fille quelques bijoux pour sa mère, ses frères et ses
sœurs, et, pour elle, la Bible qui ne l'avait jamais quitté
t. La comtesse de Leicester.
206 DEUX ENFANTS DE CHAULES ^^
durant sa captivité, et où il avait puisé de hautes et im-
mortelles consolations!
Cette entrevue sembla soulager l'âme du père, mais
"iill
{mil
il
La nature éclata en sanglots,
elle brisa à jamais celle des deux enfants. Ils comprirent
bien, dès les jours suivants, aux rigueurs qii s'étendaient
DKUX KM-\UNTS 1)K CIIAHUIS l". 207
sur eux, ([iic le roi avait été (Iccapili' : la ))eiisi()n (jueleur
faisait hi Varleincnt lui sn|)))iiiiiée ; ils perdirent leur
titre de ))riu('e, et leurs serviteurs leur lurent enhîvés ;
Gromwell parla même de leur l'aire apprendre un métier.
Le petit duc devait devenir- un ouviier cordonnier, et la
jeune princesse une ouvrière en boutons.
Ces indignités (qui heureusement pour la nation an-
glaise ne s'accomplirent pas) me faisaient penser aux
tortures inlligées au fils de Marie-Antoinette; il en mou-
l'ut, et les autres, suivant la belle expression anglaise,
moururent d'un cœur brisé.
Je savais la lin prématurée de ces deux adolescents,
dont la vie futfsi vite assombrie parle malheur; mais les
circonstances de leur déclin, les détails, cjui sont la phy-
sionomie des choses, m'échappaient. Les historiens con-
temporains parlent peu de la mort de cette jeune prin-
cesse, si merveilleusement intelligente, dont tous célè-
brent l'esprit. Elle naquit dans le palais de Saint-James
le 8 janvier 1635; elle était d'une beauté attrayante qui
semblait refléter son cœur aiïectueux et son vif esprit.
Van Dyck en a lait un portrait quand elle avait sept ans.
C'est une petite lille au cou tendu, à la mine éveillée et
mutine. Elle avait douze ans quand le comte de ^Nlon-
treuil, alors ambassadeur de France à Londres, écrivait
d'elle à sa cour : « qu'elle était d'une grande beauté^
tpi'elle rappelait par son esprit le roi Henri IV, son
grand -père, et que jamais dans un enfant il n'avait vu
tant de grâce, de dignité et de sensibilité. »
Hume va plus loin, il lui accorde une grande supério-
rité de jugement, et le chancelier Glarendon ajoute que
son intelligence inusitée et profonde était un sujet d*éton-
208 DEUX ENFANTS DE CHARLES ^^
nement pour son père, qui la consultait souvent et s'é-
merveillait sur ses remarques toujours justes sur les
hommes et sur les choses. — Où avait-elle langui, et
où s'était-elle éteinte, cette belle enfant si merveilleuse-
ment douée? Je la voyais toujours frappée à mort sor-
tant de Whitehall, en tenant par la main ce petit frère
dont elle semblait être la mère anticipée ; puis elle dis-
paraissait pour moi dans l'ombre et l'oubli de l'histoire.
Tandis que les souvenirs de Charles P"" et de sa famille
remontaient à flots pressés dans mon esprit, j'étais tou-
jours assi?ie sur le sommet de la tour gigantesque de
Garisbrooke, dominant la campagne tranquille et l'Océan
agité. Les travailleurs quittaient les champs, poussant
les bœufs versl'étable; les troupeaux de moutons aux
pieds noirs et polis, contrastant avec la blancheur de leur
toison, se serraient vers les granges : le crépuscule se
faisait dans le ciel, où se montraient déjà les pâles étoiles.
Comme pétrifiée sur ce sommet, je méditais encore
sur les luttes incessantes des sociétés, qui troublent de
leurs éternels oiages la terre nourricière, ainsi que des
enfants qui s'entre-déchirent sur le sein de leur mère.
Tout à coup une voix fraîche et jeune monta de l'esca-
lier de la tour et dit en anglais :
Œ Si madame veut voir l'appartement de la princesse,
il est temps, car la nuit va venir. > Et la jeune et jolie
gardienne de Carisbrooke, avec son trousseau de clefs,
arriva bientôt jusqu'à moi. Je la suivis en silence; elle
tenait à la main avec ses clefs un petit livre que j'eus la
curiosité de regarder : c'étaient les poésies écossaises de
Burns.
Les appartements dans lesquels me conduisit la jeune
DEUX ENFANTS DE CHAHLKS V\ 209
fille forment la partie moderne de la citadelle de Caris-
brooke; ils furent construits sous le règne d'Élisabetii,
et adossés à un vieux bâtiment qui sert aujouid'luii de
ferme et où se trouve un puits très-profond dont l'eau a
la fraîcheur de la glace. Cette ferme est omljragée par
de beaux arbres et des fourrés de végétations qui la re-
lient à la partie en ruine des remparts. C'est de ce côté
qu'était la chambre de Charles P**, dont il ne reste que
des fragments de murs et un pan de fenêtre. Ces débris,
les constructions anciennes et les constructions plus
modernes dont je viens de parler, se massent ensemble
et séparent la place d'armes, que j'avais traversée en
entrant, de la cour qui mène à la grande tour.
Les appartements du temps de la reine Elisabeth
n'ont aucune espèce de caractère; on y entre par un ves-
tibule carré sans ornementation; on monte un assez
large escalier avec une rampe à balustres peints en gris,
et l'on arrive dans un grand salon oblong dont le plafond
est formé par des poutres à découvert peintes en gris.
Une grande cheminée de la Renaissance est aussi peinte
en gris, de même que les corniches et les soubassements,
dans l'encadrement desquels ont dû être placées des
tentures de tapisseries. Du reste, nul vestige de sculp-
ture, d'écussons ou de chiffres; dans l'angle de cette
salle à droite est une porte assez basse. On monte trois
marches après l'avoir franchie, et on se trouve dans une
toute petite chambre à boiserie grise, dont la fenêtre
prend jour sur les remparts; une autre chambre à peu
près jumelle est à côté : elle a une cheminée au fond; de
sa fenêtre on voit à droite et perpendiculaire cette autre
fenêtre en ogive que j'ai décrite et par laquelle Charles I'*"
14
210 DEUX ENFANTS DE CHARLES I".
tenta de s'évader. En face de cette ruine, ma pensée se
reporta naturellement vers le roi prisonnier et sa famille.
Ma charmante et fraîche conductrice, qui ne m'avait point
encore adressé la parole, me dit alors : « C'est ici qu'elle
est morte; et, dans son agonie, elle a bien souvent re-
gardé dans la direction où vous regardez en ce mo-
ment.
« De qui parlez-vous donc?m'écriai-je.
— De la petite princesse, une fée, un ange ! De la fille
du roi Charles P^V décapité à Whitehall; elle fut ame-
née ici avec son frère Henri, après la mort de leur père.
Ils habitaient ces deux étroites chambres ; dans celle où
nous sommes couchait la princesse, et c'est ici qu'un
matin on la trouva morte.
— Est-ce une légende que vous me contez, repris-je,
une tradition vague ?
— • Non, répliqua-t-elle, c'est une histoire certaine
dont chaque fait et chaque sentiment ont été religieuse-
ment transmis de père en fils dans la famille de mon
père. Celui-ci a su de son bisaïeul ce que son bisaïeul
avait appris du sien.
« Ce fut par une froide journée de mars que ce plus
ancien en date des gardiens de Carisbrooke, charge héri-
ditaire dans ma famille depuis plus de deux cents ans,
vit arriver, conduits par des soldats, deux enfants en
habits de deuil. La neige couvrait toute l'île, le ciel était
noir et faisait ressortir plus encore la blancheur de la
terre.
a La jeune princesse et le petit prince traversèrent
cette cour qui est là sous nos yeux ; ils marchaient pâles
et tout frissonnants sur la terre glacée. Il .avait été dé-
DEUX ENFANTS DE CHARLES r^ 211
IViulu (l(^ leur rondre les honneurs dus à leur ran;^^ et
même de les servir. Mais le san^,^ de mou père a tou-
jours été généreux, dit la jeune lille en soui'iant, ; il est
de la source de celui de cet ancêtre éloigné, ([ui reçut
ici les deux orphelins royaux. Orphelins en ell'et, ca
leur mère était comme morte pour eux, elle ne pouvait
revenir de son exil et les emporter dans ses hras ! Ils
semblaient accablés par le fardeau de leur peine et se
regardaient tristement.
« Le gardien (de qui descend mon père) les fit en-
trer dans la grande salle que nous venons de traverser ;
ils s'assirent près de la cheminée flambante pour se ré-
chauffer un peu. La femme du gardien, une bonne âme
de ce temps et que j'aime encore en mémoire des soins
qu'elle prit d'eux, leur offrit à manger ; le petit prince y
consentit avec plaisir, car il avait grand'faim ; mais la
princesse ne voulut boire qu'une tasse de lait. Elle tous-
sait beaucoup. On les conduisit dans leurs petites
chambres. La princesse, qui n'en pouvait plus, se hâta
de se coucher ; mais avant elle regarda par la fenêtre où
nous sommes accoudées, et un soldat qui faisait senti-
nelle sur les remparts lui apprit brutalement que cette
fenêtre gothique où les plantes grimpantes s'enlacent
aujourd'hui, était celle par laquelle le roi Charles P'
avait voulu s'évader. La princesse Elisabeth éclata en
sanglots ; c'était déchirant de la voir. Enfin elle baisa
la Bible qui lui venait de son père, la posa à la tête de
son lit, et parut se calmer.
ce Le lendemain , quand mon aïeule entra dans sa
chambre, elle la trouva^en prière avec son petit frère
Henri ; elle l'avait levé et habillé elle-même, trop fière
212 DEUX ENFANTS DE CHARLES I".
pour réclamer contre les ordres des bourreaux de son
père. Mère adolescente, le malheur lui avait suggéré
toutes les délicatesses des soins maternels. Comme la
neige avait cessé de tomber et qu'un pâle soleil se jouait
sur sa blancheur, les enfants demandèrent à se pro-
mener un peu dans la cour et sur les remparts ; on leur
laissa là quelque liberté, car la citadelle était fermée de
toutes parts, et les pauvres petits prisonniers n'étaient
guère capables dé s'échapper. Aussitôt qu'ils furent
maîtres de leurs pas, on les vit se diriger tous deux,
sans s'être consultés, vers la partie des remparts où est
la fenêtre en ogive. Us appuyèrent leurs têtes sur les
barreaux, enlacèrent leurs petites mains et restèrent
longtemps à penser à leur père.
a On n'a pas douté que la vue toujours présente de
cette fenêtre n'ait hâté le dépérissement de la douce
princesse ; cette tête de roi, qui passa par là, tandis que
le corps ne put suivre, lui présentait l'image de l'écha-
faud, où la tête de son père tomba sanglante ! Chaque
jour, à chaque heure, la vue de l'ogive trop étroite qui
fit manquer l'évasion, lui rappelait cette affreuse mort
que la fuite aurait empêchée. C'était une douleur sans
cesse renouvelée; aussi mon aïeule disait-elle brave-
ment au gouverneur, ami de Cromwell, qu'avoir con-
duit là ces deux pauvres petits êtres, c'était un raffine-
ment de cruauté indigne de bons chrétiens. Elle sentait
bien, l'honnête femme, que le choix de cette prison était
une torture qui les tuerait lentement, surtout la jeune
princesse, qui semblait déjà près de mourir.
« Cependant , les premiers jours qui suivirent son
arrivée, elle fit de grands efforts de courage : elle dis-
DEUX ENFANTS 1)K CIIAHLKS l". 215
posa sa petite chambre pour s'y recueillir ; elle plaça là,
sur une planche oii vous voyez ces clous, quelques livres
français, anglais et latins (ju'on lui avait laissés : elle
mit sa table de bois de sapin près de la fenêtre, elle y
écrivit plusieurs heures par jour ; elle désira que la tête
de son lit lut tournée en face des remparts. Souvent,
quand elle devint plus faible, elle restait étendue tout le
jour, Tœil lixé vers la fatale fenêtre.
« Elle obtint de mon aïeule qu'on lui ouvrît la chambre
où le roi Charles avait été prisonnier ; cette chambre
n'existe plus aujourd'hui, il n'en reste qu'un débris de
mur, là à droite.
« Le premier jour qu'elle y pénétra ce furent de nou-
velles larmes ; les murs lui faisaient mal, elle y voyait
passer les peines et les humiliations subies par le roi
son père. On m'a dit que les pensées douloureuses usent
la vie plus vite que les souffrances dn corps ; l'histoire
de la princesse Elisabeth le prouve bien. Cependant
elle voulait vivre pour élever son petit Henri, suivant la
promesse sacrée qu'elle en avait faite à son père.
a Aidée par son frère, elle transforma en oratoire la
chambre du roi. Quand le printemps commença, ils y
apportèrent des fleurs comme on fait à une tombe ; ils y
lisaient la Bible qui n'avait pas quitté leur père et qu'il
lisait, lui aussi, prisonnier à la même place ! — Il fal-
lait la voir attentive et tendre pour son bien-aimé petit
Henri î Tant qu'un peu de force lui resta, elle lui fai-
sait chaque jour réciter des vers latins, lui parlait de
l'histoire d'Angleterre, de celle de France et des autres
pays lointains. Tandis que le jeune duc écrivait ses le-
çons, elle travaillait elle-même, elle faisait des fraises
216
DEUX ENFANTS DE CHARLES T".
de linon bien simples et bien blanches pour elle et pour
son frère. Le mouvement de l'aiguille la fatiguait, son
Ils y apportèrent des fleurs.
soufffe était alors plus oppressé, et sur sa pâleur per-
laient des gouttes de sueur froide.
« La bonne femme du gardien la suppliait en vain
DEUX ENFANTS DE CHARLES V\ 217
d'interrompre son doul)l(î travail ; v.Wn avait coutume de
répondre : « Je ne puis laisser mon pauvre frère dans
« l'ignorance, et je dois me servir moi-même, puisque
« les bourreaux de mon père l'ont décrété. » Ce qui
rendit son mal ron<^^eur incurable, c'est qu'aucune voix
du dehors ne leur apportait l'espérance. Elle ignorait le
sort de sa mère et des quatre enfants qui l'avaient suivie ;
où étaient-ils? S'ils étaient libres, comment ne ve-
naient-ils pas les délivrer ?
« Elle sentait bien qu'elle se mourait ; pourtant ja-
mais une plainte ne s'échappa de ses lèvres. On lui en-
tendait dire sur le pardon et sur la vraie grandeur du
chrétien des choses qu elle tenait du roi son père, et
qui remphssaient d'admiration ceux qui Técoutaient.
« On était arrivé à la fin de mai et l'île avait revêtu
cette parure d'herbes, de fleurs et de feuillages que vous
lui voyez ; les petits prisonniers se promenaient deux
fois par jour sur les remparts et dans la place d'armes,
mais les remparts étaient le lieu préféré, tant à cause de
la fenêtre qui les attirait que de la c.ampagne qu'ils
voyaient de là se dérouler devant eux. C'était toujours
un peu de liberté pour les yeux ! Ils apercevaient sur la
mer glisser de beaux navires, ils suivaient les travaux
champêtres dans les terres voisines ; les plaisirs des
villageois dansant et vidant des brocs en bas des rem-
parts, dans le petit village de Carisbrooke.
« Par une belle joui née, ils virent passer une noce; tous
les paysans et paysannes qui formaient le cortège de la
mariée chantaient et portaient des bouquets pour lui faire
honneur. Quand ils aperçurent les enfants du roi, triste-
ment assis sur les remparts, ils cessèrent leur chanson et
218 DEUX ENFANTS DE CHARLES P^
leur lancèrent leurs bouquets en signe d'hommage. Alors
la jeune princesse Elisabeth détacha de son cou une
croix d'or, et, se penchant vers la mariée, la lui jeta.
« Une autre fois, vers le soir, ils entendirent des ma-
telots qui, en conduisant une barque, chantaient par
habitude l'air du God save tke King : la double tranquil-
lité de la mer et de la campagne laissait monter vers eux
le chant sonore. « Ecoute, s'écria la jeune princesse,
« en voilà qui aiment encore notre père ! to Et, heureuse
un moment, elle embrassa son frère.
« L'été faisait pousser les arbres et les blés, il colo-
rait les fleurs et les fruits, et chassait les brouillards du
ciel et de la mer ; la terre germait partout, riante et
belle, le deuil de l'hiver était oublié. Il semble que lors-
que la nature se montre ainsi en force et en fête, il ne
devrait plus y avoir ni malades ni malheureux : pour-
tant il n'en est rien. « La sève de la terre n'est pas la
« même qui nous donne ou nous rend la vie, disait la
a princesse Elisabeth ; notre force ou notre défaillance
ce. viennent de l'âme. » Aussi les parfums avaient beau
monter vers sa prison, les oiseaux joyeux chanter et
voler sur sa tête ; l'Qcéan avait beau n'avoir que des
horizons de lumière, et les jeunes sapins du bois voisin
croître et s'élever sous ses yeux comme un emblème de
l'adolescence qui grandit; sa taille à elle «e courbait
sous le poids du cœur, si délicate et si frêle qu'elle pen-
chait toujours du même côté. Sa figure restait pâle
comme l'ivoire malgré la chaleur vivifiante qui partout
faisait circuler la sève et le sang. Sans ses grands yeux
noirs, les yeux de sa mère, qui éclairaient cette pâleur
glacée, on eût pu croire qu'elle était déjà morte.
DEUX KNFANTS DE CllAULKS i" . 219
« Un matin, un chant de psaunio se fit entendre
comme le frère et la sœur faisaient Icm* jjromenadc ha-
J)ituelle sur le rempart. La femme du gardien les avait
suivis, car la jeune princesse était si faible ([u'elle crai-
gnait à cha([ue pas de la voir tomber.
« Un enterrement passait dans les sentieis lleuris ;
c'était une jeune fille que l'on portait au cimetière. Ceux
(jui suivaient pleuraient sur la trépassée, qui n'avait pas
quinze ans. a Oh ! ne pleurez point, s'écria la prin-
« cesse Elisabeth ; le repos dans le sein de Dieu, c'est
« le bonheur. »
a Lorsqu'arrivèrent les jours chauds du mois d'août,
le mal qui la tuait parut empirer ; l'haleine lui manquait
pour faire sa chère promenade sur les remparts. Bientôt
il lui devint même impossible de marcher dans la cour ;
elle ne quitta plus la petite chambre où nous sommes,
et quand elle parlait, sa voix était si éteinte qu'on se
sentait attendri. Le sommeil l'aurait reposée, mais la
toux l'empêchait de dormir, et, chaque matin, la femme
du gardien la trouvait plus pâle et plus amaigrie ; elle
essayait encore d'instruire son frère, de lire ses livres
aimés et d'écrire ce qu'elle avait pensé et souffert dans
sa vie, mais elle ne le pouvait plus sans une forte souf-
france. Alors, résignée, elle disait : « Attendons! » —
Les soins n'y faisaient rien. Si les soins avaient pu la
guérir, la bonne femme du gardien l'aurait sauvée.
Quand les premières feuilles tombèrent, on vit bien
qu'elle était perdue.
« Un matin (le 6 septembre 1650), la femme du gar-
dien entrait ici à l'heure habituelle, tenant à la main la
tasse de lait que la princesse buvait chaque jour en
220 DEUX ENFANTS DE CHARLES 1".
s'éveillant; au lieu de la trouver toussant, assise sur son
lit, elle la vit étendue et calme, ses beaux cheveux des-
cendaient sur son cou mignon, sa joue était posée sur
son inséparable Bible qu'elle avait dû lire en s' endor-
mant; elle tenait dans ses mains jointes un papier écrit;
, ^-^Èrk^^T^^^^^-
Elle la vit étendue et calme.
aucun souffle ne sortait de ses lèvres, aucun geste n'in-
terrompait l'immobilité de sa pose gracieuse ! Elle était
morte, morte seule, durant la nuit! Gomment? on ne le
sut jamais. — Le papier qu'elle tenait dans sa main
avait été écrit par elle la veille au soir. Voici ce qu'il
contenait :
DEUX ENFANTS DE CHARLES 1". 221
* Ce (jue le roi me dit le 29 janvier 1649, la dernière
fois ffufi j'ai eu le boidieur de le voir :
« ]jv roi me dit (ju'il était heureux qu(^ je l'nssci venue,
car, quoiqu'il n'eût pas le tem'ps de me dire beaucoup d(;
choses, il désirait me parler de ce qu'il ne pouvait con-
fier qu'à moi : il avait craint, ajoutat-il, que la ("ruauté
de ses <j^ardiens ne le privât de cette dernière douceur.
« Mais peut-être, mon cher cœur, poursuivit il, tu ou-
« blieras ce que je vais te dire ; » et il versa alors d'a-
bondantes larmes. Je l'assurai que j'écrirais toutes ses
paroles. « Mon enfant, reprit-il, je ne veux pas que
M vous vous désoliez pour moi; ma mort est glorieuse,
« je meurs pour les lois et la religion. » Il me nomma
ensuite les livres que je devais lire contre la papauté- ; il
m'assura qu'il pardonnait à ses ennemis et qu'il désirait
que Dieu lui pardonnât. 11 nous recommanda de leur
1. Ce document est parfaitement authentique; je l'ai traduit de
l'anglais d'une notice historique sur la princesse Élisaheth, par le
P. Cyprien Gamache, confesseur de la princesse Henriette. Je dois
la communication de ce document irès-rare à l'obligeance de M. Ma-
rochetti.
2. Ceci prouve une fois de plus un point bien acquis à l'his-
toire, c'est que le roi Charles P'', comme son père Jacques I*'",
resta jus ju'à la fin un fidèle, protestant ; il était de l'Église angli-
cane et ennemi prononcé de la papauté. Ce fut même là un sujet
de dissentiment très-vif entre lui et la reine Henriette de France,
fille de Henri IV. Il avait été convenu dans leur contrat de ma-
riage que la reine aurait une chapelle catholique desservie par
douze prêtres. Les enfants mâles qui pourraient naître de leur
union devaient être protestants et les filles catholiques; cepen-
dant la chapelle de h reine finit par être supprimée et le roi fit
une protestante fervente de la princesse Elisabeth, cette enfant
de sa prédilection. Au moment de mourir, il lui parle encore
des livres quelle doit lire contre la papauté. Il est vrai que ce
n'était pas assez pour les presbytériens d'Ecosse et l<^s saints de
Ci'omweli.
222 DEUX ENFANTS DE CHARLES P^
pardonner nous-mêmes ; il me répéta plusieurs fois de
dire à ma mère que sa pensée ne s'était jamais éloignée
d'elle , et que son amour serait le même jusqu'à la fin.
Il nous ordonna, à mon frère et à moi, de lui obéir et de
l'aimer; et comme nous pleurions, il nous dit encore
qu'il ne fallait pas nous aflligerpour lui, qu'il mourait en
martyr, certain que le trône serait rendu un jour à son
fils, et que nous serions alors tous plus heureux que s'il
eût vécu. Il prit ensuite mon frère Glocester sur ses
genoux, et lui dit : « Mon cher cœur, on va bientôt cou-
« per la tête de ton père! >» L'enfant le regarda attenti-
vement : « Écoute-moi bien, reprit le roi, on va couper
« la tête de ton père et peut-être voudra-t-on après te
« faire roi; mais n'oublie jamais ce que je te dis, tu ne
« dois pas être roi tant que ton frère Charles et ton
« frère Jacques vivront. C'est pourquoi je t'ordonne de
a ne pas te laisser faire roi. »
« L'enfant soupira profondément, et répondit qu'il se
laisserait plutôt mettre en pièces. Ces paroles, pronon-
cées par un si jeune enfant, émurent et réjouirent le roi.
Alors il lui parla des soins de son Ame, lui recommanda
de garder fidèlement sa religion et de craindre Dieu.
