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ESCHYLE
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LECONTE DE LISLE
ESCHYLE
Traduction nouvelle
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ALPHONSE LE M ERRE, ÉDITEUR
27-31, PASSAGE CIIOISEUL, 27-3I
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University of Toronto
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PROMÈTHEUS ENCHAINE
PROMETHEUS ENCHAÎNÉ
Promètheus.
Hèphaistos.
Hermès.
Okéanos
16.
Kratos.
Bia.
Le Chœur des Nvmvhes Okéanîdes.
^ous sommes arrivés au dernier sentier de la
.^ terre, dans le pays Skythique, dans la soli-
,.Qtude non foulée.
■^ Hèphaistos! fais ce que le Père t'a ordonné
d'accomplir. Par les immuables étreintes des chaînes
d'acier, cloue ce Sauveur d'hommes à ces hautes roches
escarpées. Il t'a volé la splendeur du Feu qui crée tout,'
4 PROMETHEUS ENCHAINE.
ta Fleur, et il l'a donnée aux mortels. Châtie-le d'avoir
outragé les Dieux. Qu'il apprenne à révérer la tyrannie
de Zeus, et qu'il se garde d'être bienveillant aux hommes.
HÈPHAISTOS.
Kratos et Bia! Pour ce qui vous concerne, l'ordre de
Zeus est accompli. Rien de plus. A cet escarpement tem-
pétueux je n'ose lier violemment un Dieu fraternel. Mais
la nécessité me contraint d'oser. Il est terrible d'en-
freindre l'ordre du Père.
O fils sublime de la sage Thémis! contre mon gré,
malgré toi, par d'indissolubles chaînes, je te lierai à cette
roche inaccessible aux hommes, là où tu n'entendras la
voix, où tu ne verras la face d'aucun mortel, où, lente-
ment consumé par l'ardente flamme de Hèlios, tu per-
dras la fleur de ta peau ! Tu seras heureux quand la Nuit,
de sa robe enrichie d'étoiles, cachera l'éclat du jour, et
quand Hèlios dissipera de nouveau les gelées matinales.
Elle te hantera à jamais, l'horrible angoisse de ta mi-
sère présente, et voici qu'il n'est pas encore né. Celui
qui te délivrera ! C'est le fruit de ton amour pour les
hommes. Étant un Dieu, tu n'as pas craint la colère des
Dieux. Tu as fait aux Vivants des dons trop grands. Pour
cela, sur cette roche lugubre, debout, sans fléchir le ge-
nou, sans dormir, tu te consumeras en lamentations in-
finies, en gémissements inutiles. L'esprit de Zeus est
implacable. Il est dur celui qui possède une tyrannie ré-
cente.
KRATOS.
Allons ! Que tardes-tu r Vainement tu le prends en pitié.
Ce Dieu, en horreur aux Dieux, qui a livré ton bien aux
mortels, ne le hais-tu point.''
PPOMETHEUS ENCHAINE.
HÈPHAISTOS.
Sang et amitié ont une grande force.
Certes, mais peux-tu mépriser les ordres du Père? Ne
serait-ce pas plus effrayant?
HÈPHAISTOS. ^
Tu es toujours dur et plein d'audace.
KRATOS.
Le plaindre n'est point un remède. Qu'en sera-t-il?
Ne t'émeus point vainement.
HÈPHAISTOS.
O travail très-détestable de mes mains!
KRATOS.
Pourquoi? En vérité, je te dirai ceci : la cause de ses
maux n'est point dans ton art.
HÈPHAISTOS.
Cette tâche ! Que n'est-il donné à un autre de l'accom
plir!
KRATOS
Toutes choses sont permises aux Dieux. Ceci leur est
refusé. Nul n'est libre, si ce n'est Zeus.
HÈPHAISTOS.
Je le sais. Je n'ai rien à dire.
6 PBOMÈTHEUS ENCHAÎNÉ.
KRATOS.
Hâte-toi donc. Étreins-le de chaînes, de peur que le
Père ne sache que tu hésites.
HÈPHAISTOS.
Voici que les chaînes sont toutes prêtes.
Saisis-les. A l'aide de ton marteau, avec une grande
force, rive-les autour de ses bras. Cloue-le à ces roches.
HÈPHAISTOS.
Cela va être fait, et activement.
Frappe plus fort ! Éireins ! Ne faiblis pas ! Il est habile
au point de sortir de l'inextricable.
HÈPHAISTOS.
Ce bras est lié indissolublement.
KRATOS.
Cloue solidement l'autre. Qu'il sache que son intelli-
gence est moins prompte que celle de Zeus.
HÈPHAISTOS.
Certes, excepté lui, nul ne me blâmera.
PROMETHEUS ENCHAINE.
Maintenant, à travers sa poitrine, enfonce rudement
la dent solide de ce coin d'acier.
HÈPHAISTOSc
Hélas, hélas! Promètheus! Je me lamente sur tes
maux.
KRATOS.
Tu tardes encore? Tu gémis sur les ennemis de Zeus!
Crains de gémir sur toi-même.
HÈPHAISTOS.
Tu vois de tes yeux un spectacle horrible.
Je vois qu'il subit l'équitable châtiment de son crime.
Enchaîne-le autour des flancs et sous les aisselles.
HÈPHAISTOS.
Il le faut. Ne me commande donc plus.
KRATOS.
Je veux te commander et te harceler encore. Descends
plus bas! Serre violemment les cuisses avec ces an-
neaux.
HÈPHAISTOS.
C'est fait, et promptement.
PROMÈTHEUS ENCHAÎNÉ.
KRATOS.
Entrave fortement les pieds. Celui qui surveille ton
travail est terrible.
HÈPHAISTOS.
Ta parole est aussi dure que ta face.
KRATOS.
Sois faible, mais ne me reproche ni la rudesse de ma
nature, ni mon inflexibilité.
HÈPHAISTOS.
Parions. Tous ses membres sont enchaînés.
KRATOS, à Promètheus.
Maintenant, parle insolemment ici! Ravis ce qui est
aux Dieux pour le donner aux Ephémères! Que peuvent
les hommes pour t'affranchir de ton supplice? Les Dai-
mones t'ont mal nommé, en te nommant Promètheus.
C'est un Promètheus qu'il te faudrait pour t'arracher de
ces liens.
PROMETHEUS.
O Aithèr divin. Vents rapides, Sources des fleuves,
Sourires infinis des flots marins! Et toi, Gaia, mère de
toutes choses! Et toi qui, de tes yeux, embrasses l'orbe
du monde, Hèlios! Je vous atteste! Regardez-moi! Étant
un Dieu, voyez ce que je souffre par les Dieux. Voyez,
accablé de ces ignominies, combien je devrai gémir dans
le cours des années innombrables! Tel est le honteux
PROMETHEUS ENCHAINE. 9
enchaînement que le nouveau Prytane des Heureux a
médité contre moi. Hélas, hélas ! Je me lamente sur mon
mal présent et futur. Quand viendra-t-il le terme fatal
de mes misères? Qu'ai-je dit? Je prévois sûrement les
choses qui seront. Il n'est point pour moi de calamité
inattendue. Il convient de subir aisément la destinée qui
m'est faite, sachant que la puissance de la nécessité est
invincible. Mais je ne puis ni parler, ni me taire en cet
état. J'ai augmenté le bien des mortels, et me voici, mal-
heureux, lié à ces tourments! Dans une férule creuse
j'ai emporté la source cachée du Feu, maître de tous les
arts, le plus grand bien qui soit pour les Vivants. C'est
pour ce crime que je souffre, attaché en plein air par ces
chaînes !
Ah! ah! ah ! Quel est ce bruit? Quelle est cette vague
odeur qui se répand jusqu'à moi? Est-ce un Dieu, un Vi-
vant, un Être intermédiaire? Vient-il sur cette hauteur
contempler mes misères? Que veut-il? Regardez le Dieu
enchaîné, outragé, l'ennemi de Zeus, en horreur à tous les
autres Dieux qui hantent la royale demeure de Zeus, à
cause de son trop grand amour pour les Vivants. Hélas,
hélas! J'entends de nouveau le bruit de ces oiseaux qui
approchent. L'Aithèr vibre sous les battements légers
des ailes. Tout ce qui vient à moi m'épouvante 1
LE CHŒUR DES OKEANIDES.
Strophe 1.
Ne crains rien. Cette troupe d'ailes est ton amie qui
vient en hâte vers cette roche, malgré la volonté pater-
10 PROMÈTHEUS ENCHAINE.
nelle. Des souffles rapides nous ont amenées. Le retentis-
sement du son de l'acier a pénétré au fond de nos antres.
11 a chassé la pudeur vénérable, et nous avons été em-
portées, pieds nus, sur ce char ailé.
PROMÈTHEUS.
Hélas, hélas! Race de Téthys aux nombreux enfants,
filles du Père Okéanos qui roule son cours infatigable
autour de la terre, regardez! Voyez de quelles chaînes je
suis étreint, sur le dernier faîte de cette roche escarpée,
comme une misérable sentinelle!
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Antistrophe I.
Je le vois, ô Promètheus ! Une effrayante nuée chargée
de larmes emplit mes yeux, quand je contemple, dans
ces étreintes d'acier, ton corps se consumant sur cette
roche. Des timoniers nouveaux gouvernent l'Olympos.
Tyranniquement Zeus commande par îles lois récentes,
et il abolit les antiques Choses augustes!
PROMÈTHEUS.
Sous la terre, dans le Hadès que hantent les Morts,
dans l'immense Tartaros, que ne m'a-t-il précipité,
chargé d'indissolubles et rudes chaînes! Nul Dieu, ni
aucun autre, ne se réjouirait de mes maux! Maintenant,
jouet misérable des Vents, je subis des tortures agréables
à mes ennemis.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Strophe II.
Qui donc, parmi les Dieux, est si dur de cœur, que
PROMETHEUS ENCHAINE. I£
tes tortures lui soient agréables? Qui ne s'indigne de tes
maux, si ce n'est Zeus ? Toujours furieux, dans son
inflexible volonté, il dompte la Race Ouranienne. Ja-
mais il ne cessera, à moins que son cœur ne se rassasie
de vengeance, ou qu'un autre se saisisse de la puissance
inaccessible.
PROMETHEUS.
Certes, un jour pourtant, bien que je sois chargé igno-
minieusement de solides chaînes, ce Prytane des Heu-
reux aura besoin de mon aide, afin que je lui révèle le
dessein qui le dépouillera du sceptre et des honneurs.
Mais ni incantations, ni paroles de miel, ni menaces
rudes ne me fléchiront. Je ne lui enseignerai rien, avant
qu'il m'ait délivré de ces liens cruels, qu'il ait expié mon
ignominie.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES,
Antistrophe II.
En vérité, tu es intrépide. Tu ne fléchis point dans
ce rude supplice. Mais tu parles trop librement. L'épou-
vante pénètre mon cœur. Je redoute ta destinée. Quand
me sera-t-il donné de voir le terme fatal de tes misères?
L'esprit du Fils de Kronos est impénétrable; son cœur
ne peut être touché.
PROMETHEUS.
Je sais que Zeus est dur. Il a soumis toute justice à sa
volonté. Mais, un jour, il sera humble d'esprit, quand il
se sentira frappé. Cette inexorable colère ssra oubliée.
Il désirera que j'accepte la concorde et son amitié. -•.
la PROMÈTHEUS enchaîné.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Révèle toute la chose. Raconte-nous pour quelle faute
Zeus t'a châtié si cruellement et si ignominieusement.
Instruis-nous, à moins que ce récit ne t'attriste.
PROMÈTHEUS.
Certes, il m'est cruel de dire ces choses, mais il est
aussi dur de me taire. Des deux côtés, douleur égale.
Autrefois, quand les Daimones s'irritèrent pour la
première fois, quand la dissension se mit entre eux, les
uns voulaient renverser Kronos, afin que Zeus régnât.
Les autres s'y opposaient, ne voulant point que Zeus
commandât jamais aux Dieux. Moi, donnant le meilleur
conseil, je ne pus persuader les Titans, fils d'Ouranos et
de Gaia. Méprisant mes raisons pacifiques, ils pensaient,
dans la violence de leurs esprits, qu'ils l'emporteraient,
non par l'habileté, mais par la force. Plusieurs fois, ma
mère Thémis et Gaia, qui n'a qu'une forme sous mille
noms, m'avaient prédit les choses futures : qu'ils ne
l'emporteraient ni par la force, ni par la violence, mais
par la ruse. Je leur parlai ainsi. Ils ne me jugèrent point
digne d'être écouté. Et je crus pour le mieux, accompa-
gné de ma mère, de me joindre à Zeus qui le désirait.
El, par mes conseils, le noir et profond abîme du Tar-
taros engloutit l'antique Kronos et ses compagnons.
Ainsi, j'ai servi ce tyran des Dieux. Il m'en a récompensé
par ce châtiment horrible. C'est un vice contagieux
propre aux tyrans de n'avoir point foi en leurs amis.
Si vous demandez pour quelle cause il me traite si
outrageusement, je vous le dirai. Dès qu'il fut assis sur
le thrône paternel, aussitôt il partagea les honneurs
PROMÈTHEUS ENCHAINE. l3
aux Daimones et constitua sa tyrannie. Et il n'eut aucun
souci des malheureux hommes, et il voulut en détruire
la race, afin d'en créer une nouvelle. A ce dessein nul
ne s'opposa, excepté moi. Seul, je l'osai. Je sauvai les
Vivants. Ils ne descendirent point, foudroyés, dans les
ténèbres du Hadès. C'est pourquoi je suis en proie à
ces tourments horribles et misérables à voir. Je n'ai pas
été jugé digne de la pitié que j'ai eue pour les Mortels.
Mç voici cruellement tourmenté. Spectacle honteux
pourZeus!
LE CHŒUR DES OKEANIDES.
Esprit de fer et de rocher, Promètheus ! Avec toi qui
ne s'indignerait de tes maux? Je n'ai pas eu le désir de
les voir. Quand je les ai vus, mon cœur a été accablé de
tristesse.
PROMÈTHEUS.
Certes, pour ceux qui m'aiment, je suis un spectacle
misérable!
LE CHŒUR DES OKEANIDES.
N'as-tu rien fait de plus pour les hommes ?
PROMÈTHEUS,
J'ai empêché les mortels de prévoir la mort.
LE CHŒUR DES OKEANIDES.
Par quel remède les as-tu guéris de ce mal?
PROMÈTHEUS.
J'ai mis en eux d'aveugles espérances.
14' PROMÈTHEUS ENCHAINE."".
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Tu leur as fait un grand don.
PROMÈTHEUS.
Je leur ai aussi apporté le Feu.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Les Éphémères possèdent maintenant le Feu flam-
boyant?
PROMÈTHEUS.
C'est par lui qu'ils apprendront des arts nombreux.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Et c'est pour de tels crimes que Zeus te tourmente,
sans être touché de tes maux? Ne connais-tu point de
terme à ton supplice?
PROMÈTHEUS.
Il n'en est point, à moins que cela ne lui plaise.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Cela lui plaira-t-il? Quelle est ton espérance? Ne
vois-tu pas que tu es en faute ? Quand même tu aurais
mal agi, il ne me serait pas agréable de te le dire. Cela
serait cruel. Laissons ces choses. Cherche comment tu
échapperas à tes douleurs.
PROMÈTHEUS.
Il est aisé, quand on a le pied hors du mal, de cort-
PROMÈTHEUS ENCHAÎNÉ. l5
seiller et de réprimander celui qui souffre. Pour moi, je
n'ignorais rien de ceci. J'ai voulu, sachant ce que je
voulais. Je ne le nierai point. En sauvant les hommes,
je m'attirais moi-même ces misères; mais je ne pensais
pas être ainsi tourmenté et me consumer sur le faîte de
cette roche solitaire. Ne pleurez donc point mes misères
présentes. Descendez plutôt sur la terre, vers la destinée
qui m'opprime. Sachez tout ce qui m'attend encore.
Venez à moi ! Venez en aide à celui qui souffre aujour-
d'hui. Le malheur va, errant sans cesse. Il accable tan-
tôt l'un, tantôt l'autre.
LE CHŒUR DES OKEANIDES.
Promètheus ! Nous ne refusons point de t'obéir. Voici
que, délaissant promptement, et d'un pied léger, le char
rapide et i'Aithèr pur où passent les oiseaux, nous abor-
dons cet âpre rocher, dans notre désir de connaître tes
malheurs.
OKEANOS.
Promètheus! accouru vers toi, après un long chemin,
j'arrive, porté sur cet Oiseau rapide que je mène par ma
seule volonté et sans frein. Je compatis à ta destinée,
sache-le. Je pense que la parenté m'y pousse ; mais, en
outre, je ne m'intéresse à nul autre plus qu'à toi. Tu
sauras que mes paroles sont vraies. Je n'ai point cou-
tume de flatter par des mensonges. Allons! Apprends-
moi ce qu'il faut faire pour te secourir. Tu ne diras pas
qu'un autre est pour toi un ami plus ferme qu'Okéanos.
.l6 PROMÈTHEUS ENCHAÎNÉ.
PROMETHEUS.
Ah ! qu'est-ce donc? Toi aussi, tu es venu contempler
mon supplice? Comment as-tu osé quitter le Fleuve qui
porte ton nom, et tes antres accoutumés, aux voûtes de
rocher, pour venir sur cette terre, mère du fer? Es-tu
venu pour assister à ma destinée, ou pour y compatir?
Vois donc! Contemple l'Ami de Zeus. Je l'ai aidé à fon-
der sa tyrannie, et c'est par lui que je subis ces maux!
OKÉANOS.
Je vois, Promètheus, et je veux te conseiller pour le
mieux, tout habile que tu es. Connais-toi, conforme-toi
aux pensées nouvelles. 11 y a un nouveau tyran parmi les
Dieux. Si tu lances des paroles amères et farouches,
Zeus les entendra, bien qu'il soit dans les hauteurs, et
loin de toi. Alors sa fureur présente, qui cause tes tour-
ments, ne sera plus qu'un jeu. O malheureux ! rejette
la colère que tu nourris dans ton esprit. Cherche plutôt
la fin de tes maux. Je semble te dire des choses nors
d'usage. Cependant, Promètheus, tu vois ce que pro-
duisent des paroles sans frein. Tu n'es pas humble. Tu
ne cèdes pas à la souffrance, et tu veux ajouter d'autres
maux à ceux que tu subis. Si tu m'en crois, tu ne lèveras
pas le pied contre l'aiguillon. Tu comprendras qu'un
monarque sans pitié commande et ne rend compte à
personne. Maintenant je te quitterai, et je tenterai de te
délivrer de ton supplice. Sois en repos. Ne parle pas trop
amèrement. Ne sais-tu pas sûrement, très-sage que tu
es, que les paroles téméraires attirent les châtiments i;
PRO.VIÈTHEUS.
Je t'envie ! Tu es hors de danger, après avoir tout
PROMÈTHEUS ENCHAINE. I7
conçu, tout osé avec moi. Maintenant, va 1 Ne t'inquiète
point de ceci. Tu ne persuaderas point Zeus, car il est
inexorable. Prends garde toi-même de t'attirer malheur
pour être venu ici.
OKÉANOS.
Tu es plus sage pour les autres que pour toi. J'en juge
par le fait, non par les paroles. Ne tente pas de me rete-
nir. Je me vante d'obtenir de Zeus qu'il te délivre de ton
supplice.
PROMÈTHEUS.
Je te remercie. Je ne cesserai jamais de te remercier.
Je ne doute pas de ton active bienveillance, mais tu ne
réussiras point. Tu souffriras sans me servir. Reste en
repos, et à l'écart. Si je suis malheureux, je ne veux pas
que le malheur en atteigne d'autres. Non! Je suis assez
affligé des souffrances de mon frère Atlas qui, vers les
régions de Hespéros, se tient debout, portant sur ses
épaules la colonne de l'Ouranos et de la terre, fardeau
écrasant! Je contemple aussi, plein de pitié, ce fils de
Gaia, habitant des antres Kilikicns, ce monstre guerrier,
aux cent têtes, qui terrassait tout de sa force, l'impétueux
Typhon, qui se rebella contre tous les Dieux, vomissant
le carnage de ses gueules horribles. L'éclair de Gorgô
jaillissait, flamboyant, de ses yeux, tandis que, de son
assaut violent, il menaçait la tyrannie de Zeus. Mais le
Trait vigilant, la Foudre précipitée et respirant la
flamme, se rua sur lui, écrasant ses insolences tumul-
tueuses. Frappé à travers la poitrine et consumé de la
Foudre, il perdit ses forces, brisé par le tonnerre. Main-
tenant, son corps gît, inutile et abject, entre les détroits
de la mer, écrasé sous les racines de l'Aitna, tandis que
Hèphaistos, assis sur les sommets, forge les masses
l8 PROMÈTHEUS ENCHAÎNÉ.
de fer chauffées à blanc. De là, un jour, se précipiteront
les Fleuves de feu, dévorant de leurs ardentes mâchoires
les larges plaines de la féconde Sikélia. Typhon vomira
ainsi sa fureur en un tourbillon de flamme débordante,
bien que consumé par la Foudre de Zeus. Tu n'es pas
inexpérimenté. Tu ne seras pas privé de mes avertisse-
ments. Préserve-toi, de quelque façon que ce soit. Pour
moi, je subirai ma destinée présente, jusqu'à ce que l'es-
prit de Zeus cesse d'être irrité.
OKÉANOS.
Promètheus! ne sais-tu pas que les paroles sont les
médecins de la colère, cette maladie?
PROMÈTHEUS.
Si toutefois le cœur s'apaise; si on ne heurte pas ainsi
le gonflement furieux de l'espiit.
OKÉANOS.
Mais quel danger peut résulter d'un effort, d'une ten-
tative hardie? Dis-le-moi.
PROMÈTHEUS.
Peine très-inutile, simplicité stupide,
OKÉANOS.
Laisse-moi courir ce danger. Ne point sembler sage
est d'une sagesse très-avantageuse.
PROMÈTHEUS.
Ta faute me serait imputée.
PROMÈTHEUS ENCHAINE. iy
OKÉANOS.
Par ce discours, maintenant, tu me chasses.
PROMÈTHEUS.
Prends garde que ta pitié pour moi n'excite la haine
contre toi.
OKÉANOS.
Est-ce la haine de Celui qui a récemment conquis le
thrône tout-puissant?
PROMÈTHEUS.
Crains que son cœur s'irrite jamais!
OKÉANOS.
Promètheus ! ta destinée sera ma leçon.
PROMÈTHEUS.
Va! hâte-toi! Pense toujours ainsi.
OKÉANOS.
Je me hâte à ta voix. Voici que le Quadrupède ailé
traverse le large chemin de l'Aithèr, plein du désir de se
reposer dans l'étable accoutumée.
JO PROMÈTHEUS ENCHAINE.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Strophe I.
Promètheus ! Je gémis sur ta destinée déplorable.
J'arrose mes joues de larmes qui coulent de mes yeux
délicats, comme des sources humides. Zeus, qui a dé-
crété ces maux lamentables, se glorifie de sa puissance
dominatrice sur les Dieux anciens.
Antistrophe I.
Déjà toute cette région retentit lugubrement. O.i
pleure ton antique gloire et la grandeur de tes frères.
Tous ceux qui habitent la terre de la sainte Asia, dans
un long gémissement, pleurent avec toi sur tes misères:
Strophe II
Les habitantes de la terre de Kolkhôs, les Vierges in-
trépides au combat, et la multitude des Skythes qui
hantent, aux extrémités de la terre, le marais Maiotide;
Antistrophe IL
Et la fleur belliqueuse de l'Arabia, et tous ceux qui
abiteni la citadelle près du Kaukasos, foule guerrière,
frémissante de lances aiguës.
Epode.
J'ai vu un seul autre Titan, avant toi, accablé des
mêmes maux et de cet éternel outrage par les Dieux,
Atlas qui, toujours doué d'une immense vigueur, sou-
tient de ses épaules le lourd pôle Ouranien. Le bouil-
lonnement marin résonne en se heurtant. Le Gouffre
PROMETHEUS ENCHAINE. 21
frémit. Le noir abîme souterrain du Hadès tremble. Les
sources des Fleuves au cours sacré pleurent sur ce sup-
plice lamentable!
PROMETHEUS.
Ne croyez pas que je me taise par mépris ou par inso-
lence; mais je me mords le cœur en pensée, quand
je me vois aussi outrageusement torturé. Pourtant,
quel autre que moi a distribué leurs honneurs à ces
Dieux nouveaux ? Mais je me tais sur ceci. Je ne vous
dirais que ce que vous savez. Apprenez plutôt les maux
qui étaient parmi les Vivants, pleins d'ignorance autre-
fois, et que j'ai rendus sages et doués d'intelligence. Non
que je leur reproche rien, mais, en parlant de ce que je
leur ai donné, je prouve mon amour pour eux.
Au commencement, ils regardaient en vain et ne
voyaient pas; ils écoutaient et n'entendaient pas. Pen-
dant un long espace de temps, semblables aux images
des songes, ils confondaient aveuglément toutes choses.
Ils ne connaissaient ni les maisons faites de briques et
exposées au soleil, ni la charpente. Ils habitaient sous
terre, au fond des ténébreux réduits des antres, comme
les fourmis longues et minces. Ils ne savaient rien, ni de
l'hiver, ni du printemps fleuri, ni de l'été fructueux. Ils
vivaient sans penser, jusqu'au jour où je leur enseignai
le lever certain des astres et leur coucher irrégulier. Pour
eux je trouvai le Nombre, la plus ingénieuse des choses, et
l'arrangement des lettres, et la mémoire mère des Muses.
Le premier, j'unis sous le joug les animaux destinés à
servir, afin qu'ils pussent remplacer les hommes dans
les plus rudes travaux. Je conduisis au char les chevaux
porteurs de freins, ornements des riches. Nul que moi
ne trouva ces autres chars des navigateurs, fendant
22 PROMETHEUS ENCHAINE.
1.1 mer, volant avec des voiles. Malheureux ! Après avoir
inventé ces choses pour les Vivants, je ne trouve rien
maintenant pour me délivrer moi-même de mon sup-
plice.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Tu souffres un supplice indigne. Tu erres, troublé
dans ton esprit. Mauvais médecin, ta pensée est malade,
et tu n'y trouves aucun remède qui puisse te guérir.
PROMETHEUS.
Si tu veux écouter le reste, tu admireras combien
d'arts et de ressources j'ai inventés. Voici le plus grand:
Si quelqu'un, autrefois, tombait malade, il n'y avait
aucun remède, aucune nourriture, aucun baume, ni rien
qu'il pût boire. Ils mouraient parle manque de remèdes,
avant que je leur eusse enseigné les mixtures des médi-
caments salutaires qui, maintenant, chassent loin d'eux
toutes les maladies. J'instituai les nombreux rites de la
divination. Le premier, je signalai dans les songes les
choses qui devaient arriver, et j'expliquai aux hommes
les révélations obscures. J'ai précisé aux voyageurs les
hasards des chemins et le sens assuré du vol des oiseaux
aux ongles recourbés, ceux qui sont propices, ceux qui
sont contraires, le genre de nourriture de chacun, leurs
haines, leurs amours et leurs réunions. J'enseignai aussi
l'aspect lisse des entrailles et leur couleur qui plaît aux
Daimones, et la qualité favorable de la bile et du foie, et
les cuisses couvertes de graisse. En brûlant les longs
reins, j'ai enseigné aux hommes l'art difficile de prévoir.
Je leur ai révélé les présages du Feu, qui, autrefois, étaient
obscurs. Telles sont les choses. Et qui peut dire avoir
trouvé avant moi toutes les richesses cachées aux
PROMÈTHEUS ENCHAINE. 23
hommes sous la terre : l'airain, le fer, l'argent, l'or?
Personne. Je le sais certainement, à moins de vouloir ss.
vanter vainement. Écoute enfin un seul mot qui résume :
tous les arts ont été révélés aux Vivants par Promètheus.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Ne dédaigne pas ta propre douleur, puisque tu as aidé
les hommes plus qu'il ne convenait. J'espère que tu
échapperas alors à tes chaînes, et que tu ne seras pas
moins puissant que Zeus.
PROMÈTHEUS.
L'inévitable Moire n'accomplira point les choses ainsi.
La fatalité en a décidé. Je serai consumé de misères in-
finies et de malheurs, jusqu'à ce que je sois délivré de
mes chaînes. La science est beaucoup trop faible contre
la nécessité.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Qui donc gouverne la nécessité ?
PROMÈTHEUS.
Les trois Moires et les Erinnyes qui n'oublient rien.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Zeus leur est-il soumis ?
PROMÈTHEUS.
Certes. Il ne peut échapper à ce qui est fatal.
24 PROMÈTHEUS ENCHAINE.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Qu'y a-t-il de fatal pour Zeus, si ce n'est de comman-
der toujours?
PROMÈTHEUS.
Ne recherche pas cela. N'insiste point.
LE CHŒUR DES OKEANIDES.
Sans doute elle est sacrée, cette chose que tu caches?
PROMÈTH EUS.
Parle d'autre chose. Ce n'est point le temps de révéler
celle-ci. Il me faut la taire absolument. Si je la garde
pour moi, je serai délivré de ces chaînes ignominieuses
et de ce supplice.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Strophe I.
Puisse Zeus, maître de toutes choses, ne jamais oppo-
ser sa puissance à ma volonté! Que je ne cesse jamais
d'honorer les Dieux et d'assister aux festins sacrés où sont
égorgés les bœufs, auprès de l'intarissable cours du Père
Okéanos! Que je ne les offense jamais de mes paroles!
Que ce désir demeure en moi et ne s'efface jamais !
Antistrophe I.
Il est doux de mener une longue vie pleine de certitude
et d'espérance, et de nourrir son cœur d'une joie lumi-
neuse ! J'ai horreur de te voir accablé de maux infinis.
PROMETHEUS ENCHAINE.
25
Tu n'as pas assez respecté Zeus. Sûr de ta sagesse, tu as
trop aimé les mortels, ô Promètheusl
Strophe II.
O ami, vois combien la suite en est funeste! Quel se-
cours, quelle protection attends-tu des Éphémères? Ne
vois-tu pas l'inerte imbécillité, semblable au sommeil,
qui étreint la race aveugle des mortels? Jamais la vo-
lonté des hommes ne troublera l'ordre voulu par Zeus.
Antistrophe II,
J'ai reconnu cela lorsque j'ai contemplé ton supplice,
ô Promètheus! Que l'harmonie était différente qui cares-
sait mes oreilles, quand autour de tes bains et de ton lit
je chantais selon le rite nuptial, au temps où, l'ayant
persuadée par tes présents, tu épousais Hèsiona, la fille
de mon Père!
10.
Quelle est cette terre? Quelle est cette race? Quel est
celui-ci, ainsi lié à ce rocher tempétueux par ces chaînes?
Pour quel crime es-tu châtié? Ah! ah! ah! voici que le
Taon me pique de nouveau, malheureuse ! Lui ! Le
spectre d'Argos, fils de Gaia! Fuis, ô terre! Je vois, ô
terreur! le Bouvier aux yeux innombrables qui me re-
garde ! Il approche avec son œil rusé. Bien que mort, la
terre ne le cache point. Échappé du Hadès, il me pour-
suit, malheureuse, affamée, vagabonde, à travers les sa-
bles marins '
26 PROMÈrHBtJS enchaîné.
Strophe.
La syrinx enduite de cire fait entendre le chant du
sommeil. Hélas, hélas, hélas! où ces longues courses me
poussent-elles? O fils de Kronos, pourquoi m'as-tu liée
à ces misères? Pourquoi exciter ainsi par la terreur ma
fureur et ma démence? Consume-moi par le feu, en-
gloutis-moi sous la terre, ou jette-moi en pâture aux
bêtes de la mer! Ne te refuse pas à ce désir, ô Roi! Mes
courses vagabondes m'ont exténuée. Je ne sais comment
ni où je serai délivrée de mes maux.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
N'entends-tu point la voix de la Vierge aux cornes d
vache?
PROMÈTHEUS.
Comment n'entendrais-je point la jeune Vierge harce-
lée parle Taon, la fille d'Inalvhos? Elle a brûlé d'amour
le cœur de Zeus, et voici qu'elle est violemment éprou-
vée, en ces trop longues courses, par la haine de
Hèra.
lô.
Antistrophe.
Pourquoi as-tu prononcé le nom de mon père ? Dis-le
aune malheureuse. Qui es-tu? Qui es-tu donc, ô mal-
heureux! toi qui sais mon nom, toi qui nommes le mal
envoyé par les Dieux, ce mal qui me dessèche et me
mord de furieux aiguillons? Hélas! Je suis venue en
bondissant, excitée par les brûlures de la faim , domptée
par la volonté haineuse de Hèra. Hélas! Quels malheu-
PROMETHEUS ENCHAINE. ÎJ
reux subissent les maux qui m'accablent? Mais dis-moi
clairement ce qui me reste à souffrir, dis-moi s'il est un
soulagement ou un remède à mon mal. Si tu le sais,
parle, dis-le à la malheureuse Vierge vagabonde.
PROMETHEUS.
Ce que tu désires, je te le dirai clairement, sans te ca-
cher rien, simplement, comme il convient entre amis.
Tu vois Promètheus, Celui qui a donné le Feu aux Vi-
vants.
lô.
O toi qui t'es révélé pour le commun salut des hommes,
malheureux Promètheus! pour quelle cause souffres-tu
ainsi?
PROMÈTHEUS.
A peine ai-je cessé de déplorer mes misères.
lô.
Tu ne me feras donc point cette grâce?
PROMÈTHEUS.
Parle, que demandes-tu? Tu sauras tout de moi.
lô.
Dis-moi qui t'a lié à cette roche escarpée.
PROMÈTHEUS.
La volonté de Zeus et les mains de Hèphaistos.
lô.
Mais de quels crimes subis- tu le châtiment?
^S PROMÈTHEUS ENCHAINE.
PROMÈTHEUS,
Je ne puis te répondre que cela seulement.
lô.
Apprends-moi le terme de mes courses et ce que du-
rera mon mal.
PROMÈTHEUS.
Il vaut mieux pour toi l'ignorer que le savoir.
lô.
Ne me cache rien de ce que je dois souffrir.
PROMÈTHEUS.
Je ne te refuse pas ce service.
lÔ.
Que tardes-tu donc? Dis-moi tout.
PROMÈTHEUS.
Ce n'est point mauvaise volonté. Je crains de troubler
ton esprit.
lô.
Cela me plaît. Ne considère rien au delà.
PROMÈTHEUS.
Puisque tu le désires, il me faut parler. Écoute donc.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Non, pas encore. Accorde-moi une part de joie. D'à-
PROMÈTHEUS ENCHAINE. 29
bord, sachons d'elle-même sa fatale destinée et son mal.
Tu lui diras ensuite le reste de ses misères.
PROMÈTHEUS.
Il t'appartient, lô, de les satisfaire. Après tout, elles
sont les sœurs de ton père. Il est doux de déplorer sa
propre destinée et d'exciter les larmes de qui nous
écoute.
lô.
Je ne sais comment je pourrais vous refuser. Vous
saurez clairement ce que vous demandez, bien qu'il me
soit amer de raconter comment mon esprit a été trou-
blé par un Dieu, et comment j'ai été misérablement
transformée.
Sans cesse des apparitions nocturnes erraient dans ma
chambre virginale et me caressaient de douces paroles :
— O bienheureuse jeune fille, pourquoi gardes-tu si long-
temps la virginité, quand de si belles noces te sont pos-
sibles? Zeus brûle par toi, sous le trait du désir. Il
veut posséder Kypris avec toi. O jeune fille, ne repousse
pas le lit de Zeus 1 Va dans la profonde prairie de Lerna,
où sont les enclos et les étables de ton père, afin que
l'œil de Zeus ne brûle plus de désirs. — Et pendant
toutes les nuits, malheureuse! j'étais harcelée de tels
songes, jusqu'à ce que j'eusse osé raconter à mon père
ces apparitions nocturnes. Et lui, il envoya de nom-
breux messagers à Pythô et à Dôdônè, afin d'apprendre
ce qu'il devait faire qui fût agréable aux Dieux. Et ils re-
venaient, rapportant des oracles ambigus et des paroles
obscures et inintelligibles. Enfin la révélation fut claire-
ment manifestée à Inakhos qu'il eût à me chasser de ma
demeure et de ma patrie, pour que je fusse vagabonde
3o !":OMÈTHEUS ENCHAINE.
aux extrémités de la terre. La foudre flamboyante de
Zeus devait venir, s'il n'obéissait pas, et anéantir toute
notre race. Contre son gré, malgré moi, persuadé par
cet oracle de Loxias, il me chassa hors de ses demeures.
L'ordre de Zeus l'y forçait. Il fut contraint de le faire.
Et aussitôt mon aspect et mon esprit furent transformés,
et je courus, d'un bond furieux, cornue comme tu vois,
piquée par l'aiguillon mordant du Taon, vers le doux
rivage de la source Kerkhnéia, dans la vallée de Lerna.
Le Bouvier Argos, né de Gaia, me suivait plein de co-
lère, épiant mes traces de ses yeux innombrables. Brus-
quement, la destinée le priva de la vie. Moi, furieuse
toujours sous l'aiguillon divin, je courus de terre en
terre. Tu sais tout. Si tu peux dire quelles seront mes
misères futures, dis-les-moi. Dans ta pitié ne me flatte
point par des paroles mensongères. Le mensonge, je
pense, est un mal très-honteux.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Tais-toi, tais-toi! Cesse! hélas ! jamais, jamais je n'ai
pensé qu'un tel récit viendrait à mes oreilles, ni que des
maux si tristes à voir et si tristes à subir, de telles expia-
tions, de telles épouvantes, glaceraient mon cœur d'un
double aiguillon !
PROMÈTHEUS.
Tu gémis et tu es terrifiée trop tôt. Attends que tu
saches le reste.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Parle, apprends-le-lui. Il est doux aux malades de sa-
voir sûrement d'avance ce qu'ils souff"riront encore.
PROMÈTHEUS ENCHAINE. 3l.
PROMÈTHEUS.
Ce que vous avez demandé, vous l'avez aisément ob-
tenu de moi, ayant voulu l'entendre, avant tout, raconter
ses propres misères. Maintenant sachez le reste, les maux
que cette jeune Vierge doit subir par la volonté de Hèra.
Toi, fille d'Inakhos, garde mes paroles dans ton esprit,
afin de connaître le terme de ta course.
Tournée vers le lever de Hèlios, tu iras d'abord par les
plaines non labourées. Tu parviendras ainsi jusqu'aux
Skythes nomades qui, sous leurs toits d'osier tressé,
habitent, dans les hautes régions, leurs chars aux roues
solidement construites, armés d'arcs qui lancent au loin
les flèches. Je te conseille de n'en point approcher. Va
plus loin, en courant le long des rochers battus par la
mer. A gauche habitent les Khalybes qui travaillent le
fer. Il faut te garder d'eux. Ils sont farouches et inabor-
dables aux étrangers. Et tu parviendras au fleuve Hy-
bristès, qui est bien nommé. Ne tente point de le passer,
car cela n'est pas facile, avant que tu sois parvenue au
Kaukasos lui-même, la plus haute des montagnes, là où
le fleuve verse la violence de ses eaux, au faîte du mont.
Il faut faire ton chemin par-dessus les cimes élevées,
vers le midi. Tu rencontreras la foule des Amazones qui
méprisent les mâles et qui habiteront un jour Thémis-
kyra, auprès du Thermodôn, où s'ouvre l'âpre mâchoire
de la mer Salmydèsienne, funeste aux marins et marâtre
des nefs. Elles t'indiqueront très-volontiers ta route. Tu
arriveras à l'Isthme Kimmérien, aux embouchures étroites
de la mer. Laisse-le et passe courageusement les dé-
troits Maiotiques. Et ce sera une grande renommée
parmi les mortels que celle de ton passage, d'où viendra
le nom de Bosphoros. Puis, ayant abandonné la terre
32 PROMÈTHEUS ENCHAINE.
d'Europe, tu aborderas le continent d'Asia. En tout ceci,
le Tyran des Dieux ne vous semble -t-il pas toujours éga-
lement violent? Le Dieu a voulu s'unir à cette mortelle,
et il l'a accablée de ces afflictions. O jeune fille, tu as
trouvé un fiancé cruel, car tu n'as entendu que le com-
mencement de tes misères.
lô.
Ah ! Malheur à moi ! hélas !
PROMÈTHEUS.
Tu pleures et gémis de nouveau? Que feras-tu quand
tu entendras le reste de tes maux?
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
As-tu donc encore des malheurs à lui annoncer?
PROMÈTHEUS.
Toute une mer tempétueuse de cruelles douleurs.
A quoi me sert donc de vivre? Et je ne me précipite
pas brusquement de ce rocher rugueux, afin, me brisant
dans ce sentier, de m'affranchir de toutes mes peines!
Mieux vaut mourir soudainement que d'être en proie à
une destinée mauvaise pendant tous les jours de la vie!
PROMÈTHEUS.
Tu subirais plus cruellement mes douleurs, à moi qui
ne puis mourir! Ce serait, en effet, un refuge à mes
PROMÈTHEUS ENCHAINé. 33
maux. Mais il n'est aucun terme à mon supplice, avant
que Zeus tombe de la tyrannie.
lô.
Arrivera-t-il, un jour, que Zeus cesse de commander?
PROMÈTHEUS.
Tu te réjouirais, je pense, de voir une telle chute.
lô.
Comment non, moi qui suis bi cruellement torturée
par Zeus?
PROMÈTHEUS.
Certes, cela arrivera. Sache-le de moi.
lô.
Par qui sera-t-il dépossédé du Sceptre tyranniquet
PROMÈTHEUS.
Par sa propre démence.
• lô.
Ue quelle façon? Parle, à moins qu'il n'y ait danger.
PROMÈTHEUS.
Il célébrera des noces par lesquelles il gémira.
lô.
Divines ou mortelles? Parle, s'il est permis.
PROMÈTHEUS ENCHAINE.
PROMETHEUS.
Pourquoi me le demander? Il ne m'est point permis
de le dire.
lô.
Et par cette Épouse il tombera du thrône?
PROMÈTHEUS.
Elle enfantera un fils plus puissant que son père.
lô.
Et il ne peut fuir cette destinée?
PROMÈTHEUS.
Non, pas avant que je sois délivré de ces chaînes.
lô.
Qui pourrait te délivrer malgré Zeus?
PROMÈTHEUS.
Il est fatal que quelqu'un de ta race le fasse.
lô.
Que dis-tu? Un de mes fils te délivrera?
PROMÈTHEUS.
Le treizième de ta race.
lô.
Ton oracle n'est pas facile à comprendre.
TROMÈTHEUS ENCHAINE. 35
PROMÈTHEUS.
Ne cherche donc pas à connaître tes malheurs futurs.
lô.
Après m'avoir promis, ne me refuse pas.
PROMÈTHEUS.
Je te ferai l'une des deux révélations.
lô.
Laquelle ? Laisse-moi choisir.
PROMÈTHE us.
Je le veux. Choisis en effet. Je le dirai clairement ce
que tu dois encore souffrir, ou je te dirai qui me déli-
vrera.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Dis-lui une de ces choses, et consens à médire l'autre.
Ne méprise pas ma demande. Révèle-lui le reste de ses
maux, et, à moi, ton libérateur.
PROMÈTHEUS.
Puisque vous le désirez, je le veux bien. Je vous dirai
ce que vous demandez. A toi, d'abord, lô, je raconterai
tes courses agitées. Grave-los dans ton esprit, afin de te
les rappeler.
Quand tu auras traversé le détroit qui sépare les deux
continents, va vers l'Orient, sur la route de Hèlios.
T'éloignant de la mer grondante, tu parviendras aux
36 PROMÈTHEUS enchaîné.
Prairies Gorgonéiennes de Kisthènè, où habitent les
Phorkides, les trois vieilles Filles, semblables à des
cygnes, et qui n'ont à elles trois qu'un œil et qu'une
dent, et que Hèlios n'éclaire jamais de ses rayons, ni la
nocturne Sèlénè. Auprès habitent leurs sœurs, les trois
Gorgones ailées, aux cheveux de serpents, funestes aux
hommes, et qu'aucun mortel ne regarde sans rendre le
souffle vital. Je te décris ce lieu, afin que tu le redoutes.
Mais voici un autre spectacle affreux : les Chiens
muets de Zeus, aux museaux aigus, les Grypes ! Fuis-
les. Fuis aussi l'armée des Cavaliers Arimaspes, à l'œil
unique, qui habitent sur les bords du fîeuve Ploutôn
qui roule de l'or. Garde-toi de les approcher. Aux extré-
mités de la terre, lu parviendras chez les peuples noirs
qui habitent aux sources de Hèlios, là où est le fleuve
Aithiopien. Descends ses bords jusqu'à ce que tu arrives
à la cataracte où le Néilos répand, des montagnes de
Byblos, son eau vénérable et douce à boire. De là, tu
gagneras la terre triangulaire du Néilos, où la destinée
vous accordera d'habiter, toi, lô, et ta race. Si mes
paroles sont obscures et difficiles à comprendre, rap-
pelle-les-moi, et renseigne-toi. J'ai plus de loisir que je
ae voudrais.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Si tu as oublié quelque chose dans le récit de ses
courses lamentables, parle. Si tu as tout dit, souviens-
toi de répondre à notre demande.
PROMÈTHEUS.
Elle a entendu tout le récit de ses courses errantes.
Afin qu'elle sache que mes paroles ne sont pas vaines, je
PROMÈTHEUS ENCHAINE. Zj
lui diiai ce qu'elle a subi avant d'arriver ici. Je lui don-
nerai cette preuve de ce que j'ai prédit. Pour éviter une
trop grande abondance de paroles, j'en viendrai sans tar-
der à ses dernières courses errantes.
Tu es parvenue à la terre des Molosses , à la haute
Dôdônè, où sont l'Oracle et la demeure de Zeus Thes-
prote, et le Chêne fatidique, prodige incroyable! Tu
as appris d'eux, très-clairement, que tu étais destinée
à être l'illustre épouse de Zeus, et leur révélation te
souriait. De là, saisie de fureur, tu parvins à la mer,
au large détroit de Rhéa. Puis , ta course vagabonde
t'en éloigna. Dans l'avenir, sache-le, cette mer sera
nommée Ionienne, comme un monument de ton voyage
à tous les mortels. Que ces paroles te soient un té-
moignage de ma prévoyance qui pénètre par de là ce
qui apparaît manifestement. Je dirai le reste à toutes,
à vous et à celle-ci. Je retourne à mon premier récit.
Il est une ville, Kanôbos, la dernière de l'Aigyptia,
située sur un monceau de terre, à l'embouchure même
du Néilos. Là, Zeus, te caressant de la main et t'effleu-
rant à peine, apaisera ton esprit. Tu concevras de Zeus
le noir Epaphos qui jouira de toute la terre qu'arrose le
Néilos au large cours. Après lui, à la cinquième géné-
ration, cinquante de tes filles reviendront contre leur
gré dans Argos, pour fuir leurs noces avec leurs cousins.
Ceux-ci, emportés par leur désir, tels que des éperviers
harcelant des colombes, les poursuivront pour des noces
qu'ils auraient dû ne pas rechercher. Et les Dieux dé-
truiront leurs corps, et la terre Pélasgienne les recevra,
domptés par l'action sanguinaire des femmes, pendant la
veillée nocturne, audacieuse et pleine d'embûches. Cha-
que femme tuera son mari, égorgé de deux coups d'épée.
Qu'une telle Kypris soit accordée à mes ennemis! Mais
38 promktheus enchaîné.
l'amour attendrira une de ces jeunes filles. Elle ne tuera
point son mari, hésitant dans son cœur, mais aimant
mieux être accusée de faiblesse que de cruauté. Elle en-
fantera la race des Rois d'Argos, et il faudrait de nom-
breuses paroles pour raconter celle-ci, et c'est d'elle que
sortira le courageux et illustre Archer qui me délivrera
de mes maux. L'antique Titanis Thémis, ma mère, m'a
révélé cet oracle. Il faudrait un trop long temps pour
raconter de quelle façon et en quel lieu ces choses arri-
veront. Tu ne gagnerais rien à le savoir.
Hélas, hélas! La convulsion me pénètre de nouveau!
La démence tourmente mon esprit et l'aiguillon du Taon
me pique et me brûle ! Mon cœur épouvanté bat ma
poitrine. Mes yeux roulent égarés! Je suis arrachée de
moi-même! Je ne puis plus parler. Mes cris confus se
heurtent aux flots de mon mal terrible!
LE CHŒUR DES OKEANIDES.
Strophe.
Certes il était sage celui qui pensa le premier et dit
ceci : L'union entre égaux est la meilleure. Qui vit de
son travail ne doit rechercher l'alliance, ni des oigueil-
leux de leurs richesses, ni des orgueilleux de leur nais-
sance.
PROMÈTHEUS ENCHAÎNÉ. 39
Antistrophe.
O Moires! Puissé-je ne jamais, jamais me voir entrer
dans le lit de Zeus, ni jamais m'unir à aucun mari
Ouranien! Je suis épouvantée de voir cette Vierge enne-
mie des hommes, lô, ainsi tourmentée par les courses
terribles de Hèra!
Épode.
Je ne crains rien d'une union entre égaux, mais que je
sois préservée de l'amour des Dieux tout-puissants et de
leur présence fatale 1 Cette rencontre est invincible, et ce
chemin est sans issue. Je ne sais que devenir, ni com-
ment échapper à la volonté de Zeus.
PROMÈTHEUS.
Et pourtant, un jour, Zeus, malgré l'opiniâtreté de son
esprit, deviendra humble, grâce aux noces qu'il médite
et qui le renverseront de la tyrannie. Et, alors, la malé-
diction s'accomplira que son père Kronos lança, en tom-
bant de son vieux thrône. Aucun des Dieux, si ce n'est
moi, ne peut savoir sûrement comment échapper à ce
malheur. Moi, je le sais. Qu'il siège maintenant dans les
hauteurs retentissantes, fier de lancer de ses mains le
Trait vomissant le feu! Ceci ne l'aidera en rien. Il n'en
tombera pas moins, par une ruine irrémédiable. Il se
prépare maintenant lui-même un adversaire redoutable,
un prodigieux et invincible ennemi qui inventera une
flamme plus terrible que la Foudre, et dont le retentisse-
ment l'emportera sur le tonnerre, et qui brisera la lance
de Poséidon, le Trident marin qui ébranle les conti-
nents. Zeus, ainsi accablé, saura la distance qu'il y a
entre commander et obéir.
4© PROMÈTHEUS ENCHAÎNÉ.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Certes, tu parles contre Zeus, comme il te plaît de
parler.
PROMÈTHEUS.
Cela me plaît, mais cela arrivera.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Espères-tu donc que quelqu'un commande un jour à
Zeus?
PROMÈTHEUS.
Il subira alors de plus horribles douleurs que les
miennes.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Comment ne crains-tu pas de prononcer de telles
paroles?
PROMÈTHEUS.
Pourquoi craindrais-je? Ma destinée n'est point de
mourir.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Mais il t'accablera d'un mal plus horrible.
PROMÈTHEUS.
Qu'il le fasse donc. Je m'attends à tout.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Ceux qui redoutent Adrastéia sont sages!
PROMÈTHEUS ENCHAINE. 4I
PROMÈTHEUS.
Redoute, invoque! affirme-lui qu'il régnera toujours.
Pour moi, Zeus m'inquiète moins que rien. Qu'il agisse!
Qu'il commande encore un peu de temps, comme il le
veut. Il ne commandera pas toujours aux Dieux. Mais je
vois le messager de Zeus, le serviteur du nouveau Tyran.
Dans tous les cas, je saurai quel message extraordinaire
il apporte.
HERMES*
C'est à toi que je parle, Menteur, ô très-indomptable,
qui as failli envers les Dieux, et qui as fait part de nos
honneurs aux Ephémères, Voleur du Feu ! Le Père t'or-
donne de lui dire quelles sont ces noces que tu proclames,
et par lesquelles il perdra sa puissance. Dis-moi nette-
ment ces choses, une par une. Promètheus ! Ne me con-
trains pas de faire deux voyages. Tu sais que Zeus n'en
deviendrait pas plus clément.
PROMÈTHEUS.
Cette parole est enflée et pleine d'orgueil, comme il
convient à un esclave des Dieux. Vous exercez une ty-
rannie récente, étant récents vous-mêmes, et vous vous
croyez, dans vos citadelles, à l'abri du malheur ; mais n'en
ai-je pas vu tomber deux tyrans déjà ? Le troisième est
celui qui commande maintenant. Lui aussi je le verrai
tomber très-rapidement et très-ignominieusement. Te
semblé-je craindre et redouter les Dieux nouveaux? Je ne
41 PROMÈTHEUS ENCHAINE.
crains absolument rien. Toi, reprends le chemin par le-
quel tu es venu. Tu ne sauras rien de ce que tu m'as
demandé.
HERMÈS.
C'est par une telle opiniâtreté que déjà tu t'es précipité
dans ces tourments.
PROM ÈTHEUS.
Sache-le , je ne changerais pas mon supplice contre ta
servilité. Je pense qu'il vaut mieux être l'esdave de ce
rocher que le fidèle messager de ton père Zeus. Ainsi ,
aux ignominies il faut répondre par des ignominies.
HERMÈS.
Tu semblés te réjouir des maux que tu souffres main-
tenant.
PROMÈTHEUS.
M'en réjouir! Puissé-je voir mes ennemis se réjouir
ainsi, et toi surtout!
HERMÈS.
