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Full text of "Esquisses morales;"

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5-f.4 3,7 




BEtiUEST OF 

GEORGINA LOWELL PUTNAM 



kdceÎTCtl, July i, 1914- 




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ESQUISSES MORALES 



i Was war ich erst? was hin ich nun ? 

Was ist zu wollen? was zu thun? 

Gœthe. 



PARIS. — IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET €>•, 

ruedeFleurus, 9. 



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ESQUISSES MORALES 



PENSÉES, REFLEXIONS 

ET MAXIMES 

PAR DANIEL STERN 



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TROISIEME EOITIOX REVUE ET AUGMENTEE 



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PARIS 

J. TECHENER, LIBRAIRE 

RUE DE I.'aRDRE-SEC 
PAÈS LA COIOKKADE DU I.OUVM1 

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ESQUISSES MORALES 



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ESQUISSES MORALES 



PENSÉES, REFLEXIONS 

ET MAXIMES 

PAR DANIEL STERN 



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TROISIEME EDITION BEVUE ET AUGMENl'EK 



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PARIS 

J. TECHENER, LIBRAIRE 

BUE DE I.*ARDR£-SEC 
nàs LA COLORIIADB DO LAVTKB 

II DCCC LIX 



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H/UrV;;^ 'JNIVERSITH 
LI8RARY 

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AVANT PROPOS. 



Ce petit volume, écrit en quelques 
heures à peine, et que Ton aura par- 
couru en moins de temps encore, est 
pourtant, s'il m'est permis de le dire, 
l'œuvre de toute une vie. Je ne saurais 
me rappeler ni où, ni quand, ni com- 
ment je Tai fait; il me semble qu'il s'est 
fait en moi comme à mon insu. Le 
sentiment et l'instinct y ont eu plus de 
paît que Pesprit ; l'art, on ne s'en aper- 
cevra que trop, n'y entre pour rien. De 
là des défauts nombreux, sensibles pour 



IT AVANT- PROPOS. 

tout le monde ; mais de là peut-être 
aussi mi intérêt d'une nature particu- 
lière pour quelques-uns. 

Sous presse dans le courant de Tan- 
née 1847, publiées pour la première 
fois en 1849, ces réflexions, principa- 
lement celles de la seconde partie qui 
se rapportaient à un moment précis de 
notre vie politique, présentaient , après 
une première crise révolutionnaire et 
présentent plus que jamais aujourd'hui, 
des lacunes considérables. 

Je n'y aborde presque aucune des 
questions dont les derniers événements 
ont suscité l'examen. Je dis mon opi- 
nion sur les mœurs d'une monarchie 
expirante, sans rien préjuger des mœurs 
dune république, et d'un empire qui 
n'étaient pas nés. Il en résulte que plus 
d'une vérité estimée courageuse ou ha- 



AVANT- PROPOS. III 

sardee au moment où je l'exprimais , 
court le risque à cette heure de paraître 
timide ou trop incontestable, tant les 
imaginations réputées le» plus chimé- 
riques ont été de nos jours étonnées 
et dépassées par Tévénement. Je ne 
change rien néanmoins à ce que j'ai 
écrit; non-seulement, à mon sens, ces 
sortes de retouches, faites longtemps 
après coup dans des circonstances très- 
diflférentes , sont rarement heureuses , 
mais encore il y a comme un manque 
de sincérité dans un tel travail, et cette 
considération seule suffirait à m'en dis- 
suader. 

Il ne me reste donc qu'à prier le 
lecteur de vouloir bien, avant de porter 
un jugement trop sévère sur ces pensées, 
les replacer en esprit à leur date, dans 
Tordre de choses établi au moment où 



IV AVA?iT- PROPOS. 



elles furent écrites. Elles pourront ainsi 
peut-être regagner en intérêt rétrospec- 
tif ce qu'elles perdent en à-propos. 

En tout cas , j'ai le di-oit d'espérer 
que Ton n*y méconnaîtra pas l'effort 
d'un esprit consciencieux qui, pour rap- 
peler une formule célèbre, a cherché 
en tout temps et ne se lassera jamais de 
chercher 



La vérité par la liberté, 
La liberté par la vérité. 



^ 



PRÉFACE 



DE LA TROISIÈME ÉDITION. 



La seconde édition des Esquisses 
morales s'est écoulée rapidement, avant 
même que la critique, bienveillante et 
empressée, ait mis fin aux éloges dont 
elle a honoré Fauteur. Il n'avait pas 
fallu moins de huit années pour que la 
première édition fît son chemin, dans 
le silence absolu des journaux ; d'où 
j'avais dû conclure, malgré de pré- 



VI PRÉFACE. 

cieuses amitiés, dues tout entières à la 
lecture de ce petit livre, qu'entre mes 
pensées et celles de mes contemporains 
il n'existait aucune affinité quelconque. 

D'où provient cette différence, à huit 
années d'intervalle, dans le succès d'un 
ouvrage auquel aucune modification im- 
portante n'a été faite? et quelle leçon 
devrait tirer l'auteur de cette bonne et 
de cette mauvaise fortune ? 

De jg^rands événements, sans doute, 
se sont accomplis entre les deux éditions 
si diversement accueillies ; mais quel 
rapport entre les révolutions qui chan- 
gent les empires et l'humble fruit d'une 
expérience tout individuelle, mûri à 
J'ombre de la vie privée? 



PILÉFACE. Vil 

Mes opinions seraient-elles aujour- 
d'hui plus rapprochées des opinions de 
a majorité qui, en notre pays, décide 
des institutions politiques, des bienséan- 
ces sociales , et de cette partie de la 
morale qui varie selon les temps et les 
lieux? Je n'ai véritablement aucun sujet 
de le croire. Il me semble même qu'en 
aucun temps je ne me suis sentie moins 
d'accord avec ce que l'on doit, à cette 
heure, considérer chez nous comme 
l'opinion publique. 

Je n'oserais donc rien présumer quant 
au sort qui attend cette édition nou- 
velle des Esquisses morales^ et je de- 
meure touchée de l'accueil fait à la se- 
conde édition d'autant plus que cet 



\1JI PBEFACB. 

accueil) trop flatteur pour me paraître 
mérité, reste à mes yeux l'un de ces 
heureux accidents dont on jouit, que 
l'on n'explique pas, et qu'il ne faudrait 
pas se flatter de voir renaître. 



CiSu 



ESQUISSES MORALES. 



PREMIÈRE PARTIE. 



CHAPITRE I. 

DE LA CONDITION HUMAINE. 

C'est une folie sans seconde , une 
erreur funeste qui incline Tesprit hu- 
main à se considérer toujours comme à 
part, et en quelque sorte en dehors de 
la nature. En prenant la place qu'elle 
lui assigne au sein de la création ^ 
r homme ne se rabaisserait pas, ainsi 

i 



Z ESQUISSES MORALES. 

qu'il semble le croire, mais il puiserait 
d^ns la connaissance des lois qui le rat- 
tachent à tout, en le portant, pour ainsi 
dire, au-dessus de tout, une conscience 
plus juste et plus paisible de sa destinée. 
Il ne serait plus à ses propres yeux ce 
« monstre^ incompréhensible, suspendu 
entre deux abîmes, » dont parle Pascal, 
« gloire et rebut de l'univers, qui doit se 
mépriser et se haïr soi-même; » mais 
il accepterait, sans en être humilié ni 
épouvanté, les conditions d'une exis- 
tence assujettie à un ordre sage et doux 
dont la violation seule cause le mal qu'il 
plaît à son orgueil d'attribuer, en les 
accusant, à des puissances surnaturelles. 

L'homme commet encore dans les 
sciences morales une erreur analogue à 



DK LA CONDITION HUMAIKK. d 

celle qui retarda si longtemps ses pro- 
grès dans les sciences physiques. De 
même qu'il considérait la terre comme 
un point fixe, autour duquel tournaient 
les mondes, de même il se considère 
volontiers comme la fin de la création, 
et demande raison au Créateur quand 
toutes choses ne vont point à sa guise. Il 
juge mauvais ce qui ne lui agrée pas , 
insuffisant ou défectueux ce qu'il ne peut 
faire rentrer dans ses étroites notions 
de perfection, inutile ce qui est sans 
rapport direct avec lui. De là ses grands 
mécomptes et la fausse mesure de ses 
calculs. 

S'il veut enfin se rapprocher du vrai, 
il est temps que l'homme s'observe et 
s'étudie, non plus comme un être isolé, 
mais comme partie d'un grand tout, 
comme moment d'une métamorphose 
éternelle et infinie, et qu'il ne se sépare 
point de cette immensité de forces et de 



4 ESQUISSES MORALES. 

formes qui concourent perpétuellement 
avec lui à la beauté de l'œuvre divine. 
Il perdra sans doute, dans ce mode plus 
rigoureux et plus scientifique d'étude, 
quelques illusions chères à son orgueil ; 
mais aussi, que de tourments et de trou- 
bles lui seront épargnés; et combien la 
force calme qu'il puisera dans cette virile 
acceptation de soi seia supérieure à ces 
vues chimériques, à ces agitations pué- 
riles, qtii font de lui, aujourd'hui en- 
core, ce jouet des dieux dont parlent 
les poètes anciens ! 

En vertu de la loi qui gouverne tous 

les êtres, par cela même qu'il est le plus 

parfait des organismes, l'homme en est 

le plus compliqué et le plus modifiable. 

/ La nature, dans son énergie créatrice, 



DE LA CONDITION HUMAINE. 5 

va du simple au composé , en s'élevant 
et en s'aflranchissant de plus en plus. La 
chaîne qui rattache l'homme à la néces- 
*sité est plus légère et moins courte que 
celle qui retient les êtres inférieurs. 
L'homme a des mouvements plus spon- 
tanés, des jouissances et des souffran- 
ces plus variées et plus délicates; il se 
perfectionne ou se dégrade sensible- 
ment, selon qu'il use bien ou mal de sa 
liberté, selon qu'il seconde ou entrave 
les desseins providentiels. Mais ces des- 
seins, quels sont-ils? à quelles religions, 
à quelles philosophies en demanderons- 
nous le secret? Hélas! les religions 
n'ont guère fait autre chose dans le 
passé que distraire et charmer les in- 
quiétudes de l'imagination par des sym- 
boles et des mythes. Les systèmes phi- 
losophiques ont trompé par des formules 
affirmatives les doutes de l'esprit. Ce 
sont là des guides fallacieux qui con- 



6 ESQUISSES MORALES. 

duisent le voyageur de cime en cime , 
lui promettant toujours une vaste et 
complète perspective du monde, jus- 
qu'à ces sommets où Tair n'est plus 
respirable , où l'œil, frappé de vertij^e, 
n'aperçoit plus qu'abîmes au-dessus, 
abîmes au-dessous de lui. Interro- 
geons la raison commune. Elle ne nous 
éblouit point d'aussi merveilleuses pro- 
messes. Elle ne nous entraîne point 
hors de Hious. Elle nous retient, et c'e^st 
là sa force, dans les véritables condi- 
tions de notre être. 

Les sages ont sou vent plaint l'homme 
de cette complexité de nature qui cause 
ses contradictions. Ils oubliaient que 
cette complexité est le signe même de 
son excellence. Ni la rose, ni l'étoile, 



DE L4 CONDITION HUMAINE. 7 

ni l'aigle, ni le lion ne se contredisent. 
Tout homme taillé dans de grandes 
proportions s'appelle Mifh'on^ comme 
le héros du poëte slave * . 

Malgré toutes les ignorances qui le 
tiennent encore à la gorge^ le genre 
humain est en possession des vérités in- 
dispensables au gouvernement de ses des- 
tinées; et l'homme n'est si" malheureux 
que parce que, abusé ou distrait, il ne 
veut pas les chercher, ou ne sait pas les 
reconnaître où elles se trouvent : dans 
la contemplation, l'étude et l'amour de 
la nature. Les vérités essentielles sont 
simples et en petit nombre, ainsi qu'il 
convient à une vie dont la durée est 
courte et l'action limitée. La morale 
qui en découle n'a également que des 

*. € Je m'appelle Million, parce que je souffre 
pour des millions d'hommes. » 

MiCKiswicz [Dziady,) 



8 ESQUISSES MORALES. 

prescriptions peu nombreuses, accessi- 
bles à toutes les intelligences. Ni elle 
n'exalte», ni elle n'abaisse l'orgueil de 
l'homme. Elle ne lui dit point qu'il est 
un infime vermisseau, moins encore 
qu'il est un dieu., même tombé. Elle lui 
montre comment, et lui enseigne à 
quelles conditions , il est, ou plutôt il 
devient le plus parfait des êtres terres- 
tres. 

En lui laissant croire qu'il poursuit 
un but qu'il s'est posé, la sage et 
patiente nature conduit doucement 
l'homme à la tin qu'elle lui assigne. 

L'homme est un habile artisan; il 
sait faire un berceau, il sait faire un 



DE LA CONDITION HUMAINK. 9 

cercueil. Mais il n'a jamais vu le maître 
qui les lui commande : il ignore pour 
qui il travaille. 



Dès le premier jour de son appari- 
tion sur le globe, Thomme n'a cessé de 
lutter contre les forces tyran niques qui 
le tenaient captif. Il s'est soustrait peu 
à peu à leur étreinte. Usant tantôt de 
ruse, tantôt de violence, il a dénoué ou 
rompu un à un les liens multiples dont 
son esprit et son corps étaient enlacés; 
puis il a marché résolument à la con- 
quête de l'univers. Asservissant à sa 
volonté les puissances mystérieuses du 
nombre, il a mesuré jusqu'à ses derniers 
confins l'étendue terrestre. Il a parcou- 
ru sans pâlir, à travers les plus formi- 
dables écueils , l'immensité des océans; 



10 ' ESQUISSES MORALES. 

il assiste aujourd'hui, dans la plénitude 
éthérée, à la formation et au déclin des 
mondes. 

Fixé sur la nuit infinie , son œil , 
avide de lumière, appelle les soleils et 
leur donne des noms. Il jette dans les eh- v 
trailles de la terre une sonde hardie qui 
fait jaillir à ses pieds les sources cachées; 
il plonge dans Tabîme des mers, pour en 
retirer la perle et le corail qui rétien- 
nent sur le sein de la beauté ces tissus 
diaphanes dont il a dérobé aux insectes 
la merveilleuse industrie. Il contraint 
les sèves étrangères à s'unir, pour char- 
mer par des produits variés ses goûts 
délicats. Amenés du fond des déserts, 
les animaux féroces servent de specta- 
cle à ses enfants, qui applaudissent de 
leurs mains débiles au rugissement de 
l'hyène et du tigre. Nulle force qui lui 
résiste, nulle subtilité qui lui échappe. 
Magicien téméraire, il compose et dé- 



DE LA CONDITION HUMAITNE. 11 

compose à son gré la lumière , le son , 
les gaz impondérables ; il opère la méta- 
morphose des êtres. Tout concourt à 
ses besoins, tout conspire à son amuse- 
ment. Il endort la douleur, il suspend 
la vie. Plus rapide que Téclair, sa pen- 
sée, multipliée à l'infini, vole d'une ex- 
trémité du monde à l'autre: Elle pénè- 
tre le présent , le passé , l'avenir ; 
ressuscite les races éteintes, donne des 
lois aux générations qui ne sont pas 
encore. 

Tout cède, tout ploie devant son in- 
domptable volonté. Le trident de Nep- 
tune se brise; les foudres échappent 
aux mains de Jupiter; le trône de Plu- 
ton s'écroule : les dieux sont vaincus. 
Que dis-je? O spectacle inouï, ô ma- 
jesté , ô grandeur , ô puissance de 
l'homme ! Le voici qui soumet Dieu 
lui-même. Un moty un signe, font des- 
cendre du haut d^ cieux, sur l'autel 



12 ESQUISSES MORALES. 

expiatoire, le Créateur éternel, lechai'- 
gent de la coulpe qui pèse sur la race 
humaine, et lui commandent le pardon ! 
Merveilleux accomplissement d'une des- 
tinée sublime ! . . . Mais que se passe-t-il 
là-bas? Qu'est-ce que cette vapeur 
étrange qui s'échappe tout à coup par 
une imperceptible fissure dans le granit 
du monde primitif? Un éclair fend la 
nuit; une secousse, un craquement, 
puis le silence. Ce n'est rien. Ce glo- 
bule qu'on appelait la terre, cette petite 
masse opaque vient d'éclater. Un peu 
de poussière cosmique se répand dans 
l'espace. Quelques parcelles plus com- 
pactes sont poussées par les courants 
éthérés jusque dans la planète voisine. 
En voici une que les curieux de l'en- 
droit ramassent soigneusement. Un sa- 
vant l'examine en tous sens. Il y met 
une étiquette. Il y trouve un argument 
à l'appui de son système sidéral. Un 



DE LA CONDITION HUMAINE. 13 

autre savant le combat. Qui les mettra 
d'accord ? 

Dernière transformation de ce que 
fut le monde, dernier vestige de ce que 
fut la puissance humaine sur la teixe. . , . 
une conjecture. 



c^ 



CHAPITRE IL 



DE l'homme. 



Dieu créa l'homme mâle et femelle , 
disent les Ecritures. Identité de nature, 
diversité de mode d'existence; but pa- 
reil, moyens différents. Dualité dans 
l'unité, c'est le mystère et le charme de 
la destinée humaine. 

• ^ 

Il ne faut pas croire que la différence 
des sexes soit purement du domaine de 



DE l'homme. 15 

la physiologie ; rintelligence et le cœur 
aussi ont un sexe. A mesure qu'une 
culture plus parfaite aura développe 
l'homme et la femme, chacun selon son 
génie propre, T attrait naturel des âmes 
sera plus sensible et formera des unions 
morales plus fécondes en vertus. 

Les femmes les plus accomplies sont 
aussi, en raison même de leur perfec- 
tion, les plus essentiellement femmes 
par la manière de sentir et de penser. 
On en peut dire autant des hommes 
supérieurs. La médiocrité seule est 
neutre. 

La femme aime et respecte dans son 
époux le père de son enfant. Le père 



i6 ESQUISSES MORALES. 

retrouve avec attendrissement, dans les 
traits de son fils, l'image de la femme 
qu'il aime. Nuance insaisissable au pre- 
mier abord, mais dont la diversité con- 
court à l'harmonie de l'union conjugale. 



Le père aime dans ses enfants les 
desseins qu'il forme pour eux et par 
eux. La mère, moins portée aux abstrac- 
tions, chérit tout simplement leurs ca- 
resses. Chacun ainsi reste fidèle à sa 
vocation; l'homme prépare au dehors 
l'incertain avenir; la femme retient ou 
ramène au foyer, par le doux attrait de 
sa tendresse toujours présente. 



^ 



UE l'homme. 17 

Ce qui montre le mieux combien 
l'homme est destiné, par sa nature 
même, à la vie extérieure, c'est qu'il a 
chez lui, quand il est forcé d'y de- 
meurer seul, un senlim/But d'abandon 
et d'isolement presque intolérable. La 
femme, au contraire, sent la maison 
remplie, animée de sa seule présence. 
C'est elle qui constitue , à proprement 
parler, le foyer. Contemplative, recueil- 
lie, sédentaire par nature, son àme est 
le sanctuaire du Dieu domestique. Elle 
absente, la maison n'est plus qu'un abri 
sans consécration, dont la grâce mysté- 
rieuse s'est évanouie. 

L'homme, en revanche, représente 
plus particulièrement l'idée de patrie. 
Le sentiment de la femme s'élève rare- 
ment au-dessus de l'amour du sol. Elle 
chérit les lieux qui l'ont vue naître, les 
horizons qui ont souri à sa jeunesse. 
L'esprit de l'homme s'attache plus en- 



18 ESQUISSES MORALES. 

core aux horizons inlellectuels où s'est 
développée sa pensée. Il aiihe , il sent 
vivre en lui cet ensemble d'invisibles 
éléments qui composent la race, la na- 
tion, la patrie idéale. 

Plus Tesprit humain pénétrera dans 
les profondeurs du monde moral, plus 
il reconnaîtra ces différences naturelles 
des âmes, mieux aussi les fondements 
de la famille seront assurés. A la loi de 
rigueur qui a pesé jusqu'ici sur l'union 
conjugale, succédera la loi de grâce, 
plus puissante et plus douce tout ensem- 
ble, qui enlacera de ses souples anneaux 
le père, la mère, l'enfant, ces trois exis- 
tences inséparables dans l'idée divine, 
prédestinées à se compléter l'une par 
l'autre, qui s'appellent et se comman- 



DE l'homme. 19 

dent en quelque sorte dans la vie spiri- 
tuelle tout aussi bien que dans la vie 
charnelle. 



S-iS' 



Ces jours passés, en rentrant chez, 
moi, je fus frappé par un spectacle qui 
n'avait rien que de vulgaire en appa- 
rence, mais qui me jeta en des rêveries 
profondes. Un homme , jeune encore , 
d'aspect sérieux mais non triste , traî- 
nait une petite voiture sur laquelle un 
orgue était fixé. Sa femme, marchant à 
côté, tournait la manivelle. Un enfant, 
rose et frais , le sourire sur les lèvres , 
jouait assis sur un siège adapté au-des- 
sus de l'instrument. Ils allaient ainsi 
parles rues, se fiant à la Providence.... 
Imajj^e touchante de l'association hu- 
maine. L'homme, fprt et grave, conduit 
la vie, un peu au hasard, hélas! La 



20 ESQUISSES MORALES. 

femme, par un travail moins rude, 
charme sa peine. L'enfant, insouciant, 
est porté à travers le monde, souriant à 
sa mère, et se réjouissant de l'existence 
dont il ne connaît pas encore les sévères 
conditions. 



Trop souvent une femme arrache à 
l'homme qui l'aime des acies de fai- 
blesse dont elle est fière. Il est rare 
qu'un homme voie avec plaisir dans la 
femme qui se donne à lui le moindre 
symptôme de force. Hercule, pour 
plaire à Omphale, dut filer la quenouille; 
nous ne lisons pas qu'en revanche il ait 
inyité la belle reine à la chasse du lion 
deNémée. 



^ 



DE l'homme. ti 

La femme connaît mieux T homme 
que l'homme ne connaît la femme. 
L'amour ayant été chez tous les peuples 
la principale, presque Tunique affaire 
du sexe faible, il n'est pas étonnant 
qu'il y ait porté toute son intelligence et 
ce merveilleux don d'observation qui 
lui est propre. Là où les hommes, fati- 
gués d'agir au dehors, ont cherché l'ou- 
bli des choses, les femmes en ont cher- 
ché l'explication. Elles se sont plu à 
surprendre, dans l'ivresse des sens et de 
la raison, le secret de la nature mascu- 
line, parce que de ce secret dépendait 
souvent toute leur destinée. Il y a eu 
toujours jusqu'ici , il y aura longtemps 
encore, un peu de Dalilah dans chaque 
femme. 



22 ESQUISSES MORALES. 

Si l'homme sauvage reste trop voisin 
de ranimai , l'homme des civilisations 
raffinées s'en éloigne trop. 11 a rompu 
avec ces traditions touchantes dont les 
récits symboliques plaçaient toujours un 
animal sacré comme témoin ou acteur 
muet, mais sensible, dans les grands 
événements de l'humanité. Ainsi, une 
chienne allaite Cyrus ; Romulus est 
nourri par une louve ; Moïse garde les 
brebis, et le Sauveur du monde naît 
dans une étable. 



^ 



L'hoiïlme des campagnes vit isolé; 
l'homme des grandes villes, refoulé. 
Chacun d'eux soupire après le bien qu'il 
suppose être le partage de l'autre et 
qu'aucun d'eux ne possède : le libre et 



DF. l'hommk. 23 

sympathique échange des idées et des 
sentiments avec son semblable. 



^ 



L'homme antique ne connaissait que 
la vie publique et la vie de famille, le 
forum et le foyer. Il n'avait point in- 
venté ce commerce frivole dont les sa- 
lons sont le théâtre, et d'où la passion, 
la sincérité, le sérieux sont bannis par 
les femmes qu'on y voit régner en sou- 
veraines. Il n'aurait pas même compris 
ce parti pris de fadeur, de faux sem- 
blants, de galanterie équivoque, de bel 
esprit subtil et sans autre but que celui 
de faire passer les heures, si courtes 
pour l'homme qui saurait vivre. Il n'eût 
pas consenti à abdiquer ainsi chaque 
soir la dignité de son caractère , à ra- 
baisser son esprit, à travestir son âme 



24 ESQUISSES MOBÀLES, 

pour le divertissement des femmes co- 
quettes. 

Rien de plus rare,^ de nos jours, 
qu'une activité bien tempérée. L'homme 
moderne est inquiet ou abattu. On di- 
rait que les horizons de la vie se sont 
trop étendus pour la mesure de ses vues 
et de ses étreintes. Mais, hélas! ne se- 
raient- ce point des horizons d'automne, 
qui ne s'étendent , en apparence , que 
parce que les arbres se dépouillent.»* 



L'homme moderne, dont le travail 
ardu et la science un peu sombre cher- 
chent, dans les entrailles du passé, les 



DE l'hOMHE. 25 

origines cachées et le secret des forma- 
lions primitives, c'est le mineur persé- 
Terant qui arrache aux profondeurs du 
sol les métaux précieux, mais qui res- 
pire, dans une ombre malfaisante, au 
grand détriment de sa constitution, une 
multitude de gaz délétères. 



o^ 



Étrange orgueil de l'homme mo- 
derne! il a idéalisé jusqu'aux défaillan- 
ces de son âme. Qu'aurait pensé Caton 
à la lecture de Werther? Et si, par im- 
possible, Alexandre, en rouvrant la 
précieuse cassette, y eût trouvé, un jour, 
au lieu de \ Iliade qu'il y avait mise, 
Hamict ou Childe^Harold^ Ohermann 
ou Faust ^ il n'eût pas plus compris de 
tels héros et de telles souffrances que 



26 ESQUISSES MORALES. 

ne les comprendrait, aujourd'hui en- 
core, un sauvage de l'Australie. 



La tristesse de l'homme moderne, si 
on l'étudié avec soin , révèle plus en- 
core sa grandeur que sa faiblesse. La 
conquête du monde fini pouvait com- 
bler les ambitions d'Alexandre; mais 
quel orgueil, si gigantesque qu'on le 
suppose, ne s'arrêterait consterné au 
seuil de ce monde infini que nous ouvre 
la révélation chrétienne? 

Par une nuit de printemps, aux ap- 
proches du matin , Hervé marche au 
hasard dans les rues de la ville. Pressé 



DE L*HOMME. 27 

et retenu par un charme invisible, il 
s'éloigne et revient sur ses pas, distrait, 
rêveur, recueillant un à un dans son 
àme enivrée les ravissements silencieux 
de l'amour satisfait. Tout à coup, à 
l'angle d'une rue, il se trouve face à face 
avec un homme dont l'aspect est pres- 
que effrayant. L'œil de cet homme est 
terne, hagard, son teint livide; ses traits 
sont contractés. Chargé de ses outils, 
fatigué déjà par l'insomnie, miné de- 
puis longtemps par la fièvre , la faim , 
l'inquiétude, c'est un ouvrier qui se 
rend lentement à sa tâche quotidienne, 
sur d'arriver trop tôt à cet ingrat labeur, 
qui ne lui assure pas même l'existence. 
Sa figure n'a presque rien d'humain. 
On dirait qu'il n'a jamais ni pensé ni 
aimé; rien ne le distingue de la brute 
que la tristesse. Périclès, sortant des 
bras d'Aspasie, n'eiit rien senti à la ren- 
contre d'un tel homme ; ou plutôt, son 



S8 ESQUISSES MORALES. 

œil épris du beau, son imagination ber- 
cée par les grâces, se fussent détournés 
avec répugnance du spectacle d'une telle 
misère. Mais Venfant heureux et mé- 
lancolique des temps modernes s'arrête 
consterné. Son cœur se serre, une larme 
compatissante vient mouiller ses yeux; 
il sent ail plus profond de ses entrailles, 
et c'est par là qu'il égale et surpasse 
toutes les grandeurs de Thomme anti- 
que , il comprend le lien des destinées 
humaines; et, sans être humilié, il sait 
reconnaître, aimer et plaindre son frère 
dans une créature aussi dégradée. 






L'homme n'arrive que par de bien 
lents progrès à comprendre, à aimer son 
semblable : le dernier sentiment auquel 
s'élève l'humanité, c'est l'humanité. 



DE L* HOMME. 29 



c^ 



Les rapides changements qu'ont ame- 
nés dans les conditions de temps et 
d'espace les découvertes de la science 
moderne, peuvent faire pressentir pour 
l'avenir une immense amélioration, non- 
seulement dans la condition sociale de 
Tespèce humaine, mais encore dans la 
constitution physique et morale de l'in- 
dividu. Lorsqu'il sera donné à l'homme 
de parcourir avec la rapidité de l'éclair 
tous les points du globe; quand il 
pourra passer incessamment d'un climat 
à l'autre, des neiges éternelles du Sep- 
tentrion aux chaleurs tropicales, respirer 
presque au même instant les vapeurs 
subtiles des hautes montagnes, les cou- 
rants salins des mers et l'épaisse atmo- 
sphère des plaines intérieures; quand 



30 ESQUISSES MORALES. 

il sera devenu l'hôte familier de l'air, 
comme il est aujourd'hui T hôte des 
océans; quand non plus seulement la 
table des souverains et des grands, mais 
la table du moins riche des citoyens sera 
chargée des produits divers des latitudes 
les plus éloignées ; peut-on douter que 
l'organisation si souple et si modifiable 
deThomme n'arrive, par toutes ces assi- 
milations nouvelles, à uuvétat plus par- 
fait? Joignons à cela le commerce spi- 
rituel par le mutuel échange des idiomes 
et deà littératures, la participation facile 
à toutes les manifestations de la pensée, 
chez toutes les races, et nous ne pour- 
rons pas mettre en doute que toutes ces 
influences combinées doivent concourir 
à la formation d'un être aussi supérieur 
à l'homme actuel que l'habitant des 
grandes villes, par exemple, l'est au- 
jourd'hui au rustre de certaines cam- 
pagne 



?. 



DK L*HOMME. 31 

Il n'est point vrai, comme le craignent 
quelques-uns, que les peuples modernes 
s'acheminent, par la conformité des 
mœurs et l'égalité des conditions, vers 
une existence monotone. Dans la nature 
comme dans Tart, quand les grands 
contrastes cessent de s'accuser, les 
I nuances délicates apparaissent. Entrez 
• dans nos jardins , voyez comment , du 
rapprochement des espèces , naît une 
infinité de variétés charmantes. A me- 
sure que les oppositions se fondent, de 
plus douces harmonies se combinent. 
La musique de Mozart, la peinture de 
Raphaël, n'offrent ni les tons heurtés ni 
réclat tapageur des œuvres de la bar- 
barie. 



3â ESQUISSES MORALES. 

L'homme voulait se faire semblable 
à Dieu ; les prêtres ont fait Dieu sem- 
blable à l'homme ; et la vanité de Tes- 



j prit humain s'est contentée. 



J'errais un soir sous les ombrages de 
la villa d'Esté. Pensif, je m'arrêtai au- 
près d'un mausolée dont la longue in- 
scription rappelait apparemment les 
honneurs, les titres, le rang et les* ri- 
chesses d'un personnage jadis illustre. 
Un lierre avait poussé, et son feuillage 
touffu cachait presque en entier la pom- 
peuse épitaphe. Eternelle sagesse de 
la nature, pensai-je, comme tu voiles 
avec douceur les vanités éphémères de 
l'homme ! 



c^ 



CHAPITRE m. 



DE LA FEMME. 



Il y a dans la faiblesse de la femme 
une puissance attractive que la force de 
Thomme subit avec étonnement, qu'il 
flatte et qu'il maudit tour à tour comme 
une tyrannie, parce qu'il en coûterait 
trop à son orgueil d'y reconnaître une 
loi providentielle. Les archives du genre 
humain, épopées, histoires et légendes, 
sont remplies de témoignages éclatants 
de ce charme mystérieux. Eve et Marie, 
Minerve et Vénus, les Muses et les 



34 ESQUISSES MORALES. 

Sirènes, Armide et Béatrîx, Cléopàtre 
et Jeanne d'Arc, en sont les figures im- 
mortelles. La femme est plus voisine 
que r homme de la nature. En dépit de 
la Genèse, je serais tenté de croire 
qu'elle Va précédé dans Tordre de la 
création. L'influence qu'elle exerce, 
comme à son insu, participe d^s influen- 
ces naturelles. Son œil a les fascinations 
de la mer; sa riche chevelure est un 
foyer électrique ; les ondulations de son 
corps virginal rivalisent de grâce et de 
souplesse avec les courbes des fleuves et 
les enlacements des lianes ; et le Créa- 
teur a donné à son beau sein la forme 
des mondes. 



