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BEtiUEST OF
GEORGINA LOWELL PUTNAM
kdceÎTCtl, July i, 1914-
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ESQUISSES MORALES
i Was war ich erst? was hin ich nun ?
Was ist zu wollen? was zu thun?
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PARIS. — IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET €>•,
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ESQUISSES MORALES
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AVANT PROPOS.
Ce petit volume, écrit en quelques
heures à peine, et que Ton aura par-
couru en moins de temps encore, est
pourtant, s'il m'est permis de le dire,
l'œuvre de toute une vie. Je ne saurais
me rappeler ni où, ni quand, ni com-
ment je Tai fait; il me semble qu'il s'est
fait en moi comme à mon insu. Le
sentiment et l'instinct y ont eu plus de
paît que Pesprit ; l'art, on ne s'en aper-
cevra que trop, n'y entre pour rien. De
là des défauts nombreux, sensibles pour
IT AVANT- PROPOS.
tout le monde ; mais de là peut-être
aussi mi intérêt d'une nature particu-
lière pour quelques-uns.
Sous presse dans le courant de Tan-
née 1847, publiées pour la première
fois en 1849, ces réflexions, principa-
lement celles de la seconde partie qui
se rapportaient à un moment précis de
notre vie politique, présentaient , après
une première crise révolutionnaire et
présentent plus que jamais aujourd'hui,
des lacunes considérables.
Je n'y aborde presque aucune des
questions dont les derniers événements
ont suscité l'examen. Je dis mon opi-
nion sur les mœurs d'une monarchie
expirante, sans rien préjuger des mœurs
dune république, et d'un empire qui
n'étaient pas nés. Il en résulte que plus
d'une vérité estimée courageuse ou ha-
AVANT- PROPOS. III
sardee au moment où je l'exprimais ,
court le risque à cette heure de paraître
timide ou trop incontestable, tant les
imaginations réputées le» plus chimé-
riques ont été de nos jours étonnées
et dépassées par Tévénement. Je ne
change rien néanmoins à ce que j'ai
écrit; non-seulement, à mon sens, ces
sortes de retouches, faites longtemps
après coup dans des circonstances très-
diflférentes , sont rarement heureuses ,
mais encore il y a comme un manque
de sincérité dans un tel travail, et cette
considération seule suffirait à m'en dis-
suader.
Il ne me reste donc qu'à prier le
lecteur de vouloir bien, avant de porter
un jugement trop sévère sur ces pensées,
les replacer en esprit à leur date, dans
Tordre de choses établi au moment où
IV AVA?iT- PROPOS.
elles furent écrites. Elles pourront ainsi
peut-être regagner en intérêt rétrospec-
tif ce qu'elles perdent en à-propos.
En tout cas , j'ai le di-oit d'espérer
que Ton n*y méconnaîtra pas l'effort
d'un esprit consciencieux qui, pour rap-
peler une formule célèbre, a cherché
en tout temps et ne se lassera jamais de
chercher
La vérité par la liberté,
La liberté par la vérité.
^
PRÉFACE
DE LA TROISIÈME ÉDITION.
La seconde édition des Esquisses
morales s'est écoulée rapidement, avant
même que la critique, bienveillante et
empressée, ait mis fin aux éloges dont
elle a honoré Fauteur. Il n'avait pas
fallu moins de huit années pour que la
première édition fît son chemin, dans
le silence absolu des journaux ; d'où
j'avais dû conclure, malgré de pré-
VI PRÉFACE.
cieuses amitiés, dues tout entières à la
lecture de ce petit livre, qu'entre mes
pensées et celles de mes contemporains
il n'existait aucune affinité quelconque.
D'où provient cette différence, à huit
années d'intervalle, dans le succès d'un
ouvrage auquel aucune modification im-
portante n'a été faite? et quelle leçon
devrait tirer l'auteur de cette bonne et
de cette mauvaise fortune ?
De jg^rands événements, sans doute,
se sont accomplis entre les deux éditions
si diversement accueillies ; mais quel
rapport entre les révolutions qui chan-
gent les empires et l'humble fruit d'une
expérience tout individuelle, mûri à
J'ombre de la vie privée?
PILÉFACE. Vil
Mes opinions seraient-elles aujour-
d'hui plus rapprochées des opinions de
a majorité qui, en notre pays, décide
des institutions politiques, des bienséan-
ces sociales , et de cette partie de la
morale qui varie selon les temps et les
lieux? Je n'ai véritablement aucun sujet
de le croire. Il me semble même qu'en
aucun temps je ne me suis sentie moins
d'accord avec ce que l'on doit, à cette
heure, considérer chez nous comme
l'opinion publique.
Je n'oserais donc rien présumer quant
au sort qui attend cette édition nou-
velle des Esquisses morales^ et je de-
meure touchée de l'accueil fait à la se-
conde édition d'autant plus que cet
\1JI PBEFACB.
accueil) trop flatteur pour me paraître
mérité, reste à mes yeux l'un de ces
heureux accidents dont on jouit, que
l'on n'explique pas, et qu'il ne faudrait
pas se flatter de voir renaître.
CiSu
ESQUISSES MORALES.
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE I.
DE LA CONDITION HUMAINE.
C'est une folie sans seconde , une
erreur funeste qui incline Tesprit hu-
main à se considérer toujours comme à
part, et en quelque sorte en dehors de
la nature. En prenant la place qu'elle
lui assigne au sein de la création ^
r homme ne se rabaisserait pas, ainsi
i
Z ESQUISSES MORALES.
qu'il semble le croire, mais il puiserait
d^ns la connaissance des lois qui le rat-
tachent à tout, en le portant, pour ainsi
dire, au-dessus de tout, une conscience
plus juste et plus paisible de sa destinée.
Il ne serait plus à ses propres yeux ce
« monstre^ incompréhensible, suspendu
entre deux abîmes, » dont parle Pascal,
« gloire et rebut de l'univers, qui doit se
mépriser et se haïr soi-même; » mais
il accepterait, sans en être humilié ni
épouvanté, les conditions d'une exis-
tence assujettie à un ordre sage et doux
dont la violation seule cause le mal qu'il
plaît à son orgueil d'attribuer, en les
accusant, à des puissances surnaturelles.
L'homme commet encore dans les
sciences morales une erreur analogue à
DK LA CONDITION HUMAIKK. d
celle qui retarda si longtemps ses pro-
grès dans les sciences physiques. De
même qu'il considérait la terre comme
un point fixe, autour duquel tournaient
les mondes, de même il se considère
volontiers comme la fin de la création,
et demande raison au Créateur quand
toutes choses ne vont point à sa guise. Il
juge mauvais ce qui ne lui agrée pas ,
insuffisant ou défectueux ce qu'il ne peut
faire rentrer dans ses étroites notions
de perfection, inutile ce qui est sans
rapport direct avec lui. De là ses grands
mécomptes et la fausse mesure de ses
calculs.
S'il veut enfin se rapprocher du vrai,
il est temps que l'homme s'observe et
s'étudie, non plus comme un être isolé,
mais comme partie d'un grand tout,
comme moment d'une métamorphose
éternelle et infinie, et qu'il ne se sépare
point de cette immensité de forces et de
4 ESQUISSES MORALES.
formes qui concourent perpétuellement
avec lui à la beauté de l'œuvre divine.
Il perdra sans doute, dans ce mode plus
rigoureux et plus scientifique d'étude,
quelques illusions chères à son orgueil ;
mais aussi, que de tourments et de trou-
bles lui seront épargnés; et combien la
force calme qu'il puisera dans cette virile
acceptation de soi seia supérieure à ces
vues chimériques, à ces agitations pué-
riles, qtii font de lui, aujourd'hui en-
core, ce jouet des dieux dont parlent
les poètes anciens !
En vertu de la loi qui gouverne tous
les êtres, par cela même qu'il est le plus
parfait des organismes, l'homme en est
le plus compliqué et le plus modifiable.
/ La nature, dans son énergie créatrice,
DE LA CONDITION HUMAINE. 5
va du simple au composé , en s'élevant
et en s'aflranchissant de plus en plus. La
chaîne qui rattache l'homme à la néces-
*sité est plus légère et moins courte que
celle qui retient les êtres inférieurs.
L'homme a des mouvements plus spon-
tanés, des jouissances et des souffran-
ces plus variées et plus délicates; il se
perfectionne ou se dégrade sensible-
ment, selon qu'il use bien ou mal de sa
liberté, selon qu'il seconde ou entrave
les desseins providentiels. Mais ces des-
seins, quels sont-ils? à quelles religions,
à quelles philosophies en demanderons-
nous le secret? Hélas! les religions
n'ont guère fait autre chose dans le
passé que distraire et charmer les in-
quiétudes de l'imagination par des sym-
boles et des mythes. Les systèmes phi-
losophiques ont trompé par des formules
affirmatives les doutes de l'esprit. Ce
sont là des guides fallacieux qui con-
6 ESQUISSES MORALES.
duisent le voyageur de cime en cime ,
lui promettant toujours une vaste et
complète perspective du monde, jus-
qu'à ces sommets où Tair n'est plus
respirable , où l'œil, frappé de vertij^e,
n'aperçoit plus qu'abîmes au-dessus,
abîmes au-dessous de lui. Interro-
geons la raison commune. Elle ne nous
éblouit point d'aussi merveilleuses pro-
messes. Elle ne nous entraîne point
hors de Hious. Elle nous retient, et c'e^st
là sa force, dans les véritables condi-
tions de notre être.
Les sages ont sou vent plaint l'homme
de cette complexité de nature qui cause
ses contradictions. Ils oubliaient que
cette complexité est le signe même de
son excellence. Ni la rose, ni l'étoile,
DE L4 CONDITION HUMAINE. 7
ni l'aigle, ni le lion ne se contredisent.
Tout homme taillé dans de grandes
proportions s'appelle Mifh'on^ comme
le héros du poëte slave * .
Malgré toutes les ignorances qui le
tiennent encore à la gorge^ le genre
humain est en possession des vérités in-
dispensables au gouvernement de ses des-
tinées; et l'homme n'est si" malheureux
que parce que, abusé ou distrait, il ne
veut pas les chercher, ou ne sait pas les
reconnaître où elles se trouvent : dans
la contemplation, l'étude et l'amour de
la nature. Les vérités essentielles sont
simples et en petit nombre, ainsi qu'il
convient à une vie dont la durée est
courte et l'action limitée. La morale
qui en découle n'a également que des
*. € Je m'appelle Million, parce que je souffre
pour des millions d'hommes. »
MiCKiswicz [Dziady,)
8 ESQUISSES MORALES.
prescriptions peu nombreuses, accessi-
bles à toutes les intelligences. Ni elle
n'exalte», ni elle n'abaisse l'orgueil de
l'homme. Elle ne lui dit point qu'il est
un infime vermisseau, moins encore
qu'il est un dieu., même tombé. Elle lui
montre comment, et lui enseigne à
quelles conditions , il est, ou plutôt il
devient le plus parfait des êtres terres-
tres.
En lui laissant croire qu'il poursuit
un but qu'il s'est posé, la sage et
patiente nature conduit doucement
l'homme à la tin qu'elle lui assigne.
L'homme est un habile artisan; il
sait faire un berceau, il sait faire un
DE LA CONDITION HUMAINK. 9
cercueil. Mais il n'a jamais vu le maître
qui les lui commande : il ignore pour
qui il travaille.
Dès le premier jour de son appari-
tion sur le globe, Thomme n'a cessé de
lutter contre les forces tyran niques qui
le tenaient captif. Il s'est soustrait peu
à peu à leur étreinte. Usant tantôt de
ruse, tantôt de violence, il a dénoué ou
rompu un à un les liens multiples dont
son esprit et son corps étaient enlacés;
puis il a marché résolument à la con-
quête de l'univers. Asservissant à sa
volonté les puissances mystérieuses du
nombre, il a mesuré jusqu'à ses derniers
confins l'étendue terrestre. Il a parcou-
ru sans pâlir, à travers les plus formi-
dables écueils , l'immensité des océans;
10 ' ESQUISSES MORALES.
il assiste aujourd'hui, dans la plénitude
éthérée, à la formation et au déclin des
mondes.
Fixé sur la nuit infinie , son œil ,
avide de lumière, appelle les soleils et
leur donne des noms. Il jette dans les eh- v
trailles de la terre une sonde hardie qui
fait jaillir à ses pieds les sources cachées;
il plonge dans Tabîme des mers, pour en
retirer la perle et le corail qui rétien-
nent sur le sein de la beauté ces tissus
diaphanes dont il a dérobé aux insectes
la merveilleuse industrie. Il contraint
les sèves étrangères à s'unir, pour char-
mer par des produits variés ses goûts
délicats. Amenés du fond des déserts,
les animaux féroces servent de specta-
cle à ses enfants, qui applaudissent de
leurs mains débiles au rugissement de
l'hyène et du tigre. Nulle force qui lui
résiste, nulle subtilité qui lui échappe.
Magicien téméraire, il compose et dé-
DE LA CONDITION HUMAITNE. 11
compose à son gré la lumière , le son ,
les gaz impondérables ; il opère la méta-
morphose des êtres. Tout concourt à
ses besoins, tout conspire à son amuse-
ment. Il endort la douleur, il suspend
la vie. Plus rapide que Téclair, sa pen-
sée, multipliée à l'infini, vole d'une ex-
trémité du monde à l'autre: Elle pénè-
tre le présent , le passé , l'avenir ;
ressuscite les races éteintes, donne des
lois aux générations qui ne sont pas
encore.
Tout cède, tout ploie devant son in-
domptable volonté. Le trident de Nep-
tune se brise; les foudres échappent
aux mains de Jupiter; le trône de Plu-
ton s'écroule : les dieux sont vaincus.
Que dis-je? O spectacle inouï, ô ma-
jesté , ô grandeur , ô puissance de
l'homme ! Le voici qui soumet Dieu
lui-même. Un moty un signe, font des-
cendre du haut d^ cieux, sur l'autel
12 ESQUISSES MORALES.
expiatoire, le Créateur éternel, lechai'-
gent de la coulpe qui pèse sur la race
humaine, et lui commandent le pardon !
Merveilleux accomplissement d'une des-
tinée sublime ! . . . Mais que se passe-t-il
là-bas? Qu'est-ce que cette vapeur
étrange qui s'échappe tout à coup par
une imperceptible fissure dans le granit
du monde primitif? Un éclair fend la
nuit; une secousse, un craquement,
puis le silence. Ce n'est rien. Ce glo-
bule qu'on appelait la terre, cette petite
masse opaque vient d'éclater. Un peu
de poussière cosmique se répand dans
l'espace. Quelques parcelles plus com-
pactes sont poussées par les courants
éthérés jusque dans la planète voisine.
En voici une que les curieux de l'en-
droit ramassent soigneusement. Un sa-
vant l'examine en tous sens. Il y met
une étiquette. Il y trouve un argument
à l'appui de son système sidéral. Un
DE LA CONDITION HUMAINE. 13
autre savant le combat. Qui les mettra
d'accord ?
Dernière transformation de ce que
fut le monde, dernier vestige de ce que
fut la puissance humaine sur la teixe. . , .
une conjecture.
c^
CHAPITRE IL
DE l'homme.
Dieu créa l'homme mâle et femelle ,
disent les Ecritures. Identité de nature,
diversité de mode d'existence; but pa-
reil, moyens différents. Dualité dans
l'unité, c'est le mystère et le charme de
la destinée humaine.
• ^
Il ne faut pas croire que la différence
des sexes soit purement du domaine de
DE l'homme. 15
la physiologie ; rintelligence et le cœur
aussi ont un sexe. A mesure qu'une
culture plus parfaite aura développe
l'homme et la femme, chacun selon son
génie propre, T attrait naturel des âmes
sera plus sensible et formera des unions
morales plus fécondes en vertus.
Les femmes les plus accomplies sont
aussi, en raison même de leur perfec-
tion, les plus essentiellement femmes
par la manière de sentir et de penser.
On en peut dire autant des hommes
supérieurs. La médiocrité seule est
neutre.
La femme aime et respecte dans son
époux le père de son enfant. Le père
i6 ESQUISSES MORALES.
retrouve avec attendrissement, dans les
traits de son fils, l'image de la femme
qu'il aime. Nuance insaisissable au pre-
mier abord, mais dont la diversité con-
court à l'harmonie de l'union conjugale.
Le père aime dans ses enfants les
desseins qu'il forme pour eux et par
eux. La mère, moins portée aux abstrac-
tions, chérit tout simplement leurs ca-
resses. Chacun ainsi reste fidèle à sa
vocation; l'homme prépare au dehors
l'incertain avenir; la femme retient ou
ramène au foyer, par le doux attrait de
sa tendresse toujours présente.
^
UE l'homme. 17
Ce qui montre le mieux combien
l'homme est destiné, par sa nature
même, à la vie extérieure, c'est qu'il a
chez lui, quand il est forcé d'y de-
meurer seul, un senlim/But d'abandon
et d'isolement presque intolérable. La
femme, au contraire, sent la maison
remplie, animée de sa seule présence.
C'est elle qui constitue , à proprement
parler, le foyer. Contemplative, recueil-
lie, sédentaire par nature, son àme est
le sanctuaire du Dieu domestique. Elle
absente, la maison n'est plus qu'un abri
sans consécration, dont la grâce mysté-
rieuse s'est évanouie.
L'homme, en revanche, représente
plus particulièrement l'idée de patrie.
Le sentiment de la femme s'élève rare-
ment au-dessus de l'amour du sol. Elle
chérit les lieux qui l'ont vue naître, les
horizons qui ont souri à sa jeunesse.
L'esprit de l'homme s'attache plus en-
18 ESQUISSES MORALES.
core aux horizons inlellectuels où s'est
développée sa pensée. Il aiihe , il sent
vivre en lui cet ensemble d'invisibles
éléments qui composent la race, la na-
tion, la patrie idéale.
Plus Tesprit humain pénétrera dans
les profondeurs du monde moral, plus
il reconnaîtra ces différences naturelles
des âmes, mieux aussi les fondements
de la famille seront assurés. A la loi de
rigueur qui a pesé jusqu'ici sur l'union
conjugale, succédera la loi de grâce,
plus puissante et plus douce tout ensem-
ble, qui enlacera de ses souples anneaux
le père, la mère, l'enfant, ces trois exis-
tences inséparables dans l'idée divine,
prédestinées à se compléter l'une par
l'autre, qui s'appellent et se comman-
DE l'homme. 19
dent en quelque sorte dans la vie spiri-
tuelle tout aussi bien que dans la vie
charnelle.
S-iS'
Ces jours passés, en rentrant chez,
moi, je fus frappé par un spectacle qui
n'avait rien que de vulgaire en appa-
rence, mais qui me jeta en des rêveries
profondes. Un homme , jeune encore ,
d'aspect sérieux mais non triste , traî-
nait une petite voiture sur laquelle un
orgue était fixé. Sa femme, marchant à
côté, tournait la manivelle. Un enfant,
rose et frais , le sourire sur les lèvres ,
jouait assis sur un siège adapté au-des-
sus de l'instrument. Ils allaient ainsi
parles rues, se fiant à la Providence....
Imajj^e touchante de l'association hu-
maine. L'homme, fprt et grave, conduit
la vie, un peu au hasard, hélas! La
20 ESQUISSES MORALES.
femme, par un travail moins rude,
charme sa peine. L'enfant, insouciant,
est porté à travers le monde, souriant à
sa mère, et se réjouissant de l'existence
dont il ne connaît pas encore les sévères
conditions.
Trop souvent une femme arrache à
l'homme qui l'aime des acies de fai-
blesse dont elle est fière. Il est rare
qu'un homme voie avec plaisir dans la
femme qui se donne à lui le moindre
symptôme de force. Hercule, pour
plaire à Omphale, dut filer la quenouille;
nous ne lisons pas qu'en revanche il ait
inyité la belle reine à la chasse du lion
deNémée.
^
DE l'homme. ti
La femme connaît mieux T homme
que l'homme ne connaît la femme.
L'amour ayant été chez tous les peuples
la principale, presque Tunique affaire
du sexe faible, il n'est pas étonnant
qu'il y ait porté toute son intelligence et
ce merveilleux don d'observation qui
lui est propre. Là où les hommes, fati-
gués d'agir au dehors, ont cherché l'ou-
bli des choses, les femmes en ont cher-
ché l'explication. Elles se sont plu à
surprendre, dans l'ivresse des sens et de
la raison, le secret de la nature mascu-
line, parce que de ce secret dépendait
souvent toute leur destinée. Il y a eu
toujours jusqu'ici , il y aura longtemps
encore, un peu de Dalilah dans chaque
femme.
22 ESQUISSES MORALES.
Si l'homme sauvage reste trop voisin
de ranimai , l'homme des civilisations
raffinées s'en éloigne trop. 11 a rompu
avec ces traditions touchantes dont les
récits symboliques plaçaient toujours un
animal sacré comme témoin ou acteur
muet, mais sensible, dans les grands
événements de l'humanité. Ainsi, une
chienne allaite Cyrus ; Romulus est
nourri par une louve ; Moïse garde les
brebis, et le Sauveur du monde naît
dans une étable.
^
L'hoiïlme des campagnes vit isolé;
l'homme des grandes villes, refoulé.
Chacun d'eux soupire après le bien qu'il
suppose être le partage de l'autre et
qu'aucun d'eux ne possède : le libre et
DF. l'hommk. 23
sympathique échange des idées et des
sentiments avec son semblable.
^
L'homme antique ne connaissait que
la vie publique et la vie de famille, le
forum et le foyer. Il n'avait point in-
venté ce commerce frivole dont les sa-
lons sont le théâtre, et d'où la passion,
la sincérité, le sérieux sont bannis par
les femmes qu'on y voit régner en sou-
veraines. Il n'aurait pas même compris
ce parti pris de fadeur, de faux sem-
blants, de galanterie équivoque, de bel
esprit subtil et sans autre but que celui
de faire passer les heures, si courtes
pour l'homme qui saurait vivre. Il n'eût
pas consenti à abdiquer ainsi chaque
soir la dignité de son caractère , à ra-
baisser son esprit, à travestir son âme
24 ESQUISSES MOBÀLES,
pour le divertissement des femmes co-
quettes.
Rien de plus rare,^ de nos jours,
qu'une activité bien tempérée. L'homme
moderne est inquiet ou abattu. On di-
rait que les horizons de la vie se sont
trop étendus pour la mesure de ses vues
et de ses étreintes. Mais, hélas! ne se-
raient- ce point des horizons d'automne,
qui ne s'étendent , en apparence , que
parce que les arbres se dépouillent.»*
L'homme moderne, dont le travail
ardu et la science un peu sombre cher-
chent, dans les entrailles du passé, les
DE l'hOMHE. 25
origines cachées et le secret des forma-
lions primitives, c'est le mineur persé-
Terant qui arrache aux profondeurs du
sol les métaux précieux, mais qui res-
pire, dans une ombre malfaisante, au
grand détriment de sa constitution, une
multitude de gaz délétères.
o^
Étrange orgueil de l'homme mo-
derne! il a idéalisé jusqu'aux défaillan-
ces de son âme. Qu'aurait pensé Caton
à la lecture de Werther? Et si, par im-
possible, Alexandre, en rouvrant la
précieuse cassette, y eût trouvé, un jour,
au lieu de \ Iliade qu'il y avait mise,
Hamict ou Childe^Harold^ Ohermann
ou Faust ^ il n'eût pas plus compris de
tels héros et de telles souffrances que
26 ESQUISSES MORALES.
ne les comprendrait, aujourd'hui en-
core, un sauvage de l'Australie.
La tristesse de l'homme moderne, si
on l'étudié avec soin , révèle plus en-
core sa grandeur que sa faiblesse. La
conquête du monde fini pouvait com-
bler les ambitions d'Alexandre; mais
quel orgueil, si gigantesque qu'on le
suppose, ne s'arrêterait consterné au
seuil de ce monde infini que nous ouvre
la révélation chrétienne?
Par une nuit de printemps, aux ap-
proches du matin , Hervé marche au
hasard dans les rues de la ville. Pressé
DE L*HOMME. 27
et retenu par un charme invisible, il
s'éloigne et revient sur ses pas, distrait,
rêveur, recueillant un à un dans son
àme enivrée les ravissements silencieux
de l'amour satisfait. Tout à coup, à
l'angle d'une rue, il se trouve face à face
avec un homme dont l'aspect est pres-
que effrayant. L'œil de cet homme est
terne, hagard, son teint livide; ses traits
sont contractés. Chargé de ses outils,
fatigué déjà par l'insomnie, miné de-
puis longtemps par la fièvre , la faim ,
l'inquiétude, c'est un ouvrier qui se
rend lentement à sa tâche quotidienne,
sur d'arriver trop tôt à cet ingrat labeur,
qui ne lui assure pas même l'existence.
Sa figure n'a presque rien d'humain.
On dirait qu'il n'a jamais ni pensé ni
aimé; rien ne le distingue de la brute
que la tristesse. Périclès, sortant des
bras d'Aspasie, n'eiit rien senti à la ren-
contre d'un tel homme ; ou plutôt, son
S8 ESQUISSES MORALES.
œil épris du beau, son imagination ber-
cée par les grâces, se fussent détournés
avec répugnance du spectacle d'une telle
misère. Mais Venfant heureux et mé-
lancolique des temps modernes s'arrête
consterné. Son cœur se serre, une larme
compatissante vient mouiller ses yeux;
il sent ail plus profond de ses entrailles,
et c'est par là qu'il égale et surpasse
toutes les grandeurs de Thomme anti-
que , il comprend le lien des destinées
humaines; et, sans être humilié, il sait
reconnaître, aimer et plaindre son frère
dans une créature aussi dégradée.
L'homme n'arrive que par de bien
lents progrès à comprendre, à aimer son
semblable : le dernier sentiment auquel
s'élève l'humanité, c'est l'humanité.
DE L* HOMME. 29
c^
Les rapides changements qu'ont ame-
nés dans les conditions de temps et
d'espace les découvertes de la science
moderne, peuvent faire pressentir pour
l'avenir une immense amélioration, non-
seulement dans la condition sociale de
Tespèce humaine, mais encore dans la
constitution physique et morale de l'in-
dividu. Lorsqu'il sera donné à l'homme
de parcourir avec la rapidité de l'éclair
tous les points du globe; quand il
pourra passer incessamment d'un climat
à l'autre, des neiges éternelles du Sep-
tentrion aux chaleurs tropicales, respirer
presque au même instant les vapeurs
subtiles des hautes montagnes, les cou-
rants salins des mers et l'épaisse atmo-
sphère des plaines intérieures; quand
30 ESQUISSES MORALES.
il sera devenu l'hôte familier de l'air,
comme il est aujourd'hui T hôte des
océans; quand non plus seulement la
table des souverains et des grands, mais
la table du moins riche des citoyens sera
chargée des produits divers des latitudes
les plus éloignées ; peut-on douter que
l'organisation si souple et si modifiable
deThomme n'arrive, par toutes ces assi-
milations nouvelles, à uuvétat plus par-
fait? Joignons à cela le commerce spi-
rituel par le mutuel échange des idiomes
et deà littératures, la participation facile
à toutes les manifestations de la pensée,
chez toutes les races, et nous ne pour-
rons pas mettre en doute que toutes ces
influences combinées doivent concourir
à la formation d'un être aussi supérieur
à l'homme actuel que l'habitant des
grandes villes, par exemple, l'est au-
jourd'hui au rustre de certaines cam-
pagne
?.
DK L*HOMME. 31
Il n'est point vrai, comme le craignent
quelques-uns, que les peuples modernes
s'acheminent, par la conformité des
mœurs et l'égalité des conditions, vers
une existence monotone. Dans la nature
comme dans Tart, quand les grands
contrastes cessent de s'accuser, les
I nuances délicates apparaissent. Entrez
• dans nos jardins , voyez comment , du
rapprochement des espèces , naît une
infinité de variétés charmantes. A me-
sure que les oppositions se fondent, de
plus douces harmonies se combinent.
La musique de Mozart, la peinture de
Raphaël, n'offrent ni les tons heurtés ni
réclat tapageur des œuvres de la bar-
barie.
3â ESQUISSES MORALES.
L'homme voulait se faire semblable
à Dieu ; les prêtres ont fait Dieu sem-
blable à l'homme ; et la vanité de Tes-
j prit humain s'est contentée.
J'errais un soir sous les ombrages de
la villa d'Esté. Pensif, je m'arrêtai au-
près d'un mausolée dont la longue in-
scription rappelait apparemment les
honneurs, les titres, le rang et les* ri-
chesses d'un personnage jadis illustre.
Un lierre avait poussé, et son feuillage
touffu cachait presque en entier la pom-
peuse épitaphe. Eternelle sagesse de
la nature, pensai-je, comme tu voiles
avec douceur les vanités éphémères de
l'homme !
c^
CHAPITRE m.
DE LA FEMME.
Il y a dans la faiblesse de la femme
une puissance attractive que la force de
Thomme subit avec étonnement, qu'il
flatte et qu'il maudit tour à tour comme
une tyrannie, parce qu'il en coûterait
trop à son orgueil d'y reconnaître une
loi providentielle. Les archives du genre
humain, épopées, histoires et légendes,
sont remplies de témoignages éclatants
de ce charme mystérieux. Eve et Marie,
Minerve et Vénus, les Muses et les
34 ESQUISSES MORALES.
Sirènes, Armide et Béatrîx, Cléopàtre
et Jeanne d'Arc, en sont les figures im-
mortelles. La femme est plus voisine
que r homme de la nature. En dépit de
la Genèse, je serais tenté de croire
qu'elle Va précédé dans Tordre de la
création. L'influence qu'elle exerce,
comme à son insu, participe d^s influen-
ces naturelles. Son œil a les fascinations
de la mer; sa riche chevelure est un
foyer électrique ; les ondulations de son
corps virginal rivalisent de grâce et de
souplesse avec les courbes des fleuves et
les enlacements des lianes ; et le Créa-
teur a donné à son beau sein la forme
des mondes.
La femme est-elle ou non l'égale de
l'homme ? Question oiseuse et de pure
DE LA FEMME. 35
yaoîté, direz-vous peut-être. Ce n'est
pas mon avis ; je la trouve importante,
par un motif bien simple : de la solu-
tion qu'on lui donne, dépendent abso-
lument le système d'éducation qu'on
adopte pour les femmes, et la part qu'on
leur attribue dans la famille et dans la
société. Cela ne laisse pas d'avoir quel-
que intérêt, et je crois que nous ne fe-
rions point mal de chercher, sans pré-
vention ni courtoisie, ce qu'il serait
sage de penser en. cette matière. Inter-
rogeons l'expérience, l'observation, le
sens commun; en d'autres termes,
l'histoire, la science, la raison humaine.