Mon frère promit avec force de se rappeler les avis de
mon père. »
« Ici le récit des adieux du roi à ses enfants parais-
sait interrompu; il l'avait été par la mort qui avait glacé
subitement la main de la jeune princesse. Ne vous éton-
nez pas si je sais par cœur ces pages sacrées, une copie
en resta dans ma famille. J'ai lu et répété si souvent ces
pages qu'elles sont ineffaçables de ma mémoire.
« On emporta sans pompe le corps de la pauvre prin-
DEUX ENFANTS DE CirARF.ES ^^ 223
cosRo; le gardien, sa fomme ol quelques soldais raccom-
pagnèrent à Ncwporl. Le pelit prince menail. le deuil;
c'clait pitié de le voir, le visage couvert de larmes, libre
un seul jour d'aller à travers la campagne pour conduire
la bière de sa sœur !
« Le gouverneur de Garisbrooke suivait le cortège,
moins pour faire honneur à la morte que pour s'assurer
que ses ordres seraient exécutés : on déposa la princesse
Elisabeth dans un cercueil de plomb, sur lequel se trou-
vait l'inscription suivante :
ELISABETH, II* FILLE DU DERNIER ROI CHARLES,
DÉCftDÉE LE 8 SEPTEMBRE 1650.
« On descendit le cercueil dans les caveaux de l'église
Saint-Thomas, sous une voûte arquée près de Tautel,
les initiales E. S. (Elisabeth Stuart) marquèrent le lieu ;
longtemps cette sépulture fut oubliée.
« Le petit duc de Glocester était revenu mourant dans
le donjon de Garisbrooke; il refusait de prendre aucune
nourriture. Gromwell, craignant de le voir mourir en
prison, ordonna qu'on le mît en liberté ; on le transporta
en France, où il retrouva sa mère. Mais il portait dans
son cœur un germe de mort; les ombres de son père et
de sa sœur semblaient le poursuivre toujours et le rap-
peler de la vie. Les joies de la restauration n'adoucirent
pas son deuil; il mourut à vingt et un ans, morne et
taciturne , dans une chambre de Whitehall, sans avoir
voulu prendre part à aucune des fêtes données par son
frère Gharles IL
a Aujourd'hui l'heure est venue où toute l'île de Wight
224 DEUX ENFANTS DE CHARLES 1".
va glorifier le souvenir de la princesse Elisabeth. Vous
avez vu, poursuivit l'aimable fille du gardien, ces jolies
tentes qui s'élèvent sur la pelouse derrière la grande
tour; dans huit jours, toutes les ladies et tous les lords
de Tîle se réuniront là autour de la reine ; le but de la
fête est une vente d'objets d'art et d'ouvrages charmants
auxquels les belles mains des plus grandes dames ont
travaillé ; sous ces tentes s'abriteront les ladies trans-
formées en marchandes, et vous pensez si l'or tombera
dans leurs mains ! Avec cet or, on fera un monument
digne d'elle à la princesse dont le doux fantôme est la
poésie de notre île. Il y a deux ans, la vieille église de
Newport fut abattue, et le prince Albert posa la pre-
mière pierre d'un nouveau temple ; c'est là que le cer-
cueil de la princesse Elisabeth a été porté; c'est là que
s'élèvera son monument; la reine a promis la statue qui
doit le couronner.
— Cette statue ! je l'ai vue, lui dis-je; c'est bien la
jeune princesse lorsqu'on la trouva morte , étendue
blanche et pudique dans les plis de son vêtement. La
tête, d'une beauté idéale, repose sur la Bible ouverte;
les cheveux ombragent le cou, le sein et les bras : c'est
une figure chaste et divine qui convient à un tombeau;
l'âme y plane sur un corps transfiguré. Cette figure est
l'œuvre de Marochetti, »
Nous restâmes encore , la jeune gardienne et moi ,
quelques instants en silence dans cette petite chambre
où s'était accomplie la sereine agonie; la nuit était ve-
nue et me rappela la nécessité du départ. Je n'osai , en
la quittant, offrir de l'argent à la charmante fille si poé-
tique et si intelligente; j'avais dans ma voiture un beau
DEUX ENFANTS DE CITARf.ES T'. 225
livre (l'nn i;r;in(l ])()(''l(' rr.-iiicals; je le lui doim.'ii, ;iinsi
qu'une ('cliai'pc^ ([\n' je poiliiis à mon roii ; un (lcini(;r ^
good nlfjhl Cul ('cluin^é, cl les chevaux lapidcs me rame- i
lièrent à Uyde.
HAMEAU
NOTICE 8UR RAMEAU
Jean-Philippe Rameau naquit à Dijon en 1683; fils d'un
organiste, il apprit la musique comme il apprit à parler. 11
marchait à peine que son père lui posa les mains sur un
clavier. Dès l'âge de sept ans, il jouait déjà du c'avecin
d"une façon étonnante; il étudia assez à fond le lalin au
collège de Dijon, mais il ne termina point ses éludes; tout
son instinct le poussait vers la musique, il finit par s'y
livrer entièrement. Il s'exerça sur divers instruments et
entre autres sur le violon. Bien jeune encore il partit pour
l'Italie, mais il n'alla point au delà de Milan oia un direcleur
de théâtre parvint à se l'attacher ; Ils firent ensemble des
tournées dans plusieurs villes du midi de la France. Bientôt
Rameau , lassé de cette vie d'artiste nomade , se rendit à
Paris, 011 il espérait être nommé organiste d'une église;
mais ayant rencontré des rivalités et des obstacles qui en-
travèrent le début de ^a carrière, il quitta la capitale et fut
tour à tour organiste à Lille en Flandre et à Clermont en
Auvergne. Il s'ennuya de la vie de province, la gloire rap-
pelait à Paris. Il y revint en 1722. Il publia son traité
d'harmonie; mais bientôt il se sentit attiré par le théâtre
lyrique, oii les ouvrages de Lulli étaient encore au premier
rang ; il travailla dabord avec le poëte Piron, son compa-
triote, pour l'opéra-comique. Voltaire fit pour lui l'opéra
,de Samson^ mais on ne permit pas la représentation de cet
230 NOTICE SUR RAMEAU.
ouvrage, parce que, disait-on, c'était profaner la Bible que
(le la mettre en opéra.
Le premier ouvrage de Rameau représenté avec succès
fut VIJippolyte. paroles de l'abbé Pellegrin ; puis successi-
vement les Indes galantes et Castor et Pollux^ paroles de Ga-
husac, poêle médiocre du temps.
Le talent de Rameau fut alors unanimement reconnu. Le
roi créa pour lui la charge de compositeur de son cabinet ;
il lui accorda desletires de noblesse et le nomma chevalier
de Saint-Michel. Rameau mourut plus qu'octogénaire, le
12 septembre 176^. L'Académie de musique lui fit célébrer
à l'Oratoire un service solennel dans lequel on avait adapté
les morceaux les plus sublimes de ses compositions. Tous
les chanteurs les plus célèbres de Paris voulurent prendre
part à cet hommage funèbre, et jamais on n'avait entendu
de musique exécutée avec plus de pompe et de perfection.
Rameau agrandit l'art muoical, et les compositeurs mo-
dernes lui doivent beaucoup. Voltaire a fait de lui un grand
éloge; les ouvrages laissés pir Rameau sont: Traité de
l'harmonie^ Nouveau système de musique théorique^ Disser-
tât ion sur les différentes méthodes d'accompagnement pour le
clavecin^ Génération harmonique, et une foule d'autres pu-
blications didactiques sur la musique, des motets ou mu-
sique sacrée, des cantates françaises. Son théâtre se com-
pose : de Samson^ à^Hippohjte et Aricie , des Indes galantes^
de Castor et Vollax^ de Dardanus^ de Zoroastre^ de la Nais-
mnc^, d''OsiriSj etc., etc.
RAMEAU.
l-C diable dans Torf^iK^ d(^ la catliédralc do CUivinonl
et la canlali'icc empluinéc.
Un (les lieux les plus [littoresques de la Fiance est
sans contredit cette étroite vallée entourée de hautes
montagnes où s'étoile Glermont , ancienne cajjiiale de
l'Auvergne. La cathédrale et deux belles autres églises
gothiques s'élèvent au-dessus des lignes des maisons ,
puis ce sont le^ collines couvertes de vignobles qui do-
minent la ville, les gorges profondes de verdure où
coulent les sources minérales; les villages s'échelon-
nant sur le penchant des montagnes; enfin, sur le der-
nier plan de l'horizon, la haute montagne du Puy-de-
Dôme, décrivant une immense pyramide très-nettement
dessinée dans l'azur du ciel.
De tous les villages qui entourent Glermont , il n'en
est pas de plus charman's que Royat; une source vive
jaillit en cascade au milieu des rochers où se juchent Ics
chaumières , et cette source est dominée d'un côté par
un grand tertre couvert d'une pelouse sur laquelle de
hauts marronniers s'élagent en salles de verdure. C'est
là que la jeunesse du village vient danser tous les di-
manches aux sons du fifre, du tambourin et du hautbois
232 . RAMEAU.
qui jouent des airs auvergnats lents et sautillants à la
ibis, comme ces gigues et ces bourrées qui, depuis des
siècles, se sont transmises sans altération aux rustiques
générations de l'endroit.
Durant toute la semaine, ces belles salles de bals
champêtres restent désertes, et elles offrent aux prome-
neurs l'abri le plus frais et le plus recueilli. C'était par
une chaude journée d'août , un pâle et grand jeune
homme était a^sis sous ces ombres tranquilles. Tout
son corps amaigri, courbé au pied d'un ai'bre, semblait
plongé dans la méditation et l'étude, son visage rayon-
nait pourtant d'une sorte d'inspiration ou peut-être de
bien-être que lui causait la beauté de la nature. Il écou-
tait les modulations des rossignols sous les feuillées, les
chants distincts de la cigale et du grillon, et aussi quel-
que vieil air de la contrée chanté par la voix lointaine
d'un berger. Le jeune rêveur prêtait Toreille à toutes ces
harmonies qu'accompagnait comme un orchestre le bruit
des eaux qui s'engouffraient à ses pieds ; il semblait pour
ainsi dire les noter dans son cœur, et bientôt tirant de
la poche de son pauvre habit râpé un petit cahier , il y
traça quelque signe , puis se mit à rêver de nouveau ;
tout à coup la cloche voisine de l'église "de Royat vint
l'arracher à ses songes; il se leva comme un soldat que
la consigne réclame : ce Je n'ai plus, se dit-il, qu'une
demi-heure pour changer d'habit et me rendre à la ca-
thédrale où j'oubliais que monseigneur l'évêque officiait.
Oh! quelle chaîne! quelle chaîne!... J'étais si bien ici!
encore une heure de ce silence et de cette rêverie, et
j'aurais fuii d'écrire ma pastorale? Quinze jours seule-
ment de liberté et toute la musique d'un opéra serait
HAMKAU. 233
r.iilo, (•( l'on iiraj)j)laii(lii;iil m I^aiis, cl lu coiir s'occu-
perait lie moi, et mon nom se !(''|)an(liail dans tonlu la
France! »» Tandis (ju'il [)ensail ainsi, il descendait les
uais sentiers de Uoyat et il ic<^a^niait tristement la ville;
il en Iraversa les rues tortueuses et arriva bientôt sur la
[ilace de la (latliédrale. (Test là ([u'est située la maison
où naijuit et vécut le grand Pascal, et c'est justement
dans cette maison qu habitait notre promeneur; il occu-
pait une petite chambre au troisième étage, donnant sur
une cour froide et humide. Sa fenêtre s'ouvrait entre
deux tourelles dont le haut escalier en spirale avait plus
d'une fois servi aux expériences du jeune Pascal. 11 gra-
vit rapidement les marches roides, et arrivé clie'< lui , il
S3 luita de revêtir l'habit du dimanche un peu moins
râpé que celui qu'il portait. Ceci fait, il se promena à
grands pas dans sa chambre, se frappant lo front avec
irritation : « Non, non, dit-il. je ne puis plus vivre ainsi,
ma vocation m'appelle, je dois obéir, et ma vocation
n'est pas d'être toute ma vi^ un malheureux organiste,
un machiniste de l'art!... Je sais bien qu'il faut vivre ,
se nourrir, se vêtir; mais j'aime mieux subir toutes les
misères et obtenir la gloire. Oh ! je le jure bien^ ce jour
est mon dernier jour d'esclavage! »
Tout en se parlant ainsi, il descendit rapidement
l'escalier de la tourelle., traversa la place et entra dans
la cathédrale; il se dirigeait vers le petit escalier qui
conduit aux orgues , lorsqu'un prêtre en chasuble l'ar-
rêta :
a Monseigneur l'évêque va officier, lui dit- il, toutes
les autorités de la ville assistent à la cérémonie reli-
gieuse; je vous en prie, mon cher enfant, jouez-nous vos
234 RAMEAU.
])liis Jji'iuix airs sacrés; depuis quel([ue temps vous vous
négligez, et tous le:? lidèles de Clermont s'en affligent.
— Eh bien ! monsieur le curé, répliqua un peu brus-
quement le jeune organiste, que ne rompez vous le traité
qui nous lie? Vous trouverez mieux que moi; je ne me
sens jolus inspiré.
— Mais ce traité vous oblige, mais jamais je ne le
romprai, s'écria le curé; songez que durant un temps
vous avez été notre gloire et notre joie; vous pouvez
l'être encore; adressez vous à Dieu, priez-le, et l'inspira-
tion descendra sur vous comme une grâce. Pour aujour-
d'hui surtout, ayez à honneur d'être notre Saûl. Je vous
quitte, voilà monseigneur qui arrive, promettez moi que
nous serons contents.
— Oui, oui, je vous le promels, » murmura le pauvre
organiste, et il s'engouffra dans l'escalier sombre.
Là, seul et ne regardant pas dans l'église, il redevint
la proie de ses propres pensées ; il ne rêva plus que
Paris, grand opéra, musique profane, et fit serment de
nouveau de rompre avec la musique sacrée.
Les chants d'église commencèrent et il préluda une
sorte d'accompagnement vague qui éclata bientôt en un
air de danse tout à fait discordant avec le psaume qu'en-
tonnaient les enfants de chœur. C'était une ronde de
bacchantes qu'il avait composée pour ^m directeur de
théâtre italien. Un chantre vint aussitôt lui dire de ces-
ser et de jouer de la musique d'église; alors, pris d'une
sorte de furie, il se rua sur les touches et fit un vacarme
d'enfer; on aurait dit que l'ouragan grondait et que la
cathédrale allait voler en éclats , renversée par quelque
trombe.
n.\Mi-:AU. %'>')
T.cs assislîMils ('hii MAI (''|)(Mi\;iiih's, I(îs plus scnsrs se.
clissiiMit((iu» rorj^^inislc ('lail (icviiiii Ion, ([iicLjiics vicil'f".
dévotes |)iTl('n(lai('iil ([iic 1(î (lia hic s'était ernpJiré de
l'oriJ^ue et y faisait son sabhat.
L'évé((iic cessa d'oflicier et (il appeler le pauvre oii;a-
nisle, ([ui se cacliait tlans le coin le pins noii" de Toi'gne;
on linit par Ty dcconvrir et on le traîna de force devant
monseii^nenr.
Le prélat lui demanda avec douceur quelle était la
cause du scandale (ju'il venait de donner.
Il répondit : « C'est la faute du chapitre, qui m'a ré-
duit au désespoir. Depuis six mois je sollicite instam-
ment , mais en vain, de rompre l'engagement qui me lie
pour deux ans encore à la cathédrale de Glermont ; ici,
monseigneur, je ne puis plus vivre, Paris m'appelle,
c'est là que je dois être célèbre , laissez-moi partir! » Et
en parlant ainsi, des larmes coulaient sur son visage
blême et amaigri.
Le bon évêque en fut attendri : a II ne faut pas vio-
lenter les cœurs et les esprits , dit-il , que votre vocation
s'accomplisse; ce soir je ferai rompre votre engagement,
et demain vous pourrez partir; je vous donnerai même
quelques lettres de recommandation pour des amis que
j'ai en cour, et qui vous protégeront.
— Gomment reconnaître tant de générosité , disait
l'organiste attendri; et se prosternant, il baisait les
mains de l' évêque.
— Prouvez -moi votre reconnaissance en remontant
aux orgues, répliqua Févêque, et eny faisant entendre de
ces mélodies divines que vous savez si bien et qui font
croire aux fidèles de Glermont à la musique des anges. »
236 RAMEAU.
L'organiste s'inclina profondément et se rendit à son
poste.
L'église était encore pleine de monde, l'évêque re-
tom^na à l'autel entouré de tout son clergé; on comprit
que la paix venait d'être conclue et chacun ne songea
plus qu'à la prière.
L'office recommença.
Insensiblement une musique suave, et pour ainsi dire
persuasive, se répandit comme un encens ; bientôt la
majesté de ces accords si doux s'éleva et s'accrut;
toutes les terribles grandeurs de la Bible, toutes les
tristesses et toutes les mansuétudes de l'Évangile se
répandirent dans des harmonies successives. Les assis-
tants pleuraient d'attendrissement. La bonté de l'évêque
avait touché le jeune organiste et son âme était en ce
moment inspirée par tous les sentiments qui l'agitaient ;
il improvisait une musique surhumaine, car l'art double
nos sensations et les transporte dans V incréé. C'est ce
qui fait l'idéal des grandes œuvres des poètes et des
musiciens.
Sans la sainteté du lieu, la foule, tout à l'heure irri-
tée, aurait applaudi avec frénésie cette musique si belle.
On voulut du moins complimenter l'organiste; on l'atten-
dit longtemps sur la place, mais se dérobant à cette
ovation, il était sorti par une petite porte de l'église qui
s'ouvrait sur une rue.
Seul enfin, il s'élança dans la campagne, courant au
hasard et respirant l'air à pleine poitrine ; il s'ariêta sur
une hauteur qui dominait la ville, et s'écria plein de joie :
« Libre! libre! maître de moi-même! »
Bientôt il rentra pour faire visite à l'évêque, qui lui
HAMKAII. 2^9
remit avec boni (' les Icllics pioiniscs ; le soir il lil sos
prépaialil's de (l('])arl, et le Iciuleinaiii il élail sur la
l'oute de Paris. Il la iil, ^aicincnl, inoilii' ii |)i('d (\\, moi-
lié dans les palaclies, (jui conduisaient alors les provin-
ciaux à la capitale.
Il avait un peu d'argent et beaucoup d'espérance; il
se logea modestement, mais pourtant assez bien pour rui
débutant encore inconnu sur cette grande scène du
monde. Il se lit faire un bel habit, et osa se présenter
hardiment chez les personnes pour lesquelles l'évêque
lui avait donné des lettres. C'est ainsi qu'il fut tout de
suite reçu dans quelques grandes maisons. Dans une, il
eut le bonheur de rencontrer Voltaire, il chanta devant
lui plusieurs de ses compositions en s'accompagnant sur
le clavecin, et il charma si bien le poète philosophe que
celui-ci lui promit un libretto d'opéra. Dès ce jour sa
fortune lui parut faite, et, en effet, tout lui sourit.
Voltaire ayant donné l'exemple, tous les autres poètes
du temps voulurent écrire des libretti pour le jeune com-
positeur. Un d'entre eux, dont le nom est resté aussi
obscur que celui de Voltaire est grand, écrivit pour lui
un poème d'opéra qui lui inspira d'admirable musique ;
représenté devant la ville et la cour, cet ouvrage obtint
un succès d'enthousiasme, et bientôt les airs du jeune
compositeur devinrent tellement populaires, qu'il ne
passait pas dejour sans les entendre répéter, soit dans
les salons où il allait, soit par les musiciens des rues.
Le pauvre organiste de Glermont commençait à goûter
ce qu'on appelle la gloire. Mais, il faut bien que las
jeunes esprits le sachent, on arrive à la gloire par tant de
travail, de fatigue et de tribulations, que lorsqu'on
240 RAMEAU.
l'atteint on n'en jouit qu'à moitié, tant le cœur est plein
de lassitude. L'artiste et le poète qui ont rêvé le triom-
phe dans la retraite ne trouvent jamais la réalisation du
rêve aussi belle que le rêve même, et parfois pris de
tristesse et de découragement, ils voudraient retourner
à la solitude et à la nature. C'est ainsi que notre jeune
musicien en arrivait souvent à regretter sa ville tranquille
de Glermont et ses belles promenades de Royat; alors
il fuyait le monde, il errait dans la campagne autour de
Paris, ou le soir dans ses rues désertes.
Une nuit il se promenait à grands pas dans la rue des
Minimes; il regardait les étoiles et sentait venir l'inspi-
ration, quand tout à coup une voix fraîche et vibrante,
et qui paraissait sortir d'un magnifique hôtel du voisi-
nage, fit entendre le motif du fameux chœur: Tristes
apprêts!... pâles flambeaux! un des morceaux de notre
rêveur le plus applaudi à l'Opéra. Charmé et flatté dêtre
poursuivi dans la solitude par l'écho de son génie, il
s'assit sur un banc vis-à-vis de l'hôtel d'où sortait la
voix, et à mesure qu'il savourait sa propre mélodie, il
éprouvait un invincible désir de voir la cantatrice
qui lui servait d'fnterprète. Il n'osait frapper à la porte
de l'hôtel et interroger les domestiques; sa timidité l'ar-
rêtait, une seule fenêtre donnant sur un balcon était
éclairée. C'est là que la voix s'élevait. Entraîné par sa
curiosité, au risque de s'écorcherles doigts et d'être pris
pour un voleur, il grimpa le long de la façade en s'accro-
chant aux saillies sculpturales. Parvenu au balcon, il
plongea ses regards espérant découvrir la femme qui
chantait si bien ; il ne vit rien.
Seulement à l'un des angles du balcon était une cage
HAMKAII.
2/1 1
élégante ol dorée, dans l;i(jii('ll(' s'a^^ilail niic licllc [x'i-
ruche verte. Dj-sappoinh', les mains vu san<^M;t les habits
déchirés, l'iniprndenl allai! rech'sceiiih'e (jiiand de non-
La cantatrice était la perruche.
veau la voix qu'il avait entendue s'éleva d'un jet et ré-
péta: Tribus apprêta!.*, pâles flambeaux!.., les sons
16
2^2 RAMEAU.
sortaient de la cage dorée; la cantatrice était la perruche
au plumage vert.
Certain de ce qu'il avaH vu et entendu, et émerveillé
de ce chant magique, notre jeune compositeur vainquit
sa timidité et étant descendu vivement, il alla frapper
à la porte de l'hôtel. Quelques instants après il était
/"^■^^-V^ -r}
Quoi, c'est vous, Rameau!
introduit pris d'une jeune et brllhinte comtesse, et bien-
tôt il la suppliait de lui vendre sa perruche.
a Mais je l'adore, répondit la jeune femme en riant.
— Quoi, madame, vous ne la céderiez à aucun prix?
— A aucun prix d'argent. . . . mais je pourrais l'échanger.
UAMKAU. 243
— Va contre ((iioi ! im'jiIkjiul lu jcmic lioiiiiiio avec
anxirtô.
— Contre deux inc'lodics ('ciitcs parle iri'and niaitrc
qui a composé les airs ([ue chante si bien ma periuclie.
— Avez-vous (lu papier (le musirpie?
— En voici, dii la dame. »
Le jeune compositeur s'assit auprès d'une table et
traça sans hésitation plusieurs lignes de notes, puis il
mit au bas sa signature et son parafe. La belle comtesse
le suivait des yeux :
et Quoi, c'est vous. Rameau! notre célèbre Rameau!»
et elle s'inclina comme pour rendre hommage au génie.
M Rameau, car c'était bien lui, s'excusait de sa hardiesse
et de son importunité ; la dame se féhcitait d'avoir fait
connaissance avec l'aimable et brillant compositeur qui,
si jeune encore, s'était couvert de gloire.
Ils causèrent ainsi quelques instants, puis la dame
donna des ordres à ses gens pour qu'on attelât son équi-
page, qu'on y déposât tout doucement la perruche, qui
s'était endormie dans sa cage dorée, et qu'on recondui-
sît chez lui M. Rameau.
