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Full text of "Épaves"

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Epaves 


OEUVRES    COMPLÈTES 

D  E 

SULLY  PRUDHOMME 

ÉDITION  ELZÉVIRIENNE 

Volumes  in-12  couronne,  imprimés  en  caractères  antiques 

sur  papier  teinté 


Poésies  —  (1865 -1866)  —  Stances  et  Poèmes.  1  vol. 

avec  portrait  de  l'auteur  gravé  par  Rajox 6  fr. 

Poésies  —  (1866- 1872)  —  Les  Épreuves.  —  Les  Écuries 
d'Augias.  —  Croquis  italiens.  —  Les  Solitudes.  — 
Impressions  de  la  Guerre.  1  vol 6  fr. 

Poésies  —  (1872-1878) — Les  Vaines  Tendresses.  — 
La  France.  —  La  Rh'olte  des  Fleurs.  —  Poésies 
diverses.  —  Les  Destins.  —  Le  Zénith.    1  vol.   ...     6  fr. 

Poésies   —   (1878- 1879)  —  Lucrèce,   de  la   Nature 

des  choses,   Ier  livre.   —  La  Justice.    1    vol 6  fr. 

Poésies  —  (1879-1888)  —  Le  Prisme.  —  Le  Bon- 
heur. 1  vol 6  fr. 

ÉDITION     in-8° 

Tome  Ier.   —  Stances  et  Poèmes.   —  Les  Epreuves. 

—  Les   Écuries   d'Augias.    —    Croquis    italiens. 

1   vol 7  fr.   50 

Tome  II.  —    Les   Solitudes.    —   Impressions  de  la 
Guerre.  —  Les  Vaines  Tendresses.  —  La  France. 

—  La  Révolte  des  Fleurs.  —  Poésies  diverses.  — 

Les   Destins.  —  Le  Zénith.    1   vol 7  fr.  50 

Tome  III.  —  Lucrèce,    de   la   Nature   des   choses, 

Ier  livre.  —  La  Justice.  1   vol 7  fr.  50 

Tome    IV.  —  L'Expression   dans   les    Beaux- Arts. 

I  vol 7  fr.  50 

Tome  V.  —  Le  Prisme.  —  Le  Bonheur.  1  vol.  .   .  7  fr.  50 

Tome  VI.  —  Testament  poétique.  1  vol 7  fr.  50 

Tome  VII.  —  Que  sais-je?  1  vol 7  fr.  50 


Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  les  pays, 
y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 


ib^Se, 


SULLT     TT{UVHOéMcME 


Épaves 


Ternis 

ALPHONSE     LE  M  ERRE,     EDITEUR 

2]-]],     PASSAGE     CHOISEUL,     2]-}} 
M    D  C  C  C  C  V  1 1 1 


Le  manuscrit  des  Epaves,  recueilli  et  classé  sur  les 
indications  de  Sullv  Trudhomme  par  ^Mademoiselle 
'Blanche  Schnitjler,  a  été,  selon  les  dernières  volontés 
du  maître,  établi  définitivement  par  son  ami  zM.  Léon 
Temard-Verosne  et  ses  quatre  colégataires  littéraires 
£AîzM .  oAuguste  Dorchain,  (Albert-Emile  SoreL  Ca- 
mille Hémon  et  TDésiré  Lemerre,  qui  le  publient  au- 
jourd'hui. 

Paris,  le  20  mai  1908. 


Lc4     MUSIQUE 


A 


h!  chante  encore,  chante,  chante! 
Mon  came  a  soif  des  bleus  éthers. 
Que  cette  caresse  arrachante 
En  rompe  les  terrestres  fers! 


Que  cette  promesse  infinie, 

Que  cet  appel  délicieux 

Dans  les  longs  flots  de  l'harmonie 

L'enveloppe  et  l'emporte  aux  cieux! 


Les  bonheurs  purs,  les  bonheurs  libres 
L'attirent,  dans  l'or  de  ta  voix, 
Par  mille  douloureuses  fibres 
Qu'ils  font  tressaillir  à  la  fois... 

Elle  espère,  sentant  sa  chaîne 
A  l'unisson  si  fort  vibrer, 
Que  la  rupture  en  est  prochaine 
Et  va  soudain  la  délivrer! 

La  musique  surnaturelle 

Ouvre  le  paradis  perdu... 

—  Hélas!  Hélas!  il  n'est  par  elle 

Qu'en  songe  ouvert,  jamais  rendu. 


OBSESSION 


O'BS  ES  S  I  OZX, 


V_J  x  mot  me  hante,  un  mot  me  tue. 

Je  l'écoute  contre  mon  gré  : 

A  le  bannir  je  m'évertue, 

11  me  suit,  toujours  murmuré. 


A  l'ancien  chant  de  ma  nourrice 
Je  le  mêle  pour  l'assoupir, 
Mais,  redoutable  adulatrice, 
La  musique  en  fait  un  soupir. 


Je  gravis  alors  la  montagne 
Pour  l'étouffer  dans  le  grand  vent. 
Jusqu'au  sommet  il  m'accompagne  : 
Il  y  devient  gémissement. 

Je  demande  à  la  mer  sonore 
De  le  changer  en  bruit  de  flot. 
Plus  plaintif  et  plus  tendre  encore, 
Hélas!  il  y  devient  sanglot... 

Je  tente,  comme  un  dernier  charme. 
Le  silence  enchanté  des  bois; 
Mais  je  le  sens  qui  devient  larme 
Dès  qu'il  a  cessé  d'être  voix. 

Ce  qui  pleure  ou  ne  se  peut  taire, 
Est-ce  en  moi  le  remords?  Oh!  non 
C'est  un  souvenir  solitaire 
Au  plus  lointain  de  l'âme...  un  nom. 

^V3 


LE     FLEUVE 


LE     FLE UV  E 


iA  ^Albert -Emile.  Sorel. 


v. 


ous  ne  révélez  point  la  destinée  ultime, 
O  défunts  dans  la  nuit  pêle-mêle  noyés! 
Dieu  seul  peut  suivre  au  loin  jusqu'à  l'extrême  abîme 
Le  fleuve  entier  des  morts  qui  roule  sous  nos  pieds. 


Les  beaux  yeux,  les  grands  cœurs  et  les  fronts  pleins  de  rêve, 
Les  couples  escortant  Juliette  et  Roméo, 
Tous  les  restes  humains  vers  la  brumeuse  grève 
Silencieux  et  froids  glissent  au  fil  de  l'eau. 


EPAVES 


Décorant  l'avenir  que  le  présent  lui  voile, 
L'humanité  regarde,  au  ciel,  plus  haut  que  soi 
Durant  le  jour  l'azur,  pendant  la  nuit  l'étoile, 
Symboles  du  bonheur  que  lui  promet  sa  foi. 


Hélas!  tout  corps  vivant  semble  un  radeau  qui  passe. 
En  route  sans  fanal  pour  l'infini  sans  port; 
Mais  courte  est  notre  vue,  et  Dieu  nous  fit  la  grâce 
De  ne  la  point  tourner  du  côté  de  la  mort. 


LA     FONTAINE     DE     JOUVENCE 


Lc4    FO^JoAlV^E    T>E    JOUVENCE 
tA  OvCadame  Louise  Làbêlonye. 


R, 


.ends  la  sève  aux  heureux,  naïade  de  Jouvence, 
A  leurs  rapides  jours  donne  un  long  renouveau; 
Retourne  pour  eux  seuls  le  fatal  écheveau 
Dont  le  fil  mesuré  vers  les  ciseaux  s'avance. 


Ceux-là  n'ont  pas  connu  le  soupir  dès  l'enfance, 
L'austère  appel  du  Vrai,  Paltier  défi  du  Beau, 
Le  tourment  d'y  répondre  et  l'attrait  du  tombeau 
Tour  le  front  sans  appui,  pour  le  cœur  sans  défense. 


io 


ÉPAVES 


Le  ciel  lointain  des  yeux  ne  leur  a  pas  fait  mal; 
Ils  n'ont  connu  qu'un  proche  et  clément  idéal, 
Et  les  regrets  en  eux  ne  sont  pas  des  blessures. 


Mais  les  martyrs  du  rêve  et  ceux  du  souvenir, 
Inclinés  vers  la  fosse  aux  promesses  plus  sûres, 
Craignant  tous  les  amours,  n'osent  pas  rajeunir. 


l'indulgence  ii 


L'I&CV  UL  GE  C^C  E 

Jl  Emile  .Albert. 


L'indulgence  est  tendre,  elle  est  femme. 
Ceux  qu'un  faux  pas,  même  expié, 
Dans  le  monde  à  jamais  diffame, 
Lavent  leur  front  dans  sa  pitié. 


Humble  sœur  aux  longues  paupières, 
Pour  l'homme,  fût-il  criminel, 
Tandis  qu'on  lui  jette  des  pierres, 
Elle  garde  un  pleur  fraternel. 


12 


EPAVES 


S'approchant  du  cœur  plein  de  fange, 
De  scorie  épaisse  et  de  fiel, 
Pour  l'assainir,  elle  y  mélange 
Cette  larme,  aumône  du  ciel; 


Et,  loin  d'y  remuer  la  honte, 
Comme  les  injures  le  font, 
Elle  attend  que  l'amour  remonte 
Et  que  la  haine  tombe  au  fond. 


C'est  alors  que,  de  sa  main  douce 
Élevant  ce  cœur  épuré, 

Elle  l'incline  sans  secousse 
Et  lui  pardonne  :  il  a  pleuré. 


CONTRASTE  I] 


c  o^ar\cAs  TE 


c 


e  pauvre  a  végété  comme  une  ortie  immonde, 
Sans  mère  ni  soleil,  méchant,  triste  et  battu, 
Sans  jamais  soupçonner  qu'il  existât  au  monde 
Quelque  chose  ayant  nom  l'amour  et  la  vertu. 


Maintenant  vieux  et  seul,  tout  le  jour  il  se  couche 
Au  revers  d'un  fossé,  morne  et  les  pieds  pendants; 
Il  tend  sa  main  sordide  en  pleurant  d'un  œil  louche, 
Et,  juste  Dieu!  je  crois  qu'il  prie  entre  ses  dents! 


14 


On  lui  promet  le  ciel,  à  lui!  chien  qui  se  vautre 
Et  pour  leurrer  sa  faim  quête  au  hasard  du  lieu; 
11  n'en  pourrait  jouir  qu'en  devenant  un  autre, 
Mais  l'être  que  voilà,  qu'en  feras-tu,  mon  Dieu? 


Dis  :  «  Je  me  suis  trompé,  j'ai  failli,  je  l'avoue; 
J'ai  seulement  mêlé  sous  le  plus  laid  contour 
Le  moins  d'âme  possible  avec  le  plus  de  boue; 
Mon  œuvre  est  repoussante,  injuste  et  sans  amour.  » 


Et  cependant  voici  qu'une  admirable  fille 
S'avance.  Elle  a  seize  ans,  son  visage  est  vermeil, 
Sa  chevelure  au  vent  se  soulève  et  scintille 
Comme  une  cendre  d'or  dans  les  feux  du  soleil; 


CONTRASTE  If 


Sa  bouche  est  une  fleur  à  quelque  Éden  ravie, 
Sa  grâce  embaume  l'air  de  sa  chanson  joyeux; 
Le  printemps  de  la  terre  et  celui  de  la  vie 
D'une  double  jeunesse  animent  ses  grands  veux. 


On  dirait  que  l'Amour,  pour  veiner  sa  poitrine, 
D'ailes  de  papillons  a  formé  ses  pastels; 
On  dirait  qu'elle  est  née  en  un  lit  d'églantine 
Du  plus  tendre  baiser  des  deux  premiers  mortels. 


Elle  a  vu  ce  vieillard  honni  de  tout  le  monde, 
Elle  s'est  arrêtée  au  milieu  du  chemin; 
Puis  elle  a  sur  son  cœur  penché  sa  tête  blonde, 
La  pitié  dans  les  yeux  et  l'aumône  à  la  main. 


Quelle  épreuve  ton  œuvre  à  la  raison  prépare! 
Quelle  énigme  pour  elle  en  des  traits  si  divers  ! 
Elle  accuse  ta  main  brutale,  inique,  avare, 
Sans  oser,  ô  mon  Dieu!  condamner  l'univers. 


Hélas!  il  faut  mourir  pour  comprendre  ces  choses, 
Si  toutefois  la  Mort  n'emplit  pas  le  tombeau 
Dans  l'unique  dessein  d'alimenter  les  roses, 
Virement  éternel  de  l'horrible  et  du  beau! 


1862. 


t* 


L    ARTISTE  17 


L'cAl^TIS  TE 

k  Maurice  Albert. 


Imaginer,  c'est  faire  à  son  gré  toutes  choses, 
Affranchir  les  effets  de  la  lenteur  des  causes, 
Ne  plus  subir  son  sort,  mais,  le  pouvant  choisir, 
Voir  enfin  le  bonheur  naître  du  seul  désir! 
Maître  et  dispensateur  du  temps  et  de  l'espace, 
C'est  hâter  ce  qui  tarde,  arrêter  ce  qui  passe, 
Et  dans  un  ciel  intime  embrasé  de  soleils 
Étendre  à  l'infini  des  horizons  vermeils. 
Imaginer  enfin,  c'est  jouir  sans  mélange, 
C'est  laver  l'Idéal  éclaboussé  de  fange, 
C'est  parfaire  la  vie,  en  embellir  le  lieu, 

2. 


l8  ÉPAVES 


C'est  rebâtir  le  monde  avec  plus  d'art  que  Dieu! 
Mais  qu'aisément  ce  monde  improvisé  s'écroule! 
Il  est  fait  de  nuée,  il  flotte  et  se  déroule 
Si  frêle!...  Vienne  au  cœur  une  secousse,  un  bruit, 
Un  rien,  tout  se  dissout  et  le  charme  est  détruit  : 
Nous  voyons  s'abimer  notre  opulent  rovaume, 
Et  son  peuple  inventé  s'enfuir,  léger  fantôme. 
Alors  remonte  en  nous  tout  le  réel  impur  : 
Cette  vase  émergeant  souille  nos  lacs  d'azur, 
Des  coups  de  vent  brutaux  en  rompent  la  surface, 
Le  rivage  enchanteur  se  dissipe  et  s'efface, 
Et,  vaine  ombre  engloutie  avec  ce  vain  décor, 
Des  rêves  a  sombré  la  flotte  aux  poupes  d'or. 
Heureux  qui  peut  soustraire  aux  tempêtes  du  monde 
Pour  la  clouer  en  soi  sa  vision  profonde! 
Surtout  heureux  l'artiste!  Il  pense  avec  vigueur 
Et  pose  devant  lui  les  songes  de  son  cœur  : 
Un  marbre,  un  bout  de  toile  en  est  dépositaire. 
11  ne  veut  pas  devoir  tous  ses  biens  à  la  terre, 
Mais,  pliant  la  nature  aux  formes  de  son  choix, 
11  a  le  beau  dans  l'âme  et  l'âme  à  fleur  des  doigts. 


-42SBS' 


AMOUR    D   ENFANCE  1 9 


qAïMOU\    VEZ^FcA^CE 


3i  loin  que  de  mes  ans  je  remonte  le  cours, 

J'ignore  en  quel  avril  mes  premières  amours 

Sont  pour  ma  joie  au  monde  et  ma  douleur  écloses. 

Ces  penchants  de  l'enfance  ont  d'insondables  causes  : 

Serait-ce  que,  là-bas,  dans  l'inconnu  séjour 

Où  nous  nous  préparions  au  baptême  du  jour, 

Pendant  que  j'y  dormais  peut-être  à  côté  d'elle, 

De  son  cœur  assoupi  quelque  vague  étincelle 

En  tombant  sur  le  mien  l'a  brûlé  pour  jamais? 

Je  suis  né,  je  l'ai  vue,  et  déjà  je  l'aimais. 


20  EPAVES 


Je  n'oublierai  jamais  l'aurore  de  ma  vie 

Où  dans  un  sombre  enclos  mon  enfance  asservie 

Devinait  au  dehors  la  splendeur  des  étés 

Et  le  concert  tentant  de  leurs  libres  gaîtés. 

Alors,  comme  un  oiseau  qui  traîne  sous  son  aile, 

Résigné,  le  fardeau  d'une  flèche  mortelle, 

J'allais  sur  le  vieux  banc,  sans  murmurer,  m'asseoir  : 

«  Je  pleurerai,  pensais-je,  avec  elle  ce  soir.  » 

Muette  et  sans  témoin,  ma  timide  souffrance 

Avait  pour  confidente  une  longue  espérance  : 

La  voir  dans  quinze  jours!  si  d'indulgents  hasards 

Conspiraient  au  festin  qu'attendaient  mes  regards. 

Enfant  sauvage  et  pâle,  effrayé  par  le  maître, 

Je  veillais  pour  la  faire  en  mon  âme  apparaître 

A  l'heure  où  les  nouveaux,  dans  l'horreur  du  dortoir, 

Sous  leurs  suaires  froids  couvent  leur  désespoir. 


Sourd  au  précoce  appel  de  la  Muse  indomptable, 
Je  m'appliquais  penché  sur  cette  aride  table 
Où  le  vieux  Pythagore,  avec  un  doigt  d'airain, 
Grava  de  ses  calculs  le  monument  chagrin; 


AMOUR     D   ENFANCE  2  1 

Mais,  malgré  moi,  sans  cesse,  une  plus  chère  image 
Traversait  doucement  l'obscure  et  froide  page. 
Celle  pour  qui  mon  âme  explorait  ces  déserts 
Sous  leur  sable  ennuyeux  faisait  sourdre  des  vers, 
Et  les  vers  jaillissaient,  source  fraîche  et  dorée, 
Harmonieux  miroir  de  sa  grâce  adorée; 
Et,  néfaste  au  labeur  dont  elle  était  le  prix, 
Elle  effaçait  en  moi  ce  que  j'avais  appris. 


Mon  brave  cœur  d'enfant  rêvait  avec  délices 

Que  d'atroces  bourreaux  m'infligeaient  des  supplices 

Pour  me  faire  abjurer  mon  invincible  amour. 

