Skip to main content

Full text of "Essais de littérature contemporaine ..."

See other formats


Google 



This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 

to make the world's bocks discoverablc online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 

to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 

are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. 

Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the 

publisher to a library and finally to you. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to 
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying. 
We also ask that you: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web 

at |http: //books. google .com/l 



Google 



A propos de ce livre 

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec 

précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en 

ligne. 

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 

"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 

expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont 

autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 

trop souvent difficilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 

du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 

Consignes d'utilisation 

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 
Nous vous demandons également de: 

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 

+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. 

A propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //book s .google . coïrïl 






AVERTISSEMENT 



Une bonne partie de ce volume est inédile. 

Des articles qu'il renferme, quelques-uns ont 
été déjà publiés tels, ou à peu près, qu'on les y 
retrouvera, — dans la Revue encyclopédique, 
comme Octave Feuillet et 3/. Zola^ à propos de 
<L t Argent », — dans la Revue bleue, comme 
M, Marcel Prévost et Af. Paul Margueritte, — dans 
la Revue de Famille, comme fÉvolution actuelle 
de la Littérature ; mais il n'a paru des plus éten- 
dus soit qu'un court fragment, comme du 
Pessimisme dans la Littérature contemporaine et 
de l'Evolution rythmique de f alexandrin^ soit 
qu'un résumé succinct, comme du Drame shake-- 
spearien en France et de la Doctrine de 
M, Brune tière. 

Tous datent de 1891 ou de 1892, hors les 
trois premiers. 

Le Pessimisme dans la Littérature contem- 
poraine est de 1890 ; le Drame shakespearien 
en France^ de 1886 ; PÉvolution rythmique de 
talexdanriuy de 1889. 

Le 15 décembre 4802. 

Georges Pellissier. 










y. 






ESSAIS 

DE 



LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 



LE PESSIMISME 

DANS LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 



Le pessimisme, en France, ne revêt point la forme 
systématique d'une doctrine ; du moins aucun phi- 
losophe, même en ce temps-ci, ne Ta, que je sache, 
professé. Et pourtant notre littérature, celle des 
vingt ou trente dernières années, en est tout entière 
empreinte. Si nous jugeons la génération contem- 
poraine d'après ses interprètes naturels, c'est-à-dire 
d'après ses romanciers, ses poètes, ses auteurs dra- 
matiques les plus aimés et les plus applaudis, ceux, 
par suite, qui en représentent le plus fidèlement les 
tendances, elle nous apparaît comme atteinte jus- 
qu'aux moelles de ce pessimisme universel où les 
moralistes les plus avisés voyaient, il y a peu de temps 
encore, une maladie particulière à la race germa- 

SSSÂIS. 1 



2 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

nique et contre laquelle ils assuraient que le tempé- 
rament de la nôtre, mieux pondérée et plus rassise, 
devait par lui-même nous garantir. La contagion 
d'une philosophie si peu en accord avec nos tradi- 
tions nationales s'explique sans doute dans une large 
mesure par des causes où la philosophie n'a point 
affaire. Beaucoup se disent pessimistes sans savoir 
au juste ce qu'ils veulent dire. Faisons sa part à la 
duperie, faisons aussi la sienne à la mystification. 
Nous n'en voyons pas moins l'atmosphère intel- 
lectuelle et morale tout imprégnée de pessimisme. 
Là même où le pessimisme a bien l'air d'une mode, 
cette mode n'est pas sans signification; et, si nous 
pouvons à la rigueur tenir peu de compte de ceux 
qui la suivent, il ne nous est pas permis d'oublier que, 
parmi ceux qui l'ont faite, se trouvent les esprits les 
plus distingués et les plus sincères de cet âge. 

Est-ce à dire que le pessimisme, considéré non 
plus comme une doctrine, mais comme une disposi- 
tion naturelle de l'esprit et du cœur, soit chez 
nous quelque chose de nouveau? Il y a eu dans 
tous les pays et dans tous les temps des âmes 
tournées à la tristesse ; de tout temps et partout, des 
plaintes éloquentes ont dénoncé ce que l'existence 
humaine a d'obscur, de douloureux, dUncomplet, 
ont accusé les contradictions de notre être, Ténigme 
de notre sort, Timpuissance de notre raison. Dès le 
début de ce siècle, Chateaubriand inoculait à la 
poésie moderne le mal de René ; et, parmi les lyri- 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 3 

ques du romantisme, il n'en est pas un qui ne mau- 
disse à son heure la destinée, la nature et Dieu. S'il 
faut, en effet, chercher le sens le plus profond de la 
révolution morale et littéraire dont Chateaubriand 
donna le signal dans un réveil de l'esprit religieux, 
ou mieux encore du sentiment chrétien et de Timagi- 
nation chrétienne, nul doute que le christianisme ne 
dût incliner les âmes à une conception pessimiste de 
la vie terrestre. Les philosophes athées ou théistes 
du xviii« siècle déclaraient que la nature est bonne : 
la réaction catholique contre leur incrédulité se 
doubla tout naturellement d'une réaction philoso- 
phique contre leur optimisme, contre un optimisme 
en opposition directe non seulement avec les dogmes 
fondamentaux de FEglise, mais encore avec l'esprit 
même de la religion. 

Notre poésie romantique est pleine de gémisse- 
ments. Dès les premières Méditations, Lamartine 
s'écrie : 

J'ai TU partout le mal où le mieus; pourrait être. 

Les meilleures inspirations de Musset trahissent 
l'inquiétude d'une âme que l'idéal tourmente, et qui, 
s'obstinant à le poursuivre, se désole de ne pas 
y atteindre. Victor Hugo, que son robuste génie 
devait, semble-t-il, préserver de toute défaillance, a 
écrit certains poèmes les plus profondément, et, si 
l'on peut dire, les plus objectivement pessimistes 
de notre siècle; relisons, entre autres, la pièce des 



LltTÉRAÎÛRÈ CONTEMPORAINE 

/Veuilles d^automne qui commence par ces deux vers 
d'une si pénétrante tristesse : 

Où donc est le bonheur f disais-je. — Infortuné! 
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me Tavez donné. 

Alfred de Vigny, enfin, est par excellence le chan- 
tre des souffrances humaines, et Ton pourrait mettre 
comme épigraphe à son œuvre cette ligne du Journal 
d'un poète : « La vérité sur la vie, c'est le déses- 
poir! » 

Si Ton excepte Vhuieuv des Destinées ^ aucun de ces 
poètes n'est cependant pessimiste dans l'habitude 
de son esprit et dans son assiette morale. Par com- 
bien di! Harmonies Lamartine ne rachète-t-il pas les 
cris qu'il a poussés en un moment d'angoisse I Sa 
poésie est un hymne d'adoration reconnaissante et 
sereine. La philosophie de Victor Hugo se résume 
tout entière dans sa croyance invincible au triomphe 
définitif du bien sur le mal. Qu'Alfred de Musset 
sanglote et maudisse : ses malédictions elles-mêmes 
valent un acte de foi, et ses sanglots sont ceux d'un 
cœur qui n'a pas trouvé ce qu'il cherche, car il ne se 
lamenterait pas, mais qui ne renonce pas à le cher- 
cher, car il se serait résigné au désespoir paisible 
qui est la sagesse du pessimisme. Ce n'est point de 
désespérer, c'est d'espérer qu'il se meurt. 

Console-moi ce soii : je me meurs d'espérance. 
Vigny lui-même est plutôt un esprit chagrin qu'un 




LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 5 

pessimiste : nature susceptible entre toutes et qui 
ressent avec une vivacité maladive les piqûres du 
monde, il a fini par ne voir le monde qu'à travers les 
souffrances toutes personnelles de son ombrageuse 
vanité ou les déceptions tout intimes de son cœur 
tendre et vindicatif. Après avoir jeté leur plainte, 
les autres, soulagés par cette plainte même, renais* 
saient à Fespoir et à la foi ; ils se consolaient d'ail- 
leurs en chantant leur propre désolation : pour lui, 
il avait du moins cette douceur et cet orgueil de 
penser que la tristesse est un privilège du génie, un 
signe d'élection, et, avec les épines meurtrières de la 
vie, il se faisait à lui-même une glorieuse couronne. 
Révolte passagère de la raison, qui, concevant 
le bien et le juste, s'indigne contre l'injustice et le 
mal, du cœur, qui, sentant sa capacité d'infini, dés- 
espère qu'aucun objet puisse jamais la remplir, élans 
sublimes vers l'idéal et blasphèmes pieux, ce n'est 
point là le pessimisme de notre temps. De notre 
temps, le pessimisme est impersonnel et froid 
comme la science. Il ne pousse pas de cris ; il cons- 
tate sans trouble la fatalité du malheur et il s'impose 
de la subir sans plainte. Que lui servirait de prier? 
la nature est sourde. A quoi bon maudire? il n'existe 
pas de Dieu que puissent irriter ses exécrations. Et 
pourquoi se lamenter? aucune espérance ne lui 
reste. Son seul asile est la paix suprême du néant, 
auquel il aspire et dont il anticipe sur cette terre 
même la stagnante inertie. 



i 



6 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Le principe de tout être, c'est la volonté. Ten- 
dance latente dans la nature inorganique, désir ins- 
tinctif et aveugle dans les plantes et les bétes, la 
volonté se perfectionne dans Thomme et y prend 
conscience de soi. La bête et la plante n'étaient que 
sensibles, Thomme est intelligent. Mais cette intel- 
ligence même fait de lui 4e plus malheureux de tous 
les êtres. Victime de sa supériorité sur les autres 
animaux, Thomme ne sent pas seulement la souf- 
france, il la connaît, il la mesure, il la prévoit. Bien 
plus, il sait qu'elle est la condition nécessaire de sa 
vie. Une succession de besoins à satisfaire et d'ef- 
forts pour satisfaire ces besoins, voilà Texistence. 
Or, le besoin est une peine, Teffort est une peine; et 
qu'est-ce qui les sépare l'un de l'autre ? une satis- 
faction aussitôt évanouie, que gâte encore la pensée 
de tout ce qu'elle a coûté et du peu qu'elle durera. 
L'homme s'épuise dans la quête laborieuse de ce qui 
peut assouvir les désirs de son cœur, les aspirations 
de son esprit, les appétits de ses sens, et dès qu'il 
verse à ses sens, à son esprit, à son cœur, la jouis- 
sance après laquelle il a tant peiné, voilà qu elle 
s'écoule comme d'un vase qui fuit... 

« Notre vie, dit Schopenhauer, est une lutte pour 
l'existence avec la certitude d'être vaincus. » Et 
ailleurs : « Vouloir sans motif, toujours souffrir, 
toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans 
les siècles des siècles, jusqu'à ce que notre planète 
s'écaille en petits morceaux, voilà toute l'histoire de 




LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 7 

rhumanilé. » Non seulement la somme des maux est 
incommensurablement supérieure à celle des biens, 
— nous n'avons qu'à dresser ce budget des joies et 
des souffrances, — mais encore la vie en elle-même 
est un mal. 

Et n'espérons pas une amélioration de notre sort. 
Le pouvoir et l'intelligence de l'homme ne s'accrois- 
sent qu'en accroissant sa misère. Au développement 
de notre cerveau se mesure notre capacité de souf- 
frir. Le bonheur est une négation; ne pas se con- 
naître malheureux, voilà le seul bonheur possible, 
celui de la brute, et, à un degré supérieur, celui de 
la matière inerte, qui n'a même pas de sensations. 
Le bonheur n'existe que dans l'inconscience ; avoir 
conscience de soi, c'est avoir conscience d'être mal- 
heureux. Quel emploi raisonnable pouvons-nous 
donc assigner à notre volonté, sinon de l'anéantir? 
Le dernier mot de la sagesse, c'est ou bien de cher- 
cher un asile dans la mort, ou bien, si nous craignons 
qu'elle ne soit le commencement d'une nouvelle 
existence, si nous entendons, comme le poète, rugir 
à jamais dans l'infini des temps la vie éternelle, — 
c'est de vivre le moins possible, d'absorber notre 
être entier au fond d'un morne silence et d'un 
inviolable oubli. 

Tel est, en son accablante sérénité, ce pessimisme 
radical et systématique dont notre génération a . 
respiré l'influence. Quelle séduction peut donc exer- 
cer sur les âmes une philosophie aussi oppressive ? 




8 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

On comprendrait encore que Texpérience des infor- 
tunes et des douleurs humaines, éteignant Tespoir 
dans le cœur de ceux auxquels la vie a réservé toutes 
ses souffrances et refusé tous ses plaisirs, leur offrît 
comme refuge suprême cette vision d'un univers 
désespérément mauvais, — le pire des univers pos • 
sibles, — et d'une humanité fatalement vouée au 
malheur. Mais Schopenhauer a bien eu sa part de 
joies en ce monde ; mais Léopardi ne fait point entrer 
ses misères personnelles dans sa conception de Tuni- 
verselle « infélicité » ; mais M. de Hartmann, le théo- 
ricien du suicide cosmique, nous trace un charmant 
tableau de son intérieur, auquel ne manque rien de 
ce qui peut inspirer le plus doux optimisme. Et, chez 
nous, ce ne sont pas des générations sur leur déclin, 
des générations lasses et découragées par une longue 
endurance, qui ont cherché dans le pessimisme je ne 
sais quelle amère consolation. A peine entrés dans 
l'existence, nos devanciers en ont conçu le dégoût; à 
peine devenus des hommes, ils ont professé le mé- 
pris de l'humanité. Ceux à qui la nature avait faitses 
meilleurs dons et la vie ses plus belles promesses, 
ceux-là mêmes ont calomnié la vie, anathématisé la 
nature; et, résignés à être les victimes de l'une, ils 
n'ont pas voulu du moins que l'autre pût les prendre 
pour ses dupes. Une jeunesse s'est élevée, il y a 
vingt ans, qui, dans un âge d'espoir, d'enthou- 
siasme, d'activité joyeuse et féconde, ne trouvait en 
elle que désenchantement précoce, amère anticipa- 




LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 9 

lion de Texpérience la plus flétrissante, incapacité 
d'agir, appétit du néant. 

Ce mal d'une génération presque entière, bien 
des causes de tout genre peuvent Texpliquer. La 
philosophie de Schopenhauer ne nous était guère 
connue, il y a quelques années encore, que par d'hu- 
moristiques boutades. Mais toute une partie de notre 
jeunesse, et l'élite même, la portait déjà, comme 
innée, dans son cœur et dans sa tète. « Avez-vous lu 
Schopenhauer? » demandait un jour M. Bourget à 
certain fellow de ses amis. Et ce dernier répondait: 
«Il est tout lu», signifiant par là que son propre 
apprentissage suffisait pour lui montrer dans le monde 
une machine parfaitement manquée et dans l'exis- 
tence une maladie. Ce que disait l'étudiant d'Ox- 
ford, combien eussent pu le dire chez nous parmi 
les jeunes gens à la génération desquels appartient 
M. Bourget ! Très peu avaient lu le philosophe alle- 
mand dans ses livres, mais beaucoup le lisaient 
dans leur propre cerveau. Le pessimisme, en France, 
n'eut point de maître et ne tint point école; il fut un 
état d'esprit général et spontané. Il ne s'enseigna 
pas comme une doctrine, il se respira comme un 
mauvais air. 

Remontons de vingt ans dans notre histoire. Ceux 
qui naissent alors à la vie intellectuelle et morale 
sont témoins d'un vaste effondrement. Des désastres 
inouïs ont déprimé dans leur cœur tout orgueil na- 
tional, toute confiance aux destinées de leur race ; 

1* 



â 



10 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE* 

et, confondant par un sanglant démenti le chiméri- 
que humanitarisme des générations antérieures, 
l'Année terrible a ruiné en eux la religion de l'hu- 
manité sans leur inspirer celle de la patrie. Aux 
haines de peuple à peuple se sont ajoutées les 
haines sociales, à la guerre avec Télranger la guerre 
entre citoyens. Un retour tragique et grotesque de 
barbarie a rendu suspects ces beaux thèmes de 
progrès et de civilisation qui fournissaient naguère 
les plus sonores tirades. La jeunesse ne sait à quoi 
se prendre: Elle a perdu toute foi, tout motif d'acti- 
vité. Accablée parle lourd héritage que ses aînés lui 
transmettent, ne voyant derrière elle que ruines et 
humiliations, devant elle que formidables périls 
et responsabilités écrasantes, elle renie sa tâche, 
elle se décourage de la vie avant même d'avoir vécu, 
et, fermée pour toujours à Tespérance, elle se fait 
de son désespoir une morne philosophie . 

Quelque profond retentissement que les catastro- 
phes de TAnnée terrible aient eu au cœur delà jeu- 
nesse française, ce n'est pas encore assez pour expli- 
quer le pessimisme contemporain. La France avait 
perdu cinq milliards et deux provinces, mais son 
honneur survivait à son prestige, mais, outre la 
conscience de son droit, il lui restait les moyens de 
réparer ses forces et de refaire sa fortune. Et^ si les 
calamités de la guerre la laissaient encore riche 
et puissante, il ne fallait voir dans Tinsurrection pa- 
risienne qu'un coup de folie, qu'une fièvre passagère 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN il 

et locale. Après la Commune vaincue, après la Prusse 
payée, une ère nouvelle pouvait s'ouvrir pour notre 
pays : mettant à profit les leçons de Texpérience, il 
travaillerait avec courage, avec suite, à sa reconsti- 
tution matérielle et à sa restauration morale. C'est 
ce qu'il fît ; et quelques années à peine avaient 
passé, que la France reprenait en Europe son 
rang et son rôle. Si les jeunes hommes d'alors ne 
s'étaient tournés vers le pessimisme que sous le 
coup de nos désastres, cette merveilleuse renais- 
sance aurait dû les convertir à une philosophie 
moins désolante. Mais la jeunesse « intellectuelle », 
dont il semblait que l'œuvre dût être d'inspirer à la 
génération tout entière, qui lui demandait ses guides, 
l'espoir, l'ardeur au travail, le goût d'agir, ne fit 
entendre que des paroles de lassitude et de renonce- 
ment, et, loin de s'associer au labeur commun, on 
eût dit qu'elle prenait à tâche de corrompre tout 
bon vouloir et de décourager tout effort. C'est que 
le pessimisme dissolvant où cette jeunesse parais- 
sait se complaire, favorisé sans doute par le milieu 
poli tique et social dans lequel s'était formé son esprit, 
ne dérivait pas seulement des conjonctures exté- 
rieures, quelle qu'en pût être la répercussion intime, 
mais aussi d'influences toutes morales qui la prédis- 
posaient fatalement à se retirer de l'action et à dé- 
serter la vie, 

Depuis que le siècle, bannissant les illusoires pers- 
pectives de l'imagination et de la sensibilité, s'était 



12 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

mis au service de la science sans autre ambition que 
celle de pénétrer la nature, d'en acquérir une notion 
toujours plus exacte et plus complète, son expérience 
l'avait conduit à une théorie mécanique de l'uni- 
vers d'après laquelle il ne se produit, non seulement 
autour de nous, mais en nous-mêmes, aucun phéno- 
mène qui ne soit nécessairement déterminé par des 
phénomènes antérieurs. Si contraire qu'il soit aux 
plus profonds instincts de notre être, le détermi- 
nisme n'en exerça pas moins sur la pensée contem- 
poraine une influence que dénote notre littérature 
tout entière. Le xviie siècle croyait à la vertu ; mais, 
pour le déterministe, la vertu n'est que le produit 
de facteurs sur lesquels nous n'avons aucun pou- 
voir. Le xviu® siècle croyait à la raison ; mais, pour 
le déterministe, tout est également raisonnable, 
puisque, tout étant également nécessaire, il n'y a 
d'autre raison des choses que leur nécessité même. 
Le xix° siècle romantique croyait à la passion ; mais 
il se leurrait aussi, soit en la détachant de l'anima- 
lité physique pour l'idéaliser, soit en lui prêtant la 
vitalité d'une force autonome. Quant aux généra- 
tions qui suivirent, elles ne crurent plus qu'à la sen- 
sation, à l'appétit, à ce que l'école naturaliste appe- 
lait déjà la bête humaine. Et que restait-il de nous 
mieux que cela, si le déterminisme abolissait ce qui 
fait notre vraie supériorité sur les autres animaux, la 
notion du bien et du mal ? 
Mais quand même il eût trouvé moyen d'édifier, 



à 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 13 

en se passant de cette notion, je ne sais quelle mo- 
rale purement coercilive, ce n'est pas seulement 
l'idée du devoir qu'il ruinait, c'est la velléité 
même d'agir, car, si l'universelle génération des 
phénomènes les uns par les autres fait de l'ave- 
nir un développement fatal du passé, nous n'avons 
pas plus les moyens de changer les modes inélucta- 
bles de notre être que la pierre n'est maîtresse, une 
fois lancée, de modifier par elle-même la direction 
du mouvement qu'elle subit. Or, cette conception 
d'un monde que dominent des forces aveugles, d'une 
humanité qui s'évertue dans le vide, et dont les 
efforts, les labeurs, les rébellions, non seulement ne 
peuvent rien contre le train universel des choses, 
mais encore sont eux-mêmes le produit des fatalités 
tranquilles qui pèsent sur nos vaines agitations, — 
comment n'aurait-elle pas disposé au pessimisme 
Tâme dans laquelle son effet nécessaire est d'abolir 
toute espérance, toute dignité, toute autre foi qu'une 
résignation accablée et taciturne à Tinanité de l'exis- 
tence ? 

La science positive était l'unique maîtresse de l'é- 
ducation. Et sous quel aspect cette science présen- 
tait-elle la nature, sous quel aspect la vie ? Bien sou- 
vent les premiers-nés du siècle avaient accusé l'indif- 
férence de la création. Ils se plaignaient, avec une 
mélancolie éloquente, que le soleil éclairât des mêmes 
rayons les tristesses et les joies de l'homme, que le 
ciel et la terre ne prissent pas le deuil de nos peines. 



à 



14 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

que le temps ne suspendît pas son vol pour nous per- 
mettre de savourer longuement des heures pro- 
pices. Mais pourtant c'est dans la nature qu'ils 
cherchaient un refuge, aux jours de doute et d'amer- 
tume. Ils Tassociaient spontanément à toutes leurs 
émotions. Ils y recueillaient du moins ce qu'eux- 
mêmes y avaient mis de leur âme. René lui demande 
Foubli de son mal ; Lamartine trouve en elle une 
glorieuse démonstration de sa foi; Victor Hugo, 
devant les divins spectacles qu'elle étale à ses yeux, 
sent Tapaisement et la résignation lui entrer dans 
le cœur. Celte nature consolatrice de Thomme et 
révélatrice de Dieu, qu'en fait la science contempo- 
raine ? Un mécanisme aveugle et sourd, une succes- 
sion de phénomènes qui se déterminent les uns les 
autres, et dont Tétroite contexture ne laisse même 
aucune échappatoire à notre propre activité. La 
nature ne manifeste point une raison immanente 
dont elle serait l'image sensible, une Providence qui 
aurait tracé le plan de l'univers et qui en assurerait 
l'ordre. Sans doute elle a des lois; mais ces lois ne 
font qu'exprimer les conditions sans lesquelles il n'y 
aurait pas d'existence possible. Où l'imagination et 
le sentiment se figuraient un concert harmonieux, 
la science ne laisse voir que l'équilibre d'éléments 
hostiles qui ont fini par se faire échec les uns aux 
autres, un système de forces inconscientes toujours 
en lutte et dont l'accord apparent naît d'un perpétuel 
conflit. Non seulement la nature est insensible à nos 




LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 15 

souffrances, sourde à nos angoisses, itiuette à nos 
questions, mais encore, ne faisant aucune distinction 
entre le bien et le mal, elle tient école d'immora- 
lité. En vain notre raison et notre cœur voudraient 
que ce qui est juste fût fort : la nature ne connaît 
pas ce qui est juste, et toute sa morale, si elle en 
avait une, consisterait à justifier la force, dont elle 
étale les triomphes avec une sereine impudeur. 

Et nous ne pouvons rien soustraire de nous-mêmes 
à sa mainmise. Ce temple de paix, de justice, de 
bonne volonté fraternelle, que nous édifions dans 
ridéal, n'est qu'un mirage de notre imagination. 
Comment échapperions-nous à la nature si nous 
en faisons partie intégrante, si nous obéissons aux 
mêmes lois qui la régissent, s'il n*y a vraiment de 
différence entre nous et les autres êtres que celle d'un 
organisme plus compliqué ? Mais la supériorité même 
dont nous nous targuons, à quelles causes en sommes- 
nous redevables, sinon justement à l'évolution fatale 
qui s'accomplit dans l'univers en faisant du plus faible 
la proie, ou, tout au moins, la victime du plus fort ? 
Et ainsi, celte conception même d'un monde idéal 
pai* laquelle nous protestons contre les iniquités et 
les violences du monde réel, nous n'en sommes de- 
venus capables que grâce à la longue suite des vio- 
lences et des iniquités par où s'expliquent la conser- 
vation et le perfectionnement de notre espèce. 

Nous imaginons une morale sublime, mais que la 
science contredit, mais dont se moque la réalité. 



16 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Qu'est-ce que la vie humaine ? Une vaste mêlée dans 
laquelle les hommes se pressent et se heurtent, ayant 
leur intérêt pour unique règle. L'ordre superficiel et 
la paix extérieure sont tant bien que mal garantis ; 
mais, sans parler de ceux qui se mettent ouverte- 
ment en révolte, sans compter tant d'injustices que 
la loi ne saurait interdire, tant d'autres dont elle se 
fait la complice, il n'y a pas, au fond, une telle dif- 
férence entre notre civilisation et la barbarie préhis- 
torique . Si l'univers tout entier nous apparaît comme 
un immense champ de bataille, nous sommes, nous- 
mêmes, soumis à cette loi de la concurrence vitale 
qui ne rend possible le progrès de notre race qu'en 
la condamnant au plus impitoyable égoïsme. 

En vain nous revêtonsl'égoïsme de titres trompeurs. 
Nous l'appelons, dans l'individu, amour de la gloire, 
ambition généreuse, noble désir d'augmenter son 
être ; nous l'honorons, dans la communauté domes- 
tique, sous le nom d'esprit de famille: nous l'exal- 
tons, dans la communauté nationale, sous celui de 
patriotisme. Le déguiser est plus facile que s'en 
affranchir. Quelque forme qu'il prenne et de quelque 
appellation qu'il se masque, Tégoisme inspire toute 
notre activité. Le seul fait de vivre en est déjà l'af- 
firmation, car la place que chacun de nous occupe 
dans la nature, il n'a pu la prendre qu'en la conqué- 
rant sur ses semblables, il ne peut la garder qu'en la 
défendant contre eux. La Faim et l'Amour, voilà les 
seuls dieux que serve Thumanité. Et la Faim n'est 




LE PESSIMISME CONTEMPORÀlîî 17 

que rinstinct de se conseil er, et TAmour n'est que 
rinstinct de s'agrandir. Bâtissez là-dessus des mora- 
les imaginaires; oubienyotre psychologie contre- 
dira Te xpérience en mettant au fond de la nature 
humaine un altruisme chimérique, ou bien elle dé- 
mentira le bon sens en roulant faire du désintéresse- 
ment une forme supérieure de l'intérêt personnel, 
11 faut lutter pour vivre, et la lutte pour la vie, qui 
est la vie même, détruit toute justice et toute 
vertu. Et nous trouvons une tristesse amère à penser 
que la société humaine s'accorde avec le régime de 
l'univers pour sanctionnerle droit de la force, et que, 
si nous avons l'idée d'une morale plus haute, nous 
ne découvrons ni, autour de nous, un ordre naturel 
qui l'autorise, ni, en nous, un principe qui l'assure. 
Mais ce n'est pas assez que la science nous réduise 
à la conception d''un monde gouverné par des forces 
inconscientes, d'une humanité régie par des instincts 
aveugles. Enthousiaste à ses débuts et comme 
ivre de sa puissance, elle a renoncé depuis longtemps 
aux rêves superbes dont elle s'était d'abord bercée. Ni 
les merveilleux progrès qu'elle a faits en notre siècle, 
ni ceux-là mêmes, plus merveilleux encore, dont elle 
peut entrevoir déjà la réalisation, ne l'empêchent de 
reconnaître des bornes qu'elle ne saurait franchir. 
C'est en se tenant dans les limitesdeTexpérience po- 
sitive quelle a étendu son domaine; mais la mé- 
thode même à laquelle elle doit un si rapide accrois- 
sement, n'assure sa force qu'en dénonçant sa fai- 



À 



18 LITTÉRATURE CONTExMPORAINE 

blesse, car la seule tâche que lui permette cette mé- 
thode expérimentale, c'est d'observer et de classer les 
faits sensibles La science ne peut s'élever au-des- 
sus des faits qu'en s'égarant, qu'en perdant toute 
valeur scientifique; elle n'a de force que quand elle 
touche la terre. Il lui faut ou bien aboutir à un phé- 
noménisme désespérant, ou bien se renier elle-même 
en faisant un acte de foi. Elle ne donne satisfaction 
qu'à une vaine curiosité ; elle répond aux questions 
vraiment intéressantes par des mots vides et par de 
creuses formules. Que nous explique-t-elle donc en 
rapportant telle propriété à telle substance, tel mou- 
vement à telle force? Elle nous dira bien comment 
les choses se passent, elle ne peut nous en apprendre 
le pourquoi ; elle constate les phénomènes, elle n'en 
rend pas compte. 

Et si, quittant le monde visible, nous voulons la 
consulter sur les mystères du monde moral, si notre 
conscience inquiète lui demande le sens de la vie, 
elle répond sans s'émouvoir que la métaphysique 
n'est point de son domaine, que cela ne la regarde 
pas ; à l'impatience de connaître qui nous dévore, 
elle oppose le mur d'airain de l'Inconnaissable. La 
science, impassible en elle-même, laisse à ceux qui 
s'en nourrissent un arrière-goût de tristesse incura- 
ble. Tristes déjà de savoir ce qu'elle nous a appris, 
nous le sommes encore d'ignorer ce qu'elle ne peut 
nous apprendre. 

Devant cet Inconnaissable au bord duquel nous 



à 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 19 

sommes acculés, en face de cet Océan aveugle et sourd 
qui engloutit notre pensée dans un abîme dlnsonda- 
blés ténèbres, à quel parti Thomme de notre temps 
peut-il s'arrêter?Quandle positivisme scientifique n'a- 
vait pas encore éteint dans Tâme humaine tout rayon 
de foi, elle se créait un Dieu, un Dieu bon et juste, 
sur la Providence duquel repos.aient sa force, sa 
joie, sa certitude que l'humanité a un but et la vie 
une signification. Mais les esprits que la science a 
façonnés refusent de demander au surnaturel l'ex- 
plication de la nature, et, incapables de croire, se 
résignent à ignorer. Il faut vivre pourtant; et si nous 
pouvons, réprimant nos plus profonds instincts, di- 
sons plus, nous diminuant nous-mêmes, interdire à 
notre entendement toute excursion dans le domaine 
delà a transcendance», étouffer en nous toute sollici- 
tude d'un au delà sur lequel l'analyse expérimentale 
n^a point de prise, — ceux qui veulent vivre et non se 
laisser vivre sont bien forcés de se faire tant bien 
que mal, sinon une métaphysique de la vie, du moins 
une règle de conduite. 

Deux morales semblent encore possibles, celle" du 
« stoïcien », qui, puisant en soi sa vertu, cherche 
dans cette vertu même sa récompense, celle de F «épi- 
curien », qui, mesurant l'existence à la seule chose 
dont il soit sûr, à la sensation, fait tenir sa philoso- 
phie tout entière dans la recherche du plaisir. Mais, 
si le stoïcien peut trouver en sa vie austère des joies 
qui la lui fassent aimer, c'est sous la condition de 



20 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

croire au bien, et cette croyance même suppose toute 
une métaphysique que la science positive ne peut 
plus admettre. Quant à être vertueux sans avoir foi 
dans la vertu, c'est une forme de dilettantisme aussi 
vaine qu'élégante, un jeu de dupe auquel nous per- 
dons les voluptés du corps, puisque notre vie se 
règle sur un idéal tout spirituel, sans y gagner celles 
de Tâme, puisque ce devoir, dont notre existence 
accepte l'étroite servitude, nous n'y avons même pas 
foi. Et que nous reste-t-il alors, ne pouvant croire 
avec ceux qui croient, sinon d'imiter dans leur sa* 
gesse ceux pour qui toute morale consiste à jouir le 
mieux possible de la vie ? 

MaisTépicuréismelui-même conduit au pessimisme. 
Le plaisir a toujours eu la douleur pour rançon. 
Non seulement il en procède, mais encore il y 
aboutit. La douleur ne suppose avant elle et ne 
laisse après elle qu'une jouissance négative, celle 
de ne pas souffrir. Mais le plaisir ne peut naître 
que de la douleur, et, né de la douleur, il l'engen- 
dre par le seul fait de cesser, car, si ne pas souffrir 
est une jouissance toute négative, ne pas jouir est 
une souffrance réelle pour celui qui considère le 
plaisir comme la fin même de notre vie. Voilà donc 
renversé le principe de l'hédonisme. Il n'est plus 
la recherche du plaisir, il est la fuite de la douleur ; 
et l'épicurien conséquent finit par vivre le moins pos- 
sible pour se déroberautant qu'il peutaux souffrances 
de la vie. Il y a plus de deux mille ans, florissait un 



Le ï»éss1!Aismé contemporain âi 

philosophe de Técole cyrénaïque, nommé Hégésias. 
Arislippe lui avait appris que le vrai bien est la vo- 
lupté. Fidèle disciple de son maître, Hégésias cher- 
cha ce bien dans lequel il voyait la fin unique de 
rhomme. Mais il ne parvint pas à l'atteindre, et, ne 
pouvant ni découvrir un autre sens à la vie, ni trou- 
ver un plaisir qui ne se résolût pas en douleur, il 
conclut au néant de Texisteuce, et, partant, au sui- 
cide. On l'appelait TOrateur de la mort. 

Si la morale du plaisir avait de pareilles consé- 
quences lorsque notre race, s'éveillant à la vie, 
était encore dans toute la vigueur de sa première 
jeunesse, comment s'étonner que, deux mille ans 
après, deux mille ans d'efforts, de labeur, d'inquié- 
tudes, sur le déclin de notre siècle, dans une géné- 
ration usée par l'analyse et pour qui l'acuité maladive 
de ses nerfs fait du plaisir même une douleur, elle 
aboutisse à ce mépris de la vie que respire dans 
toute son atmosphère l'âme contemporaine ? 

Certes, il ne faudrait pas juger notre société par 
notre littérature. Œuvre de quelques-uns, notre litté- 
rature ne s'adresse qu'à bien peu. Le pessimisme, 
ce pessimisme qui en est l'esprit même, n'a répandu 
sa contagion que dans une élite intellectuelle. 11 
suppose au moins le loisir de la réflexion et l'apti- 
tude à réfléchir. Quiconque ne réfléchit pas est un 
optimiste inconscient, car il n'y a point d'instinct 
plus naturel à notre être que Tamour de l'existence, 
et tous ceux qui vivent sans philosopher, même 



22 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

les plus misérables , trouvent Texistence bonne. 

Qu'on me rende impotent, 

Cal-de -jatte , goutteux, manchot, pourvu qa'en somme 
Je vive, c'est assez, je suis plus que content. 

Même en se plaignant de leur vie, ils n'accusent pas 
la vie ; ils continuent à vivre, soutenus par un invin- 
cible espoir, par cet optimisme instinctif dont l'ana- 
lyse n'a pas tari chez eux la réconfortante vertu. 

Faut-il penser que la réflexion conduise forcément 
au pessimisme ? Non, sans doute ; mais comment ne 
pas croire que ce pessimisme, si profondément em- 
preint dans toute notre littérature contemporaine, 
n'ait, outre les causes générales qu'on peut y assi- 
gner, des causes particulières à ceux dont elle est 
l'œuvre, des causes que nous devons chercher soit 
dans un exercice abusif de leur activité cérébrale, 
soit dans les dispositions mêmes et les aptitudes qui 
en ont fait des a artistes» ? 

En notre époque d'universelle décomposition , 
l'homme qui vit par la pensée est fatalement con- 
damné au surmenage intellectuel* Aucune disci- 
pline pour l'esprit ni pour la conscience ; point de 
principe que la critique n'ait miné ; point de philo- 
sophie qui puisse nous offrir un asile sûr et durable. 
Toutes les doctrines traditionnelles de la vieille hu- 
mafiité se sont dissoutes, et c'est la poussière de 
leurs débris que nous aspirons dans l'air. Il faut que 
chacun de nous se fasse à lui-même une morale, une 




LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 2 

politique, une philosophie de Texislence et du 
inonde, que, reprenant pour son compte particulier 
tout le travail intellectuel du siècle, il s'évertue à 
chercher une synthèse capable d'accorder entre elles 
les plus flagrantes antinomies pour satisfaire à la fois 
les besoins de son cœur et les exigences de sa raison. 
Ce labeur, d'autant plus pénible qu'il nous révèle à 
chaque pas une désolante impuissance, trouble fina- 
lement l'équilibre de nos facultés. L'intelligence ne 
s'exerce avec un tel excès qu'au détriment de cette 
harmonie intérieure qui est la santé même; quand 
le cerveau consomme pour son activité propre toute 
la sève vitale, à son hypertrophie correspond fatale- 
ment une atrophie générale des autres organes, et, 
par suite, l'aflFaiblissement de la volonté. Mais la vo- 
lonté ne peut dépérir sans que les ressorts mêmes de 
la vie se brisent. Celui qui perd la force de vouloir, 
perd du même coup la force de vivre, et, dès lors, le 
pessimisme en a fait sa proie. 

L'écrivain n'est pas toujours doublé d'un philoso- 
phe. Parmi les artistes les plus distingués de notre 
temps, un grand nombre se préoccupent non pas tant 
desproblèmesque l'existence nous pose, mais surtout 
des formes multiples sous lesquelles nous la voyons 
se manifester. Leurs œuvres, à ceux-là mêmes, n'en 
sont pas moins toutes pénétrées de pessimisme. 
Faut-il croire que, comme un d'eux l'écrit, l'art sin- 
cère soit foncièrement triste ? Parler ainsi, c'est 
affirmer tout d'abord son pessimisme en attribuant 




R t-' 



U LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

la tristesse de l'art à celle de la vie, que l'art sincère 
doit représenter ; ce n^est point expliquer à ceux que 
le spectacle de la vie n'a pas rendus pessimistes 
comment cette vie, qui leur semble assez bonne, en 
somme, quand ils la voient se dérouler autour d'eux, 
leur laisse, dès que Tart la leur a transcrite, une 
telle impression de misère et de souffrance. 

Peut-être faut-il mettre en cause les exigences 
mêmes auxquelles Toeuvre d^art est tenue de se sou- 
mettre. A quelque fidélité que prétende le réaliste, 
il doit laisser de côté ce qu'il y a d'insignifiant pour 
nous dans la condition des autres et qui souvent en 
a fait pour eux le bonheur, exclure de son œuvre la 
meilleure partie de Texistence en négligeant ce train 
ordinaire d'affections ou d'événements dans lequel 
tant d'hommes se sentent heureux. Condamnée à re- 
présenter la vie soit comme une chose grotesque, 
soit comme une chose tragique, l'œuvre d'art est, en 
vertu même de ses procédés, essentiellement pessi- 
miste, et non pas moins quand elle nous fait rire que 
quand elle nous fait pleurer. Le réalisme le plus hardi 
n'apointosé s'en tenir à la médiocrité journalière des 
choses communes, à cette région moyenne dans la- 
quelle se passe l'existence de presque tous les hom- 
mes sans qu'ils croient avoir à s'en plaindre ; ou bien, 
s'il s'y est pour une fois hasardé, cette existence où 
ceux qui la mènent ont trouvé leur bonheur, nous a 
paru, n'ayant pour nous aucun intérêt, d'une vulga- 
rité morne et d'une écœurante platitude. 




LE PËSSÎMtSMË GONTëMPÔAÀIN ^o 

Mais d'ailleurs ce ne sont pas seulement les condi- 
tions inhérentes à l'œuvre d'art en soi, c'est encore 
et surtout le tempérament de Tartiste et sa nature 
propre qui nous expliquent le pessimisme de la 
littérature contemporaine. Ceux mêmes de nos écri- 
vains qui prétendaient à Timpassibilité, se sont mis 
tout entiers dans leurs livres. Ils eurent beau s'inter- 
dire toute marque d'émotion, tout indice de sym- 
pathie, tout geste de style qui pût les trahir; ils eu- 
rent beau appliquer toute leur force à ne rien laisser 
paraître qui entachât leurs œuvres de subjectivisme: 
même en dérobant leur personne, ils ne purent s'y 
dérober. On n'écrit qu'avec ses nerfs et son sang, on 
ne représente que sa vision propre du monde. Il n'y 
a pas d'art purement objectif : toute œuvre artistique 
suppose deux termes, la nature et l'homme, et l'art 
objectif, supprimant l'homme, se réduirait àlana^ 
ture. Aussi bien, ce qui fait l'artiste, c'est juste- 
ment qu'il perçoit et qu'il sent avec une vivacité toute 
particulière ; et, plus est vive l'impression dont l'af- 
fectent les choses, moins il est capable de cette neu-» 
tralité que voudrait lui imposer un objectivisme chi-^ 
mérique. 

Or, n'est-ce pas à l'extrême sensibilité des artiste» 
que nous devons attribuer dans une large mesure le 
pessimisme dont témoignent leurs œuvres ? Qu'elle 
s'applique au monde extérieur ou à celui des âmes, 
sa délicatesse même la rend douloureuse. Sans doutef 
il semble au premier abord que le pouvoir de jouii* 

ESSAIS. 1** 



26 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

soit nécessairement égal à celui de souffrir, et que, 
par conséquent, une sensibilité des nerfs exception- 
nelle, avec des souffrances plus vives, comporte 
aussi de plus vives jouissances qui font au moins 
compensation. Mais n'oublions pas que toutes les 
impressions portées à Textrême nous affectent péni- 
blement; celles qui nous sont le plus agréables, 
ne peuvent dépasser un certain degré de vivacité 
sans tourner à la douleur, et, plus elles le 
dépassent, plus cette douleur s'irrite. Si donc 
les artistes se distinguent du commun des hommes 
par une nervosité plus fine et plus excitable, non 
seulement les sensations de peine sont chez eux plus 
aiguës, mais encore les sensations de plaisir, celles 
qu'éprouve comme telles un appareil nerveux 
d'impressionnabilité moyenne, doivent faire sur leurs 
nerfs l'efiet d'une souffrance. 

Et ne voyons-nous pas que les plus heureux, les 
plus riants spectacles, ceux qui, vus dans la nature,, 
égaient notre esprit et réjouissent notre imagination, 
nous procurent souvent, traduits par la plume ou par 
le pinceau, une impression de tristesse contre la- 
quelle nous ne pouvons nous défendre ? Cette tris- 
tesse, qui n'est pas dans les choses mêmes, il faut 
qu'elle soit dans l'âme de l'artiste, pour lequel son 
irritabilité maladive fait de tout frisson une douleur. 
Si l'artiste incline d'instinct au pessimisme, c'est que, 
souffrant davantage de ce qui fait souffrir les autres, 
il souffre encore de ce qui les fait jouir. Les Concourt 



L£ PESSIMISME CONTEMPORAIN 27 

s'appelaient « des vibrants d'une manière supérieure, 
blessés à la moindre impression, sans enveloppe, 
saignants ». N'est-ce pas là, plus ou moins, Tétatde 
tous nos artistes contemporains, et Flaubert lui- 
même, le maître soi-disant impassible, ne se com- 
pare-t-il pas à un a écorché » ? 

Des trois formes sous lesquelles se présente la 
littérature contemporaine, le théâtre répugne à Tex- 
pression du pessimisme tel que nous l'avons entendu, 
de ce pessimisme qui consiste dans le dégoût de 
l'existence considérée comme un mal, et, par suite, 
de tous les mouvements qui nous la font sentir. Non 
seulement le théâtre est, de tous les genres littérai- 
res, celui dans lequel la personnalité de Tartiste 
s'accuse le moins, mais encore et sa nature propre 
et les conditions extérieures où elle l'assujettit , 
le rendent particulièrement inhabile à exprimer un 
état d'âme dont la rigoureuse traduction serait une 
immobilité taciturne. Il y a répugnance intime 
entre le pessimisme, qui abolit Faction, qui con- 
damne la vie, et l'essence même d'un genre fait pour 
donner de la vie une image directe, d'un genre où 
tout est action, la parole elle-même. Aussi bien 
la vocation théâtrale suppose par soi le goût de Tac- 
lion et delà vie. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir d'au- 
teur dramatique foncièrement pessimiste. 

La seule forme de pessimisme qui s'approprie au 
théâtre, c'est la misanthropie ; ce n'est pas l'ennui de 
vivre, c'est la haine et le mépris de l'humanité. Or, 



à 



28 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

cette misanthropie ne s^est jamais étalée sur la scène 
avec autant de cynisme qu'à notre époque. Les jeunes 
auteurs, qui, partis en guerre contre les conventions 
scéniques, ont pris pour tâche de ramener le théâtre 
à la vérité, ne veulent voir cette vérité que dans 
le mal, et traitent comme des conventions surannées, 
non seulement, pour la structure de leurs pièces, les 
exigences leehniqnes auxquelles nos dramaturges 
«'éiaientjusqu'à présent soumis, mais encore, dansla 
peinture de leurs personnages, tout sentiment qui 
nous montre de Thomme autre chose que ses pires 
bassesses. 

S'il ne faut pas chercher au théâtre cette tristesse 
par laquelle se manifeste le dégoût d'agir et d'être, 
la poésie semble, vu ce qu'elle a d'essentiellement 
intime, plus propre que tout autre genre à en rece- 
voir comme à en communiquer l'impression. Et, de 
fait, presque tous nos poètes contemporains sont 
profondément atteints de pessimisme. Leconte de 
Lisle, d'un bout à l'autre de son œuvre, exprime le 
néant de toute chose. L'univers se montre à lui 
comme la perpétuelle et toujours changeante illusion 
de phénomènes qu'aucune substance ne soutient, et 
la vie humaine soit, en elle-même, comme le rêved'un 
rêve, soit, en son activité vide, comme l'insupporta- 
ble trouble du repos sacré. Il n'y a qu'une idée, une 
seule, dans toutBaudelaire, c'est que la nature, en nous 
ou hors de nous, a pour essence le mal. A cette idée, 
qui est le fond même du christianisme, joignons ce 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 59 

qui, chez ce maniaque de ladépravation, en corrompt 
le caractère chrétien, c'est-à-dire les raffinements 
d'une nervosité morbide, les excès et les dégoûts du 
libertinage, nous aurons le secret de ce pessimisme 
éminemment malsain, dont les subtils miasmes ont 
empoisonné toute une partie de notre jeunesse. 

Mais Baudelaire etLeconte de Lisle sont déjà pour 
nous des ancêtres. Après eux, voici les Parnassiens, 
chez qui le souci exclusif des mots et des rythmes 
peut bien, après tout, s'expliquer par un nihilisme 
plus ou moins conscient. Ceux qui désespèrent d'at- 
teindre jamais à quelque chose de réel n'ont 
plus que la préoccupation de la forme. Ils suppri- 
ment toute matière dans l'art comme toute subs- 
tance dans l'univers. 

Des poètes formés à l'école du Parnasse, les deux 
plus illustres, François Coppée et Sully Prudhomme, 
qui ne tardèrent pas à en répudier le vain méca- 
nisme, ont dit toutes les tristesses de l'âme moderne. 
Laissons même décote le premier : Coppée n'applique 
guère sa délicate observation qu'à des scènes tout épi- 
sodiques, à des détails ; il n'a jamais embrassé d'un 
coup d'œil l'ensemble de la vie. Mais Sully Prudhomme, 
avec son infinie mansuétude, est peut-être plus fon- 
cièrement pessimiste queLecontede Lisle lui-même. 
La raison et le sentiment s'accordent en lui pour le 
mener au pessimisme. C'est le mal universel que 
chante ce doux résigné. Il enseigne que la science est 
impuissante, que la justice n'a de place ni sur la 

1* * 



â 



30 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

terre ni dans le ciel, que notre seule félicité se réduit 
à la douleur. Sans' doute, sa philosophie a pour 
aboutissement final le triomphe du cœur sur la rai- 
son : dans le cœur réside la vraie félicité, la vraie 
justice, et même la vraie science, car « c'est à force 
d'aimer qu'on trouve » . Mais cet amour par lequel il 
veut résoudre toutes les énigmes et dans lequel il 
croit concilier toutes les contradictions, Sully Pru- 
dhomme, tout en lui demandant le bonheur, le peint 
comme une souffrance. L'amour est l'invisible tis- 
seur des liens qui nous serrent et nous meurtrissent. 
Un trait d'or frémissant unit notre âme au soleil, de 
longs fils soyeux l'unissent aux étoiles, et ilsuffit d'un 
sourire pour faire la chaîne de nos yeux : le cœur 
aimant est ainsi comme attaché aux choses, aux 
êtres qu'il aime ; et le moindre souffle, ébranlant ces 
frêles et douloureux liens par lesquels nous y tenons, 
tire nos fibres et les fait saigner. Aimer veut dire 
souffrir, et la tendresse qu'on a dans Pâme est une 
tendresse où tremblent toutes les douleurs. 

Parmi les poètes que ces dix ou quinze dernières 
années nous ont fait connaître, il n'y en a guère 
dont l'inspiration ne soit pessimiste. Nommons au 
moins Jean Lahor et Edmond Haraucourt. 

Le premier a pour maître direct Leconte de Lisle. 
Ce n'est pas un misanthrope et ce n'est pas non plus 
un révolté. Que l'illusion seule fasse la beauté des 
choses, il n'en goûte pas moins les belles apparences 
qui se déroulent à ses yeux. Il voit passer devant lui 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 31 

les vagues fugitives que, sur Tocéan de la vie, la 
plus légère haleine fait pour un instant monter à la 
surface, et, sachant bien que cette surface lui ment, il 
en aime encore les mensonges. Mais s'il bénit Texis- 
tence, c'est en aspirant à ne plus être. Il voudrait 
éprouver la vague douceur de se fondre dans Tuni- 
vers, remonter de la vie consciente au pur instinct, 
dépouiller Tafifreuse misère des déterminations indi- 
viduelles pour rentrer à jamais dans Tunité indéter- 
minée, dans le vaste sein aveugle du monde, pour 
absorber et dissoudre sa propre âme dans la grande 
âme divine. Il dit le rêve de Texistence, et il dit 
aussi la gloire du néant ; et, las d'avoir vécu, d'avoir 
ri comme d'avoir pleuré, il demande au Père univer- 
sel de lui faire trêve, au grand Tout de s'ouvrir à lui, 
de verser à ses membres recrus 

Le calme bienheureux de la passivité. 

Edmond Haraucourt publiait tout jeune encore, il 
y a cinq ou six ans, son beau recueil de VAme nue, 
où domine la note pessimiste. Chez cet esprit vigou- 
reux et sincère, mais qui ne semble pas avoir encore 
trouvé son assiette définitive, le pessimisme prenait 
un tour dramatique parce qu'il avait pour cause le 
conflit de l'esprit moderne avec une éducation chré- 
tienne, la lutte de la science avec la foi, ou, si l'on 
préfère, de l'esprit avec le sentiment. Après avoir 
chanté, lui aussi, comme Leconte de Lisle ou Jean 
Lahor, le dégoût d'exister, l'horreur de sentir, le 



â 



" 



32 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

désespoir d*êlre un homme, après avoir soupiré vers 
je ne sais quel retour à l'animalité primitive, à Tin- 
conscience de nos plus lointains ancêtres, il s'est, 
depuis, laissé reprendre par cet esprit de religiosité 
plus ou moins catholique dont VAme nue offrait déjà 
maintes traces. Mais son Mystère de la Passion n'est 
qu'un drame biblique, tandis que VAme nue était le 
drame de sa propre âme. 

C'est surtout parmi les romanciers qu'il faut cher- 
cher les maîtres de notre génératian contemporaine. 
Le positivisme scientifique n'a pas encore tué la poé- 
sie, mais il semble que notre temps ne la considère 
plus que comme un jeu puéril. De fait, tous les poètes 
dont les débuts avaient marqué dans ces dernières 
années, ne sont plus connus que comme prosateurs. 
M. Paul Bourget, M. Anatole France, M. de Maupas- 
sant, ont tous débuté par la poésie; mais M. de 
Maupassant est pour nous l'auteur de Pierre et Jean 
ou de Fort comme la Mort^ et non de ce recueil, 
déjà ancien, qu'il intitulait bravement Des vers; 
M. France, par son Crime de Silvestre Bonnard et 
par sa Thais^ a fait presque tort à ses Noces Corin- 
thiennes, et les délicats enfin sont seuls à se rap- 
peler Edel ou les Aveux de M. Bourget après son 
André Cornélis et son Disciple, 

Ne prenons, parmi nos romanciers, que ceux de la 
jeune génération. Laissons de côté Flaubert, si pro- 
fonde qu'ait été sa trace dans l'histoire du roman 
contemporain: il y a peut-être en son fait plus de 




LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 33 

misanthropie que de véritable pessimisme , et , 
comme sa misanthropie elle-même n'est guère autre 
chose que la haine de Tartiste pour le bourgeois, son 
pessimisme s'explique en grande partie par le tour- 
ment de la forme, de Texpression parfaite, unique, 
absolue, à la poursuite de laquelle il s'épuisait et se 
consumait, par ce que lui-même appelle les affres du 
style ; mais enfin l'auteur de Madame Bovary n'en 
laisse pas moins deviner dans tous ses romans, sans 
s'y départir jamais de 1' « impersonnalilé » où il se 
contraint, cet écœurement et ce désespoir dont sa 
correspondance nous donne à chaque page l'expres- 
sion directe et personnelle. Laissons de côté Zola 
lui-même, dont le génie massif et brutal a opprimé 
notre génération : ce que Zola montre dans toute son 
œuvre, c'est l'instinct aveugle, l'appétit incoercible, 
l'irrémédiable bestialité de notre nature ; et de là ce 
pessimisme, non pas frémissant et révolté comme 
chez certains, non pas doux et attendri comme chez 
d'aulres, mais lourd, morne, accablé, le pessimisme 
d'un homme qui se sent livré tout entier par son 
tempérament, par son animalité foncière, à la domi- 
nation des forces obscures et fatales que l'univers 
fait peser sur lui. 

Si, nous arrivons tout de suite à nos jeunesroman- 
ciers, à ceux que ces dix dernières années nous ont 
fait connaître, les plus célèbres, M. de Maupassant, 
M. Pierre Loti et M. Paul Bourget, nous présentent 
chacun une forme spéciale de ce pessimisme qu'ex- 



à 



34 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

prime sous toutes les formes la littérature contem- 
poraine. Il sera peut-être intéressant de le caracté- 
riser chez trois écrivains si dissemblables entre eux 
que, les réunissant ici comme « pessimistes », je 
dois aussitôt, même comme tels, les marquer cha- 
cun de traits distincts et tout individuels. 

Ce qui frappe au premier abord en M. de Mau- 
passant, c'est l'ardeur d'une sensualité avide et 
vivace. Le recueil de vers par lequel il débuta n'a 
d'autre thème que l'amour physique : ce sont, d'un 
bout à l'autre, élans furieux et puissantes étreintes. 
Cependant cette fièvre des sens laisse déjà paraître 
tout au fond du cœur je ne sais quel germe de tris- 
tesse. Dans le présent il envie aux bêtes une incon- 
science qui les garantit de toute inquiétude ; pour 
plus tard il prévoit l'incapacité de jouir que l'âge 
doit amener. L' « Aïeul » aux derniers moments 
duquel il assiste, regrette en mourant la force de 
l'amour, et la Dernière escapade est celle de deux 
vieillards qui, retrouvant les souvenirs de leur jeu- 
nesse, gémissent de n'en pas retrouver aussi l'ar- 
deur. 

Tel il se révélait dès lors, tel il est resté, le chantre 
des impétueux désirs et des effervescences fécondes. 
Il sent frissonner dans la nature entière un immense 
prurit de sève, et toute son œuvre vibre de ce fris- 
son. L^ivresse charnelle semble être Fhabitude d'e 
son tempérament, et ce tempérament même lui ins- 
pire comme philosophie un naturalisme superbe- 



■\ -»■ 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 35 

ment cru qui se complaît dans l'exaltation de la 
matière et dans la glorification des sens. Tout ce 
que les sens ne peuvent saisir, il l'ignore, il ne veut 
pas le connaître. L'idéal, pour lui, ce ne saurait être 
qu'une pleine jouissance des réalités, et la morale, à 
ses yeux, consiste dans une sage hygiène qui con- 
serve nos organes en bon état pour nous faire jouir 
de la vie. La divinité qu'il sert, c'est la Vénus de 
Syracuse, cette « femelle de marbre » dont une pho- 
tographie Tenflamma d'amour. La Vénus de Syra- 
cuse est une femme, mais elle est aussi un symbole, 
celui de la beauté puissante, saine, simple, que ne 
gâte aucune sollicitation de l'esprit, aucun mysti- 
cisme énervant, aucune velléité d'un insaisissable 
au delà. Comparez la Vénus de Syracuse avec la 
Vénus de Milo. L'une n'a pas de tête et l'autre n'a 
pas de bras. La Vénus de Syracuse n'a pas de tête? 
le symbole en est plus complet; La Vénus de Milo, 
elle, n'a pas de bras : mieux vaudrait qu'elle n'eût 
pas de tête, car ce que nous demandons à la femme, 
ce n'est point sa pensée, ce sont ses embrassements. 
La sensation, voilà ce qu'exprime tout d'abord 
avec une fougue brutale M. de Maupassant. Mais ce 
sensualisme dont s'inspire son œuvre renferme en 
soi le « je ne sais quoi d'amer » qui corrompt à leur 
source nos jouissances. La chair est faible : trop vif 
ou trop prolongé, le plaisir tourne à la souffrance, à 
la maladie, et la capacité même de jouir est étroite- 
ment bornée. « Il m'eût fallu, dit M. de Maupassant, 



36 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

la vitalité d'une race entière, car je porte en moi 
tous les appétits. » Bien plus, la lassitude nous 
vient sans que nous ayons jamais été pleinement 
assouvis. Il nous faudrait des sensations toujours 
nouvelles, et nous tournons perpétuellement dans le 
même cercle. De là Tennui de vivre. L^existence est 
d'une intolérable uniformité pour ceux qui n'y cher- 
chent que des sensations. Nul n'a rendu avec plus 
de force que M. de Maupassant lui-même, « la haine 
des plaisirs jamais renouvelés », et, d'une manière 
générale, Técœurement abominable des mêmes ac- 
tions qui se répètent sans cesse, le dégoût du visage 
humain toujours pareil, des sites tous copiés les uns 
sur les autres. Et voilà ce sensuel éprouvant à cer- 
tains jours « rhorreur de ce qui est » jusqu'à désirer 
la mort. 

Mais peut-être y a-t-il, bien loin dans le monde, 
par delà les montagnes et les mers, des hommes qui 
ne sont pas semblables à tous les hommes, des 
paysages qui ne sont pas semblables à tous les paysa- 
ges, des plaisirs qui ne sont pas semblables à ceux 
dont il est si las. « Oh ! fuir! partir! Une gare, un 
port, un train qui siffle et crache son premier jet dé 
vapeur! un grand navire qui s'en va là-bas à l'ho- 
rizon vers des pays nouveaux ! Qui peut voir cela 
ëans frémir d'envié, sans sentir s'éveiller dans son 
âme le frissonnant désir dès longs voyages? » Hélas ! 
c'est en allant bien loin qu'on comprend cotnme tout 
est proche, et court, et vide, c'est en parcourant la 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 37 

terre qu^on voit bien comme elle est petite et sans 
cesse pareille à elle-même. Et alors, quand on a ex- 
ploré tout le domaine des satisfactions possibles, 
« on demeure atterré devant le néant du bonheur, 
devant la monotonie et la pauvreté des jouissances 
terrestres. » 

C'est que la sensation ne répond qu*à notre nature 
physique, et, quoi que nous fassions, il y a en nous 
autre chose, mieux ou pis, qu'un animal. Quand 
notre corps de béte s'est grisé de toutes les ivresses 
que peut lui procurer la vie, quand il retombe, lassé, 
sur la terre d'où il sort et dans laquelle il doit ren- 
trer un jour, alors la pensée se lève, inquiète, alors 
on entend en soi je ne sais quelle voix douloureuse, 
la voix « qui crie sans fîn dans notre àme, qui nous 
reproche tout ce que nous avons fait et tout ce que 
nous n*avons pas fait, la voix des vagues remords, 
des regrets sans retour, des jours finis, des choses 
disparues ». Et le sensualisme aboutit au pessi- 
misme, au nihilisme suprême. On voudrait jouir 
à la façon des animaux ; on voudrait a ne pas pen- 
ser », t vivre comme une brute », retourner à la 
matière. Le sensualisme a pour terme le désir de 
« ne plus sentir d . 

M. de Maupassant ne parle pas souvent de lui' 
même; mais avions-nous besoin des confidences 
qu'il nous fait çà et là, dans Au soleil, dans Sur 
Veau, pour connaître le secret de la tristesse impla- 
cable que dégage tout entière Tœuvre de ce gai con- 

EbSAIS. 2 



â 



38 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

leur? Jamais dans ses romans et dans ses nouvelles 
il ne se met lui-même en scène ; jamais il n'inter- 
vient, fût-ce par un mot, par un signe, pour nous 
exprimer sa pensée intime sur les personnages qu'il 
anime si fortement, sur la vie, dont il nous donne 
une représentation si précise et si directe. Qu'im- 
porte ? Dans ses contes les plus joyeux en apparence, 
nous sentons une ironie latente, une morosité fon- 
cière, et, jusque sous la gaudriole elle-même, un 
arrière -goût d'amertume. 

Il exprime à sa manière la désespérance profonde 
du sensualisme, et non seulement dans Fort comme la 
Mort ou dans Notre Cœur^ mais encore da^ns Bel Ami. 
Il l'exprimait déjà quand il ne montrait chez l'homme 
que les fatalités du tempérament, et il les exprime 
toujours, il les exprime avec plus de force encore 
peut-être, dans ses derniers romans, où il semble 
n'être devenu « psychologue » que pour réduire en 
définitive la psychologie à la physiologie, ou, du 
moins, pour soumettre les puissances intellectuelles 
et morales de notre nature au despotisme aveugle 
de la sensation. Point de détours chez lui, point d'ar- 
guties, rien de captieux ; il ne veut pas nous convain- 
cre, il ne discute pas avec nous, il ne donne aucune 
prise à l'objection, — et nous restons accablés dans 
notre optimisme natif comme d'un coup de massue. 

S'il faut deviner M. de Maupassant derrière les 
acteurs qu'il met en scène, il n'y a guère qu'un seul 
personnage dans l'œuvre de M. Pierre Loti, et ce 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 39 

personnage, c'est lui-même, qui d'un bout à l'autre 
y prend le lecteur pour confident de son incurable 
mal. Le mal de Loti, le mal dont il ne cesse de se 
plaindre et qui donne à ses plus exquises pages leur 
saveur de pénétrante tristesse, quel est-il donc? Une 
variété de pessimisme spécialement appropriée à 
cette nature de rêveur mélancolique, chez lequel une 
imagination extraordinairement aiguë multiplie et 
redouble les souffrances d'une sensibilité toujours 
frémissante. 

Le pessimisme systématique a pour aboutisse- 
ment naturel le désir du non-être. Ce qui fait de Loti 
un pessimiste d'une espèce particulière, c'est que 
son trait le plus caractéristique est la peur du néant, 
l'horreur de ce grand trou, comme il dit, de cette 
fosse béante qui tôt ou tard doit nous engloutir. 
Mais peut-être ces deux formes de pessimisme déri- 
vent-elles au fond d'un principe commun. La pre- 
mière, en partie, et la seconde entièrement s'expli- 
quent par la tendance intime de notre nature à la 
durée. Cette durée, cette fixité, les uns se la pro- 
mettent après ce que nous appelons la mort, et cher- 
chent à oublier les accidents de Texistence ter- 
restre en absorbant leur esprit dans la pensée du 
néant immense et définitif au sein duquel tout acci- 
dent expire ; mais d'autres, plus sensibles à la vie, 
se lamentent que tout y passe, et, à chaque soleU 
qui disparait, à chaque feuille qui tombe, pleurent 
sur la fuite irrévocable des choses. 



à 



ÀQ LITTÉRATURE CÔNTÊMPÔUAINË 

Rien ne dure ici-bas. C'est la plainte éternelle de 
Loti. Encore tout enfant, il monte un dimanche Tes- 
calier delà maison paternelle au retour du « temple»» 
et, voyant un rayon de lumière qui passe par les 
contrevents à demi fermés, et qui s'allonge d'une 
manière bizarre sur la blancheur d'un mur, il se sent 
saisi par une impression tout à fait nouvelle, où 
entre déjà o la notion infuse de la brièveté des étés 
de la vie ». Rien ne dure : cette navrante pensée 
hante sans cesse son esprit. Parfois il se prend à 
écouter autour de lui l'écoulement inexorable des 
heures, il entend battre une grande horloge mysté- 
rieuse de l'éternité, et il sent le temps s'envoler, 
filer, filer, avec une vitesse qui tombe dans le vide... 

Rien ne dure, refrain lamentable ! Et, si Loti écrit, 
ce n'est que pour lutter contré la fragilité des choses, 
contre sa propre fragilité, en fixant des images fugi- 
tives. S'il crie son mal au passant, c'est pourappeler 
à lui les sympathies des inconnus les plus lointains, 
avec une angoisse toujours croissante à mesure qu'il 
voit de plus près le néant. 

Cette pensée lui gâte la vie, lui gâte la seule chose 

« 

que la vie ait de bonne, l'amour. A peine aime-t-il, 
à peine est-il aimé quelque part, qu'il songe déjà 
aux souffrances de l'inévitable séparation. Il se mêle 
à son amour « je ne sais quoi d'étrange et de mortel, 
une préoccupation de l'au-delà, une angoisse, une 
inquiétude de voir tout finir ». Il s'y mêle encore 
i'amère prévision que, parti bientôt pour un nouveau 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 41 

pays, il deviendra un autre moi, avec des sens dif- 
férents, et oubliera, hélas ! ce qu'il avait ailleurs 
aimé. Or, qu'est-ce que Toubli, sinon une forme de 
ce néant qui nous absorbe peu à peu dans son 
abîme ? 

Le pessimisme de Loti se réduirait donc à Teffroi 
de la mort. Mais quoi? Aime-t-il tant la vie pour 
avoir de la mort une telle horreur? La vie, qui peut 
en sentir plus profondément Tinanilé? Victime de 
son imagination, il ne trouve jamais la réalité égale 
au songe qu'il avait fait. Agé de dix ans à peine, 
aprèsune journée d'amusement aveclà petite Jeanne, 
une journée dont il s'était promis à l'avance tant de 
joie, il conclut en lui-même à ce mortel « ce n'est que 
ça ! » qui devint dans la suite une de ses plus habi- 
tuelles réflexions et qu'il aurait aussi bien pu pren- 
dre pour devise. Le monde, « qu'il croit d'abord si 
immense et si plein d'étonnements charmeurs », se 
décolore et se rétrécit à mesure qu'il le parcourt. 
Prince et magicien dans le domaine du rêve, c'est 
ainsi que lui-même s'appelle, il ne l'est que pour son 
propre malheur, pour ne jamais accomplir ses rêves, 
même en les réalisant. Et cette imagination qui 
l'empêche de goûter la vie, lui rend sans cesse pré- 
sent le spectre de la mort. « Le palmier croîtra, le 
corail s'étendra, mais l'homme périra. » Loti sait 
que rien ne dure, et la pensée de la poussière finale 
est pour lui une véritable oppression. « Dans vingt 
ans, dans dix ans peut-être, où serons-nous? » Il 



42 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

assiste à un Pardon breton, et sur la gaieté de cette 
fête il sent peser l'universelle menace de mourir. Il 
sort de Téglise où Petit-Pierre, le fils de son frère 
Yves, vient d'être baptisé, et à quoi songe-t-il? Il 
songe qu'un temps n'est pas loin où Petit-Pierre 
dormira dans son tombeau, sur lequel les digitales 
fleuriront au beau soleil des étés; il songe que nous 
passerons tous, et ce que nous avons aimé avec 
nous-mêmes, et toutes les choses de cette terre, — 
et une mélancolie profonde le prend au cœur en 
ce jour de joie. 

Mais ce qui tourmente Loti plus encore que la 
pensée de l'éternel et définitif sommeil, c'est celle 
de la tombe qui se creuse peu à peu dans notre vie 
à mesure que nous y avançons. La mort en elle- 
même ne lui fait pas tant peur, et, quand Aziyadé lui 
demande s'il veut se jeter dans la mer avec elle: 
« Moi, répond-il, je le veux bien, partons tout de 
suite, ce sera fini après ». Qu'est-ce donc qui sera 
fini? La tristesse de vivre au jour le jour, de sentir 
le temps s'écouler, d'être impuissant à rien lui re- 
prendre de ce qu'il a dévoré, à rien lui soustraire de 
ce qu'il dévore déjà. Ce n'est pas tant la mort que 
craint Loti, ce sont les morts partielles de chaque 
heure qui passe, qui périt. Un sentiment intense, 
profond, continu, de ces mille et mille morts dont la 
vie est faite, voilà le mal de Loti. 

Il n'est encore qu'un enfant lorsqu'on lui lit l'his- 
toire d'un petit garçon très coupable qui, ayant 




LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 4S 

quitté sa famille et son pays, revient visiter seul la 
maison paternelle après de longues années pendant 
lesquelles tous ses parents sont morts, et, dans le 
jardin abandonné, retrouve, en se baissant vers la 
terre humide, parmi les feuilles d'automne, une 
perle bleue qui était restée là depuis le temps où 
il venait s'y amuser avec sa sœur. Loti eut à ce 
moment « la conception de la fm languissante des 
existences et des choses, de l'immense effeuillement 
de tout ». Cette conception, une fois entrée dans son 
esprit, n'en sort plus, elle ne lui laisse savourer 
aucun plaisir, elle se mêle aux ivresses de la vie, 
elle donne à toute son œuvre je ne sais quel goût de 
ce néant qui nous envahit d'heure en heure, lam- 
beau par lambeau, elle y fait passer d'un bout à 
l'autre comme le frisson de ce souffle glacé qui déta- 
che une à une les feuilles de notre vie. 

Chez M. Paul Bourget, le pessimisme est surtout 
d'ordre intellectuel. Il faut chercher le trait carac- 
téristique de ce psychologue dans sa merveilleuse 
aptitude à comprendre les sentiments et les états 
d'esprit les plus divers, à les comprendre si bien 
qu'ils lui deviennent personnels. Retraçant au 
début la maladie morale de sa génération, il se 
l'est ainsi inoculée sous toutes ses formes. Dans la 
dernière pièce de la V\e inquiète^ qu'il adresse à 
Leconte de Lisle, prêtre du bouddhisme, — en 
admirant, en enviant peut-être les âmes sereines qui 
peuvent s'abstraire de ce monde odieux et trouver 



44 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

la paix dans Toubli, il leur oppose ceux qui n'ont 
pas le courage de fuir leur siècle, ceux que leur 
siècle possède et qu il force à vivre de sa vie anxieuse. 
M. Paul Bourget a été par excellence Thomme de ce 
temps, et il en a vécu la multiple vie. Ses Essais de 
psychologie contemporaine témoignent d'une sym- 
pathie intime pour les états d'âme qu'il y décrit ; et 
l'extraordinaire complication que ces états d'âme 
supposent chez celui qui se les est tous assimilés, a 
justement son unité intrinsèque dans le pessimisme, 
auquel tous finissent par aboutir. 

M. Bourget s'est défendu plus d'une fois d'être 
pessimiste. Mais, si la thèse de ses Essais est, comme 
il le dit lui-même, « que les états de l'âme particu- 
liers à une génération nouvelle se trouvent enve- 
loppés en germe dans les théories et les rêves de la 
génération précédente », ce sont bien ses propres 
« façons de goûter la vie » qu'il analyse dans les dix 
écrivains dont il a le plus subi l'ascendant; et si, 
d'autre part, toutes les œuvres passées en revue au 
cours de ces essais dégagent, pour citer les termes 
de sa préface, « une même influence douloureuse, 
une influence profondément, continûment pessi- 
miste », par quelle étrange inconséquence peut-il 
nier son propre pessimisme? Ce pessimisme, il lui 
vient par Taine de l'esprit scientifique qui abolit en 
nous la croyance, non pas au divin seulement, 
mais au bien lui-même et à toute moralité, il lui 
vient par Stendhal de l'esprit cosmopolite qui dissipe 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 45 

la vie humaine au vent d'une curiosité stérile et 
bientôt lassée, il lui vient par Renan du dilettan- 
tisme qui nous fait payer le plaisir de tout compren- 
dre par rintime souffrance de nous sentir impuis- 
sants à rien affirmer. 

Aussi bien, son pessimisme ne dérive pas seu- 
lement des influences qu'il a subies. Cet esprit 
d'analyse que Fauteur des Essais possède à un si 
haut degré, engendre fatalement, en vertu de son 
exercice même, la tristesse intellectuelle. Toute foi 
est une synthèse, et l'analyse conduit au scepticisme. 
Or, M. Bourget n'est pas de ces intelligences qui 
jouissent de leurs doutes. 

Il y a dans ses romans un personnage caractéris- 
tique entre tous, dont il varie le type sous des noms 
divers, mais qui est toujours, quelque nom qu'il 
porte, une victime de l'analyse. C'est le Vernante 
de Madame Bressuire , le Querne de Crime d'A- 
mour, le Larcher de Mensonges, le Greslou du Dis* 
expie. 

Vernante est incapable d'agir parce qu'il épuise 
toute sa sève dans une attention perpétuelle à obser- 
ver ce qui se passe en lui. Il croit aimer, il devine 
qu'on l'aime ; mais, quand un mot de lui sufïirait en 
effet pour qu'Ève-Rose lui accordât sa main, quand il 
n'aurait qu'à s'abandonner, voilà sa manie d'analyse 
qui le reprend, — et il part, comprenant, dans la 
détresse de son âme, qu'il est décidément impropre 
à l'amour. « Ce pauvre garçon, dit Ève-Rose, qui le 

2* 




46 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

connaît bien, avait donné ce que son âme usée pou- 
vait donner de meilleur, sa rêverie. » 

Armand de Querne ne croit plus à aucune femme, 
et comment aimer sans croire ? Il éprouve tous les 
tourments de Tamour, et jamais cette extase de 
Tâme après laquelle il soupire. Hélène n'a d'autre 
désir que de le rendre heureux ; mais un scepticisme 
cuisant a flétri, chez lui toute candeur et toute 
foi. Les émotions se dessèchent en traversant son 
cerveau pour arriver à son cœur. Toujours inquiet, 
toujours ombrageux , Armand ne sait que faire 
souffrir Hélène en se torturant lui-même à plaisir. 

Claude Larcher prétend que Tartiste doit compli- 
quer le plus possible son moi, ressentir, en se dédou- 
blant afin de les observer à Taise, toutes les 
passions dont peut vibrer l'homme. Et pourquoi ? 
Pour ajouter une belle page à la littérature de son 
temps. Mais il n'est même plus capable d'écrire ; 
Tanalys consumé chez lui toute force de production. 
C'est encore l'analyse qui a dissous son idéalisme 
natif; il aspire sans cesse, nous dit-on, à la simpli- 
cité de la foi, et, sans cesse, le goût des complexités 
intellectuelles ou sentimentales lui montre dans 
n'importe quelle foi une sorte de mutilation. C'est 
enfin l'analyse qui lui a fait perdre toute énergie 
morale. Après sa conversation avec l'abbé Taconet, 
un immense dégoût s'empare de lui. H aperçoit 
comme un port la maison d'une vieille parente de 
province. H commande à son domestique de pré- 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 47 

parer sa malle, et, quand le moment du départ est 
venu, il hèle un fiacre pour se faire conduire chez 
Colette. 

Encore élève de philosophie, Greslou débute par 
un essai intitulé Contribution à Vétude de la multi- 
plicité du moi^ et le principal article de son pro- 
gramme consiste à faire sur lui-même et sur les 
autres le plus grand nombre possible d'expériences. 
Ce jeune homme n'est pas foncièrement mauvais. Il 
chérit la mémoire de son père ; il sert la science 
avec un zèle désintéressé; l'autobiographie qu'il 
envoie à M. Sixte, il refuse par délicatesse de la 
communiquer à son avocat, qui en tirerait parti 
pour le défendre; enfin son déterminisme tran- 
chant ne l'empêche pas d' « étoufl'er de remords ». 
Ce qui le perd, c'est la scélérate curiosité du psycho- 
logue ; c'est une application maniaque à démonter 
et à remonter sans cesse, soit en lui, soit chez ceux 
qu'il est à même d'observer, les subtils rouages de 
ce mécanisme où il réduit l'être humain ; c'est l'in- 
capacité d'être simple , de savourer innocemment 
aucune impression ; c'est le culte idolâtre qu'il rend 
à son cerveau, à son Moi pensant; c'est, encore et 
toujours, le mal de l'analyse, mais ici sous sa forme 
la plus odieuse, avec tout ce qu'il peut supposer 
d'horrible sécheresse et tout ce qu'il peut engendrer 
de froide, d'implacable férocité. 

