PAUL PLAT
ESSAIS
SUR BALZAC
PAKIS
LIBRAIRIE PLON
E. I^LON, NOURRIT kt C", IMPRIiMKUKS-ÉDITKUKS
Il l'i; <; vit \ \<: I k ii i: , i o
IS'J3
Tous ilinlts icseivi'-'i
SI SI
I ï>
^
— -0
cr w
-1 M
• 0)
ESSAIS SUR BALZAC
DU MEME AUTEUR
L'Art en Espagne 1 vol.
SOUS PRESSE :
Journal d'Eugène Delacroix (préface et noies).
Se conds Essais sur Balzac 1 vol.
EN PREPARATION :
La Force intérieure (roman) l voi.
PAUL FLAT
ESSAIS
SUR BALZAC
X^
PARIS
LIBRAIRIE PLON
1], IM.ON, NOL'UHIT et C'«, Ii\lIM{IMEUIlS-ÉDITEURS
n r F, 0 \ n A N c I K n i; , 1 0
I8î):{
Tous droits rhvrvi's
A MON CHER ET AFFECTIONNÉ
MARCEL SE M BAT
Je dédie ces Essais, en souvenir des heures pré-
cieuses et charmantes, durant lesquelles la pénétration
réciproque de 7ios esprits développa notre intimité,
et fortifia le sentiment inaltérable d'une rare amitié.
P. F.
Avril 1893.
AYANT-PROPOS
Un des phénomènes caractéristiques de révo-
lution littéraire moderne est la fortune diverse et
contradictoire de ces deux maîtres du roman :
Balzac et Stendhal. Le premier, dès l'abord, força
la réputation, s'imposa comme une puissance do la
nature, s'installa dans les lettres en conquérant :
c'est qu'à côté de certaines qualités qui ne pou-
vaient être appréciées que denosjours, il dévoila
dès l'origine un don de vie intense et d'intérêt poi-
{jiiant propre à saisir le succès immédiat, à lui
assurer la prompte réputation. Steiidlial, bien au
contraire, était un composé de talents rares, un
précurseur en toutes choses, et par sa forme
d'esprit si Ijizarre, et par son style si cnriciise-
ment vouhi, et par l'attitude éuijjmalique de sa
personnalité d'artiste ; il le comprit lui-même
tellement bien qn'il ne s illusioima pas un instant
AVANT-PROPOS.
sur sa destinée littéraire, et marqua, uous savons
avec quelle merveilleuse divination, l'époque
précise de sa renommée. Aujourd'hui, c'est-à-
dire depuis quelque dix ans, une gloire commune
unit et associe leur nom : ils nous apparaissent
tous deux contemporains, par l'exceptionnelle
faveur dont ils jouissent parmi les artistes, autant
que par l'influence indiscutable qu'ils exercent
sur les productions imaginatives de notre âge.
Stendhal a pris une place que l'on peut exalter
comme M. Paul Bourget, ou déplorer, en termes
un peu lourds, comme M. Edouard Rod, mais
qu'il faut bien constater, quoi qu'on en pense.
Quant à Balzac, son nom continue, après plus
d'nn demi-siècle, à bénéficier de la célébrité
qu'il souhaitait si ardemment, et son génie mar-
que d'une empreinte ineffaçable les efforts litté-
raires en apparence les plus opposés. Ce serait
une très intéressante étude que de comparer les
diverses catégories de « Balzaciens », et l'on y
verrait, entre autres cuiieuses choses, unies par
une commune admiration pour le maître du
roman moderne, les doux classes d'écrivains les
plus ii'réconciliables : les ccriunins natmalisles et
les écrivains cC idées.
Entre Balzac et Stendhal, il convient de noter
AVANT-PROPOS.
une autre différence. Stendhal inspira toute une
série de travaux ; depuis l'époque où M. Taine le
découvrit et le mit si magistralement en lumière,
on vit se produire une floraison de critiques
et d'études; aujourd'hui encore on continue à
s'occnper de son œuvre et à commenter son
talent : il faut reconnaître d'ailleurs que les
récentes publications inédites livrées à la curio-
sité des lettrés, qui dévoilent de plus en plus
l'arrière-fond de ce mystérieux esprit, consti-
tuaient des documents nouveaux, à maint égard
précieux pour l'analyste. En ce qui concerne
Balzac, il n'en fut pas ainsi : si l'on excepte la
belle étude de M. Tainc — mais la dimension
même de ce travail limitait son effort — on cite-
rait difficilement, croyons-nous, un ouvrage qui
compte sur Balzac, ou plutôt sur le génie de Bal-
zac ; car toute une partie du travail a été exécutée
la partie accessoire et fragmentaire; ou a réuni
les matériaux de l'œuvre ; tout ce qui a Irait à
l'élément anccdoti(jue et biogra[)hi(jue a été fait,
tellement fait (jti il we reste rien à y ajouter, et
(|ue, [)oui' noti'c paît, nous nous tarderons soi-
gneusement de la plus légère inclusion dans ce
domaine.
Il est clair (juc IJal/ac, par la hauteur et liui-
IV AVAM-PROPOS,-
nieusité de son génie, se prête mal à des études
du genre de celles qui furent tentées sur Stendhal.
Si rare et si complexe que soit F esprit de ce der-
nier, il est de dimension moins vaste et se laisse
plus aisément aborder. Balzac nous apparaît
comme une montagne dont l'ascension épou-
vante. L'occasion est ici propice d'expliquer ce
que nons avons vonlu. En effet, s'il s'était agi
d'une analyse complète et détaillée de son œuvre,
nous n'aurions en ni la force ni le goût de 1 entre-
prendre ; une telle besogne nous aurait semblé
inutile et vaine : c'eût été à la fois trop et trop
peu. Ce que nous avons cherché, ce qui restait à
tenter suivant nous, c'était, une fois admis et
constaté le retentissement, la réaction puissante
du génie de Balzac sur lame moderne, de préci-
ser les exemples do cette influence et de ce
retentissement. Il ne faut donc voir dans ces
« Essais » que le résultat d'heures employées à
savourer Balzac, dilettantisme qui, loin d'être
stérile, suggère une foule d'aperçus embrassant
à la fois telle partie de l'oeuvre du maître roman-
cier et telle face de la société : nous confondons
les deux termes, puisque son triomphe est préci-
sément d'avoir réalisé cette confusion dans ses
ouvrages.
AVA^T-PROPOS.
Ne sont-ce point, en effet, deux choses identi-
ques et réciproquement convertibles que l'étude
de certains problèmes palpitants de la vie, et
l'examen, en ses portions capitales, de l'œuvre de
Balzac? Là réside son modernisme au regard des
artistes, ce mot signifiant l'intensité de suggestion
exercée sur nos âmes par tel ou tel écrivain. C'est
ainsi, par exemple, que la sensibilité féminine
ayant été examinée par lui sous la plupart de ses
aspects, une étude des principaux types de
femmes, surtout des femmes contristées et tortu-
rées par l'existence, se trouvera être en même
temps une étude de la sensibilité féminine. Emettre
cette idée, c'est indiquer le but et la limite
même de notre effort : cet effort ne doit pas por-
ter seulement sur les jugements, sur la critique à
faire de tel ou tel ouvrage, sur les contradictions
([u'il peut enfermer ; il dépasse de beaucoup
et dans un sens tout différent tel ou tel type
concret, pour s'attaquer au fond même de l'âme
féminine, successivement envisagée par Balzac
dans des milieux et des situations diverses,
comme (;n présriicc d antanl de réactifs qui nous
aident à pénétrer le secret de son essence !
Le point de vue auquel uous nous plaçons ici,
qui a sug"{|éi"('' le cliapilrc des l'Cmmcs mallicii-
AVAM-PROPOS.
reuses, doits pourrions le reprendre et l'appliquer
de manière identique aux différentes catégories
sociales étudiées par Balzac. Notre raisonnement
serait le même pour le chapitre que nous avons
intitulé les Jeunes Gens, le même encore pour
celui des Courtisanes, s il ne convenait d'ajouter
que nous abordons ici une question plus com-
plexe : en même temps que nous y tentons une
étude de psychologie pure, nous touchons à l'un
des plus graves problèmes sociaux. Dans le cha-
pitre des artistes, nous y entrons bieu plus
encore, en examinant ces belles études sur la
presse, dans lesquelles Balzac pressent les
développements et les vices du journalisme mo-
derne.
Si les explications précédemment fournies ont
bien marqué l'esprit qui a présidé à ces « Essais » ,
le plan en apparaîtra comme forcé : d'abord une
étude sur l'œuvre maîtresse de Balzac, dans
laquelle, écartant de parti pris tout ce qui a trait
à la genèse, aux péripéties des romans, nous
nous sommes uniquement appliqué à choisir,
parmi s(;s créations, celles où nous trouvions avec
le plus d'intensité le reflet des préoccupations de
nos âmes modernes : tel est l'objet de ce premier
vohmie, consacré à la Comédie humaine. Nous
AVANT-PROPOS.
passerons ensuite à Fexamen de ce qu'on pour-
rait appeler les parties adjacentes de son œuvre,
en étudiant son ingénieux effort de style comme
conteur, ses vues si profondes en matière de cri-
tique générale, ces idées si larges et trop peu
connues, par lesquelles Balzac se révèle comme
un précurseur : idées qui constituent une mine
d'une inépuisable richesse où beaucoup allèrent
puiser qui ne s'en vantèrent point. La consé-
quence immédiate et directe sera l'examen de sa
langue, de sa philosophie, en un mot des causes
maîtresses qui contribuèrent à faire de lui la plus
haute figure littéraire de ce siècle.
Tel est le cercle de notre effort : nous placer
en face d'une grande œuvre écrite, comme dans
un musée l'artiste se place en face des tableaux
d'un grand peintre; en jouir profondément;
noter les vibrations exquises ou puissantes qui
nous agitent; laisser enfin ces vibrations produire
en notre âme leurs conséquences nécessaires,
c'est-à-dire l'évocation de quelques idées géné-
rales sur l'Art et sur la Vie.
IS'.KJ.
ESSAIS SUR BALZAC
CHAPITRE PREMIER
LA PRÉFACE DK LA « COMÉDIE IIUMALNE » .
Conception d'enscinblc de la Comédie humaine : coniiiicnl elle
s'opéra. — Solidarité dos phénomènes de la vie ; esprit générali-
saleur de Balzac. — Nature du véritable esprit scientifique. —
L'esprit sjstéinatii/ue, soutien de toute yrande œuvre.
L'idée maîtresse de la Comédie humaine : l'iiuinanilé et l'anima-
lité. — Doctrine de l'Évolution opposée à celle de la Création.
— h' Unité de plan appliquée aux espèces sociales. La théorie
des Milieux et des Types indiquée par Balzac. lîéaclion de ces
idées sur l'œuvre.
Les Idées à côté : La théorie des Forces. — Conception amorale
de l'art. — Seule lacune de ses vues d'ensemble en ce qui touche
la religion.
(i L'idée première de la Comédie humaine fut
d'abord chez moi comme un rêve, comme un de ces
projels im[)OS8iI)U'S (jiie l'on caresse cl (inon laisse
s'envoler. Lue chimère (jui soiiril, qui montre son
visajje de femme et qui déj)loic aussitôt ses ailes en
remontant dans un ciel fantasti<jue. Mais la chimère,
comme heaiicuup de chimères, se chanjje en réalité :
elle a ses commandcmeuls et sa tyrannie aux(jucls il
faut céder. » Ne vous trompez [)as à cette phrase qui
1
2 CHAPITRE PREMIER.
figure au début de la Préface; si vague qu'elle
semble au premier abord, si métaphorique qu'elle
vous apparaisse et embrumée de poésie, elle n'en est
pas moins suggestive en ce qui touche les tendances
de l'esprit de Balzac et la manière dont s'imposa la
conception d'ensemble de son œuvre.
Les phénomènes du monde lui apparurent un jour,
non plus distincts et isolés comme aux intelligences
moyennes qui ne sauraient embrasser la nature que
fragmentairement, mais reliés entre eux par des
attaches puissantes et dans un rapport de dépendance
éternelle les uns à l'égard des autres. L'immense
solidarité qui caractérise les manifestations de la vie
et fait que, dans le choc des événements multiples,
elles réagissent d'une manière aussi sûre que mysté-
rieuse, cette solidarité dut le hanter en un jour
d'obsession plus vive : le Roman, par conséquent,
cette représentation artistique des choses, dut lui
paraître susceptil)le, à l'image des réalités qu'il est
destiné à fi.xer, d'une coordination par ensembles et
par masses superposées. Mais comment s'opéra chez
lui cette subordination d'œuvres diverses à une con-
ception générale, cette superposition, ou, si vous
aimez mieux, comment s'établit celte assise scienti-
fique de son grand ouvrage? Tel est le point capital
qu'il importe de fixer, car il nous servira à différen-
cier Balzac d'une autre catégorie d'artistes radicalc-
Icment opposés à lui. Ce travail ne se fit pas soudai-
nement, à l'origine de ses inventions romanesques;
ce ne fut pas une notion » plaquée " et artificielle.
LA PREFACE DE LA « COMEDIE HUMAINE », 3
Il s'imposa à lui lentement, sous Tinfluence de cet
effort latent et inconscient du cerveau qui échappe à
l'analyse, mais n'en produit pas moins ses effets, à
l'insu de celui-là même qui les subit : ce qui ne veut
pas dire qu'il se présenta d'une manière purement
dédiictive, comme pourrait le faire croire la suite de
sa préface. Je me l'imagine au contraire aboutissant
à une sorte d'illumination soudaine, phénomène de
véritable intuition, mais préparé de longue main
par ses innombrables travaux antérieurs, par cette
élaboration inconsciente dont nous parlions. A
l'exemple de toutes les vastes généralisations philo-
sophiques qui s'imposèrent au génie de leur inven-
teur avec le caractère d'évidence, et qui n'en sont
pas moins le résultat d'une patiente contemplation
des phénomènes particuliers de la vie, cette gigan-
tesque vue d'ensemble de la Comédie Inimaine dut
se produire avec la rigueur d'une nécessité psycholo-
gique, suite de la longue accumulation de docu-
ments qui furent ses premières œuvres. On ne sau-
rait trop insister sur cette idée pour marquer la dif-
férence entre une conccj)lion scientifique réellement
vialde et les conceptions scientiriquos rattachées et
plaquées à un effort littéraire, ainsi que nous en
vîmes naître à la suite et j)ar esj)rit d'imitation (1).
Celle de Balzac découle de son œuvre et s'impose
comme une conclusion logique; elle fait corps avec
elle au poml d'eu être lusrpMrabh". Lts Miilrcs sont
(1) Telle la coriccjitinii i\v^ » lliiiijjiiii->Li('(|iiart " ili' M. Ilmile
Zola.
4 CHAPITRE PREMIER.
antérieures à l'œuvre de leurs auteurs, qui paraît avoir
été écrite j)Our les prouver; d'où cette impression
qu'elles laissent d'être inefficaces et dépourvues de
vie.
Plus d'une fois dans le cours de ces essais, nous
aurons à indiquer le retentissement des théories phi-
losophiques et scientifiques sur le fjénie de Balzac.
Pour lui, comme pour tous les écrivains de premier
ordre, elles formèrent l'assise de l'œuvre ; elles lui
communiquèrent cette sève et cette saveur excep-
tionnelles qui, malgré d'immenses défauts, marque-
ront sa place immortelle dans l'histoire des lettres.
A vrai dire, il n'est pas de grand ouvrage, même de
pure imagination, qui ne révèle, chez celui qui l'a
composé, une vue générale des choses, une doctrine
par conséquent, qui ne soit en quelque manicre systé-
matique et ne repose sur une conception d'ensemble
de la vie. Quelle que soit leur forme, leur catégorie
artistique : drame, roman, poésie, ils présentent
tous ce point commun, à côté de leur affabulation
individuelle, élément secondaire et contingent, de
nous hausser au domaine inviolable de Vidée, qui est
l'élément éternel. A cet égard, les productions de
l'esprit peuvent se diviser en deu.\ classes : celles
qui n'ont point de soutien et sont destinées à dispa-
raître avec les circonstances transitoires qui leur ont
donné naissance; les autres à côté, qui reposent sur
une puissante assise et correspondent aux besoins
éternels de l'iiniuanité. L'assise littéraire de l'œuvre
de lUd/ac fut, sinon la connaissance, — le mot serait
LA PREFACE DE LA » COMEDIE HU.MAINE ". 3
trop précis, — l'intuition des grands problèmes dont
la solution devait renouveler les sciences naturelles
et les sciences morales. De même que les décou-
vertes de Copernic et de Newton avaient précédem-
ment Ijoulevcrsé de fond en comble les notions
acquises par l'humanité sur le système du monde,
de même aussi les hypothèses fécondes des Lamarck
et des Geoffroy Saint-Hilalrc allaient exercer une
réaction profonde sur l'esprit humain et renouveler
son sens de la vie. L'œuvre de Balzac est imprégnée
de cette bienfaisante influence. A ce titre, il fut au
premier chef un moderne : il laissa le rare et magni-
fique exemple d'une entière compréhension des des-
tinées littéraires, et il semble que sa Préface ait été
composée pour donner une attestation solennelle à
cette phrase d'un de ses contemporains : — " Le
temps n'est pas loin où l'on comprendra que toute
littérature qui se refuse à marcher fraternellement
entre la science et la philosophie est uwq, littérature
homicide et suicide. ■•
L'idée maîtresse de la Comcdie humaine vient
d'une (i comparaison entre rhiinijinilé et l'anima-
lité 11 . Cette proposition nous sembh; bien simple
aujourdhui; il faut songer c|u elle fut bu'miilée en
18i2, «-'est-à-dirc sous 1 iiillncnce des mémorables
discussions entre Cuvier et (îeoffroy Saint-llilairc.
A son heure, elle était étrangement hardie, mise en
tète d'dMivres d'imagination, et passa pour une sur-
prcii.'iiitc iiiiiovalioii Depuis lors, rcspnl Iiiiiumim a
iiwuclié : les ventés enl revues par (îeoffroy Saint-
6 CHAPITRE PREMIER.
Hilaire, qui représentaient à cette époque la limite
extrême de l'effort scientifique, ont été reprises, con-
firmées, étendues, proclamées avec leurs consé-
quences, et ont abouti aux hypothèses darwiniennes.
En nous plaçant à ce point de vue, l'opposition se
fait aussitôt dans notre esprit entre la conception
ancienne de la création, et la conception moderne
de V évolution. Au lieu de voir à tous les tournants de
la pensée l'intervention d'une puissance surnaturelle,
d'une Providence qui à chaque lacune de nos con-
naissances intervient comme un coup de miracle,
une autre conception a dominé notre cerveau : celle
de la continuité, des transformations successives et
insensibles grâce auxquelles toutes choses ont passé
de l'état indifférencié de la nébuleuse primitive à
travers les stades divers qui constituent l'évolution
cosmique, géologique, puis biologique, et se résument
dans les matières qui firent le fond de l'étude de
Balzac : l'évolution sociologicjuc. Nous disons que le
retentissement d'une telle doctrine doit être considé-
rable et universel sur un esprit. Son effet principal
est de communifjuer à l'artiste, quand l'esprit qui en
est pénétré se trouve être tel , la forme de pensée
j)liHosoj)lii(jue, ce qui au plus haut degré caractérise
Balzac; bu-me de pensée qui a pour trait capital l'in-
tense sentiment (più tout phénomène, physique ou
moral, il existe une ou plusieurs causes. Causalité,
sentiment de la causalité : c'est un des traits saillants
de Sf)n (ab'nl lidéraire. I5alzac ji'assisla (ju'à la j)re-
mièrc phase de rénovation des sciences naturelles; il
LA PREFACE DE LA « COMEDIE HUMAINE ». 7
s'arrêta à Geoffroy Saint-Hilaire et ne connut rien
des théories darwiniennes. On peut se demander, on
doit même se demander l'application qu'il en eût
faite aux lettres, s'il avait vécu de notre temps, si, au
lieu d'appartenir à la première moitié de ce siècle, —
car son effort intellectuel ne dépasse guère cette
moitié, — il avait écrit à partir de 1860. Quels j)oints
de vue nouveaux et féconds il en eût su tirer!
La belle loi d'unité de covxpositio7i, empruntée à
Geoffrov Saint-Hilaire, qu'il cite avec enthousiasme,
tout en reconnaissant qu'elle avait été pressentie
bien avant qu'on en vînt à la formuler nettement, le
conduit à briser le cadre désormais trop étroit de sa
précédente doctrine : comparaison entre l'humanité
et l'animalité. » Il n'y a qu'un animal « , dit-il plus
loin. Le mot est lâché; l'idée lui servira à étager
toute sa conce[)tlon sociale. Lors même que les
découvertes des naturalistes et son impérieux besoin
de généralisation ne l'eussent point amené à procla-
mer, comme savant, l'exactitude de cette loi, sa
puissance de vision et les saisissantes analogies physio-
nomiques entre certains types humains et les repré-
sentants de l'animalité la lui auraient imposée comme
artiste. Les exemples sont innombrables au cours de
ses (ï'uvres, dans h's miruiticuses descriplions (pi il
fait des parlicidarilés plivsiqu(>s de ses personnagi's,
de l'obsession iiupiiétante «pii s'impose à son cerveau
en face de ces analojjios.
Une fois |)()sé(> la loi (Viinilc de jildii v[ .^^orti du
domaine de la naluic poni' ciilrcr dans le dnmainc de
8 CHAPITRE PREMIER.
la société, le problème des différenciations indivi-
duelles ou des déformations du type primitif se pré-
sente à lui. — " La société ne fait-elle pas de
l'homme, suivant les milieux où son action se déploie,
autant d'hommes différents qu'il y a de variétés en
zoologie? " — Ici encore comme plus haut, il vit
puissamment et profondément; il pénétra jusqu'à la
cause véritable et eut le mérite de la formuler, peut-
être le premier, en ce qui touche l'espèce sociale. Il
eut la hardiesse de prononcer le mot qui, érigé plus
tard en doctrine, repris et développé par de purs
savants (I), devait faire leur fortune et établir leur
réputation. La théorie des milieux n'est-elle pas en
effet le point essentiel de la conception scientifique à
laquelle se rattache le nom de Darwin? Pour les
naturalistes d'aujourd'hui, c'est une vérité incontes-
table que les êtres vivants se sont moditiés en cent
espèces diverses sous l'action de milieux différents.
Pour les animaux, du moins pour la plupart, le seul
dont il puisse être question est le milieu physique et
matériel. Avec rhommc, les choses changent; à l'ac-
lion de celui-ci s'ajoute celle d'un nouveau qui par-
fois contrarie le premier, mais toujours se combine
avec lui, et dont les effets l'emporlent en gravité sur
les effets du miheu physique : c'est le milieu social.
L'action qu'il exerce se manifeste de la même
manière. Il ne s'agit pas, dans l'esprit de Balzac, d'une
sinqile figure de rhétorique, d'une comparaison litté-
(1) M. T.iinc on csl lo plus illiisiro oxomjde.
LA PREFACE DE LA " COMEDIE HCMAINE ", 9
raire, mais d'une constatation scientifique rigoureu-
sement exacte. Elle consiste en ceci que les milieux
physique et social agissent tous deux en favoiMsant
le développement, chez l'être vivant, de certaines
aptitudes spéciales au détriment de certaines autres :
c'est ce que la biologie appelle le phénomène de
Vadaptation; d'où il suit que les facultés en harmonie
avec le milieu finissent par régner aux dépens des
autres, qui s'atrophient.
L'effet du milieu phvsique a élé de multiplier les
diverses espèces animales; 1 effet du milieu social
sera de multiplier les variétés de types humains.
Dans ce sens, un distingué criminaliste de notre
époque (1) essaya d'édifier une théorie des types
proj'esswnncis. Il soutint que ce n'est pas le crimi-
nel seul qui dans nos sociétés apparaît comme un
être à part, un type particulier, mais que tout comme
pour les criminels, on pourrait pour les profession-
nels instituer des catégories très tranchées et re[)0-
sant sur la constatation de déformations différentes.
C'est identiquement l'idée qu'esquisse Balzac dans la
préface de la Comédie humaine : » Les différences
entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un
avocat, lin oisif, un savant, un liniume d'I'^tat, un
commerçant, un marin, un poète, un pauvre, lui
prêtre, sont, quoique plus difliciles ù saisir, aussi
considérahles que celles qui distinguent le loup, le
lion, 1 àne, le corheaii, le rrcpiin, le veau marin, la
(1) M. T:inlc.
10 CHAPITRE PREMIER.
brebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de
tout temps des espèces sociales comme il y a des
espèces zoologiques. " Ces nombreuses variétés de
types humains sont le produit de ce milieu social
que précisait Balzac et qui a succédé, comme loi
d'évolution pour Ihommc, au milieu physique seul
connu des animaux. Le fait de vivre en groupes crée
à riiomme des conditions de vie fort différentes de
celles de l'animalité et transpose d'un ordre à un
autre les exigences vitales, par suite leurs consé-
quences. Si pour un animal le milieu physique a cet
effet de lui rendre la nourriture abondante ou rare,
si riierl^ivore, cantonné comme le renne dans les
neiges de Laponie, trouve plus difficilement sa pâture
que l'antilope dans les prairies herbues de l'Afrique
centrale, est-ce que l'ouvrier de nos cités modernes
ne voit pas changer, lui aussi, les conditions [)énibles
ou faciles de son existence, mais cette fois avec les
modifications apportées au milieu social?
Telles furent les idées maîtresses et dominantes
auxquelles se sul)ordonna la conception de la vie
chez Balzac : toutes scientifiques, on le voit, et pui-
sées aux sources mêmes des découvertes modernes.
Elles dominent son œuvre et la pénètrent, en ce sens
(|iic leur salutaire réaction sur la pensée de l'écrivain
se fait sentir à chaque tournant; preuve qu'il ne peut
s'agir ici d'une doctrine artificielle, mais au contraire
parfaitement assimilée et infusant à son (euvre quel-
que chose comme un sang nouveau. l'^n effet, si l'on
considère, ainsi (|u il le voulait lui-même, les multi-
LA PRKFACE DE LA " COMÉDIE HUMAINE ". II
pies conceptions de son génie comme un organisme
vivant, à quoi pourrait-on mieux le comparer, cet
ensemble de doctrines scientifiques, qu'à un principe
de vie? C'est lui qui communique à ses créations
cette force et cette sève, garanties d'une jeunesse
éternelle; lui qui de personnages de fiction, pure-
ment imaginaires semble-t-il, fait des êtres de vie
ardente et passionnée, obsédants pour l'esprit, s'im-
posant avec une réalité presque hallucinatoire; c'est
de lui enfin que découlent les idées à calé, moins
importantes que ses conceptions primordiales, mais
qui ne s'en déduisent pas moins avec rigueur comme
les conséquences d'un principe préalablement éta-
bli.
Tout d'abord, ce que l'on a appelé la t/u'Oi'ie
des forces, qu'il formule ainsi : « L'homme n'est
ni bon, ni méchant : il naît avec des instincts et des
aptitudes. » Nous examinerons plus loin (1) jusqu'à
quel point Balzac osa l'appliquer et se montra par là
le rival des plus grands créateurs d'àmcs qui jamais
aient e.\islé. Dans cette vue d'ensemble du monde,
qui lui parait (X)nduit à des fins inconnues sous l'im-
pulsion d'une destinée invincii)lc, l'homme, non plus
que les autres êtres, n'est soustrait aux lois fatales :
il comprend que, dans cette conception nouvelle de
la vie, il n'y a plus de place pour l'antique dogme
de la liberté d'acjir, et que si, dans le douiainc de
l'exislence joui iialicrc, nous soiuiucs encore con-
(1) Voir le cli^ipllrc des l'cr.ioiiiiiifjes c.xccssl/.t.
1-2 CIIAPITHE PREMIER.
traints don tenii" compte, puisqu'il régit les rapports
sociaux, dans celui de la spéculation ce mot n'a plus
de sif^nification. Douloureuse et inquiétante anomalie
que la société repose sur des principes dont la faus-
seté est aujourd'hui établie; problème dont la solu-
tion paraît hors de notre portée ! Balzac ne recule
point devant cette vérité qui domine toute la psycho-
logie , dont il avait déjà magnifiquement fourni la
démonstration à l'époque où il la formulait; presque
tous ses types de vie intense et passionnée donnent
l'impression de forces en mouvement, obéissant en
aveugles à une destinée supérieure qui n'est que
Tenchaînement successif des phénomènes mentaux,
et se traduisant aussi rigoureusement par la santé ou
parla maladie que les phénomènes de la vie physique
dont ils sont les corollaires. Il n'existe peut-être dans
l'histoire des littératures qu'un artiste qui puisse à ce
point de vue être rapproché de Balzac : c'est Sha-
kespeare; lui aussi nous communique dans ses
créations dramatiques excessives l'impression d'écra-
sement sous la main de fer de la fatalité.
De même que dans les espèces sociales Balzac ne
relève ni vertus ni vices, mais simplement des
instincts et des aptitudes, de mémo aussi il ne distin-
gue dans le roman ni types moraux, ni types immo-
raux. Si le mot avait existé à son époque, il se serait
rangé lui-même comme artiste dans la catégorie des
(inioraux. Durant loute son existence d'écrivain, il
eut à sui)ir les furieux assauts de la critique et les
accusations d'immoralité qui tombaient sur son œuvre
LA PRKFACE DE LA « COMÉDIE HUMAINE • . 13
avec une âpreté d'autant plus vive qu'il s'était donné
comme tâche de peindre la vie dans son infinie com-
plexité, qu'en conséquence les déformations morales
ne pouvaient manquer d'y fourmiller. Il s'en vengea
comme l'on sait, de la bonne manière, en fixant
dans un immortel roman de satire les ridicules et les
bassesses de ce monde du journalisme qu'il avait su
percer à jour : u Oiiand on veut tuer quelqu'un, on
le taxe d'immoralité. Cette manœuvre familière aux
partis est la honte de tous ceux qui l'emploient. » —
Vous sentez dans cette phrase comme un ressouvenir
des ]>lessures cuisantes que les attaques de la presse
lui avaient fait endurer. La préface de la Comédie
humaine reprend cette question vieille comme le
monde, mais on peut s'étonner de ne pas 1 y voir
traitée avec l'ampleur qu'elle comporte. L'occasion
était belle pourtant de montrer qu'une conception
de la vie analogue à celle qui hantait son cerveau,
impliquait la création de personnages de vie violente
et passionnée : il ne s'arrêta pas à celte idée et pré-
féra se livrer à la besogne légèrement puérile de
réunir, pour les opposer aux autres, les figures irré-
prochables imaginées j)ar lui. C'était là tourner court
et ne pas accepter la discussion sur le terrain où il
l'avait lui-même placée.
La sûreté des vues de I5al/,ac sur les phénomènes
de la vie nous est ;ippaiiic vraiment géniale et digne
de ce grand esprit ; il scuible qu'elle l'ait abnndonné
sur un autre point < apilal, qui se rattachait pour-
tant à la loi d'évobili(ui pressentie, lialzac, on le
14 CHAPITRE PREMIEU.
sait, était monarchiste : par tempérament et par rai-
sonnement, il considérait le principe monarchique
comme une nécessité; à la royauté il associait le
catholicisme , les jugeant unis de manière indisso-
luble, et en cela il pensait excellemment, car il avait
pénétré les causes d'évolution de cette forme reli-
gieuse qui, sous l'influence des hommes et des insti-
tutions, al)Outissait à des conséquences en tout op-
posées à celles qu'avaient prévues ses premiers
fondateurs (1). Lorsque Balzac, convaincu de l'utilité
sociale du catholicisme, écrivait qu'il y voyait un
système complet de répression des tendances dépra-
vées de l'homme, et le plus grand élément d'ordre,
il ne disait rien qui ne fût exactement juste; car il
faut être aveugle ou fanatisé par la passion pour ne
pas constater dans la religion le })lus salutaire des
freins individuels, la sauvegarde irremplaçable de la
moralité du grand nombre. Mais quand, à côté de
celte première vue et immédiatement après elle,
Balzac en formulait une autre comme celle-ci :
«La Pensée, principe des maux et des biens, ne
peut être préparée, domptée, dirigée que par la
religion " , il oubliait les premiers principes qu'il
avait posés. En vérité ce n'était pas la peine d'avoir
édifié tout un système scientifique sul)ordonné aux
seules causes naturelles, pour en venir finalement à
l'intervention d'une cause supra -terrestre dominant
et expliquant toutes choses. Il semble qu'd y ait eu
(1) C'est là une idée (juc Ilcuaii a reprise et développée dans
maint passage de ses études religieuses.
LA PREFACE DE LA » COMEDIE HUMAINE ". 15
solution de continuité dans sa pensée ; tout au moins
n'eut-il pas la hardiesse d'appliquer aux manifesta-
tions d'ordre religieux les hautes vues généralisatrices
qui jusqu'alors l'avaient soutenu. La religion, en effet,
nous apparaît comme un organisme enfermant des
principes de vie, de développement et finalement de
ruine, soumis à des lois fixes et rationnelles; nous
n'y devons voir aucune dérogation à l'ordre éternel,
rien qui fasse échec à la belle loi d'unité de plan ou
de composition qu'il avait appliquée aux phénomènes
sociaux. Nous ne pouvons donc que constater ici
chez Balzac une défaillance manifeste ; il manqua à
sa gloire d'étendre ses doctrines jusqu'au point où
aurait dû les conduire la pensée du plus illustre des
précurseurs en matière d'exégèse religieuse, ce
Spinoza fpi'il connaissait pourtant, mais dont il allait
laisser à d'autres le soin d'approfondir les œuvres et
de moderniser les vues !
Reconnaissons que ce furent là ses seules défail-
lances. Sur tous les autres points il vit juste et puis-
samment. Lorsfjue, par exemple, il touche à la
question du progrès, il se pose comme un véritalde
philoso[)he en négateur du perfectionnement indé-
fini L(»i'.s(|ti(' ciiliu, par une sorte de coup d'o'il
d'enseiiihle jeté sur son (cuvre , il s'interroge à sou
sujet, roccasion lui est helle d'exalter la forme d'art
dont il anparail Ir niailre lucoMtesté, de Mi;u«pier la
place grande et gloriensi* (\y\. roman de inours dans
l'histoire des liltéralures modernes, l'ar opposition
avec celle des littératures anticjues, il précise le rôle
16 CIIAPITUK PU KM 1ER.
du roman, auxiliaire de l'histoire. C'est ainsi qu'en
dehors de son intérêt comme œuvre imaginative,
comme œuvre d'art, — et par là il se suffit à lui-
même, — le roman de mœurs tient un rang excep-
tionnel. Balzac dut plus d'une fois penser, dans un
de ces rêves grandioses auxquels il se complaisait,
tel que celui à la faveur duquel Victor Hugo nous
représente Paris à l'état de ville morte, Balzac dut
penser à ce que pourrait être son œuvre dans une
période lointaine pour écrire l'histoire des généra-
tions éteintes. Il lui fut loisil)le de songer, avec une
fierté légitime, que ce qui avait manqué aux histo-
riens des temps antiques, les historiens de l'avenir
le trouveraient dans ses romans, et (|u'au milieu de
cet immense amas de ruines qui sont les derniers
vestiges d'une civilisation disparue , l'édifice de la
Comédie humaine se dresserait encore comme un
monument indestructible de son génie et de sa gloire !
CHAPITRE II
LES JEUNES GENS.
Naissance du senliment d'amour chez le jeune homme. Calyste de
Guénic. — Eveil de la jalousie maternelle : mélange de crainte
et de fierté. — Caractéristique de ce premier amour : timidité
apparente. — Violence foncière de l'instinct du sexe.
Hri<;tigiiac : complexité de ses tendances. — Absence de frein mo-
ral. Nature ondoyante de sa personnalité. Théorie psycholojjique
de M. Taine. — Ses luttes; ses volte-face; pour quels motifs il
doit succondjer.
Point commun aux principaux jeunes jjens de lîal/.ac : aucun prin-
cipe directeur de la vie. Félix de Vandenesse. — Souffrances des
âmes d'élite. Réaction salutaire de ces souffrances : leur
importance comme préparation à l'amour. — Relations du jeune
homme avec la femme dcjli mûre. Illusion volontaire de celle-ci :
scnd>lant de maternité.
J/amour suliordonné au sentiment : Lord Grcnville. Kxtrèmc ra-
reté de son cas. Cause de séduction d'un ordre unifjuc.
La naissance et le développement du senliment
d'amour dans l'àmc vicrjjc d'un adolescent, aussi
tendre et naïf qu'un Fortunio, mais plus passionne
que lui ou, pour parler exactement, plus porté vers
les résolutions extrêmes; l'envahissement de son être
par la passion exclusive, avec cette particularité
de l'amour ù (;et a{;e que .sa poursuite tend plutôt
vers la satisfaction du senliment lui-même que vers
18 CHAPITRE II.
la possession de Tétre qui en est l'objet : telle nous
semble une des thèses favorites de Balzac, sur la-
quelle il est revenu avec complaisance dans plusieurs
de ses grandes œuvres, mais qu'il n'a nulle part mieux
étudiée en ses détails que dans le personnage de Ca-
lyste de Guénic. Il convient donc d'y insister comme
sur une des créations les plus typiques et les plus déli-
catement analysées de la Comédie humaine.
Les antécédents physiologiques de Calyste de Gué-
nic sont longuement expliqués par le romancier, ainsi
que le milieu dans lequel s'épanouissent ses premiè-
res années d'enfance. Il nous montre son père, vieux
Breton ayant de sa race l'honnête entêtement, la bra-
voure militaire et la noblesse morale, fidèle à ses
croyances politiques et religieuses, mais borné par
ces croyances mêmes, rebelle aux idées nouvelles
autant qu'à l'instruction; sa mère, la douce fdle irlan-
daise, vivante incarnation de la beauté du Nord, ten-
dre et soumise comme elles le sont en ce pays, née
plutôt pour subir que pour partager l'amour, n'ayant
d'ailleurs jamais connu qu'un sentiment intense :
l'adoration de cet enfant unique qui représente tous
ses espoirs et en qui elle retrouve, à peine virilisés,
les principaux traits de sa nature.
De sa mère, en effet, Calyste aura la tendresse et
la féminéilé; de son père, la hauteur d'àme et la
fierté. Avec quel soin jaloux l'anny O'Brien veilla
sur les premières années du jeune homme ! Avec
quelle piiidcncc elle écarta de lui, comme s'il se
fut agi (le l;i pureté d'une vierge, les causes de
LES JEUNES GENS. 19
trouble el d initiation sensuelle qui assaillent les tout
jeunes gens à leur entrée dans la vie! Les mères, si
pieuses qu'elles soient, ou plutôt parce qu'elles sont
pieuses, et que les enseignements chrétiens ont par-
ticulièrement fixé leur attention sur ce point, ne
vivent plus alors qu'avec un seul souci : éloigner de
l'enfant aimé tout ce qui leur parait de nature à alté-
rer cette innocence si chère. Le soin qu'elles pren-
nent de la fdle est peu de chose auprès de celui qui
les attache au fils; elles n'ignorent pas que la fîUe est
gardée par son sexe même et son rôle de " passivité "
dans l'amour. C'est alors chez la mère, et tout le
temps qu'elle le sent sien, une joie de chaque instant.
Mais aussi quelles douleurs, le jour où les premières
atteintes ont terni cette pureté, où elle comprend que
le fils n'est plus à elle, que l'image d'une autre femme
a envahi sa pensée et soudain s'est substituée à la
sienne ! Ce sont des douleurs secrètes qu'elle cache
avec soin, des blessures d'ame qui, par leur inten-
sité , peuvent être comparées à celles de l'amante
prévenue que son aimé la tronn)e. — Car il entre, ne
l'oublions pas, dans un senliment maternel de cet
ordre beaucoup d'éléments inconscients du sentiment
d'amour. La mère éjjrouvc pour sa nouvelle rivale
une haine d'autant plus \i\c (pielle aura cllc-mcmc
goûté avec moins de vivacité l'amour dans le ma-
riage, comme l"'anny O'Hrien, et (pie son enfant
unique aura été la vraie passion de sa vie.
Cliosc ("Irauge! d s'a|i>u((' à ce sculiincnl-ià, — le
lait ii'csl pMiul rare, — une soilc (h' (ii rie secrète de
20 CHAPITRE II.
voir leur fils, c'est-à-dire un fragment d'elles-mêmes,
pesant sur une destinée humaine, s'élevant à la viri-
lité, et nous voyons alors un bien bizarre mélange
d'angoisse et d'orgueil. Balzac écrit à ce propos :
(i Quand les mères conçoivent les inquiétudes que
ressentait la baronne, elles tremblent presque devant
leur fils, elles sentent instinctivement les effets de la
grande émancipation de l'amour; elles comprennent
tout ce que ce sentiment va leur emporter; mais elles
ont en même temps quelque joie de savoir leur fils
heureux : il y a comme un combat dans leur cœur.
Quoique le résultat soit leur fils grandi, devenu supé-
rieur, les véritables mères n'aiment pas cette tacite
abdication; elles aiment mieux leur enfant petit et
protégé. 1)
L'homme pourtant se dégage de l'enfant; une force
irrésistible le pousse vers l'élément féminin, qui de
loin l'attire. Quelle que soit son innocence native, si
soigneusement qu'ait été cultivée son àme par l'amour
jaloux de sa mère, les sentiments de pudeur et de
honte qui font rougir sa joue à l'approche d'une
femme, les cuisants appels de la puberté lui révèlent
les mystères de la vie et son véritable rôle dans l'a-
mour. Pour l'observateur c[ui ne poursuit dans la
marche d'un sentiment que le bonheur de l'analyse
et de la contemplation, le jeune homme offre alors
un spectacle d'un ordre rare. Pour la femme aimante
en (juéte d'une tendresse entière, il est le plus déli-
cieux objet qui puisse s'offrir à ses désirs, et celle qui
sait jouir d'un .si incstiuiable trésor, j'cnlcuds celle
LES JEUNES GENS. 21
qui n'est pas assez craintive pour hésiter ou assez
coquette pour se refuser au bonheur, celle-là se
réserve des joies sans analogue.
C'est bien ainsi que Balzac a conçu le personnage
de Calyste : ni sa pudeur native, ni la piété de sa
mère, ni les précautions avec lesquelles elle l'a gardé,
n'ont empêché la naissance soudaine de ce besoin
d'aimer; il met en Camille Maupin tous ses désirs et
tous ses espoirs; il tend vers elle avec l'infaillible sû-
reté de linslinct. Nous retrouvons en lui l'amour
pareil à celui de Chérubin, une force intérieure le
poussant vers le seul être qui, à ses yeux, incarne la
femme : Camille Maupin. Fût-elle moins belle, moins
supérieure d'intelligence, il y volerait encore, car
lassouvissance d un pareil désir est obsédante et ab-
sorbe l'énergie virile. Notez que tout en elle est fait
pour irriter le désir : le refus de sa personne d'abord.
Chez le tout jeune homme, l'amour ne se trompe pas;
il tend, en dépit de son innocence, vers la hn ({ue la
nature lui a prescrite : la possession, lîien j)lus net-
tement que chez la jeune hllc, qui dans le plan de la
nature représente l'élément passif, le jeune homme,
même iguoraiiL en fait, a l'intuition des réalités phy-
siques : la dénioiisliadoH extérieure de sa tendresse
est inliniment plus précise !...