Ils  serraient  les  écrous  :  à  chaque  horrible  tour, 

Fier,  je  chantais  :  «  Je  l'aime  !  »  Ils  versaient  l'eau  bouillante 

Je  confessais  plus  haut  ma  tendresse  vaillante. 

Mes  os  craquaient,  tant  mieux!  J'insultais  la  douleur! 

«  Je  l'aime!  »  De  la  poix  l'infernale  chaleur 

Dans  mes  veines  courait,  je  criais  :  «  Je  l'adore!  » 

Mes  yeux  en  s'éteignant  le  savaient  dire  encore. 

Mais  je  rêvais  aussi  qu'émue  elle  était  là, 

Et  qu'à  ses  pieds,  mourant,  je  râlais  :  «  Me  voilà, 


22 


EPAVES 


Voyez!  meurtri,  rompu,  broyé  par  la  torture, 
Parce  qu'ils  veulent  tous  que  je  vous  sois  parjure. 
Ils  m'ont  dit  :  «  Meurs  ou  cède  !  »  et  j'ai  répondu  :  «  Non  ! 
«  J'ai  pour  ciel  un  regard  et  pour  symbole  un  nom.  » 


Qu'il  est  loin,  l'écolier!  Qu'elle  est  loin,  son  idole! 
Ah  !  combien  cette  idylle  innocente  était  folle! 
Pourtant  (hélas!  en  vain  mon  orgueil  s'en  défend) 
Quand  j'y  pense  aujourd'hui  je  redeviens  enfant. 


DESENCHANTE  M  E  N  T 


2] 


VÈSE^aCHzi^dTESME^aT 


Cl  le  fut  Cérès  en  personne 
Quand  à  ses  blonds  cheveux  cendrés 
Elle  eut  ce  jour-là  pour  couronne 
Donné  les  simples  fleurs  des  prés. 


En  la  voyant  tordre  la  gerbe 
Autour  de  son  front  droit  et  court 
Et  la  fixer  d'un  nœud  superbe 
Sur  sa  nuque  à  son  chignon  lourd, 


24  ÉPAVES 

J'avais  cru  que  le  ciel  antique 
Veillait  au  salut  de  ses  dieux, 
Qu'une  déesse  de  l'Attique 
Ressuscitait  devant  mes  veux. 


Mais  elle  a  changé  la  coiffure 
Où  la  nature  épousait  l'art  : 
Son  élégance  agreste  et  pure, 
N'était-ce  qu'un  jeu  du  hasard? 


L'enchanteresse  est  toujours  blonde, 
Mais  elle  a  tout  à  coup  cessé 
D'évoquer,  avec  l'ancien  monde, 
L'idéal  dont  je  fus  bercé. 


Cette  perfide  évocatrice 

M'a  rajeuni,  durant  un  jour, 

De  deux  mille  ans!  puis  par  caprice 

Me  vieillit  d'autant  sans  retour... 


DESENCHANTEMENT 


^ 


Elle  souffle  comme  une  lampe 
Le  rêve  qui  m'a  fasciné, 
Et  voici  qu'à  nouveau  je  rampe 
Dans  l'affreux  siècle  où  je  suis  né. 


20  ÉPAVES 


LE     T\EmiE\    c4£\T0U\ 


U  'admirais  écolier  l'enfant  brune  au  front  blanc; 

Déjà  je  vous  aimais  :  puérile  folie 

Où  germa  le  levain  de  ma  mélancolie. 

Ah!  j'ignorais  alors  ma  fortune  et  mon  rang. 


Dans  la  taverne  on  peut,  sans  regret,  sous  le  banc 
Répandre  le  gros  vin  dont  la  cruche  est  remplie, 
Quand  le  plus  léger  trouble  en  dénonce  la  lie, 
Et  se  verser  un  vin  plus  limpide  et  plus  franc; 


LE     PREMIER     AMOUR 


27 


Mais  esclave  d'un  philtre  au  décevant  arôme 
Dont,  encore  aujourd'hui  le  souvenir  l'embaume, 
Mon  cœur  pour  s'en  défaire  a  dû  longtemps  pleurer, 


Il  a  su  rejeter  cette  liqueur  perfide. 

Il  se  reconnaît  libre  et  sent  trop  qu'il  est  vide  : 

Pourquoi  nul  amour  vrai  n'y  peut-il  plus  entrer? 

7562. 


V 


28  EPAVES 


l^IE^C   V^liMTO'RJE    QUE    VoA£MOU% 


j 


e  ne  sais  pourquoi  ma  pensée 
A  mis  dans  sa  lutte  insensée 
Avec  l'âpre  Inconnu,  qui  reste  son  vainqueur, 
L'unique  emploi,  l'unique  idéal  de  la  vie, 
Puisqu'il  suffit  qu'au  monde  une  enfant  me  sourie 
Pour  me  remplir  le  cœur! 


RIEN     N'IMPORTE     QUE     L   AMOUR 


29 


Et  je  ne  sais  pourquoi  j'aspire 
Au  stoïque  et  sublime  empire 

Que  prend  ta  volonté,  Zenon,  sur  la  douleur; 

Me  rendre  invulnérable!  absurde  vœu,  folie! 

Puisqu'il  suffit,  hélas!  que  cette  enfant  m'oublie 
Pour  me  briser  le  cœur... 

1S62. 


30  ÉPAVES 


LE     To4eRJ)OD^i 


I   ol'r  peu  que  votre  image  en  mon  ame  renaisse, 
Je  sens  bien  que  c'est  vous  que  j'aime  encor  le  mieux. 
Vous  avez  désolé  l'aube  de  ma  jeunesse, 
Je  veux  pourtant  mourir  sans  oublier  vos  yeux, 


Ni  votre  voix  surtout,  sonore  et  caressante, 
Qui  pénétrait  mon  cœur  entre  toutes  les  voix, 
Et  longtemps  ma  poitrine  en  restait  frémissante 
Comme  un  luth  solitaire  encore  ému  des  doigts. 


LE     PARDON  31 


Ah  !  j'en  connais  beaucoup  dont  les  lèvres  sont  belles. 
Dont  le  front  est  parfait,  dont  le  langage  est  doux. 
Mes  amis  vous  diront  que  j'ai  chanté  pour  elles, 
Ma  mère  vous  dira  que  j'ai  pleuré  pour  vous. 


J'ai  pleuré,  mais  déjà  mes  larmes  sont  plus  rares; 
Je  sanglotais  alors,  je  soupire  aujourd'hui; 
Puis  bientôt  viendra  l'âge  où  les  yeux  sont  avares, 
Et  ma  tristesse  un  jour  ne  sera  plus  qu'ennui. 


Oui,  pour  avoir  brisé  la  fleur  de  ma  jeunesse, 
J'ai  peur  de  vous  haïr  quand  je  deviendrai  vieux, 
Que  toujours  votre  image  en  mon  âme  renaisse! 
Que  je  pardonne  à  l'âme  au  souvenir  des  yeux.! 

186 1. 


P 


SET^EI^E     VECN^GEzACNiCE 


v. 


ous  qui  m'avez,  dans  l'âge  où  d'autres  sont  joyeux, 
Fait  assez  de  chagrin  pour  me  rendre  poète, 
Vous  par  qui  j'ai,  dans  l'âge  où  vivre  est  une  fête, 
Vu  la  vie  à  travers  les  larmes  de  mes  yeux, 


Je  ne  vous  en  veux  plus  :  tout  finit  pour  le  mieux; 
Voilà  que  l'avenir  à  me  venger  s'apprête  : 
La  fleur  se  fane  au  vol  des  jours  que  rien  n'arrête, 
La  gloire  éclôt  et  dure  en  d'immuables  cieux! 


SEREINE     VENGEANCE 


n 


Pour  mon  âme  autrefois  vous  seule  étiez  le  monde, 
Mais  j'ai  plongé  depuis  dans  l'Infini  la  sonde, 
Et  mon  âme  se  mêle  à  l'immense  univers: 


Et,  tandis  que  les  ans  vous  révèlent  les  peines, 
Le  temps,  qui  fonde  un  socle  à  la  beauté  des  vers. 
Balaiera  votre  forme  avec  les  formes  vaines. 


tau 


H 


ÉPAVES 


TITIË     Tc4T{VlVE 


1  l  fallait  être  bonne  au  temps  où  je  souffrais, 
Quand  j'étais  plus  crédule  et  que  j'avais  des  larmes, 
Lorsque  j'obéissais  comme  un  vaincu  sans  armes 
Lié  si  follement  par  des  serments  si  vrais! 


Madame,  en  ce  temps-là  c'était  vous  que  j'aimais. 
J'ignorais  le  mensonge  hallucinant  des  charmes. 
Vous  avez  ébranlé  mon  cœur  de  tant  d'alarmes 
Que  j'aurais  le  bonheur  sans  y  croire  jamais. 


PITIE     TARDIVE 


u 


Un  abîme  éternel,  infini,  nous  sépare. 

Ah!  le  baume  tardif  de  vos  lèvres  s'égare  : 

Plus  rien  n'y  peut  fleurir  qui  n'ait  un  goût  de  fiel 


Adieu,  laissez  mon  cœur  dans  sa  tombe  profonde, 
Mais  ne  le  plaignez  pas,  car,  s'il  est  mort  au  monde, 
Il  a  fait  son  suaire  avec  un  pan  du  ciel. 


S» 


V 


3  6  ÉPAVES 


c4    UCNi    COUTEE    HEU\EUX 


vDous  la  lampe  qui  dort  dans  la  paix  de  la  chambre 
J'aime  à  passer  la  main  sur  le  front  des  enfants; 
Comme  un  duvet  soumis  au  doux  attrait  de  l'ambre, 
Ma  tendresse  est  docile  à  leurs  yeux  captivants. 


Et  je  tourne,  en  flattant  leurs  chevelures  blondes, 
Le  stérile  soupir  de  mes  sens  indomptés 
Vers  la  couche  bénie  où  les  douleurs  fécondes 
Ont  accompli  la  fin  des  chastes  voluptés. 


A     UN     COUPLE     HEUREUX  37 

Vous  vous  aimez,  vos  cœurs  se  sont  choisis  l'un  l'autre, 
Sincèrement  offerts  et  donnés  au  grand  jour; 
Vous  ignorez  la  fange  où  le  désir  se  vautre, 
Les  réveils  en  sursaut  des  mendiants  d'amour. 


Moi,  je  n'ai  point  orné  le  désert  de  ma  vie  : 
Je  mourrai  sans  avoir  dans  mes  bras  emporté. 
Comme  une  tourterelle  au  colombier  ravie, 
Une  vierge  enlaçant  de  fleurs  ma  liberté. 


Rebelle  au  joug  sacré  d'un  penchant  invincible, 
Je  vais  seul,  et  je  songe  avec  des  pleurs  aux  yeux 
A  ce  bonheur  terrestre  et  cependant  possible, 
Désespoir  des  rêveurs  et  des  ambitieux. 

1864. 


s-ç^r* 


38  É  PAVE  S 


T  E  L\    V  E     P£UI7{E 


v3  1  je  n'avais  peur  de  t'ouvrir 
L'abime  où  se  perd  ma  pensée, 
Si  je  pouvais,  sans  t'assombrir, 
Te  prendre,  amie  humble  et  sensée, 
Pour  fiancée, 

Si  mon  cœur  n'avait  pas  souffert 
Des  refus  qui  l'ont  fait  sauvage, 
S'il  n'avait,  hélas!  découvert 
Que  l'espoir  d'un  nid  a  notre  âge 
Est  un  mirage, 


PEUR    DE     NUIRE 


39 


Je  te  dirais  :  «  Viens  m'apaiser, 
Viens,  je  n'aurai  l'âme  assouvie 
Que  par  ton  virginal  baiser; 
Enseigne  au  songeur  qui  l'envie 
Ta  simple  vie.  » 

Mais  il  me  faut  demeurer  seul, 
Penché  sur  des  livres  moroses; 
J'ai  fait  ma  tente  d'un  linceul  : 
Laisse-moi  le  fond  noir  des  choses. 
Garde  les  roses. 

i86j. 


W 


40  ÉPAVES 


cAUX     CIEUX 


j 


e  l'aime  avec  mélancolie, 
Sans  prier  Dieu  de  nous  unir, 
Car  plus  elle  devient  jolie, 
Plus  sa  grâce  est  près  de  finir. 
Tout  bonheur  savouré  s'altère 
Et  couve  un  soupir  anxieux. 
J'aurai  fait  mon  choix  sur  la  terre, 
Je  ne  posséderai  qu'aux  cieux... 


AUX     C  I  E  U  X 


41 


Combien  de  couples  en  ce  monde 
Se  sont  lassés  de  leur  amour! 
Et,  si  la  tendresse  est  profonde, 
Meurt-on  tous  deux  le  même  jour? 
Mon  cœur  est  déjà  solitaire 
Sitôt  qu'il  pressent  des  adieux. 
J'aurai  fait  mon  choix  sur  la  terre, 
Je  ne  posséderai  qu'aux  deux. 


42  ÉPAVES 


2  I  E  CN^S  ÊcA^QC  E 


B 


[EN  que  sa  mère  fût  absente, 
J'entrai,  n'y  voyant  aucun  mal  : 
Ma  visite  était  innocente, 
Oh  !  plus  qu'un  tour  de  valse  au  bal. 


Je  pris  sa  main  gaiment  offerte, 
Quel  bonheur!  mais,  hélas!  pourquoi 
Devant  la  porte  grande  ouverte 
S'assit-elle  si  loin  de  moi? 


AUX     CI  EUX  43 


L'amitié  que  j'avais  rêvée 
Toute  en  mon  âme  refoula, 
O  fille  trop  bien  élevée, 
Je  ne  méritais  pas  cela  : 


Mon  cœur,  mieux  que  ta  camériste, 
Veillait  sur  toi,  que  craignais-tu? 
Devrais-tu  savoir  qu'il  existe 
D'autre  garde  que  la  vertu? 


44  EPAVES 


LES     \IVEqAUX 


vJ  'ai  peur,  ô  ma  voisine  blonde  : 
Depuis  sept  jours,  sept  jours!  le  temps 
Qu'il  faut  à  Dieu  pour  faire  un  monde, 
Hélas!  tous  les  matins  j'attends. 


Vous  étiez  la  gentille  aurore 
Qu'à  mon  lever  je  saluais. 
Tous  les  matins  j'épie  encore, 
Et  vos  rideaux  restent  muets. 


LES     RIDEAUX  4f 


Vous  ai-je  paru  téméraire? 
Le  soupir  ne  dit  pas  l'espoir. 
Suis-je  trop  timide  au  contraire? 
Le  regard  doit  oser  pour  voir. 


Ciel!  ces  rideaux,  joie  infinie! 
Les  voici  qui  tremblent  un  peu 
Au  toucher  d'une  main  bénie 
Où  semble  hésiter  un  aveu... 


Qu'à  ma  longue  attente  elle  achève 
De  révéler  votre  retour! 
Que  ce  voile  qu'elle  soulève 
Soit  la  paupière  de  l'amour! 

1S61. 


46  É  P  A  V E  S 


VEUIL     VE     CCEU\ 


Q, 


Uand  je  saurai  qu  on  vous  marie, 
Que  vous  n'avez  pour  vos  arnis 
Qu'un  entretien  sans  rêverie, 
Ou  le  soupir  n'est  plus  permis; 


Qu'après  un  oui  réglé  d'avance 
11  ne  nous  restera  de  vous 
Ni  la  fraîcheur  de  l'ignorance 
Ni  votre  petit  nom  si  doux; 


DEUIL     DE     CCEUR 


47 


Qu'il  faudra  vous  dire  :  Madame, 
Tandis  que  le  maître  et  seigneur 
Vous  dira  sans  façons  :  Ma  femme, 
Comme  un  Orgon  de  belle  humeur; 


Mû  de  pitié  plus  que  d'envie, 
Sur  votre  tombeau  nuptial 
Je  prendrai  pour  toute  ma  vie 
Le  deuil  de  mon  jeune  idéal. 


E  P  A  V  E  S 


LzA    TEvlUTÉ    FcAIT    CT^OIT^E 


La  foi,  l'antique  foi  dans  mon  âme  a  péri, 
Et  maintenant  je  sonde  à  tâtons  la  Nature. 
Mais  je  regrette,  hélas!  la  sublime  imposture 
Qui,  dans  l'ombre  déserte,  offre  au  cœur  un  abri 


Et  j'y  crois  de  nouveau  quand  vous  m'avez  souri  : 
La  nuit  m'épouvantait,  cette  aube  me  rassure. 
Quand  je  ne  vous  vois  pas,  l'inconnu  me  torture, 
Paraissez  seulement,  et  mon  mal  est  guéri. 


LA     BEAUTE     FAIT     CROIRE 


49 


Un  sourire  de  vous,  et  le  bonheur  m'inonde  : 
Je  ne  peux  plus  douter  qu'une  main  sur  le  monde 
Par  pitié  comme  un  baume  ait  épanché  l'amour. 


L'espérance  a  raison  de  ma  raison  rebelle  : 
Sans  retour  aimez-moi;  je  croirai  sans  retour 
A  la  bonté  d'un  Dieu  qui  vous  créa  si  belle. 


ro 


LECTURE     cA     VEUX 


Lorsque  tu  lis  les  vers,  je  ne  les  saisis  pas  : 
C'est  toi  le  vrai  poème  et  le  seul  qui  me  touche. 
Ensemble  adorons-les,  mais  lisons-les  tout  bas; 
Les  vers  quand  tu  les  dis  ne  valent  pas  ta  bouche. 

Ta  grâce  en  les  servant  les  trahit  à  la  fois  : 
Tes  lèvres  font  rêver  au  satin  des  corolles, 
Et  dans  leur  souffle  cher  la  beauté  de  la  voix 
Fait  oublier  au  cœur  la  beauté  des  paroles. 


IMMORTELLE  ?  I 


I<MéM0\7ELLE 


La  douceur  de  la  voir  m'attache  seule  au  jour, 
La  douceur  de  l'entendre  enchaîne  à  l'air  ma  vie; 
Au  bonheur  de  l'aimer  je  me  livre  et  me  fie, 
Mais  sur  quel  fondement  repose  mon  amour? 