La femme est-elle ou non l'égale de 
l'homme ? Question oiseuse et de pure 



DE LA FEMME. 35 

yaoîté, direz-vous peut-être. Ce n'est 
pas mon avis ; je la trouve importante, 
par un motif bien simple : de la solu- 
tion qu'on lui donne, dépendent abso- 
lument le système d'éducation qu'on 
adopte pour les femmes, et la part qu'on 
leur attribue dans la famille et dans la 
société. Cela ne laisse pas d'avoir quel- 
que intérêt, et je crois que nous ne fe- 
rions point mal de chercher, sans pré- 
vention ni courtoisie, ce qu'il serait 
sage de penser en. cette matière. Inter- 
rogeons l'expérience, l'observation, le 
sens commun; en d'autres termes, 
l'histoire, la science, la raison humaine. 
Les réponses de l'histoire ne sont , il 
faut l'avouer, ni diverses, ni énigmati- 
ques. Point d'hésitation dans les opi- 
nions; à peine de légères différences 
dans les lois et dans les mœurs. En tous 
temps, en tous lieux, l'infériorité, si ce 
n'est même la perversité, du sexe est 



36 ESQUISSES MORALES. 

posée en fait, et Ton en déduit en droit 
, son incapacité civile et politique. Chez 

la plupart des peuples de FOrient on se 
i croyait souillé par le commerce , même 

légitime, d'une femme, et Ton s'en abs- 
tenait à la veille des sacrifices ; les rab- 
bins ne croyaient point la femme faite 
à rimage de Dieu; aux Indes, on la 
, brûlait comme une propriété de son 

mari; dans le droit romain, elle est 

toujours en puissance du père ou de 

l'époux; les constitutions apostoliques 

ne lui sont pas plus favorables, et jusque 

i dans l'Évangile, ce livre du faible et de 

\ l'opprimé, soninfériorité semble attestée 

* par une parole sévère de Jésus à Marie ! 

i Femme^ quy a-t-il de commun entre 

ifous et moi? Ce consentement univer- 
sel est, au premier abord, imposant, 
surtout si Ton ajoute que le génie fé-- 
' minia n'a donné jusqu'ici que d'in- 

complets et faibles démentis à ces ru- 



DE LA FKMME. 37 

desses de Torgueil viril. Dans ses plus 
brillantes manifestations il n'a point at- 
teint les hauts sommets de la pensée ; 
il est pour ainsi dire resté à mi-côte. 
L'humanité ne doit aux femmes aucune 
découverte signalée, pas même une in- 
vention utile. Non-seulement dans les 
sciences et dans la philosophie elles ne 
paraissent qu'au second rang, mais en- 
core dan s les arts pour lesquels elles sem- 
blent si bien douées, elles n'ont produit 
aucune œuvre de maître. Je ne veux 
parler ici ni d'Homère, ni de Phidias, 
ni de Dante, ni de Shakespeare, ni de 
Molière; mais le Corrégc, mais Dona- 
tello, maisDelille ou Grétry, n'ont point 
été égalés par les femmes. Et, chose 
plus singulière, aucune de ces œuvres 
d'imagination qui retracent en carac- 
tères universels les gi'ands mouvements 
delà passion, les souffrances de l'amour 
et les types idéals de la beauté féminine, 

3 



38 ESQUISSES M0R4LES. 

n'est due au sexe qui les devait si bien 
connaître. Il y a là de quoi déconcerter 
un peu les partisans deTégalité. Voyons 
si la science leur sera plus favorable. 
Hélas ! il m'en coûte de le dire, la phy- 
siologie moderne leur porte de rudes 
coups. Elle constate che;^ la femme une 
structure plus frêle, une complexion 
plus molle, et jusqu'à une constitution 
cérébrale qui lui rendent difficiles cette 
vigueur et cette continuité de médita- 
tion qui font les hommes de génie. Un 
livre récent, qui a fait sensation dans le 
monde scientifique, va même jusqu'à 
prétendre que l'être humain, en se trans- 
formant, traverse une période embryon- 
naire où il a tous les caractères de l'in- 
dividu femelle , et qu'il ne devient mâle- 
que par la continuité d'un développe- 
ment ascendant. Faut-il donc nous in- 
cliner devant de telles observations et 
de tels exemples .i^ Que ce ne soit pas 



DE LA FEMME. 39 

du moins avant d'avoir fait appel à la 
raison , ce tribunal suprême auquel il 
appartient, de par l'institution divine, 
de modifier ou de casser tous les juge- 
ments inférieurs. En nous transportant 
dans Tordre moral, nous verrons les' 
choses sous un autre jour. Nous com- 
prendrons rinfériorité de la femme dans 
le passé, sans en rien conclure contre 
son avenir. En effet, à l'origine des so- 
ciétés , quand toutes les luttes , soit 
de rhomdie contre la nature , soit de 
Thomme contre son semblable, étaient 
presque exclusivement physiques, la 
force virile avait une priorité légitime. 
Il est très -simple qu'elle Tait consacrée 
dans les institutions, et que n'admet- 
tant point la femme au partage de ses 
conquêtes intellectuelles, lui interdisant 
ainsi tous moyens de développement, 
elle Tait retenue, non-seulement dans 
la servitude domestique , mais encore 



40. ESQUISSES MORALES. 

dans une subalternité mentale très-évi- 
dente. Il y a donc lieu de s'étonner que 
la femme ait pu insensiblement parvenir 
à ce degi'é d'affranchissement qui lui 
permet aujourd'hui d'examiner, de 
-.comprendre ses devoirs et de réclamer 
ses droits. Car c'est en dépit des cir- 
constances les plus contraires que son 
rôle a été toujours grandissant et que la 
voici chez nous , non plus esclave, mais 
compagne de l'ho-mme : compagne su- 
balterne encore, il est vrai, et plutôt de 
ses plaisirs que de ses travaux; mais, 
enfin, reconnue en prgicipe comme un 
être libre appelé dans une certaine me- ' 
sure à concourir au progrès social. Il y 
a loin dé là à une égalité parfaite ; mais 
comment douter que cela y conduise? 
Les idées modernes tendent toutes, 
d'ailleurs, à considérer l'être humain 
dans son unité. Selon cette conception, 
l'égalité de la femme n'est plus contes- 



DE LA FEMME. 41 

table. Indispensable à la perpétuité de 
la race, à la formation et au dévelop- 
pement de rindividu, sa coopération 
dans la famille et dans la société ne 
permet plus d'incertitude. Une même 
morale, une éducation analogue, de- 
vront lui enseigner les mêmes vertus. 
Ni la force, ni la justice, ni la tem- 
pérance, ni le dévouement, n'ont de 
sexe. Il faut à la mère qui allaite son 
fils et qui veille à son chevet autant de 
courage et de vigilance qu'au soldat qui 
veille à la sûreté d'une ville. Il faut au 
gouvernement des affaires domestiques 
les mêmes qualités d'équité , de clair- 
voyance et de décision qu'au gouverne- 
ment des affaires publiques ; et, comme 
il est certain que plus l'intelligence s'é- 
lève, plus elle conquiert d'espace à 
l'exercice des vertus, on ne peut plus 
demander s'il convient de laisser au 
génie féminin tout l'essor dont il est 



ï 

: 






k^ ESQUISSES MOBALES. 

susceptible. Or, c'est là, en deux mots, 
tonte la question. Une égale possibilité 
de développement intellectuel, telle est 
régalité fondamentale ; la seule à la- 
quelle il est utile de prétendre , parce 
qu'elle implique en soi toutes les autres ; 
la seule qu'il est inique, aujourd'hui 
comme toujours, de ne point accorder. 

Ce qui manque essentiellement à l'es- 
prit des femmes , c'est la méthode. De 
là le hasard introduit dans leurs raison- 
nements, et trop souvent aussi dans 
leurs vertus. 

On apprend à bien penser comme on 
apprend à bien coudre , et je souhaite- 



DE LA FEMME. 43 

rais que la mode en Tint dans T éduca- 
tion des femmes. 



c^ 



Les Scythes crevaient les yeux de 
leurs esclaves, afin qu'ils n'eussent point 
de distraction en ba^ttant le beurre. Il y 
a aussi des gens qui crèvent les yeux au 
rossignol, afin qu'il chante mieux. Ne 
serait-on pas tenté de croire qu'une 
pensée analogue préside à l'éducation 
qu'on donne aux femmes? On semble 
appréhender que si leur intelligence 
n'est aveugle , elles ne soient de moins 
bonnes ménagères, ou de moins agréa- 
bles babillardes. 

Les hommes de ce pays-ci ne veulent 
pas qu'une femme soit docte. Ils crain- 



44 ESQUISSES MORALES. 

diraient, disent-ils, d'être moins aimés. 
Ombre d'Héloïse, levez-vous , et répon- 
dez-leur ! 

Ce qui égare les femmes, c'est l'esprit 
de chimère. Elles le portent dans tout, 
en religion , en amour, et jusque dans 
la politique, quand elles y touchent. 
Cela provient de leur éducation séques- 
trée et de réloignement où on les veut 
de toute réalité. Elles ignorent égale- 
ment le monde physique et le monde 
moral. Toutes choses retiennent à leurs 
yeux un élément de mystère. La sagesse 
masculine en a décidé ainsi. Je m'étonne 
que, voyant les résultats, elle ne soit pas 
tentée d'essayer d'un autre système. 



DR LA FEMME. 45 

Toute action directe, toute participa- 
tion aux affaires publiques, étant par 
nos mœurs interdite aux femmes, le 
talent n'est pour elles qu'une excitation 
Taine ; la célébrité les condamne à un 
isolement retentissant. 



Il me déplaît que les femmes pleurent 
si abondamment. Elles sont victimes, 
disent-elles; mais victimes de quoi? de 
leur ignorance qui les rend aveugles, 
de leur oisiveté qui les livre à T ennui, de 
leur faiblesse d'àme qui les retient cap- 
tives, de leur frivolité qui leur fait ac- 
cepter toutes les humiliations pour une 
parure, de cette petitesse d'esprit sur- 
tout qui borne leur activité aux intri- 
gues galantes ou aux tracas domesti- 
ques. Pleurez moins, ô mes chères 



46 ESQUISSES MORALES. 

contemporaines ! La vertu ne se nourrit 
point de larmes. Quittez ces gestes, ces 
attitudes, ces accents de suppliantes. 
Redressez-vous et marchez; marchez 
d'un pas ferme vers la vérité. Osez une 
fois la regarder en face, et vous aurez 
honte de vos gémissements. Vous com- 
prendrez que la nature ne veut point 
devotre immolation stérile, mais qu'elle 
convie tous ses enfants à une libre ex- 
pansion de la vie. Elle ne se sert de la 
douleur que comme d'un aiguillon au 
progrès. Votre inerte mélancolie, vos 
vains soupirs et vos douleurs futiles sont 
contraires à l'énergie de ses desseins. 
Encore une fois, séchez vos larmes^ 
prenez votre part de la science un peu 
amère et du travail compliqué de ce 
'siècle. La société qui se transforme a 
besoin de votre concours. Méditez, 
pensez, agissez; et bientôt le temps 
vous manquera pour plaindre vos maux 



DE LA FEMME. 47 

chimériques et pour accuser les préten- 
dues injustices du sort, qui ne sont au- 
tre chose que le juste châtiment de vos 
ignorances volontaires. 



La femme moderne est appelée à 
vivre dans un milieu faux. Ce n'est ni 
le grave foyer de la matrone romaine , 
ni la demeure ouverte et joyeuse de la 
courtisane grecque, mais quelque chose 
d'intermédiaire qu'on appelle le monde ^ 
c'est-à-dire la réunion sans but des es- 
prits oisifs, assujettis aux convenances 
artificielles d'une morale qui voudrait, 
mais en vain , concilier les amusements 
de la galanterie avec les devoirs de la 
famille. De là le relâchement des vertus 
domestiques etl'hypocrisie des relations 
sociales. Ne demandez à de telles 



48 ESQUISSES MORALES. 

femmes ni la chasteté de Lucrèce, ni la 
force d'âme de Cornélie, ni ces grâces 
suprêmes de l'intelligence qui retenaient 
Socrate au banquet d'Aspasie. Leurs 
vertus évaporées ou leurs grâces capti- 
ves les rendent également indignes des 
respects d'un époux ou des transports 
d'un amant. Leur jeunesse est mausade 
et leur vieillesse n'a rien d'auguste. 
Dans leurs traits effacés, dans leur port 
incertain, dans leurs attitudes apprises, 
se décèle le profond désaccord de leur 
condition sociale avec les lois naturelles. 
Elles en souffrent, la famille en souffre, 
la nation même en souffre. Mais la cou- 
tume est là, aveugle et impitoyable, qui 
domine tout. 

Les amours, et j'entends les plus 
nobles, périssent très-souvent par trop 



DE LA FEMME. ^ 40 

peu de fierté chez la femme et trop peu 
de délicatesse chez l'homme. L'une ex- 
cède la mesure de la condescendance et 
ennuie; l'autre excède la mesure des 
exigences et révolte. Une conscience 
plus juste de sa propre valeur chez la 
femme, un sentiment moins rude de 
sa supériorité chez l'homme, maintien- 
draient l'harmonie, et prolongeraient 
la durée d'un sentiment qui n'est pas 
aussi essentiellement mobile et éphémère 
qu'on affecte chez nous de le croire. 

Je veux bien qu'une grande àme se 
dévoue à l'amour, mais que ce soit en 
reine et non en esclave. Les femmes 
abaissent le dévouement jusqu'à l'aban- 
don de soi ; et quand elles se plaignent 
d'être abandonnées, elles oublient trop 



50 ESQUISSES MOEALES. 

qu'elles ont, en quelque sorte, donqé 
l'exemple . 

Il est singulier que le plus parfait mo- 
dèle, le type le plus pur de l'amour 
féminin, dans toute son énergie, son 
désintéressement, sa grandeur et sa con- 
stance, soit donné à l'histoire et à la 
poésie, en la personne d'Héloïs^, dans 
un pays où le tempérament et l'esprit 
des femmes semblent les pousser invin- 
ciblement à une coquetterie subtile, 
légère, égoïste et calculée, qui est Tan- 
tipode de la passion. 






Les hommes de nos jours ont l'âme 
si petite, que, s'ils viennent à inspirer 



DE XA FRMME. 51 

l'un de ces héroïques amours dont le 
cœur féminin n*a pas perdu le secret, 
et qui les sollicitent en quelque sorte à 
la grandeur, on les en voit embarras- 
sés, importunés. Ils prennent à tâche 
de l'amoindrir, de le déprimer, de le 
taillera leur mesure. 

Lorsqu'une femme galante repousse 
les prétentions d'un homme, il ne voit 
là qu'un caprice outrageant pour lui ; il 
s'irrite et se venge. Quand, au contraire, 
une femme honnête, soit pour rester 
chaste, soit pour demeurer fidèle à un 
sentiment antérieur, refuse de céder 
aux sollicitations d'un amant, l'amour- 
propre du rebuté ne souffre pas; il ho- 
nore la cause du refus' dont il se plaint ; 
son cœur seul est atteint, et le cœur 
pardonne. Il n'est pas rare de voir ces 



52 ESQUISSES MORALES. 

amants éconduits devenir les amis les 
plus dévoués de la belle insensible. 

Les hommes de ce temps-ci ne con- 
naissent que deux sortes de femmes : la 
femme de joie et la femme de peine. 
L'une qui les amuse après boire, l'autre 
qui leur apprête à manger. Si, par im- 
possible, Tun d'entre eux venait à ren- 
contrer une compagne véritable, une 
femme selon Dieu, selon l'amour et la 
liberté, qu'en ferait-il? 

Les femmes qui ont été malheureuses 
en ménage demandent le diyorce ; celles 
qui aiment leurs maris veulent l'indis- 
solubilité du mariage ; voilà toute leur 



DE LA FKMHB. 53 

logique. C'est une nécessité de la viva- 
cité de leurs sentiments et de la faiblesse 
de leur raison de tout rapporter à l'in- 
dividuel. Qu'elles me permettent, à ce 
sujet, une réflexion générale. Etant don- 
nés son infériorité présente, ses con- 
naissances bornées et son caractère 
amolli, la faculté de changer d époux 
ne serait pour la femme que la faculté 
de changer de maître. Qu'y gagnerait- 
elle ? de satisfaire la mobilité de ses ca- 
prices? Ce n'est point là le but de la vie. 
La fin d'un être libre, c'est de parvenir 
à toute la dignité, à. toute l'excellence 
de sa nature. Or, pour que la femme 
atteigne cette fin, il est un divorce préa- 
lable, auquel je ne la vois pas songer : 
c'est le divorce avec son ignorance, avec 
sa frivolité, avec ses passions puériles. 
Par ce divorce, qu'il dépend d'elle de 
prononcer dès aujourd'hui, elle entrera 
en possession d'une liberté morale qui 



D 



4 ESQUISSES MORALES. 



suppléera d'abord, puis nécessitera la 
liberté domestique et civile. Sans ce di- 
vorce intime, l'autre demeurerait sans 
fruit; la condition féminine n'en serait 
ni meilleure, ni pire. 

La maternité est une révolution dans 
l'existence de la femme, et c'est le pro- 
pre des révolutions de susciter toutes 
les puissances de la vie. Il faudrait sup- 
poser unebiea complète déchéance pour 
qu'en cette crise douloureuse de la nat- 
ture créatrice, la femme ne sentît pas 
l'enthousiasme du dévouement palpiter 
dans son sein. Le premier vagissement 
de son enfant est l'oracle qui lui révèle 
sa propre grandeur ; et le fer qui déta- 
che de ses flancs une créature immor- 
telle en qui elle se voit revivre, la déta- 



I>E LA FEMME. 55 

che du même coup des puérilités et des 
égoïsmes de sa jeunesse solitaire. Cette 
rude étreinte des forces génératrices, 
ce labeur étrange imposé à sa faiblesse, 
ces espérances, ces angoisses, ces ef- 
frois qui l'oppressent, l'exaltent, et. 
éclatent en un même gémissement ; puis 
cette convulsion dernière à laquelle suc- 
cède aussitôt le calme auguste de la 
nature rentrée dans sa paix après avoir 
accompli son œuvre suprême ; tout cela 
n'est point, comme on l'a dit, le châti- 
ment ou le signe de l'infériorité de tout 
un sexe. Loin de là; cette participation 
plus intime aux opérations de la nature, 
ce tressaillement de la vie dans ses en- 
trailles, sont pour la femme une initia- 
tion supérieure qui la met face à face 
avec la vérité divine dont l'homme n'ap- 
proche que par de longs circuits, à l'aide 
des appareils compliqués et des disci- 
plines arides de la science. 



56 ESQUISSES MORALES. 

Les devoirs de la maternité sont com- 
patibles avec les grandes pensées, maïs 
ils ne sauraient s'allier aux goûts fri- 
voles. Une femme, en allaitant son fils, 
peut rêver avec Platon et méditer avec 
Descartes. Son humeur en sejra plus se- 
reine, les qualités de son lait n'en seront 
point altérées. Mais qu'elle se pare, se 
farde, veille, danse, intrigue, son sang 
s'échauffe, sa bile s'irrite, ses mamelles 
tarissent, son enfant pâtit : elle devient 
haïssable ou ridicule. Pourquoi donc les 
hommes de nos jours redoutent-ils si 
fort une femme philosophe, et souf- 
frent-ils avec tant de complaisance une 
femme coquette? 



DE Là FEMME. 57 

Lorsqu'une Athénienne se déclarait 
enceinte, on avait soin d'orner sa dé- 
meure de statues et de peintures repré- 
sentant les types les plus purs de la 
beauté humaine. Les Grecs pensaient 
que ces images nobles ou gracieuses 
exerçaient une favorable influence sur 
la conformation de Tenfant qui allait 
paître. Je regrette qu'un tel usage ne 
nous ait point été transmis par ces maî- 
tres en l'art de vivre. Nous sommes trop 
peu précautionnés contre la laideur. 
Elle nous cerne, elle nous envahit ; elle 
est aujourd'hui partout, dans le temple, 
sur la place publique; nous ne savons 
pas en préserver le foyer, et je crains 
bien qu'elle n'ait passé dans notre sang 
avec les goûts barbares de nos mères. 
Je ferai peut-être sourire plus d'un lec- 
teur en affirmant qu'il existe un rapport 
intime entre les grâces physiques et les 
grâces morales, et que l'habitude de 



58 ESQUISSES MORALES. 

vivre dans un milieu d'où l'harmonie et 
la beauté sont absentes, laisse des traces 
fâcheuses dans les esprits. L'esthétique 
est sœur de la morale. Ennoblissez vos 
demeures, vos discours et vos actes se- 
ront plus facilement portés à la noblesse. 
Mais j'entends qu'on m'accuse de maté- 
rialisme, peut-être même de paganisme. 
Qu'on me permette de me réfugier der- 
rière une autorité considérable et d'in- 
voquer ici le témoignage non suspect 
d'une des plus belles lumières de l'E- 
glise chrétienne; écoutons Fénelon : 
« Je voudrais faire voir à nos jeunes 
filles, dit-il dans son Traité (Téduca" 
tioji^ la noble simplicité qui paraît dans 
les statues et dans les autres figures qui 
nous restent des femmes grecques et 
romaines; elles y verraient combien 
des cheveux noués négligemment par 
derrière, et des draperies pleines et flot- 
tantes à longs plis sont agréables et ma- 



DE LA FEMME. 59 

jestueuses. Il serait bon même qu^eiles 
entendissent parler les peintres et les 
autres gens qui ont ce goût exquis de 
l'antiquité. » 

Pour les femmes qui ne sont que jo- 
lies, la transition de la jeunesse à Tàge 
mûr est brusque, souvent mortelle. 
Comme en perdant leur beauté elles 
perdent leur seule puissance, du jour 
au lendemain elles passent d^un empire 
absolu sur les cœurs au plus humiliant 
abandon, des magnificences de Tété 
aux désolations de lliiver. Les femmes 
intelligentes, au contraire, celles en qui 
les grâces de l'esprit égalent ou surpas- 
sent les glaces du visage, ne s'aperçoi- 
vent presque point du déclin des ans. Il 
est lent, presque insensible pour elles ; 
c'est un long automne on l'éclat pâlis- 



60 ESQUISSES MORALES. 

sant des fleurs et les nuances de la vé- 
gétation, qui se colore de teintes plus 
graves et plus variées, produisent une 
harmonie touchante qui surpasse sou- 
vent en beauté les splendeurs du jeune 
printemps. 

Il est des femmes qui conservent la 
faculté d'aimer longtemps après avoir 
perdu celle de plaire; je ne conçois 
guère d'état plus pitoyable. Il en est 
d'autres, au contraire, qui inspirent 
encore l'amour lorsqu'elles ne peuvent 
plus l'éprouver. Pour celles-ci, le dé- 
clin des ans est doux et facile. Elles 
restent jusqu'à la fin dans la dignité du 
rôle que la délicatesse de nos mœurs 
leur a tracé. 



DE LA FEMME. 61 

Je conseillerais aux femmes, lors- 
qu'elles viennent à se demander quel 
est l'effet des ans sur leurs charmes, de 
consulter moins leur miroir que le visage 
de leurs contemporaines. 



<J^ 



Les femmes bien nées et fidèles à 
écouter les avertissements de la nature, 
sentent qu'elles passent de la jeunesse à 
l'âgé mûr, par je ne sais quel caractère 
touchant et grave de maternité qui do- 
mine peu à peu tous leurs sentiments, 
même le sentiment de l'amour, lois- 
qu'elles l'éprouvent encore. 



o^ 



62 ESQUISSES MORALES. 

Une femme qui n'a point de fille est 
plus excusable de prolonger sa jeunesse 
au delà du terme indiqué par la nature 
que celle qui voit à ses côtés sa fille 
devenue belle, capable d'inspirer et 
d'éprouver 'de l'amour. C'est là un aver- 
tissement sévère et doilx tout ensemble^ 
auquel une femme doit se bâter de con- 
former sa vie, sous peine de tomber en 
mille travers, en mille ridicules, en des 
égarements infinis. 



La plupart des femmes passent sans 
transition de l'hypocrisie au cynisme. 
Combien peu s'arrêtent à la sincérité ! 



c^ 



DE LA FEMME. 63 

On |i dit de Marcelle : C'est la femme 
la plus vraie et la moins confiante du 
monde. Le contraire peut se dire de la 
plupart des femmes. Elles sont confian- 
tes, parce qu'elles aiment à parler et 
que leurs connaissances peu ^tendues 
ne leur fournissent guère d'autres sujets 
qu'elles-mêmes ; elles trouvent le moyen 
de n'être point vraies jusque dans leurs 
épanchements, parce qu'elles savent que 
la vérité leur nuit dans l'opinion des 
hommes. J'ajoute que ce n'est point 
leur faute, mais la faute de l'éducation 
qu'elles reçoivent et des préjugés qui 
nous mènent. 

La nature humaine est si encline à 
outre-passer en toutes choses la justesse 
et la mesure, qu'à peine a-t-elle conquis 
un sentiment ou un principe vrai, elle 
se hâte de le pousser à l'extrême, au 



64 ESQUISSES MORALES. 

faux, à r absurde. C'est ainsi me la 
pudeur, cette grâce de la chasteté, qui 
donnait à l'amour chez les modernes 
des délicatesses inconnues aux anciens, 
s'est rapidement altérée en s'exagérant 
dans les âmes féminines, où elle est de- 
venue un sentiment presque dégradant : 
le sentiment de la honte dans Tamour. 

La dévotion des femmes n'est, le plus 
souvent, que delà coquetterie avec Dieu. 
Cela occupe, amuse, et n'engage point. 

Un homme du monde qu'une longue 
expérience inclinait à l'ironie, disait un 
jour à son fils : « Pour bien connaître 
les femmes honnêtes, il faut avoir beau- 
coup fréquenté celles qui ne le sont pas. » 



DE LA FEMME. ^ 6 



M 



Les femmes montrent souvent une 
intrépidité d'âme d'autant plus admira- 
ble qu'elles n'en ressentent pas moins la 
peur instinctive, naturelle à leur fai- 
blesse. « Vous pâlissez, dis-je un jour à 
Marcelle? — Oui, me répondit-elle 
d'une voix altérée, mais en attachant y 
sur moi un regard ferme, je suis épou- '^ 
vantée de mon courage. » 



Parce que les femmes ne se battent 
point en duel, on ne dit point une femme 
d'honneur. Mais l'honneur n'est-il donc 
qu'au bout de l'épée? J'aurais cru qu'il 
était en quelque sorte la fleur de l'hon- 
nêteté, et, sur ce point, je suis persuadé 
que les femmes ne le cèdent ni à leurs 
amis, ni à leurs amants, ni à leurs 
frères. 



•• 



66 ESQUISSES MORALES. 

Les grandes pensées viennent du 
cœur, a-t-on dit. Cela est vrai surtout 
pour les femmes. C'est par la passion 
qu'elles arrivent à comprendre les idées, 
et souvent à les rendre avec une élo- 
quence supérieure. Mais comme la pas- 
sion est emportée , mobile , pleine 
d'inconséquences et souverainement il- 
logique, les idées aussi, chez beaucoup 
de femmes, sont brusques, heurtées, 
violentes; elles ne se produisent point 
avec calme, ni ne se développent avec 
mesure. Dans ces natures orageuses, les 
idées sont en quelque sorte les éclairs 
de Tâme. 



DE LA FCMITE. 67 

Penser est pour un gi'and nomljre 
de femmes un accident heureux plutôt 
qu'un état permanent. Elles font, dans 
le domaine de l'idée, plutôt des inva- 
sions brillantes que de régulières en- 
treprises et des établissements solides. 
Leur propre cœur est cette perfide Ca- 
poue qui les séduit et les retient souvent 
à deux pas de Rome. 

Les femmes ne méditent guère. Elles 
se contentent d'entrevoir les idées sous 
leur forme la plus flottante et la plus 
indécise. Rien ne s'accuse, rien ne se 
fixe, dans les brumes dorées de leur 
fantaisie. Ce ne sont qu'apparitions ra- 
pides, vagues figures, contours aussitôt 
effacés. On dirait qu'elles n'ont nul 
souci de la vérité des choses, et que leur 



68 ESQUISSES MOnALES. 

esprit n'a commerce qu'avec ces person- 
nages énigmatiques de la scène grecque 
qu'Aristophane appelle les célestes 
nuées ^les dwinités des oisifs, 

La supériorité d'esprit chez une femme 
est un phénomène trop rare encore 
pour ne pas exciter la défiance du vul- 
gaire. Il en résulte que c'est une supé- 
riorité inquiète, armée, et qui use à se 
défendre elle-même les forces qu'elle 
devrait consacrer utilement au bien de 
la famille et de la société. 

Un artiste célèbre a dit d'une femme 
que vous connaissez : C'est l'esprit le 



DE LA FEMME. 69 

moins chargé de bagage inutile. Éloge 
inappréciable dans ce temps-ci, où notre 
vieille société traîne après elle les pré- 
jugés, les lieux communs, tous les em- 
barras d'une civilisation compliquée. 

Si l'on considère, en les comparant, 
trois femmes célèbres qui ont fixé les 
regards de la France moderne, on re- 
connaîtra dans leur génie, avec les qua- 
lités les plus opposées, qu'il faut attri- 
buer, je crois, au milieu très-différent 
dans lequel elles ont vécu, un défaut 
identique, inhérent peut-être à la na- 
ture féniinine. Nourrie de l'antiquité 
dans une retraite austère, Mme Roland 
s'est montrée forte et grave. Excitée 
par le mouvement de la société, Mme de 
Staël a été surtout animée et judicieuse. 



70 ESQUISSES MORALES. 

Inspirée par la nature, Mme Sand a 
paru véritablement éloquente. Mais 
toutes trois ont outre-passé Ik justesse, et 
sont tombées dans l'exagération décla- 
matoire. 



Notre siècle abonde en Lisettes, en 
Marions. J'y vois quelques Laïs. Béa- 
trix, m'assure-t-on, Ta traversé; appa- 
remment elle n'aura pas rencontré 
Dante. 



o^ 



L'aspect extérieur des maisons en 
Orient ne présente d'ordinaire que des 
murailles nues. Mais, à Tinlérieur, l'œil 
est ébloui par des colonnes sans nom- 
bre, des marbres précieux, des fontaines 



DE LA FEMME. 71 

jaillissantes, par toutes les richesses et 
toutes les fantaisies de l'art arabe. Mal- 
heureusement la porte de ces exquises 
demeures est presque toujours fermée ; 
elle ne s'ouvre qu'à l'amitié et à l'amour. 
Il en est de même de certains esprits, 
froids et nus en apparence. Pour dé- 
couvrir leurs magnificences cachées, il 
s'agit également d'en forcer le seuil ; 
que faut-il pour cela? presque rien : si 
toutes les femmes se ressemblaient, le 
sourire d'une femme. 



o^ 



CHAPITRE IV. 



DE LA VIE MORALE. 



L'homme naît-il bon ou méchant? 
ses inclinations sont -elles perverses ou 
portées au bien? Je demande qu'on tâ-r 
che de s'entendre sur ce point c^pital. 
On s'y efforce en vain depuis des siècles. 
Et pourtant il y a une morale et des 
moralistes. On écrit à perte de vue et 
l'on disserte à perte d'haleine. M'y voici 
comme tant d'autres.... 



DE LA VIE HORiLE. 73 

Le problème est résolu. L'homme est 
bon, mais les lois sont mauvaises. Voilà 
ce que j'entends dire aux esprits les 
plus graves. Mais qui donc a fait ces 
lois mauvaises? des hommes, apparem- 
ment. ... Et comment des hommes très- 
bons ont-ils fait des lois très-mauvaises ? 

Ne serait-il pas plus exact de dire 
que l'homme imparfait s'est gouverné 
tant bien que mal, comme il a pu enfin, 
plutôt que comme il aurait voulu, par 
des institutions faites à son image? 

Un point encore me paraîtrait bien 
essentiel à préciser; une préface me 

5 



74 ESQUISSES MORALES. 

semblerait indispensable à nos codes 
moraux et judiciaires, qui déterminât 
quelle est la proportion exacte de li- 
berté et de nécessité dont se composent 
les actes de la vie humaine. Aussi long-* 
temps que la conscience du genre hu- 
main ne sera pas, à cet égard, complè- 
tement édifiée, notre prétendue justice 
sera semblable à ces tireuses de cartes 
qui rencontrent par occasion la vérité, 
et que le hasard sert assez souvent pour 
entretenir Tillusion et le respect du vul- 
gaire. 



La suprême sagesse et la suprême 
vertu, c'est de se rendre Ubre. S'il était 
donné à l'homme de s'affranchir de 
toutes les servitudes où le retient l'igno- 
rance; s'il arrivait à une intelligence 
complète de sa nature et de sa desti- 



DE LA VIE MORALE. 75 

née, il voudrait toujours, son véritable 
bien et le bien d'autrui. Il deviendrait 
sur ce point semblable à Dieu qui, sou- 
verainement libre, ne peut pas, néan- 
moins, vouloir le mal. En un mot, et 
ce mot renferme à mes yeux toute no- 
tion de morale et de progrès, aussi bien 
pour les individus que pour les peu- 
ples : la parfaite liberté chez Thomme 
n'est autre chose que l'activité de sa 
raison. 



Le plus important, celui qu'on exerce 
le moins de tous les arts, c'est l'art de 
vivre. Combien peu d'hommes ont ce 
juste sentiment des proportions qui? 
supprimantle détail, ne s'attache qu'aux 
grandes lignes. Combien peu surtout 
conçoivent un idéal d'après lequel ils 



76 ESQUISSES MORALES. 

modèlent leurs actions, auquel ils con- 
forment leurs desseins. Je ne vois par- 
tout que la caricature, ou tout au plus 
la grossière ébauche de ce que pourrait 
être la vie humaine. 