Camille Maupin se refuse donc, non par cocpiette-
rie, — sa nature de femme artiste est la négation
même de la (•o(juetterie ; — elle se refuse |)ar cjanite,
parce (ju'elle sougc à l'jiveuir, parc(> ((u'elle re(h)ule
cet avenir, parce (|ue, malgré son exceptionnelle
22 CHAPITRE II,
intelligence , il lui manque ce sentiment de haute
sagesse que Schopenhauer résume si admirablement
dans cette maxime : » Au lieu de nous occuper
exclusivement de plans et de soins d'avenir, ou de
nous livrer à l'inverse aux regrets du passé, nous
devrions ne jamais oublier que le présent seul est
réel, que seul il est certain, et qu'au contraire l'ave-
nir se présente presque toujours autre que nous
le pensions, et que le passé, lui aussi, a été diffé-
rent; ce qui fait qu'en somme avenir et passé ont
tous deux bien moins d importance qu'il ne nous
semble. "
Joignez à cela, au milieu de cette naissance à la
vie, avec cette excitation constante entretenue par
un refus qui s'explique mal , l'influence irritante que
peut avoir sur un jeune esprit, sur une sensibilité
cxacerl)ée, la vue des belles choses, des élégances qui
lui sont demeurées inconnues et que son àme d'ar-
tiste goûte avec une singulière volupté.
C'est donc avec un véritable enthousiasme senti-
mental, accru encore par l'enthousiasme de l'intelli-
gence s'ouvrant au beau, que Calyste se laisse aller
à la douceur de vivre auprès de Camille ^laupin :
elle représente pour lui linitiation à la vie, une ini-
tiation totale dans laquelle se trouvent satisfaits le
cœur et l'esprit, où seuls les sens sont tenus en échec.
Lorsqu'il rentre au manoir paternel, dans son milieu
honnête, mais borné, le pauvre enfant tente de faire
comprendre aux siens la cause et la nature de ses
enthousiasmes : » Elle a changé notre Calyste, dit
LES JEUNES GENS. 23
la vieille aveugle en l'interrompant, car je ne com-
prends rien à ces paroles. Tu as une maison solide,
mon beau neveu, de vieux parents qui t'adorent, de
bons vieux domestiques ; tu peux épouser une bonne
petite Bretonne, une fille religieuse et accomj)lie qui
te rendra bcureux... C'est simple comme un cœur
breton. Tu ne seras pas si promptement, mais plus
solidement un riche gentilhomme. »
N'est-ce pas précisément cette simplicité, cet em-
bourgeoisement de sa vie qui lui paraît insupporta-
ble? 11 se révolte et repousse cette perspective de
toutes les forces de son être : « Serais-je donc sans
belles et folles amours? Ne pourrais-je trembler, pal-
piter, craindre, respirer, me coucher sous d'impla-
cables regards et les attendrir? Faut-il ne pas con-
naître la beauté libre, la fantaisie de l'àme, les nuages
qui courent sous l'azur du bonheur et (|ue le souffle
du plaisir dissipe?... Ne connaîtrai-je de la femme
que la soumission conjugale; de l'amour, que sa
flamme de lampe égale? » Voilà une déclaration qui
nous semble aujourd'hui fortement entachée de ro-
mantisme; mais il faut songer à l'éjjoque où elle fut
écrite, et, de plus, 11 serait injuste de ne pas y recon-
naître, sous une forme vieillie, l'ardriir iiiuiiorlelle
et toujours vraii; des prenuers désirs...
Le senliuuMit d'amour se caractérise, à cet âge,
bien jiliiliil parla poursuite de raiiioiir Im-iiiciuc que
de l'objet de cet amour, (lomiue, d'aulic pari, c'est
une loi psychologique que tout seulimciil clicrche sa
satisfaction dans un objet réel et précis, Calysle aime
24 CHAPITRE II.
Camille Maupin ; mais la présence d'une autre femme
suffira pour que ses désirs se reportent avec une in-
tensité au moins égale sur cette dernière. Bien plus,
tant l'imagination est ardente à cet âge, il suffira que
Camille Maupin lui fasse de Béatrice une enthou-
siaste description, vantant sa grâce enveloppante et
ses charmes de blonde, pour que, immédiatement,
grâce à une transformation psychologique merveilleu-
sement comprise par Balzac, il mette en elle toute sa
complaisance. Tous ceux qui ont eu comme Câlyste
une imagination très vive et un cœur également ar-
dent, peuvent se rappeler des états d'âme analogues :
l'imagination construit une figure idéale sur une sim-
ple description, quelquefois même sur une concep-
tion qui lui est personnelle, et la cristallisation s'opère.
Dès la première entrevue de Galyste avec la jeune
femme, nous voyons un envahissement total de son
être : <i En un moment, Calyste fut saisi d'un amour
qui couronna l'œuvre secrète de ses espérances,
de ses craintes, de ses incertitudes. » S'agira-t-il
désormais de Camille Maupin? Non, plus jamais.
Cette femme, d'un âge mûr sans doute, mais hrillante
de génie et de tendresse concentrée, cette intelligence
qui a contribué à dévelop})er la sienne, qui, sous
l'apparence trompeuse d'une maternité plus tendre,
lui a révélé la beauté en étendant J'horizon de sa vie,
elle disparaîtra de sa pensée, et il ne songera plus
qu'à s'en servir pour atteindre à la satisfaction de son
second amour. Le jour même où, poussant le dévoue-
ment jusqu'à un j)oint qui peut })araître invraiscm-
LES JEUNES GENS. 25
blable, — nous y reviendrons en étudiant Camille
Maupin, — elle fera mieux encore que sacrifier sa
passion, elle favorisera la tendresse de Calyste pour
Béatrice, ce jour-là, le jeune homme acceptera sans
honte cette preuve surhumaine d'abnégation.
C'est qu'en effet, — et Balzac l'a profondément
senti, comme il l'a merveilleusement rendu dans son
œuvre, — l'amour sexuel, par son essence même,
tient aux racines les plus égoïstes de l'être humain
Il poursuit sa satisfaction avec une significative àpreté,
et l'on retrouve, jusque dans le jeune homme inno-
cent et pur, ignorant les fins de la vie, je dirai même,
d'autant mieux qu'il les ignore, les traces de l'anima-
lité primitive et quelque chose de ce qui caractérise
l'appétit du mâle luttant pour la possession de la fe-
melle. Lisez la lettre dans laquelle Calyste décrit à
Béatrice son amour, et qui fait songer aux timides
déclarations, ardentes néanmoins, d'un Chérubin
ou d'un Fortunio : n Que suis-je pour vous? Un
enfant attiré par l'éclat de la beauté, par les gran-
deurs morales, comme un insecte est attiré par la
lumière. Vous ne pouvez pas faire autrement que de
marcher sur les Heurs de mon ame, mais tout mon
bonheur sera de vous les voir fouler aux pieds .. Je
«'ai [)as d'autre génie que celui de l'amoui-, je n'ai
rien qui me rende redoutable, et je serai devant vous
comme si je ne vous aimais pas. Bejellere/-vous la
prière d'un amour si liuniMe, d un pauvre eiilanl (|iii
demande pour toute grâ(;e à la luiuièri' de réelairer,
à son soleil de le réchauffer? »
a
26 CHAPITRE II.
Quelle humilité! quelle tendresse discrète et
douce! Vous seriez tenté de voir uniquement dans
ces paroles l'expansion d'une àme virginale avec ses
timides et chastes désirs. Il semhlc que les sens et
leurs ohsédantes convoitises n'y aient point de part.
Détrompez-vous : ce ne sont là qu'apparences vaines.
Sous cette enveloppe séduisante, mais fausse, parce
qu'elle cache la véritable nature, il faut découvrir et
discerner l'homme naissant qui aspire avec frénésie
à la possession de l'être désiré. Lorsque Calyste se
promène avec Béatrice au milieu des l'ochers de la
cote bretonne, et que celle-ci, après avoir exaspéré
son amour par sa coquetterie, se laisse aller un in-
stant, puis se reprend, goûtant le suprême plaisir de
la femme sans cœur : torturer celui qui l'aime, lors-
qu'il l'a saisie par la ceinture et qu'elle lui répond :
i( Eh bien! » d'un air imposant, une sorte de féro-
cité jalouse s'empare de lui; l'image du rival surgit
dans son cerveau. « Ne serez-vous jamais à moi?
lui demanda-t-il, d'une voix étouffée par un orage de
sang. — Jamais, mon ami, répondit-elle. Je ne puis
être pour vous que Béatrice, un rêve. N'est-ce pas
une douce chose? Nous n'aurons ni amertume, ni
chagrin, ni repentir. — Et vous retournerez à Conti?
— Il le faut bien. — Tu ne seras donc jamais à per-
sonne?» dit Calyste en poussant la marquise avec inie
violence frénétique. — J'avoue que cette violence
me plaît. Je la trouve vraie, quelque objection qu'on
lui j)uisse adresser d'être à certains points de vue en
désaccord avec les précédents connus de sa conduite.
LES JEUNES GENS. 27
Elle me plaît comme significative de la véritable
nature de l'amour, de son fond brutal, et de ses fré-
quents retours, malgré les dupeuses apparences du
sentiment, vers le point de départ primitif!...
Calyste de Guénic, c'est le jeune homme aux prises
avec l'amour, et l'amour exclusif de tout autre
mobile. Mais la vie est complexe, et les passions
multiples qui s'y entre-croisent sont autant de sujets
d'invention pour le romancier actif et fécond; dans
cette voie, suivons Balzac : il n'existe point de guide
plus sûr, point de peintre plus puissant.
Être jeune et beau, mais n'avoir au service de
cette jeunesse et de cette beauté pour les mettre en
relief, pour les imposer, ni l'aristocratique décor
de l'existence mondaine, ni la fortune qui fraye le
chemin vers cette existence ; être né avec des sens
exquis et l'intime besoin du luxe, apparente faiblesse,
accompagnement inévitable de ces délicatesses d'in-
stincts, et ne posséder que la pension modeste du
pauvre étudiant débarqué de province, à qui les
sacrifices d'ime mère et de sœurs généreuses consti-
tuent avec peine une rente de quebjues ccnlaines de
francs; se sentir amhitieux, avide de pinssaïue et de
renommée, et ne se savoir d aiilrc appui (pic (clui
d'une femme du monde, influente sans doute, mais
que ses innomhrables devoirs absorbent inévitable-
ment; enfin, de toute la puissance de son être as[nrer
à l'aiMoiir, à 1 aiiioiir le [)Ius délical , à la nu mi r, — sen-
timent (jue seule |)eut satisfaire la possession d une
de ces femmes vues (mi rêve rpii coiuposciil la liau(e
2S CHAPITRE II.
société : — telles sont en quelques traits épars, à
peine indiqués, les contradictions cruelles qui, dans
la pensée de Balzac, donnèrent naissance à cette
création d'Eugène Rastignac, le plus significatif et le
plus tranché des types de jeunes gens qui s'agitent et
souffrent dans ce milieu complexe du monde créé
par l'imagination du grand romancier.
Ajoutez la perpétuelle lutte en une àme de vingt ans
entre le devoir qu'une instinctive noblesse lui pres-
crit et cette ambition qui, sous toutes ses formes,
l'obsède en le torturant; représentez-vous le démora-
lisant exemple du succès rapide acquis au prix des
plus dégradantes compromissions, du vice triom-
phant en tous lieux, tandis que le véritable mérite et
la vertu ne récoltent souvent qu'insuccès et dédains;
imaginez enfin les troubles de conscience et les dou-
loureuses hésitations d'une àme passionnée à laquelle
une chose manque : un principe directeur de la vie,
comme seules en possèdent les grandes ànics et les
hautes intelligences; alors j)eut-étre comprendrez-
vous dans son ensemble la plus diverse et la plus
ondoyante des natures, tout comme la théorie psvcho-
logique qu'une telle nature semble le mieux justifier,
d'après laquelle notre personnalité se conq)ose uni-
(piement des inq)ressions multiples et des émotions
successives qui la traversent.
Lorsque nous l'envisageons, cette personnalité, en
considérant les états d'àine (pii ont constitué notre
vie ."Ultérieure, elle se présente à l'observation avec
une apparence d'unité suffisante pour nous illusion-
LES JEUNES GENS. 29
ner : les différents actes de l'existence, qu'elle appar-
tienne à l'ordre actif ou contemplatif, nous semblent
subordonnés à une sorte de substance spirituelle une
et toujours pareille à elle-même, et c'est cette illu-
sion qui a pu si longtemps donner tant d'autorité à la
doctrine d'un » moi » conscient, indépendant et
comme détaché des impressions ressenties. Mais si,
pénétrant mieux au fond des choses et nous écartant
du souvenir de ces états d'àmc antérieurs, nous nous
attachons uniquement à l'existence présente, si nous
nous regardons agir, la diversité et le contraste des
impressions subies, mieux encore la mobdité même
de ces impressions et l'inconsistance qui en est le
caractère, nous prouvent jusqu'à l'évidence l'eri'eur de
cette doctrine enseignée. C'est en ce sens que l'un des
philosophes qui le plus énergiqucmcnt l'ont combat-
tue, celui qui a le plus contribué à la détruire, a pu
dire avec une entière exactitude, si exagérées qu'aient
paru ses conclusions : u Les idées, une fois qu'elles
sont dans la télc humaine, tirent chacune de leur
côté à l'aveugle, et h^ur éqiuhbre inq)arfait semljlc à
chaque minute sur le point de se renverser. A pro-
prement j)arler, l'homme est fou, comme le corps
est malade par nature; la raison, comme la santé,
n'est en nous qu'une réussite momentanée et un bel
accident. "
Nous 11 insisterons pas, car ce n Cst poiiil ici le heu
d'examiner des théories psychologitpies; nous n'avons
qu'à nous occuper des âmes con(;ues et créées par
lîal/.ac. Si pourtant nous avons rappelé celle-ci, c'est
2.
30 GHAPITJÏE II.
qu'elle nous a paru éclairer d'une lumière particu-
lièrement favorable les actes et les démarches du
personnage que nous tentons d'analyser, et dont
l'importance est capitale comme type; c'est qu'enfin,
si nous nous placions non plus au point de vue du
psychologue, mais au point de vue du moraliste,
aucune ne pourrait mieux justifier ou excuser ces actes
et ces démarches. Que parlons-nous d'excuse? Ce
mot ne saurait avoir de sens, car le même phi-
losophe, dont nous invoquions })lus haut l'auto-
rité, nous répondrait, conséquent avec sa doctrine :
il En l'homme, point de puissance distincte et libre :
lui-même n'est que la série de ses impulsions et de
ses imaginations fourmillantes. " Et, de fait, il ne
saurait être inutile de l'énoncer ici, cette doctrine,
dès les premières pages de l'essai consacré à l'étude
des œuvres maîtresses du grand romancier; car il
n'est })a8 un seul ensemble d'autres écrits, sinon
peut-être celui des œuvres de Shakespeare, à propos
desquelles M. Taine la formulait, qui mieux que le
sien en soit la vérification.
Si maintenant de la théorie psychologique, dont le
propre est de revêtir un caractère d'abstraction, nous
passons à l'être vivant créé par le romancier, quelle
imposante démonstration va nous fournir Eugène
llastignac ! Il a une âme naturellement noble, un
esj)rit délicat et distingué, sinon supérieur. Il est
ambitieux; f|iii [)ourrail le lui reprocher? L'ambition
n'est (pie le légitime désir d occuper dans le monde
la place pour laquelle on se sentmartpié. Du fond de
LES JEUNES GENS. 31
sa province, au milieu de sa petite vie de nolde
ruiné, Paris lui est apparu de loin comme le centre
attirant, comme le seul lieu favorable à son dévelop-
pement; il y est accouru. Ses intentions premières
sont d'arriver par le travail et de tout devoir à son
mérite. Noble résolution, mais combien difficile à
tenir! « Son esprit était éminemment méridional ;
à l'exécution, ses déterminations devaient donc être
frappées de ces hésitations qui saisissent les jeunes
gens, quand ils se trouvent en pleine mer, sans
savoir ni de quel côté diriger leurs foi'ces, ni sous
quel vent enfler leurs voiles. " — Le monde lin-
struira vite; il aura l>ientôt fait de lui déconseiller les
moyens qu'il envisageait dans son enfantine igno-
rance, de lui en montrer de moins nol)les, mais aussi
de plus rapides pour parvenir.
C'est d'abord en lui, sans qu'il ait le temps de rai-
sonner, le premier éblouisscment que peuvent pro-
duire sur lui jeune homme de son ùge, ardent, pas-
sionné, ambitieux et débordant de vie, les fascinantes
splendeurs de l'existence aristocratique, c[ui ne
laissent point de place à la réiiexion, au repliement
sur soi-même, à la saine critique, lesquelles mettent
toutes choses à leur rang, j)èsent ce qu'il y a de petit
et de incs(piin dans tous ces dehors cl ces vaines appa-
rences, il éprouve comme une griserie de l'àmo, et
l'imaginalion, si puissante dans la jeunesse, contribue
encore à emlxllir les rêves (pu Ibdk'ut dans sou cer-
veau.
Ce Sont ensuite, et coiuinc conlic-parlu', b's niévi-
32 CHAPITRE II.
tables et douloureux froissements d'amour-propre
que lui attirent son inexpérience, ses maladresses de
provincial, son ignoi^ance de Tinfini détail des nuances
qui constituent les usages mondains. Il comprend
l'importance de la fortune pour parvenir à briller
dans ce milieu, en même temps qu'il se voit pauvre,
irrémissiblement pauvre; un entretien rapide avec
Maxime de Trailles, le roi du dandysme de l'é-
poque, lui révèle ce qui lui manque, ce qu'il ne
saurait acquérir de sitôt. La blessure est cruelle,
étant faite à son amour-propre, car l'amour-propre
est chatouilleux chez un jeune homme convanicu
qu'il n'a qu'à paraître })Our conquérir le monde.
Un moment d'orgueil légitimement révolté le
ramène à ses premières résolutions : il vivra hors du
monde et conquerra la réputation qui finira par l'im-
poser. Mais ce n'est point impunément qu'il a fré-
quenté ce milieu ; l'image lui est toujours présente
de ces distinctions et de ces attirants dehors. La vie
solitaire du travailleur obscur est faite pour des âmes
mieux trempées que la sienne, et la tcrrd)lc phrase
de Vautrin l'obsède sans cesse : « La fortune est
la vertu. » — Il deviendra donc riche : tous ses
efforts tendront à ce but. D'ailleurs, il a rencontré en
Mme de IJeauséant un ap[)ui solide, et les conseils
de cette amie sûre lui ont montré la société comme
une confpuHe gloi'ieuse dans laquelle il trouvera
la satisfaction de ses désirs et de ses ambitions.
Il Traitez ce monde comme il le mérite. Vous voulez
parvenir, je vous aiderai. Plus froidement vous cal-
LES JEUNES GENS. 33
culerez, plus avant vous irez... Frappez sans pitié,
vous serez craint... Voyez-vous, vous ne serez rien
ici, si vous n'avez pas une femme qui s'intéresse à
vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si
vous avez un sentiment vrai, cachez-lc comme un
trésor; ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez
perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous devien-
driez la victime. Vous aurez des succès; à Paris, le
succès est tout, c'est la clef du pouvoir... Je vous
donne mon nom comme un fd d'Ariane pour entrer
dans ce labyrinthe. " — Quel est le jeune homme
qui, avec la nature de Rastignac, mobile, impression-
nable et j)assionné, quel est le jeune homme qui, se
sentant fort d'un tel appui, eût dirigé son existence
autrement que lui?
Mme de Beauséant lui a révélé le monde tel (|u'il
est, comme un milieu de luttes capable d'e.xciter
son ambition et méritant le combat qu'il se sent
prêt à livrer. Vautrin, autrement profond (ju'elle, à
l'aide de ses maximes brèves, concises et [)erçant à
jour l'immoralité des choses, porte le dernier coup à
SCS résolutions premières; c'est comme un voile qui
lui couvrait la vie et qui brusquement s'est déchiré.
Son influence magnétique agit sur cette iialure riche,
mais faible; une dernière lutte se livre en lui, et Hal-
zac nous la décrit en un monologue étrangement
sug{;estif : » Quelle tête de fer a donc cet homme?
il m'a dit < rùmeiil ce (pic .Mme i\r hcauscant me
disait en y mettant des formes. Il me déchirait le
cœur comme avec des griffes d'acier... " Il s'assit et
34 CHAPITRE II.
reste là plongé clans une étourdissante méditation.
(1 Être fidèle à la vertu, martyre sublime! Bah! tout
le monde croit à la vertu ; mais (jui est vertueux? Les
peuples ont la liberté pour idole ; mais où est sur la
terre un peuple libre? Ma jeunesse est encore bleue
comme un ciel sans nuages; vouloir être grand ou
riche, n'est-ce pas se résoudre à mentir, ployer,
ramper?... Je veux travailler noblement, saintement;
je veux travailler jovir et nuit, ne devoir ma fortune
qu'à mon labeur. Ce sera la plus lente des fortunes,
mais chaque jour, ma tète reposera sur mon oreiller
sans une pensée mauvaise. Qu'y a-t-il de plus beau
que de contempler sa vie et de la trouver pure comme
un lis? Moi et la vie, nous sommes comme un jeune
homme et sa fiancée... Vautrin m'a fait voir ce qui
arrive après dix ans de mariage... Diable, ma tête se
prend. . . Je ne veux penser à rien ; le cœur est un bon
guide. . . i>
Il fallait citer la page entière, car le personnage
de llaslignac s'en dégage avec une entière netteté,
comme on y voit la justification vivante de la doctrine
psychologique que nous indiquions au début de cette
étude.
Désormais la vie du monde et ses compromissions
roccu|)eront tout entier; il n'adia plus (ju'un but :
arriver à la satisfaction de ses ambitions, non plus
par le travail, qu'il avait envisagé un moment comme
le seul moyen noble de parvenir, mais par l'habileté.
OuMiant les sacriliccs (pic ses so-urs (>t sa mère, dans
iciii- snl)bnic (b'\ oiiciiicmI . siinposcnt à ciuKjue in-
LES JEUNES GENS. 35
stant de leur vie, il leur en demandera de nouveaux.
Dominé par la toute-puissante influence de Vautrin,
il se prêtera tacitement aux monstrueuses combinai-
sons de ce génial forçat; à peine résistcra-t-il lors-
que ces combinaisons le feront complice d'un homi-
cide. Devenu enfin Tamant de Mme de Nucingcn,
il en viendra pour elle à oublier le plus sacré des
devoirs, celui qu'impose la reconnaissance, et il lais-
sera agonisant le père de sa maîtresse pour obéir à
un caprice de celle-ci. Il faudra le spectacle du long
martyre et de la mort de Goriot pour réveiller brus-
quement en lui le sentiment de sa noblesse ori-
ginaire, ce mépris de Thomme supérieur à l'égard
d'une société faite de conventions et de petitesses.
Et les dernières paroles prononcées par Rastignac
auront l»eau être un défi à la société : on comprend
qu'il ne tardera pas à retomber sous son joug et à
subir ses lois!...
Ce qui leur manque en effet à tous, presque sans
exception , c'est ce » principe directeur de la vie " ,
dont nous parlions; j'entends une de ces convictions
intimes et profondes auxquelles les ùmes fortement
trempées subordonnent toute une existence. De
(picbpie rares mérites que ÎJal/.ac les ait dotés, qu'ils
soient nés comme C;dyste de (îuénic avec un C(»'ur
ardent et droil, ou comme lùigène Rastignac avec de
hautes et légilimcs aiubilious, il se rencontre toujours
im moment où ils transigent avec le devoir et parais-
sent oublier leur passé : tel Calyste de (Juénii-, aimé
par Camille Maupin, passant soudain de ce premier
36 CHAPITRE II.
amour à la folle passion pour Béatrice de Rochefîde,
et ne se rappelant même plus les sacrifices surhu-
mains grâce auxquels ses récentes tendresses ont pu
se donner cours ; plus tard, il épouse une jeune fille
qui lui apporte le vérita])le amour en ce qu'il peut
avoir déplus pur et de plus délicat; voici qu'il retrouve
Béatrice dans le décor somptueux de l'existence pari-
sienne; la dangereuse courtisane le reprend tout
entier, lui fait fouler aux pieds ses premiers serments
et le contraint aux dernières lâchetés. Tel encore
Eugène Rastignac, dont nous avons essayé de montrer
la nature ondoyante et l'incessante mobilité !
Balzac, comme tous les créateurs d'àme, se re-
trouve dans les personnages qu'il a imaginés, avec
ses aspirations et ses ambitions déformées ou détour-
nées; mais ce que leur père spirituel ne leur a point
communiqué, c'est cette volonté énergique dont il se
fit le théoricien éloquent en une œuvre que nous
étudierons plus tard , et dont il donna le magnifique
exemple dans le cours de sa prodigieuse carrière
d'artiste. Gardons-nous pourtant de généraliser trop
A'itc : lorsque nous en viendrons à l'examen des
types d'artistes qu'il a conçus, nous le verrons là tout
entier dans une de ses plus belles créations; n'eût-il
point été invraisemblable que son portrait ne se
trouvât pas en pied parmi la foule des personna-
ges qui composent la Comédie hinnaine? Il n'en
reste pas moins vrai, si l'on écarte cette exception,
que la j)lupart des types en lesquels il s'efforça d'in-
carner la jeunesse contemporaine, demeurent aussi
LES JEUiN'ES GENS, 37
distants de lui par réncrgie virile qu'ils en sont rap-
prochés par l'ardeur de leurs aspirations !
Prenons Félix de Yandenesse, un de ceux qu il
a créés avec le plus d'amour et développés avec le
plus de complaisance! Ne paraît-il pas légitime de
dire que l'enfance de Félix , c'est l'enfance même de
Balzac? Lisez ses premières années, ses douleurs
d'enfant incompris. Il lui prête les qualités de poésie
et de rêverie dont son amc était pleine; c'est d'ail-
leurs un thème qui lui est cher, qu'il développera
avec insistance et avec toute l'étendue qu'il com-
porte dans Louis Lambert, qu'il aborde déjà dans
le Lys. Lorsqu'il nous peint les premières heures
de la vie contemplative de Félix de Yandenesse,
son amour de la nature et de la solitude , les vexa-
tions auxquelles il est en hutte : " Châtiment hor-
rihlc, écrit-il, je fus persillé sur mon amour pour les
étoiles, et ma mère me défendit de rester au jardin
le soir. " Il est déjà " incompris » , et 1 on pourrait
dire de lui ce que le poète disait du jeune cnfantmar-
qué par une vocation prématurée : » Je le regar-
dais attentivement; il y avait dans son (eil et dans
son front je ne sais quoi de précocement fatal qui
éloigne généralement la sympatiiic et qui, je ne sais
j)()ur(|uoi, excitail la luienne , au point cpu' j eus un
instant l'idée bizarre que je pouvais avoir un frère
à moi-même inconnu. " (Juellc est l'a me songeuse
qui, aux heures de repliement sur elle-même, n'a
<;onnu ces premières souffrances? Souffrances dans
la famille, qui ne comprend ni ne pressent ses aspi-
3
38 CHAPITRE II.
rations et ses tendresses ; souffrances au collège, au
milieu des " hideux niais " formant déjà une réduc-
tion en petit de l'humanité qu'elle connaîtra plus
tard! Rude apprentissage sans doute, mais comhicn
précieux et comhien nécessaire ! — Car rien n'y sau-
rait suppléer. — Tel est le rôle des plus dures
épreuves : si la volonté conserve assez d'énergie
pour réagir, si la " vie intérieure » est assez forte
pour résister aux atteintes du dehors, la douleur
devient un bienfait , et ce sont des sources nouvelles
et purifiantes qu'elle fait jaillir au plus intime de
l'être.
Surtout quelle merveilleuse préparation à l'amour!
Comme l'àme, sevrée jusqu'alors de sentiments ten-
dres, s'ouvre naturellement et spontanément au plus
doux et au plus pénétrant ! Voyez Félix de Yande-
ncsse à vingt ans. Toutes les puissances de son être
comprimées par les vulgarités ambiantes vont pren-
dre essor et se détendre à la faveur du sentiment le
plus pur, le plus délicat et le plus ardent. Rien n'égale
la douceur de ces premières rencontres avec Mme de
Mortsauf : c'est la naissance soudaine de l'amour
conforme au vœu de la nature; ce sont ces premières
sensations qui, dans le souvenir de ceux qui les ont
goûtées en les savourant, demeurent sans analogues
connues; ce sont ces troubles indicibles qui remuent
l'ame jusqu'en ses replis les plus cachés; c'est la
poésie intérieure, auxiliatrice souveraine du senti-
ment et qui transfigure la personne aimée! Il n'est
(pi lin âge dans la vie où de semblal)les émotions
LES JEUNES GENS. 30
puissent se produire; encore faut-il, j)Our favoriser
leur éclosion, de ces coïncidences fortuites qui sont
à la volupté sentimentale ce que l'inspiration visitant
le poète est à la volupté créatrice ! a Des hasards
inouïs, dit Félix de Vandenesse , m'avaient laissé
dans cette délicieuse période où surgissent les pre-
miers troubles de l'âme , où elle s'éveille aux
voluptés. "
Que seront-elles donc ces relations du tout jeune
homme avec la femme jeune encore, mais plus àgéc
que lui ? Elles suivront des étapes successives et nette-
ment différenciées. Tout d'abord le désir sexuel
demeure au second plan , se précisant à peine et
s'avouant encore moins ; chez la femme, un senti-
ment de protection quasi maternelle domine et se
fait jour à travers toutes les manifestations intérieures
de tendresse : il est en quelque façon l'excuse de
cette tendresse et le motif apparent dont elle la justi-
fie à ses propres yeux; point de femme aimante et
jusqu'alors malheureuse (pii n'appelle son enfant le
jeune homme vers (jui la [)Oussent invinciblement
les puissances refoulées de son cœur; il v a dans
cette illusion qu'elles nourrissent comme un men-
songe sentimentalqui satisfaite la fois leur conscience
et leur besoin d'affection! Comment s'avoueraient-
clles la véritable luiture de celte affection, sans se
trouver, par cet aveu même, dans 1 oblijjalion d'y
renoncer? n A chacpie heure, de momeni eu uio-
ment, notre fraternel mariage, fondé sur la con-
fiance, devint plus cohérent. Nous nous établissions
40 CHAPITRE II
chacun dans notre position : la comtesse m'envelop-
pant dans les nourricières protections, dans les blan-
ches draperies d'un amour tout maternel, tandis que
mon amour, séraphique en sa présence, devenait,
loin d'elle, mordant et altéré comme un fer rouge. "
— C'est là justement préciser le rôle du jeune homme
et la transformation qui s'opère en lui : l'heure arrive
en effet où la passion s'impose avec son caractère de
sexualité fatale. La nature ne peut être trompée plus
longtemps, et de même que chez l'amante, — fût-elle
la pure Henriette de Mortsauf, — elle exigera ses
droits impérieux à plus longue échéance, de même
chez Félix de Vandenesse elle s'imposera, mais avec
une autre rigueur! a Si elle demeura chaste et pure,
je fus travaillé par des idées folles que m'inspiraient
d'intolérables désirs. »
Au début de cette étude, à propos du personnage
de Calyste de Guénic, nous avons insisté sur cette loi
phvsiologiquc dont Balzac mieux que personne a
compris l'importance : c'est cette u logique amou-
reuse » , cette implacable nécessité dans la marche
progressive du sentiment d'amour chez l'homme,
cette impossibilité où il se trouve de se confiner plus
longtemps dans le domaine du cœur qui dut amener
Balzac à imaginer l'épisode des amours de Félix
de Vandenesse avec lady Arabelle. La composition
de ce fragment du Ljs dans la vallée relève bien
j)lut6t, nous semble-t-il, d'une nécessité logique de
l'amour que de l'observation saine d'un caractère
vrai! Si par l'intervention de cet épisode et sa valeur
LES JEUNES GENS. 41
de contraste Balzac a voulu simplement préciser une
loi psychologique, — et telle estnotre pensée, — cette
fin de l'œuvre se justifie surabondamment; sinon elle
demeure comme une tache et une erreur. C'est dire
qu'au point de vue de la pure observation le per-
sonnage de lady Arabelle est bien inférieur à la
plupart de ses créations féminines : il représente
la partie contestable du chef-d'œuvre qui a nom :
le Lys dans la vallée.
Encore une fois, cet épisode, tout comme la création
de femme qui s'y réfère, est le résultat d'une opposi-
tion artificielle conçue par Balzac entre deux types
rigoureusement op[)Osés ; il convient de l'envisager
comme un moyen imaginé pour la vérification et
l'affirmation d'une loi physiologique. " Elle —
lady Arabelle — c'est Balzac lui-même qui l'écrit,
était la maîtresse du corps, INIme de jNIortsauf était
l'épouse de Tàme. » — Tout est dans cette j)hrase,
l'explication du contraste même qui s'est imposé à la
pensée du romancier et la cause .de cette création
féminine qui semble conçue en dehors des conditions
de la vie.
Ne nous arrêtons i)as à lady Arabelle; retenons
seulement du pcrsonnajjc ce (jiii peut servir à expli-
quer la conduite de Félix de Vandenesse : elle rej^ré-
scnte en effet le facteur principal de sa déchéance
morale; c'est elle qui réveill(> en lui les sentiments
bas, les idées vulgaires (pu soinuuMlKnl au fond de
tout homme même supérieur, et n'attendent fpi'unc
circonstance favorable pour s'élever à la surface;
42 CHAPITRE II.
c'est elle qui, par les piqûres savamment faites et
fréquemment réitérées à son amour-propre, le déta-
che lentement de Mme de Mortsauf, ainsi que lîéatrice
de Rochefide détourne Calyste de Guénic de son
amour pour Camille Maupin et plus tard pour Sabine ;
elle encore qui suscite les pensées de fortune et
d'ambition à la réalisation desquelles Mme de Mort-
sauf apparaît la plus opposée. Comme Calyste, comme
Rastignac, comme tant d'autres dont nous n'avons
pas à nous occuper ici , car ils ne sont que les reflets
atténués de ces personnages principau.\, Vandenesse
sent son énergie faiblir; la volonté s'annihile et le
livre impuissant aux mains cupides de lady Arabelle.
Que reste-t-il désormais du jeune homme que nous
avons aimé, dans lequel nous nous étions plu à voir
l'incarnation de l'amour naissant? Rien, ou bien peu
de chose : il vérifie à nouveau l'idée maîtresse qui
domine cette étude, à savoir, la diminution progres-
sive de l'énergie sous rinflucuce déprimante du
milieu.
Avec Lucien de Rubempré, la démonstration sera
complète et la preuve établie, d'autant mieux que
nous l'examinerons ici dans sa seconde incarna-
tion, celle de l'homme du monde. Sa première incar-
nation, le Rubempré des Illusions perdues, relève
de l'étude des artistes. Nous verrons alors comment
Ralzac s'est plu à représenter dans ( e personnage,
à côté des })lus brillantes facultés intellectuelles,
(les plus riches dons et des })lus rares séductions
i\c l'esprit, les faiblesses et les compromissions
LES JEUXES GENS. 43
d'une nature d'artiste telle qu'il s'en rencontre tant,
sans consistance, comme sans réaction à l'encontre
des influences destructrices qui les environnent. Dans
le Rubempré de Splendeurs et misères des courti-
sanes, plus rien ne survit de l'artiste ; ses facultés
créatrices sont éteintes ; elle a disparu pour jamais,
cette merveilleuse facilité de production qui fit sa
gloire et sa perte ; il ne survit plus en lui que
l'homme du monde, le rival des Maxime de Trailles,
des d'Ajuta-Pinto ; mais conî])icn inférieur à eux
comme représentant du » dandysme " ! Car il est un
dandy déchu, et l'on ne saurait dire de lui ce qu'un
écrivain fameux notait pour caractériser cette ma-
nière de goûter la vie : <i Oue ces hommes se fas-
sent nommer raffinés, incroyables, beaux, lions ou
dandys, tous sont issus d'une même origine; tous par-
ticipent du même caractère d'opposition et de révolte ;
tous sont des représentants de ce qu'il y a de meilleur
dans l'orgued humain, de ce bosom trop rare, che/
ceux d'aujourd'hui, de combattre et de détruire la tri-
vialité. De là naît chez les dandys cette attitude hau-
taine de caste provocante, même dans sa froideur.
Le dandvsme appar;iit surtout aux époques transitoi-
res où la démocratie n'est pas encore toute-puissante,
où l'aristocratie n'est que partiellement chancelante
et avilie. Dans le trouble de ces époques, quelques
lioiuMics déclassés, dégoûtés, désoeuvrés, mais tous
ri<'lies de force native, peuvent concevoir \c projet de
fonder une e8j)èce nouvelle d'aristocratie, d'aulant
plus difficile ù rompre (pi'elle sera basée sur les fa-
44 CHAPITRE II.
cultes les plus précieuses, les plus indestructibles, et
sur les dons célestes que le travail et l'argent ne peu-
vent conférer. Le dandysme est le dernier éclat d'hé-
roïsme dans les décadences ; et le tvpc du dandy
retrouvc par les voyageurs dans rAmériquc du Nord
n'infirme en aucune façon cette idée; car rien n'em-
pêche de supposer que les tribus que nous nommons
sauvages soient les débris de grandes civilisations
disparues. Le dandvsme est un soleil couchant ;
comme l'astre qui décline, il est superbe, sans cha-
leur et plein de mélancolie. "
Voilà ce que nous représente assez exactement un
Maxime de Trailles, un du Tillet, un d'Ajuta-
Pinto ou tel autre de ces jeunes hommes bril-
lants et inconsistants, tout de dehors et de vie exté-
rieure , mais conséquents avec leurs principes et
dirigeant leurs actes avec une rigoureuse logique.
Voilà ce que ne peut plus être Lucien de Rubempré
dans Splendeurs et misères. C'est une figure pâle et
effacée, peinte en grisaille, si l'on peut ainsi s'ex-
primer; une personnalité sans ressort qui sera tout
entière à la discrétion de Vautrin, qui le domine de
toute son énergie et de toute son intelligence, une
personnalité destinée à s'effondrer le jour où Vautrin
ne se trouvera plus derrière elle pour l'appuyer et la
soutenir. Le secret de cette dernière incarnation est
dans les paroles qu'il prononce lui-même : «J'ai mis
en pratique vin axiome avec lequel on est sûr de
vivre tranquille : Fitfje, late, tace. r> — Nous retrou-
vons dans Lucien homme du monde les traits moraux
LES JEUNES GENS, 45
que nous avons rencontrés déjà clans Lucien artiste,
mais de plus en plus affaiblis et inclinant vers la
déchéance.
" Poète, écrivain, ambitieux, vicieux, à la fois
orgueilleux et vaniteux, plein de négligence et sou-
haitant Tordre, un de ces génies incomplets qui ont
quelque puissance pour désirer, pour concevoir, ce
qui est peut-être la même chose, mais qui n'ont
aucune force pour exécuter. " Il est tout entier dans
cette phrase; nous le constaterons dans l'étude sur
Lucien artiste : les rapports de Lucien avec Vau-
trin en demeurent la preuve évidente. Nous nous
expliquerons ailleurs sur les relations de ces deux
personnages, dont l'un semble la lumière et l'autre
le reflet. N'ayant aucune énergie, il était naturel
que Lucien de Piubempré se livrât corps et âme
à celui qui avait pour ainsi dire passé avec lui un
traité intime et secret. Sa personnalité se confond
et se perd dans celle de Vautrin, qui l'absorbe
et l'annihile. C'est à })einc si, de temps en temps,
quelques anciens scrupules de riionuèteté primi-
tive trans})araissent et se manifestent timidement.
Vautrin en a vile raison, lui montrant le l>ut à
atteindre, et jnsliliant les moyens par le but. Sur
cette pente, 15ubempré ne s'arrête pas : il joue la
comédie de rainoiir avec la jeuiu^ fille qu'il a intérêt
h épouser; il aime ou prêlcinl aimer P'sthcr, (>l la
livre au binon (b' Niiciii.jM'u ; il prtMid part aux intri-
gues cpii ont pour but d\'\l<>r(pier au malln'ureux
financier les sommes énornies dont il profitera. Sa
3.
46 CHAPITRE II.
volonté n'existe plus, et le jour où Vautrin ne sera
plus derrière lui, il finira par le suicide. Vautrin,
d'ailleurs, résume ainsi sa nature : — a II était faible :
voilà son seul défaut, faible comme la corde de la
lyre, si forte quand elle se tend. Ce sont les plus
belles natures; leur faiblesse est tout uniment la ten-
dresse, l'admiration, la facvdté de s'épanouir au soleil
de l'art, de l'amour, du beau que Dieu a fait pour
l'homme sous mille formes... Enfin, Lucien était une
femme manquée... "
Jusqu'ici, nous n'avons rencontré, en somme, que
faiblesse et inconsistance dans le sentiment d'amour.
Balzac ne pouvait s'en tenir là, et il ne s'y est point
tenu. Sans parler des personnages de jeunes gens
comme Savinien de Portenduère, comme David
Séchard, comme tant dautres encore qui trouve-
ront leur place en des études postérieures, arrivons
à Lord Grenville. Tandis que les Rastignac, les Ru-
bcmpré, les Vandencssc, si pure à l'origine qu'ait été
leur tendresse, si détachée qu'elle nous soit apparue
de toute considération pratique, en viennent toujours
à l'envisager comme un moyen de parvenir, comme
un marchepied pour leurs ambitions politiques ou
mondaines, ce sentiment, chez lord Grenville, est
véritablement exempt de toute visée j)ositive et ne
tend qu'à la satisfaction de son objet.
Sans doute, il nous semble une ligure de demi-
tcintc, légèrement voilée de mélancolie septentrio-
nale; mais la discrétion première et la j)er8islance de
son amour, ce dévouement de toute la personne à la
LES JEUNES GENS. 47
femme qui Ta distingué, enfin ce sacrifice de sa vie
pour sauver son honneur, en font un réel héros de
l'amour, une nohle victime du plus nohle des senti-
ments, et lui assignent une place unique et excep-
tionnelle dans l'œuvre de Balzac. Sa valeur psvcho-
logique se mesure non point tant à l'importance du
rôle qu'il joue qu'à la qualité de ce rôle... Tout,
dans sa vie, est suhordonné à son amour : il est le
principe et l'origine de ses actes; aucun mobile se-
condaire ou bas ne vient y porter atteinte , et son
exclusivisme est la garantie de sa durée.
Tout, dans son amour, — il convient de l'ajouter,
— est subordonné au sentiment, et nous entendons
par là que le sentiment est le principe directeur de
toutes ses démarches; par quoi il se différencie tota-
lement de la plupart des jevines gens amoureux de
Balzac, et par conséquent de la masse des hommes
amoureux , puisque Balzac reflète en son oeuvre,
comme en un miroir fidèle, la société dont il fait par-
tie; par quoi enfin il se rapproche de l'amour tel que
le conçoivent les femmes aimantes, dont la caracté-
ristique est la prédominance du sentiment.