Que  demain,  qu'aujourd'hui,  sans  pitié,  sans  retour, 
A  ses  lèvres  soudain  la  pâle  maladie 
Ravisse  leur  fraîcheur  avec  leur  mélodie 
Et  voile  ses  veux  vifs  et  tendres  tour  à  tour, 


p 


EPAVES 


Aurai-je  ainsi  perdu  ce  que  j'adore  en  elle? 
Oh!  non  :  ce  qui  pour  l'âme  embellit  la  prunelle, 
C'est  un  ravon  d'en  haut  ici-bas  reflété. 


Et,  modèle  incréé  de  toute  créature, 

Le  Beau,  dans  ce  qui  passe  attestant  ce  qui  dure, 

Imprime  à  la  fleur  même  un  sceau  d'éternité. 


DANS     L'ETERNITE  <{  ] 


VoACN^S     L'ÊTET^CNIITÈ 


A 


u  fond  noir  du  passé  les  principes  du  monde, 

A  d'insondables  tins  soumis, 
Débrouillaient  leur  mêlée  aveuglément  féconde  : 
Ils  façonnaient  la  terre,  hélas!  où  ne  se  fonde 

Nul  Éden  aux  amours  promis. 

Des  monstres  au  long  col  rampent,  troupeau  farouche 

De  la  pesanteur  prisonnier; 
L'aile  s'ébauche  et  tend  vers  le  ciel;  elle  y  touche; 
De  l'herbe  éclôt  la  fleur,  la  fleur  devient  la  bouche, 

La  femme  apparaît,  lys  dernier! 


f4  ÉPAVES 


Nos  amours  sont  sans  doute  infiniment  anciennes; 

Nos  âmes  ont  pris  corps  cent  fois. 
Mes  yeux  cherchent  les  tiens,  mes  mains  cherchent  les  tiennes. 
Et  je  t'appelle,  hélas!  partout  sans  que  tu  viennes, 

Sans  connaître  encore  ta  voix... 

Depuis  qu'est  né  l'Amour,  j'en  ai  connu  la  chaîne, 

Le  lien  caressant,  jamais! 
A  peine,  quand  l'argile  eut  pris  figure  humaine, 
Ton  âme  eut-elle  fait  de  la  beauté  sa  gaine 

Que  dans  l'inconnu  je  t'aimais. 

Par  l'espace,  au  hasard  de  la  cime  et  du  gouffre, 

Mon  cœur  vers  toi  s'est  élancé 
Comme  la  flamme  court  sur  la  trace  du  soufre, 
Et,  si  loin  que  tu  sois,  quand  tu  pleures  il  souffre, 

A  ta  fortune  fiancé. 

Car  sa  chaîne  est  rivée  à  ton  intime  essence  : 

Les  innombrables  éléments 
Dont  ta  bouche  est  pétrie  ont  depuis  ta  naissance, 
Par  une  mutuelle  et  secrète  puissance, 

Ceux  de  mes  lèvres  pour  amants. 


D  A  N  S     L    É  T  E  R  N  I  T  É  f  f 


Comme  l'abeille  aux  fleurs  emprunte  leur  arôme, 

Et,  charmeuse  exquise  à  son  tour, 
Change  en  durable  miel  la  sève  qui  l'embaume, 
De  mon  sang  épuisé  survivra  chaque  atome 
Tout  imprégné  de  mon  amour; 

La  forme  en  vain  retourne  au  néant  qui  l'appelle, 

La  matière  et  l'âme  ont  pour  loi 
De  fournir  à  l'amour  une  proie  éternelle  : 
Oui,  sous  les  vents,  la  pluie  et  les  sourds  coups  de  pelle, 

Ma  cendre  frémira  pour  toi! 


^jy 


f6  ÉPAVES 


qAH!   LE    COUTAS   VE   mES   c45\_S.. 


A 


h  !  le  cours  de  mes  ans  ne  peut  que  faire  envie 
Je  ne  maudirai  pas  le  jour  où  je  suis  né. 
Si  Dieu  m'a  fait  souffrir,  il  m'a  beaucoup  donné, 
Je  ne  me  plaindrai  pas  d'avoir  connu  la  vie. 


De  la  félicité  que  j'avais  poursuivie 
Le  trop  vaste  horizon  s'est  aujourd'hui  borné, 
J'attends,  calme  et  rêveur,  ce  qui  m'est  destiné. 
Qu'importe  l'avenir?  mon  âme  est  assouvie. 


ah!    le   cours   de    mes   ans...  S7 


L'arbre  de  ma  jeunesse  était  ambitieux, 

Fou  d'espoir  et  de  sève,  hélas!  et  les  orages, 

Secouant  sa  verdure,  en  ont  semé  les  cieux... 


Mais  le  doux  souvenir  est  le  glaneur  des  âges, 

Et  l'oubli  n'a  jamais  si  bien  tout  effacé 

Qu'il  ne  reste  une  fleur  dans  le  champ  du  passé. 


iS6r. 


f 8  ÉPAVES 


LE    COUCHER    VU   SOLEIL 


vJi  j'ose  comparer  le  déclin  de  ma  vie 

A  ton  coucher  sublime,  ô  Soleil!  je  t'envie. 

Ta  gloire  peut  sombrer,  le  retour  en  est  sur  : 

Elle  renaît  immense  avec  l'immense  azur. 

De  ton  sanglant  linceul  tout  le  ciel  se  colore, 

Et  le  regard  funèbre  où  luit  ton  dernier  feu, 

Ce  regard  sombre  et  doux,  dont  tu  couves  encore 

Le  lys  que  ta  ferveur  a  fait  naguère  éclore, 

Est  triste  infiniment,  mais  n'est  pas  un  adieu. 


^££3^ 


II 


LES    FILLES    VU    VIcAÏÏLE 


y    aincu  par  Dieu,  l'Ange  rebelle, 
Quand  il  vit  naître  Eve  à  l'œil  bleu, 
Se  dit  :  «  Je  la  ferai  plus  belle 
Avec  de  la  nuit  et  du  feu.  » 


11  prit  de  l'ombre  une  parcelle, 
11  y  fit  jaillir  au  milieu 
Tout  l'enfer  dans  une  étincelle 
Et  ricana,  vainqueur  de  Dieu! 


62 


EPAVES 


Lors  on  vit  ces  brunes  étranges 
Qui,  parentes  des  mauvais  anges, 
Ouvrent,  comme  un  brasier  profond. 


Sous  un  front  court  de  pâle  ivoire 
Un  ciel  tombé  qui  flambe,  au  fond 
D'une  prunelle  ardente  et  noire. 


LA     JALOUSIE  63 


Lc4     JALOUSIE 


Wuand  le  sort,  échanson  distrait,  tient  la  liqueur 
Désespérément  haut,  trop  haut  pour  qu'elle  attire, 
Elle  ressemble  à  l'astre  où  nulle  main  n'aspire  : 
Le  désir  n'est  qu'un  rêve,  une  vague  langueur. 


Quand  le  philtre  d'amour  se  rapproche  du  cœur, 
Un  tourment  l'envahit,  pas  encore  le  pire, 
Car  la  tentation  n'en  fait  pas  un  martyre 
Avant  que  le  refus  ait  dressé  sa  rigueur; 


64 


On  peut  patienter,  apprendre  la  constance, 
Du  breuvage  déjà  jouir  même  à  distance  : 
L'image  qu'on  en  forme  en  a  l'arôme  frais; 


Mais  qu'un  rival  heureux  se  délecte  à  sa  guise, 
De  ce  nectar  qu'on  sent  à  l'infini...  tout  près, 
L'affreux  dard  de  la  soif  comme  un  poignard  s'aiguise. 


<sr 


éMoiLHEU\    a4     5^0  US  ! 


M 


ystérieux,  l'œil  noir  ressemble  aux  nuits  profondes 
Dont  le  charme  sacré  fait  plier  les  genoux, 
Et,  pareil  aux  matins,  l'œil  bleu  tendre  des  blondes 
Par  sa  caresse  épanche  un  paradis  en  nous, 


Mais,  comme  on  voit  décroître  et  changer  d'apparence 
Les  nuits  de  velours  sombre  et  les  matins  soyeux, 
Ainsi  meurt  et  se  mue  en  froide  indifférence 
Le  fascinant  appel  émané  des  beaux  yeux. 

6. 


66 


Sur  les  lèvres  en  fleur  voltige  le  caprice  : 
Il  offre  leur  sourire  aux  baisers  imprudents 
Comme  un  zéphyr  d'avril  dont  l'aile  tentatrice 
Ouvre  la  rose  et  l'offre  aux  moucherons  ardents; 


Mais,  comme  le  zéphvr  du  revers  de  son  aile 
Fermant  le  frais  calice  à  leur  soif  le  soustrait, 
Le  caprice  nous  leurre  et  la  bouche  infidèle 
Se  dérobe  à  l'amour  qui  s'y  désaltérait. 


Malheur  à  nous!  Malheur!  Si  nous  ne  pouvons  vivre 
Sans  ce  regard  trop  cher  et  ce  baiser  de  miel; 
Ce  double  philtre  au  cœur,  qu'un  moment  il  enivre, 
N'apporte  qu'un  enfer  sous  le  masque  d'un  ciel. 


S  O  U  F  F  L  E  S     D ' A  V R I L  6j 


SOUFFLES     V'q4V\IL 


Wuand  de  tes  blonds  cheveux  une  boucle  frissonne 

Et  chatouille  soudain  la  neige  de  ton  cou, 

Tu  retournes  la  tête  et,  ne  voyant  personne, 

Tu  dis  :  «  C'est  un  zéphyr  venu  je  ne  sais  d'où...  » 


Quand  la  rose  d'Avril  à  ton  corset  posée 

Laissant  choir  un  pétale  en  effleure  ta  main, 

Sans  deviner  comment  la  chute  en  fut  causée 

Tu  dis  :  «  C'est  le  zéphyr...  »  et  tu  suis  ton  chemin. 


68 


E  P  A  V  E  S 


Non!  ce  furtif  soupir  dont  frémissent  tes  tresses, 
Ce  timide  baiser  d'une  fleur  à  tes  doigts, 
C'est  l'amour  qui  s'essaye  aux  premières  caresses. 
C'est  à  son  aile  errante,  enfant,  que  tu  les  dois. 


BONTE 


69 


2  0  PQTÊ 


Wland  une  femme  est  bonne,  on  voit  luire  en  ses  yeux 
Son  âme,  bijou  simple  aux  rayons  précieux, 

Perle  finement  nuancée, 
Quand  une  femme  est  bonne,  un  dévouement  profond 
Trempe  son  frêle  corps,  et  sa  voix  se  confond, 

Ruisseau  clair,  avec  sa  pensée. 


7° 


Que  nous  nous  en  voulons  d'avoir  calomnié 
Son  insondable  amour  et  de  l'avoir  nié 

Pour  un  exemple  d'inconstance! 
Comme  nous  condamnons  nos  jugements  ingrats! 
Et  comme  avec  respect  nous  pleurons  dans  ses  bras 

De  tendresse  et  de  repentance! 


1863. 


1, 


SECRET     D'ENFANT  71 


SECRET    VEÏ^FcAWlT 


Wuand  le  père  et  la  mère  ont  su  qu'elle  était  morte. 
Cette  voisine  enfant  que  d'un  culte  obstiné 
Leur  fils  aima  tout  bas  dès  que  son  cœur  fut  né, 
Ils  ont  craint  pour  son  âge  une  douleur  trop  forte. 


Oh  !  combien  pèse  au  cœur  de  celui  qui  l'apporte 

La  nouvelle  d'un  coup  qui  n'est  pas  deviné! 

Le  père  hésitait,  fixe  et  le  front  incliné, 

Dans  cette  morne  angoisse  où  la  parole  avorte. 


7^ 


ÉPAVES 


Mais  la  mère,  voyant  l'enfant  pâlir  d'effroi, 

Lui  dit,  les  yeux  mouillés  :  «  Elle  a  parlé  de  toi.  » 

Il  n'osa  point  ouïr  la  suprême  parole; 


Il  n'osa  pas  non  plus  s'écrier  :  «  Je  l'aimais.  » 
Et,  comme  au  vent  soudain  se  ferme  une  corolle. 
Sa  paupière  aussitôt  s'est  close  pour  jamais. 


i8i  r. 


^r 


LA     VIOLETTE  J] 


LcA     VIOLE  7  TE 


v, 


iolette  des  bois,  ô  vivante  améthyste, 
Qui  fêtes  sans  éclat  le  printanier  réveil, 
Mais  sais  rendre  en  parfums  ses  baisers  au  soleil, 
Fleur  dont  la  grâce  tendre  est  douce  à  l'âme  triste. 


Fleur  du  soupir  timide  et  du  tremblant  aveu, 
Qui  dois  être  cherchée  et  par  les  veux  conquise, 
Des  secrets  ombrageux  la  confidente  exquise, 
Fleur  d'espoir,  de  pardon,  de  rappel  et  d'adieu, 


74 


Ta  nuance  en  douceur  égale  ton  arôme 

Et  mêle  sans  offense  au  deuil  un  peu  d'azur. 

Ton  cœur  humble  au  cœur  simple  offre  un  asile  sûr; 

Pour  toute  plaie  il  offre  à  tout  amour  un  baume. 


LA    VÉNUS     DE     MI  LO  7f 


LqA    VÉZN^US    VE    éMILO 


L 


a  Nature  accomplit  lentement  ses  desseins. 
Elle  ébauchait  de  loin  la  forme  des  poitrines 
En  faisant  onduler  les  surfaces  marines, 
Se  soulever  les  monts,  se  creuser  les  bassins; 


Elle  apprêtait  aux  cœurs  leurs  suaves  coussins 
En  courbant  les  profils  enchanteurs  des  collines 
Qui  sait  après  combien  d'esquisses  féminines, 
Au  temps  des  premiers  lys  elle  moula  les  seins? 


j6  ÉPAVES 


Et  de  ses  longs  essais  le  dernier  n'est  pas  Eve  : 
Son  chef-d'œuvre  attendu  d'âge  en  âge  s'achève, 
Et  la  beauté,  de  femme  en  femme,  éclôt  toujours. 


Jusqu'au  type  suprême  où  l'Art  triomphe  et  trace 
D'un  corps  humain  parfait  les  surhumains  contours, 
Et  ce  modèle,  ô  Grèce,  est  la  fleur  de  ta  race. 


W 


SUR     UNE     TOMBE  77 


SU\   UCNiE    TOm<BE 


j 


'entends  toujours  monter  de  cette  affreuse  tombe 
Le  son  lugubre  et  sourd  de  la  terre  qui  tombe 

Et  croule  sur  ce  jeune  corps. 
Ce  son  n'a  plus  voulu  sortir  de  mon  oreille; 
Il  me  poursuit  le  jour,  la  nuit  il  me  réveille, 
Il  m'obsède  comme  un  remords. 


7« 


Je  crois  toujours  ouïr  la  morte  solitaire 

Qui,  sentant  croître  l'ombre  et  s'amasser  la  terre. 

Les  conjure  d'attendre  un  peu; 
Près  de  s'évanouir  si  douce  est  la  lumière! 
Mais  la  nuit  et  le  sable  ont  chargé  sa  paupière, 

Au  soleil  elle  a  dit  adieu. 


Elle  écoute  :  elle  entend  s'éloigner  sa  famille; 
Ils  rentrent  au  fover,  tes  frères  :  pauvre  fille, 

Va  seule  dans  l'éternité... 
Toute  seule,  ô  terreur!  O  spectacle  qui  navre  : 
Dans  l'âme  la  torture,  et  dans  l'oeil  du  cadavre 

Le  sommeil  vide,  illimité. 


Car  ces  êtres  jumeaux  n'ont  plus  même  fortune 
L'un  rend  paisiblement  à  la  source  commune 

Les  éléments  qu'il  avait  pris; 
L'autre  dans  l'infini  s'épouvante  et  frissonne, 
Et,  veuve  du  regard,  ne  reconnaît  personne 

Au  vague  empire  des  esprits. 


SUR     UNE     TOMBE 


79 


Qui  donc  souhaite  à  l'âme  une  essence  immortelle 
Devant  l'horizon  noir  que  la  funèbre  pelle 

Ouvre  au  songe  sous  le  gazon? 
C'est  plutôt  le  néant  cent  fois  que  je  préfère, 
A  moins  que  l'enfant  mort  puisse  oublier  sa  mère 

Et  la  verdure  et  la  maison. 


m 


V 


80  EPAVES 


LE     T\E£MIE\    c4cM0U\ 

tA  Carmen  Sylva. 


c 


omme  un  verre  intact,  avant  l'heure 
Où  le  remplira  l'échanson, 
Au  plus  léger  coup  qui  l'effleure 
Vibre  d'un  sonore  frisson, 


Mais  pour  la  fugitive  atteinte 

N'a  plus  de  soupir  cristallin, 

Et  ne  tressaille  ni  ne  tinte 

Sous  aucun  heurt  dès  qu'il  est  plein. 


LE     PREMIER    AMOUR 


81 


Le  jeune  cœur,  vivant  calice, 
Frémit  plaintif  au  moindre  appel. 
Avant  que  l'Amour  le  remplisse 
De  son  généreux  hydromel; 


Mais,  quand  cet  échanson  céleste 
L'a,  soudain,  comblé  jusqu'au  bord. 
Plus  rien  n'y  bat  pour  tout  le  reste; 
Silencieux,  il  paraît  mort; 


C'est  qu'il  peut  dédaigner  la  terre, 
Il  aime!  le  ciel  est  entré 
Dans  sa  profondeur  solitaire  : 
Il  est  immuable  et  sacré. 


III 


vtxxwj&mx&sï 


VE\S     LE     CIEL 

iA  fkCadame  Suzanne  Desprëaux. 


v_>'est  dans  la  race  humaine  une  habitude  ancienne 

D'élever  vers  le  ciel  les  bras  dans  la  douleur. 

Ma  mère  Ta  reçue  avant  moi  de  la  sienne. 

