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Full text of "Eschyle \"

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ESCHYLE 

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LECONTE   DE   LISLE 


ESCHYLE 


Traduction  nouvelle 


TcA\IS 


ALPHONSE    LE  M  ERRE,    ÉDITEUR 

27-31,     PASSAGE      CIIOISEUL,      27-3I 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/eschylelOOesch 


PROMÈTHEUS    ENCHAINE 


PROMETHEUS  ENCHAÎNÉ 


Promètheus. 

Hèphaistos. 

Hermès. 

Okéanos 

16. 

Kratos. 

Bia. 

Le  Chœur  des  Nvmvhes  Okéanîdes. 


^ous  sommes  arrivés  au  dernier  sentier  de  la 
.^ terre,  dans  le  pays  Skythique,  dans  la  soli- 
,.Qtude  non  foulée. 

■^  Hèphaistos!  fais  ce  que  le  Père  t'a  ordonné 
d'accomplir.  Par  les  immuables  étreintes  des  chaînes 
d'acier,  cloue  ce  Sauveur  d'hommes  à  ces  hautes  roches 
escarpées.  Il  t'a  volé  la  splendeur  du  Feu  qui  crée  tout,' 


4  PROMETHEUS    ENCHAINE. 

ta  Fleur,  et  il  l'a  donnée  aux  mortels.  Châtie-le  d'avoir 
outragé  les  Dieux.  Qu'il  apprenne  à  révérer  la  tyrannie 
de  Zeus,  et  qu'il  se  garde  d'être  bienveillant  aux  hommes. 

HÈPHAISTOS. 

Kratos  et  Bia!  Pour  ce  qui  vous  concerne,  l'ordre  de 
Zeus  est  accompli.  Rien  de  plus.  A  cet  escarpement  tem- 
pétueux je  n'ose  lier  violemment  un  Dieu  fraternel.  Mais 
la  nécessité  me  contraint  d'oser.  Il  est  terrible  d'en- 
freindre l'ordre  du  Père. 

O  fils  sublime  de  la  sage  Thémis!  contre  mon  gré, 
malgré  toi,  par  d'indissolubles  chaînes,  je  te  lierai  à  cette 
roche  inaccessible  aux  hommes,  là  où  tu  n'entendras  la 
voix,  où  tu  ne  verras  la  face  d'aucun  mortel,  où,  lente- 
ment consumé  par  l'ardente  flamme  de  Hèlios,  tu  per- 
dras la  fleur  de  ta  peau  !  Tu  seras  heureux  quand  la  Nuit, 
de  sa  robe  enrichie  d'étoiles,  cachera  l'éclat  du  jour,  et 
quand  Hèlios  dissipera  de  nouveau  les  gelées  matinales. 
Elle  te  hantera  à  jamais,  l'horrible  angoisse  de  ta  mi- 
sère présente,  et  voici  qu'il  n'est  pas  encore  né.  Celui 
qui  te  délivrera  !  C'est  le  fruit  de  ton  amour  pour  les 
hommes.  Étant  un  Dieu,  tu  n'as  pas  craint  la  colère  des 
Dieux.  Tu  as  fait  aux  Vivants  des  dons  trop  grands.  Pour 
cela,  sur  cette  roche  lugubre,  debout,  sans  fléchir  le  ge- 
nou, sans  dormir,  tu  te  consumeras  en  lamentations  in- 
finies, en  gémissements  inutiles.  L'esprit  de  Zeus  est 
implacable.  Il  est  dur  celui  qui  possède  une  tyrannie  ré- 
cente. 

KRATOS. 

Allons  !  Que  tardes-tu  r  Vainement  tu  le  prends  en  pitié. 
Ce  Dieu,  en  horreur  aux  Dieux,  qui  a  livré  ton  bien  aux 
mortels,  ne  le  hais-tu  point.'' 


PPOMETHEUS    ENCHAINE. 
HÈPHAISTOS. 

Sang  et  amitié  ont  une  grande  force. 


Certes,  mais  peux-tu  mépriser  les  ordres  du  Père?  Ne 
serait-ce  pas  plus  effrayant? 

HÈPHAISTOS.  ^ 

Tu  es  toujours  dur  et  plein  d'audace. 

KRATOS. 

Le  plaindre  n'est  point  un  remède.  Qu'en  sera-t-il? 
Ne  t'émeus  point  vainement. 

HÈPHAISTOS. 

O  travail  très-détestable  de  mes  mains! 

KRATOS. 

Pourquoi?  En  vérité,  je  te  dirai  ceci  :  la  cause  de  ses 
maux  n'est  point  dans  ton  art. 

HÈPHAISTOS. 

Cette  tâche  !  Que  n'est-il  donné  à  un  autre  de  l'accom 
plir! 

KRATOS 

Toutes  choses  sont  permises  aux  Dieux.  Ceci  leur  est 
refusé.  Nul  n'est  libre,  si  ce  n'est  Zeus. 

HÈPHAISTOS. 

Je  le  sais.  Je  n'ai  rien  à  dire. 


6  PBOMÈTHEUS    ENCHAÎNÉ. 

KRATOS. 

Hâte-toi  donc.  Étreins-le  de  chaînes,  de  peur  que  le 
Père  ne  sache  que  tu  hésites. 

HÈPHAISTOS. 

Voici  que  les  chaînes  sont  toutes  prêtes. 


Saisis-les.  A  l'aide  de  ton  marteau,  avec  une  grande 
force,  rive-les  autour  de  ses  bras.  Cloue-le  à  ces  roches. 

HÈPHAISTOS. 


Cela  va  être  fait,  et  activement. 


Frappe  plus  fort  !  Éireins  !  Ne  faiblis  pas  !  Il  est  habile 
au  point  de  sortir  de  l'inextricable. 

HÈPHAISTOS. 

Ce  bras  est  lié  indissolublement. 

KRATOS. 

Cloue  solidement  l'autre.  Qu'il  sache  que  son  intelli- 
gence est  moins  prompte  que  celle  de  Zeus. 

HÈPHAISTOS. 

Certes,  excepté  lui,  nul  ne  me  blâmera. 


PROMETHEUS    ENCHAINE. 


Maintenant,  à  travers  sa  poitrine,  enfonce  rudement 
la  dent  solide  de  ce  coin  d'acier. 

HÈPHAISTOSc 

Hélas,  hélas!   Promètheus!  Je   me   lamente  sur  tes 
maux. 

KRATOS. 

Tu  tardes  encore?  Tu  gémis  sur  les  ennemis  de  Zeus! 
Crains  de  gémir  sur  toi-même. 

HÈPHAISTOS. 

Tu  vois  de  tes  yeux  un  spectacle  horrible. 


Je  vois  qu'il  subit  l'équitable  châtiment  de  son  crime. 
Enchaîne-le  autour  des  flancs  et  sous  les  aisselles. 

HÈPHAISTOS. 

Il  le  faut.  Ne  me  commande  donc  plus. 

KRATOS. 

Je  veux  te  commander  et  te  harceler  encore.  Descends 
plus  bas!  Serre  violemment  les  cuisses  avec  ces  an- 
neaux. 

HÈPHAISTOS. 


C'est  fait,  et  promptement. 


PROMÈTHEUS  ENCHAÎNÉ. 


KRATOS. 


Entrave  fortement  les  pieds.  Celui  qui  surveille  ton 
travail  est  terrible. 

HÈPHAISTOS. 

Ta  parole  est  aussi  dure  que  ta  face. 

KRATOS. 

Sois  faible,  mais  ne  me  reproche  ni  la  rudesse  de  ma 
nature,  ni  mon  inflexibilité. 

HÈPHAISTOS. 

Parions.  Tous  ses  membres  sont  enchaînés. 

KRATOS,  à  Promètheus. 

Maintenant,  parle  insolemment  ici!  Ravis  ce  qui  est 

aux  Dieux  pour  le  donner  aux  Ephémères!  Que  peuvent 
les  hommes  pour  t'affranchir  de  ton  supplice?  Les  Dai- 
mones  t'ont  mal  nommé,  en  te  nommant  Promètheus. 
C'est  un  Promètheus  qu'il  te  faudrait  pour  t'arracher  de 
ces  liens. 


PROMETHEUS. 

O  Aithèr  divin.  Vents  rapides,  Sources  des  fleuves, 
Sourires  infinis  des  flots  marins!  Et  toi,  Gaia,  mère  de 
toutes  choses!  Et  toi  qui,  de  tes  yeux,  embrasses  l'orbe 
du  monde,  Hèlios!  Je  vous  atteste!  Regardez-moi!  Étant 
un  Dieu,  voyez  ce  que  je  souffre  par  les  Dieux.  Voyez, 
accablé  de  ces  ignominies,  combien  je  devrai  gémir  dans 
le  cours  des  années  innombrables!  Tel  est  le  honteux 


PROMETHEUS    ENCHAINE.  9 

enchaînement  que  le  nouveau  Prytane  des  Heureux  a 
médité  contre  moi.  Hélas,  hélas  !  Je  me  lamente  sur  mon 
mal  présent  et  futur.  Quand  viendra-t-il  le  terme  fatal 
de  mes  misères?  Qu'ai-je  dit?  Je  prévois  sûrement  les 
choses  qui  seront.  Il  n'est  point  pour  moi  de  calamité 
inattendue.  Il  convient  de  subir  aisément  la  destinée  qui 
m'est  faite,  sachant  que  la  puissance  de  la  nécessité  est 
invincible.  Mais  je  ne  puis  ni  parler,  ni  me  taire  en  cet 
état.  J'ai  augmenté  le  bien  des  mortels,  et  me  voici,  mal- 
heureux, lié  à  ces  tourments!  Dans  une  férule  creuse 
j'ai  emporté  la  source  cachée  du  Feu,  maître  de  tous  les 
arts,  le  plus  grand  bien  qui  soit  pour  les  Vivants.  C'est 
pour  ce  crime  que  je  souffre,  attaché  en  plein  air  par  ces 
chaînes  ! 

Ah!  ah!  ah  !  Quel  est  ce  bruit?  Quelle  est  cette  vague 
odeur  qui  se  répand  jusqu'à  moi?  Est-ce  un  Dieu,  un  Vi- 
vant, un  Être  intermédiaire?  Vient-il  sur  cette  hauteur 
contempler  mes  misères?  Que  veut-il?  Regardez  le  Dieu 
enchaîné,  outragé,  l'ennemi  de  Zeus,  en  horreur  à  tous  les 
autres  Dieux  qui  hantent  la  royale  demeure  de  Zeus,  à 
cause  de  son  trop  grand  amour  pour  les  Vivants.  Hélas, 
hélas!  J'entends  de  nouveau  le  bruit  de  ces  oiseaux  qui 
approchent.  L'Aithèr  vibre  sous  les  battements  légers 
des  ailes.  Tout  ce  qui  vient  à  moi  m'épouvante  1 


LE    CHŒUR    DES    OKEANIDES. 

Strophe  1. 

Ne  crains  rien.  Cette  troupe  d'ailes  est  ton  amie  qui 
vient  en  hâte  vers  cette  roche,  malgré  la  volonté  pater- 


10  PROMÈTHEUS    ENCHAINE. 

nelle.  Des  souffles  rapides  nous  ont  amenées.  Le  retentis- 
sement du  son  de  l'acier  a  pénétré  au  fond  de  nos  antres. 

11  a  chassé  la  pudeur  vénérable,  et  nous  avons  été  em- 
portées, pieds  nus,  sur  ce  char  ailé. 

PROMÈTHEUS. 

Hélas,  hélas!  Race  de  Téthys  aux  nombreux  enfants, 
filles  du  Père  Okéanos  qui  roule  son  cours  infatigable 
autour  de  la  terre,  regardez!  Voyez  de  quelles  chaînes  je 
suis  étreint,  sur  le  dernier  faîte  de  cette  roche  escarpée, 
comme  une  misérable  sentinelle! 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Antistrophe  I. 

Je  le  vois,  ô  Promètheus  !  Une  effrayante  nuée  chargée 
de  larmes  emplit  mes  yeux,  quand  je  contemple,  dans 
ces  étreintes  d'acier,  ton  corps  se  consumant  sur  cette 
roche.  Des  timoniers  nouveaux  gouvernent  l'Olympos. 
Tyranniquement  Zeus  commande  par  îles  lois  récentes, 
et  il  abolit  les  antiques  Choses  augustes! 

PROMÈTHEUS. 

Sous  la  terre,  dans  le  Hadès  que  hantent  les  Morts, 
dans  l'immense  Tartaros,  que  ne  m'a-t-il  précipité, 
chargé  d'indissolubles  et  rudes  chaînes!  Nul  Dieu,  ni 
aucun  autre,  ne  se  réjouirait  de  mes  maux!  Maintenant, 
jouet  misérable  des  Vents,  je  subis  des  tortures  agréables 
à  mes  ennemis. 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Strophe  II. 
Qui  donc,  parmi  les  Dieux,  est  si  dur  de  cœur,  que 


PROMETHEUS    ENCHAINE.  I£ 

tes  tortures  lui  soient  agréables?  Qui  ne  s'indigne  de  tes 
maux,  si  ce  n'est  Zeus  ?  Toujours  furieux,  dans  son 
inflexible  volonté,  il  dompte  la  Race  Ouranienne.  Ja- 
mais il  ne  cessera,  à  moins  que  son  cœur  ne  se  rassasie 
de  vengeance,  ou  qu'un  autre  se  saisisse  de  la  puissance 
inaccessible. 

PROMETHEUS. 

Certes,  un  jour  pourtant,  bien  que  je  sois  chargé  igno- 
minieusement de  solides  chaînes,  ce  Prytane  des  Heu- 
reux aura  besoin  de  mon  aide,  afin  que  je  lui  révèle  le 
dessein  qui  le  dépouillera  du  sceptre  et  des  honneurs. 
Mais  ni  incantations,  ni  paroles  de  miel,  ni  menaces 
rudes  ne  me  fléchiront.  Je  ne  lui  enseignerai  rien,  avant 
qu'il  m'ait  délivré  de  ces  liens  cruels,  qu'il  ait  expié  mon 
ignominie. 

LE    CHŒUR    DES     OKÉANIDES, 

Antistrophe  II. 

En  vérité,  tu  es  intrépide.  Tu  ne  fléchis  point  dans 
ce  rude  supplice.  Mais  tu  parles  trop  librement.  L'épou- 
vante pénètre  mon  cœur.  Je  redoute  ta  destinée.  Quand 
me  sera-t-il  donné  de  voir  le  terme  fatal  de  tes  misères? 
L'esprit  du  Fils  de  Kronos  est  impénétrable;  son  cœur 
ne  peut  être  touché. 

PROMETHEUS. 

Je  sais  que  Zeus  est  dur.  Il  a  soumis  toute  justice  à  sa 
volonté.  Mais,  un  jour,  il  sera  humble  d'esprit,  quand  il 
se  sentira  frappé.  Cette  inexorable  colère  ssra  oubliée. 
Il  désirera  que  j'accepte  la  concorde  et  son  amitié.         -•. 


la  PROMÈTHEUS    enchaîné. 

LE     CHŒUR     DES     OKÉANIDES. 

Révèle  toute  la  chose.  Raconte-nous  pour  quelle  faute 
Zeus  t'a  châtié  si  cruellement  et  si  ignominieusement. 
Instruis-nous,  à  moins  que  ce  récit  ne  t'attriste. 

PROMÈTHEUS. 

Certes,  il  m'est  cruel  de  dire  ces  choses,  mais  il  est 
aussi  dur  de  me  taire.  Des  deux  côtés,  douleur  égale. 

Autrefois,  quand  les  Daimones  s'irritèrent  pour  la 
première  fois,  quand  la  dissension  se  mit  entre  eux,  les 
uns  voulaient  renverser  Kronos,  afin  que  Zeus  régnât. 
Les  autres  s'y  opposaient,  ne  voulant  point  que  Zeus 
commandât  jamais  aux  Dieux.  Moi,  donnant  le  meilleur 
conseil,  je  ne  pus  persuader  les  Titans,  fils  d'Ouranos  et 
de  Gaia.  Méprisant  mes  raisons  pacifiques,  ils  pensaient, 
dans  la  violence  de  leurs  esprits,  qu'ils  l'emporteraient, 
non  par  l'habileté,  mais  par  la  force.  Plusieurs  fois,  ma 
mère  Thémis  et  Gaia,  qui  n'a  qu'une  forme  sous  mille 
noms,  m'avaient  prédit  les  choses  futures  :  qu'ils  ne 
l'emporteraient  ni  par  la  force,  ni  par  la  violence,  mais 
par  la  ruse.  Je  leur  parlai  ainsi.  Ils  ne  me  jugèrent  point 
digne  d'être  écouté.  Et  je  crus  pour  le  mieux,  accompa- 
gné de  ma  mère,  de  me  joindre  à  Zeus  qui  le  désirait. 
El,  par  mes  conseils,  le  noir  et  profond  abîme  du  Tar- 
taros  engloutit  l'antique  Kronos  et  ses  compagnons. 
Ainsi,  j'ai  servi  ce  tyran  des  Dieux.  Il  m'en  a  récompensé 
par  ce  châtiment  horrible.  C'est  un  vice  contagieux 
propre  aux  tyrans  de  n'avoir  point  foi  en  leurs  amis. 
Si  vous  demandez  pour  quelle  cause  il  me  traite  si 
outrageusement,  je  vous  le  dirai.  Dès  qu'il  fut  assis  sur 
le  thrône  paternel,  aussitôt   il  partagea  les  honneurs 


PROMÈTHEUS    ENCHAINE.  l3 

aux  Daimones  et  constitua  sa  tyrannie.  Et  il  n'eut  aucun 
souci  des  malheureux  hommes,  et  il  voulut  en  détruire 
la  race,  afin  d'en  créer  une  nouvelle.  A  ce  dessein  nul 
ne  s'opposa,  excepté  moi.  Seul,  je  l'osai.  Je  sauvai  les 
Vivants.  Ils  ne  descendirent  point,  foudroyés,  dans  les 
ténèbres  du  Hadès.  C'est  pourquoi  je  suis  en  proie  à 
ces  tourments  horribles  et  misérables  à  voir.  Je  n'ai  pas 
été  jugé  digne  de  la  pitié  que  j'ai  eue  pour  les  Mortels. 
Mç  voici  cruellement  tourmenté.  Spectacle  honteux 
pourZeus! 

LE    CHŒUR     DES    OKEANIDES. 

Esprit  de  fer  et  de  rocher,  Promètheus  !  Avec  toi  qui 
ne  s'indignerait  de  tes  maux?  Je  n'ai  pas  eu  le  désir  de 
les  voir.  Quand  je  les  ai  vus,  mon  cœur  a  été  accablé  de 
tristesse. 

PROMÈTHEUS. 

Certes,  pour  ceux  qui  m'aiment,  je  suis  un  spectacle 
misérable! 

LE    CHŒUR     DES    OKEANIDES. 

N'as-tu  rien  fait  de  plus  pour  les  hommes  ? 

PROMÈTHEUS, 

J'ai  empêché  les  mortels  de  prévoir  la  mort. 

LE     CHŒUR    DES    OKEANIDES. 

Par  quel  remède  les  as-tu  guéris  de  ce  mal? 

PROMÈTHEUS. 

J'ai  mis  en  eux  d'aveugles  espérances. 


14'  PROMÈTHEUS    ENCHAINE."". 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Tu  leur  as  fait  un  grand  don. 

PROMÈTHEUS. 

Je  leur  ai  aussi  apporté  le  Feu. 

LE     CHŒUR     DES    OKÉANIDES. 

Les  Éphémères  possèdent  maintenant  le  Feu  flam- 
boyant? 

PROMÈTHEUS. 

C'est  par  lui  qu'ils  apprendront  des  arts  nombreux. 

LE     CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Et  c'est  pour  de  tels  crimes  que  Zeus  te  tourmente, 
sans  être  touché  de  tes  maux?  Ne  connais-tu  point  de 
terme  à  ton  supplice? 

PROMÈTHEUS. 

Il  n'en  est  point,  à  moins  que  cela  ne  lui  plaise. 

LE   CHŒUR    DES     OKÉANIDES. 

Cela  lui  plaira-t-il?  Quelle  est  ton  espérance?  Ne 
vois-tu  pas  que  tu  es  en  faute  ?  Quand  même  tu  aurais 
mal  agi,  il  ne  me  serait  pas  agréable  de  te  le  dire.  Cela 
serait  cruel.  Laissons  ces  choses.  Cherche  comment  tu 
échapperas  à  tes  douleurs. 

PROMÈTHEUS. 

Il  est  aisé,  quand  on  a  le  pied  hors  du  mal,  de  cort- 


PROMÈTHEUS    ENCHAÎNÉ.  l5 

seiller  et  de  réprimander  celui  qui  souffre.  Pour  moi,  je 
n'ignorais  rien  de  ceci.  J'ai  voulu,  sachant  ce  que  je 
voulais.  Je  ne  le  nierai  point.  En  sauvant  les  hommes, 
je  m'attirais  moi-même  ces  misères;  mais  je  ne  pensais 
pas  être  ainsi  tourmenté  et  me  consumer  sur  le  faîte  de 
cette  roche  solitaire.  Ne  pleurez  donc  point  mes  misères 
présentes.  Descendez  plutôt  sur  la  terre,  vers  la  destinée 
qui  m'opprime.  Sachez  tout  ce  qui  m'attend  encore. 
Venez  à  moi  !  Venez  en  aide  à  celui  qui  souffre  aujour- 
d'hui. Le  malheur  va,  errant  sans  cesse.  Il  accable  tan- 
tôt l'un,  tantôt  l'autre. 

LE     CHŒUR    DES    OKEANIDES. 

Promètheus  !  Nous  ne  refusons  point  de  t'obéir.  Voici 
que,  délaissant  promptement,  et  d'un  pied  léger,  le  char 
rapide  et  i'Aithèr  pur  où  passent  les  oiseaux,  nous  abor- 
dons cet  âpre  rocher,  dans  notre  désir  de  connaître  tes 
malheurs. 


OKEANOS. 

Promètheus!  accouru  vers  toi,  après  un  long  chemin, 
j'arrive,  porté  sur  cet  Oiseau  rapide  que  je  mène  par  ma 
seule  volonté  et  sans  frein.  Je  compatis  à  ta  destinée, 
sache-le.  Je  pense  que  la  parenté  m'y  pousse  ;  mais,  en 
outre,  je  ne  m'intéresse  à  nul  autre  plus  qu'à  toi.  Tu 
sauras  que  mes  paroles  sont  vraies.  Je  n'ai  point  cou- 
tume de  flatter  par  des  mensonges.  Allons!  Apprends- 
moi  ce  qu'il  faut  faire  pour  te  secourir.  Tu  ne  diras  pas 
qu'un  autre  est  pour  toi  un  ami  plus  ferme  qu'Okéanos. 


.l6  PROMÈTHEUS    ENCHAÎNÉ. 


PROMETHEUS. 


Ah  !  qu'est-ce  donc?  Toi  aussi,  tu  es  venu  contempler 
mon  supplice?  Comment  as-tu  osé  quitter  le  Fleuve  qui 
porte  ton  nom,  et  tes  antres  accoutumés,  aux  voûtes  de 
rocher,  pour  venir  sur  cette  terre,  mère  du  fer?  Es-tu 
venu  pour  assister  à  ma  destinée,  ou  pour  y  compatir? 
Vois  donc!  Contemple  l'Ami  de  Zeus.  Je  l'ai  aidé  à  fon- 
der sa  tyrannie,  et  c'est  par  lui  que  je  subis  ces  maux! 

OKÉANOS. 

Je  vois,  Promètheus,  et  je  veux  te  conseiller  pour  le 
mieux,  tout  habile  que  tu  es.  Connais-toi,  conforme-toi 
aux  pensées  nouvelles.  11  y  a  un  nouveau  tyran  parmi  les 
Dieux.  Si  tu  lances  des  paroles  amères  et  farouches, 
Zeus  les  entendra,  bien  qu'il  soit  dans  les  hauteurs,  et 
loin  de  toi.  Alors  sa  fureur  présente,  qui  cause  tes  tour- 
ments, ne  sera  plus  qu'un  jeu.  O  malheureux  !  rejette 
la  colère  que  tu  nourris  dans  ton  esprit.  Cherche  plutôt 
la  fin  de  tes  maux.  Je  semble  te  dire  des  choses  nors 
d'usage.  Cependant,  Promètheus,  tu  vois  ce  que  pro- 
duisent des  paroles  sans  frein.  Tu  n'es  pas  humble.  Tu 
ne  cèdes  pas  à  la  souffrance,  et  tu  veux  ajouter  d'autres 
maux  à  ceux  que  tu  subis.  Si  tu  m'en  crois,  tu  ne  lèveras 
pas  le  pied  contre  l'aiguillon.  Tu  comprendras  qu'un 
monarque  sans  pitié  commande  et  ne  rend  compte  à 
personne.  Maintenant  je  te  quitterai,  et  je  tenterai  de  te 
délivrer  de  ton  supplice.  Sois  en  repos.  Ne  parle  pas  trop 
amèrement.  Ne  sais-tu  pas  sûrement,  très-sage  que  tu 
es,  que  les  paroles  téméraires  attirent  les  châtiments  i; 

PRO.VIÈTHEUS. 

Je  t'envie  !  Tu  es  hors  de  danger,  après  avoir  tout 


PROMÈTHEUS    ENCHAINE.  I7 

conçu,  tout  osé  avec  moi.  Maintenant,  va  1  Ne  t'inquiète 
point  de  ceci.  Tu  ne  persuaderas  point  Zeus,  car  il  est 
inexorable.  Prends  garde  toi-même  de  t'attirer  malheur 
pour  être  venu  ici. 

OKÉANOS. 

Tu  es  plus  sage  pour  les  autres  que  pour  toi.  J'en  juge 
par  le  fait,  non  par  les  paroles.  Ne  tente  pas  de  me  rete- 
nir. Je  me  vante  d'obtenir  de  Zeus  qu'il  te  délivre  de  ton 
supplice. 

PROMÈTHEUS. 

Je  te  remercie.  Je  ne  cesserai  jamais  de  te  remercier. 
Je  ne  doute  pas  de  ton  active  bienveillance,  mais  tu  ne 
réussiras  point.  Tu  souffriras  sans  me  servir.  Reste  en 
repos,  et  à  l'écart.  Si  je  suis  malheureux,  je  ne  veux  pas 
que  le  malheur  en  atteigne  d'autres.  Non!  Je  suis  assez 
affligé  des  souffrances  de  mon  frère  Atlas  qui,  vers  les 
régions  de  Hespéros,  se  tient  debout,  portant  sur  ses 
épaules  la  colonne  de  l'Ouranos  et  de  la  terre,  fardeau 
écrasant!  Je  contemple  aussi,  plein  de  pitié,  ce  fils  de 
Gaia,  habitant  des  antres  Kilikicns,  ce  monstre  guerrier, 
aux  cent  têtes,  qui  terrassait  tout  de  sa  force,  l'impétueux 
Typhon,  qui  se  rebella  contre  tous  les  Dieux,  vomissant 
le  carnage  de  ses  gueules  horribles.  L'éclair  de  Gorgô 
jaillissait,  flamboyant,  de  ses  yeux,  tandis  que,  de  son 
assaut  violent,  il  menaçait  la  tyrannie  de  Zeus.  Mais  le 
Trait  vigilant,  la  Foudre  précipitée  et  respirant  la 
flamme,  se  rua  sur  lui,  écrasant  ses  insolences  tumul- 
tueuses. Frappé  à  travers  la  poitrine  et  consumé  de  la 
Foudre,  il  perdit  ses  forces,  brisé  par  le  tonnerre.  Main- 
tenant, son  corps  gît,  inutile  et  abject,  entre  les  détroits 
de  la  mer,  écrasé  sous  les  racines  de  l'Aitna,  tandis  que 
Hèphaistos,   assis   sur  les  sommets,    forge  les  masses 


l8  PROMÈTHEUS     ENCHAÎNÉ. 

de  fer  chauffées  à  blanc.  De  là,  un  jour,  se  précipiteront 
les  Fleuves  de  feu,  dévorant  de  leurs  ardentes  mâchoires 
les  larges  plaines  de  la  féconde  Sikélia.  Typhon  vomira 
ainsi  sa  fureur  en  un  tourbillon  de  flamme  débordante, 
bien  que  consumé  par  la  Foudre  de  Zeus.  Tu  n'es  pas 
inexpérimenté.  Tu  ne  seras  pas  privé  de  mes  avertisse- 
ments. Préserve-toi,  de  quelque  façon  que  ce  soit.  Pour 
moi,  je  subirai  ma  destinée  présente,  jusqu'à  ce  que  l'es- 
prit de  Zeus  cesse  d'être  irrité. 

OKÉANOS. 

Promètheus!  ne  sais-tu  pas  que  les  paroles  sont  les 
médecins  de  la  colère,  cette  maladie? 

PROMÈTHEUS. 

Si  toutefois  le  cœur  s'apaise;  si  on  ne  heurte  pas  ainsi 
le  gonflement  furieux  de  l'espiit. 

OKÉANOS. 

Mais  quel  danger  peut  résulter  d'un  effort,  d'une  ten- 
tative hardie?  Dis-le-moi. 

PROMÈTHEUS. 

Peine  très-inutile,  simplicité  stupide, 

OKÉANOS. 

Laisse-moi  courir  ce  danger.  Ne  point  sembler  sage 
est  d'une  sagesse  très-avantageuse. 

PROMÈTHEUS. 

Ta  faute  me  serait  imputée. 


PROMÈTHEUS    ENCHAINE.  iy 

OKÉANOS. 

Par  ce  discours,  maintenant,  tu  me  chasses. 

PROMÈTHEUS. 

Prends  garde  que  ta  pitié  pour  moi  n'excite  la  haine 
contre  toi. 

OKÉANOS. 

Est-ce  la  haine  de  Celui  qui  a  récemment  conquis  le 
thrône  tout-puissant? 

PROMÈTHEUS. 

Crains  que  son  cœur  s'irrite  jamais! 

OKÉANOS. 

Promètheus  !  ta  destinée  sera  ma  leçon. 

PROMÈTHEUS. 

Va!  hâte-toi!  Pense  toujours  ainsi. 

OKÉANOS. 

Je  me  hâte  à  ta  voix.  Voici  que  le  Quadrupède  ailé 
traverse  le  large  chemin  de  l'Aithèr,  plein  du  désir  de  se 
reposer  dans  l'étable  accoutumée. 


JO  PROMÈTHEUS    ENCHAINE. 

LE     CHŒUR    DES     OKÉANIDES. 

Strophe  I. 

Promètheus  !  Je  gémis  sur  ta  destinée  déplorable. 
J'arrose  mes  joues  de  larmes  qui  coulent  de  mes  yeux 
délicats,  comme  des  sources  humides.  Zeus,  qui  a  dé- 
crété ces  maux  lamentables,  se  glorifie  de  sa  puissance 
dominatrice  sur  les  Dieux  anciens. 

Antistrophe  I. 

Déjà  toute  cette  région  retentit  lugubrement.  O.i 
pleure  ton  antique  gloire  et  la  grandeur  de  tes  frères. 
Tous  ceux  qui  habitent  la  terre  de  la  sainte  Asia,  dans 
un  long  gémissement,  pleurent  avec  toi  sur  tes  misères: 

Strophe  II 

Les  habitantes  de  la  terre  de  Kolkhôs,  les  Vierges  in- 
trépides au  combat,  et  la  multitude  des  Skythes  qui 
hantent,  aux  extrémités  de  la  terre,  le  marais  Maiotide; 

Antistrophe  IL 

Et  la  fleur  belliqueuse  de  l'Arabia,  et  tous  ceux  qui 
abiteni  la  citadelle  près  du  Kaukasos,  foule  guerrière, 
frémissante  de  lances  aiguës. 

Epode. 

J'ai  vu  un  seul  autre  Titan,  avant  toi,  accablé  des 
mêmes  maux  et  de  cet  éternel  outrage  par  les  Dieux, 
Atlas  qui,  toujours  doué  d'une  immense  vigueur,  sou- 
tient de  ses  épaules  le  lourd  pôle  Ouranien.  Le  bouil- 
lonnement marin  résonne  en  se  heurtant.  Le  Gouffre 


PROMETHEUS     ENCHAINE.  21 

frémit.  Le  noir  abîme  souterrain  du  Hadès  tremble.  Les 
sources  des  Fleuves  au  cours  sacré  pleurent  sur  ce  sup- 
plice lamentable! 

PROMETHEUS. 

Ne  croyez  pas  que  je  me  taise  par  mépris  ou  par  inso- 
lence; mais  je  me  mords  le  cœur  en  pensée,  quand 
je  me  vois  aussi  outrageusement  torturé.  Pourtant, 
quel  autre  que  moi  a  distribué  leurs  honneurs  à  ces 
Dieux  nouveaux  ?  Mais  je  me  tais  sur  ceci.  Je  ne  vous 
dirais  que  ce  que  vous  savez.  Apprenez  plutôt  les  maux 
qui  étaient  parmi  les  Vivants,  pleins  d'ignorance  autre- 
fois, et  que  j'ai  rendus  sages  et  doués  d'intelligence.  Non 
que  je  leur  reproche  rien,  mais,  en  parlant  de  ce  que  je 
leur  ai  donné,  je  prouve  mon  amour  pour  eux. 

Au  commencement,  ils  regardaient  en  vain  et  ne 
voyaient  pas;  ils  écoutaient  et  n'entendaient  pas.  Pen- 
dant un  long  espace  de  temps,  semblables  aux  images 
des  songes,  ils  confondaient  aveuglément  toutes  choses. 
Ils  ne  connaissaient  ni  les  maisons  faites  de  briques  et 
exposées  au  soleil,  ni  la  charpente.  Ils  habitaient  sous 
terre,  au  fond  des  ténébreux  réduits  des  antres,  comme 
les  fourmis  longues  et  minces.  Ils  ne  savaient  rien,  ni  de 
l'hiver,  ni  du  printemps  fleuri,  ni  de  l'été  fructueux.  Ils 
vivaient  sans  penser,  jusqu'au  jour  où  je  leur  enseignai 
le  lever  certain  des  astres  et  leur  coucher  irrégulier.  Pour 
eux  je  trouvai  le  Nombre,  la  plus  ingénieuse  des  choses,  et 
l'arrangement  des  lettres,  et  la  mémoire  mère  des  Muses. 
Le  premier,  j'unis  sous  le  joug  les  animaux  destinés  à 
servir,  afin  qu'ils  pussent  remplacer  les  hommes  dans 
les  plus  rudes  travaux.  Je  conduisis  au  char  les  chevaux 
porteurs  de  freins,  ornements  des  riches.  Nul  que  moi 
ne  trouva  ces   autres  chars  des   navigateurs,  fendant 


22  PROMETHEUS    ENCHAINE. 

1.1  mer,  volant  avec  des  voiles.  Malheureux  !  Après  avoir 
inventé  ces  choses  pour  les  Vivants,  je  ne  trouve  rien 
maintenant  pour  me  délivrer  moi-même  de  mon  sup- 
plice. 

LE   CHŒUR   DES   OKÉANIDES. 

Tu  souffres  un  supplice  indigne.  Tu  erres,  troublé 
dans  ton  esprit.  Mauvais  médecin,  ta  pensée  est  malade, 
et  tu  n'y  trouves  aucun  remède  qui  puisse  te  guérir. 

PROMETHEUS. 

Si  tu  veux  écouter  le  reste,  tu  admireras  combien 
d'arts  et  de  ressources  j'ai  inventés.  Voici  le  plus  grand: 

Si  quelqu'un,  autrefois,  tombait  malade,  il  n'y  avait 
aucun  remède,  aucune  nourriture,  aucun  baume,  ni  rien 
qu'il  pût  boire.  Ils  mouraient  parle  manque  de  remèdes, 
avant  que  je  leur  eusse  enseigné  les  mixtures  des  médi- 
caments salutaires  qui,  maintenant,  chassent  loin  d'eux 
toutes  les  maladies.  J'instituai  les  nombreux  rites  de  la 
divination.  Le  premier,  je  signalai  dans  les  songes  les 
choses  qui  devaient  arriver,  et  j'expliquai  aux  hommes 
les  révélations  obscures.  J'ai  précisé  aux  voyageurs  les 
hasards  des  chemins  et  le  sens  assuré  du  vol  des  oiseaux 
aux  ongles  recourbés,  ceux  qui  sont  propices,  ceux  qui 
sont  contraires,  le  genre  de  nourriture  de  chacun,  leurs 
haines,  leurs  amours  et  leurs  réunions.  J'enseignai  aussi 
l'aspect  lisse  des  entrailles  et  leur  couleur  qui  plaît  aux 
Daimones,  et  la  qualité  favorable  de  la  bile  et  du  foie,  et 
les  cuisses  couvertes  de  graisse.  En  brûlant  les  longs 
reins,  j'ai  enseigné  aux  hommes  l'art  difficile  de  prévoir. 
Je  leur  ai  révélé  les  présages  du  Feu,  qui,  autrefois,  étaient 
obscurs.  Telles  sont  les  choses.  Et  qui  peut  dire  avoir 
trouvé    avant    moi   toutes    les   richesses    cachées   aux 


PROMÈTHEUS    ENCHAINE.  23 

hommes  sous  la  terre  :  l'airain,  le  fer,  l'argent,  l'or? 
Personne.  Je  le  sais  certainement,  à  moins  de  vouloir  ss. 
vanter  vainement.  Écoute  enfin  un  seul  mot  qui  résume  : 
tous  les  arts  ont  été  révélés  aux  Vivants  par  Promètheus. 

LE     CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Ne  dédaigne  pas  ta  propre  douleur,  puisque  tu  as  aidé 
les  hommes  plus  qu'il  ne  convenait.  J'espère  que  tu 
échapperas  alors  à  tes  chaînes,  et  que  tu  ne  seras  pas 
moins  puissant  que  Zeus. 

PROMÈTHEUS. 

L'inévitable  Moire  n'accomplira  point  les  choses  ainsi. 
La  fatalité  en  a  décidé.  Je  serai  consumé  de  misères  in- 
finies et  de  malheurs,  jusqu'à  ce  que  je  sois  délivré  de 
mes  chaînes.  La  science  est  beaucoup  trop  faible  contre 
la  nécessité. 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Qui  donc  gouverne  la  nécessité  ? 

PROMÈTHEUS. 

Les  trois  Moires  et  les  Erinnyes  qui  n'oublient  rien. 

LE   CHŒUR  DES   OKÉANIDES. 

Zeus  leur  est-il  soumis  ? 

PROMÈTHEUS. 

Certes.  Il  ne  peut  échapper  à  ce  qui  est  fatal. 


24  PROMÈTHEUS    ENCHAINE. 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Qu'y  a-t-il  de  fatal  pour  Zeus,  si  ce  n'est  de  comman- 
der toujours? 

PROMÈTHEUS. 

Ne  recherche  pas  cela.  N'insiste  point. 

LE    CHŒUR   DES    OKEANIDES. 

Sans  doute  elle  est  sacrée,  cette  chose  que  tu  caches? 

PROMÈTH  EUS. 

Parle  d'autre  chose.  Ce  n'est  point  le  temps  de  révéler 
celle-ci.  Il  me  faut  la  taire  absolument.  Si  je  la  garde 
pour  moi,  je  serai  délivré  de  ces  chaînes  ignominieuses 
et  de  ce  supplice. 

LE    CHŒUR   DES    OKÉANIDES. 

Strophe  I. 

Puisse  Zeus,  maître  de  toutes  choses,  ne  jamais  oppo- 
ser sa  puissance  à  ma  volonté!  Que  je  ne  cesse  jamais 
d'honorer  les  Dieux  et  d'assister  aux  festins  sacrés  où  sont 
égorgés  les  bœufs,  auprès  de  l'intarissable  cours  du  Père 
Okéanos!  Que  je  ne  les  offense  jamais  de  mes  paroles! 
Que  ce  désir  demeure  en  moi  et  ne  s'efface  jamais  ! 

Antistrophe  I. 

Il  est  doux  de  mener  une  longue  vie  pleine  de  certitude 
et  d'espérance,  et  de  nourrir  son  cœur  d'une  joie  lumi- 
neuse !  J'ai  horreur  de  te  voir  accablé  de  maux  infinis. 


PROMETHEUS    ENCHAINE. 


25 


Tu  n'as  pas  assez  respecté  Zeus.  Sûr  de  ta  sagesse,  tu  as 
trop  aimé  les  mortels,  ô  Promètheusl 

Strophe  II. 

O  ami,  vois  combien  la  suite  en  est  funeste!  Quel  se- 
cours, quelle  protection  attends-tu  des  Éphémères?  Ne 
vois-tu  pas  l'inerte  imbécillité,  semblable  au  sommeil, 
qui  étreint  la  race  aveugle  des  mortels?  Jamais  la  vo- 
lonté des  hommes  ne  troublera  l'ordre  voulu  par  Zeus. 

Antistrophe  II, 

J'ai  reconnu  cela  lorsque  j'ai  contemplé  ton  supplice, 
ô  Promètheus!  Que  l'harmonie  était  différente  qui  cares- 
sait mes  oreilles,  quand  autour  de  tes  bains  et  de  ton  lit 
je  chantais  selon  le  rite  nuptial,  au  temps  où,  l'ayant 
persuadée  par  tes  présents,  tu  épousais  Hèsiona,  la  fille 
de  mon  Père! 


10. 

Quelle  est  cette  terre?  Quelle  est  cette  race?  Quel  est 
celui-ci,  ainsi  lié  à  ce  rocher  tempétueux  par  ces  chaînes? 
Pour  quel  crime  es-tu  châtié?  Ah!  ah!  ah!  voici  que  le 
Taon  me  pique  de  nouveau,  malheureuse  !  Lui  !  Le 
spectre  d'Argos,  fils  de  Gaia!  Fuis,  ô  terre!  Je  vois,  ô 
terreur!  le  Bouvier  aux  yeux  innombrables  qui  me  re- 
garde !  Il  approche  avec  son  œil  rusé.  Bien  que  mort,  la 
terre  ne  le  cache  point.  Échappé  du  Hadès,  il  me  pour- 
suit, malheureuse,  affamée,  vagabonde,  à  travers  les  sa- 
bles marins  ' 


26  PROMÈrHBtJS    enchaîné. 

Strophe. 

La  syrinx  enduite  de  cire  fait  entendre  le  chant  du 
sommeil.  Hélas,  hélas,  hélas!  où  ces  longues  courses  me 
poussent-elles?  O  fils  de  Kronos,  pourquoi  m'as-tu  liée 
à  ces  misères?  Pourquoi  exciter  ainsi  par  la  terreur  ma 
fureur  et  ma  démence?  Consume-moi  par  le  feu,  en- 
gloutis-moi sous  la  terre,  ou  jette-moi  en  pâture  aux 
bêtes  de  la  mer!  Ne  te  refuse  pas  à  ce  désir,  ô  Roi!  Mes 
courses  vagabondes  m'ont  exténuée.  Je  ne  sais  comment 
ni  où  je  serai  délivrée  de  mes  maux. 

LE   CHŒUR   DES    OKÉANIDES. 

N'entends-tu  point  la  voix  de  la  Vierge  aux  cornes  d 
vache? 

PROMÈTHEUS. 

Comment  n'entendrais-je  point  la  jeune  Vierge  harce- 
lée parle  Taon,  la  fille  d'Inalvhos?  Elle  a  brûlé  d'amour 
le  cœur  de  Zeus,  et  voici  qu'elle  est  violemment  éprou- 
vée, en  ces  trop  longues  courses,  par  la  haine  de 
Hèra. 

lô. 

Antistrophe. 

Pourquoi  as-tu  prononcé  le  nom  de  mon  père  ?  Dis-le 
aune  malheureuse.  Qui  es-tu?  Qui  es-tu  donc,  ô  mal- 
heureux! toi  qui  sais  mon  nom,  toi  qui  nommes  le  mal 
envoyé  par  les  Dieux,  ce  mal  qui  me  dessèche  et  me 
mord  de  furieux  aiguillons?  Hélas!  Je  suis  venue  en 
bondissant,  excitée  par  les  brûlures  de  la  faim  ,  domptée 
par  la  volonté  haineuse  de  Hèra.  Hélas!  Quels  malheu- 


PROMETHEUS    ENCHAINE.  ÎJ 

reux  subissent  les  maux  qui  m'accablent?  Mais  dis-moi 
clairement  ce  qui  me  reste  à  souffrir,  dis-moi  s'il  est  un 
soulagement  ou  un  remède  à  mon  mal.  Si  tu  le  sais, 
parle,  dis-le  à  la  malheureuse  Vierge  vagabonde. 

PROMETHEUS. 

Ce  que  tu  désires,  je  te  le  dirai  clairement,  sans  te  ca- 
cher rien,  simplement,  comme  il  convient  entre  amis. 
Tu  vois  Promètheus,  Celui  qui  a  donné  le  Feu  aux  Vi- 
vants. 

lô. 

O  toi  qui  t'es  révélé  pour  le  commun  salut  des  hommes, 
malheureux  Promètheus!  pour  quelle  cause  souffres-tu 
ainsi? 

PROMÈTHEUS. 

A  peine  ai-je  cessé  de  déplorer  mes  misères. 

lô. 
Tu  ne  me  feras  donc  point  cette  grâce? 

PROMÈTHEUS. 

Parle,  que  demandes-tu?  Tu  sauras  tout  de  moi. 

lô. 
Dis-moi  qui  t'a  lié  à  cette  roche  escarpée. 

PROMÈTHEUS. 

La  volonté  de  Zeus  et  les  mains  de  Hèphaistos. 

lô. 
Mais  de  quels  crimes  subis- tu  le  châtiment? 


^S  PROMÈTHEUS    ENCHAINE. 

PROMÈTHEUS, 

Je  ne  puis  te  répondre  que  cela  seulement. 

lô. 

Apprends-moi  le  terme  de  mes  courses  et  ce  que  du- 
rera mon  mal. 

PROMÈTHEUS. 

Il  vaut  mieux  pour  toi  l'ignorer  que  le  savoir. 

lô. 

Ne  me  cache  rien  de  ce  que  je  dois  souffrir. 

PROMÈTHEUS. 

Je  ne  te  refuse  pas  ce  service. 

lÔ. 

Que  tardes-tu  donc?  Dis-moi  tout. 

PROMÈTHEUS. 

Ce  n'est  point  mauvaise  volonté.  Je  crains  de  troubler 
ton  esprit. 

lô. 

Cela  me  plaît.  Ne  considère  rien  au  delà. 

PROMÈTHEUS. 

Puisque  tu  le  désires,  il  me  faut  parler.  Écoute  donc. 

LE   CHŒUR   DES   OKÉANIDES. 

Non,  pas  encore.  Accorde-moi  une  part  de  joie.  D'à- 


PROMÈTHEUS    ENCHAINE.  29 

bord,  sachons  d'elle-même  sa  fatale  destinée  et  son  mal. 
Tu  lui  diras  ensuite  le  reste  de  ses  misères. 

PROMÈTHEUS. 

Il  t'appartient,  lô,  de  les  satisfaire.  Après  tout,  elles 
sont  les  sœurs  de  ton  père.  Il  est  doux  de  déplorer  sa 
propre  destinée  et  d'exciter  les  larmes  de  qui  nous 
écoute. 

lô. 

Je  ne  sais  comment  je  pourrais  vous  refuser.  Vous 
saurez  clairement  ce  que  vous  demandez,  bien  qu'il  me 
soit  amer  de  raconter  comment  mon  esprit  a  été  trou- 
blé par  un  Dieu,  et  comment  j'ai  été  misérablement 
transformée. 

Sans  cesse  des  apparitions  nocturnes  erraient  dans  ma 
chambre  virginale  et  me  caressaient  de  douces  paroles  : 
—  O  bienheureuse  jeune  fille,  pourquoi  gardes-tu  si  long- 
temps la  virginité,  quand  de  si  belles  noces  te  sont  pos- 
sibles? Zeus  brûle  par  toi,  sous  le  trait  du  désir.  Il 
veut  posséder  Kypris  avec  toi.  O  jeune  fille,  ne  repousse 
pas  le  lit  de  Zeus  1  Va  dans  la  profonde  prairie  de  Lerna, 
où  sont  les  enclos  et  les  étables  de  ton  père,  afin  que 
l'œil  de  Zeus  ne  brûle  plus  de  désirs.  —  Et  pendant 
toutes  les  nuits,  malheureuse!  j'étais  harcelée  de  tels 
songes,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  osé  raconter  à  mon  père 
ces  apparitions  nocturnes.  Et  lui,  il  envoya  de  nom- 
breux messagers  à  Pythô  et  à  Dôdônè,  afin  d'apprendre 
ce  qu'il  devait  faire  qui  fût  agréable  aux  Dieux.  Et  ils  re- 
venaient, rapportant  des  oracles  ambigus  et  des  paroles 
obscures  et  inintelligibles.  Enfin  la  révélation  fut  claire- 
ment manifestée  à  Inakhos  qu'il  eût  à  me  chasser  de  ma 
demeure  et  de  ma  patrie,  pour  que  je  fusse  vagabonde 


3o  !":OMÈTHEUS    ENCHAINE. 

aux  extrémités  de  la  terre.  La  foudre  flamboyante  de 
Zeus  devait  venir,  s'il  n'obéissait  pas,  et  anéantir  toute 
notre  race.  Contre  son  gré,  malgré  moi,  persuadé  par 
cet  oracle  de  Loxias,  il  me  chassa  hors  de  ses  demeures. 
L'ordre  de  Zeus  l'y  forçait.  Il  fut  contraint  de  le  faire. 
Et  aussitôt  mon  aspect  et  mon  esprit  furent  transformés, 
et  je  courus,  d'un  bond  furieux,  cornue  comme  tu  vois, 
piquée  par  l'aiguillon  mordant  du  Taon,  vers  le  doux 
rivage  de  la  source  Kerkhnéia,  dans  la  vallée  de  Lerna. 
Le  Bouvier  Argos,  né  de  Gaia,  me  suivait  plein  de  co- 
lère, épiant  mes  traces  de  ses  yeux  innombrables.  Brus- 
quement, la  destinée  le  priva  de  la  vie.  Moi,  furieuse 
toujours  sous  l'aiguillon  divin,  je  courus  de  terre  en 
terre.  Tu  sais  tout.  Si  tu  peux  dire  quelles  seront  mes 
misères  futures,  dis-les-moi.  Dans  ta  pitié  ne  me  flatte 
point  par  des  paroles  mensongères.  Le  mensonge,  je 
pense,  est  un  mal  très-honteux. 

LE   CHŒUR   DES   OKÉANIDES. 

Tais-toi,  tais-toi!  Cesse!  hélas  !  jamais,  jamais  je  n'ai 
pensé  qu'un  tel  récit  viendrait  à  mes  oreilles,  ni  que  des 
maux  si  tristes  à  voir  et  si  tristes  à  subir,  de  telles  expia- 
tions, de  telles  épouvantes,  glaceraient  mon  cœur  d'un 
double  aiguillon  ! 

PROMÈTHEUS. 

Tu  gémis  et  tu  es  terrifiée  trop  tôt.  Attends  que  tu 
saches  le  reste. 

LE   CHŒUR   DES   OKÉANIDES. 

Parle,  apprends-le-lui.  Il  est  doux  aux  malades  de  sa- 
voir sûrement  d'avance  ce  qu'ils  souff"riront  encore. 


PROMÈTHEUS  ENCHAINE.  3l. 

PROMÈTHEUS. 

Ce  que  vous  avez  demandé,  vous  l'avez  aisément  ob- 
tenu de  moi,  ayant  voulu  l'entendre,  avant  tout,  raconter 
ses  propres  misères.  Maintenant  sachez  le  reste,  les  maux 
que  cette  jeune  Vierge  doit  subir  par  la  volonté  de  Hèra. 
Toi,  fille  d'Inakhos,  garde  mes  paroles  dans  ton  esprit, 
afin  de  connaître  le  terme  de  ta  course. 

Tournée  vers  le  lever  de  Hèlios,  tu  iras  d'abord  par  les 
plaines  non  labourées.  Tu  parviendras  ainsi  jusqu'aux 
Skythes  nomades  qui,  sous  leurs  toits  d'osier  tressé, 
habitent,  dans  les  hautes  régions,  leurs  chars  aux  roues 
solidement  construites,  armés  d'arcs  qui  lancent  au  loin 
les  flèches.  Je  te  conseille  de  n'en  point  approcher.  Va 
plus  loin,  en  courant  le  long  des  rochers  battus  par  la 
mer.  A  gauche  habitent  les  Khalybes  qui  travaillent  le 
fer.  Il  faut  te  garder  d'eux.  Ils  sont  farouches  et  inabor- 
dables aux  étrangers.  Et  tu  parviendras  au  fleuve  Hy- 
bristès,  qui  est  bien  nommé.  Ne  tente  point  de  le  passer, 
car  cela  n'est  pas  facile,  avant  que  tu  sois  parvenue  au 
Kaukasos  lui-même,  la  plus  haute  des  montagnes,  là  où 
le  fleuve  verse  la  violence  de  ses  eaux,  au  faîte  du  mont. 
Il  faut  faire  ton  chemin  par-dessus  les  cimes  élevées, 
vers  le  midi.  Tu  rencontreras  la  foule  des  Amazones  qui 
méprisent  les  mâles  et  qui  habiteront  un  jour  Thémis- 
kyra,  auprès  du  Thermodôn,  où  s'ouvre  l'âpre  mâchoire 
de  la  mer  Salmydèsienne,  funeste  aux  marins  et  marâtre 
des  nefs.  Elles  t'indiqueront  très-volontiers  ta  route.  Tu 
arriveras  à  l'Isthme  Kimmérien,  aux  embouchures  étroites 
de  la  mer.  Laisse-le  et  passe  courageusement  les  dé- 
troits Maiotiques.  Et  ce  sera  une  grande  renommée 
parmi  les  mortels  que  celle  de  ton  passage,  d'où  viendra 
le  nom  de   Bosphoros.  Puis,  ayant  abandonné  la  terre 


32  PROMÈTHEUS    ENCHAINE. 

d'Europe,  tu  aborderas  le  continent  d'Asia.  En  tout  ceci, 
le  Tyran  des  Dieux  ne  vous  semble -t-il  pas  toujours  éga- 
lement violent?  Le  Dieu  a  voulu  s'unir  à  cette  mortelle, 
et  il  l'a  accablée  de  ces  afflictions.  O  jeune  fille,  tu  as 
trouvé  un  fiancé  cruel,  car  tu  n'as  entendu  que  le  com- 
mencement de  tes  misères. 

lô. 
Ah  !  Malheur  à  moi  !  hélas  ! 

PROMÈTHEUS. 

Tu  pleures  et  gémis  de  nouveau?  Que  feras-tu  quand 
tu  entendras  le  reste  de  tes  maux? 

LE    CHŒUR    DES     OKÉANIDES. 

As-tu  donc  encore  des  malheurs  à  lui  annoncer? 

PROMÈTHEUS. 

Toute  une  mer  tempétueuse  de  cruelles  douleurs. 


A  quoi  me  sert  donc  de  vivre?  Et  je  ne  me  précipite 
pas  brusquement  de  ce  rocher  rugueux,  afin,  me  brisant 
dans  ce  sentier,  de  m'affranchir  de  toutes  mes  peines! 
Mieux  vaut  mourir  soudainement  que  d'être  en  proie  à 
une  destinée  mauvaise  pendant  tous  les  jours  de  la  vie! 

PROMÈTHEUS. 

Tu  subirais  plus  cruellement  mes  douleurs,  à  moi  qui 
ne  puis  mourir!  Ce  serait,  en  effet,  un  refuge  à  mes 


PROMÈTHEUS    ENCHAINé.  33 

maux.  Mais  il  n'est  aucun  terme  à  mon  supplice,  avant 
que  Zeus  tombe  de  la  tyrannie. 

lô. 

Arrivera-t-il,  un  jour,  que  Zeus  cesse  de  commander? 

PROMÈTHEUS. 

Tu  te  réjouirais,  je  pense,  de  voir  une  telle  chute. 

lô. 

Comment  non,  moi  qui  suis  bi  cruellement  torturée 
par  Zeus? 

PROMÈTHEUS. 

Certes,  cela  arrivera.  Sache-le  de  moi. 

lô. 
Par  qui  sera-t-il  dépossédé  du  Sceptre  tyranniquet 

PROMÈTHEUS. 

Par  sa  propre  démence. 

•      lô. 
Ue  quelle  façon?  Parle,  à  moins  qu'il  n'y  ait  danger. 

PROMÈTHEUS. 

Il  célébrera  des  noces  par  lesquelles  il  gémira. 

lô. 
Divines  ou  mortelles?  Parle,  s'il  est  permis. 


PROMÈTHEUS  ENCHAINE. 


PROMETHEUS. 


Pourquoi  me  le  demander?  Il  ne  m'est  point  permis 
de  le  dire. 

lô. 

Et  par  cette  Épouse  il  tombera  du  thrône? 

PROMÈTHEUS. 

Elle  enfantera  un  fils  plus  puissant  que  son  père. 

lô. 

Et  il  ne  peut  fuir  cette  destinée? 

PROMÈTHEUS. 

Non,  pas  avant  que  je  sois  délivré  de  ces  chaînes. 

lô. 

Qui  pourrait  te  délivrer  malgré  Zeus? 

PROMÈTHEUS. 

Il  est  fatal  que  quelqu'un  de  ta  race  le  fasse. 

lô. 

Que  dis-tu?  Un  de  mes  fils  te  délivrera? 

PROMÈTHEUS. 

Le  treizième  de  ta  race. 

lô. 
Ton  oracle  n'est  pas  facile  à  comprendre. 


TROMÈTHEUS  ENCHAINE.  35 

PROMÈTHEUS. 

Ne  cherche  donc  pas  à  connaître  tes  malheurs  futurs. 

lô. 
Après  m'avoir  promis,  ne  me  refuse  pas. 

PROMÈTHEUS. 

Je  te  ferai  l'une  des  deux  révélations. 

lô. 
Laquelle  ?  Laisse-moi  choisir. 

PROMÈTHE  us. 

Je  le  veux.  Choisis  en  effet.  Je  le  dirai  clairement  ce 
que  tu  dois  encore  souffrir,  ou  je  te  dirai  qui  me  déli- 
vrera. 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Dis-lui  une  de  ces  choses,  et  consens  à  médire  l'autre. 
Ne  méprise  pas  ma  demande.  Révèle-lui  le  reste  de  ses 
maux,  et,  à  moi,  ton  libérateur. 

PROMÈTHEUS. 

Puisque  vous  le  désirez,  je  le  veux  bien.  Je  vous  dirai 
ce  que  vous  demandez.  A  toi,  d'abord,  lô,  je  raconterai 
tes  courses  agitées.  Grave-los  dans  ton  esprit,  afin  de  te 
les  rappeler. 

Quand  tu  auras  traversé  le  détroit  qui  sépare  les  deux 
continents,  va  vers  l'Orient,  sur  la  route  de  Hèlios. 
T'éloignant  de  la  mer  grondante,  tu  parviendras  aux 


36  PROMÈTHEUS     enchaîné. 

Prairies  Gorgonéiennes  de  Kisthènè,  où  habitent  les 
Phorkides,  les  trois  vieilles  Filles,  semblables  à  des 
cygnes,  et  qui  n'ont  à  elles  trois  qu'un  œil  et  qu'une 
dent,  et  que  Hèlios  n'éclaire  jamais  de  ses  rayons,  ni  la 
nocturne  Sèlénè.  Auprès  habitent  leurs  sœurs,  les  trois 
Gorgones  ailées,  aux  cheveux  de  serpents,  funestes  aux 
hommes,  et  qu'aucun  mortel  ne  regarde  sans  rendre  le 
souffle  vital.  Je  te  décris  ce  lieu,  afin  que  tu  le  redoutes. 
Mais  voici  un  autre  spectacle  affreux  :  les  Chiens 
muets  de  Zeus,  aux  museaux  aigus,  les  Grypes  !  Fuis- 
les.  Fuis  aussi  l'armée  des  Cavaliers  Arimaspes,  à  l'œil 
unique,  qui  habitent  sur  les  bords  du  fîeuve  Ploutôn 
qui  roule  de  l'or.  Garde-toi  de  les  approcher.  Aux  extré- 
mités de  la  terre,  lu  parviendras  chez  les  peuples  noirs 
qui  habitent  aux  sources  de  Hèlios,  là  où  est  le  fleuve 
Aithiopien.  Descends  ses  bords  jusqu'à  ce  que  tu  arrives 
à  la  cataracte  où  le  Néilos  répand,  des  montagnes  de 
Byblos,  son  eau  vénérable  et  douce  à  boire.  De  là,  tu 
gagneras  la  terre  triangulaire  du  Néilos,  où  la  destinée 
vous  accordera  d'habiter,  toi,  lô,  et  ta  race.  Si  mes 
paroles  sont  obscures  et  difficiles  à  comprendre,  rap- 
pelle-les-moi, et  renseigne-toi.  J'ai  plus  de  loisir  que  je 
ae  voudrais. 

LE     CHŒUR    DES     OKÉANIDES. 

Si  tu  as  oublié  quelque  chose  dans  le  récit  de  ses 
courses  lamentables,  parle.  Si  tu  as  tout  dit,  souviens- 
toi  de  répondre  à  notre  demande. 

PROMÈTHEUS. 

Elle  a  entendu  tout  le  récit  de  ses  courses  errantes. 
Afin  qu'elle  sache  que  mes  paroles  ne  sont  pas  vaines,  je 


PROMÈTHEUS    ENCHAINE.  Zj 

lui  diiai  ce  qu'elle  a  subi  avant  d'arriver  ici.  Je  lui  don- 
nerai cette  preuve  de  ce  que  j'ai  prédit.  Pour  éviter  une 
trop  grande  abondance  de  paroles,  j'en  viendrai  sans  tar- 
der à  ses  dernières  courses  errantes. 

Tu  es  parvenue  à  la  terre  des  Molosses  ,  à  la  haute 
Dôdônè,  où  sont  l'Oracle  et  la  demeure  de  Zeus  Thes- 
prote,  et  le  Chêne  fatidique,  prodige  incroyable!  Tu 
as  appris  d'eux,  très-clairement,  que  tu  étais  destinée 
à  être  l'illustre  épouse  de  Zeus,  et  leur  révélation  te 
souriait.  De  là,  saisie  de  fureur,  tu  parvins  à  la  mer, 
au  large  détroit  de  Rhéa.  Puis ,  ta  course  vagabonde 
t'en  éloigna.  Dans  l'avenir,  sache-le,  cette  mer  sera 
nommée  Ionienne,  comme  un  monument  de  ton  voyage 
à  tous  les  mortels.  Que  ces  paroles  te  soient  un  té- 
moignage de  ma  prévoyance  qui  pénètre  par  de  là  ce 
qui  apparaît  manifestement.  Je  dirai  le  reste  à  toutes, 
à  vous  et  à  celle-ci.  Je  retourne  à  mon  premier  récit. 

Il  est  une  ville,  Kanôbos,  la  dernière  de  l'Aigyptia, 
située  sur  un  monceau  de  terre,  à  l'embouchure  même 
du  Néilos.  Là,  Zeus,  te  caressant  de  la  main  et  t'effleu- 
rant  à  peine,  apaisera  ton  esprit.  Tu  concevras  de  Zeus 
le  noir  Epaphos  qui  jouira  de  toute  la  terre  qu'arrose  le 
Néilos  au  large  cours.  Après  lui,  à  la  cinquième  géné- 
ration, cinquante  de  tes  filles  reviendront  contre  leur 
gré  dans  Argos,  pour  fuir  leurs  noces  avec  leurs  cousins. 
Ceux-ci,  emportés  par  leur  désir,  tels  que  des  éperviers 
harcelant  des  colombes,  les  poursuivront  pour  des  noces 
qu'ils  auraient  dû  ne  pas  rechercher.  Et  les  Dieux  dé- 
truiront leurs  corps,  et  la  terre  Pélasgienne  les  recevra, 
domptés  par  l'action  sanguinaire  des  femmes,  pendant  la 
veillée  nocturne,  audacieuse  et  pleine  d'embûches.  Cha- 
que femme  tuera  son  mari,  égorgé  de  deux  coups  d'épée. 
Qu'une  telle  Kypris  soit  accordée  à  mes  ennemis!  Mais 


38  promktheus   enchaîné. 

l'amour  attendrira  une  de  ces  jeunes  filles.  Elle  ne  tuera 
point  son  mari,  hésitant  dans  son  cœur,  mais  aimant 
mieux  être  accusée  de  faiblesse  que  de  cruauté.  Elle  en- 
fantera la  race  des  Rois  d'Argos,  et  il  faudrait  de  nom- 
breuses paroles  pour  raconter  celle-ci,  et  c'est  d'elle  que 
sortira  le  courageux  et  illustre  Archer  qui  me  délivrera 
de  mes  maux.  L'antique  Titanis  Thémis,  ma  mère,  m'a 
révélé  cet  oracle.  Il  faudrait  un  trop  long  temps  pour 
raconter  de  quelle  façon  et  en  quel  lieu  ces  choses  arri- 
veront. Tu  ne  gagnerais  rien  à  le  savoir. 


Hélas,  hélas!  La  convulsion  me  pénètre  de  nouveau! 
La  démence  tourmente  mon  esprit  et  l'aiguillon  du  Taon 
me  pique  et  me  brûle  !  Mon  cœur  épouvanté  bat  ma 
poitrine.  Mes  yeux  roulent  égarés!  Je  suis  arrachée  de 
moi-même!  Je  ne  puis  plus  parler.  Mes  cris  confus  se 
heurtent  aux  flots  de  mon  mal  terrible! 


LE    CHŒUR    DES     OKEANIDES. 

Strophe. 

Certes  il  était  sage  celui  qui  pensa  le  premier  et  dit 
ceci  :  L'union  entre  égaux  est  la  meilleure.  Qui  vit  de 
son  travail  ne  doit  rechercher  l'alliance,  ni  des  oigueil- 
leux  de  leurs  richesses,  ni  des  orgueilleux  de  leur  nais- 
sance. 


PROMÈTHEUS   ENCHAÎNÉ.  39 

Antistrophe. 

O  Moires!  Puissé-je  ne  jamais,  jamais  me  voir  entrer 
dans  le  lit  de  Zeus,  ni  jamais  m'unir  à  aucun  mari 
Ouranien!  Je  suis  épouvantée  de  voir  cette  Vierge  enne- 
mie des  hommes,  lô,  ainsi  tourmentée  par  les  courses 
terribles  de  Hèra! 

Épode. 

Je  ne  crains  rien  d'une  union  entre  égaux,  mais  que  je 
sois  préservée  de  l'amour  des  Dieux  tout-puissants  et  de 
leur  présence  fatale  1  Cette  rencontre  est  invincible,  et  ce 
chemin  est  sans  issue.  Je  ne  sais  que  devenir,  ni  com- 
ment échapper  à  la  volonté  de  Zeus. 

PROMÈTHEUS. 

Et  pourtant,  un  jour,  Zeus,  malgré  l'opiniâtreté  de  son 
esprit,  deviendra  humble,  grâce  aux  noces  qu'il  médite 
et  qui  le  renverseront  de  la  tyrannie.  Et,  alors,  la  malé- 
diction s'accomplira  que  son  père  Kronos  lança,  en  tom- 
bant de  son  vieux  thrône.  Aucun  des  Dieux,  si  ce  n'est 
moi,  ne  peut  savoir  sûrement  comment  échapper  à  ce 
malheur.  Moi,  je  le  sais.  Qu'il  siège  maintenant  dans  les 
hauteurs  retentissantes,  fier  de  lancer  de  ses  mains  le 
Trait  vomissant  le  feu!  Ceci  ne  l'aidera  en  rien.  Il  n'en 
tombera  pas  moins,  par  une  ruine  irrémédiable.  Il  se 
prépare  maintenant  lui-même  un  adversaire  redoutable, 
un  prodigieux  et  invincible  ennemi  qui  inventera  une 
flamme  plus  terrible  que  la  Foudre,  et  dont  le  retentisse- 
ment l'emportera  sur  le  tonnerre,  et  qui  brisera  la  lance 
de  Poséidon,  le  Trident  marin  qui  ébranle  les  conti- 
nents. Zeus,  ainsi  accablé,  saura  la  distance  qu'il  y  a 
entre  commander  et  obéir. 


4©  PROMÈTHEUS    ENCHAÎNÉ. 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Certes,  tu  parles  contre  Zeus,  comme  il  te  plaît  de 
parler. 

PROMÈTHEUS. 

Cela  me  plaît,  mais  cela  arrivera. 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Espères-tu  donc  que  quelqu'un  commande  un  jour  à 
Zeus? 

PROMÈTHEUS. 

Il  subira  alors  de    plus    horribles   douleurs  que   les 
miennes. 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Comment  ne  crains-tu  pas  de  prononcer   de  telles 
paroles? 

PROMÈTHEUS. 

Pourquoi  craindrais-je?  Ma  destinée  n'est  point  de 
mourir. 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Mais  il  t'accablera  d'un  mal  plus  horrible. 

PROMÈTHEUS. 

Qu'il  le  fasse  donc.  Je  m'attends  à  tout. 

LE    CHŒUR    DES     OKÉANIDES. 

Ceux  qui  redoutent  Adrastéia  sont  sages! 


PROMÈTHEUS  ENCHAINE.  4I 

PROMÈTHEUS. 

Redoute,  invoque!  affirme-lui  qu'il  régnera  toujours. 
Pour  moi,  Zeus  m'inquiète  moins  que  rien.  Qu'il  agisse! 
Qu'il  commande  encore  un  peu  de  temps,  comme  il  le 
veut.  Il  ne  commandera  pas  toujours  aux  Dieux.  Mais  je 
vois  le  messager  de  Zeus,  le  serviteur  du  nouveau  Tyran. 
Dans  tous  les  cas,  je  saurai  quel  message  extraordinaire 
il  apporte. 


HERMES* 


C'est  à  toi  que  je  parle,  Menteur,  ô  très-indomptable, 
qui  as  failli  envers  les  Dieux,  et  qui  as  fait  part  de  nos 
honneurs  aux  Ephémères,  Voleur  du  Feu  !  Le  Père  t'or- 
donne de  lui  dire  quelles  sont  ces  noces  que  tu  proclames, 
et  par  lesquelles  il  perdra  sa  puissance.  Dis-moi  nette- 
ment ces  choses,  une  par  une.  Promètheus  !  Ne  me  con- 
trains pas  de  faire  deux  voyages.  Tu  sais  que  Zeus  n'en 
deviendrait  pas  plus  clément. 

PROMÈTHEUS. 

Cette  parole  est  enflée  et  pleine  d'orgueil,  comme  il 
convient  à  un  esclave  des  Dieux.  Vous  exercez  une  ty- 
rannie récente,  étant  récents  vous-mêmes,  et  vous  vous 
croyez,  dans  vos  citadelles,  à  l'abri  du  malheur  ;  mais  n'en 
ai-je  pas  vu  tomber  deux  tyrans  déjà  ?  Le  troisième  est 
celui  qui  commande  maintenant.  Lui  aussi  je  le  verrai 
tomber  très-rapidement  et  très-ignominieusement.  Te 
semblé-je  craindre  et  redouter  les  Dieux  nouveaux?  Je  ne 


41  PROMÈTHEUS    ENCHAINE. 

crains  absolument  rien.  Toi,  reprends  le  chemin  par  le- 
quel tu  es  venu.  Tu  ne  sauras  rien  de  ce  que  tu  m'as 
demandé. 

HERMÈS. 

C'est  par  une  telle  opiniâtreté  que  déjà  tu  t'es  précipité 
dans  ces  tourments. 

PROM  ÈTHEUS. 

Sache-le ,  je  ne  changerais  pas  mon  supplice  contre  ta 
servilité.  Je  pense  qu'il  vaut  mieux  être  l'esdave  de  ce 
rocher  que  le  fidèle  messager  de  ton  père  Zeus.  Ainsi , 
aux  ignominies  il  faut  répondre  par  des  ignominies. 

HERMÈS. 

Tu  semblés  te  réjouir  des  maux  que  tu  souffres  main- 
tenant. 

PROMÈTHEUS. 

M'en  réjouir!  Puissé-je  voir  mes  ennemis  se  réjouir 
ainsi,  et  toi  surtout! 

HERMÈS. 

Me  crois-tu  pour  quelque  chose  dans  ton  malheur? 

PROMÈTH  EUS. 

Afin  de  parler  nettement ,  je  hais  tous  ces  Dieux  qui, 
chargés  de  mes  bienfaits,  me  tourmentent  injustement. 

HERMÈS. 

Je  vois  que  ta  démence  est  grande. 

PROMÈTHEUS. 

Certes!  Si  haïr  ses  ennemis  est  une  démence. 


PROMÈTHEUS    ENCHAÎNÉ.  45 

HERMÈS. 

Si  tu  jouissais  d'une  destinée  prospère,  tu  serais  in- 
supportable. 

PROMÈTHEUS. 

Ah!  hélas! 

HERMÈS. 

Zeus  ne  connaît  pas  une  telle  plainte. 

PROMÈTHEU  s. 

Le  temps  qui  va  toujours  révélera  tout. 

HERMÈS. 

Tu  n'as  pas  encore  appris  de  lui  à  être  sage. 