Les réponses de l'histoire ne sont , il
faut l'avouer, ni diverses, ni énigmati-
ques. Point d'hésitation dans les opi-
nions; à peine de légères différences
dans les lois et dans les mœurs. En tous
temps, en tous lieux, l'infériorité, si ce
n'est même la perversité, du sexe est
36 ESQUISSES MORALES.
posée en fait, et Ton en déduit en droit
, son incapacité civile et politique. Chez
la plupart des peuples de FOrient on se
i croyait souillé par le commerce , même
légitime, d'une femme, et Ton s'en abs-
tenait à la veille des sacrifices ; les rab-
bins ne croyaient point la femme faite
à rimage de Dieu; aux Indes, on la
, brûlait comme une propriété de son
mari; dans le droit romain, elle est
toujours en puissance du père ou de
l'époux; les constitutions apostoliques
ne lui sont pas plus favorables, et jusque
i dans l'Évangile, ce livre du faible et de
\ l'opprimé, soninfériorité semble attestée
* par une parole sévère de Jésus à Marie !
i Femme^ quy a-t-il de commun entre
ifous et moi? Ce consentement univer-
sel est, au premier abord, imposant,
surtout si Ton ajoute que le génie fé--
' minia n'a donné jusqu'ici que d'in-
complets et faibles démentis à ces ru-
DE LA FKMME. 37
desses de Torgueil viril. Dans ses plus
brillantes manifestations il n'a point at-
teint les hauts sommets de la pensée ;
il est pour ainsi dire resté à mi-côte.
L'humanité ne doit aux femmes aucune
découverte signalée, pas même une in-
vention utile. Non-seulement dans les
sciences et dans la philosophie elles ne
paraissent qu'au second rang, mais en-
core dan s les arts pour lesquels elles sem-
blent si bien douées, elles n'ont produit
aucune œuvre de maître. Je ne veux
parler ici ni d'Homère, ni de Phidias,
ni de Dante, ni de Shakespeare, ni de
Molière; mais le Corrégc, mais Dona-
tello, maisDelille ou Grétry, n'ont point
été égalés par les femmes. Et, chose
plus singulière, aucune de ces œuvres
d'imagination qui retracent en carac-
tères universels les gi'ands mouvements
delà passion, les souffrances de l'amour
et les types idéals de la beauté féminine,
3
38 ESQUISSES M0R4LES.
n'est due au sexe qui les devait si bien
connaître. Il y a là de quoi déconcerter
un peu les partisans deTégalité. Voyons
si la science leur sera plus favorable.
Hélas ! il m'en coûte de le dire, la phy-
siologie moderne leur porte de rudes
coups. Elle constate che;^ la femme une
structure plus frêle, une complexion
plus molle, et jusqu'à une constitution
cérébrale qui lui rendent difficiles cette
vigueur et cette continuité de médita-
tion qui font les hommes de génie. Un
livre récent, qui a fait sensation dans le
monde scientifique, va même jusqu'à
prétendre que l'être humain, en se trans-
formant, traverse une période embryon-
naire où il a tous les caractères de l'in-
dividu femelle , et qu'il ne devient mâle-
que par la continuité d'un développe-
ment ascendant. Faut-il donc nous in-
cliner devant de telles observations et
de tels exemples .i^ Que ce ne soit pas
DE LA FEMME. 39
du moins avant d'avoir fait appel à la
raison , ce tribunal suprême auquel il
appartient, de par l'institution divine,
de modifier ou de casser tous les juge-
ments inférieurs. En nous transportant
dans Tordre moral, nous verrons les'
choses sous un autre jour. Nous com-
prendrons rinfériorité de la femme dans
le passé, sans en rien conclure contre
son avenir. En effet, à l'origine des so-
ciétés , quand toutes les luttes , soit
de rhomdie contre la nature , soit de
Thomme contre son semblable, étaient
presque exclusivement physiques, la
force virile avait une priorité légitime.
Il est très -simple qu'elle Tait consacrée
dans les institutions, et que n'admet-
tant point la femme au partage de ses
conquêtes intellectuelles, lui interdisant
ainsi tous moyens de développement,
elle Tait retenue, non-seulement dans
la servitude domestique , mais encore
40. ESQUISSES MORALES.
dans une subalternité mentale très-évi-
dente. Il y a donc lieu de s'étonner que
la femme ait pu insensiblement parvenir
à ce degi'é d'affranchissement qui lui
permet aujourd'hui d'examiner, de
-.comprendre ses devoirs et de réclamer
ses droits. Car c'est en dépit des cir-
constances les plus contraires que son
rôle a été toujours grandissant et que la
voici chez nous , non plus esclave, mais
compagne de l'ho-mme : compagne su-
balterne encore, il est vrai, et plutôt de
ses plaisirs que de ses travaux; mais,
enfin, reconnue en prgicipe comme un
être libre appelé dans une certaine me- '
sure à concourir au progrès social. Il y
a loin dé là à une égalité parfaite ; mais
comment douter que cela y conduise?
Les idées modernes tendent toutes,
d'ailleurs, à considérer l'être humain
dans son unité. Selon cette conception,
l'égalité de la femme n'est plus contes-
DE LA FEMME. 41
table. Indispensable à la perpétuité de
la race, à la formation et au dévelop-
pement de rindividu, sa coopération
dans la famille et dans la société ne
permet plus d'incertitude. Une même
morale, une éducation analogue, de-
vront lui enseigner les mêmes vertus.
Ni la force, ni la justice, ni la tem-
pérance, ni le dévouement, n'ont de
sexe. Il faut à la mère qui allaite son
fils et qui veille à son chevet autant de
courage et de vigilance qu'au soldat qui
veille à la sûreté d'une ville. Il faut au
gouvernement des affaires domestiques
les mêmes qualités d'équité , de clair-
voyance et de décision qu'au gouverne-
ment des affaires publiques ; et, comme
il est certain que plus l'intelligence s'é-
lève, plus elle conquiert d'espace à
l'exercice des vertus, on ne peut plus
demander s'il convient de laisser au
génie féminin tout l'essor dont il est
ï
:
k^ ESQUISSES MOBALES.
susceptible. Or, c'est là, en deux mots,
tonte la question. Une égale possibilité
de développement intellectuel, telle est
régalité fondamentale ; la seule à la-
quelle il est utile de prétendre , parce
qu'elle implique en soi toutes les autres ;
la seule qu'il est inique, aujourd'hui
comme toujours, de ne point accorder.
Ce qui manque essentiellement à l'es-
prit des femmes , c'est la méthode. De
là le hasard introduit dans leurs raison-
nements, et trop souvent aussi dans
leurs vertus.
On apprend à bien penser comme on
apprend à bien coudre , et je souhaite-
DE LA FEMME. 43
rais que la mode en Tint dans T éduca-
tion des femmes.
c^
Les Scythes crevaient les yeux de
leurs esclaves, afin qu'ils n'eussent point
de distraction en ba^ttant le beurre. Il y
a aussi des gens qui crèvent les yeux au
rossignol, afin qu'il chante mieux. Ne
serait-on pas tenté de croire qu'une
pensée analogue préside à l'éducation
qu'on donne aux femmes? On semble
appréhender que si leur intelligence
n'est aveugle , elles ne soient de moins
bonnes ménagères, ou de moins agréa-
bles babillardes.
Les hommes de ce pays-ci ne veulent
pas qu'une femme soit docte. Ils crain-
44 ESQUISSES MORALES.
diraient, disent-ils, d'être moins aimés.
Ombre d'Héloïse, levez-vous , et répon-
dez-leur !
Ce qui égare les femmes, c'est l'esprit
de chimère. Elles le portent dans tout,
en religion , en amour, et jusque dans
la politique, quand elles y touchent.
Cela provient de leur éducation séques-
trée et de réloignement où on les veut
de toute réalité. Elles ignorent égale-
ment le monde physique et le monde
moral. Toutes choses retiennent à leurs
yeux un élément de mystère. La sagesse
masculine en a décidé ainsi. Je m'étonne
que, voyant les résultats, elle ne soit pas
tentée d'essayer d'un autre système.
DR LA FEMME. 45
Toute action directe, toute participa-
tion aux affaires publiques, étant par
nos mœurs interdite aux femmes, le
talent n'est pour elles qu'une excitation
Taine ; la célébrité les condamne à un
isolement retentissant.
Il me déplaît que les femmes pleurent
si abondamment. Elles sont victimes,
disent-elles; mais victimes de quoi? de
leur ignorance qui les rend aveugles,
de leur oisiveté qui les livre à T ennui, de
leur faiblesse d'àme qui les retient cap-
tives, de leur frivolité qui leur fait ac-
cepter toutes les humiliations pour une
parure, de cette petitesse d'esprit sur-
tout qui borne leur activité aux intri-
gues galantes ou aux tracas domesti-
ques. Pleurez moins, ô mes chères
46 ESQUISSES MORALES.
contemporaines ! La vertu ne se nourrit
point de larmes. Quittez ces gestes, ces
attitudes, ces accents de suppliantes.
Redressez-vous et marchez; marchez
d'un pas ferme vers la vérité. Osez une
fois la regarder en face, et vous aurez
honte de vos gémissements. Vous com-
prendrez que la nature ne veut point
devotre immolation stérile, mais qu'elle
convie tous ses enfants à une libre ex-
pansion de la vie. Elle ne se sert de la
douleur que comme d'un aiguillon au
progrès. Votre inerte mélancolie, vos
vains soupirs et vos douleurs futiles sont
contraires à l'énergie de ses desseins.
Encore une fois, séchez vos larmes^
prenez votre part de la science un peu
amère et du travail compliqué de ce
'siècle. La société qui se transforme a
besoin de votre concours. Méditez,
pensez, agissez; et bientôt le temps
vous manquera pour plaindre vos maux
DE LA FEMME. 47
chimériques et pour accuser les préten-
dues injustices du sort, qui ne sont au-
tre chose que le juste châtiment de vos
ignorances volontaires.
La femme moderne est appelée à
vivre dans un milieu faux. Ce n'est ni
le grave foyer de la matrone romaine ,
ni la demeure ouverte et joyeuse de la
courtisane grecque, mais quelque chose
d'intermédiaire qu'on appelle le monde ^
c'est-à-dire la réunion sans but des es-
prits oisifs, assujettis aux convenances
artificielles d'une morale qui voudrait,
mais en vain , concilier les amusements
de la galanterie avec les devoirs de la
famille. De là le relâchement des vertus
domestiques etl'hypocrisie des relations
sociales. Ne demandez à de telles
48 ESQUISSES MORALES.
femmes ni la chasteté de Lucrèce, ni la
force d'âme de Cornélie, ni ces grâces
suprêmes de l'intelligence qui retenaient
Socrate au banquet d'Aspasie. Leurs
vertus évaporées ou leurs grâces capti-
ves les rendent également indignes des
respects d'un époux ou des transports
d'un amant. Leur jeunesse est mausade
et leur vieillesse n'a rien d'auguste.
Dans leurs traits effacés, dans leur port
incertain, dans leurs attitudes apprises,
se décèle le profond désaccord de leur
condition sociale avec les lois naturelles.
Elles en souffrent, la famille en souffre,
la nation même en souffre. Mais la cou-
tume est là, aveugle et impitoyable, qui
domine tout.
Les amours, et j'entends les plus
nobles, périssent très-souvent par trop
DE LA FEMME. ^ 40
peu de fierté chez la femme et trop peu
de délicatesse chez l'homme. L'une ex-
cède la mesure de la condescendance et
ennuie; l'autre excède la mesure des
exigences et révolte. Une conscience
plus juste de sa propre valeur chez la
femme, un sentiment moins rude de
sa supériorité chez l'homme, maintien-
draient l'harmonie, et prolongeraient
la durée d'un sentiment qui n'est pas
aussi essentiellement mobile et éphémère
qu'on affecte chez nous de le croire.
Je veux bien qu'une grande àme se
dévoue à l'amour, mais que ce soit en
reine et non en esclave. Les femmes
abaissent le dévouement jusqu'à l'aban-
don de soi ; et quand elles se plaignent
d'être abandonnées, elles oublient trop
50 ESQUISSES MOEALES.
qu'elles ont, en quelque sorte, donqé
l'exemple .
Il est singulier que le plus parfait mo-
dèle, le type le plus pur de l'amour
féminin, dans toute son énergie, son
désintéressement, sa grandeur et sa con-
stance, soit donné à l'histoire et à la
poésie, en la personne d'Héloïs^, dans
un pays où le tempérament et l'esprit
des femmes semblent les pousser invin-
ciblement à une coquetterie subtile,
légère, égoïste et calculée, qui est Tan-
tipode de la passion.
Les hommes de nos jours ont l'âme
si petite, que, s'ils viennent à inspirer
DE XA FRMME. 51
l'un de ces héroïques amours dont le
cœur féminin n*a pas perdu le secret,
et qui les sollicitent en quelque sorte à
la grandeur, on les en voit embarras-
sés, importunés. Ils prennent à tâche
de l'amoindrir, de le déprimer, de le
taillera leur mesure.
Lorsqu'une femme galante repousse
les prétentions d'un homme, il ne voit
là qu'un caprice outrageant pour lui ; il
s'irrite et se venge. Quand, au contraire,
une femme honnête, soit pour rester
chaste, soit pour demeurer fidèle à un
sentiment antérieur, refuse de céder
aux sollicitations d'un amant, l'amour-
propre du rebuté ne souffre pas; il ho-
nore la cause du refus' dont il se plaint ;
son cœur seul est atteint, et le cœur
pardonne. Il n'est pas rare de voir ces
52 ESQUISSES MORALES.
amants éconduits devenir les amis les
plus dévoués de la belle insensible.
Les hommes de ce temps-ci ne con-
naissent que deux sortes de femmes : la
femme de joie et la femme de peine.
L'une qui les amuse après boire, l'autre
qui leur apprête à manger. Si, par im-
possible, Tun d'entre eux venait à ren-
contrer une compagne véritable, une
femme selon Dieu, selon l'amour et la
liberté, qu'en ferait-il?
Les femmes qui ont été malheureuses
en ménage demandent le diyorce ; celles
qui aiment leurs maris veulent l'indis-
solubilité du mariage ; voilà toute leur
DE LA FKMHB. 53
logique. C'est une nécessité de la viva-
cité de leurs sentiments et de la faiblesse
de leur raison de tout rapporter à l'in-
dividuel. Qu'elles me permettent, à ce
sujet, une réflexion générale. Etant don-
nés son infériorité présente, ses con-
naissances bornées et son caractère
amolli, la faculté de changer d époux
ne serait pour la femme que la faculté
de changer de maître. Qu'y gagnerait-
elle ? de satisfaire la mobilité de ses ca-
prices? Ce n'est point là le but de la vie.
La fin d'un être libre, c'est de parvenir
à toute la dignité, à. toute l'excellence
de sa nature. Or, pour que la femme
atteigne cette fin, il est un divorce préa-
lable, auquel je ne la vois pas songer :
c'est le divorce avec son ignorance, avec
sa frivolité, avec ses passions puériles.
Par ce divorce, qu'il dépend d'elle de
prononcer dès aujourd'hui, elle entrera
en possession d'une liberté morale qui
D
4 ESQUISSES MORALES.
suppléera d'abord, puis nécessitera la
liberté domestique et civile. Sans ce di-
vorce intime, l'autre demeurerait sans
fruit; la condition féminine n'en serait
ni meilleure, ni pire.
La maternité est une révolution dans
l'existence de la femme, et c'est le pro-
pre des révolutions de susciter toutes
les puissances de la vie. Il faudrait sup-
poser unebiea complète déchéance pour
qu'en cette crise douloureuse de la nat-
ture créatrice, la femme ne sentît pas
l'enthousiasme du dévouement palpiter
dans son sein. Le premier vagissement
de son enfant est l'oracle qui lui révèle
sa propre grandeur ; et le fer qui déta-
che de ses flancs une créature immor-
telle en qui elle se voit revivre, la déta-
I>E LA FEMME. 55
che du même coup des puérilités et des
égoïsmes de sa jeunesse solitaire. Cette
rude étreinte des forces génératrices,
ce labeur étrange imposé à sa faiblesse,
ces espérances, ces angoisses, ces ef-
frois qui l'oppressent, l'exaltent, et.
éclatent en un même gémissement ; puis
cette convulsion dernière à laquelle suc-
cède aussitôt le calme auguste de la
nature rentrée dans sa paix après avoir
accompli son œuvre suprême ; tout cela
n'est point, comme on l'a dit, le châti-
ment ou le signe de l'infériorité de tout
un sexe. Loin de là; cette participation
plus intime aux opérations de la nature,
ce tressaillement de la vie dans ses en-
trailles, sont pour la femme une initia-
tion supérieure qui la met face à face
avec la vérité divine dont l'homme n'ap-
proche que par de longs circuits, à l'aide
des appareils compliqués et des disci-
plines arides de la science.
56 ESQUISSES MORALES.
Les devoirs de la maternité sont com-
patibles avec les grandes pensées, maïs
ils ne sauraient s'allier aux goûts fri-
voles. Une femme, en allaitant son fils,
peut rêver avec Platon et méditer avec
Descartes. Son humeur en sejra plus se-
reine, les qualités de son lait n'en seront
point altérées. Mais qu'elle se pare, se
farde, veille, danse, intrigue, son sang
s'échauffe, sa bile s'irrite, ses mamelles
tarissent, son enfant pâtit : elle devient
haïssable ou ridicule. Pourquoi donc les
hommes de nos jours redoutent-ils si
fort une femme philosophe, et souf-
frent-ils avec tant de complaisance une
femme coquette?
DE Là FEMME. 57
Lorsqu'une Athénienne se déclarait
enceinte, on avait soin d'orner sa dé-
meure de statues et de peintures repré-
sentant les types les plus purs de la
beauté humaine. Les Grecs pensaient
que ces images nobles ou gracieuses
exerçaient une favorable influence sur
la conformation de Tenfant qui allait
paître. Je regrette qu'un tel usage ne
nous ait point été transmis par ces maî-
tres en l'art de vivre. Nous sommes trop
peu précautionnés contre la laideur.
Elle nous cerne, elle nous envahit ; elle
est aujourd'hui partout, dans le temple,
sur la place publique; nous ne savons
pas en préserver le foyer, et je crains
bien qu'elle n'ait passé dans notre sang
avec les goûts barbares de nos mères.
Je ferai peut-être sourire plus d'un lec-
teur en affirmant qu'il existe un rapport
intime entre les grâces physiques et les
grâces morales, et que l'habitude de
58 ESQUISSES MORALES.
vivre dans un milieu d'où l'harmonie et
la beauté sont absentes, laisse des traces
fâcheuses dans les esprits. L'esthétique
est sœur de la morale. Ennoblissez vos
demeures, vos discours et vos actes se-
ront plus facilement portés à la noblesse.
Mais j'entends qu'on m'accuse de maté-
rialisme, peut-être même de paganisme.
Qu'on me permette de me réfugier der-
rière une autorité considérable et d'in-
voquer ici le témoignage non suspect
d'une des plus belles lumières de l'E-
glise chrétienne; écoutons Fénelon :
« Je voudrais faire voir à nos jeunes
filles, dit-il dans son Traité (Téduca"
tioji^ la noble simplicité qui paraît dans
les statues et dans les autres figures qui
nous restent des femmes grecques et
romaines; elles y verraient combien
des cheveux noués négligemment par
derrière, et des draperies pleines et flot-
tantes à longs plis sont agréables et ma-
DE LA FEMME. 59
jestueuses. Il serait bon même qu^eiles
entendissent parler les peintres et les
autres gens qui ont ce goût exquis de
l'antiquité. »
Pour les femmes qui ne sont que jo-
lies, la transition de la jeunesse à Tàge
mûr est brusque, souvent mortelle.
Comme en perdant leur beauté elles
perdent leur seule puissance, du jour
au lendemain elles passent d^un empire
absolu sur les cœurs au plus humiliant
abandon, des magnificences de Tété
aux désolations de lliiver. Les femmes
intelligentes, au contraire, celles en qui
les grâces de l'esprit égalent ou surpas-
sent les glaces du visage, ne s'aperçoi-
vent presque point du déclin des ans. Il
est lent, presque insensible pour elles ;
c'est un long automne on l'éclat pâlis-
60 ESQUISSES MORALES.
sant des fleurs et les nuances de la vé-
gétation, qui se colore de teintes plus
graves et plus variées, produisent une
harmonie touchante qui surpasse sou-
vent en beauté les splendeurs du jeune
printemps.
Il est des femmes qui conservent la
faculté d'aimer longtemps après avoir
perdu celle de plaire; je ne conçois
guère d'état plus pitoyable. Il en est
d'autres, au contraire, qui inspirent
encore l'amour lorsqu'elles ne peuvent
plus l'éprouver. Pour celles-ci, le dé-
clin des ans est doux et facile. Elles
restent jusqu'à la fin dans la dignité du
rôle que la délicatesse de nos mœurs
leur a tracé.
DE LA FEMME. 61
Je conseillerais aux femmes, lors-
qu'elles viennent à se demander quel
est l'effet des ans sur leurs charmes, de
consulter moins leur miroir que le visage
de leurs contemporaines.
<J^
Les femmes bien nées et fidèles à
écouter les avertissements de la nature,
sentent qu'elles passent de la jeunesse à
l'âgé mûr, par je ne sais quel caractère
touchant et grave de maternité qui do-
mine peu à peu tous leurs sentiments,
même le sentiment de l'amour, lois-
qu'elles l'éprouvent encore.
o^
62 ESQUISSES MORALES.
Une femme qui n'a point de fille est
plus excusable de prolonger sa jeunesse
au delà du terme indiqué par la nature
que celle qui voit à ses côtés sa fille
devenue belle, capable d'inspirer et
d'éprouver 'de l'amour. C'est là un aver-
tissement sévère et doilx tout ensemble^
auquel une femme doit se bâter de con-
former sa vie, sous peine de tomber en
mille travers, en mille ridicules, en des
égarements infinis.
La plupart des femmes passent sans
transition de l'hypocrisie au cynisme.
Combien peu s'arrêtent à la sincérité !
c^
DE LA FEMME. 63
On |i dit de Marcelle : C'est la femme
la plus vraie et la moins confiante du
monde. Le contraire peut se dire de la
plupart des femmes. Elles sont confian-
tes, parce qu'elles aiment à parler et
que leurs connaissances peu ^tendues
ne leur fournissent guère d'autres sujets
qu'elles-mêmes ; elles trouvent le moyen
de n'être point vraies jusque dans leurs
épanchements, parce qu'elles savent que
la vérité leur nuit dans l'opinion des
hommes. J'ajoute que ce n'est point
leur faute, mais la faute de l'éducation
qu'elles reçoivent et des préjugés qui
nous mènent.
La nature humaine est si encline à
outre-passer en toutes choses la justesse
et la mesure, qu'à peine a-t-elle conquis
un sentiment ou un principe vrai, elle
se hâte de le pousser à l'extrême, au
64 ESQUISSES MORALES.
faux, à r absurde. C'est ainsi me la
pudeur, cette grâce de la chasteté, qui
donnait à l'amour chez les modernes
des délicatesses inconnues aux anciens,
s'est rapidement altérée en s'exagérant
dans les âmes féminines, où elle est de-
venue un sentiment presque dégradant :
le sentiment de la honte dans Tamour.
La dévotion des femmes n'est, le plus
souvent, que delà coquetterie avec Dieu.
Cela occupe, amuse, et n'engage point.
Un homme du monde qu'une longue
expérience inclinait à l'ironie, disait un
jour à son fils : « Pour bien connaître
les femmes honnêtes, il faut avoir beau-
coup fréquenté celles qui ne le sont pas. »
DE LA FEMME. ^ 6
M
Les femmes montrent souvent une
intrépidité d'âme d'autant plus admira-
ble qu'elles n'en ressentent pas moins la
peur instinctive, naturelle à leur fai-
blesse. « Vous pâlissez, dis-je un jour à
Marcelle? — Oui, me répondit-elle
d'une voix altérée, mais en attachant y
sur moi un regard ferme, je suis épou- '^
vantée de mon courage. »
Parce que les femmes ne se battent
point en duel, on ne dit point une femme
d'honneur. Mais l'honneur n'est-il donc
qu'au bout de l'épée? J'aurais cru qu'il
était en quelque sorte la fleur de l'hon-
nêteté, et, sur ce point, je suis persuadé
que les femmes ne le cèdent ni à leurs
amis, ni à leurs amants, ni à leurs
frères.
••
66 ESQUISSES MORALES.
Les grandes pensées viennent du
cœur, a-t-on dit. Cela est vrai surtout
pour les femmes. C'est par la passion
qu'elles arrivent à comprendre les idées,
et souvent à les rendre avec une élo-
quence supérieure. Mais comme la pas-
sion est emportée , mobile , pleine
d'inconséquences et souverainement il-
logique, les idées aussi, chez beaucoup
de femmes, sont brusques, heurtées,
violentes; elles ne se produisent point
avec calme, ni ne se développent avec
mesure. Dans ces natures orageuses, les
idées sont en quelque sorte les éclairs
de Tâme.
DE LA FCMITE. 67
Penser est pour un gi'and nomljre
de femmes un accident heureux plutôt
qu'un état permanent. Elles font, dans
le domaine de l'idée, plutôt des inva-
sions brillantes que de régulières en-
treprises et des établissements solides.
Leur propre cœur est cette perfide Ca-
poue qui les séduit et les retient souvent
à deux pas de Rome.
Les femmes ne méditent guère. Elles
se contentent d'entrevoir les idées sous
leur forme la plus flottante et la plus
indécise. Rien ne s'accuse, rien ne se
fixe, dans les brumes dorées de leur
fantaisie. Ce ne sont qu'apparitions ra-
pides, vagues figures, contours aussitôt
effacés. On dirait qu'elles n'ont nul
souci de la vérité des choses, et que leur
68 ESQUISSES MOnALES.
esprit n'a commerce qu'avec ces person-
nages énigmatiques de la scène grecque
qu'Aristophane appelle les célestes
nuées ^les dwinités des oisifs,
La supériorité d'esprit chez une femme
est un phénomène trop rare encore
pour ne pas exciter la défiance du vul-
gaire. Il en résulte que c'est une supé-
riorité inquiète, armée, et qui use à se
défendre elle-même les forces qu'elle
devrait consacrer utilement au bien de
la famille et de la société.
Un artiste célèbre a dit d'une femme
que vous connaissez : C'est l'esprit le
DE LA FEMME. 69
moins chargé de bagage inutile. Éloge
inappréciable dans ce temps-ci, où notre
vieille société traîne après elle les pré-
jugés, les lieux communs, tous les em-
barras d'une civilisation compliquée.
Si l'on considère, en les comparant,
trois femmes célèbres qui ont fixé les
regards de la France moderne, on re-
connaîtra dans leur génie, avec les qua-
lités les plus opposées, qu'il faut attri-
buer, je crois, au milieu très-différent
dans lequel elles ont vécu, un défaut
identique, inhérent peut-être à la na-
ture féniinine. Nourrie de l'antiquité
dans une retraite austère, Mme Roland
s'est montrée forte et grave. Excitée
par le mouvement de la société, Mme de
Staël a été surtout animée et judicieuse.
70 ESQUISSES MORALES.
Inspirée par la nature, Mme Sand a
paru véritablement éloquente. Mais
toutes trois ont outre-passé Ik justesse, et
sont tombées dans l'exagération décla-
matoire.
Notre siècle abonde en Lisettes, en
Marions. J'y vois quelques Laïs. Béa-
trix, m'assure-t-on, Ta traversé; appa-
remment elle n'aura pas rencontré
Dante.
o^
L'aspect extérieur des maisons en
Orient ne présente d'ordinaire que des
murailles nues. Mais, à Tinlérieur, l'œil
est ébloui par des colonnes sans nom-
bre, des marbres précieux, des fontaines
DE LA FEMME. 71
jaillissantes, par toutes les richesses et
toutes les fantaisies de l'art arabe. Mal-
heureusement la porte de ces exquises
demeures est presque toujours fermée ;
elle ne s'ouvre qu'à l'amitié et à l'amour.
Il en est de même de certains esprits,
froids et nus en apparence. Pour dé-
couvrir leurs magnificences cachées, il
s'agit également d'en forcer le seuil ;
que faut-il pour cela? presque rien : si
toutes les femmes se ressemblaient, le
sourire d'une femme.
o^
CHAPITRE IV.
DE LA VIE MORALE.
L'homme naît-il bon ou méchant?
ses inclinations sont -elles perverses ou
portées au bien? Je demande qu'on tâ-r
che de s'entendre sur ce point c^pital.
On s'y efforce en vain depuis des siècles.
Et pourtant il y a une morale et des
moralistes. On écrit à perte de vue et
l'on disserte à perte d'haleine. M'y voici
comme tant d'autres....
DE LA VIE HORiLE. 73
Le problème est résolu. L'homme est
bon, mais les lois sont mauvaises. Voilà
ce que j'entends dire aux esprits les
plus graves. Mais qui donc a fait ces
lois mauvaises? des hommes, apparem-
ment. ... Et comment des hommes très-
bons ont-ils fait des lois très-mauvaises ?
Ne serait-il pas plus exact de dire
que l'homme imparfait s'est gouverné
tant bien que mal, comme il a pu enfin,
plutôt que comme il aurait voulu, par
des institutions faites à son image?
Un point encore me paraîtrait bien
essentiel à préciser; une préface me
5
74 ESQUISSES MORALES.
semblerait indispensable à nos codes
moraux et judiciaires, qui déterminât
quelle est la proportion exacte de li-
berté et de nécessité dont se composent
les actes de la vie humaine. Aussi long-*
temps que la conscience du genre hu-
main ne sera pas, à cet égard, complè-
tement édifiée, notre prétendue justice
sera semblable à ces tireuses de cartes
qui rencontrent par occasion la vérité,
et que le hasard sert assez souvent pour
entretenir Tillusion et le respect du vul-
gaire.
La suprême sagesse et la suprême
vertu, c'est de se rendre Ubre. S'il était
donné à l'homme de s'affranchir de
toutes les servitudes où le retient l'igno-
rance; s'il arrivait à une intelligence
complète de sa nature et de sa desti-
DE LA VIE MORALE. 75
née, il voudrait toujours, son véritable
bien et le bien d'autrui. Il deviendrait
sur ce point semblable à Dieu qui, sou-
verainement libre, ne peut pas, néan-
moins, vouloir le mal. En un mot, et
ce mot renferme à mes yeux toute no-
tion de morale et de progrès, aussi bien
pour les individus que pour les peu-
ples : la parfaite liberté chez Thomme
n'est autre chose que l'activité de sa
raison.
Le plus important, celui qu'on exerce
le moins de tous les arts, c'est l'art de
vivre. Combien peu d'hommes ont ce
juste sentiment des proportions qui?
supprimantle détail, ne s'attache qu'aux
grandes lignes. Combien peu surtout
conçoivent un idéal d'après lequel ils
76 ESQUISSES MORALES.
modèlent leurs actions, auquel ils con-
forment leurs desseins. Je ne vois par-
tout que la caricature, ou tout au plus
la grossière ébauche de ce que pourrait
être la vie humaine.
Si nous savions écouter les voix dé la
nature et suivre l'esprit intérieur, notre
vie se composerait d'elle-même selon
les lois d'une grande œuVre d'art. On
n'y verrait ni contrastes heurtés, ni
brusques transitions, ni déclin rapide.
Avec le changement des saisons et des
âges, l'harmonie première se modifie-
rait sans s'interrompre; elle perdrait
peu à peu de sa force et de son éclat,
mais elle ne serait jamais altérée : sem-
blable à cette symphonie du maître, où
les instruments se taisent un à un sans
DB Lk VIE MORALE. 77
que le dessin en soufire, et de telle
sorte que Toreille charmée garde jusqu'à
la fin l'illusion d un parfait ensemble.
Sachons mettre l'art dans la vie et la
vie dans l'art.