Ce mal, dont M. Bourget se plaît à décrire les 
ravages, toute sa génération en a plus ou moins 




i8 LITTÉRATURE CONTEMPt)RAINE 

souffert. Et, dans la préface du Disciple^ après avoir 
tracé le portrait de son misérable Greslou : « Ah ! s'é- 
crie-t-il, nous le connaissons trop bien, ce jeune 
homme-là ; nous avons tous failli l'être, nous l'avons 
tous été un jour, une heure. » Mais il y a chez 
l'auteur lui-même une tendresse native que l'ana- 
lyse n'a point flétrie : dans son poème dÉdel, le 
héros, finissant par sentir qu'il n^est rien ici-bas de 
vrai que d'ouvrir son âme, brûle tous ses livres, et 
jusqu'à son cher Stendhal, qui, en lui inoculant ce 
venin de l'analyse. Ta rendu désormais incapable de 
« se griserie cœur». Et il y a aussi chez M. Bourget 
une préoccupation de moralité qui persiste sous 
le scepticisme de son intelligence. Cette inquiétude 
morale s'accuse dans tous ses livres, dans ses essais 
psychologiques, dans ses études, dans ses romans^ 
et le moraliste qui est en lui préserve l'analyste 
contre les conséquences extrêmes de l'esprit critique. 
Mais le pessimisme de M. Bourget ajustement une 
de ses causes les plus essentielles dans ce qui se 
mêle de scepticisme intellectuel à sa tendresse et 
à son souci de la conscience. « Je suis, disait-il, 

Je suis un homme né sur le tard d*ane race. 
Et mon âme, à la fois exaspérée et lasse, 
Sur qui tous les aïeux pèsent étrangement, 
Mêle le scepticisme à Tattendrissement. 

Un sceptique tendre, c'est bien là M. Bourget; un 
sceptique qui voudrait croire, et pour qui les énig- 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 19 

mes de la vie sont cruelles. La tendresse, le besoin 
d'une foi, se révèlent dans son œuvre entière : ce 
dilettante tout imprégné de « beylisme » y trahit 
presque à chaque page des angoisses où ne se recon- 
naît plus du tout le disciple de Stendhal. 

Depuis cinq ou six ans, depuis Mensonges et Crime 
(T Amour ^ M. Bourget patronne cette renaissance 
néo-catholique à laquelle se laisse séduire une portion 
de la jeunesse actuelle. Et cela ne l'empêche pas 
d'écrire dans la Vie Parisienne^ journal peu mys- 
tique, une Physiologie de V Amour, qui n'a rien d'un 
livre de dévotion. Cas fort intéressant de ce dédou- 
blement du Moi dont ses héros favoris nous avaient 
donné l'exemple! Mais, en ne considérant chez lui 
que le Moi dans lequel nos « chrétiens de lettres » 
reconnaissent un de leurs premiers initiateurs, les 
sincères aspirations de son âme n'empêchent pas 
son intelligence d'être restée incrédule. Apôtre qui 
ne sait pas au juste quelle est sa foi, la religiosité 
qu'il prêche n'est qu'une forme de pessimisme, d'un 
pessimisme qui ne s'est en aucun temps résigné et 
qui s'attendrit de plus en plus. 

Si le pessimisme ne consistait qu'à reconnaître 
Texistence du mal, il en sortirait une morale éminem- 
ment salutaire. En l'entendant de la sorte, on n'a 
pas de peine à faire voir qu'il fut toujours utile et 
bienfaisant pour l'individu et pour l'humanité. Etre 
pessimiste, ce serait dès lors concevoir dans l'idéal 
un monde supérieur au monde réel, une humanité 



: 



i 



I ' 



50 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

meilleure et plus heureuse, et, de cette conception 
même, tirer la force et la vertu qu'il nous faut pour 
travailler, chacun suivant ses moyens, à la réaliser 
ici-bas. Ainsi compris, le pessimisme, soit en lui- 
même, soit par ses effets moraux, vaut beaucoup 
mieux qu'un certain optimisme. C'est une supersti- 
tion dangereuse entre toutes de croire que le progrès 
se fait de lui-même, sans nous, quand nous nous 
abandonnons, contre nous, quand notre ignorance 
ou notre lâcheté lui fait obstacle. Mais il n'y a même 
aucun progrès à faire dans « le meilleur des mondes 
possibles. » L'optimisme absolu, posant en principe 
la perfection, nie par cela même la perfectibilité. 
Non seulement il abolit en nous le besoin d'agir, 
inné à notre nature, mais il est encore foncière- 
ment immoral, puisque , se croyant tenu de 
trouver bon tout ce qui arrive, il finit par confondre 
le bien avec le mal. A cet optimisme béat qui stéri- 
lise notre volonté, comment ne pas préférer une 
doctrine qui, reconnaissant l'existence du mal, nous 
inspire et la croyance que nous pourrons le vaincre 
et le courage nécessaire pour remporter la victoire? 

Mais le pessimisme n'a rien de commun avec cette 
doctrine. Il faut d^abord méconnaître ce qui lui est 
le plus essentiel pour y voir un principe d'activilé, 
à plus forte raison pour en tirer, comme certains, 
une morale de renoncement. 

Une morale de renoncement? Non, le pessimisme, 
et j'entends celui-là même de Schopenhauer, a jus- 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 51 

tementpour point de départ un égoïsme non déguisé, 
et pour terme un égoïsme bien facie à reconnaître 
sous son déguisement. De quoi Schopenhauer et 
M. de Hartmann autorisent-ils leur pessimisme? De 
cette idée, que le seul bien pour Thomme, c'est le 
plaisir. Leur pessimisme dérive d'une comparaison 
plus ou moins scientifique entre les peines et les 
plaisirs de l'existence. Il cherche tout d'abord à se 
démontrer en montrant soit que le total des peines 
l'emporte sur celui des plaisirs, soit que les plaisirs 
mêmes, ayant pour antécédents nécessaires des 
besoins, s'achètent par la souffrance. S'il conçoit la 
vie comme mauvaise, ce n'est pas en vertu d'une 
délicatesse supérieure du sens moral, c'est parce 
qu'elle n'offre pas des jouissances suffisantes. Il a 
dressé le bilan des plaisirs et des peines, et se trou- 
vant, en fin de compte, devant un fatal déficit, il veut 
faire banqueroute à l'existence. Comment une phi- 
losophie qui a pour fondement cette arithmétique 
tout égoïste, aboutirait-elle à une morale d'abné- 
gation? 

Quelle est donc la morale du pessimiste? Il renonce 
au plaisir, soit; mais parce que le plaisir, d'après 
lui, n'est qu'un leurre. Il aspire à déraciner en lui 
la volonté de vivre, et san3 doute cette volonté de 
vivre, c'est la volonté instinctive de persévérer dans 
son être, de tout ramener à soi comme au centre de 
tout, c'est, en un mot, l'égoïsme. Mais pourquoi veut- 
il l'abolir? S'inspire-t-il de quelque haute préoccupa- 



52 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

tion? Non, il veut Tabolir pour s'épargner la souf- 
france. La vie étant mauvaise, notre intérêt est de la 
réduire au minimum possible, voilà toute sa morale ; 
ne mettons pas un esprit de renoncement et de sacri- 
fice où il n'y a qu'un calcul d'égoïsme. . 

Mais quoi? Le pessimisme ne conclut-il pas à 
l'universelle fraternité des hommes? Recherchons 
quel est le principe de cette fraternité. Telle queTen- 
tendent Schopenhauer et ses disciples, elle repose sur 
ce qu'ils ont appelé le « monisme ». D'après eux, tous 
les êtres de Tunivers, tous ceux qui ont été, tous 
ceux qui seront dans la suite des siècles, ne forment 
qu'un même être présent en chacun et partout iden- 
tiqueà lui-même, etcet être est le seul qui réellement 
existe. La morale du pessimisme commande, il est 
vrai, de renoncer à la vie individuelle, et, par là, 
semble à première vue une morale d'abnégation. 
Mais prenons garde qu'ellea toujours le bonheur pour 
principe et pour fin, et que, si le pessimiste renonce 
à son bonheur sur la terre, c'est d'abord parce qu'il 
croit que tout bonheur dans la vie personnelle est 
illusoire, et ensuite parce que ce bonheur, dont il 
ne peut jouir comme individu, il espère le trouver 
dans le bonheur du Tout. Le pessimiste ne renonce 
donc qu'à ce qu'il se sait incapable d'atteindre, et, 
d'autre part, ce qu'il poursuit, c'est, jusque dans 
l'Absolu, l'intérêt du Moi, que le bonheur de l'Ab- 
solu peut seul rendre heureux. Il n'y a là vraiment 
qu'une forme, appropriée au panthéisme, de la 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 53 

morale utilitaire qui nous recommande de pratiquer 
le désintéressement par intérêt personnel, en nous 
montrant que concourir au bien des autres, c'est 
travailler à notre propre bien. La fraternité des 
pessimistes ne se fonde que sur l'égoïsme le plus vul- 
gaire. Pour Schopenhauer et M. de Hartmann^ l'es- 
sence de la sympathie consiste à reconnaître l'iden- 
tité substantielle de notre être avec Têtre de celui 
vers lequel cette sympathie nous attire. 

« Ma morale, ne craint pas d'écrire Schopenhauer, 
s'accorde parfaitement aux vrais dogmes chré- 
tiens. » Et certes on peut dire que le pessimisme 
est le commencement du christianisme ; on a même 
dit qu'une religion non pessimiste est à peine 
une morale, tout au plus une discipline, jamais une 
religion. Mais il ne suffit pas de montrer que le 
pessimisme et le christianisme prêchent l'un et 
Tautre le détachement des biens et le mépris des 
jouissances sensuelles. On ne pourrait assimiler la 
morale pessimiste et la morale chrétienne que si 
Tune n'avait pour principe et pour fin le bonheur 
du Moi, s'absorbant le plus possible, dès cette exis- 
tence terrestre, dans l'universalité de l'Inconscient, 
ou si Tautre assignait pour mobile et pour but 
unique à la charité qu'elle enseigne le bonheur de 
ce Moi sur la terre ou dans le ciel. Le pessimisme 
peut bien être le commencement du christianisme, 
mais le christianisme, loin d'être Taché vement du 
pessimisme, en est la contre-partie. 



m 



54 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Et même, si, voyant avec raison dans le vouloir- 
vivre la source de tout égoisme, on fait honneur 
au pessimiste de le combattre, comme si ce n'était 
pas par intérêt qu'il travaillait à l'abolition de sa 
personnalité propre, il ne faudrait pas dire encore 
que le pessimisme nous encourage à agir. Agir, 
pour lui, c'est souffrir; et, comme il n'a d'autre fin 
que la fuite de la souffrance, il ne saurait recom- 
mander l'action. Ce n'est pas à une lutte active contre 
le Moi qu'il aboutit, mais bien à l'entier abandon 
de soi-même. « Celui qui, attaqué, ne résiste pas, 
disait déjà ÇakyaMouni, je l'appelle brahmane. » Et, 
de nos jours, n'est-ce pas là qu'en arrive le pessi- 
misme russe? Tolstoï résume toute sa doctrine dans 
la parole de l'Évangile : « Ne résistez pas au mé- 
chant » ; et cette parole, interprétée par son pessi- 
misme, il en tire une morale dont la pratique aurait 
pour résultat non seulement de livrer les bons en 
proie aux méchants, mais encore de sacrifier au 
bout du compte le bien, tout passif, au mal, seul 
principe d'activité. 

Quand le pessimisme, subissant, comme chez les 
Russes, l'influence de l'esprit évangélique, se trans- 
forme en une doctrine de charité, cette doctrine 
oublie que la charité même nous ordonne de com- 
battre le mal, et, par suite, de lutter contre ceux 
qui le font. En se résignant trop facilement à Tin- 
justice, elle la crée, elle lui fournit des victimes toutes 
prêtes ] et nous reconnaissons dans cette passivité 




LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 55 

même rinfluence de Tesprit pessimiste, qui para- 
lyse en nousjusqu'à la velléité d'agir. Quand, d'autre 
part, le pessimisme reste fidèle à lui-même, il n'en 
dérive qu'une morale foncièrement égoïste qui 
prêche Tabolition du Moi dans Tintérôt même de ce 
Moi, et dont l'apparente philanthropie recouvre 
soit le mépris de l'homme, qu engendre forcément 
le mépris de la vie, soit tout au plus une injurieuse 
pitié. « Je dois Tavouer, dit Schopenhauer, la vue 
de tout animal me réjouit; au contraire la vue des 
hommes excite en moi une aversion prononcée. » 
Et ailleurs: « L'humanité est entièrement mépri- 
sable. » 

N'est-ce pas là ce que nous voyons non seulement 
chez les philosophes qui professent le pessimisme, 
mais encore et surtout chez les littérateurs qui s'en 
inspirent? 

Les romans de Gustave Flaubert, sans même 
parler de ses conversations ou de ses lettres, suf- 
fisent à nous montrer en lui, dans ce théoricien de 
l'art impassible, un misanthrope forcené et mania- 
que. Il l'est depuis Madame Bovanj^ d'où il exclut 
à dessein tout élément de douceur, de tendresse, 
de vertu, refusant au lecteur la moindre parole, 
le moindre geste de Charles qui pût ennoblir, ne 
fût-ce que par la souffrance, sa physionomie natu- 
rellement vulgaire, jusqu'à ce conte même (i) où 
la servante de campagne dont il retrace l'humble 

(1) Un cœur simple. 




56 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

existence, serait une figure des plus touchantes, 
si l'on ne sentait chez l'auteur, non pas à tel ou tel 
mot qui lui échappe, mais dans le courant même 
de loxt son récit, dans je ne sais quelle façon de 
présenter les choses et dans le tour même de sa 
phrase, une ironie qui ne peut se dissimuler com- 
plètement et qui dessèche en nous toute émotion, 
une secrète colère contre l'imbécillité humaine, et, 
ce qui fait peut-être chez Flaubert comme chez 
d'autres le fond même de leur misanthropie, une 
irritation amère à penser que les imbéciles sont 
heureux. « Paganisme, christianisme, muflisme, 
voilà, disait-il, les trois grandes évolutions de l'hu- 
manité ; il est triste d'être au début de là troi- 
sième. » Chaque fois que Flaubert apeintrhumanité 
contemporaine, ce qu'il en montre de parti pris, 
avec une opiniâtreté acharnée, avec une infatiga- 
ble patience, c'est le « muflisme ». Il a mis en œuvre 
toutes les ressources de son talent pour donner à 
l'insignifiance et à la vulgarité une valeur artistique, 
et il a fini par se consumer misérablement dans des 
œuvres stériles où son art merveilleux pouvait à 
peine rendre supportables les sujets ingrats et les 
plates figures auxquelles le condamnait son pessi- 
misme. 

Zola n'est pas plus pessimiste que Flaubert, mais 
il Test autrement. L'un s'attachait surtout à peindre 
la niaiserie des cervelles humaines, l'autre se com- 
plaît à étaler les impuretés de la chair. Flaubert était 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 57 

surtout un artiste, et cela même donne à son pes 
simisme une forme particulière. Ce qu'on sent sur- 
tout chez lui, c'est le mépris des « bourgeois », 
la rancune du styliste contre ces philistins qui le 
liront sans rien comprendre à sa rhétorique subtile, 
et que laisseront insensibles ses plus rares épithètes, 
ses chutes de phrase les plus harmonieuses. Quant à 
Zola, son œuvre entière, et même ses romans les plus 
cyniques, nous le montrent avant tout comme un 
moraliste; ce qui le préoccupe, ce n'est pasl'art, c'est 
la vie, ce n'est pas la forme des choses, ce sont les 
choses elles-mêmes, c'est la nature humaine, ce sont 
les instincts, les passions, les fatalités sensuelles où 
il réduit l'humanité. Tandis que Flaubert exultait 
en dénonçant chez l'homme l'insipide médiocrité 
des idées et des propos, ce n'est pas dans notre intel- 
ligence que Zola se plaît à nous avilir, c'est plus 
encore dans notre moralité. Ses personnages sont sou- 
verainement dominés par les nerfs et le sang, asservis 
aux influences fatales du tempérament contre 
lesquelles ne peuvent rien les forces libres de l'in- 
telligence et de la volonté que supprime sa physio- 
logie tranchante. Il ne voit partout que laideurs et 
ignominies; il prend plaisir à fouiller l'ordure, à 
éclabousser de fange l'humanité. Ce qu'il montre de 
l'homme, c'est ce que l'homme a de commun avec la 
brute. Pour lui Tamour n'est qu'un besoin tout 
physique, assouvi par un acte ignoble II n'est pas 
jusqu'à la maternité que ce sacrilège n'outrage. Dans 



à 



58 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

la Terre, représentant une paysanne qui accouche 
tandis que sa vache vêle, il salit à la fois la femme 
et la bête, comme si son brutal pessimisme trouvait 
je ne sais quelle âpre jouissance à déshonorer la 
vie elle-même en montrant de quelles souillures 
elle procède. 

M. de Maupassant tient à la fois de Flaubert et de 
Zola, se délectant, comme Tun, à peindre « Tétemelle, 
universelle, indestructible et omnipotente sottise 
humaine », et, comme Vautre, à étaler la bestialité 
foncière de notre nature. On va s'accouder à la 
fenêtre: en face, une famille déjeune, et l'on en veut 
déjà à ces braves gens de déjeuner aujourd'hui 
comme ils déjeunaient hier, comme ils déjeuneront 
demain. Le père a vieilli depuis quelque temps, 
mais il ne s'en aperçoit pas, il semble content, il 
semble heureux, Timbécile! Écoutons leur conver- 
sation : ils parlent d'un mariage, puis d'un décès, 
puis de leur poulet qui est tendre, puis de leur 
bonne qui n'est pas honnête. Ils s'inquiètent de 
mille choses inutiles et sottes. Imbéciles! — Et 
de quoi donc voulez-vous qu'ils s'inquiètent? Mé- 
ritent-ils un tel mépris pour ne pas agiter en dé- 
jeunant les plus hautes questions de l'esthétique 
transcendante? Et savez-vous si, dans ce tableau 
d'intérieur, dans cet air de contentement qui vous 
exaspère, il n'y a pas, sous la banalité même des 
propos échangés, cette douceur cordiale, cette 
intimité recueillie et pénétrante que rayonne le 




L£ PESSIMISME CONTEMPORAIN 59 

foyer domestique? Mais tout ce que vous représente 
leur paisible existence, c'est la monotonie de son 
train journalier, c'est la médiocrité intellectuelle 
qu'elle suppose, et, au lieu d'éprouver quelque 
sympathie pour leur bonheur modeste, votre pes- 
simisme s'en venge en les traitant de niais et de 
cuistres. 

Ce que M. de Maupassant excelle surtout à mon- 
trer, c'est l'égoïsme natif et la férocité brute, à peine 
consciente, de la nature humaine. Veut-on connaître 
ses bourgeois? Qu'on lise En Famille ou la Reine 
hortense. Et ses paysans? Qu'on lise Aux Champs 
ou le Réveillon. Son indifférence apparente recouvre 
une misanthropie farouche; les plus gais, les plus 
gaillards de ses contes ont pour fond un mépris 
âpre et cynique de l'humanité. Et ce qui est vrai 
des contes Test aussi bien des romans, au moins 
de ses premiers. S'il a paru dernièrement ouvrir son 
âme â quelque tendresse, ce n'est pas sans doute 
qu'il ait cessé d'être pessimiste ; mais qui pourra 
dire ce qui entre de vraiment humain dans cette 
sympathie? et l'apitoiement dont témoigne sa 
dernière œuvre, Fort comme la Mort^ où il a peint 
ce qu'il y a de triste et d'affreux à vieillir, n'est-elle 
- pas tout simplement r effet d'un retour sur soi-même 
chez ce sensualiste qui voit déjà la jeunesse lui 
échapper? 

Zola n'avait pas rf^culé devant ce que la vie et 
rhomme lui offraient de plus ignoble ; mais la 



60 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

puissance de son génie prête aux Rougon-Macquart 
dans leur ensemble quelque chose d'ample et d'im- 
posant, et nous échappons à la nausée de l'immonde 
par une impression de beauté morne et de massive 
grandeur. Chez ses disciples, la bassesse et ^ig^o- 
minie de Thumanité, telle qu'ils nous la peignent, 
ne sont plus même relevées par le sentiment des 
fatalités aveugles auxquelles les Rougon-Macquart 
empruntaient je ne sais quel merveilleux sombre et 
redoutable. Au tableau des Halles que vous lisez dans 
le Ventre de Paris^ comparez celui d'une devanture 
de restaurant avec ses rangées de bouteilles enve- 
loppant deux étages de boudons meurtris, ses vi- 
naigrettes persillées de bœuf froid, ses ratas figés 
aux navets, ses tôt-faits aux plaques noires de 
brûlé, godant sur leur bourbe jaune, ses œufs cou- 
leur de vin emplissant un saladier à fleurs, son 
lapin ouvert sur un plat, les quatre pattes en l'air, 
étalant le violet visqueux de son foie sur une car- 
casse lavée de vermillon pâle, — etvous verrez en quoi 
diffèrent le matérialisme large, plantureux, quasi 
épique du maître, et le méticuleux raffinement avec 
lequel ses disciples choisissent les détails les plus 
sordides , comme s'ils avaient pris à tâche de 
nous soulever le cœur. 

M. Huysmans, auquel j'emprunte la description 
qui précède, a exprimé sa misanthropie effrénée et 
maladive par la bouche de tous sespersonnages. «La 
figure humaine frôlée dans la rue, dit-il de l'un 



L£ PESSIMISME CÛNTËMPOKAtM 6l 

d'eux, était un de ses plus lancinants supplices. » 
Bêtise et laideur de Thomme, bêtise et laideur de la 
vie, voilà le fond de son œuvre, et tout moyen lui est 
bon pour rendre le mépris que l'homme et la vie lui 
inspirent. Pour le rendre, il peint à dessein leschoses 
les plus insignifiantes, qui montrent le vide de notre 
existence, ou les choses les plus abjectes, qui nous 
la présentent comme un objet de dégoût. Il met en 
scène des filles de bas étage, des cabotins, des em- 
ployés abrutis, des souteneurs de la pire espèce ; 
il prend pour cadre des tavernes infâmes, des salles 
d hôpital, des maisons de débauche; il attache 
son intérêt à quelque héros tourmenté d'un besoin 
physique (1), et sa sympathie à tel autre qui pour- 
suit de rue en rue Tidéal d'une gargole où la cuisine 
ne soit pas trop répugnante [2j. 

Si, du roman, nous passons au théâtre, la mi- 
santhropie de nos pessimistes ne s'y étale pas avec 
moins de complaisance. Gomme on Ta dit plus 
haut, le genre dramatique, étant tout en action, 
répugne de lui-même à ce pessimisme intellectuel 
ou sentimental qui se traduit dans le genre roma- 
nesque par des analyses subtiles, par la psychologie 
déliée d'états d'âme que ne manifeste souvent aucun 
acte extérieur ; il s'ajuste au contraire mieux que 
n'importe quelle autre forme à l'expression du 

. {\) Sac au do*. 
(2) A vau-Veau 

ESSAIS. 2** 



À 



6% LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

mépris et de la haine que peut nous inspirer Thu- 
manité^ puisque tout ce dont il fait sa matière revêt, 
en vertu des moyens qui lui sont propres, une figure 
particulièrement significative et directement sen- 
sible. Non seulement ce que le livre nous décrit, la 
scène nous le montre, mais encore des nécessités 
toutes spéciales lui interdisent les nuances, les 
explications, les ménagements. Enfin, y ayant entre 
le roman et le drame cette différence essentielle 
que le premier s'adresse à des lecteurs isolés les uns 
des autres, et que le second se représente en public, 
les crudités etles outrances, voire celles que pourrait 
admettre chacun de nous pris à part, révoltent, au 
théâtre, la salle entière, comme si elles étaient mul- 
tipliées par le nombre des spectateurs. 

Cest justement de quoi se gaudissent les auteurs 
de notre nouvelle école dramatique. Et, sans doute, 
certains ne voient là qu'un moyen de faire du bruit, 
ou bien encore que le plaisir de mystifier les bour- 
geois. Mais il faut distinguer des farces lugubres et 
des exagérations froidement préméditées en vue du 
scandale, maintes œuvres sincères et consciencieuses 
auxquelles le pessimisme contemporain a commu- 
niqué leur acre misanthropie ; et ne peut-on même 
voir la trace de ce pessimisme jusque dans la féro- 
cité des « fumisteries » où la jeune école se complaît? 

Le théâtre de ces derniers temps est peut-être 
plus significatif encore par les tendances morales 
dont la nouvelle génération y témoigne que par la 




LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 63 

• * 

formule dramatique qu'elle prétend y appliquer. 
Notre jeune école se réclame de la nature et de la 
vérité, elle mène campagne contre les conventions. 
Mais qu'est-ce que la nature à ses yeux, sinon ce 
qu'il y a en nous de plus honteux et de plus bas? 
En quoi fait-elle consister la vérité, sinon à peindre 
ces hontes et ces bassesses ? Et qu'entend-elle par 
conventions, si ce n'est surtout les bienséances en 
dehors desquelles il n'y a plus de pudeur humaine ? 
On s'^élève contre les procédés fondamentaux du 
genre, obligé par ses conditions à idéaliser et à 
abstraire. Mais il faut bien qu'on les pratique soi- 
même, ces procédés, à moins de supprimer tout art, 
et, si la formule nouvelle qu'on proclame se distin- 
gue de l'ancienne contre laquelle on s'insurge, c'est 
avant tout en les appliquant à traduire la concep- 
tion méprisante de la vie et de l'homme où le pessi- 
misme ne peut manquer d'aboutir. On part en guerre 
contre l'abstraction, et Ton proscrit toute beauté 
dans les choses, toute bonté dans les âmes ; on pré- 
tend rompre en visière avec l'idéalisation, et à l'idéa- 
lisme du bien et du beauTon substitue l'idéalisme du 
laid et du mal. 

Un des maîtres du nouveau théâtre est M. Becque, 
talent consciencieux entre tous, et dont l'inhumanité 
n'aflPecte aucune violence. Loin d'entasser à plaisir, 
comme tant d'autres, les plus révoltantes horreurs, 
si bien qu'il s'élève en nous une protestation spon- 
tanée contre des brutalités à dessein criardes. 



61 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

son art triomphe , et aussi sa misanthropie , à 
nous faire accepter pour échantillons de Thumanité 
moyenne des personnages qui, sans rien d'énorme 
en leurs propos, sans aucun acte de leur part où 
nous trouvions de quoi crier au scandale, respirent 
une immoralité monstrueuse, mais si naturelle qu'ils 
ne s'en doutent pas et que nous-mêmesnousnela sai^ 
sissons parfois qu*à la réflexion. Le type du genre est 
la, Parisienne, Et ce qu'il y a de plus caractéristique 
dans la Parisienne, c'est justement cette sécurité de 
conscience avec laquelle Clotilde trompe son mari 
au profit d'un amant, et ce premier amant au profit 
d'un autre, jusqu'à ce qu'enfin, mal satisfaite de celui- 
ci, qui la blesse dans son amour-propre, elle revienne 
à celui-là, sans espérer que la leçon le guérisse de 
sa jalousie quasi conjugale... Et pourquoi pas au mari? 
Il n'a rien d'attrayant, c'est vrai. Mais Laffont ? Clo- 
tilde ne l'aime pas, et les scènes qu'il lui fait chaque 
jour lui rendent la vie intolérable. Pourquoi donc 
M. Becque n'a-t-il pas adopté le dénouement après 
tout le plus naturel? C'est là que se marque l'esprit 
de système. Si Clotilde était revenue à son mari, la 
pièce aurait pris un air de moralité qui répugnait à 
l'auteur. Aussi bien l'autre dénouement se recom- 
mandait encore par cela même qu'il ramène les cho- 
ses au point de départ. Or, puisque le roman ni sur- 
tout le drame ne peuvent se passer d'action, c'est un 
procédé familier aux pessimistes que de réduire l'ac- 
tion le plus possible, ou, tout au moins, de laisser àla 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 65 

fin les choses dans Tétai même où ils les ont montrées 
au début. N'est-ce pas là rendre sensible le vide de tout 
effort, le néant de toute activité ? Nul trait, au reste, 
dans la Parisienne^ qui dénonce le parti pris. La 
pièce est un chef-d'œuvre d'ironie misanthropique, 
d'une ironie profonde et couverte, où rien ne dé- 
tonne, et qui se soutient si parfaitement d'un bout 
à l'autre, que l'effet en doit être ou de nous faire 
prendre les personnages pour les plus honnêtes 
gens du monde, en dérobant leur perversité foncière 
à notre simplesse, ou de nous faire considérer Thu- 
manité tout entière comme un ramassis de coquins, si 
nous réfléchissons qu'en ce qu*ils ont dit ou fait, nous 
n'avons rien trouvé de scandaleux nimêmed^insolite. 
Sans prétendre que les Huysmans, les Becque, et 
tant d'autres, — car je n'aurais que Tembarras du 
choix dans les romans ou dans le théâtre de ces der- 
nières années, — soient des pessimistes au sens ri- 
goureux et scolastique du mot, on ne peut douter que 
la misanthropie dont leurs œuvres témoignent ne se 
lie intimement au pessimisme contemporain. 

Et qu'y a-t-il,en effet, dans la philosophie pessi- 
miste qui ne tende à rabaisser la nature humaine ? 
Le but qu'elle nous propose sur cette terre, c'est d'a- 
bolir autant qu'il est en nous ce qui fait notre raison 
d'être, et l'idéal qu'elle nous laisse entrevoir par 
delà la vie terrestre, c'est l'absorption de notre cons- 
cience personnelle dans l'inconscience du grand 
Tout. L'homme n'a de valeur à ses yeux ni en tant 



à 



66 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

qu'individu^ car elle considère cette individualité 
même comme la source de tout mal. ni en tant que 
membre de « la grande famille humaine », car elle 
ne peut qu'étendre à Thumanité tout entière son mé- 
pris de l'individu, et la fin suprême où elle aspire est 
justement l'extinction définitive de notre race, soit 
qu'elle veuille nous interdire, avec Schopenhauer, 
de procréer d'autres êtres fatalement prédesti- 
nés à souffrir, soit que, ne jugeant pas possible l'abo- 
lition de l'espèce par la volontaire abstinence de 
tous les individus qui la composent, elle invente, avec 
M. de Hartmann, pour le jour où la Science aura mis 
aux mains de ses adeptes une quantité d'énergie 
suffisante, ce «suicide cosmique » qui, d'un seul coup, 
replongera le monde dans les bienheureuses ténè- 
bres du Néant. Elle ne peut mettre à l'homme 
son prix ni en vertu d'une religion qui le relève 
par l'amour de Dieu, puisqu'elle ne reconnaît 
d'autre Dieu que l'Un-Tout aveugle, — ni en vertu d'un 
idéalisme qui fonde la dignité de l'homme sur la va- 
leur intrinsèque de toute conscience humaine, puis- 
qu'elle travaille précisément à faire rentrer toute 
conscience dans l'inconscience universelle, — ni en 
vertu de la foi au progrès, qui nous montre une 
humanité toujours meilleure et de plus en plus heu- 
reuse, puisque, le progrès se résolvant fatalement 
à ses yeux en une augmentation de souffrance, elle 
ne saurait le souhaiter que comme devant mettre 
en nos mains l'instrument d'une totale destruction. 



LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 67 

Dans notre littérature contemporaine, le « réa- 
lisme » ou « naturalisme » est la forme que prend le 
pessimisme appliqué à l'observation de la vie et de 
Thomme. 

Ce n'est point leur esthétique qui interdit aux réa- 
listes d'être « humains » ; car, du moment où l'écri- 
vain ne peut rester complètement étranger à son 
œuvre, son œuvre ne péchera pas plus contre cette 
esthétique si elle s'inspire de la sympathie que si 
elle laisse paraître la haine de l'homme. Mais ils ne 
sont pas seulement réalistes. Le réalisme — faut-il 
le rappeler ? — a produit, soit avec Eliot, que sa foi 
morale préserva du pessimisme, soit avec les 
maîtres russes, au pessimisme desquels se mêle 
l'esprit évangéliqiie pour l'attendrir et le tourner 
à la charité, soit, en France même, avec Alphonse 
Daudet, par exemple, qui se distingue entre tous les 
romanciers de l'école contemporaine par son opti- 
misme natif, des œuvres tout aussi vraies, tout 
aussi fidèles à la réalité de la vie que celles de 
nos plus intraitables pessimistes, mais où se devine 
d'un bout à l'autre, jusque dans la représentation des 
vulgarités les plus ingrates ou même des plus répu- 
gnantes vilenies, cette piété humaine dont le pessi- 
misme tarit la source ? Ce n'est pas comme réalistes, 
c'est comme pessimistes que la plupart de nos ro- 
manciers contemporains ferment leur âme à toute 
tendresse. C'est comme pessimistes qu'ils peignent 
avec tant de complaisance soit les misères de la vie, 



à 



C8 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

soit son insignifiante platitude ; c'est comme pessi- 
mistes qu'ils nous font hairThomme en ne nous mon- 
trant de lui que ses brutales convoi lises ou ses féroces 
instincts, qu'ils nous le font mépriser en représen- 
tant des personnages ternes, vulgaires, d'une banalité 
monotone, d'une mesquinerie continue, et dont 
la sottise elle-même n'a aucune physionomie, pour 
que ce soit bien, non leur propre sottise, à eux, les 
Pécuchet ou les Bouvard, mais celle de l'humanité. 



LE DRAME SHAKESPEARIEN 



EN FBANCE 



Après avoir ignoré Shakespeare pendant un siè- 
cle, nous avons mis cent cinquante ans à nous Tassi- 
miler. 

L'Allemagne et TAngleterre elle-même n'ont pas 
toujours eu pour lui l'admiration sans réserve qui 
tourne maintenant à Tapothéose. En Allemagne, 
il ne fut pendant longtemps accepté que sauf cor- 
rections : dans sa jeunesse, Goethe refaisait Ro- 
méo et Juliette ; au commencement de notre siècle, 
Schiller adaptait Macbeth, En Angleterre, proscrit 
d abord par les puritains, Shakespeare ne reparaît 
ensuite sur la scène qu'accommodé au goût con- 
temporain par Davenant, par Dryden ou par Otway. 
Il faut attendre jusqu'au milieu du xviii® siècle pour 
trouver un public que ne scandalisent pas les auda- 
ces du dramaturge. Restaurateur du drame shakes- 
pearien, Garrick lui-même n'ose encore le mettre 



à 



1 "^ 



70 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

sur le théâtre qu'après de larges coupures ; non con- 
tent de retrancher, il ajoute des scènes entières : la 
mort de Macbeth sous les yeux des spectateurs donne 
à la morale une satisfaction éclatante, et la tirade qu'il 
prononce avant d'expirer vaut presque un sermon. 
Quand TAllemagne et TAngleterre ont si long- 
temps méconnu Shakespeare, il ne faut pas être 
surpris que son adoption par le public français ait 
exigé tant de ménagements et soulevé tant de 
répugnances. Latins d'origine, de traditions et de 
tempérament, Shakespeare n'était pas encore né 
que la Renaissance avait déjà rétabli sur notre 
scène la tragédie antique, non pas même celle de 
Sophocle, mais une tragédie bien plus « classique» 
encore, qui empruntait ses règles à Aristote et ses 
modèles à Sénèque. Au xvii^^ siècle, le théâtre fran- 
çais avec Corneille et Racine remplit son idéal de 
régularité noble et d'harmonieuse unité. Qu'on oppose 
notre tragédie si simple, si claire, si logique, aux 
immenses tableaux que Shakespeare prend à peine 
le soin d'encadrer; qu'on songe à toutes les hardies- 
ses, à toutes les trivialités, à foutes les licences du 
théâtre shakespearien : une action qui se disperse 
dans le temps et s'éparpille dans l'espace ; de vrais 
individus^ vivant d'une vie réelle, qui chantent, qui 
se battent, qui plaisantent, qui jurent, qui tuent sur 
la scène ; l'homme complet, avec ses vertus les plus 
pures et ses sentiments les plus généreux, mais avec 
ses laideurs aussi, ses misères, ses turpitudes, ses 



L£ DRAME SHAKESPEARIEN 7l 

contrastes de noblesse et de grossièreté ; un art 
aussi profond que celui de Racine, mais quisemet au 
service de la nature pour la reproduire tout entière 
et qui semble se confondre avec elle ; des fossoyeurs 
qui creusent la tombe d'une jeune fille en faisant 
assaut de calembours ; un « ministre » pris pour 
un rat et tué comme tel derrière une tapisserie ; 
des sorcières qui jettent des crapauds dans une mar- 
mite; des scènes de somnambulisme et de magie, des 
spectres, des fous, toutes les extravagances et toutes 
les divagations : que Ton compare avec ce drame ir- 
régulier, bizarre, incohérent, notre théâtre national 
si sobre, si bien réglé, si « raisonnable », d'une 
ordonnance si noble et si savante, on comprendra 
sans peine qu'il nous ait fallu près de deux cents ans 
pour nous faire à un pareil monstre. 

Pendant tout le xvii" siècle, le nom même de Sha- 
kespeare nous est inconnu. La France et l'Angleterre 
eurent entre elles , durant cette période de leur 
histoire, surtout depuis le retour des Stuarts jusqu'à 
la Révolution de 1688, des rapports de cour 
fort étroits ; mais le goût anglais n'exerça sur le 
nôtre aucune influence, et ce fut, au contraire, le 
goût français qu'acclimatèrent chez eux nos voi- 
sins. Les grands poètes du siècle de Louis XIV 
ne trahissent pas dans leurs œuvres l'impression 
même la plus légère du génie anglo-saxon : on eût 
bien étonné Racine en lui disant que la postérité, 
non pas seulement en Angleterre, mais de ce côté-ci 



72 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

delà Manche, considérerait un jour comme le maître 
universel du théâtre un poète né, cent ans avant la 
représentation îïAndromaque^ dans ce pays à demi 
barbare où ses relations avec la France venaient à 
peine d'introduire quelque politesse. 

Le seul écrivain du xvii* siècle qui soit à même de 
bien connaître l'Angleterre, c'est Saint-Evremond ; 
mais, pendant les quarante années que dura son 
exil, il n'apprit même pas la langue. Nous savons 
pourtant que le théâtre anglais ne lui fut pas in- 
connu; le duc de Buckingham, entre autres, l'en en- 
tretint plus d'une fois, et la pièce de Sir Politick fut 
un essai dans le genre de comédie qui fleurissait alors 
en Angleterre. Quant au drame, si libre d'esprit et si 
peu embarrassé de préjugés que fût Saint-Evre- 
mond, comment tant de licences et de grossièretés 
n'auraient-elles pas révolté son goût ? Dans sa Lettre 
sur la tragédie^ il en apprécie du moins le mouve- 
ment rapide, l'action animée et saisissante, il va 
même jusqu'à dire qu'en opérant des retranche- 
ments dans certaines vieilles pièces, ou pourrait les 
rendre tout à fait belles. Nul doute qu'il n eût entendu 
parler de Shakespeare. Mais aucun de ses écrits 
ne mentionne ce nom rébarbatif. 

Lafosse, lui aussi, a connu le théâtre anglais; et 
lorsque, dans son Manlius^ il nous montre Valérie 
essayant de pénétrer le secret que son mari lui 
cache, peut-être se rappelle-t-il une scène analogue 
de Jules César entre Porcia et Brutus. 



LE DRAME SHAKESPEARIEN 73 

Quoi qu'il en soit, le premier ouvrage français où 
nous trouvions le nom de Shakespeare, a pour auteur 
un réfugié protestant du nom d'Abel Boyer, chassé 
de France par la révocation de l'édit de Nantes, et qui 
vécut en Angleterre de 1689 à 1729. Ce Boyer publia 
en 1710 une Grammaire anglaise et française où, 
citant le poète, il dit qu'on trouve en lui « du So- 
phocle et de TEschyle. » Rien de plus. 

Dans ses Lettres sur les Anglais et les Français^ pa- 
rues en 1725, mais déjà composées à la fin du 
xvii« siècle, Louis de Murait écrit : a L'Angleterre est 
un pays de passions et de catastrophes, jusque-là 
que Shakespeare, un de leurs meilleurs anciens poè- 
tes, a mis une grande partie de leur histoire en tra- 
gédies. » 

L'année 1715, le Père Courbeville traduit un ou- 
vrage intitulé La Critique du Théâtre anglais com- 
paré au Théâtre d'Athènes, de Rome et de France. Cet 
ouvrage mentionne plusieurs fois le poète. Nous y 
lisons au chapitre II que Chacsper {sic) t était à 
côté de ses contemporains un homme grave et con- 
certé » ; au chapitre IV, on le félicite « de faire mou- 
rir Falstaff comme un misérable » ; au chapitre V, 
on remarque, non sans quelque surprise, queTHector 
de Troilus et Cressida se réfère à la philosophie 
d'Aristote. 

Destouches, qui séjourna en Angleterre de 1717 à 
1723, imita en vers, très librement d'ailleurs, cer- 
taines scènes de la Tempête. Vingt ans plus tard, il 

ESSAIS. 3 



i 




7i LITTÉRATURE CONTEMPOUAINE 

devait faire jouer le Dissipateur : cette pièce, dont 
la préface renferme un grand éloge du théâtre an- 
glais, n'est pas sans analogie avec Timon. 

Montesquieu, enfin, écrit de Londres en 1730 que, 
lorsqu'il a été présenté à la reine, c'est de Shakes- 
peare qu'elle l'a entretenu. 

A Voltaire appartint d'introduire chez nous le 
poète anglais. Exilé en Angleterre de 1726 à 1729, 
il en rapporta maintes vues nouvelles touchant le 
théâtre. Les Lettres philosophiques ^ publiées en 1731, 
renferment sur Shakespeare un jugement qui fut 
bien longtemps celui de la France tout entière. 
Œ Shakespeare, y dit-il (1), avait un génie plein 
de force et de fécondité, de naturel et de sublime, 
sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moin- 
dre connaissance des règles... Le mérite de cet au- 
teur a perdu le théâtre anglais ; il y a de si belles 
scènes, des morceaux si grands et si terribles répan- 
dus dans ses farces monstrueuses..., que ses pièces 
ont toujours été jouées avec un grand succès. Le 
temps, qui fait seul la réputation des hommes, rend à 
la fin leurs défauts respectables... Ces monstres 
brillants plaisent mille fois plus que la sagesse mo- 
derne. Le genre poétique des Anglais ressemble 
à un arbre touffu planté par la nature, jetant au 
hasard mille rameaux et croissant inégalement 
avec force. » — Après cette appréciation de Sha- 

(l) Lettre zviu. 



LE DRAME SHAKESPEARIEN 75 

kespeare, Voltaire traduit le fameux monologue 
d'Hamlet en vers élégants et harmonieux où Ton ne 
retrouve qu'une impression bien adoucie deToriginaU 
C'est pourtant là un des passages de ses Lettres qui 
scandalisèrent le plus la censure, — et, la première 
fois que Shakespeare pénétra en France, il y fut 
condamné au feu. 

En 1730, Voltaire fit représenter son Brutus^ où il 
essaie d'accommoder à la scène française certaines 
libertés du drame anglais* Les représentations du 
théâtre de Londres^ auxquelles il assista souvent^ 
l'avaient frappé non seulement parles effets de mise 
en scène, mais encore par un pathétique plus saisis- 
sant que celui de notre tragédie ; il dit lui-même 
qu'il écoutait avec ravissement Brutus, un poignard 
à la main, haranguant le peuple. Sa pièce avait été 
ébauchée à Londres, et Ton prétend que le premier 
acte fut écrit d'abord en anglais. Au reste, rien de 
vraiment shakespearien dans le Brutus de Voltaire : 
si les décors sont moins banals, si l'action s'ouvre 
avec plus de vivacité, si certaines scènes ont une 
animation que la tragédie* française ne connaissait 
pas encore, là se borne l'influence du drame anglais 
sur notre poète. Lui-même est comme effrayé de 
ses plus timideâ innovations. « Ce n'est pas sans 
crainte, dit-il^ que j'ai introduit sur la scène leis sé- 
nateurs de Rome en robe rouge, allant aux opi- 
nions. » Dans le Discours sur la Tragédie qui sert 
de préface à sapièce, il reconnaît « un grand mérite, 



i 



76 LITTÉRATURE CONTEMPORÀ-lNË 

celui de raction, aux drames les plus incohérents 
des Anglais » ; il reproche même à nos tragédies 
d'être « plutôt des conversations que la représenta- 
tion d'un événement » ; mais il ne se sent pas assez de 
hardiesse pour brusquer les scrupules du goût, fran- 
çais, a Comment oserions-nous, dit-il, faire paraître 
Tombre de Pompée ou le génie de Brutus ? Com- 
ment apporterions-nous sur la scène le corps de 
Marcus devant Caton, son père ? Si nous hasardions 
à Paris un tel spectacle, n'entendez-vous pas déjà 
le parterre qui se récrie et ne voyez-vous pas nos 
femmes qui détournent la tête ? » 

Cependant, deux ans plus tard. Voltaire donne 
Ériphyle^ et ce qui semble justement l'avoir déter- 
miné à composer cette pièce, c'est le désir de pro- 
duire un spectre sur notre scène. L'ombre du père 
d'Hamlet avait fait sur lui une grande impression ; 
il espérait que celle d'Amphiaratis ne frapperait pas 
moins vivement le public français. Pourtant, malgré 
tout le soin qu'il prend « de relever et d'ennoblir sa 
tragédie par le merveilleux mythologique et la pompe 
des traditions grecques », le parterre la jugea trop 
audacieuse encore, et elle ne put se soutenir. 
'£' Il prit sa revanche la même année avec Zaïre, Mais, 

en imitant Zaïre d'Othello^ Voltaire a « tout changé, 
tout mis au point de notre scène ». D'ailleurs, c'est 
le christianisme, la chevalerie, surtout l'amour, qui 
firent le succès de la pièce, et non pas ce qu'elle 
pouvait contenir de plus ou moins shakespearien. 



LE DRAME SHAKESPEARIEN 77 

Ea 1734, Adélaïde échoua devant les résistances 
d'un public rebelle encore à toute innovation et gar- 
dien incorruptible des formes classiques. « Adé- 
laïde, dit Voltaire lui-même, fut sifflée dès le pre- 
mier acte ; les sifflets redoublèrent au second quand 
on vit arriver le duc de Nemours blessé et le bras en 
écharpe ; ce fut bien pis encore quand on entendit 
au cinquième acte le signal que le duc de Vend(5me 
avait ordonné. » Ce signal était un coup de canon, 
et ce coup de canon tua la pièce. 

En 1735, le poète fait représenter la Mjort de César 
qu'il avait esquissée en Angleterre dès 1726. « J'ai 
vu, dit-il, jouer le César de Shakespeare, et j'avoue 
que, dès la première scène, je commençai à être inté- 
ressé, à être ému... ; malgré tant de disparates ridi- 
cules, je sentis que la pièce m'attachait. » Nous lisons 
dans la préface de 1736 que ses éditeurs lui avaient 
demandé la traduction du drame, mais qu'il préféra 
composer une tragédie dans le goût anglais. Pas 
n'est besoin d'ajouter que ce goût anglais, il le fran- 
cise singulièrement. Dans la première partie de 
sa carrière dramatique, Voltaire est en avance sur 
le public ; mais, comme il reste loin en arrière de 
Shakespeare , comme ses imitations elles-mêmes 
montrent que la vraie intelligence du poète lui a 
complètement échappé ! 

Douzeansplus tard, il fait jouer Sémiramis, Cette 
pièce n'est autre chose qn'Friphyle remaniée, et les 
hardiesses scéniques que le poète s'y permettait, la 



78 LITTÉRATURE . CONTEMPORAINE 

firent tomber comme Ériphyle, Il proteste une fois 
de plus, dans sa préface, contre les susceptibilités 
du public. « Autrefois, écrit-il, dans une ville de la 
Grande-Grèce, on proposait des prix pour ceux qui 
inventeraient des plaisirs nouveaux : ce fut ici tout le 
contraire. » Désormais, craignant de choquer le goût 
des spectateurs, il reviendra aux formes rigoureuses 
du théâtre classique. On peut dire que Voltaire a 
donné plus de rapidité à Faction, plus de vivacité au 
dialogue, plus de vérité au décor ; mais son théâtre, 
superficiel et factice, ne se rapproche de la concep- 
tion shakespearienne que par des effets purement 
extérieurs. Au reste, la délicatesse de son goût ne 
pouvait que répugner aux irrégularités et aux licen- 
ces du poète anglais ; il ne vit dans ses drames qu'une 
idée, une scène, une situation tout au plus à prendre 
çà et là, et il crut lui faire beaucoup d'honneur en 
polissant ses aspérités, en le soumettant aux règles 
de la tragédie classique et aux bienséances de notre 
théâtre. 

Grâce à lui pourtant, Shakespeare commençait à 
préoccuper la critique et le public. Racine le fils 
et Lefranc de Pompignan en parlent comme d'une 
sorte d'Eschyle moderne, et quand Garrick le fait 
revivre sur la scène, il reçoit les félicitations de 
Marmontel. De 1733 à 1740, Tabbé Prévost fait pa- 
raître Le Pour et le Contre^ sorte de Revue ana- 
logue pour la forme aux journaux de Steele et 
d'Addison. Fort au courant de la littérature an- 



LE DRAME SHAKESPEARIEN 79 

glaise , qu'il avait étudiée sur les lieux, il donne 
des analyses détaillées de Shakespeare, et professe 
pour le théâtre de nos voisins une admiration presque 
sans réserve. 

En 1743, Tabbé Le Blanc, un des correspondants 
de Prévost, publie ses Lettres d'un Français^ qui ren- 
ferme une appréciation du dramaturge anglais par- 
faitement conforme à notre goût moyen. • Son génie 
ennemi de toute contrainte, écrit-il, ne s'est pas 
moins affranchi des règles de la bienséance et de la 
vraisemblance même que du joug de la rime. Il dit 
les choses comme elles se présentent et suit partout 
également sa paresse et son génie. C'est ce qui fait 
que Ton trouve chez lui de si grandes beautés et de 
si grands défauts (i). » Un peu plus loin : « Ce poète, 
un des grands génies qui aient peut-être jamais 
existé, pour avoir ignoré les règles des anciens ou 
pour n'avoir pas voulu les suivre, n'a pas produit un 
seul ouvrage qui ne soit un monstre dans son espèce ; 
s'il y a dans tous des endroits admirables, il n'y en 
a pas un dont on puisse soutenir la lecture d'un bout 
à l'autre » (2) , Enfin, dans une autre lettre : a Shakes- 
peare est un grand poète ; quelques beautés de ses 
ouvrages qui ont été rendues dans notre langue, en 
font une preuve ; mais des traductions complètes ou 
des extraits fidèles de ses meilleures pièces feraient 



(1) Tome I, p. 309. 

(2) Ibid,, p. 314. 



â 



80 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

beaucoup de tort en France à sa réputation (i)... On 
ne peut le traduire qu'en le tronquant à chaque page, 
et, quand on Taura tronqué, ce ne sera plus lui (2). » 

Ces réflexions de l'abbé Le Blanc n'empêchèrent 
pas La Place de publier un an après son Théâtre an- 
glais. Le Discours qui sert de préface à cet ouvrage 
donne à Shakespeare de grands éloges. L'auteur 
vante en lui le sublime des idées, la grandeur des 
images, le naturel des sentiments et la vérité des 
caractères ; il ne se choque pas de voir sur la scène 
des combats, des meurtres, des enterrements; il 
approuve même le mélange du rire avec la pitié et 
la terreur ;il loue le poète d'accommoder aux tons les 
plus divers son style et sa versification ; il se plaint 
que les Français méprisent tout ce qui n'est pas con- 
forme à leur goût et à leurs mœurs ; ce Discours enfin 
nous montre en lui un esprit ouvert et libre, ca- 
pable de comprendre Shakespeare autant que pou- 
vaient le lui permettre les influences de son temps 
et de son éducation classique. Mais, à côté des 
louanges, que de restrictions encore! Shakespeare 
multiplie les catastrophes et les machines d'un goût 
grossier et subalterne ; il fait parler les princes en 
bourgeois; il introduit sur la scène des personnages 
de condition vile et souvent étrangers à l'action ; il 
se baigne dans le sang, il outrage la morale, il in- 



(1) Tome II, p. 73. 

(2) Ihid., p. 81, 



LE DRAME SHAKESPEARIEN 81 

suite à la raison. « Quand Hamlet, occupé des plus 
grands intérêts, vient se mêler à la conversation des 
fossoyeurs, Ton est révolté... Le même Hamlet con- 
trefait rinsensé...; ne pouvait-il arriver à ses fins par 
des moyens plus nobles, plus simples et plus inté- 
ressants? Il ne fallait pas, du moins, que cette dé- 
mence, qui n'est que feinte, lui fît tenir des propos 
durs et licencieux à sa mère et à sa maîtresse, ni 
qu'il feignît de prendre le premier ministre pour un 
rat... Ce sont là des écarts qui ne peuvent être justi- 
fiés dans aucun temps ni dans aucun pays, parce 
qu'ils sont contraires à la vérité, à la raison, aux 
bienséances générales. » 

Deux volumes du Théâtre anglais avaient paru 
en 1746 (1). Dans la préface du tome troisième, que 
Fabbé Le Blanc publia quelque temps après, avec le 
quatrième, il remercie le public de Taccueil qu'a 
reçu son ouvrage. « La vue des cinq premières 
pièces de Shakespeare, écrit-il, a fait naître Tenvie 
à un grand nombre de personnes de connaître toutes 
les productions de ce génie aussi fécond que singu- 
lier, et j'ai cru devoir me conformer à leur 
désir. » Et il ajoute que, si les deux nouveaux 
volumes contiennent beaucoup moins d' a extraits », 
c'est qu'il a suivi le goût des lecteurs. Ceux-ci, dit-il, 
• ont paru regretter plusieurs scènes dont j'avais 

(1) Le tome I" renferme Othello et Henri VI ; le tome II 
Richard III, Hamlet et Macbeth. 

3- 



82 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

cru devoir leur épargner la lecture dans mes deux 
premiers tomes. » 

La traduction de La Place a pour épigraphe A^on 
verbum reddereverbo^ et Fauteur déclare, dans son 
Discours préliminaire, qu'il n'a osé hasarder qu'en 
tremblant de faire parler le français à Shakespeare. 
« J'avoue, dit-il plus loin, qu'il m'a été impossible 
de traduire littéralement... Si Shakespeare perd sur 
lés morceaux sublimes, auxquels je ne pourrai at- 
teindre, n'est-il pas juste que je cherche à l'indem- 
niser en lui épargnant la critique de mes compa- 
triotes sur les endroits qu'ils pourraient regarder 
comme faibles, ridicules ou déplacés? » De fait, les 
analyses, surtout dans lés deux premiers tomes, sont 
beaucoup plus fréquentes que les traductions. Nous 
ne devons pas d'ailleurs nous en plaindre trop vive- 
ment : les passages traduits l'ont été avec si peu 
d'exactitude qu'ils donnent peut-être une impression 
moins fidèle de Shakespeare. 

La Place avait exprimé l'espoir que Ton « étendrait 
chez nous les limites trop bornées de l'art dramati- 
que))(i). C'estlà, ajoutait-il, c l'héritage que j'annonce 
à nos neveux »; et il ne doutait pas « que nos au- 
teurs tragiques ne pussent trouver dans sa traduc- 
tion le germe ou l'idée de quelque sujet. » Déjà 
Gresset, mettant un meurtre sur la scène dans son 
Edouard ///(1740), s'en justifiait auprès du public 

(1) Préface da tome III. 




LE DRAME SHAKESPEARIEN 83 

en alléguant Texemple du théâtre anglais, et J.-B. 
Rousseau trouvait le coup de poignard du qua- 
trième acte aussi théâtral que hardi. En 1747, Hé- 
nault, l'auteur de Y Abrégé chronologique^ compose 
un François 11^ drame plutôt que tragédie, dont 
Henri F/lui avaitsuggéré, dit-il, la première pensée. 
Vingt ans plus tard (1769), c'est encore dans la 
traduction de La Place que Ducis prendra son 
Hamlet, 

Gomme on Ta vu, le goût du théâtre anglais, avec 
toutes les réserves et tous les amendements pos- 
sibles, se répandait de plus en plus. L'Encyclopédie 
consacre bientôt à Shakespeare un article fort élo- 
gieux. Les préfaces de La Place nous ont déjà mon- 
tré que le public français commençait à se départir 
quelque peu de son dédain exclusif et aveugle pour 
tout ce qui ne répondait pas au type rigoureusement 
classique. En 1760, le Journal encyclopédique , dans 
ses numéros du 15 octobre et du l'"' novembre, ose 
traduire deux opuscules anglais où Corneille est mis 
au-dessous de Shakespeare, comme Racine au-des- 
sous d'Otway. 

Voltaire, croyant dès lors notre tragédie menacée, 
se retourne contre l'influence d'un théâtre qu'il nous 
avait le premier fait connaître. Il appelle la traduc- ^ 
tion de La Place « un excès énorme d'extrava-' 
gance » ; il essaie de ramener le goût français aux 
pures traditions du grand siècle \ il prêche une véri- 
table croisade contre le drame shakespearien. / 




8A LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Ne pensons pas que Tauleur du Brutusei de la Mort 
de César fût uniquement préoccupé de sa propre 
gloire, ni qu'il y ait contradiction si flagrante entre 
sa nouvelle attitude et ses premiers jugements sur 
Shakespeare. C'est le théâtre national que défend 
ce respectueux disciple de Racine, et, s il a changé 
d'attitude, il n'a pas, au fond, changé de sentiment. 
A son retour d'Angleterre, présentant l'auteur d'-^Tam- 
let au public, il insiste sur les beautés hardies et sai- 
sissantes du drame anglais, dont il croit que notre 
tragédie peut tirer quelque profit en les appropriant 
à la scène française ; aujourd'hui, se voyant sur le 
point d'être dépassé, vieilli d'ailleurs, et n'ayant 
plus la belle ardeur de ses débuts, il insiste au con- 
traire sur les choquants défauts de Shakespeare. 
Mais, ces défauts, il ne les avait tout d'abord ni dis- 
simulés ni atténués; et, quant aux beautés du 
théâtre shakespearien, son animosité ne l'aveugla 
jamais au point de les méconnaître. S'il lui échappe 
des quolibets et des injures à l'adresse du poète 
anglais, ce ne sont que boutades d'une humeur irasci- 
ble, qui, pouruninstant, lui fait oublier toute mesure. 
En 1761, dans son Appel des jugements d*un écri- 
vain anglais, Voltaire répond aux articles du Journal 
encyclopédique que nous avons signalés plus haut. 
Analysant Hamlet^ il fait ressortir plaisamment tout 
ce qui peut dans cette pièce effaroucher le goût fin 
et discret du parterre français ; puis il ajoute : 
« Tel est l'ouvrage que l'on préfère à Cinna ! » Il 




Ë DRAME SHAKESPEARIEN 85 

explique la fécondité de Shakespeare par ses em- 
prunts aux chroniqueurs de tout âge et de toute 
langue, chez lesquels le poète anglais trouve ses 
tragédies toutes faites ; il explique son succès en 
Angleterre par la composition d'un public où ceux 
qui font la loi sont des porteurs de chaises, des 
matelots et des courtauds de boutique. Il prend 
ensuite à partie Fauteur du Théâtre anglais, et lui 
reproche ses inexactitudes, persuadé qu'une traduc- 
tion plus fidèle aurait tout d'abord dégoûté le lec- 
teur. « Nous ne pouvons trop nous plaindre, dit-il 
ironiquement, que le traducteur nous ait privés des 
plus belles scènes de VOthello de Shakespeare r ; et 
il fait de cette pièce une analyse dans le même goût 
que celle d'ffamlet, pour conclure en regrettant que 
La Place ait omis tous les morceaux essentiels 
et vraiment caractéristiques du drame anglais. 

En 1764, Voltaire, publiant son édition de Cor- 
neille, met à la suite de Cinna la traduction des trois 
premiers actes de Jules César, et il se pique dans un 
Avertissement de l'avoir faite aussi exacte que pos- 
sible. Son but est de montrer combien Corneille 
remporte sur Shakespeare. « Le génie du premier, 
écrit-il, esta celui du second ce qu'un grand seigneur 
esta l'égard d'un homme du peuple né avec le môme 
esprit que lui. » 

Les efibrts de Voltaire eurent peu de succès ; ils 
n'empêchèrent pas du moins nos auteurs de traduire 
ou d adapter Shakespeare à Tenvi. 



â 



86 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

En 1774, Sébastien Mercier, qui venait de faire 
paraître son Essai sur VArt dramatique^ directement 
inspiré du théâtre anglais, imite Roméo et Juliette 
dans une pièce intitulée les Tombeaux de Vérone, Un 
an auparavant, Drouin avait donné une adaptation en 
vers d'Othello ; deux ans plus tard, Collot d*Herbois, 
le futur révolutionnaire, compose une imitation des 
Commères de Windsor intitulée Y Amant loup-garou. 

Cette même année, commençait à se publier la tra- 
duction de Letourneur. Consultons VEpître au Roi du 
début : a Jamais homme de génie, nous y déclare 
Fauteur, ne pénétra plus avant que Shakespeare 
dans Tabime du cœur humain et ne fit mieux parler 
aux passions le langage de la nature. » Consultons le 
Discours des préfaces : après s'être plaint que « les . 
Aristarques du jour » traitent son poète comme un 
sauvage à qui il a échappé quelques traits heureux, . 
et craignent à Tégal d'un poison Tinfluencedu drame 
shakespearien sur notre scène, il apostrophe les 
mânes de Corneille et de Racine pour les prendre à 
témoin de pareils blasphèmes, et ne craint pas de 
proclamer Shakespeare « le dieu du théâtre. » 

Quant à sa traduction, il la donne comme « exacte 
et vraiment fidèle. » « On y trouvera, dit-il, les 
beautés et les défauts du tableau. » Voltaire avait 
prétendu que, si le public français semblait goûter 
Shakespeare, c'est qu'il le connaissait mal : Letour- 
neur prétend le faire mieux goûter encore par une 
traduction complète et sincère. Gardons-nous, au 




LE DRAME SHAKESJ^EÀRIEN 87 

surplus, de prendre son assertion à la lettre : lui 
aussi modifie le texte ; il y pratique souvent de 
larges suppressions, il en atténue les trivialitésâl en 
gâte même le naturel. On ne peut pas dire non plus 
qu il ait vraiment compris le drame shakespearien, 
et nous n'en voulons pour preuve que ce passage de 
son Avis où il s'excuse de n'avoir pas tout traduit 
littéralement, en alléguant qu' « il y a dans le 
texte des expressions et des métaphores qui, rendues 
mot à mot> seraient basses ou ridicules, lorsqu'elles 
sont nobles dans l'original >. Quels que soient ses 
scrupules, il a eu du moins le mérite de sentir Sha- 
kespeare mieux que ses devanciers et de lefaire con- 
naître au grand public. D'ailleurs, ses vues person- 
nelles sur le théâtre ne manquent ni de hardiesse ni 
de sagacité. 

L'ouvrage de Letourneur exaspéra Voltaire, qui 
le traite d' <( abominable grimoire ». Sa réponse fut 
une Lettre à l'Académie française, lue par d'Alem- 
bert en séance publique, le 25 août 1776. Il y rap- 
pelle d'abord qu'il fut le premier à répandre chez 
nous la connaissance de Shakespeare; puis, en 
usant avec Letourneur comme jadis avec La Place, 
il lui reproche de commettre des sacrilèges contre 
son c dieu • en ne le traduisant pas avec assez de 
respect ; il recueille chez le poète anglais les scènes 
les plus basses et les plus dégoûtantes, nous aver- 
tissant dans une note qa*elles ne doivent pas £tre 
lue» en séance, par égard pour les auditeurs; il 




88 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

s'adresse enfin au patriotisme de l'illustre assemblée 
et défend la cause de la tragédie classique comme 
une cause nationale. M™® de Montague ayant 
répondu à cette lettre dans un ouvrage que traduisit 
Letourneur, Voltaire en composa une seconde, où 
il ne fait guère d'ailleurs que se répéter. « Je fus le 
premier, y écrit-il, qui tirai un peu d'or de la fange 
où le génie de Shakespeare avait été plongé par 
son siècle. » 

Cependant, sa correspondance elle-même nous 
montre bien que le goût du théâtre anglais se pro- 
page de plus en plus. Le 30 juillet 1776, il écrivait à 
d'Argental: • Lekain, aussi en colère que vous Tètes, 
me dit que presque toute la jeunesse de Paris est 
pour Letourneur, que les échafauds et les bordels 
anglais l'emportent sur le théâtre de Racine et sur 
les belles scènes de Corneille. » Le 14 janvier 1778, 
il écrit à La Harpe: « Le théâtre français est une 
impertinente arène sur laquelle on est jugé par la 
plus effrénée canaille qui ne veut plus que des pièces 
qui lui ressemblent. » Shakespeare était déjà dans 
toutes les mains et saisissait tous les esprits par la 
puissance et l'originalité de son génie dramatique. 
Diderot, Grimm, Sedaine, faisaient cause commune 
avec Letourneur. De toute part le public se tour- 
nait vers des beautés plus neuves que celles de la 
tragédie classique. 

Ne nous figurons pas néanmoins que Shakespeare, 
et j'entends celui de Letourneur, soit encore accepté 




LE DRAME SHAKESPEARIEN 89 

sans réserve. La critique veut bien louer son génie^ 
mais elle ne va guère au delà du jugement que Vol- 
taire lui-même avait tout d'abord porté. Les La 
Harpe et les Marmontel le traitent toujours comme 
un barbare. Fréron même, l'ennemi de Voltaire, 
préfère hautement Zaire à Othello ; il n'admet à aucun 
degré le mélange du comique et du tragique, il exige 
que les unités soient observées, il ne veut pas de 
sang sur la scène ; bref, tout en protestant de son 
admiration pour Shakespeare, il est révolté par le 
désordre, Tinvraisemblance, la grossièreté du drame 
shakespearien, et, s'il consent que certaines pièces 
du poète anglais soient vraiment « des pierres pré- 
cieuses » , il voudrait que ces pierres fussent taillées et 
polies comme Othello Ta été par l'auteur de Zaïre (1). 
Une fois Voltaire mort, les partisans de Shakes- 
peare sont assurés du succès. L'Académie française, 
à l'autorité de laquelle il venait d'en appeler, lui 
donne Ducis pour successeur. Mais rien ne montre 
mieux que les adaptations de Ducis combien le goût 
public se modifiait lentement. La première pièce 
qu'il ait empruntée à Shakespeare est son Hamlet^ qui 
fut joué en 1769. Il dit dans un Avertissement: « Je 
n'entends point l'anglais et j'ai osé faire parler Ham- 
let sur la scène française. Tout le monde connaît le 
mérite du Théâtre anglais de M. de La Place. C'est 



(1) Cf. V Année littéraire aux dates des divers tomes de Le- 
tourneur. 




90 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

d'après cet ouvrage précieux à la littérature que j'ai 
entrepris de rendre une des plus singulières tragé- 
dies de Shakespeare. » Il ne traite d'ailleurs ce sujet 
qu'avec de vives appréhensions. Le 14 avril 1769, il 
écrit à Garrick: « Je conçois, Monsieur, que vous 
avez dû me trouver bien téméraire de mettre sur le 
théâtre français une pièce telle qu* Hamlet. Sans 
parler des irrégularités sauvages dont elle abonde, le 
spectre, les comédiens de campagne et le combat au 
fleuret m'ont semblé des ressorts absolument inad- 
missibles sur notre scène... J'ai donc été obligé en 
quelque façon de créer une pièce nouvelle. » 

Ducis voulait confier le rôle d'Hamlet à Lekain; 
mais, lorsqu'il le lui proposa, Lekain entra dans de 
longs raisonnements sur le danger des innovationslit- 
téraires, s'étendit contre la difficulté de faire digérer 
les crudités de Shakespeare à un parterre nourri des 
beautés substantielles de Corneille et des exquises 
douceurs de Racine, cita l'exemple de Voltaire qui 
dans Zaïre et Sémiramis avait prouvé combien le 
génie peut se montrer créateur en imitant, regretta 
que le talent élevé qui venait de produire VHamlet 
français n'eût point pris pour objet de son culte un 
modèle moins barbare, et pria l'auteur de vouloir 
bien disposer de son rôle en faveur d'un comédien 
qui n'aurait point pour le genre de l'ouvrage les 
préventions insurmontables qu'il se sentait. 

Trois ans après parut Roméo et Juliette ; mais la 
tragédie de Ducis, comme on peut le penser, ne res- 




LE DRAME SHAKESPEARIEN 91 

semble que de bien loin au drame de Shakespeare, 
et c'est encore « une pièce nouvelle » que « crée » le 
poète. En 1783, l^RoiLéar, % J'ai tremblé, dit Ducis 
dans sa préface, j*ai tremblé plus d'une fois, je 
Tavoue, quand j'ai eu Tidée de faire paraître sur la 
scène française un roi dont la raison est aliénée. Je 
n'ignore pas que la sévérité de nos règles et la déli- 
catesse de nos spectateurs nous charge de chaînes. » 
Un an après, c'est Macbeth. Il avait songé depuis 
longtemps à cette pièce . En février 1775, il écrivait 
déjà à Sedaine : c On me reproche le choix du sujet 
comme une chose atroce. Monsieur Ducis, me dit-on, 
suspendez quelqvie temps ces tableaux épouvan- 
tables ; donnez-nous une pièce tendre dans le goût 
d'Inès, de Zaire^ une pièce qui fasse couler douce- 
ment les larmes. » Il déclare d'ailleurs dans son Aver- 
tissement a qu'il s'est appliqué d'abord à faire dispa- 
raître Fimpression toujours révoltante de l'horreur 
qui certainement eût fait tomber son ouvrage, et 
qu'il a tâché ensuite d'amener l'âme de son specta- 
teur jusqu'au dernier degré de la terreur tragique 
en y mêlant avec art ce qui pouvait la faire suppor- 
ter. > Il s'applaudit, comme d^un trait d'audace sans 
précédent, de hasarder sur le théâtre une scène de 
somnambulisme, et nous apprend enfin qu'il a dû 
faire subir à sa pièce « des retranchements consi- 
dérables, d'après les avertissements du plus éclairé 
des juges, le public. » 
Dans la préface de Jean-sans-Terre^ qui est de 1791, 



à 



9î LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

il s'excuse ■ d'avoir fait périr Arlhur par la main 
du roi son oncle. » Dans celle d'Olkello, nous 
voyonsmieux encore à quels ménagements le goût 
du public assujellissait les plus timides novateurs. 
e suis bien persuadé, dit-il en parlant d'iago, 
, si les Anglais peuvent observer tranquille- 
it les manœuvres d'un pareil monstre sur la 
le, les Français ne pourraient jamais un mo- 
it y souffrir sa présence, encore moins l'y voir 
Diler toute l'étendue et toute la profondeur de 
célératesse. C'est ce qui m'a engagea Défaire 
naitre le personnage qui le remplace dans ma 
:e que tout à, la fm... Je n'ai pas manqué non 
i, dès que je l'ai pu, dans un court récit, d'ins- 
re le public de sa punition. J'ai pensé même 
, si le speclateur avait pu, dans le courant de la 
:édie, le soupçonner seulement au travers de 
masque d'être le plus scélérat des hommes, 
était fait du sort de tout l'ouvrage... Quant 
couleur d'Othello, j'ai cru pouvoir me dispenser 
lui donner un visage noir; j'ai pensé que le 
t jaune et cuivré... aurait l'avantage de ne 
itrévolter l'œil du public et surtout celui des 
mes... » De pareilles citationsprouventcombien 
oète se préoccupait du parterre, et combien le 
^erre était encore rebelle aux innovations shakes- 
riennes : on ne souffrait dans les personnages ni 
oirceur de l'âme ni celle de la peau. Ducis s'ex- 
[ue ensuite sur son dénouement. Quoiqu'il n'eût 



LE DRAME SHAKESPEARIEN 93 

pas manqué d'atténuer celui de Shakespeare soit par 
radoucissement des termes, soit en faisant tuer 
Hédelmone d'un coup de poignard, « jamais impres- 
sion ne fut plus horrible » : « toute rassemblée se 
leva et ne poussa qu'un cri » ; « plusieurs femmes 
s^évanouirent » ; aux applaudissements se mêlaient 
« des improbations, des murmures, et enfin même 
comme une espèce de soulèvement. » « J'ai cru, 
ajoute le poète, que la toile allait se baisser. » Il finit 
par écrire un second dénouement à l'adresse des 
cœurs sensibles : Moncénigo arrête le bras du More, 
et Loredan explique à Othello la trahison de « Texé- 
crable Pézare. » 

Ducis nous semble, à nous, bien timoré. Au fond, 
s'il aima Shakespeare, c'est sans l'avoir jamais bien 
connu, sans seulement s'être donné la peine de passer 
le détroit pour le voir sur la scène. Il céda à je ne 
sais quel attrait mystérieux dont lui-même ne peut 
se rendre compte. Ce qui nous frappe le plus, dans 
ses pièces, c'est la manie de moraliser. Dans Hamlety 
il veut faire du prince « un modèle de tendresse 
filiale » (i). Dans Roméo et Julietteyle point essen- 
tiel est pour lui t de peindre le caractère d'un 
homme dont l'âme autrefois vertueuse et tendre se 
trouve dénaturée par la barbare persécution de ses 
ennemis et par l'amour le plus violent pour ses 
enfants » (2). Dans Macbeth, c'est Frédégonde 

(1) Lettra à Garrick du H avril 1769, et Dédicace de la pièce 

(2) AvertiBsement à la pièce. 




U LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

qui se punit elle-même ; croyant tuer Malcolm, la 
lady Macbeth française poignarde son propre fils (1). 
Dans Jean-sans-Terre^ préoccupé de châtier Tassassin 
d'Arthur, « il lui fait annoncer par Hubert une mort 
funeste et terrible » (2). Enfin, dans Othello, nous 
avons déjà vu qu'il s'empresse d'apprendre au public 
l'exécution du traître. Ce souci d'une moralité 
superficielle était bien peu conForme à Tesprit Sha- 
kespearien : Ducis nous donne un Shakespeare dans 
le goût sentimental et vertueux du xviii® siècle 
finissant. 

Lui-même se croyait d'ailleurs beaucoup plus 
fidèle au poète anglais qu'il ne l'était pt qu'il ne 
pouvait l'être. Dans son Fpître à ma mère, dans ses 
Souvenirs, il se félicite avec complaisance d'avoir 
rendu l'impression saisissante et terrible du drame 
anglais. Shakespeare est son cr patron», son« saint », 
un saint qu'il honore pieusement, fût-ce par d'incon- 
scientes profanations. « J'aime, disait-il, à traver- 
ser des abîmes, à franchir des précipices; je sens 
qu'au fond je suis indisciplinable. » Le bonhomme 
Ducis se faisait illusion à lui-même : il n'a guère 
emprunté de Shakespeare, comme le dit Sainte- 
Beuve, que les titres de ses pièces et une certaine 
excitation chaleureuse pour se monter l'imagination 

(1) Thomas appelle la pièce un Traité du Remords» et en 
compare rauteur an P. Bridaine. (Lettre à Ducis du 11 octo- 
bre 1782.) 

(2) Avertissement à la pièce* 



LE DRàMË shakespearien 95 

sur les mêmes sujets. D'ailleurs, on ne saurait lui 
en vouloir de ses infidélités, si Ton se représente 
le milieu contemporain. Il fit supporter au public 
toute la dose d'innovation shakespearienne que 
celui-ci pouvait digérer, et nous avons vu que son 
indépendance faillit parfois lui coûter cher. Quelque 
timides qu^elles soient encore, les tragédies du 
poète n'en popularisaient pas moins le nom de 
Shakespeare. On peut même dire qu'elles nous ache- 
minèrent vers les hardiesses du drame anglais et 
nous préparèrent de loin à accepter sans trop de 
répugnance des crudités et des bizarreries devant 
lesquelles lui-même avait reculé. 

Les deux dernières pièces que Ducis emprunta à 
Shakespeare furent représentées en 1791 et en 1792; 
si nous y ajoutons le Timon de Mercier, nous aurons 
cité toutes les tragédies de Tépoque révolutionnaire 
qu'inspira le théâtre shakespearien. Le drame de 
la Révolution n'est point sur la scène, où M.-J. Ché- 
nier ressasse les tirades classiques en les adaptant 
aux passions du temps. « Que me parles-tu, écrit 
Ducis à son ami Yallier, de m'occuper à faire des 
tragédies? La tragédie court les rues. Si je mets le 
pied hors de chez moi, j'ai du sang jusqu'à la che- 
ville. » 

La révolution politique préparait d'ailleurs une 
révolution littéraire. Mais celle-ci futlente às'opérer, 
et, sous l'Empire, le rétablissement de l'ordre social, 
que l'on achète au prix de la liberté, se concilie 




96 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

fort bien avec le respect des anciennes traditions. 
Les écrivains que nous sommes habitués à considé- 
rer comme les promoteurs du mouvement roman- 
tique, n'ont qu'un médiocre enthousiasme pour le 
drame shakespearien : dans son livre De V Allemagne, 
M"*» de Staël proteste contre le « mélange du ton 
populaire avec la dignité tragique », et dit que « le 
drame est à la tragédie ce que les figures de cire 
sont aux statues. » Chateaubriand, quitte à s'en 
repentir plus de trente ans après, sacrifie Shakes- 
peare au théâtre classique. Quant à la critique de 
l'Empire, elle défend avec les Geoffroy et les Dus- 
sault notre scène nationale contre toute innovation, 
et remonte par delà les hardiesses de Voltaire jus- 
qu'au plus pur XVII* siècle. 