PROMÈTHEUS. 

Alors,  je  ne  t'aurais  pas  répondu,  esclave! 

HERMÈS. 

Tu  ne  veux  donc  rien  dire  de  ce  que  demande  le  Père  ? 

PROMÈTH  EUS. 

Tourmenté  par  Zeus,  je  lui  en  rendrais  grâce  ! 

HERMÈS. 

Te  joues-tu  de  moi  comme  d'un  enfant? 

PROMÈTH  EUS. 

N'es-tu  pas  un  enfant,  et  plus  insensé  qu'un  enfant,  si 


44  PROMETHEUSENCHAINE. 

tu  espères  apprendre  quelque  chose  de  moi?  Par  aucun 
tourment,  par  aucune  ruse,  Zeus  ne  pourra  me  contrain- 
dre de  parler,  avant  que  ces  chaînes  qui  me  chargent 
soient  brisées.  Puis,  que  la  flamme  ardente  me  foudroie, 
que  Zeus  heurte  et  bouleverse  tout  du  blanc  tourbillon 
de  la  neige  et  des  tonnerres  souterrains!  Rien  de  tout  cela 
ne  me  fléchira.  Je  ne  lui  dirai  point  par  qui  il  est  dans 
sa  distinéi  d'ê       dépossédé  de  la  tyrannie. 

HERMÈS. 

Songes-y.  A  quoi  ceci  te  servira-t-il? 

PROMÈTHEUS. 

Tout  est  considéré  et  arrêté  depuis  longtemps. 


Ose  donc  une  fois,  ô  insensé,  demander  la  sagesse  a^x 
maux  que  tu  subis  ! 

PROMÈTHEUS. 

Tu  me  fatigues,  et  vainement,  autant  que  si  tu  répri- 
mandais le  flot!  Qu'il  ne  te  vienne  jamais  dans  l'esprit 
que  je  puisse,  épouvanté  par  la  volonté  de  Zeus,  avoir  un 
cœur  de  femme,  et,  les  mains  levées  à  la  façon  des  fem- 
mes, supplier  celui  que  je  hais  tant  de  me  délivrer  de  mes 
chaînes.  Je  suis  loin  de  tout  cela. 


Il  me  semble  que  j'ai  beaucoup  parlé,  et  très-inutile- 
ment. Tu  ne  t'apaises  en  rien,  ni  ne  te  rends  à  mes 
prières.  Voici  que,  mordant  le  frein,  comme  un  poulain 


PROMÈTHEUS    ENCHAÎNÉ."  ^S 

à  peine  dompté,  tu  résistes  avec  violence  et  luttes  contre 
les  rênes.  Tu  te  révoltes  dans  un  esprit  insensé.  L'opi- 
niâtreté est  inutile  en  elle-même  à  qui  ne  raisonne  pas. 
Vois,  si  tu  n'obéis  pas  à  mes  conseils,  quelle  tempête, 
quel  inévitable  débordement  de  maux  va  se  ruer  sur  toi. 
D'abord,  sous  le  feu  de  la  Foudre  et  sous  le  tonnerre,  le 
Père  écrasera  ces  âpres  escarpements.  Il  engloutira  ton 
corps  que  ces  bras  de  pierre  emporteront.  Enseveli  long- 
temps, tu  renaîtras  à  la  lumière;  mais  le  Chien  ailé  de 
Zeus,  l'aigle  sanglant,  déchirera  avec  voracité  le  vaste 
reste  de  ton  corps.  Convive  non  invité,  il  viendra  chaque 
jour.  Il  dévorera  et  mangera  ton  foie  noir.  Et  n'espère 
point  la  fin  de  ce  supplice,  avant  qu'un  des  Dieux  veuille 
prendre  ta  place  et  descende  vers  le  sombre  Hadès,  dans 
le  profond  brouillard  du  Tartaros.  C'est  pourquoi ,  déli- 
bère. Ceci  n'est  point  une  fausse  et  vaine  menace,  mais 
une  parole  qui  n'est  que  trop  réelle.  La  bouche  de  Zeus 
ne  sait  point  mentir,  et  ce  qu'elle  dit  s'accomplit.  Toi, 
songe  et  délibère,  à  moins  que  tu  ne  préfères  l'opiniâtreté 
à  la  prudence. 

LE    CHŒUR    DES    OKEANIUES. 

Il  nous  semble  que  Hermès  parle  comme  il  convient. 
Il  veut  que  tu  rejettes  l'opiniâtreté  pour  écouter  la  pru- 
dence et  la  sagesse.  Obéis.  Il  est  honteux  au  sage  de  s'é- 
carter de  la  droite  raison. 

PROMÈTHEUS. 

Je  sais  tout  ce  qu'il  dit  et  répète.  Il  est  juste  qu'un 
ennemi  soit  outragé  par  son  ennemi.  Maintenant,  que  le 
Serpent  flamboyant  se  précipite  sur  moi,  que  l'Aiihèr  soit 
secoué  par  le  tonnerre  et  le  tourbillon  des  vents  vio- 


46  PROMÈTHEUS    ENCHAINE. 

lents,  que  la  tempête  arrache  la  terre  de  ses  fondements 
avec  toutes  ses  racines,  que  le  flot  de  la  mer,  dans  un 
rauque  bouillonnement,  envahisse  les  chemins  des  astres 
Ouraniens,  que  Zeus  lance  mon  corps  au  fond  du  noir 
Tartaros  en  un  tournoiement  irrésistible!  Mais  il  ne  me 
donnera  pas  la  mort! 

HERMÈ  s. 

Certes,  telles  doivent  être  les  paroles  et  les  résolutions 
des  esprits  saisis  de  démence.  Il  n'y  manque  rien.  Il  dé- 
lire dans  son  mal  et  ne  retranche  rien  de  sa  fureur. 
Mais  vous,  cependant,  qui  gémissez  sur  ses  misères, 
quittez  promptement  ce  lieu,  de  peur  que  l'horrible  ru- 
gissement du  tonnerre  ne  bouleverse  vos  esprits. 

LE    CHŒUR    DES    OKÉANIDES. 

Parle  autrement.  Donne-moi  d'autres  conseils  pour  me 
convaincre.  Ce  que  tu  me  dis  est  intolérable.  Comment 
peux-tu  m'ordonner  une  action  lâche?  Avec  lui,  s'il  le 
faut,  je  veux  souffrir,  ayant  appris  à  détester  les  traîtres. 
La  trahison  est  la  plus  immonde  des  maladies. 

HERMÈS. 

Rappelez-vous  ce  que  j'ai  annoncé.  Saisies  par  Atè,  n'en 
accusez  pas  la  Fortune.  Ne  dites  jamais  que  Zeus  vous  a 
brusquement  précipitées  dans  le  malheur;  car,  certes, 
vous  serez  enveloppées  vous-mêmes  dans  l'immense  rets 
du  malheur,  non  soudainement,  ni  prises  au  piège, 
mais,  ie  sachant,  et  par  votre  propre  démence. 


PROMÈTHEUS     ENCHAINE. 


PROMET  HEUS. 


Voici  que  la  terre  s'ébranle,  non  plus  en  paroles,  mais 
en  réalité.  Le  rauque  fracas  du  tonnerre  mugit.  Les  spi- 
rales flambent.  Les  tourbillons  roulent  la  poussière. 
Tous  les  souffles  des  vents  se  mêlent  et  se  heurtent  dans 
un  combat  furieux,  et  l'Aithèr  se  confond  avec  la  mer. 
Ainsi  Zeus  se  rue  manifestement  contre  moi  et  me  frappe 
d'épouvante.  O  respect  sacré  de  ma  mère!  ô  Aithèr  qui 
roules!  Commune  lumière  de  tous!  voyez  de  quelles  ini- 
quit«s  je  souffre  ! 

Fin  de  Promètheus  enchaîné. 


II 


LES    SUPPLIANTES 


II 


LES  SUPPLIANTES 


Le  Chœur  des  Danàides. 

Danaos. 

Pélasgos ,  roi  des  Argiens. 

Un  Héraut. 


LE   CHŒUR    DES    DANAÏDES. 


'I^'^^^^^^UE  Zeus,  Dieu  des  suppliants,  nous  regarde 
l^/r^^^avec  bienveillance,  apportées  ici,  sur  no- 
t  \^^!/)§nefs,  des  embouchures  sablonneuses  du  Nei 
Vùi^^^^  los  !  Ayant  laissé  la  terre  divine  qui  confine 
à  la  Syria,  nous  avons  fui,  non  pour  un  meurtre  commis, 
ou  condamnées  à  l'exil  par  la  sentence  du  peuple,  mai 
pour  échapper  à  des  hommes ,  pour  éviter  les  noces  fra- 
ternelles, impies,  exécrables  des  fils  d'Aigyptos.  Notre 
pcre  Danaos,  inspirateur  de  ce  dessein,  a  conduit  noirt 


52  LES    SUPPLIANTES. 

flotte,  et,  délibérant  sur  ceci,  entre  deux  maux  a  choisi 
le  plus  noble  :  la  fuite  à  travers  les  ondes  marines,  afin 
d'aborder  la  terre  Argienne  d'où  notre  race  se  glorifie 
d'être  issue,  du  contact,  du  soufiîe  de  Zeus  et  de  la  Vache 
tourmentée. 

Dans  quelle  terre  plus  propice  que  celle-ci  serions- 
nous  arrivées,  ayant  à  la  main  ces  rameaux  des  sup- 
pliants, enveloppés  de  bandelettes  de  laine?  0  vous, 
ville,  terre,  blanches  eaux!  Vous,  Dieux  des  hauteurs, 
et  vous.  Dieux  des  expiations  terribles,  qui  avez  des 
demeures  souterraines!  Et  toi,  Zeus  sauveur, gardien  du 
foyer  des  hommes  pieux!  Accueillez  tous  en  ce  pays 
hospitalier  cette  troupe  de  jeunes  filles  suppliantes,  et 
rejetez  à  la  mer,  afin  qu'ils  fuient  promptement,  la  foule 
insolente  des  hommes,  des  Aigyptogènes ,  avant  qu'ils 
aient  posé  le  pied  sur  cette  terre  non  souillée  !  Et  qu'ils 
périssent  dans  la  mer  soulevée,  en  un  tourbillon  tumul- 
tueux, par  le  tonnerre  et  la  foudre,  et  battus  des  vents 
chargés  de  pluie,  avant  qu'ils  montent  dans  les  lits  des 
filles  de  leur  oncle,  malgré  elles  et  malgré  Thémis! 

Strophe  I. 

Maintenant,  nous  invoquons,  à  travers  les  mers,  le 
fils  de  Zeus,  notre  vengeur,  conçu  au  contact,  au  souf- 
fle de  Zeus,  par  la  Vache,  notre  aïeule,  qui  paissait  les 
fleurs,  celui  qui,  à  l'heure  de  l'enfantement,  fut  le  bien 
nommé  par  la  destinée  :  Épaphos! 

Antistrophe  I. 

L'invoquant  aujourd'hui  dans  les  :pâturages  herbeux 
de  notre  mère  antique,  nous  rappellerons  nos  malheurs 


LES    SUPPLIANTES.  53 

anciens.  Et  nous  donnerons  des  preuves  certaines  de 
notre  origine,  et  nos  paroles  seront  vraies,  quelque 
étranges  et  inattendues  qu'elles  soient,  et  chacun  saura 
tout,  selon  la  suite  des  temps. 

Strophe  IL 

S'il  est  ici  un  habitant  de  cette  terre ,  observateur  des 
oiseaux,  quand  il  entendra  ma  plainte  lamentable,  il 
croira  entendre  la  voix  de  la  femme  malheureuse  du 
perfide  Tèreus,  du  rossignol  poursuivi  par  le  faucon. 

Antistrophe  IL 

Chassée  des  lieux  et  des  fleuves  accoutumés,  elle  gé- 
mit sans  trêve,  se  souvenant  de  la  mort  de  son  fils  qui 
périt,  s'offrant  à  la  colère  et  tombant  sous  la  main  de 
sa  misérable  mère. 

Strophe  IIL 

Et  moi  aussi  je  recherche  les  modes  laoniens,  et  je 
déchire  cette  joue  délicate  cueillie  sur  les  bords  du 
Néilos,  et  ce  sein  abreuvé  de  larmes;  et  je  nourris  les 
fleurs  du  deuil ,  songeant  aux  amis  de  celle  qui  a  fui  la 
terre  natale,  s'il  en  est  qui  aient  souci  d'elle. 

Antistrophe  IIL 

Dieux  générateurs,  si  vous  protégez  l'équité,  enten- 
dez-moi! Ne  laissez  pas  s'accomplir  ce  qui  est  contre  la 
justice.  Soyez  les  ennemis  de  la  violence,  et  condamnez- 
la  avant  ces  noces.  Après  le  combat,  il  est  un  autel  tuté- 


54  LES    SUPPLIANTEÎ. 

•aire,  un  rempart  pour  les  vaincus,  et,  pour  ceux  qui 
fuient,  un  sanctuaire  des  Daimones. 

Strophe  IV. 

Puisse  la  volonté  de  Zeus  nous  être  vraiment  bien- 
veillante !  Elle  n'est  pas  facile  à  connaître.  Elle  brille 
pourtant  dans  l'obscurité,  malgré  la  noire  destinée  des 
races  mortelles. 

Antistrophe  IV. 

La  destinée  se  précipite  et  frappe  sûrement,  dès 
qu'elle  a  été  décrétée  dans  la  tête  de  Zeus;  mais  les 
voies  de  la  Pensée  divine,  impénétrables  aux  yeux,  sont 
inaccessibles  et  enveloppées  d'ombre. 

Strophe  V. 

Du  haut  de  leurs  tours  il  précipite  les  Vivants  dans  la 
ruine,  et  toute  force  est  vaine  contre  les  Daimones. 
Assise  au  faîte  des  demeures  sacrées,  la  Pensée  divine 
accomplit  toute  sa  volonté. 

Antistrophe  V. 

Puisse-t-elle  regarder  l'insolence  des  hommes  et 
cette  race  d'Aigyptos,  furieuse  et  toujours  harcelée ,  à 
cause  de  mes  noces,  par  l'inévitable  aiguillon  du  désir, 
et  qui  maintenant  sait  enfin  sa  défaite  1 

Strophe  VI, 
Telles  sont  mes  calamités  lamentables,   mes  larmes 


LES    SUPPLIANTES.  55 

amères  et  cruelles.  Hélas!  hélas!  vivante,  je  me  pleure 
en  paroles  lugubres.  Je  t'implore,  ô  terre  d'Apis!  Com- 
prends, hélas!  ma  voix  étrangère.  Voici  que  je  déchire 
et  que  je  lacère  les  vêtements  de  lin  et  les  voiles  Sido- 
niens. 

Antistrophe  VI, 

Ils  vouent  des  offrandes  aux  Dieux,  ceux  qui,  sauvés 
par  une  heureuse  destinée,  n'ont  plus  l'épouvante  de  la 
mort.  Hélas!  hélas!  hélas!  il  est  difficile  de  pénétrer 
ce  qui  nous  est  réservé.  Où  cette  tempête  m'entraî- 
nera-t-elle?  Je  t'implore,  ô  terre  d'Apis!  Comprends, 
hélas!  ma  voix  étrangère.  Voici  que  je  déchire  et  que  je 
lacère  les  vêtements  de  lin  et  les  voiles  Sidoniens. 

Strophe  VIL 

Certes,  l'aviron  et  cette  demeure  aux  voiles  de  lin  qui 
abritait  ma  faiblesse  contre  la  mer  m'ont  conduite  ici , 
à  l'aide  des  vents,  sans  avoir  subi  de  tempête.  En  ceci  je 
n'accuse  personne.  Mais  que  le  Père  Zeus ,  qui  voit  tout , 
donne  à  cette  destinée  une  fin  heureuse,  et  que,  noble 
race  d'une  mère  vénérable,  nous  puissions,  hélas! 
vierges  et  libres,  échapper  au  lit  de  ces  hommes  ! 

Antistrophe  VII, 

Que  la  chaste  fille  de  Zeus  me  regarde  d'un  œil  pur  et 
tranquille,  moi  qui  la  supplie  !  Vierge,  qu'elle  défende 
des  vierges  contre  la  persécution  et  la  violence,  et  que, 
noble  race  d'une  mère  vénérable,  nous  puissions,  hélas! 
vierges  et  libres  ,  échapper  au  lit  de  ces  hommes! 


56  LES    SUPPLIANTES. 

Strophe  VIII. 

Mais  si  nous  sommes  méprisées  des  Dieux  Olympiens, 
nous  irons,  tuées  par  la  corde,  avec  des  rameaux  sup- 
pliants, vers  la  sombre  Race  souterraine  frappée  par 
Zeus,  vers  le  Zeus  des  Morts,  qui  est  hospitalier  pour 
tous.  Ah  !  Zeus  !  La  colère  qui  harcelait  lô  se  ruait  des 
Dieux.  Elle  vient  aussi  de  ton  Épouse,  cette  calamité 
Ouranienne,  car  la  tempête,  avec  violence,  s'est  jetée 
sur  nous! 

Antistrophe  VIII. 

Certes,  Zeus  entendrait  d'amers  reproches,  si,  mépri- 
sant le  fils  de  la  Vache,  celui  qu'il  engendra  lui-même 
autrefois,  il  détournait  sa  face  de  nos  prières.  Mais,  invo- 
qué par  nous,  qu'il  nous  entende  des  hauteurs!  Ah! 
Zeus!  la  colère  qui  harcelait  lô  se  ruait  des  Dieux.  Elle 
vient  aussi  de  ton  Épouse,  cette  calamité  Ouranienne, 
car  la  tempête,  avec  violence,  s'est  jetée  sur  nous. 

DANAOS. 

Enfants,  il  vous  faut  être  prudentes.  Vous  êtes  venues 
à  travers  les  flots ,  conduites  sagement  par  votre  vieux 
père.  Maintenant  que  vous  êtes  à  terre,  agissez  avec 
prévoyance  et  gardez  mes  paroles  dans  votre  esprit. 

Je  vois  une  poussière,  messagère  muette  d'une  multi- 
tude. Les  moyeux  des  roues  crient  en  tournant  autour 
des  essieux.  Je  vois  une  foule  armée  de  boucliers  et  agi- 
tant des  lances,  et  des  chevaux  et  des  chars  arrondis. 
Sans  doute  les  princes  de  cette  terre  viennent  à  nous, 
avertis  de  notre  arrivée  par  des  messagers;  mais,  qu'ils 


LES    SUPPLIANTES.  5y 

soient  bienveillants  ou  animés  d'un  esprit  farouche,  il 
convient,  à  tout  événement,  ô  jeunes  filles,  de  nous 
retirer  sur  cette  hauteur  consacrée  aux  Dieux  qui  prési- 
dent les  Jeux.  Un  autel  est  plus  sûr  qu'une  tour,  et  c'est 
un  plus  ferme  bouclier.  Allez  en  toute  hâte,  tenant 
pieusement  dans  vos  mains  suppliantes  les  bandelettes  de 
laine  blanche,  ornements  de  Zeus  qui  protège  les  sup- 
pliants. Répondez  à  vos  hôtes  en  paroles  respectueuses 
et  tristes,  comme  la  nécessité  le  demande  et  comme  il 
convient  à  des  étrangères.  Expliquez-leur  clairement  que 
votre  exil  n'est  pas  taché  de  sang.  Avant  tout,  que  vos 
paroles  ne  soient  point  arrogantes  ,  que  votre  front  soit 
modeste  et  votre  regard  tranquille.  N'usez  point  de 
longs  discours,  car  ici  cela  est  odieux.  Souvenez-vous 
qu'il  faut  céder,  car  vous  êtes  étrangères  et  chassées  par 
l'exil.  Il  ne  convient  pas  aux  humbles  de  parler  arrogam- 
ment. 

LE   CHŒUR    DES     DANAÏDES. 

Père,  tu  parles  avec  prudence  à  des  esprits  prudents. 
Nous  garderons  tes  sages  conseils  et  nous  nous  en  sou- 
viendrons. Que  notre  Père  Zeus  veille  sur  nous! 

DANAOS. 

Ne  tarde  donc  pas,  hâte-toi  d'agir. 

LE   CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Déjà  je  voudrais  être  assise  là-haut  près  de  toi. 


O  Zeus!  aie  pitié  de  nous,  qui  sommes  accablés  de 
maux! 


58  LES    SUPPLIANTES. 

LE    CHŒUR     DES     DANAÏDES. 

Qu'il  nous  regarde  d'un  œil  bienveillant!  S'il  le  veut, 
tout  finira  heureusement. 


Maintenant ,  invoquez  cet  Oiseau  de  Zeus. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Nous  invoquons  les  rayons  sauveurs  de  Hèlios,  le 
divin  Apollon,  le  Dieu  autrefois  exilé  de  l'Ouranos.  Lui 
qui  a  connu  des  maux  semblables,  qu'il  ait  pitié  des 
Vivants! 


Qu'il  ait  pitié  de  nous ,  qu'il  nous  secoure  avec  bien- 
veillance 1 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Quel  autre  de  ces  Daimones  invoquerai-je  aussi? 


Je  vois  le  Trident,  signe  du  Dieu, 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Il  nous  a  heureusement  menées  ici,  qu'il  nous  soit 
propice  sur  terre! 


LES    SUPPLIANTES.  5q 

DANAOS. 

Celui-ci  est  Hermès ,  selon  la  coutume  des  Hellènes. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES 

Puisse-t-il  nous  annoncer  que  nous  sommes  délivrées 
du  mal! 

DANAOS. 

Vénérez  l'autel  commun  de  tous  ces  Immortels.  Dans  ce 
lieu  sacré,  asseyez-vous  comme  une  troupe  de  colombes 
épouvantées  par  ces  faucons,  ces  ennemis,  vos  parents, 
qui  souillent  leur  race.  Un  oiseau  qui  se  repaît  d'un  oiseau 
est-il  pur?  Comment  donc  serait-il  pur  celui  qui  veut 
épouser  une  femme  malgré  elle  et  malgré  son  père?  Même 
mort,  dans  le  Hadès,  s'il  a  commis  ce  crime,  il  n'échappera 
pas  au  châtiment.  C'est  là,  dit-on,  qu'un  autre  Zeus  est 
le  juge  suprême  des  crimes  parmi  les  morts.  Observez- 
vous  et  gagnez  ce  lieu,  afin  que  ceci  ait  une  heureuse  fin. 


LE     ROI     PELASGOS. 

De  quel  pays  êtes-vous,  qui  n'êtes  point  vêtues  à 
la  manière  Hellénienne, mais  qui  portez  des  robes  et  des 
voiles  barbares?  En  effet,  ce  vêtement  n'est  ni  d'Argos, 
ni  d'aucune  partie  de  Hellas.  Que  vous  ayez  osé  venir 
intrépidement  sur  cette  terre,  sans  guides,  sans  hérauts , 


6o  LES    SUPPLIANTES. 

sans  hôtes  qui  vous  protègent,  cela  est  surprenant. 
Certes,  à  la  vérité,  des  rameaux,  selon  la  coutume  des 
suppliants,  sont  déposés  auprès  de  vous  sur  les  autels 
des  Dieux  qui  président  les  Jeux.  La  terre  de  Hellas  ne 
reconnaît  que  cela  en  vous.  Je  ne  puis  donc  que  sup- 
poser tout  le  reste,  à  moins  que  je  ne  sois  renseigné  par 
vos  paroles. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Tu  as  dit  vrai  sur  nos  vêtements  ;  mais  à  qui  parlé-je 
maintenant.?  Est-ce  à  un  simple  citoyen,  à  un  porte- 
baguette,  gardien  des  temples,  ou  au  chef  de  la  ville.'' 

LE     ROI    PÉLASGOS. 

Réponds  à  ce  que  j'ai  dit  et  parle  avec  confiance.  Je 
suis  fils  de  Palaikhlhôn,  issu  de  cette  terre,  Pélasgos, 
prince  de  ce  pays;  et  cette  terre  est  habitée  par  la  race 
des  Pélasges,  du  nom  de  leur  Roi  ainsi  nommés  juste- 
ment; et  je  commande  à  tout  le  pays  que  baignent,  vers 
le  couchant,  l'Algos  et  le  Strymôn.  J'enferme  dans  mes 
frontières  la  terre  des  Perrhaibes,  et,  au  delà  du  Pin- 
dos,  les  contrées  voisines  des  Paiones,  et  les  monts 
Dôdônaiens,  et  mes  limites  sont  les  flots  de  la  mer; 
mais  mon  pouvoir  s'étend  bien  au  delà.  Cette  terre  est 
celle  d'Apis,  ainsi  nommée  en  souvenir  d'un  médecin. 
En  effet.  Apis,  médecin  et  divinateur,  fils  d'ApoUôn, 
étant  venu  de  Naupaktia,  délivia  le  pays  des  monstres 
dévorateurs  d'hommes  et  qu'avait  produits  un  sol  ensan- 
glanté par  des  meurtres  antiques,  dragons  venimeux  et 
terribles.  Apis,  en  coupant  et  en  purifiant,  guérit  ces 
maux  et  mérita  de  grandes  louanges  des  Argiens,  et, 
par  reconnaissance,  nous  gardons  sa  mémoire  dans  nos 


LES    SUPPLIANTES.  6l 

prières.  Maintenant  que  tu  sais  avec  certitude  qvai  je 
suis,  dis  quelle  est  ta  race  et  parle  encore.  Cependant 
notre  ville  n'aime  pas  les  longs  discours. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Mes  paroles  seront  claires  et  brèves.  Nous  nous  glori- 
fions d'être  de  race  argienne,  nous  sommes  issues  de  la 
Vache  à  l'irréprochable  postérité,  et  je  prouverai  la  vérité 
de  tout  ceci. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Ce  que  vous  me  dites  est  incroyable.  Étrangères. 
Votre  race  est  issue  d'Argos?  Vous  êtes  pourtant  plus 
semblables  à  des  Libyennes  qu'aux  femmes  de  ce  pays. 
Le  Néilos  a  nourri  seul  une  telle  famille,  et  voilà  le 
caractère  du  type  kyprien ,  tel  que  l'action  de  l'homme  ! 
l'imprime  dans  la  femme.  J'ai  entendu  dire  que  les 
Indiennes  nomades,  habitant  la  terre  voisine  des  Aithio- 
piens,  voyageaient  sur  des  chameaux  qui  portent  aussi 
des  fardeaux.  Il  y  a  encore  les  Amazones  vierges  qui  se 
nourrissent  de  chair.  Si  vous  étiez  armées  d'arcs,  je  vous 
dirais  telles.  Mais,  instruit  par  vous,  que  je  sache  plus 
amplement  comment  votre  race  est  d'origine  argienne. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

On  dit  qu'autrefois  naquit,  dans  cette  terre  argienne, 
la  Gardienne  du  seuil  de  Hèra,  lô,  dont  la  renommée 
est  grande. 

LE  ROI   PÉLASGOS. 

S'agit-il  de  cette  union  de  Zeus  et  d'une  mortelle? 


6a  LES    SUPPLIANTES. 

I,E    CHŒUR    DES  DANAÏDES. 

Hèra  ne  connut  point  d'abord  cet  amour  clandestin. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Quelle  fut  la  fin  de  cette  dissension  royale? 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

La  Déesse  Argienne  changea  la  femme  en  vache. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Zeus  s'approcha  donc  de  la  femme  cornue? 

LE    CHŒUR    DES   DANAÏDES. 

On  dit  que,  pour  la  féconder,  il  prit  la  forme  d'un  tau- 
reau. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Que  fit  alors  l'Épouse  puissante  de  Zeus? 

LE   CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Elle  donna  à  la  Vache  un  gardien  qui  voyait  toutes 
choses. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Quel  était  ce  Bouvier  ayant  des  yeux  tout  autour  de 
la  tête? 


LES    SUPPLIANTES.  6^ 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Argos,  fils  de  Gaia,  que  tua  Hermès. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Que  fit  encore  Hèra  à  la  Vache  malheureuse  ? 

LE     CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Elle  lui  infligea  le  moucheron  qui  pique  et  rend  furieux 
les  bœufs,  et  que  les  habitants  du  Néilos  nomment  taon. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Puis  elle  la  chassa  en  longues  courses  loin  de  cette 
terre. 

LE     CHŒUR     DES     DANAÏDES. 

Certes,  tu  as  dit  tout  ce  que  j'allais  dire. 

LE   ROI  PÉLASGOS. 

Puis  elle  parvint  à  Kanôbos  et  à  Memphis. 

LE     CHŒUR     DES    DANAÏDES. 

Et  Zeus,  la  touchant  de  la  main,  engendra  un  fils. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Comment  donc?  un  fils  de  Zeus  s'est  vanté  d'être  né 
d'une  vache  ? 


64  I-ES    SUPPLIANTES. 

LE    CHŒUR   DES    DANAÏDES. 

Il  fut  nommé  Épaphos  et  fut  le  salut  de  celle-ci. 

LE   ROI     PÉLASGOS, 
LE    CHŒUR   DES    DANAÏDES. 

Libye.  Une  grande  terre  porte  son  noin. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Et  quel  fils  eut-elle? 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Le  seul  Bèlos,  qui  eut  deux  fils,  dont  l'un  est  mon 
père. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Dis-moi  le  nom  de  cet  homme  très-saje 

LE    CHŒUR    DES     DANAÏDES. 

Danaos,  et  son  frère  eut  cinquante  fils. 

LE     ROI     PÉLASGOS. 

Dis-moi  complaisamment  le  nom  de  celui-ci. 


LES    SUPPLIANTES.  ,6S 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Aigyptos.  Maintenant  que  tu  n'ignores  plus  ma  race 
antique ,  protège  et  sauve  une  famille  argienne. 

LE    ROI     PÉLASGOS. 

Certes,  vous  me  semblez,  comme  nous,  issues  ancien- 
nement de  cette  terre;  mais  comment  avez-vous  osé 
quitter  les  demeures  paternelles?  Quelle  destinée  sou- 
daine vous  a  poursuivies  ? 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Roi  des  Pélasges,  les  maux  des  hommes  sont  divers, 
et  le  malheur  n'a  pas  toujours  le  même  vol.  Car  eût-on 
jamais  prévu  notre  fuite  inattendue  vers  cette  terre 
d'Argos  à  laquelle  nous  lie  une  antique  origine,  et  que 
nous  y  aborderions  pour  échapper  à  des  noces  odieuses? 

LE     ROI     PÉLASGOS. 

Et  que  demandez-vous  à  ces  Dieux  qui  président  les 
Jeux,  tandis  que  vous  tenez  en  mains  ces  rameaux  ré- 
cemment coupés  et  enveloppés  de  laine? 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

De  ne  pas  être  les  esclaves  des  fils  d'Aigyptos. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Est-ce  par  haine  ,  ou  pour  éviter  l'inceste? 


66  LES   SUPPLIANTES. 

LE    CHŒUR   DES    DANAÏDES. 

Qui  voudrait  payer  afin  d'avoir  ses  parents  pour  maî- 
tres ? 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Cependant,  c'est  ainsi  que  les  vivants  augmentent 
leurs  richesses. 

LE     CHŒUR    DÉS     DANAÏDES. 

Et  c'est  ainsi  qu'on  échappe  aisément  à  la  pauvreté. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Comment  donc  pourrais-je  vous  venir  en  aide  avec 
bienveillance? 

LE     CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Ne  nous  livre  pas  aux  fils  d'.Aigyptos  qui  nous  récla- 
meront. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Tu  demandes  une  résolution  dangereuse,  et  j'en  at- 
tends une  guerre. 

LE    CHŒUR    DES     DANAÏDES. 

La  Justice  protégera  ses  alliés. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Si,  dès  le  commencement,  elle  a  pris  leur  cause  pour 
sienne. 


LES    SUPPLIANTES.  6j 

LE    CHŒUR     DES    DANAÏDES. 

Respecte  la  poupe  de  ta  ville  ornée  de  rameaux. 

LE    ROI     PÉLASGOS. 

Je  suis  épouvanté  de  les  voir  ombrager  ces  autels! 

LE     CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Elle  est  terrible,  la  colère  de  Zeus,  protecteur  des  sup- 
pliants. 

Strophe  I. 

Fils  de  Palaikhthôn  ,  entends-moi  avec  bienveillance 
ô   roi  des    Pélasges.    Regarde-moi,   suppliante,  exilée 
errante,  comme  une  génisse  aux  taches  blanches  sur  un 
haut  rocher.  Elle  mugit  sans  secours  et  raconte  son  pé- 
ril au  bouvier. 

LE     ROI     PÉLASGOS. 

Autour  des  autels  des  Dieux  qui  président  les  Jeux, 
je  vois  cette  foule  de  jeunes  filles  suppliantes,  ombragée 
de  rameaux  récemment  coupés.  Puissent-eLes ,  ces 
étrangères,  ne  pas  être  une  cause  de  ruine  pour  nous, 
et  puisse  une  guerre  inattendue  ne  pas  sortir  de  ceci. 
Certes,  notre  ville  n'en  a  pas  besoin. 

LE    CHŒUR   DES    DANAÏDES. 

Antistrophe  I. 
Que  Thémis,  Déesse  des  suppliants,  fille  de  Zeus 


68  LES    SUPPLIANTES. 

qui  dispense  les  biens ,  regarde  ma  fuite  innocente  !  Et 
toi,  vieillard  ,  apprends  ceci  de  plus  jeunes  que  toi  :  Si 
tu  respectes  un  suppliant ,  tu  ne  manqueras  de  rien,  car 
la  volonté  des  Dieux  accepte  les  offrandes  sacrées  d'un 
homme  pieux. 

LE     ROI     PÉLASGOS. 

Vous  ne  vous  êtes  point  assises  en  suppliantes  au  foyer 
de  mes  demeures.  S'il  y  a  manque  d'hospitalité,  toute 
la  ville  en  est  responsable ,  et  c'est  au  peuple  tout  entier 
à  s'en  inquiéter,  afin  d'échapper  à  l'expiation.  Pour  moi, 
je  ne  vous  ferai  aucune  promesse  ,  mais  je  délibérerai  sur 
ceci  avec  tous  les  citoyens. 

LE     CHŒUR     DES     DANAÏDES. 

Strophe  II. 

Tu  es  la  ville,  tu  es  le  peuple,  tu  es  le  Prytane  sou- 
verain qui  commandes  à  l'autel  et  au  foyer.  Tu  es  seul 
dans  ta  volonté,  tu  es  assis  seul  sur  le  thrône  où  tu  régis 
toutes  choses.  Crains  seul  tout  le  mal. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Qu'il  retombe  sur  mes  ennemis  !  Je  ne  puis  vous  venir 
en  aide  sans  danger,  et  il  est  inhumain  de  mépriser  vos 
prières.  Mon  esprit  est  plein  de  doutes  et  de  craintes,  et 
je  ne  sais  ce  qu'il  faut  faire  ou  ne  pas  faire. 

LE    CHŒUR   DES    DANAÏDES. 

Antistrophe  II. 
Celui  qui  d'en  haut  veille  sur  nous,  regarde-le,  ce 


LES    SUPPLIANTES.  69 

gardien  des  malheureux  réfugiés  en  suppliants  auprès  de 
leurs  proches  qui  leur  refusent  la  justice  qui  leur  est 
due.  La  colère  de  Zeus,  protecteur  des  suppliants,  suit 
les  plaintes  vaines  des  malheureux. 

LE  ROI    PÉLASGOS. 

Mais  si  les  fils  d'Aigyptos  affirment  que,  d'après  la 
loi  de  cette  ville  ,  étant  du  même  sang,  vous  êtes  sous 
leur  main  ,  qui  les  réfutera  ?  11  est  donc  nécessaire  de 
leur  opposer  vos  propres  lois ,  si  vous  désirez  prouver 
qu'ils  n'ont  aucun  droit  sur  vous. 

LE    CHŒUR   DES   DANAÏDES. 

Strophe  III. 

Que  je  ne  sois  jamais  soumise  à  ces  hommes!  Plutôt 
fuir  sous  les  astres ,  à  travers  les  mers,  ces  noces  odieu- 
ses !  Mais  tu  prendras  la  Justice  pour  compagne ,  et  tu 
jugeras  ainsi  que  le  veut  la  majesté  des  Dieux 

LE  ROI   PÉLASGOS. 

La  cause  n'est  pas  facile  à  juger.  Ne  me  prends  pas 
pour  juge.  Je  te  l'ai  dit  déjà ,  même  si  j'en  avais  le  pou- 
voir, je  ne  déciderais  rien  sans  le  peuple ,  de  peur  qu'il 
me  dise  un  jour,  si  quelque  malheur  arrivait  :  —  Pour 
avoir  honoré  des  étrangères,  tu  as  perdu  ta  ville. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Antistrophe  III. 
Zeus  pèse  ma  cause  et  décide  selon  l'équité  entre  mes 


70 


LES    SUPPLIANTES. 


proches  et  moi.  Il  dispense  le  châtiment  aux  mauvais  et 
a  justice  aux  bons.  Puisque  tout  est  encore  en  suspens, 
pourquoi  ne  fais-tu  pas  ce  qui  est  juste? 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Semblable  au  plongeur  dont  l'œil  lucide  ne  doit  pas 
être  troublé  par  le  vin  ,  il  me  faut  descendre  dans  une 
profonde  réflexion,  afin  que  tout  se  concilie  heureuse- 
ment, sans  danger  pour  la  ville  et  pour  moi-même,  et 
sans  attirer  la  guerre  et  la  vengeance  ;  il  me  faut  ne  point 
vous  livrer,  vous  qui  êtes  assises  aux  autels  des  Dieux , 
et  ne  point  offenser  le  Dieu  vengeur,  terrible  à  tous, 
qui,  même  dans  le  Hadès ,  ne  lâche  point  les  morts.  Ne 
dois-je  pas,  selon  vous,  m'inquiéter  de  ce  souci  sau- 
veur? 

LE    CHŒUR    DES    DAN  AÏ  DES. 

Strophe  I. 

Aie  ce  souci  et  sois  pour  nous,  comme  il  est  juste, 
un  protecteur  bon  et  miséricordieux.  Ne  me  perds  pas, 
fugitive,  chassée  de  la  terre  natale  par  une  violence 
impie. 

Antistrophe  1. 

Ne  souffre  pas  que  je  sois  arrachée,  à  tes  yeux,  des 
autels  de  tant  de  Dieux,  telle  qu'une  proie.  O  toi  qui 
possèdes  toute  la  puissance  sur  cette  terre,  songe  à  l'in- 
solence de  ces  hommes  et  préserve-moi  de  leur  colère. 


LES    SUPPLIANTES.  7I 

Strophe  II. 

Ne  souffre  pas  que,  suppliante,  je  sois  arrachée  des 
images  des  Dieux  contre  tout  droit  et  toute  justice, 
telle  qu'une  jument  entraînée,  saisie  par  mes  bandelettes 
aux  couleurs  variées  et  par  mes  vêtements. 

Antistrophe  IL 

Sache  que,  selon  ce  que  tu  décideras,  il  en  arrivera 
autant  à  tes  enfants  et  à  ta  demeure.  Songe  dans  ton 
esprit  que  telle  est  la  juste  loi  de  Zeus. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Je  le  pense  aussi.  Tout  se  réduit  à  cela.  Avec  les  Dieux 
ou  avec  les  persécuteurs  de  ces  femmes  c'est  une  guerre 
terrible,  de  toute  nécessité.  Les  clous  sont  tous  fixés 
dans  la  nef,  et  celle-ci  glisse  sur  les  rouleaux.  Nulle  fin 
à  tout  ceci  sans  tourment.  Richesses  enlevées,  demeures 
dévastées,  les  plus  grandes  calamités  sont  suivies  d'une 
plus  grande  abondance,  si  Zeus,  qui  dispense  les  biens, 
le  veut  ainsi.  Si  la  langue  a  parlé  d'une  façon  inoppor- 
tune, des  paroles  peuvent  adoucir  ceux  que  des  paroles 
ont  douloureusement  offensés.  Afin  que  le  sang  de  mes 
proches  ne  soit  pas  versé ,  il  me  faut  offrir  à  tous  les 
Dieux  de  nombreux  sacrifices  et  de  nombreuses  victimes, 
remèdes  de  toute  calamité.  Certes,  je  voudrais  être  déli- 
vré de  cette  guerre.  J'aime  mieux  ignorer  les  maux  que 
les  éprouver.  Puisse,  contre  mon  espérance,  ceci  avoir 
une  heureuse  fin  1 


l  LES    SUPPLIANTES. 

LE    CHŒUR   DES   DANAÏDES. 

Écoute  mes  dernières  paroles. 

LE    ROI     PÉLASGOS. 

J'écoute,  parle,  rien  ne  m'échappera. 

LE    CHŒUR    DES   DANAÏDES. 

J'ai  des  ceintures  qui  retiennent  mes  vêtements. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Certes.  Cela  convient  aux  femmes. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Sache  donc  qu'il  y  a  là  pour  nous  une  aide  excellente. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Explique-toi.  Que  signifient  ces  paroles? 

LE    CHŒUR   DES    DANAÏDES. 

Si  tu  ne  nous  promets  rien  de  certain... 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

De  quelle  aide  te  seront  ces  ceintures? 


LES    SUPPLIANTES.  7^ 

LE    CHŒUR   DES   DANAÏDES. 

Elles  serviront  à  parer  ces  images  d'ornements  nou- 
veaux. 

LE   ROI    PÉLASGOS. 

Tu  parles  en  énigmes.  Dis-moi  comment. 

LE   CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Nous  nous  pendrons  aussitôt  à  ces  Dieux. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

J'ai  entendu  tes  paroles.  Elles  frappent  mon   esprit 
d'horreur. 

LE   CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Tu  as  compris.  Je  me  suis  expliquée  plus  clairement, 

LE   ROI    PÉLASGOS. 

Pour  mille  raisons  ces  difficultés  sont  inextricables. 
L'abondance  des  maux  m'écrase  comme  un  torrent.  Je  ' 
suis  submergé  par  une  mer  furieuse  d'immenses  cala-  \ 
mités,  et  il  n'y  a  point  de  porta  mes  malheurs.  En  effets  ) 
vous  l'avez  dit,  si  je  ne  vous  viens  point  en  aide  je  com- 
mets un  crime  inexpiable;  mais  si,  devant  nos  murs,  je 
range  la  bataille  contre  tes  proches,  les  fils  d'Aigyptos, 
n'est-ce  pas  un  malheur  lamentable  que,  pour  des  fem- 
mes, les  hommes  ensanglantent  la  terre  ?  Cependant  il 
faut  redouter  la  colère   de  Zeus  qui  protège  les  sup- 


74  LES    SUPPLIANTES. 

pliants ,  car  il  est  la  suprême  épouvante  des  mortels. 
Toi  donc,  vieillard,  père  de  ces  vierges,  saisis  prompte- 
ment  ces  rameaux  entre  tes  bras  et  porte-les  aux  autels 
de  nos  autres  Dieux,  afin  que  tous  les  citoyens  voient 
ces  marques  de  votre  arrivée  et  que  ma  prière  en  votre 
faveur  ne  soit  pas  rejetée,  car  le  peuple  se  plaît  tou- 
jours à  blâmer  ses  chefs.  En  effet ,  il  sera  facilement 
touché  en  voyant  ces  rameaux,  et  il  prendra  en  haine 
l'insolence  de  vos  ennemis ,  et  il  sera  plus  bienveillant 
pour  vous,  car  on  s'intéresse  communément  aux  plus 
faibles. 

DANAOS. 

Ceci  est  digne  d'actions  de  grâces  sans  nombre  d'avoir 
rencontré  un  protecteur  aussi  vénérable;  mais  donne- 
moi  des  serviteurs  et  des  guides  de  cette  terre,  afin  que 
nous  trouvions  les  demeures  et  les  autels  des  Dieux  qui 
protègent  la  ville  et  que  nous  marchions  en  sûreté,  car 
notre  aspect  est  étranger,  et  le  Néilos  ne  nourrit  pas 
une  race  semblable  à  celle  d'Inakhos.  Il  faut  craindre 
que  la  confiance  attire  le  danger  ;  il  arrive  qu'on  tue  un 
ami  par  ignorance. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Allez,  hommes!  L'étranger  a  bien  parlé.  Menez-le 
vers  les  autels  de  la  ville  et  les  demeures  des  Dieux.  Dites 
brièvement  à  ceux  que  vous  rencontrerez  que  vous  con- 
duisez un  marin  ,  suppliant  des  Dieux. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Tes  paroles  et  tes  ordres  suffisent  pour  notre  père; 
mais  quelle  sera  ma  part?  Où  trouverai-je  ma  sûreté? 


LES    SUPPLIANTES.  j5 

LE    ROI    PÉLA3G0S. 

Laisse  ici  ces  rameaux,  marques  de  ton  malheur. 

LE     CHŒUR   DES    DANAÏDES. 

Je  les  abandonne ,   confiante  en  tes  paroles  et  en  ta 
puissance. 

LE    ROI    PÉLASGOS, 

Retire-toi  dans  ce  hois  vaste. 

LE    CHŒUR    Dr.',   DANAÏDES. 

Comment  ce  bois  profane  me  protégera-t-il? 

LE    ROI    PÉLASGOS, 

Nous  ne  te  livrerons  pas  aux  oiseaux  de  proie. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Mais  si  c'était  à  des  hommes  plus  à  craindre  que  des 
dragons  terribles? 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Réponds  par  un  meilleur  augure  à  des  paroles  de  bon 
augure. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Ne  t'étonne  pas  que ,   frappées  de  terreur,  nous  man- 
quions de  patience. 


76  LES  SUPPLIANTES. 

LE  ROI  PÉLASGOS. 

La  défiance  envers  les  Rois  est  sans  borne. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Rends-moi  la  joie  par  tes  paroles  et  tes  actions. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Votre  père  ne  vous  laissera  pas  longtemps  seules.  Pour 
moi ,  ayant  convoqué  le  peuple  qui  habite  ce  pays ,  je 
tenterai  de  persuader  les  citoyens  de  vous  être  bienveil- 
lants et  j'enseignerai  à  votre  père  ce  qu'il  faudra  dire. 
Dans  l'intervalle  restez  ici ,  et  priez  les  Dieux  du  pays 
que  vos  désirs  s'accomplissent.  Moi  je  vais  préparer 
tout  ceci.  Que  la  persuasion  et  la  fortune  me  fassent 
réussir  1 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Strophe  1. 

Roi  des  Rois,  le  plus  heureux  des  Bienheureux  ,  Force 
très-puissante  des  Puissants,  très-riche  Zeus,  écoute, 
exauce  mes  prières  !  Détourne  l'insolence  de  ces  hommes 
que  tu  hais  avec  justice,  abîme  dans  la  mer  pourprée 
leur  nef  aux  noirs  rameurs. 

Antistrophe  I. 

Regarde  avec  bienveillance  cette  race  antique  de  jeu- 
nes filles  issue  d'une  femme  que  tu  as  aimée.  Souviens- 


LES    SUPPLIANTES.  77 

toi  d'Iô  ,  que  tu  touchas  de  la  main,  et  par  laquelle 
nous  nous  glorifions  d'appartenir  à  cette  terre  où  nous 
sommes. 

Strophe  IL 

Nous  marchons  dans  les  pas  antiques,  dans  les  pâtu- 
rages fleuris  de  notre  mère,  dans  la  grasse  prairie  d'où 
lô,  harcelée  parle  taon,  s'enfuit,  vagabonde  et  furieuse, 
à  travers  d'innombrables  races  mortelles.  Deux  fois,  de 
la  terre  à  la  terre  opposée ,  elle  traversa  le  détroit  qui 
porte  son  nom. 

Antistrophe  II. 

De  la  Phrygia,  riche  en  troupeaux,  à  travers  la  terre 
d'Asia,  elle  parcourut  Teuthras,  ville  des  Mysiens,  et 
les  vallées  Lydiennes,  et  les  monts  Kilikiens,  et  les 
contrées  Pamphyliennes,  et  les  fleuves  au  cours  sans  fin, 
et  la  terre  de  la  richesse ,  et  la  terre  féconde  en  fruits 
d'Aphrodita. 

Strophe  III. 

Harcelée  par  l'aiguillon  du  Bouvier  ailé,  elle  parvint 
au  bois  florissant  de  Zeus,  au  pâturage  fécondé  par  les 
neiges  fondues  et  que  parcourt  la  force  de  Typhon,  aux 
eaux  du  Néilos,  vierges  de  maladies;  mais  elle  était 
toujours  furieuse,  en  proie  aux  douleurs  cuisantes  de 
l'implacable  Hèra. 

Antistrophe  III. 

Et  les  vivants  qui  habitaient  cette  terre  eurent  l'esprit 
saisi  par  la  pâle  terreur,  quand  ils  virent  cette  bête 
étrange,  tenant  de  la  race  humaine  et  de  la  brute,  moitié 


yS  LES    SUPPLIANTES. 

femme  et  moitié  vache,  et  ils  restaient  stupéfaits  devant 
ce  prodige.  Et  alors,  quel  fut  celui  qui  apaisa  lô  vaga- 
bonde et  misérablement  harcelée  par  le  taon? 

Strophe  IV. 

Zeus,  le  Roi  éternel.  La  violence  du  tourment  cessa  par 
la  puissance  et  par  le  souffle  divins,  et  l'amertume  lamen- 
table des  larmes  s'apaisa,  et,  recevant  très-véritable- 
ment le  faix  de  Zeus,  elle  enfanta  un  illustre  fils. 

Antistrophe  IV. 

Qui  devait  être  très-heureux  pendant  une  longue  vie. 
Et  toute  la  terre  cria  :  —  Cet  enfant  est  vraiment  de 
Zeus!  Qui,  en  effet,  eût  réprimé  les  ruses  furieuses  de 
Hèra?  Ceci  est  l'œuvre  de  Zeus;  et  qui  dira  que  nous 
sommes  la  race  issue  d'Epaphos  dira  la  vérité. 

Strophe  V. 

Quel  autre  parmi  les  Dieux  invoquerais-je  plus  juste- 
ment.-' C'est  le  Père,  la  source  de  toute  génération,  le 
maître  par  sa  propre  puissance,  le  créateur  des  choses 
antiques,  le  très-bienveillant  Zeus! 

Antistrophe  V. 

Il  n'y  a  point  de  puissance  au-dessus  de  la  sienne,  nul 
ne  siège  au-dessus  de  lui,  nul  n'e^t  respecté  par  lui.  Ce 
qu'il  dit  s'accomplit  aussitôt,  ce  qu'il  pense  est  réalisé 
sans  retard. 


LES    SUPPLIANTES.  79 


Ayez  bon  courage,  enfants!  Les  citoyens  nous  sont 
propices.  Le  peuple  a  décidé  et  décrété. 

LE    CHŒUK   DES   DANAÏDES. 

Salut!  ô  vieillard,  le  plus  cher  des  messagers  1  Mais 
dis-nous  quel  décret  a  été  rendu,  et  de  quel  côté  le  peu- 
ple a  levé  le  plus  de  mains. 

DANAOS. 

Il  a  plu  aux  Argiens  de  ne  point  se  diviser,  et  mon 
vieux  cœur  en  a  rajeuni,  car  l'Aithèr  s'est  hérissé  des 
mains  droites  levées  de  tout  le  peuple,  et  il  a  été  décrété 
unanimement  que  nous  pourrions  habiter  cette  terre  en 
liberté,  à  l'abri  des  outrages  de  tous  les  mortels,  et  que 
ni  citoyens,  ni  étrangers  ne  pourraient  nous  emmener  en 
servitude  comme  une  proie.  De  plus,  si  quelque  citoyen 
ne  nous  venait  point  en  aide  contre  la  violence,  il  serait, 
par  sentence  du  peuple,  privé  du  droit  de  cité  et  con- 
damné à  l'exil.  Telle  est  la  résolution  que  le  Poi  des  Pé- 
lasges  a  fait  prendre  en  notre  faveur,  annonçant  la 
grande  colère  de  Zeus ,  protecteur  des  suppliants,  et  que 
la  ville  ne  resterait  pas  longtemps  debout,  deux  fois 
souillée  par  son  droit  abandonné  et  par  l'outrage  à  l'hos- 
pitalité, source  intarissable  de  calamités.  Et  le  peuple 
argien,  l'ayant  entendu,  et  sans  attendre  la  voix  du  hé- 
raut, décréta,  à  mains  levées,  que  les  choses  seraient 
ainsi.  Le  peuple  des  Pélasges  a  écouté  favorablement 
ces  paroles  faites  pour  persuader,  et  Zeus  a  exaucé  nos 
désirs. 


80  LES    SUPPLIANTES. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Faisons  pour  les  Argiens  des  vœux  heureux,  pour 
prix  de  leur  bienveillance.  Que  Zeus  hospitalier  reçoive 
ces  paroles  sincères  de  la  bouche  de  ses  hôtes  !  Que  nos 
prières  soient  ainsi  exaucées  jusqu'à  la  fin  sans  empêche- 
ment. 

Strophe  I. 

Et  maintenant,  Dieux  nés  de  Zeus,  écoutez  les  prières 
que  nous  répandons  pour  cette  race.  Que  jamais,  au  mi- 
lieu des  clameurs  tumultueuses,  la  ville  pélasgienne  ne 
soit  dévorée  par  le  feu  !  Que  le  farouche  Ares  fauche  les 
mortels  en  d'autres  campagnes!  Car  ils  ont  eu  pitié  de 
notre  misère,  en  nous  sauvant  par  leur  bienveillante 
sentence ,  car  ils  ont  respecté  ce  troupeau  lamentable,  les 
suppliantes  de  Zeus  ! 

Antistrophe  I. 

Ils  n'ont  point  jugé  en  faveur  des  hommes  et  méprisé 
le  droit  des  femmes;  mais  ils  ont  regardé  le  divin  Ven- 
geur, la  Sentinelle  qu'on  ne  peut  tromper,  Celui  que  nulle 
demeure  n'a  vu  debout  sur  son  toit  sans  qu'il  ne  s'écrou- 
lât !  car  il  se  pose  lourdement.  Ils  ont  respecté  leurs 
parentes,  suppliantes  de  l'illustre  Zeus;  c'est  pourquoi 
sur  les  autels  purs  ils  apaiseront  les  Dieux. 

Strophe  II. 

A  l'ombre  de  ces  rameaux  suppliants  mon  vœu  s'envo- 
lera pour  leur  récompense.   Que  jamais  la  contagion 


LES    SUPPLIANTES.  8l 

ne  dépeuple  la  ville  de  ses  citoyens,  que  jamais  la 
sédition  n'ensanglante  la  terre  de  meurtres  domestiques, 
que  la  fleur  de  la  jeunesse  ne  soit  point  cueillie,  que 
l'amant  d'Aphrodita,  le  fléau  des  mortels,  Ares,  ne 
tranche  pas  cette  fleur  ! 

Antistrophe  IL 

Que  les  autels  brûlent,  entourés  de  sacrificateurs  véné- 
rables, afin  que  la  Chose  publique  prospère  I  Qu'ils 
honorent  le  grand  Zeus  ,  le  très-grand  Dieu  hospitalier, 
qui,  par  la  loi  antique,  a  établi  les  Destinées!  Prions 
pour  que  toujours,  ici,  les  générations  se  multiplient  et 
pour  qu'Artémis  Hékata  protège  l'accouchement  des 
lemmes. 

Strophe  III. 

Que  jamais  le  carnage  ne  se  rue  ici,  tuant  les  guerriers, 
saccageant  la  ville,  ennemi  des  Chœurs  et  de  la  Kithare, 
et  n'y  déchaîne  tout  armé  le  lamentable  Ares  au  milieu 
des  clameurs  publiques  !  Que  l'horrible  essaim  des  mala- 
dies s'abatte  loin  de  la  vigueur  des  guerriers,  et  que  le 
Lykien  Apollon  soit  toujours  favorable  à  toute  cette  jeu- 
nesse! 

Antistrophe  III. 

Que  Zeus,  en  toute  saison,  entr'ouvre  la  terre  pour 
une  abondante  fécondité!  Que  les  troupeaux  paissants 
enfantent  partout  d'innombrables  petits,  et  que  chacun 
soit  comblé  de  biens  par  les  Dieux!  Que  les  Muses,  les 
divines  Chanteuses,  accordent  leurs  voix,  et  que  le  son 
de  la  Lyre  s'unisse  harmonieusement  au  son  de  leurs 
bouches  sacrées! 

6 


8a  LES    SUPPLIANTES. 

Strophe  JV. 

Que  le  peuple  qui  commande  dans  la  ville,  gardien  de 
l'intérêt  commun,  observe  équitablement  les  droits  de  la 
cité  !  Qu'il  se  montre  conciliant  avec  les  étrangers  avant 
d'armer  Ares,  et  qu'ils  lui  rendent  justice  avant  d  y  être 
contraints! 

Antistrophe  IV. 

Que  les  Argiens  honorent  toujours  les  Dieux  de  ce 
pays  par  des  offrandes  de  lauriers  et  par  des  hécatombes, 
selon  la  coutume  de  leurs  pères  I  Le  respect  des  parents 
est,  en  effet,  le  troisième  parmi  les  préceptes  de  la  très- 
vénérable  Thémis! 

DANAOS. 

Je  loue  ces  sages  vœux,  chères  filles;  mais  ne  vous 
épouvantez  pas  d'entendre  votre  père  vous  annoncer  des 
nouvelles  inattendues.  De  cette  hauteur  qui  vous  a  reçues 
suppliantes  je  vois  une  nef.  Elle  est  bien  reconnaissable; 
je  ne  me  trompe  pas.  Voici  les  manœuvres  et  les  voiles. 
La  proue  est  tournée  de  ce  côté,  n'obéissant  que  trop 
au  gouvernail  qui,  de  la  poupe,  la  dirige,  car  cette  nef 
ne  nous  est  point  amie.  Les  marins  sont  déjà  visibles 
avec  leurs  membres  noirs  sous  leurs  vêtements  blancs. 
Voici  qu'on  aperçoit  nettement  tout  le  reste  de  la  flotte; 
mais  la  nef  qui  marche  en  tête  des  autres  a  replié  ses 
voiles  et  s'avance  à  force  d'avirons.  Il  vous  faut  être  cal- 
mes et  prudentes  et  ne  pas  oublier  de  prier  les  Dieux 
dans  ce  danger.  Pour  moi,  je  reviendrai  bientôt  avec  les 
protecteurs  qui  nous  prêtent  leur  aide. 


LES    SUPPLIANTES.  OJ 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Peut-être  un  héraut  ou  un  chef  viendra  nous  réclamer 
et  voudra  nous  emmener  en  servitude. 

DANAOS. 

Ils  n'en  feront  rien  ;  n'ayez  aucune  crainte  d'eux. 

LE     CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Cependant,  si  nous  tardons  à  être  secourues,  le  mieux 
est  de  nous  en  remettre  à  l'aide  de  ces  Dieux, 

DANAOS. 

Ayez  bon  courage.  Au  temps,  au  jour  marqué,  le 
mortel  qui  a  offensé  les  Dieux  en  reçoit  le  châtiment. 

LE    CHŒUR    DES     DANAÏDES. 

Strophe  I. 

Père  !  je  tremble  que  ces  nefs  qui  volent  rapidement 
n'arrivent  en  peu  d'instants.  La  terreur  me  saisit.  M 
faudra-t-il   recommencer  à  fuir   épouvantée?   Père,    j 
meurs  de  crainte. 

DANAOS. 

Puisque  le  décret  des  Argiens  a  été  ratifié  par  leurs 
suffrages,  ayez  une  ferme  espérance;  ils  combattront 
pour  VOUS,  mes  filles,  j'en  suis  certain. 


84  LES    SUPPLIANTES. 

LE    CHŒUR   DES   DANAÏUES. 

Antistrophe  I. 

La  race  d'Aigyptos  est  funeste ,  farouche  et  insatiable 
de  combat.  Mais  je  le  dis  à  qui  le  sait.  Poussés  par  leur 
fureur,  ils  ont  navigué  sur  leurs  nefs  solides  et  sombres, 
avec  cette  noire  et  grande  armée. 


Mais  ils  rencontreront  ici  de  nombreux  bras  exercés  à 
la  pleine  chaleur  du  jour. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Strophe  II. 

Ne  me  laisse  pas  seule  ici,  je  t'en  supplie,  Père!  une 
femme  seule  est  sans  force;  Ares  lui  manque.  Ceux-ci, 
rusés  et  impurs  tels  que  des  corbeaux,  ne  respectent 
point  la  sainteté  des  autels. 

D  ANAOS. 

Ceci  nous  servira,  enfants,  si  les  Dieux  les  détestent 
autant  que  vous  les  haïssez. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES 

Anlistrophe  //. 
Ni  lesttidents,ni  ces  sanctuaires  divins  révérés  par  nous 


LES    SUPPLIANTES.  85 

n'arrêteront  leur  main.  Ils  sont  trop  féroces,  trop  gonflés 
d'impiété  et  de  violence.  Impudents  comme  des  chiens, 
ils  n'écouteront  point  les  Dieux. 

D  ANAOS. 

Mais  on  dit  que  les  loups  sont  plus  forts  que  les  chiens, 
et  que  le  fruit  du  papyros  n'en  vaut  pas  l'épi. 

LE   CHŒUR   DES   DANAÏDES. 

Semblables  à  des  bêtes  fauves,  impies  et  farouches,  ils 
ont  l'âme  furieuse,  et  il  faut  redouter  leur  violence. 

DAN  AOS. 

La  navigation  d'une  armée  navale  n'est  pas  aussi 
prompte.  Il  faut  trouver  un  mouillage  où  l'on  puisse  fixer 
les  câbles  qui  attachent  les  nefs  à  la  terre.  Les  pilotes 
ne  jettent  pas  sitôt  les  ancres,  surtout  quand  ils  abor- 
dent une  côte  sans  port.  A  l'heure  où  Hèlios  tombe  vers 
l'ombre,  la  nuit  a  coutume  d'inspirer  des  inquiétudes  à 
un  sage  pilote.  Ainsi  cette  armée  ne  débarquera  pas  en 
sûreté  avant  d'avoir  trouvé  pour  ces  nefs  un  mouillage 
auquel  on  puisse  se  fier.  Pour  toi,  prends  garde,  saisie 
de  terreur,  de  négliger  les  Dieux,  et  implore  leur 
secours.  La  ville  ne  se  plaindra  pas  de  votre  messager, 
car,  bien  que  je  sois  vieux,  la  parole  ni  la  prudence  ne 
me  manquent. 

LE    CHŒUR     DES    DANAÏDES. 

Strophe  I. 
O  terre  montueuse ,  justement  vénérable,  qu'allons- 


86  LES    SUPPLIANTES. 

nous  souflfrir?  Où  fuir  sur  la  terre  d'Apis,  où  trouver 
quelque  part  une  caverne?  Que  ne  puis -je,  noire  fumée, 
m'approcher  des  nuages  de  Zeus  et  disparaître!  Je  m'a- 
néantirais comme  une  poussière  qui  s'envole  sans  ailes! 

Antistrophe  I. 

Je  n'ai  plus  de  courage,  si  je  ne  prends  la  fuite.  Mon 
cœur  sombre  est  saisi  d'épouvante.  Cette  retraite  choisie 
par  mon  père  me  perdra.  Je  meurs  de  crainte.  J'aimerais 
mieux  subir  la  destinée  fatale,  suspendue  à  ce  lacet, 
que  de  sentir  un  de  ces  hommes  odieux  me  saisir  avec 
violence.  Que  je  sois  morte  plutôt,  et  qu'Aidés  me  com- 
mande ! 

Strophe  IL 

Qui  me  donnera  une  demeure  aérienne  où  les  nuées 
pluvieuses  deviennent  de  la  neige,  un  rocher  âpre ,  es- 
carpé, inaccessible  aux  chèvres,  solitaire,  fréquenté  des 
vautours,  et  d'où  je  puisse  me  précipiter  avant  de  subir 
ces  noces  détestées? 

Antistrophe  II. 

Ensuite  je  ne  refuserai  pas  de  servir  de  pâture  aux 
chiens  et  aux  oiseaux  carnassiers  de  ce  pays.  La  mort 
me  délivrera  de  mes  maux  lamentables;  que  la  mort 
m'arrive  avant  le  lit  nuptial!  Quel  autre  libérateur  de  ces 
noces  pourrais-je  trouver? 

Strophe  III. 
Élevez  vos  voix  lugubres  vers  l'Ouranos ,  poussez  des 


LES    SUPPLIANTES.  87 

chants  suppliants  vers  les  Dieux,  qui  m'obtiennent  leur 
aide  et  me  délivrent.  Père,  vois  les  desseins  de  nos  enne- 
mis, toi  qui  n'aimes  pas  à  contempler  de  tes  yeux  sévè- 
res les  actions  violentes.  Sois  favorable  à  tes  suppliantes, 
Maître  de  la  terre ,  très-puissant  Zeus  ! 

Antistrophe  III. 

L'orgueilleuse  race  d'Aigyptos,  cette  race  farouche  qui 
me  poursuit  et  me  presse  dans  ma  fuite,  veut  me  saisir 
avec  violence.  Mais  toi ,  Zeus ,  tu  tiens  le  fléau  de  la 
balance ,  et  les  mortels  ne  font  rien  sans  toi  ! 

Oh  !  oh  !  oh  !  Ah  I  ah  !  ah  !  Voici  un  ravisseur,  sorti 
des  nefs,  qui  me  poursuit  à  terre  1  Auparavant,  ô  ravis- 
seur, meurs!  Ah!  ah!  ô  Dieux!  de  nouveau  je  pousse 
des  cris  lamentables.  Voici  le  commencement  des  misères 
et  des  violences  que  je  vais  subir.  Hélas!  hélas!  secours 
promptement  des  jeunes  filles  fugitives.  Nos  ennemis 
jettent  des  clameurs  terribles  sur  les  nefs  et  sur  le  rivage. 
O  Roi,  protége-nous! 

LE    HÉRAUT. 

Hâtez-vous!  marchez  promptement  vers  la  nef. 

LE    CH(BUR    DES    DANAÏDES. 

Eh  bien  !  arrachez  nos  cheveux ,  frappez-nous ,  coupez 
notre  tête  toute  sanglante  ! 

LE   HÉRAUT. 

Promptement,  misérables!  à  la  nefi  et  ensuite  à  tra- 


88  LES    SUPPLIANTES 

vers  les  flots  salés  !  Obéis  à  mes  ordres  sans  réplique 
et  au  fer  de  ma  lance.  Je  te  pousserai  sanglante  dans  la 
nef,  où  tu  resteras  gisante.  Cède  à  la  violence.  Point  de 
résistance  insensée. 


LE   CHŒUR   DES  DANAÏDES. 

Hélas,  hélas! 

LE    HÉRAUT. 

Marche  vers  la  nef,  laisse  ces  autels;  ils  ne  sont  point 
honorés  par  les  hommes  pieux. 

LE   CHŒUR   DES   DANAÏDES. 

Qu'elle  ne  me  revoie  jamais,  l'onde  nourricière  du 
Néilos  qui  rajeunit  le  sang  des  mortels  !  Sur  cette  utrrre 
sacrée,  vieillard,  je  suis  sortie  d'une  très-antique  race. 

LE   HÉRAUT. 

A  la  nef!  à  la  nef!  marche  promptement,  que  tu  le 
veuilles  ou  non.  Entraînées  de  force,  allons!  marchez 
vers  la  nef,  avant  que  je  vous  frappe  de  mes  poings, 
misérables! 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Strophe  I. 

Hélas!  hélas!  que  n'as -tu  péri  misérablement  dans  le 
gouffre  de  la  mer,  jeté,  au  milieu  des  vastes  tempêtes, 
contre  le  cap  Sarpèdonien  ! 


LES    SUPPLIANTES.  89 

LE   HÉRAUT. 

Crie,  lamente-toi,  invoque  les  Dieux!  tu  n'éviteras 
pas  la  nef  aigyptienne.  Lamente-toi,  pousse  des  gémis- 
sements plus  amers  que  toutes  les  douleurs,  nomme-toi 
Lamentation  ! 

LE    CHŒUR    DES   DANAÏDES. 

Antistrophe  I. 

Hélas  ,  hélas  !  L'outrage  aboie  sur  le  rivage  !  Tu  vomis 
l'eau  amère,  toi  qui  me  parles  !  Que  le  grand  Néilos  t'en- 
gloutisse, orgueilleux,  toi  et  ton  arrogance  ! 

LE    HÉRAUT. 

Je  vous  ordonne  de  gagner  la  nef  qui  appuie  sa  proue 
au  rivage.  Allons,  promptementetsans  retard!  sans  quoi 
je  vais  vous  y  traîner  violemment  par  les  cheveux! 

LE     CHŒUR    DES     DANAÏDES. 

Strophe  IL 

Hélas,  hélas!  Père!  Le  secours  divin  ne  m'a  pas  sauvée 
du  malheur.  Comme  une  araignée  qui  m'enveloppe,  voilà 
le  songe  noir!  ô  Dieux,  ô  Dieux!  Terre,  ma  mère!  Terre, 
ma  mère!  détourne  ces  clameurs  terribles.  O  Roi!  fils 
de  Gaia,  ô  Zeus! 

LE   HÉRAUT. 

Je  ne  crains  pas  les  Dieux  de  cette  terre.    Ils  n'ont 


90  LES    SUPPLIANTES. 

point  nourri  mon  enfance  et  ils  ne  me  conduiront  pas  à 
la  vieillesse. 


LE    CHŒUR    DES    DANAIDES. 

Antistrophe  IL 

Voici  que  ce  serpent  à  deux  pieds  est  plein  de  rage 
près  de  moi,  et  veut  me  mordre  comme  une  vipère. 
O  Dieux!  ô  Dieux!  Terre,  ma  mère!  Terre,  ma  mère! 
détourne  ces  clameurs  terribles.  O  Roi!  fils  de  Gaia,  ô 
Zeus! 

LE    HÉRAUT. 

Celle  qui,  n'obéissant  pas  à  mes  paroles,  ne  marcheia 
point  vers  la  nef,  ne  tardera  pas  à  voir  ses  vêtements  en 
pièces. 

LE    CHŒUR    DES    DANAÏDES. 

Strophe  III. 
Hélas!  ô  chefs  et  princes  de  la  ville,  je  succombe! 

LE    HÉRAUT. 

Vous  verrez  bientôt  plusieurs  princes,  les  fils  d'Aigyp- 
tos.  Croyez-moi ,  vous  ne  manquerez  point  de  maîtres. 

LE    CHŒUR   DES    DANAÏDES. 

Antistrophe  III, 
Nous  périssons,  ô  Roi!  nous  succombons! 


LES    SUPPLIANTES.  91 

LE    HÉRAUT. 

Vous  allez  être  traînées  d'ici  par  les  cheveux,  puisque 
vous  n'obéissez  pas  à  mes  paroles. 


LE    ROI    PELASGOS. 

Et  toi ,  que  veux-tu?  Pourquoi  outrages-tu  de  ton  inso- 
lence la  terre  des  hommes  Pélasgiens.  Pensais-tu  arriver 
dans  une  ville  de  femmes?  Tu  n'es  qu'un  barbare,  et  tu 
oses  te  jouer  des  Hellènes!  Pour  tant  oublier,  ton  esprit 
est  troublé,  certes. 

LE     HÉRAUT, 

Qu'ai-je  donc  fait  ici  contre  la  justice? 

LE   ROI   PÉLASGOS. 

Étranger  toi-même,  tu  ne  sais  ce  qui  est  dû  à  des 
hôtes. 

LE   HÉRAUT. 

Comment  ne  le  saurais-je  pas?  Je  reprends  ce  que  j'ai 
perdu. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

A  quels  proxènes  de  ce  pays  as-tu  parle? 


QZ  LES    SUPPLIANTES. 


LE    HERAUT. 


A  Hermès ,  au  très-grand  proxène  et  chercheur. 


LE   ROI   PELASGOS. 


Tu  te  recommandes  des  Dieux  et  tu  les  outrages! 


LE   HERAUT. 


Je  ne  respecte  que  les  Daimones  du  Néilos. 


LE    ROI    PELASGOS. 


A  t'entendre ,  tu  ne  comptes  pour  rien  les  Dieux  de 
cette  terre  ? 


LE    HERAUT. 


J'emmènerai  celles-ci,  à  moins  qu'on  me  les  arrache. 


LE    ROI    PELASGOS. 


Tu  gémiras,  si  tu  les  touches,  et  promptement. 


LE   HERAUT. 


J'entends  une  parole  qui  n'est  pas  hospitalière. 


LE   ROI    PELASGOS. 


Ceux  qui  outragent  les  Dieux  ne  sont  pas  mes  hôtes. 


LES    SUPPLIANTES.  û3 

LE   HÉRAUT. 

Viens  !  tu  diras  cela  aux  fils  d'Aigypto.s. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

C'est  un  souci  qui  m'inquiète  fort  peu. 

LE   HÉRAUT. 

Mais,  afin  que  je  puisse  leur  parler  clairement,  car  il 
convient  qu'un  héraut  soit  un  messager  fidèle  ,  que  leur 
dirai- je?  Comment  leur  annoncerai-je  que  je  reviens  sans 
cette  troupe  de  jeunes  filles,  leurs  parentes?  Ares  ne 
jugera  point  cette  affaire  à  l'aide  de  témoins,  d'argent  et 
d'amende.  Avant  la  fin,  beaucoup  de  guerriers  tombe- 
ront ,  et  il  y  aura  beaucoup  de  morts. 