La complication de la vie m'étonne
et me déconcerte. Que de ressorts mis
en mouvement pour des opérations si
minces ! quel prodigieux entre-croise-
ment de fils pour une trame si lâche et
un dessin si pauvre ! Des affections aus-
sitôt brisées que nouées; des projets
couvés pendant des années entières,
avortés en une seconde ; des sacrifices
immenses qui ne profitent à personne ;
78 ESQUISSES MORALES.
des renoncements qui ne donnent pas
la paix; des passions satisfaites qui ne
procurent pas le bonheur ; d^ardentes
croyances qui aboutissent au doute ; des
doutes dévorants qui s'engourdissent
dans la torpeur; une multitude enfin d'a-
ventures héroïques, plates ou ridicules,
pressées sans ordre et sans suite entre le
mystère de la naissance et le mystère de
la mort, telle est la vie de la plupart des
hommes. Que le nombre est petit de
ceux qui savent se faire une destinée !
La vie du genre humain me fait l'effet
d'une symphonie , composée par un
grand artiste, il est vrai, mais exécutée
par des sourds.
DE LA TIE MORALE. 79
Les esprits profonds pénètrent la na-
ture des choses; ils reconnaissent la
rigueur des lois et lisent à la voûte splen-
dide des cieux l'immuable an^êt qui pèse
sur l'imbécillité humaine. Les esprits
légers flottent de surface en surface ; ils
se laissent emporter au hasard de Vévé-
nement, entraîner par la mobilité des
rapports et leurrer sans cesse par l'ap-
parente nouveauté des phénomènes.
Nul cependant n'est satisfait. Les uns
gémissent de ne pouvoir rien changer ;
les autres, de ce que tout change dans
le monde.
Le christianisme a prononcé le plus
triste des divorces : celui de Tâme et du
corps dans l'être humain.
80 ESQUISSES VORALES.
Cette perpétuelle antithèse de Tâme
et du corps, du moral et du physique,
est une source intarissable d'erreurs.
L'homme, dans son existence terrestre,
n'est ni une âme sans corps, ni un corps
sans âme. Qu'est-ce donc qu'une psy-
chologie sans physiologie et une physio-
logie sans psychologie ? Comment peut-
on séparer dans la science ce qui n'est
pas séparable dans la nature ? L'action
et la réaction de Tesprit sur la matière
et de la matière sur Tesprit sont à tel
point simultanées, incessantes, conibi-
nées, qu'il est absurde de prétendre
étudier ou traiter isolément Tune ou
l'autre de ces deux forces, dont la co-
existence et l'union constituent la vie.
La morale est l'hygiène de l'âme, conune
l'hygiène est la morale du corps. Même
principe, mêmes moyens, même fin. Et
comme il n'y a qu'un être humain, il
n'y a au fond qu'une science qui les
DE LA VIE MORALE. 81
comprend toutes : c'est la biologie.
Mais cette science est de fraîche date ,
d'origine récente; son nom d'hier et
comme plébéien est suspect et mal noté
dans la noble compagnie des vieilles
sciences aristocratiques.
La suprême vertu, en même temps
que la suprême sagesse, consiste à ne
considérer les événements du dehors que
da ns leur rapport avec notre être intime ,
et à ne les estimer qu'en raison de leur
influence sur notre progrès moral.
Ija sagesse est cette rare concordance,
cette heureuse harmonie de» facultés et
82 ESQUISSES MORALES.
des désirs que la nature, en ses jours de
largesse, accorde aux hommes d'élîte,
et qui produit en eux une liberté d'âme
parfaite. Le vulgaire se croit sage
parce qu'il se sent médiocre.
o^
La faiblesse ou la force d'âme nous
attachent à la vie. Et nous y tenons
diversement, mais presque également,
soit que nous la possédions, soit qu'elle
nous possède.
^
Aimez la vie, la vie vous aimera.
c^
DE LA YIE MORALE. 83
Nous ne savons pas ce qui nous est
bon : ne demandons rien aux Dieux, de
peur qu'ils ne nous exaucent.
Presque toutes les choses que nous
souhaitons fortement nous arrivent un
jour. Pourquoi faut-il que ce soit préci-
sément le jour où nous avons cessé de
les souhaiter !
c^
Ulysse, jeté sur les rives d'Ithaque,
ne les reconnaît pas et pleure sa patrie.
Ainsi Thomme dans le bonheur possédé
ne reconnaît pas son rêve, et soupire.
su ESQUISSES MORALES.
J'en connais qui, cherchant le bon-
heur, ont rencontré la joie : et tout a
fini par des larmes.
La différence entre ce qu'on appelle
bonheur ou malheur en ce monde est si
petite, qu'on ne devrait jamais envier
ni plaindre personne.
c^
Notre condition est si misérable ,
notre pauvre cœur si infirme, que les
moments les plus poétiques de notre vie
sont ceux qui nous donnent, en un ra-
vissement douloureux, la vue rapide et
lumineuse de ce qui aurait pu être.
DE LA VIE MORALE. 85
Me promenant, par un beau soir
d'été, au coucher du soleil, dans une
belle campagne, je mets le pied sur un
serpent que je n'avais pas vu, endormi
qu'il était sous des herbes sèches. Le
serpent s'éveille et me mord ; je le tue.
Son venin gonfle mes veines, et met ma
vie en danger. A qui nous plaindrons-
nous, lui et moi? A quels Dieux de-
manderons-nous justice ? Lui, pour avoir
été brusquement tiré d'un innocent
sommeil et méchamment mis à mort
par un être hostile, auquel il n'avait
fait aucun mal ; moi, pour avoir res-
senti la douleur et l'angoisse dans une
rêverie solitaire où mon àme, doucement
émue, se recueillait pour admirer, pour
bénir les merveilles de la nature et
l'infinie bonté du Créateur?
86 ESQUISSES VORALES.
Se conformer à son malheur, ce n'est
pas s'y résigner. L'un est la marque
d'un caractère fort; l'autre est le signe
certain d'une âme faible.
c^
C'est folie de chercher à se consoler ;
mais on arrive à noblement se distraire.
c^
Il est peu d'âmes assez préservées
pour ne subir aucune atteinte du com-
merce des hommes, pour n'être pas, du
moins passagèrement, troublées par les
accidents de la vie extérieure. Mais une
âme honnête repousse incessamment,
DE LA VIE MORALE. 87
sans secousse et sans bruit, par un tra-
vail organique, si l'on peut ainsi parler,
ce qui n'est pas conforme à sa nature ;
à peu près comme le glacier des Alpes,
dont la force interne rejette sur ses bords
toute matière étrangère, tout élément
qui, tombé du dehors, ternirait sa
transparence et T éclat de son pur cristal.
Nos remords ne sont pas dans la pro-
portion de nos fautes, mais dans la pro-
portion des vertus qui nous restent.
La plus amère punition de nos fautes,
c'est qu'elles nous mettent presque tou-
jours dans la nécessité d'en commettre
de nouvelles.
88 ESQUISSES MORALES.
o^
A Manille, au temps du carnaval,
toute personne masquée a le droit d'en-
trer dans les maisons où se donne une
fête, de prendre part aux divertisse-
ments, de causer, de danser aussi long-
temps que bon lui semble, et de sortir
sans s'être nommée. On comprend que
c'est là un privilège dont usent seule-
ment les personnes d'un rang inférieur
qui, en d'autres circonstances, n'au-
raient nul droit à Thospitalité des
grands. Ainsi, à certains moments où
l'accès en est moins bien gardé, n'ar-
rive-t-il pas que des passions inférieures
se glissent en de grandes âmes ? Seule-
ment elles y demeurent peu, ne se nom-
ment point, et se retirent avant le jour,
sans avoir quitté leur masque.
DE LA VIE MORALE. 89
Quand un homme se rend coupable
d une faute, le simple respect de la na-
ture humaine nous commanderait de
chercher quelle part a le malheur dans
sa chute. Tout le contraire arrive. Un
homme tombe-t-il dans l'infortune,
nous n'avojis point de repos que nous
n'ayons découvert la part qu'il convient
d'assigner dans cette infortune à sa pro-
pre faute.
Le même homme qui vous dénigre
aujourd'hui, demain fera votre apo-
théose. Il lui suffit, pour se croire
conséquent, que vous soyez mort dans
l'intervalle. Quant à la justice, vousTat-
90 ESQUISSES MORALES.
tendez longtemps. LTiorloge à laquelle
elle se règle ret;
plusieurs siècles.
elle se règle retarde constamment de
^
On peut, à la rigueur, faire cas d'un
homme dont on n'approuve pas la vie.
Entre la pensée et l'acte qui y corres-
pond le plus étroitement en apparence,
il se glisse encore quelque chose d'étran-
ger ; un je ne sais quoi invisible, inex-
plicable, qui n'a pas de nom : c'est le
hasard, le destin ; c'est le malheur sur-
tout.
o^
A quoi sert l'expérience à une créa-
ture qui ne cesse de se transformer?
DE LA VIE MORALE. 91
Savoir ce que nous avons été ne nous
apprend aucunement ce que nous som-
mes.
Le plus utile enseignement que j'aie
tiré de l'expérience, c'a été d'apprendre
à me supporter moi-même.
Ne retournons pas certaines vertus ;
leur envers est plus laid que bien des
vices.
Beaucoup font Taumôue, peu font
la charité.
92 ESQUISSES MORALES.
Il y a des gens, et le nombre en est
assez considérable, dont la vie est hon-
nête, mais dont Tâme ne l'est point du
tout. J'entends ceux à qui une sagacité
prudente, un peu timide, a fait recon-
naître de bonne heure que la sécurité
de l'intérêt personnel conseille presque
toujours ce que la morale commande.
C'est un honnête homme. — Quelle
louange banale ! — Vous croyez? voyez-
y de près.... regardez longtemps sur-
tout.... distinguez bien; tentez, si vous
l'osez, une légère épreuve : puis, vous
viendrez me dire ensuite combien vous
croyez avoir connu, parmi vos contem-
porains, de cœurs, d'esprits et de mains
honnêtes.
DE LA VIE MORALE. 93
La vertu, la passion ou Tintérêt gou-
vernent la vie de la plupart des hom-
mes. Tout le monde tombe d'accord sur
ce point. Mais un quatrième mobile,
assez puissant sur certains esprits déli^
cats, n'a pas été suffisamment observé
par les moralistes. Ce mobile, c'est l'a-
mour d.u beau ou l'esthétique. Les Grecs
semblent avoir été généralement plus
sensibles à la beauté qu'à la morale pro-
prement dite. Socrate, le juste par ex-
cellence, recherche la compagnie d'Al-
cibiade et célèbre les grâces d'Aspasie.
Des vices relevés par tout l'éclat des
grandeurs et de Tintelligence ne bles-
sent point son sens moral. Nos ver-
tus modernes sont plus rigides; on
dirait même que la beauté leur est sus-
pecte. Il leur déplaît assez de rencon-
trer dans l'Evangile les parfums de
Madeleine.
94 ESQUISSES MORALES.
Dans le commerce avec leurs sembla-
bles, les hommes apportent trois dis-
positions principales : le besoin de la
domination, de Tadmiration ou de la
sympathie. Les grands hommes veulent
tout à la fois être obéis, admirés, aimés,
non-seulement dans le temps présent,
mais encore dans la postérité la plus
reculée. Cependant ils inclinent plus ou
moins vers l'une ou l'autre de ces am-
bitions. Napoléon semble n'avoir aspiré
qu'à être obéi. Alexandre voulait sur-
tout être admiré. Le dernier mot de
César mourant résume une vie où le
besoin d'être aimé fut peut-être le plus
vif sinon le plus profond de tous. Aussi
l'histoire pourrait-elle, en toute justice,
le nommer le plus aimable des grands
hommes.
DE LA VIE MORALE. 95
L*habitu(le ou la règle fait les cama-
rades; la passion ou riutérêt fait les
complices ; un certain bien commun fait
les associés. Il n'est donné qu'à la vertu
de faire les amis.
Les moralistes ont dit à Thomme :
abaisse, réprime, étouffe en toi l'or-
gueil. Moi, je lui dis : justifie-le. C'est
le secret de toutes les grandes vies.
^
Les nobles cœurs ont d'orgueilleux
chagrins et d'humbles joies.
^
96 ESQUISSES MORALES.
Rendre une éclatante justice aux mé-
rites inférieurs de notre ennemi, c'est
une des jouissances les plus raffinées de
l'orgueil.
Trop de facilité à pardonner tient
moins de la grandeur que de la fai-
blesse d^àme : quiconque sent fortement
ressent longtemps.
Chez certaines âmes, plus hautaines
que tendres, le pardon est une forme
polie, une sorte d'euphémisme du mé-^
pris.
DE LA VIE MORALE. 97
Le pire de certaines inimitiés, c'est
qu'elles sont si viles, si rampantes, qu'il
faut se baisser pour les combattre.
J'en ai fait l'expérience, pour peu que
nous ayons quelque mérite, nos ennemis
nous servent beaucoup mieux que nos
amis. Par la violence de leurs attaques,
ils provoquent les retours de l'opinion.
Par la préoccupation inquiète où on les
voit de nous, ils inspirent le désir de
nous connaître; enfin, par leurs traits
acérés, ils éveillent en nous des forces
qui peut-être se fussent engourdies au
sein d'une amitié indulgente. Ils nous
excitent à valoir tout ce que nous pou-
vons valoir pour donner un éclatant dé-
menti à leurs calomnies. S'ils nous ravis-
sent quelques biens extérieurs, ils nous
6
98 ESQUISSES XOEALES.
font souvent découvrir dans notre àme
des trésors ignorés. Leur injustice triom-
phante nous conti'aint d*en appeler à
Dieu et à la postérité, à la vertu et à la
gloire. Sans Mélitus, toute la grandeur
de Socrate nous eût-elle été révélée .►*
Pour si peu que Tamitié nous blesse,
elle connaît si bien nos cotés vulnérables
qu^elle nous laisse des plaies profondes.
La haine n'a ni cette sûreté de coup
d'œil, ni cette dextérité de main. Elle
frappe fort, mais aux endroits insen-
sibles.
J'ai longtemps cherché à me rendre
compte de ce que l'on entendait dans
DE LA VIE MORALE. 99
le monde par un ami, et j'ai fait cette
découverte : un ami, c'est un homme
qui se croit en toute occasion le droit
de vous dire une vérité blessante, de
vous donner un conseil inutile, et de
vous emprunter votre argent sans vous
le rendre.
Nos amis (j'entends ceux dont je
viens de donner la définition) ne con-
sentent d'ordinaire à nous reconnaître
une vertu qu'après s'être bien assurés
qu'elle n'est en rien la censure de leur
caractère, que plus d'une tache la ternit,
et que, d'ailleurs, elle est plutôt chez
nous une heureuse habitude que l'effort
courageux de notre volonté. Prudents
amis!
c^
100 ESQUISSES MORALES.
Vous voulez que j 'écoute vos conseils ?
donnez-moi donc en même temps vos
principes, vos opinions, vos préjugés,
VOS défauts même, et jusqu'à vos fai-
blesses, tout votre caractère enfin, et
votre humeur surtout, qui me rendra
facile de subir votre influence, et salu-
taire de l'avoir subie.
Mauvais conseil?... mauvaise excuse.
Le bon conseil vient au bon désir. On
est toujours bien conseillé quand on
veut l'être.
Dans le monde, on confond la fré-
quence des relations avec l'intimité des
rapports. Vienne un jour de malheur,
et la distinction se fait d'elle-même.
DE LA VIE MORALE. iOi
Pour paraître beaucoup plus aimable,
il m*a suffi parfois de moins aimer.
Savoir vivre seul est une condition
essentielle pour qui veut conserver in-
tactes, en toutes circonstances, la dignité
des mœurs et la sincérité du caractère.
c^
Si l^on retranchait d'une fête tous
ceux qui s^y ennuient, et d'un convoi
funèbre tous ceux qui n'y sont pas tris-
tes, il n'y aurait plus ni fête ni convoi.
102 ESQUISSES MORALES.
La supériorité morale actuelle d'ua
sexe sur T autre tient principalement a
ceci, que nos mœurs rendent la sincé-
rité presque toujours facile à Thomme.
Il a moins souvent intérêt à mentir,
d'où il résulte qu'il ne s'enfonce pas aussi
avant dans le mal et se relève plus vite
de ses chutes.
Il y a une sincérité haïssable ; c'est
celle qui ne soufïre point à dire une
vérité cruelle.
G^est bien peu du mérite de la sincé-
rité, si Ton n'en possède le charme.
DE LA VIE MORALE. 103
L'amour-propre, si susceptible pour
lui-même, ne devine jamais la suscepti-
bilité d' autrui.
D n'est point de savante hypocrisie
s'il n'y entre un peu de sincérité.
Il n'y a de secrets bien gardés que
ceux auxquels la vanité fait sentinelle.
Il est des âmes si bien nées que, sans
avoir eu peut-être occasion de faire de
CTandes choses, elles vivent naturelle-
iO^
meot, simplement, et comme par drmt
de naissance, dans nn ooDuneroe Cuni-
Uer aTec la grandeur.
Pour être on grand bomme^ il but
aToir fait de grandes choses ; mais ne
suffit pas toujours d'aToir fut de grandes
choses pour être un grand homme.
c^
La Tie de famille a ses douceurs et
ses influences heureuses; mais ne lui
demandons pas la grandeur^ car elle
dissipe le recueillement et elle attiédît
Tenthousiasme, sans lesquels ne se pro-
duit jamais la rie héroïque.
DE UL YIE XOEALK. 105
Action, travail ou besogne : c'est la
loi imposée à tous , et nul ne s^y sous-
trait. Bien peu savent agir. Heureux
ceux qui travaillent ! Le vulgaire fait la
besogne. Puis, la tâche achevée, chacun
s'endort d'un même sommeil.
c^
Les pensées et les sentiments d'un
grand cœur, je dirais presque sa respi-
ration, sont conune un perpétuel défi
à l'impossible.
La destinée sourit aux cœurs auda*
cieux. Elle leur dit «:omme Manto à
106 ESQUISSES XO&ALES.
Faust : Den lieV îch, der Unmôgli^
ches begehrt.
o^
Alexandre, élève d'Aristote, c'est Ti-
déal de l'histoire : Vaction la plus grande
engendrée par la pensée la plus haute.
Que sont les ironies des poètes auprès
des ironies du destin? Ije génie d'Aris-
tophane uni au génie de Byron créera-
t-il un constraste plus accablant ou plus
risible que celui de Jean-Jacques, l'au-
teur d'Emile^ jetant ses enfants à l'hos-
pice ?
Quelle profonde compassion m'in-
spire Jean-Jacques ! Derrière cette pensée
que la société est un contrat^ je devine
DE LA VIE MORALE. i 07
des abîmes de douleur. Un amer déses-
poir, en effet, a pu seul méconnaître
cette vérité qui n'est point vérité de ré-
flexion, mais d'entrailles : que la société
est la plus douce en même temps que
la plus noble des nécessités humaines.
Comment cet amant passionné de la li-
berté n'a-t-il pas senti que la société
seule a pu briser de sa main puissante
les liens de fer qui retenaient Thomme
asservi aux forces brutales de la na-
ture? Gomment n'a-l-il pas reconnu
que l'homme isolé est le plus à plaindre
des esclaves?
Si bas que descende un grand cœur
en ses soupçons, ce n'est jamais assez
pour toucher le fond de l'ingratitude
humaine.
i08 ESQUISSES MORALES.
Les faiblesses des grands hommes
consolent le vulgaire. Il les signale ; il
les compte ; il se donne beau jeu ; il n'a
pas peur qu'on lui rende la pareille.
Nul ne remarque les faiblesses du vul-
gaire. Pourquoi? parce que le vulgaire
n'est que faiblesse.
Les plus amers censeurs des grandes
ambitions, ce sont les petites cupidités.
Açoir, ce n'est pas posséder. Pour
posséder les choses il faut une certaine
vigueur d'âme; pour les avoir, il suffit
d'être riche.
DE LA VIE MORALE. 109
A celui qui trouve naturel de possé-
der tout, il semble aussi très-simple, à
l'occasion, de quitter tout; et c'est là un
trait distinctif de Thomme bien né.
Un homme d'esprit a dit : Il n'y a
point de caractères, il n'y a que des rap-
ports. C'était constater, avec quelque
exagération, la merveilleuse souplesse de
l'âme humaine qui se modifie sensible-
ment à tous les contacts. De là, l'illusion
des grands cœurs qui jugent en général
trop favorablement les hommes. Tous,
à leur approche, valent un peu mieux
qu'ils ne valent ailleurs, et cela sans
hypocrisie, sans préméditation, par le
simple e(Tet d'une loi naturelle qui veut
que, pareilles à ce personnage du conte
des fées, certaines âmes changent en or
7
110 ESQUISSES MORALES.
et en pierreries tout ce qif elles tou-
chent.
Rarement ceux que nous aimons nous
trompent; d'ordinaire c'est nous qui
nous trompons en eux.
Tout le monde s'entend lorsqu'on
parle de vertus républicaines. Personne
n'oserait dire, parlât-il de Sully, de
L'Hôpital, de Turgot, qu'il avait des
vertus monarchiques. D'où vient cela?
Le vocabulaire des institutions nous
l'apprend. La république se compose de
citoyens ; la monarchie veut des sujets. '
L'institution qui fonde la liberté publi-
que comporte seule la vertu publique.
DU COEUB. m
On fixe un âge pour entrer dans la
vie politique; je voudrais qu'on en mar-
quât un autre auquel il serait commandé
d'en sortir. Les générations attardé«;s
dans le mouvement des affaires y sont
plus nuisil)les qu'utiles. D'ailleurs, ni la
nature ni l'art ne veulent de brusques
transitions; et la dignité de la vie hu-
maine exige qu'un certain recueillement
dans la solitude en précède et en pré-
paie la fin.
Le premier jour de la vieillesse n'est
pas celui où une ride plisse notre front,
où un cheveu blanc se montre à nos
tempes; c'est celui où l'imagination
s'affaisse sous le poids des souvenirs;
112 ESQUISSES MOEALES.
où nous disons hier plus Tolontiers
que demain^ fai fait plus complai-
samment que je ferai.
Pleurer notre jeunesse, c'est le plus
souvent regretter une belle femme qui
nous a trompés.
Ce qui rend parfois la vieillesse très-
triste, c estque nous vieillissons fragp:nen-
tairement. Une partie de nous-mêmes,
encore dans sa vigueur, assiste conster-
née à la décadence de l'autre. Trop
souvent un cœur resté jeune n'a plus
pom* organes que des sens caducs;
quelquefois des sens ardents font le
tourment et la honte d'une âmeglacée«
DE LA VIE MOBAT.E. il 3
La plus belle entre les orchidées naît
et s'épanouit sur Técorce d'un tronc
desséché. Ainsi je te vois, pieuse et char-
mante, parant de toutes les grâces, de
toutes les suavités de ta jeunesse, mon
triste hiver dépouillé par les vents.
c^
CHAPITRE V.
DU COEUR.
Le vulgaire se plaint ou se vante d' être
haï, calomnié, aimé, chéri. Le sage ne
s'occupe point des sentiments qu'il in-
spire, mais de ceux qu'il éprouve. Il sait
que ce qui est triste, amer, douloureux,
ce n'est pas d'être haï, mais de haïr ;
que ce qui est doux, noble, grand, di-
vin, ce n'est pas d'être aimé, mais
d'aimer.
DU COEUIl. 115
Tout le monde parle de l'amour.
Chacun suppose l'avoir éprouvé, une
fois au moins, en quelque rencontre de
jeunesse, et se croit le droit d'affirmer
dans Tâge mur, suivant que ses souve-
nirs lui en ont laissé une image riante
ou fâcheuse, que l'amour est une char-
mante faiblesse excusable dans les an-
nées d'inexpérience; oubienquel'amour
est une ardeur des sens aussitôt éteinte
que satisfaite ; ou bien encore que c'est
la chimère des imaginations romanes-
ques, et qu'on s'égare et se perd à la
poursuivre. Mais la passion, la passion
de l'amour, qui l'a connue ? Un homme,
peut-être, dans un siècle; et celui-là
voudra-t-il, saura-t-il dire ce qu'il a
ressenti? Et s'il le dit, qui le com-
prendra.^
116 ESQUISSES MORALES.
D'où vient qu'à l'aspect d'Euphémie,
Hervé sent courir dans ses veines un
frémissement qui lui révèle que cette
femme, aperçue pour la première fois,
ne lui est point étrangère ? d'où vient
qu'il reconnaît dans son regard, dans son
accent, dans son attitude, comme une
apparition idéale des sentiments les plus
intimes de son propre cœur? Parle-
t-elle, il demeure ravi qu'elle exprime
avec une grâce si touchante les pensées
qui, rudes et sombres, le tourmentent
et l'irritent. En sa présence, il se sent
tout à la fois exalté et apaisé; et s'il
lui faut quitter cette présence devenue
soudain indispensable à son repos, une
étrange tristesse, mêlée de volupté, le
saisit. Il tombe en proie à mille désirs
contraires. Il voudrait mourir, il vou-
drait vivre ; il veut la revoir, il veut être
aimé; il l'est déjà, il le sera toujours.
La nature a créé cette femme pour
ou CŒUR. 117
lui; s'il ne l'eût pas rencontrée, c'était
fait de leur destinée à tous deux. Mais
ainsi, combien leur vie sera belle et no-
ble! Que leur importent désormais les
vicissitudes du sort? L'homme et la
femme qui s'aiment d'une passion véri-
table ont en eux le foyer delà vie idéale.
De l'union de leurs instincts, de leurs
pensées, naît ce qu'on peut appeler le
sens diçin des choses, et c'est ce qui les
tient si fortement, si indissolublement
unis ; car chacun d'eux sait bien que,
séparé de l'être qui le complète, il per-
drait aussitôt ce don. suprême, cette
gi'âce surnaturelle sans laquelle il ne
saurait plus vivre. Ne redoutez pour de
tels amants ni lassitude, ni dégoût. Ils
ne connaissent point la satiété qui met
sitôt fin aux plaisirs des amants vulgaires.
Pour eux la défaillance des sens est une
volupté supérieure, parce qu'alors, af-
franchies des liens de la chair, leurs
i ] 8 ESQUISSKS MORALES.
âmes se cherchent et se confondent dans
une ineffable paix. Naïfs comme des
enfants , car la passion ramène aux
énergiques simplicités de la nature,
ils se complaisent dans leur mutuelle
beauté ; leur sourire est un grand en-
chanteur qui transforme le monde.
Tout en eux et autour d'eux suit un
rhythme si facile et s'ordonne en une si
douce harmonie, qu'ils se demandent
surpris l'un à l'autre pourquoi donc tous
les hommes ne goûtent point des féli-
cités pareilles. Et comme ils sont com-
patissants! comme ils plaignent les
maux, les erreurs, et surtout les plaisirs
de ceux qui n'aiment point ! Ils sentent
en leur cœur une source de joies inépui-
sables qu'ils voudraient épandre sur
l'humanité tout entière. Et quand
l'heure sacrée a sonné pour eux, quand
un enfant est né de leurs embrasse-
ments. ... A genoux ! à genoux ! Taisez-
DU COEUR. 119
VOUS, ô parole humaine, vous avez été
trop mouillée et trop profanée. Immor-
talité de Tamour, nous t'adorerons en
silence !
L'amour, dites-vous, est un sentiment
passager. Quelle erreur est la vôtre !
De toutes les passions qui animent le
cœur humain il n'en est point à qui une
plus longue durée soit nécessaire. Il
faut, pour qu'il arrive à cettq perfec-
tion qui seule peut remplir Tâme tout
entière, qu'il ait traversé mille épreuves :
la présence et l'absence, la santé et la
maladie, la prospérité et l'infortune, le
monde et la solitude^la faute même et
le mutuel pardon. Il lui faut enfin la
consécration suprême de la fécondité.
Une telle passion ne se produit point
dans les froides régions où vous végétez.
420 ESQUISSES MORALES.
Vous en concluez qu'elle n'existe pas;
moi je conclus seulement que c'est vous
qui n^existez pas.
L'amour se métamorphose dans la
société humaine ; il suit et exprime en
ses formes mobiles toutes les phases de
l'histoire. Chez les Grecs, il est volupté.
A ses grâces juvéniles siéent également
la tunique ouverte de Sapho et la robe
traînante d'Alcibiade. Au moyen âge, il
devient passion et ceint la bure d'Hé-
loïse. Aux temps aimables de la Renais-
sance, galanterie ingénieuse et chevale-
resque encore, il enlace au croissant de
Diane la salamandre de François I",
Au siècle du grand roi, il prend les ma->
jestueuses allures des choses éternelles.
Sous la Régence, débauche capficieuse,
DU CŒUR. 121
il efTeuille sa couronne de roses aux
lueurs blafardes de l'orgie. Quant à
nous, tristes enfants d'une civilisation
vieillie, comment le voyons-nous appa-
raître? Sous l'aspect effronté d'un vice
impuissant qui ne sait plus parler ni à
nos cœurs, ni à nos sens, mais qui sol-
licite notre bourse.
^
L'avenir réserve encore à l'homme la
plus belle des conquêtes morales : l'a-
mour. Quand la femme ne sera plus
seulement par manière de cfire, mais
véritablement et selon l'esprit, la moitié
de l'homme, le sentiment de l'amour,
qui n'a encore été que volupté plus ou
moins raffuiée ou passion plus ou moins
chimérique, deviendra, dans sa con-
122 ESQUISSES MORALES.
stance et sa plénitude, rharmonie su-
prême de la vie humaine.
L'amour mystique me rappelle cet
oysel alérion dont parle Alain Chartier,
lequel^ dit-il, îia point de piez pour
errer sur terre^ mais est tout son mou^
vement par es les qui F exaustènt en
V air.
Quelle misère que cet amour pré-
tendu platonique dont votre orgueil se
targue ! Songez donc, ô Batilde, qu^en
donnant votre âme à un amant auquel
vous refusez votre corps, vous témoi-
gnez ainsi faire infiniment moins de
cas de l'une que de l'autre. Si je ne me
DU coEUK. 123
trompe, cette subtilité de spiritualisme
a pour principe un matérialisme gros-
sier.
c^
Aussi longtemps que la science n'aura
pas précisé l'action de la force magné-
tique sur l'organisation humaine, on
n'aura pas le secret de ce que nous ap-
pelons les amours Indignes; on ne com-
prendra pas, on ne plaindra pas assez
ces passions subies plutôt qu'éprouvées,
qui nous ravissent tout empire sur notre
volonté sans aveugler notre jugement :
affreux supplice pour une âme bien
née; maladie devant laquelle les re-
mèdes moraux sont inefficaces, mais
que Ton apprendra peut-être un jour à
guérir comme on guérit la fièvre et les
fluxions de poitrine.
i24 ESQUISSES MORALES.
L'amour est aujourd'hui toute Tam-
bition de la femme. Pour l'homme, au
contraire, il n'est, le plus souvent, que
le sommeil momentané de l'ambition.
cA;.
En amour, la plupart des hommes
ne sont pas exempts d'indélicatesse •
L'image de la femme aimée n'est jamais
assez isolée sur l'autel pour que d'étran-
ges confusions ne se fassent point dans
leur esprit. Lorsqu'ils s'inclinent devant
elle, pareils au flot qui vient saluer la
rive, ils déposent à ses pieds, malgré
eux, le limon de leurs habitudes cor-
rompues, l'écume dç leurs souvçniir§,
DU CŒUR. 125
Vous me parlez d^ amour, mais nous
ne saurions nous comprendre. Pour
moi, Vamour est un héros qui con-
quiert, au péril de ses jours, la domina-
tion du monde. Pour vous, c'est un
pauvre honteux qui mendie à la dérobée
sa précaire existence.