Cependant, l'influence de l'Angleterre, que 
double pour ainsi dire celle de l'Allemagne, pro- 
voque encore bien des tentatives de renouveler la 
tragédie sans porter atteinte aux règles consacrées. 
Depuis le commencement du siècle jusqu'à l'avène- 
ment du romantisme, plus de vingt pièces sont 
conçues dans cet esprit: elles ont pour auteurs Népo- 
mucène Lemercier, Alexandre Duval, Raynouard, 
Ancelot, Casimir Delavigne, Soumet, Guiraud, Le- 
brun. Mais ces pièces, malgré le talent qu'elles peu- 
vent dénoter, sont encore bien pâles et se distinguent 
à peine des tragédies que faisaient représenter 
les fidèles observateurs des traditions classiques, 
Jouy, Viennet et Arnault. Le public est d'ailleurs 




Le DRAME SHAKESPEARIEN 07 

plus timide encore que ces timides innovateurs, et 
c'est à peine s'il supporte que Lebrun^ Tauteur de 
Marie Sluart, transporte lascène d'une salle à Tautre 
de Fotheringay. Dans une préface écrite en 1825, le 
poète se félicite « d'avoir essayé un rapprochement 
entre la Melpomène ét1*angère et la nôtre » ; mais il 
se plaint d'avoir été obligé à bien des sacriflces pour 
ne pas heurter les susceptibilités du parterre, t J'avais 
tenté, dit- il, de faire entrer en un passage du cin- 
quième acte le mot de mouchoir^ j avais dit : 

Prends ce don, ce mouchoir, ce gage de tendresse, 
Que pour toi de ses mains a brodé ta maîtresse. 

Ce mouchoir brodé épouvanta ceux qui entendirent 
d'abord la pièce. Ils me supplièrent à mains jointes 
de changer des mots si dangereux et qui ne pou- 
vaient manquer de faire rire toute la salle à Tinstant 
le plus pathétique. J'écrivis ce tissu (1). » Le public 
manifestait parfois quelque ennui de l'ancien théâtre, 
mais il tenait pour suspectes les moindres nou- 
veautés. La première condition d*une réforme dra- 
matique, c'était de renoncer tout d'abord à je ne 
sais quel type de noblesse convenue dans les sen- 
timents et dans l'expression ; et c'est là peut-être 
qu'on se montrait le plus récalcitrant. 

En publiant vers le même temps sa traduc- 
tion de Shakespeare, Guizot se hasardait à dire 

(1) Préface de Marie Stuart* 

ESSAIS. 3** 







98 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

que la France, encore un peu étonnée de la liberté 
et de la grandeur du théâtre anglais, était pourtant 
au moment d'abolir les règles établies pour devenir 
franchement shakespearienne. Il y a loin de là à 
Tétat réel du public. En 1822, une troupe anglaise 
représenta sur la scène de la Porte-Saint-Martin 
quelques pièces de Shakespeare : elle fut outrageu- 
sement sifflée. « Pour la première fois, dit le Consti- 
tutionnel (i), on«vient de nous offrir en France dans 
la langue originale Fun des chefs-d'œuvre de TEs- 
chyle britannique, Othello : le public n'a pas voulu 
en écouter une scène, un seul vers, un seul mot... 
Vers le milieu du troisième acte, un des spectateurs, 
auquel on a attribué quelques paroles que le public 
a trouvées outrageantes, est devenu Tobjetdes cris 
du parterre ; on voulait qu'il quittât la salle ; de là 
rixes, violence ; on a boxé ; le théâtre a été escaladé, 
et, pour en finir plus vite, lorsque le calme s'est 
trouvé rétabli, Othello s'est borné à étouffer sur son 
lit la malheureuse Desdémone. » La Quotidienne 
constate (2), non sans regret, que « les artistes de 
la troupe de M. Penley n'ont pu proférer une parole 
qui ne fût couverte par les vociférations ». « Dès 
que les acteurs parurent, dit Stendhal (3), ils furent 
assaillis avec des pommes et des œufs ; de temps en 
temps on leur criait : Parlez français ! Quelques 

(1) Numéro du 3 août. 

(2) Numéro du 1«' août. 

(3) Racine et Shakespeare 



LE DRAME SHAKESPEARIEN 99 

calicots crièrent : A bas Shakespeare I Cest un aide 
de camp du duc de Wellington I » Et, sans doute, un 
sentiment de patriotisme plus ou moins bien en- 
tendu contribua, J'y consens, à Taccueil que reçut 
ce jour-là Shakespeare. Mais les journaux du 
temps nous apprennent que le public fut, aussi, 
choqué par le drame lui-même : la scène d'ivresse 
lui déplut, et le dénouement provoqua, dit le 
Miroir (1), « des sifflets adressés à ce qui excite 
plus de dégoût que d'horreur tragique. » D'ailleurs, 
les comédiens n'avaient même pas osé donner la 
pièce en son entier, faisant d'avance au public des 
sacrifices dont il devait se montrer bien peu recon- 
naissant (2). 

C'est alors que Stendhal commença à publier les 
brochures réunies plus tard sous le titre commun 
de Racine et Shakespeare, Cet ouvrage, où nous 
trouvons un grand nombre des idées que fit triom- 
pher bientôt l'école romantique, ne fut pas sans 
influence sur le mouvement littéraire. Cependant, 
les superstitions classiques restaient toujours aussi 
tenaces dans l'esprit des spectateurs : ceux-là mêmes 
que la lecture de Shakespeare remplissait d'admi- 
ration, ne pouvaient, au théâtre, supporter les œuvres 
françaises où se marquait, si légèrement que ce fût, 
l'influence du drame shakespearien. En 1825, à la 

(1) Numéro du 2 août. 

(2) Par exemple, les deux scènes du bouffon aux actes II et 
m avaient été supprimées. 



100 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

première représentation du Cid d'Andalousie^ le 
mot chambre^ que Lebrun avait laissé glisser dans sa 
pièce, souleva les réclamations des spectateurs, et 
le Globe dut leur rappeler ce vers de Racine : 

De princes égorgés la chambre était remplie (1), 

Dans la même tragédie, une des meilleures scènes, 
celle où don Sanche, assis aux pieds d'Estelle, l'en- 
tretient doucement du progrès de leur amour et lui 
rappelle en vers pleins de délicatesse et de grâce les 
premiers traits furtifs de leur mutuelle intelligence, 
ne pijt trouver grâce devant le parterre, sous 
prétexte qu'elle retardait la marche de l'action (2). 
Des délicatesses si susceptibles, des sévérités si 
étroites, montrent assez combien nous étions encore 
loin du drame shakespearien. 

L'école romantique s'était cependant formée et 
commençait à battre en brèche les préjugés du pu- 
blic, en concentrant tous ses efforts contre la tragé- 
die. Au mois de septembre 1827, TOdéon entreprit 
de renouveler l'expérience qui avait si mal réussi à 
la Porte-Saint-Martin. Charles Magnin, qui rendit 
compte de ces représentations dans le Globe^ fut 
frappé surtout par l'attention soutenue des specta- 
teurs. Il nous apprend toutefois que dans la scène 
à'Hamletoti le prince, simulant la folie, s'assied aux 

(1) Athalie, V. 243. 

(2) Rewe française, j&UYÏeT 1830. Article du duc de BrogliQ. 



î 
\ 
k 



LE DRAME SHAKESPEARIEN lûl 

pieds de sa maîtresse pour écouler les comédiens, 
cette posture, si peu conforme àla tenue tragique, ne 
fut pas sans causer quelque surprise. Au quatrième 
acte, la vue d'Ophélia devenue folle, la première me- 
sure de son chant si singulier, provoqua un léger fré- 
missement. Mais la pièce fut d'ailleurs fort applaudie^ 
et Roméo et Juliette^ dont la représentation suivit 
celle à^Hamlet^ n'obtint pas un succès moins grand. 
Quelque bon accueil qu'on eût fait à ces deux drames 
(Othello réussit beaucoup moins), gardons-nouspour- 
tant d'en conclure que le public se fût assimilé 
Shakespeare. D'abord, nul doute que les applaudisse- 
ments n'allassent en grande partie aux acteurs : 
c'étaient, entre autres, Charles Kemble et miss 
Smithson. Ensuite, les pièces représentées avaient, 
cette fois encore, subi de profondes modifications. 
Charles Magnin, qui approuve lui-même certains 
changements, se plaint qu'on ait rendu Shakespeare 
a presque aussi ennuyeux que l'auteur de Warwick 
et de Virginie (1) ». 

C'est peude temps après ces représentations que pa- 
rut la préface de Cromwell. Si Victor Hugo ne veut 
pas prendre Shakespeare pour modèle, il le prend 
du moins pour exemple, et son manifeste est une 
rupture éclatante avec le théâtre classique. Talma 
emporta la tragédie dans sa tombe. Lui mort, elle 

(1) Les articles que Oh. Magnia publia dans le Olobe se 
tronventaa tome II de ses Causeries et Méditations. 




102 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

ne pouvait plus se soutenir ; elle fit place au 
drame, dans lequel Victor Hugo résume la réyolu- 
tion littéraire. 

Le drapeau du romantisme, sur lequel était ins- 
crit le nom de Shakespeare, rallia bientôt toute la 
jeunesse contemporaine. 

Dès 1828, Frédéric Soulié fait jouer Bornéo et 
Juliette, « La première représentation de cette 
pièce, dit Jules Janin (1), fut une des représenta- 
tions mémorables de cette époque de fièvres. Nous 
avons pleuré et sangloté sans vergogne au dernier 
acte, et la foule, indécise encore à des beautés si 
nouvelles, a été subjuguée par nos larmes ! » Le 
drame n'était pourtant encore qu'une imitation 
bien infidèle de Shakespeare. Des vingt-cinq per- 
sonnages de la pièce anglaise, Soulié en retranche 
dix-huit ; il concentre toute l'action dramatique 
sur les deux amants ; il retranche, il ajoute à son 
gré ; le seul passage qu'il rende fidèlement est une 
scène du dernier acte, qui, comme on le sait, n'est 
pas de Shakespeare. 

Un an après, Alfred de Vigny donne son Othello. 
« Cette modeste traduction, dit-il lui-même (2), a 
éprouvé des résistances si grandes que je suis encore 
à me demander quel miracle Ta fait réussir. » Tout 
adouci qu'on leur présentât le poète anglais, les 

(1) Littérature dramatique, 

(2) Lettre sur la toirée du 2éocL 1829. 



11 3 1 *.i:i ri *i-ir^»LAl--X!' 



1C 



sp^f^rM^if-ir*' E-^nat^ar siirarf irin** t . «tunt^tr^t : lis- 
se foTziiîZi^^^^fU'^ liîn eivtîimj^- nrat 1 •ir-^.IIr^ ôi 

« De îrZL-T'*- fe auiT* *c-r "S\rr^ 4^ tilli li:- n;:T< st 
majoTii't «LJirfr s: iin^v?;.. î^-^ui iji±n- etl"! Iloi: hhev 
cher; 3iLJ5 i«r^?*»ritt imu» »ie^ intt î lUt^ l r?irn.- ii- 
fir'H'e* *•■; Tiâriîîî?»ei:L rrii_ t^ cidinttïir il tt:?.tt âijriiitai' 

une eî-î^jit* riL Jir^-èif -h: Jt^r^-Mi »îi»t, ; r* t. or 

eux ç^-?* ~ h^ 'Hï^^'.Uït i. zru*f^r- - ^»ii*"ini*''' i^- jt ^^iir 
ai fait i--^^ ci: lui^ hi. i» im: ot ±^ ii^rr^ rr-i^ iuî-à. 
moTeiirkîij-* ni^^-jnrt??' «iij.»ii*ii=:»tTLt*iii"j- & j**iir lîSc-r* 
ils se tr:'':ri"'î^ii t i»rifi»^iii" Ciat* ill iu*a ni^^Ht^cr fu^" iif- 
santé 1 - » «Lf*^ iDi»; it* 7in/*i-.7p/.* rut L^ircx sr-ur ci 
eS'a'Z'er €-x It'îII . ijir*^£ ùt ^inr^ i*ir. jir imutl-t*: t»* Jt 
lancera- jjcj^.-î^rr*» c LriL:rjt:i--^:iiÀ i- ^!r-.±*— "— i. it-il- 
riez-To:;^, ti.-l^ * T-r-r. ^ ru Sc^*:: rii^^ n* r* i^ Cîî»^!ii: 
dans les in^-r-^-e* î»: Sjil£.'*îî:**:cJ'* rii* ii ili:?^ "rr-p- 
que firan^f^ i -î^^-^ ri;iir'*-TJLr -nn-rii- ul* i L"^xii 

de se dé-ili-^ a^ îjr^r'rjr: iihjz : £;* fuvu'.iij:* ^ '*:\ i i... 

en 18^. el-r * r^: > «ctjjC H'ir. t _' t-^ti-r^oj.'* *^. l ." t- 
vanomss^m-r!!* ïr***- li^»-^ ru .»^tT-ra.; r*/''i2-a î-^ 
cris lona:? -ri ii^iI-i'C^iiî: 1 - » 

Dans 5*::r Xinzs,^zy'.z*\*i i^ i*^)- ^.j^l^ i.: n* 
• lorsque > H :r* tlz -ex'^t îf-ii^ os. 5^'*- - -^ ''^- 
vrit tontes I-esp.r:.?^ », IjtiarrLL^ iB'-^'tr''.. }'-n^ 
quelques bliîs acr^ 'J-T^i-»:! .. ^.*ii zlocllt* p:'i:m:ii 



(1} Lettre jv U 
(2 L* dise de Z 
(3) L(i<rv jv fa 



i4 jtf lîia. 



îi #ct ï.i::>. 



lOi LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

combien Pesprit classique était encore vivace. Les 
acteurs eux-mêmes, si nous en croyons VictorHugo, 
firent des vœux contre le succès du drame : Samsou 
riait sous cape ; Michelot avait promis à ses cama- 
rades une chute retentissante ; M"' Mars s'ingéniait 
à dépiter le poète et n'avait accepté son rôle que 
pour qu'il ne fût pas joué par une autre. Quant au 
public et à la critique, ils en étaient restés aux tra* 
gédies de Soumet et de Lebrun, dont certaines au- 
daces les avaient même choqués. Hernani souleva 
de telles tempêtes que Ton put croire tout essai de 
drame shakespearien condamné d'avance sur la 
scène française. Plusieurs de ces poètes eux-mêmes 
qui, depuis le commencement du siècle, avaient 
cherché, bien timidement sans doute, à' rajeunir 
notre théâtre classique, demandèrent à Charles X 
Tinterdiction de la pièce. 

Cependant, si Hernani avait provoqué tant de co- 
lères, il excita aussi, surtout dans la jeunesse, un 
prodigieux enthousiasme. '( Cette soirée, dit Théo- 
phile Gautier, décida de notre vie (i). » La nou- 
velle génération presque tout entière fit cause com- 
mune avec les novateurs, et, après bien des luttes, 
que ce n'est pas ici le lieu de raconter, le roman- 
tisme prit définitivement possession de la scène 
française . 

Dès lors, Shakespeare trouva chez nous un public 

(1) HÏHt. du romantisme 



à. 



LE DRAME SBAKESPEARIEN 105 

mieux préparé. Vers 1825, Bruguière de Sorsum 
avait traduit plusieurs drames du poète anglais en 
prose, en vers blancs et en vers rimes ; en 1829, 
Macbeth avait été popularisé sous la forme dun mé- 
lodrame par Ducange et Anicet Bourgeois. En 1840, 
Francisque Michel fit paraître sa traduction des 
œuvres complètes ; la même année, Jules Lacroix 
donna son Macbelhy deux ans plus tard, MM. Auguste 
Vacquerie et Paul Meurice tirèrent de Shakespeare 
un Falslaff écouté par le public avec faveur, sauf 
quelques protestations contre certaines scènes d une 
gaîté qu'il trouva choquante. En 1844, Benjamin 
Laroche traduit Shakespeare tout entier avec plus 
d'exactitude que ses devanciers. Au mois de décem- 
bre, une troupe d'acteurs vient d'Angleterre jouer 
Othello et Hamlet dans la salle Ventadour : ces deux 
pièces ont un vif succès et Théophile Gautier s'écrie : 
« Nous sommes enfin dignes de Shakespeare » ! (1) 
Si le public, ou, du moins, un certain public, ap- 
plaudit les drames de Shakespeare représentés, dans 
le texte même, par des comédiens anglais, aucun 
auteur, n'ose traduire exactement une œuvre du 
poète et la porter telle quelle sur notre scène-. En 
1847, Alexandre Dumas et M. Paul Meurice firent 
jouer leur Hamlet au théâtre de Saint-Germain, mais 
ils n'eurent garde de reproduire avec fidélité la pièce 
originale : ils y firent de nombreuses suppressions, 

1) Hift, de Vart dramatiques 




106 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

y ajoutèrent maints traits, changèrent enfin tout le 
dénouement en ramenant sur la scène le fantôme 
chargé de punir ou de récompenser chacun des per- 
sonnages suivant ses mérites, et en laissant vivre 
Hamlet. Père, dit le jeune prince, 

Père, et quel châtiment m'attend donc?.., 

— Tu vivras l 

s'écrie le spectre, empruntant ainsi à Richard ///un 
mot qui ne s'applique guère à Hamlet. Le drame fut 
d'ailleurs bien accueilli, et, Tannée suivante, le 
Théâtre-Historique en fit une brillante reprise. 

La traduction de François- Victor Hugo fut pu- 
bliée à partir de Tannée 1859 : c'était le vrai Sha- 
kespeare, aussi exactement rendu qu'il peut l'être 
dans une langue étrangère. En 1863, Jules Lacroix 
fit représenter son Macbeth en vers, et le drame eut 
un immense succès. La même pièce du poète anglais, 
traduiteetjouée comme elle lefutàPOdéon, aurait, en 
1830, révolté la salle tout entière : un progrès sensi- 
ble s'était donc opéré dans notre goût. Mais Lacroix 
n'avait pas encore osé nous donner une traduction 
vraiment fidèle et complète. Ne pouvant conserver 
tous les changements de lieu sans heurter ce qui 
nous reste encore de respect invétéré pour l'unité 
classique, il fond violemment ensemble des scènes 
que le texte sépare. H abrège l'horrible litanie des 
sorcières, il supprime les canons, il coupe la scène 
du portier ivre. Dans sa pièce, le roi ne guérit plus 




L£ DRAME SHAKESPEARIEN 107 

les écrouelles, Macbeth ne tue pas Siward, Macduff 
ne revient pas sur le théâtre en portant la tête de 
Macbeth. Tous ces passages du drame anglais lui 
avaient paru incompatibles avec notre goût. 

Sans énumérer les pièces imitées de Sha- 
kespeare qui, dans ces dernières années, ont été 
mises sur la scène, contentons-nous de dire qu'on 
n'en pourrait citer une seule dont Tauteur 'ne se soit 
cru obligé de faire au goût français de nombreuses 
concessions. Certes, la critique est maintenant una- 
nime, en France aussi bien qu'en Angleterre et en 
Allemagne, à considérer Shakespeare comme le gé- 
nie le plus puîsssant et le plus complet qui ait repré- 
senté la vie humaine en l'enfermant dans le cadre du 
drame. On peut même croire que notre admiration, 
s'attachant à ses écarts les plus bizarres non moins 
qu'à ses beautés les plus pures, a bien des fois passé 
la juste limite pour tomber dans je ne sais quels mys- 
tiques raffinements. La religion a tourné en fanatisme : 
il fallait jadis défendre Shakespeare contre des déli- 
catesses et des rigueurs excessives ; c'est maintenant 
contre une idolâtrie pédantesque qu'il faudrait le 
protéger. Toutefois, s'il est des lecteurs qui font pro- 
fession de tout admirer dans le poète, si Ton peut 
même dire que Shakespeare est définitivement entré 
dans le domaine de la pensée française, il serait 
téméraire de prétendre que le drame shakespearien 
soit vraiment acclimaté sur notre scène . 

Depuis que le nom du grand dramaturge com- 





i08 LITTÉRATlJRE CONTEMPORAINE 

mençaà être connu chez nous, depuis soixante ans 
surtout que le romantilsme a renouvelé notre art 
dramatique, nous nous sommes débarrassés de bien 
des préjugés et affranchis de bien des «règles» : nous 
n'avons plus la superstition des unités; nous admet- 
tons que le rire se mêle aux larmes sur la scène 
comme dans la vie; nous voulons une représenta- 
tion plus expressive et moins abstraite de la réalité. 
Mais, quelques changements qu'ait subis notre 
théâtre, la conception générale n'en a pas varié 
autant qu'on pourrait le croire : notre idéal dra- 
matique, si nous ne cherchons pas à, le réaliser par 
les mêmes moyens et les mêmes procédés, est tou- 
jours, en ses traits les plus essentiels, conforme à celui 
du xv!!*" siècle. L'abstraction et l'idéalisation régnent 
sur notre théâtre moderne comme dans l'ancienne 
tragédie. Tandis que Shakespeare découpe l'his- 
toire ou la vie humaine telle quelle en drames touffus 
et débordants, nos poètes contemporains choisissent 
et combinent. Les belles œuvres de notre temps sont 
composées avec la même rigueur que les pièces de 
Racine, et l'auteur du Demi-Monde ne le cède guère, 
sur ce point, à l'auteur ^'Athalie. Le goût pour 
la sobriété, pour Tordre et l'harmonieuse proportion, 
pour la juste économie des moyens, pour la logique 
des caractères, pour une action serrée et vigoureuse 
qu'aucun hors-d'œuvre n'interrompt, que ne retarde 
aucun acte inutile, aucune parole oiseuse, ce goût 
classique enfin, puisqu'il faut l'appeler par son nom^ 



LE DRAME SHAKESPEARIEN lOo 

tient au fond même de notre génie national ; et, s'il 
comporte d'étroites sévérités, il nous vaut pourtant 
un théâtre dont nous n'avons point à rougir II se 
concilie d'ailleurs avec Tadmiration que nous devons 
à Shakespeare. Mais le poète anglais, en tenant 
même sa naturalisation pour complète et définitive, 
ne sera jamais sur notre théâtre qu'un étranger 
naturalisé. 



.A«a^_^^dta« ..M, 



IfiSÀlB. 







LE YEKS ALEXANDRIN 



ET SON lÊVOLUTION RYTHMIQUE 



Pas plus que la langue ordinaire, le langage poé- 
tique n'est une matière inanimée; il a sa vie propre, 
en connexion étroite avec la vie intellectuelle et sen- 
sible de Thomme lui-même, sur laquelle il se façonne 
spontanément. Sans doute, il est régi par certaines 
lois inhérentes à sa nature; mais ces lois universelles 
comportent les systèmes les plus divers. Si toute 
yersilication a nécessairement pour principe une 
certaine régularité conçue par Tentendement et 
perçue parForeille, ce principe, susceptible d'appli- 
cations bien différentes, a permis de fonder le lan- 
gage poétique tantôt sur la quantité des syllabes, 
tantôt sur leur nombre ou sur leur valeur tonique; et, 
les règles spéciales appliquées dans chacun de ces 
systèmes ne devant être elles-mêmes considérées 
que comme Texpression particulière de la loi géné- 
rale qui préside à^ tous, on voit quelle latitude est 



i 




112 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

laissée aux modifications de toute sorte que peuvent 
engendrer avec le temps Téducation de nos organes 
et le développement de notre esprit. 

C'est ainsi que la métrique française a subi dans 
ce siècle de graves changements qui, sans porter 
atteinte à sa constitution fondamentale, en ont pro- 
fondément altéré le mécanisme traditionnel. Il n'y 
a pas longtemps encore, Talexandrindit romantique 
passait pour une perversion monstrueuse et ridi- 
cule dont les uns s^ndignaient et dont s'égayaient 
les autres ; la forme de vers qu'avait consacrée notre 
grand siècle littéraire était regardée comme je ne 
sais quel canon hiératique auquel nul ne pouvait 
toucher sans se faire taxer de sacrilège. On admet- 
tait encore que notre langue ne fût plus celle de 
Bossuet, on ne voulait pas admettre que notre versi^ 
fication ne fût plus celle de Malherbe et de Boileau. 
C'est seulement de nos jours qu'on a vu dans le vers 
moderne, non plus une dislocation barbare du vers 
classique , mais le produit d'une évolution natu^ 
relie dont les origines remontent au xvn* siècle 
lui-même. 

Les unités métriques le plus fréquemment employées 
chez nous furent, au commencement du moyen 
âge, le vers de huit syllabes et celui de dix, qui 
avaient précédé Talexandrin. C'est dans une chanson 
duxu" siècle, le Voyage de Charlemagne à Jérusalem^ 
que nous trouvons pour la première fois le vers de 
douze syllabes. Son nom, comme on le sait, lui vient 



■ 

I 



L'ÉVOLUTION DU Y£RS ALEXANDRIN 113 

d'un poème, le Roman d'Alexandre^ composé à la 
.fin du môme siècle. La fortune de ce mètre fut rapide, 
et il resta longtemps le plus usitédansle genre épique. 
Sa désuétude concorda avec le déclin de notre poé- 
sie. Dès le XV' siècle, elle est à peu près complète. En 
1521, Pierre Fabri appelle Talexandrin une « antique 
manière de rithmer » (1). On le considère, encore 
au temps de Marot, comme lourd et peu mania- 
ble ; c'est Topinion de Thomas Sibilet, qui compose 
son Art poeti^t/e au moment même où Ronsard, en- 
. fermé dans le collège de Coqueret, prépare la réforme 
littéraire qui doit ouvrir chez nous Tère de la poésie 
classique. « Le vers de dix pieds, écrit-il, est trèsusité 
parce qu'il est en français ce qu^est en latin le carme 
héroïque i ; quant à l'alexandrin, « celte espèce est 
moins fréquente et ne peut proprement s'appliquer 
qu'à choses fort graves, comme aussi au poids de 
l'oreille se trouve pesante » (2), Quand le maître de 
Sibilet, Marot, compose des vers de douze syllabes 
(et c'est bien rare), il ne manque pas de l'annoncer 
et de le proclamer dans son titre, comme s'il voulait 
se prévaloir auprès du lecteur d'un si grand et si 
méritoire effort. C'est en alexandrins qu'il célèbre le 
Roi et ses perfections; mais que devient, sous ce vête- 
ment trop étoflfé, dont elle n'a pas l'habitude, la 
langue si vive et si preste de maître Clément? Le 

(1) Grant et vray Art de pleine Rhétorique. 

(2) Art poétique^ liy. I, chap. v. 



à 



lU LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

poète croit devoir à François I®*" une louange en 
grands vers, et il se guindé laborieusement pour haus- 
ser jusqu'à la dignité d'un mètre aussi solennel 
une voix accoutumée au léger badinage du déca- 
syllabe. Il regarde Talexandrin avec un respect 
mélangé de frayeur. Il sent bien que Farmure n'est 
pas à sa taille, et que, s'il est assez hardi pour s'en 
revêtir, il risque d'être écrasé sous le poids. 

A la Pléiade appartint de restaurer le vers 
héroïque. Si Ton en croit Etienne Pasquier, a le pre- 
mier des nôtres qui remit les alexandrins en cré- 
dit fut Baïf en ses Amours de Francine^ suivi depuis 
par du Bellay au livre de ses Regrets, et par Ronsard 
en ses Hymnes » (1). Dans son Art poétique, Jacques 
Pelletier du Mans déclare avec raison que « le genre 
épique en est le vrai usage » (2). Il ne fait d'ailleurs 
que se ranger à l'avis de Ronsard : le chef de la 
Pléiade eut l'honneur de reconnaître le premier le 
véritable emploi de l'alexandrin, et c'est sous ses 
auspices que la traduction de VIliade, commencée 
par Hugues Salel en décasyllabes, fut continuée par 
Amadis Jamyn en grands vers. Mais, s'il avait donné 
le conseil, il ne donna pas l'exemple, et notre pre- 
mière épopée classique, dont il fut l'auteur, est, 
comme nos premières chansons de gestes, écrite en 
vers de dix pieds. Ce retour de Ronsard au décasyl- 

(1) Recherches de la France, fol. 626. 

(2) Livre ii. 



L*ÉV0LUT10N DU VERS ALEXANDRIN 115 

labe^son fidèle disciple, Vauquelin de la Fresnaye, 
le regrette fort justement (1); la faiblesse de lo^Fran- 
ciade est due en grande partie à remploi d'un mètre 
qui n'a ni assez de variété ni assez d'ampleur pour 
soutenir ce ton épique auquel son auteur s'est, dans 
maint poème (2), élevé sans effort, dès qu'il a repris 
Talexandrin. Ronsard a beau déclarer en sa préface 
que les grands vers t sentent trop la prose facile et 
sont trop énervés et flasques » ; quelques lignes de 
Y Abrégé d'Art poétique nous donnent à penser que, 
dans son for intérieur, il y resta toujours fidèle, 
t Si je n'ai commencé ma Franciade en alexandrins, 
il s'en faut prendre, dit-il, à ceux qui ont puissance 
de me commander et non à ma volonté, car cela est 
fait contre mon gré, espérant bien un jour la faire 
marcher à la cadence alexandrine ; mais pour cette 
fois il faut obéir (3). » 

Ronsard ne refît pas la Franciade en alexandrins ; 
mais le grand vers n'en est pas moins considéré dès 



(1) O combien mieux a dit d'Homère la trompette 
Qui rien messéamment en ses œuvres ne traite. 
Ou bien notre Ronsard, si d'un air entonné 
Hautement sa trompette en longs vers eût sonné, 

(Art.poét.y chant ii.) 

(2) Cf. par exemple l'élégie d'Orphée, l'hjmne de THiver, 
certains Discours, etc. 

(3) On trouvera ces lignées dans l*édition de 1573 ; elles 
furent retranchées dans les éditions postérieures. 



116 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

lors comme le mètre épique : c'est celui de Maurice 
Scève dans son Microcosme^ de du Bartas dans sa 
Judith et dans ses Semaines, de d'Aubigné dans ses 
Tragiques, Peu à peu il prend même possession de 
tous les genres élevés et soutenus auxquels ne pou- 
vait convenir la strophe lyrique ; et, dans Tode elle- 
même, nos poètes en font le plus fréquent usage. La 
comédie seule emploie de préférence Toctosyllabe (1) ; 
quant à la tragédie, Jodelle, dès sa Cléopâtre, rompt 
avec la versification des mystères et compose en 
grands vers deux actes sur cinq, les plus pathétiques ; 
sa seconde pièce, Didon, n'emploie pas d'autre mètre. 
Après lui, l'on peut citer quelques tragédies compo- 
sées en décasyllabes , soit tout entières (2) , soit 
en partie (3) ; mais, à dater de Robert Garnier, l'a- 
lexandrin devient sans conteste le mètre tra- 
gique. 

Ainsi ce vers de douze syllabes, qui, vers le début 
du xvi« siècle , était d'un si rare emploi, s'empare 
maintenant de tous les genres classiques, tels que les 
ont fondés Ronsard et son école, tels qu'ils se main- 
tiendront jusqu'à notre âge. Depuis plus de trois 
siècles, l'alexandrin est le mètre par excellence 
de la poésie française. C'est par lui que s'est faite 
l'éducation de notre oreille, c'est en lui que se ré- 

(1) Aa XVII* siècle, elle s'écrira généralement en alexandrins; 
mais, au xviii", le décasyllabe y sera fréquemment employé. 

(2) Par exemple la Famine de Jean de la Taille. 

(3) Par exemple Daïre de Jacques de la Taille. 




L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 117 

sume, au point de vue du rythme,, l'histoire tout 
entière de notre versification. 

Quand le vers français prit naissance, le nom* 
bre des syllabes, non leur quantité, en détermina 
la mesure, et cette mesure fut rendue sensible non 
par des combinaisons prosodiques que Toreille était 
depuis longtemps incapable de saisir, mais par Tac- 
cent tonique et par Tassonance chargés de marquer 
le rythme soit à l'intérieur, soit à la fin de Tunité 
métrique. Les accents susceptibles de fournir un 
repos à la voix partagèrent l'unité métrique en ses 
divers membres ; et, pour rendre la fin du vers 
aisément perceptible, on imagina de la noter par 
un son qui se reproduisit à la fin du vers sui- 
vant; Tassonance d'abord, puis la rime, furent 
le battement de la mesure. 

Il y a cette diflférence entre la prose et la poésie 
que le rythme de Tune a pleine et entière licence, 
tandis que celui de l'autre est assujetti à des 
règles fixes. Or, ces règles se rapportent à la loi 
générale de symétrie qui est le fondement essen- 
tiel de toute versification.. Dans notre système 
particulier , chaque unité métrique est , quant 
au nombre des syllabes, en rapport d'égalité avec 
Tunité métrique qui la précède et celle qui la suit. 
Mais, comme la série de douze pieds est trop longue 
pour que l'oreille la saisisse d'un trait, une pause, 
dès le principe, la divise en deux parties, et ces deux 
parties sont égales entre elles comme toute unité 

4» 



â 



118 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

métrique Test à toute autre : l'alexandrin formant un 
assemblage de douze syllabes, chaque fragment en 
comprend six, et une césure fixe partage également 
le vers en interdisant toute combinaison entre les 
deux moitiés. Mais une série de six pieds dépasse 
elle-même la portée d'une oreille novice. De là, la 
nécessité de diviser à leur tour les deux hémistiches; 
et, le rapport d'égalité présidant encore à cette opé- 
ration, comme le plus élémentaire et le plus symétri- 
que de tous, chaque fragment hexasyllabique se 
partage en deux groupes de trois syllabes. Ainsi 
décomposé, le rythme du vers ne peut manquer 
d'être perçu : quatre fragments, toujours égaux entre 
eux, avec un accent rythmique pour marquer la fin 
de chacun et l'assonance pour faire sentir celle du 
vers lui-même, c'est là ce qu'on peut appeler 
l'alexandrin idéal, type de la concordance parfaite, 
dont l'éducation la plus rudimentaire saisira le 
mécanisme si simple et si régulier. 

En appliquant dans la grande rigueur le système 
de la symétrie absolue, chaque partie de la mesure 
devrait même être considérée comme formant un 
tout isolé et indépendant, une sorte d'entité logique 
aussi bien que rythmique; il y aurait séparation 
complète entre le premier et le second élément non 
moins qu'entre le second et le troisième ; comme le 
rythme, le sens se diviserait pour chaque alexandrin 
en quatre parties distinctes, et les quatre accents 
rythmiques marqueraient le repos de la voix sur la 




L*ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 119 

syllabe finale d'un mot avec autant de rigueur pour 
le premier et le troisième élément que pour les deux 
autres fl). 

On sait que cette forme de Talexandrin, si nom- 
breux qu'en soient les exemples, n'a jamais été em- 
ployée à l'exclusion des autres. Elle remplit toutes 
les exigences de la symétrie; mais c'est justement 
pour cette raison qu'une suite de vers ainsi rythmés 
serait, pour peu qu'elle se prolongeât, d'une monoto- 
nie insupportable. Il a donc fallu altérer la formule 
idéale de l'alexandrin, et toute altération de cette 
formule ne pouvait être qu'une atteinte portée au 
principe de la concordance absolue. Ce principe a 
contre lui les besoins de la variété, sans laquelle on 
ne saurait concevoir aucun plaisir esthétique, et ceux 
de l'expression, qui doit infléchir le rythme en le 
modelant autant que possible sur le tour même des 
idées et des sentiments. L'histoire de l'évolution qu'a 
subie l'alexandrin est justement celle de ce conflit, 
d'abord tout latent, puis de plus en plus accusé. 
Poussé à bout, le principe de la symétrie a pour 
conséquence l'uniformité la plus froide et la plus 

(1) Les trois vers suivants de Racine sont bien près de satis- 
faire à tontes ces conditions : 

Il connut son erreur; occupé de sa crainte. 
Il laissa pour son fils échapper quelque plainte, 
Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis. 

(BritanniCf iv, ii.) 

Cependant la cohésion logique est généralement plus forte dans 
l'intérieur des hémistiches que d'un hémistiche à l'autre. 



i20 LITTÉRATURE CONTEMPOUAINE 

raide; mais, d'autre part, le besoia d'expression et 
de variété, s'il ne tenait plus compte de la symétrie, 
ruinerait complètement toute versification. Notre 
alexandrin a eu pour point de départ, au moins dans 
la théorie, une régularité parfaite de ses éléments 
logiques comme de ses éléments rythmiques, un par- 
fait accord des uns avec les autres ; si cette symétrie 
s'est plus ou moins altérée, il faut que Toreille en 
garde toujours une perception assez nette; et, par 
delà certaines limites, on en vient à je ne sais quel 
langage sans nom, qui n'a ni la franche liberté de la 
prose, ni la cadence harmonieuse de la poésie. 

Résumons tout d'abord en quelques mots les alté- 
rations qu^a subies dans notre période classique la 
formule rigoureusement symétrique du vers de douze 
syllabes : tandis que Talexandrin idéal est composé 
de quatre parties indépendantes, Talexandrin clas- 
sique, tout en renfermant quatre accents constitutifs 
du rythme (c'est au moins le type général), ne se 
divise plus qu'en deux entités logiques et rythmiques 
de six syllabes chacune. 

On a pu de tout temps terminer le premier élé- 
ment de l'hémistiche sur une tonique suivie d'une 
muette qui appartient au même mot ; la tonique fait 
partie de Télémentinitial, et la muette compte comme 
la première syllabe du second élément (1). Dans les 

(Ij C'est ce dont l'^lexandriiiaaivant offipuii double exemple : 
J'en dois compte. Madame, à Tempilile romain. 

(BHtannic., I, il.) 




yersainsi formés* le fragment trissyllabiqae ii*esl pas 
considéré comme nne entité an même titre que Thé* 
mistiche, et, sur les quatre césures de Talexandrin, 
deux, la première et la troisième, subissent de la 
sorte une sensible attéaaation. 

Les quatre parties du Ters sont encore égales 
entre elles par le nombre de syllabes. Une altération 
nouvelle, tout en maintenant Tégalité des deux hé* 
mistiches. Ta permettre de diviser chacun d*eux en 
deux parties inégales. Le rapport d*équatioa, qui 
subsiste pour diviser Tunité métrique en deux frag- 
ments de six syllabes, fait maintenant place à d^au- 
très combinaisons dans chacun de ces fragments. 
L^articulation interne de Thémistiche ne porte plus 
nécessairement sur la troisième syllabe; Taccent 
rythmique peut occuper indifféremment n'importe 
quelle place, et à la formule de Talexandrin' idéal 
viennent s*en ajouter quatre autres (i). 

Ces nouvelles formules ne sont guère moins em- 
ployées par nos poètes du xvii* siècle que celle de la 



(1) L'hémistiche de Talexandrin idéal a pour formule 3-3 ; 
l'hémistiche de l'alexandriii classique peut en outre se cons- 
traire d'après les formules 1-5, 2-4» 4-2, 5-1 , dont Yoici les 
exemples : 

Non, TOUS n*espérez plus. . . . 

L'Épire sauveia 

Je ne sais point prévoir. . . . 
Je n'épargnerai rien 

(Andr&maque,) 




m LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

concordance parfaite (1). En fait, leur alexandrin n'a 
que deux accents rythmiques fixes, Tun à la sixième 
syllabe et Tautre à la douzième. Dans Tintérieup de 
chaque fragment hexasyllabique, toute combinaison 
est laissée libre; l'éducation de Toreille, devenue 
capable de saisir un groupe plus étendu, permet 
même de développer les six syllabes tout d'une ha- 
leine; de là une nouvelle formule qui vient s'ajouter 
aux cinq autres (2). D'ailleurs, quand l'hémistiche 
renferme plusieurs éléments rythmiques (et l'autre 
cas est tout exceptionnel), ces éléments peuvent ne 
plus se composer entre eux suivant des rapports sim- 
ples (3). Il suffit que l'unité métrique soit coupée en 
deux parties égales, et c'est la part de la symétrie ; 
quant aux termes de l'hémistiche, ils peuvent se 
combiner au gré du poète, et c'est la part delà va- 
riété. 

Si nos plus anciens auteurs de chansons en vers 
alexandrins ne sont pas eux-mêmes plus fidèles à la 
formule de la symétrie idéale que ne l'ont été les 
poètes du XVII* siècle, il est facile de se l'expliquer. 
Le vers de dix syllabes, usité avant celui de douze, 
admettait déjà dans son membre hexasyllabique tou- 

(1) Uq cinquième cnviroa des vers classiques sont composés 
d'après la formule 3-3-3-3. 

(2) La formule 0-6, dont la première moitié du vers suivant 
offre un exemple: 

De Tinfidélité vous tracer des leçons. 

(Britannie,, iv, il.) 

(3) et les formules 1-5 et 5-1. 




L'ÉVOLUTIOX DU VERS ALEXANDRIIÏ 123 

tes les combinaisons que comporte riiémistiche de 
Falexandrin, et, d'autre part, la versification latine 
populaire, cette versification fondée sur Faccent et 
d*où procède la nôtre, avait depuis des siècles fa- 
çonné Toreille des Gallo-Romains. N'oublions pas 
que nous ne pouvons nulle part saisir le vers roman 
àTétat pour ainsi dire natif, même dans les plus 
vieux monuments qui nous soient restés de notre 
poésie. 

Quant aux règles de Talexandrin classique, nos 
poètes du moyen âge les observent avec rigueur, 
avec une rigueur à laquelle ne s'astreignent plus 
Malherbe et Boileau eux-mêmes: qu'il s'agisse de 
chansons primitives ou de poèmes littéraires, la 
forme du vers est inflexible. Dans l'intérieur de l'u- 
nité métrique, il y a constamment une césure à la 
sixième syllabe, et même assez forte pour que, si la 
tonique de Thémistiche est suivie d'une muette, cette 
inuette ne compte pas. Chaque unité métrique reste, 
d ailleurs, isolée de celle qui la précède comme de 
celle qui la suit ; les vers tombent un à un, et cette 
stricte régularité de la césure finale, frappant la 
versification romane d'une incurable monotonie, 
interdit au poète tout mouvement passionné, tout 
essor de longue haleine. 

Entre le moyen âge et Malherbe, il y a sans doute 
l'école du xvi'^ siècle, qui usa de l'alexandrin avec 
une grande liberté ; mais, quelque sentiment du 
rythme qu'on veuille reconnaître k ses principaux 



I 



124 LITTÉHATURË CONTEMPORAINE 

représentants^ c'est dans les combinaisons des stro- 
phes qu'ils en témoignent, et non pas dans le ma- 
niement de Talexandrin. Les libertés qu'ils ont pri- 
ses, la plupart ne s'en servent guère que pour com- 
poser plus vite, et la langue poétique est chez eux 
comme une matière amorphe: elle ne prend jamais 
aucune figure précise et semble fuir entre leurs 
mains. Aussi bien, soit par sa faute, soit par celle 
des circonstances, la Pléiade, si heureuse dans 
mainte autre partie de son œuvre, ne peut à cet 
égard imposer une tradition nouvelle, et, moins de 
vingt ans après la mort de Ronsard, Malherbe re- 
vient, sauf de rares tempéraments, à cet alexandrin 
du moyen âge qui juxtapose dans une seule unité 
métrique deux vers de six syllabes ayant chacun son 
existence propre. 

Le (( tyran des mots et des syllabes • n'exerça pas 
une autorité moins sévère sur la versification que sur 
la syntaxe. Nous n'avons qu'à lire les commentaires 
dont il a chargé Desportes pour voir à quel point 
il poussait ses scrupules de symétrie: entre une 
unité métrique et l'unité suivante, bien plus, entre 
le premier hémistiche et le second, il ne se con- 
tente pas d'une pause légère, il exige une véritable 
disjonction. Or, c'est l'alexandrin de Malherbe qui 
reste celui de notre versification pendant le xvii* et 
le xviir siècle. Boileau est, en théorie, tout aussi ri- 
goureux que son devancier. On trouve chez lui des 
vers où « le sens ne suspend pas l'hémistiche » ; 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 125 

mais lui-même devait les tenir pour fautifs, et, s'il 
s'écartait parfois de la symétrie, c'était comme d'un 
idéal auquel la faiblesse humaine ne saurait toujours 
atteindre. 

Cependant nous trouvons, au xvii* siècle même, 
chez le maître incontesté de la versification clas- 
sique, une facture bien plus variée et bien plus 
expressive. 

On peut citer maint alexandrin de Racine où la 
voix se repose aussi bien sur la troisième tonique 
que sur la seconde (1) ; on en rencontre même assez, 
fréquemment où le sens proteste contre toute césure 
médiane (â). Or, nous ne saurions supposer qu'un 
poète comme lui aurait pris tant de fois pareille 
licence, s'il avait vu un défaut dans cette altération 
de la symétrie. 

L'affaiblissement de la césure médiane ne se con- 
cilie pas avec la conception de l'hémistiche propre- 
ment classique, mais il ne porte, d'ailleurs, aucune 
atteinte à celle de l'alexandrin regardé comme un 
tout indépendant et qui se suffît à lui-même. L'affai- 

(1) Mais, Madame, Néron suffît pour se conduire. 
Eo, Tain pour détourner ses yeux de sa misère, 
Elle n'a vu couler de larmes que les siennes. 
Britannicus pourrait t'accuser d'artifice. 

[Britannicvs ) 

(2) Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé. 
Ai-je donc élevé si haut votre fortune ? 
K'ayait-on que Séncqueetmoi pour le séduira ? 
N'ose-t-il être Auguste et César que de nom? ilbid.) 



126 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

blissement de la césure finale doit, au contraire, avoir 
pour effet une extension anormale de Tunité métri- 
que Or, c est là déroger de la façon la plus grave 
au principe de la symétrie. Aussi ne se le permet-on 
que bien rarement dans toute Tépoque classique ; il 
fallait du moins adjoindre aux mots rejetés un déve- 
loppement qui complétât le vers, ou les faire suivre 
soit d'une suspension, soit d'une réticence. Malgré 
de telles réserves, le poète et le lecteur s'habituaient 
à outrepasser Tunité de mesure. Au reste, ces ré- 
serves mêmes n'étaient pas toiijours maintenues, 
et Ton trouve çà et là des exemples notables où 
le rejet n'a plus la môme justification» S'ils sont 
peu nombreux, s'ils se rencontrent jamais dans les 
genres nobles, nous ne devons pas moins les con- 
sidérer comme un acheminement aux libertés de 
Técole romantique. 

Quoi qu'il en soit, toute atténuation de la césure 
au milieu ou à la fin de l'unité métrique est vulgai- 
rement tenue pour un défaut. Les acteurs, nous le 
savons, coupaient chaque vers en deux parties 
égales, dussent-ils sacrifier les exigences du sens 
à celles de la symétrie rythmique. Il suffit d'ouvrir 
les anciennes éditions de Racine pour trouver 
des vers où l'hémistiche est suivi d'une virgule ea 
désaccord formel avec la signification (1). Entre les 

(l) Par exemple: 

Perdre à jamais tes bords, et ton prince de Yoe. 

(Andromaqtte,) 




L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 127 

exigences de la symétrie et celles de la variété, le 
poète, avec son sentiment si délicat de la forme 
rythmique, a cherché une sorte de compromis, 
encore bien timide sans doute, mais que son siècle 
ne tolère même pas : ce compromis doit tôt ou tard 
aboutir, non seulement à la libre combinaison des 
deux hémistiches, mais à l'élargissement de la portée 
normale par delà les douze syllabes. 

C'est Técole romantique qui consacra la première, 
et par ses théories et par ses exemples, une forme 
nouvelle de Talexandrin. Aux vers classiques, 
dont le rythme est toujours dominant, elle mêla 
de parti pris un autre type de vers dans lequel la 
césure est franchement abolie, soit à la fin de l'hé- 
mistiche, soit à celle de Tunité métrique. 

On sait que la rénovation poétique du xix» siècle 
fut tout d'abord résumée par Victor Hugo dans le 
théâtre , « forme essentielle et culminante de 
Fart » (1). « C'est au drame, écrit-il, que tout vient 
aboutir dans la poésie moderne » (2) ; et la préface 
deCromwell n'est, en somme, que le développement 
de cette vue. Contenu en germe par Fode et par 
Tépopée, le drame les contient l'une et Tautre en 
développement et ne laisse aucune forme poétique 
en dehors de son cadre, si l'on peut même dire qu'il 
en ait un. Ëtant « la poésie vraie, la poésie com- 

(1) Préface de Littérature et Philotophie mêlées. 

(2) Préface de Cromvjell, 



à 



128 LITTÉIUTURE CONTEMPORAINE 

plète iy il embrasse tout ce qui est dans la nature et 
n'exclut aucune manifestation de la vie humaine. 
Tel que le rêvait Victor Hugo, le théâtre du xix* siè- 
cle ne devait être ni la tragicomédie hautaine et 
sublime de Corneille, ni la tragédie idéale et divine- 
ment élégiaque de Racine, ni la comédie sagace et 
pénétrante de Molière; il devait être à la fois tout cela, 
ou plutôt il ne devait rien être de tout cela ; il devait 
être le cœur humain tout entier; il devait être This- 
toire, la légende, le roman, la fantaisie et le rêve; 
ici le rire et là les larmes ; ici une émeute et là une 
causerie d'amour; il devait être le bien, le mal, la 
fatalité, la Providence, le g;énie, le hasard, la société, 
le monde, la nature, la vie elle-même (1). 

Gomme les sentiments et les idées se traduisent, 
non pas seulement par le langage, mais encore par 
le rythme, toute réforme de la poétique a pour con- 
séquence nécessaire et immédiate une réforme du 
rythme aussi bien que du langage. Si Racine avait 
pu se faire du théâtre la même idée que Victor Hugo, 
il aurait sans nul doute introduit dans le vers les 
mêmes innovations ; je m'en rapporte aux P/ai(/eurs. 
Avec une langue plus familière, plus libre, capable de 
se conformer à tous les milieux et de se prêter à tous 
les caractères, le drame contemporain avait besoin 
d'un vers qui pût tout dire, qui parcourût toute la 

(I) Cf. la préface de Cromwell^ celle de Marie TuéUfr, etc. ; 
nous ne faisons guère ici qu'en citer les passages les plus ca- 
ractéristiques. 



k 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 129 

gamme poétique, qui allât des idées les plus élevées { 
aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus 
graves, qui n'imposât rien au poète, mais qui dût 
au contraire tout recevoir de lui pour tout trans- 
mettre au spectateur, français, latin, textes de lois, 
jurons royaux, locutions populaires, comédie, tra- 
gédie, rires, larmes, prose et poésie (1). 

L'alexandrin du xvii® siècle ne convenait pas à 
cette façon d'entendre le drame. Certains adeptes ' 
du romantisme crurent même que « les éléments de 
notre langage poétique étaient incompatibles avec 
le naturel et le vrai » (2), et qu'il fallait par suite 
l'exclure de notre scène. Au lieu de proscrire levers, 
Victor Hugo, lui, s^applique à le réformer, à le ren- 
dre « aussi beau que de la prose », en lui donnant 
une liberté qu'il n'avait pas encore connue. De là, 
la suppression des césures pour varier le rythme 
ou produire un effet ; de là , des enjambements 
tout prosaïques, dont le premier qui osa se montrer 
sur le théâtre (3), honni par les classiques, exalté 
par les romantiques, ne méritait pas plus la fureur 
des uns que les apologies trop ingénieuses des autres. 
. Si la sixième et la douzième syllabe doivent porter 
un accent tonique, il n'est plus nécessaire dès main- 
tenant qu'elles marquent une pause. Ainsi le poète 
se rend libre de combiner à son gré les éléments 

(1) Cf. la préface de CromwelL 

(2) Ibid. 

- (3) Da|is le distique par lequel commence Htmani, 



130 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

rythmiques, dans le cadre d'un alexandrin, s'il sup-' 
prime la césure médiane, et, sïl supprime la césure 
finale, dans le cadre de tout un distique. 

Tandis que la stance classique se subdivisait en 
stances plus petites dès qu'elle avait une certaine 
longueur, la strophe romantique se présente, au 
contraire, comme un tout indivisible qui a son unité 
d'ensemble. Par l'effet d'une tendance analogue s'est 
de plus en plus élargi, dans Talexandrin, le champ 
des combinaisons rythmiques. Non contents de l'éga- 
ler aux douze syllabes du vers, nos poètes contem- 
porains en ont reculé la borne au delà de la césure 
finale. 

La suppression de la césure médiane a pour effet 
ce que nous appellerons Tenjambement intérieur; 
celle de la césure finale détermine l'enjambement 
d'un vers sur l'autre. Gomme ces deux altérations 
sont le caractère particulier des vers romantiques, 
elles méritent un examen attentif. Avant de les étu- 
dier dans leurs formes et dans leurs effets divers, 
nous devons tout d'abord les expliquer par une défi- 
nition commune. 

D'après les traités de versification, il y a enjam- 
bement lorsque le sens commence dans un vers et 
finit dans le vers suivant sans le remplir. 

Nous voyons tout de suite ce que la définition a de 
spécieux. On objecte que, dans le moment même 
où nous passons d'un vers à l'autre, rien ne peut 
nous indiquer s*il y a ou non enjambement, puis- 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 131 

que nous ne savons pas encore où le sens s'arrê- 
tera : comment donc cet arrêt pourra-t-il changer 
la nature d'un phénomène antérieur? Répondons 
tout simplement que Tœil du lecteur embrasse à la 
fois Fensemble du distique; si, lisant le premier 
vers, nous ne voyions pas déjà le second, notre voix 
laisserait tomber une à une chaque unité métrique 
et nous serions incapables de phraser une période 
de deux alexandrins. 

Ce qu'on peut reprocher à la définition tradition- 
nelle, c'est d*abord qu'elle manque de précision: 
qu'entend-elle au juste par Varrêt du sens? C'est 
ensuite et surtout qu'elle n'explique rien. 

Pourquoi n'y a-t-il pas rejet dans le distique qui 
se termine avec le sens ? Voilà ce dont nous devons 
avant tout nous rendre compte. Il n*y a pas rejet en 
ce cas parce que le complément qui termine le vers 
enjambé attire à lui le membre initial et le détache 
du vers enjambant. De là, cette pause qui maintient 
l'intégrité du vers. Soit le distique : 

Etia clarté 

Brillait sereine au front du ciel inaccessible (1). 

Ce distique ne renferme pas d'enjambement. Modi- 
fîons-le de la façon suivante : 

Et la clarté 

Brillait ; le front du ciel était inaccessible, 

(1) TouB les vers que noas citons sont tirés, sauf indication 
contraire, de la première Légende des Siècles, 



132 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

nous aurons au contraire un enjambement très 
accusé. 

La pause à la fin du premier vers, dans cet autre 
distique : 

11 rapporte une épéa 

Et da tId, de ce vin qu'aimait le grand Pompée, 

est rendue sensible par la reprise du mot sur lequel 
porte Tenjambement. 

Elle se marque davantage encore quand lé terme 
initial du second vers est expliqué par ce qui le suit : 

Il a donné la préférence 

A Vich qui fait commerce avec Tarbe et Cahors, 

et surtout quand il est accompagné d'autres termes 
coordonnés : 

Le grand cri joyeux 

Des eaux, des monts, des bois, de la terre et des cieax. 

Mais la définition traditionnelle n*est pas seule- 
ment vague et tout empiriqua; elle, est fausse. Mous 
trouvons une infinité d'exemples où, quoique le 
second vers soit rempli par le sens, Tenjambement 
ne saurait se nier : 

* Pourquoi cet attendrissement 

Immense du profond et divin firmament ? 

t La blancheur 

l)n linceul rassurait le sépulcral marcheur^ 



i 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 133 

La renommée allie 

Leurs noms dans les sonnets qui viennent d^talie. 

La fin du premier vers se lie étroitemeut, dans 
tous ces distiques, non pas à Tensemble du second, 
mais à son élément initial. Aucune pause ne peut 
séparer les deux alexandrins. 

Devons-nous penser qu'il n'y a jamais d'enjambé* 
ment au cas d'un repos entre les deux vers? Non, 
mais il faut faire ici une distinction entre deux 
sortes d'enjambements, que nous appellerons l'en- 
jambement fort et l'enjambement faible. 

Quand tout repos est impossible, la fin du premier 
vers se combine avec le commencement du second 
en un seul et même élément rythmique ; c'est l'en- 
jambement fort, qui ne se rencontre que très rare- 
ment. Mais voici des distiques où, quoique le repos 
se prolonge assez pour être marqué par une virgule, 
la première unité métrique n^en enjambe pas moins 
sur la Seconde : 

Le matin, murmurant une sainte parole, 
Souriait, et l'aurore était une auréole 



Tendit sa grande main, de lumière baignée, 
Vei>3 l'ombre, et le démon lui donna l 'araignée. 



C'est là l'enjambement faible. Notre poésie classi- 
que ne Tadmet guère plus que Tautre, mais, chez 
nos poètes modernes, les exemples en sont innom- 
brables. 

KSSAIS. 4** 



à 



i34 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Il y a enjambement toutes les fois qu'il y a déro- 
gation au principe de symétrie en vertu duquel 
chaque alexandrin forme une unité rythmique et 
logique ; or, il y a dérogation à ce principe non 
seulement lorsque tout repos est impossible à la fin 
du premier vers, mais encore lorsque le repos admis 
à la fin de ce vers est moins sensible que celui de 
rélément rythmique par lequel commence le second. 

La définition qui s'ensuit convient à Tenjambe- 
ment d^un hémistiche sur l'autre dans le même vers 
comme à celui d'une unité métrique sur Funité 
suivante dans un distique. 

S'il n'y a pas enjambement quand le sens remplit 

Talexandrin, c'est aussi que, dans ce cas, les deux 

! termes du second hémistiche sont liés entre eux ; 

/ la voix, cherchant un repos, le trouve plutôt à la 

tonique médiane : 

Et les antres heureux de s'ouvrir à Taurore... 

Et Tempereur, pareil aux fleurs qui durent peu... 

S'il y a enjambement, c'est que la cohésion logi- 
que est plus forte entre le second et le troisième 
élément qu'entre le troisième et le dernier : 

Eve blonde admirait l'aube, sa sœur vermeille... 

Si quelque oiseau battait leurs barreaux de son aile... 

Voici un vers de Racine où l'on peut conserver le 
rythme classique : 

Si je le hais, est-il coupable de ma haine ?.;; 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 135 

Pour y introduire un rejet, il suffirait d'accen- 
tuer le repos après le troisième élément : 

Si je le hais, est-il coupable? Non, sand doute. 

Les rythmes dits romantiques dérivent d'un en- 
jambement intérieur. On peut les classer d'après le 
nombre de syllabes que renferme Tenjambement 
d'où chacun procède. Or, il y a, à ce point de vue, 
cinq sortes de rejets possibles, et chacune donne 
naissance à cinq rythmes divers. Ce sont vingt-cinq 
formules nouvelles qui s'ajoutent à celles de l'alexan- 
drin classique. 

En voici le tableau, avec un exemple pour chaque 
formule, et l'indication approximative du nombre 
de vers qu'elle fournit dans la première Légende des 
Siècles : 

ENJAMBEMENT d'UNS SYLLABE. 

Nombre 

de vers : Formub : 

4 1-6-5. Dieu pour qui les méchants mêmes sont trans- 

[parents. 

4 2-5-5. Jamais on ne Ta fait choir que par trahison. 

11 3-4-5. La tempête est la sœur fauve de la bataille. 

3 4-3-5. Et la lumière était faite de vérité. 

1 5-2-5, Et sans vous traiter^.vous,' princes, et vos 

[compagnes. 

ENJAMBEMENT DE DEUX SYLLABES. 

6 17 4. Sire, c'est un manant heureux qu'un laboureur. 
49 2-6-4. Vêtu de probité candide et de lin blanc. 
84 3-5-4. Et le soir on lançait des flèches aux étoiles. 



i3C LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

90 4-4-4. Les assiégés riraient de vous du haut des tours. 
6 5-3 4« Dans Tazur des cieuz, hors de l'ombre et de 

[l'oubli. 

XKJAMBBMENT DE TROIS STLLABES. 

L*arbre^ tout pénétré de lumière, chantait. 
Les monstres^ hérissant leurs crinières^ 

[écument. 
Les barons effrayants et difformes des Vosges. 
Puis il remit au fils de Séïd la bannière. 
Dans le tourbillon libre et fuyant des nuées. 



6 


1-8-3. 


26 


2-7-3. 


37 


3-6-3. 


46 


4-5-3. 


5 


5-4-3. 


(XJAl 

2 


tfBEMBNI 

1-9-2. 


1 


2-8-2. 


11 


3-7-2. 


6 


4-6-2. 


1 


5-5-2. 



Trouvent les âpretés de ces ravins fort belles. 
Je jure de garder ce souvenir et d'être . 
La plus belle s'était épanouie en femme. 
Sachant que Christ avait ressuscité Lazare. 
Et qu'on appelait Dreux de Montdidîer. «- 

[Parbleu ! 

Pour les enjambements de cinq syllabes, les exem- 
ples manquent. On en verra tout à Theure la raison. 

La fréquence relative de ces formules s'explique 
par des causes diverses ; outre le nombre même des 
'syllabes, c*est la disposition des accents toniques ou 
rythmiques, et la complexité plus ou moins grande 
des rapports suivant lesquels se combinent les 
trois fragments du mètre. 

Si les vers formés par des enjambements dissylla- 
biques et trissyllabiques sont de beaucoup les plus 
nombreux (1), ceux qui ont un accent rythmique 

(l) Sur quatre cents rythmet romantiques dans la .Légende 



à 



f 



L'ÉVOLUTION DUVERS ALEXANDRIN 137 

immédiatement après ou avant la tonique médiane 
sont, au contraire, d'un usage très peu fréquent. 
Comme Timmense majorité des alexandrins, même 
chez nos poètes modernes, relève du type classique, 
potre voix, qui a l'habitude de tenir longtemps la 
tonique de Thémistiche, ne s'arrête pas sans diffi- 
culté sur la syllabe qui précède ou qui suit ; il sem- 
ble qu'elle éprouve quelque répugnance à rompre 
la symétrie pour une seule et unique syllabe. 
Aussi les enjambements monosyllabiques ne se ren- ] 
conlrent-ils, sauf exception , qu'amortis par une y 
muette. Ceux de quatre syllabes ne sont pas beau- 
coup plus fréquemment employés ; mais leur rareté 
tient à une autre cause : dans les vers qui en déri- 
vent, le dernier élément rythmique , n'ayant que 
deux syllabes, est trop court pour soutenir l'élément 
antérieur qui en a au moins cinq, et qui peut en avoir 
jusqu'à neuf. La même cause explique à plus forte 
raison que les enjambements pentésyllabiques soient 
presque introuvables. Il y en a d'ailleurs une autre, 
. c'est que les alexandrins qu'ils fournissent ont deux 
accents rythmiques de suite ; or, la voix ne sau- 
rait passer immédiatement d'un accent rythmique à 
un autre sans violer les règles les plus élémentai- 
res du langage. 

Quant aux relations dés éléments rythmiques 

des Siècles^ plus de trois cents sont fournis par ces enjambe 
ments. — Pour suivre tout le passage, on «e reportera au 
. tableau que nous avons donné ci-dessus. 



138 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

entre eux, nous savons que les poètes classiques 
eux-mêmes, s'ils maintiennent Tégalité des deux 
hémistiches, admettent, dans Tintérieur de chacun, 
n'importe quelle combinaison. Nos poètes moder- 
nes ont poussé plus loin les effets de discordance ; 
certains rythmes romantiques offrent encore de la 
symétrie, mais la plupart déterminent entre les trois 
fragments du vers des rapports qui n'ont rien de 
simple. Ainsi la formule qui divise l'alexandrin en 
éléments de trois, cinq et quatre syllabes, nous 
fournit plus de quatre-vingts exemples. Celle qui le 
divise en éléments de cinq, trois et quatre syllabes, 
ne nous en fournit, il est vrai, que six ; mais c'est 
parce que le vers qui en dérive a un accent rythmi- 
que immédiatement avant l'hémistiche. 

Toutes les formules qui procèdent d'un enjambe- 
ment intérieur dérogent à la concordance. Celle qui 
divise Talexandrin en trois parties égales, toute 
symétrique qu'elle est en elle-même, n'en altère pas 
moins la symétrie d'un ensemble où le rythme qua- 
ternaire domine. Maisles vers romantiques ne dépas- 
sent pas, en général, la proportion d'un sur dix; s'ils 
a dépassent, ce n'est que dans les dialogues, où le 
vers se rapproche de la prose, et dans les cou- 
plets pathétiques, où les mouvements de l'âme, qui 
scandent irrégulièrement la respiration, s'accom- 
moderaient mal avec la placide régularité de l'alexan- 
drin normal. 

L'enjambement d'un vers sur l'autre est une allé'* 



à 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 139 

ration du même ordre que Tenjambement intérieur. 
Mais elle a plus de gravité, puisqu'elle combine 
deux unités métriques au lieu de deux hémistiches. 
Très rare jusqu'à notre époque, il faut en blâmer 
sévèrement l'abus. 

L'enjambement fort, surtout, déconcerte notre 
oreille, et nous ne pouvons le tolérer que s'il se 
justifie soit par un effet particulier au distique, soit 
par une impression d'ensemble qu'il contribue à 
produire. 

Le rejet de cinq syllabes est peu usité : d'une 
part, il a le défaut de mettre le premier accent ryth- 
mique à côté de la tonique médiane ; de l'autre, 
comme la sixième syllabe doit toujours être sonore, 
il ne peut jamais être amorti par une muette. Voici 
les trois seuls exemples que nous avons rencontrés 
dans la Légende des Siècles : 

L'aurore apparaissait. Quelle aurore ? Un abîme 
D'éblouissement, vaste, insondable, sublime... 

Tout à coup, au moment où le housard baissé 

Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de Maure... 

Un rocher 

Se fût attendri rien qu'en la voyant marcher. 

Dans les deux premiers distiques, le repos de 
Félément initial est suivi d'un autre repos très sen- 
sible après la sixième syllabe, et l'oreille a presque 
l'illusion d'hémistiches classiques. Dans le dernier, 
le rythme est incontestablement mal équilibré ; il 



/ 



140 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

faut y voir un effet d'expression qui s'accorde avec 
le caractère véhément et saccadé de tout le mor- 
.ceau(i). 

Après Tenjamb^ment pentésyllabique, le moins 

fréquent est celui d'une syllabe (2) : d'abord, il fait 

immédiatement succéder un accent rythmique à la 

tonique finale du premier vers ; ensuite, il est par 

lui-même lé plus brusque de tous les rejets. Aussi nfe 

le trouvons-nous guère que sensiblement affaibli : 

ou bien une seconde syllabe, une muette, en estompe 

pour ainsi dire la dureté (3), ou bien la fin du pre- 

•mier vers permet au lecteur un repos (4). Tous les 

.rejets monosyllabiques sont adoucis de Tune ou de 

J'autre façon, et la plupart le sont à la fois des deux. 

Les enjambements de deux et de quatre syllabes 
se rencontrent bien plus souvent (5) ; mais les pre- 
miers subissent généralement une atténuation. Ceux 
de trois syllabes, les plus fréquents de tous (6), por- 

(1) C'est la tirade du vieux marquis Fabrice auquel on a tué 
sa petite- fiUe Isora. 
. (2) Il 7 en a une vingtaine dans la Légende des Sièolm. 

(3) Exemple : 

....Tressaillait plus profonde à chaque instant autour 
D'Eve, que saluait du haut des cieux le jour. 

(4) Exemple : 

Rêves que l'homme 

Voit dans la transparence obscure du sommeil. 

(5) Une centaine des premiers et une cinquantaine des seconds 
' dans la Légende des Sièeleê. 

(6) Cent trente environ. 




L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 141 

tent le moins d'atteinte à la symétrie et divisent 
en deux éléments égaux Thémistiche où ils figurent. 
Quant à ceux d'un demi-vers, on les trouve en assez 

- grand nombre, mais il ne faut pas en abuser, parce 
qu'ils risquent d'intervertir l'unité de mesure. 

Dans son Traité général de Versification, M. Becq 
de Fouquières recommande de placer autant que 
possible l'enjambement sur la première rime du 

.'distique: l'oreille, dont l'attention est éveillée par 
la complexité insolite du rythme , trouve de la 
sorte une satisfaction dans le son de la seconde 

■ 

rime qui lui fait ressaisir la mesure. Nous voyons 
•bien ce que cette remarque a de juste; mais, d'autre 
part, si l'enjambement porte sur le second vers, la 
rime,|que le premier nous a déjà fait entendre, sera, 
par là même; plus aisément sentie. Y a-t-il d'ailleurs 
-nécessité de réparer tant bien que mal une discor- 
dance voulue ? En fait, le rejet, chez nos meilleurs 
poètes, porte tout aussi fréquemment sur le vers 
pair que sur le vers impair, • 

La perturbation est d'autant moins forte, toutes 
choses égales d'ailleurs, que le rythme des deux 
vers oflfre plus de symétrie. A ce point de vue, l'en- 
jambement le moins dur est celui que présente un 
distique dont les deux vers se partagent chacun en 
quatre fragments égaux : 

V 

Fatigué de lutter quarante ans, me voici 
Arrivé sur le bord" de la tombe profonde. 



ut LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Si la perturbation apportée parFenjambementd'un 
alexandrin sur l'autre se complique de celle que 
produit Tenjambement intérieur, Teffet de discor- 
dance est encore plus accentué. On en trouve d'ail- 
leurs un grand nombre d'exemples, une centaine 
environ, dans la Légende des Siècles. Quand c'est le 
vers enjambant qui n'a pas la césure médiane, le 
contre-temps s'atténue avec le vers enjambé, et 
d'autant mieux que ce dernier est plus symétrique : 

Lesbie, en se faisant coiffer^ heureuse, ayant 

Son Tibulle à ses pieds qui chantait leurs tendresses. 

Dans le cas contraire, le contre-temps s'accuse : 

A la bonne heure I Moi, je suis le compagnon 
Des coups d'épée, et j'ai la colère pour nom. 

Enfin, si chacun des deux vers a la forme ro« 
mantique, le trouble devient assez profond pour 
qu'une oreille peu exercée éprouve quelque peine 
à se reconnaître : 

Autour d*Ève, au-dessus de sa tête, Toeillet 
Semblait songer, le bleu lotus se recueillait. 

La Légende des Siècles renferme environ une 
dizaine de distiques analogues. 

Lorsque le vers enjambé enjambe à son tour sur le 
vers suivant, la symétrie est complètement brisée 
par ces deux heurts successifs. On conçoit que les 
exemples soient rares. Il s'en trouve pourtant un 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN U3 

certain nombre dans la Légende des Siècles (i). Les 
uns s'expliquent par deux effets analogues, mais dis- 
tincts; les autres, soit par l'impression générale d'un 
trouble physique ou moral avec lequel s'accorde la 
dislocation du rythme, soit, tout simplement, par 
le caractère d'un passage où le poète emprunte à la 
prose quelque chose de son allure plus libre. 

L'enjambement, on l'a vu par toutce qui précède, 
n'est, à le considérer en lui-même, qu'un rapport 
entre deux repos ; il varie avec ce rapport, et peut 
aller des effets les plus brusques et les plus heurtés 
à des atténuations telles qu'il devient à peine sensi- 
ble. Dans ce distique : 

Laisser de la charogne en pâture aux volées 
De corbeaux que le soir chasse dans les vallées, 

le rejet du premier vers sur le second est forte- 
ment accusé. Mais il suffit de la modification la plus 
légère pour qu'il n'y en ait presque plus trace ; 
et, si nous disons : 

Laisser de la charogne en pâture aux volées 
Des corbeaux que le soir chasse dans les vallées, 

cbàcune des deux unités re^te à peu près intacte* 
Quelquefois lé sens prête à l'ambiguité ; dans ce 

<1) Une aoizantaitie environ ^ 




lu LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

cas, c'est notre interprétation qui décide du rythme: 

L'onde 

De l'obscurité sourde, effarée et profonde... 

Ondoyer des jardins 

Et des monts où Ton voit fuir des chasses aux daims.. . 

. . . Les verres 

Et les hanaps dorés et peints, petits et grands. 

Dans le premier distique, suivant qu*on rapporte 
les adjectifs à Tun ou à Tautre des deux noms, il y 
aura ou il n'y aura pas rejet. Grâce à une équivoque 
analogue, les deux autres exemples se prêtent éga- 
lement soit à la symétrie, soit à la discordance. 

Souvent le rejet est plus ou moins subordonné au 
goût du lecteur, à son sens littéraire, à Tart de sa 
diction. Ce distique : 

Les éléphants 

Effroyables marchaient sur les petits enfants, 

peut, malgré Tapparence, ne pas comporter d'enjam- 
bement : si Tadjectif est détaché de l'alexandrin pré- 
cédent pour être rattaché au verbe, le repos à la 
fin du premier vers sera plus long qu'après l'élément 
initial du second. 

Rappelant tous les crimes de Sultan Mourad, Fau- 
teur de la Légende des Siècles dit : 

Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches 
De cèdre afin de faire honneur à ce vieillard. 

Un lecteur inexpérimenté ne s'arrêtera pas à la 
fin du premier vers, et nous aurons un enjambement 



L'ÉVOLUTION DO VERS ALEXANDRIN U5 

1res accusé ; mais il suffît de voir que ce qui fait 
honneur au vieillard, c'est le cèdre et non pas la scie, 
pour se ménager un repos et atténuer si bien le rejet 
qu'il soit à peine sensible. 

Dans le Mariage de Roland, Olivier, après avoir, 
d'un revers de son épée, jeté Durandal dans le fleuve, 
offre à son adversaire d'envoyer chercher un autre 
estoc. 

Roland sourit. « Il me suffit 

De ce bâton. » Il dit et déracine un chêne. 

Suppose-t-on qu'à la fin du premier vers Roland 
cherche des yeux Tarbre qu'il choisira, l'on fait une 
pause et tout enjambement disparaît. 

Dans les Pauvres gens, lorsque Jeannie a recueilli 
les enfants de sa voisine morte, elle rentre chez elle, 
s'assied toute pâle au fond du logis, et guette, trem- 
blante, le retour de son homme. 

Est-ce lui ? Non. Tant mieux I — La porte bouge comme 
Si Ton entrait ! 

S'arrête-t-elle à la fin du premier vers, soit qu'un 
frisson la prenne, soit qu'elle entende un nouveau 
bruit, l'alexandrin conserve son unité normale, et il 
n'y a plus de rejet. 

Comme l'enjambement met en relief le mot sui* 
lequel il porte, ce mot a généralement par lui-même 
assez de valeur pour soutenir l'attention. 

ESSAIS. 5 



à 



146 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Quelquefois c'est un adverbe expressif: 

Il rit quand Téquinoxe irrité le querelle 
Sinistrement avec son haleine de grêle. 

Plus souvent c'est un nom. Dans la Première Ren- 
contre de Jésus avec le Tombeau^ le Christ demande 
aux Juifs où est le corps de Lazare: 

Us répondirent : c Vois I » 

Lui montrant de la main dans un champ, près d un hoîs, 
A côté d*un torrent qui dans les pierres coule, 
Un sépulcre... 

Le rejet est ici d'autant plus en saillie que le 
mot rejeté se trouve plus loin du verbe qui le 
gouverne. Il y a un effet de construction, qui appar- 
tient à la prose comme aux vers, et un eflfet de rythme 
qui double le premier. 

Les enjambements d'adjectifs sont fréquents. Par- 
fois l'adjectif en rejet est coordonné àd^autres adjec- 
tifs qui terminent le vers précédent : 

Les cavaliers sont la, calmes, graves, armés, 
ËfEroyahles... 

Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère. 
Doux, regardait la grande auréole solaire. 

Ici encore^ l'effet rythmique de Tenjambement 
s'ajoute à Feffet logique de la gradation. 
Plus souvent, l'adjectif est isolé: 

Tout en parlant ainsi, le Satyre détint 
Démesnré... 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXAND RIN 147 

Il ressemblait au Sphinx qui digère et se tait 
Immuable... 

On voyait sur les ponts des rouleaux de cordages 
Monstrueux... 

11 a par lui-même une valeur propre d'expression 
qu'accentue encore le rythme. Les adjectifs ainsi 
rejetés sont, par exemple , immense^ formidable, hi- 
deux^ superbe y implacable^ pesant^ terrible ^ effroyable^ 
mystérieux^ etc. 

L'enjambement porte le plus fréquemment sur des 
verbes. Le verbe est en effet le mot capital de la 
phrase, qu'il soutient tout entière, et beaucoup de 
rejets verbaux s'expliquent par cette seule raison. 
Dans un grand nombre de cas , le rejet produit 
cependant de lui-même une impression dramati- 
que ou pittoresque : 

Sa tête, que la peur n'avait jamais courbée. 
Se redressa 

Fendant que Taquilon, du haut des cienx plongeant, 
Rugit 

Le mortier des marquis près des toltils ducaux 
Rayonne 

La discordance, quel qu'en sdît 16 degré, ne fait 
que fortifier le sens du mot sur lequel elle porte : 
apparaître se trouve rejeté comme disparaître^ 
s^ éteindre comme rayonner ^ se fermer comme s'ouvrir; 
c'est la meilleure preuve qu'il ne faut pas prêter au 



À 



M8 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE . 

rojclcii soi une signification propre, si générale et si 
vague qu'on la suppose. 

Nous avons dit que Tenjambement se justifie en 
général par un effet; mais nous devons insister 
sur ce point que Teffet consiste parfois dans Talté- 
ration même de la symétrie : le poète peut briser 
son rythme en abolissant la césure médiane ou la 
césure finale, sans autre raison que de l'accorder, 
grâce à cette discordance, avec le caractère général 
de tel ou tel morceau. Nous citerons comme exemple 
la tirade du marquis d'Albenga, ^uand Ratbert lui 
rend sa petite-fille toute meurtrie et sanglante. 