Tel est le secret de sa force et de l'attraction in-
vincible qu'il exerce sur Mme d'Aiglemont. « Tous
les hommes ont les sens de leur sexe, dit-elle en une
heure de rêveuse mélancolie»; mais cebii «pu en a
l'àme et qui satisfait ainsi à (otites b^s exigences de
notre nature, dont hi méb)dieuse iiarmonie ne s'é-
meut jamais (pic sous hi ju'essiou des senlimeuls,
cebii-hi ne .se rciicdiilrc i)as deux lois dans iiolic exis-
48 CHAPITRE II.
tcnce. » Nous avons essayé de montrer, à propos de
Calyste de Guénic, de quelle manière et avec quelle
intensité, même chez le tout jeune adolescent, l'ap-
pétit sexuel, compliqué des brusques sursauts de la
jalousie, pouvait précipiter celui qui en était esclave
vers les résolutions extrêmes et le contraindre à des
actes d'une violence irraisonnée ; nous avons tenté
d'indiquer la persistance obsédante du désir physi-
que, marque incontestable du rôle actif de l'élément
masculin dans l'amour. Chez lord Grenville, nous
ne trouverons rien d'analogue, rien de ce qui rap-
proche l'homme de l'animal, de ce qui, à certaines
heures, sous la poussée subite du désir, réveille la
brute primitive en l'être raisonnable.
En lui, les sens seront toujours subordonnés au
sentiment; on conçoit alors facilement l'attraction
toute poétique qu'il peut exercer sur une jeune femme
aux instincts délicats, dont l'unique malheur a été
de sentir avec toute son aprcté l'affreux désaccord
des réalités de l'amour avec le rêve qu'elle s'était
complue à en faire. L'émotion qui l'agite au moment
où elle aperçoit cette idéale figure à peine entrevue
se produit aussi soudaine que troublante, et Balzac
rexpli([uc ainsi : » Les bizarres pressentiments qui
avaient si souvent agité Julie se trouvaient tout à coup
réalisés. En s'occupant d'Arthur, elle s'était complue
à croire (pi'iin homme, eu aj)j)arence si doux, si dé-
licat, devait élre resté fidèle à son premier amour.
Parfois, elle s'était flattée d'être l'objet de cette belle
passion, la passion pure et vraie d'un homme jeune.
LES JEUNES GENS. 4D
dont toutes les pensées appartiennent à sa bien-
aimée, dont tous les moments lui sont consacres, qui
n'a point de détours, qui rougit de ce qui fait rougir
une femme, pense comme une femme, ne lui donne
point de rivales et se livre à elle sans songer à l'am-
bition, ni à la gloire, ni à la fortune. »
Comme tous ces traits, qui sont précisément les
traits moraux de lord Grenville, le différencient des
autres jeunes gens de lialzac! Ce sont eux qui, par
leuri'éunion et leur solidarité, constituent cette puis-
sance sentimentale dominatrice et exclusive qui font
du jeune Anglais un personnage à pari, presque fémi-
nin, malgré ses mérites intellectuels, qui sont bien
ceux d'un homme, et d'un homme supérieur.
Une première fois, il a vu Julie d'Aiglemont, et
cette apparition l'a ravi d'enthousiasme; mais son
amour discret n'a pas cherché à s'imposer, bien qu'il
eût compris et pressenti les tortures morales dont
elle souffrait. Le hasard lui a permis de la revoir; il
s'est rendu compte du rôle qu'il ])ourrait jouer auprès
d'elle, des services qu'il pourrait lui rendre; il s'est
attaché à sa destinée, la suivant, la soignant, mais
toujours respeclueu.K et ne provoquant jamais l'aveu
d'un amour. (Ai aveu, Mme d'Aiglemont l'a laissé
échapper; elle lui a montré la profondeur et Tinti-
mité de sa tendresse, mais en même temps lui n fait
sentir (pie ses devoirs d'épouse et de mère renq)é-
(•haient d'être à lui. Pas une protestation, pas une
révolte ; il la quitte et s'éloigne, l^onrlanl, il lui de-
vient lnîj)0ssible de demeurer loin d'elle; il revient
50 CHAPITRE 11.
Mme d'Aiglemont va non pas céder, mais s'offrir; elle
s'écrie : " Connaître le bonheur et mourir ! » C'est
lui qui meurt pour elle; donnant ainsi, pour sauver
son honneur, le plus bel exemple de dévouement
qu'un homme puisse offrir !
CHAPITRE III
LES JEUNES FILLES.
Comment Balzac a conçu les jeunes tilles : leur caractère de passi-
vité dans l'amour. II les a peintes en grisaille.
Leur iinpersonnalité due surtout à l'éducation. — Rôle capital de
l'éducation : ce qu'elle est; ce qu'elle devrait être. — Idées de
Balzac à ce sujet : Mme du Tilfct et Mme Félix de Vandenesse.
Césarine Birotteaii : la jeune fille de la petite bourgeoisie. — Ca-
ractère é{;oïste de l'amour.
Eveil de l'amour chez la jeune tille : signes physiologiques. Ursule
Miroiiet. La jeune tille {{iiidéc par l'instinct. Balzac applique la
théorie de Schojienhauer.
Euf/énie Grandet. La fennne créée par l'amour.
Véronique Graslin. L'amour né d'émotions intellectullcs.
Au cours d'Eufjénie Grandet, Balzac écrit : i. Dans
la pure et monotone vie des jeunes filles, 11 vient
une heure délicieuse où le soleil leur épanche ses
rayons dans l'ànic, où la Heur leur exprime des
pensées, où les pal[)itations du cœur communiquent
au cerveau leur chaude fécondaïu'e et fondent les
idées en un vague désir; jotu- d iiuiocentes mélanco-
lies et de suaves joyeusctés ; (jiimihI les cnliiiils com-
mencent à voir, ils sourient ; (|ii;iii(l luie jciine fille
entrevoit le senliinent dans l;i ii;i(iiii', elle sourit
comme elle souriait enfant. Si la lumière est le
52 CIIAPITIIE III.
premier amour de la vie, Tamour n'est-il pas la
lumière du cœur?" — En s'exprimant ainsi, Balzac
ne cédait point simplement au plaisir de formuler en
phrases délicieuses une observation psychologique;
il présentait en outre ce que nous pourrions appeler
ridée générale qu'il s'est formée de la jeune fîUe et
la conception d'ensemble qui fut le point de départ
de ses créations virginales. Si nous les envisageons
en effet par le l'apide coup d'œil du souvenir, qui
écarte les éléments indifférents pour retenir unique-
ment ceux qui sont essentiels, une chose nous frappe :
c'est que Balzac les a toujours peintes en grisaille,
leur donnant peu de relief, peu de personnalité,
ainsi que l'exige d'ailleurs la réalité des choses.
Penser ainsi, c'était se trouver en conformité avec la
nature ; c'était obéir aux lois de développement phy-
siologique qui régissent l'clre féminin et lui impri-
ment le caractère de réceptivité qui lui est propre.
A ses yeux, en effet, la femme est créée de toutes
pièces par l'amour et n'existe ])Our ainsi dire pas
avant que ce sentiment ait développé son être. D'où
la différence, au cours de ses œuvres, entre l'impor-
tance qu'il attache à l'analyse des caractères de
femmes et celle qu'il attache à l'analyse des caractères
de jeunes filles. Il suffit, pour s'en convaincre, de
rappeler quelques noms et de se souvenir en même
temps du rôle que les j)ersonnages ainsi évoqués
tUMiMciil (huis le mdieu où h' romancier les a
placés.
Modeste Mignon, Eugénie (Jrandet, Césarine Birot-
LES JEUNES FILLES. 53
teau, Céleste Colleville, Ursule Mirouet , et tant
d'autres, autant de figures douces et discrètes qui,
pour employer une expression d'école mais rendant
bien l'idée, sont plutôt " agies " qu'agissantes, subis-
sent les circonstances parmi lesquelles le hasard les
a fait naître, et s'inclinent avec résignation devant la
force des événements qui refoulent leurs pensées ou
compriment leurs désirs!
Si l'on essaye de les classer en proportionnant leur
relief comme personnages et leur intensité comme
types au degré de conscience du sentiment d'amour,
on arrive au résultat suivant : les moins conscientes,
celles en qui ce sentiment est à peine indiqué, soit
que les instincts religieux prédominent comme chez
Céleste Colleville, dont la destinée de femme est tout
entière subordonnée à la piété, soit que la crainte
d'une autorité supérieure et respectée leur imprime
un caractère d'excessive timidité, comme ù Césarine
Birotteau, celles-là connaissent l'exisleiKu; du senti-
ment, mais osent à peine se l'avouer; il n'aura pas
d'action décisive sur leur vie de femme, et si elles en
souffrent, elles cacheront leurs souffrances. Après
Céleste Colleville et Césarine 15irotteau, nous en
trouvons chc/, (|iii lamour es! plus conscieni sans
être encore absorbant. Il régira certains de leurs
actes, et en |)lu8 d'une circonstance pourra les pous-
ser ù des démarches qu'elles s'expli(pi(Mit à p(>ine et
dont la caiisc! est toute en lui : lùigénie Crandct,
j)ar exemple, qui malgré la terreur (pie lui inspire
son père, arrive à tenter des choses dont l'idée ne
54, CHAPITRE III.
lui serait jamais venue si la présence de Charles
Grandet n'avait soudainement fait jaillir en son cœur
des sources vives de tendresse : Marguerite Clacs
encore, trouvant dans son amour, qui chez elle est
déjà de Tinstinct maternel, la force de diriger une
famille et de résister aux folies ruineuses d'un père
maniaque ! Notons en passant que l'on sent dans ses
démarches plus encore la femme d'ordre, la jeune
fdle née pour être mère, que la femme amoureuse :
c'est ce qui la distingue d'Eugénie Grandet. Elle
appartient à la classe des femmes qui seront plutôt
mères cpi'amantes : tous ses actes s'expliquent ainsi,
et c'est un point de vue essentiel sans lequel on ne
saurait la comprendre. Nous arrivons enfin aux der-
nières, très rares, — car je ne vois guère que Véro-
nique Sauviat, la future Mme Graslin, — chez les-
quelles on sente en la jeune fille le rôle absorbant
que l'amour tiendra dans leur vie, instrument de dou-
leur et de tortures morales. Nous ne parlons point
ici de celles qui, comme la Péchina et la Fos-
seuse, sont de véritables inconscientes, des mala-
des, des irresponsables dans toute la force du terme,
et dont le cas ne saurait infirmer en rien l'exactitude
de ce que nous avançons.
Cette impersonnalité, cet effacement voulu, ne
tient pas exclusivement, dans l'idée de Balzac, à la
nature intime de la jeune fille et au caractère de
réceptivité que nous indiquions plus haut; il est par
certains points acquis, et ici se présente la grave
(|ueslion do l'éducation. I^lie devait venir à la pensée
LES JEUNES FILLES. 55
du maître, pour une premièi^e raison d'abord : c'est
que toutes les questions sociales d'une réelle impor-
tance ont hanté son cerveau; puis ensuite, la place
prépondérante qu'il assijrne à la femme dans la
Comédie humaine, l'amour et la tendresse profonde
qu'il manifeste pour son développement sentimental,
pour son rôle d'initiatrice de l'homme aux nuances du
désir, le culte réel qu'il professe pour cette divinité
du poète, ce sont là autant de motifs, et de motifs
puissants, pour l'avoir fait s'allacher à ce point d'où
dépendra souvent toute sa vie intérieure : Gomment
la jeune femme a-t-elle été élevée quand elle était
jeune fdle? Quelle éducation a-t-ellc sul)ie? Quelles
influences a-t-elle traversées? L'intérêt qu'il y voit
est et doit être énorme ; il doit l'être, à /«v'or/ d'abord,
car nous savons que Balzac fut un des plus fervents
adeptes de la théorie « des milieux » ; il en fut un
des inventeurs dans le domaine littéraire, l'ayant
appliqué le premier peut-être à l'analyse psycholo-
gique. \\Vcs,l à posteriori, et il suffit, si nous voulons
être convaincus , de nous souvenir de l'analyse du
caractère de Véronique Graslin , [)om" coiu[)rendre
quelle inq)ortance à ses yeux pouvait avoir cette édu-
cation sur l'avenir de la femuie. l{jq)|)elons-nous cette
jeune fille, à l'imagination et au co-ur vierges, élevée
dans la plus extrêuu' ictenue, ignorant tout de hi vie,
d'autant mieux que son existence s'est (h'M(julêe dans
im coin de province isolée, pure comme un ange
.uKpiel l)al/ac la compare. Voici (pie (oiit à cimii) un
livre tombe eiilre ses mains! l'.l (|iiel li\re! \.v plus
56 CHAPITKE III.
pur, le plus inoffensif pour toute autre nature! Pour
elle il devient la révélation la plus troublante de
l'existence; par et à travers ce livre le monde s'expli-
que à elle; elle en comprend les mystères, ou plutôt
elle les pressent.
Si Balzac avait été un moraliste pur au lieu d'être
un romancier; s'il avait écrit des œuvres pour expo-
ser non point ce qui est, mais c'e qui devrait être, il
n'eût pas manqué de nous livrer le fruit de ses médi-
tations sur ce grave sujet : comment procéder à
l'éducation des jeunes filles ? Comment chez la vierge,
dont l'esprit sommeille encore, préparer l'éclosion
de la femme qui sera demain? Sans doute il n'eût
pas posé de règle absolue, car il était trop intime-
ment convaincu de la relativité de toutes choses ; il
n'eût point conseillé de soumettre à une éducation
identique tous les esprits féminins destinés à occuper
un même rang dans la société. Il n'ignorait pas qu'en
ce monde on ne doit considérer que des » individus » ,
et que la première règle d'une éducation parfaite
est d'agir » individuellement" . Cette vérité psycholo-
gique dont il avait fait la cruelle expérience au
collège, il eût souhaité qu'on l'appliquât dans l'édu-
cation des jeunes filles. Sans doute aussi, s'il est vrai
de dire qu'il n'eût j)oint posé de règle absolue, il
aurait recommandé aux éducateurs dé ne point appli-
quer le système en usage de «contention spirituelle»
et d'entière ignorance de la vie. Déjà dans les
Mémoires dt; deux jeunes inariccs il insiste sur les
inconvénients de cette mélhode. A maintes reprises,
LES JEUNES FILLES. 57
dans la Femme de trente ans, opposant 1 Ignorance
absolue de la jeune fille à la brutalité ordinaire des
premières initiations, i\ indique les dangers et les
irréparables malheurs qui en sont Thabituelle consé-
quence ; enfin les premières pages de l'œuvre intitu-
lée : Une fille d'Eve, sont consacrées à la peinture
de l'éducation donnée aux jeunes filles de l'aristocra-
tie, et la manière dont il la décrit précise ses préfé-
rences et ses antipathies!
Voilà sans doute dans sa pensée ce qui contribue
le plus à en faire des êtres insignifiants, ayant si peu
de relief, et présentant en somme un intérêt médio-
cre pour le psychologue et l'observateur.
Examinons l'éducation des jeunes filles qui devien-
dront plus tard Mme du Tillet et Mme Félix de
Vandenesse : — » Marie-Angélique et Marie-Eugénie
atteignirent le moment de leur mariage, la première
à vingt ans, la seconde à dix-sept ans, sans jamais
être sorties de la zone domestique où planait le regard
maternel. Jusqu'alors elles n'étaient allées à aucun
spectacle : les églises de Paris furent leurs théâtres. »
L'ignorance de la vie est poussée chez elles à ses
extrêmes limites, cette ignorance qui sera cause de
la révolte, ([ui du moins y conlrihiiera, lorsque
les réalités leur seront soudain dévoilées. » Leur
instruction ne dépassa pas les limites imposées par
des confesseurs élus parmi les ecclésiaslifpies les
moins tolérants et les plus jansénistes... .btinais fiUcs
ne furent livrées à des maris ni plus pures, ni plus
vier{;es : leur mère semblait avoir vu dans ce point,
58 CHAPITRE III.
assez essentiel crailleurs, raccomplissement de tous
ses devoirs envers le ciel et les hommes. >'
Le résultat, Balzac l'indique, inévital)le : d'une
part, l'assurance à peu près certaine que leur union
sera faite d'autant plus légèrement que la jeune fille
ne soupçonne même pas les obligations positives du
mariage et qu'elle n'a qu'un désir : se soustraire à
l'autorité des parents qui compriment ses sentiments
d'indépendance. « Vous n'êtes pas très heureuses,
mes chères petites, leur disait le père ; mais je vous
marierai de bonne heure, et je serai content en vous
voyant quitter la maison. — Papa, disait Eugénie,
nous sommes décidées à prendre pour mari le pre-
mier homme venu. »> Et le père conclut tristement,
faisant lui-même la critique de cette éducation :
il A^oilà le fruit amer d'un semblable système. On
veut faire des saintes, on obtient des... Il n'acheva
pas. " — D'autre part, la crise fatale, la soudaine
révolte qui se produira lors du mariage et de ses
révoltantes initiations : — " Eve ne sortit pas plus
innocente des mains de Dieu que ces deu.x filles ne
le furent en sortant du logis maternel, pour aller à la
mairie et à l'église, avec la simple mais épouvan-
table recommandation d'obéir en toutes choses à des
hommes auprès desquels elles devaient dormir ou
veiller pendant la nuit »
Mais alors faudra-t-il donc éclairer les jeunes filles
sur les réalités de la vie? Qu'aurait répondu Balzac à
cette question? J'imagine qu'il n'y eût point apporté
de solution précise et qu'il eût dit slmj)lement en
LES JEUNES FILLES, 59
substance : Tout dépend des natures; il n'y a pas ici,
comme en tout ce qui touche à l'éducation, de règle
générale applicable à des groupes, car toute méthode
doit procéder de considérations individuelles!...
Ayant vu ce qui devrait être, examinons mainte-
nant ce qui est : Césarine Birotteau, c'est la jeune
fdle de la petite bourgeoisie, du milieu commerçant,
élevée dans ce milieu rétréci et mesquin. Dans le
portrait physique qu'en donne Balzac se trouveront
unis les traits délicats et exquis d'une rare beauté
physique et ces défauts de race qui ne peuvent lais-
ser de doute sur son origine : quant à son portrait
moral, il est marqué au coin de la plus parfaite
entente des superlluités qui constituent léducation
des jeunes fdles, avec celte caractéristique de la
supériorité de l'enfant voulue par les parents sur
eux-mêmes : « Elle aimait la musique, dessinait
au crayon noir la Vierr/e à la cJiaisc, lisait les o'uvres
de Mmes Gotlm et lli(;coboni, Bernardin de Saint-
Pierre, Féuelon, Racine; son j)èrc et sa mère,
comme tous ces parvenus empressés de cultiver l'in-
gratitude de leurs enfants en les mettant au-dessus
d'eux, se j)laisaient à déïHcr Césarine, qui heureuse-
ment avait les vertus de la bourgeoisie et n"ai»usail
pas de leur faihlesse. " — l'^lle demeure le type
accomj)li de la petite bour{;eoise, d'esprit médiocre
sans doute, mais capahie du plus vif atlacliement et
susccptililr <1 mi amour couslanl cl lidéle. Etudiez
la naissance de son amour pour l*opinot, le jeune
homme timide et contrefail, dont elle sent avec cette
60 CHAPITRE III.
délicatesse d'àme qui n'est pas refusée aux natures
même médiocres, la secrète adoration pour elle.
Balzac explique ici ce qui paraît un mystère du
cœur féminin, à savoir, par quelles complications
psychologiques une jeune fille belle et riche comme
Gésai'ine Birotteau peut s'éprendre d'un infirme et
d'un boiteux.
Ce que certains esprits pourraient attribuer à un
sentiment de générosité basé sur la pitié, Balzac
l'attribue à une raison d'égoïsme fort compréhen-
sible. Ce lui est une occasion d'expliquer qu'à son
sens et de manière générale la tendresse amoureuse
repose tout entière sur » l'égoïsme " , c'est-à-dire
sur une sorte d'instinct secret qui nous pousse spon-
tanément vers ce qui convient à notre nature et
développe nos affinités intimes. Telle est une de ses
idées les plus chères, une de celles qui le mieux
cadrent avec son système général du monde et ses
[héorics physiologiques. Cette conception de l'amour,
aussi exacte pour ce qui tient de l'élément féminin
que pour ce qui concerne l'élément mâle, relève
directement de cette unité de plan qui suivant lui
régit le monde moral comme le monde physique :
Il (Juchpies moralistes pensent que l'amour est la
passion la plus involontaire, la plus désintéressée, la
moins calculatrice de toutes. Cette opinion comporte
une erreur grossière. Si la plupart des hommes
ignorent les raisons qui font aimer, toute symj)athie
physique ou morale n'en est pas moins l)asée sur les
calculs hiils par l'esprit, le senlimeut uu la brutalité.
LES JEUNES FILLES. 61
L'amour est une passion essentiellement égoïste. »
— L'cgoïsme de Césarine consistera donc, — et c'est
là que Balzac cherchera l'explication de sa tendresse
secrète pour Popinot — à distinguer de préférence
le jeune homme qui, par son adoration sdencieuse,
par les disgrâces de sa nature physique lui paraîtra
le plus propre à lui conserver une éternelle fîdé-
hté!...
« J'ai bien observé les femmes et sais que si, chez
la plupart, l'amour ne s'empare d'elles qu'après bien
des témoignages, des miracles d'affection, si celles-là
ne rompent leur silence et ne cèdent que vaincues,
il en est d'autres qui, sous l'empire d'une sympathie
explicable aujourd'hui par les fluides magnétiques,
sont envahies en un instant. » — Cette phrase
d'analyse physiologique, ce jugement porté sur la
nature intime de la femme au point de vue amou-
reux, Balzac la place dans la bouche du docteur
Minoret au moment où sa pu[)illc bicn-aiméc, celle
(|ui est devenue l'enfant de son intelligence et de son
cœur, qu'il a élevée avec la tendresse d'un j)ère et la
perspicacité d'un « csjirit " , lui avoue, avec la fran-
chise de SCS vingt ans, la naissance de l'amour en
son àme.
Peu de détails sont aussi touchants dans Idnivre
de Balzac (\uc le récit des [)rcmièrcs années d Ursule
Mirouct, l'histoire de cette petite fille élevée par son
père adoptif, le vieux docteur Minoret, la douceur
et l'affection croissante don! il rciilnure, cette entière
communauté de ynvn et de doidcurs; ce sont d'abonl
4
62 CHAPITRE III.
les premiers soins que réclame l'enfance, et pour
lesquels Minoret a les douceurs d'une mère, les pré-
cautions d'une nourrice attentive; puis, après ces
années où l'intelligence sommeille encore, où la
conscience est comme assoupie, ce sont les premiers
éveils de la sensibilité; l'àme s'ouvre à la vie et le
rôle de l'éducateur commence; toutes les qualités
natives de la petite fdle se développent et fleurissent
en ce milieu, favorable comme l'est un riche terreau
pour une plante rare ; autour d'elle elle ne sent
qu'affection, douceur, sympathie raisonnée, souci
d'éducation pour son jeune esprit. Aucun souffle
impur, aucune image chagrine ne vient assiéger son
cerveau. Elle grandit cependant, et le premier motif
de tristesse qui lui vienne est l'impiété du docteur.
Minoret, en effet, est un savant de l'école matérialiste,
et un sceptique en ce qui touche la foi religieuse ; il
a pourtant fait élever Ursule chrétiennement, et
c'est ce désaccord de croyances qui fait naître les
premières inquiétudes de la jeune fille. Ce qui cause
la plus vive peine à une femme réellement pieuse,
c'est de sentir que ceu.\ qu'elle aime ne partagent
[)as ses convictions. Ursule n'a que douze ans, mais
son tact développé et affiné par l'éducation lui révèle
une secrète divergence entre ses idées et celles du
docteur; elle n'a de cesse qu'elle n'ait appris la
vérité et la nature exacte des croyances de Minoret :
Il Pressé de questions par 1 innocente créature, il
fut impossible au docteur de cacher plus longtemps
ce fatal secret. La naïve consternation d'Ursule le fit
LES JEUNES FILLES. 63
d'abord sourire; mais en la voyant quelquefois triste,
il comprit ce que cette tristesse annonçait d'affection.
Les tendresses absolues ont horreur de toute espèce
de désaccord, même dans les idées qui leur sont
étrangères. " — N'est-ce pas là l'énoncé d'une vérité
souvent cruelle, dont la plupart de ceux qui « pensent»
ont fait la douloureuse expérience à l'âge de l'éman-
cipation intellectuelle? Quel est celui qui, doué d'une
vraie personnalité, et poursuivant la recherche d'un
but spirituel dans la franchise entière de ses convic-
tions, n'a pas connu cette intime et vive souffrance
du désaccord religieux avec ceux qui entourèrent son
enfance de soins affectueux? Mais il ne suffit pas
qu'Ursule la connaisse cette divergence d'idées, il
faut qu'elle y porte remède. Ce que la tendresse
d'une femme n'eût sans doute pas obtenu, ce dont
l'affection d'une mère ne fût certes point venue à
bout, la douce insistance de cette petite (ille de douze
ans parvient à l'enlever.
Ursule grandit cependant, et voici qu'arrive l'âge de
la puberté. Elle a le cœur tendre et son éducation n'a
pas peu contribué à développer en elle tout ce qui
se trouvait en germe d'affection, d'extpiise pvussance
d'attachement! .luscpialors elle ne s'est jamais vue
auprès d'un homme qui fût en agc de lui insj)ircr de
la tendresse. On conçoit quel j)Ourra être l'effet pro-
duit sur elle par l'arrivée du jeune Savinicn de
l*ortenduère : c'est un ciivahisscniciil de I clii' p;ir
la toute-puissante sympalhic>, et comme l'rsule est
aussi innocente f|u'ignoranle, l'aveu (ju'eilo en fait
64 CHAPITRE III,
au docteur est " symptomatique » au premier chef :
il vaut à ce titre comme document psychologique.
On y découvre, dans la naissance subite du sentiment
d'amour, le mélange primordial de l'élément physique
et moral : « Il m'a monté, je ne sais d'où, comme
une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à la
tête, et si violemment que je me suis assise. Je ne
pouvais me tenir debout, je tremblais. Mais j'avais
tant envie de le voir que je me suis mise sur la pointe
du pied : il m'a vue alors, et m'a, pour plaisanter,
envoyé du bout des doigts un baiser, et... — Et?...
— Et, reprit-elle, je me suis cachée aussi honteuse
qu'heureuse, sans m'expliquer pourquoi j'avais honte
de ce bonheur. Ce mouvement qui m'éblouissait
l'âme en y amenant je ne sais quelle puissance s'est
renouvelé toutes les fois qu'en moi-même je revoyais
cette jeune figure... Il m'a semblé que je ne devais
plus désormais m'occuper que de lui plaire. Son
regard est maintenant la plus douce récompense de
mes bonnes actions. »
Peut-il exister aveu plus franc, })lus naïf, décou-
vrant mieux par cette naïveté même rentière igno-
rance du mal, et nous ramenant mieux à ce qu'était
le rapprochement des êtres en des civilisations pri-
mitives? Chez la jeune fille complètement ignorante
des réalités de l'amour, non j)oint seulement de sa fin
dernière, mais encore des ruses préparatoires dont
l'instinct de l'espèce nous environne pour atteindre à
son but, tous ces troubles physiologiques qui accom-
pagnent l'éveil du sentiment, ne correspondent à
LES JEUNES FILLES. C5
aucune idée précise dans le cerveau de la vierge, et
peuvent faire l'objet d'un aveu d'autant plus sincère
que leur cause est plus entièrement ignorée de celle
qui fait cet aveu. Quel père, pourtant, inquiet des
premières langueurs d'une fille trop aimée, en soup-
çonnant la cause et désirant que cette cause soit pré-
cisée, quel père obtint jamais confession si franche
que celle d'Ursule au vieux docteur? Lui, vraiment
digne d'une telle confiance, il découvre à Ursule la
nature de son sentiment, lui marque l'antinomie qui
existe entre la nature et la société, et, tout en lui
indiquant que cette antinomie est artificielle, lui
enseigne qu'il faut savoir s'y soumettre!...
Assez semblable à l'amour d'Ursule Mirouet nous
apparaît celui d'Eugénie Grandet, du moins dans son
origine, dans son primitif épanouissement; infiniment
plus pitoyable et plus touchant d'ailleurs, puisqu'il
se trouve traversé par des crises cruelles et qu'il n'en
vient point à son aboutissement normal, la possession
de l'être aimé, comme 11 arrive pour la filleule du
docteur Minoret. Au délmt mémo, et bien que la
naissance de cet amour donne Heu à des manifesta-
tions physiologiques à peu près semblables à celles
qui troublent Ursule, nous saisissons déjà les diffé-
rences. Ce qui fait la su[)rème consolation d'Ursule,
au mdieu des plus rudes traverses, c'est lindéfeclible
tendresse du docteur, cpil pour elle est plus encore
qu'un père. JNous avons montré l'ardeur de celte
affection, son caractère d'intelligente et chaude pro-
tection, ce qui est cause en un mot qu'il ne se trouve
4.
66 CHAPITRE III.
pas une douleur d'àmc, pas un chagrin qui ne soit
compris et prévu par l'adorable vieillard!
Combien différente et cruellement opposée la
destinée d'Eugénie Grandet! Et que Ton n'aille pas
dire que son amour, pour plus effacé qu'il apparaisse,
ne reste pas aussi touchant! Les manifestations sont
peut-être moins soudaines ; la physionomie poétique
d'Eugénie Grandet est plus discrète que celle d'Ur-
sule; mais le travail intérieur de la sympathie amou-
reuse y est tout aussi vif; c'est une âme plus concen-
trée : cela ne veut pas dire qu'elle ne souffre pas
aussi cruellement !
Dans les deux œuvres, Balzac s'est proposé un but
à peu près identique : étudier la naissance et le déve-
loppement de l'amour en des âmes vierges, mais
singulièrement tendres et dans lesquelles il devait
apparaître comme une brusque irruption. L'impres-
sion produite par l'arrivée de Charles Grandet est
peu différente de celle qu'éprouve Ursule à la vue de
Savinien. Ce sont deux jeunes gens dans léclat de
la première jeunesse : leur beauté phvsique, cette
beauté qui, comme excitant à la naissance de l'amour,
semble justiHcr pleinement la théorie de Schopen-
haucr, est l'origine et la cause première du sentiment
d'Eugénie, comme elle fut l'origine et la cause du sen-
timent d'Ursule! C'est bien le fait d'une âme simple
et primitive, toute voisine encore de la nature, de se
laisser prendre loiil d'ahord aux apparences physi-
ques. Comment ne pas trouver logique cet envahisse-
ment d'un c(rur fait pour aimer sous l'inlluence de
LES JEUNES FILLES. 67
ce qui lui paraît essentiellement digne d'amour : la
beauté du visage ? " Eugénie, à qui le type d'une
perfection semblable, soit dans la mise, soit dans la
personne, était entièrement inconnu, crut voir en
son cousin une créature descendue de quelque région
séraphique. " — Si réellement le sentiment d'amour
est l'éternelle duperie dont parle le philosophe alle-
mand, grâce à laquelle le monde perpétue ses misères
et ses souffrances, les causes les plus infimes, aux
regards de ceux qui les observent en les analvsant
froidement, peuvent devenir les plus puissantes et
les seules puissantes pour pousser 1 être au résultat
final que la nature lui assigne. De même que dans la
sélection naturelle des animaux, et pour la perpétuité
des races, le mâle triomphe des rivaux qui l'entou-
rent par ses avantages physiques, et conquiert les
bonnes grâces de la femelle par la supériorité qu'ils
lui confèrent, de même aussi, dans cette sorte de
sélection sociale à la faveur de laquelle s'accomplis-
sent les unions, il est de toute vraisemblance et de
toute logique que la jeune fille, docile esclave de
l'instinct, aille droit à la beauté physique la mieux
faite pour l'attirer. » La jeune fille qui, malgré le
conseil de ses j)arenls, conlraircmeut à toute conve-
nance, suit son penchant luslnulif, oITrc eu sacrifice
au génie de res[)èce son bonheur individuel. I.lle a
agi dans le sens de la nature, c'est-à-dire de l'espèce ;
ses parents aj;i,ssai»nt dans le sens de l'égoïsme,
c'est-à-(bre th' l'inchYidu. "
Cette théorie de l'amour, (jul ilemeurera sans
68 CHAPITRE III.
doute dans l'histoire de la philosophie la plus haute
gloire de son inventeur, lîalzac l'ignorait en ses
grandes lignes ; mais s'il ne la connaissait point
comme théorie, il la pressentait, il en avait une
vague intuition; et cette intuition du poète, qui va
souvent plus loin que la vue scientifique du philo-
sophe, elle est manifeste en ces deux créations d'Ur-
sule et d'Eugénie; elle se complétera d'ailleurs avec
le personnage de Véronique Sauviat. Le soin qu'il
prend de décrire ce moment physiologique chez la
jeune fdle, l'insistance avec laquelle il y revient,
prouvent l'importance qu'il y attache.
Chez Eugénie, c'est comme une naissance nou-
velle, quelque chose comme une création spontanée !
L'être qui jusqu'alors était inerte et ne connaissait
que deux sentiments, la crainte de son père et une
respectueuse affection pour sa mère , cet être décou-
vre aux ol)jets qui l'environnent une intime significa-
tion'; elle comprend la beauté des choses, et comme
nous ne rapportons rien qu'à nous-mêmes , elle s'ap-
plique ce sens nouveau de la beauté. La coquet-
terie, le besoin de [)arure, le désir d'être aimée sur-
gissent en même temps, et ce lui est une cuisante
blessure que cette pensée de ne point plaire, La
crislullisation s'est faite, et les fleurs les plus déli-
cates du sentiment vont cclore là où il n'y avait que
sécheresse et aridité! L'éveil de son esprit aux beau-
tés naliucllcs s'opère également, corollaire inévitable
des autres sentiments; et puisque nous parlons de
cet éveil que toutes les âmes sensibles ont connu, à
LES JEUNES FILLES. 69
l'heure où elles se trouvaient transportées par un
mouvement d'enthousiasme soit intellectuel, soit
sentimental, n'est-ce pas le lieu de noter combien il
juslihe l'ingénieuse pensée du philosophe : « Un
paysage est un état de l'àme » ? 11 eut le mérite, lui,
de formuler d'une façon définitive un mode de sentir
qui apparaît commiui à toutes les intelligences poé-
tiques ; mais l'idée était en germe dans plus d'une
œuvre, et notamment dans celles que nous étudions.
L'amour d'Eugénie Grandet ira désormais crois-
sant et s'enno]>lissant chaque jour; elle est de ces
femmes qui se donnent et ne se reprennent point :
la fidélité de son sentiment ne sera pas le moins
beau fleuron de sa couronne poétique. Elle avait
aimé Charles d'un amour craintif et presque respec-
tueux, lorsqu'il arriva auprès d'elle sous l'appareil
trompeur mais séduisant d'une élégance inconnue
pour elle! Quand elle saura la vérité, c'est-à-dire sa
ruine totale, il lui semblera, comme à Ursule, que
les distances se sont rapprochées, et elle s'attachera
d'autant plus fidèlement (|ii il souffre et lui semble
pitoyable. Son amour ne calcule pas : c'est le véri-
table ; il agit tout spontanément, en effet, et le
propre de sa nature est de conduire ceux qui en sont
touches à des démarches (ju'il.s n'eussent mémo
point osé concevoir avant de le connaître. VAlc est
assurément belle, d'une rare beauté, la scène où la
jeune tille, emportant la bourse qui contient son
trésor, monte dans la eliambre de (lluirles, cl, pour
le contraindre à aece|)ter la siuimie (pie sa déliea-
70 CHAPITRE III.
tesse lui fait refuser, plie le genou devant lui ; ce
mélange de hardiesse, de pudeur et de générosité,
en fait la plus touchante de l'œuvre. On comprend
comment, une fois parti, sa pensée l'accompagnera
dans ses voyages; comment à son retour, et lors-
qu'elle voit que son amour est oublié, le déchirement
de son cœur sera total, et communiquera à toute sa
vie cette immense tristesse qui ne la quittera pas,
non plus que le souvenir de son amour! Il est des
âmes qui ne savent pas oublier, et qui donnent en
ce monde, où tout se transforme, un démenti flagrant
à l'universelle métamorphose qui régit l'ordre moral
et physique !..
La marque propre du caractère de Véronique
Sauviat, — la future Mme Graslin, — c'est que le
sentiment d'amour est né en elle non point de la
connaissance et du rapprochement d'un être sem-
blable, comme chez les autres jeunes fdles amou-
reuses, mais bien d'une idée, et en quelque façon
à.' émotions intellectuelles. Cest là l'indice d'une nature
plus raffinée, plus complexe. Balzac a voulu nous
montrer ici — et tous les événements de sa vie de
femme s'expliqueront de la sorte — le rôle prépon-
dérant que peut tenir l'imagination dans le dévelop-
pement sentimental! Celte apj)arition d'un sentiment
sans objet réel, sous la simple influence d'une lecture,
ce coup de foudre, exj)licable par la vivacité d'une
imagination qui sera dans l'avenir sa volupté et sa
torture, font du personnage de Aéronique un type
(pu mérite d'être examiné dans son jiremier épa-
LES JEUNES FILLES. 71
nouissenient de jeune fille. La femme demeurerait
du reste inexplicable, si l'on ne connaissait la jeune
fille.
Il convient de rappeler son oi'igine : elle est née
de parents travailleurs , dans un milieu provincial,
n'ayant pour illuminer leur existence que l'amour de
leur fille. Dès l'enfance on distingue chez elle la
marque d'une vie intérieure très accentuée, une piété
profonde, assez voisine du mysticisme. Balzac, dans
la description très précise qu'il fait de sa beauté, ne
manque pas d'indiquer sa destinée de malheureux
amour : » Elle avait une taille moyenne... mais
ses formes se recommandaient par une souplesse
gracieuse, par ces lignes serpentines si heureuses, si
péniblement cherchées par les peintres, que la
nature trace d'elle-même si finement, et dont les
moelleux contours se révèlent aux yeux des connais-
seurs, malgré les linges et ré[)aisseur des vête-
ments » C'est en même temps l'indication d'une
beauté intérieure qui grandit avec le développement
de sa nature amoureuse : n II était impossible de
voir froidement Véronique, alors qu'elle revenait
de l'autel à sa place, ajirès s'être unie à Dieu et
(prcUc se mollirait à la j)arolsse dans sa primitive
s[)lendeiir. Sa beauté eût aU)rs éclipsé celle des plus
belles femmes. Quel charme pour un homme épris
et jaloux que ce voile de chair qui devait cacher
réponse à tous les regards, un voih> (pie la main de
l'amour lèverait, et lalsscrail relombcr sur les volup-
tés permises ! »
72 CHAPITRE III.
L'ardeur de style et sa passion contenue sont bien
l'indice du sentiment que Balzac veut exprimer : la
substitution prochaine de l'amour humain à l'amour
divin; les tendresses mystiques de la relii^ion ne sont
que le voile trompeur grâce auquel elle dissimule sa
nature véritable !..
CHAPITRE IV
LES FEMMES MALHEUREUSES.
Seule manière de comprendre les « femmes » de Balzac : les aimer.
— R(jle de Y imagination sympathifjue.
La femme abandonnée : Mme de Beauséant. — Solitude hautaine
et tière. Dédain du monde. — La persistance du besoin d'aimer.
Rapports de l'iu^unne et de la femme dans le mariage. Gravité de
la question. Souveraine maîtrise de Balzac : Mme d' Aiglemont.
— Contraste entre les lois sociales et les besoins des àmcs supé-
rieures. Le mariage, pi-ostitution légale. — l'remière rencontre
de iajeune tille avec les réalités de l'amour. — Désaccord sensuel
entre les époux. Infériorité fréijuentc du mari : le colonel d' Ai-
glemont.
La fidélité dans l'amour; fidélité au souvenir : elle manque à Julie
d'Aiglemont.
Mme de Morts-an/ : piédilcclion de Balzac pour ce personnage.
Avec (picl amour il l'a peint. Sa vie n'est qu'une souffrance
ininterrompue. — Illusions de maternité.
Les âmes qui ont une fin unique : l'amour. Mme (iraxlin et Mme
de M<jrtsauf. Points conununs et différences. Disproportion du
rêve et de la réalité. — Les fcnuues mères; les femmes amantes.
— La souffrance, cause de développement de la vie intérieure. —
L'adultère moral aussi grave que l'adultère physi(pie.
Mme Utilot : l'amour conjugal résigné. SciitiuuMit du devoir accom-
pli. Objections adressées au personnage. Défense de Mmelluiot.
Mme Cluf's : sentiment d'amour cliez la fcnune ciuitrcfailo. Séduc-
tion monde toujours renouvelée; sédiiclinn jilivsi(|ui- toujours la
même.
La faiblesse, séduction décisive des fennnes tic lialzac. Caractère
transligurateur île la p(jé8ic.
« Se sentir destinée an Iioiilu'iir cl pi'iir sans le
recevoir, sans le donner... L-ne femme!... Ouello
5
74 CHAPITRE IV.
douleur! " Vous entendez ces paroles et la plainte
mélancolique qu'exhale, en les prononçant, le plus
compréhensif des écrivains et le plus expert en ten-
dresses féminines. Il y a dans celte phrase si pleine
de douceur, si puissamment suggestive, comme un
immense pardon, comme une absolution sans réser-
ves prononcée par Balzac en faveur de ces âmes mal-
heureuses dont l'unique faute fut d'avoir demandé à
la vie plus que la vie ne peut donner, de n'avoir pu
se résigner à mourir sans amour, lorsqu'elles sen-
taient que l'amour seul pouvait satisfaire les puissan-
ces inassouvies de leur être, de nous apparaître enfin
comme une vivante démonstration de l'antinomie qui
persiste, éternelle, entre les aspirations secrètes des
créatures d'élite et les conventions sociales aux-
quelles elles sont contraintes de su])ordonner ces
aspirations! Il n'est qu'une manière de les com-
prendre, c'est de les envelopper d'une tendresse égale
à celle qu'éprouvait pour elles le poète qui les créa ;
ici, l'imagination sympathique doit intervenir et
jouer son rôle tout-puissant; par et à travers elle, la
conception même de l'écrivain est recréée à nouveau
dans l'esprit qui les contemple; en dehors d'elle et
sans elle, il ne peut exister qu'inintelligence et totale
jjîcoiu préhension !