Souvent deux amants s'éprennent
Tun de l'autre pour des qualités qu'ils
n*ont pas, et se quittent pour des dé-
fauts qu'ils n'ont pas davantage.
^
126 ESQUISSES MORALES.
Le sentiment le plus parfait, le pltis
doux à l'âme, dans sa plénitude tran-
quille, c'est Tamitié qui succède à l'a-
mour entre un homme et une femme
qui n'ont à rougir ni de s'être aimés
passionnément, ni d'avoir cessé de s'ai-
mer avec l'ardeur première de la jeu-
nesse.
Très-peu de femmes, dans l'état
actuel de nos mœurs, sont capables
d'amitié. Habituée au despotisme ou à
Tesclavage, leur âme faible ou alùère,
toujours emportée au delà du juste et
du vrai, ne sait point goûter le charme
tempéré d'un sentiment sérieux et so-
lide qui repose sur une égalité parfaite.
DU COEUR. 427
Tout concourt à faire de l'amitié en-
tre frère et sœur le sentiment le plus
fort peut-être et le plus doux ensemble
du cœur de l'homme. Le charme que
projettent sur )a \ie les souvenirs d'en-
fance, tristes ou gais, toujours attendris-
sants, et qui ne se retrouvent jamais
avec une si complète identité dans les
autres affections; Tattrait voilé des
sexes qui se fait sentir même dans le
commerce des intelligences, en excluant
les rivalités jalouses ; la protection et la
confiance librement données et reçues,
exemptes de cette notion de devoir
qui glace si souvent les relations entre
le père et l'enfant, entre l'époux et
l'épouse; toutes ces douceurs, toutes
ces grâces, font de la piété fraternelle
'un sentiment ineffable qui échappe pres-
que complètement, dans son ardeur
placide, aux misères et aux déceptions
des autres amours.
128 ESQUISSES MORALES.
Me promenant, par une belle journée
d'octobre, dans les jardins de la villa
Pamphili , soudain je fus frappé de la
beauté merveilleuse d'un grand nombre
d'arbres verts que je n'avais point aper-
çus durant Tété, cachés qu'ils étaient par
l'épais feuillage des massifs, alors dans
tout l'éclat de la végétation, maintenant
dépouillés. Humble et patiente amitié,
pensai je, c'est ainsi qu'on t'oublie aux
heures splendides de la jeunesse et de
l'amour ; c'est ainsi que tu apparais,
douce et consolatrice, vers le soir de la
vie, quand la passion est morte etTexi»-
tence dénudée.
Le grand art de consoler les douleurs,
c'est d'en distraire avec délicatesse.
DU COEUE. 129
L'amour y est plus habile que ramitié.
L'âme affligée n'est point en garde con-
ti*e sa muette éloquence, tandis qu'elle
se cabre et regimbe contre les discours,
même les plus insinuants, de l'amitié.
Il y a trois sortes de bonté qu'il ne
faudrait pas confondre : celle qui réside
dans rintelligence, celle qui a sa source
dans le cœur, et celle enfin qui naît d'une
cei*taine faiblesse, ou, pour me servir
d'un mot moderne, d'une certaine im-
pressionnabilité des nerfs. La première,
plus grande, plus calme, plus constante,
moins sujette à des excès et à des re-
tours, mais un peu froide en apparence,
se rencontre plus fréquemment chez les
hommes; on la pourrait nommer la
bonté virile. La troisième, passagère,
130 ESQUISSES MURALES.
superficielle, capricieuse, est, hélas!
seule à Tusage de la plupart des
femmes. Quant à la secondé, la bonté
du cœur, je la tiens pour aussi rare que
le génie.
Pouvoir, en ce monde pervers, être
impunément bon, sans réserve et sans
mesure, n'est pas donné à tous^ c'est
Theureux privilège des forts. Et c'est
pourquoi la force m'a toujours paru si
enviable.
CHAPITRE Vr.
DE l'esprit.
Parler à quelques hommes, échanger
par des paroles fortuites qui meurent
aussitôt qu'elles sont prononcées l'ex-
pression de nos besoins et de nos im-
pressions du moment, c'est une condi-
tion commune à tous, une faculté que
tous exercent sans plus y songer qu'à
respirer ou à se mouvoir. Mais parler à
l'humanité dans la langue immortelle
de Tart, c'est un privilège suprême ré-
servé à un petit nombre d'êtres qu'on
132 ESQUISSES MORALES.
serait tenté de considérer comme appar-
tenant à une création supérieure, inter-
médiaire entre l'humanité et ces natures
d'essence divine dont notre imagina-
tion se plaît à peupler les mondes invi-
sibles. Ce privilège si rare est en même
temps une magistrature sacrée. Mésuser
d'un tel don est un crime. O poètes,
vous à qui fut donné l'archet d'or, vous
dont l'âme, bercée au rhythme de la
beauté éternelle, a des vibrations magi-
ques qui ravissent l'humanité et l'atti-
rent sur vos traces, n'abusez point pour
l'égarer de cette fascination toute-puis-
sante. Laissez les fantômes de Terreur
s'agiter dans ces régions moyennes où
tout change et s'évanouit; ne les élevez
point dans la sphère immuable du génie;
ne les revêtez pas de gloire.
c^
DE l' ESPRIT. 133
Le génie vient souvent trop tôt;
alors il est condamné par le sens com-
mun du siècle. On le jette dans les
geôles, on le charge de chaînes, on lui
fait boire la ciguë ; il se nomme Socrate,
Colomb, Galilée. D'autres fois il vient
trop tard, et, voulant en vain arrêter
à lui le mouvement des choses, il est
renversé, foulé aux pieds; il va mourir
à Sainte-Hélène. Mais il est de loin à
loin des génies venus si bien à leur
heure que la gloire semble les attendre
au seuil de la vie. Ils ont même fortune
que ce roi de Perse dont parle l'his-
toire, qui fut couronné par les mages
dès le ventre de sa mère.
L'homme de génie, c'est celui qui se
sent la force et auquel les autres recon-
8
134 ESQUISSES MORALES.
naissent le droit d'être complètement
lui-même.
Le talent dispose, combine, ordonne ;
il est réfléchi, il peut être audacieux,
enfreindre avec succès certaines règles ;
il a un bon ou un mauvais goût ; il est
traditionnel ou original, selon une me-
sure appréciable. Le génie invente; il est
spontané ; il ne sait ce que c'est que bon
ou mauvais goût, ni que tradition. Ses
inspirations seront le goût des généra-
tions qui viendront après lui; le bon
goût sera de lui être semblable. Il ne
saurait être audacieux parce qu'il est
supérieur aux règles; il n'en connaît
point d'autres que de rester lui-même.
On ne lui demande pas plus qu'à Dieu
s'il n'aurait pas dû faire autrement son
œuvre.
I
DR l'esprit. i35
Avez-vous parfois contemplé dans nos
serres cette plante étrange, de la famille
des euphorbiacées , à laquelle les bo-
tanistes donnent le nom à^ Euphorbia
splendens? Votre œil ne Ta-t-il pas ad-
mirée entre toutes, frappé qu'il était par
le contraste de ses rameaux épineux, ru-
gueux et comme desséchés déjà par la
mort, avec l'épanouissement vraiment
splendide de sa corolle éearlate? Ne
vous êtes-vous pas rappelé certaines
œuvres du génie, qui paraissent d'au-
tant plus merveilleuses qu'elles sortent
plus tardives d'un esprit plus assombri,
et qu'elles fleurissent tout à coup, à
l'âge désenchanté où le vulgaire ne
connaît plus que stérilité, rudesse, hu-
meur fâcheuse et chagrine?
136 ESQUISSES MORALES.
Les intelligences se peuvent partager
en deux classes principales : celles qui
sont particulièrement sensibles aux for-
mes ; celles qui veulent surtout pénétrer
les essences. Les artistes, les enfants, les
femmes, appartiennent à la première
classe. Platon est un rare et sublime
exemple de ces génies harmonieux qui
saisissent d'une même perception et em-
brassent d'un même amour les forces et
les formes de la vie.
L'observation a constaté l'existence
d'un certain nombre d'animalcules qui
naissent après le lever du soleil et meur
rent avant son déclin. Bien des esprits
leur sont semblables, et, prenant les
idées à leur milieu, ne soupçonnent ja-
mais ni l'origine, ni la fin des choses.
DE L* ESPRIT. i37
L'immense majorité des esprits est
parasite. Combien peu d'intelligences
tirent leur aliment de la substance même
des choses et pompent librement, pour
ainsi parler, les sucs primitifs! Les
autres s'attachent où elles peuvent et
comme elles peuvent aux racines, aux
tiges, aux rameaux, aux feuilles des
premières, pour végéter à leurs dépens.
Et, chose humiliante pour l'espèce hu-
maine, inconnue aux règnes inférieurs,
il se rencontre encore, en quantité assez
considérable, des parasites de parasites.
Deux grandes catégories d'esprits in-
compatibles : ceux que pressent les no-
138 ESQUISSES MORALES.
bles curiosités ; ceux qui s'amusent aux
curiosités vulgaires. Les uns veulent
connaître le système sidéral et les mys-
tères de l'âme; ils interrogent Newton,
Leibnitz ou Spinoza. Les autres se de-
mandent comment il se peut faire que
le voisin soutienne de si grosses dépenses
ou que la voisine n'ait point encore ma-
rié sa fille. Ils questioiment les portiers
et les femmes de chambre. La plus ai-
sément satisfaite de ces deux catégories
ne me semble pas néanmoins la plus
enviable.
Pour peu que Ton y prête quelque
attention, l'on reconnaît aisément une
sorte d'attrait entre les esprits qui res-
semble beaucoup à l'amour d'un sexe
pour l'autre. Les esprits virils recher-
chent avec prédilection le commerce
DE l'espbit, 139
des intelligences féminines, et de ces
unions naissent les grandes pensées.
Un poétique symbole de cette union
morale du génie des deux sexes, c'est
l'entretien de Socrate avec l'étrangère
de Mantinée, la belle et docte Diotime,
de laquelle il apprit, nous dit-il, « tout
ce qu'il savait de T amour. »
Si vous êtes entré dans quelqu'un de
ces temples où la ligne droite et la ligne
courbe unissent en une exquise har-
monie la rectitude a la grâce, vous aurez
eu l'image parfaite de la pensée virile et
de l'intelligence féminine rapprochées,
combinées, enlacées en une même vie
par ce divin artiste qu'on appelle amour.
140 ESQUISSES MORALES.
c^
L'histoire aussi se plaît parfois à re-
tracer, en des tableaux qui ravissent
l'esprit, ces aspects charmants de la des-
tinée humaine. Elle met aux mains de
la fille de Théon, de l'éloquente Hypa-
thie, la lyre d'ivoire dont les accords
harmonieux font tomber à ses pieds,
soumis et repentant, le disciple en proie
aux passions délirantes. Elle fait en-
tendre à Milton aveugle, adoucies par
les pieux accents de l'amour filial , les
voix augustes du génie antique. Il sem-
ble alors que la grave Clio ait dérobé,
pour s'en parer une heure, le tissu ma-
gique de la mère des Grâces.
c^
DE L*ESPBIT. idi
Il y a toute une classe d'esprits que je
me permettrai de nommer aristocrati-
ques. Ils sortent peu de chez eux, seule-
ment en voiture, et ne voyagent que
par 'les routes royales, précédés d'un
courrier et d'un majordome. Ils traver-
sent ainsi commodément et superbe-
ment le monde connu , en aperçoivent
les grands aspects et la configuration
extérieure, laissant à d'autres, aux es-
prits plébéiens, à pénétrer dans l'inté-
rieur des terres, à remonter à la source
des fleuves , à surprendre dans les an-
fractuosités des monls le secret des for-
mations primitives.
Il y a des hommes qui personnifient
des nations, des races entières. Elles
respirent en eux ; ils en sont le cœm*,
142 ESQUISSES MORALES.
la voix, le génie. Chacun ici nommera
Homère, Dante, Calderon, Gamoëns.
— Gœthe et Shakespeare sont aussi,
jusqu'à un certain point, la personnifi-
cation idéale de F Allemagne et de l'An-
gleterre; cependant, par Tétendue même
de leur intelligence ils représentent plus
encore peut-être leur époque que leur
nation. De nos jours Miçkiewicz appa-
raît, sublime et touchante personnifica-
tion du génie slave. Ses poèmes ne sont
autre chose que la tradition polonaise
glorifiée. Ses inspirations sont comme
les émanations naturelles du sol lithua-
nien. Sa grandeur, sa force, et jusqu'à
ses faiblesses, sont celles de la nation
même dont il dit les douleurs et les es-
pérances. La France aussi se présente
au monde dans la personne d'un génie
tout national : Voltaire. Pourquoi faut-il
ajouter que cet esprit prodigieux, qui la
caractérise essentiellement, n'a chanté
DE l'esprit. i 43
qu'en l'insultant la plus merveilleuse
figure de son histoire? Si l'Allemagne
se montre orgueilleuse de son Faust, la
Pologne de son Conrad, le Portugal de
son Gama, quel sujet de tristesse, de
remords pour la France, de ne pouvoir
même nommer son héroïne travestie?
Ne serait-ce point là un châtiment pro-
^'^dentiel de ce génie ironique qui raille
chez elle toutes les grandeurs, et semble
vouloir perpétuellement refouler tous
ses enthousiasmes?
Ce qui domine dans la nationalité
française, c'est l'élément géométrique;
dans la nationalité allemande, c'est l'é-
lément métaphysique; dans la natio-
nalité italienne, l'élément artiste. Les
Grecs, ces enfants gâtés de la nature,
avaient tout réuni.
444 ESQUISSES MOEiXBS.
cfo
On peut dire sans paradoxe que
les Français ne sentent pas les arts
mais qu'ils les comprennent^ Us ne
naissent point à beaucoup près aussi ar-
tistes que les Allemands et les Italiens;
mais ils arrivent par la vivacité de leur
intelligence à une perception plus com-
plète peut-être, si ce n'est de telle ou
telle beauté en particulier, du moins de
Tensemble des qualités qui constituent
la perfection idéale.
La philosophie française a pour père
vin soldat. Dans ce simple fait ou poinv
rait trouver, peut-être, une explicatioa
de son caractèrcj plus positif que rêveur.
DK L^ ESPRIT. i45
et de ses allures plus du bon air que
scolastiques. L'épée de Descartes m'ap-
paraît comme un symbole ; j'y crois voir
une image expressive de l'inspiration
qui domine le génie français dans tous
les ordres de la pensée.
Il est fatigant de vivre avec les petits
esprits. Comme ils sont incapables d'em-
brasser l'ensemble des choses, ils ne
sauraient donner à aucune sa propor-
tion exacte. Ils chargent les plus minces
événements d'un tel amas de commen-
taires, de considérations, de doléances
et de conjectures, qu'on demeure em-
pêché, haletant, et comme étouffé avec
eux sous ce lourd bagage de ratiocina-
lions superflues.
146 ESQUISSES MORALES.
Ce qui fait que les petits esprits pa-
raissent presque toujours dominer les
grands, c'est qu'ils portent la passion
dans tout le menu détail de la vie. Il
leur importe excessivement que les repas
soient pris à telle heure, que les chaises
soient rangées dans tel ordre, que le
chat mange dans telle écuelle. Les au-
tres, qui ne s'embarrassent point de ces
misères et n'ont l'œil fixé qu'au grand
but de la vie , laissent dire et faire ces
sagesses affairées. De là l'opinion vul-
gaire qu'ils sont conduits.
Combien l'on retrancherait de pa-
roles de la circulation intellectuelle, si
l'on n'en disait que de nécessaires, d'u-
tiles, ou seulement d'agréables ! La plu-
part des propos ne sont que oiseux . La
DK l'esprit. i47
dignité de l'esprit en souffre. Mais qui
d'entre nous songe que l'esprit a sa di-
gnité comme le caractère ?
Le nombre est presque infini des gens
qui passent leur vie entière à échanger
avec leurs proches , leurs amis et leurs
connaissances , des propositions incon-
testables, telles que celles-ci : 11 fait
beau; il pleut; les enfants sont tapa-
geurs ; il est malsain de s'exposer à Taîr
humide , etc. Ces personnes semblent
même trouver dans ce commerce de pa-
roles insipides une satisfaction véritable.
O banalité ! déesse clémente aux esprits
stériles, à quel culte n'aurais- tu pas
droit si l'ingratitude des honm:ies n'é-
galait leur indigence !
148 ESQUISSES MORALES.
Il faut aller au loin , dans les lieux
solitaires et d'accès difficile, pour cher-
cher la vérité; Ton ne sort guère de
chez soi sans rencontrer Terreur. . . .
L'homme est paresseux, il aime les
compagnies faciles.
Il est de toutes petites vérités qui , à
force d'exagération, deviennent de gros
mensonges.
Certains esprits d'une trempe parti-
culière, tout à la fois très-délicate et
très-forte, peuvent se hasarder impu-
nément jusqu'à ces limites extrêmes du
monde intellectuel où la sagesse touche
à la folie et semble parfois se confondre
DE L^ESPBIT. i/|9
avec elle. Et c'est là, sous des latitudes
indécises, en de vagues horizons, à d'é-
tranges et indéfinissables clartés, que se
font les plus merveilleuses rencontres de
la vie morale.
Rien de plus dangereux, de plus haïs-
sable en politique que les mots vagues.
Les mots vagues font les hommes fana-
tiques; les formules obscures égarent
et exaltent les esprits; le malentendu
ensanglante le monde.
A propos des coches ^ Montaigne ne
parle que de Jules-César. Ainsi, dans la
vie, les belles imaginations traversent
les vulgarités pour arriver à la grandeur.
150 ESQUISSES MORALES.
Il y a un temps du verbe dont on de-
vrait ne pas tant multiplier l'emploi dans
le commun discours, c'est l'imparfait
du conditionnel. A quoi servent, je vous
prie, sinon à fatiguer l'oreille et la con-
science, ces perpétuels :j aurais dûpré^
vnir^ t^ous auriez du faire ^ etc..^^ Les
esprits fermes ne s'accommodent guère
de ces conjugaisons de regrets inutiles.
La différence que l'on remarque entre
la manière de causer des Allemands et
celle des Français tient principalement
à ceci : l'Allemand part de la supposi-
tion que vous ignorez la matière qui fait
le sujet de l'entretien; il croit devoir
vous en instruire consciencieusemeat
DE lVsPRIT. iS\
pour provoquer vos objections et les
combattre avec loyauté. Le Français ,
au contraire, sans trop se soucier du
fond des choses, a'est occupé qu'à vous
éblouir par une improvisation brillante,
et vous quitte le plus souvent sans avoir
pris connaissance de votre opinion.
D'un côté, pédantisme et longueur; de
l'autre, verve superficielle et frivole.
Il Y a des gens qui, avec peu de pa-
roles, donnent beaucoup à penser;
d'autres qui, avec beaucoup de mots,
éveillent peu d'idées. Ils ressemblent à
ces deux aiguilles du cadran, dont l'une
va très-vite et ne marque que les se-
condes, tandis que l'autre, plus lente
en sa marche, désigne les heures.
152 ESQUISSES MORALES.
La conversation de Lorenzo est
étrange. Je la compare aux promenades
que je faisais jadis à Venise. Rien de
grave, de triste même comme la gon-
dole ; rien n'est plus semblable à un cer-
cueil ; et pourtant on s'y trouve bien ,
on s'y sent à l'aise. Ce mouvement ra-
pide, insensible, cadencé ; toutes ces
grandes choses qu'on entrevoit, furtives
et mystérieuses, palais , églises, Rialto,
campaniles; ces majestueux échos du
passé qu'on éveille à demi ; parfois même ,
à quelque balcon , une fleur solitaire ,
mélancolique et comme étonnée de se
trouver là ; le cri poétique et rauque du
gondolier; un peu de -ciel, beaucoup
d'eau , et surtout le silence qui enve-
loppe et ennoblit encore toute noble
tristesse , voilà ce qui me charmait , ce
qui m'attachait à ces promenades sans
issue. Quelque chose d'analogue retient
mon esprit à ces entretiens sans but.
DE L^ESPRIT. i53
Un esprit aimable est celui qui n'est
afErmatif que dans la mesure stricte-
ment nécessaire.
Il est des paroles qui montent comme
la flamme j d'autres qui tombent comme
la pluie.
o^
Il y a une certaine façon de dire les
choses qui n'est pas précisément la cor-
rection grammaticale, qui n'est pas non
plus Tart proprement dit, mais qui tient
de l'une et de l'autre. C'est un je ne sais
quoi qu'on ne peut ni définir ni ensei-
gner, qui se prend, sans qu'on s'en
i54 ESQliISSES MO&ALKS.
doute, dans le commerce intime des
grands écrivains ; c'est ce qu'on poun*ait
appeler le bon air de la littérature.
«
Je ne conseillerais à personne d'écrire
beaucoup, car j'estime qu'on ne saurait
le faire sans se répéter ou se contredire.
Il est souvent fort peu raisonnable
d'avoir trop tôt ou trop complètement
raison.
c^
Un grand esprit sans amour est un
phénomène qui nous surprend et nous
attriste. On diirait une de ces nuits d'été
DE L*KSPBIT. 155
«
au Septentrion que Ton appelle nuits
(C acier ^ dont la clarté morne fatigue
l'œil et oppresse eu quelque sorte la
pensée.
De toutes les douleurs qui torturent
Tâme humaine, il n'en est guère de plus
cruelle que le doute. L'Homme-Dieu le
savait bien , aussi Ta-t-il réservée pour
son heure suprême. Mon père, mon
père, pourquoi m'avez-vous abandon né?
C'est le dernier cri de son humanité
fnourante. C'est la convulsion dernière
de sa divine agonie.
Quand un esprit vigoureux est assailli
par le doute, il le saisit, le terrasse, le
156 ESQUISSES MORALES.
charge sur ses épaules , et continue de
marcher en le portant avec lui.
La foi n'est bien souvent qu'une illu-
sion du cœur, plus souvent encore une
révolte de Timagination contre la rai-
son, « Taisez-çous ^ raison superbe! »
s'écrie Bossuet, et s'écrieront avec lui
tous les hommes fermement résolus à
embrasser les croyances surnaturelles
dans leur rigueur. Espérer est plus hu-
main. L'espérance qui n'est, après tout,
qu'une foi mêlée d'un peu de doute,
ainsi qu'il convient à une créature finie,
loin de combattre la raison, en est pour
ainsi dire le couronnement. La raison,
qui défend de croire aveuglément, con-
seille d'espérer; et cela suffit bien à
une vie où rien n'est absolu, pas même
la douleur.
DE L*ESP]aT. 157
Malebranche est un aigle enfermé
dans le temple. Son inquiet instinct
cherche Tair libre et la lumière éthérée
des cieux. Il frappe à coups pressés, de
ses vastes ailes, les voûtes sombres et
immobiles du sanctuaire.
c^
CHAPITRE Vil.
DE l'Éducation.
La science , d'accord avec Texpé-
rience, nous montre l'homme indéfini-
ment modifiable, susceptible de grands
perfectionnements et de profonde dégé-
nérescence. Il en résulte, pour la famille
et pour la société, un devoir impérieux
qui est en même temps un intérêt su-
prême : le devoir de T éducation. On
peut définir l'éducation : le développe-
ment le plus harmonieux possible de la
vie commune à Tespèce, et de celte
DF L ÉDUCATION. 159
énergie particulière qui constitue T indi-
vidu. Une éducation rationnelle ne perd
point de vue ce double but. Elle tend
tout à la fois à développer dans l'homme
ce qui le rend semblable à tous les
hommes, et ce qui l'en différencie. Sui-
vant les indications de la nature, elle
cultive Tespèce et soigne l'individu. Elle
cherche Tunité dans la variété, et la li-
berté dans Tharmonie. C'est pour avoir
exclusivement considéré l'individu ou
l'espèce , et pour s'être ainsi éloignés de
la nature où tous les phénomènes sont
à la fois individuels et relatifs , que les
systèmes d'éducation essayés jusqu'à nos
jours n'ont aidé que très-imparfaite-
ment, et souvent même ont entravé le
cours régulier du génie humain.
160 ESQUISSES MORALES.
L'enfant appartient-il à la famille ou
à rÉtat? L'enfant n'appartient qu'à
Dieu. La notion de possession ne s'ap-
plique point à une créature libre. Votre
autorité momentanée et conditionnelle
n'est qu'un devoir et non un di'oit. Vous
êtes des guides et non des maîtres.
L'Etat ne songe qu'à former des su--
jets, La famille est inhabile à préparer
des citoyens. L'un et l'autre n'ont en-
core aucun plan sérieux d'éducation
pour la femme , c'est-à-dire pour toute
une moitié de l'espèce humaine.
Il faut, pour qu'une société parvienne
à toute la perfection dont elle est ca-
DE L ÉDUCATION. 161
pable, que Téducation y soit universelle.
Il faut qu'un vaste système, prenant
pour point de départ l'égalité, porte,
par une sorte d'élection perpétuelle, les
intelligences d'élite aux premiers rangs,
et distribue aux autres, à chacune selon
la culture dont elle s^est montrée sus-
ceptible, une part proportionnée du
grand travail national.
Hegel a dit avec cet orgueil candide
qui habite les grands esprits : Je sais a
peu près toutes choses , et je crois que
tout le monde pourrait et devrait sai^oir
toutes choses. A l'aide de nos méthodes
et de nos disciplines, il serait aisé, en
effet, à l'éducation moderne de réaliser
pour tous les hommes de loisir le sou-
hait du penseur germanique. Jusqu'à ce
162 ESQUISSES MORALES.
qu'il en soit ainsi, jusqu'à ce que chacun
soit mis en possession de la somme de
connaissances dont se nourrit aujour-
d'hui le génie de l'humanité, les études
spéciales ne pousseront point de ra-
cines; les sciences ne seront qu'un pro-
duit artificiel du cerveau qui ne partici-
pera point à la vie universelle ; et l'on
verra subsister, au grand dommage de
l'un comme de l'autre, cette différence
notable que l'on remarque si fréquem-
ment aujourd'hui entre un savant et un
homme.
L'homme s'occupe avec intelligence
et amour du perfectionnement des es-
pèces inférieures, mais il semble qu\me
sorte de spiritualisme aveugle et outré
lui défende de songer à l'amélioration
DE l'Éducation. 163
de sa propre espèce. Et pourtant, plus
il traite son âme en souveraine , plus il
doit vouloir qu'elle habite un lieu splen-
dide. Le corps humain est bien loin de
répondre à l'idée qu'on se fait d'une
résidence royale.
La nature a si manifestement voulu
le développement des forces physiques
avant le développement des forces men-
tales, qu'une éducation naturelle^ dans
la plus parfaite acception du mot, ne
serait, pendant les dix ou douze pre-
mières années de la vie, qu'une hygiène
pédagogique.
c^
164 ESQUISSES MORALES,
Un médecin célèbre me dit un jour,
en parlant sans vergogne le langage de
sa profession : « Je vois que dans la plu-
part des cas on bat les enfants qu'il
faudrait seulement purger. » Je voudrais
que ces mots devinssent Tépigraphe
d'un traité d'hygiène pédagogique.
Dans Tenfant, la nature sommeille et
fait un beau rêve. Cruels ! vous l'éveillez
en sursaut, avant l'heure. Qu'y a-t-il
donc de si pressé ? Craignez-vous que le
temps lui manque pour souffrir ?
Vous respectez la vieillesse, c'est
bien ; mais respectez donc aussi l'en-
DE L'^DUCàTION. i 65
fance ; respectez dans cette âme, à peine
émanée du sein de la nature, l'image
de Dieu que l'haleine corrompue de la
société n'a point ternie encore; respec-
tez les desseins providentiels qui repo-
sent dans ce berceau. Cet enfant sera
peut-être Descartes , Washington , Mi-
chel-Ange; et s'il n'est rien de tout
cela, n'est-il pas déjà pour vous le
souvenir vivant des ravissements de
r amour, le gage et comme le sourire
de votre immortalité ?
Tout votre orgueil se fonde sur la
liberté qui paraît en caractères irréfra-
gables dans la race humaine, et pour-
tant, dans vos systèmes d'éducation, la
chose à laquelle vous songez le moins,
ou plutôt que vous combattez à outrance,
c'est la faculté de librement penser et
i66 ESQUISSES MORALES.
vouloir. Vous ne cultivez que deux fa-
cultés serviles de Thomme : la mémoire
etrobéissance. Un élève accompli, selon
votre pédagogie, est celui dont le cer-
veau retient tout ce que Ton y met, et
dont le caractère subit tout ce qu'on lui
impose. Aussi, malgré les constitutions
et les codes, qui proclament nos libertés
politiques et civiles, sommes-nous en
réalité un peuple serf, humblement dis-
cipliné à croire la parole écrite, à nous
incliner devant l'autorité établie. Ob-
server, penser, vouloir, être enfin par
nous-mêmes, en vertu de notre propre
force, voilà ce que nous n'apprenons
point, ou ce que nous apprenons ti*op
tard.
Inciter à librement vouloir ce quHl
est nécessaire, juste ou utile qu'on fasse,
DE L ÉDUCATION. 167
c'est tout le secret d'une éducation ra-
tionnelle.
Sachez convaincre ou persuader, si-
non ne vous mêlez ni dVlever, ni de
gouverner les hommes.
Penser et vouloir, c'est là tout
Thomme. Que faites ^vous en interdisant
pendant dix années au moins à Tenfant
toute pensée, toute volonté propre.»^
Vous le déshabituez de vivre.
Cette méconnaissance des lois natu-
relles qui nous cause d'incalculables
168 ESQUISSES MORALES.
souffrances durant tout le cours de notre
vie, nous la suçons, pour ainsi dire,
avec le lait de nos nourrices, et nos
systèmes d'éducation prennent à tâche
de la perpétuer. Quel contre-sens n'est-
ce pas, en effet, de retenir l'enfant
comme nous le faisons, au sein des
villes, dans un milieu où tout ce qu'il
voit, tout ce qu'il entend, et jusqu'à l'air
qu'il respire, est factice! Quelle cruauté
d'astreindre ces êtres où la vie sura-
bonde, ces imaginations vives et mo-
biles, à une existence sédentaire, mono-
tone, à une science morte qu'ils prennent
en haine ou en dégoût ! Leur santé
s'altère, leur esprit se rebute, leur corps
et leur âme s'étiolent; et quand l'édu-
cation sociale s'achève, l'harmonie na-
turelle est à jamais détruite. S'il arrive
un jour qu'une organisation exquise en
retrouve le sentiment, ce n'est plus qu'eu
un regret tardif, douloureux, inutile.
DE L ÉDUCATION. 4 69
Vous voulez supprimer les bagnes;
c'est très -philanthropique; mais, de
grâce, étendez le bienfait, et supprimez
ces travaux forcés auxquels vous con-
damnez Tenfance.
En contraignant ces jeunes êtres,
comme vous le faites, à recevoir plus
de nourriture qu'il ne leur en faudrait,
en les bourrant de connaissances indi-
gestes, vous faites des esprits obèses,
des cerveaux obstrués, où la vie ne cir-
cule plus.