POPE
NOTICE SUR POPE
Alexandre Pope naquit à Londres, le z2 mai 168S, d'une
famille catholique fort attachée aux Stuarls. Durant la révo-
lution, le père de Pope s'élait retiré à Benfield, calme et
belle résidence qu'il possédait dans la forêt de Windsor.
C'est là que Pope fut élevé et vit se développer son talent
pour la poésie. Il avait d'abord été dans de petit' s écoles
dirigées par des prêtres catholiques. Mais dès l'âge de
douze ans, son père surveilla son éducation et excita son
goût pour les vers. Il lui choisissait le sujet de petits
poëmes et lui prodiguait toutes sort es de satisfactions
d'amour-propre quand il avait fait de boiines rimes. Un prêtre
catholique, nommé Deaiin, aidait le bon gentilhomme dans
l'cducation qu'il donnait à son fils.
Pope était né rachitique (t un peu bossu, il était d'une
humeur irritable qui lui faisait aimer la solitude, et pour-
tant le monde l'attirait. Déclaré i^oë'e dès l'âge de seize
ans, Pope se rendit à Londres, oii il étendit le cerc'e de ses
études littéraires et se lia d'amitié avec plusieurs beaux
e-prits du temps. Il publia successivement dans le Sp' da-
teur d'Addison : une éylogue sacrée du Messiah^ un poème sur
la critique ^ de très-beaux vers à la mémoire d'une femme
infortunée^ le joli poëme de la Boucle de cheveux enlevée, le
poëme de la Forêt de Windsor et VÉpitri d'Héloïse»
A Page de vingt-cinq ans, Pope, possédant tous les secrets
de la versification anglaise, mais sentant bien qu'il serait
248 NOTICE SUR POPE.
toujours plutôt un poëte de forme qu'un poëte d'inspiration,
se mit à traduire V Iliade; il mit cinq ans à faire cette tra-
duction en vers anglais, qui est fort estimée et qui fit grand
bruit lors de son apparition. C'est avec le produit de ce
livre, dont les éditions se succédèrent rapidement, que Pope
acheta sa belle maison de campagne de Twickenham. Il s'y
retira avec son père et sa mère qu'il honora toujours d'un
respect rehgieux. Pope entreprit ensuite la traduction de
VOdijssée^ qu'il ne termina point; puis il publia la Danciade^
poëme satirique qui lui fit beaucoup d'ennemis; il fit pa-
raître après ses belles épîtres de V Essai sur l homme ^ où se
trouve un magnifique éloge de lord Bolingbroke , qui était
l'ami de Pope et qui fut aussi celui de Voltaire.
La santé de Pope était des plus délicates, on peut dire
qu'il souffrit toute sa vie. Il mourut à cinquante-six ans,
pleuré de quelques amis et surtout de Bolingbroke. Pope
méritait d'inspirer l'amitié; une des dernières paroles qu'il
dit avant de mourir fut celle-ci : « Il n'y a de méritoire que
a la vertu et l'amitié; et en vérité, l'amitié est elle-même
a une partie de la vertu. »
Pope vécut dans le commerce des grands, mais fans les
flatter; il était avec eux sur le pied d'égalité; un jour, à
j;able, dans une réunion chez lui, il s'endormit pendant
que le prince de Galles, son illustre convive, dissertait sur
la poésie.
Pope tient dans la poésie anglaise le rang que Boileau
occupe dans la poésie française. C'est un législateur, un
puriste, un des plus habiles versificateurs anglais. Lord
Byron rend hommage à la verve et à l'élégance de son
style.
LE l'ETIT BOSSU.
Je recommande à tous mes jeunes lecteurs qui iront
à Londres en été, de ne pas manquer de visiter Wind-
sor, et de passer au moins un jour dans la belle forêt
qui entoure cette vieille résidence royale. Notre forêt de
Saint-Germain et notre parc de Versailles ne sauraient
donner une idée de cet immense Lois majestueux, dont
les arbres géants étendent leurs racines à travers de
vertes pelouses toutes fleuries; même aux jours de la ca-
nicule on respire sous ces ombrages une fraîcheur par-
fumée, on y sent une paix profonde, et sans les oiseaux
qui chantent par'voh^es et le frissonnement des ci-
mes des arbres , la nature y semblerait muette. De
même qu'on se croirait bien loin de toute civiUsation,
si parfois, sur les belles routes sablées qui traversent la
forêt, ne passait tout à coup une élégante calèche pleine
de lords et de ladies.
Par une matinée du mois d'août de 1693, une voiture
de voyage traversait la partie la plus sauvage de la forêt
de Windsor; aux bagages juchés sur l'impériale, on
voyait que ce n'était point d'une simple promenade qu'il
s'agissait pour la famille enfermée dans cette voiture :
250 LE PETIT BOSSU.
la course rapide des chevaux avait un J3ut qu'on voulait
atteindre au plus vite. Les voyageurs ne semblaient pas
s'intéresser aux beautés de la nature qui se déroulaient
autour d'eux. Quoique la température fût tiède et l'air
embaumé, les glaces et même une partie des stores res-
taient baissés. — Il y avait dans le fond de cette voiture
une lady d'une trentaine d'années qui soutenait dans
ses bras un jeune garçon, dont la tête se cachait à demi
sous la mante de soie de cette dame fort bêle, qu'on de-
vinait être sa mère à la manière dont elle caressait , de
ses blanches mains, les boucles blondes de l'enfant si-
encieux. Celui-ci avait onze ans et paraissait à peine en
avoir sept, tant il était chétif et délicat. Sa taille , tout à
fait déviée, eût paru même fort disgracieuse sans son
petit habit de velours à la confection duquel l'amour
maternel avait apporté des combinaisons ingénieuses
qui dissimulaient la taille contrefaite du pauvre enfant.
Sur le devant de la voiture était assis un gentilhomme,
à la mine lière et sévère, qui ne souriait que lorsque
son regard s'arrêtait sur l'enfant qui semblait endormi.
ce Le voilà qui repose, dit la mère ; comme il a souf-
fert dans cette école des méchancetés de ses camarades !
il a raison, notre cher petit Alexandre, nous devons dé-
sormais vivre dans la soHtude et dérober son infirmité à
tous les yeux.
— La solitude me plaira autant qu'à notre fils, ré-
pliqua le gentilhomme, car je ne serai plus exposé à
rencontrer, comme dans les rues de Londres, cette foule
de protestants maudits et quelques-uns de ces vieux
scélérats, créatures de Gromwell, qui ont fait décapiter
notre roi Charles Ie^ »
LE PETIT BOSSU. 2'jI
Le ^oiililliommc oln son (•lia])enu en pronon<^anl c(*
nom, et la danie s'inclina.
« Je gage, reprit le père, que c'est parce que noli-e
enfant était ])on catholique et fils d'un partisan des
Stuarts, que ses compagnons d'école l'ont maltraité!
Les misérables! l'injurier! lui, si intelligent, si grand
déjà par l'esprit, l'appeler bossu ! »
A ce mot, comme s'il eût été piqué par le dard d'une
vipère, l'enfant bondit ; il abandonna le sein de sa mère
et se plaça debout entre elle et son père.
a Oui, dit-il, enserrant avec rage ses petits poings, ils
m'ont appelé bossu ! et cela en public, le jour de la
distribution des prix de l'école, devant leurs parents
assemblés. Oh ! je suis sûr, mon père, que si vous aviez
été là, vous auriez tiré l'épée. Mais vous étiez en voyage
avec ma mère, et vous n'avez pu venger votre fds. »
Tandis qu'il parlait ainsi, son petit corps se redres-
sait, ses yeux jetaient des flammes, son visage était beau
d'indignation.
ce Calme-toi, disait la mère, tu sais bien qu'ils étaient
jaloux parce que tu avais eu tous les prix.
— Oui, ils étaient jaloux, continua l'enfant, jaloux sur-
tout de cette égiogue de Théocrite que j'avais traduite en
vers anglais , et que mon maître voulut me faire réciter
en public. Mais quand je m'approchai du bord de l'es-
trade, vêtu de ce joli costume de berger que ma bonne
tante m'avait fait avec tant de soin et qui , je le croyais ,
m' allait si bien , leurs voix formèrent un murmure mo-
queur et ils s'écrièrent tous : Oh! le petit bossu! le
petit bossu!
— Tais-toi, reprit la mère, tu nous as déjà dit tout
252 LE PEUT P>OSSU.
cela, ne le répète pas, n'y pensons plus; penseàta)3onne
tante que nous allons retrouver dans notre joli cottage de
Benfield : elle a tout préparé pour te recevoir; elle amis
dans ta chambre les livres que tu aimes, elle a ajouté à
ta volière des oiseaux nouvellement arrivés des Indes;
puis vois comme la nature est belle, poursuivait la mère,
qui avait levé les stores de la voiture, et montrait du
geste à l'enfant les longs arceaux de verdure sous les-
quels la voiture roulait toujours; nous allons trouver
notre parterre en fleurs , notre troupeau paissant sur les
pentes des gazons verts. Nos belles vaches familières
viendront manger le pain que leur tendra ta main.
Allons, souris, mon cher petit poëte, et oublie les mé-
chants !
— Vous avez raison, ma bonne mère, répliqua Ten-
fant d'un air grave; je veux aussi m'oublier moi-même,
c'est-à-dire ce corps défectueux qui fait rire quand je
passe; je ne veux songer qu'aux facultés de mon âme,
les développer, les accroître; je veux enfin qu'un jour les
œuvres de mon esprit me placent bien au-dessus de
ceux qui me raillent. Dès demain, mon père, nous com-
mencerons de fortes études.
— Oui, mon fils, reprit le gentilhomme, j'ai prévenu
notre bon et savant voisin , le curé Deann , et , de con-
cert, nous t'apprendrons à fond le grec et le latin.
— Oui, oui, afin que je puisse lire tous les poètes de
l'antiquité, et devenir un poëte moi-même, répondit
l'enfant, qui avait repris toute sa sérénité. Voyez,
s'écria-t-il en se penchant à la portière, ce daim effaré
qui court à notre approche avec tant de vitesse, il s'est
précipité dans ces fourrés de verdure et il a disparu.
/ ;^^^:A .•: 2. ^K>^>-^,nrc7<^<^^
Elle prin'enfaiit et l'emporta comme un trésor.
\A'] l'KTl'r l'.OSSU. 255
— Voilà lin snji'l (l'é^loguo, (lil le prie, nous convicîii-
drons ainsi de jK'tils llirnics sm- Icsfjncls lu fexerœras
à iaire des vers.
— Olî ! quelle heureuse idée, >» dil renraiit en sautant
au cou de son père.
Cependant la voiture appiocliait du cottage, et ])ientot
elle entra dans une grande allée d'ormes, au bout de a-
quelle on apercevait la blanche maison. Miss Lydia, la
bonne tante du petit Alexandre et sœur de son père,
attendait debout sur le seuil de la porte : c'était une
excellente fille de quarante ans, qui n'avait jamais voulu
se marier pour prendre soin de son cher neveu. Un
grand chapeau de paille rond se rabattait sur son pla-
cide visage, et une robe d'indienne lilas très -propre et
très-fine dessinait sa taille un peu forte. Aussitôt qu'elle
entendit le bruit des roues, elle retrouva ses jambes de
vingt ans pour courir dans l'avenue, et la voiture s'étant
arrêtée , elle prit l'enfant dans ses bras et l'emporta
comme un trésor bien à elle.
Tandis que le père et la mère faisaient décharger et
ranger les bagages, elle conduisait le petit Alexandre à
la basse- cour, au vivier, puis dans sa jolie chambre tout
à côté de la sienne, pour qu'elle pût veiller la nuit sur
son sommeil, et enfin dans la salle à manger, où s'éta-
laient déjà sur la table dressée toutes les friandises an-
glaises confectionnées par miss Lydia; c'étaient de
belles jattes de crème mousseuse, des poudings blancs
et des poudings noirs , des galettes au gingembre et à
l'anis, des flans saupoudrés de safran et de cannelle
pilée, des confitures au verjus et à l'épinette. Douceurs
qui paraîtraient peut-être un peu aventurées à des pa-
256
LE PETIT IJOSSU,
lais français , mais qui l'ont les délices des enfants de
Londres.
On se mit à table , et Alexandre , oubliant ses préoc-
cupations d'études et de savoir, savoura en vrai gour-
mand tous les mets préparés par la bonne tante Lydia.
Dès le lendemain, le curé Deann , ancien condisciple
Soit à pied, soit sur un joli pet:t poney que son père avait acheté pour lui .
du gentilhomme, et qui vivait retiré dans une ferme des
environs, fut mandé au cottage de Benfield; on tint con-
seil et il fut décidé que les journées de l'enfant se par-
tageraient entre les exercices du corps et ceux de l'intel-
ligence; après les heures d'études, il ferait de longues
LE PETIT BOSSU. <> 257
promenades dans la rorèt, soit à pied, soit sur un joli
petit poney que sou père avait acheté pour lui.
L'enfant se soumettait à ces promenades parce qu'il
pouvait, tout en les faisant, composer des vers et les
réciter tout haut en face de la nature silencieuse qui
semblait l'écouter. C'était surtout les vers d'Homère
et de Virgile qu'il se plaisait à déclamer de la sorte.
Il aimait à marier l'harmonie de ces belles langues an-
tioues aux bruissements mélodieux des cimes des vieux
arbres.
Un an s'était à peine écoulé que l'enfant, fortifié par
le grand air, avait une carnation rose et des yeux vifs qui
annonçaient la santé et presque la force. Sa taille seule
restait chétive, et quand il se regardait par hasard dans
' un miroir ou dans un courant d'eau, il se disait triste •
ment: « Oh! je serai toujours le petit tossu! » Mais
relevant aussitôt fièrement la tête : « Eh! qu importe!
ajoutait-il, si je suis un grand poète. »
L'Iliade l'enflammait tellement qu'il s'exerça, à l'insu
de son instituteur et de son père , à mettre en scène
quelques-uns des personnages d'Homère. C'est ainsi
qu'à l'âge de douze ans il fit sur Ajax une espèce de tra-
gédie en vers anglais , reflets souvent très-beaux , très-
justes et très -concis des vers d'Homère. Quand il eut
terminé cet essai et qu ii le lut un soir en famille à la
veillée, ce furent de la part du père et du maître un
étonnement et une admiration qu'ils ne purent contenir.
Quant à la mère et à la tante, leur enthousiasme éclata
par les larmes et les caresses dont elles couvrirent le jeune
poète.
« Voici le jour de sa naissance qui approche, dit la
17
258 LE PETIT BOSSU.
tante, ei il faudrait pourtant bien le fêter dignement, ce
cher enfant, qui sera la gloire de sa famille. »
Le père proposa de convier toutes les familles de la
noblesse qui habitaient dans les environs, et de leur
lire, pour l'anniversaire du jour de la naissance de son
fils, cette tragédie à'Ajax.
Le bon curé, la mère et la tante, applaudirent à cette
idée.
« Père, répliqua l'enfant, ce sera bien froid. Si M. le
curé peut trouver, dans ses connaissances et dans ses
élèves, les acteurs nécessaires, ne vaudrait-il pas mieux
transformer cette salle en salle de spectacle, et y jouer
ma tragédie! C'est moi qui remplirai le personnage
d'Ajax*
— Quelle idée ! répliqua la mère avec crainte.
— Oh ! je vous comprends, reprit l'enfant un peu tris-
tement, vous avez peur que je ne fasse rire ; rassurez-
vous, on ne verra plus ma taille, on n'entendra que mes
vers, et cette fois, je suis tellement sûr de moi, que je
veux que mes anciens compagnons d'école, qui m'ont
raillé, assistent tous à cette représentation. »
Les désirs de l'enfant n'étaient jamais combattus par
cette famille qui l'adorait; il fut donc décidé qu'une
grande fête serait donnée au mois de mai, dans le riant
cottage de Benfield. Le bon curé se chargea des répéti-
lions de la tragédie à'Ajax^ le père des invitations, la
tante de la lente et savante <îonfeclion du lunch splen-
dide qui devait être servi à l'aristocratique compagnie.
Quant à la tendre mère, elle se préoccupa avec un soin
plein d'anxiété du costume d'Ajax, que devait revêtir
son petit Alexandre ; elle imagina des chaussures pour
LE 1>KTIT IJOSSU. 259
le grandir, uL une sorte de cuirasse qui dissinmlerail la
rondeur des épaules.
Lorsque ce beau jour de mai arriva, les carrosses ar-
Eile se préoccupa avec un soin plein d'anxiété du costume d'Ajax.
moriés accoururent de toutes parts dans les avenues de
cette grande forêt de Windsor. Les oiseaux chantaient
260 LE PETIT BOSSa.
sous le feuillage naissant, et semblaient souhaiter la bien-
venue aux invités. Pas un des anciens compagnons d'é-
cole du petit Alexandre n'avait manqué à l'appel. Il y
avait là plusieurs lords et plusieurs écrivains célèbres de
l'époque, de belles ladies et de jolies miss. Toute la
compagnie commença par prendre le lunch^ car en An-
gleterre, bien manger est un plaisir qu'on ne dédaigne
pas; nous aurions pu ajouter bien boire ^ mais nous ne
voulons pas faire d'épigramme. De la salle à manger
toute la compagnie passa au salon boisé qui servait de
salle de spectacle ; dans le fond était une estrade qui si-
mulait la scène, et devant laquelle tombait un rideau de
tapisserie de Beauvais. Ce rideau s'ouvrit aux sons delà
musique, et l'on aperçut Ajax sous sa tente. Celui qui
représentait le héros grec parut bien un peu petit et dé-
licat, mais à peine eut-il parlé qu'on n'entendit plus que
sa voix. Les vers qu'il récitait étaient un écho de la
grandeur et de l'héroïsme d'Homère; c'était quelque
chose de nouveau dans la poésie anglaise; l'oreille en
était charmée et l'âme saisie.
Les personnes les plus considérables de l'assistance
donnèrent le signal des applaudissements ; les anciens
compagnons du petit Alexandre battirent des mains à
leur tour. Ce fut un véritable triomphe.
A la fin de la pièce on redemanda l'auteur et l'acteur,
il se fit un peu attendre; mais les cris redoublèrent.
Enfin il parut dépouillé de son costume et de ses co-
thurnes élevés; sa tète était expressive et belle, mais
son corps grêle laissait apercevoir sa difformité; il se
tourna vers le groupe de ses compagnons :
« Hélas ! murmura-t-il, je suis toujours le petit bossu î
LE PETIT BOSS^n. 261
— Non ! non ! diront-ils tous à Tunisson, von«i r*tos
un grand poète! » Et l'assistance entière cria à ébranler
la salle :
« Vive Alexandre Pope ! »
Un écho de la forêt répéta comme un suprême applau-
dissement :
« Vive Alexandre Pope ! »
BENJAMIN FRANKLIN
NOTICE SUR BENJAMIN FRANKLIN.
Benjamin Franklin est un des homnies qui ont le plus
contribué à la civilisation et à l'émancipation de l'Amérique.
Il naquit à Boston, dans la Nouvelle-Angleterre, en 1707,
d'une famille pauvre et nombreuse. Son père était un fa-
bricant de chandelles; ses frères étaient aussi de simples
artisans; cependant le père, très-intelligent, s'apercevant
du goût prononcé que le petit Benjamin montrait pour l'é-
tude, eut l'idée d'en faire un ecclésiastique et l'envoya dans
une école; mais trouvant cette éducation trop chère, il le
mit bientôt dans une école plus petite oii l'enfant apprenait
seulement à écrire et à compter. Franklin acquit ainsi en
peu de temps une belle écriture ; il ne réussit point au
calcul. Apprendre à lire et à écrire fut tout ce qu'il dut à
d'autres qu'à lui-même. A dix ans, son père, qui avait re-
noncé à en faire un ministre, le reprit chez lui et voulut
l'employer à son métier, mais l'enfant, qui avait une imagi-
nation très- vive, ne put se soumettre à ce travail; le spec-
tacle de la mer l'enflammait, il rêvait d'être marin; il ap-
prit de bonne heure à nager et à conduire une barque. Son
père voulut réprimer ce penchant, et le mit en apprentis-
sage chez un coutelier, mais il fut encore obligé de le re-
tirer chez lui, et voyant la passion excessive de son fils pour
l'étude et la lecture, il résolut d'en faire un imprimeur. Un
de ses enfants avait déjà cet état; il plaça chez lui Benja-
min à Page de douze ans, sous la condition d'y travailler
266 NOTICE SUR BENJAMIN FRANKLIN.
comme simple ouvrier jusqu'à vingt et un ans, sans rece-
voir de gages que la dernière année.
Franklin devint bientôt très- habile dans ce métier qu'il
aimait parce qu'il lui permettait de se procurer tous les
ouvrages des grands poètes, des grands historiens et des
grands philosophes dont le génie l'attirait; il se mit lui-
même à écrire; il composa de petites pièces, entre au-
tres deux chansons sur des aventures de marins que son
frère imprima et lui fit vendre par la ville. L'une de
ces chansons eut un grand succès, ce qui flatta beaucoup
l'enfant; mais son père, qui était un esprit éclairé, au-
dessus de sa profession, lui fit comprendre que ses vers
étaient très-mauvais ; il s'essaya dans une littérature plus
sérieuse .
Son frère était l'imprimeur d'une des deux gazettes qui
paraissaient alors à Boston; le jeune Benjamin fit pour cette
feuille quelques articles qu'il ne signa point, mais qui
réussirent fort. Il finit par faire connaître qu'il en était
l'auteur, et tout le monde le loua, excepté son frère, qui était
jaloux de lui et le maltraitait sans cesse; bientôt leurs dis-
sentiments augmentèrent, Franklin quitta l'imprimerie de
son frère; celui-ci le discrédita tellement à Boston qu'il ne
put trouver de travail chez aucun imprimeur. Il résolut de
quitter cette ville et de n'en rien dire à personne : il s'em-
barqua à la faveur d'un bon vent et arriva en trois jours à
New-York, éloigné de trois cents milles de la maison pa-
ternelle ; il avait alors dix-sept ans, il était sans aucune
ressource et ne connaissait pas un individu auquel il pût
s'adresser. Ne trouvant pas d'ouvrage à New- York, il se
rendit à Philadelphie où il fut plus heureux. Le gouverneur
de la province s'intéressa à lui et lui offrit de l'envoyer à
Londres chercher tous les matériaux d'une imprimerie qu'il
voulait établir.
Francklin accepta, mais ce voyage à Londres lui causa
NOTICE SUR HKN.IAMTN FRANKLIN. 267
mille tribulations et peu de profit; son protecteur ne lui
ayant pas fourni l'argent nécessaire pour vivre h Londres,
il fut obligé d'entrer dans une imprimerie ; il s'y acquit
une réputation de courage et d'esprit qui le rendit le mo-
dèle de ses compagnons : bientôt ayant pu se faire une
petite pacotille, il revint à Philadelphie oii il s'associa à
l'un de ses camarades pour monter h leur compte une im-
primerie. L'ami de Franklin avait apporté les fonds, lui,
fournit son labeur assidu et son expérience déjà exercée. Il
travaillait jour et nuit, il voulait parvenir à la fortune et
surtout à la considération. Sa seule distraction était de
réunir toutes les personnes distinguées et instruites de la
province, avec lesquelles il dissertait de politique et de
physique.
Bientôt l'associé de Franklin le laissa seul maître de leur
imprimerie, sa fortune prit un accroissement rapide, il se
maria avec miss Read qu'il avait longtemps aimée. Tous les
grands hommes ont ainsi dans la vie une femme qui devient
comme la boussole de leurs nobles actions. Franklin fonda
un journal, créa plusieurs établissements utiles de li-
brairie et d'instruction populaire; il commença en 1732 à
publier son Almanach du Bonhomme Richard^ où il présente
les sages conseils et les plus graves pensées sous une forme
originale qui les imprime facilement dans l'esprit. En 1736,
Franklin fut nommé député à l'assemblée générale de la
Pensylvanie, et Tannée d'après il devint directeur des
postes de Philadelphie : il fut très-utile à cette ville et à
toute la province ; il arma une sorte de garde nationale de
dix mille hommes pour la défendre contre les Indiens qui
la menaçaient. Il continua en même temps de fonder des
sociétés savantes, il fit des études spéciales sur l'électricité
et inventa le paratonnerre. Il créa un grand établissement
d'instruction publique quïl soutint de son crédit, de sa
fortune et même de son enseignement. Cet établissement
268 NOTICE SUR BENJAMIN FRANKLIN.
est devenu aujourd'hui le collège de Philadelphie. Il aida
à fonder des hôpitaux et des asiles pour les pauvres ; en
1757, il fut envoyé à Londres chargé d'une mission politique;
il y séjourna jusqu'en 1762, se lia avec les hommes les plus
savants de Tépoque et fut reçu membre de la Société
royale de Londres et de diverses autres académies euro-
péennes.