Tuée ! ils l'ont tuée ! et la place était forte, 
Le pont avait sa chaîne et la herse ses poids, 
On avait des fourneaux pour le soufre et la poiz^ 
On pouvait mordre avec ses dents le roc farouche. 
Se défendre, hurler, lutter, s'emplir la bouche 
De feu, de plomb fondu, d'huile, et les leur cracher 
A la figure avec les éclats du rocher 1 
Non ! on a dit : « Entrez », et, par la porte ouverte, 
Ils sont entrés t la vie à la mort s'est offerte ! 
On a livré la place, on n'a point combattu ! 
Voilà la chose, elle est toute simple ; ils n'ont eu 
Affaire qu'à ce vieux misérable imbécile ! 

et la suite. 

Dans cette page toute vibrante, la phrase poétique 
n'admet plus rien de régulier. Demanderons-nous 
au poète quel effet particulier doit avoir chacun des 
contre-temps qui se pressent et se heurtent ? Analy- 
serons^nous dans le détail chaque enjambement inté-» 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN U9 

rieur, chaque rejet d'un vers sur Tautre ? Le vers 
n'offre guère plus de rythme que le mouvement dé • 
réglé de la passion, qui le déséquilibre et le disloque. 
La mesure a des sursauts et comme des hoquets ; et 
ces sursauts sont des tressaillements de fureur et ces 
hoquets sont des sanglots. 

J'assignais tout àTheurepour origine àlaréformc 
que Técole romantique a opérée dans notre versi- 
fication les nécessités du drame considéré comme h 
tableau de la vie humaine tout entière, jusque dans 
ce que les réalités les plus affreuses ou même les 
plus triviales peuvent fournir au poète de significatif 
et de caractéristique. Et ce fut bien là sans doute le 
pointdedépart ; mais, pour s'expliquer les altérations 
de la symétrie rythmique, il faut en chercher le prin- 
cipe intime dans Texaltation morale qui est le trait 
le plus essentiel de ce qu'on appelle le romantisme. 
A la poésie nouvelle où se traduisirent si vivement 
ces ardeurs de la sensibilité par un lyrisme qui 
envahit tous les genres, et même le théâtre , ne 
pouvaient convenir les rythmes simples et harmo- 
nieux dont s'était contenté, pendant la période clas- 
sique, un art noble, correct, sobre, en accord avec 
une société mieux disciplinée, avec un tempérament 
moins impressionnable, avec une délicate réserve 
qui défendait au poète de livrer en pâture ses 
émotions. Les romantiques devaient rompre l'équi- 
libre de l'alexandrin et trouver d'autres rythmes 
mieux appropriés à leur verve plus prompte , à 



150 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

leur imagination plus ardente, à leur impressionna- 
bilité plus vive. 

La versification romantique abolit toute césure à 
la fin comme au milieu du vers, mais elle maintient 
Taccent tonique de riiémistiche. Cependant, si nous 
ne trouvons pas dans Victor Hugo une seule excep- 
tion à cette règle, le poète fait parfois subir à la 
tonique médiane un tel affaiblissement qu'elle sub- 
siste à peine : 

Les bataillons les plus hideux^ les plus épiques... 
J'ai pensé que j'avais eu tort d'être bien aise... 
Les archers d'autant plus lâches qu'ils sont plus braves... 
Une bande de gens de bataille plus forte. 

Dans ces exemples, il s'en faut de peu que le 
rythme ternaire n'aboutisse à sa conséquence logi- 
que, qui est d'effacer le dernier vestige de l'hémis- 
tiche. 

Voici maintenant des vers où la sixième svUabe 
est proprement une proclitique : 

Un cavalier sur un furieux étalon (1)... 

Des grisettes qui lui trouvent Pair distingué (2)... 

En voici d'autresdans lesquels un motest à cheval 
sur la barre virtuelle de Thémistiche : 

Où je filais pensivement la blanche laine f3)... 

(I) Leconte de Lisle. 

[2] F. Coppée. 

{:\^ Théod. de Banville. 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 151 

£t la bataille épouvantable commença (IJ... 
Mais^ ne va pas, ô pauvre Marie^ être lâche (2). . 

Que de pareils alexandrins provoquent tout d'a- 
bord une vive résistance, c'est ce qu'il est aisé de 
comprendre. Dans une parodie de ffemani, la pre- 
mière de ses œuvres où Victor Hugo s'était permis 
l'enjambement avec toute sa liberté, le vers suivant 
paraissait la plus grotesque des caricatures : 

Il faudrait donc que j'eusse 

Trompeté pour Sa Ma — jesté le roi de Prusse î 

Moins de soixante ans après, nos poètes font, sans 
parodie, des alexandrins de cette forme; ils se con- 
tentent seulement d'y supprimer le trait d'union. 

Des vers ainsi construits paraissent à beaucoup 
une anomalie monstrueuse. Le rythme romantique, 
dit-on, n'abolit pas le rapport primitif des deux 
hémistiches, il renferme deux harmonies de nom- 
bre au lieu d'une seule et concentre le charme de 
deux vers en un ; par conséquent, le sixième pied 
doit toujours porter un accent tonique sur lequel la 
voix puisse au moins faire semblant de s'arrêter. 
C'est là une théorie que nous ne saurions admettre. 
Si le rythme hésitait entre le mode classique et le 
mode romantique, une pareille oscillation, loin de 

(1) Richepln. 
(2; F. Coppée. 



152 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

doubler l'harmonie, la détruirait complètement par 
l'incertitude pénible qu'elle , causerait à Toreille. 
D'ailleurs, nous appelons vers romantique celui que 
le sens lui-même scande sans arrêt possible sur 
la sixième syllabe. Certes, l'accent tonique a bien 
sa valeur ; mais l'accent rythmique seul détermine 
la mesure, et, dans chaque élément, le poète a 
toujours pu disposer des toniques à son gré. Or, 
comme la sixième syllabe d'un alexandrin ternaire 
est, non à la fin, mais dans Tintérieur du second 
élément, elle peut se passer d'accent tonique sans 
que le rythme subisse aucune modification. Au point 
de vue rythmique, il n'y a pas la moindre différence 
entre ce vers de Victor Hugo : 

Dans le serpent, dans Taigle allier, dans la colombe^ 

et celui que nous forgeons sur le même modèle : 

Dans le muguet, dans l'églantier, dans le narcisse. 

Si Ton demande au premier « le charme de deux 
vers » , on n'y trouvera ni celui de Tun ni celui de 
l'autre. La tonique de Thémistiche dans un vers 
romantique n'est plus qu'un trompe-l'œil; elle ne 
dit rien à l'oreille, et le respect dont elle jouit 
encore doit s'expliquer sans doute par TefTet de tra- 
ditions superstitieuses qu'entretient l'autorité du 
vers classique. 

Que la suppression de la tonique médiane soit 



L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 153 

une conséquence naturelle et légitime de l'évolution 
moderne, il n'en reste pas moins, ne l'oublions pas, 
que toute dérogation à la symétrie classique doit être 
tenue pour exceptionnelle. Si nous transformions 
en règle ce qui n'est, à vrai dire, qu'une licence, dont 
les plus hardis poètes n'ont eux-mêmes que rarement 
usé, si nous poursuivions dans le môme sens cette 
évolution du rythme, qui s'est écarté toujours davan- 
tage de la concordance normale, nous finirions par 
aboutir à la prose pure. L'enjambement intérieur a 
comme dernier eflfet l'abolition de la tonique mé- 
diane : pourquoi l'enjambement d'un vers sur l'autre, 
puisqu'il peut supprimer l'accent rythmique de la 
douzième syllabe, n'amènerait -il pas aussi l'abolition 
de son accent tonique, et pourquoi le même mot ne 
commencerait-il pas à la fin d'un vers pour se termi- 
ner au début du vers suivant, tout aussi bien qu'il 
peut commencer dans un hémistiche pour se terminer 
dans l'autre ? Un seul principe s'y oppose, et c'est 
celui de la symétrie. Notre métrique contemporaine 
accorde beaucoup aux exigences de la variété et aux 
besoins de l'expression ; mais elle ne doit y déférer 
que dans la mesure compatible avec ce principe es- 
sentiel et fondamental. 

Et c'est de quoi ne se rendent pas compte les 
jeunes poètes, jeunes ou vieux, qui, sous le nom 
de symbolistes, ont, dans ces derniers temps, bou- 
leversé toutes les traditions de notre métrique. 

Divisés en une infinité de petits cénacles, ils sont au 

5» 



à 



m LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

moins d'accord pour chercher une formule de ver- 
sification mieux appropriée à ridée qu*ils se font de la 
poésie. Et sans doute il n'y a point à blâmer leur ten- 
tative. Quand les romantiques ont altéré le vers de 
Malherbe, quand les Parnassiens ont à leur tour altéré 
le vers de Victor Hugo, pourquoi serait-il interdit aux 
symbolistes d'altérer le vers des Parnassiens? Ajou- 
tons même que si, dans sa perfection arrêtée et stricte, 
l'alexandrin du Parnasse convient merveilleusement 
à la poésie descriptive, il se prêterait mal à cette poé- 
sie beaucoup moins précise, beaucoup moins con- 
crète, à cette poésie « musicale » et non « pittores- 
que », dont nos modernes écoles ont le sentiment 
vague et confus. Qui voudrait faire un crime au 
« symbolisme » de se créer un vers plus fluide, d'une 
sonorité plus voilée, d'une harmonie plus intime, 
d'une mesure plus discrète (1) ? 

Mais ce ne sont pas des velléités novatrices que je 
lui reproche, c'est de méconnaître, dans ses essais 
d'innovation, la loi fondamentale qui régit toute 
métrique, et de se condamner par là même à d'in- 
formes tâtonnements. Point de versification sans 
une certaine régularité du rythme . Cette régularité 
doit toujours rester sensible à l'oreille, et dès qu'elle 
ne l'est plus, toute notion et tout sentiment du vers 
disparaissent avec elle. Nous avons vu, en étudiant 

(1) V. plus loin Tarticle intitulé La Situation littéraire en 
2892. 




L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 155 

l'évolution de Talexandrin depuis la période classique, 
comment il a été conduit à admettre des rapports 
de plus en plus complexes. Peut-être raffinement 
du sens rythmique permettra-t-il encore de nouvelles 
altérations dans la symétrie du vers. Mais il y a une 
limite. En la reculant le plus possible, on sera tou- 
jours, semble-t-il, obligé de la fixer au point où le 
vers et la prose différeront tout juste assez Tun de 
l'autre pour qu'on puisse ne pas les confondre. Et 
pourtant, cette limite même, nos symbolistes ne se 
font aucun scrupule de la dépasser ; sans doute, ils ne 
l'aperçoivent pas. Toute leur métrique se réduit à la 
définition suivante : Un vers est composé d'un nom- 
bre quelconque de syllabes, dont certaines, n'importe 
lesquelles, sont le lieu d'un accent rythmique. C'est 
tout justement ainsi que je définirais une ligne de 
prose. 

< Un symboliste, raconte plaisamment M. de Héré- 
dia, me communiquait un jour une pièce de vers. 
J'en lorgnai un de dix-sept pieds; j'insinuai à mon 
jeune ami que le vers serait bien plus joli s'il sup- 
primait un qualificatif qui l'alourdissait, et je lui 
demandai s'il verrait un inconvénient à le retrancher: 

— Pas du tout ! me répondit-il. 
Et il biffa le qualificatif. 

— Il n'aura plus que quinze pieds, voilà tout, me 
dit-il (1). » 

(1) Enquête tur VÈoolution Uitérairt^ par J. Huret, p. 305. 



À 



I5G LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Que des Anglais, des Grecs, des Américains, n'aient 
pas un sentiment très juste de notre métrique et s'i- 
maginent avoir fait des vers quand ils alignent leurs 
bouts de phrase arbitrairement coupés , cela n'a 
peut-être rien de bien étonnant. Mais ces Américains, 
ces Grecs, ces Anglais, ont parmi nous des émules, 
et, si tant d'écoles poétiques que nous voyons chaque 
jour éclore s'accordent entre elles sur un point, 
c'est pour ne plus admettre aucune règle, pour 
élargir tellement la définition du vers qu'il ne se 
distingue plus de la prose qu'au moyen d'artifices 
typographiques. Ces aberrations s'expliquent, soit, 
chez les uns, parla manie des singularités, soit encore, 
chez le plus grand nombre, par un défaut d'éduca- 
tion. Je ne m'y arrêterai pas davantage. C'est de l'a- 
lexandrin que j'ai voulu retracer l'évolution rythmi- 
que, et nos symbolistes en sont pour l'heure au vers 
de dix-sept syllabes. Mais il faut marquer en ter- 
minant que ces innovateurs fantaisistes seraient mal 
venus à s'autoriser des modifications antérieures 
qu'a subies notre vers. Si l'alexandrin de Victor 
Hugo n'est plus l'alexandrin classique, si l'alexan- 
drin des Parnassiens n'est plus Talexandrin de Vic- 
.tor Hugo, ni Victor Hugo, en modifiant l'alexandrin 
classique, niles Parnassiens, en modifiant Talexandrin 
de Victor Hugo, n'ont oublié ce qu'ils devaient à la 
loi de symétrie, en dehors de laquelle il n'est point de 
versification. Après tout, je ne sache pas un seul 
des rythmes modernes dont la première ébauche ne 




L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 157 

se trouve dans Racine. Quant aux symbolistes, ils 
ne modifient pas Talexandrin, ils le démantibulent ; 
et ce qu'ils prétendent substituer à l'alexandrin, ce 
n'est pas un vers « polymorphe », comme ils disent, 
c'est un vers « amorphe » , autant dire c'est de la 
prose. 



à 



OCTAVE FEUILLET 



Quoiqu'il occupe dans la littérature romanesque 
de notre temps une place éminente et qui lui appar- 
tient en propre, Octave Feuillet n*est point de ces 
esprits inventifs et puissants qui renouvellent le 
caractère d'un genre. Talent original sans doute, 
mais dont l'originalité s'est accusée moins par la 
création d'une forme particulière que par la mesure 
personnelle dans laquelle il a combiné deux formes 
du roman qui semblent s'exclure et dont ni Tune ni 
l'autre n'est vraiment sienne. Feuillet est un ro- 
mancier « idéaliste » ; qui en doute ? Et il est par 
bien des côtés un romancier « réaliste » ; qui vou- 
drait y contredire ? On peut hésiter, pour le définir, 
entre deux formules, d'ailleurs un peu vagues et 
qu'il nous faudra préciser : c'est le plus réaliste des 
romanciers idéalistes, ou, si l'on préfère, le plus 
idéaliste des romanciers réalistes. L'évolution qui 
a marqué dans le roman, comme dans tous les autres 
genres, la seconde moitié de notre siècle, s'est faite 



160 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

SOUS Timpulsion de génies plus vigoureux ; mais, 
soit sur la scène, qu'Alexandre Dumas venait de trans- 
former, soit dans le roman, où Madame Bovary an- 
nonçait Tavènement du naturalisme et le consacrait 
déjà par un chef-d'œuvre, lui-même, en demeurant 
fidèle tant à ses cadres et à son milieu favori, qu'à 
ses préférences mondaines et à ses tendances d'écri* 
vain bien pensant, il admit en ses nouvelles œuvres 
tout ce que pouvait comporter de « naturaliste » 
l^ur distinction aristocratique ou leur caractère 
« chrétien ». 

Octave Feuillet a eu deux manières. A la première 
se rattachent ces agréables proverbes dans lesquels 
il met l'ingéniosité de son art, la délicatesse de son 
observation, Félégance de son esprit, au service 
d'une morale aimable et discrète, mais d'autant plus 
piquante qu'elle fait contraste avec le tour de la lit- 
térature contemporaine, vouée, depuis l'avènement 
du romantisme, à exalter la passion et à glorifier 
toutes les extravagances qu'elle peut inspirer. Parmi 
ses romans, celui diUn Jeune homme pauvre est bien 
de la même veine : si son talent s'y déploie dans un 
cadre plus large, ce sont les mêmes mérites de grâce, 
de mesure, de nuance, qui n'excluent pas d'ailleurs 
en bien des pages une franchise virile, une force 
sobre et contenue. Mais l'auteur était déjà passé de 
sa première manière à la seconde. Sous l'influence 
de ce réalisme qui vient d'être introduit au théâtre 
et qui va renouveler le roman. Feuillet a fait repré- 




OCTAVE FEUILLET 161 

senter sa Dalila : opposant (car il ne renonce point 
à. ses visées morales) le calme bonheur de Tamour 
pur aux égarements de la passion, il y peint cette 
passion même, avec une vigueur qu'on ne soupçon- 
nait pas chez l'auteur de la Crise ou du Cheveu blanc, 
dans ses frénétiques ardeurs et dans ses dévorants 
transports. Et, un an avant Dalila, lo. Petite Comtesse, 
qui date de 1857, exprime déjà, ou du moins annonce, 
ce qu'il y a de plus caractéristique dans la physiono- 
mie de récrivain, telle que Font ensuite accusée tant 
d'autres romans plus étendus , plus considérables, 
mais non plus significatifs. 

La première manière d'Octave Feuillet n'était, à 
vrai dire, qu'un prélude ; il s'essayait dans de petites 
saynètes avant de connaître tous ses moyens. 
Succédant à la première, la seconde en conserve 
les heureuses qualités de grâce, de tact, de con- 
venance exquise, et elle y en ajoute d'autres, des 
qualités plus vives et plus fortes dont le charmant 
écrivain prit bientôt conscience, et qu'il allia 
toujours avec cette aménité délicate qui reste un 
caractère distinctif de sa nature. 

La seconde manière de Feuillet, c'est donc Feuillet 
tout entier. Mais, s'il y a unité dans son œuvre, 
cette unité se forme d'éléments hétérogènes, et qui 
ne font l'effet d'un ensemble harmonieux que grâce 
à son habileté supérieure de composition. Non 
pas que le réalisme et l'idéalisme soient en eux- 
mêmes incon'^iliablnc, car à tout prendre!, l'idéal 



A 



162 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

a bien sa réalité et la réalité son idéal ; mais il y a 
dans l'idéalisme d'Octave Feuillet quelque chose 
d'artificiel qui jure avec son réalisme, et, dans sod 
réalisme, une brutalité foncière qui jure avec son 
idéalisme. Et même, en dépit de tout son talent, il 
ne parvint pas toujours à dissimuler cette contradic- 
tion intime. Son œuvre nous laisse Timpression 
d'une secrète discordance. Elle nous trouble et nous 
inquiète. Elle n'a d'harmonie que dans les lignes 
extérieures, dans ce que Tart offre aux yeux de 
superficiel. Notre vue est satisfaite, notre esprit est 
déconcerté. 

Avant tout, Octave Feuillet nous apparaît comme 
un romancier romanesque. L'école naturaliste, dans 
ces vingt dernières années, a prétendu faire du roman 
un instrument d'enquête, une représentation exacte 
de la vie réelle, une statistique de documents sociaux. 
Combien Feuillet est loin de celte austère esthétique I 
Il ne craint l'invraisemblance ni dans les sujets, 
ni dans les personnages. A des aventures souvent 
extraordinaires répondent des héros qui ne le sont pas 
moins, de vrais héros de roman. Il le sait bien lui- 
même, et il ne se fait pas scrupule de le reconnaître 
et de le déclarer hautementpar leur bouche, a Je suis 
né romanesque, écrit Georges de la Petite Comtesse^ 
et romanesque je mourrai. » Et, dans les Amours de 
Philippe : a Philippe, dit M. de Boisvilliers à son fils, 
vous tenez de votre mère, qui était une âme roma- 
nesque. » Et, dans le Journal d*une femme^ Char- 




OCTAVE FEUILLET 163 

lotte d'Erra, s'analysant elle-même : « Je suis une 
jeune personne excessivement romanesque et pas- 
sionnée. D Une des thèses que Feuillet aime à 
soutenir^ c'est la supériorité des esprits romanes- 
ques sur les esprits positifs. Écoutons plutôt la 
grand'mère de Charlotte : « C'est précisément à 
poétiser le vulgaire devoir que nous servent ces 
dispositions romanesques contre lesquelles vous 
lancez Tanathème. Si vous vous mariez jamais, 
essayez donc d'épouser une femme qui ne soit pas 
romanesque, et vous verrez ce qui arrivera... Ah ! 
mon Dieu, ce n'est pas contre les idées romanesques 
qu'il faut mettre en garde la génération présente, 
mon bon monsieur, je vous assure... Mesdames et 
mesdemoiselles, ne vous gênez pas I Soyez enthou- 
siastes, soyez romanesques tout à votre aise. Tâchez 
d'avoir un grain de poésie dans la tête, vous en 
serez plus facilement honnêtes et plus sûrement 
heureuses. » Et, à la fin du roman, quand Charlotte 
renonce à un bonheur dont ne le séparent plus que des 
scrupules exagérés, maladifs, vraiment fous, quand 
elle vient d'écrire à M. d'Éblis qu'il s'éloigne pour 
jamais, voici les dernières lignes de son journal, 
qu'elle trace auprès du berceau de sa fille : « J'espère 
mettre un jour ces pages dans ta corbeille de jeune 
femme, mon enfant : elles te feront peut-être aimer 
ta pauvre mère romanesque... Tu apprendras peut- 
être d'elle que la passion et le roman sont bons 
quelquefois avec l'aide de Dieu, qu'ils élèvent les 



\ 



iU LITTÉRATURE CONTEMPORAINS 

cœurs, qu'ils leur enseignent les devoirs supérieurs, 
les grands sacrifices, les hautes joies de la vie. i 
Le Journal d'une femme tout entier n'est donc 
qu'une apologie de l'esprit romanesque. Mémo 
thèse dans Montjoie, où l'esprit romanesque s'ap- 
pelle « le bleu ». Même thèse dans V Histoire d'une 
Parisienne : pourquoi M"*' de Maurescamp devient- 
elle à la fin le monstre qu'on sait ? Parce que son 
mari a tué en elle cet esprit romanesque qu'il con- 
sidère comme Tunique cause de la perdition des 
femmes, et dans lequel Octave Feuillet veut nous faire 
voir l'essence de toute vertu. 

Le romanesque communique souvent beaucoup 
de charme aux histoires que Feuillet nous conte. 
Elles nous enchantent ; elles nous promènent dans 
un monde tout idéal, bien loin des mesquineries et 
des grossièretés de la vie commune. Encore faut-il, 
pour nous charmer, pour nous ravir, que la fiction 
ne donne pas un démenti trop rude à la réalité. 
Nous nous laisserons séduire aux peintures de la 
vertu, mais sous la condition que cette vertu ne 
nous paraisse pas trop au-dessus des forces hu- 
maines; nous serons touchés par un noble sacri- 
fice, mais sous la condition que nous puissions y 
croire. Or, parmi les romans de Feuillet, il en est 
qui exigent de nous un grand fonds de candeur, et 
dont les héros ne mettent peut-être pas assez de 
discrétion dans leur magnanimité. 

Nous citions le Journal d'une femme. On n'y 




OCTAVE FEUILLET 165 

rencontre d'un bout à Tautre que dévouements 
surhumains. Charlotte d'Erra est emmenée par son 
amie, Cécile de Stèle, chez une tante, la marquise de 
Louvercy. Parmi les hôtes du château se trouvent 
deux jeunes gens, Roger, fils de la marquise, qui a eu 
le bras et la jambe estropiés à la guerre, et le com- 
mandant d'Ëblis, seul ami que souffre Tin valide, uni- 
que confident de son humiliation farouche. Charlotte 
et d*Ëblis s*aiment bientôt sans le dire. Mais, d'autre 
part, Roger s'éprend de Charlotte et Cécile du 
commandant. D'Ëblis, sesacrifiant àTamitié, épouse 
Cécile, et Charlotte, une de ces âmes profondes 
qui se donnent du premier coup tout entières et 
sans retour, trouve cependant en elle-même assez 
d'abnégation pour se marier avec Roger, cherchant 
dans le bonheur ti*un autre, auquel elle vouera sa 
vie, l'oubli de son propre bonheur à jamais perdu. 
Voilà deux immolations qui ne sont déjà pas com- 
munes. Mais ce n'est encore que de quoi nous accli- 
mater à l'atmosphère idéale dans laquelle on nous 
transporte. Cécile, sentant bien qu'elle n'est pas 
aimée, se livre, dans un moment de vertige, à l'un 
de ses adorateurs, puis, comme elle ne peut sup- 
porter la honte de cette chute, se tue chez son 
amie elle-même, qui a vainement tenté de la ratta- 
cher à la vie. Roger étant mort depuis quelque 
temps déjà, il semble que rien ne s'oppose plus au 
mariage de Charlotte avec d'Ëblis, qui n'a pas cessé 
de l'aimer. Mais ce serait compter sans l'héroïqUe 



166 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

délicatesse des deux amants. Soit pour ne pas 
flétrira ses yeux la mémoire de celle qui n'est plus, 
soit pour lui épargner l'amertume d'un tel outrage, 
Charlotte cache à d'Éblis la faute de Cécile Per- 
suadé que sa femme s'est tuée parce qu'il la délais- 
sait, d'Éblis se croit envers elle des devoirs de répa- 
ration qui Tempéchent d'épouser Charlotte, et 
Charlotte, qui n'aurait qu'un mot à dire, laisse d'É- 
blis s'éloigner d'elle pour toujours, et pleure « des 
larmes qui font envie aux anges ». Le lecteur, qui 
n'est pas un ange (ou, — pour ne faire tort à per- 
sonne, — le lecteur qui n'est pas un ange), ad- 
mire sans doute de pareils sacrifices, mais il se 
mêle à son admiration quelque chose comme de 
Taccablement. Le voilà, en effet, pour peu qu'il ren- 
tre en lui-même, dans la pénible obligation de se 
mépriser très fort, lui qui est, selon toute vraisem- 
blance, incapable de ces « devoirs supérieurs », 
quelque « hautes joies » qui en rémunèrent l'ac- 
complissement. A moins qu'il ne prenne encore ce 
roman comme le poème d'une humanité supra- 
terrestre et non comme l'image de notre monde 
réel. 

Peut-être, après tout, la sublimité que Feuillet 
prête si complaisamment à ses héros, n'est-elle point 
toujours du meilleur aloi. Et, pour nous en tenir au 
commandant d'Éblis, il eût mieux fait de ne pas 
épouser Cécile, sachant qu'il ne pouvait pas, qu'il 
ne pourrait pas Taimer. Une fois marié du moins. 




OCTAVE FEUILLET 167 

lui qui obéira plus tard à de si délicats scrupules 
envers sa femme morte, il devrait la guider, quand 
il en est temps encore, la soutenir, user de son auto- 
rité morale sur elle, au lieu de Tabandonner avec 
indifférence aux caprices de sa nature mobile et 
fantasque. Disons-le, il est rare que les plus magna- 
nimes héros d'Octave Feuillet n'aient pas, ici ou là, 
non une défaillance, dont nous leur serions recon- 
naissants, mais, dansleur supériorité même et comme 
faisant partie de leur transcendance morale, quel- 
que chose de faux à force d'outrance dans le su- 
blime. 

Le genre essentiellement romanesque dont Feuillet 
demeure le représentant le plus distingué, se passe 
fortbien d'observation: que servirait d'observer la vie 
réelle à celui qui fait du roman, non pas l'imitation 
de ce qui est, mais l'invention de ce qui peut être, et, 
plus souvent, de ce qui ne le peut pas? Est-ce à dire 
qu'Octave Feuillet n'ait aucune qualité d'observateur, 
de « psychologue »? Ce serait là le jugement d'une 
critique injuste et grossière. Mais, si l'auteur à' Un 
Mariage dans le Monde ^ du Journal d*une femme ^ 
de la Morte, et même, après tout, du Roman d'un 
Jeune homme pauvre et de Sibylle, montre, soit dans 
la représentation de certains milieux, soit dans la 
peinture de certains caractères, une délicatesse d'a- 
nalyse singulièrement pénétrante, reconnaissons 
que toute une portion de son œuvre est du pur a ro- 
man >i en prenant le mot au sens même avec lequel 



168 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

il s'oppose à la réalité sincèrement observée et fidè- 
lement rendue. 

Il y a un art infini dans tout ce qu'a fait cet écri- 
vain attentif et ingénieux, mais il y a aussi beau- 
coup d'artifice. On s aperçoit trop que Fauteur est 
là quelque part derrière son œuvre, que les événe- 
ments qu'il déroule ont été combinés à souhait par 
un très habile machiniste, que les personnages qu'il 
met en scène savent d'avance ce qu'ils doivent faire 
et ont préparé de longue main ce qu'ils auront à 
dire. Tout cela sent Tarrangement. 

Voyez le Roman d\m Jeune homme pauvre. Gomme 
l'invention y est complaisante 1 Gomme on sent dès 
le début et dans tout le développement de cette mer- 
veilleuse histoire que Maxime est protégé par les 
dieux, — et par le romancier ! Cet amoureux sans 
espoir finira par épouser celle qu'il aime, nous ne 
saurions avoir là-dessus le moindre doute, et les déli- 
catesses chevaleresques de sa conscience n'empê- 
cheront pas ce jeune homme pauvre de devenir mil- 
lionnaire, fallût-il imaginer dans ce louable dessein 
je ne sais quel conte d'un fantastique héritage. Il a 
toutes les vertus, toutes les distinctions ; il aura 
aussi tous les bonheurs. 

En louant chez Octave Feuillet le soin etrententô 
de la composition, et sans vouloir que le roman, 
sous prétexte d'être vrai, reproduise ce que la vie 
réelle a de fortuit et de décousu, on aimerait un jeu 
plus libre, une ordonnance moiub symétrique, et, si 




J 



OCTAVE FEUILLET 169 

Texpression passe, une harmonie moins criante. 
N'y a-t-il pas quelque chose de factice, par exemple, 
dans cette opposition, où s'est si souvent complu 
rhabile romancier, de deux figures de femmes qui 
se font valoir Tune Tautre et se servent mutuelle- 
ment de repoussoir? Voici Dalila, la maîtresse ar- 
dente des sens, et voici, d'autre part, la chaste Mar- 
the, Fange des pures amours : l'une grande dame 
italiennef Tautre pauvre fille d'un musicien allemand ; 
riine douce et tendre, Tautre impérieuse et avide de 
sensations ; Tune blonde et les yeux bleus, comme 
il sied à son innocence, Tautre brune et les yeux 
noirs, comme l'exigeait sans doute sa dépravation 
corruptrice. Dans YHistoire de Sibylle^ c'est, pour 
faire contraste avec Tangélique beauté de l'héroïne, 
le type superbe et presque brutal de Clotilde avec 
ses lèvres rouges, ses lourdes nattes, son œil dévo- 
rant ; et le roman oppose d'un bout à l'autre tout ce 
que l'idéal profil de l'une nous laissait, dès le début, 
pressentir en elle de pureté, de délicatesse, d'éléva- 
tion morale, atout ce que l'opulence charnelle de 
l'autre annonçait de perversité. Et Sibylle est blonde 
comme Marthe, et Clotilde est brune comme Dalila. 
Même contraste dans les Amours de Philippe entre 
Jeanne et M™** de Taîvas, dans Monsieur* de Camors 
entre M"« de Tècle et M™" de Campvallon, dans la 
Morte entre M™« de Vaudricourt et Sabine. C'est par 
de tels procédés que l'art d'Octave Feuillet trahit 
quelque convention ; et, si nous admirons l'habileté 

ESSAIS. 5** 



170 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

avec laquelle il combine ses données et groupe ses 
personnages, nous voudrions qu'elle fût plus dis- 
crète, qu'elle se laissât moins voir, au risque d être 
moins admirée. Cette habileté même, dès que nous 
nous en apercevons, nous met en défiance, et, notre 
suspicion une fois éveillée, nous sommes tentés de 
faire à Fauteur d'injustes chicanes. 

La complaisance avec laquelle Octave Feuillet ma- 
nie à son gré les personnages et les événements, nous 
frappe surtout quand elle s'applique à la démons- 
tration des thèses qu'il affectionne. Et d'ailleurs, ces 
thèses mêmes ont, jusque dans la façon dont il les 
présente et dans le tour qu'il y donne, quelque 
chose de suspect. 

Nûus ne lui reprocherons pas de croire que le ro- 
man peut être utile. Si les intentions les plus édi- 
fiantes ne suppléent point au talent, il ne s'ensuit 
pas que l'artiste doive nécessairement s'interdire 
toute visée morale, et que, comme le veulent les 
maîtres de l'art pour l'art, la préoccupation du vrai 
ne souffre, en vertu même de l'impartialité qu'elle 
exige, aucune distinction entre le bien et le mal. Ce 
qu'on peut dire, c'est que le parti pris de moraliser' 
dans une œuvre d'art risque d'en compromettre non 
seulement la beauté formelle, mais jusqu'à la va- 
leur démonstrative. Subordonné au moraliste, l'ob- 
servateur altère, sans en avoir conscience, la vérité 
des milieux et des figures, et incline tous les élé- 
ments que lui a fournis Tobservàtion , si même 




OCTAVE FEIILLBT 171 

il est jaloux de faire Trai, dans le sens le plus favo- 
rable à ses tendances préjudicielles et aux leçons 
qu'il doit tirer de la yie. 

Octave Feuillet veut montrer, par exemple, que, 
sMl y a tant d'unions malheureuses, tant d'épouses 
coupables, la faute en est presque toujours aux ma* 
ris. C'est un de ses thèmes de prédilection, et nous ne 
voulons rien dire là contre. C'est notamment le thème 
d'unMariagedans le Monde, où M"* de Lorris se charge 
de le développer : « Au lieu d'attribuer les torts au 
mariage, écrit la charmante moraliste à M. de Rias, 
il était peut-être plus juste de les attribuer aux mai- 
ries, et particulièrement au marié... Le mariage n'est 
pas un monologue, c'est une pièce à deux personna- 
ges. Or, vous n'aviez étudié qu'un rôle, et ce n'é- 
tait pas le vôtre... Cet oiseau rare que vous rêvez 
tous, la femme d'intérieur, suppose un oiseau plus 
rare encore, l'homme d'intérieur. » (Remarquons 
en passant que cette M°»« de Lorris, elle-même le 
type de l'épouse, a pour mari un officier de marine 
que personne ne voit dans le roman et qui passe sa 
vie tantôt au Sénégal, tantôt aux Indes, sauf deux 
ou trois mois par-ci par-là durant lesquels il faut 
croire que cet homme d'intérieur se révèle.) — Vous 
voulez prouver que, quand une femme tombe, c'est 
le mari qu'il en faut accuser, thèse assurément dé- 
fendable et bien faite d'ailleurs pour plaire à vos 
lectrices. Mais que m'avez-vous prouvé en effet ? 
Tout simplement que, si la nommée M™* de Rias est 



17* LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

sur le g.oint de tomber, c'est au nommé M. de Rias 
qu'il faut s'en prendre. Vous avez arrangé les cho- 
ses de cette façon ; qui m'empêche de concevoir 
une autre fable où les choses seront arrangées de la 
façon contraire ? 

L'Histoire d'une Parisienne a pour conclusion 
qu* « il ne naît point de monstres, et que les 
hommes en font beaucoup » . J'y consens, encore 
une fois, mais je vous soupçonne d'avoir inventé vos 
personnages et d'avoir combiné toute votre histoire 
en vue de cette démonstration, qui dès lors me sem- 
ble un peu bien vaine. Il faut que vous mariiez 
Jeanne-Bérengère avec un M. de Maurescamp, indé- 
licat et niais gentillâtre, dont l'amour ((, naturaliste », 
comme vous dites, lui inspire tout d'abord un insur- 
montable dégoût, et pour lequel elle ne peut s'empê- 
cher d'éprouver le mépris qu'il mérite. Mais, pre- 
nez garde : si le baron de Maurescamp est à ce point 
méprisable, nous serons tentés d'excuser sa femme 
lorsqu'elle se livrera à un autre, et vous-même, ne 
Têtes-vous pas, quand vous nous dites que « la pau- 
vre et noble Jeanne était à la veille de la plus vul- 
gaire des chutes ? « Ce ne serait pas assez pour faire 
d'elle un « monstre » . 11 faut donc qu'elle s'éprenne 
de Jacques de Lerne, il faut que M. de Maurescamp 
tue Jacques en duel, que Jeanne, cachant sa douleur, 
reprenne la vie commune avec le meurtrier de son 
amant, qu'elle séduise un jeune capitaine de chas- 
seurs très fort à Tépée, que, sous les yeux de son 




OCTAVE FEUILLET 178 

mari, elle lui tende un cigare ôté de ses propres lè- 
vres, que Maurescamp reçoive enfin de Tofficier un 
coup de pointe en pleine poitrine. Et voilà, c'est 
bien simple, de quelle façon l'ange devient finale- 
ment le monstre qui nous était promis. 

Quelle morale tirons-nous maintenant de cette 
histoire? Celle où Fauteur aboutit pour son compte? 
En voici une autre : il est vraiment bien dommage 
que Jacques de Lerne ait été pourfendu par le ba- 
ron, car Tamant, dont la noblesse et l'élévation 
d'âme ont été mises en contraste avec la grossièreté 
du mari, était en très bon train pour consoler 
'Jeanne-Bérengère de ses déboires. 

C'est surtout sa thèse catholique qui accuse chez 
Octave Feuillet le parti pris et Tartifice. Et cette 
thèse, elle est partout dans son œuvre, depuis Ré^ 
demplion jusqu'à la Morte. Qu'est-ce que Rédemp^ 
tion ? L'histoire d'une comédienne qui est convertie 
par Tamour, qui, le jour où elle ajoute un amant 
qu'elle aime à tous ceux qu'elle n'a pas aimés, écrit 
à son curé qu'elle croit en Dieu. Après Rédemption^ 
voici la Partie de darnes^ qui se termine sur une gé- 
nuflexion du vieux docteur Jacobus. Dans la Petite 
Comtesse^ Georges, devant la dépouille inanimée de 
Bathilde, ouvre les yeux aux vérités éternelles, et 
son cœur se fond dans une ardente prière. Sibylle con- 
vertit tout le monde autour d'elle : sa gouvernante, 
jusque-là calviniste zélée, ce qui est bien déjà quelque 
chose ; sa grand'mère de Vergues, dont la vie fut 

5- 



174 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

trop longtemps peu édifiante ; Jacques Féray, qui est 
fou ; le curé de Férias, qui, du jour où il a subi son 
influence, ne prend plus de café que lorsqu'elle le 
lui prépare de ses mains séraphiques. Raoul lui- 
même, qu'elle refuse d'épouser parce qu'il n'a pas la 
foi, tombe enfin sur ses genoux, frappé d'un coup de 
lumière, et, quand Sibylle va mourir, il nous est 
représenté joignant les mains et le front battant sur 
les degrés de Tautel. Dans Montjoie^ V « homme 
fort » doit, bon gré mal gré, être passé au « bleu ». 
Dans la Morte^ Vaudricourt, qui nous a été donné 
jusqu'alors comme un sceptique volontiers railleur, 
fait appeler à ses derniers moments Mgr de Cour- 
teheuse et meurt tout aussi catholique qu'Alietle. 
Dans le Journal d'une Femme, Charlotte conduit 
Roger à l'église et agenouille ce blasphémateur sur le 
prie-Dieu de sa mère, où il pleure à sanglots. 

Trois romans sont particulièrement consacrés à la 
défense de la morale sacramentelle, l'Histoire de Si- 
bylle, Monsieur de Camors et la Morte, 

A côté de Raoul, qui ne croit pas, mais qui finira 
j)ar croire, V Histoire de Sibylle nous présente son 
ami Gandrax, matérialiste et athée. Et de même que 
Raoul est épris de l'idéale Sibylle, Gandrax se laisse 
subjuguer par la plantureuse beauté de Glotilde. 
Mais Glotilde, dont l'auteur avait fait pourtant une 
personne fort peu sentimentale, congédie brutale* 
ment le pauvre membre de l'Académie des sciences, 
sous prétexte qu'il n'a ni coeur, ni âme, ni esprit, 



OCTAVE FEUILLET 475 

rien de ce qui peut relever à ses yeux une femme 
qui tombe. Et Gandrax ne voit d'autre parti à prendre 
que celui de s'empoisonner, le suicide, en ces cas- 
là, se trouvant, comme on sait, la seule ressource 
d'un incrédule, et ce genre de suicide étant tout à 
fait convenable pour un chimiste. 

Monsieur de Camors développe cette idée que 
l'honneur du monde est un principe de conduite in- 
suffisant, et que l'homme chez lequel cet honneur 
demeure étranger à toute foi religieuse, ne trouvera 
pas en lui-même la force d'y rester fidèle. Mais qui ne 
voit que le héros de ce beau roman est bien plutôt vic- 
time de sa propre faiblesse d'abord, puis des circons- 
tances vraiment extraordinaires dans lesquelles l'au- 
teur le place? Il aurait au moins fallu ne pas nous 
présenter M"® de Campvallon comme belle à faire 
damner un spiritualiste ou même un catholique pra- 
tiquant. 

C'est dans la Morte que nous trouvons sous sa der- 
nière forme, et le plus franchement, le plus forte- 
ment posée, la thèse favorite d*Octave Feuillet. « Je 
l'épouserai, dit au début Vaudricourt en parlaijt 
d'Aliette, et je leur prouverai qu'un homme qui ne 
croit à rien peut être un homme de cœur et d'hon- 
neur et faire un aussi bon mari qu'un autre. » Et il 
l'épouse en effet, et l'auteur veut lui faire prouver 
par le malheur de sa femme qu'un homme qui ne 
croit à rien ne peut rendre sa femme heureuse. Mais 
là n'est pas le fond même de celte tragique histoire. 



É 



176 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Ce n'est point Vaudricourt en qui s'incarne vraiment 
Tirréligion, c'est le docteur Tallevàut et sa nièce. 
Remercions tout d'abord Octave Feuillet, qui a bien 
voulu ne pas faire de Tallevàut un grossier maté- 
rialiste. Gandrax lui-même n'était nullement un 
homme vulgaire ; mais son matérialisme décisif et 
cru, scandalisant les âmes pieuses, offensait encore 
les scrupules de la science contemporaine. Quant au 
docteur Tallevàut, il montre en tout ce qui tient 
à la religion non seulement beaucoup de tolérance, 
mais une gravité profondément religieuse ; il ne croit 
pas que,, parce qu'on a perdu l'idéal chrétien, il 
faille renoncer à toute croyance idéale ; il s'est élevé 
par la science même à une foi très belle et très 
sereine. Aussi bien, il joue dans le roman le rôle d'un 
homme supérieur et d'un honnête homme. Mais 
d'où vient que les doctrines auxquelles il a puisé 
une si haute vertu, rendent sa nièce l'empoison- 
neuse qu'elle est? Quand il découvrp le crime de 
Sabine, celle-ci prétend n'avoir fait que mettre ses 
leçons en pratique, et elle essaye de le lui montrer. 
Et ici se pose la même question sur laquelle roule 
le Disciple de M. Bourget: Tallevàut n'est pas moins 
honnête que Sixte, Sabine n'est pas moins scélérate 
que Greslou; Sixte et Tallevàut sont-ils vraiment res- 
ponsables des crimes que Greslou et Sabine commet- 
tent? Question bien délicate et qu'il ne faudrait pas 
trancher d'une façon trop expéditive. Sabine a beau 
exposer comme un enseignement des lois naturelles 



OCTAVE FEUILLET i77 

son implacable système d'égoïsme ; nous ne pouvons 
croire que, si elle empoisonne Aliette, ce soit la faute 
à Darwin. Certes, une chrétienne, une vraie chré- 
tienne, ne ferait pas ce qu'elle fait. Mais comment 
penser que cette conclusion sulïïse à l'auteur ? Et que 
veut-il prouver alors? Qu'une jeune fille qui n'a pas 
été élevée dans la religion catholique, apostolique et 
romaine, aimera fatalement un homme marié et que 
fatalement elle empoisonnera la femme de cet 
homme ? Reconnaissons plutôt que Sabine, telle 
qu'on nous la représente, est de celles qu'aucun 
frein n'arrête. La religion ne lui aurait pas, il 
est vrai, fourni les belles maximes de morale qu'elle 
prétend tirer du darwinisme ; mais il reste fort 
douteux que l'éducation du Sacré-Cœur elle-même 
eût triomphé de sa perversité native et de ses mons- 
trueux instincts. 

Par son goût du romanesque, par ce qu'il y a chez 
lui de visiblement concerté, par ses préoccupations 
morales elles-mêmes, et surtout quand il met le 
roman ou le théâtre au service de l'orthodoxie 
catholique, d'une orthodoxie d'ailleurs bien mon- 
daine, aussi superficielle que tranchante. Octave 
Feuillet marque sa dissidence avec l'école réaliste et 
naturaliste. Il y a pourtant chez lui d'autres côtés 
par lesquels on voit tout de suite qu'il ne fut pas 
impunément le contemporain de Flaubert ou même 
de Zola. Il a peint sans doute mainte figure exquise 
de douceur, de pureté, de grâce, de bonté idéale. 



i 



178 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Mais ce romancier si discret et de si bon ton, son 
élégance et sa délicate réserve ne Tempéchent pas 
de peindre, lui aussi, ce que la vie et le monde ont 
de plus vilain, de plus abject, de plus ignoble. La 
parfaite convenance de son langage nous laisse en- 
tendre les choses que d'autres expriment grossière- 
ment. Un exemple entre mille. Il s'agit d'un jeune 
marié. « Pour lui, nous dit l'auteur, l'amour n'étant 
que le désir, la vertu des femmes n'était que le désir 
assouvi. » Une diction moins pudique en dirait-elle 
davantage ? Et, toujours ddinsV Histoire d'une Pari- 
sienne^ qu'on se rappelle l'aventure de Jacques de 
Lerne, qui, à force de supplications et sous la foi 
des serments, a obtenu d'une femme aimée et jusque- 
là respectée, qu'elle le reçoive une heure dans sa 
chambre... Cette nuit-là., Jacques est moins résigné 
que de coutume aux scrupules impitoyables qu'on 
lui oppose ; son amante se jette à ses genoux les 
mains jointes, le supplie avec larmes d'être honnête 
homme, et, à peine s'est-il retiré, faisant violence à 
sa passion, qu'il la voit, quand il retourne la tête 
pour lui adresser un suprême adieu, répondre de la 
fenêtre par un léger mouvement d'épaule, en laissant 
tomber de sa bouche adorée ces deux mots: 

« Adieu imbécile! » Ily a de bien belles â.mes 

dans les romans d'Octave Feuillet; mais la littérature 
naturaliste offre-t-elle beaucoup mieux que M. de 
Maurescamp en fait de maris et la seconde M^^ de 
Vaudricourt en fait d'épouses? Quelle scène plus osée 



OCTAVE FEUILLET 179 

encore que celle où Ton nous montre, oa à peu près, 
M. de Camors possédant sar an canapé M** Les- 
cande? Parmi les femmes elles-mêmes auxquelles 
Tauteurveut concilier notre S3rmpathie, il y en a 
beaucoup dont Thonnêteté est bien peu solide, M"^ de 
Rias d' Un mariage dans le Monde^ M*' de Maures- 
camp alors qu'on rappelle € la pauvre et noble 
Jeanne i»^ et tant d'autres encore ! Si bien qu'on est 
souvent tenté de s'écrier : c A quoi lient donc la 
vertu des femmes ? » et que le monde où nous con- 
duit Octave Feuillet, ce monde éminemment « dis- 
tingué > et fort propre d'apparence, ne semble pas 
toujours, dans le fond, d'une moralité de beaucoup 
supérieure à celle des milieux les moins recomman- 
dables où nous promène Zola. 

Seulement, le réalisme même d'Octave Feuillet 
reste aristocratique. Feuillet est le peintre par excel- 
lence de la société mondaine. Tout d'abord il se 
donna comme tel. Relisez au début de la Petite 
Comtesse une profession de foi qui, pour ne pas être 
celle de l'auteur, n'en a pas moins sa signification. 
Georges et Bathilde se trouvent déjà aux prises, et 
nous voudrions bien savoir à quoi visent les manè- 
ges de la capricieuse amazone..; Pas du tout; c'est 
le moment que Ton choisit pour nous servir une 
longue tirade sur le rôle de l'aristocratie « consi- 
dérée comme institution dans notre temps et dans 
notre France » ; au lieu de suivre le jeu de Bathilde, 
Georges écoute fort complaisammént un vieux gentil- 



180 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

homme qui lui démontre comme quoi une aristo- 
cratie est nécessaire à la permanence du génie 
national. Certes, Octave Feuillet n*a pas épousé les 
préjugés et les superstitions de la« noblesse »; mais, 
non content d'en représenter les mœurs, il en a 
aussi adopté certaines croyances qui sont de bon 
ton, il en a même caressé les vanités et les fai- 
blesses. Romancier de la vie élégante, c'est là 
vraiment son originalité distinctive. Il Ta peinte, 
cette vie, avec une finesse de touche qui manquait à 
Balzac, génie foncièrement roturier, auquel sa pré- 
dilection pour les grandes dames n'avait point ins- 
piré le sentiment délicat des grâces «patriciennes » ; 
il Ta peinte avec naturel, avec une distinction 
sobre et de bonaloi, sans tomber, comme tel de ses 
successeurs, dans les mièvreries puériles, et sans 
contracter aucun ridicule de « snobbisme ». Il a 
vécu, on le sent, parmi cette société qu'il nous 
représente, il y est parfaitement à Taise, il en sait 
comme de naissance les habitudes, les manières, les 
goûts, et il sait aussi ce qui se cache, sous une appa- 
rence légère et brillante, soit de vertu intime, soit 
de profonde dépravation. 

Mais la vie mondaine n'est pas la vraie vie. Octave 
Feuillet n'a peint qu'un tout petit coin de Thuma- 
nité, et le moins divers, le plus factice, celui dans 
lequel tiennent le plus de place les bienséances arti- 
ficielles et le trompe-l'œil des conventions. Il n*a 
guère fait dans tous ses romans que des variations 




OCTAVE FEUILLET 181 

sur un motif toujours le même, et les divers rôles 
que son éternel sujet comporte sont, d'un roman à 
Tautre, tenus par des personnages qui ont entre eux 
plus qu'un air de famille. Il y a déjà du Camors 
dans le Raoul de Sibylle, Cet homme « que préserve 
un certain fonds de conscience et d'honnêteté qui 
persiste singulièrement dans son âme, dégagée 
d'ailleurs de tout principe et de tout frein moral », 
est-ce le comte de Camors ou le comte de Chalys ? 
Et, si Raoul annonce déjà Camors, Vaudricourt de 
idi. Morte nous le rappelle, soit par sa situation entre 
Aliette et Sabine, soit par son caractère, par cette 
alliance d'une incrédulité déclarée avec sa religion 
de l'honneur.* Nous trouvons peu de différence entre 
Clotilde et M"*" de Campvallon ou M"*» de Talyas, et, 
d'autre part, entre Bathilde de Palme et Julia de 
Trécœur. Ce sont les mêmes figures, comme ce sont 
les mêmes rôles. Tous les types d'Octave Feuillet ont 
été tirés à plusieurs exemplaires, non seulemeut ses 
« démons », mais aussi ses « anges », et, de même, 
ses insipides bellâtres, ses vieux seigneurs, tant soit 
peu bizarres parfois, malgré leur haute tournure, 
ses vieilles dames, dont la plupart sont parmi les 
plus heureux portraits qu'il ait dessinés, celles-ci 
alertes, brusques, spirituelles non sans une pointe 
de gaillardise, celles-là infiniment respectables dans 
leur douceur tendre et pieuse, d'autres enfin aima- 
bles écervelées que l'âge n'a point guéries de leur 
babil vide et de leur frivolité toujours en l'air. 

EdSAIS. 6 



i 



182 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

* • ■ 

Ce sont surtout ses héros d'amour qui se res- 
semblent entre eux. A part la figure unique de 
Camors, qu'il a peinte avec une vigueur incisive 
(Camors est d'ailleurs autre chose qu'un jeune pre- 
mier), — nous pouvons à peine les distinguer les uns 
des autres. Aussi bien le type lui-même semble quel- 
que peu conventionnel. Tous ces grands amoureux 
sont vraiment plus a patriciens » qu'il ne devrait 
être permis. Le défilé commence par Maxime, du 
Roman d'un Jeune homme pauvre^ que, sous son 
déguisement d'intendant, un domestique très con- 
naisseur devine comte ou marquis en le voyant 
monter à cheval. Et, après Maxime, voici Raoul. 
« Raoul était un homme d'une taille assez élevée, 
élégante et souple, qui, sous une attitude d'indolence 
affaissée, décelait le ressort et l'élasticité vigoureuse 
des races félines, et qui lui donnait à un degré 
extrême ce qu'on appelle Tair distingué, j» Et Fau- 
teur ne nous fait grâce ni de ses cheveux fins et 
soyeux, ni de son front pur, ni même de ses longs 
cils féminins. Raoul, avec de pareils cils, est aimé 
de toutes les femmes. Il va voir de temps en temps 
sa cousine au couvent ; une de ces demoiselles pro- 
pose à ses compagnes d'écrire chacune sur un petit 
papier le nom de celui qu'elle aimerait le mieux 
épouser: tous les bulletins portent le même nom, et 
ce nom, c'est le sien I Passons à M» de Lucan. Brun, 
mince, élégant, grave, ayant dans son regard fier et 
un peu sombre, dans son accent froid et doux, dans 



OCTAVE FEUILLET 183 

sa démarche même, une grâce mêlée d'autorité qui 
imposait et charmait, voilà pour l'aspect extérieur; 
quant au moral, t toujours troublé malgré son calme 
apparent, romanesque, passionné, tourmenté d'a- 
mour »! Et, à côté de la variété brune, voici la 
variété blonde dans M. de Frémeuse, avec son appa- 
rence un peu frêle sous laquelle il cache « des nerfs 
fortement trempés et un cœur qui ne Test pas 
moins », avec son aspect élégant et doux, son œil 
bleu, sa moustache fine et fauve, son charmant 
visage qui prend dans les grands jours des airs ter- 
ribles d'archange combattant. Ce type qu'Octave 
Feuillet caresse si complaisamment n'a pas été 
observé, n'a pas été étudié d'après nature. Qu'il 
s'appelle Lucan, Frémeuse, Lerne ou d'Éblis, il ne 
vit sous aucun de ces noms multiples. On dirait le 
rêve idéal d'une pensionnaire. Ici peut-être l'auteur 
a été dupe de ses prédilections aristocratiques : le 
gentilhomme lui a caché l'homme. 

Les romans de Feuillet ont aussi leurs figures vrai- 
ment vivantes, ses barons de Courteheuse ou des 
Rameures et les autres qui leur ressemblent, ses 
vieilles marquises ou duchesses, d*un côté M™® de 
Férias et M™' de Louvercy, de l'autre, et surtout, 
M™" de Lerne, M"*® de Vergues, M™' deCombaleu. Mais 
sa « création » la plus caractéristique est, je crois 
bien, celle de la jeune femme nerveuse et fantasque 
que plusieurs de ses romans nous présentent avec 
des nuancés diverses, et qu'il a doniiée pour héroïne 




I 



184 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

à deux d'entre ses plus goûtés, la Petite Comtesse e 
Juliade Trécœur. 

€ Familière avec les hommes, impertinente avec 
les femmes, la Petite Comtesse offre une large prise 
aux hommages les plus indiscrets des uns, à la haine 
jalouse des autres. Indifférente aux outrages de 
Topinion, elle semble respirer volontiers Fencens le 
plus grossier de la galanterie ; mais ce qu'il lui faut 
avant tout, c'est le bruit, le mouvement, le tourbil- 
lon... Un seul temps d'arrêt, une minute de repos, 
de recueillement, de réflexion, la tuerait. •> Voilà 
Tefifet que Bathilde produit tout d'abord. Enfant, 
elle a reçu une mauvaise éducation ; femme, elle a 
été mal dirigée. Mais, dans le fond, elle a de l'esprit 
et du cœur : malgré la réputation suspecte que lui 
ont value ses imprudences, elle est restée pure, elle 
est même restée naïve, et son amour pour Georges, si 
Georges voulait en faire sa femme, transformerait 
cette créature inconsistante et capricieuse que le ver- 
tige du monde a étourdie, mais qui lit déjà dans les 
yeux de celui qu'elle aime une existence nouvelle plus 
digne et plus élevée, où elle lui demande de la 
conduire. Georges a peur, et la voilà qui, dans un 
accès de folie, se livre au premier fat venu pour 
mériter le mépris de Georges, ce mépris dont elle 
mourra. 

Julia de Trécœur, elle aussi, a commencé par être 
une enfant gâtée Elle s'est développée en pleine 
forêt vierge à tort et à travers, et son naturel ardent, 




OCTAVE FEUILLET 185 

la véhémence de ses instincts, semblent la prédes- 
tiner dès l'enfance à de fatales aventures. M*»* de Tré- 
cœur se remarie ; Julia elle-même épouse M. de Moras, 
rintime ami de Lucan, qu'a épousé sa mère. Après 
son voyage de noces, elle vient passer quelques 
jours au château de Vastville où se sont retirés M. et 
M"« de Lucan. Ce Lucan, pour lequelJulia a marqué 
tout d'abord la plus violente antipathie, elle Taime, 
et son cœur est partagé entre l'ardeur sombre d'une 
irrésistible passion et Thorreur de l'inceste où cette 
passion doit fatalement aboutir. Son démon l'em- 
porte ; elle poursuit Lucan, elle lui laisse deviner 
son amour par les singularités de sa conduite, elle le 
lui avoue en un moment de vertige, et, quand son 
beau-père la repousse, elle se tue, et jusque dans ce 
suicide, dans cette cavalcade effrénée en droite ligne 
vers la falaise, vers Teffrayant gouffre où elle préci- 
pite son cheval fumant et cabré. Ton reconnaît 
encore sa bravoure hautaine, sa fougue orageuse et 
ses tragiques caprices. 

Julia de Trécœur ou Bathilde de Palme, voilà bien 
la femme d'Octave Feuillet, créature mal équilibrée, 
excentrique, bizarre et incohérente, abandonnée tout 
entière à ses instincts, capable d'héroïsme et de 
crime, inquiète, agitée, détraquée, singulièrement 
affolante, malade au fond et déjà en proie à cette 
fameuse névrose dont Feuillet a peint les effets dans 
la haute société avec la parfaite convenance de sa 
plume aristocratique, comme Zola les peignait dans 



186 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

les classes populaires avec la puissance massive de 
son brutal génie. 

Octave Feuillet est le romancier d'un temps déjà 
lointain. Ce qu'il y a chez lui d'artificiel et de con- 
venu paraît d'autant plus sensible que Técole natura* 
liste nous a habitués à plus de réalité. Mais les natu- 
ralistes eux-mêmes n'ont-ils pas leurs artifices et 
leurs conventions ? N'exagèrent-ils pas à plaisir les 
vilenies du monde et la bestialité de notre nature î 
C'est après la lecture de la Terre ou de la Bète 
humaine qu'il faut revenir à Feuillet pour se débar- 
bouiller des ordures, pour goûter et savourer chez 

lui, soit, dans la forme, cette délicatesse de goût, 
cette élégance de style qui n'excluent point la vigueur 
ni même l'audace, soit, dans le fond, cet idéalisme de 
galant homme et d'homme du monde, que nous pou- 
vons bien trouver parfois un peu fade, mais qui s'ap- 
proprie, après tout, à son milieu favori, à ce milieu 
aristocratique dont il laisse maints tableaux d'une 
observation très fine, et, souvent, d'une très vive 
réalité. 



^. 



J.-J. WEISS 



Sans considérer ici J.-J. Weiss autrement que 
comme critique, remarquons tout d'abord que les 
heurts de sa carrière ont porté trop de tort à son œuvre 
d'écrivain pour qu'elle donne vraiment la mesure de 
ce rare et singulier talent. A moins que sa vivacité 
même, sa veine aventureuse et vagabonde, son goût 
de l'imprévu et du paradoxe, ne soient justement en 
accord avec ce que son œuvre a de fragmentaire et 
d'accidenté. Il ne nous reste de lui que des articles 
de revue ou de journal, qui, malgré le titre commun 
sous lequel il les réunit, ne sauraient former un tout 
homogène. Et, s'il paraît ne s'être pas beaucoup 
préoccupé de sa propre renommée, c'est peut-être 
qu'il sentait que, ne se fixant à aucun ouvrage con- 
sidérable, ni de longue haleine, ni de forte teneur, 
cette renommée serait toujours inférieure à ce qu'il 
avait conscience de valoir. Nous trouvons dans la 
préface de ses Fssais sur V Histoire de la Littérature 



â 



188 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

française, dans celle de son ouvrage sur le Théâtre 
et les Mœurs, la marque du scrupule qu'il éprouvait 
à présenter comme un livre ce qui n'est en réalité 
qu'une série de morceaux détachés et sans suite. 
Mais, si des recueils d'articles, ainsi qu'il le déclare 
lui-même, sont de peu de prix quand l'écrivain qui 
s'exprime sous cette forme a l'imagination banale, le 
jugement médiocre, un style hors du bon goût et de 
la vérité, ces recueils, ajoutons-le pour lui, qui ne 
pouvait le dire, prennent une importance et une 
valeur singulières quand l'auteur a l'imagination 
originale et brillante, le jugement vif et personnel, 
le style juste, alerte, lumineux, pénétrant. 

Weiss ne fut rien moins qu'un doctrinaire. [Nulle 
part, que nous sachions, il n a régulièrement exposé 
sa théorie de critique. A vrai dire, ce libre esprit, 
tout discursif, écrivit « par humeur ». D se contenta 
de répandre au jour le jour sa verve fertile en aperçus 
ingénieux, en suggestives échappées ; il ût des poin- 
tes, il poussa de tout côté d'agiles reconnaissances. 

On retrouve dans l'écrivain cet enfant de troupe 
dont il a peint avec tant de gaillardise Texistence 
errante, les voyages pittoresques à travers la 
France, sans autre école que les spectacles infini- 
ment variés de la vie défilant au hasard sous ses 
yeux. Plus tard, il fit ses classes, mais, nous dit-il, 
« moitié à Louis-le-Grand, moitié à Fevdeau et à TO- 

m 

déon ». Normalien, il ne plia pas à la discipline sco- 
lastique son goût naturellement indocile. Jusqu'à la 




J.-J. WEISS 189 

fin de sa vie, il ne pouvait prononcer le nom de Paul 
de Kock, un des maîtres qu'avait le plus goûtés sa 
jeunesse, sans évoquer « des Nausicaas au lavoir et 
des Galatées fuyant à âne vers les saules ». 

Son œuvre de critique littéraire dénote beaucoup 
de sagacité et de pénétration, non moins de fantai- 
sie, une originalité quelque peu capricieuse, et très 
piquante sans doute, mais qui se fait un jeu malin 
de déranger les cadres traditionnels, de déconcer- 
ter les habitudes établies, et qui ne dédaigna pas 
toujours ce qu'un grain de scandale pouvait y ajouter 
de ragoût. C'est dans ses chroniques théâtrales que 
cette singularité se marque avec le plus de désinvol- 
ture, et que Ton en trouve les traits les plus impré- 
vus, les plus amusants (i). Ses deux volumes trahis- 
sent bien encore^ çà et là , le secret plaisir qu'il 
prit toujours à dérouter les opinions reçues par 
des rapprochements bizarres ou d'excentriques 
admirations ; mais il n'y a guère admis que des études 
faites à tête reposée, de véritables essais, où, sans 
rien perdre de sa verdeur naturelle, il s'abandonne 
moins complaisamment aux intempérances de son 
imagination et aux saillies de son humeur. 

Ce qui frappe tout de suite en ces volumes, ce que 



(1) Les feuilletons de critique théâtrale écrits par Weiss dans 
le Journal des Débat* pendant trois années, de 1883 à 1885, ont 
été, depuis cet article, classés en quatre volumes, dont le pre- 
mier vient de paraître sons ce titre : Autour de la Comédie- 
Française. 

6* 



190 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

d'ailleurs indiquent déjà, non seulement le titre gé- 
néral de Tun, mais encore maints titres d'articles 
particuliers dans les deux — De V époque contempo- 
raine, De V époque actuelle^ L'état d'esprit en i 850, 
Du public littéraire en i 858^ M, A, Dumas fils, ses 
œuvres, son public^ la société de son temps — ce sont 
les préoccupations constantes du moraliste et de 
l'historien, pour qui la littérature est l'expression 
d'un état social. « Voué de bonne heure aux études 
historiques, écpivait-il tout récemment, c'est encore, 
c'est surtout l'histoire que j'ai cherchée dans l'étude 
des lettres. » Il demande aux lettres de lui révéler 
les altérations que subissent l'homme et la société, 
siècle après siècle, en leur façon dépenser et de sen- 
tir. La véritable connaissance de l'histoire n'est pas 
dans les archives ou dans les codes, elle est dans les 
œuvres littéraires. « Voulez-vous savoir ce qu'était 
sous l'ancien régime le droit d'aînesse ? Ne vous 
faites point apporter les gros livres des économis- 
tes ; voyez dans Molière et dans Regnard comment 
le frère parle à la sœur. » Et autre part : « L'histoire 
des lettres est la seule forme de l'histoire qui ne 
trompe pas un esprit pénétrant. » S'il s'attache de 
préférence à des auteurs de second ordre, n'est-ce 
pas surtout parce que, moins originaux, moins per- 
sonnels que les génies supérieurs, ils reflètent avec 
plus de fidélité les mœurs du milieu ambiant? Et, de 
même, parmi les genres littéraires, c'est le théâtre 
qui eut toujours ses prédilections, comme celui qui 




J.-J. WEISS 191 

devait lui offrir le tableau le plus exact et le plus vif 
de la société contemporaine. Quand le directeur du 
Journal des Débats lui confia le feuilleton drama- 
tique, plusieurs de ses confrères témoignèrent leur 
surprise de voir qu'il entreprît si tard une tâche 
dans laquelle ils le croyaient tout novice. « J'étais au 
contraire, dit-il, solidement préparé ; la Rue de la 
Lune et le Chevalier du Guet m'étaient aussi classi- 
ques que VAndrienne et le Plutus, » Dans le théâtre 
même, c'est surtout la comédie qui Tintéressait, et 
toujourspour la même raison. Le cours qu'il professa 
en 1857 à la Faculté d'Aix avait pour sujet la 
comédie au xvii" et au xviii* siècle, et sa leçon 
d'ouverture, la seule qu'il ait publiée, nous apprend 
ce qu'il demandait à cette étude : tandis que la 
tragédie « laisse malaisément démêler, au milieu des 
règles qui la contraignent, sous un langage et des 
sentiments d'exception, la réalité de la vie quo- 
tidienne », la comédie lui fera saisir au vif toutes les 
vicissitudes par lesquelles, depuis le grand roi jus- 
qu'à la Révolution, passèrent les idées et les senti- 
ments, les relations sociales, les habitudes de la vie 
privée. Enfin, sa sympathie toute particulière pour 
les comiques du xviii« siècle s'explique par cette rai- 
son que, sans nier la décadence littéraire qui com' 
mence aussitôt après Fauteur du Misanthrope et de 
l'Auare, l'historien et le moraliste qui sont en Weiss 
se consolent aisémept si la comédie de caractère 
décline et finit par disparaître, quand la comédie de 



à 



192 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

mœurs naît et s/élève pour la remplacer. Et, disons- 
le en passant, le goût de Weiss pour Scribe, 
pour ce Scribe si vilipendé de nos jours, trouverait, 
au besoin, son excuse en des motifs du même ordre ; 
c'est que Scribe est resté plus sûrement que tout 
autre dans la moyenne de la vie française, c'est 
qu' tt aucun des écrivains de son temps n'a rendu 
avec autant de- vivacité et dans une aussi juste me- 
sure la manière d'être du pays de France entre 1820 
et 1850». 

On reconnaît à cette conception de la critique un 
contemporain de M. Taine. Pendant que M. Taine 
appliquaitle premier la méthode historique en grand 
à toute une littérature et dans un ouvrage « faisant 
édifice », Weiss, en des articles que leur peu d'éten- 
due n'empêche pas d'être significatifs, essayait, il 
en revendique l'honneur, de t démontrer l'identité 
de l'histoire et de la critique ». Mais ces paroles 
mêmes ne doivent pas nous faire croire qu'il ait 
réduit l'étude des œuvres littéraires à leur intérêt 
purement historique. Chez lui, l'homme de goût, le 
lettré, et aussi « l'honnête homme », s'échappent 
constamment à travers les mailles d'un système 
trop rigoureux d'ailleurs pour que son esprit impa- 
tient et divers puisse s'y emprisonner. On trouve un 
peu partout dans ses études, mais notamment dans 
l'article sur les Mœurs et le Théâtre en 1865 et dans 
celui qui a pour titre De la Littérature brutale^ les 
préoccupations du moraliste qui ne se borne pas à 



J.-J. WEISS i93 

décrire et à constater, mais qui juge et condamne 
en vertu de certains principes sociaux. Moraliste au 
sens où ce mot dérive de mœurs, Weiss Test encore 
au sens où il vient directement de morale. Et de 
même, la critique telle qu'il la comprend ne se con- 
tente pas de mesurer des forces, de considérer le 
jeu de telle ou telle faculté appliquée à tel ou tel 
objet ; elle aussi parle au nom de certaines règles, 
au nom de règles générales qui président à la com- 
position de toute œuvre littéraire, et au nom de 
règles spéciales qui s'appliquent particulièrement 
à tel ou tel genre. « Il s'est formé, dit-il quelque part, 
deux écoles de critique : la première trop exclusive- 
ment historique, la seconde purement mécanique et 
dynamique. La première n'étudie dans un auteur 
que ses passions et ses instincts ; à ce titre, elle 
admet pour excellent tout ce qui a du relief et elle 
fait autant de cas des grossièretés de Shakespeare 
que de ses beautés. La seconde se contente de dé- 
gager dans une œuvre la quantité de talent et d'es- 
prit qu'elle contient, comme le chimiste dégage la 
quantité d'alcool répandue dans une liqueur géné- 
reuse. Le talent une fois mesuré et l'esprit une fois 

• 

décomposé en ses divers éléments. Tune et l'autre 
école jugent futile de se demander jusqu'à quel point 
est légitime l'emploi qui a été fait de ce talent et de 
cet esprit. C'est qu'il n'existe point pour ces obser- 
vateurs empiriques un type de perfection, relatif à 
chaque art, qui a été quelquefois atteint et dont il 



i 



194 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

faut faire effort pour se rapprocher le plus possible. 
N'est-il pas évident néanmoins, pour en revenir au 
sujet particulier qui nous occupe, que le théâtre a des 
lois?... » Ces deux méthodes, comme il le remarque, 
sont venues aboutir par des chemins divers à Tindif- 
férence en matière de goût. « Si le goût, dit-il ail- 
leurs, en parlant de M. Taine, si le goût existe pour 
lui, c'est un instrument sans usage. » Weissse sépare 
de Tune et l'autre école en rendant au goût dans la 
critique cet usage dont l'une comme Tautre faisaient 
si bon marché. 

Toutes ses préférences allaient vers ce que Tesprit 
français a déplus aimable, deplusdoux, de plus gra- 
cieux. Et, si Ton peut Taccuser de n'avoir pas appré- 
cié à leur valeur les qualités supérieures du fonds 
national, il en a goûté plus que tout autre les quali- 
tés moyennes. Nul n'a loué mieux que Weiss, avec un 
sentiment plus fin, les écrivains mesurés et délicats^ 
dont le génie est fait de justesse, de convenance élé- 
gante, d'ingénieux assortiment. Lorsque vous vous 
serez plongé dans la lecture d'Hoffmann ou de Bttr- 
ger, écrit-il, prenez un de ces auteurs français à qui 
nos cours de littérature donnent le titre impertinent 
de petits poètes, et ouvrez le livre à la première page, 
a Quelle résurrection de tout votre être ! quel en- 
chantement I Ce n'est qu'un filet d'eau, mais qu'il 
est limpide ! C'est une source qui tiendrait dans le 
creux de votre main, mais qu'elle a de fraîcheur! » Et, 
quand il vient de citer quelque couplet de Regnard : 




J..J. WEISS 195 

t Que je triompherais, après de tels vers, de tenir à 
quatre pas de moi mon ami Taine ! Je lui sauterais à 
lagorge et je lui crierais : Angle et Teuton, rends-toi ! 
car enfin, ose me soutenir que tes pirates saxonsi 
avec ces affreux chants de guerre dont tu as infesté 
ion Histoire de la Littérature anglaise^ sont plus poètes ! 
Ecoute ceci, et dis-moi si l'esprit, le pur esprit, l'es- 
prit tempéré et fin, Tesprit qui se contient et qui se 
gouverne, la plus intime essence de nous-mêmes en- 
fin, gens de Paris, de Gascogne et de Champagne, ne 
peut pas être une source de poésie tout aussi bien 
que rimagination exaltée et noire, les passions fu- 
rieuses, le cœur qui se ronge et l'hypocondrie ? » 
L'auteur d'Ati Pays du Rhin^ qui, dans ce livre, pro- 
fesse pour TAUemagne contemporaine une admira- 
tion bien douloureuse à son patriotisme, se consolait 
sans doute par le culte du génie français en ses élé- 
gances choisies, en ses grâces exquises, en cette fleur 
légère et charmante qui ne s'est jamais épanouie sur 
un sol teuton. 

Si Weiss faisait ses délices de nos écrivains les 
plus polis, les plus honnêtes, les plus finement nuan- 
cés, à cette préférence intime ne pouvait manquer 
de répondre une instinctive aversion pour la crudité 
de notre littérature actuelle. Dès 1857, réunissant 
dans le même article, l'un des plus considérables, et 
aussi l'un des plus caractéristiques qu'il ait écrits, les 
noms de Barrière avec ses Faux Bonshommes^ de 
Flaubert avec sa Madame Bovary^ de Baudelaire avec 



196 LITTÉKATURE CONTEMPORAINE 

ses Fleurs du Mal, il marque nettement révolution 
morale et littéraire qu'accusait au théâtre, dans le 
roman, dans la poésie elle-même, l'apparition si- 
multanée de ces trois ouvrages. Tous les trois, cha- 
cun à sa manière, le frappèrent par un caractère com- 
mun d'audace violente et de raide inhumanité. Le 
règne avait commencé de la « littérature brutale », 
et Weiss ne cache pas son antipathie pour ce que « le 
positivisme littéraire » a de dur et d'oppressif. Non 
qu'il conteste le talent des écrivains et le mérite des 
œuvres; mais il oppose l'idéalisme fervent et pas- 
sionné de l'époque romantique au matérialisme secet 
froid de la nouvelle école, ou, mieux encore, par delà 
le romantisme lui-même, dont les déclamations et les 
extravagances froissent la justesse naturelle de son 
goût, il se réfugie dans un cercle d'esprits moyens, 
tempérés, faciles à vivre, dans le commerce des Le 
Sage, des Gresset, des Piron, écrivains « délec- 
tables », dont l'aménité fait aimer l'existence. 

Et comment l'admirateur passionné de Vert-Vert 
ou de la Métromanie aurait-il goûté Sous-Off. ou 
les Chapons ? C'est en citant ces deux ouvrages 
qu'il caractérise la littérature d'aujourd'hui dans des 
pages qui ne datent pas encore d'un an. Bien des 
déboires de toute sorte avaient, il faut le dire, at- 
tristé la carrière de Weiss, et sans doute sa mauvaise 
humeur à Tégard de notre temps doit en partie s'ex- 
pliquer par là. Mais il a été, — avec beaucoup de 
sens et de verve, avec non moins d'indépendance 



J..J. WEISS 197 

que de tact, avec une pointe de paradoxe assez sou- 
vent, — un des derniers représentants de la culture 
classi({ue en tout ce que le mot peut faire entendre 
d^'heureuse douceur dans les habitudes sociales^ de 
modération délicate dans la conduite de la vie, d'ex- 
quise urbanité dans le goût, — le représentant de ces 
traditions et de cet esprit dont les dernières lignes 
qu'il ait écrites déplorent éloquemment le déclin ; et, 
à ce titre, non seulement les Chapons et Sous-O/f. 
n'aTaient pas de quoi le satisfaire, mais encore la lit- 
térature actuelle, même en ses œuvres supérieures, 
ne répondait que bien imparfaitement à ce que lui- 
même cherchait dans les lettres, dans ces lettres 
qu'il appelle « Tentretien innocent des heures, déli* 
ces et noblesse de la vie. » 



â 



M. EMILE ZOLA 



A PROPOS DK VArgent. 



L'Argent est le dix-haitième tome des Rougoti-Mac* 
çtiar/, cette «histoire naturelle et sociale d*une famille 
sous le second Empire > que M. Zola a commencée 
voilà quelque vingt ans et qui va bientôt toucher à 
sa fin. L'idée ne s* en trouvait pas dans le plan pri- 
mitif ; mais elle date des premiers volumes. Une 
lettre de Fauteur, tout récemment insérée dans le 
Livre moderne^ nous apprend que « la conception de 
ce roman doit être placée vers 1877, après la publi- 
cation de Son Excellence Eugène Bougon ». Sans 
doute l'argent joue un rôle capital dans plusieurs 
volumes de la série. Mais il n'en remplissait aucun. 
Or, son besoin d'abstraire, son goût instinctif pour 
ridéalisation et pour la synthèse, devaient nécessai- 
rement amener M. Zola, tel qu'il nous est connu, 
^ composer je ne sais quel poème du million, comme 



A 



..v:^;-<r 



200 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

le Ventre de Paris était « le poème des nourritures » 
et Nana « le poème du. vice ». 

