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Des articles qu'il renferme, quelques-uns ont
été déjà publiés tels, ou à peu près, qu'on les y
retrouvera, — dans la Revue encyclopédique,
comme Octave Feuillet et 3/. Zola^ à propos de
<L t Argent », — dans la Revue bleue, comme
M, Marcel Prévost et Af. Paul Margueritte, — dans
la Revue de Famille, comme fÉvolution actuelle
de la Littérature ; mais il n'a paru des plus éten-
dus soit qu'un court fragment, comme du
Pessimisme dans la Littérature contemporaine et
de l'Evolution rythmique de f alexandrin^ soit
qu'un résumé succinct, comme du Drame shake--
spearien en France et de la Doctrine de
M, Brune tière.
Tous datent de 1891 ou de 1892, hors les
trois premiers.
Le Pessimisme dans la Littérature contem-
poraine est de 1890 ; le Drame shakespearien
en France^ de 1886 ; PÉvolution rythmique de
talexdanriuy de 1889.
Le 15 décembre 4802.
Georges Pellissier.
y.
ESSAIS
DE
LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
LE PESSIMISME
DANS LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Le pessimisme, en France, ne revêt point la forme
systématique d'une doctrine ; du moins aucun phi-
losophe, même en ce temps-ci, ne Ta, que je sache,
professé. Et pourtant notre littérature, celle des
vingt ou trente dernières années, en est tout entière
empreinte. Si nous jugeons la génération contem-
poraine d'après ses interprètes naturels, c'est-à-dire
d'après ses romanciers, ses poètes, ses auteurs dra-
matiques les plus aimés et les plus applaudis, ceux,
par suite, qui en représentent le plus fidèlement les
tendances, elle nous apparaît comme atteinte jus-
qu'aux moelles de ce pessimisme universel où les
moralistes les plus avisés voyaient, il y a peu de temps
encore, une maladie particulière à la race germa-
SSSÂIS. 1
2 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
nique et contre laquelle ils assuraient que le tempé-
rament de la nôtre, mieux pondérée et plus rassise,
devait par lui-même nous garantir. La contagion
d'une philosophie si peu en accord avec nos tradi-
tions nationales s'explique sans doute dans une large
mesure par des causes où la philosophie n'a point
affaire. Beaucoup se disent pessimistes sans savoir
au juste ce qu'ils veulent dire. Faisons sa part à la
duperie, faisons aussi la sienne à la mystification.
Nous n'en voyons pas moins l'atmosphère intel-
lectuelle et morale tout imprégnée de pessimisme.
Là même où le pessimisme a bien l'air d'une mode,
cette mode n'est pas sans signification; et, si nous
pouvons à la rigueur tenir peu de compte de ceux
qui la suivent, il ne nous est pas permis d'oublier que,
parmi ceux qui l'ont faite, se trouvent les esprits les
plus distingués et les plus sincères de cet âge.
Est-ce à dire que le pessimisme, considéré non
plus comme une doctrine, mais comme une disposi-
tion naturelle de l'esprit et du cœur, soit chez
nous quelque chose de nouveau? Il y a eu dans
tous les pays et dans tous les temps des âmes
tournées à la tristesse ; de tout temps et partout, des
plaintes éloquentes ont dénoncé ce que l'existence
humaine a d'obscur, de douloureux, dUncomplet,
ont accusé les contradictions de notre être, Ténigme
de notre sort, Timpuissance de notre raison. Dès le
début de ce siècle, Chateaubriand inoculait à la
poésie moderne le mal de René ; et, parmi les lyri-
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 3
ques du romantisme, il n'en est pas un qui ne mau-
disse à son heure la destinée, la nature et Dieu. S'il
faut, en effet, chercher le sens le plus profond de la
révolution morale et littéraire dont Chateaubriand
donna le signal dans un réveil de l'esprit religieux,
ou mieux encore du sentiment chrétien et de Timagi-
nation chrétienne, nul doute que le christianisme ne
dût incliner les âmes à une conception pessimiste de
la vie terrestre. Les philosophes athées ou théistes
du xviii« siècle déclaraient que la nature est bonne :
la réaction catholique contre leur incrédulité se
doubla tout naturellement d'une réaction philoso-
phique contre leur optimisme, contre un optimisme
en opposition directe non seulement avec les dogmes
fondamentaux de FEglise, mais encore avec l'esprit
même de la religion.
Notre poésie romantique est pleine de gémisse-
ments. Dès les premières Méditations, Lamartine
s'écrie :
J'ai TU partout le mal où le mieus; pourrait être.
Les meilleures inspirations de Musset trahissent
l'inquiétude d'une âme que l'idéal tourmente, et qui,
s'obstinant à le poursuivre, se désole de ne pas
y atteindre. Victor Hugo, que son robuste génie
devait, semble-t-il, préserver de toute défaillance, a
écrit certains poèmes les plus profondément, et, si
l'on peut dire, les plus objectivement pessimistes
de notre siècle; relisons, entre autres, la pièce des
LltTÉRAÎÛRÈ CONTEMPORAINE
/Veuilles d^automne qui commence par ces deux vers
d'une si pénétrante tristesse :
Où donc est le bonheur f disais-je. — Infortuné!
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me Tavez donné.
Alfred de Vigny, enfin, est par excellence le chan-
tre des souffrances humaines, et Ton pourrait mettre
comme épigraphe à son œuvre cette ligne du Journal
d'un poète : « La vérité sur la vie, c'est le déses-
poir! »
Si Ton excepte Vhuieuv des Destinées ^ aucun de ces
poètes n'est cependant pessimiste dans l'habitude
de son esprit et dans son assiette morale. Par com-
bien di! Harmonies Lamartine ne rachète-t-il pas les
cris qu'il a poussés en un moment d'angoisse I Sa
poésie est un hymne d'adoration reconnaissante et
sereine. La philosophie de Victor Hugo se résume
tout entière dans sa croyance invincible au triomphe
définitif du bien sur le mal. Qu'Alfred de Musset
sanglote et maudisse : ses malédictions elles-mêmes
valent un acte de foi, et ses sanglots sont ceux d'un
cœur qui n'a pas trouvé ce qu'il cherche, car il ne se
lamenterait pas, mais qui ne renonce pas à le cher-
cher, car il se serait résigné au désespoir paisible
qui est la sagesse du pessimisme. Ce n'est point de
désespérer, c'est d'espérer qu'il se meurt.
Console-moi ce soii : je me meurs d'espérance.
Vigny lui-même est plutôt un esprit chagrin qu'un
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 5
pessimiste : nature susceptible entre toutes et qui
ressent avec une vivacité maladive les piqûres du
monde, il a fini par ne voir le monde qu'à travers les
souffrances toutes personnelles de son ombrageuse
vanité ou les déceptions tout intimes de son cœur
tendre et vindicatif. Après avoir jeté leur plainte,
les autres, soulagés par cette plainte même, renais*
saient à Fespoir et à la foi ; ils se consolaient d'ail-
leurs en chantant leur propre désolation : pour lui,
il avait du moins cette douceur et cet orgueil de
penser que la tristesse est un privilège du génie, un
signe d'élection, et, avec les épines meurtrières de la
vie, il se faisait à lui-même une glorieuse couronne.
Révolte passagère de la raison, qui, concevant
le bien et le juste, s'indigne contre l'injustice et le
mal, du cœur, qui, sentant sa capacité d'infini, dés-
espère qu'aucun objet puisse jamais la remplir, élans
sublimes vers l'idéal et blasphèmes pieux, ce n'est
point là le pessimisme de notre temps. De notre
temps, le pessimisme est impersonnel et froid
comme la science. Il ne pousse pas de cris ; il cons-
tate sans trouble la fatalité du malheur et il s'impose
de la subir sans plainte. Que lui servirait de prier?
la nature est sourde. A quoi bon maudire? il n'existe
pas de Dieu que puissent irriter ses exécrations. Et
pourquoi se lamenter? aucune espérance ne lui
reste. Son seul asile est la paix suprême du néant,
auquel il aspire et dont il anticipe sur cette terre
même la stagnante inertie.
i
6 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Le principe de tout être, c'est la volonté. Ten-
dance latente dans la nature inorganique, désir ins-
tinctif et aveugle dans les plantes et les bétes, la
volonté se perfectionne dans Thomme et y prend
conscience de soi. La bête et la plante n'étaient que
sensibles, Thomme est intelligent. Mais cette intel-
ligence même fait de lui 4e plus malheureux de tous
les êtres. Victime de sa supériorité sur les autres
animaux, Thomme ne sent pas seulement la souf-
france, il la connaît, il la mesure, il la prévoit. Bien
plus, il sait qu'elle est la condition nécessaire de sa
vie. Une succession de besoins à satisfaire et d'ef-
forts pour satisfaire ces besoins, voilà Texistence.
Or, le besoin est une peine, Teffort est une peine; et
qu'est-ce qui les sépare l'un de l'autre ? une satis-
faction aussitôt évanouie, que gâte encore la pensée
de tout ce qu'elle a coûté et du peu qu'elle durera.
L'homme s'épuise dans la quête laborieuse de ce qui
peut assouvir les désirs de son cœur, les aspirations
de son esprit, les appétits de ses sens, et dès qu'il
verse à ses sens, à son esprit, à son cœur, la jouis-
sance après laquelle il a tant peiné, voilà qu elle
s'écoule comme d'un vase qui fuit...
« Notre vie, dit Schopenhauer, est une lutte pour
l'existence avec la certitude d'être vaincus. » Et
ailleurs : « Vouloir sans motif, toujours souffrir,
toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans
les siècles des siècles, jusqu'à ce que notre planète
s'écaille en petits morceaux, voilà toute l'histoire de
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 7
rhumanilé. » Non seulement la somme des maux est
incommensurablement supérieure à celle des biens,
— nous n'avons qu'à dresser ce budget des joies et
des souffrances, — mais encore la vie en elle-même
est un mal.
Et n'espérons pas une amélioration de notre sort.
Le pouvoir et l'intelligence de l'homme ne s'accrois-
sent qu'en accroissant sa misère. Au développement
de notre cerveau se mesure notre capacité de souf-
frir. Le bonheur est une négation; ne pas se con-
naître malheureux, voilà le seul bonheur possible,
celui de la brute, et, à un degré supérieur, celui de
la matière inerte, qui n'a même pas de sensations.
Le bonheur n'existe que dans l'inconscience ; avoir
conscience de soi, c'est avoir conscience d'être mal-
heureux. Quel emploi raisonnable pouvons-nous
donc assigner à notre volonté, sinon de l'anéantir?
Le dernier mot de la sagesse, c'est ou bien de cher-
cher un asile dans la mort, ou bien, si nous craignons
qu'elle ne soit le commencement d'une nouvelle
existence, si nous entendons, comme le poète, rugir
à jamais dans l'infini des temps la vie éternelle, —
c'est de vivre le moins possible, d'absorber notre
être entier au fond d'un morne silence et d'un
inviolable oubli.
Tel est, en son accablante sérénité, ce pessimisme
radical et systématique dont notre génération a .
respiré l'influence. Quelle séduction peut donc exer-
cer sur les âmes une philosophie aussi oppressive ?
8 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
On comprendrait encore que Texpérience des infor-
tunes et des douleurs humaines, éteignant Tespoir
dans le cœur de ceux auxquels la vie a réservé toutes
ses souffrances et refusé tous ses plaisirs, leur offrît
comme refuge suprême cette vision d'un univers
désespérément mauvais, — le pire des univers pos •
sibles, — et d'une humanité fatalement vouée au
malheur. Mais Schopenhauer a bien eu sa part de
joies en ce monde ; mais Léopardi ne fait point entrer
ses misères personnelles dans sa conception de Tuni-
verselle « infélicité » ; mais M. de Hartmann, le théo-
ricien du suicide cosmique, nous trace un charmant
tableau de son intérieur, auquel ne manque rien de
ce qui peut inspirer le plus doux optimisme. Et, chez
nous, ce ne sont pas des générations sur leur déclin,
des générations lasses et découragées par une longue
endurance, qui ont cherché dans le pessimisme je ne
sais quelle amère consolation. A peine entrés dans
l'existence, nos devanciers en ont conçu le dégoût; à
peine devenus des hommes, ils ont professé le mé-
pris de l'humanité. Ceux à qui la nature avait faitses
meilleurs dons et la vie ses plus belles promesses,
ceux-là mêmes ont calomnié la vie, anathématisé la
nature; et, résignés à être les victimes de l'une, ils
n'ont pas voulu du moins que l'autre pût les prendre
pour ses dupes. Une jeunesse s'est élevée, il y a
vingt ans, qui, dans un âge d'espoir, d'enthou-
siasme, d'activité joyeuse et féconde, ne trouvait en
elle que désenchantement précoce, amère anticipa-
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 9
lion de Texpérience la plus flétrissante, incapacité
d'agir, appétit du néant.
Ce mal d'une génération presque entière, bien
des causes de tout genre peuvent Texpliquer. La
philosophie de Schopenhauer ne nous était guère
connue, il y a quelques années encore, que par d'hu-
moristiques boutades. Mais toute une partie de notre
jeunesse, et l'élite même, la portait déjà, comme
innée, dans son cœur et dans sa tète. « Avez-vous lu
Schopenhauer? » demandait un jour M. Bourget à
certain fellow de ses amis. Et ce dernier répondait:
«Il est tout lu», signifiant par là que son propre
apprentissage suffisait pour lui montrer dans le monde
une machine parfaitement manquée et dans l'exis-
tence une maladie. Ce que disait l'étudiant d'Ox-
ford, combien eussent pu le dire chez nous parmi
les jeunes gens à la génération desquels appartient
M. Bourget ! Très peu avaient lu le philosophe alle-
mand dans ses livres, mais beaucoup le lisaient
dans leur propre cerveau. Le pessimisme, en France,
n'eut point de maître et ne tint point école; il fut un
état d'esprit général et spontané. Il ne s'enseigna
pas comme une doctrine, il se respira comme un
mauvais air.
Remontons de vingt ans dans notre histoire. Ceux
qui naissent alors à la vie intellectuelle et morale
sont témoins d'un vaste effondrement. Des désastres
inouïs ont déprimé dans leur cœur tout orgueil na-
tional, toute confiance aux destinées de leur race ;
1*
â
10 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE*
et, confondant par un sanglant démenti le chiméri-
que humanitarisme des générations antérieures,
l'Année terrible a ruiné en eux la religion de l'hu-
manité sans leur inspirer celle de la patrie. Aux
haines de peuple à peuple se sont ajoutées les
haines sociales, à la guerre avec Télranger la guerre
entre citoyens. Un retour tragique et grotesque de
barbarie a rendu suspects ces beaux thèmes de
progrès et de civilisation qui fournissaient naguère
les plus sonores tirades. La jeunesse ne sait à quoi
se prendre: Elle a perdu toute foi, tout motif d'acti-
vité. Accablée parle lourd héritage que ses aînés lui
transmettent, ne voyant derrière elle que ruines et
humiliations, devant elle que formidables périls
et responsabilités écrasantes, elle renie sa tâche,
elle se décourage de la vie avant même d'avoir vécu,
et, fermée pour toujours à Tespérance, elle se fait
de son désespoir une morne philosophie .
Quelque profond retentissement que les catastro-
phes de TAnnée terrible aient eu au cœur delà jeu-
nesse française, ce n'est pas encore assez pour expli-
quer le pessimisme contemporain. La France avait
perdu cinq milliards et deux provinces, mais son
honneur survivait à son prestige, mais, outre la
conscience de son droit, il lui restait les moyens de
réparer ses forces et de refaire sa fortune. Et^ si les
calamités de la guerre la laissaient encore riche
et puissante, il ne fallait voir dans Tinsurrection pa-
risienne qu'un coup de folie, qu'une fièvre passagère
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN il
et locale. Après la Commune vaincue, après la Prusse
payée, une ère nouvelle pouvait s'ouvrir pour notre
pays : mettant à profit les leçons de Texpérience, il
travaillerait avec courage, avec suite, à sa reconsti-
tution matérielle et à sa restauration morale. C'est
ce qu'il fît ; et quelques années à peine avaient
passé, que la France reprenait en Europe son
rang et son rôle. Si les jeunes hommes d'alors ne
s'étaient tournés vers le pessimisme que sous le
coup de nos désastres, cette merveilleuse renais-
sance aurait dû les convertir à une philosophie
moins désolante. Mais la jeunesse « intellectuelle »,
dont il semblait que l'œuvre dût être d'inspirer à la
génération tout entière, qui lui demandait ses guides,
l'espoir, l'ardeur au travail, le goût d'agir, ne fit
entendre que des paroles de lassitude et de renonce-
ment, et, loin de s'associer au labeur commun, on
eût dit qu'elle prenait à tâche de corrompre tout
bon vouloir et de décourager tout effort. C'est que
le pessimisme dissolvant où cette jeunesse parais-
sait se complaire, favorisé sans doute par le milieu
poli tique et social dans lequel s'était formé son esprit,
ne dérivait pas seulement des conjonctures exté-
rieures, quelle qu'en pût être la répercussion intime,
mais aussi d'influences toutes morales qui la prédis-
posaient fatalement à se retirer de l'action et à dé-
serter la vie,
Depuis que le siècle, bannissant les illusoires pers-
pectives de l'imagination et de la sensibilité, s'était
12 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
mis au service de la science sans autre ambition que
celle de pénétrer la nature, d'en acquérir une notion
toujours plus exacte et plus complète, son expérience
l'avait conduit à une théorie mécanique de l'uni-
vers d'après laquelle il ne se produit, non seulement
autour de nous, mais en nous-mêmes, aucun phéno-
mène qui ne soit nécessairement déterminé par des
phénomènes antérieurs. Si contraire qu'il soit aux
plus profonds instincts de notre être, le détermi-
nisme n'en exerça pas moins sur la pensée contem-
poraine une influence que dénote notre littérature
tout entière. Le xviie siècle croyait à la vertu ; mais,
pour le déterministe, la vertu n'est que le produit
de facteurs sur lesquels nous n'avons aucun pou-
voir. Le xviu® siècle croyait à la raison ; mais, pour
le déterministe, tout est également raisonnable,
puisque, tout étant également nécessaire, il n'y a
d'autre raison des choses que leur nécessité même.
Le xix° siècle romantique croyait à la passion ; mais
il se leurrait aussi, soit en la détachant de l'anima-
lité physique pour l'idéaliser, soit en lui prêtant la
vitalité d'une force autonome. Quant aux généra-
tions qui suivirent, elles ne crurent plus qu'à la sen-
sation, à l'appétit, à ce que l'école naturaliste appe-
lait déjà la bête humaine. Et que restait-il de nous
mieux que cela, si le déterminisme abolissait ce qui
fait notre vraie supériorité sur les autres animaux, la
notion du bien et du mal ?
Mais quand même il eût trouvé moyen d'édifier,
à
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 13
en se passant de cette notion, je ne sais quelle mo-
rale purement coercilive, ce n'est pas seulement
l'idée du devoir qu'il ruinait, c'est la velléité
même d'agir, car, si l'universelle génération des
phénomènes les uns par les autres fait de l'ave-
nir un développement fatal du passé, nous n'avons
pas plus les moyens de changer les modes inélucta-
bles de notre être que la pierre n'est maîtresse, une
fois lancée, de modifier par elle-même la direction
du mouvement qu'elle subit. Or, cette conception
d'un monde que dominent des forces aveugles, d'une
humanité qui s'évertue dans le vide, et dont les
efforts, les labeurs, les rébellions, non seulement ne
peuvent rien contre le train universel des choses,
mais encore sont eux-mêmes le produit des fatalités
tranquilles qui pèsent sur nos vaines agitations, —
comment n'aurait-elle pas disposé au pessimisme
Tâme dans laquelle son effet nécessaire est d'abolir
toute espérance, toute dignité, toute autre foi qu'une
résignation accablée et taciturne à Tinanité de l'exis-
tence ?
La science positive était l'unique maîtresse de l'é-
ducation. Et sous quel aspect cette science présen-
tait-elle la nature, sous quel aspect la vie ? Bien sou-
vent les premiers-nés du siècle avaient accusé l'indif-
férence de la création. Ils se plaignaient, avec une
mélancolie éloquente, que le soleil éclairât des mêmes
rayons les tristesses et les joies de l'homme, que le
ciel et la terre ne prissent pas le deuil de nos peines.
à
14 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
que le temps ne suspendît pas son vol pour nous per-
mettre de savourer longuement des heures pro-
pices. Mais pourtant c'est dans la nature qu'ils
cherchaient un refuge, aux jours de doute et d'amer-
tume. Ils Tassociaient spontanément à toutes leurs
émotions. Ils y recueillaient du moins ce qu'eux-
mêmes y avaient mis de leur âme. René lui demande
Foubli de son mal ; Lamartine trouve en elle une
glorieuse démonstration de sa foi; Victor Hugo,
devant les divins spectacles qu'elle étale à ses yeux,
sent Tapaisement et la résignation lui entrer dans
le cœur. Celte nature consolatrice de Thomme et
révélatrice de Dieu, qu'en fait la science contempo-
raine ? Un mécanisme aveugle et sourd, une succes-
sion de phénomènes qui se déterminent les uns les
autres, et dont Tétroite contexture ne laisse même
aucune échappatoire à notre propre activité. La
nature ne manifeste point une raison immanente
dont elle serait l'image sensible, une Providence qui
aurait tracé le plan de l'univers et qui en assurerait
l'ordre. Sans doute elle a des lois; mais ces lois ne
font qu'exprimer les conditions sans lesquelles il n'y
aurait pas d'existence possible. Où l'imagination et
le sentiment se figuraient un concert harmonieux,
la science ne laisse voir que l'équilibre d'éléments
hostiles qui ont fini par se faire échec les uns aux
autres, un système de forces inconscientes toujours
en lutte et dont l'accord apparent naît d'un perpétuel
conflit. Non seulement la nature est insensible à nos
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 15
souffrances, sourde à nos angoisses, itiuette à nos
questions, mais encore, ne faisant aucune distinction
entre le bien et le mal, elle tient école d'immora-
lité. En vain notre raison et notre cœur voudraient
que ce qui est juste fût fort : la nature ne connaît
pas ce qui est juste, et toute sa morale, si elle en
avait une, consisterait à justifier la force, dont elle
étale les triomphes avec une sereine impudeur.
Et nous ne pouvons rien soustraire de nous-mêmes
à sa mainmise. Ce temple de paix, de justice, de
bonne volonté fraternelle, que nous édifions dans
ridéal, n'est qu'un mirage de notre imagination.
Comment échapperions-nous à la nature si nous
en faisons partie intégrante, si nous obéissons aux
mêmes lois qui la régissent, s'il n*y a vraiment de
différence entre nous et les autres êtres que celle d'un
organisme plus compliqué ? Mais la supériorité même
dont nous nous targuons, à quelles causes en sommes-
nous redevables, sinon justement à l'évolution fatale
qui s'accomplit dans l'univers en faisant du plus faible
la proie, ou, tout au moins, la victime du plus fort ?
Et ainsi, celte conception même d'un monde idéal
pai* laquelle nous protestons contre les iniquités et
les violences du monde réel, nous n'en sommes de-
venus capables que grâce à la longue suite des vio-
lences et des iniquités par où s'expliquent la conser-
vation et le perfectionnement de notre espèce.
Nous imaginons une morale sublime, mais que la
science contredit, mais dont se moque la réalité.
16 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Qu'est-ce que la vie humaine ? Une vaste mêlée dans
laquelle les hommes se pressent et se heurtent, ayant
leur intérêt pour unique règle. L'ordre superficiel et
la paix extérieure sont tant bien que mal garantis ;
mais, sans parler de ceux qui se mettent ouverte-
ment en révolte, sans compter tant d'injustices que
la loi ne saurait interdire, tant d'autres dont elle se
fait la complice, il n'y a pas, au fond, une telle dif-
férence entre notre civilisation et la barbarie préhis-
torique . Si l'univers tout entier nous apparaît comme
un immense champ de bataille, nous sommes, nous-
mêmes, soumis à cette loi de la concurrence vitale
qui ne rend possible le progrès de notre race qu'en
la condamnant au plus impitoyable égoïsme.
En vain nous revêtonsl'égoïsme de titres trompeurs.
Nous l'appelons, dans l'individu, amour de la gloire,
ambition généreuse, noble désir d'augmenter son
être ; nous l'honorons, dans la communauté domes-
tique, sous le nom d'esprit de famille: nous l'exal-
tons, dans la communauté nationale, sous celui de
patriotisme. Le déguiser est plus facile que s'en
affranchir. Quelque forme qu'il prenne et de quelque
appellation qu'il se masque, Tégoisme inspire toute
notre activité. Le seul fait de vivre en est déjà l'af-
firmation, car la place que chacun de nous occupe
dans la nature, il n'a pu la prendre qu'en la conqué-
rant sur ses semblables, il ne peut la garder qu'en la
défendant contre eux. La Faim et l'Amour, voilà les
seuls dieux que serve Thumanité. Et la Faim n'est
LE PESSIMISME CONTEMPORÀlîî 17
que rinstinct de se conseil er, et TAmour n'est que
rinstinct de s'agrandir. Bâtissez là-dessus des mora-
les imaginaires; oubienyotre psychologie contre-
dira Te xpérience en mettant au fond de la nature
humaine un altruisme chimérique, ou bien elle dé-
mentira le bon sens en roulant faire du désintéresse-
ment une forme supérieure de l'intérêt personnel,
11 faut lutter pour vivre, et la lutte pour la vie, qui
est la vie même, détruit toute justice et toute
vertu. Et nous trouvons une tristesse amère à penser
que la société humaine s'accorde avec le régime de
l'univers pour sanctionnerle droit de la force, et que,
si nous avons l'idée d'une morale plus haute, nous
ne découvrons ni, autour de nous, un ordre naturel
qui l'autorise, ni, en nous, un principe qui l'assure.
Mais ce n'est pas assez que la science nous réduise
à la conception d''un monde gouverné par des forces
inconscientes, d'une humanité régie par des instincts
aveugles. Enthousiaste à ses débuts et comme
ivre de sa puissance, elle a renoncé depuis longtemps
aux rêves superbes dont elle s'était d'abord bercée. Ni
les merveilleux progrès qu'elle a faits en notre siècle,
ni ceux-là mêmes, plus merveilleux encore, dont elle
peut entrevoir déjà la réalisation, ne l'empêchent de
reconnaître des bornes qu'elle ne saurait franchir.
C'est en se tenant dans les limitesdeTexpérience po-
sitive quelle a étendu son domaine; mais la mé-
thode même à laquelle elle doit un si rapide accrois-
sement, n'assure sa force qu'en dénonçant sa fai-
À
18 LITTÉRATURE CONTExMPORAINE
blesse, car la seule tâche que lui permette cette mé-
thode expérimentale, c'est d'observer et de classer les
faits sensibles La science ne peut s'élever au-des-
sus des faits qu'en s'égarant, qu'en perdant toute
valeur scientifique; elle n'a de force que quand elle
touche la terre. Il lui faut ou bien aboutir à un phé-
noménisme désespérant, ou bien se renier elle-même
en faisant un acte de foi. Elle ne donne satisfaction
qu'à une vaine curiosité ; elle répond aux questions
vraiment intéressantes par des mots vides et par de
creuses formules. Que nous explique-t-elle donc en
rapportant telle propriété à telle substance, tel mou-
vement à telle force? Elle nous dira bien comment
les choses se passent, elle ne peut nous en apprendre
le pourquoi ; elle constate les phénomènes, elle n'en
rend pas compte.
Et si, quittant le monde visible, nous voulons la
consulter sur les mystères du monde moral, si notre
conscience inquiète lui demande le sens de la vie,
elle répond sans s'émouvoir que la métaphysique
n'est point de son domaine, que cela ne la regarde
pas ; à l'impatience de connaître qui nous dévore,
elle oppose le mur d'airain de l'Inconnaissable. La
science, impassible en elle-même, laisse à ceux qui
s'en nourrissent un arrière-goût de tristesse incura-
ble. Tristes déjà de savoir ce qu'elle nous a appris,
nous le sommes encore d'ignorer ce qu'elle ne peut
nous apprendre.
Devant cet Inconnaissable au bord duquel nous
à
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 19
sommes acculés, en face de cet Océan aveugle et sourd
qui engloutit notre pensée dans un abîme dlnsonda-
blés ténèbres, à quel parti Thomme de notre temps
peut-il s'arrêter?Quandle positivisme scientifique n'a-
vait pas encore éteint dans Tâme humaine tout rayon
de foi, elle se créait un Dieu, un Dieu bon et juste,
sur la Providence duquel repos.aient sa force, sa
joie, sa certitude que l'humanité a un but et la vie
une signification. Mais les esprits que la science a
façonnés refusent de demander au surnaturel l'ex-
plication de la nature, et, incapables de croire, se
résignent à ignorer. Il faut vivre pourtant; et si nous
pouvons, réprimant nos plus profonds instincts, di-
sons plus, nous diminuant nous-mêmes, interdire à
notre entendement toute excursion dans le domaine
delà a transcendance», étouffer en nous toute sollici-
tude d'un au delà sur lequel l'analyse expérimentale
n^a point de prise, — ceux qui veulent vivre et non se
laisser vivre sont bien forcés de se faire tant bien
que mal, sinon une métaphysique de la vie, du moins
une règle de conduite.
Deux morales semblent encore possibles, celle" du
« stoïcien », qui, puisant en soi sa vertu, cherche
dans cette vertu même sa récompense, celle de F «épi-
curien », qui, mesurant l'existence à la seule chose
dont il soit sûr, à la sensation, fait tenir sa philoso-
phie tout entière dans la recherche du plaisir. Mais,
si le stoïcien peut trouver en sa vie austère des joies
qui la lui fassent aimer, c'est sous la condition de
20 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
croire au bien, et cette croyance même suppose toute
une métaphysique que la science positive ne peut
plus admettre. Quant à être vertueux sans avoir foi
dans la vertu, c'est une forme de dilettantisme aussi
vaine qu'élégante, un jeu de dupe auquel nous per-
dons les voluptés du corps, puisque notre vie se
règle sur un idéal tout spirituel, sans y gagner celles
de Tâme, puisque ce devoir, dont notre existence
accepte l'étroite servitude, nous n'y avons même pas
foi. Et que nous reste-t-il alors, ne pouvant croire
avec ceux qui croient, sinon d'imiter dans leur sa*
gesse ceux pour qui toute morale consiste à jouir le
mieux possible de la vie ?
MaisTépicuréismelui-même conduit au pessimisme.
Le plaisir a toujours eu la douleur pour rançon.
Non seulement il en procède, mais encore il y
aboutit. La douleur ne suppose avant elle et ne
laisse après elle qu'une jouissance négative, celle
de ne pas souffrir. Mais le plaisir ne peut naître
que de la douleur, et, né de la douleur, il l'engen-
dre par le seul fait de cesser, car, si ne pas souffrir
est une jouissance toute négative, ne pas jouir est
une souffrance réelle pour celui qui considère le
plaisir comme la fin même de notre vie. Voilà donc
renversé le principe de l'hédonisme. Il n'est plus
la recherche du plaisir, il est la fuite de la douleur ;
et l'épicurien conséquent finit par vivre le moins pos-
sible pour se déroberautant qu'il peutaux souffrances
de la vie. Il y a plus de deux mille ans, florissait un
Le ï»éss1!Aismé contemporain âi
philosophe de Técole cyrénaïque, nommé Hégésias.
Arislippe lui avait appris que le vrai bien est la vo-
lupté. Fidèle disciple de son maître, Hégésias cher-
cha ce bien dans lequel il voyait la fin unique de
rhomme. Mais il ne parvint pas à l'atteindre, et, ne
pouvant ni découvrir un autre sens à la vie, ni trou-
ver un plaisir qui ne se résolût pas en douleur, il
conclut au néant de Texisteuce, et, partant, au sui-
cide. On l'appelait TOrateur de la mort.
Si la morale du plaisir avait de pareilles consé-
quences lorsque notre race, s'éveillant à la vie,
était encore dans toute la vigueur de sa première
jeunesse, comment s'étonner que, deux mille ans
après, deux mille ans d'efforts, de labeur, d'inquié-
tudes, sur le déclin de notre siècle, dans une géné-
ration usée par l'analyse et pour qui l'acuité maladive
de ses nerfs fait du plaisir même une douleur, elle
aboutisse à ce mépris de la vie que respire dans
toute son atmosphère l'âme contemporaine ?
Certes, il ne faudrait pas juger notre société par
notre littérature. Œuvre de quelques-uns, notre litté-
rature ne s'adresse qu'à bien peu. Le pessimisme,
ce pessimisme qui en est l'esprit même, n'a répandu
sa contagion que dans une élite intellectuelle. 11
suppose au moins le loisir de la réflexion et l'apti-
tude à réfléchir. Quiconque ne réfléchit pas est un
optimiste inconscient, car il n'y a point d'instinct
plus naturel à notre être que Tamour de l'existence,
et tous ceux qui vivent sans philosopher, même
22 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
les plus misérables , trouvent Texistence bonne.
Qu'on me rende impotent,
Cal-de -jatte , goutteux, manchot, pourvu qa'en somme
Je vive, c'est assez, je suis plus que content.
Même en se plaignant de leur vie, ils n'accusent pas
la vie ; ils continuent à vivre, soutenus par un invin-
cible espoir, par cet optimisme instinctif dont l'ana-
lyse n'a pas tari chez eux la réconfortante vertu.
Faut-il penser que la réflexion conduise forcément
au pessimisme ? Non, sans doute ; mais comment ne
pas croire que ce pessimisme, si profondément em-
preint dans toute notre littérature contemporaine,
n'ait, outre les causes générales qu'on peut y assi-
gner, des causes particulières à ceux dont elle est
l'œuvre, des causes que nous devons chercher soit
dans un exercice abusif de leur activité cérébrale,
soit dans les dispositions mêmes et les aptitudes qui
en ont fait des a artistes» ?
En notre époque d'universelle décomposition ,
l'homme qui vit par la pensée est fatalement con-
damné au surmenage intellectuel* Aucune disci-
pline pour l'esprit ni pour la conscience ; point de
principe que la critique n'ait miné ; point de philo-
sophie qui puisse nous offrir un asile sûr et durable.
Toutes les doctrines traditionnelles de la vieille hu-
mafiité se sont dissoutes, et c'est la poussière de
leurs débris que nous aspirons dans l'air. Il faut que
chacun de nous se fasse à lui-même une morale, une
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 2
politique, une philosophie de Texislence et du
inonde, que, reprenant pour son compte particulier
tout le travail intellectuel du siècle, il s'évertue à
chercher une synthèse capable d'accorder entre elles
les plus flagrantes antinomies pour satisfaire à la fois
les besoins de son cœur et les exigences de sa raison.
Ce labeur, d'autant plus pénible qu'il nous révèle à
chaque pas une désolante impuissance, trouble fina-
lement l'équilibre de nos facultés. L'intelligence ne
s'exerce avec un tel excès qu'au détriment de cette
harmonie intérieure qui est la santé même; quand
le cerveau consomme pour son activité propre toute
la sève vitale, à son hypertrophie correspond fatale-
ment une atrophie générale des autres organes, et,
par suite, l'aflFaiblissement de la volonté. Mais la vo-
lonté ne peut dépérir sans que les ressorts mêmes de
la vie se brisent. Celui qui perd la force de vouloir,
perd du même coup la force de vivre, et, dès lors, le
pessimisme en a fait sa proie.
L'écrivain n'est pas toujours doublé d'un philoso-
phe. Parmi les artistes les plus distingués de notre
temps, un grand nombre se préoccupent non pas tant
desproblèmesque l'existence nous pose, mais surtout
des formes multiples sous lesquelles nous la voyons
se manifester. Leurs œuvres, à ceux-là mêmes, n'en
sont pas moins toutes pénétrées de pessimisme.
Faut-il croire que, comme un d'eux l'écrit, l'art sin-
cère soit foncièrement triste ? Parler ainsi, c'est
affirmer tout d'abord son pessimisme en attribuant
R t-'
U LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
la tristesse de l'art à celle de la vie, que l'art sincère
doit représenter ; ce n^est point expliquer à ceux que
le spectacle de la vie n'a pas rendus pessimistes
comment cette vie, qui leur semble assez bonne, en
somme, quand ils la voient se dérouler autour d'eux,
leur laisse, dès que Tart la leur a transcrite, une
telle impression de misère et de souffrance.
Peut-être faut-il mettre en cause les exigences
mêmes auxquelles Toeuvre d^art est tenue de se sou-
mettre. A quelque fidélité que prétende le réaliste,
il doit laisser de côté ce qu'il y a d'insignifiant pour
nous dans la condition des autres et qui souvent en
a fait pour eux le bonheur, exclure de son œuvre la
meilleure partie de Texistence en négligeant ce train
ordinaire d'affections ou d'événements dans lequel
tant d'hommes se sentent heureux. Condamnée à re-
présenter la vie soit comme une chose grotesque,
soit comme une chose tragique, l'œuvre d'art est, en
vertu même de ses procédés, essentiellement pessi-
miste, et non pas moins quand elle nous fait rire que
quand elle nous fait pleurer. Le réalisme le plus hardi
n'apointosé s'en tenir à la médiocrité journalière des
choses communes, à cette région moyenne dans la-
quelle se passe l'existence de presque tous les hom-
mes sans qu'ils croient avoir à s'en plaindre ; ou bien,
s'il s'y est pour une fois hasardé, cette existence où
ceux qui la mènent ont trouvé leur bonheur, nous a
paru, n'ayant pour nous aucun intérêt, d'une vulga-
rité morne et d'une écœurante platitude.
LE PËSSÎMtSMË GONTëMPÔAÀIN ^o
Mais d'ailleurs ce ne sont pas seulement les condi-
tions inhérentes à l'œuvre d'art en soi, c'est encore
et surtout le tempérament de Tartiste et sa nature
propre qui nous expliquent le pessimisme de la
littérature contemporaine. Ceux mêmes de nos écri-
vains qui prétendaient à Timpassibilité, se sont mis
tout entiers dans leurs livres. Ils eurent beau s'inter-
dire toute marque d'émotion, tout indice de sym-
pathie, tout geste de style qui pût les trahir; ils eu-
rent beau appliquer toute leur force à ne rien laisser
paraître qui entachât leurs œuvres de subjectivisme:
même en dérobant leur personne, ils ne purent s'y
dérober. On n'écrit qu'avec ses nerfs et son sang, on
ne représente que sa vision propre du monde. Il n'y
a pas d'art purement objectif : toute œuvre artistique
suppose deux termes, la nature et l'homme, et l'art
objectif, supprimant l'homme, se réduirait àlana^
ture. Aussi bien, ce qui fait l'artiste, c'est juste-
ment qu'il perçoit et qu'il sent avec une vivacité toute
particulière ; et, plus est vive l'impression dont l'af-
fectent les choses, moins il est capable de cette neu-»
tralité que voudrait lui imposer un objectivisme chi-^
mérique.
Or, n'est-ce pas à l'extrême sensibilité des artiste»
que nous devons attribuer dans une large mesure le
pessimisme dont témoignent leurs œuvres ? Qu'elle
s'applique au monde extérieur ou à celui des âmes,
sa délicatesse même la rend douloureuse. Sans doutef
il semble au premier abord que le pouvoir de jouii*
ESSAIS. 1**
26 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
soit nécessairement égal à celui de souffrir, et que,
par conséquent, une sensibilité des nerfs exception-
nelle, avec des souffrances plus vives, comporte
aussi de plus vives jouissances qui font au moins
compensation. Mais n'oublions pas que toutes les
impressions portées à Textrême nous affectent péni-
blement; celles qui nous sont le plus agréables,
ne peuvent dépasser un certain degré de vivacité
sans tourner à la douleur, et, plus elles le
dépassent, plus cette douleur s'irrite. Si donc
les artistes se distinguent du commun des hommes
par une nervosité plus fine et plus excitable, non
seulement les sensations de peine sont chez eux plus
aiguës, mais encore les sensations de plaisir, celles
qu'éprouve comme telles un appareil nerveux
d'impressionnabilité moyenne, doivent faire sur leurs
nerfs l'efiet d'une souffrance.
Et ne voyons-nous pas que les plus heureux, les
plus riants spectacles, ceux qui, vus dans la nature,,
égaient notre esprit et réjouissent notre imagination,
nous procurent souvent, traduits par la plume ou par
le pinceau, une impression de tristesse contre la-
quelle nous ne pouvons nous défendre ? Cette tris-
tesse, qui n'est pas dans les choses mêmes, il faut
qu'elle soit dans l'âme de l'artiste, pour lequel son
irritabilité maladive fait de tout frisson une douleur.
Si l'artiste incline d'instinct au pessimisme, c'est que,
souffrant davantage de ce qui fait souffrir les autres,
il souffre encore de ce qui les fait jouir. Les Concourt
L£ PESSIMISME CONTEMPORAIN 27
s'appelaient « des vibrants d'une manière supérieure,
blessés à la moindre impression, sans enveloppe,
saignants ». N'est-ce pas là, plus ou moins, Tétatde
tous nos artistes contemporains, et Flaubert lui-
même, le maître soi-disant impassible, ne se com-
pare-t-il pas à un a écorché » ?
Des trois formes sous lesquelles se présente la
littérature contemporaine, le théâtre répugne à Tex-
pression du pessimisme tel que nous l'avons entendu,
de ce pessimisme qui consiste dans le dégoût de
l'existence considérée comme un mal, et, par suite,
de tous les mouvements qui nous la font sentir. Non
seulement le théâtre est, de tous les genres littérai-
res, celui dans lequel la personnalité de Tartiste
s'accuse le moins, mais encore et sa nature propre
et les conditions extérieures où elle l'assujettit ,
le rendent particulièrement inhabile à exprimer un
état d'âme dont la rigoureuse traduction serait une
immobilité taciturne. Il y a répugnance intime
entre le pessimisme, qui abolit Faction, qui con-
damne la vie, et l'essence même d'un genre fait pour
donner de la vie une image directe, d'un genre où
tout est action, la parole elle-même. Aussi bien
la vocation théâtrale suppose par soi le goût de Tac-
lion et delà vie. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir d'au-
teur dramatique foncièrement pessimiste.
La seule forme de pessimisme qui s'approprie au
théâtre, c'est la misanthropie ; ce n'est pas l'ennui de
vivre, c'est la haine et le mépris de l'humanité. Or,
à
28 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
cette misanthropie ne s^est jamais étalée sur la scène
avec autant de cynisme qu'à notre époque. Les jeunes
auteurs, qui, partis en guerre contre les conventions
scéniques, ont pris pour tâche de ramener le théâtre
à la vérité, ne veulent voir cette vérité que dans
le mal, et traitent comme des conventions surannées,
non seulement, pour la structure de leurs pièces, les
exigences leehniqnes auxquelles nos dramaturges
«'éiaientjusqu'à présent soumis, mais encore, dansla
peinture de leurs personnages, tout sentiment qui
nous montre de Thomme autre chose que ses pires
bassesses.
S'il ne faut pas chercher au théâtre cette tristesse
par laquelle se manifeste le dégoût d'agir et d'être,
la poésie semble, vu ce qu'elle a d'essentiellement
intime, plus propre que tout autre genre à en rece-
voir comme à en communiquer l'impression. Et, de
fait, presque tous nos poètes contemporains sont
profondément atteints de pessimisme. Leconte de
Lisle, d'un bout à l'autre de son œuvre, exprime le
néant de toute chose. L'univers se montre à lui
comme la perpétuelle et toujours changeante illusion
de phénomènes qu'aucune substance ne soutient, et
la vie humaine soit, en elle-même, comme le rêved'un
rêve, soit, en son activité vide, comme l'insupporta-
ble trouble du repos sacré. Il n'y a qu'une idée, une
seule, dans toutBaudelaire, c'est que la nature, en nous
ou hors de nous, a pour essence le mal. A cette idée,
qui est le fond même du christianisme, joignons ce
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 59
qui, chez ce maniaque de ladépravation, en corrompt
le caractère chrétien, c'est-à-dire les raffinements
d'une nervosité morbide, les excès et les dégoûts du
libertinage, nous aurons le secret de ce pessimisme
éminemment malsain, dont les subtils miasmes ont
empoisonné toute une partie de notre jeunesse.
Mais Baudelaire etLeconte de Lisle sont déjà pour
nous des ancêtres. Après eux, voici les Parnassiens,
chez qui le souci exclusif des mots et des rythmes
peut bien, après tout, s'expliquer par un nihilisme
plus ou moins conscient. Ceux qui désespèrent d'at-
teindre jamais à quelque chose de réel n'ont
plus que la préoccupation de la forme. Ils suppri-
ment toute matière dans l'art comme toute subs-
tance dans l'univers.
Des poètes formés à l'école du Parnasse, les deux
plus illustres, François Coppée et Sully Prudhomme,
qui ne tardèrent pas à en répudier le vain méca-
nisme, ont dit toutes les tristesses de l'âme moderne.
Laissons même décote le premier : Coppée n'applique
guère sa délicate observation qu'à des scènes tout épi-
sodiques, à des détails ; il n'a jamais embrassé d'un
coup d'œil l'ensemble de la vie. Mais Sully Prudhomme,
avec son infinie mansuétude, est peut-être plus fon-
cièrement pessimiste queLecontede Lisle lui-même.
La raison et le sentiment s'accordent en lui pour le
mener au pessimisme. C'est le mal universel que
chante ce doux résigné. Il enseigne que la science est
impuissante, que la justice n'a de place ni sur la
1* *
â
30 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
terre ni dans le ciel, que notre seule félicité se réduit
à la douleur. Sans' doute, sa philosophie a pour
aboutissement final le triomphe du cœur sur la rai-
son : dans le cœur réside la vraie félicité, la vraie
justice, et même la vraie science, car « c'est à force
d'aimer qu'on trouve » . Mais cet amour par lequel il
veut résoudre toutes les énigmes et dans lequel il
croit concilier toutes les contradictions, Sully Pru-
dhomme, tout en lui demandant le bonheur, le peint
comme une souffrance. L'amour est l'invisible tis-
seur des liens qui nous serrent et nous meurtrissent.
Un trait d'or frémissant unit notre âme au soleil, de
longs fils soyeux l'unissent aux étoiles, et ilsuffit d'un
sourire pour faire la chaîne de nos yeux : le cœur
aimant est ainsi comme attaché aux choses, aux
êtres qu'il aime ; et le moindre souffle, ébranlant ces
frêles et douloureux liens par lesquels nous y tenons,
tire nos fibres et les fait saigner. Aimer veut dire
souffrir, et la tendresse qu'on a dans Pâme est une
tendresse où tremblent toutes les douleurs.
Parmi les poètes que ces dix ou quinze dernières
années nous ont fait connaître, il n'y en a guère
dont l'inspiration ne soit pessimiste. Nommons au
moins Jean Lahor et Edmond Haraucourt.
Le premier a pour maître direct Leconte de Lisle.
Ce n'est pas un misanthrope et ce n'est pas non plus
un révolté. Que l'illusion seule fasse la beauté des
choses, il n'en goûte pas moins les belles apparences
qui se déroulent à ses yeux. Il voit passer devant lui
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 31
les vagues fugitives que, sur Tocéan de la vie, la
plus légère haleine fait pour un instant monter à la
surface, et, sachant bien que cette surface lui ment, il
en aime encore les mensonges. Mais s'il bénit Texis-
tence, c'est en aspirant à ne plus être. Il voudrait
éprouver la vague douceur de se fondre dans Tuni-
vers, remonter de la vie consciente au pur instinct,
dépouiller Tafifreuse misère des déterminations indi-
viduelles pour rentrer à jamais dans Tunité indéter-
minée, dans le vaste sein aveugle du monde, pour
absorber et dissoudre sa propre âme dans la grande
âme divine. Il dit le rêve de Texistence, et il dit
aussi la gloire du néant ; et, las d'avoir vécu, d'avoir
ri comme d'avoir pleuré, il demande au Père univer-
sel de lui faire trêve, au grand Tout de s'ouvrir à lui,
de verser à ses membres recrus
Le calme bienheureux de la passivité.
Edmond Haraucourt publiait tout jeune encore, il
y a cinq ou six ans, son beau recueil de VAme nue,
où domine la note pessimiste. Chez cet esprit vigou-
reux et sincère, mais qui ne semble pas avoir encore
trouvé son assiette définitive, le pessimisme prenait
un tour dramatique parce qu'il avait pour cause le
conflit de l'esprit moderne avec une éducation chré-
tienne, la lutte de la science avec la foi, ou, si l'on
préfère, de l'esprit avec le sentiment. Après avoir
chanté, lui aussi, comme Leconte de Lisle ou Jean
Lahor, le dégoût d'exister, l'horreur de sentir, le
â
"
32 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
désespoir d*êlre un homme, après avoir soupiré vers
je ne sais quel retour à l'animalité primitive, à Tin-
conscience de nos plus lointains ancêtres, il s'est,
depuis, laissé reprendre par cet esprit de religiosité
plus ou moins catholique dont VAme nue offrait déjà
maintes traces. Mais son Mystère de la Passion n'est
qu'un drame biblique, tandis que VAme nue était le
drame de sa propre âme.
C'est surtout parmi les romanciers qu'il faut cher-
cher les maîtres de notre génératian contemporaine.
Le positivisme scientifique n'a pas encore tué la poé-
sie, mais il semble que notre temps ne la considère
plus que comme un jeu puéril. De fait, tous les poètes
dont les débuts avaient marqué dans ces dernières
années, ne sont plus connus que comme prosateurs.
M. Paul Bourget, M. Anatole France, M. de Maupas-
sant, ont tous débuté par la poésie; mais M. de
Maupassant est pour nous l'auteur de Pierre et Jean
ou de Fort comme la Mort^ et non de ce recueil,
déjà ancien, qu'il intitulait bravement Des vers;
M. France, par son Crime de Silvestre Bonnard et
par sa Thais^ a fait presque tort à ses Noces Corin-
thiennes, et les délicats enfin sont seuls à se rap-
peler Edel ou les Aveux de M. Bourget après son
André Cornélis et son Disciple,
Ne prenons, parmi nos romanciers, que ceux de la
jeune génération. Laissons de côté Flaubert, si pro-
fonde qu'ait été sa trace dans l'histoire du roman
contemporain: il y a peut-être en son fait plus de
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 33
misanthropie que de véritable pessimisme , et ,
comme sa misanthropie elle-même n'est guère autre
chose que la haine de Tartiste pour le bourgeois, son
pessimisme s'explique en grande partie par le tour-
ment de la forme, de Texpression parfaite, unique,
absolue, à la poursuite de laquelle il s'épuisait et se
consumait, par ce que lui-même appelle les affres du
style ; mais enfin l'auteur de Madame Bovary n'en
laisse pas moins deviner dans tous ses romans, sans
s'y départir jamais de 1' « impersonnalilé » où il se
contraint, cet écœurement et ce désespoir dont sa
correspondance nous donne à chaque page l'expres-
sion directe et personnelle. Laissons de côté Zola
lui-même, dont le génie massif et brutal a opprimé
notre génération : ce que Zola montre dans toute son
œuvre, c'est l'instinct aveugle, l'appétit incoercible,
l'irrémédiable bestialité de notre nature ; et de là ce
pessimisme, non pas frémissant et révolté comme
chez certains, non pas doux et attendri comme chez
d'aulres, mais lourd, morne, accablé, le pessimisme
d'un homme qui se sent livré tout entier par son
tempérament, par son animalité foncière, à la domi-
nation des forces obscures et fatales que l'univers
fait peser sur lui.
Si, nous arrivons tout de suite à nos jeunesroman-
ciers, à ceux que ces dix dernières années nous ont
fait connaître, les plus célèbres, M. de Maupassant,
M. Pierre Loti et M. Paul Bourget, nous présentent
chacun une forme spéciale de ce pessimisme qu'ex-
à
34 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
prime sous toutes les formes la littérature contem-
poraine. Il sera peut-être intéressant de le caracté-
riser chez trois écrivains si dissemblables entre eux
que, les réunissant ici comme « pessimistes », je
dois aussitôt, même comme tels, les marquer cha-
cun de traits distincts et tout individuels.
Ce qui frappe au premier abord en M. de Mau-
passant, c'est l'ardeur d'une sensualité avide et
vivace. Le recueil de vers par lequel il débuta n'a
d'autre thème que l'amour physique : ce sont, d'un
bout à l'autre, élans furieux et puissantes étreintes.
Cependant cette fièvre des sens laisse déjà paraître
tout au fond du cœur je ne sais quel germe de tris-
tesse. Dans le présent il envie aux bêtes une incon-
science qui les garantit de toute inquiétude ; pour
plus tard il prévoit l'incapacité de jouir que l'âge
doit amener. L' « Aïeul » aux derniers moments
duquel il assiste, regrette en mourant la force de
l'amour, et la Dernière escapade est celle de deux
vieillards qui, retrouvant les souvenirs de leur jeu-
nesse, gémissent de n'en pas retrouver aussi l'ar-
deur.
Tel il se révélait dès lors, tel il est resté, le chantre
des impétueux désirs et des effervescences fécondes.
Il sent frissonner dans la nature entière un immense
prurit de sève, et toute son œuvre vibre de ce fris-
son. L^ivresse charnelle semble être Fhabitude d'e
son tempérament, et ce tempérament même lui ins-
pire comme philosophie un naturalisme superbe-
■\ -»■
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 35
ment cru qui se complaît dans l'exaltation de la
matière et dans la glorification des sens. Tout ce
que les sens ne peuvent saisir, il l'ignore, il ne veut
pas le connaître. L'idéal, pour lui, ce ne saurait être
qu'une pleine jouissance des réalités, et la morale, à
ses yeux, consiste dans une sage hygiène qui con-
serve nos organes en bon état pour nous faire jouir
de la vie. La divinité qu'il sert, c'est la Vénus de
Syracuse, cette « femelle de marbre » dont une pho-
tographie Tenflamma d'amour. La Vénus de Syra-
cuse est une femme, mais elle est aussi un symbole,
celui de la beauté puissante, saine, simple, que ne
gâte aucune sollicitation de l'esprit, aucun mysti-
cisme énervant, aucune velléité d'un insaisissable
au delà. Comparez la Vénus de Syracuse avec la
Vénus de Milo. L'une n'a pas de tête et l'autre n'a
pas de bras. La Vénus de Syracuse n'a pas de tête?
le symbole en est plus complet; La Vénus de Milo,
elle, n'a pas de bras : mieux vaudrait qu'elle n'eût
pas de tête, car ce que nous demandons à la femme,
ce n'est point sa pensée, ce sont ses embrassements.
La sensation, voilà ce qu'exprime tout d'abord
avec une fougue brutale M. de Maupassant. Mais ce
sensualisme dont s'inspire son œuvre renferme en
soi le « je ne sais quoi d'amer » qui corrompt à leur
source nos jouissances. La chair est faible : trop vif
ou trop prolongé, le plaisir tourne à la souffrance, à
la maladie, et la capacité même de jouir est étroite-
ment bornée. « Il m'eût fallu, dit M. de Maupassant,
36 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
la vitalité d'une race entière, car je porte en moi
tous les appétits. » Bien plus, la lassitude nous
vient sans que nous ayons jamais été pleinement
assouvis. Il nous faudrait des sensations toujours
nouvelles, et nous tournons perpétuellement dans le
même cercle. De là Tennui de vivre. L^existence est
d'une intolérable uniformité pour ceux qui n'y cher-
chent que des sensations. Nul n'a rendu avec plus
de force que M. de Maupassant lui-même, « la haine
des plaisirs jamais renouvelés », et, d'une manière
générale, Técœurement abominable des mêmes ac-
tions qui se répètent sans cesse, le dégoût du visage
humain toujours pareil, des sites tous copiés les uns
sur les autres. Et voilà ce sensuel éprouvant à cer-
tains jours « rhorreur de ce qui est » jusqu'à désirer
la mort.
Mais peut-être y a-t-il, bien loin dans le monde,
par delà les montagnes et les mers, des hommes qui
ne sont pas semblables à tous les hommes, des
paysages qui ne sont pas semblables à tous les paysa-
ges, des plaisirs qui ne sont pas semblables à ceux
dont il est si las. « Oh ! fuir! partir! Une gare, un
port, un train qui siffle et crache son premier jet dé
vapeur! un grand navire qui s'en va là-bas à l'ho-
rizon vers des pays nouveaux ! Qui peut voir cela
ëans frémir d'envié, sans sentir s'éveiller dans son
âme le frissonnant désir dès longs voyages? » Hélas !
c'est en allant bien loin qu'on comprend cotnme tout
est proche, et court, et vide, c'est en parcourant la
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 37
terre qu^on voit bien comme elle est petite et sans
cesse pareille à elle-même. Et alors, quand on a ex-
ploré tout le domaine des satisfactions possibles,
« on demeure atterré devant le néant du bonheur,
devant la monotonie et la pauvreté des jouissances
terrestres. »
C'est que la sensation ne répond qu*à notre nature
physique, et, quoi que nous fassions, il y a en nous
autre chose, mieux ou pis, qu'un animal. Quand
notre corps de béte s'est grisé de toutes les ivresses
que peut lui procurer la vie, quand il retombe, lassé,
sur la terre d'où il sort et dans laquelle il doit ren-
trer un jour, alors la pensée se lève, inquiète, alors
on entend en soi je ne sais quelle voix douloureuse,
la voix « qui crie sans fîn dans notre àme, qui nous
reproche tout ce que nous avons fait et tout ce que
nous n*avons pas fait, la voix des vagues remords,
des regrets sans retour, des jours finis, des choses
disparues ». Et le sensualisme aboutit au pessi-
misme, au nihilisme suprême. On voudrait jouir
à la façon des animaux ; on voudrait a ne pas pen-
ser », t vivre comme une brute », retourner à la
matière. Le sensualisme a pour terme le désir de
« ne plus sentir d .
M. de Maupassant ne parle pas souvent de lui'
même; mais avions-nous besoin des confidences
qu'il nous fait çà et là, dans Au soleil, dans Sur
Veau, pour connaître le secret de la tristesse impla-
cable que dégage tout entière Tœuvre de ce gai con-
EbSAIS. 2
â
38 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
leur? Jamais dans ses romans et dans ses nouvelles
il ne se met lui-même en scène ; jamais il n'inter-
vient, fût-ce par un mot, par un signe, pour nous
exprimer sa pensée intime sur les personnages qu'il
anime si fortement, sur la vie, dont il nous donne
une représentation si précise et si directe. Qu'im-
porte ? Dans ses contes les plus joyeux en apparence,
nous sentons une ironie latente, une morosité fon-
cière, et, jusque sous la gaudriole elle-même, un
arrière -goût d'amertume.
Il exprime à sa manière la désespérance profonde
du sensualisme, et non seulement dans Fort comme la
Mort ou dans Notre Cœur^ mais encore da^ns Bel Ami.
Il l'exprimait déjà quand il ne montrait chez l'homme
que les fatalités du tempérament, et il les exprime
toujours, il les exprime avec plus de force encore
peut-être, dans ses derniers romans, où il semble
n'être devenu « psychologue » que pour réduire en
définitive la psychologie à la physiologie, ou, du
moins, pour soumettre les puissances intellectuelles
et morales de notre nature au despotisme aveugle
de la sensation. Point de détours chez lui, point d'ar-
guties, rien de captieux ; il ne veut pas nous convain-
cre, il ne discute pas avec nous, il ne donne aucune
prise à l'objection, — et nous restons accablés dans
notre optimisme natif comme d'un coup de massue.
S'il faut deviner M. de Maupassant derrière les
acteurs qu'il met en scène, il n'y a guère qu'un seul
personnage dans l'œuvre de M. Pierre Loti, et ce
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 39
personnage, c'est lui-même, qui d'un bout à l'autre
y prend le lecteur pour confident de son incurable
mal. Le mal de Loti, le mal dont il ne cesse de se
plaindre et qui donne à ses plus exquises pages leur
saveur de pénétrante tristesse, quel est-il donc? Une
variété de pessimisme spécialement appropriée à
cette nature de rêveur mélancolique, chez lequel une
imagination extraordinairement aiguë multiplie et
redouble les souffrances d'une sensibilité toujours
frémissante.
Le pessimisme systématique a pour aboutisse-
ment naturel le désir du non-être. Ce qui fait de Loti
un pessimiste d'une espèce particulière, c'est que
son trait le plus caractéristique est la peur du néant,
l'horreur de ce grand trou, comme il dit, de cette
fosse béante qui tôt ou tard doit nous engloutir.
Mais peut-être ces deux formes de pessimisme déri-
vent-elles au fond d'un principe commun. La pre-
mière, en partie, et la seconde entièrement s'expli-
quent par la tendance intime de notre nature à la
durée. Cette durée, cette fixité, les uns se la pro-
mettent après ce que nous appelons la mort, et cher-
chent à oublier les accidents de Texistence ter-
restre en absorbant leur esprit dans la pensée du
néant immense et définitif au sein duquel tout acci-
dent expire ; mais d'autres, plus sensibles à la vie,
se lamentent que tout y passe, et, à chaque soleU
qui disparait, à chaque feuille qui tombe, pleurent
sur la fuite irrévocable des choses.
à
ÀQ LITTÉRATURE CÔNTÊMPÔUAINË
Rien ne dure ici-bas. C'est la plainte éternelle de
Loti. Encore tout enfant, il monte un dimanche Tes-
calier delà maison paternelle au retour du « temple»»
et, voyant un rayon de lumière qui passe par les
contrevents à demi fermés, et qui s'allonge d'une
manière bizarre sur la blancheur d'un mur, il se sent
saisi par une impression tout à fait nouvelle, où
entre déjà o la notion infuse de la brièveté des étés
de la vie ». Rien ne dure : cette navrante pensée
hante sans cesse son esprit. Parfois il se prend à
écouter autour de lui l'écoulement inexorable des
heures, il entend battre une grande horloge mysté-
rieuse de l'éternité, et il sent le temps s'envoler,
filer, filer, avec une vitesse qui tombe dans le vide...
Rien ne dure, refrain lamentable ! Et, si Loti écrit,
ce n'est que pour lutter contré la fragilité des choses,
contre sa propre fragilité, en fixant des images fugi-
tives. S'il crie son mal au passant, c'est pourappeler
à lui les sympathies des inconnus les plus lointains,
avec une angoisse toujours croissante à mesure qu'il
voit de plus près le néant.
Cette pensée lui gâte la vie, lui gâte la seule chose
«
que la vie ait de bonne, l'amour. A peine aime-t-il,
à peine est-il aimé quelque part, qu'il songe déjà
aux souffrances de l'inévitable séparation. Il se mêle
à son amour « je ne sais quoi d'étrange et de mortel,
une préoccupation de l'au-delà, une angoisse, une
inquiétude de voir tout finir ». Il s'y mêle encore
i'amère prévision que, parti bientôt pour un nouveau
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 41
pays, il deviendra un autre moi, avec des sens dif-
férents, et oubliera, hélas ! ce qu'il avait ailleurs
aimé. Or, qu'est-ce que Toubli, sinon une forme de
ce néant qui nous absorbe peu à peu dans son
abîme ?
Le pessimisme de Loti se réduirait donc à Teffroi
de la mort. Mais quoi? Aime-t-il tant la vie pour
avoir de la mort une telle horreur? La vie, qui peut
en sentir plus profondément Tinanilé? Victime de
son imagination, il ne trouve jamais la réalité égale
au songe qu'il avait fait. Agé de dix ans à peine,
aprèsune journée d'amusement aveclà petite Jeanne,
une journée dont il s'était promis à l'avance tant de
joie, il conclut en lui-même à ce mortel « ce n'est que
ça ! » qui devint dans la suite une de ses plus habi-
tuelles réflexions et qu'il aurait aussi bien pu pren-
dre pour devise. Le monde, « qu'il croit d'abord si
immense et si plein d'étonnements charmeurs », se
décolore et se rétrécit à mesure qu'il le parcourt.
Prince et magicien dans le domaine du rêve, c'est
ainsi que lui-même s'appelle, il ne l'est que pour son
propre malheur, pour ne jamais accomplir ses rêves,
même en les réalisant. Et cette imagination qui
l'empêche de goûter la vie, lui rend sans cesse pré-
sent le spectre de la mort. « Le palmier croîtra, le
corail s'étendra, mais l'homme périra. » Loti sait
que rien ne dure, et la pensée de la poussière finale
est pour lui une véritable oppression. « Dans vingt
ans, dans dix ans peut-être, où serons-nous? » Il
42 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
assiste à un Pardon breton, et sur la gaieté de cette
fête il sent peser l'universelle menace de mourir. Il
sort de Téglise où Petit-Pierre, le fils de son frère
Yves, vient d'être baptisé, et à quoi songe-t-il? Il
songe qu'un temps n'est pas loin où Petit-Pierre
dormira dans son tombeau, sur lequel les digitales
fleuriront au beau soleil des étés; il songe que nous
passerons tous, et ce que nous avons aimé avec
nous-mêmes, et toutes les choses de cette terre, —
et une mélancolie profonde le prend au cœur en
ce jour de joie.
Mais ce qui tourmente Loti plus encore que la
pensée de l'éternel et définitif sommeil, c'est celle
de la tombe qui se creuse peu à peu dans notre vie
à mesure que nous y avançons. La mort en elle-
même ne lui fait pas tant peur, et, quand Aziyadé lui
demande s'il veut se jeter dans la mer avec elle:
« Moi, répond-il, je le veux bien, partons tout de
suite, ce sera fini après ». Qu'est-ce donc qui sera
fini? La tristesse de vivre au jour le jour, de sentir
le temps s'écouler, d'être impuissant à rien lui re-
prendre de ce qu'il a dévoré, à rien lui soustraire de
ce qu'il dévore déjà. Ce n'est pas tant la mort que
craint Loti, ce sont les morts partielles de chaque
heure qui passe, qui périt. Un sentiment intense,
profond, continu, de ces mille et mille morts dont la
vie est faite, voilà le mal de Loti.
Il n'est encore qu'un enfant lorsqu'on lui lit l'his-
toire d'un petit garçon très coupable qui, ayant
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 4S
quitté sa famille et son pays, revient visiter seul la
maison paternelle après de longues années pendant
lesquelles tous ses parents sont morts, et, dans le
jardin abandonné, retrouve, en se baissant vers la
terre humide, parmi les feuilles d'automne, une
perle bleue qui était restée là depuis le temps où
il venait s'y amuser avec sa sœur. Loti eut à ce
moment « la conception de la fm languissante des
existences et des choses, de l'immense effeuillement
de tout ». Cette conception, une fois entrée dans son
esprit, n'en sort plus, elle ne lui laisse savourer
aucun plaisir, elle se mêle aux ivresses de la vie,
elle donne à toute son œuvre je ne sais quel goût de
ce néant qui nous envahit d'heure en heure, lam-
beau par lambeau, elle y fait passer d'un bout à
l'autre comme le frisson de ce souffle glacé qui déta-
che une à une les feuilles de notre vie.
Chez M. Paul Bourget, le pessimisme est surtout
d'ordre intellectuel. Il faut chercher le trait carac-
téristique de ce psychologue dans sa merveilleuse
aptitude à comprendre les sentiments et les états
d'esprit les plus divers, à les comprendre si bien
qu'ils lui deviennent personnels. Retraçant au
début la maladie morale de sa génération, il se
l'est ainsi inoculée sous toutes ses formes. Dans la
dernière pièce de la V\e inquiète^ qu'il adresse à
Leconte de Lisle, prêtre du bouddhisme, — en
admirant, en enviant peut-être les âmes sereines qui
peuvent s'abstraire de ce monde odieux et trouver
44 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
la paix dans Toubli, il leur oppose ceux qui n'ont
pas le courage de fuir leur siècle, ceux que leur
siècle possède et qu il force à vivre de sa vie anxieuse.
M. Paul Bourget a été par excellence Thomme de ce
temps, et il en a vécu la multiple vie. Ses Essais de
psychologie contemporaine témoignent d'une sym-
pathie intime pour les états d'âme qu'il y décrit ; et
l'extraordinaire complication que ces états d'âme
supposent chez celui qui se les est tous assimilés, a
justement son unité intrinsèque dans le pessimisme,
auquel tous finissent par aboutir.
M. Bourget s'est défendu plus d'une fois d'être
pessimiste. Mais, si la thèse de ses Essais est, comme
il le dit lui-même, « que les états de l'âme particu-
liers à une génération nouvelle se trouvent enve-
loppés en germe dans les théories et les rêves de la
génération précédente », ce sont bien ses propres
« façons de goûter la vie » qu'il analyse dans les dix
écrivains dont il a le plus subi l'ascendant; et si,
d'autre part, toutes les œuvres passées en revue au
cours de ces essais dégagent, pour citer les termes
de sa préface, « une même influence douloureuse,
une influence profondément, continûment pessi-
miste », par quelle étrange inconséquence peut-il
nier son propre pessimisme? Ce pessimisme, il lui
vient par Taine de l'esprit scientifique qui abolit en
nous la croyance, non pas au divin seulement,
mais au bien lui-même et à toute moralité, il lui
vient par Stendhal de l'esprit cosmopolite qui dissipe
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 45
la vie humaine au vent d'une curiosité stérile et
bientôt lassée, il lui vient par Renan du dilettan-
tisme qui nous fait payer le plaisir de tout compren-
dre par rintime souffrance de nous sentir impuis-
sants à rien affirmer.
Aussi bien, son pessimisme ne dérive pas seu-
lement des influences qu'il a subies. Cet esprit
d'analyse que Fauteur des Essais possède à un si
haut degré, engendre fatalement, en vertu de son
exercice même, la tristesse intellectuelle. Toute foi
est une synthèse, et l'analyse conduit au scepticisme.
Or, M. Bourget n'est pas de ces intelligences qui
jouissent de leurs doutes.
Il y a dans ses romans un personnage caractéris-
tique entre tous, dont il varie le type sous des noms
divers, mais qui est toujours, quelque nom qu'il
porte, une victime de l'analyse. C'est le Vernante
de Madame Bressuire , le Querne de Crime d'A-
mour, le Larcher de Mensonges, le Greslou du Dis*
expie.
Vernante est incapable d'agir parce qu'il épuise
toute sa sève dans une attention perpétuelle à obser-
ver ce qui se passe en lui. Il croit aimer, il devine
qu'on l'aime ; mais, quand un mot de lui sufïirait en
effet pour qu'Ève-Rose lui accordât sa main, quand il
n'aurait qu'à s'abandonner, voilà sa manie d'analyse
qui le reprend, — et il part, comprenant, dans la
détresse de son âme, qu'il est décidément impropre
à l'amour. « Ce pauvre garçon, dit Ève-Rose, qui le
2*
46 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
connaît bien, avait donné ce que son âme usée pou-
vait donner de meilleur, sa rêverie. »
Armand de Querne ne croit plus à aucune femme,
et comment aimer sans croire ? Il éprouve tous les
tourments de Tamour, et jamais cette extase de
Tâme après laquelle il soupire. Hélène n'a d'autre
désir que de le rendre heureux ; mais un scepticisme
cuisant a flétri, chez lui toute candeur et toute
foi. Les émotions se dessèchent en traversant son
cerveau pour arriver à son cœur. Toujours inquiet,
toujours ombrageux , Armand ne sait que faire
souffrir Hélène en se torturant lui-même à plaisir.
Claude Larcher prétend que Tartiste doit compli-
quer le plus possible son moi, ressentir, en se dédou-
blant afin de les observer à Taise, toutes les
passions dont peut vibrer l'homme. Et pourquoi ?
Pour ajouter une belle page à la littérature de son
temps. Mais il n'est même plus capable d'écrire ;
Tanalys consumé chez lui toute force de production.
C'est encore l'analyse qui a dissous son idéalisme
natif; il aspire sans cesse, nous dit-on, à la simpli-
cité de la foi, et, sans cesse, le goût des complexités
intellectuelles ou sentimentales lui montre dans
n'importe quelle foi une sorte de mutilation. C'est
enfin l'analyse qui lui a fait perdre toute énergie
morale. Après sa conversation avec l'abbé Taconet,
un immense dégoût s'empare de lui. H aperçoit
comme un port la maison d'une vieille parente de
province. H commande à son domestique de pré-
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 47
parer sa malle, et, quand le moment du départ est
venu, il hèle un fiacre pour se faire conduire chez
Colette.
Encore élève de philosophie, Greslou débute par
un essai intitulé Contribution à Vétude de la multi-
plicité du moi^ et le principal article de son pro-
gramme consiste à faire sur lui-même et sur les
autres le plus grand nombre possible d'expériences.
Ce jeune homme n'est pas foncièrement mauvais. Il
chérit la mémoire de son père ; il sert la science
avec un zèle désintéressé; l'autobiographie qu'il
envoie à M. Sixte, il refuse par délicatesse de la
communiquer à son avocat, qui en tirerait parti
pour le défendre; enfin son déterminisme tran-
chant ne l'empêche pas d' « étoufl'er de remords ».
Ce qui le perd, c'est la scélérate curiosité du psycho-
logue ; c'est une application maniaque à démonter
et à remonter sans cesse, soit en lui, soit chez ceux
qu'il est à même d'observer, les subtils rouages de
ce mécanisme où il réduit l'être humain ; c'est l'in-
capacité d'être simple , de savourer innocemment
aucune impression ; c'est le culte idolâtre qu'il rend
à son cerveau, à son Moi pensant; c'est, encore et
toujours, le mal de l'analyse, mais ici sous sa forme
la plus odieuse, avec tout ce qu'il peut supposer
d'horrible sécheresse et tout ce qu'il peut engendrer
de froide, d'implacable férocité.
Ce mal, dont M. Bourget se plaît à décrire les
ravages, toute sa génération en a plus ou moins
i8 LITTÉRATURE CONTEMPt)RAINE
souffert. Et, dans la préface du Disciple^ après avoir
tracé le portrait de son misérable Greslou : « Ah ! s'é-
crie-t-il, nous le connaissons trop bien, ce jeune
homme-là ; nous avons tous failli l'être, nous l'avons
tous été un jour, une heure. » Mais il y a chez
l'auteur lui-même une tendresse native que l'ana-
lyse n'a point flétrie : dans son poème dÉdel, le
héros, finissant par sentir qu'il n^est rien ici-bas de
vrai que d'ouvrir son âme, brûle tous ses livres, et
jusqu'à son cher Stendhal, qui, en lui inoculant ce
venin de l'analyse. Ta rendu désormais incapable de
« se griserie cœur». Et il y a aussi chez M. Bourget
une préoccupation de moralité qui persiste sous
le scepticisme de son intelligence. Cette inquiétude
morale s'accuse dans tous ses livres, dans ses essais
psychologiques, dans ses études, dans ses romans^
et le moraliste qui est en lui préserve l'analyste
contre les conséquences extrêmes de l'esprit critique.