LE    ROI    PÉLASGOS. 

Il  n'est  point  nécessaire  que  tu  saches  mon  nom.  Tes 
compagnons  et  toi  vous  le  connaîtrez  assez  avec  le 
temps.  Si  celles-ci  le  veulent  bien,  tu  les  emmèneras  de 
leur  plein  gré,  les  ayant  persuadées  par  des  paroles  res- 
pectueuses. En  effet ,  la  Ville  a  décidé,  par  les  suffrages 
unanimes  du  peuple ,  que  ces  jeunes  filles  ne  seraient  ni 
enlevées  par  violence,  ni  livrées  contre  leur  gré.  Cette 
sentence  a  été  fixée  par  un  clou  solide,  afin  de  rester 
inébranlable.  Elle  n'a  point  été  inscrite  sur  des  tables 
d'airain,  ni  enfermée  en  un  livre,  mais  tu  l'entends  hau- 
tement de  la  bouche  d'un  homme  libre.  Va  1  ôte-toi 
promptement  de  mes  yeux. 


^  LES    SUPPLIANTES. 


LE    HERAUT. 

Alors,  tu  sauras  que  c'est  la  guerre.  La  force  et  la  vic- 
toire resteront  aux  hommes. 

LE    ROI   PÉLASGOS. 

Vous  en  trouverez,  des  hommes,  parmi  ceux  de  ce 
pays,  et  qui  ne  sont  pas  buveurs  de  vin  d'orge.  Pour 
vous,  avec  vos  chères  compagnes,  entrez  d'un  cœur 
ferme  dans  la  ville  bien  fortifiée,  entourée  de  tours  pro- 
fondément assises.  Il  y  a  là  de  nombreuses  demeures 
publiques,  et  j'ai  moi-même  largement  bâti  la  mienne. 
Il  est  agréable  d'habiter  d'heureuses  demeures  avec  un 
grand  nombre  de  compagnons;  mais,  si  cela  vous  plaît 
mieux  ,  il  vous  sera  permis  d'habiter  des  demeures  par- 
ticulières. Choisissez  ce  qui  vous  sera  le  plus  agréable. 
Moi,  je  serai  votre  protecteur,  avec  tous  les  citoyens  qui 
ont  pris  cette  résolution.  Pourquoi  chercheriez-vous  des 
appuis  plus  dignes  de  confiance  ? 

LE    CHŒUR    DES   DANAÏDES. 

Sois  comblé  de  biens  pour  tant  de  bienfaits,  divin  Roi 
des  Pélasges!  Mais,  dans  ta  bonté,  envoie  ici  notre  père 
courageux,  Danaos,  notre  prévoyant  conseiller.  Sa  pru- 
dence est  meilleure  pour  décider  quelles  demeures  et 
quel  lieu  nous  devons  choisir.  Chacun  est  prêt  à  blâmer 
des  étrangers.  Que  tout  arrive  donc  pour  le  mieux. 

LE    ROI     PÉLASGOS. 

Vous  serez  reçues  avec  des  paroles  de  bienveillance  et 


LES    SUPPLIANTES.  q5 

de  joie  par  les  citoyens  de  cette  terre.  Et  vous ,  chères 
servantes ,  suivez  chacune ,  pas  à  pas ,  celle  des  filles  de 
Danaos  qu'il  vous  aura  désignée. 

DANAOS. 

O  enfants!  il  faut  que  vous  fassiez  des  vœux  et  des 
sacrifices  et  que  vous  versiez  des  libations  aux  Argiens 
comme  à  des  Dieux  olympiens ,  puisqu'ils  nous  ont 
sauvés  sans  hésiter.  Ils  ont  écouté  avec  une  grande 
faveur  ce  que  j'ai  fait  contre  nos  cruels  parents,  et  ils 
m'ont  donné  ces  compagnons  et  ces  gardes  afin  de 
m'honorer  et  pour  que  je  ne  fusse  pas  frappé  par  sur- 
prise d'un  trait  mortel,  ce  qui  eût  été  pour  cette  terre 
une  souillure  éternelle.  Après  tout  ceci  il  convient  que 
vous  leur  rendiez  grâces  et  que  vous  les  honoriez  plus 
que  moi-même.  Gardez  cette  parole  dans  votre  mémoire 
avec  tous  les  autres  sages  conseils  de  votre  père  :  le  temps 
seul  montre  ce  que  valent  des  inconnus.  Chacun  a  une 
langue  médisante  contre  l'étranger,  et  ses  paroles  exci- 
tent aisément  les  malveillants.  Je  vous  avertis  donc  de 
ne  point  me  couvrir  de  honte,  puisque  vous  possédez  la 
jeunesse  qui  charme  les  hommes.  La  belle  maturité  est 
difficile  à  garder  :  les  bêtes  fauves  et  les  hommes,  ce  qui 
vole  et  ce  qui  rampe,  tous  l'entourent  d'embûches.  La 
beauté  des  fruits  mûrs  les  fait  cueillir  et  ne  donne 
point  de  vains  désirs.  Ainsi  chaque  passant  lance  de  ses 
yeux  le  trait  du  désir  sur  la  beauté  et  le  charme  des 
jeunes  filles.  Ne  nous  attirons  point  ces  malheurs  que 
nous  avons  évités  par  notre  navigation  sur  la  grande  mer. 
Ce  serait  une  honte  pour  nous  et  une  joie  pour  nos  en- 
nemis. Deux  demeures  nous  sont  offertes  :  celle  de 
Pélasgos  et  celle  de  la  Ville,  et  toutes  deux  sans  lien 


96  LES    SUPPLIANTES. 

payer,  ce  qui  est  avantageux.  Cependant,  gardez  les 
conseils  de  votre  père,  puisque  vous  possédez  l'honnê- 
teté, qui  est  un  bien  plus  cher  que  la  vie. 

LE    CHŒUR    DES   DANA  ÏD  ES. 

Le  reste  aux  Dieux  Olympiens  1  Mais  rassure-toi ,  Père, 
au  sujet  de  ma  jeunesse.  A  moins  d'un  nouveau  conseil 
des  Dieux,  je  ne  quitterai  pas  le  chemin  que  j'ai  déjà 
parcouru. 

Strophe  I. 

Allons,  célébrez  par  vos  chants  les  Dieux  heureux 
protecteurs  d'Argos,  vous  qui  habitez  la  ville  et  les  bords 
de  Tantique  fleuve  Erasinos  !  vous  qui  marchez  avec 
nous,  chantez!  Célébrons  la  ville  des  Pélasges  et  ne  son- 
geons plus  à  honorer  de  nos  louanges  le  cours  du  Néilos. 

Antistrophe  I. 

Chantons  plutôt  les  fleuves  qui  versent  sur  cette  terre 
l'abondance  de  leurs  eaux  et  réjouissent  le  sol  à  l'aide 
de  leurs  limons  fertiles.  Que  la  chaste  Artémis  regarde 
notre  troupe  malheureuse,  et  que  les  noces  de  Kythérè, 
si  elles  nous  arrivent,  ne  nous  soient  point  infligées, 
car  ceci  nous  serait  odieux. 

Strophe  IL 

Nous  ne  méprisons  point  la  bienveillante  Kypris,  car, 
avec  Hèra  ,  elle  possède  la  plus  grande  puissance  auprès 
de  Zeus.  On  l'honore,  la  subtile  Déesse,  source  des  biens 
vénérables.  Le  Désir  et  la  douce  Persuasion,  à  qui  rien 


LES    SUPPLIANTES.  97 

ne  résiste,  sont  les  compagnons  de  leur  chère  mère: 
mais  c'est  à  Harmonia  que  la  Moire  a  donné  le  langr.ge 
charmant  d'Aphrodita  et  les  entretiens  amoureux. 

Antistrophe  II. 

Je  redoute  les  vents  qui  chassent  les  exilées ,  les  dou- 
leurs cruelles  et  les  guerres  sanglantes.  Pourquoi  nos 
rapides  persécuteurs  ont-ils  accompli  une  si  prompte 
navigation  ?  Que  ce  que  la  Destinée  a  voulu  arrive  donc  ! 
La  pensée  de  Zeus  est  infinie  et  inévitable.  Que  nous 
puissions  au  moins  finir  par  des  noces  semblables  à  cel- 
les de  tant  d'autres  femmes  avant  nous  ! 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Grand  Zeus  !  détourne  de  nous  l'hymen  des  fils  d'Ai- 
gyptos ! 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Ceci  serait  pour  le  mieux;  mais  tu  supplies  un  Dieu 
inexorable. 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

N'ignores-tu  pas  les  choses  futures? 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Pourquoi  vouloir  pénétrer  l'immense  pensée  de  Zeus.' 
Faites  des  vœux  moins  grands. 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Pourquoi  me  donnes-tu  ce  conseil  ? 


98  LES    SUPPLIANTES. 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Crains  de  pénétrer  les  choses  divines. 

PREMIER    DEMI-CHŒUR 

Que  le  Roi  Zeus  détourne  de  moi  les  noces  odieuses  de 
cet  homme  que  je  fuis,  lui  qui  délivra  lô  de  son  mal,  en 
la  caressant  heureusement  de  la  main,  et,  par  une  douce 
violence,  créa  ainsi  notre  race! 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Qu'il  accorde  la  victoire  aux  femmes!  Que  chacun  ait 
sa  part  de  bien  et  de  mal ,  et  que ,  par  mes  prières ,  la 
Justice  obtienne  sa  récompense  légitime  de  la  volonté 
tutélaire  des  Dieux! 

Fin  des  Suppliantes. 


m 


LES   SEPT   CONTRE  THÈBA 


III 


LES   SEPT   CONTRE   THÈBA 


Étéoklès. 

L'Éclaireur 

Le  Messager. 

Le  Héraut. 

Ismènè. 

Antigonè. 

Le  Chœur  des  Vierges. 

ÉTÉOKLÈS. 


)OMMEs  de  Kadmos,  il  doit  parler  selon  le 
'temps,  celui  qui  veille  sur  la  chose  publi- 
que, à  la  poupe  de  la  Ville,  tenant  la  barre 
.et  défendant  ses  paupières  contre  le  som- 
meil. En  effet,  si  nous  agissons  bien,  c'est  à  un  Dieu 
que  nous  le  devons;  mais,  si  quelque  malheur  ar- 
rive, —  que  cela  ne  soit  pas  !  —  Étéoklès  seul  sera  en 
proie  aux  mille  clameurs  de  la  Ville  et  aux  accusations 


102  LES  SEPT  CONTRE  THEBA. 

tumultueuses  des  citoyens.  Que  Zeus  Préservateur,  digne 
de  ce  nom ,  vienne  en  aide  à  la  ville  des  Kadméiones  ! 
Maintenant ,  il  faut  que  chacun  de  vous,  celui  qui  est 
encore  dans  la  fleur  de  la  jeunesse  et  celui  qui  est  mûr 
par  les  années,  montre  l'accroissement  de  ses  forces  et 
fasse  tout  pour  défendre ,  comme  il  est  juste ,  la  Ville  et 
les  autels  de  nos  Dieux ,  afin  que  ceux-ci  ne  soient  point 
privés  de  leurs  honneurs  ,  et  nos  enfants,  et  cette  terre 
maternelle ,  notre  très-chère  nourrice.  En  effet ,  c'est 
elle  qui  a  porté  le  poids  de  votre  enfance ,  tandis  que 
vous  rampiez  tout  petits  sur  son  sein,  et  qui  vous  a  nour- 
ris pour  être  des  guerriers  dévoués  et  la  défendre  dans 
ce  danger.  Jusqu'à  ce  jour  un  Dieu  nous  a  favorisés,  et , 
depuis  que  nous  sommes  assiégés,  la  guerre  vous  a  été 
bonne  par  l'aide  des  Dieux.  Mais  voici  qu'il  a  parlé ,  le 
divinateur,  le  berger  des  oiseaux,  qui  entend  des  oreilles 
et  de  l'esprit,  sans  le  secours  du  feu  et  par  un  art  infail- 
lible ,  les  oiseaux  fatidiques.  Ce  dispensateur  d'augures 
dit  qu'un  grand  assaut  des  Argiens  se  prépare  contre  la 
Ville  dans  les  embûches  de  la  nuit.  Donc,  tous,  hâtez- 
vous  aux  créneaux  et  aux  portes  des  murailles.  Armés, 
couverts  de  cuirasses,  debout  sur  le  faîte  des  tours,  au 
seuil  des  portes ,  soyez  fermes  et  ne  craignez  point  la 
foule  des  assiégeants.  Un  Dieu  nous  donnera  le  dessus. 
J'ai  envoyé  des  espions  et  des  éclaireurs  du  côté  de  l'en- 
nemi. Je  suis  certain  qu'ils  ne  se  tromperont  point  de 
route,  et,  dès  que  je  les  aurai  entendus,  je  serai  à  l'abri 
des  surprises. 

l'éclaireur. 

Etéoklès,  très-excellent  roi  des  Kadméiones,  me  voici, 
ayant  de  sûres  nouvelles  de  l'armée  ennemie.  J'ai  vu  tous 


LES  SEPT  CONTRE  THÈBA.  ]o3 

leurs  préparatifs.  Sept  guerriers  ,  chefs  farouches  ,  rece- 
vant dans  un  noir  bouclier  le  sang  d'un  bœuf  égorgé, 
les  mains  teintes  de  sang,  ont  juré  par  Ares,  Ényô  et 
Phobos  altéré  de  sang ,  de  dévaster  la  Ville  et  de  ren- 
verser la  citadelle  des  Kadméiones  parla  force,  ou  de 
mourir  en  arrosant  cette  terre  de  leur  sang.  Puis,  de 
leurs  mains,  ils  ont  suspendu  au  char  d'Adrastos  les 
souvenirs  qui  seront  envoyés  à  leurs  parents  dans  leurs 
demeures;  et  ils  ont  versé  des  larmes,  mais  sans  nulle 
pitié  dans  leur  bouche.  Leur  âme  de  fer,  ardente  et  fu- 
rieuse, brûlait  de  la  rage  de  lions  qui  se  jettent  les  uns 
sur  les  autres.  Tu  sais  sans  retard  ce  qu'ils  ont  fait.  Je 
les  ai  laissés  tirant  au  sort  les  portes  où  chacun  d'eux 
conduirait  sa  troupe.  C'est  pourquoi,  choisis  les  meilleurs 
guerriers  de  la  Ville,  et  place-les  comme  chefs  aux  seuils 
des  portes,  promptement.  Déjà  l'armée  des  Argiens  ap- 
proche et  marche  à  travers  la  poussière,  et  la  blanche 
écume  qui  tombe  par  flocons  des  naseaux  des  chevaux 
souille  la  plaine.  Mais  toi,  comme  un  habile  pilote  de 
nef,  fortifie  la  Ville  avant  que  les  tourbillons  d'Ares  se 
ruent.  En  effet,  la  mer  terrestre  des  guerriers  pousse  des 
cris.  Fais  promptement  tout  ce  qu'il  faut  contre  elle. 
Moi,  je  veillerai  fidèlement  tout  le  jour,  afin  que  tu 
apprennes  clairement  ce  qui  se  passe  au  dehors,  et  que 
tu  ne  sois  point  surpris. 

ÉTÉOKLÈS. 

O  Zeusl  et  toi,  Gaia!  et  vous,  Dieux  protecteurs  de  la 
Ville  !  Imprécation,  Érinnys  toute-puissante  de  mon  père; 
ne  laissez  pas  ma  ville,  prise  par  les  ennemis,  détruite 
jusque  dans  ses  fondements  et,  dispersée,  elle,  où  l'on 
parle  la  langue  de   Hellas,  où  sont  vos  demeures  fami- 


I04  LES    SEPT    CONTRE   THÈBA. 

liôres!  Que  cette  Ville,  la  libre  terre  de  Kadmos ,  ne  soit 
jamais  soumise  au  joug  de  la  servitude.  Soyez  notre  sou- 
tien. Je  vous  supplie  pour  des  intérêts  qui  nous  sont 
communs,  car  une  ville  toujours  prospère  honore  les 
Daimones. 


LE   CHŒUR  DES   VIERGES. 

Epouvantée ,  je  crie ,  en  proie  à  de  grandes  et  terribles 
afflictions.  L'armée  se  rue  hors  du  camp.  L'immense 
foule  des  cavaliers  abonde  et  se  précipite.  La  poussière 
aérienne  m'apparaît ,  muet  et  véridique  messager.  Le 
trépignement  des  sabots  frappant  la  plaine  approche  et 
vole  ;  il  retentit  comme  l'irrésistible  torrent  qui  roule  du 
haut  des  montagnes. 

Hélas,  hélas!  Dieux  et  Déesses,  détournez  le  malheur 
qui  se  rue!  L'armée  aux  boucliers  blancs,  avec  une  cla- 
meur qui  franchit  nos  murailles,  s'avance  en  ordre  de 
bataille  et  se  jette  impétueusement  sur  la  Ville.  Qui 
donc  nous  protégera  ?  Qui  nous  viendra  en  aide,  des  Dieux 
ou  des  Déesses?  Devant  laquelle  des  images  des  Daimo- 
nes me  prosternerai-je  ?  O  Bienheureux ,  honorés  de 
sièges  splendides,  c'est  l'instant  suprême  où  nous  devons 
embrasser  vos  images!  Que  tardons-nous,  nous  qui 
gémissons  si  profondément?  Entendez-vous,  ou  n'en- 
tendez-vous pas  le  bruit  strident  des  boucliers?  Quand 
donc,  si  ce  n'est  maintenant,  suppherons-nous  avec  des 
voiles  et  des  couronnes? 

Je  suis  épouvantée  de  ce  bruit.  Ce  n'est  certes  pas  le 
son  d'une  seule  lance.  Que  feras-tu?  Abandonneras-tu 
celte  terre,  ô  Ares,  antique  enfant  de  ce  sol?  O  Dieu, 
qui  resplendis  d'un  casque  d'or,  regarde,  regarde  la  Ville 


LES    SEPT    CONTRE    THÈBA.  Io5 

que  tu  as  tant  aimée  autrefois  !  Dieux,  protecteurs  de 
cette  terre ,  venez,  venez  tous!  Voyez  cette  troupe  de 
vierges  qui  vous  supplient  de  détourner  d'elles  la  servi- 
tude. En  eflFet,  autour  de  la  Ville,  le  flot  des  guerriers  aux 
casques  à  crinières  ,  la  tempête  furieuse  d'Ares  retentit. 

Et  toi,  Zeus,  Père  universel,  repousse  au  loin  l'assaut 
de  nos  ennemis;  car  les  Argiens  enveloppent  la  Ville  de 
Kadmos,  et  la  terreur  des  armes  et  les  freins  dans  la 
bouche  des  chevaux  crient  le  carnage.  Les  sept  chefs 
farouches  de  l'armée  ennemie  ,  resplendissants  de  l'éclat 
des  armes,  chacun  à  l'endroit  marqué  parle  sort,  sont 
debout  aux  sept  portes. 

Et  toij  fille  de  Zeus,  amie  du  combat,  sois  la  protec- 
trice de  la  Ville,  ô  Pallas!  Et  toi,  Roi  hippique,  maître 
de  la  mer,  qui  frappes  les  flots  de  ton  trident,  Poséidon, 
délivre-nous,  délivre-nous  de  nos  terreurs!  Et  toi,  ô 
Ares!  hélas,  hélas!  protège  ouvertement  la  citadelle  de 
Kadmos  ! 

Et  toi,  Kypris,  aïeule  de  notre  race,  détourne  le  mal- 
heur loin  de  nous,  qui  sommes  issues  de  ton  sang.  Nous 
voici  devant  toi ,  invoquant  l'aide  des  Dieux  par  nos 
prières  suppliantes. 

Et  toi ,  Roi  des  loups ,  tueur  de  loups ,  sois  la  ruine  de 
l'armée  ennemie!  Et  toi,  fille  de  Lato,  bande  bien  ton 
arc,  chère Artémis! 

Ah!  ah!  j'entends  le  retentissement  des  chars  autour 
de  la  Ville  ,  ô  puissante  Hèra  !  Les  moyeux  crient  lugu- 
brement autour  des  essieux,  chère  Artémis! 

Ah  !  ah  !  L'aithèr  est  hérissé  de  lances  furieuses.  Quelle 
destinée  notre  Ville  va-t-elle  subir?  Qu'arrivera-t-il .? 
Qu'ont  décidé  les  Dieux?  Ah  !  ah  ! 

La  pluie  des  pierres  se  rue  sur  les  hauts  créneaux,  ô 
cher  Apollon  !  Le  bruit  des  boucliers  recouverts  d'airain 


I06  LES   SEPT   CONTRE  THÈBA. 

retentit  aux  portes  ,  et  le  signal  sacré  du  combat  est  parti 
de  Zeus. 

Et  toi,  bienheureuse  reine  Onka,  hors  les  murs,  pro- 
tège la  Ville  aux  sept  portes  I 

Strophe. 

O  vous,  Dieux  tout-puissants,  Dieux  et  Déesses,  su- 
prêmes gardiens  de  cette  terre ,  ne  livrez  pas  la  Ville  à 
cette  armée  étrangère  ,  pour  être  dévastée  par  la  guerre. 
Entendez  les  justes  prières  des  vierges  suppliantes! 

At7tistrophe. 

O  chers  Daimones,  protecteurs  de  la  Ville  ,  montrez 
que  vous  l'aimez,  que  vous  avez  le  souci  des  autels 
publics  et  que  vous  les  défendez.  Souvenez-vous  des 
nombreux  sacrifices  Orgiaques  célébrés  par  les  citoyens. 

ÉTÉOKLÈS. 

Je  vous  le  demande,  insupportables  brutes,  détestées 
des  sages  !  se  prosterner  en  hurlant  et  en  criant  devant 
les  images  des  Dieux  qui  protègent  la  Ville,  est-ce  ce  qu'il 
y  a  de  mieux  à  taire  pour  elle  et  pour  le  peuple  assiégé? 
Plaise  aux  Dieux  que,  dans  le  malheur  ou  dans  la  pros- 
périté, je  n'habite  jamais  avec  aucune  femme  femelle  ! 
Si  la  fortune  les  favorise,  leur  impudence  est  intolérable  ; 
si  la  terreur  les  saisit,  le  mal  n'en  est  que  plus  grand 
pour  la  Ville  et  pour  la  maison.  Maintenant,  par  votre 
tumulte  et  par  vos  courses  insensées,  voici  que  vous  avez 
jeté  le  lâche  découragement  parmi  les  citoyens  et  que 
vous  aidez  grandement  les  forces  de  l'ennemi.  Ainsi,  nous 
nous  déchirons  nous-mêmes.  C'est  ce  qui  arrive  quand 


LES  SEPT  CONTRE  THEBA.  1 07 

on  habite  avec  des  femmes.  Mais  si  quelqu'un  n'obéit  pas 
à  mon  ordre,  homme,  femme  ou  ce  qui  tient  le  milieu, 
une  sentence  de  mort  sera  rendue  contre  eux,  et  aucun 
n'échappera  au  supplice  public  de  la  lapidation.  Le  souci 
de  l'homme  est  que  la  femme  ne  se  mêle  pas  de  ce  qui 
se  passe  au  dehors.  Si  elle  reste  enfermée  dans  la  demeure, 
elle  n'est  d'aucun  danger.  As-tu  entendu,  ou  n'as-tu  pas 
entendu?  Parlé-je  à  une  sourde? 

LE    CHŒUR   DES    VIERGES. 

Strophe  I. 

O  cher  enfant  d'Oidipous,  je  me  suis  épouvantée  en 
entendant  le  fracas  des  chars  retentissants ,  tandis  que  les 
moyeux  crient  en  tournant  et  que  les  chaînes  des  freins 
durcis  au  feu  sonnent  dans  la  bouche  des  chevaux,  inces- 
samment. 

ÉTÉOKLÈS. 

Quoi  donc?  Le  marin  trouve-t-il  la  voie  du  salut  en 
se  réfugiant  de  la  proue  à  la  poupe,  pendant  que  la  nef 
est  assaillie  par  les  flots  de  la  mer? 

LE   CHŒUR  DES   VIERGES. 

Antistrophe  1, 

Je  suis  accourue,  me  réfugiant  auprès  des  images  anti- 
ques des  Dieux,  et  confiante  en  eux,  quand  le  retentis- 
sement de  cette  terrible  pluie  d'hiver  s'est  jeté  sur  nos 
portes.  Alors ,  saisie  de  terreur,  j'ai  élevé  mes  supplica- 
tions aux  Dieux ,  afin  d'obtenir  leur  aide  pour  la  Ville. 


108  LES   SEPT   CONTRE   THÈBA. 

ÉTÉOKLÈS. 

Les  priez-vous  pour  qu'ils  défendent  nos  murailles 
contre  la  lance  des  ennemis  ? 

LE   CHŒUR   DES   VIERGES. 

Certes,  cela  regarde  les  Dieux. 

ÉTÉOKLÈS. 

Mais  on  dit  que  les  Dieux  abandonnent  une  ville  prise 
d'assaut. 

LE   CHŒUR    DES    VIERGES. 

Strofhe  II. 

Puisse,  moi  vivante,  l'assemblée  des  Dieux  ne  jamais 
l'abandonner!  Que  je  ne  voie  jamais  notre  Ville  envahie 
par  l'ennemi  et  en  proie  à  l'ardent  incendie! 

ÉTÉOKLÈS 

N'amenez  pas  notre  ruine  en  invoquant  les  Dieux. 
Femmes!  l'obéissance  est  la  mère  du  salut.  J'ai  parlé. 

LE   CHŒUR    DES    VIERGES. 

Antistrophe  II. 

Mais  la  puissance  des  Dieux  est  au-dessus  de  tout. 
Souvent  elle  console  dans  le  malheur  et  chasse  de  nos 
yeux  les  nuages  suspendus  des  calamités  amères. 


LES  SEPT   CONTRE   THÈBA.  IO9 

ÉTÉOKLÈS. 

Il  appartient  aux  hommes  d'égorger  les  victimes  et  de 
faire  des  sacrifices  aux  Dieux  quand  l'ennemi  approche. 
Vous  ne  devez  que  vous  taire  et  rester  enfermées  dans 
vos  demeures. 

LE    CHŒUR   DES  VIERGES. 

Strophe  III. 

Nous  habitons  une  ville  encore  invaincue  par  la  pro- 
tection des  Dieux,  et  nos  murailles  noua  défendent  de  la 
multitude  des  ennemis.  Pourquoi  nous  blâmer  de  notre 
piété? 

ÉTÉOKLÈS. 

Je  ne  vous  blâme  point  d'honorer  la  race  des  Dieux; 
mais  n'empêchez  point  les  citoyens  de  courir  aux  armes. 
Restez  calmes,  et  ne  vous  épouvantez  pas  hors  mesure. 

LE     CHŒUR   DES   VIERGES. 

Antistrophe  III. 

Quand  j'ai  entendu  ce  fracas  soudain,  saisie  de  terreur 
je  me  suis  réfugiée  dans  cette  citadelle,  retraite  véné- 
rable. 

ÉTÉOKLÈS. 

Maintenant,  si  vous  entendez  parler  de  morts  et  de 
blessés,  ne  vous  répandez  pas  en  lamentations  sur  eux, 
car  Ares  se  repaît  du  carnage  des  vivants. 


IIO  LES    SEPT   CONTRE  THEBA. 

LE   CHŒUR   DES   VIERGES. 

Ah!  j'entends  le  hennissement  des  chevaux! 

ÉTÉOKLÈS. 

Entendez-le,  mais  gardez-vous  de  l'entendre  tropl 

LE    CHŒUR    DES     VIERGES. 

La  citadelle  gémit  dans  ses  fondements,  enveloppée 
d'ennemis. 

ÉTÉOKLÈS. 

C'est  à  moi  de  m'en  occuper. 

LE    CHŒUR    DES    VIERGES. 

Je  meurs  d'épouvante  ;  le  bruit  s'accroît  aux  portes. 

ÉTÉOKLÈS. 

Ne   vous  tairez-vous  point?  N'en  dites  rien  dans  la 
Ville. 

LE    CHŒUR    DES    VIERGES. 

O  VOUS  tous  ,  ô  Dieux ,  ne  livrez  pas  nos  murailles! 

ÉTÉOKLÈS. 

Misérables!  ne  vous  tairez-vous  pas? 


LES    SEPT    CONTRE     THEBA-  m 

LE    CHŒUR    DES    VIERGES 

O  Dieux  de  la  Ville ,  gardez-nous  d'être  réduites  en 
servitude  ! 

ÉTÉOKLÈS. 

C'est  VOUS  qui  nous  réduirez  en  servitude,  moi  et  toute 
la  Ville. 

LE    CHŒUR    DES    VIERGES. 

O    Zeus    tout-puissant,   lance    ton    trait  contre   nos 
ennemis  ! 

ÉTÉOKLÈS. 

O  Zeus,  pourquoi  as-tu  créé  cette  race  de  femmes  1 

LE    CHŒUR    DES    VIERGES. 

Nous  serons  aussi  misérables  que  les  hommes,  si  la 
Ville  est  prise. 

ÉTÉOKLÈS. 

Encore  des  cris  de  mauvais  augure  en  embrassant  ces 
images  des  Dieux! 

LE    CHŒUR    DES     VIERGES. 

L'épouvante  et  la  terreur  égarent  ma  langue. 

ÉTÉOKLÈS. 

Ce  que  je  te  prie  de  m'accorder  est  peu  de  chose. 


lia  LES    SEPT    CONTRE   THEBA. 

LE    CHŒUR    DES    VIERGES. 

Dis  promptement,  afin  que  je  le  grave  aussitôt  dans 
mon  esprit. 

ÉTÉOKLÈS. 

Tais-toi,  ô  malheureuse,  et  n'effraye  point  les  nôtres. 

LE     CHŒUR    DES    VIERGES. 

Je  me  tais  ,  et  je  subirai  la  destinée  commune. 

ÉTÉOKLÈ  s. 

Je  préfère  tes  dernières  paroles  aux  premières.  C'est 
pourquoi  laisse  ces  images,  et,  par  de  meilleures  prières, 
supplie  les  Dieux  d'être  nos  compagnons  dans  le  combat. 
Puis,  quand  tu  auras  entendu  mes  vœux,  chante  le  chant 
sacré,  l'heureux  Paian,  qui  s'élève  au  milieu  des  solen- 
nités sacrées  des  Hellènes,  qui  donne  la  confiance  aux 
amis  et  dissipe  la  crainte  que  donne  l'ennemi  :  —  Aux 
Dieux  de  la  Ville  et  de  la  terre,  aux  Dieux  des  champs 
et  de  l'Agora ,  aux  sources  de  Dirkè,  à  l'Ismènos,  je  jure, 
si  la  victoire  est  à  nous  et  si  la  Ville  est  sauvée,  d'égor- 
ger des  brebis  sur  les  autels  des  Dieux  ,  de  leur  sacrifier 
des  taureaux,  et  de  consacrer  en  trophées,  dans  leurs 
demeures  divines,  les  armures  et  les  dépouilles  prises 
à  l'ennemi.  —  Tels  sont  les  vœux  qu'il  faut  adresser 
aux  Dieux,  sans  gémissements,  sans  lamentations  vaines 
et  sauvages.  En  effet ,  vous  n'en  échapperez  pas  davan- 
tage à  la  fatale  destinée.  Pour  moi,  je  vais  placer  aux 
sept  issues  des  murailles  les   six  guerriers   et  moi,  le 


LES    SEPT   CONTRE   THÈBA.  Il3 

tième,  les  meilleurs  adversaires  des  ennemis,  avant 
que  les  rapides  nouvelles,  que  les  rumeurs  qui  volen:  et 
se  multiplient  ne  mettent  tout  en  feu  dans  cette  néces- 
sité. 


LE    CHŒUR   DES   VIERGES. 

Strophe  I. 

Je  ferai  ainsi;  mais  la  crainte  n'est  point  apaisée  dans 
mon  cœur,  et  les  inquiétudes  l'oppressent  d'épouvante, 
à  cause  de  l'ennemi  qui  enveloppe  nos  murailles,  de 
même  que  la  colombe,  qui  nourrit  ses  petits,  reJoute 
pour  eux  les  serpents  qui  se  glissent  dans  le  nid.  Et  voici 
qu'ils  approchent  des  tours,  en  foule  et  par  masses  ser- 
rées! Qu'arrive ra-t-il  de  moi?  Ils  lancent  de  tous  côtés 
contre  les  citoyens  les  rudes  pierres  qu'ils  ont  saisies. 
Par  tous  les  moyens ,  ô  Dieux  nés  de  Zeus ,  défendez  la 
Ville  et  le  peuple  de  Kadmos! 

Antistrophe  I. 

Quelle  terre  meilleure  irez-vous  chercher,  après  que 
vous  aurez  abandonné  aux  ennemis  ce  pays  fertile  et  la 
source  de  Dirkè,  la  plus  salutaire  de  toutes  les  eaux 
qu'envoient  Poséidon  qui  entoure  la  terre  et  les  enfants 
deTèthys?  C'est  pourquoi,  ô  Dieux  protecteurs  de  la  Ville, 
envoyez  à  ceux  qui  sont  hors  nos  murailles  l'épouvante 
qui  trouble  les  guerriers  et  fait  jeter  les  armes,  donnez 
ia  victoire  aux  nôtres,  et,  protecteurs  delà  Ville,  tou- 
jours présents  dans  vos  demeures,  soyez  touchés  des 
priwTCS  que  nous  vous  adressons  à  haute  voix. 


114  LES    SEPT   CONTRE   THÈBA. 

Strophe  II. 

Il  serait  lamentable  que  laVilleOgygienne  lut  engloutie 
dans  le  Hadès,  en  proie  à  la  lance,  réduite  en  servitude, 
souillée  de  cendre,  dévastée  honteusement  par  l'homme 
Akhaien  et  la  volonté  des  Dieux,  et  que  les  femmes, 
hélas!  jeunes  et  vieilles,  les  vêtements  déchirés,  fussent 
traînées  par  les  cheveux  comme  des  juments!  Et  toute 
la  Ville  retentirait  des  mille  clameurs  des  captives  mou- 
rantes! Je  crains  cette  destinée  terrible. 

Antistrophe  II. 

Il  serait  lamentable  que  des  vierges,  avant  la  solennité 
des  noces,  fussent  entraînées  loin  de  la  demeure.  En  effet, 
la  mort  serait  vine  destinée  plus  heureuse;  car  une  ville 
saccagée  souffre  d'innombrables  maux.  On  entraîne,  on 
tue,  on  allume  l'incendie;  toute  la  ville  est  infectée  de 
fumée;  Ares,  le  dompteur  de  peuples,  furieux,  étouffe 
la  pitié. 

Strophe  III. 

La  Ville  retentit  de  confuses  clameurs;  la  multitude 
ennemie  l'enveloppe  d'une  muraille  hérissée.  L'homme 
est  tué  par  l'homme  avec  la  lance.  Les  vagissements  des 
enfants  à  la  mamelle  et  tout  sanglants  retentissent. 
Voici  les  rapines  ,  compagnes  des  tumultes.  Celui  qui  va 
piller  se  heurte  à  celui  qui  a  pillé;  ceux  qui  n'ont  rien 
encore  s'appellent  les  uns  les  autres;  aucun  ne  veut  la 
moindre  part,  mais  tous  veulent  la  plus  grande  portion 
de  la  proie.  Qui  pourrait  tout  raconter? 


LES    SEPT    CONTRE    THÈBA.  Il5 

Antistrophe  m. 

Toutes  sortes  de  fruits  épars  sur  la  terre  pénètrent  de 
douleur  qui  les  rencontre.  Spectacle  amer  pour  les  inten- 
dantes! Les  innombrables  présents  de  la  terre  sont 
emportés  par  les  eaux  fangeuses.  Les  jeunes  filles,  brus- 
quement assaillies  par  un  malheur  nouveau  pour  elles, 
seront  les  misérables  esclaves  d'un  guerrier  heureux, 
d'un  ennemi  !  Et  la  seule  espérance  qui  leur  reste  est  de 
s'engloutir  dans  la  ténébreuse  mort  qui  met  fin  aux 
lamentables  misères. 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Amies!  cet  éclaireur,  je  pense,  nous  apporte  quelque 
nouvelle  de  l'armée  ennemie.  Il  accourt  en  grande  hâte. 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Le  Roi  lui-même,  le  fils  d'Oidipous  approche,  afin 
d'apprendre  la  nouvelle  du  messager.  Comme  ce  der- 
nier, il  hâte  sa  marche. 

l'éclaireur. 

Bien  instruit,  je  dirai  clairement  ce  que  l'ennemi 
prépare,  et  chacun  de  ceux  que  le  sort  a  marqués  pour 
attaquer  les  portes.  Déjà  Tydeus  frémit  de  colère  à  la 
porte  Proitide,  car  le  divinateur  défend  de  passer  le 
fleuve  Ismènos,  les  signes  sacrés  n'étant  pas  propices. 
Et  Tydeus,  furieux  et  avide  du  combat,  tel  qu'un  dra- 
gon sous  les  ardeurs  de  midi ,  pousse  des  cris  et  outrage 
le  prudent  divinateur  Oikléidès,  lui  reprochant  de  fuir. 


Il6  LES    SEPT    CONTRE   THÈBA, 

lâchement  la  mort  et  le  combat.  En  criant  ainsi,  il 
secoue  les  épaisses  aigrettes,  crinière  de  son  casque;  et 
les  clochettes  d'airain  qui  pendent  de  son  bouclier  son- 
nent la  terreur.  Il  porte  sur  ce  bouclier  un  emblème 
orgueilleux,  l'Ouranos  resplendissant  d'astres;  et,  au 
centre,  Sélènè,  éclatante  et  pleine,  reine  des  étoiles, 
œil  de  la  nuit,  rayonne.  Furieux,  et  fier  de  ses  armes 
magnifiques,  il  pousse  des  clameurs  sur  les  rives  du 
fleuve,  avide  du  combat,  comme  l'étalon,  haletant 
contre  le  frein,  qui  s'emporte,  désirant  le  son  de  la 
trompette.  Qui  lui  opposeras-tu?  Qui  défendra  la  porte 
de  Proiios,  les  barrières  une  fois  rompues,  et  aura  la 
force  de  le  contenir? 

ÉTÉOKLÈS. 

Je  ne  redoute  point  des  ornements  guerriers.  Les 
emblèmes  ne  font  pas  de  blessures,  les  aigrettes  et  les 
clochettes  ne  mordent  point  sans  la  lance.  Cette  Nuit, 
que  tu  dis  être  ciselée  sur  le  bouclier  et  qui  resplendit 
des  astres  de  l'Ouranos,  est  peut-être  un  signe  fatal 
pour  cet  homme.  Si  la  nuit  tombe  sur  ses  yeux  mou- 
rants, cet  emblème  orgueilleux  aura  été  pour  qui  le 
porte  un  présage  véritable  et  certain ,  et  il  aura  prédit 
lui-même  le  terme  de  son  insolence.  Moi,  j'opposerai  à 
Tydeus,  comme  défenseur  de  la  porte,  le  brave  fils  d'As- 
takos,  issu  d'une  race  illustre,  thrône  du  devoir,  qui 
hait  les  paroles  impudentes,  qui  méprise  la  honte  et  n'a 
point  coutume  d'être  un  lâche.  Mélanippos,  enfant  de 
cette  terre,  est  issu  des  guerriers  nés  des  Dents  semées, 
de  ceux  qu'Ares  épargna.  Ares  décidera  du  combat  par 
ses  dés  ;  mais  il  est  juste  que  Mélanippos  détourne  la 
lance  ennemie  du  sein  de  la  mère  qui  l'a  conçu. 


LES    SEPT    CONTRE   THÈDA.  IIJ 

LE    CHŒUR    DES    VIERGES. 

Strophe  I. 

Que  les  Dieux  donnent  la  victoire  à  notre  défenseur,  à 
celui  qui  combat  pour  la  Ville  et  pour  le  droit!  Mais  je 
crains  de  voir  regorgement  sanglant  de  nos  amis. 

l'éclaireur. 

Certes,  que  les  Dieux  lui  accordent  de  vaincre  heureu- 
sement !  Kapaneus  a  été  marqué  par  le  sort  pour  la  porte 
d'Élektra.  C'est  un  autre  géant,  plus  grand  que  le  pre- 
mier, et  son  insolence  n'est  pas  d'un  homme.  Il  lance 
contre  nos  murailles  des  menaces  horribles.  Puisse  la 
destinée  ne  pas  les  accomplir  !  Il  dit  qu'il  renversera 
Thèba,  que  les  Dieux  y  consentent  ou  non.  La  foudre  de 
Zeus  ,  tombant  sur  la  terre,  ne  l'arrêterait  pas.  Il  com- 
pare les  éclairs  et  les  coups  de  foudre  aux  chaleurs  de 
midi.  Il  porte  pour  emblème  un  homme  nu,  un  pyro- 
phore  ,  qui  tient  à  la  main  une  torche  flamboyante  ,  et 
qui  crie  en  lettres  d'or  :  Je  brûlerai  la  Ville!  Envoie 
contre  ce  guerrier...  Mais  qui  marchera  contre  lui .''  Qui 
aura  l'intrépidité  d'affronter  cet  homme  orgueilleux? 

ÉTÉOKLÈS. 

En  face  de  cette  insolence,  l'avantage  est  pour  nous. 
La  langue  est  la  vraie  révélatrice  des  pensées  impudentes 
des  hommes.  Kapaneus  menace  et  se  prépare  à  exécuter 
ses  menaces;  il  méprise  les  Dieux,  et,  bien  que  mortel, 
dans  son  orgueil  insensé,    il  crie  ses  outrages  à  Zeus, 


|l8  LES    SEPT    CONTRE   THÈBA. 

dans  rOuranos.  Je  suis  certain  que  la  foudre  va  se  ruoi 
sur  lui,  et,  certes,  elle  n'est  point  semblable  aux  cha- 
leurs de  Hèlios ,  à  midi.  Un  guerrier  lui  sera  opposé,  le 
vigoureux  Polyphontès,  trop  avare  de  paroles,  mais 
irréprochable  rempart,  et  à  qui  sont  propices  la  bien- 
veillante Artémis  et  tous  les  autres  Dieux.  Dis-moi  celui 
que  le  sort  a  marqué  pour  une  autre  porte. 

LE     CHŒTJR     DES    VIERGES. 

Antistrophe  I. 

Qu'il  m.eure,  celui  qui  menace  laVilIe  de  ces  maux  ter- 
ribles !  Que  le  trait  de  la  foudre  le  perce  avant  qu'il  se 
rue  dans  nos  demeures  et  que  sa  lance  orgueilleuse  nous 
ait  chassées  de  nos  chambres  virginales! 

LÉCLAIREUR. 

Je  dirai  celui  que  le  sort  a  marqué  pour  les  portes.  Le 
troisième  sort  est  tombé  sur  Étéoklos,  du  casque  d'airain 
renversé,  afin  qu'il  mène  sa  troupe  à  la  porte  Nèitide. 
Il  contient  ses  chevaux  écumants  sous  les  freins  et  qui 
veulent  se  ruer  sur  les  portes.  Les  muselières  sifflent 
avec  un  bruit  sauvage,  emplies  des  souffles  furieux  qui 
sortent  de  leurs  naseaux.  Son  bouclier  n'est  pas  orné 
d'un  emblème  vulgaire  :  un  hoplite  monte  les  degrés 
d'une  échelle  pour  renverser  une  tour  ennemie,  et  il 
crie  ces  paroles  gravées  :  Ares  lui-même  ne  me  repous- 
serait pas  de  ces  murailles!  —  Envoie  contre  ce  guerrier 
quelqu'un  qui  réponde  à  notre  confiance  et  qui  sauve 
notre  Ville  du  joug  de  la  servitude. 


LES    SEPT    CONTRE   THÈBA.  I  I9 

ÉTÉOKLÈS. 

J'enverrai  celui-ci ,  mais  non  sans  confiance  en  sa  for- 
tune :  Mégareus,  fils  de  Kréôn ,  de  la  race  des  Dents 
semées ,  et  qui  ne  se  fera  pas  précéder  de  paroles  impu- 
dentes. Il  ne  reculera  pas ,  épouvanté  par  le  souffle 
furieux  des  chevaux.  Il  mourra  en  payant  ce  qu'il  doit  à 
la  terre  qui  l'a  nourri ,  ou  il  suspendra  dans  la  demeure 
de  son  père  les  dépouilles  enlevées  à  Étéoklos,  l'image 
et  la  ville  du  bouclier.  A  un  autre  !  ne  crains  pas  de  tout 
me  dire. 

LE  CHŒUR   DES   VIERGES. 

Strophe  II. 

Je  supplie  les  Dieux  que  ce  défenseur  de  notre  foyer 
triomphe  aussi,  et  qu'il  arrive  malheur  à  nos  ennemis. 
Dans  un  esprit  furieux  ils  se  ruent  contre  la  Ville  avec  des 
cris  insensés,  mais  que  Zeus  vengeur  les  regarde  dans  sa 
colère  ! 

l'éclaireur. 

Le  quatrième ,  qui  tient  la  porte  voisine ,  celle  d'Ogka 
Athènè,  est  Hippomédôn,  doué  d'une  haute  stature,  et 
il  marche  en  criant.  J'ai  été  effrayé  de  le  voir,  faisant 
tournoyer,  comme  une  aire  immense,  l'orbe  de  son  bou- 
clier, et  je  parle  avec  vérité.  Ce  n'est  point  un  ciseleur 
inhabile  qui  a  gravé  cette  œuvre  sur  le  bouclier  :  Typhon 
soufflant  de  sa  bouche  qui  vomit  le  feu  une  noire  fumée, 
sœur  aux  mille  couleurs  de  la  flamme.  La  cavité  du 
bouclier  creux  est  entourée  de  noeuds  de  serpents  entre- 
lacés. Et  le  guerrier  crie ,  plein  de  la  fureur  d'Ares,  et  il 


120  LES     SEPT   CONTRE   THEBA. 

est  ivre  du  combat  comme  une  Thyias ,  et  l'épouvante 
le  précède.  Je  crois  que  le  choc  de  ce  guerrier  est  à  re- 
douter, et  déjà  la  terreur  en  tumulte  est  aux  portes. 

ÉTÉOKLÈS. 

Avant  tout  Ogka  Pallas  est  dans  la  ville  basse,  auprès 
de  la  porte.  Elle  hait  l'insolence  de  ce  guerrier,  et  elle 
chassera  le  Dragon  horrible  loin  de  ses  enfants.  Hyper- 
bios ,  le  brave  fils  d'Oinops ,  a  été  choisi  par  moi  pour 
lutter  contre  l'homme,  et  il  désire  savoir  quelle  sera  sa 
destinée  en  une  telle  rencontre.  Il  est  irréprochable  par 
la  stature,  le  courage  et  les  armes.  Hermès  les  a  mis 
face  à  face.  Les  deux  guerriers  combattront  l'un  contre 
l'autre ,  ainsi  que  les  Dieux  ennemis  qui  sont  sur  les  bou- 
cliers. L'un  possède  Typhon,  qui  vomit  le  feu;  mais  le 
Père  Zeus  se  tient  debout  sur  le  bouclier  de  Hyperbios, 
tenant  en  main  le  trait  flamboyant.  Jamais  quelqu'un 
a-t-il  vu  Zeus  vaincu?  L'amitié  des  Daimones  est  ainsi 
partagée  :  nous  sommes  avec  les  vainqueurs,  eux  avec 
les  vaincus,  s'il  est  vrai  que  Zeus  l'emporte  sur  Typhon 
dans  le  combat.  Telle  sera  donc  la  fortune  des  deux 
guerriers  ennemis,  et  Zeus  ,  dont  l'image  est  sur  le  bou- 
clier, sera  le  sauveur  de  Hyperbios. 

LE    CHŒUR    DES     VIERGES. 

Antistrophe  II. 

J'ai  confiance  que  celui  qui  porte  sur  son  bouclier 
l'image  du  Daimôn  souterrain ,  de  l'ennemi  détesté  de 
Zeus,  cette  image  haïe  des  vivants  et  des  Dieux  aux  longs 
jours,  tombera,  la  tête  la  première,  devant  nos  portes. 


LES    SEPT    CONTRE   THÈBA.  121 

l'éclai  REUR. 

Qu'il  en  soit  ainsi!  Je  dirai  maintenant  le  cinquième, 
celui  qui  se  tient  à  la  cinquième  porte,  auprès  du  tom- 
beau d'Amphiôn,fils  de  Zeus.  Il  jure,  par  la  lance  qu'il  a 
en  main,  et  qui  est,  assure-t-il,  plus  vénérable  pour  lui 
qu'un  Dieu  et  plus  chère  à  ses  yeux,  qu'il  saccagera  la 
ville  des  Kadméiones,  malgré  Zeus.  C'est  le  fils  au  beau 
visage  d'une  mère  montagnarde,  un  enfant-homme  qui 
pousse  ces  clameurs.  Un  duvet  de  poils  naissants,  que 
multiplie  la  sève  de  l'âge,  fleurit  sur  ses  joues.  Il  marche, 
l'esprit  furieux,  l'œil  farouche,  et  n'ayant  des  vierges  que 
le  nom  ;  et  ce  n'est  pas  sans  menaces  qu'il  s'approche  de 
la  porte.  Sur  son  bouclier  d'airain,  abri  sphérique  de  son 
corps,  il  porte,  attachée  par  des  clous,  le  fléau  de  la 
Ville,  la  Sphinx  mangeuse  de  chair  crue,  image  brillante 
et  ciselée.  Sous  elle,  le  monstre  tient  un  homme,  un  des 
Kadméiones,  de  sorte  que  les  coups  nombreux  portent 
sur  lui.  Et  il  n'est  pas  venu  pour  se  dérober  au  combat, 
et  il  n'a  point  fait  un  long  chemin  pour  être  déshonoré, 
Parthénopaios  l'Arkadien  !  Tel  est  le  guerrier  qui,  ac- 
cueilli parmi  les  Argiens,  leur  paye  le  prix  des  soins 
reçus  dans  Argos ,  en  menaçant  nos  murailles.  Puisse  un 
Dieu  ne  pas  les  accomplir  I 

ÉTÉOKLÈS. 

Certes,  si  les  Dieux  accomplissaient  les  menaces  impies 
que  méditent  nos  ennemis,  certes,  nos  murs  périraient 
bientôt  jusqu'aux  fondements;  mais  à  celui-ci,  que  tu 
dis  être  un  Arcadien ,  j'opposerai  un  homme  qui  ne  sait 
point  se  vanter,  mais  qui  agit ,  Aktôr,  frère  de  Hyper- 


12»  LES    SEPT    CONTRE    THEBA. 

bios,  qui  ne  permettra  point  que  sans  combat  l'injure 
se  rue  au  dedans  de  nos  portes  et  accroisse  nos  maux, 
ni  qu'il  entre  ici ,  celui  qui  porte  sur  son  bouclier  l'image 
de  la  Bête  féroce ,  du  plus  odieux  des  monstres.  Cette 
image  accusera  elle-même  celui  qui  l'aura  apportée  du 
dehors,  quand  elle  recevra  d'innombrables  coups  aux 
pieds  de  nos  murailles.  Puissent  les  Dieux  accomplir 
mon  augure! 

LE    CHŒUR    DES    VIERGES. 

Strophe  III. 

Les  cris  entrent  dans  mon  cœur,  et  mes  cheveux  se 
hérissent  lorsque  j'entends  les  bruyantes  menaces  de  ces 
hommes  impies  et  hurlants.  Puissent  les  Dieux  les  en- 
gloutir dans  cette  terre! 

l'éclaireur. 

Je  dirai  le  sixième,  homme  très-sage  et  très-brave,  un 
divinateur,  le  vigoureux  Amphiaraos.  Il  a  été  marqué 
pour  la  porte  Homolôis ,  et  il  accable  souvent  de  paroles 
injurieuses  le  robuste  Tydeus  ,  tueur  d'hommes,  pertur 
bateur  de  sa  ville,  source  de  tous  les  maux  pour  Argos, 
évocateur  d'Erinnys ,  ministre  du  meurtre  et  conseiller 
de  malheur  pour  Adrastos.  Puis  ,  tournant  les  yeux  vers 
ton  malheureux  frère,  le  robuste  Polyneikès,  ille  nomme 
en  partageant  son  nom  en  deux  parties ,  et  il  dit  ces 
paroles  :  —  C'est  un  travail  agréable  aux  Dieux,  bon  à 
raconter  pour  qu'il  soit  connu  de  nos  descendants,  que 
de  dévaster,  par  l'envahissement  d'une  armée  étrangère, 
sa  ville  natale  et  les  Dieux  de  sa  patrie  !  Comment  expier 


LES    SEPT    CONTRE   THÈBA.  123 

le  sang  répandu  de  sa  mère  ?  Comment  ta  patrie ,  sou- 
mise par  ta  violence,  te  sera-t-elie  attachée  jamais?  Moi, 
à  la  vérité,  j'engraisserai  cette  terre  de  mon  sang,  divi- 
nateur enseveli  dans  un  sol  ennemi.  Nous  combattrons, 
et  j'espère  que  ma  mort  ne  sera  pas  honteuse.  —  Ainsi 
parle  le  Divinateur,  en  agitant  son  bouclier  d'airain  d'une 
rondeur  parfaite  et  qui  ne  porte  aucun  emblème  dans  le 
cercle.  En  effet,  il  ne  veut  point  paraître  le  meilleur, 
mais  il  veut  l'être.  Les  sages  desseins  naissent  comme 
une  moisson  des  profonds  sillons  de  son  âme.  Je  te  con- 
seille de  lui  opposer  des  adversaires  sages  et  vigilants. 
Il  est  à  redouter,  celui  qui  craint  les  Dieux. 

ÉTÉOKLÈS. 

C'est  une  mauvaise  destinée  que  celle  qui  a  fait  d'un 
homme  juste  le  compagnon  d'hommes  pervers.  La  pire 
des  choses  est  d'avoir  de  mauvais  compagnons;  on  n'en 
recueille  point  de  fruits,  car  le  champ  d'Atè  n'en  a  point 
d'autres  que  la  mort.  En  effet,  quand  un  homme  pieux 
monte  sur  une  nef  avec  de  vils  matelots  capables  de  tout 
oser,  il  périt  avec  cette  race  d'hommes  impies;  ou, 
quand  un  homme  juste  vit  au  milieu  de  citoyens  inhos- 
pitaliers et  oubliant  les  Dieux,  il  est  enveloppé,  inno- 
cent, dans  le  même  filet,  et  il  tombe,  frappé  comme  le 
reste,  sous  le  fouet  d'un  Dieu.  Tel  ce  divinateur,  fils 
d'Oikleus,  homme  prudent,  juste,  brave  et  pieux,  et 
grand  prophète,  a  été  mêlé  contre  son  gré  à  ces  hommes 
impies  et  injurieux;  mais  quand  ils  reprendront  leur 
longue  route,  il  fuira  aussi,  et,  par  la  volonté  de  Zeus,  il 
sera  entraîné  comme  eux.  Mais  j'espère  qu'il  n'assiégera 
point  nos  portes,  non  par  lâcheté,  mais  sachant  qu'il 
doit  périr  dans  le  combat,  si  les  oracles  de  Loxias  sont 


124  LES    SEPT   CONTRE   THEBA. 

véridiques.  Or,  ils  ont  coutume  de  se  taire  ou  de  dire 
vrai.  Cependant,  je  lui  opposerai  un  portier  inhospita- 
lier, le  robuste  Lasthénès  ,  vieux  par  la  prudence,  bien 
qu'ayant  toute  la  vigueur  de  la  jeunesse.  Son  œil  est 
prompt  et  sa  main  ne  tarde  pas  à  frapper  de  la  lance  l'en- 
droit découvert  par  le  bouclier.  Mais  c'est  un  don  des 
Dieux  que  le  succès  des  vivants! 

LE   CHŒUR   DES   VIERGES. 

Antistrophe  III. 

Dieux!  entendez  nos  justes  prières,  faites  que  la  Ville 
soit  victorieuse,  et  détournez  sur  nos  ennemis  les  maux 
que  la  lance  nous  apporte.  Que  Zeus,  les  ayant  rejetés 
hors  des  murailles,  les  anéantisse  de  sa  foudre! 

l'éclaireur. 

Je  dirai  le  septième,  celui  qui  se  tient  devant  la  sep- 
tième porte,  ton  propre  frère,  qui  jette  ses  imprécations 
et  ses  vœux  contre  la  Ville.  Il  veut,  ayant  pénétré  dans 
nos  murailles,  proclamé  par  le  héraut ,  chanter  le  Paian 
de  la  destruction,  courir  sur  toi,  et,  après  t'avoir  tué, 
tomber  sur  ton  cadavre  ;  ou,  si  tu  survis  au  combat, 
t'infiiger  l'ignominie  de  l'exil,  dont  tu  l'as  frappé  toi- 
même  en  le  chassant  de  cette  terre.  Telles  sont  les  cla- 
meurs du  robuste  Polyneikès.  Il  invoque  tous  les  Dieux 
de  la  patrie,  afin  qu'ils  le  vengent  en  accomplissant  tous 
ses  vœux.  11  porte  un  riche  bouclier  récemment  fait.  Un 
double  emblème  y  est  figuré  :  un  homme  en  or,  d'un 
-aspect  guerrier,  que  précède  une  femme  majestueuse. 
Elle   dit,   selon  les  paroles  inscrites,  qu'elle  est  la  Jus- 


LES   SEPT   CONTRE   THÈBA.  125 

tice  :  —  Je  ramènerai  cet  homme  et  lui  rendrai  sa  ville,  et 
il  commandera  dans  la  demeure  paternelle.  —  C'est  ainsi 
qu'ils  sont  tous  rangés.  Vois  qui  tu  opposeras  à  celui-ci. 
Tu  n'auras  point  à  me  reprocher  des  rapports  infidèles. 
Maintenant,  c'est  à  toi  de  gouverner  la  Ville. 

ÉTÉOKLÈS. 

O  race  lamentable  d'Oidipous,  en  horreur  aux  Dieux 
et  frappée  de  démence  par  eux!  hélas!  voici  que  les  ma- 
lédictions de  mon  père  s'accomplissent!  Mais  il  ne  faut 
ni  pleurer,  ni  gémir,  ni  exciter  des  gémissements  insup- 
portables. Nous  saurons  bientôt,  ô  Polyneikès  le  bien 
nommé,  ce  que  fera  cet  emblème,  et  si  ces  lettres  d'or, 
orgueilleusement  gravées  sur  ton  bouclier  et  signe  de  ta 
démence,  te  ramèneront  ici.  Certes,  si  la  fille  de  Zeus, 
la  vierge  Justice,  assistait  cet  homme  de  ses  conseils  et 
de  ses  actes ,  il  réussirait  aisément;  mais,  ni  quand  il 
quitta  l'obscure  matrice,  ni  enfant,  ni  adolescent,  ni 
quand  ses  joues  eurent  été  couvertes  d'une  barbe  épaisse, 
jamais  la  Justice  ne  l'a  regardé,  ni  jugé  digne  d'elle;  et 
ce  n'est  pas  aujourd'hui  qu'elle  lui  viendra  en  aide  pour 
le  malheur  de  la  patrie.  Certes,  elle  serait  nommée  d'un 
faux  nom,  la  Justice,  si  elle  venait  en  aide  à  un  homme 
qui  ose  tout.  Aussi,  avec  confiance,  combattrai-je  moi- 
même  contre  lui.  Qui  donc  a  plus  droit  d'agir  ainsi?  Je 
combattrai,  ennemi  contre  ennemi,  roi  contre  roi ,  frère 
contre  frère.  Allons  ,  qu'on  m'apporte  promptement  mes 
knèmides,  ma  lance  et  ce  qu'il  faut  pour  m'abriter  des 
pierres! 

LE   CHŒUR   DES    VIERGES. 

O  le  plus  cher  des  hommes,  fils  d'Oidipous,  ne  sois 


ia6  LES   SEPT    CONTRE    THÈBA. 

pas  semblable  à  cet  homme  qui  parle  si  honteusement! 
C'est  assez  que  les  Kadméiones  combattent  contre  les 
Argiens.  Ce  sang  peut  s'expier;  mais  le  meurtre  mutuel 
de  deux  frères,  aucun  temps  ne  peut  effacer  ce  crime. 

ÉTÉOKLÈS. 

Qu'on  supporte  le  malheur  sans  la  honte,  soit!  car  la 
délivrance  en  est  dans  la  mort;  mais  que  penserais-tu 
de  ceux  qui  subiraient  à  la  fois  la  honte  et  le  malheur  ? 


LE   CHŒUR    DES    VIERGES. 

Strophe  I. 

A  quoi  songes-tu  ,  enfant  ?  Prends  garde  que  l'aveugle 
colère,  la  fureur  du  combat,  ne  t'entraîne.  Étouffe  tout 
d'abord  un  désir  fatal. 

ÉTÉOKLÈS. 

Certes,  un  Dieu  pousse  les  choses  à  cette  fin.  Que 
la  race  de  Laios,  odieuse  à  Phoibos ,  descende  donc 
tout  entière,  emportée  par  les  vents,  vers  les  fîots  du 
Kôkytos  : 

Li:    CHŒUR   DES    VIERGES. 

Antistrophe  I. 

Un  féroce  désir  t'entraîne  aux  fruits  amers  du  meur- 
tre, à  l'effusion  d'un  sang  qu'il  est  défendu  de  répandre. 


LES  SEPT  CONTRE  THÈBA. 


ÉTÉOKLÈS. 


;i7 


La  fatale  Imprécation  de  mon  cher  père  veut  être 
accomplie.  Elle  me  presse  ,  les  yeux  secs  de  larmes  de 
songer  à  la  vengeance  bien  plus  qu'à  la  mort 

LE    CHŒUR    DES   VIERGES. 

Strophe  II. 

Ne  hâte  point  la  tienne.  Tu  ne  seras  point  appelé  lâche 
pour  avoir  sagement  sauvé  ta  vie.  La  noire  et  tempé- 
tueuse Erinnys  n'entrera  point  dans  ta  demeure,  si  les 
Dieux  acceotent  un  sacrifice  de  tes  mains. 

ÉTÉOKLÈS. 

Les  Dieux  nous  ont  oubliés  depuis  longtemps.  Ils  ne 
demandent  que  notre  mort.  Pourquoi  donc  flatter  lâche- 
ment l'inévitable  fin? 

LE    CHŒUR   DES   VIERGES. 

Antistrophe  II. 

Certes,  maintenant,  un  Daimôn  te  presse;  mais  un 
Dieu  peut  changer  de  dessein  et  faire  souffler  un  vent 
plus  favorable.  Maintenant,  à  la  vérité,  c'est  une  tem- 
pête. 

ÉTÉOKLÈS. 

Les  imprécations  d'Oidipous  forment  cette  tempête. 
Elles  n'étaient  que  trop  véridiques,  ces  images  de  mes 


•j8  i-es  sept  contre  thèba. 

visions  nocturnes,    spectres  qui  partageaient  les  bien; 
paternels. 

LE    CHŒUR   DES    VIERGES. 

Écoute  les  femmes,  bien  que  tu  ne  les  aimes  pas. 

étéoklès. 
Dites  ce  que  vous  désirez,  mais  brièvemcn:. 

LE    CHŒUR   DES    VIERGES. 

Ne  te  rends  pas  à  la  septième  porte. 

étéoklès. 
Je  suis  aiguisé,  tes  paroles  ne  m'émousseront  p^;,. 

LE   CHŒUR    DES   VIERGES. 

Les  Dieux  sont  avec  les  victorieux,  même  lâches. 

ÉTÉOKLÈS. 

Il  ne  convient  pas  que  ceci  soit  dit  à  un  hoplitr. 

LE    CHŒUR   DES    VIERGES. 

Mais  tu  veux  verser  le  sang  de  ton  frère  ! 

ÉTÉOK  LÈS. 

Avec  l'aide  des  Dieux,  il  n'évitera  point  la  mort. 


LES  SEPT  CONTRE  THÈBA.  12g 

LE  CHŒUR  DES  VIERGES. 

Strophe  I. 

Je  suis  saisie  d'horreur.  La  Déesse  destructrice  de  la 
famille,  dissemblable  aux  Dieux,  véridique  prophétesse 
de  malheur,  l'Érinnys  invoquée  par  l'imprécation  du 
père  accomplit  les  exécrations  furieuses  d'Oidipous, 
frappé  de  démence.  Afin  de  perdre  les  fils,  la  discorde 
précipite  les  choses. 

Antistrophe  I. 

Le  barbare  Khalybs,  envoyé  des  Skythes,  le  farouche 
partageur  des  biens  ,  le  Fer  cruel  leur  dispensera  la  part 
de  terre  qui  suffit  aux  morts,  car  ils  n'auront  rien  de 
leurs  vastes  champs. 

Strophe  II. 

Quand  ils  se  seront  égorgés  l'un  l'autre,  et  quand  la 
poussière  aura  bu  le  sang  noir  du  meurtre,  qui  offrira 
l'expiation?  Qui  les  lavera?  O  calamités  nouvelles  ajou- 
tées aux  antiques  calamités  de  cette  race! 

Antistrophe  II. 

En  effet,  il  est  ancien,  ce  crime  promptement  puni, 
mais  qui  reste  attaché  à  la  troisième  génération,  celte 
faute  de  Laios  commise  malgré  ApoLôn  qui  lui  avait 
ordonné  trois  fois,  par  les  oracles  Pythiques,  là  où  est 
le  nombril  de  la  terre,  de  mourir  sans  enfants  et  de 
sauver  la  Ville. 

9 


l30  LES  SEPT  CONTRE  THÈBA. 

Strophe  III. 

Mais,  entraîné  par  des  amis  insensés,  il  engendra  sa 
propre  mort,  le  parricide  Oidipous  qui  féconda  inces- 
tueusement  le  sein  qui  l'avait  nourri  et  engendra  aussi 
une  race  sanglante.  La  démence  unit  ces  époux  insensés 

Antistrophe  III. 

C'est  une  mer  roulant  ses  flots  de  calamités.  L'un 
tombe,  l'autre  monte  trois  fois  plus  haut  et  gronde 
autour  de  la  poupe  de  la  Ville,  et  il  n'y  a  contre  lui 
d'autre  abri  pour  nous  que  d'étroites  murailles.  Je  trem- 
ble que  la  Ville  périsse  avec  ses  rois. 

Strophe  IV. 

Elles  accourent  les  catastrophes  des  antiques  exécra- 
tions. La  dernière  tempête  se  lève ,  et  elle  ne  passera 
point  que  les  richesses  trop  lourdes  des  marchands  ne 
soient  jetées  hors  de  la  nef. 

Antistrophe  IV. 

Qui  d'entre  les  hommes  fut  plus  honoré  qu'Oidipous 
par  les  Dieux,  les  citoyens  et  la  multitude  des  vivants, 
quand  il  eut  délivré  cette  lerrc  de  la  Sphinx,  fléau  des 
mortels? 

Strophe  V. 

Mais  dès  qu  il  eut  appris,  le  malheureux!  que  ses 
noces   étaient    incestueuses,    saisi  de  désespoir  et   de 


LES    SEPT     CONTRE    THEBA.  101 

fureur,  il  commit  un  double  malheur.  De  cette  main 
qui  avait  tué  son  père,  il  s'arracha  les  yeux  qui  nous 
sont  plus  chers  que  nos  enfants. 

Antistrophe  V. 

Plein  de  colère,  il  lança  des  imprécations  terribles 
contre  ses  enfants,  et  il  souhaita  qu'ils  partageassent 
ses  biens  à  main  armée.  Certes,  je  tremble  que  la  rapide 
Erinnys  n'accomplisse  ses  vœux. 


LE   MESSAGER. 

Reprenez  courage,  enfants  nourries  par  vos  mères. 
Cette  Ville  est  sauvée  du  joug  de  la  servitude.  Les 
menaces  orgueilleuses  de  ces  hommes  farouches  sont 
tombées:  la  Ville  est  tranquille,  et  la  nef  a  résisté  aux 
coups  multipliés  des  flots.  Nos  murailles  nous  protègent 
et  nous  avons  fortifié  nos  portes  de  guerriers  irrépro- 
chables. A  six  d'entre  elles  nous  l'avons  emporté,  mais, 
à  la  septième,  le  roi  Apollon,  le  vénérable,  a  puni,  sur 
la  race  d'Oidipous,  l'antique  faute  de  Laios. 

LE    CHŒUR   DES   VIERGES. 

Quel  nouveau  malheur  est  tombé  sur  la  Ville.-* 

LE    MESSAGER. 

La  Ville  est  sauvée,  mais  les  rois  nés  du  même 
inceste... 


l3a  LES    SEPT    CONTRE    THÈBA. 

LE   CHŒUR    DES    VIERGES. 

Quoil   que   dis-tu?  Je   suis  saisie  de   terreur   à  tes 
paroles. 

LE    MESSAGER. 

Écoute  avec  calme.  Les  fils  d'Oidipous... 

LE    CHŒUR   DES    VIERGES. 

O  malheureuse!   je   prévois   le   malheur  que   tu  vas 
m'annoncer  ! 

LE   MESSAGER. 

Ils  sont  tombés  tous  deux  morts. 

LE    CHŒUR   DES   VIERGES. 

Ils  en  sont  venus  là  I   Chose  horrible  !  Achève, 

LE   MESSAGER. 

La  terre  a  bu  leur  sang  versé  par  un  meurtre  mutueL 

LE     CHŒUR   DES    VIERGES. 

Ainsi,  ils  se  sont  égorgés  de  leurs  mains  fraternelles! 

LE   MESSAGER. 

Certes,  tous  deux  sont  morts.  •  ■ 


LES    SEPT    CONTRE    THÈBA.  |33 

LE    CHŒUR   DES    VIERGES. 

Le  même  Daimôn  les  a  frappés  à  la  fois  1 

LE   MESSAGER. 

Un  même  destin  a  détruit  la  malheureuse  race  d'Oidi- 
pous.  Il  faut  en  gémir  et  s'en  réjouir,  car  la  Ville  est 
sauvée;  mais  les  chefs,  les  deux  princes,  avec  le  fer 
skythique  forgé  par  le  marteau,  ont  fait  le  partage  des 
bien*  paternels.  Ils  en  posséderont  tout  ce  qui  suffira 
pour  leur  sépulture  ,  poussés  à  leur  ruine  par  les  terri- 
bles exécrations  de  leur  père.  La  Ville  est  sauvée;  mais, 
par  un  meurtre  mutuel ,  la  terre  a  bu  le  sang  des  Rois 
qu'un  même  père  a  engendrés. 

LE   CHŒUR  DES  VIERGES. 

Strophe  I. 

O  grand  Zeus  !  Et  vous,  Dieux  protecteurs  de  la  Ville, 
qui  gardez  la  citadelle  de  Kadmos,  dois-je  me  réjouir  et 
glorifier  le  sauveur  de  la  Ville? 

Antistrophe  I. 

Ou  pleurerai-je  les  lamentables  chefs  de  guerre  morts 
sans  enfants,  et  qui,  selon  le  sens  véridique  de  leur  nom, 
ont  péri  par  leur  impiété? 

Strophe  II. 
O  noire  et  infaillible  Imprécation  sur  la  race  d'Oidi- 


l34  LES    SEPT    CONTRE    THÈEA. 

pous  !  Un  froid  terrible  envahit  ma  poitrine.  Préparons 
pour  la  tombe  le  chant  des  Thyades ,  puisque  j'ai  vu  les 
morts  sanglants  misérablement  tués!  Certes,  leurs 
armes  se  sont  rencontrées  sous  un  présage  funèbre! 

Antistrophe  IL 

L'exécration  de  leur  père  les  a  poursuivis  inexorable- 
ment jusqu'à  la  fin.  La  faute  de  Laios  qui  n'obéit  point 
à  l'oracle,  a  eu  son  effet,  et  au  delà.  Mon  inquiétude 
pour  la  Ville  était  juste;  les  oracles  ne  m'ont  point 
menti.  O  vous  ,  très-déplorables,  vous  avez  commis  ce 
crime  incroyable!  Cette  horrible  calamité  n'existe  plus 
seulement  en  paroles! 

Épôde. 

Tout  cela  est  vrai!  Voici  sous  nos  yeux  ce  qu'avait 
raconté  le  messager.  Double  angoisse,  double  meurtre 
de  deux  hommes  qui  se  sont  tués  l'un  l'autre,  calamité 
accomplie  d'une  double  destinée  mauvaise!  Que  dirai-je? 
si  ce  n'est  que  le  malheur  a  suivi  le  malheur  dans  cette 
famille.  O  amies,  avec  le  vent  des  lamentations,  agitez 
vos  mains  autour  de  vos  têtes  et  faites  le  bruit  des  rames 
qui,  sur  l'Akhérôn,  poussent  la  Théôris  à  voile  noire 
ignorée  d'Apollon  et  de  Hèlios  vers  la  terre  sombre  qui 
contient  tous  les  mortels.  En  effet,  voici  Antigonè  et 
Ismènè  qui  viennent  pour  ce  devoir  lugubre.  Je  pense 
que,  du  fond  de  leur  cœur  aimant,  elles  vont  exhaler, 
dans  leur  juste  douleur,  un  chant  funèbre  pour  leurs 
frères  morts.  Mais  il  convient  que  nous  chantions  lugu- 
brement avant  elles  l'hymne  terrible  d'Érinnys,  et  que 
le  Paian  odieux  soit  entendu  de  Aidés. 