Si nous ne voyions dans les Rougon-Macquart que 
« l'histoire d'une famille », le nouveau roman se 
rattacherait à ceux qui précèdent que par un bien 
lâche lien. M. Zola a beau reprendre son Saccard de 
la Curée^ cela ne suffit pas pour V Argent rentre 
dans le plan rigoureux des Rougon-Macquart ; ce 
plan s'est singulièrement élargi, il s*est de plus en 
plus accusé comme devant servir de cadre non pas 
seulement à l'histoire d^une famille, mais surtout à 
l'histoire d'une génération entière, que les person- 
nages fournis par les Rougon-Macquart figurent dans 
ses divers aspects à tous les degrés de la hiérarchie 
sociale. Chacun de ces personnages est un type, et 
la famille en son ensemble résume la société du 
second Empire. C'est à Tœuvre de M. Zola, prise 
dans cette signification générale, que se relie V Ar- 
gent. Une telle conception ne cadre guère avec Pes- 
thétique du réalisme : le réaliste ne devrait stricte- 
ment peindre que des individus, car il n'est de vrai- 
ment réel que ce qui est individuel. Mais ne savons- 
nous pas depuis longtemps qu'il y a dans M. Zola 
deux hommes perpétuellement en lutte l'un contre 
l'autre : d'abord le théoricien de ce roman scienti- 
fique, naturaliste, expérimental, qui aurait pour 
unique procédé d'observer la vie et pour objet uni- 
que de la représenter telle quelle; puis le poète, 
dont l'imagination déforme, grossit, exagère tous les 



EMILE ZOLA 201 

éléments fournis par la réalité? Ces deux hommes, 
dont le second l'emporte toujours sur le premier, 
nous les retrouverons Tun et l'autre dans V Argent. 
Pour ce livre, de même que pour les précédents, 
M. Zola a emprunté tous ses matériaux à une étude 
patiente et consciencieuse. « Quant aux recherches 
que j'ai faites, écrit-il dans la lettre déjà citée, elles 
ont été, comme toujours, dirigées d'après le même 
plan logique : lecture des livres techniques, visites 
aux hommes compétents, notes prises sur les lieux 
à décrire. » Remarquons, après beaucoup d'autres, 
après M. Anatole France notamment, que l'observa- 
tion de la réalité vivante a dû faire place depuis 
longtemps aux documents de seconde main fournis 
par les « interviews » ou par les bibliothèques. Ce 
n'est plus notre âge que peint M. Zola, c'est une 
époque déjà reculée. L'Argent nous reporte à un 
^ quart de siècle en arrière, peu s'en faut, et ces vingt 
ou vingt-cinq années ont introduit dans notre état 
politique et social de nombreux, de profonds chan- 
gements. Ce que fait actuellement M. Zola, c'est, à 
proprement parler, de Tarchéologie. Or, on sait quel 
est recueil du roman historique, et M» Zola lui- 
même, dans la violente campagne qu'il mena jadis 
contre le romantisme, dénonçait ce qu'a d'esseutiel^- 
lement faux cette forme de roman, condamnée par 
la force des choses à représenter sous un costume 
plus ou moins ancien les personnages, les senti- 
ments et les mœurs du temps présent. V Argent^ 



 



202 LITTÉRATCRE CONTEMPORAINE 

comme bien d'autres volumes de la série, contre- 
vient à Tun des principes fondamentaux du réalisme, 
tenu, en bonne conscience, de ne peindre que d'a- 
près nature. Mais, de plus, M. Zola cède, bien mani- 
festement cette fois, à la tentation irrésistible de 
transporter le présent dans le passé, en donnant les 
dernières années de TEmpire pour cadre au tableau 
de mœurs et d'événements tout contemporains, en 
déroulant TafTaire de l'Union générale sous le nom 
de cette Banque universelle dont la fondation, la 
grandeur et la ruine font le sujet de sa nouvelle 
œuvre. 

Admettons toutefois que les mœurs financières de 
1882 soient, à peu de chose près, celles de 1865, ad- 
mettons que le catholicisme eût, il y a vingt-cinq ans, 
sa politique propre, que ce ne fût pas alors une idée 
extravagante de songer à établir le pape en Pales- 
tine. Ne cherchons pas querelle à M. Zola sur des 
anachronismes qui ne tirent peut-être pas à si 
grande conséquence, et examinons le roman en lui- 
même, sans trop prendre souci de la date exacte 
où il faut le rapporter. 

Une œuvre de la sorte ne se prête guère à Tana- 
lyse. « Ce sera certainement, écrivait M. Zola quand 
il venait d'en terminer le premier chapitre, le plus 
Compliqué, le plus bourré de mes livres. Pour en 
résumer les matières, il me faudrait entrer dans des 
détails infinis. » Le plan de Y Argent exigeait en 
efiet que ce roman nous présentât le monde tout 







EMILE ZOLA 203 

entier de la finance, depuis les grands spéculateurs, 
princes de la Bourse, jusqu'aux derniers des cou- 
lissiers. L'action est tout ce qu'il peut y avoir de 
plus simple si Ton s'en tient aux grandes lignes, 
mais tout ce qu'il y a de plus touffu si l'on veut em- 
brasser de l'œil tant d'épisodes qui s'y rattachent, 
tant de figures qui s'y mêlent. Et ce n'est pas un 
mince mérite pour l'auteur que cette complication 
n^enlève rien àla clarté, que le roman se disperse en 
une foule de scènes accessoires sans s'y égarer un 
instant, que cette œuvre, où d'innombrables person- 
nages se meuvent et se croisent dans une telle multi- 
plicité d'incidents, nous laisse, avec quelque fatigue 
à la vérité, une impression parfaitement distincte de 
chaque détail et parfaitement nette de l'ensemble. 

Nous retrouvons là une qualité caractéristique du 
maître. Tandis, en effet, que le naturalisme allait de 
soi*même au relâchement de la composition, il est 
remarquable que M. Zola a toujours procédé d'une 
façon méthodique, en « géomètre »,àla construc- 
tion de ses œuvres. Nul ne sait mieux d'avance et 
ce qu'il fera et comment il le fera. Il y a jusqu'en 
sa manière de travailler, dans cette constance du 
labeur quotidien, la marque d'une volonté ferme, 
d'une discipline vigoureuse, qu'aucun caprice ne 
séduit et qui n'abandonne jamais rien au hasard. 
Avant même de s'être mis à la tâche, il annonçait^ 
voilà tantôt six mois,, que son nouveau livre aurait 
douze chapitres et quMJ serait terminé dans les der-» 



i 



201 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

niers jours de décembre. La continuité toujours 
égale de son travail et la solide carrure de ses œuvres 
expriment diversement, mais non sans un accord 
intime, ce génie foncièrement systématique. C'est 
par son instinct de logicien qu'il a été le doctrinaire 
du naturalisme, et c'est en vertu du même instinct 
qu'il fait des romans dont l'économie géométrique 
asservit la nature aux exigences d'un art impé- 
rieux, — cette « nature » indocile et fantasque, que 
le « naturalisme », conséquent avec ses principes, 
devrait reproduire telle quelle sans aucune préoc- 
cupation de la simplifier et de la rectifier. 

Si nous ne pouvons analyser l'Argent dans la com-^ 
plexité de ses innombrables épisodes, il nous faut 
au moins indiquer, chacun par quelques traits, les 
personnages que l'auteur y fait paraître. 

De loin, sur les marches de la Bourse, une foule 
anonyme, je ne sais quelle tumultueuse marée, d'où 
sort, comme un bruit de flots grondants, la clameur 
de l'offre et de la demande... Mais approchons assez 
pour que les physionomies se précisent. Voici 
d'abord Pillerault et Moser, deux boursiers de pro- 
fession : l'un, grand, maigre, un visage osseux de 
chevalier errant, c'est le haussier, qui s'est fait du 
« casse-cou » une théorie systématique ; l'autre, de 
taille courte, le teint jaune, ravagé par une maladie 
de foie, c'est le baissier, en proie à de continuelles 
alarmes et qui voit dans le moindre incident un 
symptôme d'universel cataclysme. Et l'un ne se mon- 



EMILE ZOLA 205 

tre guère sans Tautre, et, dans cette opposition même 
des deux personnages, se trahit déjà ce besoin de 
symétrie inné chez M. Zola. A côté d'eux, Salmon, 
qui passe pour un gaillard extraordinairement fort 
parce qu'il ne parle jamais, dont le sourire, son uni- 
que langage, et jusqu'à la façon d'écouter, glacent 
Moser d'inquiétude et font hésiter Pillerault lui- 
même, comme s'il avait trouvé pour son usage per- 
sonnel une troisième façon de jouer en ne mettant 
ni à la hausse ni à la baisse. 

Cette figure épaisse et large de paysan rusé, ca- 
chant sa finasserie sous des airs bonhommes, c'est 
le député Huret, agent de l'Universelle au Corps 
législatif et péchant pour elle dans les bas-fonds de 
la politique. Voici le marquis de Bohain, avec son 
visage blême, sa petite tète aristocratique, un air 
nonchalant et fatigué de grand seigneur : tout son 
secret pour mener grand train consiste à empocher 
quand il gagne, et, quand il perd, à ne jamais payer 
ses différences; très recherché malgré tout par les 
jeunes compagnies pour l'illustration de son nom, 
qui est une enseigne des plus décoratives. Sédille et 
les Maugendre: Sédille t fabricant de soie, qui en^ 
gloutit dans l'agio tous les bénéfices de son indus^ 
trie, perpétuellement travaillé d'appréhensions, bour^ 
relé d'inquiétudes, ne vivant plus que dans l'espoir 
d'un coup extraordinaire qui répare enfin sa ruine 
imminente ; les Maugendre, anciens manufacturiers, 
retirés avec quinze mille livres de rente, que la pas- 

KSSAIS; 6" 



206 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

sion du jeu a peu à peu gagnés, le mari commençant 
par employer en reports une rentrée sur laquelle il 
ne comptait pas, puis s'habituant à suivre les cours, 
puis faisant des opérations à primes où il limite sa 
perte, mais bientôt s'aventurant, jouant à terme, 
exposant des sommes de plus en plus considérables, 
— la femme déclarant au début qu'elle aimerait mieux 
se noyer que de hasarder un sou^ puis rassurée et 
alléchée par le gain, se passionnant à son tour, deve- 
nant plus âpre que son mari, le gourmandant d'être 
si timide, s'acharnant aux grands coups de hasard, 
finissant par refuser cinq cents francs à sa fille et 
à son gendre, menacés par les huissiers, pour ne 
rien distraire de sa fortune qu'elle engage tout 
entière dans de fantastiques opérations. Le capitaine 
Chave, figure apoplectique, le cou raidi par Tusage 
du col de crin, type de l'infime joueur au comptant, 
allant à la Bourse avec la même sécurité qu'un 
employé à son bureau, et complétant, grâce à ses 
quinze ou vingt francs de rente quotidienne assurée, 
la maigre pension du gouvernement, qui ne suffirait 
pas à régaler de gâteaux et de bonbons les jolies fillet- 
tes de la rue NoUet. Sabatini, le beau Sabatini, avec sa 
grâce insinuante d'Oriental mâtiné d'Italien, la ca- 
resse de son œil noir si doux dans sa longue face brune, 
son air détaché et alangui d* c hoînme à femmes » ; 
sans doute un exécuté de quelque Bourse étrangère, 
mais que recommande sa complaisance féline à la 
dôrbeille et à la coulisse, et qui excite la curiosité du 




EMILE ZOLA 207 

beau sexe par un détail de son individu physique 
auquel M. Zola lui-même n'a fait que des allusions 
relativement discrètes. Jantrou, ancien professeur 
au lycée de Bordeaux, chassé de l'Université pour 
quelque ignoble vice, traîné et sali depuis dix ans 
comme remisier sans gagner de quoi vivre, mis main- 
tenant à la tête d*un journal financier en qualité 
d^agent secret de la Banque universelle, se faisant 
cent mille francs de revenu par ses tripotages, tout 
flambant neuf avec sa pelisse fourrée, son chapeau 
d'un luisant de glace, mais gardant en son élégance 
des trous par lesquels on voit encore l'ancienne 
crasse du professeur défroqué, comme dans Tarro- 
gance de sa nouvelle fortune les basses humilités de 
jadis ont parfois de subits retours. Enfin, tout aux 
derniers degrés, dans les dessous de la finance, 
Busch et la Méchain : Busch, achetant à vil prix les 
créances les plus désespérées, qui s'empilent dans 
son cabinet interlope, puis cherchant à la piste les 
débiteurs disparus jusque sur les annonces des jour- 
naux et les enseignes des boutiques, guettant de 
près ceux qui peuvent avoir chance de devenir pro- 
chainement solvables, attendant, des années parfois, 
leur premier succès, et tombant sur eux dès qu'ils 
se sont fait quelques ressources, pour les égorger ; 
la Méchain, avec son visage de pleine lune, rouge et 
bouffi, sa gorge géante, son ventre hydropique, sa 
voix flûtée d'enfant, personnage moitié réel, moitié 
symbolique, apparaissant à chaque nouvelle émis- 



208 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

sion comme un mauvais génie qui annonce la ruine, 
son sac de cuir noir à la main, gouffre insatiable où 
s'entassent les titres dépréciés et les valeurs dont 
personne ne veut plus. 

Cène sont là que les personnages secondaires. Au 
premier rang, Gundermann et Saccard, dont la lutte 
remplit le roman tout entier. 

Qundermann est le roi de la Bourse, où il ne met 
jamais les pieds, où il affecte de n'envoyer aucun 
représentant officiel, mais qu'il gouverne en maître 
du fond de son cabinet. M. Zola le fait venir tout au 
début dans cette salle du restaurant Champeaux où 
se trouvent rassemblés la plupart de ses personnages. 
Dès que Gundermann entre, voilà tous les garçons 
en lair pour lui apporter le verre d'eau de Vichy 
auquel le condamne son estomac ; et les boursiers 
présents s'aplatissent, entourent le dieu, lui font une 
cour d'échinés respectueuses, le regardent avec vé- 
nération prendre son verre d'une main tremblante 
et le porter à ses lèvres décolorées. . . Un peu plus 
loin, le grand banquier nous est représenté à son 
bureau, assistant avec son indifférence patiente à 
l'incessant défilé des remisiers, coulissiers, courtiers, 
l'air impassible et morne, absorbé d'ailleurs en lui- 
même, recevant la plupart d'un signe, d'un mot par- 
fois quand il veut être aimable, essayant en vain de 
se dérober, poursuivi jusqu'à la table de famille par 
la foule sans cesse renouvelée des solliciteurs, qui 
ne lui laissent même pas boire son lait tranquille. Çà 






EMILE ZOLA 209 

et là quelques courtes apparitions dans le reste du 
roman. Quand Taffaire de TUniverselle lui coûte 
déjà huit millions, on le rencontre sur la place de la 
Bourse qui marche de son pas automatique, médi- 
tant à part soi une revanche avec Tair de quelque 
spectateur dont une hausse sans exemple pique la 
curiosité. Dans ce duel avec Saccard, il sait que sa 
patience et sa logique lui assurent la victoire, et il 
attend avec une froide confiance la ruine inévitable 
du fou qui a osé le défier. 

Trait pour trait, Saccard s'oppose à Gundermann, 
et M. Zola lui-même ne perd pas une occasion de 
ramener le parallèle. Gundermann sobre et calme, 
Saccard jouisseur et passionné; Tun, simple mar- 
chand d'argent, comme lui-même s'appelle, faisant 
travailler son milliard, un milliard bien à lui, dont il 
trafique en habile et rusé commerçant, l'autre spécu- 
lateur dans l'âme, capitaine d'aventures jetant les 
millions des autres en de gigantesques opérations où 
il joue le tout pour le tout; l'un, solidement établi 
dans sa royauté financière, thésaurisant des tas d'or 
avec lesquels il se paye de Teau de Vichy et du lait, 
l'autre, grisé par la passion du jeu, rêvant d'immen- 
ses trésors, non pour les cacher dans sa cave, mais 
pour les lancer à la conquête du monde, pour en 
tirer toutesles jouissancesdu luxe, du plaisir et de la 
grandeur. 

Nous connaissions déjà Saccard. Nuus l'avions 
yu dans la Curée débarquant à Paris quelque 



i*** 



•Ti'i^'V''^*'- 



210 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

temps après le coup d'État, les poches vides, les 
bottes éculées, avec une rage d'appétits à satisfaire, 
et M. Zola nous rappelle ici toute son histoire, com- 
ment il a vendu son nom à une fille séduite, achevé 
de détraquer cette grande enfant malade, toléré, 
pour obtenir d'elle une signature, les amours de 
sa femme et de son fils... On reproche à Fauteur 
de n'avoir repris ce type que pour le transformer: 
comme si ce n'était pas par amour de l'or que le 
Saccard de la Curée se rendait infâme, ou comme 
si le Saccard de VArgent passait héros de vertu 
pour avancer cinq cents francs à Marcelle ! L'amour 
de l'or, voilà Saccard tout entier; mais l'amour de 
l'or n'est pas l'avarice . L'or afiFole Saccard. Pour le 
conquérir il est capable de toutes les ignominies; 
mais de quel droit lui interdire, quand il Ta conquis, 
le mouvement le plus naturel et le plus simple de 
générosité? Il ne fut jamais ni un loup-cervier ni 
un fesse-mathieu ; il est le génie du jeu, il est un 
poète, le « poète du million ». 

M . Zola se plaignait en commençant son ouvrage que 
« les questions d'argent fussent réfractaires à l'art » ; 
et VArgent est une sorte d'épopée que coupent çà et là 
des cantilènes dithyrambiques. Comme cette matière 
de finance, si ingrate en elle-même, s*anime, se colore, 
se passionne, dès que Saccard y met la main ! Comme 
il la vivifie par la vertu de son imagination! Comme 
son humeur batailleuse la dramatise, et comme sa 
fantaisie d'halluciné l'enrichit de magiques perspec- 



EMILE ZOLA 211 

tives! Ce n'est plus une opération de bourse que le 
lancement deTUniverselle, c'est une féerie. Saccard 
met du lyrisme jusque dans la cote. Il change une 
affaire d'argent en conte des Mille et une Nuits. Ce 
petit homme au visage noir et creusé grandit, 
s'exalte, se transfigure, Toeil étincelant, la parole 
ardente, le geste dans les étoiles, ébloui de ses 
rêves grandioses, suivant au loin d*un regard vague 
et fixe la hausse triomphale, la montée superbe des 
millions qui le fascinent. Gomme le dit Maxime, il 
est fou et canaille, mais « canaille dans le très 
grand ». C'est un coquin, et c'est en même temps 
une manière de héros. Il porte dans la canaillerie, 
avec je ne sais quelle inconscience de visionnaire, 
le génie d'un poète, la passion d'un conquérant, la 
foi d'un apôtre. 

« Le titre Tilrgfen/, écrit M* Zola, s'est en quelque 
sorte imposé à moi, car je ne me suis pas enfermé dans 
le milieu restreint de la Bourse, d Et en effet M. Zola 
a élargi son cadre primitif. Mais la Bourse n'en 
reste pas moins le centre de l'œuvre. Ce drame a la 
Bourse pour champ de bataille, et c'est la Bourse 
qui fait Tunité de ce poème épique. Dès le premier 
chapitre, Saccard, qui n'ose y rentrer après sa dé- 
confiture, rôde dans le jardin, fait le tour de la 
colonnade, assiège par la pensée le monument où 
il va bientôt reparaître en triomphateur. La Bourse 
est un symbole. Quand Sigismond expose à Saccard 
ses théories collectivistes, celui-ci jette par les fe 



212 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

nêtres un regard involontaire pour s'assurer que 
ce terrible garçon ne Ta pas renversée, et il voit 
qu'elle est toujours là, mais très vague au fond de 
la nuit tombante... Et après Teffondrement de TUni- 
verselle, la voilà encore dans le crépuscule, et le 
ciel d'hiver, chargé de brume, « met derrière elle 
comme une fumée d'incendie, comme une nuée 
d'un rouge sombre, qu'on croirait faite de flammes 
et de poussières d'une ville prise d'assaut ». La 
Bourse joue dans V Argent à peu près le même rôle 
que le Cabaret dans Y Assommoir^ que la Mine dans 
Germinal, que le Magasin dans Au Bonheur des Dames. 
M. Zola lui prête une voix faite de mille voix hu- 
maines qui crient et hurlent ; il synthétise l'agitation 
fébrile de tout ce monde qui la peuple dans une 
sorte de vie collective, dans une vie énorme et con- 
fuse dont il anime le monstre. 

Une question se pose d'abord au sujet du nou- 
veau livre : Quelles sont les idées de M. Zola sur le 
rôle de l'argent ? Remarquons avant tout que ce 
mot, M. Zola le prend dans un sens particulier. Ce 
n^est pas ici l'argent que gagne lentement un tra- 
vail honnête, mais celui que manie la spéculation ; 
c'est moins l'argent que le jeu, et peut-être le pre- 
mier titre donnait-il du sujet une idée plus juste. 
L'argent ainsi entendu, qu'en pense M. Zola? 

Nous n'irons le demander ni à Saccard, que sa 
folle imagination nous rend suspect, ni àSigismond, 
qui commence son plan de rénovation sociale par 




EMILE ZOLA 213 

supprimer radicalement tout signe de la richesse. 
C'est M*"» Caroline qui nous indiquera Topinion de 
Tauteur, puisqu'il en a voulu faire le type même de 
la sagesse et de la raison. Et sans doute M"' Caroline 
est prévenue contre l'argent, cet argent pourris- 
seur, empoisonneur, qui dessèche les âmes, qui en 
chasse la bonté, la tendresse, Tamour des autres. 
A certains moments elle l'exècre, elle l'anathématise. 
Apprenant le passé de Saccard, à quelles infamies 
a pu le ravaler la passion du jeu, elle ne voit plus 
dans l'argent que l'entremetteur des cruautés et des 
saletés humaines. Et de même, après que l'Univer- 
selle est tombée, quand elle entend les cris de 
douleur qui s'élèvent, le bruit des fortunes qui 
croulent, quand elle voit s'engouffrer dans l'abîme 
et la dot d'Alice et les rentes des Maugendre, et les 
honnêtes bénéfices de Sédille, et les économies len- 
tement amassées de tant de pauvres gens qui, çà et 
là, victimes inconnues, crient de faim et grelottent 
de misère, quand elle se représente celui-ci en pri- 
son, celui-là en fuite, tel autre se brûlant la cervelle, 
alors, d'un geste, si elle en avait le pouvoir, elle 
anéantirait tout l'argent de la terre pour sauver l'hu- 
manité de la ruine et de la pourriture. 

Mais si l'argent est la pire des choses, n'est-il 
pas aussi la meilleure ? Ferment de tous les vices 
et de tous les crimes, n'est-il pas aussi l'aide de la 
science, l'instrument du progrès? Quand M™"* Caro- 
line rêve à cet Orient nouveau dans lequel l'Uni- 



tu LITTËRATURF. CONTEMPORAINE 

verselle, par le moyen de l'argent, ouvre des routes 
au commerce, fait éclore de vastes et prospères 
cités, répand la vie et la richesse, elle se prend à 
penser que, sans la spéculation, il ne peut y avoir 
d'entreprises fécondes, que l'argent, cet empoi- 
sonneur et ce ravageur, est la force unique grâce 
à laquelle les marais se dessèchent, les montagnes 
se rasent, les isthmes se percent, la terre donne à 
l'homme tous ses trésors, les peuples enfin se rap- 
prochent les uns des autres, mêlent leurs idées, 
associent leurs intérêts, au grand bénéfice de la 
paix, de la civilisation, de la moralité générale, — 
et que, comme il n'y aurait pas d'enfants sans la 
luxure, de même, à l'humanité de demain, il faut, 
pour naître et grandir, ce fumier, 
"' c'est là laconclusion du livre. En faisant ses mal- 
ur aller rejoindre son frère, M"» Caroline évo- 
vec enthousiasme danssa pensée tousies mira- 
éjà faits et tous ceux qui vont se faire : Marseille 
lux portes del' Asie-Mineure, un nouveaa peuple 
dans la gorge duCarrael, lacdteduTauruslra- 
6 à toute vapeur, une fertile moisson d'hommes 
isantdans ce monde endormi depuis des siècles 
bitement réveillé par le magique pouvoir de 
nt. Et même, quand elle pense & Saccard, déjà 
dans une nouvelle affaire qui va donner à l'in- 
e humaine tout un coin de terre conquis sor 
,n, elle ne se rappelle plus les ruineset les la- 
itions que ce sinistre gredin a laissées derrière 



ÉMlLË ZOLA 215 

lui, elle songe aux merveilles que ce hardi spéculateur 
va réaliser sur un autre théâtre, elle absout Tun en 
faveur de l'autre, et cet argent souillé par tant de 
crimes et d'ordures est purifié à ses yeux par les 
services qu'il rend àThumanité, parles magnifiques 
progrès dont il est Tengin. 

La conclusion de M°<' Caroline sur Targent rentre 
d'ailleurs dans Toptimisme invincible qui fait le 
fond de sa nature, et s'il faut penser, comme tout 
porte à le croire, non pas sans doute que M. Zola 
parle lui-même par la bouche de M°« Caroline, mais 
qu'il a quelque prédilection pour ce type de femme 
et qu'il se complaît en lui, on peut dire que V Argent 
accuse une tendance visible de son auteur à moins 
de morosité dans sa conception de l'existence et à 
moins de misanthropie dans sa conception de la na- 
ture humaine. 

Ce n'est pas à dire pour cela que M. Zola ne se 
soit pas délecté dans ce roman comme dans les 
autres à peindre ce que l'humanité peut avoir de 
plus abject et de plus ignoble. Le naturalisme a eu 
beau se donner des airs de révolution littéraire, il est 
beaucoup moins une esthétique qu'une théorie delà 
vie et de l'homme (1). Connaît-on quelque école litté- 
raire qui ne se soit fait une règle, et la plus essen- 
tielle, de peindre fidèlement la nature ? La poétique 



(1) Cf. l'article sur le Pessimisme dans la Littérature cun* 
lemporaine. 



216 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

de Boileau peut se résumer tout entière dans ce vers: 
Qae la nature donc soit votre étade unique, 

et le romantisme eut pour mot d'ordre un retour 
au vrai. La nouveauté du naturalisme, si nou- 
veauté il y a, ce ne fut pas d'appliquer Tart à la 
peinture du réel, mais ce fut de n'admettre comme 
réel que le mal et de nier la réalité du bien. 

Quoi qu'il en soit, on trouvera dans VArgent 
des figures et des scènes qui peuvent soutenir la 
comparaison avec ce que Tauteur a jamais fait de 
plus « naturaliste d . La baronne Sandorff est une 
joueuse enragée, que nous voyons, dès le début, 
sur la place de la Bourse^ guettant les cours daus 
sa voiture etprenant des notes fiévreusement. Sa pas- 
sion la promène en solliciteuse louche chez tous les 
financiers qui peuvent la servir. Cette femme brune, 
aux lèvres rouges, aux paupières meurtries, àTallure 
provocante, n'est qu'une fausse amoureuse. L'ar- 
deur du jeu peut seule échauffer son sang. Lasse 
de ses efforts inutiles à la recherche des sensations 
charnelles, elle ne porte plus à ses amants qu'une 
curiosité perverse et de savantes dépravations. Le 
procureur général Delcafhbre, qui l'entretient, a 
loué un rez-de-chaussée pour l'avoir à son aise, 
et c'est là qu'elle reçoit Saccard. Mais Delcambre 
les surprend « en ûagrant délit anormal », et alofs 
éclate de part et d'autre une rage d'injures abomi- 
nables, d'autant pluiS ignobles dans la bouche de 




EMILE ZOLA 217 

cet austère magistrat à la haute taille solennelle, 
au pas mesuré, à l'air froid, dont Tattitude et les 
traits, jusqu'à son nez dur en bec d'aigle, marquent 
une impeccable dignité... Que devient la baronne? 
Elle finit, après la catastrophe, par se livrer à Jan- 
trou, et la dame du monde, à laquelle ses délicatesses 
innées avaient fait tout d*abord repousser Saccard, 
devient la maîtresse giflée de cette fripouille qui sue 
l'alcool et la plus basse débauche. 

Mais n'insistons pas davantage sur les scènes de 
ce genre, et contentons -nous de rappeler d'un mot 
celle où M. Zola nous montre Victor, le fils naturel 
de Saccard, dans ce cloaque de la cité de Naples, 
couchant sur une paillasse immonde avec la mère 
Eulalie, dont, à douze ans, il est déjà Thomme. Ce 
qui nous frappe dans VArgent^ ce ne sont pas les 
crudités et les ordures, auxquelles nous savions bien 
qu'il fallait s'attendre; ce qui nous frappe, c'est ce 
qui semble ne plus répondre à la misanthropie bru- 
tale et morne que respire l'œuvre de Zola presque 
tout entière. 

Saccard, ce corsaire au cœur tanné par vingt ans 
de brigandage, a des moments de bonhomie et de 
douce émotion. Busch, ce coquin de bas étage, est 
pour Sigismond la plus attentive, la plus inquiète, 
la plus tendre des mères. Et le roman nous présente 
quelques figures auxquelles peut décemment aller 
notre sympathie. C'est la princesse d'Orviedo, ne 
vivant plus que pour la charité, rendant aux 

ESSAIS. 7 



d 



f 




218 LITTÉRATURE GOlStËMPORAINË 

pauvres les millions que son mari a ramassés jadis 
dans la boue et dans le sang ; c'est M°® de Beau- 
villiers, qui, par un héroïsme patient et continu, 
sauve sa dignité dans la ruine de sa fortune^ et 
qui ne mange que des pommes de terre sans beurre 
pour augmenter la maigre dot de sa fille ; ce sont 
surtout Paul Jordan et sa femme Marcelle, les seuls 
personnages du roman que la contagion du jeu 
ne gagne pas; Tun, romancier et journaliste, qui 
lutte bravement contre la misère noire des débuts, 
Fautre, dont la gentillesse, le courage, Tamour même 
pour son mari, émeuvent jusqu'à Saccard ; figu- 
res épisudiques sans doute, mais dont le passage au 
milieu de tous ces gens brûlés et séchés par la soif 
de For met dans le livre un rayon de tendresse et de 
douce gaîté. 

Quant à M"» Caroline, M. Zola, nous le disions 
tout à rheure, a pour elle une complaisance bien 
manifeste. Il veut en faire assurément une honnête 
i femme, et nous regrettons de ne pas être aussi in- 

dulgent que lui, d*abord à la première chute qu'elle 
fait entre les bras de Saccard, ensuite à la facilité 
^j" ' avec laquelle nous la voyons s'accommoder de ce 

qu'elle nomme un ménage de raison. Mais sans 
doute sa sagesse supérieure a mis cette femme 
d'une si vaste instruction, et qui a lu tant d'éco- 
ùomistes, tant de philosophes, au-dessus des pré- 
jugés de notre morale bourgeoise. N'insistons pas. 
Au reste, ce qui nous intéresse en elle, c'est sur- 



^ 



pelle, ohaiçae luis jri Air piiraiL si brivour*? ;»)% MUïk\ 
sa vaillance toujours active, -^a :oi iiius '.a v:e. E>i-c^» 
doQC que La vie eu eile-nieine s^ut «îi boaue ? M'** Ca- 
roline eu connaît toutes les 3i.sèr»?s et toutes les 
duretés: elle la trouve exc?crajie.:;cti«»bîe, — et pour- 
tant elle ne peut s empècàer de L* ai mer. Su o^^t:- 
misnie instinctif trio m pue de ses experte aces et de 
ses réiiexiijns. A peine a-t-eile touche le :Vmd du dés- 
espoir que l'espérance reaait en eile. Elle sUbaa- 
doone à la force irrésistible d'un continuel rv^jeuuis- 
sèment, et elle renr^nce à rais^^nner. à s eu»^uerir des 
faits et des causes, elle n'est plus qu* nue créature 
saine et bien portante en qui les plus alfreuses Si-Hif- 
frances ne peuvent tarir la joie de vivre. Et.y^'uerA- 
lisant son cas, elle qui, après chaque crise» seitt uuo 
sève nouvelle, une sève de printemps luirechaurtVr le 
cœur, elle pense qu'il en est de rhuuianite coauuo 
d'eUe-méme, que Thumanitê, à travers tï^ut vie 
misères el de douleurs, est ragaillardie sans cesse ivi^r 
la montée successive des jeunes générations* 

Oo Toyait dans les Bougon-Mact^uart^ suivant le 
mot de M. Lemaitre, une épopée pessimiste de Tani- 
malité humaine. Mais cette épopée pessimiste a« cà et 
là, des veines d'optimisme. Ce qu il y a de vraiment 
caractéristique dans la c philosophie » de M. /oIh.co 
n'est nile pessimisme, niToptimisme, c'est le malériH- 
lisme. Toute la doctrine du maître peut se résumer ou 
deux mots qui en mettent d'accord les contradictions 



^rvT"!?^: 



». t"^ 






9?^ 

■v; 



r: 



220 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

apparentes : rhomme est un animal, il trouve la vie 
mauvaise quand ses digestions le font souffrir, il 
trouve la vie bonne quand il digère sans difficulté, 
M"^ Caroline digère bien ; toujours gaie, toujours 
vaillante, rajeunie à chaque avril sous sa couronne 
de cheveux blancs, elle croit au bon ordre du monde 
parce que tous ses organes fonctionnent avec régu- 
larité. M. Zola a dit que Tart, c'est la nature vue à 
travers un tempérament : il n'y a pas grand'chose à 
changer dans cette définition pour l'appliquer à la 
philosophie telle qu'il la conçoit. L'optimisme de 
M"** Caroline est celui d'un estomac en bon étaU 
Mais, comme dit Pascal, « les maladies viennent... ». 
Cet optimisme ne résistera pas aux premiers symp- 
tômes d'une gastrite. 



M. PAUL BOURGET 



A PROPOS DES Nouveaux Pastels, 



Les Nouveaux Pastels se composent de dix por- 
traits d'hommes, qui font pendant aux dix portraits 
de femmes des premiers Pastels. Parmi ces études, 
il en est qui remontent à cinq ou six ans ; la plupart 
datent de quelques mois à peine. Elles nous mon- 
trent sous les aspects les plus divers le talent si sou- 
ple et Vhme si complexe du jeune maître. 

Ceux qui préfèrent en lui le fin psychologue goûte- 
ront tout particulièrement le court récit intitulé 
Marcel^ dont Tintérêt « réside dans l'analyse, trop rare- 
ment essayée, d'une nuance de sensibilité d'enfant». 
M. Paul Bourget a mis en ces quelques pages non 
seulement ce que sa psychologie a de plus subtil, mais 
aussi ce que sa tendresse a de plus délicat et de plus 
pénétrant. 

Dans Autre Joueur^ Claude Larcher raconte un 




222 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

trait de son jeune âge, comme tout à l'heure, dans 
Marcel^ le Vernantes de Madame Bressuire déta- 
chait de son journal un souvenir de la dixième 
année, où se montre déjà « le goût de raffiner sur 
ses propres émotions qui n'a guère réussi à ce 
malheureux ». Et rien de plus intéressant, à notre 
gré, que ces retours vers des personnages bien con- 
nus, dans Tenfance desquels nous aimons à recon- 
naître les premiers linéaments de leur physionomie 
compliquée. 

Corsègues et le Frère de M. Viple sont deux récits 
des plus dramatiques en leur rapidité pressante. L'un, 
chez tel personnage a vêtu comme vous et moi, par- 
lant de la politique, des valeurs étrangères, de la 
pièce en vogue, du froid ou du chaud qu'il fait », 
nous montre des passions « aussi violentes, aussi 
effrénées , aussi implacables, qu'au temps où les 
^ands singes des cavernes dont nous descendons 
se faisaient sauter la cervelle les uns aux autres à 
coups de troncs d'arbres pour les beaux yeux d'une 
guenuche en train de manger des noix de coco pen- 
dant ce temps-là ». L'autre, après nous avoir décou- 
vert en M. Optât Yiple, ce vieil universitaire au crâne 
pointu et chauve, au nez infini, l'enfant qui tua de 
sa propre main, aux jours de la première invasion, 
un officier prussien par lequel son père avait été 
insulté , aboutit à cette conclusion que les plus 
étranges mystères se cachent parfois dans les plus 
paisibles et les plus humbles destinées. Et ainsi, les 



PAUL BOURGET 223 

deux histoires — nous reconnaissons là le moraliste 
qui, chez Tauteur desPastels^ ne perdjamais ses droits 
"^ répondent à une préoccupation intime qui hante 
plus que jamais Tesprit de M. Bourget. Cet analyste 
si perspicace, si habile à démonter les ressorts de 
notre machine mentale, répète après Tourgueneff 
que « Pâme d'autrui est une forêt obscure » , et fait 
consister la plus haute moralité de l'œuvre d'art à 
redoubler en nous le sentiment du mystère caché au 
fond de tout être humain. 

Trois des études que réunit le nouveau volume 
sont de beaucoup les plus étendues: Maurice Olivier^ 
Monsieur Legrimaudet^ Un Saint. 

L'auteur d'Un Cceur de Femme se retrouve dans 
Maurice Olivier. Ce jeune poitrinaire amoureux qui 
donne son nom au « pastel » en est sans doute le 
personnage le plus « sympathique », mais non pas 
certes le plus significatif; et si Ton cherche dans 
cette histoire un « portrait d'homme », je n'en vois 
pas d'autre que celui de Bonnivet. Le marquis de 
Bonnivet est un Raymond Casai moins jeune, un 
Casai ruiné et même taré, un Casai tourné end'Estri- 
gaud. Mais l'indélicatesse au jeu qui l'a contraint 
de quitter Paris n'est connue que de quatre membres 
du Jockey^ et d'ailleurs ni ses créanciers ne l'empê- 
chent de faire encore grande figure dans la plus 
haute société de Florence, ni ses quarante ans bien 
passés de garder toute sa supériorité d'ancien prince 
de la mode. Je n'en veux pour preuve que ce large 



À 



224 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

ruban de moire suspendu par un mince crochet d'or 
qui soutient un lorgnon de forme ancienne, ou bien 
encore la coupe spéciale de ce col et de ces man- 
chettes. Les moyens du marquis ne lui permettent 
plus sans doute d'entretenir, comme Casai, quatre- 
vingt-douze paires de chaussures ; mais il a conservé 
du luxe d'autrefois tout ce qui pouvait être néces- 
saire à son prestige, en particulier des boutons 
mobiles qui ferment coquettement son gilet blanc à 
la fine cambrure... Que le jeune cousin de M"** de 
Nançay se fasse donner par lui un coup d'épée pour 
l'empêcher d'épouser sa belle cousine, c'est là peut- 
être de quoi justifier le titre ; mais l'intérêt du récit 
est beaucoup plus dans son côté « mondain » que 
dans son côté sentimental et phtisique, d'ailleurs à 
peine indiqué. M. Bourgets'y montre une fois encore 
le peintre des élégances les plus aristocratiques ; et 
si vraiment, comme le dit un de ses nombreux maî- 
tres, M. Taine, la valeur des œuvres d'art se mesu- 
rait à celle des documents qu'elles transmettent à la 
postérité, je me ferais un devoir d'insister sur cette 
mode pour les chemises que Bonnivet importa, tel 
été, de Londres à Paris: le col blanc et les man- 
chettes blanches avec le corps d'une toile de cou- 
leur. 

A Maurice Olivier nous préférons Monsieur Legri^ 
maudet et Un Saint, De ces deux études, la première 
est sans conteste la plus forte, et jamais peut-être 
l'auteur n'avait tracé de portrait aussi vigoureuse- 



PAUL BOURGET 225 

ment caractéristique ; la seconde a moins de puis- 
sance en ellcHmême, mais elle a plus d'intérêt encore 
pour ceux qui recherchent surtout dans ce qu'écrit 
M, Bourget l'expression de ses sentiments proprés et 
de ses divers « états d'âme » . 

M. Legrimaudet a publié, dans le tempâ, Une His- 
toire des grands hommes, un Diderot^ deux Tolumes 
intitulés Ménage et finances de Victor Hugù^ recueil 
de fantastiques calomnies auquel il dut, voilà trente 
ou trente-cinq ans, quelques heures d'une célébrité 
scandaleuse. Ce cacographe à la rhétorique préten- 
tieuse et vide, ce vil insulteur de nos plus grands 
noms d'écrivains, est depuis longtemps tombé dans 
une misère sordide ; mais il n'a rien perdu de son 
terrible orgueil, de son insolence outrageante, de 
son mépris pour tout ce qui l'entoure, et la confiance 
indomptable du cuistre dans son génie fait le plus 
saisissant contraste avec l'ignominieux parasitisme 
auquel il se ravale. 

Il suffit de voir une fois, pour ne plus l'oublier; ce 
type non moins significatif par' son originalité ani- 
male que par l'abjection hautaine et amère dont 
témoigne déjà sa: physionomie à la Daumier. Un 
visage terreux, où clignotent., entre les jiaupières 
rougies, de petits yeux vairons d'une malice presque 
sauvage, une bouche flétrie, une barbe sale^ un pauvre 
corps décharné, quelque chose de sinistre et de gro- 
tesque à la fois, — le portrait reste pour toujours 
gravé dans la mémoire, depuis ces pieds monstrueux 

7* 



226 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

de gibbosités jusqu'aux cheveux verdàlres qui enca- 
drent cette face grise et fanée. Pour achever de le 
peindre, couvrez le misérable d'un chapeau à haute 
forme délavé par la pluie, mettez-lui, croisant sur 
son gilet de tricot, un frac de soirée aux manches trop 
longues, dont chaque fil dénonce l'usure, et qui 
laisse voir une cravate bleue nouée autour d'un col 
de chemise en guenillon, — voilà M. Legrimaudet. 

Ce galérien de la littérature diffamatoire ne vit 
plus que d'aumônes. Il a ceux qu'il appelle ses Mécè- 
nes, les uns chez qui la pitié Temporle encore sur le 
dégoût, les autres, tout au moins André Mareuil, 
dont le dilettantisme misanthropique se délecte au 
spectacle de la pire bassesse humaine. M. Legrimau- 
det demande — c'est sa formule — une pièce blan- 
che pour la petite chapelle, et à peine l'a-t-il mise 
en poche que son orgueil se venge en jetant quelque 
insulte à celui qui vient de la lui donner. Mareuil Ta 
surnommé « le Grand Ingrat de France ». Voilà deux 
ans que le jeune pessimiste cultive cette ingratitude 
par toute sorte de bons procédés. Il a fait pour 
M. Legrimaudet vingt démarches, lui a payé son 
terme, l'a habillé, lui a envoyé du vin pendant une 
maladie, l'a fait soigner, lui a fourni des remèdes. 
Jamais d'autre remerciement qu'une nouvelle inso- 
lence pour chaque nouveau bienfait. 

M. Legrimaudet a foi dans sa destinée de gloire et 
de richesse. La richesse, il l'aura un jour, et tous les 
prêts qu'onlui fait, et dont il prend note, seront alors 



p> 



». 



PAUL BOURGET «21 

intégralement remboursés; la gloire, n'en a-Mlpas 
bien assez déjà pour justifier les outrages par lesquels 
il fait payer soit Thonneur que trouvent ses Mécènes 
à le secourir, soit, peut-être encore, le plaisir qu'ils 
éprouvent à Thumilier ? M. Legrimaudet, dit ce mau- 
vais plaisant de Mareuil, 'c ressemble aux instruments 
de métal qu'on voit dans les foires. On met deux sous 
dans une petite fente, il vient un caramel. Chez lui, 
c'est un afifront, et plus immanquable encore. » Il 
est un exemplaire unique d'humanité féroce, une 
sorte de grabataire abject et répugnant, avec quel- 
que chose de formidable, une àme de damné social 
que rongent et dévorent jusqu'au fond l'envie, la 
misère, la démence de Horgueil et le délire de la 
haine. 

Hé bien, dans cette âme enragée qu'habitent toutes 
les furies de la haine et de l'orgueil, survit une déli- 
catesse, — un sentiment de pitié tendre pour un gamin 
de six ans, boiteux, maigre et hâve, et « qui serre le 
cœur à le voir sautiller comme un insecte malade ». 
Et voici la scène qui nous révèle tout d'abord cette 
suprême et unique délicatesse du misérable : 
M. Legrimaudet apportant un gâteau au petit Henri, 
et l'enfant, après avoir regardé le vieil écrivain avec 
un air de cruelle répugnance, prenant le gâteau, le 
flairant, puis, comme il a vu des traces de doigts sur 
le sucre glacé, tournant le dos au bonhomme avec 
ces paroles de reconnaissance : « Il est aussi sale que 
toi. » 



.itti 



228* LITTÉRAÎORE CONTEMPORAINE 

Le Grand Ingrat de France, auquel on n'a jamais 
entendu dire « merci », prononce enfin ce mot 
qui luiécorche la gorge, unjourqueMareuil, faisant 
une dernière expérience, lui remet cent francs pour 
les étrennes de l'enfant, tombé malade . Et les cent 
francs qu'il vient de recevoir, ce haillonneux, qui 
demain s'achètera pour son dîner un cornet de 
pommes de terre frites , les emploie, sans en dis- 
traire un sou, à Tachât d'un magnifique jouet que le 
gamin recevra sans doute comme il a déjà reçu le 
gâteau. 

C'est là le premier « crayon » de M. Legrimaudet; 
et le second, intitulé Sa mort, est encore plus saisis- 
sant. Tous deux pourraient avoir pour épigraphe 
le mot final de cette double étude : « Pauvre 
monstre !» Si M. Legrimaudet vit dans la misère, 
c'est parce qu'il a refusé toute occupation à côté de 
la littérature, ne voulant pas trahir son génie. Cette 
misère même, il l'honore d'ailleurs à sa façon en la 
consacrant à un travail obstiné. S'il mendie, c'est 
pour la petite chapelle ; grâce à des miracles d'éco- 
nomie, cinq cents francs par an lui suffisent, et il 
refuse tout ce qui dépasse ses besoins. S'il bave 
l'outrage sur tant d'écrivains illustres, peut-être 
est-ce que, t prenant sa sincérité de haine pour 
une conviction, sa brutalité pour une franchise, ses 
calomnies pour un devoir », il s'imagine faire œuvre 
d'honnête homme en dénonçant chez eux ces com- 
munes faiblesses humaines qu'il enfle inconsciemment 



PAUL BOURGET 2i9 

de toute sa rage envieuse. S'il insulte ceux qui le 
secourent, c'est pour châtier l'ironique et féroce 
charité des André Mareuil. Enfin, si Torgueil Ta 
perdu, cet orgueil est du moins le plus noble entre 
tous, celui de l'écrivain qui a foi dans sa vocation. 
Et voilà pourquoi ce « pastel » peut nous être donné 
par M. Bourget comme « une preuve de plus à 
rappui du grand précepte de TÉvangile, si profond, 
si méconnu : Vous ne jugerez pas. », 

Un Saint est Tétude par laquelle s'ouvre le vo- 
lume. L'auteur a rencontré dans un hôtel de Pise un 
jeune compatriote, Philippe Dubois, qui lui demande 
la permission de l'accompagner au couvent du Monte- 
Chiaro poury voir de belles fresques tout récemment 
découvertes. Fils d'un universitaire sans fortune, 
Philippe, après avoir brillamment passé ses examens, 
a obtenu une mission archéologique en Italie. Mais 
le jeune homme se sent fort peu de goût pour des 
études auxquelles il ne consent qu'en vue d'un gagne- 
pain assuré, si la littérature ne lui réussit pas. Le 
fond même de son être, c'est « une ambition litté- 
raire d'autant plus âpre que son orgueil, joint à 
une certaine timidité farouche, l'a jusqu'à présent 
empêché de débuter ». Et il se dit qu'une bien petite 
somme lui suffirait pour le mettre à même de livrer 
sa première bataille, de la livrer tout de suite, au 
lieu d'attendre encore deux ans son grade de doc- 
teur. 
A Monte-Chiaro, dom Griffl, qui garde à peu près 



230 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

seul le cloître nationalisé, montre à ses deux hôtes, 
après les fresques de Benozzo, une collection de 
monnaies dont ils lui révèlent le prix. Et le vieux 
bénédictin, qui ne vit que pour sa chère abbaye, 
jadis riche et illustre, maintenant déserte et ruineuse, 
mais dans laquelle il attend avec une inébranlable 
confiance le retour de ses frères dispersés, songe déjà 
à rebâtir la terrasse qui s'effrite auprès du donjon. 

Le lendemain, pendant que Philippe est allé faire 
une excursion dans la montagne, son compagnon de 
voyage s'aperçoit par hasard que deux des pièces 
les plus précieuses manquent à la collection. Phi- 
lippe seul peut être coupable du vol. Il a vu dans 
ces pièces les deux ou trois mille francs qui lui sont 
nécessaires pour faire ses débuts à Paris, et le mal- 
heureux a succombé à la tentation. Dom Griffi fait 
promettre à son hôte de ne rien dire. Philippe de 
retour, il cause avec enjouement pendant tout le dé- 
jeuner, témoigne au jeune homme la plus affectueuse 
sympathie, enfin, après une absence de quelques 
minutes, reparait tenant à la main la cassette où 
sont les médailles, et se retire discrètement en 
priant les deux voyageurs d'en choisir pour eux 
quelques-unes... Laissé seul, le jeune homme réflé- 
chit un instant, puis sort en courant vers la cellule 
du père ; et, quand il en revient à l'heure du départ, 
le regard qu'il jette à ce vieux moine, sur lequel 
s'exerçait la veille sa sèche ironie, dénote Vaube 
d'une autre âme^ 




PAUL BOURGET 231 

Le sentiment le plus significatif que laisse pa- 
raître le narrateur dans cet émouvant récit, c'est un 
douloureux regret de ne pas croire. « Tout consumé 
d'ironie et de nihilisme précoce, mon jeune compa- 
gnon était du moins de son propre avis. S'il formait 
une antithèse avec le pauvre prêtre préposé à la 
garde du monastère vide, c'était une antithèse 
franche, l'opposition de cette moitié du siècle à 
l'esprit simple et pieux des temps anciens. N'étais- 
je pas plus malheureux encore, moi qui aurai passé 
ma vie à comprendre également l'attrait criminel de 
la négation et la splendeur de la foi profonde, sans 
jamais m'arrêter ni à l'un ni à 1 autre de ces deux 
pôles de l'âme humaine ? » Philippe, il est vrai, va 
se rendre coupable d'un vol ; mais il fallait ce vol 
même pour que son orgueil pût être vaincu, son 
cœur touché, pour qu'une aube nouvelle se levât en 
lui. Quant à son compagnon, il se sent troublé, 
dés le premier soir, par le beau spectacle de la vie 
si résignée, si pieuse, qui est celle de son hôte, 
puis, le lendemain, la « divine bonté » du vieillard 
le frappe d'admiration et de respect ; mais il n'en 

sortira pas moins du monastère aussi peu croyant 
qu'il y est entré, stérilisé par « cette triste habitude 

du pour et du contre », rebelle pour son compte à 
toute conversion. 

Philippe Dubois est a le type très nettement des- 
siné d'une classe de jeunes gens » dans lesquels 
M, Bourget lui-même reconnaît « des représentants 



À 



\ 



232 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

delà génération qui vient », cette génération dévo- 
rée par le nouveau mal du siècle, par « le monstre lit- 
téraire ». Aimé d'une bonnç fille d'actrice passion- 
née et désintéressée, il ne porte dans cette liaison 
que la curiosité d'un artiste cherchant des sensations 
qu'il puisse mettre à profit. Férocement ambitieux, 
ce qu'il rêve dans la carrière d'écrivain, ce sont les 
plus brutales satisfactions de la renommée et de 
l'argent. Très instruit, et non seulement des choses 
de son métier, mais de tout ce qui peut intéresser uq 
honnête homme, son intelligence merveilleusement 
souple n'est pour lui qii'un instrument de forlune, 
qu'une machine de guerre. Il ne s'est pas encore me- 
suré à ses rivaux, et déjà son âme saigne de colère 
et d'envie, et, parmi tous les écrivains en renom de 
l'heure actuelle, pas un auquel il ne trouve moyen 
d'accoler quelque calomnie déshonorante. * Vous 
verrez quand j'écrirai ! fait-il. Il faut traiter nos de- 
vanciers comme on traite les vieillards en Océanie. 
On les fait monter sur un arbre que Ton secoue. 
Tant qu'ils ont la force de se tenir, tout va bien. S'ils 
tombent, on les assomme et on les mange. » Voilà 
le a type de toute une classe de jeunes gens » que 
nous présente M. PaulBourget; et, pour convertir ce 
cœur endurci, il ne faut pas moins qu'un miracle, 
et, pour accomplir ce miracle, il ne faut pas moins 
qu'un Père Grifli. 

Si Philippe se convertit, c'est qu'il trouve un saint 
sur sa route. Mais « les saints sont rares », et il n'y 




PAUL BOURGET 233 

en a vraiment pas assez pour convertir tous les 
« féroces de lettres ». M. Bourget se montre très 
préoccupé des tendances que semble révéler une 
partie de la jeunesse intellectuelle. Faisant naguère 
sa confession dans la préface du Disciple, il disait, 
après avoir tracé le portrait de ces nihilistes déli- 
cats que son misérable Greslou symbolise : « Ah ! 
nous le connaissons trop bien, ce jeune homme-là, 
nous avons tous failli l'être, nous que les paradoxes 
de maîtres trop éloquents ont trop charmés, nous 
l'avons tous été un jour, une heure. Et, si j'ai écrit 
ce livre, c'est pour montrer ce que cet égoïsme-là 
peut cacher de scéléi'atesse au fond de lui. » Un 
Sainte où Philippe Dubois n'est pas sans rappeler 
Robert Greslou, dénote encore la douloureuse inquié- 
tude de l'auteur à cette pensée que, dans l'âme des 
générations nouvelles, l'élégant scepticisme de leurs 
aînés engendre finalement l'immoralité intellectuelle, 
la dépravation de la conscience, et tout ce qui peut 
s'ensuivre. Peut-être M. Bourget se sent-il dans 
une certaine mesure responsable, lui aussi, comme 
un maître trop éloquent. Il a dit par quelle filia- 
tion mentale les Greslous se rattachent aux Sixtes, 
et mieux que personne il pourrait dire à quels 
Sixtes se rattachent les Dubois, non plus à d'âpres 
doctrinaires qui vivent loin des hommes, qui 
sont tout étonnés d'apprendre un beau jour com- 
ment déjeunes disciples ont appliqué leurs théories 
en les transportant dans le domaine de rexistence 



À 




234 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

pratique, mais à de fins dilettantes, très mêlés au 
mond^ très attentifs à toutes les manifestations de 
la vie contemporaine, et qui ont suivi curieusement, 
non sans quelque complaisance secrète, le lent tra- 
vail de dissolution accompli sous leur influence, jus- 
qu'à ce que, s'effrayant enfin, mais un peu tard, de- 
vant Tœuvre de perversion intellectuelle et morale 
dont eux-mêmes furent les instruments, ils préten- 
dent guérir les âmes malades en leur prêchant une 
foi qu'ils n'ont jamais eue, en les menant aux pieds 
de quelque capucin qui leur fait dire des Pater et 
des Ave. Mais quoi ! pour convertir les « féroces de 
lettres », il faudrait d'autres apôtres que les « chré- 
tiens de lettres ». 



LA CONFESSION D'UN AMANT 



DE M. Marcel Prévost 



Frédéric a passé son enfance dans la blanche mai- 
son du Plouis, sans autre société que deux femmes 
âgées, M™"» de Lacaze, sagrand'mère, et M^'" Sidonie, 
sa tante ; et déjà, chez cet orphelin délicat et son- 
geur, qui grandit en pleine solitude campagnarde, 
dans cette nature toute féminine en qui la sensibilité 
se développe et se subtilise au détriment de la vertu 
active, on devine le jeune homme que Fauteur va 
nous peindre, « un être un peu différent des autres, 
moins soucieux de jouir que d'aimer, épris des 
émotions passées, goûtant la contemplation et la 
réflexion mieux que les divertissements ». Mis dans 
un collège de prêtres vers sa douzième année, il ne 
fait que se laisser vivre jusqu'au moment où Francis 
O'Kent y devient son professeur. Exilé dlrlande pour 
cause politique, le nouveau maître d'anglais est un 




236 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

homme de volonté et d'action, en tout Topposé de 
Frédéric, et Tâme incertaine et flottante du jeune 
homme subit aussitôt Tascendant de son esprit dé- 
cisif,de son caractère énergique et résolu. A chaque 
crise d'une existence troublée, Frédéric ira lui de- 
mander la force de prendre parti, et c'est ce révolu- 
tionnaire enthousiaste et brutal qui à la fin lui 
rendra le courage de vivre avec la foi dans Faction. 
Cependant sa grand'mère, puis sa tante meurent 
coup sur coup, et il s'installe à Paris. Là, il renoue 
connaissance avec des cousins, M. de Maleserre et 
sa femme, qui jadis venaient chaque année passer 
au Plouis quelques semaines. Dès le premier abord, 
enfant timide et farouche, Frédéric s'était senti pour 
sa belle cousine Marie-Thérèse une instinctive ré- 
pulsion. Mais elle Favait captivé par sa grâce insi- 
nuante, fasciné par le regard de ses yeux câlins ; 
et, quand il la retrouve à Paris, le jeune homme se 
laisse séduire comme autrefois Tenfant. A vingt et 
un ans, il est encore d'une complète ignorance, il 
a la chasteté jalouse et ombrageuse. Lorsque M™® de 
Maleserre lui rappelle qu'elle le tenait, tout petit, 
sur ses genoux, il sent jusqu'au fond de son être 
un effarouchement de pudique sensibilité. Mais c'est 
en vain qu'il essaye de se défendre; les douces 
paroles, les avances, les caresses furtives de la 
jeune femme troublent son cerveau d'effervescences 
grisantes. O'Kent, auquel il demande conseil, veut 
le faire partir : il n'en trouve pas la force ; il s'ef- 




MARCEL PRÉVOST 237 

traye d'une « chute » inévitable, et n'est déjà plus 
assez maître de lui-même pour s'arracher au péril. 
Finalement M"' de Maleserre vient un jour chez lui, 
triomphe de ses résistances, violente ses dernières 
pudeurs... « J'ai été, dit-il, la femme de cet accou- 
plement. » 

Les réalités de l'amour ne laissent à Frédéric 
qu'une impression de dégoût. Trois ans s*écoulent 
pendant lesquels son existence tient tout entière 
dans la répétition, toujours la même, de ce qu'il 
appelle la première faute. Chaque fois, Marie- 
Thérèse doit conquérir son amant ; chaque fois, c'est 
pour lui, avant la chute, une sorte de frayeur, une 
angoisse de tout son être, puis, dans l'instant même 
« où Ton oublie tout », je ne sais quel mouvement 
répulsif, enfin, après le contact, une humiliation mè* 
lée de remords, et aussi, dans cette âme tendre, un 
sentiment de pitié pour la malheureuse à laquelle il 
n'a pu dérober son insurmontable aversion. Quand le 
mari surprend sa femme aux pieds du jeune homme, 
Frédéric, contraint de s'éloigner, voit dans ce dé- 
part une véritable délivrance, le prélude d'une vie 
nouvelle. Il brûle les lettres, le portrait de sa mai- 
tresse, une boucle de cheveux noirs, tout ce qui peut 
rappeler encore des souvenirs dont il a honte, et il va 
chercher la paix au Plouis. 

A M"' de Maleserre, en qui se personnifiait l'amour 
sensuel, succède M™« de Saint Géry, qui symbolise l'a- 
mour romanesque et sentimental. Mariée avec un 



à 



233 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

viveur épuisé par les débauches, qu'une attaque de pa- 
ralysie frappait presque aussitôt d'imbécillité, elle est 
demeurée cette vierge immatérielle dont Frédéric, qui 
la connut toute petite, a plus d'une fois, pendant sa 
liaison avec Marie-Thérèse, évoqué les traits dans 
leur grâce délicate et leur idéalité séraphique, en 
se disant : « J'aurais dû épouser Valentine. » 

Écœuré par Tamour des sens, le jeune homme 
cède au doux attrait d'une amitié toute fraternelle. 
Mais bientôt l'innocente communion des âmes est 
troublée par de capiteux effluves. Les premiers 
souffles du désir déchirent le voile qui avait jusque- 
là caché aux deux amants le danger d'une intimité 
si douce. En dépit de leurs résolutions et de leurs 
efforts, ils s'acheminent insensiblement vers le 
terme fatal. Un jour, Frédéric est rappelé par 
M. de Maleserre auprès de sa femme mourante, 
qui a exprimé le suprême désir de le voir. Le soir 
même, avant son départ, sur la terrasse du Plouis 
où Valentine est venue lui dire adieu, en face des 
splendeurs muettes de la nuit, dans le recueillement 
d'une émotion délicieuse et pénétrante, au moment 
où la jeune femme rêve de je ne sais quelle union 
d'êtres sans corps, Frédéric interrompt les extases 
de sa bien-aimée par un long baiser sur les lèvres, 
et la joie même que leur donne à tous deux ce baiser 
les fait redescendrei, du haut de leur exaltation cé- 
leste, sur cette terre où ils sont retenus par les liens 
de la chair* 




MARCEL PRÉVOST â39 

A Paris, le lendemain, dans la chambre de Marie- 
Thérèse endormie, devant son ancienne maîtresse 
qu'il retrouve une vieille femme, « Teffondrement de 
la vie humaine apparaît à Frédéric avec un resplen- 
dissement d'épouvante )>. Désormais, il est incapa- 
ble de se reprendre à Tamour. En lisant les tendres 
lettres de Valentine qui le rappelle, il a « la sensa- 
tion d'une musique lointaine, presque oubliée ». 
Finalement, il part avec O'Kent pour l'Irlande : après 
<c les années sentimentales », après les douleurs et 
les expériences de la passion égoïste, stérile, oppres- 
sive, vont maintenant venir les années de pitié 
agissante, de dévouement fécond à une grande 
cause, à une œuvre vraiment humaine. 

La Confession d'un Amant se range parmi ces nom- 
breux livres qui, sous toutes les formes, semblent 
dénoter chez les jeunes gens d'aujourd'hui une 
rupture éclatante avec le t naturalisme » considéré 
non seulement dans son esthétique, mais encore et 
surtout dans sa philosophie. « Continuez sur cette 
voie, écrit M. Dumas à Fauteur, c'est la bonne; vous 
serez un des ouvriers de la grande révolution qui va 
se produire très prochainement contre cette éter- 
nelle peinture du mal, dont nous sommes las jusqu'à 
la rancœur. » Ce que je reprocherai pour ma part à 
tous ces livres, à celui-ci en particulier, c'est préci- 
sément de se borner à la peinture du « mal » et de 
finir tout juste au moment où commencerait celle 
du « bien ». 



240 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Il y a trois époques dans la Confession d'un A mant^ 
et, sans rien dire ici de la première, qui laisse Fré- 
déric à rage de raison, les deux suivantes nous ra- 
content, l'une sa liaison criminelle et presque inces- 
tueuse avec Tamie de sa mère, avec la femme de 
rhomme qui Ta aimé et traité comme un fils, l'autre 
son intimité sentimentale avec M"»« de Saint-Géry ; 
or, s*il est tout à fait « mal » à Frédéric de « prendre » 
Marie-Thérèse, ou même de se laisser prendre par 
elle, il n'est pas tout à fait « bien » sans doute de filer 
le parfait amour aux pieds de Valentine, quelque 
triste sire que soit son mari. Mais d'ailleurs, le livre 
ayant pour but de réprouver Tamour comme un 
sentiment égoïste et décevant, c'est le a mal » que 
Frédéric nous représente dans la troisième époque 
aussi bien que dans la seconde, et sa confession 
se termine sur le seuil même de « ce champ sans 
limites ouvert à l'efiFort utile ». Nous demandons la 
quatrième époque. « Il me semble, dit-il à la fin, que 
je recommence à vivre. » C'est cette vie nouvelle 
qu'il devrait nous faire connaître. Après l'appren- 
tissage du mal, nous aimerions qu^il nous renseignât 
sur celui du bien. Après les « mauvaises années », 
il nous manque « les années de rédemption ». 
L'amanf a confessé ses chutes et ses dégoûts ; on 
voudrait que Tapôtre nous révélât dans une confes- 
sion nouvelle ses triomphes et ses joies. 

Le roman de M. Prévost est sans conteste une 
œuvre fort distinguée, soit pour la simplicité délicate 




MARCEL PRÉVOST Ui 

du style, soit pour la rare élégance du sentiment. 
Mais, si l'auteur nous charme en tant qu'écrivain, 
avouons qu'il nous inquiète et nous déconcerte en 
tant que moraliste. Son livre, il nous le dit lui-même, 
doit être considéré comme quelque chose de mieux 
qu'un objet de divertissement ou qu'un motif de 
rêves. Ce que veut M. Prévost, c'est montrer la route 
aux jeunes gens qui marchent près de lui, à ceux 
qui se demandent comment il faut aimer et agir. 
Sorti pour son compte de la passion, il souhaite faire 
profiter les autres des leçons que l'expérience lui a 
données à lui-même. Dans son roman il y a une 
thèse, et c'est à cette thèse que nous irons sans plus 
tarder. 

Cependant, admettons pour un moment que Fré- 
déric nous enseigne la vraie route de la vie. Ce 
n'est, en tout cas, qu'après bien des épreuves et des 
traverses qu'il a eu le courage de s'y engager. Cette 
route était ouverte devant lui au début même, et, 
s'il l'indique à de plus jeunes dès leur entrée dans le 
monde, n'est-ce pas ce qu'avait fait O'Kent pour son 
élève, lorsque ce dernier ne connaissait encore rien 
de l'existence? Pourtant, Frédéric n'a point suivi 
ses conseils; et d'ailleurs O'Kent, en qui l'auteur 
prétend nous montrer un sage, n'a-t il pas dit à 
l'adolescent enthousiaste qui, encore sur les bancs 
du collège, rêvait de s'associer à son œuvre : « Com- 
mence par vivre. » Et quand Frédéric a déjà 
« vécu », quand, se sentant près de succomber^ il le 

ESSAIS. 7** 



â 



ti2 LITTÉHATÙRK CONTEMPORAINE 

supplie de le prendre avec lui : « Pas encore, 
lui répond-il. Plus tard, peut-être. » Non seulement 
c'est une vérité toujours vraie que l'expérience des 
autres ne nous sert pas, mais, si nous en croyons 
O'Kent lui-même, on n'est mûr pour les bonnes œu- 
vres qu'une fois meurtri par les déceptions sentimen- 
tales et dégoûté de Tamour. A F t amant » qui, en 
nous racontant ses chutes et ses déboires, veut 
nous les éviter, nous pourrions répondre, comme 
O'Kent le lui disait, que le meilleur est de laisser 
faire la vie. Chacun se flatte d'être plus heureux 
ou plus fort que ses devanciers. Et puis Frédéric, 
on a soin de nous le dire et nous le voyons de reste, 
est un homme différent des autres ; comment donc 
les expériences d'un être aussi peu semblable à Thu- 
manité moyenne pourraient-elles avoir de Tutilit® 
pour d'autres que lui? 

Mais enfin, quelle leçon devons-nous tirer de ce 
livre? Rendons tout d'abord hommage aux nobles 
intentions de Fauteur. Nous non plus, nous ne 
sommes pas de ceux qui croient que l'art se suffit à 
lui-même, que le roman et le théâtre doivent s'inter- 
dire toute visée morale, se borner à reproduire la 
vie et le monde Sans en chercher la signification. Et 
c'est justement pourquoi nous nous arrêtons sur le 
ûouveau livre de M. Prévost, afin d'en examiner le 
Setis et la portée. Qu'y trouvons-nous donc ? Rien de 
moins qu'une excommunication de l'amour. Trop 
pur, au fond du cœur, pour ne pas être dégoûté par 




MARCEL PRÉVOST 243 

Tamour charnel, son héros ne l'est pas assez pour 
préserver l'amour sentimental de toute concupis- 
cence. Or, puisqu'il n'y a pas d'amour sans un 
arrière-fond de sensualité, qui remonte à la surface 
jusque dans les plus célestes extases, puisque, d'au- 
tre part, la sensualité dégrade l'amour, — quelle con- 
clusion lui reste-t-il, sinon de ne pas aimer, de 
réserver à quelque grande cause tout l'enthousiasme 
de sou âme et toute Tardeur de son sang ? 

Mais, sans méconnaître ce qu'a de noble l'idéal 
de « pitié active », d'« eflFort utile », auquel Frédéric 
prétend se consacrer, nous ne ferons jamais grand 
fond sur un Évangile dont le premier article est Ta- 
nathématisation de Tamour et F abolition de la 
famille. Si c'est une généreuse entreprise que l'af- 
franchissement de l'Irlande, — et nous nous repro- 
cherions d'en détourner aucun des jeunes gens aux- 
quels l'auteur fait appel, — peut-être la « morale » 
et r « humanité » ne trouveraient-elles pas une 
satisfaction moins légitime dans un dénouement 
tout autre, et, il faut le reconnaître, assez bourgeois: 
que Frédéric, au lieu de partir pour Tlrlande, re- 
tourne tout bonnement au Plouis, se marie avec une 
femme saine d'esprit, saine de corps, et en ait trois 
ou quatre enfants, — plus ou moins, nous ne voulons 
pas fixer le chiffre, — dont une solide et vaillante 
éducation, une éducation peut-être moins a sainte », 
fasse de véritables hommes. Au nom même de l'hu- 
manité, nous le supplions de surmonter son dé- 



2U LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

goût pour la matérialité de Tamour, et, au nom de 
la morale, nous Tinvitons à se marier par-devant 
Tofficier de l'état civil avec celle qu il aura choisie 
pour être la mère de ses enfants. Car enfin, Frédé- 
ric nous étant proposé comme un exemple, nous 
sommes en droit de lui dire — quitte à ce qu'il nous 
trouve bien terre à terre — à lui qui suppose je ne 
sais quel antagonisme entre l'amour et le dévoue- 
ment humain, que la première façon de prouver son 
dévouement à l'humanité, c'est d'en perpétuer la 
race, 

De ne pas supprimer, voulant qu'on le seconde, 
Quelque autre petit saint qui veut venir au monde ; 

et, d'autre part, nous serions heureux de croire que, 
s'il se laissait émouvoir par nos instances, il ne 
prendrait pas pour modèle son maître O'Kent, lequel, 
dans ses préoccupations patriotiques, néglige d'é- 
pouser la femme que ces mêmes préoccupations ne 
l'ont pas empêché de rendre mère. 

En somme, ce contempteur de l'amour ne connut 
jamais qu'un amour ingrat et vain. Et comme il a 
raison d'avouer qu'il n'a fait que du mal à ses sem- 
blables et à lui-même ! Mais faut-il dès lors partir en 
Irlande, je veux dire renoncer définitivement à 
l'amour ? Certes, lui même le déclare dans sa pré- 
face, il y a a pour atteindre au but de la vie une voie 
meilleure que le chemin oblique et dangereux où 
il a marché ». Mais ce chemin, il se trompe en 



MARCEL PRÉVOST 2i5 

croyant que ses confessions nous l'indiquent. Non, 
tout ce que la résolution finale de Frédéric nous fait 
connaître, c'est l'inaptitude foncière de cette âme 
maladive aux devoirs élémentaires et aux saines joies 
de l'existence. La voie meilleure vers laquelle il pré- 
tend qiie son exemple nous guide, ce n'est pas celle 
où il s'engage tout à la fin, dans l'accablement qui 
suit une terrible crise, c'est celle que M. de Male- 
serre lui montrait tout au début, quand il voulait le 
marier. « Épouse Claire Espilette, lui a dit M. de 
Maleserre : hors de la légitimité du mariage, toutes 
les poésies de l'amour aboutissent à quelque chose 
de fort vilain et de fort bas. » Frédéric éprouvera à 
ses dépens la vérité de cette parole ; mais, après ses 
expériences avec Marie-Thérèse d'abord, puis avec 
Valenline, il lui en reste une dernière à tenter : au 
lieu de maudire la sécheresse etTinanité de l'amour, 
qu'il ennoblisse Tamour par le mariage et par la 
famille, qu'il y cherche, non plus jç ne sais quelle 
chimère d'idéalité stérile, mais la pleine satisfaction 
de tout son être. 

« Cet amour, dit M. Dumas dans la lettre que nous 
avons déjà citée,ramour de l'homme pour la femme, 
de la femme pour Thomme, celui-là même qui a la 
morale comme base, la famille comme couronne- 
ment, cet amour est-il donc la seule question, l'uni- 
que but de la vie ? Les hésitations, les scrupules, les 
craintes de votre héros, au moment d'affronter ce 
soi-disant ami de la vingtième année, n'étaient-ils 




Î46 LITTÉRATURE CONTEMPORAINK 

pas le secret avertissement, pour une âme élevée, 
quUl n'y a là qu'une réalisation incomplète et peut- 
être funeste du grand idéal qu'il porte en lui ?» Si 
la confession de Frédéric ne s'adressait en effet qu*à 
quelques élus qui sentent en eux-mêmes une voca- 
tion supérieure et plus qu'humaine, nous n'aurions 
plus rien à dire. Mais qu'il ne tente pas de dérober à 
leur c humanité » ceux qui ne sont que des hommes, 
qu'il n'oppose pas au véritable service de la vie je ne 
sais quels lointains appels d'une vague pitié. Il y a 
des devoirs plus pressants pour nous que celui de 
soustraire l'Irlande au joug des landlords. Aussi bien 
nous doutons fort que Frédéric lui-même soit d'un 
grand secours à la cause qu'il embrasse, et, sans 
mettre en suspicion la sincérité de son enthousiasme, 
nous n'avons qu'une foi médiocre dans la persévé- 
rance de son dévouement. Cette âme inquiète et 
faible n'est pas née pour l'action. Il a beau se flatter 
d'avoir détruit en lui-même tout ferment sentimen- 
tal, l'amour « impersonnel » ne peut répondre à ses 
besoins de tendresse, et ilsuflira d'une seule Irlan- 
daise pour lui faire oublier tous les Irlandais. 




M. MARCEL PRÉVOST (*) 



Le nom de M. Prévost, sur lequel des romans très 
distingués auraient bien suffi pour attirer Pattention 
sans même y joindre les interwiews que le jeune écri- 
vain s'est gracieusement laissé prendre, les manifes- 
tes qu'il a lancés, les notes biographiques qu'il con- 
fiait tout récemmentà M. Anatole France pour d'inno- 
centes indiscrétions, enfin la lettre de M. Dumas, que 
ne pouvait manquer de lui valoir une dédicace « au 
moraliste le plus j ustemen t écouté de no tre temps » , — 
ce nom quasi célèbre à cette heure, et dont le bruit 
a pendant quelques jours étourdi bien des oreilles, 
était, il y a moins de cinq ans, parfaitement inconnu. 
Ce n'est pas que M. Prévost ait jamais eu à se plain- 
dre du public, c'est tout simplement que sa vocation, 
très précoce, mais sans hâtive impatience, s'était 
jusqu'alors subordonnée aux exigences d'une car- 
Ci) Le Scorpion, 1887 ; Chonehettâ^ 1888 ; MademoUelle 
Javfre^ 1889 ; Cousine Laura, 1890 ; La Confetiion d'un 
4^nani, 1891. 




ji 



2V8 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

rière avec laquelle Tart n'a point de rapport. Le 
succès de ses ouvrages lui permit, voilà dix-huit 
mois bientôt, de quitter « les tabacs ». Depuis sa 
mise en disponibilité, il ne fait plus qu'écrire des 
romans, et le peu de loisirs que ses romans lui lais- 
sent, il les consacre à pronostiquer les destinées du 
genre romanesque. 

M. Prévost n'a pas encore atteint la trentaine. Son 
premier ouvrage, le Scorpion, par d'éminents 
mérites de psychologie et de style, lui valut aussi- 
tôt une notoriété que le choix du sujet, un peu bien 
scabreux en soi, peut-être aussi certaines violences 
dans Texécution, assaisonnèrent d'un grain de scan- 
dale ; et, depuis ce début à sensation, quatre autres 
romans, de valeur inégale sans doute, mais tous 
dignes d'intérêt, ont montré sous ses plus divers 
aspects le talent du jeune auteur, qu'on n^hésiteratt 
pas à qualifier un des plus délicats entre ceux de sa 
génération, si ce n'était s*exposer à lui faire tort 
d'une vigueur qui va parfois jusqu'à la brutalité. Son 
esprit naturellement souple ne s'enterme pas, au 
surplus, dans une poétique exclusive. Ce polytech- 
nicien n'applique au roman aucune formule. Il 
n'obéit guère qu'à ses propres impressions et au 
courant de ses souvenirs. Peut-être s'inquiète-t-il 
aussi d'où le vent souffle. Ce qui est sûr, c'est qu'il 
n'a pas de parti pris; et, transfuge des mathémati- 
ques, il se venge sans doute de leur rectitude mono- 
tone en portant dans la littérature et dans la morale 




MARCEL PRÉVOST ^49 

une flexibilité qui se prèle également aux rues les 
plus diverses et qui s'accommode des contradictions 
elles-mêmes. 