10
170 ESQUISSES MORALES.
On inflige sans s'en douter à Tenfant
qu'on élève dans la famille un odieux *
supplice : celui de vivre perpétuellement
avec des êtres d'un autre âge. La nature
veut que Thomme vive en société de ses
contemporains. Quelle tristesse n'enva-
hirait pas notre àme si nous étions con-
damnés à la compagnie exclusive de
vieillards voisins de la caducité! L'en-
fant souffre, par notre continuelle pré-
sence, des peines analogues.
Nous avons tous l'orgueil insensé de
vouloir sembler parfaits à nos enfants.
Nous nous enveloppons d'un nuage,
pensant ainsi nous rendre plus divins à
leurs yeux. Nous nous trompons gros-
sièrement. Les enfants ont une vue per-
çante, un sens moral impitoyable qui
DE L*^DUCATION. 171
leur fait mépriser par-dessus toutes cho-
ses la dissimulation. Ils auraient pu res-
pecter, chérir même nos défauts avoués ;
ils prennent en haine et en dédain nos
vertus hypocrites.
Nous savons bien ce que nos enfants
nous doivent, mais pensons- nous à ce
que nous leur devons? Si nous sommes
la sécurité de leur existence, ils sont la
grâce de la nôtre. La nature a doué
leurs attitudes, leurs gestes, leui^s sou-
rires, d'un charme mystérieux, involon-
taire, qui paye et au delà tous nos soins.
Nous exigeons trop d eux en deman-
dant davantage, et quand nous les nom-
mons ingrats, nous risquons fort de
l'être nous-mêmes.
172 ESQUISSES MORALES.
Bien des hommes ne s'aperçoivent
pas que, pendant qu'ils croient élever
leur enfant, leur enfant les élève. J'ai
vu de ces éducations à rebours qui,
bien qu'un peu tardives, avaient porté
d'excellents fi-uits.
o^
On ne sait pas combien, dans l'âme
d'un enfant, l'instinct de la justice est
clairvoyant et inflexible, même alors
qu'il est personnellement intéressé.
L'enfant souffre bien davantage de votre
amour excessif, partial, aveugle, qu'il
ne souffrirait de votre sévérité, si rude
qu'elle fût, pourvu qu'elle se n^ontrât
équitable.
c^
DE L ÉDUCATION. 173
Quand nous avons fait une éducation
que nous jugeons accomplie, nous ou-
blions une chose : de rendre grâces à
ces éducateurs muets qui ont élevé notre
enfant avec nous : le printemps et ses
brises embaumées, le vent d'hiver, ses
neiges et ses frimas. Tété brûlant et le
mélancolique automne : les caresses et
les rigueurs, les colères et les sourires
de XAlma parens.
Si les hommes se rendent mutuelle-
ment la vie si amère dans notre civilisa-
tion compliquée, c'est bien moins par
méchanceté innée, comme le pensent
plusieurs, que par une sollicitude inin-
telligente qui veut pour autrui ce qu'elle
aurait voulu pour soi. Tel père ambi-
tieux croit, de la meilleure foi du monde,
J74 ESQUISSES MORALES.
assurer le bonheur de son fils, timide et
rêveur, en le poussant dans une car-
rière brillante, au forum, àTarmécTel
autre, au contraire, ayant oublié sa jeu-
nesse, retient au foyer les ardentes curio-
sités de son enfant et lui impose une féli-
cité domestique pour laquelle celui-ci ne
se sent nul attrait. Une femme exempte
de passions donne pour époux à sa fille,
ardente et sensible, un riche vieillard.
Un notaire imagine faire merveille en
assurant à son fils, né artiste, la survi-
vance de sa charge. Tous, nous sommes
si épris de nous-mêmes que nous vou-
lons nous continuer, nous reproduire
identiquement dans ceux qui nous sur-
vivent. Il en résulte que presque toutes
les vocations sont refoulées, toutes les
destinées faussées. Que ne regardons-
nous la nature? Elle nous montre les
harmonies infinies produites parTinfinie
diversité. Apprenons d'elle à aimer tous
DF L ÉDUCATION. 475
les modes, toutes les formes de l'exis-
tence . Respectons, protégeons les indi-
vidualités. Cet ordre que nous poursui-
vons dans la similitude n'est qu'une
monstruosité contraire aux vues provi-
dentielles. De stériles et inguérissables
souffrances sont le châtiment mérité
d'une si aveugle sagesse.
A peine croit- on avoir fini d'ap-
prendre à vivre qu'il faut commencer
d'apprendre à mourir. Point de repos,
point de jour férié , da ns cette rude école :
la destinée humaine.
Athènes, c'est la jeune mère, au sein
fécond, dont le lait pur, abondant et
476 ESQUISSES MOBALKS.
doux, a nourri notre enfance. Jérusa-
lem, c'est ia femme étrangère, pré-
voyante, expérimentée, qui, pour nous
rendre forts, vient sevrer nos instincts et
frotter d'un fiel amer le sein trop long-
temps cherché de notre belle nourrice.
c^
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE VIII.
DU TEMPS PRÉSENT.
Le XIX* siècle est en proie aux plus
étonnants contrastes que le tableau de
l'histoire ait peut-être jamais offerts à
Tœil du philosophe. Jamais Tesprit hu-
main n*avait touché d'aussi près l'ex-
trême gi'andeur et Textrême misère;
jamais la société n'avait paru livrée à un
génie plus puissant tout ensemble et
178 ESQUISSES '^ MORALES.
plus contraire à lui-même; jamais elle
n'avait aspiré au bonheur en des an-
goisses plus douloureuses. Tout est
contre tout. Dans le même temps que
les religions, les races et les peuples se
ruent Tun contre l'autre comme en
espoir de s'entre- détruire, la science
atteste l'unité du genre humain ; l'in-
dustrie lui aplanit les voies de la paix
sur toute la surface du globe, et va
porter sur un léger fil, à travers les
airs et les vagues en courroux, la parole
humaine. Tandis que la proscription,
l'exil, la captivité, la faim désolent
les cités et les familles ; que la maison,
la terre, l'Etat, à tout coup changent de
maître; que partout le hasard sert la
tyrannie, la conscience du droit s'affer-
mit; l'idée delà liberté s'épure; la per-
manence des lois se manifeste ; et les
âmes, pénétrées d'une force nouvelle,
rejetant le triste dogme de l'éternelle
DD TEMPS PRÉSETST. 179
damnation, embrassent avec amour la
certitude du progrès indéfini vers un
Dieu sans colère et sans vengeance.
Cependant une attente générale tient
le monde en suspens. Des présages,
des miracles, des prophéties, des mar-
tyres, annoncent aux uns la rédemption,
aux autres le châtiment du siècle. Le
merveilleux ressaisit l'empire que Ton
croyait acquis à la raison. Le ciel et
Tenfer se rouvrent; ils remettent sur
pied leurs légions longtemps désarmées.
Satan reprend son rôle et défie Dieu.
Faisons silence; soyons attentifs; le
rideau d'une divine comédie se lève.
Les mœurs modernes ont perdu cette
dignité simple qui caractérisait les mœurs
antiques. Ce qui nous frappe surtout à
la lecture des anciens, c'est l'accord des
480 ESQUISSES MORALES.
croyances, des institutions et des cou-
tumes, d'où naissaient pour rhomme une
liberté d'âme parfaite, une sorte de fa-
miliarité avec la grandeur, dont Bossuet,
seul peut-être chez nous, a, par un art
suprême, retrouvé le secret dans ses
œuvres. Moins heureux aujourd'hui,
nous vivons dans la contradiction. A des
institutions profondément religieuses,
sorties des entrailles mêmes d'une so-
ciété encore voisine de la nature, nous
avons substitué des établissements poli-
tiques conventionnels qui gouvernent la
vie extérieure, mais ne régissent point
la conscience; ils soumettent le corps
social, mais ils n'en soumettent point
Vâme, Aussi voyons-nous entons lieux
un divorce complet entre la raison et la
coutume, entre la loi et le préjugé, qui
nous inquiète et nous pousse en mille
inconséquences ridicules.
DU TEMPS PRESENT. 481
Quel long espace de temps un homme,
une institution, un peuple peuvent en-
core continuer d'exister après qu'ils
ont cessé de i^wre I
Dogme chrétien, philosophie éclec-
tique, science athée. Pauvre société
tiraillée en tous sens ! Que je te plains,
pauvre écartelée!
c^
Par suite de ces tiraillements et de ces
contradictions, les deux plus constants
besoins de l'âme humaine, le recueille-
ment et l'activité, restent aujourd'hui en
11
482 ESQUISSES MORALES.
souffrance. La discorde est au foyer, la
torpeur au forum. L'homme va de l'un
a l'autre, pressé par Tiiiquiétude, ra-
mené par le découragement, et, vaine-
ment agité, il meurt sans avoir eu un
seul jour le sentiment énergique ou pai-
sible de la vie.
Un des signes les plus frappants de ce
malaise dont souffre la société , c'est
qu'on ne voit plus briller qu'un instant
sur les visages le pur éclat de la jeunesse.
Bien avant l'âge les fronts se plissent,
les tempes se dénudent, les joues se
creusent. D'où vient cela? Hélas! c'est
que chacun se fatigue à se fuir soi-même
et cherche, dans l'ivresse des sens ou
dans l'ivresse de la pensée, l'oubli d'un
temps qui a tant promis et si peu donné.
UU TEMPS PRÉSENT. 183
L'ivresse de la vanité surtout est por-
tée au comble. Combien déjeunes gens,
parmi nous, se sont interrogés à la
veille de leur entrée dans le monde
pour savoir s'ils y seraient don Juan
ou Faust, Pitt ou Napoléon Bonaparte?
J'en connais qui, embarrassés du choix,
se sont dit qu'ils seraient dieux, et l'ont
essayé.
Les anciens ne connaissaient point
ces vanités haletantes. Ils étaient or-
gueilleux parce qu'ils se sentaient forts ,
persévérants parce qu'ils marchaient
dans une route bien tracée vers un
but bien défini. Aujourd'hui l'esprit
du passé a perdu ses voies et l'esprit
de l'avenir n'a point encore trouvé les
siennes.
184 ESQUISSES MORALES.
Utopistes et conservateurs : présomp-
tion et impuissance. Tout notre débat
social peut se résumer d'un trait : un
jeune aveugle qui veut entraîner à sa
suite un vieux podagre.
La discorde est partout, la guerre
véritable n'éclate nulle part. L'égoïsme
matérialiste qui asservit nos cœurs les
rend également impuissants pour Ta-
mour et pour la haine.
c^
L'antiquité nous donne un symbole
merveilleux de ce temps-ci : Vénus et
Mars captifs dans les réseaux de Vul-
cain. La beauté et l'héroïsme pris aux
filets de l'industrie.
DU TEMPS PRÉSENT. 185
o^
J'entends se plaindre et dire en ac-
cusant le temps présent : « Tout s'a-
baisse , tout s'alanguit , tout meurt. »
Je regarde, je prête l'oreille, j'écoute
les battements de mon cœur et je ré-
ponds : « Tout s'élève, tout se trans-
forme, tout se vivifie. » Qui donc a
raison? Qui se trompe? La parole pro-
fonde d'un grand écrivain va nous
mettre d'accord : « En ce temps-là,
écrit Chateaubriand, il y avait beau-
coup de mort parce qu'il y avait beau-
coup de vie. »
C^J
CHAPITRE IX.
DES ARTS ET DES LETTRES.
La tendance presque exclusivemeal
critique de Tesprit moderne l'éloigné
de plus en plus de cette harmonie dans
les institutions et dans les mœurs au
sein de laquelle fleurissent les arts. L'es-
prit de critique, d'analyse ou de divi-
sion, ce qui est tout un, détruit dans '
les âmes le sentiment de la perpétuité
en dehors duquel le génie plastique ne
peut prendre son plein essor. Il faut
qu'un peuple n'ait aucun doute sur la
DKS ARTS ET DES LETTRES. 187
durée des formes religieuses pour élever
des temples où la divinité réside. Il faut
qu'il croie à la stabilité des institutions
pour bâtir des palais et des maisons de
ville dans des proportions monumen-
tales. Comment érigerait-il des statues
grandioses à des hommes qu'il n'est
pas sûr d'honorer demain? Les archi-
tectes, les statuaires, les peintres, Icti-
iius, Phidias, Apelles eux-mêmes, ne
sauraient avoir au milieu de nous cette
st'curité fière, cette confiance d'immor-
talité, qui seules impriment à la pensée
et à la main ces jets hardis où se mar-
que le génie.
Le mouvement est le caractère essen-
tiel de la société moderne. C'est par
les arts du mouvement qu'elle trou-
vera son expression La musique et l'art
188 ESQUISSES MORALES.
oratoire sont appelés , par la force des
choses, à la prééminence sur les arts
plastiques jusqu'au jour où les condi-
tions nouvelles de l'état nouveau étant
acceptées par la conscience publique ,
un ordre véritable rendra aux esprits le
sentiment de la permanence et l'amour
de la stabilité.
Autant Tarchîtecture , dans sa géo-
métrique et solide immobilité , est peu
apte à exprimer le vague caractère d'une
société où tout se transforme, autant la
musique, cet art mystérieux qui rend
surtout les aspirations du cœur, et, si
l'on peut parler ainsi , les ondulations
de la pensée, me semble propre à satis-
faire les besoins indécis de nos âmes
troublées. Aussi, comme pour se con-
DES ARTS ET DES LETTRES. 189
former à son rôle nouveau, la musique
a-t-elle conquis des moyens d'expres-
sion inconnus aux siècles passés. Beet-
hoven, Rossini, Meyerbeer, Berlioz,
ont remué des masses instrumentales
dont les proportions gigantesques eus-
sent effrayé nos pères; et jamais, en
aucun temps, aucun virtuose n'a pu
produire des effets comparables à ceux
qu'ont obtenus de nos jours, secon-
dés par de merveilleux orchestres, la
voix de Malibran, l'archet de Paganini
et le piano de Liszt.
L^art de la danse semblerait, dans
celte conception de la société, devoir
jouer parmi nous un rôle considérable ;
mais il faudrait pour cela que la vigueur
et la souplesse du corps humain, la
190 ESQUISSES MORALES.
I)elle harmonie de ses proportions, pro-
fondément altérées par les habitudes
de la vie moderne, fussent rétablies pai*
la longue pratique d'une hygiène et
d'une esthétique combinées. C'est à la
gymnastique de frayer le chemin à l'art
de la danse, dont nous ne voyons au-
jourd'hui que la parodie et la grimace.
Y! art de la danse , dit-on par habi-
tude ; mais n'exigez pas que j'emploie
une locution si impropre. La suave har-
monie des mouvements humains, ex-
primant dans ses rhythmes variés les
passions fugitives de l'âme, qu'a-t-elle
de commun avec cette pédante dislo-
cation des membres , ces pirouettes ri-
dicules , ces poses impossibles , tout ce
système d'indécences sans volupté dont
DFS ARTS ET DES LETTRES. 191
se composent les jouissances chorégra-
phiques de nos amateurs de ballets?
Je passais hier devant Thôtel des In-
valides, et je contemplais avec respect
cette solidité imposante et si bien à
sa place , cette simplicité tranquille
d'une grandeur sure d'elle-même , qui
ne cherche ni à éblouir ni même à
frapper. Versailjes, plus vaste et plus
superbe, me satisfait moins ; on y sent
trop la préoccupation de la gloire. Cette
contrainte exercée sur une nature aride
accuse je ne sais quels instincts tyran-
niques qui me troublent. Versailles rap-
pelle plutôt une cour splendide qu'un
Etat puissant, à peu près comme Saint-
Pierre de Rome représente bien plutôt
la papauté que l'Eglise.
19â ESQUISSES MORALES.
L'habit ne fait pas le moine; espé-
rons qu'il ne fait pas le guerrier, l'homme
d'Etat, le magistrat, le poète. Quelle
pitoyable idée il nous faudrait conce-
voir de la société où nous vivons, dont
r habit est si absurde et si ridicule, que
la peinture est aux expédients et la sta-
tuaire aux abois, quand il leur est com-
mandé de reproduire un de nos grands
hommes contemporains!
Tout ce qui se fait et se dit aujour-
d'hui reste à l'état d'ébauche et d'à-
peu-près. Qu'en dirait Fénelon , qui se
plaignait au siècle de la perfection lit-
téraire des discours fredonnés qu'il lui
DES ARTS ET DES LETTRES. 193
fallait entendre? Nos plus grands ta-
lents ne prennent la peine de rien ache-
ver ; ils fredonnent , pour ainsi dire ,
leur pensée. Et si j'osais étendre l'ex-
pression , au risque qu'on la trouvât
fort impertinente, je dirais que nos
hommes d'Etat fredonnent leur poli-
tique, et que nos plus hommes de bien
ne font que fredonner leur vertu. A
tout il manque la suite, le rhythme,
la mesure.
En commençant ses expériences, La-
voisier s^ étant aperçu que sa vue ne pos-
sédait pas la sensibilité et la force suf-
fisantes pour apprécier les divers degrés
d'intensité de la flamme, s'enferma
pendant six semaines dans une chambre
tendue de noir où régnait une obscu-
rité complète. Combien d'esprits, dans
194 ESQUISSES MORALES.
les temps modernes, affaiblis par un
trop grand éparpillement d'idées, au-
raient besoin de recourir à un pareil
remède ! S'abstenir et se concentrer,
c'est le conseil à donner aujourd'hui à
celui qui voudra conquérir une grande
force de vue morale.
>«— 1?^
>
Les écrivains de ce temps- ci qui ont
prétendu à la nouveauté ont impudem-
ment volé Fourier et Saint-Simon. Mais,
pareils à ces voleurs qui deviennent as-
sassins de peur que leur victime ne les
accuse , ils ont renié la doctrine , après
Tavoir pillée.
Un rêveur de nos jours a écrit six
volumes d'un beau style pour nous in-
DES ARTS ET DES LETTRES. 195
traduire dans une vague cité philoso-
phique qu'il a nommée la ville des ex-
piations. Une femme d'esprit deman-
dait quand donc il bâtirait la ifllle des
explications ? Mais la mort Ta surpris
à soixante-dix ans, avant qu'il ait songé
à en poser la première pierre.
M. X. . . , dites- vous, est un chef d'é-
cole? Aucunement; c'est un chef d'ate-
lier. Ce qu'il nous donne pour une
doctrine n'est tout au plus qu'une in-
dustrie philosophique.
De toutes les espérances de 1 830 ,
l'une des plus complètement avortées,
196 ESQUISSES MOBALES.
c'a été Tespérance d'une révolution dans
Tart dramatique. Un jeune essaim de
poètes crut de très-bonne foi, et fit croire
pendant quelque temps au public , que
Shakespeare n était sublime que parce
qu'il était souvent grotesque , et qu'à
tout coup le machiniste transportait les
personnages de ses drames d'un palais
dans un désert, d'une prison dans un
jardin. Les chefs de la nouvelle école
pensèrent devoir, en de longues pré-
faces, démontrer la beauté du laid, son
utilité, sa nécessité. Ils surprirent le goût
public par un mélange assez nouveau ,
il est vrai, de vulgarités et de rodomon-
tades ; ils prêtèrent à leurs héros un lan-
gage d'une bouffonnerie si solennelle ,
que les spectateurs, ne sachant s'ils de-
vaient pleurer ou rire , se hâtaient de
battre des mains, afin de se tirer d'em-
barras. La vogue dura peu; ce fut l'éclat
d'un feu d'artifice : beaucoup de bruit
DBS ARTS ET DES LETTRES. 197
et de frimée , puis un échafaudage in-
forme que Ton démolit le lendemain.
Le lendemain , en effet , une belle
jeune fille de la race d'Israël ramenait
au Théâtre-Français Athalie et Camille :
et le public applaudissait de rechef, ne
se souvenant déjà plus qu'on lui avait
prouvé la veille que Corneille et Racine
étaient de pauvres poètes.
Le bourgeois se soucie peu, au fond,
d'école classique ou romantique. Il n'a
pas plus d'affinités avec Oreste ou
Britannicus quayec Hamlet ou le comte
(TEgmont, Ce qui lui plaît, le ravit,
Tenchante, ce sont les luttes de la
sagesse domestique contre les passions
enthousiastes; c'est le triomphe de la
prudence sur Taudace. Au cinquième
198 ESQUISSES MORALES.
acte, une position acquise, une place
obtenue, une fortune faite, un mariage
sortable, sont choses qui dilatent son
cœur. Il rentre à la maison satisfait,
il jette un coup d'œil sur ses registres :
le commerce va bien, la paix fleurit,
l'industrie prospère ; il va faire les plus
heureux songes.
La bourgeoisie a son aristocratie :
jeunesse turbulente et blasée, hanteuse
de bourse et de coulisses, qui veut des
sensations vives et des plaisirs faciles.
A celle-là, il faut une littérature plus
tapageuse ; il faut pour attirer ses re-
gards des couleurs tranchées, des for-
mes bizarres, une langue hurlante et
glapissante 5 il faut à tout coupTimprévu,
Tinexplicable, l'impossible ; il faut enfin
aller tout au reboijrs de la nature. La
recette est aisée. On invente le ro-
DES AliTS ET DES LETTRES. 199
man-feuilleton, et les lettres françaises
reçoivent une atteinte mortelle.
Qu'ils sont merveilleux, qu'ils sont
éblouissants, ces aristocrates de plume,
ces marquis, ces princes du journalisme !
Montmorency, La ïrémoille, Duras,
venez voir, venez apprendre ce que c'est
qu'un gentilhomme. Insolents comme
des laquais, familiers comme des moi-
neaux, charlatans, rodomonts, tapis-
seurs sur rue, ces chevaliers de la piaffe,
drapés d'écarlate, se pavanent sur leurs
coursiers empanachés, dans leurs car-
rosses plaqués d'armoiries, escortés de
chasseurs, de nègres, de nains, d'odalis-
ques. Cherchant hier, à pied, dans la
crotte, un dîner incertain, un gîte pré-
caire, ils ne sauraient aujourd'hui dîner
200 ESQUISSES MOEALES.
que d'ortolans, habiter que palais et
villas splendides. Gomme ils méprisent
la vertu indigente! comme ils dédai-
gnent le génie resté pauvre ! La décence
du langage, la probité des mœurs, quel-
les misères à leurs yeux ! La conscience !
comme ce mot suranné les fait sourire !
Et comme ils s'entendent entre eux pour
écarter, écraser de leur superbe le talent
honnête qui croit encore à l'étude, au
travail, à l'équité des jugements publics!
Comme on le vole impunément dans
l'ombre où on le repousse ! comme on
partage ses dépouilles! Mais, hélas!
ô caprice, ô vanité, ô néant! voici
déjà que le public s'ennuie. Il bâille
au récit de ces Cagliostro^ aux aven-
tures de ces Fils du Diable. Palais,
carrosses, festins, nègres et odalisques,
je vous vois disparaître en un dia d'œil.
Don Juan, don Juan! prends garde à
M. Dimanche.
DIS A&TS ET DES LETTRES. 20i
Il semble qu'on ne puisse plus au-
jourd'hui trouver roriginalité que dans
l'extravagance; encore l'extravagance
même est-elle devenue banale et comme
taillée sur certains patrons à la mode.
On dirait de ces travestissements qui se
louent à tant par heure poiur le bal mas-
qué, et qui reviennent invariablement
les mêmes : pierrots, arlequins, débar-
deurs, passant de l'un à l'autre dans ce
carnaval des lettres.
Ce qui manque surtout à Vart mo-
derne, c'est l'ampleur et la simplicité.
L'art, comme la vie moderne, multiplie
le détail et se rétrécit, s'appauvrit, dans
S02 EïiQUISSES XORAI^.
cette richesse mensongère. N'attendez
point d'un bavard qu'il touche jamais à
l'éloquence.
Il existe des femmes qui, par un fol
amour de la parure et du luxe, vendent
leur honneur et leur libeité. On leur a
donné le nom de femmes entretenues.
A la lecture de quelques écrivains sur-
chargés d'ornements étrangers, et dont
l'indigence naturelle se cache mal sous
un faste d'emprunt, je serais tenté de
dire qu'il y a aussi des styles entretenus.
Il y a l'art serf et l'art libre ; Tartiste
subalterne qui s'asservit à la nature, et
l'artiste, si bien nommé maître^ qui la
DES ABTS ET DES LETTRES. 203
possède. Pour l'un, le but suprême est
de copier une forme ; pour l'autre, c'est
de faire obéir la forme à sa pensée.
Nous jugeons que l'œuvre du peintre
X.... est belle. Un frémissement invo-
lontaire nous révèle que la beauté res-
pire dans l'œuvre de Raphaël.
La critique aujourd'hui dispute très-
doctement sur le réel et V idéal. J'aurais
cru que la Vénus de Milo et la Madone
à la chaise avaient, sans tant parler,
résolu le problème.
204 ESQUISSES MORALES.
Idéaliser^ ce n'est point, comme cer-
taines gens le comprennent, embellir la
nature. Comment l'homme mortel et
borné embellirait- il la nature infinie,
impérissable ? Idéaliser , c'est choisir
dans la reproduction de la forme, entre
ce qui est survenu fortuitement et ce
qui était voulu, prémédité dans le des-
sein providentiel. C'est discerner l'œu-
vre éternelle de Dieu de Toeuvre acci-
dentelle de l'homme.
Un portrait qui satisfait la famille et
les serviteurs, une ressemblance qui fait
japper d'aise le chien du logis, voilà l'art
inférieur, l'idéal du vulgaire. Que ce
portrait soit de la main de Titien, qu'il
reproduise les traits de l'Arioste, par
exemple, la famille sera probablement
DES laTS ET DES LETTRES. 205
mécontente, le chien ne jappera point ;
mais, trois siècles après, Byron dira en
le contemplant : « C^est la poésie du
portrait et le portrait de la poésie, »
La mémoire est poète en ce sens
qu'elle laisse tomber le détail, pour ne
consen'er que les grandes masses. Elle
fait le travail de l'artiste quand il idéalise
son modèle en ne reproduisant que les
lignes simples et caractéristiques. De là
cette locution proverbiale : que les cho-
ses s'embellissent dans le souvenir.
C'est une erreur déplorable de la
pensée humaine de considérer la vérité
12
206 ESQUISSES MORALES.
sévère de la science comme incompati-
ble avec la beauté des fictions poétiques.
Pour ma part, je suis convaincu que les
poètes trouveront dans les connaissances
positives tout un rajeunissement de Tart,
un éclat plus pur, un charme plus viril.
Croit-on, par exemple, qu'il y ait moins
de ravissement pour l'imagination à se
représenter laplénitude éthérée, animée
par des orbes lumineux qui naissent,
grandissent, décroissent et meurent,
qu'à voir le ciel sous la figure d'une
voûte immobile parsemée de clous d'or?
N'avons- nous pas tous été pénétrés de
l'émotion la plus vive à la lecture d'une
pathétique histoire du cœur, nommée
d'un nom scientifique, etrattachée, dans
tous ses développements, à l'inflexible
rigueur d'une loi naturelle*? Quelle
étroitesse de conception de ne pas juger
1 . Les affinités électives.
DRS ABTS ET DES LETTRES. 207
poétique la claire vue de ces forces qui
s'attirent, se repoussent, se combinent
dans l'immense diversité de la forme,
et de s'opiniâtrer, au delà du temps où
elle était commandée par l'ignorance,
à cette poésie enfantine qui ne sait re-
produire que le mensonge des choses ?
Je crois qu'on peut considérer comme
épuisées, ou peu s'en faut, ces concep-
tions théogoniques qui dominaient l'art
chez les peuples anciens, et dont Tart
moderne, jusqu'à nos jours, n'a cessé de
s'inspirer. A mesure que la science pro-
jette ses clartés sur les secrets de la vie,
le meiTeilleux perd son prestige, le my-
the, le symbole et l'allégorie s'évanouis-
sent. Le surnaturel^ comme on disait
naguère, nous trouve incrédules, et
208 ESQUISSES MORALES.
nous laisse insensibles. Mais, en revan-
che, la grandeur même de la vie hu-
maine, ses relations avec l'universalité
des choses, mieux comprises, offrent
au poète des phénomènes nouveaux, des
harmonies et des images plus vraies tout
ensemble et plus sublimes.
L'esprit purement gaulois, si sagace à
pénétrer le cœur humain, n'a presque
point d'affinité avec la nature. Voyez,
par exemple, ce qu'inspire à Montaigne
la vue de la campagne de Rome. U as-
pect du pays mal plaisant ^ bossé ^ plein
de profondes fondasses^ incapables dHy
recevoir nulle conduite de gens de
guerre en ordonnance. Le terrain nu^
sans arbres^ une bonne partie stérile^
le pays fort ouçert tout autour et plus
DES ARTS ET DES LETTRES. 209
de dix milles à la ronde ; et quasi tout
de cette sorte fort peu peuplé de mai'-
sons. Qu'on se représente le même ta-
bleau tracé par l'auteur de Y Itinéraire
de Paris à Jérusalem^ ou par le grand
écrivain auquel nous devons les Affai-
res de Rome! L'élément panthéiste des
races germaniques s'est infiltré peu à
peu dans cette noble famille intellec-
tuelle qui remonte à Jean-Jacques, à
Bernardin de Saint-Pierre, et se con-
tinue par Chateaubriand, Senancour,
George Sand et Lamartine.
^
Je ne crois pas qu'aucun poëte, aucun
philosophe, ait jamais eu une plus belle
conception de la nature et de l'homme
que ue Ta eue Gœthe. Jamais aucune
210 KSQIIISSF.S MORALES.
intelligence n'a autant approché Dieu.
Et l'on accuse un tel génie de n'avoir
point aimé ! Reproche ingrat autant
qu'absurde. La passion a-t-elle trouvé
souvent des accents aussi pathétiques
que ceux du jeune Werther? L'amour
de l'humanité a-t-il inspiré un plus noble
langage que celui de Faust mourant?
Mais, sans nous arrêter à des œuvres
isolées, contemplons, s'il se peut, l'en-
semble de cette œuvre immense, qui est
pour l'Allemagne comme une patrie
idéale, et pour le xix* siècle la glori-
fication de ses sentiments et de ses
idées. Combien l'amour de la vie univer-
selle, sous toutes ses formes, dans tous
ses modes, à tous les moments de ses
transformations infinies, y éclate, y
rayonne! Il n'est pas un doute de l'es-
prit humain auquel Gœthe n'ait donné
une réponse pacifiante, pas un antago-
nisme dont il n'ait cherché la concilia-
DES ARTS ET DES LETTRES. 2i 1
tioiî, pas une vulgarité qu'il n'ait enno-
blie, pas une révolte qu'il n'ait apaisée
en lui montrant toujours le bel ordre des
choses et le vaste dessein d'une nature
bienfaisante, au sein de laquelle il place
l'homme comme un agent libre, actif,
joyeux et sympathique. On peut dire de
Gœthe qu'il a élevé la bonté à la puissance
d'une philosophie, et c'est pour cela,
sans doute, que vos petites sensibilités
d'aventure, ne pouvant le suivre en ces
hauteurs, préfèrent l'accuser d'égoïsme.