Et  mes  enfants  un  jour  l'apprendront  de  la  leur; 

Et  moi,  qui  ne  crois  plus,  dans  les  crises  suprêmes 
J'y  rends  hommage  encore  et,  je  ne  sais  pourquoi, 
Je  sens  mes  mains  se  joindre  et  monter  d'elles-mêmes 
Comme  si  l'Infini  les  appelait  à  soi... 

1863. 


86 


V  ES  C  oA\TES 


I  ier  du  loisir  conquis,  son  salaire  et  sa  gloire, 
L'homme  osa  détourner  son  regard  des  sillons, 
Et,  s'enivrant  d'abord  de  science  illusoire, 

II  courut,  l'âme  ouverte,  au-devant  des  rayons! 


Dupé  par  les  couleurs  dont  l'être  se  décore, 
Du  conseil  de  Socrate,  hélas!  vite  oublieux, 
Au  monde  intérieur  qu'il  dédaignait  encore, 
Crédule,  il  préférait  le  monde  offert  aux  yeux. 


DESCARTES  87 


Les  contours  le  leurraient,  car  la  forme  s'altère, 
Et  la  main  n'y  perçoit  que  le  vide  ou  qu'un  mur, 
Il  sentait  dans  les  sons  soupirer  un  mystère. 
Tous  les  signaux  des  sens  ne  sont  qu'un  chiffre  obscur. 


Leur  témoignage  ondoie,  et  leur  félon  service, 
Loin  d'éclairer,  voilait  l'assuré  fondement 
Où  pourra  la  pensée  asseoir  son  édifice, 
Tour  de  bronze  où  le  Vrai  veille  éternellement. 


Quelle  étrange  odyssée  avait  longtemps  fournie 
La  raison  confiante  en  ces  traîtres  appuis, 
Quand,  douteur  par  prudence  et  croyant  par  génie, 
Descartes  proclama  :  «  Je  pense,  donc  je  suis!  » 


88  EPAVES 


* 
*     * 


Sa  foi  mâle  a  sauvé  les  penseurs  du  naufrage; 
Jouet  d'une  tourmente  aux  confuses  clameurs, 
Sans  gouvernail,  en  proie  au  ténébreux  orage, 
Leur  ealère  sombrait,  veuve  de  ses  rameurs. 


L'équipage  anxieux  flottait  sur  des  épaves; 

Quel  salut  espérer  de  l'abîme  inclément? 

Or  voici  qu'un  jeune  homme,  étonnant  les  plus  braves. 

Nu,  dans  le  gouffre  noir  plonge  résolument. 


11  remonte.  La  mer  l'assaille  et  le  menace; 
Elle  soulève  et  tord  sur  lui  son  vert  linceul, 
Il  la  domine,  il  nage,  et  son  regard  tenace 
Couve  le  port  lointain  qu'il  a  découvert  seul 


DESCARTES  89 


C'est  un  roc  peu  visible,  à  peine  s'il  émerge. 
Il  est  rebelle  au  soc,  ignoré  des  oiseaux; 
De  toute  approche  encore  il  est  demeuré  vierge. 
Point  gris  sur  le  désert  tumultueux  des  eaux; 


Mais  solide  refuge,  inviolable  asile, 

Le  pied  trahi  par  l'onde  y  pose  raffermi, 

Et  l'œil  qui,  pour  tout  voir,  des  champs  bornés  s'exile, 

Peut,  libre  et  sans  barrière,  v  sonder  l'infini. 


Cet  îlot  solitaire,  oublié  dans  l'espace, 
Mais  stable  et  des  penseurs  perdus  espoir  dernier, 
Témoin  persévérant  que  pénètre  et  dépasse 
Quelque  chose  d'immense  impossible  à  nier, 

8. 


90  EPAVES 


Descartes,  c'est  ton  être,  où  point  ta  conscience 

Qui  le  nomme  à  lui-même  et  l'impose  à  ta  foi. 

Tu  dis,  forçant  le  doute  à  fonder  la  croyance  : 

«  Puis-je  douter  sans  être?  Il  me  faut  croire  en  moi.  » 


Fort  d'un  titre  avéré,  tu  fouilles  ton  domaine, 
Et  voilà  que  tu  sens  au  mur  de  ton  cerveau 
Heurter  un  visiteur  plus  grand  que  l'âme  humaine, 
Un  muet  formidable,  étrangement  nouveau. 


D'où  vient-il?  —  Aussitôt  d'inébranlables  suites 
Surgissent  par  degrés  de  ton  premier  aveu, 
Et  ces  marches  d'airain  sur  le  granit  construites 
Escaladent  le  ciel  du  fond  de  l'âme  à  Dieu  ! 


Les  fronts  ont  salué,  tous,  du  portique  au  temple, 
Dans  l'angoisse  levés  ou  posés  sur  l'autel, 
La  preuve,  désormais  plus  profonde  et  plus  ample 
D'un  soupirail  ouvert  sur  le  monde  éternel. 


DESCARTES 


Mais,  si  haute,  pourtant,  que  soit  sa  destinée, 
L'homme  est  terrestre  encore,  ô  Descartes!  chez  lui 
La  vérité  jalouse  est  rarement  innée; 
Combien  souvent  l'a-t-elle  ou  fait  attendre  ou  fui! 


Il  caresse  l'erreur  que  son  rêve  imagine; 
Toi-même,  les  esprits,  qui  te  servaient  si  bien, 
Ne  t'ont  pas  moins  leurré  que  la  froide  machine 
Qui  supplantait,  ingrat,  le  bon  cœur  de  ton  chien. 


Mais  le  rêve  est  parfois  d'une  audace  féconde, 
Et,  méconnu,  renaît  trempé  par  ses  revers  : 
Vois  rebondir  plus  prompt,  et,  renouant  sa  ronde. 
Tourbillonner  l'atome,  appui  de  l'Univers! 


C}2  ÉPAVES 


Je  t'envie  humblement  le  merveilleux  poème 
Où,  pour  douer  l'esprit  d'un  infaillible  essor, 
L'algèbre,  les  yeux  clos,  transposant  le  problème, 
Aux  secrets  de  l'espace  ajuste  sa  clé  d'or. 


Le  rêve  est  l'inventeur!  et  c'est  être  poète 
Qu'apparier  le  songe  et  la  création! 
Tu  rôdes,  mais  la  roche  où  ton  ongle  s'arrête 
Conserve  à  tout  jamais  la  marque  du  lion! 


Ainsi,  toujours  en  marche,  a  gravi  ta  pensée 
Du  plus  intime  val  au  faîte  universel. 
Elle  erre  quelquefois,  mais  n'est  pas  distancée. 
Car  elle  étreint  ensemble  et  la  terre  et  le  ciel, 


DESCARTES  93 


Ton  aile  est  ton  ouvrage  et  l'audace  l'anime, 
Nouvel  Icare,  au  vol  désormais  haut  et  sûr, 
Icare  du  savoir,  dans  ta  quête  sublime 
Ton  regard  vise  au  loin  la  clarté,  non  l'azur. 


Amphion  du  langage,  à  des  pierres  confuses 
Tu  fis  dresser  un  ferme  et  pur  entablement; 
Laisse  donc  aujourd'hui  le  chœur  entier  des  Muses 
Te  rajeunir  le  front  de  leur  baiser  charmant! 

Honneur  à  toi!  La  foule  aveuglément  heureuse, 
Initiée  à  peine  aux  cultes  qu'elle  rend, 
S'abreuve  au  bord  des  puits  que  le  savoir  lui  creuse  : 
Apprenons-lui  pourquoi  ton  nom  qu'elle  aime  est  grand  ! 

Pour  t'offrir  une  gloire  à  jamais  sans  rivale, 
Demain  nous  bâtirons,  avec  tous  tes  écrits, 
Par  les  mains  de  la  France  une  arche  triomphale 
Où  passera  l'armée  auguste  des  esprits! 


94  ÉPAVES 


Loi     SCIENCE 

«,4  Charles  Ricbet. 


L'ignorance  n'est  pas  la  nuit,  c'est  pis  encore! 
L'aveugle,  qui  dans  l'ombre  a  pour  guide  sa  main, 
S'oriente  et  se  fraye  à  tâtons  son  chemin, 
Mais  l'âme  est  plus  qu'aveugle,  hélas  !  quand  elle  ignore: 


C'est  une  hallucinée!  Esclave,  elle  décore 

Du  nom  de  liberté  le  caprice  sans  frein; 

Le  saint  pacte  des  lois  lui  semble  un  joug  d'airain 

Et  le  travail  auguste  un  tyran  qu'elle  abhorre. 


LA     SCIENCE 


CA 


Mère  de  la  Justice  et  tutrice  du  Beau, 
Divine  vérité!  perce  avec  ton  flambeau 
Du  réel  univers  l'apparence  illusoire. 


Oppose  ton  empire  à  l'appétit  grossier, 
Aux  triomphes  sanglants  ta  paisible  victoire, 
Ta  splendeur  éternelle  aux  éclairs  de  l'acier! 


9^  EPAVES 


SCIENCE     ET    TOÈSIE 


U 


ne  forêt,  qu'est-elle  en  soi? 
Un  cru  d'azote  et  de  carbone. 
—  Mais  Tâme  v  sent  on  ne  sait  quoi 
Dont  la  muette  horreur  l'étonné. 


La  mer  n'est  que  des  sels  dissous 
Dans  un  grand  réservoir  d'eau  claire. 
—  Mais  l'âme  entend  gronder  dessous 
Une  monstrueuse  colère. 


SCIENCE     ET     POÉSIE 


97 


Qu'est  le  zéphyr  ou  l'aquilon? 
Un  flux  d'azote  et  d'oxygène. 
—  Mais  l'âme  y  sent  quelque  démon 
Dont  l'esprit  flâne  ou  se  déchaîne. 


Un  aveugle  soulèvement 

N'a-t-il  pas  courbé  la  colline? 

—  Mais  l'âme  y  rêve  un  lit  charmant, 

Un  tapis  que  l'amour  incline. 


La  source  n'est  que  l'eau  du  mont 
Qui  filtre  et  dans  le  val  affleure. 
—  Mais  mon  âme  voit  luire  au  fond 
Une  sœur  qui  l'appelle  et  pleure... 


98  ÉPAVES 


SCIENCE    ET    CHgA'RJTÈ 


^4n  Docteur  Léon  'Bonnet, 

ur  de  Li  Fédération  contre  la  Tulerculose. 


D. 


ans  l'espace  infini,  gouffre  silencieux, 
L'homme  roule,  emporté  sur  un  bloc  de  matière; 
Il  v  sent  le  corps  vil  enchaîner  l'âme  altière 
Dont  la  grande  aile  aspire  à  de  plus  nobles  cieux; 


Mais,  exilé  sublime,  il  doit  baisser  les  yeux, 
Car  sa  terrestre  vie,  il  faut  qu'il  la  conquière 
Sur  le  froid,  le  sol  dur,  la  brute  carnassière, 
D'infimes  ennemis  au  meurtre  insidieux. 


SCIENCE     ET     CHARITE 


99 


Or  le  plus  destructeur  le  surprend  sans  défense  : 
Il  exténue  en  lui  le  souffle  dès  l'enfance, 
De  la  poitrine  frêle  obscur  envahisseur. 


Invisible  rival  de  la  Guerre  il  est  pire... 

Mais,  pour  le  vaincre  enfin,  la  Science  conspire 

Avec  la  Charité,  dont  elle  fait  sa  sœur. 


I OO  E  P  A  V  E  S 


S  0  LITcA  J\E 


L 


e  froid  savant  poursuit  la  lueur  qu'il  devine, 
Imperceptible,  au  bout  d'un  âpre  et  long  sentier; 
Moi,  je  brûle  de  boire  à  sa  source  divine 
La  clarté  dont  le  vrai  se  revêt  tout  entier. 


11  me  manque  et  la  ruse  et  l'humble  patience 
Que  la  recherche  humaine  exige  tour  à  tour; 
Pour  accroître,  rayon  par  rayon,  la  science, 
Je  suis  trop  dédaigneux  d'un  grêle  demi-jour. 


SOLITAIRE  IOI 


Il  me  faut  la  lumière  éclatante  et  sans  borne! 
Le  peu  que  j'ai  tâté  du  dessous  des  couleurs, 
Redoutable  en  dépit  du  beau  voile  qui  l'orne, 
Est  dur,  sourd  à  mes  cris,  et  ne  voit  pas  mes  pleurs. 


Sans  un  Dieu  pas  d'amour  :  les  cités  sont  des  pierres. 
La  terre  est  un  cadavre  et  l'azur  un  linceul; 
Devant  les  astres  d'or  je  baisse  les  paupières, 
Ils  n'ont  pas  de  regard.  J'erre  affreusement  seul. 


Sans  un  père  céleste,  évidente  chimère, 
Que  dispute  mon  cœur  à  ma  raison  sans  foi, 
O  mes  meilleurs  amis!  ô  ma  sœur!  6  ma  mère! 
Je  suis  seul  avec  vous  et  n'attends  rien  de  moi. 


1862. 


B'a 


*%" 


102  EPAVES 


loi     C\Éz4TI  O^d 

^4  C\CaJiinie  OvCarie  ^Auguste  'Dorcbaiii. 


D 


ieu  tira  du  chaos  l'ordre  avant  la  beauté. 
C'était  l'ébauche  :  il  souffle  et  la  forme  respire. 
Il  confère  à  la  voix,  au  regard,  leur  empire, 
L'intelligence  au  front,  le  courage  au  côté. 


Alors  se  dresse  Adam,  vêtu  de  majesté  : 
L'homme  invente  le  soc,  l'astrolabe  et  la  lyre; 
Mais,  ô  vierges,  salut!  C'est  dans  votre  sourire 
Qu'un  ciel  promis  au  cœur  nous  est  manifesté. 


LA     CREATION 


IO] 


Eve  apporta  la  grâce,  éclose  la  dernière, 
La  grâce,  doux  effort  d'une  âme  prisonnière 
Qui  prête  un  rythme  d'aile  au  matériel  contour; 


Ainsi  Dieu  par  un  geste  a  réglé  l'harmonie, 

D'un  peu  de  son  regard  il  a  fait  le  génie, 

Et  d'une  fleur  est  né  son  chef-d'œuvre,  l'amour. 


104  EPAVES 


qATT{ÈS    Lo4    LECTURE    VE    Ko4C^T 


A 


in  si  je  ne  sais  rien,  je  n'ai  rien  deviné. 
Avec  le  grain  de  sable,  avec  le  météore, 
Je  suis  l'œuvre  d'un  Sphinx  dans  la  nuit  confiné. 
Un  fantôme  qu'en  nous  l'illusion  colore, 
Tel  est  le  monde  aux  yeux  ébranlés  par  l'éther. 
Riez,  enfants,  vieillards  que  ce  mirage  égaie; 
Dupes  sages,  riez  du  rideau  qui  m'effraie; 
Qu'importe  s'il  vous  ment!  ce  voile  vous  est  cher. 
Ah!  que  les  jeunes  gens  plaisent  aux  jeunes  filles! 
Que  les  hommes  épars  s'assemblent  en  familles! 


APRES     LA     LECTURE     DE     K  A  N  T 


IOf 


Que  la  terre  soit  ferme  et  porte  des  cités! 

Que  les  printemps  soient  doux  et  riches  les  automnes  ! 

L'amour,  la  joie  et  l'or,  ces  choses  sont  si  bonnes! 

Mon  doute  les  bannit  de  mes  jours  agités; 

Ce  doute  insidieux  m'emprisonne  en  moi-même. 

Je  ne  sais  plus  choisir  ni  goûter  ce  que  j'aime  : 

L'Univers  ne  m'est  plus  qu'un  immense  étranger. 

Abolissez  en  moi  le  don  d'interroger, 

Ce  privilège  auguste  et  décevant  de  l'homme, 

Ou  que  je  sache  au  moins  comment  il  faut  qu'on  nomme 

Force  aveugle  et  sans  but  ou  Dieu  devenu  fou, 

Ce  maître  que  j'accuse  en  pliant  le  genou. 


186} . 


^HF 


I OÔ  ÉPAVES 


SU\    US^ÇJB    TEZ^SÉE    VE    TcASCcAL 

Le  cojur  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas. 
c.4  mou  confrère  cl  ami  Jean  Finot. 


I  l  faut  du  coeur.  Défense  à  l'esprit  solitaire 
De  placer  un  baiser  sur  la  face  du  Beau! 
Défense  à  lui  d'ouvrir  le  souverain  mystère! 

II  écrase  sa  torche  aux  portes  du  tombeau. 


Le  cœur  seul  nous  convie  à  cette  foi  profonde 
Qui  nous  fait  croire  au  jour  après  le  jour  qui  fuit 
Et  marcher  sans  effroi  sur  l'écorce  d'un  monde 
Dont  le  centre  bouillonne  emporté  dans  la  nuit. 


SUR     UNE     PENSEE     DE     PASCAL  1 07 

C'est  qu'il  est  deux  foyers  pour  éclairer  notre  âme  : 
L'esprit  perce  la  brume  avec  son  rare  éclair, 
Mais  le  cœur  la  dissipe  avec  sa  chaude  flamme 
Comme  un  ardent  midi  fait  transparent  tout  l'air. 


L'esprit  n'est  qu'un  rayon  qui  rôde,  effleure  et  passe. 

11  ne  peut  à  la  fois  illuminer  qu'un  point; 

Le  cœur  est  un  été  dilaté  dans  l'espace, 

Et  comme  il  remplit  tout  il  ne  s'égare  point. 


L'esprit  à  des  leçons  se  doit  longtemps  soumettre, 
Hasardeux  instrument,  peu  sûr  de  sa  rigueur; 
Le  cœur  est  à  la  fois  le  disciple  et  le  maître  : 
L'homme  n'apprend  l'amour  que  de  son  propre  cœur. 