Me crois-tu pour quelque chose dans ton malheur?
PROMÈTH EUS.
Afin de parler nettement , je hais tous ces Dieux qui,
chargés de mes bienfaits, me tourmentent injustement.
HERMÈS.
Je vois que ta démence est grande.
PROMÈTHEUS.
Certes! Si haïr ses ennemis est une démence.
PROMÈTHEUS ENCHAÎNÉ. 45
HERMÈS.
Si tu jouissais d'une destinée prospère, tu serais in-
supportable.
PROMÈTHEUS.
Ah! hélas!
HERMÈS.
Zeus ne connaît pas une telle plainte.
PROMÈTHEU s.
Le temps qui va toujours révélera tout.
HERMÈS.
Tu n'as pas encore appris de lui à être sage.
PROMÈTHEUS.
Alors, je ne t'aurais pas répondu, esclave!
HERMÈS.
Tu ne veux donc rien dire de ce que demande le Père ?
PROMÈTH EUS.
Tourmenté par Zeus, je lui en rendrais grâce !
HERMÈS.
Te joues-tu de moi comme d'un enfant?
PROMÈTH EUS.
N'es-tu pas un enfant, et plus insensé qu'un enfant, si
44 PROMETHEUSENCHAINE.
tu espères apprendre quelque chose de moi? Par aucun
tourment, par aucune ruse, Zeus ne pourra me contrain-
dre de parler, avant que ces chaînes qui me chargent
soient brisées. Puis, que la flamme ardente me foudroie,
que Zeus heurte et bouleverse tout du blanc tourbillon
de la neige et des tonnerres souterrains! Rien de tout cela
ne me fléchira. Je ne lui dirai point par qui il est dans
sa distinéi d'ê dépossédé de la tyrannie.
HERMÈS.
Songes-y. A quoi ceci te servira-t-il?
PROMÈTHEUS.
Tout est considéré et arrêté depuis longtemps.
Ose donc une fois, ô insensé, demander la sagesse a^x
maux que tu subis !
PROMÈTHEUS.
Tu me fatigues, et vainement, autant que si tu répri-
mandais le flot! Qu'il ne te vienne jamais dans l'esprit
que je puisse, épouvanté par la volonté de Zeus, avoir un
cœur de femme, et, les mains levées à la façon des fem-
mes, supplier celui que je hais tant de me délivrer de mes
chaînes. Je suis loin de tout cela.
Il me semble que j'ai beaucoup parlé, et très-inutile-
ment. Tu ne t'apaises en rien, ni ne te rends à mes
prières. Voici que, mordant le frein, comme un poulain
PROMÈTHEUS ENCHAÎNÉ." ^S
à peine dompté, tu résistes avec violence et luttes contre
les rênes. Tu te révoltes dans un esprit insensé. L'opi-
niâtreté est inutile en elle-même à qui ne raisonne pas.
Vois, si tu n'obéis pas à mes conseils, quelle tempête,
quel inévitable débordement de maux va se ruer sur toi.
D'abord, sous le feu de la Foudre et sous le tonnerre, le
Père écrasera ces âpres escarpements. Il engloutira ton
corps que ces bras de pierre emporteront. Enseveli long-
temps, tu renaîtras à la lumière; mais le Chien ailé de
Zeus, l'aigle sanglant, déchirera avec voracité le vaste
reste de ton corps. Convive non invité, il viendra chaque
jour. Il dévorera et mangera ton foie noir. Et n'espère
point la fin de ce supplice, avant qu'un des Dieux veuille
prendre ta place et descende vers le sombre Hadès, dans
le profond brouillard du Tartaros. C'est pourquoi , déli-
bère. Ceci n'est point une fausse et vaine menace, mais
une parole qui n'est que trop réelle. La bouche de Zeus
ne sait point mentir, et ce qu'elle dit s'accomplit. Toi,
songe et délibère, à moins que tu ne préfères l'opiniâtreté
à la prudence.
LE CHŒUR DES OKEANIUES.
Il nous semble que Hermès parle comme il convient.
Il veut que tu rejettes l'opiniâtreté pour écouter la pru-
dence et la sagesse. Obéis. Il est honteux au sage de s'é-
carter de la droite raison.
PROMÈTHEUS.
Je sais tout ce qu'il dit et répète. Il est juste qu'un
ennemi soit outragé par son ennemi. Maintenant, que le
Serpent flamboyant se précipite sur moi, que l'Aiihèr soit
secoué par le tonnerre et le tourbillon des vents vio-
46 PROMÈTHEUS ENCHAINE.
lents, que la tempête arrache la terre de ses fondements
avec toutes ses racines, que le flot de la mer, dans un
rauque bouillonnement, envahisse les chemins des astres
Ouraniens, que Zeus lance mon corps au fond du noir
Tartaros en un tournoiement irrésistible! Mais il ne me
donnera pas la mort!
HERMÈ s.
Certes, telles doivent être les paroles et les résolutions
des esprits saisis de démence. Il n'y manque rien. Il dé-
lire dans son mal et ne retranche rien de sa fureur.
Mais vous, cependant, qui gémissez sur ses misères,
quittez promptement ce lieu, de peur que l'horrible ru-
gissement du tonnerre ne bouleverse vos esprits.
LE CHŒUR DES OKÉANIDES.
Parle autrement. Donne-moi d'autres conseils pour me
convaincre. Ce que tu me dis est intolérable. Comment
peux-tu m'ordonner une action lâche? Avec lui, s'il le
faut, je veux souffrir, ayant appris à détester les traîtres.
La trahison est la plus immonde des maladies.
HERMÈS.
Rappelez-vous ce que j'ai annoncé. Saisies par Atè, n'en
accusez pas la Fortune. Ne dites jamais que Zeus vous a
brusquement précipitées dans le malheur; car, certes,
vous serez enveloppées vous-mêmes dans l'immense rets
du malheur, non soudainement, ni prises au piège,
mais, ie sachant, et par votre propre démence.
PROMÈTHEUS ENCHAINE.
PROMET HEUS.
Voici que la terre s'ébranle, non plus en paroles, mais
en réalité. Le rauque fracas du tonnerre mugit. Les spi-
rales flambent. Les tourbillons roulent la poussière.
Tous les souffles des vents se mêlent et se heurtent dans
un combat furieux, et l'Aithèr se confond avec la mer.
Ainsi Zeus se rue manifestement contre moi et me frappe
d'épouvante. O respect sacré de ma mère! ô Aithèr qui
roules! Commune lumière de tous! voyez de quelles ini-
quit«s je souffre !
Fin de Promètheus enchaîné.
II
LES SUPPLIANTES
II
LES SUPPLIANTES
Le Chœur des Danàides.
Danaos.
Pélasgos , roi des Argiens.
Un Héraut.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
'I^'^^^^^^UE Zeus, Dieu des suppliants, nous regarde
l^/r^^^avec bienveillance, apportées ici, sur no-
t \^^!/)§nefs, des embouchures sablonneuses du Nei
Vùi^^^^ los ! Ayant laissé la terre divine qui confine
à la Syria, nous avons fui, non pour un meurtre commis,
ou condamnées à l'exil par la sentence du peuple, mai
pour échapper à des hommes , pour éviter les noces fra-
ternelles, impies, exécrables des fils d'Aigyptos. Notre
pcre Danaos, inspirateur de ce dessein, a conduit noirt
52 LES SUPPLIANTES.
flotte, et, délibérant sur ceci, entre deux maux a choisi
le plus noble : la fuite à travers les ondes marines, afin
d'aborder la terre Argienne d'où notre race se glorifie
d'être issue, du contact, du soufiîe de Zeus et de la Vache
tourmentée.
Dans quelle terre plus propice que celle-ci serions-
nous arrivées, ayant à la main ces rameaux des sup-
pliants, enveloppés de bandelettes de laine? 0 vous,
ville, terre, blanches eaux! Vous, Dieux des hauteurs,
et vous. Dieux des expiations terribles, qui avez des
demeures souterraines! Et toi, Zeus sauveur, gardien du
foyer des hommes pieux! Accueillez tous en ce pays
hospitalier cette troupe de jeunes filles suppliantes, et
rejetez à la mer, afin qu'ils fuient promptement, la foule
insolente des hommes, des Aigyptogènes , avant qu'ils
aient posé le pied sur cette terre non souillée ! Et qu'ils
périssent dans la mer soulevée, en un tourbillon tumul-
tueux, par le tonnerre et la foudre, et battus des vents
chargés de pluie, avant qu'ils montent dans les lits des
filles de leur oncle, malgré elles et malgré Thémis!
Strophe I.
Maintenant, nous invoquons, à travers les mers, le
fils de Zeus, notre vengeur, conçu au contact, au souf-
fle de Zeus, par la Vache, notre aïeule, qui paissait les
fleurs, celui qui, à l'heure de l'enfantement, fut le bien
nommé par la destinée : Épaphos!
Antistrophe I.
L'invoquant aujourd'hui dans les :pâturages herbeux
de notre mère antique, nous rappellerons nos malheurs
LES SUPPLIANTES. 53
anciens. Et nous donnerons des preuves certaines de
notre origine, et nos paroles seront vraies, quelque
étranges et inattendues qu'elles soient, et chacun saura
tout, selon la suite des temps.
Strophe IL
S'il est ici un habitant de cette terre , observateur des
oiseaux, quand il entendra ma plainte lamentable, il
croira entendre la voix de la femme malheureuse du
perfide Tèreus, du rossignol poursuivi par le faucon.
Antistrophe IL
Chassée des lieux et des fleuves accoutumés, elle gé-
mit sans trêve, se souvenant de la mort de son fils qui
périt, s'offrant à la colère et tombant sous la main de
sa misérable mère.
Strophe IIL
Et moi aussi je recherche les modes laoniens, et je
déchire cette joue délicate cueillie sur les bords du
Néilos, et ce sein abreuvé de larmes; et je nourris les
fleurs du deuil , songeant aux amis de celle qui a fui la
terre natale, s'il en est qui aient souci d'elle.
Antistrophe IIL
Dieux générateurs, si vous protégez l'équité, enten-
dez-moi! Ne laissez pas s'accomplir ce qui est contre la
justice. Soyez les ennemis de la violence, et condamnez-
la avant ces noces. Après le combat, il est un autel tuté-
54 LES SUPPLIANTEÎ.
•aire, un rempart pour les vaincus, et, pour ceux qui
fuient, un sanctuaire des Daimones.
Strophe IV.
Puisse la volonté de Zeus nous être vraiment bien-
veillante ! Elle n'est pas facile à connaître. Elle brille
pourtant dans l'obscurité, malgré la noire destinée des
races mortelles.
Antistrophe IV.
La destinée se précipite et frappe sûrement, dès
qu'elle a été décrétée dans la tête de Zeus; mais les
voies de la Pensée divine, impénétrables aux yeux, sont
inaccessibles et enveloppées d'ombre.
Strophe V.
Du haut de leurs tours il précipite les Vivants dans la
ruine, et toute force est vaine contre les Daimones.
Assise au faîte des demeures sacrées, la Pensée divine
accomplit toute sa volonté.
Antistrophe V.
Puisse-t-elle regarder l'insolence des hommes et
cette race d'Aigyptos, furieuse et toujours harcelée , à
cause de mes noces, par l'inévitable aiguillon du désir,
et qui maintenant sait enfin sa défaite 1
Strophe VI,
Telles sont mes calamités lamentables, mes larmes
LES SUPPLIANTES. 55
amères et cruelles. Hélas! hélas! vivante, je me pleure
en paroles lugubres. Je t'implore, ô terre d'Apis! Com-
prends, hélas! ma voix étrangère. Voici que je déchire
et que je lacère les vêtements de lin et les voiles Sido-
niens.
Antistrophe VI,
Ils vouent des offrandes aux Dieux, ceux qui, sauvés
par une heureuse destinée, n'ont plus l'épouvante de la
mort. Hélas! hélas! hélas! il est difficile de pénétrer
ce qui nous est réservé. Où cette tempête m'entraî-
nera-t-elle? Je t'implore, ô terre d'Apis! Comprends,
hélas! ma voix étrangère. Voici que je déchire et que je
lacère les vêtements de lin et les voiles Sidoniens.
Strophe VIL
Certes, l'aviron et cette demeure aux voiles de lin qui
abritait ma faiblesse contre la mer m'ont conduite ici ,
à l'aide des vents, sans avoir subi de tempête. En ceci je
n'accuse personne. Mais que le Père Zeus , qui voit tout ,
donne à cette destinée une fin heureuse, et que, noble
race d'une mère vénérable, nous puissions, hélas!
vierges et libres, échapper au lit de ces hommes !
Antistrophe VII,
Que la chaste fille de Zeus me regarde d'un œil pur et
tranquille, moi qui la supplie ! Vierge, qu'elle défende
des vierges contre la persécution et la violence, et que,
noble race d'une mère vénérable, nous puissions, hélas!
vierges et libres , échapper au lit de ces hommes!
56 LES SUPPLIANTES.
Strophe VIII.
Mais si nous sommes méprisées des Dieux Olympiens,
nous irons, tuées par la corde, avec des rameaux sup-
pliants, vers la sombre Race souterraine frappée par
Zeus, vers le Zeus des Morts, qui est hospitalier pour
tous. Ah ! Zeus ! La colère qui harcelait lô se ruait des
Dieux. Elle vient aussi de ton Épouse, cette calamité
Ouranienne, car la tempête, avec violence, s'est jetée
sur nous!
Antistrophe VIII.
Certes, Zeus entendrait d'amers reproches, si, mépri-
sant le fils de la Vache, celui qu'il engendra lui-même
autrefois, il détournait sa face de nos prières. Mais, invo-
qué par nous, qu'il nous entende des hauteurs! Ah!
Zeus! la colère qui harcelait lô se ruait des Dieux. Elle
vient aussi de ton Épouse, cette calamité Ouranienne,
car la tempête, avec violence, s'est jetée sur nous.
DANAOS.
Enfants, il vous faut être prudentes. Vous êtes venues
à travers les flots , conduites sagement par votre vieux
père. Maintenant que vous êtes à terre, agissez avec
prévoyance et gardez mes paroles dans votre esprit.
Je vois une poussière, messagère muette d'une multi-
tude. Les moyeux des roues crient en tournant autour
des essieux. Je vois une foule armée de boucliers et agi-
tant des lances, et des chevaux et des chars arrondis.
Sans doute les princes de cette terre viennent à nous,
avertis de notre arrivée par des messagers; mais, qu'ils
LES SUPPLIANTES. 5y
soient bienveillants ou animés d'un esprit farouche, il
convient, à tout événement, ô jeunes filles, de nous
retirer sur cette hauteur consacrée aux Dieux qui prési-
dent les Jeux. Un autel est plus sûr qu'une tour, et c'est
un plus ferme bouclier. Allez en toute hâte, tenant
pieusement dans vos mains suppliantes les bandelettes de
laine blanche, ornements de Zeus qui protège les sup-
pliants. Répondez à vos hôtes en paroles respectueuses
et tristes, comme la nécessité le demande et comme il
convient à des étrangères. Expliquez-leur clairement que
votre exil n'est pas taché de sang. Avant tout, que vos
paroles ne soient point arrogantes , que votre front soit
modeste et votre regard tranquille. N'usez point de
longs discours, car ici cela est odieux. Souvenez-vous
qu'il faut céder, car vous êtes étrangères et chassées par
l'exil. Il ne convient pas aux humbles de parler arrogam-
ment.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Père, tu parles avec prudence à des esprits prudents.
Nous garderons tes sages conseils et nous nous en sou-
viendrons. Que notre Père Zeus veille sur nous!
DANAOS.
Ne tarde donc pas, hâte-toi d'agir.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Déjà je voudrais être assise là-haut près de toi.
O Zeus! aie pitié de nous, qui sommes accablés de
maux!
58 LES SUPPLIANTES.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Qu'il nous regarde d'un œil bienveillant! S'il le veut,
tout finira heureusement.
Maintenant , invoquez cet Oiseau de Zeus.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Nous invoquons les rayons sauveurs de Hèlios, le
divin Apollon, le Dieu autrefois exilé de l'Ouranos. Lui
qui a connu des maux semblables, qu'il ait pitié des
Vivants!
Qu'il ait pitié de nous , qu'il nous secoure avec bien-
veillance 1
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Quel autre de ces Daimones invoquerai-je aussi?
Je vois le Trident, signe du Dieu,
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Il nous a heureusement menées ici, qu'il nous soit
propice sur terre!
LES SUPPLIANTES. 5q
DANAOS.
Celui-ci est Hermès , selon la coutume des Hellènes.
LE CHŒUR DES DANAÏDES
Puisse-t-il nous annoncer que nous sommes délivrées
du mal!
DANAOS.
Vénérez l'autel commun de tous ces Immortels. Dans ce
lieu sacré, asseyez-vous comme une troupe de colombes
épouvantées par ces faucons, ces ennemis, vos parents,
qui souillent leur race. Un oiseau qui se repaît d'un oiseau
est-il pur? Comment donc serait-il pur celui qui veut
épouser une femme malgré elle et malgré son père? Même
mort, dans le Hadès, s'il a commis ce crime, il n'échappera
pas au châtiment. C'est là, dit-on, qu'un autre Zeus est
le juge suprême des crimes parmi les morts. Observez-
vous et gagnez ce lieu, afin que ceci ait une heureuse fin.
LE ROI PELASGOS.
De quel pays êtes-vous, qui n'êtes point vêtues à
la manière Hellénienne, mais qui portez des robes et des
voiles barbares? En effet, ce vêtement n'est ni d'Argos,
ni d'aucune partie de Hellas. Que vous ayez osé venir
intrépidement sur cette terre, sans guides, sans hérauts ,
6o LES SUPPLIANTES.
sans hôtes qui vous protègent, cela est surprenant.
Certes, à la vérité, des rameaux, selon la coutume des
suppliants, sont déposés auprès de vous sur les autels
des Dieux qui président les Jeux. La terre de Hellas ne
reconnaît que cela en vous. Je ne puis donc que sup-
poser tout le reste, à moins que je ne sois renseigné par
vos paroles.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Tu as dit vrai sur nos vêtements ; mais à qui parlé-je
maintenant.? Est-ce à un simple citoyen, à un porte-
baguette, gardien des temples, ou au chef de la ville.''
LE ROI PÉLASGOS.
Réponds à ce que j'ai dit et parle avec confiance. Je
suis fils de Palaikhlhôn, issu de cette terre, Pélasgos,
prince de ce pays; et cette terre est habitée par la race
des Pélasges, du nom de leur Roi ainsi nommés juste-
ment; et je commande à tout le pays que baignent, vers
le couchant, l'Algos et le Strymôn. J'enferme dans mes
frontières la terre des Perrhaibes, et, au delà du Pin-
dos, les contrées voisines des Paiones, et les monts
Dôdônaiens, et mes limites sont les flots de la mer;
mais mon pouvoir s'étend bien au delà. Cette terre est
celle d'Apis, ainsi nommée en souvenir d'un médecin.
En effet. Apis, médecin et divinateur, fils d'ApoUôn,
étant venu de Naupaktia, délivia le pays des monstres
dévorateurs d'hommes et qu'avait produits un sol ensan-
glanté par des meurtres antiques, dragons venimeux et
terribles. Apis, en coupant et en purifiant, guérit ces
maux et mérita de grandes louanges des Argiens, et,
par reconnaissance, nous gardons sa mémoire dans nos
LES SUPPLIANTES. 6l
prières. Maintenant que tu sais avec certitude qvai je
suis, dis quelle est ta race et parle encore. Cependant
notre ville n'aime pas les longs discours.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Mes paroles seront claires et brèves. Nous nous glori-
fions d'être de race argienne, nous sommes issues de la
Vache à l'irréprochable postérité, et je prouverai la vérité
de tout ceci.
LE ROI PÉLASGOS.
Ce que vous me dites est incroyable. Étrangères.
Votre race est issue d'Argos? Vous êtes pourtant plus
semblables à des Libyennes qu'aux femmes de ce pays.
Le Néilos a nourri seul une telle famille, et voilà le
caractère du type kyprien , tel que l'action de l'homme !
l'imprime dans la femme. J'ai entendu dire que les
Indiennes nomades, habitant la terre voisine des Aithio-
piens, voyageaient sur des chameaux qui portent aussi
des fardeaux. Il y a encore les Amazones vierges qui se
nourrissent de chair. Si vous étiez armées d'arcs, je vous
dirais telles. Mais, instruit par vous, que je sache plus
amplement comment votre race est d'origine argienne.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
On dit qu'autrefois naquit, dans cette terre argienne,
la Gardienne du seuil de Hèra, lô, dont la renommée
est grande.
LE ROI PÉLASGOS.
S'agit-il de cette union de Zeus et d'une mortelle?
6a LES SUPPLIANTES.
I,E CHŒUR DES DANAÏDES.
Hèra ne connut point d'abord cet amour clandestin.
LE ROI PÉLASGOS.
Quelle fut la fin de cette dissension royale?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
La Déesse Argienne changea la femme en vache.
LE ROI PÉLASGOS.
Zeus s'approcha donc de la femme cornue?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
On dit que, pour la féconder, il prit la forme d'un tau-
reau.
LE ROI PÉLASGOS.
Que fit alors l'Épouse puissante de Zeus?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Elle donna à la Vache un gardien qui voyait toutes
choses.
LE ROI PÉLASGOS.
Quel était ce Bouvier ayant des yeux tout autour de
la tête?
LES SUPPLIANTES. 6^
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Argos, fils de Gaia, que tua Hermès.
LE ROI PÉLASGOS.
Que fit encore Hèra à la Vache malheureuse ?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Elle lui infligea le moucheron qui pique et rend furieux
les bœufs, et que les habitants du Néilos nomment taon.
LE ROI PÉLASGOS.
Puis elle la chassa en longues courses loin de cette
terre.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Certes, tu as dit tout ce que j'allais dire.
LE ROI PÉLASGOS.
Puis elle parvint à Kanôbos et à Memphis.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Et Zeus, la touchant de la main, engendra un fils.
LE ROI PÉLASGOS.
Comment donc? un fils de Zeus s'est vanté d'être né
d'une vache ?
64 I-ES SUPPLIANTES.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Il fut nommé Épaphos et fut le salut de celle-ci.
LE ROI PÉLASGOS,
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Libye. Une grande terre porte son noin.
LE ROI PÉLASGOS.
Et quel fils eut-elle?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Le seul Bèlos, qui eut deux fils, dont l'un est mon
père.
LE ROI PÉLASGOS.
Dis-moi le nom de cet homme très-saje
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Danaos, et son frère eut cinquante fils.
LE ROI PÉLASGOS.
Dis-moi complaisamment le nom de celui-ci.
LES SUPPLIANTES. ,6S
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Aigyptos. Maintenant que tu n'ignores plus ma race
antique , protège et sauve une famille argienne.
LE ROI PÉLASGOS.
Certes, vous me semblez, comme nous, issues ancien-
nement de cette terre; mais comment avez-vous osé
quitter les demeures paternelles? Quelle destinée sou-
daine vous a poursuivies ?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Roi des Pélasges, les maux des hommes sont divers,
et le malheur n'a pas toujours le même vol. Car eût-on
jamais prévu notre fuite inattendue vers cette terre
d'Argos à laquelle nous lie une antique origine, et que
nous y aborderions pour échapper à des noces odieuses?
LE ROI PÉLASGOS.
Et que demandez-vous à ces Dieux qui président les
Jeux, tandis que vous tenez en mains ces rameaux ré-
cemment coupés et enveloppés de laine?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
De ne pas être les esclaves des fils d'Aigyptos.
LE ROI PÉLASGOS.
Est-ce par haine , ou pour éviter l'inceste?
66 LES SUPPLIANTES.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Qui voudrait payer afin d'avoir ses parents pour maî-
tres ?
LE ROI PÉLASGOS.
Cependant, c'est ainsi que les vivants augmentent
leurs richesses.
LE CHŒUR DÉS DANAÏDES.
Et c'est ainsi qu'on échappe aisément à la pauvreté.
LE ROI PÉLASGOS.
Comment donc pourrais-je vous venir en aide avec
bienveillance?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Ne nous livre pas aux fils d'.Aigyptos qui nous récla-
meront.
LE ROI PÉLASGOS.
Tu demandes une résolution dangereuse, et j'en at-
tends une guerre.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
La Justice protégera ses alliés.
LE ROI PÉLASGOS.
Si, dès le commencement, elle a pris leur cause pour
sienne.
LES SUPPLIANTES. 6j
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Respecte la poupe de ta ville ornée de rameaux.
LE ROI PÉLASGOS.
Je suis épouvanté de les voir ombrager ces autels!
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Elle est terrible, la colère de Zeus, protecteur des sup-
pliants.
Strophe I.
Fils de Palaikhthôn , entends-moi avec bienveillance
ô roi des Pélasges. Regarde-moi, suppliante, exilée
errante, comme une génisse aux taches blanches sur un
haut rocher. Elle mugit sans secours et raconte son pé-
ril au bouvier.
LE ROI PÉLASGOS.
Autour des autels des Dieux qui président les Jeux,
je vois cette foule de jeunes filles suppliantes, ombragée
de rameaux récemment coupés. Puissent-eLes , ces
étrangères, ne pas être une cause de ruine pour nous,
et puisse une guerre inattendue ne pas sortir de ceci.
Certes, notre ville n'en a pas besoin.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Antistrophe I.
Que Thémis, Déesse des suppliants, fille de Zeus
68 LES SUPPLIANTES.
qui dispense les biens , regarde ma fuite innocente ! Et
toi, vieillard , apprends ceci de plus jeunes que toi : Si
tu respectes un suppliant , tu ne manqueras de rien, car
la volonté des Dieux accepte les offrandes sacrées d'un
homme pieux.
LE ROI PÉLASGOS.
Vous ne vous êtes point assises en suppliantes au foyer
de mes demeures. S'il y a manque d'hospitalité, toute
la ville en est responsable , et c'est au peuple tout entier
à s'en inquiéter, afin d'échapper à l'expiation. Pour moi,
je ne vous ferai aucune promesse , mais je délibérerai sur
ceci avec tous les citoyens.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Strophe II.
Tu es la ville, tu es le peuple, tu es le Prytane sou-
verain qui commandes à l'autel et au foyer. Tu es seul
dans ta volonté, tu es assis seul sur le thrône où tu régis
toutes choses. Crains seul tout le mal.
LE ROI PÉLASGOS.
Qu'il retombe sur mes ennemis ! Je ne puis vous venir
en aide sans danger, et il est inhumain de mépriser vos
prières. Mon esprit est plein de doutes et de craintes, et
je ne sais ce qu'il faut faire ou ne pas faire.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Antistrophe II.
Celui qui d'en haut veille sur nous, regarde-le, ce
LES SUPPLIANTES. 69
gardien des malheureux réfugiés en suppliants auprès de
leurs proches qui leur refusent la justice qui leur est
due. La colère de Zeus, protecteur des suppliants, suit
les plaintes vaines des malheureux.
LE ROI PÉLASGOS.
Mais si les fils d'Aigyptos affirment que, d'après la
loi de cette ville , étant du même sang, vous êtes sous
leur main , qui les réfutera ? 11 est donc nécessaire de
leur opposer vos propres lois , si vous désirez prouver
qu'ils n'ont aucun droit sur vous.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Strophe III.
Que je ne sois jamais soumise à ces hommes! Plutôt
fuir sous les astres , à travers les mers, ces noces odieu-
ses ! Mais tu prendras la Justice pour compagne , et tu
jugeras ainsi que le veut la majesté des Dieux
LE ROI PÉLASGOS.
La cause n'est pas facile à juger. Ne me prends pas
pour juge. Je te l'ai dit déjà , même si j'en avais le pou-
voir, je ne déciderais rien sans le peuple , de peur qu'il
me dise un jour, si quelque malheur arrivait : — Pour
avoir honoré des étrangères, tu as perdu ta ville.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Antistrophe III.
Zeus pèse ma cause et décide selon l'équité entre mes
70
LES SUPPLIANTES.
proches et moi. Il dispense le châtiment aux mauvais et
a justice aux bons. Puisque tout est encore en suspens,
pourquoi ne fais-tu pas ce qui est juste?
LE ROI PÉLASGOS.
Semblable au plongeur dont l'œil lucide ne doit pas
être troublé par le vin , il me faut descendre dans une
profonde réflexion, afin que tout se concilie heureuse-
ment, sans danger pour la ville et pour moi-même, et
sans attirer la guerre et la vengeance ; il me faut ne point
vous livrer, vous qui êtes assises aux autels des Dieux ,
et ne point offenser le Dieu vengeur, terrible à tous,
qui, même dans le Hadès , ne lâche point les morts. Ne
dois-je pas, selon vous, m'inquiéter de ce souci sau-
veur?
LE CHŒUR DES DAN AÏ DES.
Strophe I.
Aie ce souci et sois pour nous, comme il est juste,
un protecteur bon et miséricordieux. Ne me perds pas,
fugitive, chassée de la terre natale par une violence
impie.
Antistrophe 1.
Ne souffre pas que je sois arrachée, à tes yeux, des
autels de tant de Dieux, telle qu'une proie. O toi qui
possèdes toute la puissance sur cette terre, songe à l'in-
solence de ces hommes et préserve-moi de leur colère.
LES SUPPLIANTES. 7I
Strophe II.
Ne souffre pas que, suppliante, je sois arrachée des
images des Dieux contre tout droit et toute justice,
telle qu'une jument entraînée, saisie par mes bandelettes
aux couleurs variées et par mes vêtements.
Antistrophe IL
Sache que, selon ce que tu décideras, il en arrivera
autant à tes enfants et à ta demeure. Songe dans ton
esprit que telle est la juste loi de Zeus.
LE ROI PÉLASGOS.
Je le pense aussi. Tout se réduit à cela. Avec les Dieux
ou avec les persécuteurs de ces femmes c'est une guerre
terrible, de toute nécessité. Les clous sont tous fixés
dans la nef, et celle-ci glisse sur les rouleaux. Nulle fin
à tout ceci sans tourment. Richesses enlevées, demeures
dévastées, les plus grandes calamités sont suivies d'une
plus grande abondance, si Zeus, qui dispense les biens,
le veut ainsi. Si la langue a parlé d'une façon inoppor-
tune, des paroles peuvent adoucir ceux que des paroles
ont douloureusement offensés. Afin que le sang de mes
proches ne soit pas versé , il me faut offrir à tous les
Dieux de nombreux sacrifices et de nombreuses victimes,
remèdes de toute calamité. Certes, je voudrais être déli-
vré de cette guerre. J'aime mieux ignorer les maux que
les éprouver. Puisse, contre mon espérance, ceci avoir
une heureuse fin 1
l LES SUPPLIANTES.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Écoute mes dernières paroles.
LE ROI PÉLASGOS.
J'écoute, parle, rien ne m'échappera.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
J'ai des ceintures qui retiennent mes vêtements.
LE ROI PÉLASGOS.
Certes. Cela convient aux femmes.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Sache donc qu'il y a là pour nous une aide excellente.
LE ROI PÉLASGOS.
Explique-toi. Que signifient ces paroles?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Si tu ne nous promets rien de certain...
LE ROI PÉLASGOS.
De quelle aide te seront ces ceintures?
LES SUPPLIANTES. 7^
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Elles serviront à parer ces images d'ornements nou-
veaux.
LE ROI PÉLASGOS.
Tu parles en énigmes. Dis-moi comment.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Nous nous pendrons aussitôt à ces Dieux.
LE ROI PÉLASGOS.
J'ai entendu tes paroles. Elles frappent mon esprit
d'horreur.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Tu as compris. Je me suis expliquée plus clairement,
LE ROI PÉLASGOS.
Pour mille raisons ces difficultés sont inextricables.
L'abondance des maux m'écrase comme un torrent. Je '
suis submergé par une mer furieuse d'immenses cala- \
mités, et il n'y a point de porta mes malheurs. En effets )
vous l'avez dit, si je ne vous viens point en aide je com-
mets un crime inexpiable; mais si, devant nos murs, je
range la bataille contre tes proches, les fils d'Aigyptos,
n'est-ce pas un malheur lamentable que, pour des fem-
mes, les hommes ensanglantent la terre ? Cependant il
faut redouter la colère de Zeus qui protège les sup-
74 LES SUPPLIANTES.
pliants , car il est la suprême épouvante des mortels.
Toi donc, vieillard, père de ces vierges, saisis prompte-
ment ces rameaux entre tes bras et porte-les aux autels
de nos autres Dieux, afin que tous les citoyens voient
ces marques de votre arrivée et que ma prière en votre
faveur ne soit pas rejetée, car le peuple se plaît tou-
jours à blâmer ses chefs. En effet , il sera facilement
touché en voyant ces rameaux, et il prendra en haine
l'insolence de vos ennemis , et il sera plus bienveillant
pour vous, car on s'intéresse communément aux plus
faibles.
DANAOS.
Ceci est digne d'actions de grâces sans nombre d'avoir
rencontré un protecteur aussi vénérable; mais donne-
moi des serviteurs et des guides de cette terre, afin que
nous trouvions les demeures et les autels des Dieux qui
protègent la ville et que nous marchions en sûreté, car
notre aspect est étranger, et le Néilos ne nourrit pas
une race semblable à celle d'Inakhos. Il faut craindre
que la confiance attire le danger ; il arrive qu'on tue un
ami par ignorance.
LE ROI PÉLASGOS.
Allez, hommes! L'étranger a bien parlé. Menez-le
vers les autels de la ville et les demeures des Dieux. Dites
brièvement à ceux que vous rencontrerez que vous con-
duisez un marin , suppliant des Dieux.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Tes paroles et tes ordres suffisent pour notre père;
mais quelle sera ma part? Où trouverai-je ma sûreté?
LES SUPPLIANTES. j5
LE ROI PÉLA3G0S.
Laisse ici ces rameaux, marques de ton malheur.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Je les abandonne , confiante en tes paroles et en ta
puissance.
LE ROI PÉLASGOS,
Retire-toi dans ce hois vaste.
LE CHŒUR Dr.', DANAÏDES.
Comment ce bois profane me protégera-t-il?
LE ROI PÉLASGOS,
Nous ne te livrerons pas aux oiseaux de proie.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Mais si c'était à des hommes plus à craindre que des
dragons terribles?
LE ROI PÉLASGOS.
Réponds par un meilleur augure à des paroles de bon
augure.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Ne t'étonne pas que , frappées de terreur, nous man-
quions de patience.
76 LES SUPPLIANTES.
LE ROI PÉLASGOS.
La défiance envers les Rois est sans borne.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Rends-moi la joie par tes paroles et tes actions.
LE ROI PÉLASGOS.
Votre père ne vous laissera pas longtemps seules. Pour
moi , ayant convoqué le peuple qui habite ce pays , je
tenterai de persuader les citoyens de vous être bienveil-
lants et j'enseignerai à votre père ce qu'il faudra dire.
Dans l'intervalle restez ici , et priez les Dieux du pays
que vos désirs s'accomplissent. Moi je vais préparer
tout ceci. Que la persuasion et la fortune me fassent
réussir 1
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Strophe 1.
Roi des Rois, le plus heureux des Bienheureux , Force
très-puissante des Puissants, très-riche Zeus, écoute,
exauce mes prières ! Détourne l'insolence de ces hommes
que tu hais avec justice, abîme dans la mer pourprée
leur nef aux noirs rameurs.
Antistrophe I.
Regarde avec bienveillance cette race antique de jeu-
nes filles issue d'une femme que tu as aimée. Souviens-
LES SUPPLIANTES. 77
toi d'Iô , que tu touchas de la main, et par laquelle
nous nous glorifions d'appartenir à cette terre où nous
sommes.
Strophe IL
Nous marchons dans les pas antiques, dans les pâtu-
rages fleuris de notre mère, dans la grasse prairie d'où
lô, harcelée parle taon, s'enfuit, vagabonde et furieuse,
à travers d'innombrables races mortelles. Deux fois, de
la terre à la terre opposée , elle traversa le détroit qui
porte son nom.
Antistrophe II.
De la Phrygia, riche en troupeaux, à travers la terre
d'Asia, elle parcourut Teuthras, ville des Mysiens, et
les vallées Lydiennes, et les monts Kilikiens, et les
contrées Pamphyliennes, et les fleuves au cours sans fin,
et la terre de la richesse , et la terre féconde en fruits
d'Aphrodita.
Strophe III.
Harcelée par l'aiguillon du Bouvier ailé, elle parvint
au bois florissant de Zeus, au pâturage fécondé par les
neiges fondues et que parcourt la force de Typhon, aux
eaux du Néilos, vierges de maladies; mais elle était
toujours furieuse, en proie aux douleurs cuisantes de
l'implacable Hèra.
Antistrophe III.
Et les vivants qui habitaient cette terre eurent l'esprit
saisi par la pâle terreur, quand ils virent cette bête
étrange, tenant de la race humaine et de la brute, moitié
yS LES SUPPLIANTES.
femme et moitié vache, et ils restaient stupéfaits devant
ce prodige. Et alors, quel fut celui qui apaisa lô vaga-
bonde et misérablement harcelée par le taon?
Strophe IV.
Zeus, le Roi éternel. La violence du tourment cessa par
la puissance et par le souffle divins, et l'amertume lamen-
table des larmes s'apaisa, et, recevant très-véritable-
ment le faix de Zeus, elle enfanta un illustre fils.
Antistrophe IV.
Qui devait être très-heureux pendant une longue vie.
Et toute la terre cria : — Cet enfant est vraiment de
Zeus! Qui, en effet, eût réprimé les ruses furieuses de
Hèra? Ceci est l'œuvre de Zeus; et qui dira que nous
sommes la race issue d'Epaphos dira la vérité.
Strophe V.
Quel autre parmi les Dieux invoquerais-je plus juste-
ment.-' C'est le Père, la source de toute génération, le
maître par sa propre puissance, le créateur des choses
antiques, le très-bienveillant Zeus!
Antistrophe V.
Il n'y a point de puissance au-dessus de la sienne, nul
ne siège au-dessus de lui, nul n'e^t respecté par lui. Ce
qu'il dit s'accomplit aussitôt, ce qu'il pense est réalisé
sans retard.
LES SUPPLIANTES. 79
Ayez bon courage, enfants! Les citoyens nous sont
propices. Le peuple a décidé et décrété.
LE CHŒUK DES DANAÏDES.
Salut! ô vieillard, le plus cher des messagers 1 Mais
dis-nous quel décret a été rendu, et de quel côté le peu-
ple a levé le plus de mains.
DANAOS.
Il a plu aux Argiens de ne point se diviser, et mon
vieux cœur en a rajeuni, car l'Aithèr s'est hérissé des
mains droites levées de tout le peuple, et il a été décrété
unanimement que nous pourrions habiter cette terre en
liberté, à l'abri des outrages de tous les mortels, et que
ni citoyens, ni étrangers ne pourraient nous emmener en
servitude comme une proie. De plus, si quelque citoyen
ne nous venait point en aide contre la violence, il serait,
par sentence du peuple, privé du droit de cité et con-
damné à l'exil. Telle est la résolution que le Poi des Pé-
lasges a fait prendre en notre faveur, annonçant la
grande colère de Zeus , protecteur des suppliants, et que
la ville ne resterait pas longtemps debout, deux fois
souillée par son droit abandonné et par l'outrage à l'hos-
pitalité, source intarissable de calamités. Et le peuple
argien, l'ayant entendu, et sans attendre la voix du hé-
raut, décréta, à mains levées, que les choses seraient
ainsi. Le peuple des Pélasges a écouté favorablement
ces paroles faites pour persuader, et Zeus a exaucé nos
désirs.
80 LES SUPPLIANTES.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Faisons pour les Argiens des vœux heureux, pour
prix de leur bienveillance. Que Zeus hospitalier reçoive
ces paroles sincères de la bouche de ses hôtes ! Que nos
prières soient ainsi exaucées jusqu'à la fin sans empêche-
ment.
Strophe I.
Et maintenant, Dieux nés de Zeus, écoutez les prières
que nous répandons pour cette race. Que jamais, au mi-
lieu des clameurs tumultueuses, la ville pélasgienne ne
soit dévorée par le feu ! Que le farouche Ares fauche les
mortels en d'autres campagnes! Car ils ont eu pitié de
notre misère, en nous sauvant par leur bienveillante
sentence , car ils ont respecté ce troupeau lamentable, les
suppliantes de Zeus !
Antistrophe I.
Ils n'ont point jugé en faveur des hommes et méprisé
le droit des femmes; mais ils ont regardé le divin Ven-
geur, la Sentinelle qu'on ne peut tromper, Celui que nulle
demeure n'a vu debout sur son toit sans qu'il ne s'écrou-
lât ! car il se pose lourdement. Ils ont respecté leurs
parentes, suppliantes de l'illustre Zeus; c'est pourquoi
sur les autels purs ils apaiseront les Dieux.
Strophe II.
A l'ombre de ces rameaux suppliants mon vœu s'envo-
lera pour leur récompense. Que jamais la contagion
LES SUPPLIANTES. 8l
ne dépeuple la ville de ses citoyens, que jamais la
sédition n'ensanglante la terre de meurtres domestiques,
que la fleur de la jeunesse ne soit point cueillie, que
l'amant d'Aphrodita, le fléau des mortels, Ares, ne
tranche pas cette fleur !
Antistrophe IL
Que les autels brûlent, entourés de sacrificateurs véné-
rables, afin que la Chose publique prospère I Qu'ils
honorent le grand Zeus , le très-grand Dieu hospitalier,
qui, par la loi antique, a établi les Destinées! Prions
pour que toujours, ici, les générations se multiplient et
pour qu'Artémis Hékata protège l'accouchement des
lemmes.
Strophe III.
Que jamais le carnage ne se rue ici, tuant les guerriers,
saccageant la ville, ennemi des Chœurs et de la Kithare,
et n'y déchaîne tout armé le lamentable Ares au milieu
des clameurs publiques ! Que l'horrible essaim des mala-
dies s'abatte loin de la vigueur des guerriers, et que le
Lykien Apollon soit toujours favorable à toute cette jeu-
nesse!
Antistrophe III.
Que Zeus, en toute saison, entr'ouvre la terre pour
une abondante fécondité! Que les troupeaux paissants
enfantent partout d'innombrables petits, et que chacun
soit comblé de biens par les Dieux! Que les Muses, les
divines Chanteuses, accordent leurs voix, et que le son
de la Lyre s'unisse harmonieusement au son de leurs
bouches sacrées!
6
8a LES SUPPLIANTES.
Strophe JV.
Que le peuple qui commande dans la ville, gardien de
l'intérêt commun, observe équitablement les droits de la
cité ! Qu'il se montre conciliant avec les étrangers avant
d'armer Ares, et qu'ils lui rendent justice avant d y être
contraints!
Antistrophe IV.
Que les Argiens honorent toujours les Dieux de ce
pays par des offrandes de lauriers et par des hécatombes,
selon la coutume de leurs pères I Le respect des parents
est, en effet, le troisième parmi les préceptes de la très-
vénérable Thémis!
DANAOS.
Je loue ces sages vœux, chères filles; mais ne vous
épouvantez pas d'entendre votre père vous annoncer des
nouvelles inattendues. De cette hauteur qui vous a reçues
suppliantes je vois une nef. Elle est bien reconnaissable;
je ne me trompe pas. Voici les manœuvres et les voiles.
La proue est tournée de ce côté, n'obéissant que trop
au gouvernail qui, de la poupe, la dirige, car cette nef
ne nous est point amie. Les marins sont déjà visibles
avec leurs membres noirs sous leurs vêtements blancs.
Voici qu'on aperçoit nettement tout le reste de la flotte;
mais la nef qui marche en tête des autres a replié ses
voiles et s'avance à force d'avirons. Il vous faut être cal-
mes et prudentes et ne pas oublier de prier les Dieux
dans ce danger. Pour moi, je reviendrai bientôt avec les
protecteurs qui nous prêtent leur aide.
LES SUPPLIANTES. OJ
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Peut-être un héraut ou un chef viendra nous réclamer
et voudra nous emmener en servitude.
DANAOS.
Ils n'en feront rien ; n'ayez aucune crainte d'eux.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Cependant, si nous tardons à être secourues, le mieux
est de nous en remettre à l'aide de ces Dieux,
DANAOS.
Ayez bon courage. Au temps, au jour marqué, le
mortel qui a offensé les Dieux en reçoit le châtiment.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Strophe I.
Père ! je tremble que ces nefs qui volent rapidement
n'arrivent en peu d'instants. La terreur me saisit. M
faudra-t-il recommencer à fuir épouvantée? Père, j
meurs de crainte.
DANAOS.
Puisque le décret des Argiens a été ratifié par leurs
suffrages, ayez une ferme espérance; ils combattront
pour VOUS, mes filles, j'en suis certain.
84 LES SUPPLIANTES.
LE CHŒUR DES DANAÏUES.
Antistrophe I.
La race d'Aigyptos est funeste , farouche et insatiable
de combat. Mais je le dis à qui le sait. Poussés par leur
fureur, ils ont navigué sur leurs nefs solides et sombres,
avec cette noire et grande armée.
Mais ils rencontreront ici de nombreux bras exercés à
la pleine chaleur du jour.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Strophe II.
Ne me laisse pas seule ici, je t'en supplie, Père! une
femme seule est sans force; Ares lui manque. Ceux-ci,
rusés et impurs tels que des corbeaux, ne respectent
point la sainteté des autels.
D ANAOS.
Ceci nous servira, enfants, si les Dieux les détestent
autant que vous les haïssez.
LE CHŒUR DES DANAÏDES
Anlistrophe //.
Ni lesttidents,ni ces sanctuaires divins révérés par nous
LES SUPPLIANTES. 85
n'arrêteront leur main. Ils sont trop féroces, trop gonflés
d'impiété et de violence. Impudents comme des chiens,
ils n'écouteront point les Dieux.
D ANAOS.
Mais on dit que les loups sont plus forts que les chiens,
et que le fruit du papyros n'en vaut pas l'épi.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Semblables à des bêtes fauves, impies et farouches, ils
ont l'âme furieuse, et il faut redouter leur violence.
DAN AOS.
La navigation d'une armée navale n'est pas aussi
prompte. Il faut trouver un mouillage où l'on puisse fixer
les câbles qui attachent les nefs à la terre. Les pilotes
ne jettent pas sitôt les ancres, surtout quand ils abor-
dent une côte sans port. A l'heure où Hèlios tombe vers
l'ombre, la nuit a coutume d'inspirer des inquiétudes à
un sage pilote. Ainsi cette armée ne débarquera pas en
sûreté avant d'avoir trouvé pour ces nefs un mouillage
auquel on puisse se fier. Pour toi, prends garde, saisie
de terreur, de négliger les Dieux, et implore leur
secours. La ville ne se plaindra pas de votre messager,
car, bien que je sois vieux, la parole ni la prudence ne
me manquent.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Strophe I.
O terre montueuse , justement vénérable, qu'allons-
86 LES SUPPLIANTES.
nous souflfrir? Où fuir sur la terre d'Apis, où trouver
quelque part une caverne? Que ne puis -je, noire fumée,
m'approcher des nuages de Zeus et disparaître! Je m'a-
néantirais comme une poussière qui s'envole sans ailes!
Antistrophe I.
Je n'ai plus de courage, si je ne prends la fuite. Mon
cœur sombre est saisi d'épouvante. Cette retraite choisie
par mon père me perdra. Je meurs de crainte. J'aimerais
mieux subir la destinée fatale, suspendue à ce lacet,
que de sentir un de ces hommes odieux me saisir avec
violence. Que je sois morte plutôt, et qu'Aidés me com-
mande !
Strophe IL
Qui me donnera une demeure aérienne où les nuées
pluvieuses deviennent de la neige, un rocher âpre , es-
carpé, inaccessible aux chèvres, solitaire, fréquenté des
vautours, et d'où je puisse me précipiter avant de subir
ces noces détestées?
Antistrophe II.
Ensuite je ne refuserai pas de servir de pâture aux
chiens et aux oiseaux carnassiers de ce pays. La mort
me délivrera de mes maux lamentables; que la mort
m'arrive avant le lit nuptial! Quel autre libérateur de ces
noces pourrais-je trouver?
Strophe III.
Élevez vos voix lugubres vers l'Ouranos , poussez des
LES SUPPLIANTES. 87
chants suppliants vers les Dieux, qui m'obtiennent leur
aide et me délivrent. Père, vois les desseins de nos enne-
mis, toi qui n'aimes pas à contempler de tes yeux sévè-
res les actions violentes. Sois favorable à tes suppliantes,
Maître de la terre , très-puissant Zeus !
Antistrophe III.
L'orgueilleuse race d'Aigyptos, cette race farouche qui
me poursuit et me presse dans ma fuite, veut me saisir
avec violence. Mais toi , Zeus , tu tiens le fléau de la
balance , et les mortels ne font rien sans toi !
Oh ! oh ! oh ! Ah I ah ! ah ! Voici un ravisseur, sorti
des nefs, qui me poursuit à terre 1 Auparavant, ô ravis-
seur, meurs! Ah! ah! ô Dieux! de nouveau je pousse
des cris lamentables. Voici le commencement des misères
et des violences que je vais subir. Hélas! hélas! secours
promptement des jeunes filles fugitives. Nos ennemis
jettent des clameurs terribles sur les nefs et sur le rivage.
O Roi, protége-nous!
LE HÉRAUT.
Hâtez-vous! marchez promptement vers la nef.
LE CH(BUR DES DANAÏDES.
Eh bien ! arrachez nos cheveux , frappez-nous , coupez
notre tête toute sanglante !
LE HÉRAUT.
Promptement, misérables! à la nefi et ensuite à tra-
88 LES SUPPLIANTES
vers les flots salés ! Obéis à mes ordres sans réplique
et au fer de ma lance. Je te pousserai sanglante dans la
nef, où tu resteras gisante. Cède à la violence. Point de
résistance insensée.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Hélas, hélas!
LE HÉRAUT.
Marche vers la nef, laisse ces autels; ils ne sont point
honorés par les hommes pieux.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Qu'elle ne me revoie jamais, l'onde nourricière du
Néilos qui rajeunit le sang des mortels ! Sur cette utrrre
sacrée, vieillard, je suis sortie d'une très-antique race.
LE HÉRAUT.
A la nef! à la nef! marche promptement, que tu le
veuilles ou non. Entraînées de force, allons! marchez
vers la nef, avant que je vous frappe de mes poings,
misérables!
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Strophe I.
Hélas! hélas! que n'as -tu péri misérablement dans le
gouffre de la mer, jeté, au milieu des vastes tempêtes,
contre le cap Sarpèdonien !
LES SUPPLIANTES. 89
LE HÉRAUT.
Crie, lamente-toi, invoque les Dieux! tu n'éviteras
pas la nef aigyptienne. Lamente-toi, pousse des gémis-
sements plus amers que toutes les douleurs, nomme-toi
Lamentation !
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Antistrophe I.
Hélas , hélas ! L'outrage aboie sur le rivage ! Tu vomis
l'eau amère, toi qui me parles ! Que le grand Néilos t'en-
gloutisse, orgueilleux, toi et ton arrogance !
LE HÉRAUT.
Je vous ordonne de gagner la nef qui appuie sa proue
au rivage. Allons, promptementetsans retard! sans quoi
je vais vous y traîner violemment par les cheveux!
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Strophe IL
Hélas, hélas! Père! Le secours divin ne m'a pas sauvée
du malheur. Comme une araignée qui m'enveloppe, voilà
le songe noir! ô Dieux, ô Dieux! Terre, ma mère! Terre,
ma mère! détourne ces clameurs terribles. O Roi! fils
de Gaia, ô Zeus!
LE HÉRAUT.
Je ne crains pas les Dieux de cette terre. Ils n'ont
90 LES SUPPLIANTES.
point nourri mon enfance et ils ne me conduiront pas à
la vieillesse.
LE CHŒUR DES DANAIDES.
Antistrophe IL
Voici que ce serpent à deux pieds est plein de rage
près de moi, et veut me mordre comme une vipère.
O Dieux! ô Dieux! Terre, ma mère! Terre, ma mère!
détourne ces clameurs terribles. O Roi! fils de Gaia, ô
Zeus!
LE HÉRAUT.
Celle qui, n'obéissant pas à mes paroles, ne marcheia
point vers la nef, ne tardera pas à voir ses vêtements en
pièces.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Strophe III.
Hélas! ô chefs et princes de la ville, je succombe!
LE HÉRAUT.
Vous verrez bientôt plusieurs princes, les fils d'Aigyp-
tos. Croyez-moi , vous ne manquerez point de maîtres.
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Antistrophe III,
Nous périssons, ô Roi! nous succombons!
LES SUPPLIANTES. 91
LE HÉRAUT.
Vous allez être traînées d'ici par les cheveux, puisque
vous n'obéissez pas à mes paroles.
LE ROI PELASGOS.
Et toi , que veux-tu? Pourquoi outrages-tu de ton inso-
lence la terre des hommes Pélasgiens. Pensais-tu arriver
dans une ville de femmes? Tu n'es qu'un barbare, et tu
oses te jouer des Hellènes! Pour tant oublier, ton esprit
est troublé, certes.
LE HÉRAUT,
Qu'ai-je donc fait ici contre la justice?
LE ROI PÉLASGOS.
Étranger toi-même, tu ne sais ce qui est dû à des
hôtes.
LE HÉRAUT.
Comment ne le saurais-je pas? Je reprends ce que j'ai
perdu.
LE ROI PÉLASGOS.
A quels proxènes de ce pays as-tu parle?
QZ LES SUPPLIANTES.
LE HERAUT.
A Hermès , au très-grand proxène et chercheur.