Mais le pessimisme de M. Bourget ajustement une
de ses causes les plus essentielles dans ce qui se
mêle de scepticisme intellectuel à sa tendresse et
à son souci de la conscience. « Je suis, disait-il,
Je suis un homme né sur le tard d*ane race.
Et mon âme, à la fois exaspérée et lasse,
Sur qui tous les aïeux pèsent étrangement,
Mêle le scepticisme à Tattendrissement.
Un sceptique tendre, c'est bien là M. Bourget; un
sceptique qui voudrait croire, et pour qui les énig-
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 19
mes de la vie sont cruelles. La tendresse, le besoin
d'une foi, se révèlent dans son œuvre entière : ce
dilettante tout imprégné de « beylisme » y trahit
presque à chaque page des angoisses où ne se recon-
naît plus du tout le disciple de Stendhal.
Depuis cinq ou six ans, depuis Mensonges et Crime
(T Amour ^ M. Bourget patronne cette renaissance
néo-catholique à laquelle se laisse séduire une portion
de la jeunesse actuelle. Et cela ne l'empêche pas
d'écrire dans la Vie Parisienne^ journal peu mys-
tique, une Physiologie de V Amour, qui n'a rien d'un
livre de dévotion. Cas fort intéressant de ce dédou-
blement du Moi dont ses héros favoris nous avaient
donné l'exemple! Mais, en ne considérant chez lui
que le Moi dans lequel nos « chrétiens de lettres »
reconnaissent un de leurs premiers initiateurs, les
sincères aspirations de son âme n'empêchent pas
son intelligence d'être restée incrédule. Apôtre qui
ne sait pas au juste quelle est sa foi, la religiosité
qu'il prêche n'est qu'une forme de pessimisme, d'un
pessimisme qui ne s'est en aucun temps résigné et
qui s'attendrit de plus en plus.
Si le pessimisme ne consistait qu'à reconnaître
Texistence du mal, il en sortirait une morale éminem-
ment salutaire. En l'entendant de la sorte, on n'a
pas de peine à faire voir qu'il fut toujours utile et
bienfaisant pour l'individu et pour l'humanité. Etre
pessimiste, ce serait dès lors concevoir dans l'idéal
un monde supérieur au monde réel, une humanité
:
i
I '
50 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
meilleure et plus heureuse, et, de cette conception
même, tirer la force et la vertu qu'il nous faut pour
travailler, chacun suivant ses moyens, à la réaliser
ici-bas. Ainsi compris, le pessimisme, soit en lui-
même, soit par ses effets moraux, vaut beaucoup
mieux qu'un certain optimisme. C'est une supersti-
tion dangereuse entre toutes de croire que le progrès
se fait de lui-même, sans nous, quand nous nous
abandonnons, contre nous, quand notre ignorance
ou notre lâcheté lui fait obstacle. Mais il n'y a même
aucun progrès à faire dans « le meilleur des mondes
possibles. » L'optimisme absolu, posant en principe
la perfection, nie par cela même la perfectibilité.
Non seulement il abolit en nous le besoin d'agir,
inné à notre nature, mais il est encore foncière-
ment immoral, puisque , se croyant tenu de
trouver bon tout ce qui arrive, il finit par confondre
le bien avec le mal. A cet optimisme béat qui stéri-
lise notre volonté, comment ne pas préférer une
doctrine qui, reconnaissant l'existence du mal, nous
inspire et la croyance que nous pourrons le vaincre
et le courage nécessaire pour remporter la victoire?
Mais le pessimisme n'a rien de commun avec cette
doctrine. Il faut d^abord méconnaître ce qui lui est
le plus essentiel pour y voir un principe d'activilé,
à plus forte raison pour en tirer, comme certains,
une morale de renoncement.
Une morale de renoncement? Non, le pessimisme,
et j'entends celui-là même de Schopenhauer, a jus-
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 51
tementpour point de départ un égoïsme non déguisé,
et pour terme un égoïsme bien facie à reconnaître
sous son déguisement. De quoi Schopenhauer et
M. de Hartmann autorisent-ils leur pessimisme? De
cette idée, que le seul bien pour Thomme, c'est le
plaisir. Leur pessimisme dérive d'une comparaison
plus ou moins scientifique entre les peines et les
plaisirs de l'existence. Il cherche tout d'abord à se
démontrer en montrant soit que le total des peines
l'emporte sur celui des plaisirs, soit que les plaisirs
mêmes, ayant pour antécédents nécessaires des
besoins, s'achètent par la souffrance. S'il conçoit la
vie comme mauvaise, ce n'est pas en vertu d'une
délicatesse supérieure du sens moral, c'est parce
qu'elle n'offre pas des jouissances suffisantes. Il a
dressé le bilan des plaisirs et des peines, et se trou-
vant, en fin de compte, devant un fatal déficit, il veut
faire banqueroute à l'existence. Comment une phi-
losophie qui a pour fondement cette arithmétique
tout égoïste, aboutirait-elle à une morale d'abné-
gation?
Quelle est donc la morale du pessimiste? Il renonce
au plaisir, soit; mais parce que le plaisir, d'après
lui, n'est qu'un leurre. Il aspire à déraciner en lui
la volonté de vivre, et san3 doute cette volonté de
vivre, c'est la volonté instinctive de persévérer dans
son être, de tout ramener à soi comme au centre de
tout, c'est, en un mot, l'égoïsme. Mais pourquoi veut-
il l'abolir? S'inspire-t-il de quelque haute préoccupa-
52 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
tion? Non, il veut Tabolir pour s'épargner la souf-
france. La vie étant mauvaise, notre intérêt est de la
réduire au minimum possible, voilà toute sa morale ;
ne mettons pas un esprit de renoncement et de sacri-
fice où il n'y a qu'un calcul d'égoïsme. .
Mais quoi? Le pessimisme ne conclut-il pas à
l'universelle fraternité des hommes? Recherchons
quel est le principe de cette fraternité. Telle queTen-
tendent Schopenhauer et ses disciples, elle repose sur
ce qu'ils ont appelé le « monisme ». D'après eux, tous
les êtres de Tunivers, tous ceux qui ont été, tous
ceux qui seront dans la suite des siècles, ne forment
qu'un même être présent en chacun et partout iden-
tiqueà lui-même, etcet être est le seul qui réellement
existe. La morale du pessimisme commande, il est
vrai, de renoncer à la vie individuelle, et, par là,
semble à première vue une morale d'abnégation.
Mais prenons garde qu'ellea toujours le bonheur pour
principe et pour fin, et que, si le pessimiste renonce
à son bonheur sur la terre, c'est d'abord parce qu'il
croit que tout bonheur dans la vie personnelle est
illusoire, et ensuite parce que ce bonheur, dont il
ne peut jouir comme individu, il espère le trouver
dans le bonheur du Tout. Le pessimiste ne renonce
donc qu'à ce qu'il se sait incapable d'atteindre, et,
d'autre part, ce qu'il poursuit, c'est, jusque dans
l'Absolu, l'intérêt du Moi, que le bonheur de l'Ab-
solu peut seul rendre heureux. Il n'y a là vraiment
qu'une forme, appropriée au panthéisme, de la
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 53
morale utilitaire qui nous recommande de pratiquer
le désintéressement par intérêt personnel, en nous
montrant que concourir au bien des autres, c'est
travailler à notre propre bien. La fraternité des
pessimistes ne se fonde que sur l'égoïsme le plus vul-
gaire. Pour Schopenhauer et M. de Hartmann^ l'es-
sence de la sympathie consiste à reconnaître l'iden-
tité substantielle de notre être avec Têtre de celui
vers lequel cette sympathie nous attire.
« Ma morale, ne craint pas d'écrire Schopenhauer,
s'accorde parfaitement aux vrais dogmes chré-
tiens. » Et certes on peut dire que le pessimisme
est le commencement du christianisme ; on a même
dit qu'une religion non pessimiste est à peine
une morale, tout au plus une discipline, jamais une
religion. Mais il ne suffit pas de montrer que le
pessimisme et le christianisme prêchent l'un et
Tautre le détachement des biens et le mépris des
jouissances sensuelles. On ne pourrait assimiler la
morale pessimiste et la morale chrétienne que si
Tune n'avait pour principe et pour fin le bonheur
du Moi, s'absorbant le plus possible, dès cette exis-
tence terrestre, dans l'universalité de l'Inconscient,
ou si Tautre assignait pour mobile et pour but
unique à la charité qu'elle enseigne le bonheur de
ce Moi sur la terre ou dans le ciel. Le pessimisme
peut bien être le commencement du christianisme,
mais le christianisme, loin d'être Taché vement du
pessimisme, en est la contre-partie.
m
54 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Et même, si, voyant avec raison dans le vouloir-
vivre la source de tout égoisme, on fait honneur
au pessimiste de le combattre, comme si ce n'était
pas par intérêt qu'il travaillait à l'abolition de sa
personnalité propre, il ne faudrait pas dire encore
que le pessimisme nous encourage à agir. Agir,
pour lui, c'est souffrir; et, comme il n'a d'autre fin
que la fuite de la souffrance, il ne saurait recom-
mander l'action. Ce n'est pas à une lutte active contre
le Moi qu'il aboutit, mais bien à l'entier abandon
de soi-même. « Celui qui, attaqué, ne résiste pas,
disait déjà ÇakyaMouni, je l'appelle brahmane. » Et,
de nos jours, n'est-ce pas là qu'en arrive le pessi-
misme russe? Tolstoï résume toute sa doctrine dans
la parole de l'Évangile : « Ne résistez pas au mé-
chant » ; et cette parole, interprétée par son pessi-
misme, il en tire une morale dont la pratique aurait
pour résultat non seulement de livrer les bons en
proie aux méchants, mais encore de sacrifier au
bout du compte le bien, tout passif, au mal, seul
principe d'activité.
Quand le pessimisme, subissant, comme chez les
Russes, l'influence de l'esprit évangélique, se trans-
forme en une doctrine de charité, cette doctrine
oublie que la charité même nous ordonne de com-
battre le mal, et, par suite, de lutter contre ceux
qui le font. En se résignant trop facilement à Tin-
justice, elle la crée, elle lui fournit des victimes toutes
prêtes ] et nous reconnaissons dans cette passivité
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 55
même rinfluence de Tesprit pessimiste, qui para-
lyse en nousjusqu'à la velléité d'agir. Quand, d'autre
part, le pessimisme reste fidèle à lui-même, il n'en
dérive qu'une morale foncièrement égoïste qui
prêche Tabolition du Moi dans Tintérôt même de ce
Moi, et dont l'apparente philanthropie recouvre
soit le mépris de l'homme, qu engendre forcément
le mépris de la vie, soit tout au plus une injurieuse
pitié. « Je dois Tavouer, dit Schopenhauer, la vue
de tout animal me réjouit; au contraire la vue des
hommes excite en moi une aversion prononcée. »
Et ailleurs: « L'humanité est entièrement mépri-
sable. »
N'est-ce pas là ce que nous voyons non seulement
chez les philosophes qui professent le pessimisme,
mais encore et surtout chez les littérateurs qui s'en
inspirent?
Les romans de Gustave Flaubert, sans même
parler de ses conversations ou de ses lettres, suf-
fisent à nous montrer en lui, dans ce théoricien de
l'art impassible, un misanthrope forcené et mania-
que. Il l'est depuis Madame Bovanj^ d'où il exclut
à dessein tout élément de douceur, de tendresse,
de vertu, refusant au lecteur la moindre parole,
le moindre geste de Charles qui pût ennoblir, ne
fût-ce que par la souffrance, sa physionomie natu-
rellement vulgaire, jusqu'à ce conte même (i) où
la servante de campagne dont il retrace l'humble
(1) Un cœur simple.
56 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
existence, serait une figure des plus touchantes,
si l'on ne sentait chez l'auteur, non pas à tel ou tel
mot qui lui échappe, mais dans le courant même
de loxt son récit, dans je ne sais quelle façon de
présenter les choses et dans le tour même de sa
phrase, une ironie qui ne peut se dissimuler com-
plètement et qui dessèche en nous toute émotion,
une secrète colère contre l'imbécillité humaine, et,
ce qui fait peut-être chez Flaubert comme chez
d'autres le fond même de leur misanthropie, une
irritation amère à penser que les imbéciles sont
heureux. « Paganisme, christianisme, muflisme,
voilà, disait-il, les trois grandes évolutions de l'hu-
manité ; il est triste d'être au début de là troi-
sième. » Chaque fois que Flaubert apeintrhumanité
contemporaine, ce qu'il en montre de parti pris,
avec une opiniâtreté acharnée, avec une infatiga-
ble patience, c'est le « muflisme ». Il a mis en œuvre
toutes les ressources de son talent pour donner à
l'insignifiance et à la vulgarité une valeur artistique,
et il a fini par se consumer misérablement dans des
œuvres stériles où son art merveilleux pouvait à
peine rendre supportables les sujets ingrats et les
plates figures auxquelles le condamnait son pessi-
misme.
Zola n'est pas plus pessimiste que Flaubert, mais
il Test autrement. L'un s'attachait surtout à peindre
la niaiserie des cervelles humaines, l'autre se com-
plaît à étaler les impuretés de la chair. Flaubert était
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 57
surtout un artiste, et cela même donne à son pes
simisme une forme particulière. Ce qu'on sent sur-
tout chez lui, c'est le mépris des « bourgeois »,
la rancune du styliste contre ces philistins qui le
liront sans rien comprendre à sa rhétorique subtile,
et que laisseront insensibles ses plus rares épithètes,
ses chutes de phrase les plus harmonieuses. Quant à
Zola, son œuvre entière, et même ses romans les plus
cyniques, nous le montrent avant tout comme un
moraliste; ce qui le préoccupe, ce n'est pasl'art, c'est
la vie, ce n'est pas la forme des choses, ce sont les
choses elles-mêmes, c'est la nature humaine, ce sont
les instincts, les passions, les fatalités sensuelles où
il réduit l'humanité. Tandis que Flaubert exultait
en dénonçant chez l'homme l'insipide médiocrité
des idées et des propos, ce n'est pas dans notre intel-
ligence que Zola se plaît à nous avilir, c'est plus
encore dans notre moralité. Ses personnages sont sou-
verainement dominés par les nerfs et le sang, asservis
aux influences fatales du tempérament contre
lesquelles ne peuvent rien les forces libres de l'in-
telligence et de la volonté que supprime sa physio-
logie tranchante. Il ne voit partout que laideurs et
ignominies; il prend plaisir à fouiller l'ordure, à
éclabousser de fange l'humanité. Ce qu'il montre de
l'homme, c'est ce que l'homme a de commun avec la
brute. Pour lui Tamour n'est qu'un besoin tout
physique, assouvi par un acte ignoble II n'est pas
jusqu'à la maternité que ce sacrilège n'outrage. Dans
à
58 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
la Terre, représentant une paysanne qui accouche
tandis que sa vache vêle, il salit à la fois la femme
et la bête, comme si son brutal pessimisme trouvait
je ne sais quelle âpre jouissance à déshonorer la
vie elle-même en montrant de quelles souillures
elle procède.
M. de Maupassant tient à la fois de Flaubert et de
Zola, se délectant, comme Tun, à peindre « Tétemelle,
universelle, indestructible et omnipotente sottise
humaine », et, comme Vautre, à étaler la bestialité
foncière de notre nature. On va s'accouder à la
fenêtre: en face, une famille déjeune, et l'on en veut
déjà à ces braves gens de déjeuner aujourd'hui
comme ils déjeunaient hier, comme ils déjeuneront
demain. Le père a vieilli depuis quelque temps,
mais il ne s'en aperçoit pas, il semble content, il
semble heureux, Timbécile! Écoutons leur conver-
sation : ils parlent d'un mariage, puis d'un décès,
puis de leur poulet qui est tendre, puis de leur
bonne qui n'est pas honnête. Ils s'inquiètent de
mille choses inutiles et sottes. Imbéciles! — Et
de quoi donc voulez-vous qu'ils s'inquiètent? Mé-
ritent-ils un tel mépris pour ne pas agiter en dé-
jeunant les plus hautes questions de l'esthétique
transcendante? Et savez-vous si, dans ce tableau
d'intérieur, dans cet air de contentement qui vous
exaspère, il n'y a pas, sous la banalité même des
propos échangés, cette douceur cordiale, cette
intimité recueillie et pénétrante que rayonne le
L£ PESSIMISME CONTEMPORAIN 59
foyer domestique? Mais tout ce que vous représente
leur paisible existence, c'est la monotonie de son
train journalier, c'est la médiocrité intellectuelle
qu'elle suppose, et, au lieu d'éprouver quelque
sympathie pour leur bonheur modeste, votre pes-
simisme s'en venge en les traitant de niais et de
cuistres.
Ce que M. de Maupassant excelle surtout à mon-
trer, c'est l'égoïsme natif et la férocité brute, à peine
consciente, de la nature humaine. Veut-on connaître
ses bourgeois? Qu'on lise En Famille ou la Reine
hortense. Et ses paysans? Qu'on lise Aux Champs
ou le Réveillon. Son indifférence apparente recouvre
une misanthropie farouche; les plus gais, les plus
gaillards de ses contes ont pour fond un mépris
âpre et cynique de l'humanité. Et ce qui est vrai
des contes Test aussi bien des romans, au moins
de ses premiers. S'il a paru dernièrement ouvrir son
âme â quelque tendresse, ce n'est pas sans doute
qu'il ait cessé d'être pessimiste ; mais qui pourra
dire ce qui entre de vraiment humain dans cette
sympathie? et l'apitoiement dont témoigne sa
dernière œuvre, Fort comme la Mort^ où il a peint
ce qu'il y a de triste et d'affreux à vieillir, n'est-elle
- pas tout simplement r effet d'un retour sur soi-même
chez ce sensualiste qui voit déjà la jeunesse lui
échapper?
Zola n'avait pas rf^culé devant ce que la vie et
rhomme lui offraient de plus ignoble ; mais la
60 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
puissance de son génie prête aux Rougon-Macquart
dans leur ensemble quelque chose d'ample et d'im-
posant, et nous échappons à la nausée de l'immonde
par une impression de beauté morne et de massive
grandeur. Chez ses disciples, la bassesse et ^ig^o-
minie de Thumanité, telle qu'ils nous la peignent,
ne sont plus même relevées par le sentiment des
fatalités aveugles auxquelles les Rougon-Macquart
empruntaient je ne sais quel merveilleux sombre et
redoutable. Au tableau des Halles que vous lisez dans
le Ventre de Paris^ comparez celui d'une devanture
de restaurant avec ses rangées de bouteilles enve-
loppant deux étages de boudons meurtris, ses vi-
naigrettes persillées de bœuf froid, ses ratas figés
aux navets, ses tôt-faits aux plaques noires de
brûlé, godant sur leur bourbe jaune, ses œufs cou-
leur de vin emplissant un saladier à fleurs, son
lapin ouvert sur un plat, les quatre pattes en l'air,
étalant le violet visqueux de son foie sur une car-
casse lavée de vermillon pâle, — etvous verrez en quoi
diffèrent le matérialisme large, plantureux, quasi
épique du maître, et le méticuleux raffinement avec
lequel ses disciples choisissent les détails les plus
sordides , comme s'ils avaient pris à tâche de
nous soulever le cœur.
M. Huysmans, auquel j'emprunte la description
qui précède, a exprimé sa misanthropie effrénée et
maladive par la bouche de tous sespersonnages. «La
figure humaine frôlée dans la rue, dit-il de l'un
L£ PESSIMISME CÛNTËMPOKAtM 6l
d'eux, était un de ses plus lancinants supplices. »
Bêtise et laideur de Thomme, bêtise et laideur de la
vie, voilà le fond de son œuvre, et tout moyen lui est
bon pour rendre le mépris que l'homme et la vie lui
inspirent. Pour le rendre, il peint à dessein leschoses
les plus insignifiantes, qui montrent le vide de notre
existence, ou les choses les plus abjectes, qui nous
la présentent comme un objet de dégoût. Il met en
scène des filles de bas étage, des cabotins, des em-
ployés abrutis, des souteneurs de la pire espèce ;
il prend pour cadre des tavernes infâmes, des salles
d hôpital, des maisons de débauche; il attache
son intérêt à quelque héros tourmenté d'un besoin
physique (1), et sa sympathie à tel autre qui pour-
suit de rue en rue Tidéal d'une gargole où la cuisine
ne soit pas trop répugnante [2j.
Si, du roman, nous passons au théâtre, la mi-
santhropie de nos pessimistes ne s'y étale pas avec
moins de complaisance. Gomme on Ta dit plus
haut, le genre dramatique, étant tout en action,
répugne de lui-même à ce pessimisme intellectuel
ou sentimental qui se traduit dans le genre roma-
nesque par des analyses subtiles, par la psychologie
déliée d'états d'âme que ne manifeste souvent aucun
acte extérieur ; il s'ajuste au contraire mieux que
n'importe quelle autre forme à l'expression du
. {\) Sac au do*.
(2) A vau-Veau
ESSAIS. 2**
À
6% LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
mépris et de la haine que peut nous inspirer Thu-
manité^ puisque tout ce dont il fait sa matière revêt,
en vertu des moyens qui lui sont propres, une figure
particulièrement significative et directement sen-
sible. Non seulement ce que le livre nous décrit, la
scène nous le montre, mais encore des nécessités
toutes spéciales lui interdisent les nuances, les
explications, les ménagements. Enfin, y ayant entre
le roman et le drame cette différence essentielle
que le premier s'adresse à des lecteurs isolés les uns
des autres, et que le second se représente en public,
les crudités etles outrances, voire celles que pourrait
admettre chacun de nous pris à part, révoltent, au
théâtre, la salle entière, comme si elles étaient mul-
tipliées par le nombre des spectateurs.
Cest justement de quoi se gaudissent les auteurs
de notre nouvelle école dramatique. Et, sans doute,
certains ne voient là qu'un moyen de faire du bruit,
ou bien encore que le plaisir de mystifier les bour-
geois. Mais il faut distinguer des farces lugubres et
des exagérations froidement préméditées en vue du
scandale, maintes œuvres sincères et consciencieuses
auxquelles le pessimisme contemporain a commu-
niqué leur acre misanthropie ; et ne peut-on même
voir la trace de ce pessimisme jusque dans la féro-
cité des « fumisteries » où la jeune école se complaît?
Le théâtre de ces derniers temps est peut-être
plus significatif encore par les tendances morales
dont la nouvelle génération y témoigne que par la
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 63
• *
formule dramatique qu'elle prétend y appliquer.
Notre jeune école se réclame de la nature et de la
vérité, elle mène campagne contre les conventions.
Mais qu'est-ce que la nature à ses yeux, sinon ce
qu'il y a en nous de plus honteux et de plus bas?
En quoi fait-elle consister la vérité, sinon à peindre
ces hontes et ces bassesses ? Et qu'entend-elle par
conventions, si ce n'est surtout les bienséances en
dehors desquelles il n'y a plus de pudeur humaine ?
On s'^élève contre les procédés fondamentaux du
genre, obligé par ses conditions à idéaliser et à
abstraire. Mais il faut bien qu'on les pratique soi-
même, ces procédés, à moins de supprimer tout art,
et, si la formule nouvelle qu'on proclame se distin-
gue de l'ancienne contre laquelle on s'insurge, c'est
avant tout en les appliquant à traduire la concep-
tion méprisante de la vie et de l'homme où le pessi-
misme ne peut manquer d'aboutir. On part en guerre
contre l'abstraction, et Ton proscrit toute beauté
dans les choses, toute bonté dans les âmes ; on pré-
tend rompre en visière avec l'idéalisation, et à l'idéa-
lisme du bien et du beauTon substitue l'idéalisme du
laid et du mal.
Un des maîtres du nouveau théâtre est M. Becque,
talent consciencieux entre tous, et dont l'inhumanité
n'aflPecte aucune violence. Loin d'entasser à plaisir,
comme tant d'autres, les plus révoltantes horreurs,
si bien qu'il s'élève en nous une protestation spon-
tanée contre des brutalités à dessein criardes.
61 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
son art triomphe , et aussi sa misanthropie , à
nous faire accepter pour échantillons de Thumanité
moyenne des personnages qui, sans rien d'énorme
en leurs propos, sans aucun acte de leur part où
nous trouvions de quoi crier au scandale, respirent
une immoralité monstrueuse, mais si naturelle qu'ils
ne s'en doutent pas et que nous-mêmesnousnela sai^
sissons parfois qu*à la réflexion. Le type du genre est
la, Parisienne, Et ce qu'il y a de plus caractéristique
dans la Parisienne, c'est justement cette sécurité de
conscience avec laquelle Clotilde trompe son mari
au profit d'un amant, et ce premier amant au profit
d'un autre, jusqu'à ce qu'enfin, mal satisfaite de celui-
ci, qui la blesse dans son amour-propre, elle revienne
à celui-là, sans espérer que la leçon le guérisse de
sa jalousie quasi conjugale... Et pourquoi pas au mari?
Il n'a rien d'attrayant, c'est vrai. Mais Laffont ? Clo-
tilde ne l'aime pas, et les scènes qu'il lui fait chaque
jour lui rendent la vie intolérable. Pourquoi donc
M. Becque n'a-t-il pas adopté le dénouement après
tout le plus naturel? C'est là que se marque l'esprit
de système. Si Clotilde était revenue à son mari, la
pièce aurait pris un air de moralité qui répugnait à
l'auteur. Aussi bien l'autre dénouement se recom-
mandait encore par cela même qu'il ramène les cho-
ses au point de départ. Or, puisque le roman ni sur-
tout le drame ne peuvent se passer d'action, c'est un
procédé familier aux pessimistes que de réduire l'ac-
tion le plus possible, ou, tout au moins, de laisser àla
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 65
fin les choses dans Tétai même où ils les ont montrées
au début. N'est-ce pas là rendre sensible le vide de tout
effort, le néant de toute activité ? Nul trait, au reste,
dans la Parisienne^ qui dénonce le parti pris. La
pièce est un chef-d'œuvre d'ironie misanthropique,
d'une ironie profonde et couverte, où rien ne dé-
tonne, et qui se soutient si parfaitement d'un bout
à l'autre, que l'effet en doit être ou de nous faire
prendre les personnages pour les plus honnêtes
gens du monde, en dérobant leur perversité foncière
à notre simplesse, ou de nous faire considérer Thu-
manité tout entière comme un ramassis de coquins, si
nous réfléchissons qu'en ce qu*ils ont dit ou fait, nous
n'avons rien trouvé de scandaleux nimêmed^insolite.
Sans prétendre que les Huysmans, les Becque, et
tant d'autres, — car je n'aurais que Tembarras du
choix dans les romans ou dans le théâtre de ces der-
nières années, — soient des pessimistes au sens ri-
goureux et scolastique du mot, on ne peut douter que
la misanthropie dont leurs œuvres témoignent ne se
lie intimement au pessimisme contemporain.
Et qu'y a-t-il,en effet, dans la philosophie pessi-
miste qui ne tende à rabaisser la nature humaine ?
Le but qu'elle nous propose sur cette terre, c'est d'a-
bolir autant qu'il est en nous ce qui fait notre raison
d'être, et l'idéal qu'elle nous laisse entrevoir par
delà la vie terrestre, c'est l'absorption de notre cons-
cience personnelle dans l'inconscience du grand
Tout. L'homme n'a de valeur à ses yeux ni en tant
à
66 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
qu'individu^ car elle considère cette individualité
même comme la source de tout mal. ni en tant que
membre de « la grande famille humaine », car elle
ne peut qu'étendre à Thumanité tout entière son mé-
pris de l'individu, et la fin suprême où elle aspire est
justement l'extinction définitive de notre race, soit
qu'elle veuille nous interdire, avec Schopenhauer,
de procréer d'autres êtres fatalement prédesti-
nés à souffrir, soit que, ne jugeant pas possible l'abo-
lition de l'espèce par la volontaire abstinence de
tous les individus qui la composent, elle invente, avec
M. de Hartmann, pour le jour où la Science aura mis
aux mains de ses adeptes une quantité d'énergie
suffisante, ce «suicide cosmique » qui, d'un seul coup,
replongera le monde dans les bienheureuses ténè-
bres du Néant. Elle ne peut mettre à l'homme
son prix ni en vertu d'une religion qui le relève
par l'amour de Dieu, puisqu'elle ne reconnaît
d'autre Dieu que l'Un-Tout aveugle, — ni en vertu d'un
idéalisme qui fonde la dignité de l'homme sur la va-
leur intrinsèque de toute conscience humaine, puis-
qu'elle travaille précisément à faire rentrer toute
conscience dans l'inconscience universelle, — ni en
vertu de la foi au progrès, qui nous montre une
humanité toujours meilleure et de plus en plus heu-
reuse, puisque, le progrès se résolvant fatalement
à ses yeux en une augmentation de souffrance, elle
ne saurait le souhaiter que comme devant mettre
en nos mains l'instrument d'une totale destruction.
LE PESSIMISME CONTEMPORAIN 67
Dans notre littérature contemporaine, le « réa-
lisme » ou « naturalisme » est la forme que prend le
pessimisme appliqué à l'observation de la vie et de
Thomme.
Ce n'est point leur esthétique qui interdit aux réa-
listes d'être « humains » ; car, du moment où l'écri-
vain ne peut rester complètement étranger à son
œuvre, son œuvre ne péchera pas plus contre cette
esthétique si elle s'inspire de la sympathie que si
elle laisse paraître la haine de l'homme. Mais ils ne
sont pas seulement réalistes. Le réalisme — faut-il
le rappeler ? — a produit, soit avec Eliot, que sa foi
morale préserva du pessimisme, soit avec les
maîtres russes, au pessimisme desquels se mêle
l'esprit évangéliqiie pour l'attendrir et le tourner
à la charité, soit, en France même, avec Alphonse
Daudet, par exemple, qui se distingue entre tous les
romanciers de l'école contemporaine par son opti-
misme natif, des œuvres tout aussi vraies, tout
aussi fidèles à la réalité de la vie que celles de
nos plus intraitables pessimistes, mais où se devine
d'un bout à l'autre, jusque dans la représentation des
vulgarités les plus ingrates ou même des plus répu-
gnantes vilenies, cette piété humaine dont le pessi-
misme tarit la source ? Ce n'est pas comme réalistes,
c'est comme pessimistes que la plupart de nos ro-
manciers contemporains ferment leur âme à toute
tendresse. C'est comme pessimistes qu'ils peignent
avec tant de complaisance soit les misères de la vie,
à
C8 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
soit son insignifiante platitude ; c'est comme pessi-
mistes qu'ils nous font hairThomme en ne nous mon-
trant de lui que ses brutales convoi lises ou ses féroces
instincts, qu'ils nous le font mépriser en représen-
tant des personnages ternes, vulgaires, d'une banalité
monotone, d'une mesquinerie continue, et dont
la sottise elle-même n'a aucune physionomie, pour
que ce soit bien, non leur propre sottise, à eux, les
Pécuchet ou les Bouvard, mais celle de l'humanité.
LE DRAME SHAKESPEARIEN
EN FBANCE
Après avoir ignoré Shakespeare pendant un siè-
cle, nous avons mis cent cinquante ans à nous Tassi-
miler.
L'Allemagne et TAngleterre elle-même n'ont pas
toujours eu pour lui l'admiration sans réserve qui
tourne maintenant à Tapothéose. En Allemagne,
il ne fut pendant longtemps accepté que sauf cor-
rections : dans sa jeunesse, Goethe refaisait Ro-
méo et Juliette ; au commencement de notre siècle,
Schiller adaptait Macbeth, En Angleterre, proscrit
d abord par les puritains, Shakespeare ne reparaît
ensuite sur la scène qu'accommodé au goût con-
temporain par Davenant, par Dryden ou par Otway.
Il faut attendre jusqu'au milieu du xviii® siècle pour
trouver un public que ne scandalisent pas les auda-
ces du dramaturge. Restaurateur du drame shakes-
pearien, Garrick lui-même n'ose encore le mettre
à
1 "^
70 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
sur le théâtre qu'après de larges coupures ; non con-
tent de retrancher, il ajoute des scènes entières : la
mort de Macbeth sous les yeux des spectateurs donne
à la morale une satisfaction éclatante, et la tirade qu'il
prononce avant d'expirer vaut presque un sermon.
Quand TAllemagne et TAngleterre ont si long-
temps méconnu Shakespeare, il ne faut pas être
surpris que son adoption par le public français ait
exigé tant de ménagements et soulevé tant de
répugnances. Latins d'origine, de traditions et de
tempérament, Shakespeare n'était pas encore né
que la Renaissance avait déjà rétabli sur notre
scène la tragédie antique, non pas même celle de
Sophocle, mais une tragédie bien plus « classique»
encore, qui empruntait ses règles à Aristote et ses
modèles à Sénèque. Au xvii^^ siècle, le théâtre fran-
çais avec Corneille et Racine remplit son idéal de
régularité noble et d'harmonieuse unité. Qu'on oppose
notre tragédie si simple, si claire, si logique, aux
immenses tableaux que Shakespeare prend à peine
le soin d'encadrer; qu'on songe à toutes les hardies-
ses, à toutes les trivialités, à foutes les licences du
théâtre shakespearien : une action qui se disperse
dans le temps et s'éparpille dans l'espace ; de vrais
individus^ vivant d'une vie réelle, qui chantent, qui
se battent, qui plaisantent, qui jurent, qui tuent sur
la scène ; l'homme complet, avec ses vertus les plus
pures et ses sentiments les plus généreux, mais avec
ses laideurs aussi, ses misères, ses turpitudes, ses
L£ DRAME SHAKESPEARIEN 7l
contrastes de noblesse et de grossièreté ; un art
aussi profond que celui de Racine, mais quisemet au
service de la nature pour la reproduire tout entière
et qui semble se confondre avec elle ; des fossoyeurs
qui creusent la tombe d'une jeune fille en faisant
assaut de calembours ; un « ministre » pris pour
un rat et tué comme tel derrière une tapisserie ;
des sorcières qui jettent des crapauds dans une mar-
mite; des scènes de somnambulisme et de magie, des
spectres, des fous, toutes les extravagances et toutes
les divagations : que Ton compare avec ce drame ir-
régulier, bizarre, incohérent, notre théâtre national
si sobre, si bien réglé, si « raisonnable », d'une
ordonnance si noble et si savante, on comprendra
sans peine qu'il nous ait fallu près de deux cents ans
pour nous faire à un pareil monstre.
Pendant tout le xvii" siècle, le nom même de Sha-
kespeare nous est inconnu. La France et l'Angleterre
eurent entre elles , durant cette période de leur
histoire, surtout depuis le retour des Stuarts jusqu'à
la Révolution de 1688, des rapports de cour
fort étroits ; mais le goût anglais n'exerça sur le
nôtre aucune influence, et ce fut, au contraire, le
goût français qu'acclimatèrent chez eux nos voi-
sins. Les grands poètes du siècle de Louis XIV
ne trahissent pas dans leurs œuvres l'impression
même la plus légère du génie anglo-saxon : on eût
bien étonné Racine en lui disant que la postérité,
non pas seulement en Angleterre, mais de ce côté-ci
72 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
delà Manche, considérerait un jour comme le maître
universel du théâtre un poète né, cent ans avant la
représentation îïAndromaque^ dans ce pays à demi
barbare où ses relations avec la France venaient à
peine d'introduire quelque politesse.
Le seul écrivain du xvii* siècle qui soit à même de
bien connaître l'Angleterre, c'est Saint-Evremond ;
mais, pendant les quarante années que dura son
exil, il n'apprit même pas la langue. Nous savons
pourtant que le théâtre anglais ne lui fut pas in-
connu; le duc de Buckingham, entre autres, l'en en-
tretint plus d'une fois, et la pièce de Sir Politick fut
un essai dans le genre de comédie qui fleurissait alors
en Angleterre. Quant au drame, si libre d'esprit et si
peu embarrassé de préjugés que fût Saint-Evre-
mond, comment tant de licences et de grossièretés
n'auraient-elles pas révolté son goût ? Dans sa Lettre
sur la tragédie^ il en apprécie du moins le mouve-
ment rapide, l'action animée et saisissante, il va
même jusqu'à dire qu'en opérant des retranche-
ments dans certaines vieilles pièces, ou pourrait les
rendre tout à fait belles. Nul doute qu'il n eût entendu
parler de Shakespeare. Mais aucun de ses écrits
ne mentionne ce nom rébarbatif.
Lafosse, lui aussi, a connu le théâtre anglais; et
lorsque, dans son Manlius^ il nous montre Valérie
essayant de pénétrer le secret que son mari lui
cache, peut-être se rappelle-t-il une scène analogue
de Jules César entre Porcia et Brutus.
LE DRAME SHAKESPEARIEN 73
Quoi qu'il en soit, le premier ouvrage français où
nous trouvions le nom de Shakespeare, a pour auteur
un réfugié protestant du nom d'Abel Boyer, chassé
de France par la révocation de l'édit de Nantes, et qui
vécut en Angleterre de 1689 à 1729. Ce Boyer publia
en 1710 une Grammaire anglaise et française où,
citant le poète, il dit qu'on trouve en lui « du So-
phocle et de TEschyle. » Rien de plus.
Dans ses Lettres sur les Anglais et les Français^ pa-
rues en 1725, mais déjà composées à la fin du
xvii« siècle, Louis de Murait écrit : a L'Angleterre est
un pays de passions et de catastrophes, jusque-là
que Shakespeare, un de leurs meilleurs anciens poè-
tes, a mis une grande partie de leur histoire en tra-
gédies. »
L'année 1715, le Père Courbeville traduit un ou-
vrage intitulé La Critique du Théâtre anglais com-
paré au Théâtre d'Athènes, de Rome et de France. Cet
ouvrage mentionne plusieurs fois le poète. Nous y
lisons au chapitre II que Chacsper {sic) t était à
côté de ses contemporains un homme grave et con-
certé » ; au chapitre IV, on le félicite « de faire mou-
rir Falstaff comme un misérable » ; au chapitre V,
on remarque, non sans quelque surprise, queTHector
de Troilus et Cressida se réfère à la philosophie
d'Aristote.
Destouches, qui séjourna en Angleterre de 1717 à
1723, imita en vers, très librement d'ailleurs, cer-
taines scènes de la Tempête. Vingt ans plus tard, il
ESSAIS. 3
i
7i LITTÉRATURE CONTEMPOUAINE
devait faire jouer le Dissipateur : cette pièce, dont
la préface renferme un grand éloge du théâtre an-
glais, n'est pas sans analogie avec Timon.
Montesquieu, enfin, écrit de Londres en 1730 que,
lorsqu'il a été présenté à la reine, c'est de Shakes-
peare qu'elle l'a entretenu.
A Voltaire appartint d'introduire chez nous le
poète anglais. Exilé en Angleterre de 1726 à 1729,
il en rapporta maintes vues nouvelles touchant le
théâtre. Les Lettres philosophiques ^ publiées en 1731,
renferment sur Shakespeare un jugement qui fut
bien longtemps celui de la France tout entière.
Œ Shakespeare, y dit-il (1), avait un génie plein
de force et de fécondité, de naturel et de sublime,
sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moin-
dre connaissance des règles... Le mérite de cet au-
teur a perdu le théâtre anglais ; il y a de si belles
scènes, des morceaux si grands et si terribles répan-
dus dans ses farces monstrueuses..., que ses pièces
ont toujours été jouées avec un grand succès. Le
temps, qui fait seul la réputation des hommes, rend à
la fin leurs défauts respectables... Ces monstres
brillants plaisent mille fois plus que la sagesse mo-
derne. Le genre poétique des Anglais ressemble
à un arbre touffu planté par la nature, jetant au
hasard mille rameaux et croissant inégalement
avec force. » — Après cette appréciation de Sha-
(l) Lettre zviu.
LE DRAME SHAKESPEARIEN 75
kespeare, Voltaire traduit le fameux monologue
d'Hamlet en vers élégants et harmonieux où Ton ne
retrouve qu'une impression bien adoucie deToriginaU
C'est pourtant là un des passages de ses Lettres qui
scandalisèrent le plus la censure, — et, la première
fois que Shakespeare pénétra en France, il y fut
condamné au feu.
En 1730, Voltaire fit représenter son Brutus^ où il
essaie d'accommoder à la scène française certaines
libertés du drame anglais* Les représentations du
théâtre de Londres^ auxquelles il assista souvent^
l'avaient frappé non seulement parles effets de mise
en scène, mais encore par un pathétique plus saisis-
sant que celui de notre tragédie ; il dit lui-même
qu'il écoutait avec ravissement Brutus, un poignard
à la main, haranguant le peuple. Sa pièce avait été
ébauchée à Londres, et Ton prétend que le premier
acte fut écrit d'abord en anglais. Au reste, rien de
vraiment shakespearien dans le Brutus de Voltaire :
si les décors sont moins banals, si l'action s'ouvre
avec plus de vivacité, si certaines scènes ont une
animation que la tragédie* française ne connaissait
pas encore, là se borne l'influence du drame anglais
sur notre poète. Lui-même est comme effrayé de
ses plus timideâ innovations. « Ce n'est pas sans
crainte, dit-il^ que j'ai introduit sur la scène leis sé-
nateurs de Rome en robe rouge, allant aux opi-
nions. » Dans le Discours sur la Tragédie qui sert
de préface à sapièce, il reconnaît « un grand mérite,
i
76 LITTÉRATURE CONTEMPORÀ-lNË
celui de raction, aux drames les plus incohérents
des Anglais » ; il reproche même à nos tragédies
d'être « plutôt des conversations que la représenta-
tion d'un événement » ; mais il ne se sent pas assez de
hardiesse pour brusquer les scrupules du goût, fran-
çais, a Comment oserions-nous, dit-il, faire paraître
Tombre de Pompée ou le génie de Brutus ? Com-
ment apporterions-nous sur la scène le corps de
Marcus devant Caton, son père ? Si nous hasardions
à Paris un tel spectacle, n'entendez-vous pas déjà
le parterre qui se récrie et ne voyez-vous pas nos
femmes qui détournent la tête ? »
Cependant, deux ans plus tard. Voltaire donne
Ériphyle^ et ce qui semble justement l'avoir déter-
miné à composer cette pièce, c'est le désir de pro-
duire un spectre sur notre scène. L'ombre du père
d'Hamlet avait fait sur lui une grande impression ;
il espérait que celle d'Amphiaratis ne frapperait pas
moins vivement le public français. Pourtant, malgré
tout le soin qu'il prend « de relever et d'ennoblir sa
tragédie par le merveilleux mythologique et la pompe
des traditions grecques », le parterre la jugea trop
audacieuse encore, et elle ne put se soutenir.
'£' Il prit sa revanche la même année avec Zaïre, Mais,
en imitant Zaïre d'Othello^ Voltaire a « tout changé,
tout mis au point de notre scène ». D'ailleurs, c'est
le christianisme, la chevalerie, surtout l'amour, qui
firent le succès de la pièce, et non pas ce qu'elle
pouvait contenir de plus ou moins shakespearien.
LE DRAME SHAKESPEARIEN 77
Ea 1734, Adélaïde échoua devant les résistances
d'un public rebelle encore à toute innovation et gar-
dien incorruptible des formes classiques. « Adé-
laïde, dit Voltaire lui-même, fut sifflée dès le pre-
mier acte ; les sifflets redoublèrent au second quand
on vit arriver le duc de Nemours blessé et le bras en
écharpe ; ce fut bien pis encore quand on entendit
au cinquième acte le signal que le duc de Vend(5me
avait ordonné. » Ce signal était un coup de canon,
et ce coup de canon tua la pièce.
En 1735, le poète fait représenter la Mjort de César
qu'il avait esquissée en Angleterre dès 1726. « J'ai
vu, dit-il, jouer le César de Shakespeare, et j'avoue
que, dès la première scène, je commençai à être inté-
ressé, à être ému... ; malgré tant de disparates ridi-
cules, je sentis que la pièce m'attachait. » Nous lisons
dans la préface de 1736 que ses éditeurs lui avaient
demandé la traduction du drame, mais qu'il préféra
composer une tragédie dans le goût anglais. Pas
n'est besoin d'ajouter que ce goût anglais, il le fran-
cise singulièrement. Dans la première partie de
sa carrière dramatique, Voltaire est en avance sur
le public ; mais, comme il reste loin en arrière de
Shakespeare , comme ses imitations elles-mêmes
montrent que la vraie intelligence du poète lui a
complètement échappé !
Douzeansplus tard, il fait jouer Sémiramis, Cette
pièce n'est autre chose qn'Friphyle remaniée, et les
hardiesses scéniques que le poète s'y permettait, la
78 LITTÉRATURE . CONTEMPORAINE
firent tomber comme Ériphyle, Il proteste une fois
de plus, dans sa préface, contre les susceptibilités
du public. « Autrefois, écrit-il, dans une ville de la
Grande-Grèce, on proposait des prix pour ceux qui
inventeraient des plaisirs nouveaux : ce fut ici tout le
contraire. » Désormais, craignant de choquer le goût
des spectateurs, il reviendra aux formes rigoureuses
du théâtre classique. On peut dire que Voltaire a
donné plus de rapidité à Faction, plus de vivacité au
dialogue, plus de vérité au décor ; mais son théâtre,
superficiel et factice, ne se rapproche de la concep-
tion shakespearienne que par des effets purement
extérieurs. Au reste, la délicatesse de son goût ne
pouvait que répugner aux irrégularités et aux licen-
ces du poète anglais ; il ne vit dans ses drames qu'une
idée, une scène, une situation tout au plus à prendre
çà et là, et il crut lui faire beaucoup d'honneur en
polissant ses aspérités, en le soumettant aux règles
de la tragédie classique et aux bienséances de notre
théâtre.
Grâce à lui pourtant, Shakespeare commençait à
préoccuper la critique et le public. Racine le fils
et Lefranc de Pompignan en parlent comme d'une
sorte d'Eschyle moderne, et quand Garrick le fait
revivre sur la scène, il reçoit les félicitations de
Marmontel. De 1733 à 1740, Tabbé Prévost fait pa-
raître Le Pour et le Contre^ sorte de Revue ana-
logue pour la forme aux journaux de Steele et
d'Addison. Fort au courant de la littérature an-
LE DRAME SHAKESPEARIEN 79
glaise , qu'il avait étudiée sur les lieux, il donne
des analyses détaillées de Shakespeare, et professe
pour le théâtre de nos voisins une admiration presque
sans réserve.
En 1743, Tabbé Le Blanc, un des correspondants
de Prévost, publie ses Lettres d'un Français^ qui ren-
ferme une appréciation du dramaturge anglais par-
faitement conforme à notre goût moyen. • Son génie
ennemi de toute contrainte, écrit-il, ne s'est pas
moins affranchi des règles de la bienséance et de la
vraisemblance même que du joug de la rime. Il dit
les choses comme elles se présentent et suit partout
également sa paresse et son génie. C'est ce qui fait
que Ton trouve chez lui de si grandes beautés et de
si grands défauts (i). » Un peu plus loin : « Ce poète,
un des grands génies qui aient peut-être jamais
existé, pour avoir ignoré les règles des anciens ou
pour n'avoir pas voulu les suivre, n'a pas produit un
seul ouvrage qui ne soit un monstre dans son espèce ;
s'il y a dans tous des endroits admirables, il n'y en
a pas un dont on puisse soutenir la lecture d'un bout
à l'autre » (2) , Enfin, dans une autre lettre : a Shakes-
peare est un grand poète ; quelques beautés de ses
ouvrages qui ont été rendues dans notre langue, en
font une preuve ; mais des traductions complètes ou
des extraits fidèles de ses meilleures pièces feraient
(1) Tome I, p. 309.
(2) Ibid,, p. 314.
â
80 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
beaucoup de tort en France à sa réputation (i)... On
ne peut le traduire qu'en le tronquant à chaque page,
et, quand on Taura tronqué, ce ne sera plus lui (2). »
Ces réflexions de l'abbé Le Blanc n'empêchèrent
pas La Place de publier un an après son Théâtre an-
glais. Le Discours qui sert de préface à cet ouvrage
donne à Shakespeare de grands éloges. L'auteur
vante en lui le sublime des idées, la grandeur des
images, le naturel des sentiments et la vérité des
caractères ; il ne se choque pas de voir sur la scène
des combats, des meurtres, des enterrements; il
approuve même le mélange du rire avec la pitié et
la terreur ;il loue le poète d'accommoder aux tons les
plus divers son style et sa versification ; il se plaint
que les Français méprisent tout ce qui n'est pas con-
forme à leur goût et à leurs mœurs ; ce Discours enfin
nous montre en lui un esprit ouvert et libre, ca-
pable de comprendre Shakespeare autant que pou-
vaient le lui permettre les influences de son temps
et de son éducation classique. Mais, à côté des
louanges, que de restrictions encore! Shakespeare
multiplie les catastrophes et les machines d'un goût
grossier et subalterne ; il fait parler les princes en
bourgeois; il introduit sur la scène des personnages
de condition vile et souvent étrangers à l'action ; il
se baigne dans le sang, il outrage la morale, il in-
(1) Tome II, p. 73.
(2) Ihid., p. 81,
LE DRAME SHAKESPEARIEN 81
suite à la raison. « Quand Hamlet, occupé des plus
grands intérêts, vient se mêler à la conversation des
fossoyeurs, Ton est révolté... Le même Hamlet con-
trefait rinsensé...; ne pouvait-il arriver à ses fins par
des moyens plus nobles, plus simples et plus inté-
ressants? Il ne fallait pas, du moins, que cette dé-
mence, qui n'est que feinte, lui fît tenir des propos
durs et licencieux à sa mère et à sa maîtresse, ni
qu'il feignît de prendre le premier ministre pour un
rat... Ce sont là des écarts qui ne peuvent être justi-
fiés dans aucun temps ni dans aucun pays, parce
qu'ils sont contraires à la vérité, à la raison, aux
bienséances générales. »
Deux volumes du Théâtre anglais avaient paru
en 1746 (1). Dans la préface du tome troisième, que
Fabbé Le Blanc publia quelque temps après, avec le
quatrième, il remercie le public de Taccueil qu'a
reçu son ouvrage. « La vue des cinq premières
pièces de Shakespeare, écrit-il, a fait naître Tenvie
à un grand nombre de personnes de connaître toutes
les productions de ce génie aussi fécond que singu-
lier, et j'ai cru devoir me conformer à leur
désir. » Et il ajoute que, si les deux nouveaux
volumes contiennent beaucoup moins d' a extraits »,
c'est qu'il a suivi le goût des lecteurs. Ceux-ci, dit-il,
• ont paru regretter plusieurs scènes dont j'avais
(1) Le tome I" renferme Othello et Henri VI ; le tome II
Richard III, Hamlet et Macbeth.
3-
82 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
cru devoir leur épargner la lecture dans mes deux
premiers tomes. »
La traduction de La Place a pour épigraphe A^on
verbum reddereverbo^ et Fauteur déclare, dans son
Discours préliminaire, qu'il n'a osé hasarder qu'en
tremblant de faire parler le français à Shakespeare.
« J'avoue, dit-il plus loin, qu'il m'a été impossible
de traduire littéralement... Si Shakespeare perd sur
lés morceaux sublimes, auxquels je ne pourrai at-
teindre, n'est-il pas juste que je cherche à l'indem-
niser en lui épargnant la critique de mes compa-
triotes sur les endroits qu'ils pourraient regarder
comme faibles, ridicules ou déplacés? » De fait, les
analyses, surtout dans lés deux premiers tomes, sont
beaucoup plus fréquentes que les traductions. Nous
ne devons pas d'ailleurs nous en plaindre trop vive-
ment : les passages traduits l'ont été avec si peu
d'exactitude qu'ils donnent peut-être une impression
moins fidèle de Shakespeare.
La Place avait exprimé l'espoir que Ton « étendrait
chez nous les limites trop bornées de l'art dramati-
que))(i). C'estlà, ajoutait-il, c l'héritage que j'annonce
à nos neveux »; et il ne doutait pas « que nos au-
teurs tragiques ne pussent trouver dans sa traduc-
tion le germe ou l'idée de quelque sujet. » Déjà
Gresset, mettant un meurtre sur la scène dans son
Edouard ///(1740), s'en justifiait auprès du public
(1) Préface da tome III.
LE DRAME SHAKESPEARIEN 83
en alléguant Texemple du théâtre anglais, et J.-B.
Rousseau trouvait le coup de poignard du qua-
trième acte aussi théâtral que hardi. En 1747, Hé-
nault, l'auteur de Y Abrégé chronologique^ compose
un François 11^ drame plutôt que tragédie, dont
Henri F/lui avaitsuggéré, dit-il, la première pensée.
Vingt ans plus tard (1769), c'est encore dans la
traduction de La Place que Ducis prendra son
Hamlet,
Gomme on Ta vu, le goût du théâtre anglais, avec
toutes les réserves et tous les amendements pos-
sibles, se répandait de plus en plus. L'Encyclopédie
consacre bientôt à Shakespeare un article fort élo-
gieux. Les préfaces de La Place nous ont déjà mon-
tré que le public français commençait à se départir
quelque peu de son dédain exclusif et aveugle pour
tout ce qui ne répondait pas au type rigoureusement
classique. En 1760, le Journal encyclopédique , dans
ses numéros du 15 octobre et du l'"' novembre, ose
traduire deux opuscules anglais où Corneille est mis
au-dessous de Shakespeare, comme Racine au-des-
sous d'Otway.
Voltaire, croyant dès lors notre tragédie menacée,
se retourne contre l'influence d'un théâtre qu'il nous
avait le premier fait connaître. Il appelle la traduc- ^
tion de La Place « un excès énorme d'extrava-'
gance » ; il essaie de ramener le goût français aux
pures traditions du grand siècle \ il prêche une véri-
table croisade contre le drame shakespearien. /
8A LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Ne pensons pas que Tauleur du Brutusei de la Mort
de César fût uniquement préoccupé de sa propre
gloire, ni qu'il y ait contradiction si flagrante entre
sa nouvelle attitude et ses premiers jugements sur
Shakespeare. C'est le théâtre national que défend
ce respectueux disciple de Racine, et, s il a changé
d'attitude, il n'a pas, au fond, changé de sentiment.
A son retour d'Angleterre, présentant l'auteur d'-^Tam-
let au public, il insiste sur les beautés hardies et sai-
sissantes du drame anglais, dont il croit que notre
tragédie peut tirer quelque profit en les appropriant
à la scène française ; aujourd'hui, se voyant sur le
point d'être dépassé, vieilli d'ailleurs, et n'ayant
plus la belle ardeur de ses débuts, il insiste au con-
traire sur les choquants défauts de Shakespeare.
Mais, ces défauts, il ne les avait tout d'abord ni dis-
simulés ni atténués; et, quant aux beautés du
théâtre shakespearien, son animosité ne l'aveugla
jamais au point de les méconnaître. S'il lui échappe
des quolibets et des injures à l'adresse du poète
anglais, ce ne sont que boutades d'une humeur irasci-
ble, qui, pouruninstant, lui fait oublier toute mesure.
En 1761, dans son Appel des jugements d*un écri-
vain anglais, Voltaire répond aux articles du Journal
encyclopédique que nous avons signalés plus haut.
Analysant Hamlet^ il fait ressortir plaisamment tout
ce qui peut dans cette pièce effaroucher le goût fin
et discret du parterre français ; puis il ajoute :
« Tel est l'ouvrage que l'on préfère à Cinna ! » Il
Ë DRAME SHAKESPEARIEN 85
explique la fécondité de Shakespeare par ses em-
prunts aux chroniqueurs de tout âge et de toute
langue, chez lesquels le poète anglais trouve ses
tragédies toutes faites ; il explique son succès en
Angleterre par la composition d'un public où ceux
qui font la loi sont des porteurs de chaises, des
matelots et des courtauds de boutique. Il prend
ensuite à partie Fauteur du Théâtre anglais, et lui
reproche ses inexactitudes, persuadé qu'une traduc-
tion plus fidèle aurait tout d'abord dégoûté le lec-
teur. « Nous ne pouvons trop nous plaindre, dit-il
ironiquement, que le traducteur nous ait privés des
plus belles scènes de VOthello de Shakespeare r ; et
il fait de cette pièce une analyse dans le même goût
que celle d'ffamlet, pour conclure en regrettant que
La Place ait omis tous les morceaux essentiels
et vraiment caractéristiques du drame anglais.
En 1764, Voltaire, publiant son édition de Cor-
neille, met à la suite de Cinna la traduction des trois
premiers actes de Jules César, et il se pique dans un
Avertissement de l'avoir faite aussi exacte que pos-
sible. Son but est de montrer combien Corneille
remporte sur Shakespeare. « Le génie du premier,
écrit-il, esta celui du second ce qu'un grand seigneur
esta l'égard d'un homme du peuple né avec le môme
esprit que lui. »
Les efibrts de Voltaire eurent peu de succès ; ils
n'empêchèrent pas du moins nos auteurs de traduire
ou d adapter Shakespeare à Tenvi.
â
86 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
En 1774, Sébastien Mercier, qui venait de faire
paraître son Essai sur VArt dramatique^ directement
inspiré du théâtre anglais, imite Roméo et Juliette
dans une pièce intitulée les Tombeaux de Vérone, Un
an auparavant, Drouin avait donné une adaptation en
vers d'Othello ; deux ans plus tard, Collot d*Herbois,
le futur révolutionnaire, compose une imitation des
Commères de Windsor intitulée Y Amant loup-garou.
Cette même année, commençait à se publier la tra-
duction de Letourneur. Consultons VEpître au Roi du
début : a Jamais homme de génie, nous y déclare
Fauteur, ne pénétra plus avant que Shakespeare
dans Tabime du cœur humain et ne fit mieux parler
aux passions le langage de la nature. » Consultons le
Discours des préfaces : après s'être plaint que « les .
Aristarques du jour » traitent son poète comme un
sauvage à qui il a échappé quelques traits heureux, .
et craignent à Tégal d'un poison Tinfluencedu drame
shakespearien sur notre scène, il apostrophe les
mânes de Corneille et de Racine pour les prendre à
témoin de pareils blasphèmes, et ne craint pas de
proclamer Shakespeare « le dieu du théâtre. »
Quant à sa traduction, il la donne comme « exacte
et vraiment fidèle. » « On y trouvera, dit-il, les
beautés et les défauts du tableau. » Voltaire avait
prétendu que, si le public français semblait goûter
Shakespeare, c'est qu'il le connaissait mal : Letour-
neur prétend le faire mieux goûter encore par une
traduction complète et sincère. Gardons-nous, au
LE DRAME SHAKESJ^EÀRIEN 87
surplus, de prendre son assertion à la lettre : lui
aussi modifie le texte ; il y pratique souvent de
larges suppressions, il en atténue les trivialitésâl en
gâte même le naturel. On ne peut pas dire non plus
qu il ait vraiment compris le drame shakespearien,
et nous n'en voulons pour preuve que ce passage de
son Avis où il s'excuse de n'avoir pas tout traduit
littéralement, en alléguant qu' « il y a dans le
texte des expressions et des métaphores qui, rendues
mot à mot> seraient basses ou ridicules, lorsqu'elles
sont nobles dans l'original >. Quels que soient ses
scrupules, il a eu du moins le mérite de sentir Sha-
kespeare mieux que ses devanciers et de lefaire con-
naître au grand public. D'ailleurs, ses vues person-
nelles sur le théâtre ne manquent ni de hardiesse ni
de sagacité.
L'ouvrage de Letourneur exaspéra Voltaire, qui
le traite d' <( abominable grimoire ». Sa réponse fut
une Lettre à l'Académie française, lue par d'Alem-
bert en séance publique, le 25 août 1776. Il y rap-
pelle d'abord qu'il fut le premier à répandre chez
nous la connaissance de Shakespeare; puis, en
usant avec Letourneur comme jadis avec La Place,
il lui reproche de commettre des sacrilèges contre
son c dieu • en ne le traduisant pas avec assez de
respect ; il recueille chez le poète anglais les scènes
les plus basses et les plus dégoûtantes, nous aver-
tissant dans une note qa*elles ne doivent pas £tre
lue» en séance, par égard pour les auditeurs; il
88 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
s'adresse enfin au patriotisme de l'illustre assemblée
et défend la cause de la tragédie classique comme
une cause nationale. M™® de Montague ayant
répondu à cette lettre dans un ouvrage que traduisit
Letourneur, Voltaire en composa une seconde, où
il ne fait guère d'ailleurs que se répéter. « Je fus le
premier, y écrit-il, qui tirai un peu d'or de la fange
où le génie de Shakespeare avait été plongé par
son siècle. »
Cependant, sa correspondance elle-même nous
montre bien que le goût du théâtre anglais se pro-
page de plus en plus. Le 30 juillet 1776, il écrivait à
d'Argental: • Lekain, aussi en colère que vous Tètes,
me dit que presque toute la jeunesse de Paris est
pour Letourneur, que les échafauds et les bordels
anglais l'emportent sur le théâtre de Racine et sur
les belles scènes de Corneille. » Le 14 janvier 1778,
il écrit à La Harpe: « Le théâtre français est une
impertinente arène sur laquelle on est jugé par la
plus effrénée canaille qui ne veut plus que des pièces
qui lui ressemblent. » Shakespeare était déjà dans
toutes les mains et saisissait tous les esprits par la
puissance et l'originalité de son génie dramatique.
Diderot, Grimm, Sedaine, faisaient cause commune
avec Letourneur. De toute part le public se tour-
nait vers des beautés plus neuves que celles de la
tragédie classique.
Ne nous figurons pas néanmoins que Shakespeare,
et j'entends celui de Letourneur, soit encore accepté
LE DRAME SHAKESPEARIEN 89
sans réserve. La critique veut bien louer son génie^
mais elle ne va guère au delà du jugement que Vol-
taire lui-même avait tout d'abord porté. Les La
Harpe et les Marmontel le traitent toujours comme
un barbare. Fréron même, l'ennemi de Voltaire,
préfère hautement Zaire à Othello ; il n'admet à aucun
degré le mélange du comique et du tragique, il exige
que les unités soient observées, il ne veut pas de
sang sur la scène ; bref, tout en protestant de son
admiration pour Shakespeare, il est révolté par le
désordre, Tinvraisemblance, la grossièreté du drame
shakespearien, et, s'il consent que certaines pièces
du poète anglais soient vraiment « des pierres pré-
cieuses » , il voudrait que ces pierres fussent taillées et
polies comme Othello Ta été par l'auteur de Zaïre (1).
Une fois Voltaire mort, les partisans de Shakes-
peare sont assurés du succès. L'Académie française,
à l'autorité de laquelle il venait d'en appeler, lui
donne Ducis pour successeur. Mais rien ne montre
mieux que les adaptations de Ducis combien le goût
public se modifiait lentement. La première pièce
qu'il ait empruntée à Shakespeare est son Hamlet^ qui
fut joué en 1769. Il dit dans un Avertissement: « Je
n'entends point l'anglais et j'ai osé faire parler Ham-
let sur la scène française. Tout le monde connaît le
mérite du Théâtre anglais de M. de La Place. C'est
(1) Cf. V Année littéraire aux dates des divers tomes de Le-
tourneur.
90 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
d'après cet ouvrage précieux à la littérature que j'ai
entrepris de rendre une des plus singulières tragé-
dies de Shakespeare. » Il ne traite d'ailleurs ce sujet
qu'avec de vives appréhensions. Le 14 avril 1769, il
écrit à Garrick: « Je conçois, Monsieur, que vous
avez dû me trouver bien téméraire de mettre sur le
théâtre français une pièce telle qu* Hamlet. Sans
parler des irrégularités sauvages dont elle abonde, le
spectre, les comédiens de campagne et le combat au
fleuret m'ont semblé des ressorts absolument inad-
missibles sur notre scène... J'ai donc été obligé en
quelque façon de créer une pièce nouvelle. »
Ducis voulait confier le rôle d'Hamlet à Lekain;
mais, lorsqu'il le lui proposa, Lekain entra dans de
longs raisonnements sur le danger des innovationslit-
téraires, s'étendit contre la difficulté de faire digérer
les crudités de Shakespeare à un parterre nourri des
beautés substantielles de Corneille et des exquises
douceurs de Racine, cita l'exemple de Voltaire qui
dans Zaïre et Sémiramis avait prouvé combien le
génie peut se montrer créateur en imitant, regretta
que le talent élevé qui venait de produire VHamlet
français n'eût point pris pour objet de son culte un
modèle moins barbare, et pria l'auteur de vouloir
bien disposer de son rôle en faveur d'un comédien
qui n'aurait point pour le genre de l'ouvrage les
préventions insurmontables qu'il se sentait.
Trois ans après parut Roméo et Juliette ; mais la
tragédie de Ducis, comme on peut le penser, ne res-
LE DRAME SHAKESPEARIEN 91
semble que de bien loin au drame de Shakespeare,
et c'est encore « une pièce nouvelle » que « crée » le
poète. En 1783, l^RoiLéar, % J'ai tremblé, dit Ducis
dans sa préface, j*ai tremblé plus d'une fois, je
Tavoue, quand j'ai eu Tidée de faire paraître sur la
scène française un roi dont la raison est aliénée. Je
n'ignore pas que la sévérité de nos règles et la déli-
catesse de nos spectateurs nous charge de chaînes. »
Un an après, c'est Macbeth. Il avait songé depuis
longtemps à cette pièce . En février 1775, il écrivait
déjà à Sedaine : c On me reproche le choix du sujet
comme une chose atroce. Monsieur Ducis, me dit-on,
suspendez quelqvie temps ces tableaux épouvan-
tables ; donnez-nous une pièce tendre dans le goût
d'Inès, de Zaire^ une pièce qui fasse couler douce-
ment les larmes. » Il déclare d'ailleurs dans son Aver-
tissement a qu'il s'est appliqué d'abord à faire dispa-
raître Fimpression toujours révoltante de l'horreur
qui certainement eût fait tomber son ouvrage, et
qu'il a tâché ensuite d'amener l'âme de son specta-
teur jusqu'au dernier degré de la terreur tragique
en y mêlant avec art ce qui pouvait la faire suppor-
ter. > Il s'applaudit, comme d^un trait d'audace sans
précédent, de hasarder sur le théâtre une scène de
somnambulisme, et nous apprend enfin qu'il a dû
faire subir à sa pièce « des retranchements consi-
dérables, d'après les avertissements du plus éclairé
des juges, le public. »
Dans la préface de Jean-sans-Terre^ qui est de 1791,
à
9î LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
il s'excuse ■ d'avoir fait périr Arlhur par la main
du roi son oncle. » Dans celle d'Olkello, nous
voyonsmieux encore à quels ménagements le goût
du public assujellissait les plus timides novateurs.
e suis bien persuadé, dit-il en parlant d'iago,
, si les Anglais peuvent observer tranquille-
it les manœuvres d'un pareil monstre sur la
le, les Français ne pourraient jamais un mo-
it y souffrir sa présence, encore moins l'y voir
Diler toute l'étendue et toute la profondeur de
célératesse. C'est ce qui m'a engagea Défaire
naitre le personnage qui le remplace dans ma
:e que tout à, la fm... Je n'ai pas manqué non
i, dès que je l'ai pu, dans un court récit, d'ins-
re le public de sa punition. J'ai pensé même
, si le speclateur avait pu, dans le courant de la
:édie, le soupçonner seulement au travers de
masque d'être le plus scélérat des hommes,
était fait du sort de tout l'ouvrage... Quant
couleur d'Othello, j'ai cru pouvoir me dispenser
lui donner un visage noir; j'ai pensé que le
t jaune et cuivré... aurait l'avantage de ne
itrévolter l'œil du public et surtout celui des
mes... » De pareilles citationsprouventcombien
oète se préoccupait du parterre, et combien le
^erre était encore rebelle aux innovations shakes-
riennes : on ne souffrait dans les personnages ni
oirceur de l'âme ni celle de la peau. Ducis s'ex-
[ue ensuite sur son dénouement. Quoiqu'il n'eût
LE DRAME SHAKESPEARIEN 93
pas manqué d'atténuer celui de Shakespeare soit par
radoucissement des termes, soit en faisant tuer
Hédelmone d'un coup de poignard, « jamais impres-
sion ne fut plus horrible » : « toute rassemblée se
leva et ne poussa qu'un cri » ; « plusieurs femmes
s^évanouirent » ; aux applaudissements se mêlaient
« des improbations, des murmures, et enfin même
comme une espèce de soulèvement. » « J'ai cru,
ajoute le poète, que la toile allait se baisser. » Il finit
par écrire un second dénouement à l'adresse des
cœurs sensibles : Moncénigo arrête le bras du More,
et Loredan explique à Othello la trahison de « Texé-
crable Pézare. »
Ducis nous semble, à nous, bien timoré. Au fond,
s'il aima Shakespeare, c'est sans l'avoir jamais bien
connu, sans seulement s'être donné la peine de passer
le détroit pour le voir sur la scène. Il céda à je ne
sais quel attrait mystérieux dont lui-même ne peut
se rendre compte. Ce qui nous frappe le plus, dans
ses pièces, c'est la manie de moraliser. Dans Hamlety
il veut faire du prince « un modèle de tendresse
filiale » (i). Dans Roméo et Julietteyle point essen-
tiel est pour lui t de peindre le caractère d'un
homme dont l'âme autrefois vertueuse et tendre se
trouve dénaturée par la barbare persécution de ses
ennemis et par l'amour le plus violent pour ses
enfants » (2). Dans Macbeth, c'est Frédégonde
(1) Lettra à Garrick du H avril 1769, et Dédicace de la pièce
(2) AvertiBsement à la pièce.
U LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
qui se punit elle-même ; croyant tuer Malcolm, la
lady Macbeth française poignarde son propre fils (1).
Dans Jean-sans-Terre^ préoccupé de châtier Tassassin
d'Arthur, « il lui fait annoncer par Hubert une mort
funeste et terrible » (2). Enfin, dans Othello, nous
avons déjà vu qu'il s'empresse d'apprendre au public
l'exécution du traître. Ce souci d'une moralité
superficielle était bien peu conForme à Tesprit Sha-
kespearien : Ducis nous donne un Shakespeare dans
le goût sentimental et vertueux du xviii® siècle
finissant.
Lui-même se croyait d'ailleurs beaucoup plus
fidèle au poète anglais qu'il ne l'était pt qu'il ne
pouvait l'être. Dans son Fpître à ma mère, dans ses
Souvenirs, il se félicite avec complaisance d'avoir
rendu l'impression saisissante et terrible du drame
anglais. Shakespeare est son cr patron», son« saint »,
un saint qu'il honore pieusement, fût-ce par d'incon-
scientes profanations. « J'aime, disait-il, à traver-
ser des abîmes, à franchir des précipices; je sens
qu'au fond je suis indisciplinable. » Le bonhomme
Ducis se faisait illusion à lui-même : il n'a guère
emprunté de Shakespeare, comme le dit Sainte-
Beuve, que les titres de ses pièces et une certaine
excitation chaleureuse pour se monter l'imagination
(1) Thomas appelle la pièce un Traité du Remords» et en
compare rauteur an P. Bridaine. (Lettre à Ducis du 11 octo-
bre 1782.)
(2) Avertissement à la pièce*
LE DRàMË shakespearien 95
sur les mêmes sujets. D'ailleurs, on ne saurait lui
en vouloir de ses infidélités, si Ton se représente
le milieu contemporain. Il fit supporter au public
toute la dose d'innovation shakespearienne que
celui-ci pouvait digérer, et nous avons vu que son
indépendance faillit parfois lui coûter cher. Quelque
timides qu^elles soient encore, les tragédies du
poète n'en popularisaient pas moins le nom de
Shakespeare. On peut même dire qu'elles nous ache-
minèrent vers les hardiesses du drame anglais et
nous préparèrent de loin à accepter sans trop de
répugnance des crudités et des bizarreries devant
lesquelles lui-même avait reculé.
Les deux dernières pièces que Ducis emprunta à
Shakespeare furent représentées en 1791 et en 1792;
si nous y ajoutons le Timon de Mercier, nous aurons
cité toutes les tragédies de Tépoque révolutionnaire
qu'inspira le théâtre shakespearien. Le drame de
la Révolution n'est point sur la scène, où M.-J. Ché-
nier ressasse les tirades classiques en les adaptant
aux passions du temps. « Que me parles-tu, écrit
Ducis à son ami Yallier, de m'occuper à faire des
tragédies? La tragédie court les rues. Si je mets le
pied hors de chez moi, j'ai du sang jusqu'à la che-
ville. »
La révolution politique préparait d'ailleurs une
révolution littéraire. Mais celle-ci futlente às'opérer,
et, sous l'Empire, le rétablissement de l'ordre social,
que l'on achète au prix de la liberté, se concilie
96 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
fort bien avec le respect des anciennes traditions.
Les écrivains que nous sommes habitués à considé-
rer comme les promoteurs du mouvement roman-
tique, n'ont qu'un médiocre enthousiasme pour le
drame shakespearien : dans son livre De V Allemagne,
M"*» de Staël proteste contre le « mélange du ton
populaire avec la dignité tragique », et dit que « le
drame est à la tragédie ce que les figures de cire
sont aux statues. » Chateaubriand, quitte à s'en
repentir plus de trente ans après, sacrifie Shakes-
peare au théâtre classique. Quant à la critique de
l'Empire, elle défend avec les Geoffroy et les Dus-
sault notre scène nationale contre toute innovation,
et remonte par delà les hardiesses de Voltaire jus-
qu'au plus pur XVII* siècle.
Cependant, l'influence de l'Angleterre, que
double pour ainsi dire celle de l'Allemagne, pro-
voque encore bien des tentatives de renouveler la
tragédie sans porter atteinte aux règles consacrées.