Si nous savions écouter les voix dé la 
nature et suivre l'esprit intérieur, notre 
vie se composerait d'elle-même selon 
les lois d'une grande œuVre d'art. On 
n'y verrait ni contrastes heurtés, ni 
brusques transitions, ni déclin rapide. 
Avec le changement des saisons et des 
âges, l'harmonie première se modifie- 
rait sans s'interrompre; elle perdrait 
peu à peu de sa force et de son éclat, 
mais elle ne serait jamais altérée : sem- 
blable à cette symphonie du maître, où 
les instruments se taisent un à un sans 



DB Lk VIE MORALE. 77 

que le dessin en soufire, et de telle 
sorte que Toreille charmée garde jusqu'à 
la fin l'illusion d un parfait ensemble. 



Sachons mettre l'art dans la vie et la 
vie dans l'art. 

La complication de la vie m'étonne 
et me déconcerte. Que de ressorts mis 
en mouvement pour des opérations si 
minces ! quel prodigieux entre-croise- 
ment de fils pour une trame si lâche et 
un dessin si pauvre ! Des affections aus- 
sitôt brisées que nouées; des projets 
couvés pendant des années entières, 
avortés en une seconde ; des sacrifices 
immenses qui ne profitent à personne ; 



78 ESQUISSES MORALES. 

des renoncements qui ne donnent pas 
la paix; des passions satisfaites qui ne 
procurent pas le bonheur ; d^ardentes 
croyances qui aboutissent au doute ; des 
doutes dévorants qui s'engourdissent 
dans la torpeur; une multitude enfin d'a- 
ventures héroïques, plates ou ridicules, 
pressées sans ordre et sans suite entre le 
mystère de la naissance et le mystère de 
la mort, telle est la vie de la plupart des 
hommes. Que le nombre est petit de 
ceux qui savent se faire une destinée ! 

La vie du genre humain me fait l'effet 
d'une symphonie , composée par un 
grand artiste, il est vrai, mais exécutée 
par des sourds. 



DE LA TIE MORALE. 79 

Les esprits profonds pénètrent la na- 
ture des choses; ils reconnaissent la 
rigueur des lois et lisent à la voûte splen- 
dide des cieux l'immuable an^êt qui pèse 
sur l'imbécillité humaine. Les esprits 
légers flottent de surface en surface ; ils 
se laissent emporter au hasard de Vévé- 
nement, entraîner par la mobilité des 
rapports et leurrer sans cesse par l'ap- 
parente nouveauté des phénomènes. 
Nul cependant n'est satisfait. Les uns 
gémissent de ne pouvoir rien changer ; 
les autres, de ce que tout change dans 
le monde. 

Le christianisme a prononcé le plus 
triste des divorces : celui de Tâme et du 
corps dans l'être humain. 



80 ESQUISSES VORALES. 

Cette perpétuelle antithèse de Tâme 
et du corps, du moral et du physique, 
est une source intarissable d'erreurs. 
L'homme, dans son existence terrestre, 
n'est ni une âme sans corps, ni un corps 
sans âme. Qu'est-ce donc qu'une psy- 
chologie sans physiologie et une physio- 
logie sans psychologie ? Comment peut- 
on séparer dans la science ce qui n'est 
pas séparable dans la nature ? L'action 
et la réaction de Tesprit sur la matière 
et de la matière sur Tesprit sont à tel 
point simultanées, incessantes, conibi- 
nées, qu'il est absurde de prétendre 
étudier ou traiter isolément Tune ou 
l'autre de ces deux forces, dont la co- 
existence et l'union constituent la vie. 
La morale est l'hygiène de l'âme, conune 
l'hygiène est la morale du corps. Même 
principe, mêmes moyens, même fin. Et 
comme il n'y a qu'un être humain, il 
n'y a au fond qu'une science qui les 



DE LA VIE MORALE. 81 

comprend toutes : c'est la biologie. 
Mais cette science est de fraîche date , 
d'origine récente; son nom d'hier et 
comme plébéien est suspect et mal noté 
dans la noble compagnie des vieilles 
sciences aristocratiques. 



La suprême vertu, en même temps 
que la suprême sagesse, consiste à ne 
considérer les événements du dehors que 
da ns leur rapport avec notre être intime , 
et à ne les estimer qu'en raison de leur 
influence sur notre progrès moral. 

Ija sagesse est cette rare concordance, 
cette heureuse harmonie de» facultés et 



82 ESQUISSES MORALES. 

des désirs que la nature, en ses jours de 
largesse, accorde aux hommes d'élîte, 
et qui produit en eux une liberté d'âme 
parfaite. Le vulgaire se croit sage 
parce qu'il se sent médiocre. 



o^ 



La faiblesse ou la force d'âme nous 
attachent à la vie. Et nous y tenons 
diversement, mais presque également, 
soit que nous la possédions, soit qu'elle 
nous possède. 



^ 



Aimez la vie, la vie vous aimera. 



c^ 



DE LA YIE MORALE. 83 

Nous ne savons pas ce qui nous est 
bon : ne demandons rien aux Dieux, de 
peur qu'ils ne nous exaucent. 

Presque toutes les choses que nous 
souhaitons fortement nous arrivent un 
jour. Pourquoi faut-il que ce soit préci- 
sément le jour où nous avons cessé de 
les souhaiter ! 

c^ 

Ulysse, jeté sur les rives d'Ithaque, 
ne les reconnaît pas et pleure sa patrie. 
Ainsi Thomme dans le bonheur possédé 
ne reconnaît pas son rêve, et soupire. 



su ESQUISSES MORALES. 

J'en connais qui, cherchant le bon- 
heur, ont rencontré la joie : et tout a 
fini par des larmes. 



La différence entre ce qu'on appelle 
bonheur ou malheur en ce monde est si 
petite, qu'on ne devrait jamais envier 
ni plaindre personne. 



c^ 



Notre condition est si misérable , 
notre pauvre cœur si infirme, que les 
moments les plus poétiques de notre vie 
sont ceux qui nous donnent, en un ra- 
vissement douloureux, la vue rapide et 
lumineuse de ce qui aurait pu être. 



DE LA VIE MORALE. 85 

Me promenant, par un beau soir 
d'été, au coucher du soleil, dans une 
belle campagne, je mets le pied sur un 
serpent que je n'avais pas vu, endormi 
qu'il était sous des herbes sèches. Le 
serpent s'éveille et me mord ; je le tue. 
Son venin gonfle mes veines, et met ma 
vie en danger. A qui nous plaindrons- 
nous, lui et moi? A quels Dieux de- 
manderons-nous justice ? Lui, pour avoir 
été brusquement tiré d'un innocent 
sommeil et méchamment mis à mort 
par un être hostile, auquel il n'avait 
fait aucun mal ; moi, pour avoir res- 
senti la douleur et l'angoisse dans une 
rêverie solitaire où mon àme, doucement 
émue, se recueillait pour admirer, pour 
bénir les merveilles de la nature et 
l'infinie bonté du Créateur? 



86 ESQUISSES VORALES. 

Se conformer à son malheur, ce n'est 
pas s'y résigner. L'un est la marque 
d'un caractère fort; l'autre est le signe 
certain d'une âme faible. 

c^ 

C'est folie de chercher à se consoler ; 
mais on arrive à noblement se distraire. 



c^ 



Il est peu d'âmes assez préservées 
pour ne subir aucune atteinte du com- 
merce des hommes, pour n'être pas, du 
moins passagèrement, troublées par les 
accidents de la vie extérieure. Mais une 
âme honnête repousse incessamment, 



DE LA VIE MORALE. 87 

sans secousse et sans bruit, par un tra- 
vail organique, si l'on peut ainsi parler, 
ce qui n'est pas conforme à sa nature ; 
à peu près comme le glacier des Alpes, 
dont la force interne rejette sur ses bords 
toute matière étrangère, tout élément 
qui, tombé du dehors, ternirait sa 
transparence et T éclat de son pur cristal. 

Nos remords ne sont pas dans la pro- 
portion de nos fautes, mais dans la pro- 
portion des vertus qui nous restent. 

La plus amère punition de nos fautes, 
c'est qu'elles nous mettent presque tou- 
jours dans la nécessité d'en commettre 
de nouvelles. 



88 ESQUISSES MORALES. 



o^ 



A Manille, au temps du carnaval, 
toute personne masquée a le droit d'en- 
trer dans les maisons où se donne une 
fête, de prendre part aux divertisse- 
ments, de causer, de danser aussi long- 
temps que bon lui semble, et de sortir 
sans s'être nommée. On comprend que 
c'est là un privilège dont usent seule- 
ment les personnes d'un rang inférieur 
qui, en d'autres circonstances, n'au- 
raient nul droit à Thospitalité des 
grands. Ainsi, à certains moments où 
l'accès en est moins bien gardé, n'ar- 
rive-t-il pas que des passions inférieures 
se glissent en de grandes âmes ? Seule- 
ment elles y demeurent peu, ne se nom- 
ment point, et se retirent avant le jour, 
sans avoir quitté leur masque. 



DE LA VIE MORALE. 89 

Quand un homme se rend coupable 
d une faute, le simple respect de la na- 
ture humaine nous commanderait de 
chercher quelle part a le malheur dans 
sa chute. Tout le contraire arrive. Un 
homme tombe-t-il dans l'infortune, 
nous n'avojis point de repos que nous 
n'ayons découvert la part qu'il convient 
d'assigner dans cette infortune à sa pro- 
pre faute. 



Le même homme qui vous dénigre 
aujourd'hui, demain fera votre apo- 
théose. Il lui suffit, pour se croire 
conséquent, que vous soyez mort dans 
l'intervalle. Quant à la justice, vousTat- 



90 ESQUISSES MORALES. 



tendez longtemps. LTiorloge à laquelle 
elle se règle ret; 
plusieurs siècles. 



elle se règle retarde constamment de 



^ 



On peut, à la rigueur, faire cas d'un 
homme dont on n'approuve pas la vie. 
Entre la pensée et l'acte qui y corres- 
pond le plus étroitement en apparence, 
il se glisse encore quelque chose d'étran- 
ger ; un je ne sais quoi invisible, inex- 
plicable, qui n'a pas de nom : c'est le 
hasard, le destin ; c'est le malheur sur- 
tout. 



o^ 



A quoi sert l'expérience à une créa- 
ture qui ne cesse de se transformer? 



DE LA VIE MORALE. 91 

Savoir ce que nous avons été ne nous 
apprend aucunement ce que nous som- 
mes. 

Le plus utile enseignement que j'aie 
tiré de l'expérience, c'a été d'apprendre 
à me supporter moi-même. 

Ne retournons pas certaines vertus ; 
leur envers est plus laid que bien des 
vices. 



Beaucoup font Taumôue, peu font 
la charité. 



92 ESQUISSES MORALES. 

Il y a des gens, et le nombre en est 
assez considérable, dont la vie est hon- 
nête, mais dont Tâme ne l'est point du 
tout. J'entends ceux à qui une sagacité 
prudente, un peu timide, a fait recon- 
naître de bonne heure que la sécurité 
de l'intérêt personnel conseille presque 
toujours ce que la morale commande. 

C'est un honnête homme. — Quelle 
louange banale ! — Vous croyez? voyez- 
y de près.... regardez longtemps sur- 
tout.... distinguez bien; tentez, si vous 
l'osez, une légère épreuve : puis, vous 
viendrez me dire ensuite combien vous 
croyez avoir connu, parmi vos contem- 
porains, de cœurs, d'esprits et de mains 
honnêtes. 



DE LA VIE MORALE. 93 

La vertu, la passion ou Tintérêt gou- 
vernent la vie de la plupart des hom- 
mes. Tout le monde tombe d'accord sur 
ce point. Mais un quatrième mobile, 
assez puissant sur certains esprits déli^ 
cats, n'a pas été suffisamment observé 
par les moralistes. Ce mobile, c'est l'a- 
mour d.u beau ou l'esthétique. Les Grecs 
semblent avoir été généralement plus 
sensibles à la beauté qu'à la morale pro- 
prement dite. Socrate, le juste par ex- 
cellence, recherche la compagnie d'Al- 
cibiade et célèbre les grâces d'Aspasie. 
Des vices relevés par tout l'éclat des 
grandeurs et de Tintelligence ne bles- 
sent point son sens moral. Nos ver- 
tus modernes sont plus rigides; on 
dirait même que la beauté leur est sus- 
pecte. Il leur déplaît assez de rencon- 
trer dans l'Evangile les parfums de 
Madeleine. 



94 ESQUISSES MORALES. 

Dans le commerce avec leurs sembla- 
bles, les hommes apportent trois dis- 
positions principales : le besoin de la 
domination, de Tadmiration ou de la 
sympathie. Les grands hommes veulent 
tout à la fois être obéis, admirés, aimés, 
non-seulement dans le temps présent, 
mais encore dans la postérité la plus 
reculée. Cependant ils inclinent plus ou 
moins vers l'une ou l'autre de ces am- 
bitions. Napoléon semble n'avoir aspiré 
qu'à être obéi. Alexandre voulait sur- 
tout être admiré. Le dernier mot de 
César mourant résume une vie où le 
besoin d'être aimé fut peut-être le plus 
vif sinon le plus profond de tous. Aussi 
l'histoire pourrait-elle, en toute justice, 
le nommer le plus aimable des grands 
hommes. 



DE LA VIE MORALE. 95 

L*habitu(le ou la règle fait les cama- 
rades; la passion ou riutérêt fait les 
complices ; un certain bien commun fait 
les associés. Il n'est donné qu'à la vertu 
de faire les amis. 



Les moralistes ont dit à Thomme : 
abaisse, réprime, étouffe en toi l'or- 
gueil. Moi, je lui dis : justifie-le. C'est 
le secret de toutes les grandes vies. 



^ 



Les nobles cœurs ont d'orgueilleux 
chagrins et d'humbles joies. 



^ 



96 ESQUISSES MORALES. 

Rendre une éclatante justice aux mé- 
rites inférieurs de notre ennemi, c'est 
une des jouissances les plus raffinées de 
l'orgueil. 



Trop de facilité à pardonner tient 
moins de la grandeur que de la fai- 
blesse d^àme : quiconque sent fortement 
ressent longtemps. 

Chez certaines âmes, plus hautaines 
que tendres, le pardon est une forme 
polie, une sorte d'euphémisme du mé-^ 
pris. 



DE LA VIE MORALE. 97 

Le pire de certaines inimitiés, c'est 
qu'elles sont si viles, si rampantes, qu'il 
faut se baisser pour les combattre. 

J'en ai fait l'expérience, pour peu que 
nous ayons quelque mérite, nos ennemis 
nous servent beaucoup mieux que nos 
amis. Par la violence de leurs attaques, 
ils provoquent les retours de l'opinion. 
Par la préoccupation inquiète où on les 
voit de nous, ils inspirent le désir de 
nous connaître; enfin, par leurs traits 
acérés, ils éveillent en nous des forces 
qui peut-être se fussent engourdies au 
sein d'une amitié indulgente. Ils nous 
excitent à valoir tout ce que nous pou- 
vons valoir pour donner un éclatant dé- 
menti à leurs calomnies. S'ils nous ravis- 
sent quelques biens extérieurs, ils nous 

6 



98 ESQUISSES XOEALES. 

font souvent découvrir dans notre àme 
des trésors ignorés. Leur injustice triom- 
phante nous conti'aint d*en appeler à 
Dieu et à la postérité, à la vertu et à la 
gloire. Sans Mélitus, toute la grandeur 
de Socrate nous eût-elle été révélée .►* 

Pour si peu que Tamitié nous blesse, 
elle connaît si bien nos cotés vulnérables 
qu^elle nous laisse des plaies profondes. 
La haine n'a ni cette sûreté de coup 
d'œil, ni cette dextérité de main. Elle 
frappe fort, mais aux endroits insen- 
sibles. 

J'ai longtemps cherché à me rendre 
compte de ce que l'on entendait dans 



DE LA VIE MORALE. 99 

le monde par un ami, et j'ai fait cette 
découverte : un ami, c'est un homme 
qui se croit en toute occasion le droit 
de vous dire une vérité blessante, de 
vous donner un conseil inutile, et de 
vous emprunter votre argent sans vous 
le rendre. 



Nos amis (j'entends ceux dont je 
viens de donner la définition) ne con- 
sentent d'ordinaire à nous reconnaître 
une vertu qu'après s'être bien assurés 
qu'elle n'est en rien la censure de leur 
caractère, que plus d'une tache la ternit, 
et que, d'ailleurs, elle est plutôt chez 
nous une heureuse habitude que l'effort 
courageux de notre volonté. Prudents 
amis! 



c^ 



100 ESQUISSES MORALES. 

Vous voulez que j 'écoute vos conseils ? 
donnez-moi donc en même temps vos 
principes, vos opinions, vos préjugés, 
VOS défauts même, et jusqu'à vos fai- 
blesses, tout votre caractère enfin, et 
votre humeur surtout, qui me rendra 
facile de subir votre influence, et salu- 
taire de l'avoir subie. 

Mauvais conseil?... mauvaise excuse. 
Le bon conseil vient au bon désir. On 
est toujours bien conseillé quand on 
veut l'être. 

Dans le monde, on confond la fré- 
quence des relations avec l'intimité des 
rapports. Vienne un jour de malheur, 
et la distinction se fait d'elle-même. 



DE LA VIE MORALE. iOi 

Pour paraître beaucoup plus aimable, 
il m*a suffi parfois de moins aimer. 



Savoir vivre seul est une condition 
essentielle pour qui veut conserver in- 
tactes, en toutes circonstances, la dignité 
des mœurs et la sincérité du caractère. 



c^ 



Si l^on retranchait d'une fête tous 
ceux qui s^y ennuient, et d'un convoi 
funèbre tous ceux qui n'y sont pas tris- 
tes, il n'y aurait plus ni fête ni convoi. 



102 ESQUISSES MORALES. 

La supériorité morale actuelle d'ua 
sexe sur T autre tient principalement a 
ceci, que nos mœurs rendent la sincé- 
rité presque toujours facile à Thomme. 
Il a moins souvent intérêt à mentir, 
d'où il résulte qu'il ne s'enfonce pas aussi 
avant dans le mal et se relève plus vite 
de ses chutes. 



Il y a une sincérité haïssable ; c'est 
celle qui ne soufïre point à dire une 
vérité cruelle. 

G^est bien peu du mérite de la sincé- 
rité, si Ton n'en possède le charme. 



DE LA VIE MORALE. 103 

L'amour-propre, si susceptible pour 
lui-même, ne devine jamais la suscepti- 
bilité d' autrui. 

D n'est point de savante hypocrisie 
s'il n'y entre un peu de sincérité. 



Il n'y a de secrets bien gardés que 
ceux auxquels la vanité fait sentinelle. 

Il est des âmes si bien nées que, sans 
avoir eu peut-être occasion de faire de 
CTandes choses, elles vivent naturelle- 



iO^ 



meot, simplement, et comme par drmt 
de naissance, dans nn ooDuneroe Cuni- 
Uer aTec la grandeur. 



Pour être on grand bomme^ il but 
aToir fait de grandes choses ; mais ne 
suffit pas toujours d'aToir fut de grandes 
choses pour être un grand homme. 



c^ 



La Tie de famille a ses douceurs et 
ses influences heureuses; mais ne lui 
demandons pas la grandeur^ car elle 
dissipe le recueillement et elle attiédît 
Tenthousiasme, sans lesquels ne se pro- 
duit jamais la rie héroïque. 



DE UL YIE XOEALK. 105 

Action, travail ou besogne : c'est la 
loi imposée à tous , et nul ne s^y sous- 
trait. Bien peu savent agir. Heureux 
ceux qui travaillent ! Le vulgaire fait la 
besogne. Puis, la tâche achevée, chacun 
s'endort d'un même sommeil. 

c^ 

Les pensées et les sentiments d'un 
grand cœur, je dirais presque sa respi- 
ration, sont conune un perpétuel défi 
à l'impossible. 

La destinée sourit aux cœurs auda* 
cieux. Elle leur dit «:omme Manto à 



106 ESQUISSES XO&ALES. 

Faust : Den lieV îch, der Unmôgli^ 
ches begehrt. 

o^ 

Alexandre, élève d'Aristote, c'est Ti- 
déal de l'histoire : Vaction la plus grande 
engendrée par la pensée la plus haute. 

Que sont les ironies des poètes auprès 
des ironies du destin? Ije génie d'Aris- 
tophane uni au génie de Byron créera- 
t-il un constraste plus accablant ou plus 
risible que celui de Jean-Jacques, l'au- 
teur d'Emile^ jetant ses enfants à l'hos- 
pice ? 

Quelle profonde compassion m'in- 
spire Jean-Jacques ! Derrière cette pensée 
que la société est un contrat^ je devine 



DE LA VIE MORALE. i 07 

des abîmes de douleur. Un amer déses- 
poir, en effet, a pu seul méconnaître 
cette vérité qui n'est point vérité de ré- 
flexion, mais d'entrailles : que la société 
est la plus douce en même temps que 
la plus noble des nécessités humaines. 
Comment cet amant passionné de la li- 
berté n'a-t-il pas senti que la société 
seule a pu briser de sa main puissante 
les liens de fer qui retenaient Thomme 
asservi aux forces brutales de la na- 
ture? Gomment n'a-l-il pas reconnu 
que l'homme isolé est le plus à plaindre 
des esclaves? 

Si bas que descende un grand cœur 
en ses soupçons, ce n'est jamais assez 
pour toucher le fond de l'ingratitude 
humaine. 



i08 ESQUISSES MORALES. 

Les faiblesses des grands hommes 
consolent le vulgaire. Il les signale ; il 
les compte ; il se donne beau jeu ; il n'a 
pas peur qu'on lui rende la pareille. 
Nul ne remarque les faiblesses du vul- 
gaire. Pourquoi? parce que le vulgaire 
n'est que faiblesse. 

Les plus amers censeurs des grandes 
ambitions, ce sont les petites cupidités. 



Açoir, ce n'est pas posséder. Pour 
posséder les choses il faut une certaine 
vigueur d'âme; pour les avoir, il suffit 
d'être riche. 



DE LA VIE MORALE. 109 

A celui qui trouve naturel de possé- 
der tout, il semble aussi très-simple, à 
l'occasion, de quitter tout; et c'est là un 
trait distinctif de Thomme bien né. 

Un homme d'esprit a dit : Il n'y a 
point de caractères, il n'y a que des rap- 
ports. C'était constater, avec quelque 
exagération, la merveilleuse souplesse de 
l'âme humaine qui se modifie sensible- 
ment à tous les contacts. De là, l'illusion 
des grands cœurs qui jugent en général 
trop favorablement les hommes. Tous, 
à leur approche, valent un peu mieux 
qu'ils ne valent ailleurs, et cela sans 
hypocrisie, sans préméditation, par le 
simple e(Tet d'une loi naturelle qui veut 
que, pareilles à ce personnage du conte 
des fées, certaines âmes changent en or 

7 



110 ESQUISSES MORALES. 

et en pierreries tout ce qif elles tou- 
chent. 

Rarement ceux que nous aimons nous 
trompent; d'ordinaire c'est nous qui 
nous trompons en eux. 

Tout le monde s'entend lorsqu'on 
parle de vertus républicaines. Personne 
n'oserait dire, parlât-il de Sully, de 
L'Hôpital, de Turgot, qu'il avait des 
vertus monarchiques. D'où vient cela? 
Le vocabulaire des institutions nous 
l'apprend. La république se compose de 
citoyens ; la monarchie veut des sujets. ' 
L'institution qui fonde la liberté publi- 
que comporte seule la vertu publique. 



DU COEUB. m 

On fixe un âge pour entrer dans la 
vie politique; je voudrais qu'on en mar- 
quât un autre auquel il serait commandé 
d'en sortir. Les générations attardé«;s 
dans le mouvement des affaires y sont 
plus nuisil)les qu'utiles. D'ailleurs, ni la 
nature ni l'art ne veulent de brusques 
transitions; et la dignité de la vie hu- 
maine exige qu'un certain recueillement 
dans la solitude en précède et en pré- 
paie la fin. 

Le premier jour de la vieillesse n'est 
pas celui où une ride plisse notre front, 
où un cheveu blanc se montre à nos 
tempes; c'est celui où l'imagination 
s'affaisse sous le poids des souvenirs; 



112 ESQUISSES MOEALES. 

où nous disons hier plus Tolontiers 
que demain^ fai fait plus complai- 
samment que je ferai. 

Pleurer notre jeunesse, c'est le plus 
souvent regretter une belle femme qui 
nous a trompés. 

Ce qui rend parfois la vieillesse très- 
triste, c estque nous vieillissons fragp:nen- 
tairement. Une partie de nous-mêmes, 
encore dans sa vigueur, assiste conster- 
née à la décadence de l'autre. Trop 
souvent un cœur resté jeune n'a plus 
pom* organes que des sens caducs; 
quelquefois des sens ardents font le 
tourment et la honte d'une âmeglacée« 



DE LA VIE MOBAT.E. il 3 

La plus belle entre les orchidées naît 
et s'épanouit sur Técorce d'un tronc 
desséché. Ainsi je te vois, pieuse et char- 
mante, parant de toutes les grâces, de 
toutes les suavités de ta jeunesse, mon 
triste hiver dépouillé par les vents. 



c^ 



CHAPITRE V. 



DU COEUR. 



Le vulgaire se plaint ou se vante d' être 
haï, calomnié, aimé, chéri. Le sage ne 
s'occupe point des sentiments qu'il in- 
spire, mais de ceux qu'il éprouve. Il sait 
que ce qui est triste, amer, douloureux, 
ce n'est pas d'être haï, mais de haïr ; 
que ce qui est doux, noble, grand, di- 
vin, ce n'est pas d'être aimé, mais 
d'aimer. 



DU COEUIl. 115 

Tout le monde parle de l'amour. 
Chacun suppose l'avoir éprouvé, une 
fois au moins, en quelque rencontre de 
jeunesse, et se croit le droit d'affirmer 
dans Tâge mur, suivant que ses souve- 
nirs lui en ont laissé une image riante 
ou fâcheuse, que l'amour est une char- 
mante faiblesse excusable dans les an- 
nées d'inexpérience; oubienquel'amour 
est une ardeur des sens aussitôt éteinte 
que satisfaite ; ou bien encore que c'est 
la chimère des imaginations romanes- 
ques, et qu'on s'égare et se perd à la 
poursuivre. Mais la passion, la passion 
de l'amour, qui l'a connue ? Un homme, 
peut-être, dans un siècle; et celui-là 
voudra-t-il, saura-t-il dire ce qu'il a 
ressenti? Et s'il le dit, qui le com- 
prendra.^ 



116 ESQUISSES MORALES. 

D'où vient qu'à l'aspect d'Euphémie, 
Hervé sent courir dans ses veines un 
frémissement qui lui révèle que cette 
femme, aperçue pour la première fois, 
ne lui est point étrangère ? d'où vient 
qu'il reconnaît dans son regard, dans son 
accent, dans son attitude, comme une 
apparition idéale des sentiments les plus 
intimes de son propre cœur? Parle- 
t-elle, il demeure ravi qu'elle exprime 
avec une grâce si touchante les pensées 
qui, rudes et sombres, le tourmentent 
et l'irritent. En sa présence, il se sent 
tout à la fois exalté et apaisé; et s'il 
lui faut quitter cette présence devenue 
soudain indispensable à son repos, une 
étrange tristesse, mêlée de volupté, le 
saisit. Il tombe en proie à mille désirs 
contraires. Il voudrait mourir, il vou- 
drait vivre ; il veut la revoir, il veut être 
aimé; il l'est déjà, il le sera toujours. 

La nature a créé cette femme pour 



ou CŒUR. 117 

lui; s'il ne l'eût pas rencontrée, c'était 
fait de leur destinée à tous deux. Mais 
ainsi, combien leur vie sera belle et no- 
ble! Que leur importent désormais les 
vicissitudes du sort? L'homme et la 
femme qui s'aiment d'une passion véri- 
table ont en eux le foyer delà vie idéale. 
De l'union de leurs instincts, de leurs 
pensées, naît ce qu'on peut appeler le 
sens diçin des choses, et c'est ce qui les 
tient si fortement, si indissolublement 
unis ; car chacun d'eux sait bien que, 
séparé de l'être qui le complète, il per- 
drait aussitôt ce don. suprême, cette 
gi'âce surnaturelle sans laquelle il ne 
saurait plus vivre. Ne redoutez pour de 
tels amants ni lassitude, ni dégoût. Ils 
ne connaissent point la satiété qui met 
sitôt fin aux plaisirs des amants vulgaires. 
Pour eux la défaillance des sens est une 
volupté supérieure, parce qu'alors, af- 
franchies des liens de la chair, leurs 



i ] 8 ESQUISSKS MORALES. 

âmes se cherchent et se confondent dans 
une ineffable paix. Naïfs comme des 
enfants , car la passion ramène aux 
énergiques simplicités de la nature, 
ils se complaisent dans leur mutuelle 
beauté ; leur sourire est un grand en- 
chanteur qui transforme le monde. 
Tout en eux et autour d'eux suit un 
rhythme si facile et s'ordonne en une si 
douce harmonie, qu'ils se demandent 
surpris l'un à l'autre pourquoi donc tous 
les hommes ne goûtent point des féli- 
cités pareilles. Et comme ils sont com- 
patissants! comme ils plaignent les 
maux, les erreurs, et surtout les plaisirs 
de ceux qui n'aiment point ! Ils sentent 
en leur cœur une source de joies inépui- 
sables qu'ils voudraient épandre sur 
l'humanité tout entière. Et quand 
l'heure sacrée a sonné pour eux, quand 
un enfant est né de leurs embrasse- 
ments. ... A genoux ! à genoux ! Taisez- 



DU COEUR. 119 

VOUS, ô parole humaine, vous avez été 
trop mouillée et trop profanée. Immor- 
talité de Tamour, nous t'adorerons en 
silence ! 

L'amour, dites-vous, est un sentiment 
passager. Quelle erreur est la vôtre ! 
De toutes les passions qui animent le 
cœur humain il n'en est point à qui une 
plus longue durée soit nécessaire. Il 
faut, pour qu'il arrive à cettq perfec- 
tion qui seule peut remplir Tâme tout 
entière, qu'il ait traversé mille épreuves : 
la présence et l'absence, la santé et la 
maladie, la prospérité et l'infortune, le 
monde et la solitude^la faute même et 
le mutuel pardon. Il lui faut enfin la 
consécration suprême de la fécondité. 
Une telle passion ne se produit point 
dans les froides régions où vous végétez. 



420 ESQUISSES MORALES. 

Vous en concluez qu'elle n'existe pas; 
moi je conclus seulement que c'est vous 
qui n^existez pas. 

L'amour se métamorphose dans la 
société humaine ; il suit et exprime en 
ses formes mobiles toutes les phases de 
l'histoire. Chez les Grecs, il est volupté. 
A ses grâces juvéniles siéent également 
la tunique ouverte de Sapho et la robe 
traînante d'Alcibiade. Au moyen âge, il 
devient passion et ceint la bure d'Hé- 
loïse. Aux temps aimables de la Renais- 
sance, galanterie ingénieuse et chevale- 
resque encore, il enlace au croissant de 
Diane la salamandre de François I", 
Au siècle du grand roi, il prend les ma-> 
jestueuses allures des choses éternelles. 
Sous la Régence, débauche capficieuse, 



DU CŒUR. 121 

il efTeuille sa couronne de roses aux 
lueurs blafardes de l'orgie. Quant à 
nous, tristes enfants d'une civilisation 
vieillie, comment le voyons-nous appa- 
raître? Sous l'aspect effronté d'un vice 
impuissant qui ne sait plus parler ni à 
nos cœurs, ni à nos sens, mais qui sol- 
licite notre bourse. 



^ 



L'avenir réserve encore à l'homme la 
plus belle des conquêtes morales : l'a- 
mour. Quand la femme ne sera plus 
seulement par manière de cfire, mais 
véritablement et selon l'esprit, la moitié 
de l'homme, le sentiment de l'amour, 
qui n'a encore été que volupté plus ou 
moins raffuiée ou passion plus ou moins 
chimérique, deviendra, dans sa con- 



122 ESQUISSES MORALES. 

stance et sa plénitude, rharmonie su- 
prême de la vie humaine. 

L'amour mystique me rappelle cet 
oysel alérion dont parle Alain Chartier, 
lequel^ dit-il, îia point de piez pour 
errer sur terre^ mais est tout son mou^ 
vement par es les qui F exaustènt en 
V air. 

Quelle misère que cet amour pré- 
tendu platonique dont votre orgueil se 
targue ! Songez donc, ô Batilde, qu^en 
donnant votre âme à un amant auquel 
vous refusez votre corps, vous témoi- 
gnez ainsi faire infiniment moins de 
cas de l'une que de l'autre. Si je ne me 



DU coEUK. 123 

trompe, cette subtilité de spiritualisme 
a pour principe un matérialisme gros- 
sier. 



c^ 



Aussi longtemps que la science n'aura 
pas précisé l'action de la force magné- 
tique sur l'organisation humaine, on 
n'aura pas le secret de ce que nous ap- 
pelons les amours Indignes; on ne com- 
prendra pas, on ne plaindra pas assez 
ces passions subies plutôt qu'éprouvées, 
qui nous ravissent tout empire sur notre 
volonté sans aveugler notre jugement : 
affreux supplice pour une âme bien 
née; maladie devant laquelle les re- 
mèdes moraux sont inefficaces, mais 
que Ton apprendra peut-être un jour à 
guérir comme on guérit la fièvre et les 
fluxions de poitrine. 



i24 ESQUISSES MORALES. 