« Monsieur Gœthe. vous êtes un
homme^ » dit l'empereur Napoléon, en
allant, suivant sa façon brusque, droit à
l'auteur àe Faust qu'on lui présentait à
VVeimar. Il savait, ce grand remueur
d'automates, tout ce que cette parole
212 ESQUISSES MORALES.
renfermait de louanges. Il entrait dans
le sentiment du Coriolan de Shakes-
peare, qui, en apostrophant le peuple
mutiné, s'écrie avec un indicible dé-
dain, après avoir épuisé toutes les in-
jures : You fragments!
Personne neconnaîtGœtheenFrance.
On juge, je devrais peut-être dire on
condamne, sur un roman de jeunesse et
sur la moitié d'un drame médiocrement
traduit, le plus vaste génie des temps
modernes. — « Vous voilà bien, diront
nos beaux esprits. Ne faudrait-il pas,
pour comprendre votre poëte, se donner
la peine d'apprendre une langue ? que
n'écrivait-il en français? Il n'a que ce
qu'il mérite, après tout. Comment est'
on Allemand? » Si ce n'est ce qu'on
DE8 ARTS ET DES LETTRES. 213
dit, c'est du moins ce qu'on pense dans
un pays où Tinfatuation de l'ignorance
atteint des proportions inconnues aux
autres peuples.
Dans le style de la plupart des écri-
vains d'aujourd'hui, le mot Dieu recou-
vre de son ampleur un vide de la pensée.
Charlatanisme ou paresse d'esprit. Rap-
pelons-nous, pour résister à la tentation,
ce mot de Spinoza : « La çolonté de
Dieu^ cest V asile de C ignorance.
C4'est un procédé naturel de l'esprit
humain pour sauvegarder son amour-
214 ESQUISSES MORALES.^
propre de déclarer divin tout ce qu'il
ne saurait comprendre. M. de Maistre
a largement usé de cette méthode en
proclamant la guerre la plus divine des
choses, et le bourreau le plus divin des
êtres.
Les efforts les plus persévérants de
nos artistes modernes n'arrivent point
jusqu'à un art complètement chrétien.
Ils se mettent en route pour Jérusalem
et s'arrêtent à Alexandrie.
C^J
Les églises du moyen âge, c'étaient
les ardents soupirs de la foi de tout un
siècle fixés, informés^ comme dirait la
philosophie, parla souveraine magie de
DES ARTS BT DES LETTRES. 215
Fart. Les églises que coQstruisent nos
conveaances administrât iveà me font
l'effet de prisons bâties à la prière.
J'entrai l'autre jour à l'église de
Saint-Germain des Prés. Mes yeux fu-
rent attirés par deux compositions em-
pruntées à la passion du. Christ. Je les
contemplai longtemps, non sans quel-
que surprise. 11 y avait là un sentiment
profond des divines nouveautés de l'É-
vangile, uni à je ne sais quelle placidité
forte qui révélait l'étude de la nature
antique. Quand je demandai le nom de
r artiste auquel nous devons les pages
harmonieuses de ce christianisme virgi-
lien, ma surprise fit place au respect.
J'appris que ce jeune maître, digne d'un
temps meilleur, avait su mettre dans
216 ESQUISSES MOBILES.
sa vie Taccord que je voyais dans ses
peintures, et que cette œuvre touchante
qui exhalait comme un parfum de sin-
cérité , c'était la fervente invocation
d'une âme chrétienne.
c^
Le vulgaire n'est pas capable d'ap-
précier une œuvre d'art dans son en-
semble et selon les conditions essentielles
du beau, qu'il ignore. Il ne sait ce que
c'est que composition^ proportion^ dé-
veloppement logique. L'art si difficile
des transitions, le secret des nuances, la
préparation des effets, les délicatesses
du style, le choix des circonstances et
jusqu'à l'habileté des omissions, tout
cela échappe à ses perceptions grossières,
qu'aucun exercice intellectuel n'a raffi-
nées. 11 n'est guère sensible qu^au choix
DES AETS BT DES LETTRES. 2i7
du sujet. C'est par là qu'il est tout d'a-
bord attiré ou repoussé. Puis il se laisse
prendre à la déclamation, à l'emphase,'
à la banalité surtout des sentiments et
des paroles dans laquelle il se retrouve
lui-même avec délices.
o^
Ceci ne veut pas dire que le vulgaire
n'applaudisse très-souvent une œuvre
sublime. Mais il y applaudit précisément
ce qui ne l'est point. Il la saisit pai* le
coté qui touche à terre. Ce qui le ravit
dans Molière, ce sont les coups de
bâton de Scapin, et dans^ Dante, la
trompette grossière de Graffiacane.
^'
13
21 8 ESQUISSES MORALES. ,
Le vulgaire formant l^immense ma-
jorité, c'est lui qui décide en général
du premier succès d'une œuvre d'art.
Il faut un certain courage au poète pour
savoir attendre le second succès, le seul
définitif, parce qu'il se forme peu à peu
de l'opinion des intelligences d'élite,
opinion isolée d abord, puis insensible-
ment communiquée de Tun à l'autre,
et définitivement imposée à la multi-
tude, qui, n'ayant jamais de raisons à
donner de la sienne, une fois l'impres-
sion du moment passée , ne sait plus
pourquoi elle a applaudi, et ne défend
point ses arrêts arbitraires contre le ju-
gement motivé du petit nombre.
Ce sont bien toujours nos contempo-
rains qui nous jugent en dernier ressort
DES ARTS TT PES LETTRES. 219
dans cette postérité reculée à laquelle
nous en appelons des injustices du pré-
sent ; seulement ce ne sont plus que nos
contemporains immoitels. Les autres,
leurs arrêts, leurs opinions, leurs calom-
nies, leurs discours et leurs livres, s'ils
en ont écrit, et jusqu'aux vers qui ont
rongé ces livres, ont disparu dans Vin-
fini silence de l'infinie poussière.
Les artistes et les femmes, ces êtres de
sentiment et d'imagiuation, sont aujour-
d'hui dans une relation fausse avec la
société où tout se fonde sur le calcul.
De là un malaise également senti et
partagé qui les rapproche.
^
^20 KSQUISSfiS UOKALtA.
On flatte les artistes, on jQatte les
femmes , oq les paye surtout , mais on
ne les honore point sérieusement. Ce
qui manquerait aujourd'hui à Phidias
ou à Diotime , s'ils revenaient parmi
nous, ce serait l'entretien et la louange
de Socrate.
^
Les romans sont faits pour les cœurs
débiles, comme les tableaux de paysage
sont faits pour les impotents qui ne
sauraient quitter leur chambre. Quelle
expression absurde : un sentiment, un
événement romanesques ! — ^Vous croyez
presque avoir dit un sentiment, un évé-
nement impossibles ! — Pauvres gens,
vous me faites pitié ! Apprenez donc
qu'aucun livre ne révélera jamais la
DES ARTS ET DES LETTRES. 221
dixième partie de ce qui s'agite et
gronde au fond de Tàme humaine , et
que la vie a des contrastes, des compli-
cations, des chocs, des violences, des
impossibilités telles que vos plus auda-
cieux poètes trembleraient à les repro-
duire.
yous plait^il un morceau de ce jus
de réglisse ? — Acceptez l'un de ces
onctueux romans qu'écrivent, dans Tin-
térêt de votre salut et de vos plaisirs,
nos Tartufes littéraires.
CHAPITRE X.
DE l'aristocratie ET DE LA BOURGEOISIE
Âpres 1830, Tancieiine noblesse a
volontairement abdiqué le seul rôle ho-
norable qui lui restât dans nos luttes
sociales. £n jetant un regard sur son
brillant passé, elle y aurait vu son hon-
neur et sa gloire attachés à l'action et
au dévouement, à cette protection che-
valeresque du plus faible dont elle eut
le périlleux privilège au sein d'une so-
ciété qui s'établissait, s'agrandissait,
s'organisait par les armes. Elle aurait
AEISTOCRATIE ET BOURGEOISIE. 223
dû comprendre qu'aujourd'hui, dans le
combat du juste contre l'injuste, le
glaive de la parole remplace l'épée des
preux, et que notre civilisation paciBque
ne veut plus d'autres conquêtes que
celles de Tintelligence. Alors, supérieure
encore par les loisirs que lui assurent
ses richesses, elle aurait pu disputer^
avec un immense avantage, aux fils du
peuple, le domaine de la pensée. Nqus
l'eussions vue s'élancer dans les chaires
et dans les tribunes; affronter les dan*
gers des explorations difficiles ; de-
vancer les découvertes de la science et
les inventions de l'industrie plébéiennes ;
partout au premier rang, se créer enfin,
par la puissance d'une volonté forte,
une noblesse nouvelle. Hélas ! Où faut-
il la chercher? sur le turf^ au lansque-
net, dans les obscures ruelles de nos
vulgaires Laïs, dans les antichambres
encombrées du roi de la bourgeoisie !
224 ESQUISSES MORALES.
La jeune noblesse, ennuyée de bou-
der contre la force des choses, s'est
mise à voyager, il est vrai , mais dans
quel but et de quelle manière ? Elle est
allée dans les pays qui lui étaient in-
connus, à la découverte d'elle-même.
Elle a vu avec une satisfaction mêlée
d'envie que partout ailleurs qu'en
France l'aristocratie gardait sa puis-
sance et son prestige. Elle a fait recon-
naître sa parenté légitime avec ces illus-
tres représentants du privilège ; puis
elle est rentrée dans ses foyers, plus
vaine, plus maussade, plus aveugle et
plus ridicule qu'elle n'était partie.
ARISTOCRATIE ET BOURGEOISIE 225
Les femmes de l'aristocratie a'ont pas
mieux compris que les hommes comment
elles pourraient reconquérir Tinfluence
que leur donnèrent si longtemps les
mœurs chevaleresques de nos pères, et
que les mœurs modernes vont leur enle-
ver sans retour. Elles n'ont point su profi-
ter de cette leçon brève et nette des trois
journées. Pareilles aux idoles dupsaume,
ni leurs yeux ne voient, ni leurs oreilles
n'entendent. La moquerie et le persi-
flage sont les seules armes qu'elles op-
posent à la société nouvelle, pensant,
dans leur naïf dédain , avoir raison de
tout par un bon mot ou par une imper-^
tinence. Aucune des idées généreuses
qui se produisirent dans les premières
années de la révolution de juillet ne
trouvèrent accès dans leur esprit. Elles
ne saisirent de cet ébranlement qui ti-
rait, pour ainsi dire, des entrailles de
la société, pour les amener à la surface,
••
226 ESQUISSES MORALES.
les principes et les hommes nouveaux ,
que le côté ridicule. La mesquinerie
d'une cour sans étiquette, les gauche-
ries des parvenus, le luxe emprunté des
bourgeoises, fixèrent exclusivement leur
attention maligne. De tout ce qui se dit
et s'écrivit alors, elles ne retinrent que
les sarcasmes de la Mode. Mais , pen-
dant qu'elles s'amusaient à ces badina-
ges moqueurs, la société marchait, se
transformait, leur échappait, et lors-
que plusieurs enfin s'en aperçurent, il
était trop tard. On parlait une langue
qu'elles n'entendaient plus. La baguette
magique des enchantements s'était à
jamais flétrie dans leurs mains distraites.
La bourgeoise n'a point hérité de
ce sceptre des fées. Type respectable et
ARISTOCBÀTIE ET BOUaGEOISIE. 227
ennuyeux, assemblage de roides vertus ,
d'étroites capacités, de lourdes élégan-
ces, la bourgeoise, qu'elle soit femme
de banquier, de marchand ou de no-
taire, décèle dans son maintien, sa pa-
rure et ses discours, qu'elle n'eut jamais
commerce avec les Grâces. Son intel-
ligence comme son corps manque de
souplesse; elle ignore l'art délicat de
s'insinuer dans les âmes ; elle démontre
et ne touche point; elle sait comman-
der, mais non de l'accent qui persuade.
Sa raison n'a rien d'aimable, sa gaieté
n'a rien de sympathique. Près d'elle, on
ne rêve jamais, on n'oublie rien ; son
entretien vous rappelle à tout coup les
devoirs inférieurs de l'existence. Dans
la rectitude inflexible de ses vues bor-
nées, elle écarte rudement l'idéal, dis-
cute l'enthousiasme, ramène les essors
du cœur et de la pensée aux prudences
mesquines d'une moralité vulgaire.
2i8 ESQUISSES MORALES.
L* influence de la bourgeoise est con-
sidérable au foyer , tant qu'elle y peut
retenir ; c'est une influence négative
qui prévient certains désordres, mais
en resserrant le cercle de l'activité . Elle
obtient la régularité des habitudes, mais
non l'harmonie des facultés. Elle com-
prime les vertus, étouffe en germe le
dévouement, enseigne la monotone sa-
gesse des égoïsmes honnêtes. Mais du
jour où son époux ou son fils entre dans
la vie publique, il lui échappe; il va
chercher ailleurs les délassements de
l'esprit et ce charme de l'abandon si bien-
faisant après la contention du travail.
De là l'empire d'une classe de fem-
mes qui achèvent de corrompre et d'a-
baisser nos mœurs. Je veux parler de
ABISTOCRATIC ET BOURGEOISIE. 229
celles qui vendent l'amour. Pour plaire
à de telles femmes, je me trompe, pour
en jouir, que faut-il faire? une seule
chose. Elles n'ont à la bouche que le
mot de lago : make money. Vous voulez
leurs propos grivois qui vous désen-
nuient, leurs reparties effrontées qui
réveillent vos esprits engourdis, leurs re-
gards provoquants qui irritent vos sens
blasés : make money. Vous voulez, par-
dessus tout, le plaisir vaniteux de les
montrer à de pauvres hères qui soupi-
rent à les voir si jolies, si parées, ten-
tation inaccessible à la modicité de leur
fortune : make money. Jouez à la bourse,
triche-fc au jeu, vendez vos consciences,
ruinez vos familles, déshonorez votre
nom : que leur importe .^^ make money.
^
^
230 ESQUISSES MO&ALES.
Les demoiselles de la bourgeoisie,
dès qu'elles ont une dot, ne veulent
plus épouser que marquis, comtes, prin-
ces ou ducs. Les barons sont dédaignés.
Que dire d'une vanité si risible? Les
filles nobles sont excusables de ne se
vouloir marier qu'avec leurs pairs. Sept
ou huit siècles de traditions expliquent
et justifient bien des choses. Permis à
elles de penser que la noblesse du sang
implique la noblesse du caractère ; mais
ces filles de bonnetier, d'épicier, sont-
elles aussi excusables, dites-moi, d* ache-
ter à prix d'or une couronne de com-
tesse ?
Ce qui a fait la grandeur de la no-
blesse, et ce qui doit l'absoudre aux yeux
les plus prévenus, c'est la faculté de
dévouement qu'elle a exercée en beau-
ARISTOCRATIE ET BOURGEOISIE. 231
coup de moments très-importants de
notre histoire. Aujourd'hui, cette faculté
semble lassée, épuisée en elle. Dans son
récent commerce avec le tiers état, elle
a pris de lui, non T ardeur, la persévé-
rance au travail , qui est le dévouement
des classes moyennes, mais une cer-
taine prudence égoïste, une sorte de
calcul en partie double qui règle la dé-
pense du cœur avec autant d^exactitude
et de parcimonie que la dépense de la
caisse.
Parmi les causes multiples qui ont
amené l'abaissement de la noblesse fran-
çaise, il en est une qui échappe aux
politiques, mais que les physiologistes
devront signaler : c'est la funeste tra-
dition des mariages sans amour. La
nature offensée se venge, par Tabâtar-
^32 ESQUISSES MORALES.
dissement des races, de ces unions cu-
pides où ni le cœur, ni les sens même
n'ont de part. L'amour est le divin so-
leil qui vivifie et fait fleurir la plante
humaine. L'ombre et le froid qui ré-
gnent dans vos maisons, le morne or-
gueil qui pèse sur vos familles, ne voient
pousser que des plantes étiolées.
c^
Une certaine frivolité spirituelle et
brillante fut longtemps chez la noblesse
française comme la grâce de son hé-
roïsme. Aujourd'hui, cette frivolité su-
rannée n'est plus que le ridicule de son
impuissance.
A&IST0CBAT1E ET BOURGEOISIE. 233
Je me sens singulièrement attristé en
voyant la frivolité incurable de la no-
blesse française après de si cruelles
épreuves. On dirait ce papillon échappé
aux mains du naturaliste, qui balance
dans les airs ses ailes effacées et se re-
met à voltiger sur les fleurs, emportant
avec lui l'aiguille d'acier qui le trans-
perce.
L'esprit aristocratique est éminem-
ment artiste. C'est le sentiment de l'in-
dividualité et de la forme, porté à son
plus haut degré de puissance, qui donne
à la personne, à la famille, à la maison^
à la race patricienne, cette valeur idéale,
et j'oserai dire plastique, qui constitue
également la beauté des œuvres de l'art.
Cette vivante unité du nom, cette rela-
tion hiérarchique si consciencieusement
234 ESQUISSES MORALES.*
observée par tous les membres d^une
même famille, celte solidarité de rbon-
neur traditionnel qui embrasse jusqu'au
dernier des serviteurs et compose un
tout organique, n'est-ce pasTharmonie
des rapports et la diversité dans l'unité
cherchée par l'artiste? Cette convention
noble et gracieuse dans les manières et
dans le langage, qu'est-ce autre chosç
encore que l'expression idéale de la
peinture et de la statuaire ? La vie aris-
tocratique est conventionnelle comme
la vie de l'art; mais les conventions
qu'elle observe sont fondées, ainsi que
les lois de l'esthétique, sur la connais-
sance des conditions les plus nobles de
la nature humaine : la simplicité dans
la grandeur. L'aristocratie aussi a sa
grimace comme l'art. Ce que la manière
est au style, un parvenu Test à un gen-
tilhomme.
AEISTOCRÀTIS ET AOUaGSOlSIE. 235
La propriété territoriale participait
en quelque sorte à la condition aristo-
cratique et contribuait à en entretenir le
sentiment. Elle perpétuait, à travers les
siècles, en vivantes figurés, les souve-
nirs, les espérances, les joies, les peines,
toute r existence idéale d^une famille.
Quoi de plus poétique et de plus vrai-
ment humain que ce respect pour F ar-
bre vénérable planté par le trisaïeul,
qui protège de son ombre les jeux des
petits enfants, les amours des jeunes
époux ? Quoi de plus touchant que ce
banc vermoulu au pied de la colline,
où Taïeule octogénaire va se réconforter
au soleil, et rappeler à sa mémoire un
instant réjouie qu^elle y vint le jour de
ses noces et qu'elle y reçut un premier
baiser? Que drames errantes dans ces
vallées paisibles, que d'ombres aimées
dans ces bosquets, le long de ces hautes
charmilles, vous parlent au passage de
236 ESQUISSES VO&ALKS.
vertu, de gloire, d'amour! Combien
ce chœur invisible d*esprits familiers
qui planent dans l'air donne à ces scènes
rustiques de grandeur et de cbarme!
Quel langage dans le murmure des
eaux! Quels accents dans les voix de
récho mélancolique! Combien ici tout
est vivant, solennel et doux ! Ne sentez-
vous pas combien ce qu'il y a de maté-
riel dans la richesse et d'égoïste dans la
possession s'ennoblit, se spiritualise ?
Hériter de l'arbre qu'a planté mon
aïeul et du champ qu'ensemençait mon
père, c'est hériter d'une portion de leur
cœur et de leur pensée, c'est continuer
leur vie. Hériter de quelques coupons
de rentes et de quelques actions de che-
mins de fei: que je revendrai demain,
ARISTOCRATIE ET BÔUEÛEOISIK. â37
ce n'est plus qu'accomplir à mon profit
une disposition de la loi. Il y a un abîme
entre le principe de ces deux héritages;
le même abime existe entre la famille
patricienne et la famille bourgeoise.
Le patricien dit ma maison; et il
attache ainsi, en véritable artiste qu^il
est, à une figure sensible, la notion de
perpétuité dans la famille. Le bourgeois
ne pourra jamais dire mn maison^ par
un motif bien simple : c'est que sa mai-
son ne représente pour lui qu'un place-
ment de fonds momentané, et que, les
plus graves ou les plus touchants évé-
nements de sa vie s'y fussent-ils accom-
plis, il la vendra demain à qui lui en
offrira un prix considérable. Ni le lit
nuptial, ni le berceau du premier^
â38 ESQUISSES MOftALES.
né, ni la dernière bénédiction mater-
nelle attachée en quelque sorte à ces
murailles, ne les sauveront en leur don-
nant à ses yeux un caractère sacré. Il
mettra sans hésiter la cognée au chêne
séculaire que planta son aïeul, et suppu-
tera avec complaisance le nombre de
planches qu'il entassera dans son chan-
tier. L'esprit industriel n'honore point
les souvenirs, d'où il résulte quelque
chose d'aride dans la vie des classes
bourgeoises, dont la femme surtout,
cet être sensible et recueilli, ressent
l'influence attristante.
Je crois qu'on pourrait expliquer par
ce rapport essentiel entre le sentiment
aristocratique et le sentiment artistique
le penchant des femmes pour les mceurs
ARISTOCRATIE ET BOURGEOISIE. 239
patriciennes. La femme est un être de
sentiment et d'imagination ; elle ne gé-
néralise point; Tabslraction n'est pas
naturelle à son esprit; l'individu est
tout pour elle ; elle ne voit les choses
que par images. De là le dissentiment
que Ton peut remarquer dans la société
nouvelle entre les tendances féminines
qui voudraient ramener les traditions
aristocratiques, et les tendances mascu-
lines qui s'en éloignent avec excès.
On peut dire de la famille bourgeoise
qu'elle est très-fortement liée, mais par
rintérét commun; la famille aristocra-
tique était surtout liée par la solidarité
du point d'honneur. Le principe qui la
tenait unie était d*une nature supérieure,
ce qui a fait longtemps sa suprématie
âdO ESQUISSES ttO&ALKS.
légitime et ce qui explique encore en
partie le prestige qu'elle conserve.
Le règne de la bourgeoisie ne sera
jamais le règne de l'art. Aux yeux du
bourgeois, à ces yeux toujours fixés sur
le côté matériel des choses, l'art est uue
inutilité coûteuse. Le génie poétique
est superflu comme la gi^âce, comme
l'enthousiasme, comme l'amour. Le
bourgeois fera bien faire, à l'occasion,
le portrait de sa femme; il ne haïra
point de voir à l'exposition du Louvre
un cadre destiné à décorer son salon,
ou quelque madone de plâtre qu'il se
propose d'offrir à l'église de l'arrondis-
sement dont il convoite les suffrages,
mais ce ne sera pas sans en avoir lon-
guement débattu le prix avec l*auteur.
ABISTOCBATIE ET BOURGEOISIE. 2^1
Il a besoin, pour jouir d'un tableau ou
d'une statue, de pouvoir se dire que
c est là une excellente affaire, que Tar-
tiste est quelque peu sa dupe, et qu'enfin
cette valeur mobilière qu'il vient d'ac-
quérir est susceptible de s'accroître avec
le temps. S'il achète aujourd'hui le
Penseroso^ il se réjouira demain en
apprenant la mort de Michel-Ânge.
L'homme de qualité avait bien par-
fois des façons un peu superbes à l'é-
gard de Tartiste, mais pourtant il
sentait sa maison illustrée par un hôte
de la sorte, et savait comprendre com-
bien il rehaussait l'éclat de son nom
en pratiquant noblement une hospita-
lité dont les largesses lui étaient rendues
en œuvres immortelles. Le bourgeois
14
242 ESQUISSES MORALES.
n'axas la vue si longue, et méprise sou-
verainement ces êtres sans prévoyance
qui ne possèdent rien, ne produisent
rien dont on ne puisse se passer, et ne
font nulle économie. Il observe avec
déplaisir que sa femme et sa fille pa-
raissent charmées de ces bagatelles d'un
haut prix; il voudrait les voir s'intéres-
ser davantage à la hausse du trois pour
cent, à la baisse de l'emprunt d'Espa-
gne. Il souffre cette infériorité de l'es-
prit féminin comme il souffre le goût
du fard et des dentelles.
Qu'est-ce que l'aristocratie des ma-
nières? l'esthétique en action, le senti-
ment de l'art porté dans lès plus petits
détails de la vie. Et pourtant nous
voyons très-généralement aujourd'hui
ÀEISTOC&ATIB ET BOURGEOISIE. 243
la noblesse ne montrer en fait d'art
qu'un goût très-équivoque, et les ar-
tistes, à leur tour, rester très-étrangers
à la pratique des belles manières.
Faut-il opter entre la délicatesse
énervée des mœurs aristocratiques et
r énergie sans grâce des mœurs démo-
cratiques ? Ma préférence n'est pas dou-
teuse pour ces dernières ; mais je vou-
drais une conciliation, et je crois qu'il
appartiendrait aux femmes de la tenter.
^
Vous me dites que la démocratie n*a
pas moins de défauts que l'aristocratie :
c'est possible ; mais eUe retient à mes
244 ESQUISSES MORALES.
yeux une supériorité incontestable. En
accomplissant la grande loi du tra-
vail, à laquelle la noblesse moderne
s'est soustraite, la démocratie est restée
en conformité avec les desseins provi-
dentiels, et marche seule aujourd'hui
dans les voies de la liberté, que partout
et toujours l'homme a conquise à la
sueur de son front.
^
Le patriciat s^ était fait un Dieu à son
image ; sa religion était un anthropo-
morphisme très-nettement accusé dans
les formes les plus précises. La démo-
cratie moderne, sans le savoir, incline
au panthéisme par cette logique cachée
des choses qui fait qu'à force de s'éten-
dre en tous sens elle perd le sentiment
de la personnalité. Dans ses concep-
ARISTOCRATIE ET BOURGEOISIE. 245
lions, rÉtat absorbe Tindividu, Thu-
inanité absorbe TEtat, la nature absorbe
Dieu.
L'existence de Thomme moderne s'é-
tend de plus en plus; toutes les bar-
rières s'abaissent devant lui ; toutes les
limites reculent; il communique avec
les pays les plus distants, avec toutes les
races, avec tous les âges; il s'associe au
mouvement du monde tout entier; il
pénètre dans les profondeurs de la na-
ture. N'est-il pas à craindre que, dans
cet essor excentrique, il ne perde la
force de concentration qui est pour lui
une condition d'équilibre moral ? N'au-
ra-t-il pas l^soin, plus tôt qu'on ne
pense, d'être rappelé à lui-même, re-
tenu par quelque chose d'immuable ."^
Son existence, prête à déborder dans
246 isQuuftis MOMiiM. .
Tuniversalité des choées, ne dena-iê-dk
pas rentrer en de ceruines finiteii^ t'il
ne veut perdre la conscience du moij le
sentiment de la personnalité? Soiu ce
rapport, la propriété, ramenée à ses
conditions vraies , organisée selon la
justice» exercerait une influence, heu-
reuse que semblent trop méconnaître
ceux qui, non contents de l'attaquer
dans ses abus, la voudraient détruire
entièrement. La propriété a une valeur
idéale qu'il ne faut pas confondre avec
sa valeur matérielle» La maison^ la
cour et le jardin^ selon la belle concep-
tion d'un philosophe allemand, cofn-
posent le milieu nécessaire au complet
développement de la fieunille, et le dé^
veloppement de la (annUe, à son tour,
est indispensable au plein développe-
ment de l'individu* CraignoÉ|^, pair les
spéculations trop mathéniat^ivii|i d^une
civilisation où les forçes seipl^leilî/m^
éL
▲RI8TOC&ATIK BT BOURGKOISIS. 247
loir se soustraire aux formes, de dé-
truire le charme de la vie. L'existence
humaine n'est pas une équation algé-
brique ; la nature y a mis, comme par-
tout, la grâce; c*est ce qu'oublie trop
aujourd'hui la rigidité de Fesprit démo-
cratique.
o^
CHAPITRE XL
DU
PKUPl^.
On a beaucoup écrit sur le peiq^e et
pour le peuple en ces demien temps.
Ce n^est p^ là un hasard , œ n'est
point la rencontre fortuite de qaeiqiies
écrivains en quête de sujets nouTemux.
A toutes les époques importaiites de k
civilisation, il y a eu pour les pensimn
et pour les poètes un dième dowiéy
commandé, on pourrait dbé^jpar t|iie
sagesse invisible. Les dieux, le i iu hj les
grands, tout ce qui régnait sot Im^
1
^* .«■
*i
DU PEUPLE. 249
ginations, voilà jusqu'à nos jours les
sujets habituels de Tart. Les Romanceros
et les Niebelungen ne chantent que les
exploits des princes et les amours des
chevaliers. Un seul poëme dans le passé
a fait exception en donnant au peuple,
le rôle principal; ce poëme, c'est TE-
vangile, livre divin qui devance de dix-
huit siècles la pensée humaine. La gloire
d'avoir , le premier , rattaché la poésie
contemporaine à cette inspiration évan-
gélique revient à Goethe. Marguerite, la
douce, la pieuse Marguerite dont Tigno-
rance surpasse la science de Faust, dont
l'humilité abaisse Torgueil d'Hélène ,
Marguerite dont le tout puissant amour
justifie le coupable et ravit rincrédule
jusqu'aux sphères radieuses de la vérité
éternelle, Blarguerite, c'est la fille du
peuple. Tous aujourd'hui obéissent ,
sans le savoir, à cette impulsion secrète
du génie moderne. Tous, sans com-
250 ESQUISSES MORALES.
prendre pourquoi, substituent peu à
peu dans leurs conceptions le peuple
aux dieux, aux rois, aux grands, parce
que, selon le dessein providentiel, Ta-
vénement du peuple doit être l'œuvre
du XIX* siècle.
c^
Ce qui fait subir à Thomme une alté-
ration profonde et vraiment doulou-
reuse, ce n'est pas le spectacle des
pouvoirs et des richesses auxquels il
ne saurait prétendre ; radmiration et
l'obéissance sont des attributs de sa na-
ture qui ne l'humilient ni ne lui coû-
tent; mais c'est le désaccord de son
intelligence avec sa destinée, c'est l'im-
possibilité où il se voit si souvent de
mettre en œuvre, pour son propre bien
DU PEUPLE. 251
et celui de ses semblables, les forces
qu'il a reçues de la nature. Dans la
société telle qu'on nous Ta faite, cette
possibilité de parvenir à Texercice com-
plet de ses facultés n'est assurée à per-
sonne ; car , si les classes inférieures
sont beaucoup plus que les autres com-
primées par la misère, les classes riches
se laissent conduire par un tel esprit
d'aveuglement, que la plupart des vo-
cations innées ne trouvent point d'issue
dans une sphère où tout semblerait de-
voir les favoriser. Nos systèmes d'édu-
cation contraignent l'enfance; nos cou-
tumes contraignent les femmes ; nos
préjugés contraignent les hommes.
Tous , au lieu de nous conformer aux
grandes nécessités providentielles, nous
nous faisons serfs de mille nécessit<'s
arbitraires, frivoles et contradictoires;
et par là nous arrivons, sans nous en
douter, à une égalité lamentable : Téga-
252 ESQUISSES MORALES.
lité d'une existence contraire à Dieu et
ennuyeuse à elle-même^ ^
Pourquoi la mode s'attache-t-elle si
vite à nos opinions les plus sérieuses ?