Depuis le commencement du siècle jusqu'à l'avène-
ment du romantisme, plus de vingt pièces sont
conçues dans cet esprit: elles ont pour auteurs Népo-
mucène Lemercier, Alexandre Duval, Raynouard,
Ancelot, Casimir Delavigne, Soumet, Guiraud, Le-
brun. Mais ces pièces, malgré le talent qu'elles peu-
vent dénoter, sont encore bien pâles et se distinguent
à peine des tragédies que faisaient représenter
les fidèles observateurs des traditions classiques,
Jouy, Viennet et Arnault. Le public est d'ailleurs
Le DRAME SHAKESPEARIEN 07
plus timide encore que ces timides innovateurs, et
c'est à peine s'il supporte que Lebrun^ Tauteur de
Marie Sluart, transporte lascène d'une salle à Tautre
de Fotheringay. Dans une préface écrite en 1825, le
poète se félicite « d'avoir essayé un rapprochement
entre la Melpomène ét1*angère et la nôtre » ; mais il
se plaint d'avoir été obligé à bien des sacriflces pour
ne pas heurter les susceptibilités du parterre, t J'avais
tenté, dit- il, de faire entrer en un passage du cin-
quième acte le mot de mouchoir^ j avais dit :
Prends ce don, ce mouchoir, ce gage de tendresse,
Que pour toi de ses mains a brodé ta maîtresse.
Ce mouchoir brodé épouvanta ceux qui entendirent
d'abord la pièce. Ils me supplièrent à mains jointes
de changer des mots si dangereux et qui ne pou-
vaient manquer de faire rire toute la salle à Tinstant
le plus pathétique. J'écrivis ce tissu (1). » Le public
manifestait parfois quelque ennui de l'ancien théâtre,
mais il tenait pour suspectes les moindres nou-
veautés. La première condition d*une réforme dra-
matique, c'était de renoncer tout d'abord à je ne
sais quel type de noblesse convenue dans les sen-
timents et dans l'expression ; et c'est là peut-être
qu'on se montrait le plus récalcitrant.
En publiant vers le même temps sa traduc-
tion de Shakespeare, Guizot se hasardait à dire
(1) Préface de Marie Stuart*
ESSAIS. 3**
98 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
que la France, encore un peu étonnée de la liberté
et de la grandeur du théâtre anglais, était pourtant
au moment d'abolir les règles établies pour devenir
franchement shakespearienne. Il y a loin de là à
Tétat réel du public. En 1822, une troupe anglaise
représenta sur la scène de la Porte-Saint-Martin
quelques pièces de Shakespeare : elle fut outrageu-
sement sifflée. « Pour la première fois, dit le Consti-
tutionnel (i), on«vient de nous offrir en France dans
la langue originale Fun des chefs-d'œuvre de TEs-
chyle britannique, Othello : le public n'a pas voulu
en écouter une scène, un seul vers, un seul mot...
Vers le milieu du troisième acte, un des spectateurs,
auquel on a attribué quelques paroles que le public
a trouvées outrageantes, est devenu Tobjetdes cris
du parterre ; on voulait qu'il quittât la salle ; de là
rixes, violence ; on a boxé ; le théâtre a été escaladé,
et, pour en finir plus vite, lorsque le calme s'est
trouvé rétabli, Othello s'est borné à étouffer sur son
lit la malheureuse Desdémone. » La Quotidienne
constate (2), non sans regret, que « les artistes de
la troupe de M. Penley n'ont pu proférer une parole
qui ne fût couverte par les vociférations ». « Dès
que les acteurs parurent, dit Stendhal (3), ils furent
assaillis avec des pommes et des œufs ; de temps en
temps on leur criait : Parlez français ! Quelques
(1) Numéro du 3 août.
(2) Numéro du 1«' août.
(3) Racine et Shakespeare
LE DRAME SHAKESPEARIEN 99
calicots crièrent : A bas Shakespeare I Cest un aide
de camp du duc de Wellington I » Et, sans doute, un
sentiment de patriotisme plus ou moins bien en-
tendu contribua, J'y consens, à Taccueil que reçut
ce jour-là Shakespeare. Mais les journaux du
temps nous apprennent que le public fut, aussi,
choqué par le drame lui-même : la scène d'ivresse
lui déplut, et le dénouement provoqua, dit le
Miroir (1), « des sifflets adressés à ce qui excite
plus de dégoût que d'horreur tragique. » D'ailleurs,
les comédiens n'avaient même pas osé donner la
pièce en son entier, faisant d'avance au public des
sacrifices dont il devait se montrer bien peu recon-
naissant (2).
C'est alors que Stendhal commença à publier les
brochures réunies plus tard sous le titre commun
de Racine et Shakespeare, Cet ouvrage, où nous
trouvons un grand nombre des idées que fit triom-
pher bientôt l'école romantique, ne fut pas sans
influence sur le mouvement littéraire. Cependant,
les superstitions classiques restaient toujours aussi
tenaces dans l'esprit des spectateurs : ceux-là mêmes
que la lecture de Shakespeare remplissait d'admi-
ration, ne pouvaient, au théâtre, supporter les œuvres
françaises où se marquait, si légèrement que ce fût,
l'influence du drame shakespearien. En 1825, à la
(1) Numéro du 2 août.
(2) Par exemple, les deux scènes du bouffon aux actes II et
m avaient été supprimées.
100 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
première représentation du Cid d'Andalousie^ le
mot chambre^ que Lebrun avait laissé glisser dans sa
pièce, souleva les réclamations des spectateurs, et
le Globe dut leur rappeler ce vers de Racine :
De princes égorgés la chambre était remplie (1),
Dans la même tragédie, une des meilleures scènes,
celle où don Sanche, assis aux pieds d'Estelle, l'en-
tretient doucement du progrès de leur amour et lui
rappelle en vers pleins de délicatesse et de grâce les
premiers traits furtifs de leur mutuelle intelligence,
ne pijt trouver grâce devant le parterre, sous
prétexte qu'elle retardait la marche de l'action (2).
Des délicatesses si susceptibles, des sévérités si
étroites, montrent assez combien nous étions encore
loin du drame shakespearien.
L'école romantique s'était cependant formée et
commençait à battre en brèche les préjugés du pu-
blic, en concentrant tous ses efforts contre la tragé-
die. Au mois de septembre 1827, TOdéon entreprit
de renouveler l'expérience qui avait si mal réussi à
la Porte-Saint-Martin. Charles Magnin, qui rendit
compte de ces représentations dans le Globe^ fut
frappé surtout par l'attention soutenue des specta-
teurs. Il nous apprend toutefois que dans la scène
à'Hamletoti le prince, simulant la folie, s'assied aux
(1) Athalie, V. 243.
(2) Rewe française, j&UYÏeT 1830. Article du duc de BrogliQ.
î
\
k
LE DRAME SHAKESPEARIEN lûl
pieds de sa maîtresse pour écouler les comédiens,
cette posture, si peu conforme àla tenue tragique, ne
fut pas sans causer quelque surprise. Au quatrième
acte, la vue d'Ophélia devenue folle, la première me-
sure de son chant si singulier, provoqua un léger fré-
missement. Mais la pièce fut d'ailleurs fort applaudie^
et Roméo et Juliette^ dont la représentation suivit
celle à^Hamlet^ n'obtint pas un succès moins grand.
Quelque bon accueil qu'on eût fait à ces deux drames
(Othello réussit beaucoup moins), gardons-nouspour-
tant d'en conclure que le public se fût assimilé
Shakespeare. D'abord, nul doute que les applaudisse-
ments n'allassent en grande partie aux acteurs :
c'étaient, entre autres, Charles Kemble et miss
Smithson. Ensuite, les pièces représentées avaient,
cette fois encore, subi de profondes modifications.
Charles Magnin, qui approuve lui-même certains
changements, se plaint qu'on ait rendu Shakespeare
a presque aussi ennuyeux que l'auteur de Warwick
et de Virginie (1) ».
C'est peude temps après ces représentations que pa-
rut la préface de Cromwell. Si Victor Hugo ne veut
pas prendre Shakespeare pour modèle, il le prend
du moins pour exemple, et son manifeste est une
rupture éclatante avec le théâtre classique. Talma
emporta la tragédie dans sa tombe. Lui mort, elle
(1) Les articles que Oh. Magnia publia dans le Olobe se
tronventaa tome II de ses Causeries et Méditations.
102 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
ne pouvait plus se soutenir ; elle fit place au
drame, dans lequel Victor Hugo résume la réyolu-
tion littéraire.
Le drapeau du romantisme, sur lequel était ins-
crit le nom de Shakespeare, rallia bientôt toute la
jeunesse contemporaine.
Dès 1828, Frédéric Soulié fait jouer Bornéo et
Juliette, « La première représentation de cette
pièce, dit Jules Janin (1), fut une des représenta-
tions mémorables de cette époque de fièvres. Nous
avons pleuré et sangloté sans vergogne au dernier
acte, et la foule, indécise encore à des beautés si
nouvelles, a été subjuguée par nos larmes ! » Le
drame n'était pourtant encore qu'une imitation
bien infidèle de Shakespeare. Des vingt-cinq per-
sonnages de la pièce anglaise, Soulié en retranche
dix-huit ; il concentre toute l'action dramatique
sur les deux amants ; il retranche, il ajoute à son
gré ; le seul passage qu'il rende fidèlement est une
scène du dernier acte, qui, comme on le sait, n'est
pas de Shakespeare.
Un an après, Alfred de Vigny donne son Othello.
« Cette modeste traduction, dit-il lui-même (2), a
éprouvé des résistances si grandes que je suis encore
à me demander quel miracle Ta fait réussir. » Tout
adouci qu'on leur présentât le poète anglais, les
(1) Littérature dramatique,
(2) Lettre sur la toirée du 2éocL 1829.
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cher; 3iLJ5 i«r^?*»ritt imu» »ie^ intt î lUt^ l r?irn.- ii-
fir'H'e* *•■; Tiâriîîî?»ei:L rrii_ t^ cidinttïir il tt:?.tt âijriiitai'
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ils se tr:'':ri"'î^ii t i»rifi»^iii" Ciat* ill iu*a ni^^Ht^cr fu^" iif-
santé 1 - » «Lf*^ iDi»; it* 7in/*i-.7p/.* rut L^ircx sr-ur ci
eS'a'Z'er €-x It'îII . ijir*^£ ùt ^inr^ i*ir. jir imutl-t*: t»* Jt
lancera- jjcj^.-î^rr*» c LriL:rjt:i--^:iiÀ i- ^!r-.±*— "— i. it-il-
riez-To:;^, ti.-l^ * T-r-r. ^ ru Sc^*:: rii^^ n* r* i^ Cîî»^!ii:
dans les in^-r-^-e* î»: Sjil£.'*îî:**:cJ'* rii* ii ili:?^ "rr-p-
que firan^f^ i -î^^-^ ri;iir'*-TJLr -nn-rii- ul* i L"^xii
de se dé-ili-^ a^ îjr^r'rjr: iihjz : £;* fuvu'.iij:* ^ '*:\ i i...
en 18^. el-r * r^: > «ctjjC H'ir. t _' t-^ti-r^oj.'* *^. l ." t-
vanomss^m-r!!* ïr***- li^»-^ ru .»^tT-ra.; r*/''i2-a î-^
cris lona:? -ri ii^iI-i'C^iiî: 1 - »
Dans 5*::r Xinzs,^zy'.z*\*i i^ i*^)- ^.j^l^ i.: n*
• lorsque > H :r* tlz -ex'^t îf-ii^ os. 5^'*- - -^ ''^-
vrit tontes I-esp.r:.?^ », IjtiarrLL^ iB'-^'tr''.. }'-n^
quelques bliîs acr^ 'J-T^i-»:! .. ^.*ii zlocllt* p:'i:m:ii
(1} Lettre jv U
(2 L* dise de Z
(3) L(i<rv jv fa
i4 jtf lîia.
îi #ct ï.i::>.
lOi LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
combien Pesprit classique était encore vivace. Les
acteurs eux-mêmes, si nous en croyons VictorHugo,
firent des vœux contre le succès du drame : Samsou
riait sous cape ; Michelot avait promis à ses cama-
rades une chute retentissante ; M"' Mars s'ingéniait
à dépiter le poète et n'avait accepté son rôle que
pour qu'il ne fût pas joué par une autre. Quant au
public et à la critique, ils en étaient restés aux tra*
gédies de Soumet et de Lebrun, dont certaines au-
daces les avaient même choqués. Hernani souleva
de telles tempêtes que Ton put croire tout essai de
drame shakespearien condamné d'avance sur la
scène française. Plusieurs de ces poètes eux-mêmes
qui, depuis le commencement du siècle, avaient
cherché, bien timidement sans doute, à' rajeunir
notre théâtre classique, demandèrent à Charles X
Tinterdiction de la pièce.
Cependant, si Hernani avait provoqué tant de co-
lères, il excita aussi, surtout dans la jeunesse, un
prodigieux enthousiasme. '( Cette soirée, dit Théo-
phile Gautier, décida de notre vie (i). » La nou-
velle génération presque tout entière fit cause com-
mune avec les novateurs, et, après bien des luttes,
que ce n'est pas ici le lieu de raconter, le roman-
tisme prit définitivement possession de la scène
française .
Dès lors, Shakespeare trouva chez nous un public
(1) HÏHt. du romantisme
à.
LE DRAME SBAKESPEARIEN 105
mieux préparé. Vers 1825, Bruguière de Sorsum
avait traduit plusieurs drames du poète anglais en
prose, en vers blancs et en vers rimes ; en 1829,
Macbeth avait été popularisé sous la forme dun mé-
lodrame par Ducange et Anicet Bourgeois. En 1840,
Francisque Michel fit paraître sa traduction des
œuvres complètes ; la même année, Jules Lacroix
donna son Macbelhy deux ans plus tard, MM. Auguste
Vacquerie et Paul Meurice tirèrent de Shakespeare
un Falslaff écouté par le public avec faveur, sauf
quelques protestations contre certaines scènes d une
gaîté qu'il trouva choquante. En 1844, Benjamin
Laroche traduit Shakespeare tout entier avec plus
d'exactitude que ses devanciers. Au mois de décem-
bre, une troupe d'acteurs vient d'Angleterre jouer
Othello et Hamlet dans la salle Ventadour : ces deux
pièces ont un vif succès et Théophile Gautier s'écrie :
« Nous sommes enfin dignes de Shakespeare » ! (1)
Si le public, ou, du moins, un certain public, ap-
plaudit les drames de Shakespeare représentés, dans
le texte même, par des comédiens anglais, aucun
auteur, n'ose traduire exactement une œuvre du
poète et la porter telle quelle sur notre scène-. En
1847, Alexandre Dumas et M. Paul Meurice firent
jouer leur Hamlet au théâtre de Saint-Germain, mais
ils n'eurent garde de reproduire avec fidélité la pièce
originale : ils y firent de nombreuses suppressions,
1) Hift, de Vart dramatiques
106 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
y ajoutèrent maints traits, changèrent enfin tout le
dénouement en ramenant sur la scène le fantôme
chargé de punir ou de récompenser chacun des per-
sonnages suivant ses mérites, et en laissant vivre
Hamlet. Père, dit le jeune prince,
Père, et quel châtiment m'attend donc?..,
— Tu vivras l
s'écrie le spectre, empruntant ainsi à Richard ///un
mot qui ne s'applique guère à Hamlet. Le drame fut
d'ailleurs bien accueilli, et, Tannée suivante, le
Théâtre-Historique en fit une brillante reprise.
La traduction de François- Victor Hugo fut pu-
bliée à partir de Tannée 1859 : c'était le vrai Sha-
kespeare, aussi exactement rendu qu'il peut l'être
dans une langue étrangère. En 1863, Jules Lacroix
fit représenter son Macbeth en vers, et le drame eut
un immense succès. La même pièce du poète anglais,
traduiteetjouée comme elle lefutàPOdéon, aurait, en
1830, révolté la salle tout entière : un progrès sensi-
ble s'était donc opéré dans notre goût. Mais Lacroix
n'avait pas encore osé nous donner une traduction
vraiment fidèle et complète. Ne pouvant conserver
tous les changements de lieu sans heurter ce qui
nous reste encore de respect invétéré pour l'unité
classique, il fond violemment ensemble des scènes
que le texte sépare. H abrège l'horrible litanie des
sorcières, il supprime les canons, il coupe la scène
du portier ivre. Dans sa pièce, le roi ne guérit plus
L£ DRAME SHAKESPEARIEN 107
les écrouelles, Macbeth ne tue pas Siward, Macduff
ne revient pas sur le théâtre en portant la tête de
Macbeth. Tous ces passages du drame anglais lui
avaient paru incompatibles avec notre goût.
Sans énumérer les pièces imitées de Sha-
kespeare qui, dans ces dernières années, ont été
mises sur la scène, contentons-nous de dire qu'on
n'en pourrait citer une seule dont Tauteur 'ne se soit
cru obligé de faire au goût français de nombreuses
concessions. Certes, la critique est maintenant una-
nime, en France aussi bien qu'en Angleterre et en
Allemagne, à considérer Shakespeare comme le gé-
nie le plus puîsssant et le plus complet qui ait repré-
senté la vie humaine en l'enfermant dans le cadre du
drame. On peut même croire que notre admiration,
s'attachant à ses écarts les plus bizarres non moins
qu'à ses beautés les plus pures, a bien des fois passé
la juste limite pour tomber dans je ne sais quels mys-
tiques raffinements. La religion a tourné en fanatisme :
il fallait jadis défendre Shakespeare contre des déli-
catesses et des rigueurs excessives ; c'est maintenant
contre une idolâtrie pédantesque qu'il faudrait le
protéger. Toutefois, s'il est des lecteurs qui font pro-
fession de tout admirer dans le poète, si Ton peut
même dire que Shakespeare est définitivement entré
dans le domaine de la pensée française, il serait
téméraire de prétendre que le drame shakespearien
soit vraiment acclimaté sur notre scène .
Depuis que le nom du grand dramaturge com-
i08 LITTÉRATlJRE CONTEMPORAINE
mençaà être connu chez nous, depuis soixante ans
surtout que le romantilsme a renouvelé notre art
dramatique, nous nous sommes débarrassés de bien
des préjugés et affranchis de bien des «règles» : nous
n'avons plus la superstition des unités; nous admet-
tons que le rire se mêle aux larmes sur la scène
comme dans la vie; nous voulons une représenta-
tion plus expressive et moins abstraite de la réalité.
Mais, quelques changements qu'ait subis notre
théâtre, la conception générale n'en a pas varié
autant qu'on pourrait le croire : notre idéal dra-
matique, si nous ne cherchons pas à, le réaliser par
les mêmes moyens et les mêmes procédés, est tou-
jours, en ses traits les plus essentiels, conforme à celui
du xv!!*" siècle. L'abstraction et l'idéalisation régnent
sur notre théâtre moderne comme dans l'ancienne
tragédie. Tandis que Shakespeare découpe l'his-
toire ou la vie humaine telle quelle en drames touffus
et débordants, nos poètes contemporains choisissent
et combinent. Les belles œuvres de notre temps sont
composées avec la même rigueur que les pièces de
Racine, et l'auteur du Demi-Monde ne le cède guère,
sur ce point, à l'auteur ^'Athalie. Le goût pour
la sobriété, pour Tordre et l'harmonieuse proportion,
pour la juste économie des moyens, pour la logique
des caractères, pour une action serrée et vigoureuse
qu'aucun hors-d'œuvre n'interrompt, que ne retarde
aucun acte inutile, aucune parole oiseuse, ce goût
classique enfin, puisqu'il faut l'appeler par son nom^
LE DRAME SHAKESPEARIEN lOo
tient au fond même de notre génie national ; et, s'il
comporte d'étroites sévérités, il nous vaut pourtant
un théâtre dont nous n'avons point à rougir II se
concilie d'ailleurs avec Tadmiration que nous devons
à Shakespeare. Mais le poète anglais, en tenant
même sa naturalisation pour complète et définitive,
ne sera jamais sur notre théâtre qu'un étranger
naturalisé.
.A«a^_^^dta« ..M,
IfiSÀlB.
LE YEKS ALEXANDRIN
ET SON lÊVOLUTION RYTHMIQUE
Pas plus que la langue ordinaire, le langage poé-
tique n'est une matière inanimée; il a sa vie propre,
en connexion étroite avec la vie intellectuelle et sen-
sible de Thomme lui-même, sur laquelle il se façonne
spontanément. Sans doute, il est régi par certaines
lois inhérentes à sa nature; mais ces lois universelles
comportent les systèmes les plus divers. Si toute
yersilication a nécessairement pour principe une
certaine régularité conçue par Tentendement et
perçue parForeille, ce principe, susceptible d'appli-
cations bien différentes, a permis de fonder le lan-
gage poétique tantôt sur la quantité des syllabes,
tantôt sur leur nombre ou sur leur valeur tonique; et,
les règles spéciales appliquées dans chacun de ces
systèmes ne devant être elles-mêmes considérées
que comme Texpression particulière de la loi géné-
rale qui préside à^ tous, on voit quelle latitude est
i
112 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
laissée aux modifications de toute sorte que peuvent
engendrer avec le temps Téducation de nos organes
et le développement de notre esprit.
C'est ainsi que la métrique française a subi dans
ce siècle de graves changements qui, sans porter
atteinte à sa constitution fondamentale, en ont pro-
fondément altéré le mécanisme traditionnel. Il n'y
a pas longtemps encore, Talexandrindit romantique
passait pour une perversion monstrueuse et ridi-
cule dont les uns s^ndignaient et dont s'égayaient
les autres ; la forme de vers qu'avait consacrée notre
grand siècle littéraire était regardée comme je ne
sais quel canon hiératique auquel nul ne pouvait
toucher sans se faire taxer de sacrilège. On admet-
tait encore que notre langue ne fût plus celle de
Bossuet, on ne voulait pas admettre que notre versi^
fication ne fût plus celle de Malherbe et de Boileau.
C'est seulement de nos jours qu'on a vu dans le vers
moderne, non plus une dislocation barbare du vers
classique , mais le produit d'une évolution natu^
relie dont les origines remontent au xvn* siècle
lui-même.
Les unités métriques le plus fréquemment employées
chez nous furent, au commencement du moyen
âge, le vers de huit syllabes et celui de dix, qui
avaient précédé Talexandrin. C'est dans une chanson
duxu" siècle, le Voyage de Charlemagne à Jérusalem^
que nous trouvons pour la première fois le vers de
douze syllabes. Son nom, comme on le sait, lui vient
■
I
L'ÉVOLUTION DU Y£RS ALEXANDRIN 113
d'un poème, le Roman d'Alexandre^ composé à la
.fin du môme siècle. La fortune de ce mètre fut rapide,
et il resta longtemps le plus usitédansle genre épique.
Sa désuétude concorda avec le déclin de notre poé-
sie. Dès le XV' siècle, elle est à peu près complète. En
1521, Pierre Fabri appelle Talexandrin une « antique
manière de rithmer » (1). On le considère, encore
au temps de Marot, comme lourd et peu mania-
ble ; c'est Topinion de Thomas Sibilet, qui compose
son Art poeti^t/e au moment même où Ronsard, en-
. fermé dans le collège de Coqueret, prépare la réforme
littéraire qui doit ouvrir chez nous Tère de la poésie
classique. « Le vers de dix pieds, écrit-il, est trèsusité
parce qu'il est en français ce qu^est en latin le carme
héroïque i ; quant à l'alexandrin, « celte espèce est
moins fréquente et ne peut proprement s'appliquer
qu'à choses fort graves, comme aussi au poids de
l'oreille se trouve pesante » (2), Quand le maître de
Sibilet, Marot, compose des vers de douze syllabes
(et c'est bien rare), il ne manque pas de l'annoncer
et de le proclamer dans son titre, comme s'il voulait
se prévaloir auprès du lecteur d'un si grand et si
méritoire effort. C'est en alexandrins qu'il célèbre le
Roi et ses perfections; mais que devient, sous ce vête-
ment trop étoflfé, dont elle n'a pas l'habitude, la
langue si vive et si preste de maître Clément? Le
(1) Grant et vray Art de pleine Rhétorique.
(2) Art poétique^ liy. I, chap. v.
à
lU LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
poète croit devoir à François I®*" une louange en
grands vers, et il se guindé laborieusement pour haus-
ser jusqu'à la dignité d'un mètre aussi solennel
une voix accoutumée au léger badinage du déca-
syllabe. Il regarde Talexandrin avec un respect
mélangé de frayeur. Il sent bien que Farmure n'est
pas à sa taille, et que, s'il est assez hardi pour s'en
revêtir, il risque d'être écrasé sous le poids.
A la Pléiade appartint de restaurer le vers
héroïque. Si Ton en croit Etienne Pasquier, a le pre-
mier des nôtres qui remit les alexandrins en cré-
dit fut Baïf en ses Amours de Francine^ suivi depuis
par du Bellay au livre de ses Regrets, et par Ronsard
en ses Hymnes » (1). Dans son Art poétique, Jacques
Pelletier du Mans déclare avec raison que « le genre
épique en est le vrai usage » (2). Il ne fait d'ailleurs
que se ranger à l'avis de Ronsard : le chef de la
Pléiade eut l'honneur de reconnaître le premier le
véritable emploi de l'alexandrin, et c'est sous ses
auspices que la traduction de VIliade, commencée
par Hugues Salel en décasyllabes, fut continuée par
Amadis Jamyn en grands vers. Mais, s'il avait donné
le conseil, il ne donna pas l'exemple, et notre pre-
mière épopée classique, dont il fut l'auteur, est,
comme nos premières chansons de gestes, écrite en
vers de dix pieds. Ce retour de Ronsard au décasyl-
(1) Recherches de la France, fol. 626.
(2) Livre ii.
L*ÉV0LUT10N DU VERS ALEXANDRIN 115
labe^son fidèle disciple, Vauquelin de la Fresnaye,
le regrette fort justement (1); la faiblesse de lo^Fran-
ciade est due en grande partie à remploi d'un mètre
qui n'a ni assez de variété ni assez d'ampleur pour
soutenir ce ton épique auquel son auteur s'est, dans
maint poème (2), élevé sans effort, dès qu'il a repris
Talexandrin. Ronsard a beau déclarer en sa préface
que les grands vers t sentent trop la prose facile et
sont trop énervés et flasques » ; quelques lignes de
Y Abrégé d'Art poétique nous donnent à penser que,
dans son for intérieur, il y resta toujours fidèle,
t Si je n'ai commencé ma Franciade en alexandrins,
il s'en faut prendre, dit-il, à ceux qui ont puissance
de me commander et non à ma volonté, car cela est
fait contre mon gré, espérant bien un jour la faire
marcher à la cadence alexandrine ; mais pour cette
fois il faut obéir (3). »
Ronsard ne refît pas la Franciade en alexandrins ;
mais le grand vers n'en est pas moins considéré dès
(1) O combien mieux a dit d'Homère la trompette
Qui rien messéamment en ses œuvres ne traite.
Ou bien notre Ronsard, si d'un air entonné
Hautement sa trompette en longs vers eût sonné,
(Art.poét.y chant ii.)
(2) Cf. par exemple l'élégie d'Orphée, l'hjmne de THiver,
certains Discours, etc.
(3) On trouvera ces lignées dans l*édition de 1573 ; elles
furent retranchées dans les éditions postérieures.
116 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
lors comme le mètre épique : c'est celui de Maurice
Scève dans son Microcosme^ de du Bartas dans sa
Judith et dans ses Semaines, de d'Aubigné dans ses
Tragiques, Peu à peu il prend même possession de
tous les genres élevés et soutenus auxquels ne pou-
vait convenir la strophe lyrique ; et, dans Tode elle-
même, nos poètes en font le plus fréquent usage. La
comédie seule emploie de préférence Toctosyllabe (1) ;
quant à la tragédie, Jodelle, dès sa Cléopâtre, rompt
avec la versification des mystères et compose en
grands vers deux actes sur cinq, les plus pathétiques ;
sa seconde pièce, Didon, n'emploie pas d'autre mètre.
Après lui, l'on peut citer quelques tragédies compo-
sées en décasyllabes , soit tout entières (2) , soit
en partie (3) ; mais, à dater de Robert Garnier, l'a-
lexandrin devient sans conteste le mètre tra-
gique.
Ainsi ce vers de douze syllabes, qui, vers le début
du xvi« siècle , était d'un si rare emploi, s'empare
maintenant de tous les genres classiques, tels que les
ont fondés Ronsard et son école, tels qu'ils se main-
tiendront jusqu'à notre âge. Depuis plus de trois
siècles, l'alexandrin est le mètre par excellence
de la poésie française. C'est par lui que s'est faite
l'éducation de notre oreille, c'est en lui que se ré-
(1) Aa XVII* siècle, elle s'écrira généralement en alexandrins;
mais, au xviii", le décasyllabe y sera fréquemment employé.
(2) Par exemple la Famine de Jean de la Taille.
(3) Par exemple Daïre de Jacques de la Taille.
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 117
sume, au point de vue du rythme,, l'histoire tout
entière de notre versification.
Quand le vers français prit naissance, le nom*
bre des syllabes, non leur quantité, en détermina
la mesure, et cette mesure fut rendue sensible non
par des combinaisons prosodiques que Toreille était
depuis longtemps incapable de saisir, mais par Tac-
cent tonique et par Tassonance chargés de marquer
le rythme soit à l'intérieur, soit à la fin de Tunité
métrique. Les accents susceptibles de fournir un
repos à la voix partagèrent l'unité métrique en ses
divers membres ; et, pour rendre la fin du vers
aisément perceptible, on imagina de la noter par
un son qui se reproduisit à la fin du vers sui-
vant; Tassonance d'abord, puis la rime, furent
le battement de la mesure.
Il y a cette diflférence entre la prose et la poésie
que le rythme de Tune a pleine et entière licence,
tandis que celui de l'autre est assujetti à des
règles fixes. Or, ces règles se rapportent à la loi
générale de symétrie qui est le fondement essen-
tiel de toute versification.. Dans notre système
particulier , chaque unité métrique est , quant
au nombre des syllabes, en rapport d'égalité avec
Tunité métrique qui la précède et celle qui la suit.
Mais, comme la série de douze pieds est trop longue
pour que l'oreille la saisisse d'un trait, une pause,
dès le principe, la divise en deux parties, et ces deux
parties sont égales entre elles comme toute unité
4»
â
118 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
métrique Test à toute autre : l'alexandrin formant un
assemblage de douze syllabes, chaque fragment en
comprend six, et une césure fixe partage également
le vers en interdisant toute combinaison entre les
deux moitiés. Mais une série de six pieds dépasse
elle-même la portée d'une oreille novice. De là, la
nécessité de diviser à leur tour les deux hémistiches;
et, le rapport d'égalité présidant encore à cette opé-
ration, comme le plus élémentaire et le plus symétri-
que de tous, chaque fragment hexasyllabique se
partage en deux groupes de trois syllabes. Ainsi
décomposé, le rythme du vers ne peut manquer
d'être perçu : quatre fragments, toujours égaux entre
eux, avec un accent rythmique pour marquer la fin
de chacun et l'assonance pour faire sentir celle du
vers lui-même, c'est là ce qu'on peut appeler
l'alexandrin idéal, type de la concordance parfaite,
dont l'éducation la plus rudimentaire saisira le
mécanisme si simple et si régulier.
En appliquant dans la grande rigueur le système
de la symétrie absolue, chaque partie de la mesure
devrait même être considérée comme formant un
tout isolé et indépendant, une sorte d'entité logique
aussi bien que rythmique; il y aurait séparation
complète entre le premier et le second élément non
moins qu'entre le second et le troisième ; comme le
rythme, le sens se diviserait pour chaque alexandrin
en quatre parties distinctes, et les quatre accents
rythmiques marqueraient le repos de la voix sur la
L*ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 119
syllabe finale d'un mot avec autant de rigueur pour
le premier et le troisième élément que pour les deux
autres fl).
On sait que cette forme de Talexandrin, si nom-
breux qu'en soient les exemples, n'a jamais été em-
ployée à l'exclusion des autres. Elle remplit toutes
les exigences de la symétrie; mais c'est justement
pour cette raison qu'une suite de vers ainsi rythmés
serait, pour peu qu'elle se prolongeât, d'une monoto-
nie insupportable. Il a donc fallu altérer la formule
idéale de l'alexandrin, et toute altération de cette
formule ne pouvait être qu'une atteinte portée au
principe de la concordance absolue. Ce principe a
contre lui les besoins de la variété, sans laquelle on
ne saurait concevoir aucun plaisir esthétique, et ceux
de l'expression, qui doit infléchir le rythme en le
modelant autant que possible sur le tour même des
idées et des sentiments. L'histoire de l'évolution qu'a
subie l'alexandrin est justement celle de ce conflit,
d'abord tout latent, puis de plus en plus accusé.
Poussé à bout, le principe de la symétrie a pour
conséquence l'uniformité la plus froide et la plus
(1) Les trois vers suivants de Racine sont bien près de satis-
faire à tontes ces conditions :
Il connut son erreur; occupé de sa crainte.
Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,
Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.
(BritanniCf iv, ii.)
Cependant la cohésion logique est généralement plus forte dans
l'intérieur des hémistiches que d'un hémistiche à l'autre.
i20 LITTÉRATURE CONTEMPOUAINE
raide; mais, d'autre part, le besoia d'expression et
de variété, s'il ne tenait plus compte de la symétrie,
ruinerait complètement toute versification. Notre
alexandrin a eu pour point de départ, au moins dans
la théorie, une régularité parfaite de ses éléments
logiques comme de ses éléments rythmiques, un par-
fait accord des uns avec les autres ; si cette symétrie
s'est plus ou moins altérée, il faut que Toreille en
garde toujours une perception assez nette; et, par
delà certaines limites, on en vient à je ne sais quel
langage sans nom, qui n'a ni la franche liberté de la
prose, ni la cadence harmonieuse de la poésie.
Résumons tout d'abord en quelques mots les alté-
rations qu^a subies dans notre période classique la
formule rigoureusement symétrique du vers de douze
syllabes : tandis que Talexandrin idéal est composé
de quatre parties indépendantes, Talexandrin clas-
sique, tout en renfermant quatre accents constitutifs
du rythme (c'est au moins le type général), ne se
divise plus qu'en deux entités logiques et rythmiques
de six syllabes chacune.
On a pu de tout temps terminer le premier élé-
ment de l'hémistiche sur une tonique suivie d'une
muette qui appartient au même mot ; la tonique fait
partie de Télémentinitial, et la muette compte comme
la première syllabe du second élément (1). Dans les
(Ij C'est ce dont l'^lexandriiiaaivant offipuii double exemple :
J'en dois compte. Madame, à Tempilile romain.
(BHtannic., I, il.)
yersainsi formés* le fragment trissyllabiqae ii*esl pas
considéré comme nne entité an même titre que Thé*
mistiche, et, sur les quatre césures de Talexandrin,
deux, la première et la troisième, subissent de la
sorte une sensible attéaaation.
Les quatre parties du Ters sont encore égales
entre elles par le nombre de syllabes. Une altération
nouvelle, tout en maintenant Tégalité des deux hé*
mistiches. Ta permettre de diviser chacun d*eux en
deux parties inégales. Le rapport d*équatioa, qui
subsiste pour diviser Tunité métrique en deux frag-
ments de six syllabes, fait maintenant place à d^au-
très combinaisons dans chacun de ces fragments.
L^articulation interne de Thémistiche ne porte plus
nécessairement sur la troisième syllabe; Taccent
rythmique peut occuper indifféremment n'importe
quelle place, et à la formule de Talexandrin' idéal
viennent s*en ajouter quatre autres (i).
Ces nouvelles formules ne sont guère moins em-
ployées par nos poètes du xvii* siècle que celle de la
(1) L'hémistiche de Talexandrin idéal a pour formule 3-3 ;
l'hémistiche de l'alexandriii classique peut en outre se cons-
traire d'après les formules 1-5, 2-4» 4-2, 5-1 , dont Yoici les
exemples :
Non, TOUS n*espérez plus. . . .
L'Épire sauveia
Je ne sais point prévoir. . . .
Je n'épargnerai rien
(Andr&maque,)
m LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
concordance parfaite (1). En fait, leur alexandrin n'a
que deux accents rythmiques fixes, Tun à la sixième
syllabe et Tautre à la douzième. Dans Tintérieup de
chaque fragment hexasyllabique, toute combinaison
est laissée libre; l'éducation de Toreille, devenue
capable de saisir un groupe plus étendu, permet
même de développer les six syllabes tout d'une ha-
leine; de là une nouvelle formule qui vient s'ajouter
aux cinq autres (2). D'ailleurs, quand l'hémistiche
renferme plusieurs éléments rythmiques (et l'autre
cas est tout exceptionnel), ces éléments peuvent ne
plus se composer entre eux suivant des rapports sim-
ples (3). Il suffit que l'unité métrique soit coupée en
deux parties égales, et c'est la part de la symétrie ;
quant aux termes de l'hémistiche, ils peuvent se
combiner au gré du poète, et c'est la part delà va-
riété.
Si nos plus anciens auteurs de chansons en vers
alexandrins ne sont pas eux-mêmes plus fidèles à la
formule de la symétrie idéale que ne l'ont été les
poètes du XVII* siècle, il est facile de se l'expliquer.
Le vers de dix syllabes, usité avant celui de douze,
admettait déjà dans son membre hexasyllabique tou-
(1) Uq cinquième cnviroa des vers classiques sont composés
d'après la formule 3-3-3-3.
(2) La formule 0-6, dont la première moitié du vers suivant
offre un exemple:
De Tinfidélité vous tracer des leçons.
(Britannie,, iv, il.)
(3) et les formules 1-5 et 5-1.
L'ÉVOLUTIOX DU VERS ALEXANDRIIÏ 123
tes les combinaisons que comporte riiémistiche de
Falexandrin, et, d'autre part, la versification latine
populaire, cette versification fondée sur Faccent et
d*où procède la nôtre, avait depuis des siècles fa-
çonné Toreille des Gallo-Romains. N'oublions pas
que nous ne pouvons nulle part saisir le vers roman
àTétat pour ainsi dire natif, même dans les plus
vieux monuments qui nous soient restés de notre
poésie.
Quant aux règles de Talexandrin classique, nos
poètes du moyen âge les observent avec rigueur,
avec une rigueur à laquelle ne s'astreignent plus
Malherbe et Boileau eux-mêmes: qu'il s'agisse de
chansons primitives ou de poèmes littéraires, la
forme du vers est inflexible. Dans l'intérieur de l'u-
nité métrique, il y a constamment une césure à la
sixième syllabe, et même assez forte pour que, si la
tonique de Thémistiche est suivie d'une muette, cette
inuette ne compte pas. Chaque unité métrique reste,
d ailleurs, isolée de celle qui la précède comme de
celle qui la suit ; les vers tombent un à un, et cette
stricte régularité de la césure finale, frappant la
versification romane d'une incurable monotonie,
interdit au poète tout mouvement passionné, tout
essor de longue haleine.
Entre le moyen âge et Malherbe, il y a sans doute
l'école du xvi'^ siècle, qui usa de l'alexandrin avec
une grande liberté ; mais, quelque sentiment du
rythme qu'on veuille reconnaître k ses principaux
I
124 LITTÉHATURË CONTEMPORAINE
représentants^ c'est dans les combinaisons des stro-
phes qu'ils en témoignent, et non pas dans le ma-
niement de Talexandrin. Les libertés qu'ils ont pri-
ses, la plupart ne s'en servent guère que pour com-
poser plus vite, et la langue poétique est chez eux
comme une matière amorphe: elle ne prend jamais
aucune figure précise et semble fuir entre leurs
mains. Aussi bien, soit par sa faute, soit par celle
des circonstances, la Pléiade, si heureuse dans
mainte autre partie de son œuvre, ne peut à cet
égard imposer une tradition nouvelle, et, moins de
vingt ans après la mort de Ronsard, Malherbe re-
vient, sauf de rares tempéraments, à cet alexandrin
du moyen âge qui juxtapose dans une seule unité
métrique deux vers de six syllabes ayant chacun son
existence propre.
Le (( tyran des mots et des syllabes • n'exerça pas
une autorité moins sévère sur la versification que sur
la syntaxe. Nous n'avons qu'à lire les commentaires
dont il a chargé Desportes pour voir à quel point
il poussait ses scrupules de symétrie: entre une
unité métrique et l'unité suivante, bien plus, entre
le premier hémistiche et le second, il ne se con-
tente pas d'une pause légère, il exige une véritable
disjonction. Or, c'est l'alexandrin de Malherbe qui
reste celui de notre versification pendant le xvii* et
le xviir siècle. Boileau est, en théorie, tout aussi ri-
goureux que son devancier. On trouve chez lui des
vers où « le sens ne suspend pas l'hémistiche » ;
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 125
mais lui-même devait les tenir pour fautifs, et, s'il
s'écartait parfois de la symétrie, c'était comme d'un
idéal auquel la faiblesse humaine ne saurait toujours
atteindre.
Cependant nous trouvons, au xvii* siècle même,
chez le maître incontesté de la versification clas-
sique, une facture bien plus variée et bien plus
expressive.
On peut citer maint alexandrin de Racine où la
voix se repose aussi bien sur la troisième tonique
que sur la seconde (1) ; on en rencontre même assez,
fréquemment où le sens proteste contre toute césure
médiane (â). Or, nous ne saurions supposer qu'un
poète comme lui aurait pris tant de fois pareille
licence, s'il avait vu un défaut dans cette altération
de la symétrie.
L'affaiblissement de la césure médiane ne se con-
cilie pas avec la conception de l'hémistiche propre-
ment classique, mais il ne porte, d'ailleurs, aucune
atteinte à celle de l'alexandrin regardé comme un
tout indépendant et qui se suffît à lui-même. L'affai-
(1) Mais, Madame, Néron suffît pour se conduire.
Eo, Tain pour détourner ses yeux de sa misère,
Elle n'a vu couler de larmes que les siennes.
Britannicus pourrait t'accuser d'artifice.
[Britannicvs )
(2) Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé.
Ai-je donc élevé si haut votre fortune ?
K'ayait-on que Séncqueetmoi pour le séduira ?
N'ose-t-il être Auguste et César que de nom? ilbid.)
126 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
blissement de la césure finale doit, au contraire, avoir
pour effet une extension anormale de Tunité métri-
que Or, c est là déroger de la façon la plus grave
au principe de la symétrie. Aussi ne se le permet-on
que bien rarement dans toute Tépoque classique ; il
fallait du moins adjoindre aux mots rejetés un déve-
loppement qui complétât le vers, ou les faire suivre
soit d'une suspension, soit d'une réticence. Malgré
de telles réserves, le poète et le lecteur s'habituaient
à outrepasser Tunité de mesure. Au reste, ces ré-
serves mêmes n'étaient pas toiijours maintenues,
et Ton trouve çà et là des exemples notables où
le rejet n'a plus la môme justification» S'ils sont
peu nombreux, s'ils se rencontrent jamais dans les
genres nobles, nous ne devons pas moins les con-
sidérer comme un acheminement aux libertés de
Técole romantique.
Quoi qu'il en soit, toute atténuation de la césure
au milieu ou à la fin de l'unité métrique est vulgai-
rement tenue pour un défaut. Les acteurs, nous le
savons, coupaient chaque vers en deux parties
égales, dussent-ils sacrifier les exigences du sens
à celles de la symétrie rythmique. Il suffit d'ouvrir
les anciennes éditions de Racine pour trouver
des vers où l'hémistiche est suivi d'une virgule ea
désaccord formel avec la signification (1). Entre les
(l) Par exemple:
Perdre à jamais tes bords, et ton prince de Yoe.
(Andromaqtte,)
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 127
exigences de la symétrie et celles de la variété, le
poète, avec son sentiment si délicat de la forme
rythmique, a cherché une sorte de compromis,
encore bien timide sans doute, mais que son siècle
ne tolère même pas : ce compromis doit tôt ou tard
aboutir, non seulement à la libre combinaison des
deux hémistiches, mais à l'élargissement de la portée
normale par delà les douze syllabes.
C'est Técole romantique qui consacra la première,
et par ses théories et par ses exemples, une forme
nouvelle de Talexandrin. Aux vers classiques,
dont le rythme est toujours dominant, elle mêla
de parti pris un autre type de vers dans lequel la
césure est franchement abolie, soit à la fin de l'hé-
mistiche, soit à celle de Tunité métrique.
On sait que la rénovation poétique du xix» siècle
fut tout d'abord résumée par Victor Hugo dans le
théâtre , « forme essentielle et culminante de
Fart » (1). « C'est au drame, écrit-il, que tout vient
aboutir dans la poésie moderne » (2) ; et la préface
deCromwell n'est, en somme, que le développement
de cette vue. Contenu en germe par Fode et par
Tépopée, le drame les contient l'une et Tautre en
développement et ne laisse aucune forme poétique
en dehors de son cadre, si l'on peut même dire qu'il
en ait un. Ëtant « la poésie vraie, la poésie com-
(1) Préface de Littérature et Philotophie mêlées.
(2) Préface de Cromvjell,
à
128 LITTÉIUTURE CONTEMPORAINE
plète iy il embrasse tout ce qui est dans la nature et
n'exclut aucune manifestation de la vie humaine.
Tel que le rêvait Victor Hugo, le théâtre du xix* siè-
cle ne devait être ni la tragicomédie hautaine et
sublime de Corneille, ni la tragédie idéale et divine-
ment élégiaque de Racine, ni la comédie sagace et
pénétrante de Molière; il devait être à la fois tout cela,
ou plutôt il ne devait rien être de tout cela ; il devait
être le cœur humain tout entier; il devait être This-
toire, la légende, le roman, la fantaisie et le rêve;
ici le rire et là les larmes ; ici une émeute et là une
causerie d'amour; il devait être le bien, le mal, la
fatalité, la Providence, le g;énie, le hasard, la société,
le monde, la nature, la vie elle-même (1).
Gomme les sentiments et les idées se traduisent,
non pas seulement par le langage, mais encore par
le rythme, toute réforme de la poétique a pour con-
séquence nécessaire et immédiate une réforme du
rythme aussi bien que du langage. Si Racine avait
pu se faire du théâtre la même idée que Victor Hugo,
il aurait sans nul doute introduit dans le vers les
mêmes innovations ; je m'en rapporte aux P/ai(/eurs.
Avec une langue plus familière, plus libre, capable de
se conformer à tous les milieux et de se prêter à tous
les caractères, le drame contemporain avait besoin
d'un vers qui pût tout dire, qui parcourût toute la
(I) Cf. la préface de Cromwell^ celle de Marie TuéUfr, etc. ;
nous ne faisons guère ici qu'en citer les passages les plus ca-
ractéristiques.
k
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 129
gamme poétique, qui allât des idées les plus élevées {
aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus
graves, qui n'imposât rien au poète, mais qui dût
au contraire tout recevoir de lui pour tout trans-
mettre au spectateur, français, latin, textes de lois,
jurons royaux, locutions populaires, comédie, tra-
gédie, rires, larmes, prose et poésie (1).
L'alexandrin du xvii® siècle ne convenait pas à
cette façon d'entendre le drame. Certains adeptes '
du romantisme crurent même que « les éléments de
notre langage poétique étaient incompatibles avec
le naturel et le vrai » (2), et qu'il fallait par suite
l'exclure de notre scène. Au lieu de proscrire levers,
Victor Hugo, lui, s^applique à le réformer, à le ren-
dre « aussi beau que de la prose », en lui donnant
une liberté qu'il n'avait pas encore connue. De là,
la suppression des césures pour varier le rythme
ou produire un effet ; de là , des enjambements
tout prosaïques, dont le premier qui osa se montrer
sur le théâtre (3), honni par les classiques, exalté
par les romantiques, ne méritait pas plus la fureur
des uns que les apologies trop ingénieuses des autres.
. Si la sixième et la douzième syllabe doivent porter
un accent tonique, il n'est plus nécessaire dès main-
tenant qu'elles marquent une pause. Ainsi le poète
se rend libre de combiner à son gré les éléments
(1) Cf. la préface de CromwelL
(2) Ibid.
- (3) Da|is le distique par lequel commence Htmani,
130 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
rythmiques, dans le cadre d'un alexandrin, s'il sup-'
prime la césure médiane, et, sïl supprime la césure
finale, dans le cadre de tout un distique.
Tandis que la stance classique se subdivisait en
stances plus petites dès qu'elle avait une certaine
longueur, la strophe romantique se présente, au
contraire, comme un tout indivisible qui a son unité
d'ensemble. Par l'effet d'une tendance analogue s'est
de plus en plus élargi, dans Talexandrin, le champ
des combinaisons rythmiques. Non contents de l'éga-
ler aux douze syllabes du vers, nos poètes contem-
porains en ont reculé la borne au delà de la césure
finale.
La suppression de la césure médiane a pour effet
ce que nous appellerons Tenjambement intérieur;
celle de la césure finale détermine l'enjambement
d'un vers sur l'autre. Gomme ces deux altérations
sont le caractère particulier des vers romantiques,
elles méritent un examen attentif. Avant de les étu-
dier dans leurs formes et dans leurs effets divers,
nous devons tout d'abord les expliquer par une défi-
nition commune.
D'après les traités de versification, il y a enjam-
bement lorsque le sens commence dans un vers et
finit dans le vers suivant sans le remplir.
Nous voyons tout de suite ce que la définition a de
spécieux. On objecte que, dans le moment même
où nous passons d'un vers à l'autre, rien ne peut
nous indiquer s*il y a ou non enjambement, puis-
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 131
que nous ne savons pas encore où le sens s'arrê-
tera : comment donc cet arrêt pourra-t-il changer
la nature d'un phénomène antérieur? Répondons
tout simplement que Tœil du lecteur embrasse à la
fois Fensemble du distique; si, lisant le premier
vers, nous ne voyions pas déjà le second, notre voix
laisserait tomber une à une chaque unité métrique
et nous serions incapables de phraser une période
de deux alexandrins.
Ce qu'on peut reprocher à la définition tradition-
nelle, c'est d*abord qu'elle manque de précision:
qu'entend-elle au juste par Varrêt du sens? C'est
ensuite et surtout qu'elle n'explique rien.
Pourquoi n'y a-t-il pas rejet dans le distique qui
se termine avec le sens ? Voilà ce dont nous devons
avant tout nous rendre compte. Il n*y a pas rejet en
ce cas parce que le complément qui termine le vers
enjambé attire à lui le membre initial et le détache
du vers enjambant. De là, cette pause qui maintient
l'intégrité du vers. Soit le distique :
Etia clarté
Brillait sereine au front du ciel inaccessible (1).
Ce distique ne renferme pas d'enjambement. Modi-
fîons-le de la façon suivante :
Et la clarté
Brillait ; le front du ciel était inaccessible,
(1) TouB les vers que noas citons sont tirés, sauf indication
contraire, de la première Légende des Siècles,
132 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
nous aurons au contraire un enjambement très
accusé.
La pause à la fin du premier vers, dans cet autre
distique :
11 rapporte une épéa
Et da tId, de ce vin qu'aimait le grand Pompée,
est rendue sensible par la reprise du mot sur lequel
porte Tenjambement.
Elle se marque davantage encore quand lé terme
initial du second vers est expliqué par ce qui le suit :
Il a donné la préférence
A Vich qui fait commerce avec Tarbe et Cahors,
et surtout quand il est accompagné d'autres termes
coordonnés :
Le grand cri joyeux
Des eaux, des monts, des bois, de la terre et des cieax.
Mais la définition traditionnelle n*est pas seule-
ment vague et tout empiriqua; elle, est fausse. Mous
trouvons une infinité d'exemples où, quoique le
second vers soit rempli par le sens, Tenjambement
ne saurait se nier :
* Pourquoi cet attendrissement
Immense du profond et divin firmament ?
t La blancheur
l)n linceul rassurait le sépulcral marcheur^
i
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 133
La renommée allie
Leurs noms dans les sonnets qui viennent d^talie.
La fin du premier vers se lie étroitemeut, dans
tous ces distiques, non pas à Tensemble du second,
mais à son élément initial. Aucune pause ne peut
séparer les deux alexandrins.
Devons-nous penser qu'il n'y a jamais d'enjambé*
ment au cas d'un repos entre les deux vers? Non,
mais il faut faire ici une distinction entre deux
sortes d'enjambements, que nous appellerons l'en-
jambement fort et l'enjambement faible.
Quand tout repos est impossible, la fin du premier
vers se combine avec le commencement du second
en un seul et même élément rythmique ; c'est l'en-
jambement fort, qui ne se rencontre que très rare-
ment. Mais voici des distiques où, quoique le repos
se prolonge assez pour être marqué par une virgule,
la première unité métrique n^en enjambe pas moins
sur la Seconde :
Le matin, murmurant une sainte parole,
Souriait, et l'aurore était une auréole
Tendit sa grande main, de lumière baignée,
Vei>3 l'ombre, et le démon lui donna l 'araignée.
C'est là l'enjambement faible. Notre poésie classi-
que ne Tadmet guère plus que Tautre, mais, chez
nos poètes modernes, les exemples en sont innom-
brables.
KSSAIS. 4**
à
i34 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Il y a enjambement toutes les fois qu'il y a déro-
gation au principe de symétrie en vertu duquel
chaque alexandrin forme une unité rythmique et
logique ; or, il y a dérogation à ce principe non
seulement lorsque tout repos est impossible à la fin
du premier vers, mais encore lorsque le repos admis
à la fin de ce vers est moins sensible que celui de
rélément rythmique par lequel commence le second.
La définition qui s'ensuit convient à Tenjambe-
ment d^un hémistiche sur l'autre dans le même vers
comme à celui d'une unité métrique sur Funité
suivante dans un distique.
S'il n'y a pas enjambement quand le sens remplit
Talexandrin, c'est aussi que, dans ce cas, les deux
! termes du second hémistiche sont liés entre eux ;
/ la voix, cherchant un repos, le trouve plutôt à la
tonique médiane :
Et les antres heureux de s'ouvrir à Taurore...
Et Tempereur, pareil aux fleurs qui durent peu...
S'il y a enjambement, c'est que la cohésion logi-
que est plus forte entre le second et le troisième
élément qu'entre le troisième et le dernier :
Eve blonde admirait l'aube, sa sœur vermeille...
Si quelque oiseau battait leurs barreaux de son aile...
Voici un vers de Racine où l'on peut conserver le
rythme classique :
Si je le hais, est-il coupable de ma haine ?.;;
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 135
Pour y introduire un rejet, il suffirait d'accen-
tuer le repos après le troisième élément :
Si je le hais, est-il coupable? Non, sand doute.
Les rythmes dits romantiques dérivent d'un en-
jambement intérieur. On peut les classer d'après le
nombre de syllabes que renferme Tenjambement
d'où chacun procède. Or, il y a, à ce point de vue,
cinq sortes de rejets possibles, et chacune donne
naissance à cinq rythmes divers. Ce sont vingt-cinq
formules nouvelles qui s'ajoutent à celles de l'alexan-
drin classique.
En voici le tableau, avec un exemple pour chaque
formule, et l'indication approximative du nombre
de vers qu'elle fournit dans la première Légende des
Siècles :
ENJAMBEMENT d'UNS SYLLABE.
Nombre
de vers : Formub :
4 1-6-5. Dieu pour qui les méchants mêmes sont trans-
[parents.
4 2-5-5. Jamais on ne Ta fait choir que par trahison.
11 3-4-5. La tempête est la sœur fauve de la bataille.
3 4-3-5. Et la lumière était faite de vérité.
1 5-2-5, Et sans vous traiter^.vous,' princes, et vos
[compagnes.
ENJAMBEMENT DE DEUX SYLLABES.
6 17 4. Sire, c'est un manant heureux qu'un laboureur.
49 2-6-4. Vêtu de probité candide et de lin blanc.
84 3-5-4. Et le soir on lançait des flèches aux étoiles.
i3C LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
90 4-4-4. Les assiégés riraient de vous du haut des tours.
6 5-3 4« Dans Tazur des cieuz, hors de l'ombre et de
[l'oubli.
XKJAMBBMENT DE TROIS STLLABES.
L*arbre^ tout pénétré de lumière, chantait.
Les monstres^ hérissant leurs crinières^
[écument.
Les barons effrayants et difformes des Vosges.
Puis il remit au fils de Séïd la bannière.
Dans le tourbillon libre et fuyant des nuées.
6
1-8-3.
26
2-7-3.
37
3-6-3.
46
4-5-3.
5
5-4-3.
(XJAl
2
tfBEMBNI
1-9-2.
1
2-8-2.
11
3-7-2.
6
4-6-2.
1
5-5-2.
Trouvent les âpretés de ces ravins fort belles.
Je jure de garder ce souvenir et d'être .
La plus belle s'était épanouie en femme.
Sachant que Christ avait ressuscité Lazare.
Et qu'on appelait Dreux de Montdidîer. «-
[Parbleu !
Pour les enjambements de cinq syllabes, les exem-
ples manquent. On en verra tout à Theure la raison.
La fréquence relative de ces formules s'explique
par des causes diverses ; outre le nombre même des
'syllabes, c*est la disposition des accents toniques ou
rythmiques, et la complexité plus ou moins grande
des rapports suivant lesquels se combinent les
trois fragments du mètre.
Si les vers formés par des enjambements dissylla-
biques et trissyllabiques sont de beaucoup les plus
nombreux (1), ceux qui ont un accent rythmique
(l) Sur quatre cents rythmet romantiques dans la .Légende
à
f
L'ÉVOLUTION DUVERS ALEXANDRIN 137
immédiatement après ou avant la tonique médiane
sont, au contraire, d'un usage très peu fréquent.
Comme Timmense majorité des alexandrins, même
chez nos poètes modernes, relève du type classique,
potre voix, qui a l'habitude de tenir longtemps la
tonique de Thémistiche, ne s'arrête pas sans diffi-
culté sur la syllabe qui précède ou qui suit ; il sem-
ble qu'elle éprouve quelque répugnance à rompre
la symétrie pour une seule et unique syllabe.
Aussi les enjambements monosyllabiques ne se ren- ]
conlrent-ils, sauf exception , qu'amortis par une y
muette. Ceux de quatre syllabes ne sont pas beau-
coup plus fréquemment employés ; mais leur rareté
tient à une autre cause : dans les vers qui en déri-
vent, le dernier élément rythmique , n'ayant que
deux syllabes, est trop court pour soutenir l'élément
antérieur qui en a au moins cinq, et qui peut en avoir
jusqu'à neuf. La même cause explique à plus forte
raison que les enjambements pentésyllabiques soient
presque introuvables. Il y en a d'ailleurs une autre,
. c'est que les alexandrins qu'ils fournissent ont deux
accents rythmiques de suite ; or, la voix ne sau-
rait passer immédiatement d'un accent rythmique à
un autre sans violer les règles les plus élémentai-
res du langage.
Quant aux relations dés éléments rythmiques
des Siècles^ plus de trois cents sont fournis par ces enjambe
ments. — Pour suivre tout le passage, on «e reportera au
. tableau que nous avons donné ci-dessus.
138 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
entre eux, nous savons que les poètes classiques
eux-mêmes, s'ils maintiennent Tégalité des deux
hémistiches, admettent, dans Tintérieur de chacun,
n'importe quelle combinaison. Nos poètes moder-
nes ont poussé plus loin les effets de discordance ;
certains rythmes romantiques offrent encore de la
symétrie, mais la plupart déterminent entre les trois
fragments du vers des rapports qui n'ont rien de
simple. Ainsi la formule qui divise l'alexandrin en
éléments de trois, cinq et quatre syllabes, nous
fournit plus de quatre-vingts exemples. Celle qui le
divise en éléments de cinq, trois et quatre syllabes,
ne nous en fournit, il est vrai, que six ; mais c'est
parce que le vers qui en dérive a un accent rythmi-
que immédiatement avant l'hémistiche.
Toutes les formules qui procèdent d'un enjambe-
ment intérieur dérogent à la concordance. Celle qui
divise Talexandrin en trois parties égales, toute
symétrique qu'elle est en elle-même, n'en altère pas
moins la symétrie d'un ensemble où le rythme qua-
ternaire domine. Maisles vers romantiques ne dépas-
sent pas, en général, la proportion d'un sur dix; s'ils
a dépassent, ce n'est que dans les dialogues, où le
vers se rapproche de la prose, et dans les cou-
plets pathétiques, où les mouvements de l'âme, qui
scandent irrégulièrement la respiration, s'accom-
moderaient mal avec la placide régularité de l'alexan-
drin normal.
L'enjambement d'un vers sur l'autre est une allé'*
à
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 139
ration du même ordre que Tenjambement intérieur.
Mais elle a plus de gravité, puisqu'elle combine
deux unités métriques au lieu de deux hémistiches.
Très rare jusqu'à notre époque, il faut en blâmer
sévèrement l'abus.
L'enjambement fort, surtout, déconcerte notre
oreille, et nous ne pouvons le tolérer que s'il se
justifie soit par un effet particulier au distique, soit
par une impression d'ensemble qu'il contribue à
produire.
Le rejet de cinq syllabes est peu usité : d'une
part, il a le défaut de mettre le premier accent ryth-
mique à côté de la tonique médiane ; de l'autre,
comme la sixième syllabe doit toujours être sonore,
il ne peut jamais être amorti par une muette. Voici
les trois seuls exemples que nous avons rencontrés
dans la Légende des Siècles :
L'aurore apparaissait. Quelle aurore ? Un abîme
D'éblouissement, vaste, insondable, sublime...
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de Maure...
Un rocher
Se fût attendri rien qu'en la voyant marcher.
Dans les deux premiers distiques, le repos de
Félément initial est suivi d'un autre repos très sen-
sible après la sixième syllabe, et l'oreille a presque
l'illusion d'hémistiches classiques. Dans le dernier,
le rythme est incontestablement mal équilibré ; il
/
140 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
faut y voir un effet d'expression qui s'accorde avec
le caractère véhément et saccadé de tout le mor-
.ceau(i).
Après Tenjamb^ment pentésyllabique, le moins
fréquent est celui d'une syllabe (2) : d'abord, il fait
immédiatement succéder un accent rythmique à la
tonique finale du premier vers ; ensuite, il est par
lui-même lé plus brusque de tous les rejets. Aussi nfe
le trouvons-nous guère que sensiblement affaibli :
ou bien une seconde syllabe, une muette, en estompe
pour ainsi dire la dureté (3), ou bien la fin du pre-
•mier vers permet au lecteur un repos (4). Tous les
.rejets monosyllabiques sont adoucis de Tune ou de
J'autre façon, et la plupart le sont à la fois des deux.
Les enjambements de deux et de quatre syllabes
se rencontrent bien plus souvent (5) ; mais les pre-
miers subissent généralement une atténuation. Ceux
de trois syllabes, les plus fréquents de tous (6), por-
(1) C'est la tirade du vieux marquis Fabrice auquel on a tué
sa petite- fiUe Isora.
. (2) Il 7 en a une vingtaine dans la Légende des Sièolm.
(3) Exemple :
....Tressaillait plus profonde à chaque instant autour
D'Eve, que saluait du haut des cieux le jour.
(4) Exemple :
Rêves que l'homme
Voit dans la transparence obscure du sommeil.
(5) Une centaine des premiers et une cinquantaine des seconds
' dans la Légende des Sièeleê.
(6) Cent trente environ.
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 141
tent le moins d'atteinte à la symétrie et divisent
en deux éléments égaux Thémistiche où ils figurent.
Quant à ceux d'un demi-vers, on les trouve en assez
- grand nombre, mais il ne faut pas en abuser, parce
qu'ils risquent d'intervertir l'unité de mesure.
Dans son Traité général de Versification, M. Becq
de Fouquières recommande de placer autant que
possible l'enjambement sur la première rime du
.'distique: l'oreille, dont l'attention est éveillée par
la complexité insolite du rythme , trouve de la
sorte une satisfaction dans le son de la seconde
■
rime qui lui fait ressaisir la mesure. Nous voyons
•bien ce que cette remarque a de juste; mais, d'autre
part, si l'enjambement porte sur le second vers, la
rime,|que le premier nous a déjà fait entendre, sera,
par là même; plus aisément sentie. Y a-t-il d'ailleurs
-nécessité de réparer tant bien que mal une discor-
dance voulue ? En fait, le rejet, chez nos meilleurs
poètes, porte tout aussi fréquemment sur le vers
pair que sur le vers impair, •
La perturbation est d'autant moins forte, toutes
choses égales d'ailleurs, que le rythme des deux
vers oflfre plus de symétrie. A ce point de vue, l'en-
jambement le moins dur est celui que présente un
distique dont les deux vers se partagent chacun en
quatre fragments égaux :
V
Fatigué de lutter quarante ans, me voici
Arrivé sur le bord" de la tombe profonde.
ut LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Si la perturbation apportée parFenjambementd'un
alexandrin sur l'autre se complique de celle que
produit Tenjambement intérieur, Teffet de discor-
dance est encore plus accentué. On en trouve d'ail-
leurs un grand nombre d'exemples, une centaine
environ, dans la Légende des Siècles. Quand c'est le
vers enjambant qui n'a pas la césure médiane, le
contre-temps s'atténue avec le vers enjambé, et
d'autant mieux que ce dernier est plus symétrique :
Lesbie, en se faisant coiffer^ heureuse, ayant
Son Tibulle à ses pieds qui chantait leurs tendresses.
Dans le cas contraire, le contre-temps s'accuse :
A la bonne heure I Moi, je suis le compagnon
Des coups d'épée, et j'ai la colère pour nom.
Enfin, si chacun des deux vers a la forme ro«
mantique, le trouble devient assez profond pour
qu'une oreille peu exercée éprouve quelque peine
à se reconnaître :
Autour d*Ève, au-dessus de sa tête, Toeillet
Semblait songer, le bleu lotus se recueillait.
La Légende des Siècles renferme environ une
dizaine de distiques analogues.
Lorsque le vers enjambé enjambe à son tour sur le
vers suivant, la symétrie est complètement brisée
par ces deux heurts successifs. On conçoit que les
exemples soient rares. Il s'en trouve pourtant un
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN U3
certain nombre dans la Légende des Siècles (i). Les
uns s'expliquent par deux effets analogues, mais dis-
tincts; les autres, soit par l'impression générale d'un
trouble physique ou moral avec lequel s'accorde la
dislocation du rythme, soit, tout simplement, par
le caractère d'un passage où le poète emprunte à la
prose quelque chose de son allure plus libre.
L'enjambement, on l'a vu par toutce qui précède,
n'est, à le considérer en lui-même, qu'un rapport
entre deux repos ; il varie avec ce rapport, et peut
aller des effets les plus brusques et les plus heurtés
à des atténuations telles qu'il devient à peine sensi-
ble. Dans ce distique :
Laisser de la charogne en pâture aux volées
De corbeaux que le soir chasse dans les vallées,
le rejet du premier vers sur le second est forte-
ment accusé. Mais il suffit de la modification la plus
légère pour qu'il n'y en ait presque plus trace ;
et, si nous disons :
Laisser de la charogne en pâture aux volées
Des corbeaux que le soir chasse dans les vallées,
cbàcune des deux unités re^te à peu près intacte*
Quelquefois lé sens prête à l'ambiguité ; dans ce
<1) Une aoizantaitie environ ^
lu LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
cas, c'est notre interprétation qui décide du rythme:
L'onde
De l'obscurité sourde, effarée et profonde...
Ondoyer des jardins
Et des monts où Ton voit fuir des chasses aux daims.. .
. . . Les verres
Et les hanaps dorés et peints, petits et grands.
Dans le premier distique, suivant qu*on rapporte
les adjectifs à Tun ou à Tautre des deux noms, il y
aura ou il n'y aura pas rejet. Grâce à une équivoque
analogue, les deux autres exemples se prêtent éga-
lement soit à la symétrie, soit à la discordance.
Souvent le rejet est plus ou moins subordonné au
goût du lecteur, à son sens littéraire, à Tart de sa
diction. Ce distique :
Les éléphants
Effroyables marchaient sur les petits enfants,
peut, malgré Tapparence, ne pas comporter d'enjam-
bement : si Tadjectif est détaché de l'alexandrin pré-
cédent pour être rattaché au verbe, le repos à la
fin du premier vers sera plus long qu'après l'élément
initial du second.
Rappelant tous les crimes de Sultan Mourad, Fau-
teur de la Légende des Siècles dit :
Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches
De cèdre afin de faire honneur à ce vieillard.
Un lecteur inexpérimenté ne s'arrêtera pas à la
fin du premier vers, et nous aurons un enjambement
L'ÉVOLUTION DO VERS ALEXANDRIN U5
1res accusé ; mais il suffît de voir que ce qui fait
honneur au vieillard, c'est le cèdre et non pas la scie,
pour se ménager un repos et atténuer si bien le rejet
qu'il soit à peine sensible.
Dans le Mariage de Roland, Olivier, après avoir,
d'un revers de son épée, jeté Durandal dans le fleuve,
offre à son adversaire d'envoyer chercher un autre
estoc.
Roland sourit. « Il me suffit
De ce bâton. » Il dit et déracine un chêne.
Suppose-t-on qu'à la fin du premier vers Roland
cherche des yeux Tarbre qu'il choisira, l'on fait une
pause et tout enjambement disparaît.
Dans les Pauvres gens, lorsque Jeannie a recueilli
les enfants de sa voisine morte, elle rentre chez elle,
s'assied toute pâle au fond du logis, et guette, trem-
blante, le retour de son homme.
Est-ce lui ? Non. Tant mieux I — La porte bouge comme
Si Ton entrait !
S'arrête-t-elle à la fin du premier vers, soit qu'un
frisson la prenne, soit qu'elle entende un nouveau
bruit, l'alexandrin conserve son unité normale, et il
n'y a plus de rejet.
Comme l'enjambement met en relief le mot sui*
lequel il porte, ce mot a généralement par lui-même
assez de valeur pour soutenir l'attention.
ESSAIS. 5
à
146 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Quelquefois c'est un adverbe expressif:
Il rit quand Téquinoxe irrité le querelle
Sinistrement avec son haleine de grêle.
Plus souvent c'est un nom. Dans la Première Ren-
contre de Jésus avec le Tombeau^ le Christ demande
aux Juifs où est le corps de Lazare:
Us répondirent : c Vois I »
Lui montrant de la main dans un champ, près d un hoîs,
A côté d*un torrent qui dans les pierres coule,
Un sépulcre...
Le rejet est ici d'autant plus en saillie que le
mot rejeté se trouve plus loin du verbe qui le
gouverne. Il y a un effet de construction, qui appar-
tient à la prose comme aux vers, et un eflfet de rythme
qui double le premier.
Les enjambements d'adjectifs sont fréquents. Par-
fois l'adjectif en rejet est coordonné àd^autres adjec-
tifs qui terminent le vers précédent :
Les cavaliers sont la, calmes, graves, armés,
ËfEroyahles...
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère.
Doux, regardait la grande auréole solaire.
Ici encore^ l'effet rythmique de Tenjambement
s'ajoute à Feffet logique de la gradation.
Plus souvent, l'adjectif est isolé:
Tout en parlant ainsi, le Satyre détint
Démesnré...
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXAND RIN 147
Il ressemblait au Sphinx qui digère et se tait
Immuable...
On voyait sur les ponts des rouleaux de cordages
Monstrueux...
11 a par lui-même une valeur propre d'expression
qu'accentue encore le rythme. Les adjectifs ainsi
rejetés sont, par exemple , immense^ formidable, hi-
deux^ superbe y implacable^ pesant^ terrible ^ effroyable^
mystérieux^ etc.
L'enjambement porte le plus fréquemment sur des
verbes. Le verbe est en effet le mot capital de la
phrase, qu'il soutient tout entière, et beaucoup de
rejets verbaux s'expliquent par cette seule raison.
Dans un grand nombre de cas , le rejet produit
cependant de lui-même une impression dramati-
que ou pittoresque :
Sa tête, que la peur n'avait jamais courbée.
Se redressa
Fendant que Taquilon, du haut des cienx plongeant,
Rugit
Le mortier des marquis près des toltils ducaux
Rayonne
La discordance, quel qu'en sdît 16 degré, ne fait
que fortifier le sens du mot sur lequel elle porte :
apparaître se trouve rejeté comme disparaître^
s^ éteindre comme rayonner ^ se fermer comme s'ouvrir;
c'est la meilleure preuve qu'il ne faut pas prêter au
À
M8 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE .
rojclcii soi une signification propre, si générale et si
vague qu'on la suppose.
Nous avons dit que Tenjambement se justifie en
général par un effet; mais nous devons insister
sur ce point que Teffet consiste parfois dans Talté-
ration même de la symétrie : le poète peut briser
son rythme en abolissant la césure médiane ou la
césure finale, sans autre raison que de l'accorder,
grâce à cette discordance, avec le caractère général
de tel ou tel morceau. Nous citerons comme exemple
la tirade du marquis d'Albenga, ^uand Ratbert lui
rend sa petite-fille toute meurtrie et sanglante.
Tuée ! ils l'ont tuée ! et la place était forte,
Le pont avait sa chaîne et la herse ses poids,
On avait des fourneaux pour le soufre et la poiz^
On pouvait mordre avec ses dents le roc farouche.
Se défendre, hurler, lutter, s'emplir la bouche
De feu, de plomb fondu, d'huile, et les leur cracher
A la figure avec les éclats du rocher 1
Non ! on a dit : « Entrez », et, par la porte ouverte,
Ils sont entrés t la vie à la mort s'est offerte !
On a livré la place, on n'a point combattu !
Voilà la chose, elle est toute simple ; ils n'ont eu
Affaire qu'à ce vieux misérable imbécile !
et la suite.
Dans cette page toute vibrante, la phrase poétique
n'admet plus rien de régulier. Demanderons-nous
au poète quel effet particulier doit avoir chacun des
contre-temps qui se pressent et se heurtent ? Analy-
serons^nous dans le détail chaque enjambement inté-»
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN U9
rieur, chaque rejet d'un vers sur Tautre ? Le vers
n'offre guère plus de rythme que le mouvement dé •
réglé de la passion, qui le déséquilibre et le disloque.
La mesure a des sursauts et comme des hoquets ; et
ces sursauts sont des tressaillements de fureur et ces
hoquets sont des sanglots.