Dans ce long martyrologe de l'aniour (jui est
la Comédie humaine, entre toutes ces femmes, ou
jeunes ou d'un âge mûr, auxquelles lu vie et ses ru-
des épreuves ont communiqué des doutes cruels sur
l'existence du l)onhcur, il n'est peut-être j)as de plus
LES FEMMES MALHEUREUSES. 75
noljle figui'e, sinon de plus touchante, que celle de
Mme de Beauséant, la femme abandonnée; il n'en
est pas qui donne un plus entier démenti à cette insi-
nuation d'un critique sur l'œuvre du romancier, à
savoir que Balzac n'a pas créé de types féminins ac-
complis. Accompli, certes il l'est, ce tv[)e de la
femme abandonnée, non qu'il se développe suivant
la lente et patiente progression dont le romancier a
donné l'exemple en d'autres créations féminines :
Mme d'Aiglemont, Mme de Mortsauf cl Mme Oras-
lin, que nous aurons à étudier ici morne, puis-
qu'elles sont, elles aussi, des incarnations de la
souffrance amoureuse. Le type de Mme de Beau-
séant n'est, à proprement parler, qu'une esquisse,
mais une esquisse exécutée par un maître, dans
laquelle il a su mettre autant d'àmc, autant de
pitié sympatlnquc que dans ses pcinlures les plus
célèl)rcs comme les plus poussées; et de même que
l'œil d'un amateur expert découvre souvent plus de
saveur, une saveur d'un ordre autrement rare, à la
simple ébauche fpTau poil rail iiiii, de nièine an.^si le
lecteur psychologue goûte pcut-clre un charme aussi
intense à ce récit de quarante pages; il en emporte
le souvenir d'une figure aussi altachanle (\\\c si rd'uvre
avail (Ml les proporlions duii long roiiiiin.
l'^lh' nous a|)paraiL d une rari> noblesse, cetle femme
qui vit retirée dans la pensée de son anu»nr el de sa
faute, isolée du moiub' (pu ih' sanr.nl la conipitiKhc
et qu'elle iné|)rise, c(jnservant an nnlicn de la soli-
tude celle lianlcur et celle lierli', (•aia(l("risli(pn's des
76 CHAPITRE I S'.
grandes âmes. Elle représente, dans le domaine du
sentiment, ce que peuvent être dans celui de la peii-
sée CCS intellectuels qui traversent la vie, solitaires,
tout entiers à leur œuvre, et ne se commettant avec
quiconque, sinon avec ceux qu'ils savent, infiniment
rares, être leurs frères spirituels. Ta.xés d'orgueil et
d'égoïsme, ils passent pour des maniaques et des ex-
centriques, sauf aux regards de leurs égaux ou de
ceux qui, les comprenant, méritent par cela même
d'en être compris. N'est-ce pas le cas de Mme de
Beauséant? Le monde, dont elle a violé les lois,,
méprisé les conventions, n'a pour elle que dédains.
Qu'irait-elle faire au milieu de lui? Elle n'y rencon-
trerait qu'inintelligence et cruauté; car ce qu'il par-
donne le moins, c'est une supériorité quelconque,,
l'existence seule de cette supériorité étant la procla-
mation de son universelle insuffisance. Il n'a d'in-
dulgence que pour ce qui lui ressemble , et toute
atteinte aux conventions qui sont sa loi suscite aussi-
tôt ses mépris et sa haine. Ce qu'il peut le moins
concevoir, ce qu'en tout cas il ne saurait jamais ad-
mettre, c'est qu'à des êtres d'exception par la noblesse
de leur àme une équitable répartition des choses de-
vrait une vie d'exception, et que la révolte des cœurs
doit suivre de près cclh; des intelligences : « Elle
j)réscntait noljlcment son front, un front d'ange dé-
chu, qui s'enorgueillit de sa faute et ne veut point de
})ardon... N'étant ni épouse, ni mère, repoussée par
le monde, privée du seul couir qui pût faire battre le
sien sans honte... elle devait prendre sa force en elle-
LES FEMMES :M ALHEURE U SES. 77
même, vivre de sa propre vie et n'avoir d'autre espé-
rance que celle de la femme abandonnée; attendre
!a mort, en hâter la lenteur, malgré les l)caux jours
qui lui restaient encore. «
Existait-il un être qui la pût rompre, cette solitude,
une créature sur terre pouvant lui faire oublier que
la vie est une souffrance, mais qu'à cette souffrance,
et par instants, le doux abandon à lamour doit ap-
porter un allè.jjcmcnt? Un seul en était capable, celui
qui, par une inépuisa!)le sympathie, par une tendresse
jeune et faite pour rajeunir, saurait éveiller à nou-
veau, sans froisser les souvenirs d'autrefois, l'immor-
tel instinct de tendresse qui nous fait pei'sévérer dans
l'espoir, comme l'instinct de vie nous pousse à persé-
vérer dans l'existence... (Gaston de Nueil n'est ici
qu'un personnage secondaire ; l'œuvre a été conçue
uniquement pour INIme de Beauséant. Il n'est aux
yeux de Balzac (jue rinstrument nécessaire à la dé-
monslraticju de cette vérité d'âme. Kt voyez avec
quelle simpbcité, cpiellc spontanéité les senlimenls
naturels reprennent leurs droits ! Gaston est d abord
repoussé, mais Mme de Beauséant l'écoute une fois :
elle se trouve aussitôt coiK(uise. 11 se déj>eint lui-
même comme un jeune homme au ((i-ur tendre; d
llattc .Mme de Beauséant cm bii lai.sant cMlrcvoir
qu'elle seule peut le rentbc heureux II parle Ar pas-
sion dans cette froitle solitude. M<>\eii siii\ moyen
infadbble |)()ur atleuidri; au luit (|ii d se prdjmse :
ti Mme (le l>eaiise;iiil élail privée depuis Imp long-
temps des éiPotiDiis (lue diiiiiienl les S(Uilimenls vraiS
78 CHAPITRE IV.
finement exprimés, pour ne pas en sentir vivement
les délices.. = En écoutant l'accent vrai avec lequel
Gaston lui parlait des malheurs de sa jeunesse, elle
devinait les souffrances imposées par la timidité aux
grands enfants de vingt-cinq ans... Elle trouvait en
lui le rêve de toutes les femmes, un homme chez le-
quel n'existaient encore ni cet égoïsme de famille et
de fortune, ni ce sentiment personnel, qui finissent
par tuer dans leur premier élan le dévouement, l'hon-
neur, l'almégation, l'estime de soi-même. »
De ces aveux du jeune homme, de cette sincérité,
de cette ardeur d'amour, naît soudain, comme une
fleur délicate, la sympathie, consolatrice de l'àme
malheureuse... Ce sont d'al)ord des refus à soi-même,
des raisons de ne point s'ahandonner à ce nouveau
sentiment : la fierté de la femme une première fois
trompée, la nohlesse de son attitude faite de réserve
et de dédain, l'opinion même du monde, cju'elle mé-
prise sans doute, mais aux yeux duquel elle ne veut
point passer pour avoir eu un second amour; autant
de motifs pour écarter au premier instant le sentiment
(pil la pénètre... La nature pourtant l'emportera, et
la sincérité de ses aveux, le récit qu'elle sera amenée
à entreprendre de sa vie antérieure triompheront des
considérations qui l'avaient retenue : cette vie, elle
la raconte telle qu'elle fut; toute jeune, âme déjà
incomprise au milieu du monde qui l'entourait, elle
dit comment ce monde lui fut hostile en la mariant
sans lui révéler ce (ju'élait le mariajje, comment elle
n'a |i;is vouhi apparlenir à l'homme (pi'elle n'aimait
LES FEMMES MALHEUREUSES. 79
pas, et comment elle a brisé ses liens. Elle a cherché
le bonheur et s'est donnée, avec amour cette fois;
puis sont venus l'abandon et ses irréparables dou-
leurs !
L'amour a été la conséquence de ces réciproques
aveux. Quelle puissance l'empêchera désormais de
se développer et de grandir? Le souvenir d'un pre-
mier abandon, la différence d'âge entre elle et Gas-
ton de Nueil! Ce sont là les raisons qu'elle lui écrit
pour le détourner d'elle. .. Mais sa lettre est un appel,
et quand le jeune homme vient la retrouver en hâte
au pays où elle a fui, elle ouvre ses bras pour l'y re-
cevoir. Elle se donne, et qui trouverait le courage
de l'en blâmer? Qui pourrait, même ayant e.xcusé le
premier amour, lui reprocher le second, sous le pré-
texte qu'elle invoquait, essayant en quelque sorte de
se tromper elle-même? Il faudrait avoir l'esprit quin-
teux du critique moral pour ne point absoudre ce que
le monde apjn'lle une « seconde chute » , comme il
faudrait luie intelligence fermée aux lois psychologi-
ques pour ne pas voir dans son cas une affirmation
éclatante de l'immortelle persistance du besoin d'ai-
mer qui régit les nobles âmes! La vie, d'ailleurs,
dans sa cruelle et rigoureuse logique, se chargera de
venger les lois Si^ciales, et le romancier, dont la plus
haute gloire est de créer à l'image de la vie, nous
peindra les tristesses suivant les joies de ce second
amour, rai)andon ù nouveau après la possession,
eiiliii l irréiMis.sible (lésenchaiilenienl (pie rien ne
saurail pins Miieiir ! . . .
80 CHAPITRE IV.
Parmi les écrivains qui ont étudié la question des
rapports de riiomme et de la femme dans le mariage,
il n'en est pas qui, mieux que Balzac, aient montré
l'importance du prol)lème et l'aient plus dramatique-
ment présenté. . . Nous aurons à examiner plus loin
dans ses détails l'œuvre où il résume ses opinions sur
ce point et nous confie, en maximes assez voisines de
celles des moralistes, le fruit de ses méditations. Mais
une telle œuvre, si considérable qu'elle fût, ne pou-
vait suffire à épuiser la matière; disons mieux, elle
ne pouvait être qu'une exception, car sa forme même
était contraire au génie de son auteur, et son carac-
tère d'abstraction en opposition flagrante avec la na-
ture intime de l'artiste : le propre de ces natures est
le besoin de créations vivantes, correspondant aux
réalités de la vie ; il fallait donc que sa conception
d'ensemble s'affirmât en des tvpes féminins d'une
existence concrète : citer les noms de Mme d'Aigle-
mont, de Mme de Mortsauf et de Mme Graslin, n'est-
ce pas rappeler les plus célèbres et les plus atta-
chants ?
De cette conception, une idée maîtresse se dégage,
— car SI les postulations les plus intimes de son génie
le poussaient à de vivantes créations, ses facultés s'af-
firmaient invinciblement en vues générales sur le
monde qu'il inventait à l'image de la société; — elle
se résume de la manière suivante : l'a/Jirniation du
contraste et de l'éternel divorce entre la plus nécessaire
des inslitnlions sociales, le niariarje, et les aspirations
opposées des âmes d'élite qui s'y trouvent soumises. Si
LES FEMMES MALHEUREUSES. 81
l'on s'attache, en effet, au sens des trois grandes œu-
vres qui contiennent le martyrologe de ses héroïnes :
la Femme de tretite ans, le Lys dans la vallée et le
Curé de village, on aboutit à cette conclusion que la
plus protectrice en apparence des conventions, celle
qui parait la hase indispensable de Tordre social, de-
vient en mainte circonstance la cause des plus tragi-
ques misères. Rien d'étonnant que Balzac, à qui
n'échappait aucun des grands problèmes de la vie, se
soit longuement étendu sur ce sujet et en ait fait Tas-
sise de ses plus touchantes inventions! Rien d'éton-
nant non plus qu'un psychologue, qui était aussi un
puissant moraliste, en soit venu à des conclusions
qui peuvent déconcerter les esprits étroits, et qui
pourtant, malgré leur caractère de révolte, semblent
bien faites pour rallier l'opinion de l'observateur
liautement détaché des considérations utilitaires,
])arce qu'il envisage uniquement la vérité psycholo-
gique !
Dans la confession (pTellc fait de sa vie et de ses
espérances brisées, alors que retirée en luic solitude
assez analogue à celle de Mme de Reauséant,
Mme d'Aiglemont se reporte avec une tristesse pleine
de désillusions vers ses révcs de jeunr lillc, pour leur
opposer les désenchantements de son mariajje et la
cruauté du destin, elle s'écrie : » J^e mariajjc tel
(pi d se pratique anjourd hui me semble être une
j)roslitiili()ii légale... Quels moyens ont les mères
d'assurer à leurs Hlles que Tiu)mme auipud elles les
livrent sera un époux selon leur c(cur? Vous honnis-
82 CHAPITRE IV.
sez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques
écus à un homme qui passe : la faim et le besoin
absolvent ces unions éphémères ; tandis que la société
tolère, encourage l'union immédiate, bien autrement
horrible, d'une jeune fdle candide et d'un homme
qu'elle n'a pas vu trois mois durant; elle est vendue
pour toute sa vie!... n — Paroles imprudentes,
diront les esprits étroits; révolte dangereuse, ajou-
teront les observateurs aveugles de la loi morale.
Paroles admirables au contraire, penseront ceux
qui sont capables dans la vie de se hausser à des
vues d'ensemble et à la contemplation des états
d'âme.
Vovons en effet comment les choses se passent :
une jeune fille est élevée par sa mère, chastement et
pieusement, dans l'ignorance entière de la vie; ses
réalités, on les lui a soigneusement cachées, non pas
seulement voilées, car il est entendu qu'aucune
image troublante ne doit même effleurer sa pensée,
laquelle, jusqu'au mariage, demeurera comme son
corps, vierge et immaculée. De l'amour elle ne con-
naît que le nom, ou tout aii plus d'innocentes
caresses que son imagination sentimentale lui repré-
sente; de ses devoirs, de ses exigences, elle ne sau-
rait rien soupçonner. Voici pourtant qu'arrive l'heure
du mariage ; pendant quelques mois un jeune homme
officiellement accueilli comme un futur mari vient
chaque jour passer quehjucs inslanls près d'elle sous
l'œil sévère des parents qui ne les qu illent point; de
CCS aspirations secrètes, de ces désirs d intimité, de
LES FEMMES MALHEUREUSES. 83
ces échanges de sentiment nécessaires à la connais-
sance de Tétre qui partagera sa vie, il ne saurait rien
exister, car la première condition pour de pareils
épancheraents, c'est la solitude. Quant à ces caresses
qui, sans lui préciser le vœu suprême de la nature,
contribueraient pourtant à l'y préparer, à l'initier
lentement à ral)andon qu'on attend d'elle, comment
en serait-il question? Et pourtant c'est la veille de
l'union ! La cérémonie a lieu : cette vierge dont le
front jusqu'ici fut à peine effleuré par le baiser des
fiançailles est livrée à l'homme dont elle ne sait
qu'une chose; c'est qu'il est devenu son maître et
qu'd faudra bu obéir : ainsi le veulent les lois
humaines et divines! Chez le jeune homme, que deux
causes contribuent à affoler : la continence observée
pendant l'époque des fiançailles et cette obsession
d'une volupté jus(ju'alors inconnue, la possession
d'une vierge, chez riiomme, disons-nous, le mâle
originaire se réveille avec ses appétits irraisonnés;
c'est un inconscient retour à l'animalité, d'où les
convenances mondaines, l'éducation, les usages de
la société paraissaient l'avoir pour jamais écarté, et
ce retour arrive au moment nu'UK! où il conviendrait
qu'd (h'MKMU'al b' pbi.s niaitrc dr bii.
Telle est la première rencontre de la jeune fille
avec les réalités de la vie, rencontre où elle joue
souvent le rùlc de victime et dans laquelle ses plus
chères illusions oui bnu (bs cliaiucs d'élrc brisccs.
Etrange chose en vérité (jue le monde continue ainsi!
Chose non moins étrange que les scandales qui en sont
84 CHAPITRE IV.
la conséquence ne se manifestent pas plus nombreux!
N'est-ce point Balzac qui a écrit : a Le bonheur ou
le malheur d'un ménage dépend de la première nuit
de noces " ? C'était là, sovis une forme évidemment
exagérée, l'équivalent d'une vérité que l'on peut ainsi
préciser : La principale cause des dissentiments et
des désaccords d'àmc qui se produisent dans la vie
conjugale réside dans un premier désaccord sensuel
dû tout entier et presque toujours à l'insuffisance du
mari.
Si nous avons insisté sur cette idée à propos de
Mme d'Aiglemont, c'est que Balzac s'y est étendu
avec plus de complaisance dans la Femme de trente
ans que partout ailleurs. Non que Julie d'Aigle-
mont ait été mariée sans amour; bien au contraire,
— et c'est ce qui la distingue de Mme de IMortsauf
et de Mme Graslin, — elle a aimé et désiré le colo-
nel Victor d'Aiglemont, mais comme peut aimer et
désirer une jeune fille, avec une tendresse toute sen-
timentale, haliituée à n'envisager qu'une chose dans
le mariage : une immatérielle union. Aussi sa dou-
leur n'en est que plus vive, lorsqu'elle tombe du haut
de ses visées idéales aux étranges amertumes de la
réalité. Bien n'est révélateur au même titre que cette
scène avec la vieille marquise de Listomère, cpii par
charité autant que par curiosité confesse la jeune
femme et tente de lui arracher le secret de sa tris-
tesse; leur dialogue est rem])li de ces questions-dis-
crètes et de ces suggestives réticences à la faveur
desquelles se précisent les secrets les plus inlunes de
LES FEMMES MALHEUREUSES. 85
cette malheureuse union : « Ainsi, mon bon petit
ange, le mariage n'a été jusqu'à présent pour vous
qu'une longue douleur ? " La jeune femme n'osa
répondre; mais elle fit un geste affirmatif qui trahis-
sait toutes ses souffrances. " Vous êtes donc malheu-
reuse? — Oh! non, ma tante. Victor m'aime à l'ido-
lâtrie et je l'adore, il est si hon! — Oui, vous l'aimez;
mais vous le fuyez, n'est-ce pas? — Oui... quelque-
fois... il me cherche trop souvent. " Et encore :
« Mon âme est op})ressée par une indéfinissable
appréhension qui glace mes sentiments et me jette
dans une torpeur continuelle. Je suis sans voix pour
me plaindre et sans ])aroles pour exprimer ma peine.
Je souffre, et j'ai honte de souffrir en voyant Victor
heureux de ce qui me tue. i> — Le point de départ
de ces souffrances est donc un désaccord des sens :
le colonel Victor d'Aiglemont appartient à cette
classe de maris qui non seulement n'onf pas su res-
pecter chez leur femme les premières timidités d'une
pudeur légitimement froissée, mais encore n'ont pas
su faire s'épanouir en elle cette suave fleur du désir,
qui naît lorsque, donnant le bonheur, la femme
l'éprouve en même temps.
Sa nullité éclate comme mari d'abord, puis ensuite
comme homme!... Sa situation sociale, son grade
dans l'armée, sa fausse distinction de mondain, qui
peuvent en imposer aux médiocres, sont insufdsanls
pour cacher à la jeune femme la niédioenlé lulellec-
liicllc de celui que, jeune fille, elle s'était pbi à
embellir d'une auréole. Sa valeur comparée à celle
86 CHAPITRE IV
de Victor se manifeste en mille circonstances de la
vie, et elle en souffre comme toute femme distinguée
doit souffrir de sa supériorité sur l'être que la nature
a mis au-dessus d'elle pour la diriger et la conduire :
(i Son instinct si délicatement féminin lui disait qu'il
est Lien j)lus beau d'oLéir à un homme de talent que
de conduire un sot, et qu'une jeune épouse, obli-
gée de penser et d'agir en homme, n'est ni femme
ni homme, qu'elle abdique toutes les grâces de son
sexe, et n'acquiert aucun des privilèges que nos lois
ont remis aux plus forts. »
C'est à l'heure où s'accentue cette crise que lord
Grenvdle , cette idéale figure du jeune homme,
qu'elle n'avait vue qu'une fois, reparaît à ses yeux et
l'impressionne si puissamment! Aussi comprend-on la
naissance du véritable sentiment d'amour; on conçoit
qu'avec la santé et la vie, sa tendresse se précise et
se fixe sur ce jeune homme qui la soigne comme une
enfant, qui l'adore discrètement et sacrifierait tout
au monde pour la rendre heureuse; on conçoit que,
ne voulant pas tromper Victor, mais voulant aussi
concilier sa tendresse avec ses devoirs, elle s'écrie :
(i Je ne veux être une prostituée ni à mes yeux,
ni à ceux du monde : si je ne suis pas à iNI. d'Aigle-
mont, je ne serai jamais à un autre, d — On voudrait
peut-être à ce moment la voir plus tendre, plus
femme, prête à s'abandonner, car un tel dévouement
justilie par sa noblesse ce que le monde appelle une
faute. Lord Grenville la quitte et s'éloigne, sur la
volonté qu'elle en exprime; })uis soudain il revient :
LES FEMMES MALHEUREUSES. 87
sans cloute elle sera à lui, et clans une scène d'une
déchirante beauté, on comprend que ces paroles
puissent expirer sur ses lèvres pâmées : " Connaître
le bonheur et mourir... Eh bien, oui! '»
Hélas! ce cjui lui manc|ue, ce cjui porte un coup
décisif à sa beauté morale, c'est la fidélité du souve-
nir. Elle a aimé lord Grenville, et lord Grenville l'a
aimée, comme peu d'hommes le savent faire. Quelle
figure à jamais noide et pitoyable elle fût demeurée,
si elle avait été fidèle à sa première tendresse ! Il n'en
va pas ainsi, et son premier baiser à Yandenessc nous
apparaît comme une profanation!...
La fidélité dans l'amour! fidélité à l'être aimé, tant
qu'il est là, fidélité à son souvenir, cjuand il a disparu,
tel est le plus précieux fleuron de la couronne poé-
ticjue dont un artiste puisse embellir le front d'une
héroïne conçue par lui! Nous nous faisons difficile-
ment à cette pensée qu'une femme ait appartenu à
deux hommes : la pudeur dont nous nous plaisons à
la parer s'oppose à ce (|ue le mhV' «pu cachait sa
beauté, et dont l'amour l'a fait consentir à se dépouil-
ler, puisse, une seconde fois et pour un autre être,
tomber sans fpi'aussitôt une sorte de déchéance
morale ratlcigne du même coup. Sa seule excuse
serait dans les désillusions et les soufframes d'une
première union! Mais (pie dira-t-on, lorscpie, ayant
connu l'amour le plus pur, le plus désintéressé, le
plus noMc, clh' oublie le SDiivenir dout clic aniiut dû
vivre/ Ce sera la tache ineffaçable de Mme d Ai^le-
mont de n avoir point vécu de son amour, comme
88 CHAPITRE IV.
d'en être morte sera la gloire éternelle de Mme de
Mortsauf!
Au-dessus, en effet, des créations féminines de Bal-
zac plane la figure angélique et quasi divine d'Hen-
riette de Mortsauf. Elle les domine par la grandeur
et la pureté de son amour : sa grandeur, car aucune
ne fut touchée d'un sentiment plus haut; sa pureté,
car elle demeura fidèle à ses devoirs, alors que tout
lui commandait d'y renoncer! De toutes les figures
de femmes sacrées par la douleur, 1 héroïne du Lys
dans la vallée nous apparaît la plus louchante et la
plus digne de pitié, tant par la persistance et la
pureté de sa tendresse que par les douleurs et les
irrémédiahles tortures de sa destinée d'épouse!...
Ce fut aussi celle que Balzac peignit avec le plus
de complaisance, imaginée qu'elle fut, de son aveu
même, à l'aide des principau.\ traits de la femme à
laquelle il voua, dans ses premières années de luttes,
la plus ardente affection. Avec quel amour il esquisse
cette figure ! <i Sa figure est une de celles dont la
ressemhlance exige l'introuvalde arti.ste de qui la
main sait peindre le reflet des feux intérieurs, et sait
rendre cette vapeur lumineuse que nie la science,
que la parole ne traduit pas, mais que voit un
amant. "
Telle fut la femme qui connut les douleurs de la
vie conjugale la plus intoléral)le et mourut sans avoir
goûté les voluptés de l'amour complet! Torture
d'autant plus atroce que cet amour, elle en pressen-
tit les douceurs sans consentir ù s'v al>andonner, ne
LES FEMMES MALHEUREUSES. 89
voulant point ternir la pureté de l'épouse et de la
mère, et qu'elle éprouva toutes les amertumes de la
jalousie comme de l'abandon , n'ayant pas eu cette
consolation suprême de s'être donnée à celui qu'elle
aimait Mariée à un homme dont elle pouvait être la
fille, avec qui sa nature intime la mettait en perpé-
tuel désaccord, le sentiment d'amour lui fut révélé
par la tendresse à la fois hardie et timide du jeune
homme que son cœur lui désignait comme un amant,
et que ses devoirs lui firent avec ol)stination consi-
dérer comme un enfant. Perpétuellement ballottée
entre ces deux sentiments contraires, elle passa son
existence à se refuser au bonheur et à tromper le
vœu de la nature. Écoutez-la lorsque, après les pre-
miers aveux de Félix de Yandenesse et le baiser
déposé sur ses épaules par l'enfant inconscient et
hardi, écoutez-la lorsque, décidée à s'illusionner
elle-même , elle s'impose de n'être jamais qu'une
mère pour le jeune homme qui lui a dévoilé le
mystère sacré ! « Voici, lui dit Félix, la première, la
sainte communion de l'amour. Oui, je viens de; parti-
ciper à vos douleurs, de m'unir à votre âme, comme
nous nous unissons au Christ en buvant la divine
substance. Aimer sans espoir est encore un bon-
heur... J'accepte ce contrat (jui doit se résoudre en
souffrances pour moi. Je me donne à vous sans
arrière -pensée et serai ce que vous voucbcz que je
sois. Il l^lh; m'arrêta par un fjcstc et me dit de sa
voi.v |)i'o('on(Ie : « Je roiiscns à ce jxiclr, si }>niis voulez
ne jamais presser les liens (jui nous aliarhcront . »
90 CHAPITRE IV.
Elle est victime des brutales indiscrétions de son
mari, car ne pouvant être à celui qu'elle aime, elle
s'efforce de n'être point à l'homme que les dures
nécessités de l'existence la contraignent à subir :
« Cette femme, elle me sèvre de tout bonheur; elle est
autant à moi qu'à vous, et prétend être ma femme...
Elle m'excède de courses et me lasse pour que je la
laisse seule ; je lui déplais, elle me hait et met tout
son art à rester jeune fille. Elle me rend fou par les
privations qu'elle me cause, car tout se porte alors
à ma pauvre tête. Elle me tue à petit feu et se croit
une sainte... Ça communie tous les jours. » — Quelle
est l'épouse qui en butte à de pareils outrages n'irait
point, suivant une expression vigoui'euse, " se pré-
cipiter dans les eaux tourbillonnantes de l'adul-
tère » ! Et pourtant elle demeure pure, conti-
nuant à dominer ses désirs ! Son amour pour Félix
grandit avec les brutalités de M. de Mortsauf; mais
elle le comprime ; quand l'expression de ses senti-
ments vient à lui échapper, c'est voilée par une sorte
de mysticisme trompeur ! Félix revient après l'avoir
quittée, et retrouvant l'homme après avoir laissé
l'enfant, un trouble enfin la saisit !
C'est là l'instant le plus dangereux, riieure déci-
sive d'où dépend la vertu. Toute autre qu'elle, répé-
tons-le, succomberait, et bénéficierait en succombant
de toutes les indulgences. Ici la langue s'élève, et
atteint presque au lyrisme pour rendre l'extase du
sentiiiu'iil : la passion est transfigurée par l'envolée
de j)uésie au travers de kupielle elle nous aj)paraît :
LES FEMMES MALHEUREUSES. 91
nous ne sommes plus pour ainsi dire dans le domaine
du roman. A ceux qu'aveugle un réalisme grossier
et qui voient simplement dans cet art une notation
précise et Lrutale de la vie, la page de Balzac qui
dépeint les sentiments d'Henriette de Mortsauf a pu
sembler conçue en dehors de la vérité; nous n'y
voyons, pour notre part, qu'une idéale transfigura-
tion de l'amour. » Dites, dites, je suis sûre de moi, je
puis vous entendre sans crime. Dieu ne veut pas que
je meure : il vous envoie à moi comme il dispense
son souflle à ses créations, comme il épand la pluie
des nuées sur une terre aride. Dites, dites, m'aimez-
vous saintement? — Saintement. — A jamais? — A
jamais. — Comme une vierge Marie qui doit rester
dans ses voiles et sous sa couronne blanche? —
Gomme une vierge Marie visible. — Comme une
sœur? — Comme une sœur trop aimée. — Comme
une mère? — Comme une mère secrètement désirée.
— Chevalcresquement, sans espoir? — Chevaleres-
quement, mais avec es})oir. » Pourtant, comme la
passion ne saurait demeurer à cette luiuteur, et (ju'à
la créature la plus divine, cette créature s'aj)pelàt-elle
Henriette de Mortsauf, une minute de faiblesse ou
d'abandon peut venir, de cette faiblesse et de cet
abandon peut-être nous donne-l-ellc revemplc
lorsque, dans ses confidences à l'Ydi.x, elle touche à
ces questions brûlantes des ra|)ports entre époux qui
ne s'aimcnl point et dans un en d él(K[uen(i' passion-
née découvre au jeune homme les tortures morales
de sa vie. S;uis iloule nt^us eussions |)réléré qu'elle
92 CHAPITRE lY.
n'effleurât même pas le sujet, tant il nous plaît de
l'aimer pure et à l'abri de toute atteinte, cette chaste
victime de l'amour! Hélas! n'est-ce point une souil-
lure, sans cesse renouvelée, que l'abandon de son
corps à celui que n'appelbmt point ses désirs !
Rien ne lui sera épargné, et, nous le disions plus
haut, elle connaîtra les tortures de la jalousie, sans
avoir goûté les délices de la possession. Lorsque
Félix aura succoml>é à l'amour de ladv Arabelle
et sera revenu ensuite auprès d'Henriette, qui a tout
appris , la pureté et l'élévation de sa tendresse se
feront jour encore : elle pardonnera doucement. Une
seule pensée lui sera consolante : celle de savoir
qu'à la trahison de Yandencssc les sens seuls ont
participé, mais que le cœur appartient toujours à
elle. N'est-ce point trop, en vérité, et la nature peut-
elle ainsi supporter de telles humiliations? Ce qu'il y
a d'angélique et de presque divin en un être résistera-
t-il au.v coups répétés de la destinée et ne connaîtra-t-il
pas la révolte? La nature, nous l'avons dit déjà, doit
nécessairement , un jour ou l'autre , reprendre ses
droits, et Balzac l'a bien compris. Henriette de Mort-
sauf était née pour l'amour, et elle ne l'a jamais
connu dans sa plénitude : les aspirations secrètes de
son cœur l'ont portée toute sa vie à la réalisation du
sentiment auquel aspirent les nobles âmes, et sa vie
entière s'est passée à refouler ces aspirations; pas
une faiblesse, pas une défaillance. Henriette de
Mortsauf va mourir, et dans une sorte de délire,
proche (]\i moment suprême, alors que la responsa-
LES FEMMES MALHEUREUSES. 93
bilité de Fètre n'est plus entière, elle pousse le cri
déchirant de la femme assoiffée de bonheur qui
revoit toute sa vie manquéc comme dans l'illumina-
tion d'un éclair : a J'avais soif de toi , me dit-elle
d'une voix plus étouffée, en me prenant les mains
dans ses mains brûlantes et m'attirant à elle pour me
jeter ces paroles à l'oreille. Mon agonie a été de ne
pas te voir! Ne m'as-tu pas dit de vivre? Je veux
vivre. Je veux monter à cheval aussi, moi; je veux
tout connaître : Paris, les fêtes, les plaisirs... Oui,
me dit-elle en me faisant lever et s'appuyant sur
moi, vivre de réalités et non de mensonges. Tout a été
mensonge dans ma vie; je les ai comptées depuis quel-
ques jours, ces impostures! Est-il possible que je
meure, moi qui n'ai pas vécu! ^^ Paroles déchirantes
et qui sont comme le testament d'amour du Lys de
la vallée : elles nous semblent, avec celles que nous
inscrivions au début même de ce chapitre, résumer,
dans une plainte inoubliable, l'éternelle lamentation
des âmes qui n'ont point connu le bonheur et meu-
rent de l'avoir ignoré ! . . .
Aj)rès la douce et attendrissante figure d'Henriette
de Mortsauf, la figure non moins digne de pitié, plus
dramatique encore, de Véronicpie (îraslin. Nées
toutes deux j)our une destinée plus clémente, avec
de rares quabtés d'àme, elles auraienl puisé dans le
dévelop[)ement du sentiment auprès d'un c(tMir de
leur choix les joies intimes qu'exijjeait biir nature;
toutes deux eUes présentent ce point commun, au
milieu de circonstances différentes, que la vie leur
CHAPITRE IV.
fut hostile, que le mariage fut leur torture! L'une
trouva dans son orgueil de femme honnête le cou-
rage de résister au sentiment qui s'offrait à elle.
L'autre, au contraire, plus inévitahlement marquée
pour l'amour, s'y ahandonna une fois en secret, et le
reste de son existence ne fut qu'une longue douleur,
une expiation lente de la faute commise ! Dans l'étude
que nous faisons ici des principaux tvpes de femmes
malheureuses créés par Balzac, Mme de Mortsauf
et Mme de Graslln ne sauraient être séparées, car on
pourrait leur appliquer ces paroles prononcées par
le curé Bonnet devant Mme Graslin : u Vous n'êtes
pas juge dans votre propre cause; vous relevez de
Dieu; vous n'avez le droit ni de vous condamner,
ni de vous absoudre. Dieu est un gi'and réviseur de
procès. Il voit l'origine des choses, là où nous
n'avons vu que les choses elles-mêmes. »
Dans un chapitre antérieur, nous avons examiné
l'àme de la jeune fille chez la future INImc Graslin (1),
Nous avons marqué cette enfance pure et solitaire,
dans un milieu de travail et d'honnêteté, les ten-
dances de sa nature vers la })iété mvstique, et l'ar-
deur avec laquelle elle accomplissait ses devoirs de
chrétienne. Ikdzac nous a montré en elle, à travers
le sentiment religieux, déversoir naturel de sa ten-
dresse, une âme ardente et exceptionnelle, fatale-
ment vouée à l'amour. 11 nous a montré celte àme
s'élevant soudain à la compréhension de choses jus-
(1) Voir le cliapitrc «les Jeunes filla;.
LES FEMMES MALHEUREUSES. 95
qu'alors inconnues, et cFaulant plus brusquement
que son être avait plus longtemps sommeillé! C'est
alors une transformation totale de sa nature, une
sorte de naissance nouvelle, un éveil à la vie. Ce qui
jusqu'alors n'avait eu aucun sens à ses yeux revêt
une signification subite , bien que confuse encore.
Elle tend vers une fin unique : l'amour. Toutes ses
aspirations se subordonnent à celle-là, et son incon-
science même est un danger de plus !...
Que lui eût-il fallu, à cette heure solennelle de
crise que connaissent presque toutes les âmes nobles
et qui décide de leur destinée? Crise d'iutelligence
chez les hommes supérieurs, crise de sentiment chez
les femmes d'élite !... Que lui eût-il fallu pour rester
dans le mariage ce qu'elle avait été jeune fille , c'est-
à-dire un être pur, réalisant l'idéal d'une existence
féminine complète ? U amour en accord avec le devoir,
ce qu'il y a de })lus beau, mais aussi de plus rare...
car son rêve n'était autre que celui des jeunes filles
aimantes et j)récoccs : « Klh; rêva d'avoir pour
amant un jeune homme semblal)lc à Paul... Habi-
tuée sans doute à l'idée d'épouser \in homme du
peuple, elle trouvait en elle-même des instincts qui
icpoussaicnt loule grossièreté... l'Ile embrassa, peut-
être avec l'ardeur naturelle à une imagination élé-
{jantc et vierge, la l)ellc idée d'ennol)lir un de ces
hommes, de l'élever à la hauteur où le mettaient ses
rêves. » Qu'y avait-il en de tels désirs (|ui ne fûl par-
faitement noble et parfaitement pur? ^Jn'y avait-il
(jui ne fût conforme à la j)lus stricte honnêteté? Kt
96 CHAPITRE IV.
pourtant quoi de plus difficile dans son milieu? Quoi
de plus impossible? C'est réternclle disproportion
du rêve avec la réalité, en même temps qvic la con-
damnation à une douleur fatale de toutes les intelli-
gences un peu exceptionnelles ! D'une part, la vie,
avec le long cortège de ses platitudes et de ses vulga-
rités, l'ennui de ses perpétuelles routines! De l'autre,
le rêve avec l'infinie puissance de ses appétitions,
l'inutile mais inévitable tendance vers l'idéal qui,
toujours convoité , se soustrait toujours à nos pour-
suites : idéal intellectuel pour ceux-ci, idéal d'amour
pour celles-là! Et la raison, qui nous conseille l'abs-
tention, demeure impuissante contre le sentiment
qui nous pousse ! . . .
Véronique , au moment précis de sa vie où s'affir-
maient ses besoins d'affection , se trouve unie par la
force des cboses à l'bomme le moins fait pour les
comprendre et y répondre : elle épouse Graslin,
banquier à Limoges, homme d'affaires entièrement
fermé à tout ce qui est sentiment ; elle l'épouse,
comme la plupart des jeunes filles prennent un
mari, parce qu'il convient à leurs parents, parce
que les intérêts pécuniaires s'accordent, parce que,
surtout, elles ignorent les réalités du mariage !
Mais aussi quel réveil, lorsque ces réalités leur sont
enfin connues, lorsque le mystère des choses se
dévoile à leur intelligence étonnée et brusquement
révoltée! Quel bouleversement, moral et physique à
la fois! <i Le mariage, ce dur métier, disait-elle,
pour lequel l'Église, le Code et sa mère lui avaient
LES FEMMES MALHEUREUSES. 97
recommandé la plus grande résignation , la plus par-
faite oljéissancc, sous peine de faillir à toutes les lois
humaines et de causer d'irréparables malheurs, la
jeta dans un étourdissemcnt qui atteignit parfois à
un délire vertigineux. » — Comme elle est pieuse, et
que sa foi est aussi vive que sincère, c'est d'abord à
la religion qu'elle va demander les premiers secours :
elle prie avec ferveur et attend avec impatience le
seul bonheur que l'Eglise promette à la femme ma-
riée sans amour : la maternité. Cette attente peut
consoler certaines femmes; elle peut même suppléer
quelquefois aux voluptés de la tendresse conjugale :
elle est inactive pour d'autres, car s'il existe des
femmes qui sont nées mères , qui n'ont jamais été et
ne seront jamais que mères, il y en a par contre qui
sont nées épouses et amantes, dont les aspirations
intimes ne se satisferont que par l'exercice d'une
faculté unique, la faculté d'amour. Mme Graslin est
de ce nombre : tout le prouve dans son développe-
ment de jeune fille, et les détails que Balzac a eu
soin de préciser, môme les détails physiques, contri-
buent à démontrer que l'auiour seid peut combler le
vide de son àme ! Aussi dépérit-elle physi(|uement et
moralement. De même, en effet, (jue l'exercice d'uiu'
faculté maîtresse produit chez l'élre qui en bénélicie
une surabondance anormale de vitalité, tle même, à
l'inverse, tout arrêt, toute interruption dans le j(Mi tle
cette faculté amcuc connue consé(|uence une dimi-
nution de cette vitalité! L'écpiilibre parfait des facul-
tés mentales est généraliMuent acc(jmpagné d'un
6
98 CHAPITRE IV.
équilibre coiTcspondant des puissances physiques, car
elles se trouvent, les unes à Tcgard des autres, dans
un rapport de cause à effet.
Toutefois, comme Mme Graslin est une intelli-
gence d'un ordre rare, elle résiste à l'abattement;
son esprit chercheur remonte des effets aux causes,
et semblable à un malade qui, se voyant atteint d'une
affection mortelle, consulte avec ardeur les ouvrages
traitant de son cas, elle se précipite passionnément
dans la lecture, espérant y trouver la solution de ce
problème d'àme cruel et toujours nouveau : » Elle
lut les romans de Walter Scott, les poèmes de lord
Byron, les œuvres de Schiller et de Gœthe, enfin la
nouvelle et l'ancienne littérature... Tous ces livres
lui peignaient l'amour; elle cherchait une application
à ces lectures, et n'a})ercevait la passion nulle part.
L'amour restait dans son cœur à l'état de ces germes
qui atteiulcnt un coup de soleil. " De là au.v
rêves brillant de la jeune fille, la distance n'est pas
grande ; et elle y revient, à ces rêves qui se précisent
d'autant mieux et plus douloureusement dans son
imagination de femme, que le point de comparaison
est maintenant à sa portée et lui montre le malheur
irrémissible. Le résultat le plus certain de ces expé-
riences spirituelles est un développement toujours
croissant de la vie intérieure, une conscience de plus
en })lus vive de la réalité, partant, une souffrance
corres[)ondant aux progrès de son intelligence. Elle
comprend l'insuffisance de son milieu, le peu de
syinpadiic cpTclle ins[)ire. Ne sont-ce pas là autant
LES FEMMES MALHEUREUSES. 99
de ferments de révolte qui se lèvent, grandissent et
préparent une femme comme elle à d'inquiétantes
extrémités? Notez qu'elle s'analyse elle-même, ce
qui marque définitivement sa supériorité sur la plu-
part des femmes, lesquelles agissent presque toujours
sous l'inconsciente poussée de mouvements instinc-
tifs. Non seulement elle voit ce qui se passe en elle,
mais elle remonte aux causes et les précise : " Je
sens en moi, écrit-elle, des forces superbes et malfai-
santes peut-être, que rien ne peut humilier, que les
plus durs commandements de la religion n'abattent
point... Pourquoi désiré-je une souffrance qui rom-
prait la paix énervante de ma vie?... »
Sa vie entici'e estdans ce mot. Il l'explique comme
il en justifie tous les événements : désirs d'amour,
rancœur du mariage, luttes avec elle-même, distrac-
tions clicrchées dans le plaisir, dans le travail, dans
l'étourdissemcnt mondain; abandon à l'an^our, chute,
— si l'on peut employer ce mot; — remords final
et impossibilité de supporter la vie ! Toute éner-
gie hiiiiiauie tend à se satisfaire, et linlensité de
cette énergie est la mesure unique de la respon-
sabilité morale de celui chez qui elle .se trouve.
Mme (Jraslin succombe parce (pie la Iciidaïue à
l'amour csl, chez elle, démesurée : c'est une àiue
toute (h' passion. Halzac a pris soin iK" l\'\pli-
qiier en faisant son porirail pliysi(|iic, (\ clic dévoi-
h:ra la iiicinc ardeur daiis le l'cpenlii' (iiic dans la
faute. Mme de Morlsaul, clic, ne siiccoiiilic pas, et
voilà |)(tiirqii()i ccrlaiiis cspnis nul pu lin cunscrvcr
100 CHAPITRE IV.
plus d'admiralioa qu'à Mme Graslin. En réalité, il
n'y a là qu'apparence, simplement la différence du
fait brutal et tangible, et s'il est exact, comme nous
le croyons, que l'adultère consiste aussi bien dans
le don de l'être moral que dans celui de la personne
physique, Mme de Mortsauf, n'hésitons pas à le
dire, commet un adultère au moins aussi grave que
Mme Graslin !....
Dans ce long et terrible récit d'une famille ruinée
par son chef, qui s'appelle la Cousine Bette, parmi
les personnages vicieux ou laids , malhonnêtes ou
répugnants, au milieu de cette tragique et mémorable
décadence que rien ne saurait arrêter, que tout, au
contraire, contribue à pousser vers son al)Outissement
fatal, une figure apparaît d'une rare noblesse, se ma-
nifestant au cours de l'œuvre comme une statue de
la Résignation, calme et soumise, quoique rongée
par d'effroyables soucis domestiques, belle de dou-
ceur et de vertu, ne connaissant que deux mobiles :
l'amour conjugal, qui lui fait fermer les veux sur
d'impardonnables fautes, et la tendresse maternelle,
qui la soutient aux heures d'abattement, en lui mon-
trant le devoir comme but suprême, comme souve-
raine consolation !