Pourquoi s'empare-t-elle en France de
toutes les manifestations de la pensée
publique, en les exagérant jusqu'à l'ab-
surde? Des voix éloquentes ont appelé
la sollicitude générale sur la condition
du peuple. On a revendiqué ses droits,
on a plaint ses misères, on a cherché
les moyens d'y porter remède ; c'étaient
là des sentiments vrais et des idées jus-
tes. Mais bientôt une émulation jalouse
de popularité a égaré les défenseurs de
la cause populaire. Au lieu d'un tableau
1. Job.
DU PEUPLB. Ï53
vrai , les uns, spéculant sur la peur du
riche et sur le goût dépravé du vulgaire,
ont tracé, en de monstrueuses ébau-
ches, des personnages difformes : types
odieux qui révoltent la nature et qui
devaient accroître la répulsion qu'inspi-
rent encore, à beaucoup d'esprits déli-
cats, les masses incultes. D'autres, enclins
à une poésie philanthropique, ont écrit
livres sur livres pour démontrer par des
récits égaux en extravagance à ces ro-
mans de chevalerie dont se délectaient
nos pères, que seul le peuple est en
possession de toutes les vertus, de tout
le génie des temps modernes. Il serait
superflu de combattre ici Terreur cou-
pable des écrivains qui ont cherché
r idéal du peuple dans le sang et la boue.
J*aime à croire qu'aucun de mes lec-
teurs n'aura donné accès dans sa pensée
à de telles monstruosités; mais je crois
utile défaire observer combien les exa-
15
â5(k ESQUISSES MORALES.
gérations des romans de la chevalerie
communiste se sont écartées du but et
nuisent à la juste cause qu'on prétend
servir. Rien de ce qui est en dehors du
vrai, et je n'en excepte pas l'éloquence,
ne prend racine. Or, il n'est point vrai
que la classe pauvre ait seule des vertus,
ni même qu'elle en ait pktsque la classe
riche. Soutenir ce paradoxe, c'est pro-
pager une idée fausse autant que dan-
gereuse ; c'est vouloir établir que le sens
moral se perfectionne en raison inverse
de la civilisation : thèse chagrine d'un
génie morose qui enlève aux champions
du progrès leur arme la meilleure. Car
on arrive de cette façon à rendre très-
douteuse, aux yeux de beaucoup de
gens, la nécessité d'améliorer la condi-
tion du peuple. En effet, s'il était vrai
que les plus nobles vertus fleurissent
dans la misère et que le règne de la
justice fût mieux établi dans les âmes
]>U PEUPLS. 2S5
Incultes que dans les esprits cultivés,
on pourrait se tenir en repos et peut-
être même, à un point de vue spiritua-
liste, redouter des changements qui
mettraient en péril cette moralité supé-
rieure. Mais l'expérience est là pour
nous apprendre qu'il n'en "^a pas ainsi.
Heureusement pour la grandeur de l'hu-
manité, la conscience s'épure en même
temps que l'esprit s'élève. Quoi qu'en
disent les amateurs de la vie saiivage,
certaines douceurs de la vie matérielle
favorisent le développement des vertus
morales que la misère comprime. Un
ancien déjà l'avait dit : Nulle vertu ne
peut convenir à un esclave. Or, le peuple
est encore, ou peu s'en faut, à l'état
d'esclavage. Courbé sur la charrue ou
sur le métieir, surchargé de fardeaux
comme une bête de somme, accablé de
fatigue, mal nourri, mal vêtu, le prolé-
taire se rapproche, par une dégrada-
256 ESQUISSES MORALES.
lion qui se continue de père en fils, de
la condition des brutes. Peu à peu,
dans les pâleurs et ramaigrissemeut du
jeûne et de Tinsomnie, il perd jusqu^à
Tapparence d'un être humain. Com-
ment veut-on qu'il en ait les plus ex-
quises vertus?
Le poète qui se sentirait le courage
de descendre dans les profondeurs de la
société et qui aurait visité tous les cer-
cles de cet enfer terrestre, en revien-
drait, comme le Florentin, pâle d'ef-
froi , l'imagination frappée de visions
ineffaçables. Et s'il parvenait à les re-
tracer sous l'inspiration simple et forte
du génie antique, cette Comédie hu-
maine égalerait peut-être, par la gran-
deur des désolations et des épouvantes,
la Divine Comédie.
DU PEUPLE. 257
Ce n*est pas la beauté de diction,
moins encore l'abondance ou l'éclat qui
manquent à quelques ouvrages adressés
au peuple, c'est un certain accent de
Tâme auquel seul il est sensible. Pareil
à cette marchande dont parle Théo-
phraste, il reconnaît Yétranger à ce je
ne sais quoi d'indéfinissable qui est ab-
sent, et dont rien ne remplace pour lui
la touchante éloquence.
Je voudrais que nos langues, polies
jusqu'à l'excès et déjà un peu émous-
sées, s* allassent retremper dans le lan-
gage populaire. Elles y retrouveraient
ces accents qui leur manquent aujour-
258 ESQUISSES MO&ÀLES.
d'hui, et que l'art le plus ingénieux ne
saurait suppléer. La langue italienne,
sortie d'une cour, a été nommée ///i-
giia cortiglana. On en peut dire autant
de la part des langues européennes
qui se sont trop éloignées du peuple.
Elles ont perdu la franchise de leurs
allures en s'étudiant à une démarche
plus noble, mais plus compassée; et
Ton se prend parfois, en admirant leur
maintien irréprochable, à regretter la
liberté moins correcte de leurs grâces
premières.
Ce caractère aristocratique prédo-
mine surtout dans la langue fipancaise.
Louis XIV, il y a deux siècles^ la con-
duisit avec lui à Versailles, comme pour
la mieux préserver du contact popu-
laire dans une orgueilleuse solitude. Le
DU PEUPLE. 259
peuple, aux jours de la Révolution, a
bien ramené le roi à Paris ; mais il
semble avoir oublié à Versailles la
langue de La Bruyère et de Racine.
On a beaucoup vanté tout récem-
ment les ouvriers-poètes. Une publicité
plus complaisante que judicieuse les a
excités à la production, tout ce tapage
de louanges autour de compositions
médiocres était peu réfléchi et n'a point
été utile, loin de là. Il y avait une légè-
reté presque cruelle à se tant hâter de
grefTer nos vanités de journalisme sur
les tiges vierges de Tarbre populaire;
c'était mêler à une sève jeune et vi-
goureuse la $éve appauvrie d^une vieil-
Icsse malade, et d^ailleiu*s, un peu de
réflexion aurait fait comprendre à ces
260 ESQUISSES MORALES.
preneurs inconsidérés que les ouvriers
qui sont aujourd'hui capables d'écrire
selon les règles grammaticales sont ,
par cela même, les plus incapables de
spontanéité poétique. A ipi- chemin
d'une érudition récente et superficielle,
charmés, un peu étourdis par des ac-
cents qui les frappent pour la première
fois , leur cerveau, pareil au cerveau
des enfants, relient avec une facilité
prodigieuse, mais sans se rien assimi-
ler, tout ce qu'ils entendent. Ils imi-
tent, copient, reproduisent, croyant de
très-bonne foi inventer ; et Ton a pu
voir que leur goût encore peu exercé
ne savait même pas toujours choisir les
vrais modèles. Est-ce à dire qu'un ou-
vrier ne saurait être un grand poète.'*
Nullement, mais c'est reconnaître que
les conditions présentes sont défavora-
bles, et que Ton agit sans discernement
en attirant à la lumière éclatante du
DU PEUPLE. 261
jour des talents qui, restés dans l'ombre
domestique, eussent charmé les loisirs
de la famille, tandis que, abusés par une
publicité imprudente, ils deviennent, je
le crains, pour ceux qui les possèdent,
une occasion de trouble, de malaise, et
peut-être d'amers désappointements.
Quoi qu'on en puisse penser, le peu-
ple n'est pas envieux par instinct ; il ne
le devient qu'à force de souffrir. Pour
peu que son existence soit tolérable, il
accepte avec un bon sens digne d'être
admiré les inégalités nécessaires à
r harmonie sociale. Il est porté à jouir
simplement, sans arrière-pensée, et
presque comme d'un spectacle de la
nature, des splendeurs et des pompes
de la vie des grands. Il s'intéresse ai-
262 ESQUISSES MORALES.
sèment à eux. et compatit avec une can-
deur sincère à toutes celles de leurs
souffrances qu'il peut comprendre : à
la perte de leurs proches, de leurs en-
fants ; à la perte même de ces richesses
dont on le suppose si jaloux. Recon-
naissant de peu, il se montre fidèle à
ceux qu'il a trouves une fois sensibles.
Il me semble souvent, à voir parmi ces
déshérités du sort si peu de fiel, de si
longues patiences et de si courtes ran-
cunes, à les voir, comme parle Bossuet,
si doux entiers la vie et envers la mort,
que s'il y a tant d'hostilité dans les si-
tuations, tant de défiance dans l'attitude
mutuelle des membres d'une même fa-
mille, cela tient à des préjugés peu
profonds, à un malentendu qui pour-
rait être facilement dissipé par un
homme d'Etat qui l'aurait à cœur.
DU PKU»LK. 263
La poésie grecque, dans ses ingé-
nieuses conceptions, nous parle de fau-
nes qui vivaient au fond des bois et
troublaient souvent par leur rire mo-
queur les joies et les amours des mor-
tels. Ces satyres et ces faunes ont quitté
les forêts ; ils habitent aujourd'hui nos
esprits et nos cœurs comme pour insul-
ter de plus près à nos voluptés les plus
secrètes. Le peuple, heureux ignorant,
ne connaît point ces divinités jalouses
Oui, plus heureux que nous, le peu-
ple, dans sa simplicité énergique, a des
élans et des enthousiasmes qui nous
sont refusés. Il se livre tout entier à ce
qu^il admire ; il aime ou il hait vérita-
blement de tout son cœur^ tandis que
nos âmes sceptiques, en proie à d'intes-
^64 ESQUISSES MORALES.
tin es divisions, ne savent plus ni aimer
ni haïr que fragmentairement. Nous ne
sommes jamais ravis que par une partie
de notre être. Il y a dans chacun de
nous un comique intérieur qui raille la
sincérité de nos dévouements, et glace,
par ses sarcasmes, nos passions les plus
vives.
Le dévouement chez l'homme du
peuple n'est point, comme chez nous,
une magnificence de l'esprit ou une
noblesse du sentiment. Dans ces orga-
nisalions vigoureuses, dans ces natures
incukes et intrépides, il tient pour ainsi
dire à la chair; il coule avec le sang
dans les veines ; c'est un dévouement
d'entrailles qui ne se connaît pas soi-
même, mais que Dieu connaît.
DU PEUPLE. 265
11 y a des gens qui se persuadent,
ou plutôt qui feignent d'être persuadés,
qu'en demandant, selon la simple et
belle formule de Saint-Simon, Vamé^
lioration du sort de la classe la plus
nombreuse et la plus pauvre^ les réfor-
mateurs modernes veulent que l'homme
du peuple aille en carrosse, mange dans
de la vaisselle plate, se vêtisse d'étoffes
de prix. • — • Qui donc, demandent-ils
très-judicieusement, en raisonnant dans
une telle hypothèse, pétrira notre pain,
taillera nos habits, ensemencera nos
terres î — C'est le procédé des petits
esprits d'affubler d'extravagance les
grandes idées, afin d'en avoir raison par
le ridicule.
266 ESQUISSES MORALES.
Sont-ils donc vraiment atteints de
démence ceux qui croient non-seule-
ment possible, mais nécessaire^ une
société qui assurerait au travailleur ces
conditions de sécurité et de salubrité
sans lesquelles son existence n'est qu'un
.lent et inutile martyre, où Tangoisse du
jour prévoit, sans pouvoir la conjurer,
la détresse du lendemain ? Sont-ils in-
sensés ceux qui demandent qu'une na-
tion telle que la France institue pour la
vieillesse et V infirmité de ses armées in-
dustrielles des retraites honorables, sur
le modèle de ce majestueux asile qu'un
geste du grand roi ouvrit un jour à ses
soldats invalides? Serait-il impraticable
ce système d'éducation souhaité par
tant de bons esprits, qui, prenant pour
point de départ Tégalité civile, saurait,
en des épreuves graduées, élire perpé-
tuellement les intelligences supérieures
destinées au travail de la pensée, et
DU PEUPLE. 267
donner aux autres, avec les connais-
sances spéciales de métier et de profes-
sion, des notions générales qui les rat-
tachent à la vie commune par un lien
spirituel?
Egalité est un mot trop équivoque
dans le langage politique. Il est sujet à
trop d'interprétations; i( y faut trop de
commentaires. Les esprits simples le
confondent avec uniformité et s'entê-
tent ainsi d'un idéal absurde. Quoi qu'il
en puisse coûter à certaines vanités de
le reconnaître, les hommes ne naissent
égaux ni en force, ni en beauté, ni en
génie. La nature est hiérarchique ; mais
elle met dans chaque homme une ten-
dance à proportionner ses désirs à ses
facultés qui lui donnerait le bien-être
moral, si des lois vicieuses ne venaient
268 ESQUISSES MORALES.
jeter la perturbation ,daQS cette har-
monie native. En créant pour les uns
des besoins factices, la société se voit
forcée de refuser aux autres la satisfac-
tion des besoins légitimes; en consa-
crant, par l'inégalité de renseignement,
des privilèges qui perpétuent les aristo-
craties artificielles, elle refoule et op-
prime ces aristocraties naturelles que la
liberté verrait se produire non-seule-
ment sans préjudice, mais encore dans
l'intérêt évident du bien public. N'en
déplaise à nos Spartiates de cabinet, il
importe peu au bonheur des hommes
qu'ils mangent au même plat, soient
vêtus de la même étoffe, habitent en
des demeures pareilles. Ni la dignité,
ni la douceur de la vie humaine, -ne
sont à ce prix; tout au contraire.
L'homme périrait d'ennui si la variété
des modes d'existence ne correspon-
dait à la diversité des organisations^ et
DU PEUPLE. 269
cette part égale et semblable aux jouis-
sances de la vie extérieure, si elle n'était
la plus irréalisable, serait encore la
plus mesquine des conceptions philoso-
phiques.
Oh ! qu'il en serait autrement, si
nous savions, sans poursuivre une éga-
lité chimérique, fonder parmi nous le
règne de la justice : la justice qui dis-
tribuerait à chacun la science, le travail
et la richesse publique, non point par
portion égale, mais par portion suffi-
sante, mesurée aux besoins. Sans cette
relation essentielle entre la vie inté-
rieure et la vie extérieure, qui doit naî-
tre un jour, j'en ai la conviction, des
efforts combinés de l'éducation natio-
nale et de l'économie politique, toutes
nos réformes prétendues égalitaires
270 ESQUISSES MORALES.
ne seront que des leurres 5 nos instîtu*
tions les plus républicaines tromperont
encore Tattente par d'irréalisables pro-
messes d'une félicité qui n'aurait rien
d'humain.
Votre système ne manque pas de
grandeur ; mais il exhale je ue sais
quelle odeur de sang qui me le rend
suspect. Votre idéal est une sublimité
politique. Quel dommage qu'on n'y tou-
che qu'en visant au cœur de son sem-
blable !
Les habiles disent, le vulgaire répète,
que pour captiver le peuple il faut ca-
resser ses inclinations pervei*ses, et que
tout le secret de ceux qui prennent de
DU PEUPLE. 271
Tempire sur son lesprit consiste à le flat-
ter dans ses plus bas instincts. Ces dé-
daigneuses sagesses n'ont oublié qu'une
chose, c'est de consulter Thistoire, qui
constate absolument le contraire. La
plupart des grands mouvements qu'elle
signale, les résolutions spontanées dont
elle a gardé le souvenir, sont inspirés
par un sentiment généreux. Une parole
de justice retentit ; mille cris de dévoue-
ment lui répondent. Et si la pureté du
premier mobile s'altère dans la lutte
prolongée ou dans Fenivreofient du
triomphe, c'est que les passions du peu-
ple subissent, tout aussi bien que notre
politique savante, la loi d'imperfection
qui gouverne toute chose humaine.
c^
272 ESQUISSES MORALES.
Le peuple ne veut pas, comme on le
prétend, le luxe et le libertinage dans
l'oisiveté; il demande le bien-être au
prix du travail ; et s'il a aujourd'hui des
paresses, des imprévoyances, des dé-
bauches qui expliquent et justifient pour
quelques esprits superficiels sa condi-
tion misérable, c'est que son travail le
plus assidu reste insuffisant et n'apporte
qu'une amélioration éphémère, presque
insensible, à des maux sans remède.
A quoi sert d'être mieux un jour à qui
voit devant soi toute une vie de dé-
tresse? Ce n'est pas là peut-être le rai-
sonnement, mais c'est à coup sûr l'in-
stinct qui pousse l'homme du peuple
au cabaret, où, pour emprunter le lan-
gage d'un moraliste, 11 va boire T oubli
des douleurs !
DU PEUPLE. 273
Vous dites : « Le peuple est une brute
stupide, souvent féroce ; » et vous ne
songez pas qu'en pensant excuser votre
indifférence, vous vous montrez plus
coupables encore. En effet, ce qui rend
le fils du peuple si digne de pitié, c'est
moins ce qu'il souffre comme homme,
que l'impossibilité où il se voit, le plus
souvent, de devenir homme. Quel spec-
tacle accablant que celui de ces innom-
brables multitudes dépouillées, par la
faute d'une société égoïste ou distraite,
des attributs de l'humanité qu'elles ap-
portent en naissant aussi bien quechacun
de nous î Doutez-vous que le prolétaire
ait une âme susceptible d'aimer, capable
de discerner le bien du mal, le vrai du
faux? D'où vient donc qu'il reste une
brute et que vous n'éprouvez à son ap-
proche que répulsion? Interrogez vos
consciences, et répondez.
274 ESQUISSES MORALES.
e^
Si vous voulez prêcher au peuple les
vertus du foyer, commencez par mettre
du bois daus Tâtre ; puis vous serez élo-
quent tout à votre aise. Si vous venez lui
vanter les douceurs de la famille, portez
du pain à ses enfants, de crainte que leurs
cris n'interrompent la suite de vos dis-
cours. Si vous désirez enfin faire goûter
à son esprit les joies de l'intérieur, ne
négligez pas de faire mettre auparavant
des carreaux à sa fenêtre, de peur que
le vent d'hiver n'entre avec vous dans
la chambre et ne glace sur vos lèvres la
parole évangélique.
c^
DU PEUPLE. 275
L'habitude de la propreté est un des
premiers signes dé cette estime de soi,
qui est le commencement et la fin des
bonnes mœurs. Tant que le prolétaire
ne sera pas arraché à cette malpropreté
domestique dans laquelle il demeure
par ignorance, n'espérez pas le rendre
sensible à certains scrupules d'une hon-
nêteté délicate. Tant qu'il ne respectera
point son corps, vous essayerez en vain
de lui faire comprendre qu'il doit res-
pecter son âme.
L'air et l'eau sont les deux agents
naturels, partout présents, de cette
propreté extérieure qui est un indice
presque certain, et comme un signe
avant-coureur de la pureté morale. Que
Tair et l^eau circulent librement, abon-
276 ESQUISSES HO&ALES.
(lamment dans vos villes; faites-les
pénétrer dans toutes les demeures, et
vous serez surpris, au bout de bien peu
d'années, en reconnaissant que vous
avez purifié les consciences, là où vous
croyiez n'avoir fait autre chose que pu-
rifier Tatmosphère.
L'Eglise avait fait du jour du repos
le jour du Seigneur^ sainte et sublime
association d'idées que l'Etat laïque a
laissée se rompre dans l'esprit du prolé-
taire. Là où le travail cesse aujourd'hui,
la débauche commence, et, chose triste
à dire, le loisir sacré du septième jour,
loin de rappeler l'homme du peuple au
sentiment de la dignité humaine, ne
fait que le pousser plus avant dans l'ani-
malité par l'influence dégradante des
DU PEUPLE. 277
divertissements et des spectacles gros-
siers qui lui sont offerts.
Ce qui a fait la puissance si prolongée
du catholicisme, c'est qu'il est né au
sein du peuple, qu'il a été prêché dans
les rues et dans les carrefours, non par
des docteurs ou des érudits, mais par
des hommes de bonne volonté^ et que,
malgré les erreurs politiques du sacer-
doce, qui a souvent renié l'esprit de sa
tradition, le cuhe est demeuré, à tra-
vei-s toutes les vicissitudes des temps et
des mœurs, Texpression la plus com-
plète et la plus idéale de la grande âme
populaire. Il n'a pas cessé de présenter
à la vive imagination des enfants du
peuple ses dogmes les plus mystiques
sous des figures sensibles, en des rites
16
278 ESQUISSES MOKAIES.
frappants, variés, associés aux mouve-
ments des saisons, aux métamorphoses
de la nature. Pleine de condescendance
pour les pauvres cl esprit, la philoso-
pliie catholique n'a pas repoussé ces
miracles naïfs, ces familières légendes
qui rapprochaient Dieu, en quelque
sorte, et le montraient si facilement
accessible. L'art religieux,- obéissant à
une inspiration vraiment populaire, se-
condait cette grande pensée. La cathé-
drale, en appelant dans son sein les
multitudes, leur offrait tout à la fois un
magnifique lieu de repos, un spectacle
imposant et le noble attrait de cette
égalité devant Dieu, qu'elle faisait appa-
raître aux yeux du pauvre et de Top-
primé comme en un rêve splendide.
c^
DU PKUPLE 279
L^éducation du peuple? Tous en par-
lent ; plusieurs s'y croient appelés, quel-
ques-uns s'y efforcent avec cœur et
conscience ; mais je ne vois pas qu'on
emploie les moyens d'y réussir. Une
jeune fille, se plaignant un jour à moi
de la sottise dun de ses professeurs,
me disait avec une naïveté expressive :
« Je ne puis cependant pas lui montrer
à me montrer. » Elle faisait ainsi, sans
y songer, une piquante censure de nos
méthodes. L'Etat, qui croit élever le
peuple, ne le connaît pas mieux que la
famille ne connaît l'enfant. L^existence
factice que nous nous sommes faite dans
la société moderne nous rend, au bout
de peu d'années, à tel point étrangers
aux mouvements naturels de l'âme, que
Ton nous voit tout déconcertés lorsque
nous nous trouvons en présence de la
vérité des instincts et de la spontanéité
des passions. Mous ne comprenons plus
280 ESQUISSES MORALES.
rien aux curiosités, aux répugnances,
aux obstinations, aux colères, pas plus
de Tenfant que du peuple qui lui est
semblable par tant de points. Nous
avons oublié la langue qu'ils parlent.
A. ces êtres tout sensitifs, en qui toutes
les forces de la vie se pressent et écla- ,
tent, pour ainsi dire, nous enseignons
une science abstraite au moyen de sè-
ches disciplines. Nous ne leur expli-
quons pas le monde extérieur, dont les
mouvantes figures frappent leur imagi-
nation et éveillent leur curiosité ; non
contents d'enfermer leurs corps dans
des chambres où l'air et la lumière man-
quent, nous emprisonnons leur esprit
dans d'obscures formules où il étouffe.
Ce n'est point ainsi que le Fils divin du
charpentier, ce grand éducateur des
peuples, qui disait : Laissez venir à
moi les enfants^ attirait et captivait
les simples d'esprit. Se promenant par
DU PEUPLE. 281
les blés en fleur, sur le rivage rie la mer
de Tibériade, au bord du torrent de
Cédron, dans les solitudes de Bethsaïde,
il enseignait, au sein même de la nature
vivante, la doctrine de vie. Sa rustique
sagesse empruntait ses paraboles aux
images familières à l'œil du laboureur .
au passereau des toits, au figuier du
chemin, à l'eau pure des fontaines, au
grain de sénevé, qu'il idéalisait en en
faisant le signe sensible des vertus spi-
rituelles. Le sublime docteur de la sa-
gesse grecque, lui aussi, conduisait ses
disciples sur les rives de Tllissus ; et,
trouvait-il des incrédules, il attestait la
vérité de sa parole en jurant /?ar ce pla-
tane. Rapprochons-nous avec eux de la
nature toutb vivante, comme Ta dit
une femme poète ; elle seule possède le
mystérieux attrait qui charme véritable-
ment l'enfance de l'homme, et cette
autre enfance des sociétés, le peuple.
282 ESQUISSES MOBALES.
^
A-t-on songé, par exemple, à ce que
quelques éléments d'histoire naturelle
ajouteraient d'intérêt à la vie du tra-
vailleur? Croit-on que si Thonime des
campagnes connaissait la formation des
terres qu'il cultive, la vie organique des
plantes dont il se nourrit; s'il savait
nommer les constellations qui brillent
au-dessus de sa tête et suivre leur mar-
che radieuse dans l'immensité ; s'il se
rendait compte des merveilleux phéno-
mènes de la métamorphose infinie, au
sein de laquelle il vit aveugle et sourd;
s'il était informé, par des publications
faites expressément pour lui, "des pro-
grès de l'agriculture et de Fiqdustrie;
si enfin, en traçant son sillon, il pouvait
s'associer par la pensée à ce beau mou-
DU PEUPLE. 283
vement du travail humain auquel il
coopère : croit-on, dis-je, que son exis-
tence, bornée aujourd'hui aux plus
grossiers intérêts matériels, ne pren-
drait pas un charme tout nouveau et ne
se relèverait pas à ses propre^ yeux
comme aux nôtres? Quel élément de
paix et de bien-être apporté dans la vie
domestique, si la ménagère, mieux in-
struite, savait les propriétés, l'usage et
Thabile économie des objets qu'elle
emploie; si quelques connaissances en
hygiène la mettaient à même de préser-
ver sa famille et ses serviteurs des mala-
dies engendrées par l'ignorance et des
accidents causés par l'absence de pré-
cautions et de soins ! Et si, après le
labeur du jour, dans ce i*epos du soir
dont le riche et le désœuvré ignorent la
poétique, Fincomparable douceur, quel-
que mélodie populaire chantéeen chœur,
quelque lecture édifiante tirée de nos
^84 ESQUISSES MORALES.
annales, venaient resserrer Tunion des
âmes par une émotion sympathique,
n'y aurait-il pas, sous ces humbles toits
qu'habite aujourd'hui le silence du dé-
couragement ou le reproche mutuel que
provoque l'irritation de la misère, des
joies nobles et pures que le plus fortuné
d'entre nous pourrait envier?
c^
Il ne faut point trop compter sur les
livres pour l'éducation du peuple. Le
travailleur n'a guère le temps de lire;
l'érudition d'ailleurs n'est point son fait.
Peu de volumes, bien choisis, suffiront
toujours aux méditations de ces esprits
que l'action emporte. Nous commettons
une grave erreur de jugement en ne
concevant point d'autre mode d^éduca-
DU PEUPLE. 285
tion que Téducation de l'école. L'Etat
en doit une autre à ses enfants, et plus
particulièrement à ceux auxquels le
loisir des études scientifiques et littérai-
res n'est point donné. C'est la grande
éducation qui se fait, sans classiques ni
professeurs, parla noblesse et la dignité
des habitudes de la vie publique. C'est
l'éducation que recevait le peuple d'A-
thènes et de Rome, par cette heureuse
entente des arts, par ce concert harmo-
nieux de l'architecture, de la sculpture,
de la peinture, de la musique et de la
danse, au Parthénon, au Pœcile, aux
Propylées, au Forum, aux Thermes, au
Capitole, qui donnait au milieu même
dans lequel vivait le peuple une gran-
deur imposante et' presque religieuse,
par laquelle le caractère de ses mœurs
était en quelque sorte déterminé. Quelles
impressions veut-on que l'homme du
peuple reçoive aujourd'hui dans ces
286 ESQLISSES MORALES.
théâtres où Ton ne joue pour lui que
des farces triviales, dans l'estaminet
du coin, sale et obscur réduit où l'at-
tend la brutale ivresse des boissons
frelatées? A quelles influences n'est-il
pas livré dans ces bals ignobles où
une musique lascive le provoque à des
danses sans pudeur, et jusque dans
nos églises où le goût perverti d'un sa-
cerdoce étranger aux plus simples no-
tions de l'esthétique, a remplacé la beauté
sévère des pompes anciennes par je ne
sais quel mélange bâtard et impie des
sensualités du siècle avec les mystères
de l'amour divin ?
« Viens voir quelque chose ijje beau, »
disais-je un jour, en appelant à la fenê-
tre un enfant qui jouait au fond de h
DU PEUPLE. 287
chambre. Est-ce que cela vît? deman-
da-t-il, avant de quitter le jeu qui l'oc-
cupait; mot profond et révélateur. L'en-
fant et le peuple aussi n'aiment que ce
qui a vie. Ne vous étonnez point si vos
prédications, vos systèmes, toute votre
pédagogie scolastique les trouve dis-
traits, inattentifs et presque dédaigneux.
L'on ne reconnaît pas assez chez nous
la puissance de Tart musical. On semble
ne pas comprendre quelle influence la
musique exerce sur les mœurs. Nous
avons perdu le beau sentiment qu'en
avaient )cs peuples anciens, les Egyp-
tiens, par exemple, qui défendaient sous
des peines sévères d'altérer les chants
attribués à Isis; les Grecs surtout, comme
on peut le voir dans ces entretiens su-
!288 ESQUISSES MORALES.
hlimes où Platon cherche les lois de la
chorée dans leurs rapports avec la mo-
rale, et conseille au musicien cTexpri'
mer dans ses accords le caractère d'une
âme tempérante^ forte et vertueuse.
Une chose cependant, aujourd'hui
qu'on se préoccupe avec tant de raison
fie la destinée du peuple, devrait don-
ner à la musique une importance très-
grande à nos yeux. La musique estTart
populaire entre tous. Le ti^availleur ne
connaît guère les autres j pour les exer-
cer, il faut du loisir, et le loisir lui man-
que. Mais la musique, douce et invi-
sible compagne, s'allie au travail, eu
trompe la monotonie, en soulage la
fatigue. Le rhythme, la mesure, la ca-
dence, impriment aux mouvements de
DU PEUPLE. 289
la vie physique une sorte de dignité su-
périeure, par laquelle ils s'élèvent au-
dessus de Tanimalité et prennent, si Ton
peut ainsi parler, le caractère humain.
Le laboureur chante à son sillon, pour
ranimer l'ardeur de ses bœufs et son
propre courage ; le tisserand chante à
son métier, dont le bruit devient har-
monie ; le marinier chante à sa rame,
et suit avec complaisance le son long-
temps prolongé de sa voix sur les flots
silencieux ; tous, à leur insu même,
sont pénétrés par un charme paisible
qui les réconcilie, pour quelques instants
du moins, avec les rudesses du sort.