J'assignais tout àTheurepour origine àlaréformc
que Técole romantique a opérée dans notre versi-
fication les nécessités du drame considéré comme h
tableau de la vie humaine tout entière, jusque dans
ce que les réalités les plus affreuses ou même les
plus triviales peuvent fournir au poète de significatif
et de caractéristique. Et ce fut bien là sans doute le
pointdedépart ; mais, pour s'expliquer les altérations
de la symétrie rythmique, il faut en chercher le prin-
cipe intime dans Texaltation morale qui est le trait
le plus essentiel de ce qu'on appelle le romantisme.
A la poésie nouvelle où se traduisirent si vivement
ces ardeurs de la sensibilité par un lyrisme qui
envahit tous les genres, et même le théâtre , ne
pouvaient convenir les rythmes simples et harmo-
nieux dont s'était contenté, pendant la période clas-
sique, un art noble, correct, sobre, en accord avec
une société mieux disciplinée, avec un tempérament
moins impressionnable, avec une délicate réserve
qui défendait au poète de livrer en pâture ses
émotions. Les romantiques devaient rompre l'équi-
libre de l'alexandrin et trouver d'autres rythmes
mieux appropriés à leur verve plus prompte , à
150 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
leur imagination plus ardente, à leur impressionna-
bilité plus vive.
La versification romantique abolit toute césure à
la fin comme au milieu du vers, mais elle maintient
Taccent tonique de riiémistiche. Cependant, si nous
ne trouvons pas dans Victor Hugo une seule excep-
tion à cette règle, le poète fait parfois subir à la
tonique médiane un tel affaiblissement qu'elle sub-
siste à peine :
Les bataillons les plus hideux^ les plus épiques...
J'ai pensé que j'avais eu tort d'être bien aise...
Les archers d'autant plus lâches qu'ils sont plus braves...
Une bande de gens de bataille plus forte.
Dans ces exemples, il s'en faut de peu que le
rythme ternaire n'aboutisse à sa conséquence logi-
que, qui est d'effacer le dernier vestige de l'hémis-
tiche.
Voici maintenant des vers où la sixième svUabe
est proprement une proclitique :
Un cavalier sur un furieux étalon (1)...
Des grisettes qui lui trouvent Pair distingué (2)...
En voici d'autresdans lesquels un motest à cheval
sur la barre virtuelle de Thémistiche :
Où je filais pensivement la blanche laine f3)...
(I) Leconte de Lisle.
[2] F. Coppée.
{:\^ Théod. de Banville.
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 151
£t la bataille épouvantable commença (IJ...
Mais^ ne va pas, ô pauvre Marie^ être lâche (2). .
Que de pareils alexandrins provoquent tout d'a-
bord une vive résistance, c'est ce qu'il est aisé de
comprendre. Dans une parodie de ffemani, la pre-
mière de ses œuvres où Victor Hugo s'était permis
l'enjambement avec toute sa liberté, le vers suivant
paraissait la plus grotesque des caricatures :
Il faudrait donc que j'eusse
Trompeté pour Sa Ma — jesté le roi de Prusse î
Moins de soixante ans après, nos poètes font, sans
parodie, des alexandrins de cette forme; ils se con-
tentent seulement d'y supprimer le trait d'union.
Des vers ainsi construits paraissent à beaucoup
une anomalie monstrueuse. Le rythme romantique,
dit-on, n'abolit pas le rapport primitif des deux
hémistiches, il renferme deux harmonies de nom-
bre au lieu d'une seule et concentre le charme de
deux vers en un ; par conséquent, le sixième pied
doit toujours porter un accent tonique sur lequel la
voix puisse au moins faire semblant de s'arrêter.
C'est là une théorie que nous ne saurions admettre.
Si le rythme hésitait entre le mode classique et le
mode romantique, une pareille oscillation, loin de
(1) Richepln.
(2; F. Coppée.
152 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
doubler l'harmonie, la détruirait complètement par
l'incertitude pénible qu'elle , causerait à Toreille.
D'ailleurs, nous appelons vers romantique celui que
le sens lui-même scande sans arrêt possible sur
la sixième syllabe. Certes, l'accent tonique a bien
sa valeur ; mais l'accent rythmique seul détermine
la mesure, et, dans chaque élément, le poète a
toujours pu disposer des toniques à son gré. Or,
comme la sixième syllabe d'un alexandrin ternaire
est, non à la fin, mais dans Tintérieur du second
élément, elle peut se passer d'accent tonique sans
que le rythme subisse aucune modification. Au point
de vue rythmique, il n'y a pas la moindre différence
entre ce vers de Victor Hugo :
Dans le serpent, dans Taigle allier, dans la colombe^
et celui que nous forgeons sur le même modèle :
Dans le muguet, dans l'églantier, dans le narcisse.
Si Ton demande au premier « le charme de deux
vers » , on n'y trouvera ni celui de Tun ni celui de
l'autre. La tonique de Thémistiche dans un vers
romantique n'est plus qu'un trompe-l'œil; elle ne
dit rien à l'oreille, et le respect dont elle jouit
encore doit s'expliquer sans doute par TefTet de tra-
ditions superstitieuses qu'entretient l'autorité du
vers classique.
Que la suppression de la tonique médiane soit
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 153
une conséquence naturelle et légitime de l'évolution
moderne, il n'en reste pas moins, ne l'oublions pas,
que toute dérogation à la symétrie classique doit être
tenue pour exceptionnelle. Si nous transformions
en règle ce qui n'est, à vrai dire, qu'une licence, dont
les plus hardis poètes n'ont eux-mêmes que rarement
usé, si nous poursuivions dans le môme sens cette
évolution du rythme, qui s'est écarté toujours davan-
tage de la concordance normale, nous finirions par
aboutir à la prose pure. L'enjambement intérieur a
comme dernier eflfet l'abolition de la tonique mé-
diane : pourquoi l'enjambement d'un vers sur l'autre,
puisqu'il peut supprimer l'accent rythmique de la
douzième syllabe, n'amènerait -il pas aussi l'abolition
de son accent tonique, et pourquoi le même mot ne
commencerait-il pas à la fin d'un vers pour se termi-
ner au début du vers suivant, tout aussi bien qu'il
peut commencer dans un hémistiche pour se terminer
dans l'autre ? Un seul principe s'y oppose, et c'est
celui de la symétrie. Notre métrique contemporaine
accorde beaucoup aux exigences de la variété et aux
besoins de l'expression ; mais elle ne doit y déférer
que dans la mesure compatible avec ce principe es-
sentiel et fondamental.
Et c'est de quoi ne se rendent pas compte les
jeunes poètes, jeunes ou vieux, qui, sous le nom
de symbolistes, ont, dans ces derniers temps, bou-
leversé toutes les traditions de notre métrique.
Divisés en une infinité de petits cénacles, ils sont au
5»
à
m LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
moins d'accord pour chercher une formule de ver-
sification mieux appropriée à ridée qu*ils se font de la
poésie. Et sans doute il n'y a point à blâmer leur ten-
tative. Quand les romantiques ont altéré le vers de
Malherbe, quand les Parnassiens ont à leur tour altéré
le vers de Victor Hugo, pourquoi serait-il interdit aux
symbolistes d'altérer le vers des Parnassiens? Ajou-
tons même que si, dans sa perfection arrêtée et stricte,
l'alexandrin du Parnasse convient merveilleusement
à la poésie descriptive, il se prêterait mal à cette poé-
sie beaucoup moins précise, beaucoup moins con-
crète, à cette poésie « musicale » et non « pittores-
que », dont nos modernes écoles ont le sentiment
vague et confus. Qui voudrait faire un crime au
« symbolisme » de se créer un vers plus fluide, d'une
sonorité plus voilée, d'une harmonie plus intime,
d'une mesure plus discrète (1) ?
Mais ce ne sont pas des velléités novatrices que je
lui reproche, c'est de méconnaître, dans ses essais
d'innovation, la loi fondamentale qui régit toute
métrique, et de se condamner par là même à d'in-
formes tâtonnements. Point de versification sans
une certaine régularité du rythme . Cette régularité
doit toujours rester sensible à l'oreille, et dès qu'elle
ne l'est plus, toute notion et tout sentiment du vers
disparaissent avec elle. Nous avons vu, en étudiant
(1) V. plus loin Tarticle intitulé La Situation littéraire en
2892.
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 155
l'évolution de Talexandrin depuis la période classique,
comment il a été conduit à admettre des rapports
de plus en plus complexes. Peut-être raffinement
du sens rythmique permettra-t-il encore de nouvelles
altérations dans la symétrie du vers. Mais il y a une
limite. En la reculant le plus possible, on sera tou-
jours, semble-t-il, obligé de la fixer au point où le
vers et la prose différeront tout juste assez Tun de
l'autre pour qu'on puisse ne pas les confondre. Et
pourtant, cette limite même, nos symbolistes ne se
font aucun scrupule de la dépasser ; sans doute, ils ne
l'aperçoivent pas. Toute leur métrique se réduit à la
définition suivante : Un vers est composé d'un nom-
bre quelconque de syllabes, dont certaines, n'importe
lesquelles, sont le lieu d'un accent rythmique. C'est
tout justement ainsi que je définirais une ligne de
prose.
< Un symboliste, raconte plaisamment M. de Héré-
dia, me communiquait un jour une pièce de vers.
J'en lorgnai un de dix-sept pieds; j'insinuai à mon
jeune ami que le vers serait bien plus joli s'il sup-
primait un qualificatif qui l'alourdissait, et je lui
demandai s'il verrait un inconvénient à le retrancher:
— Pas du tout ! me répondit-il.
Et il biffa le qualificatif.
— Il n'aura plus que quinze pieds, voilà tout, me
dit-il (1). »
(1) Enquête tur VÈoolution Uitérairt^ par J. Huret, p. 305.
À
I5G LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Que des Anglais, des Grecs, des Américains, n'aient
pas un sentiment très juste de notre métrique et s'i-
maginent avoir fait des vers quand ils alignent leurs
bouts de phrase arbitrairement coupés , cela n'a
peut-être rien de bien étonnant. Mais ces Américains,
ces Grecs, ces Anglais, ont parmi nous des émules,
et, si tant d'écoles poétiques que nous voyons chaque
jour éclore s'accordent entre elles sur un point,
c'est pour ne plus admettre aucune règle, pour
élargir tellement la définition du vers qu'il ne se
distingue plus de la prose qu'au moyen d'artifices
typographiques. Ces aberrations s'expliquent, soit,
chez les uns, parla manie des singularités, soit encore,
chez le plus grand nombre, par un défaut d'éduca-
tion. Je ne m'y arrêterai pas davantage. C'est de l'a-
lexandrin que j'ai voulu retracer l'évolution rythmi-
que, et nos symbolistes en sont pour l'heure au vers
de dix-sept syllabes. Mais il faut marquer en ter-
minant que ces innovateurs fantaisistes seraient mal
venus à s'autoriser des modifications antérieures
qu'a subies notre vers. Si l'alexandrin de Victor
Hugo n'est plus l'alexandrin classique, si l'alexan-
drin des Parnassiens n'est plus Talexandrin de Vic-
.tor Hugo, ni Victor Hugo, en modifiant l'alexandrin
classique, niles Parnassiens, en modifiant Talexandrin
de Victor Hugo, n'ont oublié ce qu'ils devaient à la
loi de symétrie, en dehors de laquelle il n'est point de
versification. Après tout, je ne sache pas un seul
des rythmes modernes dont la première ébauche ne
L'ÉVOLUTION DU VERS ALEXANDRIN 157
se trouve dans Racine. Quant aux symbolistes, ils
ne modifient pas Talexandrin, ils le démantibulent ;
et ce qu'ils prétendent substituer à l'alexandrin, ce
n'est pas un vers « polymorphe », comme ils disent,
c'est un vers « amorphe » , autant dire c'est de la
prose.
à
OCTAVE FEUILLET
Quoiqu'il occupe dans la littérature romanesque
de notre temps une place éminente et qui lui appar-
tient en propre, Octave Feuillet n*est point de ces
esprits inventifs et puissants qui renouvellent le
caractère d'un genre. Talent original sans doute,
mais dont l'originalité s'est accusée moins par la
création d'une forme particulière que par la mesure
personnelle dans laquelle il a combiné deux formes
du roman qui semblent s'exclure et dont ni Tune ni
l'autre n'est vraiment sienne. Feuillet est un ro-
mancier « idéaliste » ; qui en doute ? Et il est par
bien des côtés un romancier « réaliste » ; qui vou-
drait y contredire ? On peut hésiter, pour le définir,
entre deux formules, d'ailleurs un peu vagues et
qu'il nous faudra préciser : c'est le plus réaliste des
romanciers idéalistes, ou, si l'on préfère, le plus
idéaliste des romanciers réalistes. L'évolution qui
a marqué dans le roman, comme dans tous les autres
genres, la seconde moitié de notre siècle, s'est faite
160 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
SOUS Timpulsion de génies plus vigoureux ; mais,
soit sur la scène, qu'Alexandre Dumas venait de trans-
former, soit dans le roman, où Madame Bovary an-
nonçait Tavènement du naturalisme et le consacrait
déjà par un chef-d'œuvre, lui-même, en demeurant
fidèle tant à ses cadres et à son milieu favori, qu'à
ses préférences mondaines et à ses tendances d'écri*
vain bien pensant, il admit en ses nouvelles œuvres
tout ce que pouvait comporter de « naturaliste »
l^ur distinction aristocratique ou leur caractère
« chrétien ».
Octave Feuillet a eu deux manières. A la première
se rattachent ces agréables proverbes dans lesquels
il met l'ingéniosité de son art, la délicatesse de son
observation, Félégance de son esprit, au service
d'une morale aimable et discrète, mais d'autant plus
piquante qu'elle fait contraste avec le tour de la lit-
térature contemporaine, vouée, depuis l'avènement
du romantisme, à exalter la passion et à glorifier
toutes les extravagances qu'elle peut inspirer. Parmi
ses romans, celui diUn Jeune homme pauvre est bien
de la même veine : si son talent s'y déploie dans un
cadre plus large, ce sont les mêmes mérites de grâce,
de mesure, de nuance, qui n'excluent pas d'ailleurs
en bien des pages une franchise virile, une force
sobre et contenue. Mais l'auteur était déjà passé de
sa première manière à la seconde. Sous l'influence
de ce réalisme qui vient d'être introduit au théâtre
et qui va renouveler le roman. Feuillet a fait repré-
OCTAVE FEUILLET 161
senter sa Dalila : opposant (car il ne renonce point
à. ses visées morales) le calme bonheur de Tamour
pur aux égarements de la passion, il y peint cette
passion même, avec une vigueur qu'on ne soupçon-
nait pas chez l'auteur de la Crise ou du Cheveu blanc,
dans ses frénétiques ardeurs et dans ses dévorants
transports. Et, un an avant Dalila, lo. Petite Comtesse,
qui date de 1857, exprime déjà, ou du moins annonce,
ce qu'il y a de plus caractéristique dans la physiono-
mie de récrivain, telle que Font ensuite accusée tant
d'autres romans plus étendus , plus considérables,
mais non plus significatifs.
La première manière d'Octave Feuillet n'était, à
vrai dire, qu'un prélude ; il s'essayait dans de petites
saynètes avant de connaître tous ses moyens.
Succédant à la première, la seconde en conserve
les heureuses qualités de grâce, de tact, de con-
venance exquise, et elle y en ajoute d'autres, des
qualités plus vives et plus fortes dont le charmant
écrivain prit bientôt conscience, et qu'il allia
toujours avec cette aménité délicate qui reste un
caractère distinctif de sa nature.
La seconde manière de Feuillet, c'est donc Feuillet
tout entier. Mais, s'il y a unité dans son œuvre,
cette unité se forme d'éléments hétérogènes, et qui
ne font l'effet d'un ensemble harmonieux que grâce
à son habileté supérieure de composition. Non
pas que le réalisme et l'idéalisme soient en eux-
mêmes incon'^iliablnc, car à tout prendre!, l'idéal
A
162 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
a bien sa réalité et la réalité son idéal ; mais il y a
dans l'idéalisme d'Octave Feuillet quelque chose
d'artificiel qui jure avec son réalisme, et, dans sod
réalisme, une brutalité foncière qui jure avec son
idéalisme. Et même, en dépit de tout son talent, il
ne parvint pas toujours à dissimuler cette contradic-
tion intime. Son œuvre nous laisse Timpression
d'une secrète discordance. Elle nous trouble et nous
inquiète. Elle n'a d'harmonie que dans les lignes
extérieures, dans ce que Tart offre aux yeux de
superficiel. Notre vue est satisfaite, notre esprit est
déconcerté.
Avant tout, Octave Feuillet nous apparaît comme
un romancier romanesque. L'école naturaliste, dans
ces vingt dernières années, a prétendu faire du roman
un instrument d'enquête, une représentation exacte
de la vie réelle, une statistique de documents sociaux.
Combien Feuillet est loin de celte austère esthétique I
Il ne craint l'invraisemblance ni dans les sujets,
ni dans les personnages. A des aventures souvent
extraordinaires répondent des héros qui ne le sont pas
moins, de vrais héros de roman. Il le sait bien lui-
même, et il ne se fait pas scrupule de le reconnaître
et de le déclarer hautementpar leur bouche, a Je suis
né romanesque, écrit Georges de la Petite Comtesse^
et romanesque je mourrai. » Et, dans les Amours de
Philippe : a Philippe, dit M. de Boisvilliers à son fils,
vous tenez de votre mère, qui était une âme roma-
nesque. » Et, dans le Journal d*une femme^ Char-
OCTAVE FEUILLET 163
lotte d'Erra, s'analysant elle-même : « Je suis une
jeune personne excessivement romanesque et pas-
sionnée. D Une des thèses que Feuillet aime à
soutenir^ c'est la supériorité des esprits romanes-
ques sur les esprits positifs. Écoutons plutôt la
grand'mère de Charlotte : « C'est précisément à
poétiser le vulgaire devoir que nous servent ces
dispositions romanesques contre lesquelles vous
lancez Tanathème. Si vous vous mariez jamais,
essayez donc d'épouser une femme qui ne soit pas
romanesque, et vous verrez ce qui arrivera... Ah !
mon Dieu, ce n'est pas contre les idées romanesques
qu'il faut mettre en garde la génération présente,
mon bon monsieur, je vous assure... Mesdames et
mesdemoiselles, ne vous gênez pas I Soyez enthou-
siastes, soyez romanesques tout à votre aise. Tâchez
d'avoir un grain de poésie dans la tête, vous en
serez plus facilement honnêtes et plus sûrement
heureuses. » Et, à la fin du roman, quand Charlotte
renonce à un bonheur dont ne le séparent plus que des
scrupules exagérés, maladifs, vraiment fous, quand
elle vient d'écrire à M. d'Éblis qu'il s'éloigne pour
jamais, voici les dernières lignes de son journal,
qu'elle trace auprès du berceau de sa fille : « J'espère
mettre un jour ces pages dans ta corbeille de jeune
femme, mon enfant : elles te feront peut-être aimer
ta pauvre mère romanesque... Tu apprendras peut-
être d'elle que la passion et le roman sont bons
quelquefois avec l'aide de Dieu, qu'ils élèvent les
\
iU LITTÉRATURE CONTEMPORAINS
cœurs, qu'ils leur enseignent les devoirs supérieurs,
les grands sacrifices, les hautes joies de la vie. i
Le Journal d'une femme tout entier n'est donc
qu'une apologie de l'esprit romanesque. Mémo
thèse dans Montjoie, où l'esprit romanesque s'ap-
pelle « le bleu ». Même thèse dans V Histoire d'une
Parisienne : pourquoi M"*' de Maurescamp devient-
elle à la fin le monstre qu'on sait ? Parce que son
mari a tué en elle cet esprit romanesque qu'il con-
sidère comme Tunique cause de la perdition des
femmes, et dans lequel Octave Feuillet veut nous faire
voir l'essence de toute vertu.
Le romanesque communique souvent beaucoup
de charme aux histoires que Feuillet nous conte.
Elles nous enchantent ; elles nous promènent dans
un monde tout idéal, bien loin des mesquineries et
des grossièretés de la vie commune. Encore faut-il,
pour nous charmer, pour nous ravir, que la fiction
ne donne pas un démenti trop rude à la réalité.
Nous nous laisserons séduire aux peintures de la
vertu, mais sous la condition que cette vertu ne
nous paraisse pas trop au-dessus des forces hu-
maines; nous serons touchés par un noble sacri-
fice, mais sous la condition que nous puissions y
croire. Or, parmi les romans de Feuillet, il en est
qui exigent de nous un grand fonds de candeur, et
dont les héros ne mettent peut-être pas assez de
discrétion dans leur magnanimité.
Nous citions le Journal d'une femme. On n'y
OCTAVE FEUILLET 165
rencontre d'un bout à Tautre que dévouements
surhumains. Charlotte d'Erra est emmenée par son
amie, Cécile de Stèle, chez une tante, la marquise de
Louvercy. Parmi les hôtes du château se trouvent
deux jeunes gens, Roger, fils de la marquise, qui a eu
le bras et la jambe estropiés à la guerre, et le com-
mandant d'Ëblis, seul ami que souffre Tin valide, uni-
que confident de son humiliation farouche. Charlotte
et d*Ëblis s*aiment bientôt sans le dire. Mais, d'autre
part, Roger s'éprend de Charlotte et Cécile du
commandant. D'Ëblis, sesacrifiant àTamitié, épouse
Cécile, et Charlotte, une de ces âmes profondes
qui se donnent du premier coup tout entières et
sans retour, trouve cependant en elle-même assez
d'abnégation pour se marier avec Roger, cherchant
dans le bonheur ti*un autre, auquel elle vouera sa
vie, l'oubli de son propre bonheur à jamais perdu.
Voilà deux immolations qui ne sont déjà pas com-
munes. Mais ce n'est encore que de quoi nous accli-
mater à l'atmosphère idéale dans laquelle on nous
transporte. Cécile, sentant bien qu'elle n'est pas
aimée, se livre, dans un moment de vertige, à l'un
de ses adorateurs, puis, comme elle ne peut sup-
porter la honte de cette chute, se tue chez son
amie elle-même, qui a vainement tenté de la ratta-
cher à la vie. Roger étant mort depuis quelque
temps déjà, il semble que rien ne s'oppose plus au
mariage de Charlotte avec d'Ëblis, qui n'a pas cessé
de l'aimer. Mais ce serait compter sans l'héroïqUe
166 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
délicatesse des deux amants. Soit pour ne pas
flétrira ses yeux la mémoire de celle qui n'est plus,
soit pour lui épargner l'amertume d'un tel outrage,
Charlotte cache à d'Éblis la faute de Cécile Per-
suadé que sa femme s'est tuée parce qu'il la délais-
sait, d'Éblis se croit envers elle des devoirs de répa-
ration qui Tempéchent d'épouser Charlotte, et
Charlotte, qui n'aurait qu'un mot à dire, laisse d'É-
blis s'éloigner d'elle pour toujours, et pleure « des
larmes qui font envie aux anges ». Le lecteur, qui
n'est pas un ange (ou, — pour ne faire tort à per-
sonne, — le lecteur qui n'est pas un ange), ad-
mire sans doute de pareils sacrifices, mais il se
mêle à son admiration quelque chose comme de
Taccablement. Le voilà, en effet, pour peu qu'il ren-
tre en lui-même, dans la pénible obligation de se
mépriser très fort, lui qui est, selon toute vraisem-
blance, incapable de ces « devoirs supérieurs »,
quelque « hautes joies » qui en rémunèrent l'ac-
complissement. A moins qu'il ne prenne encore ce
roman comme le poème d'une humanité supra-
terrestre et non comme l'image de notre monde
réel.
Peut-être, après tout, la sublimité que Feuillet
prête si complaisamment à ses héros, n'est-elle point
toujours du meilleur aloi. Et, pour nous en tenir au
commandant d'Éblis, il eût mieux fait de ne pas
épouser Cécile, sachant qu'il ne pouvait pas, qu'il
ne pourrait pas Taimer. Une fois marié du moins.
OCTAVE FEUILLET 167
lui qui obéira plus tard à de si délicats scrupules
envers sa femme morte, il devrait la guider, quand
il en est temps encore, la soutenir, user de son auto-
rité morale sur elle, au lieu de Tabandonner avec
indifférence aux caprices de sa nature mobile et
fantasque. Disons-le, il est rare que les plus magna-
nimes héros d'Octave Feuillet n'aient pas, ici ou là,
non une défaillance, dont nous leur serions recon-
naissants, mais, dansleur supériorité même et comme
faisant partie de leur transcendance morale, quel-
que chose de faux à force d'outrance dans le su-
blime.
Le genre essentiellement romanesque dont Feuillet
demeure le représentant le plus distingué, se passe
fortbien d'observation: que servirait d'observer la vie
réelle à celui qui fait du roman, non pas l'imitation
de ce qui est, mais l'invention de ce qui peut être, et,
plus souvent, de ce qui ne le peut pas? Est-ce à dire
qu'Octave Feuillet n'ait aucune qualité d'observateur,
de « psychologue »? Ce serait là le jugement d'une
critique injuste et grossière. Mais, si l'auteur à' Un
Mariage dans le Monde ^ du Journal d*une femme ^
de la Morte, et même, après tout, du Roman d'un
Jeune homme pauvre et de Sibylle, montre, soit dans
la représentation de certains milieux, soit dans la
peinture de certains caractères, une délicatesse d'a-
nalyse singulièrement pénétrante, reconnaissons
que toute une portion de son œuvre est du pur a ro-
man >i en prenant le mot au sens même avec lequel
168 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
il s'oppose à la réalité sincèrement observée et fidè-
lement rendue.
Il y a un art infini dans tout ce qu'a fait cet écri-
vain attentif et ingénieux, mais il y a aussi beau-
coup d'artifice. On s aperçoit trop que Fauteur est
là quelque part derrière son œuvre, que les événe-
ments qu'il déroule ont été combinés à souhait par
un très habile machiniste, que les personnages qu'il
met en scène savent d'avance ce qu'ils doivent faire
et ont préparé de longue main ce qu'ils auront à
dire. Tout cela sent Tarrangement.
Voyez le Roman d\m Jeune homme pauvre. Gomme
l'invention y est complaisante 1 Gomme on sent dès
le début et dans tout le développement de cette mer-
veilleuse histoire que Maxime est protégé par les
dieux, — et par le romancier ! Cet amoureux sans
espoir finira par épouser celle qu'il aime, nous ne
saurions avoir là-dessus le moindre doute, et les déli-
catesses chevaleresques de sa conscience n'empê-
cheront pas ce jeune homme pauvre de devenir mil-
lionnaire, fallût-il imaginer dans ce louable dessein
je ne sais quel conte d'un fantastique héritage. Il a
toutes les vertus, toutes les distinctions ; il aura
aussi tous les bonheurs.
En louant chez Octave Feuillet le soin etrententô
de la composition, et sans vouloir que le roman,
sous prétexte d'être vrai, reproduise ce que la vie
réelle a de fortuit et de décousu, on aimerait un jeu
plus libre, une ordonnance moiub symétrique, et, si
J
OCTAVE FEUILLET 169
Texpression passe, une harmonie moins criante.
N'y a-t-il pas quelque chose de factice, par exemple,
dans cette opposition, où s'est si souvent complu
rhabile romancier, de deux figures de femmes qui
se font valoir Tune Tautre et se servent mutuelle-
ment de repoussoir? Voici Dalila, la maîtresse ar-
dente des sens, et voici, d'autre part, la chaste Mar-
the, Fange des pures amours : l'une grande dame
italiennef Tautre pauvre fille d'un musicien allemand ;
riine douce et tendre, Tautre impérieuse et avide de
sensations ; Tune blonde et les yeux bleus, comme
il sied à son innocence, Tautre brune et les yeux
noirs, comme l'exigeait sans doute sa dépravation
corruptrice. Dans YHistoire de Sibylle^ c'est, pour
faire contraste avec Tangélique beauté de l'héroïne,
le type superbe et presque brutal de Clotilde avec
ses lèvres rouges, ses lourdes nattes, son œil dévo-
rant ; et le roman oppose d'un bout à l'autre tout ce
que l'idéal profil de l'une nous laissait, dès le début,
pressentir en elle de pureté, de délicatesse, d'éléva-
tion morale, atout ce que l'opulence charnelle de
l'autre annonçait de perversité. Et Sibylle est blonde
comme Marthe, et Clotilde est brune comme Dalila.
Même contraste dans les Amours de Philippe entre
Jeanne et M™** de Taîvas, dans Monsieur* de Camors
entre M"« de Tècle et M™" de Campvallon, dans la
Morte entre M™« de Vaudricourt et Sabine. C'est par
de tels procédés que l'art d'Octave Feuillet trahit
quelque convention ; et, si nous admirons l'habileté
ESSAIS. 5**
170 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
avec laquelle il combine ses données et groupe ses
personnages, nous voudrions qu'elle fût plus dis-
crète, qu'elle se laissât moins voir, au risque d être
moins admirée. Cette habileté même, dès que nous
nous en apercevons, nous met en défiance, et, notre
suspicion une fois éveillée, nous sommes tentés de
faire à Fauteur d'injustes chicanes.
La complaisance avec laquelle Octave Feuillet ma-
nie à son gré les personnages et les événements, nous
frappe surtout quand elle s'applique à la démons-
tration des thèses qu'il affectionne. Et d'ailleurs, ces
thèses mêmes ont, jusque dans la façon dont il les
présente et dans le tour qu'il y donne, quelque
chose de suspect.
Nûus ne lui reprocherons pas de croire que le ro-
man peut être utile. Si les intentions les plus édi-
fiantes ne suppléent point au talent, il ne s'ensuit
pas que l'artiste doive nécessairement s'interdire
toute visée morale, et que, comme le veulent les
maîtres de l'art pour l'art, la préoccupation du vrai
ne souffre, en vertu même de l'impartialité qu'elle
exige, aucune distinction entre le bien et le mal. Ce
qu'on peut dire, c'est que le parti pris de moraliser'
dans une œuvre d'art risque d'en compromettre non
seulement la beauté formelle, mais jusqu'à la va-
leur démonstrative. Subordonné au moraliste, l'ob-
servateur altère, sans en avoir conscience, la vérité
des milieux et des figures, et incline tous les élé-
ments que lui a fournis Tobservàtion , si même
OCTAVE FEIILLBT 171
il est jaloux de faire Trai, dans le sens le plus favo-
rable à ses tendances préjudicielles et aux leçons
qu'il doit tirer de la yie.
Octave Feuillet veut montrer, par exemple, que,
sMl y a tant d'unions malheureuses, tant d'épouses
coupables, la faute en est presque toujours aux ma*
ris. C'est un de ses thèmes de prédilection, et nous ne
voulons rien dire là contre. C'est notamment le thème
d'unMariagedans le Monde, où M"* de Lorris se charge
de le développer : « Au lieu d'attribuer les torts au
mariage, écrit la charmante moraliste à M. de Rias,
il était peut-être plus juste de les attribuer aux mai-
ries, et particulièrement au marié... Le mariage n'est
pas un monologue, c'est une pièce à deux personna-
ges. Or, vous n'aviez étudié qu'un rôle, et ce n'é-
tait pas le vôtre... Cet oiseau rare que vous rêvez
tous, la femme d'intérieur, suppose un oiseau plus
rare encore, l'homme d'intérieur. » (Remarquons
en passant que cette M°»« de Lorris, elle-même le
type de l'épouse, a pour mari un officier de marine
que personne ne voit dans le roman et qui passe sa
vie tantôt au Sénégal, tantôt aux Indes, sauf deux
ou trois mois par-ci par-là durant lesquels il faut
croire que cet homme d'intérieur se révèle.) — Vous
voulez prouver que, quand une femme tombe, c'est
le mari qu'il en faut accuser, thèse assurément dé-
fendable et bien faite d'ailleurs pour plaire à vos
lectrices. Mais que m'avez-vous prouvé en effet ?
Tout simplement que, si la nommée M™* de Rias est
17* LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
sur le g.oint de tomber, c'est au nommé M. de Rias
qu'il faut s'en prendre. Vous avez arrangé les cho-
ses de cette façon ; qui m'empêche de concevoir
une autre fable où les choses seront arrangées de la
façon contraire ?
L'Histoire d'une Parisienne a pour conclusion
qu* « il ne naît point de monstres, et que les
hommes en font beaucoup » . J'y consens, encore
une fois, mais je vous soupçonne d'avoir inventé vos
personnages et d'avoir combiné toute votre histoire
en vue de cette démonstration, qui dès lors me sem-
ble un peu bien vaine. Il faut que vous mariiez
Jeanne-Bérengère avec un M. de Maurescamp, indé-
licat et niais gentillâtre, dont l'amour ((, naturaliste »,
comme vous dites, lui inspire tout d'abord un insur-
montable dégoût, et pour lequel elle ne peut s'empê-
cher d'éprouver le mépris qu'il mérite. Mais, pre-
nez garde : si le baron de Maurescamp est à ce point
méprisable, nous serons tentés d'excuser sa femme
lorsqu'elle se livrera à un autre, et vous-même, ne
Têtes-vous pas, quand vous nous dites que « la pau-
vre et noble Jeanne était à la veille de la plus vul-
gaire des chutes ? « Ce ne serait pas assez pour faire
d'elle un « monstre » . 11 faut donc qu'elle s'éprenne
de Jacques de Lerne, il faut que M. de Maurescamp
tue Jacques en duel, que Jeanne, cachant sa douleur,
reprenne la vie commune avec le meurtrier de son
amant, qu'elle séduise un jeune capitaine de chas-
seurs très fort à Tépée, que, sous les yeux de son
OCTAVE FEUILLET 178
mari, elle lui tende un cigare ôté de ses propres lè-
vres, que Maurescamp reçoive enfin de Tofficier un
coup de pointe en pleine poitrine. Et voilà, c'est
bien simple, de quelle façon l'ange devient finale-
ment le monstre qui nous était promis.
Quelle morale tirons-nous maintenant de cette
histoire? Celle où Fauteur aboutit pour son compte?
En voici une autre : il est vraiment bien dommage
que Jacques de Lerne ait été pourfendu par le ba-
ron, car Tamant, dont la noblesse et l'élévation
d'âme ont été mises en contraste avec la grossièreté
du mari, était en très bon train pour consoler
'Jeanne-Bérengère de ses déboires.
C'est surtout sa thèse catholique qui accuse chez
Octave Feuillet le parti pris et Tartifice. Et cette
thèse, elle est partout dans son œuvre, depuis Ré^
demplion jusqu'à la Morte. Qu'est-ce que Rédemp^
tion ? L'histoire d'une comédienne qui est convertie
par Tamour, qui, le jour où elle ajoute un amant
qu'elle aime à tous ceux qu'elle n'a pas aimés, écrit
à son curé qu'elle croit en Dieu. Après Rédemption^
voici la Partie de darnes^ qui se termine sur une gé-
nuflexion du vieux docteur Jacobus. Dans la Petite
Comtesse^ Georges, devant la dépouille inanimée de
Bathilde, ouvre les yeux aux vérités éternelles, et
son cœur se fond dans une ardente prière. Sibylle con-
vertit tout le monde autour d'elle : sa gouvernante,
jusque-là calviniste zélée, ce qui est bien déjà quelque
chose ; sa grand'mère de Vergues, dont la vie fut
5-
174 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
trop longtemps peu édifiante ; Jacques Féray, qui est
fou ; le curé de Férias, qui, du jour où il a subi son
influence, ne prend plus de café que lorsqu'elle le
lui prépare de ses mains séraphiques. Raoul lui-
même, qu'elle refuse d'épouser parce qu'il n'a pas la
foi, tombe enfin sur ses genoux, frappé d'un coup de
lumière, et, quand Sibylle va mourir, il nous est
représenté joignant les mains et le front battant sur
les degrés de Tautel. Dans Montjoie^ V « homme
fort » doit, bon gré mal gré, être passé au « bleu ».
Dans la Morte^ Vaudricourt, qui nous a été donné
jusqu'alors comme un sceptique volontiers railleur,
fait appeler à ses derniers moments Mgr de Cour-
teheuse et meurt tout aussi catholique qu'Alietle.
Dans le Journal d'une Femme, Charlotte conduit
Roger à l'église et agenouille ce blasphémateur sur le
prie-Dieu de sa mère, où il pleure à sanglots.
Trois romans sont particulièrement consacrés à la
défense de la morale sacramentelle, l'Histoire de Si-
bylle, Monsieur de Camors et la Morte,
A côté de Raoul, qui ne croit pas, mais qui finira
j)ar croire, V Histoire de Sibylle nous présente son
ami Gandrax, matérialiste et athée. Et de même que
Raoul est épris de l'idéale Sibylle, Gandrax se laisse
subjuguer par la plantureuse beauté de Glotilde.
Mais Glotilde, dont l'auteur avait fait pourtant une
personne fort peu sentimentale, congédie brutale*
ment le pauvre membre de l'Académie des sciences,
sous prétexte qu'il n'a ni coeur, ni âme, ni esprit,
OCTAVE FEUILLET 475
rien de ce qui peut relever à ses yeux une femme
qui tombe. Et Gandrax ne voit d'autre parti à prendre
que celui de s'empoisonner, le suicide, en ces cas-
là, se trouvant, comme on sait, la seule ressource
d'un incrédule, et ce genre de suicide étant tout à
fait convenable pour un chimiste.
Monsieur de Camors développe cette idée que
l'honneur du monde est un principe de conduite in-
suffisant, et que l'homme chez lequel cet honneur
demeure étranger à toute foi religieuse, ne trouvera
pas en lui-même la force d'y rester fidèle. Mais qui ne
voit que le héros de ce beau roman est bien plutôt vic-
time de sa propre faiblesse d'abord, puis des circons-
tances vraiment extraordinaires dans lesquelles l'au-
teur le place? Il aurait au moins fallu ne pas nous
présenter M"® de Campvallon comme belle à faire
damner un spiritualiste ou même un catholique pra-
tiquant.
C'est dans la Morte que nous trouvons sous sa der-
nière forme, et le plus franchement, le plus forte-
ment posée, la thèse favorite d*Octave Feuillet. « Je
l'épouserai, dit au début Vaudricourt en parlaijt
d'Aliette, et je leur prouverai qu'un homme qui ne
croit à rien peut être un homme de cœur et d'hon-
neur et faire un aussi bon mari qu'un autre. » Et il
l'épouse en effet, et l'auteur veut lui faire prouver
par le malheur de sa femme qu'un homme qui ne
croit à rien ne peut rendre sa femme heureuse. Mais
là n'est pas le fond même de celte tragique histoire.
É
176 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Ce n'est point Vaudricourt en qui s'incarne vraiment
Tirréligion, c'est le docteur Tallevàut et sa nièce.
Remercions tout d'abord Octave Feuillet, qui a bien
voulu ne pas faire de Tallevàut un grossier maté-
rialiste. Gandrax lui-même n'était nullement un
homme vulgaire ; mais son matérialisme décisif et
cru, scandalisant les âmes pieuses, offensait encore
les scrupules de la science contemporaine. Quant au
docteur Tallevàut, il montre en tout ce qui tient
à la religion non seulement beaucoup de tolérance,
mais une gravité profondément religieuse ; il ne croit
pas que,, parce qu'on a perdu l'idéal chrétien, il
faille renoncer à toute croyance idéale ; il s'est élevé
par la science même à une foi très belle et très
sereine. Aussi bien, il joue dans le roman le rôle d'un
homme supérieur et d'un honnête homme. Mais
d'où vient que les doctrines auxquelles il a puisé
une si haute vertu, rendent sa nièce l'empoison-
neuse qu'elle est? Quand il découvrp le crime de
Sabine, celle-ci prétend n'avoir fait que mettre ses
leçons en pratique, et elle essaye de le lui montrer.
Et ici se pose la même question sur laquelle roule
le Disciple de M. Bourget: Tallevàut n'est pas moins
honnête que Sixte, Sabine n'est pas moins scélérate
que Greslou; Sixte et Tallevàut sont-ils vraiment res-
ponsables des crimes que Greslou et Sabine commet-
tent? Question bien délicate et qu'il ne faudrait pas
trancher d'une façon trop expéditive. Sabine a beau
exposer comme un enseignement des lois naturelles
OCTAVE FEUILLET i77
son implacable système d'égoïsme ; nous ne pouvons
croire que, si elle empoisonne Aliette, ce soit la faute
à Darwin. Certes, une chrétienne, une vraie chré-
tienne, ne ferait pas ce qu'elle fait. Mais comment
penser que cette conclusion sulïïse à l'auteur ? Et que
veut-il prouver alors? Qu'une jeune fille qui n'a pas
été élevée dans la religion catholique, apostolique et
romaine, aimera fatalement un homme marié et que
fatalement elle empoisonnera la femme de cet
homme ? Reconnaissons plutôt que Sabine, telle
qu'on nous la représente, est de celles qu'aucun
frein n'arrête. La religion ne lui aurait pas, il
est vrai, fourni les belles maximes de morale qu'elle
prétend tirer du darwinisme ; mais il reste fort
douteux que l'éducation du Sacré-Cœur elle-même
eût triomphé de sa perversité native et de ses mons-
trueux instincts.
Par son goût du romanesque, par ce qu'il y a chez
lui de visiblement concerté, par ses préoccupations
morales elles-mêmes, et surtout quand il met le
roman ou le théâtre au service de l'orthodoxie
catholique, d'une orthodoxie d'ailleurs bien mon-
daine, aussi superficielle que tranchante. Octave
Feuillet marque sa dissidence avec l'école réaliste et
naturaliste. Il y a pourtant chez lui d'autres côtés
par lesquels on voit tout de suite qu'il ne fut pas
impunément le contemporain de Flaubert ou même
de Zola. Il a peint sans doute mainte figure exquise
de douceur, de pureté, de grâce, de bonté idéale.
i
178 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Mais ce romancier si discret et de si bon ton, son
élégance et sa délicate réserve ne Tempéchent pas
de peindre, lui aussi, ce que la vie et le monde ont
de plus vilain, de plus abject, de plus ignoble. La
parfaite convenance de son langage nous laisse en-
tendre les choses que d'autres expriment grossière-
ment. Un exemple entre mille. Il s'agit d'un jeune
marié. « Pour lui, nous dit l'auteur, l'amour n'étant
que le désir, la vertu des femmes n'était que le désir
assouvi. » Une diction moins pudique en dirait-elle
davantage ? Et, toujours ddinsV Histoire d'une Pari-
sienne^ qu'on se rappelle l'aventure de Jacques de
Lerne, qui, à force de supplications et sous la foi
des serments, a obtenu d'une femme aimée et jusque-
là respectée, qu'elle le reçoive une heure dans sa
chambre... Cette nuit-là., Jacques est moins résigné
que de coutume aux scrupules impitoyables qu'on
lui oppose ; son amante se jette à ses genoux les
mains jointes, le supplie avec larmes d'être honnête
homme, et, à peine s'est-il retiré, faisant violence à
sa passion, qu'il la voit, quand il retourne la tête
pour lui adresser un suprême adieu, répondre de la
fenêtre par un léger mouvement d'épaule, en laissant
tomber de sa bouche adorée ces deux mots:
« Adieu imbécile! » Ily a de bien belles â.mes
dans les romans d'Octave Feuillet; mais la littérature
naturaliste offre-t-elle beaucoup mieux que M. de
Maurescamp en fait de maris et la seconde M^^ de
Vaudricourt en fait d'épouses? Quelle scène plus osée
OCTAVE FEUILLET 179
encore que celle où Ton nous montre, oa à peu près,
M. de Camors possédant sar an canapé M** Les-
cande? Parmi les femmes elles-mêmes auxquelles
Tauteurveut concilier notre S3rmpathie, il y en a
beaucoup dont Thonnêteté est bien peu solide, M"^ de
Rias d' Un mariage dans le Monde^ M*' de Maures-
camp alors qu'on rappelle € la pauvre et noble
Jeanne i»^ et tant d'autres encore ! Si bien qu'on est
souvent tenté de s'écrier : c A quoi lient donc la
vertu des femmes ? » et que le monde où nous con-
duit Octave Feuillet, ce monde éminemment « dis-
tingué > et fort propre d'apparence, ne semble pas
toujours, dans le fond, d'une moralité de beaucoup
supérieure à celle des milieux les moins recomman-
dables où nous promène Zola.
Seulement, le réalisme même d'Octave Feuillet
reste aristocratique. Feuillet est le peintre par excel-
lence de la société mondaine. Tout d'abord il se
donna comme tel. Relisez au début de la Petite
Comtesse une profession de foi qui, pour ne pas être
celle de l'auteur, n'en a pas moins sa signification.
Georges et Bathilde se trouvent déjà aux prises, et
nous voudrions bien savoir à quoi visent les manè-
ges de la capricieuse amazone..; Pas du tout; c'est
le moment que Ton choisit pour nous servir une
longue tirade sur le rôle de l'aristocratie « consi-
dérée comme institution dans notre temps et dans
notre France » ; au lieu de suivre le jeu de Bathilde,
Georges écoute fort complaisammént un vieux gentil-
180 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
homme qui lui démontre comme quoi une aristo-
cratie est nécessaire à la permanence du génie
national. Certes, Octave Feuillet n*a pas épousé les
préjugés et les superstitions de la« noblesse »; mais,
non content d'en représenter les mœurs, il en a
aussi adopté certaines croyances qui sont de bon
ton, il en a même caressé les vanités et les fai-
blesses. Romancier de la vie élégante, c'est là
vraiment son originalité distinctive. Il Ta peinte,
cette vie, avec une finesse de touche qui manquait à
Balzac, génie foncièrement roturier, auquel sa pré-
dilection pour les grandes dames n'avait point ins-
piré le sentiment délicat des grâces «patriciennes » ;
il Ta peinte avec naturel, avec une distinction
sobre et de bonaloi, sans tomber, comme tel de ses
successeurs, dans les mièvreries puériles, et sans
contracter aucun ridicule de « snobbisme ». Il a
vécu, on le sent, parmi cette société qu'il nous
représente, il y est parfaitement à Taise, il en sait
comme de naissance les habitudes, les manières, les
goûts, et il sait aussi ce qui se cache, sous une appa-
rence légère et brillante, soit de vertu intime, soit
de profonde dépravation.
Mais la vie mondaine n'est pas la vraie vie. Octave
Feuillet n'a peint qu'un tout petit coin de Thuma-
nité, et le moins divers, le plus factice, celui dans
lequel tiennent le plus de place les bienséances arti-
ficielles et le trompe-l'œil des conventions. Il n*a
guère fait dans tous ses romans que des variations
OCTAVE FEUILLET 181
sur un motif toujours le même, et les divers rôles
que son éternel sujet comporte sont, d'un roman à
Tautre, tenus par des personnages qui ont entre eux
plus qu'un air de famille. Il y a déjà du Camors
dans le Raoul de Sibylle, Cet homme « que préserve
un certain fonds de conscience et d'honnêteté qui
persiste singulièrement dans son âme, dégagée
d'ailleurs de tout principe et de tout frein moral »,
est-ce le comte de Camors ou le comte de Chalys ?
Et, si Raoul annonce déjà Camors, Vaudricourt de
idi. Morte nous le rappelle, soit par sa situation entre
Aliette et Sabine, soit par son caractère, par cette
alliance d'une incrédulité déclarée avec sa religion
de l'honneur.* Nous trouvons peu de différence entre
Clotilde et M"*" de Campvallon ou M"*» de Talyas, et,
d'autre part, entre Bathilde de Palme et Julia de
Trécœur. Ce sont les mêmes figures, comme ce sont
les mêmes rôles. Tous les types d'Octave Feuillet ont
été tirés à plusieurs exemplaires, non seulemeut ses
« démons », mais aussi ses « anges », et, de même,
ses insipides bellâtres, ses vieux seigneurs, tant soit
peu bizarres parfois, malgré leur haute tournure,
ses vieilles dames, dont la plupart sont parmi les
plus heureux portraits qu'il ait dessinés, celles-ci
alertes, brusques, spirituelles non sans une pointe
de gaillardise, celles-là infiniment respectables dans
leur douceur tendre et pieuse, d'autres enfin aima-
bles écervelées que l'âge n'a point guéries de leur
babil vide et de leur frivolité toujours en l'air.
EdSAIS. 6
i
182 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
* • ■
Ce sont surtout ses héros d'amour qui se res-
semblent entre eux. A part la figure unique de
Camors, qu'il a peinte avec une vigueur incisive
(Camors est d'ailleurs autre chose qu'un jeune pre-
mier), — nous pouvons à peine les distinguer les uns
des autres. Aussi bien le type lui-même semble quel-
que peu conventionnel. Tous ces grands amoureux
sont vraiment plus a patriciens » qu'il ne devrait
être permis. Le défilé commence par Maxime, du
Roman d'un Jeune homme pauvre^ que, sous son
déguisement d'intendant, un domestique très con-
naisseur devine comte ou marquis en le voyant
monter à cheval. Et, après Maxime, voici Raoul.
« Raoul était un homme d'une taille assez élevée,
élégante et souple, qui, sous une attitude d'indolence
affaissée, décelait le ressort et l'élasticité vigoureuse
des races félines, et qui lui donnait à un degré
extrême ce qu'on appelle Tair distingué, j» Et Fau-
teur ne nous fait grâce ni de ses cheveux fins et
soyeux, ni de son front pur, ni même de ses longs
cils féminins. Raoul, avec de pareils cils, est aimé
de toutes les femmes. Il va voir de temps en temps
sa cousine au couvent ; une de ces demoiselles pro-
pose à ses compagnes d'écrire chacune sur un petit
papier le nom de celui qu'elle aimerait le mieux
épouser: tous les bulletins portent le même nom, et
ce nom, c'est le sien I Passons à M» de Lucan. Brun,
mince, élégant, grave, ayant dans son regard fier et
un peu sombre, dans son accent froid et doux, dans
OCTAVE FEUILLET 183
sa démarche même, une grâce mêlée d'autorité qui
imposait et charmait, voilà pour l'aspect extérieur;
quant au moral, t toujours troublé malgré son calme
apparent, romanesque, passionné, tourmenté d'a-
mour »! Et, à côté de la variété brune, voici la
variété blonde dans M. de Frémeuse, avec son appa-
rence un peu frêle sous laquelle il cache « des nerfs
fortement trempés et un cœur qui ne Test pas
moins », avec son aspect élégant et doux, son œil
bleu, sa moustache fine et fauve, son charmant
visage qui prend dans les grands jours des airs ter-
ribles d'archange combattant. Ce type qu'Octave
Feuillet caresse si complaisamment n'a pas été
observé, n'a pas été étudié d'après nature. Qu'il
s'appelle Lucan, Frémeuse, Lerne ou d'Éblis, il ne
vit sous aucun de ces noms multiples. On dirait le
rêve idéal d'une pensionnaire. Ici peut-être l'auteur
a été dupe de ses prédilections aristocratiques : le
gentilhomme lui a caché l'homme.
Les romans de Feuillet ont aussi leurs figures vrai-
ment vivantes, ses barons de Courteheuse ou des
Rameures et les autres qui leur ressemblent, ses
vieilles marquises ou duchesses, d*un côté M™® de
Férias et M™' de Louvercy, de l'autre, et surtout,
M™" de Lerne, M"*® de Vergues, M™' deCombaleu. Mais
sa « création » la plus caractéristique est, je crois
bien, celle de la jeune femme nerveuse et fantasque
que plusieurs de ses romans nous présentent avec
des nuancés diverses, et qu'il a doniiée pour héroïne
I
184 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
à deux d'entre ses plus goûtés, la Petite Comtesse e
Juliade Trécœur.
€ Familière avec les hommes, impertinente avec
les femmes, la Petite Comtesse offre une large prise
aux hommages les plus indiscrets des uns, à la haine
jalouse des autres. Indifférente aux outrages de
Topinion, elle semble respirer volontiers Fencens le
plus grossier de la galanterie ; mais ce qu'il lui faut
avant tout, c'est le bruit, le mouvement, le tourbil-
lon... Un seul temps d'arrêt, une minute de repos,
de recueillement, de réflexion, la tuerait. •> Voilà
Tefifet que Bathilde produit tout d'abord. Enfant,
elle a reçu une mauvaise éducation ; femme, elle a
été mal dirigée. Mais, dans le fond, elle a de l'esprit
et du cœur : malgré la réputation suspecte que lui
ont value ses imprudences, elle est restée pure, elle
est même restée naïve, et son amour pour Georges, si
Georges voulait en faire sa femme, transformerait
cette créature inconsistante et capricieuse que le ver-
tige du monde a étourdie, mais qui lit déjà dans les
yeux de celui qu'elle aime une existence nouvelle plus
digne et plus élevée, où elle lui demande de la
conduire. Georges a peur, et la voilà qui, dans un
accès de folie, se livre au premier fat venu pour
mériter le mépris de Georges, ce mépris dont elle
mourra.
Julia de Trécœur, elle aussi, a commencé par être
une enfant gâtée Elle s'est développée en pleine
forêt vierge à tort et à travers, et son naturel ardent,
OCTAVE FEUILLET 185
la véhémence de ses instincts, semblent la prédes-
tiner dès l'enfance à de fatales aventures. M*»* de Tré-
cœur se remarie ; Julia elle-même épouse M. de Moras,
rintime ami de Lucan, qu'a épousé sa mère. Après
son voyage de noces, elle vient passer quelques
jours au château de Vastville où se sont retirés M. et
M"« de Lucan. Ce Lucan, pour lequelJulia a marqué
tout d'abord la plus violente antipathie, elle Taime,
et son cœur est partagé entre l'ardeur sombre d'une
irrésistible passion et Thorreur de l'inceste où cette
passion doit fatalement aboutir. Son démon l'em-
porte ; elle poursuit Lucan, elle lui laisse deviner
son amour par les singularités de sa conduite, elle le
lui avoue en un moment de vertige, et, quand son
beau-père la repousse, elle se tue, et jusque dans ce
suicide, dans cette cavalcade effrénée en droite ligne
vers la falaise, vers Teffrayant gouffre où elle préci-
pite son cheval fumant et cabré. Ton reconnaît
encore sa bravoure hautaine, sa fougue orageuse et
ses tragiques caprices.
Julia de Trécœur ou Bathilde de Palme, voilà bien
la femme d'Octave Feuillet, créature mal équilibrée,
excentrique, bizarre et incohérente, abandonnée tout
entière à ses instincts, capable d'héroïsme et de
crime, inquiète, agitée, détraquée, singulièrement
affolante, malade au fond et déjà en proie à cette
fameuse névrose dont Feuillet a peint les effets dans
la haute société avec la parfaite convenance de sa
plume aristocratique, comme Zola les peignait dans
186 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
les classes populaires avec la puissance massive de
son brutal génie.
Octave Feuillet est le romancier d'un temps déjà
lointain. Ce qu'il y a chez lui d'artificiel et de con-
venu paraît d'autant plus sensible que Técole natura*
liste nous a habitués à plus de réalité. Mais les natu-
ralistes eux-mêmes n'ont-ils pas leurs artifices et
leurs conventions ? N'exagèrent-ils pas à plaisir les
vilenies du monde et la bestialité de notre nature î
C'est après la lecture de la Terre ou de la Bète
humaine qu'il faut revenir à Feuillet pour se débar-
bouiller des ordures, pour goûter et savourer chez
lui, soit, dans la forme, cette délicatesse de goût,
cette élégance de style qui n'excluent point la vigueur
ni même l'audace, soit, dans le fond, cet idéalisme de
galant homme et d'homme du monde, que nous pou-
vons bien trouver parfois un peu fade, mais qui s'ap-
proprie, après tout, à son milieu favori, à ce milieu
aristocratique dont il laisse maints tableaux d'une
observation très fine, et, souvent, d'une très vive
réalité.
^.
J.-J. WEISS
Sans considérer ici J.-J. Weiss autrement que
comme critique, remarquons tout d'abord que les
heurts de sa carrière ont porté trop de tort à son œuvre
d'écrivain pour qu'elle donne vraiment la mesure de
ce rare et singulier talent. A moins que sa vivacité
même, sa veine aventureuse et vagabonde, son goût
de l'imprévu et du paradoxe, ne soient justement en
accord avec ce que son œuvre a de fragmentaire et
d'accidenté. Il ne nous reste de lui que des articles
de revue ou de journal, qui, malgré le titre commun
sous lequel il les réunit, ne sauraient former un tout
homogène. Et, s'il paraît ne s'être pas beaucoup
préoccupé de sa propre renommée, c'est peut-être
qu'il sentait que, ne se fixant à aucun ouvrage con-
sidérable, ni de longue haleine, ni de forte teneur,
cette renommée serait toujours inférieure à ce qu'il
avait conscience de valoir. Nous trouvons dans la
préface de ses Fssais sur V Histoire de la Littérature
â
188 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
française, dans celle de son ouvrage sur le Théâtre
et les Mœurs, la marque du scrupule qu'il éprouvait
à présenter comme un livre ce qui n'est en réalité
qu'une série de morceaux détachés et sans suite.
Mais, si des recueils d'articles, ainsi qu'il le déclare
lui-même, sont de peu de prix quand l'écrivain qui
s'exprime sous cette forme a l'imagination banale, le
jugement médiocre, un style hors du bon goût et de
la vérité, ces recueils, ajoutons-le pour lui, qui ne
pouvait le dire, prennent une importance et une
valeur singulières quand l'auteur a l'imagination
originale et brillante, le jugement vif et personnel,
le style juste, alerte, lumineux, pénétrant.
Weiss ne fut rien moins qu'un doctrinaire. [Nulle
part, que nous sachions, il n a régulièrement exposé
sa théorie de critique. A vrai dire, ce libre esprit,
tout discursif, écrivit « par humeur ». D se contenta
de répandre au jour le jour sa verve fertile en aperçus
ingénieux, en suggestives échappées ; il ût des poin-
tes, il poussa de tout côté d'agiles reconnaissances.
On retrouve dans l'écrivain cet enfant de troupe
dont il a peint avec tant de gaillardise Texistence
errante, les voyages pittoresques à travers la
France, sans autre école que les spectacles infini-
ment variés de la vie défilant au hasard sous ses
yeux. Plus tard, il fit ses classes, mais, nous dit-il,
« moitié à Louis-le-Grand, moitié à Fevdeau et à TO-
m
déon ». Normalien, il ne plia pas à la discipline sco-
lastique son goût naturellement indocile. Jusqu'à la
J.-J. WEISS 189
fin de sa vie, il ne pouvait prononcer le nom de Paul
de Kock, un des maîtres qu'avait le plus goûtés sa
jeunesse, sans évoquer « des Nausicaas au lavoir et
des Galatées fuyant à âne vers les saules ».
Son œuvre de critique littéraire dénote beaucoup
de sagacité et de pénétration, non moins de fantai-
sie, une originalité quelque peu capricieuse, et très
piquante sans doute, mais qui se fait un jeu malin
de déranger les cadres traditionnels, de déconcer-
ter les habitudes établies, et qui ne dédaigna pas
toujours ce qu'un grain de scandale pouvait y ajouter
de ragoût. C'est dans ses chroniques théâtrales que
cette singularité se marque avec le plus de désinvol-
ture, et que Ton en trouve les traits les plus impré-
vus, les plus amusants (i). Ses deux volumes trahis-
sent bien encore^ çà et là , le secret plaisir qu'il
prit toujours à dérouter les opinions reçues par
des rapprochements bizarres ou d'excentriques
admirations ; mais il n'y a guère admis que des études
faites à tête reposée, de véritables essais, où, sans
rien perdre de sa verdeur naturelle, il s'abandonne
moins complaisamment aux intempérances de son
imagination et aux saillies de son humeur.
Ce qui frappe tout de suite en ces volumes, ce que
(1) Les feuilletons de critique théâtrale écrits par Weiss dans
le Journal des Débat* pendant trois années, de 1883 à 1885, ont
été, depuis cet article, classés en quatre volumes, dont le pre-
mier vient de paraître sons ce titre : Autour de la Comédie-
Française.
6*
190 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
d'ailleurs indiquent déjà, non seulement le titre gé-
néral de Tun, mais encore maints titres d'articles
particuliers dans les deux — De V époque contempo-
raine, De V époque actuelle^ L'état d'esprit en i 850,
Du public littéraire en i 858^ M, A, Dumas fils, ses
œuvres, son public^ la société de son temps — ce sont
les préoccupations constantes du moraliste et de
l'historien, pour qui la littérature est l'expression
d'un état social. « Voué de bonne heure aux études
historiques, écpivait-il tout récemment, c'est encore,
c'est surtout l'histoire que j'ai cherchée dans l'étude
des lettres. » Il demande aux lettres de lui révéler
les altérations que subissent l'homme et la société,
siècle après siècle, en leur façon dépenser et de sen-
tir. La véritable connaissance de l'histoire n'est pas
dans les archives ou dans les codes, elle est dans les
œuvres littéraires. « Voulez-vous savoir ce qu'était
sous l'ancien régime le droit d'aînesse ? Ne vous
faites point apporter les gros livres des économis-
tes ; voyez dans Molière et dans Regnard comment
le frère parle à la sœur. » Et autre part : « L'histoire
des lettres est la seule forme de l'histoire qui ne
trompe pas un esprit pénétrant. » S'il s'attache de
préférence à des auteurs de second ordre, n'est-ce
pas surtout parce que, moins originaux, moins per-
sonnels que les génies supérieurs, ils reflètent avec
plus de fidélité les mœurs du milieu ambiant? Et, de
même, parmi les genres littéraires, c'est le théâtre
qui eut toujours ses prédilections, comme celui qui
J.-J. WEISS 191
devait lui offrir le tableau le plus exact et le plus vif
de la société contemporaine. Quand le directeur du
Journal des Débats lui confia le feuilleton drama-
tique, plusieurs de ses confrères témoignèrent leur
surprise de voir qu'il entreprît si tard une tâche
dans laquelle ils le croyaient tout novice. « J'étais au
contraire, dit-il, solidement préparé ; la Rue de la
Lune et le Chevalier du Guet m'étaient aussi classi-
ques que VAndrienne et le Plutus, » Dans le théâtre
même, c'est surtout la comédie qui Tintéressait, et
toujourspour la même raison. Le cours qu'il professa
en 1857 à la Faculté d'Aix avait pour sujet la
comédie au xvii" et au xviii* siècle, et sa leçon
d'ouverture, la seule qu'il ait publiée, nous apprend
ce qu'il demandait à cette étude : tandis que la
tragédie « laisse malaisément démêler, au milieu des
règles qui la contraignent, sous un langage et des
sentiments d'exception, la réalité de la vie quo-
tidienne », la comédie lui fera saisir au vif toutes les
vicissitudes par lesquelles, depuis le grand roi jus-
qu'à la Révolution, passèrent les idées et les senti-
ments, les relations sociales, les habitudes de la vie
privée. Enfin, sa sympathie toute particulière pour
les comiques du xviii« siècle s'explique par cette rai-
son que, sans nier la décadence littéraire qui com'
mence aussitôt après Fauteur du Misanthrope et de
l'Auare, l'historien et le moraliste qui sont en Weiss
se consolent aisémept si la comédie de caractère
décline et finit par disparaître, quand la comédie de
à
192 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
mœurs naît et s/élève pour la remplacer. Et, disons-
le en passant, le goût de Weiss pour Scribe,
pour ce Scribe si vilipendé de nos jours, trouverait,
au besoin, son excuse en des motifs du même ordre ;
c'est que Scribe est resté plus sûrement que tout
autre dans la moyenne de la vie française, c'est
qu' tt aucun des écrivains de son temps n'a rendu
avec autant de- vivacité et dans une aussi juste me-
sure la manière d'être du pays de France entre 1820
et 1850».
On reconnaît à cette conception de la critique un
contemporain de M. Taine. Pendant que M. Taine
appliquaitle premier la méthode historique en grand
à toute une littérature et dans un ouvrage « faisant
édifice », Weiss, en des articles que leur peu d'éten-
due n'empêche pas d'être significatifs, essayait, il
en revendique l'honneur, de t démontrer l'identité
de l'histoire et de la critique ». Mais ces paroles
mêmes ne doivent pas nous faire croire qu'il ait
réduit l'étude des œuvres littéraires à leur intérêt
purement historique. Chez lui, l'homme de goût, le
lettré, et aussi « l'honnête homme », s'échappent
constamment à travers les mailles d'un système
trop rigoureux d'ailleurs pour que son esprit impa-
tient et divers puisse s'y emprisonner. On trouve un
peu partout dans ses études, mais notamment dans
l'article sur les Mœurs et le Théâtre en 1865 et dans
celui qui a pour titre De la Littérature brutale^ les
préoccupations du moraliste qui ne se borne pas à
J.-J. WEISS i93
décrire et à constater, mais qui juge et condamne
en vertu de certains principes sociaux. Moraliste au
sens où ce mot dérive de mœurs, Weiss Test encore
au sens où il vient directement de morale. Et de
même, la critique telle qu'il la comprend ne se con-
tente pas de mesurer des forces, de considérer le
jeu de telle ou telle faculté appliquée à tel ou tel
objet ; elle aussi parle au nom de certaines règles,
au nom de règles générales qui président à la com-
position de toute œuvre littéraire, et au nom de
règles spéciales qui s'appliquent particulièrement
à tel ou tel genre. « Il s'est formé, dit-il quelque part,
deux écoles de critique : la première trop exclusive-
ment historique, la seconde purement mécanique et
dynamique. La première n'étudie dans un auteur
que ses passions et ses instincts ; à ce titre, elle
admet pour excellent tout ce qui a du relief et elle
fait autant de cas des grossièretés de Shakespeare
que de ses beautés. La seconde se contente de dé-
gager dans une œuvre la quantité de talent et d'es-
prit qu'elle contient, comme le chimiste dégage la
quantité d'alcool répandue dans une liqueur géné-
reuse. Le talent une fois mesuré et l'esprit une fois
•
décomposé en ses divers éléments. Tune et l'autre
école jugent futile de se demander jusqu'à quel point
est légitime l'emploi qui a été fait de ce talent et de
cet esprit. C'est qu'il n'existe point pour ces obser-
vateurs empiriques un type de perfection, relatif à
chaque art, qui a été quelquefois atteint et dont il
i
194 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
faut faire effort pour se rapprocher le plus possible.
N'est-il pas évident néanmoins, pour en revenir au
sujet particulier qui nous occupe, que le théâtre a des
lois?... » Ces deux méthodes, comme il le remarque,
sont venues aboutir par des chemins divers à Tindif-
férence en matière de goût. « Si le goût, dit-il ail-
leurs, en parlant de M. Taine, si le goût existe pour
lui, c'est un instrument sans usage. » Weissse sépare
de Tune et l'autre école en rendant au goût dans la
critique cet usage dont l'une comme Tautre faisaient
si bon marché.
Toutes ses préférences allaient vers ce que Tesprit
français a déplus aimable, deplusdoux, de plus gra-
cieux. Et, si Ton peut Taccuser de n'avoir pas appré-
cié à leur valeur les qualités supérieures du fonds
national, il en a goûté plus que tout autre les quali-
tés moyennes. Nul n'a loué mieux que Weiss, avec un
sentiment plus fin, les écrivains mesurés et délicats^
dont le génie est fait de justesse, de convenance élé-
gante, d'ingénieux assortiment. Lorsque vous vous
serez plongé dans la lecture d'Hoffmann ou de Bttr-
ger, écrit-il, prenez un de ces auteurs français à qui
nos cours de littérature donnent le titre impertinent
de petits poètes, et ouvrez le livre à la première page,
a Quelle résurrection de tout votre être ! quel en-
chantement I Ce n'est qu'un filet d'eau, mais qu'il
est limpide ! C'est une source qui tiendrait dans le
creux de votre main, mais qu'elle a de fraîcheur! » Et,
quand il vient de citer quelque couplet de Regnard :
J..J. WEISS 195
t Que je triompherais, après de tels vers, de tenir à
quatre pas de moi mon ami Taine ! Je lui sauterais à
lagorge et je lui crierais : Angle et Teuton, rends-toi !
car enfin, ose me soutenir que tes pirates saxonsi
avec ces affreux chants de guerre dont tu as infesté
ion Histoire de la Littérature anglaise^ sont plus poètes !
Ecoute ceci, et dis-moi si l'esprit, le pur esprit, l'es-
prit tempéré et fin, Tesprit qui se contient et qui se
gouverne, la plus intime essence de nous-mêmes en-
fin, gens de Paris, de Gascogne et de Champagne, ne
peut pas être une source de poésie tout aussi bien
que rimagination exaltée et noire, les passions fu-
rieuses, le cœur qui se ronge et l'hypocondrie ? »
L'auteur d'Ati Pays du Rhin^ qui, dans ce livre, pro-
fesse pour TAUemagne contemporaine une admira-
tion bien douloureuse à son patriotisme, se consolait
sans doute par le culte du génie français en ses élé-
gances choisies, en ses grâces exquises, en cette fleur
légère et charmante qui ne s'est jamais épanouie sur
un sol teuton.
Si Weiss faisait ses délices de nos écrivains les
plus polis, les plus honnêtes, les plus finement nuan-
cés, à cette préférence intime ne pouvait manquer
de répondre une instinctive aversion pour la crudité
de notre littérature actuelle. Dès 1857, réunissant
dans le même article, l'un des plus considérables, et
aussi l'un des plus caractéristiques qu'il ait écrits, les
noms de Barrière avec ses Faux Bonshommes^ de
Flaubert avec sa Madame Bovary^ de Baudelaire avec
196 LITTÉKATURE CONTEMPORAINE
ses Fleurs du Mal, il marque nettement révolution
morale et littéraire qu'accusait au théâtre, dans le
roman, dans la poésie elle-même, l'apparition si-
multanée de ces trois ouvrages. Tous les trois, cha-
cun à sa manière, le frappèrent par un caractère com-
mun d'audace violente et de raide inhumanité. Le
règne avait commencé de la « littérature brutale »,
et Weiss ne cache pas son antipathie pour ce que « le
positivisme littéraire » a de dur et d'oppressif. Non
qu'il conteste le talent des écrivains et le mérite des
œuvres; mais il oppose l'idéalisme fervent et pas-
sionné de l'époque romantique au matérialisme secet
froid de la nouvelle école, ou, mieux encore, par delà
le romantisme lui-même, dont les déclamations et les
extravagances froissent la justesse naturelle de son
goût, il se réfugie dans un cercle d'esprits moyens,
tempérés, faciles à vivre, dans le commerce des Le
Sage, des Gresset, des Piron, écrivains « délec-
tables », dont l'aménité fait aimer l'existence.
Et comment l'admirateur passionné de Vert-Vert
ou de la Métromanie aurait-il goûté Sous-Off. ou
les Chapons ? C'est en citant ces deux ouvrages
qu'il caractérise la littérature d'aujourd'hui dans des
pages qui ne datent pas encore d'un an. Bien des
déboires de toute sorte avaient, il faut le dire, at-
tristé la carrière de Weiss, et sans doute sa mauvaise
humeur à Tégard de notre temps doit en partie s'ex-
pliquer par là. Mais il a été, — avec beaucoup de
sens et de verve, avec non moins d'indépendance
J..J. WEISS 197
que de tact, avec une pointe de paradoxe assez sou-
vent, — un des derniers représentants de la culture
classi({ue en tout ce que le mot peut faire entendre
d^'heureuse douceur dans les habitudes sociales^ de
modération délicate dans la conduite de la vie, d'ex-
quise urbanité dans le goût, — le représentant de ces
traditions et de cet esprit dont les dernières lignes
qu'il ait écrites déplorent éloquemment le déclin ; et,
à ce titre, non seulement les Chapons et Sous-O/f.
n'aTaient pas de quoi le satisfaire, mais encore la lit-
térature actuelle, même en ses œuvres supérieures,
ne répondait que bien imparfaitement à ce que lui-
même cherchait dans les lettres, dans ces lettres
qu'il appelle « Tentretien innocent des heures, déli*
ces et noblesse de la vie. »
â
M. EMILE ZOLA
A PROPOS DK VArgent.
L'Argent est le dix-haitième tome des Rougoti-Mac*
çtiar/, cette «histoire naturelle et sociale d*une famille
sous le second Empire > que M. Zola a commencée
voilà quelque vingt ans et qui va bientôt toucher à
sa fin. L'idée ne s* en trouvait pas dans le plan pri-
mitif ; mais elle date des premiers volumes. Une
lettre de Fauteur, tout récemment insérée dans le
Livre moderne^ nous apprend que « la conception de
ce roman doit être placée vers 1877, après la publi-
cation de Son Excellence Eugène Bougon ». Sans
doute l'argent joue un rôle capital dans plusieurs
volumes de la série. Mais il n'en remplissait aucun.
Or, son besoin d'abstraire, son goût instinctif pour
ridéalisation et pour la synthèse, devaient nécessai-
rement amener M. Zola, tel qu'il nous est connu,
^ composer je ne sais quel poème du million, comme
A
..v:^;-<r
200 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
le Ventre de Paris était « le poème des nourritures »
et Nana « le poème du. vice ».
Si nous ne voyions dans les Rougon-Macquart que
« l'histoire d'une famille », le nouveau roman se
rattacherait à ceux qui précèdent que par un bien
lâche lien. M. Zola a beau reprendre son Saccard de
la Curée^ cela ne suffit pas pour V Argent rentre
dans le plan rigoureux des Rougon-Macquart ; ce
plan s'est singulièrement élargi, il s*est de plus en
plus accusé comme devant servir de cadre non pas
seulement à l'histoire d^une famille, mais surtout à
l'histoire d'une génération entière, que les person-
nages fournis par les Rougon-Macquart figurent dans
ses divers aspects à tous les degrés de la hiérarchie
sociale. Chacun de ces personnages est un type, et
la famille en son ensemble résume la société du
second Empire. C'est à Tœuvre de M. Zola, prise
dans cette signification générale, que se relie V Ar-
gent. Une telle conception ne cadre guère avec Pes-
thétique du réalisme : le réaliste ne devrait stricte-
ment peindre que des individus, car il n'est de vrai-
ment réel que ce qui est individuel. Mais ne savons-
nous pas depuis longtemps qu'il y a dans M. Zola
deux hommes perpétuellement en lutte l'un contre
l'autre : d'abord le théoricien de ce roman scienti-
fique, naturaliste, expérimental, qui aurait pour
unique procédé d'observer la vie et pour objet uni-
que de la représenter telle quelle; puis le poète,
dont l'imagination déforme, grossit, exagère tous les
EMILE ZOLA 201
éléments fournis par la réalité? Ces deux hommes,
dont le second l'emporte toujours sur le premier,
nous les retrouverons Tun et l'autre dans V Argent.