Lorsque la guerre de l'indépendance éclata en Amérique,
en 1775, Franklin prit une grande part aux résolutions les
plus fermes et les plus courageuses. Tandis que Washing-
ton commandait les soldats de la liberté, Franklin fut chargé
d'aller demander le seéours de la France contre l'Angle-
terre ; il partit en 1776. Il fut accueilli à Paris par le duc de
la Rochefoucauld, qui l'avait connu à Londres, et qui le
présenta à la haute société de Paris et à la cour. Franklin
réussit par son grand esprit, ses manières simples et dignes,
son noble visage et ses beaux cheveux blancs ; il sut faire
naître parmi la noblesse française un vif enthousiasme pour
la guerre de l'indépendance de l'Amérique. M. deLafayelte
partit à la tète des volontaires; le roi Louis XVI, entraîné
par l'opinion publique, conclut, en 1778, le traité d'alliance
avec les États-Unis, reconnus comme puissance indépen-
dante; la même reconnaissance fut faite par la Suède et la
Prusse. Ayant atteint ce but qui assurait l'indépendance de
sa patrie, Franklin resta encore plusieurs années en France
comme ministre plénipotentiaire, il s'établit à Passy (dont
une des rues porte aujourd'hui son nom) ; c'est là qu'il
écrivit plusieurs de ses ouvrages et fit de nouvelles expé-
riences de physique ; il eut le bonheur de rencontrer Vol-
taire à l'Académie des sciences, il lui présenta son petit-fils
et lui demanda pour lui sa glorieuse bénédiction. Voltaire
posa ses mains amaigries et tremblantes sur la tête de l'en-
fant et s'écria : God mid liherty! Dieu et la liberté! Voilà,
ajouta-t-il, la devise qui convient au petit-fils de Franklin.
NOTICE SUR BENJAMIN FRANKLIN. 260
Les deux grands hommes en se quittant s'embrassèrent les
yeux mouillés de larmes.
Mais Franklin, se sentant affaibli par les infirmités de
l'âge, quitta la France pour aller revoir sa chère Amérique;
quand il arriva à Philadelphie, tous les habitants de la ville et
tous ceuxdes environsà unegrande distance accoururent sur
son passage et le saluèrent comme le libérateur de la pa-
trie; il fut deux fois élu président de TAssemblée, mais en
1788 il fut contraint par la souffrance et l'âge de se reti-
rer entièrement des affaires. 11 trouva encore assez de force
pour travailler à fonder plusieurs institutions utiles; il écrivit
contre la traite des esclaves; rédigea ses Mémoires, où sa vie
honnête et glorieuse se déroule comme un beau fleuve qui
s'avance tranquillement vers la mort. La mort, Franklin
l'attendit et la reçut avec résignation au milieu des utiles
travaux qui remplirent ses dernières années; il fut attaqué
de la fièvre et d'un abcès dans la poitrine qui terminèrent
sa vie le 17 avril 1790, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.
Son testament, qui renfermait plusieurs fondations d'utilité
publique, se terminait par cette phrase : « Je lègue à mon
ami, l'ami du genre humain, le général Washington, le
bâton de pommier sauvage avec lequel j'ai l'habitude de me
promener ; si ce bâton était un sceptre, il lui conviendrait
de même. » Quel éloge éloquent dans ce peu de mots
et quels deux grands hommes admirables que Washington
et Franklin! ils resteront éternellement comme les modèles
du désintéressement, de l'honneur et du patriotisme!
Plusieurs années avant sa mort, Franklin avait composé
lui-même son épitaphe, la voici :
ICI REPOSE
LIVRÉ AUX VERS
LE CORPS DE BENJAMIN FRANKLIN, IMPRIMEUR ;
COMME LA COUVERTURE d'uN VIEUX LIVRE,
Si70 NOTICE SUR BENJAMIN FRANKLIN.
DONT LES FEUILLETS SONT ARRACHÉS,
ET LA DORURE ET LE TITRE EFFACÉS.
MAIS POUR CELA l'OUVRAGE NE SERA PAS PERDU j
CAR IL REPARAITRA,
COMME IL LE CROYAIT,
DANS UNE NOUVELLE ET MEILLEURE ÉDITION,
REVUE ET CORRIGÉE
PAR
l'auteur.
Lorsque la mort de Franklin fut connue, une consterna-
tion générale se répandit en Amérique. En France, à la
nouvelle de cet événement, l'Assemblée nationale ordonna
un deuil public.
BENJAMIN FRANKLIN.
Le jeune imprimeur publiciste
Le spectacle de la mer est tellement saisissant et
grandiose, que toutes les imaginations en sont frappées ;
l'homme du peuple sent son âme agrandie devant cette
immensité, l'enfant s'en étonne et s'en émeut; les
grandes scènes de la nature font ressentir aux êtres les
plus ordinaires quelques-unes des sensations des ar-
tistes et des poètes. Si l'aspect de l'Océan est sublime,
le rivage d'un port de mer a des anfractuosités pittores-
ques, où pendent les algues marines et les coquillages;
quelquefois des grottes ou des rocs surplombés, qui sont
autant de parages familiers aux jeunes riverains, aimés
et explorés par eux.
Par une belle saison d'automne, un enfant de huit ou
neuf ans allait tous les soirs, vers la tombée de la nuit,
nager dans la rade de Boston. Cette ville n'avait pas
alors l'importance qu'elle a acquise aujourd'hui; plus
restreinte, elle n'était qu'un grand centre de population
des colonies anglaises en Amérique. L'industrie et le
commerce s'y développaient cependant avec cette activité
régulière et incessante qui caractérise le génie anglais.
272 BENJAMIN FRANKLIN,
L'enfant qui chaque soir se jetait à la nage d*une
plage voisine, ou essayait de s'emparer de quelque
barque abandonnée pour s'exercer à la conduire lui-
même, cet enfant était vêtu du simple habit de coton-
nade des petits artisans; mais sa taille bien prise, son
visage expressif, son œil bleu et interrogateur faisaient
qu'on ne pouvait le voir passer sans le remarquer, aussi
fut-il bientôt connu de tous les habitués du port. Pas un
vietix marin qui n'aimât le petit Benjamin, et qui ne le
hêlât par son nom, tandis qu'il se glissait comme un
poisson à travers le labyrinthe des barques. Gagner le
large, nager en pleine mer ou y conduire une barque
dans laquelle il s'était jeté sans être vu (mais qu'il ra-
menait toujours religieusement à la place où il l'avait
prise), tel était l'exercice passionné auquel se livrait
chaque jour Tenfant robuste, à la mine intelligente.
Aussitôt qu'il se voyait seul entre le ciel et l'eau, il s'a-
bandonnait à une sorte de joie bruyante, qui se tradui-
sait tantôt par des aspirations prolongées de l'air pur,
aux bonnes senteurs maritimes et par des gestes sacca-
dés dans lesquels il semblait se détendre et s'allonger ;
tantôt par le chant vif d'un air populaire, auquel il as-
sociait des paroles improvisées sur la nature et sur la
liberté. Parfois il gagnait un récif, moitié dans la barque
et moitié en nageant; il grimpait jusqu'à la plus haute
pointe du roc qui sortait du milieu des flots, il y mettait
ses habits sécher au vent de l'Océan; et, s'asseyant nu
et pensif, il contemplait l'horizon immense : devant lui
le rivage, le port, Boston, la campagne américaine;
derrière lui, l'étendue incommensurable des vagues en-
hcées.
,,,lll!!ll
W^
1'''
18
BENJAMIN FRANKIJ.V.
275
Ce qui faisait un plaisir si vil' du mouvement de la
mer et du contact de la nature pour le petit Benjamin,
c'était le contraste que ces heures libres du soir formaient
Benjamin avait pour besogne spéciale de remuer les graisses
dans les chaudières.
avec l'esclavage qui lui était imposé tout le jour. Le
pauvre enfant devait, dès son lever, travaillera un métier
276 BENJAMIN FRANKLIN.
qui lui répugnait extrêmement. Son père était fabricant
de chandelles, et le petit Benjamin avait pour besogne
spéciale de remuer les graisses dans les chaudières et de
les faire couler dans les moules autour des mèches.
L'enfant, doué de sens délicats et d'une belle imagina-
tion, ne s'était soumis qu'avec une grande répugnance à
cette occupation à laquelle son père l'obligeait depuis un
an ; envoyé à Fécole de cinq à huit ans, il y avait appris
avec une rare facilité à lire et à écrire; il aimait les
livres avec passion, et lisait à la dérobée ceux dont son
père, ouvrier intelligent, avait formé sa bibhothèque.
Parmi ces livres, étaient les Vies des grands hommes de
Plutarque, et quand sa lecture était finie, son bonheur
était d'aller rêver en plein air et en pleine mer; il ne lui
fallait rien moins que ces heures de solitude, pour lui
faire prendre en patience le dégoût des heures de travail
à Jia .fabrique; l'odeur qui s'exhalait des chaudières
l'écœurait, et lorsqu'il était obligé de toucher avec ses
belles petites mains blanches aux chandelles encore fu-
mantes, il éprouvait une répulsion extrême. Mais il se
soumettait au labeur qui était celui de son père, à qui il
eût craint de manquer de respect en lui montrant son
dégoût ; seulement, aussitôt son triste travail terminé, il
aspirait au vent et aux flots de la mer; il voulait eff'acer de
ses cheveux, de sa chair et de ses vêtements, cette sen-
teur de graisse rancequile poursuivait comme le stigmate
de son travail répugnant. Mais à peine s'était-il baigné
et avait -il embrassé la nature, qu'il se sentait redevenir
un enfant élu de Dieu, doué de qualités exceptionnelles
qui se développeraient, et qui le feraient grand malgré
tous les obstacles de sa position sociale. La lecture des
BTilN.ïAMIN FHANKLIX. 277
Vies de Plutarque le disposait aux luttes et aux obstacles,
et lui faisait entrevoir la gloire.
Il avait bien raison de penser ((ue les obstacles ne
sont rien contre les facultés naturelles qui font les grands
hommes. Tous les récits qui composent ce livre fait pour
la jeunesse, concourent à lui prouver que la persévé-
rance et Tétude rompent toutes les barrières que l'on op-
pose aux nobles instincts. Les sociétés modernes se sont
beaucoup occupées, de l'amélioration intellectuelle des
classes pauvres; c'est un bien, car l'homme policé et à
demi instruit est meilleur et plus doux que 1 homme à
l'état de nature. Mais c'est un mal aussi au point de
vue de l'originalité et de la grandeur de l'esprit hu-
main. La diffusion de l'instruction produit une foule de
médiocrités , de fausses vocations et de vanités mer-
cantiles. Au lieu de cela, quand il fallait escalader le
savoir comme un roc ardu, s'y meurtrir et parfois
s'y briser, ceux-là seuls qui se sentaient l'âme robuste
tentaient l'ascension; ils allaient, ils allaient toujours
à travers les misères et les angoisses, ils savaient bien
qu'ils arriveraient à la gloire, et resteraient comme
la tête et le flambeau des nations. Aujourd'hui, nous
n'avons plus que le niveau des moyennes et blafardes
clartés.
Mais revenons à notre pauvre enfant perché sur le
sommet d'un récif, et songeant d'un bel avenir. Lors-
qu'il rentrait au logis de son père, au retour de ces ex-
cursions vivifiantes, il y rapportait un front radieux et
un corps reposé. Après le repas du soir, et quand la
prière en commun était dite, il se retirait dans l'étroite
chambre où il couchait, se mettait à lire ses livres pré-
278 BKNJAiMIN FRANKLIN.'
férés, et s'exerçait déjà dans de petites compositions.
Quoiqu'il passât souvent une partie de la nuit à ce tra-
vail, qui était pour lui un plaisir, le lendemain, dès
l'aube, il n'en était pas moins sur pied et se rendait bien
vite à la fabrique, pour aider son père à faire des chan-
delles. Son père, touché de tant de douceur et de zèle, et
Il s'exerçait déjà dans de petites compositions.
voulant faciliter la passion que l'enfant avait pour s'in-
struire, lui dit un jour : « Je vois bien que tu ne peux
t'habituer à mon métier ; ton petit frère qui pousse et
grandit m'aidera, et toi, tu iras travailler à l'imprimerie
de ton frère aîné ; cet état te convient puisque tu aimes
BENJAMIN FBANKI.IN. 279
tant les livres; kl tu pourras eu avoir facilement par tous
les libraires de la ville. «
L'enfant bondit de joie à ces paroles; depuis long-
temps il enviait la profession de son IVère aine, mais ja-
mais il n'avait osé espérer (jue son père lui permettrait,
de la suivre un jour.
Travailler dans une imprimerie n'a jamais répugné
aux philosophes, aux poètes et aux moralistes ; témoin
notre Béranger et notre de Balzac. Il y a dans cette com-
position matérielle d'un livre, une sorte d'association
avec son enfantement intellectuel; c'est comme le corps
et l'âme d'une créature.
Fabriquer les plus beaux livres de la littérature an-
glaise, en saisir quelque fragment tout en alignant les
lettres de plomb dans les cases, respirer la pénétrante
odeur de l'imprimerie au lieu de la senteur si fade et si
repoussante de ses odieuses chandelles, cela sembla le
paradis les premiers jours à notie petit Benjamin ; si
bien qu'il oublia à quelles dures conditions son frère
l'avait reçu apprenti dans son imprimerie. Ce frère aîné,
nommé James, était aussi calculateur et positif, que
l'enfant rêveur l'était peu; il n'avait consenti à prendre
lé petit Benjamin chez lui, qu'à la condition qu'il y tra-
vaillerait comme simple ouvrier jusqu'à vingt et un ans,
sans recevoir de gages que la dernière année.
Les premières années de cet apprentissage passèrent
assez doucement pour le petit Benjamin, qui trouvait
toujours un grand bonheur dans l'étude et dans ses ex-
cursions en mer. Son frère, pourvu que les journées
d'atelier eussent été bien remplies, ne se préoccupait
guère que l'enfant manquât ses repas et prît sur son
280 BENJAMIN FRANKLIN.
sommeil pour se livrer à ses grands et invincibles in-
stincts.
Un riche marchand anglais fort instruit, qui fréquen-
tait l'imprimerie, s'intéressa au jeune apprenti dont il
avait deviné l'intelligence; il lui ouvrit sa belle biblio-
thèque, une des plus considérables de Boston ; il fit
plus, il dirigea ses lectures, et lui apprit à les classer par
ordre dans sa mémoire ; il lui fit lire d'abord la série de
tous les historiens anciens et modernes, ajoutant à l'his-
toire des peuples connus de l'antiquité, l'histoire de la
découverte des pays et des peuples nouveaux; puis les
chroniques et les mémoires qui prêtent aux faits généraux
les détails et la vie ; il lui fit lire aussi tous les ouvrages
les plus célèbres de religion, de morale, de science,' de
politique et de philosophie; enfin les grands poètes, qui
sont comme le couronnement radieux de ce merveilleux
édifice de l'esprit humain construit patiemment de siècle
en siècle par toutes les intelligences élues de tous les
pays. Dans les grands poètes, il trouvait l'essence et
comme la condensation de tous les génies. Homère et
Shakspeare résument en eux tous les savoirs et toutes
les inspirations.
La poésie le passionna et lui donna le vertige; dès son
enfance, il avait fait des vers incorrects et sans règle ; il
voulut en écrire de châtiés et d'irréprochables, suivant
les préceptes que Pope venait de traduire d'Horace et de
Boileau. Mais en poésie, la volonté ne suffit pas ; il faut
avoir été touché du feu sacré.
Benjamin ne discernait pas encore sa véritable voca-
tion ; comme il était ému en face de la nature, il se crut
poëte ; il n'improvisait plus ses vers comme autrefois sur
liKN.IAiMIN ri^ANRLlN. 283
de vieux airs ; il les écrivait avec soin, et ne les chantait
que lorsqu'il était content de leur l'orme. C'est ainsi qu'il
lit doux ballades sur des aventures de marins ; il les
chanta à quelques vieux matelots, ses amis de la mer ;
ils en furent enchantés, les répétèrent en chœur, et leur
assurèrent une sorte de succès populaire. Le frère de
Benjamin, sachant qu'il y trouverait son prolit, imprima
les deux ballades et envoya l'enlant les vendre le soir par
la ville. Benjamin, vêtu de sa jaquette d'atelier, poussait
en avant une petite brouette toute chargée de feuillets
humides, et attirait l'attention des passants sur ses bal-
lades qu'il fredonnait. Il en vendit énormément dans les
rues, sur les places publiques, et principalement sur le
port, où chaque matelot et chaque mousse voulurent
avoir les chansons de leur petit ami. Il rapportait reli-
gieusement à son frère tout l'argent de cette vente.
Quant à lui, il se contentait de l'espèce de gloire qu'il
pensait en recueillir.
Son père, qui était un homme de bon sens, doué de
facultés naturelles très-élevées, interposa son autorité
entre l'âpreté du frère et la vanité naissante du petit
poëte; il ne voulut pas que Benjamin continuât cette
vente publique, et lui déclara très-nettement que ses
vers étaient mauvais. L'honnête ouvrier possédait ce que
nous avons plusieurs fois constaté dans des natures à
demi incultes, un instinct très-sûr pourjuger des beautés
de Fart et de la poésie; il les sentait plus qu'il ne les
analysait, mais son sentiment suffisait pour lui inspirer
une sorte de critique toujours juste; entendait-il de la
musique ou Usait-il des vers, il goûtait les passages les
plus beaux aussi bien que l'eût fait un artiste de profe^-
284 BENJAMIN FRANKLIN.
sion. Comme délassement, il aimait à lire les grands
poètes après sa journée de travail, et c'est sur leur génie
qu'il s'appuya pour convaincre Benjamin de l'infériorité
de ses propres vers; il comprenait bien qu'en ceci, l'au-
torité d'un père n'aurait pas suffi, et surtout quand ce
père n'était qu'un pauvre artisan.
Il choisit, pour accomplir son dessein, trois des plus
belles scènes de Shakspeare : une de la Mort de César,
une de la Tempête et une de Roméo et Juliette^ où tour à
tour le poëte avait peint l'héroïsme de la patrie et de la
liberté ; le spectacle des éléments déchaînés ; la douceur
et la tristesse de l'amour. Le bon ouvrier lut à son fils
avec simplicité les trois scènes. Benjamin passait de l'en-
thousiasme à l'attendrissement. « C'est beau! s'écriait-il,
c'est beau à faire tressaillir tout un peuple rassemblé ! »
Le père prit alors les deux ballades; et, souriant ma-
licieusement, il dit à l'enfant : « Tu avais à exprimer les
mêmes sentiments que le grand Williams ; tu avais à
décrire les fureurs de la mer; le courage de glorieux ma-
rins qui se dévouent et meurent pour leur patrie ; l'amour
d'une jeune fille pour un jeune matelot; eh bien! lis et
compare : dans tes vers, pas une image; pas une expres-
sion qui aille au cœur et le remue; des mots communs
ou grotesques qui semblent rire du sentiment qu'ils
veulent exprimer ; une mesure tantôt sautillante et tantôt
traînante, qui est celle des chansons de baladins et des
complaintes d'aveugles; enfin, un tel désaccord entre le
sujet et la forme, que toi-même tu ne pourrais entendre
sans hilarité ces récits qui étaient destinés à faire pleu-
rer. 5> Et le voilà qui se met à lire tout haut les deux
ballades.
BENJAMIN FRANKLIN.
285
Benjamin essayait en vain de l'interrompre en s'é-
criant : « Ohl que vous avez raison! que c'est mauvais,
que c'est plat! j'étais fou de me croire poëte, je ne le
^^§mr¥s-
Que c'est mauvais, que c'est plat I
serai jamais, et pourtant, ajouta-t-il tristement, j'aime
et je sens la poésie.
— Et moi aussi, mon enfant, je la sens, mais je suis
285 BENJAMIN FRANKLIN.
incapable de l'exprimer, et de jamais faire même une de
tes chansons d'aveugles.
— Dois-je donc, continua l'enfant pensif, renoncer
aux occupations de l'esprit, pour lesquelles il me sem-
Jolait que j'étais né?...
— Eh ! non, non, répliqua le père; mais il faut t' exer-
cer à écrire en prose sur divers sujets, et bien connaître
ta vocation avant de te livrer au public ; peut-être seras-
tu un philosophe moraliste, un publiciste de journaux,
ou peut-être un orateur; mais ne te hâte pas, par vanité,
de faire parler de toi, attends que le bruit vienne te cher-
cher; crois-moi, la fortune et la gloire durables n arri-
vent que-lentement. »
Benjamin, qui, ainsi que tous les êtres destinés à de-
venir grands, n'avait aucune présomption, reçut cette
leçon de son père et s'y soumit ; elle se grava même si
profondément dans son âme, qu'elle sembla diriger toutes
les actions de sa vie. Suivant le conseil de son père, il
s'exerça à écrire sur tous les sujets : il prit pour modèle
les meilleurs auteurs anglais de la mère patrie ; il lut le
Spectateur d'Addison (ce premier modèle des revues an-
glaises), et se mit à composer des articles de journaux;
ridée de les faire paraître ne lui vint pas encore, mais
elle devait lui être suggérée bientôt.
Il ne rêvait qu'au moyen de perfectionner et d'agran-
dir son esprit; ayant lu dans un livre qu'une nourriture
végétale maintenait le corps sain, et les facultés de l'es-
prit toujours actives, il ne se nourrit plus que de riz, de
pommes de terre, de pain, de raisin sec et d'eau. Cette
nourriture frugale lui donnait le moyen d'économiser
pour acheter plus de livres; il finit par renoncer à son
BENJAMIN FR.VNKFJN. 287
régime pytliagorique; c'est raventnro suivante qui l'y
décida : il allait quelquefois à la peclie pour son père ou
son frère; il leur rapportait son butin, mais jamais il n'y
goûtait. Un jour, on lui fil remarquer dans le ventre
d'un des poissons qu'il avait péchés, un autre tout petit
poisson : a Oh ! oh ! dit-il, puisque vous vous mangez
entre vous, je ne vois pas pourquoi nous nous passerions
de vous manger. »
Boston, qui est devenue la ville la plus lettrée des États-
Unis, l'était déjà à cette époque; il y paraissait plusieurs
journaux; le frère de Benjamin en publiait un qui s'ap-
pelait le Courrier de la nouvelle Angleterre. La rédaction
en était faible, et le jeune rêveur sentait bien qu'il serait
désormais capable de faire de meilleurs articles que ceux
qu'on vantait autour de lui. Mais il redoutait les moque-
ries de son frère, esprit médiocre et envieux, et il savait
bien que s'il lui présentait des pages signées de son
nom pour le journal, elles seraient refusées ; il rêva long-
temps comment il pourrait lui faire parvenir incognito
des articles sur la politique et les sciences; enfin il se
décida à contrefaire son écriture, et à glisser le soir,
sous la porte fermée de l'imprimerie, ces pages desti-
nées au Courrier de la nouvelle Angleterre. Tous les
articles qu'il fit ainsi parvenir successivement à son frère
lurent imprimés dans le journal, et bientôt on ne parla
plus que du publiciste anonyme qui l'emportait sur tous
les publicistes connus.