L'esprit  se  voit  borné,  l'infini  l'humilie, 
Et  ses  froids  souvenirs  s'effacent  tour  à  tour; 
Ah!  marqué  par  le  feu,  jamais  le  cœur  n'oublie, 
Il  ne  sent  ni  déclin  ni  limite  à  l'amour. 


io8 


EPAVES 


L'esprit,  vieux  pèlerin,  dans  de  pénibles  voies 
Se  traîne,  encore  lourd  des  siècles  qu'il  dormit; 
Le  cœur  est  jeune  et  libre,  et,  dans  ses  vastes  joies, 
Il  ressemble  à  la  mer  où  tout  le  ciel  frémit. 


L'esprit  fait  le  savant,  le  cœur  seul  fait  l'apôtre, 
Et  sans  lui  le  génie  est  grand  sans  majesté. 
Ne  séparons  jamais  ce  sens  divin  de  l'autre, 
Car  on  n'a  jamais  cru  ce  qu'il  a  contesté. 


LE     SEUL     QUI     SACHE  IOÇ 


LE    SEUL    QJLTI    SciCHE 


T 


riste,  triste  fierté  du  front,  miroir  fragile 
Qui  ne  peut  réfléchir  nul  souffle  en  son  argile 
Et  change  en  mille  feux,  mensonges  irisés, 
Le  peu  de  rayons  blancs  que  sa  masse  a  brisés. 


Un  vain  semblant  de  l'être  et  rien  de  l'être  même, 
Voilà  toute  l'idée.  Ah  !  le  regard  suprême 
Ne  rôde  pas  autour,  il  luit  en  plein  milieu, 
L'Univers  n'est  connu  que  de  son  âme  :  Dieu. 


I  IO 


Pour  Dieu  tout  est  présent,  pénétré  sans  qu'il  pense  : 
La  pensée  est  pour  nous  un  mal  né  d'une  absence  : 
L'Inconnu  sonne  aux  heurts  de  nos  marteaux  :  ce  bruit 
Non  plus  que  les  couleurs  sur  le  dedans  n'instruit. 


Dieu  n'apprend  pas,  il  trône  au  sein  même  des  choses; 
Maître  de  l'avenir  il  le  lit  dans  les  causes 
Et  voit  tout  être  éclore  et  marcher  à  sa  fin  ! 
La  recherche  est  humaine  et  le  savoir  divin. 


L   AURORE  III 


L'oi  U\0  \E 


L 


e  sommeil,  enchaînant  le  mensonge  et  le  crime, 
Apaise  l'air  troublé;  l'homme  dort,  tout  est  pur. 
Aïeule  du  Chaos,  dans  un  repos  sublime, 
La  Nuit  plane  et  balance  au-dessus  de  l'abîme 
Le  monde  enveloppé  de  son  suaire  obscur. 

«  Te  repens-tu?  dit-elle  au  Créateur  qui  rêve, 

Le  néant,  c'est  la  fin;  parle  et  je  lui  rends  tout.  » 

Sur  la  fange  sanglante  ou  fleurit  encore  Eve 

Dieu  se  penche.  Il  se  tait.  Le  Jour  sauvé  se  lève, 

Et,  riant  sous  les  pleurs,  crie  à  l'homme  :  «  Debout!  » 

iSjo. 


112  E  P  A V  E  S 


LES    VIEUX    S'E^d    VOï^T 

^4  Camille  Hem  on. 


V«yuEL  étonnant  espoir,  plus  large  que  la  vie. 
En  fit  craquer  les  murs  et  l'inonda  de  jour? 
L'humanité  rampait,  aux  sillons  asservie, 
Qui  donc  dressa  le  front  en  dépit  du  labour? 


Qui  donc  sacra  la  cause  et  la  nomma  divine, 
Imagina  qu'une  âme  habite  et  meut  la  chair, 
Et  que  le  rythme  égal  qui  lève  la  poitrine 
Est  un  battement  d'aile  invisible  dans  l'air? 


LES     DIEUX     S   EN     VONT  I  I  3 

Qui  donc,  voyant  le  front  devenir  soudain  blême, 
Et  s'éteindre  les  yeux  comme  au  vent  un  flambeau, 
Inventa  la  prière  au  ciel,  recours  suprême, 
Et  le  pieux  salut  des  genoux  au  tombeau? 


Béni  soit  celui-là  pour  le  sublime  leurre 
Dont  il  aura  bercé  le  cœur  de  l'innocent! 
Mais  l'aveugle  Credo  s'affaiblit  d'heure  en  heure. 
L'esprit  chasse  du  ciel  ce  que  le  cœur  y  sent. 


Le  dernier  des  dieux  tombe,  idole  décevante 
Où  l'âme  ingénument  adore  son  portrait, 
11  provoque  aujourd'hui  le  rire  ou  l'épouvante; 
S'il  se  cache  effrayant,  grotesque  s'il  paraît. 


Le  sage  en  paix,  qui  doit  son  équilibre  au  doute, 
Sans  regarder  l'abîme  insondable  et  béant, 
Trop  heureux  d'échapper  au  faux  pas  qu'il  redoute, 
N'ose  diviniser  le  Tout  ni  le  Néant. 

Ï0i 


114 


ÉPAVES 


A  se  passer  d'autel  sur  terre  il  se  résigne 
Et  laisse  le  soleil  embellir  la  prison 
Où,  libre  de  valoir,  satisfait  d'être  digne, 
Il  rêve  une  éclaircie  immense  à  l'horizon. 


PALINODIE  I  I  f 


TcALI^COVIE 


j 


e  le  jure!  »  —  Insensé!  bientôt  l'instinct  réclame. 
La  conscience  gronde,  et,  contre  mon  serment, 
J'entends  toutes  les  voix  de  la  chair  et  de  l'âme 
Se  soulever  ensemble  et  crier  hautement; 


J'entends  leur  blâme  où  tinte  une  amère  risée  : 
«  A  ton  âge,  les  vœux  de  chasteté  sont  courts! 
Et  jamais  avorton  d'une  race  épuisée 
N'a  tenu  sur  la  vie  un  plus  lâche  discours! 


I  I 6  EPAVES 


«  Pendant  que  du  foyer  tu  récuses  les  charges, 
Regarde  pulluler  l'ennemi  des  Latins, 
Avec  ses  reins  carrés  et  ses  épaules  larges 
Prêt  à  lever  tout  seul  le  poids  des  grands  destins 


«  Celui-là  ne  craint  pas  que  son  sang  surabonde, 
Il  ne  s'attriste  pas  quand  la  maison  s'emplit, 
Mais  de  blonds  émigrants  il  envahit  le  monde, 
Des  affamés  qu'il  fait  n'accusant  pas  son  lit! 


«  Songe,  quand  les  vainqueurs  sous  ton  toit  se  prélassent, 
Que  lenombre,  pourvaincre,  estd'un  puissant  secours. 
Dans  les  beaux  yeux  rougis  des  Françaises  qui  passent 
Vois  la  patrie  en  pleurs  commander  les  amours!  » 


7572. 


IV 


zœrïgkr^ 


L'  ES  C%IiME 


xA  ^Auguste  TDorchiin. 


L'art  des  vers  se  révèle  à  l'escrime  pareil; 

Boileau  l'a  dit  un  jour  à  son  ami  Molière. 

La  finesse  n'en  est  qu'aux  élus  familière, 

Moins  simple  est  ce  beau  jeu  que  son  froid  appareil, 


Il  nous  tient  en  haleine  et  sans  cesse  en  éveil, 
Car  la  muse  a  pour  nous  des  rigueurs  de  guerrière. 
Elle  ne  se  rend  pas  aux  pleurs  de  la  prière, 
Et  qui  la  veut  dompter  a  perdu  le  sommeil. 


120 


ÉPAVES 


Son  regard  nous  défie  autant  qu'il  nous  anime  : 
Tandis  qu'il  nous  émeut  d'une  fureur  sublime, 
La  Ivre  qu'il  nous  offre  est  rebelle  à  nos  doigts, 


Trop  heureux  qui  sait  fuir  ou  vaincre  cette  amante 

Adorable  et  sauvage,  âpre  et  belle  à  la  fois! 

Je  suis,  hélas!  de  ceux  qu'elle  enchaîne  et  tourmente. 


MUSE    ADOLESCENTE  12  1 


éMVSE    c4VOLESCEZ^7E 


Clle  m'a  lu  ses  vers,  de  très  douces  chansons. 
Ils  confondent  les  miens,  fruits  de  veilles  moroses, 
Et,  sans  effort  éclos  sur  les  plus  simples  choses, 
Donnent  à  l'art  mûri  de  naïves  leçons. 


Ils  font  courir  au  cœur  ces  printaniers  frissons 
Dont  les  souffles  d'avril  légers  et  purs  sont  causes; 
C'est  un  bruit  de  baisers  dans  un  bouquet  de  roses. 
Sa  bouche  en  les  disant  marie  aux  fleurs  les  sons. 


122 


EPAVES 


Amour!  ce  mot  rappelle  en  sa  voix  cristalline 
Le  refrain  que  le  gave  au  flanc  de  la  colline 
Répète  frais  toujours  et  n'a  jamais  compris. 


Pour  cette  Muse  aux  chants  vierges  d'amères  larmes 
Le  rêve,  l'inconnu  prête  à  ce  mot  ses  charmes; 
Qu'elle  ignore  toujours  que  la  Ivre  a  des  cris! 


LE     GRELOT  12} 


LE     G\EL  OT 


1  l  neige,  un  timonier  tire  une  énorme  pierre, 
Et  son  flanc  maigre  écume  au  frottement  du  cuir. 
Le  fouet  ou  le  fardeau  :  ni  s'arrêter  ni  fuir! 
Un  morne  désespoir  alourdit  sa  paupière. 


Mais,  plus  que  la  charrette  et  la  roide  carrière, 
Un  banal  ennemi  s'attache  à  l'abrutir  : 
C'est  le  grelot  qu'on  pend  au  collier  du  martyr, 
Obsédant  carillon,  sonnaille  meurtrière. 


I24 


EPAVES 


Tels,  sans  jamais  savoir  s'ils  se  reposeront, 
Sous  leur  rêve  accablant  vont,  la  tête  baissée, 
Les  chercheurs  inquiets,  les  serfs  de  la  pensée, 


Et  le  vain  bruit  du  monde  insulte  au  poids  du  front, 

Infligeant  le  grelot  de  la  bête  de  somme, 

Sans  trêve,  à  ces  forçats,  libérateurs  de  l'homme! 


3 


JE     LU  I     FERAI     DES     VERS ..  .  I2f 


JE    LUI    FE7{c4I    VES    VE%S... 


j 


e  lui  ferai  des  vers  aimants, 
Et,  comme  un  lapidaire  incliné  sur  sa  meule 
Se  cache  pour  tailler  ses  plus  purs  diamants, 
Je  polirai  tout  bas  ces  vers  pour  elle  seule, 
Et  nul  ne  les  verra  se  former  sous  mon  front, 
Nul  ne  verra  sur  eux  tomber  des  pleurs  de  femme, 

Et  ces  choses  se  passeront 
Hors  du  monde  et  très  haut,  de  mon  âme  à  son  âme. 


H- 


126  EPAVES 


simviE   victiowi 


V 


ous  m'avez  confié  comment 
Le  hasard  vous  apprit  à  dire 
Mes  premiers  vers  naïvement, 
A  les  rythmer  comme  on  soupire. 


Ces  vers,  où,  meurtri  sans  retour, 
En  silence  mon  cœur  se  brise, 
Ont  chanté  dans  votre  âme,  un  jour 
Que  vous  vous  rendiez  à  l'église. 


SIMPLE     DICTION 


127 


Vous  vous  êtes  mise  à  genoux  : 
Votre  prière  et  mon  poème 
Dans  un  murmure  intime  et  doux 
Ont  ensemble  vibré  de  même. 


Quel  rimeur,  dans  le  monde  entier, 
Vit  mieux  récompenser  sa  peine? 
Aucun,  pas  même  Alain  Chartier, 
Qui  pour  abeille  eut  une  reine. 


Si  ses  lèvres  ont  épuisé 
Le  miel  de  l'humaine  louange, 
Dans  mon  pauvre  vase  brisé 
Il  est  tombé  des  larmes  d'ange! 

iS73. 


128  É PAVES 


Loi    SOU\CE    VES    VE\S 


c 


ontre  les  voluptés  des  plus  heureux  du  monde 
Je  n'échangerais  pas  les  maux  que  j'ai  soufferts  : 
C'est  le  plus  grand  soupir  qui  fait  le  plus  beau  vers. 
Ou  railleuse  ou  perfide,  ô  femme  brune  ou  blonde, 
Merci!  je  dois  par  vous  mes  stances  à  mes  pleurs. 
Si  j'appris  à  rythmer  l'émotion  profonde, 
Je  dois  mon  chant  à  mes  douleurs, 


LA     SOURCE     DES    VERS  1 29 

Contre  les  voluptés  des  plus  heureux  du  monde 
Je  n'échangerais  pas  les  maux  que  j'ai  soufferts. 
Pour  mon  cœur  déchiré  les  cœurs  sont  grands  ouverts. 
Il  reconnaît  en  eux  ce  qui  sanglote  ou  gronde, 
Et,  quand  ils  ont  crié  du  fond  de  leurs  malheurs, 
Il  trouve  en  soi  toujours  un  cri  qui  leur  réponde  : 
J'en  dois  l'accent  à  mes  douleurs. 


Contre  les  voluptés  des  plus  heureux  du  monde 
Je  n'échangerais  pas  les  maux  que  j'ai  soufferts. 
L'étoile  a  plus  de  prix  dans  les  cieux  plus  couverts, 
Rien  de  cher  ne  se  livre  où  la  lumière  abonde, 
L'hiver  aide  à  sentir  les  intimes  chaleurs 
Dont  je  fais  le  climat  de  l'Eden  que  je  fonde. 
Je  dois  mon  rêve  à  mes  douleurs. 


186: 


I 3°  ÉPAVES 


Lg4     JoACltNiTHE 


D 


ns  un  antique  vase  en  Grèce  découvert, 
D'une  tombe  exhumé,  fait  d'une  argile  pure 
Et  dont  le  col  est  svelte,  exquise  la  courbure, 
Trempe  cette  jacinthe,  emblème  aux  yeux  offert. 


Un  essor  y  tressaille,  et  le  bulbe  entr'ouvert 
Déchire  le  satin  de  sa  fine  pelure; 
La  racine  s'épand  comme  une  chevelure, 
Et  la  sève  a  déjà  doré  le  bourgeon  vert. 


LA     JACINTHE 


»3' 


L'eau  du  ciel  et  la  grave  élégance  du  vase 
L'assistent  pour  éclore  et  dresser  son  extase. 
Elle  leur  doit  sa  fleur  et  son  haut  piédestal. 


Du  poète  inspiré  la  fortune  est  la  même  : 
Un  deuil  sublime,  né  hors  du  limon  natal, 
L'exalte,  et  dans  les  pleurs  germe  et  croît  son  poème. 


V 


LcA    CHc4\ITÊ    E^    iSyo 


c 


omme  je  m'inclinais  pour  vous  baiser  la  main, 
Main  blanche,  de  la  race  aux  nobles  sinécures, 
Main  douce  à  qui  la  rose  épargne  ses  piqûres, 
J'ai  vu  vos  doigts  teintés  d'un  étrange  carmin. 


«  Est-ce  un  ardent  reflet  des  rougeurs  du  matin? 
Pensai-je.  Ont-ils  plongé  dans  les  grenades  mûres, 
Dans  le  jus  du  muscat  ou  la  pourpre  des  mûres? 
Quelle  tache  en  flétrit  l'immaculé  satin?  » 


n6 


EPAVES 


Vous  les  avez  soustraits  vivement  à  ma  bouche. 
«  Ah!  caprice!  ai-je  dit,  votre  cœur  s'effarouche 
Du  salut  amical  qu'il  a  permis  cent  fois.  » 


Pardonnez-moi,  ma  sœur,  cette  méprise  impie  : 
Mais  j'ai  reconnu  vite  à  des  brins  de  charpie 
Quel  baptême  héroïque  avait  sacré  vos  doigts! 

1870. 


A     REMY     BELLEAU  l )J 


cA    \EéMT    VELLEcAL/ 

(1577) 


B 


elleau  !  nous  envions  l'âge  épris  des  poètes. 
Où  la  Pléiade  illustre  aux  sept  étoiles  d'or, 
Enseignant  à  la  Muse  un  renouveau  d'essor, 
Ouvrait  le  ciel  de  France  à  toutes  ses  conquêtes. 


Le  fécond  idéal  qu'en  tes  rimes  tu  fêtes 
Exhume  et  rajeunit  un  antique  trésor  : 
La  Fable  y  rend  aux  yeux  son  merveilleux  décor, 
Et  la  Bible  y  révèle  au  cœur  ses  fleurs  secrètes. 


,,8 


Le  feu  de  la  croyance  et  la  gaîté  du  jour, 
Mêlés  sans  se  combattre,  animent  tour  à  tour 
Les  poèmes  d'alors  où  rien  n'oppresse  l'âme. 


Belleau,  tu  fus  heureux!  Le  doute,  hélas!  en  nous, 

De  tous  les  vieux  autels  fait  vaciller  la  flamme, 

Et  nous  cherchons  dans  l'ombre  où  poser  les  genoux, 


A     ALFRED     DE     VIGNY  I  39 


c4    cALF\EV    VE    V I G ^r 


T, 


es  lauriers  ont  verdi  dans  les  frissons  rivaux 
De  ta  loyale  épée  et  de  ta  lyre  altière. 
Gentilhomme  au  front  triste  et  libre,  à  la  frontière 
Des  vieux  âges  sombres  et  des  âges  nouveaux. 


Tu  jetais,  d'un  beau  geste,  aux  sillons  des  cerveaux 
La  semence  où  germa  la  moisson  tout  entière, 
Et  toute  noble  muse  est  encore  héritière 
Du  souffle  magnanime  épars  dans  tes  travaux! 


I40  EPAVES 


Ah!  comme  il  sied,  Vigny,  de  couronner  ton  ombre. 
Aujourd'hui  que,  brisant  le  joug  ailé  du  nombre, 
Le  vers  fuit  des  sommets  le  jour  et  la  hauteur! 