Pourtant, la baronne llulol, cette haute incarna-
tion de la femme malheureuse et outragée, a donne
prise à bien des attaques. On lui a reproché cette ré-
signation et cette vertu même qui ont paru à certains
yeux nivr;ns('iublid)l('s. On a invoqué en son nom les
droits sacrés de IVpofisCr sa ficrlé et son orgueil légi-
LES FEMMES M ALHELREUSES. 101
times atteints par d'incessantes injures. On a trouvé
contraire à la vérité psycholof^ique l'attitude de cette
femme qui, connaissant les fautes de son mari, se
3)orne à la résignation, llulot lui confesse ses torts;
il le fait comme un infortune monomane, sachant à
merveille la passion qui le tue et comprenant qu'il
en est à jamais esclave; elle veut tout ignorer; elle
met sa main devant la bouche de son mari pour arrêter
ses aveux; elle le traite comme un malade, comme un
irresponsable. Cette conduite n'est-elle pas la sagesse
suprême, loin qu'elle soit la pire faiblesse? On y doit
voir, nous semble-t-il, l'inattaquable vénération de la
femme pour l'homme qui, vingt années durant, lui
donna le bonheur, la tirant du milieu social où elle
•était née , comme aussi l'inlinie commisération de
l'àme féminine à l'égard d'une passion qui a pris le
caractère d'une maladie mentale. Balzac l'a comprise
ainsi, et, jugeant sa conduite, il l'approuve tacitement
dans cette phrase du récit : » Telle ftit la pensée de
cette femme qui, certes, avait plus ol)tenu par sa
douceur qu'une autre ])ar quelque colère jalouse. »
Telle se montre la baronne Hidol dès le début,
telle elle se maintient durant le cours du roman, telle
elle persiste jusfpi'au dénouement. TiOrsque, ses en-
fants mariés, le baron ravaiil coiiliiiée diiii.^ un [xlit
appartement f[ui contient les débris de leur ancienne
s[)lendeur, elle fait un triste retour sur elle-même,
sur son passé si brillant, c'est toujours comme une
pale et mélancolique ligure de résignée (pi ellf appa-
raît, ligure de denii-leinte, surtout si nous l'opposons
G.
102 CHAPITRE IV.
aux portraits cruellement intenses qui l'environnent,
mais fi^jurc suscitant la pitié, commandant la sympa-
thie profonde. Le sentiment du devoir accompli lui
communique une étrange beauté morale et la fait
atteindre simplement, dans le développement des cir-
constances auxquelles elle se trouve mêlée, à la plus
haute philosophie que les hommes aient inventée
jusqu'ici : la soumission de notre volonté aux événe-
ments inéluctaLles. Rien n'exprime plus nettement,
rien ne fait mieux saisir par contraste le fond même
de sa nature que la scène dans laquelle sa fîllc, Ilor-
tensc Stcinhock, abandonnée par son mari pour Va-
lérie IMarneffe, s'enfuit affolée du domicile conjugal
et se précipite éperdue dans ses bras. Une indicible
tristesse se dégage de la situation des deux femmes
atteintes dans leur honneur par le môme outrage,
venant de la même femme, trompées à la faveur des
mêmes ruses et des mêmes hvpocrisies, à la faveur
aussi des mêmes faiblesses, et se confiant mutuelle-
ment les douleurs de leur àmc blessée; Hortcnse,
avec l'emportement aveugle que la première offense
produit toujours sur un cœur passionné ; Mme llulot,
au contraire, avec le calme et la soumission a[)pi'is
au cours d'une vie féconde en douleurs! « Imite-
moi, mon enfant... Sois douce et sois bonne, et tu
auras la conscience pai8il)le; au lit de mort, un homme
se dit : « Ma femme ne m'a jamais causé la moindre
«peine! » et Dieu, qui entend ces derni(;rs soupirs-
là, noii.s k'S compte. Si je m'étais livrée à des fureurs
connue loi, (pie serait-il arrivé .^.. l'on père se serait
LES FEMMES MALHEUREUSES. 103
aigri, peut-être m'aurait-il quittée, et il n'aurait pas
été retenu par la crainte de m'affliger; notre ruine,
aujouixlliui consommée, l'aurait élé dix ans plus tôt;
nous aurions offert le spectacle d'un mari et d'une
femme vivant chacun de son côté : scandale affreux,
désolant, car c'est la mort de la famille... Je l'ai tenu
pendant vingt-trois ans, ce rideau derrière lequel je
pleurais, sans mère, sans confident, sans autre se-
cours que celui de la religion, et j'ai procure vingt-
trois ans d'honneur à la famille... » Conseds d'une
sagesse profonde par lesquels la femme vertueuse se
rend justice à elle-même, sans qu'elle puisse un in-
stant être taxée d'orgueil, })uisque c'est sous forme
de recommandation à sa fille et dans le but de l'arrê-
ter sur la pente dangereuse des représailles!...
Comment une telle femme, comment une telle
épouse, une mère si sage et si prudente put-elle un
seul moment se trouver sur le chemin d'une faute?
Gomment put-elle en quelque sorte préparer cette
faute et la préméditer? Nous touchons ici à la plus
grave ol>jcction qui ait été faite au personnage de
Mme Ilulot, nous touchons à l'objeclion (jui condui-
sit l'un des [)liis éminents de nos écrivains moder-
nes (1) à formuler cette proposition d'apparence
inouïe, à savoir, que Hal/ac n'avait pas su i-récr un
seul type de femme parfaitenunl |>iirc. Ce n'est pas
ici le lieu de la relever et de la comhatlri*; nous au-
rons à le faire plus lard, lorsfjue nous étudierons 1 al-
(1) M. Tainc.
104 CHAPITRE IV.
titiidc de la critique française à l'égard de Balzac ;
contentons-nous de la rappeler à propos de la situa-
tion la plus délicate et non la moins dramatique de
cette œuvre, où la passion fait verser tant de larmes
et cause de si cruelles blessures. Hulot est à bout de
ressources; non seulement les derniers restes de sa
fortune ont été engloutis par Valérie, mais encore il
se trouve compromis dans une affaire voisine de la
concussion. Le déshonneur le menace, et il en a in-
struit sa femme. La malheureuse, dont l'existence
s'est passée jusqu'alors à cacher la décadence de son
mari, voit d'un coup et dans une sorte d'affolement
la honte se joignant à la ruine et accablant sa famille ;
en même temps, par une hallucination, elle revit la
première scène de r(i'uvre, celle où Crcvel s'est pré-
cipité à ses pieds, lui offrant sa fortune en échange
de ses faveurs. L'image s'impose à son esprit avec la
rigueur d'une ol)session; elle s'associe nécessairement
ù celle du déshonneur qui menace ceux qu'elle aime.
Il lui faut deux cent mille francs; un seul homme
peut avancer cette somme grâce à laquelle la honte
sera évitée. Vous figurez- vous maintenant ce qui se
passe en sa pauvre âme et comment, par une impla-
cable logique, s'insinue dans son es})rit la pensée de
la faute? Songez à son affolement, et vous compren-
drez rirresponsabilité (pi'on peut invoquer en sa fa-
veur! Croyez-vous d'ailleurs que, dans l'examen des
« possibles " auxquels donnera lieu la démarche
qu'elle tente auprès de Crcvel, dans cette vision in-
stantanée des sacrifices qu'elle devra faire à sa pudeur,
LES FEMMES MALHEUREUSES. 105
l'idée lui vienne du don complet de sa pci'sonne, de
la faute et de la chute irrémissil)le? Pour ma part, je
ne le pense pas : elle se figure sans doute que des pa-
roles touchantes, la peinture éloquente d'une situation
effroyable où tout un })assé d'honneur doit somjjrer,
tout cela, joint à de légères faveurs, à des sem])lants
d'abandon, attendrira Crevel et le rendra généreux.
Elle se prépare à le recevoir, et, dans son igno-
rance des roueries féminines, de ce que les filles de
plaisir savent inventer pour exciter les hommes et
exaspérer leurs désirs, elle se donne à elle-même l'il-
lusion de la courtisane : « La certitude de sa cri-
minalité, les préparatifs d'une faute déliliéréc, cau-
sèrent à cette sainte femme une violente fièvre qui
lui rendit l'éclat de la jeunesse pour un moment. Ses
yeux brillèrent, son teint resplendit. Au lieu de se
donner un air séduisant, elle se vit en quelque sorte
un air dévergondé qui liu lit horreur. »
Ah! certes, si Crevel ne se montrait pas le parvenu
bouffi d'orgueil et le plat imbécile c|uc nous étudie-
rons plus tard, s'il comprenait la séduction bizarre et
l'attrait inégalable (h^ celte honnête femme (pii, par
un sacrifice surhumain, s Cssave maladroitement au
rôle de courtisane, sans doule la baronne llulot, cou-
<luite [)ar la rigoureuse logKjue de sa (léinarcbe. serait
à lui tout (iiiuM'e. Auisi, (In liant de sou piédestal,
cette statue de la Vertu pn(li([uo et de la Résignation
tomberait au déshonneur et piM'drait en un instant le
béncfice de toute nue vie innnaenlée! Les circon-
stances lui épargnent la lanle, les circonstances
lOG CHAPITRE IV.
seules, il en faut convenir : la grossièi'eté de Ci'cvel
et l'infamie de ses propositions sauvent la situation.
Lorsque nous nous faisons d'un être une idée
grande et haute, lorsque nous nous plaisons à consi-
dérer en lui toute une vie de vertu, la moindre
atteinte à son honneur nous semble une ineffaçable
souillure; le moindre soupçon nous paraît comme
une faute réelle; ainsi en va-t-il, on du monis ainsi
en a-trJl été de la baronne Hulot, pour certains esprits
qui, s'érigeant en juges de cette terri]>le situation, se
sont montrés d'autant plus implacables qu'ils avaient
été jusqu'alors plus fervents admirateurs de sa vertu.
Ce point de vue est facile à com})rendrc, mais il n'en
reste pas moins que celui auquel nous avons essayé
de nous placer conserve sa valeur et peut surabon-
damment justifier une des plus troublantes situations
psychologiques que jamais romancier ait exposées.
Quel long martyre d'ailleurs et quelle expiation
sans précédent que la fin de cette existence si dou-
loui'eusc déjà et si foncièrement digne de pitié! N'est-
ce pas comme une montée au Calvaire, cette longue
recherche de l'infortuné monomane à travers les plus
inavouables recoins de Paris, ses démarches auprès
de l'actrice Josépha, cnHn la découverte du pau-
vre homme, vivant dans une soupenLe en compagnie
(rime |)clilc fille qui lui lient lieu de femme? Elle l'ar-
rache à ces misères et à cette abjection; elle croit
enlin l'avoir à elle et le préserver pour l'avenir d'une
dernière infamie; une nuil, elle le trouve dans les
bras d'une uiarilorne à son service et lui promettant
LES FEMMES MALHEUREUSES. 107
le mariage, ainsi que le titre de ])aronne : " Ade-
line jeta un cri, laissa tomber son ])Ougcoir et s'en-
fuit. Trois jours après, la ]>aronnc, administrée la
veille, était à Tagonie et se voyait entourée de sa fa-
mille en larmes. Un moment avant d'expirer, elle
prit la main de son mari, la pressa et lui dit à Torcillc :
il Mon ami, je n'avais plus que ma vie à te donner;
(i dans un moment, tu seras libre et tu pourras faire
Il une baronne Ilulot. " Et Ton vit, ce qui doit être
rare, des larmes sortir des yeux d'une morte. La fé-
rocité du vice avait vaincu la patience de l'ange à
qui, sur le bord de léternité, il écbappa le seul mot
de reproche qu'elle eût fait entendre de toute sa vie. "
S'il est un point qui différencie la baronne Hulot
des autres types de " femmes malheureuses " exami-
nés en cette étude, à savoir, l'origine et la cause de
son malheur, il en est un autre qui leur est commun
à toutes, c'est que le j)rincipe de leurs souffrances est
une réalité objective, tangible, si j'ose ainsi parler :
pour les unes, la baronne Hulot et INIme Wenceslas
Steinbock, l'existence d'une rivale; pour ^Ime d'Al-
glemonl, Mme de IJeauséanl, Mme de Mortsaul" et
Mme (^raslln, l'existence d'êtres en qui elles ont placé
toute leur complaisance, par lesquels elles vivront,
souffriront et iiioinroiil . Pour Mme (Ihies, d n'en est
[)as(le mémo : elle juissi a une rivale, mais mie rivale
immatérielle, sur bupiclle elle n'a j)Oint de prise, la
plus dangereuse, parce (pi'elle est uivineible.
En Mme Glaës, nous voyons une iemnie double-
ment malheureuse : il y a eu d'abord la jeune lilb>
108 CHAPITIiE IV.
croyant à 1 impossibilité d'être aimée pour elle, parce
qu'elle était contrefaite, sentant néanmoins combien
elleétaitdignedetenclresse;ily a eu ensuite la femme
malheureuse, l'épouse à qui son mari a préféré la
science. Entre ces deux périodes de souffrances, elle
a comme une période d infini bonheur, ce bonheur
de la jeune fille contrefaite trouvant un amant qui
1 adore et qui se donne tout à elle, comme si elle
était la plus belle des femmes. « La femme con-
trefaite (jue son mari trouve droite, la femme boi-
teuse que son mari ne veut pas autrement, ou la
femme âgée qui paraît jeune, ne sont-elles })as les
plus heureuses créatures du monde féminin? La pas-
sion humaine ne saurait aller au delà. » Balzac,
paraît-d, enviait à ^L de Custine cette création de la
jeune fille laide et amoureuse : ce type, en effet, de-
vait le séduire par ses complexités psychologiques et
le fait qu il se prétait aux longues analyses... Il ex-
plique le secret d'un tel attachement par la prédomi-
nance du sentiment sur le plaisir physique, par le
caractère en quelque sorte illimité de la beauté mo-
rale opposée à la limitation inévital)le de la beauté
j)hysique. Le charme moral est essentiellement sus-
ceptible de renouvellement, tandis que le charme
physique est toujours identicpie et finit par sembler
monotone. L'explication n'est ])ourlant pas là tout
entière : elle doit être cherchée autre j)art; j'entends
dans les trésors d'amour échangé, dans l'abandon
reconnaissantdont une femme, (pii se sait contrefaite
et pourtant se sent aimée, doit gratifier son amant.
LES FEMMES MALHEUREUSES. 109
Une femme très belle semble faire une grâce en se
laissant adorer : elle est entre les mains de lamant
comme une statue de marbre qu'il s'agit d échauffer.
Une femme laide, l)ien au contraire, n'a pas assez de
transports et d'épanchements de cœur pour remer-
cier celui qui lui manifeste de la tendresse. Ce sont
alors, pour ainsi dire, les rôles renversés, et Thomme
doué de sensibilité peut trouver une étrange volupté
d'âme à cette bizarre et rare interversion!
Ce fut évidemment le cas de Mme Claës; Balzac le
laisse soupçonner quand il écrit : « Elle eut cette
soumission de la Flamande qui rend le foyer domes-
tique si attrayant et à laquelle sa fierté d'Espagnole
donnait une plus haute saveur. Elle était imjiosanfc,
savait commander le respect par un regard où écla-
tait le sentiment de sa valeur et de sa noblesse ; mais
devant Claës elle tremblait, et, à la longue, elle avait
fini parle mettre si haut et si près de Dieu, en lui rap-
j)ortant tous les actes de sa vie et ses moindres pen-
sées, que son amour n'allait j)as sans une teinte de
crainte respectueuse (pii l'aiguisait encore. » C est
d'une telle hauteur que cet amour et ce bonheur von!
tomber, et la douleur qtii s'ensuivra, la douleur de
la femme oubliée après avoir connu des délices ines-
pérées, sera plus rude encore que celle de la jeune
fille négligée, mais qui du moins savait la cause de
sadis{{râce et n'osait espérer d'élre aimée. Les alten-
tions de Claës diniinnenl el se fonl plii.s rart-s l'.lle
n'y prend pas {janh; lout dabord, mais elle ne larde
pas ù en souffrir: elle essaye de lutter conire la
110 CHAPITRE IV.
science, sa rivale, et son impuissance est rapidement
constatée. Ici, c'est Balzac intellectuel qui parle : il
parle en connaissance de cause, comme l'artiste pour
qui son art est tout, comme le savant qui ne voit rien
sur terre méritant mieu.x que ses recherches de fixer
son attention et d'ahsoi'ljcr ses forces. Mme Glaës
tente tout ce qu'il est possi])lc de tenter : elle pénètre
dans le laboratoire de son mari malgré la défense qui
lui a été faite; il seml)le qu'elle veuille lutter corps
à corps avec sa rivale, comme si cette rivale n'était
pas immatérielle et insaisissable . Il lui reste une der-
nière ressource : tenter de le reprendre comme
amant, tenter de réveiller en lui l'ardeur des senti-
ments éteints, des plaisirs qu'il semble avoir oubliés :
cette femme si chaste, cette épouse si pure se ferait
presque courtisane pour conquérir à l'amour celui
qui s'éloigne d elle. " Le secret de ces apprêts,
c'était lui, toujours lui. Joséphine ne pouvait pas dire
plus clairement à Balthazar qu'il était toujours le prin-
cipe de ses joies et de ses douleurs... Les rideaux soi-
gneusement tirés trahissaient un désir de solitude, une
intention jalouse de garder les moindres èons de la
parole et d'enfermer là les regards de l'époux recon-
quis, y)
Un moment, elle croit ou peut croire l'avoir repris ;
elle lui fait j)resque renier et fouler aux pieds la
science qu'elle déleste; il reviendra à elle, il renon-
cera à celte rivale de l'amour. Alors, c'est un bonheur
sans précédent, une joie qui manque la faire défaillir ;
c'est le dernier moment heureux de sa vie, hélas! de
LES FEMMES MALHEUREUSES. 111
courte durée, car l'idce aljsor])ante reparaît vite pour
ne plus abandonner sa victime, et Mme Claës suc-
combe au cbagrin.
S'il est vrai de dire que la beauté d'une œuvre soit
d'ordinaire en proportion de l'amour avec lequel son
auteur l'a conçue, il ne saurait rien exister de plus
beau que ces créations de femmes, caressées avec la
tendresse de l'artiste, exécutées avec la toute-puis-
sante sympathie imaginative du psychologue. Nous
trouverons, au cours de cette étude, des conceptions
[)lus vigoureuses peut-être, nous n'en saurions décou-
vrir de plus attendrissantes. C'est qu'elles ont toutes
cette grâce et ce charme innommables (pi'ù défaut
d'autre mot nous quabfîons de faiblesse, et dont les
poètes de tous les temps ont fait lauréole de la fémi-
néité. FJles nous apparaissent comme des vaincues
de la vie, et la souffrance est le principe de leur en-
noblissement. Faibles, elles le sont d'origine, par leur
com[)lexion délicate, par leur nervosité maladive, par
tout cet ensemble de causes destructrices qui consti-
tuent leur infériorité comme types sociaux, mais en
même temps leur éclatante supériorité comme élé-
ments de rêve, loutre les mains du jioète (jiii sut les
aimer et les compiciidrc, vicnl s ad|<>iii(b(' an cliariiie
de leur originale faihlessc cebii (b- leur di'Sliuée irré-
luédiaMeiuenl doiiloiireiise. l'dles sont sncrées par la
souffrance cl devieiiiieiil ainsi, dans le iiioiiiie du
rêve, lessd'iirs égaleinenl glorieuses de celles (|iii les
ont |)récédées. Les plus profondes d Ciilre l(>s leiivres
d'art reposent sur b> sentiment de la douleur, et il
112 CHAPITRE IV.
serait aisé, en rcmonlant des créations de l'antique
poésie à celles de la poésie moderne, de montrer que
les littératures n'ont été en quelque sorte qu'un
immense martyrologe de l'humanité. Presque toutes
les grandes destinées ont abouti à une fin tragique,
et la poésie, dont le rôle ici-bas est de communiquer
une vie immortelle à la beauté, n'est jamais si
haute qu'en revêtant ces destinées de sa splendide
parure !
CHAPITRE V
LES COURTISANES.
Sur la liberté de l'art. Lart purifié par l'artiste.
Puissance et fatalité de l'instinct d'amour. — Estlicr. L'àiue de-
meurée vierge en dépit des souillures physiques. Réapparition
des premiers instincts. Toute la psychologie d'Esther repose sur
des observations physiologiques. — Rapprochement entre lîal-
zac et Goya. — Auréole poétique d'Esther. Elle est plutôt une
« femme malheureuse » qu'une courtisane.
L'inconscience acquise, trait caractéri.^tiquc de la Fille. Joscpha
Jenny Cadine.
La courtisane consciente : Valérie Manteffe. — OJjsédante réalité de
ce type. — Pour le psychologue, rien que des états d'àtnc néces-
saires et tranchés. Balzac à la fois m<jraliste et psvchologue; ne
se contente pas de peindre un personnage ; précise sa réaction
sur son milieu. Valérie Marncffc, la courtisane bourgeoise. Ca-
ractère redoutable de ce type. Différence avec la " Hlle » : tout
cnellcestdissimulé. Diversité de ses incarnations; ressources iné-
puisables de sou esprit. — Sa mort, impuissante à faire nailrc
la pitié.
La servante maitrcsse : Flore Brazicr. Sa fonction sociale. Ses lâ-
chetés de hlle; une seule chose lui manque pour se développer :
un milieu favorable.
Irresponsabilité originelle de la courtisane : les proteclinns sci-
ciales, seules causes de vertu.
La courtisane femme du monde : Mme de /'.oclic/ide. Rnppiocho-
mciit avec Valérie .Marncffc.
Il ToiiL (\s( (loiilc cl l(''iu-l>i(S (laii.s tiiic siIiimIidh
(jiie la sciiMicc a (Icdanjnc d CxamiiM r, v\\ li»»u\aiil le
114 CHAPITIIK V.
sujet trop immoral et trop compromettant, comme si
le médecin et l'écrivain, le prêtre et le politique,
n'étaient pas au-dessus du soupçon. » C'est ainsi que
Balzac justifie , si l'expression peut convenir, c'est
ainsi du moins qu'il explique la continuation de ses
études sociales par le choix d'un sujet capable de
choquer les oreilles pudiques et timorées , mais que
son universelle curiosité ne pouvait omettre, sous
peine de négliger un des rouages les plus importants
de la société moderne. C'est ainsi au surplus qu'il
proclame un des premiers, fravant la voie à ceux qui
devaient le suivre , la sainte liberté de l'art et la
suprême indépendance de l'artiste pour qui tous les
sujets sont chastes, transfigurés par la beauté de la
poésie. Tout aussi bien que, dans une autre de ses
études, il posait en principe qu'aucune classe de la
société, si peu digne parût-elle de fixer l'attention,
ne devait rester indifférente au romancier, ici même
il proclame qu'aucun sujet n'est impur ni compro-
mettant, réservant à l'écrivain, confiant à son talent
le soin de le présenter sous un jour tel qu'il en voile
pour ainsi dire les côtés troj) scabreux! Et plus loin
il ajoute : « Les filles sont des êtres cssejitiellement
mobiles qui passent sans raison de la défiance la plus
hébétée ù une confiauce al)solue. I^lles sont sous ce
rajtport au-dessous de l'anlinal. Ivxtrêmes en tout,
dans leurs joies, dans leurs désespoirs, dans leur
religion, dans leur irréligion, presque toutes devien-
draient folles si la mortalité qui leur est particulière
ne les déciinail, et si d'heureux hasards n'élevaient
LES COURTISANES. 115
quelques-unes crentre elles au-dessus de la fange où
elles vivent. » Vous sentez dans cette phrase comme
une sympathie, comme une pitié profonde, la pitié
du philosophe et du poète qui perce à jour les lois
mystérieuses de la vie, qui eml)rasse d'un regard
vraiment catholique renscml)lc des choses humaines ;
celui-là enfin dont Tintelligence, s'élevant au-dessus
des conventions et des partis pris, prononce que sou-
vent il faut absoudre lorsque le monde condamne,
de même qu il y a heu maintes fois de condamner là
où le monde absout!
C'est réternclle histoire de la " Courtisane amou-
reuse » , de la fille relevée et poétisée par l'amour,
que Balzac a raconlce dans ce roman complexe et
touffu, touchant parfois à linvraisemblalde , vrai
pourtant, qui s'appelle : Splendeurs et misères des
courtisanes. Imaginez un être l)eau, à qui les
hasards de la naissance ont départi tout ce qui peut
constituer la grâce et la séduction féminines, mais
que ces mêmes hasards ont jeté tout enfant dans les
hideurs de la prostitution. P'ile n'a cxpéiinienté de
la vie que les caresses séniles des vieillards débau-
chés. Son àme pourtant est vierge, car elle n'a connu
que la grimace de l'amour, ce qui s'achète et se vend,
les ((un plaisances dociles et les soumissions résignées.
Que dans cette àme un rayon de pur amour se glisse
et transparaisse, qu'elle rencontre l'être jenu(^ ])our
lequel elle semblait créée, ce sera alors comme une
renaissance, nue n'-pndial ion soii(l;iine de s,i vie pre-
mière. \ oilà I idée (|iii a |iresi(lé à la coiiceplKin
116 CHAPITRE Y.
de l'œuvre et à la création du type d'Esther. Nous
verrons qu'en maintes circonstances, et comme
d'ailleurs la chose s'est rcpclce au cours de ses
innombrables productions, Balzac a forcé la vérité
psychologique. Presque toutes les œuvres d'analyse,
partant ainsi d'une idée préconçue, amènent leurs
auteurs, dans le développement, à des conclusions
exagérées. Il n'en demeure pas moins que, par la
puissance de l'exposition et par la hauteur de l'idée,
cette création est une des plus importantes de Balzac.
Victorieux et vaincu tour à tour, le puissant instinct
d'amour s'y manifeste et la domine, avec son carac-
tère d'indéfecti])le fatalité qui en fait la force aveugle
du monde. Cette mystérieuse attraction de la femme,
cette puissance qu'on ne saurait vaincre, et qui
prime chez certains êtres tous les mol)iles humains,
Balzac en avait compris la grandeur, et sa plus haute
ambition devait être de nous en laisser une peinture
fidèle dans le domaine du roman. Splendeurs et
misères des courtisanes, voilà peut-être, avec la
Cousine Bette^ l'œuvre dans laquelle il l'a le plus
puissamment dégagée !. . .
Quelques traits empruntés au portrait physique
d'Esther donnent l'idée de cette perfection accom-
plie qui en faisait un type de beauté unique et capti-
vante : Il l'.sther eût remporté le prix au sérail , elle
possédait les trente beautés harmonieusement fon-
dues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la
fraîcheur de renvelop})e, son étrange vie lui avait
cominmiKjné le je ne sais quoi de la femme : ce n'est
LES COURTISANES. 117
plus le tissu lisse et serre des fruits verts, et ce n'est
pas encore le ton chaud de la maturité ; il v a de la
fleur encore. Quelques jours de plus passes dans la
dissolution, elle serait arrivée à l'emljonpoint. Cette
richesse de santé , cette j)erfection de l'animal chez
une créature ù qui la volupté tenait lieu de la pensée,
doit être un fait éminent aux yeux des physiolo-
gistes... L'origine d'Esther se trahissait dans cette
coupe orientale de ses yeux à paupières turques et
dont la couleur était d'un gris d'ardoise qui contrac-
tait aux lumières la teinte hleue des ailes noires du
corbeau. L'excessive tendresse de son regard pou-
vait seule en adoucir l'éclat... » Tels sont les princi-
paux traits du portrait d'J^sthcr; quelques-uns des
traits qui en font une des plus rares incarnations de
beauté et vouent presque irrémédiablement celles
qui en sont dotées à cette destinée étrange d'exercer
une fascination souveraine sur ceux (jui les ap[)ro-
chent. Différente pourtant de ses semblables en ceci
qu'elle connaitra les tortures qu'elle-même aura
causées et qu'elle mourra d'un amour aussi ardent
que celui qu'elle aura su insj)irer !
Les dégradations et les souillures de sa vie passée,
ses malheurs et les rudes éj)reiives de sa vie, enfin
la révélation du véritable amour : vodà ce (pi elle tlit
à Vautrin, qui se luanifeste à elle sous rincarnalion
du préire esj)a};iiol Carlos Ilerrera : « H y a trois
ans, je vivais dans le désordre oi'i je suis iiéi> ; j'élais
la dernière des ciéaliires, et la plus ndViinc ; mainte-
nant j(; suis seulement la plus mal lie lire use de lonles. ..
7.
118 CHAPITRE V.
Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu'une femme
sans péché. Quand on le l'encontre, on ne peut plus
aimer que lui; voilà, mais à un pareil être il faut sa
pareille. Je voulais donc être digne d'être aimée par
mon Lucien. » C'est là le seul mobile qui dirige sa
conduite, et lorsque Carlos, après avoir torturé son
àme en lui peignant les difficultés de sortir des mi-
sères morales où elle a été plongée jusqu'alors, fait
luire à ses yeux, comme suprême espoir, la possibi-
lité d une régénération , elle cmljrasse ses genoux
avec Fonction et la ferveur d'une sainte extasiée.
Désormais elle vivra sous la domination de Vautrin,
qui exercera sur elle le pouvoir de fascination qui lui
est propre et marque son influence sur tous ceux qui
l'entourent; elle ne sera plus entre ses mains qu'un
jouet fragile, qu'il aura tout intérêt à ne point ])riser;
un moyen dont il usera avec la liberté du créateur
vis-à-vis de sa créature; elle n'existe plus que par lui
et par son amour pour Lucien , et comme elle sait
Vautrin maître de disposer de cet amour, c'est avec
la plus entière résignation qu'elle se soumet à ses
ordres. Il lui ordonne de quitter Lucien; elle obéit.
Il lui enjoint de se retirer dans un couvent; clic
se résigne, humiliée devant celui qui la torture et ne
voyant qu'un but à sa vie : la régénération morale
qui la rendra digne de Lucien.
Au couvent, elle traverse inie double phase cor-
respondant au caractère double de sa nature; l'àme
est vierge si le corps est impur; elle est vierge en ce
sens qu'clU' n'a pas connu 1 amour, jusqu au moment
LES COURTISANES, 119
OÙ la charmante figure de Lucien de Rul^empré lui
est apparue; c'est alors que tout ce qu'il y avait en
elle de délicat et d'exquis, tout ce que la société
avait contribué à déformer et à salir, a soudainement
reparu et s'est affirmé en trésors de tendresse. C'a été,
nous l'avons vu, une renaissance et la création d'un
nouvel être, la réapparition d'une sensibilité igno-
rante d'elle-même et de son pouvoir. A cette àme
vierge d'amour et possédée d'un seul désir : se
rendre digne de son amant, lespoir d'atteindre au
])ut qu'elle envisage comme le souverain bonheur
doit communiquer des forces inconnues, la maintenir
en un état de constante exaltation propre à favoriser
le progrès moral que Carlos attend d'elle... Mais
voici que les premiers instincts reparaissent; voici
que ce passé, dont nous sommes impuissants à nous
départir, renaît et s'impose avec ses troublantes
obsessions. Tout son être aspire à la pureté et à
l'amour; toute sa vie antérieure lui rappelle limpu-
reté et la honte ; elle le lui rappelle avec une si
inquiétante ardeur qu'elle j)i"ime les asj)iralions sa-
crées du désir et menace de ruiner le corps, qui n'est
pas hal)itué à ces règles et à ces strictes observances.
Situation cruelle, bien faite pour arrêter l'attention
du psychologue et de laualyste ; situation rcIcvMut
avant tout de la |)livsi()l()gie , celle science rpu veiuiit
d'être <réé(>, cl à hupielle le niailre romaru'ier aimait
à empniiih r .ses plus récentes (b'couvertes, pour p(>u
qu'elles fussent de naliirc à éclairer les Mi\.s|rres d(?
l'âme !
120 CHAPITRE V.
Cette vie au couvent est la partie la plus intéres-
sante de l'histoire d'Esther ; car, à compter du mo-
ment où elle sera redevenue, dans les mains de
Vautrin, le moyen de faire parvenir Lucien, Estlier
nous apparaîtra, au milieu de cette peinture des
dessous de l'existence parisienne, une figure de
second plan, toute pâle, tout effacée : «Que faut-il
faire? s'écria-t-elle fanatisée. — M'obéir aveuglé-
ment, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous
plaindre? Il ne tiendra qu'à vous de vous faire un
beau sort. Une fois nos affaires faites , notre amou-
reux est assez riche pour vous rendre heureuse... —
Heureuse! dit-elle en levant les yeu.x: au ciel. —
Vous avez eu quatre ans de paradis, reprit-il; ne
peut-on vivre avec de pareils souvenirs? — Je vous
obéirai, répondit-elle, en essuyant une larme dans le
coin de ses veux. Ne vous inquiétez pas du reste. Vous
l'avez dit, mon amour est une maladie mortelle. »
Quelle scène que celle où Esther, résignée, vêtue
en ouvrière, et installée dans une misérable chambre
garnie, attend l'arrivée de Nucingen! Le contraste
préj)aré par Vautrin entre la jeunesse de la char-
mante fille et le milieu sordide dans lequel il la pré-
sente au vieux banquier, évoque en notre mémoire
de troublants souvenirs, et la mystérieuse poésie
de certauK's j)lanches des Caprices de Goya, où
l'illustre fantaisiste nous montre de jeunes vierges
livrées à de vieux déljauchés ! Néanmoins, dans la
création de Balzac, différents nous ap})araisseut par
ceitains jxjjnts les personnages représentés ! A Nucin-
LES COURTISANES. 121
gen, la suppliant de Tacccpter comme protecteur,
Esther répond en laissant couler de grosses larmes :
«Mais il le faut Ijicn, monsieur. » Nous voyons dans
cette résignation à sa destinée quelque chose de tou-
chant et d'enfantin que ne nous suggèrent pas les
eaux-fortes de l'artiste espagnol ! Elle agira désor-
mais, poussée par une force irrésistihle, dont elle
sent seulement l'impulsion , vers l'avenir qui lui est
inconnu, un seul point restant clair pour clic, c'est
que le moindre refus, d'obéissance aux ordres de
Vautrin deviendrait fatal à Lucien. Tout est mené
par ce sinistre homme de génie!...
Aimer Lucien d'un amour sans exemj)le, être tout
pour lui et ne voir que lui ; s'être relevée à ses pro-
pres yeux par la puissance de cette tendresse; d'autre
part, et pour conserver Lucien, pour lui assurer une
vie Ijrillante, glisser à nouveau sur la pente fatale
qui l'a conduite luie première fois à la honle; su[)-
porter comme protecteur le baron de Nucingen , en
sachant qu'un jour il faudra se livrer à lui, que le
moment approche où l'on ne pourra plus différer;
tenter, en lui mot, une concilialiou cuire un amour
qui la possède tout entière et les caresses scrviles qui
doivent alioutir au don de sa personne : tel est le rôle
de la malheureuse Eslher! Telle est l'impasse où elle
se trouve engagée, et dout clic ne pourra sorlir (juc
par la mort volontaire, dénouement lucvilalde de su
destinée. Et pourlant une auréoh' brille au front de
la pauvre (illc, (piClic doit à la sincérilé Ac sa ten-
dresse, à sa lin liagicpic ; auréole que ne saurauMit
122 CHAPITRE V.
lui enlever ni les hontes de son existence d'autrefois,
ni le marchandage qui se fait autour de sa personne,
ni ses caresses payées, ni ses bruyants retoui's vers
son origine de fdle ; auréole de pitié, quelque chose
de cette grâce innommable que la nature a départie à
plus d'une femme perdue et que le poète se charge
d'immortaliser, en le consacrant par son génie!...
En composant le personnage d'Eslher, Balzac n'a
pas fait une étude de « courtisane » au sens véritable
du mot, et certains esprits pourraient penser, n'était
le titre même de l'œuvre dans laquelle il Ta placée,
qu'il eût mieux convenu de l'étudier dans le cha-
pitre des a femmes malheureuses ». En effet, si
nous écartons pour un moment ses origines et ses
débuts, qui devaient en faire, comme la plupart
de ses semblables, luie victime de la société, un
être sacrifié ; si nous écartons les circonstances qui
enveloppèrent sa destinée comme un réseau fatal,
pour l'envisager exclusivement dans ses rapports
avec Lucien de Rubempré; si, d'autre part, nous
nous arrêtons à cet amour, à l'élévation morale
qu'il communique au personnage, si nous suivons,
avec l'intérêt qu'elle comporte, la transforma-
tion d'individualité , conséquence de son appari-
tion dans l'àmc d l^sllier, si nous envisageons en
dernier lieu cette résolution finale qui, de propos
délibéré, lui fait préférer l'anéantissement de son
être au don de sa personne, la mort à la honte de se
livrer sans amour, il faudra bien reconnaiire cpi d ne
subsiste plus en elle aucun des traits connnuns à la
LES COURTISANES 123
courtisane. De la e. fille » elle ne présente ni Tâpreté
d'instinct qui depuis la constitution de l'homme en
société a régi et régira éternellement cette dernière ;
ni la vulgarité acquise en ces accouplements d'un
jour, qui, par une étrange ironie du sort, et comme
conséquence extrême des civilisations avancées, fait
redescendre l'être humain au rang de l'animalité d'où
l'exercice progressif de la raison l'avait fait sortir;
ni enfin cette ignorance des notions élémentaires de
la morale, qui la pousse à accomplir sa fonction
sociale comme une besogne de ruine et d'anéantisse-
ment. Courtisane dans la première période de son
existence, Esther, ne nous lassons pas de le répéter,
est rcdcvcnue femme et amante; telle elle est demeu-
rée, grâce à l'intervention d'un sentiment sincère et
sj)ontané; telle elle est morte, grâce à la pcr.^^istance
de ce sentiment, ayant su dominer la crainte de la
mort qui accable l'être et lui enlève cette siq:)rémc
énergie qui fait du suicide un acte de courage, loin
qu'il soit un acte de lâcheté !
(i L'inconscience acquise " , cette marque caracté-
ristique de la « fille " , elle ne devait pas échapper à
lîalzac, et le grand écrivain qui, tout vn peignant les
nifcurs transitoires de la société où il vivait, devait
peindre u étcnicl » en vertu dv la loiilc-puissante
vision de son esprit génêralisateur, ne pouvait la
méconnaître, cette inconscience. Il la jx-inle dans
les personnages de la Comédie hunuiinc (pi du |toiir-
liiil ;i|)|i(l('r les « ('((iirlisaiics de niêdcr ", les .losé-
pha , les Jeiuiy Cadiiie, h s Silidiit/, les Mahiga,
124 CHAPITRE V.
ligures de second plan, mais qui n'en gardent pas
moins leur importance et dont le rôle social ne sau-
rait être omis. Elles apparaissent, au cours de ses
études, instruments nécessaires de l'état de choses
qu'il décrivait, accomplissant leur besogne de dis-
solution morale avec la rigueur indéfectible de la
fatalité.
Ce n'était point à elles pourtant que devait aller sa
svnipatbie de « créateur » . Le théoricien de la
volonté, le jumeau spirituel de Louis Lambert, allait
réserver toutes ses forces productrices pour un type
bien autrement vivant et agissant, correspondant
merveilleusement à son intime conception du monde,
destiné à faire vibrer, en ses fibres les plus secrètes,
le psychologue artiste au.\ yeux duquel il ne saurait
exister dans le domaine de l'art ni bien ni mal, mais
simplement des états d'âme nécessaires et tranchés.
Certes il la j)einte avec amour, la courtisane experte
en corruptions savantes, pleinement maîtresse de ses
a effets 1) et consciente du résultat qu'elle atteindra;
le démon de ^a perversité et des roueries féminines
masquées sous les dehors attirants de la vertu mo-
deste ; il lui a communiqué ce relief intense, marque
distinctive des créations qui persistent à travers les
âges en immortalisant le nom de leur père spirituel.
Valérie Marneffe est au plus haut degré «consciente»
de ses actes, et c'est bien ainsi qu'il l'a voulue; c'est
ainsi fju'clle dut se présenter à son imagination, en ces
heures d'élahoiatiou mystérieuse et de travad latent
fpii échappent à 1 aualvse du plus habile psvcliolo-
LES COURTISA^iES. 125
gue, mais durant lesquelles se soudent et prennent
corps les traits divers de ces enfants du rêve qui sont
les personnages des poètes et des romanciers. Telle
il l'a conçue, non pas en vertu d'un contraste prémé-
dité entre sa nouvelle création et les tvpes de courti-
sanes qu il avait jusqu'alors inventés, — les créations
vivantes comme Valérie Marneffe ne surgissent pas
à la faveur d'une idée abstraite, — telle il l'a conçue,
parce que telle elle s'imposait à son intelligence
dans son ol )sédantc réalité ! . . .
Nous disions plus haut que pour le véritable artiste
il ne pouvait exister, dans le domaine esthétique, que
des états d'âme nécessaires et tranchés. Ainsi en
va-t-il, lorsque le romancier est exclusivement psy-
chologue; mais lorsqu'il est doublé d'un moi'aliste, —
et c'était le cas pour Balzac, — à coté de ces états
d'àme qu'il constate et décrit pour le plaisir de pein-
dre, il V a leur réaction sur le nulieu dans lequel
ils se produisent, leur iniluencc bienlaisante ou nui-
sible, leurs conséfjuenccs et leurs effets. A la diffé-
rence i\u pur psychologue, qui se contente d'indiquer
CCS influences par la série des faits décrits, Hal/ac
les souligne, il y insiste, et la peine (ju'il prend d'y
insister jette une lumière plus vive encore sur les
intentions du romancier, sur les divergences (jui
séparent les catégories de l'espèce sociale dite cdur-
tisane : le propre de celle-là est de ne jamais se
révéler telle, ou dyi moins de ne If l.iiic (|ii à 1 heure
de sou liidiuphc (hliiiilif, l()is(jii illr lient en sou
pouvoii' la vi'linic choisie, l'.ii mcnic ltiii[is cpie
126 CHAPITRE V.
Balzac présente le type, il en indique le danger
social : « Une vraie courtisane porte, dans la fran-
chise de sa situation , un avertissement aussi lumi-
neux que la lanterne rouge de la prostitution ou les
quinquets du trente-et-quarante. Un homme sent
alors qu'il s'en va là de sa ruine. Mais la doucereuse
humilité, mais les semhlants de vertu, mais les
façons hypocrites d'une femme mariée qui ne laisse
voir que les besoins vulgaires d'un ménage et qui se
refuse en apparence aux folies, entraîne à des ruines
sans éclat, et qui sont d'autant plus singulières qu'on
les excuse en ne se les expliquant point. " Il indique
le danger, hien convaincu d'ailleurs qu'il n'existe
point de remède possijde, et s'appuyant, comme tous
les esprits philosophiques, sur l'immutabilité des
choses humaines, car il ajoute cette phrase pleine de
mélancolie : "Valérie est une triste réalité, moulée
sur le vif dans ses plus légers détails. Malheureuse-
ment ce portrait ne corrigera personne de la manie
d'aimer des anges aux doux sourires, à l'air rêveur, à
figure candide, dont le cœur est un coffre-fort. »
Un ange au doux sourire, c'est bien ainsi que la
délicieuse Valérie se montre au baron llulot d'Ervy,
avec la souveraine puissance de dissimulation qui,
chez cette redoutable petite bourgeoise, voile une
profondeur de perversité n'ayant d'égale (pie l'ambi-
tion de sortir du rang médiot're où le sort l'a jetée,
et l;i constitue rivale dvs plus illustres courtisanes!