L'amour est aujourd'hui toute Tam- 
bition de la femme. Pour l'homme, au 
contraire, il n'est, le plus souvent, que 
le sommeil momentané de l'ambition. 

cA;. 



En amour, la plupart des hommes 
ne sont pas exempts d'indélicatesse • 
L'image de la femme aimée n'est jamais 
assez isolée sur l'autel pour que d'étran- 
ges confusions ne se fassent point dans 
leur esprit. Lorsqu'ils s'inclinent devant 
elle, pareils au flot qui vient saluer la 
rive, ils déposent à ses pieds, malgré 
eux, le limon de leurs habitudes cor- 
rompues, l'écume dç leurs souvçniir§, 



DU CŒUR. 125 

Vous me parlez d^ amour, mais nous 
ne saurions nous comprendre. Pour 
moi, Vamour est un héros qui con- 
quiert, au péril de ses jours, la domina- 
tion du monde. Pour vous, c'est un 
pauvre honteux qui mendie à la dérobée 
sa précaire existence. 

Souvent deux amants s'éprennent 
Tun de l'autre pour des qualités qu'ils 
n*ont pas, et se quittent pour des dé- 
fauts qu'ils n'ont pas davantage. 



^ 



126 ESQUISSES MORALES. 

Le sentiment le plus parfait, le pltis 
doux à l'âme, dans sa plénitude tran- 
quille, c'est Tamitié qui succède à l'a- 
mour entre un homme et une femme 
qui n'ont à rougir ni de s'être aimés 
passionnément, ni d'avoir cessé de s'ai- 
mer avec l'ardeur première de la jeu- 
nesse. 

Très-peu de femmes, dans l'état 
actuel de nos mœurs, sont capables 
d'amitié. Habituée au despotisme ou à 
Tesclavage, leur âme faible ou alùère, 
toujours emportée au delà du juste et 
du vrai, ne sait point goûter le charme 
tempéré d'un sentiment sérieux et so- 
lide qui repose sur une égalité parfaite. 



DU COEUR. 427 

Tout concourt à faire de l'amitié en- 
tre frère et sœur le sentiment le plus 
fort peut-être et le plus doux ensemble 
du cœur de l'homme. Le charme que 
projettent sur )a \ie les souvenirs d'en- 
fance, tristes ou gais, toujours attendris- 
sants, et qui ne se retrouvent jamais 
avec une si complète identité dans les 
autres affections; Tattrait voilé des 
sexes qui se fait sentir même dans le 
commerce des intelligences, en excluant 
les rivalités jalouses ; la protection et la 
confiance librement données et reçues, 
exemptes de cette notion de devoir 
qui glace si souvent les relations entre 
le père et l'enfant, entre l'époux et 
l'épouse; toutes ces douceurs, toutes 
ces grâces, font de la piété fraternelle 
'un sentiment ineffable qui échappe pres- 
que complètement, dans son ardeur 
placide, aux misères et aux déceptions 
des autres amours. 



128 ESQUISSES MORALES. 

Me promenant, par une belle journée 
d'octobre, dans les jardins de la villa 
Pamphili , soudain je fus frappé de la 
beauté merveilleuse d'un grand nombre 
d'arbres verts que je n'avais point aper- 
çus durant Tété, cachés qu'ils étaient par 
l'épais feuillage des massifs, alors dans 
tout l'éclat de la végétation, maintenant 
dépouillés. Humble et patiente amitié, 
pensai je, c'est ainsi qu'on t'oublie aux 
heures splendides de la jeunesse et de 
l'amour ; c'est ainsi que tu apparais, 
douce et consolatrice, vers le soir de la 
vie, quand la passion est morte etTexi»- 
tence dénudée. 

Le grand art de consoler les douleurs, 
c'est d'en distraire avec délicatesse. 



DU COEUE. 129 

L'amour y est plus habile que ramitié. 
L'âme affligée n'est point en garde con- 
ti*e sa muette éloquence, tandis qu'elle 
se cabre et regimbe contre les discours, 
même les plus insinuants, de l'amitié. 

Il y a trois sortes de bonté qu'il ne 
faudrait pas confondre : celle qui réside 
dans rintelligence, celle qui a sa source 
dans le cœur, et celle enfin qui naît d'une 
cei*taine faiblesse, ou, pour me servir 
d'un mot moderne, d'une certaine im- 
pressionnabilité des nerfs. La première, 
plus grande, plus calme, plus constante, 
moins sujette à des excès et à des re- 
tours, mais un peu froide en apparence, 
se rencontre plus fréquemment chez les 
hommes; on la pourrait nommer la 
bonté virile. La troisième, passagère, 



130 ESQUISSES MURALES. 

superficielle, capricieuse, est, hélas! 
seule à Tusage de la plupart des 
femmes. Quant à la secondé, la bonté 
du cœur, je la tiens pour aussi rare que 
le génie. 

Pouvoir, en ce monde pervers, être 
impunément bon, sans réserve et sans 
mesure, n'est pas donné à tous^ c'est 
Theureux privilège des forts. Et c'est 
pourquoi la force m'a toujours paru si 
enviable. 



CHAPITRE Vr. 



DE l'esprit. 



Parler à quelques hommes, échanger 
par des paroles fortuites qui meurent 
aussitôt qu'elles sont prononcées l'ex- 
pression de nos besoins et de nos im- 
pressions du moment, c'est une condi- 
tion commune à tous, une faculté que 
tous exercent sans plus y songer qu'à 
respirer ou à se mouvoir. Mais parler à 
l'humanité dans la langue immortelle 
de Tart, c'est un privilège suprême ré- 
servé à un petit nombre d'êtres qu'on 



132 ESQUISSES MORALES. 

serait tenté de considérer comme appar- 
tenant à une création supérieure, inter- 
médiaire entre l'humanité et ces natures 
d'essence divine dont notre imagina- 
tion se plaît à peupler les mondes invi- 
sibles. Ce privilège si rare est en même 
temps une magistrature sacrée. Mésuser 
d'un tel don est un crime. O poètes, 
vous à qui fut donné l'archet d'or, vous 
dont l'âme, bercée au rhythme de la 
beauté éternelle, a des vibrations magi- 
ques qui ravissent l'humanité et l'atti- 
rent sur vos traces, n'abusez point pour 
l'égarer de cette fascination toute-puis- 
sante. Laissez les fantômes de Terreur 
s'agiter dans ces régions moyennes où 
tout change et s'évanouit; ne les élevez 
point dans la sphère immuable du génie; 
ne les revêtez pas de gloire. 



c^ 



DE l' ESPRIT. 133 

Le génie vient souvent trop tôt; 
alors il est condamné par le sens com- 
mun du siècle. On le jette dans les 
geôles, on le charge de chaînes, on lui 
fait boire la ciguë ; il se nomme Socrate, 
Colomb, Galilée. D'autres fois il vient 
trop tard, et, voulant en vain arrêter 
à lui le mouvement des choses, il est 
renversé, foulé aux pieds; il va mourir 
à Sainte-Hélène. Mais il est de loin à 
loin des génies venus si bien à leur 
heure que la gloire semble les attendre 
au seuil de la vie. Ils ont même fortune 
que ce roi de Perse dont parle l'his- 
toire, qui fut couronné par les mages 
dès le ventre de sa mère. 

L'homme de génie, c'est celui qui se 
sent la force et auquel les autres recon- 

8 



134 ESQUISSES MORALES. 

naissent le droit d'être complètement 
lui-même. 

Le talent dispose, combine, ordonne ; 
il est réfléchi, il peut être audacieux, 
enfreindre avec succès certaines règles ; 
il a un bon ou un mauvais goût ; il est 
traditionnel ou original, selon une me- 
sure appréciable. Le génie invente; il est 
spontané ; il ne sait ce que c'est que bon 
ou mauvais goût, ni que tradition. Ses 
inspirations seront le goût des généra- 
tions qui viendront après lui; le bon 
goût sera de lui être semblable. Il ne 
saurait être audacieux parce qu'il est 
supérieur aux règles; il n'en connaît 
point d'autres que de rester lui-même. 
On ne lui demande pas plus qu'à Dieu 
s'il n'aurait pas dû faire autrement son 
œuvre. 



I 



DR l'esprit. i35 

Avez-vous parfois contemplé dans nos 
serres cette plante étrange, de la famille 
des euphorbiacées , à laquelle les bo- 
tanistes donnent le nom à^ Euphorbia 
splendens? Votre œil ne Ta-t-il pas ad- 
mirée entre toutes, frappé qu'il était par 
le contraste de ses rameaux épineux, ru- 
gueux et comme desséchés déjà par la 
mort, avec l'épanouissement vraiment 
splendide de sa corolle éearlate? Ne 
vous êtes-vous pas rappelé certaines 
œuvres du génie, qui paraissent d'au- 
tant plus merveilleuses qu'elles sortent 
plus tardives d'un esprit plus assombri, 
et qu'elles fleurissent tout à coup, à 
l'âge désenchanté où le vulgaire ne 
connaît plus que stérilité, rudesse, hu- 
meur fâcheuse et chagrine? 



136 ESQUISSES MORALES. 

Les intelligences se peuvent partager 
en deux classes principales : celles qui 
sont particulièrement sensibles aux for- 
mes ; celles qui veulent surtout pénétrer 
les essences. Les artistes, les enfants, les 
femmes, appartiennent à la première 
classe. Platon est un rare et sublime 
exemple de ces génies harmonieux qui 
saisissent d'une même perception et em- 
brassent d'un même amour les forces et 
les formes de la vie. 

L'observation a constaté l'existence 
d'un certain nombre d'animalcules qui 
naissent après le lever du soleil et meur 
rent avant son déclin. Bien des esprits 
leur sont semblables, et, prenant les 
idées à leur milieu, ne soupçonnent ja- 
mais ni l'origine, ni la fin des choses. 



DE L* ESPRIT. i37 

L'immense majorité des esprits est 
parasite. Combien peu d'intelligences 
tirent leur aliment de la substance même 
des choses et pompent librement, pour 
ainsi parler, les sucs primitifs! Les 
autres s'attachent où elles peuvent et 
comme elles peuvent aux racines, aux 
tiges, aux rameaux, aux feuilles des 
premières, pour végéter à leurs dépens. 
Et, chose humiliante pour l'espèce hu- 
maine, inconnue aux règnes inférieurs, 
il se rencontre encore, en quantité assez 
considérable, des parasites de parasites. 

Deux grandes catégories d'esprits in- 
compatibles : ceux que pressent les no- 



138 ESQUISSES MORALES. 

bles curiosités ; ceux qui s'amusent aux 
curiosités vulgaires. Les uns veulent 
connaître le système sidéral et les mys- 
tères de l'âme; ils interrogent Newton, 
Leibnitz ou Spinoza. Les autres se de- 
mandent comment il se peut faire que 
le voisin soutienne de si grosses dépenses 
ou que la voisine n'ait point encore ma- 
rié sa fille. Ils questioiment les portiers 
et les femmes de chambre. La plus ai- 
sément satisfaite de ces deux catégories 
ne me semble pas néanmoins la plus 
enviable. 

Pour peu que Ton y prête quelque 
attention, l'on reconnaît aisément une 
sorte d'attrait entre les esprits qui res- 
semble beaucoup à l'amour d'un sexe 
pour l'autre. Les esprits virils recher- 
chent avec prédilection le commerce 



DE l'espbit, 139 

des intelligences féminines, et de ces 
unions naissent les grandes pensées. 

Un poétique symbole de cette union 
morale du génie des deux sexes, c'est 
l'entretien de Socrate avec l'étrangère 
de Mantinée, la belle et docte Diotime, 
de laquelle il apprit, nous dit-il, « tout 
ce qu'il savait de T amour. » 

Si vous êtes entré dans quelqu'un de 
ces temples où la ligne droite et la ligne 
courbe unissent en une exquise har- 
monie la rectitude a la grâce, vous aurez 
eu l'image parfaite de la pensée virile et 
de l'intelligence féminine rapprochées, 
combinées, enlacées en une même vie 
par ce divin artiste qu'on appelle amour. 



140 ESQUISSES MORALES. 



c^ 



L'histoire aussi se plaît parfois à re- 
tracer, en des tableaux qui ravissent 
l'esprit, ces aspects charmants de la des- 
tinée humaine. Elle met aux mains de 
la fille de Théon, de l'éloquente Hypa- 
thie, la lyre d'ivoire dont les accords 
harmonieux font tomber à ses pieds, 
soumis et repentant, le disciple en proie 
aux passions délirantes. Elle fait en- 
tendre à Milton aveugle, adoucies par 
les pieux accents de l'amour filial , les 
voix augustes du génie antique. Il sem- 
ble alors que la grave Clio ait dérobé, 
pour s'en parer une heure, le tissu ma- 
gique de la mère des Grâces. 



c^ 



DE L*ESPBIT. idi 

Il y a toute une classe d'esprits que je 
me permettrai de nommer aristocrati- 
ques. Ils sortent peu de chez eux, seule- 
ment en voiture, et ne voyagent que 
par 'les routes royales, précédés d'un 
courrier et d'un majordome. Ils traver- 
sent ainsi commodément et superbe- 
ment le monde connu , en aperçoivent 
les grands aspects et la configuration 
extérieure, laissant à d'autres, aux es- 
prits plébéiens, à pénétrer dans l'inté- 
rieur des terres, à remonter à la source 
des fleuves , à surprendre dans les an- 
fractuosités des monls le secret des for- 
mations primitives. 

Il y a des hommes qui personnifient 
des nations, des races entières. Elles 
respirent en eux ; ils en sont le cœm*, 



142 ESQUISSES MORALES. 

la voix, le génie. Chacun ici nommera 
Homère, Dante, Calderon, Gamoëns. 
— Gœthe et Shakespeare sont aussi, 
jusqu'à un certain point, la personnifi- 
cation idéale de F Allemagne et de l'An- 
gleterre; cependant, par Tétendue même 
de leur intelligence ils représentent plus 
encore peut-être leur époque que leur 
nation. De nos jours Miçkiewicz appa- 
raît, sublime et touchante personnifica- 
tion du génie slave. Ses poèmes ne sont 
autre chose que la tradition polonaise 
glorifiée. Ses inspirations sont comme 
les émanations naturelles du sol lithua- 
nien. Sa grandeur, sa force, et jusqu'à 
ses faiblesses, sont celles de la nation 
même dont il dit les douleurs et les es- 
pérances. La France aussi se présente 
au monde dans la personne d'un génie 
tout national : Voltaire. Pourquoi faut-il 
ajouter que cet esprit prodigieux, qui la 
caractérise essentiellement, n'a chanté 



DE l'esprit. i 43 

qu'en l'insultant la plus merveilleuse 
figure de son histoire? Si l'Allemagne 
se montre orgueilleuse de son Faust, la 
Pologne de son Conrad, le Portugal de 
son Gama, quel sujet de tristesse, de 
remords pour la France, de ne pouvoir 
même nommer son héroïne travestie? 
Ne serait-ce point là un châtiment pro- 
^'^dentiel de ce génie ironique qui raille 
chez elle toutes les grandeurs, et semble 
vouloir perpétuellement refouler tous 
ses enthousiasmes? 

Ce qui domine dans la nationalité 
française, c'est l'élément géométrique; 
dans la nationalité allemande, c'est l'é- 
lément métaphysique; dans la natio- 
nalité italienne, l'élément artiste. Les 
Grecs, ces enfants gâtés de la nature, 
avaient tout réuni. 



444 ESQUISSES MOEiXBS. 



cfo 



On peut dire sans paradoxe que 
les Français ne sentent pas les arts 
mais qu'ils les comprennent^ Us ne 
naissent point à beaucoup près aussi ar- 
tistes que les Allemands et les Italiens; 
mais ils arrivent par la vivacité de leur 
intelligence à une perception plus com- 
plète peut-être, si ce n'est de telle ou 
telle beauté en particulier, du moins de 
Tensemble des qualités qui constituent 
la perfection idéale. 

La philosophie française a pour père 
vin soldat. Dans ce simple fait ou poinv 
rait trouver, peut-être, une explicatioa 
de son caractèrcj plus positif que rêveur. 



DK L^ ESPRIT. i45 

et de ses allures plus du bon air que 
scolastiques. L'épée de Descartes m'ap- 
paraît comme un symbole ; j'y crois voir 
une image expressive de l'inspiration 
qui domine le génie français dans tous 
les ordres de la pensée. 

Il est fatigant de vivre avec les petits 
esprits. Comme ils sont incapables d'em- 
brasser l'ensemble des choses, ils ne 
sauraient donner à aucune sa propor- 
tion exacte. Ils chargent les plus minces 
événements d'un tel amas de commen- 
taires, de considérations, de doléances 
et de conjectures, qu'on demeure em- 
pêché, haletant, et comme étouffé avec 
eux sous ce lourd bagage de ratiocina- 
lions superflues. 



146 ESQUISSES MORALES. 

Ce qui fait que les petits esprits pa- 
raissent presque toujours dominer les 
grands, c'est qu'ils portent la passion 
dans tout le menu détail de la vie. Il 
leur importe excessivement que les repas 
soient pris à telle heure, que les chaises 
soient rangées dans tel ordre, que le 
chat mange dans telle écuelle. Les au- 
tres, qui ne s'embarrassent point de ces 
misères et n'ont l'œil fixé qu'au grand 
but de la vie , laissent dire et faire ces 
sagesses affairées. De là l'opinion vul- 
gaire qu'ils sont conduits. 



Combien l'on retrancherait de pa- 
roles de la circulation intellectuelle, si 
l'on n'en disait que de nécessaires, d'u- 
tiles, ou seulement d'agréables ! La plu- 
part des propos ne sont que oiseux . La 



DK l'esprit. i47 

dignité de l'esprit en souffre. Mais qui 
d'entre nous songe que l'esprit a sa di- 
gnité comme le caractère ? 

Le nombre est presque infini des gens 
qui passent leur vie entière à échanger 
avec leurs proches , leurs amis et leurs 
connaissances , des propositions incon- 
testables, telles que celles-ci : 11 fait 
beau; il pleut; les enfants sont tapa- 
geurs ; il est malsain de s'exposer à Taîr 
humide , etc. Ces personnes semblent 
même trouver dans ce commerce de pa- 
roles insipides une satisfaction véritable. 
O banalité ! déesse clémente aux esprits 
stériles, à quel culte n'aurais- tu pas 
droit si l'ingratitude des honm:ies n'é- 
galait leur indigence ! 



148 ESQUISSES MORALES. 

Il faut aller au loin , dans les lieux 
solitaires et d'accès difficile, pour cher- 
cher la vérité; Ton ne sort guère de 
chez soi sans rencontrer Terreur. . . . 
L'homme est paresseux, il aime les 
compagnies faciles. 

Il est de toutes petites vérités qui , à 
force d'exagération, deviennent de gros 
mensonges. 

Certains esprits d'une trempe parti- 
culière, tout à la fois très-délicate et 
très-forte, peuvent se hasarder impu- 
nément jusqu'à ces limites extrêmes du 
monde intellectuel où la sagesse touche 
à la folie et semble parfois se confondre 



DE L^ESPBIT. i/|9 

avec elle. Et c'est là, sous des latitudes 
indécises, en de vagues horizons, à d'é- 
tranges et indéfinissables clartés, que se 
font les plus merveilleuses rencontres de 
la vie morale. 

Rien de plus dangereux, de plus haïs- 
sable en politique que les mots vagues. 
Les mots vagues font les hommes fana- 
tiques; les formules obscures égarent 
et exaltent les esprits; le malentendu 
ensanglante le monde. 

A propos des coches ^ Montaigne ne 
parle que de Jules-César. Ainsi, dans la 
vie, les belles imaginations traversent 
les vulgarités pour arriver à la grandeur. 



150 ESQUISSES MORALES. 

Il y a un temps du verbe dont on de- 
vrait ne pas tant multiplier l'emploi dans 
le commun discours, c'est l'imparfait 
du conditionnel. A quoi servent, je vous 
prie, sinon à fatiguer l'oreille et la con- 
science, ces perpétuels :j aurais dûpré^ 
vnir^ t^ous auriez du faire ^ etc..^^ Les 
esprits fermes ne s'accommodent guère 
de ces conjugaisons de regrets inutiles. 

La différence que l'on remarque entre 
la manière de causer des Allemands et 
celle des Français tient principalement 
à ceci : l'Allemand part de la supposi- 
tion que vous ignorez la matière qui fait 
le sujet de l'entretien; il croit devoir 
vous en instruire consciencieusemeat 



DE lVsPRIT. iS\ 

pour provoquer vos objections et les 
combattre avec loyauté. Le Français , 
au contraire, sans trop se soucier du 
fond des choses, a'est occupé qu'à vous 
éblouir par une improvisation brillante, 
et vous quitte le plus souvent sans avoir 
pris connaissance de votre opinion. 
D'un côté, pédantisme et longueur; de 
l'autre, verve superficielle et frivole. 

Il Y a des gens qui, avec peu de pa- 
roles, donnent beaucoup à penser; 
d'autres qui, avec beaucoup de mots, 
éveillent peu d'idées. Ils ressemblent à 
ces deux aiguilles du cadran, dont l'une 
va très-vite et ne marque que les se- 
condes, tandis que l'autre, plus lente 
en sa marche, désigne les heures. 



152 ESQUISSES MORALES. 

La conversation de Lorenzo est 
étrange. Je la compare aux promenades 
que je faisais jadis à Venise. Rien de 
grave, de triste même comme la gon- 
dole ; rien n'est plus semblable à un cer- 
cueil ; et pourtant on s'y trouve bien , 
on s'y sent à l'aise. Ce mouvement ra- 
pide, insensible, cadencé ; toutes ces 
grandes choses qu'on entrevoit, furtives 
et mystérieuses, palais , églises, Rialto, 
campaniles; ces majestueux échos du 
passé qu'on éveille à demi ; parfois même , 
à quelque balcon , une fleur solitaire , 
mélancolique et comme étonnée de se 
trouver là ; le cri poétique et rauque du 
gondolier; un peu de -ciel, beaucoup 
d'eau , et surtout le silence qui enve- 
loppe et ennoblit encore toute noble 
tristesse , voilà ce qui me charmait , ce 
qui m'attachait à ces promenades sans 
issue. Quelque chose d'analogue retient 
mon esprit à ces entretiens sans but. 



DE L^ESPRIT. i53 

Un esprit aimable est celui qui n'est 
afErmatif que dans la mesure stricte- 
ment nécessaire. 

Il est des paroles qui montent comme 
la flamme j d'autres qui tombent comme 
la pluie. 

o^ 

Il y a une certaine façon de dire les 
choses qui n'est pas précisément la cor- 
rection grammaticale, qui n'est pas non 
plus Tart proprement dit, mais qui tient 
de l'une et de l'autre. C'est un je ne sais 
quoi qu'on ne peut ni définir ni ensei- 
gner, qui se prend, sans qu'on s'en 



i54 ESQliISSES MO&ALKS. 

doute, dans le commerce intime des 
grands écrivains ; c'est ce qu'on poun*ait 
appeler le bon air de la littérature. 

« 

Je ne conseillerais à personne d'écrire 
beaucoup, car j'estime qu'on ne saurait 
le faire sans se répéter ou se contredire. 

Il est souvent fort peu raisonnable 
d'avoir trop tôt ou trop complètement 
raison. 

c^ 

Un grand esprit sans amour est un 
phénomène qui nous surprend et nous 
attriste. On diirait une de ces nuits d'été 



DE L*KSPBIT. 155 

« 

au Septentrion que Ton appelle nuits 
(C acier ^ dont la clarté morne fatigue 
l'œil et oppresse eu quelque sorte la 
pensée. 

De toutes les douleurs qui torturent 
Tâme humaine, il n'en est guère de plus 
cruelle que le doute. L'Homme-Dieu le 
savait bien , aussi Ta-t-il réservée pour 
son heure suprême. Mon père, mon 
père, pourquoi m'avez-vous abandon né? 
C'est le dernier cri de son humanité 
fnourante. C'est la convulsion dernière 
de sa divine agonie. 

Quand un esprit vigoureux est assailli 
par le doute, il le saisit, le terrasse, le 



156 ESQUISSES MORALES. 

charge sur ses épaules , et continue de 
marcher en le portant avec lui. 

La foi n'est bien souvent qu'une illu- 
sion du cœur, plus souvent encore une 
révolte de Timagination contre la rai- 
son, « Taisez-çous ^ raison superbe! » 
s'écrie Bossuet, et s'écrieront avec lui 
tous les hommes fermement résolus à 
embrasser les croyances surnaturelles 
dans leur rigueur. Espérer est plus hu- 
main. L'espérance qui n'est, après tout, 
qu'une foi mêlée d'un peu de doute, 
ainsi qu'il convient à une créature finie, 
loin de combattre la raison, en est pour 
ainsi dire le couronnement. La raison, 
qui défend de croire aveuglément, con- 
seille d'espérer; et cela suffit bien à 
une vie où rien n'est absolu, pas même 
la douleur. 



DE L*ESP]aT. 157 

Malebranche est un aigle enfermé 
dans le temple. Son inquiet instinct 
cherche Tair libre et la lumière éthérée 
des cieux. Il frappe à coups pressés, de 
ses vastes ailes, les voûtes sombres et 
immobiles du sanctuaire. 



c^ 



CHAPITRE Vil. 



DE l'Éducation. 



La science , d'accord avec Texpé- 
rience, nous montre l'homme indéfini- 
ment modifiable, susceptible de grands 
perfectionnements et de profonde dégé- 
nérescence. Il en résulte, pour la famille 
et pour la société, un devoir impérieux 
qui est en même temps un intérêt su- 
prême : le devoir de T éducation. On 
peut définir l'éducation : le développe- 
ment le plus harmonieux possible de la 
vie commune à Tespèce, et de celte 



DF L ÉDUCATION. 159 

énergie particulière qui constitue T indi- 
vidu. Une éducation rationnelle ne perd 
point de vue ce double but. Elle tend 
tout à la fois à développer dans l'homme 
ce qui le rend semblable à tous les 
hommes, et ce qui l'en différencie. Sui- 
vant les indications de la nature, elle 
cultive Tespèce et soigne l'individu. Elle 
cherche Tunité dans la variété, et la li- 
berté dans Tharmonie. C'est pour avoir 
exclusivement considéré l'individu ou 
l'espèce , et pour s'être ainsi éloignés de 
la nature où tous les phénomènes sont 
à la fois individuels et relatifs , que les 
systèmes d'éducation essayés jusqu'à nos 
jours n'ont aidé que très-imparfaite- 
ment, et souvent même ont entravé le 
cours régulier du génie humain. 



160 ESQUISSES MORALES. 

L'enfant appartient-il à la famille ou 
à rÉtat? L'enfant n'appartient qu'à 
Dieu. La notion de possession ne s'ap- 
plique point à une créature libre. Votre 
autorité momentanée et conditionnelle 
n'est qu'un devoir et non un di'oit. Vous 
êtes des guides et non des maîtres. 

L'Etat ne songe qu'à former des su-- 
jets, La famille est inhabile à préparer 
des citoyens. L'un et l'autre n'ont en- 
core aucun plan sérieux d'éducation 
pour la femme , c'est-à-dire pour toute 
une moitié de l'espèce humaine. 

Il faut, pour qu'une société parvienne 
à toute la perfection dont elle est ca- 



DE L ÉDUCATION. 161 

pable, que Téducation y soit universelle. 
Il faut qu'un vaste système, prenant 
pour point de départ l'égalité, porte, 
par une sorte d'élection perpétuelle, les 
intelligences d'élite aux premiers rangs, 
et distribue aux autres, à chacune selon 
la culture dont elle s^est montrée sus- 
ceptible, une part proportionnée du 
grand travail national. 

Hegel a dit avec cet orgueil candide 
qui habite les grands esprits : Je sais a 
peu près toutes choses , et je crois que 
tout le monde pourrait et devrait sai^oir 
toutes choses. A l'aide de nos méthodes 
et de nos disciplines, il serait aisé, en 
effet, à l'éducation moderne de réaliser 
pour tous les hommes de loisir le sou- 
hait du penseur germanique. Jusqu'à ce 



162 ESQUISSES MORALES. 

qu'il en soit ainsi, jusqu'à ce que chacun 
soit mis en possession de la somme de 
connaissances dont se nourrit aujour- 
d'hui le génie de l'humanité, les études 
spéciales ne pousseront point de ra- 
cines; les sciences ne seront qu'un pro- 
duit artificiel du cerveau qui ne partici- 
pera point à la vie universelle ; et l'on 
verra subsister, au grand dommage de 
l'un comme de l'autre, cette différence 
notable que l'on remarque si fréquem- 
ment aujourd'hui entre un savant et un 
homme. 



L'homme s'occupe avec intelligence 
et amour du perfectionnement des es- 
pèces inférieures, mais il semble qu\me 
sorte de spiritualisme aveugle et outré 
lui défende de songer à l'amélioration 



DE l'Éducation. 163 

de sa propre espèce. Et pourtant, plus 
il traite son âme en souveraine , plus il 
doit vouloir qu'elle habite un lieu splen- 
dide. Le corps humain est bien loin de 
répondre à l'idée qu'on se fait d'une 
résidence royale. 



La nature a si manifestement voulu 
le développement des forces physiques 
avant le développement des forces men- 
tales, qu'une éducation naturelle^ dans 
la plus parfaite acception du mot, ne 
serait, pendant les dix ou douze pre- 
mières années de la vie, qu'une hygiène 
pédagogique. 



c^ 



164 ESQUISSES MORALES, 

Un médecin célèbre me dit un jour, 
en parlant sans vergogne le langage de 
sa profession : « Je vois que dans la plu- 
part des cas on bat les enfants qu'il 
faudrait seulement purger. » Je voudrais 
que ces mots devinssent Tépigraphe 
d'un traité d'hygiène pédagogique. 

Dans Tenfant, la nature sommeille et 
fait un beau rêve. Cruels ! vous l'éveillez 
en sursaut, avant l'heure. Qu'y a-t-il 
donc de si pressé ? Craignez-vous que le 
temps lui manque pour souffrir ? 

Vous respectez la vieillesse, c'est 
bien ; mais respectez donc aussi l'en- 



DE L'^DUCàTION. i 65 

fance ; respectez dans cette âme, à peine 
émanée du sein de la nature, l'image 
de Dieu que l'haleine corrompue de la 
société n'a point ternie encore; respec- 
tez les desseins providentiels qui repo- 
sent dans ce berceau. Cet enfant sera 
peut-être Descartes , Washington , Mi- 
chel-Ange; et s'il n'est rien de tout 
cela, n'est-il pas déjà pour vous le 
souvenir vivant des ravissements de 
r amour, le gage et comme le sourire 
de votre immortalité ? 

Tout votre orgueil se fonde sur la 
liberté qui paraît en caractères irréfra- 
gables dans la race humaine, et pour- 
tant, dans vos systèmes d'éducation, la 
chose à laquelle vous songez le moins, 
ou plutôt que vous combattez à outrance, 
c'est la faculté de librement penser et 



i66 ESQUISSES MORALES. 

vouloir. Vous ne cultivez que deux fa- 
cultés serviles de Thomme : la mémoire 
etrobéissance. Un élève accompli, selon 
votre pédagogie, est celui dont le cer- 
veau retient tout ce que Ton y met, et 
dont le caractère subit tout ce qu'on lui 
impose. Aussi, malgré les constitutions 
et les codes, qui proclament nos libertés 
politiques et civiles, sommes-nous en 
réalité un peuple serf, humblement dis- 
cipliné à croire la parole écrite, à nous 
incliner devant l'autorité établie. Ob- 
server, penser, vouloir, être enfin par 
nous-mêmes, en vertu de notre propre 
force, voilà ce que nous n'apprenons 
point, ou ce que nous apprenons ti*op 
tard. 

Inciter à librement vouloir ce quHl 
est nécessaire, juste ou utile qu'on fasse, 



DE L ÉDUCATION. 167 

c'est tout le secret d'une éducation ra- 
tionnelle. 

Sachez convaincre ou persuader, si- 
non ne vous mêlez ni dVlever, ni de 
gouverner les hommes. 

Penser et vouloir, c'est là tout 
Thomme. Que faites ^vous en interdisant 
pendant dix années au moins à Tenfant 
toute pensée, toute volonté propre.»^ 
Vous le déshabituez de vivre. 

Cette méconnaissance des lois natu- 
relles qui nous cause d'incalculables 



168 ESQUISSES MORALES. 

souffrances durant tout le cours de notre 
vie, nous la suçons, pour ainsi dire, 
avec le lait de nos nourrices, et nos 
systèmes d'éducation prennent à tâche 
de la perpétuer. Quel contre-sens n'est- 
ce pas, en effet, de retenir l'enfant 
comme nous le faisons, au sein des 
villes, dans un milieu où tout ce qu'il 
voit, tout ce qu'il entend, et jusqu'à l'air 
qu'il respire, est factice! Quelle cruauté 
d'astreindre ces êtres où la vie sura- 
bonde, ces imaginations vives et mo- 
biles, à une existence sédentaire, mono- 
tone, à une science morte qu'ils prennent 
en haine ou en dégoût ! Leur santé 
s'altère, leur esprit se rebute, leur corps 
et leur âme s'étiolent; et quand l'édu- 
cation sociale s'achève, l'harmonie na- 
turelle est à jamais détruite. S'il arrive 
un jour qu'une organisation exquise en 
retrouve le sentiment, ce n'est plus qu'eu 
un regret tardif, douloureux, inutile. 