LE ROI PELASGOS.
Tu te recommandes des Dieux et tu les outrages!
LE HERAUT.
Je ne respecte que les Daimones du Néilos.
LE ROI PELASGOS.
A t'entendre , tu ne comptes pour rien les Dieux de
cette terre ?
LE HERAUT.
J'emmènerai celles-ci, à moins qu'on me les arrache.
LE ROI PELASGOS.
Tu gémiras, si tu les touches, et promptement.
LE HERAUT.
J'entends une parole qui n'est pas hospitalière.
LE ROI PELASGOS.
Ceux qui outragent les Dieux ne sont pas mes hôtes.
LES SUPPLIANTES. û3
LE HÉRAUT.
Viens ! tu diras cela aux fils d'Aigypto.s.
LE ROI PÉLASGOS.
C'est un souci qui m'inquiète fort peu.
LE HÉRAUT.
Mais, afin que je puisse leur parler clairement, car il
convient qu'un héraut soit un messager fidèle , que leur
dirai- je? Comment leur annoncerai-je que je reviens sans
cette troupe de jeunes filles, leurs parentes? Ares ne
jugera point cette affaire à l'aide de témoins, d'argent et
d'amende. Avant la fin, beaucoup de guerriers tombe-
ront , et il y aura beaucoup de morts.
LE ROI PÉLASGOS.
Il n'est point nécessaire que tu saches mon nom. Tes
compagnons et toi vous le connaîtrez assez avec le
temps. Si celles-ci le veulent bien, tu les emmèneras de
leur plein gré, les ayant persuadées par des paroles res-
pectueuses. En effet , la Ville a décidé, par les suffrages
unanimes du peuple , que ces jeunes filles ne seraient ni
enlevées par violence, ni livrées contre leur gré. Cette
sentence a été fixée par un clou solide, afin de rester
inébranlable. Elle n'a point été inscrite sur des tables
d'airain, ni enfermée en un livre, mais tu l'entends hau-
tement de la bouche d'un homme libre. Va 1 ôte-toi
promptement de mes yeux.
^ LES SUPPLIANTES.
LE HERAUT.
Alors, tu sauras que c'est la guerre. La force et la vic-
toire resteront aux hommes.
LE ROI PÉLASGOS.
Vous en trouverez, des hommes, parmi ceux de ce
pays, et qui ne sont pas buveurs de vin d'orge. Pour
vous, avec vos chères compagnes, entrez d'un cœur
ferme dans la ville bien fortifiée, entourée de tours pro-
fondément assises. Il y a là de nombreuses demeures
publiques, et j'ai moi-même largement bâti la mienne.
Il est agréable d'habiter d'heureuses demeures avec un
grand nombre de compagnons; mais, si cela vous plaît
mieux , il vous sera permis d'habiter des demeures par-
ticulières. Choisissez ce qui vous sera le plus agréable.
Moi, je serai votre protecteur, avec tous les citoyens qui
ont pris cette résolution. Pourquoi chercheriez-vous des
appuis plus dignes de confiance ?
LE CHŒUR DES DANAÏDES.
Sois comblé de biens pour tant de bienfaits, divin Roi
des Pélasges! Mais, dans ta bonté, envoie ici notre père
courageux, Danaos, notre prévoyant conseiller. Sa pru-
dence est meilleure pour décider quelles demeures et
quel lieu nous devons choisir. Chacun est prêt à blâmer
des étrangers. Que tout arrive donc pour le mieux.
LE ROI PÉLASGOS.
Vous serez reçues avec des paroles de bienveillance et
LES SUPPLIANTES. q5
de joie par les citoyens de cette terre. Et vous , chères
servantes , suivez chacune , pas à pas , celle des filles de
Danaos qu'il vous aura désignée.
DANAOS.
O enfants! il faut que vous fassiez des vœux et des
sacrifices et que vous versiez des libations aux Argiens
comme à des Dieux olympiens , puisqu'ils nous ont
sauvés sans hésiter. Ils ont écouté avec une grande
faveur ce que j'ai fait contre nos cruels parents, et ils
m'ont donné ces compagnons et ces gardes afin de
m'honorer et pour que je ne fusse pas frappé par sur-
prise d'un trait mortel, ce qui eût été pour cette terre
une souillure éternelle. Après tout ceci il convient que
vous leur rendiez grâces et que vous les honoriez plus
que moi-même. Gardez cette parole dans votre mémoire
avec tous les autres sages conseils de votre père : le temps
seul montre ce que valent des inconnus. Chacun a une
langue médisante contre l'étranger, et ses paroles exci-
tent aisément les malveillants. Je vous avertis donc de
ne point me couvrir de honte, puisque vous possédez la
jeunesse qui charme les hommes. La belle maturité est
difficile à garder : les bêtes fauves et les hommes, ce qui
vole et ce qui rampe, tous l'entourent d'embûches. La
beauté des fruits mûrs les fait cueillir et ne donne
point de vains désirs. Ainsi chaque passant lance de ses
yeux le trait du désir sur la beauté et le charme des
jeunes filles. Ne nous attirons point ces malheurs que
nous avons évités par notre navigation sur la grande mer.
Ce serait une honte pour nous et une joie pour nos en-
nemis. Deux demeures nous sont offertes : celle de
Pélasgos et celle de la Ville, et toutes deux sans lien
96 LES SUPPLIANTES.
payer, ce qui est avantageux. Cependant, gardez les
conseils de votre père, puisque vous possédez l'honnê-
teté, qui est un bien plus cher que la vie.
LE CHŒUR DES DANA ÏD ES.
Le reste aux Dieux Olympiens 1 Mais rassure-toi , Père,
au sujet de ma jeunesse. A moins d'un nouveau conseil
des Dieux, je ne quitterai pas le chemin que j'ai déjà
parcouru.
Strophe I.
Allons, célébrez par vos chants les Dieux heureux
protecteurs d'Argos, vous qui habitez la ville et les bords
de Tantique fleuve Erasinos ! vous qui marchez avec
nous, chantez! Célébrons la ville des Pélasges et ne son-
geons plus à honorer de nos louanges le cours du Néilos.
Antistrophe I.
Chantons plutôt les fleuves qui versent sur cette terre
l'abondance de leurs eaux et réjouissent le sol à l'aide
de leurs limons fertiles. Que la chaste Artémis regarde
notre troupe malheureuse, et que les noces de Kythérè,
si elles nous arrivent, ne nous soient point infligées,
car ceci nous serait odieux.
Strophe IL
Nous ne méprisons point la bienveillante Kypris, car,
avec Hèra , elle possède la plus grande puissance auprès
de Zeus. On l'honore, la subtile Déesse, source des biens
vénérables. Le Désir et la douce Persuasion, à qui rien
LES SUPPLIANTES. 97
ne résiste, sont les compagnons de leur chère mère:
mais c'est à Harmonia que la Moire a donné le langr.ge
charmant d'Aphrodita et les entretiens amoureux.
Antistrophe II.
Je redoute les vents qui chassent les exilées , les dou-
leurs cruelles et les guerres sanglantes. Pourquoi nos
rapides persécuteurs ont-ils accompli une si prompte
navigation ? Que ce que la Destinée a voulu arrive donc !
La pensée de Zeus est infinie et inévitable. Que nous
puissions au moins finir par des noces semblables à cel-
les de tant d'autres femmes avant nous !
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Grand Zeus ! détourne de nous l'hymen des fils d'Ai-
gyptos !
SECOND DEMI-CHŒUR.
Ceci serait pour le mieux; mais tu supplies un Dieu
inexorable.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
N'ignores-tu pas les choses futures?
SECOND DEMI-CHŒUR.
Pourquoi vouloir pénétrer l'immense pensée de Zeus.'
Faites des vœux moins grands.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Pourquoi me donnes-tu ce conseil ?
98 LES SUPPLIANTES.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Crains de pénétrer les choses divines.
PREMIER DEMI-CHŒUR
Que le Roi Zeus détourne de moi les noces odieuses de
cet homme que je fuis, lui qui délivra lô de son mal, en
la caressant heureusement de la main, et, par une douce
violence, créa ainsi notre race!
SECOND DEMI-CHŒUR.
Qu'il accorde la victoire aux femmes! Que chacun ait
sa part de bien et de mal , et que , par mes prières , la
Justice obtienne sa récompense légitime de la volonté
tutélaire des Dieux!
Fin des Suppliantes.
m
LES SEPT CONTRE THÈBA
III
LES SEPT CONTRE THÈBA
Étéoklès.
L'Éclaireur
Le Messager.
Le Héraut.
Ismènè.
Antigonè.
Le Chœur des Vierges.
ÉTÉOKLÈS.
)OMMEs de Kadmos, il doit parler selon le
'temps, celui qui veille sur la chose publi-
que, à la poupe de la Ville, tenant la barre
.et défendant ses paupières contre le som-
meil. En effet, si nous agissons bien, c'est à un Dieu
que nous le devons; mais, si quelque malheur ar-
rive, — que cela ne soit pas ! — Étéoklès seul sera en
proie aux mille clameurs de la Ville et aux accusations
102 LES SEPT CONTRE THEBA.
tumultueuses des citoyens. Que Zeus Préservateur, digne
de ce nom , vienne en aide à la ville des Kadméiones !
Maintenant , il faut que chacun de vous, celui qui est
encore dans la fleur de la jeunesse et celui qui est mûr
par les années, montre l'accroissement de ses forces et
fasse tout pour défendre , comme il est juste , la Ville et
les autels de nos Dieux , afin que ceux-ci ne soient point
privés de leurs honneurs , et nos enfants, et cette terre
maternelle , notre très-chère nourrice. En effet , c'est
elle qui a porté le poids de votre enfance , tandis que
vous rampiez tout petits sur son sein, et qui vous a nour-
ris pour être des guerriers dévoués et la défendre dans
ce danger. Jusqu'à ce jour un Dieu nous a favorisés, et ,
depuis que nous sommes assiégés, la guerre vous a été
bonne par l'aide des Dieux. Mais voici qu'il a parlé , le
divinateur, le berger des oiseaux, qui entend des oreilles
et de l'esprit, sans le secours du feu et par un art infail-
lible , les oiseaux fatidiques. Ce dispensateur d'augures
dit qu'un grand assaut des Argiens se prépare contre la
Ville dans les embûches de la nuit. Donc, tous, hâtez-
vous aux créneaux et aux portes des murailles. Armés,
couverts de cuirasses, debout sur le faîte des tours, au
seuil des portes , soyez fermes et ne craignez point la
foule des assiégeants. Un Dieu nous donnera le dessus.
J'ai envoyé des espions et des éclaireurs du côté de l'en-
nemi. Je suis certain qu'ils ne se tromperont point de
route, et, dès que je les aurai entendus, je serai à l'abri
des surprises.
l'éclaireur.
Etéoklès, très-excellent roi des Kadméiones, me voici,
ayant de sûres nouvelles de l'armée ennemie. J'ai vu tous
LES SEPT CONTRE THÈBA. ]o3
leurs préparatifs. Sept guerriers , chefs farouches , rece-
vant dans un noir bouclier le sang d'un bœuf égorgé,
les mains teintes de sang, ont juré par Ares, Ényô et
Phobos altéré de sang , de dévaster la Ville et de ren-
verser la citadelle des Kadméiones parla force, ou de
mourir en arrosant cette terre de leur sang. Puis, de
leurs mains, ils ont suspendu au char d'Adrastos les
souvenirs qui seront envoyés à leurs parents dans leurs
demeures; et ils ont versé des larmes, mais sans nulle
pitié dans leur bouche. Leur âme de fer, ardente et fu-
rieuse, brûlait de la rage de lions qui se jettent les uns
sur les autres. Tu sais sans retard ce qu'ils ont fait. Je
les ai laissés tirant au sort les portes où chacun d'eux
conduirait sa troupe. C'est pourquoi, choisis les meilleurs
guerriers de la Ville, et place-les comme chefs aux seuils
des portes, promptement. Déjà l'armée des Argiens ap-
proche et marche à travers la poussière, et la blanche
écume qui tombe par flocons des naseaux des chevaux
souille la plaine. Mais toi, comme un habile pilote de
nef, fortifie la Ville avant que les tourbillons d'Ares se
ruent. En effet, la mer terrestre des guerriers pousse des
cris. Fais promptement tout ce qu'il faut contre elle.
Moi, je veillerai fidèlement tout le jour, afin que tu
apprennes clairement ce qui se passe au dehors, et que
tu ne sois point surpris.
ÉTÉOKLÈS.
O Zeusl et toi, Gaia! et vous, Dieux protecteurs de la
Ville ! Imprécation, Érinnys toute-puissante de mon père;
ne laissez pas ma ville, prise par les ennemis, détruite
jusque dans ses fondements et, dispersée, elle, où l'on
parle la langue de Hellas, où sont vos demeures fami-
I04 LES SEPT CONTRE THÈBA.
liôres! Que cette Ville, la libre terre de Kadmos , ne soit
jamais soumise au joug de la servitude. Soyez notre sou-
tien. Je vous supplie pour des intérêts qui nous sont
communs, car une ville toujours prospère honore les
Daimones.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Epouvantée , je crie , en proie à de grandes et terribles
afflictions. L'armée se rue hors du camp. L'immense
foule des cavaliers abonde et se précipite. La poussière
aérienne m'apparaît , muet et véridique messager. Le
trépignement des sabots frappant la plaine approche et
vole ; il retentit comme l'irrésistible torrent qui roule du
haut des montagnes.
Hélas, hélas! Dieux et Déesses, détournez le malheur
qui se rue! L'armée aux boucliers blancs, avec une cla-
meur qui franchit nos murailles, s'avance en ordre de
bataille et se jette impétueusement sur la Ville. Qui
donc nous protégera ? Qui nous viendra en aide, des Dieux
ou des Déesses? Devant laquelle des images des Daimo-
nes me prosternerai-je ? O Bienheureux , honorés de
sièges splendides, c'est l'instant suprême où nous devons
embrasser vos images! Que tardons-nous, nous qui
gémissons si profondément? Entendez-vous, ou n'en-
tendez-vous pas le bruit strident des boucliers? Quand
donc, si ce n'est maintenant, suppherons-nous avec des
voiles et des couronnes?
Je suis épouvantée de ce bruit. Ce n'est certes pas le
son d'une seule lance. Que feras-tu? Abandonneras-tu
celte terre, ô Ares, antique enfant de ce sol? O Dieu,
qui resplendis d'un casque d'or, regarde, regarde la Ville
LES SEPT CONTRE THÈBA. Io5
que tu as tant aimée autrefois ! Dieux, protecteurs de
cette terre , venez, venez tous! Voyez cette troupe de
vierges qui vous supplient de détourner d'elles la servi-
tude. En eflFet, autour de la Ville, le flot des guerriers aux
casques à crinières , la tempête furieuse d'Ares retentit.
Et toi, Zeus, Père universel, repousse au loin l'assaut
de nos ennemis; car les Argiens enveloppent la Ville de
Kadmos, et la terreur des armes et les freins dans la
bouche des chevaux crient le carnage. Les sept chefs
farouches de l'armée ennemie , resplendissants de l'éclat
des armes, chacun à l'endroit marqué parle sort, sont
debout aux sept portes.
Et toij fille de Zeus, amie du combat, sois la protec-
trice de la Ville, ô Pallas! Et toi, Roi hippique, maître
de la mer, qui frappes les flots de ton trident, Poséidon,
délivre-nous, délivre-nous de nos terreurs! Et toi, ô
Ares! hélas, hélas! protège ouvertement la citadelle de
Kadmos !
Et toi, Kypris, aïeule de notre race, détourne le mal-
heur loin de nous, qui sommes issues de ton sang. Nous
voici devant toi , invoquant l'aide des Dieux par nos
prières suppliantes.
Et toi , Roi des loups , tueur de loups , sois la ruine de
l'armée ennemie! Et toi, fille de Lato, bande bien ton
arc, chère Artémis!
Ah! ah! j'entends le retentissement des chars autour
de la Ville , ô puissante Hèra ! Les moyeux crient lugu-
brement autour des essieux, chère Artémis!
Ah ! ah ! L'aithèr est hérissé de lances furieuses. Quelle
destinée notre Ville va-t-elle subir? Qu'arrivera-t-il .?
Qu'ont décidé les Dieux? Ah ! ah !
La pluie des pierres se rue sur les hauts créneaux, ô
cher Apollon ! Le bruit des boucliers recouverts d'airain
I06 LES SEPT CONTRE THÈBA.
retentit aux portes , et le signal sacré du combat est parti
de Zeus.
Et toi, bienheureuse reine Onka, hors les murs, pro-
tège la Ville aux sept portes I
Strophe.
O vous, Dieux tout-puissants, Dieux et Déesses, su-
prêmes gardiens de cette terre , ne livrez pas la Ville à
cette armée étrangère , pour être dévastée par la guerre.
Entendez les justes prières des vierges suppliantes!
At7tistrophe.
O chers Daimones, protecteurs de la Ville , montrez
que vous l'aimez, que vous avez le souci des autels
publics et que vous les défendez. Souvenez-vous des
nombreux sacrifices Orgiaques célébrés par les citoyens.
ÉTÉOKLÈS.
Je vous le demande, insupportables brutes, détestées
des sages ! se prosterner en hurlant et en criant devant
les images des Dieux qui protègent la Ville, est-ce ce qu'il
y a de mieux à taire pour elle et pour le peuple assiégé?
Plaise aux Dieux que, dans le malheur ou dans la pros-
périté, je n'habite jamais avec aucune femme femelle !
Si la fortune les favorise, leur impudence est intolérable ;
si la terreur les saisit, le mal n'en est que plus grand
pour la Ville et pour la maison. Maintenant, par votre
tumulte et par vos courses insensées, voici que vous avez
jeté le lâche découragement parmi les citoyens et que
vous aidez grandement les forces de l'ennemi. Ainsi, nous
nous déchirons nous-mêmes. C'est ce qui arrive quand
LES SEPT CONTRE THEBA. 1 07
on habite avec des femmes. Mais si quelqu'un n'obéit pas
à mon ordre, homme, femme ou ce qui tient le milieu,
une sentence de mort sera rendue contre eux, et aucun
n'échappera au supplice public de la lapidation. Le souci
de l'homme est que la femme ne se mêle pas de ce qui
se passe au dehors. Si elle reste enfermée dans la demeure,
elle n'est d'aucun danger. As-tu entendu, ou n'as-tu pas
entendu? Parlé-je à une sourde?
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe I.
O cher enfant d'Oidipous, je me suis épouvantée en
entendant le fracas des chars retentissants , tandis que les
moyeux crient en tournant et que les chaînes des freins
durcis au feu sonnent dans la bouche des chevaux, inces-
samment.
ÉTÉOKLÈS.
Quoi donc? Le marin trouve-t-il la voie du salut en
se réfugiant de la proue à la poupe, pendant que la nef
est assaillie par les flots de la mer?
LE CHŒUR DES VIERGES.
Antistrophe 1,
Je suis accourue, me réfugiant auprès des images anti-
ques des Dieux, et confiante en eux, quand le retentis-
sement de cette terrible pluie d'hiver s'est jeté sur nos
portes. Alors , saisie de terreur, j'ai élevé mes supplica-
tions aux Dieux , afin d'obtenir leur aide pour la Ville.
108 LES SEPT CONTRE THÈBA.
ÉTÉOKLÈS.
Les priez-vous pour qu'ils défendent nos murailles
contre la lance des ennemis ?
LE CHŒUR DES VIERGES.
Certes, cela regarde les Dieux.
ÉTÉOKLÈS.
Mais on dit que les Dieux abandonnent une ville prise
d'assaut.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strofhe II.
Puisse, moi vivante, l'assemblée des Dieux ne jamais
l'abandonner! Que je ne voie jamais notre Ville envahie
par l'ennemi et en proie à l'ardent incendie!
ÉTÉOKLÈS
N'amenez pas notre ruine en invoquant les Dieux.
Femmes! l'obéissance est la mère du salut. J'ai parlé.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Antistrophe II.
Mais la puissance des Dieux est au-dessus de tout.
Souvent elle console dans le malheur et chasse de nos
yeux les nuages suspendus des calamités amères.
LES SEPT CONTRE THÈBA. IO9
ÉTÉOKLÈS.
Il appartient aux hommes d'égorger les victimes et de
faire des sacrifices aux Dieux quand l'ennemi approche.
Vous ne devez que vous taire et rester enfermées dans
vos demeures.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe III.
Nous habitons une ville encore invaincue par la pro-
tection des Dieux, et nos murailles noua défendent de la
multitude des ennemis. Pourquoi nous blâmer de notre
piété?
ÉTÉOKLÈS.
Je ne vous blâme point d'honorer la race des Dieux;
mais n'empêchez point les citoyens de courir aux armes.
Restez calmes, et ne vous épouvantez pas hors mesure.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Antistrophe III.
Quand j'ai entendu ce fracas soudain, saisie de terreur
je me suis réfugiée dans cette citadelle, retraite véné-
rable.
ÉTÉOKLÈS.
Maintenant, si vous entendez parler de morts et de
blessés, ne vous répandez pas en lamentations sur eux,
car Ares se repaît du carnage des vivants.
IIO LES SEPT CONTRE THEBA.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Ah! j'entends le hennissement des chevaux!
ÉTÉOKLÈS.
Entendez-le, mais gardez-vous de l'entendre tropl
LE CHŒUR DES VIERGES.
La citadelle gémit dans ses fondements, enveloppée
d'ennemis.
ÉTÉOKLÈS.
C'est à moi de m'en occuper.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Je meurs d'épouvante ; le bruit s'accroît aux portes.
ÉTÉOKLÈS.
Ne vous tairez-vous point? N'en dites rien dans la
Ville.
LE CHŒUR DES VIERGES.
O VOUS tous , ô Dieux , ne livrez pas nos murailles!
ÉTÉOKLÈS.
Misérables! ne vous tairez-vous pas?
LES SEPT CONTRE THEBA- m
LE CHŒUR DES VIERGES
O Dieux de la Ville , gardez-nous d'être réduites en
servitude !
ÉTÉOKLÈS.
C'est VOUS qui nous réduirez en servitude, moi et toute
la Ville.
LE CHŒUR DES VIERGES.
O Zeus tout-puissant, lance ton trait contre nos
ennemis !
ÉTÉOKLÈS.
O Zeus, pourquoi as-tu créé cette race de femmes 1
LE CHŒUR DES VIERGES.
Nous serons aussi misérables que les hommes, si la
Ville est prise.
ÉTÉOKLÈS.
Encore des cris de mauvais augure en embrassant ces
images des Dieux!
LE CHŒUR DES VIERGES.
L'épouvante et la terreur égarent ma langue.
ÉTÉOKLÈS.
Ce que je te prie de m'accorder est peu de chose.
lia LES SEPT CONTRE THEBA.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Dis promptement, afin que je le grave aussitôt dans
mon esprit.
ÉTÉOKLÈS.
Tais-toi, ô malheureuse, et n'effraye point les nôtres.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Je me tais , et je subirai la destinée commune.
ÉTÉOKLÈ s.
Je préfère tes dernières paroles aux premières. C'est
pourquoi laisse ces images, et, par de meilleures prières,
supplie les Dieux d'être nos compagnons dans le combat.
Puis, quand tu auras entendu mes vœux, chante le chant
sacré, l'heureux Paian, qui s'élève au milieu des solen-
nités sacrées des Hellènes, qui donne la confiance aux
amis et dissipe la crainte que donne l'ennemi : — Aux
Dieux de la Ville et de la terre, aux Dieux des champs
et de l'Agora , aux sources de Dirkè, à l'Ismènos, je jure,
si la victoire est à nous et si la Ville est sauvée, d'égor-
ger des brebis sur les autels des Dieux , de leur sacrifier
des taureaux, et de consacrer en trophées, dans leurs
demeures divines, les armures et les dépouilles prises
à l'ennemi. — Tels sont les vœux qu'il faut adresser
aux Dieux, sans gémissements, sans lamentations vaines
et sauvages. En effet , vous n'en échapperez pas davan-
tage à la fatale destinée. Pour moi, je vais placer aux
sept issues des murailles les six guerriers et moi, le
LES SEPT CONTRE THÈBA. Il3
tième, les meilleurs adversaires des ennemis, avant
que les rapides nouvelles, que les rumeurs qui volen: et
se multiplient ne mettent tout en feu dans cette néces-
sité.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe I.
Je ferai ainsi; mais la crainte n'est point apaisée dans
mon cœur, et les inquiétudes l'oppressent d'épouvante,
à cause de l'ennemi qui enveloppe nos murailles, de
même que la colombe, qui nourrit ses petits, reJoute
pour eux les serpents qui se glissent dans le nid. Et voici
qu'ils approchent des tours, en foule et par masses ser-
rées! Qu'arrive ra-t-il de moi? Ils lancent de tous côtés
contre les citoyens les rudes pierres qu'ils ont saisies.
Par tous les moyens , ô Dieux nés de Zeus , défendez la
Ville et le peuple de Kadmos!
Antistrophe I.
Quelle terre meilleure irez-vous chercher, après que
vous aurez abandonné aux ennemis ce pays fertile et la
source de Dirkè, la plus salutaire de toutes les eaux
qu'envoient Poséidon qui entoure la terre et les enfants
deTèthys? C'est pourquoi, ô Dieux protecteurs de la Ville,
envoyez à ceux qui sont hors nos murailles l'épouvante
qui trouble les guerriers et fait jeter les armes, donnez
ia victoire aux nôtres, et, protecteurs delà Ville, tou-
jours présents dans vos demeures, soyez touchés des
priwTCS que nous vous adressons à haute voix.
114 LES SEPT CONTRE THÈBA.
Strophe II.
Il serait lamentable que laVilleOgygienne lut engloutie
dans le Hadès, en proie à la lance, réduite en servitude,
souillée de cendre, dévastée honteusement par l'homme
Akhaien et la volonté des Dieux, et que les femmes,
hélas! jeunes et vieilles, les vêtements déchirés, fussent
traînées par les cheveux comme des juments! Et toute
la Ville retentirait des mille clameurs des captives mou-
rantes! Je crains cette destinée terrible.
Antistrophe II.
Il serait lamentable que des vierges, avant la solennité
des noces, fussent entraînées loin de la demeure. En effet,
la mort serait vine destinée plus heureuse; car une ville
saccagée souffre d'innombrables maux. On entraîne, on
tue, on allume l'incendie; toute la ville est infectée de
fumée; Ares, le dompteur de peuples, furieux, étouffe
la pitié.
Strophe III.
La Ville retentit de confuses clameurs; la multitude
ennemie l'enveloppe d'une muraille hérissée. L'homme
est tué par l'homme avec la lance. Les vagissements des
enfants à la mamelle et tout sanglants retentissent.
Voici les rapines , compagnes des tumultes. Celui qui va
piller se heurte à celui qui a pillé; ceux qui n'ont rien
encore s'appellent les uns les autres; aucun ne veut la
moindre part, mais tous veulent la plus grande portion
de la proie. Qui pourrait tout raconter?
LES SEPT CONTRE THÈBA. Il5
Antistrophe m.
Toutes sortes de fruits épars sur la terre pénètrent de
douleur qui les rencontre. Spectacle amer pour les inten-
dantes! Les innombrables présents de la terre sont
emportés par les eaux fangeuses. Les jeunes filles, brus-
quement assaillies par un malheur nouveau pour elles,
seront les misérables esclaves d'un guerrier heureux,
d'un ennemi ! Et la seule espérance qui leur reste est de
s'engloutir dans la ténébreuse mort qui met fin aux
lamentables misères.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Amies! cet éclaireur, je pense, nous apporte quelque
nouvelle de l'armée ennemie. Il accourt en grande hâte.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Le Roi lui-même, le fils d'Oidipous approche, afin
d'apprendre la nouvelle du messager. Comme ce der-
nier, il hâte sa marche.
l'éclaireur.
Bien instruit, je dirai clairement ce que l'ennemi
prépare, et chacun de ceux que le sort a marqués pour
attaquer les portes. Déjà Tydeus frémit de colère à la
porte Proitide, car le divinateur défend de passer le
fleuve Ismènos, les signes sacrés n'étant pas propices.
Et Tydeus, furieux et avide du combat, tel qu'un dra-
gon sous les ardeurs de midi , pousse des cris et outrage
le prudent divinateur Oikléidès, lui reprochant de fuir.
Il6 LES SEPT CONTRE THÈBA,
lâchement la mort et le combat. En criant ainsi, il
secoue les épaisses aigrettes, crinière de son casque; et
les clochettes d'airain qui pendent de son bouclier son-
nent la terreur. Il porte sur ce bouclier un emblème
orgueilleux, l'Ouranos resplendissant d'astres; et, au
centre, Sélènè, éclatante et pleine, reine des étoiles,
œil de la nuit, rayonne. Furieux, et fier de ses armes
magnifiques, il pousse des clameurs sur les rives du
fleuve, avide du combat, comme l'étalon, haletant
contre le frein, qui s'emporte, désirant le son de la
trompette. Qui lui opposeras-tu? Qui défendra la porte
de Proiios, les barrières une fois rompues, et aura la
force de le contenir?
ÉTÉOKLÈS.
Je ne redoute point des ornements guerriers. Les
emblèmes ne font pas de blessures, les aigrettes et les
clochettes ne mordent point sans la lance. Cette Nuit,
que tu dis être ciselée sur le bouclier et qui resplendit
des astres de l'Ouranos, est peut-être un signe fatal
pour cet homme. Si la nuit tombe sur ses yeux mou-
rants, cet emblème orgueilleux aura été pour qui le
porte un présage véritable et certain , et il aura prédit
lui-même le terme de son insolence. Moi, j'opposerai à
Tydeus, comme défenseur de la porte, le brave fils d'As-
takos, issu d'une race illustre, thrône du devoir, qui
hait les paroles impudentes, qui méprise la honte et n'a
point coutume d'être un lâche. Mélanippos, enfant de
cette terre, est issu des guerriers nés des Dents semées,
de ceux qu'Ares épargna. Ares décidera du combat par
ses dés ; mais il est juste que Mélanippos détourne la
lance ennemie du sein de la mère qui l'a conçu.
LES SEPT CONTRE THÈDA. IIJ
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe I.
Que les Dieux donnent la victoire à notre défenseur, à
celui qui combat pour la Ville et pour le droit! Mais je
crains de voir regorgement sanglant de nos amis.
l'éclaireur.
Certes, que les Dieux lui accordent de vaincre heureu-
sement ! Kapaneus a été marqué par le sort pour la porte
d'Élektra. C'est un autre géant, plus grand que le pre-
mier, et son insolence n'est pas d'un homme. Il lance
contre nos murailles des menaces horribles. Puisse la
destinée ne pas les accomplir ! Il dit qu'il renversera
Thèba, que les Dieux y consentent ou non. La foudre de
Zeus , tombant sur la terre, ne l'arrêterait pas. Il com-
pare les éclairs et les coups de foudre aux chaleurs de
midi. Il porte pour emblème un homme nu, un pyro-
phore , qui tient à la main une torche flamboyante , et
qui crie en lettres d'or : Je brûlerai la Ville! Envoie
contre ce guerrier... Mais qui marchera contre lui .'' Qui
aura l'intrépidité d'affronter cet homme orgueilleux?
ÉTÉOKLÈS.
En face de cette insolence, l'avantage est pour nous.
La langue est la vraie révélatrice des pensées impudentes
des hommes. Kapaneus menace et se prépare à exécuter
ses menaces; il méprise les Dieux, et, bien que mortel,
dans son orgueil insensé, il crie ses outrages à Zeus,
|l8 LES SEPT CONTRE THÈBA.
dans rOuranos. Je suis certain que la foudre va se ruoi
sur lui, et, certes, elle n'est point semblable aux cha-
leurs de Hèlios , à midi. Un guerrier lui sera opposé, le
vigoureux Polyphontès, trop avare de paroles, mais
irréprochable rempart, et à qui sont propices la bien-
veillante Artémis et tous les autres Dieux. Dis-moi celui
que le sort a marqué pour une autre porte.
LE CHŒTJR DES VIERGES.
Antistrophe I.
Qu'il m.eure, celui qui menace laVilIe de ces maux ter-
ribles ! Que le trait de la foudre le perce avant qu'il se
rue dans nos demeures et que sa lance orgueilleuse nous
ait chassées de nos chambres virginales!
LÉCLAIREUR.
Je dirai celui que le sort a marqué pour les portes. Le
troisième sort est tombé sur Étéoklos, du casque d'airain
renversé, afin qu'il mène sa troupe à la porte Nèitide.
Il contient ses chevaux écumants sous les freins et qui
veulent se ruer sur les portes. Les muselières sifflent
avec un bruit sauvage, emplies des souffles furieux qui
sortent de leurs naseaux. Son bouclier n'est pas orné
d'un emblème vulgaire : un hoplite monte les degrés
d'une échelle pour renverser une tour ennemie, et il
crie ces paroles gravées : Ares lui-même ne me repous-
serait pas de ces murailles! — Envoie contre ce guerrier
quelqu'un qui réponde à notre confiance et qui sauve
notre Ville du joug de la servitude.
LES SEPT CONTRE THÈBA. I I9
ÉTÉOKLÈS.
J'enverrai celui-ci , mais non sans confiance en sa for-
tune : Mégareus, fils de Kréôn , de la race des Dents
semées , et qui ne se fera pas précéder de paroles impu-
dentes. Il ne reculera pas , épouvanté par le souffle
furieux des chevaux. Il mourra en payant ce qu'il doit à
la terre qui l'a nourri , ou il suspendra dans la demeure
de son père les dépouilles enlevées à Étéoklos, l'image
et la ville du bouclier. A un autre ! ne crains pas de tout
me dire.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe II.
Je supplie les Dieux que ce défenseur de notre foyer
triomphe aussi, et qu'il arrive malheur à nos ennemis.
Dans un esprit furieux ils se ruent contre la Ville avec des
cris insensés, mais que Zeus vengeur les regarde dans sa
colère !
l'éclaireur.
Le quatrième , qui tient la porte voisine , celle d'Ogka
Athènè, est Hippomédôn, doué d'une haute stature, et
il marche en criant. J'ai été effrayé de le voir, faisant
tournoyer, comme une aire immense, l'orbe de son bou-
clier, et je parle avec vérité. Ce n'est point un ciseleur
inhabile qui a gravé cette œuvre sur le bouclier : Typhon
soufflant de sa bouche qui vomit le feu une noire fumée,
sœur aux mille couleurs de la flamme. La cavité du
bouclier creux est entourée de noeuds de serpents entre-
lacés. Et le guerrier crie , plein de la fureur d'Ares, et il
120 LES SEPT CONTRE THEBA.
est ivre du combat comme une Thyias , et l'épouvante
le précède. Je crois que le choc de ce guerrier est à re-
douter, et déjà la terreur en tumulte est aux portes.
ÉTÉOKLÈS.
Avant tout Ogka Pallas est dans la ville basse, auprès
de la porte. Elle hait l'insolence de ce guerrier, et elle
chassera le Dragon horrible loin de ses enfants. Hyper-
bios , le brave fils d'Oinops , a été choisi par moi pour
lutter contre l'homme, et il désire savoir quelle sera sa
destinée en une telle rencontre. Il est irréprochable par
la stature, le courage et les armes. Hermès les a mis
face à face. Les deux guerriers combattront l'un contre
l'autre , ainsi que les Dieux ennemis qui sont sur les bou-
cliers. L'un possède Typhon, qui vomit le feu; mais le
Père Zeus se tient debout sur le bouclier de Hyperbios,
tenant en main le trait flamboyant. Jamais quelqu'un
a-t-il vu Zeus vaincu? L'amitié des Daimones est ainsi
partagée : nous sommes avec les vainqueurs, eux avec
les vaincus, s'il est vrai que Zeus l'emporte sur Typhon
dans le combat. Telle sera donc la fortune des deux
guerriers ennemis, et Zeus , dont l'image est sur le bou-
clier, sera le sauveur de Hyperbios.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Antistrophe II.
J'ai confiance que celui qui porte sur son bouclier
l'image du Daimôn souterrain , de l'ennemi détesté de
Zeus, cette image haïe des vivants et des Dieux aux longs
jours, tombera, la tête la première, devant nos portes.
LES SEPT CONTRE THÈBA. 121
l'éclai REUR.
Qu'il en soit ainsi! Je dirai maintenant le cinquième,
celui qui se tient à la cinquième porte, auprès du tom-
beau d'Amphiôn,fils de Zeus. Il jure, par la lance qu'il a
en main, et qui est, assure-t-il, plus vénérable pour lui
qu'un Dieu et plus chère à ses yeux, qu'il saccagera la
ville des Kadméiones, malgré Zeus. C'est le fils au beau
visage d'une mère montagnarde, un enfant-homme qui
pousse ces clameurs. Un duvet de poils naissants, que
multiplie la sève de l'âge, fleurit sur ses joues. Il marche,
l'esprit furieux, l'œil farouche, et n'ayant des vierges que
le nom ; et ce n'est pas sans menaces qu'il s'approche de
la porte. Sur son bouclier d'airain, abri sphérique de son
corps, il porte, attachée par des clous, le fléau de la
Ville, la Sphinx mangeuse de chair crue, image brillante
et ciselée. Sous elle, le monstre tient un homme, un des
Kadméiones, de sorte que les coups nombreux portent
sur lui. Et il n'est pas venu pour se dérober au combat,
et il n'a point fait un long chemin pour être déshonoré,
Parthénopaios l'Arkadien ! Tel est le guerrier qui, ac-
cueilli parmi les Argiens, leur paye le prix des soins
reçus dans Argos , en menaçant nos murailles. Puisse un
Dieu ne pas les accomplir I
ÉTÉOKLÈS.
Certes, si les Dieux accomplissaient les menaces impies
que méditent nos ennemis, certes, nos murs périraient
bientôt jusqu'aux fondements; mais à celui-ci, que tu
dis être un Arcadien , j'opposerai un homme qui ne sait
point se vanter, mais qui agit , Aktôr, frère de Hyper-
12» LES SEPT CONTRE THEBA.
bios, qui ne permettra point que sans combat l'injure
se rue au dedans de nos portes et accroisse nos maux,
ni qu'il entre ici , celui qui porte sur son bouclier l'image
de la Bête féroce , du plus odieux des monstres. Cette
image accusera elle-même celui qui l'aura apportée du
dehors, quand elle recevra d'innombrables coups aux
pieds de nos murailles. Puissent les Dieux accomplir
mon augure!
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe III.
Les cris entrent dans mon cœur, et mes cheveux se
hérissent lorsque j'entends les bruyantes menaces de ces
hommes impies et hurlants. Puissent les Dieux les en-
gloutir dans cette terre!
l'éclaireur.
Je dirai le sixième, homme très-sage et très-brave, un
divinateur, le vigoureux Amphiaraos. Il a été marqué
pour la porte Homolôis , et il accable souvent de paroles
injurieuses le robuste Tydeus , tueur d'hommes, pertur
bateur de sa ville, source de tous les maux pour Argos,
évocateur d'Erinnys , ministre du meurtre et conseiller
de malheur pour Adrastos. Puis , tournant les yeux vers
ton malheureux frère, le robuste Polyneikès, ille nomme
en partageant son nom en deux parties , et il dit ces
paroles : — C'est un travail agréable aux Dieux, bon à
raconter pour qu'il soit connu de nos descendants, que
de dévaster, par l'envahissement d'une armée étrangère,
sa ville natale et les Dieux de sa patrie ! Comment expier
LES SEPT CONTRE THÈBA. 123
le sang répandu de sa mère ? Comment ta patrie , sou-
mise par ta violence, te sera-t-elie attachée jamais? Moi,
à la vérité, j'engraisserai cette terre de mon sang, divi-
nateur enseveli dans un sol ennemi. Nous combattrons,
et j'espère que ma mort ne sera pas honteuse. — Ainsi
parle le Divinateur, en agitant son bouclier d'airain d'une
rondeur parfaite et qui ne porte aucun emblème dans le
cercle. En effet, il ne veut point paraître le meilleur,
mais il veut l'être. Les sages desseins naissent comme
une moisson des profonds sillons de son âme. Je te con-
seille de lui opposer des adversaires sages et vigilants.
Il est à redouter, celui qui craint les Dieux.
ÉTÉOKLÈS.
C'est une mauvaise destinée que celle qui a fait d'un
homme juste le compagnon d'hommes pervers. La pire
des choses est d'avoir de mauvais compagnons; on n'en
recueille point de fruits, car le champ d'Atè n'en a point
d'autres que la mort. En effet, quand un homme pieux
monte sur une nef avec de vils matelots capables de tout
oser, il périt avec cette race d'hommes impies; ou,
quand un homme juste vit au milieu de citoyens inhos-
pitaliers et oubliant les Dieux, il est enveloppé, inno-
cent, dans le même filet, et il tombe, frappé comme le
reste, sous le fouet d'un Dieu. Tel ce divinateur, fils
d'Oikleus, homme prudent, juste, brave et pieux, et
grand prophète, a été mêlé contre son gré à ces hommes
impies et injurieux; mais quand ils reprendront leur
longue route, il fuira aussi, et, par la volonté de Zeus, il
sera entraîné comme eux. Mais j'espère qu'il n'assiégera
point nos portes, non par lâcheté, mais sachant qu'il
doit périr dans le combat, si les oracles de Loxias sont
124 LES SEPT CONTRE THEBA.
véridiques. Or, ils ont coutume de se taire ou de dire
vrai. Cependant, je lui opposerai un portier inhospita-
lier, le robuste Lasthénès , vieux par la prudence, bien
qu'ayant toute la vigueur de la jeunesse. Son œil est
prompt et sa main ne tarde pas à frapper de la lance l'en-
droit découvert par le bouclier. Mais c'est un don des
Dieux que le succès des vivants!
LE CHŒUR DES VIERGES.
Antistrophe III.
Dieux! entendez nos justes prières, faites que la Ville
soit victorieuse, et détournez sur nos ennemis les maux
que la lance nous apporte. Que Zeus, les ayant rejetés
hors des murailles, les anéantisse de sa foudre!
l'éclaireur.
Je dirai le septième, celui qui se tient devant la sep-
tième porte, ton propre frère, qui jette ses imprécations
et ses vœux contre la Ville. Il veut, ayant pénétré dans
nos murailles, proclamé par le héraut , chanter le Paian
de la destruction, courir sur toi, et, après t'avoir tué,
tomber sur ton cadavre ; ou, si tu survis au combat,
t'infiiger l'ignominie de l'exil, dont tu l'as frappé toi-
même en le chassant de cette terre. Telles sont les cla-
meurs du robuste Polyneikès. Il invoque tous les Dieux
de la patrie, afin qu'ils le vengent en accomplissant tous
ses vœux. 11 porte un riche bouclier récemment fait. Un
double emblème y est figuré : un homme en or, d'un
-aspect guerrier, que précède une femme majestueuse.
Elle dit, selon les paroles inscrites, qu'elle est la Jus-
LES SEPT CONTRE THÈBA. 125
tice : — Je ramènerai cet homme et lui rendrai sa ville, et
il commandera dans la demeure paternelle. — C'est ainsi
qu'ils sont tous rangés. Vois qui tu opposeras à celui-ci.
Tu n'auras point à me reprocher des rapports infidèles.
Maintenant, c'est à toi de gouverner la Ville.
ÉTÉOKLÈS.
O race lamentable d'Oidipous, en horreur aux Dieux
et frappée de démence par eux! hélas! voici que les ma-
lédictions de mon père s'accomplissent! Mais il ne faut
ni pleurer, ni gémir, ni exciter des gémissements insup-
portables. Nous saurons bientôt, ô Polyneikès le bien
nommé, ce que fera cet emblème, et si ces lettres d'or,
orgueilleusement gravées sur ton bouclier et signe de ta
démence, te ramèneront ici. Certes, si la fille de Zeus,
la vierge Justice, assistait cet homme de ses conseils et
de ses actes , il réussirait aisément; mais, ni quand il
quitta l'obscure matrice, ni enfant, ni adolescent, ni
quand ses joues eurent été couvertes d'une barbe épaisse,
jamais la Justice ne l'a regardé, ni jugé digne d'elle; et
ce n'est pas aujourd'hui qu'elle lui viendra en aide pour
le malheur de la patrie. Certes, elle serait nommée d'un
faux nom, la Justice, si elle venait en aide à un homme
qui ose tout. Aussi, avec confiance, combattrai-je moi-
même contre lui. Qui donc a plus droit d'agir ainsi? Je
combattrai, ennemi contre ennemi, roi contre roi , frère
contre frère. Allons , qu'on m'apporte promptement mes
knèmides, ma lance et ce qu'il faut pour m'abriter des
pierres!
LE CHŒUR DES VIERGES.
O le plus cher des hommes, fils d'Oidipous, ne sois
ia6 LES SEPT CONTRE THÈBA.
pas semblable à cet homme qui parle si honteusement!
C'est assez que les Kadméiones combattent contre les
Argiens. Ce sang peut s'expier; mais le meurtre mutuel
de deux frères, aucun temps ne peut effacer ce crime.
ÉTÉOKLÈS.
Qu'on supporte le malheur sans la honte, soit! car la
délivrance en est dans la mort; mais que penserais-tu
de ceux qui subiraient à la fois la honte et le malheur ?
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe I.
A quoi songes-tu , enfant ? Prends garde que l'aveugle
colère, la fureur du combat, ne t'entraîne. Étouffe tout
d'abord un désir fatal.
ÉTÉOKLÈS.
Certes, un Dieu pousse les choses à cette fin. Que
la race de Laios, odieuse à Phoibos , descende donc
tout entière, emportée par les vents, vers les fîots du
Kôkytos :
Li: CHŒUR DES VIERGES.
Antistrophe I.
Un féroce désir t'entraîne aux fruits amers du meur-
tre, à l'effusion d'un sang qu'il est défendu de répandre.
LES SEPT CONTRE THÈBA.
ÉTÉOKLÈS.
;i7
La fatale Imprécation de mon cher père veut être
accomplie. Elle me presse , les yeux secs de larmes de
songer à la vengeance bien plus qu'à la mort
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe II.
Ne hâte point la tienne. Tu ne seras point appelé lâche
pour avoir sagement sauvé ta vie. La noire et tempé-
tueuse Erinnys n'entrera point dans ta demeure, si les
Dieux acceotent un sacrifice de tes mains.
ÉTÉOKLÈS.
Les Dieux nous ont oubliés depuis longtemps. Ils ne
demandent que notre mort. Pourquoi donc flatter lâche-
ment l'inévitable fin?
LE CHŒUR DES VIERGES.
Antistrophe II.
Certes, maintenant, un Daimôn te presse; mais un
Dieu peut changer de dessein et faire souffler un vent
plus favorable. Maintenant, à la vérité, c'est une tem-
pête.
ÉTÉOKLÈS.
Les imprécations d'Oidipous forment cette tempête.
Elles n'étaient que trop véridiques, ces images de mes
•j8 i-es sept contre thèba.
visions nocturnes, spectres qui partageaient les bien;
paternels.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Écoute les femmes, bien que tu ne les aimes pas.
étéoklès.
Dites ce que vous désirez, mais brièvemcn:.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Ne te rends pas à la septième porte.
étéoklès.
Je suis aiguisé, tes paroles ne m'émousseront p^;,.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Les Dieux sont avec les victorieux, même lâches.
ÉTÉOKLÈS.
Il ne convient pas que ceci soit dit à un hoplitr.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Mais tu veux verser le sang de ton frère !
ÉTÉOK LÈS.
Avec l'aide des Dieux, il n'évitera point la mort.
LES SEPT CONTRE THÈBA. 12g
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe I.
Je suis saisie d'horreur. La Déesse destructrice de la
famille, dissemblable aux Dieux, véridique prophétesse
de malheur, l'Érinnys invoquée par l'imprécation du
père accomplit les exécrations furieuses d'Oidipous,
frappé de démence. Afin de perdre les fils, la discorde
précipite les choses.
Antistrophe I.
Le barbare Khalybs, envoyé des Skythes, le farouche
partageur des biens , le Fer cruel leur dispensera la part
de terre qui suffit aux morts, car ils n'auront rien de
leurs vastes champs.
Strophe II.
Quand ils se seront égorgés l'un l'autre, et quand la
poussière aura bu le sang noir du meurtre, qui offrira
l'expiation? Qui les lavera? O calamités nouvelles ajou-
tées aux antiques calamités de cette race!
Antistrophe II.
En effet, il est ancien, ce crime promptement puni,
mais qui reste attaché à la troisième génération, celte
faute de Laios commise malgré ApoLôn qui lui avait
ordonné trois fois, par les oracles Pythiques, là où est
le nombril de la terre, de mourir sans enfants et de
sauver la Ville.
9
l30 LES SEPT CONTRE THÈBA.
Strophe III.
Mais, entraîné par des amis insensés, il engendra sa
propre mort, le parricide Oidipous qui féconda inces-
tueusement le sein qui l'avait nourri et engendra aussi
une race sanglante. La démence unit ces époux insensés
Antistrophe III.
C'est une mer roulant ses flots de calamités. L'un
tombe, l'autre monte trois fois plus haut et gronde
autour de la poupe de la Ville, et il n'y a contre lui
d'autre abri pour nous que d'étroites murailles. Je trem-
ble que la Ville périsse avec ses rois.
Strophe IV.
Elles accourent les catastrophes des antiques exécra-
tions. La dernière tempête se lève , et elle ne passera
point que les richesses trop lourdes des marchands ne
soient jetées hors de la nef.
Antistrophe IV.
Qui d'entre les hommes fut plus honoré qu'Oidipous
par les Dieux, les citoyens et la multitude des vivants,
quand il eut délivré cette lerrc de la Sphinx, fléau des
mortels?
Strophe V.
Mais dès qu il eut appris, le malheureux! que ses
noces étaient incestueuses, saisi de désespoir et de
LES SEPT CONTRE THEBA. 101
fureur, il commit un double malheur. De cette main
qui avait tué son père, il s'arracha les yeux qui nous
sont plus chers que nos enfants.
Antistrophe V.
Plein de colère, il lança des imprécations terribles
contre ses enfants, et il souhaita qu'ils partageassent
ses biens à main armée. Certes, je tremble que la rapide
Erinnys n'accomplisse ses vœux.
LE MESSAGER.
Reprenez courage, enfants nourries par vos mères.
Cette Ville est sauvée du joug de la servitude. Les
menaces orgueilleuses de ces hommes farouches sont
tombées: la Ville est tranquille, et la nef a résisté aux
coups multipliés des flots. Nos murailles nous protègent
et nous avons fortifié nos portes de guerriers irrépro-
chables. A six d'entre elles nous l'avons emporté, mais,
à la septième, le roi Apollon, le vénérable, a puni, sur
la race d'Oidipous, l'antique faute de Laios.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Quel nouveau malheur est tombé sur la Ville.-*
LE MESSAGER.
La Ville est sauvée, mais les rois nés du même
inceste...
l3a LES SEPT CONTRE THÈBA.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Quoil que dis-tu? Je suis saisie de terreur à tes
paroles.
LE MESSAGER.
Écoute avec calme. Les fils d'Oidipous...
LE CHŒUR DES VIERGES.
O malheureuse! je prévois le malheur que tu vas
m'annoncer !
LE MESSAGER.
Ils sont tombés tous deux morts.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Ils en sont venus là I Chose horrible ! Achève,
LE MESSAGER.
La terre a bu leur sang versé par un meurtre mutueL
LE CHŒUR DES VIERGES.
Ainsi, ils se sont égorgés de leurs mains fraternelles!
LE MESSAGER.
Certes, tous deux sont morts. • ■
LES SEPT CONTRE THÈBA. |33
LE CHŒUR DES VIERGES.
Le même Daimôn les a frappés à la fois 1
LE MESSAGER.
Un même destin a détruit la malheureuse race d'Oidi-
pous. Il faut en gémir et s'en réjouir, car la Ville est
sauvée; mais les chefs, les deux princes, avec le fer
skythique forgé par le marteau, ont fait le partage des
bien* paternels. Ils en posséderont tout ce qui suffira
pour leur sépulture , poussés à leur ruine par les terri-
bles exécrations de leur père. La Ville est sauvée; mais,
par un meurtre mutuel , la terre a bu le sang des Rois
qu'un même père a engendrés.
LE CHŒUR DES VIERGES.
Strophe I.
O grand Zeus ! Et vous, Dieux protecteurs de la Ville,
qui gardez la citadelle de Kadmos, dois-je me réjouir et
glorifier le sauveur de la Ville?
Antistrophe I.
Ou pleurerai-je les lamentables chefs de guerre morts
sans enfants, et qui, selon le sens véridique de leur nom,
ont péri par leur impiété?
Strophe II.
O noire et infaillible Imprécation sur la race d'Oidi-
l34 LES SEPT CONTRE THÈEA.
pous ! Un froid terrible envahit ma poitrine. Préparons
pour la tombe le chant des Thyades , puisque j'ai vu les
morts sanglants misérablement tués! Certes, leurs
armes se sont rencontrées sous un présage funèbre!
Antistrophe IL
L'exécration de leur père les a poursuivis inexorable-
ment jusqu'à la fin. La faute de Laios qui n'obéit point
à l'oracle, a eu son effet, et au delà. Mon inquiétude
pour la Ville était juste; les oracles ne m'ont point
menti. O vous , très-déplorables, vous avez commis ce
crime incroyable! Cette horrible calamité n'existe plus
seulement en paroles!
Épôde.