Fdic nahircUc (bi maréchal de Monlcornet, mariée
à un luisérahh' employé (pii lui répugne autant par
LES COURTISANES. 127
sa laideur que par ses mœui^s inavouaLles, Valérie
est née avec cette délicatesse de coniplexion et cette
finesse aristocratique qui font pour elle, des élé-
gances de la vie mondaine, un besoin intime, une
nécessité. Joignez à cela la paresse la plus extrême,
l'horreur de toute peine physique, href tout ce qui
en fait un exemplaire achevé de la femme créole,
avec cette différence pourtant qu'une intelligence
admirablement déliée, une habileté su[)réme à jouer
des rôles divers, favorisera ses incarnations. Vivant
d'une existence médiocre, elle n'a qu'un l)ut, en sortir ;
et comme elle est arrivée à ce funeste moment où la
nécessité de vivre fait chercher une friponnerie heu-
reuse, on se figure par quels moyens. La première
fois qu'elle aperçoit Ilulot, leurs regards se croisent
simplement, et cet instant lui suffit pour deviner en
lui u riioinme à femmes » dans sa plus haute accep-
tion ; elle apprend qui il est, et désormais elle n'a de
cesse qu'une entrevue ait eu lieu. C'est d'ailleurs en
timide postulante qu'elle se présente, alléguant le
hasard ([ui les a fait se rencontrer, ajoutant que le sort
de son mari est aux mains du baron. IIulol , (pii voit
en elle la jolie maîtresse ardemment convoitée, cpii a
hatc de l'avoir à bii, va ])lus vite en besogne qu'il ne
couvicnl, SI bien (pic A alêne se trouve coulrainte de
I arrêter (bins son ébin ; elle joue la pudeur et le
désintéressement, sentant (jue b; [>liis sur nioxen
de l'attacber à elle est de se monircr dinV'riMite
(les « (iilcs " (pi d a fi'éfjiiciilccs |ii.s(pi alors. Dans
toute celle preiuu're [larlie de son rôle, elle de-
128 CHAPITRE V.
meure la petite l^ourgeoise rangée et craintive, la
femme mariée fidèle à ses devoirs, qui peut-être Lien
à la longue se résignerait à faillir, mais à coup sûr
n'en viendrait à cette extrémité qu'en faveur d'un
attachement hautement démontré. Ce sont, pour lui
faire accepter des l'iens, de gentilles manières, de
pudiques refus, toute la stratégie habile d une cour-
tisane consommée : u Bon pour les ])laccs, les grati-
fications, tout ce que vous pourrez nous obtenir du
gouvernement ; mais ne commencez pas par désho-
norer la femme que vous dites aimer. Autrement je
ne vous croirai pas... Et j aime à vous croire, ajou-
tait-elle, avec une œillade à la sainte Thérèse gui-
gnant le ciel. » Puis quelques instants après, jouant
la comédie de Tamour avec une supériorité sans pré-
cédent, elle se montre jalouse de Mme Hulot, déclare
sérieusement au baron qu'elle ne conçoit pas qu'on
fasse une faute pour un homme qui ne serait pas
tout à vous. Chez lui ce n'est plus de l'amour, mais
de l'affolement, d'autant mieux qu il n'a pas obtenu
la plus petite faveur, et que Valérie saura le mainte-
nir en haleine jiisqu au moment où elle aura reçu,
sans avoir rien demandé, tout ce qu'elle désirait. . . Ce
qu'elle a voulu, elle l'a eu : avancement pour Mar-
neffe, gratilicalion à l'employé, cadeaux importants
qu'elle a paru n accepter qu'à contre-cœur, qu'elle a
pris néanmoins, l^lle s'est révélée dans l'éclat de sa
beauté au bal donné par le baron, et lorsque llulot,
<Hilili;iiil tout pour elle, la reconduit à sa voi-
ture, c'est avec des protestations d'innocence non
LES COURTISANES. 129
encore flétine que iMme Marneffe le paye de ses
Jjontés; elle lui persuade qu'elle en est à sa première
faute ; elle a des pudeurs, des effarouchements de
vierge ignorante ; il ne s'en manque guère que le
vieillard dupe s'imagine avoir joui des j)remiers
abandons d'une femme qui, tout en étant mariée,
serait demeurée jeune fille !. . .
Hulot, pourtant, ne saurait lui suffire : ce premier
triomphe met en goût l'ambitieuse Valérie. La for-
tune du baron est singulièrement compromise, et,
quelle que soit sa passion pour la jeune femme, la
ruine financière qui le menace devient un avertisse-
ment pour elle d'avoir à prendre un second protec-
teur. C'est alors que surgit à point le vaniteux Cre-
vel, ce type admirable du bourgeois enrichi, du
commerçant ^K/rve?»/, l'homme qui, parmi ses bonnes
fortunes, n'a point encore compté de femmes honnê-
tes, pour qui la 8U[)rème satisfaction serait d'en avoir
\}nc\ Il eiit fait des folies pour Mme Ilulot, si la pau-
vre femme y avait consenti; il en fera pour Valérie.
Désormais, elle mène de front ce double amour; te-
nant en main les deu.v vieillards, les conduisant avec
cette dextérité souveraine qui ne faillira pas une mi-
nute, elle saura dispenser à chacun le genre cl la
dose de j)laisir approprié. Chez (.'revel, elle taresse
les ambitieuses visées du parvenu; (piaiit à Ihdol,
elle lui j)ersua(le (pi'il est toujours désirabh' et (jiie
les cheveux bhmcs vont bien à sa njMiic. « Valérie
j)08sédait des spécialités de tendresse (jui hi rendaient
indispensable à Crevel aussi bien (pi'au baron. En
130 CHAPITRE V.
présence du monde, elle offrait la réunion enchante-
resse de la candeur pudique et rêveuse, de la décence
irréprochable et de l'esprit rehaussé par la gentil-
lesse, par la grâce, par les manières de la créole;
mais dans le téte-à-tète, elle dépassait les courtisanes;
elle y était drôle, amusante, fertile en inventions
nouvelles. » A certaines heures, néanmoins, l'ennui
la prend, une sorte de rancœur des serviles complai-
sances et de l'étrange ])esogne qui consiste à ranimer
les désirs éteints des deux vieillards : elle se confesse
à Lisbeth, lui fait part de ses dégoûts. " Lisbeth,
mon amour, ce matin, deux heures de Grevel à faire,
c'est Ijien assommant!.. . Oh! comme je voudrais pou-
voir t'y envoyer à ma place! » Une fantaisie s'est
emparée d'elle, non ])as un amour, car l'amour ne
saurait germer dans une pareille unie; une fantaisie
pour l'artiste Wenceslas Steinbock, et ce caprice
de jolie femme non satisfaite la torture comme une
vraie passion : » Aimer Wenceslas à en maigrir et
ne pouvoir réussir à le voir!... Hulot lui propose de
venir dîner ici, mon artiste refuse. Il ne se sait pas
idolâtré, ce monstre d'homme ! Qu'est-ce que sa
femme? De la jolie chair. Oui, elle est belle, mais
moi je me sens : je suis pire! "
Pire, voilà le véritable mot : elle se juge elle-
même, et personne ne saurait mieux dire })our carac-
tériser cette prodigieuse incarnation des roueries
féminines. P'.lle a^i pire, et elle aj)})araîtra bien telle
dans cette scène inoublia1)le où il lui faudra, mettant
enjeu toutes les ressources de son esprit, de sa dissi-
LES COURTISANES. 131
mulation savante, duper chacun des acteurs du drame
sur le compte de celui qu'il soupçonne. Crevel et
llulot sont réunis chez elle, autour d'une table de
jeu, se surveillant mutuellement, et surveillés par
l'ignoble Marneffe qui profite de leurs distractions
pour les voler; par un étrange contraste psvchologi-
que, l'emplové qui favorise les relations de sa femme
avec le baron, le mari discret qui sait se retirer à
temps, ne supporte qu'avec peine les amours de Va-
lérie et de Crevel; il est pris à son égard de rages
sourdes que le commerçant parvenu comprend à
merveille et qui le font filer doux au moment où elles
menacent d'éclater. A la lueur des bougies, ces trois
hommes se surveillent, songeant chacun à sa passion
maîtresse; Marneffe gardant, lui seul, le sang-froid
nécessaire pour profiter de leurs moments d'oubli !
Derrière cu.k se meut, dans sa grâce et sa beauté fé-
line, la délicieuse Valérie, qui dispense à l'un une
caresse, à l'autre un sourire, au troisième une parole
càbne, cl, [)ar sa présence, rend pos.'^ible leur réu-
nion; ils n'e.vistent que pour ell(> et par elle; c'est
d'elle que part en quelque sorte le fluide qui leur
commuiii((ue la force d'agir et les mène à l'assouvis-
sauce de leurs pas.sious, les coudiiis.iiil coiunu' avec
la sûreté d un instinct ! Lullc IragKpu' et sdcucicuse
<|ui se passe ou ces Injis cervelles dlKMnuu-, bien
faite pour leiiler le puissant éciM\;iiri qn ehui i!;il/;ie,
comme des sentimeiils aiiabjgues avaieiil leiile b:
|)einlre élraiige el complexe fpii s'appelail (loNa. Les
pages du romancier sont les digues rivab-s des plan-
132 CHAPITRE V.
ches de Taquafortistc : elles exposent le problème
inquiétant de la persistance des désirs et de la toute-
puissance de Tinstinct sexuel qui domine et perpétue
le monde !
Avec le retour de son premier amant, le Brésilien
Montés, et sa l>rusque réapparition dans le milieu
que nous venons d'indiquer, les difficultés s'accen-
tuent; mais Valérie n'est-elle pas femme à sortir des
situations les plus embarrassées? Après le mouve-
ment de surprise et de crainte qui pourrait la traliir,
et qu'elle a vite réprimé, elle va nous offrir une
occasion nouvelle d'admirer son sang-froid, sa rare
entente des cboses de l'amour. Avec Montés, elle sait
qu'elle n'a plus affaire à un vieillard qu'on dupe,
qu'une caresse suffit à faire taire; elle n'ignore }ias la
violence de sa nature, et qu'il se joue de la vie hu-
maine à ces heures de colère aveugle que connais-
sent les créoles; elle saura, pour un moment, lui tout
sacrifier. Ce qu'il lui faut, c'est reprendre ^lontès,
mais en même temps conserver Hulot, qui doit faire
la situation de Marneffe, conserver aussi Grevel, qui,
par des placements hal)iles à son nom, lui constitue
une fortune importante... Pour llulot, elle sait qu'il
est lié à elle à 1 ont jamais par la violence de la passion ;
elle n'a donc })lus de mesure à garder; elle se révèle
à lui telle qu'elle est en réalité, c'est-à-dire sans âme
et sans j)itié. Si aveugle qu'il soit, des soupçons lui
sont venus sur K' Urésibcn, et le pauvre ])aron adresse
à Valérie de timides reproches : « Aimez-moi avec
mes défauts, lui répond-elle, ou laissez-moi. Si vous
LES COURTISANES. 133
me rendez ma liherté, ni vous ni M. Crevel ne revien-
drez ici ; je prendrai mon cousin pour ne pas perdre
les mauvaises hal)itudes que vous me supposez. Adieu,
monsieur le baron Hulot! » C'est elle qui fait la loi,
et hautement désormais!
Voyez-vous comme elle s'est démasquée, comme
elle apparaît maintenant sous son vrai jour, et avec
quel relief, quelle implacaLle énergie, la petite bour-
geoise pudique, l'épouse honnête et malheureuse...
qui, dans le mariage, n'avait pas trouve la satisfac-
tion de cœur qu'elle attendait... Ainsi soupirait-elle
autrefois sur la poitrine du crédule baron. Avec Cre-
vel, elle tient aussi la dragée haute : c'est par la va-
nité qu'elle l'a pris , c'est par la vanité qu'elle le
conserve; elle joue la grande dame, la femme désin-
téressée; elle jongle avec l'argent qu'il lui offre, et,
après avoir tiré de lui ce qu'elle voulait, termine par
cette tirade de comédienne : " Toujours des mar-
chés! Les l)Ourgeois n'apprendront jamais à donner!
Vous voulez vous faire des relais d'auiour dans la vie,
avec des inscriptious de rente!... Ah! bouticjuier,
marchand de [)onimade, tu étiquettes tout!... Vous
avez, pour faire; vos fredaines, trois cent luillc francs
en dehors de votre fortune, un magot enfin, et vous
ne pensez qu'ù l'augmenter... — Pour loi, ma Valé-
rie, car je t'en offre la moitié », dit-il en lomI)aut ù
genoux. l'^Mc conseut à le relever, à (•ouq)ter son
argent, à lui permet! ri; d'écraser Ilidot de son triom-
phe; cependant, elle court à Montés, et avec lui seul
elle se fait câline et chatte, comme elle sait l'être,
g
134 CHAPITRE V.
voulant avant tout le reprendre. Le passage ne peut
être omis, car il la peint tout entière, et résume en
son éloquente simplicité le génie de cette prodigieuse
créature : " INIaintenant, écoute-moi bien. M. Mar-
neffe n'a pas cinq ans à vivre, il est gangrené jusque
dans la moelle des os; sur douze mois de l'année, il
en })asse sept à boire des drogues, des tisanes; il vit
dans la flanelle; enfin, il est, dit le médecin, sous le
coup de la faux à tout moment; la maladie la plus
innocente pour un homme sain sera mortelle pour
lui; le sang est corrompu, la vie est attaquée dans
son principe. Depuis cinq ans, je n'ai pas voulu qu'il
m'eml)rassàt une seule fois, car cet homme, c'est la
peste! Un jour, et ce jour n'est pas éloigné, je serai
veuve; eh bien, moi, déjà demandée par un homme
qui possède soixante mille francs de rente, moi qui
suis maîtresse de cet homme comme de ce morceau
de sucre, je te déclare que tu serais pauvre comme
llulot, lépreux comme Marncffe, c'est toi que je veux
pour mari, toi seid que j'aime, de qui je veuille por-
ter le nom. Serai-je ta femme, Henri? — Je le jure.
— Ce n'est pas assez : jure-le par les cendres et le
salut éternel de ta mère; jure-le par la Vierge Marie
et par tes espérances de catholique ! "
Le portrait vous paraît-il complet, et pensez-vous
qu'on y pourrait rien ajouter?... Nous avons vu les
deux principales faces de sa nature, et tout ce qui
arrivera j»ar la suite ne saurait être qu'un développc-
menl, une accentuation de ce que nous connaissons
déjà! Hulotet Crevel sont retombés en son pouvoir
LES COURTISANES. 135
de telle manière qu'ils n'en soiliront plus ; le Brési-
lien est devenu son esclave; du baron, elle a tiré jus-
qu'à son dernier sou ; il ne lui reste plus que son
influence et les effets de sa protection; pour les hâter,
rencontrant une résistance, elle concerte avec Mar-
neffe un flagrant délit d'adultère, et le malheureux
Hulot, pris entre la honte d'un procès et l'obligation
de procurer à Marncffe un avancement scandaleux,
se résout au dernier parti. Les coups de Mme Mar-
neffe vont au delà, et par delà les premières victimes :
à la fille de la baronne Hulot, à la jeune Hortense
Steinbock, elle prend son mari ; des malheurs succes-
sifs accablent la famille déjà ruinée par son chef, et
lorsque Grevel, attendri par la douleur de Mme Hu-
lot, parle à Valérie de lui prêter deux cent mille
francs, elle trouve, pour le faire renoncer à son pro-
jet, des accents inoubliables, qui résument en une
scène la dou])le face de sa nature et présentent tour
à tour les deux masques de la puissante comédienne :
(i Sainte Valérie, ma bonne patronne, pourquoi ne
visitez-vous pas plus souvent le chevet de celle qui
vous est conflée? Oh! venez ce soir, comme vous êtes
venue ce matin, m'inspirer de bonnes jiensées, et je
quitterai le mauvais seiilicr; je rcuoiuerai comme
Madeleine aux joies trompeuses, à l'éclat menteur cbi
monde, même à celui que j'aime tant! » Puis, [)ous-
sant un infernal éclat de rire : » (Jros cornichon!
s'écna-l-cllc, voilà la manière (h)iit Ks fcmiiics pieu-
ses s'y prcniiciit pour vous tirer une earotle de deux
cent mille francs! (larde donc ton argent; si tu en as
136 CHAPITRE V.
de trop, ce trop m'appartient! Si tu donnes deux sous
à cette femme respectable qui fait de la piclc parce
qu'elle a cinquante-sept ans, nous ne nous reverrons
jamais, et tu la prendras pour maîtresse; tu me re-
viendras le lendemain tout meurtri de ses caresses
anguleuses et soûl de ses larmes, de ses petits bon-
nets guinguets, de ses pleurnicheries qui doivent faire
de ses faveurs des averses ! "
Quel trait pourrait-on ajouter qui, mieux que ce
dernier, mieux que la scène entière, par son étrange
contraste et l'àprcté de sa conclusion , résumât la
nature de Valérie Marneffe ? La mort seule l'ar-
rête dans sa besogne d'anéantissement ; et lorsque
vient l'heure de l'expiation, lorsqu'elle endure les
souffrances de l'agonie la plus atroce, la mort par
empoisonnement , la décomposition progressive de
cette chair adorable, autrefois objet d'amour, objet
de dégoût maintenant, à peine si la pitié nous prend,
tant elle nous est a})parue comme un instrument de
torture et de malheur ! Cette fin misérable nous
semble une revanche de la société qu'elle a pressurée
sans trêve ni pitié, un châtiment d'en haut qui réta-
blit, par sa suprême équité, VéqxiiUhre du bien et du
mal !
C'est un personnage bien curieux dans sa spécialité
que cette n Flore J5ra/ier " des scènes de la Vie de
province, dite » la Rabouilleuse " , sorte de servante
maîtresse, mais d'un ordre plus raffiné que ne le sont
(I hahitudc; ces créatures, vouée ])ar les circonslances
qui entourèrent sa jeunesse à dominer une existence
LES COURTISANES. 137
de vieux garçon : servante et roturière par son ori-
gine, son manque complet d'éducation et cette vul-
garité native que les transformations de sa fortune
ont eu peine à modifier; maîtresse et courtisane, mais
courtisane inconsciente, par la l)eauté physique que
la nature lui a départie et cette irrésistible séduction
qui marque certaines créatures féminines pour le
métier d'amour, avant l'âge de la puberté, alors que
s'ébauchent à peine en leur personne les grâces en-
fantines, prélude des ravissantes beautés qui affole-
ront les hommes, et pour la possession desquelles ils
se précipiteront à la ruine !
Prise à douze ans, cloîtrée par un vieillard qu'en-
flamme son exquise séduction. Flore lirazier, élevée
par ses soins et destinée à ses plaisirs, trompe l'at-
tente de son protecteur et demeure vierge en dépit
de ses efforts; instruite par les tentatives réitérées
d'une passion qui ne peut s'assouvir, soumise dès ses
[)remièrcs années aux caresses impuissantes mais
révélatrices du vieillard, elle perd tout d'abord cette
fleur d'innocence qui est l'attrait de l'enfant, pour
apprendre, avec sa finesse matoise de paysanne, le
pouvoir de sa beauté et la séduction de ses charmes.
A la morl i\u vicilhiid. elle loinbc, coin ni c un objet de
succession, entre les mains de son fils, garçon d'in-
telligence obtuse, mais en qui l'instinct (]i\ sexe, hé-
rité de son père, se manifeste avec une liruidc gau-
cherie : Jean-.lae(|iies a grandi atqirès de l'iore,
l'amour s'est développé en lui, en même lein[)S que
se sont accrues les grâces de la jeune fille. Ecoutez la
138 CHAPITRE V.
conversation qui s'engage entre le jeune garçon et
Flore après la mort du père; rien de plus frappant
que cette déclaration d'amour, cet appel du désir;
Jean-Jacqvies voudrait savoir l'exacte vérité sur les
relations de son père avec Flore : « Toute la vérité
sur mon père " , demanda-t-il d'une voix étranglée.
Elle répond avec une impudeur et une sincérité qui
touchent au cynisme : « Votre père, dit-elle en
plongeant son regard dans les yeux de son maître,
était un brave homme. Il aimait à rire... quoi!... un
brin... Mais, pauvre cher homme... c'était pas la
bonne volonté qui lui manquait. Enfin, rapport à je
ne sais quoi contre vous, il avait des intentions... oh!
de tristes intentions. Souvent, il me faisait rire...
Quoi! voilà... Après?... » Et le pauvre idiot offre à
Flore de rester avec lui et de devenir la maîtresse.
En peu de temps, il s'acoquine avec cette fille, ne
pouvant plus s'en passer, ayant d'elle un besoin irri-
tant de chaque jour, souffrant dès qu'elle n'est plus
auprès de lui; bref, attaché à sa destinée par des liens
si puissants qu'en les brisant on briserait sa vie, et
que pas un acte de sa volonté, si infime soit-il, ne se
produit sans avoir passé par le contrôle de celle qui
s'est emparée de son esprit.
Vous pensez qu'avec le succès raiulace lui vient,
et qu'ayant sondé la j)rofondeur d'imbécillité de son
maître, elle lui imposera les coudilions qui lui plai-
ront, sûre par avance qu'juicun pouvoir ne le déta-
chera d'elle! I^lle s'est amourachée d'un beau garçon,
moitié soudard , moitié geulilhomme campagnard,
LES COURTISANES. 139
qui répond à ridée qu'elle se fait de la beauté mas-
culine; il le lui faut; elle l'aura, et, qui mieux est,
elle l'aura chez son maître; elle prétendra le lui im-
poser, le faire manger à sa table, partager ses cares-
ses entre le maître qu'elle se donne et celui qu'elle a
subi pour atteindre à la fortune. Elle est dégrossie
maintenant : ce n'est plus la paysanne habile, mais
un peu lourde, du début; c'est la « fdle experte» qui,
sachant exactement la mesure de son pouvoir, en use
et en abuse à sa fantaisie; pour imposer Maxence,
elle emploie les arguments les plus divers et finit par
le plus décisif, montrant à Jean-Jacques la possibilité
d'un abandon : « H y en a par la ville plus d'un
qui m'a fait la cour, da! On m'offrait des chaînes d'or
par-ci, des montres par-là... « Ma petite Flore, si tu
« veux quitter cet imbécile de père Rouget! » Car voilti
ce qu'on me disait dessus. — INIoi, le quitter? Ah!
bien plus souvent! un innocent comme ça, que qui
deviendrait? ai-je toujours répondu. Non! non! où la
chèvre est attachée il faut qu'elle broute. — Oui,
Flore, je n'ai que toi au monde, et je suis trop heu-
reux. Si ça te fait plaisir, mon enfant, nous aurons
ici Maxence Gilet; il mangera avec nous. »
Cette femme si forte en a[)parence, si sûre (rdle-
méme, elle a toutes les faiblesses dv lu chair, lous les
tressaillements, toutes les lâchetés de \n lilK' en pré-
sence du danger. Lorsque, dominée à son tour par
Philippe Bridau, senlaut qu'elle a trouve son maître,
(jue le maître s'inq)Ose à sa volonté comiiie une lorce
du destin, elh; v<»it iniiuiiiente la mort de Maxence,
140 CHAPITRE V.
lorsqu'elle comprend que tout va lui échapper, son
amant et sa fortune, ou plutôt la fortune de Jean-
Jacques, si elle n'agit pas comme un instrument entre
les mains de Philippe, elle tremble comme une per-
sonne prise de fièvre, clac|ue des dents et se soumet.
(i Servez-lui du bonheur premier numéro, dit Phi-
lippe... Commencez votre service des ce soir, car si
demain le l)onhomme n'est pas gai comme un pinson,
je ne vous dis qu'une chose, écoutez-la bien. Il n'y a
cju'une seule manière de tuer un homme sans C|ue
la justice ait le plus petit mot à dire, c'est de se battre
en duel avec lui; mais j'en connais trois pour nie dé-
barrasser d'une femme. Voilà, ma biche. Allez, dit-il.
Tenez, voilà mon oncle. " En effet, le père Rouget
vint dans la rue prendre Flore par la main, comme
un avare eût fait pour son trésor : il rentra chez lui,
l'emmena dans sa chambre et s'y enferma, n Pein-
ture d'une haute et puissante signification, pleine de
sous-entendus mvstérieux, vagues et profonds comme
l'instinct qui mène l'homme et dirige le plus grand
nombre de ses actes, lui impose sa destinée en maître
souverain (ju'il est, et fait des créatures en apparence
plus agissantes cjui l'entourent les instruments aveu-
gles de sa ruine !
Dans l'œuvre de lialzac, Flore lirazicr n'est pas la
seule de son espèce : ce (jui lui crée une figure à
part, c'est le milieu dans lequel elle se développe, le
milieu de province, nécessairement restreint, où il
est impossd)le (jue sa natiiri' de u lilK' " prenne toute
re.vtension (pi'clle com[)orte! Modifiez le milieu.
LES COUISTISANES. 141
transportez-la à Paris, soumctlez-la au régime des
actrices Je petit tlicàtrc, elle deviendra vite la rivale
des Jcnny Cadine et des Joséplia ; peut-être même
sera-t-elle pire que celles-ci. Toutes, en effet, ou
presque toutes ont commence comme elle, et c'est
dans ral)andon des années de jeunesse qu'il faut
chercher le secret de leur existence ! A l'origine de
toute destinée de a tille >' , il v a immanqiial)lemcnt une
faute qui ne saurait lui être imputée, et dont la société
seule est responsaljle. La vertu de la femme n'existe
et ne suhsiste que grâce aux protections sociales
dues à l'éducation et au milieu ; à \ édncalioii d'aljord,
car il est clair que l'ignorance dans laquelle ou tient
les jeunes filles des classes aisées ne contrihue pas
peu à les empêcher de faillir; au nnlieii enfin, car
telle liherté prise avec une jeune fille qui n'est point
du monde, et parlant sans conséquence, deviendrait
aussitôt un outrage des plus graves à l'égard de celles
que l'ordre social protège! Faisons ahstraction pour
un moment de ces deux facteurs, l'éducation et le mi-
lieu ; la vérité cruelle se dressera devant nous! H est
peu de pages qui le fassent mieux conq)rendre dans
l'œuvre entière de Balzac que celles où le roman-
cier nous montre, à la fin de la Cousine licite, la ba-
ronne Ilidot tentant d'inculquer des principes de
morale dans l'àme naïve et rudimentaire de la jxiite
Alala .liidici. Livrée par ses parents an père \ vder,
(jiii n'est mil re (pic 1 1 iilol , I en la lit est aussi étrangère
ù toute notion niuiide (pi(> raiiiiii;il ddininé par l'in-
stinct; pour elle, K" monde se divise en deux classes
142 CHAPITRE V,
de i^ens : ceux qui la battent et ceux qui lui donnent
des friandises. Des premiers , elle s'écarte avec
crainte; avec les autres, elle est pleine de confiance:
le père Yyder est de ce nombre, et voilà pourquoi
elle raime : " Depuis deux mois, je ne sais plus
ce que c'est que d'avoir faim! Je ne mange plus de
pommes de terre. Il m'apporte des ])onl)ons, des pra-
lines. Oh! que c'est bon, le chocolat praliné!... Je
fais tout ce quil veut pour un sac de chocolat. . . — Eh
bien, pourquoi, mon enfant, ne ferais-tu pas ton mai'i
du père Vyder?... — Mais, c'est fait, madame! dit la
jeune fille en regardant la baronne d'un air plein de
fierté, sans rougir, le front pur, les veux calmes. Il
m'a dit que j'étais sa petite femme... Mais c'est bien
embêtant d'être la femme d'un homme!... Allez,
sans les pralines! — Mon Dieu, se dit à voix basse la
baronne, quel est le monstre qui a pu abuser d'une
si complète et si sainte innocence? Moi, je savais ce
que je faisais, se dit-elle en pensant à la scène avec
Grevel; elle, elle ignore tout! "
Quelle lumière ne jette-t-elle pas siu" les réalités
sociales, cette dernière phrase venant après le dia-
logue de Mme Hulot et d'Atala Judici! A qui })eut
voir au delà des faits, et comparer en remontant aux
causes, il apparaît clairement que le mal dont la so-
ciété se plaint est dû tout entier à l'organisation sociale
elle-même. — La petite Atala Judici, c'est une future
Josépha, ou, si vous aime/, mieux, Josépha a com-
mencé par être une Atala Jticbci, une Olympe Bijou,
celte aulre eiifanl de quatorze ans (|ii(' .loscplia pro-
LES COURTISANES. 143
pose à Hulot : " Je connais Bijou, c'est moi-même à
quatorze ans. J'ai sauté de joie quand cctaljominable
Crevel m'a fait ces atroces propositions-là. Eh bien,
viens; tu seras emballe là pour trois ans; c'est sage,
c'est honnête, et ça aura d'ailleurs des illusions pour
trois ou quatre ans, pas plus. " Alors, en effet, et peu
à peu, la u fille " se développera chez l'enfant trom-
pée : Olympe Bijou deviendra Josépha et saura se
venger cruellement, sans en avoir conscience sou-
vent, des infamies supportées ! . . .
On pourrait éprouver, au premier abord, quelque
surprise à voir figurer parmi les « courtisanes »
la séduisante Mme de Rochefide. C'est que nous
entendons donner à cette expression un sens plus
étendu que celui qu'il comporte d'habitude. Dans
son sens étroit, une « courtisane n , c'est toute
femme qui fait métier de son corps, qui le livre sans
amour, pour en tirer profit : telle, la malheureuse
Esther, que les circonstances impitoyables ont con-
damnée à une prostiluliou prématurée, et que son
ardent amour liii-méiiie est impuissant à relever; telle
encore, et au prciuierchef, radoral)le et perverse Valé-
rie Marncffe, la plus séduisante cl la plus dangereuse
de toutes; enlin,les Jenny Cadine, les Josépha,
qui rcj)résentent le type classique, se parent de leur
débauche et exercent leur métier à la face de tous
avec uuc iMsnIl.inIc provociilKin ! Mais si, dans Ténu-
méralion des Ivpes pouvant rentrer dans celte caté-
gorie sociale dite la « courtisane " , on s'en tenait aux
trois classes de femmes que nous venons d'indi(juer,
144 CHAPITRE V.
Fexpression conserverait son sens étroit, et c'est
dans son sens large, avons-nous dit, qu'il convient
de l'envisager.
Par courtisane, nous entendons encore, — et qui
viendra nous contredire? — ces femmes qui, ayant
une àme pour aimer, luie beauté faite pour rendre
un amant heureux, se servent de cette beauté pour
déchirer par morceaux et à plaisir le cœur de 1 homme
qui les adore, d'autant plus redoutables qu'elles se
couvrent du masque trompeur de la distinction et de
l'élégance mondaine. Lisez le portrait que Camille
Maupin fait de Béatrice de Rochefide. « Béatrice
est une de ces blondes auprès desquelles la ])londe
Iwe paraîtrait une négresse. Elle est mince et droite
comme un cierge et blanche comme une hostie...
Son front est magnifique, mais un peu trop auda-
cieux. Ses prunelles sont vert de mer pâle et nagent
dans le blanc sous des sourcils faibles, sous des pau-
pières paresseuses... La nature lui a donné cet air de
princesse qui ne s'acquiert point, qui lui sied et révèle
soudain la femme noble... » En réalité, cette Béatrice
n'est qu'une coquette chci'chant à jouer avec l'amour
de Calyste de Guénic, ne visant qu'à une chose : se
faire désirer, le conduire à la minute du bonheur,
puis se retirer traîtreusement; ce qu'elle éprouve pour
lui, c'est une sorte de fantaisie bizarre. Lisez la lettre
qu'elle lui envoie, en réponse à celle, si passionnée
et si sincère, dans laquelle il lui dévoilait sa ten-
dresse. VAXç. use de tous les artifices à l'aide desquels
elle peut justifier un refus : elle se couvre d'un man-
LES COUr.TISA.NKS. 145
teau d'honnêteté; elle jouo la femme chaste qui res-
pecte le devoir et la parole donnée; elle invoque,
pour se refuser, la peine qu'elle causerait à la mcro
de Calvste.
La véritahle nature de i. fille " apparaît dans la
scène avec Camille ^laupin, alors que la malheureuse
femme, lassée du sacrifice sublime qu'elle a fait en
renonçant à Calyste, se sent mordue au cœur par une
indomptable jalousie; elle pousse le raffinement jus-
qu'à lui mettre sous les veux la lettre de Calyste.
Après la promenade dans les rochers et la tentative
homicide de Calyste, c'est encore la coquetterie qui
domine : « Ses coquetteries furent alors d'autant
j)lus tenaces qu'elle se sentit plus faible. Elle joua la
malade pendant un(î semaine avec une charmant*'
hy[)0crisie. " lîalzac l'a définie (Inii mot : elle est de
race féline.
Mais c'est après le mariage de Calyste, lorscpi'elle
a résolu de le reprendre tout entier, c'est alors (prelb-
devienl redoutable et se dresse dans toute sa puis-
sance i. Elle avait imaginé, comme toutes les
femmes abandonné(!S, de se donner l'air vierge. "
Klle joue le sentiment avec des larmes dans la voix,
(julyste s'y laisse j)reii(li'e coinme au prenner jour
Lorsfpie enlin elle est sure de lui, si faible, si fémiiim,
elle lui lail fouler aux pieds les senlimeuls les j)liis
chers, les devoirs les j)liis sacrés, n Trois lieures
se passèrent, pendant les(|uelles Mme de Hochefide
maintint Calyste dans l'observalioii de la foi conjii-
gah; en lui posant l'horrible iilliiuatiim (liiiie reiioii-
9
140 CHAPITRE V.
dation radicale à subir. . . " Votre femme vous est en-
core chère » , dit-elle en le regardant d'un air froid à
lui ^eler la moelle des os; allez, «allez dîner avec
elle. "
De Valérie Marneffe ou de Béatrice de Rochefide,
quelle est la plus redoutable? Il serait difficile de
décider. Elles sont « conscientes » de leurs actes au
même degré : c'est ce qui frappe le plus en elles et
pcriuet de les rapprocher!. . .
CIJAPITUE VI
LES PERSONNAGES EXCESSIFS.
J^c roman de caractères et le roman de mœuis. — Balzac a excellé
dans les deux. — Diversité des êtres et des destinées. — Il ne
vit dans le monde que des forcex en mouvement.
Goriot : cai'actère absorbant de son amour. — En quoi il a donné
prise aux attaques. — Goriot, création sliakespearicnne. — Hap-
procliement avec le roi Lear.
Persistance de l'instinct sexuel. L'amnui- clic/ le vieillard : Ilnlot.
— Caractère trafique et douloureux de sa passion. — H la
constate et la déplore lui-nicme. — Jusqu'où il descend. —
llulot est un véritable symbole.
Les passions érjoïstes et les paashtm ultruistes. — L'avarice, passion
égoiste. — J/absorption monomaniaque : Grandet.
Vautrin : Sa sijjniHcation et sa portée synd)olique. — Tout est
clrangc et hors cadre en lui. — Ses vues d'ensemble sur la vie.
— Son don de pénétration psychologique, l'récisionet hardiesse
de ses jujjements. — Il est artiste et poète. — Transposition ou
dédoublement tic sa personnalité. — Ses amours et ses haines.
— La plus haute lijjure de iSal/.ac.
Nouvelle application de la théorie i\cs forces : Philippe Bridait.
1. idée Hxe ou mouoiuanic : lialttiazar Clues. — La maladie men-
tale inguérissable.
Les personnajies excessifs chez, ilickciis cl ll,d/.a<-. — • l»ans Icuis
créations on retrouve les (pialilés ih" leiu- race. — (Iliaque ten-
dance doit cire poussée à l'excès poui' <lr<' couq)risc. — Les
passions (u'ijjiiu.-lles et les passions tardives : les premières, bicu-
laisantes ; les secondes, nieurlricies.
Iilciitilé foncière de l'àuu' humaine.
Dans Miif [x'-iirtiaiilc Oliidc ilc |)sycl)olo(jio, iiii (N-
lis CIIAPITIIK VI.
nos })lus suljtils cssavistes modernes (1) distingue
parmi les romanciers ceux qui ont fait porter leurs
observations sur les caractères, et ceux qui, plus
particulièrement, se sont montrés des peintres de
mœurs. Il établit une différence capitale entre ces
deux pleures d'écrivains, soutenant, avec preuves à
l'appui, qu'ils relèvent de facultés d'observation
radicalement contraires, et que leur talent implique
une vision de la vie tout opposée. » Le caractère,
dit-il, résume les traits par lesquels un homme se
distingue des autres; les mœui's résument les traits
par lesquels il ressemble à toute une classe. Repré-
senter des caractères, c'est donc peindre des })er-
sonnages en saillie; représenter des mœurs, c'est
peindre des personnages de facultés moyennes. '>
L'idée était féconde en aperçus nouveaux ; aussi y
revint-il avec insistance en plusieurs de ses autres
études : elle lui j)ermit de nettement différencier un
Stendhal par exemple, peintre unique de caractères
et de caractères excessifs, d'un FIuid)ert, dont la mar-
que propre, si l'on s'attache à ce point de vue, fut de
représenter exclusivement des personnages de facul-
tés moyennes, a Peut-être, dit-il en concluant, l'art
suprême consiste-t-il à égab-r la richesse de la nature,
bujuelle produit en même temps des groupes entiers
d'hommes semblables et des génies exceptionnels. »
Enoncer une pareille idée, c'est prononcer le nom
même de lialzac. L'artiste dont le génie créateur sut
(i) M. Paul lîourjjct.
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 1 iO
concevoir et développer en leurs détails les traits de
mœurs infiniment variés des personnages qui pul-
lulent dans des œuvres comme les Employés et
les Petits Bourgeois , 1 artiste qui fut capable en
même temps de modeler la puissante figure d'un
(irandct et d'un Vautrin, d un Philippe Bridau et
d'un Hulot, un tel artiste mérite sans conteste d'être
appelé le « lUval de la Nature " , parce que la vision
((u'il eut de la vie égale en puissance et en com-
plexité la réalité des choses et des êtres qui posaient
devant ses yeux. Il eut cette faculté supérieure de ne
point voir seulement les groupes d'individus médio-
cres qui s'agitent dans leur milieu social, sans inihicnce
sur ce milieu, mais encore d imaginer, de dresser
debout, en leur éclatant relief, quelques-uns de ces
êtres excessifs qui, jiar lexagération de passions
maîtresses et exclusives, dominent le monde envi-
ronnant et pèsent de tout leur jioids sur les desti-
nées qui les entourent!
La nature, en créant la diversité des êtres, créa du
même coup la diversité des destinées. Klle voulut, du
liaul en bas de rêcliellr. (pie rexisleuee (K'S |)bis
faibles demeurât subordonnée à lêiierjjie des plus
forts; elle uistitua une sorte* de hiérareliie dont le
pruK ij)e suprêuie e.sl uu |)()u\<iir (li.sliuel de persé-
vérer dans rexisleuee, j)rop(»rliouuê à la force de
eluKpie individu autant (pi'à l'êiu'rgic des individus
xoisins! M.il/;ic avait puissammeiil compris celle loi
de réaelioii (|iii (l<uiiiiie l;i \ le |)li\siipie aussi bien
<|ue l.'i vie iiior.ile, cl eoiniue il [oiiissail iiiieii\ (oi au-
150 CHAPITRE VI.
cun autre de cette aclmlral)le faculté d'imaginer les
énergies supérieures, il devait nous laisser du monde,
à ce point de vue, une image aussi puissante
qu'exacte. Il possédait en effet ce don de suivre, par
l'imagination sympathique, le travail intérieur qu'o-
père dans une amc humaine rexistencc ahsorhante
d'une passion maîtresse, soit que cette passion, par
un agrandissement de la personnalité qu'elle domine,
la hausse à des destinées supérieures, soit que, au
contraire, par un rétrécissement progressif de cette
personnalité, elle la déjirime et la précipite à Tanéan-
lissement! Vautrin d'une part, Ilulot de l'autre : ces
deux noms prononcés suffisent pour illummcr l'idée
que nous exprimons. Il vit autour de lui, comme il
est vrai que cela seul existe, un cnsemhle de forces
réagissant les unes sur les autres, et la grande loi
iWinité deplan ((), fpii Favait si fortement séduitdans
le domaine de la vie phvsique, le conduisit, par une
vaste et soudaine généralisation, à concevoir le monde
moral à l'image du monde physifjuc !. .. Si mainte-
nant nous revenons à l'idée par laquelle nous com-
mencions ce chapitre, nous pouvons dire qu'après
avoir été, ou plus exactement en même temps qu'il
était le peintre de mœurs le plus complexe et le plus
exact de son époque, il se révélait le ])eintre de carac-
tères le plus énergique : d'où sou universalité, comme
sa ])lace unique dans l'histoire littéraire du siècle!...
Il est des existences que la destinée poursuit avec
(Il V(jir noli'c (';lii(Ic sur la l'irlacc (le la Cvnicdie liiuiiaiiic
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 151
un opiniâtre acharnement; tel le père » Goriot i> , et
Balzac le montre ainsi, dès les premières pages de
l'œuvre, aux prises avec les pensionnaires de la
maison Vauqucr : — » Y avait-il donné lieu par quel-
ques-uns de ces ridicules ou de ces bizarreries que
Ton pardonne moins qu'on ne pardonne des vices?
Ces questions tiennent de près à bien des injustices
sociales. Peut-être est-il dans la nature humaine de
tout faire supporter à qui souffre tout par humilité
vraie, par faii>lesse ou par indifférence? " — Obser-
vation saisissante et qui touche les insondaldes pro-
fondeurs de la lâcheté humaine, en même temps
qu'elle découvre la véritaldc nature de Goriot, l'indif-
férence; il supporte tout par indifférence pour ce qui
n'est pas son unique passion, sa passion maîtresse et
dominatrice : l'amour de ses filles. I''n toutes cir-
constances de la vie il est comme as.soiq)i ; dès qu'on
lui parle de ses filles, ou (pi'il comprend qu'on va lui
en parler, c'est un réveil subil, une sorte de galvani-
sation de son être. lu'<>utez-le, eulreteuaut lîasiignac
de ses lilles; \\ bu raconte, avec (juelbî passion! la
joie qu'il éprouve m les voyant simplement dans
leur voiture aux (Ihanq)s- l''Ivsées — u .le les
attends au passage; le ((iiir mm- bal (juand bs voi-
tures arrivent; je les admire diuis leur loibllc; elles
me jettent en passant un petit riri; (pii me doie la
nature, <'omme s'il v lombail un layon de (piebpie
beau soleil... .l'aime les cbeNanx (pu les (raineni, et
le voudrais élre le |ielil (bien (jii elles oiil siii" leurs
genoux .. 1) — l'.l (piaiid lbisli;;iiae lui demande
15-2 CIlAPnUK YI.
comment il se fait qu'ayant deux filles si richement
mariées, leur père vive si misérablement: — a A
quoi cela me servirait-il d'être mieux?... Tout est là,
ajouta-t-il en se frappant le cœur. Ma vie à moi est
dans mes deux fdlcs ! " — Tout passe après cet amour,
ou plutôt rien n'existe de ce qui n'est pas cet amour :
les lois de la société, les convenances, la morale
reçue, tout cet ensemble de conventions qui mène le
monde, nécessaires à son ])on ordre, il ne les con-
naît plus, du moment qu'il s'agit du bonheur de ses
filles !