DE L ÉDUCATION. 4 69 

Vous voulez supprimer les bagnes; 
c'est très -philanthropique; mais, de 
grâce, étendez le bienfait, et supprimez 
ces travaux forcés auxquels vous con- 
damnez Tenfance. 

En contraignant ces jeunes êtres, 
comme vous le faites, à recevoir plus 
de nourriture qu'il ne leur en faudrait, 
en les bourrant de connaissances indi- 
gestes, vous faites des esprits obèses, 
des cerveaux obstrués, où la vie ne cir- 
cule plus. 



10 



170 ESQUISSES MORALES. 

On inflige sans s'en douter à Tenfant 
qu'on élève dans la famille un odieux * 
supplice : celui de vivre perpétuellement 
avec des êtres d'un autre âge. La nature 
veut que Thomme vive en société de ses 
contemporains. Quelle tristesse n'enva- 
hirait pas notre àme si nous étions con- 
damnés à la compagnie exclusive de 
vieillards voisins de la caducité! L'en- 
fant souffre, par notre continuelle pré- 
sence, des peines analogues. 

Nous avons tous l'orgueil insensé de 
vouloir sembler parfaits à nos enfants. 
Nous nous enveloppons d'un nuage, 
pensant ainsi nous rendre plus divins à 
leurs yeux. Nous nous trompons gros- 
sièrement. Les enfants ont une vue per- 
çante, un sens moral impitoyable qui 



DE L*^DUCATION. 171 

leur fait mépriser par-dessus toutes cho- 
ses la dissimulation. Ils auraient pu res- 
pecter, chérir même nos défauts avoués ; 
ils prennent en haine et en dédain nos 
vertus hypocrites. 

Nous savons bien ce que nos enfants 
nous doivent, mais pensons- nous à ce 
que nous leur devons? Si nous sommes 
la sécurité de leur existence, ils sont la 
grâce de la nôtre. La nature a doué 
leurs attitudes, leurs gestes, leui^s sou- 
rires, d'un charme mystérieux, involon- 
taire, qui paye et au delà tous nos soins. 
Nous exigeons trop d eux en deman- 
dant davantage, et quand nous les nom- 
mons ingrats, nous risquons fort de 
l'être nous-mêmes. 



172 ESQUISSES MORALES. 

Bien des hommes ne s'aperçoivent 
pas que, pendant qu'ils croient élever 
leur enfant, leur enfant les élève. J'ai 
vu de ces éducations à rebours qui, 
bien qu'un peu tardives, avaient porté 
d'excellents fi-uits. 



o^ 



On ne sait pas combien, dans l'âme 
d'un enfant, l'instinct de la justice est 
clairvoyant et inflexible, même alors 
qu'il est personnellement intéressé. 
L'enfant souffre bien davantage de votre 
amour excessif, partial, aveugle, qu'il 
ne souffrirait de votre sévérité, si rude 
qu'elle fût, pourvu qu'elle se n^ontrât 
équitable. 



c^ 



DE L ÉDUCATION. 173 

Quand nous avons fait une éducation 
que nous jugeons accomplie, nous ou- 
blions une chose : de rendre grâces à 
ces éducateurs muets qui ont élevé notre 
enfant avec nous : le printemps et ses 
brises embaumées, le vent d'hiver, ses 
neiges et ses frimas. Tété brûlant et le 
mélancolique automne : les caresses et 
les rigueurs, les colères et les sourires 
de XAlma parens. 

Si les hommes se rendent mutuelle- 
ment la vie si amère dans notre civilisa- 
tion compliquée, c'est bien moins par 
méchanceté innée, comme le pensent 
plusieurs, que par une sollicitude inin- 
telligente qui veut pour autrui ce qu'elle 
aurait voulu pour soi. Tel père ambi- 
tieux croit, de la meilleure foi du monde, 



J74 ESQUISSES MORALES. 

assurer le bonheur de son fils, timide et 
rêveur, en le poussant dans une car- 
rière brillante, au forum, àTarmécTel 
autre, au contraire, ayant oublié sa jeu- 
nesse, retient au foyer les ardentes curio- 
sités de son enfant et lui impose une féli- 
cité domestique pour laquelle celui-ci ne 
se sent nul attrait. Une femme exempte 
de passions donne pour époux à sa fille, 
ardente et sensible, un riche vieillard. 
Un notaire imagine faire merveille en 
assurant à son fils, né artiste, la survi- 
vance de sa charge. Tous, nous sommes 
si épris de nous-mêmes que nous vou- 
lons nous continuer, nous reproduire 
identiquement dans ceux qui nous sur- 
vivent. Il en résulte que presque toutes 
les vocations sont refoulées, toutes les 
destinées faussées. Que ne regardons- 
nous la nature? Elle nous montre les 
harmonies infinies produites parTinfinie 
diversité. Apprenons d'elle à aimer tous 



DF L ÉDUCATION. 475 

les modes, toutes les formes de l'exis- 
tence . Respectons, protégeons les indi- 
vidualités. Cet ordre que nous poursui- 
vons dans la similitude n'est qu'une 
monstruosité contraire aux vues provi- 
dentielles. De stériles et inguérissables 
souffrances sont le châtiment mérité 
d'une si aveugle sagesse. 

A peine croit- on avoir fini d'ap- 
prendre à vivre qu'il faut commencer 
d'apprendre à mourir. Point de repos, 
point de jour férié , da ns cette rude école : 
la destinée humaine. 






Athènes, c'est la jeune mère, au sein 
fécond, dont le lait pur, abondant et 



476 ESQUISSES MOBALKS. 

doux, a nourri notre enfance. Jérusa- 
lem, c'est ia femme étrangère, pré- 
voyante, expérimentée, qui, pour nous 
rendre forts, vient sevrer nos instincts et 
frotter d'un fiel amer le sein trop long- 
temps cherché de notre belle nourrice. 



c^ 



SECONDE PARTIE. 



CHAPITRE VIII. 

DU TEMPS PRÉSENT. 

Le XIX* siècle est en proie aux plus 
étonnants contrastes que le tableau de 
l'histoire ait peut-être jamais offerts à 
Tœil du philosophe. Jamais Tesprit hu- 
main n*avait touché d'aussi près l'ex- 
trême gi'andeur et Textrême misère; 
jamais la société n'avait paru livrée à un 
génie plus puissant tout ensemble et 



178 ESQUISSES '^ MORALES. 

plus contraire à lui-même; jamais elle 
n'avait aspiré au bonheur en des an- 
goisses plus douloureuses. Tout est 
contre tout. Dans le même temps que 
les religions, les races et les peuples se 
ruent Tun contre l'autre comme en 
espoir de s'entre- détruire, la science 
atteste l'unité du genre humain ; l'in- 
dustrie lui aplanit les voies de la paix 
sur toute la surface du globe, et va 
porter sur un léger fil, à travers les 
airs et les vagues en courroux, la parole 
humaine. Tandis que la proscription, 
l'exil, la captivité, la faim désolent 
les cités et les familles ; que la maison, 
la terre, l'Etat, à tout coup changent de 
maître; que partout le hasard sert la 
tyrannie, la conscience du droit s'affer- 
mit; l'idée delà liberté s'épure; la per- 
manence des lois se manifeste ; et les 
âmes, pénétrées d'une force nouvelle, 
rejetant le triste dogme de l'éternelle 



DD TEMPS PRÉSETST. 179 

damnation, embrassent avec amour la 
certitude du progrès indéfini vers un 
Dieu sans colère et sans vengeance. 

Cependant une attente générale tient 
le monde en suspens. Des présages, 
des miracles, des prophéties, des mar- 
tyres, annoncent aux uns la rédemption, 
aux autres le châtiment du siècle. Le 
merveilleux ressaisit l'empire que Ton 
croyait acquis à la raison. Le ciel et 
Tenfer se rouvrent; ils remettent sur 
pied leurs légions longtemps désarmées. 
Satan reprend son rôle et défie Dieu. 
Faisons silence; soyons attentifs; le 
rideau d'une divine comédie se lève. 

Les mœurs modernes ont perdu cette 
dignité simple qui caractérisait les mœurs 
antiques. Ce qui nous frappe surtout à 
la lecture des anciens, c'est l'accord des 



480 ESQUISSES MORALES. 

croyances, des institutions et des cou- 
tumes, d'où naissaient pour rhomme une 
liberté d'âme parfaite, une sorte de fa- 
miliarité avec la grandeur, dont Bossuet, 
seul peut-être chez nous, a, par un art 
suprême, retrouvé le secret dans ses 
œuvres. Moins heureux aujourd'hui, 
nous vivons dans la contradiction. A des 
institutions profondément religieuses, 
sorties des entrailles mêmes d'une so- 
ciété encore voisine de la nature, nous 
avons substitué des établissements poli- 
tiques conventionnels qui gouvernent la 
vie extérieure, mais ne régissent point 
la conscience; ils soumettent le corps 
social, mais ils n'en soumettent point 
Vâme, Aussi voyons-nous entons lieux 
un divorce complet entre la raison et la 
coutume, entre la loi et le préjugé, qui 
nous inquiète et nous pousse en mille 
inconséquences ridicules. 



DU TEMPS PRESENT. 481 

Quel long espace de temps un homme, 
une institution, un peuple peuvent en- 
core continuer d'exister après qu'ils 
ont cessé de i^wre I 

Dogme chrétien, philosophie éclec- 
tique, science athée. Pauvre société 
tiraillée en tous sens ! Que je te plains, 
pauvre écartelée! 

c^ 

Par suite de ces tiraillements et de ces 
contradictions, les deux plus constants 
besoins de l'âme humaine, le recueille- 
ment et l'activité, restent aujourd'hui en 

11 



482 ESQUISSES MORALES. 

souffrance. La discorde est au foyer, la 
torpeur au forum. L'homme va de l'un 
a l'autre, pressé par Tiiiquiétude, ra- 
mené par le découragement, et, vaine- 
ment agité, il meurt sans avoir eu un 
seul jour le sentiment énergique ou pai- 
sible de la vie. 

Un des signes les plus frappants de ce 
malaise dont souffre la société , c'est 
qu'on ne voit plus briller qu'un instant 
sur les visages le pur éclat de la jeunesse. 
Bien avant l'âge les fronts se plissent, 
les tempes se dénudent, les joues se 
creusent. D'où vient cela? Hélas! c'est 
que chacun se fatigue à se fuir soi-même 
et cherche, dans l'ivresse des sens ou 
dans l'ivresse de la pensée, l'oubli d'un 
temps qui a tant promis et si peu donné. 



UU TEMPS PRÉSENT. 183 

L'ivresse de la vanité surtout est por- 
tée au comble. Combien déjeunes gens, 
parmi nous, se sont interrogés à la 
veille de leur entrée dans le monde 
pour savoir s'ils y seraient don Juan 
ou Faust, Pitt ou Napoléon Bonaparte? 
J'en connais qui, embarrassés du choix, 
se sont dit qu'ils seraient dieux, et l'ont 
essayé. 

Les anciens ne connaissaient point 
ces vanités haletantes. Ils étaient or- 
gueilleux parce qu'ils se sentaient forts , 
persévérants parce qu'ils marchaient 
dans une route bien tracée vers un 
but bien défini. Aujourd'hui l'esprit 
du passé a perdu ses voies et l'esprit 
de l'avenir n'a point encore trouvé les 
siennes. 



184 ESQUISSES MORALES. 

Utopistes et conservateurs : présomp- 
tion et impuissance. Tout notre débat 
social peut se résumer d'un trait : un 
jeune aveugle qui veut entraîner à sa 
suite un vieux podagre. 

La discorde est partout, la guerre 
véritable n'éclate nulle part. L'égoïsme 
matérialiste qui asservit nos cœurs les 
rend également impuissants pour Ta- 
mour et pour la haine. 

c^ 

L'antiquité nous donne un symbole 
merveilleux de ce temps-ci : Vénus et 
Mars captifs dans les réseaux de Vul- 
cain. La beauté et l'héroïsme pris aux 
filets de l'industrie. 



DU TEMPS PRÉSENT. 185 



o^ 



J'entends se plaindre et dire en ac- 
cusant le temps présent : « Tout s'a- 
baisse , tout s'alanguit , tout meurt. » 
Je regarde, je prête l'oreille, j'écoute 
les battements de mon cœur et je ré- 
ponds : « Tout s'élève, tout se trans- 
forme, tout se vivifie. » Qui donc a 
raison? Qui se trompe? La parole pro- 
fonde d'un grand écrivain va nous 
mettre d'accord : « En ce temps-là, 
écrit Chateaubriand, il y avait beau- 
coup de mort parce qu'il y avait beau- 
coup de vie. » 



C^J 



CHAPITRE IX. 



DES ARTS ET DES LETTRES. 



La tendance presque exclusivemeal 
critique de Tesprit moderne l'éloigné 
de plus en plus de cette harmonie dans 
les institutions et dans les mœurs au 
sein de laquelle fleurissent les arts. L'es- 
prit de critique, d'analyse ou de divi- 
sion, ce qui est tout un, détruit dans ' 
les âmes le sentiment de la perpétuité 
en dehors duquel le génie plastique ne 
peut prendre son plein essor. Il faut 
qu'un peuple n'ait aucun doute sur la 



DKS ARTS ET DES LETTRES. 187 

durée des formes religieuses pour élever 
des temples où la divinité réside. Il faut 
qu'il croie à la stabilité des institutions 
pour bâtir des palais et des maisons de 
ville dans des proportions monumen- 
tales. Comment érigerait-il des statues 
grandioses à des hommes qu'il n'est 
pas sûr d'honorer demain? Les archi- 
tectes, les statuaires, les peintres, Icti- 
iius, Phidias, Apelles eux-mêmes, ne 
sauraient avoir au milieu de nous cette 
st'curité fière, cette confiance d'immor- 
talité, qui seules impriment à la pensée 
et à la main ces jets hardis où se mar- 
que le génie. 

Le mouvement est le caractère essen- 
tiel de la société moderne. C'est par 
les arts du mouvement qu'elle trou- 
vera son expression La musique et l'art 



188 ESQUISSES MORALES. 

oratoire sont appelés , par la force des 
choses, à la prééminence sur les arts 
plastiques jusqu'au jour où les condi- 
tions nouvelles de l'état nouveau étant 
acceptées par la conscience publique , 
un ordre véritable rendra aux esprits le 
sentiment de la permanence et l'amour 
de la stabilité. 



Autant Tarchîtecture , dans sa géo- 
métrique et solide immobilité , est peu 
apte à exprimer le vague caractère d'une 
société où tout se transforme, autant la 
musique, cet art mystérieux qui rend 
surtout les aspirations du cœur, et, si 
l'on peut parler ainsi , les ondulations 
de la pensée, me semble propre à satis- 
faire les besoins indécis de nos âmes 
troublées. Aussi, comme pour se con- 



DES ARTS ET DES LETTRES. 189 

former à son rôle nouveau, la musique 
a-t-elle conquis des moyens d'expres- 
sion inconnus aux siècles passés. Beet- 
hoven, Rossini, Meyerbeer, Berlioz, 
ont remué des masses instrumentales 
dont les proportions gigantesques eus- 
sent effrayé nos pères; et jamais, en 
aucun temps, aucun virtuose n'a pu 
produire des effets comparables à ceux 
qu'ont obtenus de nos jours, secon- 
dés par de merveilleux orchestres, la 
voix de Malibran, l'archet de Paganini 
et le piano de Liszt. 

L^art de la danse semblerait, dans 
celte conception de la société, devoir 
jouer parmi nous un rôle considérable ; 
mais il faudrait pour cela que la vigueur 
et la souplesse du corps humain, la 



190 ESQUISSES MORALES. 

I)elle harmonie de ses proportions, pro- 
fondément altérées par les habitudes 
de la vie moderne, fussent rétablies pai* 
la longue pratique d'une hygiène et 
d'une esthétique combinées. C'est à la 
gymnastique de frayer le chemin à l'art 
de la danse, dont nous ne voyons au- 
jourd'hui que la parodie et la grimace. 

Y! art de la danse , dit-on par habi- 
tude ; mais n'exigez pas que j'emploie 
une locution si impropre. La suave har- 
monie des mouvements humains, ex- 
primant dans ses rhythmes variés les 
passions fugitives de l'âme, qu'a-t-elle 
de commun avec cette pédante dislo- 
cation des membres , ces pirouettes ri- 
dicules , ces poses impossibles , tout ce 
système d'indécences sans volupté dont 



DFS ARTS ET DES LETTRES. 191 

se composent les jouissances chorégra- 
phiques de nos amateurs de ballets? 



Je passais hier devant Thôtel des In- 
valides, et je contemplais avec respect 
cette solidité imposante et si bien à 
sa place , cette simplicité tranquille 
d'une grandeur sure d'elle-même , qui 
ne cherche ni à éblouir ni même à 
frapper. Versailjes, plus vaste et plus 
superbe, me satisfait moins ; on y sent 
trop la préoccupation de la gloire. Cette 
contrainte exercée sur une nature aride 
accuse je ne sais quels instincts tyran- 
niques qui me troublent. Versailles rap- 
pelle plutôt une cour splendide qu'un 
Etat puissant, à peu près comme Saint- 
Pierre de Rome représente bien plutôt 
la papauté que l'Eglise. 



19â ESQUISSES MORALES. 

L'habit ne fait pas le moine; espé- 
rons qu'il ne fait pas le guerrier, l'homme 
d'Etat, le magistrat, le poète. Quelle 
pitoyable idée il nous faudrait conce- 
voir de la société où nous vivons, dont 
r habit est si absurde et si ridicule, que 
la peinture est aux expédients et la sta- 
tuaire aux abois, quand il leur est com- 
mandé de reproduire un de nos grands 
hommes contemporains! 

Tout ce qui se fait et se dit aujour- 
d'hui reste à l'état d'ébauche et d'à- 
peu-près. Qu'en dirait Fénelon , qui se 
plaignait au siècle de la perfection lit- 
téraire des discours fredonnés qu'il lui 



DES ARTS ET DES LETTRES. 193 

fallait entendre? Nos plus grands ta- 
lents ne prennent la peine de rien ache- 
ver ; ils fredonnent , pour ainsi dire , 
leur pensée. Et si j'osais étendre l'ex- 
pression , au risque qu'on la trouvât 
fort impertinente, je dirais que nos 
hommes d'Etat fredonnent leur poli- 
tique, et que nos plus hommes de bien 
ne font que fredonner leur vertu. A 
tout il manque la suite, le rhythme, 
la mesure. 

En commençant ses expériences, La- 
voisier s^ étant aperçu que sa vue ne pos- 
sédait pas la sensibilité et la force suf- 
fisantes pour apprécier les divers degrés 
d'intensité de la flamme, s'enferma 
pendant six semaines dans une chambre 
tendue de noir où régnait une obscu- 
rité complète. Combien d'esprits, dans 



194 ESQUISSES MORALES. 

les temps modernes, affaiblis par un 
trop grand éparpillement d'idées, au- 
raient besoin de recourir à un pareil 
remède ! S'abstenir et se concentrer, 
c'est le conseil à donner aujourd'hui à 
celui qui voudra conquérir une grande 
force de vue morale. 



>«— 1?^ 



> 



Les écrivains de ce temps- ci qui ont 
prétendu à la nouveauté ont impudem- 
ment volé Fourier et Saint-Simon. Mais, 
pareils à ces voleurs qui deviennent as- 
sassins de peur que leur victime ne les 
accuse , ils ont renié la doctrine , après 
Tavoir pillée. 

Un rêveur de nos jours a écrit six 
volumes d'un beau style pour nous in- 



DES ARTS ET DES LETTRES. 195 

traduire dans une vague cité philoso- 
phique qu'il a nommée la ville des ex- 
piations. Une femme d'esprit deman- 
dait quand donc il bâtirait la ifllle des 
explications ? Mais la mort Ta surpris 
à soixante-dix ans, avant qu'il ait songé 
à en poser la première pierre. 

M. X. . . , dites- vous, est un chef d'é- 
cole? Aucunement; c'est un chef d'ate- 
lier. Ce qu'il nous donne pour une 
doctrine n'est tout au plus qu'une in- 
dustrie philosophique. 

De toutes les espérances de 1 830 , 
l'une des plus complètement avortées, 



196 ESQUISSES MOBALES. 

c'a été Tespérance d'une révolution dans 
Tart dramatique. Un jeune essaim de 
poètes crut de très-bonne foi, et fit croire 
pendant quelque temps au public , que 
Shakespeare n était sublime que parce 
qu'il était souvent grotesque , et qu'à 
tout coup le machiniste transportait les 
personnages de ses drames d'un palais 
dans un désert, d'une prison dans un 
jardin. Les chefs de la nouvelle école 
pensèrent devoir, en de longues pré- 
faces, démontrer la beauté du laid, son 
utilité, sa nécessité. Ils surprirent le goût 
public par un mélange assez nouveau , 
il est vrai, de vulgarités et de rodomon- 
tades ; ils prêtèrent à leurs héros un lan- 
gage d'une bouffonnerie si solennelle , 
que les spectateurs, ne sachant s'ils de- 
vaient pleurer ou rire , se hâtaient de 
battre des mains, afin de se tirer d'em- 
barras. La vogue dura peu; ce fut l'éclat 
d'un feu d'artifice : beaucoup de bruit 



DBS ARTS ET DES LETTRES. 197 

et de frimée , puis un échafaudage in- 
forme que Ton démolit le lendemain. 

Le lendemain , en effet , une belle 
jeune fille de la race d'Israël ramenait 
au Théâtre-Français Athalie et Camille : 
et le public applaudissait de rechef, ne 
se souvenant déjà plus qu'on lui avait 
prouvé la veille que Corneille et Racine 
étaient de pauvres poètes. 

Le bourgeois se soucie peu, au fond, 
d'école classique ou romantique. Il n'a 
pas plus d'affinités avec Oreste ou 
Britannicus quayec Hamlet ou le comte 
(TEgmont, Ce qui lui plaît, le ravit, 
Tenchante, ce sont les luttes de la 
sagesse domestique contre les passions 
enthousiastes; c'est le triomphe de la 
prudence sur Taudace. Au cinquième 



198 ESQUISSES MORALES. 

acte, une position acquise, une place 
obtenue, une fortune faite, un mariage 
sortable, sont choses qui dilatent son 
cœur. Il rentre à la maison satisfait, 
il jette un coup d'œil sur ses registres : 
le commerce va bien, la paix fleurit, 
l'industrie prospère ; il va faire les plus 
heureux songes. 

La bourgeoisie a son aristocratie : 
jeunesse turbulente et blasée, hanteuse 
de bourse et de coulisses, qui veut des 
sensations vives et des plaisirs faciles. 
A celle-là, il faut une littérature plus 
tapageuse ; il faut pour attirer ses re- 
gards des couleurs tranchées, des for- 
mes bizarres, une langue hurlante et 
glapissante 5 il faut à tout coupTimprévu, 
Tinexplicable, l'impossible ; il faut enfin 
aller tout au reboijrs de la nature. La 
recette est aisée. On invente le ro- 



DES AliTS ET DES LETTRES. 199 

man-feuilleton, et les lettres françaises 
reçoivent une atteinte mortelle. 



Qu'ils sont merveilleux, qu'ils sont 
éblouissants, ces aristocrates de plume, 
ces marquis, ces princes du journalisme ! 
Montmorency, La ïrémoille, Duras, 
venez voir, venez apprendre ce que c'est 
qu'un gentilhomme. Insolents comme 
des laquais, familiers comme des moi- 
neaux, charlatans, rodomonts, tapis- 
seurs sur rue, ces chevaliers de la piaffe, 
drapés d'écarlate, se pavanent sur leurs 
coursiers empanachés, dans leurs car- 
rosses plaqués d'armoiries, escortés de 
chasseurs, de nègres, de nains, d'odalis- 
ques. Cherchant hier, à pied, dans la 
crotte, un dîner incertain, un gîte pré- 
caire, ils ne sauraient aujourd'hui dîner 



200 ESQUISSES MOEALES. 

que d'ortolans, habiter que palais et 
villas splendides. Gomme ils méprisent 
la vertu indigente! comme ils dédai- 
gnent le génie resté pauvre ! La décence 
du langage, la probité des mœurs, quel- 
les misères à leurs yeux ! La conscience ! 
comme ce mot suranné les fait sourire ! 
Et comme ils s'entendent entre eux pour 
écarter, écraser de leur superbe le talent 
honnête qui croit encore à l'étude, au 
travail, à l'équité des jugements publics! 
Comme on le vole impunément dans 
l'ombre où on le repousse ! comme on 
partage ses dépouilles! Mais, hélas! 
ô caprice, ô vanité, ô néant! voici 
déjà que le public s'ennuie. Il bâille 
au récit de ces Cagliostro^ aux aven- 
tures de ces Fils du Diable. Palais, 
carrosses, festins, nègres et odalisques, 
je vous vois disparaître en un dia d'œil. 
Don Juan, don Juan! prends garde à 
M. Dimanche. 



DIS A&TS ET DES LETTRES. 20i 

Il semble qu'on ne puisse plus au- 
jourd'hui trouver roriginalité que dans 
l'extravagance; encore l'extravagance 
même est-elle devenue banale et comme 
taillée sur certains patrons à la mode. 
On dirait de ces travestissements qui se 
louent à tant par heure poiur le bal mas- 
qué, et qui reviennent invariablement 
les mêmes : pierrots, arlequins, débar- 
deurs, passant de l'un à l'autre dans ce 
carnaval des lettres. 

Ce qui manque surtout à Vart mo- 
derne, c'est l'ampleur et la simplicité. 
L'art, comme la vie moderne, multiplie 
le détail et se rétrécit, s'appauvrit, dans 



S02 EïiQUISSES XORAI^. 

cette richesse mensongère. N'attendez 
point d'un bavard qu'il touche jamais à 
l'éloquence. 

Il existe des femmes qui, par un fol 
amour de la parure et du luxe, vendent 
leur honneur et leur libeité. On leur a 
donné le nom de femmes entretenues. 
A la lecture de quelques écrivains sur- 
chargés d'ornements étrangers, et dont 
l'indigence naturelle se cache mal sous 
un faste d'emprunt, je serais tenté de 
dire qu'il y a aussi des styles entretenus. 

Il y a l'art serf et l'art libre ; Tartiste 
subalterne qui s'asservit à la nature, et 
l'artiste, si bien nommé maître^ qui la 



DES ABTS ET DES LETTRES. 203 

possède. Pour l'un, le but suprême est 
de copier une forme ; pour l'autre, c'est 
de faire obéir la forme à sa pensée. 

Nous jugeons que l'œuvre du peintre 
X.... est belle. Un frémissement invo- 
lontaire nous révèle que la beauté res- 
pire dans l'œuvre de Raphaël. 

La critique aujourd'hui dispute très- 
doctement sur le réel et V idéal. J'aurais 
cru que la Vénus de Milo et la Madone 
à la chaise avaient, sans tant parler, 
résolu le problème. 



204 ESQUISSES MORALES. 

Idéaliser^ ce n'est point, comme cer- 
taines gens le comprennent, embellir la 
nature. Comment l'homme mortel et 
borné embellirait- il la nature infinie, 
impérissable ? Idéaliser , c'est choisir 
dans la reproduction de la forme, entre 
ce qui est survenu fortuitement et ce 
qui était voulu, prémédité dans le des- 
sein providentiel. C'est discerner l'œu- 
vre éternelle de Dieu de Toeuvre acci- 
dentelle de l'homme. 

Un portrait qui satisfait la famille et 
les serviteurs, une ressemblance qui fait 
japper d'aise le chien du logis, voilà l'art 
inférieur, l'idéal du vulgaire. Que ce 
portrait soit de la main de Titien, qu'il 
reproduise les traits de l'Arioste, par 
exemple, la famille sera probablement 



DES laTS ET DES LETTRES. 205 

mécontente, le chien ne jappera point ; 
mais, trois siècles après, Byron dira en 
le contemplant : « C^est la poésie du 
portrait et le portrait de la poésie, » 



La mémoire est poète en ce sens 
qu'elle laisse tomber le détail, pour ne 
consen'er que les grandes masses. Elle 
fait le travail de l'artiste quand il idéalise 
son modèle en ne reproduisant que les 
lignes simples et caractéristiques. De là 
cette locution proverbiale : que les cho- 
ses s'embellissent dans le souvenir. 

C'est une erreur déplorable de la 
pensée humaine de considérer la vérité 

12 



206 ESQUISSES MORALES. 

sévère de la science comme incompati- 
ble avec la beauté des fictions poétiques. 
Pour ma part, je suis convaincu que les 
poètes trouveront dans les connaissances 
positives tout un rajeunissement de Tart, 
un éclat plus pur, un charme plus viril. 
Croit-on, par exemple, qu'il y ait moins 
de ravissement pour l'imagination à se 
représenter laplénitude éthérée, animée 
par des orbes lumineux qui naissent, 
grandissent, décroissent et meurent, 
qu'à voir le ciel sous la figure d'une 
voûte immobile parsemée de clous d'or? 
N'avons- nous pas tous été pénétrés de 
l'émotion la plus vive à la lecture d'une 
pathétique histoire du cœur, nommée 
d'un nom scientifique, etrattachée, dans 
tous ses développements, à l'inflexible 
rigueur d'une loi naturelle*? Quelle 
étroitesse de conception de ne pas juger 

1 . Les affinités électives. 



DRS ABTS ET DES LETTRES. 207 

poétique la claire vue de ces forces qui 
s'attirent, se repoussent, se combinent 
dans l'immense diversité de la forme, 
et de s'opiniâtrer, au delà du temps où 
elle était commandée par l'ignorance, 
à cette poésie enfantine qui ne sait re- 
produire que le mensonge des choses ? 



Je crois qu'on peut considérer comme 
épuisées, ou peu s'en faut, ces concep- 
tions théogoniques qui dominaient l'art 
chez les peuples anciens, et dont Tart 
moderne, jusqu'à nos jours, n'a cessé de 
s'inspirer. A mesure que la science pro- 
jette ses clartés sur les secrets de la vie, 
le meiTeilleux perd son prestige, le my- 
the, le symbole et l'allégorie s'évanouis- 
sent. Le surnaturel^ comme on disait 
naguère, nous trouve incrédules, et 



208 ESQUISSES MORALES. 

nous laisse insensibles. Mais, en revan- 
che, la grandeur même de la vie hu- 
maine, ses relations avec l'universalité 
des choses, mieux comprises, offrent 
au poète des phénomènes nouveaux, des 
harmonies et des images plus vraies tout 
ensemble et plus sublimes. 

L'esprit purement gaulois, si sagace à 
pénétrer le cœur humain, n'a presque 
point d'affinité avec la nature. Voyez, 
par exemple, ce qu'inspire à Montaigne 
la vue de la campagne de Rome. U as- 
pect du pays mal plaisant ^ bossé ^ plein 
de profondes fondasses^ incapables dHy 
recevoir nulle conduite de gens de 
guerre en ordonnance. Le terrain nu^ 
sans arbres^ une bonne partie stérile^ 
le pays fort ouçert tout autour et plus 



DES ARTS ET DES LETTRES. 209 

de dix milles à la ronde ; et quasi tout 
de cette sorte fort peu peuplé de mai'- 
sons. Qu'on se représente le même ta- 
bleau tracé par l'auteur de Y Itinéraire 
de Paris à Jérusalem^ ou par le grand 
écrivain auquel nous devons les Affai- 
res de Rome! L'élément panthéiste des 
races germaniques s'est infiltré peu à 
peu dans cette noble famille intellec- 
tuelle qui remonte à Jean-Jacques, à 
Bernardin de Saint-Pierre, et se con- 
tinue par Chateaubriand, Senancour, 
George Sand et Lamartine. 



^ 



Je ne crois pas qu'aucun poëte, aucun 
philosophe, ait jamais eu une plus belle 
conception de la nature et de l'homme 
que ue Ta eue Gœthe. Jamais aucune 



210 KSQIIISSF.S MORALES. 

intelligence n'a autant approché Dieu. 
Et l'on accuse un tel génie de n'avoir 
point aimé ! Reproche ingrat autant 
qu'absurde. La passion a-t-elle trouvé 
souvent des accents aussi pathétiques 
que ceux du jeune Werther? L'amour 
de l'humanité a-t-il inspiré un plus noble 
langage que celui de Faust mourant? 
Mais, sans nous arrêter à des œuvres 
isolées, contemplons, s'il se peut, l'en- 
semble de cette œuvre immense, qui est 
pour l'Allemagne comme une patrie 
idéale, et pour le xix* siècle la glori- 
fication de ses sentiments et de ses 
idées. Combien l'amour de la vie univer- 
selle, sous toutes ses formes, dans tous 
ses modes, à tous les moments de ses 
transformations infinies, y éclate, y 
rayonne! Il n'est pas un doute de l'es- 
prit humain auquel Gœthe n'ait donné 
une réponse pacifiante, pas un antago- 
nisme dont il n'ait cherché la concilia- 



DES ARTS ET DES LETTRES. 2i 1 

tioiî, pas une vulgarité qu'il n'ait enno- 
blie, pas une révolte qu'il n'ait apaisée 
en lui montrant toujours le bel ordre des 
choses et le vaste dessein d'une nature 
bienfaisante, au sein de laquelle il place 
l'homme comme un agent libre, actif, 
joyeux et sympathique. On peut dire de 
Gœthe qu'il a élevé la bonté à la puissance 
d'une philosophie, et c'est pour cela, 
sans doute, que vos petites sensibilités 
d'aventure, ne pouvant le suivre en ces 
hauteurs, préfèrent l'accuser d'égoïsme. 