Fier  de  ton  art,  docile  à  ses  règles  sacrées, 

O  poète  soldat,  flétris  ce  déserteur, 

Toi  qui  sais  obéir,  même  alors  que  tu  crées! 


A     JACQUES     RICHARD  14! 


qA    Jq4CQJJES    \1CHqAT{T> 


A 


l'heure  où  des  revers  sans  nom  sur  le  drapeau 
De  son  aveuglement  ont  puni  la  patrie, 
Pendant  qu'elle  râlait  outragée  et  meurtrie, 
Jeune  homme,  tu  dormais  déjà  dans  le  tombeau; 


Et  pendant  qu'elle  pleure  encore  le  lambeau 
Arraché  palpitant  à  sa  terre  chérie, 
Tu  dors,  plus  rien  ne  souffre  en  toi,  plus  rien  ne  crie. 
Ah!  que  ton  sort  brisé  nous  paraît  noble  et  beau! 


142 


Car  tu  peux,  toi!  sans  honte  et,  trop  vengé,  sans  haine 
Accepter  le  sommeil  dans  une  paix  sereine, 
Défiant  le  mépris  et  le  joug  du  plus  fort. 


Ne  te  réveille  pas.  Fais  l'enviable  rêve 

Que  ton  premier  amour  te  berce  dans  la  mort 

Et  qu'un  autel  au  Droit  sur  ton  marbre  s'élève! 


~W 


A     MARCELINE     DESBORDES-VALMORE  I43 


c4    éMc4%ÇELlt^E    T>ES'B0cRT>ES-Vc4LéM01{E 


A 


u  pied  du  vert  laurier  la  Muse  un  jour  pleurait 
«  Ah!  que  ma  gloire  est  loin  de  sa  candide  aurore, 
Quand  sur  le  luth  nouveau  le  cœur  novice  encore 
Cherchait  l'écho  naïf  de  son  tourment  secret! 


«  Qui  donc  les  lui  rendra,  les  accords  sans  apprêt. 
Les  cris  jumeaux  des  siens  dans  la  fibre  sonore?  » 
—  Comme  un  appel  sacré,  Marceline  Valmore, 
Tu  la  sentis,  dans  l'ombre,  exhaler  ce  regret. 


144 


E  P  A  V  E  S 


Tel  un  saule  épuisé,  relique  d'un  autre  âge, 
Que  remue  et  soudain  ranime  un  vent  d'orage, 
Le  grand  luth  soupira,  tout  entier,  palpitant! 


Ce  long  soupir  mouillé  d'une  larme  qui  tremble, 
Ma  sœur,  c'était  ton  âme,  où  l'âme  humaine  entend 
Vers  l'Infini  gémir  tous  ses  amours  ensemble! 


*0 


AUX    MANES     D   ALBERT    GLATI  G  N'Y  Itf 


c4UX  ^fo4^ES   cD'oALçBE\T   GLoATIG^T 


O  i  quelqu'un  de  tes  fils,  parjure  ingrat  du  Beau, 
Muse  consolatrice,  ose  en  toi  méconnaître 
La  vertu  d'essuyer  les  pleurs  que  tu  fais  naître, 
Prends  à  témoin  celui  qui  dort  dans  ce  tombeau! 


Comme  un  soldat  fidèle  aux  loques  du  drapeau, 
Héros  incorruptible  au  panache  de  reître, 
Laissant  la  fuite  au  lâche  et  For  impur  au  traître, 
Suit  le  chiffon  sacré  jusqu'au  dernier  lambeau, 

13 


146 


Celui-là  n'aspirait  qu'aux  lauriers  que  tu  tresses, 
Ses  blessures  ont  eu  pour  baume  tes  caresses, 
Et  sous  ta  discipline  il  est  mort  sans  ployer. 


Du  plus  amoureux  culte  il  a  donné  l'exemple 

En  préférant  pour  seul  et  suprême  oreiller 

Le  blanc  pavé,  si  rare  et  si  pur,  de  ton  temple. 


W 


A     THÉODORE     DE     BANVILLE  I  47 


qA    rHÉOVOT{E    VE    'BcA^VILLE 


L'archer  vaillant  n'est  plus.  Il  est  mort  la  main  pleine 
Des  traits  d'or  qu'il  puisait  dans  le  divin  carquois 
Et  de  ses  dards  légers  au  sifflement  narquois 
Dont  le  gracieux  vol  raillait  d'en  haut  la  plaine. 


O  vent  sacré  du  Pinde,  alanguis  ton  haleine, 
Pinson  de  nos  halliers,  fais  sangloter  ta  voix  : 
Il  ne  bat  plus,  ce  cœur  où  le  sang  d'un  Gaulois 
Avait  rajeuni  l'âme  antique  d'un  Hellène. 


I48  ÉPAVES 


Villon  ressuscitait  avec  Pindare  en  lui. 

Qui  le  rendra  lui-même  à  la  France  aujourd'hui? 

Quel  autre  en  même  temps  l'égale  et  lui  ressemble 


Sa  verve  généreuse  et  son  amour  du  Beau, 

11  ne  les  a  légués  à  nul  poète  ensemble, 

Et  ce  couple  enchanteur  l'accompagne  au  tombeau 


A     LECONTE     DE     LISLE  I49 


o4    LECONTE    VE   LISLE 


1 


a  Forme  t'a  trahi,  poète  qui  l'aimais  : 
Au  tombeau,  le  pli  fier  de  ta  haute  ironie 
A  déserté  ta  bouche,  où  trônait  l'Harmonie, 
Ta  bouche  au  verbe  d'or  sans  lèvres  désormais; 


Nu,  terrassé,  ton  front  renonce  aux  purs  sommets, 
Libre  séjour  du  vrai,  que  la  terre  dénie; 
Repliant  sur  ton  cœur  l'aile  de  ton  génie, 
O  fils  de  Prométhée,  enfin  tu  te  soumets. 


IfO 


EPAVES 


Il  est  brisé,  le  dard  de  ta  claire  prunelle. 
La  brusque  invasion  de  la  nuit  éternelle 
N'a  que  trop  satisfait  ce  cœur  mystérieux, 


Mais  pour  la  seule  vie  heureuse,  sûre  et  pleine, 

La  gloire  te  ranime!  Elle  rouvre  tes  yeux, 

Et  tes  vers  ont  sonné  dans  son  immense  haleine, 


W 


A     JEAN     AICARD 


ip 


cA     JEcAZNl     cAICqA\T> 


SUR  SON  POÈME  «  MlETTE  ET  XORÉ  )) 


T, 


u  nous  as  rapporté  de  ton  pays  natal 
Ce  qui  nous  manque  ici,  l'air,  le  jour  et  la  flamme 
Ton  poème  réchauffe  et  colore  notre  âme 
Comme  un  reflet  brûlant  d'azur  oriental. 


Tu  nous  montres,  à  nous  qui  la  connaissons  mal, 
Ta  Méditerranée  où  la  vague  se  pâme 
Sous  un  ciel  triomphant  dont  la  splendeur  proclame 
Avec  des  clairons  d'or  les  droits  de  l'Idéal. 


ip 


EPAVES 


Disciple  harmonieux  de  l'antique  cigale, 

Je  ne  saurais  te  rendre  aucune  joie  égale 

A  la  sereine  ivresse  où  m'ont  plongé  tes  vers. 


N'en  fais  que  de  pareils  ou  n'en  fais  jamais  d'autres; 
Plains  et  n'imite  pas  la  tristesse  des  nôtres 
Où  ne  se  sont  mirés  ni  les  cieux  ni  les  mers. 


A     LA     GRECE  If] 


oA    LqA    gt^èce 


T, 


es  chefs-d'œuvre  ont  formé  nos  coeurs,  nos  yeux,  nos  fronts. 
Des  échos  de  ta  voix  nos  écoles  sont  pleines; 
Nos  arts  sont  tous,  ô  race  illustre  des  Hellènes, 
De  ton  pur  idéal  héritiers  ou  larrons. 


L'air  libre  des  hauteurs,  l'air  que  nous  aspirons, 
Tes  poètes  l'ont  fait  de  leurs  nobles  haleines  ; 
Tes  héros  ont  sauvé  l'Europe  dans  tes  plaines, 
Ils  ont  chassé  le  Perse  à  grands  coups  d'avirons! 


IÎ4 


Tu  restes  à  jamais  la  nourrice  sacrée 

De  tous  les  peuples  fiers  dont  l'âme  chante  et  crée, 

Et  dont  le  bras  ne  sert  que  le  droit  et  l'honneur; 


Et  tes  derniers  enfants,  de  toi  dignes  encore, 
Sous  un  sceptre  béni  renaissant  au  bonheur, 
Rajeunissent  l'éclat  du  nom  qui  les  décore! 


PRÉFACE     D    UN     ALBUM  I  f  f 


T\ÉFqACE     V'UC^    cALVUdM 


DESTINE    A    UNE    VENTE    DE    CHARITE 


wle  le  pauvre  est  à  plaindre!  Il  n'a  pas  de  loisir 
Pour  conquérir  le  vrai,  pour  caresser  le  rêve  : 
Esclave  d'un  labeur  rude,  obscur  et  sans  trêve, 
Gagner  son  humble  vie  est  son  plus  haut  désir. 


Vous  dont  la  fantaisie  est  libre  et  peut  choisir 
Comme  l'abeille  extrait  le  meilleur  de  la  sève, 
Vous  dont  l'âme,  en  créant,  se  délecte  et  s'élève, 
La  tâche  pour  vous  seuls  est  un  divin  plaisir; 


iî-6 


Et,  dans  ce  beau  rucher,  l'aumône  que  vous  faites 
De  votre  miel,  penseurs,  artistes  et  poètes, 
D'autres  se  dévoueront  à  la  changer  en  pain. 


Ceux-là  portent  le  ciel  dans  la  mansarde  noire 

La  Misère  sourit  et  leur  baise  la  main, 

Baiser  sacré,  plus  sûr  que  celui  de  la  Gloire... 

1902. 


AUX    JEUNES  If7 


viUX    JEUNES 


A 


h  !  nous  vous  absolvons,  nous  les  poètes  fous! 
De  préférer  à  l'or  les  lèvres  satinées, 
De  ne  point  sans  révolte  aux  vagues  destinées 
Sacrifier  la  fleur  d'un  présent  sûr  et  doux! 


La  vie  a  des  saisons,  chaque  saison  ses  goûts. 
Le  partage  est  tout  fait  des  rapides  années  : 
Il  les  faut  accueillir  comme  elles  sont  données, 
Aux  vieillards  pour  prévoir  et,  pour  sentir,  à  vous, 

14 


if» 


ÉPAVES 


Combien,  devenus  vieux,  maudissent  leur  détresse! 
Comme  ils  ont  dédaigné  le  rire  et  la  caresse, 
Le  passé  n'a  pour  eux  nuls  consolants  retours. 


Heureux  qui  sut  aimer!  Il  en  garde  une  joie, 
Printanière  senteur  du  linceul  des  beaux  jours. 
Baiser  qu'au  ciel  de  Mai  la  rose  morte  envoie. 


LECHATEAUDEVAUX  I  fO, 


LE    CHcATEc4U    VE    Vc4UX 


Ji  V\tadame  la  baronne  C\Carochetti. 


w  le  les  temps  sont  changés!  Autrefois  ce  manoir 

Fut  d'Olivier  le  Daim  le  sinistre  repaire; 

L'âme  de  Louis  Onze  et  de  son  vil  compère 

Y  hante  un  souterrain  louche,  insondable  et  noir. 


Le  château  dans  les  bois  semble  à  présent  s'asseoir 
Comme  un  aimable  aïeul  qui  s'ingénie  à  plaire  : 
La  pourpre  du  couchant  teint  son  front  séculaire, 
Et  son  verger  fleuri  n'est  qu'un  vaste  encensoir. 


i6o 


ÉPAVES 


Plus  de  sanglots,  sinon  la  rumeur  cristalline 
Du  fleuve  qui  frissonne  au  pied  de  la  colline, 
Plus  de  soupirs,  que  ceux  du  vent  dans  les  halliers. 


Des  nonnes  à  ces  tours  que  le  lierre  enguirlande 

Ont  appris  la  douceur  des  toits  hospitaliers, 

Et  la  porte  aujourd'hui  s'ouvre  aux  arts  toute  grande. 


A     SA     MAJESTÉ     OSCAR     II  l6l 


qA     SqA     éM&lJESTÉ     OSCoA\    II 

ROI      DE     SUÈDE     ET      DE     NORVÈGE 

à  l'occasion  du  prix  Nobel 


L 


a  Poésie  est  sainte  :  elle  est  dépositaire 
Des  vœux  où  l'homme  rêve  à  sa  plus  haute  fin; 
Elle  fraye  en  son  vol  un  sublime  chemin 
Au  grand  soupir  poussé  vers  le  ciel  par  la  terre. 


Aussi  l'exemple  est-il  auguste  et  salutaire 
D'un  roi  qui  sait  répondre  à  ce  tourment  divin, 
Et,  l'épée  au  côté,  mais  la  lyre  à  la  main, 
Fonde  sur  l'Idéal  la  paix  que  rien  n'altère. 

14. 


l62 


ÉPAVES 


Quand,  jaloux  d'inciter  les  âmes  à  l'essor, 

Magnanime,  un  savant  légua  des  palmes  d'or 

Aux  vainqueurs  de  la  nuit,  aux  dompteurs  de  la  haine. 


Sire,  vous  auriez  pu  revendiquer  vos  droits, 
Pour  votre  beau  souci  d'ailer  la  vie  humaine, 
A  la  gloire  d'un  prix  dans  un  concours  de  rois. 


A     VASCO     DE     GAMA  163 


oA     VqASCO     VE     GqAzMqA 

•Pour  le  quatrième  centenaire  de  sa  découverte 
(1498) 


L 


e  Croissant  formidable  envahissait  les  eaux 
Qui  reliaient  l'Europe  à  l'officine  antique, 
Au  sol  fumant  de  l'Inde,  avant  que  l'Atlantique 
En  eût  ouvert  la  route  aux  plus  hardis  vaisseaux, 


Ces  chasseurs  de  la  mer  y  lançaient  leurs  réseaux, 
Captant  l'île,  cernant  le  cap,  fouillant  la  crique, 
Mais  nul  n'avait  ravi  sa  ceinture  à  l'Afrique, 
Barrière  énorme,  longue  à  lasser  les  oiseaux. 


164 


Enfin  ta  caravelle  en  osa  l'aventure! 
L'onde  a  rongé  la  nef,  mais  le  sillage  dure. 
Ta  gloire  aussi!  Le  temps  vient  de  la  rajeunir, 


Ton  fier  pays  nous  doit  sa  première  oriflamme! 
La  France  outre  l'honneur  a  donc  le  droit  d'unir 
Son  salut  à  la  voix  du  peuple  qui  t'acclame! 


W 


VICTOR     HUGO  l6f 


VICTOR    HUGO 


I  l  est  tendre  et  robuste,  on  dirait  un  grand  arbre 
Plein  de  vents  et  de  foudre  et  plein  de  nids  joyeux, 
Qui  puise  également  dans  l'argile  et  le  marbre 

La  force  qui  l'anime  et  qui  le  porte  aux  cieux. 
Une  sève  précoce  a  verdi  sa  couronne, 
Un  soleil  d'Orient  féconda  son  été, 

II  secoua  longtemps  son  riche  et  sombre  automne, 
Son  hiver  qui  contemple  instruit  l'humanité. 


^^2^ 


i66 


EPAVES 


c4    ot&ÇD'RJÊ    CHË[NilE\ 


D 


un  rameau  que  je  cueille  au  vieux  laurier  d'Homère 
Je  viens,  dans  les  échos  glorieux  de  ta  voix, 
Chénier,  baiser  ton  front  que  sacrèrent  deux  fois 
L'aube  de  la  Justice  et  le  ciel  de  ta  mère! 


A  cette  Grèce,  où  rien  n'a  germé  d'éphémère, 

A  son  lait  héroïque  et  suave  tu  dois 

Ton  verbe  fier  et  pur,  fait  d'audace  et  de  choix, 

Flot  d'une  source  exquise,  aux  bourreaux  seuls  amère. 


A    ANDRE     CHEN1ER 


167 


Ton  âme  n'a  connu  qu'un  matin  sa  prison, 
Ses  amours  ont  trouvé  leur  nid  et  leur  saison 
C'est  la  Jeune  Captive  à  son  foyer  rendue; 


Et,  quand  rougit  la  faux  qui  t'a  décapité, 
Soudain  celle  du  Temps  rayonna,  suspendue 
Sur  la  fleur  de  tes  vers  pour  une  éternité. 


i68 


oA     U&C   JEU&CE    TOÈTE    VOÈT^ 


MORT    EX     DEFENDANT    SA    PATRIE 


J  e  te  salue,  enfant  qui  rêvais  et  chantais, 
Je  baise  comme  un  seuil  d'auguste  sanctuaire 
L'humble  fosse  où  ton  cœur  partage  le  suaire 
Du  droit  enseveli  sans  qu'il  meure  jamais! 


Dans  l'ombre  sépulcrale,  asile  aux  murs  épais, 
Ne  pleure  pas  l'azur  souillé  du  jour  solaire; 
Ta  couche  fait  envie  aux  vaincus  qu'il  éclaire, 
Ils  survivent  debout  sans  recouvrer  la  paix. 


A     UN     JEUNE     POETE      BOËR 


169 


Lève-toi,  bats  de  l'aile,  àme  héroïque,  vole 
Et  cherche,  à  la  clarté  de  ta  blanche  auréole. 
Le  trône  où  la  justice  oublieuse  s'endort. 


Que,  réveillée  au  cri  du  sang  versé  pour  elle, 
Elle  arrache  leur  proie  aux  serres  du  plus  fort 
Et  dresse  devant  Dieu  sa  balance  éternelle. 

Octobre  190c. 


i7o 


TOU\   Lo4    FETE    VU    TRçAVvilL 
^AU   MUSÉE    SOCIAL 

3    MAI     1896 


L'homme  au  bout  de  ce  siècle  a-t-il  rempli  sa  tâche? 