Tout cela est vrai! Voici sous nos yeux ce qu'avait
raconté le messager. Double angoisse, double meurtre
de deux hommes qui se sont tués l'un l'autre, calamité
accomplie d'une double destinée mauvaise! Que dirai-je?
si ce n'est que le malheur a suivi le malheur dans cette
famille. O amies, avec le vent des lamentations, agitez
vos mains autour de vos têtes et faites le bruit des rames
qui, sur l'Akhérôn, poussent la Théôris à voile noire
ignorée d'Apollon et de Hèlios vers la terre sombre qui
contient tous les mortels. En effet, voici Antigonè et
Ismènè qui viennent pour ce devoir lugubre. Je pense
que, du fond de leur cœur aimant, elles vont exhaler,
dans leur juste douleur, un chant funèbre pour leurs
frères morts. Mais il convient que nous chantions lugu-
brement avant elles l'hymne terrible d'Érinnys, et que
le Paian odieux soit entendu de Aidés.
ES SEPT CONTRE THÈBA. l35
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Hélas ! ô très-malheureuses sœurs entre toutes celles
qui ceignent leurs robes! Je verse des larmes, je gémis,
et je n'ai nul besoin de feindre des plaintes.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Strophe I.
Hélas! insensés! sourds à la voix de vos amis, insa-
tiables de maux , qui avez voulu par la violence et le
combat, ô malheureux , vous saisir de la demeure pater-
nelle !
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Malheureux, sans doute, eux qui, par leur double
meurtre, ont achevé la ruine de leur maison 1
SECOND DEMI-CHŒUR.
Antistrophe I.
Hélas! hélas, vous qui avez renversé la demeure pa-
ternelle, qui n'avez songé, chacun, qu'à votre propre
monarchie , c'est le fer qui vous a conciliés!
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Certes , la puissante Érinnys vient d'accomplir l'im-
précation d'Oidipous.
l36 LES SEPT CONTRE THÈBA.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Strophe II.
Percés à travers le cœur et les flancs fraternels! hélas!
frappés par un Daimôn ennemi ! Hélas! O malédictions
d'un égorgement mutuel'
PREMIER DEMI-CHŒUR.
La blessure a traversé la poitrine; ils ont été frappés
dans leur race et dans leurs corps. Ineffable fureur 1 Des-
tinée terrible suscitée par les exécrations d'un père!
SECOND DEMI-CHŒUR.
Antistrophe II.
Les gémissements ont pénétré dans la Ville. Les mu-
railles gémissent, et toute cette terre amie des hommes 1
Elles resteront à d'autres, ces richesses pour lesquelles
ils ont souffert et qui ont amené leur querelle et leur
mort.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Les biens ont été partagés entre ces furieux, et chacun
en a eu sa part égale ; mais leurs amis blâment le Dispen-
sateur; Ares ne me plaît pas.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Strophe III.
Tous deux sont couchés , frappés par le fer. Frappés
LES SEPT CONTRE THÈBA. l^J
par le fer, ils ont chacun leur part. Laquelle? diras-tu.
Une place au tombeau de leurs ancêtres!
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Une grande lamentation monte vers eux dans la de-
meure et déchire ma poitrine; et, songeant à tant de
misères, je gémis sur moi et sur leurs malheurs, et je
verse de vraies larmes de mon cœur qui se consume en
pleurant ces deux Rois
SECOND DEMI-CHŒUR.
Antistrophe III.
Mais il faut parler de ces frères malheureux et des
maux innombrables dont les citoyens ont été accablés
par eux, et du carnage de tant de guerriers étrangers.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Entre toutes celles qui ont conçu, malheureuse la
mère qui les a enfantés! Elle eut son fils pour époux et
elle conçut ceux-ci qui viennent d'expirer, égorgés de
leurs mains fraternelles.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Strophe IV.
Certes, leurs mains fraternelles ont commis ce meur-
tre horrible! Une discorde furieuse a terminé ainsi leur
querelle.
l38 LES SEPT CONTRE THÈBA,
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Leurs haines se sont apaisées, leurs vies se sont
mêlées sur la terre tachée de leur sang. Certes, ils sont
maintenant du même sang! C'est un amer conciliateur,
cet étranger d'outre-mer, sorti du feu, le Fer aigu! C'est
un amer partageur de biens, Ares, qui vient d'accomplir
la malédiction paternelle !
SECOND DEMI -CHŒUR.
Antistrophe IV.
O malheureux! chacun d'eux a sa part des maux
envoyés par Zeus. Ils auront sous leurs corps les vastes
domaines de la terre.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Hélas! cette demeure est fleurie d'innombrables dou-
leurs! Les Imprécations victorieuses ont poussé leur cri
terrible, en chassant toute une race devant elles. Le
trophée d'Atè est dressé à la porte où ils sont tombés, et
le Daimôn, les ayant domptés, se repose!
ANTIGONE.
Frappé, tu as frappé!
Tu as tué et tu as été tué!
LES SEPT CONTRE THÈBA. iSq
ANTIGONÈ.
Tu as tué par la lance!
ISMÈNÈ.
Tu as été tué par la lance!
ANTIGONÈ.
Malheureux!
ISMÈNÈ.
Malheureux !
ANTIGONÈ.
Allez, mes larmes!
ISMÈNÈ,
Allez, mes gémissements!
ANTIGONÈ.
Tu es mort !
ISMÈNÈ.
Après avoir tué!
ANTIGONÈ.
Strophe.
Héiasl mon esprit est égaré de douleur!
ISMÈNÈ.
Mon cœur gémit en moi-même.
140 LES SEPT CONTRE THEBA.
ANTIGONE.
Hélas, hélas! que tu es à plaindre!
Mais toi, malheureux entre tous!
ANTIGONÈ.
Tu as péri par un frère.
ISMÈNÈ.
Tu as tué un frère 1
ANTIGONÈ
Choses lamentables à dire!
ISMÈNÈ.
Choses lamentables à voir!
ANTIGONÈ.
Et nous sommes témoins de tels maux!
Des sœurs près de leurs frères!
LE CHŒUR DES VIERGES.
O Moire, lamentable dispensatrice des douleurs terri-
LES SEPT CONTRE THÈBA. 141
bles, Ombre vénérable d'Oidipous, noire Érinnys, c rtes
tu es toute-puissante!
ANTIGONÈ
Antistroplie.
O malheurs horribles à voirl
ISMÈNÈ.
Je le vois ainsi , revenant d'exil !
ANTIGONÈ.
Il n'a point échappé, il a tué!
ISMÈNÈ.
De retour, il a perdu la vie !
ANTI GONÈ.
Certes, il l'a perdue.
Et il a privé son frère de la vie!
ANTIGONÈ.
Misérable race!
I s M È N È.
Accablée de tant de maux!
I4> LES SEPT CONTRE THÈBA.
ANTIGONÈ.
Double malheur lamentable de deux frères !
ISMÈNÈ.
Maux violents et lamentables !
ANTIGONÈ.
Tristes à dire !
ISMÈNÈ.
Tristes à voir !
LE CHŒUR DES VIERGES.
O Moire, lamentable dispensatrice des douleuri ter-
ribles, Ombre vénérable d'Oidipous , noire Erinnys,
certes, tu es toute-puissante!
ANTIGONÈ.
Toi, tu l'as connue en subissant cette destinée.
ISMÈNÈ.
Toi, plus tard, tu l'as éprouvée.
ANTIGONÈ.
Quand tu revins dans la Ville.
ISMÈNÈ.
A,rmc de la lance contre lui !
LES SEPT CONTRE THÈBA. I43
ANTIGONÈ.
Choses lamentables à dire!
ISMÈNÈ.
Lamentables ù voir!
ANTIGONÈ.
O malheur!
ISMÈNÈ,
O misère !
ANTIGONÈ.
De notre race et de cette terre !
Pour moi, avant tous !
ANTIGONÈ.
Hélas ! pour moi plus encore !
ISMÈNÈ.
Hélas! Cause de ces maux lamentables, RoiEtéoklèsl
ANTIGONÈ.
O les plus malheureux et les plus insensés de tous les
hommes !
I^^ LES SEPT CONTRE THEB.Vi
1 S MÈNE,
Hélas! où les ensevelir?
ANTIGONÈ.
Hélas! au lieu le plus honorable.
ISMÈNÈ.
Hélas! leur misère sera réunie à leur père
LE HERAUT.
II me faut annoncer ce qu'ont voulu et décrété les
chef" , peuple de celte ville de Kadmos. Il leur plaît
qu'Éteoklès, à cause de son amour pour la patrie, soit
«nseveli dans cette terre vénérée. Il a reçu la mort en
repoussant l'ennemi de la Ville. Irréprochablement dé-
voué aux Dieux de ses pères, il est tombé là où il est
beau aux jeunes hommes de tomber. Voilà ce qu'on m'a
ordonné de vous dire. Maintenant, il leur plaît que le
cadavre de son frère Polyneikès soit jeté hors la Ville,
-sans sépulture et livré aux chiens, car il eût dévasté la
terre des Kadméiones si un Dieu ne se fût opposé à sa
lance. Mort, il gardera cette souillure. Malgré les Dieux
paternels, il leur a fait cet outrage d'avoir voulu s'em-
parer de la Ville en menant contre elle une armée étran-
LP:S SEl'T CONTRE THÈBA. 146
gère. C'est pourquoi, en châtiment de son crime , les
oiseaux carnassiers seront son immonde tombeau. Il n'y
aura point de libations versées sur ses cendres, ni gémis-
sements, ni lamentations sacrées, et il sera privé du cor-
tège de ses amis , ce funèbre honneur. Telle est la
volonté des chefs Kadméiones.
ANTIGONÈ.
Et moi , je dis aux chefs des Kadméiones : Si aucun ne
veut l'ensevelir avec moi, seule je le ferai et braverai
tout le danger. Il ne m'est point honteux d'ensevelir mon
frère et d'enfreindre en ceci In volonté de la Ville Le
sang dont nous sommes nés tous deux a une grande
force, enfants d'une mère malheureuse et d'un père mal-
heureux. C'est pourquoi mon âme veut rester fidèle à ce
malheur, et, vivante, je serai la sœur de ce mort. Les
loups affamés ne dévoreront pas sa chair. Que nul ne le
pense. Moi-même, bien que femme, je creuserai sa
tombe, et je le couvrirai de la poussière apportée dans
un pli de mon voile de lin. Que nul ne me blâme en
ceci. J'aurai le courage d'agir et d'achever mon action.
LE HÉRAUT.
Je t'avertis de ne point agir contre la volonté des
citoyens.
ANTIGONÈ.
Je t'avertis de ne point me donner de vains conseils.
LE HÉRAUT.
Un peuple qui vient d'échapper à la ruine est sévère.
146 LES SEPT CONTRE THÈBA.
/ NTIGONE.
Sévère, soitl Je ne laisserai pas mon frère sans sépul-
ture.
LE HERAUT.
Tu honoreras, en l'ensevelissant, celui qui est odieux
à la Ville ?
ANTIGONÈ.
Cependant les Dieux ne l'ont pas privé d'honneurs.
LE HÉRAUT.
Non, tant qu'il n'a point mis cette terre en danger.
ANTIGONÈ.
Il a rendu le mal pour le mal.
LE HÉRAUT.
Il a combattu contre tous pour se venger d'un seul.
ANTIGONÈ.
La divine Éris parle toujours U dernière. Moi , j'ense-
velirai celui-ci. N'en dis pas davantage.
LE HÉRAUT.
Agis comme il te convient. Moi, je t'ai avertie.
LES SEPT CONTRE T H È B A. I47
LE CHŒUR DES VIERGES.
Hélas, hélas 1 ô terribles Kères Erinnyes, destructrices
des races, qui avez renversé jusque dans ses fondements
la maisond'Oidipous! Queva-t-il m'arriver? Que ferai-je?
Quel parti prendre ?Comment me résoudrai-je à ne point
te pleurer, ô Polyneikès, et à ne point l'accompagner
jusqu'au tombeau? Mais je crains et je m'arrête devant
le terrible arrêt des citoyens.
PREMIER DEMI-CHŒUR,
Pour toi, ô Ètéoklès, beaucoup te pleureront; mais
lui, le malheureux! nul ne gémira sur lui, et il n'aura
que les seules larmes funèbres de sa sœur! Qui pourrait
se résigner à ces choses?
SECONîJ DEMI-CHŒUR.
Que la Ville punisse ou ne punisse point ceux qui
pleureront Polyneikès, nous, nous irons, avec la seule
Antigonè, nous formerons son cortège funèbre, nous
l'ensevelirons! En effet, ceci est un deuil commun à tous
les Kadméiones, et parfois la Ville a varié dans sa jus-
tice.
PREMIER DEMI-CKŒUR.
Nous, nous suivrons celui-ci, comme la Ville et la
14.8 LES SEPT CONTRE THÈBA.
juslice nous le commandent. Après les Dieux heureux,
apr^s la Puissance de Zeus, c'est Étéoklès qui a préservé
la Ville des Kadméiones d'être renversée et envahie par
les flots d'hommes étrangers.
Fin des Sept contre Thèba.
IV
AGAMEMNON
3^ xv\^ j/f^
IV
AGAMEMNON
Agamemnôn.
Aigisthos.
Talthybios.
Le Veilleur.
Klytaimnestra.
Kasandra.
Le Chœur des Vieillards,
LE VEILLEUR.
ri
■ E prie les Dieux de m'affranchir de ces fati-
îgues, de cette veille sans fin que je prolonge
toute l'année, comme un chien, au plus haut
[faîte du toit des Atréides, regardant l'assemblée
des Astres nocturnes qui apportent aux vivants l'hiver
et l'été, Dynastes éclatants qui rayonnent dans l'Aithèr,
et qui se lèvent et se couchent devant moi. Et, mainte-
nant, j'épie le signal de la torche, la splendeur du feu qui
îî)2 AGAMEMNON.
doit annoncer, de Troia, que la ville est prise. En effet,
voilà ce que le cœur de la femme impérieuse commande
et désire. Ici et là, pendant la nuit, sur mon lit mouillé
par la rosée et que ne hantent point les songes, l'inquié-
tude me tient éveillé, et je tremble que le sommeil ferme
mes paupières. Parfois, je me mets à chanter ou à fre-
donner, cherchant ainsi un moyen de ne point dormir,
et je gémis sur les malheurs de cette maison si déchue
de son antique prospérité. Qu'elle arrive enfin l'heu-
reuse délivrance de mes fatigues! Que le feu apporte la
bonne nouvelle, en rayonnant à travers les ténèbres de
la nuit!
Salut, ô flambeau nocturne, lumière qui amènes un
beau jour et les fêtes de tout un peuple, dans Argos,
pour cette victoire! O Dieux! Dieux! Je vais tout dire 5
la femme d'Agamemnôn, afin que, se' levant prompte-
ment de son lit, elle salue cette lumière de ses cris de
joie, dans les demeures, puisque la ville d'Ilios est prise,
ainsi que ce feu éclatant l'annonce. Moi-même, je vais
mener le chœur de la joie et proclamer la fortune heu-
reuse de mes maîtres, ayant eu la très-favorable chance
de voir cette flamme! Puisse ceci m'arriver, que le Roi
de ces demeures unisse, à son retour, sa main très-chère
à ma main! Mais je tais le reste. Un grand bœuf est sur
ma langue. Si cette maison avait une voix, elle parlerait
clairement. Moi, je parle volontiers à ceux qui savent,
mais, pour ceux qui ignorent, j'oublie tout.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS. ^^ \
Voici la dixième année depuis que le grand ennemi dç
AGAMEMNON.
i53
Priâmes, le roi Ménélaos, et Agamemnôn, doués par
Zeus d'un double thrône et d'un double sceptre, couple
illustre et puissant des Atréides, ont entraîné loin de
cette terre les mille nefs de la flotte Argienne, force
guerrière, et ont poussé une immense clameur belli-
queuse du fond de leur cœur, tels que des vautours qui,
dans l'amer regret de leurs petits, s'enlevant au-dessus
de leurs nids, volent en cercles et agitent leurs ailes
comme des avirons, car les nids, vainement surveillés,
ont été dépouillés de leurs petits. Mais quelque Dieu les
entend enfin, soit Apollon, ou Pan, ou Zeus, les lamen-
tations aiguës des oiseaux, et il envoie la tardive Érinnys
à la poursuite des ravisseurs.
Ainsi Zeus hospitalier et tout-puissant pousse les en-
fants d'Atreus contre Alexandros, à cause d'une femme
plusieurs fois mariée. Que de luttes infligées aux Da-
naens et aux Troiens, que de membres rompus de fati-
gue, de genoux qui heurtent la terre, de lances brisées
aux premiers rangs des batailles. Maintenant, ce qui est
fait est fait, ce qui était fatal est accompli. Ni offrandes
sacrées, ni libations, ni larmes n'apaiseront la colère im-
placable des Dieux privés de la flamme des sacrifices.
Pour nous, rejetés de cette expédition à cause de la
vieillesse de nos membres méprisés, nous restons dans
nos demeures, égaux en forces à des enfants, et affaissés
sur nos bâtons ; car le cœur qui bat dans la poitrine d'un
enfant est semblable au vieillard, et Ares n'y réside pas;
et l'extrême vieillesse aussi, quand son feuillage est flétri,
marche sur trois pieds, non plus vigoureuse que l'en-
fance, comme un spectre qui erre pendant le jour.
Mais toi, fille de Tyndarôs, Reine Klytaimnestra, qu'y
a-t-il? Quoi de nouveau.? Qu'as-tu appris? En quel mes-
sage te fies-tu, que tu ordonnes ainsi de préparer des
ê
|54 AGAMEMNÔN.
sacrifices de tous côtés? Tous les autels brûlent, chargés
d'offrandes, les autels de tous les Dieux, de ceux qui
hantent la Ville, des Dieux supérieurs et des Dieux sou-
terrains, et des douze grands Ouraniens. De toutes
parts, vers l'Ouranos, monte la flamme parfumée des
suaves aliments de l'huile sacrée , et on apporte les
saintes libations du fond de la demeure royale.
De ces choses dis-nous ce que tu peux et ce qu'il l'est
permis de dire. Calme l'inquiétude qui, parfois, me pé-
nètre cruellement, et, parfois, laisse l'heureuse espérance,
inspirée par ces sacrifices, dissiper l'insatiable angoisse
qui déchire mon cœur.
Strophe.
Mais je puis raconter la vigueur des guerriers partant
sous d'heureux auspices. Les Dieux m'inspirent de chan-
ter, et j'en ai encore la force, les deux thrônes des
Akhaiens, les deux chefs de la jeunesse de Hellas, qu'un
présage irrésistible envoie contre la terre des Troiens,
avec la lance et une main vengeresse. Aux Rois des nefs
deux rois des oiseaux, un noir, l'autre blanc sur le dos,
apparaissent non loin des demeures, du côté de la main
qui tient la lance. Et ils dévoraient, dans les demeures
éclatantes, une hase qui allait mettre bas et toute une
race que n'avait pu sauver une fuite suprême. — Chante
un chant lugubre; mais que tout finisse par la victoire!
Antistrophe.
Le sage Divinateur de l'armée, ayant regardé les oi-
seaux, reconnut en eux les deux Atréides belliqueux,
chefs, princes, mangeurs de la hase, et il leur parla ainsi,
AGAMEMNÔN. l55
expliquant l'augure : — Avec le temps, cette armée pren-
dra la ville de Priâmes, et la Moire dévastera violem-
ment les abondantes richesses que les peuples avaient
amassées dans les demeures royales, pourvu que la co-
lère des Dieux ne ternisse pas le frein solide forgé dans
ce camp pour Troia. En effet, la maison des Atréides
est odieuse à la chaste Artémis, car les Chiens ailés de
son père ont dévoré là une hase tremblante, avant qu'elle
eût mis bas, et toute sa portée. Artémis a horreur des
festins d'aigles. — Chante un chant lugubre, mais que
tout finisse par la victoire !
Épôde.
— Cette belle Déesse est bienveillante aux faibles petits
des lions sauvages, ainsi qu'à tous les petits à la mamelle
des bêtes des bois, mais elle veut que les augures des ai-
gles, manifestés sur la droite, s'accomplissent aussi,
même s'ils laissent à craindre. C'est pourquoi j'invoque
Paian préservateur, de peur qu'Artémis ne prépare à la
flotte des Danaens le souffle des vents contraires et les
retards de la navigation, ou même un sacrifice horrible,
illégitime, sans festins, cause certaine de colères et de
haine contre un mari. En effet, il restera ici un terrible
souvenir domestique, plein de perfidies et vengeur d'en-
fants ! — Ainsi Kalkhas, ayant contemplé les Oiseaux au
commencement de l'expédition, annonça les prospérités
et les malheurs fatidiques des demeures royales. Avec lui
chante le chant lugubre, mais que tout finisse par la vic-
toire!
Strophe I.
Zeus! s'il est quelque Dieu qui se plaise à être ainsi
|56 AGAMEMNÔN.
nommé, je l'invoque sous ce nom. Ayant tout pesé, je
n'en sais aucun de comparable à Zeus , si ce n'est Zeus,
pour alléger le vain fardeau des inquiétudes.
Antistrophe I.
Celui qui, le premier, fut grand, qui l'emportait sur
tous par sa jeunesse florissante, sa force et son audace,
que pourrait-il, étant déchu depuis longtemps? Celui qui
vint ensuite a succombé, ayant trouvé un vainqueur;
mais qui célèbre pieusement Zeus victorieux, emporte
sûrement la palme de la sagesse.
Strophe II.
Il conduit les hommes dans la voie de la sagesse, et il
a décrété qu'ils posséderaient la science par la douleur.
Le souvenir amer de nos maux pleut tout autour de nos
cœurs pendant le sommeil, et, malgré nous, la sagesse
arrive. Et cette grâce nous est faite par les Daimones as-
sis dans les hauteurs vénérables.
Antistrophe II.
Alors, le Chef des nefs Argiennes, l'aîné des Atréides,
ne reprochant rien au Divinateur, consentit aux cala-
mités possibles, tandis que l'armée Akhaienne restait
inerte, échouée sur le rivage en face de Khalkis, dans les
courants d'Aulis.
Strophe III.
Et les vents contraires soufflant du Strymôn, apportant
l'inaction, épuisant les vivres, rompant les marins de fa-
AU A M EM NON. 15^
tigue, n'épargnant ni les nefs, ni les manœuvres, et pro-
longeant les retards, consumaient la fleur des Argiens
Et le Divinateur, pour cette cruelle tempête, proposa,
au nom d'Artémis, un remède plus terrible que le mal;
et les Atréides, heurtant la terre de leurs sceptres, ne
retinrent point leurs larmes.
Antistrophe III.
Alors, le Chef, l'aîné des Atréides, parla ainsi : — Il y
a un danger terrible à ne point obéir, mais il est terrible
aussi de tuer cette enfant, ornement de mes demeures,
de souiller mes mains paternelles du sang de la vierge
égorgée devant l'autel. Malheurs des deux côtés! Com-
ment pourrais-je abandonner la flotte et mes alliés? Il
leur est permis de désirer que ce sacrifice, le sang d'une
vierge, apaise les vents et la colère de la Déesse, car tout
serait pour le mieux.
Strophe IV
Ayant ainsi soumis son esprit au joug de la nécessité,
changeant de dessein, sans pitié, furieux, impie, il prit
la résolution d'agir jusqu'au bout. Ainsi, la démence,
misérable conseillère, source de la discorde, rend les
mortels plus audacieux. Et il osa égorger sa fille afin de
dégager ses nefs et de poursuivre une guerre entreprise
pour une femme.
Antistrophe I V.
Et les chefs, avides de combats, n'écoutèrent ni les
prières de la vierge, ni ses tendres supplications à son
|)ère, et ils ne furent point touchés de sa jeunesse. Et If
l5S AGAMEMNÔN.
père ordonna aux sacrificateurs, après l'invocation, d'c-
îendre la jeune fille sur l'autel, comme une chèvre, en-
veloppée de ses vêtements et la tête pendante, et de com-
primer sa belle bouche, afin d'étouffer ses imprécations
funestes contre sa famille.
Strophe V.
Mais, tandis qu'elle versait sur la terre son sang cou-
leur de safran, d'un trait de ses yeux elle saisit de pitié
les sacrificateurs, belle comme dans les peintures, et
voulant leur parler, ainsi qu'elle avait souvent charmé
de ses douces paroles les rTches festins paternels, quand,
chaste et vierge, elle honorait de sa voix la vie trois fois
heureuse de son cher père.
Antistrophe V.
Ce qui arriva ensuite, je ne l'ai point vu et je ne puis
le dire; mais la science de Kalkhas n'était point vaine, et
la justice enseigne l'avenir à ceux qui soufFrcnt. Que
celui qui prévoit ses maux s'en réjouisse ! C'est se dé-
sespérer avant le tempsTCe que l'oracle annonce arrive
manifestement. Que ce soit la prospérité, ainsi que le
désire Celle qui approche, ce soutien unique de la terre
d'Apis.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Me voici, Klytaimnestra, soumis â ta volonté. Il con-
vient en effet, d'honorer la femme du chef, quand celui-
AGAMEMNÔN. 1^9
ci a laissé son thrône vide. Soit que tu aies reçu une
heureuse nouvelle, ou que, n'en ayant pas reçu, tu or-
donnes ces sacrifices dans l'espérance d'en recevoir, je
t'écouterai avec joie, et je ne te ferai aucun reproche, si
tu te tais.
KLYTAIMNESTRA.
Qu'une heureuse aurore, comme il est dit, naisse de
la nuit maternelle! Écoute, et tu auras une joie plus
grande que ton espérance : Les Argiens ont pris la ville
de Priamos.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Que dis-tu? une parole t'a échappé, et j'y crois à
peine.
KLYTAIMNESTRA.
Je dis que Troia est aux Argiens. N'ai-je point parlé
clairement."*
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
La joie me pénètre et provoque mes larmes.
klytaimnestr;..
Certes, tes yeux révèlent ta bonté.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Mais as-tu une preuve certaine de cette nouvelle?
l60 AGAMEMNÔN.
KLYTAIMNESTRA.
Je l'ai, certes, à moins qu'un Dieu ne me trompe.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
N'as-tu pas cru aisément quelque vision, dans tes son-
ges ?
KLYTAIMNESTRA.
Je ne prendrais point pour la vérité l'illusion de mon
esprit endormi.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Ou quelque rumeur flottante n'a-t-cllc point causé ta
joie r
KLYTAIMNESTRA.
Douteras-tu longtemps de ma prudence, comme si j'é-
tais une jeune fille ?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Quand la Ville a-t-elle donc été emportée?
K L Vr A I M N E S T R A .
Dans cette même nuit de laquelle est sorti ce jour.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Et quel messager a pu accourir avec une telle rapi-
dité ?
AGAMEMNÔN. l6l
KLYTAIMNESTRA.
Hèphaistos a fait jaillir, de l'Ida , une lumicre écla-
tante. De torche en torche, et par la course du feu, il l'a
envoyée jusqu'ici. L'Ida regarde le Hermaios, colline de
Lemnos De cette île, la grande flamme a atteint le troi-
sième lieu, l'Athos, montagne de Zeus. La force de la
lumière, joyeuse et rapide, s'est élancée de ce faîte, par-
dessus le dos de la mer, et, telle qu'un Hèlios, a répandu
une splendeur d'or dans les cavernes du Makistos. Ici,
sans retard, sans se laisser vaincre par le sommeil, on a
transmis la nouvelle. La clarté, projetée au loin jusqu'à
l'Euripos, a porté le message aux veilleurs du Messapios;
et ceux-ci, à leur tour, ayant allumé un monceau de
bruyères sèches, ont excité la flamme et fait courir la
nouvelle. Et la lumière, active et sans défaillance, vo-
lant par delà les plaines de l'Asôpos, comme la brillante
Sélènè, jusqu'au sommet du Kithairôn, y a fait jaillir un
nouveau feu. Les veilleurs ont accueilli cette lumière
venue de si loin, et ils ont allumé un bûcher encore plus
éclatant dont la lueur, par-dessus le marais de Gorgôpis,
projetée jusqu'au mont Aigiplagxtos, a excité les veil-
leurs à ne point négliger le feu. Ils ont déployé avec vio-
lence un grand tourbillon de flammes qui embrase le
rivage, par delà le détroit de Saronikos, et se répand
jusqu'au mont Arakhnaios, proche de la ville. Enfin,
cette lumière partie de l'Ida est arrivée dans la demeure
des Atréides. Tels sont les signaux que j'avais disposé?
pour se transmettre la nouvelle l'un à l'autre. Le pre-
mier a vaincu, et le dernier aussi. Telle est la preuve
certaine de ce que je t'ai raconté. Le Roi me l'a annoncé
de Troia.
Il
lG2 AGAMEMNON.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je rendrai grâces aux Dieux plus tard, car je désire-
rais entendre et admirer encore ces paroles, si tu voulais
les redire.
KLYTAIMNESTRA.
En ce jour les Akhaiens sont maîtres de Troia, Je
crois entendre les clameurs opposées qui emplissent la
Ville. De même, quand le vinaigre et l'huile sont versés
dans le même vase, la discorde se met entre eux et ils ne
peuvent s'unir. Ainsi les vainqueurs et les vaincus pous-
sent les cris discordants de leurs destinées dissemblables.
En effet, les uns se jettent sur les cadavres des maris,
des frères, des proches; et les enfants sur ceux des vieil-
lards. Ceux qui subissent la servitude se lamentent sur
le destin de ceux qui leur étaient très-chers. Les autres,
rompus par la fatigue du combat nocturne, et affamés,
cherchent, confusément, le repas du matin, que la Ville
possède. Selon le sort, chacun entre dans les demeures
captives des Troiens, à l'abri des pluies et des rosées, et,
comme ceux qui n'ont aucun bien, va s'endormir, sans
gardes, pendant toute la nuit. S'ils respectent les Dieux
protecteurs de la Ville conquise et leurs temples, les
vainqueurs ne seront point vaincus au retour. Que la cu-
pidité n'entraîne point tout d'abord l'armée aux actions
impies, dans son désir du butin. En effet, il faut qu'ils
reviennent saufs dans leurs demeures, en faisant de nou-
veau le chemin dangereusement parcouru. Si l'armée lais-
sait derrière elle des Dieux outragés, la ruine des vaincus
suffirait ù éveiller la vengeance, même quand d'autres
crimes n'auraient point été commis. Tels sont mes vœux,
AGAMEMNÔN. l63
à moi qui suis femme. Que tout soit manifestement pour
le mieux! Que toutes les prospérités leur soient accor-
dées ! C'est ce que je souhaite.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Femme, tu as parlé avec prudence, et comme l'eût fait
un homme sage. Je suis certain que ce que tu m'as an-
noncé est vrai, et je vais en rendre grâces aux Dieux, car
de grands travaux ont reçu une digne récompense.
O Roi Zeus! et toi, heureuse Nuit, qui nous as donné
une si haute gloire, qui as enveloppé de rets les tours
Troiennes, afin que nul ne puisse sauter, homme ou
enfant, hors le large filet de la servitude! Je rends grâces
à Zeus hospitalier qui a voulu ceci, et qui depuis long-
temps tendait l'arc contre Alexandros, pour que le trait,
lancé avant l'heure précise, ne se perdît pas au-dessus
des astres.
Strophe I.
Ceux qu'a frappés la vengeance de Zeus peu\ent la ra-
conter, et il leur est permis de la suivre du commence-
ment à la fin. Si quelqu'un nie que les Dieux s'inquiè-
tent des mortels qui foulent aux pieds l'honneur des lois
sacrées, celui-là n'est point un homme pieux. C'est une
vérité manifeste pour les descendants de ceux qui souf-
flaient une guerre d'autant plus inique, que leurs demeu-
res abondaient de plus grandes richesses. Pour que ma
vie soit préservée du malheur, qu'il me suffise d'être
sage ; car les richesses ne sont d'aucun secours à l'homme
qui, plein d'insolence, foule aux pieds, pour sa propre
ruine, l'autel vénérable de la Justice.
164 AGAMEMNÔN.
Antistrophe I.
La Persuasion du crime, la funeste fille d'Atè, entraîne
avec violence, et tout remède est vain. La faute n'est
point effacée, mais, plutôt, elle n'en brille que davantage
d'une lumière horrible. Comme une monnaie altérée par
le frottement et l'usage, le coupable est noirci par le juge-
ment qu'il subit. L'enfant a poursuivi un oiseau envolé,
et il imprime à la Ville une tache ineffaçable. Aucun des
Dieux n'écoute plus les supplications, et ils font dispa-
raître l'homme impie qui a commis ces crimes. Tel Paris,
entré dans la demeure des Atréides, souilla, par l'enlè-
vement d'une femme, la table hospitalière.
Strophe IL
Cette femme, laissant à ses concitoyens les heurte-
ments de boucliers et de lances et l'apprêt des nefs, et
portant en dot la ruine à Ilios, a franchi rapidement les
portes, ayant osé un crime incroyable. Et les demeures
gémissaient ces prédictions : — Hélas! hélas! Maison et
chefs! hélas, lit! passage de leurs amours! Le voici,
muet, déshonoré, sans plainte amère, l'Époux dont le
visage est tranquille; mais il suit par dclîl les mers l'É-
pouse regrettée, et on dirait qu'il commande comme
un spectre dans la demeure. La grâce des plus belles sta-
tues lui est odieuse. Leur beauté n'est plus, car elles
n'ont pas d'yeux.
Antistrophe IL
Les lamentables apparitions nocturnes ne donnent que
de vaines illusions. Vaine, en effet, la vision heureuse
AGAMEMNÔN. l05
qui s'évanouit sur les ailes du sommeil, s'échappant des
mains qui la poursuivent! — Telles étaient les douleurs
assises au foyer, dans la demeure, et de plus grandes
encore. De tous côtés, chaque demeure est dans l'afflic-
tion, à cause de ceux qui ont quitté aussi la terre de
Hellas. De nombreux regrets ont pénétré notre cœur.
Chacun sait bien ceux qu'il a envoyés, mais les urnes et
les cendres reviennent seules dans la demeure, et non
plus les vivants !
Strophe III.
Ares, qui échange les cadavres contre de l'or, et qui
tient la balance des lances dans le combat, ne renvoie
d'ilios aux parents que de misérables restes consumés
par le feu, et des urnes pleines de cendres au lieu d'hom-
mes. Les uns pleurent et louent un guerrier habile au
combat. Cet autre est tombé avec gloire dans la mêlée
pour une femme qui lui était étrangère. Ainsi, chacun,
tout bas, murmure irrité, et une douleur haineuse s'élève
sourdement contre les princes Atréides. D'autres ont
leurs tombeaux autour des murailles d'ilios, et la terre
ennemie les tient ensevelis.
Antistrophe III.
La haine des citoyens irrités est terrible, et la malé-
diction publique se fait payer. J'ai l'inquiétude de quel-
que malheur caché dans l'ombre. Les Dieux veillent d'un
œil actif ceux qui ont commis de nombreux meurtres.
Les noires Erinnyes changent la fortune d'un homme
injustement heureux; elles le plongent dans les ténèbres,
et il disparaît. Il est terrible d'être trop loué et envié, car
la foudre jaillit des yeux de Zeus. J'aime mieux une féli-
l66 AGAMEMNÔN.
cité qui n'est point enviée. Que je ne sois ni preneur de
villes, ni soumis au joug de la servitude !
Épôde.
Une rumeur rapide a répandu dans toute la Ville l'heu-
reuse nouvelle apportée par le feu. Est-ce vrai? Est-ce un
mensonge envoyé par les Dieux ? Qui sait? Qui peut être
assez enfant, ou assez stupide, pour allumer son esprit
à ce signal de la flamme, et pour gémir ensuite, la nou-
velle démentie? Il convient à une femme, avant toute
certitude, de se répandre en actions de grâces sur un évé-
nement heureux. L'esprit de la femme est prompt à tout
croire, mais la victoire qu'elle annonce se dissipe promp-
tement. f f-t o f i/ /l ^ '-'H
klytaiWestra.t ^^oKyP y\^^ Uîdll'bO
Nous saurons bientôt si ces transmissions de torches, V{(Aa,^
de feux et de signaux porte-lumière ont dit vrai, ou si f^O
cette heureuse clarté, pareille à celle des songes, a trompé ^ ^
mon esprit. Je vois venir du rivage un héraut couronné
de rameaux d'olivier. Cette poussière, sœur altérée delà
houe, m'en est témoin. Ce message ne sera plus muet et
ne te sera plus apporté seulement par des feux alimentés
de branches des montagnes et par la fumée du bûcher.
Ses paroles nous donneront une plus grande joie. Je
maudirais toute autre nouvelle. Puisse-t-il nous en porter
d'aussi heureuses que celles des feux apparus!
AGAMEMNÔN. 167
TALTHYBIOS.
Salut, ô terre de la patrie, terre d'Argos ! Cette dixième
année me ramène enfin à toi et accomplit une de mes
espérances, après tant d'autres brisées! Je n'osais plus
espérer, en effet, mort sur cette terre d'Argos, y trouver
une sépulture très-désirée. Maintenant, salut, ô terre!
Salut, lumière de Hèliosl Zeus, roi suprême de ce pays !
Et toi, prince Pythien, qui, tournant contre nous tes
flèches, ne nous poursuis plus de ton arc, et qui t'es rué
assez longtemps sur nous, aux rives du Skamandros !
Maintenant, prince Apollon, sois notre sauveur et notre
protecteur. J'invoque aussi tous les Dieux qui président
aux combats, Hermès, cher héraut et vénérable aux hé-
rauts, et les guerriers qui nous ont envoyés. Qu'ils soient
bienveillants au retour de l'armée qui a survécu à la
guerre ! Salut, demeure royale, chers toits, temples sacrés
des Dieux, Daimones qui regardez le lever de Hèliosl Si
jamais, autrefois, vous avez accueilli avec des yeux amis
le Roi de cette terre, recevez-le de même, quand il re-
vient après un si long temps. Le Roi Agamemnôn re-
vient, vous apportant la lumière, dans cette nuit qui vous
est commune à tous. Accueillez-le magnifiquement, car
ceci est convenable, puisqu'il a dévasté, dans sa ven-
geance, la terre de Troia, avec la houe de Zeus ! Les tem-
ples et les autels des Dieux ont été renversés, et toute
la race qui habitait cette terre a été anéantie. Après avoir
impose ce frein à Troia, il est revenu, l'Atréide, le Roi
auguste, l'homme heureux. De tous les mortels qui
existent, c'est le plus digne d'être honoré. Ni Alexan-
dros, ni la Ville sa complice, ne peuvent se glorifier de
crimes plus grands que les maux qu'ils ont subis. A>«»nt
l68 AGAMEMNÔN.
enlevé et volé par un crime, sa proie lui a été ravie, et il
a ainsi renversé jusqu'aux fondements la demeure de
ses pères. Les Priamides ont doublement expie leur ini-
quité.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Salut, ô héraut, envoyé de l'armée Akhaienne !
TALTHYBIOS.
Je suis heureux, et dussé-je mourir, je n'en voudrais
T oint aux Dieux.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Le regret de ta patrie te tourmentait donc?
TALTHYBIOS.
Tellement, que la joie du retour emplit mes yeux de
larmes.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Donc, vous connaissiez ce doux mal ?
TALTHYBIOS.
Comment? Instruis-moi du sens de tes paroles.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Tu étais en proie au regret de ceux qui te retiict-
taient?
AGAMEMNÔN. l6'^
TALTH YBIOS.
Dis-tu que la patrie et l'armée se regrettaient l'une
l'autre?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Combien je soupirais du fond de mon cœur attristé l
TALTHYBIOS.
D'où venait votre triste inquiétude pour l'armée?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Depuis longtemps le remède à mon mal est le si-
lence.
TALTHYBIOS.
Qui redoutiez-vous donc en l'absence de vos maîtres?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Maintenant, selon ta parole^ meilleur est de mou-
rir.
TALTHYBIOS.
Certes, car les choses ont eu une heureuse fin. Ce qui
arrive dans un long espace de temps amène tantôt des
biens, tantôt des revers. Qui, si ce n'est les Dieux, peut
passer tout le temps de la vie sans malheur? En effet, si
je voulais rappeler nos misères, les accidents des nefs.
170
AGAMEMNON.
les relâches rares et dangereuses, quel jour n'aurions-
nous pas souffert et gémi? Sur terre, des maux encore
plus grands nous ont assaillis. Nos lits étaient sous les
murailles ennemies ; les rosées de l'Ouranos et de la terre
nous mouillaient, calamité de nos vêtements, et faisaient
nos cheveux se hérisser Et si quelqu'un vous parlait de
l'hiver, tueur des oiseaux, et que la neige Idaiennc no
rendait intolérable, ou de la chaleur, quand la mer,
midi, quittée par le vent, s'endormait immobile dans son
lit! Mais pourquoi se lamenter sur tovit cela? La pci
est passée ; elle est passée aussi pour ceux qui sont morts
. et quLiamais, ne_S£ soucieront plus_de se relever. A
quoi sert de compter les morts? A quoi sert aux survi-
vants de se plaindre ? 11 faut plutôt se réjouir d'avoir
échappé à ces malheurs. Pour nous, qui sommes saufs,
dans l'armée Akhaienne, le bien l'emporte et le mal ne
peut lutter contre. Glorifions-nous, à la lumière de Hè-
lios ; certes, cela est juste, après avoir tant souffert sur
terre et sur mer : — Troia est prise, et la flotte des Ar-
giens a consacré ces dépouilles aux Dieux qui sont hono-
rés dans Hellas, et les a suspendues dans leurs demeu-
res, comme un trophée antique. — Ceci entendu, il faut
glorifier la Ville et les chefs, et honorer Zeus qui a fait
cela. Tu sais tout.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Tes paroles m'ont vaincu, je ne le nie pas. Le désir de
tout apprendre est toujours éveillé chez les vieillards.
C'est à cette demeure royale et à Klytaimnestra qu'il
convient, à la vérité, de se réjouir; mais je veux aussi
prendre ma part de leur joie.
AGAMEMNÔN. I7I
KLYTAIMNESTRA.
Depuis longtemps j'ai fait éclater ma joie, dès que le
nocturne messager de flamme nous eut annoncé la prise
et la ruine de Troia. Alors, on m'a dit, en me blâmant :
— Penses-tu, sur la foi de ces torches enflammées, que
Troi-i soit maintenant saccagée? Être ainsi soudaine-
ment transportée de joie est bien d'une femme ! — Selon
de telles paroles, certes, j'étais insensée. Cependant, je
fis des sacrifices, et, de toutes parts, dans la Ville, des
voix joyeuses, à la façon des femmes, élevaient des ac-
tions de grâces dans les temples des Dieux, et chantaient
à l'instant où s'assoupit la flamme odorante de Tencens
consumé. Maintenant, est-il nécessaire que tu me ra-
contes le reste? J'apprendrai tout du Roi lui-même. Je
vais me hâter de recevoir pour le mieux l'Epoux vénéra-
ble qui revient dans sa patrie. En effet, quel jour plus
doux pour une femme que celui où, un Dieu ramenant
son mari sain et sauf de la guerre, elle lui ouvre les por-
tes? Va dire à mon époux qu'il vienne promptement,
selon le désir des citoyens, et qu'il retrouvera dans ses
demeures sa femme fidèle, telle qu'il l'a laissée, chienne
de la maison, douce pour lui, mauvaise pour ses enne-
mis, semblable à elle-même en tout le reste et n'ayant
violé aucun sceau, pendant un si long temps. Je ne con-
nais pas plus les plaisirs et les entretiens coupables avec
un autre homme, que je ne connais la trempe de l'ai-
rain.
TALTHYBIOS.
Une telle louange de soi-même, quand elle est pleine
lyi. AGAMEMNON.
de vérité, peut être honorablement prononcée par une
noble femme.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Ainsi, elle vient de l'apprendre toute sa pensée, en pa-
roles claires, afin que tu la connaisses. Mais, parle, hé-
raut, dis-moi si Ménélaos revient avec vous, sain et sauf
de la guerre, lui, ce roi cher aux Argiens.
TALTH YBIOS,
Je ne vous donnerai point de nouvelles heureuses,
mais fausses; amis, vous n'en jouiriez pas longtemps.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Puisses-tu nous donner des nouvelles heureuses, mais
vraies ! les faussetés se découvrent aisément.
TALTHVBIOS.
Ce héros a disparu de l'armée Akhaienne; lui et sa nef
ont disparu. Je ne dis point de mensonges.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
S'est-il séparé de vous ouvertement en partant d'IIios,
ou bien une tempête, dont tous ont souffert, l'a-t-el.'e
entraîné loin de l'armée?
AGAMEMNÔN. IjS
TALTHYBIOS.
Tu as touché le but, comme un habile archer. Tu as
raconté brièvement une grande calamité.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Que dit-on de lui parmi les autres marins? Qu'il est
vivant ou qu'il est mort?
TALTHYBIOS.
Nul ne le sait, nul ne peut en donner de nouvel'cs
certaines, si ce n'est Hèlios d'où vient la force généra-
trice de la terre.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Dis-nous comment est venue et comment a cessé cette
tempête excitée contre les nefs par la colère des Dai-
mones.
TALTHYBIOS.
Il ne convient pas de profaner un jour heureux par des
récits de malheurs; mais c'est le prix des Dieux. Quand
un messager annonce, avec un visage morne, la terrible
défaite d'une armée détruite, la blessure de tout un
peuple, d'innombrables citoyens chassés de mille de-
meures par le double fouet que brandit Ares, par la
double lance sanglante, certes, celui qui annonce de tels
maux peut chanter le Paian des Erinnyes; mais moi qui
viens, joyeux messager de victoire, vers un peuple plein
174
AGAMEMNON.
de joie, comment mêlerai-je le bien au mal, en racon-
tant cette tempête que la colère des Dieux a précipitée
sur les Argiens? Le feu et la mer, qui se haïssaient au-
paravant, se sont conjurés, et ont prouvé leur alliance en
détruisant la malheureuse armée des Argiens. Les fu-
reurs de la mer soulevée se déchaînèrent dans la nuit.
Les vents Thrèkiens brisèrent les nefs entre elles; et
d'autres, heurtant violemment leurs éperons, au milieu
des tourbillons et des torrents de pluie, disparurent et
périrent, entraînées dans le gouffre par un terrible pi-
lote. Au retour de l'éclatante lumière de Hèlios, nous
vîmes la mer Aigaienne toute fleurie de cadavres des
héros Akhaiens et de débris de nefs. Un dieu, non un
homme, tenant la barre, laissa notre seule nef sauve et
l'arracha au naufrage, ou intercéda pour notre salut. La
fortune protectrice vint s'asseoir, favorable, dans notre
nef qui n'a été ni engloutie dans le tourbillon des
flots, ni brisée contre les rivages rocheux. Enfin, ayant
échappé à la mort dans la mer, rendus à la clarté du
jour et croyant à peine à notre salut, nous songions
avec douleur au récent désastre de l'armée dispersée ou
engloutie. Et maintenant, si quelques-uns d'entre eux
sont encore vivants, ils pensent à nous comme à des
morts. Pourquoi non? nous pensons bien qu'ils ont subi
eux-mêmes cette destinée. Mais que tout soit arrivé
pour le mieux ! Alors, tu peux espérer que Ménélaos,
certes, reparaîtra le premier. Donc, si quelque rayon de
Hèlios l'éclairé encore, vivant et les yeux ouverts, par
la volonté de Zeus qui n'a pas voulu anéantir cette race,
il y a quelque espérance qu'il revienne dans sa demeure.
Sache que ce que tu as entendu de moi est la vérité.
AGAMEMNÔN. 175
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe I.
Qui l'a ainsi nommée avec tant de vérité , sinon quel-
qu'un que nous ne voyons pas, et qui, prévoyant la des-
tinée, mène notre langue jusque dans les choses for-
tuites? Qui l'a nommée, cette Hèléna , l'épouse cause
de la guerre et qu'on recherche avec la lance? Certes,
perdition des nefs, des guerriers et des villes, elle s'est
enfuie, au souffle du grand Zéphyros, loin des molles et
riches tentures de la chambre nuptiale ; et d'innombra-
bles guerriers porteurs de boucliers, comme des chas-
seurs sur sa piste, ont poursuivi la nef qui s'effaçait de-
vant eux jusqu'aux rives ombragées du Simoïs, là où ils
devaient engager la querelle sanglante.
Antistrophe I.
Cette union a été lamentable pour Ilios. La ven-
geance a été accomplie, infligeant aux coupables le
châtiment de la table hospitalière souillée et de Zeus
hospitalier outragé, et punissant les Priamides d'avoir
chanté l'hymne hyménaien pour honorer les nouveaux
époux. Certes, l'antique ville de Priamos a chante de-
puis un hymne plus lamentable, gémissant sur Paris, le
funeste époux, car, dès lors, elle a sans cesse gémi à
cause du carnage misérable de ses citoyens.
Strophe II.
Un homme a élevé un lion funeste, arraché à la ma-
melle qu'il aimait. Dans les premiers temps de sa vie, il
176 AGAMEMNÔN,
est doux, très-cher aux enfants et agréable aux vieillards.
Souvent il est tenu dans les bras à la façon d'un nouveau-
né, il joue avec la main qui le caresse, et il flatte, ayant
faim.
Antistrophe IL
Avec le temps, devenu grand, il manifeste le naturel
de sa race. En retour de la nourriture qu'on lui a
donnée, il se prépare un repas non commandé, en égor-
geant les brebis. Toute la demeure est souillée de sang.
La douleur des serviteurs est impuissante contre ce fléau
Terrible et meurtrier. C'est quelque sacrificateur d'Atè
qui a été nourri dans la maison.
Strophe III.
Telle, Hèléna est venue dans Uios , calme comme la
mer tranquille, ornement de la richesse, trait charmant
des yeux, fleur du désir troublant le cœur. Mais elle
changea, ayant accompli les noces fatales, hôte terrible
et funeste envoyé aux Priamides par Zeus hospitalier,
Érinnys exécrable aux épouses.
Antistrophe III.
C'est une parole antique depuis longtemps connue
parmi les hommes, qu'une félicité parfaite ne meurt
pas stérile, et qu'une irréparable misère naît d'une heu-
reuse fortune. J'ai cette pensée bien différente, qu'une
action impie engendre toute une génération semblable,
tandis que la justice n'engendre, dans les demeures,
qu'une race aussi belle qu'elle-même.
AGAMEMNON. I77
Strophe IV.
Certes, tôt ou tard, une iniquité ancienne engendre,
quand le moment est venu, une iniquité nouvelle, chez
les hommes pervers : haine de la lumière, daimôn in-
vincible, indomptable, impiété, audace, noires dis-
cordes dans les demeures, race toute semblable à ses
parents !
Antistrophe IV.
La Justice resplendit dans les demeures enfumées et
glorifie une vie honnête. Hlle détourne les yeux de l'or
et des richesses qui souillent les mains, et cherche une
demeure sainte. Elle méprise la puissance marquée
d'infamie, et mène toute chose à sa fin.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Viens, Roi, destructeur de Troia, fils d'Atreus! Com-
ment te nommer? Gomment te vénérer, ni trop, ni in-
complètement, dans la juste mesure? Beaucoup d'hom-
mes n'aiment que l'apparence et dédaignent la justice.
Chacun est prêt à pleurer avec les malheureux, mais la
douleur ne mord point le cœur. Avec les heureux chacun
se réjouit, se faisant un visage semblable au leur, et se
condamnant au rire. Mais, celui qui connaît bien les
hommes, ses yeux ne le trompent point, et il ne se laisse
point flatter par une fausse bienveillance et par les
13
1^8 AGAMEMNÔN.
larmes d'une amitié feinte. Pour moi, je ne te le ca-
cherai point, quand tu entraînais l'armée pour la cause
de Hèléna, je t'ai cru insensé, pensant qu'il n'était point
sage de conduire malgré eux les hommes à la mort.
Maintenant, victorieux, c'est du fond de leur cœur et
avec une joie sincère qu'ils songent à leurs maux. Tu
sauras, plus tard, qui a bien ou mal agi, parmi les ci-
toyens qui sont dans la Ville.
AGAMEMNON.
Avant tout, il faut saluer Argos et les Dieux de la pa-
trie qui, me venant en aide, ont amené mon retour et
la juste vengeance que j'ai tirée de la ville de Priâmes.
Les Dieux n'ont point débattu la cause. Tous, unaii-
mement, ont décrété, en déposant leurs suffrages dans
l'urne sanglante, la ruine d'Ilios et le carnage de ses
guerriers. L'espérance est restée dans l'autre urne où nul
n'a mis la main. Maintenant, c'est parla fumée qu'on re-
connaît la ville détruite. Les tempêtes de la ruine y gron-
dent victorieuses, et la cendre mouvante y exhale les
vapeurs d'une antique richesse. C'est pour cela qu'il
faut élever des actions de grâces vers les Dieux. Nous
avons tendu des rets inévitables , et, pour la cause d'une
femme, le monstre Argien , fils du cheval, a détruit la
Ville. Tout un peuple porte-bouclier, au coucher des
Pléiades, s'est rué d'un bond. Le lion affamé a franchi les
murailles, et il a bu à satiété le sang royal. Je devais avant
tout parler ainsi des Dieux, mais je me souviens de tes
paroles et je dis comme toi : Il est accordé à peu d'hom-
mes de ne point envier un ami heureux. Un poison en-
vahit le cœur de l'envieux. Sa souffrance en est doublée,
et il gémit accablé de '^es propres maux, quand il voit la
AGAMEMNÔN. 179
félicité d'autrui. Je dis cela, le sachant, car j'ai bien
connu le miroir de l'amiiié , cette ombre d'une ombre
chez tous ceux qui semblaient être mes amis. Le seul
Odysseus, qui n'avait point pris la mer volontiers, une
fois lié au joug avec moi, m'a été un solide compagnon.