Ici nous touchons à la partie contestable, à cer-
tains yeux, du caractère de Goriot. Imaginez un père
autre que lui, aimant sans doute passionnément ses
enfants, mais pour qui la paternité ne soit pas un sen-
timent exclusif, pour qui elle ne tienne pas lieu de
ciel, de religion, de tout; un père enfin pour qui elle
ne soit pas V absolu comme elle l'est pour Goriot. Ses
enfants ont été mal mariées, Delphine surtout; il dé-
plorera leurs malheurs; il détestera les maris; peut-
être tentera-t-il de les débarrasser légalement du
lien conjugal; en un mot, il considérera la morale, la
loi, la société, avant le bonheur de son enfant. Mais
j)Our Goriot il n'en sera pas ainsi. La société, c'est sa
lillc; la religion et le ciel, ce sont les yeux de son
enfant. Il l'aime, ne peut-on le dire? à la fois comme
un père et comme un auiant. Un jeune homme se
présente, beau, élégant, distingue, capable de faire
le boidu'ur de Delphine. Que fera (îoriot? Peut-être
(hiiis \\\ réalité pareille chose ne se supporterait-elle
LES PEUSOXXAGES EXCESSIFS. 153
j)as? Toujours est-il (jue Goriot n'a de cesse qu'il
n'en ait fait l'amant de Delphine; il joue pour ainsi
dire le rôle d'entremetteur... Eh bien! qu'en ré-
sulte-t-il au point de vue poétique? Cette hardiesse
n'est-elle pas une grandeur de plus dans le déve-
loppement du caractère? Elle est une grandeur parce
qu'elle est une vérité; il était impossil)le qu'il se
conduisît autrement, ce » Christ de la paternité " . La
logique de l œuvre impliquait ce dénouement. La
question vaut qu'on y insiste, car le développement
j)Svchologi(|ue de (loriot à cet égard est une des plus
saisissantes parties de l'd'uvre : — «Mon Dieu! un
homme (jui rendrai! ma j)elite Delphine aussi heu-
reuse qu'une femme 1 est quand elle est l)ien aimée,
mais je lui cirerais ses hottes, je lui ferais ses com-
missions ! )) — "Oh! que je vous aimerais, mon cher
monsieur, si vous lui plaisiez! continua-t-il à Rasti-
gnac; vous êtes bon, vous ne la bousculeriez pas ! » —
Et plus tard, (piand les entrevues de Del[)hine avec
llaslijjuac ont été organisées par (Joriot, quand il
leur a inénajjé un petit nid p(»ur abriter leurs amours :
— Il Elle est si malheureuse de ne rien connaître aux
plaisirs de c(; monde que je l'absous de tout... Vous
la rendrez bien heureuse, prometlez-le-nioi ! Vous
irez ce soir, n'esl-ee pas? "
l\ncore iiiu! fois, de semblables paroles dans la
houche d'un père, uiu; pareille situation, un Ici rôle
seraienl insoulonables, si ce père n'élail pas (loriot.
Il a fallu loiih; I audace du génie de l!al/.ae pour
concevoir 1111 pareil (\|»i'. cl I a\aul coiicii. le pousser
154 CHAPITRK VI.
ainsi jusqu'à ses extrêmes conséquences. Je ne crois
pas que le moindre scrupule ou la moindre hésita-
tion ait pu exister un seul instant dans la pensée du
créateur. Tout le développement du drame — car
c'est l)ien un drame qui se développe, et le plus
poignant — a dû s'imposer à son esprit avec un
caractère d'inéluclaMe nécessité.
Elles sont d'ailleurs durement expiées, les faiblesses
de Goriot. Toute la fin de sa vie nous montre, et avec
quelle tristesse poignante! les longues heures du
martvre. Il est expirant et il rêve de ses filles : • —
li Pas une de ses filles ne viendrait, s'écria Rastignac.
Je vais écrire à toutes les deux! — Pas une, répondit
le vieillard en se dressant sur son séant. Elles ont
des affaires, elles dorment, elles ne viendront pas, je
le savais. Il faut mourir pour savoir ce que c'est que
des enfants... Ah! mon ami, ne vous mariez pas,
n'ayez pas d'enfants. Vous leur donnez la vie, ils vous
donnent la mort. " — Seules paroles de reproches
qui sortent de la houche du malheureux abandonné.
Ses derniers mots sont pour pardonner : il expire en
souj)iraiit : » Mes anges » , croyant toucher les che-
veux de ses filles, alors (ju'il touche ceux des deux
étudiants qui le soignent et le veillent.
Nous aurons sans doute |)lus d'une fois dans le
cours de ce livre à prononcer le nom <le Shakespeare
en parlant de Hal/.ac. Ici laissons la j)arole à un
écrivain (1) de haute et rare personnalité (jui va les
(1) lîarluy (l'A mcvilly .
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. i:.5
rapprochei* : " — Le roi Lear, dit-il, donne le porc
Goriot. Il me lardait d'y arriver, car Tanalof^ie est
frappante. Le père Goriot, c'est exactement le roi
Lear! C'est la même idée que le roi Lear, la même
situation, le même sentiment, le même malheur. Les
personnages seuls du drame et du roman diffèrent.
Ils diffèrent de société, de coutumes et de mœurs. Le
drame et le roman diffèrent aussi j)ar les détails.
Dans le père Goriot, pas de pauvre Tom, pas de fou
du roi, pas de Cordélic ! Mais il n'y aurait que cette
colossale figure de Vautrin (pii s y élève , que Balzac
lutterait par elle avec Shakespeare et ne serait pas
renversé. Quant à l'idée même, quant à la racine
même du sujet, si Shakesj)care l'a prise au.\ mains
secondaires (pii l'avaient, avant lui, exploitée, Balzac
l'a prise à Shakespeare, ce qui était un peu moins
facile, s'il l'a prise pourtant, s'il ne s'est pas plutôt
rencontré avec Shakespeare, dans ce sujet humain,
fécond et éternel, comme la famille et l'humanité, v
De toutes les passions maîtresses f(ui s'implantent
au ((ciir de 1 homme et y poussent leurs rameaux,
ahsorhant sa persouiialilé, mille ne revêt un carac-
tère si fatal, si dominateur que l amour, un pour
parler plus exactement, l'instinct sexuel. Il n'eu est
pas (pu par ses origines tienne pins ohslinément à la
nature intime (h; l'êlre; il n Cn existe pas non plus
qui, par ses consécpiences, pmdnise desiavagi's aussi
redoutahles eu .sa eonsliluliou physique et iiunale;
nous iir saunons en liuiiver niic riilin sur hxpulh;
l'énergie patieiilr cl l;i xujonlé leiiaee aient iiKjiiis do
156 CHAPITRE VI.
prise, puisqu'elle est la manifesLatioii de rinslinct le
plus puissant que la nature ait déposé en nous pour
atteindre à son but suprême, la perpétuité du monde !
Qui d'entre nous, parmi ceux qui se piquent d'être
observateurs et possèdent réellement cette faculté
féconde en jouissances toujours nouvelles de reconsti-
tuer, d'imaginer des étals d'àmc à la seule vue du
personnage pliysiquc sur lequel se concentre leur
attention, qui d'entre nous ne conserve présent à la
mémoire un tvpe bien souvent rencontré, dont les
incarnations diverses offrent presque toujours de
nombreux traits communs? C'est un homme proche
de la soixantaine, qui quelquefois l'a dépassée :
arrivé à cette époque delà vie où, suivant une image
saisissante , nous « redescendons la colline " , il se
résigne à la condition, fortunée ou médiocre, que le
sort lui a départie ; il a son siège fait et ne songe plus
à le quitter. Ses forces ont déjà sensiblement baissé,
vX son intelligence ne conserve plus celte vision
lucide des choses qui jusqu'alors l'a dirigée : l'être
physique et moral est touché en lui par les premières
atteintes de celle décadence à laquelle nous ne pou-
vons nous soustraire et (jue seules certaines constitu-
tions extraordinaires et hors cadre n'ont pas connue.
Qu'une femme jeune passe au])rès de lui, HUe du
peuple ou femme du monde, ouvrière ou bourjj(>oise,
])eu importe; (pie celte femme soit seule et que la
nuit tombante, lui perinettanl de l'accoster sans être
vu, favorise ini rapprochement! Suivez-les : vous
remanpiere/ che/ cet homme au seud de la vieillesse
LES PEP.SO.NNAGES EXCESSIFS. 157
comme un afflux de vie : sa démarche que vous trou-
viez lente et lourde, s'affermira soudain ; sa tadle
légèrement inclinée se redressera, mue comme par
un ressort, et ce sera pour un moment quelque
chose d'assez semblable à une jeunesse nouvelle.
Vous avez devant vous, à n'en point douter, un exem-
plaire de ce tvpe auquel nous faisions allusion, un de
ces " hommes à femmes » ainsi que les appelait
éncrgiquement une dame en présence de Sainte-
Beuve, qui notait l'expression et sans doute, dans
son for intérieur, se l'appliquait à lui-même. J'ima-
gine en effet que tel il dut être dans les dix dernières
années de sa vie, et, puisque des indiscrétions cou-
pables ne nous ont rien laissé ignorer sur son compte,
je me figure cpTil présenta de ce type une saisissante
incarnation (l).
La persistance de l'amour chez les vieillards
ui)préte le plus souvent à rire, car elle s'associe dans
notre pensée au ridicule doni la uu>nnaic courante
(les pièces de théâtre s'est plu à 1 entourer. " Vieil-
lard amoureux » est pour la plupart synonvine de
vieillard dupé. Le rire, «pu chez nous auéanlit lou(
ce qu'il touche, llagellc avec la même àpreté la ten-
dresse sincère, touchante à certaines heures, de
l'amant d'Agnès et les j)olissonncries séniles des
vieux débauchés. Conception Imcm légère à coup sur,
à lii(|iielle ne peuvent se tenir les esprits habitués à
pénétrer au delà des trompeuses appjirences! l'.n
(I) Voir le trrb <iiiiiii\ livre i\r M. I'ull^ i^m Siiirilo-Kcnvc.
158 «Il \pn i;i-: vi.
effet, si, laissant de côté pour un instant les incidents
plus ou moins ridicules pouvant survenir au person-
nage qui nous sert de type, nous tachons de per-
cer à jour cette àme, de deviner ce qui s'y passe;
si, nous élevant encore, et abandonnant Fliomme,
nous remontons jusqu'à la passion pour l'envisager
avec son véritable caractère de fatalité, en tant
que manifestation tardive de l'instinct d'amour, ou
comme disent éncrgiquemcnt les psychologues, de
Vappetit du sexe, nous ne serons plus tentés de sou-
rire, et ce sera plutôt une conception douloureuse et
presque tragique qui se sul)Stituera à la première.
Nous ne songerons plus au personnage individuel que
nous avons rencontré, mais au type qu'il incarne,
mieux, à la loi qui le domine, à la « force » qu'il
représente, el, ])arlis d'une image égrillarde, nous
nous élèverons à une vue d'ensemble, à une con-
ception générale de la vie, basée sur l'irrémédialile
destin et sur les lois immuables qui nous régissent.
C'était bien ainsi que lîalzac envisageait cette
persistance des désirs à l'âge où la nature semble
i-omniander le repos et l'aljstention ; c'était ])ien à
cette conclusion (pi'il aboutissait, et dans la plupart
des œuvres où il nous présente des vieillards amou-
reux, je ne sais quelle impression triste et tragique
survit à l'exposition des événements au milieu des-
([uels il les décrit. Triste el tragique dans son incon-
science animale , la passion du vieillard pour la
Il Kabouillcusc II Flore Ijra/.icM"; triste encore et atten-
drissante à certaines heures, en dépit des pièges où
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 159
va donner sa crédulité , la tendresse de Niicingen
pour Eslher; seul peut-être le sentiment qu'éprouve
Crevel pour Valérie Marncffe est impuissant à retenir
notre sympathie, parce qu'il repose sur le |)lus ridi-
cule des mobiles humains : la vanité du parvenu
Mais combien lamenttihle et douloureux en revanche
nous apparaît l'amour de son infortuné rival, le baron
ïlulot d'Ervy, tragique dans ses causes et dans ses
résultats, aux yeux du psychologue dont le rôle est
d'analyser la naissance et le développement d'une
passion, comme aux regards du moraliste qui constate
et déplore ses conséquences sur le milieu social dans
lequel elle se produit !...
Balzac a soin, voulant conserver au personnage
son intensité douloureuse, d'écarter tout ce qui pour-
rait être un ridicule, dans le portrait qu'il fait de
lui au début : — a Chez le baron, rien ne sentait le
vieillard : sa vue était encore si bonne (|u il lisail
sans lunettes. Sa l)elle figure oljlongue, encadrée de
favoris trop noirs, hélas! offrait une carnation animée
par les marbrures qui signalent les tempéraments
sanguins... Un }ji;uid ;nr d aristocratie et beaiicdiqi
d'affabilité servaient d'cnveloppi! au lihertin avei- (jui
Crevel avait fait tant de parties lines... C'était bien l;i
un de ces hommes dont les yeux s'animent à la \ uc
d'une jolie feiiimc cl «pu Sdiincnl à toutes les belles,
même à celles cpiils ne renverront plus. » — J^e por-
trait physique fait pressentir rame du personnage. Il
a vécu dans la hauti; société de ri'lmpire : une
dislinclion native se jouit che/. lui au graïul air ac(piis
160 CHAPITRE VI.
au contact des classes supcricures. Son intelligence
et son activité lui ont valu une haute position, une
influence réelle, une fortune solide. Jouissant de la
considération générale, aimé des siens, adoré d'une
l'emnie qui a pour lui ce culte, cette vénération que
rien ne saurait atteindre, il semble que sa destinée
soit à labri de toute menace; cependant au fond de
lui-même germe lentement une passion malheureuse
(jui se développera à mesure, et poussant ses rameaux
jusqu'aux plus intimes replis de l'être, désagrégera
progressivement cet édifice d'honneur et de fortune :
l'amour des femmes petit à petit s'est glissé en lui;
c'a été d'abord la série des aventures d'un jour, aussi-
tôt oubliées, qui demeurent ignorées du monde et
nont point de conséquence dans la conduite do la
vie; ])uis la «courtisane" a pris place dans son
existence, sous sa forme la plus dispendieuse : la
femme de théâtre Cette fois il y va de sa fortune et
tle la tranquillité de son intérieur! La baronne, qui
conserve pour lui l'attachement le plus obstiné, ferme
les yeux sur ses fautes, et fait semblant de les igno-
rer, bien qu'elle souffre au dedans d elle-même un
martyre ininterrompu ; le désastre financicrs'aggrave :
liulot se voit dans l'impossibilité de constituer une
dot à sa iille. iSe croyez, pas du reste, qu'il ne com-
prenne pas le danger de la situation, qu'il ne sente
|)as coinbicii est glissante la pente sur la(|uelle i\ est
cnjjagé : il est parfaitement conscient de sa jiassion,
mais il est également conscient de son impuissance à
l'enrayer, et dans une de ces heures de lucidité ])ar-
LES PERSO.NNAGES EXCESSIFS. 161
faite OÙ les monomanes embrassent d'un rapide coup
d'œil leur passé et prophétisent en quelque sorte leur
avenir, il s'écrie, envahi par une exaltation enthou-
siaste : — Il Oui, je n'ai pas un sou dans ce moment
ù donner à Ilortense, et je suis bien malheureux;
mais, puisque tu m'ouvres ainsi ton cœur, j'y puis
verser des chagrins qui m'étouffaient. Si ton oncle
Fischer est dans l'embarras, c'est moi qui ly »• mis;
il m'a souscrit pour vingt-cinq mille francs de lettres
de change! Et tout cela pour une femme qui me
trompe, qui se mnritie de moi, quand je ne suis pas là,
qui m'appelle xin vieux chat teint !. . . Oh ! c'est affreux
((u'un vice coûte plus cher à satisfaire qu'une famille
à nourrir! Et c'est irrésistible. . . Je te promettrais à
l'instant de ne jamais retourner chez cette abomi-
nable Israélite, et si elle m'écrit deux lignes, j'irai,
comme on allait au feu sous l'I^^mpereur. »
Que répondre à de pareilles protestations? A peine
le personnage est-il présenté par le romancier, et
vous sentez déjà l'étau de fer de la passion qui étreint
la volonté; vous devinez l'avenir, comme le malheu-
reux I lidol bii-méine, et vous coiupreiuv, (|u aucun
pouvoir ne saurait rarréter! lucapalib' tlésormais de
suffire aux [)rodigalités de la cantatrice, il se voit un
beau jour jeté à la porte, comme un serviteur doul
on ne veut plus, assiiié par avaucc (|iic |aiuais d iic
pourra remellre le pied cbez .b»séplia. (l'est alors
qu'il rencoiifrc \ abirie Manieffc , vivant coiilrasle
avec sa précédcuU- maîtresse : 1 auidur se présente à
bii sous sa b.riue la plus dangereuse, couvraiil son
162 CHAPITRE VI.
impudeur sous le masque altlrant de la vertu et lui
promettant les délices de sensations inéprouvées ! Il
s'éprend pour Valérie d'une passion qui touche à
l'affolement, que l'habile rouée entretient avec art,
prolongeant en courtisane experte l'attente exaspérée
du plaisir, grâce aux mille réticences exquises d'une
pudeur simulée. Et qu'importe après tout que cette
jHideur soit jouée ! L'amoureux en quête d'émotions
à la manière du baron Tlulot, goûte ces émotions en
tout état de cause; pourvu qu'il les sente vraies, il en
tire d'éti'anges voluptés, d'un prix incstimal)le à ses
yeux. Valérie Marneffe sans doute joue la comédie;
mais elle le fait avec un tel art que de plus habiles
s'v laisseraient prendre, et lorsque le vieillard, fou
d'amour, entraîne dans sa voiture la jeune femme
qu'il adore, lorsque celle-ci proteste que c'est sa
première faute, lorsqu'elle arrive à lui faire croire
(\uQ, mariée, elle est demeurée vierge, il n'en reste
pas moins que l'amant est de bonne foi, et qu'il lire
tout le bénéfice de sa crédulité!...
L'illusion cependant ne pourra se prolonger : un
moment viendra où la vérité se fera jour, et le réveil
sera terrible. Pour Valérie, llulot aura tout fait; il
aura engagé jusqu'à ses dernières ressources; il se
sera livré à des opérations financières malhonnêtes;
(pie lui importe? Il croit être aimé. Valérie ne lui
a-t-elle pas dit que les cheveux blancs seyaient bien
à sa tête? N'a-t-elle })as protesté maintes fois que ce
([u'elle aimait en lui, c'était précisément sa vieillesse?
Il est convaincu (pi'elle est tout à lui, et celU> Icu-
LES PERSONNAGES EXCESSIFS, 1G3
dresse le dédommage de l)îcn des sacrifices. Voici
pourtant qu'apparaît Crevel : ce ne sont d'abord que
des soupçons; peu à peu les soupçons se changent
en certitudes; puis le Brésilien INIontcs ; cette fois,
c'en est trop, et le pauvre Hulot demande des éclair-
cissements. Mais Valérie, sûre de le tenir, se révèle
pour la première fois dans la franchise de sa nature,
en lui signifiant son congé. Qu'il ferme les yeux: sur
ses défauts, ou hien qu'il disparaisse. Elle sait qu'il
ne disparaîtra pas : la phrase de Balzac résume la
situation dans son éloquente simplicité : — u Elle
se leva, mais le conseiller d'Etat la saisit par le hras
et la fit asseoir. Le vieillard ne pouvait plus rempla-
cer Valérie; elle était devenue un besoin plus impé-
rieux pour lui que les nécessités de la vie , et il aima
mieu.x rester dans l'incertitude que d'acquérir la
plus légère preuve de l infidélité de Valérie. " —
1j' habitude, en effet, voilà la grande ennemie dans
le domaine des passions nuisibles, comme elle est la
souveraine auxiliatrice dans celui des passions bien-
fîiisantes! C'est elle qui nous lie à nos travaux en
soutenant les défaill.uices ; c-'esl elle (pil enfanic
cette longue patience dans laquelle on a pu Irouvei-
le secret du génie. Hélas! c'est elle égaU'Munl (jui
nous enveloppe ave<- ses mille liens dans un réseau
fatal, favorise ce (pi il pciil \ avoir tu nous Ar lâche
ou de vil et nuiinlieiit notre éuerjjie vaincue (Unis la
voie une fois prise. Lisez radniirabh' scène où C.revcl
et IIulol, après l'arrivt'c (bi lliM-sibcii NfonlèSjSe coii-
vaiu(|iicii( l'un laiiln' (pi ils sonl les dupes dune
164 CHAPITRE VI.
malheureuse passion, que Valérie Marneffe se moque
deux, qu'ils ont affaire à la plus redoutable des
courtisanes, et que le seul parti raisonnable est,
comme dit Crevel, de a dételei' ^y . Ce n'est pas sans
mélancolie qu'ils font de tels aveux, et leur tristesse
est grande d'avoir à renoncer aux joies de la vie : —
(i Oui, c'est vrai, dit Hulot, je l'avoue ; nous vieillis-
sons. Mais, mon ami, comment renoncer à voir ces
belles créatures se déshabillant, roidant leurs che-
veux, nous l'egardant avec un fin sourire à travers
leurs doigts, quand elles mettent leurs pajjillotes,
faisant toutes leurs mines, débitant leurs mensonges,
et se disant peu aimées, quand elles nous voient
harassées par les affaires, et nous distrayant malgré
tout! — Sans rancvuie, nest-ce pas? car nous ne
pensons plus ni l'un ni l'autre à Mme Marneffe. —
Oh! c'est fini u , répondit Ilulot, en exprimant une
sorte d'horreur. — Et le lendemain les deux vieil-
lards se retrouvent dans lantichambre de celle qui
se manifestait à Hulot dans sa première incarnation
comme un ange au doux sourire : — " Ilulot et Cre-
vel descendirent ensemble, sans se dire un mot,
jusque dans la rue; mais sur le trottoir ils se regar-
dèrent et se mirent à rire tristement. — Nous sommes
deux vieux fous, dit Crevel. >'
On comprend, après cela, toute la suite du (hame,
les misères de cette fanulle ruinée, les faiblesses du
malheureux amant, cl lorsque llub)l, aurjuel l'hon-
ncur seid restait, voit tout d un coup, dans une
suprciue calaslrophe, sombrer sa réputation d bon-
LES PERSOxNXAGES EXCESSIFS. IG5
nête homme , on conçoit le dénouement comme
l'aboutissement logique et rigoureux, la conclusion
implacable, mais vraie, de toute son existence. Il quitte
la société au milieu de laquelle il ne saurait plus
paraître sans honte, fuyant sa famille même qui lui
a offert un refuge ; il gagne sa vie par de liasses
besognes et vient échouer chez Josépha, Tactrice qui
a contribué à sa ruine. Josépha, contemplant cette
décadence, est prise de celte pitié bonne enfant qui
caractérise les u filles " , et leur inspire de bons mots.
Elle se rappelle ce qu'elle lui doit; elle veut le caser,
et le casera son idée : à ses veux, Hulotne peut vivre
sans femme, et ce serait pilié que de ne pas lui en
fournir : — « Ecoute-moi bien, au bas de la Cour-
tille, rue Sainl-Maur-du-Temple , je connais une
pauvre famille qui possède un trésor : une petite fille
plus jolie que je ne l'étais à seize ans! Ah! ton oeil
flambe déjà ! Ça travaille seize heures par jour, à bro-
der des étoffes précieuses pour les marchauds de
soieries, et ça gagne seize sous par jour, un sou par
heure, inie misère.» llulot, d'abord, repousse la
proposition, en esquissant un geste, ce geste des
alcooliques à qui Ton offre un verre d'eau-de-vic et
qui écartent avec- horreur ce qu'ils savent cire h*
poison. Mais voici qu'd voit l'enfant, la petite Olvmpe
iJijou, et comme un inconscient, comme un mauiaqut^
eu fpii .siirvil iiiiKpu'iuciil ruisluicl di>iMiiial('iir cl
ahsorltaiil, il avance sa main Irciulilaiitc c( la pose
ardemiucut sur ce nouvel objet d'amour. — a l"U, lui
ditJosé[)ha, c'est garanti neuf, c'est honnête, et pas
IGtJ CHAPITIIE VI.
de pain. A^oilà Paris! J ai été ça. — G'esldit» , l'épli-
qua le vieillard en se levant et se frottant les mains!
Hulot emmène l'enfant et la (jarde ainsi qu'un
trésor; mais en peu de temps elle lui échappe; il
tombe au dernier degré de la misère. Sa femme qui
le cherche dans tout Paris le découvre enfin dans
une misérable soupente, écrivain public, sous le nom
de " Yvder » , gardant auprès de lui une petite fdlc
de quinze ans qui lui sert de femme, tout en trouvant
cela bien ennuveux. Désormais l'inconscience est
entière : à peine s'il reconnaît la baronne. Nous nous
le représentons comme un de ces automates, accom-
plissant uniquement les mouvements nécessaires aux
fonctions indispensables de la vie, et ne conservant
une lueur de sensibdité que pour ce qui concerne le
|)cncbant effroyaldc dont il est la A'ictime ! Au.vques-
lion.s de sa femme, qui lui propose de revenir avec
elle, il répond pénihlcnu'ul : celle-ci le traite avec
douceur, comme on traiterait un enfant ou un pau-
vre idiot ; il ne trouve que ces mots : — » Je le veux
bien, mais pourrai-je emmener la petite? " Il revient
avec la baronne, qui peut croire un moment 1 avoir
soustrait à ses misères morales, espérer qu'il oul)liera
son i)assé el vi\ ra (U'ciinmeut. L eri'cur est grande,
car linslinct persiste et persistera jusqu'à Ihcure de
sa mort, l'ne luiit que Mme liulot se lève, in(|uiètc
de ne plus voir son mari dans le lit qu il occupait,
elle le trouve entouiaiil de ses bras une affreuse
marilurne et pr(»nt)nçant ces alléchantes paroles,
pour vaiiH i(; sa résistance : — n Ma femme n a pas
LliS PEUSONN AGKS EXGLSSIFS. 167
longtemps à vivre, et si tu veux, tu pourras être
])aronne ! "
En est-ce assez, et jamais peintre de caractères est-il
allé plus loin dans l'analyse d'une passion absorbante,
conduisant sa victime , par une progression d'une
logicjue implacable, vers la ruine phvsique et l'anéan-
tissement moral? IJulot n'est plus un homme, mais
une passion vivante ! Il prend à nos yeux les propor-
tions d'un symbole ! C'est à de semblables créations,
cinq ou six peut-être d un tel relief, que Balzac doit
le plus pur de sa gloire, car elles laissent dans l'ima-
gination une trace inen"açal)le et s imposent avec la
rigueur d une hantise !..
Balzac a consacré la part la plus considérable de
son œuvre à la peinture des passions que les psvcho-
logues qualifient cV ^ a/lrin'ste^ ■'^ , telles que lamour
ou sens génésique , l'affection j)aternelle. Par néces-
sité de tempérament autant que par largeur de vues
csthctiques, il devait réserver une place im|)ortante
à l'étude des passions u(;f/oïsles i^ , comme l ambillon,
l'amour de l'argent.
L'avarice j)résen(e ce doubl(> caractère d avoir
cumiue base et comnu' objel (piebpie cluise d arlili-
ciel ou, pour parler plus t-xactemenl, d'<i<(/in's, à
savoir le sij;ne monétaire — car lavanee eu soi esl
l'amour de l'or, envisagé eoiiime ob|el propre de
passiou, comme lin d une leu(buu'e, iu(h'pen(bim-
ment de loule ulée Avi^ usages de cet or, des sallsfac-
lioiis (pi'd peul ser\u' à proeiirei' — e( <'nsiiile, sur
cetle base, de |)ren(hc un (leve!oj)peiiunl , une pro-
168 CHAPITRE VI.
fondeur, une persistance cral)sorption de l'être, qui
ne le cèdent en i^ien à la puissance des plus fortes
passions dites « naturelles u , tellement que , dans
l'âme de l'individu où elle prédomine , l'avarice
étouffe et fait disparaître toutes ces autres passions.
Grandet est la vérification saisissante de cette vérité
psychologique.
Balzac a conçu par vues de génie familières la
transformation du combat entre les hommes ; aujour-
d'hui ce combat se livre sur le terrain des intérêts
économiques : il fallait que le grand romancier indi-
quât quelques-unes de ces luttes. Seulement, à
l'époque où il vivait, cette lutte n'avait pas encore
atteint à la perfection de stratégie et de tactique à
laquelle elle est arrivée de nos jours. Actuellement,
le héros de cette lutte serait un » Rothschild » ,
livrant ses batadles à la Bourse, faisant manœuvrer
ses millions avec la rigueur scientifique qui caracté-
risait un II de ISIoUke " dans le maniement des
forces militaires ; nul doute que si Balzac avait assisté
aujourd'hui auxtransformationsde la société moderne,
il en eût été le peintre inégalable. Grandet est aussi
éloigné de llothschild que d'Harpagon, cette autre
incarnai ion de l'avarice à une é[)oque où le rôle de
l'argent était encore tout différent. Personnage exces-
sif, Balzac ne pouvait le placer parmi son monde de
financiers, j)iiis(pie ce monde était en formation. Il
le place eu plein milieu provincial, où il opère avec
les anciens procédés. Grandet lient d'Harpagon par
le procédé et de Bothschild |)ar une partie de la
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 169
jouissance. Le personnage de Grandet, en effet, a
donné à Balzac cet avantage de pouvoir peindre sur
le vif la passion de Favarice. Rothschild ne saurait
être , au sens précis du terme , un » avare » , parce
que le maniement de l'or ne peut lui inspirer des
sentiments grandioses, mais plutôt du mépris. Gran-
det, au contraire, tout comme Harpagon, peut jouir
au contact des louis ^ mais cette jouissance se double
chez lui du sentiment d'écrasante supériorité sur les
autres hommes, qui sera la jouissance propre d'ini
Rothschild.
Nous avons dit que, de toutes les passions égoïstes,
la plus absorbante était l'avarice . A cela il y a une
double cause : d'abord son objet précis, son caractère
de limitation; tandis que l'ambition, par exemple, a
un objet complexe et multiforme qui disperse l'esprit
de l'ambitieux dans des directions très différentes,
l'avarice a un objet précis et concret Cjui rend possi-
ble l'absorption » inonomaniaque " ; la monomanie,
ne l'oublions pas, est le critérium de toute passion
intense. La secr)nde cause nous paraît être son anli-
quité atavicpic : 1 avarice n'est que la forme sociale
de la tendance originelle, non pas seulement de
l'homme, mais jucme d(; l'aninud, à coiujnérir la
proie nécessaire à sa nourriture. Des éta[)es succes-
sives et nettement différi>nciées distinguent à cet
égard 1 homme primitif des exemplaires modernes l'I
achevés fpie nous p<jiivoiis envisiigcr aiijoiird liiii :
n'importe, s(jii.s leurs formes modernes et leurs mani-
festations en apparence confradieloires , la passion
10
no CHAPITRE VI.
demeure idenliquc, et sa racine est toujours la même.
Les métaphores à l'aide desquelles Balzac a peint
les sentiments de Grandet sont une preuve irrécusa-
l)le de Tintensité de sa passion : elle éclate en traits
inoubliables qui demeurent gravés dans la mémoire,
pour ne plus jamais en sortir. Seul peut-être à ce
point de vue, Vautrin est aussi fécond que lui; mais
comme Vautrin a un génie beaucoup plus complexe
et des tendances infiniment diversifiées, les traits qui
illuminent son personnage ne présentent pas ce
caractère d'extraordinaire unité qui frappe chez
Grandet. Lorsque Charles Grandet pleure son père :
— « Il faut laisser passer la première averse, dit
l'avare... Mais ce jeune homme n'est bon à rien :
il s'occupe plus des morts que de l'argent ! " —
il Tiens, voilà de la bougie. Où diable a-t-on péché
de la bougie? Les garces démoliraient le plancher de
ma maison pour cuire des ceufs à ce garçon-là. "
— Eugénie a donné à Charles le fruit de ses écono-
mies, et Grandet, qui ignore la chose, veut voir le
petit [)écule de sa fille : — » Nom d'un petit bon-
homme, il n'y a pas un grain d'or ici. Montre-moi
ton or, lifille. Oue dis-tu, fifille? Lève donc le nez.
Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me
baiser pour te (bre anisl des secrets et des mystères
dévie et de mort pour les écus. Vraiment les écus
vivent et grouillent comme h's hommes. Ça va, ça
vient, ça sue, ça produit, v — l^t quand Eugénie,
forte de son amour, refuse de lui livrer le secret : —
» CoMiiiieul ici, dans ma propre maison, cliez moi,
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. ITI
quelqu'un aura pris Ion or, le senior qu'il y ait! Et je
ne saurais pas qui? L'or est une chose chère. Les
plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner
je ne sais quoi; cela se voit chez les grands seigneurs
et même chez les hourgeois! Mais donner de l'or,
car vous l'avez donné à qui'lf(u'un, heu! » — Une
seidc scène est coinijarahle, par sa significative inten-
sité, celle où (irandct découvre le nécessaire en or
que Charles a remis à Eugénie avant son dépari : —
<i Qu'est-ce que cela? dit-il, en emportant le trésor et
allant se placer à la fenêtre? Du hon or, de l'or!
s'écria-t-il. Beaucoup d'or. Ca pèse deux livres. Ah!
ah ! Charles t'a donné cela contre tes belles pièces,
hein! Pourquoi ne l'avoir pas dit? C'est une l)onne
affaire, fifille. Tu es ma fille, je te reconnais ». — Il
meurt comme il a vécu, et son dernier geste est lui
geste de convoitise. — « Lorsque le j)rélre lui appio-
cha des lèvres le crucifi.v en vermeil, pour lui faire
haiser 1 image du Christ, il fit un é[)Ouvanlahle geste
pour le saisir, et ce dernier effort lui coûta la vie!... »
C'est d'un 1(1 cnscMi I lie de ( rails que résulte 1 ad un -
rahle unilé île couqxisiliou qiu a présidé à la créaliou
de Halzac, Il u'cst pas uu acte du persoiniage de
(iraudcl, pas une parole sortie de sa lioiiclie «pu soil
en désaccfu'd avi'c l'idée ahsiraile doiil il nous seinhle
1 iiicaniatioii \ivaiile! Nous coiislalercMis autre pari
encore celle merveilleuse ((U'rélalion entre le signe
et la chose signilice ; mais nulle pail ailleiiis inie
dans le lv|>e de (Irandel elle n appaiailra plus mani-
fesl(; el plus saisissante!
17-2 CHAPITRE VI.
Nous arrivons maintenant à sa plus grandiose créa-
tion, à celle qui le classe hors pair entre tous les
modernes, et en fait un rival inégalé de ce Shakes-
peare dont nous inscrivions le nom, et duquel il
convient de le rapprocher, si Ton veut le compren-
dre. Balzac, en concevant le personnage de " Vau-
trin » , a brisé en quelque sorte le cadre du « roman»
qui semblait trop étroit à sa vaste imagination, pour
prendre son élan, d'un vigoureux coup d'aile, vers
les régions supérieures du rêve! Qu'importe, en
effet, que, par la nécessité de l'affalndation, l'activité
de Vautrin se déploie dans un milieu comme celui
de la maison Vauquer? Qu'importe qu'il soit le con-
seil de Rastignac et le soutien de Rubempré? Ce qvi'il
faut voir avant tout, c'est la force qu'il représente,
c'est l'énergie suprême qu'il incarne, c'est la toute-
puissante fatalité dont il nous apj)arait le vivant sym-
bole. Quiconque, ayant lu le « Père Goriot», puis
" Splendeurs et misères des courtisanes » , continue
après cette lecture à s'imaginer un être fait de chair
et d'os à notre image, n'.a point compris Vautrin, ou
du moins n'en a eu qu'une représentation inexacte et
incomplète! Quiconque, au contraire, a su s'abstraire
des conditions inhérentes à la réalité des choses, au
point de pouvoir se le figurer, comme une force en
mouvement, celui-là s'est d'autant mieux rapproché
de la vérité poétique qu'il a fui plus délibérément
les trompeuses apparences! Vautrin appartient à
celte catégorie de personnages — le nombre en serait
vite conij)té — dans lesquels les créateurs d'excep-
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 173
tionnel (jénic ont tenté d'incarner les puissances aveu-
gles qui mènent le monde!
En lui tout est étrange et hors cadre : son influence
magnétique, l'attraction qu'il exerce et la crainte
qu'il inspire. Sa supériorité intellectuelle n'a d'égale
que la pénétration de ses vues et d'ailleurs découle
entièrement de cette pénétration. Il a sur toutes
choses, semhlahle en cela du prodigieux esprit (|ui
l'a con(;u , des idées d'ensemhle, résultat de ces
facultés intuitives qui, lorsqu'elles s'allient à la puis-
sance d'ohservation, créent les génies complets. Les
prohlèmes capitaux de la vie lui sont apparus dans
leur complexité, et le monde s'est présenté à son
cerveau dépouillé de toutes les conventions, de toutes
CCS apparences qui le travestissent aux yeux du vul-
gaire. 11 en a ])ercé à jour les réalités, comme d en a
comj)ris Vamoralitc. De là toute une philosophie,
profondément immorale si l'on tient compte de l'opi-
nion, mais coml)ien puissante! Désastreuse, si elle
était susceptihle de se généraliser, mais comhien
salutaire dans la lutte individuelle pour l'existeiK^e !
Sa conduite est d'accord avec ses vues, comme sa
philoso|)liie conséquente avec son esprit; pour lui le
ni(Mi(h' csl iiii (iisciiiMc de forces eu coinhal perpé-
tuel les unes coiilre les autres. H ap|)li(pi(' dans la vie
pratupic les pnncipcïs qui régissent le dévcloppcMnent
phvsiqnc des èlres, et loiscpi'il les expose, il a de ces
IroiivaiJIfs liciin-iiscs, de ces accouplements de mots
(jiii sont, dans h; ddiiiaiue littéraire, ce (pic peul être,
dans celui de la statuaire, le puissant coup de pouce
10.
174 CHAPITRE VI.
du sculpteur : — u Savcz-vous comment on fait son
chemin? dit-il à Raslignac. Par Téclat du ^cnie ou
par la sagesse de la corruption. Il faut entrer dans
cette masse d'hommes comme un houletde canon, ou
s'y glisser comme une peste... Que croyez-vous que
soit l'honnétc homme? A Paris, Ihonnéte homme
est celui qui se tait ou refuse de partager. Je ne vous
parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la
hesogne sans jamais être récompenses de leurs tra-
vau.\ et que je nomme la confrérie des savates du
bon Dieu. Certes, là est la vertu dans toute la fleur
de sa bêtise, mais là est la misère. Je vois d'ici la
grimace de ces braves gens, si Dieu nous faisait la
mauvaise plaisanterie de s'absenter du jugement der-
nier. '' — Et plus loin : — « Il n'v a pas de principes,
il n'v a que des événements; il n'v a pas de lois, il
n'y a que des circonstances. L'homme supérieur
épouse les événements et les circonstances pour les
conduire. » — Que sont-elles autre chose, ces paroles,
que le principe directeur de la vie chez la plupart
des grands hommes d'action (|ui ont pesé sur les
destinées de leurs semblables?
De même qu'il j)énètrc les choses, Vautrin pénètre
aussi les âmes; il en démonte les rouages avec celte
suprême de.xtérité qui le caractérise. Qu'il s'agisse de
lîastignac ou de Rubempré, de Mme de Nucingen iiu
d'Esther, c'est toujours dans la pleine certitude de
ses effets qu'il agini. Tous les mobiles, cachés à
d'autres yeux, qui dirigent la conduili> des comparses
du drame, il les connaît et sait en jouer de manière à
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. ITi
demeurer toujours supérieur aux évcuements et à les
dominer. Enfin il s'analyse lui-même, et en montrant
sa force il découvre en même temps sa faiblesse. Ici
nous touchons à la face la plus originale de sa nature :
chez Vautrin, disions-nous, tout est étrange et excep-
tionnel; en dernière analyse, c'est un artiste et un
poète : un irrésistible l)esoin de création le guide;
seulement, comme ses efforts sont exclusivement
consacrés à la vie active, il créera dans le domaine
réel, non plus dans le domaine imaginaire; il dédou-
blera sa personnalité en celle d'un autre, dont la
destinée lui devuMidra plus chère que la sienne pro-
pre : — "Je vous aime, moi, dit-il à Rastlgnac. .l'ai
la passion de me dévouer pour un autre... Voye/-
vous, mon petit, je vis dans une sphère ])lus élevée
que celle des autres hommes. Je considère les actions
comme des moyens et ne vois que le but. Qu'est-ce
qu'un homme pour moi? Ça, fit-il en faisant claquer
l'ongle de son [)Oucc sous inie de ses dents. Vu
homme est tout ou rien... Il est moins que rien
quand il s'ap|)elle Polrct; on pcul l'écraser comme
une punaise; il est plat, et il pue. Mais un homme
est un Dieu quand il vous ressemble. Ce n'est plus
une machine couverte en j)eau , c'est un théâtre où
s'émeuvent les pins beaux .scnliiuenls , el je ne \ is
(pu; pai" les sentiments. . . LJn sentiment, n'est-ce j)as
le monde dans uih> pensée? Vove/ le |)ère («oriol :
SCS deux filles son! |)iiiir Im (oui I Univers; elK'S sont
le fil avec lecpiel il se (Iiiijm- dans la création, l'.li
bien, pour moi, (pu ai bien creusé la vie, il n'exisle
176 CHAPITRE VI.
qu'un seul sentimenl réel , une amitié d'homme à
homme. » L'homme auquel il s'attache, Rastignac
ou Ruberapré, celui dont il dirige les actes, sera
comme le personnage de poésie ou de roman, qui
doit la vie à son père spirituel !
Dans " Splendeur et misères des courtisanes " ,
Balzac nous montre la seconde et dernière incarna-
tion de Vautrin : il reparaît en prêtre espagnol. C'est
toujours le même caractère de fatalité et de domina-
tion souveraine qui en fait un être extraordinaire,
une création en apparence artificielle, parce qu'elle
nous semble conçue en dehors des conditions nor-
males de la vie et s'élève à la hauteur d'un svml)ole.