Enhardi par le succès. Benjamin se fit connaître; cha-
cun le combla d'éloges, excepté son frère, dont la jalousie
redoubla. La vanité de celui-ci souffrait de son infério-
rité et ne pouvait être vaincue que par son intérêt: c'est
288 BENJAMIN FRANKLIN.
ce qu'il montra trop bien peu de temps après ; un article
de sa gazette ayant déplu, l'autorité lui défendit d'en
continuer la publication. James, qui tenait avant tout à
l'argent, eut recours à un stratagème pour ne pas sus-
pendre son journal dont il tirait chaque jour un gain
assuré : il le fit paraître sous le nom de son frère, et,
pour faire croire à tous à la réalité de cette fiction, il
rendit à Benjamin son engagement d'apprenti qui le
liait jusqu'à vingt et un ans; mais il prit la précaution
de lui faire signer un nouvel engagement secret qui l'en-
chaînait sinon en public, du moins devant sa con-
science.
Le studieux adolescent consentit à tout pour continuer
à faire paraître ses travaux, et aussi dans l'espérance
que son frère, touché par le profit que lui rapportait cette
gazette, se départirait de sa rigueur envers lui; mais il
est des âmes communes et jalouses qui se donnent pour
mission d'être les mauvais génies des âmes élevées : les
exploiter et les abaisser, tel est le but incessant de leur
envie. James, humilié de la supériorité déjà éclatante de
son frère, l'accablait de la plus rude besogne, dans
l'espérance que cette supériorité faiblirait : du matin au
soir il le forçait à travailler à l'imprimerie, quoiqu'il le
vît pâle et défait lorsqu'il avait passé la nuit à écrire
pour son journal.
Un jour. Benjamin, lassé de cette lutte et de cette
exploitation, déclara à son frère qu'il voulait sa liberté.
James l'appela traître et parjure.
« Je sais bien que je manque à ma parole, répliqua le
pauvre garçon, qui avaitle cœur droit ; mais vous, James,
ous manquez à la justice et à la bonté. »
HENJAMIN FRANK f.lN.
289
Et il qnitla la maison de son frère pour n'y jjlns re-
paraître.
James, furieux, alla se plaindre liautement à son père;
il c'har<i^ea Benjamin d'accusations odieuses; il le déci'ia
chez tous les imprimeurs de Boston, si bien que l'accusé
n'osa plus se montrer. Cependant la nécessité le pres-
Jamcs l'appela traîlre et parjure.
sait. Oii s'abriter? comment se nourrir? Soutenu par la
vigueur de son esprit si au-dessus de son âge, il se ré-
solut à faire quelques tentatives, et alla frapper à plu-
sieurs imprimeries. Toutes lui furent fermées.
Désespéré, n'ayant plus pour ressources que quelques
19
290 BENJAMIN FRANKLIN.
monnaies anglaises (en tout la valeur de cinq francs),
il alla s'asseoir sur le rivage de la mer, et, malgré lui, il
se prit k pleurer; ce soir là, il ne songea ni à nager ni à
ramer au loin. Gomme il se lamentait ainsi, sans regar-
der les vagues qui mouillaient ses pieds, le capitaine
d'un brick, un de ses vieux amis, passa près de lui.
« Quoi ! Benjamin devient paresseux au plaisir? Ben-
jamin ne nage plus, Benjamin ne chante plus? lui dit-il
en lui frappant sur l'épaule ; puis il ajouta : Benjamin
ne veut-il pas, pour se distraire, venir boire un coup à
mon brick, qui est en partance demain pour New- York?»
Touché de la bonté du vieux marin, Benjamin lui
conta toutes ses peines.
ce Eh bien ! lui dit le capitaine après avoir écouté son
récit, si tu m'en croyais, tu n'en ferais ni une ni deux,
et tu partirais demain avec moi pour New- York ; peut-
être y trouveras-tu de l'ouvrage : en tout cas, tu iras
jus([u à Philadelphie, où j'ai un parent imprimeur, qui
te recevra comme un fils. »
Benjamin avait l'esprit aventureux ; il agréa avec joie
la proposition du capitaine, et le soir même il était à son
bord.
Favorisés par un beau temps, ils arrivèrent rapide-
ment à New-Y^ork; mais, n'y ayant pas trouvé d'ouvrage,
Benjamin en repartit aussitôt pour Philadelphie, muni
d'une lettre du bon capitaine à son parent, l'imprimeur
Keirmer. Il trouva une maison hospitalière, un maître
intelligent et doux, qui comprit tout ce que valait le
noble adolescent, et le traita comme son propre enfant.
Benjamin travailla avec ardeur pour prouver sa gratitude,
(^-t bientôt il devint le chef de l'imprimerie. Mais un la-
lUON.IAMlX FRANKLIN. £91
beur plus élevé, la j)olili(|iio, la science, Tall irait tou-
jours; quand le soir élail venu et qu'il se jiioinenait
seul dans la campagne de Pliiladelpliie, il se demandait
souvent avec tristesse si (pielque voie lui serait enfin
ouverte pour accom])lir sa destinée.
Un soir, assis sur uneliaulenr (jui dominait la ville, il
s'y oublia jusqu'à la nuit. Tout à coup un oia;^e le sur-
prit, un de ces orages formidables dont ceux des con-
trées européennes ne sauraient nous donner une idée; la
foudre éclata sur un édifice et y mit le feu ; bientôt la
flamme s'étendit et dévora le monument. Benjamin ac-
courut, guidé par la sinistre lueur; plusieurs personnes
avaient péri; c'était un spectacle navrant. Le jeune sa^
vant rentra le cœur brisé, et passa la nuit à méditer, la
tête penchée sur sa table de travail : il avait depuis
quelque temps constaté le pouvoir qu'ont les objets tail-
lés en pointe de déterminer lentement et à distance
l'écoulement de l'électricité ; il se demanda si on ne
pouvait pas faire de ces objets une application utile
qui fît descendre ainsi sur la terre l'électricité des
nuages; il se dit que si les éclairs et la foudre étaient
des effets de l'électricité, il serait possible de les diri
ger et de les empêcher de détruire et de ravager. C'est
aux réflexions de cette nuit de veille douloureuse qu'on
dut plus tard le paratonnerre, dont Benjamin fut l'in-
venteur.
Cependant la . renommée d'un savant si précoce ne
tarda pas à se répandre dans Philadelphie. Sir William
Keith, gouverneur de la province, qui était un homme
remarquable, voulut le voir et l'interroger; il comprit ce
que deviendrait dans l'avenir ce jeune et hardi génie. Il
?92 BENJAMIN FRANKLIN.
songea à l'attacher à la mère patrie par les liens de la
reconnaissance et de la gloire.
« Voulez-vous aller à Londres, lui dit-il, vous partirez
sur un vaisseau de l'Etat, vous y serez défrayé par moi,
vous connaîtrez là-bas les littérateurs et les savants,
vous serez des leurs, mon jeune ami, puis vous revien-
drez à Philadelphie, et vous répandrez les trésors de
votre esprit dans le nouveau monde ! *
Benjamin accepta.
De ce jour, il se sentait émancipé; d'adolescent, il
devenait homme ! Mais son premier bienfaiteur, en lui
parlant ainsi, ne se doutait guère que son protégé serait
un jour le fameux Benjamin Franklin, un des fondateurs
de la république des États-Unis?
CHARLES LINNÉ
NOTICE SUR L1NNK.
Linné (Charles Linnoeus),le plus grand naturaliste du dix-
huilicme siècle, naquit le 24 mai 1707 dans le village de
Roeshult en Suède ; il était fils du pasteur de ce village,
qui voulait aussi en faire un ministre, et l'envoya a l'âge de
dix ans dans la petite ville de Vixiœ pour y suivre l'école
latine. Déjà entraîné par sa passion pour la botanique, Linné
négligea ses études classiques, et son père en fut tellement
irrité qu'il le mit en apprentissage chez un cordonnier. Mais
un médecin nommé Rothman, ayant eu occasion de causer
avec le jeune Linné, fut frappé de son aptitude pour toutes
les sciences naturelles; il lui prêta un Tournefort (hotdimsie
français), il chercha à le réconcilier avec son père, et le
plaça chez Kilian Stobseus, professeur de l'université de
Lund ; bientôt Linné passa à l'université d'Upsal. Sa vie d'é-
tudes fut une vie de privations ; il ne subsistait qu'en don-
nant des leçons de latin à d'autres écoliers, et il était réduit
à raccommoder pour son usage les vieux souliers de ses ca-
marades. Ce fut un de ses maîtres, Olaûs Celsius, qui donna
au jeune Linné la nourriture et le logement, et plus tard lui
fit obtenir la direction du jardin botanique d'Upsal. Dès
lors, n'ayant plus à lutter contre la misère, le génie de
Linné put prendre l'essor. Il voyagea, pour en décrire les
plantes, dans la Laponie norvégienne ; fit le tour du golfe
de Bothnie et revint à Upsal par la Finlande et les lies
d'Aland; il visita aussi Hambourg, puis se rendit en Hol-
l96 notice sur LINNÉ. . ^
lande. C'est là que l'illustre médecin Boerhaave pénétra
l'étendue de son génie et commença sa fortune. Linné^étudia
et professa durant trois ans en Hollande, tout en rassem-
blant des matériaux pour ses grands ouvrages dont les
principaux sont : le Système de la nature; la philosophie de la
botanique; la Flore de la Laponie ; le Fondement de la bota-
nique; les Noces des plantes^ etc., etc. Ces divers traités se
répandirent avec rapidité et firent connaître la gloire et le
nom de Linné dans le monde entier. De la Hollande il passa
à Paris, où il se lia pour la vie d'une tendre amitié avec
Bernard de Jussieu, notre célèbre naturaliste; enfin il se
fixa en Suède et finit par y obtenir de grands honneurs; il
enseigna la botanique dans la capitale, eut le titre de méde-
cin du roi et fut anobli. Il avait épousé, en 17^0, Mlle More,
une jeune Suédoise qu'il avait longtemps aimée ; il en eut
quatre filles et un fils. Son fils lui succéda dans sa chaire, et
une de ses filles se distingua par des travaux de botanique;
il mourut le 10 janvier 1778, âgé de 71 ans. Il fut enterré
dans la cathédrale d'Upsal. Gustave III proclama lui-même
les regrets de la Suède dans un discours qu'il prononça de-
vant les États généraux. Ce prince composa aussi lui-même
l'oraison funèbre de Linné qu'il fit lire publiquement. On
lui a élevé dans le jardin de l'université d'Upsal un temple
qui renferme les productions de la nature. Deux médailles
furent frappées en son honneur.
ENFANCE DE CHAULES LlNNÈ.
Si l'hiver de Paris nous paraît triste lorsque la brume
enveloppe la grande ville ; si Londres, avec son manteau
de brouillard épais et noir, a, d'octobre en avril, un
aspect funèbre qui nous glace le cœur; que serait-ce de
ces longs hivers de la Scandinavie, où la terre est durant
plusieurs mois couverte de neige et de glace, où le ciel
est comme un couvercle gris terne et sans horizon, à
moins qu'une aurore boréale ne l'éclairé tout à coup d'un
éclat passager \ la Suède a un de ces climats l'igoureux,
qui donnent aux esprits toujours obligés de se replier
sur eux-mêmes des tendances studieuses et une mélan-
colie calme; quant aux corps, ils sont généralement ro-
bustes sous ces latitudes, qui offrent beaucoup d'exem-
ples de longévité; mais malheur aux étrangers qui s'expo-
sent imprudemment à cette température. On dit que
Descartes prit un rhume en donnant, à Stockholm, des
leçons de philosophie à la reine Christine de Suède, et
qu'il mourut des suites de ce rhume : et pourtant les
appartements de la reine devaient être chauffés !
Rien n'est plus triste qu'un pauvre village de Suède
lorsqu' arrive novembre; sitôt que le jour cesse, une fu-
298 ENFANCE DE CHARLES LINNE.
mée épaisse s'élève de chaque toit de chaume et annonce
que chaque famille se chauffe autour du foyer.
Par une soirée d'hiver de 1719, la cheminée du pres-
bytère du village de Roeshult, pauvre habitation qui ne
se distinguait guère des chaumières qui l'environnaient,
jetait dans l'air compacte et glacé une colonne de noire
fumée; dans l'intérieur brûlait un grand feu de tourbe.
Le pasteur et sa famille, qui se composait : de la femme
du pasteur, excellente ménagère, de deux petites filles
de sept à huit ans, et d'un garçon qui pouvait en avoir
douze, étaient rangés autour d'une table pour la veillée;
sur cette table brûlait une lampe de fer basse, gros-
sière et à trois becs ; au pied de la lampe étaient amon-
celées de grosses pelotes de laine brune avec laquelle la
mère tricotait des bas ; les aiguilles d'osier claquaient
dans ses doigts, les deux petites filles luttaient d'ému-
lation pour imiter la besogne de leur mère et y par-
venaient assez bien ; tandis que le pasteur, accoudé
sur la table et la tête baissée sur une grande Bible,
en lisait de temps en temps quelques récits qu'il com-
mentait.
Toute l'attention du petit garçon, dont les cheveux
blonds obstruaient le front et les yeux, paraissait absor-
bée par un cahier de papier blanc sur lequel il fixait des
herbes et des fleurs. Ses petites sœurs le regardaient
parfois à la dérobée, mais sans l'interrompre dans son
travail; quant à la mère, elle lui jetait de temps en
temps un bon regard, accompagné d'un sourire, tout en
épiant son mari, le ministre, qui continuait sa docte et
pieuse lecture sans lever les yeux sur son auditoire.
Mais tout à coup celui-ci secoua sa grosse tête à la
ENFANCE DE CFTARLES LTNNK. r^Ol
physionomie entêtée, et ayant regardé son lils, il s'écria
avec colère :
« Encore ces cahiers et. ces herbes inutiles; je snis
résolu à jeter le tout au feu, pour en finir avec votre pa-
resse et votre désobéissance. »
Et comme il féiisait un geste pour exécuter sa menace,
l'enfant pressait avec force son cahier sur sa poitrine où
il croisait ses deux bras, tandis que sa mère arrêtait son
mari et lui disait :
« Un peu de patience, mon bon Nils*, il a voulu ran-
ger ses plantes de la journée, et maintenant il va être
tout à ses devoirs de latin ; et elle se hâtait de mettre à
l'abri le cahier menacé et d'y substituer le cahier des
thèmes et des versions.
— Femme, en pensant l'excuser vous l'accusez vous-
même, s'écria le pasteur toujours en colère, vous parlez
des plantes qu'il a recueillies aujourd'hui. Oui, je le sais
bien, au lieu d'écrire ici ses devoirs ou de me suivre au-
près des malades et des mourants, il est allé fouiller
sous la neige et courir, comme un petit vagabond, dans
les défilés des montagnes pour y chercher quoi ? je vous
le demande? des herbes sans nom et sans utilité.
— Sans nom, c'est possible, répliqua la femme, aussi
ignorante que son mari en botanique, mais pour utiles
et salutaires, il y en a qui le sont ; car l'autre jour, quand
notre petite Christine s'était fait une coupure au doigt,
quelques feuilles d'une de ces plantes ont suffi pour ci-
catriser la blessure, et quand notre vieille cousine Berthe
s'est brûlée il y a quelque temps si douloureusement,
1. Abréviation suédoise de Nicolas,
302 ENFANCE
c'est encore avec des plantes indiquées par notre petit
Charles qu elle s'est guérie. Le médecin de la ville,
qu'elle fit venir, déclara que ce pansement de plantes
était bon, qu'il fallait le continuer, et que celui qui l'a-
vait fait n'était pas un ignorant.
— En tout cas, reprit le père, comme je ne veux pas
faire de mon fils un docteur-médecin, mais un docteur
en théologie, un ministre de l'Église comme moi, il aura
pour entendu de renoncer à ce sot herbier, et de donner
désormais tout son temps, sous ma direction, à l'étude
des saintes Écritures et à celle du latin ; sans cela, je lui
promets bien qu'avant huit jours je l'envoie à l'école
latine de la ville, où il vivra sous une rude disci-
pline. »
La mère voulut répliquer, mais le pasteur lui imposa
silence par sa gravité, et se penchant sur sa Bible, il y
continua sa lecture à voix basse.
On n'entendit plus alors dans la salle enfumée, qui
servait à la fois de cuisine, de salon et de salle à manger
à la pauvre famille du pasteur, que le bruit des aiguilles
à tricoter que faisaient aller la ménagère et les deux pe-
tites filles, et le bruit moins distinct de la plume du
jeune garçon qui écrivait ses versions latines.
Il mettait à son travail une absorption et une rapidité
presque fiévreuse. On sentait qu'il voulait faire bien et
vite une besogne antipathique. Lorsqu'il eut fini, il
poussa un soupir d'allégement qui interrompit le silence
que gardait toute la famille.
« Eh bien ! dit le pasteur, qui souleva sa tête appe-
santie par la lecture, la méditation, ou peut-être un
demi sommeil.
\)K CIIAHLKS LINNK. 303
— ^'()ilà, mon père! » dit reniant, en posant à cCAù
lie la Bible ses pages d'éeriture.
Le père les parcouml aussitôt, et quand il eut lini il
mm mura :
t Bien ! très-bien ! je sais, petit Charles, que vous faites
ce que vous voulez, voilà pourquoi je vous trouve encore
plus répréliensible quand vous ne m'oljéissez pas.
— Je veux vous obéir, répliqua l'enfant en regardant
son père avec tendresse et supplication : mais ne pour-
riez-vous me permettre que je fisse deux parts de mon
temps, une pour l'étude des livres saints et du latin,
l'autre pour l'étude de ces plantes et de ces fleurs qui
sont pour moi autant de psaumes et autant de versets
qui chantent la grandeur de Dieu ?
— Vous êtes fou ! s'écria le père ; je vous ai déjà dit que
cette étude puérile ne vous mènerait à rien et entraverait
votre carrière théologique; si vous persistez, vous connais-
sez ma résolution à votre égard, je n'en démordrai pas. »
A ces mots, il se leva et commença la prière que la
famille faisait en commun chaque soir; puis les enfants,
ayant embrassé leur père et leur mère, se retirèrent pour
dormir. Le petit Charles couchait dans un cabinet sombre,
ayant pour tout ameublement un lit, une chaise et une
étagère en bois de sapin sur laquelle étaient rangés quel-
ques livres et les bien-aimés cahiers de son herbier. A
peine fût-il au lit, qu'il se mit à pleurer et à rêver aux
moyens de suivre sa vocation sans désobéir à son père.
Tandis qu'il était dans les larmes, sa mère arriva furti-
vement; elle l'embrassa et le consola.
Les mères semblent avoir en elles tous les instincts et
toutes les pensées de leurs enfants; non-seulement elles
304 ENFANCE
leur donnent leur sang et leur chair, en les portant pen-
dant neuf mois dans leurs flancs, mais elles leur donnent
Cela t'afflige donc bien de ne pas aller à travers les neiges?
aussi une partie de leur âme. Voilà pourquoi elles appor-
tent toujours les ménagements du cœur, où les pères
n'apportent que la décision et les sévérités de l'esprit.
DE CHARLES LINNÉ. 305
« Voyons, mon 'petit, disait la bonne nièic en tenant
Charles dans ses bras, cela t'afllige donc bien de ne plus
aller à travers les neiges et les crevasses des rochers
chercher les plantes enfouies ?
— Oh ! ma mère, si vous saviez quel plaisir quand je
découvre une espèce nouvelle d'admirer et de compter les
racines, les tiges, les feuilles, les fleurs, les pétales,
chaque linéament enfin de ces trésors du bon Dieu ! c'est
surtout au printemps que ce plaisir si vif se multiplie et
se varie. Les lleurs nouvellement écloses sont pour moi
tout un monde comme serait pour d'autres l'arche qui
renfermait tous les animaux de la création. Les plan-
tes me parlent et je les entends; je vous assure, ma
mère, qu'elles ont des instincts, des habitudes et des diffé-
rences dans les mêmes espèces comme le visage de mes
sœurs et le mien diffèrent malgré notre ressemblance.
— Tu rêves, tu rêves, mon cher enfant, s'écria la
mère moitié riant et moitié attendrie, mais par ce grand
froid et avec Faridité de la terre, ton plaisir doit être
bien diminué, tu te donnes beaucoup de fatigue pour ne
recueillir qu'un maigre et rare butin.
— Oh ! ma mère, demandez au chasseur s'il redoute
la neige qui tombe sur ses épaules ? Demandez au pê-
cheur si les bancs de glace l'arrêtent? Ils ne voient que
la proie qu'ils poursuivent et qu'ils rapportent le soir
dans leur logis; et tenez, poursuivit-il en saisissant un
des cahiers de son herbier, que ne braverait-on pas pour
posséder une de ces jolies fleurs qui sont là, me souriant
et me répondant, quand je les interroge. Chaque jour je
découvre quelque espèce inconnue dans les mousses, dans
les hchens ; et mon père veut que je renonce à ces re-
20
â06 ENFANCE
cherches ! C'est comme s'il me demandait de ne plus
manger, de ne plus vivre !
— Tu vivras et tu mangeras ! seulement tu mangeras
une heure plus tôt ton déjeuner, répliqua la mère gaie-
ment, et chaque matin, pendant que ton père dormira
encore, tu iras à ta chère découverte ; mais tu ne dépas-
seras pas le temps permis, et à l'heure dite, tu rentreras
bien vite pour étudier ton latin .
— Oh ! merci, merci ! s'écria l'enfant en sautant au
cou de sa mère, qui l'embrassa et le quitta en lui disant :
« A demain. »
Pour la première fois de sa vie, l'enfant s'endormit
radieux et fit un beau songe : il se trouva tout à coup
transporté dans une vallée immense entourée de mon-
tagnes, qui commençaient en pente douce et s'élevaient
graduellement jusqu'au ciel; il était assis auprès d'une
belle source claire qui murmurait à travers les plantes et
les fleurs de toutes sortes , il faisait une température
d'été et de grands nuages blancs et dorés couraient dans
l'éther d'un bleu vif au-dessus de sa tête. Il n'avait point
encore vu un ciel semblable dans ce pauvre village de
Suède, où il était né et qu'il n'avait jamais quitté. Son
admiration était partagée entre ce ciel où le soleil brillait
de toutes ses flammes, et cette campagne riante couverte
de plantes et d'arbustes en fleurs. Il se leva et se mit à
marcher, ravi et léger, à travers les sentiers ; il craignait
de froisser une tige, une feuiUe, une pétale, une étamine,
et pourtant il eût voulu cueillir tour à tour toutes ces
fleurs pour les étudier; il commença par aspirer vivement
leurs parfums et par jouir du coup d'œil général de
leurs belles formes et de leurs admirables couleurs, puis
I)!-: CIIAIU.KS MXXl':. 307
il se (lil, pris d une soric de vciii^cî : « .lunuiis, jamais
je ne pourrai lixer dans ma mémoire ccîUe iinioml)ial)le
variété d'espèces, les classer et leur donner un nom ! »
Dans son découragement, il s'arrêta immoijile et priant
dans son ame : « Mon Dieu ! mon Dieu, disait-il, la na-
ture est trop grande pour la fail)le vue de l'homme, et
s'il parvenait à en saisir l'ensemljle, sa profondeur et ses
détails lui échapperaient. Vous avez fait, ô mon Dieu, la
création à votre image, et nous, pauvres et chétifs, nous
voulons en mesurer la grandeur et en décrire la beauté,
c'est impossible I Nous ne connaissons jamais que des
fragments de votre œuvre, le reste nous échappe; par-
donnez-moi donc mon audace, ô mon Dieu ! Mon père a
raison, je dois vous adorer et vous servir comme un mi-
nistre obscur, et non prétendre à vous pénétrer et à ex^
pliquer vos ouvrages comme un savant participant de
vos facultés divines; » et le pauvre enfant, écrasé par la
splendeur de la nature qui l'entourait, tomba à genoux,
adora Dieu et resta longtemps dans l'engourdissement
de l'extase.