Si M. Prévost ne se laisse ranger dans aucune 
école, ce n est pas qu'il prétende fonder une école 
particulière. Mais il a tout au moins ses idées per- 
sonnelles sur le roman de demain, sur ce qu'il doit 
être, ou, pour mieux dire, sur ce qu'il sera. Remar- 
quant que le public, « las de fouler toujours les 
mêmes routes, en souhaite de nouvelles », il déclare 
que ces nouvelles routes nous ramèneront au roma- 
nesque. Et il le prouve par l'irrémédiable déclin de 
la philosophie positive, à laquelle ni Técole natura- 
liste ni l'école psychologique, qui toutes deux en 
procèdent, ne sauraient bien longtemps survivre ; 
et il justifie cette inévitable réaction en montrant 
que le romanesque « est une des catégories de la 
conscience et de l'esprit humain » ; et, appelant 
enfin le géomètre à la rescousse du philosophe, il 
explique « que le roman positif et le roman roma- 
nesque sont deux expressions de la même réalité, 
distantes chacune de cette réalité par des écarts 
infiniment petits, mais Tune un peu au delà, Tautre 
un peu en deçà. » Sa conclusion n'a, d'ailleurs, rien 
d'un doctrinaire. Des hauteurs de la métaphysique 
et de la géométrie, nous retombons en pleine réalité 
terrestre. « Dans le roman contemporain, écrit-il, il 
y a une chaise inoccupée, celle du roman romanes- 
que ; la difficulté, c'est de s'y asseoir assez légère- 



250 L1TTÉRA.TURE CONTEMPORAINE 

ment pour ne pas la casser. » On se dira peut-être 
que cette apologie du romanesque aboutit finale- 
ment à des considérations bien positives. Mais, 
depuis qu'il avait quitté son bureau d'ingénieur, 
M. Prévost éprouvait le besoin de s'asseoir. Il croit 
trouver à sa portée un siège commode : qui pour- 
rait lui en vouloir s'il fait mine de s'y installer ? Sa 
délicatesse et sa légèreté nous sont garantes qu'il 
ne le cassera pas. 

Est-ce une raison pour s'associer à ses vues sur 
l'avenir du roman ? Sans avoir rien à reprendre dans 
le programme qu*il se trace, je trouve sommaires les 
exécutions auxquelles il se livre. Déclarer, comme il 
le fait, que nos diverses écoles se réduisent chacune 
^ son chef, c'est se montrer bien sévère pour les 
jeunes romanciers qu'iln'a pas ralliés au romanesque^ 
et, d'autre part, prétendre que la philosophie positi- 
viste et naturaliste, — la philosophie scientifique, 
an la nommant par son nom, — a décidément perdu 
toute influence sur l'esprit de la jeunesse, c'est pren- 
dre un peu trop au sérieux, croyons-nous, le « néo- 
mysticisme » à la mode du jour, c'est attribuer une 
importance singulièrement exagérée à ce qui semble 
de plus en plus être, non pas une rénovation vigou- 
reuse et féconde, mais, chez les uns, je ne sais quel 
reste d'un catholicisme impuissant à croire, et, chez 
les autres, la dernière forme d'un f dandvsme » su- 
ranné qui voudrait bien se rajeunir. Il serait trop long 
de discuter les pronostics de M. Prévost sur le roman, 




MARCEL PRÉYOST 251 

car, ainsi qu il Tentend lui-même, on ne peut traiter 
un tel sujet sans débattre les plus graves questions 
de notre philosophie contemporaine. Mais tout porte 
à croire qu'il y aura toujours sous le soleil une 
grande diversité d'écoles philosophiques et une 
diversité non moins grande d'écoles romanesques, 
que dis-je ?bien plus grande encore, puisque le 
roman comprend maintes formes qui n'ont rien à 
démêler avec aucune philosophie. Et, pour conclure 
sur le genre particulier que M. Prévost oppose au 
genre naturaliste, psychologique, documentaire, on 
ne s'avancera pas trop en prédisant que les futures 
œuvres du jeune écrivain, si remarquables qu'il 
puisse se promettre de les faire, n'empêcheront pas 
les générations nouvelles de lire et d'apprécier à 
leur valeur des romans comme le Disciple ou Germi- 
nal^ si peu « romanesques » qu'ils soient. 

C'est dans la préface de Chonchette que M. Prévost 
s^est posé en apologiste du romanesque. Voulait-il 
sauver, par une théorie complaisante, les compli- 
cations extraordinaires au travers desquelles se 
déroule cette histoire si tourmentée ? Je le crains. 
Pourtant son petit manifeste ne pouvait guère justi- 
fier les invraisemblances du roman; mais le roman 
lui-même risquait de discréditer tout d'abord la 
thèse. Examinons ses autres ouvrages. Si je ne vois 
pas ce qu'il y a de « romanesque » dans le Scorpion ^ 
ison premier, il me semble très bien voir ce qui eu 
fait une étude, je dirais presque un document. C'est 



à 



252 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

deTanalyse « psychique », n'en déplaise à 1 auteur ; 
et, quelque envie qu'il manifeste de rompre avec le 
« naturalisme » , c'est encore et surtout de la physio- 
logie, ou même de la pathologie, si bien que le 
docteur Garnier nous donne tout le sens du livre 
quand il explique par l'hérédité le cas de Jules Aura- 
dou ; et, pour que ce roman fût « une application 
de théories médicales », comme dit certaine dédi- 
cace, il suffirait de prendre tout à fait au sérieux 
cette déclaration du docteur. Mademoiselle Jaufre a 
sans doute des parties romanesques ; mais ce qui 
fait rintérét de l'œuvre, ce n'est assurément pas la 
« fable », assez banale après tout, c'est la monogra- 
phie d'un tempérament, c'est le système d'éducation 
féminine qu'applique M. Jaufre et les effets de ce 
système sur le développement physique et moral de 
Camille. Dans la Confession d'un Amant ^ nous trou- 
vons, non pas de quoi fixer nos idées sur le a Roma- 
nesque » tel que M. Prévost l'entend, mais de quoi 
brouiller celle que son précédent livre aurait d'aven- 
ture pu nous en donner. Ce roman est à peu près 
aussi dépourvu d'intrigue qu'un roman peut l'être. 
On n'y trouve pas autre chose que « l'histoire d'une 
âme » ; et cette âme est extraordinairement roma- 
nesque, mais d'un romanesque tout sentimental, 
qui n'a rien de commun avec celui que nous pro- 
mettait la préface de Chonchetie. La Confession d'un 
Amant est elle-même ornée d'une préface, et M. Pré- 
vost qui, dans Chonchette^ rouvrait au roman « la 




MARCEL PKÉVOST 25$ 

source fécondante de l'imagination », qui, dans 
Cousine Laura^ ne prétendait qu'à, divertir le pu- 
blic en se divertissant lui-même, annonce en tête 
de sa Confession qu'il a voulu nous apprendre « com- 
ment il faut vivre ». Je ne lui reprocherai certes 
point d'avoir haussé jusque-là ses ambitions ; mais je 
lui demanderai de quelle façon il les concilie soit 
avec ce que lui-même avait déjà dit du romanesque, 
soit avec le sens qu'avait eu jusqu'à présent ce mot. 
Romanesques ou non, et de quelque manière qu'ils 
puissent l'être, les romans de M. Prévost méritent 
leur succès. Ils ont du naturel et de la grâce. Ils con- 
tiennent assez d' « idéal » pour nous distraire de ce 
monde, assez de f réel % pour ne pas nous le faire 
oublier. L'émotion y dégénère rarement en sensible- 
rie. Ils sont élégants sans fadeur, délicats sans trop 
de raffinements, distingués sans trop de manière. 
Ils ont le charme, et ni la vivacité ni la puissance 
ne leur font défaut. On y trouve des parties vraiment 
délicieuses, les cent ou cent cinquante premières 
pages de Chonchette^ par exemple, ou l'idylle par où 
s'ouvre Mademoiselle Jaufre, D'autre part, le Scorpion 
renferme des scènes d'une verdeur presque crue, et, 
si certains endroits laissent deviner xe qu'il y a de 
plus caractéristique dans le] talent de l'auteur, je 
veux dire une mollesse insinuante, une càlinerie 
voluptueuse, quelque chose qui vous enveloppe et 
vous captive, le « je ne sais quoi qui fait que l'on se 
pâme », ce roman nous annonçait en somme un écti- 

SSSAlS. S 



 



f • 
) . 

/ ' 

I 



254 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

vain moins enclin, s'il suivait sa pente, à la mièvre- 
rie qu'à la brutalité. Et ses autres livres, depuis, en 
nous faisant mieux connaître ce qu'il a de naturelle- 
ment aimable, de doux et de caressant, n'ont point 
aboli pour cela notre impression première, mais 
Font confirmée plutôt, en particulier Mademoiselle 
/a.i//re, par de vigoureux tableaux et des caractères 
fortement esquissés. Ce qui frappe dans M. Prévost, 
<j'est la diversité des dons ; et, parmi nos jeunes 
romanciers, j'en connais de plus subtils peut-être, à 
coup sûr de plus puissants, mais je n'en sais pas qui 
allient à un égal degré la force avec la délicatesse. 
Ses défauts nous échapperaient-ils ? Qu'il suffise 
de les signaler en passant. Avant tout, sa facilité 
même a quelque chose de dangereux. Il ne s'en défie 
pas assez ; il en est souvent la dupe. Voilà quatre 
ans à peine que paraissait le premier de ses romans, 
et voilà six ou sept mois déjà que le cinquième a 
paru. Je sais que bien d'autres écrivains en mettent 
régulièrement au jour un par saison. Fécondité des 
plus méritoires, j'entends pour ceux qui ont des 
créanciers à payer. M. Prévost travaille vite, et l'on 
s'en aperçoit. Il est trop indulgent à son abondance 
naturelle. Il a trop de complaisance envers lui-même, 

• et. ne s'aime pas assez bien pour se châtier. 

De là maintes répétitions d'un roman à l'autre. Le 
héros du Scorpion, pour n'en citer qu'un exemple, 

' n'est pias sans analogie avec celui de la Confession d'un 
Amant; et ce c névrosé qui ndarche à l'amour avec des 



k 



MARCEL PRÉVOST 255 

trépidations de dévote en mal de confession », 
pourrait être Jules Auradou tout aussi bien que Fré- 
déric de Périgny. Nous ne confondons point sans 
doute le gentilhomme délicat et sentimental avec 
le paysan foncièrement grossier, et sensuel jusque 
dans ses aspirations mystiques ; mais leur ressem- 
blance n'en est pas moins manifeste, et quand Fré- 
déric, à la veille d'être violé par M"* de Maleserre, 
s'écrie : « Ah ! je suis un misérable et un malheu- 
reux ! » nous nous rappelons Tantienne de Jules, si 
souvent répétée : « Mon Dieu I ayez pitié de moi 1 Je 
suis un misérable et un lâche 1 » 

De là bien des longueurs. Dans Chonchette^ tout 
ce qui suit la mort de Louise, c'est-à-dire presque 
une moitié du volume, gagnerait singulièrement à 
être accourci, puisque je n'ose dire à être supprimé ; 
et, dans Mademoiselle Jaufre, celle de ses œuvres 
pourtant où M. Prévost montre le plus de vigueur 
et de suite, non seulement nous n'avons pasgrand'- 
chose à faire de Rocpiquet et de tout ce qui s*y rap- 
porte, mais encore, dans la dernière partie du ro- 
man, l'histoire de Louis Lhotte, depuis qu'il a quitté 
Camille jusqu'à ce qu'il aille la retrouver, affecte 
des proportions que ne comportait, que ne tolérait 
même pas le sens du livre, tel qu'il est indiqué dès 
le début, et forteinent accusé vers la fin par la con- 
versation de Robert Claeys avec le docteur Jaufre. 

De là, encore, des personnages qui sentent la con- 
vention, comme Jean d'Escarpit {Chonchette), ou 






256 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

comme, dans un tout autre genre, Texcellente 
M*"* Castelain {Cousine Laura), et surtout la banalité 
de quelques développements, comme certaine des- 
cription d'un repas de noces (1), si souvent faite 
que le comique éventé en a perdu toute saveur, ou 
bien encore la peinture des mœurs tonneinquaises 
et les propos que peuvent échanger en jouant à la 
« manille » quatre méridionaux dont le plus inoflfen- 
sif s'appelle Ëscadafals (2). 

De là, enfin, ce que le style de M. Prévost, ce style 
aisé, ce style frais et coulant, et qui sait s'accom- 
moder aux sentiments et aux tons les plus divers, a 
trop souvent, quand il ne se surveille pas, de pro- 
lixité lâche et fluide. La caresse en est trop languis- 
sante et le bercement trop mou. On désirerait bien 
des fois plus d'accent, plus de relief, quelque chose 
de plus sobre et de plus résistant, une plénitude 
moins nonchalante. Et je ne parle même pas des im- 
propriétés, des négligences, des métaphores sus- 
pectes, des alliances de mots plus que hasardeuses. 
Dans la préface de Cousine Laura^ M. Prévost pro- 
teste de son respect pour l'art : je voudrais en trou- 
ver la marque jusque dans ces détails de style qu'on 
ne peut relever aujourd'hui sans se donner la mine 
d'un pédant. . 

Il serait injuste de dénier à M. Prévost une in- 
telligence pénétrante de la complexion féminine. 

(1) An commencement de Cousine Laura. :: ^ 

(2) Dans Ma demoi telle Javfre. 



k 



MARCEL PRÉVOST 257 

Jeanne Béziat, Ghonchette, Camille Jaufre, Laure, 
Castelain, M<"* de Haleserre, sont assurément des 
figures observées avec finesse, rendues avec une 
fidélité délicate et précise. Pourtant, si je m'expli- 
que bien Laure et Camille, dont la physionomie mo- 
rale n*a rien de compliqué, et Chonchetle même, in- 
finiment plus subtile, je ne suis pas aussi sûr de 
Jeanne et de Marie-Thérèse. Et je n'ignore point 
qull n'est pas de caprices si fantasques et de si bi- 
zarres incohérences qu'on ne puisse justifier du mo- 
ment où Ton pose en principe, comme M. Prévost 
dès son premier ouvrage, que ce qui fait « le fond 
même de la nature des femmes », ce sont « des as- 
pirations irraisonnées et contradictoires » ; mais je 
n'en hésite pas moins à tenir pour vraie cette 
Jeanne Béziat, chez laquelle une concupiscence toute 
charnelle se transforme brusquement en je ne sais 
quelle passion délirante ; si la maîtresse d'Auradou 
devait se traîner aux pieds du P. Jayme en implo- 
rant c une aumône d*amour )», il n'eût pas fallu 
me la montrer , quelques pages plus haut, éprise 
pour son amant d'une tendresse dans laquelle Texal* 
tation de l'àme se mêle aux ivresses du corps. 
C'est de l'hystérie ? A la bonne heure. Mais des cas 
pareils relèvent delà clinique. 

Il f aat, pour les comprendre, avoir fait ses études, 

je veux dire ses études de médecine. — Et de même, 
ou à peu de chose près, pour M"^* de Maleserre. On 



à 



I 



258 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

nous présente d'abord une femme sensuelle, une 
femme« à tempérament », qui a eu déjà mainte aven- 
ture, et qui, convoitant la jeunesse de Frédéric, met 
enjeu ses plus savants manèges et déploie ses grâces 
les plus captieuses pour le séduire, jusqu'à ce que, 
n'en pouvant plus de désir, elle vienne chez lui 
forcer sa virginité savoureuse ; et c'est cette 
même femme qui, après avoir joui de Frédéric 
pendant trois années, meurt de chagrin quand il 
l'abandonne, et, sur son lit de mort, révèle la plus 
tendre passion d'un cœur amoureux à celui qui 
n'avait connu d'elle que les ardeurs du sang et les 
transports de la chair. 

Dans presque tous les romans de M. Prévost, il y a 
deux éléments à distinguer : ce qu'il invente et ce 
dont il se souvient. Je préfère de beaucoup, quant à 
moi, les souvenirs aux inventions ; ou, pour dire 
plus juste^ il ne me plaît jamais autant que lorsque 
son imagination anime et féconde sa mémoire. Quand 
il invente, nous avons, par exemple, la dernière 
moitié de Chonchette ; mais c'est en se souvenant 
qu'il nous donne le Scorpion ou les meilleures pages 
de Mademoiselle Jaufre et de la Confession d'un Amant, 
L'invention a d'ailleurs en son œuvre une part beau- 
coup moins considérable que le souvenir. « Ma mé- 
moire, écrit-il, fut toujours la servante humble et 
fidèle de mon cœur. Tout ce que j'ai aimé, elle l'a 
conservé ; l'oubli a emporté le reste. » Cette dispo- 
sition intime explique en partie le charme de ses 



à 



MARCEL PRÉVOST 239 

romans, la tendresse qu'ils respirent. Ce qui est 
certain, c'est qu'il n*y en a pas un seul où nous ne 
trouvions quelque chose de sa vie et beaucoup de 
son âme. 

M. Prévost n'a écrit que des histoires d'amour. 
C'est donc à sa conception de Tamour qu'il faut de- 
mander le sens général de son œuvre. Il le représente 
comme une faiblesse, comme une lâche servitude. 
Presque toujours les romans du jeune écrivain met- 
tent en scène ces deux personnages bien typiques : 
un amant que son amour trouble, déséquilibre, avi- 
lit à ses propres yeux , et un « homme fort » , un 
csage », pour lequel aimer n'est qu'une fonction 
physique. Dans le Scorpion, Auradou finit par se 
livrer aux furieux emportements d'une passion dont 
il a horreur, d*une passion qui le dégrade et le ruine, 
qui le ferait mourir de remords si elle ne le rédui- 
sait pas à l'imbécillité. Dans Mademoiselle Jaufre, 
c'est Louiset qu'a nom l'amant. « Tu es, ditàLouiset 
son ami Robert, qui sait en juger, un des hommes 
les plus volontaires et les plus courageux que je 
connaisse. » Cet homme volontaire, l'amour brise 
tous les ressorts de son énergie ; cet homme coura- 
geux, l'amour en fait un lâche. Indignement trompé 
par Camille, qui a souillé le rêve de leur jeunesse, il 
quitte pour jamais la malheureuse, il part au loin, 
il veut l'oublier, il s'efforce à la haïr. C'est en vain, 
il l'aime toujours, il sent sur ses lèvres la saveur 
des baisers reçus, son élre entier aspire après elle, 



À 



860 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

jusqu'à ce qu'enfin, buvant toute honte, il retourne 
auMaou demander à cette femme, qui fut la sienne, 
de se prostituer encore à lui. Dans la Confession d'un 
Amanty Frédéric est une àme naturellement pudi- 
que et délicate ; mais toutes ses délicatesses et toutes 
ses pudeurs n'empêchent pas que Marie-Thérèse de- 
vienne sa maitresse ; si c'est elle qui chaque fois 
le conquiert sur lui-môme, il ne s'en laisse pas moins 
violer pendant trois ans, et, malgré les dégoûts qui 
lui montent au cœur, malgré les remords qui le tour- 
mentent, sa volonté misérable est asservie à ce point 
qu'il ne romprait jamais avec M"« de Maleserre, si le 
mari ne finissait par la surprendre à ses genoux. 

Voilà les héros d'amour que nous peint M. Prévost. 
Mais à chacun d'eux s'oppose un personnage sur qui 
Tamour n'a pas de prise ; et ce personnage, M. Pré- 
vost met en contraste sa fermeté, sa constance, sa 
rectitude, avec le désarroi physique et moral des 
« amants ». Dans le Scorpion^ c'est Moriceau, ce 
garçon si bien équilibré, si raisonnable, d'un juge- 
ment si net et si sûr ; et Moriceau a réglé d'avance 
les jours de la semaine où il doit aimer. Dans Made- 
moiselle Jaufrey c'est Robert Claeys, avec son calme 
inaltérable, la droiture de son caractère, la solidité 
de son esprit ; et Robert s'est installé en ménage avet 
Lucie, qu'il n'aime pas, mais qui le tient en bon point 
et que l'habitude lui fera épouser. Dans la Confession 
d'un Amant y c'est Francis O'Kent, homme d'énergie 
et d'action, dont la vaillance robuste et la hauteur 



k 



MARCEL PRÉVOST 26t 

d'âme s^opposent aux velléités flottantes, aux agita- 
tions inquiètes, aux lâches défaillances de Frédéric ; 
et Francis a pour maîtresse une bonne ménagère 
qui ne risque pas de troubler son cœur. 

Quant aux femmes de M. Prévost, ce sont des 
créatures uniquement faites pour Tamour, dominées 
par leurs instincts, tout inconscientes, sinon passi* 
ves. Chonchette elle-même a < des yeux inquiétants », 
dit une dame qui Taperçoit au parloir, « des yeux 
de vierge folle » , dit Taumônier de Vernon ; cette 
jeune fille aux exquises pudeurs finit par suivre celui 
qu'elle aime, elle se jette entre ses bras, cherche 
d'elle-même ses lèvres; et il fautà Jean d'Escarpit 
une singulière vertu pour respecter cette innocence 
qui se livre. Mais la femme, telle que M. Prévost 
nous la montre d'ordinaire, c'est Jeanne Béziat, 
qui, toute rose, le corsage ému, les yeux humides, 
les paupières tremblantes, attend, avec un sourire 
de provocation, que Jules Auradou réponde au désir 
dont les ardeurs la dévorent ; c'est Camille, d'abord 
tout enfant, quand elle se renverse sur la poitrine 
de Louiset, collant son corps onduleux contre celui 
du petit garçon, ensuite jeune fille, lorsque, s'aban- 
donnantà Tétreintede Giacometti, elle se fait révé- 
ler ce mystère de l'amour qui obsède son imagina- 
tion et tourmente ses sens : c'est Marie-Thérèse, 
attirant le petit Frédéric sur ses genoux, captant 
avec une douceur câline Tenfant timide qu'elle 
enveloppe de tendresse, puis, quand il est en âge 

8* 



262 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

d'aimer, le troublant par le regard de ses yeux 
d'onyx, faisant passer son bras nu sous ses lèvres 
frémissantes, Texcitant par d'équivoques caresses, 
et, pour triompher de cette pudeur farouche qui lui 
résiste encore, passant des caresses à la « brutali- 
sation. » 

La femme, chez M. Prévost, n'a ni discipline ni 
moralité. Purement impulsive, elle subit la domina- 
tion de ses humeurs et la fatalité des circonstances. 
Elle ne mérite ni mépris quand elle pèche, ni estime 
quand elle est honnête. Inconsciente, elle n'a pas 
de responsabilité. Elle peut, comme M^^^ Jaufre, 
faire les choses les plus indignes, sans décourager 
l'indulgence. Elle n'est qu'un instrument aux mains 
de la Nature, et sa seule fin, perpétuer l'espèce, elle 
ne la remplit même qu'à travers des caprices et des 
aberrations dont une raison toute rudimen taire et 
une volonté toujours vacillante ne sauraient la ga- 
rantir. 

Cette créature inférieure fait sa proie de quicon- 
que se laisse prendre à ses fallacieux attraits. Ce 
n'est pas l'homme qui la séduit, c'est elle qui tente 
rhomme, qui le provoque, qui lui fait violence au 
besoin en se jetant sur lui comme une bête. Elle 
énerve dans Louiset toute dignité virile; elle stérilise 
dans Frédéric toute velléité de généreux dévouement ; 
elle pervertit dans Auradou tout élan de foi, déprave 
ses ardeurs mystiques par les sacrilèges efferves- 
cences de la chair, lui verse, avec l'ivresse d'en- 




MARCEL PRÉVOST 263 

sorcelants baisers, la*mort et la damnation. Que de 
Marie-Thérèse pour une Valentine I Et Valentine 
elle-même, qui représente Tamour des âmes, nepa-- 
ralysera-t elle pas chez Frédéric, s'il est trop faible 
pour rompre, ne dévorera-l-elle pas, tout aussi bien 
que Marie-Thérèse, ses aspirations à « Teffort utile » 
et à « la pitié active » ? La femme est « l'être aux 
caresses dissolvantes », Téternelle corruptrice, la 
pierre de scandale posée sur la route de l'homme. 
Quand, après bien des nuits d'ardents transports, 
Auradou regarde Jeanne dormir, couchée sur le dos, 
les jambes un peu écartées, ses bras frais et blancs 
étendus le long d'un buste aux voluptueux contours, 
son corps chaud exhalant, sous la moiteur du drap 
qui le laisse à demi nu, une odeur étrange et péné- 
trante, — il crache par terre d'écœurement. 

On prétend que la misogynie d'Euripide était 
une sorte de revanche sur les faiblesses de son cœur 
et de sa chair. M. Prévost, ce délicat, chez qui la 
sensualité même affecte un tour sentimental, en- 
tend réduire Tamour à un acte purement physique. 
Il veut le dépouiller de tout prestige, le libérer de 
toute émotion, le faire rentrer dans Tanimalité 
pure. Il en retire les idées morales qu'y a mêlées la 
civilisation. « A mon sens, dit Francis O'Kent, que 
la Confession d*un Amant nous donne comme un maî- 
tre de sagesse, Tamour n'est qu'un geste ; de mora- 
lité intrinsèque, il n'en a point. En lui-même, il 
n'est ni noble ni honteux, il est seulement égoïste. » » 



I 



26i LITTÉRATURE CONTKUPORJLINE 

Le premier ouvrage de M. Prévost concluait déjà 
en faveur de la « vie naturelle », c'est-à-dire de 
l'amour physique qu'aucune pudeur ne trouble, 
qu'aucun obstacle n'exalte, qui ne se manifeste 
ni par le délire du cœur ni par Taffolement 
des sens, qui est la fonction normale d'un 
organisme en bon état. Son dernier livre abou- 
tit finalement à répudier Tamour. L'amour, Frédé- 
ric l'a connu sous les deux espèces, celui des corps 
avec Marie-Thérèse, celui des âmes avec Valentine. 
Il n'a trouvé que dégoûts dans l'un, et, dans l'autre, 
que vaines et dangereuses langueurs. Il quitte Marie- 
Thérèse avec un sentiment de délivrance, il aban- 
donne Valentine en étouffant tout regret. Il veut 
non seulement affranchir son être de toute fièvre 
sensuelle, mais en extirper tout levain sentimen- 
tal, f L'amour est égoïste », avait dit O'Kent ; et 
Frédéric, après tant de déception, se promet, 
encore saignant et meurtri, de ne plus goûter a aux 
fruits de cendre. » Prêt à suivre Francis en Irlande, 
il lui semble recommencer à vivre. 

Et tout cela sans doute a l'air excessivement no- 
ble. Mais, puisque Fauteur, dans la dédicace de son 
livre, prétend montrer la voie à ceux « qui mar- 
chent près de lui », puisqu'il se pose en mentor des 
jeunes générations, puisque M. Dumas lui donne 
un brevet de prédicateur et de missionnaire laïque, 
il vaut peut-être la peine d'y regarder de près. Je lui 
dirai, pour ma part, en quoi me semble pécher sa 



MARCEL PRÉVOST 265 

morale. Et je n'ai point de terres en Irlande, et les 
landlords m'inspirent une très médiocre sympathie; 
mais j'estime qu'il peut y avoir pour les jeunes géné- 
rations autre chose à faire que de suivre O'Kent. 

On ne trouve pas dans toute l'œuvre de M. Prévost 
une seule femme honnête qui fasse le bonheur de ^ 
son mari ; et sans doute les héroïnes de roman ont j 
bien autre chose à faire, mais je ne parle pas seule- 
ment de ses héroïnes, je dis que dans les cinq 
volumes du jeune auteur il n^est nulle part fait la 
plus légère mention d^un mariage heureux. Nous 
ne le reprocherions peut-être pas au romancier, 
mais, quand le romancier, prenant des airs de mora- 
liste, excommunie l'amour au profit de je ne sais 
quels devoirs d'une humanité supérieure, on peut lui 
demander s'il n'y a pas dans l'amour autre chose 
que ce qu'il nous en peint , si Frédéric, que l'on 
veut nous faire prendre au sérieux, en a vraiment 
épuisé toutes les expériences, si, endehorsdu « che- 
min oblique » dont nous ne le blâmerons point de 
détourner ceux à qui sa confession s'adresse, il n'est 
pas d'autre route que celle de l'Irlande, sur laquelle 
il prétend les entraîner après lui. Que n'a-t-il épousé 
Claire Espilette? Les Irlandais se seraient fort bien 
passés de lui, qui n'a pas du tout l'encolure de son 
nouveau rôle. Parce que la nervosité morbide du 
pauvre garçon le rend inhabile aux plus simples 
offices de l'existence, s'autorisera-t-il de son inca- 
pacité même pour les traiter de mépris sous pré- 



265 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

texte qu'il y en a de plus hauts ? Pense-t-il donc 
nous faire illusion avec les grands mots dont il se 
paie? Ce chérubin névropathe nous agace. Après 
avoirperverti Tamour par de subtils dégoûts et de 
malsaines délicatesses, il Tanathématise au nom de 
l'humanité. A son aise ; mais, puisqu'on ne nous 
présente pas Frédéric comme une exception , et 
qu'on nous le recommande au contraire comme un 
guide, j'aimerais bien qu'il nous dît ce que devien- 
dra, si son exemple est suivi de tous ceux auxquels 
on le propose, cette « humanité » dont Use fait Ta- 
pôtre. M. Prévost veut-il recommander à ses contem- 
porains un régime renouvelé de Schopenhauer, qui 
d'ailleurs ne s'en imposa jamais la pratique ? Je ne 
sais au juste ce qu'il veut, ni même s'il veut quelque 
chose, car il y a dans son œuvre bien des incertitu- 
des, et parfois des contradictions ; mais je ne crois 
pas que ce soit là son idée, Francis O'Kent procréant 
au moins des bâtards. Et, pour m'édifier plus 
complètement, j'attendrai sa prochaine œuvre, qui 
ne peut manquer d'éclaircir la précédente, si elle 
ne la démeut pas. 



* * 



Cette u prochaine œuvre » de M. Marcel Prévost^ 
elle vient de paraître ; ce sont les Lettres de Femmes. 

Et d'abord, rendons pleine justice aux qualités du 
jeune écrivain. Toutes les lettres qu'il nous donne ne 




MARCEL PRÉVOST 267 

sont pas sans doute également louables ; je ne liens 
guère aux Vingi^huit jours, dont le thème, un tant 
soit peu « commis- voyageur », a déjà bien des fois 
servi, encore moins aux Derniers conseils, au Moyen du 
roman ^kWagnérienne, Mais le recueil renferme vingt 
morceaux, et, si même quatre ou cinq étaient mé- 
diocres, il en reste encore une quinzaine dont la 
plupart sont tout à fait jolis, et quelques-uns vrai- 
ment délicieux. On goûtera dans ce livre la facile 
élégance, Taimable douceur du style, que sa grâce 
insinuante n'empêche pas d'être toujours précis, et 
qui sait à l'occasion se faire vif et fort sans rien 
perdre de cette grâce native; on sera charmé par 
l'exquise délicatesse que le jeune écrivain porte 
dans son anatomie ; on admirera de quelle souplesse, 
de quelle aisance il fait preuve, en donnant à chacune 
des femmes dont il s'institue secrétaire le ton, l'ac- 
cent, et. pour ainsi dire, le geste qui en expriment la 
physionomie, qui sont le mieux en accord avec son 
âge et sa condition sociale, avec sa psychologie ou 
son tempérament. Voulez-vous une lettre de grand'- 
mère? Lisez Un Confesseur ; vous y verrez de quel 
air la baronne douairière de Carnoules semonce 
l'abbé Joubin, coupable d'avoir traité comme des 
abominations les tendres familiarités de sa petite - 
fille avec un mari qu'elle a la faiblesse d'adorer. 
« Vos théories en matière conjugale, mon bon abbé, 
n'auront pas aussi facilement raison de moi que de 
Lucienne, je vous en préviens: — car j'ai beau- 



\ 



268 LITTÉRATURE COBfTETKPORAINE 

coup vécu et suis fort entêtée.- Vous ne me persua- 
derez jamais que deux jeunes gens tels que Luc et 
Lucienne doivent s'acquitter de leurs fonctions 
d'époux avec autant de gravité guindée que si M. le 
maire les surveillait encore, ceint de son écharpe. 
Ma parole, je ris toute seule en pensant à la scène 
que vous rêviez entre deux jeunes mariés, etc. » 
Et lisez encore le Choix d'un Amant, qui est un des 
plus heureux morceaux du recueil. Mais voulez-vous 
maintenant les confidences d'une nouvelle épousée? 
Voici les premières lignes du Journal de Simone : 
« Sur ce môme petit cahier rouge, mon confident 
intime, bien délaissé depuis quelques mois, je lis, à 
la date du 20 mai 18.., ces trois lignes griffonnées à 
la hâte au retour de la messe de mariage : — C'est 
fait. Me voilà mariée, mariée, mariée I Papa a pleuré 
pendant le discours de Tévêque. Ma robe, tissée 
exprès pour moi par nos amis les Martin, de Lyon, 
a produit un grand effet, surtout sur ceux qui ont 
vu de près Tétoffe, dans le chœur. Mon mari (cher 
Jean) m'a embrassée dans la sacristie (je crois que 
ce n'est pas l'usage), en me disant à Toreille : Je 
vous adore! — Et maintenant serai-je heureuse? Il 
me semble que j'ai tout pour Têtre. Nous sommes 
jeunes, suffisamment riches... Et nous nous aimons... 
Mon Dieu, faites que je sois heureuse I — Rendez- 
vous avec moi-même, Tan prochain, à pareille date. » 
Vieilles femmes et jeunes femmes, M. Prévost s'ac- 
commode excellemment à celles-là comme k celles-ci « 




romai* .±- t*flsi; teit.:.:.. ît v-.:«rr.*.î r*.»v»»-%. 

yen Tv craiziBe : i:»oil i . iPOP«w«in7« 1 • * ' -^ 

fsmS' a«>iit* T^-jd' X.r'/i:7 />#. ^**rj 1; v-i-.r.n**. r^ 

finnnu: t»oiit {t^ut^ 

-elie -es: -Bj^rniunEii" i.iD/ar*/aî^ , TT.t»;v <^.»* u^ 

pilles- « OnaDC- xx .»'»rr, v^*b< Tjr.Vixv-'. t^- '»<- ^ *^* * . 
<piaiid TOUS Œ'iVK i..: d^-^^ *■^\Ay,^x ,,Vy.NV*«. — v:-^ 
Toos me trtmr-iei ^:>.:*. ^^ue xv^;;:^ js'^r.^t'^'» ^ v^/^ . vV'^ 
vous m'aîmiei, — vrtsiiment j^Ai v'^ru \Vnvv v^ \^' "^^ 
rêve était si beau que j'aurais v\>u<w wo i,^hns.^\< w V 
veiller... Vous me parliot m li*nvl^M^^>M^r .. \^^ < 
comme vous connaisses Ioîi ^mnio<*^ \^^»Ah<hM^\ 
Jacques! Entre vos mainxH» je npw'^ \\[\\^ J^> h»^ <\\\< 



270 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

plus moi ; je suis un pauvre petit être dépourvu de 
volonté ; dès que vous n'êtes plus là, au contraire., 
je suis folle de remords... Ai-je encore le droit de 
dire que je suis une honnête femme ? Il me semble 
que non, tant je me juge coupable pour toutes mes 
complaisances ; mais du moins je n'ai pas commis la 
dernière faute, celle après laquelle je n'oserais plus 
regarder Louis. Et je viens vous demander en grâce 
de m'épargner, de ne pas me déshonorer tout à fait... 
Il ne faut plus revenir me voir, monsieur Jacques, 
voyez-vous. Je suis trop amoureuse de vous; je n'ai 
plus de force, et je sens que je vous appartiendrais 
maintenant, la première fois que vous essaieriez de 
m'avoir... Et ce serait si mal ! Mon pauvre Louis 
m'aime tant, il vous aime tant aussi I Qu'est-ce que 
je suis pour un homme comme vous? Un caprice, 
une fantaisie à laquelle vous ne tenez pas beaucoup, 
au fond; tandis que je suis tout pour Louis, qui n'a 
que moi à aimer. Même s'il ne devait jamais savoir, 
je mourrais de chagrin de l'avoir trompé ; et, s'il 
savait la vérité, c'est lui qui en mourrait, bien sûr — 
et nous l'aurions tué tous deux... Si c'est par 
amour-propre que vous me désirez, soyez content : 
n'est-ce pas comme si je vous avais appartenu, 
puisque c'est moi qui vous demande grâce aujour- 
d'hui, et que mon honneur est entre vos mains ? 
Épargpez-moi, monsieur Jacques, épargnez-nous... 
Vous le ferez, j'en suis sûre, parce que vous êtes 
très loyal et très bon... Il n'y a qu'une chose dont 




MARCEL PRÉVOST 271 

j'ai peur ; je vais vous la dire, si vous promettez de 
ne pas rire de moi : j'ai peur que tout de même, au 
fond, vous ne m'aimiez un peu, et que cela ne vous 
fasse un peu de chagrin de ne pas me revoir... Oh 1 
ne m^en veuillez pas, mon cher ami ! La peine que 
je vous cause me désole plus que tout; mais je ne 
puis que vous demander pardon, en souffrant moi- 
même bien fort... Je vous en supplie, gardez tout 
de même à votre petite amie un souvenir affectueux ; 
elle vous aimait bien, elle aurait bien désiré vous 
appartenir, et elle pensera encore à vous, allez ! 
longtemps, longtemps après que vous Taurez pu- 
bliée... » 

L'oublier? Non, pour peu que Jacques soit digne 
de cet amour, il n'oubliera pas celle qui lui parle 
ainsi. Mais fera-t-il ce qu'elle lui demande? Je 
crains, s'il faut tout dire, qu'elle ne lui devienne 
trop chère, après cette lettre, pour qu'il ait le cou- 
rage de ne plus la revoir. 

Il y a dans Grâce ! ce qui vaut mieux encore que 
l'esprit et la finesse, je veux dire une émotion sin- 
cère qui s'exprime naïvement. 

M. Marcel Prévost, voulant bien se souvenir d'un 
article récent où j'essayais de démêler sa conception 
de l'amour, me fait l'honneur de mettre à l'exem- 
plaire de son nouveau livre qu'il m'envoie une dé- 
dicace dans laquelle il se flatte que ce livre pourra 
« donner quelques clartés sur ses idées touchant les 
femmes ». Je n'aurais pas de moi-même attaché à. 



I 



272 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Touvrage une telle signification ; je n'y aurais vu 
que des bluettes, quelques-unes, à vrai dire, tout à 
fait charmantes, mais dans lesquelles il m'eût paru 
tant soit peu déplacé d'aller chercher les idées de 
M. Prévost sur Tâme féminine. Avouons pourtant 
que Toccasion est tentante, et que, si Tauteur de 
la Confession d'un Amant peut composer par la 
suite des ouvrages de plus de conséquence, nous ne 
devons guère espérer qu'il en fasse jamais d'autre 
qui nous offre un assortiment plus varié de femmes 
en tout genre. 

Aussi bien, puisque Fauteur nous invite lui-même 
à extraire de ce livre son opinion sur le sexe auquel 
il en emprunte les personnages, prenons-le donc 
au mot, et remarquons tout de suite, après Lettres 
de Femmes comme après tous ses précédents ou- 
vrages, que la psychologie féminine de M. Prévost 
se réduit tout entière, ou peu s'en faut, à une phy- 
siologie amoureuse. 

D'après la façon dont ses héros traitaient l'amour, 
on sentait combien ils devaient en être préoccupés. 

Vous êtes donc bien tendre & la tentation, 

Et la chair sur tos sens fait grande impression I 

Son dernier livre, la Confession d'un Amant, n'avait, 
si je l'ai bien compris, d'autre sens et d'autre but 
que l'anathématisation de l'amour, de l'amour sous 
toutes ses formes, celui des âmes comme celui des 
corps. Mais, quelle que pût être la sincérité de Fré- 




MARCEL PRÉVOST 273 

déric, il se faisait évidemment illusion en croyant 
avoir extirpé de son cœur et de ses sens tout ferment 
de fièvre amoureuse. Quant à M. Prévost lui-même^ 
je vois bien sans doute par quel lien son nouvel 
ouvrage se rattache au précédent, et presque toutes 
les femmes qu'il y peint sont bien faites pour con- 
firmer la conclusion misogynique à laquelle abou- 
tissait sa Confession (Tun Amant. Mais ce qui me 
scandalise un peu, — sans m'étonner le moins du 
monde, ^ c'est que Fauteur de cette Confession^ 
après avoir prétendu naguère montrer aux généra- 
tions nouvelles le vrai chemin de la vie, et pris un 
ton d*apôtre pour les appeler à la pratique d'une 
morale dont l'article essentiel consistait dans Tabo- 
mination de tout amour, donne maintenant comme 
suite à ce livre si farouchement ascétique un recueil 
de lettres dans la plupart desquelles on peut dire à 
tout le moins qu'il ne reste absolument plus rien de 
l'ascète ni de Tapôtre. On y voit, j'en conviens, que 
M. Prévost estime assez peu les femmes, mais il 
peint leurs faiblesses avec une prédilection si vi- 
sible, avec tant de complaisance, tant de grâce flat- 
teuse et caressante, que, si Frédéric revenait d'Ir- 
lande, de ce « champ sans limite » où, depuis un an 
tantôt, il se consacre, comme chacun sait, à la « pitié 
active » et à 1' « effort utile », ce jeune racheté de la 
Confession (Tun Amant lui adresserait, je le crains^ 
de très sévères objurgations. 
Passons en revue les diverses figures de femmes 



À 



274 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

que M. Prévost fait défiler sous nos yeux. D'abord, 
les jeunes filles. Quant aux fillettes, il n'en est pas 
question. Si pourtant, une fois : dans Au Cabaret^ 
une fort vilaine histoire, entre parenthèses, la « com- 
tesse » demande avec beaucoup de sollicitude à sa 
charmante compagne de voyage si les petites ont, 
au couvent, le même dortoir que les grandes. Je ne 
parle que pour mémoire d'Étiennette Leclerc, chip- 
pant à sa grande sœur le plus généreux et le plus 
naïf des amants par des moyens qui dénotent une 
vocation très précoce. Étiennette n'est âgée que de 
quatorze ans : mais elle a sous les yeux de si mau- 
vais exemples! — En fait de jeunes filles, en voici 
une, dans VFxpiation, une jeune fille du meilleur 
monde, ouvrant en pleine nuit la porte de sa cham- 
bre à un saint-cyrien en appétit. En voici une autre, 
M'** Solange d'Arqués, écrivant à Nina Ninette des 
Bouffes pour lui demander des renseignements sur 
le vicomte Pasquier, qui aspire à sa main ; il est 
trois qualités auxquelles tient surtout M^'* Solange : 
elle voudrait que son futur mari fût généreux, qu'il 
ne fût pas jaloux, et surtout qu'il fût... un mari sa- 
tisfaisant. Lisez enfin la conversation de « deux in- 
nocentes », Juliette et Lucile, qui se racontent ce 
qu'elles ont pu deviner du mariage. (Le morceau est 
d'ailleurs charmant.) Savez-vous « à quoi rêvent les 
jeunes filles » de M. Prévost? Lucile a rêvé qu'elle 
était couchée avec un baigneur de Gabourg, un vieux 
de cinquante ans au moins, tout gris. « C'était hor- 




MARCEL PRÉVOST, 275 

rible », dit-elle, il faut lui rendre cette justice. Mais 
Juliette, elle, ce n'est plus un vieux baigneur tout 
gris qui lui apparaît dans ses rêves, c'est un écuyer 
du Cirque d'été. « Juliette. Un écuyer joli, joli, 
comme tu n'en as pas Tidée. Il s'appelait Jims-Jims. 
Il avait de beaux cheveux noirs partagés sur le 
front, une figure très distinguée, des yeux bruns 
superbes, des moustaches. On aurait dit qu il n'avait 
rien sur le corps qu'un petit caleçon de velours 
noir, tant son maillot imitait bien la chair... lime 
plaisait beaucoup ; seulement je n'osais pas trop le 
regarder, parce qu'il avait l'air tout nu. Lucile. Et 
le soir, tu as rêvé qu'il étaitcouché avec toi. Juliette. 
Oui. LuGiLE. N'est-ce pas que c'est horrible ? Juliette. 
Mais non, je ne trouve pas. » 

Si des jeunes filles nous passons aux femmes ma- 
riées, M. Prévost nous offre la plus riche collection 
d adultères. Adultère par vengeance : c'est la ba- 
ronne de Rosult, qui, pour punir le baron de sa 
jalousie, va successivement s'offrir à trois de ses ado- 
rateurs. Adultère par ennui : c'est Simone, quittant 
la maison conjugale pour se rendre avenue Montai- 
gne, à la fameuse garçonnière dont Ludovic lui vante 
les avantages. « J'ai fait route à pied, afin de me 
donner le loisir des réflexions. Réflexions qui, d'ail- 
leurs, ont tourné autour de cette pensée unique : si, 
par hasard, Ludovic avait été forcé de s'absenter, 
s'il n*était pas au rendez-vous pour un motif c[uel- 
<;onque, en serais-je contente ou fâchée ? De moi à 



i 



276 LITTËRATURE CONTEMPORAINE 

moi, sincèrement, je crois que j'eusse été contente. » 
Mais Ludovic est chez lui, et Simone le laisse faire, 
concentrant son esprit dans une sorte de curiosité 
tranquille pour la façon dont ça se passera. Adultère 
par exigence du tempérament : c^est M'"'' Raoul 
Dambrine , qui, son mari la négligeant , déclare 
elle-même, de propos délibéré, qu'elle se donnera, 
au premier homme assez hardi pour lui enlacer la 
taille. 

De vingt ans à quarante, aux quarante ans avoués, 
il n'y a de différence entre les femmes de M. Prévost 
que dans la façon dont elles filent l'adultère. La 
marquise de Beauchamp, quadragénaire depuis 
quelques années, s^est éprise du précepteur de son 
fils. « Dix ans plus tôt, dit-elle, j^aurais sans doute 
joué la coquetterie avec cet enfant inexpérimenté ; 
j'aurais cherché à allumer son désir, puis à le surex- 
citer par de brusques froideurs et des refus savants, 
à ramener à cet état de folie et d'exaspération qui 
nous donne à nous-mêmes la preuve de notre pou- 
voir. 9 Mais, comme elle a quarante ans passés, 
elle ne fait rien de tout cela. Le temps lui est mesuré, 
trop court pour en perdre les précieuses minutes à 
des feintes inutiles. Elle va trouver le jeune précep- 
teur dans sa chambre, et tombe pâmée entre ses 
bras. 

Parmi toutes ces femmes, il en est une pourtant 
qui se rachète. M°>« Le Coutelier a appartenu succes- 
sivement à tous les camarades de promotion que lui 



A' 



MARCEL PRÊYOST 277: 

présentait son mari. De Tingt à yingt-hait ans, elle 
s*est laissé prendre au hasard, sans réflexion et sans- 
calcul, par tous ceux qui lui plaisaient. Mais voici la. 
rédemption : c J'avais près de trente ans, écrit-elle,, 
et j*avoue que je descendais une assez dangereuse 
pente, quand j*eus le bonheur de rencontrer Pierre 
Delavau^qui me fixa et me sauva... Pour la première 
fois, je fus msdtrisée par une volonté plus haute 
que la mienne, — je fus dominée, délicieusement..^ 
£t les années se succédèrent, les meilleures de 
ma vie, de pures années d'amour, au cours de&» 
quelles ni la passion de Pierre ni la mienne n'eu- 
rent de défaillance. Ce fut le rachat de mes années- 
d'avant. » 

Le livre de M» Prévost défile à nos yeux les- 
types féminins les plus variés, depuis les duchesses 
jusqu'aux petites bourgeoises — il ne respecte même; 
pas les femmes de chambre (lisez plutôt Dévouement) 
— pensionnaires du Sacré-Cœur, femmes mariées,, 
veuves, tous les âges, toutes les conditions, toutes les- 
idiosyncrasies, et, parmi tant de figures diverses, il 
n'en est pas une d'honnête femme. Me trompé-je t 
La madame Dufresne de Grâce l mérite, il faut le 
reconnaître, un bon point. Lorsque Simone ses! 
livrée à Ludovic : c J'ai cessé, écrit-elle dans soo. 
journal, d'être une honnête femme, au sens physio- 
logico-social du mot. » Quant à M"^* Dufresne, qui a. 
l'esprit moins cultivé, qui s'accuse naïvement de ne 
pas bien mettre l'orthographe, elle ignore ces ingé- 
issÀis, 8** 



â 



^78 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

nieux distinguo. Qu'elle n'ait pas commis la 
faute, et qu'elle ne soit pourtant pas bien sAre d'avoir 
encore le droit de sedire hoimète^cela suffit sans doute 
pour la mettre au-dessusdest autres femmes de M. Pré- 
vost. Mais elle a permis à Jacques de l'aimer, elle 
à eu pour lai des complaisances, elle lui a accordé 
certaine» choses... que sa lettre nous laisse au moins 
deviner ; et, si Jacques n'est pas un honnête homme, 
un honnête homme comme on n'en voit pas tous les 
jours, M°^^Dufresne, malgré ce qu'elle a d'honnêteté 
native, cessera, dès la première entrevue, d'être — 
même au sens physiologico-social — l'honnête femme 
qu'elle n'ose déjà plus se dire. 

L'opinion de M. Prévost sur la femme ? Nous nous 
en faisons, je suppose, une juste idée en cherchant 
ce qu'ont de commun entre eux les types variés 
quUl nous en offre : les femmes de M. Prévost, si 
diverses qu'elles soient par l'éducation, par la for- 
tune ou par la couleur des cheveux, se ressemblent 
toutes en un point. J'ai dit suffisamment lequel. Et 
hi plupart n'ont pas plus de remords qu'elles n'ont 
eu de scrupules. Voyez Simone. « Mon impression 
totale, écrit-elle le soir d'une première faute, est que 
l'adultère ressemble extraordinairement à un ma- 
riage. Mon « futur » illégitime m'avait fait la cour 
pendant quelques semaines, comme l'autre; la date 
de l'union a été fixée d'avance, comme pour l'autre ; 
quant aux gestes et aux paroles, ils ont été identi- 
ques. )> Si certaines ont, avant, quelques petits scru- 




MARCEL PRÉVOST 27î) 

pules, c'est juste de quoi les émoustiller ; elles en 
sont quittes pour jouir, après, de quelques petits 
remords : rien, comme on sait , de plus savou- 
reux. 



à 



M. PAUL MARGUERITTE (^) 



M. Paul Margueritte fut connu tout d'abord du 
grand public par sa signature, mise au bas de ce 
qu*on appela la Protestation des Cinq. 

Il n'y a guère plus de quatre ans, le ^t^aro publiait 
un manifeste dans lequel cinq jeunes romanciers 
naturalistes rompaient en visière à M. Zola. L'inspi- 
rateur de ce manifeste, M. Paul Bonnetain, s'était mis 
en rapport avec M. Lucien Descaves, qui partageait 
sa vertueuse indignation, et c'est sous leurs auspices 
à tous deux que fut menée contre le patriarche du 
naturalisme une campagne dont il parut d'ailleurs 
n'être que fort peu ému. M. Zola, ne visant pas encore 
il TAcadémie, écrivait en ce temps-là un roman fort 
peu académique^ la Terre. Les honnêtes gens étaient 

(1) Pierrot astassin de sa femme, 1882; Mon père, 1884; Tout 
quatre, 1885; La Confession posthume, ISS6; Maison ouverte, 
1887; Pascal Géfosse, 1887; Jours d'épreuve, 1888; Amants, 1889; 
la Force des choses, IB91; Alger V hiver, iS9ï; le Cuirassier 
dlanc, 1892; Sur le retour, 1892. 



â 



2»2 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

scandalisés, et il y avait bien de quoi. M. Bonnetain 
et M. Descaves se dirent apparemment que la morale 
exercerait sa vindicte avec d'autant plus d'éclat, si 
ceux-là s'en faisaient les ministres qui, jusqu'alors, 
avaient tenu M. Zola pour leur maître, ceux que le 
public connaissait comme ne poussant pas, en ma- 
tière d'art naturaliste, leurs scrupules de pudeur 
jusqu'à la pruderie ; et voilà comment l'auteur de 
Chariot s* amuse s'adjoignit celui de Sous-Offs pour 
protester contre le cynisme maniaque de M. Zola. 

Le manifeste des Cinq portait encore, avec le nom 
de M. Guiche, qui paraît n'avoir eu dans l'affaire 
qu'un rôle assez effacé, ceux de MM. J.-H. Rosny et 
P. Margueritte. Le premier tint la plume ; quant 
au second, il se contenta de donner, par lettre, pleins 
pouvoirs à MM. Bonnetain et Descaves. M. Margue- 
ritte était-il en lointain pays? Ou bien ne jugea-t-il 
pas à propos de se déranger? C'est un point sur 
lequel les renseignements me manquent, et je n'en 
suis pas autrement fâché, rien ûe m'empôchant 
ainsi de choisir entre les deux interprétations celle 
que je préfère. 

Pourquoi donc M. Paul Margueritte montra-t-il 
quelque indifférence ? Faut-il penser que ce qui 
révoltait MM. Bonnetain et Descaves le scandalisât 
médiocrement ? N'anticipons même pas sur ce que le 
jeune auteur de Tous quatre devait écrire par la 
suite ; rien de ce qu'il avait écrit jusque-là n'autori- 
sait à le croire moins soucieux que ses deux confrè- 




PAUL MARGUERITTE 285 

res de la moralité publique. Ce qui paraît plus vrai- 
semblable, c'est que M. Margueritte ne se croyait, 
pour sa part, aucun motif d'appréhender que les tur- 
pitudes pornographiques etscatologiquesdela Terre 
ne compromissent sa réputation. M. Zola, qui ne fut 
jamais son maître, pouvait « descendre au fond de 
rimmondice » sans que lui-même eût à craindre d'y 
être entraîné. 

Ce n'est point de M. Zolaque procède M. Margueritte, 
et, s'il fallait absolument en faire le disciple de 
quelqu'un, nous préférerions de beaucoup le ratta- 
cher, au moins dans sa première manière, à l'in- 
fluence des Concourt. Il n'a de ressemblance avec 
M. Zola que par les trai ts de parenté qui sont communs 
atout le naturalisme. Mais, si M. Zola passe générale- 
ment pour le chef de l'école, — après en avoir cher- 
ché la raison dans ce que son œuvre a de sainement 
et de fortement naturaliste, il faut aussi la chercher 
dans tout ce que nous découvrons chez lui de contra- 
dictoire à l'esprit initial du naturalisme et à ses ten- 
dances intimes, je veux dire dans ce que son génie a 
de systématique et de doctrinal. M. Zola fixa le natura- 
lisme en lui imposant ses formules ; il ne lui imposa 
ses formules qu'en se l'asservissant. Que l'auteur de 
Tous quatre ait été classé parmi les naturalistes, rien 
de plus juste ; et ni la Force des choses^ son dernier 
ouvrage, ni même Jours d'épreuve, ce roman d'une 
inspiration élevée et d'une moralité vigoureuse , 
ne peuvent, que je sache, le faire ranger dans. une 



à 



^4 LITTÉRATURE GONTEHPORÀINE 

:autre école, si du moins le mot de naturaliste ne doit 
pas être pris nécessairement pour synonyme d'obs- 
cène ou d'ordurier. Mais, au temps même où M. Mar- 
.:gueritte n'avait encore produit que Tous quatre^ — 
-«'il était naturaliste, il ne Tétait nullement à la façon 
de M. Zola. L'auteur des Rougon^Macquart écrit dans 
iin style épais et lent, avec une lourdeur puissante, 
avec une abondance monotone; et celui de Tous 
quatre s'annonçait, dès son premier roman, comme 
un écrivain inquiet, hasardeux, toujours en vibra- 
tion, sacrifiant d'instinct la rectitude et la plénitude 
grammaticales au besoin de noter, fût-ce par de 
brusques ellipses, des anacoluthes suspectes, de 
fébriles incohérences, ce que la sensation peut avoir 
de plus direct et déplus aigu. M. Zola compose ses 
livres avec une régularité de géomètre, et M. Paul 
Margueritte semblait tout d abord moins soucieux 
d'ordonner ses c documents » en un ensemble symé- 
trique dont toutes les parties fussent liées et propor- 
tionnées entre elles, que de reproduire la réalité 
jusque dans sa diffusion. M. Zola exprime en toute 
-«on œuvre l'inerte résignation, Tindifférence morne 
d'un fataliste, qui, sentant peser sur lui l'inexorable 
joug de puissances aveugles, trouve dans la cons- 
cience même de son oppression je ne sais quelle bes- 
tiale placidité ; M. Margueritte, s'il n'ignore pas, s'il 
marque plus d'une fois avec force ce qu'il y a de fatal 
^ans l'évolution des êtres et des choses, n'est point 
de ceux qui croient que les nécessités ambiantes ou 



PAUL MÀRGUERITTE 285 

les influences héréditaires ne laissent aucun rôle à 
notre volonté propre. Pour ne pas citer encore 
ses autres livres, même Jours d'épreuve^ qui ne parut 
qu'en 1889, mais qu'il fit pourtant dès 1886, — ceux 
qu'il avait publiés antérieurement au fameux mani- 
feste dénotaient chez le jeune écrivain, non seule- 
ment sa vivacité nerveuse et son impatiente sponta- 
néité, mais un irrésistible besoin d'agir, de prendre 
parti, de faire effort, une croyance latente à la vertu 
de l'initiative volontaire, et, mieux encore, je ne sais 
quelle sève de moralité native jusque dans ce qu'il a 
écrit de plus libre. 

Ce que M. Margueritte a écrit de plus libre, c'est, à 
vrai dire, dans ses premiers ouvrages que nous le 
trouvons. Signalons-y d'abord une immodestie d'ex- 
pression toute gratuite. Par exemple, dès le début 
de Tous quatre^ l'auteur, nous faisant le portrait de 
Maria et de Lucile^ dit de l'une « qu'elle est toute en 
muscles, d'un beau corsage et d'une ronde croupe», 
de l'autre, qu'elle « cache sous le pouff de sa robe 
une croupe très forte, inattendue, qui se modelait 
dans les peignoirs ». Certes, le mot de croupe n'a 
rien en lui-môme qui puisse alarmer de chastes 
oreilles ; je ne prétends pas non plus que M. Paul 
Margueritte s'en interdise l'usage, et je consens même 
qu 'il l'applique très convenablement à Maria, cette 
femme d'une beauté toute charnelle, d'une opulence 
massive, avec « on ne sait quoi dans la carrure de 
ferme et d'un peu paysan » . Mais l'appliquer à Lucile, 



I 



286 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

quand on nous peint sa chair virginale, son exquise 
sveltesse, sa peau si fine « où le rose semble, tout 
effaré, le frisson même de la pudeur », — il y a là 
faute dégoût. Et Ton pourrait relever maints traits 
analogues, dénotant chez M. Margueritte,nonpas,je 
crois bien, une indélicatesse naturelle, mais plutôt 
une affectation de crudité. Citons du moins la nou- 
velle qu'il intitule les Bourgeois ; et, laissant de 
côté les petits détails où se trahit cette affectation, 
allons tout droit à la scène de la fin, puisque Fau- 
teur, après tout, ne nous raconte une aussi 
vulgaire histoire qu'en vue du mot par lequel elle se 
termine. Voici M. Bourgeois devant le lit de douleur 
où sa femme va mettre au monde Tenfant d'un 
autre. « Au matin, le médecin tira le mari par le bras 
« vers la fenêtre : — «Monsieur, chuchota le prati- 
« cien, il se présente des complications ; je vais 
a tenter Topération. Vous êtes un homme. Je dois 
« sacrifier Tenfant et sauver la mère !... » Renée 
a semblait comprendre, ouvrait bouche et yeux 
« dans un sanglot^ élargissait ses jambes doulou- 
« reuses. Bourgeois ouvrit des yeux stupides, puis 
« hurla avec indignation : « — Comment ! la mère ! 
« Je me f... bien de la mère ! » Et la regardant 
« agoniser, il cria : — « Sauvez Tenfant ! » 

Ce mot final, et toute la scène, accusent le parti 
pris. Le jeune écrivain en était alors à la recherche 
des violences et des scandales ; il se souciait moins de 
nous émouvoir que de nous brutaliser. 




PAUL MÀRGUERITTE 287 

Notons encore des traits d'un réalisme assez peu 
ragoûtant. On peut voir au chapitre m de Genèse 
dans ToiLS quatre ce que signifie le commandement 
« Minute I » hurlé par un surveillant, quand les pen- 
sionnaires de Mamers oitt, le matin, au lever, mis 
leurs pantalons, ou bien, — car ce commandement se 
répète deux fois par jour, et M. Margueritte ne nous 
tient pas quittes après la première, — quand, le 
soir, au coucher, ils s'en sont dévêtus. Peut-être Fu- 
tilité de tels détails ne saute-t-ellepas aux yeux dans 
ce que l'auteur nomme, un peu bien pompeusement 
d'ailleurs, la genèse de son héros. Un autre trait 
analogue: en lisant la page 28 du même livre, on 
saura pourquoi le grand spahi chargé de veiller sur 
Léon pendant le voyage à Blidah, s'arrête de temps 
en temps pour chercher des pierres rondes qu'il offre 
gravement au petit garçon. « Tercinet, ajoute-t-on, 
pensa plus tard que Rabelais avait oublié, entre ses 
soixante-cinq manières... celle-là. » M. Paul Margue- 
ritte, au surplus, n'a rien dé rabelaisien ; nul ne se 
plaît moins que lui aux choses grasses, et s'il nous 
raconte parfois quelque petite anecdote de ce genre, 
ce n'est point du tout esbaudissement de gauloi- 
serie joviale ; il faut y voir la sèche application 
d'une esthétique qui croirait trahir la réalité si elle 
n'en exprimait jusqu'aux plus répugnants détails. 

Mais ce ne sont pas seulement des brutalités ou des 
vilenies que nous relevons çà et là dans les ouvrages 
par lesquels débuta M. Margueritte. Tous quatre ren- 



i 



288 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

ferme des scènes qui ne le cèdent guère à ce que 
M. Zola s'est permis de plus licencieux ; et, sans 
même nous arrêter sur ce qui se passe dans telle 
a maison » où de jeunes lycéens vont goûter « leurs 
premières joies viriles »,• sans parler de Tercinet 
qui, s'entêtant à chercher une fille assez com- 
plaisante pour venir chez lui, fait défiler sous 
nos yeux treize ou quatorze rôdeuses nocturnes^ 
tout un côté du trottoir, ou bien de Matarel pour- 
suivant jusque dans les combles la jeune bonne 
dont les yeux flambants de luxure ont allumé sa 
convoitise, — une grande partie du roman est con- 
sacrée à nous peindre Tignoble intimité de Lucile et 
de Maria, sous prétexte que « ces choses-là sont 
fréquentes » et que « le vice court les rues ». Et Tua 
des personnages, le poète Néel, soutient qu'un 
roman qui ferait Tétude complète, et, pour ainsi 
dire, la monographie du saphisme, s'il soulevait 
rhypocrisie universelle, n'en serait pas moins d^une 
profonde moralité . Mais c< comment écrire un roman 
pareil? • M Margueritte ne Ta point osé. « Pourtant, 
ajoute Néel, c'est bien vilain. Tenez, j'admettrais le 
saphisme en épisode, raconté sans descriptions 
malpropres, et simplement, comme dans la vie ». 
Voilà ce qu'a voulu faire l'auteur de 7'ous quatre^ 
et c'est un brevet de moralité qu'il demande ici 
pour son roman. Aussi bien, je comprends encore 
que la monographie du saphisme puisse avoir son 
utilité, comme uni aussi la leur les ouvrages de 



k 



PAUL MÂIIGU£IUTT£ 289 

médecine traitant des plus hideuses maladies ; mais 
je ne vois pas trop quel ragoût de moralité peut 
communiquer à Tous quatre V « épisode » saphique 
q^ue préconise le doux et pur Néel ; et si ce roman 
prétend opposer au véritable artiste qu'ignore ou 
méconnaît le public, un faiseur quelconque, le pre- 
mier venu des médiocres, que sa médiocrité même 
conduit tout naturellement à la gloire et à la fortune, 
je me demande ce que viennent faire dans un tel 
sujet les scènes où Ton nous peint complaisamment 
d'infâmes amours. Enfin, même à supposer que « ces 
choses-là » soient plus fréquentes encore, resterait à 
savoir si c*est une raison suffisante pour que le ro- 
mancier les étale à nos yeux. Mais nous ne discuterons 
pas ce point avec M. Paul Margueritte : d'abord parce 
qu'il ne saurait y avoir de réaliste tellement farouche 
qui ne soit obligé de transiger plus ou moins avec cer« 
taines bienséances, quitte à les traiter de conventions 
hypocrites, et, en second lieu, parce que le jeune 
écrivain semble, depuis son premier roman, être 
venu à de tout autres idées sur la moralité de Fart. 
• Le naturalisme, fait-il dire à son Pascal Géfosse, 
trois ans après la publication de Tous quatre, est une 
forme de décadence vulgaire et basse. » 

Bien des pages de Tous quatre^ celles, par exemple, 
où l'on nous montre Tercinetau travail, dans l'éla- 
boration douloureuse d'une œuvre qui réalise son 
idéal, les extases du poète, mais aussi ses doutes, ses 
angoisses, ses accès de découragement et ses reprises 

ESSAIS. 9 



à 



290 LITTÉRATURE CONTEMPOR JllNE 

fébriles, dénotent une religion du vrai et du beau 
dans laquelle entre bien quelque monomanîe, mais 
dont il n'en faut pas moins reconnaître la noblesse. 
C'est, après tout, cette religion qui donne au 
livre sa valeur, et, sans rechercher s'il ne fut pas 
d'abord inspiré par la tentation de stigmatiser une 
fois de plus ce que Flaubert appelait le muflisme 
bourgeois, avouons qu'un tel respect de Fart porte 
en lui-même sa vertu. 

Et, si M. Paul Margueritte peignait dans Tom 
quatre les pires dépravations de la chair, ce n'était 
pas d'ailleurs qu'il se plût à déshonorer, l'amour. 
Loin de là, — j'ai tout à l'heure cité le témoignage 
deNéel, — il prétendait faire œuvre de moraliste. 
Au reste, nous n'attendrons pas qu'il nous montre 
dans Pascal Géfosse les misérables déceptions de 
l'adultère, dQ.ns Jours d'épreuve^ les saines tendresses 
et les austères devoirs du mariage. Certes, VImpasse 
renferme des choses aussi peu chastes que possible, 
et nulle part l'auteur n'a plus librement peint la 
fougue d'une sensualité brutale. On dirait même, à 
lire la première partie, que le sens de cette étrange 
histoire soit tout entier dans la glorification de 
l'amour charnel, d'un amour qui, triomphant des 
préjugés sociaux et des pudeurs factices, livre 
M™' d'Arjaën, princesse du sang des Romanow, aux 
étreintes de celui qu'elle prend pour n'importe quel 
goujat à larges épaules. Cependant, quelle est l'idée 
qui donne à VImpasse sa signification? L'amour, 




PAUL MàRGU£RITT£ 291 

épuisé dans une nuit de furieux transports, ressus* 
cite, après la séparation, sous une autre forme. 
C'est, non plus un désir bestial, mais Tappel d'un 
cœur vers un autre cœur ; et M»»® d'Arjaën comprend 
alors de quel sacrilège elle et Pierre Lor se sont 
rendus coupables en nouant leurs bras sans que leurs 
âmes se fussent cherchées, car, « si les sens se dé* 
chaînent pour Torgie dont la tendresse est absente, 
c'est abomination »; et, retrouvant un jour l'homme 
auquel elle a livré son corps: « Va-t-en, lui dit-elle, 
je t'aime 1 Va-t-en I si tu me reprenais, je mourrais 
déboute ». L'Amour a été profané; il se venge. 

Ce qu'il y a peut-être de plus caractéristique dans 
M. Paul Margueritte, c'est son impressionnabilité 
nerveuse. Il fit son début dans les lettres, en 1881, 
par des a monomimes » qu'il jouait lui-même, et 
dont l'une. Pierrot assassin de sa femme ^ ne laissa pas 
de faire quelque bruit. La préface qu'il mit en 1886 
à une réédition de ce livret, signale ce que la concep- 
tion de son Pierrot avait en soi de vraiment original 
et de suggestif. N'ayant jamais rien lu sur l'art 
spécial par lequel il se sentait si vivement attiré, 
mais dont il ignorait les procédés et les traditions, 
M. Paul Margueritte Tinventa pour son propre 
compte, en y imprimant la marque particulière d'un 
«esprit inquiet et raffiné, que son excitabilité quasi 
maladive prédisposait aux plus subtils tressaille- 
ments, a J'imaginai, dit-il, un Pierrot personnel, 
conforme à mon moi intime et esthétique. Tel que 



Î92 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

je le sentais, et que je le traduisis, paraît-il, ce fut 

un être moderne, névrosé, tragique, fantômal. Et 

cette vocation excentrique, que Tempêcha seul de 

pousser le manque de tréteaux funambulesques, 

cette a vraie folie d'art qui l'avait agrippé », il 

déclare « lui devoir d'étranges sensations nerveuses^ 

et, le lendemain, des griseries cérébrales, comme 

celles du haschich ». M. Paul Margueritte ressuscita 

la pantomime, tombée dans la farce de bas étage^ 

pour lui faire exprimer tous les malaises d'une àme 

anxieuse, toutes les trépidations d'une nervosité 

fébrile, tous les élancements d'une chair sans cesse 

palpitante, pour transformer le Pierrot traditionnel 

en un symbole d'aberration morbide et d'angoisse 

visionnaire. 

Ce Pierrot « moderne et fantômal » par lequel 
M. Margueritte traduisit d'une manière si expressive 
les plus intimes vibrations de son moi, nous le retrou- 
vons dans Tous quatre sous le nom de Paul Violas. 
Mais si M. Margueritte a mis en Paul Violas un peu 
de lui-même, Tous quatre^ qui, pour n'être pas le 
meilleur de ses livres, n'en est pas moins le plus 
curieux et le plus fertile, celui qui contient, en tout 
cas, le plus de confidences sur sa « genèse » intellec- 
tuelle et morale, nous présente dans Léon Tercinet 
un autre personnage chez lequel nous trouvons 
maints points de ressemblance avec le jeune 
romancier. Et même, si nous laissons de côté les 
épisodes que M. Margueritte emprunte à sa propre 




PAUL MARGCIRITTE 295 

histoire^ à l'Iiistoire de san eafaace et de sa première 
jeunesse, bien des traits parler^quels oa pourrait 
caractériser ranteur de Fous quatre se recoa-- 
naissent dans celui des R^lïHs et des Poèmes nérroséSy 
où. Tercinet exprime» avec une persooualité sia^u- 
lière^ ki^ le frissoa nième de la seosatioa^ là* les 
troubles d^iine psychologie précieuse et fantaisque* 
Ainsi qnc Tercinet^M.Paul Margrueritte commeu.;a 
par rimpressioanisixie. L'auteur de Tous quair^^ que 
raffinement de ses nerfs intéresse à riatlaimeat 
petite note ayec une subtile curiosité tous les phem>* 
mènes les pins imperceptibles qui passent* aussitv>t 
disparus, dans le champ de sa vision^ 1) lui foui 
deux pages, les deux premières du roman« pour 
introduire Tercinet dans Tomnibus de Madeleine^ 
Bastille. < Enfin, comme il n'espérait plus, doux et 
c résigné d'ailleurs, on cria sou numéro : U monta 
« sur la plate-forme, après s'élre frayé un pas^^^ 
c difficile, et s'être entendu avec terreur appelc^r 
« deux fois. Et comme il était grand corps, il dut 
c courber la tête à cause de la lanterne d'arrière quo 
« son chapeau cognait, etc., etc. » Notez ce dernier 
trait; nous le retrouvons trois pages plus loin, quand 
Tercinet sort de Tomnibus : « Rappelé à la réalité, 
« il se redressa, cogna violemment son chapeau (i la 
« lanterne, et descendit ». Et le roman tout entier 
abonde en minuties de ce genre. Mais, si nous som- 
mes bien souvent fatigués par ces interminables 
détails dont le pêle-mêle trouble notre esprit, ils n'en 




294 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

donnent pas moins, quand Fauteur les a choisis avec 
discernement, puisque enfin il ne saurait tout dire, 
rimpression de l'existence elle-même en sa mobilité 
confuse et désordonnée. 

M. Paul Margueritte ne tarda pas d'ailleurs à 
comprendre que l'artiste n'a point pour objet de 
reproduire intégralement la vie, de la photographier, 
si Ton peut dire, dans l'actualité tout instantanée et 
flagrante des plus insignifiants détails qu*elle offre à 
notre vue ; et se faisant bientôt une esthétique plus 
large, rectifiant ce que sa manière avait eu dé trop 
minutieux et de trop servile, prenant d'ailleurs, 
grâce à la maturité de Tàge^ non seulement une 
intelligence plus haute et plus libre de l'art, mais 
encore plus d'empire sur ses sensations, il ne con- 
serva d'une nervosité longtemps maladive, qui 
explique, dans son premier roman, tant de recher- 
ches bizarres et de criardes bigarrures, qu'une 
aptitude particulière à saisir la réalité sur le vif, à en 
fixer l'image avec la précision la plus acérée. Et c'est 
bien par là que s'était tout d'abord signalé son talent. 
On pouvait taxer de diffusion l'infinie variété des 
détails que le jeune romancier juxtaposait si com- 
plaisamment; mais chacun de ces détails, pris en lui- 
même, était d'une netteté pénétrante. M. Paul Mar- 
gueritte a au plus haut degré le sentiment de ce que 
les Goncourt nommaient la vie vraie, et il la rend 
par une « notation » directe, un peu sèche en sa hâte, 
un peu acerbe en sa verdeur, mais qui traduit avec 




PAUL MARGUERITTE 295 

une vivacité singulière le frémissement même de 
ses nerfs. 

Au début surtout, et même en ses derniers ou- 
vrages, le style a quelque chose de violent, de heurté, 
çè. et là de convulsif. Aucune suite dans Tallure ; sa 
phrase ne se développe pas, elle se fragmente. Il 
procède par saccades. Ce ne sont que petits traits, 
des traits rapides, incisifs, qui se succèdent 
sans se lier entre eux. Ce style manque d'équilibre, 
fait une impression de perpétuelle discontinuité, de 
cahots et de brisures ; mais, si Ton voudrait 
parfois que la vie ne s*y traduisît pas en pulsations 
si brusques, on doit reconnaître tout ce qu'il a de 
force expressive et d'âpre relief. 

Chez Tanatomistesec et précis qu'est M. Paul Mar- 
gueritte, il y a aussi un poète. Presque tous ses per- 
sonnages de prédilection, ceux dans lesquels il a mis 
plus ou moins de lui-même, sont des natures tendres 
et rêveuses. Le sens aigu du réel, qu'explique sa 
nervosité toujours enbranle, s'allie chez lui avec une 
disposition innée au rêve, avec un penchant carac- 
téristique à revenir sur ses sensations, à refeuilleter 
sans cesse son existence et son âme. Le jeune écri- 
vain, qui n'a guère que trente ans, vit moins dans le 
présent que dans le passé. Son dernier ouvrage, 
Alger Vhiver (1), est surtout un retour sentimental 

(1) Depuis, M. Paul Margaeritte a fait paraître le Cuirassier 
blanc, volume de contes, et, il y a deux mois, un roman intitulé 
Sur le Retour ; on trouvera ci-après quelques lignes sur le 
premier de ces deux ouvrages, et une brève analyse du second. 



293 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

vers les impressions d'enfance. Le nom seul d'Alger, 
où il a passé son jeune âge, Témeul jusqu'au fond du 
cœur ; et quand, sur le pont du navire, il entend une 
voix joyeuse s'écrier : <t Hé bien ! nous y voilà, en 
Alger ! » le mot naïf et vieilli prend pour lui un sens 
de nostalgie troublante. Déjà plusieurs de ses romans 
nous avaient transportés dans cette ville, où l'attirait 
le charme intime des souvenirs, si puissant sur les 
âmes religieuses: Pascal Gé fosse ei Amants se passent 
dans Alger, et c'est sur la terre algérienne que 
l'André de Jours d'épreuve va poursuivre la reven- 
dication de son indépendance et de sa dignité virile. 
Ce simple mot « en Alger » suscite en lui toute son 
âme d'enfant, toute son adolescence heureuse. 

« Depuis vingt-ans, dit-il, ma jeunesse me sourit 
« et m'appelle, à travers la mer. Certes, ce soir, en 
« rentrant a au pays», le sol natal, la maison du 
« passé, les tombes des miens m'émeuvent, et pro- 
« fondement; mais pourquoi mentir? Ce qui surtout 
« me pénètre, c'est l'espoir de ressaisir un peu 
« de ma propre vie, de me pencher, moi homme, 
« sur rombre du petit garçon que j'étais, d'en revivre 
« le cœur naïf et les sensations neuves. Ce qui me 
a point d'avance, et me donne un frisson doux et 
« douloureux, c'est ma jeunesse, l'impérissable jeu- 
« nesse dont le souvenir attendrit tous les hommes. » 

M. Paul Margueritte se plaît à évoquer les images 
lointaines, dans une perspective qui leur prête 
quelque chose de pieux, un charme d'émotion 



PAUL HARGUERITTE SOI 

mélancolique et péDétrante. Sans cesse il nous mon- 
tre ses personnages revenant sur leur passé pour en 
interroger les souvenirs, pour en ranimer les impres- 
sions les plus fugitives. 

Il Sans touchera sa vie d'antan, nous 
« Tercinet, souvent il l'évoquait, et, bforc 
« pens&t, événements, hommes et choses 
« fini par se disposer, se grouper comme 
« livre, si on les eût contées. Et pour Ter 
a rémâmorerle passé, il comparait cela à U 
« d'un manuscrit d'enfant, recopié de f 
« d'homme, caché dans un tiroir & secret, 
■ jamais inédit. Ce livre imaginaire, Tercii 
• intitulé la Géhenne. ■ 

La Géhenne, sous le nom de la Genèse, 
Tous quatre guère moins de deux cents p 
comment l'auteur introduit-il cet intermîne 
pitre de son livre?* Voici, nous a-t-il dil 
Tercinet revivait, seul, dans son cabinet d 
japonais, devant la rougeur des braises, 
sans lampe. • Ce sont deux cents pages de ] 
ration, de repliement intime sur les plus n 
détails d'une enfance impressionnablu et 
dans laquelle nous reconnaissons a main 
celle de M. Paul Harguerilte lui-même. 