Qu'a-t-il  fait  des  trésors  qu'il  avait  hérités  ? 

—  Il  a  sans  cesse  accru  celui  des  vérités 

Et  libéré  le  bras  par  l'outil  sans  relâche; 

Et  combien  d'éléments,  jadis  ses  ennemis, 

Antique  objet  d'effroi  pour  l'ignorance  lâche, 

Il  a  pour  son  service  affrontés  et  soumis! 


POUR     LA     FÊTE     DU     TRAVAIL     AU     MUSÉE     SOCIAL         171 

Désormais  toute  force  est  son  humble  ouvrière; 

Colosse  formidable,  insoucieux  du  vent, 

Le  vaisseau  glisse  au  gré  d'un  souffle  plus  savant; 

La  roue  impétueuse  abat  toute  barrière; 

Sur  l'heure  un  fil  au  loin  transmet  le  signe  écrit 

Et  prête  à  la  parole  une  immense  carrière, 

Et  la  voix  va  survivre  aux  morts,  sœur  de  l'esprit. 


Mainte  richesse,  hier  inconnue  et  murée, 
Des  roches  qu'on  foudroie  émerge  et  luit  au  jour, 
Maint  désert  s'apprivoise  et  se  dore  au  labour, 
Et  des  plus  longs  trajets  si  brève  est  la  durée, 
Si  nombreux,  si  chargés  se  pressent  les  convois, 
Qu'aujourd'hui  la  famine  est  partout  conjurée; 
La  peste  enfin  recule,  implacable  autrefois. 


Que  te  manque-t-il  donc,  ô  noble  race  humaine, 
Pour  fonder  ton  bonheur  sur  le  globe  asservi, 
Pour  que,  par  mille  engins  secondée  à  l'envi, 
D'un  pôle  à  l'autre  en  paix  ta  force  s'y  promène. 


J2  ÉPAVES 


Et  pour  que  ton  génie,  affranchi  du  besoin, 

Après  t'avoir  sacrée  ici-bas  souveraine, 

Te  rêve  au  ciel  un  trône  et  s'y  cherche  un  témoin? 


Il  te  reste,  ô  dompteuse!  à  te  dompter  toi-même, 

A  vaincre  l'injustice  et  la  discorde  en  toi, 

A  connaître,  ô  savante!  hélas!  ta  propre  loi. 

Or  c'est  pour  éclairer  cet  antique  problème, 

En  sonder  de  sang-froid  toute  la  profondeur, 

Te  faire  dignement  porter  ton  diadème 

Et  t'enseigner  un  sort  conforme  à  ta  grandeur; 


C'est  pour  interroger  tous  les  peuples  du  monde, 
Offrir  en  un  faisceau  les  rayons  égarés 
Des  flambeaux  par  l'espace  et  le  temps  séparés 
Et  fournir  à  l'étude  un  jour  qui  la  féconde; 
C'est  pour  sauver  l'enfant,  le  pauvre,  de  la  nuit, 
L'oisif  du  sourd  orage  où  sa  sentence  gronde, 
Le  gueux  du  crime  où  l'or  avare  et  froid  l'induit; 


POUR     LA     FÊTE     DU     TRAVAIL     AU     MUSÉE     SOCIAL        IJ] 

C'est  pour  forcer  la  haine  à  déposer  les  armes 
Dans  une  arène  calme  où  le  Vrai  seul  combat, 
Où,  ne  daignant  briller  que  de  son  propre  éclat, 
Il  fuit  l'ardent  forum  aux  stériles  vacarmes, 
Montrer  à  tous  la  source  et  les  canaux  des  biens, 
Avec  droiture  acquis,  possédés  sans  alarmes, 
Gage  et  prix  des  vertus  qui  font  les  citoyens; 


C'est  pour  tous  ces  bienfaits  qu'en  cette  large  enceinte 

S'unissent,  par  la  même  ambition  mêlés, 

Les  chercheurs  à  la  fois  patients  et  zélés, 

Contre  les  violents  ligue  robuste  et  sainte. 

Ils  savent  que  les  grands,  les  seuls  législateurs, 

Ce  sont  les  rapports  vrais  des  choses,  et  sans  feinte, 

Sans  trouble,  ils  font  parler  ces  rois  sur  les  hauteurs. 


Ils  ne  descendent  pas  sur  la  place  publique 

Où  les  rumeurs  du  nombre  étouffent  le  conseil; 

Ils  attirent  vers  eux,  plus  proche  du  soleil, 

Au  sommet  d'où  pour  l'œil  tout  s'enchaîne  et  s'explique, 

15- 


174  ÉPAVES 


D'où  les  taches  de  sang  ne  se  discernent  plus, 
Ils  font  monter  l'élite  austère  et  pacifique 
Où  le  peuple  à  son  tour  puisera  ses  élus. 


Reconnaissance,  honneur  à  la  main  généreuse 
Qui,  pour  fonder  cette  œuvre,  en  assurer  l'essor, 
Détournant  du  chemin  vulgaire  un  fleuve  d'or, 
En  comble  le  fossé  que  la  Fortune  creuse 
Entre  les  hommes  nés  sous  des  astres  divers, 
Et  donne  à  la  Patrie,  avec  l'art  d'être  heureuse, 
Un  exemple  d'amour  qui  serve  à  l'Univers. 


TOUTE     LA     FRANCE  1 7f 


TOUTE    Loi    Fl{o4^CE 


Cette  pièce  de  vers,  extraite  d'un  à-propos  composé  par  divers  poètes,  a  été 
récitée  par  [\Ole  'Bartet,  de  la  Comédie-Française,  dans  une  fête  donnée 
au  cPalais-cBourbon  par  î\C.  7aul  T)cscbanel,  'Président  de  la  Chambre 
des  'Députés,  le  24  juin  içoo-  Toutes  les  provinces  de  la  France  viennent 
saluer  la  Ville  de  Paris  et  se  grouper  autour  d'elle.  La  Ville  de  Taris, 
représentée  par  î\CHe  \Bartct,  lève  le  drapeau  tricolore  et  leur  adresse  les 
paroles  suivantes  : 


Entourons  ce  drapeau,  mes  soeurs,  dressons  nos  âmes 

Avec  cet  héritier  d'illustres  oriflammes 

Que,  pour  le  suivre  au  ciel  et  pour  l'y  déployer, 

Le  siècle  qui  descend  lègue  au  siècle  qui  monte, 

Ainsi  qu'au  nouvel  an  se  rassemble  et  se  compte 

Une  antique  famille  autour  de  son  foyer. 


Ij6  ÉPAVES 


Et  comme  au  nouvel  an  s'évoquent  les  naissances 
Et  se  pleurent  tout  bas  les  trop  longues  absences, 
Comme  s'épand  des  cœurs  tout  l'amour  amassé, 
Aujourd'hui  par  la  gloire  et  par  l'épreuve  unies, 
Célébrons  le  concert  de  vos  divers  génies 
Fondus  quinze  cents  ans  au  creuset  du  passé. 


Depuis  l'âge  où  vos  fils  sur  ma  docte  colline 
Accouraient,  d'Abélard  quêtant  la  discipline, 
Combien  chez  moi  l'école  a  mélangé  les  mœurs! 
Et  sur  mes  bancs  nombreux,  dans  mes  célèbres  chaires, 
Parmi  tant  de  passants,  combien  de  lampadaires 
Dilatent  mes  flambeaux  sans  cesse  accrus  des  leurs! 


De  ses  vieilles  cités  je  ne  suis  pas  la  seule 

Dont  soit  fière  la  France,  et  n'en  suis  pas  l'aïeule; 

De  cette  immense  ruche  où  toutes  nous  brillons, 

Ah!  si  c'est  moi  la  plus  radieuse  alvéole, 

C'est  vous  dont  le  tribut  m'a  fait  mon  auréole, 

C'est  à  vous  que  j'en  cueille  amplement  les  rayons. 


TOUTE     LA     FRANCE  I 77 

Des  plus  beaux  de  vos  fruits  je  reçois  les  prémices; 
Vos  fleurs  ouvrent  pour  moi  leurs  plus  larges  calices, 
Et  dans  l'œuvre  de  l'homme  il  n'est  pas  de  joyaux 
Dont  l'art  de  vos  enfants  ne  m'orne  la  première; 
Ma  pensée  à  la  leur  emprunte  la  lumière. 
Je  ne  suis  reine  enfin  que  par  vos  dons  royaux. 

iMes  sœurs,  cette  opulente  et  séculaire  offrande, 

Se  peut-il  qu'en  un  jour  mon  accueil  vous  la  rende? 

Non;  mon  cœur  sent  ma  voix  à  sa  dette  faillir; 

La  gratitude  à  flots  m'envahit  et  m'oppresse. 

Puisse  du  moins  mon  lustre,  orgueil  de  ma  tendresse, 

Aux  yeux  de  l'univers  sur  vos  fronts  rejaillir! 

Afin  que  l'Univers,  mon  hôte, 
Saluât  nos  féconds  liens, 
J'ai  dans  mes  palais,  côte  à  côte, 
Rangé  vos  chefs-d'œuvre  et  les  miens. 

Dès  longtemps  nos  annales  mêmes 
Avaient  marié  nos  destins  : 
Je  puis  unir  à  vos  emblèmes 
Ma  nef  domptant  les  flots  mutins. 


IjS  ÉPAVES 


Sans  trouble  malgré  leur  furie, 
Je  prête  un  sourire  enchanteur 
Au  visage  de  la  patrie 
Qui  m'a  confié  sa  grandeur. 


Pour  elle,  debout  sur  la  hune, 
Ma  vigie  explore  les  eaux; 
Vous  portez  aussi  sa  fortune  : 
Menons  de  front  nos  deux  vaisseaux; 


Que  rien  jamais  ne  les  sépare! 
Rien  ne  saurait  les  couler  bas, 
Quand  notre  force  est  à  la  barre 
Et  notre  prudence  au  compas. 


Ici,  devant  les  merveilles 
Aux  œuvres  d'un  dieu  pareilles 
Que  par  ses  bras  et  ses  veilles 
Fait  surgir  le  genre  humain, 


TOUTE     LA     FRANCE  1 79 

Oh!  mes  sœurs!  mes  sœurs!  quel  rêve 
De  sublime  et  douce  trêve 
Comme  une  aube  en  nous  se  lève! 
Paradis  réel  demain 
Si,  sevrés  de  sang,  de  larmes, 
Allégés  du  poids  des  armes, 
Les  peuples,  libres  d'alarmes, 
Marchaient  la  main  dans  la  main. 


En  la  cité  tutélaire, 
Qui  le  nourrit  et  l'éclairé, 
Si  chacun  sentait  sa  mère 
Et  l'embrassait  à  son  tour, 
S'il  savait  se  reconnaître 
Dans  les  soupirs  qu'il  pénètre, 
N'ayant  plus  qu'à  laisser  naitre 
La  Justice  de  l'amour! 
Ce  beau  rêve  la  tourmente  : 
Que  dans  sa  poitrine  ardente 
La  France  le  couve  et  tente 
De  le  faire  éclore  au  jour. 


i8o 


ÉPAVES 


CHOEUR    GENERAL 

Ce  beau  rêve  la  tourmente  : 
Que  dans  sa  poitrine  ardente 
La  France  le  couve  et  tente 
De  le  faire  éclore  au  jour! 


LA     NYMPHE     DES     BOIS     DE     VERSAILLES  1 8  I 


LA   WJéMTHE   DES   'BOIS   VE   V EGAILLES 

Toésie  dite  par  V\Cadame  Sarab  cBcrnhardtJ 

à  Versailles,  en  présence  de  l'Empereur  et  de  l'Impératrice  de  T{jissie. 


J 


e  dormais  clans  ces  bois  où,  depuis  vingt-cinq  ans, 
Ni  le  bruit  des  combats  ni  la  rumeur  des  camps 
Ne  troublaient  plus  l'asile  ombreux  de  mon  long  rêve; 
A  peine  un  cri  d'enfant,  un  branle  de  berceau, 
Un  froissement  de  feuille  à  l'essor  d'un  oiseau, 
Coupaient  le  labeur  grave  et  muet  de  la  sève. 

16 


IÔ2  EPAVES 


Je  dormais,  quand  soudain  je  sentis  frémir  l'air 
Et  près  de  mon  côté  le  sol  antique  et  cher 
Tressaillir,  et  vers  moi  palpiter  le  bocage. 
Frissonnante  à  mon  tour  j'eus  un  éclair  d'effroi... 
Mais  le  buisson  s'ouvrit,  et  l'ombre  du  Grand  Roi 
M'apparut  souriante  et  me  tint  ce  langage  : 


«  Nymphe  immortelle,  écoute  et  viens  à  mon  secours. 

Un  couple  impérial,  espoir  des  nouveaux  jours, 

Veut  visiter  ma  gloire  embaumée  à  Versailles. 

Je  ne  suis  plus  qu'un  spectre,  un  voile  éteint  ma  voix: 

Que  la  tienne,  sonore  et  suave  à  la  fois, 

En  soit  le  vif  écho  dans  ces  nobles  murailles. 


«  Mes  hôtes  sont  les  tiens,  prends  ma  place  auprès  d'eux 
Traduis  pour  leur  couronne  et  leur  race  mes  vœux; 
De  mon  règne  en  exemple  offre-leur  ce  qui  dure, 
Apprends-leur  à  quel  peuple  ils  ont  tendu  la  main, 
Et  quel  génie  ici,  plus  que  moi  souverain, 
Plus  que  moi  conquérant,  a  vaincu  la  Nature; 


LA     NYMPHE     DES     BOIS     DE     VERSAILLES  1 S } 


«  Comment,  à  mon  appel,  tous  les  arts  en  ces  lieux, 
Vouant  à  l'Idéal  un  temple  harmonieux, 
D'un  rendez-vous  de  chasse,  abri  sombre  et  sauvage, 
Ont  su  faire,  ô  prodige!  un  rendez-vous  sacré 
Pour  deux  peuples  unis  fièrement,  de  plein  gré, 
Par  l'attrait  mutuel  d'un  beau  nœud  sans  servage. 


«  L'Épouse  auguste  est  là  :  va  lui  dire  en  mon  nom 

Que  les  Grâces  lui  font  leur  cour  à  Trianon 

Comme  à  leur  jeune  sœur  que  le  bandeau  fait  grande, 

Le  fils  des  Romanoff  m'apporte  ses  saluts  : 

Au  seuil  du  palais  vaste  où  je  ne  brille  plus 

Il  sied  que  dans  tes  yeux  mon  soleil  les  lui  rende  ! 


«  Ah!  depuis  que  la  tombe  a  refroidi  mes  os 
J'ai  longtemps  médité  sur  l'emploi  des  héros, 
Mais  n'importune  pas  de  ma  science  amère 
Un  prince  que  son  sang  nous  convie  à  fêter  : 
Pour  bien  faire  il  n'a  pas  de  maître  à  souhaiter, 
J'ai  déjà  reconnu  son  modèle  en  son  père. 


i84 


«  La  sagesse  léguée  a  pris  racine  en  lui 
Et  la  fleur  en  est  douce  à  cueillir  aujourd'hui. 
Nymphe,  reçois-le  donc,  de  mon  lustre  vêtue, 
Sois  tendre  à  sa  compagne,  au  front  de  leur  enfant 
Pose,  au  nom  de  la  France,  un  baiser  triomphant 
Pour  que  la  foi  jurée  aux  cœurs  se  perpétue!  » 


L'iNSTITUT     DE     FRANCE  1 8f 


'Pièce  de  vers  lue  par  tyCounet-Sully  à  la  représentation  de  gala 

donnée  par  la   Comédie-Française  à   l'occasion  du  centenaire  de  VInstitut, 

le  2)   octobre  iSç>j. 


D 


eja  1  Institut  compte  un  siècle!...  la  durée 
Au  plus  vieux  des  vivants  ici-bas  mesurée  : 
L'âme  cent  ans  au  plus  reste  fidèle  au  corps. 
Ainsi  les  fondateurs  de  l'œuvre  séculaire 
N'ont  vu  que  le  lever  du  grand  jour  qui  l'éclairé; 
L'hommage  à  ce  qui  dure  est  un  hommage  aux  morts. 

16. 


IOD  EPAVES 


Salut  donc!  gloire  à  vous!  nos  aïeux  de  l'An  Quatre, 

Législateurs  qui,  las  de  briser  et  d'abattre, 

Osiez  en  plein  tumulte  exalter  les  penseurs, 

Les  maîtres  dans  les  arts  qu'effarouche  la  guerre, 

Imposer  cette  élite  au  respect  du  vulgaire, 

Et  rendre  un  sûr  asile  aux  neuf  divines  Sœurs. 


Ah!  vous  aviez  compris  que  les  seules  victoires 

Exemptes  de  retours,  de  deuils  expiatoires, 

Les  assauts  à  la  nuit  s'épuiseraient  bientôt, 

Si  des  esprits,  sauveurs  du  savoir  et  du  rêve, 

Pour  le  Vrai,  pour  le  Beau  ne  combattaient  sans  trêve, 

Loin  des  bruits  du  forum  et  loin  des  camps,  —  plus  haut. 


A  leurs  cultes  divers  ouvrant  un  même  temple, 
Depuis  cent  ans  la  France  offre  au  monde  en  exemple, 
Chez  ces  zélés  chercheurs,  le  concert  fraternel 
Des  seuls  travaux  humains  dont  le  triomphe  assure 
A  notre  insigne  espèce  un  rôle  à  sa  mesure, 
Et  force  l'Infini  d'exaucer  notre  appel! 


L'INSTITUT     DE     FRANCE  1 87 


Les  uns  se  sont  voués  à  scruter  la  Nature  : 
Ils  arrachent  au  fait  qui  meurt  sa  loi  qui  dure; 
L'œil  de  l'homme  est  en  eux  l'impérieux  miroir 
Des  soleils  monstrueux  que  nul  vivant  n'anime 
Et  des  ferments  de  vie  au  foyer  si  minime 
Qu'il  fallut  un  Pasteur  pour  les  apercevoir. 