Mais des voix, qui semblaient être la voix de Dieii
même, montèrent tout à coup des calices épanouis et du
sein des boutons encore fermés. Ces voix lui disaient :
« Viens à nous! nous sommes à toi, nous t'aimons de
nous aimer et de nous rechercher, d'avoir compris que
nous vivions et que nous sentions, nous qu'on a si long-
temps crues inertes, inanimées et propres à charmer
seulement les yeux. Ne crains pas de nous cueillir et
de nous détruire, nous renaissons sans douleur; chacun
de nos filaments déchirés te fera découvrir nos mystères
à peine soupçonnés jusqu'ici. Tu trouveras dans les dé-^
308 ENFANCE
tails de notre structure autant de merveilles que dans
celle du corps humain; car, sur une échelle différente,
nous avons comme l'homme des organes qui souffrent
ou se réjouissent; nous avons des répulsions et des sym-
pathies; nous avons nos aptitudes, nos mœurs, nos des-
tinées impérieuses fixées par une règle infaillihle. Re-
garde-nous et pénètre-nous, enfant qui nous aimes; tu
sauras comment nous naissons, comment nous nous dé-
veloppons et arrivons à la beauté et à famour. » Ce
n'étaient pas seulement les larges et magnifiques fleurs
des tropiques, les cactus, les nénufars, les magnolias;
ce n'étaient pas seulement les fleurs reines de nos jardins,
la rose, la tubéreuse, le lis, l'œillet, qui parlaient ainsi
à l'enfant endormi; c'étaient encore toutes les fleurettes
des champs, lespâquerettes, les boutons d'or, les violettes,
le thym, toutes les mousses et tous les Hchens poussant
sur les rochers ou au bord de l'eau ; chaque plante, cha-
que tige, chaque calice avait comme une voix distincte,
et tous ces accents réunis formaient un concert doux et
flatteur qui plongeait le petit Charles dans un ravisse-
ment heureux. -
« Ohl oui, répondait-il à ces paroles mystérieuses
que lui seul pouvait entendre, je vous aime, je vous com-
prends et je révélerai au monde la grâce et la magnifi-
cence de vos secrets ; » et il se pencha vers les fleurs les
plus prochaines pour les cueillir; mais voilà qu'il s'opéra
alors autour de lui un prodige ; toutes les fleurs sem-
blèrent se mouvoir et s'arracher à leur racine ; elles vin-
rent vers l'enfant, firent à son corps comme une en-
ceinte odorante, montèrent sur son cœur et dans ses bras,
puis jusqu'à sa tête où elles s'enlacèrent en une immense
DE CIIABLKS MNXl':. 309
couronno. Lo front de reiiraiit rayonnait transfiguré
sous cet emblème d'un avenir glorieux; il grandissait,
grandissait sous le couronnement de ses fleurs bien-ai-
mées. Tout à coup il sentit un souffle chaud glisser sur
sa tète; un baiser rc^flliMU'a et lui causa un indicible
Puis elle l'enveloppa d'une petite houppelande de gros drap.
bonheur : la sensation fut si vive qu'elle l'éveilla; il vit
sa mère, debout auprès de lui, à peine éclairée par la
lumière de l'aube. Ce baiser venait de sa mère! de sa
mère qui comprenait son âme !
« Il est temps, lui dit-elle, le jour se lève; habille-toi.
310 ENFANCE DE CHARLES, LINNÉ.
prie Dieu, déjeune et cours dans les champs avant que
ton père ne s'éveille; tu as une petite heure pour aller à
la découverte de tes plantes; va donc, mon fils, puisque
c'est là ton amour et ton bonheur. »
L'enfant remercia sa mère ; et, tandis qu'elle l'aidait
à s'habjUer, il lui raconta le songe merveilleux qu il ve-
nait de faire.
Sans y rien comprendre, la mère y vit un présage de
bonheur et de gloire pour son fils et résolut de l'aider
de plus en plus dans sa vocation. Aussitôt qu'il fut ha-
billé, elle lui présenta une écuelle de bois pleine d'un
potage fumant que l'enfant mangea avec appétit; puis
elle l'enveloppa dans une petite houppelande de gros
drap dont elle redressa le col, qui cacha jusqu'au-des-
sus des oreilles le frais visage de l'enfant. Il partit joyeux,
un bâton à la main. La bonne mère avait retranché au
moins deux heures de son sommeil habituel pour donner
ces doux soins à son fils et pour satisfaire à son désir.
Cherchez dans votre souvenir, enfants qui me lisez, et
vous trguverez tous^ que vos mères ont eu pour vous de
ces tendresses-là.
Durant quelques jours le petit Charles put herboriser
en paix dans les montagnes et découvrir dans leurs an-
fractuosités quelques pauvres fleurs et quelque frêles
mousses épargnées par la neige. Mais, un matin que le
père s'éveilla plus tôt que de coutume pour aller voir un
malade qu'il avait laissé mourant la veille, il se mit dans
une grande colère en ne trouvant pas son fils au logis.
La mère en vain objecta quelque prétexte; le sévère mi-
nistre ne s'y laissa point tromper et jura que, dès le len-
demain, l'enfant serait envoyé à l'école latine de la pe-
ENFANCE DE CHARLES LINNK. 313
tite ville de Vixiœ. La mère éclata en sanglots; le père
s'écria que les larmes n'y pouvaient rien ; et, quand le
petit Charles rentra furtivement à la maison , il comprit
que les dissensions et le chagrin y avaient j)énétré par
sa faute : il essaya de se justifier et de promettre à son
père une obéissance aveugle pour l'avenir; celui-ci resta
inflexible. Il sortit en donnant ordre à la mère de pré-
parer les hardes de son fils, qu'il conduirait lui-même
dès le lendemain à Vixiœ.
Quel déchirement pour la mère et pour Tenfant que
cette brusque séparation! La mère surtout ne pouvait
se résoudre à se séparer de son fils bien -aimé. Depuis
qu'elle l'avait porté neuf mois dans son sein et nourri
de son lait, jamais elle ne l'avait quitté un seul jour.
« Non! non! cela est impossible, » répétait-elle en
couvrant de ses mains son visage inondé de larmes.
Charles, désespéré de voir pleurer sa mère, étouffa sa
propre douleur et essaya de lui donner du courage ; il
lui disait :
« La ville où je vais est voisine; nous nous verrons
souvent; puis je travaillerai bien et vite pour satisfaire
mon père, et je reviendrai. »
Mais la mère pleurait toujours; un seul jour de sépa-
ration lui était d'une grande angoisse. Cependant, sa-
chant que son mari était inébranlable dans ses volontés,
elle commença à préparer les effets de son fils dans une
petite malle. Elle mit au fond ce bien-aimé et fatal her-
bier qui était la cause de leur séparation ; puis un peu
d'argent en petite monnaie; puis des confitures et des
fruits secs, friandises du foyer que les mères se plaisent
à donner aux enfants.
314 ENFANCE
Quand le ministre rentra, la malle était faite; et
voyant qu'on avait suivi ses ordres, il se montra un peu
apaisé.
Le reste de la journée et la veillée s'écoulèrent sans
querelles, mais bien tristement. Le père lisait sa Bible,
comme à l'ordinaire; les petites filles tricotaient, comme
la veille, auprès de leur mère, ne faisant entendre que
quelques soupirs étouffés ou quelques paroles entrecou-
pées. Quant à Charles, il était résigné et courbait la tête
sur les thèmes latins qu'il traduisait. '
L'heure du repos étant arrivée, on fit la prière en
commun; puis le fils ayant souhaité bonne nuit à son
père, le père répliqua :
« Bonne nuit, mon fils ; demain nous partirons au pe-
tit jour pour Vexiœ! »
L'enfant s'inclina en silence et en étouffant ses larmes.
Aussitôt que son mari dormit, la mère se glissa au-
près du lit de son fils, à qui elle prodigua ses caresses
et fit les plus vives recommandations sur sa santé. Ce
furent là leurs véritables adieux ; car le lendemain le
rigoureux ministre brusqua le départ.
Gomme il faisait grand froid et que les routes étaitnt
couvertes de glace, nos voyageurs partirent en traîneau.
Cet exercice et le pays qu'il parcourait, en partie nou-
veau pour lui, finirent par distraire le petit Charles de
son chagrin. Mais, pnand il se trouva dans la ville, si
triste et si morne, et surtout quand il fallut franchir les
noires murailles de l'école latine*, le pauvre enfant sen-
tit son cœur défaillir.
1. Institution protestante équivalant à nos petits séminaires.
Dp] CHARLES LINNK. 315
Son père le reconiinanda brièvement plutôt à la sévé-
rité qu'aux soins du directeur de l'école, qui était son
ami, puis il retourna à son village, ayant accompli, pen-
sait-il, son devoir.
Le petit Charles se sentit d'abord comme perdu et
abandonné ; mais l'intérêt et l'amitié qu'il trouva dans
quelques' écoliers de son âge lui rendirent le courage. Il
résolut de travailler pour satisfaire son père, et, tant
que dura l'iiiver, il s'appliqua avec ferveur aux études
latines et, théologiques. Quand le printemps parut, il
sentit en lui comme un souffle orageux et tout-puissant
qui l'emportait loin des murs de l'école à travers les val-
lées rt les montagnes que commençait à couvrir une
végétation naissante; l'air "qu'il respirait lui apportait
les senteurs des fleurs et des herbes ; il était attiré in-
vinciblement vers elles : son beau songe lui revenait ;
il y voyait un emblème de sa destinée, et s'écriait, dans
son angoisse présente :
« Non ! non ! Dieu ne m'a pas créé pour être un mi-
nistre protestant! C'est d'une autre manière que je dois
l'adorer et proclamer sa grandeur ! >»
Il résista d'abord aux tentations de ses instincts in-
vincibles; mais, un jour que toute l'école sortit pour
faire une promenade dans la campagne, il s'éloigna
de ses camarades et se perdit au milieu des rochers
dans une gorge tapissée de plantes grimpantes et de
fleurs. Là, captivé par la nature, l'embrassant et la ca-
ressant comme il eût caressé sa mère, il oublia tout
dans la contemplation des trésors qui s'offrirent à lui.
La nuit le surprit emplissant ses poches et entassant
sur sa poitrine les plantes qu'il avait recueillies. Arrêté
316
ENFANCE
dans sa recherche ardente par les ténèbres, il se souvint
tout à coup de Técole et de sa discipline. Epouvanté de
son oubli de la règle, il n'osa pas revenir sur ses pas et
Il s'éloigna de ses camarades et se perdit au milieu des rochers.
aller implorer le pardon du directeur : la nuit était ve-
nue. Agité, frissonnant et terrassé de fatigue, il s'en-
DE CIIAHLKS LlNXl':. 317
dormit dans lui eiironcement du loclier tout couvert de
mousse ; lo lendemain, il fut découvert par un des do-
mesti([ues de Téeole et il y fut rauK'ué comme va{^a-
l)ond.
Le directeur écrivit au père Téquipée du lils ; 1(î père,
le jugeant incorrigible et pervers, répondit au directeur
qu'il voyait bien que son fils ne ferait jamais (ju'un mau-
vais ministre de Dieu, mais que, pour le ])unir de sa
rébellion à ses volontés, il l'humilierait en en faisant
un ouvrier ; et il donnait des ordres pour qu'on le mît
à l'instant même en apprentissage chez un cordon-
nier.
Le petit Charles était d'une nature douce et faible; il
ne résista pas et trouva même, au début, une sorte de
satisfaction dans la demi-liberté que lui laissait sa nou-
velle et étrange profession. Avant sa journée de travail
manuel, il pouvait parcourir les champs, et le dimanche
il s'y égarait en liberté. Le soir et durant la nuit, il
classait les plantes et les fleurs qu'il avait récoltées et
écrivait des dissertations sur chacune d'elles. Mais in-
sensiblement ce double et incessant travail, de l'esprit
et du corps altéra sa santé. Puis, passer la journée avec
des compagnons ignorants et grossiers lui était une
rude épreuve. On le brusquait quand il restait silen-
cieux ; on lui reprochait son orgueil, et parfois même
on lui cherchait violemment querelle. Cette lutte, qu'il
subissait contre la destinée, finit par le terrasser; il
tomba subitement malade, et le maître cordonnier, qui
l'aimait comme un de ses meilleurs ouvriers, envoya
chercher le plus liabile médecin de la contrée.
C'était un très-savant homme qui se nommait Roth-
318 ENFANCE
man ; quand il arriva auprès du lit du pauvre Charles,
celui-ci avait une grosse fièvre et était pris d'un peu de
délire. Le docteur ne voulut pas l'éveiller de son som-
meil pénible et se mit à étudier en silenee les symp-
tômes de la maladie ; il découvrit une grande surexcita-
tion du cerveau, et il se confirma dans son observation
en voyant sur la petite table de l'apprenti ses herbiers
et ses manuscrits ouverts; il lut quelques pages de ceux-
ci, puis tomba tout à coup dans une longue rêverie tout
en tenant le pouls du malade, qui battait très-fort.
Charles continuait à dormir, mais d'un sommeil pé-
nible et bruyant et comme si quelque cauchemar f avait
oppressé. Il faisait pourtant un beau rêve, plus glorieux
peut-être que celui qu'il avait fait une nuit sous le toit
de son père, mais il n'en éprouvait pas le même conten-
tement : ce songe lui semblait une dérision de la desti-
née présente : on raisonne parfois dans les rêves : il se
voyait entouré de quatre hommes tout-puissants qui
tenaient des sceptres et qui avaient des couronnes sur
la tête ; à ces couronnes, à leurs armes et aux décora-
tions qu'ils portaient, il reconnaissait dans ces hommes
le roi de Suède, le roi de France, le roi d'Angleterre et
le roi d'Espagne ^ Tous quatre lui souriaient, répan-
daient à ses pieds des trésors et déposaient sur sa tête
la couronne de la noblesse ^ Lui, ébloui, se débattait
contre le vertige, et de là venait l'agitation de son som-
meil.
Le bon docteur, plein d'anxiété, suivait toutes les
phases de ce sommeil tourmenté ; enfin il fît boire un
]. Ces quatre souverains comblèrent Linnc d'honneurs.
DK CHARLES LIXNK.
319
calmanl au malade, doiil la lespiration se détendit et
qui bientôt s'éveilla sans elïoit. La fièvre cessa, grâce
aux soins assidus du médecin compatissant qui s'était
pris pour le pauvre ouvrier d'une grande amitié ; aussi-
tôt qu'il fut convalescent, il lui prêta les ouvrages de
^#■40^1/^^
^7;^k'/j//
Vous serez un jour le premier naturaliste du monde.
Tournefort, un de nos célèbres naturalistes français, et
comme Charles se récriait d'admiration en en parlant au
docteur :
« Vous surpasserez un jour sa renommée, s'écria ce^
lui- ci.
320 ENFANCE DE CHARLES LINNE.
— Oh ! que me dites-vous là ? répondit l'enfant.
— Je dis, mon jeune ami, que j'ai lu vos cahiers, par-
couru vos herbiers, et que vous serez un jour le premier
naturaliste du monde. »
Charles le regarda d'un air de doute et de tristesse :
« Ne me raillez-vous pas ? lui dit il,
— Moi! réphqua avec feu l'excellent docteur Roth-
man ; mais que pensez-vous là? je vous emmène avec
moi, vous allez finir librement vos études à l'université
deLund, et avant peu, j'en suis sûr, vous serez pro-
fesseur vous-même. »
La prédiction du bon docteur s'accomplit ; à quelques
années de là, la chaire de botanique de l'université
d'Upsal retentissait du merveilleux enseignement du
jeune professeur Charles Linné I
cV
MOZART
21
NOTICE SUR MOZART.
Wolfgang-Amédée Mozart, né à Sallzbourg le 26 jan-
vier 175Ô, protégé par l'enapereur François l"" d'Autriche,
vint en France en 1762, et toucha l'orgue devant le roi
Louis XV dans la chapelle de Versailles; il n'avait pas huit
ans alors ; son portrait fut gravé d'après les dessins de Gar-
naontelle. L'année suivante, il passa en Angleterre; il y fut
hautement protégé par Georges III, qui, passionné pour U
musique, se plaisait à en exécuter avec le jeune Allemand.
Il parcourut encore les Pays-Bas et la Hollande, puis revint
à Saltzbourg, où il se livra entièrement à l'étude approfondie
de son art. En 1768, il reparut à la cour de Vienne, âgé de
douze ans, et composa pour l'empereur Joseph II son pre-
mier opéra, la Finta semplice. Deux ans après, il fit son
voyage d'Italie, d'oii il écrivit un jour de Bologne cette
admirable lettre d'enfant :
« Je vis toujours, toujours gai ; aujourd'hui j'ai eu envie
de monter à âne, car, en Italie, c'est la mode, et par consé-
quent j'ai pensé qu'il fallait en essayer. Nous avons l'hon-
neur d'être en relation avec un certain dominicain qui passe
pour un saint. Moi, je n'y crois pas beaucoup, parce que je
le vois déjeuner d'abord avec une bonne tasse de chocolat,
et puis faire passer par-dessus un grand verre de vin d'Es-
pagne. J'ai eu l'avantage de manger avec ce saint, qui a bu
bravement du vin tout le long du repas, qu'il a clos par un
grand verre de vin le plus fort, par deux bonnes tranches
324 NOTICE SUR MOZART.
de melon, par des pêches, des poires, cinq tasses de café,
une assiette de petits fours et force crème au citron. Mais
peut-être qu'il fait tout cela par mortification; cependant
j'ai de la peine à le croire ; ce serait trop à la fois, et puis,
outre son dîner, il soigne trop bien son souper. »
A son retour en Allemagne, il se lia intimement avec
Gluck et Haydn ; puis il revint à Paris. Il se fixa enfin à
Vienne, où il mourut à peine âgé de trente-six ans, le 5 dé-
cembre 1791. 0 Je meurs, dit-il, au moment oii j'allais jouir
de mes travaux; il faut que je renonce à mon art lorsque je
pouvais m'y livrer tout entier, lorsque, après avoir triom-
phé de tous les obstacles, j'allais écrire sous la dictée de mon
cœur.
Les principaux opéras de Mozart sont : Don Juanjes Noces
de Figaro^ la Clémence de Titus ^ Mithridate^ la Flûte enchan-
tée^ etc. 11 faut citer encore, pour la musique sacrée, sa
fameuse messe de Requiem, des motets, des sonates; puis
des symphonies, d:s romances et même des valses qui sont
autant de chefs-d'œuvre.
MOZART.
Eu 1770, Jurant la semaine sainte, le pape Clé-
ment XIV ofliciait dans la chapelle Sixtine, entouré de
ses cardinaux et d'un clergé nombreux. La chapelle étail
remplie de hauts dignitaires, des ambassadeurs étran-
gers et de quelques voyageurs d'élite admis sous leur
protection. La foule qui n'avait pu pénétrer dans l'en-
ceinte réservée se pressait dans l'immense basilique de
Saint-Pierre^ où retentissait le psaume lointain. C'était
dans la chapelle Sixtine que des chanteurs célèbres fai-
saient entendre le merveilleux Miserere d'Allegri, inspi-
ration d'un génie religieux si pure, si émouvante, et
d'un caractère tellement sacré, qu'elle semble avoir été
transmise au maestro par quelque apparition divine.
Tandis que le psaume montait, les cierges jaunes
brûlaient et décroissaient aux candélabres à mille
branches placés devant l'autel, et cette lueur mortuaire
jetait ses blêmes reflets sur la grande fresque de Michel-
Ange qui semblait se mouvoir au mur. Tous ces damnés
s'agitaient, torturés par la douleur; leurs traits pâles et
amaigris exprimaient l'angoisse éternelle, leurs yeux
versaient des larmes de sang, leurs dents grinç^ient^
326 MOZART.
leurs membres décharnés se tordaient, et parfois les ac-
cords aigus et déchirants du Miserere semblaient les
gémissements échappés de la poitrine des spectres
éperdus.
L'œuvre de Michel-Ange apparaissait en ce moment
si terrible, et pour ainsi dire si vivante, que presque
tous les assistants et surtout les étrangers tournaient
vers elle leurs regards avec une admiration empreinte
de terreur. Un enfant seul de douze à quatorze ans, à la
taille élancée, à la ligure intelligente, et dont le front
haut et les grands yeux d'un bleu clair étincelaient sous
sa chevelure poudrée, paraissait ne prêter aucune atten-
tion à la fresque si merveilleusement éclairée. La tête
levée et presque renversée en arrière, les yeux en extase,
la bouche souriante et entrouverte comme pour goûter les
^ons qui montaient, les oreilles dressées ainsi que celles
d'un chien de chasse écoutant au loin les pas du cerf qui
approche, tout, dans cet enfant exprimait l'attention la
plus vive et la plus excitée. On devinait qu'il était en
proie à une profonde émotion, et qu'il s'efforçait d'en
tixer l'empreinte ineffaçable dans son âme. Placé à côté
de l'ambassadeur d'Autriche, l'enfant qui écoutait ainsi
restait immobile, et il semblait comme pétrifié dans sa
culotte de soie blanche collante, dans son habit vert à
boutons d'argent et à basques doublées de satin, et sous
son jabot de dentelle qui ne frissonnait pas même sur
sa poitrine bombée ; mais lorsque la dernière note du
Miserere d'Allegri expira, l'enfant sortit de son immobi-
lité d'automate, il se fit comme à lui-même un signe
d'assentiment, et il quitta l'église en donnant le bras à
l'un des secrétaires de l'ambassadeur d'Autriche. S'il
MOZART. 327
av;iil <'l(' iinmohilc Iniil ;\ riicnic. il <'l;iil iii.'iiiil<'n;iii'
miu'*l. il ne |);ir.iiss;iil p.-is cnlcndrc les r(;Jl(*xi()ns (jiie
lui r.ii^iiil son ('(nn])at;iioii sur la hcaiih* de la ('(Trmonic
Mozart à la chapelle Sixline.
religieuse à laquelle ils venaient d'assister. Arrivé rai
palais de laTiibassade, le jeune adolescent en habit vert
328 MOZART.
monta précipitamment dans la chambre qu'il occupait,
et se mit à tracer des signes inintelligibles pour tout
autre que pour lui, sur un cahier rayé qui était là sur un
pupitre.
Le soir, à la table de l'ambassadeur, on parla de la
cérémonie religieuse du jour, et de l'effet merveilleux
qu'avait produit le Miserere d'AUegri. « Quel dommage,
dit l'ambassadeur, qu'on ne puisse pas faire connaître
au monde entier cette musique, où le remords et la dou-
leur gémissent éternels et infinis ! Ce chant serait mo-
ralisant par sa tristesse même; les âmes qui l'auraient
entendu redouteraient de s'exposer aux douleurs qu'il
exprime.
— Vous devriez bien vous servir de cet argument au-
près de Sa Sainteté, répliqua l'ambassadeur de France
qui dînait chez son confrère, pour obtenir une copie de
cet air sacré.
— Tous nos arguments échoueraient, répondit l'am-
bassadeur d'Autriche ; voilà plusieurs siècles que cette
musique fut composée par Allegri, et jamais elle n'a re-
tenti que sous la voûte de la chapelle Sixiine : ni rois
ni empereurs n'ont pu l'obtenir des papes qui se sont
succédé; ils répondaient aux requêtes royales que ce
chant faisait partie du trésor sacré de Saint-Pierre et ne
devait pas en sortir. »
Un sourire d'orgueil glissa sur la lèvre de l'enfant à
l'habit vert, qui dînait à la table de l'ambassadeur.
Le lendemain, vendredi saint, à l'heure de l'office, on
eut pu voir le même enfant à la même place que la veille,
écoutant encore le fameux Miserere; mais cette fois sa
tête, au lieu de se lever contemplative, était affaissée sur
MOZART.
329
sa poitrine, son (fil hh liaissail cl lisail comnic à la dé-
robc'c dans son cliapcau, ((u'il Icnail à la main, cl an
3r
'wjé^ufi
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'"' M.'fin'*'
A' M
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1: !|lv :,l j y '.L g^^*.^,.(: ;,\^:C''^' ^ miii%Â
v-^V-
Mozart à la villa Borghèse.
fond duquel il avait enroulé un cahier. Un cardinal l'a-
perçut, et dès lors ne cessa pl'js de l'observer.