Pour ce livre, de même que pour les précédents,
M. Zola a emprunté tous ses matériaux à une étude
patiente et consciencieuse. « Quant aux recherches
que j'ai faites, écrit-il dans la lettre déjà citée, elles
ont été, comme toujours, dirigées d'après le même
plan logique : lecture des livres techniques, visites
aux hommes compétents, notes prises sur les lieux
à décrire. » Remarquons, après beaucoup d'autres,
après M. Anatole France notamment, que l'observa-
tion de la réalité vivante a dû faire place depuis
longtemps aux documents de seconde main fournis
par les « interviews » ou par les bibliothèques. Ce
n'est plus notre âge que peint M. Zola, c'est une
époque déjà reculée. L'Argent nous reporte à un
^ quart de siècle en arrière, peu s'en faut, et ces vingt
ou vingt-cinq années ont introduit dans notre état
politique et social de nombreux, de profonds chan-
gements. Ce que fait actuellement M. Zola, c'est, à
proprement parler, de Tarchéologie. Or, on sait quel
est recueil du roman historique, et M» Zola lui-
même, dans la violente campagne qu'il mena jadis
contre le romantisme, dénonçait ce qu'a d'esseutiel^-
lement faux cette forme de roman, condamnée par
la force des choses à représenter sous un costume
plus ou moins ancien les personnages, les senti-
ments et les mœurs du temps présent. V Argent^
Â
202 LITTÉRATCRE CONTEMPORAINE
comme bien d'autres volumes de la série, contre-
vient à Tun des principes fondamentaux du réalisme,
tenu, en bonne conscience, de ne peindre que d'a-
près nature. Mais, de plus, M. Zola cède, bien mani-
festement cette fois, à la tentation irrésistible de
transporter le présent dans le passé, en donnant les
dernières années de TEmpire pour cadre au tableau
de mœurs et d'événements tout contemporains, en
déroulant TafTaire de l'Union générale sous le nom
de cette Banque universelle dont la fondation, la
grandeur et la ruine font le sujet de sa nouvelle
œuvre.
Admettons toutefois que les mœurs financières de
1882 soient, à peu de chose près, celles de 1865, ad-
mettons que le catholicisme eût, il y a vingt-cinq ans,
sa politique propre, que ce ne fût pas alors une idée
extravagante de songer à établir le pape en Pales-
tine. Ne cherchons pas querelle à M. Zola sur des
anachronismes qui ne tirent peut-être pas à si
grande conséquence, et examinons le roman en lui-
même, sans trop prendre souci de la date exacte
où il faut le rapporter.
Une œuvre de la sorte ne se prête guère à Tana-
lyse. « Ce sera certainement, écrivait M. Zola quand
il venait d'en terminer le premier chapitre, le plus
Compliqué, le plus bourré de mes livres. Pour en
résumer les matières, il me faudrait entrer dans des
détails infinis. » Le plan de Y Argent exigeait en
efiet que ce roman nous présentât le monde tout
EMILE ZOLA 203
entier de la finance, depuis les grands spéculateurs,
princes de la Bourse, jusqu'aux derniers des cou-
lissiers. L'action est tout ce qu'il peut y avoir de
plus simple si Ton s'en tient aux grandes lignes,
mais tout ce qu'il y a de plus touffu si l'on veut em-
brasser de l'œil tant d'épisodes qui s'y rattachent,
tant de figures qui s'y mêlent. Et ce n'est pas un
mince mérite pour l'auteur que cette complication
n^enlève rien àla clarté, que le roman se disperse en
une foule de scènes accessoires sans s'y égarer un
instant, que cette œuvre, où d'innombrables person-
nages se meuvent et se croisent dans une telle multi-
plicité d'incidents, nous laisse, avec quelque fatigue
à la vérité, une impression parfaitement distincte de
chaque détail et parfaitement nette de l'ensemble.
Nous retrouvons là une qualité caractéristique du
maître. Tandis, en effet, que le naturalisme allait de
soi*même au relâchement de la composition, il est
remarquable que M. Zola a toujours procédé d'une
façon méthodique, en « géomètre »,àla construc-
tion de ses œuvres. Nul ne sait mieux d'avance et
ce qu'il fera et comment il le fera. Il y a jusqu'en
sa manière de travailler, dans cette constance du
labeur quotidien, la marque d'une volonté ferme,
d'une discipline vigoureuse, qu'aucun caprice ne
séduit et qui n'abandonne jamais rien au hasard.
Avant même de s'être mis à la tâche, il annonçait^
voilà tantôt six mois,, que son nouveau livre aurait
douze chapitres et quMJ serait terminé dans les der-»
i
201 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
niers jours de décembre. La continuité toujours
égale de son travail et la solide carrure de ses œuvres
expriment diversement, mais non sans un accord
intime, ce génie foncièrement systématique. C'est
par son instinct de logicien qu'il a été le doctrinaire
du naturalisme, et c'est en vertu du même instinct
qu'il fait des romans dont l'économie géométrique
asservit la nature aux exigences d'un art impé-
rieux, — cette « nature » indocile et fantasque, que
le « naturalisme », conséquent avec ses principes,
devrait reproduire telle quelle sans aucune préoc-
cupation de la simplifier et de la rectifier.
Si nous ne pouvons analyser l'Argent dans la com-^
plexité de ses innombrables épisodes, il nous faut
au moins indiquer, chacun par quelques traits, les
personnages que l'auteur y fait paraître.
De loin, sur les marches de la Bourse, une foule
anonyme, je ne sais quelle tumultueuse marée, d'où
sort, comme un bruit de flots grondants, la clameur
de l'offre et de la demande... Mais approchons assez
pour que les physionomies se précisent. Voici
d'abord Pillerault et Moser, deux boursiers de pro-
fession : l'un, grand, maigre, un visage osseux de
chevalier errant, c'est le haussier, qui s'est fait du
« casse-cou » une théorie systématique ; l'autre, de
taille courte, le teint jaune, ravagé par une maladie
de foie, c'est le baissier, en proie à de continuelles
alarmes et qui voit dans le moindre incident un
symptôme d'universel cataclysme. Et l'un ne se mon-
EMILE ZOLA 205
tre guère sans Tautre, et, dans cette opposition même
des deux personnages, se trahit déjà ce besoin de
symétrie inné chez M. Zola. A côté d'eux, Salmon,
qui passe pour un gaillard extraordinairement fort
parce qu'il ne parle jamais, dont le sourire, son uni-
que langage, et jusqu'à la façon d'écouter, glacent
Moser d'inquiétude et font hésiter Pillerault lui-
même, comme s'il avait trouvé pour son usage per-
sonnel une troisième façon de jouer en ne mettant
ni à la hausse ni à la baisse.
Cette figure épaisse et large de paysan rusé, ca-
chant sa finasserie sous des airs bonhommes, c'est
le député Huret, agent de l'Universelle au Corps
législatif et péchant pour elle dans les bas-fonds de
la politique. Voici le marquis de Bohain, avec son
visage blême, sa petite tète aristocratique, un air
nonchalant et fatigué de grand seigneur : tout son
secret pour mener grand train consiste à empocher
quand il gagne, et, quand il perd, à ne jamais payer
ses différences; très recherché malgré tout par les
jeunes compagnies pour l'illustration de son nom,
qui est une enseigne des plus décoratives. Sédille et
les Maugendre: Sédille t fabricant de soie, qui en^
gloutit dans l'agio tous les bénéfices de son indus^
trie, perpétuellement travaillé d'appréhensions, bour^
relé d'inquiétudes, ne vivant plus que dans l'espoir
d'un coup extraordinaire qui répare enfin sa ruine
imminente ; les Maugendre, anciens manufacturiers,
retirés avec quinze mille livres de rente, que la pas-
KSSAIS; 6"
206 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
sion du jeu a peu à peu gagnés, le mari commençant
par employer en reports une rentrée sur laquelle il
ne comptait pas, puis s'habituant à suivre les cours,
puis faisant des opérations à primes où il limite sa
perte, mais bientôt s'aventurant, jouant à terme,
exposant des sommes de plus en plus considérables,
— la femme déclarant au début qu'elle aimerait mieux
se noyer que de hasarder un sou^ puis rassurée et
alléchée par le gain, se passionnant à son tour, deve-
nant plus âpre que son mari, le gourmandant d'être
si timide, s'acharnant aux grands coups de hasard,
finissant par refuser cinq cents francs à sa fille et
à son gendre, menacés par les huissiers, pour ne
rien distraire de sa fortune qu'elle engage tout
entière dans de fantastiques opérations. Le capitaine
Chave, figure apoplectique, le cou raidi par Tusage
du col de crin, type de l'infime joueur au comptant,
allant à la Bourse avec la même sécurité qu'un
employé à son bureau, et complétant, grâce à ses
quinze ou vingt francs de rente quotidienne assurée,
la maigre pension du gouvernement, qui ne suffirait
pas à régaler de gâteaux et de bonbons les jolies fillet-
tes de la rue NoUet. Sabatini, le beau Sabatini, avec sa
grâce insinuante d'Oriental mâtiné d'Italien, la ca-
resse de son œil noir si doux dans sa longue face brune,
son air détaché et alangui d* c hoînme à femmes » ;
sans doute un exécuté de quelque Bourse étrangère,
mais que recommande sa complaisance féline à la
dôrbeille et à la coulisse, et qui excite la curiosité du
EMILE ZOLA 207
beau sexe par un détail de son individu physique
auquel M. Zola lui-même n'a fait que des allusions
relativement discrètes. Jantrou, ancien professeur
au lycée de Bordeaux, chassé de l'Université pour
quelque ignoble vice, traîné et sali depuis dix ans
comme remisier sans gagner de quoi vivre, mis main-
tenant à la tête d*un journal financier en qualité
d^agent secret de la Banque universelle, se faisant
cent mille francs de revenu par ses tripotages, tout
flambant neuf avec sa pelisse fourrée, son chapeau
d'un luisant de glace, mais gardant en son élégance
des trous par lesquels on voit encore l'ancienne
crasse du professeur défroqué, comme dans Tarro-
gance de sa nouvelle fortune les basses humilités de
jadis ont parfois de subits retours. Enfin, tout aux
derniers degrés, dans les dessous de la finance,
Busch et la Méchain : Busch, achetant à vil prix les
créances les plus désespérées, qui s'empilent dans
son cabinet interlope, puis cherchant à la piste les
débiteurs disparus jusque sur les annonces des jour-
naux et les enseignes des boutiques, guettant de
près ceux qui peuvent avoir chance de devenir pro-
chainement solvables, attendant, des années parfois,
leur premier succès, et tombant sur eux dès qu'ils
se sont fait quelques ressources, pour les égorger ;
la Méchain, avec son visage de pleine lune, rouge et
bouffi, sa gorge géante, son ventre hydropique, sa
voix flûtée d'enfant, personnage moitié réel, moitié
symbolique, apparaissant à chaque nouvelle émis-
208 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
sion comme un mauvais génie qui annonce la ruine,
son sac de cuir noir à la main, gouffre insatiable où
s'entassent les titres dépréciés et les valeurs dont
personne ne veut plus.
Cène sont là que les personnages secondaires. Au
premier rang, Gundermann et Saccard, dont la lutte
remplit le roman tout entier.
Qundermann est le roi de la Bourse, où il ne met
jamais les pieds, où il affecte de n'envoyer aucun
représentant officiel, mais qu'il gouverne en maître
du fond de son cabinet. M. Zola le fait venir tout au
début dans cette salle du restaurant Champeaux où
se trouvent rassemblés la plupart de ses personnages.
Dès que Gundermann entre, voilà tous les garçons
en lair pour lui apporter le verre d'eau de Vichy
auquel le condamne son estomac ; et les boursiers
présents s'aplatissent, entourent le dieu, lui font une
cour d'échinés respectueuses, le regardent avec vé-
nération prendre son verre d'une main tremblante
et le porter à ses lèvres décolorées. . . Un peu plus
loin, le grand banquier nous est représenté à son
bureau, assistant avec son indifférence patiente à
l'incessant défilé des remisiers, coulissiers, courtiers,
l'air impassible et morne, absorbé d'ailleurs en lui-
même, recevant la plupart d'un signe, d'un mot par-
fois quand il veut être aimable, essayant en vain de
se dérober, poursuivi jusqu'à la table de famille par
la foule sans cesse renouvelée des solliciteurs, qui
ne lui laissent même pas boire son lait tranquille. Çà
EMILE ZOLA 209
et là quelques courtes apparitions dans le reste du
roman. Quand Taffaire de TUniverselle lui coûte
déjà huit millions, on le rencontre sur la place de la
Bourse qui marche de son pas automatique, médi-
tant à part soi une revanche avec Tair de quelque
spectateur dont une hausse sans exemple pique la
curiosité. Dans ce duel avec Saccard, il sait que sa
patience et sa logique lui assurent la victoire, et il
attend avec une froide confiance la ruine inévitable
du fou qui a osé le défier.
Trait pour trait, Saccard s'oppose à Gundermann,
et M. Zola lui-même ne perd pas une occasion de
ramener le parallèle. Gundermann sobre et calme,
Saccard jouisseur et passionné; Tun, simple mar-
chand d'argent, comme lui-même s'appelle, faisant
travailler son milliard, un milliard bien à lui, dont il
trafique en habile et rusé commerçant, l'autre spécu-
lateur dans l'âme, capitaine d'aventures jetant les
millions des autres en de gigantesques opérations où
il joue le tout pour le tout; l'un, solidement établi
dans sa royauté financière, thésaurisant des tas d'or
avec lesquels il se paye de Teau de Vichy et du lait,
l'autre, grisé par la passion du jeu, rêvant d'immen-
ses trésors, non pour les cacher dans sa cave, mais
pour les lancer à la conquête du monde, pour en
tirer toutesles jouissancesdu luxe, du plaisir et de la
grandeur.
Nous connaissions déjà Saccard. Nuus l'avions
yu dans la Curée débarquant à Paris quelque
i***
•Ti'i^'V''^*'-
210 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
temps après le coup d'État, les poches vides, les
bottes éculées, avec une rage d'appétits à satisfaire,
et M. Zola nous rappelle ici toute son histoire, com-
ment il a vendu son nom à une fille séduite, achevé
de détraquer cette grande enfant malade, toléré,
pour obtenir d'elle une signature, les amours de
sa femme et de son fils... On reproche à Fauteur
de n'avoir repris ce type que pour le transformer:
comme si ce n'était pas par amour de l'or que le
Saccard de la Curée se rendait infâme, ou comme
si le Saccard de VArgent passait héros de vertu
pour avancer cinq cents francs à Marcelle ! L'amour
de l'or, voilà Saccard tout entier; mais l'amour de
l'or n'est pas l'avarice . L'or afiFole Saccard. Pour le
conquérir il est capable de toutes les ignominies;
mais de quel droit lui interdire, quand il Ta conquis,
le mouvement le plus naturel et le plus simple de
générosité? Il ne fut jamais ni un loup-cervier ni
un fesse-mathieu ; il est le génie du jeu, il est un
poète, le « poète du million ».
M . Zola se plaignait en commençant son ouvrage que
« les questions d'argent fussent réfractaires à l'art » ;
et VArgent est une sorte d'épopée que coupent çà et là
des cantilènes dithyrambiques. Comme cette matière
de finance, si ingrate en elle-même, s*anime, se colore,
se passionne, dès que Saccard y met la main ! Comme
il la vivifie par la vertu de son imagination! Comme
son humeur batailleuse la dramatise, et comme sa
fantaisie d'halluciné l'enrichit de magiques perspec-
EMILE ZOLA 211
tives! Ce n'est plus une opération de bourse que le
lancement deTUniverselle, c'est une féerie. Saccard
met du lyrisme jusque dans la cote. Il change une
affaire d'argent en conte des Mille et une Nuits. Ce
petit homme au visage noir et creusé grandit,
s'exalte, se transfigure, Toeil étincelant, la parole
ardente, le geste dans les étoiles, ébloui de ses
rêves grandioses, suivant au loin d*un regard vague
et fixe la hausse triomphale, la montée superbe des
millions qui le fascinent. Gomme le dit Maxime, il
est fou et canaille, mais « canaille dans le très
grand ». C'est un coquin, et c'est en même temps
une manière de héros. Il porte dans la canaillerie,
avec je ne sais quelle inconscience de visionnaire,
le génie d'un poète, la passion d'un conquérant, la
foi d'un apôtre.
« Le titre Tilrgfen/, écrit M* Zola, s'est en quelque
sorte imposé à moi, car je ne me suis pas enfermé dans
le milieu restreint de la Bourse, d Et en effet M. Zola
a élargi son cadre primitif. Mais la Bourse n'en
reste pas moins le centre de l'œuvre. Ce drame a la
Bourse pour champ de bataille, et c'est la Bourse
qui fait Tunité de ce poème épique. Dès le premier
chapitre, Saccard, qui n'ose y rentrer après sa dé-
confiture, rôde dans le jardin, fait le tour de la
colonnade, assiège par la pensée le monument où
il va bientôt reparaître en triomphateur. La Bourse
est un symbole. Quand Sigismond expose à Saccard
ses théories collectivistes, celui-ci jette par les fe
212 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
nêtres un regard involontaire pour s'assurer que
ce terrible garçon ne Ta pas renversée, et il voit
qu'elle est toujours là, mais très vague au fond de
la nuit tombante... Et après Teffondrement de TUni-
verselle, la voilà encore dans le crépuscule, et le
ciel d'hiver, chargé de brume, « met derrière elle
comme une fumée d'incendie, comme une nuée
d'un rouge sombre, qu'on croirait faite de flammes
et de poussières d'une ville prise d'assaut ». La
Bourse joue dans V Argent à peu près le même rôle
que le Cabaret dans Y Assommoir^ que la Mine dans
Germinal, que le Magasin dans Au Bonheur des Dames.
M. Zola lui prête une voix faite de mille voix hu-
maines qui crient et hurlent ; il synthétise l'agitation
fébrile de tout ce monde qui la peuple dans une
sorte de vie collective, dans une vie énorme et con-
fuse dont il anime le monstre.
Une question se pose d'abord au sujet du nou-
veau livre : Quelles sont les idées de M. Zola sur le
rôle de l'argent ? Remarquons avant tout que ce
mot, M. Zola le prend dans un sens particulier. Ce
n^est pas ici l'argent que gagne lentement un tra-
vail honnête, mais celui que manie la spéculation ;
c'est moins l'argent que le jeu, et peut-être le pre-
mier titre donnait-il du sujet une idée plus juste.
L'argent ainsi entendu, qu'en pense M. Zola?
Nous n'irons le demander ni à Saccard, que sa
folle imagination nous rend suspect, ni àSigismond,
qui commence son plan de rénovation sociale par
EMILE ZOLA 213
supprimer radicalement tout signe de la richesse.
C'est M*"» Caroline qui nous indiquera Topinion de
Tauteur, puisqu'il en a voulu faire le type même de
la sagesse et de la raison. Et sans doute M"' Caroline
est prévenue contre l'argent, cet argent pourris-
seur, empoisonneur, qui dessèche les âmes, qui en
chasse la bonté, la tendresse, Tamour des autres.
A certains moments elle l'exècre, elle l'anathématise.
Apprenant le passé de Saccard, à quelles infamies
a pu le ravaler la passion du jeu, elle ne voit plus
dans l'argent que l'entremetteur des cruautés et des
saletés humaines. Et de même, après que l'Univer-
selle est tombée, quand elle entend les cris de
douleur qui s'élèvent, le bruit des fortunes qui
croulent, quand elle voit s'engouffrer dans l'abîme
et la dot d'Alice et les rentes des Maugendre, et les
honnêtes bénéfices de Sédille, et les économies len-
tement amassées de tant de pauvres gens qui, çà et
là, victimes inconnues, crient de faim et grelottent
de misère, quand elle se représente celui-ci en pri-
son, celui-là en fuite, tel autre se brûlant la cervelle,
alors, d'un geste, si elle en avait le pouvoir, elle
anéantirait tout l'argent de la terre pour sauver l'hu-
manité de la ruine et de la pourriture.
Mais si l'argent est la pire des choses, n'est-il
pas aussi la meilleure ? Ferment de tous les vices
et de tous les crimes, n'est-il pas aussi l'aide de la
science, l'instrument du progrès? Quand M™"* Caro-
line rêve à cet Orient nouveau dans lequel l'Uni-
tu LITTËRATURF. CONTEMPORAINE
verselle, par le moyen de l'argent, ouvre des routes
au commerce, fait éclore de vastes et prospères
cités, répand la vie et la richesse, elle se prend à
penser que, sans la spéculation, il ne peut y avoir
d'entreprises fécondes, que l'argent, cet empoi-
sonneur et ce ravageur, est la force unique grâce
à laquelle les marais se dessèchent, les montagnes
se rasent, les isthmes se percent, la terre donne à
l'homme tous ses trésors, les peuples enfin se rap-
prochent les uns des autres, mêlent leurs idées,
associent leurs intérêts, au grand bénéfice de la
paix, de la civilisation, de la moralité générale, —
et que, comme il n'y aurait pas d'enfants sans la
luxure, de même, à l'humanité de demain, il faut,
pour naître et grandir, ce fumier,
"' c'est là laconclusion du livre. En faisant ses mal-
ur aller rejoindre son frère, M"» Caroline évo-
vec enthousiasme danssa pensée tousies mira-
éjà faits et tous ceux qui vont se faire : Marseille
lux portes del' Asie-Mineure, un nouveaa peuple
dans la gorge duCarrael, lacdteduTauruslra-
6 à toute vapeur, une fertile moisson d'hommes
isantdans ce monde endormi depuis des siècles
bitement réveillé par le magique pouvoir de
nt. Et même, quand elle pense & Saccard, déjà
dans une nouvelle affaire qui va donner à l'in-
e humaine tout un coin de terre conquis sor
,n, elle ne se rappelle plus les ruineset les la-
itions que ce sinistre gredin a laissées derrière
ÉMlLË ZOLA 215
lui, elle songe aux merveilles que ce hardi spéculateur
va réaliser sur un autre théâtre, elle absout Tun en
faveur de l'autre, et cet argent souillé par tant de
crimes et d'ordures est purifié à ses yeux par les
services qu'il rend àThumanité, parles magnifiques
progrès dont il est Tengin.
La conclusion de M°<' Caroline sur Targent rentre
d'ailleurs dans Toptimisme invincible qui fait le
fond de sa nature, et s'il faut penser, comme tout
porte à le croire, non pas sans doute que M. Zola
parle lui-même par la bouche de M°« Caroline, mais
qu'il a quelque prédilection pour ce type de femme
et qu'il se complaît en lui, on peut dire que V Argent
accuse une tendance visible de son auteur à moins
de morosité dans sa conception de l'existence et à
moins de misanthropie dans sa conception de la na-
ture humaine.
Ce n'est pas à dire pour cela que M. Zola ne se
soit pas délecté dans ce roman comme dans les
autres à peindre ce que l'humanité peut avoir de
plus abject et de plus ignoble. Le naturalisme a eu
beau se donner des airs de révolution littéraire, il est
beaucoup moins une esthétique qu'une théorie delà
vie et de l'homme (1). Connaît-on quelque école litté-
raire qui ne se soit fait une règle, et la plus essen-
tielle, de peindre fidèlement la nature ? La poétique
(1) Cf. l'article sur le Pessimisme dans la Littérature cun*
lemporaine.
216 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
de Boileau peut se résumer tout entière dans ce vers:
Qae la nature donc soit votre étade unique,
et le romantisme eut pour mot d'ordre un retour
au vrai. La nouveauté du naturalisme, si nou-
veauté il y a, ce ne fut pas d'appliquer Tart à la
peinture du réel, mais ce fut de n'admettre comme
réel que le mal et de nier la réalité du bien.
Quoi qu'il en soit, on trouvera dans VArgent
des figures et des scènes qui peuvent soutenir la
comparaison avec ce que Tauteur a jamais fait de
plus « naturaliste d . La baronne Sandorff est une
joueuse enragée, que nous voyons, dès le début,
sur la place de la Bourse^ guettant les cours daus
sa voiture etprenant des notes fiévreusement. Sa pas-
sion la promène en solliciteuse louche chez tous les
financiers qui peuvent la servir. Cette femme brune,
aux lèvres rouges, aux paupières meurtries, àTallure
provocante, n'est qu'une fausse amoureuse. L'ar-
deur du jeu peut seule échauffer son sang. Lasse
de ses efforts inutiles à la recherche des sensations
charnelles, elle ne porte plus à ses amants qu'une
curiosité perverse et de savantes dépravations. Le
procureur général Delcafhbre, qui l'entretient, a
loué un rez-de-chaussée pour l'avoir à son aise,
et c'est là qu'elle reçoit Saccard. Mais Delcambre
les surprend « en ûagrant délit anormal », et alofs
éclate de part et d'autre une rage d'injures abomi-
nables, d'autant pluiS ignobles dans la bouche de
EMILE ZOLA 217
cet austère magistrat à la haute taille solennelle,
au pas mesuré, à l'air froid, dont Tattitude et les
traits, jusqu'à son nez dur en bec d'aigle, marquent
une impeccable dignité... Que devient la baronne?
Elle finit, après la catastrophe, par se livrer à Jan-
trou, et la dame du monde, à laquelle ses délicatesses
innées avaient fait tout d*abord repousser Saccard,
devient la maîtresse giflée de cette fripouille qui sue
l'alcool et la plus basse débauche.
Mais n'insistons pas davantage sur les scènes de
ce genre, et contentons -nous de rappeler d'un mot
celle où M. Zola nous montre Victor, le fils naturel
de Saccard, dans ce cloaque de la cité de Naples,
couchant sur une paillasse immonde avec la mère
Eulalie, dont, à douze ans, il est déjà Thomme. Ce
qui nous frappe dans VArgent^ ce ne sont pas les
crudités et les ordures, auxquelles nous savions bien
qu'il fallait s'attendre; ce qui nous frappe, c'est ce
qui semble ne plus répondre à la misanthropie bru-
tale et morne que respire l'œuvre de Zola presque
tout entière.
Saccard, ce corsaire au cœur tanné par vingt ans
de brigandage, a des moments de bonhomie et de
douce émotion. Busch, ce coquin de bas étage, est
pour Sigismond la plus attentive, la plus inquiète,
la plus tendre des mères. Et le roman nous présente
quelques figures auxquelles peut décemment aller
notre sympathie. C'est la princesse d'Orviedo, ne
vivant plus que pour la charité, rendant aux
ESSAIS. 7
d
f
218 LITTÉRATURE GOlStËMPORAINË
pauvres les millions que son mari a ramassés jadis
dans la boue et dans le sang ; c'est M°® de Beau-
villiers, qui, par un héroïsme patient et continu,
sauve sa dignité dans la ruine de sa fortune^ et
qui ne mange que des pommes de terre sans beurre
pour augmenter la maigre dot de sa fille ; ce sont
surtout Paul Jordan et sa femme Marcelle, les seuls
personnages du roman que la contagion du jeu
ne gagne pas; Tun, romancier et journaliste, qui
lutte bravement contre la misère noire des débuts,
Fautre, dont la gentillesse, le courage, Tamour même
pour son mari, émeuvent jusqu'à Saccard ; figu-
res épisudiques sans doute, mais dont le passage au
milieu de tous ces gens brûlés et séchés par la soif
de For met dans le livre un rayon de tendresse et de
douce gaîté.
Quant à M"» Caroline, M. Zola, nous le disions
tout à rheure, a pour elle une complaisance bien
manifeste. Il veut en faire assurément une honnête
i femme, et nous regrettons de ne pas être aussi in-
dulgent que lui, d*abord à la première chute qu'elle
fait entre les bras de Saccard, ensuite à la facilité
^j" ' avec laquelle nous la voyons s'accommoder de ce
qu'elle nomme un ménage de raison. Mais sans
doute sa sagesse supérieure a mis cette femme
d'une si vaste instruction, et qui a lu tant d'éco-
ùomistes, tant de philosophes, au-dessus des pré-
jugés de notre morale bourgeoise. N'insistons pas.
Au reste, ce qui nous intéresse en elle, c'est sur-
^
pelle, ohaiçae luis jri Air piiraiL si brivour*? ;»)% MUïk\
sa vaillance toujours active, -^a :oi iiius '.a v:e. E>i-c^»
doQC que La vie eu eile-nieine s^ut «îi boaue ? M'** Ca-
roline eu connaît toutes les 3i.sèr»?s et toutes les
duretés: elle la trouve exc?crajie.:;cti«»bîe, — et pour-
tant elle ne peut s empècàer de L* ai mer. Su o^^t:-
misnie instinctif trio m pue de ses experte aces et de
ses réiiexiijns. A peine a-t-eile touche le :Vmd du dés-
espoir que l'espérance reaait en eile. Elle sUbaa-
doone à la force irrésistible d'un continuel rv^jeuuis-
sèment, et elle renr^nce à rais^^nner. à s eu»^uerir des
faits et des causes, elle n'est plus qu* nue créature
saine et bien portante en qui les plus alfreuses Si-Hif-
frances ne peuvent tarir la joie de vivre. Et.y^'uerA-
lisant son cas, elle qui, après chaque crise» seitt uuo
sève nouvelle, une sève de printemps luirechaurtVr le
cœur, elle pense qu'il en est de rhuuianite coauuo
d'eUe-méme, que Thumanitê, à travers tï^ut vie
misères el de douleurs, est ragaillardie sans cesse ivi^r
la montée successive des jeunes générations*
Oo Toyait dans les Bougon-Mact^uart^ suivant le
mot de M. Lemaitre, une épopée pessimiste de Tani-
malité humaine. Mais cette épopée pessimiste a« cà et
là, des veines d'optimisme. Ce qu il y a de vraiment
caractéristique dans la c philosophie » de M. /oIh.co
n'est nile pessimisme, niToptimisme, c'est le malériH-
lisme. Toute la doctrine du maître peut se résumer ou
deux mots qui en mettent d'accord les contradictions
^rvT"!?^:
». t"^
9?^
■v;
r:
220 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
apparentes : rhomme est un animal, il trouve la vie
mauvaise quand ses digestions le font souffrir, il
trouve la vie bonne quand il digère sans difficulté,
M"^ Caroline digère bien ; toujours gaie, toujours
vaillante, rajeunie à chaque avril sous sa couronne
de cheveux blancs, elle croit au bon ordre du monde
parce que tous ses organes fonctionnent avec régu-
larité. M. Zola a dit que Tart, c'est la nature vue à
travers un tempérament : il n'y a pas grand'chose à
changer dans cette définition pour l'appliquer à la
philosophie telle qu'il la conçoit. L'optimisme de
M"** Caroline est celui d'un estomac en bon étaU
Mais, comme dit Pascal, « les maladies viennent... ».
Cet optimisme ne résistera pas aux premiers symp-
tômes d'une gastrite.
M. PAUL BOURGET
A PROPOS DES Nouveaux Pastels,
Les Nouveaux Pastels se composent de dix por-
traits d'hommes, qui font pendant aux dix portraits
de femmes des premiers Pastels. Parmi ces études,
il en est qui remontent à cinq ou six ans ; la plupart
datent de quelques mois à peine. Elles nous mon-
trent sous les aspects les plus divers le talent si sou-
ple et Vhme si complexe du jeune maître.
Ceux qui préfèrent en lui le fin psychologue goûte-
ront tout particulièrement le court récit intitulé
Marcel^ dont Tintérêt « réside dans l'analyse, trop rare-
ment essayée, d'une nuance de sensibilité d'enfant».
M. Paul Bourget a mis en ces quelques pages non
seulement ce que sa psychologie a de plus subtil, mais
aussi ce que sa tendresse a de plus délicat et de plus
pénétrant.
Dans Autre Joueur^ Claude Larcher raconte un
222 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
trait de son jeune âge, comme tout à l'heure, dans
Marcel^ le Vernantes de Madame Bressuire déta-
chait de son journal un souvenir de la dixième
année, où se montre déjà « le goût de raffiner sur
ses propres émotions qui n'a guère réussi à ce
malheureux ». Et rien de plus intéressant, à notre
gré, que ces retours vers des personnages bien con-
nus, dans Tenfance desquels nous aimons à recon-
naître les premiers linéaments de leur physionomie
compliquée.
Corsègues et le Frère de M. Viple sont deux récits
des plus dramatiques en leur rapidité pressante. L'un,
chez tel personnage a vêtu comme vous et moi, par-
lant de la politique, des valeurs étrangères, de la
pièce en vogue, du froid ou du chaud qu'il fait »,
nous montre des passions « aussi violentes, aussi
effrénées , aussi implacables, qu'au temps où les
^ands singes des cavernes dont nous descendons
se faisaient sauter la cervelle les uns aux autres à
coups de troncs d'arbres pour les beaux yeux d'une
guenuche en train de manger des noix de coco pen-
dant ce temps-là ». L'autre, après nous avoir décou-
vert en M. Optât Yiple, ce vieil universitaire au crâne
pointu et chauve, au nez infini, l'enfant qui tua de
sa propre main, aux jours de la première invasion,
un officier prussien par lequel son père avait été
insulté , aboutit à cette conclusion que les plus
étranges mystères se cachent parfois dans les plus
paisibles et les plus humbles destinées. Et ainsi, les
PAUL BOURGET 223
deux histoires — nous reconnaissons là le moraliste
qui, chez Tauteur desPastels^ ne perdjamais ses droits
"^ répondent à une préoccupation intime qui hante
plus que jamais Tesprit de M. Bourget. Cet analyste
si perspicace, si habile à démonter les ressorts de
notre machine mentale, répète après Tourgueneff
que « Pâme d'autrui est une forêt obscure » , et fait
consister la plus haute moralité de l'œuvre d'art à
redoubler en nous le sentiment du mystère caché au
fond de tout être humain.
Trois des études que réunit le nouveau volume
sont de beaucoup les plus étendues: Maurice Olivier^
Monsieur Legrimaudet^ Un Saint.
L'auteur d'Un Cceur de Femme se retrouve dans
Maurice Olivier. Ce jeune poitrinaire amoureux qui
donne son nom au « pastel » en est sans doute le
personnage le plus « sympathique », mais non pas
certes le plus significatif; et si Ton cherche dans
cette histoire un « portrait d'homme », je n'en vois
pas d'autre que celui de Bonnivet. Le marquis de
Bonnivet est un Raymond Casai moins jeune, un
Casai ruiné et même taré, un Casai tourné end'Estri-
gaud. Mais l'indélicatesse au jeu qui l'a contraint
de quitter Paris n'est connue que de quatre membres
du Jockey^ et d'ailleurs ni ses créanciers ne l'empê-
chent de faire encore grande figure dans la plus
haute société de Florence, ni ses quarante ans bien
passés de garder toute sa supériorité d'ancien prince
de la mode. Je n'en veux pour preuve que ce large
À
224 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
ruban de moire suspendu par un mince crochet d'or
qui soutient un lorgnon de forme ancienne, ou bien
encore la coupe spéciale de ce col et de ces man-
chettes. Les moyens du marquis ne lui permettent
plus sans doute d'entretenir, comme Casai, quatre-
vingt-douze paires de chaussures ; mais il a conservé
du luxe d'autrefois tout ce qui pouvait être néces-
saire à son prestige, en particulier des boutons
mobiles qui ferment coquettement son gilet blanc à
la fine cambrure... Que le jeune cousin de M"** de
Nançay se fasse donner par lui un coup d'épée pour
l'empêcher d'épouser sa belle cousine, c'est là peut-
être de quoi justifier le titre ; mais l'intérêt du récit
est beaucoup plus dans son côté « mondain » que
dans son côté sentimental et phtisique, d'ailleurs à
peine indiqué. M. Bourgets'y montre une fois encore
le peintre des élégances les plus aristocratiques ; et
si vraiment, comme le dit un de ses nombreux maî-
tres, M. Taine, la valeur des œuvres d'art se mesu-
rait à celle des documents qu'elles transmettent à la
postérité, je me ferais un devoir d'insister sur cette
mode pour les chemises que Bonnivet importa, tel
été, de Londres à Paris: le col blanc et les man-
chettes blanches avec le corps d'une toile de cou-
leur.
A Maurice Olivier nous préférons Monsieur Legri^
maudet et Un Saint, De ces deux études, la première
est sans conteste la plus forte, et jamais peut-être
l'auteur n'avait tracé de portrait aussi vigoureuse-
PAUL BOURGET 225
ment caractéristique ; la seconde a moins de puis-
sance en ellcHmême, mais elle a plus d'intérêt encore
pour ceux qui recherchent surtout dans ce qu'écrit
M, Bourget l'expression de ses sentiments proprés et
de ses divers « états d'âme » .
M. Legrimaudet a publié, dans le tempâ, Une His-
toire des grands hommes, un Diderot^ deux Tolumes
intitulés Ménage et finances de Victor Hugù^ recueil
de fantastiques calomnies auquel il dut, voilà trente
ou trente-cinq ans, quelques heures d'une célébrité
scandaleuse. Ce cacographe à la rhétorique préten-
tieuse et vide, ce vil insulteur de nos plus grands
noms d'écrivains, est depuis longtemps tombé dans
une misère sordide ; mais il n'a rien perdu de son
terrible orgueil, de son insolence outrageante, de
son mépris pour tout ce qui l'entoure, et la confiance
indomptable du cuistre dans son génie fait le plus
saisissant contraste avec l'ignominieux parasitisme
auquel il se ravale.
Il suffit de voir une fois, pour ne plus l'oublier; ce
type non moins significatif par' son originalité ani-
male que par l'abjection hautaine et amère dont
témoigne déjà sa: physionomie à la Daumier. Un
visage terreux, où clignotent., entre les jiaupières
rougies, de petits yeux vairons d'une malice presque
sauvage, une bouche flétrie, une barbe sale^ un pauvre
corps décharné, quelque chose de sinistre et de gro-
tesque à la fois, — le portrait reste pour toujours
gravé dans la mémoire, depuis ces pieds monstrueux
7*
226 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
de gibbosités jusqu'aux cheveux verdàlres qui enca-
drent cette face grise et fanée. Pour achever de le
peindre, couvrez le misérable d'un chapeau à haute
forme délavé par la pluie, mettez-lui, croisant sur
son gilet de tricot, un frac de soirée aux manches trop
longues, dont chaque fil dénonce l'usure, et qui
laisse voir une cravate bleue nouée autour d'un col
de chemise en guenillon, — voilà M. Legrimaudet.
Ce galérien de la littérature diffamatoire ne vit
plus que d'aumônes. Il a ceux qu'il appelle ses Mécè-
nes, les uns chez qui la pitié Temporle encore sur le
dégoût, les autres, tout au moins André Mareuil,
dont le dilettantisme misanthropique se délecte au
spectacle de la pire bassesse humaine. M. Legrimau-
det demande — c'est sa formule — une pièce blan-
che pour la petite chapelle, et à peine l'a-t-il mise
en poche que son orgueil se venge en jetant quelque
insulte à celui qui vient de la lui donner. Mareuil Ta
surnommé « le Grand Ingrat de France ». Voilà deux
ans que le jeune pessimiste cultive cette ingratitude
par toute sorte de bons procédés. Il a fait pour
M. Legrimaudet vingt démarches, lui a payé son
terme, l'a habillé, lui a envoyé du vin pendant une
maladie, l'a fait soigner, lui a fourni des remèdes.
Jamais d'autre remerciement qu'une nouvelle inso-
lence pour chaque nouveau bienfait.
M. Legrimaudet a foi dans sa destinée de gloire et
de richesse. La richesse, il l'aura un jour, et tous les
prêts qu'onlui fait, et dont il prend note, seront alors
p>
».
PAUL BOURGET «21
intégralement remboursés; la gloire, n'en a-Mlpas
bien assez déjà pour justifier les outrages par lesquels
il fait payer soit Thonneur que trouvent ses Mécènes
à le secourir, soit, peut-être encore, le plaisir qu'ils
éprouvent à Thumilier ? M. Legrimaudet, dit ce mau-
vais plaisant de Mareuil, 'c ressemble aux instruments
de métal qu'on voit dans les foires. On met deux sous
dans une petite fente, il vient un caramel. Chez lui,
c'est un afifront, et plus immanquable encore. » Il
est un exemplaire unique d'humanité féroce, une
sorte de grabataire abject et répugnant, avec quel-
que chose de formidable, une àme de damné social
que rongent et dévorent jusqu'au fond l'envie, la
misère, la démence de Horgueil et le délire de la
haine.
Hé bien, dans cette âme enragée qu'habitent toutes
les furies de la haine et de l'orgueil, survit une déli-
catesse, — un sentiment de pitié tendre pour un gamin
de six ans, boiteux, maigre et hâve, et « qui serre le
cœur à le voir sautiller comme un insecte malade ».
Et voici la scène qui nous révèle tout d'abord cette
suprême et unique délicatesse du misérable :
M. Legrimaudet apportant un gâteau au petit Henri,
et l'enfant, après avoir regardé le vieil écrivain avec
un air de cruelle répugnance, prenant le gâteau, le
flairant, puis, comme il a vu des traces de doigts sur
le sucre glacé, tournant le dos au bonhomme avec
ces paroles de reconnaissance : « Il est aussi sale que
toi. »
.itti
228* LITTÉRAÎORE CONTEMPORAINE
Le Grand Ingrat de France, auquel on n'a jamais
entendu dire « merci », prononce enfin ce mot
qui luiécorche la gorge, unjourqueMareuil, faisant
une dernière expérience, lui remet cent francs pour
les étrennes de l'enfant, tombé malade . Et les cent
francs qu'il vient de recevoir, ce haillonneux, qui
demain s'achètera pour son dîner un cornet de
pommes de terre frites , les emploie, sans en dis-
traire un sou, à Tachât d'un magnifique jouet que le
gamin recevra sans doute comme il a déjà reçu le
gâteau.
C'est là le premier « crayon » de M. Legrimaudet;
et le second, intitulé Sa mort, est encore plus saisis-
sant. Tous deux pourraient avoir pour épigraphe
le mot final de cette double étude : « Pauvre
monstre !» Si M. Legrimaudet vit dans la misère,
c'est parce qu'il a refusé toute occupation à côté de
la littérature, ne voulant pas trahir son génie. Cette
misère même, il l'honore d'ailleurs à sa façon en la
consacrant à un travail obstiné. S'il mendie, c'est
pour la petite chapelle ; grâce à des miracles d'éco-
nomie, cinq cents francs par an lui suffisent, et il
refuse tout ce qui dépasse ses besoins. S'il bave
l'outrage sur tant d'écrivains illustres, peut-être
est-ce que, t prenant sa sincérité de haine pour
une conviction, sa brutalité pour une franchise, ses
calomnies pour un devoir », il s'imagine faire œuvre
d'honnête homme en dénonçant chez eux ces com-
munes faiblesses humaines qu'il enfle inconsciemment
PAUL BOURGET 2i9
de toute sa rage envieuse. S'il insulte ceux qui le
secourent, c'est pour châtier l'ironique et féroce
charité des André Mareuil. Enfin, si Torgueil Ta
perdu, cet orgueil est du moins le plus noble entre
tous, celui de l'écrivain qui a foi dans sa vocation.
Et voilà pourquoi ce « pastel » peut nous être donné
par M. Bourget comme « une preuve de plus à
rappui du grand précepte de TÉvangile, si profond,
si méconnu : Vous ne jugerez pas. »,
Un Saint est Tétude par laquelle s'ouvre le vo-
lume. L'auteur a rencontré dans un hôtel de Pise un
jeune compatriote, Philippe Dubois, qui lui demande
la permission de l'accompagner au couvent du Monte-
Chiaro poury voir de belles fresques tout récemment
découvertes. Fils d'un universitaire sans fortune,
Philippe, après avoir brillamment passé ses examens,
a obtenu une mission archéologique en Italie. Mais
le jeune homme se sent fort peu de goût pour des
études auxquelles il ne consent qu'en vue d'un gagne-
pain assuré, si la littérature ne lui réussit pas. Le
fond même de son être, c'est « une ambition litté-
raire d'autant plus âpre que son orgueil, joint à
une certaine timidité farouche, l'a jusqu'à présent
empêché de débuter ». Et il se dit qu'une bien petite
somme lui suffirait pour le mettre à même de livrer
sa première bataille, de la livrer tout de suite, au
lieu d'attendre encore deux ans son grade de doc-
teur.
A Monte-Chiaro, dom Griffl, qui garde à peu près
230 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
seul le cloître nationalisé, montre à ses deux hôtes,
après les fresques de Benozzo, une collection de
monnaies dont ils lui révèlent le prix. Et le vieux
bénédictin, qui ne vit que pour sa chère abbaye,
jadis riche et illustre, maintenant déserte et ruineuse,
mais dans laquelle il attend avec une inébranlable
confiance le retour de ses frères dispersés, songe déjà
à rebâtir la terrasse qui s'effrite auprès du donjon.
Le lendemain, pendant que Philippe est allé faire
une excursion dans la montagne, son compagnon de
voyage s'aperçoit par hasard que deux des pièces
les plus précieuses manquent à la collection. Phi-
lippe seul peut être coupable du vol. Il a vu dans
ces pièces les deux ou trois mille francs qui lui sont
nécessaires pour faire ses débuts à Paris, et le mal-
heureux a succombé à la tentation. Dom Griffi fait
promettre à son hôte de ne rien dire. Philippe de
retour, il cause avec enjouement pendant tout le dé-
jeuner, témoigne au jeune homme la plus affectueuse
sympathie, enfin, après une absence de quelques
minutes, reparait tenant à la main la cassette où
sont les médailles, et se retire discrètement en
priant les deux voyageurs d'en choisir pour eux
quelques-unes... Laissé seul, le jeune homme réflé-
chit un instant, puis sort en courant vers la cellule
du père ; et, quand il en revient à l'heure du départ,
le regard qu'il jette à ce vieux moine, sur lequel
s'exerçait la veille sa sèche ironie, dénote Vaube
d'une autre âme^
PAUL BOURGET 231
Le sentiment le plus significatif que laisse pa-
raître le narrateur dans cet émouvant récit, c'est un
douloureux regret de ne pas croire. « Tout consumé
d'ironie et de nihilisme précoce, mon jeune compa-
gnon était du moins de son propre avis. S'il formait
une antithèse avec le pauvre prêtre préposé à la
garde du monastère vide, c'était une antithèse
franche, l'opposition de cette moitié du siècle à
l'esprit simple et pieux des temps anciens. N'étais-
je pas plus malheureux encore, moi qui aurai passé
ma vie à comprendre également l'attrait criminel de
la négation et la splendeur de la foi profonde, sans
jamais m'arrêter ni à l'un ni à 1 autre de ces deux
pôles de l'âme humaine ? » Philippe, il est vrai, va
se rendre coupable d'un vol ; mais il fallait ce vol
même pour que son orgueil pût être vaincu, son
cœur touché, pour qu'une aube nouvelle se levât en
lui. Quant à son compagnon, il se sent troublé,
dés le premier soir, par le beau spectacle de la vie
si résignée, si pieuse, qui est celle de son hôte,
puis, le lendemain, la « divine bonté » du vieillard
le frappe d'admiration et de respect ; mais il n'en
sortira pas moins du monastère aussi peu croyant
qu'il y est entré, stérilisé par « cette triste habitude
du pour et du contre », rebelle pour son compte à
toute conversion.
Philippe Dubois est a le type très nettement des-
siné d'une classe de jeunes gens » dans lesquels
M, Bourget lui-même reconnaît « des représentants
À
\
232 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
delà génération qui vient », cette génération dévo-
rée par le nouveau mal du siècle, par « le monstre lit-
téraire ». Aimé d'une bonnç fille d'actrice passion-
née et désintéressée, il ne porte dans cette liaison
que la curiosité d'un artiste cherchant des sensations
qu'il puisse mettre à profit. Férocement ambitieux,
ce qu'il rêve dans la carrière d'écrivain, ce sont les
plus brutales satisfactions de la renommée et de
l'argent. Très instruit, et non seulement des choses
de son métier, mais de tout ce qui peut intéresser uq
honnête homme, son intelligence merveilleusement
souple n'est pour lui qii'un instrument de forlune,
qu'une machine de guerre. Il ne s'est pas encore me-
suré à ses rivaux, et déjà son âme saigne de colère
et d'envie, et, parmi tous les écrivains en renom de
l'heure actuelle, pas un auquel il ne trouve moyen
d'accoler quelque calomnie déshonorante. * Vous
verrez quand j'écrirai ! fait-il. Il faut traiter nos de-
vanciers comme on traite les vieillards en Océanie.
On les fait monter sur un arbre que Ton secoue.
Tant qu'ils ont la force de se tenir, tout va bien. S'ils
tombent, on les assomme et on les mange. » Voilà
le a type de toute une classe de jeunes gens » que
nous présente M. PaulBourget; et, pour convertir ce
cœur endurci, il ne faut pas moins qu'un miracle,
et, pour accomplir ce miracle, il ne faut pas moins
qu'un Père Grifli.
Si Philippe se convertit, c'est qu'il trouve un saint
sur sa route. Mais « les saints sont rares », et il n'y
PAUL BOURGET 233
en a vraiment pas assez pour convertir tous les
« féroces de lettres ». M. Bourget se montre très
préoccupé des tendances que semble révéler une
partie de la jeunesse intellectuelle. Faisant naguère
sa confession dans la préface du Disciple, il disait,
après avoir tracé le portrait de ces nihilistes déli-
cats que son misérable Greslou symbolise : « Ah !
nous le connaissons trop bien, ce jeune homme-là,
nous avons tous failli l'être, nous que les paradoxes
de maîtres trop éloquents ont trop charmés, nous
l'avons tous été un jour, une heure. Et, si j'ai écrit
ce livre, c'est pour montrer ce que cet égoïsme-là
peut cacher de scéléi'atesse au fond de lui. » Un
Sainte où Philippe Dubois n'est pas sans rappeler
Robert Greslou, dénote encore la douloureuse inquié-
tude de l'auteur à cette pensée que, dans l'âme des
générations nouvelles, l'élégant scepticisme de leurs
aînés engendre finalement l'immoralité intellectuelle,
la dépravation de la conscience, et tout ce qui peut
s'ensuivre. Peut-être M. Bourget se sent-il dans
une certaine mesure responsable, lui aussi, comme
un maître trop éloquent. Il a dit par quelle filia-
tion mentale les Greslous se rattachent aux Sixtes,
et mieux que personne il pourrait dire à quels
Sixtes se rattachent les Dubois, non plus à d'âpres
doctrinaires qui vivent loin des hommes, qui
sont tout étonnés d'apprendre un beau jour com-
ment déjeunes disciples ont appliqué leurs théories
en les transportant dans le domaine de rexistence
À
234 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
pratique, mais à de fins dilettantes, très mêlés au
mond^ très attentifs à toutes les manifestations de
la vie contemporaine, et qui ont suivi curieusement,
non sans quelque complaisance secrète, le lent tra-
vail de dissolution accompli sous leur influence, jus-
qu'à ce que, s'effrayant enfin, mais un peu tard, de-
vant Tœuvre de perversion intellectuelle et morale
dont eux-mêmes furent les instruments, ils préten-
dent guérir les âmes malades en leur prêchant une
foi qu'ils n'ont jamais eue, en les menant aux pieds
de quelque capucin qui leur fait dire des Pater et
des Ave. Mais quoi ! pour convertir les « féroces de
lettres », il faudrait d'autres apôtres que les « chré-
tiens de lettres ».
LA CONFESSION D'UN AMANT
DE M. Marcel Prévost
Frédéric a passé son enfance dans la blanche mai-
son du Plouis, sans autre société que deux femmes
âgées, M™"» de Lacaze, sagrand'mère, et M^'" Sidonie,
sa tante ; et déjà, chez cet orphelin délicat et son-
geur, qui grandit en pleine solitude campagnarde,
dans cette nature toute féminine en qui la sensibilité
se développe et se subtilise au détriment de la vertu
active, on devine le jeune homme que Fauteur va
nous peindre, « un être un peu différent des autres,
moins soucieux de jouir que d'aimer, épris des
émotions passées, goûtant la contemplation et la
réflexion mieux que les divertissements ». Mis dans
un collège de prêtres vers sa douzième année, il ne
fait que se laisser vivre jusqu'au moment où Francis
O'Kent y devient son professeur. Exilé dlrlande pour
cause politique, le nouveau maître d'anglais est un
236 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
homme de volonté et d'action, en tout Topposé de
Frédéric, et Tâme incertaine et flottante du jeune
homme subit aussitôt Tascendant de son esprit dé-
cisif,de son caractère énergique et résolu. A chaque
crise d'une existence troublée, Frédéric ira lui de-
mander la force de prendre parti, et c'est ce révolu-
tionnaire enthousiaste et brutal qui à la fin lui
rendra le courage de vivre avec la foi dans Faction.
Cependant sa grand'mère, puis sa tante meurent
coup sur coup, et il s'installe à Paris. Là, il renoue
connaissance avec des cousins, M. de Maleserre et
sa femme, qui jadis venaient chaque année passer
au Plouis quelques semaines. Dès le premier abord,
enfant timide et farouche, Frédéric s'était senti pour
sa belle cousine Marie-Thérèse une instinctive ré-
pulsion. Mais elle Favait captivé par sa grâce insi-
nuante, fasciné par le regard de ses yeux câlins ;
et, quand il la retrouve à Paris, le jeune homme se
laisse séduire comme autrefois Tenfant. A vingt et
un ans, il est encore d'une complète ignorance, il
a la chasteté jalouse et ombrageuse. Lorsque M™® de
Maleserre lui rappelle qu'elle le tenait, tout petit,
sur ses genoux, il sent jusqu'au fond de son être
un effarouchement de pudique sensibilité. Mais c'est
en vain qu'il essaye de se défendre; les douces
paroles, les avances, les caresses furtives de la
jeune femme troublent son cerveau d'effervescences
grisantes. O'Kent, auquel il demande conseil, veut
le faire partir : il n'en trouve pas la force ; il s'ef-
MARCEL PRÉVOST 237
traye d'une « chute » inévitable, et n'est déjà plus
assez maître de lui-même pour s'arracher au péril.
Finalement M"' de Maleserre vient un jour chez lui,
triomphe de ses résistances, violente ses dernières
pudeurs... « J'ai été, dit-il, la femme de cet accou-
plement. »
Les réalités de l'amour ne laissent à Frédéric
qu'une impression de dégoût. Trois ans s*écoulent
pendant lesquels son existence tient tout entière
dans la répétition, toujours la même, de ce qu'il
appelle la première faute. Chaque fois, Marie-
Thérèse doit conquérir son amant ; chaque fois, c'est
pour lui, avant la chute, une sorte de frayeur, une
angoisse de tout son être, puis, dans l'instant même
« où Ton oublie tout », je ne sais quel mouvement
répulsif, enfin, après le contact, une humiliation mè*
lée de remords, et aussi, dans cette âme tendre, un
sentiment de pitié pour la malheureuse à laquelle il
n'a pu dérober son insurmontable aversion. Quand le
mari surprend sa femme aux pieds du jeune homme,
Frédéric, contraint de s'éloigner, voit dans ce dé-
part une véritable délivrance, le prélude d'une vie
nouvelle. Il brûle les lettres, le portrait de sa mai-
tresse, une boucle de cheveux noirs, tout ce qui peut
rappeler encore des souvenirs dont il a honte, et il va
chercher la paix au Plouis.
A M"' de Maleserre, en qui se personnifiait l'amour
sensuel, succède M™« de Saint Géry, qui symbolise l'a-
mour romanesque et sentimental. Mariée avec un
à
233 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
viveur épuisé par les débauches, qu'une attaque de pa-
ralysie frappait presque aussitôt d'imbécillité, elle est
demeurée cette vierge immatérielle dont Frédéric, qui
la connut toute petite, a plus d'une fois, pendant sa
liaison avec Marie-Thérèse, évoqué les traits dans
leur grâce délicate et leur idéalité séraphique, en
se disant : « J'aurais dû épouser Valentine. »
Écœuré par Tamour des sens, le jeune homme
cède au doux attrait d'une amitié toute fraternelle.
Mais bientôt l'innocente communion des âmes est
troublée par de capiteux effluves. Les premiers
souffles du désir déchirent le voile qui avait jusque-
là caché aux deux amants le danger d'une intimité
si douce. En dépit de leurs résolutions et de leurs
efforts, ils s'acheminent insensiblement vers le
terme fatal. Un jour, Frédéric est rappelé par
M. de Maleserre auprès de sa femme mourante,
qui a exprimé le suprême désir de le voir. Le soir
même, avant son départ, sur la terrasse du Plouis
où Valentine est venue lui dire adieu, en face des
splendeurs muettes de la nuit, dans le recueillement
d'une émotion délicieuse et pénétrante, au moment
où la jeune femme rêve de je ne sais quelle union
d'êtres sans corps, Frédéric interrompt les extases
de sa bien-aimée par un long baiser sur les lèvres,
et la joie même que leur donne à tous deux ce baiser
les fait redescendrei, du haut de leur exaltation cé-
leste, sur cette terre où ils sont retenus par les liens
de la chair*
MARCEL PRÉVOST â39
A Paris, le lendemain, dans la chambre de Marie-
Thérèse endormie, devant son ancienne maîtresse
qu'il retrouve une vieille femme, « Teffondrement de
la vie humaine apparaît à Frédéric avec un resplen-
dissement d'épouvante )>. Désormais, il est incapa-
ble de se reprendre à Tamour. En lisant les tendres
lettres de Valentine qui le rappelle, il a « la sensa-
tion d'une musique lointaine, presque oubliée ».
Finalement, il part avec O'Kent pour l'Irlande : après
<c les années sentimentales », après les douleurs et
les expériences de la passion égoïste, stérile, oppres-
sive, vont maintenant venir les années de pitié
agissante, de dévouement fécond à une grande
cause, à une œuvre vraiment humaine.
La Confession d'un Amant se range parmi ces nom-
breux livres qui, sous toutes les formes, semblent
dénoter chez les jeunes gens d'aujourd'hui une
rupture éclatante avec le t naturalisme » considéré
non seulement dans son esthétique, mais encore et
surtout dans sa philosophie. « Continuez sur cette
voie, écrit M. Dumas à Fauteur, c'est la bonne; vous
serez un des ouvriers de la grande révolution qui va
se produire très prochainement contre cette éter-
nelle peinture du mal, dont nous sommes las jusqu'à
la rancœur. » Ce que je reprocherai pour ma part à
tous ces livres, à celui-ci en particulier, c'est préci-
sément de se borner à la peinture du « mal » et de
finir tout juste au moment où commencerait celle
du « bien ».
240 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Il y a trois époques dans la Confession d'un A mant^
et, sans rien dire ici de la première, qui laisse Fré-
déric à rage de raison, les deux suivantes nous ra-
content, l'une sa liaison criminelle et presque inces-
tueuse avec Tamie de sa mère, avec la femme de
rhomme qui Ta aimé et traité comme un fils, l'autre
son intimité sentimentale avec M"»« de Saint-Géry ;
or, s*il est tout à fait « mal » à Frédéric de « prendre »
Marie-Thérèse, ou même de se laisser prendre par
elle, il n'est pas tout à fait « bien » sans doute de filer
le parfait amour aux pieds de Valentine, quelque
triste sire que soit son mari. Mais d'ailleurs, le livre
ayant pour but de réprouver Tamour comme un
sentiment égoïste et décevant, c'est le a mal » que
Frédéric nous représente dans la troisième époque
aussi bien que dans la seconde, et sa confession
se termine sur le seuil même de « ce champ sans
limites ouvert à l'efiFort utile ». Nous demandons la
quatrième époque. « Il me semble, dit-il à la fin, que
je recommence à vivre. » C'est cette vie nouvelle
qu'il devrait nous faire connaître. Après l'appren-
tissage du mal, nous aimerions qu^il nous renseignât
sur celui du bien. Après les « mauvaises années »,
il nous manque « les années de rédemption ».
L'amanf a confessé ses chutes et ses dégoûts ; on
voudrait que Tapôtre nous révélât dans une confes-
sion nouvelle ses triomphes et ses joies.
Le roman de M. Prévost est sans conteste une
œuvre fort distinguée, soit pour la simplicité délicate
MARCEL PRÉVOST Ui
du style, soit pour la rare élégance du sentiment.
Mais, si l'auteur nous charme en tant qu'écrivain,
avouons qu'il nous inquiète et nous déconcerte en
tant que moraliste. Son livre, il nous le dit lui-même,
doit être considéré comme quelque chose de mieux
qu'un objet de divertissement ou qu'un motif de
rêves. Ce que veut M. Prévost, c'est montrer la route
aux jeunes gens qui marchent près de lui, à ceux
qui se demandent comment il faut aimer et agir.
Sorti pour son compte de la passion, il souhaite faire
profiter les autres des leçons que l'expérience lui a
données à lui-même. Dans son roman il y a une
thèse, et c'est à cette thèse que nous irons sans plus
tarder.
Cependant, admettons pour un moment que Fré-
déric nous enseigne la vraie route de la vie. Ce
n'est, en tout cas, qu'après bien des épreuves et des
traverses qu'il a eu le courage de s'y engager. Cette
route était ouverte devant lui au début même, et,
s'il l'indique à de plus jeunes dès leur entrée dans le
monde, n'est-ce pas ce qu'avait fait O'Kent pour son
élève, lorsque ce dernier ne connaissait encore rien
de l'existence? Pourtant, Frédéric n'a point suivi
ses conseils; et d'ailleurs O'Kent, en qui l'auteur
prétend nous montrer un sage, n'a-t il pas dit à
l'adolescent enthousiaste qui, encore sur les bancs
du collège, rêvait de s'associer à son œuvre : « Com-
mence par vivre. » Et quand Frédéric a déjà
« vécu », quand, se sentant près de succomber^ il le
ESSAIS. 7**
â
ti2 LITTÉHATÙRK CONTEMPORAINE
supplie de le prendre avec lui : « Pas encore,
lui répond-il. Plus tard, peut-être. » Non seulement
c'est une vérité toujours vraie que l'expérience des
autres ne nous sert pas, mais, si nous en croyons
O'Kent lui-même, on n'est mûr pour les bonnes œu-
vres qu'une fois meurtri par les déceptions sentimen-
tales et dégoûté de Tamour. A F t amant » qui, en
nous racontant ses chutes et ses déboires, veut
nous les éviter, nous pourrions répondre, comme
O'Kent le lui disait, que le meilleur est de laisser
faire la vie. Chacun se flatte d'être plus heureux
ou plus fort que ses devanciers. Et puis Frédéric,
on a soin de nous le dire et nous le voyons de reste,
est un homme différent des autres ; comment donc
les expériences d'un être aussi peu semblable à Thu-
manité moyenne pourraient-elles avoir de Tutilit®
pour d'autres que lui?
Mais enfin, quelle leçon devons-nous tirer de ce
livre? Rendons tout d'abord hommage aux nobles
intentions de Fauteur. Nous non plus, nous ne
sommes pas de ceux qui croient que l'art se suffit à
lui-même, que le roman et le théâtre doivent s'inter-
dire toute visée morale, se borner à reproduire la
vie et le monde Sans en chercher la signification. Et
c'est justement pourquoi nous nous arrêtons sur le
ûouveau livre de M. Prévost, afin d'en examiner le
Setis et la portée. Qu'y trouvons-nous donc ? Rien de
moins qu'une excommunication de l'amour. Trop
pur, au fond du cœur, pour ne pas être dégoûté par
MARCEL PRÉVOST 243
Tamour charnel, son héros ne l'est pas assez pour
préserver l'amour sentimental de toute concupis-
cence. Or, puisqu'il n'y a pas d'amour sans un
arrière-fond de sensualité, qui remonte à la surface
jusque dans les plus célestes extases, puisque, d'au-
tre part, la sensualité dégrade l'amour, — quelle con-
clusion lui reste-t-il, sinon de ne pas aimer, de
réserver à quelque grande cause tout l'enthousiasme
de sou âme et toute Tardeur de son sang ?
Mais, sans méconnaître ce qu'a de noble l'idéal
de « pitié active », d'« eflFort utile », auquel Frédéric
prétend se consacrer, nous ne ferons jamais grand
fond sur un Évangile dont le premier article est Ta-
nathématisation de Tamour et F abolition de la
famille. Si c'est une généreuse entreprise que l'af-
franchissement de l'Irlande, — et nous nous repro-
cherions d'en détourner aucun des jeunes gens aux-
quels l'auteur fait appel, — peut-être la « morale »
et r « humanité » ne trouveraient-elles pas une
satisfaction moins légitime dans un dénouement
tout autre, et, il faut le reconnaître, assez bourgeois:
que Frédéric, au lieu de partir pour Tlrlande, re-
tourne tout bonnement au Plouis, se marie avec une
femme saine d'esprit, saine de corps, et en ait trois
ou quatre enfants, — plus ou moins, nous ne voulons
pas fixer le chiffre, — dont une solide et vaillante
éducation, une éducation peut-être moins a sainte »,
fasse de véritables hommes. Au nom même de l'hu-
manité, nous le supplions de surmonter son dé-
2U LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
goût pour la matérialité de Tamour, et, au nom de
la morale, nous Tinvitons à se marier par-devant
Tofficier de l'état civil avec celle qu il aura choisie
pour être la mère de ses enfants. Car enfin, Frédé-
ric nous étant proposé comme un exemple, nous
sommes en droit de lui dire — quitte à ce qu'il nous
trouve bien terre à terre — à lui qui suppose je ne
sais quel antagonisme entre l'amour et le dévoue-
ment humain, que la première façon de prouver son
dévouement à l'humanité, c'est d'en perpétuer la
race,
De ne pas supprimer, voulant qu'on le seconde,
Quelque autre petit saint qui veut venir au monde ;
et, d'autre part, nous serions heureux de croire que,
s'il se laissait émouvoir par nos instances, il ne
prendrait pas pour modèle son maître O'Kent, lequel,
dans ses préoccupations patriotiques, néglige d'é-
pouser la femme que ces mêmes préoccupations ne
l'ont pas empêché de rendre mère.
En somme, ce contempteur de l'amour ne connut
jamais qu'un amour ingrat et vain. Et comme il a
raison d'avouer qu'il n'a fait que du mal à ses sem-
blables et à lui-même ! Mais faut-il dès lors partir en
Irlande, je veux dire renoncer définitivement à
l'amour ? Certes, lui même le déclare dans sa pré-
face, il y a a pour atteindre au but de la vie une voie
meilleure que le chemin oblique et dangereux où
il a marché ». Mais ce chemin, il se trompe en
MARCEL PRÉVOST 2i5
croyant que ses confessions nous l'indiquent. Non,
tout ce que la résolution finale de Frédéric nous fait
connaître, c'est l'inaptitude foncière de cette âme
maladive aux devoirs élémentaires et aux saines joies
de l'existence. La voie meilleure vers laquelle il pré-
tend qiie son exemple nous guide, ce n'est pas celle
où il s'engage tout à la fin, dans l'accablement qui
suit une terrible crise, c'est celle que M. de Male-
serre lui montrait tout au début, quand il voulait le
marier. « Épouse Claire Espilette, lui a dit M. de
Maleserre : hors de la légitimité du mariage, toutes
les poésies de l'amour aboutissent à quelque chose
de fort vilain et de fort bas. » Frédéric éprouvera à
ses dépens la vérité de cette parole ; mais, après ses
expériences avec Marie-Thérèse d'abord, puis avec
Valenline, il lui en reste une dernière à tenter : au
lieu de maudire la sécheresse etTinanité de l'amour,
qu'il ennoblisse Tamour par le mariage et par la
famille, qu'il y cherche, non plus jç ne sais quelle
chimère d'idéalité stérile, mais la pleine satisfaction
de tout son être.
« Cet amour, dit M. Dumas dans la lettre que nous
avons déjà citée,ramour de l'homme pour la femme,
de la femme pour Thomme, celui-là même qui a la
morale comme base, la famille comme couronne-
ment, cet amour est-il donc la seule question, l'uni-
que but de la vie ? Les hésitations, les scrupules, les
craintes de votre héros, au moment d'affronter ce
soi-disant ami de la vingtième année, n'étaient-ils
Î46 LITTÉRATURE CONTEMPORAINK
pas le secret avertissement, pour une âme élevée,
quUl n'y a là qu'une réalisation incomplète et peut-
être funeste du grand idéal qu'il porte en lui ?» Si
la confession de Frédéric ne s'adressait en effet qu*à
quelques élus qui sentent en eux-mêmes une voca-
tion supérieure et plus qu'humaine, nous n'aurions
plus rien à dire. Mais qu'il ne tente pas de dérober à
leur c humanité » ceux qui ne sont que des hommes,
qu'il n'oppose pas au véritable service de la vie je ne
sais quels lointains appels d'une vague pitié. Il y a
des devoirs plus pressants pour nous que celui de
soustraire l'Irlande au joug des landlords. Aussi bien
nous doutons fort que Frédéric lui-même soit d'un
grand secours à la cause qu'il embrasse, et, sans
mettre en suspicion la sincérité de son enthousiasme,
nous n'avons qu'une foi médiocre dans la persévé-
rance de son dévouement. Cette âme inquiète et
faible n'est pas née pour l'action. Il a beau se flatter
d'avoir détruit en lui-même tout ferment sentimen-
tal, l'amour « impersonnel » ne peut répondre à ses
besoins de tendresse, et ilsuflira d'une seule Irlan-
daise pour lui faire oublier tous les Irlandais.
M. MARCEL PRÉVOST (*)
Le nom de M. Prévost, sur lequel des romans très
distingués auraient bien suffi pour attirer Pattention
sans même y joindre les interwiews que le jeune écri-
vain s'est gracieusement laissé prendre, les manifes-
tes qu'il a lancés, les notes biographiques qu'il con-
fiait tout récemmentà M. Anatole France pour d'inno-
centes indiscrétions, enfin la lettre de M. Dumas, que
ne pouvait manquer de lui valoir une dédicace « au
moraliste le plus j ustemen t écouté de no tre temps » , —
ce nom quasi célèbre à cette heure, et dont le bruit
a pendant quelques jours étourdi bien des oreilles,
était, il y a moins de cinq ans, parfaitement inconnu.
Ce n'est pas que M. Prévost ait jamais eu à se plain-
dre du public, c'est tout simplement que sa vocation,
très précoce, mais sans hâtive impatience, s'était
jusqu'alors subordonnée aux exigences d'une car-
Ci) Le Scorpion, 1887 ; Chonehettâ^ 1888 ; MademoUelle
Javfre^ 1889 ; Cousine Laura, 1890 ; La Confetiion d'un
4^nani, 1891.
ji
2V8 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
rière avec laquelle Tart n'a point de rapport. Le
succès de ses ouvrages lui permit, voilà dix-huit
mois bientôt, de quitter « les tabacs ». Depuis sa
mise en disponibilité, il ne fait plus qu'écrire des
romans, et le peu de loisirs que ses romans lui lais-
sent, il les consacre à pronostiquer les destinées du
genre romanesque.
M. Prévost n'a pas encore atteint la trentaine. Son
premier ouvrage, le Scorpion, par d'éminents
mérites de psychologie et de style, lui valut aussi-
tôt une notoriété que le choix du sujet, un peu bien
scabreux en soi, peut-être aussi certaines violences
dans Texécution, assaisonnèrent d'un grain de scan-
dale ; et, depuis ce début à sensation, quatre autres
romans, de valeur inégale sans doute, mais tous
dignes d'intérêt, ont montré sous ses plus divers
aspects le talent du jeune auteur, qu'on n^hésiteratt
pas à qualifier un des plus délicats entre ceux de sa
génération, si ce n'était s*exposer à lui faire tort
d'une vigueur qui va parfois jusqu'à la brutalité. Son
esprit naturellement souple ne s'enterme pas, au
surplus, dans une poétique exclusive. Ce polytech-
nicien n'applique au roman aucune formule. Il
n'obéit guère qu'à ses propres impressions et au
courant de ses souvenirs. Peut-être s'inquiète-t-il
aussi d'où le vent souffle. Ce qui est sûr, c'est qu'il
n'a pas de parti pris; et, transfuge des mathémati-
ques, il se venge sans doute de leur rectitude mono-
tone en portant dans la littérature et dans la morale
MARCEL PRÉVOST ^49
une flexibilité qui se prèle également aux rues les
plus diverses et qui s'accommode des contradictions
elles-mêmes.
Si M. Prévost ne se laisse ranger dans aucune
école, ce n est pas qu'il prétende fonder une école
particulière. Mais il a tout au moins ses idées per-
sonnelles sur le roman de demain, sur ce qu'il doit
être, ou, pour mieux dire, sur ce qu'il sera. Remar-
quant que le public, « las de fouler toujours les
mêmes routes, en souhaite de nouvelles », il déclare
que ces nouvelles routes nous ramèneront au roma-
nesque. Et il le prouve par l'irrémédiable déclin de
la philosophie positive, à laquelle ni Técole natura-
liste ni l'école psychologique, qui toutes deux en
procèdent, ne sauraient bien longtemps survivre ;
et il justifie cette inévitable réaction en montrant
que le romanesque « est une des catégories de la
conscience et de l'esprit humain » ; et, appelant
enfin le géomètre à la rescousse du philosophe, il
explique « que le roman positif et le roman roma-
nesque sont deux expressions de la même réalité,
distantes chacune de cette réalité par des écarts
infiniment petits, mais Tune un peu au delà, Tautre
un peu en deçà. » Sa conclusion n'a, d'ailleurs, rien
d'un doctrinaire. Des hauteurs de la métaphysique
et de la géométrie, nous retombons en pleine réalité
terrestre. « Dans le roman contemporain, écrit-il, il
y a une chaise inoccupée, celle du roman romanes-
que ; la difficulté, c'est de s'y asseoir assez légère-
250 L1TTÉRA.TURE CONTEMPORAINE
ment pour ne pas la casser. » On se dira peut-être
que cette apologie du romanesque aboutit finale-
ment à des considérations bien positives. Mais,
depuis qu'il avait quitté son bureau d'ingénieur,
M. Prévost éprouvait le besoin de s'asseoir. Il croit
trouver à sa portée un siège commode : qui pour-
rait lui en vouloir s'il fait mine de s'y installer ? Sa
délicatesse et sa légèreté nous sont garantes qu'il
ne le cassera pas.