ES    SEPT    CONTRE    THÈBA.  l35 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Hélas  !  ô  très-malheureuses  sœurs  entre  toutes  celles 
qui  ceignent  leurs  robes!  Je  verse  des  larmes,  je  gémis, 
et  je  n'ai  nul  besoin  de  feindre  des  plaintes. 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Strophe  I. 

Hélas!  insensés!  sourds  à  la  voix  de  vos  amis,  insa- 
tiables de  maux ,  qui  avez  voulu  par  la  violence  et  le 
combat,  ô  malheureux  ,  vous  saisir  de  la  demeure  pater- 
nelle ! 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Malheureux,  sans  doute,  eux  qui,  par  leur  double 
meurtre,  ont  achevé  la  ruine  de  leur  maison  1 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Antistrophe  I. 

Hélas!  hélas,  vous  qui  avez  renversé  la  demeure  pa- 
ternelle, qui  n'avez  songé,  chacun,  qu'à  votre  propre 
monarchie  ,  c'est  le  fer  qui  vous  a  conciliés! 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Certes ,  la  puissante  Érinnys  vient  d'accomplir  l'im- 
précation d'Oidipous. 


l36  LES    SEPT    CONTRE    THÈBA. 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Strophe  II. 

Percés  à  travers  le  cœur  et  les  flancs  fraternels!  hélas! 
frappés  par  un  Daimôn  ennemi  !  Hélas!  O  malédictions 
d'un  égorgement  mutuel' 

PREMIER     DEMI-CHŒUR. 

La  blessure  a  traversé  la  poitrine;  ils  ont  été  frappés 
dans  leur  race  et  dans  leurs  corps.  Ineffable  fureur  1  Des- 
tinée terrible  suscitée  par  les  exécrations  d'un  père! 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Antistrophe  II. 

Les  gémissements  ont  pénétré  dans  la  Ville.  Les  mu- 
railles gémissent,  et  toute  cette  terre  amie  des  hommes  1 
Elles  resteront  à  d'autres,  ces  richesses  pour  lesquelles 
ils  ont  souffert  et  qui  ont  amené  leur  querelle  et  leur 
mort. 

PREMIER   DEMI-CHŒUR. 

Les  biens  ont  été  partagés  entre  ces  furieux,  et  chacun 
en  a  eu  sa  part  égale  ;  mais  leurs  amis  blâment  le  Dispen- 
sateur; Ares  ne  me  plaît  pas. 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Strophe  III. 
Tous  deux  sont  couchés ,  frappés  par  le  fer.  Frappés 


LES     SEPT    CONTRE    THÈBA.  l^J 

par  le  fer,  ils  ont  chacun   leur  part.  Laquelle?  diras-tu. 
Une  place  au  tombeau  de  leurs  ancêtres! 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Une  grande  lamentation  monte  vers  eux  dans  la  de- 
meure et  déchire  ma  poitrine;  et,  songeant  à  tant  de 
misères,  je  gémis  sur  moi  et  sur  leurs  malheurs,  et  je 
verse  de  vraies  larmes  de  mon  cœur  qui  se  consume  en 
pleurant  ces  deux  Rois 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Antistrophe  III. 

Mais  il  faut  parler  de  ces  frères  malheureux  et  des 
maux  innombrables  dont  les  citoyens  ont  été  accablés 
par  eux,  et  du  carnage  de  tant  de  guerriers  étrangers. 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Entre  toutes  celles  qui  ont  conçu,  malheureuse  la 
mère  qui  les  a  enfantés!  Elle  eut  son  fils  pour  époux  et 
elle  conçut  ceux-ci  qui  viennent  d'expirer,  égorgés  de 
leurs  mains  fraternelles. 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Strophe  IV. 

Certes,  leurs  mains  fraternelles  ont  commis  ce  meur- 
tre horrible!  Une  discorde  furieuse  a  terminé  ainsi  leur 
querelle. 


l38  LES    SEPT    CONTRE    THÈBA, 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Leurs  haines  se  sont  apaisées,  leurs  vies  se  sont 
mêlées  sur  la  terre  tachée  de  leur  sang.  Certes,  ils  sont 
maintenant  du  même  sang!  C'est  un  amer  conciliateur, 
cet  étranger  d'outre-mer,  sorti  du  feu,  le  Fer  aigu!  C'est 
un  amer  partageur  de  biens,  Ares,  qui  vient  d'accomplir 
la  malédiction  paternelle  ! 

SECOND    DEMI -CHŒUR. 

Antistrophe  IV. 

O  malheureux!  chacun  d'eux  a  sa  part  des  maux 
envoyés  par  Zeus.  Ils  auront  sous  leurs  corps  les  vastes 
domaines  de  la  terre. 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Hélas!  cette  demeure  est  fleurie  d'innombrables  dou- 
leurs! Les  Imprécations  victorieuses  ont  poussé  leur  cri 
terrible,  en  chassant  toute  une  race  devant  elles.  Le 
trophée  d'Atè  est  dressé  à  la  porte  où  ils  sont  tombés,  et 
le  Daimôn,  les  ayant  domptés,  se  repose! 


ANTIGONE. 


Frappé,  tu  as  frappé! 


Tu  as  tué  et  tu  as  été  tué! 


LES   SEPT    CONTRE    THÈBA.  iSq 

ANTIGONÈ. 

Tu  as  tué  par  la  lance! 

ISMÈNÈ. 

Tu  as  été  tué  par  la  lance! 

ANTIGONÈ. 

Malheureux! 

ISMÈNÈ. 

Malheureux  ! 

ANTIGONÈ. 

Allez,  mes  larmes! 

ISMÈNÈ, 

Allez,  mes  gémissements! 

ANTIGONÈ. 

Tu  es  mort  ! 

ISMÈNÈ. 

Après  avoir  tué! 

ANTIGONÈ. 

Strophe. 
Héiasl  mon  esprit  est  égaré  de  douleur! 

ISMÈNÈ. 

Mon  cœur  gémit  en  moi-même. 


140  LES    SEPT    CONTRE    THEBA. 


ANTIGONE. 


Hélas,  hélas!  que  tu  es  à  plaindre! 


Mais  toi,  malheureux  entre  tous! 

ANTIGONÈ. 

Tu  as  péri  par  un  frère. 

ISMÈNÈ. 

Tu  as  tué  un  frère  1 

ANTIGONÈ 

Choses  lamentables  à  dire! 

ISMÈNÈ. 

Choses  lamentables  à  voir! 

ANTIGONÈ. 

Et  nous  sommes  témoins  de  tels  maux! 


Des  sœurs  près  de  leurs  frères! 

LE    CHŒUR    DES    VIERGES. 

O  Moire,  lamentable  dispensatrice  des  douleurs  terri- 


LES    SEPT    CONTRE     THÈBA.  141 

bles,  Ombre  vénérable  d'Oidipous,  noire  Érinnys,  c  rtes 
tu  es  toute-puissante! 

ANTIGONÈ 

Antistroplie. 
O  malheurs  horribles  à  voirl 

ISMÈNÈ. 

Je  le  vois  ainsi ,  revenant  d'exil  ! 

ANTIGONÈ. 

Il  n'a  point  échappé,  il  a  tué! 

ISMÈNÈ. 

De  retour,  il  a  perdu  la  vie  ! 

ANTI  GONÈ. 

Certes,  il  l'a  perdue. 


Et  il  a  privé  son  frère  de  la  vie! 

ANTIGONÈ. 

Misérable  race! 

I  s  M  È  N  È. 

Accablée  de  tant  de  maux! 


I4>  LES    SEPT    CONTRE    THÈBA. 

ANTIGONÈ. 

Double  malheur  lamentable  de  deux  frères  ! 

ISMÈNÈ. 

Maux  violents  et  lamentables  ! 

ANTIGONÈ. 

Tristes  à  dire  ! 

ISMÈNÈ. 

Tristes  à  voir  ! 

LE    CHŒUR   DES   VIERGES. 

O  Moire,  lamentable  dispensatrice  des  douleuri  ter- 
ribles, Ombre  vénérable  d'Oidipous ,  noire  Erinnys, 
certes,  tu  es  toute-puissante! 

ANTIGONÈ. 

Toi,  tu  l'as  connue  en  subissant  cette  destinée. 

ISMÈNÈ. 

Toi,  plus  tard,  tu  l'as  éprouvée. 

ANTIGONÈ. 

Quand  tu  revins  dans  la  Ville. 

ISMÈNÈ. 

A,rmc  de  la  lance  contre  lui  ! 


LES    SEPT     CONTRE    THÈBA.  I43 


ANTIGONÈ. 

Choses  lamentables  à  dire! 

ISMÈNÈ. 

Lamentables  ù  voir! 

ANTIGONÈ. 

O  malheur! 

ISMÈNÈ, 

O  misère  ! 

ANTIGONÈ. 

De  notre  race  et  de  cette  terre  ! 


Pour  moi,  avant  tous  ! 

ANTIGONÈ. 

Hélas  !  pour  moi  plus  encore  ! 

ISMÈNÈ. 

Hélas!  Cause  de  ces  maux  lamentables,  RoiEtéoklèsl 

ANTIGONÈ. 

O  les  plus  malheureux  et  les  plus  insensés  de  tous  les 
hommes  ! 


I^^  LES    SEPT    CONTRE    THEB.Vi 

1  S  MÈNE, 

Hélas!  où  les  ensevelir? 

ANTIGONÈ. 

Hélas!  au  lieu  le  plus  honorable. 

ISMÈNÈ. 

Hélas!  leur  misère  sera  réunie  à  leur  père 


LE    HERAUT. 

II  me  faut  annoncer  ce  qu'ont  voulu  et  décrété  les 
chef"  ,  peuple  de  celte  ville  de  Kadmos.  Il  leur  plaît 
qu'Éteoklès,  à  cause  de  son  amour  pour  la  patrie,  soit 
«nseveli  dans  cette  terre  vénérée.  Il  a  reçu  la  mort  en 
repoussant  l'ennemi  de  la  Ville.  Irréprochablement  dé- 
voué aux  Dieux  de  ses  pères,  il  est  tombé  là  où  il  est 
beau  aux  jeunes  hommes  de  tomber.  Voilà  ce  qu'on  m'a 
ordonné  de  vous  dire.  Maintenant,  il  leur  plaît  que  le 
cadavre  de  son  frère  Polyneikès  soit  jeté  hors  la  Ville, 
-sans  sépulture  et  livré  aux  chiens,  car  il  eût  dévasté  la 
terre  des  Kadméiones  si  un  Dieu  ne  se  fût  opposé  à  sa 
lance.  Mort,  il  gardera  cette  souillure.  Malgré  les  Dieux 
paternels,  il  leur  a  fait  cet  outrage  d'avoir  voulu  s'em- 
parer de  la  Ville  en  menant  contre  elle  une  armée  étran- 


LP:S    SEl'T    CONTRE    THÈBA.  146 

gère.  C'est  pourquoi,  en  châtiment  de  son  crime ,  les 
oiseaux  carnassiers  seront  son  immonde  tombeau.  Il  n'y 
aura  point  de  libations  versées  sur  ses  cendres,  ni  gémis- 
sements, ni  lamentations  sacrées,  et  il  sera  privé  du  cor- 
tège de  ses  amis ,  ce  funèbre  honneur.  Telle  est  la 
volonté  des  chefs  Kadméiones. 

ANTIGONÈ. 

Et  moi ,  je  dis  aux  chefs  des  Kadméiones  :  Si  aucun  ne 
veut  l'ensevelir  avec  moi,  seule  je  le  ferai  et  braverai 
tout  le  danger.  Il  ne  m'est  point  honteux  d'ensevelir  mon 
frère  et  d'enfreindre  en  ceci  In  volonté  de  la  Ville  Le 
sang  dont  nous  sommes  nés  tous  deux  a  une  grande 
force,  enfants  d'une  mère  malheureuse  et  d'un  père  mal- 
heureux. C'est  pourquoi  mon  âme  veut  rester  fidèle  à  ce 
malheur,  et,  vivante,  je  serai  la  sœur  de  ce  mort.  Les 
loups  affamés  ne  dévoreront  pas  sa  chair.  Que  nul  ne  le 
pense.  Moi-même,  bien  que  femme,  je  creuserai  sa 
tombe,  et  je  le  couvrirai  de  la  poussière  apportée  dans 
un  pli  de  mon  voile  de  lin.  Que  nul  ne  me  blâme  en 
ceci.  J'aurai  le  courage  d'agir  et  d'achever  mon  action. 

LE    HÉRAUT. 

Je  t'avertis  de  ne  point  agir  contre  la  volonté  des 
citoyens. 

ANTIGONÈ. 

Je  t'avertis  de  ne  point  me  donner  de  vains  conseils. 

LE   HÉRAUT. 

Un  peuple  qui  vient  d'échapper  à  la  ruine  est  sévère. 


146  LES    SEPT    CONTRE    THÈBA. 


/  NTIGONE. 


Sévère,  soitl  Je  ne  laisserai  pas  mon  frère  sans  sépul- 
ture. 


LE    HERAUT. 


Tu  honoreras,  en  l'ensevelissant,  celui  qui  est  odieux 
à  la  Ville  ? 

ANTIGONÈ. 

Cependant  les  Dieux  ne  l'ont  pas  privé  d'honneurs. 

LE    HÉRAUT. 

Non,  tant  qu'il  n'a  point  mis  cette  terre  en  danger. 

ANTIGONÈ. 

Il  a  rendu  le  mal  pour  le  mal. 

LE    HÉRAUT. 

Il  a  combattu  contre  tous  pour  se  venger  d'un  seul. 

ANTIGONÈ. 

La  divine  Éris  parle  toujours  U  dernière.  Moi ,  j'ense- 
velirai celui-ci.  N'en  dis  pas  davantage. 

LE    HÉRAUT. 

Agis  comme  il  te  convient.  Moi,  je  t'ai  avertie. 


LES    SEPT    CONTRE    T  H  È  B  A.  I47 


LE    CHŒUR   DES   VIERGES. 

Hélas,  hélas  1  ô  terribles  Kères  Erinnyes,  destructrices 
des  races,  qui  avez  renversé  jusque  dans  ses  fondements 
la  maisond'Oidipous!  Queva-t-il  m'arriver?  Que  ferai-je? 
Quel  parti  prendre  ?Comment  me  résoudrai-je  à  ne  point 
te  pleurer,  ô  Polyneikès,  et  à  ne  point  l'accompagner 
jusqu'au  tombeau?  Mais  je  crains  et  je  m'arrête  devant 
le  terrible  arrêt  des  citoyens. 


PREMIER    DEMI-CHŒUR, 

Pour  toi,  ô  Ètéoklès,  beaucoup  te  pleureront;  mais 
lui,  le  malheureux!  nul  ne  gémira  sur  lui,  et  il  n'aura 
que  les  seules  larmes  funèbres  de  sa  sœur!  Qui  pourrait 
se  résigner  à  ces  choses? 

SECONîJ    DEMI-CHŒUR. 

Que  la  Ville  punisse  ou  ne  punisse  point  ceux  qui 
pleureront  Polyneikès,  nous,  nous  irons,  avec  la  seule 
Antigonè,  nous  formerons  son  cortège  funèbre,  nous 
l'ensevelirons!  En  effet,  ceci  est  un  deuil  commun  à  tous 
les  Kadméiones,  et  parfois  la  Ville  a  varié  dans  sa  jus- 
tice. 

PREMIER    DEMI-CKŒUR. 

Nous,  nous  suivrons  celui-ci,   comme  la  Ville  et  la 


14.8  LES     SEPT     CONTRE    THÈBA. 

juslice  nous  le  commandent.  Après  les  Dieux  heureux, 
apr^s  la  Puissance  de  Zeus,  c'est  Étéoklès  qui  a  préservé 
la  Ville  des  Kadméiones  d'être  renversée  et  envahie  par 
les  flots  d'hommes  étrangers. 


Fin  des  Sept  contre  Thèba. 


IV 


AGAMEMNON 


3^  xv\^  j/f^ 


IV 


AGAMEMNON 


Agamemnôn. 

Aigisthos. 

Talthybios. 

Le  Veilleur. 

Klytaimnestra. 

Kasandra. 

Le  Chœur  des  Vieillards, 


LE    VEILLEUR. 


ri 


■  E  prie  les  Dieux  de  m'affranchir  de  ces  fati- 
îgues,  de  cette  veille  sans  fin  que  je  prolonge 
toute  l'année,  comme  un  chien,  au  plus  haut 
[faîte  du  toit  des  Atréides,  regardant  l'assemblée 
des  Astres  nocturnes  qui  apportent  aux  vivants  l'hiver 
et  l'été,  Dynastes  éclatants  qui  rayonnent  dans  l'Aithèr, 
et  qui  se  lèvent  et  se  couchent  devant  moi.  Et,  mainte- 
nant, j'épie  le  signal  de  la  torche,  la  splendeur  du  feu  qui 


îî)2  AGAMEMNON. 

doit  annoncer,  de  Troia,  que  la  ville  est  prise.  En  effet, 
voilà  ce  que  le  cœur  de  la  femme  impérieuse  commande 
et  désire.  Ici  et  là,  pendant  la  nuit,  sur  mon  lit  mouillé 
par  la  rosée  et  que  ne  hantent  point  les  songes,  l'inquié- 
tude me  tient  éveillé,  et  je  tremble  que  le  sommeil  ferme 
mes  paupières.  Parfois,  je  me  mets  à  chanter  ou  à  fre- 
donner, cherchant  ainsi  un  moyen  de  ne  point  dormir, 
et  je  gémis  sur  les  malheurs  de  cette  maison  si  déchue 
de  son  antique  prospérité.  Qu'elle  arrive  enfin  l'heu- 
reuse délivrance  de  mes  fatigues!  Que  le  feu  apporte  la 
bonne  nouvelle,  en  rayonnant  à  travers  les  ténèbres  de 
la  nuit! 

Salut,  ô  flambeau  nocturne,  lumière  qui  amènes  un 
beau  jour  et  les  fêtes  de  tout  un  peuple,  dans  Argos, 
pour  cette  victoire!  O  Dieux!  Dieux!  Je  vais  tout  dire  5 
la  femme  d'Agamemnôn,  afin  que,  se' levant  prompte- 
ment  de  son  lit,  elle  salue  cette  lumière  de  ses  cris  de 
joie,  dans  les  demeures,  puisque  la  ville  d'Ilios  est  prise, 
ainsi  que  ce  feu  éclatant  l'annonce.  Moi-même,  je  vais 
mener  le  chœur  de  la  joie  et  proclamer  la  fortune  heu- 
reuse de  mes  maîtres,  ayant  eu  la  très-favorable  chance 
de  voir  cette  flamme!  Puisse  ceci  m'arriver,  que  le  Roi 
de  ces  demeures  unisse,  à  son  retour,  sa  main  très-chère 
à  ma  main!  Mais  je  tais  le  reste.  Un  grand  bœuf  est  sur 
ma  langue.  Si  cette  maison  avait  une  voix,  elle  parlerait 
clairement.  Moi,  je  parle  volontiers  à  ceux  qui  savent, 
mais,  pour  ceux  qui  ignorent,  j'oublie  tout. 


LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS.  ^^  \ 

Voici  la  dixième  année  depuis  que  le  grand  ennemi  dç 


AGAMEMNON. 


i53 


Priâmes,  le  roi  Ménélaos,  et  Agamemnôn,  doués  par 
Zeus  d'un  double  thrône  et  d'un  double  sceptre,  couple 
illustre  et  puissant  des  Atréides,  ont  entraîné  loin  de 
cette  terre  les  mille  nefs  de  la  flotte  Argienne,  force 
guerrière,  et  ont  poussé  une  immense  clameur  belli- 
queuse du  fond  de  leur  cœur,  tels  que  des  vautours  qui, 
dans  l'amer  regret  de  leurs  petits,  s'enlevant  au-dessus 
de  leurs  nids,  volent  en  cercles  et  agitent  leurs  ailes 
comme  des  avirons,  car  les  nids,  vainement  surveillés, 
ont  été  dépouillés  de  leurs  petits.  Mais  quelque  Dieu  les 
entend  enfin,  soit  Apollon,  ou  Pan,  ou  Zeus,  les  lamen- 
tations aiguës  des  oiseaux,  et  il  envoie  la  tardive  Érinnys 
à  la  poursuite  des  ravisseurs. 

Ainsi  Zeus  hospitalier  et  tout-puissant  pousse  les  en- 
fants d'Atreus  contre  Alexandros,  à  cause  d'une  femme 
plusieurs  fois  mariée.  Que  de  luttes  infligées  aux  Da- 
naens  et  aux  Troiens,  que  de  membres  rompus  de  fati- 
gue, de  genoux  qui  heurtent  la  terre,  de  lances  brisées 
aux  premiers  rangs  des  batailles.  Maintenant,  ce  qui  est 
fait  est  fait,  ce  qui  était  fatal  est  accompli.  Ni  offrandes 
sacrées,  ni  libations,  ni  larmes  n'apaiseront  la  colère  im- 
placable des  Dieux  privés  de  la  flamme  des  sacrifices. 

Pour  nous,  rejetés  de  cette  expédition  à  cause  de  la 
vieillesse  de  nos  membres  méprisés,  nous  restons  dans 
nos  demeures,  égaux  en  forces  à  des  enfants,  et  affaissés 
sur  nos  bâtons  ;  car  le  cœur  qui  bat  dans  la  poitrine  d'un 
enfant  est  semblable  au  vieillard,  et  Ares  n'y  réside  pas; 
et  l'extrême  vieillesse  aussi,  quand  son  feuillage  est  flétri, 
marche  sur  trois  pieds,  non  plus  vigoureuse  que  l'en- 
fance, comme  un  spectre  qui  erre  pendant  le  jour. 

Mais  toi,  fille  de  Tyndarôs,  Reine  Klytaimnestra,  qu'y 
a-t-il?  Quoi  de  nouveau.?  Qu'as-tu  appris?  En  quel  mes- 
sage te  fies-tu,  que  tu  ordonnes  ainsi  de  préparer  des 


ê 


|54  AGAMEMNÔN. 

sacrifices  de  tous  côtés?  Tous  les  autels  brûlent,  chargés 
d'offrandes,  les  autels  de  tous  les  Dieux,  de  ceux  qui 
hantent  la  Ville,  des  Dieux  supérieurs  et  des  Dieux  sou- 
terrains, et  des  douze  grands  Ouraniens.  De  toutes 
parts,  vers  l'Ouranos,  monte  la  flamme  parfumée  des 
suaves  aliments  de  l'huile  sacrée ,  et  on  apporte  les 
saintes  libations  du  fond  de  la  demeure  royale. 

De  ces  choses  dis-nous  ce  que  tu  peux  et  ce  qu'il  l'est 
permis  de  dire.  Calme  l'inquiétude  qui,  parfois,  me  pé- 
nètre cruellement,  et,  parfois,  laisse  l'heureuse  espérance, 
inspirée  par  ces  sacrifices,  dissiper  l'insatiable  angoisse 
qui  déchire  mon  cœur. 

Strophe. 

Mais  je  puis  raconter  la  vigueur  des  guerriers  partant 
sous  d'heureux  auspices.  Les  Dieux  m'inspirent  de  chan- 
ter, et  j'en  ai  encore  la  force,  les  deux  thrônes  des 
Akhaiens,  les  deux  chefs  de  la  jeunesse  de  Hellas,  qu'un 
présage  irrésistible  envoie  contre  la  terre  des  Troiens, 
avec  la  lance  et  une  main  vengeresse.  Aux  Rois  des  nefs 
deux  rois  des  oiseaux,  un  noir,  l'autre  blanc  sur  le  dos, 
apparaissent  non  loin  des  demeures,  du  côté  de  la  main 
qui  tient  la  lance.  Et  ils  dévoraient,  dans  les  demeures 
éclatantes,  une  hase  qui  allait  mettre  bas  et  toute  une 
race  que  n'avait  pu  sauver  une  fuite  suprême. — Chante 
un  chant  lugubre;  mais  que  tout  finisse  par  la  victoire! 

Antistrophe. 

Le  sage  Divinateur  de  l'armée,  ayant  regardé  les  oi- 
seaux, reconnut  en  eux  les  deux  Atréides  belliqueux, 
chefs,  princes,  mangeurs  de  la  hase,  et  il  leur  parla  ainsi, 


AGAMEMNÔN.  l55 

expliquant  l'augure  :  — Avec  le  temps,  cette  armée  pren- 
dra la  ville  de  Priâmes,  et  la  Moire  dévastera  violem- 
ment les  abondantes  richesses  que  les  peuples  avaient 
amassées  dans  les  demeures  royales,  pourvu  que  la  co- 
lère des  Dieux  ne  ternisse  pas  le  frein  solide  forgé  dans 
ce  camp  pour  Troia.  En  effet,  la  maison  des  Atréides 
est  odieuse  à  la  chaste  Artémis,  car  les  Chiens  ailés  de 
son  père  ont  dévoré  là  une  hase  tremblante,  avant  qu'elle 
eût  mis  bas,  et  toute  sa  portée.  Artémis  a  horreur  des 
festins  d'aigles.  —  Chante  un  chant  lugubre,  mais  que 
tout  finisse  par  la  victoire  ! 

Épôde. 

—  Cette  belle  Déesse  est  bienveillante  aux  faibles  petits 
des  lions  sauvages,  ainsi  qu'à  tous  les  petits  à  la  mamelle 
des  bêtes  des  bois,  mais  elle  veut  que  les  augures  des  ai- 
gles, manifestés  sur  la  droite,  s'accomplissent  aussi, 
même  s'ils  laissent  à  craindre.  C'est  pourquoi  j'invoque 
Paian  préservateur,  de  peur  qu'Artémis  ne  prépare  à  la 
flotte  des  Danaens  le  souffle  des  vents  contraires  et  les 
retards  de  la  navigation,  ou  même  un  sacrifice  horrible, 
illégitime,  sans  festins,  cause  certaine  de  colères  et  de 
haine  contre  un  mari.  En  effet,  il  restera  ici  un  terrible 
souvenir  domestique,  plein  de  perfidies  et  vengeur  d'en- 
fants !  —  Ainsi  Kalkhas,  ayant  contemplé  les  Oiseaux  au 
commencement  de  l'expédition,  annonça  les  prospérités 
et  les  malheurs  fatidiques  des  demeures  royales.  Avec  lui 
chante  le  chant  lugubre,  mais  que  tout  finisse  par  la  vic- 
toire! 

Strophe  I. 
Zeus!  s'il  est  quelque  Dieu  qui  se  plaise  à  être  ainsi 


|56  AGAMEMNÔN. 

nommé,  je  l'invoque  sous  ce  nom.  Ayant  tout  pesé,  je 
n'en  sais  aucun  de  comparable  à  Zeus ,  si  ce  n'est  Zeus, 
pour  alléger  le  vain  fardeau  des  inquiétudes. 

Antistrophe  I. 

Celui  qui,  le  premier,  fut  grand,  qui  l'emportait  sur 
tous  par  sa  jeunesse  florissante,  sa  force  et  son  audace, 
que  pourrait-il,  étant  déchu  depuis  longtemps?  Celui  qui 
vint  ensuite  a  succombé,  ayant  trouvé  un  vainqueur; 
mais  qui  célèbre  pieusement  Zeus  victorieux,  emporte 
sûrement  la  palme  de  la  sagesse. 

Strophe  II. 

Il  conduit  les  hommes  dans  la  voie  de  la  sagesse,  et  il 
a  décrété  qu'ils  posséderaient  la  science  par  la  douleur. 
Le  souvenir  amer  de  nos  maux  pleut  tout  autour  de  nos 
cœurs  pendant  le  sommeil,  et,  malgré  nous,  la  sagesse 
arrive.  Et  cette  grâce  nous  est  faite  par  les  Daimones  as- 
sis dans  les  hauteurs  vénérables. 

Antistrophe  II. 

Alors,  le  Chef  des  nefs  Argiennes,  l'aîné  des  Atréides, 
ne  reprochant  rien  au  Divinateur,  consentit  aux  cala- 
mités possibles,  tandis  que  l'armée  Akhaienne  restait 
inerte,  échouée  sur  le  rivage  en  face  de  Khalkis,  dans  les 
courants  d'Aulis. 

Strophe  III. 

Et  les  vents  contraires  soufflant  du  Strymôn,  apportant 
l'inaction,  épuisant  les  vivres,  rompant  les  marins  de  fa- 


AU  A  M  EM  NON.  15^ 

tigue,  n'épargnant  ni  les  nefs,  ni  les  manœuvres,  et  pro- 
longeant les  retards,  consumaient  la  fleur  des  Argiens 
Et  le  Divinateur,  pour  cette  cruelle  tempête,  proposa, 
au  nom  d'Artémis,  un  remède  plus  terrible  que  le  mal; 
et  les  Atréides,  heurtant  la  terre  de  leurs  sceptres,  ne 
retinrent  point  leurs  larmes. 

Antistrophe  III. 

Alors,  le  Chef,  l'aîné  des  Atréides,  parla  ainsi  :  —  Il  y 
a  un  danger  terrible  à  ne  point  obéir,  mais  il  est  terrible 
aussi  de  tuer  cette  enfant,  ornement  de  mes  demeures, 
de  souiller  mes  mains  paternelles  du  sang  de  la  vierge 
égorgée  devant  l'autel.  Malheurs  des  deux  côtés!  Com- 
ment pourrais-je  abandonner  la  flotte  et  mes  alliés?  Il 
leur  est  permis  de  désirer  que  ce  sacrifice,  le  sang  d'une 
vierge,  apaise  les  vents  et  la  colère  de  la  Déesse,  car  tout 
serait  pour  le  mieux. 

Strophe  IV 

Ayant  ainsi  soumis  son  esprit  au  joug  de  la  nécessité, 
changeant  de  dessein,  sans  pitié,  furieux,  impie,  il  prit 
la  résolution  d'agir  jusqu'au  bout.  Ainsi,  la  démence, 
misérable  conseillère,  source  de  la  discorde,  rend  les 
mortels  plus  audacieux.  Et  il  osa  égorger  sa  fille  afin  de 
dégager  ses  nefs  et  de  poursuivre  une  guerre  entreprise 
pour  une  femme. 

Antistrophe  I  V. 

Et  les  chefs,  avides  de  combats,  n'écoutèrent  ni  les 
prières  de  la  vierge,  ni  ses  tendres  supplications  à  son 
|)ère,  et  ils  ne  furent  point  touchés  de  sa  jeunesse.  Et  If 


l5S  AGAMEMNÔN. 

père  ordonna  aux  sacrificateurs,  après  l'invocation,  d'c- 
îendre  la  jeune  fille  sur  l'autel,  comme  une  chèvre,  en- 
veloppée de  ses  vêtements  et  la  tête  pendante,  et  de  com- 
primer sa  belle  bouche,  afin  d'étouffer  ses  imprécations 
funestes  contre  sa  famille. 

Strophe   V. 

Mais,  tandis  qu'elle  versait  sur  la  terre  son  sang  cou- 
leur de  safran,  d'un  trait  de  ses  yeux  elle  saisit  de  pitié 
les  sacrificateurs,  belle  comme  dans  les  peintures,  et 
voulant  leur  parler,  ainsi  qu'elle  avait  souvent  charmé 
de  ses  douces  paroles  les  rTches  festins  paternels,  quand, 
chaste  et  vierge,  elle  honorait  de  sa  voix  la  vie  trois  fois 
heureuse  de  son  cher  père. 

Antistrophe  V. 

Ce  qui  arriva  ensuite,  je  ne  l'ai  point  vu  et  je  ne  puis 
le  dire;  mais  la  science  de  Kalkhas  n'était  point  vaine,  et 
la  justice  enseigne  l'avenir  à  ceux  qui  soufFrcnt.  Que 
celui  qui  prévoit  ses  maux  s'en  réjouisse  !  C'est  se  dé- 


sespérer  avant  le  tempsTCe  que  l'oracle  annonce  arrive 
manifestement.  Que  ce  soit  la  prospérité,  ainsi  que  le 
désire  Celle  qui  approche,  ce  soutien  unique  de  la  terre 
d'Apis. 


LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Me  voici,  Klytaimnestra,  soumis  â  ta  volonté.  Il  con- 
vient en  effet,  d'honorer  la  femme  du  chef,  quand  celui- 


AGAMEMNÔN.  1^9 

ci  a  laissé  son  thrône  vide.  Soit  que  tu  aies  reçu  une 
heureuse  nouvelle,  ou  que,  n'en  ayant  pas  reçu,  tu  or- 
donnes ces  sacrifices  dans  l'espérance  d'en  recevoir,  je 
t'écouterai  avec  joie,  et  je  ne  te  ferai  aucun  reproche,  si 
tu  te  tais. 

KLYTAIMNESTRA. 

Qu'une  heureuse  aurore,  comme  il  est  dit,  naisse  de 
la  nuit  maternelle!  Écoute,  et  tu  auras  une  joie  plus 
grande  que  ton  espérance  :  Les  Argiens  ont  pris  la  ville 
de  Priamos. 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Que  dis-tu?  une  parole  t'a  échappé,  et  j'y  crois  à 
peine. 

KLYTAIMNESTRA. 

Je  dis  que  Troia  est  aux  Argiens.  N'ai-je  point  parlé 
clairement."* 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

La  joie  me  pénètre  et  provoque  mes  larmes. 

klytaimnestr;.. 
Certes,  tes  yeux  révèlent  ta  bonté. 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Mais  as-tu  une  preuve  certaine  de  cette  nouvelle? 


l60  AGAMEMNÔN. 

KLYTAIMNESTRA. 

Je  l'ai,  certes,  à  moins  qu'un  Dieu  ne  me  trompe. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

N'as-tu  pas  cru  aisément  quelque  vision,  dans  tes  son- 
ges ? 

KLYTAIMNESTRA. 

Je  ne  prendrais  point  pour  la  vérité  l'illusion  de  mon 
esprit  endormi. 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Ou  quelque  rumeur  flottante  n'a-t-cllc  point  causé  ta 
joie  r 

KLYTAIMNESTRA. 

Douteras-tu  longtemps  de  ma  prudence,  comme  si  j'é- 
tais une  jeune  fille  ? 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Quand  la  Ville  a-t-elle  donc  été  emportée? 

K  L  Vr  A  I  M  N  E  S  T  R  A  . 

Dans  cette  même  nuit  de  laquelle  est  sorti  ce  jour. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Et  quel  messager  a  pu  accourir  avec  une  telle  rapi- 
dité ? 


AGAMEMNÔN.  l6l 

KLYTAIMNESTRA. 

Hèphaistos  a  fait  jaillir,  de  l'Ida ,  une  lumicre  écla- 
tante. De  torche  en  torche,  et  par  la  course  du  feu,  il  l'a 
envoyée  jusqu'ici.  L'Ida  regarde  le  Hermaios,  colline  de 
Lemnos   De  cette  île,  la  grande  flamme  a  atteint  le  troi- 
sième lieu,  l'Athos,  montagne  de  Zeus.  La  force  de  la 
lumière,  joyeuse  et  rapide,  s'est  élancée  de  ce  faîte,  par- 
dessus le  dos  de  la  mer,  et,  telle  qu'un  Hèlios,  a  répandu 
une  splendeur  d'or  dans  les  cavernes  du  Makistos.  Ici, 
sans  retard,  sans  se  laisser  vaincre  par  le  sommeil,  on  a 
transmis  la  nouvelle.  La  clarté,  projetée  au  loin  jusqu'à 
l'Euripos,  a  porté  le  message  aux  veilleurs  du  Messapios; 
et  ceux-ci,  à  leur  tour,  ayant  allumé  un  monceau  de 
bruyères  sèches,  ont  excité  la  flamme  et  fait  courir  la 
nouvelle.  Et  la  lumière,  active  et  sans  défaillance,  vo- 
lant par  delà  les  plaines  de  l'Asôpos,  comme  la  brillante 
Sélènè,  jusqu'au  sommet  du  Kithairôn,  y  a  fait  jaillir  un 
nouveau  feu.  Les   veilleurs  ont  accueilli  cette  lumière 
venue  de  si  loin,  et  ils  ont  allumé  un  bûcher  encore  plus 
éclatant  dont  la  lueur,  par-dessus  le  marais  de  Gorgôpis, 
projetée  jusqu'au  mont  Aigiplagxtos,  a  excité  les  veil- 
leurs à  ne  point  négliger  le  feu.  Ils  ont  déployé  avec  vio- 
lence un  grand  tourbillon  de  flammes  qui  embrase  le 
rivage,  par  delà  le  détroit  de  Saronikos,  et  se  répand 
jusqu'au  mont  Arakhnaios,  proche   de  la  ville.  Enfin, 
cette  lumière  partie  de  l'Ida  est  arrivée  dans  la  demeure 
des  Atréides.  Tels  sont  les  signaux  que  j'avais  disposé? 
pour  se  transmettre  la  nouvelle  l'un  à  l'autre.  Le  pre- 
mier  a  vaincu,  et  le  dernier  aussi.  Telle  est  la  preuve 
certaine  de  ce  que  je  t'ai  raconté.  Le  Roi  me  l'a  annoncé 
de  Troia. 

Il 


lG2  AGAMEMNON. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Je  rendrai  grâces  aux  Dieux  plus  tard,  car  je  désire- 
rais entendre  et  admirer  encore  ces  paroles,  si  tu  voulais 
les  redire. 

KLYTAIMNESTRA. 

En  ce  jour  les  Akhaiens  sont  maîtres  de  Troia,  Je 
crois  entendre  les  clameurs  opposées  qui  emplissent  la 
Ville.  De  même,  quand  le  vinaigre  et  l'huile  sont  versés 
dans  le  même  vase,  la  discorde  se  met  entre  eux  et  ils  ne 
peuvent  s'unir.  Ainsi  les  vainqueurs  et  les  vaincus  pous- 
sent les  cris  discordants  de  leurs  destinées  dissemblables. 
En  effet,  les  uns  se  jettent  sur  les  cadavres  des  maris, 
des  frères,  des  proches;  et  les  enfants  sur  ceux  des  vieil- 
lards. Ceux  qui  subissent  la  servitude  se  lamentent  sur 
le  destin  de  ceux  qui  leur  étaient  très-chers.  Les  autres, 
rompus  par  la  fatigue  du  combat  nocturne,  et  affamés, 
cherchent,  confusément,  le  repas  du  matin,  que  la  Ville 
possède.  Selon  le  sort,  chacun  entre  dans  les  demeures 
captives  des  Troiens,  à  l'abri  des  pluies  et  des  rosées,  et, 
comme  ceux  qui  n'ont  aucun  bien,  va  s'endormir,  sans 
gardes,  pendant  toute  la  nuit.  S'ils  respectent  les  Dieux 
protecteurs  de  la  Ville  conquise  et  leurs  temples,  les 
vainqueurs  ne  seront  point  vaincus  au  retour.  Que  la  cu- 
pidité n'entraîne  point  tout  d'abord  l'armée  aux  actions 
impies,  dans  son  désir  du  butin.  En  effet,  il  faut  qu'ils 
reviennent  saufs  dans  leurs  demeures,  en  faisant  de  nou- 
veau le  chemin  dangereusement  parcouru.  Si  l'armée  lais- 
sait derrière  elle  des  Dieux  outragés,  la  ruine  des  vaincus 
suffirait  ù  éveiller  la  vengeance,  même  quand  d'autres 
crimes  n'auraient  point  été  commis.  Tels  sont  mes  vœux, 


AGAMEMNÔN.  l63 

à  moi  qui  suis  femme.  Que  tout  soit  manifestement  pour 
le  mieux!  Que  toutes  les  prospérités  leur  soient  accor- 
dées !  C'est  ce  que  je  souhaite. 

LE     CHŒUR     DES     VIEILLARDS. 

Femme,  tu  as  parlé  avec  prudence,  et  comme  l'eût  fait 
un  homme  sage.  Je  suis  certain  que  ce  que  tu  m'as  an- 
noncé est  vrai,  et  je  vais  en  rendre  grâces  aux  Dieux,  car 
de  grands  travaux  ont  reçu  une  digne  récompense. 

O  Roi  Zeus!  et  toi,  heureuse  Nuit,  qui  nous  as  donné 
une  si  haute  gloire,  qui  as  enveloppé  de  rets  les  tours 
Troiennes,  afin  que  nul  ne  puisse  sauter,  homme  ou 
enfant,  hors  le  large  filet  de  la  servitude!  Je  rends  grâces 
à  Zeus  hospitalier  qui  a  voulu  ceci,  et  qui  depuis  long- 
temps tendait  l'arc  contre  Alexandros,  pour  que  le  trait, 
lancé  avant  l'heure  précise,  ne  se  perdît  pas  au-dessus 
des  astres. 

Strophe  I. 

Ceux  qu'a  frappés  la  vengeance  de  Zeus  peu\ent  la  ra- 
conter, et  il  leur  est  permis  de  la  suivre  du  commence- 
ment à  la  fin.  Si  quelqu'un  nie  que  les  Dieux  s'inquiè- 
tent des  mortels  qui  foulent  aux  pieds  l'honneur  des  lois 
sacrées,  celui-là  n'est  point  un  homme  pieux.  C'est  une 
vérité  manifeste  pour  les  descendants  de  ceux  qui  souf- 
flaient une  guerre  d'autant  plus  inique,  que  leurs  demeu- 
res abondaient  de  plus  grandes  richesses.  Pour  que  ma 
vie  soit  préservée  du  malheur,  qu'il  me  suffise  d'être 
sage  ;  car  les  richesses  ne  sont  d'aucun  secours  à  l'homme 
qui,  plein  d'insolence,  foule  aux  pieds,  pour  sa  propre 
ruine,  l'autel  vénérable  de  la  Justice. 


164  AGAMEMNÔN. 

Antistrophe  I. 

La  Persuasion  du  crime,  la  funeste  fille  d'Atè,  entraîne 
avec  violence,  et  tout  remède  est  vain.  La  faute  n'est 
point  effacée,  mais,  plutôt,  elle  n'en  brille  que  davantage 
d'une  lumière  horrible.  Comme  une  monnaie  altérée  par 
le  frottement  et  l'usage,  le  coupable  est  noirci  par  le  juge- 
ment qu'il  subit.  L'enfant  a  poursuivi  un  oiseau  envolé, 
et  il  imprime  à  la  Ville  une  tache  ineffaçable.  Aucun  des 
Dieux  n'écoute  plus  les  supplications,  et  ils  font  dispa- 
raître l'homme  impie  qui  a  commis  ces  crimes.  Tel  Paris, 
entré  dans  la  demeure  des  Atréides,  souilla,  par  l'enlè- 
vement d'une  femme,  la  table  hospitalière. 

Strophe  IL 

Cette  femme,  laissant  à  ses  concitoyens  les  heurte- 
ments  de  boucliers  et  de  lances  et  l'apprêt  des  nefs,  et 
portant  en  dot  la  ruine  à  Ilios,  a  franchi  rapidement  les 
portes,  ayant  osé  un  crime  incroyable.  Et  les  demeures 
gémissaient  ces  prédictions  :  —  Hélas!  hélas!  Maison  et 
chefs!  hélas,  lit!  passage  de  leurs  amours!  Le  voici, 
muet,  déshonoré,  sans  plainte  amère,  l'Époux  dont  le 
visage  est  tranquille;  mais  il  suit  par  dclîl  les  mers  l'É- 
pouse regrettée,  et  on  dirait  qu'il  commande  comme 
un  spectre  dans  la  demeure.  La  grâce  des  plus  belles  sta- 
tues lui  est  odieuse.  Leur  beauté  n'est  plus,  car  elles 
n'ont  pas  d'yeux. 

Antistrophe  IL 

Les  lamentables  apparitions  nocturnes  ne  donnent  que 
de  vaines  illusions.  Vaine,  en  effet,  la  vision  heureuse 


AGAMEMNÔN.  l05 

qui  s'évanouit  sur  les  ailes  du  sommeil,  s'échappant  des 
mains  qui  la  poursuivent!  —  Telles  étaient  les  douleurs 
assises  au  foyer,  dans  la  demeure,  et  de  plus  grandes 
encore.  De  tous  côtés,  chaque  demeure  est  dans  l'afflic- 
tion, à  cause  de  ceux  qui  ont  quitté  aussi  la  terre  de 
Hellas.  De  nombreux  regrets  ont  pénétré  notre  cœur. 
Chacun  sait  bien  ceux  qu'il  a  envoyés,  mais  les  urnes  et 
les  cendres  reviennent  seules  dans  la  demeure,  et  non 
plus  les  vivants  ! 

Strophe  III. 

Ares,  qui  échange  les  cadavres  contre  de  l'or,  et  qui 
tient  la  balance  des  lances  dans  le  combat,  ne  renvoie 
d'ilios  aux  parents  que  de  misérables  restes  consumés 
par  le  feu,  et  des  urnes  pleines  de  cendres  au  lieu  d'hom- 
mes. Les  uns  pleurent  et  louent  un  guerrier  habile  au 
combat.  Cet  autre  est  tombé  avec  gloire  dans  la  mêlée 
pour  une  femme  qui  lui  était  étrangère.  Ainsi,  chacun, 
tout  bas,  murmure  irrité,  et  une  douleur  haineuse  s'élève 
sourdement  contre  les  princes  Atréides.  D'autres  ont 
leurs  tombeaux  autour  des  murailles  d'ilios,  et  la  terre 
ennemie  les  tient  ensevelis. 

Antistrophe  III. 

La  haine  des  citoyens  irrités  est  terrible,  et  la  malé- 
diction publique  se  fait  payer.  J'ai  l'inquiétude  de  quel- 
que malheur  caché  dans  l'ombre.  Les  Dieux  veillent  d'un 
œil  actif  ceux  qui  ont  commis  de  nombreux  meurtres. 
Les  noires  Erinnyes  changent  la  fortune  d'un  homme 
injustement  heureux;  elles  le  plongent  dans  les  ténèbres, 
et  il  disparaît.  Il  est  terrible  d'être  trop  loué  et  envié,  car 
la  foudre  jaillit  des  yeux  de  Zeus.  J'aime  mieux  une  féli- 


l66  AGAMEMNÔN. 

cité  qui  n'est  point  enviée.  Que  je  ne  sois  ni  preneur  de 
villes,  ni  soumis  au  joug  de  la  servitude  ! 

Épôde. 

Une  rumeur  rapide  a  répandu  dans  toute  la  Ville  l'heu- 
reuse nouvelle  apportée  par  le  feu.  Est-ce  vrai?  Est-ce  un 

mensonge  envoyé  par  les  Dieux  ?  Qui  sait?  Qui  peut  être 

assez  enfant,  ou  assez  stupide,  pour  allumer  son  esprit 
à  ce  signal  de  la  flamme,  et  pour  gémir  ensuite,  la  nou- 
velle démentie?  Il  convient  à  une  femme,  avant  toute 
certitude,  de  se  répandre  en  actions  de  grâces  sur  un  évé- 
nement heureux.  L'esprit  de  la  femme  est  prompt  à  tout 
croire,  mais  la  victoire  qu'elle  annonce  se  dissipe  promp- 
tement.  f  f-t  o  f  i/ /l    ^  '-'H 

klytaiWestra.t  ^^oKyP  y\^^       Uîdll'bO 

Nous  saurons  bientôt  si  ces  transmissions  de  torches,  V{(Aa,^ 

de  feux  et  de  signaux  porte-lumière  ont   dit  vrai,  ou  si  f^O 

cette  heureuse  clarté,  pareille  à  celle  des  songes,  a  trompé  ^  ^ 

mon  esprit.  Je  vois  venir  du  rivage  un  héraut  couronné 

de  rameaux  d'olivier.  Cette  poussière,  sœur  altérée  delà 

houe,  m'en  est  témoin.  Ce  message  ne  sera  plus  muet  et 
ne  te  sera  plus  apporté  seulement  par  des  feux  alimentés 
de  branches  des  montagnes  et  par  la  fumée  du  bûcher. 
Ses  paroles  nous  donneront  une  plus  grande  joie.  Je 
maudirais  toute  autre  nouvelle.  Puisse-t-il  nous  en  porter 
d'aussi  heureuses  que  celles  des  feux  apparus! 


AGAMEMNÔN.  167 

TALTHYBIOS. 

Salut,  ô  terre  de  la  patrie,  terre  d'Argos  !  Cette  dixième 
année  me  ramène  enfin  à  toi  et  accomplit  une  de  mes 
espérances,  après  tant  d'autres  brisées!  Je  n'osais  plus 
espérer,  en  effet,  mort  sur  cette  terre  d'Argos,  y  trouver 
une  sépulture  très-désirée.  Maintenant,  salut,  ô  terre! 
Salut,  lumière  de  Hèliosl  Zeus,  roi  suprême  de  ce  pays  ! 
Et  toi,  prince  Pythien,  qui,  tournant  contre  nous  tes 
flèches,  ne  nous  poursuis  plus  de  ton  arc,  et  qui  t'es  rué 
assez  longtemps  sur  nous,  aux  rives  du  Skamandros  ! 
Maintenant,  prince  Apollon,  sois  notre  sauveur  et  notre 
protecteur.  J'invoque  aussi  tous  les  Dieux  qui  président 
aux  combats,  Hermès,  cher  héraut  et  vénérable  aux  hé- 
rauts, et  les  guerriers  qui  nous  ont  envoyés.  Qu'ils  soient 
bienveillants  au  retour  de  l'armée  qui  a  survécu  à  la 
guerre  !  Salut,  demeure  royale,  chers  toits,  temples  sacrés 
des  Dieux,  Daimones  qui  regardez  le  lever  de  Hèliosl  Si 
jamais,  autrefois,  vous  avez  accueilli  avec  des  yeux  amis 
le  Roi  de  cette  terre,  recevez-le  de  même,  quand  il  re- 
vient après  un  si  long  temps.  Le  Roi  Agamemnôn  re- 
vient, vous  apportant  la  lumière,  dans  cette  nuit  qui  vous 
est  commune  à  tous.  Accueillez-le  magnifiquement,  car 
ceci  est  convenable,  puisqu'il  a  dévasté,  dans  sa  ven- 
geance, la  terre  de  Troia,  avec  la  houe  de  Zeus  !  Les  tem- 
ples et  les  autels  des  Dieux  ont  été  renversés,  et  toute 
la  race  qui  habitait  cette  terre  a  été  anéantie.  Après  avoir 
impose  ce  frein  à  Troia,  il  est  revenu,  l'Atréide,  le  Roi 
auguste,  l'homme  heureux.  De  tous  les  mortels  qui 
existent,  c'est  le  plus  digne  d'être  honoré.  Ni  Alexan- 
dros,  ni  la  Ville  sa  complice,  ne  peuvent  se  glorifier  de 
crimes  plus  grands  que  les  maux  qu'ils  ont  subis.  A>«»nt 


l68  AGAMEMNÔN. 

enlevé  et  volé  par  un  crime,  sa  proie  lui  a  été  ravie,  et  il 
a  ainsi  renversé  jusqu'aux  fondements  la  demeure  de 
ses  pères.  Les  Priamides  ont  doublement  expie  leur  ini- 
quité. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Salut,  ô  héraut,  envoyé  de  l'armée  Akhaienne  ! 

TALTHYBIOS. 

Je  suis  heureux,  et  dussé-je  mourir,  je  n'en  voudrais 
T  oint  aux  Dieux. 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Le  regret  de  ta  patrie  te  tourmentait  donc? 

TALTHYBIOS. 

Tellement,  que  la  joie  du  retour  emplit  mes  yeux  de 
larmes. 

LE     CHŒUR     DES    VIEILLARDS. 

Donc,  vous  connaissiez  ce  doux  mal  ? 

TALTHYBIOS. 

Comment?  Instruis-moi  du  sens  de  tes  paroles. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Tu  étais  en   proie  au   regret  de  ceux  qui  te  retiict- 
taient? 


AGAMEMNÔN.  l6'^ 

TALTH  YBIOS. 

Dis-tu  que  la  patrie  et  l'armée  se  regrettaient  l'une 
l'autre? 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Combien  je  soupirais  du  fond  de  mon  cœur  attristé l 

TALTHYBIOS. 

D'où  venait  votre  triste  inquiétude  pour  l'armée? 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Depuis  longtemps  le  remède  à  mon  mal  est  le  si- 
lence. 

TALTHYBIOS. 

Qui  redoutiez-vous  donc  en  l'absence  de  vos  maîtres? 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Maintenant,  selon  ta  parole^  meilleur  est  de  mou- 
rir. 

TALTHYBIOS. 

Certes,  car  les  choses  ont  eu  une  heureuse  fin.  Ce  qui 
arrive  dans  un  long  espace  de  temps  amène  tantôt  des 
biens,  tantôt  des  revers.  Qui,  si  ce  n'est  les  Dieux,  peut 
passer  tout  le  temps  de  la  vie  sans  malheur?  En  effet,  si 
je  voulais  rappeler  nos  misères,  les  accidents  des  nefs. 


170 


AGAMEMNON. 


les  relâches  rares  et  dangereuses,  quel  jour  n'aurions- 
nous  pas  souffert  et  gémi?  Sur  terre,  des  maux  encore 
plus  grands  nous  ont  assaillis.  Nos  lits  étaient  sous  les 
murailles  ennemies  ;  les  rosées  de  l'Ouranos  et  de  la  terre 
nous  mouillaient,  calamité  de  nos  vêtements,  et  faisaient 
nos  cheveux  se  hérisser  Et  si  quelqu'un  vous  parlait  de 
l'hiver,  tueur  des  oiseaux,  et  que  la  neige  Idaiennc  no 
rendait  intolérable,  ou  de  la  chaleur,  quand  la  mer, 
midi,  quittée  par  le  vent,  s'endormait  immobile  dans  son 
lit!  Mais  pourquoi  se  lamenter  sur  tovit  cela?  La  pci 
est  passée  ;  elle  est  passée  aussi  pour  ceux  qui  sont  morts 
.  et  quLiamais,  ne_S£  soucieront  plus_de  se  relever.  A 
quoi  sert  de  compter  les  morts?  A  quoi  sert  aux  survi- 
vants de  se  plaindre  ?  11  faut  plutôt  se  réjouir  d'avoir 
échappé  à  ces  malheurs.  Pour  nous,  qui  sommes  saufs, 
dans  l'armée  Akhaienne,  le  bien  l'emporte  et  le  mal  ne 
peut  lutter  contre.  Glorifions-nous,  à  la  lumière  de  Hè- 
lios  ;  certes,  cela  est  juste,  après  avoir  tant  souffert  sur 
terre  et  sur  mer  :  —  Troia  est  prise,  et  la  flotte  des  Ar- 
giens  a  consacré  ces  dépouilles  aux  Dieux  qui  sont  hono- 
rés dans  Hellas,  et  les  a  suspendues  dans  leurs  demeu- 
res, comme  un  trophée  antique.  —  Ceci  entendu,  il  faut 
glorifier  la  Ville  et  les  chefs,  et  honorer  Zeus  qui  a  fait 
cela.  Tu  sais  tout. 


LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Tes  paroles  m'ont  vaincu,  je  ne  le  nie  pas.  Le  désir  de 
tout  apprendre  est  toujours  éveillé  chez  les  vieillards. 
C'est  à  cette  demeure  royale  et  à  Klytaimnestra  qu'il 
convient,  à  la  vérité,  de  se  réjouir;  mais  je  veux  aussi 
prendre  ma  part  de  leur  joie. 


AGAMEMNÔN.  I7I 


KLYTAIMNESTRA. 


Depuis  longtemps  j'ai  fait  éclater  ma  joie,  dès  que  le 
nocturne  messager  de  flamme  nous  eut  annoncé  la  prise 
et  la  ruine  de  Troia.  Alors,  on  m'a  dit,  en  me  blâmant  : 
—  Penses-tu,  sur  la  foi  de  ces  torches  enflammées,  que 
Troi-i  soit  maintenant  saccagée?  Être  ainsi  soudaine- 
ment transportée  de  joie  est  bien  d'une  femme  !  — Selon 
de  telles  paroles,  certes,  j'étais  insensée.  Cependant,  je 
fis  des  sacrifices,  et,  de  toutes  parts,  dans  la  Ville,  des 
voix  joyeuses,  à  la  façon  des  femmes,  élevaient  des  ac- 
tions de  grâces  dans  les  temples  des  Dieux,  et  chantaient 
à  l'instant  où  s'assoupit  la  flamme  odorante  de  Tencens 
consumé.  Maintenant,  est-il  nécessaire  que  tu  me  ra- 
contes le  reste?  J'apprendrai  tout  du  Roi  lui-même.  Je 
vais  me  hâter  de  recevoir  pour  le  mieux  l'Epoux  vénéra- 
ble qui  revient  dans  sa  patrie.  En  effet,  quel  jour  plus 
doux  pour  une  femme  que  celui  où,  un  Dieu  ramenant 
son  mari  sain  et  sauf  de  la  guerre,  elle  lui  ouvre  les  por- 
tes? Va  dire  à  mon  époux  qu'il  vienne  promptement, 
selon  le  désir  des  citoyens,  et  qu'il  retrouvera  dans  ses 
demeures  sa  femme  fidèle,  telle  qu'il  l'a  laissée,  chienne 
de  la  maison,  douce  pour  lui,  mauvaise  pour  ses  enne- 
mis, semblable  à  elle-même  en  tout  le  reste  et  n'ayant 
violé  aucun  sceau,  pendant  un  si  long  temps.  Je  ne  con- 
nais pas  plus  les  plaisirs  et  les  entretiens  coupables  avec 
un  autre  homme,  que  je  ne  connais  la  trempe  de  l'ai- 
rain. 

TALTHYBIOS. 

Une  telle  louange  de  soi-même,  quand  elle  est  pleine 


lyi.  AGAMEMNON. 

de  vérité,  peut  être  honorablement  prononcée  par  une 
noble  femme. 


LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Ainsi,  elle  vient  de  l'apprendre  toute  sa  pensée,  en  pa- 
roles claires,  afin  que  tu  la  connaisses.  Mais,  parle,  hé- 
raut, dis-moi  si  Ménélaos  revient  avec  vous,  sain  et  sauf 
de  la  guerre,  lui,  ce  roi  cher  aux  Argiens. 

TALTH  YBIOS, 

Je  ne  vous  donnerai  point  de  nouvelles  heureuses, 
mais  fausses;  amis,  vous  n'en  jouiriez  pas  longtemps. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Puisses-tu  nous  donner  des  nouvelles  heureuses,  mais 
vraies  !  les  faussetés  se  découvrent  aisément. 

TALTHVBIOS. 

Ce  héros  a  disparu  de  l'armée  Akhaienne;  lui  et  sa  nef 
ont  disparu.  Je  ne  dis  point  de  mensonges. 

LE     CHŒUR     DES    VIEILLARDS. 

S'est-il  séparé  de  vous  ouvertement  en  partant  d'IIios, 
ou  bien  une  tempête,  dont  tous  ont  souffert,  l'a-t-el.'e 
entraîné  loin  de  l'armée? 


AGAMEMNÔN.  IjS 

TALTHYBIOS. 

Tu  as  touché  le  but,  comme  un  habile  archer.  Tu  as 
raconté  brièvement  une  grande  calamité. 

LE     CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Que  dit-on  de  lui  parmi  les  autres  marins?  Qu'il  est 
vivant  ou  qu'il  est  mort? 

TALTHYBIOS. 

Nul  ne  le  sait,  nul  ne  peut  en  donner  de  nouvel'cs 
certaines,  si  ce  n'est  Hèlios  d'où  vient  la  force  généra- 
trice de  la  terre. 


LE     CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Dis-nous  comment  est  venue  et  comment  a  cessé  cette 
tempête  excitée  contre  les  nefs  par  la  colère  des  Dai- 
mones. 

TALTHYBIOS. 

Il  ne  convient  pas  de  profaner  un  jour  heureux  par  des 
récits  de  malheurs;  mais  c'est  le  prix  des  Dieux.  Quand 
un  messager  annonce,  avec  un  visage  morne,  la  terrible 
défaite  d'une  armée  détruite,  la  blessure  de  tout  un 
peuple,  d'innombrables  citoyens  chassés  de  mille  de- 
meures par  le  double  fouet  que  brandit  Ares,  par  la 
double  lance  sanglante,  certes,  celui  qui  annonce  de  tels 
maux  peut  chanter  le  Paian  des  Erinnyes;  mais  moi  qui 
viens,  joyeux  messager  de  victoire,  vers  un  peuple  plein 


174 


AGAMEMNON. 


de  joie,  comment  mêlerai-je  le  bien  au  mal,  en  racon- 
tant cette  tempête  que  la  colère  des  Dieux  a  précipitée 
sur  les  Argiens?  Le  feu  et  la  mer,  qui  se  haïssaient  au- 
paravant, se  sont  conjurés,  et  ont  prouvé  leur  alliance  en 
détruisant  la  malheureuse  armée  des  Argiens.  Les  fu- 
reurs de  la  mer  soulevée  se  déchaînèrent  dans  la  nuit. 
Les  vents  Thrèkiens  brisèrent  les  nefs  entre  elles;  et 
d'autres,  heurtant  violemment  leurs  éperons,  au  milieu 
des  tourbillons  et  des  torrents  de  pluie,  disparurent  et 
périrent,  entraînées  dans  le  gouffre  par  un  terrible  pi- 
lote. Au  retour  de  l'éclatante  lumière  de  Hèlios,  nous 
vîmes  la  mer  Aigaienne  toute  fleurie  de  cadavres  des 
héros  Akhaiens  et  de  débris  de  nefs.  Un  dieu,  non  un 
homme,  tenant  la  barre,  laissa  notre  seule  nef  sauve  et 
l'arracha  au  naufrage,  ou  intercéda  pour  notre  salut.  La 
fortune  protectrice  vint  s'asseoir,  favorable,  dans  notre 
nef  qui  n'a  été  ni  engloutie  dans  le  tourbillon  des 
flots,  ni  brisée  contre  les  rivages  rocheux.  Enfin,  ayant 
échappé  à  la  mort  dans  la  mer,  rendus  à  la  clarté  du 
jour  et  croyant  à  peine  à  notre  salut,  nous  songions 
avec  douleur  au  récent  désastre  de  l'armée  dispersée  ou 
engloutie.  Et  maintenant,  si  quelques-uns  d'entre  eux 
sont  encore  vivants,  ils  pensent  à  nous  comme  à  des 
morts.  Pourquoi  non?  nous  pensons  bien  qu'ils  ont  subi 
eux-mêmes  cette  destinée.  Mais  que  tout  soit  arrivé 
pour  le  mieux  !  Alors,  tu  peux  espérer  que  Ménélaos, 
certes,  reparaîtra  le  premier.  Donc,  si  quelque  rayon  de 
Hèlios  l'éclairé  encore,  vivant  et  les  yeux  ouverts,  par 
la  volonté  de  Zeus  qui  n'a  pas  voulu  anéantir  cette  race, 
il  y  a  quelque  espérance  qu'il  revienne  dans  sa  demeure. 
Sache  que  ce  que  tu  as  entendu  de  moi  est  la  vérité. 


AGAMEMNÔN.  175 

LE    CHŒUR     DES    VIEILLARDS. 

Strophe  I. 

Qui  l'a  ainsi  nommée  avec  tant  de  vérité  ,  sinon  quel- 
qu'un que  nous  ne  voyons  pas,  et  qui,  prévoyant  la  des- 
tinée, mène  notre  langue  jusque  dans  les  choses  for- 
tuites?  Qui  l'a  nommée,  cette  Hèléna ,  l'épouse  cause 
de  la  guerre  et  qu'on  recherche  avec  la  lance?  Certes, 
perdition  des  nefs,  des  guerriers  et  des  villes,  elle  s'est 
enfuie,  au  souffle  du  grand  Zéphyros,  loin  des  molles  et 
riches  tentures  de  la  chambre  nuptiale  ;  et  d'innombra- 
bles guerriers  porteurs  de  boucliers,  comme  des  chas- 
seurs sur  sa  piste,  ont  poursuivi  la  nef  qui  s'effaçait  de- 
vant eux  jusqu'aux  rives  ombragées  du  Simoïs,  là  où  ils 
devaient  engager  la  querelle  sanglante. 

Antistrophe  I. 

Cette  union  a  été  lamentable  pour  Ilios.  La  ven- 
geance a  été  accomplie,  infligeant  aux  coupables  le 
châtiment  de  la  table  hospitalière  souillée  et  de  Zeus 
hospitalier  outragé,  et  punissant  les  Priamides  d'avoir 
chanté  l'hymne  hyménaien  pour  honorer  les  nouveaux 
époux.  Certes,  l'antique  ville  de  Priamos  a  chante  de- 
puis un  hymne  plus  lamentable,  gémissant  sur  Paris,  le 
funeste  époux,  car,  dès  lors,  elle  a  sans  cesse  gémi  à 
cause  du  carnage  misérable  de  ses  citoyens. 

Strophe  II. 

Un  homme  a  élevé  un  lion  funeste,  arraché  à  la  ma- 
melle qu'il  aimait.  Dans  les  premiers  temps  de  sa  vie,  il 


176  AGAMEMNÔN, 

est  doux,  très-cher  aux  enfants  et  agréable  aux  vieillards. 
Souvent  il  est  tenu  dans  les  bras  à  la  façon  d'un  nouveau- 
né,  il  joue  avec  la  main  qui  le  caresse,  et  il  flatte,  ayant 
faim. 

Antistrophe  IL 

Avec  le  temps,  devenu  grand,  il  manifeste  le  naturel 
de  sa  race.  En  retour  de  la  nourriture  qu'on  lui  a 
donnée,  il  se  prépare  un  repas  non  commandé,  en  égor- 
geant les  brebis.  Toute  la  demeure  est  souillée  de  sang. 
La  douleur  des  serviteurs  est  impuissante  contre  ce  fléau 
Terrible  et  meurtrier.  C'est  quelque  sacrificateur  d'Atè 
qui  a  été  nourri  dans  la  maison. 

Strophe  III. 

Telle,  Hèléna  est  venue  dans  Uios ,  calme  comme  la 
mer  tranquille,  ornement  de  la  richesse,  trait  charmant 
des  yeux,  fleur  du  désir  troublant  le  cœur.  Mais  elle 
changea,  ayant  accompli  les  noces  fatales,  hôte  terrible 
et  funeste  envoyé  aux  Priamides  par  Zeus  hospitalier, 
Érinnys  exécrable  aux  épouses. 


Antistrophe  III. 

C'est  une  parole  antique  depuis  longtemps  connue 
parmi  les  hommes,  qu'une  félicité  parfaite  ne  meurt 
pas  stérile,  et  qu'une  irréparable  misère  naît  d'une  heu- 
reuse fortune.  J'ai  cette  pensée  bien  différente,  qu'une 
action  impie  engendre  toute  une  génération  semblable, 
tandis  que  la  justice  n'engendre,  dans  les  demeures, 
qu'une  race  aussi  belle  qu'elle-même. 


AGAMEMNON.  I77 

Strophe  IV. 

Certes,  tôt  ou  tard,  une  iniquité  ancienne  engendre, 
quand  le  moment  est  venu,  une  iniquité  nouvelle,  chez 
les  hommes  pervers  :  haine  de  la  lumière,  daimôn  in- 
vincible, indomptable,  impiété,  audace,  noires  dis- 
cordes dans  les  demeures,  race  toute  semblable  à  ses 
parents  ! 

Antistrophe  IV. 

La  Justice  resplendit  dans  les  demeures  enfumées  et 
glorifie  une  vie  honnête.  Hlle  détourne  les  yeux  de  l'or 
et  des  richesses  qui  souillent  les  mains,  et  cherche  une 
demeure  sainte.  Elle  méprise  la  puissance  marquée 
d'infamie,  et  mène  toute  chose  à  sa  fin. 


LE     CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Viens,  Roi,  destructeur  de  Troia,  fils  d'Atreus!  Com- 
ment  te  nommer?  Gomment  te  vénérer,  ni  trop,  ni  in- 
complètement, dans  la  juste  mesure?  Beaucoup  d'hom- 
mes n'aiment  que  l'apparence  et  dédaignent  la  justice. 
Chacun  est  prêt  à  pleurer  avec  les  malheureux,  mais  la 
douleur  ne  mord  point  le  cœur.  Avec  les  heureux  chacun 
se  réjouit,  se  faisant  un  visage  semblable  au  leur,  et  se 
condamnant  au  rire.  Mais,  celui  qui  connaît  bien  les 
hommes,  ses  yeux  ne  le  trompent  point,  et  il  ne  se  laisse 
point   flatter  par    une   fausse    bienveillance  et  par  les 

13 


1^8  AGAMEMNÔN. 

larmes  d'une  amitié  feinte.  Pour  moi,  je  ne  te  le  ca- 
cherai point,  quand  tu  entraînais  l'armée  pour  la  cause 
de  Hèléna,  je  t'ai  cru  insensé,  pensant  qu'il  n'était  point 
sage  de  conduire  malgré  eux  les  hommes  à  la  mort. 
Maintenant,  victorieux,  c'est  du  fond  de  leur  cœur  et 
avec  une  joie  sincère  qu'ils  songent  à  leurs  maux.  Tu 
sauras,  plus  tard,  qui  a  bien  ou  mal  agi,  parmi  les  ci- 
toyens qui  sont  dans  la  Ville. 


AGAMEMNON. 


Avant  tout,  il  faut  saluer  Argos  et  les  Dieux  de  la  pa- 
trie qui,  me  venant  en  aide,  ont  amené  mon  retour  et 
la  juste  vengeance  que  j'ai  tirée  de  la  ville  de  Priâmes. 
Les  Dieux  n'ont  point  débattu  la  cause.  Tous,  unaii- 
mement,  ont  décrété,  en  déposant  leurs  suffrages  dans 
l'urne  sanglante,  la  ruine  d'Ilios  et  le  carnage  de  ses 
guerriers.  L'espérance  est  restée  dans  l'autre  urne  où  nul 
n'a  mis  la  main.  Maintenant,  c'est  parla  fumée  qu'on  re- 
connaît la  ville  détruite.  Les  tempêtes  de  la  ruine  y  gron- 
dent victorieuses,  et  la  cendre  mouvante  y  exhale  les 
vapeurs  d'une  antique  richesse.  C'est  pour  cela  qu'il 
faut  élever  des  actions  de  grâces  vers  les  Dieux.  Nous 
avons  tendu  des  rets  inévitables ,  et,  pour  la  cause  d'une 
femme,  le  monstre  Argien ,  fils  du  cheval,  a  détruit  la 
Ville.  Tout  un  peuple  porte-bouclier,  au  coucher  des 
Pléiades,  s'est  rué  d'un  bond.  Le  lion  affamé  a  franchi  les 
murailles,  et  il  a  bu  à  satiété  le  sang  royal.  Je  devais  avant 
tout  parler  ainsi  des  Dieux,  mais  je  me  souviens  de  tes 
paroles  et  je  dis  comme  toi  :  Il  est  accordé  à  peu  d'hom- 
mes de  ne  point  envier  un  ami  heureux.  Un  poison  en- 
vahit le  cœur  de  l'envieux.  Sa  souffrance  en  est  doublée, 
et  il  gémit  accablé  de  '^es  propres  maux,  quand  il  voit  la 


AGAMEMNÔN.  179 

félicité  d'autrui.  Je  dis  cela,  le  sachant,  car  j'ai  bien 
connu  le  miroir  de  l'amiiié ,  cette  ombre  d'une  ombre 
chez  tous  ceux  qui  semblaient  être  mes  amis.  Le  seul 
Odysseus,  qui  n'avait  point  pris  la  mer  volontiers,  une 
fois  lié  au  joug  avec  moi,  m'a  été  un  solide  compagnon. 
Je  le  dis  de  lui,  qu'il  soit  mort  ou  vivant.  Pour  le  reste, 
ce  qui  concerne  la  Ville  et  les  Dieux,  nous  en  délibé- 
rerons en  commun  dans  l'Agora.  Nous  ferons  que  les 
bonnes  choses  restent  ce  qu'elles  sont  et  durent;  mais 
s'il  en  est  qui  demandent  des  remèdes,  nous  tenterons 
de  guérir  le  mal  avec  sagesse,  en  coupant  et  en  brûlant. 
Maintenant,  entré  dans  mes  demeures,  près  de  mon 
foyer,  j'élèverai  mes  mains  vers  les  Dieux  qui  m'ont 
ramené  de  si  loin  dans  ma  maison.  Que  la  Victoire,  qui 
m'a  suivi  jusqu'à  ce  jour,  reste  à  jamais  avec  moil 


KLYTAIMNESTRA. 