Je le dis de lui, qu'il soit mort ou vivant. Pour le reste,
ce qui concerne la Ville et les Dieux, nous en délibé-
rerons en commun dans l'Agora. Nous ferons que les
bonnes choses restent ce qu'elles sont et durent; mais
s'il en est qui demandent des remèdes, nous tenterons
de guérir le mal avec sagesse, en coupant et en brûlant.
Maintenant, entré dans mes demeures, près de mon
foyer, j'élèverai mes mains vers les Dieux qui m'ont
ramené de si loin dans ma maison. Que la Victoire, qui
m'a suivi jusqu'à ce jour, reste à jamais avec moil
KLYTAIMNESTRA.
Hommes de la cité, vieillards Argiens, qui êtes ici, je
n'ai plus honte de révéler devant vous mon amour pour
mon mari. La honte disparaît avec le temps du cœur des
hommes. Je ne répéterai point ce que d'autres ont res-
senti, en racontant ma vie malheureuse pendant les lon-
gues années qu'il a passées à Ilios. Et d'abord, c'est un
grand malheur pour une femme de rester seule dans sa
demeure, loin de son mari. Elle entend d'innombrables
rumeurs funestes qui lui apportent une nouvelle sinistre,
et, après celle-ci, une autre pire encore. Si le Roi avait
reçu autant de blessures que la renommée le racontait
dans cette demeure, il serait plus percé qu'un filet. S'il
était mort autant de fois qu'on en a répandu le bruit, il
l8o AGAMEMNÔN.
pourrait, autre Gèryôn aux trois corps, se gloritier d'a-
vjir revêtu trois tuniques sur la terre, car je ne veu\
r.en dire de celle qu'on revêt sous la terre, et il serait
mort une fois sous chacune. On a bien souvent rompu
de force les lacets dont j'avais serré mon cou, à cause de
C2S rumeurs sinistres. C'est aussi pour cela qu'il n'est
point ici, comme il conviendrait, Orestès, ton fils, ce
gage de ma foi et de la tienne. Mais ne t'en étonne pas.
Il est élevé par un hôte bienveillant, Strophios le Pho-
kéen, qui m'avait prédit deux dangers futurs, celui que
tu courais devant Ilios, puis l'anarchie du peuple trou-
blant l'assemblée publique et la foulant d'autant plus
aux pieds qu'elle serait tombée plus bas, comme il est
naturel aux hommes. Telle est la raison sincère de ce
que j'ai fait. Pour moi, ressources pleines de mes larmes
Si sont taries, et il n'en reste pas une goutte, mes yeux
ayant souffert tant de nuits sans sommeil , tandis que je
te pleurais et que j'attendais les signaux des feux qui ne
m'apparaissaient jamais. J'étais éveillée parle léger mur-
mure des moucherons agitant leurs ailes, et je voyais
plus de maux t'assaillir que je n'en rêvais endormie.
Mais, après avoir subi toutes ces peines, je puis dire, le
cœur plein de joie : Voici l'homme, le chien de l'établc,
le cûble sauveur de la nef, la solide colonne de la haute
demeure, qui est tel qu'un fils unique pour son père,
semblable à la terre qui, contre toute espérance, appa-
raît aux marins, sous une lumière éclatante, après la
tempête, pareil au jaillissement d'une source pour le
voyageur altéré ! H m'est doux que tu aies échappé à
tous les dangers. Certes, tu es digne d'être salué" ii S'
sans réserve, puisque j'ai subi tant de maux déjà. Main-
tenant, chère tête, descends de ce char, mais ne pose
point sur la terre, ô Roi, ce pied qui a renversé Ilios i
AGAMEMNÔN. iSï
Esclaves, que tardez-vous? Ne vous ai-je point ordonné
découvrir son chemin de tapis? Proniptement ! Que son
chemin S3it couvert de pourpre, tandis qu'il ira vers la
demeure qui n'espérait plus le revoir, afin qu'il y soit
conduit avec honneur, comme il convient. Pour le reste,
ma vigilance ne sera point endormie, et, avec l'aide des
Dieux, j'accomplirai ce que veut la destinée.
AGAMEMNON.
Fille de Lèda, gardienne de mes demeures, tu as
parlé dans la mesure de mon absence, longuement;
mais, pour être loué avec justice, il faut que cet hon-
neur me soit rendu par d'autres. Cependant, ne me
traite point mollement, à la façon des femmes, ou comme
un roi barbare. Qu'on ne se prosterne point devant moi
en poussant de hautes clameurs, et qu'on n'éveille point
l'envie en étendant des tapis sur mon chemin. Il n"est
permis d'honorer ainsi que les Dieux. Je ne saurais sans
crainte, moi qui ne suis qu'u i homme, marcher sur la
pourpre. Je veux être honoré comme un homme, non
comme u Dieu. Le cri public montera sans avoir be-
soin de ces tapis et de cette f ourpre. Le plus beau don
des Dieux est la s.^gesse. On peut le dire heureux celui-
là seul qui a terminé sa vie dans la prospérité. J'aurais
bon espoir si mon heureuse fortune présente m'était
accordée en toutes choses.
KLYTAIMNESTRA.
Ne te refuse pas à mon désir.
l8a AGAMEMNÔN.
AGAMEMNÔN.
Sache que mon esprit ne changera point.
KLYTAIMNESTRA.
As-tu promis aux Dieux, par crainte, d'agir ainsi?
AGAMEMNÔN.
Je sais pourquoi j'agis ainsi, si quelque autre l'ignore.
KLYTAIMNESTRA.
Selon toi, qu'eût fait Priamos victorieux?
AGAMEMNÔN.
Je pense qu'il eût marché sur la pourpre.
KLYTAIMNESTRA.
Ne crains donc pas le blâme des hommes.
AGAMEMNÔN.
La voix du peuple, certes, est toute-puissante.
KLYTAIMNESTRA.
Celui qui n'est pas envié n'est point enviable.
AG AMEMNÔN.
Il ne convient pas qu'une femme soit opiniâtre.
AGAMEMNON.
KLYTAIMNESTRA.
i83
Il est glorieux aux vainqueurs de se laisser vaincre.
AGAMEMNON.
Ainsi, tu tiens beaucoup à cette victoire?
KLYTAIMNESTRA.
Consens! Cède-moi volontiers cette victoire.
AGAMEMNON.
Alors, si cela te plaît, qu'on détache promptement ces
sandales, esclaves accoutumées du pied, afin qu'aucun
Dieu ne me regarde de loin, avec un œil d'envie, mar-
chant sur cette pourpre. J'aurais grandement honte, en
vérité, de souiller, en les foulant aux pieds, ces ri-
chesses et ces tissus qui ont coûté tant d'argent. Mais,
c'est assez. Reçois avec bienveillance cette Étrangère
dans les demeures. Un Dieu regarde favorablement d'en
haut qui commande avec douceur, car personne ne se
soumet volontiers au joug de la servitude. Celle-ci, qui
m'a suivi, est la fleur choisie parmi d'innombrables
richesses, un don de l'armée. Enfin, puisque j'ai changé
de dessein, et pour te complaire en ceci, j'entre dans la
demeure en marchant sur la pourpre.
KLYTAI MNESTRA.
Il y a la mer, et qui la tarirait? qui nourrit abondam-
m'.'nt la pourpre, aussi précieuse que l'argent, trè:.-
I^4 AGAMEMNON.
riche teinture des vêtements. Grâces aux Dieux, ô Roi,
notre demeure renferme suffisamment de ces richesses
et elle ne connaît point l'indigence. Que de tissus j'eusse
voués pour être foulés à tes pieds, si les oracles eussent
voulu que j'achetasse ainsi le retour de ton âme! Tant
que la racine est sauve, les feuillages jettent leur ombre
ïur la maison, la défendant contre le chien Seirios. Ton
retour au foyer domestique est comme la chaleur de
l'été en plein hiver. Quand Zeus cuit le vin dans la
grappe verte, alors un air frais pénètre dans la demeure,
si le chef est de retour. Zeus! Zeus qui accomplis toute
chose, exauce mes vœux, songe à ce que tu dois accom-
plir!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe I.
Pourquoi ce présage qui vole constamment autour de
mon cœur comme un pressentiment, cette divination
non invoquée et dont la voix n'est point payée? Pour-
quoi, le repoussant comme un songe obscur, la sûre
confiance ne peut- elle s'asseoir dans mon esprit? 11 est
loin le temps où les nefs étaient amarrées par les câbles
à ce rivage d'où la flotte est partie pour Ilios.
Antistrophe I.
De mes yeux je vois son retour, j'en suis le témoin , et
je n'ai ni espérance, ni confiance, et mon esprit chante,
AGAMEMNÔN. l85
mais non sur la lyre , la lamentation d'Érinnys ! Le cœur
ne trompe pas, agité du pressentiment de l'expiation
certaine. Je prie les Dieux qu'une part de mes terreurs
soit démentie et ne s'accomplisse pas!
Strophe II.
La meilleure santé aboutit à d'inévitablesdouleurs»
car la maladie habite à côté et n'est séparée d'elle que
par un même mur. La destinée de l'homme, courant
tout droit, se heurte toujours à un écueil caché; mais, si
la prudence fait jeter à la mer un peu du riche charge-
ment, toute une maison ne périt pas, lourde de mal-
heurs, et la nef n'est point submergée. Certes , l'abon-
dance qui vient de Zeus, les moissons qui naissent
annuellement des sillons guérissent de la famine.
Antistrophe II.
Mais quelle incantation rappellera jamais le sang ré-
pandu sur la terre, le sang noir d'un homme égorgé.»*
Zeus ne foudroya-t-il point autrefois le Très-savant qui
tentait de faire revenir les morts du Hadès? Si la Moire
divine ne me défendait d'en dire plus , mon cœur, devan-
çant ma langue, eût tout révélé. Mais il frémit dans
l'ombre, impatient de colère, et n'espérant point, consumé
d'inquiétudes, parler jamais à temps.
KLYTAIMNESTRA.
Entre aussi , toi, Kasandra 1 Puisque Zeus bienveillant
i86 aoamemnon.
veut que, dans cette demeure, tu prennes ta part des
soins communs, avec de nombreux serviteurs , devant
l'autel domestique, descends de ce char et renonce à l'or-
gueil. On dit que le fils d'Alkmèna aussi fut vendu et
contraint de subir le joug. Quand la nécessité réduit il
cette fortune , c'est encore un grand bonheur de tomber
aux mains de maîtres depuis longtemps opulents. Ceux
qui, n'en ayant jamais eu l'espérance, viennent de faire
une riche moisson, sont durs en toutes choses pour leurs
serviteurs et sans équité. Tu auras auprès de nous tout
ce qu'il faut.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Elle t'a parlé clairement. Si tu étais prise dans les rets
fatals, certes, tu obéirais. Obéis donc. Ne le veux-tu
I>as?
KLVTAIMNESTRA.
A moins que, semblable à l'hirondelle, elle ait un lan-
gage inconnu et barbare , mes paroles entreront dans
son esprit, et je la persuaderai.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Consens. Elle te conseille ce qu'il y a de mieux
dans l'état des choses. Obéis. Ne reste pas assise dans
ce char.
KLVTAIMNESTRA.
Je n'ai pas le loisir de l'attendre devant les portes, car
les brebis qui vont être égorgées et brûlées sont rangées
devant le foyer, au milieu de la demeure, puisque nous
agamemnôn. 187
avons une joie que nous n'espérions plus jamais. Pour
toi , si tu veux faire ce que j'ai dit , ne tarde pas ; mais , si
tu n'as point compris mes paroles, réponds-moi par
gestes, comme les Barbares.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Certes, l'Étrangère a besoin d'un interprète. Elle a les
façons d'une bête fauve récemment prise.
KLYTAIMNESTRA.
Certes, elle est en démence, elle obéit à un esprit in-
sensé, cette femme qui , ayant quitté sa ville conquise
d'hier, esclave, est venue ici. Elle ne s'accoutumera point
au frein qu'elle ne l'ait souillé d'une écume sanglante.
Mais je ne veux pas subir l'affront de lui parler encore.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Moi, la pitié me saisit, je ne m'irrite point. Va, ô
malheureuse, quitte ce char, cède à la nécessité , fais
l'apprentissage de la servitude.
KASANDRA.
Strophe I.
O Dieux ! Dieux ! ô terre ! ô Apollon ! ô Apollon 1
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Pourquoi cries-tu vers Loxias? Ce n'est point un Dieu
qu'on invoque par des lamentations.
|88 AGAMEMNÔN.
KASANDRA.
Antistrophe I.
O Dieux! Dieux! ô terre, ô Apollon! ô Apollon!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Elle invoque de nouveau par des cris désespérés le
Dieu qui n'écoute point les lamentations.
KASANDRA.
Strophe IL
Apollon! Apollon! toi qui m'entraînes! vrai Apollon
pour moi! tu m'as perdue de nouveau !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Elle semble prédire ses propres maux. L'esprit des
Dieux est resté en elle, bien qu'elle' soit esclave.
KASANDRA.
Antistrophe II.
Apollon, Apollon ! toi qui m'entraînes! vrai Apollon
pour moi! où m'as-tu menée? vers quelle demeure ?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Vers la demeure des Atréides. Si tu ne le sais pas, jc
te le dis, et c'est la vérité.
AGAMEMNÔN. 1S9
KASANDRA.
Strophe III.
Demeure détestée des Dieux 1 Complice d'innombrables
meurtres et pendaisons! Égorgement d'un mari! Sol
ruisselant de sang!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
L'Etrangère semble sagace comme un chien chasseur.
Elle flaire les meurtres qu'elle doit découvrir.
KASANDRA.
Antistrophe III,
Certes, j'en crois ces témoins, ces enfants en pleurs,
égorgés, et ces chairs rôties mangées par un père.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Certes, nous savions que tu étais divinatrice; mais nous
n'avons nul besoin de divinateurs.
KASANDRA.
Strophe IV.
Hélas! Dieux! Que se prépare-t-il? Quel grand et
nouveau malheur médite-t-on dans ces demeures, afîreux
pour des proches, et sans remède? Le secours est trop
loin!
lOO AGAMEMNON.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je ne comprends point ceci. Quant aux autres prophé-
ties, je les connais; toute la ville les répète.
KASANDRA.
Antistrophe IV,
Ah ! misérable ! Feras-tu cela ? Tu vas laver dans le bain
celui qui a partagé ton lit! Comment dirai-je le reste?
La chose arrivera bientôt. Elle allonge le bras et saisit
de la main!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je n'ai pas encore compris. En vérité, ce sont autant
d'énigmes sous d'obscurs oracles. Je ne sais qu'en
penser.
KASANDRA.
Strophe V.
Ah! ah! Dieux! Dieux! qu'est-ce que ceci? serait-ce
quelque filet de Aidés? C'est le voile qui enveloppe les
époux , l'instrument du meurtre ! Erinnyes insatiables
de cette race, criez lugubrement, à cause de ce meurtre
horrible!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
A quelle Érinnys ordonnes-tu de pousser des cris sur
cette demeure? Tes paroles ne me rendent pas joyeux.
Mon sang couleur de safran a reflué vers mon cœur.
AGAMEMN ON.
191
C'est comme si j'avais reçu un coup de lance; c'est
comme l'ombre sur les rayons d'une vie mourante.
Certes, Atè est rapide.
KASANDRA
Anlistrophe V,
Hélas! hélas! voilà, voilà! Éloignez le taureau de la
vache ! Elle le frappe, ayant embarrassé ses cornes noires
dans un voile. Il tombe dans l'eau de la baignoire, je
vous le dis, dans la baignoire de la ruse et du meurtre.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je ne me vante point d'être un habile interprète des
oracles, mais je pense que ceci cache quelque malheur.
Quelle prospérité les oracles ont-ils jamais prédite aux
hommes? En effet, la science antique des Divinateurs
n'annonce que les maux et n'apporte que la terreur.
KASANDRA.
Strophe VI.
Ah! ahl Malheureuse 1 ô mes misères lamentables'
Certes, je pleure et je gémis aussi sur ma propre cala-
mité. Pourquoi m'as-tu menée ici, moi, malheureuse!
si ce n'est pour y mourir avec toi .' Pourquoi, en effet ?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Es-tu tellement saisie de la fureur du souffle divin ,
igz
AGAMEMNON.
que tu te lamentes sur toi-même en cris discordants?
Ainsi le fauve rossignol, insatiable de gémissements,
hélas ! et passant sa vie dans les douleurs, le cœur dé-
chiré, va, gémissant : Itys! Itys!
KASANDRA.
Antistrophe VI.
Dieux! Dieux! le destin du sonore rossignol! Les
Dieux lui ont donné un corps ailé et une douce vie sans
douleur; mais moi, ce qui m'est réservé , c'est d'être
déchirée par l'épée i^ deux tranchants!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
D'où te viennent cette angoisse vaine et prophétique
qui t'envahit, ces cris terribles et funestes, ces chants
aigus? Pourquoi hantes-tu les sombres chemins de la
colère divinatrice?
KASANDRA.
Strophe VIL
O noces, noces de Paris, funestes aux siens! ô Ska-
mandros , fleuve de la patrie! Alors, auprès de tes eaux ,
malheureuse! ma jeunesse a grandi. Maintenant , sur les
bords du Kôkytos et du Fleuve douloureux, je vais bien-
tôt prophétiser!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Les paroles que tu as dites sont très claires ; un enfant
AGAMEMNÔN. igS
les comprendrait. Je suis déchiré au fond du cœur d'une
morsure sanglante, quand je t'entends gémir et te la-
menter sur ta malheureuse destinée.
KASANDRA.
Antistrophe VIL
O travaux ! Travaux d'une Ville renversée à jamais!
Fêtes sacrées de mon père au pied des tours! Immolation
des innombrables bœufs de nos pâturages! Rien n'a pu
sauver la Ville de sa ruine présente, et moi, toute chaude
du souffle divin, je serai bientôt étendue contre terre !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Ces paroles ne démentent pas celles que tu as déjà
dites; mais quel Daimôn fatal s'agite en toi et te con-
traint de chanter la douleur, le deuil et la mort ? Je ne
comprends pas ce qui doit arriver.
KASANDRA.
Certes, l'Oracle ne regardera plus à travers des voiles
comme une jeune mariée, mais voici qu'il va éclater et
resplendir au lever de Hèlios! Soufflant et grondant à la
façon de la mer soulevée, un malheur bien plus terrible
que celui-ci va écumer à la lumière ! Et je ne parlerai
plus par énigmes. Et vous, soyez témoins que ma course
suit tout droit, à l'odorat , la piste des malheurs qui se
sont accomplis ici autrefois. Il n'abandonne point ces
demeures, le Chœur discordant et horrible à entendre!
Certes, pour irriter sa rage, il a bu le sang humain, sans
i3
ig4 AGAMEMNON.
quitter cette demeure, le troupeau des Érinnyes qu'on
ne peut chasser ! Toujours assises dans ces demeures,
elles chantent le crime, le premier de tous. Puis elles
maudissent celui qui viola le lit de son frère. Mainte-
nant, ai-je manqué le but ou l'ai-je atteint comme un
habile archer .? Suis-je une fausse divinatrice qui va ba-
vardant et frappant aux portes? Sois témoin 1 Atteste et
jure que je connais les crimes antiques de ces demeures,
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Pourquoi attester et jurer? Cela nous sauvera-t-il?
Certes, j'admire qu'élevée par delà la mer, dans une ville
étrangère , tu puisses parler comme si tu avais toujours
été ici.
KASANDRA.
Le prophète Apollôa m'a fait ce don.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Le Dieu n'était-il point saisi d'amour?
KASANDRA.
Autrefois , la pudeur m'eût empêchée de l'avouer.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Certes, qui possède la puissance en abuse.
KASANDRA.
Ce fut un lutteur violent, car son cœur était plein d'a-
mour pour moi.
AGAMEMNÔN. IqS
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Lui as-tu accordé de s'unir à toi, comme font ceux qui
s'aiment?
KASANDRA.
Je promis, mais je trompai Loxias.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Étais-tu déjà douée de l'art de la divination?
KASANDRA.
Déjà je prophétisais tous leurs malheurs à nos conci-
toyens.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Mais la colère de Loxias t'a-t-elle épargnée ?
KASANDRA.
'^^^.^^ //)>.//.
., . . . I. 'V
Personne ne me croit plus depuis que j ai ainsi menti.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Tu nous semblés, cependant, une divinatrice véri-
dique.
KASANDRA.
Hélas, hélas! ô malheur ! De nouveau le travail pro-
phétique gonfle ma poitrine, prélude du chant terrible 1
196 AGAMEMNÔN.
Voyez-vous ces enfants assis dans les demeures, sembla-
bles aux apparitions des songes ? Ce sont des enfants
égorgés par leurs parents. Ils apparaissent, tenant à
pleines mains leur chair dévorée, leurs intestins, leurs
entrailles, misérable nourriture dont un père a pris sa
part! C'est pourquoi je vous dis qu'un lion lâche médite,
en se roulant sur le lit de l'époux, la vengeance de ce
crime. Malheur à celui qui est revenu, à mon maître,
puisqu'il me faut subir le joug de la servitude! Le chef
des nefs, le destructeur d'Ilios, ne sait pas ce qu'il y a
sous le visage souriant et les paroles sans nombre de
l'odieuse Chienne, et quelle horrible destinée elle lui
prépare, tellé^ qu'une fatalité embusquée! Elle médite
cela, la femelle tueuse du mâle! Comment la nommer,
cette bête monstrueuse ? Serpent à deux têtes, Skylla habi-
tante des rochers et perdition des marins, pourvoyeuse
du Hadès qui souffle sur les siens les implacables malé-
dictions ! Quel cri elle a jeté, la très-audacieuse, comme
un cri de victoire dans le combat, comme si elle se ré-
jouissait du retour de son mari! Maintenant, si je ne
t'ai point persuadé , et pourquoi le serais-tu ? ce qui doit
arriver arrivera. Certes, tu seras témoin et tu diras, plein
de pitié, que je n'étais qu'un prophète trop véridique.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
J'ai reconnu, et j'en ai eu horreur, le repas de Thyes-
tès qui dévora la chair de ses enfants, et la terreur me
saisit en entendant ces choses si vraies et non inven-
tées; mais , pour celles que tu as dites d'abord , je dévie
du droit chemin,
KASANDRA.
Je te le dis , tu verras le meurtre d'Agamemnôn
AGAMEMNÔN. 197
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
O malheureuse I contrains ta bouche de mieux parler.
KASANDRA.
Il n'y a aucun remède à ce que j'ai dit
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Non, certes, si cela doit arriver; mais que cela n'ar-
rive pas!
KASANDRA.
Toi , tu pries! Eux ne songent qu'à regorgement 1
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Par quel homme ce crime serait-il accompli ?
KASANDRA.
Certes, tu n'as point compris mes oracles.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS,
En effet , je ne comprends point l'embûche qui se ré-
pare.
KASANDRA.
Pourtant, je ne sais que trop la langue des Hellènes.
198 AGAMEMNÔN.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Les Oracles de Pythô la savent aussi ; cependant on
les comprend peu aisément.
KASANDRA.
Dieux! quelle ardeur se rue en moi! Ah! hélas!
Apollon Lykien ! hélas! à moi, à moi ! Cette lionne à deux
pieds, qui a couché avec le loup en l'absence du noble
lion, elle m'égorgera, moi, malheureuse! En préparant
le crime, elle se vante, me mettant de moitié dans sa
colère, d'aiguiser l'épée contre son mari et de vouloir sa
mort, parce qu'il m'a conduite ici. Mais pourquoi garder
ces vanités, ce sceptre et ces bandelettes fatidiques au-
tour de ma tête? Certes, je les briserai avant ma dernière
heure. Allez, je vous foule aux pieds! Je vous suivrai
bientôt. Portez à quelque autre vos dons funestes,
Qu'Apollon lui-même me dépouille de la robe fatidique!
O Apollon , tu m'as vue déjà, sous ces ornements , tour-
née en dérision par mes amis qui, sans cause, certes,
étaient mes ennemis! Ils m'ont nommée vagabonde,
mendiante, moi, misérable et affamée! Et maintenant,
le Prophète qui m'a faite prophétesse m'a entraînée à
cette fin lamentable. Au lieu de l'autel paternel, c'est un
billot de cuisine qui m'attend, et c'est là que je serai
égorgée toute chaude ! Mais je ne mourrai pas non vengée
par les Dieux. Certes, un autre viendra qui prendra
notre vengeance en mains et qui tuera sa mère, en expia-
tion du meurtre de son père. Certes , il est exilé et vaga-
bond loin de cette terre , mais il reviendra afin d'ajouter
un dernier crime à tous ceux de sa race. Les Dieux ont
juré un grand serment, qu'il serait ramené par la chute
AGAMEMNÔN. 199
de son père qui gît égorgé. Mais pourquoi gémir ainsi
devant ces demeures, puisque j'ai vu Ilios subir sa des-
tinée et que les Dieux réservaient celle-ci aux vainqueurs
de ma Ville ? J'irai , je subirai aussi ma destinée. Voici la
porte du Hadès. Que je sois tuée d'un seul coup I Que
mon sang coule tout entier sans convulsion et que je
ferme tranquillement les yeux !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
O très-malheureuse! O femme qui sais tant de choses,
combien tu as parlé! Mais si tu sais aussi ta propre des-
tinée, pourquoi, comme le bœuf voué aux Dieux, courir
si audacieusement à l'autel ?
KASANDRA.
Je ne puis fuir. O Étrangers , je suis étreinte par le
temps.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Qui meurt le plus tard possible est plus fort que le
temps.
KASANDRA.
Voici mon jour. Je ne gagnerais rien à fuir.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Sache que tu es malheureuse par trop de courage.
200 AGAMEMNON,
KASANDRA.
Mourir bravement est un grand honneur pour les
mortels.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Nul , parmi les heureux, ne croit cela.
KASANDRA.
Hélas, ô père! Toi et tes nobles enfants!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Qu'est-ce? quelle terreur te fait reculer?
KASANDRA.
Hélas! hélas!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Pourquoi hélas? pourquoi crier hélas? Est-ce quelque
nouvelle terreur?
KASANDRA.
Ces demeures sentent le meurtre et le sang répandu!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Comment n'auraient-elles point cette odeur, puis-
qu'on fait des sacrifices au foyer?
AGAMEMNÔN. 201
KA.S ANDRA.
Non , c'est la vapeur qui monte de la tombe !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Certes, ce n'est point là un parfum syrien.
KASANDRA.
Allons! J'entrerai dans les demeures pour y gémir
encore sur ma destinée et sur celle d'Agamemnôn. J'ai
assez vécu. Salut, ô Étrangers! Je ne suis pas épou-
vantée comme l'oiseau par le piège tendu. Soyez-en té-
moins puisque je vais mourir. Une femme sera tuée pour
me venger, moi, femme; un homme sera égorgé pour
venger un homme funestement marié. Etrangère , je n'ai
trouvé que cette hospitalité, la mort!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
O malheureuse ! que j'ai pitié de ta destinée fatale 1
KASANDRA.
Je veux encore parler de ma destinée et me lamenter
sur elle. J'appelle et supplie Hèlios que je regarde pour
la dernière fois ! Que mes meurtriers payent à mes ven-
geurs le sang de la captive aisément égorgée ! O les choses
humaines! si elles prospèrent, une ombre les anéantit,
et, dans l'adversité, une éponge imprégnée d'eau en efface
202 AGAMEMNON.
la trace! Et c'est sur cela que je gémis plus que sur le
reste.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Il n'y a point de satiété du bonheur pour les mortels ,
et nul ne nous repousse des demeures déjà montrées au
doigt pour leurs richesses, en disant : Tu n'entreras pas!
Les Dieux heureux ont accordé à celui-ci de prendre la
ville de Priamos, et il revient dans sa demeure, honoré
par les Dieux. Mais , si , maintenant , il lui faut expier les
discordes et les meurtres de ceux qui ont tué avant lui,
s'il doit mourir pour d'autres morts, quel mortel, sa-
chant cela, pourrait se vanter d'être né pour une des-
tinée heureuse?
AGAMEMNON.
A moi! Je suis frappé d'une blessure mortelle, en
plein cœur!
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Silence! Qui a crié, blessé d'un coup mortel?
AGAMEMNON.
Encore ! Je suis frappé d'une autre blessure 1
SECOND DEMI-CHŒUR.
C'est un cri du Roi! Il semble qu'un crime ait été
commis. Délibérons sur ce qu'il nous faut faire.
AGAMEMNON.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
203
Pour moi, je vous dirai ma pensée : appelons les ci-
toyens vers la demeure, afin d'y porter secours.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Il me semble qu'il faudrait plutôt nous ruer dans la
maison et punir le crime l'épée encore en main.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
J'y consens. Il faut agir et ne point tarder.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Il faut voir. En effet, c'est ainsi qu'ils commencent,
ceux qui aspirent à la tyrannie.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Nous perdons le temps; mais eux, ils foulent aux pieds
le mérite de la prudence, et leur main ne dort pas !
SECOND DEMI-CHŒUR.
Je ne sais quel conseil vous donner. Je pense, cepen-
dant, qu'il vaut mieux délibérer qu'agir.
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Je le pense aussi , car il n'est pas en ma puissance de
faire par des paroles que les morts se tiennent debout.
a04 AGAMEMNON
SECOND DEMI-CHŒUR.
Mais faut-il sacrifier toute notre vie aux violateurs de
cette maison, et seront-ils nos maîtres?
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Cela n'est pas supportable. Mieux vaut mourir. La
mort vaut mieux que la soumission à la tyrannie.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Mais quelle preuve avons-nous , autre que ce cri
poussé, pour affirmer que le Roi a été tué?
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Certes, il ne faut affirmer qu'en toute certitude. Il y
a loin de la certitude à la conjecture.
SECOND DEMI-CHŒUR.
Je le pense aussi. Il faut attendre que nous sachions
sûrement ce qui est arrivé à l'Atréide.
KLYTAIMNESTRA.
Je n'aurai point honte de démentir maintenant les
nombreuses paroles que j'ai dites déjà, comme il conve-
AGAMEMNON. 2o5
nait dans le moment. De quelle façon, en effet, préparer
la perte de celui qu'on hait et qu'on semble aimer, afin de
l'envelopper dans un filet dont il ne puisse se dégager? A
la vérité, il y a bien longtemps que je songe à livrer ce
combat. J'ai tardé, mais le temps est venu. Me voici de-
bout, je l'ai frappé, la chose est faite. Certes, je n'ai
point agi avant qu'il ne lui fût impossible de se défendre
contre la mort et de l'éviter. Je l'ai enveloppé entière-
ment d'un filet sans issue , à prendre les poissons , d'un
voile très-riche, mais mortel. Je l'ai frappé deux fois, et
il a poussé deux cris , et ses forces ont été rompues, et,
une fois tombé, je l'ai frappé d'un troisième coup, et le
Hadès , gardien des morts, s'en est réjoui! C'est ainsi
qu'en tombant il a rendu l'âme. En râlant, il m'a arrosée
d'un jaillissement de sa blessure , noire et sanglante
rosée, non moins douce pour moi que ne l'est la pluie
de Zeus pour les moissons, quand l'épi ouvre l'enveloppe.
Voici où en sont les choses. Vieillards Argiens qui êtes
ici. Réjouissez-vous, si cela vous plaît; moi, je m'ap-
plaudis. S'il était convenable de faire des libations sur un
mort , certes, on pourrait en faire à bon droit sur celui-ci.
11 avait empli le kratèr de cette maison de crimes exécra-
bles, et lui-même y a bu à son retour.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
J'admire l'insolence de ta langue. Tu te glorifies de
parler ainsi de ton mari!
KLYTAIMNESTRA.
Tu me prends pour une femme irrésolue, et moi, je
vous le dis, d'un cœur inébranlable, afin que vous le
206 AGAMEMNÔN.
sachiez ; louez ou blâmez-moi , peu importe. Celui-ci est
Agamemnôn, mon mari. II est mort, et c'est ma main
qui l'a justement frappé. C'est un travail bien fait. La
chose est dite.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe I.
O femme! quel fruit maudit de la terre as-tu mangé?
Quel poison sorti de la mer as-tu bu , pour amasser
ainsi sur toi, avec ce crime horrible, les exécrations
du peuple? Tu as renversé, tu as égorgé. En horreur
aux citoyens , tu seras chassée d'ici!
KLYTAIMNESTRA.
Maintenant, tu veux que je sois chassée de la Ville,
bannie, chargée de la haine des citoyens et des exécra-
tions du peuple, et tu ne reproches rien à cet homme,
lui qui a sacrifié sa fille sans plus de souci d'elle que
d'une des brebis qui abondaient dans les pâturages, elle,
la très-chère enfant que j'avais mise au monde, et afin
d'apaiser les vents Thrèkiens! N'est-ce pas lui qu'il eût
fallu chasser d'ici en expiation de cette impiété? Mais,
sachant ce que j'ai fait, tu m'es un juge inexorable. Cer-
tes, je te le dis, tu peux menacer, je suis prête. Celui qui
aura la victoire commandera. Si un Dieu a résolu ta dé-
faite, du moins la sagesse t'aura été enseignée.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Antistrophe I.
Tu parles, pleine d'audace et d'orgueil, et ton esprit
AGAMEMNON. 20"]
furieux est ivre du sang du meurtre ! Cette tache de sang
sur ta face est non vengée; et il te faut, abandonnée des
tiens, expier la mort parla mort.
KLYTAIMNESTRA.
Écoute ce serment sacré : Par la juste vengeance de ma
fille, par Atè, par Érinnys, à qui j'ai offert le sang de
cet homme, je ne crains pas d'entrer jamais dans la
maison de la terreur, aussi longtemps qu'Aigisthos , qui
m'aime , allumera le feu de mon foyer, comme il l'a fait
déjà avant ce jour. En effet, il est le large bouclier qui
abrite mon audace. Le voilà gisant celui qui m'a outragée,
les délices des Khrysèis qui ont vécu devant llios! Et la
voici, la Captive, la divinatrice fatidique, qui partageait
son lit, venue avec lui sur les nefs. Ils n'ont point été
frappés injustement, et, quant à lui, tu sais comment.
Pour elle , pareille au cygne , elle a chanté son chant de
mort. Elle gît, la bien-aimée! Et les voluptés de mon li
en sont accrues !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe IL
Hélas! puisse la destinée, sans de trop grandes dou-
leurs, sans que nous languissions sur un lit, nous don-
ner promptement le sommeil éternel et sans fin, puisqu'il
est mort celui qui nous protégeait et nous aimait , lui
qui, après avoir tant souffert pour la cause d'une femme,
a perdu la vie par le crime d'une femme !
208 AGAMEMNÔN.
Strophe III.
Ah! insensée Héléna! Seule, que d'innombrables âmes
tu as perdues sous Troia ! Et voici que tu avais aussi
marqué d'une ineffaçable tache de sang la vie glorieuse
de celui qui vient de mourir 1 Dès lors, Eris, enfermée
dans les demeures, a médité le meurtre de l'homme.
KL YTAI MNESTRA.
N'invoquez pas la Moire de la mort en vous lamentant
sur ce que j'ai fait; ne vous irritez pas contre Héléna,
parce qu'elle a détruit les guerriers. Elle n'a point perdu
seule tant d'âmes Danaennes, ni causé seule ces intoléra-
bles douleurs.^
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Antistrophe II.
O Daimôn qui as hanté cette demeure et les deux
Tantalides , tu as doué les femmes de leur audace sau-
vage, et tu déchires mon cœur ! Et, debout sur ce cada-
vre, comme un corbeau funèbre, la voilà qui chante son
chant de triomphe!
KLYTAIMNESTRA,
Antistrophe III,
Voici que tu parles plus véridiquement en accusant le
Daimôn trois fois terrible de cette race. C'est lui, en
effet, qui excite cette soif du sang dans nos entrailles.
AGAMEMNOU. 20g
Avant qu'une première plaie soit fermée, un nouveau
sang jaillit!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe IV.
Certes, tu te hâtes de rappeler le Daimôn furieux de
ces demeures. Hélas! hélas! Maux terribles et fortune
lamentable! O Dieux! hélas! c'est Zeus qui a tout voulu
et tout fait. Rien, en effet, n'arrive parmi les hommes
sans Zeus. Rien ne nous est envoyé que par les Dieux.
Hélas! hélas! ô Roi, ô Roi! comment te pleurerai-je.''
comment dirai-je combien je t'aimais? Tu gis dans cette
toile d'araignée, ayant rendu l'âme par un meurtre
impie! Malheur à moi! Te voilà couché sur ce lit d'es-
clave par un crime plein de ruse, frappé de la hache à
deux tranchants!
KLYTAIMNESTRA.
Strophe V.
Tu dis que ce crime est le mien, mais ne dis pas que
je suis la femme d'Agamemnôn. Celui qui a pris ma
forme? c'est l'antique et inexorable vengeur d'Atreus et
de son repas horrible. C'est lui qui a vengé sur cet
homme les enfants égorgés.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS
Antistrophe IV.
Qui témoignera que tu es innocente de ce meurtre r
14
2IO AGAMEMNON.
Comment? comment? Que le vengeur caché du père
vienne à son tour! Le noir Ares s'acharne à verser le
sang de votre famille; mais, d'où qu'il vienne, il ne fera
qu'ajouter au sang des enfants dévorés! Hélas! hélas! ô
Roi! ôRoi! comment te pleurerai-je? comment dirai-je
combien je t'aimais? Tu gis dans cette toile d'araignée,
ayant rendu l'âme par un meurtre impie! Malheur à
moi! Te voilà couché sur ce lit d'esclave, par un crime
plein de ruse, frappé de la hache à deux tranchants 1
KLYTAIMNESTRA.
Antistrophe V.
Je ne pense pas qu'il ait reçu une mort indigne de lui.
N'a-t-il pas apporté le désespoir dans ces demeures , et
ouvertement? Il a odieusement sacrifié la fille que j'avais
eue de lui, Iphigénéia tant pleurée. Certes, il est mort
justement. Qu'il ne se plaigne pas dans le Hadès! lia
subi la mort sanglante qu'il avait donnée.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe VI.
J'hésite, je ne sais plus que penser. Que faire, dans
mon angoisse, devant la chute de cette maison? Je trem-
ble au fracas du torrent de sang qui engloutit cette de-
meure, car ce n'est plus une pluie. Après chaque crime,
la Moire aiguise un autre crime pour l'expiation I
AGAMEMNON. 211
PREMIER DEMI-CHŒUR.
Antistrophe VI.
O terre, terre! Que ne m'as-tu enfermé, avant que
j'aie vu celui-ci couché au fond de la baignoire d'argent 1
Qui l'ensevelira ? qui le pleurera ? Oseras-tu le faire, toi
qui as égorgé ton mari? Oseras-tu le pleurer ? Oseras-tu
rendre, malgré elle, ces honneurs à son âme, après un
aussi grand crime?
SECOND DEMI-CHŒUR.
Qui chantera les louanges funèbres de cet homme di-
vin? Qui répandra sur lui des larmes sincères ?
KLYTAIMNESTRA.
Strophe VII
11 ne convient pas que tu prennes ce souci. Il est
tombé, il est mort par moi. Je l'ensevelirai, non pleuré
par les siens. Mais Iphigénéia, sa fille, avec un tendre
baiser, viendra, comme il convient, au-devant de son
père, sur les bords du rapide Fleuve des douleurs, et le
serrera dans ses bras.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Antistrophe VII.
Outrage pour outrage 1 Comment sortir de cet enchaî-
nement de crimes? Celui qui tue expie, et le sang paye
AGAMEMNON.
k sang. Tant que Zeus restera dans la durée, qui aura
commis le crime l'expiera. Cela est à jamais ainsi. Qui
peut chasser de sa demeure une race légitime? Elle en
est inséparable, elle y est indissolublement attachée.
KLYTAIMNESTRA.
En vérité, il en est ainsi. Certes, je jure au Daimôn
des Pleisthénides que je supporterai cette destinée, bien
qu'elle soit lourde. Que ce Daimôn sorte donc d'ici, et
qu'il aille épouvanter d'autres races par des égorgements
mutuels ! Il me suffit de la plus petite part de nos ri-
chesses, pourvu que je détourne de nos demeures la
fureur des égorgements mutuels!
AIGISTHOS.
O bienheureuse lumière de ce jour qui m'a apporté la
vengeance! Maintenant, je croirai qu'il est des Dieux
vengeurs qui regardent d'en haut les misères des
hommes ! Je vois, en effet, cet homme étendu mort dans
la rcbe des Erinnyes, et cela m'est doux, car il a expié
les fureurs de son père. Atreus, le roi de cette terre, le
père de cet homme, a disputé la puissance à Thyestès,
pour le nommer clairement, à mon père qui était son
propre frère, et l'a chassé des demeures paternelles. Et
le malheureux Thyestès, ayant été rassuré sur sa vie,
revint en suppliant à ce foyer, où, mort, il ne devait pas
souiller de son sang le sol de la patrie. Et le père de cet
AGAMEMNÔN. 2l3
homme , l'impie Atreus, cachant la haine sous l'amitié
et préparant des viandes comme pour un jour de fête,
lui donna à manger la chair de ses enfants I Assis au
haut bout, Atreus, joyeux, coupait et partageait les
doigts des pieds et des mains. Et voici que Thyestès,
prenant ces morceaux qui ne pouvaient être reconnus,
mangea un repas fatal, comme tu vois, à la race d'Atreus.
Mais, s'étant aperçu du crime abominable, il poussa un
gémissement et tomba, vomissant ce meurtre. Et il
appela l'inexorable exécration sur les Pélopides, ren-
versant la table et vouant par sa malédiction toute la
race des Pleisthénides à la mort. Et c'est pourquoi tu
peux voir cet homme égorgé, et c'est moi qui l'ai tué
justement. J"étais le troisième enfant de mon malheu-
reux père, et je fus chassé avec lui, tout petit dans mes
langes. Devenu homme, la Justice m'a ramené; et j'ai
tendu des embûches à celui-ci, et, bien qu'absent, j'ai
tout mené à fin. Aussi, maintenant, je trouverai la mort
belle, puisque je vois cet homme enveloppé dans le filet
de la Justice !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Aigisthos, je ne respecte pas l'insolence dans le crime.
Tu dis que tu as tué cet homme, et que, seul, tu as mé-
dité ce meurtre lamentable ! Certes, j'affirme que ta tête
n'échappera point au jugement. Sache-le, tu seras con-
damné par le peuple à être lapidé.
AIGISTHOS.
Parles-tu donc si haut, toi qui es assis au dernier avi-
ron, quand d'autres commandent et tiennent la barre
214 AGAMEMNON.
de la nef? Tu sauras bientôt ce qu'il faut savoir, bien
que vieux, et qu'il soit difficile d'apprendre à ton âge.
Mais les chaînes et les angoisses de la faim sont, pour
la vieillesse aussi, de bons maîtres et d'excellents méde-
cins. Vois-tu maintenant? Ouvres-tu les yeux? Ne te
révolte pas contre l'aiguillon, de peur d'en gémir.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Femme! c'est donc toi, gardienne des demeures, qui,
ayant souillé le lit de ton mari, as médité le meurtre du
chef de l'armée, à son retour de la guerre !
AIGISTHOS.
Certes, ces paroles feront que tu pleureras ! Ton lan-
gage est tout différent de celui d'Orpheus. En effet, il
attirait toutes choses par le charme qui venait de sa voix,
et toi, tu repousses par tes doux hurlements. Une fois
sous le joug, tu seras plus traitable.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Comment serais-tu maître des Argiens, toi qui, ayant
médité le meurtre de cet homme, n'as pas osé le tuer de
ta propre main ?
AIGISTHOS.
Il est clair que c'était à une femme de l'envelopper de
ruses. Moi, son ennemi depuis longtemps, j'étais sus-
pect. Maintenant, à l'aide de ses richesses, je tenterai
de commander aux Argiens. Celui qui n'obéira pas, je
le dompterai rudement comme un jeune étalon furieux
AGAMEMNÔN. 2l5
et rebelle au frein. La faim unie aux ténèbres horribles
le verra bientôt apaisé.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Pourquoi, dans ton lâche cœur, n'as-tu pas tué seul
cet homme ? C'est sa femme, souillure de cette terre et
de nos Dieux, qui l'a tué. Orestès ne voit-il point la
lumière quelque part, et, par une fortune favorable, ne
reviendra-t-il point dans sa patrie pour vous châtier
tous deux ?
AIGISTHOS.
Puisque tu agis et parles ainsi, tu vas savoir...
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Allons, chers compagnons 1 le combat est proche.
AIGISTHOS.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Allons ! que chacun tienne en main l'épée hors la
gaîne.
AIGISTHOS.
Voici mon épée nue ! Moi aussi, je ne fuirai pas la
mort.
ai6 AGAMEMNÔN.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Tu dis que tu acceptes la mort? Prenons donc la for-
tune pour juge!
KLYTAIMNESTRA.
O le plus cher des hommes, ne causons pas de nou-
veaux malheurs ! Cette lamentable moisson n'a été que
trop abondante. Assez de calamités, ne nous baignons
plus dans le sang. Allez, vieillards, mettez-vous à l'abri
dans vos demeures avant d'être frappés. Nous avons fait
ce qu'il fallait faire, selon la nécessité des choses. Certes,
s'il faut expier notre action, c'est assez que nous subis-
sions la colère terrible des Dieux. Telle est la pensée
d'une femme, si quelqu'un a souci de la connaître
AIGISTHOS.
Ainsi, ils m'outrageraient de leur langue insensée, ils
invoqueraient contre moi la colère des Daimônes, et,
sans nulle prudence, ils braveraient leur maître !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Ce ne serait point agir en Argiens que de flatter un
pervers.
AIGISTHOS.
Mais moi, je te châtierai quelque jour.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Non ! si un Dieu excite Orestès afin qu'il revienrc.
AGAMEMNON. 217
AIGISTHOS.
Je sais que les exilés se repaissent d'espérances.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Engraisse- toi I Viole la justice, puisque cela t'est
permis.
AIGISTHOS.
Sache que tu seras châtié de cette insolence.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Glorifie-toi, comme le coq auprès de la poule I
KLYTAIMNESTRA.
Laisse-les aboyer en vain. Toi et moi nous comman-
derons dans ces demeures, et nous mettrons l'ordre
partout.
Fin d' Agamemnôn,
LES KHOEPHORES
LES KHOÈPHORES
Orestès.
Èlektra.
Klytaimnesîra.
A igisthos.
Pyladès
La nourrice Gilissa
Le Portier.
Le Chœur des Khoèphorcs.
ORESTES.
^^ ERMÈs souterrain, qui tiens de ton père cette
3 p puissance, sois mon sauveur, aide-moi, je
^ ai'en supplie! Voici que je reviens dans ce
^LJaL pays, après un long exil, et je parle à mon
père sur le tertre de sa tombe, afin qu'il m'entende tt
qu'il m'exauce. Cette tresse de cheveux est pour Inakhos
222 LES KHOÈPHORES.
qui m'a nourri, et cette autre est une offrande doulou-
reuse.
Que vois-je ? Quel est ce rassemblement de femmes
vêtues de robes noires ? Qu'est-il arrivé ? Quelle cala-
mité nouvelle est tombée sur cette demeure? Viennent-
elles apporter à mon père les libations qui apaisent les
morts? C'est cela, et non autre chose. Il me semble
voir, en effet, Èlektra, ma sœur, qui s'avance, chargée
d'un grand deuil. O Zeus ! donne-moi de venger le meur-
tre de mon père! Aide-moi, sois-moi propice! — Pyla-
dès, sortons du chemin, afin que je sache sûrement
quelle est cette supplication de femmes.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Strophe I.
Envoyée de la demeure, je porte des libations en me
frappant cruellement de mes mains. Ma joue est ensan-
glantée des déchirures récentes que mes ongles y ont
faites. Mon cœur se repaît sans cesse de lamentations;
et, dans les transports de mes douleurs, je mets en lam-
beaux mes vêtements, ce péplos noir qui couvre la poi-
trine de celles qu'afflige une destinée mauvaise.
Antistrophe I.
Voici que la terreur, qui hérisse les cheveux, qui se
révèle par les songes, soufflant la colère dans le som-
LES KHOÈPHORES. 223
meil, brusquement, pendant la nuit, terrible, a éveillé
des cris au fond des demeures, en pénétrant dans la
chambre des femmes. Les divinateurs des Songes, sous
l'étreinte des Dieux, ont dit que ceux qui habitent sous
la terre étaient indignés et enflammés de fureur contre
les meurtriers.
Strophe II.
O terre, terre ! Cette femme impie m'a envoyée, cher-
chant par une expiation vaine à détourner le malheur ;
mais je crains de parler. En effet, peut-on racheter le
sang répandu ? O lamentable foyer I O écroulement de
ces demeures ! Plus de lumière ! Les ténèbres odieuses
aux mortels ont enveloppé cette maison à la mort de ses
maîtres !
Antistrophe IL
L'auguste respect, autrefois invincible, tout-puissant,
mébranlable, qui entrait dans les oreilles et dans l'esprit,
a maintenant disparu. Qui n'est point épouvanté? La
félicité est déesse parmi les mortels, et plus que déesse ;
mais la justice rapide frappe les uns en plein jour, ou,
plus tardive, atteint les autres au seuil des ténèbres.
D'autres, enfin, sont engloutis dans la nuit éternelle.
Épôde.
Quand la terre nourricière a bu le sang, la souillure
vengeresse devient ineffaçable. Le remords terrible tra-
vaille le coupable. La virginité une fois violée, il n'y a
plus de remède. Les fleuves réuniraient leurs eaux qu'ils
ne laveraient point la main qu'a souillée le «npurtre.
224 ^^^ KHOÈPHORES.
Pour moi, les Dieux m'ont enveloppée dans la calamité
de ma ville : ils m'ont jetée dans la servitude, loin des
toits paternels. Il appartient à ceux qui sont, par la vio-
lence, les maîtres de ma vie d'être, comme il leur con-
vient, justes ou injustes. Il me faut réprimer l'amère
indignation de mon cœur. Voici que, dans ma douleur
cachée, je baigne mes vêtements de larmes sur la triste
destinée de mes maîtres.
ÈLEKTRA
Femmes esclaves, servantes des demeuies, qui m'ac-
compagnez dans cette supplication, conseillez-moi sur
ceci. En versant les libations funèbres sur ce tombeau,
quelles paroles propices prononcerai-je? Comment prier
mon père ? Dirai-je que je viens à l'époux bien-aimé de
la part de la chère épouse, de ma mère ? Jamais je ne
l'oserai, et je ne sais que dire en versant cette libation
sur le tombeau de mon père. Lui dirai-je qu'il doit ren-
dre le mal pour le mal, comme c'est la coutume parmi
les hommes qui offrent des présents à ceux qui leur en
font? Ou bien, muette et sans nul honneur, puisque
mon père a été égorgé, me retirerai-je, après avoir versé
les libations comme pour l'expiation d'un crime, et jeté
le vase derrière moi, en détournant les yeux.'' O amies 1
conseillez-moi, car nous avons toutes la même haine
dans ces demeures. Ne cachez donc rien, par crainte,
au fond de votre cœur, car ce que la destinée a décidé
arrive pour l'homme libre comme pour celui qui subit
le joug d'une puissance étrangère. Parle donc, si tu as
quelque chose de mieux à conseiller.
LES KHOÈPHORES. 225
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Respectant le tombeau de ton père autant qu'un autel,
je te dirai ma pensée, puisque lu l'ordonnes.
ÈLEKTRA.
Parle donc, si tu respectes le tombeau de mon père.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
En versant les libations, fais des prières pour ceux qui
lui étaient bienveillants.
ÈLEKTRA.
Quels amis nommerais-je?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Toi-même d'abord, et quiconque hait Aigisthos.
ÈLEKTRA.
Je ferai donc des vœux pour moi et pour toi?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Tu as bien dit, certes, et tu m'as comprise.
ÈLEKTRA.
Et quel nom ajouter aux nôtres?
I5
220 r,ES KHOÈPHORES.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Souviens-toi d'Orestès, tout absent qu'il est.
ÈLEKTRA.
Tu me donnes un conseil juste et sage.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Maintenant, souviens-toi des coupables, de regorge-
ment de ton père.
ÈLEKTRA.
Que dirai je.'' Je ne sais. Enseigne-le-moi.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Souhaite qu'il leur arrive un Dieu ou un homme.
ÈLEKTRA.
Parles-tu d'un juge ou d'un vengeur.?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Souhaite clairement que ce soit quelqu'un qui les
égorge à leur tour.
ÈLEKTRA.
Puis-je adresser justement une telle prière aux Dieux ?
LES KHOÈPHORES. 227
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Comment ne serait-il point permis de rendre à des
ennemis le mal pour le mal ?
ÈLEKTRA.
Grand messager des Dieux supérieurs et inférieurs,
entends-moi, Hermès souterrain! Apprends-moi que
les Daimones ont écouté mes prières, eux qui veillent
sur les demeures paternelles, et que la terre aussi m'a
écoutée, elle qui enfante et nourrit toutes choses, et qui
les reprend de nouveau ! Et moi, en versant ces liba-
tions expiatrices aux morts, je dis, invoquant mon père :
Aie pitié de moi et de mon cher Orestès, et fais que
notre foyer nous soit rendu ! Car, maintenant, nous er-
rons, trahis par notre mère, depuis qu'à ta place elle a
mis un autre homme, Aigisthos, qui a pris part à ton
égorgement. Moi, je suis esclave; et, privé de tes biens,
Orestès est en exil, tandis que, dans leur insolence, ils
jouissent impudemment des fruits de tes travaux. Je te
supplie pour qu'Orestès revienne heureusement. Et toi,
exauce-moi, mon père ! Donne-moi de valoir beaucoup
mieux que ma mère, et de mieux agir. Voilà nos vœux.