« Monseigneur, ce peuple vous ap-
partient, » disait un jour à l'enfant qui
fut Louis XV un précepteur servi le
17
290 ESQUISSES MORAI.KS.
Prenons garde d'imiter ces détestables
flatteries. Je ne vois pas sans chagrin
les éducateurs du peuple le traiter déjà
en enfant royal et lui du'e dans leur lan-
gage adulateur : « Altesse, c'est à vous
qu'appartient le monde. »
Le sentiment qui a fait si longtemps
la supériorité de la noblesse et lui a
souvent tenu lieu d'une morale plus
pure, c'a été cet orgueil du nom, ce
respect des ancêtres exalté jusqu'au fa-
natisme et devenu pour elle comme
une conscience de caste infiniment plus
sévère et plus délicate que la conscience
individuelle. L'homme du peuple ne
connaît pas ses ancêtres; son nom na
guère d'autre valeur ni d^autre sens à
ses yeux que la marque imprimée parle
DU PEUPLE. !Î91
berger sur les flancs de ses brebis afin
de les distinguer plus aisément dans la
masse du troupeau. Il ne trouve donc
point en lui les nobles inspirations d'un
honneur traditionnel. Raison de plus
pour rélever le plus tôt possible au res"
pect de soi^ sentiment identique dans
Tàme du souverain et dans Tàme du
prolétaire, appelé à remplacer dans les
démocraties l'orgueil de race. Mais
qu*a-t-on fait jusqu'ici pour élever
Thomme du peuple jusqu'à cejtte estime
de soi ? Hélas ! notre vocabulaire même
témoigne contre nous : les gens du
commun^ les hommes de rien^ les mas'
ses, la canaille^ la populace. Nous
n'avons pas encore renoncé à ces façons
de dire insultantes que nous ont trans-
mises les dédains du patriciat, et qui
accusent chez nous une grande irré-
vérence pour la nature humaine, en
même temps qu'une méconnaissance
292 ESQUISSES MORALES.
complète de ce principe d'égalité dont
nous faisons tant de bruit.
V homme de peine ^ disons- nous en
voyant passer dans nos rues le prolé-
taire dont le travail, sans trêve ni ré-
compense, assure nos loisirs et nos
joies. Avons-nous jamais réfléchi à tout
ce que cette appellation renferme de
censure pour TEtat, chargé de la répar-
tition équitable des prospérités publi-
ques entre les membres également,
quoique différemment utiles de la
grande famille nationale?
Les poètes primitifs dont la renom-
mée, pareille à la Béatrix de Dante,
DU PEUPLE. 293
brille d'un plus radieux éclat et s'élève
en passant d'un siècle à l'autre, n'ont
été que les interprètes éloquents des
multitudes et les rhapsodes de ces fic-
tions merveilleuses que créa partout le
génie populaire. C'est ce qui fait l'éten-
due et ce qui assure la durée de leur
gloire. La lyre du poète, aux époques
tardives où la civilisation l'isole et rompt
en quelque sorte ses affinités avec le
peuple, exprime en modulations plus
savantes, plus variées, plus délicates, les
passions individuelles ; mais elle a perdu
le secret de ces harmonies grandioses
où l'humanité tout entière, comme un
chœur immense, semble chanter ses
douleurs et ses joies, ses craintes et ses
espérances immortelles.
CHAPITRE Xn.
DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS.
Pour bien comprendre toute la tris-
tesse de ce temps-ci, il faut, je crois,
au delà de toutes les causes fortuites,
remonter à la cause essentielle : T affai-
blissement continu et universel de la
foi chrétienne dans les âmes.
Ni la science, ni la morale philoso-
phique, ni cettëvue simple et juste des
choses que j'appellerai le sens humain^
ni cette raison du cœur que nous ensei-
gne le mutuel secours dans le travail de
DK LA HELIGION DES CONTEMPORAINS. 295
la vie, ne sont encore suffisamment ré-
pandues parmi nous pour tenir lieu au
grand nombre de cette foi touchante
qui nous fait tous issus d'un même cou-
ple, porter la peine d'une même trans-
gression et participer à la vertu d'un
même sacrifice. Nul lien commun ne
retient plus les cœurs ni les esprits. L'é-
conomie sociale est troublée jusqu'en
ses fondements. Nous assistons à une
complète déroute de la conscience hu-
maine.
L'Eglise catholique règne encore, non
assurément sur l'esprit ou le cœur de la
société française, mais sur ses habitu-
des; et là où les principes sont si faibles
et les passions si mobiles, commander
aux habitudes n'est-ce pas en réalité
commander à l'existence.*^
296 ESQUISSKS MORALFS.
^
La société, aujourd'hui, s^émeut
comme aux premiers temps du chris-
tianisme. Les mêmes questions se po-
sent ; le même antagonisme se déclare.
Gomme alors, une attente vague tient
en suspens les esprits. La femme, at-
tristée au sein d'une famille sans amour,
demande s'il n'est pas d'autre destinée
pour elle que la compression du cœur
et de l'intelligence. Le prolétaire, cet
esclave moderne, demande si la misère
et l'ignorance sont la loi définitive de
sa condition maudite. La terre même
semble lassée de ses anciens maîtres et
demande quel est l'usurpateur, quel est
le possesseur légitime. A tout cela, que
répond l'interprète de la vérité éter-
nelle, le ministre de Dieu ici-bas, le
DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS. 297
prêtre? Il dit que l'amour est une folie,
la pensée un péril, la servitude un de-
voir, TindifFérence une grâce, le silence
une piété, Tinanition du corps et de Tin-
telligence un sacrifice agréable à Dieu.
Et cette sagesse de mort s'imagine pou-
voir dompter toujours les frémissements
de la vie indignée !
Résignation, obéissance : c'est le pre-
mier et le dernier mot de la sagesse
sacerdotale; c'est le glas monotone de
cette cloche des funérailles qui mène
une à une au tombeau toutes nos espé-
rances, toutes nos ambitions, tous nos
rêves !
^
298 ESQUISSES MORALES.
La société officielle affirme encore,
mais elle ne croit plus. Sa religion n'est
qu'une politique. La société non consti-
tuée, qui se dégage peu à peu de ce
mensonge des choses, ne croit pas en-
core, mais elle cherche et espère. Le
sacerdoce s'est rangé du côté du passé.
Il n'a pas compris que le doute sincère
est plus près de Dieu que le culte hy-
pocrite.
La religion fleurit, dit-on. Plût au
ciel qu'elle ne fleurît point à la surface
d'une société corrompue ! Car, pareille
à ces plantes des eaux bourbeuses, elle
couvre d'une parure mensongère les
turpitudes du siècle et mêle à leurs
miasmes pestilentiels, sans en atténuer
la contagion, de suaves et trompeurs
parfums.
DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS. 209
o^
Vos églises sont chauffées a la tem-
pérature la plus délectable. De raignar-
des peintures en décorent les riants
plafonds. Les sons enivrants d^une mu-
sique d'opéra bercent Toreille charmée
et réveillent dans les cœurs de tendres
souvenirs. Le velours et la soie s'arron-
dissent en moelleux coussins et vous
invitent à la prière. Mille parfums s'ex-
halent de la dentelle et des. tissus pré-
cieux qui couvrent les épaules de vos
délicates pécheresses. L'atmosphère que
Ton respire ici est comme chargée des
langueurs d'un printemps éternel. Un
jeune prédicateur monte en chaire. Il
prodigue, dans ses périodes sonores,
ces fleurs de sacristie dont la grâce arti-
ficielle est agréable au goût dévot. Des
300 ESQUISSES MORALES.
quêteuses, au regard insinuant, reçoi-
vent vos dons et vous les rendent en
sourires. . . . Vous vous applaudissez de ce
que de telles églises sont pleines? N'ap-
préhendez-vous point qu'elles ne le
soient trop ? Pour ma part, je crains, les
voyant ainsi remplies, qjie Dieu n'y
trouve plus de place.
Vous restaurez les églises ; à la bonne
heure. C'est plus facile, mais peut-être
moins urgent que de restaurer les âmes.
o^
Quelle foule ! Que de carrosses, que
de laquais, que de grandes dames, que
de beaux jeunes gens, que de person-
nages illustres ! D'où vient cette multi-
DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS. 301
tude qui semble ravie ? Ecoutons ses
propos :
« Le beau regard! dit une femme;
la touchante pâleur !
— Son geste est bien étudié, dit un
auteur tragique; il rappelle Talma.
• — Il a cité Danton, murmure un étu-
diant ; il est républicain. . . .
— Quelle erreur est la vôtre ! Hier,
tout son discours glorifiait Bonaparte.
— Pourquoi a-t-il tronqué ce vers
d'Horace? » demande un érudit.
Je demande à mon tour de qui Ton
parle; d'un avocat, d'un comédien,
d'un député ? Non vraiment. Du succes-
seur de Bossuet, de Massillon, de Bour-
daloue ; du plus illustre apôtre de la foi
moderne; du célèbre révérend Père
Isidore.
302 ESQUISSES HOR4L1S.
De quel aveuglement les zélateut^s de
la foi ne sont -ils point frappés ! Elst-ce
bien à la face des prodiges accomplis
sous nos yeux par la science, est-ce
bien à l'éclatante lumière que projettent
de toutes parts les découvertes du génie
moderne, qu'ils osent risquer leurs mi-
racles ridicules? Est-ce au xix® siècle
que Ton s'engage dans la querelle des
deux tuniques, et qu'on fait apparaître
la reine des cieux pour annoncer à des
enfants l'abondance de la récolte pro-
chaine?» Ta/^^ij-pott^, raison superbe! »
s'écriait jadis, dans sa hautaine sagesse,
le grand docteur de l'Eglise de France.
» Taisez-vous, superstition arrogante ! »
s'écrie à son tour la raison outragée. Et
s'il vous faut absolument des miracles,
faites-en donc devant lesquels nous puis-
sions nous prosterner tous ! Retrouvez
cette éloquence miraculeuse des Paul,
des Tertullien, des Ambroise, qui mé-
DE LÀ l^ELIGION DES CONTEMPORAINS. 303
tamorphosait les âmes. Arrêtez au seuil
de vos temples les despotes hypocrites.
Entonnez ces cantiques sublimes qui
brisaient les chaînes des captifs. Affran-
chissez les esclaves. Parlez- nous la lan-
gue de saint Bernard, et entraînez-nous
sur vos pas à la conquête des vérités
saintes ! Mais, de grâce, épargnez-nous
ces honteuses supercheries que le der-
nier des jongleurs fait aussi bien, mieux
que vous. Laissez là vos médailles, vos
images, vos scapul aires, qui guérissent
du mal de dents et assistent les femmes
en couches! Si Dieu est avec vous, gué-
rissez les maux du peuple qui crie vers
lui du fond de Vabime. Aidez la société
dans son pénible travail d*en&ntement.
Obtenez par vos prières la réponse con-
ciliatrice à nos doutes, à nos dissenti-
ments, à nos désespoirs. Et si vous ne
le pouvez, taisez-vous du moins, et re-
connaissez dans rhumilité de votre si-
304 ESQUISSES MORALES.
lence que vous subissez comme nous
répreuve douloureuse de rattente et de
rincertitude.
Qu' est-il besoin de vos docteurs et de
vos miracles pour proui^er Dieu? Dieu
u' est-il pas une sublime nécessité de la
pensée humaine?
La conscience humaine s'agite; elle
est assaillie, pressée de doutes aigus.
Troublée dans ses joies, inquiète dans
sa paix, en proie à des perplexités qui
ressemblent à des remords, la société
moderne, qui a vu tout à coup surgir de
ses profondeurs un sphynx redoutable,
sent que Ténigme, bien ou mal expli-
DE LA RELIGION DES CONTEMPORAINS. 305
quée, sera son salut on sa perte. Martyrs
chrétiens, confesseurs, apôtres intrépi-
des, c'est vous qui, il y a dix-huit
siècles, avez, au prix de votre sang,
vaincu le sphynx antique. Levez-vous!
le sphynx est ressuscité. Vos fils dégé-
nérés se détournent de la lutte péril-
leuse ; le souffle du Dieu des combats
s'est éteint dans leurs cœurs pusillani-
mes; ils ne veulent plus que le repos, et
s'efforcent de retenir avec eux dans une
sécurité trompeuse l'esprit du siècle qui
se précipite. Martyrs chrétiens, secouez
vos linceuls ! Sépulcres, ouvrez-vous !
Morts, redevenez vivants ! Car les vi-
vants sont morts, ensevelis à jamais
dans la paix inerte de l'indifférence.
c^
;{0G ESQUISSES MORALES.
Au temps de la décadence de Rome,
le dégoût de ce monde corrompu et le
pressentiment d'une vie supérieure pous-
sèrent à la solitude les âmes d'élite.
Les thébaïdes virent accourir les Jé-
rôme, les Paul, les Marie. Moins heu-
reuses aujourd'hui, le^ grandes âmes en
révolte contre la société se réfugient en
des thébaïdes intérieures, où, plus dé-
laissées encore, elles vivent, non plus
dans la foi ardente et révélatrice, mais
dans le morne recueillement d'une espé-
rance voilée. Moins favorisé que les
premiers chrétiens, le Juste n'est plus
soutenu d'une assistance miraculeuse.
Les corbeaux ne descendent plus des
nuées pour lui porter le pain céleste;
les taureaux sauvages ne lui parlent
point ; les lions compatissants ne vien-
dront point creuser sa fosse.
FRAGMENTS.
EVE.
La première de toutes les révolutions
dont le genre humain garde la mémoire,
cette révolution symbolique et sacrée
d'où naît dans la suite des temps tout
le progi*ès de l'homme et des sociétés,
nous la voyons apparaître dans les Ecri-
tures sous le nom et sous l'image d'une
femme.
Le Tout-Pubsant avait dit au couple
humain, faible et ignorant, mais heu-
reux et immortel : « Tu ne mangeras
308 F.SQU1SSKS MORALKS.
point du fruit de l'arbre de science, ou
bien tu mourras. »
L'homme se résigne à cette inactîve
et insensible félicité; mais la femme,
écoutanten elle-même la voix deVesprit
de liberté, accepte le défi. Elle préfère la
douleur à l'ignorance, lamort à l'escla-
vage. A tout péiil, elle saisit d'une
main hardie le fruit défendu; elle en-
traîne l'homme avec elle dans sa noble
rébellion.
Le Tout-Puissant les châtie l'un et
l'autre, les bannit, les voue à la mort.
La mère des hommes est condamnée à
enfanter dans les larmes. Eve reste à
jamais, pour sa triste et fière postérité,
la personnification glorieuse et maudite
de l'affranchissement du génie humain.
Celte genèse est l'histoire de toutes
les révolutions.
Les puissances de la terre, quel que
soit le nom qu'on leur ait donné, théo-
FRAGMENTS. 309
cratie, aristocratie, monarchie, ont dit
toujours et partout au faible qu'elles
voulaient retenir dans Tesclavage : « Si
tu veux savoir, tu mourras. »
Et quand l'esprit de liberté a parlé
au faible pour Finciter à secouer l'escla-
vage de l'ignorance , elles ont dit :
« Celui qui parle là, c'est le serpent,
c'est le tentateur, c'est le démon; c'est
la philosophie, c'est la démocratie, c'est
Tesprit du mal ; écrasons-le. »
Mais l'esprit de liberté est immortel,
et la Révolution, cette Eve perpétuel-
ment rajeunie, préfère encore à cette
heure, comme aux premiers jours du
monde, le bannissement, Tanathème, la
douleur et la mort, à la paix honteuse
de l'ignorance et de l'esclavage.
Sachons donc chérir et respecter,
honorons plus que jamais aujourd'hui
rÈve immortelle, toujours jeune et
toujours ardente, qui garde en son cœur
3i0 ESQIISSES MORALES.
les deux plus nobles dons de la vie ter-
restre : l'inspiration de la liberté et la
vertu du sacrifice.
l'exil.
Entie les afflictions qui menacent
Texistence de Thomme, l'exil est, sinon
la plus terrible, du moins la plus difficile
à se représenter dans toute son étendue.
L'exil ! Que de peines inconnues, que
de poignantes et muettes douleurs, que
de larmes dévorées ne renferme pas
cette vague parole, dont le sens est pro-
fond et multiple à ce point qu'il ne
s'est peut-être jamais révélé tout entier
à un même homme. Car chacun, selon
le temps et les circonstances, selon ses
traditions, ses habitudes, ses goûts ou
sa fortune, selon Tardeur de sa lèvre ou
la délicatesse de ses instincts, en boit.
FRAGMENTS 3i 1
à des coupes diverses, les amertumes
infinies.
Mais c'est à l'exilé français surtout
»
que la terre étrangère réserve ses ri-
gueurs les plus intolérables ; à ce joyeux
enfant de la Gaule, que la nature a fait,
par une contradiction étrange, le plus
sympathique, le plus expansif assuré-
ment dans le monde idéal, mais aussi
le moins cosmopolite, en réalité, de
tous les hommes.
Soit paresse ou dédain, soit diffi-
culté organique, le Français du xix« siè-
cle, visiblement prédestiné à servir de
lien, de communication électrique entre
les peuples, n'a paru jusqu'à ce jour ni
empressé à les connaître, ni capable de
les comprendre. Peu curieux de nou-
veautés, parcequ'il se croit lui-même, de
très-bonne foi, créateur de toutes les
nouveautés du monde moderne, il n'est
susceptible que de très-faibles efforts
312 ESQUISSES MORALES.
pour saisir les idées qu'il n'a pas con-
çues, et trouve aisément absurdes les
mœurs, les coutumes et même les idio-
mes des autres peuples. Hormis la
langue latine et catholique, qu'il res-
pecte, ou du moins qu'il a respectée
jusqu'ici, et qu'il fait asseoir à son foyer
sans admettre toutefois en sa compagnie
ses deux nobles filles d'Italie et d'Es-
pagne, il n*a pénétré l'intimité d'aucun
idiome étranger, et l'on est parfois
surpris devoir jusquà quel point il mé-
connaît le génie des nations les plus
voisines. De là, pour le Français, un
isolement absolu, que l'on a peine à se
figurer dans l'état présent de la civilisa-
tion européenne, dès qu'il se voit jeté,
fiit-ce à quelques heures seulement, hors
de sa frontière ; de là le sentiment d'une
sorte de captivité intellectuelle qu'il porte
partout, même au sein de Thospitalité la
plus large ; une pesanteur à monter
FRAGMENTS. 313
r escalier cl autrui , qiii contraste avec
son naturel alerte et intrépide ; de là
enfin une sorte d'étonnement triste,
toujours renouvelé, qui fait de Texil
la peine la plus contraire à ses instincts,
un châtiment qui ne saurait se tempérer
par Thabitude, et comme une doulou-
reuse suspension de la vie.
LA VIEILLESSE.
Je n'ai jamais compris qu'une âme
vraiment grande pût s'épouvanter à
rapproche du déclin des jours. En de-
hors même des idées chrétiennes qui
font de la vieillesse exempte de pas-
sions une époque d'expiation , de re-
noncement et le passage d'un lieu
d'exil et de larmes à une vie d'éter-
nelles félicités, il 7 a dans l'appré-
18
3 I k ESQUISSES MORALES.
dation philosophique de l'existence
humaine un prései-vutif suffisant contre
la révolte et le désespoir qu'engendre
dans beaucoup d'esprits la nécessité de
vieillir.
Chaque âge a ses joies, ses satisfac-
tions propres, et je ne craindrais pas
d'affirmer que la vieillesse a les plus
nobles et les plus constantes. L'enfance,
toujours comprimée par une autorité
contre laquelle son instinct s'irrite, do-
minée par des volontés qu'elle ne com-
prend pas ou qu'elle juge dans leur
inconséquence, l'enfance ne connaît
guère que des bonheurs fiirtifs et sans
durée. Si ses chagrins ne laissent pas de
traces, ses plaisirs non plus ne se pro-
longent pas dans la mémoire. Les gran-
des sources de la joie et de rorgueil
humain lui sont fermées ; elle ne con-
naît ni la contemplation, ni l'enthou-
siasme, ni la méditation, ni le dévoue-
FRAGMRSiTS. 31 5
ment. Ces satisfactions souveraines de
'âme naissent de la connaissance du
beau et de la liberté 5 or, l'enfance est
emprisonnée dans son ignorance, es-
clave de sa faiblesse ; c'est une création
qui s'achève et qui n'est point encore en
possession d'elle-même ; ses joies sont
d'une nature inférieure ; l'être raison-
nable ne saurait les regretter.
La jeunesse, hélas ! est si ardente, si
impérieuse envers la destinée, qu'elle se
trouve à l'étroit dans le cercle du pos-
sible. Comme un torrent qui ne reflète
ni la rive ni le ciel, elle gronde, écume,
bondit, dévaste ; elle se précipite vers
une (in imaginaire. Le sentiment d'une
énergie dont elle abuse est à la fois son
orgueil, sa joie, son tourment; la
jeunesse ne vit pas, elle aspire à vivre.
L'âge mûr semblerait devoir être le
plus heureux, puisqu'à la fougue des dé-
sirs insatiables succède un calme qui n'est
310 ESQUISSES MORALES.
pas encore rindifférence, une sagesse
qui va se contenter du possible et jouir
de la réalité. Mais que ce calme est
mensonger ! Que cette sagesse est trom-
peuse ! C'est à cet âge que se fait sentir
plus vivement le besoin des richesses,
de la renommée, du pouvoir, de toutes
les jouissances qui prennent leur source
dans le suffrage d' autrui. L'esprit, éclairé
par une demi-expérience, devient sé-
vère, frondeur, défiant, inflexible. On
n'est plus imprudent, inconsidéré ; on
n'est pas encore bon, indulgent; c'est
à peine si Ton parvient à être équitable,
et l'équité n'est pas à elle seule un
sentiment qui remplisse le cœur fait
pour aimer. L'âme, revenue des illu-
sions généreuses de la jeunesse, s'at-
tache aux objets sensibles; elle poursuit
la fortune, les honneurs, tout ce qui
impose aux hommes; et qui ne sait
combien la fiévreuse poursuite de ces
FRAGMENTS. 317
biens eictérieurs répand d'amertume
dans la vie, et combien les rivalités
qu'elle crée entre nous et nos sembla-
bles sont contraires au véritable bon-
heur *
La vieillesse, an contraire, ne pré-
tend rien pour elle ; elle n'a plus rien à
apprendi'e, rien à convoiter, rien à
poursuivre ; elle est si près de la fin des
choses qu'elle les voit sous leur jour vé-
ritable, sans illusion et sans colère. Elle
peut être indulgente pour tous, car elle
n'a plus ni autorité ni responsabilité di-
rectes ; autour d'elle, Tâge a tout éman-
cipé. Tout la convie à être bonne, tout
lui apprend à exercer une haute man-
suétude. En avoir fini avec toutes
les passions, toutes les chimères, toutes
les fatigues de la vie, se reposer dans
la plénitude d'un sentiment essentielle-
ment grand et vrai, n'est-ce pas là un
sort enviable ."^ Sourire, sans jalousie.
318 ESQUISSES MORALES.
à des joies dont on a connu le néant ;
compatir, sans déchirement, à des
souffrances que Ton sait aussi éphémères
que les joies ; pouvoir tout comprendre,
tout dire ; vivre réconcilié avec soi-même
par la connaissance d' autrui, avec autrui
par la connaissance de soi-même ; créer
autour de soi une atmosphère de
paix et de sérénité où viennent se
retremper les âmes blessées au choc
des passions, c'est là une noble, une
sainte tâche; c'est un bonheur calme
et auguste, fait pour les esprits élevés
et les grands cœurs.
Ne craignons donc pas de vieillir, car
la souveraine bonté n'est possible qu'à
la vieillesse, et la souveraine bonté c'est
le souverain bonheur des nobles âmes.
FRAGMENTS. 319
LA PLAGE DE SCHEVENINGUE.
yioût 1855.
Le soleil plonge tristement dans les
flots glacés. De lourds nuages passent
avec lenteur au-dessus de ma tête. Le
ciel est sans clarté, la mer sans couleur
et sans mouvement. Longeant la dune
monotone qui s'étend à perte de vue et
me cache l'aspect varié des terres fer-
tiles, je marche en silence sur la. plage
humide où se marque l'empreinte de
mes pas solitaires.
Où vais-je ?. . . Que suis-je venu cher-
cher ici?... Marchons.
Ma vie, à son déclin, est triste comme
ce soleil mourant dans les flots glacés.
Mes ennuis sont lents et lourds comme
ce nuage qui passe au-dessus de ma
320 ESQUISSES MORàLES.
tête. Mon espérance est sans clarté
comme le ciel, stérile comme la dune
que recouvre à peine une herbe sèche.
La trace que je laisserai dans la mé-
moire des hommes sera semblable à
l'empreinte de mes pas sur le sable
humide.
Où vais-je?... Que suis-je venu cher-
cher ici?... Marchons.
La brise du soir s'élève ; elle gonfle
la voile du pêcheur. Le voici qui s'a-
vance vers la haute mer. Il va jeter ses
filets dans les eaux profondes. Demain,
à l'aube du jour, il reviendra content ;
il aura fait quelque prise heureuse dont
sa femme et ses enfants se réjouiront.
La barque qui me portait a fait eau
de toute part; c'est en vain que mes
filets ont plongé dans l'onde amère;
mon retour n'a réjoui personne.
F&AGMEMTS. 321
%
Oùvais-je?... Que suis-je venu cher-
cher ici?... Marchons.
Le phare s'allume sur la hauteur ; Il
avertit le navire égaré de fuir ces côtes
perfides. Un goéland traverse les airs
en y jetant son cri plaintif. Les lueurs de
mon esprit ne me montrent plus que ce
que je dois fuir. Le cri de mon cœur
reste sans réponse.
Où vais-je?... Que suis-je venu cher-
cher ici?... Marchons.
Je m'achemine vers la cité. J'entre
dans le bois séculaire. La lune a monté
à l'horizon ; elle pénètre discrètement
répais ombrage.... Salut, chênes anti-
ques ! Salut, ô bois sacré, qui répandis
tes douces fraîcheurs sur le front brûlant
de Descartes, et qui enveloppas de ton
mystère divin la sublime pensée de
Spinosa, salut! Ici je ralentis le pas; je
3t22 ESQUISSES MORALKS.
marche avec respect ; mon âme se
recueille Vagues rayons glissant dans
les profondeurs sombres! Souffle des
nuits, frémissement auguste des hautes
cimes, Esprits immortels, parlez, oh !
parlez-moi î Je me prosterne et je vous
implore. Car, je le sens, c'est vous, oui,
c'est vous seuls que je venais cKercher
ici ; c'est vers vous que je suis venue.
Arbres sacrés, Esprits immortels, ac-
ceptez mon culte secret, recevez-moi!
Soyez à jamais mon abri, mon repos,
ma vie cachée, mon espérance!
LE COLISEE.
Mai 1856.
En un printemps déjà bien loin de
moi, mais toujours présent à ma mé-
moire, j'allais souvent m' asseoir sur
quelque pierre disjointe des gradius du
•FRAGMENTS. 323
Colisée. Distraite, inatlentive, je ne
regardais ni n'écoutais rien et pourtant
je recueillais en mol, comme une vague
harmonie, le silence et les bruits, les
ombres et les clartés, les fraîches brises
et les souffles brûlants qui se succédaient
ou se confondaient dans la lenteur
inquiète de ma journée solitaire.
Ici , le pèlerin à genoux suivait en
se traînant sur Tarène les traces ensan-
glantées de la F^ia cruels^ et murmu-
i-ait les tristes litanies du Sauveur des
hommes. Là-bas, le rossignol caché
dans l'amandier en fleur jetait aux pro-
fondeurs du ciel bleu sa note vibrante.
Plus près de moi, le merle furtif enlevait
au buisson de myrte sa haieamère; le
lézard miroitait en fuyant sur le pan de
mur chauffé du soleil ; et tout au haut
du massif amphithéâtre, frémissante,
avide, enivrée, la blonde abeille puisait
aux calices des violiers le doux miel
♦■
f
t'
A
324 ESQUISSES VO RALES.
chauté des poètes. Tout était mouve-
ment dans cette immobilité ; calme
dans cette destruction ; espérance dans
ces ruines....
Et maintenant, ô mon âme, voici
que tu es devenue semblable à l'en-
ceinte dévastée. Voici que rien n^estplus
entier de ce qui fut ta vie. Voici que tout
est renversé, mutilé, brisé, ô Dieux im-
placables ! Et pourtant, ô mon âme, tu
n'accuses point le sort ; tu ne changerais
contre nulle autre ta sévère destinée;
car, à chaque printemps nouveau qui
fleurit sur tes ruines, tu revois l'amitié,
pieux pèlerin, suivre, en priant, la trace
de tes muettes tristesses; la jeunesse,
l^amour et la grâce viennent chanter à
Tabri de la force éprouvée ; le travail,
abeille obstinée, tire encore quelques
sucs de tes joies amères, et porte son
doux miel aux enfants qui souffrent.
ENVOI
A CLAIRE-CHRISTINE.
Premier sourire du sort, grâce de
mon infortune, orgueil de mes peines
secrètes; pardon, récompense et pro-
messe du sévère destin ; enfant de mon
cœur, vie de ma vie, que ne puis -je te
chanter sur un mode immortel !
Pourquoiles Dieux n'ont-ils pas donné
à ma voix Taccent des poètes? Pourquoi
lu Muse ne m'a-t-elle pas enseigné son
ait divin? Lyre de Sapho, luth de Co-
19
326 F.ir?oi
rinne, pourquoi ma main ne saurait-
elle rappeler à vos cordes détendues
l'âme envolée ?
Ce ne serait pas pour chanter le vain-
queur olympique 5 ou le char doré de
Cypris; ou la douce ivresse que donne
Bacchus ; ou YOpale^ ou VOnyx^ ouïes
Parfums de Diane; je ne ferais point
résonner la corde du carnage; je ne
dirais pas le glaive d'Harmodius, caché
sous la branche de myrte.
Je chanterais une jeune fille, une
enfant; sa sérieuse innocence ; son front
qu'éclaire la pensée; son œil limpide
et bleu ; sa lèvre où le mensonge ne
passa jamais. J'essayerais de dire le
surprenant accord que Ton voit paraître
en sa personne de force et de douceur,
de candeur et de sagesse, de droiture
et de clairvoyance.
A CLAIRB-CHEISTINE. 327
Je dirais le tressaillement maternel,
lorsque Tenfant, née dans les larmes,
grandie dans T absence, apparut sou-
dain à mes yeux dans sa grâce virginale.
Ainsi, après les ténèbres agitées d^une
longue nuit, aux douces clartésdu matin,
le lac, surpris et charmé, contemple le
blanc lotus, épanoui sur son sein pen-
dant la tempête.
Premier sourire du sort, grâce de
mon infortune, orgueil de mes peines
secrètes; pardon, récompense et pro-
messe du sévère destin ; enfant de mon
cœur, vie de ma vie, que ne puis-je te
chanter sur un mode immoitel !
PIH.
TABLE.
Avant-Propos Page i
Préface de la troisième édition v
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE I.
De la condition humaine^ 1
CHAPITRE n.
De rhomme lA
CHÀPixBB m.
De la femme 33
CHAPITRS IV.
De la vie morale 72
CHAPITRE V.
Du cour 114
330 TABLE.
CHAPITRE TI.
De l'esprit • 131
CHAPITRE Vn.
De réducation 158
SEœNDE PARTIE.
CHAPITRE Vni.
Du temps présent 177
CHAPITRE IX.
Des arts et des lettres 186
CHAPITRE X.
De Tarislocratie et de la bourgeoisie. . • • 222
GHAPITRB XI.
Du peuple 248
CHAPITRE XII.
De la religion des contemporains 294
FRAGMENTS.
Eve 307
L'exil 310
TABLE. 331
La TieiUesse 313
La plage de Scheveningue 319
Le Colisée 322
Entoi à Claire^ Christine 325
Fnr DS Là TABLB.
DE l'imprimerie DE GH. LAHUHB ET C^
me de Fleanit, 9.
• \
3 2044 020 389 9 87
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