Est-ce une raison pour s'associer à ses vues sur
l'avenir du roman ? Sans avoir rien à reprendre dans
le programme qu*il se trace, je trouve sommaires les
exécutions auxquelles il se livre. Déclarer, comme il
le fait, que nos diverses écoles se réduisent chacune
^ son chef, c'est se montrer bien sévère pour les
jeunes romanciers qu'iln'a pas ralliés au romanesque^
et, d'autre part, prétendre que la philosophie positi-
viste et naturaliste, — la philosophie scientifique,
an la nommant par son nom, — a décidément perdu
toute influence sur l'esprit de la jeunesse, c'est pren-
dre un peu trop au sérieux, croyons-nous, le « néo-
mysticisme » à la mode du jour, c'est attribuer une
importance singulièrement exagérée à ce qui semble
de plus en plus être, non pas une rénovation vigou-
reuse et féconde, mais, chez les uns, je ne sais quel
reste d'un catholicisme impuissant à croire, et, chez
les autres, la dernière forme d'un f dandvsme » su-
ranné qui voudrait bien se rajeunir. Il serait trop long
de discuter les pronostics de M. Prévost sur le roman,
MARCEL PRÉYOST 251
car, ainsi qu il Tentend lui-même, on ne peut traiter
un tel sujet sans débattre les plus graves questions
de notre philosophie contemporaine. Mais tout porte
à croire qu'il y aura toujours sous le soleil une
grande diversité d'écoles philosophiques et une
diversité non moins grande d'écoles romanesques,
que dis-je ?bien plus grande encore, puisque le
roman comprend maintes formes qui n'ont rien à
démêler avec aucune philosophie. Et, pour conclure
sur le genre particulier que M. Prévost oppose au
genre naturaliste, psychologique, documentaire, on
ne s'avancera pas trop en prédisant que les futures
œuvres du jeune écrivain, si remarquables qu'il
puisse se promettre de les faire, n'empêcheront pas
les générations nouvelles de lire et d'apprécier à
leur valeur des romans comme le Disciple ou Germi-
nal^ si peu « romanesques » qu'ils soient.
C'est dans la préface de Chonchette que M. Prévost
s^est posé en apologiste du romanesque. Voulait-il
sauver, par une théorie complaisante, les compli-
cations extraordinaires au travers desquelles se
déroule cette histoire si tourmentée ? Je le crains.
Pourtant son petit manifeste ne pouvait guère justi-
fier les invraisemblances du roman; mais le roman
lui-même risquait de discréditer tout d'abord la
thèse. Examinons ses autres ouvrages. Si je ne vois
pas ce qu'il y a de « romanesque » dans le Scorpion ^
ison premier, il me semble très bien voir ce qui eu
fait une étude, je dirais presque un document. C'est
à
252 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
deTanalyse « psychique », n'en déplaise à 1 auteur ;
et, quelque envie qu'il manifeste de rompre avec le
« naturalisme » , c'est encore et surtout de la physio-
logie, ou même de la pathologie, si bien que le
docteur Garnier nous donne tout le sens du livre
quand il explique par l'hérédité le cas de Jules Aura-
dou ; et, pour que ce roman fût « une application
de théories médicales », comme dit certaine dédi-
cace, il suffirait de prendre tout à fait au sérieux
cette déclaration du docteur. Mademoiselle Jaufre a
sans doute des parties romanesques ; mais ce qui
fait rintérét de l'œuvre, ce n'est assurément pas la
« fable », assez banale après tout, c'est la monogra-
phie d'un tempérament, c'est le système d'éducation
féminine qu'applique M. Jaufre et les effets de ce
système sur le développement physique et moral de
Camille. Dans la Confession d'un Amant ^ nous trou-
vons, non pas de quoi fixer nos idées sur le a Roma-
nesque » tel que M. Prévost l'entend, mais de quoi
brouiller celle que son précédent livre aurait d'aven-
ture pu nous en donner. Ce roman est à peu près
aussi dépourvu d'intrigue qu'un roman peut l'être.
On n'y trouve pas autre chose que « l'histoire d'une
âme » ; et cette âme est extraordinairement roma-
nesque, mais d'un romanesque tout sentimental,
qui n'a rien de commun avec celui que nous pro-
mettait la préface de Chonchetie. La Confession d'un
Amant est elle-même ornée d'une préface, et M. Pré-
vost qui, dans Chonchette^ rouvrait au roman « la
MARCEL PKÉVOST 25$
source fécondante de l'imagination », qui, dans
Cousine Laura^ ne prétendait qu'à, divertir le pu-
blic en se divertissant lui-même, annonce en tête
de sa Confession qu'il a voulu nous apprendre « com-
ment il faut vivre ». Je ne lui reprocherai certes
point d'avoir haussé jusque-là ses ambitions ; mais je
lui demanderai de quelle façon il les concilie soit
avec ce que lui-même avait déjà dit du romanesque,
soit avec le sens qu'avait eu jusqu'à présent ce mot.
Romanesques ou non, et de quelque manière qu'ils
puissent l'être, les romans de M. Prévost méritent
leur succès. Ils ont du naturel et de la grâce. Ils con-
tiennent assez d' « idéal » pour nous distraire de ce
monde, assez de f réel % pour ne pas nous le faire
oublier. L'émotion y dégénère rarement en sensible-
rie. Ils sont élégants sans fadeur, délicats sans trop
de raffinements, distingués sans trop de manière.
Ils ont le charme, et ni la vivacité ni la puissance
ne leur font défaut. On y trouve des parties vraiment
délicieuses, les cent ou cent cinquante premières
pages de Chonchette^ par exemple, ou l'idylle par où
s'ouvre Mademoiselle Jaufre, D'autre part, le Scorpion
renferme des scènes d'une verdeur presque crue, et,
si certains endroits laissent deviner xe qu'il y a de
plus caractéristique dans le] talent de l'auteur, je
veux dire une mollesse insinuante, une càlinerie
voluptueuse, quelque chose qui vous enveloppe et
vous captive, le « je ne sais quoi qui fait que l'on se
pâme », ce roman nous annonçait en somme un écti-
SSSAlS. S
Â
f •
) .
/ '
I
254 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
vain moins enclin, s'il suivait sa pente, à la mièvre-
rie qu'à la brutalité. Et ses autres livres, depuis, en
nous faisant mieux connaître ce qu'il a de naturelle-
ment aimable, de doux et de caressant, n'ont point
aboli pour cela notre impression première, mais
Font confirmée plutôt, en particulier Mademoiselle
/a.i//re, par de vigoureux tableaux et des caractères
fortement esquissés. Ce qui frappe dans M. Prévost,
<j'est la diversité des dons ; et, parmi nos jeunes
romanciers, j'en connais de plus subtils peut-être, à
coup sûr de plus puissants, mais je n'en sais pas qui
allient à un égal degré la force avec la délicatesse.
Ses défauts nous échapperaient-ils ? Qu'il suffise
de les signaler en passant. Avant tout, sa facilité
même a quelque chose de dangereux. Il ne s'en défie
pas assez ; il en est souvent la dupe. Voilà quatre
ans à peine que paraissait le premier de ses romans,
et voilà six ou sept mois déjà que le cinquième a
paru. Je sais que bien d'autres écrivains en mettent
régulièrement au jour un par saison. Fécondité des
plus méritoires, j'entends pour ceux qui ont des
créanciers à payer. M. Prévost travaille vite, et l'on
s'en aperçoit. Il est trop indulgent à son abondance
naturelle. Il a trop de complaisance envers lui-même,
• et. ne s'aime pas assez bien pour se châtier.
De là maintes répétitions d'un roman à l'autre. Le
héros du Scorpion, pour n'en citer qu'un exemple,
' n'est pias sans analogie avec celui de la Confession d'un
Amant; et ce c névrosé qui ndarche à l'amour avec des
k
MARCEL PRÉVOST 255
trépidations de dévote en mal de confession »,
pourrait être Jules Auradou tout aussi bien que Fré-
déric de Périgny. Nous ne confondons point sans
doute le gentilhomme délicat et sentimental avec
le paysan foncièrement grossier, et sensuel jusque
dans ses aspirations mystiques ; mais leur ressem-
blance n'en est pas moins manifeste, et quand Fré-
déric, à la veille d'être violé par M"* de Maleserre,
s'écrie : « Ah ! je suis un misérable et un malheu-
reux ! » nous nous rappelons Tantienne de Jules, si
souvent répétée : « Mon Dieu I ayez pitié de moi 1 Je
suis un misérable et un lâche 1 »
De là bien des longueurs. Dans Chonchette^ tout
ce qui suit la mort de Louise, c'est-à-dire presque
une moitié du volume, gagnerait singulièrement à
être accourci, puisque je n'ose dire à être supprimé ;
et, dans Mademoiselle Jaufre, celle de ses œuvres
pourtant où M. Prévost montre le plus de vigueur
et de suite, non seulement nous n'avons pasgrand'-
chose à faire de Rocpiquet et de tout ce qui s*y rap-
porte, mais encore, dans la dernière partie du ro-
man, l'histoire de Louis Lhotte, depuis qu'il a quitté
Camille jusqu'à ce qu'il aille la retrouver, affecte
des proportions que ne comportait, que ne tolérait
même pas le sens du livre, tel qu'il est indiqué dès
le début, et forteinent accusé vers la fin par la con-
versation de Robert Claeys avec le docteur Jaufre.
De là, encore, des personnages qui sentent la con-
vention, comme Jean d'Escarpit {Chonchette), ou
256 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
comme, dans un tout autre genre, Texcellente
M*"* Castelain {Cousine Laura), et surtout la banalité
de quelques développements, comme certaine des-
cription d'un repas de noces (1), si souvent faite
que le comique éventé en a perdu toute saveur, ou
bien encore la peinture des mœurs tonneinquaises
et les propos que peuvent échanger en jouant à la
« manille » quatre méridionaux dont le plus inoflfen-
sif s'appelle Ëscadafals (2).
De là, enfin, ce que le style de M. Prévost, ce style
aisé, ce style frais et coulant, et qui sait s'accom-
moder aux sentiments et aux tons les plus divers, a
trop souvent, quand il ne se surveille pas, de pro-
lixité lâche et fluide. La caresse en est trop languis-
sante et le bercement trop mou. On désirerait bien
des fois plus d'accent, plus de relief, quelque chose
de plus sobre et de plus résistant, une plénitude
moins nonchalante. Et je ne parle même pas des im-
propriétés, des négligences, des métaphores sus-
pectes, des alliances de mots plus que hasardeuses.
Dans la préface de Cousine Laura^ M. Prévost pro-
teste de son respect pour l'art : je voudrais en trou-
ver la marque jusque dans ces détails de style qu'on
ne peut relever aujourd'hui sans se donner la mine
d'un pédant. .
Il serait injuste de dénier à M. Prévost une in-
telligence pénétrante de la complexion féminine.
(1) An commencement de Cousine Laura. :: ^
(2) Dans Ma demoi telle Javfre.
k
MARCEL PRÉVOST 257
Jeanne Béziat, Ghonchette, Camille Jaufre, Laure,
Castelain, M<"* de Haleserre, sont assurément des
figures observées avec finesse, rendues avec une
fidélité délicate et précise. Pourtant, si je m'expli-
que bien Laure et Camille, dont la physionomie mo-
rale n*a rien de compliqué, et Chonchetle même, in-
finiment plus subtile, je ne suis pas aussi sûr de
Jeanne et de Marie-Thérèse. Et je n'ignore point
qull n'est pas de caprices si fantasques et de si bi-
zarres incohérences qu'on ne puisse justifier du mo-
ment où Ton pose en principe, comme M. Prévost
dès son premier ouvrage, que ce qui fait « le fond
même de la nature des femmes », ce sont « des as-
pirations irraisonnées et contradictoires » ; mais je
n'en hésite pas moins à tenir pour vraie cette
Jeanne Béziat, chez laquelle une concupiscence toute
charnelle se transforme brusquement en je ne sais
quelle passion délirante ; si la maîtresse d'Auradou
devait se traîner aux pieds du P. Jayme en implo-
rant c une aumône d*amour )», il n'eût pas fallu
me la montrer , quelques pages plus haut, éprise
pour son amant d'une tendresse dans laquelle Texal*
tation de l'àme se mêle aux ivresses du corps.
C'est de l'hystérie ? A la bonne heure. Mais des cas
pareils relèvent delà clinique.
Il f aat, pour les comprendre, avoir fait ses études,
je veux dire ses études de médecine. — Et de même,
ou à peu de chose près, pour M"^* de Maleserre. On
à
I
258 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
nous présente d'abord une femme sensuelle, une
femme« à tempérament », qui a eu déjà mainte aven-
ture, et qui, convoitant la jeunesse de Frédéric, met
enjeu ses plus savants manèges et déploie ses grâces
les plus captieuses pour le séduire, jusqu'à ce que,
n'en pouvant plus de désir, elle vienne chez lui
forcer sa virginité savoureuse ; et c'est cette
même femme qui, après avoir joui de Frédéric
pendant trois années, meurt de chagrin quand il
l'abandonne, et, sur son lit de mort, révèle la plus
tendre passion d'un cœur amoureux à celui qui
n'avait connu d'elle que les ardeurs du sang et les
transports de la chair.
Dans presque tous les romans de M. Prévost, il y a
deux éléments à distinguer : ce qu'il invente et ce
dont il se souvient. Je préfère de beaucoup, quant à
moi, les souvenirs aux inventions ; ou, pour dire
plus juste^ il ne me plaît jamais autant que lorsque
son imagination anime et féconde sa mémoire. Quand
il invente, nous avons, par exemple, la dernière
moitié de Chonchette ; mais c'est en se souvenant
qu'il nous donne le Scorpion ou les meilleures pages
de Mademoiselle Jaufre et de la Confession d'un Amant,
L'invention a d'ailleurs en son œuvre une part beau-
coup moins considérable que le souvenir. « Ma mé-
moire, écrit-il, fut toujours la servante humble et
fidèle de mon cœur. Tout ce que j'ai aimé, elle l'a
conservé ; l'oubli a emporté le reste. » Cette dispo-
sition intime explique en partie le charme de ses
à
MARCEL PRÉVOST 239
romans, la tendresse qu'ils respirent. Ce qui est
certain, c'est qu'il n*y en a pas un seul où nous ne
trouvions quelque chose de sa vie et beaucoup de
son âme.
M. Prévost n'a écrit que des histoires d'amour.
C'est donc à sa conception de Tamour qu'il faut de-
mander le sens général de son œuvre. Il le représente
comme une faiblesse, comme une lâche servitude.
Presque toujours les romans du jeune écrivain met-
tent en scène ces deux personnages bien typiques :
un amant que son amour trouble, déséquilibre, avi-
lit à ses propres yeux , et un « homme fort » , un
csage », pour lequel aimer n'est qu'une fonction
physique. Dans le Scorpion, Auradou finit par se
livrer aux furieux emportements d'une passion dont
il a horreur, d*une passion qui le dégrade et le ruine,
qui le ferait mourir de remords si elle ne le rédui-
sait pas à l'imbécillité. Dans Mademoiselle Jaufre,
c'est Louiset qu'a nom l'amant. « Tu es, ditàLouiset
son ami Robert, qui sait en juger, un des hommes
les plus volontaires et les plus courageux que je
connaisse. » Cet homme volontaire, l'amour brise
tous les ressorts de son énergie ; cet homme coura-
geux, l'amour en fait un lâche. Indignement trompé
par Camille, qui a souillé le rêve de leur jeunesse, il
quitte pour jamais la malheureuse, il part au loin,
il veut l'oublier, il s'efforce à la haïr. C'est en vain,
il l'aime toujours, il sent sur ses lèvres la saveur
des baisers reçus, son élre entier aspire après elle,
À
860 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
jusqu'à ce qu'enfin, buvant toute honte, il retourne
auMaou demander à cette femme, qui fut la sienne,
de se prostituer encore à lui. Dans la Confession d'un
Amanty Frédéric est une àme naturellement pudi-
que et délicate ; mais toutes ses délicatesses et toutes
ses pudeurs n'empêchent pas que Marie-Thérèse de-
vienne sa maitresse ; si c'est elle qui chaque fois
le conquiert sur lui-môme, il ne s'en laisse pas moins
violer pendant trois ans, et, malgré les dégoûts qui
lui montent au cœur, malgré les remords qui le tour-
mentent, sa volonté misérable est asservie à ce point
qu'il ne romprait jamais avec M"« de Maleserre, si le
mari ne finissait par la surprendre à ses genoux.
Voilà les héros d'amour que nous peint M. Prévost.
Mais à chacun d'eux s'oppose un personnage sur qui
Tamour n'a pas de prise ; et ce personnage, M. Pré-
vost met en contraste sa fermeté, sa constance, sa
rectitude, avec le désarroi physique et moral des
« amants ». Dans le Scorpion^ c'est Moriceau, ce
garçon si bien équilibré, si raisonnable, d'un juge-
ment si net et si sûr ; et Moriceau a réglé d'avance
les jours de la semaine où il doit aimer. Dans Made-
moiselle Jaufrey c'est Robert Claeys, avec son calme
inaltérable, la droiture de son caractère, la solidité
de son esprit ; et Robert s'est installé en ménage avet
Lucie, qu'il n'aime pas, mais qui le tient en bon point
et que l'habitude lui fera épouser. Dans la Confession
d'un Amant y c'est Francis O'Kent, homme d'énergie
et d'action, dont la vaillance robuste et la hauteur
k
MARCEL PRÉVOST 26t
d'âme s^opposent aux velléités flottantes, aux agita-
tions inquiètes, aux lâches défaillances de Frédéric ;
et Francis a pour maîtresse une bonne ménagère
qui ne risque pas de troubler son cœur.
Quant aux femmes de M. Prévost, ce sont des
créatures uniquement faites pour Tamour, dominées
par leurs instincts, tout inconscientes, sinon passi*
ves. Chonchette elle-même a < des yeux inquiétants »,
dit une dame qui Taperçoit au parloir, « des yeux
de vierge folle » , dit Taumônier de Vernon ; cette
jeune fille aux exquises pudeurs finit par suivre celui
qu'elle aime, elle se jette entre ses bras, cherche
d'elle-même ses lèvres; et il fautà Jean d'Escarpit
une singulière vertu pour respecter cette innocence
qui se livre. Mais la femme, telle que M. Prévost
nous la montre d'ordinaire, c'est Jeanne Béziat,
qui, toute rose, le corsage ému, les yeux humides,
les paupières tremblantes, attend, avec un sourire
de provocation, que Jules Auradou réponde au désir
dont les ardeurs la dévorent ; c'est Camille, d'abord
tout enfant, quand elle se renverse sur la poitrine
de Louiset, collant son corps onduleux contre celui
du petit garçon, ensuite jeune fille, lorsque, s'aban-
donnantà Tétreintede Giacometti, elle se fait révé-
ler ce mystère de l'amour qui obsède son imagina-
tion et tourmente ses sens : c'est Marie-Thérèse,
attirant le petit Frédéric sur ses genoux, captant
avec une douceur câline Tenfant timide qu'elle
enveloppe de tendresse, puis, quand il est en âge
8*
262 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
d'aimer, le troublant par le regard de ses yeux
d'onyx, faisant passer son bras nu sous ses lèvres
frémissantes, Texcitant par d'équivoques caresses,
et, pour triompher de cette pudeur farouche qui lui
résiste encore, passant des caresses à la « brutali-
sation. »
La femme, chez M. Prévost, n'a ni discipline ni
moralité. Purement impulsive, elle subit la domina-
tion de ses humeurs et la fatalité des circonstances.
Elle ne mérite ni mépris quand elle pèche, ni estime
quand elle est honnête. Inconsciente, elle n'a pas
de responsabilité. Elle peut, comme M^^^ Jaufre,
faire les choses les plus indignes, sans décourager
l'indulgence. Elle n'est qu'un instrument aux mains
de la Nature, et sa seule fin, perpétuer l'espèce, elle
ne la remplit même qu'à travers des caprices et des
aberrations dont une raison toute rudimen taire et
une volonté toujours vacillante ne sauraient la ga-
rantir.
Cette créature inférieure fait sa proie de quicon-
que se laisse prendre à ses fallacieux attraits. Ce
n'est pas l'homme qui la séduit, c'est elle qui tente
rhomme, qui le provoque, qui lui fait violence au
besoin en se jetant sur lui comme une bête. Elle
énerve dans Louiset toute dignité virile; elle stérilise
dans Frédéric toute velléité de généreux dévouement ;
elle pervertit dans Auradou tout élan de foi, déprave
ses ardeurs mystiques par les sacrilèges efferves-
cences de la chair, lui verse, avec l'ivresse d'en-
MARCEL PRÉVOST 263
sorcelants baisers, la*mort et la damnation. Que de
Marie-Thérèse pour une Valentine I Et Valentine
elle-même, qui représente Tamour des âmes, nepa--
ralysera-t elle pas chez Frédéric, s'il est trop faible
pour rompre, ne dévorera-l-elle pas, tout aussi bien
que Marie-Thérèse, ses aspirations à « Teffort utile »
et à « la pitié active » ? La femme est « l'être aux
caresses dissolvantes », Téternelle corruptrice, la
pierre de scandale posée sur la route de l'homme.
Quand, après bien des nuits d'ardents transports,
Auradou regarde Jeanne dormir, couchée sur le dos,
les jambes un peu écartées, ses bras frais et blancs
étendus le long d'un buste aux voluptueux contours,
son corps chaud exhalant, sous la moiteur du drap
qui le laisse à demi nu, une odeur étrange et péné-
trante, — il crache par terre d'écœurement.
On prétend que la misogynie d'Euripide était
une sorte de revanche sur les faiblesses de son cœur
et de sa chair. M. Prévost, ce délicat, chez qui la
sensualité même affecte un tour sentimental, en-
tend réduire Tamour à un acte purement physique.
Il veut le dépouiller de tout prestige, le libérer de
toute émotion, le faire rentrer dans Tanimalité
pure. Il en retire les idées morales qu'y a mêlées la
civilisation. « A mon sens, dit Francis O'Kent, que
la Confession d*un Amant nous donne comme un maî-
tre de sagesse, Tamour n'est qu'un geste ; de mora-
lité intrinsèque, il n'en a point. En lui-même, il
n'est ni noble ni honteux, il est seulement égoïste. » »
I
26i LITTÉRATURE CONTKUPORJLINE
Le premier ouvrage de M. Prévost concluait déjà
en faveur de la « vie naturelle », c'est-à-dire de
l'amour physique qu'aucune pudeur ne trouble,
qu'aucun obstacle n'exalte, qui ne se manifeste
ni par le délire du cœur ni par Taffolement
des sens, qui est la fonction normale d'un
organisme en bon état. Son dernier livre abou-
tit finalement à répudier Tamour. L'amour, Frédé-
ric l'a connu sous les deux espèces, celui des corps
avec Marie-Thérèse, celui des âmes avec Valentine.
Il n'a trouvé que dégoûts dans l'un, et, dans l'autre,
que vaines et dangereuses langueurs. Il quitte Marie-
Thérèse avec un sentiment de délivrance, il aban-
donne Valentine en étouffant tout regret. Il veut
non seulement affranchir son être de toute fièvre
sensuelle, mais en extirper tout levain sentimen-
tal, f L'amour est égoïste », avait dit O'Kent ; et
Frédéric, après tant de déception, se promet,
encore saignant et meurtri, de ne plus goûter a aux
fruits de cendre. » Prêt à suivre Francis en Irlande,
il lui semble recommencer à vivre.
Et tout cela sans doute a l'air excessivement no-
ble. Mais, puisque Fauteur, dans la dédicace de son
livre, prétend montrer la voie à ceux « qui mar-
chent près de lui », puisqu'il se pose en mentor des
jeunes générations, puisque M. Dumas lui donne
un brevet de prédicateur et de missionnaire laïque,
il vaut peut-être la peine d'y regarder de près. Je lui
dirai, pour ma part, en quoi me semble pécher sa
MARCEL PRÉVOST 265
morale. Et je n'ai point de terres en Irlande, et les
landlords m'inspirent une très médiocre sympathie;
mais j'estime qu'il peut y avoir pour les jeunes géné-
rations autre chose à faire que de suivre O'Kent.
On ne trouve pas dans toute l'œuvre de M. Prévost
une seule femme honnête qui fasse le bonheur de ^
son mari ; et sans doute les héroïnes de roman ont j
bien autre chose à faire, mais je ne parle pas seule-
ment de ses héroïnes, je dis que dans les cinq
volumes du jeune auteur il n^est nulle part fait la
plus légère mention d^un mariage heureux. Nous
ne le reprocherions peut-être pas au romancier,
mais, quand le romancier, prenant des airs de mora-
liste, excommunie l'amour au profit de je ne sais
quels devoirs d'une humanité supérieure, on peut lui
demander s'il n'y a pas dans l'amour autre chose
que ce qu'il nous en peint , si Frédéric, que l'on
veut nous faire prendre au sérieux, en a vraiment
épuisé toutes les expériences, si, endehorsdu « che-
min oblique » dont nous ne le blâmerons point de
détourner ceux à qui sa confession s'adresse, il n'est
pas d'autre route que celle de l'Irlande, sur laquelle
il prétend les entraîner après lui. Que n'a-t-il épousé
Claire Espilette? Les Irlandais se seraient fort bien
passés de lui, qui n'a pas du tout l'encolure de son
nouveau rôle. Parce que la nervosité morbide du
pauvre garçon le rend inhabile aux plus simples
offices de l'existence, s'autorisera-t-il de son inca-
pacité même pour les traiter de mépris sous pré-
265 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
texte qu'il y en a de plus hauts ? Pense-t-il donc
nous faire illusion avec les grands mots dont il se
paie? Ce chérubin névropathe nous agace. Après
avoirperverti Tamour par de subtils dégoûts et de
malsaines délicatesses, il Tanathématise au nom de
l'humanité. A son aise ; mais, puisqu'on ne nous
présente pas Frédéric comme une exception , et
qu'on nous le recommande au contraire comme un
guide, j'aimerais bien qu'il nous dît ce que devien-
dra, si son exemple est suivi de tous ceux auxquels
on le propose, cette « humanité » dont Use fait Ta-
pôtre. M. Prévost veut-il recommander à ses contem-
porains un régime renouvelé de Schopenhauer, qui
d'ailleurs ne s'en imposa jamais la pratique ? Je ne
sais au juste ce qu'il veut, ni même s'il veut quelque
chose, car il y a dans son œuvre bien des incertitu-
des, et parfois des contradictions ; mais je ne crois
pas que ce soit là son idée, Francis O'Kent procréant
au moins des bâtards. Et, pour m'édifier plus
complètement, j'attendrai sa prochaine œuvre, qui
ne peut manquer d'éclaircir la précédente, si elle
ne la démeut pas.
* *
Cette u prochaine œuvre » de M. Marcel Prévost^
elle vient de paraître ; ce sont les Lettres de Femmes.
Et d'abord, rendons pleine justice aux qualités du
jeune écrivain. Toutes les lettres qu'il nous donne ne
MARCEL PRÉVOST 267
sont pas sans doute également louables ; je ne liens
guère aux Vingi^huit jours, dont le thème, un tant
soit peu « commis- voyageur », a déjà bien des fois
servi, encore moins aux Derniers conseils, au Moyen du
roman ^kWagnérienne, Mais le recueil renferme vingt
morceaux, et, si même quatre ou cinq étaient mé-
diocres, il en reste encore une quinzaine dont la
plupart sont tout à fait jolis, et quelques-uns vrai-
ment délicieux. On goûtera dans ce livre la facile
élégance, Taimable douceur du style, que sa grâce
insinuante n'empêche pas d'être toujours précis, et
qui sait à l'occasion se faire vif et fort sans rien
perdre de cette grâce native; on sera charmé par
l'exquise délicatesse que le jeune écrivain porte
dans son anatomie ; on admirera de quelle souplesse,
de quelle aisance il fait preuve, en donnant à chacune
des femmes dont il s'institue secrétaire le ton, l'ac-
cent, et. pour ainsi dire, le geste qui en expriment la
physionomie, qui sont le mieux en accord avec son
âge et sa condition sociale, avec sa psychologie ou
son tempérament. Voulez-vous une lettre de grand'-
mère? Lisez Un Confesseur ; vous y verrez de quel
air la baronne douairière de Carnoules semonce
l'abbé Joubin, coupable d'avoir traité comme des
abominations les tendres familiarités de sa petite -
fille avec un mari qu'elle a la faiblesse d'adorer.
« Vos théories en matière conjugale, mon bon abbé,
n'auront pas aussi facilement raison de moi que de
Lucienne, je vous en préviens: — car j'ai beau-
\
268 LITTÉRATURE COBfTETKPORAINE
coup vécu et suis fort entêtée.- Vous ne me persua-
derez jamais que deux jeunes gens tels que Luc et
Lucienne doivent s'acquitter de leurs fonctions
d'époux avec autant de gravité guindée que si M. le
maire les surveillait encore, ceint de son écharpe.
Ma parole, je ris toute seule en pensant à la scène
que vous rêviez entre deux jeunes mariés, etc. »
Et lisez encore le Choix d'un Amant, qui est un des
plus heureux morceaux du recueil. Mais voulez-vous
maintenant les confidences d'une nouvelle épousée?
Voici les premières lignes du Journal de Simone :
« Sur ce môme petit cahier rouge, mon confident
intime, bien délaissé depuis quelques mois, je lis, à
la date du 20 mai 18.., ces trois lignes griffonnées à
la hâte au retour de la messe de mariage : — C'est
fait. Me voilà mariée, mariée, mariée I Papa a pleuré
pendant le discours de Tévêque. Ma robe, tissée
exprès pour moi par nos amis les Martin, de Lyon,
a produit un grand effet, surtout sur ceux qui ont
vu de près Tétoffe, dans le chœur. Mon mari (cher
Jean) m'a embrassée dans la sacristie (je crois que
ce n'est pas l'usage), en me disant à Toreille : Je
vous adore! — Et maintenant serai-je heureuse? Il
me semble que j'ai tout pour Têtre. Nous sommes
jeunes, suffisamment riches... Et nous nous aimons...
Mon Dieu, faites que je sois heureuse I — Rendez-
vous avec moi-même, Tan prochain, à pareille date. »
Vieilles femmes et jeunes femmes, M. Prévost s'ac-
commode excellemment à celles-là comme k celles-ci «
romai* .±- t*flsi; teit.:.:.. ît v-.:«rr.*.î r*.»v»»-%.
yen Tv craiziBe : i:»oil i . iPOP«w«in7« 1 • * ' -^
fsmS' a«>iit* T^-jd' X.r'/i:7 />#. ^**rj 1; v-i-.r.n**. r^
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pilles- « OnaDC- xx .»'»rr, v^*b< Tjr.Vixv-'. t^- '»<- ^ *^* * .
<piaiid TOUS Œ'iVK i..: d^-^^ *■^\Ay,^x ,,Vy.NV*«. — v:-^
Toos me trtmr-iei ^:>.:*. ^^ue xv^;;:^ js'^r.^t'^'» ^ v^/^ . vV'^
vous m'aîmiei, — vrtsiiment j^Ai v'^ru \Vnvv v^ \^' "^^
rêve était si beau que j'aurais v\>u<w wo i,^hns.^\< w V
veiller... Vous me parliot m li*nvl^M^^>M^r .. \^^ <
comme vous connaisses Ioîi ^mnio<*^ \^^»Ah<hM^\
Jacques! Entre vos mainxH» je npw'^ \\[\\^ J^> h»^ <\\\<
270 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
plus moi ; je suis un pauvre petit être dépourvu de
volonté ; dès que vous n'êtes plus là, au contraire.,
je suis folle de remords... Ai-je encore le droit de
dire que je suis une honnête femme ? Il me semble
que non, tant je me juge coupable pour toutes mes
complaisances ; mais du moins je n'ai pas commis la
dernière faute, celle après laquelle je n'oserais plus
regarder Louis. Et je viens vous demander en grâce
de m'épargner, de ne pas me déshonorer tout à fait...
Il ne faut plus revenir me voir, monsieur Jacques,
voyez-vous. Je suis trop amoureuse de vous; je n'ai
plus de force, et je sens que je vous appartiendrais
maintenant, la première fois que vous essaieriez de
m'avoir... Et ce serait si mal ! Mon pauvre Louis
m'aime tant, il vous aime tant aussi I Qu'est-ce que
je suis pour un homme comme vous? Un caprice,
une fantaisie à laquelle vous ne tenez pas beaucoup,
au fond; tandis que je suis tout pour Louis, qui n'a
que moi à aimer. Même s'il ne devait jamais savoir,
je mourrais de chagrin de l'avoir trompé ; et, s'il
savait la vérité, c'est lui qui en mourrait, bien sûr —
et nous l'aurions tué tous deux... Si c'est par
amour-propre que vous me désirez, soyez content :
n'est-ce pas comme si je vous avais appartenu,
puisque c'est moi qui vous demande grâce aujour-
d'hui, et que mon honneur est entre vos mains ?
Épargpez-moi, monsieur Jacques, épargnez-nous...
Vous le ferez, j'en suis sûre, parce que vous êtes
très loyal et très bon... Il n'y a qu'une chose dont
MARCEL PRÉVOST 271
j'ai peur ; je vais vous la dire, si vous promettez de
ne pas rire de moi : j'ai peur que tout de même, au
fond, vous ne m'aimiez un peu, et que cela ne vous
fasse un peu de chagrin de ne pas me revoir... Oh 1
ne m^en veuillez pas, mon cher ami ! La peine que
je vous cause me désole plus que tout; mais je ne
puis que vous demander pardon, en souffrant moi-
même bien fort... Je vous en supplie, gardez tout
de même à votre petite amie un souvenir affectueux ;
elle vous aimait bien, elle aurait bien désiré vous
appartenir, et elle pensera encore à vous, allez !
longtemps, longtemps après que vous Taurez pu-
bliée... »
L'oublier? Non, pour peu que Jacques soit digne
de cet amour, il n'oubliera pas celle qui lui parle
ainsi. Mais fera-t-il ce qu'elle lui demande? Je
crains, s'il faut tout dire, qu'elle ne lui devienne
trop chère, après cette lettre, pour qu'il ait le cou-
rage de ne plus la revoir.
Il y a dans Grâce ! ce qui vaut mieux encore que
l'esprit et la finesse, je veux dire une émotion sin-
cère qui s'exprime naïvement.
M. Marcel Prévost, voulant bien se souvenir d'un
article récent où j'essayais de démêler sa conception
de l'amour, me fait l'honneur de mettre à l'exem-
plaire de son nouveau livre qu'il m'envoie une dé-
dicace dans laquelle il se flatte que ce livre pourra
« donner quelques clartés sur ses idées touchant les
femmes ». Je n'aurais pas de moi-même attaché à.
I
272 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Touvrage une telle signification ; je n'y aurais vu
que des bluettes, quelques-unes, à vrai dire, tout à
fait charmantes, mais dans lesquelles il m'eût paru
tant soit peu déplacé d'aller chercher les idées de
M. Prévost sur Tâme féminine. Avouons pourtant
que Toccasion est tentante, et que, si Tauteur de
la Confession d'un Amant peut composer par la
suite des ouvrages de plus de conséquence, nous ne
devons guère espérer qu'il en fasse jamais d'autre
qui nous offre un assortiment plus varié de femmes
en tout genre.
Aussi bien, puisque Fauteur nous invite lui-même
à extraire de ce livre son opinion sur le sexe auquel
il en emprunte les personnages, prenons-le donc
au mot, et remarquons tout de suite, après Lettres
de Femmes comme après tous ses précédents ou-
vrages, que la psychologie féminine de M. Prévost
se réduit tout entière, ou peu s'en faut, à une phy-
siologie amoureuse.
D'après la façon dont ses héros traitaient l'amour,
on sentait combien ils devaient en être préoccupés.
Vous êtes donc bien tendre & la tentation,
Et la chair sur tos sens fait grande impression I
Son dernier livre, la Confession d'un Amant, n'avait,
si je l'ai bien compris, d'autre sens et d'autre but
que l'anathématisation de l'amour, de l'amour sous
toutes ses formes, celui des âmes comme celui des
corps. Mais, quelle que pût être la sincérité de Fré-
MARCEL PRÉVOST 273
déric, il se faisait évidemment illusion en croyant
avoir extirpé de son cœur et de ses sens tout ferment
de fièvre amoureuse. Quant à M. Prévost lui-même^
je vois bien sans doute par quel lien son nouvel
ouvrage se rattache au précédent, et presque toutes
les femmes qu'il y peint sont bien faites pour con-
firmer la conclusion misogynique à laquelle abou-
tissait sa Confession (Tun Amant. Mais ce qui me
scandalise un peu, — sans m'étonner le moins du
monde, ^ c'est que Fauteur de cette Confession^
après avoir prétendu naguère montrer aux généra-
tions nouvelles le vrai chemin de la vie, et pris un
ton d*apôtre pour les appeler à la pratique d'une
morale dont l'article essentiel consistait dans Tabo-
mination de tout amour, donne maintenant comme
suite à ce livre si farouchement ascétique un recueil
de lettres dans la plupart desquelles on peut dire à
tout le moins qu'il ne reste absolument plus rien de
l'ascète ni de Tapôtre. On y voit, j'en conviens, que
M. Prévost estime assez peu les femmes, mais il
peint leurs faiblesses avec une prédilection si vi-
sible, avec tant de complaisance, tant de grâce flat-
teuse et caressante, que, si Frédéric revenait d'Ir-
lande, de ce « champ sans limite » où, depuis un an
tantôt, il se consacre, comme chacun sait, à la « pitié
active » et à 1' « effort utile », ce jeune racheté de la
Confession (Tun Amant lui adresserait, je le crains^
de très sévères objurgations.
Passons en revue les diverses figures de femmes
À
274 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
que M. Prévost fait défiler sous nos yeux. D'abord,
les jeunes filles. Quant aux fillettes, il n'en est pas
question. Si pourtant, une fois : dans Au Cabaret^
une fort vilaine histoire, entre parenthèses, la « com-
tesse » demande avec beaucoup de sollicitude à sa
charmante compagne de voyage si les petites ont,
au couvent, le même dortoir que les grandes. Je ne
parle que pour mémoire d'Étiennette Leclerc, chip-
pant à sa grande sœur le plus généreux et le plus
naïf des amants par des moyens qui dénotent une
vocation très précoce. Étiennette n'est âgée que de
quatorze ans : mais elle a sous les yeux de si mau-
vais exemples! — En fait de jeunes filles, en voici
une, dans VFxpiation, une jeune fille du meilleur
monde, ouvrant en pleine nuit la porte de sa cham-
bre à un saint-cyrien en appétit. En voici une autre,
M'** Solange d'Arqués, écrivant à Nina Ninette des
Bouffes pour lui demander des renseignements sur
le vicomte Pasquier, qui aspire à sa main ; il est
trois qualités auxquelles tient surtout M^'* Solange :
elle voudrait que son futur mari fût généreux, qu'il
ne fût pas jaloux, et surtout qu'il fût... un mari sa-
tisfaisant. Lisez enfin la conversation de « deux in-
nocentes », Juliette et Lucile, qui se racontent ce
qu'elles ont pu deviner du mariage. (Le morceau est
d'ailleurs charmant.) Savez-vous « à quoi rêvent les
jeunes filles » de M. Prévost? Lucile a rêvé qu'elle
était couchée avec un baigneur de Gabourg, un vieux
de cinquante ans au moins, tout gris. « C'était hor-
MARCEL PRÉVOST, 275
rible », dit-elle, il faut lui rendre cette justice. Mais
Juliette, elle, ce n'est plus un vieux baigneur tout
gris qui lui apparaît dans ses rêves, c'est un écuyer
du Cirque d'été. « Juliette. Un écuyer joli, joli,
comme tu n'en as pas Tidée. Il s'appelait Jims-Jims.
Il avait de beaux cheveux noirs partagés sur le
front, une figure très distinguée, des yeux bruns
superbes, des moustaches. On aurait dit qu il n'avait
rien sur le corps qu'un petit caleçon de velours
noir, tant son maillot imitait bien la chair... lime
plaisait beaucoup ; seulement je n'osais pas trop le
regarder, parce qu'il avait l'air tout nu. Lucile. Et
le soir, tu as rêvé qu'il étaitcouché avec toi. Juliette.
Oui. LuGiLE. N'est-ce pas que c'est horrible ? Juliette.
Mais non, je ne trouve pas. »
Si des jeunes filles nous passons aux femmes ma-
riées, M. Prévost nous offre la plus riche collection
d adultères. Adultère par vengeance : c'est la ba-
ronne de Rosult, qui, pour punir le baron de sa
jalousie, va successivement s'offrir à trois de ses ado-
rateurs. Adultère par ennui : c'est Simone, quittant
la maison conjugale pour se rendre avenue Montai-
gne, à la fameuse garçonnière dont Ludovic lui vante
les avantages. « J'ai fait route à pied, afin de me
donner le loisir des réflexions. Réflexions qui, d'ail-
leurs, ont tourné autour de cette pensée unique : si,
par hasard, Ludovic avait été forcé de s'absenter,
s'il n*était pas au rendez-vous pour un motif c[uel-
<;onque, en serais-je contente ou fâchée ? De moi à
i
276 LITTËRATURE CONTEMPORAINE
moi, sincèrement, je crois que j'eusse été contente. »
Mais Ludovic est chez lui, et Simone le laisse faire,
concentrant son esprit dans une sorte de curiosité
tranquille pour la façon dont ça se passera. Adultère
par exigence du tempérament : c^est M'"'' Raoul
Dambrine , qui, son mari la négligeant , déclare
elle-même, de propos délibéré, qu'elle se donnera,
au premier homme assez hardi pour lui enlacer la
taille.
De vingt ans à quarante, aux quarante ans avoués,
il n'y a de différence entre les femmes de M. Prévost
que dans la façon dont elles filent l'adultère. La
marquise de Beauchamp, quadragénaire depuis
quelques années, s^est éprise du précepteur de son
fils. « Dix ans plus tôt, dit-elle, j^aurais sans doute
joué la coquetterie avec cet enfant inexpérimenté ;
j'aurais cherché à allumer son désir, puis à le surex-
citer par de brusques froideurs et des refus savants,
à ramener à cet état de folie et d'exaspération qui
nous donne à nous-mêmes la preuve de notre pou-
voir. 9 Mais, comme elle a quarante ans passés,
elle ne fait rien de tout cela. Le temps lui est mesuré,
trop court pour en perdre les précieuses minutes à
des feintes inutiles. Elle va trouver le jeune précep-
teur dans sa chambre, et tombe pâmée entre ses
bras.
Parmi toutes ces femmes, il en est une pourtant
qui se rachète. M°>« Le Coutelier a appartenu succes-
sivement à tous les camarades de promotion que lui
A'
MARCEL PRÊYOST 277:
présentait son mari. De Tingt à yingt-hait ans, elle
s*est laissé prendre au hasard, sans réflexion et sans-
calcul, par tous ceux qui lui plaisaient. Mais voici la.
rédemption : c J'avais près de trente ans, écrit-elle,,
et j*avoue que je descendais une assez dangereuse
pente, quand j*eus le bonheur de rencontrer Pierre
Delavau^qui me fixa et me sauva... Pour la première
fois, je fus msdtrisée par une volonté plus haute
que la mienne, — je fus dominée, délicieusement..^
£t les années se succédèrent, les meilleures de
ma vie, de pures années d'amour, au cours de&»
quelles ni la passion de Pierre ni la mienne n'eu-
rent de défaillance. Ce fut le rachat de mes années-
d'avant. »
Le livre de M» Prévost défile à nos yeux les-
types féminins les plus variés, depuis les duchesses
jusqu'aux petites bourgeoises — il ne respecte même;
pas les femmes de chambre (lisez plutôt Dévouement)
— pensionnaires du Sacré-Cœur, femmes mariées,,
veuves, tous les âges, toutes les conditions, toutes les-
idiosyncrasies, et, parmi tant de figures diverses, il
n'en est pas une d'honnête femme. Me trompé-je t
La madame Dufresne de Grâce l mérite, il faut le
reconnaître, un bon point. Lorsque Simone ses!
livrée à Ludovic : c J'ai cessé, écrit-elle dans soo.
journal, d'être une honnête femme, au sens physio-
logico-social du mot. » Quant à M"^* Dufresne, qui a.
l'esprit moins cultivé, qui s'accuse naïvement de ne
pas bien mettre l'orthographe, elle ignore ces ingé-
issÀis, 8**
â
^78 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
nieux distinguo. Qu'elle n'ait pas commis la
faute, et qu'elle ne soit pourtant pas bien sAre d'avoir
encore le droit de sedire hoimète^cela suffit sans doute
pour la mettre au-dessusdest autres femmes de M. Pré-
vost. Mais elle a permis à Jacques de l'aimer, elle
à eu pour lai des complaisances, elle lui a accordé
certaine» choses... que sa lettre nous laisse au moins
deviner ; et, si Jacques n'est pas un honnête homme,
un honnête homme comme on n'en voit pas tous les
jours, M°^^Dufresne, malgré ce qu'elle a d'honnêteté
native, cessera, dès la première entrevue, d'être —
même au sens physiologico-social — l'honnête femme
qu'elle n'ose déjà plus se dire.
L'opinion de M. Prévost sur la femme ? Nous nous
en faisons, je suppose, une juste idée en cherchant
ce qu'ont de commun entre eux les types variés
quUl nous en offre : les femmes de M. Prévost, si
diverses qu'elles soient par l'éducation, par la for-
tune ou par la couleur des cheveux, se ressemblent
toutes en un point. J'ai dit suffisamment lequel. Et
hi plupart n'ont pas plus de remords qu'elles n'ont
eu de scrupules. Voyez Simone. « Mon impression
totale, écrit-elle le soir d'une première faute, est que
l'adultère ressemble extraordinairement à un ma-
riage. Mon « futur » illégitime m'avait fait la cour
pendant quelques semaines, comme l'autre; la date
de l'union a été fixée d'avance, comme pour l'autre ;
quant aux gestes et aux paroles, ils ont été identi-
ques. )> Si certaines ont, avant, quelques petits scru-
MARCEL PRÉVOST 27î)
pules, c'est juste de quoi les émoustiller ; elles en
sont quittes pour jouir, après, de quelques petits
remords : rien, comme on sait , de plus savou-
reux.
à
M. PAUL MARGUERITTE (^)
M. Paul Margueritte fut connu tout d'abord du
grand public par sa signature, mise au bas de ce
qu*on appela la Protestation des Cinq.
Il n'y a guère plus de quatre ans, le ^t^aro publiait
un manifeste dans lequel cinq jeunes romanciers
naturalistes rompaient en visière à M. Zola. L'inspi-
rateur de ce manifeste, M. Paul Bonnetain, s'était mis
en rapport avec M. Lucien Descaves, qui partageait
sa vertueuse indignation, et c'est sous leurs auspices
à tous deux que fut menée contre le patriarche du
naturalisme une campagne dont il parut d'ailleurs
n'être que fort peu ému. M. Zola, ne visant pas encore
il TAcadémie, écrivait en ce temps-là un roman fort
peu académique^ la Terre. Les honnêtes gens étaient
(1) Pierrot astassin de sa femme, 1882; Mon père, 1884; Tout
quatre, 1885; La Confession posthume, ISS6; Maison ouverte,
1887; Pascal Géfosse, 1887; Jours d'épreuve, 1888; Amants, 1889;
la Force des choses, IB91; Alger V hiver, iS9ï; le Cuirassier
dlanc, 1892; Sur le retour, 1892.
â
2»2 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
scandalisés, et il y avait bien de quoi. M. Bonnetain
et M. Descaves se dirent apparemment que la morale
exercerait sa vindicte avec d'autant plus d'éclat, si
ceux-là s'en faisaient les ministres qui, jusqu'alors,
avaient tenu M. Zola pour leur maître, ceux que le
public connaissait comme ne poussant pas, en ma-
tière d'art naturaliste, leurs scrupules de pudeur
jusqu'à la pruderie ; et voilà comment l'auteur de
Chariot s* amuse s'adjoignit celui de Sous-Offs pour
protester contre le cynisme maniaque de M. Zola.
Le manifeste des Cinq portait encore, avec le nom
de M. Guiche, qui paraît n'avoir eu dans l'affaire
qu'un rôle assez effacé, ceux de MM. J.-H. Rosny et
P. Margueritte. Le premier tint la plume ; quant
au second, il se contenta de donner, par lettre, pleins
pouvoirs à MM. Bonnetain et Descaves. M. Margue-
ritte était-il en lointain pays? Ou bien ne jugea-t-il
pas à propos de se déranger? C'est un point sur
lequel les renseignements me manquent, et je n'en
suis pas autrement fâché, rien ûe m'empôchant
ainsi de choisir entre les deux interprétations celle
que je préfère.
Pourquoi donc M. Paul Margueritte montra-t-il
quelque indifférence ? Faut-il penser que ce qui
révoltait MM. Bonnetain et Descaves le scandalisât
médiocrement ? N'anticipons même pas sur ce que le
jeune auteur de Tous quatre devait écrire par la
suite ; rien de ce qu'il avait écrit jusque-là n'autori-
sait à le croire moins soucieux que ses deux confrè-
PAUL MARGUERITTE 285
res de la moralité publique. Ce qui paraît plus vrai-
semblable, c'est que M. Margueritte ne se croyait,
pour sa part, aucun motif d'appréhender que les tur-
pitudes pornographiques etscatologiquesdela Terre
ne compromissent sa réputation. M. Zola, qui ne fut
jamais son maître, pouvait « descendre au fond de
rimmondice » sans que lui-même eût à craindre d'y
être entraîné.
Ce n'est point de M. Zolaque procède M. Margueritte,
et, s'il fallait absolument en faire le disciple de
quelqu'un, nous préférerions de beaucoup le ratta-
cher, au moins dans sa première manière, à l'in-
fluence des Concourt. Il n'a de ressemblance avec
M. Zola que par les trai ts de parenté qui sont communs
atout le naturalisme. Mais, si M. Zola passe générale-
ment pour le chef de l'école, — après en avoir cher-
ché la raison dans ce que son œuvre a de sainement
et de fortement naturaliste, il faut aussi la chercher
dans tout ce que nous découvrons chez lui de contra-
dictoire à l'esprit initial du naturalisme et à ses ten-
dances intimes, je veux dire dans ce que son génie a
de systématique et de doctrinal. M. Zola fixa le natura-
lisme en lui imposant ses formules ; il ne lui imposa
ses formules qu'en se l'asservissant. Que l'auteur de
Tous quatre ait été classé parmi les naturalistes, rien
de plus juste ; et ni la Force des choses^ son dernier
ouvrage, ni même Jours d'épreuve, ce roman d'une
inspiration élevée et d'une moralité vigoureuse ,
ne peuvent, que je sache, le faire ranger dans. une
à
^4 LITTÉRATURE GONTEHPORÀINE
:autre école, si du moins le mot de naturaliste ne doit
pas être pris nécessairement pour synonyme d'obs-
cène ou d'ordurier. Mais, au temps même où M. Mar-
.:gueritte n'avait encore produit que Tous quatre^ —
-«'il était naturaliste, il ne Tétait nullement à la façon
de M. Zola. L'auteur des Rougon^Macquart écrit dans
iin style épais et lent, avec une lourdeur puissante,
avec une abondance monotone; et celui de Tous
quatre s'annonçait, dès son premier roman, comme
un écrivain inquiet, hasardeux, toujours en vibra-
tion, sacrifiant d'instinct la rectitude et la plénitude
grammaticales au besoin de noter, fût-ce par de
brusques ellipses, des anacoluthes suspectes, de
fébriles incohérences, ce que la sensation peut avoir
de plus direct et déplus aigu. M. Zola compose ses
livres avec une régularité de géomètre, et M. Paul
Margueritte semblait tout d abord moins soucieux
d'ordonner ses c documents » en un ensemble symé-
trique dont toutes les parties fussent liées et propor-
tionnées entre elles, que de reproduire la réalité
jusque dans sa diffusion. M. Zola exprime en toute
-«on œuvre l'inerte résignation, Tindifférence morne
d'un fataliste, qui, sentant peser sur lui l'inexorable
joug de puissances aveugles, trouve dans la cons-
cience même de son oppression je ne sais quelle bes-
tiale placidité ; M. Margueritte, s'il n'ignore pas, s'il
marque plus d'une fois avec force ce qu'il y a de fatal
^ans l'évolution des êtres et des choses, n'est point
de ceux qui croient que les nécessités ambiantes ou
PAUL MÀRGUERITTE 285
les influences héréditaires ne laissent aucun rôle à
notre volonté propre. Pour ne pas citer encore
ses autres livres, même Jours d'épreuve^ qui ne parut
qu'en 1889, mais qu'il fit pourtant dès 1886, — ceux
qu'il avait publiés antérieurement au fameux mani-
feste dénotaient chez le jeune écrivain, non seule-
ment sa vivacité nerveuse et son impatiente sponta-
néité, mais un irrésistible besoin d'agir, de prendre
parti, de faire effort, une croyance latente à la vertu
de l'initiative volontaire, et, mieux encore, je ne sais
quelle sève de moralité native jusque dans ce qu'il a
écrit de plus libre.
Ce que M. Margueritte a écrit de plus libre, c'est, à
vrai dire, dans ses premiers ouvrages que nous le
trouvons. Signalons-y d'abord une immodestie d'ex-
pression toute gratuite. Par exemple, dès le début
de Tous quatre^ l'auteur, nous faisant le portrait de
Maria et de Lucile^ dit de l'une « qu'elle est toute en
muscles, d'un beau corsage et d'une ronde croupe»,
de l'autre, qu'elle « cache sous le pouff de sa robe
une croupe très forte, inattendue, qui se modelait
dans les peignoirs ». Certes, le mot de croupe n'a
rien en lui-môme qui puisse alarmer de chastes
oreilles ; je ne prétends pas non plus que M. Paul
Margueritte s'en interdise l'usage, et je consens même
qu 'il l'applique très convenablement à Maria, cette
femme d'une beauté toute charnelle, d'une opulence
massive, avec « on ne sait quoi dans la carrure de
ferme et d'un peu paysan » . Mais l'appliquer à Lucile,
I
286 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
quand on nous peint sa chair virginale, son exquise
sveltesse, sa peau si fine « où le rose semble, tout
effaré, le frisson même de la pudeur », — il y a là
faute dégoût. Et Ton pourrait relever maints traits
analogues, dénotant chez M. Margueritte,nonpas,je
crois bien, une indélicatesse naturelle, mais plutôt
une affectation de crudité. Citons du moins la nou-
velle qu'il intitule les Bourgeois ; et, laissant de
côté les petits détails où se trahit cette affectation,
allons tout droit à la scène de la fin, puisque Fau-
teur, après tout, ne nous raconte une aussi
vulgaire histoire qu'en vue du mot par lequel elle se
termine. Voici M. Bourgeois devant le lit de douleur
où sa femme va mettre au monde Tenfant d'un
autre. « Au matin, le médecin tira le mari par le bras
« vers la fenêtre : — «Monsieur, chuchota le prati-
« cien, il se présente des complications ; je vais
a tenter Topération. Vous êtes un homme. Je dois
« sacrifier Tenfant et sauver la mère !... » Renée
a semblait comprendre, ouvrait bouche et yeux
« dans un sanglot^ élargissait ses jambes doulou-
« reuses. Bourgeois ouvrit des yeux stupides, puis
« hurla avec indignation : « — Comment ! la mère !
« Je me f... bien de la mère ! » Et la regardant
« agoniser, il cria : — « Sauvez Tenfant ! »
Ce mot final, et toute la scène, accusent le parti
pris. Le jeune écrivain en était alors à la recherche
des violences et des scandales ; il se souciait moins de
nous émouvoir que de nous brutaliser.
PAUL MÀRGUERITTE 287
Notons encore des traits d'un réalisme assez peu
ragoûtant. On peut voir au chapitre m de Genèse
dans ToiLS quatre ce que signifie le commandement
« Minute I » hurlé par un surveillant, quand les pen-
sionnaires de Mamers oitt, le matin, au lever, mis
leurs pantalons, ou bien, — car ce commandement se
répète deux fois par jour, et M. Margueritte ne nous
tient pas quittes après la première, — quand, le
soir, au coucher, ils s'en sont dévêtus. Peut-être Fu-
tilité de tels détails ne saute-t-ellepas aux yeux dans
ce que l'auteur nomme, un peu bien pompeusement
d'ailleurs, la genèse de son héros. Un autre trait
analogue: en lisant la page 28 du même livre, on
saura pourquoi le grand spahi chargé de veiller sur
Léon pendant le voyage à Blidah, s'arrête de temps
en temps pour chercher des pierres rondes qu'il offre
gravement au petit garçon. « Tercinet, ajoute-t-on,
pensa plus tard que Rabelais avait oublié, entre ses
soixante-cinq manières... celle-là. » M. Paul Margue-
ritte, au surplus, n'a rien dé rabelaisien ; nul ne se
plaît moins que lui aux choses grasses, et s'il nous
raconte parfois quelque petite anecdote de ce genre,
ce n'est point du tout esbaudissement de gauloi-
serie joviale ; il faut y voir la sèche application
d'une esthétique qui croirait trahir la réalité si elle
n'en exprimait jusqu'aux plus répugnants détails.
Mais ce ne sont pas seulement des brutalités ou des
vilenies que nous relevons çà et là dans les ouvrages
par lesquels débuta M. Margueritte. Tous quatre ren-
i
288 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
ferme des scènes qui ne le cèdent guère à ce que
M. Zola s'est permis de plus licencieux ; et, sans
même nous arrêter sur ce qui se passe dans telle
a maison » où de jeunes lycéens vont goûter « leurs
premières joies viriles »,• sans parler de Tercinet
qui, s'entêtant à chercher une fille assez com-
plaisante pour venir chez lui, fait défiler sous
nos yeux treize ou quatorze rôdeuses nocturnes^
tout un côté du trottoir, ou bien de Matarel pour-
suivant jusque dans les combles la jeune bonne
dont les yeux flambants de luxure ont allumé sa
convoitise, — une grande partie du roman est con-
sacrée à nous peindre Tignoble intimité de Lucile et
de Maria, sous prétexte que « ces choses-là sont
fréquentes » et que « le vice court les rues ». Et Tua
des personnages, le poète Néel, soutient qu'un
roman qui ferait Tétude complète, et, pour ainsi
dire, la monographie du saphisme, s'il soulevait
rhypocrisie universelle, n'en serait pas moins d^une
profonde moralité . Mais c< comment écrire un roman
pareil? • M Margueritte ne Ta point osé. « Pourtant,
ajoute Néel, c'est bien vilain. Tenez, j'admettrais le
saphisme en épisode, raconté sans descriptions
malpropres, et simplement, comme dans la vie ».
Voilà ce qu'a voulu faire l'auteur de 7'ous quatre^
et c'est un brevet de moralité qu'il demande ici
pour son roman. Aussi bien, je comprends encore
que la monographie du saphisme puisse avoir son
utilité, comme uni aussi la leur les ouvrages de
k
PAUL MÂIIGU£IUTT£ 289
médecine traitant des plus hideuses maladies ; mais
je ne vois pas trop quel ragoût de moralité peut
communiquer à Tous quatre V « épisode » saphique
q^ue préconise le doux et pur Néel ; et si ce roman
prétend opposer au véritable artiste qu'ignore ou
méconnaît le public, un faiseur quelconque, le pre-
mier venu des médiocres, que sa médiocrité même
conduit tout naturellement à la gloire et à la fortune,
je me demande ce que viennent faire dans un tel
sujet les scènes où Ton nous peint complaisamment
d'infâmes amours. Enfin, même à supposer que « ces
choses-là » soient plus fréquentes encore, resterait à
savoir si c*est une raison suffisante pour que le ro-
mancier les étale à nos yeux. Mais nous ne discuterons
pas ce point avec M. Paul Margueritte : d'abord parce
qu'il ne saurait y avoir de réaliste tellement farouche
qui ne soit obligé de transiger plus ou moins avec cer«
taines bienséances, quitte à les traiter de conventions
hypocrites, et, en second lieu, parce que le jeune
écrivain semble, depuis son premier roman, être
venu à de tout autres idées sur la moralité de Fart.
• Le naturalisme, fait-il dire à son Pascal Géfosse,
trois ans après la publication de Tous quatre, est une
forme de décadence vulgaire et basse. »
Bien des pages de Tous quatre^ celles, par exemple,
où l'on nous montre Tercinetau travail, dans l'éla-
boration douloureuse d'une œuvre qui réalise son
idéal, les extases du poète, mais aussi ses doutes, ses
angoisses, ses accès de découragement et ses reprises
ESSAIS. 9
à
290 LITTÉRATURE CONTEMPOR JllNE
fébriles, dénotent une religion du vrai et du beau
dans laquelle entre bien quelque monomanîe, mais
dont il n'en faut pas moins reconnaître la noblesse.
C'est, après tout, cette religion qui donne au
livre sa valeur, et, sans rechercher s'il ne fut pas
d'abord inspiré par la tentation de stigmatiser une
fois de plus ce que Flaubert appelait le muflisme
bourgeois, avouons qu'un tel respect de Fart porte
en lui-même sa vertu.
Et, si M. Paul Margueritte peignait dans Tom
quatre les pires dépravations de la chair, ce n'était
pas d'ailleurs qu'il se plût à déshonorer, l'amour.
Loin de là, — j'ai tout à l'heure cité le témoignage
deNéel, — il prétendait faire œuvre de moraliste.
Au reste, nous n'attendrons pas qu'il nous montre
dans Pascal Géfosse les misérables déceptions de
l'adultère, dQ.ns Jours d'épreuve^ les saines tendresses
et les austères devoirs du mariage. Certes, VImpasse
renferme des choses aussi peu chastes que possible,
et nulle part l'auteur n'a plus librement peint la
fougue d'une sensualité brutale. On dirait même, à
lire la première partie, que le sens de cette étrange
histoire soit tout entier dans la glorification de
l'amour charnel, d'un amour qui, triomphant des
préjugés sociaux et des pudeurs factices, livre
M™' d'Arjaën, princesse du sang des Romanow, aux
étreintes de celui qu'elle prend pour n'importe quel
goujat à larges épaules. Cependant, quelle est l'idée
qui donne à VImpasse sa signification? L'amour,
PAUL MàRGU£RITT£ 291
épuisé dans une nuit de furieux transports, ressus*
cite, après la séparation, sous une autre forme.
C'est, non plus un désir bestial, mais Tappel d'un
cœur vers un autre cœur ; et M»»® d'Arjaën comprend
alors de quel sacrilège elle et Pierre Lor se sont
rendus coupables en nouant leurs bras sans que leurs
âmes se fussent cherchées, car, « si les sens se dé*
chaînent pour Torgie dont la tendresse est absente,
c'est abomination »; et, retrouvant un jour l'homme
auquel elle a livré son corps: « Va-t-en, lui dit-elle,
je t'aime 1 Va-t-en I si tu me reprenais, je mourrais
déboute ». L'Amour a été profané; il se venge.
Ce qu'il y a peut-être de plus caractéristique dans
M. Paul Margueritte, c'est son impressionnabilité
nerveuse. Il fit son début dans les lettres, en 1881,
par des a monomimes » qu'il jouait lui-même, et
dont l'une. Pierrot assassin de sa femme ^ ne laissa pas
de faire quelque bruit. La préface qu'il mit en 1886
à une réédition de ce livret, signale ce que la concep-
tion de son Pierrot avait en soi de vraiment original
et de suggestif. N'ayant jamais rien lu sur l'art
spécial par lequel il se sentait si vivement attiré,
mais dont il ignorait les procédés et les traditions,
M. Paul Margueritte Tinventa pour son propre
compte, en y imprimant la marque particulière d'un
«esprit inquiet et raffiné, que son excitabilité quasi
maladive prédisposait aux plus subtils tressaille-
ments, a J'imaginai, dit-il, un Pierrot personnel,
conforme à mon moi intime et esthétique. Tel que
Î92 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
je le sentais, et que je le traduisis, paraît-il, ce fut
un être moderne, névrosé, tragique, fantômal. Et
cette vocation excentrique, que Tempêcha seul de
pousser le manque de tréteaux funambulesques,
cette a vraie folie d'art qui l'avait agrippé », il
déclare « lui devoir d'étranges sensations nerveuses^
et, le lendemain, des griseries cérébrales, comme
celles du haschich ». M. Paul Margueritte ressuscita
la pantomime, tombée dans la farce de bas étage^
pour lui faire exprimer tous les malaises d'une àme
anxieuse, toutes les trépidations d'une nervosité
fébrile, tous les élancements d'une chair sans cesse
palpitante, pour transformer le Pierrot traditionnel
en un symbole d'aberration morbide et d'angoisse
visionnaire.
Ce Pierrot « moderne et fantômal » par lequel
M. Margueritte traduisit d'une manière si expressive
les plus intimes vibrations de son moi, nous le retrou-
vons dans Tous quatre sous le nom de Paul Violas.
Mais si M. Margueritte a mis en Paul Violas un peu
de lui-même, Tous quatre^ qui, pour n'être pas le
meilleur de ses livres, n'en est pas moins le plus
curieux et le plus fertile, celui qui contient, en tout
cas, le plus de confidences sur sa « genèse » intellec-
tuelle et morale, nous présente dans Léon Tercinet
un autre personnage chez lequel nous trouvons
maints points de ressemblance avec le jeune
romancier. Et même, si nous laissons de côté les
épisodes que M. Margueritte emprunte à sa propre
PAUL MARGCIRITTE 295
histoire^ à l'Iiistoire de san eafaace et de sa première
jeunesse, bien des traits parler^quels oa pourrait
caractériser ranteur de Fous quatre se recoa--
naissent dans celui des R^lïHs et des Poèmes nérroséSy
où. Tercinet exprime» avec une persooualité sia^u-
lière^ ki^ le frissoa nième de la seosatioa^ là* les
troubles d^iine psychologie précieuse et fantaisque*
Ainsi qnc Tercinet^M.Paul Margrueritte commeu.;a
par rimpressioanisixie. L'auteur de Tous quair^^ que
raffinement de ses nerfs intéresse à riatlaimeat
petite note ayec une subtile curiosité tous les phem>*
mènes les pins imperceptibles qui passent* aussitv>t
disparus, dans le champ de sa vision^ 1) lui foui
deux pages, les deux premières du roman« pour
introduire Tercinet dans Tomnibus de Madeleine^
Bastille. < Enfin, comme il n'espérait plus, doux et
c résigné d'ailleurs, on cria sou numéro : U monta
« sur la plate-forme, après s'élre frayé un pas^^^
c difficile, et s'être entendu avec terreur appelc^r
« deux fois. Et comme il était grand corps, il dut
c courber la tête à cause de la lanterne d'arrière quo
« son chapeau cognait, etc., etc. » Notez ce dernier
trait; nous le retrouvons trois pages plus loin, quand
Tercinet sort de Tomnibus : « Rappelé à la réalité,
« il se redressa, cogna violemment son chapeau (i la
« lanterne, et descendit ». Et le roman tout entier
abonde en minuties de ce genre. Mais, si nous som-
mes bien souvent fatigués par ces interminables
détails dont le pêle-mêle trouble notre esprit, ils n'en
294 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
donnent pas moins, quand Fauteur les a choisis avec
discernement, puisque enfin il ne saurait tout dire,
rimpression de l'existence elle-même en sa mobilité
confuse et désordonnée.
M. Paul Margueritte ne tarda pas d'ailleurs à
comprendre que l'artiste n'a point pour objet de
reproduire intégralement la vie, de la photographier,
si Ton peut dire, dans l'actualité tout instantanée et
flagrante des plus insignifiants détails qu*elle offre à
notre vue ; et se faisant bientôt une esthétique plus
large, rectifiant ce que sa manière avait eu dé trop
minutieux et de trop servile, prenant d'ailleurs,
grâce à la maturité de Tàge^ non seulement une
intelligence plus haute et plus libre de l'art, mais
encore plus d'empire sur ses sensations, il ne con-
serva d'une nervosité longtemps maladive, qui
explique, dans son premier roman, tant de recher-
ches bizarres et de criardes bigarrures, qu'une
aptitude particulière à saisir la réalité sur le vif, à en
fixer l'image avec la précision la plus acérée. Et c'est
bien par là que s'était tout d'abord signalé son talent.
On pouvait taxer de diffusion l'infinie variété des
détails que le jeune romancier juxtaposait si com-
plaisamment; mais chacun de ces détails, pris en lui-
même, était d'une netteté pénétrante. M. Paul Mar-
gueritte a au plus haut degré le sentiment de ce que
les Goncourt nommaient la vie vraie, et il la rend
par une « notation » directe, un peu sèche en sa hâte,
un peu acerbe en sa verdeur, mais qui traduit avec
PAUL MARGUERITTE 295
une vivacité singulière le frémissement même de
ses nerfs.
Au début surtout, et même en ses derniers ou-
vrages, le style a quelque chose de violent, de heurté,
çè. et là de convulsif. Aucune suite dans Tallure ; sa
phrase ne se développe pas, elle se fragmente. Il
procède par saccades. Ce ne sont que petits traits,
des traits rapides, incisifs, qui se succèdent
sans se lier entre eux. Ce style manque d'équilibre,
fait une impression de perpétuelle discontinuité, de
cahots et de brisures ; mais, si Ton voudrait
parfois que la vie ne s*y traduisît pas en pulsations
si brusques, on doit reconnaître tout ce qu'il a de
force expressive et d'âpre relief.
Chez Tanatomistesec et précis qu'est M. Paul Mar-
gueritte, il y a aussi un poète. Presque tous ses per-
sonnages de prédilection, ceux dans lesquels il a mis
plus ou moins de lui-même, sont des natures tendres
et rêveuses. Le sens aigu du réel, qu'explique sa
nervosité toujours enbranle, s'allie chez lui avec une
disposition innée au rêve, avec un penchant carac-
téristique à revenir sur ses sensations, à refeuilleter
sans cesse son existence et son âme. Le jeune écri-
vain, qui n'a guère que trente ans, vit moins dans le
présent que dans le passé. Son dernier ouvrage,
Alger Vhiver (1), est surtout un retour sentimental
(1) Depuis, M. Paul Margaeritte a fait paraître le Cuirassier
blanc, volume de contes, et, il y a deux mois, un roman intitulé
Sur le Retour ; on trouvera ci-après quelques lignes sur le
premier de ces deux ouvrages, et une brève analyse du second.
293 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
vers les impressions d'enfance. Le nom seul d'Alger,
où il a passé son jeune âge, Témeul jusqu'au fond du
cœur ; et quand, sur le pont du navire, il entend une
voix joyeuse s'écrier : <t Hé bien ! nous y voilà, en
Alger ! » le mot naïf et vieilli prend pour lui un sens
de nostalgie troublante. Déjà plusieurs de ses romans
nous avaient transportés dans cette ville, où l'attirait
le charme intime des souvenirs, si puissant sur les
âmes religieuses: Pascal Gé fosse ei Amants se passent
dans Alger, et c'est sur la terre algérienne que
l'André de Jours d'épreuve va poursuivre la reven-
dication de son indépendance et de sa dignité virile.
Ce simple mot « en Alger » suscite en lui toute son
âme d'enfant, toute son adolescence heureuse.
« Depuis vingt-ans, dit-il, ma jeunesse me sourit
« et m'appelle, à travers la mer. Certes, ce soir, en
« rentrant a au pays», le sol natal, la maison du
« passé, les tombes des miens m'émeuvent, et pro-
« fondement; mais pourquoi mentir? Ce qui surtout
« me pénètre, c'est l'espoir de ressaisir un peu
« de ma propre vie, de me pencher, moi homme,
« sur rombre du petit garçon que j'étais, d'en revivre
« le cœur naïf et les sensations neuves. Ce qui me
a point d'avance, et me donne un frisson doux et
« douloureux, c'est ma jeunesse, l'impérissable jeu-
« nesse dont le souvenir attendrit tous les hommes. »
M. Paul Margueritte se plaît à évoquer les images
lointaines, dans une perspective qui leur prête
quelque chose de pieux, un charme d'émotion
PAUL HARGUERITTE SOI
mélancolique et péDétrante. Sans cesse il nous mon-
tre ses personnages revenant sur leur passé pour en
interroger les souvenirs, pour en ranimer les impres-
sions les plus fugitives.
Il Sans touchera sa vie d'antan, nous
« Tercinet, souvent il l'évoquait, et, bforc
« pens&t, événements, hommes et choses
« fini par se disposer, se grouper comme
« livre, si on les eût contées. Et pour Ter
a rémâmorerle passé, il comparait cela à U
« d'un manuscrit d'enfant, recopié de f
« d'homme, caché dans un tiroir & secret,
■ jamais inédit. Ce livre imaginaire, Tercii
• intitulé la Géhenne. ■
La Géhenne, sous le nom de la Genèse,
Tous quatre guère moins de deux cents p
comment l'auteur introduit-il cet intermîne
pitre de son livre?* Voici, nous a-t-il dil
Tercinet revivait, seul, dans son cabinet d
japonais, devant la rougeur des braises,
sans lampe. • Ce sont deux cents pages de ]
ration, de repliement intime sur les plus n
détails d'une enfance impressionnablu et
dans laquelle nous reconnaissons a main
celle de M. Paul Harguerilte lui-même.