Hommes  de  la  cité,  vieillards  Argiens,  qui  êtes  ici,  je 
n'ai  plus  honte  de  révéler  devant  vous  mon  amour  pour 
mon  mari.  La  honte  disparaît  avec  le  temps  du  cœur  des 
hommes.  Je  ne  répéterai  point  ce  que  d'autres  ont  res- 
senti, en  racontant  ma  vie  malheureuse  pendant  les  lon- 
gues années  qu'il  a  passées  à  Ilios.  Et  d'abord,  c'est  un 
grand  malheur  pour  une  femme  de  rester  seule  dans  sa 
demeure,  loin  de  son  mari.  Elle  entend  d'innombrables 
rumeurs  funestes  qui  lui  apportent  une  nouvelle  sinistre, 
et,  après  celle-ci,  une  autre  pire  encore.  Si  le  Roi  avait 
reçu  autant  de  blessures  que  la  renommée  le  racontait 
dans  cette  demeure,  il  serait  plus  percé  qu'un  filet.  S'il 
était  mort  autant  de  fois  qu'on  en  a  répandu  le  bruit, il 


l8o  AGAMEMNÔN. 

pourrait,  autre  Gèryôn  aux  trois  corps,  se  gloritier  d'a- 
vjir  revêtu  trois  tuniques  sur  la  terre,  car  je  ne  veu\ 
r.en  dire  de  celle  qu'on  revêt  sous  la  terre,  et  il  serait 
mort  une  fois  sous  chacune.  On  a  bien  souvent  rompu 
de  force  les  lacets  dont  j'avais  serré  mon  cou,  à  cause  de 
C2S  rumeurs  sinistres.  C'est  aussi  pour  cela  qu'il  n'est 
point  ici,  comme  il  conviendrait,  Orestès,  ton  fils,  ce 
gage  de  ma  foi  et  de  la  tienne.  Mais  ne  t'en  étonne  pas. 
Il  est  élevé  par  un  hôte  bienveillant,  Strophios  le  Pho- 
kéen,  qui  m'avait  prédit  deux  dangers  futurs,  celui  que 
tu  courais  devant  Ilios,  puis  l'anarchie  du  peuple  trou- 
blant l'assemblée  publique  et  la  foulant  d'autant  plus 
aux  pieds  qu'elle  serait  tombée  plus  bas,  comme  il  est 
naturel  aux  hommes.  Telle  est  la  raison  sincère  de  ce 
que  j'ai  fait.  Pour  moi,  ressources  pleines  de  mes  larmes 
Si  sont  taries,  et  il  n'en  reste  pas  une  goutte,  mes  yeux 
ayant  souffert  tant  de  nuits  sans  sommeil ,  tandis  que  je 
te  pleurais  et  que  j'attendais  les  signaux  des  feux  qui  ne 
m'apparaissaient  jamais.  J'étais  éveillée  parle  léger  mur- 
mure des  moucherons  agitant  leurs  ailes,  et  je  voyais 
plus  de  maux  t'assaillir  que  je  n'en  rêvais  endormie. 
Mais,  après  avoir  subi  toutes  ces  peines,  je  puis  dire,  le 
cœur  plein  de  joie  :  Voici  l'homme,  le  chien  de  l'établc, 
le  cûble  sauveur  de  la  nef,  la  solide  colonne  de  la  haute 
demeure,  qui  est  tel  qu'un  fils  unique  pour  son  père, 
semblable  à  la  terre  qui,  contre  toute  espérance,  appa- 
raît aux  marins,  sous  une  lumière  éclatante,  après  la 
tempête,  pareil  au  jaillissement  d'une  source  pour  le 
voyageur  altéré  !  H  m'est  doux  que  tu  aies  échappé  à 
tous  les  dangers.  Certes,  tu  es  digne  d'être  salué"  ii  S' 
sans  réserve,  puisque  j'ai  subi  tant  de  maux  déjà.  Main- 
tenant, chère  tête,  descends  de  ce  char,  mais  ne  pose 
point  sur  la  terre,  ô   Roi,  ce  pied  qui  a  renversé  Ilios i 


AGAMEMNÔN.  iSï 

Esclaves,  que  tardez-vous?  Ne  vous  ai-je  point  ordonné 
découvrir  son  chemin  de  tapis?  Proniptement  !  Que  son 
chemin  S3it  couvert  de  pourpre,  tandis  qu'il  ira  vers  la 
demeure  qui  n'espérait  plus  le  revoir,  afin  qu'il  y  soit 
conduit  avec  honneur,  comme  il  convient.  Pour  le  reste, 
ma  vigilance  ne  sera  point  endormie,  et,  avec  l'aide  des 
Dieux,  j'accomplirai  ce  que  veut  la  destinée. 


AGAMEMNON. 

Fille  de  Lèda,  gardienne  de  mes  demeures,  tu  as 
parlé  dans  la  mesure  de  mon  absence,  longuement; 
mais,  pour  être  loué  avec  justice,  il  faut  que  cet  hon- 
neur me  soit  rendu  par  d'autres.  Cependant,  ne  me 
traite  point  mollement,  à  la  façon  des  femmes,  ou  comme 
un  roi  barbare.  Qu'on  ne  se  prosterne  point  devant  moi 
en  poussant  de  hautes  clameurs,  et  qu'on  n'éveille  point 
l'envie  en  étendant  des  tapis  sur  mon  chemin.  Il  n"est 
permis  d'honorer  ainsi  que  les  Dieux.  Je  ne  saurais  sans 
crainte,  moi  qui  ne  suis  qu'u  i  homme,  marcher  sur  la 
pourpre.  Je  veux  être  honoré  comme  un  homme,  non 
comme  u  Dieu.  Le  cri  public  montera  sans  avoir  be- 
soin de  ces  tapis  et  de  cette  f  ourpre.  Le  plus  beau  don 
des  Dieux  est  la  s.^gesse.  On  peut  le  dire  heureux  celui- 
là  seul  qui  a  terminé  sa  vie  dans  la  prospérité.  J'aurais 
bon  espoir  si  mon  heureuse  fortune  présente  m'était 
accordée  en  toutes  choses. 


KLYTAIMNESTRA. 


Ne  te  refuse  pas  à  mon  désir. 


l8a  AGAMEMNÔN. 

AGAMEMNÔN. 

Sache  que  mon  esprit  ne  changera  point. 

KLYTAIMNESTRA. 

As-tu  promis  aux  Dieux,  par  crainte,  d'agir  ainsi? 

AGAMEMNÔN. 

Je  sais  pourquoi  j'agis  ainsi,  si  quelque  autre  l'ignore. 

KLYTAIMNESTRA. 

Selon  toi,  qu'eût  fait  Priamos  victorieux? 

AGAMEMNÔN. 

Je  pense  qu'il  eût  marché  sur  la  pourpre. 

KLYTAIMNESTRA. 

Ne  crains  donc  pas  le  blâme  des  hommes. 

AGAMEMNÔN. 

La  voix  du  peuple,  certes,  est  toute-puissante. 

KLYTAIMNESTRA. 

Celui  qui  n'est  pas  envié  n'est  point  enviable. 

AG  AMEMNÔN. 

Il  ne  convient  pas  qu'une  femme  soit  opiniâtre. 


AGAMEMNON. 


KLYTAIMNESTRA. 


i83 


Il  est  glorieux  aux  vainqueurs  de  se  laisser  vaincre. 

AGAMEMNON. 

Ainsi,  tu  tiens  beaucoup  à  cette  victoire? 

KLYTAIMNESTRA. 

Consens!  Cède-moi  volontiers  cette  victoire. 

AGAMEMNON. 

Alors,  si  cela  te  plaît,  qu'on  détache  promptement  ces 
sandales,  esclaves  accoutumées  du  pied,  afin  qu'aucun 
Dieu  ne  me  regarde  de  loin,  avec  un  œil  d'envie,  mar- 
chant sur  cette  pourpre.  J'aurais  grandement  honte,  en 
vérité,  de  souiller,  en  les  foulant  aux  pieds,  ces  ri- 
chesses et  ces  tissus  qui  ont  coûté  tant  d'argent.  Mais, 
c'est  assez.  Reçois  avec  bienveillance  cette  Étrangère 
dans  les  demeures.  Un  Dieu  regarde  favorablement  d'en 
haut  qui  commande  avec  douceur,  car  personne  ne  se 
soumet  volontiers  au  joug  de  la  servitude.  Celle-ci,  qui 
m'a  suivi,  est  la  fleur  choisie  parmi  d'innombrables 
richesses,  un  don  de  l'armée.  Enfin,  puisque  j'ai  changé 
de  dessein,  et  pour  te  complaire  en  ceci,  j'entre  dans  la 
demeure  en  marchant  sur  la  pourpre. 

KLYTAI  MNESTRA. 

Il  y  a  la  mer,  et  qui  la  tarirait?  qui  nourrit  abondam- 
m'.'nt   la   pourpre,  aussi  précieuse    que   l'argent,    trè:.- 


I^4  AGAMEMNON. 

riche  teinture  des  vêtements.  Grâces  aux  Dieux,  ô  Roi, 
notre  demeure  renferme  suffisamment  de  ces  richesses 
et  elle  ne  connaît  point  l'indigence.  Que  de  tissus  j'eusse 
voués  pour  être  foulés  à  tes  pieds,  si  les  oracles  eussent 
voulu  que  j'achetasse  ainsi  le  retour  de  ton  âme!  Tant 
que  la  racine  est  sauve,  les  feuillages  jettent  leur  ombre 
ïur  la  maison,  la  défendant  contre  le  chien  Seirios.  Ton 
retour  au  foyer  domestique  est  comme  la  chaleur  de 
l'été  en  plein  hiver.  Quand  Zeus  cuit  le  vin  dans  la 
grappe  verte,  alors  un  air  frais  pénètre  dans  la  demeure, 
si  le  chef  est  de  retour.  Zeus!  Zeus  qui  accomplis  toute 
chose,  exauce  mes  vœux,  songe  à  ce  que  tu  dois  accom- 
plir! 


LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Strophe  I. 

Pourquoi  ce  présage  qui  vole  constamment  autour  de 
mon  cœur  comme  un  pressentiment,  cette  divination 
non  invoquée  et  dont  la  voix  n'est  point  payée?  Pour- 
quoi, le  repoussant  comme  un  songe  obscur,  la  sûre 
confiance  ne  peut- elle  s'asseoir  dans  mon  esprit?  11  est 
loin  le  temps  où  les  nefs  étaient  amarrées  par  les  câbles 
à  ce  rivage  d'où  la  flotte  est  partie  pour  Ilios. 

Antistrophe  I. 

De  mes  yeux  je  vois  son  retour,  j'en  suis  le  témoin  ,  et 
je  n'ai  ni  espérance,  ni  confiance,  et  mon  esprit  chante, 


AGAMEMNÔN.  l85 

mais  non  sur  la  lyre ,  la  lamentation  d'Érinnys  !  Le  cœur 
ne  trompe  pas,  agité  du  pressentiment  de  l'expiation 
certaine.  Je  prie  les  Dieux  qu'une  part  de  mes  terreurs 
soit  démentie  et  ne  s'accomplisse  pas! 

Strophe  II. 
La  meilleure  santé  aboutit  à  d'inévitablesdouleurs» 


car  la  maladie  habite  à  côté  et  n'est  séparée  d'elle  que 
par  un  même  mur.  La  destinée  de  l'homme,  courant 
tout  droit, se  heurte  toujours  à  un  écueil  caché;  mais,  si 
la  prudence  fait  jeter  à  la  mer  un  peu  du  riche  charge- 
ment,  toute  une  maison  ne  périt  pas,  lourde  de  mal- 
heurs, et  la  nef  n'est  point  submergée.  Certes ,  l'abon- 
dance qui  vient  de  Zeus,  les  moissons  qui  naissent 
annuellement  des  sillons  guérissent  de  la  famine. 

Antistrophe  II. 

Mais  quelle  incantation  rappellera  jamais  le  sang  ré- 
pandu sur  la  terre,  le  sang  noir  d'un  homme  égorgé.»* 
Zeus  ne  foudroya-t-il  point  autrefois  le  Très-savant  qui 
tentait  de  faire  revenir  les  morts  du  Hadès?  Si  la  Moire 
divine  ne  me  défendait  d'en  dire  plus ,  mon  cœur,  devan- 
çant ma  langue,  eût  tout  révélé.  Mais  il  frémit  dans 
l'ombre,  impatient  de  colère,  et  n'espérant  point,  consumé 
d'inquiétudes,  parler  jamais  à  temps. 


KLYTAIMNESTRA. 


Entre  aussi ,  toi,  Kasandra  1  Puisque  Zeus  bienveillant 


i86  aoamemnon. 

veut  que,  dans  cette  demeure,  tu  prennes  ta  part  des 
soins  communs,  avec  de  nombreux  serviteurs ,  devant 
l'autel  domestique,  descends  de  ce  char  et  renonce  à  l'or- 
gueil. On  dit  que  le  fils  d'Alkmèna  aussi  fut  vendu  et 
contraint  de  subir  le  joug.  Quand  la  nécessité  réduit  il 
cette  fortune  ,  c'est  encore  un  grand  bonheur  de  tomber 
aux  mains  de  maîtres  depuis  longtemps  opulents.  Ceux 
qui,  n'en  ayant  jamais  eu  l'espérance,  viennent  de  faire 
une  riche  moisson,  sont  durs  en  toutes  choses  pour  leurs 
serviteurs  et  sans  équité.  Tu  auras  auprès  de  nous  tout 
ce  qu'il  faut. 

LE     CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Elle  t'a  parlé  clairement.  Si  tu  étais  prise  dans  les  rets 
fatals,  certes,  tu  obéirais.  Obéis  donc.  Ne  le  veux-tu 
I>as? 

KLVTAIMNESTRA. 

A  moins  que,  semblable  à  l'hirondelle,  elle  ait  un  lan- 
gage inconnu  et  barbare ,  mes  paroles  entreront  dans 
son  esprit,  et  je  la  persuaderai. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Consens.  Elle  te  conseille  ce  qu'il  y  a  de  mieux 
dans  l'état  des  choses.  Obéis.  Ne  reste  pas  assise  dans 
ce  char. 

KLVTAIMNESTRA. 

Je  n'ai  pas  le  loisir  de  l'attendre  devant  les  portes,  car 
les  brebis  qui  vont  être  égorgées  et  brûlées  sont  rangées 
devant  le  foyer,  au  milieu  de  la  demeure,  puisque  nous 


agamemnôn.  187 

avons  une  joie  que  nous  n'espérions  plus  jamais.  Pour 
toi ,  si  tu  veux  faire  ce  que  j'ai  dit ,  ne  tarde  pas  ;  mais ,  si 
tu  n'as  point  compris  mes  paroles,  réponds-moi  par 
gestes,  comme  les  Barbares. 

LE     CHŒUR    DES     VIEILLARDS. 

Certes,  l'Étrangère  a  besoin  d'un  interprète.  Elle  a  les 
façons  d'une  bête  fauve  récemment  prise. 

KLYTAIMNESTRA. 

Certes,  elle  est  en  démence,  elle  obéit  à  un  esprit  in- 
sensé, cette  femme  qui ,  ayant  quitté  sa  ville  conquise 
d'hier,  esclave,  est  venue  ici.  Elle  ne  s'accoutumera  point 
au  frein  qu'elle  ne  l'ait  souillé  d'une  écume  sanglante. 
Mais  je  ne  veux  pas  subir  l'affront  de  lui  parler  encore. 

LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Moi,  la  pitié  me  saisit,  je  ne  m'irrite  point.  Va,  ô 
malheureuse,  quitte  ce  char,  cède  à  la  nécessité ,  fais 
l'apprentissage  de  la  servitude. 

KASANDRA. 

Strophe  I. 
O  Dieux  !  Dieux  !  ô  terre  !  ô  Apollon  !  ô  Apollon  1 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Pourquoi  cries-tu  vers  Loxias?  Ce  n'est  point  un  Dieu 
qu'on  invoque  par  des  lamentations. 


|88  AGAMEMNÔN. 


KASANDRA. 


Antistrophe  I. 
O  Dieux!  Dieux!  ô  terre,  ô  Apollon!  ô  Apollon! 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Elle   invoque  de   nouveau   par  des  cris  désespérés  le 
Dieu  qui  n'écoute  point  les  lamentations. 

KASANDRA. 

Strophe  IL 

Apollon!  Apollon!  toi  qui  m'entraînes!  vrai  Apollon 
pour  moi!  tu  m'as  perdue  de  nouveau  ! 

LE    CHŒUR    DES     VIEILLARDS. 

Elle  semble  prédire  ses  propres  maux.    L'esprit  des 
Dieux  est  resté  en  elle,  bien  qu'elle'  soit  esclave. 

KASANDRA. 

Antistrophe  II. 

Apollon,  Apollon  !  toi  qui  m'entraînes!   vrai  Apollon 
pour  moi!  où  m'as-tu  menée?  vers  quelle  demeure  ? 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Vers  la  demeure  des  Atréides.  Si  tu  ne  le  sais  pas,  jc 
te  le  dis,  et  c'est  la  vérité. 


AGAMEMNÔN.  1S9 

KASANDRA. 

Strophe  III. 

Demeure  détestée  des  Dieux  1  Complice  d'innombrables 
meurtres  et  pendaisons!  Égorgement  d'un  mari!  Sol 
ruisselant  de  sang! 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

L'Etrangère  semble  sagace  comme  un  chien  chasseur. 
Elle  flaire  les  meurtres  qu'elle  doit  découvrir. 

KASANDRA. 

Antistrophe  III, 

Certes,  j'en  crois  ces  témoins,  ces  enfants  en  pleurs, 
égorgés,  et  ces  chairs  rôties  mangées  par  un  père. 

LE   CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Certes,  nous  savions  que  tu  étais  divinatrice;  mais  nous 
n'avons  nul  besoin  de  divinateurs. 

KASANDRA. 

Strophe  IV. 

Hélas!  Dieux!  Que  se  prépare-t-il?  Quel  grand  et 
nouveau  malheur  médite-t-on  dans  ces  demeures,  afîreux 
pour  des  proches,  et  sans  remède?  Le  secours  est  trop 
loin! 


lOO  AGAMEMNON. 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Je  ne  comprends  point  ceci.  Quant  aux  autres  prophé- 
ties, je  les  connais;  toute  la  ville  les  répète. 

KASANDRA. 

Antistrophe  IV, 

Ah  !  misérable  !  Feras-tu  cela  ?  Tu  vas  laver  dans  le  bain 
celui  qui  a  partagé  ton  lit!  Comment  dirai-je  le  reste? 
La  chose  arrivera  bientôt.  Elle  allonge  le  bras  et  saisit 
de  la  main! 

LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Je  n'ai  pas  encore  compris.  En  vérité,  ce  sont  autant 
d'énigmes  sous  d'obscurs  oracles.  Je  ne  sais  qu'en 
penser. 

KASANDRA. 

Strophe  V. 

Ah!  ah!  Dieux!  Dieux!  qu'est-ce  que  ceci?  serait-ce 
quelque  filet  de  Aidés?  C'est  le  voile  qui  enveloppe  les 
époux ,  l'instrument  du  meurtre  !  Erinnyes  insatiables 
de  cette  race,  criez  lugubrement,  à  cause  de  ce  meurtre 
horrible! 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

A  quelle  Érinnys  ordonnes-tu  de  pousser  des  cris  sur 
cette  demeure?  Tes  paroles  ne  me  rendent  pas  joyeux. 
Mon  sang  couleur  de  safran  a  reflué  vers  mon  cœur. 


AGAMEMN  ON. 


191 


C'est  comme  si  j'avais  reçu  un  coup  de  lance;  c'est 
comme  l'ombre  sur  les  rayons  d'une  vie  mourante. 
Certes,  Atè  est  rapide. 

KASANDRA 

Anlistrophe  V, 

Hélas!  hélas!  voilà,  voilà!  Éloignez  le  taureau  de  la 
vache  !  Elle  le  frappe,  ayant  embarrassé  ses  cornes  noires 
dans  un  voile.  Il  tombe  dans  l'eau  de  la  baignoire,  je 
vous  le  dis,  dans  la  baignoire  de  la  ruse  et  du  meurtre. 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Je  ne  me  vante  point  d'être  un  habile  interprète  des 
oracles,  mais  je  pense  que  ceci  cache  quelque  malheur. 
Quelle  prospérité  les  oracles  ont-ils  jamais  prédite  aux 
hommes?  En  effet,  la  science  antique  des  Divinateurs 
n'annonce  que  les  maux  et  n'apporte  que  la  terreur. 

KASANDRA. 

Strophe   VI. 

Ah!  ahl  Malheureuse  1  ô  mes  misères  lamentables' 
Certes,  je  pleure  et  je  gémis  aussi  sur  ma  propre  cala- 
mité. Pourquoi  m'as-tu  menée  ici,  moi,  malheureuse! 
si  ce  n'est  pour  y  mourir  avec  toi .'  Pourquoi,  en  effet  ? 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Es-tu  tellement  saisie  de  la  fureur  du  souffle  divin , 


igz 


AGAMEMNON. 


que  tu  te  lamentes  sur  toi-même  en  cris  discordants? 
Ainsi  le  fauve  rossignol,  insatiable  de  gémissements, 
hélas  !  et  passant  sa  vie  dans  les  douleurs,  le  cœur  dé- 
chiré, va,  gémissant  :  Itys!  Itys! 

KASANDRA. 

Antistrophe  VI. 

Dieux!  Dieux!  le  destin  du  sonore  rossignol!  Les 
Dieux  lui  ont  donné  un  corps  ailé  et  une  douce  vie  sans 
douleur;  mais  moi,  ce  qui  m'est  réservé ,  c'est  d'être 
déchirée  par  l'épée  i^  deux  tranchants! 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

D'où  te  viennent  cette  angoisse  vaine  et  prophétique 
qui  t'envahit,  ces  cris  terribles  et  funestes,  ces  chants 
aigus?  Pourquoi  hantes-tu  les  sombres  chemins  de  la 
colère  divinatrice? 

KASANDRA. 

Strophe  VIL 

O  noces,  noces  de  Paris,  funestes  aux  siens!  ô  Ska- 
mandros ,  fleuve  de  la  patrie!  Alors,  auprès  de  tes  eaux  , 
malheureuse!  ma  jeunesse  a  grandi.  Maintenant ,  sur  les 
bords  du  Kôkytos  et  du  Fleuve  douloureux,  je  vais  bien- 
tôt prophétiser! 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Les  paroles  que  tu  as  dites  sont  très  claires  ;  un  enfant 


AGAMEMNÔN.  igS 

les  comprendrait.  Je  suis  déchiré  au  fond  du  cœur  d'une 
morsure  sanglante,  quand  je  t'entends  gémir  et  te  la- 
menter sur  ta  malheureuse  destinée. 


KASANDRA. 

Antistrophe  VIL 

O  travaux  !  Travaux  d'une  Ville  renversée  à  jamais! 
Fêtes  sacrées  de  mon  père  au  pied  des  tours!  Immolation 
des  innombrables  bœufs  de  nos  pâturages!  Rien  n'a  pu 
sauver  la  Ville  de  sa  ruine  présente,  et  moi,  toute  chaude 
du  souffle  divin,  je  serai  bientôt  étendue  contre  terre  ! 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Ces  paroles  ne  démentent  pas  celles  que  tu  as  déjà 
dites;  mais  quel  Daimôn  fatal  s'agite  en  toi  et  te  con- 
traint de  chanter  la  douleur,  le  deuil  et  la  mort  ?  Je  ne 
comprends  pas  ce  qui  doit  arriver. 

KASANDRA. 

Certes,  l'Oracle  ne  regardera  plus  à  travers  des  voiles 
comme  une  jeune  mariée,  mais  voici  qu'il  va  éclater  et 
resplendir  au  lever  de  Hèlios!  Soufflant  et  grondant  à  la 
façon  de  la  mer  soulevée,  un  malheur  bien  plus  terrible 
que  celui-ci  va  écumer  à  la  lumière  !  Et  je  ne  parlerai 
plus  par  énigmes.  Et  vous,  soyez  témoins  que  ma  course 
suit  tout  droit,  à  l'odorat ,  la  piste  des  malheurs  qui  se 
sont  accomplis  ici  autrefois.  Il  n'abandonne  point  ces 
demeures,  le  Chœur  discordant  et  horrible  à  entendre! 
Certes,  pour  irriter  sa  rage,  il  a  bu  le  sang  humain,  sans 

i3 


ig4  AGAMEMNON. 

quitter  cette  demeure,  le  troupeau  des  Érinnyes  qu'on 
ne  peut  chasser  !  Toujours  assises  dans  ces  demeures, 
elles  chantent  le  crime,  le  premier  de  tous.  Puis  elles 
maudissent  celui  qui  viola  le  lit  de  son  frère.  Mainte- 
nant, ai-je  manqué  le  but  ou  l'ai-je  atteint  comme  un 
habile  archer .?  Suis-je  une  fausse  divinatrice  qui  va  ba- 
vardant et  frappant  aux  portes?  Sois  témoin  1  Atteste  et 
jure  que  je  connais  les  crimes  antiques  de  ces  demeures, 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Pourquoi  attester  et  jurer?  Cela  nous  sauvera-t-il? 
Certes,  j'admire  qu'élevée  par  delà  la  mer,  dans  une  ville 
étrangère  ,  tu  puisses  parler  comme  si  tu  avais  toujours 
été  ici. 

KASANDRA. 

Le  prophète  Apollôa  m'a  fait  ce  don. 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Le  Dieu  n'était-il  point  saisi  d'amour? 

KASANDRA. 

Autrefois ,  la  pudeur  m'eût  empêchée  de  l'avouer. 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Certes,  qui  possède  la  puissance  en  abuse. 

KASANDRA. 

Ce  fut  un  lutteur  violent,  car  son  cœur  était  plein  d'a- 
mour pour  moi. 


AGAMEMNÔN.  IqS 

LE  CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Lui  as-tu  accordé  de  s'unir  à  toi,  comme  font  ceux  qui 
s'aiment? 

KASANDRA. 

Je  promis,  mais  je  trompai  Loxias. 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Étais-tu  déjà  douée  de  l'art  de  la  divination? 

KASANDRA. 

Déjà  je  prophétisais  tous  leurs  malheurs  à  nos  conci- 
toyens. 

LE  CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Mais  la  colère  de  Loxias  t'a-t-elle  épargnée  ? 


KASANDRA. 


'^^^.^^  //)>.//. 


.,  .    .    .         I.      'V 
Personne  ne  me  croit  plus  depuis  que  j  ai  ainsi  menti. 


LE   CHŒUR  DES   VIEILLARDS. 

Tu  nous  semblés,  cependant,   une   divinatrice  véri- 
dique. 

KASANDRA. 

Hélas,  hélas!  ô  malheur  !  De  nouveau  le  travail  pro- 
phétique gonfle  ma  poitrine,  prélude  du  chant  terrible  1 


196  AGAMEMNÔN. 

Voyez-vous  ces  enfants  assis  dans  les  demeures,  sembla- 
bles aux  apparitions  des  songes  ?  Ce  sont  des  enfants 
égorgés  par  leurs  parents.  Ils  apparaissent,  tenant  à 
pleines  mains  leur  chair  dévorée,  leurs  intestins,  leurs 
entrailles,  misérable  nourriture  dont  un  père  a  pris  sa 
part!  C'est  pourquoi  je  vous  dis  qu'un  lion  lâche  médite, 
en  se  roulant  sur  le  lit  de  l'époux,  la  vengeance  de  ce 
crime.  Malheur  à  celui  qui  est  revenu,  à  mon  maître, 
puisqu'il  me  faut  subir  le  joug  de  la  servitude!  Le  chef 
des  nefs,  le  destructeur  d'Ilios,  ne  sait  pas  ce  qu'il  y  a 
sous  le  visage  souriant  et  les  paroles  sans  nombre  de 
l'odieuse  Chienne,  et  quelle  horrible  destinée  elle  lui 
prépare,  tellé^  qu'une  fatalité  embusquée!  Elle  médite 
cela,  la  femelle  tueuse  du  mâle!  Comment  la  nommer, 
cette  bête  monstrueuse  ?  Serpent  à  deux  têtes,  Skylla  habi- 
tante des  rochers  et  perdition  des  marins,  pourvoyeuse 
du  Hadès  qui  souffle  sur  les  siens  les  implacables  malé- 
dictions !  Quel  cri  elle  a  jeté,  la  très-audacieuse,  comme 
un  cri  de  victoire  dans  le  combat,  comme  si  elle  se  ré- 
jouissait du  retour  de  son  mari!  Maintenant,  si  je  ne 
t'ai  point  persuadé  ,  et  pourquoi  le  serais-tu  ?  ce  qui  doit 
arriver  arrivera.  Certes,  tu  seras  témoin  et  tu  diras,  plein 
de  pitié,  que  je  n'étais  qu'un  prophète  trop  véridique. 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

J'ai  reconnu,  et  j'en  ai  eu  horreur,  le  repas  de  Thyes- 
tès  qui  dévora  la  chair  de  ses  enfants,  et  la  terreur  me 
saisit  en  entendant  ces  choses  si  vraies  et  non  inven- 
tées; mais  ,  pour  celles  que  tu  as  dites  d'abord ,  je  dévie 
du  droit  chemin, 

KASANDRA. 

Je  te  le  dis ,  tu  verras  le  meurtre  d'Agamemnôn 


AGAMEMNÔN.  197 

LE  CHŒUR  DES   VIEILLARDS. 

O  malheureuse  I  contrains  ta  bouche  de  mieux  parler. 

KASANDRA. 

Il  n'y  a  aucun  remède  à  ce  que  j'ai  dit 

LE  CHŒUR  DES  VIEILLARDS. 

Non,  certes,  si  cela  doit  arriver;  mais  que  cela  n'ar- 
rive pas! 

KASANDRA. 

Toi ,  tu  pries!  Eux  ne  songent  qu'à  regorgement  1 

LE    CHŒUR   DES  VIEILLARDS. 

Par  quel  homme  ce  crime  serait-il  accompli  ? 

KASANDRA. 

Certes,  tu  n'as  point  compris  mes  oracles. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS, 

En  effet ,  je  ne  comprends  point  l'embûche  qui  se   ré- 
pare. 

KASANDRA. 

Pourtant,  je  ne  sais  que  trop  la  langue  des  Hellènes. 


198  AGAMEMNÔN. 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Les  Oracles  de  Pythô  la  savent  aussi  ;  cependant  on 
les  comprend  peu  aisément. 

KASANDRA. 

Dieux!  quelle  ardeur  se  rue  en  moi!  Ah!  hélas! 
Apollon  Lykien  !  hélas!  à  moi,  à  moi  !  Cette  lionne  à  deux 
pieds,  qui  a  couché  avec  le  loup  en  l'absence  du  noble 
lion,  elle  m'égorgera,  moi,  malheureuse!  En  préparant 
le  crime,  elle  se  vante,  me  mettant  de  moitié  dans  sa 
colère,  d'aiguiser  l'épée  contre  son  mari  et  de  vouloir  sa 
mort,  parce  qu'il  m'a  conduite  ici.  Mais  pourquoi  garder 
ces  vanités,  ce  sceptre  et  ces  bandelettes  fatidiques  au- 
tour de  ma  tête?  Certes,  je  les  briserai  avant  ma  dernière 
heure.  Allez,  je  vous  foule  aux  pieds!  Je  vous  suivrai 
bientôt.  Portez  à  quelque  autre  vos  dons  funestes, 
Qu'Apollon  lui-même  me  dépouille  de  la  robe  fatidique! 
O  Apollon ,  tu  m'as  vue  déjà,  sous  ces  ornements  ,  tour- 
née en  dérision  par  mes  amis  qui,  sans  cause,  certes, 
étaient  mes  ennemis!  Ils  m'ont  nommée  vagabonde, 
mendiante,  moi,  misérable  et  affamée!  Et  maintenant, 
le  Prophète  qui  m'a  faite  prophétesse  m'a  entraînée  à 
cette  fin  lamentable.  Au  lieu  de  l'autel  paternel,  c'est  un 
billot  de  cuisine  qui  m'attend,  et  c'est  là  que  je  serai 
égorgée  toute  chaude  !  Mais  je  ne  mourrai  pas  non  vengée 
par  les  Dieux.  Certes,  un  autre  viendra  qui  prendra 
notre  vengeance  en  mains  et  qui  tuera  sa  mère,  en  expia- 
tion du  meurtre  de  son  père.  Certes ,  il  est  exilé  et  vaga- 
bond loin  de  cette  terre ,  mais  il  reviendra  afin  d'ajouter 
un  dernier  crime  à  tous  ceux  de  sa  race.  Les  Dieux  ont 
juré  un  grand  serment,  qu'il  serait  ramené  par  la  chute 


AGAMEMNÔN.  199 

de  son  père  qui  gît  égorgé.  Mais  pourquoi  gémir  ainsi 
devant  ces  demeures,  puisque  j'ai  vu  Ilios  subir  sa  des- 
tinée et  que  les  Dieux  réservaient  celle-ci  aux  vainqueurs 
de  ma  Ville  ?  J'irai ,  je  subirai  aussi  ma  destinée.  Voici  la 
porte  du  Hadès.  Que  je  sois  tuée  d'un  seul  coup  I  Que 
mon  sang  coule  tout  entier  sans  convulsion  et  que  je 
ferme  tranquillement  les  yeux  ! 

LE   CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

O  très-malheureuse!  O  femme  qui  sais  tant  de  choses, 
combien  tu  as  parlé!  Mais  si  tu  sais  aussi  ta  propre  des- 
tinée, pourquoi,  comme  le  bœuf  voué  aux  Dieux,  courir 
si  audacieusement  à  l'autel  ? 

KASANDRA. 

Je  ne  puis  fuir.  O  Étrangers  ,  je  suis  étreinte  par  le 
temps. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Qui  meurt  le  plus  tard  possible  est  plus  fort  que  le 
temps. 

KASANDRA. 

Voici  mon  jour.  Je  ne  gagnerais  rien  à  fuir. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Sache  que  tu  es  malheureuse  par  trop  de  courage. 


200  AGAMEMNON, 

KASANDRA. 

Mourir  bravement  est  un  grand  honneur  pour   les 
mortels. 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Nul ,  parmi  les  heureux,  ne  croit  cela. 

KASANDRA. 

Hélas,  ô  père!  Toi  et  tes  nobles  enfants! 

LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Qu'est-ce?  quelle  terreur  te  fait  reculer? 

KASANDRA. 

Hélas!  hélas! 

LE    CHŒUR  DES   VIEILLARDS. 

Pourquoi  hélas?  pourquoi  crier  hélas?  Est-ce  quelque 
nouvelle  terreur? 

KASANDRA. 

Ces  demeures  sentent  le  meurtre  et  le  sang  répandu! 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Comment   n'auraient-elles  point  cette   odeur,  puis- 
qu'on fait  des  sacrifices  au  foyer? 


AGAMEMNÔN.  201 


KA.S  ANDRA. 


Non ,  c'est  la  vapeur  qui  monte  de  la  tombe  ! 

LE   CHŒUR   DES  VIEILLARDS. 

Certes,  ce  n'est  point  là  un  parfum  syrien. 

KASANDRA. 

Allons!  J'entrerai  dans  les  demeures  pour  y  gémir 
encore  sur  ma  destinée  et  sur  celle  d'Agamemnôn.  J'ai 
assez  vécu.  Salut,  ô  Étrangers!  Je  ne  suis  pas  épou- 
vantée comme  l'oiseau  par  le  piège  tendu.  Soyez-en  té- 
moins puisque  je  vais  mourir.  Une  femme  sera  tuée  pour 
me  venger,  moi,  femme;  un  homme  sera  égorgé  pour 
venger  un  homme  funestement  marié.  Etrangère ,  je  n'ai 
trouvé  que  cette  hospitalité,  la  mort! 

LE   CHŒUR  DES   VIEILLARDS. 

O  malheureuse  !  que  j'ai  pitié  de  ta  destinée  fatale  1 

KASANDRA. 

Je  veux  encore  parler  de  ma  destinée  et  me  lamenter 
sur  elle.  J'appelle  et  supplie  Hèlios  que  je  regarde  pour 
la  dernière  fois  !  Que  mes  meurtriers  payent  à  mes  ven- 
geurs le  sang  de  la  captive  aisément  égorgée  !  O  les  choses 
humaines!  si  elles  prospèrent,  une  ombre  les  anéantit, 
et,  dans  l'adversité,  une  éponge  imprégnée  d'eau  en  efface 


202  AGAMEMNON. 

la  trace!  Et  c'est  sur  cela  que  je  gémis  plus  que  sur  le 
reste. 


LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Il  n'y  a  point  de  satiété  du  bonheur  pour  les  mortels  , 
et  nul  ne  nous  repousse  des  demeures  déjà  montrées  au 
doigt  pour  leurs  richesses,  en  disant  :  Tu  n'entreras  pas! 
Les  Dieux  heureux  ont  accordé  à  celui-ci  de  prendre  la 
ville  de  Priamos,  et  il  revient  dans  sa  demeure,  honoré 
par  les  Dieux.  Mais ,  si ,  maintenant ,  il  lui  faut  expier  les 
discordes  et  les  meurtres  de  ceux  qui  ont  tué  avant  lui, 
s'il  doit  mourir  pour  d'autres  morts,  quel  mortel,  sa- 
chant cela,  pourrait  se  vanter  d'être  né  pour  une  des- 
tinée heureuse? 

AGAMEMNON. 

A  moi!  Je  suis  frappé  d'une  blessure  mortelle,  en 
plein  cœur! 

PREMIER   DEMI-CHŒUR. 

Silence!  Qui  a  crié,  blessé  d'un  coup  mortel? 

AGAMEMNON. 

Encore  !  Je  suis  frappé  d'une  autre  blessure  1 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

C'est  un  cri  du  Roi!  Il  semble  qu'un  crime  ait  été 
commis.  Délibérons  sur  ce  qu'il  nous  faut  faire. 


AGAMEMNON. 


PREMIER   DEMI-CHŒUR. 


203 


Pour  moi,  je  vous  dirai  ma  pensée  :  appelons  les  ci- 
toyens  vers  la  demeure,  afin  d'y  porter  secours. 


SECOND    DEMI-CHŒUR. 


Il  me  semble  qu'il  faudrait  plutôt  nous  ruer  dans  la 
maison  et  punir  le  crime  l'épée  encore  en  main. 


PREMIER   DEMI-CHŒUR. 


J'y  consens.  Il  faut  agir  et  ne  point  tarder. 


SECOND     DEMI-CHŒUR. 


Il  faut  voir.  En  effet,  c'est  ainsi  qu'ils  commencent, 
ceux  qui  aspirent  à  la  tyrannie. 


PREMIER   DEMI-CHŒUR. 


Nous  perdons  le  temps;  mais  eux,  ils  foulent  aux  pieds 
le  mérite  de  la  prudence,  et  leur  main  ne  dort  pas  ! 


SECOND    DEMI-CHŒUR. 


Je  ne  sais  quel  conseil  vous  donner.  Je  pense,  cepen- 
dant, qu'il  vaut  mieux  délibérer  qu'agir. 


PREMIER   DEMI-CHŒUR. 


Je  le  pense  aussi ,  car  il  n'est  pas  en  ma  puissance  de 
faire  par  des  paroles  que  les  morts  se  tiennent  debout. 


a04  AGAMEMNON 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Mais  faut-il  sacrifier  toute  notre  vie  aux  violateurs  de 
cette  maison,  et  seront-ils  nos  maîtres? 

PREMIER   DEMI-CHŒUR. 

Cela  n'est  pas  supportable.    Mieux  vaut  mourir.  La 
mort  vaut  mieux  que  la  soumission  à  la  tyrannie. 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Mais   quelle   preuve  avons-nous ,    autre  que   ce   cri 
poussé,  pour  affirmer  que  le  Roi  a  été  tué? 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Certes,  il  ne  faut  affirmer  qu'en  toute  certitude.  Il  y 
a  loin  de  la  certitude  à  la  conjecture. 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Je  le  pense  aussi.  Il  faut  attendre  que  nous  sachions 
sûrement  ce  qui  est  arrivé  à  l'Atréide. 


KLYTAIMNESTRA. 


Je  n'aurai  point  honte  de  démentir  maintenant  les 
nombreuses  paroles  que  j'ai  dites  déjà,  comme  il  conve- 


AGAMEMNON.  2o5 

nait  dans  le  moment.  De  quelle  façon,  en  effet,  préparer 
la  perte  de  celui  qu'on  hait  et  qu'on  semble  aimer,  afin  de 
l'envelopper  dans  un  filet  dont  il  ne  puisse  se  dégager?  A 
la  vérité,  il  y  a  bien  longtemps  que  je  songe  à  livrer  ce 
combat.  J'ai  tardé,  mais  le  temps  est  venu.  Me  voici  de- 
bout, je  l'ai  frappé,  la  chose  est  faite.  Certes,  je  n'ai 
point  agi  avant  qu'il  ne  lui  fût  impossible  de  se  défendre 
contre  la  mort  et  de  l'éviter.  Je  l'ai  enveloppé  entière- 
ment d'un  filet  sans  issue ,  à  prendre  les  poissons ,  d'un 
voile  très-riche,  mais  mortel.  Je  l'ai  frappé  deux  fois,  et 
il  a  poussé  deux  cris ,  et  ses  forces  ont  été  rompues,  et, 
une  fois  tombé,  je  l'ai  frappé  d'un  troisième  coup,  et  le 
Hadès ,  gardien  des  morts,  s'en  est  réjoui!  C'est  ainsi 
qu'en  tombant  il  a  rendu  l'âme.  En  râlant,  il  m'a  arrosée 
d'un  jaillissement  de  sa  blessure ,  noire  et  sanglante 
rosée,  non  moins  douce  pour  moi  que  ne  l'est  la  pluie 
de  Zeus  pour  les  moissons,  quand  l'épi  ouvre  l'enveloppe. 
Voici  où  en  sont  les  choses.  Vieillards  Argiens  qui  êtes 
ici.  Réjouissez-vous,  si  cela  vous  plaît;  moi,  je  m'ap- 
plaudis. S'il  était  convenable  de  faire  des  libations  sur  un 
mort ,  certes,  on  pourrait  en  faire  à  bon  droit  sur  celui-ci. 
11  avait  empli  le  kratèr  de  cette  maison  de  crimes  exécra- 
bles, et  lui-même  y  a  bu  à  son  retour. 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

J'admire  l'insolence  de  ta  langue.  Tu  te  glorifies  de 
parler  ainsi  de  ton  mari! 

KLYTAIMNESTRA. 

Tu  me  prends  pour  une  femme  irrésolue,  et  moi,  je 
vous  le  dis,  d'un  cœur  inébranlable,  afin  que  vous  le 


206  AGAMEMNÔN. 

sachiez  ;  louez  ou  blâmez-moi ,  peu  importe.  Celui-ci  est 
Agamemnôn,  mon  mari.  II  est  mort,  et  c'est  ma  main 
qui  l'a  justement  frappé.  C'est  un  travail  bien  fait.  La 
chose  est  dite. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Strophe  I. 

O  femme!  quel  fruit  maudit  de  la  terre  as-tu  mangé? 
Quel  poison  sorti  de  la  mer  as-tu  bu ,  pour  amasser 
ainsi  sur  toi,  avec  ce  crime  horrible,  les  exécrations 
du  peuple?  Tu  as  renversé,  tu  as  égorgé.  En  horreur 
aux  citoyens ,  tu  seras  chassée  d'ici! 

KLYTAIMNESTRA. 

Maintenant,  tu  veux  que  je  sois  chassée  de  la  Ville, 
bannie,  chargée  de  la  haine  des  citoyens  et  des  exécra- 
tions du  peuple,  et  tu  ne  reproches  rien  à  cet  homme, 
lui  qui  a  sacrifié  sa  fille  sans  plus  de  souci  d'elle  que 
d'une  des  brebis  qui  abondaient  dans  les  pâturages,  elle, 
la  très-chère  enfant  que  j'avais  mise  au  monde,  et  afin 
d'apaiser  les  vents  Thrèkiens!  N'est-ce  pas  lui  qu'il  eût 
fallu  chasser  d'ici  en  expiation  de  cette  impiété?  Mais, 
sachant  ce  que  j'ai  fait,  tu  m'es  un  juge  inexorable.  Cer- 
tes, je  te  le  dis,  tu  peux  menacer,  je  suis  prête.  Celui  qui 
aura  la  victoire  commandera.  Si  un  Dieu  a  résolu  ta  dé- 
faite, du  moins  la  sagesse  t'aura  été  enseignée. 

LE    CHŒUR   DES  VIEILLARDS. 

Antistrophe  I. 
Tu  parles,  pleine  d'audace  et  d'orgueil,  et  ton  esprit 


AGAMEMNON.  20"] 

furieux  est  ivre  du  sang  du  meurtre  !  Cette  tache  de  sang 
sur  ta  face  est  non  vengée;  et  il  te  faut,  abandonnée  des 
tiens,  expier  la  mort  parla  mort. 


KLYTAIMNESTRA. 

Écoute  ce  serment  sacré  :  Par  la  juste  vengeance  de  ma 
fille,  par  Atè,  par  Érinnys,  à  qui  j'ai  offert  le  sang  de 
cet  homme,  je  ne  crains  pas  d'entrer  jamais  dans  la 
maison  de  la  terreur,  aussi  longtemps  qu'Aigisthos ,  qui 
m'aime  ,  allumera  le  feu  de  mon  foyer,  comme  il  l'a  fait 
déjà  avant  ce  jour.  En  effet,  il  est  le  large  bouclier  qui 
abrite  mon  audace.  Le  voilà  gisant  celui  qui  m'a  outragée, 
les  délices  des  Khrysèis  qui  ont  vécu  devant  llios!  Et  la 
voici,  la  Captive,  la  divinatrice  fatidique,  qui  partageait 
son  lit,  venue  avec  lui  sur  les  nefs.  Ils  n'ont  point  été 
frappés  injustement,  et,  quant  à  lui,  tu  sais  comment. 
Pour  elle ,  pareille  au  cygne ,  elle  a  chanté  son  chant  de 
mort.  Elle  gît,  la  bien-aimée!  Et  les  voluptés  de  mon  li 
en  sont  accrues  ! 


LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Strophe  IL 

Hélas!  puisse  la  destinée,  sans  de  trop  grandes  dou- 
leurs, sans  que  nous  languissions  sur  un  lit,  nous  don- 
ner promptement  le  sommeil  éternel  et  sans  fin,  puisqu'il 
est  mort  celui  qui  nous  protégeait  et  nous  aimait ,  lui 
qui,  après  avoir  tant  souffert  pour  la  cause  d'une  femme, 
a  perdu  la  vie  par  le  crime  d'une  femme  ! 


208  AGAMEMNÔN. 

Strophe  III. 

Ah!  insensée  Héléna!  Seule,  que  d'innombrables  âmes 
tu  as  perdues  sous  Troia  !  Et  voici  que  tu  avais  aussi 
marqué  d'une  ineffaçable  tache  de  sang  la  vie  glorieuse 
de  celui  qui  vient  de  mourir  1  Dès  lors,  Eris,  enfermée 
dans  les  demeures,  a  médité  le  meurtre  de  l'homme. 

KL  YTAI  MNESTRA. 

N'invoquez  pas  la  Moire  de  la  mort  en  vous  lamentant 
sur  ce  que  j'ai  fait;  ne  vous  irritez  pas  contre  Héléna, 
parce  qu'elle  a  détruit  les  guerriers.  Elle  n'a  point  perdu 
seule  tant  d'âmes  Danaennes,  ni  causé  seule  ces  intoléra- 
bles douleurs.^ 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Antistrophe  II. 

O  Daimôn  qui  as  hanté  cette  demeure  et  les  deux 
Tantalides  ,  tu  as  doué  les  femmes  de  leur  audace  sau- 
vage, et  tu  déchires  mon  cœur  !  Et,  debout  sur  ce  cada- 
vre, comme  un  corbeau  funèbre,  la  voilà  qui  chante  son 
chant  de  triomphe! 

KLYTAIMNESTRA, 

Antistrophe  III, 

Voici  que  tu  parles  plus  véridiquement  en  accusant  le 
Daimôn  trois  fois  terrible  de  cette  race.  C'est  lui,  en 
effet,  qui  excite  cette  soif  du  sang  dans  nos  entrailles. 


AGAMEMNOU.  20g 

Avant  qu'une  première  plaie  soit  fermée,  un  nouveau 
sang  jaillit! 

LE   CHŒUR  DES   VIEILLARDS. 

Strophe  IV. 

Certes,  tu  te  hâtes  de  rappeler  le  Daimôn  furieux  de 
ces  demeures.  Hélas!  hélas!  Maux  terribles  et  fortune 
lamentable!  O  Dieux!  hélas!  c'est  Zeus  qui  a  tout  voulu 
et  tout  fait.  Rien,  en  effet,  n'arrive  parmi  les  hommes 
sans  Zeus.  Rien  ne  nous  est  envoyé  que  par  les  Dieux. 
Hélas!  hélas!  ô  Roi,  ô  Roi!  comment  te  pleurerai-je.'' 
comment  dirai-je  combien  je  t'aimais?  Tu  gis  dans  cette 
toile  d'araignée,  ayant  rendu  l'âme  par  un  meurtre 
impie!  Malheur  à  moi!  Te  voilà  couché  sur  ce  lit  d'es- 
clave par  un  crime  plein  de  ruse,  frappé  de  la  hache  à 
deux  tranchants! 

KLYTAIMNESTRA. 

Strophe  V. 

Tu  dis  que  ce  crime  est  le  mien,  mais  ne  dis  pas  que 
je  suis  la  femme  d'Agamemnôn.  Celui  qui  a  pris  ma 
forme?  c'est  l'antique  et  inexorable  vengeur  d'Atreus  et 
de  son  repas  horrible.  C'est  lui  qui  a  vengé  sur  cet 
homme  les  enfants  égorgés. 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS 

Antistrophe  IV. 
Qui  témoignera  que  tu  es  innocente  de  ce  meurtre  r 

14 


2IO  AGAMEMNON. 

Comment?  comment?  Que  le  vengeur  caché  du  père 
vienne  à  son  tour!  Le  noir  Ares  s'acharne  à  verser  le 
sang  de  votre  famille;  mais,  d'où  qu'il  vienne,  il  ne  fera 
qu'ajouter  au  sang  des  enfants  dévorés!  Hélas!  hélas!  ô 
Roi!  ôRoi!  comment  te  pleurerai-je?  comment  dirai-je 
combien  je  t'aimais?  Tu  gis  dans  cette  toile  d'araignée, 
ayant  rendu  l'âme  par  un  meurtre  impie!  Malheur  à 
moi!  Te  voilà  couché  sur  ce  lit  d'esclave,  par  un  crime 
plein  de  ruse,  frappé  de  la  hache  à  deux  tranchants  1 


KLYTAIMNESTRA. 

Antistrophe  V. 

Je  ne  pense  pas  qu'il  ait  reçu  une  mort  indigne  de  lui. 
N'a-t-il  pas  apporté  le  désespoir  dans  ces  demeures ,  et 
ouvertement?  Il  a  odieusement  sacrifié  la  fille  que  j'avais 
eue  de  lui,  Iphigénéia  tant  pleurée.  Certes,  il  est  mort 
justement.  Qu'il  ne  se  plaigne  pas  dans  le  Hadès!  lia 
subi  la  mort  sanglante  qu'il  avait  donnée. 


LE  CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Strophe  VI. 

J'hésite,  je  ne  sais  plus  que  penser.  Que  faire,  dans 
mon  angoisse,  devant  la  chute  de  cette  maison?  Je  trem- 
ble au  fracas  du  torrent  de  sang  qui  engloutit  cette  de- 
meure, car  ce  n'est  plus  une  pluie.  Après  chaque  crime, 
la  Moire  aiguise  un  autre  crime  pour  l'expiation  I 


AGAMEMNON.  211 

PREMIER    DEMI-CHŒUR. 

Antistrophe  VI. 

O  terre,  terre!  Que  ne  m'as-tu  enfermé,  avant  que 
j'aie  vu  celui-ci  couché  au  fond  de  la  baignoire  d'argent  1 
Qui  l'ensevelira  ?  qui  le  pleurera  ?  Oseras-tu  le  faire,  toi 
qui  as  égorgé  ton  mari?  Oseras-tu  le  pleurer  ?  Oseras-tu 
rendre,  malgré  elle,  ces  honneurs  à  son  âme,  après  un 
aussi  grand  crime? 

SECOND    DEMI-CHŒUR. 

Qui  chantera  les  louanges  funèbres  de  cet  homme  di- 
vin? Qui  répandra  sur  lui  des  larmes  sincères  ? 

KLYTAIMNESTRA. 

Strophe   VII 

11  ne  convient  pas  que  tu  prennes  ce  souci.  Il  est 
tombé,  il  est  mort  par  moi.  Je  l'ensevelirai,  non  pleuré 
par  les  siens.  Mais  Iphigénéia,  sa  fille,  avec  un  tendre 
baiser,  viendra,  comme  il  convient,  au-devant  de  son 
père,  sur  les  bords  du  rapide  Fleuve  des  douleurs,  et  le 
serrera  dans  ses  bras. 

LE   CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Antistrophe  VII. 

Outrage  pour  outrage  1  Comment  sortir  de  cet  enchaî- 
nement de  crimes?  Celui  qui  tue  expie,  et  le  sang  paye 


AGAMEMNON. 


k  sang.  Tant  que  Zeus  restera  dans  la  durée,  qui  aura 
commis  le  crime  l'expiera.  Cela  est  à  jamais  ainsi.  Qui 
peut  chasser  de  sa  demeure  une  race  légitime?  Elle  en 
est  inséparable,  elle  y  est  indissolublement  attachée. 


KLYTAIMNESTRA. 


En  vérité,  il  en  est  ainsi.  Certes,  je  jure  au  Daimôn 
des  Pleisthénides  que  je  supporterai  cette  destinée,  bien 
qu'elle  soit  lourde.  Que  ce  Daimôn  sorte  donc  d'ici,  et 
qu'il  aille  épouvanter  d'autres  races  par  des  égorgements 
mutuels  !  Il  me  suffit  de  la  plus  petite  part  de  nos  ri- 
chesses, pourvu  que  je  détourne  de  nos  demeures  la 
fureur  des  égorgements  mutuels! 


AIGISTHOS. 

O  bienheureuse  lumière  de  ce  jour  qui  m'a  apporté  la 
vengeance!  Maintenant,  je  croirai  qu'il  est  des  Dieux 
vengeurs  qui  regardent  d'en  haut  les  misères  des 
hommes  !  Je  vois,  en  effet,  cet  homme  étendu  mort  dans 
la  rcbe  des  Erinnyes,  et  cela  m'est  doux,  car  il  a  expié 
les  fureurs  de  son  père.  Atreus,  le  roi  de  cette  terre,  le 
père  de  cet  homme,  a  disputé  la  puissance  à  Thyestès, 
pour  le  nommer  clairement,  à  mon  père  qui  était  son 
propre  frère,  et  l'a  chassé  des  demeures  paternelles.  Et 
le  malheureux  Thyestès,  ayant  été  rassuré  sur  sa  vie, 
revint  en  suppliant  à  ce  foyer,  où,  mort,  il  ne  devait  pas 
souiller  de  son  sang  le  sol  de  la  patrie.  Et  le  père  de  cet 


AGAMEMNÔN.  2l3 

homme  ,  l'impie  Atreus,  cachant  la  haine  sous  l'amitié 
et  préparant  des  viandes  comme  pour  un  jour  de  fête, 
lui  donna  à  manger  la  chair  de  ses  enfants  I  Assis  au 
haut  bout,  Atreus,  joyeux,  coupait  et  partageait  les 
doigts  des  pieds  et  des  mains.  Et  voici  que  Thyestès, 
prenant  ces  morceaux  qui  ne  pouvaient  être  reconnus, 
mangea  un  repas  fatal,  comme  tu  vois,  à  la  race  d'Atreus. 
Mais,  s'étant  aperçu  du  crime  abominable,  il  poussa  un 
gémissement  et  tomba,  vomissant  ce  meurtre.  Et  il 
appela  l'inexorable  exécration  sur  les  Pélopides,  ren- 
versant la  table  et  vouant  par  sa  malédiction  toute  la 
race  des  Pleisthénides  à  la  mort.  Et  c'est  pourquoi  tu 
peux  voir  cet  homme  égorgé,  et  c'est  moi  qui  l'ai  tué 
justement.  J"étais  le  troisième  enfant  de  mon  malheu- 
reux père,  et  je  fus  chassé  avec  lui,  tout  petit  dans  mes 
langes.  Devenu  homme,  la  Justice  m'a  ramené;  et  j'ai 
tendu  des  embûches  à  celui-ci,  et,  bien  qu'absent,  j'ai 
tout  mené  à  fin.  Aussi,  maintenant,  je  trouverai  la  mort 
belle,  puisque  je  vois  cet  homme  enveloppé  dans  le  filet 
de  la  Justice  ! 

LE  CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Aigisthos,  je  ne  respecte  pas  l'insolence  dans  le  crime. 
Tu  dis  que  tu  as  tué  cet  homme,  et  que,  seul,  tu  as  mé- 
dité ce  meurtre  lamentable  !  Certes,  j'affirme  que  ta  tête 
n'échappera  point  au  jugement.  Sache-le,  tu  seras  con- 
damné par  le  peuple  à  être  lapidé. 

AIGISTHOS. 

Parles-tu  donc  si  haut,  toi  qui  es  assis  au  dernier  avi- 
ron, quand  d'autres  commandent  et  tiennent  la  barre 


214  AGAMEMNON. 

de  la  nef?  Tu  sauras  bientôt  ce  qu'il  faut  savoir,  bien 
que  vieux,  et  qu'il  soit  difficile  d'apprendre  à  ton  âge. 
Mais  les  chaînes  et  les  angoisses  de  la  faim  sont,  pour 
la  vieillesse  aussi,  de  bons  maîtres  et  d'excellents  méde- 
cins. Vois-tu  maintenant?  Ouvres-tu  les  yeux?  Ne  te 
révolte  pas  contre  l'aiguillon,  de  peur  d'en  gémir. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Femme!  c'est  donc  toi,  gardienne  des  demeures,  qui, 
ayant  souillé  le  lit  de  ton  mari,  as  médité  le  meurtre  du 
chef  de  l'armée,  à  son  retour  de  la  guerre  ! 

AIGISTHOS. 

Certes,  ces  paroles  feront  que  tu  pleureras  !  Ton  lan- 
gage est  tout  différent  de  celui  d'Orpheus.  En  effet,  il 
attirait  toutes  choses  par  le  charme  qui  venait  de  sa  voix, 
et  toi,  tu  repousses  par  tes  doux  hurlements.  Une  fois 
sous  le  joug,  tu  seras  plus  traitable. 

LE   CHŒUR    DES  VIEILLARDS. 

Comment  serais-tu  maître  des  Argiens,  toi  qui,  ayant 
médité  le  meurtre  de  cet  homme,  n'as  pas  osé  le  tuer  de 
ta  propre  main  ? 

AIGISTHOS. 

Il  est  clair  que  c'était  à  une  femme  de  l'envelopper  de 
ruses.  Moi,  son  ennemi  depuis  longtemps,  j'étais  sus- 
pect. Maintenant,  à  l'aide  de  ses  richesses,  je  tenterai 
de  commander  aux  Argiens.  Celui  qui  n'obéira  pas,  je 
le  dompterai  rudement  comme  un  jeune  étalon  furieux 


AGAMEMNÔN.  2l5 

et  rebelle  au  frein.  La  faim  unie  aux  ténèbres  horribles 
le  verra  bientôt  apaisé. 

LE   CHŒUR  DES   VIEILLARDS. 

Pourquoi,  dans  ton  lâche  cœur,  n'as-tu  pas  tué  seul 
cet  homme  ?  C'est  sa  femme,  souillure  de  cette  terre  et 
de  nos  Dieux,  qui  l'a  tué.  Orestès  ne  voit-il  point  la 
lumière  quelque  part,  et,  par  une  fortune  favorable,  ne 
reviendra-t-il  point  dans  sa  patrie  pour  vous  châtier 
tous  deux  ? 

AIGISTHOS. 

Puisque  tu  agis  et  parles  ainsi,  tu  vas  savoir... 

LE  CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Allons,  chers  compagnons  1  le  combat  est  proche. 

AIGISTHOS. 


LE   CHŒUR  DES   VIEILLARDS. 

Allons  !  que  chacun   tienne  en  main  l'épée  hors  la 
gaîne. 

AIGISTHOS. 

Voici  mon  épée  nue  !  Moi  aussi,  je  ne  fuirai  pas  la 

mort. 


ai6  AGAMEMNÔN. 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Tu  dis  que  tu  acceptes  la  mort?  Prenons  donc  la  for- 
tune pour  juge! 

KLYTAIMNESTRA. 

O  le  plus  cher  des  hommes,  ne  causons  pas  de  nou- 
veaux malheurs  !  Cette  lamentable  moisson  n'a  été  que 
trop  abondante.  Assez  de  calamités,  ne  nous  baignons 
plus  dans  le  sang.  Allez,  vieillards,  mettez-vous  à  l'abri 
dans  vos  demeures  avant  d'être  frappés.  Nous  avons  fait 
ce  qu'il  fallait  faire,  selon  la  nécessité  des  choses.  Certes, 
s'il  faut  expier  notre  action,  c'est  assez  que  nous  subis- 
sions la  colère  terrible  des  Dieux.  Telle  est  la  pensée 
d'une  femme,  si  quelqu'un  a  souci  de  la  connaître 

AIGISTHOS. 

Ainsi,  ils  m'outrageraient  de  leur  langue  insensée,  ils 
invoqueraient  contre  moi  la  colère  des  Daimônes,  et, 
sans  nulle  prudence,  ils  braveraient  leur  maître  ! 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Ce  ne  serait  point  agir  en  Argiens  que  de  flatter  un 
pervers. 

AIGISTHOS. 

Mais  moi,  je  te  châtierai  quelque  jour. 

LE   CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Non  !  si  un  Dieu  excite  Orestès  afin  qu'il  revienrc. 


AGAMEMNON.  217 

AIGISTHOS. 

Je  sais  que  les  exilés  se  repaissent  d'espérances. 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Engraisse- toi  I  Viole  la  justice,  puisque  cela  t'est 
permis. 

AIGISTHOS. 

Sache  que  tu  seras  châtié  de  cette  insolence. 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Glorifie-toi,  comme  le  coq  auprès  de  la  poule  I 

KLYTAIMNESTRA. 

Laisse-les  aboyer  en  vain.  Toi  et  moi  nous  comman- 
derons dans  ces  demeures,  et  nous  mettrons  l'ordre 
partout. 


Fin  d' Agamemnôn, 


LES  KHOEPHORES 


LES  KHOÈPHORES 


Orestès. 

Èlektra. 

Klytaimnesîra. 

A  igisthos. 

Pyladès 

La  nourrice  Gilissa 

Le  Portier. 

Le  Chœur  des  Khoèphorcs. 


ORESTES. 


^^  ERMÈs  souterrain,  qui  tiens  de  ton  père  cette 
3  p puissance,  sois  mon  sauveur,  aide-moi,  je 
^  ai'en  supplie!  Voici  que  je  reviens  dans  ce 
^LJaL  pays,  après  un  long  exil,  et  je  parle  à  mon 
père  sur  le  tertre  de  sa  tombe,  afin  qu'il  m'entende  tt 
qu'il  m'exauce.  Cette  tresse  de  cheveux  est  pour  Inakhos 


222  LES    KHOÈPHORES. 

qui  m'a  nourri,  et  cette  autre  est  une  offrande  doulou- 
reuse. 

Que  vois-je  ?  Quel  est  ce  rassemblement  de  femmes 
vêtues  de  robes  noires  ?  Qu'est-il  arrivé  ?  Quelle  cala- 
mité nouvelle  est  tombée  sur  cette  demeure?  Viennent- 
elles  apporter  à  mon  père  les  libations  qui  apaisent  les 
morts?  C'est  cela,  et  non  autre  chose.  Il  me  semble 
voir,  en  effet,  Èlektra,  ma  sœur,  qui  s'avance,  chargée 
d'un  grand  deuil.  O  Zeus  !  donne-moi  de  venger  le  meur- 
tre de  mon  père!  Aide-moi,  sois-moi  propice!  —  Pyla- 
dès,  sortons  du  chemin,  afin  que  je  sache  sûrement 
quelle  est  cette  supplication  de  femmes. 


LE   CHŒUR   DES    KHOÈPHORES. 

Strophe  I. 

Envoyée  de  la  demeure,  je  porte  des  libations  en  me 
frappant  cruellement  de  mes  mains.  Ma  joue  est  ensan- 
glantée des  déchirures  récentes  que  mes  ongles  y  ont 
faites.  Mon  cœur  se  repaît  sans  cesse  de  lamentations; 
et,  dans  les  transports  de  mes  douleurs,  je  mets  en  lam- 
beaux mes  vêtements,  ce  péplos  noir  qui  couvre  la  poi- 
trine de  celles  qu'afflige  une  destinée  mauvaise. 

Antistrophe  I. 

Voici  que  la  terreur,  qui  hérisse  les  cheveux,  qui  se 
révèle  par  les  songes,  soufflant  la  colère  dans  le  som- 


LES    KHOÈPHORES.  223 

meil,  brusquement,  pendant  la  nuit,  terrible,  a  éveillé 
des  cris  au  fond  des  demeures,  en  pénétrant  dans  la 
chambre  des  femmes.  Les  divinateurs  des  Songes,  sous 
l'étreinte  des  Dieux,  ont  dit  que  ceux  qui  habitent  sous 
la  terre  étaient  indignés  et  enflammés  de  fureur  contre 
les  meurtriers. 

Strophe  II. 

O  terre,  terre  !  Cette  femme  impie  m'a  envoyée,  cher- 
chant par  une  expiation  vaine  à  détourner  le  malheur  ; 
mais  je  crains  de  parler.  En  effet,  peut-on  racheter  le 
sang  répandu  ?  O  lamentable  foyer  I  O  écroulement  de 
ces  demeures  !  Plus  de  lumière  !  Les  ténèbres  odieuses 
aux  mortels  ont  enveloppé  cette  maison  à  la  mort  de  ses 
maîtres  ! 

Antistrophe  IL 

L'auguste  respect,  autrefois  invincible,  tout-puissant, 
mébranlable,  qui  entrait  dans  les  oreilles  et  dans  l'esprit, 
a  maintenant  disparu.  Qui  n'est  point  épouvanté?  La 
félicité  est  déesse  parmi  les  mortels,  et  plus  que  déesse  ; 
mais  la  justice  rapide  frappe  les  uns  en  plein  jour,  ou, 
plus  tardive,  atteint  les  autres  au  seuil  des  ténèbres. 
D'autres,  enfin,  sont  engloutis  dans  la  nuit  éternelle. 

Épôde. 

Quand  la  terre  nourricière  a  bu  le  sang,  la  souillure 
vengeresse  devient  ineffaçable.  Le  remords  terrible  tra- 
vaille le  coupable.  La  virginité  une  fois  violée,  il  n'y  a 
plus  de  remède.  Les  fleuves  réuniraient  leurs  eaux  qu'ils 
ne  laveraient  point  la  main  qu'a   souillée  le  «npurtre. 


224  ^^^   KHOÈPHORES. 

Pour  moi,  les  Dieux  m'ont  enveloppée  dans  la  calamité 
de  ma  ville  :  ils  m'ont  jetée  dans  la  servitude,  loin  des 
toits  paternels.  Il  appartient  à  ceux  qui  sont,  par  la  vio- 
lence, les  maîtres  de  ma  vie  d'être,  comme  il  leur  con- 
vient, justes  ou  injustes.  Il  me  faut  réprimer  l'amère 
indignation  de  mon  cœur.  Voici  que,  dans  ma  douleur 
cachée,  je  baigne  mes  vêtements  de  larmes  sur  la  triste 
destinée  de  mes  maîtres. 


ÈLEKTRA 

Femmes  esclaves,  servantes  des  demeuies,  qui  m'ac- 
compagnez dans  cette  supplication,  conseillez-moi  sur 
ceci.  En  versant  les  libations  funèbres  sur  ce  tombeau, 
quelles  paroles  propices  prononcerai-je?  Comment  prier 
mon  père  ?  Dirai-je  que  je  viens  à  l'époux  bien-aimé  de 
la  part  de  la  chère  épouse,  de  ma  mère  ?  Jamais  je  ne 
l'oserai,  et  je  ne  sais  que  dire  en  versant  cette  libation 
sur  le  tombeau  de  mon  père.  Lui  dirai-je  qu'il  doit  ren- 
dre le  mal  pour  le  mal,  comme  c'est  la  coutume  parmi 
les  hommes  qui  offrent  des  présents  à  ceux  qui  leur  en 
font?  Ou  bien,  muette  et  sans  nul  honneur,  puisque 
mon  père  a  été  égorgé,  me  retirerai-je,  après  avoir  versé 
les  libations  comme  pour  l'expiation  d'un  crime,  et  jeté 
le  vase  derrière  moi,  en  détournant  les  yeux.''  O  amies  1 
conseillez-moi,  car  nous  avons  toutes  la  même  haine 
dans  ces  demeures.  Ne  cachez  donc  rien,  par  crainte, 
au  fond  de  votre  cœur,  car  ce  que  la  destinée  a  décidé 
arrive  pour  l'homme  libre  comme  pour  celui  qui  subit 
le  joug  d'une  puissance  étrangère.  Parle  donc,  si  tu  as 
quelque  chose  de  mieux  à  conseiller. 


LES    KHOÈPHORES.  225 

LE   CHŒUR   DES   KHOÈPHORES. 

Respectant  le  tombeau  de  ton  père  autant  qu'un  autel, 
je  te  dirai  ma  pensée,  puisque  lu  l'ordonnes. 

ÈLEKTRA. 

Parle  donc,  si  tu  respectes  le  tombeau  de  mon  père. 

LE    CHŒUR   DES    KHOÈPHORES. 

En  versant  les  libations,  fais  des  prières  pour  ceux  qui 
lui  étaient  bienveillants. 

ÈLEKTRA. 

Quels  amis  nommerais-je? 

LE   CHŒUR   DES   KHOÈPHORES. 

Toi-même  d'abord,  et  quiconque  hait  Aigisthos. 

ÈLEKTRA. 

Je  ferai  donc  des  vœux  pour  moi  et  pour  toi? 

LE    CHŒUR   DES   KHOÈPHORES. 

Tu  as  bien  dit,  certes,  et  tu  m'as  comprise. 

ÈLEKTRA. 

Et  quel  nom  ajouter  aux  nôtres? 

I5 


220  r,ES    KHOÈPHORES. 

LE    CHŒUR   DES    KHOÈPHORES. 

Souviens-toi  d'Orestès,  tout  absent  qu'il  est. 

ÈLEKTRA. 

Tu  me  donnes  un  conseil  juste  et  sage. 

LE    CHŒUR    DES   KHOÈPHORES. 

Maintenant,  souviens-toi  des  coupables,  de  regorge- 
ment de  ton  père. 

ÈLEKTRA. 

Que  dirai  je.''  Je  ne  sais.  Enseigne-le-moi. 

LE    CHŒUR    DES   KHOÈPHORES. 

Souhaite  qu'il  leur  arrive  un  Dieu  ou  un  homme. 

ÈLEKTRA. 

Parles-tu  d'un  juge  ou  d'un  vengeur.? 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Souhaite   clairement  que  ce  soit  quelqu'un  qui  les 
égorge  à  leur  tour. 

ÈLEKTRA. 

Puis-je  adresser  justement  une  telle  prière  aux  Dieux  ? 


LES    KHOÈPHORES.  227 

LE   CHŒUR    DES   KHOÈPHORES. 

Comment  ne  serait-il  point  permis  de  rendre  à  des 
ennemis  le  mal  pour  le  mal  ? 

ÈLEKTRA. 

Grand  messager  des  Dieux  supérieurs  et  inférieurs, 
entends-moi,  Hermès  souterrain!  Apprends-moi  que 
les  Daimones  ont  écouté  mes  prières,  eux  qui  veillent 
sur  les  demeures  paternelles,  et  que  la  terre  aussi  m'a 
écoutée,  elle  qui  enfante  et  nourrit  toutes  choses,  et  qui 
les  reprend  de  nouveau  !  Et  moi,  en  versant  ces  liba- 
tions expiatrices  aux  morts,  je  dis,  invoquant  mon  père  : 
Aie  pitié  de  moi  et  de  mon  cher  Orestès,  et  fais  que 
notre  foyer  nous  soit  rendu  !  Car,  maintenant,  nous  er- 
rons, trahis  par  notre  mère,  depuis  qu'à  ta  place  elle  a 
mis  un  autre  homme,  Aigisthos,  qui  a  pris  part  à  ton 
égorgement.  Moi,  je  suis  esclave;  et,  privé  de  tes  biens, 
Orestès  est  en  exil,  tandis  que,  dans  leur  insolence,  ils 
jouissent  impudemment  des  fruits  de  tes  travaux.  Je  te 
supplie  pour  qu'Orestès  revienne  heureusement.  Et  toi, 
exauce-moi,  mon  père  !  Donne-moi  de  valoir  beaucoup 
mieux  que  ma  mère,  et  de  mieux  agir.  Voilà  nos  vœux. 
Je  souhaite  à  nos  ennemis  que  ton  vengeur  apparaisse  ! 
Que  les  meurtriers  soient  tués  à  leur  tour,  comme  cela 
est  juste.  Je  mêle  à  mes  prières  ces  imprécations  fu- 
nestes que  je  crie  contre  eux.  Du  fond  du  Hadès  envoie- 
nous  toutes  les  prospérités,  avec  l'aide  des  Dieux,  de  la 
terre,  de  la  justice  victorieuse  !  Après  ces  vœux,  je  verse 
ces  libations.  Vous,  poussez  des  lamentations  et  chantez 
le  Paian  funèbre  ' 


228  LES    K.HOÈPHORES. 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Pleurez  avec  des  sanglots  sur  le  maître  lamentable, 
tandis  que  les  libations  sont  répandues  en  l'honneur  de 
celui  qui  défend  les  bons  des  mauvais  et  détourne  de 
nous  l'odieuse  souillure.  Entends,  entends,  ô  vénérable, 
ô  roi,  entends  mes  prières,  des  ténèbres  où  gît  ton  âme! 
Ah  !  hélas  !  ô  Dieux  !  Quel  héros,  puissant  par  la  lance, 
rachètera  tes  demeures  ?  Un  Skythe,  un  Ares,  tendant 
de  ses  mains,  c^ans  le  combat,  l'arc  recourbé,  ou,  la  tête 
en  arrière,  saisissant  par  la  poignée  l'épée  qu'il  agite  ? 