Je souhaite à nos ennemis que ton vengeur apparaisse !
Que les meurtriers soient tués à leur tour, comme cela
est juste. Je mêle à mes prières ces imprécations fu-
nestes que je crie contre eux. Du fond du Hadès envoie-
nous toutes les prospérités, avec l'aide des Dieux, de la
terre, de la justice victorieuse ! Après ces vœux, je verse
ces libations. Vous, poussez des lamentations et chantez
le Paian funèbre '
228 LES K.HOÈPHORES.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Pleurez avec des sanglots sur le maître lamentable,
tandis que les libations sont répandues en l'honneur de
celui qui défend les bons des mauvais et détourne de
nous l'odieuse souillure. Entends, entends, ô vénérable,
ô roi, entends mes prières, des ténèbres où gît ton âme!
Ah ! hélas ! ô Dieux ! Quel héros, puissant par la lance,
rachètera tes demeures ? Un Skythe, un Ares, tendant
de ses mains, c^ans le combat, l'arc recourbé, ou, la tête
en arrière, saisissant par la poignée l'épée qu'il agite ?
ÈLEKTRA.
Mon père possède désormais ces libations que la terre
a bues. Mais écoutez-moi avec attention.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Parle donc. Mon cœur tressaille de crainte.
ÈLEKTRA.
Je vois, là, une tresse de cheveux coupée, sur ce tom-
beau.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Est-ce d'un homme ou d'une jeune fille à large cein-
ture ?
ÈLEKTRA.
Il est facile de le deviner.
LES KHOEPHORES. SZQ
LE CHŒUR DES KHOEPHORES,
Comment l'apprendrais-je de toi, étant la plus âgée?
ÈLEKTRA.
Nul, si ce n'est moi, n'aurait coupé cette tresse.
LE CHŒUR DES KHOEPHORES.
Ceux à qui il conviendrait de couper leur chevelure
en marque de deuil sont, en efïet, des ennemis.
ÈLEKTRA.
Cependant cette tresse est toute semblable...
LE CHŒUR DES KHOEPHORES.
Aux cheveux de qui ? Je veux le savoir.
ÈLEKTRA.
Elle est semblable à mes propres cheveux.
LE CHŒUR DES KHOEPHORES.
Serait-ce une offrande secrète d'Orestès ?
ÈLEKTRA.
Certes, ces cheveux sont tout semblables à ceux
d'Orestès !
23o LES KHOÈPHORES.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Comment aurait-il osé venir ici ?
ÈLEKTRA.
Il a envoyé cette tresse, l'ayant coupée en honneur de
son père.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Ce que tu me dis ne me cause pas moins de larmes,
s'il ne doit jamais toucher du pied cette terre.
ÈLEKTRA.
Moi aussi, un grand trouble a envahi mon cœur, et je
suis heurtée d'un flot d'amertume comme d'un trait
lancé ! De mes yeux coulent d'intarissables larmes brû-
lantes, telles qu'un torrent, quand je regarde cette tresse!
En effet, je ne puis croire qu'elle appartienne à quelque
autre citoyen. Certes, elle ne l'a point coupée sur sa
tête, la meurtrière, ma mère, bien qu'elle ne mérite
point ce nom, par sa haine impie contre ses enfants.
Mais comment saurai-je sûrement si cet ornement vient
d'Orestès qui m'est le plus cher des hommes? Je me
flatte de cette espérance. Hélas ! plût aux Dieux que ces
cheveux eussent une voix favorable, ainsi qu'un messa-
ger! Je ne serais pas agitée de pensées contraires, et je
saurais clairement quelle est cette tresse, la repoussant
si elle a été coupée sur une tête ennemie, ou, si elle
vient de mon frère, la vouant, dans notre douleur com-
mune, au tombeau paternel, comme un ornement et un
LES KHOEPHORES. 251
honneur. Mais invoquons les Dieux qui savent tout,
tandis que nous sommes secoués par les flots comme les
marins; et, si nous devons être sauvés, qu'un arbre très-
enraciné sorte de ce faible germe ! Voici un autre indice :
des traces semblables à celles de mes pieds. Ces em-
preintes sont doubles, les siennes et celles d'un compa-
gnon. Les talons et les doigts ont l'exacte mesure des
miens. Certes, je suis pleine d'angoisse et de trouble.
ORESTES.
Prie les Dieux qu'ils exaucent aussi heureusement tes
autres vœux que ceux-ci.
ÈLEKTRA.
Qu'ai-je donc obtenu par la volonté des Dieux ?
ORESTÈS.
Tu vois ceux que tu as longtemps désirés.
ÈLEKTRA.
Sais-tu donc quel mortel je désire?
ORESTÈS.
Je sais que tu attends Orestès avec ardeur.
23j les khoèphores.
ÈLEKTRA.
Eli quoi mes vœux sont-ils accomplis?
ORESTÈS.
Je suis Orestès ; ne cherche pas un meilleur ami.
ÈLEKTRA.
O Étranger, médites-tu quelque ruse contre moi ?
ORESTÈS.
l'en méditerais donc contre moi-même.
ÈLEKTRA.
Peut-être veux-tu te jouer de mes maux.
ORESTÈS.
Je me jouerais donc aussi des miens.
ÈLEKTRA.
Ainsi, tu es Orestès! C'est à Orestès que je parle!
ORESTÈS.
C'est lui-même que tu vois; mais tu me reconnais avec
peine. Et, cependant, quand tu as aperçu, déposée sur
ce tombeau, cette tresse des cheveux de ton frère, si
LES KHOEPHORES.
233
semblables aux tiens, quand tu as mesuré les traces de
tes pas sur celles des miens, tu as été transportée de joie
et tu t'imaginais me voir moi-même. Rapproche cette
tresse de l'endroit où je l'ai coupée; vois cette toile tissée
par tes mains, et les coups de la spathè, et les images
d'animaux qui y sont brodées. Contiens-toi, ne cède
point aux transports de ta joie, car je sais que nos pro-
ches sont nos cruels ennemis.
ÈLEKTRA,
O le plus cher souci des demeures de ton père! Espé-
rance pleurée d'un germe sauveur! Tu recouvreras par
ton courage la maison paternelle. 0 doux à mes yeux, toi
qui as quatre parts dans mon cœur! Car, il me faut te nom-
mer mon père, et c'est à toi que va l'amour que j'avais
pour ma mère qui m'est justement odieuse, et pour ma
sœur cruellement sacrifiée. Tu me seras un frère fidèle,
toi qui, seul, viens à mon aide. Que la force et la jus-
tice, et Zeus, le plus grand de tous les Dieux, soient
avec nous !
ORESTÈS.
Zeusl Zeusl contemple ceci. Vois la race de l'aigle,
privée de son père étouffé dans les nœuds de la vipère
horrible. La faim ronge ses petits orphelins qui ne peu-
vent chasser comme leur père, ni suffire aux besoins du
nid. Regarde-nous, Èlektra et moi, enfants sans père et
chassés tous deux de leur demeure. Si tu abandonnais
les enfants de celui qui t'offrait de si riches sacrifices, de
quelles mains semblables recevrais-tu désormais les hon-
neurs sacrés? Une fois la race de l'aigle éteinte, par qui
enverrais-tu aux mortels tes augures véridiques .'' Si tout
234 LES KHOÈPHORES.
l'arbre royal est brûlé jusque dans ses racines, on ne
pourra orner de rameaux tes autels aux jours des sacri-
fices. Aide-nous! Relève de sa chute cette maison qui,
certes, semble maintenant à jamais écroulée.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
O enfants, ô sauveurs du foyer paternel, taisez-vous !
O enfants, que nul ne vous entende et ne puisse, en
parlant sans réserve, tout dénoncer à ceux qui comman-
dent. Plaise aux Dieux que je les voie un jour morts, à
travers la fumée odorante du bûcher !
ORESTÈS.
Non, certes, le tout-puissant oracle de Loxias ne me
trahira pas , lui qui m'a ordonné d'affronter ce danger,
m'excitant à haute voix et me menaçant , de façon à glacer
mon cœur brûlant, de malheurs terribles, si je ne ven-
geais le meurtre de mon père sur ses meurtriers , les
tuant comme ils l'ont tué, et si je ne les châtiais de m'a-
voir enlevé mes biens.' Certes, il m'a dit que je souffri-
rais alors et que je serais accablé de maux horribles. Il
m'a annoncé que les mortels seraient accablés de toutes
les calamités qu'il faut payer aux Érinnyes irritées , et
que, pour moi, je serais en proie à la maladie qui ron-
gerait mes chairs, dévorerait de ses dents féroces ma
première nature , me rendrait décrépit et blanchirait mes
poils. Et il prophétisait encore d'autres assauts des Erin-
nyes , à cause du sang de mon père, et qu'il darderait son
œil flamboyant du fond des ténèbres ; car le trait sombre
que lancent les morts, quand des parents ont été la proie
d'un crime, et la rage, et les épouvantes nocturnes,
LES KHOÈPHORES. 235
agitent, troublent et chassent le misérable hors de la
ville avec un fouet d'airain. Il n'est plus permis à
l'homme souillé de prendre sa part du kratèr et des
libations versées. Il est repoussé des autels par la colère
cachée de son père; il n'est accueilli par personne; tous
le méprisent, et il meurt, longtemps après, sans amis,
et consumé par une destinée lamentable et horrible.
Certes, il faut en croire de tels oracles. Même sans y
croire, j'accomplirais encore mon dessein. En effet,
d'innombrables raisons m'y poussent : l'ordre d'un Dieu,
le regret profond de mon père, et, par-desslis tout, mon
indigence. Enfin , je ne souffrirai pas que les plus illus-
tres des citoyens qui ont courageusement renversé Troia
soient soumis à deux femmes, car Aigisthos a une âme
de femme. S'il n'en est rien, cela se saura bientôt , et
clairement,
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
O grandes Moires! Que tout s'accomplisse, avec l'aide
deZeus, selon la justice! Que la langue ennemie soit
châtiée par une langue ennemie ! La justice réclame à
haute voix ce qui lui est dû. Coup mortel pour coup
mortel! Qu'il subisse le crime, celui qui a commis le
crime! C'est la maxime antique.
ORESTÈS.
Strophe I.
O Père, qui as souffert des maux terribles, que te
dirai-je et que ferai-je , pour que la lumière luise dans
jes ténèbres et parvienne d'ici, sous la terre, jusqu'à ton
236 LES KHOÈPHORES.
lit funèbre? Les salutations et les larmes sont les seuls
honneurs rendus aux Atréides, aux antiques maîtres de
ces demeures.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Strophe II.
Enfant, la mâchoire vorace du feu ne détruit pas l'es-
prit d'un mort, et sa colère éclate après la vie. Le mort
gémit, et le meurtrier est révélé. Le juste deuil de leurs
ancêtres, de leurs pères, pousse de toutes parts les en-
fants à la vengeance.
ÈLEKTRA.
Antistrophe I.
Entends aussi, ô Père, mes lamentations amères! Le
gémissement funèbre de tes deux enfants te pleure. Les
voici sur ta tombe, suppliants et exilés tous deux. Plus
de joie pour eux sans douleur. Leur misère est sans
remède.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Certes, de ces lamentations, un Dieu peut faire naître
des cris de joie , s'il le veut. Au lieu de chants funèbres,
l'hymne victorieux peut ramener dans les demeures
royales l'ami qui vient de nous rejoindre.
ÈLEKTRA.
Strophe III.
Plût aux Dieux que, sous Ilios, ô Père, tu fusses
LES KHOÈPHORES. 287
tombé frappé par la lance de quelque Lykien ! tu aurais
laissé la gloire à ta maison, tu aurais légué à tes enfants
une vie digne de louanges , et tu aurais une haute tombe,
honneur de ta race, sur le continent, au delà des mers!
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Antistrophe II.
Cher à tes amis morts glorieusement avec toi, illustre
SOUS la terre, roi vénérab.e, tu serais le ministre des
grands tyrans souterrains : car tu étais roi pendant que
tu vivais, parmi ceux qui commandent aux hommes à
l'aide du sceptre donné par la destinée.
ÈLEKTRA.
Aniistrophe III.
Mais, ô Père, tu n'as pas été tué sous les murailles de
Troia, parmi tant d'autres domptés par la lance, et tu
ne devais pas être enseveli sur U-s bords du SkamanJros.
Que ne sont-ils mort> auparavant ceux qui l'ont tué, afin
qu'il pût apprendre au loin leur mort, exempt lui-même
de malheur 1
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Ce que tu souhnites dans ta douleur, ô enfant, est une
chose plus précieuse que l'or, plus grande que le Don-
heur des Hyperborécns. Mais voii.i que le double fouet
siffle horriblement. Nos protecteurs sont sous la terre,
et les mains de nos maîtres ne sont pas pures de ces
238 LES KHOÈPHORES.
crimes odieux. Il n'en est, pour des enfants, qu'une plus
grande tâche à remplir.
ÈLEKTRA.
Strophe IV.
Tes paroles ont pénétré dans mon oreille comme une
flèche. Zeus, Zeus ! tu envoies brusquement du Hadès h
tardive vengeance qui s'attache au crime des pervers et
qui frappe les parents eux-mêmes.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES
Strophe V.
Plaise aux Dieux que je pousse bientôt le hurlement
lugubre sur l'homme égorgé et sur la femme morte!
Pourquoi, en effet, cacher ce qui souffle dans mon
coeur? Ma profonde colère et ma haine amassée siègent
sur ma face.
ORESTÈS.
Antistrophe IV.
Ah! ah! quand donc le tout-puissant Zeus abaissera-t-il
la main pour frapper ces têtes! Que cette terre recon-
naisse ta puissance 1 Je demande justice contre l'iniquité.
Entendez-moi, Dieux souterrains!
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
C'est la loi, que le sang répandu par le meurtre de-
LES KHOÈPHORES. 289
mande un autre sang. Érinnys pousse des cris de mort!
Elle rend la mort à qui a donné la mort.
ÈLEKTRA.
Strophe VI.
Où sont, où sont les Puissances qui commandent aux
morts r Voyez, ô toutes-puissanies Exécrations des morts
égorgés, voyez les tristes restes des Atréides chassés de
leur demeure! De quel côté se tourner, ô Zeus?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Antistrophe V.
Tout mon cœur est ébranlé par ces lamentations. A
peine si je garde quelque espérance, et mon âme devient
noire en entendant tes paroles. Mais ma douleur se dis-
sipe de nouveau quand je vois ton courage, et tout me
semble beau dans l'avenir,
ORESTÈS.
Antistrophe VI.
Que dirons-nous de plus? Faut-il rappeler les maux
dont nous avons été accablés par notre mère? Il est des
haines qui s'apaisent, mais non celles-ci. Ma colère
contre ma mère est implacable comme un loup affamé.
ÈLEKTRA.
Strophe VIL
Elle a frappé comme Ares, ou comme une femme Kis-
a^O LES KHOÈPHORES.
sienne toujours avide de combats. On a pu voir les coups
multipliés de sa main s'abattant de tous côtés, de près
et de loin, et redoublant! Ma tête retentit misérablement
à chaque coup. O Dieux! O mère funeste et impie! Tu
as osé ensevelir ton époux en ennemi, non pleuré, sans
deuil et sans la foule des citoyens !
ORESTÈS.
Strophe VIII.
Tu as dit toute l'infamie du crime. Malheur à moi!
C'est par mes mains et avec l'aide des Dieux qu'elle ex-
piera la mort honteuse de mon père. Que je la tue et que
je meure après!
ÈLEKTRA.
Antistrophe VU.
Afin que tu le saches, elle l'a coupé en morceaux; et
l'ayant ainsi traité, elle l'a enseveli, voulant emplir ta
vie d'une douleur intolérable. Tu sais maintenant quel a
été le meurtre lamentable de ton père.
ORESTÈS.
Tu m'as dit la destinée de mon père!
ÈLEKTRA.
Antistrophe VIII.
Et moi, j'étais tenue au loin, méprisée, abjecte, chas-
LES KHOEPHORES. 241
sée de la demeure comme un vil chien, aimant mieux les
larmes que le rire, et, pour toute joie, cachant mon
deuil et mes plaintes. Garde dans ton esprit ce que tu
viens d'entendre, et que ceci pénètre par tes oreilles
jusqu'au lieu tranquille de la pensée. Puisqu'ils ont agi
ainsi, demande à ta colère ce qu'il te reste à faire. Pour
mener tout à fin, il faut avoir une haine invincihie.
o R E s T È s.
Strophe IX.
Je t'invoque, ô Père! Ai Je tes enfants!
ÈLEKTRA.
Et moi, je t'invoque avec mes larmes!
LÉ CHŒUR DES KHOEPHORES.
Et toute notre foule aussi crie vers toi! Entends-nous,
reviens à la lumière, aide-nous contre nos ennemis!
ORESTÈS.
Antistrophe IX.
Qu'Ares lutte contre Ares, la vengeance contre la ven-
geance !
ÈLEKTRA.
o Dieux! donnez la victoire à ce qui est juste 1
16
242 LES KHOEPHORES.
LE ( HŒUR DES KHOÈPHORKS.
La terreur me saisit en écoutant ces imprécations. Ce
qui est fatal est résolu depuis longtemps. Que tout arrive
selon leurs vœux !
Strophe X,
O misères de cette race! ô plaie sanglante d'Atè! ô
deuils terribles et lamentables ! ô douleurs sans terme I
Antistrophe X.
O maux incurables de ces demeures, non causés par
d'autres, mais par ceux qui les habitent et qui prolon-
gent eux-mêmes la sanglante discorde! C'est l'hymne
des Déesses souterraines. O Dieux heureux du Hadès,
entendez les prières de ces enfants et donnez-leur la vic-
toire!
ORESTÈS.
O Père, toi qui n'es point mort comme un roi, je te
supplie! donne-moi de commander dans ta demeure.
ÈLEKTRA.
Et moi, Père, je te supplie de me sauver de la mort
terrible que doit subir Aigisthos.
ORESTÈS.
Ainsi, les hommes pourront t'offrir les repas funèbres
accoutumés; sinon, parmi les convives, tu resteras, vil
LES KHOÈPHORES. 243
et méprisé, dans les flammes des bûchers qui engraissent
la terre.
ÈLEKTRA.
Et moi, des demeures paternelles je t'apporterai, en
libations nuptiales, toutes mes richesses; ei , avant tou-
tes choses, j'honorerai ta tombe.
ORES TES.
O terre, rends-moi mon père, afin qu'il assiste au
combat 1
ÈLEKTRA.
o Perséphassa! donne-nous un courage invincible.
ORESTÈS.
Souviens-toi, Père, du bain dans lequel tu as été
égorgé !
ÈLEKTRA.
Souviens-toi du filet dans lequel ils t'ont tué>
ORESTÈS.
Père ! tu n'avais pas été enveloppé de chaînes d'airain.
ÈLEKTRA.
Mais, très-honteusement, dans un traître voile!
2^4 ^^^ KHOÈPHORES.
ORESTES.
N'es-tu pas irrité de ces outrages, ô Père?
ELEKTRA.
Ne lèveras-tu pas ta tète très-chère?
ORESTES.
Envoie la Justice, qu'elle combatte avec les tiens! ou
bien, rends les coups que tu as reçus, si, ayant été
vaincu , tu veux être victorieux à ton tour.
ÈLEKTRA.
Entends mes dernières prières, ô Père, et regarde tes
jeunes enfants auprès de ta tombe. Aie pitié de ta fille
et du mâle de ta race! Ne laisse point s'éteindre la pos-
térité des Pélopides. Ainsi, en effet, tu ne disparaîtras
pas, bien que tu sois mort; car les enfants sauvent la
renommée des morts, semblables aux lièges qui font
surnager les mailles du filet. Entends-moi! Ces larmes
coulent pour ta cause, et tu te sauveras toi-même si tu
exauces mes prières.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Il ne faut point blâmer ces lamentations prolongées en
l'honneur de cette tombe et de cette destinée non pleu-
rée. A toi le reste! Puisque tu as résolu d'agir, tente le
Daimôn de la fortune!
LES KHOÈPHORES. 245
ORESTÈS.
Cela sera fait; mais il n'est pas hors de ceci de recher-
cher pour quelle cause elle a envoyé ces libations, et
pourquoi elle a voulu réparer par de tardifs honneurs
l'irréparable crime. C'est un don misérable à un mort
insensible. Je ne puis comprendre ce que signifient ces
présents si au-dessous du crime. Donner tout ce qu'on
possède pour le sang versé d'un seul homme, c'est un
travail inutile. Telle est ma pensée. Mais, si tu le sais, ap-
prends-moi ce que je désire savoir.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Je le sais, ô enfant, car j'étais là. C'est agitée par la
terreur de songes nocturnes que cette femme impie a
envoyé ces libations.
ORESTÈS.
Connais-tu ce songe ? Peux-tu me le raconter clai-
rement?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
11 lui a semblé, a-t-elle dit, enfanter un dragon.
ORESTÈS.
Comment ce récit s'est-il terminé?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES
Le dragon était couché dans les langes, comme un
enfant.
246 LES KHOÈPHORES.
ORESTÈS.
Et de quoi se nourrissait ce monstre nouveau-né?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Dans son rêve, elle lui offrait la mamelle.
ORESTÈS.
Et comment la mamelle ne fut-elle pas blessée par ce
monstre horrible ?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Il suça le sang mêlé au lait.
ORESTÈS.
Ce songe n'est point vain ; il lui a été envoyé par son
mari.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Elle a poussé des cris, épouvantée par ce songe. Les
torches, éteintes pendant la nuit, se sont rallumées et
ont couru en foule dans les demeures à la voix de la
Reine. Et aussitôt elle a envoyé ces libations funèbres,
espérant qu'elles apporteraient un remède sûr à son
mal.
ORESTÈS.
Je supplie cette terre et le tombeau de mon père, afin
LES KHOÈPHORES. 247
que ce songe s'accomplisse pour moi! Ainsi que je l'in-
terprète, il concorde avec la vérité. En effet, le serpent
est sorti du même sein que moi, et il a été enveloppé
dans les mêmes langes. Il a sucé les mamelles qui m'ont
nourri, il a mêlé le sang à leur lait ; et, dans sa terreur,
ma mère a gémi de ce mal terrible. De même qu'elle a
allaité un monstre immonde, de même elle doit mourir
par la violence. C'est moi qui la tuerai, changé en dra-
gon, comme ce songe le révèle. Je te prends pour juge
de l'interprétation de ce prodige.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Que cela soit ainsi I Mais dis à tes amis s'il faut que
d'autres que toi agissent, ou s'il faut qu'ils se tiennent
en repos.
ORESTÈS.
^
Ma réponse est simple. Je veux qu'Èlektra rentre dans
la demeure, et je lui recommande de cacher mes des- i
seins. Ils ont tué par ruse l'homme vénérable ; ils mour- ;
ront aussi par ruse et seront pris dans le même piège, '--y
ainsi que l'a prédit le Roi Apollon Loxias, l'infaillible
Divinateur. Moi, semblable à un étranger, et chargé de
divers bagages, j'arriverai aux portes de la cour inté-
rieure, comme un hôte et un compagnon de guerre, avec
le seul Pyladès. Tous deux, nous parlerons la langue
Parnèside, avec l'accent Phokéen. Certes, nul des gar-
diens des portes ne nous recevra avec bienveillance, car
toute cette maison est troublée par la colère des Dieux.
Mais nous resterons, afin que quelque passant dise,
nous voyant devant la demeure : — Pourquoi repousser
248 LES KHOÈPHORES.
du seuil un suppliant'? Aigisthos, s'il est ici, ne l'a-t-il
point appris? — Mais, si, ayant passé le seuil des portes
intérieures, je trouve Aigisthos assis sur le thrône de
mon père, ou si, pour me parler, il vient à moi et me
regarde, certes, sache-le, avant qu'il ait dit : — Étranger,
d'où es-tu ? — je le tuerai brusquement, en le clouant de
l'airain. L'Érinnys du meurtre, déjà gorgée de sang, en
boira une troisième fois. Maintenant, toi, Èlektra, ob-
serve bien ce qui se passe dans la demeure, afin que tout
concoure avec notre dessein. Vous, retenez votre lan-
gue ; taisez-vous ou parlez quand il le faudra. Pour le
reste, je supplie Loxias de m'être favorable, puisqu'il
m'a imposé cette lutte par l'épée.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Strophe I.
La terre nourrit d'innombrables terreurs et de grands
maux; les gouffres de la mer abondent de monstres ter-
ribles à l'homme; des feux flamboyants tombent des
hautes nuées, et nous pouvons nous rappeler tout ce qui
vole et rampe, aussi bien que la fureur qui jaillit de la
tempête.
Antistrophe I.
Mais qui dira l'aveugle audace de l'homme et de la
femme, ce qu'ils osent tenter, et les amours sans frein
qui amènent la ruine inévitable des mortels? Quand il
possède le cœur de la femme, cet amour qui n'est pas
l'amour, il dompte les hommes comme il fait des bêtes
féroces.
LES KHOÈPHORES. 249
Strophe IL
Qu'il se rappelle, celui qui n'oublie pas, dans son es-
prit léger, comment la misérable ThestiaJe, funeste à
son fils, conçut le dessein de brûler le tison qui devait
durer autant que-son enfant, depuis qu'ayant été mis au
monde par sa mère, il poussa son premier vagissement,
jusqu'à son jour fatal.
Antistrophe II.
Qu'on se souvienne aussi de la cruelle et abominable
Skylla qui, pour des ennemis, perdit l'homme qui devait
lui être cher. Séduite par les bracelets d'or Krètois, dons
de Minôs, elle coupa sur la tête de Nisos, profitant de
son sommeil, le cheveu immortel, la chienne ! et Her-
mès se saisit d'elle.
Strophe III.
Ayant parlé de ces aventures lamentables, ne dois-je
point rappeler le détestable mariage, funeste à ces de-
meures, et les embûches perfides de la femme ourdies
contre l'homme belliqueux que ses ennemis eux-mêmes
admiraient pour son courage? Il faut mépriset le foyer
sans feu et la honteuse domination d'une femme.
Antistrophe III.
De tous ces crimes horribles le plus célèbre est le
crime Lemnien. Il est, certes, en abomination. Qui
pourrait rien comparer aux meurtres Lemniens? Toute
une race a péri, détestée des Dieux et en exécration aux
25o LES KHOÈPHORES.
hommes. Personne ne peut honorer ce qui est détesté
des Dieux. Lequel de ces crimes ai-je rappelé sans
raison ?
Strophe IV.
L'épée aiguë que la Justice enfonce dans la poitrine
blesse terriblement. Il est défendu de fouler le chemin
par lequel on s'éloigne, contre tout droit, du respect dû
à Zeus.
Antistrophe IV.
Mais la tige de la Justice est toujours droite, et Aisa
qui forge les épées aiguise l'airain. Erinnys aux pro-
fondes pensées ramène l'enfant dans les demeures, pour
V laver la souillure des anciens crimes.
ORESTES.
Esclave, esclave ! entends les coups dont je heurte la
porte. Encore une fois, esclave, esclave! y a-t-il qucl«
qu'un ici? J'appelle pour la troisième fois, afin qu'on
me réponde, si, toutefois, Aigisthos connaît l'hospi-
talité.
LE PORTIER.
C'est bien, j'entends. Étranger, d'où es-tu? D'où
viens-tu ?
LES KHOÈPHORES. 25l
ORE3TÈS.
Dis aux maîtres de ces demeures que je viens leur ap-
porter une nouvelle. Hâte-toi. Voici que le sombre char
de la Nuit s'avance. Il est temps pour des voyageurs de
jeter l'ancre dans une demeure qui les repose des fati-
gues du chemin. Que quelqu'un vienne, la maîtresse de
cette maison elle-même, ou le maître, ainsi qu'il est plus
convenable. Le respect, alors, ne rendrait point mes pa-
roles obscures. L'homme parle plus franchement à
l'homme et dit toute sa pensée.
KLVTAIMNESTRA.
Etrangers, parlez donc, que vous faut-il? Toutes
choses se trouvent dans ces demeures, des bains chauds
qui reposent de la fatigue, un lit et des visages bienveil-
lants. Si vous avez un plus grave souci, c'est l'affaire du
maître, et je le lui dirai.
ORESTÈS.
Je suis étranger, de Daulis, chez les Phokéens. J'al-
lais, chargé de mon bagage, vers Argos où je viens de
mettre !c pied, lorsqu'un homme qui m'était inconnu et
que je ne connaissais pas, m'a rencontré et m'a enseigné
mon chemin. C'était Sirophios le Phokéen. J'ai appris
son nom en causant, et il m'a dit : — Étranger, puisque
tu te rends à Argos pour quelque affaire, souviens-toi
bien d'annoncer aux parents d'Orestès qu'il est mort.
N'oublie pas. Tu me rapporteras leurs ordres, soit
qu'ils redemandent sa cendre, soit qu'on l'ensevelisse
dans la terre dont il a été l'hôte. Maintenant, en effet,
252 LES KHOÈPHORES.
les cendres du jeune homme convenablement pleuré
sont enfermées dans une urne d'airain. — Ce que j'ai
entendu, je l'ai dit. Je ne sais si je parle à ceux que cela
concerne, à ses parents ; mais il convient que le père le
sache.
ÈLEKTRA.
Malheur à moi ! Notre ruine est achevée par ce mal-
heur. O invincible Exécration de ces demeures, que de
choses tu as vues qui se croyaient à l'abri et que, de
loin, tu as atteintes de tes traits ! Tu me prives, moi,
très-malheureuse, de ceux qui m'aimaient ! Et, mainte-
nant, Orestès, qui s'était bien gardé de mettre le pied
dans ce bourbier funeste, qui était l'unique espérance
de salut et de joie pour ces demeures, Orestès me laisse
désespérée !
ORESTÈS.
Pour moi, j'aurais voulu apporter à des hôtes heureux
une abondance de bonnes nouvelles, en retour de l'hos-
pitalité et de l'accueil bienveillant. Quoi de meilleur, en
effet, que d'être agréable à ses hôtes? Mais j'ai pensé,
dans mon esprit, qu'il serait mal de ne point vous an-
noncer une chose d'un si grand intérêt, puisque je l'avais
promis et que vous me donnez l'hospitalité.
KLYTAIMNESTRA.
Tu n'en seras ni moins bien reçu, ni moins traité en
ami dans cette demeure. Un autre serait venu comme
toi porter cette nouvelle. Mais il est temps que nos
hôtes se reposent, après avoir marché pendant tout un
LES KHOÈPHORES. i53
jour et fait une longue route. Conduisez celui-ci dans la
chambre des hommes, réservée aux hôtes en cette mai-
son, puis vous songerez à son compagnon. Que tout ce
que contient la demeure leur soit offert. Faites ce que
j'ordonne. Moi, je vais tout apprendre à celui qui com-
mande ici, et comme nous ne manquons pas d'amis,
nous délibérerons avec eux sur ce qui arrive.
LE CHŒUR DES KHOEPHORES.
Allons, servantes de cette demeure, quand ferons-nous
des vœux, à haute voix et ardemment, pour le salut
d'Orestès? O terre vénérable, et toi, tertre sacré du tom-
beau qui couvres le corps royal du chef de tant de nefs,
maintenant exauce-nous, aide-nous ! Le temps est venu
de tendre l'embûche rusée. Qu'Hermès souterrain mar-
che devant ceux-ci, dans leur sombre voie, pour ce com-
bat où frappera l'épée.
LE PORTIER.
Cet étranger semble préparer quelque malheur. Je vois
la nourrice d'Orestès tout en larmes. Pourquoi, Gilissa,
sors-tu de la maison ? Le chagrin est un serviteur qui
t'accompagne sans que tu le payes.
LA NOURRICE GILISSA.
La Reine ve^at qu'Aigisthos parle à ces étrangers, le
î54 LES KHOÈPHORES.
plus promptement possible, afin d'apprendre sûrement,
par lui-même, la nouvelle qui vient d'arriver. En face
des serviteurs, elle a caché la joie de son âme sous un
visage attristé, à cause de l'heureux message de ces
étrangers ; mais la destinée de cette maison est rendue
très-misérable par cette nouvelle certaine qu'ont appor-
tée nos hôtes. Certes, Aigisthos aura le cœur plein de
joie quand il l'apprendra. O malheureuse! combien
ces malheurs qui se sont rués autrefois sur la demeure
d'Atreus ont déchiré mon cœur dans ma poitrine, mais
jamais d'une aussi grande douleur qu'aujourd'hui ! J'ai,
autant que je l'ai pu, supporté les autres maux avec pa-
tience; mais mon cher Orestès , le souci de mon âme,
que j'ai nourri, l'ayant reçu de sa mère, qui de ses cris
aigus me laisait lever pendant la nuit, et pour qui j'ai
enduré tant de fatigues et de peines inutiles! Il faut bien,
en effet , deviner celui qui n'a pas plus de raison qu'une
bête. Comment faire autrement? Un enfant dans les
langes ne parle pas, soit que la faim ou la soif, ou le
besoin d'uriner le prenne, car le ventre d'un enfant n'at-
tend rien. Je prévoyais cela, et souvent, je l'avoue, je
me suis trompée. Puis, il fallait laver les langes de l'en-
fant, car la nourrice est aussi blanchisseuse. J'eus ce
double devoir du jour où Orestès me fut donné à élever
par son père. Et maintenant, malheureuse, j'apprends
qu'il est mort ! Mais je vais trouver cet homme qui est
le malheur de cette maison. Sans doute il entendra cette
nouvelle avec joie!
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
De quelle fajon Klytaimnestra lui fait-elle dire de
venir?
LES KHOÈPHORES. 255
LA NOURRICE GILISSA.
Comment? Répèle tes paroles, afin que je comprenne
mieux.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Doit-il venir seul ou avec ses gardes?
LA NOURRICE GILISSA.
Elle lui dit de venir avec ses gardes armés.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Garde-toi de dire cela à ce maître que tu hais, mais
qu'il vienne seul. Et, pour qu'il t'écoute sans crainte,
parle-lui d'un air joyeux, afin qu'il se hâte. Tout un
événement caché dépend de ton message.
LA NOURRICE GILISSA.
Te réjouirais-tu donc des nouvelles que je porte?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Zeus peut changer le mal en bien.
LA NOURRICE GILISSA.
Comment? Puisque l'espoir de cette maison, Orestôs,
est mort.
l56 LES KHOÈPHORES.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Pas encore ! Un mauvais divinateur même le devine-
rait.
LA NOURRICE GILISSA.
Que dis-tu? Sais-tu le contraire de ce qu'ont annonce
ces étrangers?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Va porter ton message et faire ce qu'on t'a ordonne.
Laisse aux Dieux le soin d'accomplir leurs desseins.
LA NOURRICE GILISSA.
J'irai et je t'obéirai. Que tout arrive pour le mieux,
par la grâce des Dieux!
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Strophe I.
Maintenant, Zeus, père des Dieux Olympiens, accorde
à mes prières que je voie ces enfants accomplir heureu-
sement leurs justes desseins! Je prononce des paroles
équitables, ô Zeus! Ah! ah! veille sur lui!
LES KHOÈPHORES. zS/
Strophe IL
Au lieu des ennemis qui sont ici, ramène-le dans sa
demeure, ôZeus ! car, une fois devenu grand, il te rendra
doublement et triplement ce que tu auras fait pour lui.
Sache que l'enfant orphelin d'un homme qui t'était cher
est attelé au char des calamités. Modère sa course, et
que cette terre le voie s'avancer d'un pas sûr jusqu'à
ce qu'il soit sauvé !
Strophe III
Et vous qui protégez les richesses anciennement amas-
sées dans ces demeures , entendez-nous , Dieux bienveil-
lants! Lavez par une nouvelle expiation le sang des
meurtres antiques; mais que désormais un crime passé
n'amène plus un autre crime dans cette maison !
Antistrophe I.
Mais celui-ci sera juste ! O toi qui habites la grande
Caverne , fais que la demeure du jeune homme lui soit
heureusement rendue, et soulève de ses yeux le sombre
voile qui les couvre, afin qu'il voie librement et claire-
ment.
Antistrophe II.
Que le fils de Maia lui soit très -favorable et lui vienne
en aide dans son entreprise équitable ! car il peut le
seconder, s'il le veut. Mais tes paroles obscures sont
parfois enveloppées du brouillard de la nuit, et, pen-
dant le jour, elles ne sont pas plus claires.
«7
25S LES KHOÈPHORES.
Strophe IV,
Et, alors, les richesses reconquises de ces demeures
te seront offertes c: nous chanterons en l'honneur de la
Ville un chant tumultueux de femmes. Que tout finisse
bien! Pour moi , ma joie, toute ma joie est que le mal-
heur s'éloigne de ceux que j'aime.
Antistrophe III.
Mais toi, sois plein de fermeté quand l'instant d'agir
arrivera , et , pour venger ton père, quand elle te criera :
Mon fils ! réponds par le nom paternel et fais ce que tu
dois faire !
Antistrophe IV.
Aie dans ta poitrine le courage de Perseus, et à tes
amis qui sont sous la terre et à ceux qui vivent offre ta
joie en sacrifice. Porte la sanglante Atè dans ton cœur,
et tue qui a commis le crime !
AIGISTHOS.
Me voici, non parce qu'on m'a appelé, mais pressé
de répondre au message. J'apprends que des étrangers
ont apporté la triste nouvelle de la mort d'Orestès. Ce
sera un grand trouble de plus pour cette demeure encore
LES KHOÈPHORES. 259
emplie d'épouvante à cause du dernier meurtre et qui
en est restée ulcérée et saignante. Comment saurai-je
sûrement si la chose est vraie, ou s'il n'y a que de vaines
rumeurs de femmes saisies de terreur, telles que ces
bruits qui volent dans l'air et s'éteignent? Que sais-tu de
tout ceci que tu puisses m'expliquer ?
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Nous en avons entendu parler, mais demande aux
Etrangers, entre dans la maison. Pour être certain des
choses, il faut interroger soi-même.
AIGISTHOS.
Certes, je veux voir et interroger moi-même le mes-
sager. Je veux savoir s'il a vu Orestès mort, ou s'il n*a
apporté qu'une vaine rumeur. Il ne trompera pas ma
clairvoyance.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Zcus. Zcus ! Par où commencerai-je mes supplications
et mes prières? Comment dirai-je les vœux bienveil-
lants que je forme? En effet, voici l'instant des épées,
sanglantes tueuses d'hommes! Ou bien la race entière
d'Agamemnôn va périr, ou bien Orestès, allumant le
feu et la flamme pour reconquérir la liberté , ainsi que
sa puissance sur les citoyens, rentrera dans la grande
richesse de son père. Dans une telle lutte, seul contre
200 LKS KHOÈPHORES.
deux, le divin Orestès va combattre. Qu41 soit victo-
rieux !
AIGISTHOS.
Ah! hélas! Dieux!
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Bien! bien! va! — Comment la chose va-t-elle? Com-
ment ceci s'est-il passé dans la maison ? Si l'action est
accomplie, retirons-nous, afin de sembler innocentes.
Certes, le combat est terminé.
LE PORTIER.
Malheur à moi! malheur à moi! Le maître est mort!
Trois fois malheur à moi! Aigistlios est mort! Ouvrez,
ouvrez promptement les portes de la chambre de la
Reine, retirez les verrous de la chambre des femmes !
Nous avons besoin d'un homme vigoureux, non cepen-
dant pour venir en aide à un mort, à quoi bon? —
Malheur! malheur! Je crie à des sourds et parle à des
endormis. Où est Klytaimnestra? que fait-elle? Je pense
qu'elle aussi va tomber, près d'Aigisihos, frappée par la
vengeance.
LES KHOEPHORES.
KL YTAIMNESTRA.
261
Qu'y a-t-il? Pourquoi pousses-tu ces clameurs dans la
maison?
LE PORTIER.
Je dis que les vivants sont tués par les morts.
KLYTAIMNESTRA.
Malheur à moi ! Je comprends l'énigme. Nous périrons
par la ruse, comme nous avons tué par ruse. Qu'on me
donne promptement une hache tueuse d'hommes, à deux
tranchants ! Sachons si nous vaincrons, ou si nous serons
vaincus. Nous en sommes à cette extrémité.
ORESTÈS.
Je te cherche aussi, toi! Celui-ci est paye.
KLYTAIMNESTRA.
Malheur à moi ! Tu es mort , très-cher Aigisthos !
ORESTÈS.
Tu aimes cet homme ? Tu coucheras avec lui , dans la
même tombe, et tu ne le trahiras pas, bien qu'il soit
mort.
KLYTAIMNESTRA.
Retiens ta main, ô mon enfant! Respecte le sein où
262 LES KHOÈPHORES.
tu as tant de fois dormi et où de tes lèvres tu as sucé le
lait nourrissant !
ORESTÈS.
Pyladès ! que ferai-je ? Je crains de tuer ma mère.
PYLADÈS.
Et que fais-tu des oracles de Loxias, rendus à Pythô,
et de tes promesses sacrées? Mieux vaut avoir tous les
hommes pour ennemis plutôt que les Dieux.
ORESTÈS.
Tes paroles sont les plus fortes et ton conseil est bon.
— Toi, suis-moi 1 Je veux te tuer auprès de cet hon-.me.
Pendant sa vie, par toi il l'a emporté sur mon père:
morte, couche-toi avec cet homme que tu aimes, tandis
que tu détestais celui que tu devais aimer.
KLYTAIMNESTRA.
Je t'ai nourri, et maintenant je voudrais vieillir!
ORESTÈS.
Ainsi, toi, meurtrière de mon père, tu habiterais avec
moi !
KLYTAIMNESTRA.
C'est la Moire, ô mon enfant, qui est seule coupable.
LES KHOÈPHORES. 2^3
OR ES TE S.
El c'est aussi la Moire qui va t 'égorger.
KLYTAIMNESTRA.
Ne redoutes-tu pas les malédictions de la mère qui t'a
conçu, ô mon enfant?
ORESTÈS.
M'ayant conçu, tu m'as jeté dans la misère!
KLYTAIMNESTRA.
T'ai-je rejeté en t'cnvoyant dans une demeure hospi-
talière ?
ORESTÈS.
J'ai été deux fois vendu, moi, fils d'un père libre!
KLYTAIMNESTRA.
Où donc est le prix que j'ai reçu?
ORESTES.
J'aurais honte de te le nommer.
KLYTAIMNESTRA.
N'aie point honte; mais dis aussi les fautes de ton
père.
264 LES KHOÈPHORES.
ORESTES.
N'accuse point celui qui travaillait au loin tandis que
tu restais assise dans la demeure.
K L Y T A I M N E s T R A.
C'est un grand malheur pour une temme d'être loin
de son mari , ô mon enfant !
OR ESTES.
Le travail du mari nourrit la femme assise dans la de-
meure.
KLYTAIMNESTRA.
Ainsi, mon enfant, il te plaît de tuer ta mère?
ORESTÈS.
Ce n'est pas moi qui te tue, c'est toi-même!
KLYTAIMNESTRA.
Vois! crains les Chiennes furieuses d'une mère.
ORESTÈS.
Et comment échapperai-je à cell s d'un père, si je ne
le venge point?
LES KHOÈPHORES. 2,6b
KLYTAIMNESTRA.
Ainsi, vivante, je me lamente en vain au bord de ma
tombe?
ORESTÈS.
Le meurtre de mon père te fait cette destinée.
KLYTAIMNESTRA.
Malheur à moi! J'ai conçu et nourri ce serpent. Le
songe qui m'a épouvantée disait vrai !
ORESTÈS.
Tu as tué le père, tu mourras par le fils.
LE CHŒUR DES KHOEPHORES.
Pleurons encore ce double meurtre. Orestès, qui a
tant souffert, vient de mettre le comble à tant de cri-
mes ! Cependant, rendons grâces par nos prières que
l'œil de ces demeures ne soit pas éteint.
Strophe I.
La Justice , après un long temps, est venue pour les
Priamides, le châtiment vengeur est venu! Le double
266 LES KHOÈPHORES.
Lion, le double Arès, est venu aussi dans la demeure
d'Agamemnôn. Il a assouvi sa pleine vengeance, l'Exilé
poussé par les oracles Pythiens. Il est heureusement vic-
torieux par l'ordre des Dieux; les malheurs de cette
royale maison ont pris fin; il est maître de ses biens, et
les deux coupables ont subi leur triste destinée!
Antistrophe I.
Le châtiment par la ruse est venu après le crime ac-
compli par la ruse. La vraie fille de Zeus a conduit la
main d"Orestès. Les hommes la nomment Justice, et
c'est son vrai nom. Elle souffle contre nos ennemis sa
colère terrible, et c'est elle qu'avait annoncée Loxias le
Parnasien qui habite une grande caverne dans le sein de
la terre.
Strophe II.
Elle est venue enfin, après un long temps, pousser îi
sa perte la femme perfide. Car la puissance des Dieux
est soumise à cette loi qu'ils ne peuvent venir en aide à
l'iniquité. Il faut révérer la puissance Ouranienne. Voici
qu'il nous a été donné de revoir la lumière !
Antistrophe II.
Je suis délivrée du frein pesant qui opprimait cette
maison. Relevez-vous, ô demeures! Assez longtemps
vous êtes restées gisant contre terre. Bientôt le temps,
par qui tout change, renouvellera votre seuil, quand les
purifications auront lavé toutes les souillures du foyer.
Alors ils jouiront d'une heureuse fortune, les habitants
de ces demeures, qui ont vu et entendu tant de choses
LES KHOÈPHORES. 267
lamentables. Voici qu'il nous a été donné de revoir la
lumière !
ORESTES.
Voyez les deux tyrans de cette terre, les meurtriers de
mon père, les dévastateurs de cette maison! Ils étaient
naguère vénérables, et ils s'asseyaient sur le thrône
royal. Et, maintenant, ils s'aiment encore, comme on
en peut juger par ce qu'ils ont subi , et leur foi mutuelle
est toujours la même. Ils avaient juré de donner la mort
à mon malheureux père et de mourir ensemble , et ils
ont pieusement tenu leur serment I Voyez aussi , vous
qui n'ignorez pas ce crime , voyez cet instrument du
meurtre , lien et filet où furent pris les pieds et les mains
de mon malheureux père. Etendez ce voile, et, debout
tout autour, voyez le filet où se prennent les hommes.
Que le Père le voie! non le mien, mais celui qui voit
tout, Hèlios ! Qu'il voie les actions impies de ma mère,
et, si je suis accusé, qu'il me soit témoin que j'ai légiti-
mement commis ce meurtre. Je ne m'inquiète point de
celui d'Aigisihos, car il n'a reçu, comme la loi l'ordonne,
que le châtiment de l'adultère. Mais celle qui a médité
ce crime odieux contre l'homme dont elle a porté les
enfants sous sa ceinture , fardeau si doux alors et main-
tenant funeste, que t'en semble-t-il .? Certes, c'était
une murène ou une vipère qui empoisonnait tout ce
qu'elle touchait, même sans morsure, par son audace
violente, son iniquité et sa méchanceté! Et ceci, de
quel nom le nommerai-je? Rêt à prendre le.i hêtes {6-
268 LES KHOÈPHORES.
roces, ou voile d'une baignoire de mort? Tout nom est
le vrai, que je dise filet ou voile à embarrasser les pieds.
L'homme qui se met à l'affût des voyageurs et vit de ce
qu'il vole s'en servirait volontiers. A l'aide de cet instru-
ment de ruse, il commettrait d'innombrables meurtres
et il en méditerait autant dans son esprit. Une telle
femme n'habitera jamais auprès de moi dans mes de-
meures. Que je meure plutôt, grâce aux Dieux, sans
enfants 1
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Hélas, hélas ! choses lamentables! — Toi, tu es morte
d'une mort terrible ! hélas ! hélas ! mais la souffrance
fleurit pour celui qui survit.
0 RESTES.
L'a-t-elle fait, ou ne l'a-t-elle pas fait? Ce voile rougi
par l'épée d'Aigisthos m'est un témoin sûr. Les taches
de sang ont résisté au temps et altèrent encore les cou-
leurs variées de ce voile. En le voyant, je m'applaudis
et je pleure, à la fois, sur moi-mêm,e, et j'atteste ce tissu
qui a perdu mon père. Je pleure le meurtre et la ven-
geance, et ma race tout entière, et je gémis sur cette vic-
toire qu'il faudra expier.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Nul parmi les hommes ne passe des jours tranquilles
pendant tout le temps de sa vie. Chacun souffre à son
tour, tantôt l'un, tantôt l'autre!
lES KHOÈPHORES. tÔQ
ORESTÈS.
Quoi qu'il en soit , je sais comment tout ceci doit finir.
Ainsi que des chevaux sans frein, emportés hors du
chemin des chars, mes sens effarés me domptent et
m'emportent, et mon cœur est prêt à hurler de terreur
et la rage se rue en lui! Pendant que je me possède •
encore, je crie à mes amis que j'ai tué ma mère avec
justice, car elle était souillée du meurtre de mon père
et les Dieux la haïssaient. Celui qui m'a donné ce cou- "t
rage, c'est Loxias, le Divinateur Pythien! C'est lui qui
m'a révélé par ses oracles que si je commettais ce meur-
tre, je ne serais point tenu pour coupable. Si je lui avais
désobéi, je ne dirai pas le châtiment promis; nul n'en
pourrait imaginer l'horreur 1 Et, maintenant, voyez!
avec ce rameau entouré de laine, j'irai vers le sanctuaire
de Loxias, au nombril de la terre, où brûle la flamme
sacrée qu'on dit éternelle, afin d'y expier le sang ré-
pandu de ma mère. Loxias ne m'a pomt permis de
chercher un autre foyer hospitalier. Quand le temps
sera venu, j'adjure tous les Argiens d'attester les maux
qu'on leur avait préparés. Pour moi, chassé de cette [
terre et vagabond, vivant ou mort, je laisserai une \
renommée fatale.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Puisque tu as commis une action juste, ne te laisse
pas fermer la bouche par les cris funestes de la renom-
mée, et ne parle pas contre toi-même après avoir affranchi
toute la race Argienne et coupé bravement les têtes de
deux serpents!
270 LES KHOÈPHORES.
ORESTÈS.
Ah! ah! Femmes esclaves, voyez celles-ci, telles que
des Gorgones, vêtues de robes noires, les cheveux entre-
lacés de serpents innombrables! Je ne resterai pas ici
davantage !
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Quels spectres t'épouvantent ainsi, ô fils très cher h
ton père? Ne sois pas effrayé, triomphe courageusement
de ta terreur.
ORESTÈS.
Ces spectres terribles qui me regardent ne sont pos de
vaines ombres. Certes, ce sont les Chiennes furieuses de
ma mèrel
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Son sang tiède est encore sur tes mains. C'est ce qui
trouble ton esprit.
ORESTÈS.
Roi Apollon! Elles augmentent en nombre! Un sang
effroyable coule de leurs yeux !
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Purifie-toi dans la demeure. Si tu te prosternes devant
Loxias, tu seras délivré de tes maux.
LES KHOÈPHORES. 27I
ORESTES.
Vous ne les voyez pas, mais, moi, je les vois! Elles
me chassent! Je ne puis rester davantage.
LE CHŒUR DES KHOÈPHORES.
Sois donc heureux I Qu'un Dieu bienveillant te regarde
et te préserve du malheur ! Trois fois la tempête s'est
ruée sur ces demeures royales , excitée par des hommes
de la même race. D'abord, des enfants furent égorgés,
lamentables douleurs de Thyestès ; puis vint le meurtre
de l'homme royal, et le chef de guerre des Akhaiens fut
égorgé dans un bain. Et, maintenant, pour la troisième
fois, est-ce un sauveur qui nous est venu, ou notre perte ?
Quand donc la violence d'Atè s'endormira-t-elle enfin?
Fin des Khoèphores.
VI
LES EUMENIDES
VI
LES EUMÉNIDES
Athèfia.
Apollon.
La Pythia.
Or estes.
Le Spectre de Klytaimnestra.
Le Chœur des Eiiménides.
LA PYTHIA.
D^ 'invoque, avant tous les Dieux, Gaia, la
:^ première Divinatrice, et, après elle, Thé-
^mis, qui tint de sa mère le don prophéti-
'^U que, comme on le rapporte. La troisième qui
occupa ce sanctuaire, par la volonté de Thémis, et
de son plein gré, fut une autre Titanis, fille de Gaia,
Phoibè. Celle-ci en fit don à Phoibos, quand il naquit, et
il fut ainsi nommé du nom de Phoibè. Ayant abandonné
le marais et les rochers Dèliens, il poussa jusqu'aux
2-j6 LES EUMÉNIDES.
rivages de Pallas , fréquentés des marins, et il arriva dars
cette terre du Parnèsos. Pleins d'une grande vénération
pour le Dieu, les fils de Hèphaistos l'accompagnèrent,
lui frayant la route et aplanissant la contrée sauvage.
Dès qu'il fut arrivé ici, le peuple, et Delphos qui régnait
sur cette terre, le reçurent avec de grands honneurs.
Zeus lui donna la science divine et le plaça, lui qua-
trième, sur le Thrône prophétique. Loxias est l'inter-
prète de son père Zeus. Avant tout j'invoque ces Dieux.