L'auteur de 7*01(1 fuâfre compose seH au
vrages avec un art plus soucieux diio proj
Mais il n'en est pas un ou ne se retrouvent c<!
d'une ùme songeuse vers le pas^ti''. OkI. dai
298 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
d'épreuve, André de Mercy auquel apparaît toute sa
jeunesse (p. 12 et suiv.) ; c'est, dans Pascal GéfossCy
M"* Day grand, qui, accoudée au bastingage du na-
vire, tombe en une longue rêverie inconsciente où
passent, les unes après les autres, les images de sa
vie (p. 32 et suiv,); c'est, dans Awanf», Frédérique re-
voyant, comme à travers un songe, la forêt jaune et
or, que Tautomne teintait de rouille, et la chasse
lancée au galop, et les cavaliers en habit rouge, les
piqueurs, la meute, tout ce décor au milieu duquel
est éclos son amour, relisant les pages d'un album,
tracées jadis avec une si fiévreuse émotion, puis,
comme elle les trouve insuffisantes et froides, lais-
sant Talbum sur ses genoux, fermant les yeux, des-
cendant en elle-même pour revivre dans toute leur
profondeur les sensations de Tunique, delà suprême
journée... Ce que les autres romanciers nous font
connaître par un récit direct ou par un dialogue»
M. Paul Margueritte nous le présente sous la forme
d'une sorte d'évocation. Et ce procédé caractéristi-
que ne lui est si familier que parce qu'il lui est natu->
rel, qu'il s'approprie intimement àPhabitude de son
àme à la fois passionnée et rêveuse.
M. Margueritte peint toujours d'après nature ;
mais s'il rend avec une âpre vivacité la sensation
directe des choses, telle que la marque dans son
cerveau leur actualité même, il ne se plaît guèra
moins à retrouver en soi des souvenirs qu^anime son
imagination toujours agissante, qu^attendrit sa piété
PAUL MARGUERITTE 299>
sentimentale. Et ce recul même avive encore les.
impressions ; elles n'y perdent rien de leur netteté,
mais elles y gagnent en profondeur, comme si leur-
long séjour en sa mémoire les lui avait faites plus^
personnelles, les avait insinuées toujours plus avant
dans rintimité d'une âme fidèle.
Avec quelque crudité que M. Paul Margueritte ait
peint çà. et là Tamour charnel, il y a en ses livres
beaucoup moins de sensualité grossière et brutale*
que de sentimentalité douce et délicate. A la fille
qui vient de lui révéler V « amour », Tercinet de-
mande une mèche de ses cheveux ; et ce n'est point
un prurit de chair qui le ramène quelque temps
après chez Camélia, mais une vague tendresse. De
même, ce qui l'attache plus tard à Marie, c'est je ne
sais quel reste de pudeur en cette misérable créature-
qui conserve, à quelques ignominies que son vil
métier la condamne, un air de décence et« d'honnê-
teté bourgeoise ».
Que recherchent surtout dans la femme les per-
sonnages de M. Paul Margueritte ? « Une douce
et continue présence » qui réchauffe l'âme, comme
André de Mercy, « la présence d'un être aimé
qu'on entend autour de soi dans le bruissement
de ses robes et dans la grâce de ses gestes » ;:
ou bien, en d'autres termes, comme Pierre Jorieu,.
un côte-à-côle de tous les instants, une tiède affec-
tion, une familiarité tendre et paisible.
« Ce qui hantait ses jours, troublait ses nuitSy.
ÛÔ' LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
« nous dit-on de Pierre, ce n'était pas tant un désir
« brutal, une envie d'^étreinte brève, qu'un besoin
« irrépressible de tendresse. Ce qui lui manquait,
« c'était la présence féminine, le doux bruit d'une
« robe, la reposante présence de Taimée, dont les
« beaux yeux se levaient vers les siens quand il
« haussait la tête de dessus son travail; c'étaient
<( les doigts blancs travaillant sous la lampe, la
« bonté d'une voix tendre, la grâce d'un compagnon
« de vie, jeune et charmant, la douceur fraîche d'un
« beau corps, au lit. »
L'amour dans ses fureurs sensuelles comme dans
sa surexcitation m en taie est un paroxysme morbide.
11 ne laisse après lui que lassitude, énervement,
amertume. Quand Tereinet a fait des nuits entières
a râler sa compagne », il « s'en va déçu » ; la vo-
lupté lui a menti, et, les jours suivants, « il éprouve
des rages ». Et le héros de la Confession posthume :
« Les livres, écrit-il, nous peignent l'amour sous
« des couleurs telles que le plus rustre, en songeant
« aux tourments de la passion, aux voluptés et aux
V désespoirs extrêmes dont elle s'accompagne, se
« sent mordu de curiosité et dévoré d'envie. Efiec-
« tivement. tout nous flatte dans l'amour, et ce qui
« le rend si doux, n'est que notre impérissable
« amour-propre. J'eus donc des femmes, en com-
« mençant, hélas ! non par l'adoration ingénue d'une
« vierge, mais par la satisfaction grossière de mes
« sens Un doute s'empara de moi ; et, ne l'ayant
PAUL MARGUERITTE 301
« paséprouvé, j'en vins à nier Tamour ». Et, quel-
ques pages après : « Aimer : qu'était-ce au juste ?
« Mais cela existait-il môme ? »
Des deux femmes qu'il épouse à quelques années
de distance, Tune a provoqué chez lui ce soulève-
ment de tendresse sensuelle, l'autre cette exaltation
de Tesprit qui de tout temps ont simulé l'amour. Et
pourtant il termine sa confession en se disant qu'il
n'a pas aimé. Mais aime-t-on autrement ? Encore
une fois, l'afiiour, est-ce autre chose qu'un mot?<* Je
ne sais », se répond-il à lui-même, et telle est la
conclusion du livre. Mêmes doutes chez André de
Mercy au début de Jours d'épreuve. Et, si la Confes-
sion posthumeUmi par « Je ne sais », Jours d'épreuve
commence par ces lignes :
u L'Amour ! — Peu de chose I pensa André. Des
« joies à fleur de peau, des chagrins à fleur d'âme,
« le rêve d'une Elvire et l'étreinte des filles, un be-
« soin de pleurer, l'envie de rire, et du vague à
a l'âme par les nuits d'été ; bref, une déception
« immense. »
Et, plus loin :
« Existe-t-il seulement ? Ne ressemble-t-il pas à
a ce livre qu'Hamlet feuillette : « Que lisez-vous là,
* monseigneur ? — Des mots ! Des mots I »
Mais le héros de la Confession posthume^ qui
meurt en niant l'amour, n'a cherché Tamour que
dans les emportements de la* chair à sa première ex-
périence, et, à sa seconde, dans la satisfaction d^une
t
302 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
curiosité fiévreuse, qu'éveillent en lui le charme
trouble de Judith et son énigmatique perversion.
Quant à André, cet amour, qui lui apparaît tout
d'abord comme un mensonge, comme une fallacieuse
invention de Tart et de la poésie, il le trouve pour-
tant, malgré toutes les trivialités, toutes les priva-
tions, tous les déboires de son existence précaire
et mesquine, dans une union que traversent sans
doute beaucoup de dissentiments et de mécomptes^
mais qui se resserre au milieu des épreuves mêmes,
devient avec les années toujours plus étroite, tou-
jours plus tendre, jusqu'à ce que, soutenu par Taf-
fection de sa femme, fortifié par la conscience de sa
responsabilité paternelle, il y puise assez de vail-
lance pour rompre avec un Içibeur ingrat et servile,
pour aller, sous des cieux plus larges, chercher la
vie naturelle, la vie simple et grande au soleil d'A-
frique.
« Hé bien, dit Andréa sa femme, quand ils sont
« montés sur le bateau, es-tu contente? — Oui, dit-
« elle.... Et, fermes de cœur, André et Toinette, ra-
€ menant leurs yeux sur les enfants, échangèrent
« un tendre et mystérieux regard... »
Ce n'est pas seulement pour y retrouver des sou-
venirs et des impressions que M. Paul Margueritte se
replie sur lui-môme. Il a des préoccupations intel-
lectuelles et morales. Je ne vois pas dans ses livres,
déjà nombreux, une vue supérieure, une conception
générale à laquelle on puisse les rattacher. Ëvi-
à
PAUL MâHGUERITTE 303
demment le jeune écrivain n'a pas encore trouvé
Téquilibre de sa pensée. Non qu il se contredise;
mais il ne se continue pas. N'exigeons point, au sur-
plus, d'un romancier qu'il soumette ses ouvrages à
je ne sais quel système préconçu. Cependant j'ai-
merais de trouver dans ceux de M. Paul Margueritte,
non pas sans doute une doctrine, — un arbre généa-
logique, comme dans la préface des Rougon-Mac-
quarty — mais quelque unité morale. C'est peut-
être demander trop à un esprit qui n'a pas atteint
la pleine maturité ; et d'ailleurs, si M. Margueritte
cherche jusqu'ici sa voie en divers sens, des
œuvres comme Jours d'épreuve et la Force des
choses dénotent tout au moins chez le jeune écrivain
une gravité sincère. Il ne demande point à la mode
des succès faciles, et ne joue point, comme tant
d'autres, les airs du moment. Il ne se réclame d'au-
cune école et ne prétend pas fonder une école nou-
velle. Il travaille en toute liberté, en toute franchise^
sachant bien, — lui-même l'écrivait tout récemment
encore,— « qu'il n'y a en définitive qu'une chose qui
compte, le livre, la chose faite bravement, simple-
ment, honnêtement i. M. Paul Margueritte a cela de
particulier qu'il prend la vie et Tart au sérieux.
Ce qui frappe chez lui, c'est, à défaut d'assiette
solide, une noble inquiétude, la sollicitation poi-
gnante des énigmes qui de toute part se posent
à l'esprit et à la conscience. Une interrogation
unique les résume : Qu'est-ce que la vie ? Ou,
â
20A LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
— cela revient au même, — qu'est-ce que la mort ?
<t Tout petit , écrit-il dans Alger l'hiver^ trop ré-
« veur déjà, je sentais tellement quelle chose sur-
•< prenante c'est de vivre ! Si souvent, blotti dans
•« quelque coin, j'écoutais, penché sur moi-même, le
-M tic-tac de ma petite âme, les pulsations, seconde
« à seconde, de mon cœur. Ah ! ce miracle d'être
« m'apparaissait alors irréel à ce point, que ma vie,
« pensais-je, allait s'arrêter brusquement. Oui, sans
« connaître lamort, j*avais conscience d'une menace
« vague et terrible, qui serait la fin de tout. Alors
« la petite bête en moi ne remuerait plus ; c'en se-
« rait fait de penser et de voir ! Cette conscience du
« mystère, jointe au trouble délicieux de pressentir
^< un inconnu si au delà de mon âge, m'horripilait
« jusqu'aux moelles, d'un long frisson. »
M. Paul Margueritte a le sentiment du « mystère »,
-de l'inconnu qui nous enveloppe, qui nous pénètre,
et d'où surgissent tant de redoutables problèmes
devant lesquels notre esprit s'arrête avec trouble*
Une des questions qui le préoccupent le plus, c'est
ia question urgente et suprême entre toutes, celle de
la liberté humaine. Y a-t-il en nous une force auto-
nome, ou bien notre activité n'est-elle que le produit
fatal de causes sur lesquelles nous n'avons aucun
pouvoir et que nous subissons sans même nous en
rendre compte ? En revoyant, après vingt ans d'ab-
sence, sa terre natale, il a « l'impression du temps
^ qui coule, de la vie qui passe, de la lente et insai-
PAUL MARGUERITTE 305
« sissable évolution de tout et de nous-mêmes, dont
« nous sommes acteur involontaire et témoin im-
« puissant ». Son dernier roman, la Force des
choses, prend pour épigraphe le mot d'Heraclite
Tout coule^ et le titre même de Fouvrage en indique
suffisamment la signification. Quand Pierre Jorieu
finit par oublier dans les bras de Suzanne la fidélité
due à la morte, il fait taire ses remords en se disant
« combien l'acte a été fatal, inévitable »,en se recon-
naissant « un être faible, infirme, asservi à de re-
« doutables lois », en invoquant, pour s'absoudre,
« rinstinct suprême, plus fort que tout, Tinstinct de
« la vie ».
Et plus tard, dans le jardin de Laurence, à peine
vient-il d'avouer à la jeune femme son amour, que
la vision de la mort et du passé traverse son esprit.
« Hélas ! oui, l'absente était couchée sous la dalle
« étroite, en son cercueil. Les absents, le père et le
«c mari de M™* de Reynis, reposaient en terre loin-
« taine d'Extrême-Orient. Oui, la mort était là,
« partout, luttant avec la vie, ô misère ! Mais en
<i eux, autour d'eux, dans la splendeur des choses,
a dans la sève de leur jeunesse, c'était la vie qui
« l'emportait. »
La vie l'emportait ? La vie, c'est-à-dire la force des
choses^ une fatalité aveugle qui nous entraîne mal-
gré nous, qui entraine notre pensée et notre cœur
dans l'universel écoulement des phénomènes asser-
vis les uns aux autres.
306 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Mais est-ce bien là ce que veut dire le livre ? Peut-
être, tout en répétant avec Tolstoï: « Nous ne sommes
maîtres ni de notre vie ni de notre mort », avec
Flaubert : « Le temps passe, l'eau coule et le cœur
oublie », M. Paul Margueritte n'entendait-il pas re-
fuser sa part à la volonté de Thomme. Peut-étjre
même le livre n'a-t-il pas son véritable sens dans
la victoire de la fatalité, mais signifie-t-il plutôt que
le souvenir des morts ne saurait opprimer Texistence
des vivants, que, contre le désir de ne plus être, de
mourir, nous aussi, dans lequel noujs abîme la perte
d'un être cher entre tous, ne peut manquer de pré-
valoir tôt ou tard l'incoercible besoin d'exister. Et
si ce lit funèbre sur lequel on nous montre au début
la forme inerte de Claire, est à la fin pour Laurence
le lit nuptial où Pierre la reçoit dans ses bras, c'est
tout simplement parce que la plus affreuse douleur
a son terme, parce que ceux qui sont morts ne doi-
vent pas enfermer ceux qui vivent dans leur tombe,
parce que l'homme est fait pour agir. Le dernier ro-
man de M. Margueritte ne célèbre, après tout, la
force des choses, en d'autres termes l'irrésistible
puissance du temps, que comme réveillant peu à
peu le goût de l'action, un instant paralysée en nous
par une grande douleur, mais qui se reprend bientôt
aux devoirs de la vie.
D'autres ouvrages de M . Margueritte ont le même
sens. Le héros de la Confession posthume commence
ainsi son histoire : « En laissant une grande respon-
à
PAUL MARGUERITTË 307
sabilité au hasard ou au destin, il me semble que je
n*ai point assez agi ». C'est si bien là la signification
du livre, qu'il se termine sur cet aveu : « Je le sais, mes
malheurs sont venus de mon absence de volonté ».
Et, si la Force des choses prête à quelque ambiguïté
d'interprétation, Jours d* épreuve met en pleine lu-
mière Tempire de Fhomme sur sa destinée. André a
beau « reconnaître inévitables tous les événements,
tous les accidents qui l'ont heurté », — il se sent libre
et responsable. Quand il songea cette famille qu il a
créée, à ce petit monde qui marche avec lui et qu'il
entraine, « il ne peut s'empêcher d'admirer le pouvoir
« que l'on a de diriger sa vie dans un sens ou dans
a Tautre, et d'être, selon son plus ou moins de sa-
« gacité ou de raison, l'artisan de sa joie ou de sa
« douleur ». Et ce beau livre, ce livre sain et vail-
lant, n'est-il pas une leçon de courage et d'initiative
hardie ?
« Toinette et André soupirèrent en apercevant,
« de plus en plus indécise et nuageuse, la côte de
« France, la terre d'épreuves. Maintenant, ils en
« avaient conscience, les jours d'épreuve étaient
« finis. Finis, car ils se reconnaissaient plus forts,
« plus sages, plus dignes. Ils avaient appris Tordre
« et ils aimaient le travail. Toinette obéissait à son
« mari, et il respectait en elle la mère de ses en-
« fants. S'ils ne s'aimaient plus d'amour, leur sé-
(( rieuse tendresse n'en valait que mieux. De grands
« principes moraux s'étaient ancrés en eux ; et ils
^08 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
« lâcheraient de faire de leurs enfants des gens
« instruits et honnêtes. Au milieu du grand voyage,
<i à mi-chemin, ayec leur expérience achetée au prix
a d'une moitié de leur existence, dorénavant, ils
« pourraient marcher sans doutes ni hésitations,
« tout droit. »
Ni fataliste, puisqu'il exalte la vertu de Faction, ni
pessimiste, puisque, de ses deux meilleurs livres,
l'un célèbre le triomphe de la vie et l'autre celui de
la volonté, M. Paul Margueritte ne donne pas non
plus dans cette misanthropie féroce à la fois et can-
dide que tant de bons jeunes gens, en notre siècle,
se croient tenus de professer. Il ne s'imagine pas
•qu'un livre soit d'autant plus « fort • qu'il repré-
sente une humanité plus vile et plus méprisable, il
n'estime pas que l'amour de Tart se manifeste né-
cessairement par la haine de Thomme» La sincérité
de son réalisme, sauf quelques boutades juvéniles,
exclut tout parti pris, et lors même qu'il peint les
pires misères de l'homme, on sent chez lui cette
sympathie humaine sans laquelle l'œuvre la plus
parfaite en tant qu'œuvre d'art laisse une impression
de froideur et d'aridité.
Lui aussi, M. Paul Margueritte, à ses débuts du
moins, a déversé sur la vie a bourgeoise » le ridi-
cule et le mépris. Tous quatre , la Confession pos-
thume^ nous présentent maints génies méconnus qui
passent leur temps à maudire l'indifférence du pu-
blic pour l'art, l'étroitesse de ses idées, la vulgarité
J
PAUL MARGUERITTE 30^
de ses goûts, sa cuistrerie, sa bêtise moutonnière. Et
voilà, certes, une excellente tête de Turc que le
* bourgeois », Pourtant, si le bon public est insen-
sible à certaines beautés, ne pourrait-on pas en
conclure, sans doute, et j'y consens bien, que c'est de
sa part épaisseur d'esprit , mais peut-être aussi
que, de la part des artistes qui le vilipendent,
c'est, à supposer même qu'ils aient quelque
talent, obscurité prétentieuse, maladif raffinement,
bizarrerie maniaque. Et d'ailleurs , comment le
public s'intéresserait-il à Fart, si l'art, non seule-
ment se désintéresse de tout ce qui n'est pas lui-
même en soi, mais encore, — puisqu'il lui faut bien,
quoi qu'il en ait, une matière, — s'il ne veut voir,,
dans l'existence quMnanité crasse, platitude écœu-
rante, routine nauséabonde, et s'il ne peint de l'hu-
manité que ce qu'elle a de plus inepte ou de plus^
ignoble ?
M. Paul Margueritte n'appartient pas à cette école.
Il a bien pu, tout d'abord, opposer la médiocrité
triomphante au talent méconnu ; mais ce n'était pas
tant bafouer le « philistinisme bourgeois » que s'en
prendre au faux artiste, à l'écrivain qui, faisant de
l'art un métier, arrive à la fortune par l'intrigue et
la réclame, par le trafic de sa plume, par le scandale
des personnalités, par l'insolente exploitation du
lieu commun. Et puis, si même il s'attaque dans
Tous quatre k la sottise du public, dédaignant les-
Tercinets pour applaudir les Matarels, voici, dans
310 LITTERATURE CONTEMPORAINE
Pascal Géfoisey un type d'homme de lettres par le-
quel le •• bourgeois • peut se croire assez vengé;
et je ne vois pas comment l'égolsme et la séche-
resse deL'a artiste », comment son incapacité d'émo-
tion sincère, son cruel dilettantisme et sa curiosité
perverse, pourraient être peints avec moins de com-
plaisance. « Quelle étrangeté, conclut le livre, qu'un
homme d'une si haute intelligence, d'un talent si
grand et d'un esprit si fin, soit, dans l'ordre moral,
un monstre ! s
De même, ^ M. Paul Margueritte a eu beau tour-
ner d'abord en dérision l'humanité moyenne et les
mœurs bourgeoises, — qu'est-ce autre chose que
Jours d'épreuve, sinon la glorification des plus mo-
destes vertus et des plus humbles devoirs que com-
porte une existence étroitement bornée ? Jamais
on n'a peint avec plus de minutie les misères,
les banahtés de la vie domestique, tous les petits mal-
entendus, tous les différends passagers de la vie
conjugale, — et c'est à traversées mesquinerie s et ces
tracas que l'affection des deux époux grandit et s'é-
pure, que la femme devient toujours plus sage, tou-
jours plus sérieuse, plus consciente de sa responsa-
bilité, que le mari acquiert avec le temps plus de
ilus de courage aussi, plus de fermeté et
ion, une virile confiance dans l'avenir que
e va lui faire, à lui el à la -famille qu'il a
Pascal Gé fosse même, comment finit cette
histoire d'une honnête femme séduite par
PACL MARGCERITTE 311
un « monstre »? Plusieurs mois après le dénouement,
M™* Hansquine, qui Tient de recevoir une lettre de
Louise : i Pauvre femme! s*écrie-t-elle; maintenant
« que lui reste-t-il ? » Et, envisageant une telle catas-
« trophe, deux vies brisées, tant de larmes, de honte,
c de regrets..., elle reprend son livre, puis, se tour-
c nant, charmante et grave, vers Philippe, elle lui
« dit de sa voix nette : Travaillons, mon cher ami ! >
Voilà le dernier mot de Pascal Gé fosse. Mais, pour
en revenir à Jours d'épreuve^ n*est-ce pas la même
leçon de sagesse et de fortifiante vertu qui en re&r
sort?
« Ah ! les beaux essors du rêve, quelques mois
« après son mariage, les passions de roman, ce
« menteur idéal sacrifié courageusement, tourmen-
« taient encore André. Il pensait aux heurts de Ta*
c mour et de la jalousie, aux enlèvements, à l'adul-
€1 tère, aux douleurs tragiques, à la passion. Cela,
« il ne le goûterait jamais ! Mais n'est-ce pas chi-
« mérique ? et n'avait-il pas pris le meilleur lot, le
c bonheur terre-à-terre, strict et résigné, mais
« sûr? »
Cette sagesse laisse encore place à des regrets ;
vers la fin du roman, ce n*est plus une résignation
contrainte ; c*est, dans Tàme de Toinette comme
dans celle d'André, le sentiment grave et pieux de
leur vocation ultérieure, c*est un espoir réconfortant,
c'est Télan de tout leur être vers un bonheur dont
ils ont en eux le sûr présage : ce livre, qui a pour
i
312 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
sous-titre Mœurs bourgeoises^ prend ici je ne sais
quelle allure d'épopée.
Beaucoup, qui s^en vont par le monde annonçant
un nouvel évangile, déclarent que le réalisme a fait
son temps. Entendent-ils par « réalisme • les vio-
lences et les crudités systématiques ? Nous nous ré-
jouissons avec eux, si ce réalisme-là semble tirer à
sa fin. Quant à ce que le réalisme a en lui-même de
sain, de robuste, de loyal, à ce qu'il comporte de
franchise, à ce qu'il commande soit d'exactitude dans
Tanalyse, soit de probité dans la diction, — quelque
beau nom dont séparent les jeunes écoles, il n'est
symbolisme qui tienne, ni décadisme, ni occultisme,
nous ne pensons pas qu'aucun cénacle nouveau
puisse se faire un titre de le répudier. Or, il ya peut-
être chez certains représentants de ce qu'on appelle
le néo-réalisme, une tendance à se dégager des ou-
trances gratuites dans lesquelles a si magistralement
triomphé le génie puissant et brutal de M. Zola. Ce
réalisme, qui concilie la franchise de l'observation
avec la dignité de Tart, qui se tient à égale distance
d'un fade optimisme et d'un pessimisme cynique,
qui ne moralise point sans doute, mais qui n'en est
pas moinsimbu de je ne sais quelle moralité intime
et latente, ne serait-ce que pour exprimer sérieuse-
ment, loyalement, le sens profond delà vie, — ce réa-
lisme vraiment humain, dont nous allions chercher
les modèles dans la littérature anglaise ou dans la
russe, — il se pourrait bien que M. Paul Margueritte,
à
PAUL MARGUERITTE 31»
quoiqu'il n'ait fait ni professions de foi retentissantes^
ni ambitieuses préfaces, ni sonores appels aux nou-
Telles générations, fût tout simplement en voie de
nous le donner.
♦ ♦
J'ajoute ici, en manière de complément, quelques^
mots sur les deux derniers ouvrages de M. Paul
Margueritte.
Le Cuirassier blanc renferme vingt-cinq contes ou
nouvelles, qui nous montrent sous ses plus divers-
aspects le talent de Tauteur. La plupart sont de
simples anecdotes ; trois ou quatre ont pour cadre
un compartiment de wagon, et pour durée l'inter-
valle d'une station à la suivante. Celle qui termine le
recueil, Mané, Thécel, Phares, est la plus tragique :
on y trouverales réflexions qu'inspire à René dTons
rentrant dans son hôtel après avoir passé la nuit à
faire la fête, une main coupée, une main de femme,,
grasse, fraîche, encore jeune de vie, qu'il trouve
posée à plat sur le tapis de sa chambre... a Cette
main, lambeau arraché au mystère d'une autre exis-
tence, ne traçait-elle pas, par Ténigme de sa pré-
sence, le menaçant signe d'avertissement, le salu-
taire conseil ? Jamais l'idée de la mort ne se présen-
terait à lui d'une façon plus efficace, avec un aspect
plus solennel d'épouvante. Sous peine de se trop
mépriser, il devait employer mieux cette vie d'un
jour, cesser d'être un oisif, un inutile, mesurer ses-
ESSAIS. 9**
3U LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
forces dans la limite de ses moyens, créer, servir
ses semblables, aimer d'une tendresse féconde qui
■se dévoue... » Sauf cette donnée macabre, qui n'est
d'ailleurs qu'un prétexte à l'analyse d'impressions
profondément mais simplement humaine, rien en
général de plus ordinaire que le sujet des nouvelles
dont se compose le Cuirassier blanc. Ce qui nous y
frappe surtout, c'est justement que M. Paul Mar-
gueritte tire de figures communes et de faits banals
un intérêt de réalité saisissante, ou, quelquefois,
une pénétrante émotion . Il y a tel de ses contes,
V Insecte par exemple, qui nous laisse l'âme toute
troublée. Mais de quoi s'y agit-il ? Tout bonnement
d'une bestiole que tue un petit garçon. Et M. Mar-
gueritte n'est pas moins simple dans sa façon d'écrire
que dans le choix de ses sujets. Nulle récherche, nul
"détour; quelque sécheresse parfois, et, plus souvent,
<juelque brutalité; mais partoutune rectitude loyale,
une franchise vaillante, et, joint à la précision d'un
analyste qui reproduit avec une netteté singulière
les formes et les couleurs du monde réel, le don d'é-
voquer ce monde, non moins réel, à vrai dire, des
Téveries obscures, des vagues tendresses, des
pressentiments confus, — tout ce que l'âme humaine
recèle d'inconscient et de lointain.
Je citerai une page de V Insecte ; peut-être aucun
conte du recueil n'est-il plus propre à faire entendre
«t sentir l'originalité caractéristique du jeune écri-
vain :
PAUL MARGUERITTE 31S
« Sa faim de meurtre passée, Robert restait làu
debout, consterné. Pourquoi avait-il fait cela ?
Comment avait-il cédé à ce désir, ou plutôt à
cette obsession folle de tuer ? Qui expliquerait cette^
barbarie, ce raffinement dans le mal ?
« Son cœur battait avec force ; et il se disait, bou-
leversé de stupeur devant ce mystère de l'être :
« — Je vis, oui, je vis encore et toujours, moi l
Et la petite bête est morte !
« Comme elle avait vite brûlé ! Comme on mourait
facilement ! Une seconde, un éclair, et puis Ton
n'était rien que saleté et cendres. Morte, la petite
bête ! Et lui, un jour, serait comme elle, ne serait
plus I...
« Alors, à ridée qu'il ne remuerait point, n'en-
tendrait point, ne sentirait plus, et qu'il serait là^
gisant, tué par les hommes, comme son oncle Toffi-
cier de marine, tombé au Tonkin sous les balles-
chinoises, ou bien comme son grand-père, emmail-
lotté par la maladie, raide sous un linceul, une
épouvante de certitude entra, comme un jet froid,
dans ses moelles, et l'horripila.
« Ce saisissement fut tel et si vif, que toute com-
munion cessa, momentanément, entre Robert et les
choses qui l'entouraient. Le printemps mouillé, la
verdure neuve, le ciel clair s'évanouirent à ses yeux,
comme les fumées d'un rêve : il ne vit plus que les
petits tisons noirs du bûcher de l'insecte ; et la Mort
imminente plana, elle arrêta le Temps et couvrit
316 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
tout TEspace. Elle oppressait Tenfant d'un poids si
lourd que ses nerfs maladifs défaillaient ; il lui
f>emblait qu'il allait mourir tout de suite ; et dans la
^lace où il s'aperçut, pâle comme un linge, il crut
voir se hérisser ses cheveux. Certainement il serait
tombé, en proie à une crise, quand, par bonheur, la
porte s'ouvrit.
« — Maman ! » cria Robert éperdu.
« Et dans les bras de la jeune femme, pressé con-
tre sa molle poitrine, effaré et grelottant, il disait
maintenant, dans un long sanglot, ce qu'il avait fait
<ie méchant à Tinsecte, et il avouait surtout sa peur
■de mourir tout de suite. »
«Sur Zc/?e^our annonce, par son titre même, un
sujet bien en accord avec ce que nous savons déjà
de M. Paul Margueritte, avec cette irrésistible pro-
pension qu'il manifesta, de tout temps, à repasser
«es souvenirs, à se tourner en arrière vers les jours
écoulés qui ne reviendront plus. Le « retour », c'est
bien, sans doute, celui de l'âge, et l'auteur a quel-
que quinze ans de moins que son héros ; mais c'est
encore ce retour pensif que chacun de nous fait, à
■de certains moments, sur le passé, avec le vague
regret du temps qui s'enfuit, et aussi « le sentiment
de tout ce qu'il y a eu d'incomplet, de mal venu et
<ie stérile, pour les siens ou pour soi, dans les exis-
tences même les moins à plaindre » • Et, ne s'agit-il
que du déclin de l'âge, un tel sujet s'appropriait de
lui-même, quel que soit l'âge de M. Paul Margueritte,
r
PAUL MAKGUERiTTE 3C7
à ce qull y eut toujours de méditatif et de réfléchi
dans Tâme du jeune écrivain.
En visite chez son frère, au château de Luzerme^
le colonel de Francœur, quadragénaire depuis cinq
ans, vient à s'éprendre d'une toute jeune fille, Yve-
line de Kerjuzan, qui n^a pas encore accompli sa
quinzième année. Pendant quelque temps, lui-même
ne sait au juste quel est le sentiment qu'il éprouve,
et s'y abandonne sans défiance, goûtant à cet amour
inconscient un charme d'autant plus doux qu^il n'a
pas encore aimé. Quand la vérité finit par lui appa-
raître, il n'est plus temps de se prémunir : M. de
Francœur aime Yveline, il Taime « d'un désir exclu-
sif, avec une tendresse jalouse de ses pensées,de ses
regards, avec un orgueil brutal de lui plaire, il
l'aime, non en poète, mais en homme^ il la veut à
lui, toute à lui^ rien qu'à lui ». En vain songe-t-il
d'abord qu'il sera vieux dans quelques années, qu'il
l'est déjà, qu'Yveline ne saurait aimer un homme
qui a trois fois son âge... Dupe de^sa passion, il se
laisse bientôt prendre à l'espérance. Un songe, qu'il
ne peut chasser, Téblouit et le grise ; il croit, sans
avoir osé rien dire, que la jeune fille l'a deviné,
qu'elle est déjà touchée de son amour, lorsque la
bouche même d'Yveline, dont le malheureux sur-
prend un entretien, lui fait entendre sa condam*
nation. « Tu lui plais », dit à M"* de Kerjuzan son
j«une cousin, Yvon, « tu lui plais et j'en souffre. »
— « Pourquoi souffrir ? Il m'est indifférent. » —
318 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
fJMais suppose qu'il veuille t'épouser? » — Lui ?...
Quelle folie 1 1 Quelle folie, en effet l M. de Francœur .
tombe du haut de son rêve. Une imprudence qu'il
fait sous le coup de son désespoir, le met à deux
doigts de la mort. Et peu à peu, durant sa convales-
cence, comme il se représente la vieillesse prochaine,
les infirmités menaçantes, la décadence inévitable,
lassé, d'ailleurs, par la maladie et voyant mieux,
après cette atteinte soudaine, les difficultés de Tu*-
nion qu'il avait trop désirée naguère pour ne pas se
l'imaginer possible, il en vient à moins souffrir, il
finit par n'éprouver qu'un regret de plus en plus
vague, et non sans douceur. Yveline lui semble déjâi
se perdre dans le passé ; ce fut une vision rapide
dont le souvenir va toujours s'affaiblissant. Quand
elle quitte le château, M. de Francœur, qui ne la re-
verra sans doute jamais, assiste, dans son fauteuil
de malade, roulé devant la fenêtre, au départ de
celle qu'il a tant aimée, et ses yeux se mouillent sans
doute, mais ce n'est pas du désespoir qu'il éprouve,
c'est une mélancolie voilée et comme lointaine, et
qui a même son charme.
« En bas, les chevaux piaffèrent^ rassemblés dans
la main du cocher. Les Fabvier parurent, et la vieille
demoiselle. Yveline s'approcha ensuite. Elle portait
un grand manteau de voyage ; sur sa tête posait un
petit chapeau noir ; et il ne voyait pas son visage,
parce qu'un grand yoile de tulle l'enveloppait ; mais
le cou et la nuque traçaient une ligne de chair blan-
PAUL MARGU£RITT£ 3L9<
che, très douce. Quelle que fût sa résignation, une
douleur en lui saigna, de renoncer à tant de jeunesse
charmante, à la femme en ce qu^elle avait de plus-
vierge et de plus frais, à cette suavité de fleur épa-
nouie au soleil.
« On se disait adieu ; Marc et Yveline échangèrent
deux haisers francs, sur les joues. Ensuite Yveline
embrassa les enfants. Avec lesFabvier et Lilia, elle
montait dans le break. Il sembla alors au colonel
qu'elle regardait vers sa fenêtre, et, pris d'une pu-
deur étrange, il laissa retomber le rideau, épiant, à.
travers les dentelures de la mousseline, son beau
visage, une dernière fois.
« Les chevaux partirent; il suivit quelques se-
condes le coin de son épaule, et son voile qui flottait ;.
tout disparut au bout de Tallée. Son cœur aussitôt se
contracta, ses yeux se mouillèrent. Mais» après cet
élancement douloureux, quelque chose de très doux
remua en lui, comme une joie de renoncement, de
sagesse, et ce soulagement qui suit toute peine, dé-
racinée brusquement.
« Il restait là, dans son fauteuil, immobile, les
yeux sur le jardin vide, et qu'une solitude emplirait
désormais pour lui. i
Le sujet de Sur le Retour^ on peut le voir par la
brève analyse qui précède, n'était point facile. Mais
M. Paul Margueritte s'en est bien lui-même rendu
compte, et le plus grave reproche que nous devons,
lui faire, c'est tout juste que, ne croyant pas sans
320 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
«doute nous intéresser suffisamment à la tardive
passion d'un quadragénaire, il double son sujet,
qui est Tamour de Francœur, et qui ne peut être que
cet amour, d'un sujet tout autre, qui pourrait être
:aussi bien n'importe quoi, et qui est une infidélité
<iont le frère de Francœur se rend coupable envers
sa femme, avec toutes les phases diverses que cela
•comporte jusqu'à la réconciliation finale des deux
époux. Et ce second sujet, au surplus. Fauteur le
traite d'une façon très délicate ; le seul tort en est
de ne tenir au premier que par un lien tout foî'tuit,
car, de ce que Marc est le frère du colonel, il ne
s'ensuit pas que son intrigue avec M°*' de Brettes ait
le moindre rapport avec l'amour de Francœur pour
JM"' de Kerjuzan. J'aurais voulu que le roman eût
«ne unité plus étroite, ou, pour mieux dire, qu'il ne
laissât pas entrer dans son cadre un élément adven-
tice, qui en remplit, ou peu s'en faut, la moitié.
M. Paul Margueritte a relié les deux sujets avec beau-
coup d'habileté ; toute l'habileté du monde ne saurait
faire qu'il n'y en ait pas deux.
Mais, je le répète, l'auteur s'était donné une tâche
difficile. Les amoureux, à l'âge de Francœur, ris-
quent beaucoup de nous paraître ridicules. Arnol-
phe est un type de comédie ; et, quant à Ruy Gomez,
il a, non pas quarante-cinq ans, comme Francœur,
mais plus de soixante, et cet âge même prête du
moins à sa figure une gravité qui commande le res-
pect. Quarante-cinq ans, c'est, en ce point, l'âge cri-
PAUL MARGUERITTE 321
tique par excelle ace. L'amour ne peut afifecter
encore ce quelque chose d'auguste qui le sauve dans
Ruy Gomez ; il a déjà ce quelque chose d'ingrat et je
dirais de répugnant, si le mot n'était pas trop fort,
qui, dans Arnolphe, nous le rend non pas seulement
comique, mais presque odieux. Et cependant Arnol-
phe lui-même est à peine âgé de quarante ans. De-
puis Molière, nous avons reculé la limite : à quarante
ans, de nos jours, on peut encore être amoureux
sans ridicule, et même, si nous en croyons tel roman
ou telle comédie, avec Tespérance de se faire aimer.
A quarante-cinq ans, quelque complaisance que nous
y mettions, aucune illusion, ne semble possible.
Aussi ne dira-t-on pas que Fauteur de Sur le Retour
ait esquivé la difficulté de son sujet; cela n'eût pas,
d'ailleurs, été digne de son habituel courage. Mais
plutôt il semble l'avoir aggravée, cette difficulté, de
parti pris, en faisant aimer à son héros une si jeune
fille, presque une enfant. Si M"' de Kerjuzan est
a développée comme à vingt ans, grâce à son origine
créole, sous ce soleil des colonies qui fait fleurir de
grandes fleurs et mûrit précocement les fruits », il
n'en est pas moins vrai qu'elle n'a pas vingt ans^
qu'elle en a quinze à peine.
Qainze ans, ô Roméo, Tâge de Juliette,
Và^e où vous aimiez, où le vent da matin,
Sar l'échelle de soie, au chant de Talouette,
Berçait vos longs adieux et vos baisers sans fin !
Oui, mais Roméo lui-même est un jouvenceau, tandis
que M. de Francœur est presque un barbon.
322 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Il fallait un art très fin et beaucoup de tact pour
épargner soit le ridicule, soit une pitié suspecte à ce
colonel de cuirassiers amoureux sur le tard d'une
petite fille, même créole. Sans doute, M. de Francœur
est ce qu'on appelle un homme bien conservé. Il n'a
ni rides ni cheveux blancs. « Ses mouvements sou-
ples jouent avec une harmonie sûre et lente d'athlète.
Son corps, maintenu en forme par un entraînement
de chaque jour, garde la seconde jeunesse des
hommes qui n'ont point abusé de la première. Sa
force, dont il est fier, et qui l'a rendu fameux dans
l'armée, reste entière, comme une réserve pour Ta-
venir. » Mais cette prestance, cette vigueur athlé-
tique, ne font-elles pas elles-mêmes un contraste
quelque peu déplaisant avec la grâce svelte d'Yveline
et sa jeunesse toute printanière, dont la fleur est
d'hier éclose? Pourtant M. de Francœur ne nous
semble point ridicule. Ses enfantillages même^nous
font aimer en lui la candeur foncière d'un cœur de-
meuré vierge. A peine si nous sourions quand, Yve-
line lui ayant dit naïvement qu'elle aimerait bien
être la femme d'un militaire, d'un ofTicier de cava-
lerie surtout, il se rengorge, l'excellent homme, et
prend un air martial, ou bien encore quand, après
ce qu'il a pris comme un encouragement, comme
une sorte de demi-aveu, nous le voyons, dans sa
chambre, allonger la main, saisir et élever à bras
tendu la pendule, un lourd groupe de bronze, pour
se démontrer à lui-même sa force, en répétant à.
PAUL MARGUERITTE 323
haute voix : «Je suisjeunelje suis jeune! » Il aurait
été facile de nous amuser aux dépens d'un grisou
qui aime en adolescent ; il Taurait encore été de nous
intéresser à l'amour d'un homme de quarante-cinq
ans pour une toute jeune fille, si, rusant avec cet
épineux sujet, Fauteur nous eût fait oublier aux mo-
ments déhcats Tâge de son héros. Mais ce qu'il y
avait de difficile, et M. Paul Margueritte y a réussi ,
c'était de dérober M. de Francœur à tout ridicule
sans que nous perdissions un seul instant de vue ses
quarante-cinq ans et la disconvenance d'une matu-
rité bientôt grisonnante avec son rôle d'amoureux
transi.
La psychologie de ce caractère n'est peut-être pas
à l'abri de toute objection. Quelle que soit l'inexpé-
rience de Francœur, on a peine à admettre qu'il
ignore si longtemps un amour dont il est si vivement
épris. Dans l'émoi tout nouveau qui le trouble, M. de
Francœur a d'abord le soupçon de ce qui se passe
en lui; mais, renonçant à penser, à espérer, à com-
prendre même, il rejette cette émotion sur je ne sais
quel vague bonheur de vivre entre les siens, dans
une douce et fraîche atmosphère de tendresse cares-
sante. « Comme il fait bon I s'e'crie-t-il, comme il fait
bon ! » Et tout cela est, je crois, d'une observation
très juste et très fine. Mais, plus tard, et jusque vers
le milieu du récit, qu'il se fasse encore illusion, qu'il
ne sache pas de quel nom s'appelle ce « mal exquis »
dont il souffre si délicieusement, voilà ce qui ne
i
324 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
laisse pas de nous étonner quelque peu. Et je vois
bien pourquoi M. Paul Margueritte le laisse dans
cette inconscience : « Si M. de Francœur avait rai-
sonné son état, il n'eût pas été sans inquiétudes, et
sa nature scrupuleuse se fût alarmée de cette pas-
sion tardive » ; il aurait tout d abord lutté contre son
propre cœur, se serait représenté à lui-même qu'il
entrait dans une voie sans issue, et, quand son incli-
nation ne faisait encore que de naître, il aurait eu
assez de raison pour la combattre, assez de force
pour en triompher. Sans doute, et M. Paul Margue-
ritte Ta très bien compris, Ta très délicatement indi-
qué. Mais, tout en le louant d'épargner ainsi à son
héros ce que, chez un homme de cet âge, l'amour
pourrait avoir de déplaisant, je ne puis m'empécher
de trouver qu'il prolonge un peu bénévolement Til-
lusion du naïf colonel.
Dans la seconde partie du roman, M. de Francœur
paraît, au contraire, se consoler trop vite de sa dis-
grâce imprévue. L'auteur, il est vrai, aide à cette gué-
rison par une bonne maladie qui assagit et tempère le
quadragénaire amoureux. Mais, outre que le procédé
semblera peut-être un peu simple, il faudrait* même
après quinze jours de fièvre chaude, une transition
moins rapide entre le désespoir de Francœur quand
il vient d'apprendre qu'Yveline ne voit en lui qu*un
indifférent, et la résignation facile avec laquelle il
laisse partir la jeune fille. Nous expliquer ce chan-
gement par le seul effet de la cougestion cérébrale^
PAUL MARGUERITTE 325
héros. M. Paul Margueritte a la main ferme et sûre ;
mais cette fermeté s'allie à un tact des plus déliés.
Depuis que M. de Francœur se trouve pour la pre-
mière fois en présence d'Yveline jusqu'au moment
où il lui envoie de loin son adieu muet, les phases
de la passion tardive que Sur le Retour a pour objet
de nous retracer, le trouble de ce quadragénaire qui
n'a pas encore connu Tamour, sa timidité touchante,
ses extases enfantines, son inconscience elle-même;
puis, du jour où il ne peut plus se cacher la vérité,
son effroi tout d'abord, et, peu après, les espérances
dont il se berce, Torgueil de sa seconde jeunesse
saine et vaillante, sa complaisance naïve à croire
qu'Yveline pourra Taimer; sa crainte, cependant,
de rien dire, et Tarrière-pensée toujours présente,
fût-ce tout au fond de lui-même, qu'il est trop vieux,
que son amour est risible, que la jeune fille la pre-
mière s'en moquera ; enfin, sous le coup d'une brus-
que désillusion, la blessure dont il souffre dans sa
fierté virile, et, plus encore, dans son espoir déçu,
Tamère tendresse avec laquelle il évoque l'image
d'Yveline, de cette vierge frissonnante, telle qu'il la
soutenait naguère de son bras au bain frais et chaste
de l'Aulnette, nue sous le costume bleu, radieuse
de jeunesse et de beauté, — tout cela, M. Paul Mar-
gueritte nous le rend avec une délicatesse péné-
trante, avec une émotion discrète et communicative,
dans une langue nette, sobre, précise, à la fois ro-
buste et acérée, et qui, méprisant les artifices de la
ESSAIS, 10
i
326 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
rhétorique, tire de sa sincérité même toute force et
toute couleur.
Ne comparons pas Sur le Retour à Jours d'épreuve
ou à la Force des choses ; le sujet n'en comportait ni
ce que M. Paul Margueritte a de plus vigoureux dans
son talent d'écrivain, ni ce qu'il a de plus grave dans
ses préoccupations de moraliste. Mais nous n'en
retrouvons pas moins chez Tauteur, dans les limites
de son cadre, cette pénétration d'analyse, cette sûreté
de touche, cette franchise d'accent, qui font de lui,
parmi nos jeunes romanciers, un de ceux dont il
faut attendre le plus.
LA DOCTRINE
DE M. Ferdinand Brunetièrb (1)
M. Brunetière a rappelé plus d'une fois à ceux qui
semblaient Tavoir oubliée la signification originaire
de ce mot critique, lequel, dans la langue que par-
lait Aristarque, contenait en soi l'idée d'un jugement.
Tant de noms ont, de siècle en siècle, modifié leur
sens, qu'il n'y a pas lieu d'attacher à cette dérivation
beaucoup de valeur démonstrative ; et, quand il s'en
prend au dilettantisme, M. Brunetière a sans doute
des arguments plus solides à mettre en ligne. Mais
le sens étymologique du mot n'en suffît pas moins,
dès qu'on s'y réfère, pour indiquer en raccourci quel
objet essentiel on attribue à la critique ; et lesimages
(1) Fludes critiques sur V Histoire de la Littérature française
(4 vol.) ; Histoire et Littérature (3 vol.) ; Questions de critique;
Nouvelles Questions de critique ; Le Roman naturaliste ; L* Évo-
lution de la critique; Les Époques du Théâtre français ; Essais sur
la Littérature contemporaine ; Article sur la Critique dans la
Grande Encijclopédi".
Â
3» LirTîîiTCBK €'>>rEBPOKAISE
•Ti 1 -i' -rK* -it L'iU. li-* xdji^trats. OQ même de
. ( -n'i-^w ». s?a: *a iv:-!'f>i iniioitf av^; la concep-
i;- a f.C'fa :::•?;; :.il'* ■i--^ ■-■« j=.r*cr ao^têre s'est faile
: a; i'xKri le *.:a ■:±.^?.
[•"ii:7'fs, -rzi •■(;: zt-^zl-ixr^ une seosibilîté plus
T.Ï-*. r^ii-JiiiE: 'jx C'rr.'d yif i yyair des ceuTres. Ils
■i;;.i-tî: »t-^_- -ri?— r'.i.?aQ'_-* 1-mips impressions do mo-
^z.-'iL ti a-j Tiï.?at p-;-ioîà ci-iQcIare : toale coDCla-
■*;■ aK:7r>v**::=-? r?^>. et toute ivale pooirait con-
trarier l-riir* pr^fer^atr-^ï- La critique n'étant pour
e»ï ■;:;■? Tirt d-?i>?i:er, !e meillear critique est, à leur
s-i^^. c>?'.:i:j-i:ïa;îa:3ip?r!e f-îuidech'Jtses diverses, ou
c:-=:e o'E'raires, i-elai, par consêqaent. dont aocune
tie-rie r3'J->nne;>ne i»Qlreilil ou ne gêne le plaisir.
M. Bran-?U'êr>e l'eaten J de tout autre fa<;on- Par delà
le p'abir -j-j-^ peuvent lui donner les œu^Tes darl, el
>rj'?Iq:ief>i? en protestant contre ce plaisir même, il
ne laiïse jamais de se demander jusqu'à quel poini
e .es>"acc->rdentaTee la doctrine qu'il professe; el
•l-iaad bien même sa doctrine ne serait au fond que
I expression systématique de préférences indivi-
duelles, nous trourerions encore de quoi le distin-
pier entre tous les critiques contenaporains dans
' "TésisfiUe besoin qu'il éprouve d'expliquer ces
des raisons et de les ériger en sys-
re s'oppose aux dilettantes, ce n'est
ir feire cause commune avec ceux
les productions de l'esprit comme
FERDINAND BRUNETIÊRE 32»
des documents, s'inquiètent beaucoup moins de
leur valeur littéraire que de leur signification histo-
rique, n ne veut pas restreindre la critique aux jouis-
sances d'un goût plus ou moins délicat; mais il la
maintient résolument dans le domaine de Fart, il est
le premier à reconnaître que la plupart des genre»
ont pour objet et pour raison d'être la nature esthé-
tique du plaisir spécial que chacun d'eux nous pro-
cure.
A quelques exigences que l'œuvre littéraire
soit soumise, il en est une dont M. Brunetière refuse
de l'exempter, c'est qu'elle soit littéraire^ qu'elle
remplisse toutes les conditions auxquelles l'oblige
de lui-même un pareil titre. Déterminer ces condi-
tions selon chaque genre et selon chaque sujet,
voilà justement, à ses yeux, l'emploi de la critique ;
et, si c'est assez pour le séparer des dilettantes, il
n'en faut pas non plus davantage pour le mettre en
opposition directeavec les purs historiens, qui, n'étu-
diant les œuvres de la littérature que pour se ren-
seigner, en apprécient le mérite d'après le nombre
et la valeur des indications qu'elles leur fournissent.
Tandis que ceux-là cherchent uniquement leur
plaisir, sans aucun souci de le raisonner, de le con-
trôler, d'en estimer la valeur, ceux-ci ne voient
dans les plus beaux chefs-d'œuvre que des monu-
ments historiques, et demeurent indifférents aux qua*
lités intrinsèques qui en font des chefs-d'œuvre*
Etablissant contre les uns la nécessité de juger cl
328 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
qu'il évoque de lois, de magistrats, ou même de
« vindicte », sont en accord intime avec la concep-
tion fondamentale que ce jugeur austère s'est faite
tout d'abord de son office.
D'autres, qui ont peut-être une sensibilité plus
vive, réduisent la critique à jouir des œuvres. Us
suivent avec complaisance leurs impressions du mo-
ment. Ils ne visent point à conclure : toute conclu-
sion suppose une règle, et toute règle pourrait con-
trarier leurs préférences. La critique n'étant pour
eux que Tart de goûter, le meilleur critique est, à leur
sens, celui qui sait aimer le plus de choses diverses, ou
même contraires, celui, par conséquent, dont aucune
théorie rationnelle ne contredit ou ne gêne le plaisir.
M. Brunetière l'entend de tout autre façon. Par delà
le plaisir que peuvent lui donner les œuvres d'art, et
quelquefois en protestant contre ce plaisir même, il
ne laisse jamais de se demander jusqu'à quel point
«lies s'accordent avec la doctrine qu'il professe; et
quand bien même sa doctrine ne serait au fond que
l'expression systématique de préférences indivi-
duelles, nous trouverions encore de quoi le distin-
guer entre tous les critiques contemporains dans
l'irrésistible besoin qu'il éprouve d'expliquer ces
préférences par des raisons et de les ériger en sys-
tème.
Si M. Brunetière s'oppose aux dilettantes, ce n'est
pas d'ailleurs pour faire cause commune avec ceux
qui, considérant les productions de l'esprit comme
k
FERDINAND BRUNETIÈRE 329-
des documents, s'inquiètent beaucoup moins de
leur valeur littéraire que de leur signification histo-
rique. Il ne veut pas restreindre la critique aux jouis-
sances d*un goût plus ou moins délicat; mais il la
maintient résolument dans le domaine de Tart, il est
le premier à reconnaître que la plupart des genres
ont pour objet et pour raison d'être la nature esthé-
tique du plaisir spécial que chacun d'eux nous pro-
cure.
A quelques exigences que l'œuvre littéraire
soit soumise, il en est une dont M. Brunetière refuse
de Texempter, c'est qu'elle soit littéraire, qu'elle
remplisse toutes les conditions auxquelles l'oblige
de lui-même un pareil titre. Déterminer ces condi-
tions selon chaque genre et selon chaque sujet,
voilà justement, à ses yeux, l'emploi de la critique ;
et, si c'est assez pour le séparer des dilettantes, il
n'en faut pas non plus davantage pour le mettre en
opposition directeavec les purs historiens, qui, n'étu-
diant les œuvres de la littérature que pour se ren-
seigner, en apprécient le mérite d'après le nombre
et la valeur des indications qu'elles leur fournissent.
Tandis que ceux-là cherchent uniquement leur
plaisir, sans aucun souci de le raisonner, de le con-
trôler, d'en estimer la valeur, ceux-ci ne voient
dans les plus beaux chefs-d'œuvre que des monu-
ments historiques, et demeurent indifférents aux qua-
lités intrinsèques qui en font des chefs-d'œuvre.
Etablissant contre les uns la nécessité de juger et
\
330 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
de conclure, M. Brunetière établit contre les autres
celle de retenir dans Tart la notion de Tart même,
que leur méthode les oblige à en expulser. Il est bien
des points sans doute par lesquels un poème ou un
tableau relèvent de la science et de Thistoire ; mais,
quand Thistoire et la science en ont dit ce qu'il leur
appartient, reste encore à en dire ce qui ressortit à
la critique, laquelle se distingue de Tune et de l'autre
par ce qu'elle a de proprement littéraire.
Tout en remontrant aux dilettantes que la critique
littéraire a ses règles et ses formules, M. Brunetière
n'a jamais voulu admettre qu'elle soit vraiment une
science; et, pour marquer dans un de ses derniers ou-
vrages ce qu'elle gagne à se fonder sur l'histoire natu-
relle, àlui emprunter ses procédés et ses moyens d'in-
vestigation, il n'en réservait pas moins avec un soin
jaloux la part de ce jugement esthétique, qui, à sup-
poser que la critique fût une science, la distinguerait
encore de la zoologie, dans le critérium de laquelle,
si elle ne peut, après tout, se soustraire à Tobliga-
tion de juger, n'interviennent du moins ni la notion
du bien, ni même celle du beau. Certes, M. Brune-
tière ne songe pas à contester qu'il soit, non seule-
ment légitime, mais encore éminemment utile à qui
veut connaître telle ou telle société, d'envisager
dans les œuvres d'art qui en sont l'expression ce
qu'elles nous fournissent de renseignements sur les
esprits et les mœurs, en écartant à dessein toute
appréciation esthétique. Dès lors, il va de soi que le
I
FERDINAND BRUNETIÈRE 331
plus informe mystère du moyen âge pourra mériter
rintérôt, tout comme la plus belle tragédie du
XVII* siècle. Mais, si les productions de la littérature
sont intéressantes à un double titre, d'un côté par
leur valeur intrinsèque, de lautre parleur significa-
tion représentative, celui qui ne cherche en elles
que rintérêt documentaire est proprement un histo-
rien, et ne saurait prétendre au nom de critique
sans en dénaturer Tacception, puisque son office
d'historien l'oblige tout justement de se rendre in-
sensible à la valeur littéraire des livres dont il
s'occupe. Peut-être l'historien prétendra-t-il atta-
cher plus de prix à une belle œuvre, déclarant
que, si les œuvres d'art sont instructives, c'est
parce qu'elles sont belles, et, par suite, se croyant
en droit de mesurer leur signification à leur beauté
même. Mais, comme le critérium de la beauté con-
siste précisément, à ses yeux, dans « la somme de
sentiments importants qu'un livre rend visibles »,
on peut renverser les termes, et dire avec plus de
raison que, si les œuvres d'art sont belles pour lui,
c'est parce qu'elles sont instructives. Il mesure leur
valeur à leur signification historique ; ou, mieux
«ncore, le point de vue auquel il est placé le rend,
s'il veut s'y tenir, indifiFérent à toute considération
d'art. Étudiant les littératures pour y trouver une
image fidèle des sociétés, il n'a de commun avec le
critique littéraire que la matière même sur laquelle
porte son travail.
à
332 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Eq un moment où Thistoire tendait à absorber la
critique, M. Brunetière distingua la critique de
l'histoire avec une netteté décisive. Sans contester
aux historiens le droit d'envisager les productions
•de l'esprit cotome des signes, il réclame pour
le critique celui de les traiter comme des œuvres
qui ont en elles-mêmes leur fin, et dont l'objet
véritable est, hon pas de renseigner les géné-
rations à venir sur telle ou telle institution sociale,
ni même de traduire l'état d'esprit contemporain,
mais de réaliser la beauté. Ce qu'il y a de littéraire
dans les monuments de la littérature, voilà le do-
maine propre à la critique ; et si M. Brunetière en
sort plus d'une ïoîs, quand lui-même fait œuvre
d'historien, un de ses principaux titres n'en est pas
moins d'avoir maintenu dans Tétude de la poésie et
de l'éloquence cette notion esthétique que l'histoire
peut bien écarter de parti pris, mais de laquelle il
faut que parte la critique littéraire, comme il faut
aussi qu'elle y aboutisse, pour peu qu'elle se soucie
de remplir sa fonction propre et d'attester ce qui fait
sa raison d'être. Et voilà, notons-le en passant, ce qui
l'a rendu plus d'une fois suspect d'exclusivisme. C'est
ainsi qu'on lui reproche de ne pas rendre justice à
notre littérature du moyen âge, ou, pour mieux dire,
d'en méconnaître l'intérêt. S'il faisait de l'histoire,
il n'aurait garde sans doute de dédaigner les vieux
monuments du génie gaulois. Mais, faisant de la
critique, il prétend n'accorder son attention qu'à
FERDINAND BRUNETIÂRE 333
des œuvres vraiment littéraires ; et, pour prendre
un exemple, ce qu'a de « littéraire » le fabliau du
moyen âge, il le cherche dans Rabelais, dans Molière
et dans La Fontaine.
Le beau, dont M. Brunetière réintègre la notion
dans la critique, comme en étant, â vrai dire, l'élé-
ment essentiel, semble, il faut le remarquer aussitôt,
beaucoup moins intéresser sa sensibilité qu'exercer
sa raison ; et, si toute opération esthétique suppose
deux phénomènes d'ordre divers, l'un affectif, lautre
intellectuel, la critique de ce doctrinaire se traduit
bien plus volontiers par l'expression d'un jugement
que par celle d'un sentiment. Il est très réservé sur
la façon particulière dont les œuvres modifient son
moi sensible. Les « impressionnistes » ne l'en ac-
cusent pas moins de convertir ses impressions
personnelles en maximes dogmatiques. Dans un
article récent de la Bévue bleue (1), l'un d'eux,
M. Edouard Rod, le met en demeure de concilier
l'apologie de la critique objective avec cette déclara-
tion, par laquelle il ouvre son premier ouvrage,
que ce qu'on trouvera dans cet ouvrage, comme
dans ceux qui suivront, c'est « l'expression diverse,
selon les sujets et les hommes, de quelques . idées
fondamentales, toujours les mêmes » . M. Rod Ta-t-il
vraiment pris, ainsi qu'il nous le faisait espérer^ en
(1) Cet article a été recueiUi dans les Idées morales du temps
présent.
10'
-^
su LITTÉBATURE CONTEMPORAINE
flagrant délit de contradiction? Je ne vois pas,
pour ma part, ce qu'il peut y avoir de contradictoire
entre les deux termes, et comment, parce qu'elle est
Texpression de certaines idées fondamentales, la
critique devrait renoncer dès lors à se donner comme
objective; ou du moins, si M. Rod avait eu quelque
souci de prouver son dire, il lui fallait montrer que
ces idées fondamentales sont, chez M. Brunetière,
une manifestation inconsciente de son moi. C'est ce
qu'il n'a même pas tenté. Et je ne le blâme certes
pas d'avoir été trop audacieux en s'attaquant à
M. Brunetière; je regrette plutôt que son audace lui
ait fait faux bond juste au moment où il aurait dû la
justifier, et qu'il n'ait pas exposé à la « massue »
du redoutable critique quelques arguments assez
solides pour nécessiter l'emploi d'une arme aussi
terrible.
Nous reviendrons tout àTheure sur le dogmatisme
de M. Brunetière. Contentons-nous pour le moment
de marquer chez lui ce trait bien significatif que»
s'il exprime, comme on l'en accuse, les prédilections
de son goût individuel, en tout cas c'est seulement
après les avoir soumises à l'arbitrage de sa raison, et
quand celle-ci, les ayant pour ainsi dire ratifiées,
leur confère par là même une valeur objective. Il
en appelle de ses impressions sensibles à sa cons-
cience intellectuelle, et les mérites qu'il apprécie
dans les œuvres d'art sont beaucoup moins, répé-
tons-le, ceux qui affectent sa sensibilité, car il la
FERDINAND BRUNETIËRE 335
lient en suspicion, que ceux dont peut sans scru-
pule jouir son entendement.
11 conçoit la critique comme une application de la
raison. Expliquer, juger, classer, en voilà, selon lui,
l'objet véritable. Tandis que les autres, savourant
leur plaisir sans se mettre en peine de le contrôler,
n'ont aucun souci d'apprécier ce que valent en elles-
mêmes les œuvres qui le leur procurent, de fixer à
quel genre elles se rattachent dans une classification
méthodique ni quel en est le rang dans une hié-
rarchie bien organisée, c'est précisément à cela qu'il
vise et c*est de cela même qu'il fait son affaire
propre. Et si, quand il rappelle le dilettantisme à
l'obligation d'expliquer les œuvres, M. Brunetière
suit les traditions de la critique moderne, qui, depuis
M"** de Staël et Chateaubriand, est devenue de plus
en plus historique et compréhensive, il ne saurait
prétendre que la critique a pour objet final de clas-
ser et de juger sans mettre contre lui, non seule-
ment ceux auxquels c'est assez qu'un livre plaise, et
qui considèrent toute autre question comme oiseuse,
mais encore ceux qui s'en tiennent à déterminer les
rapports d'une œuvre soit avec son auteur, soit
avec le temps et le milieu dans lesquels elle a paru.
M. Brunetière est assurément bien loin de mécon-
naître la légitimité de la méthode relative et les ser-
vices qu'elle a rendus. Seulement, comme cette mé-
thode laisse à l'écart les questions les plus hautes et
les problèmes vraiment essentiels, il ne saurait
336 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
admettre qu'elle suffise à qui veut remplir tout l'of-
fice de la critique. Après avoir expliqué, le critique
doit encore juger et classer ; or, c'est assez des con-
ditions et des circonstances quand il s'agit d'expli-
quer une œuvre , mais il faut, si Ton prétend en dé-
terminer la valeur intrinsèque, des règles et des
principes. L'ambition de M. Brunetière est d' « établir
sur quelque solide fondement un ordre ou une
hiérarchie parmi leâ productions des poètes et des
romanciers. » S'arrogeant le droit de juger, il veut
encore que son jugement ait une autorité dogma-
tique comme exprimant ce qu'il y a en son moi de
plus fixe et de moins individuel, ce qui, sans exclure
pour cela les traits particuliers qu'imprime à chaque
homme son idiosyncrasie, mais en s'élevant au-
dessus de ces diversités irréductibles, est en accord
avec la nature même de l'esprit humain dans sa gé-
néralité traditionnelle et constante. Au lieu que la
sensibilité varie d'un homme à un autre, la raison
est ce que nous avons en nous de plus impersonnel.
Or, après avoir marqué tout à l'heure chez M. Bru-
netière comme un de ses traits les plus caractéris-
tiques la prédominance de la raison sur la sensibi-
lité, c'est encore le même trait que nous retrouvons
en lui quand ' il prend la défense du « général »
contre 1' « individuel », de la tradition contre la
singularité, et, pour tout dire en un mot, du sens
commun contre le sens propre. Nul doute qu'on ne
puisse expliquer par là son œuvre entière. De»
FERDINAND BRUNETIÈRE 33T
« idées fondamentales » qu'elle exprime, je n'en vois
pas une à laquelle ce principe ne s'applique
et dont il ne rende compte.
Ce qui intéresse M . Brunetière dans la critique,,
c'est aussi sans doiite ce que tel ou tel écrivain a
d'original et de particulier, mais ce sont avant tout
les acquisitions durables dont cet écrivain a enrichi
le patrimoine commun. Ou plutôt Toriginalité même
des génies les pltis rares, les plus novateurs. Il lui
plaît de montrer que ce qu'elle a de fécond et de
vraiment louable consiste, non pas à se singulariser,
mais à mettre sa marque sur des vérités dont la
pensée humaine était depuis longtemps en posses-
sion, et, s'il s'agit tout spécialement d'oeuvres d'art,,
non pas à tirer quelque chose de sa propre substance,
mais bien à s'approprier les choses communes, à se*
faire l'interprète de l'expérience universelle en lui
donnant une forme et de Tuniversel bon sens en lui
prêtant une voix.'
En un temps où l'érudition menaçait de réduire la
critique à je ne sais quel inventaire de faits si parti-
culiers et de détails si menus qu'ils en perdaient
toute valeur, M. Brunetière a vigoureusement plaidé
la cause des idées générales. C'est à ce titre, par
exemple, qu'il approuve les auteurs dramatiques de
soutenir des« thèses ».Et il ne nie point sans doute
que Molière ne soit un admirable écrivain ou qu'il
n'excellé dans la conduite de ses pièces; mais, si celles
de Scarron sont ^ plus amusantes o et celles de Re-
/
/
338 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
^nard « mieux écrites », si Molière mérite les re-
proches qu'on a bien souvent adressés soit à son
style, soit à ses « moyens de comédie », la supério-
rité que nul ne conteste à Fauteur du Misanthrope et
même de George Dandin sur Tauteur du Légataire
universel ou sur celui des Jodelets, provient apparem-
ment de rintérêt plus élevé qu'empruntent ses
<Buvres aux graves questions dont il s'y occupe, et,
pour dire le mot, aux a thèses » qu il y soutient.
€*est encore à ce titre que M. Brunetière exclut du
domaine de Tart les figures trop particulières et les
imagCN toutes locales dont l'original n*est pas sous
nos yeux, dont nous ne pouvons, comme il dit, sou-
mettre la vérité littéraire ou la représentation pitto-
resque au contrôle de Texpérience prochaine. Et,
partant de là, il reproche au roman historique de
mettre en scène des personnages qui n'ont pas assez
de ressemblance avec notre monde, au roman exo-
tique de peindre des objets qu'il nous est impossible
de reconnaître. Ce que Salammbô a de plus cartha-
ginois ne le touche guère, et il goûte médiocrement
les « couronnes de rêva-réva » que Pierre Loti pro-
digue si complaisamment, un peu de vérité humaine
lui semblant préférable à toutes les descriptions des
mœurs puniques ou des modes khassonkées. Ce qui
rintéresse, c'est ce qui est général. Assurément le
général doit sortir de l'abstraction, et il ne peut le
faire qu'en prenant une physionomie. Mais qu'il s'in-
dividualise sans se singulariser, que la vérité propre
FERDINAND BRUNETIÈRE 339
à tel pays, à telle époque, àtelle figure, se reconnaisse
toujours comme forme particulière d'une vérité plus
générale avec laquelle nous puissions la comparer.
Par cela même que M . Brunetière cherche à saisir
en tout des lois, son esprit systématique s'attache
plus volontiers aux traits communs qui déterminent
des catégories qu'aux traits spéciaux qui font de
chaque individu un exemplaire unique dans sa race.
11 y a des lois de ce qui convient à tout un groupe ; il
n'yenapas de ce qui est propre à Tindividu. D'autres
insistent de préférence sur ce qui distingue l'homme
deThomme, M. Brunetière sur ce qui l'en rappro-
che. Et ce n'est pas seulement quand il s'agit de cri-
tique littéraire. Cette tendance à généraliser est trop
profondément caractéristique de sa nature pour ne
pas se manifester dans toutes les questions quïl
soulève et dans tous les débats auxquels il prend
part. N'est-ce pas lui qui défendait naguère contre
M. Taine t l'homme abstrait » conçu de toute pièce
par la philosophie du siècle précédent ? Ce type nor-
mal et virtuel de l'humanité que l'école positiviste
tournait en dérision, il ne trouve pas que notre As-
semblée constituante ait commis une si grossière er-
reur en légiférant pour lui ; el tandis que d'autres,
exagérant ce qu'il y a de dissemblance entre les hom-
mes, en viendraient à ne plus admettre de lois que
celles dont chacun ferait prendre mesure sur lui-
môme, M. Brunetière soutient qu'on retrouve
l'homme dans tous les hommes, et que ce qui ne Test
340 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
pas s'ajoute à. cette humanité sans en effacer le ca-
ractère.
Si un individualisme excessif aboutit en politique
à Témiettement de toute société, il aurait pour consé-
quence en littérature la subversion de toute disci-
pline et de toute hiérarchie. Mais il y a plus : choisir
les éléments particuliers qui altèrent un type com-
mun aux dépens des traits généraux qiii rappellent
ce type, même en le diversifiant, — c'est se condam-
ner à ne rien produire de durable. Cette vérité ca-
pitale, M. Brunetière Ta souvent rappelée aux écri-
vains de notre temps, trop préoccupés, pour la plu-
part, du <r moment » et du « lieu ». Quand nous décri-
vons des choses particulières, il veut du moins, et
comme Buffon, mais avec une tout autre pensée,
que nous les décrivions par les termes les plus géné-
raux. Au surplus, si les particularités Tintéressent,
c'est, nous le répétons, en tant que modifications
d*un type général qu'elles varient sans le dénaturer.
Soit contre le romantisme, dontle trait le plus signi-
ficatif est peut-être la substitution du particulier au
général, soit contre le réalisme, qui prétend repro-
duire le monde et la vie humaine jusque dans leurs
plus minutieux détails, il soutient énergiquement la
théorie classique, celle dont Boileau se faisait Tinter-
prète et le défenseur en établissant le pouvoir de
là raison, cette théorie que la valeur d'une œuvre
littéraire se mesure à la constance et à la généralité
des caractères qu'elle exprime.
I
FERDINAND BRUNETIÊRE 341
Loîn que les détails fassent durer une œuvre, ce \
sont eux qui la font périr, et, si c'est par les détails
qu'une œuvre est vraie à son h*eure, d'une vérité tout
actuelle et contingente, qui n'est ni celle de la veille
ni celle du lendemain, c'est par ces mêmes détails
qu'elle devient fausse au bout de quelques années.
Et voilà pourquoi M. Brunetière, qui ne fit jamais^
difficulté de reconnaître ce qu'il y avait de légitime
dans l'évolution naturaliste, qui n'hésite pas à dé-
clarer hautement qu'il ne se trouve de salut et de
sécurité que dans l'exacte imitation de là nature ,
n'en malmène pas moins l'art « expérimental » ou
« documentaire », et, comme il dit, la littérature de
reportage. Car tout document produit estbien quel-
que chose d'incontestable ; mais cette considéra^
tion, qui a beaucoup de prix quand il s'agit d'une
œuvre historique, n'en a plus du tout quand il est
question d'une œuvre littéraire, et c'est par trop
rabaisser l'art que d'en mettre la gloire suprême et
la destination finale à faire connaître aux siècles
futurs la coupe de nos habits ou le menu de nos
dîners. Des archéologues peuvent étudier dans
V Iliade, par exemple, l'état social et les mœurs des
anciens Grecs, et de telles études ont évidemmen t
leur utilité, qui n'est pas médiocre, et leur intérêt,
qui n'est pas mince ; mais, si, depuis trois mille ans,
Homère n'a encore rien perdu de sa « gloire » et de
son « immortalité », ce n'est pas sans doute pour
nous apprendre comment les Achéens faisaient rôtir
\
342 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
un mouton. A évaluer le prix des œuvres d'après
leur importance documentaire, le plus précieux mo-
nument de notre âge serait, non pas la Comédie hu-
maine, quoi que M. Taine en dise, mais Y Encyclopé-
die Roret,
Ainsi donc les œuvres vivent — j'entends les
<Buvres delà littérature et de Tart considérées comme
telles — par ce qu'elles ont de général, et non par
leur vérité locale et momentanée. Et il faut bien re-
connaître que, pour passer à Tétat de types en fixant
leurs traits dans la mémoire des hommes, les figures
que l'artiste met en scène doivent tout d'abord avoir
eu leur caractère propre. Ou bien encore, les sen-
timents qui sont le fond même de Thumanité, son
fond partout et toujours identique, n'ont de valeur
expressive qu'à condition d'être, chaque fois que
l'orateur ou le poète les reprennent comme thème,
non point sans doute renouvelés dans leur sub-
stance, mais du moins appropriés dans leur forme à
un état d'âme individuel. Et M. Brunetière le sait
bien, et il ne se fait pas faute, au besoin, de le pu-
blier. Seulement, comme la plupart de nos écri-
vains attachent aujourd'hui leurs prédilections à ce
qu'ils peuvent observer autour d'eux de plus parti-
culier ou produire et cultiver en eux-mêmes de plus
exceptionnel, son devoir, à lui, critique, est de les
mettre en garde soit contre la recherche inquiète du
« moderne • jusque dans ses imperceptibles détails,
soit contre la manie de se singulariser en n'expri-
FERDINAND BRUNETIÈRE 343
mant de son Moi que les sentiments les plus rares,
les plus curieux, les plus « distingués », c'est-à-dire
les moins humains.
Le sens propre lui est tellement suspect qu'il se
fait l'apologiste de la banalité. Au sens propre et à
tout cequien procède, il oppose le lieu commun. Ce
« lieu commun » si raillé des habiles, il y voit
« la substance même de l'art de parler et d'écrire » .