3"^0 MOZART.
Ia^ soir, il y avait grand concert à la villa Borgbèse-^
le palais et, les jardins étaient illuminés, et une de ces
belles nuits d'Italie toute ruisselante de lumières sus-
pendait à la cime des grands arbres les étoiles comme
des fruits d'or. Les satues des bosquets ressemblaient
à des femmes craintives qui se cachaient pour entendre
les airs mélodieux s'échappant des salons par les fe-
nêtres ouvertes. Aux chants succédaient des morceaux
de musique instrumentale. Il y eut un moment où tous
les assistants se pressèrent dans la galerie des marbres :
une main exercée venait de faire entendre quelques pré-
ludes sur le clavecin : « C'est lui! c'est lui! disait-on;
c'est la merveille de l'Allemagne ! » et chacun désignait
du geste l'enfant à l'habit vert qui méditait le matin
dans la chapelle Sixtine. L'ambassadeur d'Autriche se
tenait près de lui, le coude appuyé sur le clavecin, l'en-
courageant du regard. Tout à coup, au prélude de l'in-
strument, la voix de l'enfant s'élève, et il entonne avec
force et suavité le Miserere d'Allegri, qui jamais n'avait
retenti avec plus de vérité et de précision. Tous restaient
béants de surprise et d'admiration : quelques-uns
criaient au miracle, d'autres parlaient de profanation et
de vol.
ce Pour qu'il sache aussi parfaitement ce chant, il
faut qu'il l'ait écrit pendant qu'on l'exécutait, dirent
plusieurs.
— Oui, oui, il l'a écrit, s'écria un cardinal, le même qui
le matin avait observé l'enfant dans la chapelle Sixtine.
— Votre Éminence en est-elle bien sûre? répliqua
l'ambassadeur d'Autriche, qui, tenant par la main le
jeune musicien, s'approcha du cardinal.
MOZAHT. 331
— Mais jo crois l'avoir vu, munnnrn Son Kininonce.
— Monsciij^iKMir, vous m'avez vu liic; cl non (•crirf*,
répondit l'onfanl respeclueusenienl , mais avec assu-
rance,
— Mais ce que vous lisiez, vous l'aviez écrit sans
doute ?
— Oui, je l'avais écrit de mémoire.
— De mémoire ! impossible, car pas une note ne
manque au chant que nous venons d'entendre, c'est la
copie sans altération du Miserere d'AUegri.
— Sans doute, monseigneur, ajouta l'enfant, et quoi
-de plus simple? Cet air a tellement ému mon âme, qu'il
s'est empreint en elle jusqu'à la dernière mesure. Voilà
la vérité, et je vous le jure, monseigneur, par ce chant
sacré. »
La foule restait confondue. Les princes et les hauts
digniiaires entouraient l'enf.^nt et le complimentaient;
quelques rébarbatifs disaient :
a N'importe, il faut lui interdire de répéter ce chant
et surtout de le transcrire !
— Et comment faire ?
— Le pape en décidera, » dit le même cardinal à qui
le petit musicien venait de faire son serment.
Le lendemain, l'enfant de génie était mandé au Va-
tican : le pape avait désiré le voir. Il traversait d'un pas
léger et tranquille ces vastes et magnifiques salles que
Raphaël a décorées, et son œil bleu, intelligent et fier,
s'arrêtait avec admiration sur les fresques immortelles
dont nos jeunes lecteurs peuvent voir de belles copies
au Panthéon.
Après avoir erré et attendu dans ces salles où l'attente
332 MOZART. '
est si facile à l'esprit, il fut introduit dans le cabinet du
pape. Deux attachés de l'ambassade d'Autriche le sui-
vaient. Clément XIV lui tendit son anneau à baiser et
lui dit avec bonté :
a Est- il vrai, mon enfant, que ce chant sacré, réservé
jusqu'ici pour notre seule basilique de Rome, se soit
gravé dans votre mémoire à la première audition ?
— C'est la vérité, saint-père.
— Et comment cela se peut-il ?
— Sans doute par la permission de Dieu, répliqua
naïvement le jeune artiste.
— Oui, c'est Dieu qui fait le génie, reprit le saint-
père, et vous êtes évidemment, mon fils, un de ses élus.
Si Dieu a permis que vous pussiez vous approprier mira-
culeusement ce chant, c'est que, sans doute, vous êtes
destiné à en créer pour l'Église d'aussi beaux, d'aussi
religieux dans l'avenir. Allez donc en paix, mon enfant. »
Et il lui donna sa bénédiction, à laquelle furent ajoutés,
par son ordre, de riches présents.
Cet enfant prodigieux fut Mozart, l'auteur de tant de
chefs-d'œuvre, parmi lesquels il n'est personne qui ne
connaisse Don Juan et la messe de Requiem. Dès l'âge
de trois ans, son père lui avait appris les premières no-
tions musicales, et il en avait à peine six, qu'il exécutait
des morceaux de clavecin devant l'empereur François l**""
d'Autriche, qui le surnomma son petit sorcier, et l'as-
socia aux jeux de l'archiduchesse Marie- Antoinette, en-
core enfant.
Durant ce voyage d'Italie, où nous venons de le voir à
Rome donner une preuve si éclatante de son génie nais-
sant, Mozart s'arrêta d'abord à Bologne pour voir le
iMOZART. 333
maestro Martini, si crlMuc dans la science du conlie-
point. Cet harmoniste consommé lut confondu, selon sa
propre expression, des éclairs que lançait cette jeune
tête, et il lui prédit avec assurance la gloire ([ui la cou-
ronna plus tard.
L'académie des Philharmoniques de Bolo^nie, désirant
s'associer le jeune Allemand, lui lit subir l'épreuve im-
posée aux récipiendaires : il fut enfermé dans une cham-
bre où il trouva le thème d'une fugue à quatre voix. En
une demi-heure le morceau fut composé, et Mozart
reçut son diplôme. Personne, à son âge, n'avait obtenu
avant lui cette marque de distinction.
De Bologne il passa à la cour de Toscane. Le grand-
duc, ravi de l'entendre, le combla d'honneurs et de pré-
sents ; la belle galerie de l'ancien palais des Médicis
retentit de ses chants : on eût dit que les peintures
s'animaient pour l'écouter, et la Vénus pudique semblait
lui sourire. I^a présence de ces chefs-d'œuvre l'inspirait :
il se surpassa; jamais sa voix n'exprima avec plus d'âme
ses improvisations sublimes. Il avait trouvé là une atmo-
sphère digne de lui. Comme ces oiseaux des tropiques
qui roucoulent leurs chants au milieu du triple éclat des
grandes fleurs, de !a lumière et des eaux murmurantes,
il chantait parmi les marbres, les tableaux et le luxe
éblouissant d'une cour amie des arts et des lettres.
Mais son triomphe le pjus grand et le plus singulier
fut à Naples. Là on ne put croire au génie naturel de
l'enfant merveilleux. L'enthousiasme se changea en su-
perstition : on prétendit, et plusieurs l'affirmèrent, que
son talent magique était l'effet d'un talisman. Ne souriez
pas, jeunes lecteurs, ceci n'est que la conséquence de
334 MOZART.
la faiblesse de Tesprît humain. Tout ce que noti^ orgueil
ne peut pénétrer, il le revêt volontiers de magie. Ceux
qui écoutaient à Naples le petit Mozart, n'étant pas en
état de le comprendre et encore moins de l'égaler, trou-
vaient une sorte de consolation vaniteuse à crier au sor-
tilège.
Mozart ne faillit point à son enfance glorieuse. Nous
ne le suivrons pas dans sa courte vie si bien remplie,
nous dirons seulement qu'elle fut close par une compo-
sition religieuse, la fameuse messe de Requiem Le génie
d'AUegri, qui avait inspiré son enfance, vint lui sourire
et l'embrasser en père au moment de sa mort. D une
main défaillante et d'une voix éteinte, il essayait cette
musique funèbre qui, disait-il, serait chantée sur sa
tombe. Une heure avant d'expirer, il la parcourait encore
des yeux : « Ah ! s'écriait-il, j'avais bien prévu que
c'était pour moi-même que je composais ce chant de
mort ! »
WINGKELMANN
NOTICE SUR W1NCKEI.MANN.
Jean-Joachim Winckelmann , un des plus illustres anti-
quaires des temps modernes , était le fils d'un pauvre cor-
donnier de Steindall , ville de la vieille marche de Bran-
debourg. L'enfant montra tout petit les plus heureuses
dispositions pour tout ce qui touchait aux arts : l'architec-
ture, la sculpture, la peinture, la musique, l'euphonie des
langues l'attiraient invinciblement; il échangea ses prénoms
de Jean-Joachim contre celui de Giovanni, comme plus
harmonieux, et c'est toujours ainsi qu'il signa ses ouvrage?.
Son père comprit son intelligence sans toutefois en deviner
l'aptitude particulière, et malgré son extrême pauvreté, il
s'imposa des privations de tous genres pour subvenir
aux dépenses que nécessitait l'éducation primaire de son
fils. Malheureusement il devint infirme et dut entrer dans
un hôjxital.
Dans ce dénûment complet, le jeune Winckelmann auiait
été réduit à entrer dans un atelier, sans l'appui que lui prêta
le vieux recteur du collège de Steindall. Ce bon vieillard
se nommait Toppert, il avait remarqué les merveilleuses
dispositions de son élève, et en peu de temps il le vit expli-
quer et commenter avec la même précision que lui-même
aurait pu le faire, les auteurs classiques de la Grèce et de
Piome. La Grèce surtout l'attirait invinciblement. Il se pas-
sionna pour Hérodote et pour Homère; il trouvait en eux
des descriptions qui lui faisaient comprendre toute la
22
3Î8 NOTICE SUR >YINCKELMANN.
beauté de l'art grec, dont l'image Penivrait avant môme
d'en avoir pu atoirer les chefs-d'œuvre ; il ne rêvait qu'an-
tiquités grecques et romaines , et souvent il entraînait ses
compagnons d'études dans un champ voisin de Steindali ,
où Ton avait découvert des lampes et des urnes helléniques
ou étrusques, et là, sous la direction du jeune Winckel-
mann^ les écoliers faisaient de petites fouilles. Un jour
Winckelmann rapporta en triomphateur deux urnes antiques
qui sont encore à la Bibliothèque de Schausen.
A Page de seize ans , son bienfaiteur Toppert permit à
Winckelmann d'aller à Berlin commencer ce que l'on appelle
en allemand des cours académiques. Bientôt le recteur du
collège de Baaken lui confia la surveillance de ses enfants
et lui offrit en retour chez lui le logement et la table. Winc-
kelmann put alors économiser de petites sommes qu'il
envoyait à son père qui languissait infirme dans l'hospice
de Steindali. Au bout d'un an, Toppert le rappela dans
cette ville et lui fit donner la place de chef des choristes.
Le soir il se joignait, selon l'usage de l'Allemagne, aux pau-
vres écoliers qui chantaient dans les rues des cantiques et
des motets. Il parvenait ainsi à grossir les petites sommes
qu'il portait régulièrement à son père.
Le moment de choisir enfin une carrière arriva pour lui ;
on lui conseilla de se faire ministre évangélique, mais cette
seule pensée l'épouvantait. Vivre dans la froide Allemagne
en pasteur protestant lui semblait à jamais emprisonner sa
jeunesse et son âme. Une image radieuse, celle de la Grèce
antique, remplissait toute son imagination; le soleil et l'^rt
de cette terre prédestinée brillaient devant lui : c'était
comme une tentation fixe qui ne lui laissait plus de repos.
A défaut de la Grèce, ne pourrait-il visiter Tltalie , qui avait
hérité d'une partie des merveilles d'Athènes? Ce rêve s'em-
para de son esprit; pour le réaliser il aurait tout sacrifié.
A force de vivre en pensée dans l'antiquité, il se passionna
NOTICK ^\U\ WINCKRI.MANN
339
jusque pour ses fables. La beauté des dieux et des déesses
d'Homère et la splendeur des marbres de Phidias consti-
tuèrent peur lui un idéal radieux qui lui paraissait bien
supérieur aux religions qui lui avaient succédé ; la grandeur
et la sainteté du christianisme lui échappaient, il n'en voyait
que le cô'é sombre et (oiirmenté et s'éprenait plus vivement
Le comte lui donna aussitôt asile dans le château.
de la sérénité de l'art grec. Insensiblement il devint p'jïen
par amour du beau.
Il quitta Steindall et passa deux ans dans l'université de
Halle, poursuivant son rêve dans une pauvreté voisine de
la misère : il ne vivait le plus ordinairement que de ipix'ui
et d'eau. Tantôt il s'imaginait qu'il allait faire des fouilles
340 NOTICE SUR WINGKELMANN.
dans les pyramides d'Egypte , tantôt qu'il remuait le sol
voisin d'Olympie et en retirait les chefs-d'œuvre enfouis de
Phidias et de Lysippe. Sa seule joie durant ces années de
vocation refoulée fut d'aller visiter le musée de Dresde , oii
il put voir enfin quelques beaux marbres antiques. Il se
décida durant plusieurs années à être tour à tour pré-
cepteur dans des maisons particulières et professeur dans
des institutions publiques. EnHn lassé de cette vie de con-
trainte, il se détermina à écrire au comte de Bunau, très-
riche seigneur allemand, lettré et ami des arts. Winckel-
mann sollicita de lui de le placer dans un coin de sa
bibliothèque; le comte lui donna aussitôt asile dans le
château oii cette magnifique bibliothèque était réunie, et il
fut pour Winckelmann un Mécène plein de bonté. C'est
alors que le jeune antiquaire s'écria : « La religion chré-
tienne et les muses se sont disputé la victoire, enfin les der-
nières l'emportent! »
Tandis que Winckelmann vivait dans ce château, pouvant
se livrer exclusivement à ses chères études et posant déjà
les principes db sa magnifique Histoire de Vart^ le nonce du
pape à Dresde vint visiter la bibliothèque du comte de Bunau ,
et frappé de l'érudition artistique de Winckelmann, il lui dit :
« Vous devriez venir à Rome ! » Ceci fut l'étincelle élec-
trique qui fit prendre feu à son rêve. Aller à Rome, obtenir
une place à la bibliothèque du Vatican , c'était à n'y pas
croire. Le nonce y mit pour seule condition que Winckel-
mann se ferait catholique! — « Voulez-vous, lui disait-il,
voirl'Apolbn du Belvéder, la Vénus de Médicis, les Faunes,
les Muses, Silène, etc., etc., abjurez! » Le cœur et l'esprit
de Winckelmann, indifférents à tout, hors à la beauté des
dieux d'Homère, ne trouvèrent pas une objection.
Enfin il vit l'Italie, il résida à Rome, il séjourna à Naples
et assista aux fouilles d'Herculanum. C'est à Rome qu'il
écrivit tous ses ouvrages; il vécut là heureux, compris.
NOTIHK SUR WIXCKKr.MANN. 341
fut nommé membre de toutes les académies do ritalie,
et celles d'Allemagne et de Londres l'admirent dans leur
sein.
Ses compatriotes, fiers de sa renommée, le prièrent de
revenir en Allemagne; le grand Frédéric voulut se ratta-
cher. Winckelmann résista à toules ses instances; l'Italie
avec sa lumière, son ciel et ses montagnes dorées, étant
désormais sa mère adoptive, il n'eût consenti à la quitter
pour toujours que si la Grèce l'eût appelé. Cependant il
promit à ses amis d'aller les revoir; il s'éloigna de Rome
avec une grande tristesse et comme envahi par le pressen-
timent que ce voyage en Allemagne lui serait funeste. A
mesure qu'il s'approchait des Alpes et des gorges du Tyrol,
sa tristesse augmentait; les honneurs qu'il reçut à Munich,
à Vienne et dans toutes les cours de l'Allemagne ne purent
lui rendre la gaieté; il avait perdu son soleil et ses dieux.
Le premier ministre d'Autriche mit tout en œuvre pour
l'attacher à sa cour ; ses amis insistèrent, mais, dit l'un
d'entre eux, nous ramarquâmes qu'il avait les yeux d'un
mort^ et tous ne voulûmes pas le tourmenter davantage.
La vie pour lui , c'était la lumière et l'art qui, de la Grèce,
s'étaient réfugiés en Italie, la mort, c'était la froide et
didactique Allemagne. Enfin, il en partit accablé des hon-
neurs et des présents que les souverains lui avaient pro-
digués; il reprit la route de sa patrie adoptive; on ne sait
quel motif le détermina à passer par Trieste pour s'y em-
barquer pour Ancône. Il rencontra en chemin un misérable,
nommé François Archangeli, déjà repris de justice, et qui
parvint à s'insinuer dans la confiance de Winckelmann , qui
lui montra les magnifiques médailles d'or qu'il avait reçues
des princes de l'Allemagne. Arrivé à Trieste, Archangeli se
logea dans la même hôtellerie que Winckelmann. Un jour
que celui-ci lisait Homère, il vit entrer dans sa chambre
son compagnon de route qui le pria de lui laisser admirer
342 NOTICE SUR NVJXCKELMANN.
encore une fois ses médailles. Winckelmann, pourle satisfaire,
s'empressa de se diriger vers sa malle et de s'agenouiller
pour l'ouvrir. Aussitôt Archangeli lui passe un nœud cou-
lant autour du cou et tente de l'étrangler. Winckelmann
résiste avec force, mais l'assassin lui plonge cinq coups de
couteau dans le bas-venlre; un coup frappé à la porte par
un enfant effraya ce misérable, qui prit la fuile en laissant
là les médailles qui devaient être le prix de son crime. Les
blessures de Winckelmann étaient mortelles ; il expira nprès
sept heures d'agonie, le 8 juin 1768 ; il avait gardé jusqu'à
la fin toute sa présence d'esptit.
Le principal ouvrage de Winckelmann est son Histoire
de l'art; ses Remarques sur Varchilecture des anciens et son
Recueil de lettres sur les découvertes faites à Herculanum , à
Pompeïa^ à Stabia^ sont aussi très-appréciés des artistes et
des connaisseurs.
WïNCKEf.MANN
Un grand homme savetier.
Nous ne connaissons rien de plus triste que l'échoppe
d'un cordonnier; bientôt rélégance et la propreté qui
s'étendent dans tous les quai'tiers auront fait disparaître
de Paris ces espèces de huttes; mais à l'heure qu'il est
on peut, en cherchant hien loin , en découvrir encore
quelques-unes, et d'ailleurs, dans les maisons d'ouvriers,
beaucoup de loges de portiers sont de véritables échoppes.
Les cordonniers , toujours assis et tirant leur fd sans
désemparer, sont des portiers très-appréciéspar les pro-
priétaires. Mais parlons de la véritable échoppe : c'est
habituellement une petite construction parasite en bois
ou en grossière maçonnerie adossée à quelque mur de
jardin, d'église ou de clôture. Une des façades de
l'échoppe se compose d'un vitrage mi-parti en papier et
mi-parti en verres ; dans ce vitrage est comprise la porte
d'entrée, basse et étroite; au-dessus d'une planche for-
mant devanture sont suspendus quelques morceaux de
cuir séchant à l'air; sur la planche sont quelques vieilles
chaussures et un ou deux pots où croissent des plantes
344 WINCKELMANN.
de baume vulgairement appelé basilic, dont le vif parfum
mitigé l'odeur forte et déplaisante du cuir.
Dans lintérieur se trouve l'établi (tout près du vitrage)
couvert de l'ouvrage commencé, des matériaux pour faire
ou radouber les chaussures et des instruments de cordon-
nier; deux ou trois escabeaux sont autour de l'établi;
dans le fond est un petit poêle et le pauvre lit du mé-
nage, si ménage il y a; aux murs sont toujours appen-
dus C[uelques gravures et un petit miroir à barbe.
C'était une échoppe pareille qu'habitait en 1729 un
pauvre savetier de la petite ville de Steindall, en Alle-
magne. Cette échoppe était adossée contre le mur noir et
moussu du jardin du collège, et bien souvent les écoliers,
à l'heure de la récréation, s'amusaient à lancer des fruits
ou des noix sur la pauvre habitation en criant : a Bon-
jour, savetier! » D'autres fois c'étaient leurs souliers à
rapiécer qu'ils lui lançaient de la sorte, au risque d être
fort réprimandés par leurs surveillants; ce voisinage
avait établi une sorte de connaissance entre le collège et
l'honnête cordonnier, qui rapportait fidèlement les chaus-
sures qui lui arrivaient d'une manière aussi inusitée. In-
sensiblement il avait obtenu la clientèle de tous ces pe-
tits démons , et elle n'était pas à dédaigner, car les
mouvements turbulents de l'enfance sont la destruction
des souhers.
Penché sur son établi, le pauvre ouvrier travaillait du
matin au soir, malgré ses douleurs de rhumatisme aigu
qui lui arrachaient parfois des cris. Il était maigre et pa-
raissait déjà bien vieux quoiqu'il eût à peine cinquante
ans ; la misère et la maladie doublent les années. Des
mèches de cheveux blancs pendaient sur ses tempes
WINCKKI.MANN. S^ib
ainai^rics ol coiiliastaicnl avec ses yeux perçants bwv-
montés (le sourcils noirs. Veuf et malheureux (le|)uis
plusieurs années, le pauvre homme ne souriait jamais,
excepté le soir quand son lils revenait de l'école et l'em-
brassait en passant ses deux bras autour de son cou.
Alors l'échoppe était en fête, le savetier quittait ses outils
et son tablier de cuir; il lavait ses mains dans une jatte
d'eau, ravivait le feu du poêle et se mettait à préparer le
repas du soir comme une ménagère; des volets de bois
mal joints étaient à l'intérieur poussés contre le vitrage;
le père et l'enfant se sentaient chez eux, et tout en sou-
pant ils se racontaient leur journée; l'enfant, délicat mais
charmant, au visage expressif, à la chevelure blonde, di-
sait à son père comment il apprenait chaque jour quelque
chose de nouveau, et comment ses maîtres, enchantés de
ses progrès, parlaient de le faire entrer au collège comme
un écolier modèle. Le père, radieux, embrassait alors
l'enfant, le regardait avec orgueil presque comme on
regarde quelque chose de supérieur à soi, et s'écriait
attendri :
« Oh ! mon bon Joachim, que ne suis-je riche, je ferais
de toi un homme savant et heureux!
— Je veux commencer par être savant, répliquait le
petit Joachim, puis nous serons heureux après. »
Et, tout en parlant ainsi, il aidait son père à faire le
ménage et demandait au pauvre bonhomme qui il avait
vu et ce qu'il avait fait dans la journée. Le souper fini,
le père reprenait son ouvrage et l'enfant lui faisait la lec-
ture des livres qu'il recevait en prix à l'école. Le père
l'engageait à lire parfois dans sa vieille Bible; c'était la
Bible de son mariage et que sa femme en mourant avait
3i6 AVINCKELMANN.
baisée. Mais le petit Joachim préférait la lecture d'une
traduction allemande d'Homère qui avait été son prix
d'honneur. Insensiblement le pauvre savetier prit intérêt
à ces héroïques récits qui passionnaient son fils. A cha-
que chant, l'enfant s'arrêtait pour peindre sa surprise et
son ravissement : quel monde! quel pays ! quel ciel!
quels paysages! quelle beauté devaient avoir ces dieux et
ces héros ! Un jour il ajouta :
« Mais il manque quelque chose à ce livre !
— Eh quoi donc ? demanda le père.
— Il lui manque de belles images qui fassent vivre à
nos yeux ces dieux et ces déesses dont Homère chante la
beauté. Oh ! mon père, si nous étions riches, nous achè-
terions Jupiter, Junon, Mars et Vénus, Venus surtout,
que je vois toujours entourée d'une vapeur rose et se bai-
gnant dans la mer Egée !»
Le pauvre savetier écoutait son fils sans bien le com-
prendre, mais ce qu'il comprenait par le cœur, c'est que
son fils avait des désirs que sa pauvreté l'empêchait de
satisfaire, et il en souffrait chaque jour de plus en plus.
Il sentait ses infirmités s'accroître, et il se disait qu'avec
elles la misère augmenterait dans la pauvre échoppe.