« Monsieur Gœthe. vous êtes un 
homme^ » dit l'empereur Napoléon, en 
allant, suivant sa façon brusque, droit à 
l'auteur àe Faust qu'on lui présentait à 
VVeimar. Il savait, ce grand remueur 
d'automates, tout ce que cette parole 



212 ESQUISSES MORALES. 

renfermait de louanges. Il entrait dans 
le sentiment du Coriolan de Shakes- 
peare, qui, en apostrophant le peuple 
mutiné, s'écrie avec un indicible dé- 
dain, après avoir épuisé toutes les in- 
jures : You fragments! 



Personne neconnaîtGœtheenFrance. 
On juge, je devrais peut-être dire on 
condamne, sur un roman de jeunesse et 
sur la moitié d'un drame médiocrement 
traduit, le plus vaste génie des temps 
modernes. — « Vous voilà bien, diront 
nos beaux esprits. Ne faudrait-il pas, 
pour comprendre votre poëte, se donner 
la peine d'apprendre une langue ? que 
n'écrivait-il en français? Il n'a que ce 
qu'il mérite, après tout. Comment est' 
on Allemand? » Si ce n'est ce qu'on 



DE8 ARTS ET DES LETTRES. 213 

dit, c'est du moins ce qu'on pense dans 
un pays où Tinfatuation de l'ignorance 
atteint des proportions inconnues aux 
autres peuples. 



Dans le style de la plupart des écri- 
vains d'aujourd'hui, le mot Dieu recou- 
vre de son ampleur un vide de la pensée. 
Charlatanisme ou paresse d'esprit. Rap- 
pelons-nous, pour résister à la tentation, 
ce mot de Spinoza : « La çolonté de 
Dieu^ cest V asile de C ignorance. 



C4'est un procédé naturel de l'esprit 
humain pour sauvegarder son amour- 



214 ESQUISSES MORALES.^ 

propre de déclarer divin tout ce qu'il 
ne saurait comprendre. M. de Maistre 
a largement usé de cette méthode en 
proclamant la guerre la plus divine des 
choses, et le bourreau le plus divin des 
êtres. 



Les efforts les plus persévérants de 
nos artistes modernes n'arrivent point 
jusqu'à un art complètement chrétien. 
Ils se mettent en route pour Jérusalem 
et s'arrêtent à Alexandrie. 



C^J 



Les églises du moyen âge, c'étaient 
les ardents soupirs de la foi de tout un 
siècle fixés, informés^ comme dirait la 
philosophie, parla souveraine magie de 



DES ARTS BT DES LETTRES. 215 

Fart. Les églises que coQstruisent nos 
conveaances administrât iveà me font 
l'effet de prisons bâties à la prière. 



J'entrai l'autre jour à l'église de 
Saint-Germain des Prés. Mes yeux fu- 
rent attirés par deux compositions em- 
pruntées à la passion du. Christ. Je les 
contemplai longtemps, non sans quel- 
que surprise. 11 y avait là un sentiment 
profond des divines nouveautés de l'É- 
vangile, uni à je ne sais quelle placidité 
forte qui révélait l'étude de la nature 
antique. Quand je demandai le nom de 
r artiste auquel nous devons les pages 
harmonieuses de ce christianisme virgi- 
lien, ma surprise fit place au respect. 
J'appris que ce jeune maître, digne d'un 
temps meilleur, avait su mettre dans 



216 ESQUISSES MOBILES. 

sa vie Taccord que je voyais dans ses 
peintures, et que cette œuvre touchante 
qui exhalait comme un parfum de sin- 
cérité , c'était la fervente invocation 
d'une âme chrétienne. 



c^ 



Le vulgaire n'est pas capable d'ap- 
précier une œuvre d'art dans son en- 
semble et selon les conditions essentielles 
du beau, qu'il ignore. Il ne sait ce que 
c'est que composition^ proportion^ dé- 
veloppement logique. L'art si difficile 
des transitions, le secret des nuances, la 
préparation des effets, les délicatesses 
du style, le choix des circonstances et 
jusqu'à l'habileté des omissions, tout 
cela échappe à ses perceptions grossières, 
qu'aucun exercice intellectuel n'a raffi- 
nées. 11 n'est guère sensible qu^au choix 



DES AETS BT DES LETTRES. 2i7 

du sujet. C'est par là qu'il est tout d'a- 
bord attiré ou repoussé. Puis il se laisse 
prendre à la déclamation, à l'emphase,' 
à la banalité surtout des sentiments et 
des paroles dans laquelle il se retrouve 
lui-même avec délices. 



o^ 



Ceci ne veut pas dire que le vulgaire 
n'applaudisse très-souvent une œuvre 
sublime. Mais il y applaudit précisément 
ce qui ne l'est point. Il la saisit pai* le 
coté qui touche à terre. Ce qui le ravit 
dans Molière, ce sont les coups de 
bâton de Scapin, et dans^ Dante, la 
trompette grossière de Graffiacane. 



^' 



13 



21 8 ESQUISSES MORALES. , 

Le vulgaire formant l^immense ma- 
jorité, c'est lui qui décide en général 
du premier succès d'une œuvre d'art. 
Il faut un certain courage au poète pour 
savoir attendre le second succès, le seul 
définitif, parce qu'il se forme peu à peu 
de l'opinion des intelligences d'élite, 
opinion isolée d abord, puis insensible- 
ment communiquée de Tun à l'autre, 
et définitivement imposée à la multi- 
tude, qui, n'ayant jamais de raisons à 
donner de la sienne, une fois l'impres- 
sion du moment passée , ne sait plus 
pourquoi elle a applaudi, et ne défend 
point ses arrêts arbitraires contre le ju- 
gement motivé du petit nombre. 



Ce sont bien toujours nos contempo- 
rains qui nous jugent en dernier ressort 






DES ARTS TT PES LETTRES. 219 

dans cette postérité reculée à laquelle 
nous en appelons des injustices du pré- 
sent ; seulement ce ne sont plus que nos 
contemporains immoitels. Les autres, 
leurs arrêts, leurs opinions, leurs calom- 
nies, leurs discours et leurs livres, s'ils 
en ont écrit, et jusqu'aux vers qui ont 
rongé ces livres, ont disparu dans Vin- 
fini silence de l'infinie poussière. 



Les artistes et les femmes, ces êtres de 
sentiment et d'imagiuation, sont aujour- 
d'hui dans une relation fausse avec la 
société où tout se fonde sur le calcul. 
De là un malaise également senti et 
partagé qui les rapproche. 



^ 



^20 KSQUISSfiS UOKALtA. 

On flatte les artistes, on jQatte les 
femmes , oq les paye surtout , mais on 
ne les honore point sérieusement. Ce 
qui manquerait aujourd'hui à Phidias 
ou à Diotime , s'ils revenaient parmi 
nous, ce serait l'entretien et la louange 
de Socrate. 



^ 



Les romans sont faits pour les cœurs 
débiles, comme les tableaux de paysage 
sont faits pour les impotents qui ne 
sauraient quitter leur chambre. Quelle 
expression absurde : un sentiment, un 
événement romanesques ! — ^Vous croyez 
presque avoir dit un sentiment, un évé- 
nement impossibles ! — Pauvres gens, 
vous me faites pitié ! Apprenez donc 
qu'aucun livre ne révélera jamais la 



DES ARTS ET DES LETTRES. 221 

dixième partie de ce qui s'agite et 
gronde au fond de Tàme humaine , et 
que la vie a des contrastes, des compli- 
cations, des chocs, des violences, des 
impossibilités telles que vos plus auda- 
cieux poètes trembleraient à les repro- 
duire. 

yous plait^il un morceau de ce jus 
de réglisse ? — Acceptez l'un de ces 
onctueux romans qu'écrivent, dans Tin- 
térêt de votre salut et de vos plaisirs, 
nos Tartufes littéraires. 



CHAPITRE X. 



DE l'aristocratie ET DE LA BOURGEOISIE 



Âpres 1830, Tancieiine noblesse a 
volontairement abdiqué le seul rôle ho- 
norable qui lui restât dans nos luttes 
sociales. £n jetant un regard sur son 
brillant passé, elle y aurait vu son hon- 
neur et sa gloire attachés à l'action et 
au dévouement, à cette protection che- 
valeresque du plus faible dont elle eut 
le périlleux privilège au sein d'une so- 
ciété qui s'établissait, s'agrandissait, 
s'organisait par les armes. Elle aurait 



AEISTOCRATIE ET BOURGEOISIE. 223 

dû comprendre qu'aujourd'hui, dans le 
combat du juste contre l'injuste, le 
glaive de la parole remplace l'épée des 
preux, et que notre civilisation paciBque 
ne veut plus d'autres conquêtes que 
celles de Tintelligence. Alors, supérieure 
encore par les loisirs que lui assurent 
ses richesses, elle aurait pu disputer^ 
avec un immense avantage, aux fils du 
peuple, le domaine de la pensée. Nqus 
l'eussions vue s'élancer dans les chaires 
et dans les tribunes; affronter les dan* 
gers des explorations difficiles ; de- 
vancer les découvertes de la science et 
les inventions de l'industrie plébéiennes ; 
partout au premier rang, se créer enfin, 
par la puissance d'une volonté forte, 
une noblesse nouvelle. Hélas ! Où faut- 
il la chercher? sur le turf^ au lansque- 
net, dans les obscures ruelles de nos 
vulgaires Laïs, dans les antichambres 
encombrées du roi de la bourgeoisie ! 



224 ESQUISSES MORALES. 

La jeune noblesse, ennuyée de bou- 
der contre la force des choses, s'est 
mise à voyager, il est vrai , mais dans 
quel but et de quelle manière ? Elle est 
allée dans les pays qui lui étaient in- 
connus, à la découverte d'elle-même. 
Elle a vu avec une satisfaction mêlée 
d'envie que partout ailleurs qu'en 
France l'aristocratie gardait sa puis- 
sance et son prestige. Elle a fait recon- 
naître sa parenté légitime avec ces illus- 
tres représentants du privilège ; puis 
elle est rentrée dans ses foyers, plus 
vaine, plus maussade, plus aveugle et 
plus ridicule qu'elle n'était partie. 



ARISTOCRATIE ET BOURGEOISIE 225 

Les femmes de l'aristocratie a'ont pas 
mieux compris que les hommes comment 
elles pourraient reconquérir Tinfluence 
que leur donnèrent si longtemps les 
mœurs chevaleresques de nos pères, et 
que les mœurs modernes vont leur enle- 
ver sans retour. Elles n'ont point su profi- 
ter de cette leçon brève et nette des trois 
journées. Pareilles aux idoles dupsaume, 
ni leurs yeux ne voient, ni leurs oreilles 
n'entendent. La moquerie et le persi- 
flage sont les seules armes qu'elles op- 
posent à la société nouvelle, pensant, 
dans leur naïf dédain , avoir raison de 
tout par un bon mot ou par une imper-^ 
tinence. Aucune des idées généreuses 
qui se produisirent dans les premières 
années de la révolution de juillet ne 
trouvèrent accès dans leur esprit. Elles 
ne saisirent de cet ébranlement qui ti- 
rait, pour ainsi dire, des entrailles de 
la société, pour les amener à la surface, 



•• 



226 ESQUISSES MORALES. 

les principes et les hommes nouveaux , 
que le côté ridicule. La mesquinerie 
d'une cour sans étiquette, les gauche- 
ries des parvenus, le luxe emprunté des 
bourgeoises, fixèrent exclusivement leur 
attention maligne. De tout ce qui se dit 
et s'écrivit alors, elles ne retinrent que 
les sarcasmes de la Mode. Mais , pen- 
dant qu'elles s'amusaient à ces badina- 
ges moqueurs, la société marchait, se 
transformait, leur échappait, et lors- 
que plusieurs enfin s'en aperçurent, il 
était trop tard. On parlait une langue 
qu'elles n'entendaient plus. La baguette 
magique des enchantements s'était à 
jamais flétrie dans leurs mains distraites. 



La bourgeoise n'a point hérité de 
ce sceptre des fées. Type respectable et 



ARISTOCBÀTIE ET BOUaGEOISIE. 227 

ennuyeux, assemblage de roides vertus , 
d'étroites capacités, de lourdes élégan- 
ces, la bourgeoise, qu'elle soit femme 
de banquier, de marchand ou de no- 
taire, décèle dans son maintien, sa pa- 
rure et ses discours, qu'elle n'eut jamais 
commerce avec les Grâces. Son intel- 
ligence comme son corps manque de 
souplesse; elle ignore l'art délicat de 
s'insinuer dans les âmes ; elle démontre 
et ne touche point; elle sait comman- 
der, mais non de l'accent qui persuade. 
Sa raison n'a rien d'aimable, sa gaieté 
n'a rien de sympathique. Près d'elle, on 
ne rêve jamais, on n'oublie rien ; son 
entretien vous rappelle à tout coup les 
devoirs inférieurs de l'existence. Dans 
la rectitude inflexible de ses vues bor- 
nées, elle écarte rudement l'idéal, dis- 
cute l'enthousiasme, ramène les essors 
du cœur et de la pensée aux prudences 
mesquines d'une moralité vulgaire. 



2i8 ESQUISSES MORALES. 

L* influence de la bourgeoise est con- 
sidérable au foyer , tant qu'elle y peut 
retenir ; c'est une influence négative 
qui prévient certains désordres, mais 
en resserrant le cercle de l'activité . Elle 
obtient la régularité des habitudes, mais 
non l'harmonie des facultés. Elle com- 
prime les vertus, étouffe en germe le 
dévouement, enseigne la monotone sa- 
gesse des égoïsmes honnêtes. Mais du 
jour où son époux ou son fils entre dans 
la vie publique, il lui échappe; il va 
chercher ailleurs les délassements de 
l'esprit et ce charme de l'abandon si bien- 
faisant après la contention du travail. 

De là l'empire d'une classe de fem- 
mes qui achèvent de corrompre et d'a- 
baisser nos mœurs. Je veux parler de 



ABISTOCRATIC ET BOURGEOISIE. 229 

celles qui vendent l'amour. Pour plaire 
à de telles femmes, je me trompe, pour 
en jouir, que faut-il faire? une seule 
chose. Elles n'ont à la bouche que le 
mot de lago : make money. Vous voulez 
leurs propos grivois qui vous désen- 
nuient, leurs reparties effrontées qui 
réveillent vos esprits engourdis, leurs re- 
gards provoquants qui irritent vos sens 
blasés : make money. Vous voulez, par- 
dessus tout, le plaisir vaniteux de les 
montrer à de pauvres hères qui soupi- 
rent à les voir si jolies, si parées, ten- 
tation inaccessible à la modicité de leur 
fortune : make money. Jouez à la bourse, 
triche-fc au jeu, vendez vos consciences, 
ruinez vos familles, déshonorez votre 
nom : que leur importe .^^ make money. 



^ 



^ 



230 ESQUISSES MO&ALES. 

Les demoiselles de la bourgeoisie, 
dès qu'elles ont une dot, ne veulent 
plus épouser que marquis, comtes, prin- 
ces ou ducs. Les barons sont dédaignés. 
Que dire d'une vanité si risible? Les 
filles nobles sont excusables de ne se 
vouloir marier qu'avec leurs pairs. Sept 
ou huit siècles de traditions expliquent 
et justifient bien des choses. Permis à 
elles de penser que la noblesse du sang 
implique la noblesse du caractère ; mais 
ces filles de bonnetier, d'épicier, sont- 
elles aussi excusables, dites-moi, d* ache- 
ter à prix d'or une couronne de com- 
tesse ? 

Ce qui a fait la grandeur de la no- 
blesse, et ce qui doit l'absoudre aux yeux 
les plus prévenus, c'est la faculté de 
dévouement qu'elle a exercée en beau- 



ARISTOCRATIE ET BOURGEOISIE. 231 

coup de moments très-importants de 
notre histoire. Aujourd'hui, cette faculté 
semble lassée, épuisée en elle. Dans son 
récent commerce avec le tiers état, elle 
a pris de lui, non T ardeur, la persévé- 
rance au travail , qui est le dévouement 
des classes moyennes, mais une cer- 
taine prudence égoïste, une sorte de 
calcul en partie double qui règle la dé- 
pense du cœur avec autant d^exactitude 
et de parcimonie que la dépense de la 
caisse. 

Parmi les causes multiples qui ont 
amené l'abaissement de la noblesse fran- 
çaise, il en est une qui échappe aux 
politiques, mais que les physiologistes 
devront signaler : c'est la funeste tra- 
dition des mariages sans amour. La 
nature offensée se venge, par Tabâtar- 



^32 ESQUISSES MORALES. 

dissement des races, de ces unions cu- 
pides où ni le cœur, ni les sens même 
n'ont de part. L'amour est le divin so- 
leil qui vivifie et fait fleurir la plante 
humaine. L'ombre et le froid qui ré- 
gnent dans vos maisons, le morne or- 
gueil qui pèse sur vos familles, ne voient 
pousser que des plantes étiolées. 



c^ 



Une certaine frivolité spirituelle et 
brillante fut longtemps chez la noblesse 
française comme la grâce de son hé- 
roïsme. Aujourd'hui, cette frivolité su- 
rannée n'est plus que le ridicule de son 
impuissance. 



A&IST0CBAT1E ET BOURGEOISIE. 233 

Je me sens singulièrement attristé en 
voyant la frivolité incurable de la no- 
blesse française après de si cruelles 
épreuves. On dirait ce papillon échappé 
aux mains du naturaliste, qui balance 
dans les airs ses ailes effacées et se re- 
met à voltiger sur les fleurs, emportant 
avec lui l'aiguille d'acier qui le trans- 
perce. 

L'esprit aristocratique est éminem- 
ment artiste. C'est le sentiment de l'in- 
dividualité et de la forme, porté à son 
plus haut degré de puissance, qui donne 
à la personne, à la famille, à la maison^ 
à la race patricienne, cette valeur idéale, 
et j'oserai dire plastique, qui constitue 
également la beauté des œuvres de l'art. 
Cette vivante unité du nom, cette rela- 
tion hiérarchique si consciencieusement 



234 ESQUISSES MORALES.* 

observée par tous les membres d^une 
même famille, celte solidarité de rbon- 
neur traditionnel qui embrasse jusqu'au 
dernier des serviteurs et compose un 
tout organique, n'est-ce pasTharmonie 
des rapports et la diversité dans l'unité 
cherchée par l'artiste? Cette convention 
noble et gracieuse dans les manières et 
dans le langage, qu'est-ce autre chosç 
encore que l'expression idéale de la 
peinture et de la statuaire ? La vie aris- 
tocratique est conventionnelle comme 
la vie de l'art; mais les conventions 
qu'elle observe sont fondées, ainsi que 
les lois de l'esthétique, sur la connais- 
sance des conditions les plus nobles de 
la nature humaine : la simplicité dans 
la grandeur. L'aristocratie aussi a sa 
grimace comme l'art. Ce que la manière 
est au style, un parvenu Test à un gen- 
tilhomme. 



AEISTOCRÀTIS ET AOUaGSOlSIE. 235 

La propriété territoriale participait 
en quelque sorte à la condition aristo- 
cratique et contribuait à en entretenir le 
sentiment. Elle perpétuait, à travers les 
siècles, en vivantes figurés, les souve- 
nirs, les espérances, les joies, les peines, 
toute r existence idéale d^une famille. 
Quoi de plus poétique et de plus vrai- 
ment humain que ce respect pour F ar- 
bre vénérable planté par le trisaïeul, 
qui protège de son ombre les jeux des 
petits enfants, les amours des jeunes 
époux ? Quoi de plus touchant que ce 
banc vermoulu au pied de la colline, 
où Taïeule octogénaire va se réconforter 
au soleil, et rappeler à sa mémoire un 
instant réjouie qu^elle y vint le jour de 
ses noces et qu'elle y reçut un premier 
baiser? Que drames errantes dans ces 
vallées paisibles, que d'ombres aimées 
dans ces bosquets, le long de ces hautes 
charmilles, vous parlent au passage de 



236 ESQUISSES VO&ALKS. 

vertu, de gloire, d'amour! Combien 
ce chœur invisible d*esprits familiers 
qui planent dans l'air donne à ces scènes 
rustiques de grandeur et de cbarme! 
Quel langage dans le murmure des 
eaux! Quels accents dans les voix de 
récho mélancolique! Combien ici tout 
est vivant, solennel et doux ! Ne sentez- 
vous pas combien ce qu'il y a de maté- 
riel dans la richesse et d'égoïste dans la 
possession s'ennoblit, se spiritualise ? 



Hériter de l'arbre qu'a planté mon 
aïeul et du champ qu'ensemençait mon 
père, c'est hériter d'une portion de leur 
cœur et de leur pensée, c'est continuer 
leur vie. Hériter de quelques coupons 
de rentes et de quelques actions de che- 
mins de fei: que je revendrai demain, 



ARISTOCRATIE ET BÔUEÛEOISIK. â37 

ce n'est plus qu'accomplir à mon profit 
une disposition de la loi. Il y a un abîme 
entre le principe de ces deux héritages; 
le même abime existe entre la famille 
patricienne et la famille bourgeoise. 

Le patricien dit ma maison; et il 
attache ainsi, en véritable artiste qu^il 
est, à une figure sensible, la notion de 
perpétuité dans la famille. Le bourgeois 
ne pourra jamais dire mn maison^ par 
un motif bien simple : c'est que sa mai- 
son ne représente pour lui qu'un place- 
ment de fonds momentané, et que, les 
plus graves ou les plus touchants évé- 
nements de sa vie s'y fussent-ils accom- 
plis, il la vendra demain à qui lui en 
offrira un prix considérable. Ni le lit 
nuptial, ni le berceau du premier^ 



â38 ESQUISSES MOftALES. 

né, ni la dernière bénédiction mater- 
nelle attachée en quelque sorte à ces 
murailles, ne les sauveront en leur don- 
nant à ses yeux un caractère sacré. Il 
mettra sans hésiter la cognée au chêne 
séculaire que planta son aïeul, et suppu- 
tera avec complaisance le nombre de 
planches qu'il entassera dans son chan- 
tier. L'esprit industriel n'honore point 
les souvenirs, d'où il résulte quelque 
chose d'aride dans la vie des classes 
bourgeoises, dont la femme surtout, 
cet être sensible et recueilli, ressent 
l'influence attristante. 



Je crois qu'on pourrait expliquer par 
ce rapport essentiel entre le sentiment 
aristocratique et le sentiment artistique 
le penchant des femmes pour les mceurs 



ARISTOCRATIE ET BOURGEOISIE. 239 

patriciennes. La femme est un être de 
sentiment et d'imagination ; elle ne gé- 
néralise point; Tabslraction n'est pas 
naturelle à son esprit; l'individu est 
tout pour elle ; elle ne voit les choses 
que par images. De là le dissentiment 
que Ton peut remarquer dans la société 
nouvelle entre les tendances féminines 
qui voudraient ramener les traditions 
aristocratiques, et les tendances mascu- 
lines qui s'en éloignent avec excès. 

On peut dire de la famille bourgeoise 
qu'elle est très-fortement liée, mais par 
rintérét commun; la famille aristocra- 
tique était surtout liée par la solidarité 
du point d'honneur. Le principe qui la 
tenait unie était d*une nature supérieure, 
ce qui a fait longtemps sa suprématie 



âdO ESQUISSES ttO&ALKS. 

légitime et ce qui explique encore en 
partie le prestige qu'elle conserve. 



Le règne de la bourgeoisie ne sera 
jamais le règne de l'art. Aux yeux du 
bourgeois, à ces yeux toujours fixés sur 
le côté matériel des choses, l'art est uue 
inutilité coûteuse. Le génie poétique 
est superflu comme la gi^âce, comme 
l'enthousiasme, comme l'amour. Le 
bourgeois fera bien faire, à l'occasion, 
le portrait de sa femme; il ne haïra 
point de voir à l'exposition du Louvre 
un cadre destiné à décorer son salon, 
ou quelque madone de plâtre qu'il se 
propose d'offrir à l'église de l'arrondis- 
sement dont il convoite les suffrages, 
mais ce ne sera pas sans en avoir lon- 
guement débattu le prix avec l*auteur. 



ABISTOCBATIE ET BOURGEOISIE. 2^1 

Il a besoin, pour jouir d'un tableau ou 
d'une statue, de pouvoir se dire que 
c est là une excellente affaire, que Tar- 
tiste est quelque peu sa dupe, et qu'enfin 
cette valeur mobilière qu'il vient d'ac- 
quérir est susceptible de s'accroître avec 
le temps. S'il achète aujourd'hui le 
Penseroso^ il se réjouira demain en 
apprenant la mort de Michel-Ânge. 

L'homme de qualité avait bien par- 
fois des façons un peu superbes à l'é- 
gard de Tartiste, mais pourtant il 
sentait sa maison illustrée par un hôte 
de la sorte, et savait comprendre com- 
bien il rehaussait l'éclat de son nom 
en pratiquant noblement une hospita- 
lité dont les largesses lui étaient rendues 
en œuvres immortelles. Le bourgeois 

14 



242 ESQUISSES MORALES. 

n'axas la vue si longue, et méprise sou- 
verainement ces êtres sans prévoyance 
qui ne possèdent rien, ne produisent 
rien dont on ne puisse se passer, et ne 
font nulle économie. Il observe avec 
déplaisir que sa femme et sa fille pa- 
raissent charmées de ces bagatelles d'un 
haut prix; il voudrait les voir s'intéres- 
ser davantage à la hausse du trois pour 
cent, à la baisse de l'emprunt d'Espa- 
gne. Il souffre cette infériorité de l'es- 
prit féminin comme il souffre le goût 
du fard et des dentelles. 

Qu'est-ce que l'aristocratie des ma- 
nières? l'esthétique en action, le senti- 
ment de l'art porté dans lès plus petits 
détails de la vie. Et pourtant nous 
voyons très-généralement aujourd'hui 



ÀEISTOC&ATIB ET BOURGEOISIE. 243 

la noblesse ne montrer en fait d'art 
qu'un goût très-équivoque, et les ar- 
tistes, à leur tour, rester très-étrangers 
à la pratique des belles manières. 



Faut-il opter entre la délicatesse 
énervée des mœurs aristocratiques et 
r énergie sans grâce des mœurs démo- 
cratiques ? Ma préférence n'est pas dou- 
teuse pour ces dernières ; mais je vou- 
drais une conciliation, et je crois qu'il 
appartiendrait aux femmes de la tenter. 



^ 



Vous me dites que la démocratie n*a 
pas moins de défauts que l'aristocratie : 
c'est possible ; mais eUe retient à mes 



244 ESQUISSES MORALES. 

yeux une supériorité incontestable. En 
accomplissant la grande loi du tra- 
vail, à laquelle la noblesse moderne 
s'est soustraite, la démocratie est restée 
en conformité avec les desseins provi- 
dentiels, et marche seule aujourd'hui 
dans les voies de la liberté, que partout 
et toujours l'homme a conquise à la 
sueur de son front. 



^ 



Le patriciat s^ était fait un Dieu à son 
image ; sa religion était un anthropo- 
morphisme très-nettement accusé dans 
les formes les plus précises. La démo- 
cratie moderne, sans le savoir, incline 
au panthéisme par cette logique cachée 
des choses qui fait qu'à force de s'éten- 
dre en tous sens elle perd le sentiment 
de la personnalité. Dans ses concep- 



ARISTOCRATIE ET BOURGEOISIE. 245 

lions, rÉtat absorbe Tindividu, Thu- 
inanité absorbe TEtat, la nature absorbe 
Dieu. 

L'existence de Thomme moderne s'é- 
tend de plus en plus; toutes les bar- 
rières s'abaissent devant lui ; toutes les 
limites reculent; il communique avec 
les pays les plus distants, avec toutes les 
races, avec tous les âges; il s'associe au 
mouvement du monde tout entier; il 
pénètre dans les profondeurs de la na- 
ture. N'est-il pas à craindre que, dans 
cet essor excentrique, il ne perde la 
force de concentration qui est pour lui 
une condition d'équilibre moral ? N'au- 
ra-t-il pas l^soin, plus tôt qu'on ne 
pense, d'être rappelé à lui-même, re- 
tenu par quelque chose d'immuable ."^ 
Son existence, prête à déborder dans 



246 isQuuftis MOMiiM. . 

Tuniversalité des choées, ne dena-iê-dk 
pas rentrer en de ceruines finiteii^ t'il 
ne veut perdre la conscience du moij le 
sentiment de la personnalité? Soiu ce 
rapport, la propriété, ramenée à ses 
conditions vraies , organisée selon la 
justice» exercerait une influence, heu- 
reuse que semblent trop méconnaître 
ceux qui, non contents de l'attaquer 
dans ses abus, la voudraient détruire 
entièrement. La propriété a une valeur 
idéale qu'il ne faut pas confondre avec 
sa valeur matérielle» La maison^ la 
cour et le jardin^ selon la belle concep- 
tion d'un philosophe allemand, cofn- 
posent le milieu nécessaire au complet 
développement de la fieunille, et le dé^ 
veloppement de la (annUe, à son tour, 
est indispensable au plein développe- 
ment de l'individu* CraignoÉ|^, pair les 
spéculations trop mathéniat^ivii|i d^une 
civilisation où les forçes seipl^leilî/m^ 



éL 



▲RI8TOC&ATIK BT BOURGKOISIS. 247 

loir se soustraire aux formes, de dé- 
truire le charme de la vie. L'existence 
humaine n'est pas une équation algé- 
brique ; la nature y a mis, comme par- 
tout, la grâce; c*est ce qu'oublie trop 
aujourd'hui la rigidité de Fesprit démo- 
cratique. 



o^ 



CHAPITRE XL 



DU 



PKUPl^. 