ÈLEKTRA. 

Mon  père  possède  désormais  ces  libations  que  la  terre 
a  bues.  Mais  écoutez-moi  avec  attention. 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Parle  donc.  Mon  cœur  tressaille  de  crainte. 

ÈLEKTRA. 

Je  vois,  là,  une  tresse  de  cheveux  coupée,  sur  ce  tom- 
beau. 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Est-ce  d'un  homme  ou  d'une  jeune  fille  à  large  cein- 
ture ? 

ÈLEKTRA. 

Il  est  facile  de  le  deviner. 


LES    KHOEPHORES.  SZQ 

LE   CHŒUR   DES   KHOEPHORES, 

Comment  l'apprendrais-je  de  toi,  étant  la  plus  âgée? 

ÈLEKTRA. 

Nul,  si  ce  n'est  moi,  n'aurait  coupé  cette  tresse. 

LE   CHŒUR   DES   KHOEPHORES. 

Ceux  à  qui  il  conviendrait  de  couper  leur  chevelure 
en  marque  de  deuil  sont,  en  efïet,  des  ennemis. 

ÈLEKTRA. 

Cependant  cette  tresse  est  toute  semblable... 

LE   CHŒUR  DES   KHOEPHORES. 

Aux  cheveux  de  qui  ?  Je  veux  le  savoir. 

ÈLEKTRA. 

Elle  est  semblable  à  mes  propres  cheveux. 

LE  CHŒUR   DES   KHOEPHORES. 

Serait-ce  une  offrande  secrète  d'Orestès  ? 

ÈLEKTRA. 

Certes,  ces  cheveux  sont  tout  semblables  à  ceux 
d'Orestès  ! 


23o  LES    KHOÈPHORES. 

LE    CHŒUR   DES   KHOÈPHORES. 

Comment  aurait-il  osé  venir  ici  ? 

ÈLEKTRA. 

Il  a  envoyé  cette  tresse,  l'ayant  coupée  en  honneur  de 
son  père. 

LE    CHŒUR   DES   KHOÈPHORES. 

Ce  que  tu  me  dis  ne  me  cause  pas  moins  de  larmes, 
s'il  ne  doit  jamais  toucher  du  pied  cette  terre. 

ÈLEKTRA. 

Moi  aussi,  un  grand  trouble  a  envahi  mon  cœur,  et  je 
suis  heurtée  d'un  flot  d'amertume  comme  d'un  trait 
lancé  !  De  mes  yeux  coulent  d'intarissables  larmes  brû- 
lantes, telles  qu'un  torrent,  quand  je  regarde  cette  tresse! 
En  effet,  je  ne  puis  croire  qu'elle  appartienne  à  quelque 
autre  citoyen.  Certes,  elle  ne  l'a  point  coupée  sur  sa 
tête,  la  meurtrière,  ma  mère,  bien  qu'elle  ne  mérite 
point  ce  nom,  par  sa  haine  impie  contre  ses  enfants. 
Mais  comment  saurai-je  sûrement  si  cet  ornement  vient 
d'Orestès  qui  m'est  le  plus  cher  des  hommes?  Je  me 
flatte  de  cette  espérance.  Hélas  !  plût  aux  Dieux  que  ces 
cheveux  eussent  une  voix  favorable,  ainsi  qu'un  messa- 
ger! Je  ne  serais  pas  agitée  de  pensées  contraires,  et  je 
saurais  clairement  quelle  est  cette  tresse,  la  repoussant 
si  elle  a  été  coupée  sur  une  tête  ennemie,  ou,  si  elle 
vient  de  mon  frère,  la  vouant,  dans  notre  douleur  com- 
mune, au  tombeau  paternel,  comme  un  ornement  et  un 


LES    KHOEPHORES.  251 

honneur.  Mais  invoquons  les  Dieux  qui  savent  tout, 
tandis  que  nous  sommes  secoués  par  les  flots  comme  les 
marins;  et,  si  nous  devons  être  sauvés,  qu'un  arbre  très- 
enraciné  sorte  de  ce  faible  germe  !  Voici  un  autre  indice  : 
des  traces  semblables  à  celles  de  mes  pieds.  Ces  em- 
preintes sont  doubles,  les  siennes  et  celles  d'un  compa- 
gnon. Les  talons  et  les  doigts  ont  l'exacte  mesure  des 
miens.  Certes,  je  suis  pleine  d'angoisse  et  de  trouble. 


ORESTES. 


Prie  les  Dieux  qu'ils  exaucent  aussi  heureusement  tes 
autres  vœux  que  ceux-ci. 

ÈLEKTRA. 

Qu'ai-je  donc  obtenu  par  la  volonté  des  Dieux  ? 

ORESTÈS. 

Tu  vois  ceux  que  tu  as  longtemps  désirés. 

ÈLEKTRA. 

Sais-tu  donc  quel  mortel  je  désire? 

ORESTÈS. 

Je  sais  que  tu  attends  Orestès  avec  ardeur. 


23j  les  khoèphores. 

ÈLEKTRA. 

Eli  quoi  mes  vœux  sont-ils  accomplis? 

ORESTÈS. 

Je  suis  Orestès  ;  ne  cherche  pas  un  meilleur  ami. 

ÈLEKTRA. 

O  Étranger,  médites-tu  quelque  ruse  contre  moi  ? 

ORESTÈS. 

l'en  méditerais  donc  contre  moi-même. 

ÈLEKTRA. 

Peut-être  veux-tu  te  jouer  de  mes  maux. 

ORESTÈS. 

Je  me  jouerais  donc  aussi  des  miens. 

ÈLEKTRA. 

Ainsi,  tu  es  Orestès!  C'est  à  Orestès  que  je  parle! 

ORESTÈS. 

C'est  lui-même  que  tu  vois;  mais  tu  me  reconnais  avec 
peine.  Et,  cependant,  quand  tu  as  aperçu,  déposée  sur 
ce  tombeau,  cette  tresse  des  cheveux  de  ton  frère,  si 


LES     KHOEPHORES. 


233 


semblables  aux  tiens,  quand  tu  as  mesuré  les  traces  de 
tes  pas  sur  celles  des  miens,  tu  as  été  transportée  de  joie 
et  tu  t'imaginais  me  voir  moi-même.  Rapproche  cette 
tresse  de  l'endroit  où  je  l'ai  coupée;  vois  cette  toile  tissée 
par  tes  mains,  et  les  coups  de  la  spathè,  et  les  images 
d'animaux  qui  y  sont  brodées.  Contiens-toi,  ne  cède 
point  aux  transports  de  ta  joie,  car  je  sais  que  nos  pro- 
ches sont  nos  cruels  ennemis. 

ÈLEKTRA, 

O  le  plus  cher  souci  des  demeures  de  ton  père!  Espé- 
rance pleurée  d'un  germe  sauveur!  Tu  recouvreras  par 
ton  courage  la  maison  paternelle.  0  doux  à  mes  yeux,  toi 
qui  as  quatre  parts  dans  mon  cœur!  Car,  il  me  faut  te  nom- 
mer mon  père,  et  c'est  à  toi  que  va  l'amour  que  j'avais 
pour  ma  mère  qui  m'est  justement  odieuse,  et  pour  ma 
sœur  cruellement  sacrifiée.  Tu  me  seras  un  frère  fidèle, 
toi  qui,  seul,  viens  à  mon  aide.  Que  la  force  et  la  jus- 
tice, et  Zeus,  le  plus  grand  de  tous  les  Dieux,  soient 
avec  nous  ! 

ORESTÈS. 

Zeusl  Zeusl  contemple  ceci.  Vois  la  race  de  l'aigle, 
privée  de  son  père  étouffé  dans  les  nœuds  de  la  vipère 
horrible.  La  faim  ronge  ses  petits  orphelins  qui  ne  peu- 
vent chasser  comme  leur  père,  ni  suffire  aux  besoins  du 
nid.  Regarde-nous,  Èlektra  et  moi,  enfants  sans  père  et 
chassés  tous  deux  de  leur  demeure.  Si  tu  abandonnais 
les  enfants  de  celui  qui  t'offrait  de  si  riches  sacrifices,  de 
quelles  mains  semblables  recevrais-tu  désormais  les  hon- 
neurs sacrés?  Une  fois  la  race  de  l'aigle  éteinte,  par  qui 
enverrais-tu  aux  mortels  tes  augures  véridiques .''  Si  tout 


234  LES     KHOÈPHORES. 

l'arbre  royal  est  brûlé  jusque  dans  ses  racines,  on  ne 
pourra  orner  de  rameaux  tes  autels  aux  jours  des  sacri- 
fices. Aide-nous!  Relève  de  sa  chute  cette  maison  qui, 
certes,  semble  maintenant  à  jamais  écroulée. 

LE     CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

O  enfants,  ô  sauveurs  du  foyer  paternel,  taisez-vous ! 
O  enfants,  que  nul  ne  vous  entende  et  ne  puisse,  en 
parlant  sans  réserve,  tout  dénoncer  à  ceux  qui  comman- 
dent. Plaise  aux  Dieux  que  je  les  voie  un  jour  morts,  à 
travers  la  fumée  odorante  du  bûcher  ! 

ORESTÈS. 

Non,  certes,  le  tout-puissant  oracle  de  Loxias  ne  me 
trahira  pas ,  lui  qui  m'a  ordonné  d'affronter  ce  danger, 
m'excitant  à  haute  voix  et  me  menaçant ,  de  façon  à  glacer 
mon  cœur  brûlant,  de  malheurs  terribles,  si  je  ne  ven- 
geais le  meurtre  de  mon  père  sur  ses  meurtriers ,  les 
tuant  comme  ils  l'ont  tué,  et  si  je  ne  les  châtiais  de  m'a- 
voir  enlevé  mes  biens.' Certes,  il  m'a  dit  que  je  souffri- 
rais alors  et  que  je  serais  accablé  de  maux  horribles.  Il 
m'a  annoncé  que  les  mortels  seraient  accablés  de  toutes 
les  calamités  qu'il  faut  payer  aux  Érinnyes  irritées ,  et 
que,  pour  moi,  je  serais  en  proie  à  la  maladie  qui  ron- 
gerait mes  chairs,  dévorerait  de  ses  dents  féroces  ma 
première  nature ,  me  rendrait  décrépit  et  blanchirait  mes 
poils.  Et  il  prophétisait  encore  d'autres  assauts  des  Erin- 
nyes ,  à  cause  du  sang  de  mon  père,  et  qu'il  darderait  son 
œil  flamboyant  du  fond  des  ténèbres  ;  car  le  trait  sombre 
que  lancent  les  morts,  quand  des  parents  ont  été  la  proie 
d'un  crime,  et  la  rage,  et  les  épouvantes  nocturnes, 


LES    KHOÈPHORES.  235 

agitent,  troublent  et  chassent  le  misérable  hors  de  la 
ville  avec  un  fouet  d'airain.  Il  n'est  plus  permis  à 
l'homme  souillé  de  prendre  sa  part  du  kratèr  et  des 
libations  versées.  Il  est  repoussé  des  autels  par  la  colère 
cachée  de  son  père;  il  n'est  accueilli  par  personne;  tous 
le  méprisent,  et  il  meurt,  longtemps  après,  sans  amis, 
et  consumé  par  une  destinée  lamentable  et  horrible. 
Certes,  il  faut  en  croire  de  tels  oracles.  Même  sans  y 
croire,  j'accomplirais  encore  mon  dessein.  En  effet, 
d'innombrables  raisons  m'y  poussent  :  l'ordre  d'un  Dieu, 
le  regret  profond  de  mon  père,  et,  par-desslis  tout,  mon 
indigence.  Enfin  ,  je  ne  souffrirai  pas  que  les  plus  illus- 
tres des  citoyens  qui  ont  courageusement  renversé  Troia 
soient  soumis  à  deux  femmes,  car  Aigisthos  a  une  âme 
de  femme.  S'il  n'en  est  rien,  cela  se  saura  bientôt ,  et 
clairement, 

LE   CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

O  grandes  Moires!  Que  tout  s'accomplisse,  avec  l'aide 
deZeus,  selon  la  justice!  Que  la  langue  ennemie  soit 
châtiée  par  une  langue  ennemie  !  La  justice  réclame  à 
haute  voix  ce  qui  lui  est  dû.  Coup  mortel  pour  coup 
mortel!  Qu'il  subisse  le  crime,  celui  qui  a  commis  le 
crime!  C'est  la  maxime  antique. 

ORESTÈS. 

Strophe  I. 

O  Père,  qui  as  souffert  des  maux  terribles,  que  te 
dirai-je  et  que  ferai-je ,  pour  que  la  lumière  luise  dans 
jes  ténèbres  et  parvienne  d'ici,  sous  la  terre,  jusqu'à  ton 


236  LES    KHOÈPHORES. 

lit  funèbre?  Les  salutations  et  les  larmes  sont  les  seuls 
honneurs  rendus  aux  Atréides,  aux  antiques  maîtres  de 
ces  demeures. 

LE    CHŒUR   DES   KHOÈPHORES. 

Strophe  II. 

Enfant,  la  mâchoire  vorace  du  feu  ne  détruit  pas  l'es- 
prit d'un  mort,  et  sa  colère  éclate  après  la  vie.  Le  mort 
gémit,  et  le  meurtrier  est  révélé.  Le  juste  deuil  de  leurs 
ancêtres,  de  leurs  pères,  pousse  de  toutes  parts  les  en- 
fants à  la  vengeance. 

ÈLEKTRA. 

Antistrophe  I. 

Entends  aussi,  ô  Père,  mes  lamentations  amères!  Le 
gémissement  funèbre  de  tes  deux  enfants  te  pleure.  Les 
voici  sur  ta  tombe,  suppliants  et  exilés  tous  deux.  Plus 
de  joie  pour  eux  sans  douleur.  Leur  misère  est  sans 
remède. 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Certes,  de  ces  lamentations,  un  Dieu  peut  faire  naître 
des  cris  de  joie ,  s'il  le  veut.  Au  lieu  de  chants  funèbres, 
l'hymne  victorieux  peut  ramener  dans  les  demeures 
royales  l'ami  qui  vient  de  nous  rejoindre. 

ÈLEKTRA. 

Strophe  III. 
Plût  aux  Dieux  que,  sous   Ilios,  ô   Père,  tu  fusses 


LES    KHOÈPHORES.  287 

tombé  frappé  par  la  lance  de  quelque  Lykien  !  tu  aurais 
laissé  la  gloire  à  ta  maison,  tu  aurais  légué  à  tes  enfants 
une  vie  digne  de  louanges ,  et  tu  aurais  une  haute  tombe, 
honneur  de  ta  race,  sur  le  continent,  au  delà  des  mers! 


LE   CHŒUR   DES    KHOÈPHORES. 

Antistrophe  II. 

Cher  à  tes  amis  morts  glorieusement  avec  toi,  illustre 
SOUS  la  terre,  roi  vénérab.e,  tu  serais  le  ministre  des 
grands  tyrans  souterrains  :  car  tu  étais  roi  pendant  que 
tu  vivais,  parmi  ceux  qui  commandent  aux  hommes  à 
l'aide  du  sceptre  donné  par  la  destinée. 

ÈLEKTRA. 

Aniistrophe  III. 

Mais,  ô  Père,  tu  n'as  pas  été  tué  sous  les  murailles  de 
Troia,  parmi  tant  d'autres  domptés  par  la  lance,  et  tu 
ne  devais  pas  être  enseveli  sur  U-s  bords  du  SkamanJros. 
Que  ne  sont-ils  mort>  auparavant  ceux  qui  l'ont  tué,  afin 
qu'il  pût  apprendre  au  loin  leur  mort,  exempt  lui-même 
de  malheur  1 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Ce  que  tu  souhnites  dans  ta  douleur,  ô  enfant,  est  une 
chose  plus  précieuse  que  l'or,  plus  grande  que  le  Don- 
heur  des  Hyperborécns.  Mais  voii.i  que  le  double  fouet 
siffle  horriblement.  Nos  protecteurs  sont  sous  la  terre, 
et  les  mains  de  nos  maîtres  ne  sont  pas  pures  de  ces 


238  LES     KHOÈPHORES. 

crimes  odieux.  Il  n'en  est,  pour  des  enfants,  qu'une  plus 
grande  tâche  à  remplir. 

ÈLEKTRA. 

Strophe  IV. 

Tes  paroles  ont  pénétré  dans  mon  oreille  comme  une 
flèche.  Zeus,  Zeus  !  tu  envoies  brusquement  du  Hadès  h 
tardive  vengeance  qui  s'attache  au  crime  des  pervers  et 
qui  frappe  les  parents  eux-mêmes. 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES 

Strophe  V. 

Plaise  aux  Dieux  que  je  pousse  bientôt  le  hurlement 
lugubre  sur  l'homme  égorgé  et  sur  la  femme  morte! 
Pourquoi,  en  effet,  cacher  ce  qui  souffle  dans  mon 
coeur?  Ma  profonde  colère  et  ma  haine  amassée  siègent 
sur  ma  face. 

ORESTÈS. 

Antistrophe  IV. 

Ah!  ah!  quand  donc  le  tout-puissant  Zeus  abaissera-t-il 
la  main  pour  frapper  ces  têtes!  Que  cette  terre  recon- 
naisse ta  puissance  1  Je  demande  justice  contre  l'iniquité. 
Entendez-moi,  Dieux  souterrains! 

LE   CHŒUR   DES    KHOÈPHORES. 

C'est  la  loi,  que  le  sang  répandu  par  le  meurtre  de- 


LES    KHOÈPHORES.  289 

mande  un  autre  sang.  Érinnys  pousse  des  cris  de  mort! 
Elle  rend  la  mort  à  qui  a  donné  la  mort. 

ÈLEKTRA. 

Strophe  VI. 

Où  sont,  où  sont  les  Puissances  qui  commandent  aux 
morts  r  Voyez,  ô  toutes-puissanies  Exécrations  des  morts 
égorgés,  voyez  les  tristes  restes  des  Atréides  chassés  de 
leur  demeure!  De  quel  côté  se  tourner,  ô  Zeus? 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Antistrophe  V. 

Tout  mon  cœur  est  ébranlé  par  ces  lamentations.  A 
peine  si  je  garde  quelque  espérance,  et  mon  âme  devient 
noire  en  entendant  tes  paroles.  Mais  ma  douleur  se  dis- 
sipe de  nouveau  quand  je  vois  ton  courage,  et  tout  me 
semble  beau  dans  l'avenir, 

ORESTÈS. 

Antistrophe  VI. 

Que  dirons-nous  de  plus?  Faut-il  rappeler  les  maux 
dont  nous  avons  été  accablés  par  notre  mère?  Il  est  des 
haines  qui  s'apaisent,  mais  non  celles-ci.  Ma  colère 
contre  ma  mère  est  implacable  comme  un  loup  affamé. 

ÈLEKTRA. 

Strophe  VIL 
Elle  a  frappé  comme  Ares,  ou  comme  une  femme  Kis- 


a^O  LES    KHOÈPHORES. 

sienne  toujours  avide  de  combats.  On  a  pu  voir  les  coups 
multipliés  de  sa  main  s'abattant  de  tous  côtés,  de  près 
et  de  loin,  et  redoublant!  Ma  tête  retentit  misérablement 
à  chaque  coup.  O  Dieux!  O  mère  funeste  et  impie!  Tu 
as  osé  ensevelir  ton  époux  en  ennemi,  non  pleuré,  sans 
deuil  et  sans  la  foule  des  citoyens  ! 

ORESTÈS. 

Strophe  VIII. 

Tu  as  dit  toute  l'infamie  du  crime.  Malheur  à  moi! 
C'est  par  mes  mains  et  avec  l'aide  des  Dieux  qu'elle  ex- 
piera la  mort  honteuse  de  mon  père.  Que  je  la  tue  et  que 
je  meure  après! 

ÈLEKTRA. 

Antistrophe  VU. 

Afin  que  tu  le  saches,  elle  l'a  coupé  en  morceaux;  et 
l'ayant  ainsi  traité,  elle  l'a  enseveli,  voulant  emplir  ta 
vie  d'une  douleur  intolérable.  Tu  sais  maintenant  quel  a 
été  le  meurtre  lamentable  de  ton  père. 

ORESTÈS. 

Tu  m'as  dit  la  destinée  de  mon  père! 

ÈLEKTRA. 

Antistrophe  VIII. 
Et  moi,  j'étais  tenue  au  loin,  méprisée,  abjecte,  chas- 


LES    KHOEPHORES.  241 

sée  de  la  demeure  comme  un  vil  chien,  aimant  mieux  les 
larmes  que  le  rire,  et,  pour  toute  joie,  cachant  mon 
deuil  et  mes  plaintes.  Garde  dans  ton  esprit  ce  que  tu 
viens  d'entendre,  et  que  ceci  pénètre  par  tes  oreilles 
jusqu'au  lieu  tranquille  de  la  pensée.  Puisqu'ils  ont  agi 
ainsi,  demande  à  ta  colère  ce  qu'il  te  reste  à  faire.  Pour 
mener  tout  à  fin,  il  faut  avoir  une  haine  invincihie. 

o  R  E  s  T  È  s. 
Strophe  IX. 

Je  t'invoque,  ô  Père!  Ai  Je  tes  enfants! 

ÈLEKTRA. 

Et  moi,  je  t'invoque  avec  mes  larmes! 

LÉ    CHŒUR    DES    KHOEPHORES. 

Et  toute  notre  foule  aussi  crie  vers  toi!  Entends-nous, 
reviens  à  la  lumière,  aide-nous  contre  nos  ennemis! 

ORESTÈS. 

Antistrophe  IX. 

Qu'Ares  lutte  contre  Ares,  la  vengeance  contre  la  ven- 
geance ! 

ÈLEKTRA. 

o  Dieux!  donnez  la  victoire  à  ce  qui  est  juste  1 

16 


242  LES    KHOEPHORES. 

LE    (  HŒUR    DES    KHOÈPHORKS. 

La  terreur  me  saisit  en  écoutant  ces  imprécations.  Ce 
qui  est  fatal  est  résolu  depuis  longtemps.  Que  tout  arrive 
selon  leurs  vœux  ! 

Strophe  X, 

O  misères  de  cette  race!  ô  plaie  sanglante  d'Atè!  ô 
deuils  terribles  et  lamentables  !  ô  douleurs  sans  terme  I 

Antistrophe  X. 

O  maux  incurables  de  ces  demeures,  non  causés  par 
d'autres,  mais  par  ceux  qui  les  habitent  et  qui  prolon- 
gent eux-mêmes  la  sanglante  discorde!  C'est  l'hymne 
des  Déesses  souterraines.  O  Dieux  heureux  du  Hadès, 
entendez  les  prières  de  ces  enfants  et  donnez-leur  la  vic- 
toire! 

ORESTÈS. 

O  Père,  toi  qui  n'es  point  mort  comme  un  roi,  je  te 
supplie!  donne-moi  de  commander  dans  ta  demeure. 

ÈLEKTRA. 

Et  moi,  Père,  je  te  supplie  de  me  sauver  de  la  mort 
terrible  que  doit  subir  Aigisthos. 

ORESTÈS. 

Ainsi,  les  hommes  pourront  t'offrir  les  repas  funèbres 
accoutumés;  sinon,  parmi  les  convives,  tu  resteras,  vil 


LES    KHOÈPHORES.  243 

et  méprisé,  dans  les  flammes  des  bûchers  qui  engraissent 
la  terre. 

ÈLEKTRA. 

Et  moi,  des  demeures  paternelles  je  t'apporterai,  en 
libations  nuptiales,  toutes  mes  richesses;  ei ,  avant  tou- 
tes choses,  j'honorerai  ta  tombe. 


ORES  TES. 

O  terre,  rends-moi  mon  père,  afin  qu'il  assiste  au 
combat  1 

ÈLEKTRA. 

o  Perséphassa!  donne-nous  un  courage  invincible. 

ORESTÈS. 

Souviens-toi,   Père,   du  bain  dans   lequel  tu   as  été 
égorgé  ! 

ÈLEKTRA. 

Souviens-toi  du  filet  dans  lequel  ils  t'ont  tué> 

ORESTÈS. 

Père  !  tu  n'avais  pas  été  enveloppé  de  chaînes  d'airain. 

ÈLEKTRA. 

Mais,  très-honteusement,  dans  un  traître  voile! 


2^4  ^^^    KHOÈPHORES. 


ORESTES. 


N'es-tu  pas  irrité  de  ces  outrages,  ô  Père? 


ELEKTRA. 


Ne  lèveras-tu  pas  ta  tète  très-chère? 


ORESTES. 


Envoie  la  Justice,  qu'elle  combatte  avec  les  tiens!  ou 
bien,  rends  les  coups  que  tu  as  reçus,  si,  ayant  été 
vaincu ,  tu  veux  être  victorieux  à  ton  tour. 

ÈLEKTRA. 

Entends  mes  dernières  prières,  ô  Père,  et  regarde  tes 
jeunes  enfants  auprès  de  ta  tombe.  Aie  pitié  de  ta  fille 
et  du  mâle  de  ta  race!  Ne  laisse  point  s'éteindre  la  pos- 
térité des  Pélopides.  Ainsi,  en  effet,  tu  ne  disparaîtras 
pas,  bien  que  tu  sois  mort;  car  les  enfants  sauvent  la 
renommée  des  morts,  semblables  aux  lièges  qui  font 
surnager  les  mailles  du  filet.  Entends-moi!  Ces  larmes 
coulent  pour  ta  cause,  et  tu  te  sauveras  toi-même  si  tu 
exauces  mes  prières. 

LE    CHŒUR    DES     KHOÈPHORES. 

Il  ne  faut  point  blâmer  ces  lamentations  prolongées  en 
l'honneur  de  cette  tombe  et  de  cette  destinée  non  pleu- 
rée.  A  toi  le  reste!  Puisque  tu  as  résolu  d'agir,  tente  le 
Daimôn  de  la  fortune! 


LES     KHOÈPHORES.  245 

ORESTÈS. 

Cela  sera  fait;  mais  il  n'est  pas  hors  de  ceci  de  recher- 
cher pour  quelle  cause  elle  a  envoyé  ces  libations,  et 
pourquoi  elle  a  voulu  réparer  par  de  tardifs  honneurs 
l'irréparable  crime.  C'est  un  don  misérable  à  un  mort 
insensible.  Je  ne  puis  comprendre  ce  que  signifient  ces 
présents  si  au-dessous  du  crime.  Donner  tout  ce  qu'on 
possède  pour  le  sang  versé  d'un  seul  homme,  c'est  un 
travail  inutile.  Telle  est  ma  pensée.  Mais,  si  tu  le  sais,  ap- 
prends-moi ce  que  je  désire  savoir. 

LE     CHŒUR      DES     KHOÈPHORES. 

Je  le  sais,  ô  enfant,  car  j'étais  là.  C'est  agitée  par  la 
terreur  de  songes  nocturnes  que  cette  femme  impie  a 
envoyé  ces  libations. 

ORESTÈS. 

Connais-tu  ce  songe  ?  Peux-tu  me  le  raconter  clai- 
rement? 

LE     CHŒUR     DES     KHOÈPHORES. 

11  lui  a  semblé,  a-t-elle  dit,  enfanter  un  dragon. 

ORESTÈS. 

Comment  ce  récit  s'est-il  terminé? 

LE     CHŒUR     DES     KHOÈPHORES 

Le  dragon  était  couché  dans  les  langes,  comme  un 
enfant. 


246  LES    KHOÈPHORES. 

ORESTÈS. 

Et  de  quoi  se  nourrissait  ce  monstre  nouveau-né? 

LE     CHŒUR     DES     KHOÈPHORES. 

Dans  son  rêve,  elle  lui  offrait  la  mamelle. 

ORESTÈS. 

Et  comment  la  mamelle  ne  fut-elle  pas  blessée  par  ce 
monstre  horrible  ? 

LE     CHŒUR     DES     KHOÈPHORES. 

Il  suça  le  sang  mêlé  au  lait. 

ORESTÈS. 

Ce  songe  n'est  point  vain  ;  il  lui  a  été  envoyé  par  son 
mari. 

LE     CHŒUR     DES     KHOÈPHORES. 

Elle  a  poussé  des  cris,  épouvantée  par  ce  songe.  Les 
torches,  éteintes  pendant  la  nuit,  se  sont  rallumées  et 
ont  couru  en  foule  dans  les  demeures  à  la  voix  de  la 
Reine.  Et  aussitôt  elle  a  envoyé  ces  libations  funèbres, 
espérant  qu'elles  apporteraient  un  remède  sûr  à  son 
mal. 

ORESTÈS. 

Je  supplie  cette  terre  et  le  tombeau  de  mon  père,  afin 


LES    KHOÈPHORES.  247 

que  ce  songe  s'accomplisse  pour  moi!  Ainsi  que  je  l'in- 
terprète, il  concorde  avec  la  vérité.  En  effet,  le  serpent 
est  sorti  du  même  sein  que  moi,  et  il  a  été  enveloppé 
dans  les  mêmes  langes.  Il  a  sucé  les  mamelles  qui  m'ont 
nourri,  il  a  mêlé  le  sang  à  leur  lait  ;  et,  dans  sa  terreur, 
ma  mère  a  gémi  de  ce  mal  terrible.  De  même  qu'elle  a 
allaité  un  monstre  immonde,  de  même  elle  doit  mourir 
par  la  violence.  C'est  moi  qui  la  tuerai,  changé  en  dra- 
gon, comme  ce  songe  le  révèle.  Je  te  prends  pour  juge 
de  l'interprétation  de  ce  prodige. 

LE     CHŒUR     DES     KHOÈPHORES. 

Que  cela  soit  ainsi  I  Mais  dis  à  tes  amis  s'il  faut  que 
d'autres  que  toi  agissent,  ou  s'il  faut  qu'ils  se  tiennent 
en  repos. 

ORESTÈS. 


^ 


Ma  réponse  est  simple.  Je  veux  qu'Èlektra  rentre  dans 
la  demeure,  et  je  lui  recommande  de  cacher  mes  des-      i 
seins.  Ils  ont  tué  par  ruse  l'homme  vénérable  ;  ils  mour-      ; 
ront  aussi  par  ruse  et  seront  pris  dans  le  même  piège,     '--y 
ainsi  que  l'a  prédit  le  Roi  Apollon  Loxias,  l'infaillible 
Divinateur.  Moi,  semblable  à  un  étranger,  et  chargé  de 
divers  bagages,  j'arriverai  aux  portes  de  la  cour  inté- 
rieure, comme  un  hôte  et  un  compagnon  de  guerre,  avec 
le  seul  Pyladès.  Tous  deux,  nous  parlerons  la  langue 
Parnèside,  avec  l'accent  Phokéen.  Certes,  nul  des  gar- 
diens des  portes  ne  nous  recevra  avec  bienveillance,  car 
toute  cette  maison  est  troublée  par  la  colère  des  Dieux. 
Mais  nous  resterons,   afin  que   quelque  passant  dise, 
nous  voyant  devant  la  demeure  :  —  Pourquoi  repousser 


248  LES    KHOÈPHORES. 

du  seuil  un  suppliant'?  Aigisthos,  s'il  est  ici,  ne  l'a-t-il 
point  appris? —  Mais,  si,  ayant  passé  le  seuil  des  portes 
intérieures,  je  trouve  Aigisthos  assis  sur  le  thrône  de 
mon  père,  ou  si,  pour  me  parler,  il  vient  à  moi  et  me 
regarde,  certes,  sache-le,  avant  qu'il  ait  dit  :  —  Étranger, 
d'où  es-tu  ?  —  je  le  tuerai  brusquement,  en  le  clouant  de 
l'airain.  L'Érinnys  du  meurtre,  déjà  gorgée  de  sang,  en 
boira  une  troisième  fois.  Maintenant,  toi,  Èlektra,  ob- 
serve bien  ce  qui  se  passe  dans  la  demeure,  afin  que  tout 
concoure  avec  notre  dessein.  Vous,  retenez  votre  lan- 
gue ;  taisez-vous  ou  parlez  quand  il  le  faudra.  Pour  le 
reste,  je  supplie  Loxias  de  m'être  favorable,  puisqu'il 
m'a  imposé  cette  lutte  par  l'épée. 

LE     CHŒUR     DES     KHOÈPHORES. 

Strophe  I. 

La  terre  nourrit  d'innombrables  terreurs  et  de  grands 
maux;  les  gouffres  de  la  mer  abondent  de  monstres  ter- 
ribles à  l'homme;  des  feux  flamboyants  tombent  des 
hautes  nuées,  et  nous  pouvons  nous  rappeler  tout  ce  qui 
vole  et  rampe,  aussi  bien  que  la  fureur  qui  jaillit  de  la 
tempête. 

Antistrophe  I. 

Mais  qui  dira  l'aveugle  audace  de  l'homme  et  de  la 
femme,  ce  qu'ils  osent  tenter,  et  les  amours  sans  frein 
qui  amènent  la  ruine  inévitable  des  mortels?  Quand  il 
possède  le  cœur  de  la  femme,  cet  amour  qui  n'est  pas 
l'amour,  il  dompte  les  hommes  comme  il  fait  des  bêtes 
féroces. 


LES    KHOÈPHORES.  249 

Strophe  IL 

Qu'il  se  rappelle,  celui  qui  n'oublie  pas,  dans  son  es- 
prit léger,  comment  la  misérable  ThestiaJe,  funeste  à 
son  fils,  conçut  le  dessein  de  brûler  le  tison  qui  devait 
durer  autant  que-son  enfant,  depuis  qu'ayant  été  mis  au 
monde  par  sa  mère,  il  poussa  son  premier  vagissement, 
jusqu'à  son  jour  fatal. 

Antistrophe  II. 

Qu'on  se  souvienne  aussi  de  la  cruelle  et  abominable 
Skylla  qui,  pour  des  ennemis,  perdit  l'homme  qui  devait 
lui  être  cher.  Séduite  par  les  bracelets  d'or  Krètois,  dons 
de  Minôs,  elle  coupa  sur  la  tête  de  Nisos,  profitant  de 
son  sommeil,  le  cheveu  immortel,  la  chienne  !  et  Her- 
mès se  saisit  d'elle. 

Strophe  III. 

Ayant  parlé  de  ces  aventures  lamentables,  ne  dois-je 
point  rappeler  le  détestable  mariage,  funeste  à  ces  de- 
meures, et  les  embûches  perfides  de  la  femme  ourdies 
contre  l'homme  belliqueux  que  ses  ennemis  eux-mêmes 
admiraient  pour  son  courage?  Il  faut  mépriset  le  foyer 
sans  feu  et  la  honteuse  domination  d'une  femme. 

Antistrophe  III. 

De  tous  ces  crimes  horribles  le  plus  célèbre  est  le 
crime  Lemnien.  Il  est,  certes,  en  abomination.  Qui 
pourrait  rien  comparer  aux  meurtres  Lemniens?  Toute 
une  race  a  péri,  détestée  des  Dieux  et  en  exécration  aux 


25o  LES    KHOÈPHORES. 

hommes.  Personne  ne  peut  honorer  ce  qui  est  détesté 
des  Dieux.  Lequel  de  ces  crimes  ai-je  rappelé  sans 
raison  ? 

Strophe  IV. 

L'épée  aiguë  que  la  Justice  enfonce  dans  la  poitrine 
blesse  terriblement.  Il  est  défendu  de  fouler  le  chemin 
par  lequel  on  s'éloigne,  contre  tout  droit,  du  respect  dû 
à  Zeus. 

Antistrophe  IV. 

Mais  la  tige  de  la  Justice  est  toujours  droite,  et  Aisa 
qui  forge  les  épées  aiguise  l'airain.  Erinnys  aux  pro- 
fondes pensées  ramène  l'enfant  dans  les  demeures,  pour 
V  laver  la  souillure  des  anciens  crimes. 


ORESTES. 


Esclave,  esclave  !  entends  les  coups  dont  je  heurte  la 
porte.  Encore  une  fois,  esclave,  esclave!  y  a-t-il  qucl« 
qu'un  ici?  J'appelle  pour  la  troisième  fois,  afin  qu'on 
me  réponde,  si,  toutefois,  Aigisthos  connaît  l'hospi- 
talité. 

LE   PORTIER. 

C'est  bien,  j'entends.  Étranger,  d'où  es-tu?  D'où 
viens-tu  ? 


LES    KHOÈPHORES.  25l 

ORE3TÈS. 

Dis  aux  maîtres  de  ces  demeures  que  je  viens  leur  ap- 
porter une  nouvelle.  Hâte-toi.  Voici  que  le  sombre  char 
de  la  Nuit  s'avance.  Il  est  temps  pour  des  voyageurs  de 
jeter  l'ancre  dans  une  demeure  qui  les  repose  des  fati- 
gues du  chemin.  Que  quelqu'un  vienne,  la  maîtresse  de 
cette  maison  elle-même,  ou  le  maître,  ainsi  qu'il  est  plus 
convenable.  Le  respect,  alors,  ne  rendrait  point  mes  pa- 
roles obscures.  L'homme  parle  plus  franchement  à 
l'homme  et  dit  toute  sa  pensée. 

KLVTAIMNESTRA. 

Etrangers,  parlez  donc,  que  vous  faut-il?  Toutes 
choses  se  trouvent  dans  ces  demeures,  des  bains  chauds 
qui  reposent  de  la  fatigue,  un  lit  et  des  visages  bienveil- 
lants. Si  vous  avez  un  plus  grave  souci,  c'est  l'affaire  du 
maître,  et  je  le  lui  dirai. 

ORESTÈS. 

Je  suis  étranger,  de  Daulis,  chez  les  Phokéens.  J'al- 
lais, chargé  de  mon  bagage,  vers  Argos  où  je  viens  de 
mettre  !c  pied,  lorsqu'un  homme  qui  m'était  inconnu  et 
que  je  ne  connaissais  pas,  m'a  rencontré  et  m'a  enseigné 
mon  chemin.  C'était  Sirophios  le  Phokéen.  J'ai  appris 
son  nom  en  causant,  et  il  m'a  dit  :  —  Étranger,  puisque 
tu  te  rends  à  Argos  pour  quelque  affaire,  souviens-toi 
bien  d'annoncer  aux  parents  d'Orestès  qu'il  est  mort. 
N'oublie  pas.  Tu  me  rapporteras  leurs  ordres,  soit 
qu'ils  redemandent  sa  cendre,  soit  qu'on  l'ensevelisse 
dans  la  terre  dont  il  a  été  l'hôte.  Maintenant,  en  effet, 


252  LES     KHOÈPHORES. 

les  cendres  du  jeune  homme  convenablement  pleuré 
sont  enfermées  dans  une  urne  d'airain.  —  Ce  que  j'ai 
entendu,  je  l'ai  dit.  Je  ne  sais  si  je  parle  à  ceux  que  cela 
concerne,  à  ses  parents  ;  mais  il  convient  que  le  père  le 
sache. 

ÈLEKTRA. 

Malheur  à  moi  !  Notre  ruine  est  achevée  par  ce  mal- 
heur. O  invincible  Exécration  de  ces  demeures,  que  de 
choses  tu  as  vues  qui  se  croyaient  à  l'abri  et  que,  de 
loin,  tu  as  atteintes  de  tes  traits  !  Tu  me  prives,  moi, 
très-malheureuse,  de  ceux  qui  m'aimaient  !  Et,  mainte- 
nant, Orestès,  qui  s'était  bien  gardé  de  mettre  le  pied 
dans  ce  bourbier  funeste,  qui  était  l'unique  espérance 
de  salut  et  de  joie  pour  ces  demeures,  Orestès  me  laisse 
désespérée  ! 

ORESTÈS. 

Pour  moi,  j'aurais  voulu  apporter  à  des  hôtes  heureux 
une  abondance  de  bonnes  nouvelles,  en  retour  de  l'hos- 
pitalité et  de  l'accueil  bienveillant.  Quoi  de  meilleur,  en 
effet,  que  d'être  agréable  à  ses  hôtes?  Mais  j'ai  pensé, 
dans  mon  esprit,  qu'il  serait  mal  de  ne  point  vous  an- 
noncer une  chose  d'un  si  grand  intérêt,  puisque  je  l'avais 
promis  et  que  vous  me  donnez  l'hospitalité. 

KLYTAIMNESTRA. 

Tu  n'en  seras  ni  moins  bien  reçu,  ni  moins  traité  en 
ami  dans  cette  demeure.  Un  autre  serait  venu  comme 
toi  porter  cette  nouvelle.  Mais  il  est  temps  que  nos 
hôtes  se  reposent,  après  avoir  marché  pendant  tout  un 


LES    KHOÈPHORES.  i53 

jour  et  fait  une  longue  route.  Conduisez  celui-ci  dans  la 
chambre  des  hommes,  réservée  aux  hôtes  en  cette  mai- 
son, puis  vous  songerez  à  son  compagnon.  Que  tout  ce 
que  contient  la  demeure  leur  soit  offert.  Faites  ce  que 
j'ordonne.  Moi,  je  vais  tout  apprendre  à  celui  qui  com- 
mande ici,  et  comme  nous  ne  manquons  pas  d'amis, 
nous  délibérerons  avec  eux  sur  ce  qui  arrive. 


LE    CHŒUR    DES     KHOEPHORES. 

Allons,  servantes  de  cette  demeure,  quand  ferons-nous 
des  vœux,  à  haute  voix  et  ardemment,  pour  le  salut 
d'Orestès?  O  terre  vénérable,  et  toi,  tertre  sacré  du  tom- 
beau qui  couvres  le  corps  royal  du  chef  de  tant  de  nefs, 
maintenant  exauce-nous,  aide-nous  !  Le  temps  est  venu 
de  tendre  l'embûche  rusée.  Qu'Hermès  souterrain  mar- 
che devant  ceux-ci,  dans  leur  sombre  voie,  pour  ce  com- 
bat où  frappera  l'épée. 

LE     PORTIER. 

Cet  étranger  semble  préparer  quelque  malheur.  Je  vois 
la  nourrice  d'Orestès  tout  en  larmes.  Pourquoi,  Gilissa, 
sors-tu  de  la  maison  ?  Le  chagrin  est  un  serviteur  qui 
t'accompagne  sans  que  tu  le  payes. 

LA     NOURRICE     GILISSA. 

La  Reine  ve^at  qu'Aigisthos  parle  à  ces  étrangers,  le 


î54  LES    KHOÈPHORES. 

plus  promptement  possible,  afin  d'apprendre  sûrement, 
par  lui-même,  la  nouvelle  qui  vient  d'arriver.  En  face 
des  serviteurs,  elle  a  caché  la  joie  de  son  âme  sous  un 
visage  attristé,  à  cause  de  l'heureux  message  de  ces 
étrangers  ;  mais  la  destinée  de  cette  maison  est  rendue 
très-misérable  par  cette  nouvelle  certaine  qu'ont  appor- 
tée nos  hôtes.  Certes,  Aigisthos  aura  le  cœur  plein  de 
joie  quand  il  l'apprendra.  O  malheureuse!  combien 
ces  malheurs  qui  se  sont  rués  autrefois  sur  la  demeure 
d'Atreus  ont  déchiré  mon  cœur  dans  ma  poitrine,  mais 
jamais  d'une  aussi  grande  douleur  qu'aujourd'hui  !  J'ai, 
autant  que  je  l'ai  pu,  supporté  les  autres  maux  avec  pa- 
tience; mais  mon  cher  Orestès ,  le  souci  de  mon  âme, 
que  j'ai  nourri,  l'ayant  reçu  de  sa  mère,  qui  de  ses  cris 
aigus  me  laisait  lever  pendant  la  nuit,  et  pour  qui  j'ai 
enduré  tant  de  fatigues  et  de  peines  inutiles!  Il  faut  bien, 
en  effet  ,  deviner  celui  qui  n'a  pas  plus  de  raison  qu'une 
bête.  Comment  faire  autrement?  Un  enfant  dans  les 
langes  ne  parle  pas,  soit  que  la  faim  ou  la  soif,  ou  le 
besoin  d'uriner  le  prenne,  car  le  ventre  d'un  enfant  n'at- 
tend rien.  Je  prévoyais  cela,  et  souvent,  je  l'avoue,  je 
me  suis  trompée.  Puis,  il  fallait  laver  les  langes  de  l'en- 
fant, car  la  nourrice  est  aussi  blanchisseuse.  J'eus  ce 
double  devoir  du  jour  où  Orestès  me  fut  donné  à  élever 
par  son  père.  Et  maintenant,  malheureuse,  j'apprends 
qu'il  est  mort  !  Mais  je  vais  trouver  cet  homme  qui  est 
le  malheur  de  cette  maison.  Sans  doute  il  entendra  cette 
nouvelle  avec  joie! 

LE    CHŒUR    DES     KHOÈPHORES. 

De  quelle  fajon  Klytaimnestra  lui  fait-elle  dire  de 
venir? 


LES    KHOÈPHORES.  255 

LA    NOURRICE    GILISSA. 

Comment?  Répèle  tes  paroles,  afin  que  je  comprenne 
mieux. 

LE     CHŒUR    DES     KHOÈPHORES. 

Doit-il  venir  seul  ou  avec  ses  gardes? 

LA    NOURRICE    GILISSA. 

Elle  lui  dit  de  venir  avec  ses  gardes  armés. 

LE    CHŒUR    DES     KHOÈPHORES. 

Garde-toi  de  dire  cela  à  ce  maître  que  tu  hais,  mais 
qu'il  vienne  seul.  Et,  pour  qu'il  t'écoute  sans  crainte, 
parle-lui  d'un  air  joyeux,  afin  qu'il  se  hâte.  Tout  un 
événement  caché  dépend  de  ton  message. 

LA    NOURRICE   GILISSA. 

Te  réjouirais-tu  donc  des  nouvelles  que  je  porte? 

LE     CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Zeus  peut  changer  le  mal  en  bien. 

LA    NOURRICE   GILISSA. 

Comment?  Puisque  l'espoir  de  cette  maison, Orestôs, 
est  mort. 


l56  LES  KHOÈPHORES. 

LE  CHŒUR  DES  KHOÈPHORES. 

Pas  encore  !  Un  mauvais  divinateur  même  le  devine- 
rait. 

LA    NOURRICE    GILISSA. 

Que  dis-tu?  Sais-tu  le  contraire  de  ce  qu'ont  annonce 
ces  étrangers? 

LE    CHŒUR    DES     KHOÈPHORES. 

Va  porter  ton  message  et  faire  ce  qu'on  t'a  ordonne. 
Laisse  aux  Dieux  le  soin  d'accomplir  leurs  desseins. 

LA    NOURRICE    GILISSA. 

J'irai   et  je  t'obéirai.  Que  tout  arrive  pour  le  mieux, 
par  la  grâce  des  Dieux! 


LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Strophe  I. 

Maintenant,  Zeus,  père  des  Dieux  Olympiens,  accorde 
à  mes  prières  que  je  voie  ces  enfants  accomplir  heureu- 
sement leurs  justes  desseins!  Je  prononce  des  paroles 
équitables,  ô  Zeus!  Ah!  ah!  veille  sur  lui! 


LES    KHOÈPHORES.  zS/ 

Strophe  IL 

Au  lieu  des  ennemis  qui  sont  ici,  ramène-le  dans  sa 
demeure,  ôZeus  !  car,  une  fois  devenu  grand,  il  te  rendra 
doublement  et  triplement  ce  que  tu  auras  fait  pour  lui. 
Sache  que  l'enfant  orphelin  d'un  homme  qui  t'était  cher 
est  attelé  au  char  des  calamités.  Modère  sa  course,  et 
que  cette  terre  le  voie  s'avancer  d'un  pas  sûr  jusqu'à 
ce  qu'il  soit  sauvé  ! 

Strophe  III 

Et  vous  qui  protégez  les  richesses  anciennement  amas- 
sées dans  ces  demeures  ,  entendez-nous  ,  Dieux  bienveil- 
lants! Lavez  par  une  nouvelle  expiation  le  sang  des 
meurtres  antiques;  mais  que  désormais  un  crime  passé 
n'amène  plus  un  autre  crime  dans  cette  maison  ! 

Antistrophe  I. 

Mais  celui-ci  sera  juste  !  O  toi  qui  habites  la  grande 
Caverne ,  fais  que  la  demeure  du  jeune  homme  lui  soit 
heureusement  rendue,  et  soulève  de  ses  yeux  le  sombre 
voile  qui  les  couvre,  afin  qu'il  voie  librement  et  claire- 
ment. 

Antistrophe  II. 

Que  le  fils  de  Maia  lui  soit  très -favorable  et  lui  vienne 
en  aide  dans  son  entreprise  équitable  !  car  il  peut  le 
seconder,  s'il  le  veut.  Mais  tes  paroles  obscures  sont 
parfois  enveloppées  du  brouillard  de  la  nuit,  et,  pen- 
dant le  jour,  elles  ne  sont  pas  plus  claires. 

«7 


25S  LES    KHOÈPHORES. 

Strophe  IV, 

Et,  alors,  les  richesses  reconquises  de  ces  demeures 
te  seront  offertes  c:  nous  chanterons  en  l'honneur  de  la 
Ville  un  chant  tumultueux  de  femmes.  Que  tout  finisse 
bien!  Pour  moi ,  ma  joie,  toute  ma  joie  est  que  le  mal- 
heur s'éloigne  de  ceux  que  j'aime. 

Antistrophe  III. 

Mais  toi,  sois  plein  de  fermeté  quand  l'instant  d'agir 
arrivera  ,  et ,  pour  venger  ton  père,  quand  elle  te  criera  : 
Mon  fils  !  réponds  par  le  nom  paternel  et  fais  ce  que  tu 
dois  faire  ! 

Antistrophe  IV. 

Aie  dans  ta  poitrine  le  courage  de  Perseus,  et  à  tes 
amis  qui  sont  sous  la  terre  et  à  ceux  qui  vivent  offre  ta 
joie  en  sacrifice.  Porte  la  sanglante  Atè  dans  ton  cœur, 
et  tue  qui  a  commis  le  crime  ! 


AIGISTHOS. 


Me  voici,  non  parce  qu'on  m'a  appelé,  mais  pressé 
de  répondre  au  message.  J'apprends  que  des  étrangers 
ont  apporté  la  triste  nouvelle  de  la  mort  d'Orestès.  Ce 
sera  un  grand  trouble  de  plus  pour  cette  demeure  encore 


LES    KHOÈPHORES.  259 

emplie  d'épouvante  à  cause  du  dernier  meurtre  et  qui 
en  est  restée  ulcérée  et  saignante.  Comment  saurai-je 
sûrement  si  la  chose  est  vraie,  ou  s'il  n'y  a  que  de  vaines 
rumeurs  de  femmes  saisies  de  terreur,  telles  que  ces 
bruits  qui  volent  dans  l'air  et  s'éteignent?  Que  sais-tu  de 
tout  ceci  que  tu  puisses  m'expliquer  ? 

LE    CHŒUR     DES     KHOÈPHORES. 

Nous  en  avons  entendu  parler,  mais  demande  aux 
Etrangers,  entre  dans  la  maison.  Pour  être  certain  des 
choses,  il  faut  interroger  soi-même. 

AIGISTHOS. 

Certes,  je  veux  voir  et  interroger  moi-même  le  mes- 
sager. Je  veux  savoir  s'il  a  vu  Orestès  mort,  ou  s'il  n*a 
apporté  qu'une  vaine  rumeur.  Il  ne  trompera  pas  ma 
clairvoyance. 


LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Zcus.  Zcus  !  Par  où  commencerai-je  mes  supplications 
et  mes  prières?  Comment  dirai-je  les  vœux  bienveil- 
lants que  je  forme?  En  effet,  voici  l'instant  des  épées, 
sanglantes  tueuses  d'hommes!  Ou  bien  la  race  entière 
d'Agamemnôn  va  périr,  ou  bien  Orestès,  allumant  le 
feu  et  la  flamme  pour  reconquérir  la  liberté  ,  ainsi  que 
sa  puissance  sur  les  citoyens,  rentrera  dans  la  grande 
richesse  de  son  père.  Dans  une  telle  lutte,  seul  contre 


200  LKS    KHOÈPHORES. 

deux,  le  divin  Orestès  va  combattre.  Qu41  soit  victo- 
rieux ! 

AIGISTHOS. 

Ah!  hélas!  Dieux! 

LE    CHŒUR     DES    KHOÈPHORES. 

Bien!  bien!  va!  —  Comment  la  chose  va-t-elle?  Com- 
ment ceci  s'est-il  passé  dans  la  maison  ?  Si  l'action  est 
accomplie,  retirons-nous,  afin  de  sembler  innocentes. 
Certes,  le  combat  est  terminé. 


LE   PORTIER. 

Malheur  à  moi!  malheur  à  moi!  Le  maître  est  mort! 
Trois  fois  malheur  à  moi!  Aigistlios  est  mort!  Ouvrez, 
ouvrez  promptement  les  portes  de  la  chambre  de  la 
Reine,  retirez  les  verrous  de  la  chambre  des  femmes  ! 
Nous  avons  besoin  d'un  homme  vigoureux,  non  cepen- 
dant pour  venir  en  aide  à  un  mort,  à  quoi  bon?  — 
Malheur!  malheur!  Je  crie  à  des  sourds  et  parle  à  des 
endormis.  Où  est  Klytaimnestra?  que  fait-elle?  Je  pense 
qu'elle  aussi  va  tomber,  près  d'Aigisihos,  frappée  par  la 
vengeance. 


LES  KHOEPHORES. 


KL  YTAIMNESTRA. 


261 


Qu'y  a-t-il?  Pourquoi  pousses-tu  ces  clameurs  dans  la 
maison? 


LE    PORTIER. 

Je  dis  que  les  vivants  sont  tués  par  les  morts. 

KLYTAIMNESTRA. 

Malheur  à  moi  !  Je  comprends  l'énigme.  Nous  périrons 
par  la  ruse,  comme  nous  avons  tué  par  ruse.  Qu'on  me 
donne  promptement  une  hache  tueuse  d'hommes,  à  deux 
tranchants  !  Sachons  si  nous  vaincrons,  ou  si  nous  serons 
vaincus.  Nous  en  sommes  à  cette  extrémité. 

ORESTÈS. 

Je  te  cherche  aussi,  toi!  Celui-ci  est  paye. 

KLYTAIMNESTRA. 

Malheur  à  moi  !  Tu  es  mort ,  très-cher  Aigisthos  ! 

ORESTÈS. 

Tu  aimes  cet  homme  ?  Tu  coucheras  avec  lui ,  dans  la 
même  tombe,  et  tu  ne  le  trahiras  pas,  bien  qu'il  soit 
mort. 

KLYTAIMNESTRA. 

Retiens  ta  main,  ô  mon  enfant!  Respecte  le  sein  où 


262  LES   KHOÈPHORES. 

tu  as  tant  de  fois  dormi  et  où  de  tes  lèvres  tu  as  sucé  le 
lait  nourrissant  ! 

ORESTÈS. 

Pyladès  !  que  ferai-je  ?  Je  crains  de  tuer  ma  mère. 

PYLADÈS. 

Et  que  fais-tu  des  oracles  de  Loxias,  rendus  à  Pythô, 
et  de  tes  promesses  sacrées?  Mieux  vaut  avoir  tous  les 
hommes  pour  ennemis  plutôt  que  les  Dieux. 

ORESTÈS. 

Tes  paroles  sont  les  plus  fortes  et  ton  conseil  est  bon. 
—  Toi,  suis-moi  1  Je  veux  te  tuer  auprès  de  cet  hon-.me. 
Pendant  sa  vie,  par  toi  il  l'a  emporté  sur  mon  père: 
morte,  couche-toi  avec  cet  homme  que  tu  aimes,  tandis 
que  tu  détestais  celui  que  tu  devais  aimer. 

KLYTAIMNESTRA. 

Je  t'ai  nourri,  et  maintenant  je  voudrais  vieillir! 

ORESTÈS. 

Ainsi,  toi,  meurtrière  de  mon  père,  tu  habiterais  avec 
moi  ! 

KLYTAIMNESTRA. 

C'est  la  Moire,  ô  mon  enfant,  qui  est  seule  coupable. 


LES    KHOÈPHORES.  2^3 


OR  ES  TE  S. 


El  c'est  aussi  la  Moire  qui  va  t 'égorger. 

KLYTAIMNESTRA. 

Ne  redoutes-tu  pas  les  malédictions  de  la  mère  qui  t'a 
conçu,  ô  mon  enfant? 

ORESTÈS. 

M'ayant  conçu,  tu  m'as  jeté  dans  la  misère! 

KLYTAIMNESTRA. 

T'ai-je  rejeté  en  t'cnvoyant  dans  une  demeure  hospi- 
talière ? 

ORESTÈS. 

J'ai  été  deux  fois  vendu,  moi,  fils  d'un  père  libre! 

KLYTAIMNESTRA. 


Où  donc  est  le  prix  que  j'ai  reçu? 


ORESTES. 


J'aurais  honte  de  te  le  nommer. 


KLYTAIMNESTRA. 


N'aie  point  honte;  mais  dis  aussi  les  fautes  de  ton 
père. 


264  LES    KHOÈPHORES. 


ORESTES. 


N'accuse  point  celui  qui  travaillait  au  loin  tandis  que 
tu  restais  assise  dans  la  demeure. 


K  L  Y  T  A I M  N  E  s  T  R  A. 

C'est  un  grand  malheur  pour  une  temme  d'être  loin 
de  son  mari ,  ô  mon  enfant  ! 

OR  ESTES. 

Le  travail  du  mari  nourrit  la  femme  assise  dans  la  de- 
meure. 

KLYTAIMNESTRA. 

Ainsi,  mon  enfant,  il  te  plaît  de  tuer  ta  mère? 

ORESTÈS. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  te  tue,  c'est  toi-même! 

KLYTAIMNESTRA. 

Vois!  crains  les  Chiennes  furieuses  d'une  mère. 

ORESTÈS. 

Et  comment  échapperai-je  à  cell  s  d'un  père,  si  je  ne 
le  venge  point? 


LES    KHOÈPHORES.  2,6b 

KLYTAIMNESTRA. 

Ainsi,  vivante,  je  me  lamente  en  vain  au  bord  de  ma 
tombe? 

ORESTÈS. 

Le  meurtre  de  mon  père  te  fait  cette  destinée. 

KLYTAIMNESTRA. 

Malheur  à  moi!   J'ai  conçu  et  nourri  ce  serpent.  Le 
songe  qui  m'a  épouvantée  disait  vrai  ! 

ORESTÈS. 

Tu  as  tué  le  père,  tu  mourras  par  le  fils. 


LE    CHŒUR    DES    KHOEPHORES. 

Pleurons  encore  ce  double  meurtre.  Orestès,  qui  a 
tant  souffert,  vient  de  mettre  le  comble  à  tant  de  cri- 
mes !  Cependant,  rendons  grâces  par  nos  prières  que 
l'œil  de  ces  demeures  ne  soit  pas  éteint. 

Strophe  I. 

La  Justice  ,  après  un  long  temps,  est  venue  pour  les 
Priamides,  le  châtiment  vengeur  est  venu!  Le  double 


266  LES    KHOÈPHORES. 

Lion,  le  double  Arès,  est  venu  aussi  dans  la  demeure 
d'Agamemnôn.  Il  a  assouvi  sa  pleine  vengeance,  l'Exilé 
poussé  par  les  oracles  Pythiens.  Il  est  heureusement  vic- 
torieux par  l'ordre  des  Dieux;  les  malheurs  de  cette 
royale  maison  ont  pris  fin;  il  est  maître  de  ses  biens,  et 
les  deux  coupables  ont  subi  leur  triste  destinée! 

Antistrophe  I. 

Le  châtiment  par  la  ruse  est  venu  après  le  crime  ac- 
compli par  la  ruse.  La  vraie  fille  de  Zeus  a  conduit  la 
main  d"Orestès.  Les  hommes  la  nomment  Justice,  et 
c'est  son  vrai  nom.  Elle  souffle  contre  nos  ennemis  sa 
colère  terrible,  et  c'est  elle  qu'avait  annoncée  Loxias  le 
Parnasien  qui  habite  une  grande  caverne  dans  le  sein  de 
la  terre. 

Strophe  II. 

Elle  est  venue  enfin,  après  un  long  temps,  pousser  îi 
sa  perte  la  femme  perfide.  Car  la  puissance  des  Dieux 
est  soumise  à  cette  loi  qu'ils  ne  peuvent  venir  en  aide  à 
l'iniquité.  Il  faut  révérer  la  puissance  Ouranienne.  Voici 
qu'il  nous  a  été  donné  de  revoir  la  lumière  ! 

Antistrophe  II. 

Je  suis  délivrée  du  frein  pesant  qui  opprimait  cette 
maison.  Relevez-vous,  ô  demeures!  Assez  longtemps 
vous  êtes  restées  gisant  contre  terre.  Bientôt  le  temps, 
par  qui  tout  change,  renouvellera  votre  seuil,  quand  les 
purifications  auront  lavé  toutes  les  souillures  du  foyer. 
Alors  ils  jouiront  d'une  heureuse  fortune,  les  habitants 
de  ces  demeures,  qui  ont  vu  et  entendu  tant  de  choses 


LES    KHOÈPHORES.  267 

lamentables.  Voici  qu'il  nous  a  été  donné  de  revoir  la 
lumière  ! 


ORESTES. 


Voyez  les  deux  tyrans  de  cette  terre,  les  meurtriers  de 
mon  père,  les  dévastateurs  de  cette  maison!  Ils  étaient 
naguère  vénérables,  et  ils  s'asseyaient  sur  le  thrône 
royal.  Et,  maintenant,  ils  s'aiment  encore,  comme  on 
en  peut  juger  par  ce  qu'ils  ont  subi ,  et  leur  foi  mutuelle 
est  toujours  la  même.  Ils  avaient  juré  de  donner  la  mort 
à  mon  malheureux  père  et  de  mourir  ensemble ,  et  ils 
ont  pieusement  tenu  leur  serment  I  Voyez  aussi ,  vous 
qui  n'ignorez  pas  ce  crime ,  voyez  cet  instrument  du 
meurtre  ,  lien  et  filet  où  furent  pris  les  pieds  et  les  mains 
de  mon  malheureux  père.  Etendez  ce  voile,  et,  debout 
tout  autour,  voyez  le  filet  où  se  prennent  les  hommes. 
Que  le  Père  le  voie!  non  le  mien,  mais  celui  qui  voit 
tout,  Hèlios  !  Qu'il  voie  les  actions  impies  de  ma  mère, 
et,  si  je  suis  accusé,  qu'il  me  soit  témoin  que  j'ai  légiti- 
mement commis  ce  meurtre.  Je  ne  m'inquiète  point  de 
celui  d'Aigisihos,  car  il  n'a  reçu,  comme  la  loi  l'ordonne, 
que  le  châtiment  de  l'adultère.  Mais  celle  qui  a  médité 
ce  crime  odieux  contre  l'homme  dont  elle  a  porté  les 
enfants  sous  sa  ceinture ,  fardeau  si  doux  alors  et  main- 
tenant funeste,  que  t'en  semble-t-il .?  Certes,  c'était 
une  murène  ou  une  vipère  qui  empoisonnait  tout  ce 
qu'elle  touchait,  même  sans  morsure,  par  son  audace 
violente,  son  iniquité  et  sa  méchanceté!  Et  ceci,  de 
quel  nom  le  nommerai-je?  Rêt  à  prendre  le.i  hêtes  {6- 


268  LES    KHOÈPHORES. 

roces,  ou  voile  d'une  baignoire  de  mort?  Tout  nom  est 
le  vrai,  que  je  dise  filet  ou  voile  à  embarrasser  les  pieds. 
L'homme  qui  se  met  à  l'affût  des  voyageurs  et  vit  de  ce 
qu'il  vole  s'en  servirait  volontiers.  A  l'aide  de  cet  instru- 
ment de  ruse,  il  commettrait  d'innombrables  meurtres 
et  il  en  méditerait  autant  dans  son  esprit.  Une  telle 
femme  n'habitera  jamais  auprès  de  moi  dans  mes  de- 
meures. Que  je  meure  plutôt,  grâce  aux  Dieux,  sans 
enfants  1 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Hélas,  hélas  !  choses  lamentables!  —  Toi,  tu  es  morte 
d'une  mort  terrible  !  hélas  !  hélas  !  mais  la  souffrance 
fleurit  pour  celui  qui  survit. 


0  RESTES. 

L'a-t-elle  fait,  ou  ne  l'a-t-elle  pas  fait?  Ce  voile  rougi 
par  l'épée  d'Aigisthos  m'est  un  témoin  sûr.  Les  taches 
de  sang  ont  résisté  au  temps  et  altèrent  encore  les  cou- 
leurs variées  de  ce  voile.  En  le  voyant,  je  m'applaudis 
et  je  pleure,  à  la  fois,  sur  moi-mêm,e,  et  j'atteste  ce  tissu 
qui  a  perdu  mon  père.  Je  pleure  le  meurtre  et  la  ven- 
geance, et  ma  race  tout  entière,  et  je  gémis  sur  cette  vic- 
toire qu'il  faudra  expier. 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Nul  parmi  les  hommes  ne  passe  des  jours  tranquilles 
pendant  tout  le  temps  de  sa  vie.  Chacun  souffre  à  son 
tour,  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre! 


lES    KHOÈPHORES.  tÔQ 

ORESTÈS. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  je  sais  comment  tout  ceci  doit  finir. 
Ainsi  que  des  chevaux  sans  frein,  emportés  hors  du 
chemin  des  chars,  mes  sens  effarés  me  domptent  et 
m'emportent,  et  mon  cœur  est  prêt  à  hurler  de  terreur 
et  la  rage  se  rue  en  lui!  Pendant  que  je  me  possède  • 
encore,  je  crie  à  mes  amis  que  j'ai  tué  ma  mère  avec 
justice,  car  elle  était  souillée  du  meurtre  de  mon  père 
et  les  Dieux  la  haïssaient.  Celui  qui  m'a  donné  ce  cou-  "t 
rage,  c'est  Loxias,  le  Divinateur  Pythien!  C'est  lui  qui 
m'a  révélé  par  ses  oracles  que  si  je  commettais  ce  meur- 
tre, je  ne  serais  point  tenu  pour  coupable.  Si  je  lui  avais 
désobéi,  je  ne  dirai  pas  le  châtiment  promis;  nul  n'en 
pourrait  imaginer  l'horreur  1  Et,  maintenant,  voyez! 
avec  ce  rameau  entouré  de  laine,  j'irai  vers  le  sanctuaire 
de  Loxias,  au  nombril  de  la  terre,  où  brûle  la  flamme 
sacrée  qu'on  dit  éternelle,  afin  d'y  expier  le  sang  ré- 
pandu de  ma  mère.  Loxias  ne  m'a  pomt  permis  de 
chercher  un  autre  foyer  hospitalier.  Quand  le  temps 
sera  venu,  j'adjure  tous  les  Argiens  d'attester  les  maux 
qu'on  leur  avait  préparés.  Pour  moi,  chassé  de  cette  [ 
terre  et  vagabond,  vivant  ou  mort,  je  laisserai  une  \ 
renommée  fatale. 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Puisque  tu  as  commis  une  action  juste,  ne  te  laisse 
pas  fermer  la  bouche  par  les  cris  funestes  de  la  renom- 
mée, et  ne  parle  pas  contre  toi-même  après  avoir  affranchi 
toute  la  race  Argienne  et  coupé  bravement  les  têtes  de 
deux  serpents! 


270  LES    KHOÈPHORES. 

ORESTÈS. 

Ah!  ah!  Femmes  esclaves,  voyez  celles-ci,  telles  que 
des  Gorgones,  vêtues  de  robes  noires,  les  cheveux  entre- 
lacés de  serpents  innombrables!  Je  ne  resterai  pas  ici 
davantage  ! 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Quels  spectres  t'épouvantent  ainsi,  ô  fils  très  cher  h 
ton  père?  Ne  sois  pas  effrayé,  triomphe  courageusement 
de  ta  terreur. 

ORESTÈS. 

Ces  spectres  terribles  qui  me  regardent  ne  sont  pos  de 
vaines  ombres.  Certes,  ce  sont  les  Chiennes  furieuses  de 
ma  mèrel 

LE   CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Son  sang  tiède  est  encore  sur  tes  mains.  C'est  ce  qui 
trouble  ton  esprit. 

ORESTÈS. 

Roi  Apollon!  Elles  augmentent  en  nombre!  Un  sang 
effroyable  coule  de  leurs  yeux  ! 

LE    CHŒUR    DES    KHOÈPHORES. 

Purifie-toi  dans  la  demeure.  Si  tu  te  prosternes  devant 
Loxias,    tu  seras  délivré  de  tes  maux. 


LES    KHOÈPHORES.  27I 


ORESTES. 


Vous  ne  les  voyez  pas,  mais,  moi,  je  les  vois!  Elles 
me  chassent!  Je  ne  puis  rester  davantage. 

LE   CHŒUR  DES   KHOÈPHORES. 

Sois  donc  heureux  I  Qu'un  Dieu  bienveillant  te  regarde 
et  te  préserve  du  malheur  !  Trois  fois  la  tempête  s'est 
ruée  sur  ces  demeures  royales ,  excitée  par  des  hommes 
de  la  même  race.  D'abord,  des  enfants  furent  égorgés, 
lamentables  douleurs  de  Thyestès  ;  puis  vint  le  meurtre 
de  l'homme  royal,  et  le  chef  de  guerre  des  Akhaiens  fut 
égorgé  dans  un  bain.  Et,  maintenant,  pour  la  troisième 
fois,  est-ce  un  sauveur  qui  nous  est  venu,  ou  notre  perte  ? 
Quand  donc  la  violence d'Atè  s'endormira-t-elle  enfin? 


Fin  des  Khoèphores. 


VI 


LES    EUMENIDES 


VI 


LES    EUMÉNIDES 


Athèfia. 

Apollon. 

La  Pythia. 

Or  estes. 

Le  Spectre  de  Klytaimnestra. 

Le  Chœur  des  Eiiménides. 


LA   PYTHIA. 


D^ 'invoque,  avant  tous  les  Dieux,  Gaia,  la 
:^  première  Divinatrice,  et,  après  elle,  Thé- 
^mis,  qui  tint  de  sa  mère  le  don  prophéti- 
'^U  que,  comme  on  le  rapporte.  La  troisième  qui 
occupa  ce  sanctuaire,  par  la  volonté  de  Thémis,  et 
de  son  plein  gré,  fut  une  autre  Titanis,  fille  de  Gaia, 
Phoibè.  Celle-ci  en  fit  don  à  Phoibos,  quand  il  naquit,  et 
il  fut  ainsi  nommé  du  nom  de  Phoibè.  Ayant  abandonné 
le  marais  et  les  rochers  Dèliens,  il  poussa  jusqu'aux 


2-j6  LES    EUMÉNIDES. 

rivages  de  Pallas  ,  fréquentés  des  marins,  et  il  arriva  dars 
cette  terre  du  Parnèsos.  Pleins  d'une  grande  vénération 
pour  le  Dieu,  les  fils  de  Hèphaistos  l'accompagnèrent, 
lui  frayant  la  route  et  aplanissant  la  contrée  sauvage. 
Dès  qu'il  fut  arrivé  ici,  le  peuple,  et  Delphos  qui  régnait 
sur  cette  terre,  le  reçurent  avec  de  grands  honneurs. 
Zeus  lui  donna  la  science  divine  et  le  plaça,  lui  qua- 
trième, sur  le  Thrône  prophétique.  Loxias  est  l'inter- 
prète de  son  père  Zeus.  Avant  tout  j'invoque  ces  Dieux. 
Pallas  aussi,  qui  est  debout  devant  les  portes  ,  est  invo- 
quée par  mes  prières.  Et  je  salue  les  Nymphes,  dans  la 
roche  Kôrykienne,  creuse,  fréquentée  des  oiseaux  et  que 
hantent  les  Dieux.  Bromios  habite  ce  lieu,  et  je  ne  l'ou- 
blie pas,  où,  livrant  Pentheus  à  la  horde  des  Bakkhantes, 
il  le  fit  tuer  comme  un  lièvre.  Et  j'invoque  aussi  les 
sources  du  Pleistos,  et  la  puissance  de  Poséidon,  et  le 
très-grand  et  très-haut  Zeus,  et  je  m'assieds  pour  pro- 
phétiser sur  le  Thrône  fatidique.  Maintenant,  que  les 
Dieux  accordent  à  mes  prières  plus  qu'ils  ne  m'ont 
encore  accordé!  S'il  est  ici  des  Hellènes,  qu'ils  s'avan- 
cent, selon  l'usage,  dans  l'ordre  marqué  par  le  sort,  car 
je  ne  prophétise  que  d'après  la  volonté  du  Dieu. 