Pour ne pas attrister son fils il dissimulait sa détresse,
mais quand il était seul dans la journée, de grosses
larmes roulaient parfois sur ses joues amaigries. Or rien
n'est déchirant comme les larmes d'un homme, et sur-
tout d'un vieillard; il lui faut une grande angoisse, il
faut qu'il souffre bien amèrement pour que sa douleur se
traduise de la sorte. Le pauvre père n'avait pas d'autre
joie dans sa vie de peine que de voir sourire son enfant
quand il rentrait le soir de l'école ; aussi s'ingéniait-il
WINP.KKLMANN. 3A9
cliaquc jour à lui procurer ([U('l(|ue petite surprise (jui lîL
pétiller ses yeux d'enlaut; tantôt c'était une IViandise
qu il ajoutait au souper frugal, comme aurait l'ait une
mère; tantôt un livre qu'il achetait à([uelque colporteur,
se privant deux ou trois jours de fumer sa pipe (cette
compagne si chère à un Allemand) pour donner cette sa-
tisfaction à son cher petit Joachim.
Depuis le soir où l'enfant avait souhaité des images au
livre d'Homère, le bon savetier ne rêvait plus qu'à satis-
faire son désir. Mais où trouver un Jupiter, une Junon
et surtout une Vénus? Il n'y avait pas de musée à Stein-
dall et jamais le vieillard n'avait aperçu l'image de la plus
belle des déesses.
Un matin qu'il allait reporter au collège les souliers
raccommodés de quelques écoliers, le portier le fit atten-
dre dans une espèce de parloir tandis qu'il aUait lui cher-
cher le prix de son travail et d'autres chaussures à répa-
rer. Le savetier regardait attentivement les murs de cette
pièce ornée de petits cadres qui renfermaient les dessins
des enfants ; c'étaient quelques académies, des dieux et
des héros grecs, et parmi eux deux Vénus : la Vénus de
Médias et la Vénus accroupie; en voyant ce nom de Vé-
nus écrit au bas des deux cadres où se trouvait la belle
déesse, le vieillard courbé par l'âge et la souffrance se
redressa de plaisir. Le portier le trouva en extase devant
ces dessins fort médiocres de deux marbres de l'antiquité.
« Que regardez-vous donc là, mon vieux, lui dit-il très-
étonné, est-ce que ces deux belles femmes vous plaisent?
— Oh! ouij et je consens à vous laisser l'argent que
vous alliez me remettre, si vous me permettez de les em-
porter. »
350 WINCKELMANN.
Le portier se mit à rire aux éclats.
«c Oh ! ne vous moquez pas de moi, répliqua le bon
savetier, c'est pour complaire à un désir de mon enfant
qui ne rêve que déesses de l'antiquité.
— Et quel âge a-t-il ce petit gars? reprit le portier.
— lia dix ans, reprit le père.
— Allons, allons, il est précoce, continua l'autre en
riant toujours.
— Oh ! je vous en réponds qu'il est précoce ; il est
toujours le premier à l'école gratuite, il sait déjà tout ce
que savent les maîtres, et s'il pouvait entrer dans votre
collège, je vous réponds qu'il deviendrait bientôt le plus
fort des élèves. Oh ! mon bon monsieur, continuait le
vieillard voyant que le portier ne riait plus et l'écoutait
avec attention, faites quelque chose pour lui, parlez-en
à votre recteur, et, en attendant, laissez moi emporter
ces images si vous n'y tenez pas trop.
— Attendez, attendez un peu, répondit le portier que
flattait cet appel à sa protection, voilà trois de ceux qui
dessinent qui jouent en ce moment à la balle dans la
cour, ce sont eux qui m'ont donné ces images^ comme
vous dites ; ils doivent en avoir d'autres qu'ils vous don-
neront volontiers, car ce sont de bons petits diables. »
Le concierge appela les trois écoliers, qui bondirent
vers lui, et quand ils surent Tobjet de la convoitise du
savetier :
ce Certainement que nous allons vous satisfaire, »
s'écrièrent-ils tous à la fois ; et courant d'un trait à la
salle de dessin, ils en revinrent rapportant des brassées
d'études et d'ébauches : « Tenez, disaient-ils en épar-
pillant les feuilles aux pieds du savetier, tenez, voilà des
WINr.KELMANN. :^5l
Vénus, dos Xyiiiplics cl des Amours aussi, ciiiporlcz
loul cela pour votre enlanl ; j)uis([iril aime iiislinctive-
lucnt ces ()l)jets, c'est ((u'il est peiit-elie destiné à deve-
nir un grand peintre ! Amenez-nous le, nous le ferons
examiner par notre maître, »
u
Hs revinrent avec des brassées d'éludcs.
L'heureux vieillard se confondait en remercîments et
ne savait comment prouver sa reconnaissance ; il disait
au portier et auK enfants, tout en mettant en ordre les
précieux dessins :
« Usez de ma pauvre industrie tant que vous voudrez,
352 WINGKELMANN.
je ne prendrai plus votre argent, vous m'avez payé pour
toute votre vie ! »
Les écoliers se prirent à rire de cette idée.
ce Allons, mon bonhomme, dirent-ils, ne songez qu'à
vous réjouir, et amenez-nous demain votre petit Joa-
chim; » et lançant leurs halles, ils regagnèrent la cour.
Le portier reconduisit jusqu'à la porte extérieure le
vieillard radieux.
ce A demain, lui dit-il, je vous promets de parler de
votre enfant aujourd'hui même au recteur. »
Le bienheureux savetier regagna son échoppe en fre-
donnant un vieil air allemand. Il n'avait pas chanté de-
puis la mort de sa chère femme, et il fallait que son
contentement fût bien grand pour qu'il éclatât par ce
refrain que la pauvre défunte murmurait elle-même au-
près du berceau de leur enfant.
Rentré chez lui, il ne songea pas à se remettre à l'ou-
vrage ; il se donna vacance pour le reste de la journée :
il s'enferma dans son échoppe et commença à aligner et
à pendre au mur toutes ces feuilles de dessin ; il voulait
que son enfant en eût l'heureuse surprise en les aper-
cevant tout à coup à son retour de l'école. Les Vénus
furent placées au milieu, les Amours et les personnages
secondairQ3 de chaque côté ; quand cette besogne fut tei'-
minée, il sortit pour acheter son souper, et comme il
avait reçu un peu d'argent du collège et que ce jour était
pour son cœur une grande fête, il rapporta une oie, une
tarte aux pommes et une cruche de bière. Depuis bien
des années le pauvre ouvrier ne s'était pas attablé à
pareil festin. Il étendit une nappe blanche sur la petite
table, dressa le couvert et le repas, cacha dans un coin
WINCKELMANN. 353
les savates et les outils, alliim.-i hi poêle et la p(;tite
lampe de fer et attendit avec impatience le retour de
Joacliim.
L'enfant entra a})portant à son père un pot de f,aroil(;es
que la femme du maître d'école, qui l'aimait beaucoup,
lui avait donné. On eut dit que, prévoyant cette petite
fête de famille, il voulait y ajouter la grâce de cette
ileur.
« Qu'y a-t-il donc ? dit-il en pénétrant dans l'échoppe
et sans avoir aperçu les dessins pendus au mur, quel
beau couvert ! Attendez-vous à souper ce vieux cousin de
Schausen qui devait nous faire visite il y a un mois?
— Je n'attends que toi, et c'est toi que je fête, ré-
pliqua le père en entourant de ses bras son cher enfant.
Mais regarde donc un peu, ajouta-t-il, en face de toi, à
xîôté du tuyau du poêle. »
Joachim leva la tête et aperçut les dessins; ce fut
d'abord un cri de surprise, puis une longue extase muette.
Il en décrocha deux et les posa sur la table, et soutenant
sa tête entre ses deux mains, il se mit à considérer les
dessins avec une fixité de regard étrange. Au bas de l'un
était écrit: d'après la Vénus en marbre qui est à Flo-
rence; au bas de l'autre : d'après une frise du Parthénon
d'Athènes, Un de ces crayons noirs était un reflet bien
imparfait de la Venus de Médicis, l'autre d'une de ces
magnifiques canéphores aux draperies flottantes qui sem-
blaient se mouvoir sur les frises du Parthénon et qu'on
peut voir aujourd'hui dans le Musée de Londres. Certes,
ces dessins d'écolier ne donnaient qu'une idée bien in-
complète de ces divines sculptures; le relief, les con-
tours et les proportions de l'œuvre primitive manquaient:
03
354 WINGKELMANN.
il manquait surtout cette couleur dorée qui parfois
donne au marbre l'animation de la vie. N'importe, ces
esquisses grossières gardaient quelque chose encore de
l'idéale beauté de ces merveilleuses créations de l'art. Le
jeune Joachim les contemplait avec ivresse. Pour la pre-
mière fois, elles rendaient palpable pour lui la beauté de
la forme dont il avait tant rêvé en lisant V Iliade. Mais
ces deux œuvres d'art dont il n'apercevait que le reflet
existaient dans toute leur beauté en Grèce et en Italie.
Dès lors, ces deux terres classiques du beau devinrent
les mondes de ses rêves.
Le lendemain de ce jour, le vieux savetier revêtit ses
habits du dimanche, il habilla son fils de son mieux et
le conduisit au collège. Le portier les reçut en protecteur
sûr de son fait.
« Venez, venez, mon petit ami, dit-il avec un sou-
rire de triomphe et en prenant Joachim par la main, j'ai
parlé de vous à notre excellent recteur M. Toppert, il
vous attend. Et se retournant vers le savetier il ajouta :
Suivez-nous, mon brave homme, vous verrez que je ne
promets rien que je ne fasse. »
Us traversèrent plusieurs cours intérieures et arrivè-
rent au cabinet du recteur. C'était un beau vieillard à
cheveux blancs, à la figure expressive et sereine ; il fit
approcher Tenfant avec bonté et commença à l'interroger
sur ses études. Le petit Joachim répondit avec netteté,
esprit et certitude sur toutes les questions ; il émerveilla
le recteur; parfois même il allait au delà de ses deman-
des; c'est ainsi que, lorsqu'il fut interrogé sur la litté-
rature grecque, il démontra comment, dans cette admi-
rable civiUsation, la poésie et l'art avaient découlé de la
• U'INCKKLMANN. 355
relif^ion, ol dit sur radinii'îihk; s('nl])lnre de Tantiquitô
des t'hoses ([u'il nv pouvait couuaîlre encore (jue par in-
tuition.
Quand le J)on recteur lui (li^nianda s'il se sentait des
dispositions pour le dessin, il répondit qu'il se sentait de
l'attrait, et qu'apprendre à dessiner lui serait toujours
bon, ne serait-ce que pour fixer les lignes et les contours
des chefs-d'œuvre de la statuaire et de la peinture qui le
frapperaient, ainsi qu'on écrit des notes sur un sujet
littéraire.
Le recteur remarqua la justesse de cette réponse, et
lui promit qu'il entrerait dès le lendemain dans la classe
de dessin.
« Se peut-il, grand dieu! s'écria le savetier, qui jus-
qu'alors avait gardé le silence. Vous allez admettre mon
pauvre enfant dans votre collège?
— Oui, dès ce soir revenez avec son petit bagage, c'est
une chose réglée. »
Le savetier se confondait en remercîments et bénédic-
tions.
L'enfant salua avec respect et bonne grâce le recteur,
qui le baisa au front en répétant : « A ce soir, mon petit
ami. »
Le père et l'enfant sortirent tout joyeux, en adressant
mille remercîments au portier.
Dans le premier moment, le savetier ne voyait que
l'éducation qu'allait recevoir son fds, et celui-ci ne son-
geait qu'à ses chères études. Mais quand ils se retrou-
vèrent tous deux dans la pauvre échoppe où leur affec-
tion mutuelle leur avait donné, la veille encore, de si
bonnes heures, tout en faisant un paquet de ses livres,
356
WINCKELMANN,
de ses chemises et de ses pauvres habits, le petit Joa-
chim se prit à pleurer et son père étouffa de longs san-
glots. Les larmes ne font pas de ravages dans la jeunesse,
1;:^ mm
i\l-
11 émerveilla le recteur.
on dirait la rosée qui glisse sur les fleurs : mais les larmes
des vieillards sont amères et destructives; elles ressem-
WINCKRF.MANN. 357
blent à ces orales ([ni éhnmlent, dénicinent et portent la
mort dîins la nature. Le inallieurenx savetier était si
pâle, tout en aidant à son fils, qu'il semblait frappé d'un
mal subit.
« Ne plus revenir ici chaque soir pour souper avec
vous et pour coucher auprès de vous, ce sera bien triste,
disait l'enfant, dont les pleurs continuaient à couler.
— Il le faut bien, répliquait le père essayant de cacher
sa propre défaillance; tu me donneras un bon soir à tra-
vers le mur en me jetant par-dessus une branche d'arbre
ou un petit caillou. »
L'enfant sourit de cette idée et promit de n'y pas
manquer.
Ils se raffermirent le mieux qu'ils purent, et vers la
nuit ils gagnèrent la porte du collège; elle se referma
vite sur le petit Joachim : il avait fallu biusquer les
adieux.
C'était l'heure de la récréation du soir; l'enfant fut
bientôt distrait de sa tristesse par l'empressement de ses
nouveaux compagnons, qui tous lui firent bon accueil.
Il n'en fut pas de même du père, qui resta seul après
cette séparation. En sortant du collège, il n'eut pas le
courage de regagner tout de suite sa pauvre échoppe ; il
erra au pied des murailles qui renfermaient désormais
son fils bien-aimé, et quoique la nuit fût très-froide, il
en fit plusieurs fois le tour. Il lui semblait que l'enfant
allait lui apparaître quelque part à travers œs pierres.
Il ne se décida à rentrer que lorsque le tintement de la
cloche du collège annonça Theure du dortoir; il alluma
sa petite lampe de fer, mais il n'eut pas le courage de
faire du feu pour préparer son souper et pour se réchauf-
358 WINGKELMANN.
fer; il se coucha tout transi et accablé de tristesse, et
quand il voulut étendre ses pauvres membres sur son
grabat, il sentit revenir plus aigu et plus poignant le
rhumatisme dont il souffrait depuis tant d'années. Il
passa la nuit dans une grande détresse, et lorsqu'il vou-
lut se lever le lendemain, cela lui fut impossible : il était
cloué dans son lit comme un paralytique ; il entendit
quelques pratiques heurter à sa porte sans pouvoir aller
leur ouvrir ; bientôt il entendit retentir sur sa toiture le
petit caillou qui était le bonjour de son fils, et il ne put
lui répondre par le chant convenu. Trois fois l'enfant re-
commença son signal, et toujours l'échoppe resta muette,
car le pauvre homme avait la langue à moitié liée et ne
pouvait plus. articuler que de faibles paroles.
Mais revenons au petit Joachim : il s'était endormi la
veille au soir consolé et tout joyeux de la perspective des
études qu'il allait commencer le lendemain; le bon rec-
teur, M. Toppert, lui avait fait visiter la belle bibliothè-
que du collège et lui avait montré de belles gravures qui
rendaient bien mieux que les dessins qu'il avait d'abord
admirés, les magnifiques statues de l'antiquité. Son
maître lui avait permis de venir lire et étudier dans la
bibliothèque, et de donner à ses instincts du beau tout
leur développement. Il se sentit comme enivré en face de
ce monde de la science dont il venait de franchir le seuil.
Mais, quand il eut lancé sur le toit de son père le petit
caillou convenu, et que la voix du vieillard ne s'éleva pas
pour lui répondre, il sentit tout à coup le pressentiment
de quelque malheur; il fit part de ses craintes au bon
portier, et celui-ci lui promit d'aller s'informer du save-
tier. Bientôt après, il frappait à la porte de l'échoppe,
WINCKRLMANN. 359
qui était fermée en dedans: « Secouez -la Ibrtement, dit
de l'intérieur une faible voix, et elle cédera. » Le portier
donna un violent choc et la porte s'ouvrit.
« Faites-moi conduire à l'hôpital, mon bon monsieur,
lui dit le savetier en l'apercevant, c'est le dernier ser-
vice que j'implore de votre charité; me voilà perclus de
tous -mes membres et incapable de travailler. »
L'autre, en examinant, vit bien qu'il disait vrai.
« Un peu de patience, lui répliqua-t-il, je vais vous
amener le médecin du collège.
— Oh! surtout ne dites rien à mon Joachim.
— Soyez tranquille. »
Le portier, en rentrant au collège, évita l'enfant, qui
d'ailleurs était en classe ; il avertit le recteur de l'état
du pauvre vieillard. Le rec'eur fit prévenir le médecin,
et tous deux se rendirent à l'échoppe. Après l'examen
du vieillard, le médecin décida qu'il fallait le conduire
de suite à l'hôpital de Steindall, où, grâce à sa recom-
mandation, il serait bien soigné.
« Je me charge d'avertir et de consoler votre fils, dit
le recteur pour calmer les lamentations du père, et
chaque dimanche après les offices il ira vous voir. »
La première entrevue fut déchirante. Cette fois ce
fut le père qui dut calmer la douleur du fils, car il sem-
blait à ce fils qu'il était ingrat et méchant 'de laisser
dans cet asile de la misère le père qui avait entouré son
enfance de soins si tendres.
« Tu ne peux rien, lui répondait le bon vieillard, tu
ne peux que travailler, grandir et obtenir une place
quand tu seras savant , et alors tu viendras à mon se-
cours.
360 WINCKELMANN.
— Ahl je n'attendrai pas si longtemps, » reprit l'en-
fant, qui prit dans son cœur une résolution subite.
Affermi par sa volonté, il quitta son père en lui di-
sant : ce A dimanche, » avec un sourire qui signifiait :
Vous serez content de moi.
Le dimanche suivant, l'enfant apporta à son père un
peu d'argent qu'il avait gagné lui-même.
a Et comment? lui dit le malade attendri,
— En faisant ce que je vous ai vu faire si longtemps
à vous-même, en raccommodant aux heures dé récréa-
tion les souliers de mes camarades*. Je suis allé à l'é-
choppe, j'y ai pris votre cuir et vos outils, et je me suis
mis gaiement à l'ouvrage. J'ai gagné aussi quelque
petite monnaie en donnant quelques leçons aux plus
jeunes du collège ; je continuerai ainsi chaque semaine,
et le dimanche je vous apporterai ce que j'aurai amassé.
Cela vous aidera à vous faire mieux soigner. Vous pour-
rez avoir du tabac, de la bière, et de temps en temps
de cette bonne choucroute que vous aimez tant. »
Le vieillard sourit à travers ses larmes et retint long-
temps son enfant appuyé contre sa poitrine.
Un sentiment généreux et bon prête de la grandeur
aux choses les plus vulgaires , aussi l'âme du petit
Joachim s'élevait-elle durant ce travail grossier qui rem-
plissait ses récréations. Tandis qu'il mettait des clous
ou une pièce à de vieilles chaussures, sa pensée planait
dans l'Olympe d'Homère, ou bien c'était Démosthènes
qui remplissait son imagination et le faisait vivre dans
cette Athènes qu'il aimait tant. Il avait commencé l'é-
1. Historique,
Il en tira radieux deux belles urnes.
WINCKELMANN. 363
tud(^ du ^vvx'. et il y faisait do rapides progrès. Dirige
par d'excellents maîtres (|ui devinèrent ses instincts,
il eut bientôt sur l'art dans l'antiquité des notions très-
sûres et des connaissances très-étendues. Il avait en-
tendu dire qu'il y avait dans les environs de Steindall
un champ communal où étaient enfouies des antiquités
grecques et romaines, et durant les promenades du col-
lège en dehors de la ville, il cherchait toujours à entraî-
ner ses camarades vers ce champ précieux. Il avait ac-
quis par son caractère et son intelligence, et surtout
par ce qu'on savait qu'il faisait pour son père, un irré-
sistible ascendant sur ses compagnons d'études , quand
il leur parla de son idée fixe de fouiller ce vieux
champ romain, chacun applaudit et lui promit son con-
cours. Les plus riches se procurèrent les instruments
nécessaires : pelles, bêches, sondes ; et enfin par un
beau jour de printemps, durant une promenade du col-
lège, on commença avec ardeur l'opération : c'était plai-
sir de voir tous ces jeunes bras s'agitant, creusant et
retournant la terre ; tous ces jeunes visages mouillés
de sueur et regardant curieux si rien ne surgissait sous
les coups des pioches rapides. Le premier jour on ne
trouva que quelques petites médailles et des fragments
de poteries; M. Toppert, à qui on porta les médailles,
autorisa les fouilles les jours de promenade, et presque
tous les élèves, Joachim en tête , coopérèrent à la se-
conde fouille ; elle eut un beau résultat. Une charmante
lampe en bronze de forme parfaite, telle que l'antiquité
seule savait les faire , sortit tout à coup de terre et fut
portée en triomphe au bon recteur.
A la troisième fouille, Joachim dirigea lui-même
364
WINCKELMANN.
toutes les opérations ; il avait réfléchi que cette lampe
devait être suspendue à l'entrée d'un tombeau, et que
ce tombeau devait exister puisque la lampe avait été re-
Les écoliers firent un brancard.
trouvée. Il fit donner de profonds coups de bêche dans
la même direction et bientôt on sentit la pierre dure ;
WINCKELMANN. 365
l'ardeur des travailleurs redoubla; un tombeau fut dé-
couvert , il n'avait qu'une inscription , mais pas de
sculpture; Joacliini en déblaya avec ses bras l'ouverture,
et il en tira radieux deux belles urnes cinéraires cou-
vertes de bas -relief s.
Les écoliers firent un brancard de feuillage et de
fleurs pour rapporter en triomphe au collège cette ma-
gnifique trouvaille. Joachim marchait en tête, comme un
général d'armée qui revient après une victoire. Il sen-
tait qu'à cette heure ses camarades étaient ses sujets et
qu'il pouvait tout leur demander.
« Oh! mes amis, leur dit-il, si d'abord nous passions
à l'hôpital, j'embrasserais mon pauvre père qui serait
bien heureux de mon bonheur.
— Oui! oui! à l'hôpital, répétèrent toutes les voix; et
le cortège changea de route. Il s'arrêta quelques instants
dans la cour de l'hospice, puis montant un escalier
roide il entra dans la chambre blanchie à la chaux ( t
très-propre qu'occupait le pauvre infirme. Grâce au se-
cours que son fils lui apportait chaque dimanche, il avait
pu être séparé des autres malades et recevoir des soins
particuliers.
Le visage blême du vieillard rayonna de joie dans son
lit en voyant entrer cette troupe joyeuse conduite par
son fils qu'on portait presque en triomphe comme les
deux urnes.
En entendant le récit de cette découverte, le bon sa-
vetier s'écria :
« Mon cher fils, te voilà donc célèbre ! »
En effet, ce fut un commencement de renommée pour
le jeune Joachim. Le recteur Toppert et les autres auto-
366 WINCKELMANN.
rites de la ville décidèrent que ces deux belles urnes an-
tiques seraient offertes à la bibliothèque de Schausen ,
et qu'on inscrirait sur le piédestal qui les supporterait
DÉCOUVERTES PRÈS DE STEINDALL EN 1730,
PAR JOACHIM WINCKELMANN.
FIN.
Univeri^JJ*
Ê^ÎL/OTHECA
TABLE
Préface Page i
Pic de La Mirandole 3
Les premiers exploits d'un grand capitaine. — Bertrand
du Guesclin 21
La rançon du génie. — Filippo Lippi 43
Le petit vagabond. -- Amyot 6â
Agrippa d'Aubigné 91
Pierre Gassendi .... 109
Turenne 1 39
Pascal et ses sœurs 161
Jean Bart 175
Deux enfants de Charles l*''' 193
Rameau 227
Pope 245
Benjamin Franklin 2C3
Charles Linné 293
Mozart 321
Winckelmann 335
FIN DE LA TABLE.
I;i-|ji imcrie généiale de Ch. Luhu'c. rue de Flcuius, 9. à Paris.
Bibliothèques
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Echéance
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Date Due
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