Ces  pionniers  font  luire  au-dessus  de  la  foule, 
Dont  l'aveugle  labeur  se  répète  et  s'écoule, 
La  Science  unissant  l'éternel  au  nouveau. 
—  Contre  une  égalité  dont  le  joug  rapetisse 
D'autres  font  prévaloir  librement  la  Justice, 
Qui  tient  une  balance  et  non  pas  un  niveau. 


Leur  regard,  non  moins  sûr  et  plus  hardi,  réclame 

Tout  l'intime  univers,  tout  ce  qu'on  nomme  l'âme, 

Et  l'obstiné  secret  du  terrestre  bonheur. 

Sous  l'éclat  des  soleils,  éblouissants  mirages, 

Ils  cherchent  l'Être,  auteur  et  fin  de  ces  ouvrages, 

Le  grand  semeur  des  cieux  et  leur  grand  moissonneur. 


88  ÉPAVES 


D'autres  ont  affronté  la  tâche  aventureuse 
D'explorer  le  tombeau  que  sans  relâche  creuse 
Aux  siècles  entassés  leur  fossoyeur,  l'oubli; 
D'épeler  leur  histoire  écrite  sur  les  pierres, 
D'ouvrir  patiemment  les  lèvres,  les  paupières, 
Et  l'antique  linceul  du  monde  enseveli. 


D'autres,  les  plus  aimés  (car  c'est  une  caresse 

Que  donne  aux  sens,  au  cœur,  leur  œuvre  enchanteresse), 

Montrent  que  l'Art  français,  de  la  Nature  épris, 

En  reçoit  des  leçons  constamment  rajeunies 

Sans  déserter  le  choix  des  rares  harmonies 

Qui  font  du  Beau  pour  l'âme  une  forme  sans  prix. 


Fiers  d'un  premier  servage  aux  plus  nobles  modèles, 

Ils  en  sont  demeurés  les  affranchis  fidèles. 

L'Art  novice  est  hardi,  mais  ce  jeune  étalon, 

C'est  moins  en  liberté  qu'il  achève  sa  grâce 

Que  sous  un  fort  dompteur  qui  d'abord  le  ramasse 

Pour  le  mieux  enlever  au  signal  du  talon. 


L    INSTITUT     DE     FRANCE 


D'autres  guettent  l'essor  des  humbles  cœurs  dans  l'ombre, 

La  Chanté  sauvant  l'Espérance  qui  sombre, 

Les  belles  actions  sans  éclat  pour  les  yeux; 

Ils  poursuivent  le  Beau  jusqu'à  sa  source  même, 

Dans  la  vie  atteignant  sa  dignité  suprême, 

Dans  le  mieux  aspirant  à  l'infiniment  mieux! 


O  France!  ils  ont,  ceux-là,  pour  mission  première 

D'allier,  confondus  dans  la  même  lumière, 

Les  noms  les  plus  fameux,  les  plus  saints,  les  plus  chers. 

Leur  Compagnie  illustre  a  la  garde  sacrée 

De  tes  gloires  qui  sont  tes  droits  à  la  durée, 

Tes  titres  au  respect,  plus  grands  que  tes  revers. 


Ils  sont  gardiens  aussi  de  ta  langue  immortelle 
Ils  en  ont  la  prudente  et  flexible  tutelle. 
Ton  passé  d'âge  en  âge  y  fermente  et  mûrit; 
Mais  ils  ne  souffrent  pas  que  le  caprice  altère 
Ce  dépôt  qui  détient  ta  verve  héréditaire 
Où  la  vertu  des  mots  fait  scintiller  l'esprit. 


I QO  ÉPAVES 


Cette  langue  est  loyale  et  l'univers  l'honore  : 
Sans  rivale  naguère,  elle  illumine  encore 
Les  débats  solennels  entre  les  nations. 
Son  cristal  transparent  fait  les  pactes  honnêtes; 
Elle  a  du  jour  vainqueur  propagé  les  conquêtes 
Tout  penser  qu'on  v  verse  est  vêtu  de  rayons! 


C'est  ainsi  que  toute  œuvre  excellemment  humaine. 
Par  où  l'âme  décore  ou  grandit  son  domaine, 
Toute  oeuvre  auguste,  ayant  sur  l'avenir  des  droits, 
Trouve  en  ces  créateurs  des  maîtres  et  des  juges, 
Chez  eux  contre  l'oubli  le  meilleur  des  refuges, 
Une  cité  sans  roi,  qui  s'ouvre  aux  fils  des  rois! 


Généreuse  cité,  pour  soi  seule  économe! 

Ils  prodiguent  un  or  qu'on  recherche  et  renomme, 

Pluie  utile  au  laurier  déjà  mûr  ou  naissant. 

Des  deniers  de  la  gloire  ils  n'ont  que  la  gérance  : 

Les  palais  qu'on  leur  lègue  enrichissent  la  France, 

C'est  dans  leur  cœur  le  sien  qui  bat  reconnaissant. 


L    INSTITUT     DE     FRANCE  1 9 1 

Tout  penseur  leur  est  proche  en  dépit  de  l'espace; 
L'étranger  que  nul  autre  en  éclat  ne  surpasse 
Dans  leurs  travaux  par  eux  est  élu  leur  second, 
Car  sa  race  et  la  leur  sont  en  vain  différentes  : 
Un  même  haut  souci  fait  les  âmes  parentes, 
Et  le  même  idéal  sacre  leur  nœud  fécond. 

Pourtant  ils  ont,  Français,  la  patrie  à  défendre. 
Ils  l'aiment,  eux  aussi,  d'un  amour  mâle  et  tendre  : 
S'ils  ont  dû  poser  l'arme  en  prenant  le  flambeau, 
Remettre  aux  jeunes  bras  l'honneur  de  sa  frontière, 
Ils  réclament  le  droit  de  déployer  entière 
L'aile  de  son  génie  autour  de  son  drapeau. 

Ce  libre  et  fier  génie,  ennemi  des  ténèbres, 
A  pour  symbole  cher  les  trois  couleurs  célèbres, 
Dont  l'histoire  a  scellé  l'union  pour  jamais, 
Surtout  les  deux  couleurs  voisines  de  la  hampe, 
Où  l'inspiration  s'épure  et  se  retrempe, 
Les  sublimes  couleurs  du  ciel  et  de  la  paix! 


IQ2 


HO.&ÇJfiÇEUH  ET   TcATKJE 

Toème   aux    convives    du    T)incr   donne    Je   2$    octobre    1900, 

dans  le  Valais  de  la  Légion  d'Honneur, 

aux  Grands-Croix  et  aux  Grands-Officiers  de  l'Ordre. 


Messieurs, 


c 


e  n'est  pas  sans  péril  qu'on  sert  la  Poésie  : 
Par  une  téméraire  et  noble  fantaisie, 
Dont  la  faveur  m'exalte  et  m'accable  à  la  fois, 
Ma  voix,  pour  saluer  tant  de  lauriers,  choisie, 
Se  trouble  devant  eux  comme  une  jeune  voix, 
Car,  s'il  est  naturel  qu'un  Pindare  s'engage 
A  célébrer  l'Honneur  dans  le  plus  haut  langage, 
La  Muse  ne  l'apprend  qu'aux  lèvres  de  son  choix. 


HONNEUR     ET     PATRIE  I  O  } 

Pourtant  l'inspiratrice  est  proche;  sa  clémence 
M'appelle  vers  la  Seine,  où  brille  l'œuvre  immense 
Créé  depuis  dix  ans  par  le  génie  humain 
Dont  la  moisson  d'éclairs  sans  cesse  recommence*. 
Émerveillés,  mes  yeux  mesurent  le  chemin 
Qu'il  s'est  frayé  de  l'ombre  antique  à  la  lumière, 
Disputant  pas  à  pas  chaque  étape  à  l'ornière, 
Déjà  vainqueur  du  poids,  maître  du  vol  demain! 

Je  songe  aux  anciens  jours,  quand  l'homme  sur  la  terre 
Heurtait  de  toutes  parts  sa  pensée  au  mvstère, 
Au  refus  son  désir  et  son  essor  au  mur, 
Explorateur  sans  guide,  inventeur  solitaire; 
Quand  il  s'évertuait,  les  doigts  gourds,  l'œil  peu  sûr, 
A  des  essais  de  hache  et  des  ébauches  d'urne, 
Frère,  à  peine  évadé,  du  peuple  taciturne 
Qui  rôde,  le  front  bas,  sans  voir  jamais  l'azur. 

Le  troupeau  suit,  plus  tard,  la  tribu  vagabonde, 
Le  fer  creuse  le  chêne  et  la  barque  fend  l'onde, 

*  Exposition  universelle  de  1900. 

£7 


i 94  ÉPAVES 


Le  premier  autel  fume  et,  fille  du  sillon, 

La  cité  juste  éclôt,  fleur  suprême  d'un  monde. 

Alors  naît  du  loisir  l'Art,  divin  papillon 

Qui  se  pose,  contemple  et  refait  la  corolie; 

L'écriture  corrige  et  sacre  la  parole, 

Sur  le  Sphinx  la  Science  a  dardé  son  rayon. 

C'est  le  repos  des  mains,  salaire  des  mains  mêmes, 

Qui,  livrant  l'âme  en  proie  aux  éternels  problèmes, 

Elargit  son  regard,  mais  lui  ravit  la  paix: 

Les  fronts  les  plus  hardis  sont  tous  revenus  blêmes 

Du  ténébreux  désert  qui  ne  répond  jamais; 

L'Infini  n'est  pour  eux  qu'un  insondable  abîme, 

Mais  pour  la  foi  candide  il  s'éclaire,  il  s'anime 

Et  parle  aux  cœurs  ouverts  qui  hantent  les  sommets. 

Voilà  comme  a  grandi  dans  l'humanité  frusie 

Le  souffle  conquérant  du  vrai,  du  beau,  du  juste, 

Héroïque  soupir,  sublime  promoteur 

Qui,  de  la  brute  infime  à  cette  race  auguste, 

A  d'âge  en  âge  accru  la  distance  en  hauteur; 


HONNEUR     ET     PATRIE  IOf 

Il  unit  la  terrestre  à  la  céleste  échelle; 
Or  cette  ascension  laborieuse  est  celle 
Dont  vous  portez  l'insigne  étoile  sur  le  cœur! 

Ainsi  l'artiste  rêve  une  beauté  cousine 

De  la  beauté  des  veux,  mais  calme,  et  que  devine 

Son  regard  voilé  d'ombre  où  flottent  des  réveils; 

Sa  main  cherche  le  dieu  dont  son  âme  est  voisine. 

L'horizon  du  savant  et  le  sien  sont  pareils  : 

Une  pomme  qui  tombe,  un  caillou  qui  s'irise, 

Provoquent  le  génie,  et  la  terre  surprise 

Se  sent  tous  les  espoirs,  sœur  de  tous  les  soleils! 

Les  aïeux  ont  livré  maints  combats,  dont  la  somme, 

Dignité  de  l'espèce,  est  un  legs  dans  chaque  homme  : 

Héritier  du  triomphe  il  en  répond  aux  morts, 

Et  ce  dépôt  sacré  c'est  l'Honneur  qu'on  le  nomme! 

Mais  les  vaincus  souvent  l'arrachent  aux  plus  forts  : 

La  noblesse  du  but  pour  l'Honneur  seule  compte, 

Seule  la  volonté  fait  la  gloire  ou  la  honte, 

Et  le  vainqueur  n'est  grand  qu'à  l'abri  du  remords. 


I 96  ÉPAVES 


Hier  vous  l'avez  dit,  pères  et  capitaines, 

Aux  enfants  emportés  vers  les  plages  lointaines 

Pour  venger  l'Occident  d'un  affront  criminel. 

«  Français,  chantait  en  mer  l'âme  errante  d'Athènes, 

Ennoblir  la  Patrie  est  l'œuvre  essentiel! 

Tous  les  drapeaux  encore  ensanglantent  leur  soie, 

Hélas!  mais  des  couleurs  que  le  vôtre  déploie 

La  plus  proche  du  cœur  est  la  couleur  du  ciel!  » 

S'il  répugne  aux  canons  de  rêver,  bouches  closes, 
Leur  grondement  s'éloigne  et  prolonge  ses  pauses  : 
Au  chant  d'un  autre  Orphée  ils  se  tairont  plus  tard; 
La  lyre  aura  servi  la  plus  sainte  des  causes! 
Mais,  pour  durer,  la  France  a  besoin  de  rempart; 
On  n'improvise  pas  la  paix  universelle  : 
11  faut  bien  que  nos  fils  sachent  vivre  sans  elle 
Et  mourir  en  baisant  le  bleu  de  l'étendard! 

L'azur  ne  serait  pas  une  si  chère  amorce, 

Si  l'éclat  de  la  face  et  la  fierté  du  torse 

Dans  l'homme  ne  couvraient  qu'un  vœu  de  carnassier! 

Ah!  qu'il  ne  vende  pas  sa  couronne  à  la  force! 


HONNEUR     ET     PATRIE  1 97 

A  l'appel  du  zénith  son  flambeau  dans  l'osier 
A  fait  plus  de  chemin  vers  le  but  de  la  vie 
En  ouvrant  à  l'espoir  la  carrière  infinie 
Que  n'en  fait  la  vapeur  en  rampant  sur  l'acier. 

Non,  certes,  que  Vulcain  ne  soit  Dieu,  qu'il  ne  faille 
Admirer  dans  l'outil  le  songe  qui  travaille, 
Bénir  le  front  mouillé  comme  le  front  pensif; 
Mais,  quand  avec  les  flots  a  cessé  la  bataille, 
Malheur  à  l'équipage  ivre  et  gaîment  oisif 
Dont  la  bombance  endort  la  vertu  vigilante, 
Car  sur  le  lit  moelleux  de  la  houle  indolente 
Le  navire  peut-être  effleure  le  récif... 

Veillons!  car,  de  son  maître  à  son  tour  la  maîtresse, 
La  matière  se  venge,  obscurément  traîtresse, 
Du  joug  qu'elle  subit  sur  l'imprudent  dompteur  : 
Elle  l'enchaîne  aux  sens  qu'elle  excite  et  caresse; 
Mais  vous  l'empêcherez  d'avilir  le  bonheur! 
Vous  ne  la  soumettrez  qu'au  généreux  caprice, 
De  l'esprit  à  la  fois  serve  et  libératrice, 
Marchepied  de  l'autel  où  se  dresse  l'Honneur. 

l7> 


ÉPAVES 


Salut  à  vous!  experts  dans  ses  fières  doctrines, 
Gardiens  du  feu  sacré  nourri  dans  les  poitrines 
Pour  l'effort  magnanime  et  pour  l'amour  féal! 
A  vous  qui,  protégeant  toutes  les  soifs  divines, 
Tenez  pures  toujours  leurs  coupes  de  cristal! 
A  vous  d'abord!  passants  que  ce  palais  accueille, 
La  France,  en  vous  offrant  le  laurier  qu'elle  effeuille, 
Propose  à  l'Univers  par  vous  son  Idéal! 


TABLE 


TABLE 


i 

La  Musique 3 

Obsession 5 

Le  Fleuve 7 

La  Fontaine  de  Jouvence 9 

L'Indulgence 11 

Contraste 13 

L'Artiste 17 

Amour  d'Enfance 19 

Désenchantement 23 


202  TABLE 


Le  premier  Amour 26 

Rien  n'importe  que  l'Amour 28 

Le  Pardon 50 

Sereine  Vengeance 32 

Pitié  tardive 34 

A  un  Couple  heureux 36 

Peur  de  nuire 38 

Aux  Cieux 40 

Bienséance 42 

Les  Rideaux 44 

Deuil  de  Cœur 46 

La  Beauté  fait  croire 48 

Lecture  à  deux 50 

Immortelle 51 

Dans  l'Eternité 53 

Ah!  le  cours  de  mes  ans 56 

Le  Coucher  du  Soleil 58 

II 

Les  Filles  du  Diable 61 

La  Jalousie 63 

Malheur  à  nous! 65 

Souffles  d'Avril 67 

Bonté 69 

Secret  d'Enfant 71 


TABLE 


203 


La  Violette y  3 

La  Vénus  de  Milo 75 

Sur  une  Tombe 77 

Le  premier  Amour 80 


III 

Vers  le  Ciel 85 

Descartes 86 

La   Science 04 

Science  et  Poésie 96 

Science  et  Charité 98 

Solitaire 100 

La  Création 102 

Après  la  Lecture  de  Kant 104 

Sur  une  Pensée  de  Pascal 106 

Le  seul  qui  sache 109 

L'Aurore m 

Les  Dieux  s'en  vont 112 

Palinodie 115 


IV 

L'Escrime no 

Muse  adolescente !2i 


204  TABLE 

Le  Grelot 123 

Je  lui  ferai  des  vers  aimants 125 

Simple  Diction 126 

La  Source  des  Vers 128 

La  Jacinthe 130 


La  Charité  en  1870 135 

A  Remy  Belleau 137 

A  Alfred  de  Vigny 139 

A  Jacques  Richard 141 

A  Marceline  Desbordes-Valmore 143 

Aux  Mânes  d'Albert  Glatigny 145 

A  Théodore  de  Banville 147 

9 
1 

? 
5 

7 

9 


A  Leconte  de  Lisle 1 

A  Jean  Aicard 1 

A  la  Grèce 1 

Préface  d'un  Album  destiné  à  une  Vente  de  Charité.    .  1 

Aux  Jeunes 1 

Le  Château  de  Vaux 1 

A  Sa  Majesté  Oscar  II 161 

A  Vasco  de  Gama 163 

Victor  Hugo 165 

A  André  Chénier 166 

A  un  jeune  Poète  Boër  mort  en  défendant  sa  Patrie.    .    .  168 


20f 


Pour  la  Fête  du  Travail  au  Musée  Social 170 

Toute  la  France 175 

La  Nymphe  des  Bois  de  Versailles 181 

L'Institut  de  France 185 

Honneur  et  Patrie 191 


Achevé    d'imprimer 

le  vingt   mai   mil   neuf  cent  huit 

PAR 

ALPHONSE     LE M  ERRE 

6,     RUE     DES     BERGERS,    6 


i.  —  4768. 


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