On a beaucoup écrit sur le peiq^e et 
pour le peuple en ces demien temps. 
Ce n^est p^ là un hasard , œ n'est 
point la rencontre fortuite de qaeiqiies 
écrivains en quête de sujets nouTemux. 
A toutes les époques importaiites de k 
civilisation, il y a eu pour les pensimn 
et pour les poètes un dième dowiéy 
commandé, on pourrait dbé^jpar t|iie 
sagesse invisible. Les dieux, le i iu hj les 
grands, tout ce qui régnait sot Im^ 

1 



^* .«■ 



*i 




DU PEUPLE. 249 

ginations, voilà jusqu'à nos jours les 
sujets habituels de Tart. Les Romanceros 
et les Niebelungen ne chantent que les 
exploits des princes et les amours des 
chevaliers. Un seul poëme dans le passé 
a fait exception en donnant au peuple, 
le rôle principal; ce poëme, c'est TE- 
vangile, livre divin qui devance de dix- 
huit siècles la pensée humaine. La gloire 
d'avoir , le premier , rattaché la poésie 
contemporaine à cette inspiration évan- 
gélique revient à Goethe. Marguerite, la 
douce, la pieuse Marguerite dont Tigno- 
rance surpasse la science de Faust, dont 
l'humilité abaisse Torgueil d'Hélène , 
Marguerite dont le tout puissant amour 
justifie le coupable et ravit rincrédule 
jusqu'aux sphères radieuses de la vérité 
éternelle, Blarguerite, c'est la fille du 
peuple. Tous aujourd'hui obéissent , 
sans le savoir, à cette impulsion secrète 
du génie moderne. Tous, sans com- 



250 ESQUISSES MORALES. 

prendre pourquoi, substituent peu à 
peu dans leurs conceptions le peuple 
aux dieux, aux rois, aux grands, parce 
que, selon le dessein providentiel, Ta- 
vénement du peuple doit être l'œuvre 
du XIX* siècle. 



c^ 



Ce qui fait subir à Thomme une alté- 
ration profonde et vraiment doulou- 
reuse, ce n'est pas le spectacle des 
pouvoirs et des richesses auxquels il 
ne saurait prétendre ; radmiration et 
l'obéissance sont des attributs de sa na- 
ture qui ne l'humilient ni ne lui coû- 
tent; mais c'est le désaccord de son 
intelligence avec sa destinée, c'est l'im- 
possibilité où il se voit si souvent de 
mettre en œuvre, pour son propre bien 



DU PEUPLE. 251 

et celui de ses semblables, les forces 
qu'il a reçues de la nature. Dans la 
société telle qu'on nous Ta faite, cette 
possibilité de parvenir à Texercice com- 
plet de ses facultés n'est assurée à per- 
sonne ; car , si les classes inférieures 
sont beaucoup plus que les autres com- 
primées par la misère, les classes riches 
se laissent conduire par un tel esprit 
d'aveuglement, que la plupart des vo- 
cations innées ne trouvent point d'issue 
dans une sphère où tout semblerait de- 
voir les favoriser. Nos systèmes d'édu- 
cation contraignent l'enfance; nos cou- 
tumes contraignent les femmes ; nos 
préjugés contraignent les hommes. 
Tous , au lieu de nous conformer aux 
grandes nécessités providentielles, nous 
nous faisons serfs de mille nécessit<'s 
arbitraires, frivoles et contradictoires; 
et par là nous arrivons, sans nous en 
douter, à une égalité lamentable : Téga- 



252 ESQUISSES MORALES. 

lité d'une existence contraire à Dieu et 
ennuyeuse à elle-même^ ^ 

Pourquoi la mode s'attache-t-elle si 
vite à nos opinions les plus sérieuses ? 
Pourquoi s'empare-t-elle en France de 
toutes les manifestations de la pensée 
publique, en les exagérant jusqu'à l'ab- 
surde? Des voix éloquentes ont appelé 
la sollicitude générale sur la condition 
du peuple. On a revendiqué ses droits, 
on a plaint ses misères, on a cherché 
les moyens d'y porter remède ; c'étaient 
là des sentiments vrais et des idées jus- 
tes. Mais bientôt une émulation jalouse 
de popularité a égaré les défenseurs de 
la cause populaire. Au lieu d'un tableau 

1. Job. 



DU PEUPLB. Ï53 

vrai , les uns, spéculant sur la peur du 
riche et sur le goût dépravé du vulgaire, 
ont tracé, en de monstrueuses ébau- 
ches, des personnages difformes : types 
odieux qui révoltent la nature et qui 
devaient accroître la répulsion qu'inspi- 
rent encore, à beaucoup d'esprits déli- 
cats, les masses incultes. D'autres, enclins 
à une poésie philanthropique, ont écrit 
livres sur livres pour démontrer par des 
récits égaux en extravagance à ces ro- 
mans de chevalerie dont se délectaient 
nos pères, que seul le peuple est en 
possession de toutes les vertus, de tout 
le génie des temps modernes. Il serait 
superflu de combattre ici Terreur cou- 
pable des écrivains qui ont cherché 
r idéal du peuple dans le sang et la boue. 
J*aime à croire qu'aucun de mes lec- 
teurs n'aura donné accès dans sa pensée 
à de telles monstruosités; mais je crois 
utile défaire observer combien les exa- 

15 



â5(k ESQUISSES MORALES. 

gérations des romans de la chevalerie 
communiste se sont écartées du but et 
nuisent à la juste cause qu'on prétend 
servir. Rien de ce qui est en dehors du 
vrai, et je n'en excepte pas l'éloquence, 
ne prend racine. Or, il n'est point vrai 
que la classe pauvre ait seule des vertus, 
ni même qu'elle en ait pktsque la classe 
riche. Soutenir ce paradoxe, c'est pro- 
pager une idée fausse autant que dan- 
gereuse ; c'est vouloir établir que le sens 
moral se perfectionne en raison inverse 
de la civilisation : thèse chagrine d'un 
génie morose qui enlève aux champions 
du progrès leur arme la meilleure. Car 
on arrive de cette façon à rendre très- 
douteuse, aux yeux de beaucoup de 
gens, la nécessité d'améliorer la condi- 
tion du peuple. En effet, s'il était vrai 
que les plus nobles vertus fleurissent 
dans la misère et que le règne de la 
justice fût mieux établi dans les âmes 



]>U PEUPLS. 2S5 

Incultes que dans les esprits cultivés, 
on pourrait se tenir en repos et peut- 
être même, à un point de vue spiritua- 
liste, redouter des changements qui 
mettraient en péril cette moralité supé- 
rieure. Mais l'expérience est là pour 
nous apprendre qu'il n'en "^a pas ainsi. 
Heureusement pour la grandeur de l'hu- 
manité, la conscience s'épure en même 
temps que l'esprit s'élève. Quoi qu'en 
disent les amateurs de la vie saiivage, 
certaines douceurs de la vie matérielle 
favorisent le développement des vertus 
morales que la misère comprime. Un 
ancien déjà l'avait dit : Nulle vertu ne 
peut convenir à un esclave. Or, le peuple 
est encore, ou peu s'en faut, à l'état 
d'esclavage. Courbé sur la charrue ou 
sur le métieir, surchargé de fardeaux 
comme une bête de somme, accablé de 
fatigue, mal nourri, mal vêtu, le prolé- 
taire se rapproche, par une dégrada- 



256 ESQUISSES MORALES. 

lion qui se continue de père en fils, de 
la condition des brutes. Peu à peu, 
dans les pâleurs et ramaigrissemeut du 
jeûne et de Tinsomnie, il perd jusqu^à 
Tapparence d'un être humain. Com- 
ment veut-on qu'il en ait les plus ex- 
quises vertus? 

Le poète qui se sentirait le courage 
de descendre dans les profondeurs de la 
société et qui aurait visité tous les cer- 
cles de cet enfer terrestre, en revien- 
drait, comme le Florentin, pâle d'ef- 
froi , l'imagination frappée de visions 
ineffaçables. Et s'il parvenait à les re- 
tracer sous l'inspiration simple et forte 
du génie antique, cette Comédie hu- 
maine égalerait peut-être, par la gran- 
deur des désolations et des épouvantes, 
la Divine Comédie. 



DU PEUPLE. 257 

Ce n*est pas la beauté de diction, 
moins encore l'abondance ou l'éclat qui 
manquent à quelques ouvrages adressés 
au peuple, c'est un certain accent de 
Tâme auquel seul il est sensible. Pareil 
à cette marchande dont parle Théo- 
phraste, il reconnaît Yétranger à ce je 
ne sais quoi d'indéfinissable qui est ab- 
sent, et dont rien ne remplace pour lui 
la touchante éloquence. 

Je voudrais que nos langues, polies 
jusqu'à l'excès et déjà un peu émous- 
sées, s* allassent retremper dans le lan- 
gage populaire. Elles y retrouveraient 
ces accents qui leur manquent aujour- 



258 ESQUISSES MO&ÀLES. 

d'hui, et que l'art le plus ingénieux ne 
saurait suppléer. La langue italienne, 
sortie d'une cour, a été nommée ///i- 
giia cortiglana. On en peut dire autant 
de la part des langues européennes 
qui se sont trop éloignées du peuple. 
Elles ont perdu la franchise de leurs 
allures en s'étudiant à une démarche 
plus noble, mais plus compassée; et 
Ton se prend parfois, en admirant leur 
maintien irréprochable, à regretter la 
liberté moins correcte de leurs grâces 
premières. 

Ce caractère aristocratique prédo- 
mine surtout dans la langue fipancaise. 
Louis XIV, il y a deux siècles^ la con- 
duisit avec lui à Versailles, comme pour 
la mieux préserver du contact popu- 
laire dans une orgueilleuse solitude. Le 



DU PEUPLE. 259 

peuple, aux jours de la Révolution, a 
bien ramené le roi à Paris ; mais il 
semble avoir oublié à Versailles la 
langue de La Bruyère et de Racine. 

On a beaucoup vanté tout récem- 
ment les ouvriers-poètes. Une publicité 
plus complaisante que judicieuse les a 
excités à la production, tout ce tapage 
de louanges autour de compositions 
médiocres était peu réfléchi et n'a point 
été utile, loin de là. Il y avait une légè- 
reté presque cruelle à se tant hâter de 
grefTer nos vanités de journalisme sur 
les tiges vierges de Tarbre populaire; 
c'était mêler à une sève jeune et vi- 
goureuse la $éve appauvrie d^une vieil- 
Icsse malade, et d^ailleiu*s, un peu de 
réflexion aurait fait comprendre à ces 



260 ESQUISSES MORALES. 

preneurs inconsidérés que les ouvriers 
qui sont aujourd'hui capables d'écrire 
selon les règles grammaticales sont , 
par cela même, les plus incapables de 
spontanéité poétique. A ipi- chemin 
d'une érudition récente et superficielle, 
charmés, un peu étourdis par des ac- 
cents qui les frappent pour la première 
fois , leur cerveau, pareil au cerveau 
des enfants, relient avec une facilité 
prodigieuse, mais sans se rien assimi- 
ler, tout ce qu'ils entendent. Ils imi- 
tent, copient, reproduisent, croyant de 
très-bonne foi inventer ; et Ton a pu 
voir que leur goût encore peu exercé 
ne savait même pas toujours choisir les 
vrais modèles. Est-ce à dire qu'un ou- 
vrier ne saurait être un grand poète.'* 
Nullement, mais c'est reconnaître que 
les conditions présentes sont défavora- 
bles, et que Ton agit sans discernement 
en attirant à la lumière éclatante du 



DU PEUPLE. 261 

jour des talents qui, restés dans l'ombre 
domestique, eussent charmé les loisirs 
de la famille, tandis que, abusés par une 
publicité imprudente, ils deviennent, je 
le crains, pour ceux qui les possèdent, 
une occasion de trouble, de malaise, et 
peut-être d'amers désappointements. 

Quoi qu'on en puisse penser, le peu- 
ple n'est pas envieux par instinct ; il ne 
le devient qu'à force de souffrir. Pour 
peu que son existence soit tolérable, il 
accepte avec un bon sens digne d'être 
admiré les inégalités nécessaires à 
r harmonie sociale. Il est porté à jouir 
simplement, sans arrière-pensée, et 
presque comme d'un spectacle de la 
nature, des splendeurs et des pompes 
de la vie des grands. Il s'intéresse ai- 



262 ESQUISSES MORALES. 

sèment à eux. et compatit avec une can- 
deur sincère à toutes celles de leurs 
souffrances qu'il peut comprendre : à 
la perte de leurs proches, de leurs en- 
fants ; à la perte même de ces richesses 
dont on le suppose si jaloux. Recon- 
naissant de peu, il se montre fidèle à 
ceux qu'il a trouves une fois sensibles. 
Il me semble souvent, à voir parmi ces 
déshérités du sort si peu de fiel, de si 
longues patiences et de si courtes ran- 
cunes, à les voir, comme parle Bossuet, 
si doux entiers la vie et envers la mort, 
que s'il y a tant d'hostilité dans les si- 
tuations, tant de défiance dans l'attitude 
mutuelle des membres d'une même fa- 
mille, cela tient à des préjugés peu 
profonds, à un malentendu qui pour- 
rait être facilement dissipé par un 
homme d'Etat qui l'aurait à cœur. 



DU PKU»LK. 263 

La poésie grecque, dans ses ingé- 
nieuses conceptions, nous parle de fau- 
nes qui vivaient au fond des bois et 
troublaient souvent par leur rire mo- 
queur les joies et les amours des mor- 
tels. Ces satyres et ces faunes ont quitté 
les forêts ; ils habitent aujourd'hui nos 
esprits et nos cœurs comme pour insul- 
ter de plus près à nos voluptés les plus 
secrètes. Le peuple, heureux ignorant, 
ne connaît point ces divinités jalouses 

Oui, plus heureux que nous, le peu- 
ple, dans sa simplicité énergique, a des 
élans et des enthousiasmes qui nous 
sont refusés. Il se livre tout entier à ce 
qu^il admire ; il aime ou il hait vérita- 
blement de tout son cœur^ tandis que 
nos âmes sceptiques, en proie à d'intes- 



^64 ESQUISSES MORALES. 

tin es divisions, ne savent plus ni aimer 
ni haïr que fragmentairement. Nous ne 
sommes jamais ravis que par une partie 
de notre être. Il y a dans chacun de 
nous un comique intérieur qui raille la 
sincérité de nos dévouements, et glace, 
par ses sarcasmes, nos passions les plus 
vives. 



Le dévouement chez l'homme du 
peuple n'est point, comme chez nous, 
une magnificence de l'esprit ou une 
noblesse du sentiment. Dans ces orga- 
nisalions vigoureuses, dans ces natures 
incukes et intrépides, il tient pour ainsi 
dire à la chair; il coule avec le sang 
dans les veines ; c'est un dévouement 
d'entrailles qui ne se connaît pas soi- 
même, mais que Dieu connaît. 



DU PEUPLE. 265 

11 y a des gens qui se persuadent, 
ou plutôt qui feignent d'être persuadés, 
qu'en demandant, selon la simple et 
belle formule de Saint-Simon, Vamé^ 
lioration du sort de la classe la plus 
nombreuse et la plus pauvre^ les réfor- 
mateurs modernes veulent que l'homme 
du peuple aille en carrosse, mange dans 
de la vaisselle plate, se vêtisse d'étoffes 
de prix. • — • Qui donc, demandent-ils 
très-judicieusement, en raisonnant dans 
une telle hypothèse, pétrira notre pain, 
taillera nos habits, ensemencera nos 
terres î — C'est le procédé des petits 
esprits d'affubler d'extravagance les 
grandes idées, afin d'en avoir raison par 
le ridicule. 



266 ESQUISSES MORALES. 

Sont-ils donc vraiment atteints de 
démence ceux qui croient non-seule- 
ment possible, mais nécessaire^ une 
société qui assurerait au travailleur ces 
conditions de sécurité et de salubrité 
sans lesquelles son existence n'est qu'un 
.lent et inutile martyre, où Tangoisse du 
jour prévoit, sans pouvoir la conjurer, 
la détresse du lendemain ? Sont-ils in- 
sensés ceux qui demandent qu'une na- 
tion telle que la France institue pour la 
vieillesse et V infirmité de ses armées in- 
dustrielles des retraites honorables, sur 
le modèle de ce majestueux asile qu'un 
geste du grand roi ouvrit un jour à ses 
soldats invalides? Serait-il impraticable 
ce système d'éducation souhaité par 
tant de bons esprits, qui, prenant pour 
point de départ Tégalité civile, saurait, 
en des épreuves graduées, élire perpé- 
tuellement les intelligences supérieures 
destinées au travail de la pensée, et 



DU PEUPLE. 267 

donner aux autres, avec les connais- 
sances spéciales de métier et de profes- 
sion, des notions générales qui les rat- 
tachent à la vie commune par un lien 
spirituel? 

Egalité est un mot trop équivoque 
dans le langage politique. Il est sujet à 
trop d'interprétations; i( y faut trop de 
commentaires. Les esprits simples le 
confondent avec uniformité et s'entê- 
tent ainsi d'un idéal absurde. Quoi qu'il 
en puisse coûter à certaines vanités de 
le reconnaître, les hommes ne naissent 
égaux ni en force, ni en beauté, ni en 
génie. La nature est hiérarchique ; mais 
elle met dans chaque homme une ten- 
dance à proportionner ses désirs à ses 
facultés qui lui donnerait le bien-être 
moral, si des lois vicieuses ne venaient 



268 ESQUISSES MORALES. 

jeter la perturbation ,daQS cette har- 
monie native. En créant pour les uns 
des besoins factices, la société se voit 
forcée de refuser aux autres la satisfac- 
tion des besoins légitimes; en consa- 
crant, par l'inégalité de renseignement, 
des privilèges qui perpétuent les aristo- 
craties artificielles, elle refoule et op- 
prime ces aristocraties naturelles que la 
liberté verrait se produire non-seule- 
ment sans préjudice, mais encore dans 
l'intérêt évident du bien public. N'en 
déplaise à nos Spartiates de cabinet, il 
importe peu au bonheur des hommes 
qu'ils mangent au même plat, soient 
vêtus de la même étoffe, habitent en 
des demeures pareilles. Ni la dignité, 
ni la douceur de la vie humaine, -ne 
sont à ce prix; tout au contraire. 
L'homme périrait d'ennui si la variété 
des modes d'existence ne correspon- 
dait à la diversité des organisations^ et 



DU PEUPLE. 269 

cette part égale et semblable aux jouis- 
sances de la vie extérieure, si elle n'était 
la plus irréalisable, serait encore la 
plus mesquine des conceptions philoso- 
phiques. 

Oh ! qu'il en serait autrement, si 
nous savions, sans poursuivre une éga- 
lité chimérique, fonder parmi nous le 
règne de la justice : la justice qui dis- 
tribuerait à chacun la science, le travail 
et la richesse publique, non point par 
portion égale, mais par portion suffi- 
sante, mesurée aux besoins. Sans cette 
relation essentielle entre la vie inté- 
rieure et la vie extérieure, qui doit naî- 
tre un jour, j'en ai la conviction, des 
efforts combinés de l'éducation natio- 
nale et de l'économie politique, toutes 
nos réformes prétendues égalitaires 



270 ESQUISSES MORALES. 

ne seront que des leurres 5 nos instîtu* 
tions les plus républicaines tromperont 
encore Tattente par d'irréalisables pro- 
messes d'une félicité qui n'aurait rien 
d'humain. 

Votre système ne manque pas de 
grandeur ; mais il exhale je ue sais 
quelle odeur de sang qui me le rend 
suspect. Votre idéal est une sublimité 
politique. Quel dommage qu'on n'y tou- 
che qu'en visant au cœur de son sem- 
blable ! 



Les habiles disent, le vulgaire répète, 
que pour captiver le peuple il faut ca- 
resser ses inclinations pervei*ses, et que 
tout le secret de ceux qui prennent de 



DU PEUPLE. 271 

Tempire sur son lesprit consiste à le flat- 
ter dans ses plus bas instincts. Ces dé- 
daigneuses sagesses n'ont oublié qu'une 
chose, c'est de consulter Thistoire, qui 
constate absolument le contraire. La 
plupart des grands mouvements qu'elle 
signale, les résolutions spontanées dont 
elle a gardé le souvenir, sont inspirés 
par un sentiment généreux. Une parole 
de justice retentit ; mille cris de dévoue- 
ment lui répondent. Et si la pureté du 
premier mobile s'altère dans la lutte 
prolongée ou dans Fenivreofient du 
triomphe, c'est que les passions du peu- 
ple subissent, tout aussi bien que notre 
politique savante, la loi d'imperfection 
qui gouverne toute chose humaine. 



c^ 



272 ESQUISSES MORALES. 

Le peuple ne veut pas, comme on le 
prétend, le luxe et le libertinage dans 
l'oisiveté; il demande le bien-être au 
prix du travail ; et s'il a aujourd'hui des 
paresses, des imprévoyances, des dé- 
bauches qui expliquent et justifient pour 
quelques esprits superficiels sa condi- 
tion misérable, c'est que son travail le 
plus assidu reste insuffisant et n'apporte 
qu'une amélioration éphémère, presque 
insensible, à des maux sans remède. 
A quoi sert d'être mieux un jour à qui 
voit devant soi toute une vie de dé- 
tresse? Ce n'est pas là peut-être le rai- 
sonnement, mais c'est à coup sûr l'in- 
stinct qui pousse l'homme du peuple 
au cabaret, où, pour emprunter le lan- 
gage d'un moraliste, 11 va boire T oubli 
des douleurs ! 



DU PEUPLE. 273 

Vous dites : « Le peuple est une brute 
stupide, souvent féroce ; » et vous ne 
songez pas qu'en pensant excuser votre 
indifférence, vous vous montrez plus 
coupables encore. En effet, ce qui rend 
le fils du peuple si digne de pitié, c'est 
moins ce qu'il souffre comme homme, 
que l'impossibilité où il se voit, le plus 
souvent, de devenir homme. Quel spec- 
tacle accablant que celui de ces innom- 
brables multitudes dépouillées, par la 
faute d'une société égoïste ou distraite, 
des attributs de l'humanité qu'elles ap- 
portent en naissant aussi bien quechacun 
de nous î Doutez-vous que le prolétaire 
ait une âme susceptible d'aimer, capable 
de discerner le bien du mal, le vrai du 
faux? D'où vient donc qu'il reste une 
brute et que vous n'éprouvez à son ap- 
proche que répulsion? Interrogez vos 
consciences, et répondez. 



274 ESQUISSES MORALES. 



e^ 



Si vous voulez prêcher au peuple les 
vertus du foyer, commencez par mettre 
du bois daus Tâtre ; puis vous serez élo- 
quent tout à votre aise. Si vous venez lui 
vanter les douceurs de la famille, portez 
du pain à ses enfants, de crainte que leurs 
cris n'interrompent la suite de vos dis- 
cours. Si vous désirez enfin faire goûter 
à son esprit les joies de l'intérieur, ne 
négligez pas de faire mettre auparavant 
des carreaux à sa fenêtre, de peur que 
le vent d'hiver n'entre avec vous dans 
la chambre et ne glace sur vos lèvres la 
parole évangélique. 



c^ 



DU PEUPLE. 275 

L'habitude de la propreté est un des 
premiers signes dé cette estime de soi, 
qui est le commencement et la fin des 
bonnes mœurs. Tant que le prolétaire 
ne sera pas arraché à cette malpropreté 
domestique dans laquelle il demeure 
par ignorance, n'espérez pas le rendre 
sensible à certains scrupules d'une hon- 
nêteté délicate. Tant qu'il ne respectera 
point son corps, vous essayerez en vain 
de lui faire comprendre qu'il doit res- 
pecter son âme. 



L'air et l'eau sont les deux agents 
naturels, partout présents, de cette 
propreté extérieure qui est un indice 
presque certain, et comme un signe 
avant-coureur de la pureté morale. Que 
Tair et l^eau circulent librement, abon- 



276 ESQUISSES HO&ALES. 

(lamment dans vos villes; faites-les 
pénétrer dans toutes les demeures, et 
vous serez surpris, au bout de bien peu 
d'années, en reconnaissant que vous 
avez purifié les consciences, là où vous 
croyiez n'avoir fait autre chose que pu- 
rifier Tatmosphère. 

L'Eglise avait fait du jour du repos 
le jour du Seigneur^ sainte et sublime 
association d'idées que l'Etat laïque a 
laissée se rompre dans l'esprit du prolé- 
taire. Là où le travail cesse aujourd'hui, 
la débauche commence, et, chose triste 
à dire, le loisir sacré du septième jour, 
loin de rappeler l'homme du peuple au 
sentiment de la dignité humaine, ne 
fait que le pousser plus avant dans l'ani- 
malité par l'influence dégradante des 



DU PEUPLE. 277 

divertissements et des spectacles gros- 
siers qui lui sont offerts. 



Ce qui a fait la puissance si prolongée 
du catholicisme, c'est qu'il est né au 
sein du peuple, qu'il a été prêché dans 
les rues et dans les carrefours, non par 
des docteurs ou des érudits, mais par 
des hommes de bonne volonté^ et que, 
malgré les erreurs politiques du sacer- 
doce, qui a souvent renié l'esprit de sa 
tradition, le cuhe est demeuré, à tra- 
vei-s toutes les vicissitudes des temps et 
des mœurs, Texpression la plus com- 
plète et la plus idéale de la grande âme 
populaire. Il n'a pas cessé de présenter 
à la vive imagination des enfants du 
peuple ses dogmes les plus mystiques 
sous des figures sensibles, en des rites 

16 



278 ESQUISSES MOKAIES. 

frappants, variés, associés aux mouve- 
ments des saisons, aux métamorphoses 
de la nature. Pleine de condescendance 
pour les pauvres cl esprit, la philoso- 
pliie catholique n'a pas repoussé ces 
miracles naïfs, ces familières légendes 
qui rapprochaient Dieu, en quelque 
sorte, et le montraient si facilement 
accessible. L'art religieux,- obéissant à 
une inspiration vraiment populaire, se- 
condait cette grande pensée. La cathé- 
drale, en appelant dans son sein les 
multitudes, leur offrait tout à la fois un 
magnifique lieu de repos, un spectacle 
imposant et le noble attrait de cette 
égalité devant Dieu, qu'elle faisait appa- 
raître aux yeux du pauvre et de Top- 
primé comme en un rêve splendide. 



c^ 



DU PKUPLE 279 

L^éducation du peuple? Tous en par- 
lent ; plusieurs s'y croient appelés, quel- 
ques-uns s'y efforcent avec cœur et 
conscience ; mais je ne vois pas qu'on 
emploie les moyens d'y réussir. Une 
jeune fille, se plaignant un jour à moi 
de la sottise dun de ses professeurs, 
me disait avec une naïveté expressive : 
« Je ne puis cependant pas lui montrer 
à me montrer. » Elle faisait ainsi, sans 
y songer, une piquante censure de nos 
méthodes. L'Etat, qui croit élever le 
peuple, ne le connaît pas mieux que la 
famille ne connaît l'enfant. L^existence 
factice que nous nous sommes faite dans 
la société moderne nous rend, au bout 
de peu d'années, à tel point étrangers 
aux mouvements naturels de l'âme, que 
Ton nous voit tout déconcertés lorsque 
nous nous trouvons en présence de la 
vérité des instincts et de la spontanéité 
des passions. Mous ne comprenons plus 



280 ESQUISSES MORALES. 

rien aux curiosités, aux répugnances, 
aux obstinations, aux colères, pas plus 
de Tenfant que du peuple qui lui est 
semblable par tant de points. Nous 
avons oublié la langue qu'ils parlent. 
A. ces êtres tout sensitifs, en qui toutes 
les forces de la vie se pressent et écla- , 
tent, pour ainsi dire, nous enseignons 
une science abstraite au moyen de sè- 
ches disciplines. Nous ne leur expli- 
quons pas le monde extérieur, dont les 
mouvantes figures frappent leur imagi- 
nation et éveillent leur curiosité ; non 
contents d'enfermer leurs corps dans 
des chambres où l'air et la lumière man- 
quent, nous emprisonnons leur esprit 
dans d'obscures formules où il étouffe. 
Ce n'est point ainsi que le Fils divin du 
charpentier, ce grand éducateur des 
peuples, qui disait : Laissez venir à 
moi les enfants^ attirait et captivait 
les simples d'esprit. Se promenant par 



DU PEUPLE. 281 

les blés en fleur, sur le rivage rie la mer 
de Tibériade, au bord du torrent de 
Cédron, dans les solitudes de Bethsaïde, 
il enseignait, au sein même de la nature 
vivante, la doctrine de vie. Sa rustique 
sagesse empruntait ses paraboles aux 
images familières à l'œil du laboureur . 
au passereau des toits, au figuier du 
chemin, à l'eau pure des fontaines, au 
grain de sénevé, qu'il idéalisait en en 
faisant le signe sensible des vertus spi- 
rituelles. Le sublime docteur de la sa- 
gesse grecque, lui aussi, conduisait ses 
disciples sur les rives de Tllissus ; et, 
trouvait-il des incrédules, il attestait la 
vérité de sa parole en jurant /?ar ce pla- 
tane. Rapprochons-nous avec eux de la 
nature toutb vivante, comme Ta dit 
une femme poète ; elle seule possède le 
mystérieux attrait qui charme véritable- 
ment l'enfance de l'homme, et cette 
autre enfance des sociétés, le peuple. 



282 ESQUISSES MOBALES. 



^ 



A-t-on songé, par exemple, à ce que 
quelques éléments d'histoire naturelle 
ajouteraient d'intérêt à la vie du tra- 
vailleur? Croit-on que si Thonime des 
campagnes connaissait la formation des 
terres qu'il cultive, la vie organique des 
plantes dont il se nourrit; s'il savait 
nommer les constellations qui brillent 
au-dessus de sa tête et suivre leur mar- 
che radieuse dans l'immensité ; s'il se 
rendait compte des merveilleux phéno- 
mènes de la métamorphose infinie, au 
sein de laquelle il vit aveugle et sourd; 
s'il était informé, par des publications 
faites expressément pour lui, "des pro- 
grès de l'agriculture et de Fiqdustrie; 
si enfin, en traçant son sillon, il pouvait 
s'associer par la pensée à ce beau mou- 



DU PEUPLE. 283 

vement du travail humain auquel il 
coopère : croit-on, dis-je, que son exis- 
tence, bornée aujourd'hui aux plus 
grossiers intérêts matériels, ne pren- 
drait pas un charme tout nouveau et ne 
se relèverait pas à ses propre^ yeux 
comme aux nôtres? Quel élément de 
paix et de bien-être apporté dans la vie 
domestique, si la ménagère, mieux in- 
struite, savait les propriétés, l'usage et 
Thabile économie des objets qu'elle 
emploie; si quelques connaissances en 
hygiène la mettaient à même de préser- 
ver sa famille et ses serviteurs des mala- 
dies engendrées par l'ignorance et des 
accidents causés par l'absence de pré- 
cautions et de soins ! Et si, après le 
labeur du jour, dans ce i*epos du soir 
dont le riche et le désœuvré ignorent la 
poétique, Fincomparable douceur, quel- 
que mélodie populaire chantéeen chœur, 
quelque lecture édifiante tirée de nos 



^84 ESQUISSES MORALES. 

annales, venaient resserrer Tunion des 
âmes par une émotion sympathique, 
n'y aurait-il pas, sous ces humbles toits 
qu'habite aujourd'hui le silence du dé- 
couragement ou le reproche mutuel que 
provoque l'irritation de la misère, des 
joies nobles et pures que le plus fortuné 
d'entre nous pourrait envier? 



c^ 



Il ne faut point trop compter sur les 
livres pour l'éducation du peuple. Le 
travailleur n'a guère le temps de lire; 
l'érudition d'ailleurs n'est point son fait. 
Peu de volumes, bien choisis, suffiront 
toujours aux méditations de ces esprits 
que l'action emporte. Nous commettons 
une grave erreur de jugement en ne 
concevant point d'autre mode d^éduca- 



DU PEUPLE. 285 

tion que Téducation de l'école. L'Etat 
en doit une autre à ses enfants, et plus 
particulièrement à ceux auxquels le 
loisir des études scientifiques et littérai- 
res n'est point donné. C'est la grande 
éducation qui se fait, sans classiques ni 
professeurs, parla noblesse et la dignité 
des habitudes de la vie publique. C'est 
l'éducation que recevait le peuple d'A- 
thènes et de Rome, par cette heureuse 
entente des arts, par ce concert harmo- 
nieux de l'architecture, de la sculpture, 
de la peinture, de la musique et de la 
danse, au Parthénon, au Pœcile, aux 
Propylées, au Forum, aux Thermes, au 
Capitole, qui donnait au milieu même 
dans lequel vivait le peuple une gran- 
deur imposante et' presque religieuse, 
par laquelle le caractère de ses mœurs 
était en quelque sorte déterminé. Quelles 
impressions veut-on que l'homme du 
peuple reçoive aujourd'hui dans ces 



286 ESQLISSES MORALES. 

théâtres où Ton ne joue pour lui que 
des farces triviales, dans l'estaminet 
du coin, sale et obscur réduit où l'at- 
tend la brutale ivresse des boissons 
frelatées? A quelles influences n'est-il 
pas livré dans ces bals ignobles où 
une musique lascive le provoque à des 
danses sans pudeur, et jusque dans 
nos églises où le goût perverti d'un sa- 
cerdoce étranger aux plus simples no- 
tions de l'esthétique, a remplacé la beauté 
sévère des pompes anciennes par je ne 
sais quel mélange bâtard et impie des 
sensualités du siècle avec les mystères 
de l'amour divin ? 

« Viens voir quelque chose ijje beau, » 
disais-je un jour, en appelant à la fenê- 
tre un enfant qui jouait au fond de h 



DU PEUPLE. 287 

chambre. Est-ce que cela vît? deman- 
da-t-il, avant de quitter le jeu qui l'oc- 
cupait; mot profond et révélateur. L'en- 
fant et le peuple aussi n'aiment que ce 
qui a vie. Ne vous étonnez point si vos 
prédications, vos systèmes, toute votre 
pédagogie scolastique les trouve dis- 
traits, inattentifs et presque dédaigneux. 

L'on ne reconnaît pas assez chez nous 
la puissance de Tart musical. On semble 
ne pas comprendre quelle influence la 
musique exerce sur les mœurs. Nous 
avons perdu le beau sentiment qu'en 
avaient )cs peuples anciens, les Egyp- 
tiens, par exemple, qui défendaient sous 
des peines sévères d'altérer les chants 
attribués à Isis; les Grecs surtout, comme 
on peut le voir dans ces entretiens su- 



!288 ESQUISSES MORALES. 

hlimes où Platon cherche les lois de la 
chorée dans leurs rapports avec la mo- 
rale, et conseille au musicien cTexpri' 
mer dans ses accords le caractère d'une 
âme tempérante^ forte et vertueuse. 

Une chose cependant, aujourd'hui 
qu'on se préoccupe avec tant de raison 
fie la destinée du peuple, devrait don- 
ner à la musique une importance très- 
grande à nos yeux. La musique estTart 
populaire entre tous. Le ti^availleur ne 
connaît guère les autres j pour les exer- 
cer, il faut du loisir, et le loisir lui man- 
que. Mais la musique, douce et invi- 
sible compagne, s'allie au travail, eu 
trompe la monotonie, en soulage la 
fatigue. Le rhythme, la mesure, la ca- 
dence, impriment aux mouvements de 



DU PEUPLE. 289 

la vie physique une sorte de dignité su- 
périeure, par laquelle ils s'élèvent au- 
dessus de Tanimalité et prennent, si Ton 
peut ainsi parler, le caractère humain. 
Le laboureur chante à son sillon, pour 
ranimer l'ardeur de ses bœufs et son 
propre courage ; le tisserand chante à 
son métier, dont le bruit devient har- 
monie ; le marinier chante à sa rame, 
et suit avec complaisance le son long- 
temps prolongé de sa voix sur les flots 
silencieux ; tous, à leur insu même, 
sont pénétrés par un charme paisible 
qui les réconcilie, pour quelques instants 
du moins, avec les rudesses du sort. 