Elles  sont  terribles  à  dire  et  terribles  à  voir,  les  choses 
qui  viennent  de  me  chasser  de  la  demeure  de  Loxias  1 
Les  forces  me  manquent,  je  ne  puis  ni  marcher,  ni  me 
tenir  debout!  Je  me  traîne  sur  les  mains,  n'ayant  plus 
de  jambes.  Une  vieille  femme  épouvantée  n'est  plus  rien, 
moins  qu'un  enfant.  —  J'entre  dans  le  sanctuaire  ciné 
de  couronnes,  et  je  vois  un  homme  sacrilège  assis  sur  le 
nombril  du  monde,  un  suppliant,  les  mains  tachées  de 
sang,  tenant  une  épée  hors  de  la  gaine  et  portant  un 
rameau  d'olivier  poussé  sur  les  montagnes  et  enveloppé 
de  bandelettes  de  laine  blanche.  Je  m'explique  tout  clai- 


LES    EUMENIDES.  277 

rement.  Devant  cet  homme  dort  une  effrayante  troupe 
de  femmes  assises  sur  des  thrônes.  Je  ne  dirai  pas 
qu'elles  sont  des  femmes,  mais  plutôt  des  Gorgones.  Je 
ne  les  comparerai  même  pas  à  des  Gorgones.  J'ai  vu,  une 
fois,  celles-ci,  peintes,  enlevant  le  repas  de  Phineus. 
Quant  à  ces  femmes,  elles  sont  sans  ailes,  noires  et  hor- 
ribles. Elles  ronflent  avec  un  souffle  farouche,  et  leurs 
yeux  versent  d'affreuses  larmes,  et  leur  vêtement  est  tel 
qu'on  n'en  devrait  point  porter  de  semblable  devant  les 
images  des  Dieux,  ou  sous  le  toit  des  hommes.  Jamais 
je  n'ai  vu  une  telle  race!  Jamais  aucune  terre  n'a  pu  se 
vanter  de  nourrir  de  tels  enfants,  sans  avoir  encouru  de 
lamentables  calamités.  Mais  c'est  au  maître  de  ce  sanc- 
tuaire, au  tout-puissant  Loxias,  de  s'inquiéter  de  ce  qui 
en  arrivera.  II  est  divinateur  et  guérisseur,  interprète 
des  augures  et  purificateur  des  demeures  des  autres. 


\POLLON. 

Je  ne  te  trahirai  pas.  Je  veillerai  toujours  debout  près 
de  toi,  et,  de  loin,  je  tiendrai  tête  à  tes  ennemis.  Main- 
tenant, tu  vois  ces  Furieuses  saisies  par  le  sommeil.  Elles 
sont  domptées  par  le  sommeil,  les  abominables  vieilles 
Filles,  les  antiques  Vierges  dont  ne  voudrait  ni  aucun 
Dieu,  ni  aucun  homme,  ni  aucune  bête!  Elles  ne  sont 
nées  que  pour  le  mal.  Elles  habitent  les  mauvaises  ténè- 
bres et  le  Tartaros  souterrain  en  horreur  aux  hommes 
et  aux  Dieux  Olympiens.  Mais  fuis  sans  tarder  davantage 
et  sans  perdre  courage,  car  elles  vont  te  poursuivre  à 


27^  LES    EUMÉNIDES. 

travers  le  large  continent,  partout  où  tu  iras  dans  tes 
courses  vagabondes,  par  delà  la  mer  et  les  Iles.  Ne  suc- 
combe pas  à  tant  d'épreuves.  Parviens  à  la  ville  de  Pallas 
et  embrasse  l'image  antique  delà  Déesse.  Là,  nous  trou- 
verons des  juges  que  nos  paroles  persuaderont,  et  tu 
seras  délivré  de  tes  misères;  car  c'est  moi  qui  t'ai  poussé 
à  tuer  ta  mère. 

ORESTÈS. 

Roi  Apollon,  certes,  tu  sais  ne  pas  être  injuste.  Certes, 

tu  le  sais;  n'oublie  donc  point  ton  suppliant.  Ta  puis- 
sance doit  suffire  à  me  sauver. 

APOLLON. 

Souviens-toi,  et  ne  laisse  pas  la  crainte  dompter  ton 
cœur.  Et  toi,  frère,  né  du  même  sang,  Hermès,  veille 
sur  lui.  Sois  le  bien  nommé,  sois  son  conducteur  et  pro- 
tège mon  suppliant.  Zeus  même  respecte  ce  droit  sacré 
que  les  lois  garantissent  aux  suppliants. 


LE    SPECTRE    DE    K  L  Y  T  AI  MN  E  ST  R  A. 

Vous  dormez!  holà!  à  quoi  bon  dormir?  Oubliée  par 
VOUS,  seule  entre  tous  les  morts,  moi  qui  ai  tué,  je  vais, 
errant  au  milieu  des  Ombres,  détestée  et  couverte  d'op- 
probre. Je  vous  le  dis,  je  suis  tourmentée  à  cause  de  mon 
crime,  et  moi,  qui  ai  subi  tant  de  maux  affreux  de  la 


LES    EUMÉNIDES.  279 

part  de  ceux  qui  m'étaient  très-chers,  je  n'ai  aucun  Dieu 
qui  s'irrite  et  me  défende,  bien  que  des  mains  impies  et 
parricides  m'aient  égcwgée!  Vois  ces  plaies!  vois-les  en 
esprit.  L'esprit,  quand  on  dort,  a  des  yeux  perçants. 
A  la  lumière  du  jour,  les  choses  sont  moins  visibles  aux 
hommes.  Mais  vous  vous  êtes  repues  des  nombreux  sa- 
crifices offerts;  vous  avez  bu  les  libations  sans  vin,  de 
miel  et  d'eau,  et  mangé  les  repas  sacrés  préparés  pen- 
dant la  nuit,  au  feu  du  foyer,  à  l'heure  que  vous  ne 
partagiez  avec  aucun  des  autres  Dieux.  Et  toutes  ces 
choses,  je  vous  vois  les  fouler  aux  pieds  1  Et  lui,  il  s'est 
échappé,  fuyant  comme  un  faon;  et,  se  jouant  de  vous, 
il  a  bondi  aisément  hors  le  filet.  Entendez  ce  que  vous 
dit  mon  âme.  Réveillez-vous,  Déesses  souterraines!  C'est 
moi,  c'est  le  spectre  de  Klytaimnestra  qui  vous  appelle. 

(Le  Chœur  des  Einnénides  ronfle.) 

Vous  ronflez,  et  l'homme  s'échappe  et  fuit  au  loin  ! 
Seule,  je  ne  suis  point  écoutée  des  Dieux  que  je  sup- 
plie! 

(Le  Chœur  des  Euménides  ronfle.') 

Vous  dormez  trop  et  n'avez  nulle  pitié  de  mes  maux 
Orestès,  le  meurtrier  de  sa  mère,  s'est  échappé! 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Ohl  oh!  oh! 

LE   SPECTRE   DE   KLYTAIMNESTRA. 

Tu  cries?  Dors-tu?  Que  ne  te  lèves-tu  prompiement? 
ta  destinée  n'est-elle  pas  de  faire  souffrir  ? 


28o  LES    EUMÉNIDES. 

LE    CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Oh!  oh!  oh! 

LE  SPECTRE   DE   KL  YT  AI  MN  EST  R  A. 

Le  sommeil  et  la  fatigue  ont  dompté  la  fureur  de  ces 
horribles  bêtes! 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES 

Oh!  oh!  Là!  là!  Arrête!  arrête!  Prends  garde! 

LE   SPECTRE   DE   KL  YT  AIMNESTRA. 

Tu  poursuis  la  bête  en  songe,  et  tu  hurles  comme  un 
chien  qui  se  croit  encore  sur  la  piste.  A  quoi  bon  ?  De- 
bout! Que  la  fatigue  ne  te  dompte  point;  vois  le  mal 
qu'a  causé  ton  sommeil!  Que  mes  justes  reproches  vous 
pénètrent  de  douleur,  car  les  reproches  sont  des  aiguil-- 
Ions  pour  les  sages.  Soufflez  sur  lui  votre  haleine  sa  n 
glante,  consumez-le  du  souffle  enflammé  de  vos  en- 
trailles! Courez  !  Épuisez-le  en  le  poursuivant  encorel 


LE   CHŒUR   DES   EUMENIDES. 

Éveille,  éveille  celle-ci!  —  Éveille-toi!  —  Tu  dors?  — 
Debout!  —  Éveillons-nous,  et,  le  sommeil  secoué, 
voyons  si  nous  viendrons  à  bout  de  ceci. 


LES    EUMÉNIDES.  281 

Strophe  I. 

Hélas!  hélas!  ô  Dieux!  Voici  un  grand  malheur,  mes 
amies!  Certes,  nous  avons  inutilement  beaucoup  tra- 
vaillé. Hélas!  ceci  est  un  grand  malheur,  un  malheur 
insupportable!  La  bête  s'est  échappée  des  rets!  Domptées 
parle  sommeil,  nous  avons  perdu  notre  proie! 

Antistrophe  I. 

Ah  !  fils  de  Zeus,  tu  es  le  voleur  !  Jeune  Dieu,  tu  as 
outragé  de  vieilles  Déesses  en  protégeant  ton  suppliant, 
cet  homme  funeste  à  celle  qui  l'a  conçu.  Toi  qui  es  un 
Dieu,  tu  nous  as  arraché  celui  qui  a  tué  sa  mcre  !  Qui 
dira  que  cela  est  juste? 

Strophe  IL 

J'ai  entendu  un  reproche  dans  mes  songes.  Il  a  péné- 
tré dans  mon  flanc,  dans  le  cœur,  dans  le  foie!  Je  res- 
sens le  coup  du  flagellateur,  du  terrible  bourreau.  C'est 
une  profonde  horreur  ! 

Antistrophe  IL 

C'est  ainsi  que  ces  Dieux  plus  jeunes  que  nous  usent 
de  la  puissance  suprême  et  agissent  contre  la  justice  en 
faveur  de  ce  caillot  de  sang  qui  dégoutte  de  la  tête  aux 
pieds!  On  permet  que  le  nombril  de  la  terre  abrite  cet 
impie  souillé  de  sang  par  un  meurtre  effroyable! 


SBz  LES    EUMÉNIDES. 

Strophe  III. 

Divinateur!  tu  as  souillé  ton  propre  sanctuaire  de  la 
présence  de  ce  suppliant  que  tu  as  excité  et  appelé  toi- 
même,  protégeant  ainsi  les  hommes  contre  la  loi  des 
Dieux  et  outrageant  les  Moires  antiques! 

Antistrophe  III . 

Le  Dieu  m'a  outragée,  mais  il  ne  sauvera  pomt  cet 
homme,  même  quand  il  s'enfoncerait  sous  terre,  et  il  ne 
serait  point  délivré!  Là  encore,  ce  suppliant  souillé  par 
le  meurtre  trouverait  un  autre  vengeur  qui  s'appesantirait 
yur  sa  tête  ! 

APOLLON. 

Hors  d'ici!  je  le  veux.  Sortez  promptement  de  ce  tem- 
ple! Disparaissez  du  Sanctuaire  fatidique,  de  peur  que 
je  t'envoie  le  serpent  à  l'aile  d'argent  jailli  de  l'arc  d'or! 
Alors  tu  rejetterais  de  douleur  ta  noire  écume  prise 
aux  hommes,  tu  vomirais  ces  caillots  de  sang  que  tu  as 
léchés  dans  les  égorgements!  11  ne  vous  convient  pas 
d'approcher  de  cette  demeure,  mais  il  vous  faut  aller  là 
où  l'on  coupe  les  têtes,  où  l'on  crève  les  yeux,  où  sont 
les  tortures,  les  supplices,  où  l'on  retranche  les  organes 
de  la  génération,  où  les  lapidés  et  les  empalés  gémis- 
sent! Vous  écoutez  ces  cris  comme  s'ils  étaient  des 
chants  joyeux  et  vous  en  faites  vos  délices,  ô  Déesses  en 
horreur  aux  Dieux!  C'est  là  que  votre  face  effroyable 
sera  la  bienvenue.  C'est  l'antre  du  lion  altéré  de  sang 
qu'il  vous  faut  habiter;  mais  vous  ne  devez  pas  souiller 
le  Sanctuaire  des  oracles.  Allez  vagabonder  sans  pasteur 


LES    EUMÉNIDES.  a83 

dans  vos  pâturages,  car  aucun  des  Dieux  ne  se  soucie 
d'un  tel  troupeau  ! 

LE   CHŒUR    DSS    EUMENIDES. 

Roi  Apollon!  écoute-moi  à  ton  tour.  Tu  n'es  pas  seu- 
lement le  complice  de  ces  crimes  accomplis ,  mais  c'est 
lOi  seul  qui  as  tout  fait,  et  tu  es  le  plus  giand  coupa- 
ble! 

APOLLON. 

Et  comment?  Dis  clairement  toute  ta  pensée. 

LE    CHŒUR    DES    EUMENIDES. 

Tu  as  ordonné  à  ton  iiôte,  par  ton  oracle,  de  tuer  sa 
mère! 

APOLLON. 

J'ai  décidé  qu'il  vengerait  son  père.  Pourquoi  non? 

LE   CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Et  que  tu  le  défendrais  après  le  sang  versé- 

APOLLÔN, 

Et  j'ai  voulu  qu'il  se  réfugiât,  en  suppliant,  dans  ce 
temple. 

LE   CHŒUR   DES    EUMENIDES. 

Et  tu  nous  outrages,  nous  qui  l'y  poursuivonsi 


2S4  LES    EUMÉNIDES. 

APOLLON. 

Il  ne  vous  convient  pas  d'approcher  de  cette  demeure. 

LE    CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Mais  c'est  notre  tâche. 

APOLLON. 

Quelle  tâche?  Voyons!  quelle  est  donc  cette  tâche 
illustre? 

LE    CHŒUR    DES    EUMÉNIDES. 

Nous  chassons  des  demeures  ceux  qui  tuent  leurs 
mères, 

APOLLON. 

Quoi  donc!  Le  meurtrier  d'une  femme  qui  a  égorgé 
son  mari  ? 

LE    CHŒUR    DES    EUMÉNIDES. 

Le  sang  qu'elle  a  versé  de  sa  main  n'était  pas  celui  de 
sa  propre  race. 

APOLLON. 

Certes,  tu  dédaignes  et  réduis  à  rien  ces  promesses  des 
époux  consacrées  par  la  nuptiale  Hèra  et  par  Zcus! 
Kypris,  qui  donne  aux  hommes  leurs  plus  grandes  joies, 
est  ainsi  dépouillée  de  ses  honneurs.  Le  lit  que  partagent 
le  mari  et  la  femme,  gardé  par  la  Justice,  est  plus  sacré 
qu'un  serment    Si  tu  es  clémente  quand  les  époux  s'é- 


LES    EUMÉNIDES.  285 

gorgent  l'un  l'autre,  si  tu  ne  leur  demandes  aucune  ex- 
piation, et  si  tu  ne  les  regardes  point  avec  colère,  je  dis 
qu2  tu  poursuis  Orestès  sans  droit.  En  effet,  pour  le 
premier  crime  tu  es  pleine  d'indulgence  ;  et,  pour  celui-ci, 
je  te  vois  enflammée  de  colère!  Mais  la  divine  Pallas  ju- 
gera l'une  et  l'autre  cause. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES, 

Jamais  je  ne  lâcherai  cet  homme  ! 

APOLLON. 

Poursuis-le  donc  et  accrois  tes  fatigues. 

LE   CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Cesse  d'ouirager  mes  honneurs  par  tes  paroles. 

APOLLON. 

Je  n'en  voudrais  pas,  si  tu  me  les  offrais. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Certes,  les  tiens  sont  plus  grands  et  tu  t'assieds  près 
du  thrône  de  Zeus.  Pour  moi,  —  car  le  sang  versé  d'une 
mère  demande  vengeance,  —  je  poursuivrai  cet  homme 
comme  ferait  une  chasseresse! 

APOLLON. 

Et  moi,  je  défendrai  et  protégerai  mon  suppliant,  car 


286  LES    EUMÉNIDES. 

elle  serait  terrible  pour  moi,  parmi  les  hommes  et  les 
Dieux,  la  colère  du  suppliant  que  j'aurais  volontairement 


ORESTBS. 


Reine  Athèna,  je  viens  à  toi,  envoyé  par  Loxias.  Re- 
çois avec  bienveillance  un  malheureux  qui  n'est  plus 
souillé,  Hont  le  crime  est  expié,  qui  est  entré  déjà  dans 
de  nombreuses  demeures  et  qui  s'est  purifié  en  d'autres 
temples.  J'ai  traversé  les  terres  et  les  mers,  obéissant 
aux  ordres  que  Loxias  ma  donnés  par  son  oracle,  et  je 
viens  vers  ta  demeure  et  ton  image,  ô  Déesse,  et  j'y  res- 
terai, attendant  que  tu  me  juges. 

LE    CHŒUR    DES    EUMENIDES. 

Bien!  ceci  est  une  trace  manifeste  de  l'homme!  suis 
l'indice  de  ce  guide  muet.  Comme  le  chien  sur  la  piste 
du  faon  blessé,  nous  suivons  celui-ci  aux  gouttes  de  son 
sang.  Que  de  fatigues  pour  cet  homme!  ma  poitrine  en 
est  haletante.  En  effet,  j'ai  passé  par  tous  les  lieux  de  la 
terre,  j'ai  volé  sans  ailes  à  travers  la  mer,  en  le  poursui- 
vant, et  non  moins  rapide  que  sa  nef.  Et,  maintenant,  il 
est  là,  blotti  quelque  part.  L'odeur  du  sang  humain  me 
sourit!  —  Regardons!  regardons  encore!  Regardons 
partout,  de  peur  qu'il  prenne  la  fuite,  impuni,  le  meur- 
trier de  sa  mère!  —  Il  a  trouvé  de  nouveau  un  refuge;  il 
entoure  de  ses  bras  l'image  de  la  Déesse  ambroisienne, 
voulant  être  jugé  à  cause  de  son  crime.  —  Mais  cela  ne 


LES    EUMÉNIDES.  287 

se  peut  pas.  O  Dieux!  le  sang  d'une  mère,  une  fois  versé, 
est  ineffaçable.  Il  coule  et  il  est  absorbé  par  le  sol.  Il  te 
faut  expier  ton  crime,  il  faut  que  je  boive  à  ton  corps 
vivant  la  rouge  et  horrible  liqueur;  et,  après  t'avoir 
ainsi  épuisé,  je  t'entraînerai  sous  terre,  afin  que  tu  sois 
châtié  du  meurtre  de  ta  mère.  Et  tu  verras  alors  ceux 
qui  ont  outragé  ou  les  hommes,  ou  les  Dieux,  ou  leur 
hôte,  ou  qui  ont  méprisé  leurs  chers  parents,  frappés 
chacun  d'un  juste  châtiment.  Car  Aidés  est  le  grand 
juge  des  mortels,  et  il  se  souvient  de  tout,  et  il  voit  tout 
sous  la  terre. 

ORESTÈS, 

Certes,  je  suis  instruit  par  mes  maux,  et  je  sais  de 
nombreuses  purifications,  et  quand  il  faut  parler  et 
quand  il  faut  se  taire.  J'ai  appris  d'un  savant  maître  ce 
que  je  dois  dire  ici.  Le  sang  s'est  assoupi  et  s'est  effacé 
de  ma  main,  et  la  souillure  du  meurtre  de  ma  mère  a 
disparu.  Elle  était  récente  encore  quand,  à  l'autel  du 
divin  Phoibos,  elle  a  été  enlevée  par  les  purifications, 
les  porcs  expiatoires  une  fois  égorgés.  Mon  récit  serait 
long  si  je  disais  tous  les  hommes  vers  qui  je  suis  allé  de- 
puis et  à  qui  ma  présence  n'a  fait  aucun  mal.  Le  temps 
détruit  tout  en  vieillissant.  Et,  maintenant,  je  supplie 
avec  une  bouche  pure  Athènaia,  reine  de  cette  terre,  afin 
qu'elle  me  vienne  en  aide.  Elle  se  rendra  ainsi,  sans 
combat,  et  moi-même  et  la  terre  et  le  peuple  des  Ar- 
giens,  fidèles  et  dévoués.  Soit  qu'aux  pays  Libyens,  vers 
les  bords  du  Triton,  son  fleuve  natal,  visible  ou  invisi- 
ble, elle  vienne  en  aide  à  ceux  qu'elle  aime;  soit  qu'aux 
plaines  de  Phlégra,  elle  passe  en  revue  son  armée, 
comme  un  chef  courageux,  qu'elle  vienne!  car  un  Dieu 
entend  de  loin  ;  et  qu'elle  m'aff"ranchisse  de  mes  maux! 


aSJ^  LES    EUMÉNIDES. 

I.E    CHŒUR    DES    EUMÉNIDES. 

Ni  Apollon,  ni  la  puissance  d'Athènaia  ne  te  protége- 
ront Il  faut  que  tu  périsses,  ignominieusement  rejeté  de 
tous,  ne  connaissant  plus  la  joie  de  l'esprit,  n'ayant  plus 
de  sang,  vaine  ombre,  pâture  des  Daimones,  ne  pouvant 
ni  répondre,  ni  parler,  engraissé  pour  m'être  voué!  Je  te 
mangerai  vivant!  Tu  ne  seras  pas  égorgé  à  l'autel.  Ecoute 
cet  hymne  qui  t'enchaîne  :  —  Allons  !  chantons  en 
chœur!  Il  nous  plaît  de  hurler  le  chant  effroyable,  et  de 
dire  les  destinées  que  notre  troupe  dispense  aux  hommes. 
Mais  nous  nous  glorifions  d'être  de  justes  dispensatrices. 
Celui  qui  étend  des  mains  pures,  jamais  notre  colère  ne 
se  jettera  sur  lui,  et  il  passera  une  vie  saine  et  sauve; 
mais  quiconque  a  fait  le  mal,  comme  cet  homme,  et  ca- 
che des  mains  sanglantes,  nous  lui  apparaissons,  incor- 
raptibles  témoins  des  morts,  avec  force  et  puissance,  et 
nous  lui  faisons  payer  le  sang  répandu! 

Strophe  I. 

O  mère!  ô  Nuit,  ma  mère,  qui  m'as  enfantée  pour  le 
châtiment  de  ceux  qui  ne  voient  plus  et  de  ceux  qui 
voient  encore,  entends-moi  !  Le  fils  de  Lato  me  prive  de 
mes  honneurs  en  m'arrachant  ma  proie,  cet  homme  qui 
doit  expier  le  meurtre  de  sa  mère.  Ce  chant  lui  est  voué, 
folie,  délire  troublant  l'esprit,  hymne  des  Erinnyes  en- 
chaînant l'âme,  hymne  sans  lyre,  épouvante  des  mor- 
tels! 

Antistrophe  I. 
•  La  Moire  toute-puissante  m'a  fait  cette  destinée  im- 


LES    EUMÉNIDES.  209 

muable  de  poursuivre  tous  ceux  d'entre  les  hommes  qui 
commettraient  des  meurtres,  jusqu'à  ce  que  la  terre  les 
couvre.  Même  mort,  aucun  d'eux  ne  sera  libre  encore. 
Ce  chant  lui  est  voué,  folie,  délire  troublant  l'esprit, 
hymne  des  Érinnyes  enchaînant  l'àme,  hymne  sans  lyre, 
épouvante  des  mortels  ! 

Strophe  II. 

Quand  nous  sommes  nées,  cette  destinée  nous  a  été 
imposée  :que  nous  ne  toucherions  point  aux  Immortels, 
que  nulle  de  nous  ne  pourrait  s'asseoir  à  leurs  festins  et 
que  nous  ne  porterions  jamais  de  vêtements  blancs.  Mais 
la  désolation  des  demeures  est  notre  part,  quand  un  Ares 
domestique  a  frappé  un  proche.  Nous  nous  ruons  sur 
lui,  quelque  vigoureux  qu'il  soit,  et  nous  l'anéantis- 
sons dès  qu'il  a  versé  le  sang. 

Antistrophe  II. 

Je  me  hâte,  et  j'épargne  à  tout  autre  ce  souci,  et  mes 
imprécations  permettent  le  repos  aux  Dieux.  Qu'ils  ne 
reviennent  pas  sur  mes  jugements!  Zeus,  en  effet,  re- 
pousse loin  de  lui  une  horde  odieuse  et  souillée  de  sang. 
Pour  moi,  je  bondis  violemment  et  poursuis  de  l'inévi- 
table vengeance  ceux  qui  meurtrissent  leurs  pieds  et 
dont  les  jambes  ploient  en  fuyant  au  loin. 

Strophe  III. 

La  gloire  des  hommes,  magnifiquement  élevée  jusqu'à 
rOuranos,  tombe  souillée  contre  terre  à  l'aspect  de  nos 
robes  noires,  et  foulée  de  nos  trépignements  furieux. 

16 


SQO 


LES    EUMENIDES, 


Antistrophe  III. 


Et  quand  il  tombe,  celui  que  je  frappe,  il  l'ignore  dans 
sa  démence.  Son  crime  l'enveloppe  de  telles  ténèbres, 
que  tous  gémissent  voyant  cette  sombre  nuée  répandue 
sur  sa  demeure. 

Strophe  IV. 

Certes,  cela  est  ainsi.  Toutes-puissantes  et  inévitables, 
nous  nous  souvenons  pieusement  de  tous  les  crimes; 
implacables  pour  les  mortels,  nous  hantons  des  lieux 
mornes  et  sauvages,  éloignés  des  Dieux,  que  n'éclaire 
point  la  lumière  de  Hèlios,  inaccessibles  aux  vivants 
comme  aux  morts. 

Antisîrophe  IV. 

Aussi,  quel  mortel  ne  respecte  et  ne  redoute  cette 
puissance  que  je  tiens  des  Moires  et  de  la  volonté  des 
Dieux.'  Certes,  je  possède  d'antiques  honneurs,  et  on  ne 
m'a  jamais  dédaignée,  bien  que  j'habite  sous  la  terre 
dans  les  ténèbres  sans  soleil. 


ATHÈNA. 

De  loin  j'ai  entendu  le  cri  d'une  voix,  des  bords  du 
Skamandros,  tandis  que  je  prenais  possession  de  cette 
terre,  magnifique  part  des  dépouilles  conquises  que  les 


LES    EUMENIDES.  29  I 

chefs  et  les  princes  Akhaiens  m'ont  consacrée  à  jamais, 
don  sans  égal  fait  aux  fils  de  Thèseus.  De  là  je  suis  ve- 
nue, d'une  course  infatigable,  enflant  le  milieu  de  l'Ai- 
gide  et  irrésistiblement  emportée  sur  mon  char.  Je  vois 
sur  cette  terre  une  foule  qui  m'est  inconnue.  Je  n'en  surs 
pas  effrayée,  mais  la  surprise  est  dans  mes  yeux.  Qui 
êtes-vous?  Je  vous  le  demande  à  tous,  à  cet  Étranger 
assis  aux  pieds  de  mon  image  et  à  vous  qui  n'êtes  sem- 
blables à  personne  et  à  rien,  qui  n'avez  jamais  été  vues 
par  les  Dieux  entre  les  Déesses  et  qui  n'avez  point  la 
figure  humaine.  Mais  offenser  autrui  sans  raison  n'est 
ni  juste,  ni  équitable. 

LE   CHŒUR    DES    EUMENIDES. 

Tu  sauras  tout  en  peu  de  mots,  fille  de  Zeus.  Nous 
sommes  les  Filles  de  la  noire  Nuit.  Dans  nos  demeures 
souterraines  on  nous  nomme  les  Imprécations. 

ATHÈNA. 

Je  connais  votre  race  et  votre  nom. 

LE   CHŒUR   DES    EUMENIDES. 

Tu  vas  savoir  quels  sont  mes  honneurs. 

ATHÈNA. 

Je  le  saurai  quand  tu  me  l'auras  dit  clairement. 

LE    CHŒUR   DES   EUMENIDES. 

De  toutes  les  demeures  nous  chassons  les  meurtriers. 


aga 


LES    EUMENIDES. 


ATHENA. 


Et  OÙ  cesse  la  fuite  du  meurtrier? 

LE    CHŒUR   DES   EUMENIDES, 

En  un  lieu  où  toute  joie  est  morte. 

ATHÈNA. 

Et  c'est  là  ce  que  tu  infliges  à  celui-ci? 

LE   CHŒUR   DES    EUMENIDES, 

Certes,  car  il  a  osé  tuer  sa  mère. 


N'y  a-t-il  point  été  contraint  par  la  violence  de  quel- 
que autre  nécessité? 

LE    CHŒUR   DES    EUMENIDES. 

Quelle  violence  peut  contraindre  de  tuer  sa  mère? 

ATHÈNA. 

Vous  êtes  deux  ici;  un  seul  a  parlé. 

LE    CHŒUR    DES    EUMENIDES. 

Il  n'accepte  point  le  serment  et  ne  veut  point  le  prê- 
ter. 


LES    EUMÉNIDES.  SQ:) 

ATHÈNA. 

Tu  aimes  mieux  la  Justice  qui  parle  que  celle  qui 
agit. 

LE    CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Comment?  Instruis-moi,  car  tu  ne  manques  pas  de 
sagesse. 

ATHÈNA. 

Je  nie  qu'un  serment  suffise  à  faire  triompher  une 
cause  injuste. 

LE   CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Examine  donc  ma  cause  et  prononce  une  juste  sen- 
tence. 

ATHÈNA. 

Ainsi  vous  me  remettez  le  jugement  de  la  cause? 

LE    CHŒUR    DES    EUMÉNIDES. 

Pourquoi  non?  Nous  te  proclamons  digne  d'un  tel 
honneur. 

ATHÈNA. 

Pour  ta  défense,  Etranger,  qu'as-tu  à  répondre  ?  Avant 
tout,  dis-moi  ta  patrie,  ta  race  et  les  événements  de  ta 
vie;  puis,  tu  repousseras  l'accusation,  si,  toutefois,  c'est 
confiant  dans  la  justice  de  ta  cause  que  tu  as  embrassé 
cette  image  sur  mon  autel,  suppliant  pieux,  comme  au- 


LES    EUMENIDES. 


294 

trefois  Ixiôn.  Réponds  h  tout,  afin  que  je  comprenne 
clairement. 


ORESTES. 


Reine  Athèna,  avant  tout  je  dissiperai  le  grand  souci 
que  révèlent  tes  dernières  paroles.  Je  ne  suis  pas  un  sup_ 
pliant  qui  n'a  rien  expié  ;  et  ma  main  n'a  point  souillé 
ton  image.  Je  t'en  donnerai  une  grande  preuve.  C'est  la 
loi  que  tout  homme  souillé  d'un  meurtre  restera  muet 
jusqu'à  ce  que  le  sang  d'un  jeune  animal  l'ait  purifié.  De 
cette  façon,  depuis  longtemps  je  me  suis  purifié  en  d'au- 
tres lieux  par  le  sang  des  victimes  et  les  Eaux  lustrales. 
Donc,  tu  ne  dois  plus  avoir  ce  souci.  Pour  ma  race,  tu 
sauras  promptement  quelle  elle  est.  Je  suis  Argien,  et  tu 
connais  bien  mon  père,  Agamemnôn,  le  chef  de  la  flotte 
des  hommes  Akhaiens,  et  par  lequel  tu  as  renversé 
Troia,  la  ville  d'Ilios.  De  retour  dans  sa  demeure,  il  es: 
mort,  non  avec  gloire,  car  ma  mère,  ayant  tendu  des 
embûches,  l'a  tué  après  l'avoir  enveloppé  dans  un  filet. 
Elle  l'a  tué  dans  un  bain,  ainsi  qu'elle  l'a  avoué.  Moi, 
étant  revenu  d'exil,  après  un  long  temps,  j'ai  tué  celle 
qui  m'avait  conçu,  je  ne  le  nie  pas,  la  châtiant  ainsi  du 
meurtre  de  mon  père  très-cher.  Mais  Loxias  est  de 
moitié  avec  moi  dans  le  crime,  m'ayant  annoncé  que  je 
serais  accablé  de  maux  si  je  ne  vengeais  la  mort  de  mon 
père  sur  les  coupables.  Pour  toi,  que  j'aie  bien  ou  mal 
lait,  juge  ma  cause.  Je  me  soumettrai  à  tout  ce  que  tu 
auras  décidé. 


ATHENA. 


La  cause  est  trop  grande  pour  qu'aucun  mortel  puisse 
la  juger.  Moi-même,  je  ne  puis  prononcer  sur  un  meur- 


LES    EUMÉNIDES.  îqS 

tre  dû  à  la  violence  de  la  colère;  surtout,  parce  que,  ton 
crime  accompR,  tu  n'es  venu,  en  suppliant,  dans  ma 
demeure,  que  purifié  de  toute  souillure.  Puisque  tu  as 
ainsi  expié  le  meurtre,  je  te  recevrai  dans  la  Ville.  Ce- 
pendant, il  n'est  pas  facile  de  rejeter  la  demande  de 
celles-ci.  Si  la  victoire  leur  était  enlevée  dans  cette 
cause,  elles  répandraient  en  partant  tout  le  poison  de 
leur  cœur  sur  cette  terre,  et  ce  serait  une  éternelle  et 
incurable  contagion.  Certes,  je  ne  puis  renvoyer  ou  re- 
tenir les  deux  parties  sans  iniquité.  Enfin,  puisque  cette 
cause  est  venue  ici,  j'établirai  des  juges  liés  par  serment 
et  qui  jugeront  dans  tous  les  temps  à  venir.  Pour  vous, 
préparez  les  témoignages,  les  preuves  et  les  indices  qui 
peuvent  venir  en  aide  à  votre  cause.  Après  avoir  choisi 
les  meilleurs  parmi  ceux  de  ma  ville,  je  reviendrai  avec 
eux,  afin  qu'ils  décident  équitablement  de  ceci,  en  res- 
tant ainsi  fidèles  à  leur  serment. 


LE  CHŒUR  DES  EUMÉNIDES. 

Strophe  I. 

Maintenant,  voici  le  renversement  de  l'antique  Justice 
par  des  lois  nouvelles,  si  la  cause  de  ce  meurtrier  de  sa 
mère  est  victorieuse.  Tous  les  hommes  se  plairont  à  ce 
crime,  afin  d'agir  avec  des  mains  impunies.  En  vérité, 
d'innombrables  calamités  menaceront  désormais  les  pa- 
rents de  la  part  des  enfants! 


296 


LES    EUMENIDES. 


Antistrophe  I. 


En  effet,  il  n'y  aura  plus  d'yeux  dardés  sur  les  hom- 
mes, plus  de  colère  qui  poursuive  les  crimes.  Je  laisse- 
rai tout  faire.  Chacun  saura,  en  gémissant  sur  les  maux 
qu'il  souffrira  de  ses  proches,  qu'il  n'y  a  plus  ni  relâche, 
ni  remèdes  à  de  telles  misères,  ni  refuge  contre  elles,  ni 
consolations  même  illusoires. 

Strophe  II. 

Que  personne,  une  fois  accablé  par  le  malheur,  ne 
pousse  ce  cri  :  —  O  Justice!  ô  thrône  des  Erinnyes!  — 
Bientôt,  un  père  ou  une  mère,  en  proie  à  une  calamité 
récente,  gémira  avec  des  lamentations,  après  que  la  de- 
meure de  la  Justice  se  sera  écroulée! 

Antistrophe  II. 

Il  en  est  que  la  terreur  doit  hanter  inexorablement, 
comme  un  surveillant  de  l'esprit.  Il  est  salutaire  d'ap- 
prendre de  ses  angoisses  à  être  sage.  Qui,  en  effet,  ou 
ville,  ou  homme,  s'il  n'a  dans  le  cœur  une  vive  lumière, 
honorera  désormais  la  Justice? 

Strophe  III. 

Ne  désirez  ni  une  vie  sans  frein,  ni  l'oppression.  Les 
Dieux  ont  placé  la  force  entre  les  deux,  ni  en  deçà,  ni 
au  delà.  Je  le  dis  avec  vérité  :  l'insolence  est  certaine- 
ment fille  de  l'impiété;  mais  de  la  sagesse  naît  la  félicité, 
chère  à  tous  et  désirée  de  tous. 


LES    EUMENIDES. 


Antistrophe  III. 


297 


Je  te  recommande  par-dessus  tout  d'honorer  l'autel  de 
la  Justice.  Ne  le  renverse  pas  du  pied  dans  le  désir  du 
gain.  Le  châtiment  ne  tarde  pas,  et  il  est  toujours  en 
raison  du  crime.  Que  chacun  ait  le  respect  de  ses  pa- 
rents et  fasse  un  bienveillant  accueil  aux  hôtes  qui  se 
dirigent  vers  sa  demeure. 

Strophe  IV. 

Celui  qui  est  juste  sans  y  être  contraint  ne  sera  point 
malheureux,  et  il  ne  périra  jamais  par  les  calamités; 
mais  je  sais  que  l'impie  persévérant,  qui  confond  toutes 
choses  contre  la  Justice,  sera  contraint  par  la  violence, 
quand  viendra  le  temps,  et  que  la  tempête  brisera  ses 
antennes  en  déchirant  ses  voiles. 

Atîtistrophe  IV. 

Au  milieu  de  l'inévitable  tourbillon,  il  invoquera  les 
Dieux  qui  ne  l'entendront  point.  Les  Daimones  rient  de 
l'homme  arrogant,  quand  ils  le  voient  enveloppé  par 
l'inextricable  ruine,  sans  qu'il  puisse  jamais  surmonter 
son  malheur.  Sa  première  prospérité  s'est  enfin  brisée 
contre  l'écueil  de  la  Justice;  il  périt  non  pleuré  et  ou- 
blié I 


298^  LES    EUMÉNIDES. 

ATHÈNA. 

Allons,  héraut  1  contiens  la  multitude.  Que  la  trom- 
pette Tyrrhènienne,  emplie  d'un  souffle  viril,  pénètre 
les  oreilles  d'une  clameur  sonore  et  parle  au  peuple! 
Puisque  cette  Assemblée  est  réunie,  que  tous  se  taisent! 
Ceux-ci  appliqueront  désormais  mes  lois  dans  toute  la 
Ville,  et  vont  juger  équitablemervt  cette  cause. 

LE   CHŒUR    DES   EUMÉNIDES. 

Roi  Apollon!  commande  en  ce  qui  t'appartient.  En 
quoi  ces  choses  te  regardent-elles?  Que  t'importe  ceci? 
Dis-le-moi. 

APOLLON. 

Je  viens  porter  témoignage.  Cet  homme  est  mon  sup- 
pliant, il  s'est  assis  dans  ma  demeure  et  je  l'ai  purifié  de 
ce  meurtre;  mais  je  suis  en  cause  aussi,  l'ayant  excité  à 
tuer  sa  mère.  Toi,  Athèna,  appelle  la  cause  et  ouvre  la 
contestation  ! 

ATHÈNA. 

C'est  à  vous  de  parler  les  premières.  J'appelle  la  cause. 
L'accusateur  doit  commencer  et  dire  ce  dont  il  s'agit. 

LE  CHŒUR  DE«   EUMÉNIDES. 

Nous  sommes  nombreuses  à  la  vérité,  mais  nous  par- 
lerons brièvement.  Toi,  réponds-nous,  parole  pour  pa- 
role. Avant  tout,  dis,  as-tu  tué  ta  mère? 


LES    EUMÉNIDES.  tgg 

ORESTÈS. 

Je  l'ai  luee,  )e  ne  le  nie  pas. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Dans  cette  lutte  te  voilà  tombé  une  fois  sur  trois! 

ORESTÈS. 

Tu  te  vantes  avant  de  m'avoir  terrassé. 

LE    CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Réponds  encore.  Comment  l'as-tu  tuée? 

ORESTÈS. 

Je  réponds  :  de  ma  main  je  lui  ai  enfoncé  cette  épée 
dans  la  gorge. 

LE  CHŒUR  DES  EUMÉNIDESi 

Par  qui  as-tu  été  poussé  et  conseillé? 

ORESTÈS. 

Par  les  oracles  de  ce  Dieu.  Il  m'en  est  témoin  ici. 

LE   CHŒUR  DES   EUMÉNIDES. 

Le  Divinateur  t'a  poussé  à  tuer  ta  mère? 


3oO  LES    EUMENIDES. 

CRESTÈS. 

Jusqu'ici  je  ne  me  repens  pas  de  cela. 

LE    CHŒUR    DES    EUMÉNIDES. 

Condamné,  tu  parleras  autrement. 

ORESTÈS. 

J'ai  bon  espoir.  Mon  père  m'aidera  du  fond  de  sa 
tombe. 

LE    CHŒUR    DES    EUMÉNIDES. 

Tu  te  fies  aux  morts,  après  avoir  tué  ta  mère! 

ORESTÈS. 

Elle  était  souillée  de  deux  crimes. 

LE    CHŒUR    DES    EUMÉNIDES. 

Comment?  Dis-le  à  tes  juges. 

ORESTÈS. 

Elle  a  tué  son  mari  et  elle  a  tué  mon  père. 

LE    CHŒUR    DES    EUMÉNIDES. 

Tu  vis,  et  par  sa  mort  elle  a  expié  ce  crime. 


LES    EUMÉNIDES,  3oï 

ORESTÈS. 

Mais,  pendant  qu'elle  vivait,  l'avez-vous  poursuivie? 

LE    CHŒUR   DES   EUMENIDES. 

Elle  n'était  pas  du  sang  de  l'homme  qu'elle  a  tué. 

ORESTÈS. 

Et  moi,  étais-je  du  sang  de  ma  mère? 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Quoi!   ne   t'a-t-elle  point  porté  sous   sa  ceinture, 
tueur  de  ta  mère!   Renieras-tu  le  sang  très-cher  de  ta 
mère  ? 

ORESTÈS. 

Sois-moi  témoin,  Apollon!  Ne  l'ai-je  point  tuée  Icgi 
timement?  Car  je  ne  nie  pas  que  je  l'aie  tuée.  Penses-;u 
que  son  sang  ait  été  légitimement  versé?  Parle,  afin  que 
je  le  dise  à  ceux-ci. 

APOLLON. 

Je  vous  parlerai.  Juges  vénérables  institués  par  Athè- 
naia!  Je  suis  le  Divinateur,  et  je  ne  dirai  point  de  men  ■ 
songes.  Jamais,  sur  mon  thrône  fatidique,  je  n'ai  rien 
dit  d'un  homme,  ou  d'une  femme,  ou  d'une  ville,  que 
Zeus,  père  des  Olympiens,  ne  m'ait  ordonné  de  d  re. 
Souvenez-vous  de  prendre  mes  paroles  pour  ce  qu'elles 
valent  et  d'obéir  à  la  volonté  de  mon  père.  Aucun  ser- 
ment n'est  au-dessus  de  Zeus. 


302  LKS    EUMENIDES. 

LE    CHŒUR   DES   EUMENIDES 

Zeus,  d'après  ce  que  tu  dis,  t'avait  dicté  l'oracle  par 
lequel  tu  as  ordonné  à  cet  Orestès  de  venger  le  meurtre 
de  son  père,  sans  respect  pour  sa  mère  ? 

APOLi^ÔN. 

Ce  n'est  point  la  même  chose  que  de  voir  une  femme 
égorger  un  vaillant  homme  honoré  du  sceptre,  don  de 
Zeus,  et  qui  n'a  point  été  percé  de  flèches  guerrières 
lancées  de  loin,  comme  celles  des  Amazones.  Ecoutô, 
PallasI  Écoutez  aussi,  vous  qui  siégez  pour  juger  cette 
cause.  A  son  retour  de  la  guerre  d'où  il  rapportait  de 
nombreuses  dépouilles,  elle  l'a  reçu  par  de  flatteuses  pa- 
roles; et,  au  moment  oij,  s'étant  lavé,  il  allait  sortir  du 
bain,  elle  l'a  enveloppé  d'un  grand  voiie,  et  elle  l'a 
frappé  tandis  qu'il  était  inextricablement  embarrassé. 
Telle  a  été  la  destinée  fatale  de  cet  homme  très-vénéra- 
ble, du  Chef  des  nefs.  Je  dis  que  telle  elle  a  été,  cfin  que 
l'esprit  de  ceux  qui  jugent  cette  cause  en  soit  mordu. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNlDES. 

Zeus,  d'après  tes  paroles,  est  plus  irrité  du  meurtre 
d'un  père  que  de  celui  d'une  mère.  Mais,  lui-même,  il  a 
chargé  de  chaînes  son  vieux  père  Kronos.  Pourquoi 
n'as-tu  point  opposé  ceci  à  ce  que  tu  as  dit?  Pour  vous, 
vous  l'avez  entendu;  je  vous  prends  à  témoin. 

APOLLON. 

O  les  plus  abominables  des  bêtes,  détestées  des  Dieuxl 


LES  BUMÉNIDES.  3o3 

On  peut  rompre  des  chaînes;  il  y  a  un  remède  à  cela,  et 
d'innombrables  moyens  de  s'en  délivrer;  mais  quand  la 
poussière  a  bu  le  sang  d'un  homme  mort,  il  ne  peut  plus 
se  relever.  Mon  père  n'a  point  enseigné  d'incantations 
pour  ceci,  lui  qui,  au-dessus  et  au-dessous  de  la  terre, 
ordonne  et  fait  rouler  toutes  choses,  et  dont  les  forops 
sont  toujours  les  mêmes. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Comment  donc  défendras-tu  l'innocence  dt  cet 
homme?  Vois!  après  avoir  répandu  le  sang  de  sa  mère, 
son  propre  sang,  pourra-t-il  habiter  dans  Argos  la  de- 
meure de  son  père?  A  quels  autels  publics  sacrifiera-t-il? 
quelle  Phratrie  lui  donnera  place  à  ses  libations? 

APOLLON. 

Je  dirai  ceci;  vois  si  je  parie  bien.  Ce  n'est  pas  la  mère 
qui  engendre  celui  qu'on  nomme  son  fils;  elle  n'est  que 
la  nourrice  du  germe  récent.  C'est  celui  qui  agit  qui  en- 
gendre. La  mère  reçoit  ce  germe,  et  elle  le  conserve, 
s'il  plaît  aux  Dieux.  Voici  la  preuve  de  mes  paroles  :  on 
peut  être  père  sans  qu'il  y  ait  de  mère.  La  fille  de  Zeus 
Olympien  m'en  est  ici  témoin.  Elle  n'a  point  été  nourrie 
dans  les  ténèbres  de  la  matrice,  car  aucune  Déesse  n'au- 
rait pu  produire  un  tel  enfant.  —  Pour  moi,  Pallas,  et 
entre  autres  choses,  je  grandirai  ta  vifle  et  ton  peuple. 
J'ai  envoyé  ce  suppliant  dans  ta  demeure,  afin  qu'il  te 
soit  dévoué  en  tout  temps.  Accepte-le  pour  allié,  ô 
Déesse,  lui  et  ses  descendants,  et  que  ceux-ci  te  gardent 
éternellement  leur  foi! 


304  LES    EUMÉNIDES, 

ATHÈNA. 

Maintenant  c'est  ii  vous  de  prononcer  la  sentence  par 
un  juste  suffrage,  car  il  en  a  été  dit  assez. 

LE   CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

J'ai  lancé  ma  dernière  lièche,  et  j'attends  l'arrêt  qui  dé- 
cidera. 

ATHÈNA. 

Comment  faire  pour  que  vous  ne  me  reprochiez  rien? 

LE    CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Étrangers,  vous  avez  tout  entendu!  Respectez  votre 
serment,  et  prononcez. 

ATHÈNA. 

Écoutez  encore  la  loi  que  je  fonde,  peuple  de  l'Atti- 
que,  vous  qui  êtes  les  premiers  juges  du  sang  versé.  Ce 
tribunal,  désormais  et  pour  toujours,  jugera  le  peuple 
Aigéen.  Sur  cette  colline  d'Ares,  les  Amazones  plantè- 
rent autrefois  leurs  tentes,  quand,  irritées  contre  Thè- 
seus,  elles  assiégèrent  la  Ville  récemment  fondée  et  op- 
posèrent des  tours  à  ses  hautes  tours.  Ici,  elles  firent  des 
sacrifices  à  Ares,  d'où  ce  nom  d'Arèopagos,  le  rocher,  la 
colline  d'Ares.  Donc,  ici,  le  respect  et  la  crainte  seront 
toujours  présents,  le  jour  et  la  nuit,  à  tous  les  citoyens, 
tant  qu'ils  se  garderont  eux-mêmes  d'instituer  de  nou- 
velles lois.  Si  vous  souillez  une  eau  limpide  par  des  cou- 


LES    EUMÉNIDES.  3o5 

rants  boueux,  comment  pourrez-vous  la  boire?  Je  vou- 
drais persuader  aux  citoyens  chargés  du  soin  de  la 
République  d'éviter  l'anarchie  et  la  tyrannie,  mais  non 
de  renoncer  à  toute  répression.  Quel  homme  restera 
juste,  s'il  ne  craint  rien?  Respectez  donc  la  majesté  de 
ce  tribunal,  rempart  sauveur  de  ce  pays  et  de  cette  ville, 
tel  qu'on  n'en  possède  point  parmi  les  hommes,  ni  les 
Skythes,  ni  ceux  de  la  terre  de  Pélops.  J'institue  ce  tri- 
bunal incorruptible,  vénérable  et  sévère,  gardien  vigi 
lant  de  cette  terre,  même  pendant  le  sommeil  de  tous, 
et  je  le  dis  aux  citoyens  pour  que  cela  soit  désormais 
dans  l'avenir.  Maintenant,  levez-vous,  et,  fidèles  à  votre 
serment,  prononcez  l'arrêt.  J'ai  dit. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Je  vous  conseille  de  ne  point  outrager  notre  troupe 
terrible  à  cette  terre! 

APOLLON. 

Et  moi,  je  vous  ordonne  de  'respecter  mes  oracles  qui 
sont  ceux  de  Zeus,  et  de  ne  point  les  rendre  impuis- 
sants'. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Tu  t'inquiètes  d'une  cause  sanglante  qui  ne  te  con- 
cerne pas.  Tu  ne  rendras  plus  d'oracles  véridiques  si  tu 
persistes. 

APOLLON. 

Mon  père  a-t-il  aussi  manqué  de  sagesse  quand  Ixiôn 
le  supplia,  après  avoir  commis  le  premier  meurtre? 

30 


3o6  LES    EUMÉNIDES. 

LE    CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Tu  peux  parler;  mais  moi,  si  on  ne  me  rend  pas  jus- 
tice, je  serai  terrible  à  cette  terre 

APOLLON, 

Tu  es  méprisée  parmi  les  nouveaux  et  les  anciens 
D  eux.  Je  triompherai. 

LE    CHŒUR    DES    EUMÉNIDES. 

C'est  ainsi  que  tu  as  fait  dans  les  demeures  de  Phérès. 
Tu  as  persuadé  aux  Moires  de  rendre  les  hommes  im- 
mortels. 

APOLLON. 

N'est-il  pas  juste  de  secourir  celui  qui  nous  honore,  et 
surtout  quand  il  demande  notre  aide? 

LE    CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Tu  as  offensé  les  Daimones  antiques,  tu  as  abusé  par 
le  vin  les  vieilles  Déesses! 

APOLLON. 

Bientôt  tu  vas  être  vaincue,  et  tu  ne  vomiras  plus  con 
ire  tes  ennemis  qu'un  poison  sans  danger. 

LE    CHŒUR   DES    EUMÉNIDES, 

Jeune  Dieu,  tu  outrages  de  vieilles  Déesses  I  Mais  j'at- 


LES    EUMÉNIDES.  307 

tends  la  fin  de  ceci,  ne  sachant  encore  si  je  dois  m'irriter 
ou  non  contre  cette  ville. 


ATHENA. 

C'est  à  moi  de  prononcer  la  dernière.  Je  donnerai 
mon  suffrage  à  Orestès.  Je  n'ai  pas  de  mère  qui  m'ait 
enfantée.  En  tout  et  partout,  je  favorise  entièrement 
les  mâles,  mais  non  jusqu'aux  noces.  Certes,  je  suis  pour 
le  père.  Ainsi,  peu  m'importe  la  femme  qui  a  tué  son 
mari,  le  chef  de  la  demeure.  Orestès  est  vainqueur, 
même  si  les  suffrages  sont  égaux  des  deux  côtés.  Donc, 
vous  à  qui  ce  soin  est  remis,  retirez  promptement  les 
cailloux  des  urnes. 

ORESTÈS. 

O  Phoibos  Apollon,  comment  cette  cause  sera-t-cUe 
jugée.'' 

LE    CHŒUR    DES    EUMENIDES. 

0  Nuit  noire,  ma  mère!  vois-tu  ces  choses? 

ORESTÈS. 

Maintenant,  je  finirai  par  la  corde,  ou  je  veirai  en- 
core la  lumière! 

LE    CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Nous  serons  avilies,  ou  nous  garderons  nos  honneurs. 

APOLLON. 

Comptez  bien  les  cailloux,  Étrangers!  Respectez  la 


3oB  LES    EUMÉNIDES. 

justice  et  ne  vous  trompez  point.  Si  une  seule  voix  est 
oubliée,  ce  sera  un  grand  malheur.  Un  seul  suffrage 
peut  relever  une  maison! 


Cet  homme  est  absous  de  l'accusation  de  meurtre;  les 
suffrages  sont  en  nombre  égal  des  deux  côtés. 

ORESTÈS. 

O  Pallas,  tu  as  sauvé  ma  maison,  tu  m'as  rendu  la 
terre  de  la  patrie  d'où  j'étais  exilé!  Chacun  dira  parmi 
les  Hellènes  :  Cet  homme  Argien  est  enfin  rétabli  dans 
les  biens  paternels  par  la  faveur  de  Pallas  et  de  Loxias, 
et  aussi  de  Celui  qui  accomplit  toutes  choses  et  qui  m'a 
sauvé,  plein  de  pitié  pour  la  destinée  fatale  de  mon  père, 
quand  il  a  vu  ces  vengeresses  de  ma  mère.  Pour  moi, 
en  retournant  dans  ma  demeure,  je  me  lie  à  celte  terre 
et  à  ton  peuple  par  ce  serment,  que,  jamais,  dans  la  lon- 
gue suite  des  temps,  aucun  roi  d'Argos  n'entrera  la 
lance  en  main  dans  la  terre  Atiique.  Certes,  moi-même, 
alors  enfermé  dans  le  tombeau,  je  frapperai  d'un  inévi- 
table châtiment  ceux  qui  violeront  le  serment  que  je 
fais.  Je  rendrai  leur  chemin  morne  et  malheureux,  et  je 
les  ferai  se  repentir  de  leur  action.  Mais  si  les  Argiens 
gardent  la  foi  que  j'ai  jurée  à  la  ville  de  Pallas,  s'ils  com- 
battent toujours  pour  elle,  je  leur  serai  toujours  bien- 
veillant. Salut,  ô  toi,  Pallas!  et  toi,  peuple  de  la  Ville! 
Puissiez-vous  toujours  accabler  inévitablement  vos  enne- 
mis! Puissent  vos  armes  vous  sauver  toujours,  et  tou- 
jours être  victorieuses  ! 


LES    EUMÉNIDES.  iog 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Ah!  jeunes  Dieux,  vous  avez  foulé  aux  pieds  les  Lois 
antiques,  et  vous  avez  arraché  cet  homme  de  mes  mains  I 
Et  moi,  couverte  d'opprobre,  méprisée,  misérable,  en- 
flammée de  colère,  ô  douleur!  je  vais  répandre  goutte  à 
goutte  sur  le  sol  le  poison  de  mon  cœur,  terrible  à  cette 
terre.  Ni  feuilles,  ni  fécondité!  O  Justice,  te  ruant  sur 
cette  terre,  tu  mettras  partout  les  souillures  du  mal  ! 
Gémirai -je?  Que  devenir?  que  faire?  Je  subis  des  peines 
qui  seront  funestes  aux  Athènaiens!  Les  malheureuses 
Filles  de  la  Nuit  sont  grandement  outragées;  elles  gémis- 
sent de  la  honte  qui  les  couvre  ! 

ATHÈNA. 

Croyez-moi,  ne  gémissez  pas  aussi  profondément. 
Vous  n'êtes  point  vaincues.  La  cause  a  été  jugée  par 
suffrages  égaux  et  sans  offense  pour  vous  ;  mais  les  té- 
moignages de  la  volonté  de  Zeus  ont  été  manifestes. 
Lui-même  a  dicté  cet  oracle  :  qu'Orestès,  ayant  commis 
ce  meurtre,  ne  devait  point  en  être  châtié.  N'envoyez 
donc  point  à  cette  terre  votre  colère  terrible;  ne  vous 
irritez  point,  ne  la  frappez  point  de  stérilité,  en  y  versant 
goutte  à  goutte  la  bave  des  Daimones,  implacable  ron- 
geuse des  semences.  Moi,  je  vous  lais  la  promesse  sacrée 
que  vous  aurez  ici  des  demeures,  des  temples  et  des  au- 
tels ornés  de  splendides  offrandes,  et  que  vous  serez 
grandement  honorées  par  les  Athènaiens. 

LE    CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Ah!  jeunes  Dieux,  vous  avez  foulé  aux  pieds  les  Lois 


3lO  LES    EUMÉNIDES. 

antiques,  et  vous  avez  arraché  cet  homme  de  mes  mains  ! 
Et  moi,  couverte  d'opprobre,  méprisée,  misérable,  en- 
flammée de  colère,  ô  douleur!  je  vais  répandre  goutte  à 
goutte  sur  le  sol  le  poison  de  mon  cœur,  terrible  à  cette 
terre.  Ni  feuilles,  ni  fécondité!  O  Justice,  te  ruant  sur 
cette  terre,  tu  mettras  partout  les  souillures  du  mal  ? 
Gémirai-je?  Que  devenir?  que  faire?  Je  subis  des  peines 
qui  seront  funestes  aux  Athènaiens!  Les  malheureuses 
Filles  de  la  Nuit  sont  grandement  outragées;  elles  gémis- 
sent de  la  honte  qui  les  couvre! 

ATHÈNA. 

Vous  n'êtes  point  dépouillées  de  vos  honneurs,  et, 
Déesses  irritées,  dans  l'amertume  de  votre  colère,  vous 
ne  rendrez  pas  stérile  la  terre  des  hommes.  Et  moi,  ne 
suis-je  pas  certaine  de  Zeus?  Mais  qu'ai-je  besoin  de 
paroles?  Seule,  entre  les  Dieux,  je  connais  les  clefs  des 
demeures  où  la  foudre  est  enfermée  Cependant,  je  n'ai 
que  faire  de  la  foudre.  Tu  m'obéiras  et  tu  ne  lanceras 
point  sur  la  terre  les  imprécations  funestes  qui  amènent 
la  destruction  de  toutes  choses.  Calme  la  violente  colère 
des  flots  noirs  de  ton  cœur,  et  tu  habiteras  avec  moi,  et 
tu  seras  pieusement  honorée  comme  moi.  Les  riches 
prémices  de  ce  pays  te  seront  offerts,  dans  les  sacrifices, 
pour  les  enfantements  et  les  noces;  et,  désormais,  tu 
me  remercieras  de  mes  paroles. 

LE    CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Moi!  subir  cela!  Moi,  l'antique  Sagesse,  habiter,  mé- 
prisée, sur  la  terre!  ô  honte!  Je  respire  la  colère  et  la 
violence!  hélas!  ô  Dieux!  ô  terre!  ô  douleur!  Quelle 


LES    EUM  EN  IDES.  3ll 

angoisse  envahit  mon  cœur!  Entends  ma  colère,  ô  Nuit, 
ma  mère!  Les  ruses  des  Dieux  m'ont  enlevé  mes  anti- 
ques honneurs  et  m'ont  réduite  à  rien! 


Je  te  pardonne  ta  colère,  car  tu  es  plus  âgée  que  moi 
et  tu  possèdes  une  plus  grande  sagesse;  mais  Zeus  m'a 
donné  aussi  quelque  intelligence.  N'allez  point  sur  une 
autre  terre.  Vous  regretteriez  celle-ci.  Je  vous  le  prédis. 
La  suite  des  temps  amènera  des  honneurs  toujours  plus 
grands  pour  les  habitants  de  ma  ville,  et  toi,  tu  auras 
une  demeure  glorieuse  dans  la  cité  d'Erékhtheus,  et  tu 
seras  ici,  dans  les  Jours  consacrés,  en  vénération  aux 
hommes  et  aux  femmes,  plus  que  tu  ne  le  serais  jamais 
partout  ailleurs.  Ne  répands  donc  point  sur  mes  demeu- 
res le  poison  rongeur  de  tes  entrailles,  funeste  aux  en- 
fantements, et  brûlant  d'une  rage  que  le  vin  n'a  point 
excitée.  N'inspire  point  la  discorde  aux  habitants  de  ma 
ville,  et  qu'ils  ne  soient  point  comme  des  coqs  se  déchi- 
rant entre  eux.  Qu'ils  n'entreprennent  que  des  guerres 
étrangères,  et  non  trop  éloignées,  par  lesquelles  est 
éveillé  le  grand  amour  de  la  gloire,  car  j'ai  en  horreur 
les  combats  d'oiseaux  domestiques.  Il  convient  que  tu 
acceptes  ce  que  je  t'offre,  afin  qu'étant  bienveillante,  tu 
sois  comblée  de  biens  et  d'honneurs  et  que  tu  possèdes 
ta  part  de  cette  terre  très-aimée  des  Dieux  I 

LE    CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Moi!  subir  cela!  Moi,  l'antique  Sagesse,  nabiter,  mé- 
prisée, sur  la  terre!  ô  honte!  Je  respire  la  colère  et  la 
violence!  hélas!   ô  Dieux!  ô  terre!  ô  douleur!  Quelle 


3l2  LES    EUMÉNIDES. 

angoisse  envahit  mon  cœur!  Entends  ma  colère,  ô  Nuit, 
ma  mère!  Les  ruses  des  Dieux  m'ont  enlevé  mes  anti- 
ques honneurs  et  m'ont  réduite  à  rien! 

ATHÈNA. 

Je  ne  me  lasserai  point  de  te  conseiller  ce  qu'il  y  a  de 
mieux,  afin  que  tu  ne  dises  jamais  que  toi,  une  antique 
Déesse,  tu  as  été  dépouillée  de  tes  honneurs  et  honteu- 
sement chassée  de  cette  terre  par  une  Déesse  plus  jeune 
que  toi  et  par  le  peuple  qui  habite  cette  ville.  Si  la  Persua- 
sion sacrée  t'est  vénérable,  si  la  douceur  de  mes  paroles 
t'apaise,  tu  resteras  ici;  mais  si  tu  ne  veux  pas  rester,  tu 
ne  lanceras  point  ta  fureur  injuste  contre  cette  ville  et 
tu  ne  causeras  point  la  ruine  du  peuple,  car  il  t'est  per- 
mis d'habiter  cette  heureuse  terre  et  d'y  jouir  en  tout 
temps  d'honneurs  légitimes. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Reine  Athèna,  quelle  demeure  habiterais-je? 

ATHÈNA. 

Une  demeure  à  l'abri  de  l'offense.  Mais  accepte. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

J'accepte.  Quels  seront  mes  honneurs.-' 

ATHÈNA. 

Sans  toi,  aucune  maison  n'aura  une  heureuse  for- 
tune. 


LES    EUMÉNIDES.  3ïî 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Et  tu  feras  que  je  possède  cette  puissance? 

ATHÈNA. 

Certes,  je  ferai  prospérer  qui  t'honorera. 

LE    CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Et  ta  promesse  sera-t-elle  toujours  tenue? 

ATHÈNA. 

Je  pouvais  ne  pas  promettre  ce  que  je  n'aurais  pas 
voulu  tenir. 

LE    CHŒUR   DES    EUMENIDES. 

Je  suis  apaisée  et  je  rejette  ma  colère. 

ATHÈNA. 

C'est  pourquoi,  sur  cette  terre,   tu  n'auras  que  des 
amis. 

LE   CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Que  m'ordonnes-tu  de  souhaiter  à  cette  terre? 

ATHÈNA. 

Tout  ce  qui  suit  une  victoire  sans  tache,  tout  ce  qui 
est  produit  par  la  terre  et  par  les  flots  de  la  mer,  ce  am 


^^.  LES    EUMÉNIDES, 

vient  de  l'Ouranos,  ce  qu'apportent  les  souffles  des 
vents!  Que  les  fruits  de  la  terre  et  les  troupeaux  s'ac- 
croissent ici  sous  la  chaleur  propice  de  Hèiios!  Que  les 
citoyens  soient  à  jamais  heureux  et  prospères,  et  que 
l'enfance  soit  toujours  saine  et  sauve!  Anéantis  les  im- 
pies plus  inexorablement  encore.  Comme  un  pasteur  de 
plantes,  j'aime  la  race  des  hommes  justes.  Tels  seront 
tes  soins.  Pour  moi,  quant  à  la  gloire  des  combats  guer- 
riers, je  ferai  cette  Ville  illustre  parmi  les  mortels 

LE    CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Strophe  I. 

Certes,  je  veux  habiter  avec  Pallas,  et  je  ne  dédaigne- 
rai pas  cette  Ville,  asile  des  Dieux,  qu'honorent  le  tout- 
puissant  Zeus  et  Ares,  rempart  des  Daimones,  qui  pro- 
tège les  autels  des  Hellanes.  Je  lui  souhaite,  par  des 
prédictions  bienveillantes,  les  fruits  abondants,  utiles  à 
la  vie,  qui  germent  dans  la  terre  sous  la  lumière  écla- 
tante de  Hèiios. 

ATHÈNA. 

C'est  avec  joie  que  je  fais  ceci  pour  les  Athènaiens, 
J'ai  retenu  dans  cette  Ville  de  grandes  et  implacables 
Déesses.  Il  leur  a  été  accordé,  en  effet,  de  régler  tout  ce 
qui  concerne  les  hommes.  Celui  contre  lequel  elles  ne  se 
sont  point  encore  irritées  ne  sait  rien  des  maux  qui  dé- 
solent la  vie.  Les  crimes  des  aïeux  le  livrent  à  elles.  La 
destruction  silencieuse  l'anéantit,  malgré  ses  cris. 

LE    CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Antistrophe  I. 
Qu'un  souffle  funeste  ne  flétrisse  point  les  arbres  1 


LES    EUMF.NIDES. 


3i5 


c'est  mon  souhait.  Que  l'ardeur  de  Hèlios  ne  dessèche 
point  le  germe  des  plantes  et  ne  fasse  point  avorter  les 
bourgeons!  Que  la  stérihté  mauvaise  soit  écartée!  Que 
les  brebis,  toujours  fécondes,  lourdes  d'une  double  por- 
tée, mettent  bas  au  temps  voulu!  Que  le  peuple,  riche 
des  biens  abondants  de  la  terre,  honore  les  présents  des 
Dieux! 


Entendez-vous,  Gardiens  de  la  Ville,  ces  souhaits 
heureux?  Elle  est  très-puissante,  en  effet,  la  vénérable 
Érinnys,  auprès  des  Immortels  et  des  Dieux  souterrains. 
Elles  disposent  manifestement  et  avec  une  suprême 
puissance  de  la  destinée  des  hommes.  Aux  uns  elles 
accordent  les  chants  joyeux,  aux  autres  elles  infligent 
une  vie  attristée  par  les  larmes. 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Strophe  IL 

Je  repousse  la  fortune  mauvaise  qui  frappe  les  hommes 
avant  le  temps.  Accordez  aux  vierges  qu'on  aime  les 
époux  qu'elles  désirent,  ô  Déesses,  sœurs  des  Moires, 
vous  qui  avez  cette  puissance,  justes  Daimones  qui 
hantez  chaque  demeure,  présentes  en  tout  temps,  et 
qui,  pour  votre  équité,  êtes  partout  les  plus  honorées 
des  Dieux! 


Je  me  réjouis  d'entendre  vos  souhaits  bienveillants 
pour  la  terre  que  j'aime.  Je  loue  la  Persuasion  aux  doux 
yeux  qui  dirigeait  ma  langue  et  ma  parole,  tandis  qu'elles 


3l6  LES    EUMÉNIDES. 

refusaient  durement  d'écouter.  Zeus,  qui  préside  à  l'A- 
gora, l'a  emporté,  et  notre  cause,  la  cause  des  justes, 
est  victorieuse. 

LE   CHŒUR   DES    EUMÉNIDES. 

Antistrophe  II. 

Que  la  discorde  insatiable  de  maux  ne  frémisse  jamais 
dans  la  Ville!  C'est  mon  souhait.  Que  jamais  la  pous- 
sière ne  boive  le  sang  noir  des  citoyens!  Que  jamais, 
ici,  un  meurtre  ne  venge  un  meurtre  1  Que  les  citoyens 
n'aient  qu'une  même  volonté,  un  même  amour,  une 
même  haine.  Ceci  est  le  remède  à  tous  les  maux  parmi 
les  hommes. 

ATHÈNA. 

Avez-vous  donc  retrouvé  le  chemin  des  paroles  bien- 
veillantes.'' Je  prévois  que  les  habitants  de  ma  Ville  se- 
ront grandement  secourus  par  ces  Spectres  terribles. 
Aimez  toujours  ces  Déesses  qui  vous  sont  bienveil- 
lantes, offrez-leur  de  grands  honneurs,  et  cette  terre  et 
cette  Ville  seront  à  jamais  illustres  par  l'équité! 

LE  CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Strophe  III. 

Salut!  soyez  heureux  et  riches!  Salut,  peuple  Athè- 
naien,  assis  auprès  des  autels  de  Zeus,  amis  de  la  Vierge 
qui  vous  aime,  et  toujours  pleins  de  sagesse!  Ceux  qui 
habitent  sous  les  ailes  de  Pallas  sont  respectés  par  son 
père. 


LES    EUMÉNIDES.  3lJ 


Je  VOUS  salue  aussi.  Il  faut  que  je  marche  la  première, 
afin  de  vous  montrer  vos  demeures.  Allez  à  la  lumière 
sacrée  des  torches  de  ceux  qui  vous  accompagnent,  à 
travers  les  sacrifices  offerts,  descendez  sous  terre,  afin 
de  retenir  le  malheur  loin  de  cette  terre,  et  d'envoyer 
vers  la  Ville  la  prospérité  et  la  victoire.  Vous  qui  habitez 
cette  Ville,  fils  de  Kranaos,  accompagnez-les,  et  que  les 
citoyens  se  souviennent  toujours  de  leur  bienveillance? 

LE   CHŒUR   DES   EUMÉNIDES. 

Antistrophe  III. 

Salut,  salut!  Je  vous  salue  de  nouveau,  vous  tous  qui 
êtes  ici,  Daimones  et  mortels,  habitants  de  la  Ville  de 
Pallas!  Respectez  ma  demeure,  et  vous  n'accuserez  ja- 
mais les  hasards  de  la  vie. 


Je  me  réjouis  de  vos  paroles  et  de  vos  prières,  et  j'en- 
verrai la  clarté  des  torches  flamboyantes  vers  les  lieux 
souterrains,  avec  les  gardiennes  de  mon  sanctuaire,  selon 
le  rite.  Que  la  fleur  de  toute  la  terre  de  Thèseus  s'a- 
vance, la  brillante  troupe  des  jeunes  filles,  et  les  femmes 
et  les  mères  âgées!  Revêtez  des  robes  pourprées,  afin 
d'honorer  ces  Déesses,  et  que  la  clarté  des  torches  pré- 
cède, afin  que  cette  foule  divine,  toujours  bienveillante 
pour  cette  terre,  la  rende  à  jamais  illustre  par  la  pros- 
périté de  son  peuple! 


3i8  LES    EUMENIDES. 

LE    CORTEGE. 

Entrez  dans  votre  demeure,  grandes  et  vénérables 
Filles  de  la  Nuit,  Déesses  stériles,  au  milieu  d'un  cortège 
respectueux!  —  Toutes,  invoquons-les!  —  Dans  les  re- 
traites souterraines  vous  serez  comblées  d'honneurs  et 
de  sacrifices!  —  Toutes,  invoquons-les!  —  Propices  et 
bienveillantes  à  cette  terre,  venez,  ô  Vénérables,  éclai- 
rées par  les  torches  flamboyantes!  Maintenant,  chantons 
en  marchant!  —  Les  libations  et  les  torches  brillantes 
abonderont  dans  vos  demeures.  Zeus  qui  voit  tout  et  les 
Moires  seront  toujours  favorables  au  peuple  de  Pallas. 
Maintenant,  chantons! 


Fin  des  Euménides, 


VII 


LES    PERSES 


VII 


LES    PERSES 


Le  Chœur  des  Vieillards. 

Atossa. 

Le  Spectre  de  Daréios. 

Xerxès. 

Le  Messaser. 


LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 


ijoici  ce  qu'on  nomme  les  Fidèles,  garJicns  de 

;ces  riches   demeures  abondantes  en   or,  les 

autres   Perses  étant  partis  pour  la  terre  de 

Hellas.  Le  Roi  Xerxès,  né  de  Daréios,  les  a 

choisis  lui-même,  à  cause  de  leur  vieillesse,  pour  veiller 

sur  le  Royaume. 