Pallas aussi, qui est debout devant les portes , est invo-
quée par mes prières. Et je salue les Nymphes, dans la
roche Kôrykienne, creuse, fréquentée des oiseaux et que
hantent les Dieux. Bromios habite ce lieu, et je ne l'ou-
blie pas, où, livrant Pentheus à la horde des Bakkhantes,
il le fit tuer comme un lièvre. Et j'invoque aussi les
sources du Pleistos, et la puissance de Poséidon, et le
très-grand et très-haut Zeus, et je m'assieds pour pro-
phétiser sur le Thrône fatidique. Maintenant, que les
Dieux accordent à mes prières plus qu'ils ne m'ont
encore accordé! S'il est ici des Hellènes, qu'ils s'avan-
cent, selon l'usage, dans l'ordre marqué par le sort, car
je ne prophétise que d'après la volonté du Dieu.
Elles sont terribles à dire et terribles à voir, les choses
qui viennent de me chasser de la demeure de Loxias 1
Les forces me manquent, je ne puis ni marcher, ni me
tenir debout! Je me traîne sur les mains, n'ayant plus
de jambes. Une vieille femme épouvantée n'est plus rien,
moins qu'un enfant. — J'entre dans le sanctuaire ciné
de couronnes, et je vois un homme sacrilège assis sur le
nombril du monde, un suppliant, les mains tachées de
sang, tenant une épée hors de la gaine et portant un
rameau d'olivier poussé sur les montagnes et enveloppé
de bandelettes de laine blanche. Je m'explique tout clai-
LES EUMENIDES. 277
rement. Devant cet homme dort une effrayante troupe
de femmes assises sur des thrônes. Je ne dirai pas
qu'elles sont des femmes, mais plutôt des Gorgones. Je
ne les comparerai même pas à des Gorgones. J'ai vu, une
fois, celles-ci, peintes, enlevant le repas de Phineus.
Quant à ces femmes, elles sont sans ailes, noires et hor-
ribles. Elles ronflent avec un souffle farouche, et leurs
yeux versent d'affreuses larmes, et leur vêtement est tel
qu'on n'en devrait point porter de semblable devant les
images des Dieux, ou sous le toit des hommes. Jamais
je n'ai vu une telle race! Jamais aucune terre n'a pu se
vanter de nourrir de tels enfants, sans avoir encouru de
lamentables calamités. Mais c'est au maître de ce sanc-
tuaire, au tout-puissant Loxias, de s'inquiéter de ce qui
en arrivera. II est divinateur et guérisseur, interprète
des augures et purificateur des demeures des autres.
\POLLON.
Je ne te trahirai pas. Je veillerai toujours debout près
de toi, et, de loin, je tiendrai tête à tes ennemis. Main-
tenant, tu vois ces Furieuses saisies par le sommeil. Elles
sont domptées par le sommeil, les abominables vieilles
Filles, les antiques Vierges dont ne voudrait ni aucun
Dieu, ni aucun homme, ni aucune bête! Elles ne sont
nées que pour le mal. Elles habitent les mauvaises ténè-
bres et le Tartaros souterrain en horreur aux hommes
et aux Dieux Olympiens. Mais fuis sans tarder davantage
et sans perdre courage, car elles vont te poursuivre à
27^ LES EUMÉNIDES.
travers le large continent, partout où tu iras dans tes
courses vagabondes, par delà la mer et les Iles. Ne suc-
combe pas à tant d'épreuves. Parviens à la ville de Pallas
et embrasse l'image antique delà Déesse. Là, nous trou-
verons des juges que nos paroles persuaderont, et tu
seras délivré de tes misères; car c'est moi qui t'ai poussé
à tuer ta mère.
ORESTÈS.
Roi Apollon, certes, tu sais ne pas être injuste. Certes,
tu le sais; n'oublie donc point ton suppliant. Ta puis-
sance doit suffire à me sauver.
APOLLON.
Souviens-toi, et ne laisse pas la crainte dompter ton
cœur. Et toi, frère, né du même sang, Hermès, veille
sur lui. Sois le bien nommé, sois son conducteur et pro-
tège mon suppliant. Zeus même respecte ce droit sacré
que les lois garantissent aux suppliants.
LE SPECTRE DE K L Y T AI MN E ST R A.
Vous dormez! holà! à quoi bon dormir? Oubliée par
VOUS, seule entre tous les morts, moi qui ai tué, je vais,
errant au milieu des Ombres, détestée et couverte d'op-
probre. Je vous le dis, je suis tourmentée à cause de mon
crime, et moi, qui ai subi tant de maux affreux de la
LES EUMÉNIDES. 279
part de ceux qui m'étaient très-chers, je n'ai aucun Dieu
qui s'irrite et me défende, bien que des mains impies et
parricides m'aient égcwgée! Vois ces plaies! vois-les en
esprit. L'esprit, quand on dort, a des yeux perçants.
A la lumière du jour, les choses sont moins visibles aux
hommes. Mais vous vous êtes repues des nombreux sa-
crifices offerts; vous avez bu les libations sans vin, de
miel et d'eau, et mangé les repas sacrés préparés pen-
dant la nuit, au feu du foyer, à l'heure que vous ne
partagiez avec aucun des autres Dieux. Et toutes ces
choses, je vous vois les fouler aux pieds 1 Et lui, il s'est
échappé, fuyant comme un faon; et, se jouant de vous,
il a bondi aisément hors le filet. Entendez ce que vous
dit mon âme. Réveillez-vous, Déesses souterraines! C'est
moi, c'est le spectre de Klytaimnestra qui vous appelle.
(Le Chœur des Einnénides ronfle.)
Vous ronflez, et l'homme s'échappe et fuit au loin !
Seule, je ne suis point écoutée des Dieux que je sup-
plie!
(Le Chœur des Euménides ronfle.')
Vous dormez trop et n'avez nulle pitié de mes maux
Orestès, le meurtrier de sa mère, s'est échappé!
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Ohl oh! oh!
LE SPECTRE DE KLYTAIMNESTRA.
Tu cries? Dors-tu? Que ne te lèves-tu prompiement?
ta destinée n'est-elle pas de faire souffrir ?
28o LES EUMÉNIDES.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Oh! oh! oh!
LE SPECTRE DE KL YT AI MN EST R A.
Le sommeil et la fatigue ont dompté la fureur de ces
horribles bêtes!
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES
Oh! oh! Là! là! Arrête! arrête! Prends garde!
LE SPECTRE DE KL YT AIMNESTRA.
Tu poursuis la bête en songe, et tu hurles comme un
chien qui se croit encore sur la piste. A quoi bon ? De-
bout! Que la fatigue ne te dompte point; vois le mal
qu'a causé ton sommeil! Que mes justes reproches vous
pénètrent de douleur, car les reproches sont des aiguil--
Ions pour les sages. Soufflez sur lui votre haleine sa n
glante, consumez-le du souffle enflammé de vos en-
trailles! Courez ! Épuisez-le en le poursuivant encorel
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Éveille, éveille celle-ci! — Éveille-toi! — Tu dors? —
Debout! — Éveillons-nous, et, le sommeil secoué,
voyons si nous viendrons à bout de ceci.
LES EUMÉNIDES. 281
Strophe I.
Hélas! hélas! ô Dieux! Voici un grand malheur, mes
amies! Certes, nous avons inutilement beaucoup tra-
vaillé. Hélas! ceci est un grand malheur, un malheur
insupportable! La bête s'est échappée des rets! Domptées
parle sommeil, nous avons perdu notre proie!
Antistrophe I.
Ah ! fils de Zeus, tu es le voleur ! Jeune Dieu, tu as
outragé de vieilles Déesses en protégeant ton suppliant,
cet homme funeste à celle qui l'a conçu. Toi qui es un
Dieu, tu nous as arraché celui qui a tué sa mcre ! Qui
dira que cela est juste?
Strophe IL
J'ai entendu un reproche dans mes songes. Il a péné-
tré dans mon flanc, dans le cœur, dans le foie! Je res-
sens le coup du flagellateur, du terrible bourreau. C'est
une profonde horreur !
Antistrophe IL
C'est ainsi que ces Dieux plus jeunes que nous usent
de la puissance suprême et agissent contre la justice en
faveur de ce caillot de sang qui dégoutte de la tête aux
pieds! On permet que le nombril de la terre abrite cet
impie souillé de sang par un meurtre effroyable!
SBz LES EUMÉNIDES.
Strophe III.
Divinateur! tu as souillé ton propre sanctuaire de la
présence de ce suppliant que tu as excité et appelé toi-
même, protégeant ainsi les hommes contre la loi des
Dieux et outrageant les Moires antiques!
Antistrophe III .
Le Dieu m'a outragée, mais il ne sauvera pomt cet
homme, même quand il s'enfoncerait sous terre, et il ne
serait point délivré! Là encore, ce suppliant souillé par
le meurtre trouverait un autre vengeur qui s'appesantirait
yur sa tête !
APOLLON.
Hors d'ici! je le veux. Sortez promptement de ce tem-
ple! Disparaissez du Sanctuaire fatidique, de peur que
je t'envoie le serpent à l'aile d'argent jailli de l'arc d'or!
Alors tu rejetterais de douleur ta noire écume prise
aux hommes, tu vomirais ces caillots de sang que tu as
léchés dans les égorgements! 11 ne vous convient pas
d'approcher de cette demeure, mais il vous faut aller là
où l'on coupe les têtes, où l'on crève les yeux, où sont
les tortures, les supplices, où l'on retranche les organes
de la génération, où les lapidés et les empalés gémis-
sent! Vous écoutez ces cris comme s'ils étaient des
chants joyeux et vous en faites vos délices, ô Déesses en
horreur aux Dieux! C'est là que votre face effroyable
sera la bienvenue. C'est l'antre du lion altéré de sang
qu'il vous faut habiter; mais vous ne devez pas souiller
le Sanctuaire des oracles. Allez vagabonder sans pasteur
LES EUMÉNIDES. a83
dans vos pâturages, car aucun des Dieux ne se soucie
d'un tel troupeau !
LE CHŒUR DSS EUMENIDES.
Roi Apollon! écoute-moi à ton tour. Tu n'es pas seu-
lement le complice de ces crimes accomplis , mais c'est
lOi seul qui as tout fait, et tu es le plus giand coupa-
ble!
APOLLON.
Et comment? Dis clairement toute ta pensée.
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Tu as ordonné à ton iiôte, par ton oracle, de tuer sa
mère!
APOLLON.
J'ai décidé qu'il vengerait son père. Pourquoi non?
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Et que tu le défendrais après le sang versé-
APOLLÔN,
Et j'ai voulu qu'il se réfugiât, en suppliant, dans ce
temple.
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Et tu nous outrages, nous qui l'y poursuivonsi
2S4 LES EUMÉNIDES.
APOLLON.
Il ne vous convient pas d'approcher de cette demeure.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Mais c'est notre tâche.
APOLLON.
Quelle tâche? Voyons! quelle est donc cette tâche
illustre?
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Nous chassons des demeures ceux qui tuent leurs
mères,
APOLLON.
Quoi donc! Le meurtrier d'une femme qui a égorgé
son mari ?
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Le sang qu'elle a versé de sa main n'était pas celui de
sa propre race.
APOLLON.
Certes, tu dédaignes et réduis à rien ces promesses des
époux consacrées par la nuptiale Hèra et par Zcus!
Kypris, qui donne aux hommes leurs plus grandes joies,
est ainsi dépouillée de ses honneurs. Le lit que partagent
le mari et la femme, gardé par la Justice, est plus sacré
qu'un serment Si tu es clémente quand les époux s'é-
LES EUMÉNIDES. 285
gorgent l'un l'autre, si tu ne leur demandes aucune ex-
piation, et si tu ne les regardes point avec colère, je dis
qu2 tu poursuis Orestès sans droit. En effet, pour le
premier crime tu es pleine d'indulgence ; et, pour celui-ci,
je te vois enflammée de colère! Mais la divine Pallas ju-
gera l'une et l'autre cause.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES,
Jamais je ne lâcherai cet homme !
APOLLON.
Poursuis-le donc et accrois tes fatigues.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Cesse d'ouirager mes honneurs par tes paroles.
APOLLON.
Je n'en voudrais pas, si tu me les offrais.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Certes, les tiens sont plus grands et tu t'assieds près
du thrône de Zeus. Pour moi, — car le sang versé d'une
mère demande vengeance, — je poursuivrai cet homme
comme ferait une chasseresse!
APOLLON.
Et moi, je défendrai et protégerai mon suppliant, car
286 LES EUMÉNIDES.
elle serait terrible pour moi, parmi les hommes et les
Dieux, la colère du suppliant que j'aurais volontairement
ORESTBS.
Reine Athèna, je viens à toi, envoyé par Loxias. Re-
çois avec bienveillance un malheureux qui n'est plus
souillé, Hont le crime est expié, qui est entré déjà dans
de nombreuses demeures et qui s'est purifié en d'autres
temples. J'ai traversé les terres et les mers, obéissant
aux ordres que Loxias ma donnés par son oracle, et je
viens vers ta demeure et ton image, ô Déesse, et j'y res-
terai, attendant que tu me juges.
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Bien! ceci est une trace manifeste de l'homme! suis
l'indice de ce guide muet. Comme le chien sur la piste
du faon blessé, nous suivons celui-ci aux gouttes de son
sang. Que de fatigues pour cet homme! ma poitrine en
est haletante. En effet, j'ai passé par tous les lieux de la
terre, j'ai volé sans ailes à travers la mer, en le poursui-
vant, et non moins rapide que sa nef. Et, maintenant, il
est là, blotti quelque part. L'odeur du sang humain me
sourit! — Regardons! regardons encore! Regardons
partout, de peur qu'il prenne la fuite, impuni, le meur-
trier de sa mère! — Il a trouvé de nouveau un refuge; il
entoure de ses bras l'image de la Déesse ambroisienne,
voulant être jugé à cause de son crime. — Mais cela ne
LES EUMÉNIDES. 287
se peut pas. O Dieux! le sang d'une mère, une fois versé,
est ineffaçable. Il coule et il est absorbé par le sol. Il te
faut expier ton crime, il faut que je boive à ton corps
vivant la rouge et horrible liqueur; et, après t'avoir
ainsi épuisé, je t'entraînerai sous terre, afin que tu sois
châtié du meurtre de ta mère. Et tu verras alors ceux
qui ont outragé ou les hommes, ou les Dieux, ou leur
hôte, ou qui ont méprisé leurs chers parents, frappés
chacun d'un juste châtiment. Car Aidés est le grand
juge des mortels, et il se souvient de tout, et il voit tout
sous la terre.
ORESTÈS,
Certes, je suis instruit par mes maux, et je sais de
nombreuses purifications, et quand il faut parler et
quand il faut se taire. J'ai appris d'un savant maître ce
que je dois dire ici. Le sang s'est assoupi et s'est effacé
de ma main, et la souillure du meurtre de ma mère a
disparu. Elle était récente encore quand, à l'autel du
divin Phoibos, elle a été enlevée par les purifications,
les porcs expiatoires une fois égorgés. Mon récit serait
long si je disais tous les hommes vers qui je suis allé de-
puis et à qui ma présence n'a fait aucun mal. Le temps
détruit tout en vieillissant. Et, maintenant, je supplie
avec une bouche pure Athènaia, reine de cette terre, afin
qu'elle me vienne en aide. Elle se rendra ainsi, sans
combat, et moi-même et la terre et le peuple des Ar-
giens, fidèles et dévoués. Soit qu'aux pays Libyens, vers
les bords du Triton, son fleuve natal, visible ou invisi-
ble, elle vienne en aide à ceux qu'elle aime; soit qu'aux
plaines de Phlégra, elle passe en revue son armée,
comme un chef courageux, qu'elle vienne! car un Dieu
entend de loin ; et qu'elle m'aff"ranchisse de mes maux!
aSJ^ LES EUMÉNIDES.
I.E CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Ni Apollon, ni la puissance d'Athènaia ne te protége-
ront Il faut que tu périsses, ignominieusement rejeté de
tous, ne connaissant plus la joie de l'esprit, n'ayant plus
de sang, vaine ombre, pâture des Daimones, ne pouvant
ni répondre, ni parler, engraissé pour m'être voué! Je te
mangerai vivant! Tu ne seras pas égorgé à l'autel. Ecoute
cet hymne qui t'enchaîne : — Allons ! chantons en
chœur! Il nous plaît de hurler le chant effroyable, et de
dire les destinées que notre troupe dispense aux hommes.
Mais nous nous glorifions d'être de justes dispensatrices.
Celui qui étend des mains pures, jamais notre colère ne
se jettera sur lui, et il passera une vie saine et sauve;
mais quiconque a fait le mal, comme cet homme, et ca-
che des mains sanglantes, nous lui apparaissons, incor-
raptibles témoins des morts, avec force et puissance, et
nous lui faisons payer le sang répandu!
Strophe I.
O mère! ô Nuit, ma mère, qui m'as enfantée pour le
châtiment de ceux qui ne voient plus et de ceux qui
voient encore, entends-moi ! Le fils de Lato me prive de
mes honneurs en m'arrachant ma proie, cet homme qui
doit expier le meurtre de sa mère. Ce chant lui est voué,
folie, délire troublant l'esprit, hymne des Erinnyes en-
chaînant l'âme, hymne sans lyre, épouvante des mor-
tels!
Antistrophe I.
• La Moire toute-puissante m'a fait cette destinée im-
LES EUMÉNIDES. 209
muable de poursuivre tous ceux d'entre les hommes qui
commettraient des meurtres, jusqu'à ce que la terre les
couvre. Même mort, aucun d'eux ne sera libre encore.
Ce chant lui est voué, folie, délire troublant l'esprit,
hymne des Érinnyes enchaînant l'àme, hymne sans lyre,
épouvante des mortels !
Strophe II.
Quand nous sommes nées, cette destinée nous a été
imposée :que nous ne toucherions point aux Immortels,
que nulle de nous ne pourrait s'asseoir à leurs festins et
que nous ne porterions jamais de vêtements blancs. Mais
la désolation des demeures est notre part, quand un Ares
domestique a frappé un proche. Nous nous ruons sur
lui, quelque vigoureux qu'il soit, et nous l'anéantis-
sons dès qu'il a versé le sang.
Antistrophe II.
Je me hâte, et j'épargne à tout autre ce souci, et mes
imprécations permettent le repos aux Dieux. Qu'ils ne
reviennent pas sur mes jugements! Zeus, en effet, re-
pousse loin de lui une horde odieuse et souillée de sang.
Pour moi, je bondis violemment et poursuis de l'inévi-
table vengeance ceux qui meurtrissent leurs pieds et
dont les jambes ploient en fuyant au loin.
Strophe III.
La gloire des hommes, magnifiquement élevée jusqu'à
rOuranos, tombe souillée contre terre à l'aspect de nos
robes noires, et foulée de nos trépignements furieux.
16
SQO
LES EUMENIDES,
Antistrophe III.
Et quand il tombe, celui que je frappe, il l'ignore dans
sa démence. Son crime l'enveloppe de telles ténèbres,
que tous gémissent voyant cette sombre nuée répandue
sur sa demeure.
Strophe IV.
Certes, cela est ainsi. Toutes-puissantes et inévitables,
nous nous souvenons pieusement de tous les crimes;
implacables pour les mortels, nous hantons des lieux
mornes et sauvages, éloignés des Dieux, que n'éclaire
point la lumière de Hèlios, inaccessibles aux vivants
comme aux morts.
Antisîrophe IV.
Aussi, quel mortel ne respecte et ne redoute cette
puissance que je tiens des Moires et de la volonté des
Dieux.' Certes, je possède d'antiques honneurs, et on ne
m'a jamais dédaignée, bien que j'habite sous la terre
dans les ténèbres sans soleil.
ATHÈNA.
De loin j'ai entendu le cri d'une voix, des bords du
Skamandros, tandis que je prenais possession de cette
terre, magnifique part des dépouilles conquises que les
LES EUMENIDES. 29 I
chefs et les princes Akhaiens m'ont consacrée à jamais,
don sans égal fait aux fils de Thèseus. De là je suis ve-
nue, d'une course infatigable, enflant le milieu de l'Ai-
gide et irrésistiblement emportée sur mon char. Je vois
sur cette terre une foule qui m'est inconnue. Je n'en surs
pas effrayée, mais la surprise est dans mes yeux. Qui
êtes-vous? Je vous le demande à tous, à cet Étranger
assis aux pieds de mon image et à vous qui n'êtes sem-
blables à personne et à rien, qui n'avez jamais été vues
par les Dieux entre les Déesses et qui n'avez point la
figure humaine. Mais offenser autrui sans raison n'est
ni juste, ni équitable.
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Tu sauras tout en peu de mots, fille de Zeus. Nous
sommes les Filles de la noire Nuit. Dans nos demeures
souterraines on nous nomme les Imprécations.
ATHÈNA.
Je connais votre race et votre nom.
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Tu vas savoir quels sont mes honneurs.
ATHÈNA.
Je le saurai quand tu me l'auras dit clairement.
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
De toutes les demeures nous chassons les meurtriers.
aga
LES EUMENIDES.
ATHENA.
Et OÙ cesse la fuite du meurtrier?
LE CHŒUR DES EUMENIDES,
En un lieu où toute joie est morte.
ATHÈNA.
Et c'est là ce que tu infliges à celui-ci?
LE CHŒUR DES EUMENIDES,
Certes, car il a osé tuer sa mère.
N'y a-t-il point été contraint par la violence de quel-
que autre nécessité?
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Quelle violence peut contraindre de tuer sa mère?
ATHÈNA.
Vous êtes deux ici; un seul a parlé.
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Il n'accepte point le serment et ne veut point le prê-
ter.
LES EUMÉNIDES. SQ:)
ATHÈNA.
Tu aimes mieux la Justice qui parle que celle qui
agit.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Comment? Instruis-moi, car tu ne manques pas de
sagesse.
ATHÈNA.
Je nie qu'un serment suffise à faire triompher une
cause injuste.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Examine donc ma cause et prononce une juste sen-
tence.
ATHÈNA.
Ainsi vous me remettez le jugement de la cause?
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Pourquoi non? Nous te proclamons digne d'un tel
honneur.
ATHÈNA.
Pour ta défense, Etranger, qu'as-tu à répondre ? Avant
tout, dis-moi ta patrie, ta race et les événements de ta
vie; puis, tu repousseras l'accusation, si, toutefois, c'est
confiant dans la justice de ta cause que tu as embrassé
cette image sur mon autel, suppliant pieux, comme au-
LES EUMENIDES.
294
trefois Ixiôn. Réponds h tout, afin que je comprenne
clairement.
ORESTES.
Reine Athèna, avant tout je dissiperai le grand souci
que révèlent tes dernières paroles. Je ne suis pas un sup_
pliant qui n'a rien expié ; et ma main n'a point souillé
ton image. Je t'en donnerai une grande preuve. C'est la
loi que tout homme souillé d'un meurtre restera muet
jusqu'à ce que le sang d'un jeune animal l'ait purifié. De
cette façon, depuis longtemps je me suis purifié en d'au-
tres lieux par le sang des victimes et les Eaux lustrales.
Donc, tu ne dois plus avoir ce souci. Pour ma race, tu
sauras promptement quelle elle est. Je suis Argien, et tu
connais bien mon père, Agamemnôn, le chef de la flotte
des hommes Akhaiens, et par lequel tu as renversé
Troia, la ville d'Ilios. De retour dans sa demeure, il es:
mort, non avec gloire, car ma mère, ayant tendu des
embûches, l'a tué après l'avoir enveloppé dans un filet.
Elle l'a tué dans un bain, ainsi qu'elle l'a avoué. Moi,
étant revenu d'exil, après un long temps, j'ai tué celle
qui m'avait conçu, je ne le nie pas, la châtiant ainsi du
meurtre de mon père très-cher. Mais Loxias est de
moitié avec moi dans le crime, m'ayant annoncé que je
serais accablé de maux si je ne vengeais la mort de mon
père sur les coupables. Pour toi, que j'aie bien ou mal
lait, juge ma cause. Je me soumettrai à tout ce que tu
auras décidé.
ATHENA.
La cause est trop grande pour qu'aucun mortel puisse
la juger. Moi-même, je ne puis prononcer sur un meur-
LES EUMÉNIDES. îqS
tre dû à la violence de la colère; surtout, parce que, ton
crime accompR, tu n'es venu, en suppliant, dans ma
demeure, que purifié de toute souillure. Puisque tu as
ainsi expié le meurtre, je te recevrai dans la Ville. Ce-
pendant, il n'est pas facile de rejeter la demande de
celles-ci. Si la victoire leur était enlevée dans cette
cause, elles répandraient en partant tout le poison de
leur cœur sur cette terre, et ce serait une éternelle et
incurable contagion. Certes, je ne puis renvoyer ou re-
tenir les deux parties sans iniquité. Enfin, puisque cette
cause est venue ici, j'établirai des juges liés par serment
et qui jugeront dans tous les temps à venir. Pour vous,
préparez les témoignages, les preuves et les indices qui
peuvent venir en aide à votre cause. Après avoir choisi
les meilleurs parmi ceux de ma ville, je reviendrai avec
eux, afin qu'ils décident équitablement de ceci, en res-
tant ainsi fidèles à leur serment.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Strophe I.
Maintenant, voici le renversement de l'antique Justice
par des lois nouvelles, si la cause de ce meurtrier de sa
mère est victorieuse. Tous les hommes se plairont à ce
crime, afin d'agir avec des mains impunies. En vérité,
d'innombrables calamités menaceront désormais les pa-
rents de la part des enfants!
296
LES EUMENIDES.
Antistrophe I.
En effet, il n'y aura plus d'yeux dardés sur les hom-
mes, plus de colère qui poursuive les crimes. Je laisse-
rai tout faire. Chacun saura, en gémissant sur les maux
qu'il souffrira de ses proches, qu'il n'y a plus ni relâche,
ni remèdes à de telles misères, ni refuge contre elles, ni
consolations même illusoires.
Strophe II.
Que personne, une fois accablé par le malheur, ne
pousse ce cri : — O Justice! ô thrône des Erinnyes! —
Bientôt, un père ou une mère, en proie à une calamité
récente, gémira avec des lamentations, après que la de-
meure de la Justice se sera écroulée!
Antistrophe II.
Il en est que la terreur doit hanter inexorablement,
comme un surveillant de l'esprit. Il est salutaire d'ap-
prendre de ses angoisses à être sage. Qui, en effet, ou
ville, ou homme, s'il n'a dans le cœur une vive lumière,
honorera désormais la Justice?
Strophe III.
Ne désirez ni une vie sans frein, ni l'oppression. Les
Dieux ont placé la force entre les deux, ni en deçà, ni
au delà. Je le dis avec vérité : l'insolence est certaine-
ment fille de l'impiété; mais de la sagesse naît la félicité,
chère à tous et désirée de tous.
LES EUMENIDES.
Antistrophe III.
297
Je te recommande par-dessus tout d'honorer l'autel de
la Justice. Ne le renverse pas du pied dans le désir du
gain. Le châtiment ne tarde pas, et il est toujours en
raison du crime. Que chacun ait le respect de ses pa-
rents et fasse un bienveillant accueil aux hôtes qui se
dirigent vers sa demeure.
Strophe IV.
Celui qui est juste sans y être contraint ne sera point
malheureux, et il ne périra jamais par les calamités;
mais je sais que l'impie persévérant, qui confond toutes
choses contre la Justice, sera contraint par la violence,
quand viendra le temps, et que la tempête brisera ses
antennes en déchirant ses voiles.
Atîtistrophe IV.
Au milieu de l'inévitable tourbillon, il invoquera les
Dieux qui ne l'entendront point. Les Daimones rient de
l'homme arrogant, quand ils le voient enveloppé par
l'inextricable ruine, sans qu'il puisse jamais surmonter
son malheur. Sa première prospérité s'est enfin brisée
contre l'écueil de la Justice; il périt non pleuré et ou-
blié I
298^ LES EUMÉNIDES.
ATHÈNA.
Allons, héraut 1 contiens la multitude. Que la trom-
pette Tyrrhènienne, emplie d'un souffle viril, pénètre
les oreilles d'une clameur sonore et parle au peuple!
Puisque cette Assemblée est réunie, que tous se taisent!
Ceux-ci appliqueront désormais mes lois dans toute la
Ville, et vont juger équitablemervt cette cause.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Roi Apollon! commande en ce qui t'appartient. En
quoi ces choses te regardent-elles? Que t'importe ceci?
Dis-le-moi.
APOLLON.
Je viens porter témoignage. Cet homme est mon sup-
pliant, il s'est assis dans ma demeure et je l'ai purifié de
ce meurtre; mais je suis en cause aussi, l'ayant excité à
tuer sa mère. Toi, Athèna, appelle la cause et ouvre la
contestation !
ATHÈNA.
C'est à vous de parler les premières. J'appelle la cause.
L'accusateur doit commencer et dire ce dont il s'agit.
LE CHŒUR DE« EUMÉNIDES.
Nous sommes nombreuses à la vérité, mais nous par-
lerons brièvement. Toi, réponds-nous, parole pour pa-
role. Avant tout, dis, as-tu tué ta mère?
LES EUMÉNIDES. tgg
ORESTÈS.
Je l'ai luee, )e ne le nie pas.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Dans cette lutte te voilà tombé une fois sur trois!
ORESTÈS.
Tu te vantes avant de m'avoir terrassé.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Réponds encore. Comment l'as-tu tuée?
ORESTÈS.
Je réponds : de ma main je lui ai enfoncé cette épée
dans la gorge.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDESi
Par qui as-tu été poussé et conseillé?
ORESTÈS.
Par les oracles de ce Dieu. Il m'en est témoin ici.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Le Divinateur t'a poussé à tuer ta mère?
3oO LES EUMENIDES.
CRESTÈS.
Jusqu'ici je ne me repens pas de cela.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Condamné, tu parleras autrement.
ORESTÈS.
J'ai bon espoir. Mon père m'aidera du fond de sa
tombe.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Tu te fies aux morts, après avoir tué ta mère!
ORESTÈS.
Elle était souillée de deux crimes.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Comment? Dis-le à tes juges.
ORESTÈS.
Elle a tué son mari et elle a tué mon père.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Tu vis, et par sa mort elle a expié ce crime.
LES EUMÉNIDES, 3oï
ORESTÈS.
Mais, pendant qu'elle vivait, l'avez-vous poursuivie?
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Elle n'était pas du sang de l'homme qu'elle a tué.
ORESTÈS.
Et moi, étais-je du sang de ma mère?
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Quoi! ne t'a-t-elle point porté sous sa ceinture,
tueur de ta mère! Renieras-tu le sang très-cher de ta
mère ?
ORESTÈS.
Sois-moi témoin, Apollon! Ne l'ai-je point tuée Icgi
timement? Car je ne nie pas que je l'aie tuée. Penses-;u
que son sang ait été légitimement versé? Parle, afin que
je le dise à ceux-ci.
APOLLON.
Je vous parlerai. Juges vénérables institués par Athè-
naia! Je suis le Divinateur, et je ne dirai point de men ■
songes. Jamais, sur mon thrône fatidique, je n'ai rien
dit d'un homme, ou d'une femme, ou d'une ville, que
Zeus, père des Olympiens, ne m'ait ordonné de d re.
Souvenez-vous de prendre mes paroles pour ce qu'elles
valent et d'obéir à la volonté de mon père. Aucun ser-
ment n'est au-dessus de Zeus.
302 LKS EUMENIDES.
LE CHŒUR DES EUMENIDES
Zeus, d'après ce que tu dis, t'avait dicté l'oracle par
lequel tu as ordonné à cet Orestès de venger le meurtre
de son père, sans respect pour sa mère ?
APOLi^ÔN.
Ce n'est point la même chose que de voir une femme
égorger un vaillant homme honoré du sceptre, don de
Zeus, et qui n'a point été percé de flèches guerrières
lancées de loin, comme celles des Amazones. Ecoutô,
PallasI Écoutez aussi, vous qui siégez pour juger cette
cause. A son retour de la guerre d'où il rapportait de
nombreuses dépouilles, elle l'a reçu par de flatteuses pa-
roles; et, au moment oij, s'étant lavé, il allait sortir du
bain, elle l'a enveloppé d'un grand voiie, et elle l'a
frappé tandis qu'il était inextricablement embarrassé.
Telle a été la destinée fatale de cet homme très-vénéra-
ble, du Chef des nefs. Je dis que telle elle a été, cfin que
l'esprit de ceux qui jugent cette cause en soit mordu.
LE CHŒUR DES EUMÉNlDES.
Zeus, d'après tes paroles, est plus irrité du meurtre
d'un père que de celui d'une mère. Mais, lui-même, il a
chargé de chaînes son vieux père Kronos. Pourquoi
n'as-tu point opposé ceci à ce que tu as dit? Pour vous,
vous l'avez entendu; je vous prends à témoin.
APOLLON.
O les plus abominables des bêtes, détestées des Dieuxl
LES BUMÉNIDES. 3o3
On peut rompre des chaînes; il y a un remède à cela, et
d'innombrables moyens de s'en délivrer; mais quand la
poussière a bu le sang d'un homme mort, il ne peut plus
se relever. Mon père n'a point enseigné d'incantations
pour ceci, lui qui, au-dessus et au-dessous de la terre,
ordonne et fait rouler toutes choses, et dont les forops
sont toujours les mêmes.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Comment donc défendras-tu l'innocence dt cet
homme? Vois! après avoir répandu le sang de sa mère,
son propre sang, pourra-t-il habiter dans Argos la de-
meure de son père? A quels autels publics sacrifiera-t-il?
quelle Phratrie lui donnera place à ses libations?
APOLLON.
Je dirai ceci; vois si je parie bien. Ce n'est pas la mère
qui engendre celui qu'on nomme son fils; elle n'est que
la nourrice du germe récent. C'est celui qui agit qui en-
gendre. La mère reçoit ce germe, et elle le conserve,
s'il plaît aux Dieux. Voici la preuve de mes paroles : on
peut être père sans qu'il y ait de mère. La fille de Zeus
Olympien m'en est ici témoin. Elle n'a point été nourrie
dans les ténèbres de la matrice, car aucune Déesse n'au-
rait pu produire un tel enfant. — Pour moi, Pallas, et
entre autres choses, je grandirai ta vifle et ton peuple.
J'ai envoyé ce suppliant dans ta demeure, afin qu'il te
soit dévoué en tout temps. Accepte-le pour allié, ô
Déesse, lui et ses descendants, et que ceux-ci te gardent
éternellement leur foi!
304 LES EUMÉNIDES,
ATHÈNA.
Maintenant c'est ii vous de prononcer la sentence par
un juste suffrage, car il en a été dit assez.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
J'ai lancé ma dernière lièche, et j'attends l'arrêt qui dé-
cidera.
ATHÈNA.
Comment faire pour que vous ne me reprochiez rien?
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Étrangers, vous avez tout entendu! Respectez votre
serment, et prononcez.
ATHÈNA.
Écoutez encore la loi que je fonde, peuple de l'Atti-
que, vous qui êtes les premiers juges du sang versé. Ce
tribunal, désormais et pour toujours, jugera le peuple
Aigéen. Sur cette colline d'Ares, les Amazones plantè-
rent autrefois leurs tentes, quand, irritées contre Thè-
seus, elles assiégèrent la Ville récemment fondée et op-
posèrent des tours à ses hautes tours. Ici, elles firent des
sacrifices à Ares, d'où ce nom d'Arèopagos, le rocher, la
colline d'Ares. Donc, ici, le respect et la crainte seront
toujours présents, le jour et la nuit, à tous les citoyens,
tant qu'ils se garderont eux-mêmes d'instituer de nou-
velles lois. Si vous souillez une eau limpide par des cou-
LES EUMÉNIDES. 3o5
rants boueux, comment pourrez-vous la boire? Je vou-
drais persuader aux citoyens chargés du soin de la
République d'éviter l'anarchie et la tyrannie, mais non
de renoncer à toute répression. Quel homme restera
juste, s'il ne craint rien? Respectez donc la majesté de
ce tribunal, rempart sauveur de ce pays et de cette ville,
tel qu'on n'en possède point parmi les hommes, ni les
Skythes, ni ceux de la terre de Pélops. J'institue ce tri-
bunal incorruptible, vénérable et sévère, gardien vigi
lant de cette terre, même pendant le sommeil de tous,
et je le dis aux citoyens pour que cela soit désormais
dans l'avenir. Maintenant, levez-vous, et, fidèles à votre
serment, prononcez l'arrêt. J'ai dit.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Je vous conseille de ne point outrager notre troupe
terrible à cette terre!
APOLLON.
Et moi, je vous ordonne de 'respecter mes oracles qui
sont ceux de Zeus, et de ne point les rendre impuis-
sants'.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Tu t'inquiètes d'une cause sanglante qui ne te con-
cerne pas. Tu ne rendras plus d'oracles véridiques si tu
persistes.
APOLLON.
Mon père a-t-il aussi manqué de sagesse quand Ixiôn
le supplia, après avoir commis le premier meurtre?
30
3o6 LES EUMÉNIDES.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Tu peux parler; mais moi, si on ne me rend pas jus-
tice, je serai terrible à cette terre
APOLLON,
Tu es méprisée parmi les nouveaux et les anciens
D eux. Je triompherai.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
C'est ainsi que tu as fait dans les demeures de Phérès.
Tu as persuadé aux Moires de rendre les hommes im-
mortels.
APOLLON.
N'est-il pas juste de secourir celui qui nous honore, et
surtout quand il demande notre aide?
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Tu as offensé les Daimones antiques, tu as abusé par
le vin les vieilles Déesses!
APOLLON.
Bientôt tu vas être vaincue, et tu ne vomiras plus con
ire tes ennemis qu'un poison sans danger.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES,
Jeune Dieu, tu outrages de vieilles Déesses I Mais j'at-
LES EUMÉNIDES. 307
tends la fin de ceci, ne sachant encore si je dois m'irriter
ou non contre cette ville.
ATHENA.
C'est à moi de prononcer la dernière. Je donnerai
mon suffrage à Orestès. Je n'ai pas de mère qui m'ait
enfantée. En tout et partout, je favorise entièrement
les mâles, mais non jusqu'aux noces. Certes, je suis pour
le père. Ainsi, peu m'importe la femme qui a tué son
mari, le chef de la demeure. Orestès est vainqueur,
même si les suffrages sont égaux des deux côtés. Donc,
vous à qui ce soin est remis, retirez promptement les
cailloux des urnes.
ORESTÈS.
O Phoibos Apollon, comment cette cause sera-t-cUe
jugée.''
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
0 Nuit noire, ma mère! vois-tu ces choses?
ORESTÈS.
Maintenant, je finirai par la corde, ou je veirai en-
core la lumière!
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Nous serons avilies, ou nous garderons nos honneurs.
APOLLON.
Comptez bien les cailloux, Étrangers! Respectez la
3oB LES EUMÉNIDES.
justice et ne vous trompez point. Si une seule voix est
oubliée, ce sera un grand malheur. Un seul suffrage
peut relever une maison!
Cet homme est absous de l'accusation de meurtre; les
suffrages sont en nombre égal des deux côtés.
ORESTÈS.
O Pallas, tu as sauvé ma maison, tu m'as rendu la
terre de la patrie d'où j'étais exilé! Chacun dira parmi
les Hellènes : Cet homme Argien est enfin rétabli dans
les biens paternels par la faveur de Pallas et de Loxias,
et aussi de Celui qui accomplit toutes choses et qui m'a
sauvé, plein de pitié pour la destinée fatale de mon père,
quand il a vu ces vengeresses de ma mère. Pour moi,
en retournant dans ma demeure, je me lie à celte terre
et à ton peuple par ce serment, que, jamais, dans la lon-
gue suite des temps, aucun roi d'Argos n'entrera la
lance en main dans la terre Atiique. Certes, moi-même,
alors enfermé dans le tombeau, je frapperai d'un inévi-
table châtiment ceux qui violeront le serment que je
fais. Je rendrai leur chemin morne et malheureux, et je
les ferai se repentir de leur action. Mais si les Argiens
gardent la foi que j'ai jurée à la ville de Pallas, s'ils com-
battent toujours pour elle, je leur serai toujours bien-
veillant. Salut, ô toi, Pallas! et toi, peuple de la Ville!
Puissiez-vous toujours accabler inévitablement vos enne-
mis! Puissent vos armes vous sauver toujours, et tou-
jours être victorieuses !
LES EUMÉNIDES. iog
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Ah! jeunes Dieux, vous avez foulé aux pieds les Lois
antiques, et vous avez arraché cet homme de mes mains I
Et moi, couverte d'opprobre, méprisée, misérable, en-
flammée de colère, ô douleur! je vais répandre goutte à
goutte sur le sol le poison de mon cœur, terrible à cette
terre. Ni feuilles, ni fécondité! O Justice, te ruant sur
cette terre, tu mettras partout les souillures du mal !
Gémirai -je? Que devenir? que faire? Je subis des peines
qui seront funestes aux Athènaiens! Les malheureuses
Filles de la Nuit sont grandement outragées; elles gémis-
sent de la honte qui les couvre !
ATHÈNA.
Croyez-moi, ne gémissez pas aussi profondément.
Vous n'êtes point vaincues. La cause a été jugée par
suffrages égaux et sans offense pour vous ; mais les té-
moignages de la volonté de Zeus ont été manifestes.
Lui-même a dicté cet oracle : qu'Orestès, ayant commis
ce meurtre, ne devait point en être châtié. N'envoyez
donc point à cette terre votre colère terrible; ne vous
irritez point, ne la frappez point de stérilité, en y versant
goutte à goutte la bave des Daimones, implacable ron-
geuse des semences. Moi, je vous lais la promesse sacrée
que vous aurez ici des demeures, des temples et des au-
tels ornés de splendides offrandes, et que vous serez
grandement honorées par les Athènaiens.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Ah! jeunes Dieux, vous avez foulé aux pieds les Lois
3lO LES EUMÉNIDES.
antiques, et vous avez arraché cet homme de mes mains !
Et moi, couverte d'opprobre, méprisée, misérable, en-
flammée de colère, ô douleur! je vais répandre goutte à
goutte sur le sol le poison de mon cœur, terrible à cette
terre. Ni feuilles, ni fécondité! O Justice, te ruant sur
cette terre, tu mettras partout les souillures du mal ?
Gémirai-je? Que devenir? que faire? Je subis des peines
qui seront funestes aux Athènaiens! Les malheureuses
Filles de la Nuit sont grandement outragées; elles gémis-
sent de la honte qui les couvre!
ATHÈNA.
Vous n'êtes point dépouillées de vos honneurs, et,
Déesses irritées, dans l'amertume de votre colère, vous
ne rendrez pas stérile la terre des hommes. Et moi, ne
suis-je pas certaine de Zeus? Mais qu'ai-je besoin de
paroles? Seule, entre les Dieux, je connais les clefs des
demeures où la foudre est enfermée Cependant, je n'ai
que faire de la foudre. Tu m'obéiras et tu ne lanceras
point sur la terre les imprécations funestes qui amènent
la destruction de toutes choses. Calme la violente colère
des flots noirs de ton cœur, et tu habiteras avec moi, et
tu seras pieusement honorée comme moi. Les riches
prémices de ce pays te seront offerts, dans les sacrifices,
pour les enfantements et les noces; et, désormais, tu
me remercieras de mes paroles.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Moi! subir cela! Moi, l'antique Sagesse, habiter, mé-
prisée, sur la terre! ô honte! Je respire la colère et la
violence! hélas! ô Dieux! ô terre! ô douleur! Quelle
LES EUM EN IDES. 3ll
angoisse envahit mon cœur! Entends ma colère, ô Nuit,
ma mère! Les ruses des Dieux m'ont enlevé mes anti-
ques honneurs et m'ont réduite à rien!
Je te pardonne ta colère, car tu es plus âgée que moi
et tu possèdes une plus grande sagesse; mais Zeus m'a
donné aussi quelque intelligence. N'allez point sur une
autre terre. Vous regretteriez celle-ci. Je vous le prédis.
La suite des temps amènera des honneurs toujours plus
grands pour les habitants de ma ville, et toi, tu auras
une demeure glorieuse dans la cité d'Erékhtheus, et tu
seras ici, dans les Jours consacrés, en vénération aux
hommes et aux femmes, plus que tu ne le serais jamais
partout ailleurs. Ne répands donc point sur mes demeu-
res le poison rongeur de tes entrailles, funeste aux en-
fantements, et brûlant d'une rage que le vin n'a point
excitée. N'inspire point la discorde aux habitants de ma
ville, et qu'ils ne soient point comme des coqs se déchi-
rant entre eux. Qu'ils n'entreprennent que des guerres
étrangères, et non trop éloignées, par lesquelles est
éveillé le grand amour de la gloire, car j'ai en horreur
les combats d'oiseaux domestiques. Il convient que tu
acceptes ce que je t'offre, afin qu'étant bienveillante, tu
sois comblée de biens et d'honneurs et que tu possèdes
ta part de cette terre très-aimée des Dieux I
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Moi! subir cela! Moi, l'antique Sagesse, nabiter, mé-
prisée, sur la terre! ô honte! Je respire la colère et la
violence! hélas! ô Dieux! ô terre! ô douleur! Quelle
3l2 LES EUMÉNIDES.
angoisse envahit mon cœur! Entends ma colère, ô Nuit,
ma mère! Les ruses des Dieux m'ont enlevé mes anti-
ques honneurs et m'ont réduite à rien!
ATHÈNA.
Je ne me lasserai point de te conseiller ce qu'il y a de
mieux, afin que tu ne dises jamais que toi, une antique
Déesse, tu as été dépouillée de tes honneurs et honteu-
sement chassée de cette terre par une Déesse plus jeune
que toi et par le peuple qui habite cette ville. Si la Persua-
sion sacrée t'est vénérable, si la douceur de mes paroles
t'apaise, tu resteras ici; mais si tu ne veux pas rester, tu
ne lanceras point ta fureur injuste contre cette ville et
tu ne causeras point la ruine du peuple, car il t'est per-
mis d'habiter cette heureuse terre et d'y jouir en tout
temps d'honneurs légitimes.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Reine Athèna, quelle demeure habiterais-je?
ATHÈNA.
Une demeure à l'abri de l'offense. Mais accepte.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
J'accepte. Quels seront mes honneurs.-'
ATHÈNA.
Sans toi, aucune maison n'aura une heureuse for-
tune.
LES EUMÉNIDES. 3ïî
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Et tu feras que je possède cette puissance?
ATHÈNA.
Certes, je ferai prospérer qui t'honorera.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Et ta promesse sera-t-elle toujours tenue?
ATHÈNA.
Je pouvais ne pas promettre ce que je n'aurais pas
voulu tenir.
LE CHŒUR DES EUMENIDES.
Je suis apaisée et je rejette ma colère.
ATHÈNA.
C'est pourquoi, sur cette terre, tu n'auras que des
amis.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Que m'ordonnes-tu de souhaiter à cette terre?
ATHÈNA.
Tout ce qui suit une victoire sans tache, tout ce qui
est produit par la terre et par les flots de la mer, ce am
^^. LES EUMÉNIDES,
vient de l'Ouranos, ce qu'apportent les souffles des
vents! Que les fruits de la terre et les troupeaux s'ac-
croissent ici sous la chaleur propice de Hèiios! Que les
citoyens soient à jamais heureux et prospères, et que
l'enfance soit toujours saine et sauve! Anéantis les im-
pies plus inexorablement encore. Comme un pasteur de
plantes, j'aime la race des hommes justes. Tels seront
tes soins. Pour moi, quant à la gloire des combats guer-
riers, je ferai cette Ville illustre parmi les mortels
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Strophe I.
Certes, je veux habiter avec Pallas, et je ne dédaigne-
rai pas cette Ville, asile des Dieux, qu'honorent le tout-
puissant Zeus et Ares, rempart des Daimones, qui pro-
tège les autels des Hellanes. Je lui souhaite, par des
prédictions bienveillantes, les fruits abondants, utiles à
la vie, qui germent dans la terre sous la lumière écla-
tante de Hèiios.
ATHÈNA.
C'est avec joie que je fais ceci pour les Athènaiens,
J'ai retenu dans cette Ville de grandes et implacables
Déesses. Il leur a été accordé, en effet, de régler tout ce
qui concerne les hommes. Celui contre lequel elles ne se
sont point encore irritées ne sait rien des maux qui dé-
solent la vie. Les crimes des aïeux le livrent à elles. La
destruction silencieuse l'anéantit, malgré ses cris.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Antistrophe I.
Qu'un souffle funeste ne flétrisse point les arbres 1
LES EUMF.NIDES.
3i5
c'est mon souhait. Que l'ardeur de Hèlios ne dessèche
point le germe des plantes et ne fasse point avorter les
bourgeons! Que la stérihté mauvaise soit écartée! Que
les brebis, toujours fécondes, lourdes d'une double por-
tée, mettent bas au temps voulu! Que le peuple, riche
des biens abondants de la terre, honore les présents des
Dieux!
Entendez-vous, Gardiens de la Ville, ces souhaits
heureux? Elle est très-puissante, en effet, la vénérable
Érinnys, auprès des Immortels et des Dieux souterrains.
Elles disposent manifestement et avec une suprême
puissance de la destinée des hommes. Aux uns elles
accordent les chants joyeux, aux autres elles infligent
une vie attristée par les larmes.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Strophe IL
Je repousse la fortune mauvaise qui frappe les hommes
avant le temps. Accordez aux vierges qu'on aime les
époux qu'elles désirent, ô Déesses, sœurs des Moires,
vous qui avez cette puissance, justes Daimones qui
hantez chaque demeure, présentes en tout temps, et
qui, pour votre équité, êtes partout les plus honorées
des Dieux!
Je me réjouis d'entendre vos souhaits bienveillants
pour la terre que j'aime. Je loue la Persuasion aux doux
yeux qui dirigeait ma langue et ma parole, tandis qu'elles
3l6 LES EUMÉNIDES.
refusaient durement d'écouter. Zeus, qui préside à l'A-
gora, l'a emporté, et notre cause, la cause des justes,
est victorieuse.
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Antistrophe II.
Que la discorde insatiable de maux ne frémisse jamais
dans la Ville! C'est mon souhait. Que jamais la pous-
sière ne boive le sang noir des citoyens! Que jamais,
ici, un meurtre ne venge un meurtre 1 Que les citoyens
n'aient qu'une même volonté, un même amour, une
même haine. Ceci est le remède à tous les maux parmi
les hommes.
ATHÈNA.
Avez-vous donc retrouvé le chemin des paroles bien-
veillantes.'' Je prévois que les habitants de ma Ville se-
ront grandement secourus par ces Spectres terribles.
Aimez toujours ces Déesses qui vous sont bienveil-
lantes, offrez-leur de grands honneurs, et cette terre et
cette Ville seront à jamais illustres par l'équité!
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Strophe III.
Salut! soyez heureux et riches! Salut, peuple Athè-
naien, assis auprès des autels de Zeus, amis de la Vierge
qui vous aime, et toujours pleins de sagesse! Ceux qui
habitent sous les ailes de Pallas sont respectés par son
père.
LES EUMÉNIDES. 3lJ
Je VOUS salue aussi. Il faut que je marche la première,
afin de vous montrer vos demeures. Allez à la lumière
sacrée des torches de ceux qui vous accompagnent, à
travers les sacrifices offerts, descendez sous terre, afin
de retenir le malheur loin de cette terre, et d'envoyer
vers la Ville la prospérité et la victoire. Vous qui habitez
cette Ville, fils de Kranaos, accompagnez-les, et que les
citoyens se souviennent toujours de leur bienveillance?
LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Antistrophe III.
Salut, salut! Je vous salue de nouveau, vous tous qui
êtes ici, Daimones et mortels, habitants de la Ville de
Pallas! Respectez ma demeure, et vous n'accuserez ja-
mais les hasards de la vie.
Je me réjouis de vos paroles et de vos prières, et j'en-
verrai la clarté des torches flamboyantes vers les lieux
souterrains, avec les gardiennes de mon sanctuaire, selon
le rite. Que la fleur de toute la terre de Thèseus s'a-
vance, la brillante troupe des jeunes filles, et les femmes
et les mères âgées! Revêtez des robes pourprées, afin
d'honorer ces Déesses, et que la clarté des torches pré-
cède, afin que cette foule divine, toujours bienveillante
pour cette terre, la rende à jamais illustre par la pros-
périté de son peuple!
3i8 LES EUMENIDES.
LE CORTEGE.
Entrez dans votre demeure, grandes et vénérables
Filles de la Nuit, Déesses stériles, au milieu d'un cortège
respectueux! — Toutes, invoquons-les! — Dans les re-
traites souterraines vous serez comblées d'honneurs et
de sacrifices! — Toutes, invoquons-les! — Propices et
bienveillantes à cette terre, venez, ô Vénérables, éclai-
rées par les torches flamboyantes! Maintenant, chantons
en marchant! — Les libations et les torches brillantes
abonderont dans vos demeures. Zeus qui voit tout et les
Moires seront toujours favorables au peuple de Pallas.
Maintenant, chantons!
Fin des Euménides,
VII
LES PERSES
VII
LES PERSES
Le Chœur des Vieillards.
Atossa.
Le Spectre de Daréios.
Xerxès.
Le Messaser.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
ijoici ce qu'on nomme les Fidèles, garJicns de
;ces riches demeures abondantes en or, les
autres Perses étant partis pour la terre de
Hellas. Le Roi Xerxès, né de Daréios, les a
choisis lui-même, à cause de leur vieillesse, pour veiller
sur le Royaume.
Mais déjà notre esprit est grandement troublé dans
322 LES PERSES.
notre poitrine par de mauvais pressentiments, en son-
geant au retour du Roi et de cette armée éclatante d'or.