L'auteur de 7*01(1 fuâfre compose seH au 
vrages avec un art plus soucieux diio proj 
Mais il n'en est pas un ou ne se retrouvent c<! 
d'une ùme songeuse vers le pas^ti''. OkI. dai 



298 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

d'épreuve, André de Mercy auquel apparaît toute sa 
jeunesse (p. 12 et suiv.) ; c'est, dans Pascal GéfossCy 
M"* Day grand, qui, accoudée au bastingage du na- 
vire, tombe en une longue rêverie inconsciente où 
passent, les unes après les autres, les images de sa 
vie (p. 32 et suiv,); c'est, dans Awanf», Frédérique re- 
voyant, comme à travers un songe, la forêt jaune et 
or, que Tautomne teintait de rouille, et la chasse 
lancée au galop, et les cavaliers en habit rouge, les 
piqueurs, la meute, tout ce décor au milieu duquel 
est éclos son amour, relisant les pages d'un album, 
tracées jadis avec une si fiévreuse émotion, puis, 
comme elle les trouve insuffisantes et froides, lais- 
sant Talbum sur ses genoux, fermant les yeux, des- 
cendant en elle-même pour revivre dans toute leur 
profondeur les sensations de Tunique, delà suprême 
journée... Ce que les autres romanciers nous font 
connaître par un récit direct ou par un dialogue» 
M. Paul Margueritte nous le présente sous la forme 
d'une sorte d'évocation. Et ce procédé caractéristi- 
que ne lui est si familier que parce qu'il lui est natu-> 
rel, qu'il s'approprie intimement àPhabitude de son 
àme à la fois passionnée et rêveuse. 

M. Margueritte peint toujours d'après nature ; 
mais s'il rend avec une âpre vivacité la sensation 
directe des choses, telle que la marque dans son 
cerveau leur actualité même, il ne se plaît guèra 
moins à retrouver en soi des souvenirs qu^anime son 
imagination toujours agissante, qu^attendrit sa piété 




PAUL MARGUERITTE 299> 

sentimentale. Et ce recul même avive encore les. 
impressions ; elles n'y perdent rien de leur netteté, 
mais elles y gagnent en profondeur, comme si leur- 
long séjour en sa mémoire les lui avait faites plus^ 
personnelles, les avait insinuées toujours plus avant 
dans rintimité d'une âme fidèle. 

Avec quelque crudité que M. Paul Margueritte ait 
peint çà. et là Tamour charnel, il y a en ses livres 
beaucoup moins de sensualité grossière et brutale* 
que de sentimentalité douce et délicate. A la fille 
qui vient de lui révéler V « amour », Tercinet de- 
mande une mèche de ses cheveux ; et ce n'est point 
un prurit de chair qui le ramène quelque temps 
après chez Camélia, mais une vague tendresse. De 
même, ce qui l'attache plus tard à Marie, c'est je ne 
sais quel reste de pudeur en cette misérable créature- 
qui conserve, à quelques ignominies que son vil 
métier la condamne, un air de décence et« d'honnê- 
teté bourgeoise ». 

Que recherchent surtout dans la femme les per- 
sonnages de M. Paul Margueritte ? « Une douce 
et continue présence » qui réchauffe l'âme, comme 
André de Mercy, « la présence d'un être aimé 
qu'on entend autour de soi dans le bruissement 
de ses robes et dans la grâce de ses gestes » ;: 
ou bien, en d'autres termes, comme Pierre Jorieu,. 
un côte-à-côle de tous les instants, une tiède affec- 
tion, une familiarité tendre et paisible. 

« Ce qui hantait ses jours, troublait ses nuitSy. 



ÛÔ' LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

« nous dit-on de Pierre, ce n'était pas tant un désir 
« brutal, une envie d'^étreinte brève, qu'un besoin 
« irrépressible de tendresse. Ce qui lui manquait, 
« c'était la présence féminine, le doux bruit d'une 
« robe, la reposante présence de Taimée, dont les 
« beaux yeux se levaient vers les siens quand il 
« haussait la tête de dessus son travail; c'étaient 
<( les doigts blancs travaillant sous la lampe, la 
« bonté d'une voix tendre, la grâce d'un compagnon 
« de vie, jeune et charmant, la douceur fraîche d'un 
« beau corps, au lit. » 

L'amour dans ses fureurs sensuelles comme dans 
sa surexcitation m en taie est un paroxysme morbide. 
11 ne laisse après lui que lassitude, énervement, 
amertume. Quand Tereinet a fait des nuits entières 
a râler sa compagne », il « s'en va déçu » ; la vo- 
lupté lui a menti, et, les jours suivants, « il éprouve 
des rages ». Et le héros de la Confession posthume : 
« Les livres, écrit-il, nous peignent l'amour sous 
« des couleurs telles que le plus rustre, en songeant 
« aux tourments de la passion, aux voluptés et aux 
V désespoirs extrêmes dont elle s'accompagne, se 
« sent mordu de curiosité et dévoré d'envie. Efiec- 
« tivement. tout nous flatte dans l'amour, et ce qui 
« le rend si doux, n'est que notre impérissable 
« amour-propre. J'eus donc des femmes, en com- 
« mençant, hélas ! non par l'adoration ingénue d'une 
« vierge, mais par la satisfaction grossière de mes 
« sens Un doute s'empara de moi ; et, ne l'ayant 



PAUL MARGUERITTE 301 

« paséprouvé, j'en vins à nier Tamour ». Et, quel- 
ques pages après : « Aimer : qu'était-ce au juste ? 
« Mais cela existait-il môme ? » 

Des deux femmes qu'il épouse à quelques années 
de distance, Tune a provoqué chez lui ce soulève- 
ment de tendresse sensuelle, l'autre cette exaltation 
de Tesprit qui de tout temps ont simulé l'amour. Et 
pourtant il termine sa confession en se disant qu'il 
n'a pas aimé. Mais aime-t-on autrement ? Encore 
une fois, l'afiiour, est-ce autre chose qu'un mot?<* Je 
ne sais », se répond-il à lui-même, et telle est la 
conclusion du livre. Mêmes doutes chez André de 
Mercy au début de Jours d'épreuve. Et, si la Confes- 
sion posthumeUmi par « Je ne sais », Jours d'épreuve 
commence par ces lignes : 

u L'Amour ! — Peu de chose I pensa André. Des 
« joies à fleur de peau, des chagrins à fleur d'âme, 
« le rêve d'une Elvire et l'étreinte des filles, un be- 
« soin de pleurer, l'envie de rire, et du vague à 
a l'âme par les nuits d'été ; bref, une déception 
« immense. » 

Et, plus loin : 

« Existe-t-il seulement ? Ne ressemble-t-il pas à 
a ce livre qu'Hamlet feuillette : « Que lisez-vous là, 
* monseigneur ? — Des mots ! Des mots I » 

Mais le héros de la Confession posthume^ qui 
meurt en niant l'amour, n'a cherché Tamour que 
dans les emportements de la* chair à sa première ex- 
périence, et, à sa seconde, dans la satisfaction d^une 



t 



302 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

curiosité fiévreuse, qu'éveillent en lui le charme 
trouble de Judith et son énigmatique perversion. 
Quant à André, cet amour, qui lui apparaît tout 
d'abord comme un mensonge, comme une fallacieuse 
invention de Tart et de la poésie, il le trouve pour- 
tant, malgré toutes les trivialités, toutes les priva- 
tions, tous les déboires de son existence précaire 
et mesquine, dans une union que traversent sans 
doute beaucoup de dissentiments et de mécomptes^ 
mais qui se resserre au milieu des épreuves mêmes, 
devient avec les années toujours plus étroite, tou- 
jours plus tendre, jusqu'à ce que, soutenu par Taf- 
fection de sa femme, fortifié par la conscience de sa 
responsabilité paternelle, il y puise assez de vail- 
lance pour rompre avec un Içibeur ingrat et servile, 
pour aller, sous des cieux plus larges, chercher la 
vie naturelle, la vie simple et grande au soleil d'A- 
frique. 

« Hé bien, dit Andréa sa femme, quand ils sont 
« montés sur le bateau, es-tu contente? — Oui, dit- 
« elle.... Et, fermes de cœur, André et Toinette, ra- 
€ menant leurs yeux sur les enfants, échangèrent 
« un tendre et mystérieux regard... » 

Ce n'est pas seulement pour y retrouver des sou- 
venirs et des impressions que M. Paul Margueritte se 
replie sur lui-môme. Il a des préoccupations intel- 
lectuelles et morales. Je ne vois pas dans ses livres, 
déjà nombreux, une vue supérieure, une conception 
générale à laquelle on puisse les rattacher. Ëvi- 



à 



PAUL MâHGUERITTE 303 

demment le jeune écrivain n'a pas encore trouvé 
Téquilibre de sa pensée. Non qu il se contredise; 
mais il ne se continue pas. N'exigeons point, au sur- 
plus, d'un romancier qu'il soumette ses ouvrages à 
je ne sais quel système préconçu. Cependant j'ai- 
merais de trouver dans ceux de M. Paul Margueritte, 
non pas sans doute une doctrine, — un arbre généa- 
logique, comme dans la préface des Rougon-Mac- 
quarty — mais quelque unité morale. C'est peut- 
être demander trop à un esprit qui n'a pas atteint 
la pleine maturité ; et d'ailleurs, si M. Margueritte 
cherche jusqu'ici sa voie en divers sens, des 
œuvres comme Jours d'épreuve et la Force des 
choses dénotent tout au moins chez le jeune écrivain 
une gravité sincère. Il ne demande point à la mode 
des succès faciles, et ne joue point, comme tant 
d'autres, les airs du moment. Il ne se réclame d'au- 
cune école et ne prétend pas fonder une école nou- 
velle. Il travaille en toute liberté, en toute franchise^ 
sachant bien, — lui-même l'écrivait tout récemment 
encore,— « qu'il n'y a en définitive qu'une chose qui 
compte, le livre, la chose faite bravement, simple- 
ment, honnêtement i. M. Paul Margueritte a cela de 
particulier qu'il prend la vie et Tart au sérieux. 

Ce qui frappe chez lui, c'est, à défaut d'assiette 
solide, une noble inquiétude, la sollicitation poi- 
gnante des énigmes qui de toute part se posent 
à l'esprit et à la conscience. Une interrogation 
unique les résume : Qu'est-ce que la vie ? Ou, 



â 



20A LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

— cela revient au même, — qu'est-ce que la mort ? 
<t Tout petit , écrit-il dans Alger l'hiver^ trop ré- 
« veur déjà, je sentais tellement quelle chose sur- 
•< prenante c'est de vivre ! Si souvent, blotti dans 
•« quelque coin, j'écoutais, penché sur moi-même, le 
-M tic-tac de ma petite âme, les pulsations, seconde 
« à seconde, de mon cœur. Ah ! ce miracle d'être 
« m'apparaissait alors irréel à ce point, que ma vie, 
« pensais-je, allait s'arrêter brusquement. Oui, sans 
« connaître lamort, j*avais conscience d'une menace 
« vague et terrible, qui serait la fin de tout. Alors 
« la petite bête en moi ne remuerait plus ; c'en se- 
« rait fait de penser et de voir ! Cette conscience du 
« mystère, jointe au trouble délicieux de pressentir 
^< un inconnu si au delà de mon âge, m'horripilait 
« jusqu'aux moelles, d'un long frisson. » 

M. Paul Margueritte a le sentiment du « mystère », 
-de l'inconnu qui nous enveloppe, qui nous pénètre, 
et d'où surgissent tant de redoutables problèmes 
devant lesquels notre esprit s'arrête avec trouble* 

Une des questions qui le préoccupent le plus, c'est 
ia question urgente et suprême entre toutes, celle de 
la liberté humaine. Y a-t-il en nous une force auto- 
nome, ou bien notre activité n'est-elle que le produit 
fatal de causes sur lesquelles nous n'avons aucun 
pouvoir et que nous subissons sans même nous en 
rendre compte ? En revoyant, après vingt ans d'ab- 
sence, sa terre natale, il a « l'impression du temps 
^ qui coule, de la vie qui passe, de la lente et insai- 




PAUL MARGUERITTE 305 

« sissable évolution de tout et de nous-mêmes, dont 
« nous sommes acteur involontaire et témoin im- 
« puissant ». Son dernier roman, la Force des 
choses, prend pour épigraphe le mot d'Heraclite 
Tout coule^ et le titre même de Fouvrage en indique 
suffisamment la signification. Quand Pierre Jorieu 
finit par oublier dans les bras de Suzanne la fidélité 
due à la morte, il fait taire ses remords en se disant 
« combien l'acte a été fatal, inévitable »,en se recon- 
naissant « un être faible, infirme, asservi à de re- 
« doutables lois », en invoquant, pour s'absoudre, 
« rinstinct suprême, plus fort que tout, Tinstinct de 
« la vie ». 

Et plus tard, dans le jardin de Laurence, à peine 
vient-il d'avouer à la jeune femme son amour, que 
la vision de la mort et du passé traverse son esprit. 
« Hélas ! oui, l'absente était couchée sous la dalle 
« étroite, en son cercueil. Les absents, le père et le 
«c mari de M™* de Reynis, reposaient en terre loin- 
« taine d'Extrême-Orient. Oui, la mort était là, 
« partout, luttant avec la vie, ô misère ! Mais en 
<i eux, autour d'eux, dans la splendeur des choses, 
a dans la sève de leur jeunesse, c'était la vie qui 
« l'emportait. » 

La vie l'emportait ? La vie, c'est-à-dire la force des 
choses^ une fatalité aveugle qui nous entraîne mal- 
gré nous, qui entraine notre pensée et notre cœur 
dans l'universel écoulement des phénomènes asser- 
vis les uns aux autres. 



306 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Mais est-ce bien là ce que veut dire le livre ? Peut- 
être, tout en répétant avec Tolstoï: « Nous ne sommes 
maîtres ni de notre vie ni de notre mort », avec 
Flaubert : « Le temps passe, l'eau coule et le cœur 
oublie », M. Paul Margueritte n'entendait-il pas re- 
fuser sa part à la volonté de Thomme. Peut-étjre 
même le livre n'a-t-il pas son véritable sens dans 
la victoire de la fatalité, mais signifie-t-il plutôt que 
le souvenir des morts ne saurait opprimer Texistence 
des vivants, que, contre le désir de ne plus être, de 
mourir, nous aussi, dans lequel noujs abîme la perte 
d'un être cher entre tous, ne peut manquer de pré- 
valoir tôt ou tard l'incoercible besoin d'exister. Et 
si ce lit funèbre sur lequel on nous montre au début 
la forme inerte de Claire, est à la fin pour Laurence 
le lit nuptial où Pierre la reçoit dans ses bras, c'est 
tout simplement parce que la plus affreuse douleur 
a son terme, parce que ceux qui sont morts ne doi- 
vent pas enfermer ceux qui vivent dans leur tombe, 
parce que l'homme est fait pour agir. Le dernier ro- 
man de M. Margueritte ne célèbre, après tout, la 
force des choses, en d'autres termes l'irrésistible 
puissance du temps, que comme réveillant peu à 
peu le goût de l'action, un instant paralysée en nous 
par une grande douleur, mais qui se reprend bientôt 
aux devoirs de la vie. 

D'autres ouvrages de M . Margueritte ont le même 
sens. Le héros de la Confession posthume commence 
ainsi son histoire : « En laissant une grande respon- 



à 



PAUL MARGUERITTË 307 

sabilité au hasard ou au destin, il me semble que je 
n*ai point assez agi ». C'est si bien là la signification 
du livre, qu'il se termine sur cet aveu : « Je le sais, mes 
malheurs sont venus de mon absence de volonté ». 
Et, si la Force des choses prête à quelque ambiguïté 
d'interprétation, Jours d* épreuve met en pleine lu- 
mière Tempire de Fhomme sur sa destinée. André a 
beau « reconnaître inévitables tous les événements, 
tous les accidents qui l'ont heurté », — il se sent libre 
et responsable. Quand il songea cette famille qu il a 
créée, à ce petit monde qui marche avec lui et qu'il 
entraine, « il ne peut s'empêcher d'admirer le pouvoir 
« que l'on a de diriger sa vie dans un sens ou dans 
a Tautre, et d'être, selon son plus ou moins de sa- 
« gacité ou de raison, l'artisan de sa joie ou de sa 
« douleur ». Et ce beau livre, ce livre sain et vail- 
lant, n'est-il pas une leçon de courage et d'initiative 
hardie ? 

« Toinette et André soupirèrent en apercevant, 
« de plus en plus indécise et nuageuse, la côte de 
« France, la terre d'épreuves. Maintenant, ils en 
« avaient conscience, les jours d'épreuve étaient 
« finis. Finis, car ils se reconnaissaient plus forts, 
« plus sages, plus dignes. Ils avaient appris Tordre 
« et ils aimaient le travail. Toinette obéissait à son 
« mari, et il respectait en elle la mère de ses en- 
« fants. S'ils ne s'aimaient plus d'amour, leur sé- 
(( rieuse tendresse n'en valait que mieux. De grands 
« principes moraux s'étaient ancrés en eux ; et ils 



^08 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

« lâcheraient de faire de leurs enfants des gens 
« instruits et honnêtes. Au milieu du grand voyage, 
<i à mi-chemin, ayec leur expérience achetée au prix 
a d'une moitié de leur existence, dorénavant, ils 
« pourraient marcher sans doutes ni hésitations, 
« tout droit. » 

Ni fataliste, puisqu'il exalte la vertu de Faction, ni 
pessimiste, puisque, de ses deux meilleurs livres, 
l'un célèbre le triomphe de la vie et l'autre celui de 
la volonté, M. Paul Margueritte ne donne pas non 
plus dans cette misanthropie féroce à la fois et can- 
dide que tant de bons jeunes gens, en notre siècle, 
se croient tenus de professer. Il ne s'imagine pas 
•qu'un livre soit d'autant plus « fort • qu'il repré- 
sente une humanité plus vile et plus méprisable, il 
n'estime pas que l'amour de Tart se manifeste né- 
cessairement par la haine de Thomme» La sincérité 
de son réalisme, sauf quelques boutades juvéniles, 
exclut tout parti pris, et lors même qu'il peint les 
pires misères de l'homme, on sent chez lui cette 
sympathie humaine sans laquelle l'œuvre la plus 
parfaite en tant qu'œuvre d'art laisse une impression 
de froideur et d'aridité. 

Lui aussi, M. Paul Margueritte, à ses débuts du 
moins, a déversé sur la vie a bourgeoise » le ridi- 
cule et le mépris. Tous quatre , la Confession pos- 
thume^ nous présentent maints génies méconnus qui 
passent leur temps à maudire l'indifférence du pu- 
blic pour l'art, l'étroitesse de ses idées, la vulgarité 




J 



PAUL MARGUERITTE 30^ 

de ses goûts, sa cuistrerie, sa bêtise moutonnière. Et 
voilà, certes, une excellente tête de Turc que le 
* bourgeois », Pourtant, si le bon public est insen- 
sible à certaines beautés, ne pourrait-on pas en 
conclure, sans doute, et j'y consens bien, que c'est de 
sa part épaisseur d'esprit , mais peut-être aussi 
que, de la part des artistes qui le vilipendent, 
c'est, à supposer même qu'ils aient quelque 
talent, obscurité prétentieuse, maladif raffinement, 
bizarrerie maniaque. Et d'ailleurs , comment le 
public s'intéresserait-il à Fart, si l'art, non seule- 
ment se désintéresse de tout ce qui n'est pas lui- 
même en soi, mais encore, — puisqu'il lui faut bien, 
quoi qu'il en ait, une matière, — s'il ne veut voir,, 
dans l'existence quMnanité crasse, platitude écœu- 
rante, routine nauséabonde, et s'il ne peint de l'hu- 
manité que ce qu'elle a de plus inepte ou de plus^ 
ignoble ? 

M. Paul Margueritte n'appartient pas à cette école. 
Il a bien pu, tout d'abord, opposer la médiocrité 
triomphante au talent méconnu ; mais ce n'était pas 
tant bafouer le « philistinisme bourgeois » que s'en 
prendre au faux artiste, à l'écrivain qui, faisant de 
l'art un métier, arrive à la fortune par l'intrigue et 
la réclame, par le trafic de sa plume, par le scandale 
des personnalités, par l'insolente exploitation du 
lieu commun. Et puis, si même il s'attaque dans 
Tous quatre k la sottise du public, dédaignant les- 
Tercinets pour applaudir les Matarels, voici, dans 



310 LITTERATURE CONTEMPORAINE 

Pascal Géfoisey un type d'homme de lettres par le- 
quel le •• bourgeois • peut se croire assez vengé; 
et je ne vois pas comment l'égolsme et la séche- 
resse deL'a artiste », comment son incapacité d'émo- 
tion sincère, son cruel dilettantisme et sa curiosité 
perverse, pourraient être peints avec moins de com- 
plaisance. « Quelle étrangeté, conclut le livre, qu'un 
homme d'une si haute intelligence, d'un talent si 
grand et d'un esprit si fin, soit, dans l'ordre moral, 
un monstre ! s 

De même, ^ M. Paul Margueritte a eu beau tour- 
ner d'abord en dérision l'humanité moyenne et les 
mœurs bourgeoises, — qu'est-ce autre chose que 
Jours d'épreuve, sinon la glorification des plus mo- 
destes vertus et des plus humbles devoirs que com- 
porte une existence étroitement bornée ? Jamais 
on n'a peint avec plus de minutie les misères, 
les banahtés de la vie domestique, tous les petits mal- 
entendus, tous les différends passagers de la vie 
conjugale, — et c'est à traversées mesquinerie s et ces 
tracas que l'affection des deux époux grandit et s'é- 
pure, que la femme devient toujours plus sage, tou- 
jours plus sérieuse, plus consciente de sa responsa- 
bilité, que le mari acquiert avec le temps plus de 
ilus de courage aussi, plus de fermeté et 
ion, une virile confiance dans l'avenir que 
e va lui faire, à lui el à la -famille qu'il a 
Pascal Gé fosse même, comment finit cette 
histoire d'une honnête femme séduite par 



PACL MARGCERITTE 311 

un « monstre »? Plusieurs mois après le dénouement, 
M™* Hansquine, qui Tient de recevoir une lettre de 
Louise : i Pauvre femme! s*écrie-t-elle; maintenant 
« que lui reste-t-il ? » Et, envisageant une telle catas- 
« trophe, deux vies brisées, tant de larmes, de honte, 
c de regrets..., elle reprend son livre, puis, se tour- 
c nant, charmante et grave, vers Philippe, elle lui 
« dit de sa voix nette : Travaillons, mon cher ami ! > 

Voilà le dernier mot de Pascal Gé fosse. Mais, pour 
en revenir à Jours d'épreuve^ n*est-ce pas la même 
leçon de sagesse et de fortifiante vertu qui en re&r 
sort? 

« Ah ! les beaux essors du rêve, quelques mois 
« après son mariage, les passions de roman, ce 
« menteur idéal sacrifié courageusement, tourmen- 
« taient encore André. Il pensait aux heurts de Ta* 
c mour et de la jalousie, aux enlèvements, à l'adul- 
€1 tère, aux douleurs tragiques, à la passion. Cela, 
« il ne le goûterait jamais ! Mais n'est-ce pas chi- 
« mérique ? et n'avait-il pas pris le meilleur lot, le 
c bonheur terre-à-terre, strict et résigné, mais 
« sûr? » 

Cette sagesse laisse encore place à des regrets ; 
vers la fin du roman, ce n*est plus une résignation 
contrainte ; c*est, dans Tàme de Toinette comme 
dans celle d'André, le sentiment grave et pieux de 
leur vocation ultérieure, c*est un espoir réconfortant, 
c'est Télan de tout leur être vers un bonheur dont 
ils ont en eux le sûr présage : ce livre, qui a pour 



i 



312 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

sous-titre Mœurs bourgeoises^ prend ici je ne sais 
quelle allure d'épopée. 

Beaucoup, qui s^en vont par le monde annonçant 
un nouvel évangile, déclarent que le réalisme a fait 
son temps. Entendent-ils par « réalisme • les vio- 
lences et les crudités systématiques ? Nous nous ré- 
jouissons avec eux, si ce réalisme-là semble tirer à 
sa fin. Quant à ce que le réalisme a en lui-même de 
sain, de robuste, de loyal, à ce qu'il comporte de 
franchise, à ce qu'il commande soit d'exactitude dans 
Tanalyse, soit de probité dans la diction, — quelque 
beau nom dont séparent les jeunes écoles, il n'est 
symbolisme qui tienne, ni décadisme, ni occultisme, 
nous ne pensons pas qu'aucun cénacle nouveau 
puisse se faire un titre de le répudier. Or, il ya peut- 
être chez certains représentants de ce qu'on appelle 
le néo-réalisme, une tendance à se dégager des ou- 
trances gratuites dans lesquelles a si magistralement 
triomphé le génie puissant et brutal de M. Zola. Ce 
réalisme, qui concilie la franchise de l'observation 
avec la dignité de Tart, qui se tient à égale distance 
d'un fade optimisme et d'un pessimisme cynique, 
qui ne moralise point sans doute, mais qui n'en est 
pas moinsimbu de je ne sais quelle moralité intime 
et latente, ne serait-ce que pour exprimer sérieuse- 
ment, loyalement, le sens profond delà vie, — ce réa- 
lisme vraiment humain, dont nous allions chercher 
les modèles dans la littérature anglaise ou dans la 
russe, — il se pourrait bien que M. Paul Margueritte, 



à 



PAUL MARGUERITTE 31» 

quoiqu'il n'ait fait ni professions de foi retentissantes^ 
ni ambitieuses préfaces, ni sonores appels aux nou- 
Telles générations, fût tout simplement en voie de 
nous le donner. 



♦ ♦ 



J'ajoute ici, en manière de complément, quelques^ 
mots sur les deux derniers ouvrages de M. Paul 
Margueritte. 

Le Cuirassier blanc renferme vingt-cinq contes ou 
nouvelles, qui nous montrent sous ses plus divers- 
aspects le talent de Tauteur. La plupart sont de 
simples anecdotes ; trois ou quatre ont pour cadre 
un compartiment de wagon, et pour durée l'inter- 
valle d'une station à la suivante. Celle qui termine le 
recueil, Mané, Thécel, Phares, est la plus tragique : 
on y trouverales réflexions qu'inspire à René dTons 
rentrant dans son hôtel après avoir passé la nuit à 
faire la fête, une main coupée, une main de femme,, 
grasse, fraîche, encore jeune de vie, qu'il trouve 
posée à plat sur le tapis de sa chambre... a Cette 
main, lambeau arraché au mystère d'une autre exis- 
tence, ne traçait-elle pas, par Ténigme de sa pré- 
sence, le menaçant signe d'avertissement, le salu- 
taire conseil ? Jamais l'idée de la mort ne se présen- 
terait à lui d'une façon plus efficace, avec un aspect 
plus solennel d'épouvante. Sous peine de se trop 
mépriser, il devait employer mieux cette vie d'un 
jour, cesser d'être un oisif, un inutile, mesurer ses- 

ESSAIS. 9** 



3U LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

forces dans la limite de ses moyens, créer, servir 
ses semblables, aimer d'une tendresse féconde qui 
■se dévoue... » Sauf cette donnée macabre, qui n'est 
d'ailleurs qu'un prétexte à l'analyse d'impressions 
profondément mais simplement humaine, rien en 
général de plus ordinaire que le sujet des nouvelles 
dont se compose le Cuirassier blanc. Ce qui nous y 
frappe surtout, c'est justement que M. Paul Mar- 
gueritte tire de figures communes et de faits banals 
un intérêt de réalité saisissante, ou, quelquefois, 
une pénétrante émotion . Il y a tel de ses contes, 
V Insecte par exemple, qui nous laisse l'âme toute 
troublée. Mais de quoi s'y agit-il ? Tout bonnement 
d'une bestiole que tue un petit garçon. Et M. Mar- 
gueritte n'est pas moins simple dans sa façon d'écrire 
que dans le choix de ses sujets. Nulle récherche, nul 
"détour; quelque sécheresse parfois, et, plus souvent, 
<juelque brutalité; mais partoutune rectitude loyale, 
une franchise vaillante, et, joint à la précision d'un 
analyste qui reproduit avec une netteté singulière 
les formes et les couleurs du monde réel, le don d'é- 
voquer ce monde, non moins réel, à vrai dire, des 
Téveries obscures, des vagues tendresses, des 
pressentiments confus, — tout ce que l'âme humaine 
recèle d'inconscient et de lointain. 

Je citerai une page de V Insecte ; peut-être aucun 
conte du recueil n'est-il plus propre à faire entendre 
«t sentir l'originalité caractéristique du jeune écri- 
vain : 




PAUL MARGUERITTE 31S 

« Sa faim de meurtre passée, Robert restait làu 
debout, consterné. Pourquoi avait-il fait cela ? 
Comment avait-il cédé à ce désir, ou plutôt à 
cette obsession folle de tuer ? Qui expliquerait cette^ 
barbarie, ce raffinement dans le mal ? 

« Son cœur battait avec force ; et il se disait, bou- 
leversé de stupeur devant ce mystère de l'être : 

« — Je vis, oui, je vis encore et toujours, moi l 
Et la petite bête est morte ! 

« Comme elle avait vite brûlé ! Comme on mourait 
facilement ! Une seconde, un éclair, et puis Ton 
n'était rien que saleté et cendres. Morte, la petite 
bête ! Et lui, un jour, serait comme elle, ne serait 
plus I... 

« Alors, à ridée qu'il ne remuerait point, n'en- 
tendrait point, ne sentirait plus, et qu'il serait là^ 
gisant, tué par les hommes, comme son oncle Toffi- 
cier de marine, tombé au Tonkin sous les balles- 
chinoises, ou bien comme son grand-père, emmail- 
lotté par la maladie, raide sous un linceul, une 
épouvante de certitude entra, comme un jet froid, 
dans ses moelles, et l'horripila. 

« Ce saisissement fut tel et si vif, que toute com- 
munion cessa, momentanément, entre Robert et les 
choses qui l'entouraient. Le printemps mouillé, la 
verdure neuve, le ciel clair s'évanouirent à ses yeux, 
comme les fumées d'un rêve : il ne vit plus que les 
petits tisons noirs du bûcher de l'insecte ; et la Mort 
imminente plana, elle arrêta le Temps et couvrit 



316 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

tout TEspace. Elle oppressait Tenfant d'un poids si 
lourd que ses nerfs maladifs défaillaient ; il lui 
f>emblait qu'il allait mourir tout de suite ; et dans la 
^lace où il s'aperçut, pâle comme un linge, il crut 
voir se hérisser ses cheveux. Certainement il serait 
tombé, en proie à une crise, quand, par bonheur, la 
porte s'ouvrit. 

« — Maman ! » cria Robert éperdu. 
« Et dans les bras de la jeune femme, pressé con- 
tre sa molle poitrine, effaré et grelottant, il disait 
maintenant, dans un long sanglot, ce qu'il avait fait 
<ie méchant à Tinsecte, et il avouait surtout sa peur 
■de mourir tout de suite. » 

«Sur Zc/?e^our annonce, par son titre même, un 
sujet bien en accord avec ce que nous savons déjà 
de M. Paul Margueritte, avec cette irrésistible pro- 
pension qu'il manifesta, de tout temps, à repasser 
«es souvenirs, à se tourner en arrière vers les jours 
écoulés qui ne reviendront plus. Le « retour », c'est 
bien, sans doute, celui de l'âge, et l'auteur a quel- 
que quinze ans de moins que son héros ; mais c'est 
encore ce retour pensif que chacun de nous fait, à 
■de certains moments, sur le passé, avec le vague 
regret du temps qui s'enfuit, et aussi « le sentiment 
de tout ce qu'il y a eu d'incomplet, de mal venu et 
<ie stérile, pour les siens ou pour soi, dans les exis- 
tences même les moins à plaindre » • Et, ne s'agit-il 
que du déclin de l'âge, un tel sujet s'appropriait de 
lui-même, quel que soit l'âge de M. Paul Margueritte, 




r 



PAUL MAKGUERiTTE 3C7 

à ce qull y eut toujours de méditatif et de réfléchi 
dans Tâme du jeune écrivain. 

En visite chez son frère, au château de Luzerme^ 
le colonel de Francœur, quadragénaire depuis cinq 
ans, vient à s'éprendre d'une toute jeune fille, Yve- 
line de Kerjuzan, qui n^a pas encore accompli sa 
quinzième année. Pendant quelque temps, lui-même 
ne sait au juste quel est le sentiment qu'il éprouve, 
et s'y abandonne sans défiance, goûtant à cet amour 
inconscient un charme d'autant plus doux qu^il n'a 
pas encore aimé. Quand la vérité finit par lui appa- 
raître, il n'est plus temps de se prémunir : M. de 
Francœur aime Yveline, il Taime « d'un désir exclu- 
sif, avec une tendresse jalouse de ses pensées,de ses 
regards, avec un orgueil brutal de lui plaire, il 
l'aime, non en poète, mais en homme^ il la veut à 
lui, toute à lui^ rien qu'à lui ». En vain songe-t-il 
d'abord qu'il sera vieux dans quelques années, qu'il 
l'est déjà, qu'Yveline ne saurait aimer un homme 
qui a trois fois son âge... Dupe de^sa passion, il se 
laisse bientôt prendre à l'espérance. Un songe, qu'il 
ne peut chasser, Téblouit et le grise ; il croit, sans 
avoir osé rien dire, que la jeune fille l'a deviné, 
qu'elle est déjà touchée de son amour, lorsque la 
bouche même d'Yveline, dont le malheureux sur- 
prend un entretien, lui fait entendre sa condam* 
nation. « Tu lui plais », dit à M"* de Kerjuzan son 
j«une cousin, Yvon, « tu lui plais et j'en souffre. » 
— « Pourquoi souffrir ? Il m'est indifférent. » — 



318 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

fJMais suppose qu'il veuille t'épouser? » — Lui ?... 
Quelle folie 1 1 Quelle folie, en effet l M. de Francœur . 
tombe du haut de son rêve. Une imprudence qu'il 
fait sous le coup de son désespoir, le met à deux 
doigts de la mort. Et peu à peu, durant sa convales- 
cence, comme il se représente la vieillesse prochaine, 
les infirmités menaçantes, la décadence inévitable, 
lassé, d'ailleurs, par la maladie et voyant mieux, 
après cette atteinte soudaine, les difficultés de Tu*- 
nion qu'il avait trop désirée naguère pour ne pas se 
l'imaginer possible, il en vient à moins souffrir, il 
finit par n'éprouver qu'un regret de plus en plus 
vague, et non sans douceur. Yveline lui semble déjâi 
se perdre dans le passé ; ce fut une vision rapide 
dont le souvenir va toujours s'affaiblissant. Quand 
elle quitte le château, M. de Francœur, qui ne la re- 
verra sans doute jamais, assiste, dans son fauteuil 
de malade, roulé devant la fenêtre, au départ de 
celle qu'il a tant aimée, et ses yeux se mouillent sans 
doute, mais ce n'est pas du désespoir qu'il éprouve, 
c'est une mélancolie voilée et comme lointaine, et 
qui a même son charme. 

« En bas, les chevaux piaffèrent^ rassemblés dans 
la main du cocher. Les Fabvier parurent, et la vieille 
demoiselle. Yveline s'approcha ensuite. Elle portait 
un grand manteau de voyage ; sur sa tête posait un 
petit chapeau noir ; et il ne voyait pas son visage, 
parce qu'un grand yoile de tulle l'enveloppait ; mais 
le cou et la nuque traçaient une ligne de chair blan- 




PAUL MARGU£RITT£ 3L9< 

che, très douce. Quelle que fût sa résignation, une 
douleur en lui saigna, de renoncer à tant de jeunesse 
charmante, à la femme en ce qu^elle avait de plus- 
vierge et de plus frais, à cette suavité de fleur épa- 
nouie au soleil. 

« On se disait adieu ; Marc et Yveline échangèrent 
deux haisers francs, sur les joues. Ensuite Yveline 
embrassa les enfants. Avec lesFabvier et Lilia, elle 
montait dans le break. Il sembla alors au colonel 
qu'elle regardait vers sa fenêtre, et, pris d'une pu- 
deur étrange, il laissa retomber le rideau, épiant, à. 
travers les dentelures de la mousseline, son beau 
visage, une dernière fois. 

« Les chevaux partirent; il suivit quelques se- 
condes le coin de son épaule, et son voile qui flottait ;. 
tout disparut au bout de Tallée. Son cœur aussitôt se 
contracta, ses yeux se mouillèrent. Mais» après cet 
élancement douloureux, quelque chose de très doux 
remua en lui, comme une joie de renoncement, de 
sagesse, et ce soulagement qui suit toute peine, dé- 
racinée brusquement. 

« Il restait là, dans son fauteuil, immobile, les 
yeux sur le jardin vide, et qu'une solitude emplirait 
désormais pour lui. i 

Le sujet de Sur le Retour^ on peut le voir par la 
brève analyse qui précède, n'était point facile. Mais 
M. Paul Margueritte s'en est bien lui-même rendu 
compte, et le plus grave reproche que nous devons, 
lui faire, c'est tout juste que, ne croyant pas sans 



320 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

«doute nous intéresser suffisamment à la tardive 
passion d'un quadragénaire, il double son sujet, 
qui est Tamour de Francœur, et qui ne peut être que 
cet amour, d'un sujet tout autre, qui pourrait être 
:aussi bien n'importe quoi, et qui est une infidélité 
<iont le frère de Francœur se rend coupable envers 
sa femme, avec toutes les phases diverses que cela 
•comporte jusqu'à la réconciliation finale des deux 
époux. Et ce second sujet, au surplus. Fauteur le 
traite d'une façon très délicate ; le seul tort en est 
de ne tenir au premier que par un lien tout foî'tuit, 
car, de ce que Marc est le frère du colonel, il ne 
s'ensuit pas que son intrigue avec M°*' de Brettes ait 
le moindre rapport avec l'amour de Francœur pour 
JM"' de Kerjuzan. J'aurais voulu que le roman eût 
«ne unité plus étroite, ou, pour mieux dire, qu'il ne 
laissât pas entrer dans son cadre un élément adven- 
tice, qui en remplit, ou peu s'en faut, la moitié. 
M. Paul Margueritte a relié les deux sujets avec beau- 
coup d'habileté ; toute l'habileté du monde ne saurait 
faire qu'il n'y en ait pas deux. 

Mais, je le répète, l'auteur s'était donné une tâche 
difficile. Les amoureux, à l'âge de Francœur, ris- 
quent beaucoup de nous paraître ridicules. Arnol- 
phe est un type de comédie ; et, quant à Ruy Gomez, 
il a, non pas quarante-cinq ans, comme Francœur, 
mais plus de soixante, et cet âge même prête du 
moins à sa figure une gravité qui commande le res- 
pect. Quarante-cinq ans, c'est, en ce point, l'âge cri- 




PAUL MARGUERITTE 321 

tique par excelle ace. L'amour ne peut afifecter 
encore ce quelque chose d'auguste qui le sauve dans 
Ruy Gomez ; il a déjà ce quelque chose d'ingrat et je 
dirais de répugnant, si le mot n'était pas trop fort, 
qui, dans Arnolphe, nous le rend non pas seulement 
comique, mais presque odieux. Et cependant Arnol- 
phe lui-même est à peine âgé de quarante ans. De- 
puis Molière, nous avons reculé la limite : à quarante 
ans, de nos jours, on peut encore être amoureux 
sans ridicule, et même, si nous en croyons tel roman 
ou telle comédie, avec Tespérance de se faire aimer. 
A quarante-cinq ans, quelque complaisance que nous 
y mettions, aucune illusion, ne semble possible. 
Aussi ne dira-t-on pas que Fauteur de Sur le Retour 
ait esquivé la difficulté de son sujet; cela n'eût pas, 
d'ailleurs, été digne de son habituel courage. Mais 
plutôt il semble l'avoir aggravée, cette difficulté, de 
parti pris, en faisant aimer à son héros une si jeune 
fille, presque une enfant. Si M"' de Kerjuzan est 
a développée comme à vingt ans, grâce à son origine 
créole, sous ce soleil des colonies qui fait fleurir de 
grandes fleurs et mûrit précocement les fruits », il 
n'en est pas moins vrai qu'elle n'a pas vingt ans^ 
qu'elle en a quinze à peine. 

Qainze ans, ô Roméo, Tâge de Juliette, 
Và^e où vous aimiez, où le vent da matin, 
Sar l'échelle de soie, au chant de Talouette, 
Berçait vos longs adieux et vos baisers sans fin ! 

Oui, mais Roméo lui-même est un jouvenceau, tandis 
que M. de Francœur est presque un barbon. 




322 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Il fallait un art très fin et beaucoup de tact pour 
épargner soit le ridicule, soit une pitié suspecte à ce 
colonel de cuirassiers amoureux sur le tard d'une 
petite fille, même créole. Sans doute, M. de Francœur 
est ce qu'on appelle un homme bien conservé. Il n'a 
ni rides ni cheveux blancs. « Ses mouvements sou- 
ples jouent avec une harmonie sûre et lente d'athlète. 
Son corps, maintenu en forme par un entraînement 
de chaque jour, garde la seconde jeunesse des 
hommes qui n'ont point abusé de la première. Sa 
force, dont il est fier, et qui l'a rendu fameux dans 
l'armée, reste entière, comme une réserve pour Ta- 
venir. » Mais cette prestance, cette vigueur athlé- 
tique, ne font-elles pas elles-mêmes un contraste 
quelque peu déplaisant avec la grâce svelte d'Yveline 
et sa jeunesse toute printanière, dont la fleur est 
d'hier éclose? Pourtant M. de Francœur ne nous 
semble point ridicule. Ses enfantillages même^nous 
font aimer en lui la candeur foncière d'un cœur de- 
meuré vierge. A peine si nous sourions quand, Yve- 
line lui ayant dit naïvement qu'elle aimerait bien 
être la femme d'un militaire, d'un ofTicier de cava- 
lerie surtout, il se rengorge, l'excellent homme, et 
prend un air martial, ou bien encore quand, après 
ce qu'il a pris comme un encouragement, comme 
une sorte de demi-aveu, nous le voyons, dans sa 
chambre, allonger la main, saisir et élever à bras 
tendu la pendule, un lourd groupe de bronze, pour 
se démontrer à lui-même sa force, en répétant à. 



PAUL MARGUERITTE 323 

haute voix : «Je suisjeunelje suis jeune! » Il aurait 
été facile de nous amuser aux dépens d'un grisou 
qui aime en adolescent ; il Taurait encore été de nous 
intéresser à l'amour d'un homme de quarante-cinq 
ans pour une toute jeune fille, si, rusant avec cet 
épineux sujet, Fauteur nous eût fait oublier aux mo- 
ments déhcats Tâge de son héros. Mais ce qu'il y 
avait de difficile, et M. Paul Margueritte y a réussi , 
c'était de dérober M. de Francœur à tout ridicule 
sans que nous perdissions un seul instant de vue ses 
quarante-cinq ans et la disconvenance d'une matu- 
rité bientôt grisonnante avec son rôle d'amoureux 
transi. 

La psychologie de ce caractère n'est peut-être pas 
à l'abri de toute objection. Quelle que soit l'inexpé- 
rience de Francœur, on a peine à admettre qu'il 
ignore si longtemps un amour dont il est si vivement 
épris. Dans l'émoi tout nouveau qui le trouble, M. de 
Francœur a d'abord le soupçon de ce qui se passe 
en lui; mais, renonçant à penser, à espérer, à com- 
prendre même, il rejette cette émotion sur je ne sais 
quel vague bonheur de vivre entre les siens, dans 
une douce et fraîche atmosphère de tendresse cares- 
sante. « Comme il fait bon I s'e'crie-t-il, comme il fait 
bon ! » Et tout cela est, je crois, d'une observation 
très juste et très fine. Mais, plus tard, et jusque vers 
le milieu du récit, qu'il se fasse encore illusion, qu'il 
ne sache pas de quel nom s'appelle ce « mal exquis » 
dont il souffre si délicieusement, voilà ce qui ne 



i 



324 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

laisse pas de nous étonner quelque peu. Et je vois 
bien pourquoi M. Paul Margueritte le laisse dans 
cette inconscience : « Si M. de Francœur avait rai- 
sonné son état, il n'eût pas été sans inquiétudes, et 
sa nature scrupuleuse se fût alarmée de cette pas- 
sion tardive » ; il aurait tout d abord lutté contre son 
propre cœur, se serait représenté à lui-même qu'il 
entrait dans une voie sans issue, et, quand son incli- 
nation ne faisait encore que de naître, il aurait eu 
assez de raison pour la combattre, assez de force 
pour en triompher. Sans doute, et M. Paul Margue- 
ritte Ta très bien compris, Ta très délicatement indi- 
qué. Mais, tout en le louant d'épargner ainsi à son 
héros ce que, chez un homme de cet âge, l'amour 
pourrait avoir de déplaisant, je ne puis m'empécher 
de trouver qu'il prolonge un peu bénévolement Til- 
lusion du naïf colonel. 

Dans la seconde partie du roman, M. de Francœur 
paraît, au contraire, se consoler trop vite de sa dis- 
grâce imprévue. L'auteur, il est vrai, aide à cette gué- 
rison par une bonne maladie qui assagit et tempère le 
quadragénaire amoureux. Mais, outre que le procédé 
semblera peut-être un peu simple, il faudrait* même 
après quinze jours de fièvre chaude, une transition 
moins rapide entre le désespoir de Francœur quand 
il vient d'apprendre qu'Yveline ne voit en lui qu*un 
indifférent, et la résignation facile avec laquelle il 
laisse partir la jeune fille. Nous expliquer ce chan- 
gement par le seul effet de la cougestion cérébrale^ 



PAUL MARGUERITTE 325 

héros. M. Paul Margueritte a la main ferme et sûre ; 
mais cette fermeté s'allie à un tact des plus déliés. 
Depuis que M. de Francœur se trouve pour la pre- 
mière fois en présence d'Yveline jusqu'au moment 
où il lui envoie de loin son adieu muet, les phases 
de la passion tardive que Sur le Retour a pour objet 
de nous retracer, le trouble de ce quadragénaire qui 
n'a pas encore connu Tamour, sa timidité touchante, 
ses extases enfantines, son inconscience elle-même; 
puis, du jour où il ne peut plus se cacher la vérité, 
son effroi tout d'abord, et, peu après, les espérances 
dont il se berce, Torgueil de sa seconde jeunesse 
saine et vaillante, sa complaisance naïve à croire 
qu'Yveline pourra Taimer; sa crainte, cependant, 
de rien dire, et Tarrière-pensée toujours présente, 
fût-ce tout au fond de lui-même, qu'il est trop vieux, 
que son amour est risible, que la jeune fille la pre- 
mière s'en moquera ; enfin, sous le coup d'une brus- 
que désillusion, la blessure dont il souffre dans sa 
fierté virile, et, plus encore, dans son espoir déçu, 
Tamère tendresse avec laquelle il évoque l'image 
d'Yveline, de cette vierge frissonnante, telle qu'il la 
soutenait naguère de son bras au bain frais et chaste 
de l'Aulnette, nue sous le costume bleu, radieuse 
de jeunesse et de beauté, — tout cela, M. Paul Mar- 
gueritte nous le rend avec une délicatesse péné- 
trante, avec une émotion discrète et communicative, 
dans une langue nette, sobre, précise, à la fois ro- 
buste et acérée, et qui, méprisant les artifices de la 

ESSAIS, 10 



i 



326 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

rhétorique, tire de sa sincérité même toute force et 
toute couleur. 

Ne comparons pas Sur le Retour à Jours d'épreuve 
ou à la Force des choses ; le sujet n'en comportait ni 
ce que M. Paul Margueritte a de plus vigoureux dans 
son talent d'écrivain, ni ce qu'il a de plus grave dans 
ses préoccupations de moraliste. Mais nous n'en 
retrouvons pas moins chez Tauteur, dans les limites 
de son cadre, cette pénétration d'analyse, cette sûreté 
de touche, cette franchise d'accent, qui font de lui, 
parmi nos jeunes romanciers, un de ceux dont il 
faut attendre le plus. 




LA DOCTRINE 

DE M. Ferdinand Brunetièrb (1) 



M. Brunetière a rappelé plus d'une fois à ceux qui 
semblaient Tavoir oubliée la signification originaire 
de ce mot critique, lequel, dans la langue que par- 
lait Aristarque, contenait en soi l'idée d'un jugement. 
Tant de noms ont, de siècle en siècle, modifié leur 
sens, qu'il n'y a pas lieu d'attacher à cette dérivation 
beaucoup de valeur démonstrative ; et, quand il s'en 
prend au dilettantisme, M. Brunetière a sans doute 
des arguments plus solides à mettre en ligne. Mais 
le sens étymologique du mot n'en suffît pas moins, 
dès qu'on s'y réfère, pour indiquer en raccourci quel 
objet essentiel on attribue à la critique ; et lesimages 



(1) Fludes critiques sur V Histoire de la Littérature française 
(4 vol.) ; Histoire et Littérature (3 vol.) ; Questions de critique; 
Nouvelles Questions de critique ; Le Roman naturaliste ; L* Évo- 
lution de la critique; Les Époques du Théâtre français ; Essais sur 
la Littérature contemporaine ; Article sur la Critique dans la 
Grande Encijclopédi". 



 



3» LirTîîiTCBK €'>>rEBPOKAISE 

•Ti 1 -i' -rK* -it L'iU. li-* xdji^trats. OQ même de 
. ( -n'i-^w ». s?a: *a iv:-!'f>i iniioitf av^; la concep- 
i;- a f.C'fa :::•?;; :.il'* ■i--^ ■-■« j=.r*cr ao^têre s'est faile 
: a; i'xKri le *.:a ■:±.^?. 

[•"ii:7'fs, -rzi •■(;: zt-^zl-ixr^ une seosibilîté plus 
T.Ï-*. r^ii-JiiiE: 'jx C'rr.'d yif i yyair des ceuTres. Ils 
■i;;.i-tî: »t-^_- -ri?— r'.i.?aQ'_-* 1-mips impressions do mo- 
^z.-'iL ti a-j Tiï.?at p-;-ioîà ci-iQcIare : toale coDCla- 
■*;■ aK:7r>v**::=-? r?^>. et toute ivale pooirait con- 
trarier l-riir* pr^fer^atr-^ï- La critique n'étant pour 
e»ï ■;:;■? Tirt d-?i>?i:er, !e meillear critique est, à leur 
s-i^^. c>?'.:i:j-i:ïa;îa:3ip?r!e f-îuidech'Jtses diverses, ou 
c:-=:e o'E'raires, i-elai, par consêqaent. dont aocune 
tie-rie r3'J->nne;>ne i»Qlreilil ou ne gêne le plaisir. 
M. Bran-?U'êr>e l'eaten J de tout autre fa<;on- Par delà 
le p'abir -j-j-^ peuvent lui donner les œu^Tes darl, el 
>rj'?Iq:ief>i? en protestant contre ce plaisir même, il 
ne laiïse jamais de se demander jusqu'à quel poini 
e .es>"acc->rdentaTee la doctrine qu'il professe; el 
•l-iaad bien même sa doctrine ne serait au fond que 
I expression systématique de préférences indivi- 
duelles, nous trourerions encore de quoi le distin- 
pier entre tous les critiques contenaporains dans 
' "TésisfiUe besoin qu'il éprouve d'expliquer ces 
des raisons et de les ériger en sys- 

re s'oppose aux dilettantes, ce n'est 
ir feire cause commune avec ceux 
les productions de l'esprit comme 



FERDINAND BRUNETIÊRE 32» 

des documents, s'inquiètent beaucoup moins de 
leur valeur littéraire que de leur signification histo- 
rique, n ne veut pas restreindre la critique aux jouis- 
sances d'un goût plus ou moins délicat; mais il la 
maintient résolument dans le domaine de Fart, il est 
le premier à reconnaître que la plupart des genre» 
ont pour objet et pour raison d'être la nature esthé- 
tique du plaisir spécial que chacun d'eux nous pro- 
cure. 

A quelques exigences que l'œuvre littéraire 
soit soumise, il en est une dont M. Brunetière refuse 
de l'exempter, c'est qu'elle soit littéraire^ qu'elle 
remplisse toutes les conditions auxquelles l'oblige 
de lui-même un pareil titre. Déterminer ces condi- 
tions selon chaque genre et selon chaque sujet, 
voilà justement, à ses yeux, l'emploi de la critique ; 
et, si c'est assez pour le séparer des dilettantes, il 
n'en faut pas non plus davantage pour le mettre en 
opposition directeavec les purs historiens, qui, n'étu- 
diant les œuvres de la littérature que pour se ren- 
seigner, en apprécient le mérite d'après le nombre 
et la valeur des indications qu'elles leur fournissent. 

Tandis que ceux-là cherchent uniquement leur 
plaisir, sans aucun souci de le raisonner, de le con- 
trôler, d'en estimer la valeur, ceux-ci ne voient 
dans les plus beaux chefs-d'œuvre que des monu- 
ments historiques, et demeurent indifférents aux qua* 
lités intrinsèques qui en font des chefs-d'œuvre* 
Etablissant contre les uns la nécessité de juger cl 



328 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

qu'il évoque de lois, de magistrats, ou même de 
« vindicte », sont en accord intime avec la concep- 
tion fondamentale que ce jugeur austère s'est faite 
tout d'abord de son office. 

D'autres, qui ont peut-être une sensibilité plus 
vive, réduisent la critique à jouir des œuvres. Us 
suivent avec complaisance leurs impressions du mo- 
ment. Ils ne visent point à conclure : toute conclu- 
sion suppose une règle, et toute règle pourrait con- 
trarier leurs préférences. La critique n'étant pour 
eux que Tart de goûter, le meilleur critique est, à leur 
sens, celui qui sait aimer le plus de choses diverses, ou 
même contraires, celui, par conséquent, dont aucune 
théorie rationnelle ne contredit ou ne gêne le plaisir. 
M. Brunetière l'entend de tout autre façon. Par delà 
le plaisir que peuvent lui donner les œuvres d'art, et 
quelquefois en protestant contre ce plaisir même, il 
ne laisse jamais de se demander jusqu'à quel point 
«lies s'accordent avec la doctrine qu'il professe; et 
quand bien même sa doctrine ne serait au fond que 
l'expression systématique de préférences indivi- 
duelles, nous trouverions encore de quoi le distin- 
guer entre tous les critiques contemporains dans 
l'irrésistible besoin qu'il éprouve d'expliquer ces 
préférences par des raisons et de les ériger en sys- 
tème. 

Si M. Brunetière s'oppose aux dilettantes, ce n'est 
pas d'ailleurs pour faire cause commune avec ceux 
qui, considérant les productions de l'esprit comme 



k 



FERDINAND BRUNETIÈRE 329- 

des documents, s'inquiètent beaucoup moins de 
leur valeur littéraire que de leur signification histo- 
rique. Il ne veut pas restreindre la critique aux jouis- 
sances d*un goût plus ou moins délicat; mais il la 
maintient résolument dans le domaine de Tart, il est 
le premier à reconnaître que la plupart des genres 
ont pour objet et pour raison d'être la nature esthé- 
tique du plaisir spécial que chacun d'eux nous pro- 
cure. 

A quelques exigences que l'œuvre littéraire 
soit soumise, il en est une dont M. Brunetière refuse 
de Texempter, c'est qu'elle soit littéraire, qu'elle 
remplisse toutes les conditions auxquelles l'oblige 
de lui-même un pareil titre. Déterminer ces condi- 
tions selon chaque genre et selon chaque sujet, 
voilà justement, à ses yeux, l'emploi de la critique ; 
et, si c'est assez pour le séparer des dilettantes, il 
n'en faut pas non plus davantage pour le mettre en 
opposition directeavec les purs historiens, qui, n'étu- 
diant les œuvres de la littérature que pour se ren- 
seigner, en apprécient le mérite d'après le nombre 
et la valeur des indications qu'elles leur fournissent. 

Tandis que ceux-là cherchent uniquement leur 
plaisir, sans aucun souci de le raisonner, de le con- 
trôler, d'en estimer la valeur, ceux-ci ne voient 
dans les plus beaux chefs-d'œuvre que des monu- 
ments historiques, et demeurent indifférents aux qua- 
lités intrinsèques qui en font des chefs-d'œuvre. 
Etablissant contre les uns la nécessité de juger et 



\ 



330 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

de conclure, M. Brunetière établit contre les autres 
celle de retenir dans Tart la notion de Tart même, 
que leur méthode les oblige à en expulser. Il est bien 
des points sans doute par lesquels un poème ou un 
tableau relèvent de la science et de Thistoire ; mais, 
quand Thistoire et la science en ont dit ce qu'il leur 
appartient, reste encore à en dire ce qui ressortit à 
la critique, laquelle se distingue de Tune et de l'autre 
par ce qu'elle a de proprement littéraire. 

Tout en remontrant aux dilettantes que la critique 
littéraire a ses règles et ses formules, M. Brunetière 
n'a jamais voulu admettre qu'elle soit vraiment une 
science; et, pour marquer dans un de ses derniers ou- 
vrages ce qu'elle gagne à se fonder sur l'histoire natu- 
relle, àlui emprunter ses procédés et ses moyens d'in- 
vestigation, il n'en réservait pas moins avec un soin 
jaloux la part de ce jugement esthétique, qui, à sup- 
poser que la critique fût une science, la distinguerait 
encore de la zoologie, dans le critérium de laquelle, 
si elle ne peut, après tout, se soustraire à Tobliga- 
tion de juger, n'interviennent du moins ni la notion 
du bien, ni même celle du beau. Certes, M. Brune- 
tière ne songe pas à contester qu'il soit, non seule- 
ment légitime, mais encore éminemment utile à qui 
veut connaître telle ou telle société, d'envisager 
dans les œuvres d'art qui en sont l'expression ce 
qu'elles nous fournissent de renseignements sur les 
esprits et les mœurs, en écartant à dessein toute 
appréciation esthétique. Dès lors, il va de soi que le 



I 



FERDINAND BRUNETIÈRE 331 

plus informe mystère du moyen âge pourra mériter 
rintérôt, tout comme la plus belle tragédie du 
XVII* siècle. Mais, si les productions de la littérature 
sont intéressantes à un double titre, d'un côté par 
leur valeur intrinsèque, de lautre parleur significa- 
tion représentative, celui qui ne cherche en elles 
que rintérêt documentaire est proprement un histo- 
rien, et ne saurait prétendre au nom de critique 
sans en dénaturer Tacception, puisque son office 
d'historien l'oblige tout justement de se rendre in- 
sensible à la valeur littéraire des livres dont il 
s'occupe. Peut-être l'historien prétendra-t-il atta- 
cher plus de prix à une belle œuvre, déclarant 
que, si les œuvres d'art sont instructives, c'est 
parce qu'elles sont belles, et, par suite, se croyant 
en droit de mesurer leur signification à leur beauté 
même. Mais, comme le critérium de la beauté con- 
siste précisément, à ses yeux, dans « la somme de 
sentiments importants qu'un livre rend visibles », 
on peut renverser les termes, et dire avec plus de 
raison que, si les œuvres d'art sont belles pour lui, 
c'est parce qu'elles sont instructives. Il mesure leur 
valeur à leur signification historique ; ou, mieux 
«ncore, le point de vue auquel il est placé le rend, 
s'il veut s'y tenir, indifiFérent à toute considération 
d'art. Étudiant les littératures pour y trouver une 
image fidèle des sociétés, il n'a de commun avec le 
critique littéraire que la matière même sur laquelle 
porte son travail. 



à 



332 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Eq un moment où Thistoire tendait à absorber la 
critique, M. Brunetière distingua la critique de 
l'histoire avec une netteté décisive. Sans contester 
aux historiens le droit d'envisager les productions 
•de l'esprit cotome des signes, il réclame pour 
le critique celui de les traiter comme des œuvres 
qui ont en elles-mêmes leur fin, et dont l'objet 
véritable est, hon pas de renseigner les géné- 
rations à venir sur telle ou telle institution sociale, 
ni même de traduire l'état d'esprit contemporain, 
mais de réaliser la beauté. Ce qu'il y a de littéraire 
dans les monuments de la littérature, voilà le do- 
maine propre à la critique ; et si M. Brunetière en 
sort plus d'une ïoîs, quand lui-même fait œuvre 
d'historien, un de ses principaux titres n'en est pas 
moins d'avoir maintenu dans Tétude de la poésie et 
de l'éloquence cette notion esthétique que l'histoire 
peut bien écarter de parti pris, mais de laquelle il 
faut que parte la critique littéraire, comme il faut 
aussi qu'elle y aboutisse, pour peu qu'elle se soucie 
de remplir sa fonction propre et d'attester ce qui fait 
sa raison d'être. Et voilà, notons-le en passant, ce qui 
l'a rendu plus d'une fois suspect d'exclusivisme. C'est 
ainsi qu'on lui reproche de ne pas rendre justice à 
notre littérature du moyen âge, ou, pour mieux dire, 
d'en méconnaître l'intérêt. S'il faisait de l'histoire, 
il n'aurait garde sans doute de dédaigner les vieux 
monuments du génie gaulois. Mais, faisant de la 
critique, il prétend n'accorder son attention qu'à 




FERDINAND BRUNETIÂRE 333 

des œuvres vraiment littéraires ; et, pour prendre 
un exemple, ce qu'a de « littéraire » le fabliau du 
moyen âge, il le cherche dans Rabelais, dans Molière 
et dans La Fontaine. 

Le beau, dont M. Brunetière réintègre la notion 
dans la critique, comme en étant, â vrai dire, l'élé- 
ment essentiel, semble, il faut le remarquer aussitôt, 
beaucoup moins intéresser sa sensibilité qu'exercer 
sa raison ; et, si toute opération esthétique suppose 
deux phénomènes d'ordre divers, l'un affectif, lautre 
intellectuel, la critique de ce doctrinaire se traduit 
bien plus volontiers par l'expression d'un jugement 
que par celle d'un sentiment. Il est très réservé sur 
la façon particulière dont les œuvres modifient son 
moi sensible. Les « impressionnistes » ne l'en ac- 
cusent pas moins de convertir ses impressions 
personnelles en maximes dogmatiques. Dans un 
article récent de la Bévue bleue (1), l'un d'eux, 
M. Edouard Rod, le met en demeure de concilier 
l'apologie de la critique objective avec cette déclara- 
tion, par laquelle il ouvre son premier ouvrage, 
que ce qu'on trouvera dans cet ouvrage, comme 
dans ceux qui suivront, c'est « l'expression diverse, 
selon les sujets et les hommes, de quelques . idées 
fondamentales, toujours les mêmes » . M. Rod Ta-t-il 
vraiment pris, ainsi qu'il nous le faisait espérer^ en 



(1) Cet article a été recueiUi dans les Idées morales du temps 
présent. 

10' 



-^ 



su LITTÉBATURE CONTEMPORAINE 

flagrant délit de contradiction? Je ne vois pas, 
pour ma part, ce qu'il peut y avoir de contradictoire 
entre les deux termes, et comment, parce qu'elle est 
Texpression de certaines idées fondamentales, la 
critique devrait renoncer dès lors à se donner comme 
objective; ou du moins, si M. Rod avait eu quelque 
souci de prouver son dire, il lui fallait montrer que 
ces idées fondamentales sont, chez M. Brunetière, 
une manifestation inconsciente de son moi. C'est ce 
qu'il n'a même pas tenté. Et je ne le blâme certes 
pas d'avoir été trop audacieux en s'attaquant à 
M. Brunetière; je regrette plutôt que son audace lui 
ait fait faux bond juste au moment où il aurait dû la 
justifier, et qu'il n'ait pas exposé à la « massue » 
du redoutable critique quelques arguments assez 
solides pour nécessiter l'emploi d'une arme aussi 
terrible. 

Nous reviendrons tout àTheure sur le dogmatisme 
de M. Brunetière. Contentons-nous pour le moment 
de marquer chez lui ce trait bien significatif que» 
s'il exprime, comme on l'en accuse, les prédilections 
de son goût individuel, en tout cas c'est seulement 
après les avoir soumises à l'arbitrage de sa raison, et 
quand celle-ci, les ayant pour ainsi dire ratifiées, 
leur confère par là même une valeur objective. Il 
en appelle de ses impressions sensibles à sa cons- 
cience intellectuelle, et les mérites qu'il apprécie 
dans les œuvres d'art sont beaucoup moins, répé- 
tons-le, ceux qui affectent sa sensibilité, car il la 



FERDINAND BRUNETIËRE 335 

lient en suspicion, que ceux dont peut sans scru- 
pule jouir son entendement. 

11 conçoit la critique comme une application de la 
raison. Expliquer, juger, classer, en voilà, selon lui, 
l'objet véritable. Tandis que les autres, savourant 
leur plaisir sans se mettre en peine de le contrôler, 
n'ont aucun souci d'apprécier ce que valent en elles- 
mêmes les œuvres qui le leur procurent, de fixer à 
quel genre elles se rattachent dans une classification 
méthodique ni quel en est le rang dans une hié- 
rarchie bien organisée, c'est précisément à cela qu'il 
vise et c*est de cela même qu'il fait son affaire 
propre. Et si, quand il rappelle le dilettantisme à 
l'obligation d'expliquer les œuvres, M. Brunetière 
suit les traditions de la critique moderne, qui, depuis 
M"** de Staël et Chateaubriand, est devenue de plus 
en plus historique et compréhensive, il ne saurait 
prétendre que la critique a pour objet final de clas- 
ser et de juger sans mettre contre lui, non seule- 
ment ceux auxquels c'est assez qu'un livre plaise, et 
qui considèrent toute autre question comme oiseuse, 
mais encore ceux qui s'en tiennent à déterminer les 
rapports d'une œuvre soit avec son auteur, soit 
avec le temps et le milieu dans lesquels elle a paru. 
M. Brunetière est assurément bien loin de mécon- 
naître la légitimité de la méthode relative et les ser- 
vices qu'elle a rendus. Seulement, comme cette mé- 
thode laisse à l'écart les questions les plus hautes et 
les problèmes vraiment essentiels, il ne saurait 



336 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

admettre qu'elle suffise à qui veut remplir tout l'of- 
fice de la critique. Après avoir expliqué, le critique 
doit encore juger et classer ; or, c'est assez des con- 
ditions et des circonstances quand il s'agit d'expli- 
quer une œuvre , mais il faut, si Ton prétend en dé- 
terminer la valeur intrinsèque, des règles et des 
principes. L'ambition de M. Brunetière est d' « établir 
sur quelque solide fondement un ordre ou une 
hiérarchie parmi leâ productions des poètes et des 
romanciers. » S'arrogeant le droit de juger, il veut 
encore que son jugement ait une autorité dogma- 
tique comme exprimant ce qu'il y a en son moi de 
plus fixe et de moins individuel, ce qui, sans exclure 
pour cela les traits particuliers qu'imprime à chaque 
homme son idiosyncrasie, mais en s'élevant au- 
dessus de ces diversités irréductibles, est en accord 
avec la nature même de l'esprit humain dans sa gé- 
néralité traditionnelle et constante. Au lieu que la 
sensibilité varie d'un homme à un autre, la raison 
est ce que nous avons en nous de plus impersonnel. 
Or, après avoir marqué tout à l'heure chez M. Bru- 
netière comme un de ses traits les plus caractéris- 
tiques la prédominance de la raison sur la sensibi- 
lité, c'est encore le même trait que nous retrouvons 
en lui quand ' il prend la défense du « général » 
contre 1' « individuel », de la tradition contre la 
singularité, et, pour tout dire en un mot, du sens 
commun contre le sens propre. Nul doute qu'on ne 
puisse expliquer par là son œuvre entière. De» 




FERDINAND BRUNETIÈRE 33T 

« idées fondamentales » qu'elle exprime, je n'en vois 
pas une à laquelle ce principe ne s'applique 
et dont il ne rende compte. 

Ce qui intéresse M . Brunetière dans la critique,, 
c'est aussi sans doiite ce que tel ou tel écrivain a 
d'original et de particulier, mais ce sont avant tout 
les acquisitions durables dont cet écrivain a enrichi 
le patrimoine commun. Ou plutôt Toriginalité même 
des génies les pltis rares, les plus novateurs. Il lui 
plaît de montrer que ce qu'elle a de fécond et de 
vraiment louable consiste, non pas à se singulariser, 
mais à mettre sa marque sur des vérités dont la 
pensée humaine était depuis longtemps en posses- 
sion, et, s'il s'agit tout spécialement d'oeuvres d'art,, 
non pas à tirer quelque chose de sa propre substance, 
mais bien à s'approprier les choses communes, à se* 
faire l'interprète de l'expérience universelle en lui 
donnant une forme et de Tuniversel bon sens en lui 
prêtant une voix.' 

En un temps où l'érudition menaçait de réduire la 
critique à je ne sais quel inventaire de faits si parti- 
culiers et de détails si menus qu'ils en perdaient 
toute valeur, M. Brunetière a vigoureusement plaidé 
la cause des idées générales. C'est à ce titre, par 
exemple, qu'il approuve les auteurs dramatiques de 
soutenir des« thèses ».Et il ne nie point sans doute 
que Molière ne soit un admirable écrivain ou qu'il 
n'excellé dans la conduite de ses pièces; mais, si celles 
de Scarron sont ^ plus amusantes o et celles de Re- 



/ 
/ 




338 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

^nard « mieux écrites », si Molière mérite les re- 
proches qu'on a bien souvent adressés soit à son 
style, soit à ses « moyens de comédie », la supério- 
rité que nul ne conteste à Fauteur du Misanthrope et 
même de George Dandin sur Tauteur du Légataire 
universel ou sur celui des Jodelets, provient apparem- 
ment de rintérêt plus élevé qu'empruntent ses 
<Buvres aux graves questions dont il s'y occupe, et, 
pour dire le mot, aux a thèses » qu il y soutient. 
€*est encore à ce titre que M. Brunetière exclut du 
domaine de Tart les figures trop particulières et les 
imagCN toutes locales dont l'original n*est pas sous 
nos yeux, dont nous ne pouvons, comme il dit, sou- 
mettre la vérité littéraire ou la représentation pitto- 
resque au contrôle de Texpérience prochaine. Et, 
partant de là, il reproche au roman historique de 
mettre en scène des personnages qui n'ont pas assez 
de ressemblance avec notre monde, au roman exo- 
tique de peindre des objets qu'il nous est impossible 
de reconnaître. Ce que Salammbô a de plus cartha- 
ginois ne le touche guère, et il goûte médiocrement 
les « couronnes de rêva-réva » que Pierre Loti pro- 
digue si complaisamment, un peu de vérité humaine 
lui semblant préférable à toutes les descriptions des 
mœurs puniques ou des modes khassonkées. Ce qui 
rintéresse, c'est ce qui est général. Assurément le 
général doit sortir de l'abstraction, et il ne peut le 
faire qu'en prenant une physionomie. Mais qu'il s'in- 
dividualise sans se singulariser, que la vérité propre 




FERDINAND BRUNETIÈRE 339 

à tel pays, à telle époque, àtelle figure, se reconnaisse 
toujours comme forme particulière d'une vérité plus 
générale avec laquelle nous puissions la comparer. 
Par cela même que M . Brunetière cherche à saisir 
en tout des lois, son esprit systématique s'attache 
plus volontiers aux traits communs qui déterminent 
des catégories qu'aux traits spéciaux qui font de 
chaque individu un exemplaire unique dans sa race. 
11 y a des lois de ce qui convient à tout un groupe ; il 
n'yenapas de ce qui est propre à Tindividu. D'autres 
insistent de préférence sur ce qui distingue l'homme 
deThomme, M. Brunetière sur ce qui l'en rappro- 
che. Et ce n'est pas seulement quand il s'agit de cri- 
tique littéraire. Cette tendance à généraliser est trop 
profondément caractéristique de sa nature pour ne 
pas se manifester dans toutes les questions quïl 
soulève et dans tous les débats auxquels il prend 
part. N'est-ce pas lui qui défendait naguère contre 
M. Taine t l'homme abstrait » conçu de toute pièce 
par la philosophie du siècle précédent ? Ce type nor- 
mal et virtuel de l'humanité que l'école positiviste 
tournait en dérision, il ne trouve pas que notre As- 
semblée constituante ait commis une si grossière er- 
reur en légiférant pour lui ; el tandis que d'autres, 
exagérant ce qu'il y a de dissemblance entre les hom- 
mes, en viendraient à ne plus admettre de lois que 
celles dont chacun ferait prendre mesure sur lui- 
môme, M. Brunetière soutient qu'on retrouve 
l'homme dans tous les hommes, et que ce qui ne Test 




340 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

pas s'ajoute à. cette humanité sans en effacer le ca- 
ractère. 

Si un individualisme excessif aboutit en politique 
à Témiettement de toute société, il aurait pour consé- 
quence en littérature la subversion de toute disci- 
pline et de toute hiérarchie. Mais il y a plus : choisir 
les éléments particuliers qui altèrent un type com- 
mun aux dépens des traits généraux qiii rappellent 
ce type, même en le diversifiant, — c'est se condam- 
ner à ne rien produire de durable. Cette vérité ca- 
pitale, M. Brunetière Ta souvent rappelée aux écri- 
vains de notre temps, trop préoccupés, pour la plu- 
part, du <r moment » et du « lieu ». Quand nous décri- 
vons des choses particulières, il veut du moins, et 
comme Buffon, mais avec une tout autre pensée, 
que nous les décrivions par les termes les plus géné- 
raux. Au surplus, si les particularités Tintéressent, 
c'est, nous le répétons, en tant que modifications 
d*un type général qu'elles varient sans le dénaturer. 
Soit contre le romantisme, dontle trait le plus signi- 
ficatif est peut-être la substitution du particulier au 
général, soit contre le réalisme, qui prétend repro- 
duire le monde et la vie humaine jusque dans leurs 
plus minutieux détails, il soutient énergiquement la 
théorie classique, celle dont Boileau se faisait Tinter- 
prète et le défenseur en établissant le pouvoir de 
là raison, cette théorie que la valeur d'une œuvre 
littéraire se mesure à la constance et à la généralité 
des caractères qu'elle exprime. 



I 



FERDINAND BRUNETIÊRE 341 

Loîn que les détails fassent durer une œuvre, ce \ 
sont eux qui la font périr, et, si c'est par les détails 
qu'une œuvre est vraie à son h*eure, d'une vérité tout 
actuelle et contingente, qui n'est ni celle de la veille 
ni celle du lendemain, c'est par ces mêmes détails 
qu'elle devient fausse au bout de quelques années. 
Et voilà pourquoi M. Brunetière, qui ne fit jamais^ 
difficulté de reconnaître ce qu'il y avait de légitime 
dans l'évolution naturaliste, qui n'hésite pas à dé- 
clarer hautement qu'il ne se trouve de salut et de 
sécurité que dans l'exacte imitation de là nature , 
n'en malmène pas moins l'art « expérimental » ou 
« documentaire », et, comme il dit, la littérature de 
reportage. Car tout document produit estbien quel- 
que chose d'incontestable ; mais cette considéra^ 
tion, qui a beaucoup de prix quand il s'agit d'une 
œuvre historique, n'en a plus du tout quand il est 
question d'une œuvre littéraire, et c'est par trop 
rabaisser l'art que d'en mettre la gloire suprême et 
la destination finale à faire connaître aux siècles 
futurs la coupe de nos habits ou le menu de nos 
dîners. Des archéologues peuvent étudier dans 
V Iliade, par exemple, l'état social et les mœurs des 
anciens Grecs, et de telles études ont évidemmen t 
leur utilité, qui n'est pas médiocre, et leur intérêt, 
qui n'est pas mince ; mais, si, depuis trois mille ans, 
Homère n'a encore rien perdu de sa « gloire » et de 
son « immortalité », ce n'est pas sans doute pour 
nous apprendre comment les Achéens faisaient rôtir 




\ 



342 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

un mouton. A évaluer le prix des œuvres d'après 
leur importance documentaire, le plus précieux mo- 
nument de notre âge serait, non pas la Comédie hu- 
maine, quoi que M. Taine en dise, mais Y Encyclopé- 
die Roret, 

Ainsi donc les œuvres vivent — j'entends les 
<Buvres delà littérature et de Tart considérées comme 
telles — par ce qu'elles ont de général, et non par 
leur vérité locale et momentanée. Et il faut bien re- 
connaître que, pour passer à Tétat de types en fixant 
leurs traits dans la mémoire des hommes, les figures 
que l'artiste met en scène doivent tout d'abord avoir 
eu leur caractère propre. Ou bien encore, les sen- 
timents qui sont le fond même de Thumanité, son 
fond partout et toujours identique, n'ont de valeur 
expressive qu'à condition d'être, chaque fois que 
l'orateur ou le poète les reprennent comme thème, 
non point sans doute renouvelés dans leur sub- 
stance, mais du moins appropriés dans leur forme à 
un état d'âme individuel. Et M. Brunetière le sait 
bien, et il ne se fait pas faute, au besoin, de le pu- 
blier. Seulement, comme la plupart de nos écri- 
vains attachent aujourd'hui leurs prédilections à ce 
qu'ils peuvent observer autour d'eux de plus parti- 
culier ou produire et cultiver en eux-mêmes de plus 
exceptionnel, son devoir, à lui, critique, est de les 
mettre en garde soit contre la recherche inquiète du 
« moderne • jusque dans ses imperceptibles détails, 
soit contre la manie de se singulariser en n'expri- 



FERDINAND BRUNETIÈRE 343 

mant de son Moi que les sentiments les plus rares, 
les plus curieux, les plus « distingués », c'est-à-dire 
les moins humains. 