« Monseigneur, ce peuple vous ap- 
partient, » disait un jour à l'enfant qui 
fut Louis XV un précepteur servi le 

17 



290 ESQUISSES MORAI.KS. 

Prenons garde d'imiter ces détestables 
flatteries. Je ne vois pas sans chagrin 
les éducateurs du peuple le traiter déjà 
en enfant royal et lui du'e dans leur lan- 
gage adulateur : « Altesse, c'est à vous 
qu'appartient le monde. » 

Le sentiment qui a fait si longtemps 
la supériorité de la noblesse et lui a 
souvent tenu lieu d'une morale plus 
pure, c'a été cet orgueil du nom, ce 
respect des ancêtres exalté jusqu'au fa- 
natisme et devenu pour elle comme 
une conscience de caste infiniment plus 
sévère et plus délicate que la conscience 
individuelle. L'homme du peuple ne 
connaît pas ses ancêtres; son nom na 
guère d'autre valeur ni d^autre sens à 
ses yeux que la marque imprimée parle 



DU PEUPLE. !Î91 

berger sur les flancs de ses brebis afin 
de les distinguer plus aisément dans la 
masse du troupeau. Il ne trouve donc 
point en lui les nobles inspirations d'un 
honneur traditionnel. Raison de plus 
pour rélever le plus tôt possible au res" 
pect de soi^ sentiment identique dans 
Tàme du souverain et dans Tàme du 
prolétaire, appelé à remplacer dans les 
démocraties l'orgueil de race. Mais 
qu*a-t-on fait jusqu'ici pour élever 
Thomme du peuple jusqu'à cejtte estime 
de soi ? Hélas ! notre vocabulaire même 
témoigne contre nous : les gens du 
commun^ les hommes de rien^ les mas' 
ses, la canaille^ la populace. Nous 
n'avons pas encore renoncé à ces façons 
de dire insultantes que nous ont trans- 
mises les dédains du patriciat, et qui 
accusent chez nous une grande irré- 
vérence pour la nature humaine, en 
même temps qu'une méconnaissance 



292 ESQUISSES MORALES. 

complète de ce principe d'égalité dont 
nous faisons tant de bruit. 

V homme de peine ^ disons- nous en 
voyant passer dans nos rues le prolé- 
taire dont le travail, sans trêve ni ré- 
compense, assure nos loisirs et nos 
joies. Avons-nous jamais réfléchi à tout 
ce que cette appellation renferme de 
censure pour TEtat, chargé de la répar- 
tition équitable des prospérités publi- 
ques entre les membres également, 
quoique différemment utiles de la 
grande famille nationale? 

Les poètes primitifs dont la renom- 
mée, pareille à la Béatrix de Dante, 



DU PEUPLE. 293 

brille d'un plus radieux éclat et s'élève 
en passant d'un siècle à l'autre, n'ont 
été que les interprètes éloquents des 
multitudes et les rhapsodes de ces fic- 
tions merveilleuses que créa partout le 
génie populaire. C'est ce qui fait l'éten- 
due et ce qui assure la durée de leur 
gloire. La lyre du poète, aux époques 
tardives où la civilisation l'isole et rompt 
en quelque sorte ses affinités avec le 
peuple, exprime en modulations plus 
savantes, plus variées, plus délicates, les 
passions individuelles ; mais elle a perdu 
le secret de ces harmonies grandioses 
où l'humanité tout entière, comme un 
chœur immense, semble chanter ses 
douleurs et ses joies, ses craintes et ses 
espérances immortelles. 



CHAPITRE Xn. 



DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS. 



Pour bien comprendre toute la tris- 
tesse de ce temps-ci, il faut, je crois, 
au delà de toutes les causes fortuites, 
remonter à la cause essentielle : T affai- 
blissement continu et universel de la 
foi chrétienne dans les âmes. 

Ni la science, ni la morale philoso- 
phique, ni cettëvue simple et juste des 
choses que j'appellerai le sens humain^ 
ni cette raison du cœur que nous ensei- 
gne le mutuel secours dans le travail de 



DK LA HELIGION DES CONTEMPORAINS. 295 

la vie, ne sont encore suffisamment ré- 
pandues parmi nous pour tenir lieu au 
grand nombre de cette foi touchante 
qui nous fait tous issus d'un même cou- 
ple, porter la peine d'une même trans- 
gression et participer à la vertu d'un 
même sacrifice. Nul lien commun ne 
retient plus les cœurs ni les esprits. L'é- 
conomie sociale est troublée jusqu'en 
ses fondements. Nous assistons à une 
complète déroute de la conscience hu- 
maine. 

L'Eglise catholique règne encore, non 
assurément sur l'esprit ou le cœur de la 
société française, mais sur ses habitu- 
des; et là où les principes sont si faibles 
et les passions si mobiles, commander 
aux habitudes n'est-ce pas en réalité 
commander à l'existence.*^ 



296 ESQUISSKS MORALFS. 



^ 



La société, aujourd'hui, s^émeut 
comme aux premiers temps du chris- 
tianisme. Les mêmes questions se po- 
sent ; le même antagonisme se déclare. 
Gomme alors, une attente vague tient 
en suspens les esprits. La femme, at- 
tristée au sein d'une famille sans amour, 
demande s'il n'est pas d'autre destinée 
pour elle que la compression du cœur 
et de l'intelligence. Le prolétaire, cet 
esclave moderne, demande si la misère 
et l'ignorance sont la loi définitive de 
sa condition maudite. La terre même 
semble lassée de ses anciens maîtres et 
demande quel est l'usurpateur, quel est 
le possesseur légitime. A tout cela, que 
répond l'interprète de la vérité éter- 
nelle, le ministre de Dieu ici-bas, le 



DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS. 297 

prêtre? Il dit que l'amour est une folie, 
la pensée un péril, la servitude un de- 
voir, TindifFérence une grâce, le silence 
une piété, Tinanition du corps et de Tin- 
telligence un sacrifice agréable à Dieu. 
Et cette sagesse de mort s'imagine pou- 
voir dompter toujours les frémissements 
de la vie indignée ! 



Résignation, obéissance : c'est le pre- 
mier et le dernier mot de la sagesse 
sacerdotale; c'est le glas monotone de 
cette cloche des funérailles qui mène 
une à une au tombeau toutes nos espé- 
rances, toutes nos ambitions, tous nos 
rêves ! 



^ 



298 ESQUISSES MORALES. 

La société officielle affirme encore, 
mais elle ne croit plus. Sa religion n'est 
qu'une politique. La société non consti- 
tuée, qui se dégage peu à peu de ce 
mensonge des choses, ne croit pas en- 
core, mais elle cherche et espère. Le 
sacerdoce s'est rangé du côté du passé. 
Il n'a pas compris que le doute sincère 
est plus près de Dieu que le culte hy- 
pocrite. 

La religion fleurit, dit-on. Plût au 
ciel qu'elle ne fleurît point à la surface 
d'une société corrompue ! Car, pareille 
à ces plantes des eaux bourbeuses, elle 
couvre d'une parure mensongère les 
turpitudes du siècle et mêle à leurs 
miasmes pestilentiels, sans en atténuer 
la contagion, de suaves et trompeurs 
parfums. 



DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS. 209 



o^ 



Vos églises sont chauffées a la tem- 
pérature la plus délectable. De raignar- 
des peintures en décorent les riants 
plafonds. Les sons enivrants d^une mu- 
sique d'opéra bercent Toreille charmée 
et réveillent dans les cœurs de tendres 
souvenirs. Le velours et la soie s'arron- 
dissent en moelleux coussins et vous 
invitent à la prière. Mille parfums s'ex- 
halent de la dentelle et des. tissus pré- 
cieux qui couvrent les épaules de vos 
délicates pécheresses. L'atmosphère que 
Ton respire ici est comme chargée des 
langueurs d'un printemps éternel. Un 
jeune prédicateur monte en chaire. Il 
prodigue, dans ses périodes sonores, 
ces fleurs de sacristie dont la grâce arti- 
ficielle est agréable au goût dévot. Des 



300 ESQUISSES MORALES. 

quêteuses, au regard insinuant, reçoi- 
vent vos dons et vous les rendent en 
sourires. . . . Vous vous applaudissez de ce 
que de telles églises sont pleines? N'ap- 
préhendez-vous point qu'elles ne le 
soient trop ? Pour ma part, je crains, les 
voyant ainsi remplies, qjie Dieu n'y 
trouve plus de place. 

Vous restaurez les églises ; à la bonne 
heure. C'est plus facile, mais peut-être 
moins urgent que de restaurer les âmes. 

o^ 

Quelle foule ! Que de carrosses, que 
de laquais, que de grandes dames, que 
de beaux jeunes gens, que de person- 
nages illustres ! D'où vient cette multi- 



DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS. 301 

tude qui semble ravie ? Ecoutons ses 
propos : 

« Le beau regard! dit une femme; 
la touchante pâleur ! 

— Son geste est bien étudié, dit un 
auteur tragique; il rappelle Talma. 

• — Il a cité Danton, murmure un étu- 
diant ; il est républicain. . . . 

— Quelle erreur est la vôtre ! Hier, 
tout son discours glorifiait Bonaparte. 

— Pourquoi a-t-il tronqué ce vers 
d'Horace? » demande un érudit. 

Je demande à mon tour de qui Ton 
parle; d'un avocat, d'un comédien, 
d'un député ? Non vraiment. Du succes- 
seur de Bossuet, de Massillon, de Bour- 
daloue ; du plus illustre apôtre de la foi 
moderne; du célèbre révérend Père 
Isidore. 



302 ESQUISSES HOR4L1S. 

De quel aveuglement les zélateut^s de 
la foi ne sont -ils point frappés ! Elst-ce 
bien à la face des prodiges accomplis 
sous nos yeux par la science, est-ce 
bien à l'éclatante lumière que projettent 
de toutes parts les découvertes du génie 
moderne, qu'ils osent risquer leurs mi- 
racles ridicules? Est-ce au xix® siècle 
que Ton s'engage dans la querelle des 
deux tuniques, et qu'on fait apparaître 
la reine des cieux pour annoncer à des 
enfants l'abondance de la récolte pro- 
chaine?» Ta/^^ij-pott^, raison superbe! » 
s'écriait jadis, dans sa hautaine sagesse, 
le grand docteur de l'Eglise de France. 
» Taisez-vous, superstition arrogante ! » 
s'écrie à son tour la raison outragée. Et 
s'il vous faut absolument des miracles, 
faites-en donc devant lesquels nous puis- 
sions nous prosterner tous ! Retrouvez 
cette éloquence miraculeuse des Paul, 
des Tertullien, des Ambroise, qui mé- 




DE LÀ l^ELIGION DES CONTEMPORAINS. 303 

tamorphosait les âmes. Arrêtez au seuil 
de vos temples les despotes hypocrites. 
Entonnez ces cantiques sublimes qui 
brisaient les chaînes des captifs. Affran- 
chissez les esclaves. Parlez- nous la lan- 
gue de saint Bernard, et entraînez-nous 
sur vos pas à la conquête des vérités 
saintes ! Mais, de grâce, épargnez-nous 
ces honteuses supercheries que le der- 
nier des jongleurs fait aussi bien, mieux 
que vous. Laissez là vos médailles, vos 
images, vos scapul aires, qui guérissent 
du mal de dents et assistent les femmes 
en couches! Si Dieu est avec vous, gué- 
rissez les maux du peuple qui crie vers 
lui du fond de Vabime. Aidez la société 
dans son pénible travail d*en&ntement. 
Obtenez par vos prières la réponse con- 
ciliatrice à nos doutes, à nos dissenti- 
ments, à nos désespoirs. Et si vous ne 
le pouvez, taisez-vous du moins, et re- 
connaissez dans rhumilité de votre si- 



304 ESQUISSES MORALES. 

lence que vous subissez comme nous 
répreuve douloureuse de rattente et de 
rincertitude. 

Qu' est-il besoin de vos docteurs et de 
vos miracles pour proui^er Dieu? Dieu 
u' est-il pas une sublime nécessité de la 
pensée humaine? 

La conscience humaine s'agite; elle 
est assaillie, pressée de doutes aigus. 
Troublée dans ses joies, inquiète dans 
sa paix, en proie à des perplexités qui 
ressemblent à des remords, la société 
moderne, qui a vu tout à coup surgir de 
ses profondeurs un sphynx redoutable, 
sent que Ténigme, bien ou mal expli- 



DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS. 305 

quée, sera son salut on sa perte. Martyrs 
chrétiens, confesseurs, apôtres intrépi- 
des, c'est vous qui, il y a dix-huit 
siècles, avez, au prix de votre sang, 
vaincu le sphynx antique. Levez-vous! 
le sphynx est ressuscité. Vos fils dégé- 
nérés se détournent de la lutte péril- 
leuse ; le souffle du Dieu des combats 
s'est éteint dans leurs cœurs pusillani- 
mes; ils ne veulent plus que le repos, et 
s'efforcent de retenir avec eux dans une 
sécurité trompeuse l'esprit du siècle qui 
se précipite. Martyrs chrétiens, secouez 
vos linceuls ! Sépulcres, ouvrez-vous ! 
Morts, redevenez vivants ! Car les vi- 
vants sont morts, ensevelis à jamais 
dans la paix inerte de l'indifférence. 



c^ 



;{0G ESQUISSES MORALES. 

Au temps de la décadence de Rome, 
le dégoût de ce monde corrompu et le 
pressentiment d'une vie supérieure pous- 
sèrent à la solitude les âmes d'élite. 
Les thébaïdes virent accourir les Jé- 
rôme, les Paul, les Marie. Moins heu- 
reuses aujourd'hui, le^ grandes âmes en 
révolte contre la société se réfugient en 
des thébaïdes intérieures, où, plus dé- 
laissées encore, elles vivent, non plus 
dans la foi ardente et révélatrice, mais 
dans le morne recueillement d'une espé- 
rance voilée. Moins favorisé que les 
premiers chrétiens, le Juste n'est plus 
soutenu d'une assistance miraculeuse. 
Les corbeaux ne descendent plus des 
nuées pour lui porter le pain céleste; 
les taureaux sauvages ne lui parlent 
point ; les lions compatissants ne vien- 
dront point creuser sa fosse. 



FRAGMENTS. 



EVE. 



La première de toutes les révolutions 
dont le genre humain garde la mémoire, 
cette révolution symbolique et sacrée 
d'où naît dans la suite des temps tout 
le progi*ès de l'homme et des sociétés, 
nous la voyons apparaître dans les Ecri- 
tures sous le nom et sous l'image d'une 
femme. 

Le Tout-Pubsant avait dit au couple 
humain, faible et ignorant, mais heu- 
reux et immortel : « Tu ne mangeras 



308 F.SQU1SSKS MORALKS. 

point du fruit de l'arbre de science, ou 
bien tu mourras. » 

L'homme se résigne à cette inactîve 
et insensible félicité; mais la femme, 
écoutanten elle-même la voix deVesprit 
de liberté, accepte le défi. Elle préfère la 
douleur à l'ignorance, lamort à l'escla- 
vage. A tout péiil, elle saisit d'une 
main hardie le fruit défendu; elle en- 
traîne l'homme avec elle dans sa noble 
rébellion. 

Le Tout-Puissant les châtie l'un et 
l'autre, les bannit, les voue à la mort. 
La mère des hommes est condamnée à 
enfanter dans les larmes. Eve reste à 
jamais, pour sa triste et fière postérité, 
la personnification glorieuse et maudite 
de l'affranchissement du génie humain. 

Celte genèse est l'histoire de toutes 
les révolutions. 

Les puissances de la terre, quel que 
soit le nom qu'on leur ait donné, théo- 



FRAGMENTS. 309 

cratie, aristocratie, monarchie, ont dit 
toujours et partout au faible qu'elles 
voulaient retenir dans Tesclavage : « Si 
tu veux savoir, tu mourras. » 

Et quand l'esprit de liberté a parlé 
au faible pour Finciter à secouer l'escla- 
vage de l'ignorance , elles ont dit : 
« Celui qui parle là, c'est le serpent, 
c'est le tentateur, c'est le démon; c'est 
la philosophie, c'est la démocratie, c'est 
Tesprit du mal ; écrasons-le. » 

Mais l'esprit de liberté est immortel, 
et la Révolution, cette Eve perpétuel- 
ment rajeunie, préfère encore à cette 
heure, comme aux premiers jours du 
monde, le bannissement, Tanathème, la 
douleur et la mort, à la paix honteuse 
de l'ignorance et de l'esclavage. 

Sachons donc chérir et respecter, 
honorons plus que jamais aujourd'hui 
rÈve immortelle, toujours jeune et 
toujours ardente, qui garde en son cœur 



3i0 ESQIISSES MORALES. 

les deux plus nobles dons de la vie ter- 
restre : l'inspiration de la liberté et la 
vertu du sacrifice. 



l'exil. 



Entie les afflictions qui menacent 
Texistence de Thomme, l'exil est, sinon 
la plus terrible, du moins la plus difficile 
à se représenter dans toute son étendue. 

L'exil ! Que de peines inconnues, que 
de poignantes et muettes douleurs, que 
de larmes dévorées ne renferme pas 
cette vague parole, dont le sens est pro- 
fond et multiple à ce point qu'il ne 
s'est peut-être jamais révélé tout entier 
à un même homme. Car chacun, selon 
le temps et les circonstances, selon ses 
traditions, ses habitudes, ses goûts ou 
sa fortune, selon Tardeur de sa lèvre ou 
la délicatesse de ses instincts, en boit. 



FRAGMENTS 3i 1 

à des coupes diverses, les amertumes 

infinies. 

Mais c'est à l'exilé français surtout 

» 

que la terre étrangère réserve ses ri- 
gueurs les plus intolérables ; à ce joyeux 
enfant de la Gaule, que la nature a fait, 
par une contradiction étrange, le plus 
sympathique, le plus expansif assuré- 
ment dans le monde idéal, mais aussi 
le moins cosmopolite, en réalité, de 
tous les hommes. 

Soit paresse ou dédain, soit diffi- 
culté organique, le Français du xix« siè- 
cle, visiblement prédestiné à servir de 
lien, de communication électrique entre 
les peuples, n'a paru jusqu'à ce jour ni 
empressé à les connaître, ni capable de 
les comprendre. Peu curieux de nou- 
veautés, parcequ'il se croit lui-même, de 
très-bonne foi, créateur de toutes les 
nouveautés du monde moderne, il n'est 
susceptible que de très-faibles efforts 



312 ESQUISSES MORALES. 

pour saisir les idées qu'il n'a pas con- 
çues, et trouve aisément absurdes les 
mœurs, les coutumes et même les idio- 
mes des autres peuples. Hormis la 
langue latine et catholique, qu'il res- 
pecte, ou du moins qu'il a respectée 
jusqu'ici, et qu'il fait asseoir à son foyer 
sans admettre toutefois en sa compagnie 
ses deux nobles filles d'Italie et d'Es- 
pagne, il n*a pénétré l'intimité d'aucun 
idiome étranger, et l'on est parfois 
surpris devoir jusquà quel point il mé- 
connaît le génie des nations les plus 
voisines. De là, pour le Français, un 
isolement absolu, que l'on a peine à se 
figurer dans l'état présent de la civilisa- 
tion européenne, dès qu'il se voit jeté, 
fiit-ce à quelques heures seulement, hors 
de sa frontière ; de là le sentiment d'une 
sorte de captivité intellectuelle qu'il porte 
partout, même au sein de Thospitalité la 
plus large ; une pesanteur à monter 



FRAGMENTS. 313 

r escalier cl autrui , qiii contraste avec 
son naturel alerte et intrépide ; de là 
enfin une sorte d'étonnement triste, 
toujours renouvelé, qui fait de Texil 
la peine la plus contraire à ses instincts, 
un châtiment qui ne saurait se tempérer 
par Thabitude, et comme une doulou- 
reuse suspension de la vie. 



LA VIEILLESSE. 



Je n'ai jamais compris qu'une âme 
vraiment grande pût s'épouvanter à 
rapproche du déclin des jours. En de- 
hors même des idées chrétiennes qui 
font de la vieillesse exempte de pas- 
sions une époque d'expiation , de re- 
noncement et le passage d'un lieu 
d'exil et de larmes à une vie d'éter- 
nelles félicités, il 7 a dans l'appré- 

18 



3 I k ESQUISSES MORALES. 

dation philosophique de l'existence 
humaine un prései-vutif suffisant contre 
la révolte et le désespoir qu'engendre 
dans beaucoup d'esprits la nécessité de 
vieillir. 

Chaque âge a ses joies, ses satisfac- 
tions propres, et je ne craindrais pas 
d'affirmer que la vieillesse a les plus 
nobles et les plus constantes. L'enfance, 
toujours comprimée par une autorité 
contre laquelle son instinct s'irrite, do- 
minée par des volontés qu'elle ne com- 
prend pas ou qu'elle juge dans leur 
inconséquence, l'enfance ne connaît 
guère que des bonheurs fiirtifs et sans 
durée. Si ses chagrins ne laissent pas de 
traces, ses plaisirs non plus ne se pro- 
longent pas dans la mémoire. Les gran- 
des sources de la joie et de rorgueil 
humain lui sont fermées ; elle ne con- 
naît ni la contemplation, ni l'enthou- 
siasme, ni la méditation, ni le dévoue- 



FRAGMRSiTS. 31 5 

ment. Ces satisfactions souveraines de 
'âme naissent de la connaissance du 
beau et de la liberté 5 or, l'enfance est 
emprisonnée dans son ignorance, es- 
clave de sa faiblesse ; c'est une création 
qui s'achève et qui n'est point encore en 
possession d'elle-même ; ses joies sont 
d'une nature inférieure ; l'être raison- 
nable ne saurait les regretter. 

La jeunesse, hélas ! est si ardente, si 
impérieuse envers la destinée, qu'elle se 
trouve à l'étroit dans le cercle du pos- 
sible. Comme un torrent qui ne reflète 
ni la rive ni le ciel, elle gronde, écume, 
bondit, dévaste ; elle se précipite vers 
une (in imaginaire. Le sentiment d'une 
énergie dont elle abuse est à la fois son 
orgueil, sa joie, son tourment; la 
jeunesse ne vit pas, elle aspire à vivre. 

L'âge mûr semblerait devoir être le 
plus heureux, puisqu'à la fougue des dé- 
sirs insatiables succède un calme qui n'est 



310 ESQUISSES MORALES. 

pas encore rindifférence, une sagesse 
qui va se contenter du possible et jouir 
de la réalité. Mais que ce calme est 
mensonger ! Que cette sagesse est trom- 
peuse ! C'est à cet âge que se fait sentir 
plus vivement le besoin des richesses, 
de la renommée, du pouvoir, de toutes 
les jouissances qui prennent leur source 
dans le suffrage d' autrui. L'esprit, éclairé 
par une demi-expérience, devient sé- 
vère, frondeur, défiant, inflexible. On 
n'est plus imprudent, inconsidéré ; on 
n'est pas encore bon, indulgent; c'est 
à peine si Ton parvient à être équitable, 
et l'équité n'est pas à elle seule un 
sentiment qui remplisse le cœur fait 
pour aimer. L'âme, revenue des illu- 
sions généreuses de la jeunesse, s'at- 
tache aux objets sensibles; elle poursuit 
la fortune, les honneurs, tout ce qui 
impose aux hommes; et qui ne sait 
combien la fiévreuse poursuite de ces 



FRAGMENTS. 317 

biens eictérieurs répand d'amertume 
dans la vie, et combien les rivalités 
qu'elle crée entre nous et nos sembla- 
bles sont contraires au véritable bon- 
heur * 

La vieillesse, an contraire, ne pré- 
tend rien pour elle ; elle n'a plus rien à 
apprendi'e, rien à convoiter, rien à 
poursuivre ; elle est si près de la fin des 
choses qu'elle les voit sous leur jour vé- 
ritable, sans illusion et sans colère. Elle 
peut être indulgente pour tous, car elle 
n'a plus ni autorité ni responsabilité di- 
rectes ; autour d'elle, Tâge a tout éman- 
cipé. Tout la convie à être bonne, tout 
lui apprend à exercer une haute man- 
suétude. En avoir fini avec toutes 
les passions, toutes les chimères, toutes 
les fatigues de la vie, se reposer dans 
la plénitude d'un sentiment essentielle- 
ment grand et vrai, n'est-ce pas là un 
sort enviable ."^ Sourire, sans jalousie. 



318 ESQUISSES MORALES. 

à des joies dont on a connu le néant ; 
compatir, sans déchirement, à des 
souffrances que Ton sait aussi éphémères 
que les joies ; pouvoir tout comprendre, 
tout dire ; vivre réconcilié avec soi-même 
par la connaissance d' autrui, avec autrui 
par la connaissance de soi-même ; créer 
autour de soi une atmosphère de 
paix et de sérénité où viennent se 
retremper les âmes blessées au choc 
des passions, c'est là une noble, une 
sainte tâche; c'est un bonheur calme 
et auguste, fait pour les esprits élevés 
et les grands cœurs. 

Ne craignons donc pas de vieillir, car 
la souveraine bonté n'est possible qu'à 
la vieillesse, et la souveraine bonté c'est 
le souverain bonheur des nobles âmes. 



FRAGMENTS. 319 



LA PLAGE DE SCHEVENINGUE. 

yioût 1855. 

Le soleil plonge tristement dans les 
flots glacés. De lourds nuages passent 
avec lenteur au-dessus de ma tête. Le 
ciel est sans clarté, la mer sans couleur 
et sans mouvement. Longeant la dune 
monotone qui s'étend à perte de vue et 
me cache l'aspect varié des terres fer- 
tiles, je marche en silence sur la. plage 
humide où se marque l'empreinte de 
mes pas solitaires. 

Où vais-je ?. . . Que suis-je venu cher- 
cher ici?... Marchons. 

Ma vie, à son déclin, est triste comme 
ce soleil mourant dans les flots glacés. 
Mes ennuis sont lents et lourds comme 
ce nuage qui passe au-dessus de ma 



320 ESQUISSES MORàLES. 

tête. Mon espérance est sans clarté 
comme le ciel, stérile comme la dune 
que recouvre à peine une herbe sèche. 
La trace que je laisserai dans la mé- 
moire des hommes sera semblable à 
l'empreinte de mes pas sur le sable 
humide. 

Où vais-je?... Que suis-je venu cher- 
cher ici?... Marchons. 

La brise du soir s'élève ; elle gonfle 
la voile du pêcheur. Le voici qui s'a- 
vance vers la haute mer. Il va jeter ses 
filets dans les eaux profondes. Demain, 
à l'aube du jour, il reviendra content ; 
il aura fait quelque prise heureuse dont 
sa femme et ses enfants se réjouiront. 
La barque qui me portait a fait eau 
de toute part; c'est en vain que mes 
filets ont plongé dans l'onde amère; 
mon retour n'a réjoui personne. 



F&AGMEMTS. 321 

% 

Oùvais-je?... Que suis-je venu cher- 
cher ici?... Marchons. 

Le phare s'allume sur la hauteur ; Il 
avertit le navire égaré de fuir ces côtes 
perfides. Un goéland traverse les airs 
en y jetant son cri plaintif. Les lueurs de 
mon esprit ne me montrent plus que ce 
que je dois fuir. Le cri de mon cœur 
reste sans réponse. 

Où vais-je?... Que suis-je venu cher- 
cher ici?... Marchons. 

Je m'achemine vers la cité. J'entre 
dans le bois séculaire. La lune a monté 
à l'horizon ; elle pénètre discrètement 
répais ombrage.... Salut, chênes anti- 
ques ! Salut, ô bois sacré, qui répandis 
tes douces fraîcheurs sur le front brûlant 
de Descartes, et qui enveloppas de ton 
mystère divin la sublime pensée de 
Spinosa, salut! Ici je ralentis le pas; je 



3t22 ESQUISSES MORALKS. 

marche avec respect ; mon âme se 

recueille Vagues rayons glissant dans 

les profondeurs sombres! Souffle des 
nuits, frémissement auguste des hautes 
cimes, Esprits immortels, parlez, oh ! 
parlez-moi î Je me prosterne et je vous 
implore. Car, je le sens, c'est vous, oui, 
c'est vous seuls que je venais cKercher 
ici ; c'est vers vous que je suis venue. 
Arbres sacrés, Esprits immortels, ac- 
ceptez mon culte secret, recevez-moi! 
Soyez à jamais mon abri, mon repos, 
ma vie cachée, mon espérance! 



LE COLISEE. 

Mai 1856. 



En un printemps déjà bien loin de 
moi, mais toujours présent à ma mé- 
moire, j'allais souvent m' asseoir sur 
quelque pierre disjointe des gradius du 



•FRAGMENTS. 323 

Colisée. Distraite, inatlentive, je ne 
regardais ni n'écoutais rien et pourtant 
je recueillais en mol, comme une vague 
harmonie, le silence et les bruits, les 
ombres et les clartés, les fraîches brises 
et les souffles brûlants qui se succédaient 
ou se confondaient dans la lenteur 
inquiète de ma journée solitaire. 

Ici , le pèlerin à genoux suivait en 
se traînant sur Tarène les traces ensan- 
glantées de la F^ia cruels^ et murmu- 
i-ait les tristes litanies du Sauveur des 
hommes. Là-bas, le rossignol caché 
dans l'amandier en fleur jetait aux pro- 
fondeurs du ciel bleu sa note vibrante. 
Plus près de moi, le merle furtif enlevait 
au buisson de myrte sa haieamère; le 
lézard miroitait en fuyant sur le pan de 
mur chauffé du soleil ; et tout au haut 
du massif amphithéâtre, frémissante, 
avide, enivrée, la blonde abeille puisait 
aux calices des violiers le doux miel 



♦■ 



f 



t' 



A 



324 ESQUISSES VO RALES. 

chauté des poètes. Tout était mouve- 
ment dans cette immobilité ; calme 
dans cette destruction ; espérance dans 
ces ruines.... 

Et maintenant, ô mon âme, voici 
que tu es devenue semblable à l'en- 
ceinte dévastée. Voici que rien n^estplus 
entier de ce qui fut ta vie. Voici que tout 
est renversé, mutilé, brisé, ô Dieux im- 
placables ! Et pourtant, ô mon âme, tu 
n'accuses point le sort ; tu ne changerais 
contre nulle autre ta sévère destinée; 
car, à chaque printemps nouveau qui 
fleurit sur tes ruines, tu revois l'amitié, 
pieux pèlerin, suivre, en priant, la trace 
de tes muettes tristesses; la jeunesse, 
l^amour et la grâce viennent chanter à 
Tabri de la force éprouvée ; le travail, 
abeille obstinée, tire encore quelques 
sucs de tes joies amères, et porte son 
doux miel aux enfants qui souffrent. 



ENVOI 



A CLAIRE-CHRISTINE. 



Premier sourire du sort, grâce de 
mon infortune, orgueil de mes peines 
secrètes; pardon, récompense et pro- 
messe du sévère destin ; enfant de mon 
cœur, vie de ma vie, que ne puis -je te 
chanter sur un mode immortel ! 

Pourquoiles Dieux n'ont-ils pas donné 
à ma voix Taccent des poètes? Pourquoi 
lu Muse ne m'a-t-elle pas enseigné son 
ait divin? Lyre de Sapho, luth de Co- 

19 



326 F.ir?oi 

rinne, pourquoi ma main ne saurait- 
elle rappeler à vos cordes détendues 
l'âme envolée ? 

Ce ne serait pas pour chanter le vain- 
queur olympique 5 ou le char doré de 
Cypris; ou la douce ivresse que donne 
Bacchus ; ou YOpale^ ou VOnyx^ ouïes 
Parfums de Diane; je ne ferais point 
résonner la corde du carnage; je ne 
dirais pas le glaive d'Harmodius, caché 
sous la branche de myrte. 

Je chanterais une jeune fille, une 
enfant; sa sérieuse innocence ; son front 
qu'éclaire la pensée; son œil limpide 
et bleu ; sa lèvre où le mensonge ne 
passa jamais. J'essayerais de dire le 
surprenant accord que Ton voit paraître 
en sa personne de force et de douceur, 
de candeur et de sagesse, de droiture 
et de clairvoyance. 



A CLAIRB-CHEISTINE. 327 

Je dirais le tressaillement maternel, 
lorsque Tenfant, née dans les larmes, 
grandie dans T absence, apparut sou- 
dain à mes yeux dans sa grâce virginale. 
Ainsi, après les ténèbres agitées d^une 
longue nuit, aux douces clartésdu matin, 
le lac, surpris et charmé, contemple le 
blanc lotus, épanoui sur son sein pen- 
dant la tempête. 

Premier sourire du sort, grâce de 
mon infortune, orgueil de mes peines 
secrètes; pardon, récompense et pro- 
messe du sévère destin ; enfant de mon 
cœur, vie de ma vie, que ne puis-je te 
chanter sur un mode immoitel ! 



PIH. 



TABLE. 



Avant-Propos Page i 

Préface de la troisième édition v 

PREMIÈRE PARTIE. 

CHAPITRE I. 

De la condition humaine^ 1 

CHAPITRE n. 

De rhomme lA 

CHÀPixBB m. 
De la femme 33 

CHAPITRS IV. 

De la vie morale 72 

CHAPITRE V. 

Du cour 114 



330 TABLE. 

CHAPITRE TI. 

De l'esprit • 131 

CHAPITRE Vn. 

De réducation 158 

SEœNDE PARTIE. 

CHAPITRE Vni. 

Du temps présent 177 

CHAPITRE IX. 

Des arts et des lettres 186 

CHAPITRE X. 

De Tarislocratie et de la bourgeoisie. . • • 222 

GHAPITRB XI. 

Du peuple 248 

CHAPITRE XII. 

De la religion des contemporains 294 

FRAGMENTS. 

Eve 307 

L'exil 310 



TABLE. 331 

La TieiUesse 313 

La plage de Scheveningue 319 

Le Colisée 322 

Entoi à Claire^ Christine 325 



Fnr DS Là TABLB. 



DE l'imprimerie DE GH. LAHUHB ET C^ 

me de Fleanit, 9. 



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