Certes, toute la vigueur, née dans l'Asia, s'en est
allée; et l'Asia, triste, regrette sa Jeunesse; et aucun
•icssager, aucun cavalier ne revient dans la Ville royale
des Perses.
Les Souziens, les Ekbataniens et les habitants de la
vieille citadelle de Kissia sont partis, les uns sur des
chevaux, les autres sur des nefs, et d'autres à pied,
épaisse foule guerrière.
Tels sont partis Amistrès, et Artaphrénès, et Méga-
bazès, et Astaspès, chefs des Perses, rois soumis au
grand Roi, qui commandent les troupes innombrables,
habiles archers, illustres cavaliers, à l'aspect terrible, et
redoutables par leur intrépidité dans le combat;
Puis, Artembarès qui combat sur son char, et Masis-
très, et l'excellent archer Imaios, et Pharandakès, et
Sôsthanès, le conducteur de chevaux.
Le Néilos grand et fécondant en a envoyé d'autres :
Sousiskanès, Pègastagôn TAigyptien, et le grand Arsa-
mès, chef de la sainte Memphis, et Ariomardos qui
gouverne l'antique Thèba, et les habitants des marais,
terribles et innombrables rameurs.
Puis est venue la multitude des Lydiens voluptueux,
toute la race qui habite le continent, ceux que comman-
dent Mètragathès et le brave Arcteus, chefs royaux, et
que Sardes qui abonde en or envoie sur des chars sans
nombre attelés de quatre ou de six chevaux, spectacle
terrible.
Ceux qui habitent le Tmôlos sacré, Mardôn, Tharybis,
et les Mysiens armés de piques, menacent de mettre au
cou de Hellas le joug de la servitude.
Babylôn riche en or envoie ses peuples confusément
LES PERSES. 323
mêlés, qui se ruent impétueusement, marins et habiles
archers; et ainsi toute l'Asia, armée de l'épée, marche
sous le commandement terrible du Roi.
Telle, la fleur des hommes a qui té la terre Persique;
et toute l'Asia qui les a nourris se lamente dans son re-
gret amer; et les mères et les épouses, pleines d'an-
goisses, comptent longuement les jours.
Strophe I.
Déjà la royale armée, dévastatrice des Villes, a passé
sur la terre opposée. A l'aide de nefs liées par des cordes,
elle a passé le détroit de l'Athamantide Hellè, ayant mis
sur le cou de la mer cette route fixée par mille clous.
Antistrophe I.
Le Chef belliqueux de la populeuse Asia pousse sur
tout le pays de Hellas son immense armée, divisée en
troupes de terre, en marins, appuyé par des chefs fermes
et redoutables, tel qu'un Dieu, et issu de la Pluie d'or.
Strophe IL
Ayant l'œil sombre et sanglant du Dragon, il pousse
devant lui une innombrable multitude de bras et de
nefs, et, monté sur son char Syrien, il porte, aux guer-
riers illustres par la lance Ares, le puissant archer.
Antistrophe II.
Certes, aucun héros ne soutiendra le choc de cet im-
mense torrent de guerriers et n'arrêtera, ù l'aide de
324 LES PERSES.
barrières assez solides, l'irrésistible assaut de cette mer.
Certes, l'armée et le peuple belliqueux des Perses sont
invincibles.
Épôde.
Mais quel mortel peut échapper aux embûches rusées
d'un Dieu? Qui peut v échapper en bondissant d'un
pied assez léger? Caressante d'abord, la Fortune attire
l'homme dans ses rets, et il ne lui est plus permis d'en
sortir.
Strophe III.
Depuis longtemps une nécessité inévitable s'est mani-
festée parmi nous par la volonté des Dieux, et c'est elle
qui pousse les Perses à l'assaut des murailles, aux mêlées
des cavaliers qui se réjouissent du combat et au renver-
sement des villes.
Antistrophe III.
Ils ont appris à regarder la forêt de la mer large qui
blanchit sous le souffle véhément de la tempête, confiants
dans les câbles légers et les nefs qui transportent la
foule des hommes.
Strophe IV.
C'est pourquoi mon esprit est plein d'épouvante.
Hélas! cette armée des Perses! Puisse Sousis, la Ville
royale des Perses, vide de guerriers, ne point entendre
ceci!
Antistrophe IV.
La Ville de Kissia répondrait à ce cri, hélasl et la
LES PERSES.
325
foule des femmes le répéterait en déchirant leurs vête-
ments de lin!
Strophe V.
Toute l'armée, cavaliers et hommes de pied, comme
un essaim d'abeilles, s'en est allée avec le Chef des
troupes, traversante mer, sur ce prolongement commun,
de l'une et l'autre terre.
Antistrophe V.
Les lits sont trempés des larmes que fait verser le re-
gret des hommes. Les femmes Perses sont en proie à une
grande douleur. Chacune, regrettant son mari, reste so-
litaire, ayant perdu le brave guerrier compagnon de son
lit.
Allons, ô Perses! nous qui sommes assis dans ces an-
tiques et vénérables demeures, ayons le grave souci des
pensées profondes, car la nécessité nous presse.
Quelle est la destinée du Roi Xer.xès, né de Daréios,
qui porte comme nous le nom de celui dont nous som-
mes tous issus? Est-ce au jet des flèches que la victoire
est restée, ou à la force de la lance au fer aigu?
Mais voici la Lumière, resplendissante comme l'œil
des Dieux, la mère du Roi, notre Reine! Prosternons-
nous. Il faut que tous la saluent avec des paroles res-
pectueuses. — O Reine, la plus haute de toutes les
Perses à la large ceinture, mère vénérable de Xerxès,
salut, épouse de Daréios, épouse du Dieu des Perses et
mère d'un Dieu! Puisse l'antique fortune de ce peuple
ne point changer maintenant!
32C LES PERSES.
ATOSSA.
C'est pour cela que je viens ici, quittant mes demeu-
res enrichies d'or et le lit nuptial commun à Daréios et
à moi. L'inquiétjde trouble mon cœur. Je vous dirai
tout, je ne suis point tranquille, et je tremble que cette
grande prospérité, promptement enfuie, ne bouleverse
du pied les richesses que Daréios a amassées, non sans
l'aide de quelque Dieu. C'est pourquoi j'ai une double
inquiétude inexprimable dans le cœur. Certes, d'im-
menses richesses, quand le maître est absent, sont inu-
tiles; mais kl puissance de ceux qui les ont perdues ne
brille plus lu même éclat. A la vérité, les nôtres sont
encore intactes, mais je crains pour les yeux! car l'œil
d'une demeure, je pen^c, c'est la présence du Maître. Les
choses étant ainsi, je veux être conseillée par vous,
Perses, àdèles vieillards. Certes, tous les sages conseils
doivent me venir de vous.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Sache ceci, Reine de cette terre : tu n'auras pas à dire
deux fois si tu veux que nous parlions ou que nous agis-
sions autant que nous en aurons le pouvoir. Certes,
nous te sommes dévoués, nous que tu nommes tes con-
seillers.
ATOSSA.
J'ai coutume, à lavériti, d'être agitée par de nom-
breux songes nocturnes, depuis que mon enfant est parti
conduisant son armée dans la terre des laônes, plein du
LES PERSES. 327
désir de la dévaster; mais aucun ne s'est manifesté plus
clairement que celui de cette dernière nuit. Je te le ra-
conterai.
Deux femmes richement vêtues me sont apparues.
L'une portait la robe des Perses, l'autre celle des Dô-
riens. Elles étaient plus irréprochables par la majesté de
leurs corps et beaucoup plus belles que les femmes qui
vivent maintenant. C'étaient deux sœurs d'une même
race. Elles habitaient, l'une la terre de Hellas, qui était
son partage, l'autre la terre des Barbares. Elles se que-
rellaient, à ce qu'il me sembla. Mon fils, voyant cela,
les retenait et les apaisait. Il les mit toutes deux sous le
même joug et il lia leurs cous des mêmes courroies.
L'une, à la vérité, se redressait orgueilleusement, toute
fière de ce harnais, et sa bouche acceptait le mors; mais
l'autre, s'agitant furieuse, rompait de ses mains les liens
du char, et, débarrassée des rênes, ayant brisé le joug
par le milieu, entraînait le tout avec une grande vio-
lence. Et mon fils tomba, et son père Daréios se tenait
près de lui en le plaignant, et, dès que Xerxès le vit, il
déchira ses vêtements.
Certes, voilà ce que j'ai vu cette nuit. Ayant quitté
mon lit, je lavai mes mains dans une eau pure, et je
m'approchai de l'autel pour y sacrifier, et j'offris le gâ-
teau de fleur de farine aux Daimones qui garantissent
des calamités, et je vis un aigle se réfugier au foyer de
Phoibos, et je restai muette de terreur, amis! Puis, je
vis un épervier, se ruant de ses ailes rapides, déchirer la
tête de l'aigle avec ses ongles. Et l'aigle épouvanté s'a-
bandonnait à i'épervier. Ces choses terribles que j'ai
vues, vous les entendez. Certes, sachez-le, si mon fils a
une heureuse fortune, il sera le plus glorieux des hom-
mes. S'il lui arrive malheur, il n'aura nuls comptes à
328 LES PERSES.
rendre, et, s'il survit, il commandera toujours sur cette
terre.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Nous ne voulons, Mère, ni t'inquiéter par nos paroles,
ni te rassurer. Prie les Dieux. Si tu as vu quelque chose
de sinistre, supplie-les de le détourner de toi, et
qu'ils accomplissent tout ce qu'il y a d'heureux pour
toi, pour tes enfants, pour le royaume et pour tes amis!
Puis, il te faut faire des libations à la Terre et aux Morts.
Prie aussi pour que ton époux Daréios, que tu as vu,
dis-tu, dans ton sommeil, envoie à la lumière, du fond
de la terre, les prospérités à toi et à ton fils, et pour
qu'il retienne et cache les calamités dans les ténèbres
souterraines. Divinateur bienveillant, je te donne ces
conseils; mais je crois que toutes ces choses sont d'un
heureux présage.
Le premier tu as interprété mes songes avec bienveil-
lance pour mon fils et pour ma maison. Que tout arrive
pour le mieux! Certes, je le veux, et dès que je serai
rentrée dans la demeure, je ferai, comme tu me le con-
seilles, des sacrifices aux Dieux et à ceux que j'aime et
qui sont sous la terre. Mais, en attendant, ô amis, où
dit-on qu'Athèna est située i"
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Loin d'ici, vers l'Occident, là où le Roi Hèlios sz
couche.
LES PERSES.
329
Et mon fils était plein du désir de prendre cette
ville ?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Certes, car toute la terre de Hellas serait soumise au
Roi.
ATOSSA.
Sans doute ce peuple abonde en guerriers?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
C'est une armée qui a déjà causé des maux sans nom-
bre aux Mèdes.
ATOSSA.
Et que possèdent-ils encore? Ont-ils d'assez grandes
richesses?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Ils ont une source d'argent, trésor de la terre.
Est-ce la pointe des flèches et l'arc qui brillent dans
leurs mains?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Non. Ils tiennent la lance pour un combat de pied
ferme, et ils s'abritent du bouclier.
33o LES PERSES.
\TOSSA.
Quel chef les mène et commande l'armée?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Ils ne sont esclaves d'aucun homme et n'obéissent à
personne.
ATOSSA.
Comment donc soutiendraient-ils le choc de leurs
ennemis?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
C'est ainsi qu'ils ont détruit la grande et magnifique
armée de Daréios.
ATOSSA.
Tu rappelles des souvenirs terribles dont les parents
de ceux qui sont partis doivent être tourmentés.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Bientôt, il me semble, tu connaîtras toute la vérité.
Un coureur Perse accourt ici afin de t'instruire. 11 ap-
porte une nouvelle certaine, bonne ou mauvaise.
LES PERSES.
LE MESSAGER.
33i
O Villes de toute la terre d'Asia! ô Perse, large port
de richesses 1 D'un seul coup cette grande prospérité a
péri, et la fleur des Perses a été tranchée! O malheu-
reux! O douleur d'annoncer le premier de tels maux!
Cependant, il me faut raconter tout ce désastre, ô Per-
ses! L'armée entière des Barbares a péril
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe I.
O calamités affreuses, inattendues, lamentables! Hé-
las, hélas! pleurez. Perses, en apprenant cette défaite!
LE MESSAGER.
Certes, tout, tout est détruit! Moi-même je vois le
our du retour contre tout espoir.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Antistrophe I.
Une longue vie ne nous a été accordée, à nous qui
sommes vieux, que pour apprendre ce désastre inat-
tendu!
LE MESSAGER.
Certes, j'étais là. Ce n'est point sur le récit des autres,
ô Perses, que je vous dirai les maux qui nous ont acca-
blés.
33l LES PERSES.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe IL
Hélas! hélas! hélas! En vain les innombrables armes
de tant de peuples se sont ruées de la terre d'Asia sur le
pays de Hellas!
LE MESSAGER.
Les rivages de Salamis et de toutes les contrées voi-
sines sont pleins de morts misérablement tués!
LE CHCEUR DES VIEILLARDS.
Antistrophe IL
Hélas! hélas! hélas! Les corps de nos amis roulent
tout sanglants dans les flots, au milieu des nefs fracas-
sées qui surnagent!
LE MESSAGER.
Nos arcs ne nous ont point aidés. Toute l'armée a
péri, écrasée par le choc des nefs.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe III.
Poussons la clameur lamentable et lugubre sur les
malheureux Perses! ils ont été vaincus, hélas! L'armée
est détruite!
LES PERSES. 333
LE MESSAGER.
O nom de Salamis, très-amer à entendre! Hélas! Com-
bien je gérais au souvenir d'Athèna!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Antistrophe III.
Les Athènaiens sont terribles à leurs ennemis. D'in-
nombrables femmes Perses se souviendront qu'ils les
ont faites veuves et sans enfants!
Malheureuse! je reste muette, accablée de ces maux;
car cette calamité est telle que je ne puis ni parler, ni
m'inquiéter du désastre. Cependant, il faut bien que les
hommes subissent les maux que leur envoient les Dieux.
Dis-nous donc tout, calme-toi, malgré tes gémissements
sur nos misères. Dis ceux qui vivent encore et ceux que
nous avons à pleurer, et qui, portant le sceptre, sont
morts, laissant leur armée sans chefs.
LE MESSAGER,
Xerxès vit et voit la lumière.
ATOSSA.
Tu apportes une lumière dans ma demeure, un jour
éclatant dans une nuit noire!
334 L^S PERSES.
LE MESSAGER.
Artembarès, le chef des innombrables cavaliers, a été
frappé sur les âpres côtes Silèniennes, et le khiliarque
Dadacès, percé d'un coup de lance, a été précipité du
haut de sa nef; et Ténagôn, le plus brave des Baktriens,
est enseveli dans l'île d'Aias, battue des fîots. Lilaios, et
Arsamès, et Argestès, autour de l'île nourricière des co-
lombes, se sont brisé la tête sur l'âpre côte. Arkteus,
venu des sources du Néilos Aigyptien, et Adeuès, et
Phéresseuès, et Pharnoukhos, sont tombés de la même
nef. Matallos de Khrysa, le Myriontarque, le chef de
trente mille cavaliers noirs, a été tue. Il a souillé sa
barbe rousse, épaisse, hérissée, et il s'est teint de la
pourpre de son sang. Et le Mage Arabos et le Baktrien
Artamès ont péri sur cette rude terre et y sont ensevelis,
ainsi que Amestris, Amphistreus qui brandissait une
lance mortelle, et l'illustre Ariomardos qui sera pleuré
des Sardiens, et le Mysien Sisamès. Et Tharybis, qui
menait cinq fois cinquante nefs, le Lyrnaien, homme
très-beau, gît misérablement tué. Et Syennésis, le pre-
mier par le courage, chef des Kilikiens, est tombé glo-
rieusement, ayant, seul, donné beaucoup de mal aux
ennemis. Voici les chefs dont je me souviens. Mais je ne
t'ai dit que très-peu de nos pertes qui sont innombra-
bles.
ATOSSA.
Hélas! j'apprends d'irréparables maux, opprobre des
Perses et cause d'amères lamentations. Mais, reprenant
ton récit, dis-moi quel nombre de nefs avaient les Hel-
LES PERSES. , 335
lènes, pour avoir osé s'attaquer à l'armée navale des
Perses.
LE MESSAGER.
Certes, quant au nombre, sache que les Barbares
étaient très-supérieurs en nefs. En tout les Hellènes en
avaient dix fois trente, sauf dix en réserve. Je sais que
Xerxès commandait à mille nefs, plus deux fois cent et
sept qui l'emportaient en rapidité. Telle est la vérité. Tu
vois que nous n'étions point inférieurs en forces; mais
un Dieu a fait pencher les plateaux de la balance et a
détruit notre armée.
Les Dieux ont protégé la Ville de la Déesse Pallas.
LE MESSAGER.
La Ville d'Athèna est inexpugnable. Ses guerriers lui
sont un ferme rempart.
AT03SA.
Mais dis-nous le premier choc des nefs. Les Hellènes
ont-ils commencé le combat, ou est-ce mon fils, orgueil-
leux du nombre de ses nefs?
LE MESSAGER.
O Reine, un Daimôn mauvais et vengeur a causé le
premier tout le mal. Un Hellène, de l'armée des Athè-
naiens, vint et dit à ton fils Xerxès que, dès les ombres
de la nuit noire, les Hellènes ne resteraient pas, et que
336 LES PERSES.
chacun d'eux, se rembarquant, chercherait son salut
dans une fuite secrète. Aussitôt, Xerxès, ayant appris
cela, et ne comprenant pas la ruse de cet Hellène et la
jalousie des Dieux, commanda à tous les chefs des nefs,
dès que les rayons de Hèlios cesseraient de chauffer la
Cerre et que les ténèbres envahiraient les demeures ai-
théréennes, qu'ils eussent à ranger la multitude des nefs
sur trois lignes, à garder les passages et les détroits et à
envelopper l'île d'Aias; de sorte que si les Hellènes réus
sissaient à fuir par quelque moyen, chaque chef le paye-
rait de sa tête. Il commanda ainsi, plein de confiance et
d'ardeur, ne sachant point ce qui lui était réservé par
les Dieux. Les Perses, sans désordre, et docilement,
préparèrent le repas du soir, et chaque marin lia à son
banc l'aviron par la courroie. La lumière du jour tomba
et la nuit vint, et chaque rameur monta dans sa nef, et
chaque hoplite aussi. La flotte se mit en ligne, les nefs
naviguant dans l'ordre prescrit ; et, pendant toute la
nuit, ici et là, les chefs exercèrent les équipages des nefs.
Et, la nuit s'écoulant, l'armée des Hellènes ne tentait
nullement de quitter ce lieu par une fuite secrète. Dès
que le Jour aux chevaux blancs eut illuminé la terre,
une immense clameur, telle qu'un chant sacré, s'éleva
du milieu des Hellènes, et le son éclatant en rebondit
au loin de toutes les côtes rocheuses de l'île, et la crainte
envahit tous les Barbares trompés dans leur espérance;
car, alors, les Hellènes ne chantaient pas le Paian sacré
pour prendre la fuite, mais ils s'avançaient audacieuse-
mcnt au combat, et le son de la trompette excitait toute
cette fureur. Aussitôt, à la voix de chaque chef, ils frap-
pèrent de leurs avirons retentissants les eaux frémis-
santes de la mer, et voici que toutes leurs nefs nous
apparurent. L'aile droite précédait en bon ordre, puis
LES PERSES. 337
venait toute la flotte, et on entendait ce chant immense :
— O enfants des Hellènes, allez! Délivrez la patrie, vos
enfants, vos femmes, les demeures des Dieux de vos
pères et les tombeaux de vos aïeux! Maintenant, c'est le
suprême combat ! — Et le cri de la langue Persique
répondit à ce cri , car il n'y avait plus à hésiter. Les
proues d'airain se heurtèrent. Une nef Hellénique brisa,
la première, l'éperon d'unenef Phoinikienne, et les deux
flottes se jetèrent l'une sur l'autre. D'abord, le torrent
de l'armée Persique résista, mais quand la multitude de
nos nefs fut resserrée dans les passages étroits, elles ne
purent s'entr'aider. Elles se heurtèrent de leurs proues
d'airain et rompirent leurs rangs d'avirons; et les nefs
Helléniques, nous enveloppant habilement, perçaient les
nôtres qui se renversaient et couvraient la mer de débris
de naufrage et de corps morts ; et les rochers du rivage
étaient pleins de cadavres, et toute l'armée Barbare prit
la fuite en désordre. A coups d'avirons brisés et de bancs
de rameurs les Perses étaient écrasés ou déchirés comme
des thons ou d'autres poissons pris au filet , et toute la
mer retentissait de sanglots et de lamentations ; et, enfin,
l'œil de la Nuit noire se ferma sur nous. Je ne pourrais,
même en dix jours, te raconter la multitude de nos
maux. Mais, sache-le, jamais en un seul jour tant
d'hommes ne sont morts.
Hélas! une mer immense de maux s'est ruée sur les
Perses et sur toute la race des Barbares
LE MESSAGER.
Certes, sache-le maintenant, je n'ai pas encore dit la
338 LES PERSES.
moitié de nos maux. Une autre calamité deux fois plus
ourde que celles que j'ai dites est tombée sur les Perses.
ATOSSA.
Quel malheur plus funeste est-il donc arrivé? Dis
quelle est cette calamité dont tu parles et qui a frappé
l'armée de maux encore plus terribles.
LE MESSAGER.
Tous ceux d'entre les Perses qui étaient les plus forts,
les plus braves, les mieux nés, les plus fidèles au Roi,
ont misérablement subi une mort sans gloire.
ATOSSA.
O malheureuse! ô triste destinée pour moi, amis! De
quelle mort ont-ils péri?
LE MESSAGER.
Il y a une île auprès des côtes de Salamis, petite,
inabordable aux nefs, que Pan, qui aime les danses,
hante sur les bords de la mer. Xerxès les avait envoyés
là afin que les ennemis, chassés de leurs nefs, s'étant
réfugiés dans l'île , on égorgeât aisément ce qui survi-
vrait de l'armée des Hellènes et qu'on pût sauver les
nôtres des flots de la mer; mais il prévoyait mal ce qui
devait arriver. En effet, quand un Dieu eut donné la
victoire à la flotte Hellénique, dans ce même jour, s'étant
revêtus de leurs armes d'airain, ils sautèrent de leurs
nefs et enveloppèrent l'île , afin que les Perses n'eussent
LES PERSES. 33g
plus aucune issue pour fuir. Et ceux-ci étaient assiégés
d'une multitude de pierres, et ils périssaient sous les flè-
ches envoyées par les nerfs des arcs. Enfin , se ruant
tous à la fois, les Hellènes les tuaient, les égorgeaient
et déchiraient les membres des malheureux, jusqu'à ce
qu'ils eurent tous perdu la vie. Et Xerxès , voyant ce
gouffre de maux , gémit, car il s'était assis, sur les bords
de la mer, sur un haut promontoire d'où il pouvait voir
toute l'armée. Mais , ayant déchiré ses vêtements et
poussant de grands cris , il ordonna aussitôt à son armée
de terre de se retirer, et lui-même prit une fuite sou-
daine. Telle est cette calamité que tu peux pleurer comme
la première.
ATOSSA.
O funeste Daimôn, combien tu as trompé l'espérance
des Perses ! Mon fils doit à l'illustre Athèna une amère
défaite. Il n'a pas suffi des Barbares que Marathon a
autrefois égorgés ! C'est dans l'espérance de les venger
que mon fils a subi un si lourd fardeau de malheurs.
Mais parle , où as-tu laissé les nefs qui ont échappé à la
destruction? Peux-tu le dire sûrement?
LE MESSAGER.
Les chefs des nefs encore sauves prirent confusément
la fuite à l'aide du vent. Ce qui survivait de l'armée a
péri sur la terre des Boiôtiens , les uns cherchant en
vain l'eau des sources et souffrant la soif, tandis que les
autres traversaient péniblement la terre des Phoikéens,
et Dôris, et, vers le golfe Mèliaque, les champs que le
Sperkhios arrose de ses douces eaux. Puis, nous avons
gagné la terre Akhaienne et les villes Thessaliennes-, et
340 LES PERSES.
là , beaucoup sont morts de faim et de soif, car l'une et
l'autre nous tourmentaient. Puis, nous arrivâmes, par
la terre Magnétique, le pays des Makédoniens, le cours
de l'Axios , le marais couvert de roseaux de Bolbè et le
mont Pangaios, au pays des Edôniens. Cette nuit-là,
un Dieu nous envoya un hiver précoce qui gela les eaux
du Strymôn sacré. Alors, chacun de ceux qui aupara-
vant niaient qu'il y eiit des Dieux , pria et adora Gaia et
Ouranos. Après avoir mille fois invoqué les Dieux,
l'armée passa par cette route glacée, et ceux des nôtres
qui purent passer avant que les rayons du Dieu se fus-
sent répandus eurent la vie sauve. En effet, l'orbe ar-
dent et resplendissant de Hèlios échauffa bientôt de ses
flammes le milieu du fleuve et le rompit, et tous roulè-
rent les uns sur les autres, et les plus heureux furent
ceux qui rendirent l'âme le plus promptement ! Les
survivants se sauvèrent avec de grandes fatigues à travers
la Thrèkè, mais bien peu sont revenus dans les foyers
de la patrie. Que le royaume des Perses gémisse , regret-
tant sa très-chère jeunesse! Ces choses sont vraies, mais
]e n'ai point dit la multitude des autres m.aux dont un
Dieu a accablé les Perses.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
O Daimôn très-funeste , combien tu as écrasé outra-
geusement sous tes pieds toute la race des Perses!
O malheureuse que je suis 1 l'armée est détruite! O ap-
parition de mes songes nocturnes , tu m'as clairement
annoncé ces maux! Mais vous, vous avez été de mauvais
LES PERSES.
3+1
divinateurs! Cependant, comme vous me l'avez con-
seillé, je veux d'abord supplier les Dieux, et je rappor-
terai de mes demeures le gâteau sacré pour la terre ci
pour les morts. Je sais que ce qui est passé est irrévo-
cable, mais je prierai pour que l'avenir soit favorable.
Dans un tel désastre , c'est à vous de donner des conseils
fidèles à ceux que vous aimez. Consolez mon fils, s'il
vient ici avant moi , et accompagnez-le dans la demeure,
afin qu'il n'ajoute pas un nouveau malheur à tant de
maux.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
O roi Zeus ! par la destruction de l'innombrable et
orgueilleuse armée des Perses, tu as couvert de deuil
les villes des Sousiens et des Ekbataniens.
De nombreuses femmes, de leurs mains délicates,
déchirent leurs voiles, et elles baignent leurs seins d'un
flot de larmes.
Les femmes Perses gémissent, et, dans leurs regrets
et leur douleur sans fin, elles pleurent ceux à qui les
unissaient des noces récentes , et les lits couverts de
molles draperies, et toutes les voluptés de la jeunesse
qu'elles ont perdues. Moi aussi , je pleure et je me la-
mente, comme il convient, sur la destinée de ceux qui
sont morts.
Strophe I.
Maintenant, toute l'Asia dépeuplée gémit. Xerxès les
tous emmenés, hélas I Xerxès les a tous perdus, hélas !
34* LES PERSES.
Xerxès a tout livré malheureusement aux nefe mari-
times 1
Pourquoi Daréios, le cher prince de Sousis , n'a-t-il
point commandé en paix à ses peuples!
Antistrophe I.
Les nefs noires aux ailes rapides ont égalenictii em-
porté les hommes de pied et les troupes de mer, hélas 1
Et les nefs les ont perdus , hélas! Certes, les nefs, en se
heurtant! Et le Roi lui-même s'est échappé avec peine,
dit-on, des mains des laônes , à travers les champs de la
Thrèkè et les routes terribles de l'hiver l
Strophe IL
Et ceux qui les premiers ont subi leur destinée, hélas!
qui, abandonnés à la fatalité, hélas! ont été engloutis
autour de Kykhréia!
Gémissons, lamentons-nous, poussons de violentes et
hautes clameurs, de lamentables clameurs de deuil !
Antistrophe II.
Roulés par la mer terrible, hélas! mangés, déchirés,
hélas! parles muets de l'Incorruptible, hélas!
La maison veuve pleure son maître, les pères n'ont
plus d'enfants! Les vieillards gémissants apprennent ce
malheur immense , ce désastre tout entier, hélas !
Strophe III.
Les nations de l'Asia ne vivront plus longtemps sous
LES PERSES. 343
les lois des Perses. Contraintes par la nécessité, elles ne
payeront plus les tributs de la servitude, et elles n'obéi-
ront plus en se prosternant. La puissance Royale est
morte I
Antistrophe III.
La langue des hommes ne sera plus enchaînée. Le
peuple est affranchi , et il peut parler librement, puisque
le joug de la force est brisé !
L'île d'Aias, entourée des flots et souillée de sang, a
englouti la puissance des Perses!
ATOSSA.
Amis, quiconque a souffert n'ignore pas ceci : Quand
le flot de l'adversité s'est rué sur les hommes, ils ont
coutume de s'épouvanter de tout; quand ils ont une
heureuse fortune, ils sont certains que ce vent propice
soufflera toujours. Voici que tout m'épouvante; mes
yeux ne voient que la haine des Dieux, et le bruit qui
emplit mes oreilles n'est pas un chant de victoire, tant
le trouble que me causent ces maux agite mon esprit.
C'est pourquoi je reviens de mes demeures sans mon
char et sans éclat, apportant ces douces libations au
père de mon fils: le lait blanc d'une vache sans tache,
le miel brillant de l'abeille qui suce les fleurs, les eaux
vives d'une source limpide, et cet enfant pur d'une mère
agreste, délices de la vigne antique, et la jaune olive, doux
3i^4 LES PERSES.
fruit de l'arbre dont les feuilles ne tombent jamais, et
ces tresses de fleurs, filles de la terre qui produit tout.
Mais, ô amis, chantez les hymnes des libations aux
morts, évoquez le divin Daréios ! Moi, je répandrai sur
la terre qui les boira ces libations aux Dieux souter-
rains.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
O Reine, femme vénérable aux Perses, envoie tes liba-
tions SOUS la terre. Nous, nous prierons en chantant des
hymnes pour que les Maîtres souterrains des morts nous
soient favorables
O vous, sacrés Daimônes souterrains, Gaia, Hermès,
et toi , Roi des morts, envoyez d'en bas l'âme de Daréios
5 la lumière! Si, en effet, nous devons subir encore
d'autres maux , seul , il peut nous dire quelle sera la fin
de nos misères.
Strophe I.
Le Bienheureux, le Roi égal aux Dieux, m'entend-il
pousser en langue barbare mille cris divers, amers,
lamentables.-* Je crie vers lui mes plaintes lugubres.
M'entend-il d'en bas ?
Antistrophe I.
Et toi, Gaia ! et vous. Maîtres des morts, ô Daimônes
Laissez l'âme illustre du Dieu des Perses, né dans Sousis,
sortir de vos demeures. Envoyez en haut celui dont la
terre Persique n'a jamais contenu le semblable!
Strophe II.
O cher homme ! ô cher tombeau ! car ce qu'il contient
LES PERSES.
343
nous est cher. Aidôneus! ramène-le, envoie-le en haut!
Aidôneus! envoie-nous Daréios , un tel Roi! hélas!
Antistrophe II.
Certes , jamais il ne fit périr nos guerriers en des
guerres désastreuses. Les Perses le disaient sage comme
un Dieu, et il était en effet sage comme un Dieu, car il
conduisait heureusement l'armée, hélas!
Strophe III.
O Roi, vieux Roi, viens, apparais sur le faîte de ce
tombeau, soulevant la sandale pourprée de ton pied et
montrant la splendeur de la tiare Royale. Viens, ô père,
ô excellent Daréios ! hélas !
Antistrophe III.
Apparais-nous, afin d'apprendre des calamités nou-
velles, inattendues, ô Maître de notre Maître! Une
nuée Stygienne nous a enveloppés , et voici que toute
notre jeunesse a péri. Viens, ô Père, ô excellent Daréios,
hélas !
Épôde.
Malheur! malheur! O toi qui es mort tant pleuré par
ceux qui t'aimaient, ôRoi,ô Roi,pourquoi cela? Pourquoi
ce double désastre sur ton royaume, sur ton royaume
tout entier? Les nefs à trois rangs d'avirons ont péri !
Nos nefs! Plus de nefs!
346 lES PERSES.
LE SPECTRE DE DARÉIOS.
O fidèles entre les fidèles , qui êtes du même âge que
moi , ô vieillards Perses, de quel malheur la ville est-elle
affligée? Le sol a été secoué, il a gémi, il s'est ouvert!
Je suis saisi de crainte en voyant ma femme debout au-
près de mon tombeau , et je reçois volontiers ses liba-
tions. Et vous aussi, auprès de mon tombeau, vous
pleurez, poussant les lamentations qui évoquent les
morts et m'appelant avec de lugubres gémissements. Le
retour à la lumière n'est pas facile, pour bien des causes,
et parce que les Dieux souterrains sont plus prompts à
prendre qu'à rendre! Cependant, je l'ai emporté sur
eux, et me voici; mais je me suis hâté, afin de n'être
point coupable de retard. Mais quel est ce nouveau mal-
heur dont les Perses sont accablés?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je crains de te regarder, je crains de te parler, plein
de l'antique vénération que j'avais pour toi.
LE «PECTRE DE DARÉIOS.
Puisque je suis venu du Hadès, appelé par tes lamen-
tations, ne parle point longuement, .mais brièvement.
Dis, et oublie ton respect pour moi.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je crains de t'obéir, je crains de te parler. Ce que je
dois dire ne doit pas être dit à ceux qu'on aim p
LES PERSES. 347
I,E SPECTRE DE D A R É I O S.
Puisque votre antique respect pour moi trouble votre
esprit, toi, vénérable compagne de mon lit, noble
femme, cesse tes pleurs et tes lamentations, et parle-
moi clairement. La destinée des hommes est de souffrir,
et d'innombrables maux sortent pour eux de la mer et
de la terre quand ils ont longtemps vécu
O toi qui as surpassé par ton heureuse fortune la féli-
cité de tous les hommes ! Tandis que tu voyais la lu-
mière de Hèlios, envié des Perses, tu as vécu prospère
et semblable à un Dieu! Et maintenant, tu es heureux
d'être mort avant d'avoir vu ce gouffre de maux ! Tu ap-
prendras tout en peu de mots, ô Daréios! La puissance
des Perses est détruite. J'ai dit.
LE SPECTRE DE DAREIOS.
De quelle façon? Est-ce la peste ou la guerre iniestine
qui s'est abattue sur le Royaume?
ATOSSA.
Non. Toute l'armée a été détruite auprès d'Athèna.
LE SPECTRE DE DARÉIOS.
Lequel de mes fils conduisait l'armée ? Parle.
3^8 t-ES PERSES.
ATOSSA,
Le violent Xerxès. Il a dépeuplé tout le vaste conti-
nent de l'Asia.
LE SPECTRE DE DARÉIOSc
Est-ce avec une armée de terre ou de mer que le mal-
heureux a tenté cette expédition très-insensée?
ATOS SA.
Avec les deux. L'armée avait une double face.
LE SPECTRE DE DARÉIOS.
Et comment une nombreuse armée de terre a-t-elle
passé la mer.?
ATOSSA.
On a réuni par un pont les deux bords du détroit de
Hellè, afin de passer.
LE SPECTRE DE DARÉIOS.
Il a fait cela ? Il a fermé le grand Bosphoros?
ATOSSA.
Certes, mais un Dieu l'y a sans doute aidé.
LE SPECTRE DE DAREIOS.
Hélas ! quelque puissant Daimôn qui l'a rendu insensé !
LES PERSES. 34/)
ATOSSA.
On peut voir maintenant quelle ruine il lui préparait!
LESPECTREDEDARÉIOS.
De quelle calamité ont-ils été frappés, que vous gémis^
siez ainsi?
ATOSSA.
L'armée navale vaincue, l'armée de terre a péri.
LE SPECTRE DE DARÉIOS.
Ainsi, toute l'armée a été détruite en combattant?
ATOSSA.
Certes, toute la ville des Sousiens gémit d'être vide
d'hommes.
LE SPECTRE DE DAREIOS.
Hélas! une si grande armée ! Vains secours!
Toute la race des Baktriens a péri, et pas un n'était
vieux!
LE SPECTRE DE DAREIOS.
O malheureux, qui as perdu une telle jeunesse'
35o LES l'KRSES.
ATOSSA.
On dit que le seul Xerxès, abandonné des .Mens et
presque sans compagnons...
LE SPECTRE DE DARÉIOS.
Comment? Où a-t-il péri? Est-il sauvé?
A pu atteindre le pont jeté entre les deux continents.
LE SPECTRE DE DAREIOS.
Est-il revenu sain et sauf sur cette terre? Cela est-iJ
certain ?
ATOSSA.
Oui, cela est certain; il n'y a aucun doute.
LE SPECTRE DE DAREIOS.
Hélas! L'événement a promptement suivi les oracles,
et Zeus, sur mon fils, vient d'accomplir les divinations!
Certes, j'espérais que les Dieux en retarderaient encore
longtemps l'accomplissement; mais un Dieu pousse ce-
lui qui aide aux oracles! Maintenant la source des
maux jaillit pour ceux que j'aime. C'est mon fils qui a
tout fait par sa jeunesse audacieuse, lui qui, chargeant
de chaînes le sacré Hellespontos, comme un esclave,
espérait arrêter le divin fleuve Bosphoros, changer la face
LES PERSES. 35l
du détroit, et, à l'aide de liens forgés par le marteau,
ouvrir une voie immense à une immense armée! lui
qui, étant mortel, espérait l'emporter sur tous les Dieux,
et sur Poséidon! — Comment mon fils a-t-il pu être
saisi d'une telle démence? Je tremble que les grandes et
abondantes richesses que j'ai amassées ne soient la proie
du premier qui voudra s'en emparer.
Le violent Xerxès a fait cela, conseillé par de mauvais
hommes. Ils lui ont dit que tu avais conquis par l'épée
de grandes richesses à tes enfants, tandis que lui, par
lâcheté, ne combattait que dans ses demeures, sans rien
ajouter à la puissance paternelle. Ayant souvent reçu de
tels reproches de ces mauvais hommes, il partit pour
cette expédition contre Hellas.
LE SPECTRE DE DARÉlOS.
Ainsi c'est par eux que s'est accompli ce suprême dé-
sastre, mémorable à jamais! La ville des Sousiens n'a
point été dépeuplée par une telle calamité depuis que
Zeus lui fit cet honneur de vouloir qu'un seul homme
réunît sous le sceptre royal tous les peuples de la féconde
Asia! En effet, Mèdos, le premier, commanda l'armée.
Un autre, fils de celui-ci, acheva son œuvre, car la
sagesse dirigea son esprit. Le troisième fut Kyros ,
homme heureux, qui donna la paix à tous les siens. Il
réunit au Royaume le peuple des Lydiens et celui des
Phrygiens, et il dompta toute l'Iônia. Et les Dieux ne
s'irritèrent point contre lui, parce qu'il était plein de
sagesse. Le quatrième qui régna sur les peuples fut le
352 LES PERSES.
fils de Kyros. Le cinquième fut Merdis, opprobre de la
patrie et du ihrône antique. L'illustre Artaphrénès, à
l'aide de ses compagnons, le tua par ruse dans sa de-
meure. Le sixième fut Maraphis, et le septième fut
Artaphrénès. Et moi , j'accomplis aussi la destinée que
je désirais, et je conduisis de nombreuses expéditions
avec de grandes armées; mais je n'ai jamais causé de
tels maux au Royaume. Xerxès mon fils est jeune; il a
des pensées de jeune homme, et il ne se souvient plus de
mes conseils. Certes, sachez bien ceci , vous qui êtes mes
égaux par l'âge : nous tous qui avons eu la puissance
Royale, nous n'avons jamais causé de tels maux.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
O roi Daréios , où tendent donc tes paroles? Comment,
après ces malheurs, nous, peuple Persique , jouirons-
nous d'une fortune meilleure?
LE SPECTRE DE DARÉIOS.
Si vous ne portez jamais la guerre dans le pays des
Hellènes, les armées Médiques fussent-elles plus nom-
breuses, car la terre même leur vient en aide.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Que dis-tu ? Comment leur vient-elle en aide?
LE SPECTRE DE DARÉIOS.
En tuant par la faim les innombrables armées.
LES PERSES. 353
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Mais nous enverrions une armée excellente et bien
munie.
LE SPECTRE DE DAREIOS.
Maintenant, celle même qui est restée en Hellas ne
reviendra plus dans la patrie !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Que dis-tu? Toute l'armée des Barbares n'est-elle pas
revenue de l'Europe en traversant le détroit de Hellè ?
LE SPECTRE DE DARÉIOS.
Peu, de tant de guerriers, s'il faut en juger par les
oracles des Dieux et par c. ]ui est fait, car l'accom-
plissement d'un oracle est suivi par celui d'un autre.
Aveuglé par une espérance vaine, Xerxès a laissé là une
armée thoisie. Elle est restée dans les plaines qu'arrose
de ses eaux courantes l'Asopos, doux breuvage de la
terre des Boiôtiens. C'est là que les Perses doivent subir
le plus terrible désastre , prix de leur insolence et de
leurs desseins impies ; car, ayant envahi Hellas, ils n'ont
pas craint de dépouiller le sanctuaire des Dieux et de
brûler les temples. Les sanctuaires et les autels ont été
saccagés et les images des Dieux arrachées de leur base
et brisées. A cause de ces actions impies ils ont déjà
souffert de grands maux, mais d'autres les menacent et
vont jaillir, et la source des calamités n'est point encore
tarie. Des flots de sang s'épaissiront, sous la lance
a3
354 ^^^ PERSES.
Dorique, dans Jes champs de Plataia; et des morts
amoncelés, jusqu'à la troisième génération, bien que
muets, parleront aux yeux des hommes, disant qu'étant
mortel il ne faut pas trop enfler son esprit. L'insolence
qui fleurit fait germer l'épi de la ruine, et elle moissonne
une lamentable moisson. Pour vous, en voyant ces
expiations, souvenez-vous d'Athèna et de Hellas, afin
que nul ne méprise ce qu'il possède, et, dans son désir
d'un bien étranger, ne perde sa propre richesse. Zeus
vengeur n'oublie point de châtier tout orgueil démesuré,
car c'est un justicier inexorable. C'est pourquoi, instrui-
sez Xerxès par vos sages conseils, afin qu'il apprenne à
ne plus offenser les Dieux par son insolence audacieuse.
Et toi , ô vieille et chère mère de Xerxès, étant retournée
dans ta demeure , choisis pour lui de beaux vêtements,
et va au-devant de ton fils. En effet , il n'a plus autour
de son corps que des lambeaux des vêtements aux cou-
leurs variées qu'il a déchirés dans la douleur de ses
maux. Console-le par de douces paroles. Je le sais, il
n'écoutera que toi seule. Moi, je rentrerai dans les ténè-
bres souterraines. Et vous, vieillards, salut! Même dans
le malheur, donnez, chaque jour, votre âme à la joie,
car les richesses sont inutiles aux morts.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
J'apprends, ù ma grande douleur, que les Barbares,
outre les maux présents, subiront encore d'autres cala-
mités dans l'avenir.
O Daimôn! que d'innombrables et terribles douleurs
se ruent sur moi ! Mais ce qui m'est le plus amer c'est
LES PERSES. 355
d'apprendre que mon fils est couvert de vêtements hon-
teux. Certes, je rentrerai, et, prenant de beaux vête-
ments dans mes demeures, j'irai au devant de mon fils.
Je ne l'abandonnerai pas dans le malheur, lui qui m'est
le plus cher.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Strophe I,
Certes, ô Dieux! nous menions une vie grande et
heureuse et sagement gouvernée, quand le Roi égal
aux Dieux, Daiéios, vénérable, doux, invincible, suffi-
sant à tout, commandait au Royaume!
Antistrophe I.
Avant tout, nous étions illustres par notre glorieuse
armée, et de fermes lois réglaient toutes choses. Puis,
nos troupes, sans avoir subi de défaites, toujours victo-
rieuses, revenaient heureusement dans nos demeures.
Strophe II.
Que de villes il a prises , sans même avoir traversé le
fleuve Halys, sans avoir quitté sa demeure! Telles les
villes de la mer Strymonnienne, aux frontières Thra-
kiennes;
Antistrophe II.
Et celles qui , loin de la mer, étaient entourées de mu -
railles, obéissaient au Roi , et les villes orgueilleuses du
large détroit de Hellè, et la sinueuse Propontis, et les
bouches du Pontos;
356 LES PERSES.
Strophe III.
Et, le long du continent prolongé, les îles entourées
des flots, voisines des côtes , Lesbos , Samos qui abonde
en olives, Khios, Paros, Naxos, Mykonos, et Andros
qui touche à Tènos;
Antistrophe III .
Et les îles de la haute mer, Lemnos, terre d'Ikaros,
Rhodos, Knidos, et les villes Kypriennes, Paphos,
Solos et Salamis, dont la métropole est cause de nos
gémissements.
Épôde.
Et il conquit aussi par sa prudence les riches villes des
laônes, peuplées des Hellènes, car il possédait la force
invincible d'alliés de toute race et bien armés. Et voici
maintenant que les Dieux ayant retourné les maux de la
guerre contre nous, nous avons été cruellement vaincus
sur mer!
Hélas, malheureux ! comment ai-je été accablé de cette
calamité lamentable et inattendue! ohl que la Fortune
afflige amèrement la race des Perses ! Ah ! malheureux!
que faire? La vigueur de mes genoux fîéchit devant ces
vieillards! O Zeus, que ne suis-je mort avec mes guer-
riers morts !
LES PERSES. 357
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Hélas, hélas! ô Roi, voici qu'un Dieu a moissonné
cette brave armée, gloire des hommes, honneur de la
Perse ! La terre pleure cette jeunesse tuée par Xerxès ,
lui qui a empli le Hadès de Perses ! Que de guerriers
sont morts, archers redoutables, fleurs de la patrie!
Toute une race innombrable de guerriers a péril
Hélas, hélas! ma brave armée!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Toute l'Asia, ô Roi de cette terre, tombe misérable-
ment sur ses genoux!
XERXÈS.
Strophe I.
Moi, hélas, hélas! funeste, lamentable pour ma race,
je suis né pour la ruine de la terre de la patrie !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je saluerai ton retour par des cris funèbres, par
l'hymne lugubre du chanteur Mariandynien, par les
gémissements et les larmes!
35S LES PERSES.
XERXÈS.
Antistrophe I.
Poussez des cris discordants, lugubres, lamentables!
Un Dieu s'est tourné contre moil
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Certes, je pousserai des cris lamentables, je pleurerai
amèrement les terribles calamités du peuple, souffertes
sur la mer, et la jeunesse du Royaume gémissant! Je
crierai, je pleurerai, je gémirai!
XERXÈS.
Strophe II.
Ares nous a ravi la victoire ; il a fait triompher la flotte
des laônes , il a fauché la sombre mer et le fatal rivage I
Hélas, hélas! criez, redemandez-moi tout!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Où as-tu laissé la multitude de tes amis, ceux qui se
tenaient debout à ton côié : Pharandakès, Souzas,
Pélagôn, Dotamas et Agdabatas, Psammis, Sousiskanès
qui partit d'Ekbatân ?
XERXÈS.
Antistrophe IL
Je les ai laissés morts, précipités de leur nef Tyrienne
sur les rivages de Salamis, sur les âpres côtes.
LES PERSES. 35g
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Hélas, hélas! où sont Pharnoukhos et le brave Ario-
mardos, et le prince Seualkès, et le noble Lilaios .
Memphis, Tharybis, Masistrès, Artembarès et Hysta-
ikhmas? Dis-moi où ils sont.
Strophe III.
Hélas, hélas! En face de l'antique et odieuse Athèna,
tous, les malheureux! ont été jetés palpitants contre
terre.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Et lui, cet œil fidèle qui comptait pour toi les innom-
brables Perses, le fils de Batanôkhos, fils de Sésames,
fils de Mygabatès, Alpistès? Et Parthos, et le grand
Oibarès, où les as-tu laissés.? Oh! les ennemis! Que
les maux que tu racontes ont été funestes aux braves
Perses!
XERXÈS.
Antistrophe III.
Tu excites mon amer regret de mes braves amis, tu
les renouvelles en rappelant ces malheurs terribles. Mon
cœur pousse des cris du fond de ma poitrine!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Et leMyriontarque Xanthès, chef des Mardes, et le
:36o LES PERSES.
brave Ankharès, et Diaixis, et Arsakès, chefs des cava-
liers, et Kèdadatès, et Lylhymnès , et Tolmos, insa-
tiable de combats? Ils ont été ensevelis, mais sans
chars abrités par des tentes et sans cortège!
XERXÈS.
Strophe IV
Ils sont morts ceux qui étaient les chefs de l'armée!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Ils sont morts sans être honorés, hélas! Malheur!
ô malheur! ô Daimones, vous nous avez accablés d'un
mal inattendu et terrible, fait pour les regards d'Atè !
XERXÈS.
Antistrophe IV.
Nous avons été frappés d'un coup tel que nous n'en
recevrons de notre vie !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Nous avons été frappés, cela est certain! Calamité
inattendue, inouïe 1 Nous nous sommes heurtés pour
notre malheur à la flotte des laônes! Cette guerre a été
funeste à la race des Perses !
XERXÈS.
Strophe V.
Certes! Et j'ai été vaincu avec une telle armée!
LES PERSES. 36l
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Quoi! le grand royaume des Perses est-il donc détruit?
XERXÈS.
Ne vois-tu pas ce qui me reste de ma puissance?
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je vois, je vois!
XERXÈS.
Ce carquois...
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
C'est ce que tu as sauvé, dis-tu?
XERXÈS.
Oui! cette gaîne de mes flèches.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS,
C'est peu sur tant de pertes I
XERXÈS.
Nous n'avons plus de défenseurs!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
La race des laônes est ardente au combat.
562 LES PERSES.
XERXÈS.
Aniistrophe V.
Elle est très-vaillante. J'ai subi une défaite inattendue.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Et tu dis que notre flotte a pris la fuite j*
XERXÈS.
A cause de ce malheur j'ai déchiré mes vêtements.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Hélas! hélas I
XERXÈS.
Plus qu'hélas ! Gémis plus encore !
LE CHOEUR DES VIEILLARDS.
Nos maux sont doubles et triples l
Lamentables pour nous , ils font la joie de nos enne-
mis.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Nos forces sont rompues I
LES PERSES.
»363
Je n'ai plus de compagnons !
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Tes amis sont engloutis dans la mer'
XERXÈS.
Strophe VI
Pleure! pleure ma défaite! Rentre dans ta demeure.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Hélas, hélas ! cette défaite !
XERXÈS
Crie ! Réponds à mes cris!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Misérable consolation de leurs maux pour des malheu-
reux!
XERXÈS.
Mêle ton chant lugubre au mien.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Hélas , hélas 1 Cette calamité terrible ! Hélas ! je gémis
amèrement.
3Ô4 LES PERSES.
XERXÈS.
Antistrophe VI.
Frappe , frappe-toi! Gémis sur mes maux!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je pleure lamentablement,
XERXÈS.
Crie! Réponds à mes cris!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je le fais, ô maître!
XERXÈS.
Pousse de hautes lamentations.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Hélas , hélas ! je multiplie les noires meurtrissures.
XERXÈS.
Strophe VIL
Frappe ta poitrine ! Chante l'hymne Mysien.
LE CHŒ.UR DES VIEILLARDS.
Douleur, douleur!
LES PERSES. . 2b:>
XERXÈS.
Arrache les poils blancs de ta barbe. *
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
A pleine main! Très-lamentablement!
XERXÈS.
Pousse de hautes clameurs.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS-
C'est ce que je ferai.
XERXÈS.
Antistrophe VII.
Déchire avec tes ongles les plis de tes vêtements.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Douleur, douleur!
XERXÈS.
Arrache tes cheveux! Pleure sur l'armée!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
A pleine main! très-lamentablement I
366 LES PERSES.
XERXÈS.
Baigne tes yeux de larmes.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
J'en suis baigné.
XERXÈS.
Épôde.
Crie donc ! Réponds à mes cris.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS,
Hélas! hélas! hélas î hélas!
Rentre dans ta demeure en te lamentant.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Hélas! hélas 1 O malheureuse terre Persique!
XERXÈS.
Hélas ! dans toute la ville I
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Certes, hélas! toujours, toujours!
LES PERSES. 367
XERXÈS.
Lamentez-vous en marchant lentenîent.
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Hélas! hélasl O malheureuse terre Persiquel
XERXÈS
Hélas ! hélas ! hélas ! Mes nefs à trois rangs d'avirons!
hélas! hélas! hélas ! Mes nefs sont perdues!
LE CHŒUR DES VIEILLARDS.
Je te suis en poussant des gémissements lugubres !
FIN DES TRAGÉDIES d'eSCHYLE.
TABLE
^ Pages
^ I. Promethus enchaîné . *:0,&{A»,LjÙi.ii. I
"2. H. Les Suppliantes. V 49
111. Les Sept contre Theba 99
"2. IV. Agamemnôn. .^jJti JLAtwL J^'i^ 149
2 V. Les Khoephores 219
VI. Les Euménides 273
^'VII. Les Perses 319
24
I
•Paris. — Imprimerie A. Lemerre, 2;, rue des GranJs-Augustins.
Réseau de bibliothèques
Université d'Ottawa
Échéance
Library Network
University of Ottawa
Date Due
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■©N0V2 9 2001
NOV 2Û20U4
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