Le sens propre lui est tellement suspect qu'il se 
fait l'apologiste de la banalité. Au sens propre et à 
tout cequien procède, il oppose le lieu commun. Ce 
« lieu commun » si raillé des habiles, il y voit 
« la substance même de l'art de parler et d'écrire » . 
Il se complaît à dire et à répéter que notre littérature 
classique tout entière a été « l'expression des idées 
communes», des idées c de tout le monde ». Bien 
plus, faisant de ces idées la condition même, et, 
pour ainsi parler, le support indispensable de Tin- 
vention littéraire, il est heureux, on le sent, de mon- 
trer que, si elle veut s'exercer librement, l'invention 
doit porter sur des matières amenées par le long 
usage à l'état de lieu commun, l'originalité de l'ar- 
tiste n'ayant jamais ses aises et ne pouvant se dé- 
ployer avec assurance que si le fonds d'idées qu'il 
prend comme thème a déjà servi d'aliment à plu- 
sieurs générations d'hommes. 

Qu'est-ce donc, à vrai dire, que l'invention ? In- 
venter, en littérature, ce n'est pas avoir une idée 
nouvelle, tirer de son imagination un sujet qui n'a 
jamais été traité et des personnages dont personne 
n'a jamais vu les pareils, ce n'est pas exprimer des 
sentiments ou des sensations tellement uniques 
qu'aucun de nous, philistins, ne puisse y reconnaître 
ni ce que lui-même a senti, ni ce qu'il est au moins 




344 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

capable de sentir. Si rinvention consistait dans la 
nouveauté de la donnée qu'on traite, il faudrait donc 
restituer à Luigi da Porto toute la gloire dont Sha- 
kespeare Ta dépossédé à son profit, et si elle consis- 
tait dans la singularité des impressions que Ton rend^ 
il ne serait que juste de proclamer la supériorité de 
cet obscur et âlambiqué Baudelaire sur Lamartine et 
sur Victor Hugo. Mais d'où vient que tout le monde 
s'accorde à mettre Luigi da Porto au-dessous de 
Shakespeare, sinon parce que la véritable invention 
ne se manifeste jamais avec autant d'éclat qu'en 
prenant son bien où elle le trouve, c'est-à-dire en 
s'emparant de sujefs déjà traités par d'autres ou 
même tombés dans le domaine public ? et d'où vient 
qu'il n'est personne — sans parler de maniaques ou 
de farceurs — qui prétende mettre Baudelaire au- 
dessus de Victor Hugo ou de Lamartine, sinon parce 
que la véritable invention, l'invention de bon aloi, 
ne se donne jamais plus librement carrière qu'en 
renouvelant ces éternels lieux communs dont abon- 
dent les Harmonies ou les Feuilles d'automne ? Que 
faut-il, d'ailleurs, en conclure ? Tout simplement 
que l'art a pour matière, non pas les exceptions et 
les bizarreries, mais les choses vraiment humaines^ 
les choses de l'humanité la plus ordinaire et la plus 
banale. 

Si M. Brunetière aime et admire par-dessus tout 
notre littérature du xvii* siècle, c'est que les écri- 
vains classiques, « profondément convaincus de 



FERDINAND BRINETIÈRE 345 

Texistence d'une vérité générale, impersonnelle et 
universelle », ont mis leur gloire et appliqué leur 
génie, non pas à chercher dans les raffinements du 
sens propre une originalité prétentieuse et suspecte, 
mais à se faire les fidèles interprètes de la tradition, 
c'est-à-dire de Thumanité moyenne. Cette tradition, 
M. Brunetière en oppose la vertu éminemment con- 
servatrice à la force révolutionnaire de l'individua- 
lisme, pour y faire au moins contre poids; et la litté- 
rature contemporaine lui étant apparu dès Tabord 
comme dédaigneuse de toute solidarité, rebelle à 
toute discipline, dévorée du besoin d'innover à n'im- 
porte quel prix, il se donna pour tâche de la rappe- 
ler au respect du « sens commun ». Entre le sens 
commun et le sens individuel, écrivait-il récemment, 
t c'est la tradition qui décide ; et, tout ayant changé 
de Virgile à Racine (ou, si l'on veut,'de Racine à Vic- 
tor Hugo), ce qu'il y a malgré tout d'identique ou 
d'analogue entre eux, voilà ce qui fait le fond de 
Thumanité, voilàce qui doit nous servira reconnaître 
nous-mêmes ce que nos sentiments ont d'universel 
ou de singulier, voilà Tautorité qui nous argue de 
caprice ou de bizarrerie toutes les fois que nos goûts, 
sous le prétexte d'être nôtres, sont en opposition ou 
en contradiction avec elle. » 

Ce n'est pas seulement la tradition nationale 
dont il se porte le défenseur, c'est la tradition uni- 
verselle de l'humanité. Quand, il y a quelques an- 
nées, un habile et brillant publiciste venait, dans 



346 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

un livre qui fît grand bruit à son heurft, de résoudre 
ce qu'il appelait la « question du latin » en deman- 
dant, sans y mettre beaucoup plus de formes, que 
les langues mortes disparussent des programmes 
de renseignement, comme n'ayant rien à faire avec 
réducation de notre jeune démocratie, — au radica- 
lisme démocratique, « dont Tidéal serait que ni le 
nom, ni la fortune, ni la culture, ni quoi que ce 
soit enfin ne se transmît d'un homme à un autre 
homme », M. Brunetière, en. des pages éloquentes, 
rappelait « que Thumanité, selon le beau mot du phi- 
losophe, se compose de plus de morts que de vivants, 
que la solidarité des générations à travers les âges 
de rhistoire est le lien même des sociétés, et que la 
civilisation ne diffère de la barbarie par rien tant 
que par l'étendue, la nature et Tantiquité des tradi- 
tions qu'elle représente et qu elle continue. » 

Et si vraiment la culture ne peut avoir d'autre 
objet que d'entretenir le respect de ces traditions, 
ou môme un attachement superstitieux à ces préju- 
gés, celui qui faisait tout à l'heure l'éloge du lieu 
commun n'hésitera pas davantage, car les mots ne 
sont pas pour l'effrayer, à prendre les préjugés, eux 
aussi, sous sa protection, sachant bien qu'il est sans 
doute commode de les tourner en ridicule, et même 
que l'on peut ainsi se faire k peu de frais la réputa- 
tion d'un esprit supérieur, mais qu'il vaut mieux, 
d'aventure, au risque dépasser pour un esprit mé- 
diocre, prendre la peine d'examiner s'ils n'ont pas 




FERDINAND BRUNETIÈRE 347 

après tout leurs racines dans une longue expérience 
et n'expriment pas, à les bien entendre, une de ce& 
vérités partout et toujours vraies, dont il est plus 
dangereux encore de méconnaître l'importance que 
facile et vain d'en railler la banalité. 

Respectueux comme il Test du sens commun et de < 
la tradition, M. Brunetière a naturellement peu de ' 
sympathie pour la « littérature personnelle. » Il ne ', 
faudrait pourtant pas lui prêter un exclusivisme ^ 
étroit etfermé : c'est se donner trop beau jeu pour j, 
Taccuser ensuite d'intolérance, d'insensibilité, j 
d'aveugle entêtement. « La littérature personnelle ! 
répond à quelque chose de nouveau dans le 
monde ; et ce quelque chose, ne serait-ce pas 
la croissante complexité de la vie sociale ? Au 
lieu des ressemblances, ce sont les différences, de 
jour en jour, qui s'accusent, se précisent et se di- 
versifient elles-mêmes à l'infini... Au moral encore 
plus qu'au physique peut-être, le type a cessé 
d'exister, il n'y a plus que des individus... La con- 
naissance ou la science de l'individu, voilà désor- 
mais l'objet de la littérature... et il n'y a pas d'œu- ^ 
vre enfin qui vaille la confession d'une âme. » Est-ce 
un apologiste de la littérature personnelle qui tient 
ce langage ? C'est M. Brunetière lui-même, et nous 
avons peut-être quelque velléité de nous en étonner ; 
mais ce qui nous étonne encore bien plus, c'est que 
ceux qui font de lui un ennemi systématique de 
l'individualisme aient si facilement oublié les pa- 



( 



348 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

ges, assez catégoriques pourtant, d'où sont tirées 
ces lignes. 

Si catégoriques, k vrai dire, que M. Brunetière 
aurait Tair de se démentir, s*il n'ajoutait aussitôt 
ses réserves et ses explications. Oui, sans doute, la 
connaissance de rhomme ne laissant pas d'être tou- 
jours ce qu'il y a d'important pour l'homme, nous 
n'y réussirons qu'en nous confessant nous-mêmes. 
Mais r « homme » qui est en nous, ce qui le carac- 
térise vraiment, ce n'est pas tel détail extérieur de 
notre costume, ce n'est pas non plus telle singularité 
de notre personne physique ou même morale, c'est 
« ce que nous avons déplus semblable à l'auditeur 
qui nous écoute ou au lecteur qui nous lit, c'est ce 
qu'il y a en nous de plus humain, ce qui nous rap- 
proche le plus des autres hommes, c'est ce qui fait 
entre eux et nous le lien de la société civile et de la 
solidarité morale ». Si, pour ne pas sortir de la 
littérature , nous parlons du lyrisme lui-même , 
qui est bien le domaine par excellence de la litté- 
rature personnelle, ce que les chefs-d'œuvre de 
notre poésie contemporaine ont de plus personnel, 
c'est aussi ce qu'ils ont de plus généralement hu- 
main, et les disciples de nos grands romantiques ne 
se sont laissé aller, quelques-uns du moins, à d'in- 
supportables bizarreries que pour avoir exprimé, 
non plus leur humanité propre, mais un Moi capri- 
cieux et subtil, et qui s'évertuait à l'être. 

M. Brunetière est hostile au Moi, et, ne lui 



à 



FERDINAND BRUNËTIÉRË 349 

faisant pas grâce dans la poésie lyrique elle-même, à I 
plus forte raison le maltraite-t-il dans les autres » 
genres littéraires. De toutes les formes que Tart i 
peut revêtir, il n'en est aucune dont le Moi n'ait, 
de nos jours, pris souverainement possession. On 
ne fait pas seulement des vers avec ses amours, 
on fait des romans avec sa vie, ce qu'on appelle des 
romans vécus, — et, comme Ton écrit pour vivre, on 
vit aussi pour écrire, — on fait de Thistoire avec 
ses rancunes et de la critique avec ses « impres- 
sions. » Mais quelles conséquences a donc « ce dé- 
veloppement maladif et monstrueux du Moi ? » 
M. Brunelière note avec soin tous les défauts, tous 
les vices de la littérature subjective ; sans le suivre 
sur ce terrain, ne pouvons-nous expliquer son ani- 
madversion pour le Moi en la rattachant à cette idée 
fondamentale que la raison doit prédominer dans les 
œuvres d'art sur la sensibilité ? Car qu'est-ce que le 
Moi? .N'oublions pas que ce qui caractérise notre 
individu, c'est, non pas la raison, qui, d'un homme à 
l'autre, ne comporte point après tout de telles diffé- 
rences, mais la sensibilité, qui donne à chaque être 
sa physionomie propre. L'hypertrophie du Moi se 
traduitaînsi dans toute la littérature contemporaine, 
depuis l'avènement du romantisme, par la prédomi- 
nance de la sensibilité, laquelle exprime le particu- ■ 
lier et l'individuel, sur la raison, laquelle a pour 
domaine le général et l'humain. 
Cette opposition de ce qui est général à ce qui est 

ESSAIS. 10** 



i 



350 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

purement individuel, ou bien encore dé ce qui est 
« raisonnable » à ce qui est purement a sensible » , 
se retrouve sous d'autres termes dans celle de l'hu- 
manité à la nature. Car r^wmamff^, c'est d'abord ce 
que nous avons de commun avec les autres hommes, 
cest ensuite ce qui caractérise notre faculté de pen- 
ser ; et notre nature, c'est ce qui est propre à notre 
Moi et ce qui caractérise notre faculté de sentir. 
Dans la morale aussi bien que dans l'art, M. Brune- 
tière oppose ce qui est humain à ce qui est naturel, 
et la grande erreur de notre époque lui paraît être 
d'avoir prétendu ramener Thomme à la nature, sans 
faire attention qu'en art comme en morale il n'est 
homme quautant qu'il s'en distingue, qu'il s'en sé- 
pare, qu'il s'en excepte, o Le sens moral, a-t-il dit, 
c'est proprement le sens humain, ou, pour parler 
plus clair, le sens de ce qu'il y a dans l'homme de 
supérieur à la nature. » La nature, cette bonne na- 
ture que glorifiait Jean-Jacques, voyons bien que 
nous l'aurons appelée de son vrai nom, si nous l'ap- 
pelons en nous l'animalité primitive. Or, être immo- 
ral, ce n'est rien de plus que de donner carrière aux 
suggestions de cette animalité toujours indocile, e t 
la morale n'a pas d'autre objet que de la brider. En 
tout et partout ce qui est conforme à la nature est en 
antagonisme direct avec ce qui est conforme à l'hu- 
manité, et il n'y a pas un seul progrès de notre civi- 
lisation qui ne soit une conquête de l'homme sur 
ses appétits et sur ses instincts naturels. Au-dessus 




FËRDII4ÀND BRUN£TIËR£ 351 

de toute « vérité » , convaincu d'ailleurs que les 
seules vérités oti nous atteignons sont des vérités 
relatives, «erreurs de la veille, bien souvent, ou pré- 
jugés du lendemain », — M. Brunetière met ce devoir, 
qui comprend tous les autres, d'être des hommes ; 
et c'est si bien là le cœur de sa doctrine, qu'il ne se 
refuse même pas un barbarisme pour protester avec 
plus d'énergie contre la a déshumanisation » des 
âmes. 

On s'est étonné qu'il incline au pessimisme; on s'en 
étonnerait moins si l'on réfléchissait que le pessi- 
misme, tel qu'il Tentend, se résume dans la lutte de 
rhomme contre son Moi.Etje crois bien, pour ma part, 
que le fond même de cette philosophie est essentiel- 
lement égoïste, et qu'on aurait facile de le montrer; 
mais ce qui nous importe à cette heure, c'est unique- 
ment ce qu'y voit M. Brunetière, et je n'entre pas 
dans une discussion qui ne saurait avoir ici sa place. 
Pour lui la doctrine pessimiste, loin de conduire au 
découragement et à l'inertie, renferme en elle un prin- 
cipe d'activité militante, elle nous enseigne à nous 
détacher de nous-mêmes, à combattre nos appétits et 
nos passions, elle se fait l'éducatrice de notre volonté 
moralisée en se faisant l'inspiratrice de nos efforts 
pourdompter les suggestions d'un «vouloir «égoïste. 
Le pessimisme auquel il incline est une sorte de chris- 
tianisme tout moral et sans révélation . Dire que la 
vie n'est pas bonne, revient tout simplement, pour 
lui, à dire qu'elle n'a pas son objet en elle-même, et 




f 



352 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

que, par conséquent, nous devons mépriser les faux 
biens et les vains plaisirs qu'elle procure. Mais d'ail- 
leurs, en déclarant que la vie est mauvaise, M. Bru- 
netière ne songe ni à la détruire, ni non plus à s'en 
désintéresser, et tout son pessimisme aboutit aune 
lutte énergique contre Thomme naturel, ou, encore 
une fois, au bon combat de Thumanité contre la 
nature. 

Dans l'art aussi bien que dans la morale, nous re- 
trouvons le piême principe capital : partout et sous 
quelque forme que la question se pose, assujettir la 
partie sensible de notre personne à sa partie ration- 
nelle, le Moi à Tordre général, les instincts égoïstes 
dont se compose notre individu à ce qui fait vraiment 
notre valeur en tant qu'hommes, a Le plus grand 
dérèglement de l'esprit pour un homme du xvii® siè- 
cle, écrit-il, c'est de donner dans le sens individuel »; 
et quand, rappelant le mot de Pascal : « C'est sortir 
de l'humanité que de vouloir sortir de la médiocrité; 
la vraie grandeur ne consiste pas à en sortir, mais, 
au contraire, à y rester », il ajoute : « Là est toute la 
morale, toute la psychologie, toute la rhétorique du 
xvn* siècle », on peut bien dire que là, aussi est toute 
sa rhétorique, à lui, toute sa psychologie et toute sa 
morale. Ce que M. Brune tière cherche dans l'art, ce 
n'est pas un homme, si l'on entend un Moi, c'est 
Vhommey et l'œuvre littéraire n'a vraiment de valeur 
à ses yeux que par ce « quelque chose d'universelle- 
ment humain » qu'il retrouve jusque chez les drama- 




FERDINAND BRUN£TIËR£ 353 

turges chinois, et qui fait pour lui la supériorité des 
classiques, soit des classiques latins, dans lesquels 
il voit, à ce titre, les meilleurs éducateurs de Tesprit, 
soit des classiques français, qui sont, eux aussi, des 
classiques humains. 

Si, pour classer les productions de Tesprit, M. Bru- 
netière remonte à des principes scientifiques, il met* 
ira, par exemple, la poésie lyrique au-dessus de la 
poésie descriptive, parce qu'elle ajoute Thomme au 
monde; s'il remonte à des principes moraux, Tartlui 
apparaîtra comme investi d'une sorte de mission so- 
ciale ; s'il remonte enfin à des principes esthétiques, 
ce sera pour mesurer la valeur d'une œuvre à la 
quantité d'absolu qu'elle manifeste. Ces trois modes 
de classification, qui ne voit que, dans leur diversité 
même, ils ont entre eux un point commun ? Quelle 
que soit la nature du principe dont il part, M. Brune- 
tière ne perd jamais de vue cet élément d'humanité, 
d'éternelle et universelle humanité, qui est à ses 
yeux le seul fond solide de toute œuvre. 

Il s'est plus d'une fois expliqué sur la question de 
l'art pour Fart. Cette question, a-t-il dit dans un 
article sur Théophile Gautier, a est moins difficile 
qu'on ne voudrait nous le faire croire, et il suffirait 
presque à la trancher d'une distinction la plus sim- 
ple du monde. . . Oui, pour les poètes, l'art peut être 
son but à lui-même ; mais pour tous les autres écri- 
vains et dans tous les autres genres, l'art ne peut 
être à lui-même son but. » Je crains que cette dis- 



354 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

linctioQ ne paraisse pas très fondée. Si vraiment la 
question ne se pose même point en sculpture, en mu- 
sique, en peinture, est-ce une raison suffisante pour 
nier qu'elle doive se poser en poésie ? Elle revient, 
d'une façon générale, et lui-même l'explique ailleurs, 
à se demander si l'on peut traiter les mots ainsi que 
des couleurs ou des formes, sous prétexte qu'un 
mot est un son et qu'il évoque une image, comme 
s'il n'exprimait pas aussi une idée ou un sentiment. 
Or, celui qui, dans cette question de l'art pour l'art, 
met tout d'abord la poésie hors de cause, doit, s'il 
pousse la logique jusqu'au bout, je ne dis pas exclure 
de la poésie les idées et les sentiments, mais pré- 
tendre tout au moins qu'elle peut s'en passer, et, par 
conséquent, la regarder comme une œuvre de vir- 
tuosité pure. Sans ignorer qu'aux yeux de certains 
esthéticiens l'art tout entier n'est vraiment qu'un 
« jeu », je m'étonne que M. Brunetière, qui conçoit 
l'art autrement, veuille faire pour la poésie une 
exception contre laquelle protestent et les principes 
mêmes de son esthétique et la manière dont il admire 
d'autres poètes que Théophile Gautier ou Théodore 
de Banville. 

Aussi bien, si nous laissons de côté une distinction 
mal justifiée, nous le trouverons, toujours d'accord 
avec lui-même, appliquant à la question ces « idées 
fondamentales » que j'ai tâché de mettre en lumière. 
Si les théoriciens de l'art pour l'art se bornaient à 
prétendre que le Moi de l'artiste doit rester en 




FERDINAND BRUNETIÊRE 355 

dehors de son œuvre, M. Brunetière, nous le savons 
déjà, ne ferait aucune difficulté de leur donner raison, 
et Ton ne sera pas surpris de lui entendre dire que, 
plus les œuvres sont impersonnelles, plus élevé est 
le rang qu'elles occupent dans la hiérarchie. Mais ce 
n'est là qu'un point de leur thèse, et qui le leur ac- 
corde peut fort bien rejeter la thèse elle-même. Ce 
qu'il s'agit en réalité de savoir, c'est « si l'homme est 
fait pour l'art, au lieu que l'art soit fait pour l'homme 
comme par l'homme », c'est si l'art doit et peut « se 
séparer de la vie sociale » . 

M. Brunetière voit dans la doctrine de l'art pour 
l'art « une conception également fausse deTart et de 
la vie, qu'elle tend à isoler l'un de l'autre, et qu'en 
les isolant elle dénature tous deux ». L'art et la vie 
doivent être mêlés « sous peine de n'être plus, l'art 
qu'un bàladinage et la vie qu'une fonction de l'ani- 
malité ». Non seulement l'art doit se concevoir 
comme une imitation de la vie, mais à cette imita- 
tion de la vie il faut que préside un esprit de sympa- 
thie humaine. La sympathie est la première vertu de 
tous ceux auxquels leur génie a conféré une sorte de 
mission. « Qu'est-ce qu'aimer l'art sans aimer 
l'homme? » Si M. Brunetière n'a jamais assimilé la 
destination de l'art à celle de la morale, il ne croit 
pas non plus que l'art et la morale soient par essence 
étrangers l'un à l'autre. Le poète, le romancier, l'au- 
teur dramatique, n'ont assurément pour rôle ni de 
prêcher ni de professer. Mais de ce que la morale 



356 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

est une chose etFart une autre, s'en suit-il forcément 
qu'une œuvre d'art ne puisse avoir sa moralité ? Sans 
astreindre l'artiste à moraliser, sans lui demander 
des sermons ou des leçons de conduite, sans vouloir 
même qu'il déguise l'humanité sous prétexte de nous 
en cacher les laideurs pour nous la faire aimer 
davantage, on peut et l'on doit, selon M. Bru- 
netière, exiger de lui qu'il exprime le sens inté- 
rieur et profond de la vie humaine. Or ce sens ne 
se révèle qu'à celui qui éprouve pour r'hums|.mté, 
telle qu'il la peint, non pas l'intérêt curieux d'un 
dilettante, mais une sympathie cordiale et active ; 
et quelle que soit la nature des œuvres ou quels 
qu'en soient Tobjet et le modèle, cette sympathie 
leur insinuera toujours une haute signification de 
moralité. 

La question, je ne veux pas dire qui intéresse le 
plus M. Brunetière, mais qui lui tient à cœur plus 
que toute autre, c'est celle du dogmatisme dans la 
critique. Et cela se comprend, car, si les impression- 
nistes avaient raison, il ne subsisterait plus rien de 
son esthétique et tout aussi peu de sa morale. Entre 
le dogmatisme, tel qu'il le conçoit, et l'impression- 
nisme, tel que l'interprètent M. Jules Lemaître ou 
M. Anatole France, le débat ne porte d'ailleurs sur 
aucun principe dont nous n'ayons déjà montré que 
M. Brunetière se réclame, et celui qui veut s'en faire 
une idée nette doit, si nous en jugeons bien, n'y voir 
qu'une nouvelle forme de l'éternel conflit entre la 




FERDINAND BRUNETIÈRË 3^7 

raison et la sensibilité, ou bien entre le sens com- 
mun et le sens individuel. 

Qu'est-ce que le critique impressionniste? C'est 
celui qui se borne à énoncer des préférences indivi- 
duelles, qui, sans se mettre en peine de justifier ses 
impressions par des principes généraux et par des 
causes supérieures, apprécie les œuvres d'après le 
plus ou moins de plaisir qu'il y prend. A ses yeux, 
nous ne connaissons les choses que par la manière 
dont elles affectent notre sensibilité individuelle. En 
littérature pas pfus qu'ailleurs, il n'est de vérité 
générale. Autant de Moi divers, autant de vérités 
particulières, dont aucune n'a de valeur objective. 
Chacun de nous est enfermé dans sa personne 
« comme dans une prison perpétuelle ». Or, s*il n'y 
a que des manières de voir propres à chaque tempé- 
rament, le critique exprime la sienne, pour peu qu'il 
la croie intéressante, mais il n'a pas la prétention de 
l'imposer. Et de quel droit? Ceux qui dogmatisent 
avec le plus d'assurance ne font en réalité que prêter 
à leurs goûts personnels une autorité tyrannique. 
Prenons-en notre parti, nous ne pouvons jamais sor- 
tir de nous-mêmes, et c cette affreuse condition » ne 
nous interdit pas sans doute de faire de la critique, 
mais elle doit au moins nous inspirer quelque mo- 
destie, nous ôter toute envie de régenter et de mori- 
géner nos semblables, aux préférences desquels nous 
n'avons à opposer que nos propres préférences. 

Qu'il nous soit aisé de nous dérober, de nous arra- 



I 



'i58 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

cher complètement à nous-mêmes, c'est ce que 
M. Brunetière n'a jamais prétendu. « Si Ton veut 
dire, écrit-il, que nous courons, en jugeant, un ris- 
que perpétuel de mêler dans nos jugements l'expres- 
sion de nos goûts ou de nos préjugés, et quelquefois 
celle de nos rancunes, on aura sans doute raison, 
mais il n'en résultera qu'une conséquence, qui est 
que la critique, en toute occasion, saura qu'elle doit 
compter avec son erreur personnelle . » Et ailleurs : 
« Il faut nous connaître nous-mêmes, savoir ce qu'il 
s'insinue de nous, sans que nous le sachions d'ordi- 
naire, dans nos impressions et dans nos jugements, 
en quoi et combien ils diflFèrent presque inévitable- 
ment de ce qu'ils sont chez les autres et de ce qu'ils 
devraient être, quelle est en chaque cas enfin la 
quantité dont il faut que nous les corrigions 
pour les réduire à la justesse et à la vérité ». 
Si ces lignes suffisent à montrer que M. Brune- 
tière n'ignore point quelles sont les. difficultés 
d'une critique vraiment objective, elles témoignent 
aussi qu'il ne désespère pas d'en triompher. Nous 
serait-il impossible de sortir de nous ? Mais ceux qui 
le prétendent, eh quoi? ne sont-ce pas les mêmes 
qui, sous le nom de dilettantes, se piquent de sym- 
pathiser avec toutes les formes de Tart comme avec 
toutes les interprétations de la vie, d'ajouter k leur 
âme naturelle autant d'âmes acquises quil en faut 
pour goûter également les différentes manières dont 
tant de races, tant de siècles, et, dans chaque siècle, 



FERDINAND BRUNETIÈRE 359 

dans chaque race, tant de génies si peu semblables 
les uns aux autres, ont compris et rendu la beauté ? 
Comment les croire quand, à titre d'impressionnis- 
tes, ils prétendent que nous ne pouvons nous abs- 
traire de nous-mêmes, que chacun de nous est em- 
prisonné dans sa personne, eux qui, à titre de dilet- 
tantes, prétendent dépouiller si complètement leur 
personnalité qu'ils changent d'âme en changeant de 
livre ? 

M. Brunetière n'a pas besoin d'en dire autant. 
Quand il nie que nous soyons impuissants à sortir de 
nous-mêmes, il peut bien, pour la beauté de sa cause, 
entendre ces mots dans leur pleine acception, et 
montrer alors que, si réellement chacun de nous 
était cantonné et barré dans son Moi, nous n'aurions, 
comme il dit, ni art, ni langage, ni société humaine. 
Mais, pour établir la possibilité, la légitimité d'une 
critique objective, il lui suffît de les prendre en un 
sens beaucoup moins général ; il lui suffît de montrer 
que nous pouvons subordonner notre Moi sensible, 
source de variations perpétuelles et d'inévitables 
contrariétés,, à notre Moi raisonnable, qui nous mu- 
nira de règles. Prétendre dès lors que je puis sortir 
de moi-même, c'est prétendre que je puis m'élever 
au-dessus de mes instincts et de mes sensations pour 
exprimer dans mon jugement, non plus les préfé- 
rences de mon Moi, mais la raison impersonnelle de 
l'humanité. 

Le dogmatisme dont M. Brunetière prend en main 



360 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

la cause n'a rien de transcendantal. Il est bien vrai 
que, comme le dit M. Anatole France, le monde nous 
apparaîtrait tout différent, si nous avions, pour le 
voir, Toeil à facettes d'une mouche, ou, pour le com- 
prendre, le cerveau rude et simple d'un orang-outang. 
Mais ce ^ue M. Brunetière prétend, ce n'est pas éta- 
blir une vérité littéraire qui s'impose à l'orang-outang 
ou à la mouche ; et quand il cherche à découvrir les 
lois de la beauté esthétique, peu lui chaut sans doute 
de quelle façon un cerveau de singe apprécierait 
nos poèmes. Il s'agit de vérité humaine et non de vé- 
rité simiesque. Nous ne saisissons que des rapports, 
c'est possible. Mais M. Brunetière ne le conteste pas. 
Il ne nie point la relativité de la connaissance « en ce 
qui touche le fond des choses, l'intimité de leur sub- 
stance et la raison de leur être » ; il n'a pas plus be- 
soin de l'absolu en soi pour légitimer sa critique 
que le chimiste pour légitimer la chimie. Ce 
n'est pas- un absolu métaphysique qu'il invoque, 
mais un absolu historique, qui n'est autre chose que 
la tradition. « Envier à la critique, a-t-il dit, et lui 
disputer le droit de se réclamer de la tradition, c'est 
proprement lui refuser le droit à l'existence. » La 
tradition assuraiit la prédominance du sens commun 
sur le sens propre, nous avons là le premier et le 
dernier mot de toute sa critique, et la doctrine qu'il 
professe ne veut devoir son autorité qu'à ce titre, 
comme exprimant la conscience héréditaire de Thu- 
manité moyenne. Agir contre nos instincts, voilà le 




FERDINAND BRUMETIÉRE 361 

triomphe de la morale ; juger contre nos goûts , voilà 
le triomphe de la critique. Pour qui laisse de côté 
toute considération métaphysique ou religieuse, 
c'est au bien général de 1 humanité que nous devons 
sacrifier nos instincts égoïstes ; de même, c'est à la 
raison générale de Thumanité que nous devons sa- 
crifier nos goûts personnels. 

. On voit en son imposante unité la discipline de 
M. Brunetière. Est-ce à dire qu'elle nous satisfasse 
entièrement ? Ce que j'ai voulu dans cette étude, 
c'est de rechercher les principes fondamentaux qui 
la commandent et d'en faire voir la liaison. Et je 
crois bien, non seulement que ces principes en eiix- 
mêmes sont justes, mais encore que leur coordination 
raisonnée et systématique prête au dogmatisme de 
M. Brunetière une grande autorité. A quoi bon lui 
reprocher de ne pas y demeurer toujours fidèle, et, 
par exemple, de moins échapper aux influences de 
son Moi sensible qu'il ne le pense et qu'il ne le veut? 
Lui en faire un reproche, ne serait-ce pas encore se 
ranger à sa doctrine ? Aussi bien, c'est sa doctrine 
seule qui m'occupe, et je dirai tout de suite en quoi 
elle me parait, non pas fausse assurément, mais in- 
suffisante. 

« Entre mandarins vraiment lettrés, a dit un jour 
M. Jules Lemaître, il est établi que tels écrivains, 
quels que soient d'ailleurs leurs défauts ou leurs 
manies, existent. » M. Brunetière s'empare de cette 
parole; et sans doute elle est bonne à recueillir de la 

ESSAIS. 11 




I 



362 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

bouche d'un impressionniste, mais je ne vois pas ce 
qu'un dogmaliste peut bien en tirer de significatif. 
Qu'est-ce qu'un dogmatisme qui se contenterait 
d'attester V « existence • universellement reconnue 
de Bossuet, de Molière ou de Victor Hugo ? Faisons 
unpasdeplus. Non seulement certains écrivains sont 
reconnus de tous, mais il y a entre tel et tel écrivain 
une différence de valeur que personne ne conteste. 
Nous l'accordons à M. Brunetière. En sera-t-il beau- 
coup plus avancé? Que tout le monde mette Cam- 
pistron au-dessous de Voltaire et Racine au-dessus 
de Pradon, cela suffît pour faire une part à Tobjec- 
tivisme, mais cette part est si mince que les impres- 
sionnistes eux-mêmes la lui reconnaîtront volontiers 
sans se convertir pour cela au dogmatisme. Enfin, 
« ce sont, dit M. Brunetière, les mômes choses que 
les uns aiment dans Balzac ou dans Victor Hugo, 
que les autres y aimeront moins, que lei autres y 
critiqueront, mais que tous y reconnaîtront ». Ainsi 
nous sommes tous d'accord pour reconnaître ce qui 
est^ mais nous ne nous entendons plus dès qu'il s'a- 
git d'appréciation. Or, si la critique consiste à ap- 
précier, et M. Brunetière n'y contredira point, ne 
serait-ce pas donner gain de cause à l'impression- 
nisme que de constater la différence des apprécia- 
tions entre personnes de culture à peu près égale ? 
Et pourquoi voulait-on établir tout à l'heure que 
nous nous accordons tous pour préférer Racine à 
Pradon, si l'on reconnaît maintenant que ce que les 




FERDINAND BRUNËTIÈRE 363 

uns admirent dans Racine (ou dans Balzac et Victor 
Hugo), c'est justement ce que les autres y criti- 
quent ? 

Je ne sais pas, d'autre part, ce qu'on peut gagner 
en faisant voir que nos impressionnistes sont, comme 
ledit M. Brunetière, « des jugeurs très résolus ». 
Ceux-ci prétendant que M. Brunetière exprime les 
préférences de son propre goût, il est sans doute de 
bonne guerre de leur montrer qu'eux-mêmes portent 
des jugements. Mais M. Brunetière n'abuse-t-il pas 
ici du mot jw^er en lui donnant tour à tour deux 
sens divers ? Si Ton ne saurait contester qu'il y a 
dans toute impression un jugement, autre chose est 
de juger comme le font les impressionnistes en se 
référant à leur sensibilité personnelle, autre chose 
est de juger comme le fait M. Brunetière en préten- 
dant que ses jugements expriment quelque chose 
de supérieur aux diversités des complexions indi- 
viduelles, des humeurs et des goûts, en leur attri- 
buant une valeur objective et dogmatique. 

Nous voici ramenés à la véritable, à Tunique ques- 
tion. Si je mets Pradon au-dessus de Racine, qui 
pourra me dire que j'ai tort, ou plutôt de quelle 
règle s'autorisera-t-on pour me le dire ? Le principe 
dernier de M. Brunetière, celui d'où tous les autres 
dérivent et le seul qui puisse fonder son objecti- 
visme, puisqu'il ne veul point faire de métaphysique, 
■^ c'est le consentement général, ou, si l'on préfère, 
la tradition. Et sans doute je reconnais toute la valeur 



A 




364 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

de ce critérium; mais il ne Ta, cette valeur, que dans 
les cas où nous pourrions le plus aisément nous passer 
de toute autorité. Ira-t-on s'aviser aujourd'hui de pré- 
férer la Phèdre de Pradon à celle de Racine ? Qu'il 
s'agisse maintenant de savoir, pour emprunter un 
exemple à M . Brunetière lui-même, lequel de ces deux 
romans, Vatentine et la Cousine Bette^ remporte sur 
l'autre, et de me démontrer, si je préfère Valentine^ 
que la Cousine Bette a plus de valeur, il sera déjà 
bien difficile d'appliquer ici la règle unique du dog- 
matisme, et sans méconnaître ce qu'un interprète de la 
a tradition » pourrait dire en faveur de la Cousine Bet te, 
il me semble voir aussi ce que cette tradition même 
m'autoriserait à alléguer en faveur de Valentine. 
N'établir d'autre critérium que celui de la tradition, 
c'est avoir d'autant plus de force que cette tradition 
est plus constante et plus générale, mais c est, par 
suite, en avoir d'autant moins qu'elle laisse plus de 
part aux divergences personnelles ; c'est être très 
fort, mais quand vos jugements ne risquent pas 
d'être contestés ; c'est être très fort dans les ques- 
tions sur lesquelles il y a un accord à peu près una- 
nime, c'est l'être d'autant moins qu'il s'agit de cas 
plus discutables, et, par suite, qu'on aurait plus be- 
soin de l'être. 

D'autre part, les raisons ne devenant objectives 
qu'en devenant générales, plus elles deviendront 
générales, moins elles seront susceptibles de . s'ap- 
pliquer aux difficultés particulières. Si M. Brunetière 



FERDINAND BRCNETIfiRE ;Kd 

s>n tenait, comme Nîsard« à la tradition française^ 
à la tradition ctassiqoe, son exclusivisme même lui 
permettrait d^avoir des maximes précises* Mais il a 
Tesprit plus large, et ce n'est pas la tradition fran* 
çaise, c'est la tradition humaine dont il prétend que 
la critique soit rinterprète.Or, encore un coup, plus 
les limites sont reculées, plus il nous faut aban- 
donner de règles au fur et à mesure que nous les re- 
culons ; et, quand tous ne voulez d'autres règles que 
celles où vous reconnaissez 1 expression, non pas de 
tel ou tel génie particulier à une race, mais du génie 
humain lui-même dans ce qu il a de constant avec soi 
en tout temps et en tout lieu, ce que ces règles ga* 
gnent en autorité, puisqu'elles sont universelles, qui 
ne voit que leur universalité même le leur fait 
perdre en valeur pratique ? 

Accordons à M. Brunetière ce qu'il prétend lui 
suffire pour fonder la critique objective : cette cri- 
tique, telle qu'il la fonde, ne triomphe qu*en éta- 
blissant des vérités auxquelles Timpressionnisme 
lui-même peut bien souscrire. Elle échappe aux 
contradictions du sens propre en se retirant si loin 
et si haut que les généralités dont elle se contente 
risquent de n'avoir plus qu'une valeur idéologique. 
Elle ne s'impose dans ce domaine qu'après avoir 
abandonné à l'impressionnisme presque tout celui 
qu'il revendiquait comme sien. Si M. Brunetière, 
quia mis à son service une dialectique habile et puis- 
sante, ne peut encore la protéger assez contre les 



^ 



\ 



366 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

empiétements du « subjectif », j'en conclurai que, 
du moment où tout absolu métaphysique est mis à 
Fécart, le dogmatisme ne saurait nous donner pleine 
et entière satisfaction. 

Entre bien des manières d'entendre la critique, 
celle dont l'entend M. Brunetière ne m'en paraît pas 
moins être mieux que toute autre en accord avec la 
force même du mot. 

« L'esprit critique », écrivait Sainte-Beuve, mais à 
ses débuts, a est de sa nature facile, insinuant, mobile 
et compréhensif. Cest une grande et limpide ri- 
vière qui serpente et se déroule autour des œuvres 
et des monuments de la poésie, comme autour des 
rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de 
vignobles et des vallées touffues qui bordent ses 
rives. Tandis que chacun des objets du paysage 
reste fixe en son lieu et s^inquiète peu des autres, 
que la tour féodale dédaigne le vallon et que le vallon 
ignorele coteau, la rivière vade l'un à l'autre, les bai- 
gne sans les déchirer, les embrasse d'une eau vive et 
courante, les comprend?, les réfléchit. ».... En mettant 
ces lignes en tête de ses Contemporains, M. Jules 
Lemaitre semble revendiquer Sainte-Beuve comme 
le premier des impressionnistes. Mais, si Sainte- 
Beuve se pique beaucoup plus de comprendre que de 
juger et de classer, lui-même, ne Toublions pas, 
travaillait poiirtant, en connaissance de cause, quel- 
que peu de goût qu'il eût naturellement pour les 
théories générales, à l'établissement d'un ordre 




FERDINAND BRUN£T1ËR£ 367 

suivant lequel se distribueraient les productions de 
Tart comme se distribuent les familles naturelles en 
zoologie et en botanique. Il marque, chaque fois que 
Toccasion s'en présente, le caractère scientifique de 
sa méthode. Il s'appelle un botaniste et il conçoit la 
critique comme une herborisation des esprits. Or, 
voir dans Fétude des écrivains et des livres une 
science, non pas sans doute une science déjà faite, 
mais une science en voie de se faire et àTorganisation 
de laquelle on prétend soi-même coopérer, il n'en faut 
pas, je crois,davantage pour se distinguer et se séparer 
des impressionnistes,carJacritique ne saurait devenir 
une science qu'en ver lu de règles supérieures à la mo- 
bilité et à la diversité des t impressions » . Être pure- 
ment impressionniste, c'est n'être qu'un amateur. 

La doctrine de M. Brunetière Tassure, dans les 
questions les plus hautes, d'une autorité qui est celle 
de la raison toujours semblable à soi, et, si les règles 
dont elle le met en possession sont beaucoup moins 
applicables dans les cas particuliers, elles impriment 
à son esprit, pour l'étude de ces cas eux-mêmes , 
une direction générale en accord avec le principe 
dont elles procèdent. Tandis que les impression- 
nistes font de la critique une espèce de roman per- 
sonnel, il veut lui conférer une dignité magistrale. 
Tandis que les dilettantes n'y voient guère que le 
jeu d'un esprit plus ou moins ingénieux et fertile, 
il ne craint pas d'en exalter le pouvoir jusqu'à dire 
que, depuis trois cents ans et plus, a toute révo- 



368 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

lution littéraire a eu chez nous une évolution delà 
critique pour origine et pour guide » ; et il ne se con- 
tente pas de le dire, mais il le prouve. La critique 
telle qu'il la conçoit a la prétention d'agir sur le 
public et sur les écrivains, d'indiquer à Tart la di- 
rection qu'il doit suivre. C'est elle qui forme l'opinion 
et qui fait l'éducation du goût, elle qui « donne 
conscience aux génies de ce qu'ils peuvent et de ce 
qu'ils doivent », elle qui empêche la littérature 
d'être envahie par la médiocrité, dévorée par l'indush 
trie, compromise par le charlatanisme, elle enfin 
qui, en n:iaintenant la tradition, car il faut bien tou- 
jours en revenir là, « rend, non .plus aux auteurs ou 
à l'opinion» ni même aux lettres, mais à la race, à 
la .nation, ce dernier service d'entretenir et de per- 
pétuer d âge en âge l'identité de la conscience 
nationale » dans sa communion intime avec la 
conscience humaine. 

M. Brunetière n'est point de ceux que ravissent 
leurs propres incertitudes et qui se font gloire de 
leurs contradictions. Il ne cause pas au hasard de 
sa fantaisie. Il ne promène pas à travers les livres 
une curiosité sans règle et sans but. Il a toujours, à 
propos de chaque ouvrage qui l'arrête, une question 
à discuter, une thèse à soutenir, une vérité à mettre 
en lumière. Il disserte et il démontre, il juge et il 
classe. Ne lui reprochez pas d'être pédant, car vous 
vous accuseriez de frivolité ; ni d'être lourd, car il 
serait bien fâché que ses arguments n'eussent pas 




' 



FERDINAND BRUNETIÊRE 369 

de poids ; ni d'être dur, car il vous protège contre 
l'ignorance ou la légèreté du public. Doctoral et 
catégorique, l'esprit de finesse ou même de subtilité 
ne lui manque pas, mais l'esprit de géométrie est sa 
marque propre, que nous retrouvons jusque dans la 
disppsition de ses preuves, dans l'enchaînement de 
ses raisons et dans la charpente de ses phrases. Il 
n'a pas seulement la suite des idées, la rigueur des 
déductions, il a l'unité de la discipline. Et c'est pour 
cela que, ne nourrissant d'ailleurs aucune ambition 
de poète, d'auteur dramatique ou de romancier, 
n'ayant d'autre affaire que de juger les œuvres et de 
fixer à chacune leur valeur, la manière dont il com- 
prend sa fonction de « critique • et celle dont il 
l'exerce répond à ce que le terme laisse entendre de 
plus grave, de plus solide et de plus autorisé. 



11 



j 




I 



}. 




L'ÉVOLUTION ACTUELLE 



DE LA LITTÉRATURB 



Pour nous faire une idée de la situation littéraire 
à rheure présente, c'est surtout le roman que nous 
avons à considérer, comme étant, entre tous les 
genres, le plus fécond, le plus divers elle plus signi- 
ficatif. Il ne sera pourtant pas inutile d'examiner 
brièvement où en est le théâtre, encore moins de 
jeter un coup d'œil sur la poésie, et, sans consulter 
un àun les innombrables cénacles qu'elle a vus éclore 
en ces dernières années, de signaler tout au moins 
ce que les tendances générales qu'elle manifeste ont 
d'intéressant et de caractéristique. 

Une question domine toute l'enquête : le natura- 
lisme est-il mort ou bien subit-il une transformation? 
Nous n'avons qu'à interroger notre littérature dra- 
matique actuelle pour nous assurer que, même s'il 
avait, dans tous les autres genres, épuisé sa vertu 
propre, il n'en exerce pas moins sur le théâtre une 




372 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

influence encore prépondérante. ATheure où la poé- 
sie et le roman semblent répudier, sinon ce qu'a de 
vraiment sain le naturalisme, du moins ce qu'il a de 
grossier ou de banal, pourquoi révolution du genre 
dramatique se caractérise-t-elle tout au contraire 
par une tentative obstinément poursuivie d'appliquer 
au théâtre la formule naturaliste ? 

Comme le genre romanesque se prête mieux que 
n'importe quel autre à la représentation fidèle et 
directe de la réalité, le naturalisme s'y donna tout 
de suite entière satisfaction; et même, entraîné sur 
une pente irrésistible, il commit bientôt de tels 
excès qu'une réaction devait inévitablement, se 
produire, soit au nom de l'art, opprimé par une 
réalité lourde et vulgaire, soit a» nom de la morale, 
ôfiFensée par l'étalage de ré vol tantes obscénités. Mais, 
au théâtre, il trouvait devant lui des obstacles qui 
rempéchèrent de pousser jusqu'au bout l'appKca- 
tion de sa théorie. Laissons de côté les convenances: 
il lui faut bien en tenir compte, y ayant des choses 
qu'il est difficile de faire entendre, encore plus de 
faire voir ; mais, pour rester dans le domaine propre 
de l'art, ne parlons ici que des conventions scéni- 
ques. Le théâtre ne comporte pas les mêmes libertés 
que le livre. Une école qui prétend substituer sur la 
scène la vérité à la convention, peut sans doute abolir 
certaines conventions artificielles et transitoires, 
quitte à les remplacer le plus souvent par d'autres 
analogues ; elle rencontre tôt ou tard en face d'elle 




. L'ÉVOLUTION ACTUELLE 373 

ces conventions fondamentales qui sont inhérentes 
au genre et que suppose par définition toute pièce 
de théâtre. Celles-ci même, elle saura peut-être les 
accommoder plus ou moins k la vérité ; elle n'y sub- 
stituera jamais cette vérité du roman, qui n'est point 
la vérité du théâtre. Ainsi s'explique sans doute que 
le naturalisme, ne pouvant, sur la scène , réaliser 
complètement ses théories, lutte encore pour y faire 
gagner à la vérité tout le terrain de plus qu'il se 
croit capable de faire perdre à la convention. 

Si nous n'envisageons que ses efforts pour serrer le 
réel de plus près, il faudra peut-être lui savoir gré 
de ce qu'il a ramené le théâtre à une observation plus 
fidèle de la nature. Mais cette réforme ne date pas 
d'hier ; elle se rattache au goût d'exactitude scru- 
puleuse qui, depuis une quarantaine d'années, a 
modifié toutes les formes de l'art ; et je n'oserais dire 
que les comédies d'Emile Augler et de M. Alexandre 
Dumas, qui adaptèrent les premiers le réalisme aux 
conditions particulières du genre théâtral, n'offrent 
point elles-mêmes des types ou des procédés conven- 
tionnels ; mais ce n'est pas à la « formule » de ces 
maîtres qu'il faut s'en prendre, c'est à leur tour 
d'esprit personnel, à ce qu'il y a chez Tun de « bour- 
geoisisme » çâ et là quelque peu poncif, chez l'autre 
de rectitude tranchante et de manie doctorale ; 
et, dans les soi-disant progrès que l'école actuelle a, 
depuis eux, prétendu faire, la plupart, sauf quelques 
minuties de mise en scène, n'ont d'a.utre effet que de 



à 



374 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

ramener Tàrt à son enfance, non point en abolissant 
des conventions factices, mais en violant des lois 
constitutionnelles. 

S'il est un genre sur lequel le naturalisme doive, 
semble-t-il, avoir peu de prise, c'est la poésie. Et 
pourtant Técole des Parnassiens n'en a-t-elle pas 
subi linfluence ? Elle se constitua au moment même 
où Fesprit d'observation et d'analyse, en conflit 
avec la ferveur sentimentale du romantisme, avec 
son mépris pour le monde sensible, avec sa concep- 
tion intuitive de Fart, renouvelait toutes les formes 
littéraires par l'étude fidèle et minutieuse de la réa- 
lité positive, — le roman, dont il faisait tantôt un 
inventaire et tantôt une anatomie, : — le théâtre, qu'il 
ramenait des légendes extraordinaires et des héros 
surhumains aux événements les plus coutumiers et 
aux plus simples figures de la vie ambiante dans son 
train prosaïque et bourgeois, — l'histoire, qui avait 
été une sorte de révélation passionnée ou bien encore 
une téméraire synthèse, et qui devenait une enquête 
rigoureuse et patiente, limitée par chaque historien 
au petit nombre de faits dont il peut acquérir une 
connaissance personnelle et complète, — la critique 
enfin, qui, d'une rhétorique plus ou moins délicate, se 
transformait en une science naturelle, botanique des 
livres ou herborisation des intelligences. Cet esprit 
qui transformait toute notre littérature, comment 
l'école des Parnassiens n'en eût-elle pas inoculé quel- 
que chose à notre poésie elle-même? Il s'y traduisit, 



L'ÉVOLUTION ACTUELLE 375 

soit, dans le fond, par le choix de sujets tout familiers 
et tout humbles, par des analyses de sentiments dé- 
licates jusqu'à la subtilité, soit, dans la forme, par un 
méticuleux souci de la perfection rythmique et plas- 
tique, qui n'€st, à le bien prendro, que le triomphe de 
Tanalyse. 

Ces scrupules d'exactitude qui caractérisent l'é- 
cole du Parnasse, dénotent bien, si je ne me trompe, 
rinfluence naturaliste. Et, de même que le natura- 
lisme, s' appliquant à Tart des vers, en a fait surtout 
un instrument de notation précise, qui peut lutter de 
rendu avec le dessin et la peinture, de même, la 
réaction à laquelle le naturalisme est maintenant en 
butte^ s'accuse, dans le domaine delà poésie, par le 
goût et le besoin d'une forme moins analytique, d'une 
forme qui laisse un certain espace au rêve, au vague, 
à ce qui n'est pas fini et ne peut se définir avec tant 
d'exactitude ni même s'exprimer avec une lucidité 
si parfaite. 

Vbilà l'origine de ce qu'on appelle le Symbolisme. 
L'école parnassienne avait poussé la précision jusqu'à 
la sécheresse. S'ily a dans la poésie quelque chose de 
mystérieux et d'indéterminé qui ne se prête pas à 
l'analyse, et si vraiment ce je ne sais quoi en est Tàme 
même, c'est se faire de la poésie une idée étroite que 
d'en restreindre l'office à transcrire des sensations 
rigoureusement définies avec une exactitude docu- 
mentaire. » Je suis », disait Théophile Gautier, le 
preihiermaîtredes Parnassiens, « un homme pour qui 



I 



376 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

le monde visible existe. » Est-ce donc là tout ce que 
doit être le poète? Et même, en restant dans ce 
monde visible que l'auteur il'Emaux et Camées se 
glorifiait de bien voir, n'y a-t-il pas d'autre moyen 
de le rendre que de le décomposer en ses plus 
menus éléments pour traduire chacun d'eux par le 
terme propre danâ une langue où l'image elle-même 
n'est que l'illustration d'un détail ? Au lieu de noter 
un par un tous les éléments d'un objet, le poète ue 
peut-il pas aussi confier à ses vers l'impression que 
l'objet a faite sur lui, nous communiquer, non pas 
analytiquement sa vision même, mais synthétique- 
ment l'état d'àme déterminé par cette vision ? C'est 
là ce que prétend le Symbolisme ; et, si l'école par- 
nassienne se rattachait au naturalisme par une con- 
ception toute positive et matérialiste de la poésie, 
nous voyons dès maintenant que l'école symbolique 
n'est pas sans affinité avec la réaction morale qu*a 
inaugurée la littérature de ces derniers temps. 

Mais, après avoir justifié le symbolisme poétique 
dans ce qui me semble bien être sa tendance essen- 
tielle, j'ajoute que ce qu'il préconise delégilime n'est 
point nouveau, et que ce qu'il apporte de nouveau se 
réduit à ses exagérations et à ses obscurités. On dirait 
vraiment qu'il n'y ait eu d'autres poètes en ce siècle 
que les joailliers du Parnasse. Ce pouvoir de suggéfi- 
tion, ce don de susciter les images, cette magie du 
rêve et du mystère, ce sens profond et subtil des 
mots, considérés non seulement comme des signes 



Ce çii- aTTi>arii^ii~ ^i-p'"»!!!^* : ' v,^o»î <^*nO^ u^"^»* -, 
ce *»tiiii. disait— H:., lef hiza^r^v-rit^ r: if< n^H'n mv^^tv 

Piamaî^jtTK- JLz, par exfîiLTf'f.. ùt :*$ t^m l& t^/m^v"^ pr 

pîtlic»re>5De, car ^i:ix jfs nï^is sûtï! l»,^n A^ï^^it; /..*^'< 
sortes d* i^'-.ce^ — ptiiî-oii xiîr,^»;:^^ 3^ o'*^<î<;îî^^ 
TOTelie sa TaieTiT *^Yscîe t^î ^^.-r.TsUr^î^ * T*^«l ;^ 
monde coimait le fiLHiriix s-'iinrî dWrîhv.r R;r,'jî^^;.^5 ; 
mais Toîci maiDlrnant M, Rone GhU, lo ch,M' >)<^ 
Técole « éTolutÎTe-inslmmenlisto », quo d^^^^^rn^o•;\^<^^ 
anal<^aes conduisent à une tout ;^utrx^ w^^t^-^t^.MU 
D'après l'un, U est jaune, et le jaune eorrr^sp^Mhï ^ U^ 
flûte, laquelle « exprime Tinirèmule ol le î^ourùv ♦ i 
d'après l'autre, — j'ignore quelle couleur M. tihU 
attribue à TU, mais, rassimilant, oommeTO et IW, 
au son des saxophones et des trompeUos^ il pnMon^l 
que, a pour rendre un état dUagi\nui(i^ el tlo ni\\\* 
plesse », le poète instrumentiste doil eu (^\\Wv nul- 
gneusement Téclat. Lequel des deux oroiro ? Kl, n\ 




I 



S78 LITTÉRATURE CONTEMP ORAlNIi 

nous admettons qu'Arthur Rimbaud soit plus près 
de la vérité, irons-nous jusqu'à dire que le vocable 
de la langue française le mieux approprié à Texpres- 
sion de t Tingénuité » et du « sourire » soit, — n'en 
déplaise à sa mémoire, — quelque chose comme 
turlututu ? Mais d'ailleurs, si la valeur musicale des 
voyelles jouait en poésie un rôle aussi prépondérant, 
que deviendrait le sens ? C'est^ aussi bien, le moin- 
dre souci des symbolistes. Les Parnassiens avaient 
péché par une précision excessive ; eux, pour peu 
qu'ils s'appliquent, sont absolument inintelligibles. 

N'insistons pas davantage. Autre chose peut nous 
intéresser chez les symbolistes ; ce sont leurs essais 
d'innovation, non dans la langue, car je n'attache 
pas plus d'importance que de juste à l'avènement de 
cette école <t romane » qui a pour spécialité de res- 
taurer les anciens vocables et dont toute l'invention 
se trouve au La Gurne, — mais danà le traitement 
des vers et dans le mécanisme de notre métrique. 

Que la métrique officielle, comme ils disent, com- 
porte des modifications désirables, j'y consens volon- 
tiers. La règle deThiatus n'est pas justement établie. 
L'alternance des rimes masculines et féminines n'a 
rien que de conventionnel. Peut-être même Télision 
obligatoire de Ve muet précédé d'une autre voyelle 
ne mérite-t-elle pas plus de respect qu'une vieille 
superstition. Je conviens enfin qu'il faudrait réformer 
notre quantité syllabique, qui, dans bien descas^ ne 
correspond plus à la prononciation actuelle. 



f€iE çrL-ttlH5* -Bia?«ir menruf 2Illx«:!î m ^•i'jîs>ur.. H 

p»:»if,.** t -ter» JD Li* r:rMir4iEt :si:r ,a rju:»^ >^'ïyf j>^xî^ 
piaii «BBiE* £»:ac* a; xi»* rtTjTxTjia: i?* i»:cr^ çXVïssr 
el T-îîs lia :i«L«i::«seti-. Or. il a'-fîft pas j^v>«5Siu?>^ sï^ 

rient parfaît^^zLeat à eertaias i??itrx^^ à <>e*tt\ J\>«l 
me simpli^itir naîTe fait toat le prix. M3ii:> t?*l-v>^ tn<?ii 
ainsi que nossyinb«>lislesrenlendeiil?N>>^uNM\l U;^ 
pas toat b«>naemeDt se donner plus de l^liUide el 
de commodité 7 Certes il ne faut p;i$ re\tuire )« 
poésie à une industrieuse marquelerie de ^ylU'^be^ ; 
mais, si rien ne serait plus Tain que de $e ert^er À 
plaisir des difficultés pour le puéril honneur d'eu 
▼enir à bout, reconnaissons aussi que la riu^e uV^I 
pas seulement une caresse de roroiUe, qu'elle a «^(i 
fonction propre, qui est de marquer la Uu do Tuulh^ 
métrique, et que, sans prendre au mot lo» oxaK^^ra^ 




'^%0 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

lions de Sainte-Beuve, de Gautier et de BauTille, 
cette fonction n'a jamais été plus nécessaire qu'en 
un temps où la régularité du vers a subi de si pro- 
fondes perturbations. 

Notre alexandrin,' en effet, n*est plus, je ne dirai 
pas celui de Racine, mais celui de Victor Hugo lui- 
même (1). Victor Hugo, qui supprimait sans scru- 
pule la césure soit au milieu du vers, soit à la fin, n^a 
jamais consenti que la sixième syllabe ne fût pas 
une tonique. Or, chez nos versificateurs actuels, 
cette syllabe, souvent atone, est même, quelquefois, 
dans le corps d*un mot, coupé de la sorte par la 
barre virtuelle de Thémistiche. On peut, — jen'aipasà 
dire ici pourquoi, — admettre ces atteintes à la symé- 
trie traditionnelle ; et d'ailleurs révolution de Talexan- 
drin, depuis André Chénier et Victor Hugo, nous y a 
tout naturellement conduits. Mais que par lé-je encore 
d'alexandrin ? Non contents de supprimer la rime, 
ou peu s'en faut, et de combiner le vers suivant des 
rapports dont il ne semble pas, bien souvent, qu'eux- 
mêmes saisissent la complexe harmonie, nos sym- 
bolistes en sont venus jusqu'à faire entrer dans 
Funité métrique un nombre illimité de syllabes avec 
des césures n'importe où. a Tout ce qui n'est pas 
prose est vers, disait à M. Jourdain son maître de 
philosophie, et tout ce qui n'est pas ver^ est prose. » 



(1) Cf., pour tout ce passage, l'article intitulé VEvolution 
rythmique de l'alexandrin, p. 111. 




L'ÉVOLUTION ACTUELLE 381 

Il n'avait pas prévu la langue hybride du Symbo- 
lisme, laquelle n*est vraiment ni prose ni vers. 

On peut soutenir que les règles mécaniques 
gênent la sincérité du poète, que, pour être vraiment 
sincère, le rythme, aftranchi de toute contrainte, ne 
doit plus obéir qu'aux pulsations mêmes du cœur. 
Mais alors, ne parlons plus de vers. Ce qui fait la 
difiFérence entre les vers et la prose, c'est, non que 
là prose n'a pas de rythme, mais que le rythme delà 
prose est entièrement libre et que celui des vers 
observe une symétrie fondée sur des combinaisons 
régulières et constantes. ' 

Après avoir brièvement indiqué ce qui me semble 
inacceptable dans les tentatives des symbolistes et 
ce que je ne fais pas difficulté d'en admettre, j'ajoute 
que, pour consacrer leurs innovations les plus loua- 
bles, il faudrait un grand poète. — Anne, ma sœur 
Anne, ne vois-tu rien venir ? 

Si, de la poésie, nous passons au genre romanes- 
que, la réaction antinaturaliste, analogue dans son 
principe à celle du Symbolisme poétique contre les 
Parnassiens, se manifeste de prime abord comme 
ayant plus d'étendue, parce que le roman est, de 
nos jours, un genre à peu près universel, et plus 
déportée, parce qu'elle n'v dégénère pas en ques- 
tions de facture et de mécanisme artistique. 

Cette réaction s'y marqua, au début, par un retour 
vers la psychologie. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'étroits 
rapports entre le « psychologisme » et le naturalisme. 



\ 



382 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

On peut même dire que Técole des psychologues, 
empruntant sa méthode aux naturalistes, a fait, 
comme eux, une œuvre d'enquête positive, A cet 
égard le psychologisme n'est qu'une sorte de natu- 
ralisme tourné vers le dedans. Mais, si les procédés fu- 
rent les mêmes, analytiques départ et d'autre, quelle 
différence que de les appliquer à l'étude de l'âme, 
et non plus à celle du tempérament! Le psycholo- 
gisme contient en lui-même une protestation mani- 
feste contre la physiologie matérialiste de M. Zola 
et de ses disciples. 

Ce n'était pas assez. Depuis quelques années 
déjà, la réaction se généralise et s'accentue. Tandis 
que la philosophie de l'école naturaliste aboutissait 
naturellement au déterminisme, au pessimisme, à la 
misanthropie, les générations nouvelles revendi- 
quent énergiquement contre le déterminisme une 
autonomie de la volonté suffisante pour encourager 
L'effort, échappent au pessimisme par le besoin et 
le plaisir de l'action, dans laquelle se trouve non 
seulement la raison de vivre, mais encore celle 
d'aimer la vie, opposent enfin à Tâpre et sèche mi- 
santhropie de leurs devanciers ce respect de la 
solidarité humaine que certains appellent religion de 
la pitié et qui n'est, à vrai dire, que le culte de la 
justice, élargie parla tendresse. 

Pourquoi faut-il que la réaction s'attaque, chez 
plusieurs du moins, à la science elle-même et à 
l'esprit scientifique? Ce que les uns nous proposent. 




L'ÉVOLUTION ACTUELLE 383 

c'est je ne sais quelle mysticité vague et dissolvante, 
c-est une espèce d*évangélisme équivoque, qui «''éva- 
pore en rêveries doucereuses et en stériles jérémia- 
des, parce que, n'ayant pas la force de croire, il ne 
saurait avoir la puissance d'agir. Et d'autres, qui 
veulent être pris au sérieux, s'adonnent à la Kab- 
bale, au commerce des esprits, aux pratiques 
occultes, et, quand on leur demande en quoi consiste 
leur « Magisme », répondent avec gravité que c'est 
tout simplement « le plus haut résultat combiné de 
l'hypothèse unie à l'expérience, le patriciat de l'in- 
telligence et le couronnement de là science à l'art 
mêlé. » 

Mais laissons les « sârs » pentaculer, comme ils 
disent, l'arcane de l'amour suprême, et, sans nous 
égarer plus longtemps dans les mystères de leur 
thaumaturgie, revenons au Symbolisme, dont le 
Magisme lui-même n'est qu'une déviation, pour voir 
si nous pourrons en tirer quelque théorie moins 
vague. Ce qu'il est ou ce qu'il veut être dans la 
poésie, j'essayais tout à l'heure de le dire. Et certes, 
il ne peut manquer d'y avoir affinité foncière entre 
le Symbolisme poétique et celui dont nous deman- 
dons maintenant à la littérature romanesque une 
expression plus générale, sinon plus significative. 
Au fond, dans le roman comme dans la poésie, c'est 
toujours la revanche de l'idéalisme sentimental, qui 
procède naturellement par la synthèse, contre le 
réalisme positif, dont la méthode est analytique. 




384 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Pour bien comprendre révolution actuelle, il faut en 
rapporter l'origine à l impatience des esprits, qui, 
accusant l'analyse scientifique de reculer toutes les 
questions sans avoir pu en résoudre aucune, cher- 
chent entre eux et la vérité une relation directe, 
immédiate, et croient devancer une critique trop 
lente parles élans deFimaginationet parla vertu di- 
vinatrice du sentiment. Faisons dansTécole symboli- 
que une grande part au charlatanisme, une part non 
moins grande au « jobardisme », — ce qu'elle offre de 
sincère et de sérieux s'explique par cette tendance 
intime, qui est en contradiction flagrante avec la 
philosophie de l'école naturaliste. 

Mais comment le Symbolisme traduira- t-il claire- 
ment dans le domaine de l'art des aspirations aussi 
peu précises ? C'est en vain que nous lui demande- 
rions une formule caractéristique. Pourtant, le nom 
même de Symbolisme a sa signification ; et, plutôt 
que de se perdre dans les obscurités dont nos hiéro- 
phantes enveloppent leurs oracles, le mieux est en- 
core de s'arrêter à ce nom pour en tirer ce qu'il a 
de sens. 

Prétendant reproduire le monde réel, les naturalis- 
tes devaient par là même s'en tenir à la représenta- 
tion du particulier, ils devaient ne peindre que des in- 
dividus, c'est-à-dire des hommes dont chacun ne fi- 
gure que lui-même, ils devaient enfin s'interdire, non 
seulement toute synthèse, mais toute généralisation. 
Etvoilàjustement en quoi le Symbolisme s'oppose 




L'ÉVOLUTIOM ACTUELLE 3B5 

au Daturalisme, voilli le point le plus clair de la 
doctrine symbolique et sans doute aussi son point 
essentiel; et, quand M. Henri de Régnier prétend 
abaanir délibérément, en toute conscience, les acci- 
dents de milieu, d'époque, les faits particuliers >, 
ou bien encore quand M. Adrien Remacle nous dit 
que les œuvres symbolistes « n'admettent pas un 
personnage, pas un milieu, pas un verbe, qui ne soit 
représentatif d'entité », ou entin quand M. Paul 
Adam déclare que te Symbolisme consiste « à saisir 
les rapports des données hétérogènes apportées par 
les naturalistes et les psychologues, à en tirer la 
raison vitale et essentielle des mouvements humains, 
qui sont très liés aux mouvements de la planète, 
dont l'homme n'est que pour ainsi dire une cellule 
cérébrale et l'humanité l'encéphale, à exprimer ces 
rapports entre les lois supérieures de la gravitatio 
entre l'inconnu ou Dieu et le phénomène conscie 
du personnage choisi, celui-ci étant une forme pa 
sagère 0(1 se manifeste, d'ailleurs, l'essence divii 
et première B, — nous retrouvons dans ces difl 
rentes formules, si élémentaires ou si «absconses 
qu'elles soient, l'idée fondamentale que le mot mên 
de Symbolisme résume et en dehors de laquelle je i 
vois guère plus que divagations et extravagances. 
Mais qu'y a-t-il mainlenanl de nouveau dans cet 
conception esthétique? Si elle s'oppose aux procédi 
d'un strict réalisme, cela ne veut pas dire qu'el 
soit nouvelle, cela veut dire qu'elle est plus ancienn 
XBEAIS. Il" 



386 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

Faut-il renvoyer les symbolistes, je ne dis pas même 
à Eschyle ou au Dante, mais à noire vieux Corneille, 
dont Tœuvre presque entière est faite de symboles, 
mais à Racine ou à Molière, dont tous les person- 
nages sont des types en même temps que des êtres 
vivants, et, dans notre siècle, à Chateaubriand, à 
Alfred de Vigny, à tant d'autres? J'ajouterais: à 
Victor Hugo, s'ils ne manifestaient un tel dédain 
pour ce « regrettable» poète. Mais il en est encore 
parmi nous auxquels le Pèlerin passionné n'a pas 
fait oublier la Légende des siècles. 

Et les naturalistes eux-mêmes ? Combien en 
trouvera- t-on qui soient restés fidèles à leur théorie 
purement analytique et documentaire? M. Zola, tout 
Je premier, n'est-il pas, dans son genre, un idéaliste 
forcené? Son œuvre entière procède d^une concep- 
tion symbolique. Ce qu'il prétend écrire, ce n'est pas 
rhistoire des Rougon-Macquart, mais celle de la 
société française sous le second Empire. Chacun des 
personnages qu'il met en scène résume soit toute 
une classe sociale, soit toute une famiUe physiologi- 
que. Et son idéalisme, cet idéalisme qui transforme 
les individus en types, nous le retrouvons dans la 
peinture des choses encore plus accusé peut-être que 
dans celle des hommes. Qu'est-ce que le Cabaret de 
VAssommoiry le Magasin d'Au Bonheur des Darnes^ la 
Mine de Germinal, la Bourse de V Argent^ sinon des 
espèces de monstres symboliques ? Or, si Tœuvre de 
M. Zola lui-même est pleine d'emblèmes et de types, 







L'ÉVOLUTION ACTUELLE 387 

que faut-il en conclure ? D*abord et surtout, je le 
veux bien, que M. Zola n^est pas aussi naturaliste 
qu'il voudrait Tétre, mais aussi que toute œuvre 
d'art , à quelque école qu'elle appartienne y im- 
plique forcément Tidéalisation et la synthèse? Et 
ainsi, ce que le Symbolisme nous apporte de nou- 
veau, ce ne serait, outre sa phraséologie obscure 
et pompeuse , que le parti pris de faire en con- 
naissance de cause ce que les naturalistes eux- 
mêmes font en dépit de leur esthétique et ce qu'ont 
fait toujours et partout les poètes vraiment dignes 
de ce nom, en vertu d'une vocation innée à leur 
génie. 

Mais, quoique la théorie systématique du symbole 
soi ta peu près tout ce que le Symbolisme nous dé- 
couvre d'intelligible, il faut reconnaître, comme je 
l'indiquais tout à l'heure, que le mouvement sym- 
boliste, dans les velléités confuses qu'il résume, 
s'explique par une réaction générale contre la séche- 
resse et la froideur de l'analyse positive. Revenons-y 
donc, et demandons nous en concluant si les deux 
grandes écoles entre lesquelles se divise ce siècle, 
plutôt que d'exagérer chacune sa tendance propre, et 
d'aboutir ainsi, Tune, à la négation de tout idéal, 
l'autre, à je ne sais quel occultisme extravagant et 
malsain, ne pourraient pas, unies dans une alliance 
féconde, accorder ce qui est dû aux exigences de 
l'esprit scientifique avec ce qu'on ne saurait refuser 
aux besoins de l'imagination et du cœur. Sans doute 



l 



388 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

<;eseralà Fœuvre des générations qui montent; et, 
parmi ceux que, faute d'un nom meilleur, Ton appelle 
les néo-réalistes, il y en a quelques-uns qui dès 
maintenant sont dans cette voie. 

L'histoire littéraire de notre siècle peut, disais-je, 
«e partager en deux périodes d'étendue à peu près 
égale. Entre les écrivains romantiques, d-une part, 
•entre les écrivains réalistes, de Tautre, nous trou- 
vons, malgré les différences individuelles, si marquées 
qu'elles puissent être, une ressemblance générale et 
comme un air de famille. Quant à la phase nouvelle 
dans laquelle il semble que nous entrions, ce qui 
jusqu'à présent la caractérise, c'est le manque d'u- 
nité, de discipline, l'anarchie intellectuelle et mo- 
rale. Le naturalisme avait sa philosophie et sa doc- 
trine littéraire; le romantisme, bien que son mot 
d'ordre fût la liberté, supposait néanmoins chez 
tous ceux qui en demeurent les représentants, quel- 
que genre qu'ils aient cultivé, roman ou lyrisme, 
drame ou histoire, une certaine communauté de 
vues, une conception analogue non seulement de 
Fart, mais encore de la vie. Aujourd'hui, ce ne sont 
certes pas les écoles qui nous manquent ; mais cette 
multiplicité même des écoles, — cabarets ou cha- 
pelles, — montre assez la confusion et le désarroi 
des esprits. D'ailleurs, parmi tant de nouvelles for- 
mules, les unes ont pour défaut d'être si vagues 
qu'elles en perdent toute signification, et les autres 
sont étroitement attachées à tel ou tel point spécial, 




L'ÉVOLUTION ACTUELLE 3Stl 

non pas même (inesthétique, mais de grammaire ou 
de prosodie. 

Que notre littérature actuelle ne trouve pas facile- 
ment une enseigne, un programme, et ce qu'on ap- 
pelle en politique une plate-forme, il n'y a pas lieu 
de s'en étonner. Le romantisme et le naturalisme 
ont exprimé tour à tour les deux tendances fonda- 
.mentales du génie humain : le premier, ses aspira- 
tions idéales, le second, son attachement aux réalités 
concrètes, et, si nous restons dans le domaine pure- 
ment littéraire, le premier, cet art intuitif, divina- 
toire, évocateur, qui procède du sentiment et de 
l'imagination, le second, cet art analytique, positif, 
documentaire, qui relève de l'observation et de Tex- 
périence. En dehors de Tidéalisme sentimental et 
du réalisme scientifique, il n'apparaît aucune for- 
mule capable de rallier les esprits. De là tant de 
vains tâtonnements. Le romantisme et le naturalisme 
sont morts, Fun, consumé par Tardeur même d'une 
passion dévorante, l'autre, stérilisé par la séche- 
resse de sa méthode, Tun, pour avoir substitué des 
déclamations ou des fantaisies à la réalité hu- 
maine, l'autre, pour avoir réduit cette réalité à ce 
qu'elle a de plus plat, de plus vulgaire ou de 
plus abject. Mais l'idéal et le réel n'en demeurent 
pas moins les deux principes essentiels de l'art. 
Dans quelques exagérations qu'aient pu se fourvoyer 
le romantisme et le naturalisme, ce n'est pas aux 
principes, c'est aux écoles, qu'il faut imputer ces 



â 



390 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 

exagérations. Et la décadence même des deux 
écoles, que nous avons vues périr Tune après Taulre 
victimes de leurs propres excès, ayant mis cette 
vérité dans tout son jour que Fidéalisme ne peut 
divorcer avec le réel sans se perdre dans les diva- 
gations, que le réalisme ne peut divorcer avec 
ridéal sans tomber dans Tinsignifiance ou dans la 
grossièreté, ^- quelle est donc la tâche à laquelle pa- 
raissent appelées les générations nouvelles, sinon 
de concilier Tun avec l'autre Tidéal et le réel, soit en 
assujettissant Tidéal aux conditions nécessaires de 
la réalité, soit en élargissant assez le cadre du réel 
pour y faire entrer Tidéal, qui n'est, à bien Ten- 
tendre, que du réel en passe de se faire ? L'idéal et 
le réel doivent se pénétrer mutuellement sous peine 
d'aboutir, le réel, s'il expulse l'idéal, k la négation 
même de l'art, qui, dès lors, se confondrait avec la 
nature, et l'idéal, s'il expulse le réel, à je ne sais 
quelles aberrations où ne se retrouverait plus au- 
cune vérité humaine. 

Mais, du moment où les deux termes, loin d'être 
en. opposition, se complètent l'un par l'autre, il n'y 
a peut-être pas nécessité de réagir contre un excès 
par l'excès contraire. L'art n'est ni idéaliste, si 
l'on veut dire par là qu'il proscrive la réalité, ni réa- 
liste, si Ton veut dire par là qu'il bannisse l'idéal. 
Il n'appartient à aucune école , ayant pour matière 
la vérité complète, que toute école commence néces- 
sairement par mutiler. Et, sans doute, le réalisme et 



L'ÉVOLUTION ACTUELLE 391 

ridéalisme ne correspondent pas seulement, chacun 
de son côté, à une conception de Tart^ conception 
étroite dans les deux cas , chacune des deux 
doctrines repoussant ce qu'il y a de légitime 
dans les exigences de l'autre ; du moment que le 
réaliste comme Tidéaliste, inconsciemment ou de 
parti pris, déforme la nature en accommodant à sa 
vision les images qu'elle lui présente, ce qui fait 
l'antagonisme, c'est moins, après tout, la différence 
de la théorie esthétique que celle de Tidiosyncrasie 
physique et morale : convenons donc sans difficulté 
qu'il subsistera toujours deux familles d'esprits dis- 
tinctes, les uns s'arrêtant plus volontiers à ce que le 
monde leur offre de noble, d'heureux et de beau, 
les autres en représentant de préférence les misères 
et les laideurs ; mais lune des deux tendances ne 
peut-elle prévaloir sur l'autre sans l'exclure ? et, s'il 
n'y a d'art vraiment humain, que l'art vraiment 
complet, les artistes supérieurs ne seront-ils pas ceux 
qui, dégagés de tout système, s'assigneront comme 
objet, non pas d'assujettir la vie humaine à telle ou 
telle formulé, mais d'en combiner les éléments di- 
vers en une œuvre assez large pour échapper à 
toute définition scolastique ? 



TABLE DES MATIERES 



Pages. 

Le Pessimisme dane la Littérature contemporaine. . . 1 

Le Drame shakespearien en France 69 

Le Vers alexandrin et son évolution rythmique. . . . 111 

Octave Feuillet 159 

J.-J. Weiss 187 

M. Emile Z)la, à propos de V Argent 199 

M. Paul Bourget, /i propos des Nouveaux Pastels. . . 221 

La Confession d'vn Amant de M. Marcel Prévost. . . 235 

M. Marcel Prévost 247 

M. Paul Marguerittc 281 

La doctrine de M. Brnnetière. 827 

L'Évolution actuelle de la Littérature 371 



POITIKttS. — TYP. ODDIN ET 0'°. 




I 



m 



i