Il se complaît à dire et à répéter que notre littérature
classique tout entière a été « l'expression des idées
communes», des idées c de tout le monde ». Bien
plus, faisant de ces idées la condition même, et,
pour ainsi parler, le support indispensable de Tin-
vention littéraire, il est heureux, on le sent, de mon-
trer que, si elle veut s'exercer librement, l'invention
doit porter sur des matières amenées par le long
usage à l'état de lieu commun, l'originalité de l'ar-
tiste n'ayant jamais ses aises et ne pouvant se dé-
ployer avec assurance que si le fonds d'idées qu'il
prend comme thème a déjà servi d'aliment à plu-
sieurs générations d'hommes.
Qu'est-ce donc, à vrai dire, que l'invention ? In-
venter, en littérature, ce n'est pas avoir une idée
nouvelle, tirer de son imagination un sujet qui n'a
jamais été traité et des personnages dont personne
n'a jamais vu les pareils, ce n'est pas exprimer des
sentiments ou des sensations tellement uniques
qu'aucun de nous, philistins, ne puisse y reconnaître
ni ce que lui-même a senti, ni ce qu'il est au moins
344 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
capable de sentir. Si rinvention consistait dans la
nouveauté de la donnée qu'on traite, il faudrait donc
restituer à Luigi da Porto toute la gloire dont Sha-
kespeare Ta dépossédé à son profit, et si elle consis-
tait dans la singularité des impressions que Ton rend^
il ne serait que juste de proclamer la supériorité de
cet obscur et âlambiqué Baudelaire sur Lamartine et
sur Victor Hugo. Mais d'où vient que tout le monde
s'accorde à mettre Luigi da Porto au-dessous de
Shakespeare, sinon parce que la véritable invention
ne se manifeste jamais avec autant d'éclat qu'en
prenant son bien où elle le trouve, c'est-à-dire en
s'emparant de sujefs déjà traités par d'autres ou
même tombés dans le domaine public ? et d'où vient
qu'il n'est personne — sans parler de maniaques ou
de farceurs — qui prétende mettre Baudelaire au-
dessus de Victor Hugo ou de Lamartine, sinon parce
que la véritable invention, l'invention de bon aloi,
ne se donne jamais plus librement carrière qu'en
renouvelant ces éternels lieux communs dont abon-
dent les Harmonies ou les Feuilles d'automne ? Que
faut-il, d'ailleurs, en conclure ? Tout simplement
que l'art a pour matière, non pas les exceptions et
les bizarreries, mais les choses vraiment humaines^
les choses de l'humanité la plus ordinaire et la plus
banale.
Si M. Brunetière aime et admire par-dessus tout
notre littérature du xvii* siècle, c'est que les écri-
vains classiques, « profondément convaincus de
FERDINAND BRINETIÈRE 345
Texistence d'une vérité générale, impersonnelle et
universelle », ont mis leur gloire et appliqué leur
génie, non pas à chercher dans les raffinements du
sens propre une originalité prétentieuse et suspecte,
mais à se faire les fidèles interprètes de la tradition,
c'est-à-dire de Thumanité moyenne. Cette tradition,
M. Brunetière en oppose la vertu éminemment con-
servatrice à la force révolutionnaire de l'individua-
lisme, pour y faire au moins contre poids; et la litté-
rature contemporaine lui étant apparu dès Tabord
comme dédaigneuse de toute solidarité, rebelle à
toute discipline, dévorée du besoin d'innover à n'im-
porte quel prix, il se donna pour tâche de la rappe-
ler au respect du « sens commun ». Entre le sens
commun et le sens individuel, écrivait-il récemment,
t c'est la tradition qui décide ; et, tout ayant changé
de Virgile à Racine (ou, si l'on veut,'de Racine à Vic-
tor Hugo), ce qu'il y a malgré tout d'identique ou
d'analogue entre eux, voilà ce qui fait le fond de
Thumanité, voilàce qui doit nous servira reconnaître
nous-mêmes ce que nos sentiments ont d'universel
ou de singulier, voilà Tautorité qui nous argue de
caprice ou de bizarrerie toutes les fois que nos goûts,
sous le prétexte d'être nôtres, sont en opposition ou
en contradiction avec elle. »
Ce n'est pas seulement la tradition nationale
dont il se porte le défenseur, c'est la tradition uni-
verselle de l'humanité. Quand, il y a quelques an-
nées, un habile et brillant publiciste venait, dans
346 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
un livre qui fît grand bruit à son heurft, de résoudre
ce qu'il appelait la « question du latin » en deman-
dant, sans y mettre beaucoup plus de formes, que
les langues mortes disparussent des programmes
de renseignement, comme n'ayant rien à faire avec
réducation de notre jeune démocratie, — au radica-
lisme démocratique, « dont Tidéal serait que ni le
nom, ni la fortune, ni la culture, ni quoi que ce
soit enfin ne se transmît d'un homme à un autre
homme », M. Brunetière, en. des pages éloquentes,
rappelait « que Thumanité, selon le beau mot du phi-
losophe, se compose de plus de morts que de vivants,
que la solidarité des générations à travers les âges
de rhistoire est le lien même des sociétés, et que la
civilisation ne diffère de la barbarie par rien tant
que par l'étendue, la nature et Tantiquité des tradi-
tions qu'elle représente et qu elle continue. »
Et si vraiment la culture ne peut avoir d'autre
objet que d'entretenir le respect de ces traditions,
ou môme un attachement superstitieux à ces préju-
gés, celui qui faisait tout à l'heure l'éloge du lieu
commun n'hésitera pas davantage, car les mots ne
sont pas pour l'effrayer, à prendre les préjugés, eux
aussi, sous sa protection, sachant bien qu'il est sans
doute commode de les tourner en ridicule, et même
que l'on peut ainsi se faire k peu de frais la réputa-
tion d'un esprit supérieur, mais qu'il vaut mieux,
d'aventure, au risque dépasser pour un esprit mé-
diocre, prendre la peine d'examiner s'ils n'ont pas
FERDINAND BRUNETIÈRE 347
après tout leurs racines dans une longue expérience
et n'expriment pas, à les bien entendre, une de ce&
vérités partout et toujours vraies, dont il est plus
dangereux encore de méconnaître l'importance que
facile et vain d'en railler la banalité.
Respectueux comme il Test du sens commun et de <
la tradition, M. Brunetière a naturellement peu de '
sympathie pour la « littérature personnelle. » Il ne ',
faudrait pourtant pas lui prêter un exclusivisme ^
étroit etfermé : c'est se donner trop beau jeu pour j,
Taccuser ensuite d'intolérance, d'insensibilité, j
d'aveugle entêtement. « La littérature personnelle !
répond à quelque chose de nouveau dans le
monde ; et ce quelque chose, ne serait-ce pas
la croissante complexité de la vie sociale ? Au
lieu des ressemblances, ce sont les différences, de
jour en jour, qui s'accusent, se précisent et se di-
versifient elles-mêmes à l'infini... Au moral encore
plus qu'au physique peut-être, le type a cessé
d'exister, il n'y a plus que des individus... La con-
naissance ou la science de l'individu, voilà désor-
mais l'objet de la littérature... et il n'y a pas d'œu- ^
vre enfin qui vaille la confession d'une âme. » Est-ce
un apologiste de la littérature personnelle qui tient
ce langage ? C'est M. Brunetière lui-même, et nous
avons peut-être quelque velléité de nous en étonner ;
mais ce qui nous étonne encore bien plus, c'est que
ceux qui font de lui un ennemi systématique de
l'individualisme aient si facilement oublié les pa-
(
348 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
ges, assez catégoriques pourtant, d'où sont tirées
ces lignes.
Si catégoriques, k vrai dire, que M. Brunetière
aurait Tair de se démentir, s*il n'ajoutait aussitôt
ses réserves et ses explications. Oui, sans doute, la
connaissance de rhomme ne laissant pas d'être tou-
jours ce qu'il y a d'important pour l'homme, nous
n'y réussirons qu'en nous confessant nous-mêmes.
Mais r « homme » qui est en nous, ce qui le carac-
térise vraiment, ce n'est pas tel détail extérieur de
notre costume, ce n'est pas non plus telle singularité
de notre personne physique ou même morale, c'est
« ce que nous avons déplus semblable à l'auditeur
qui nous écoute ou au lecteur qui nous lit, c'est ce
qu'il y a en nous de plus humain, ce qui nous rap-
proche le plus des autres hommes, c'est ce qui fait
entre eux et nous le lien de la société civile et de la
solidarité morale ». Si, pour ne pas sortir de la
littérature , nous parlons du lyrisme lui-même ,
qui est bien le domaine par excellence de la litté-
rature personnelle, ce que les chefs-d'œuvre de
notre poésie contemporaine ont de plus personnel,
c'est aussi ce qu'ils ont de plus généralement hu-
main, et les disciples de nos grands romantiques ne
se sont laissé aller, quelques-uns du moins, à d'in-
supportables bizarreries que pour avoir exprimé,
non plus leur humanité propre, mais un Moi capri-
cieux et subtil, et qui s'évertuait à l'être.
M. Brunetière est hostile au Moi, et, ne lui
à
FERDINAND BRUNËTIÉRË 349
faisant pas grâce dans la poésie lyrique elle-même, à I
plus forte raison le maltraite-t-il dans les autres »
genres littéraires. De toutes les formes que Tart i
peut revêtir, il n'en est aucune dont le Moi n'ait,
de nos jours, pris souverainement possession. On
ne fait pas seulement des vers avec ses amours,
on fait des romans avec sa vie, ce qu'on appelle des
romans vécus, — et, comme Ton écrit pour vivre, on
vit aussi pour écrire, — on fait de Thistoire avec
ses rancunes et de la critique avec ses « impres-
sions. » Mais quelles conséquences a donc « ce dé-
veloppement maladif et monstrueux du Moi ? »
M. Brunelière note avec soin tous les défauts, tous
les vices de la littérature subjective ; sans le suivre
sur ce terrain, ne pouvons-nous expliquer son ani-
madversion pour le Moi en la rattachant à cette idée
fondamentale que la raison doit prédominer dans les
œuvres d'art sur la sensibilité ? Car qu'est-ce que le
Moi? .N'oublions pas que ce qui caractérise notre
individu, c'est, non pas la raison, qui, d'un homme à
l'autre, ne comporte point après tout de telles diffé-
rences, mais la sensibilité, qui donne à chaque être
sa physionomie propre. L'hypertrophie du Moi se
traduitaînsi dans toute la littérature contemporaine,
depuis l'avènement du romantisme, par la prédomi-
nance de la sensibilité, laquelle exprime le particu- ■
lier et l'individuel, sur la raison, laquelle a pour
domaine le général et l'humain.
Cette opposition de ce qui est général à ce qui est
ESSAIS. 10**
i
350 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
purement individuel, ou bien encore dé ce qui est
« raisonnable » à ce qui est purement a sensible » ,
se retrouve sous d'autres termes dans celle de l'hu-
manité à la nature. Car r^wmamff^, c'est d'abord ce
que nous avons de commun avec les autres hommes,
cest ensuite ce qui caractérise notre faculté de pen-
ser ; et notre nature, c'est ce qui est propre à notre
Moi et ce qui caractérise notre faculté de sentir.
Dans la morale aussi bien que dans l'art, M. Brune-
tière oppose ce qui est humain à ce qui est naturel,
et la grande erreur de notre époque lui paraît être
d'avoir prétendu ramener Thomme à la nature, sans
faire attention qu'en art comme en morale il n'est
homme quautant qu'il s'en distingue, qu'il s'en sé-
pare, qu'il s'en excepte, o Le sens moral, a-t-il dit,
c'est proprement le sens humain, ou, pour parler
plus clair, le sens de ce qu'il y a dans l'homme de
supérieur à la nature. » La nature, cette bonne na-
ture que glorifiait Jean-Jacques, voyons bien que
nous l'aurons appelée de son vrai nom, si nous l'ap-
pelons en nous l'animalité primitive. Or, être immo-
ral, ce n'est rien de plus que de donner carrière aux
suggestions de cette animalité toujours indocile, e t
la morale n'a pas d'autre objet que de la brider. En
tout et partout ce qui est conforme à la nature est en
antagonisme direct avec ce qui est conforme à l'hu-
manité, et il n'y a pas un seul progrès de notre civi-
lisation qui ne soit une conquête de l'homme sur
ses appétits et sur ses instincts naturels. Au-dessus
FËRDII4ÀND BRUN£TIËR£ 351
de toute « vérité » , convaincu d'ailleurs que les
seules vérités oti nous atteignons sont des vérités
relatives, «erreurs de la veille, bien souvent, ou pré-
jugés du lendemain », — M. Brunetière met ce devoir,
qui comprend tous les autres, d'être des hommes ;
et c'est si bien là le cœur de sa doctrine, qu'il ne se
refuse même pas un barbarisme pour protester avec
plus d'énergie contre la a déshumanisation » des
âmes.
On s'est étonné qu'il incline au pessimisme; on s'en
étonnerait moins si l'on réfléchissait que le pessi-
misme, tel qu'il Tentend, se résume dans la lutte de
rhomme contre son Moi.Etje crois bien, pour ma part,
que le fond même de cette philosophie est essentiel-
lement égoïste, et qu'on aurait facile de le montrer;
mais ce qui nous importe à cette heure, c'est unique-
ment ce qu'y voit M. Brunetière, et je n'entre pas
dans une discussion qui ne saurait avoir ici sa place.
Pour lui la doctrine pessimiste, loin de conduire au
découragement et à l'inertie, renferme en elle un prin-
cipe d'activité militante, elle nous enseigne à nous
détacher de nous-mêmes, à combattre nos appétits et
nos passions, elle se fait l'éducatrice de notre volonté
moralisée en se faisant l'inspiratrice de nos efforts
pourdompter les suggestions d'un «vouloir «égoïste.
Le pessimisme auquel il incline est une sorte de chris-
tianisme tout moral et sans révélation . Dire que la
vie n'est pas bonne, revient tout simplement, pour
lui, à dire qu'elle n'a pas son objet en elle-même, et
f
352 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
que, par conséquent, nous devons mépriser les faux
biens et les vains plaisirs qu'elle procure. Mais d'ail-
leurs, en déclarant que la vie est mauvaise, M. Bru-
netière ne songe ni à la détruire, ni non plus à s'en
désintéresser, et tout son pessimisme aboutit aune
lutte énergique contre Thomme naturel, ou, encore
une fois, au bon combat de Thumanité contre la
nature.
Dans l'art aussi bien que dans la morale, nous re-
trouvons le piême principe capital : partout et sous
quelque forme que la question se pose, assujettir la
partie sensible de notre personne à sa partie ration-
nelle, le Moi à Tordre général, les instincts égoïstes
dont se compose notre individu à ce qui fait vraiment
notre valeur en tant qu'hommes, a Le plus grand
dérèglement de l'esprit pour un homme du xvii® siè-
cle, écrit-il, c'est de donner dans le sens individuel »;
et quand, rappelant le mot de Pascal : « C'est sortir
de l'humanité que de vouloir sortir de la médiocrité;
la vraie grandeur ne consiste pas à en sortir, mais,
au contraire, à y rester », il ajoute : « Là est toute la
morale, toute la psychologie, toute la rhétorique du
xvn* siècle », on peut bien dire que là, aussi est toute
sa rhétorique, à lui, toute sa psychologie et toute sa
morale. Ce que M. Brune tière cherche dans l'art, ce
n'est pas un homme, si l'on entend un Moi, c'est
Vhommey et l'œuvre littéraire n'a vraiment de valeur
à ses yeux que par ce « quelque chose d'universelle-
ment humain » qu'il retrouve jusque chez les drama-
FERDINAND BRUN£TIËR£ 353
turges chinois, et qui fait pour lui la supériorité des
classiques, soit des classiques latins, dans lesquels
il voit, à ce titre, les meilleurs éducateurs de Tesprit,
soit des classiques français, qui sont, eux aussi, des
classiques humains.
Si, pour classer les productions de Tesprit, M. Bru-
netière remonte à des principes scientifiques, il met*
ira, par exemple, la poésie lyrique au-dessus de la
poésie descriptive, parce qu'elle ajoute Thomme au
monde; s'il remonte à des principes moraux, Tartlui
apparaîtra comme investi d'une sorte de mission so-
ciale ; s'il remonte enfin à des principes esthétiques,
ce sera pour mesurer la valeur d'une œuvre à la
quantité d'absolu qu'elle manifeste. Ces trois modes
de classification, qui ne voit que, dans leur diversité
même, ils ont entre eux un point commun ? Quelle
que soit la nature du principe dont il part, M. Brune-
tière ne perd jamais de vue cet élément d'humanité,
d'éternelle et universelle humanité, qui est à ses
yeux le seul fond solide de toute œuvre.
Il s'est plus d'une fois expliqué sur la question de
l'art pour Fart. Cette question, a-t-il dit dans un
article sur Théophile Gautier, a est moins difficile
qu'on ne voudrait nous le faire croire, et il suffirait
presque à la trancher d'une distinction la plus sim-
ple du monde. . . Oui, pour les poètes, l'art peut être
son but à lui-même ; mais pour tous les autres écri-
vains et dans tous les autres genres, l'art ne peut
être à lui-même son but. » Je crains que cette dis-
354 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
linctioQ ne paraisse pas très fondée. Si vraiment la
question ne se pose même point en sculpture, en mu-
sique, en peinture, est-ce une raison suffisante pour
nier qu'elle doive se poser en poésie ? Elle revient,
d'une façon générale, et lui-même l'explique ailleurs,
à se demander si l'on peut traiter les mots ainsi que
des couleurs ou des formes, sous prétexte qu'un
mot est un son et qu'il évoque une image, comme
s'il n'exprimait pas aussi une idée ou un sentiment.
Or, celui qui, dans cette question de l'art pour l'art,
met tout d'abord la poésie hors de cause, doit, s'il
pousse la logique jusqu'au bout, je ne dis pas exclure
de la poésie les idées et les sentiments, mais pré-
tendre tout au moins qu'elle peut s'en passer, et, par
conséquent, la regarder comme une œuvre de vir-
tuosité pure. Sans ignorer qu'aux yeux de certains
esthéticiens l'art tout entier n'est vraiment qu'un
« jeu », je m'étonne que M. Brunetière, qui conçoit
l'art autrement, veuille faire pour la poésie une
exception contre laquelle protestent et les principes
mêmes de son esthétique et la manière dont il admire
d'autres poètes que Théophile Gautier ou Théodore
de Banville.
Aussi bien, si nous laissons de côté une distinction
mal justifiée, nous le trouverons, toujours d'accord
avec lui-même, appliquant à la question ces « idées
fondamentales » que j'ai tâché de mettre en lumière.
Si les théoriciens de l'art pour l'art se bornaient à
prétendre que le Moi de l'artiste doit rester en
FERDINAND BRUNETIÊRE 355
dehors de son œuvre, M. Brunetière, nous le savons
déjà, ne ferait aucune difficulté de leur donner raison,
et Ton ne sera pas surpris de lui entendre dire que,
plus les œuvres sont impersonnelles, plus élevé est
le rang qu'elles occupent dans la hiérarchie. Mais ce
n'est là qu'un point de leur thèse, et qui le leur ac-
corde peut fort bien rejeter la thèse elle-même. Ce
qu'il s'agit en réalité de savoir, c'est « si l'homme est
fait pour l'art, au lieu que l'art soit fait pour l'homme
comme par l'homme », c'est si l'art doit et peut « se
séparer de la vie sociale » .
M. Brunetière voit dans la doctrine de l'art pour
l'art « une conception également fausse deTart et de
la vie, qu'elle tend à isoler l'un de l'autre, et qu'en
les isolant elle dénature tous deux ». L'art et la vie
doivent être mêlés « sous peine de n'être plus, l'art
qu'un bàladinage et la vie qu'une fonction de l'ani-
malité ». Non seulement l'art doit se concevoir
comme une imitation de la vie, mais à cette imita-
tion de la vie il faut que préside un esprit de sympa-
thie humaine. La sympathie est la première vertu de
tous ceux auxquels leur génie a conféré une sorte de
mission. « Qu'est-ce qu'aimer l'art sans aimer
l'homme? » Si M. Brunetière n'a jamais assimilé la
destination de l'art à celle de la morale, il ne croit
pas non plus que l'art et la morale soient par essence
étrangers l'un à l'autre. Le poète, le romancier, l'au-
teur dramatique, n'ont assurément pour rôle ni de
prêcher ni de professer. Mais de ce que la morale
356 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
est une chose etFart une autre, s'en suit-il forcément
qu'une œuvre d'art ne puisse avoir sa moralité ? Sans
astreindre l'artiste à moraliser, sans lui demander
des sermons ou des leçons de conduite, sans vouloir
même qu'il déguise l'humanité sous prétexte de nous
en cacher les laideurs pour nous la faire aimer
davantage, on peut et l'on doit, selon M. Bru-
netière, exiger de lui qu'il exprime le sens inté-
rieur et profond de la vie humaine. Or ce sens ne
se révèle qu'à celui qui éprouve pour r'hums|.mté,
telle qu'il la peint, non pas l'intérêt curieux d'un
dilettante, mais une sympathie cordiale et active ;
et quelle que soit la nature des œuvres ou quels
qu'en soient Tobjet et le modèle, cette sympathie
leur insinuera toujours une haute signification de
moralité.
La question, je ne veux pas dire qui intéresse le
plus M. Brunetière, mais qui lui tient à cœur plus
que toute autre, c'est celle du dogmatisme dans la
critique. Et cela se comprend, car, si les impression-
nistes avaient raison, il ne subsisterait plus rien de
son esthétique et tout aussi peu de sa morale. Entre
le dogmatisme, tel qu'il le conçoit, et l'impression-
nisme, tel que l'interprètent M. Jules Lemaître ou
M. Anatole France, le débat ne porte d'ailleurs sur
aucun principe dont nous n'ayons déjà montré que
M. Brunetière se réclame, et celui qui veut s'en faire
une idée nette doit, si nous en jugeons bien, n'y voir
qu'une nouvelle forme de l'éternel conflit entre la
FERDINAND BRUNETIÈRË 3^7
raison et la sensibilité, ou bien entre le sens com-
mun et le sens individuel.
Qu'est-ce que le critique impressionniste? C'est
celui qui se borne à énoncer des préférences indivi-
duelles, qui, sans se mettre en peine de justifier ses
impressions par des principes généraux et par des
causes supérieures, apprécie les œuvres d'après le
plus ou moins de plaisir qu'il y prend. A ses yeux,
nous ne connaissons les choses que par la manière
dont elles affectent notre sensibilité individuelle. En
littérature pas pfus qu'ailleurs, il n'est de vérité
générale. Autant de Moi divers, autant de vérités
particulières, dont aucune n'a de valeur objective.
Chacun de nous est enfermé dans sa personne
« comme dans une prison perpétuelle ». Or, s*il n'y
a que des manières de voir propres à chaque tempé-
rament, le critique exprime la sienne, pour peu qu'il
la croie intéressante, mais il n'a pas la prétention de
l'imposer. Et de quel droit? Ceux qui dogmatisent
avec le plus d'assurance ne font en réalité que prêter
à leurs goûts personnels une autorité tyrannique.
Prenons-en notre parti, nous ne pouvons jamais sor-
tir de nous-mêmes, et c cette affreuse condition » ne
nous interdit pas sans doute de faire de la critique,
mais elle doit au moins nous inspirer quelque mo-
destie, nous ôter toute envie de régenter et de mori-
géner nos semblables, aux préférences desquels nous
n'avons à opposer que nos propres préférences.
Qu'il nous soit aisé de nous dérober, de nous arra-
I
'i58 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
cher complètement à nous-mêmes, c'est ce que
M. Brunetière n'a jamais prétendu. « Si Ton veut
dire, écrit-il, que nous courons, en jugeant, un ris-
que perpétuel de mêler dans nos jugements l'expres-
sion de nos goûts ou de nos préjugés, et quelquefois
celle de nos rancunes, on aura sans doute raison,
mais il n'en résultera qu'une conséquence, qui est
que la critique, en toute occasion, saura qu'elle doit
compter avec son erreur personnelle . » Et ailleurs :
« Il faut nous connaître nous-mêmes, savoir ce qu'il
s'insinue de nous, sans que nous le sachions d'ordi-
naire, dans nos impressions et dans nos jugements,
en quoi et combien ils diflFèrent presque inévitable-
ment de ce qu'ils sont chez les autres et de ce qu'ils
devraient être, quelle est en chaque cas enfin la
quantité dont il faut que nous les corrigions
pour les réduire à la justesse et à la vérité ».
Si ces lignes suffisent à montrer que M. Brune-
tière n'ignore point quelles sont les. difficultés
d'une critique vraiment objective, elles témoignent
aussi qu'il ne désespère pas d'en triompher. Nous
serait-il impossible de sortir de nous ? Mais ceux qui
le prétendent, eh quoi? ne sont-ce pas les mêmes
qui, sous le nom de dilettantes, se piquent de sym-
pathiser avec toutes les formes de Tart comme avec
toutes les interprétations de la vie, d'ajouter k leur
âme naturelle autant d'âmes acquises quil en faut
pour goûter également les différentes manières dont
tant de races, tant de siècles, et, dans chaque siècle,
FERDINAND BRUNETIÈRE 359
dans chaque race, tant de génies si peu semblables
les uns aux autres, ont compris et rendu la beauté ?
Comment les croire quand, à titre d'impressionnis-
tes, ils prétendent que nous ne pouvons nous abs-
traire de nous-mêmes, que chacun de nous est em-
prisonné dans sa personne, eux qui, à titre de dilet-
tantes, prétendent dépouiller si complètement leur
personnalité qu'ils changent d'âme en changeant de
livre ?
M. Brunetière n'a pas besoin d'en dire autant.
Quand il nie que nous soyons impuissants à sortir de
nous-mêmes, il peut bien, pour la beauté de sa cause,
entendre ces mots dans leur pleine acception, et
montrer alors que, si réellement chacun de nous
était cantonné et barré dans son Moi, nous n'aurions,
comme il dit, ni art, ni langage, ni société humaine.
Mais, pour établir la possibilité, la légitimité d'une
critique objective, il lui suffît de les prendre en un
sens beaucoup moins général ; il lui suffît de montrer
que nous pouvons subordonner notre Moi sensible,
source de variations perpétuelles et d'inévitables
contrariétés,, à notre Moi raisonnable, qui nous mu-
nira de règles. Prétendre dès lors que je puis sortir
de moi-même, c'est prétendre que je puis m'élever
au-dessus de mes instincts et de mes sensations pour
exprimer dans mon jugement, non plus les préfé-
rences de mon Moi, mais la raison impersonnelle de
l'humanité.
Le dogmatisme dont M. Brunetière prend en main
360 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
la cause n'a rien de transcendantal. Il est bien vrai
que, comme le dit M. Anatole France, le monde nous
apparaîtrait tout différent, si nous avions, pour le
voir, Toeil à facettes d'une mouche, ou, pour le com-
prendre, le cerveau rude et simple d'un orang-outang.
Mais ce ^ue M. Brunetière prétend, ce n'est pas éta-
blir une vérité littéraire qui s'impose à l'orang-outang
ou à la mouche ; et quand il cherche à découvrir les
lois de la beauté esthétique, peu lui chaut sans doute
de quelle façon un cerveau de singe apprécierait
nos poèmes. Il s'agit de vérité humaine et non de vé-
rité simiesque. Nous ne saisissons que des rapports,
c'est possible. Mais M. Brunetière ne le conteste pas.
Il ne nie point la relativité de la connaissance « en ce
qui touche le fond des choses, l'intimité de leur sub-
stance et la raison de leur être » ; il n'a pas plus be-
soin de l'absolu en soi pour légitimer sa critique
que le chimiste pour légitimer la chimie. Ce
n'est pas- un absolu métaphysique qu'il invoque,
mais un absolu historique, qui n'est autre chose que
la tradition. « Envier à la critique, a-t-il dit, et lui
disputer le droit de se réclamer de la tradition, c'est
proprement lui refuser le droit à l'existence. » La
tradition assuraiit la prédominance du sens commun
sur le sens propre, nous avons là le premier et le
dernier mot de toute sa critique, et la doctrine qu'il
professe ne veut devoir son autorité qu'à ce titre,
comme exprimant la conscience héréditaire de Thu-
manité moyenne. Agir contre nos instincts, voilà le
FERDINAND BRUMETIÉRE 361
triomphe de la morale ; juger contre nos goûts , voilà
le triomphe de la critique. Pour qui laisse de côté
toute considération métaphysique ou religieuse,
c'est au bien général de 1 humanité que nous devons
sacrifier nos instincts égoïstes ; de même, c'est à la
raison générale de Thumanité que nous devons sa-
crifier nos goûts personnels.
. On voit en son imposante unité la discipline de
M. Brunetière. Est-ce à dire qu'elle nous satisfasse
entièrement ? Ce que j'ai voulu dans cette étude,
c'est de rechercher les principes fondamentaux qui
la commandent et d'en faire voir la liaison. Et je
crois bien, non seulement que ces principes en eiix-
mêmes sont justes, mais encore que leur coordination
raisonnée et systématique prête au dogmatisme de
M. Brunetière une grande autorité. A quoi bon lui
reprocher de ne pas y demeurer toujours fidèle, et,
par exemple, de moins échapper aux influences de
son Moi sensible qu'il ne le pense et qu'il ne le veut?
Lui en faire un reproche, ne serait-ce pas encore se
ranger à sa doctrine ? Aussi bien, c'est sa doctrine
seule qui m'occupe, et je dirai tout de suite en quoi
elle me parait, non pas fausse assurément, mais in-
suffisante.
« Entre mandarins vraiment lettrés, a dit un jour
M. Jules Lemaître, il est établi que tels écrivains,
quels que soient d'ailleurs leurs défauts ou leurs
manies, existent. » M. Brunetière s'empare de cette
parole; et sans doute elle est bonne à recueillir de la
ESSAIS. 11
I
362 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
bouche d'un impressionniste, mais je ne vois pas ce
qu'un dogmaliste peut bien en tirer de significatif.
Qu'est-ce qu'un dogmatisme qui se contenterait
d'attester V « existence • universellement reconnue
de Bossuet, de Molière ou de Victor Hugo ? Faisons
unpasdeplus. Non seulement certains écrivains sont
reconnus de tous, mais il y a entre tel et tel écrivain
une différence de valeur que personne ne conteste.
Nous l'accordons à M. Brunetière. En sera-t-il beau-
coup plus avancé? Que tout le monde mette Cam-
pistron au-dessous de Voltaire et Racine au-dessus
de Pradon, cela suffît pour faire une part à Tobjec-
tivisme, mais cette part est si mince que les impres-
sionnistes eux-mêmes la lui reconnaîtront volontiers
sans se convertir pour cela au dogmatisme. Enfin,
« ce sont, dit M. Brunetière, les mômes choses que
les uns aiment dans Balzac ou dans Victor Hugo,
que les autres y aimeront moins, que lei autres y
critiqueront, mais que tous y reconnaîtront ». Ainsi
nous sommes tous d'accord pour reconnaître ce qui
est^ mais nous ne nous entendons plus dès qu'il s'a-
git d'appréciation. Or, si la critique consiste à ap-
précier, et M. Brunetière n'y contredira point, ne
serait-ce pas donner gain de cause à l'impression-
nisme que de constater la différence des apprécia-
tions entre personnes de culture à peu près égale ?
Et pourquoi voulait-on établir tout à l'heure que
nous nous accordons tous pour préférer Racine à
Pradon, si l'on reconnaît maintenant que ce que les
FERDINAND BRUNËTIÈRE 363
uns admirent dans Racine (ou dans Balzac et Victor
Hugo), c'est justement ce que les autres y criti-
quent ?
Je ne sais pas, d'autre part, ce qu'on peut gagner
en faisant voir que nos impressionnistes sont, comme
ledit M. Brunetière, « des jugeurs très résolus ».
Ceux-ci prétendant que M. Brunetière exprime les
préférences de son propre goût, il est sans doute de
bonne guerre de leur montrer qu'eux-mêmes portent
des jugements. Mais M. Brunetière n'abuse-t-il pas
ici du mot jw^er en lui donnant tour à tour deux
sens divers ? Si Ton ne saurait contester qu'il y a
dans toute impression un jugement, autre chose est
de juger comme le font les impressionnistes en se
référant à leur sensibilité personnelle, autre chose
est de juger comme le fait M. Brunetière en préten-
dant que ses jugements expriment quelque chose
de supérieur aux diversités des complexions indi-
viduelles, des humeurs et des goûts, en leur attri-
buant une valeur objective et dogmatique.
Nous voici ramenés à la véritable, à Tunique ques-
tion. Si je mets Pradon au-dessus de Racine, qui
pourra me dire que j'ai tort, ou plutôt de quelle
règle s'autorisera-t-on pour me le dire ? Le principe
dernier de M. Brunetière, celui d'où tous les autres
dérivent et le seul qui puisse fonder son objecti-
visme, puisqu'il ne veul point faire de métaphysique,
■^ c'est le consentement général, ou, si l'on préfère,
la tradition. Et sans doute je reconnais toute la valeur
A
364 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
de ce critérium; mais il ne Ta, cette valeur, que dans
les cas où nous pourrions le plus aisément nous passer
de toute autorité. Ira-t-on s'aviser aujourd'hui de pré-
férer la Phèdre de Pradon à celle de Racine ? Qu'il
s'agisse maintenant de savoir, pour emprunter un
exemple à M . Brunetière lui-même, lequel de ces deux
romans, Vatentine et la Cousine Bette^ remporte sur
l'autre, et de me démontrer, si je préfère Valentine^
que la Cousine Bette a plus de valeur, il sera déjà
bien difficile d'appliquer ici la règle unique du dog-
matisme, et sans méconnaître ce qu'un interprète de la
a tradition » pourrait dire en faveur de la Cousine Bet te,
il me semble voir aussi ce que cette tradition même
m'autoriserait à alléguer en faveur de Valentine.
N'établir d'autre critérium que celui de la tradition,
c'est avoir d'autant plus de force que cette tradition
est plus constante et plus générale, mais c est, par
suite, en avoir d'autant moins qu'elle laisse plus de
part aux divergences personnelles ; c'est être très
fort, mais quand vos jugements ne risquent pas
d'être contestés ; c'est être très fort dans les ques-
tions sur lesquelles il y a un accord à peu près una-
nime, c'est l'être d'autant moins qu'il s'agit de cas
plus discutables, et, par suite, qu'on aurait plus be-
soin de l'être.
D'autre part, les raisons ne devenant objectives
qu'en devenant générales, plus elles deviendront
générales, moins elles seront susceptibles de . s'ap-
pliquer aux difficultés particulières. Si M. Brunetière
FERDINAND BRCNETIfiRE ;Kd
s>n tenait, comme Nîsard« à la tradition française^
à la tradition ctassiqoe, son exclusivisme même lui
permettrait d^avoir des maximes précises* Mais il a
Tesprit plus large, et ce n'est pas la tradition fran*
çaise, c'est la tradition humaine dont il prétend que
la critique soit rinterprète.Or, encore un coup, plus
les limites sont reculées, plus il nous faut aban-
donner de règles au fur et à mesure que nous les re-
culons ; et, quand tous ne voulez d'autres règles que
celles où vous reconnaissez 1 expression, non pas de
tel ou tel génie particulier à une race, mais du génie
humain lui-même dans ce qu il a de constant avec soi
en tout temps et en tout lieu, ce que ces règles ga*
gnent en autorité, puisqu'elles sont universelles, qui
ne voit que leur universalité même le leur fait
perdre en valeur pratique ?
Accordons à M. Brunetière ce qu'il prétend lui
suffire pour fonder la critique objective : cette cri-
tique, telle qu'il la fonde, ne triomphe qu*en éta-
blissant des vérités auxquelles Timpressionnisme
lui-même peut bien souscrire. Elle échappe aux
contradictions du sens propre en se retirant si loin
et si haut que les généralités dont elle se contente
risquent de n'avoir plus qu'une valeur idéologique.
Elle ne s'impose dans ce domaine qu'après avoir
abandonné à l'impressionnisme presque tout celui
qu'il revendiquait comme sien. Si M. Brunetière,
quia mis à son service une dialectique habile et puis-
sante, ne peut encore la protéger assez contre les
^
\
366 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
empiétements du « subjectif », j'en conclurai que,
du moment où tout absolu métaphysique est mis à
Fécart, le dogmatisme ne saurait nous donner pleine
et entière satisfaction.
Entre bien des manières d'entendre la critique,
celle dont l'entend M. Brunetière ne m'en paraît pas
moins être mieux que toute autre en accord avec la
force même du mot.
« L'esprit critique », écrivait Sainte-Beuve, mais à
ses débuts, a est de sa nature facile, insinuant, mobile
et compréhensif. Cest une grande et limpide ri-
vière qui serpente et se déroule autour des œuvres
et des monuments de la poésie, comme autour des
rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de
vignobles et des vallées touffues qui bordent ses
rives. Tandis que chacun des objets du paysage
reste fixe en son lieu et s^inquiète peu des autres,
que la tour féodale dédaigne le vallon et que le vallon
ignorele coteau, la rivière vade l'un à l'autre, les bai-
gne sans les déchirer, les embrasse d'une eau vive et
courante, les comprend?, les réfléchit. ».... En mettant
ces lignes en tête de ses Contemporains, M. Jules
Lemaitre semble revendiquer Sainte-Beuve comme
le premier des impressionnistes. Mais, si Sainte-
Beuve se pique beaucoup plus de comprendre que de
juger et de classer, lui-même, ne Toublions pas,
travaillait poiirtant, en connaissance de cause, quel-
que peu de goût qu'il eût naturellement pour les
théories générales, à l'établissement d'un ordre
FERDINAND BRUN£T1ËR£ 367
suivant lequel se distribueraient les productions de
Tart comme se distribuent les familles naturelles en
zoologie et en botanique. Il marque, chaque fois que
Toccasion s'en présente, le caractère scientifique de
sa méthode. Il s'appelle un botaniste et il conçoit la
critique comme une herborisation des esprits. Or,
voir dans Fétude des écrivains et des livres une
science, non pas sans doute une science déjà faite,
mais une science en voie de se faire et àTorganisation
de laquelle on prétend soi-même coopérer, il n'en faut
pas, je crois,davantage pour se distinguer et se séparer
des impressionnistes,carJacritique ne saurait devenir
une science qu'en ver lu de règles supérieures à la mo-
bilité et à la diversité des t impressions » . Être pure-
ment impressionniste, c'est n'être qu'un amateur.
La doctrine de M. Brunetière Tassure, dans les
questions les plus hautes, d'une autorité qui est celle
de la raison toujours semblable à soi, et, si les règles
dont elle le met en possession sont beaucoup moins
applicables dans les cas particuliers, elles impriment
à son esprit, pour l'étude de ces cas eux-mêmes ,
une direction générale en accord avec le principe
dont elles procèdent. Tandis que les impression-
nistes font de la critique une espèce de roman per-
sonnel, il veut lui conférer une dignité magistrale.
Tandis que les dilettantes n'y voient guère que le
jeu d'un esprit plus ou moins ingénieux et fertile,
il ne craint pas d'en exalter le pouvoir jusqu'à dire
que, depuis trois cents ans et plus, a toute révo-
368 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
lution littéraire a eu chez nous une évolution delà
critique pour origine et pour guide » ; et il ne se con-
tente pas de le dire, mais il le prouve. La critique
telle qu'il la conçoit a la prétention d'agir sur le
public et sur les écrivains, d'indiquer à Tart la di-
rection qu'il doit suivre. C'est elle qui forme l'opinion
et qui fait l'éducation du goût, elle qui « donne
conscience aux génies de ce qu'ils peuvent et de ce
qu'ils doivent », elle qui empêche la littérature
d'être envahie par la médiocrité, dévorée par l'indush
trie, compromise par le charlatanisme, elle enfin
qui, en n:iaintenant la tradition, car il faut bien tou-
jours en revenir là, « rend, non .plus aux auteurs ou
à l'opinion» ni même aux lettres, mais à la race, à
la .nation, ce dernier service d'entretenir et de per-
pétuer d âge en âge l'identité de la conscience
nationale » dans sa communion intime avec la
conscience humaine.
M. Brunetière n'est point de ceux que ravissent
leurs propres incertitudes et qui se font gloire de
leurs contradictions. Il ne cause pas au hasard de
sa fantaisie. Il ne promène pas à travers les livres
une curiosité sans règle et sans but. Il a toujours, à
propos de chaque ouvrage qui l'arrête, une question
à discuter, une thèse à soutenir, une vérité à mettre
en lumière. Il disserte et il démontre, il juge et il
classe. Ne lui reprochez pas d'être pédant, car vous
vous accuseriez de frivolité ; ni d'être lourd, car il
serait bien fâché que ses arguments n'eussent pas
'
FERDINAND BRUNETIÊRE 369
de poids ; ni d'être dur, car il vous protège contre
l'ignorance ou la légèreté du public. Doctoral et
catégorique, l'esprit de finesse ou même de subtilité
ne lui manque pas, mais l'esprit de géométrie est sa
marque propre, que nous retrouvons jusque dans la
disppsition de ses preuves, dans l'enchaînement de
ses raisons et dans la charpente de ses phrases. Il
n'a pas seulement la suite des idées, la rigueur des
déductions, il a l'unité de la discipline. Et c'est pour
cela que, ne nourrissant d'ailleurs aucune ambition
de poète, d'auteur dramatique ou de romancier,
n'ayant d'autre affaire que de juger les œuvres et de
fixer à chacune leur valeur, la manière dont il com-
prend sa fonction de « critique • et celle dont il
l'exerce répond à ce que le terme laisse entendre de
plus grave, de plus solide et de plus autorisé.
11
j
I
}.
L'ÉVOLUTION ACTUELLE
DE LA LITTÉRATURB
Pour nous faire une idée de la situation littéraire
à rheure présente, c'est surtout le roman que nous
avons à considérer, comme étant, entre tous les
genres, le plus fécond, le plus divers elle plus signi-
ficatif. Il ne sera pourtant pas inutile d'examiner
brièvement où en est le théâtre, encore moins de
jeter un coup d'œil sur la poésie, et, sans consulter
un àun les innombrables cénacles qu'elle a vus éclore
en ces dernières années, de signaler tout au moins
ce que les tendances générales qu'elle manifeste ont
d'intéressant et de caractéristique.
Une question domine toute l'enquête : le natura-
lisme est-il mort ou bien subit-il une transformation?
Nous n'avons qu'à interroger notre littérature dra-
matique actuelle pour nous assurer que, même s'il
avait, dans tous les autres genres, épuisé sa vertu
propre, il n'en exerce pas moins sur le théâtre une
372 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
influence encore prépondérante. ATheure où la poé-
sie et le roman semblent répudier, sinon ce qu'a de
vraiment sain le naturalisme, du moins ce qu'il a de
grossier ou de banal, pourquoi révolution du genre
dramatique se caractérise-t-elle tout au contraire
par une tentative obstinément poursuivie d'appliquer
au théâtre la formule naturaliste ?
Comme le genre romanesque se prête mieux que
n'importe quel autre à la représentation fidèle et
directe de la réalité, le naturalisme s'y donna tout
de suite entière satisfaction; et même, entraîné sur
une pente irrésistible, il commit bientôt de tels
excès qu'une réaction devait inévitablement, se
produire, soit au nom de l'art, opprimé par une
réalité lourde et vulgaire, soit a» nom de la morale,
ôfiFensée par l'étalage de ré vol tantes obscénités. Mais,
au théâtre, il trouvait devant lui des obstacles qui
rempéchèrent de pousser jusqu'au bout l'appKca-
tion de sa théorie. Laissons de côté les convenances:
il lui faut bien en tenir compte, y ayant des choses
qu'il est difficile de faire entendre, encore plus de
faire voir ; mais, pour rester dans le domaine propre
de l'art, ne parlons ici que des conventions scéni-
ques. Le théâtre ne comporte pas les mêmes libertés
que le livre. Une école qui prétend substituer sur la
scène la vérité à la convention, peut sans doute abolir
certaines conventions artificielles et transitoires,
quitte à les remplacer le plus souvent par d'autres
analogues ; elle rencontre tôt ou tard en face d'elle
. L'ÉVOLUTION ACTUELLE 373
ces conventions fondamentales qui sont inhérentes
au genre et que suppose par définition toute pièce
de théâtre. Celles-ci même, elle saura peut-être les
accommoder plus ou moins k la vérité ; elle n'y sub-
stituera jamais cette vérité du roman, qui n'est point
la vérité du théâtre. Ainsi s'explique sans doute que
le naturalisme, ne pouvant, sur la scène , réaliser
complètement ses théories, lutte encore pour y faire
gagner à la vérité tout le terrain de plus qu'il se
croit capable de faire perdre à la convention.
Si nous n'envisageons que ses efforts pour serrer le
réel de plus près, il faudra peut-être lui savoir gré
de ce qu'il a ramené le théâtre à une observation plus
fidèle de la nature. Mais cette réforme ne date pas
d'hier ; elle se rattache au goût d'exactitude scru-
puleuse qui, depuis une quarantaine d'années, a
modifié toutes les formes de l'art ; et je n'oserais dire
que les comédies d'Emile Augler et de M. Alexandre
Dumas, qui adaptèrent les premiers le réalisme aux
conditions particulières du genre théâtral, n'offrent
point elles-mêmes des types ou des procédés conven-
tionnels ; mais ce n'est pas à la « formule » de ces
maîtres qu'il faut s'en prendre, c'est à leur tour
d'esprit personnel, à ce qu'il y a chez Tun de « bour-
geoisisme » çâ et là quelque peu poncif, chez l'autre
de rectitude tranchante et de manie doctorale ;
et, dans les soi-disant progrès que l'école actuelle a,
depuis eux, prétendu faire, la plupart, sauf quelques
minuties de mise en scène, n'ont d'a.utre effet que de
à
374 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
ramener Tàrt à son enfance, non point en abolissant
des conventions factices, mais en violant des lois
constitutionnelles.
S'il est un genre sur lequel le naturalisme doive,
semble-t-il, avoir peu de prise, c'est la poésie. Et
pourtant Técole des Parnassiens n'en a-t-elle pas
subi linfluence ? Elle se constitua au moment même
où Fesprit d'observation et d'analyse, en conflit
avec la ferveur sentimentale du romantisme, avec
son mépris pour le monde sensible, avec sa concep-
tion intuitive de Fart, renouvelait toutes les formes
littéraires par l'étude fidèle et minutieuse de la réa-
lité positive, — le roman, dont il faisait tantôt un
inventaire et tantôt une anatomie, : — le théâtre, qu'il
ramenait des légendes extraordinaires et des héros
surhumains aux événements les plus coutumiers et
aux plus simples figures de la vie ambiante dans son
train prosaïque et bourgeois, — l'histoire, qui avait
été une sorte de révélation passionnée ou bien encore
une téméraire synthèse, et qui devenait une enquête
rigoureuse et patiente, limitée par chaque historien
au petit nombre de faits dont il peut acquérir une
connaissance personnelle et complète, — la critique
enfin, qui, d'une rhétorique plus ou moins délicate, se
transformait en une science naturelle, botanique des
livres ou herborisation des intelligences. Cet esprit
qui transformait toute notre littérature, comment
l'école des Parnassiens n'en eût-elle pas inoculé quel-
que chose à notre poésie elle-même? Il s'y traduisit,
L'ÉVOLUTION ACTUELLE 375
soit, dans le fond, par le choix de sujets tout familiers
et tout humbles, par des analyses de sentiments dé-
licates jusqu'à la subtilité, soit, dans la forme, par un
méticuleux souci de la perfection rythmique et plas-
tique, qui n'€st, à le bien prendro, que le triomphe de
Tanalyse.
Ces scrupules d'exactitude qui caractérisent l'é-
cole du Parnasse, dénotent bien, si je ne me trompe,
rinfluence naturaliste. Et, de même que le natura-
lisme, s' appliquant à Tart des vers, en a fait surtout
un instrument de notation précise, qui peut lutter de
rendu avec le dessin et la peinture, de même, la
réaction à laquelle le naturalisme est maintenant en
butte^ s'accuse, dans le domaine delà poésie, par le
goût et le besoin d'une forme moins analytique, d'une
forme qui laisse un certain espace au rêve, au vague,
à ce qui n'est pas fini et ne peut se définir avec tant
d'exactitude ni même s'exprimer avec une lucidité
si parfaite.
Vbilà l'origine de ce qu'on appelle le Symbolisme.
L'école parnassienne avait poussé la précision jusqu'à
la sécheresse. S'ily a dans la poésie quelque chose de
mystérieux et d'indéterminé qui ne se prête pas à
l'analyse, et si vraiment ce je ne sais quoi en est Tàme
même, c'est se faire de la poésie une idée étroite que
d'en restreindre l'office à transcrire des sensations
rigoureusement définies avec une exactitude docu-
mentaire. » Je suis », disait Théophile Gautier, le
preihiermaîtredes Parnassiens, « un homme pour qui
I
376 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
le monde visible existe. » Est-ce donc là tout ce que
doit être le poète? Et même, en restant dans ce
monde visible que l'auteur il'Emaux et Camées se
glorifiait de bien voir, n'y a-t-il pas d'autre moyen
de le rendre que de le décomposer en ses plus
menus éléments pour traduire chacun d'eux par le
terme propre danâ une langue où l'image elle-même
n'est que l'illustration d'un détail ? Au lieu de noter
un par un tous les éléments d'un objet, le poète ue
peut-il pas aussi confier à ses vers l'impression que
l'objet a faite sur lui, nous communiquer, non pas
analytiquement sa vision même, mais synthétique-
ment l'état d'àme déterminé par cette vision ? C'est
là ce que prétend le Symbolisme ; et, si l'école par-
nassienne se rattachait au naturalisme par une con-
ception toute positive et matérialiste de la poésie,
nous voyons dès maintenant que l'école symbolique
n'est pas sans affinité avec la réaction morale qu*a
inaugurée la littérature de ces derniers temps.
Mais, après avoir justifié le symbolisme poétique
dans ce qui me semble bien être sa tendance essen-
tielle, j'ajoute que ce qu'il préconise delégilime n'est
point nouveau, et que ce qu'il apporte de nouveau se
réduit à ses exagérations et à ses obscurités. On dirait
vraiment qu'il n'y ait eu d'autres poètes en ce siècle
que les joailliers du Parnasse. Ce pouvoir de suggéfi-
tion, ce don de susciter les images, cette magie du
rêve et du mystère, ce sens profond et subtil des
mots, considérés non seulement comme des signes
Ce çii- aTTi>arii^ii~ ^i-p'"»!!!^* : ' v,^o»î <^*nO^ u^"^»* -,
ce *»tiiii. disait— H:., lef hiza^r^v-rit^ r: if< n^H'n mv^^tv
Piamaî^jtTK- JLz, par exfîiLTf'f.. ùt :*$ t^m l& t^/m^v"^ pr
pîtlic»re>5De, car ^i:ix jfs nï^is sûtï! l»,^n A^ï^^it; /..*^'<
sortes d* i^'-.ce^ — ptiiî-oii xiîr,^»;:^^ 3^ o'*^<î<;îî^^
TOTelie sa TaieTiT *^Yscîe t^î ^^.-r.TsUr^î^ * T*^«l ;^
monde coimait le fiLHiriix s-'iinrî dWrîhv.r R;r,'jî^^;.^5 ;
mais Toîci maiDlrnant M, Rone GhU, lo ch,M' >)<^
Técole « éTolutÎTe-inslmmenlisto », quo d^^^^^rn^o•;\^<^^
anal<^aes conduisent à une tout ;^utrx^ w^^t^-^t^.MU
D'après l'un, U est jaune, et le jaune eorrr^sp^Mhï ^ U^
flûte, laquelle « exprime Tinirèmule ol le î^ourùv ♦ i
d'après l'autre, — j'ignore quelle couleur M. tihU
attribue à TU, mais, rassimilant, oommeTO et IW,
au son des saxophones et des trompeUos^ il pnMon^l
que, a pour rendre un état dUagi\nui(i^ el tlo ni\\\*
plesse », le poète instrumentiste doil eu (^\\Wv nul-
gneusement Téclat. Lequel des deux oroiro ? Kl, n\
I
S78 LITTÉRATURE CONTEMP ORAlNIi
nous admettons qu'Arthur Rimbaud soit plus près
de la vérité, irons-nous jusqu'à dire que le vocable
de la langue française le mieux approprié à Texpres-
sion de t Tingénuité » et du « sourire » soit, — n'en
déplaise à sa mémoire, — quelque chose comme
turlututu ? Mais d'ailleurs, si la valeur musicale des
voyelles jouait en poésie un rôle aussi prépondérant,
que deviendrait le sens ? C'est^ aussi bien, le moin-
dre souci des symbolistes. Les Parnassiens avaient
péché par une précision excessive ; eux, pour peu
qu'ils s'appliquent, sont absolument inintelligibles.
N'insistons pas davantage. Autre chose peut nous
intéresser chez les symbolistes ; ce sont leurs essais
d'innovation, non dans la langue, car je n'attache
pas plus d'importance que de juste à l'avènement de
cette école <t romane » qui a pour spécialité de res-
taurer les anciens vocables et dont toute l'invention
se trouve au La Gurne, — mais danà le traitement
des vers et dans le mécanisme de notre métrique.
Que la métrique officielle, comme ils disent, com-
porte des modifications désirables, j'y consens volon-
tiers. La règle deThiatus n'est pas justement établie.
L'alternance des rimes masculines et féminines n'a
rien que de conventionnel. Peut-être même Télision
obligatoire de Ve muet précédé d'une autre voyelle
ne mérite-t-elle pas plus de respect qu'une vieille
superstition. Je conviens enfin qu'il faudrait réformer
notre quantité syllabique, qui, dans bien descas^ ne
correspond plus à la prononciation actuelle.
f€iE çrL-ttlH5* -Bia?«ir menruf 2Illx«:!î m ^•i'jîs>ur.. H
p»:»if,.** t -ter» JD Li* r:rMir4iEt :si:r ,a rju:»^ >^'ïyf j>^xî^
piaii «BBiE* £»:ac* a; xi»* rtTjTxTjia: i?* i»:cr^ çXVïssr
el T-îîs lia :i«L«i::«seti-. Or. il a'-fîft pas j^v>«5Siu?>^ sï^
rient parfaît^^zLeat à eertaias i??itrx^^ à <>e*tt\ J\>«l
me simpli^itir naîTe fait toat le prix. M3ii:> t?*l-v>^ tn<?ii
ainsi que nossyinb«>lislesrenlendeiil?N>>^uNM\l U;^
pas toat b«>naemeDt se donner plus de l^liUide el
de commodité 7 Certes il ne faut p;i$ re\tuire )«
poésie à une industrieuse marquelerie de ^ylU'^be^ ;
mais, si rien ne serait plus Tain que de $e ert^er À
plaisir des difficultés pour le puéril honneur d'eu
▼enir à bout, reconnaissons aussi que la riu^e uV^I
pas seulement une caresse de roroiUe, qu'elle a «^(i
fonction propre, qui est de marquer la Uu do Tuulh^
métrique, et que, sans prendre au mot lo» oxaK^^ra^
'^%0 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
lions de Sainte-Beuve, de Gautier et de BauTille,
cette fonction n'a jamais été plus nécessaire qu'en
un temps où la régularité du vers a subi de si pro-
fondes perturbations.
Notre alexandrin,' en effet, n*est plus, je ne dirai
pas celui de Racine, mais celui de Victor Hugo lui-
même (1). Victor Hugo, qui supprimait sans scru-
pule la césure soit au milieu du vers, soit à la fin, n^a
jamais consenti que la sixième syllabe ne fût pas
une tonique. Or, chez nos versificateurs actuels,
cette syllabe, souvent atone, est même, quelquefois,
dans le corps d*un mot, coupé de la sorte par la
barre virtuelle de Thémistiche. On peut, — jen'aipasà
dire ici pourquoi, — admettre ces atteintes à la symé-
trie traditionnelle ; et d'ailleurs révolution de Talexan-
drin, depuis André Chénier et Victor Hugo, nous y a
tout naturellement conduits. Mais que par lé-je encore
d'alexandrin ? Non contents de supprimer la rime,
ou peu s'en faut, et de combiner le vers suivant des
rapports dont il ne semble pas, bien souvent, qu'eux-
mêmes saisissent la complexe harmonie, nos sym-
bolistes en sont venus jusqu'à faire entrer dans
Funité métrique un nombre illimité de syllabes avec
des césures n'importe où. a Tout ce qui n'est pas
prose est vers, disait à M. Jourdain son maître de
philosophie, et tout ce qui n'est pas ver^ est prose. »
(1) Cf., pour tout ce passage, l'article intitulé VEvolution
rythmique de l'alexandrin, p. 111.
L'ÉVOLUTION ACTUELLE 381
Il n'avait pas prévu la langue hybride du Symbo-
lisme, laquelle n*est vraiment ni prose ni vers.
On peut soutenir que les règles mécaniques
gênent la sincérité du poète, que, pour être vraiment
sincère, le rythme, aftranchi de toute contrainte, ne
doit plus obéir qu'aux pulsations mêmes du cœur.
Mais alors, ne parlons plus de vers. Ce qui fait la
difiFérence entre les vers et la prose, c'est, non que
là prose n'a pas de rythme, mais que le rythme delà
prose est entièrement libre et que celui des vers
observe une symétrie fondée sur des combinaisons
régulières et constantes. '
Après avoir brièvement indiqué ce qui me semble
inacceptable dans les tentatives des symbolistes et
ce que je ne fais pas difficulté d'en admettre, j'ajoute
que, pour consacrer leurs innovations les plus loua-
bles, il faudrait un grand poète. — Anne, ma sœur
Anne, ne vois-tu rien venir ?
Si, de la poésie, nous passons au genre romanes-
que, la réaction antinaturaliste, analogue dans son
principe à celle du Symbolisme poétique contre les
Parnassiens, se manifeste de prime abord comme
ayant plus d'étendue, parce que le roman est, de
nos jours, un genre à peu près universel, et plus
déportée, parce qu'elle n'v dégénère pas en ques-
tions de facture et de mécanisme artistique.
Cette réaction s'y marqua, au début, par un retour
vers la psychologie. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'étroits
rapports entre le « psychologisme » et le naturalisme.
\
382 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
On peut même dire que Técole des psychologues,
empruntant sa méthode aux naturalistes, a fait,
comme eux, une œuvre d'enquête positive, A cet
égard le psychologisme n'est qu'une sorte de natu-
ralisme tourné vers le dedans. Mais, si les procédés fu-
rent les mêmes, analytiques départ et d'autre, quelle
différence que de les appliquer à l'étude de l'âme,
et non plus à celle du tempérament! Le psycholo-
gisme contient en lui-même une protestation mani-
feste contre la physiologie matérialiste de M. Zola
et de ses disciples.
Ce n'était pas assez. Depuis quelques années
déjà, la réaction se généralise et s'accentue. Tandis
que la philosophie de l'école naturaliste aboutissait
naturellement au déterminisme, au pessimisme, à la
misanthropie, les générations nouvelles revendi-
quent énergiquement contre le déterminisme une
autonomie de la volonté suffisante pour encourager
L'effort, échappent au pessimisme par le besoin et
le plaisir de l'action, dans laquelle se trouve non
seulement la raison de vivre, mais encore celle
d'aimer la vie, opposent enfin à Tâpre et sèche mi-
santhropie de leurs devanciers ce respect de la
solidarité humaine que certains appellent religion de
la pitié et qui n'est, à vrai dire, que le culte de la
justice, élargie parla tendresse.
Pourquoi faut-il que la réaction s'attaque, chez
plusieurs du moins, à la science elle-même et à
l'esprit scientifique? Ce que les uns nous proposent.
L'ÉVOLUTION ACTUELLE 383
c'est je ne sais quelle mysticité vague et dissolvante,
c-est une espèce d*évangélisme équivoque, qui «''éva-
pore en rêveries doucereuses et en stériles jérémia-
des, parce que, n'ayant pas la force de croire, il ne
saurait avoir la puissance d'agir. Et d'autres, qui
veulent être pris au sérieux, s'adonnent à la Kab-
bale, au commerce des esprits, aux pratiques
occultes, et, quand on leur demande en quoi consiste
leur « Magisme », répondent avec gravité que c'est
tout simplement « le plus haut résultat combiné de
l'hypothèse unie à l'expérience, le patriciat de l'in-
telligence et le couronnement de là science à l'art
mêlé. »
Mais laissons les « sârs » pentaculer, comme ils
disent, l'arcane de l'amour suprême, et, sans nous
égarer plus longtemps dans les mystères de leur
thaumaturgie, revenons au Symbolisme, dont le
Magisme lui-même n'est qu'une déviation, pour voir
si nous pourrons en tirer quelque théorie moins
vague. Ce qu'il est ou ce qu'il veut être dans la
poésie, j'essayais tout à l'heure de le dire. Et certes,
il ne peut manquer d'y avoir affinité foncière entre
le Symbolisme poétique et celui dont nous deman-
dons maintenant à la littérature romanesque une
expression plus générale, sinon plus significative.
Au fond, dans le roman comme dans la poésie, c'est
toujours la revanche de l'idéalisme sentimental, qui
procède naturellement par la synthèse, contre le
réalisme positif, dont la méthode est analytique.
384 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Pour bien comprendre révolution actuelle, il faut en
rapporter l'origine à l impatience des esprits, qui,
accusant l'analyse scientifique de reculer toutes les
questions sans avoir pu en résoudre aucune, cher-
chent entre eux et la vérité une relation directe,
immédiate, et croient devancer une critique trop
lente parles élans deFimaginationet parla vertu di-
vinatrice du sentiment. Faisons dansTécole symboli-
que une grande part au charlatanisme, une part non
moins grande au « jobardisme », — ce qu'elle offre de
sincère et de sérieux s'explique par cette tendance
intime, qui est en contradiction flagrante avec la
philosophie de l'école naturaliste.
Mais comment le Symbolisme traduira- t-il claire-
ment dans le domaine de l'art des aspirations aussi
peu précises ? C'est en vain que nous lui demande-
rions une formule caractéristique. Pourtant, le nom
même de Symbolisme a sa signification ; et, plutôt
que de se perdre dans les obscurités dont nos hiéro-
phantes enveloppent leurs oracles, le mieux est en-
core de s'arrêter à ce nom pour en tirer ce qu'il a
de sens.
Prétendant reproduire le monde réel, les naturalis-
tes devaient par là même s'en tenir à la représenta-
tion du particulier, ils devaient ne peindre que des in-
dividus, c'est-à-dire des hommes dont chacun ne fi-
gure que lui-même, ils devaient enfin s'interdire, non
seulement toute synthèse, mais toute généralisation.
Etvoilàjustement en quoi le Symbolisme s'oppose
L'ÉVOLUTIOM ACTUELLE 3B5
au Daturalisme, voilli le point le plus clair de la
doctrine symbolique et sans doute aussi son point
essentiel; et, quand M. Henri de Régnier prétend
abaanir délibérément, en toute conscience, les acci-
dents de milieu, d'époque, les faits particuliers >,
ou bien encore quand M. Adrien Remacle nous dit
que les œuvres symbolistes « n'admettent pas un
personnage, pas un milieu, pas un verbe, qui ne soit
représentatif d'entité », ou entin quand M. Paul
Adam déclare que te Symbolisme consiste « à saisir
les rapports des données hétérogènes apportées par
les naturalistes et les psychologues, à en tirer la
raison vitale et essentielle des mouvements humains,
qui sont très liés aux mouvements de la planète,
dont l'homme n'est que pour ainsi dire une cellule
cérébrale et l'humanité l'encéphale, à exprimer ces
rapports entre les lois supérieures de la gravitatio
entre l'inconnu ou Dieu et le phénomène conscie
du personnage choisi, celui-ci étant une forme pa
sagère 0(1 se manifeste, d'ailleurs, l'essence divii
et première B, — nous retrouvons dans ces difl
rentes formules, si élémentaires ou si «absconses
qu'elles soient, l'idée fondamentale que le mot mên
de Symbolisme résume et en dehors de laquelle je i
vois guère plus que divagations et extravagances.
Mais qu'y a-t-il mainlenanl de nouveau dans cet
conception esthétique? Si elle s'oppose aux procédi
d'un strict réalisme, cela ne veut pas dire qu'el
soit nouvelle, cela veut dire qu'elle est plus ancienn
XBEAIS. Il"
386 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
Faut-il renvoyer les symbolistes, je ne dis pas même
à Eschyle ou au Dante, mais à noire vieux Corneille,
dont Tœuvre presque entière est faite de symboles,
mais à Racine ou à Molière, dont tous les person-
nages sont des types en même temps que des êtres
vivants, et, dans notre siècle, à Chateaubriand, à
Alfred de Vigny, à tant d'autres? J'ajouterais: à
Victor Hugo, s'ils ne manifestaient un tel dédain
pour ce « regrettable» poète. Mais il en est encore
parmi nous auxquels le Pèlerin passionné n'a pas
fait oublier la Légende des siècles.
Et les naturalistes eux-mêmes ? Combien en
trouvera- t-on qui soient restés fidèles à leur théorie
purement analytique et documentaire? M. Zola, tout
Je premier, n'est-il pas, dans son genre, un idéaliste
forcené? Son œuvre entière procède d^une concep-
tion symbolique. Ce qu'il prétend écrire, ce n'est pas
rhistoire des Rougon-Macquart, mais celle de la
société française sous le second Empire. Chacun des
personnages qu'il met en scène résume soit toute
une classe sociale, soit toute une famiUe physiologi-
que. Et son idéalisme, cet idéalisme qui transforme
les individus en types, nous le retrouvons dans la
peinture des choses encore plus accusé peut-être que
dans celle des hommes. Qu'est-ce que le Cabaret de
VAssommoiry le Magasin d'Au Bonheur des Darnes^ la
Mine de Germinal, la Bourse de V Argent^ sinon des
espèces de monstres symboliques ? Or, si Tœuvre de
M. Zola lui-même est pleine d'emblèmes et de types,
L'ÉVOLUTION ACTUELLE 387
que faut-il en conclure ? D*abord et surtout, je le
veux bien, que M. Zola n^est pas aussi naturaliste
qu'il voudrait Tétre, mais aussi que toute œuvre
d'art , à quelque école qu'elle appartienne y im-
plique forcément Tidéalisation et la synthèse? Et
ainsi, ce que le Symbolisme nous apporte de nou-
veau, ce ne serait, outre sa phraséologie obscure
et pompeuse , que le parti pris de faire en con-
naissance de cause ce que les naturalistes eux-
mêmes font en dépit de leur esthétique et ce qu'ont
fait toujours et partout les poètes vraiment dignes
de ce nom, en vertu d'une vocation innée à leur
génie.
Mais, quoique la théorie systématique du symbole
soi ta peu près tout ce que le Symbolisme nous dé-
couvre d'intelligible, il faut reconnaître, comme je
l'indiquais tout à l'heure, que le mouvement sym-
boliste, dans les velléités confuses qu'il résume,
s'explique par une réaction générale contre la séche-
resse et la froideur de l'analyse positive. Revenons-y
donc, et demandons nous en concluant si les deux
grandes écoles entre lesquelles se divise ce siècle,
plutôt que d'exagérer chacune sa tendance propre, et
d'aboutir ainsi, Tune, à la négation de tout idéal,
l'autre, à je ne sais quel occultisme extravagant et
malsain, ne pourraient pas, unies dans une alliance
féconde, accorder ce qui est dû aux exigences de
l'esprit scientifique avec ce qu'on ne saurait refuser
aux besoins de l'imagination et du cœur. Sans doute
l
388 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
<;eseralà Fœuvre des générations qui montent; et,
parmi ceux que, faute d'un nom meilleur, Ton appelle
les néo-réalistes, il y en a quelques-uns qui dès
maintenant sont dans cette voie.
L'histoire littéraire de notre siècle peut, disais-je,
«e partager en deux périodes d'étendue à peu près
égale. Entre les écrivains romantiques, d-une part,
•entre les écrivains réalistes, de Tautre, nous trou-
vons, malgré les différences individuelles, si marquées
qu'elles puissent être, une ressemblance générale et
comme un air de famille. Quant à la phase nouvelle
dans laquelle il semble que nous entrions, ce qui
jusqu'à présent la caractérise, c'est le manque d'u-
nité, de discipline, l'anarchie intellectuelle et mo-
rale. Le naturalisme avait sa philosophie et sa doc-
trine littéraire; le romantisme, bien que son mot
d'ordre fût la liberté, supposait néanmoins chez
tous ceux qui en demeurent les représentants, quel-
que genre qu'ils aient cultivé, roman ou lyrisme,
drame ou histoire, une certaine communauté de
vues, une conception analogue non seulement de
Fart, mais encore de la vie. Aujourd'hui, ce ne sont
certes pas les écoles qui nous manquent ; mais cette
multiplicité même des écoles, — cabarets ou cha-
pelles, — montre assez la confusion et le désarroi
des esprits. D'ailleurs, parmi tant de nouvelles for-
mules, les unes ont pour défaut d'être si vagues
qu'elles en perdent toute signification, et les autres
sont étroitement attachées à tel ou tel point spécial,
L'ÉVOLUTION ACTUELLE 3Stl
non pas même (inesthétique, mais de grammaire ou
de prosodie.
Que notre littérature actuelle ne trouve pas facile-
ment une enseigne, un programme, et ce qu'on ap-
pelle en politique une plate-forme, il n'y a pas lieu
de s'en étonner. Le romantisme et le naturalisme
ont exprimé tour à tour les deux tendances fonda-
.mentales du génie humain : le premier, ses aspira-
tions idéales, le second, son attachement aux réalités
concrètes, et, si nous restons dans le domaine pure-
ment littéraire, le premier, cet art intuitif, divina-
toire, évocateur, qui procède du sentiment et de
l'imagination, le second, cet art analytique, positif,
documentaire, qui relève de l'observation et de Tex-
périence. En dehors de Tidéalisme sentimental et
du réalisme scientifique, il n'apparaît aucune for-
mule capable de rallier les esprits. De là tant de
vains tâtonnements. Le romantisme et le naturalisme
sont morts, Fun, consumé par Tardeur même d'une
passion dévorante, l'autre, stérilisé par la séche-
resse de sa méthode, Tun, pour avoir substitué des
déclamations ou des fantaisies à la réalité hu-
maine, l'autre, pour avoir réduit cette réalité à ce
qu'elle a de plus plat, de plus vulgaire ou de
plus abject. Mais l'idéal et le réel n'en demeurent
pas moins les deux principes essentiels de l'art.
Dans quelques exagérations qu'aient pu se fourvoyer
le romantisme et le naturalisme, ce n'est pas aux
principes, c'est aux écoles, qu'il faut imputer ces
â
390 LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
exagérations. Et la décadence même des deux
écoles, que nous avons vues périr Tune après Taulre
victimes de leurs propres excès, ayant mis cette
vérité dans tout son jour que Fidéalisme ne peut
divorcer avec le réel sans se perdre dans les diva-
gations, que le réalisme ne peut divorcer avec
ridéal sans tomber dans Tinsignifiance ou dans la
grossièreté, ^- quelle est donc la tâche à laquelle pa-
raissent appelées les générations nouvelles, sinon
de concilier Tun avec l'autre Tidéal et le réel, soit en
assujettissant Tidéal aux conditions nécessaires de
la réalité, soit en élargissant assez le cadre du réel
pour y faire entrer Tidéal, qui n'est, à bien Ten-
tendre, que du réel en passe de se faire ? L'idéal et
le réel doivent se pénétrer mutuellement sous peine
d'aboutir, le réel, s'il expulse l'idéal, k la négation
même de l'art, qui, dès lors, se confondrait avec la
nature, et l'idéal, s'il expulse le réel, à je ne sais
quelles aberrations où ne se retrouverait plus au-
cune vérité humaine.
Mais, du moment où les deux termes, loin d'être
en. opposition, se complètent l'un par l'autre, il n'y
a peut-être pas nécessité de réagir contre un excès
par l'excès contraire. L'art n'est ni idéaliste, si
l'on veut dire par là qu'il proscrive la réalité, ni réa-
liste, si Ton veut dire par là qu'il bannisse l'idéal.
Il n'appartient à aucune école , ayant pour matière
la vérité complète, que toute école commence néces-
sairement par mutiler. Et, sans doute, le réalisme et
L'ÉVOLUTION ACTUELLE 391
ridéalisme ne correspondent pas seulement, chacun
de son côté, à une conception de Tart^ conception
étroite dans les deux cas , chacune des deux
doctrines repoussant ce qu'il y a de légitime
dans les exigences de l'autre ; du moment que le
réaliste comme Tidéaliste, inconsciemment ou de
parti pris, déforme la nature en accommodant à sa
vision les images qu'elle lui présente, ce qui fait
l'antagonisme, c'est moins, après tout, la différence
de la théorie esthétique que celle de Tidiosyncrasie
physique et morale : convenons donc sans difficulté
qu'il subsistera toujours deux familles d'esprits dis-
tinctes, les uns s'arrêtant plus volontiers à ce que le
monde leur offre de noble, d'heureux et de beau,
les autres en représentant de préférence les misères
et les laideurs ; mais lune des deux tendances ne
peut-elle prévaloir sur l'autre sans l'exclure ? et, s'il
n'y a d'art vraiment humain, que l'art vraiment
complet, les artistes supérieurs ne seront-ils pas ceux
qui, dégagés de tout système, s'assigneront comme
objet, non pas d'assujettir la vie humaine à telle ou
telle formulé, mais d'en combiner les éléments di-
vers en une œuvre assez large pour échapper à
toute définition scolastique ?
TABLE DES MATIERES
Pages.
Le Pessimisme dane la Littérature contemporaine. . . 1
Le Drame shakespearien en France 69
Le Vers alexandrin et son évolution rythmique. . . . 111
Octave Feuillet 159
J.-J. Weiss 187
M. Emile Z)la, à propos de V Argent 199
M. Paul Bourget, /i propos des Nouveaux Pastels. . . 221
La Confession d'vn Amant de M. Marcel Prévost. . . 235
M. Marcel Prévost 247
M. Paul Marguerittc 281
La doctrine de M. Brnnetière. 827
L'Évolution actuelle de la Littérature 371
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