Mais  déjà  notre  esprit  est  grandement  troublé  dans 


322  LES    PERSES. 

notre  poitrine  par  de  mauvais  pressentiments,  en  son- 
geant au  retour  du  Roi  et  de  cette  armée  éclatante  d'or. 

Certes,  toute  la  vigueur,  née  dans  l'Asia,  s'en  est 
allée;  et  l'Asia,  triste,  regrette  sa  Jeunesse;  et  aucun 
•icssager,  aucun  cavalier  ne  revient  dans  la  Ville  royale 
des  Perses. 

Les  Souziens,  les  Ekbataniens  et  les  habitants  de  la 
vieille  citadelle  de  Kissia  sont  partis,  les  uns  sur  des 
chevaux,  les  autres  sur  des  nefs,  et  d'autres  à  pied, 
épaisse  foule  guerrière. 

Tels  sont  partis  Amistrès,  et  Artaphrénès,  et  Méga- 
bazès,  et  Astaspès,  chefs  des  Perses,  rois  soumis  au 
grand  Roi,  qui  commandent  les  troupes  innombrables, 
habiles  archers,  illustres  cavaliers,  à  l'aspect  terrible,  et 
redoutables  par  leur  intrépidité  dans  le  combat; 

Puis,  Artembarès  qui  combat  sur  son  char,  et  Masis- 
très,  et  l'excellent  archer  Imaios,  et  Pharandakès,  et 
Sôsthanès,  le  conducteur  de  chevaux. 

Le  Néilos  grand  et  fécondant  en  a  envoyé  d'autres  : 
Sousiskanès,  Pègastagôn  TAigyptien,  et  le  grand  Arsa- 
mès,  chef  de  la  sainte  Memphis,  et  Ariomardos  qui 
gouverne  l'antique  Thèba,  et  les  habitants  des  marais, 
terribles  et  innombrables  rameurs. 

Puis  est  venue  la  multitude  des  Lydiens  voluptueux, 
toute  la  race  qui  habite  le  continent,  ceux  que  comman- 
dent Mètragathès  et  le  brave  Arcteus,  chefs  royaux,  et 
que  Sardes  qui  abonde  en  or  envoie  sur  des  chars  sans 
nombre  attelés  de  quatre  ou  de  six  chevaux,  spectacle 
terrible. 

Ceux  qui  habitent  le  Tmôlos  sacré,  Mardôn,  Tharybis, 
et  les  Mysiens  armés  de  piques,  menacent  de  mettre  au 
cou  de  Hellas  le  joug  de  la  servitude. 

Babylôn  riche  en  or  envoie  ses  peuples  confusément 


LES    PERSES.  323 

mêlés,  qui  se  ruent  impétueusement,  marins  et  habiles 
archers;  et  ainsi  toute  l'Asia,  armée  de  l'épée,  marche 
sous  le  commandement  terrible  du  Roi. 

Telle,  la  fleur  des  hommes  a  qui  té  la  terre  Persique; 
et  toute  l'Asia  qui  les  a  nourris  se  lamente  dans  son  re- 
gret amer;  et  les  mères  et  les  épouses,  pleines  d'an- 
goisses, comptent  longuement  les  jours. 

Strophe  I. 

Déjà  la  royale  armée,  dévastatrice  des  Villes,  a  passé 
sur  la  terre  opposée.  A  l'aide  de  nefs  liées  par  des  cordes, 
elle  a  passé  le  détroit  de  l'Athamantide  Hellè,  ayant  mis 
sur  le  cou  de  la  mer  cette  route  fixée  par  mille  clous. 

Antistrophe  I. 

Le  Chef  belliqueux  de  la  populeuse  Asia  pousse  sur 
tout  le  pays  de  Hellas  son  immense  armée,  divisée  en 
troupes  de  terre,  en  marins,  appuyé  par  des  chefs  fermes 
et  redoutables,  tel  qu'un  Dieu,  et  issu  de  la  Pluie  d'or. 

Strophe  IL 

Ayant  l'œil  sombre  et  sanglant  du  Dragon,  il  pousse 
devant  lui  une  innombrable  multitude  de  bras  et  de 
nefs,  et,  monté  sur  son  char  Syrien,  il  porte,  aux  guer- 
riers illustres  par  la  lance  Ares,  le  puissant  archer. 

Antistrophe  II. 

Certes,  aucun  héros  ne  soutiendra  le  choc  de  cet  im- 
mense  torrent  de   guerriers  et  n'arrêtera,  ù   l'aide  de 


324  LES    PERSES. 

barrières  assez  solides,  l'irrésistible  assaut  de  cette  mer. 
Certes,  l'armée  et  le  peuple  belliqueux  des  Perses  sont 
invincibles. 

Épôde. 

Mais  quel  mortel  peut  échapper  aux  embûches  rusées 
d'un  Dieu?  Qui  peut  v  échapper  en  bondissant  d'un 
pied  assez  léger?  Caressante  d'abord,  la  Fortune  attire 
l'homme  dans  ses  rets,  et  il  ne  lui  est  plus  permis  d'en 
sortir. 

Strophe  III. 

Depuis  longtemps  une  nécessité  inévitable  s'est  mani- 
festée parmi  nous  par  la  volonté  des  Dieux,  et  c'est  elle 
qui  pousse  les  Perses  à  l'assaut  des  murailles,  aux  mêlées 
des  cavaliers  qui  se  réjouissent  du  combat  et  au  renver- 
sement des  villes. 

Antistrophe  III. 

Ils  ont  appris  à  regarder  la  forêt  de  la  mer  large  qui 
blanchit  sous  le  souffle  véhément  de  la  tempête,  confiants 
dans  les  câbles  légers  et  les  nefs  qui  transportent  la 
foule  des  hommes. 

Strophe  IV. 

C'est  pourquoi  mon  esprit  est  plein  d'épouvante. 
Hélas!  cette  armée  des  Perses!  Puisse  Sousis,  la  Ville 
royale  des  Perses,  vide  de  guerriers,  ne  point  entendre 
ceci! 

Antistrophe  IV. 
La  Ville  de  Kissia   répondrait  à  ce  cri,   hélasl   et   la 


LES    PERSES. 


325 


foule  des  femmes  le  répéterait  en  déchirant  leurs  vête- 
ments de  lin! 

Strophe   V. 

Toute  l'armée,  cavaliers  et  hommes  de  pied,  comme 
un  essaim  d'abeilles,  s'en  est  allée  avec  le  Chef  des 
troupes,  traversante  mer,  sur  ce  prolongement  commun, 
de  l'une  et  l'autre  terre. 

Antistrophe  V. 

Les  lits  sont  trempés  des  larmes  que  fait  verser  le  re- 
gret des  hommes.  Les  femmes  Perses  sont  en  proie  à  une 
grande  douleur.  Chacune,  regrettant  son  mari,  reste  so- 
litaire, ayant  perdu  le  brave  guerrier  compagnon  de  son 
lit. 

Allons,  ô  Perses!  nous  qui  sommes  assis  dans  ces  an- 
tiques et  vénérables  demeures,  ayons  le  grave  souci  des 
pensées  profondes,  car  la  nécessité  nous  presse. 

Quelle  est  la  destinée  du  Roi  Xer.xès,  né  de  Daréios, 
qui  porte  comme  nous  le  nom  de  celui  dont  nous  som- 
mes tous  issus?  Est-ce  au  jet  des  flèches  que  la  victoire 
est  restée,  ou  à  la  force  de  la  lance  au  fer  aigu? 

Mais  voici  la  Lumière,  resplendissante  comme  l'œil 
des  Dieux,  la  mère  du  Roi,  notre  Reine!  Prosternons- 
nous.  Il  faut  que  tous  la  saluent  avec  des  paroles  res- 
pectueuses. —  O  Reine,  la  plus  haute  de  toutes  les 
Perses  à  la  large  ceinture,  mère  vénérable  de  Xerxès, 
salut,  épouse  de  Daréios,  épouse  du  Dieu  des  Perses  et 
mère  d'un  Dieu!  Puisse  l'antique  fortune  de  ce  peuple 
ne  point  changer  maintenant! 


32C  LES    PERSES. 

ATOSSA. 

C'est  pour  cela  que  je  viens  ici,  quittant  mes  demeu- 
res enrichies  d'or  et  le  lit  nuptial  commun  à  Daréios  et 
à  moi.  L'inquiétjde  trouble  mon  cœur.  Je  vous  dirai 
tout,  je  ne  suis  point  tranquille,  et  je  tremble  que  cette 
grande  prospérité,  promptement  enfuie,  ne  bouleverse 
du  pied  les  richesses  que  Daréios  a  amassées,  non  sans 
l'aide  de  quelque  Dieu.  C'est  pourquoi  j'ai  une  double 
inquiétude  inexprimable  dans  le  cœur.  Certes,  d'im- 
menses richesses,  quand  le  maître  est  absent,  sont  inu- 
tiles; mais  kl  puissance  de  ceux  qui  les  ont  perdues  ne 
brille  plus  lu  même  éclat.  A  la  vérité,  les  nôtres  sont 
encore  intactes,  mais  je  crains  pour  les  yeux!  car  l'œil 
d'une  demeure,  je  pen^c,  c'est  la  présence  du  Maître.  Les 
choses  étant  ainsi,  je  veux  être  conseillée  par  vous, 
Perses,  àdèles  vieillards.  Certes,  tous  les  sages  conseils 
doivent  me  venir  de  vous. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Sache  ceci,  Reine  de  cette  terre  :  tu  n'auras  pas  à  dire 
deux  fois  si  tu  veux  que  nous  parlions  ou  que  nous  agis- 
sions autant  que  nous  en  aurons  le  pouvoir.  Certes, 
nous  te  sommes  dévoués,  nous  que  tu  nommes  tes  con- 
seillers. 

ATOSSA. 

J'ai  coutume,  à  lavériti,  d'être  agitée  par  de  nom- 
breux songes  nocturnes,  depuis  que  mon  enfant  est  parti 
conduisant  son  armée  dans  la  terre  des  laônes,  plein  du 


LES    PERSES.  327 

désir  de  la  dévaster;  mais  aucun  ne  s'est  manifesté  plus 
clairement  que  celui  de  cette  dernière  nuit.  Je  te  le  ra- 
conterai. 

Deux  femmes  richement  vêtues  me  sont  apparues. 
L'une  portait  la  robe  des  Perses,  l'autre  celle  des  Dô- 
riens.  Elles  étaient  plus  irréprochables  par  la  majesté  de 
leurs  corps  et  beaucoup  plus  belles  que  les  femmes  qui 
vivent  maintenant.  C'étaient  deux  sœurs  d'une  même 
race.  Elles  habitaient,  l'une  la  terre  de  Hellas,  qui  était 
son  partage,  l'autre  la  terre  des  Barbares.  Elles  se  que- 
rellaient, à  ce  qu'il  me  sembla.  Mon  fils,  voyant  cela, 
les  retenait  et  les  apaisait.  Il  les  mit  toutes  deux  sous  le 
même  joug  et  il  lia  leurs  cous  des  mêmes  courroies. 
L'une,  à  la  vérité,  se  redressait  orgueilleusement,  toute 
fière  de  ce  harnais,  et  sa  bouche  acceptait  le  mors;  mais 
l'autre,  s'agitant  furieuse,  rompait  de  ses  mains  les  liens 
du  char,  et,  débarrassée  des  rênes,  ayant  brisé  le  joug 
par  le  milieu,  entraînait  le  tout  avec  une  grande  vio- 
lence. Et  mon  fils  tomba,  et  son  père  Daréios  se  tenait 
près  de  lui  en  le  plaignant,  et,  dès  que  Xerxès  le  vit,  il 
déchira  ses  vêtements. 

Certes,  voilà  ce  que  j'ai  vu  cette  nuit.  Ayant  quitté 
mon  lit,  je  lavai  mes  mains  dans  une  eau  pure,  et  je 
m'approchai  de  l'autel  pour  y  sacrifier,  et  j'offris  le  gâ- 
teau de  fleur  de  farine  aux  Daimones  qui  garantissent 
des  calamités,  et  je  vis  un  aigle  se  réfugier  au  foyer  de 
Phoibos,  et  je  restai  muette  de  terreur,  amis!  Puis,  je 
vis  un  épervier,  se  ruant  de  ses  ailes  rapides,  déchirer  la 
tête  de  l'aigle  avec  ses  ongles.  Et  l'aigle  épouvanté  s'a- 
bandonnait à  i'épervier.  Ces  choses  terribles  que  j'ai 
vues,  vous  les  entendez.  Certes,  sachez-le,  si  mon  fils  a 
une  heureuse  fortune,  il  sera  le  plus  glorieux  des  hom- 
mes.  S'il  lui  arrive  malheur,  il  n'aura  nuls  comptes  à 


328  LES    PERSES. 

rendre,  et,  s'il  survit,  il  commandera  toujours  sur  cette 
terre. 

LE   CHŒUR   DES  VIEILLARDS. 

Nous  ne  voulons,  Mère,  ni  t'inquiéter  par  nos  paroles, 
ni  te  rassurer.  Prie  les  Dieux.  Si  tu  as  vu  quelque  chose 
de  sinistre,  supplie-les  de  le  détourner  de  toi,  et 
qu'ils  accomplissent  tout  ce  qu'il  y  a  d'heureux  pour 
toi,  pour  tes  enfants,  pour  le  royaume  et  pour  tes  amis! 
Puis,  il  te  faut  faire  des  libations  à  la  Terre  et  aux  Morts. 
Prie  aussi  pour  que  ton  époux  Daréios,  que  tu  as  vu, 
dis-tu,  dans  ton  sommeil,  envoie  à  la  lumière,  du  fond 
de  la  terre,  les  prospérités  à  toi  et  à  ton  fils,  et  pour 
qu'il  retienne  et  cache  les  calamités  dans  les  ténèbres 
souterraines.  Divinateur  bienveillant,  je  te  donne  ces 
conseils;  mais  je  crois  que  toutes  ces  choses  sont  d'un 
heureux  présage. 


Le  premier  tu  as  interprété  mes  songes  avec  bienveil- 
lance pour  mon  fils  et  pour  ma  maison.  Que  tout  arrive 
pour  le  mieux!  Certes,  je  le  veux,  et  dès  que  je  serai 
rentrée  dans  la  demeure,  je  ferai,  comme  tu  me  le  con- 
seilles, des  sacrifices  aux  Dieux  et  à  ceux  que  j'aime  et 
qui  sont  sous  la  terre.  Mais,  en  attendant,  ô  amis,  où 
dit-on  qu'Athèna  est  située  i" 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Loin  d'ici,  vers  l'Occident,  là  où  le  Roi  Hèlios  sz 
couche. 


LES    PERSES. 


329 


Et  mon  fils  était  plein  du  désir   de    prendre  cette 
ville  ? 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Certes,  car  toute  la  terre  de  Hellas  serait  soumise  au 
Roi. 

ATOSSA. 

Sans  doute  ce  peuple  abonde  en  guerriers? 

LE   CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

C'est  une  armée  qui  a  déjà  causé  des  maux  sans  nom- 
bre aux  Mèdes. 

ATOSSA. 

Et  que  possèdent-ils  encore?  Ont-ils  d'assez  grandes 
richesses? 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Ils  ont  une  source  d'argent,  trésor  de  la  terre. 


Est-ce  la  pointe  des  flèches  et  l'arc  qui  brillent  dans 
leurs  mains? 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Non.  Ils  tiennent  la  lance  pour  un  combat  de  pied 
ferme,  et  ils  s'abritent  du  bouclier. 


33o  LES    PERSES. 

\TOSSA. 

Quel  chef  les  mène  et  commande  l'armée? 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Ils  ne  sont  esclaves  d'aucun  homme  et  n'obéissent  à 
personne. 

ATOSSA. 

Comment   donc   soutiendraient-ils  le  choc  de  leurs 
ennemis? 

LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

C'est  ainsi  qu'ils  ont  détruit  la  grande  et  magnifique 
armée  de  Daréios. 

ATOSSA. 

Tu  rappelles  des  souvenirs  terribles  dont  les  parents 
de  ceux  qui  sont  partis  doivent  être  tourmentés. 

LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Bientôt,  il  me  semble,  tu  connaîtras  toute  la  vérité. 
Un  coureur  Perse  accourt  ici  afin  de  t'instruire.  11  ap- 
porte une  nouvelle  certaine,  bonne  ou  mauvaise. 


LES    PERSES. 


LE    MESSAGER. 


33i 


O  Villes  de  toute  la  terre  d'Asia!  ô  Perse,  large  port 
de  richesses  1  D'un  seul  coup  cette  grande  prospérité  a 
péri,  et  la  fleur  des  Perses  a  été  tranchée!  O  malheu- 
reux! O  douleur  d'annoncer  le  premier  de  tels  maux! 
Cependant,  il  me  faut  raconter  tout  ce  désastre,  ô  Per- 
ses! L'armée  entière  des  Barbares  a  péril 

LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Strophe  I. 

O  calamités  affreuses,  inattendues,  lamentables!  Hé- 
las, hélas!  pleurez.  Perses,  en  apprenant  cette  défaite! 

LE   MESSAGER. 

Certes,  tout,  tout  est  détruit!  Moi-même  je  vois  le 
our  du  retour  contre  tout  espoir. 

LE   CHŒUR  DES   VIEILLARDS. 

Antistrophe  I. 

Une  longue  vie  ne  nous  a  été  accordée,  à  nous  qui 
sommes  vieux,  que  pour  apprendre  ce  désastre  inat- 
tendu! 

LE   MESSAGER. 

Certes,  j'étais  là.  Ce  n'est  point  sur  le  récit  des  autres, 
ô  Perses,  que  je  vous  dirai  les  maux  qui  nous  ont  acca- 
blés. 


33l  LES    PERSES. 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Strophe  IL 

Hélas!  hélas!  hélas!  En  vain  les  innombrables  armes 
de  tant  de  peuples  se  sont  ruées  de  la  terre  d'Asia  sur  le 
pays  de  Hellas! 

LE   MESSAGER. 

Les  rivages  de  Salamis  et  de  toutes  les  contrées  voi- 
sines sont  pleins  de  morts  misérablement  tués! 

LE    CHCEUR    DES    VIEILLARDS. 

Antistrophe  IL 

Hélas!  hélas!  hélas!  Les  corps  de  nos  amis  roulent 
tout  sanglants  dans  les  flots,  au  milieu  des  nefs  fracas- 
sées qui  surnagent! 

LE   MESSAGER. 

Nos  arcs  ne  nous  ont  point  aidés.  Toute  l'armée  a 
péri,  écrasée  par  le  choc  des  nefs. 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Strophe  III. 

Poussons  la  clameur  lamentable  et  lugubre  sur  les 
malheureux  Perses!  ils  ont  été  vaincus,  hélas!  L'armée 
est  détruite! 


LES    PERSES.  333 

LE   MESSAGER. 

O  nom  de  Salamis, très-amer  à  entendre!  Hélas!  Com- 
bien je  gérais  au  souvenir  d'Athèna! 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Antistrophe  III. 

Les  Athènaiens  sont  terribles  à  leurs  ennemis.  D'in- 
nombrables femmes  Perses  se  souviendront  qu'ils  les 
ont  faites  veuves  et  sans  enfants! 


Malheureuse!  je  reste  muette,  accablée  de  ces  maux; 
car  cette  calamité  est  telle  que  je  ne  puis  ni  parler,  ni 
m'inquiéter  du  désastre.  Cependant,  il  faut  bien  que  les 
hommes  subissent  les  maux  que  leur  envoient  les  Dieux. 
Dis-nous  donc  tout,  calme-toi,  malgré  tes  gémissements 
sur  nos  misères.  Dis  ceux  qui  vivent  encore  et  ceux  que 
nous  avons  à  pleurer,  et  qui,  portant  le  sceptre,  sont 
morts,  laissant  leur  armée  sans  chefs. 

LE    MESSAGER, 

Xerxès  vit  et  voit  la  lumière. 

ATOSSA. 

Tu  apportes  une  lumière  dans  ma  demeure,  un  jour 
éclatant  dans  une  nuit  noire! 


334  L^S    PERSES. 


LE  MESSAGER. 

Artembarès,  le  chef  des  innombrables  cavaliers,  a  été 
frappé  sur  les  âpres  côtes  Silèniennes,  et  le  khiliarque 
Dadacès,  percé  d'un  coup  de  lance,  a  été  précipité  du 
haut  de  sa  nef;  et  Ténagôn,  le  plus  brave  des  Baktriens, 
est  enseveli  dans  l'île  d'Aias,  battue  des  fîots.  Lilaios,  et 
Arsamès,  et  Argestès,  autour  de  l'île  nourricière  des  co- 
lombes, se  sont  brisé  la  tête  sur  l'âpre  côte.  Arkteus, 
venu  des  sources  du  Néilos  Aigyptien,  et  Adeuès,  et 
Phéresseuès,  et  Pharnoukhos,  sont  tombés  de  la  même 
nef.  Matallos  de  Khrysa,  le  Myriontarque,  le  chef  de 
trente  mille  cavaliers  noirs,  a  été  tue.  Il  a  souillé  sa 
barbe  rousse,  épaisse,  hérissée,  et  il  s'est  teint  de  la 
pourpre  de  son  sang.  Et  le  Mage  Arabos  et  le  Baktrien 
Artamès  ont  péri  sur  cette  rude  terre  et  y  sont  ensevelis, 
ainsi  que  Amestris,  Amphistreus  qui  brandissait  une 
lance  mortelle,  et  l'illustre  Ariomardos  qui  sera  pleuré 
des  Sardiens,  et  le  Mysien  Sisamès.  Et  Tharybis,  qui 
menait  cinq  fois  cinquante  nefs,  le  Lyrnaien,  homme 
très-beau,  gît  misérablement  tué.  Et  Syennésis,  le  pre- 
mier par  le  courage,  chef  des  Kilikiens,  est  tombé  glo- 
rieusement, ayant,  seul,  donné  beaucoup  de  mal  aux 
ennemis.  Voici  les  chefs  dont  je  me  souviens.  Mais  je  ne 
t'ai  dit  que  très-peu  de  nos  pertes  qui  sont  innombra- 
bles. 

ATOSSA. 

Hélas!  j'apprends  d'irréparables  maux,  opprobre  des 
Perses  et  cause  d'amères  lamentations.  Mais,  reprenant 
ton  récit,  dis-moi  quel  nombre  de  nefs  avaient  les  Hel- 


LES    PERSES.  ,  335 

lènes,  pour  avoir  osé  s'attaquer  à  l'armée  navale  des 
Perses. 

LE   MESSAGER. 

Certes,  quant  au  nombre,  sache  que  les  Barbares 
étaient  très-supérieurs  en  nefs.  En  tout  les  Hellènes  en 
avaient  dix  fois  trente,  sauf  dix  en  réserve.  Je  sais  que 
Xerxès  commandait  à  mille  nefs,  plus  deux  fois  cent  et 
sept  qui  l'emportaient  en  rapidité.  Telle  est  la  vérité.  Tu 
vois  que  nous  n'étions  point  inférieurs  en  forces;  mais 
un  Dieu  a  fait  pencher  les  plateaux  de  la  balance  et  a 
détruit  notre  armée. 


Les  Dieux  ont  protégé  la  Ville  de  la  Déesse  Pallas. 

LE    MESSAGER. 

La  Ville  d'Athèna  est  inexpugnable.  Ses  guerriers  lui 
sont  un  ferme  rempart. 

AT03SA. 

Mais  dis-nous  le  premier  choc  des  nefs.  Les  Hellènes 
ont-ils  commencé  le  combat,  ou  est-ce  mon  fils,  orgueil- 
leux du  nombre  de  ses  nefs? 

LE  MESSAGER. 

O  Reine,  un  Daimôn  mauvais  et  vengeur  a  causé  le 
premier  tout  le  mal.  Un  Hellène,  de  l'armée  des  Athè- 
naiens,  vint  et  dit  à  ton  fils  Xerxès  que,  dès  les  ombres 
de  la  nuit  noire,  les  Hellènes  ne  resteraient  pas,  et  que 


336  LES    PERSES. 

chacun  d'eux,  se  rembarquant,  chercherait  son  salut 
dans  une  fuite  secrète.  Aussitôt,  Xerxès,  ayant  appris 
cela,  et  ne  comprenant  pas  la  ruse  de  cet  Hellène  et  la 
jalousie  des  Dieux,  commanda  à  tous  les  chefs  des  nefs, 
dès  que  les  rayons  de  Hèlios  cesseraient  de  chauffer  la 
Cerre  et  que  les  ténèbres  envahiraient  les  demeures  ai- 
théréennes,  qu'ils  eussent  à  ranger  la  multitude  des  nefs 
sur  trois  lignes,  à  garder  les  passages  et  les  détroits  et  à 
envelopper  l'île  d'Aias;  de  sorte  que  si  les  Hellènes  réus 
sissaient  à  fuir  par  quelque  moyen,  chaque  chef  le  paye- 
rait de  sa  tête.  Il  commanda  ainsi,  plein  de  confiance  et 
d'ardeur,  ne  sachant  point  ce  qui  lui  était  réservé  par 
les  Dieux.  Les  Perses,  sans  désordre,  et  docilement, 
préparèrent  le  repas  du  soir,  et  chaque  marin  lia  à  son 
banc  l'aviron  par  la  courroie.  La  lumière  du  jour  tomba 
et  la  nuit  vint,  et  chaque  rameur  monta  dans  sa  nef,  et 
chaque  hoplite  aussi.  La  flotte  se  mit  en  ligne,  les  nefs 
naviguant  dans  l'ordre  prescrit  ;  et,  pendant  toute  la 
nuit,  ici  et  là,  les  chefs  exercèrent  les  équipages  des  nefs. 
Et,  la  nuit  s'écoulant,  l'armée  des  Hellènes  ne  tentait 
nullement  de  quitter  ce  lieu  par  une  fuite  secrète.  Dès 
que  le  Jour  aux  chevaux  blancs  eut  illuminé  la  terre, 
une  immense  clameur,  telle  qu'un  chant  sacré,  s'éleva 
du  milieu  des  Hellènes,  et  le  son  éclatant  en  rebondit 
au  loin  de  toutes  les  côtes  rocheuses  de  l'île,  et  la  crainte 
envahit  tous  les  Barbares  trompés  dans  leur  espérance; 
car,  alors,  les  Hellènes  ne  chantaient  pas  le  Paian  sacré 
pour  prendre  la  fuite,  mais  ils  s'avançaient  audacieuse- 
mcnt  au  combat,  et  le  son  de  la  trompette  excitait  toute 
cette  fureur.  Aussitôt,  à  la  voix  de  chaque  chef,  ils  frap- 
pèrent de  leurs  avirons  retentissants  les  eaux  frémis- 
santes de  la  mer,  et  voici  que  toutes  leurs  nefs  nous 
apparurent.  L'aile  droite  précédait  en  bon  ordre,  puis 


LES    PERSES.  337 

venait  toute  la  flotte,  et  on  entendait  ce  chant  immense  : 

—  O  enfants  des  Hellènes,  allez!  Délivrez  la  patrie,  vos 

enfants,  vos  femmes,  les  demeures  des  Dieux  de  vos 

pères  et  les  tombeaux  de  vos  aïeux!  Maintenant,  c'est  le 

suprême  combat  !   —  Et  le  cri  de  la  langue  Persique 

répondit  à  ce  cri ,  car  il  n'y  avait  plus  à  hésiter.  Les 

proues  d'airain  se  heurtèrent.  Une  nef  Hellénique  brisa, 

la  première,  l'éperon  d'unenef  Phoinikienne,  et  les  deux 

flottes  se  jetèrent  l'une  sur  l'autre.  D'abord,  le  torrent 

de  l'armée  Persique  résista,  mais  quand  la  multitude  de 

nos  nefs  fut  resserrée  dans  les  passages  étroits,  elles  ne 

purent  s'entr'aider.  Elles  se  heurtèrent  de  leurs  proues 

d'airain  et  rompirent  leurs  rangs  d'avirons;   et  les  nefs 

Helléniques,  nous  enveloppant  habilement,  perçaient  les 

nôtres  qui  se  renversaient  et  couvraient  la  mer  de  débris 

de  naufrage  et  de  corps  morts  ;  et  les  rochers  du  rivage 

étaient  pleins  de  cadavres,  et  toute  l'armée  Barbare  prit 

la  fuite  en  désordre.  A  coups  d'avirons  brisés  et  de  bancs 

de  rameurs  les  Perses  étaient  écrasés  ou  déchirés  comme 

des  thons  ou  d'autres  poissons  pris  au  filet ,  et  toute  la 

mer  retentissait  de  sanglots  et  de  lamentations  ;  et,  enfin, 

l'œil  de  la  Nuit  noire  se  ferma  sur  nous.  Je  ne  pourrais, 

même  en  dix  jours,  te  raconter  la  multitude  de  nos 

maux.    Mais,   sache-le,    jamais  en  un  seul  jour   tant 

d'hommes  ne  sont  morts. 


Hélas!  une  mer  immense  de  maux  s'est  ruée  sur  les 
Perses  et  sur  toute  la  race  des  Barbares 

LE    MESSAGER. 

Certes,  sache-le  maintenant,  je  n'ai  pas  encore  dit  la 


338  LES     PERSES. 

moitié  de  nos  maux.   Une  autre  calamité  deux  fois  plus 
ourde  que  celles  que  j'ai  dites  est  tombée  sur  les  Perses. 

ATOSSA. 

Quel  malheur  plus  funeste  est-il  donc  arrivé?  Dis 
quelle  est  cette  calamité  dont  tu  parles  et  qui  a  frappé 
l'armée  de  maux  encore  plus  terribles. 

LE  MESSAGER. 

Tous  ceux  d'entre  les  Perses  qui  étaient  les  plus  forts, 
les  plus  braves,  les  mieux  nés,  les  plus  fidèles  au  Roi, 
ont  misérablement  subi  une  mort  sans  gloire. 

ATOSSA. 

O  malheureuse!  ô  triste  destinée  pour  moi,  amis!  De 
quelle  mort  ont-ils  péri? 

LE  MESSAGER. 

Il  y  a  une  île  auprès  des  côtes  de  Salamis,  petite, 
inabordable  aux  nefs,  que  Pan,  qui  aime  les  danses, 
hante  sur  les  bords  de  la  mer.  Xerxès  les  avait  envoyés 
là  afin  que  les  ennemis,  chassés  de  leurs  nefs,  s'étant 
réfugiés  dans  l'île ,  on  égorgeât  aisément  ce  qui  survi- 
vrait de  l'armée  des  Hellènes  et  qu'on  pût  sauver  les 
nôtres  des  flots  de  la  mer;  mais  il  prévoyait  mal  ce  qui 
devait  arriver.  En  effet,  quand  un  Dieu  eut  donné  la 
victoire  à  la  flotte  Hellénique,  dans  ce  même  jour,  s'étant 
revêtus  de  leurs  armes  d'airain,  ils  sautèrent  de  leurs 
nefs  et  enveloppèrent  l'île  ,  afin  que  les  Perses  n'eussent 


LES    PERSES.  33g 

plus  aucune  issue  pour  fuir.  Et  ceux-ci  étaient  assiégés 
d'une  multitude  de  pierres,  et  ils  périssaient  sous  les  flè- 
ches envoyées  par  les  nerfs  des  arcs.  Enfin ,  se  ruant 
tous  à  la  fois,  les  Hellènes  les  tuaient,  les  égorgeaient 
et  déchiraient  les  membres  des  malheureux,  jusqu'à  ce 
qu'ils  eurent  tous  perdu  la  vie.  Et  Xerxès ,  voyant  ce 
gouffre  de  maux  ,  gémit,  car  il  s'était  assis,  sur  les  bords 
de  la  mer,  sur  un  haut  promontoire  d'où  il  pouvait  voir 
toute  l'armée.  Mais ,  ayant  déchiré  ses  vêtements  et 
poussant  de  grands  cris  ,  il  ordonna  aussitôt  à  son  armée 
de  terre  de  se  retirer,  et  lui-même  prit  une  fuite  sou- 
daine. Telle  est  cette  calamité  que  tu  peux  pleurer  comme 
la  première. 

ATOSSA. 

O  funeste  Daimôn,  combien  tu  as  trompé  l'espérance 
des  Perses  !  Mon  fils  doit  à  l'illustre  Athèna  une  amère 
défaite.  Il  n'a  pas  suffi  des  Barbares  que  Marathon  a 
autrefois  égorgés  !  C'est  dans  l'espérance  de  les  venger 
que  mon  fils  a  subi  un  si  lourd  fardeau  de  malheurs. 
Mais  parle ,  où  as-tu  laissé  les  nefs  qui  ont  échappé  à  la 
destruction?  Peux-tu  le  dire  sûrement? 

LE   MESSAGER. 

Les  chefs  des  nefs  encore  sauves  prirent  confusément 
la  fuite  à  l'aide  du  vent.  Ce  qui  survivait  de  l'armée  a 
péri  sur  la  terre  des  Boiôtiens ,  les  uns  cherchant  en 
vain  l'eau  des  sources  et  souffrant  la  soif,  tandis  que  les 
autres  traversaient  péniblement  la  terre  des  Phoikéens, 
et  Dôris,  et,  vers  le  golfe  Mèliaque,  les  champs  que  le 
Sperkhios  arrose  de  ses  douces  eaux.  Puis,  nous  avons 
gagné  la  terre  Akhaienne  et  les  villes  Thessaliennes-,    et 


340  LES     PERSES. 

là  ,  beaucoup  sont  morts  de  faim  et  de  soif,  car  l'une  et 
l'autre  nous  tourmentaient.  Puis,  nous  arrivâmes,  par 
la  terre  Magnétique,  le  pays  des  Makédoniens,  le  cours 
de  l'Axios ,  le  marais  couvert  de  roseaux  de  Bolbè  et  le 
mont  Pangaios,  au  pays  des  Edôniens.  Cette  nuit-là, 
un  Dieu  nous  envoya  un  hiver  précoce  qui  gela  les  eaux 
du  Strymôn  sacré.  Alors,  chacun  de  ceux  qui  aupara- 
vant niaient  qu'il  y  eiit  des  Dieux ,  pria  et  adora  Gaia  et 
Ouranos.  Après  avoir  mille  fois  invoqué  les  Dieux, 
l'armée  passa  par  cette  route  glacée,  et  ceux  des  nôtres 
qui  purent  passer  avant  que  les  rayons  du  Dieu  se  fus- 
sent répandus  eurent  la  vie  sauve.  En  effet,  l'orbe  ar- 
dent et  resplendissant  de  Hèlios  échauffa  bientôt  de  ses 
flammes  le  milieu  du  fleuve  et  le  rompit,  et  tous  roulè- 
rent les  uns  sur  les  autres,  et  les  plus  heureux  furent 
ceux  qui  rendirent  l'âme  le  plus  promptement  !  Les 
survivants  se  sauvèrent  avec  de  grandes  fatigues  à  travers 
la  Thrèkè,  mais  bien  peu  sont  revenus  dans  les  foyers 
de  la  patrie.  Que  le  royaume  des  Perses  gémisse ,  regret- 
tant sa  très-chère  jeunesse!  Ces  choses  sont  vraies,  mais 
]e  n'ai  point  dit  la  multitude  des  autres  m.aux  dont  un 
Dieu  a  accablé  les  Perses. 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

O  Daimôn  très-funeste ,  combien  tu  as  écrasé  outra- 
geusement sous  tes  pieds  toute  la  race  des  Perses! 


O  malheureuse  que  je  suis  1  l'armée  est  détruite!  O  ap- 
parition de  mes  songes  nocturnes  ,  tu  m'as  clairement 
annoncé  ces  maux!  Mais  vous,  vous  avez  été  de  mauvais 


LES      PERSES. 


3+1 


divinateurs!  Cependant,  comme  vous  me  l'avez  con- 
seillé, je  veux  d'abord  supplier  les  Dieux,  et  je  rappor- 
terai de  mes  demeures  le  gâteau  sacré  pour  la  terre  ci 
pour  les  morts.  Je  sais  que  ce  qui  est  passé  est  irrévo- 
cable, mais  je  prierai  pour  que  l'avenir  soit  favorable. 
Dans  un  tel  désastre  ,  c'est  à  vous  de  donner  des  conseils 
fidèles  à  ceux  que  vous  aimez.  Consolez  mon  fils,  s'il 
vient  ici  avant  moi ,  et  accompagnez-le  dans  la  demeure, 
afin  qu'il  n'ajoute  pas  un  nouveau  malheur  à  tant  de 
maux. 


LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

O  roi  Zeus  !  par  la  destruction  de  l'innombrable  et 
orgueilleuse  armée  des  Perses,  tu  as  couvert  de  deuil 
les  villes  des  Sousiens  et  des  Ekbataniens. 

De  nombreuses  femmes,  de  leurs  mains  délicates, 
déchirent  leurs  voiles,  et  elles  baignent  leurs  seins  d'un 
flot  de  larmes. 

Les  femmes  Perses  gémissent,  et,  dans  leurs  regrets 
et  leur  douleur  sans  fin,  elles  pleurent  ceux  à  qui  les 
unissaient  des  noces  récentes ,  et  les  lits  couverts  de 
molles  draperies,  et  toutes  les  voluptés  de  la  jeunesse 
qu'elles  ont  perdues.  Moi  aussi ,  je  pleure  et  je  me  la- 
mente, comme  il  convient,  sur  la  destinée  de  ceux  qui 
sont  morts. 

Strophe  I. 

Maintenant,  toute  l'Asia  dépeuplée  gémit.  Xerxès  les 
tous  emmenés,  hélas  I  Xerxès  les  a  tous  perdus,  hélas  ! 


34*  LES     PERSES. 

Xerxès  a  tout  livré  malheureusement  aux  nefe  mari- 
times 1 

Pourquoi  Daréios,  le  cher  prince  de  Sousis ,  n'a-t-il 
point  commandé  en  paix  à  ses  peuples! 

Antistrophe  I. 

Les  nefs  noires  aux  ailes  rapides  ont  égalenictii  em- 
porté les  hommes  de  pied  et  les  troupes  de  mer,  hélas  1 
Et  les  nefs  les  ont  perdus  ,  hélas!  Certes,  les  nefs,  en  se 
heurtant!  Et  le  Roi  lui-même  s'est  échappé  avec  peine, 
dit-on,  des  mains  des  laônes ,  à  travers  les  champs  de  la 
Thrèkè  et  les  routes  terribles  de  l'hiver  l 

Strophe  IL 

Et  ceux  qui  les  premiers  ont  subi  leur  destinée,  hélas! 
qui,  abandonnés  à  la  fatalité,  hélas!  ont  été  engloutis 
autour  de  Kykhréia! 

Gémissons,  lamentons-nous,  poussons  de  violentes  et 
hautes  clameurs,  de  lamentables  clameurs  de  deuil  ! 

Antistrophe  II. 

Roulés  par  la  mer  terrible,  hélas!  mangés,  déchirés, 
hélas!  parles  muets  de  l'Incorruptible,  hélas! 

La  maison  veuve  pleure  son  maître,  les  pères  n'ont 
plus  d'enfants!  Les  vieillards  gémissants  apprennent  ce 
malheur  immense ,  ce  désastre  tout  entier,  hélas  ! 

Strophe  III. 
Les  nations  de  l'Asia  ne  vivront  plus  longtemps  sous 


LES     PERSES.  343 

les  lois  des  Perses.  Contraintes  par  la  nécessité,  elles  ne 
payeront  plus  les  tributs  de  la  servitude,  et  elles  n'obéi- 
ront plus  en  se  prosternant.  La  puissance  Royale  est 
morte  I 

Antistrophe  III. 

La  langue  des  hommes  ne  sera  plus  enchaînée.  Le 
peuple  est  affranchi ,  et  il  peut  parler  librement,  puisque 
le  joug  de  la  force  est  brisé  ! 

L'île  d'Aias,  entourée  des  flots  et  souillée  de  sang,  a 
englouti  la  puissance  des  Perses! 


ATOSSA. 

Amis,  quiconque  a  souffert  n'ignore  pas  ceci  :  Quand 
le  flot  de  l'adversité  s'est  rué  sur  les  hommes,  ils  ont 
coutume  de  s'épouvanter  de  tout;  quand  ils  ont  une 
heureuse  fortune,  ils  sont  certains  que  ce  vent  propice 
soufflera  toujours.  Voici  que  tout  m'épouvante;  mes 
yeux  ne  voient  que  la  haine  des  Dieux,  et  le  bruit  qui 
emplit  mes  oreilles  n'est  pas  un  chant  de  victoire,  tant 
le  trouble  que  me  causent  ces  maux  agite  mon  esprit. 
C'est  pourquoi  je  reviens  de  mes  demeures  sans  mon 
char  et  sans  éclat,  apportant  ces  douces  libations  au 
père  de  mon  fils:  le  lait  blanc  d'une  vache  sans  tache, 
le  miel  brillant  de  l'abeille  qui  suce  les  fleurs,  les  eaux 
vives  d'une  source  limpide,  et  cet  enfant  pur  d'une  mère 
agreste,  délices  de  la  vigne  antique,  et  la  jaune  olive,  doux 


3i^4  LES     PERSES. 

fruit  de  l'arbre  dont  les  feuilles  ne  tombent  jamais,  et 
ces  tresses  de  fleurs,  filles  de  la  terre  qui  produit  tout. 
Mais,  ô  amis,  chantez  les  hymnes  des  libations  aux 
morts,  évoquez  le  divin  Daréios  !  Moi,  je  répandrai  sur 
la  terre  qui  les  boira  ces  libations  aux  Dieux  souter- 
rains. 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

O  Reine,  femme  vénérable  aux  Perses,  envoie  tes  liba- 
tions SOUS  la  terre.  Nous,  nous  prierons  en  chantant  des 
hymnes  pour  que  les  Maîtres  souterrains  des  morts  nous 
soient  favorables 

O  vous,  sacrés  Daimônes  souterrains,  Gaia,  Hermès, 
et  toi ,  Roi  des  morts,  envoyez  d'en  bas  l'âme  de  Daréios 
5  la  lumière!  Si,  en  effet,  nous  devons  subir  encore 
d'autres  maux  ,  seul ,  il  peut  nous  dire  quelle  sera  la  fin 
de  nos  misères. 

Strophe  I. 

Le  Bienheureux,  le  Roi  égal  aux  Dieux,  m'entend-il 
pousser  en  langue  barbare  mille  cris  divers,  amers, 
lamentables.-*  Je  crie  vers  lui  mes  plaintes  lugubres. 
M'entend-il  d'en  bas  ? 

Antistrophe  I. 

Et  toi,  Gaia  !  et  vous.  Maîtres  des  morts,  ô  Daimônes 
Laissez  l'âme  illustre  du  Dieu  des  Perses,  né  dans  Sousis, 
sortir  de  vos  demeures.  Envoyez  en  haut  celui  dont  la 
terre  Persique  n'a  jamais  contenu  le  semblable! 

Strophe  II. 
O  cher  homme  !  ô  cher  tombeau  !  car  ce  qu'il  contient 


LES     PERSES. 


343 


nous  est  cher.  Aidôneus!  ramène-le,  envoie-le  en  haut! 
Aidôneus!  envoie-nous  Daréios ,  un  tel  Roi!  hélas! 

Antistrophe  II. 

Certes ,  jamais  il  ne  fit  périr  nos  guerriers  en  des 
guerres  désastreuses.  Les  Perses  le  disaient  sage  comme 
un  Dieu,  et  il  était  en  effet  sage  comme  un  Dieu,  car  il 
conduisait  heureusement  l'armée,  hélas! 

Strophe  III. 

O  Roi,  vieux  Roi,  viens,  apparais  sur  le  faîte  de  ce 
tombeau,  soulevant  la  sandale  pourprée  de  ton  pied  et 
montrant  la  splendeur  de  la  tiare  Royale.  Viens,  ô  père, 
ô  excellent  Daréios  !  hélas  ! 

Antistrophe  III. 

Apparais-nous,  afin  d'apprendre  des  calamités  nou- 
velles, inattendues,  ô  Maître  de  notre  Maître!  Une 
nuée  Stygienne  nous  a  enveloppés ,  et  voici  que  toute 
notre  jeunesse  a  péri.  Viens,  ô  Père,  ô  excellent  Daréios, 
hélas  ! 

Épôde. 

Malheur!  malheur!  O  toi  qui  es  mort  tant  pleuré  par 
ceux  qui  t'aimaient,  ôRoi,ô  Roi,pourquoi  cela?  Pourquoi 
ce  double  désastre  sur  ton  royaume,  sur  ton  royaume 
tout  entier?  Les  nefs  à  trois  rangs  d'avirons  ont  péri  ! 
Nos  nefs!  Plus  de  nefs! 


346  lES     PERSES. 

LE    SPECTRE    DE    DARÉIOS. 

O  fidèles  entre  les  fidèles ,  qui  êtes  du  même  âge  que 
moi ,  ô  vieillards  Perses,  de  quel  malheur  la  ville  est-elle 
affligée?  Le  sol  a  été  secoué,  il  a  gémi,  il  s'est  ouvert! 
Je  suis  saisi  de  crainte  en  voyant  ma  femme  debout  au- 
près de  mon  tombeau ,  et  je  reçois  volontiers  ses  liba- 
tions. Et  vous  aussi,  auprès  de  mon  tombeau,  vous 
pleurez,  poussant  les  lamentations  qui  évoquent  les 
morts  et  m'appelant  avec  de  lugubres  gémissements.  Le 
retour  à  la  lumière  n'est  pas  facile,  pour  bien  des  causes, 
et  parce  que  les  Dieux  souterrains  sont  plus  prompts  à 
prendre  qu'à  rendre!  Cependant,  je  l'ai  emporté  sur 
eux,  et  me  voici;  mais  je  me  suis  hâté,  afin  de  n'être 
point  coupable  de  retard.  Mais  quel  est  ce  nouveau  mal- 
heur dont  les  Perses  sont  accablés? 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Je  crains  de  te  regarder,  je  crains  de  te  parler,  plein 
de  l'antique  vénération  que  j'avais  pour  toi. 

LE    «PECTRE     DE     DARÉIOS. 

Puisque  je  suis  venu  du  Hadès,  appelé  par  tes  lamen- 
tations, ne  parle  point  longuement,  .mais  brièvement. 
Dis,  et  oublie  ton  respect  pour  moi. 

LE   CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Je  crains  de  t'obéir,  je  crains  de  te  parler.  Ce  que  je 
dois  dire  ne  doit  pas  être  dit  à  ceux  qu'on  aim  p 


LES    PERSES.  347 

I,E    SPECTRE    DE    D  A  R  É  I  O  S. 

Puisque  votre  antique  respect  pour  moi  trouble  votre 
esprit,  toi,  vénérable  compagne  de  mon  lit,  noble 
femme,  cesse  tes  pleurs  et  tes  lamentations,  et  parle- 
moi  clairement.  La  destinée  des  hommes  est  de  souffrir, 
et  d'innombrables  maux  sortent  pour  eux  de  la  mer  et 
de  la  terre  quand  ils  ont  longtemps  vécu 


O  toi  qui  as  surpassé  par  ton  heureuse  fortune  la  féli- 
cité de  tous  les  hommes  !  Tandis  que  tu  voyais  la  lu- 
mière de  Hèlios,  envié  des  Perses,  tu  as  vécu  prospère 
et  semblable  à  un  Dieu!  Et  maintenant,  tu  es  heureux 
d'être  mort  avant  d'avoir  vu  ce  gouffre  de  maux  !  Tu  ap- 
prendras tout  en  peu  de  mots,  ô  Daréios!  La  puissance 
des  Perses  est  détruite.  J'ai  dit. 

LE     SPECTRE    DE    DAREIOS. 

De  quelle  façon?  Est-ce  la  peste  ou  la  guerre  iniestine 
qui  s'est  abattue  sur  le  Royaume? 

ATOSSA. 

Non.  Toute  l'armée  a  été  détruite  auprès  d'Athèna. 

LE    SPECTRE     DE     DARÉIOS. 

Lequel  de  mes  fils  conduisait  l'armée  ?  Parle. 


3^8  t-ES     PERSES. 


ATOSSA, 


Le  violent  Xerxès.  Il  a  dépeuplé  tout  le  vaste  conti- 
nent de  l'Asia. 

LE     SPECTRE     DE     DARÉIOSc 

Est-ce  avec  une  armée  de  terre  ou  de  mer  que  le  mal- 
heureux a  tenté  cette  expédition  très-insensée? 

ATOS  SA. 

Avec  les  deux.  L'armée  avait  une  double  face. 

LE    SPECTRE     DE     DARÉIOS. 

Et  comment  une  nombreuse  armée  de  terre  a-t-elle 
passé  la  mer.? 

ATOSSA. 

On  a  réuni  par  un  pont  les  deux  bords  du  détroit  de 
Hellè,  afin  de  passer. 

LE    SPECTRE    DE    DARÉIOS. 

Il  a  fait  cela  ?  Il  a  fermé  le  grand  Bosphoros? 

ATOSSA. 

Certes,  mais  un  Dieu  l'y  a  sans  doute  aidé. 

LE   SPECTRE    DE    DAREIOS. 

Hélas  !  quelque  puissant  Daimôn  qui  l'a  rendu  insensé  ! 


LES    PERSES.  34/) 

ATOSSA. 

On  peut  voir  maintenant  quelle  ruine  il  lui  préparait! 

LESPECTREDEDARÉIOS. 

De  quelle  calamité  ont-ils  été  frappés,  que  vous  gémis^ 
siez  ainsi? 

ATOSSA. 

L'armée  navale  vaincue,  l'armée  de  terre  a  péri. 

LE    SPECTRE    DE    DARÉIOS. 

Ainsi,  toute  l'armée  a  été  détruite  en  combattant? 

ATOSSA. 

Certes,  toute  la  ville  des  Sousiens  gémit  d'être  vide 
d'hommes. 

LE   SPECTRE    DE    DAREIOS. 

Hélas!  une  si  grande  armée  !  Vains  secours! 


Toute  la  race  des  Baktriens  a  péri,  et  pas  un  n'était 
vieux! 

LE   SPECTRE   DE   DAREIOS. 

O  malheureux,  qui  as  perdu  une  telle  jeunesse' 


35o  LES    l'KRSES. 

ATOSSA. 

On  dit  que  le  seul  Xerxès,  abandonné  des  .Mens  et 
presque  sans  compagnons... 

LE   SPECTRE  DE   DARÉIOS. 

Comment?  Où  a-t-il  péri?  Est-il  sauvé? 


A  pu  atteindre  le  pont  jeté  entre  les  deux  continents. 

LE    SPECTRE   DE   DAREIOS. 

Est-il  revenu  sain  et  sauf  sur  cette  terre?  Cela  est-iJ 
certain  ? 

ATOSSA. 

Oui,  cela  est  certain;  il  n'y  a  aucun  doute. 

LE    SPECTRE    DE    DAREIOS. 

Hélas!  L'événement  a  promptement  suivi  les  oracles, 
et  Zeus,  sur  mon  fils,  vient  d'accomplir  les  divinations! 
Certes,  j'espérais  que  les  Dieux  en  retarderaient  encore 
longtemps  l'accomplissement;  mais  un  Dieu  pousse  ce- 
lui qui  aide  aux  oracles!  Maintenant  la  source  des 
maux  jaillit  pour  ceux  que  j'aime.  C'est  mon  fils  qui  a 
tout  fait  par  sa  jeunesse  audacieuse,  lui  qui,  chargeant 
de  chaînes  le  sacré  Hellespontos,  comme  un  esclave, 
espérait  arrêter  le  divin  fleuve  Bosphoros,  changer  la  face 


LES    PERSES.  35l 

du  détroit,  et,  à  l'aide  de  liens  forgés  par  le  marteau, 
ouvrir  une  voie  immense  à  une  immense  armée!  lui 
qui,  étant  mortel,  espérait  l'emporter  sur  tous  les  Dieux, 
et  sur  Poséidon!  —  Comment  mon  fils  a-t-il  pu  être 
saisi  d'une  telle  démence?  Je  tremble  que  les  grandes  et 
abondantes  richesses  que  j'ai  amassées  ne  soient  la  proie 
du  premier  qui  voudra  s'en  emparer. 


Le  violent  Xerxès  a  fait  cela,  conseillé  par  de  mauvais 
hommes.  Ils  lui  ont  dit  que  tu  avais  conquis  par  l'épée 
de  grandes  richesses  à  tes  enfants,  tandis  que  lui,  par 
lâcheté,  ne  combattait  que  dans  ses  demeures,  sans  rien 
ajouter  à  la  puissance  paternelle.  Ayant  souvent  reçu  de 
tels  reproches  de  ces  mauvais  hommes,  il  partit  pour 
cette  expédition  contre  Hellas. 

LE    SPECTRE    DE    DARÉlOS. 

Ainsi  c'est  par  eux  que  s'est  accompli  ce  suprême  dé- 
sastre, mémorable  à  jamais!  La  ville  des  Sousiens  n'a 
point  été  dépeuplée  par  une  telle  calamité  depuis  que 
Zeus  lui  fit  cet  honneur  de  vouloir  qu'un  seul  homme 
réunît  sous  le  sceptre  royal  tous  les  peuples  de  la  féconde 
Asia!  En  effet,  Mèdos,  le  premier,  commanda  l'armée. 
Un  autre,  fils  de  celui-ci,  acheva  son  œuvre,  car  la 
sagesse  dirigea  son  esprit.  Le  troisième  fut  Kyros , 
homme  heureux,  qui  donna  la  paix  à  tous  les  siens.  Il 
réunit  au  Royaume  le  peuple  des  Lydiens  et  celui  des 
Phrygiens,  et  il  dompta  toute  l'Iônia.  Et  les  Dieux  ne 
s'irritèrent  point  contre  lui,  parce  qu'il  était  plein  de 
sagesse.  Le  quatrième  qui  régna  sur  les  peuples  fut  le 


352  LES    PERSES. 

fils  de  Kyros.  Le  cinquième  fut  Merdis,  opprobre  de  la 
patrie  et  du  ihrône  antique.  L'illustre  Artaphrénès,  à 
l'aide  de  ses  compagnons,  le  tua  par  ruse  dans  sa  de- 
meure. Le  sixième  fut  Maraphis,  et  le  septième  fut 
Artaphrénès.  Et  moi ,  j'accomplis  aussi  la  destinée  que 
je  désirais,  et  je  conduisis  de  nombreuses  expéditions 
avec  de  grandes  armées;  mais  je  n'ai  jamais  causé  de 
tels  maux  au  Royaume.  Xerxès  mon  fils  est  jeune;  il  a 
des  pensées  de  jeune  homme,  et  il  ne  se  souvient  plus  de 
mes  conseils.  Certes,  sachez  bien  ceci ,  vous  qui  êtes  mes 
égaux  par  l'âge  :  nous  tous  qui  avons  eu  la  puissance 
Royale,  nous  n'avons  jamais  causé  de  tels  maux. 

LE   CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

O  roi  Daréios ,  où  tendent  donc  tes  paroles?  Comment, 
après  ces  malheurs,  nous,  peuple  Persique ,  jouirons- 
nous  d'une  fortune  meilleure? 

LE     SPECTRE   DE    DARÉIOS. 

Si  vous  ne  portez  jamais  la  guerre  dans  le  pays  des 
Hellènes,  les  armées  Médiques  fussent-elles  plus  nom- 
breuses, car  la  terre  même  leur  vient  en  aide. 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Que  dis-tu  ?  Comment  leur  vient-elle  en  aide? 

LE    SPECTRE    DE   DARÉIOS. 

En  tuant  par  la  faim  les  innombrables  armées. 


LES     PERSES.  353 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Mais  nous  enverrions  une  armée  excellente  et  bien 
munie. 

LE     SPECTRE     DE     DAREIOS. 

Maintenant,  celle  même  qui  est  restée  en  Hellas  ne 
reviendra  plus  dans  la  patrie  ! 

LE    CHŒUR  DES   VIEILLARDS. 

Que  dis-tu?  Toute  l'armée  des  Barbares  n'est-elle  pas 
revenue  de  l'Europe  en  traversant  le  détroit  de  Hellè  ? 

LE    SPECTRE   DE    DARÉIOS. 

Peu,  de  tant  de  guerriers,  s'il  faut  en  juger  par  les 
oracles  des  Dieux  et  par  c.  ]ui  est  fait,  car  l'accom- 
plissement d'un  oracle  est  suivi  par  celui  d'un  autre. 
Aveuglé  par  une  espérance  vaine,  Xerxès  a  laissé  là  une 
armée  thoisie.  Elle  est  restée  dans  les  plaines  qu'arrose 
de  ses  eaux  courantes  l'Asopos,  doux  breuvage  de  la 
terre  des  Boiôtiens.  C'est  là  que  les  Perses  doivent  subir 
le  plus  terrible  désastre ,  prix  de  leur  insolence  et  de 
leurs  desseins  impies  ;  car,  ayant  envahi  Hellas,  ils  n'ont 
pas  craint  de  dépouiller  le  sanctuaire  des  Dieux  et  de 
brûler  les  temples.  Les  sanctuaires  et  les  autels  ont  été 
saccagés  et  les  images  des  Dieux  arrachées  de  leur  base 
et  brisées.  A  cause  de  ces  actions  impies  ils  ont  déjà 
souffert  de  grands  maux,  mais  d'autres  les  menacent  et 
vont  jaillir,  et  la  source  des  calamités  n'est  point  encore 
tarie.    Des   flots  de   sang    s'épaissiront,   sous   la   lance 

a3 


354  ^^^     PERSES. 

Dorique,  dans  Jes  champs  de  Plataia;  et  des  morts 
amoncelés,  jusqu'à  la  troisième  génération,  bien  que 
muets,  parleront  aux  yeux  des  hommes,  disant  qu'étant 
mortel  il  ne  faut  pas  trop  enfler  son  esprit.  L'insolence 
qui  fleurit  fait  germer  l'épi  de  la  ruine,  et  elle  moissonne 
une  lamentable  moisson.  Pour  vous,  en  voyant  ces 
expiations,  souvenez-vous  d'Athèna  et  de  Hellas,  afin 
que  nul  ne  méprise  ce  qu'il  possède,  et,  dans  son  désir 
d'un  bien  étranger,  ne  perde  sa  propre  richesse.  Zeus 
vengeur  n'oublie  point  de  châtier  tout  orgueil  démesuré, 
car  c'est  un  justicier  inexorable.  C'est  pourquoi,  instrui- 
sez Xerxès  par  vos  sages  conseils,  afin  qu'il  apprenne  à 
ne  plus  offenser  les  Dieux  par  son  insolence  audacieuse. 
Et  toi ,  ô  vieille  et  chère  mère  de  Xerxès,  étant  retournée 
dans  ta  demeure  ,  choisis  pour  lui  de  beaux  vêtements, 
et  va  au-devant  de  ton  fils.  En  effet ,  il  n'a  plus  autour 
de  son  corps  que  des  lambeaux  des  vêtements  aux  cou- 
leurs variées  qu'il  a  déchirés  dans  la  douleur  de  ses 
maux.  Console-le  par  de  douces  paroles.  Je  le  sais,  il 
n'écoutera  que  toi  seule.  Moi,  je  rentrerai  dans  les  ténè- 
bres souterraines.  Et  vous,  vieillards,  salut!  Même  dans 
le  malheur,  donnez,  chaque  jour,  votre  âme  à  la  joie, 
car  les  richesses  sont  inutiles  aux  morts. 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

J'apprends,  ù  ma  grande  douleur,  que  les  Barbares, 
outre  les  maux  présents,  subiront  encore  d'autres  cala- 
mités dans  l'avenir. 


O  Daimôn!  que  d'innombrables  et  terribles  douleurs 
se  ruent  sur  moi  !  Mais  ce  qui  m'est  le  plus  amer  c'est 


LES     PERSES.  355 

d'apprendre  que  mon  fils  est  couvert  de  vêtements  hon- 
teux. Certes,  je  rentrerai,  et,  prenant  de  beaux  vête- 
ments dans  mes  demeures,  j'irai  au  devant  de  mon  fils. 
Je  ne  l'abandonnerai  pas  dans  le  malheur,  lui  qui  m'est 
le  plus  cher. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Strophe  I, 

Certes,  ô  Dieux!  nous  menions  une  vie  grande  et 
heureuse  et  sagement  gouvernée,  quand  le  Roi  égal 
aux  Dieux,  Daiéios,  vénérable,  doux,  invincible,  suffi- 
sant à  tout,  commandait  au  Royaume! 

Antistrophe  I. 

Avant  tout,  nous  étions  illustres  par  notre  glorieuse 
armée,  et  de  fermes  lois  réglaient  toutes  choses.  Puis, 
nos  troupes,  sans  avoir  subi  de  défaites,  toujours  victo- 
rieuses, revenaient  heureusement  dans  nos  demeures. 

Strophe  II. 

Que  de  villes  il  a  prises  ,  sans  même  avoir  traversé  le 
fleuve  Halys,  sans  avoir  quitté  sa  demeure!  Telles  les 
villes  de  la  mer  Strymonnienne,  aux  frontières  Thra- 
kiennes; 

Antistrophe  II. 

Et  celles  qui ,  loin  de  la  mer,  étaient  entourées  de  mu  - 
railles,  obéissaient  au  Roi ,  et  les  villes  orgueilleuses  du 
large  détroit  de  Hellè,  et  la  sinueuse  Propontis,  et  les 
bouches  du  Pontos; 


356  LES    PERSES. 

Strophe  III. 

Et,  le  long  du  continent  prolongé,  les  îles  entourées 
des  flots,  voisines  des  côtes ,  Lesbos  ,  Samos  qui  abonde 
en  olives,  Khios,  Paros,  Naxos,  Mykonos,  et  Andros 
qui  touche  à  Tènos; 

Antistrophe  III . 

Et  les  îles  de  la  haute  mer,  Lemnos,  terre  d'Ikaros, 
Rhodos,  Knidos,  et  les  villes  Kypriennes,  Paphos, 
Solos  et  Salamis,  dont  la  métropole  est  cause  de  nos 
gémissements. 

Épôde. 

Et  il  conquit  aussi  par  sa  prudence  les  riches  villes  des 
laônes,  peuplées  des  Hellènes,  car  il  possédait  la  force 
invincible  d'alliés  de  toute  race  et  bien  armés.  Et  voici 
maintenant  que  les  Dieux  ayant  retourné  les  maux  de  la 
guerre  contre  nous,  nous  avons  été  cruellement  vaincus 
sur  mer! 


Hélas,  malheureux  !  comment  ai-je  été  accablé  de  cette 
calamité  lamentable  et  inattendue!  ohl  que  la  Fortune 
afflige  amèrement  la  race  des  Perses  !  Ah  !  malheureux! 
que  faire?  La  vigueur  de  mes  genoux  fîéchit  devant  ces 
vieillards!  O  Zeus,  que  ne  suis-je  mort  avec  mes  guer- 
riers morts  ! 


LES      PERSES.  357 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Hélas,  hélas!  ô  Roi,  voici  qu'un  Dieu  a  moissonné 
cette  brave  armée,  gloire  des  hommes,  honneur  de  la 
Perse  !  La  terre  pleure  cette  jeunesse  tuée  par  Xerxès , 
lui  qui  a  empli  le  Hadès  de  Perses  !  Que  de  guerriers 
sont  morts,  archers  redoutables,  fleurs  de  la  patrie! 
Toute  une  race  innombrable  de  guerriers  a  péril 


Hélas,  hélas!  ma  brave  armée! 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Toute  l'Asia,  ô  Roi  de  cette  terre,  tombe  misérable- 
ment sur  ses  genoux! 

XERXÈS. 

Strophe  I. 

Moi,  hélas,  hélas!  funeste,  lamentable  pour  ma  race, 
je  suis  né  pour  la  ruine  de  la  terre  de  la  patrie  ! 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Je  saluerai  ton  retour  par  des  cris  funèbres,  par 
l'hymne  lugubre  du  chanteur  Mariandynien,  par  les 
gémissements  et  les  larmes! 


35S  LES   PERSES. 

XERXÈS. 

Antistrophe  I. 

Poussez  des  cris  discordants,  lugubres,  lamentables! 
Un  Dieu  s'est  tourné  contre  moil 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Certes,  je  pousserai  des  cris  lamentables,  je  pleurerai 
amèrement  les  terribles  calamités  du  peuple,  souffertes 
sur  la  mer,  et  la  jeunesse  du  Royaume  gémissant!  Je 
crierai,  je  pleurerai,  je  gémirai! 

XERXÈS. 

Strophe  II. 

Ares  nous  a  ravi  la  victoire  ;  il  a  fait  triompher  la  flotte 
des  laônes ,  il  a  fauché  la  sombre  mer  et  le  fatal  rivage  I 
Hélas,  hélas!  criez,  redemandez-moi  tout! 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Où  as-tu  laissé  la  multitude  de  tes  amis,  ceux  qui  se 
tenaient  debout  à  ton  côié  :  Pharandakès,  Souzas, 
Pélagôn,  Dotamas  et  Agdabatas,  Psammis,  Sousiskanès 
qui  partit  d'Ekbatân  ? 

XERXÈS. 

Antistrophe  IL 

Je  les  ai  laissés  morts,  précipités  de  leur  nef  Tyrienne 
sur  les  rivages  de  Salamis,  sur  les  âpres  côtes. 


LES     PERSES.  35g 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Hélas,  hélas!  où  sont  Pharnoukhos  et  le  brave  Ario- 
mardos,  et  le  prince  Seualkès,  et  le  noble  Lilaios . 
Memphis,  Tharybis,  Masistrès,  Artembarès  et  Hysta- 
ikhmas?  Dis-moi  où  ils  sont. 


Strophe  III. 

Hélas,  hélas!  En  face  de  l'antique  et  odieuse  Athèna, 
tous,  les  malheureux!  ont  été  jetés  palpitants  contre 
terre. 

LE     CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Et  lui,  cet  œil  fidèle  qui  comptait  pour  toi  les  innom- 
brables Perses,  le  fils  de  Batanôkhos,  fils  de  Sésames, 
fils  de  Mygabatès,  Alpistès?  Et  Parthos,  et  le  grand 
Oibarès,  où  les  as-tu  laissés.?  Oh!  les  ennemis!  Que 
les  maux  que  tu  racontes  ont  été  funestes  aux  braves 
Perses! 

XERXÈS. 

Antistrophe  III. 

Tu  excites  mon  amer  regret  de  mes  braves  amis,  tu 
les  renouvelles  en  rappelant  ces  malheurs  terribles.  Mon 
cœur  pousse  des  cris  du  fond  de  ma  poitrine! 

LE  CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Et  leMyriontarque  Xanthès,   chef  des  Mardes,  et  le 


:36o  LES     PERSES. 

brave  Ankharès,  et  Diaixis,  et  Arsakès,  chefs  des  cava- 
liers, et  Kèdadatès,  et  Lylhymnès ,  et  Tolmos,  insa- 
tiable de  combats?  Ils  ont  été  ensevelis,  mais  sans 
chars  abrités  par  des  tentes  et  sans  cortège! 

XERXÈS. 

Strophe  IV 

Ils  sont  morts  ceux  qui  étaient  les  chefs  de  l'armée! 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Ils  sont  morts  sans  être  honorés,  hélas!  Malheur! 
ô  malheur!  ô  Daimones,  vous  nous  avez  accablés  d'un 
mal  inattendu  et  terrible,  fait  pour  les  regards  d'Atè  ! 

XERXÈS. 

Antistrophe  IV. 

Nous  avons  été  frappés  d'un  coup  tel  que  nous  n'en 
recevrons  de  notre  vie  ! 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Nous  avons  été  frappés,  cela  est  certain!  Calamité 
inattendue,  inouïe  1  Nous  nous  sommes  heurtés  pour 
notre  malheur  à  la  flotte  des  laônes!  Cette  guerre  a  été 
funeste  à  la  race  des  Perses  ! 

XERXÈS. 

Strophe  V. 
Certes!  Et  j'ai  été  vaincu  avec  une  telle  armée! 


LES     PERSES.  36l 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Quoi!  le  grand  royaume  des  Perses  est-il  donc  détruit? 

XERXÈS. 

Ne  vois-tu  pas  ce  qui  me  reste  de  ma  puissance? 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Je  vois,  je  vois! 

XERXÈS. 

Ce  carquois... 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

C'est  ce  que  tu  as  sauvé,  dis-tu? 

XERXÈS. 

Oui!  cette  gaîne  de  mes  flèches. 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS, 

C'est  peu  sur  tant  de  pertes  I 

XERXÈS. 

Nous  n'avons  plus  de  défenseurs! 

LE   CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

La  race  des  laônes  est  ardente  au  combat. 


562  LES     PERSES. 

XERXÈS. 

Aniistrophe  V. 
Elle  est  très-vaillante.  J'ai  subi  une  défaite  inattendue. 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Et  tu  dis  que  notre  flotte  a  pris  la  fuite  j* 

XERXÈS. 

A  cause  de  ce  malheur  j'ai  déchiré  mes  vêtements. 

LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Hélas!  hélas I 

XERXÈS. 

Plus  qu'hélas  !  Gémis  plus  encore  ! 

LE    CHOEUR    DES    VIEILLARDS. 

Nos  maux  sont  doubles  et  triples  l 


Lamentables  pour  nous  ,  ils  font  la  joie  de  nos  enne- 
mis. 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 


Nos  forces  sont  rompues  I 


LES     PERSES. 


»363 


Je  n'ai  plus  de  compagnons  ! 

LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Tes  amis  sont  engloutis  dans  la  mer' 

XERXÈS. 

Strophe  VI 
Pleure!  pleure  ma  défaite!  Rentre  dans  ta  demeure. 

LE    CHŒUR    DES   VIEILLARDS. 

Hélas,  hélas  !  cette  défaite  ! 

XERXÈS 

Crie  !  Réponds  à  mes  cris! 

LE   CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Misérable  consolation  de  leurs  maux  pour  des  malheu- 
reux! 

XERXÈS. 

Mêle  ton  chant  lugubre  au  mien. 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

Hélas ,  hélas  1  Cette  calamité  terrible  !  Hélas  !  je  gémis 
amèrement. 


3Ô4  LES     PERSES. 

XERXÈS. 

Antistrophe  VI. 
Frappe ,  frappe-toi!  Gémis  sur  mes  maux! 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Je  pleure  lamentablement, 

XERXÈS. 

Crie!  Réponds  à  mes  cris! 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Je  le  fais,  ô  maître! 

XERXÈS. 

Pousse  de  hautes  lamentations. 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Hélas  ,  hélas  !  je  multiplie  les  noires  meurtrissures. 

XERXÈS. 

Strophe  VIL 
Frappe  ta  poitrine  !  Chante  l'hymne  Mysien. 

LE    CHŒ.UR    DES    VIEILLARDS. 

Douleur,  douleur! 


LES     PERSES.  .  2b:> 

XERXÈS. 

Arrache  les  poils  blancs  de  ta  barbe.  * 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

A  pleine  main!  Très-lamentablement! 

XERXÈS. 

Pousse  de  hautes  clameurs. 

LE   CHŒUR   DES   VIEILLARDS- 

C'est  ce  que  je  ferai. 

XERXÈS. 

Antistrophe  VII. 
Déchire  avec  tes  ongles  les  plis  de  tes  vêtements. 

LE    CHŒUR   DES    VIEILLARDS. 

Douleur,  douleur! 

XERXÈS. 

Arrache  tes  cheveux!  Pleure  sur  l'armée! 

LE    CHŒUR   DES   VIEILLARDS. 

A  pleine  main!  très-lamentablement I 


366  LES     PERSES. 

XERXÈS. 

Baigne  tes  yeux  de  larmes. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

J'en  suis  baigné. 

XERXÈS. 

Épôde. 
Crie  donc  !  Réponds  à  mes  cris. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS, 

Hélas!  hélas!  hélas  î  hélas! 


Rentre  dans  ta  demeure  en  te  lamentant. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Hélas!  hélas  1  O  malheureuse  terre  Persique! 

XERXÈS. 

Hélas  !  dans  toute  la  ville  I 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Certes,  hélas!  toujours,  toujours! 


LES   PERSES.  367 

XERXÈS. 

Lamentez-vous  en  marchant  lentenîent. 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Hélas!  hélasl  O  malheureuse  terre  Persiquel 

XERXÈS 

Hélas  !  hélas  !  hélas  !  Mes  nefs  à  trois  rangs  d'avirons! 
hélas!  hélas!  hélas  !  Mes  nefs  sont  perdues! 

LE    CHŒUR    DES    VIEILLARDS. 

Je  te  suis  en  poussant  des  gémissements  lugubres  ! 

FIN     DES    TRAGÉDIES     d'eSCHYLE. 


TABLE 


^  Pages 

^       I.   Promethus    enchaîné   .  *:0,&{A»,LjÙi.ii.  I 

"2.   H.  Les  Suppliantes.  V 49 

111.  Les  Sept   contre  Theba 99 

"2.   IV.  Agamemnôn.   .^jJti  JLAtwL  J^'i^ 149 

2     V.  Les  Khoephores 219 

VI.  Les  Euménides 273 

^'VII.  Les  Perses 319 


24 


I 


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University  of  Ottawa 

Date  Due 

ÏEC          ,!,j 

■©N0V2  9  2001 

NOV  2Û20U4 

N(IV3021»4< 

001  07l(lML 

UOISÛCT^OOI 

39003  01?S27916b