Dans le développement du drame, Vautrin domine
et dirige toute la suite des événements avec l'assu-
rance d'un maître tout-puissant tenant les ficelles de
pantins qui s'agitent, et il n'est pas un acte des per-
sonnages en jeu qui se produise sans 1 intervention
de sa volonté. Mais à tout mobile humain il faut
chercher une cause. Vautrin est ici le protecteur de
Lucien de Rubempré auquel il s'est attaché par une
affection analogue à celle qu d avait conçue pour
Rastignac. Balzac explique cette transposition de sa
personnalité en celle de Lucien jiar 1 immense éten-
due de son activité, en vertu de ce besoin dominateur
qui fait qu'une force eu mouvenii'iU ne saura. t s'arrê-
ter et doit nécessairement trouver son emj)loi. De
même que pour le poète, et dans le domaine de la
production esthétiqiu* , les images conçues par le
cerveau doivent se transformer en personnages
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 177
vivants et agissants, de même chez l'homme d'action
doué de l'esprit de combinaison, les plans médités
doivent tendre à la réalisation : tel est Vautrin. —
H Contraint à vivre en dehors du monde où la loi lui
interdisait à jamais de rentrer, épuisé par la vie, et
par de furieuses, par de terribles résistances; mais
doué d'une force d'âme qui le rongeait, ce person-
nage ignoble et grand, ol»scur et célèbre, dévoré
surtout d'une fièvre de vie, revivait dans le corps
élégant de Lucien, dont Fàme était devenue la
sienne. Il se faisait représenter dans la vie sociale
par ce poète auquel il donnait sa consistance et sa
volonté de fer. Pour lui, Lucien était plus qu.'un fils,
plus qu'une femme aimée, pbis que la vie; il était sa
vengeance. . . "
Cette phrase e.\[)llque touU- la cuiuluiLc de Vautrin.
Balzac analvse son âme en indiquant la cause de
toutes ces démarches étranges, inexplicables pour
qui ne remonte pas j)lu8 haut que les faits : impossi-
l>illté de se montrer en [)lein jour et d'y déployer sa
dévorante activité; désespoir sourd et terrible d'être
ù jamais exclu de la société (pii l'entoure à laquelle
il se sent supérieur par le génie; Impérieux l)esoin
de création dans le domaine des fails, comme d'au-
Ires éj)roiiv<'ii( ce besoin dans le domaine dos ulées.
SI vous joignez à ces considérations premières celte
faculté de grossissement propre à tous les idéalistes
et à tous les » Intuitifs" comme l?al/ac, cette néces-
sité cb' (b)nner an\ événcinenis (pi'il.'^ peiJMicnt un
relief, uni; aeeenhialion sn|)erienre à telle de la
178 CHAPITRE VI.
réalité, de même qu'ils communiquent aux per-
sonnages créés par leur imagination un caractère
plus tranché que celui des modèles de la vie réelle,
vous aurez la raison d'être de la conduite de Vautrin ;
elle ne vous apparaîtra plus celle d'un homme ordi-
naire, doué des moyens appropriés aux circonstances
banales de la vie, mais bien plutôt celle du person-
nage excessif personnifiant toutes les rancunes, toutes
les vengeances, toutes les haines du génie comprimé,
s'efforçant de prendre place à la lumière d'où on l'a
ignominieusement chassé.
Son ambition pour Lucien de Rubempré est sans
bornes. Il n'y voit d'autres limites que ce que le
monde réprouve comme la dernière des turpitudes,
et encore se charge-t-il de faire en sorte qu'à tout
jamais le monde l'ignore. D'un coup d'œil il a com-
pris le parti merveilleux qu'il pouvait tirer d'Esthcr
et de son amour pour Lucien; \\ a embrassé tous les
possil)les et s'est chargé de faire naître les circon-
stances : " Ecoute, dit-il froidement à Lucien, j'en ai
fait une femme chaste, pure, bien élevée, une femme
comme il faut; elle est dans le chemin de l'instruc-
tion. Elle {)eut, elle doit devenir, sous l'empire de
ton amour, une Ninon, une Marion Delorme, une
(bi IJarry... Tu l'avoueras pour la maîtresse ou tu
resteras derrici'c le rideau de ta création, ce qui sera
])lus sage! L'un ou l'autre parti t'apportera profit el
orgueil, plaisir et progrès; mais si lu es aussi grand
politique que grand j)oète , Eslher ne sera rpiune
(ilb' pour toi ; elle nous lirora peul-élre d'affaire.
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 179
elle vaut son pesant d'or. » Et plus loin, quand il
leur explique la conduite qu'ils doivent tenir tous
deux et rim[)ossibilité de vivre comme ils désirent,
ils se résignent, ne comprenant pas le but de Vautrin,
mais sentant qu'aucune force ne saurait lui résister :
— » Toi, dit-il à Esther, toi que j'ai tirée de la boue,
et que j'ai savonnée âme et corps, tu n'as pas la pré-
tention de te mettre en travers sur le chemin de
Lucien? n II leur décrit la situation avec la franchise
cynique et l'étendue de vues qui caractérisent son
esprit; aucune considération ne l'arrête, ni l'amour,
ni la pitié; il ne voit qu'iuie chose : le but à atteindre
parles moyens les [)lus favorables. Ecoute/- le lors-
(ju'il montre à Esther l'impossibilité pour elle de se
relever et d'être autre qu'elle n'est : " Mon enfant,
j'ai tente de vous donner au ciel; mais la fille repen-
tie sera toujours une mvslilication pour l'Eglise ; s'il
s'en trouvait une , elle redeviendrait courtisane.
Vous y avez gagné de vous faire oublier et de ressem-
blera une femme comme il faut... Vous ne me devez
lien, (it-d vu voyanl une délicieuse expression de
reconnaissance sur la ligure d'i^sther, j'ai fait tout
pour lui — et d montra Lucien. — Vous êtes fille,
\(»us rcsicrc/ (illc; car, nialjjré les sétluisanh's lliéo-
iies des éleveurs de bêtes, on ne peut devenu' ui-bas
(pie ce (|u'on est. L'bommc au\ bosses a raison :
vous avez la bosse. "
\ aiMriii iqiprend raïuoiir désordonné et les désirs
inassouvis de Niicingen [)our i'.sther; c'est comme
un trait (le lumière : il livrera la jeune lille au \ieil-
180 CHAPITRE VI.
lard. Il n'a pas une seconde d'hésitation, car le pro-
pre de ces natures est d'aller droit au buta atteindre,
de ne point connaître le doute. Ils envisagent les
situations avec une certitude de coup d'œil qui les
empêche de faillir : — >i A^endre Esther! s'écria
Lucien, dont le premier mouvement était toujours
excellent. — Tu oublies donc notre position! » s'écria
Carlos Herrera. Lucien baissa la léte. « Plus d'ar-
gent, reprit l'Espagnol, et soixante mille francs de
dettes à payer... Esther est un gibier après lequel je
vais faire courir ce loup cervier, de manière à le
dégraisser d'un million. Ça me regarde! — Esther
ne voudra jamais. — Ça me regarde. — Elle en
mourra. — Ça regarde les pompes funèbres. » —
Lucien trop faible s'est résigné, et désormais toute la
conduite du drame appartient à Vautrin : la fascina-
tion qu'il exerce sur Esther est tellement absolue,
qu'elle n'a pas le courage de prononcer une parole
de protestation, lorsque Carlos lui dicte sa conduite
etqu'-elle verse seulement quelques larmes de déses-
poir en soupirant : — "Je vous obéirai. Vous l'ave/
dit : mon amour est une maladie mortelle. "
Dans la suite ininterrompue des infortunes amou-
reuses de Nucingen, dans le récit tragique et comique
à la fois des espérances et des désespoirs du finan-
cier, au milieu des machinations sourdes menées
avec la science rigoureuse de Vautrin, dans tous ces
complots dirigés contre sa fortune et derrière tous
ces agissements, on sent Ta.'^surance indéfectible du
génie de Vaulrin, et bien (pill j)araisse à peine dcu.x
LES PEKSON NAGES EXCESSIFS. 181
OU trois fois, on comprend qu'il est le souverain
maître, le directeur suprême de cette stratégie
savante, qui a pour but d'extorquer des sommes
considérables à Nucingen en retardant le plus long-
temps possible le l)onhcur qu'il espère comme la
plus haute récompense : le don de la personne
d'Esther. La courtisane joue mieux encore son rôle
que Vautrin ne paraît le désirer : forte de son amour,
elle évince Nucingen, qui lui déclare une dernière
fois qu'il ne peut pas être toujours : le « Père Éter-
nel » . Vautrin comprend que le moment est venu de
donner au moins des « arrhes » à cet amour si per-
sistant qui pourrait finir par se lasser. Il reparaît
subitement, et sa sinistre figure glace Ksther : —
» Savez- vous ou vous envoyez Lucien? reprit Carlos,
quand il se trouva seul avec Esther. — Où ? demànda-
t-elle d'une voix faible, en se hasardant à regarder
son bourreau — Là, d'où je viens, mon bijou —
Esther vit tout rouge en regardant l'homme ^— aux
galères, ajouta-t-il à voix basse... — ■ V\\ bien ! com-
posez vos chansons, dit-il en terminant; soyez gaie,
soyez folle, soyez irrésistil)lc et... insatiable! Vous
m'avez entendu? Ne m'obligez plus à parler... Baisez
papa. Adieu! »
Après la mort d'I'lsther, Vautrin est impliqué avec
Lucien dans l'instruction criminelle qui les accuse
d'assassinat. II reparaît alors avec toute la force et
toute la lucidité de sou intelligence. Son sang-froid
en présence du juge d'inslruclion, pour détourner de
lui l'accusation, [)Our échap[)er aux dangers (|ue
II
182 CHAPITRE VI.
court rancien foi\^at, n'a d'égal que la crainte de
voir Lucien faiblir et perdre tout par ses aveux; ses
prévisions ne le trompent point : Lucien livre Vautrin
et se condamne lui-même; comprenant alors la
grandeur de sa faute et les conséquences de ses
aveux, il se fait justice et se pend dans sa prison.
Vautrin supportera-t-il ce coup? Voilà ce qui inté-
resse Balzac. Cet homme extraordinaire qui semble
n'avoirqu'un motif de vivre, son amour pour Lucien,
Vautrin résistera-t-il à cette épreuve? Il apprend la
mort de Lucien, et Balzac nous décrit ainsi sa dou-
leur : — (1 Jamais tigre trouvant ses petits enlevés
n'a fraj)pé les jun{jlcs de l'Inde d'un cri si épouvan-
table que le fut celui de Jacques Gollin qui se dressa
sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança
sur le docteur un regard brûlant, comme l'éclair de
la foudre, quand elle tombe; puis il s'affaissa sur son
lit de camp, en disant : » 0 mon (ils! "
Il appartient pourtant à sa vengeance encore })lus
qu'à Lucien, car Lucien n'était qu'un moyen de
servir cette vengeance, et le génie du mal qu'il sym-
bolise en sa grandeur lui insuffle une vie nouvelle. Il
traitera de puissance à puissance avec cette justice
qui lui a enlevé Lucien; il se transformera à nouveau
et imposera ses conditions à la justice qui a besoin
de lui. Lorsque le procureur général s'adresse à lui
pour rentrer en possession des lettres de Mme de
Sérizy, Vautrin se redresse et fait ses conditions. Il
les fait de telle manière, avec une vue des choses si
précise et si géniale, que M. de Granvillc baisse
T.ES PERSONNAOKS EXCESSIFS. 183
pavillon devant lui et songe à se l'attacher : — « J'ai
le dossier de Mme de Sérizv, dit-il, et celui de la
duchesse de Maufrigneuse, et (|uellcs lettres!...
Tenez, monsieur le comte, les filles publiques eu
écrivant font du style et de beaux sentiments : eh
bien! les grandes dames qui font du style et dr
grands sentiments toute la journée écrivent comme
les filles agissent. » — Sa dernière parole est une
parole de triomphe qui affirme une fois de plus sa
supériorité, son pouvoir fascinateur sur tout ce qui
l'entoure : — u Kt, se dit-il, ils me croient, ils obéis-
sent à mes révélations, et ils me laisseront à ma |)lace.
Je régnerai toujours sur ce uiondr (jui depuis yiujjl-
cinq ans m'obéit. » Etrange et grandiose figure, qui
se dressa dans la pensée de son créateur et doit de-
meurer dans la nôtre avec le caractère d'un symbole
bien pliihU que d'un [)ersonnage viyant !...
lîal/.ac écrit en tète de la llaboui lieuse : — " Assez
de beaux caractères, assez de grands et nobles
dévouements brilleront dans les scènes de la vie
militaire, pour (pi il m miI dé permis (riuilupH r ui
combien de déprayalnjus causent les nécessités de la
guerre cliez certains esprits <pii, dans la vie privée,
osent agir comme sur les eliamps de bataille. "> Il
semble f|u'il veuille par ces tpiehpies mois d iiilro-
duetion s'(;xcuser en (piel«|iie manière de llioireur
(pi inspire cetti! ligure de IMiilippe llridau! (Ju'est-ee.
en effet, (pu; c(> l'liili|)|ie lîridan, sinon un \anliin
sorti de l'armée, le typ»' immortel du soudard porte
à sa plus liante puissance, moins génial et moins
184 CHAPITRE VI.
grandiose que son cx'imincl rival, mais plus humain
peut-être, plus débordant de vie et de vérité! Il
semble, disions-nous, qu'il ait voulu s'excuser, com-
prenant la portée d'une semblable création et qu'elle
dépassait les limites de la pure individualité, pour
entrer dans le domaine de la généralisation. Par delà
le personnage lui-même, il faut voir et comprendre
sa signification, indiquée déjà dans la phrase de la
dédicace que nous citions plus haut; il faut pénétrer
l'esprit de Balzac et cette philosophie qui domine
l'ensemble du monde créé par lui, non plus à la
manière de l'enseignement sec et quinteux du mora-
liste, mais suivant le mode large et puissant du
créateur d'àmes, dans l'imagination duquel toute
vérité psychologique se traduit en personnages vivants.
Ce fut là le secret de son génie, comme ce fut le
secret du génie de Shakespeare.
L'idée qui a présidé à l'œuvre, que l'on ne saurait
omettre puisqu'elle s'en dégage avec une implacable
rigueur, est toute dans le contraste entre l'homme
d'action et l' « Intellectuel " , cause de cette haine
instinctive qui exista de tout temps et tient aux plus
élémentaires différences de nature ; en tout temps
l'esprit a méj^risé la force, comme la force a méprisé
l'esprit. Balzac, est-il l)esoin de le dire? se place du
côté de l'esprit, et si l'attitude \)n$c par lui ne se
dégageait pas nettement de l'ensemble de l'œuvre
que nous étudions, on l'en pourrait déduire de cer-
taines réflexions personnelles qui sont mélangées à
l'aclion. Il parle de ces hommes » doués du courage
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 185
physique, mais lâches et ignobles au moral » . ^Ne sen-
tez-vous pas là le mépris de rintellcctuel pour
l'homme d'action, et n'avions -nous pas raison de
dire que la figure de Philippe lîridau allait hriser le
cadre étroit de l'individualité, pour entrer dans le
domaine des généralisations ?
Suivons Philippe Bridau dans le cours (h) sa vie :
nous y trouverons la magnifique démonstration de ce
caractère de fatalité qui dirige et régit la conduite de
tous les hommes, mais qui, nulle pari, ne s'impose
d'une manière plus évidente que dans la destinée de
ceux qui se différencient des autres par la grandeur de
leur génie ou la profondeur de leurs vices. Ses débuts
sont ceux de tous les soldats de l'empire. Enrôlé dans
l'armée impériale et voué par sa nature même à la
vie militaire, il voit sa carrière Ijrisée par l'effondre-
ment du régime auquel il était attaché. Enfant d'une
mère qui n'a de regards et d'amour fjue pour lui. il
tombe à sa charge, refusant de servir \\\\ autre gou-
vernement que celui sous lequel il a gJigué ses
grades. Incapable de roncevoii ;uiire < lios(^ f[ue la
gloire militaire, et iuépri.<anl tout ce (\\\\ n'es! pas la
force, il n'a (pie du dédain pour son frère .lose|)h
Bridau, artiste sincère «t <Milhousiaste , et lorstpie
leur mère manifeste des inqiiirludes jiour l'avenir de
ce dciiiH r : — >i l'auvrc .;;arç(»ii, (b(-il. il \\v laiil pas
le tracasser; laisse/.-le s amuser, v II mciic re\islciice
de garnison, passe sa vie au café, au cercle, s'enivre,
cl (onilie peu à peu de la décadence physirpu- à la
décadence Uiorale. I)e\()re de lanibilioii de f;iiie
186 CHAPITRE VI.
fortune, aucun scrupule ne l'arrête ; il avait été jus-
qu'alors le type du soudard viveur, il devient celui
du soudard voleur : ne pouvant plus prendre l'argent
de sa mère qui est sans ressource, il dérobe celui
de son frère, puis celui de sa tante; celle-ci meurt
de désespoir, et quand sa mèi^e reproche à Bridau sa
conduite, le cynisme du misérable apparaît dans
toute son horreur : — a Me chasser! reprit-il. Ah!
vous jouez ici le mélodrame du fds banni. Tiens,
tiens, voilà comment vous prenez les choses! Eh
Itien, vous êtes tous de jolis cocos! Qu'ai-je donc fait
de mal? J'ai jiratiqué sur les matelas de la vieille un
j>etit nettoyage. L'argent ne se met pas dans la laine,
que diable ! n
Dans la seconde partie de l'œuvre, le ty[)e de
Ih'idau s'accentue. Jusqu'alors nous n'avions vu que
U" soudard livré à ses instincts, quelque chose comme
la brute déchaînée en plein milieu social et satisfai-
sant ses appétits sans conscience et sans crainte ; il
semble que pas un atome d'intelligence n'ait brillé
dans ce cerveau de soldat; détrompons-nous : cette
rude enveloppe cachait un esprit [)lus délié qu'on
n'aurait pu croire, et les événements le prouveront.
Il s'agit pour lui maintenant de détourner une suc-
cession qui doit appartenir à sa mère; de s'appro-
pner la fortime d'un vieux parent presque idiot,
unicjuement rattaché à la vie par l'amour qu'il
éprouve pour une servante uuiîtresse. Flore IJrazier,
amour qu'il a dû |)arla,;;er, de crainte de la perdre,
;iv('c un jcuue iii(il;;aii( . Maxence Gillet. liridau
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 187
flaire lin coup de maître, comprend qu'il faut se
débarrasser à tout prix de iNIaxence pour s'imposer à
Flore et, la tenant de cette manière, elle qui est toute-
puissante sur l'esprit du vieillard, s'emparer de sa
fortune. Ses facultés s'éveillent et se surexcitent :
Philippe va lui découvrir son plan et le lui faire
accepter : — n Maxcnce ne sera pas votre manda-
taire, dit-il, ou bien il m'aura tué. Si je le tue, vous
me prendrez chez vous à sa place. Je vous ferai
viai'cher alors cette jolie fille au doigt et à l'œil. Oui,
Flore vous aimera, tonnerre de Dieu! ou, si vous
n'êtes j)as content d'elle, je la cravacherai. » — Et
comme le pauvre idiot se révolte, ne voulant pas
qu'on la traite ainsi , Philippe lui réj)ond, dévoilant
ses maximes de j)hilosophic masculine : — " C'est
pourtant la seule manière de {jouverner les femmes
et les chevaux. Les femmes sontdes enfants méchants :
c'est (les bâtes inférieures ii lliouime , et il faut s'en
faire craindre, car la pire condition pour nous est
d'être gouvernés par ces hrutes-là. " — Fnfin il
triomphe des indécisions du vieillard en lui montrant
que son bonheur est (bni.s l:i réussite de sa tentative :
— (i Dans quelques jours d'ici, vous et la Uabouil-
Icuse, vous vivrez ensemble comme des cœurs à la
fleur d'orange, une fois son deuil |)assé, car elle se
lorlillcr.i (((lUMic un ver, cllt' jappera, elle fondra en
larmes... Mais laissez couler beau. »
Il tue Maxence en duel, fait éjiouser à son oncle
Flore Hrazier, la servanle maîtresse qui devient la
feinine léj;iliiiie, <ar, ainsi (pi'd rexpiicpii! à cette
188 CIIAPITUE VI.
dernière, leurs intérêts sont maintenant communs :
— (i Entre nous, il ne faut pas d'ambiguïté. Je puis
épouser ma tante après un an de veuvage, tandis que
je ne pouvais pas épouser une fille déshonorée. ^ —
Ses vœu.x sont exaucés; Tonclc meurt, laissant sa
fortune à Flore, et lui, se mariant avec elle, riche de
ses millions, arrive à se faire réintégrer dans les
cadres de l'armée; il atteint à la plus haute fortune,
et l'œuvre de Balzac, logitjue dans sa conclusion,
comme elle l'avait été dans ses développements, se
termine, ainsi qu'elle avait commencé, par la plus
haute expression de cynisme dont un être puisse
donner l'exemple. La mère de Bridau est dans la
misère; il refuse de lui porter secours. Elle va mou-
rir, et, à l'heure suprême, prête à pardonner à l'en-
fant dont la conduite a été pour elle une cause de
tortures ininterrompues, elle l'appelle à son chevet :
— Il Et que diable veux-tu que j'aille faire là? dit-il à
l'ami chargé du message. Le seul service que puisse
me rendre la bonne femme est de crever le plus tôt
possible, car elle ferait une triste figure à mon
mariage avec Mlle de Soulanges... Tiens, déjeune
avec moi, et j)arlons d'autre chose. Je suis un par-
venu, mon cher, je le sais. Je ne veux pas laisser
voir mes langes... Mon fils, lui, sera plus heureux
que vioi, il sera grand seigneur. Le drôle souhaitera
ma mort; je m'y attends bien, ou il ne sera pas mon
fils, ti — Le génie seul invente de ces Iraits-lù; seul
il est capable de les mettre en biinièrc et de commu-
niquer ù ses créations celte [)oésie (bi terrible qui a
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 189
fait de Balzac, comme on Ta dit justement, le plus
grand créateur d'âmes de ce temps.
<i Trop souvent le vice et le génie j)roduisent des
effets semblables au.vquels se trompe le vulgaire. Le
génie n'est-il pas un constant ç.\cès qui dévore le
temps, l'argent, le corps, et qui mène à l'hôpital plus
rapidement encore que les passions mauvaises? Les
hommes paraissent mémo avoir plus de respect pour
les vices que pour le génie, car ils se refusent à lui
faire crédit. » — Cette phrase qui s'e.xhalc à la
manière d'une plainte au milieu du récit des infor-
tunes de la famille Claës, ne vous paraît-elle point
comme une transition naturelle et nécessaire, des
sombres et dramaticjucs figures que nous avons étu-
diées jusqu'ici au non moins douloin'cux et pourtant
bien attendrissant Halthazar Claës? Ne semble-t-il
pas, des le premier abord, l)ien digne d'être rangé
parmi les ])cr80nnages excessifs , ce martyr de la
science, ce chercheur d'absolu, que l'extraordinaire
tension de facultés supérieures précipite à la ruine
et à la mort? C'est parla, grâce à l'entière absorption
de son être, cpiil est comme type le digue rival des
(Joriot, des (jrandel, des Vautrin; poussés à ce point,
\v vice et le {jéint; sont frères et procèdcMJt <le causes
idenlupies : la nioiin)))anie, faisant le vide autour
d'elle, et ne laissant plus rien subsister dans la
conscience de ce cpii pourrait être un obslacli' à son
dévelo|)p('inent ; ;ii()uluiKS qii ils produisent des effets
semblables et modèlent I flre iiitéiuiir avec un
despotisme analojjue.
II.
190 CHAPITRK VI.
Ces mouvements internes se reflètent avec une
fidélité presque photo[;raphique dans le personnage
extérieur. Tous les gestes de Balthazar Claës révèlent
I dluminé , vivant au-dessus du monde qui Tenvi-
ronne, et constamment soumis aux exigences de sa
nature exceptionnelle. Tous ces traits pliysionomiques
(■ontiMJjucnt à donner l'impression de quelque chose
([extraordinaire et de disproportionné : — « Par
moments, quand il regardait dans l'espace, comme
pour y trouver la réalisation de ses espérances, on
eût dit qu'il jetait par les narines la llamme qui dévo-
rait son àme. » — C'est ])ien en effet une flamme
Ultérieure qui consume ce chercheur; mais comme
(Ile est de noble origine, elle communique à tout
lindividuune sorte de beauté poétique étrange, bien
laite pour séduire un œil artiste : — « A un prêtre il
eût paru plein de la parole de Dieu ; un artiste l'eût
salué comme un grand maître; un enthousiaste l'eût
|)ris pour un voyant de l'Eglise swedenborgienne. "
— - Et Balzac ajoute, pour marquer qu'il y a désor-
mais corrélation parfaite entre le personnage phy-
si(pie et les exigences de sa nature intime : —
" .lamais Balthazar Claés n'avait été plus poétique
(pi'il ne l'était en ct^ moment. »
Une fois hanté j)ar l'idée li.\e, par l obsession de
ses recherches et la conscience de sa destinée supé-
rieure, nous trouvons dans lUdlhazar les conséquences
lo.gupies de l'absorpUon du terveau , telles que les
jgrands chercheurs d'idées, ailistcs, poètes ou savants,
en ont donné re\(in|)le isolemenl complet du
LES PERSON.NAGKS EXCESSIFS. 101
monde ; oubli de ce qui les entoure ; concentra-
tion de la pensée dans un travail exclusif . Cet homme
qui jusqu'alors avait vécu d'une existence normale,
qui avait connu les joies de l'amour et de la famille,
peu à peu devient insensible à tout ce qui ne cadre
plus avec sa nouvelle passion. C'est dans ce lent et
fatal envahissement de l'être par la monomanie, gran-
dissant avec la réjjularité d'une marée montante,
c'est dans la peinture de cette obsession du cerveau
par la recherche de l'absolu scientifique, de même
(jue le baron Ilulot d Ervy était poursuivi par la
hantise de l'appétit {{énésique , c'est dans de tels
tableaux qu'excelle Bal/ac et qu'il se révèle inéga-
lable. Nul avant lui iia décrit avec un relie/ aussi
intense les progressifs affaiblissements de la volonté,
les inconscientes déjx'rditions de force nerveuse, les
compromis et les concessions qui peu à peu condui-
njnt l'être épuisé à la folie et à la mort.
Tout comme llulot, Claés a aimé sa femme fidèle-
ment et passionnément pendant de longues années ;
tout comme lui, il a goûté les douces vohq)tés de
l'existence intime ; mais dès 1 instant où la pjission
maîtresse s'est fait jour dans son àme, il est aussi
iMq)uissant qu'JIulot ; encon; Joséphine Claës est-elle
plus experte et mieux armée que la douce Adeline
pour résister. Tu iikuikiiI elle ci'oit l'avoir repris,
lavoir arraché à la science, et de lait Haltha/.ar, un
instant vaincu j)ar les séductions féminines, maudit
la science (pii l'a détourné de son amour. L'effet de
ses [U'omesses, hélas! ne ser;i [»as de longue durée; la
192 CHAPITRE VI.
vie n'est plus qu'une torture pour lui; chaque jour il
s'affaisse davantage, et sa femme finit par le délier de
son serment.
A partir de ce moment, tout est perdu : Balthazar
ne pourra plus se reprendre, et il entraînera les siens
à la ruine finale. Insensible à tout, aux douleurs de
sa femme qui meurt de chagrin, aux douleurs de ses
enfants dont le silence même est un hlàme , aux
observations de ceux qui l'entourent, il va de l'avant
dans ses recherches, vivant si peu sur terre qu'à
l'heure où sa femme expire il songe à la solution du
problème qui le hante. Avant de mourir, elle le fait
appeler, et celui qui avait été amant passionné,
époux fidèle, père tendre et dévoué, celui-là arrive à
peine pour assister à ses derniers moments : — « En
voyant entrer son mari, Joséphine rougit, et quelques
larmes l'oulèrent sur ses joues : — Tu allais sans
doute décomposer l'azote , lui dit-elle avec une dou-
ceur d'ange qui fit frissonner les assistants. — C'est
fait, s'écria-t-il d'un air joyeux. L'azote contient de
l'oxygène et une sul)slance de la nature des impon-
dérables qui vraisemblablement est le principe... —
Il s'éleva des murmures d'horreur qui l'interrompi-
rent et lui rendirent sa présence d'esprit. »
La monomanie est donc enlière, et la maladie
mentale inguérissaljle. Un être seul veille sur lui et
le protège : sa fille, portrait fidèle de la femme qu'il
a perdue ; elle dirige la maison , se constitue la gar-
dienne et la protectrice de celui qui est redevenu
enfant. Oràce à des prodiges d'ordre, d'économie
LE,S PEKSOiN NAGES EXCESSIFS. 193
domestique, elle arrive à enrayer la ruine. Ici se
place la scène capitale de l'œuvre, qui demeure inou-
bliable et se grave en traits de feu dans la mémoire,
évoquant les pages maîtressesdela Comédie humaine :
la scène de l'or, digne pendant de celle où Grandet,
dans le silence de la nuit, rend visite à son trésor, de
celle où Goriot fait fondre ses couverts d'argent dans
la mansarde misérable, pour satisfaire les caprices
de ses filles ti'op aimées ; de celle où Hulot, recueilli
par son ancienne maîtresse Josépha, étend sa main
sénile et tremblante vers la petite Olympe Bijou ; de
toutes ces scènes enfin dont la signification puissante
résume les personnages extraordinaires qui sont la
plus incontestable gloire de Balzac : Marguerite
Claës veut cacher les ducats que sa mère lui a remis
avant de mourir, pour être la suprême ressource de
la maison : elle projette de les placer sous une
colonne de marbre dont le socle est creux et où per-
sonne n'imaginerait d'aller les chercher; mais au
moment où elle va les cacher, la tète de Balthazar
apparaît dans l'ombre, effrayante j)ar son exj)ression
d'avidité : cet argent, ce sont ses expériences; cet
argent, c'est le gage du succès, car il croit toujours
le tenir, et toujours le succès se dérobe. Les ducats
s'échappent des mains {{lacées de la jeune fille : —
II Ce fracas de l'or sur le pjircpu't fut h<)rrd)le et son
éparpjllement propliélifjue. Marguerite, il me faut
cet or, dit-il impérieusement. » VA comme la jeune
fille résiste : — "Sois maudite, ajouta-t-il; tu n'es
III lillc 111 fciiiiiie ; lu n as pas de cd'ur; lu lu' seras ni
104 CHAPITRK VI.
une mère, ni une épouse!... Laisse-moi prendre,
(lis, ma chère petite, mon enfant chérie. Je t'adore-
rai, fit-il en avançant hi niani sur l'or avec un mou-
vement d'atroce énergie. — Je suis sans défense
contre la force, mais Dieu et le grand Claës nous
voient, dit Marguerite en montrant le portrait. —
ijicn, essaye de vivre couverte du sang de ton père,
ci'ia Balthazar en lui jetant un regard d'horreur, d
A de semblables traits que pourrait-on ajouter?
(j'est de situations aussi tragiques que sont faites les
scènes capitales des grandes (cuvres auxquelles nous
nous sommes attaché dans le cours de cette étude.
Les épisodes qui les précèdent et qui les suivent,
tout en les expliquant, n'ajoutent rien à l'impression
définitive qu'elles laissent dans l'esprit. Définitives,
elles le sont en ce sens (juclles re[)résentent le point
extrême, la limite de tension des personnages ima-
ginés par le romancier; et de fait, comment en con-
cevoir d'autres qui, mieux que celles-là, parachève-
raient les prodigieuses figures auxquelles son génie
créateur a su communiquer la vie?
On ])0urrait écrire une étude d un rare et pénétrant
intérêt, en comparant, au double point de vue de leur
valeur et de leur signification psychologique, les per-
sonnages excessifs créés par les romanciers de races
diverses; on y trouverait en effet réunis les traits
capitaux de la variété humaine ù la([uelle ils appar-
tiennent, et l'on atteindrait ainsi du coup à l'àme
même de cette race. Chez Dickens, par exemple, le
caractère typnpie (|u'il s'est complu à décrire est
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 195
celui du grand orgueilleux. C'est surtout dans
« Dombcy » , ce despote du haut commerce, doué
dinstincts résolument et obstinément autocratiques,
(jue le romancier anglais a concentré les tendances
(jrgucilleuses qui constituent aux gens de sa race une
personnalité si tranchée, une vie intérieure si intense,
l'.n vain chercherions-nous dans IVx'uvrc de Balzac un
type d'orgueilleux analogue ou simplement appro-
chant, et si un tel personnage ne s'y rencontre point,
c'est que lui-même n'a pas découvert dans le milieu
social qu'il étudiait le correspondant d'une semblable
créature. Ce qu'il a peint, c'est l'avare, c'est le
débauché, c'est l'exploiteur d hommes. S'il eut voulu
représenter un caractère voisin de celui de Dickens,
ce n'est j)as 1 orgueil qu'il eût ti'ouvé devant lui,
mais bien plutôt la vanité, sorte; de réduction appro-
priée à nos instincts et conforme à notre tempéra-
ment, d Une jiassioH trop excessive et trop intense
pour être le propre de notre race.
Mais, dira-t-on, n'est-ce pas le caractère même de
Joutes les |)assions excessives d'apparaître acciilen-
/(7/e.s.' Sans doute, en tant (pic réalité concrète. Ce
(jui les distingue pourtant et fait leur valeur d'art,
c'est de résumer en elles toute la foule des âmes
ordinaires qui se rattaclient eu séries diverses à tel
on le! jx'isoiiiiajjc excessif; car, si la passion est en
apparenci; un phénomène anormal et monstrueux,
elle n'est en (b-iiiière analyse que le développement
des leiKJaiiccs (|iii s'ébaiiclient et se contrarient dans
toute àme. ICnoiicer cette idée, c'est e\pli(pier en
196 CHAPITRE VI.
même temps la raison pour laquelle nous avons dû
traiter avec une attention particulière ce chapitre
des «Personnages excessifs". Il représente, dans
l'œuvre de Balzac, un point culminant : il a une por-
tée philosophique exceptionnelle. En effet, toute
passion, pour être comprise, doit se ramener à sa
forme la plus exagérée et la plus mor])ide; tout
caractère doit être rapproché de son type, du person-
nage excessif qui le met en relief, de sorte qu'en
étudiant les personnages excessifs de Balzac, on
saisit l'idée même que le romancier se faisait de la
valeur relative des sentiments, on touche à sa Théorie
des passions.
Cette science des caractères, qui fut l'idéal obsé-
dant de Balzac, précise, à travers son œuvre, une
conception du dévelojipement ])as8ionnel singulière-
ment différente de la conception de l'ancienne litté-
rature. Elle y volt une tendance dépassant les auti'es
et envahissant tout l'être, si bien qu'une âme humaine
y apparaît, ainsi que nous apparaîtra l'âme même de
Balzac, quand nous la chercherons dans son style,
comme un chaos de tendances ébauchées, le plus sou-
vent en lutte, et de force à peu près égale. Mais par-
fois une d'entre elles grandit, et transforme ce chaos
en un système organisé, par la suprématie qu'elle
contpiiert. L'âme alors devient tranchée et typique;
rindividu prend une valeur abstraite et se rapproche
de la notion que nous en fournit le théâtre. A l'état
de simple tendance, le désir est refréné par mille
obstacles; quand 11 s'élève jusqu'à la passion maîtresse
LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 107
et absorbante, rien ne peut plus l'arrêter; cette
somme des énergies humaines qui se dispersaient en
vingt canaux divers, la passion l'aspire en un coui'ant
unique : elle se confond avec la personnalité, ou bien
elle l'opprime.
Parmi les personnages excessifs étudiés au cours
de ce chapitre, les uns, comme Goriot, Glaës, et
surtout Hulot, sont envahis par la monomanic, non
point dès le début de leur vie et en vertu d'une
fatalité originelle, mais au milieu de leur existence,
et par un soudain développement; les autres, au con-
traire, comme Vautrin, Bridau , Grandet surtout,
incarnent, de naissance, le vice dont ils sont devenus
en quelque sorte le svmbole littéraire. (Jrandet n'est
qu'une passion ayant pris corps et se développant.
Celles qui s'installent tardivement dans la personna-
lité, qui ne se confondent pas avec l'individu, ont
d'ordinaire un résultat meurtrier |)Our lui. Goriot,
Clacs et Hidot sont, socialement et physiquement
parlant, les victimes de la manie qui les obsède,
tandis que Bridau, Vautrin et Grandet, dont l'àme
est une et se constitue tout entière d'une monomanic
origniellc, ne se heurtent jias au milieu environnant,
mais s'y trouvent au contraire tout adaptés; leur
passion offre ce caractère d'être et/oïstc, et la j)assion
égoïste est une raison de persévérer dans l'être.
Mais meurtrières ou bienfaisantes, les passions
demeurent nos reines, parce que nous sommes des
jouels aux mauis des f<»rcc'S intérieures; laiilot bru-
tales et elfrayaiiles, (aiilot viilucllcs cl ( acliécs, K'iir
198 CHAPITRE VI,
domination est toujours présente et perpétuelle. Pour
le psychologue, elles sont des " forces i> ; pour l'artiste,
une mine d'œuvres littéraires. L'Art est la transfigura-
lion élargie, mais forcément fidèle, puisque les maté-
riau.K sont des phénomènes de vie, des sensations et
des images sans cesse accumulées dans le réservoir
qu'emplissent sans cesse nos expériences de sensihi-
lité. Et pour revenir en finissant à l'idée qui fut le
point de départ de cette étude, nous sommes amenés
à conclure que cette distinction du roman de mœurs
et du roman de caractères est plutôt le résultat d'un
ingénieux effort d'analyse littéraire (jue l'expression
d'une vérité psychologique. Ce qui domine et résume
tout, c'est V identité foncière de Tàme humaine,
laquelle nous présente les individus de sensihilité
hanale, sujets d'éludé du romancier de mœurs, masse
indifférenciée ou milieu de laquelle se concrète et
i)rend vie une passion j)uissanle , ua personnage
excessif, sujet d'étude du peintre de caractères.
Ilalzac fut à la fois l'un et l'autre : d'où la portée de
son génie et de son œuvre !
CHAIMTUK VII
LLS AiniSTKS.
Amour de Bal/.ac pour rarlislc. — II s'est altailic surtout à l'ar-
tiste incomplet.
Lucien (le iaibempré. — Cotés féminins de sa nature. — Sa déli-
catesse de complcxion. — Ses initiations sentimentales : Mme de
Hargoton. — Ses désillusious à l'aris, comme liomme et connue
artiste.
Daniel cl' Art/iez, contraste vivant avec Iluljcmpré. — Il représente
I énergie virile et la volonté.
Tentative de lîalzac pour réhahililer l'artiste; il généralise le type
de d'Artliez. — Conception fausse d'une société d'artistes idéale.
— Ce que sont en réalité les artistes entre eux.
Haine de IJalzac pour le journalisme : les souffrances (pi'il endure.
II se venge dans les Illusions perdues. Il réunit dans le poi-son-
iiagc de Lousteau tout ce qu'il a vu de lâche et de vil.
Satire cruelle du journalisme. — l'ortcc de ses jugements : le jour-
nalisme destructeur de la personnalité. Lucien do llnhempré
succomlin.
Jiuoul JS'al/ian assez send)lal)lc à d Arliiez, mais inférieur.
Isolement né<'cssairc au véritable artiste. — Exemple de Halzac.
Wenccsias Sieinlioch : Le Rcvc et la Production.
Joseph Jliidau : iSapprocliement avec Italzac.
Im fentnie artiste : Camille Maujiin. Viiilisation du type féminin.
l'orlrait du poète : Louis Lambert. — Différences avec le milieu. —
Souffrances inévitables. — Ilévoltes : Cliatcauhriand, Slielley,
A. de Vigny, Haudelairc, Edg. l'oé. — Louit. Landierl est pres-
que une aulip|)iogra|»liic. — La vie au collège. — lloircnr de la
200 CHAPITRE VII.
promiscuité. — Compensations du poète : Tendresse et sensi-
bilité. — Impuissance dans le domaine de la vie active.
Conditions indispensables à un mouvement d'art réformateur.
De quel amour Balzac ne devait-il pas le chérir, ce
tvpe de Tartiste complet, tel qu'il le rêvait, tel qu'il
l'était lui-même! Il en a donné à maintes reprises
dans ses oeuvres de l^rèves et rapides esquisses ;
jamais il n'en a tenté une représentation totale avec
l'importance et le développement que comporte un
personnage de premier plan. En revanche — est-ce
par esprit de contraste ?^ — il a fait mieux qu'esquisser
l'artiste incomplet, celui qu'une tare quelconque de
sa nature, faihlesse de volonté, défaut d'énergie
intellectuelle, empêche d'atteindre à son entière
réussite. Lucien de Ruhempré en est le plus saisis-
sant exemple, le plus curieux à étudier, parce que
Balzac le place dans un milieu qui lui fournit l'occa-
sion de produire au jour ses plus chères théories,
d'exprimer ses idées et ses croyances sur mille points
qui nous intéressent.
Par la délicatesse de sa complexion, par sa Hnesse
et sa distinction aristocratique, Lucien de Rubempré
a pu rentrer en partie dans la catégorie des jeunes
gens chers à Balzac, que nous avons précédemment
étudiés; mais il y a en lui quelque chose de plus qui
nous le fait placer parmi les artistes et nous contraint
à l'y maintenir : — « Son visage avait la distinction
des lignes de la heauté anti(jue : c'était un front et
un nez grecs, la hlancheur veloutée des femmes, des
yeux noirs, tant ils étaient Meus, des veux pleins
LES ARTISTES 201
d'amour. " — Il .faut noter avant tout chez lui ce
caractère de féminéité qui perce à travers toutes les
indications physiologiques que donne Balzac. Cette
complexion féminine, vous en trouverez le contre-
coup dans les faiblesses et les infériorités morales
qui se manifesteront au cours de sa vie : — "A voir
ses pieds, un homme aurait été d'autant plus tenté
de le prendre pour une jeune fdle déguisée que, sem-
blable à la plupart des hommes fins, pour ne pas dire
astucieux, il avait les hanches conformées comme
celles d'une femme. " — Toute l'explication de sa
conduite, de ses faiblesses intellectuelles et morales
est contenue dans ces quelques lignes qui se trouvent
à la fin du portrait, et complètent la physionomie de
cet artiste, l'opposé de ce que pouvait être Balzac lui-
même, l'opposé du type qu'il aimait et qu'il a peint
avec amour dans d'Arthez et Joseph Bridau. Joignez
à cette délicatesse de complexion la vive et péné-
trante intelligence que Balzac prête à Lucien, vous
comprendrez alors comment plus tard ce jeune
esprit, sans défense apparente, qui semble devoir
être la victime de la société au milieu de laquelle il
se trouve jeté, justifie par sa conduite le portrait
qu'en fait le romancier, surtout si l'on ajoute cette
observation finale : — « L'un des malheurs auxquels
sont soumises les grandes intelligences, c'est de (com-
prendre forcément toutes choses, les vices nw^'i bien
que les vertus. t>
Sa première initiation à la vie se fait en province,
grâce i\ l'amour d'une femme de province, Mme de
202 CHAl'lTltK VII,
Bargeton, qui trouve dans l'adoration de Lucien
les consolations d\ine existence en constante oppo-
sition avec ses rêves. Vivant dans un pays qu'elle
déteste, entourée de la rancune jalouse, des mesqui-
neries et des bassesses d'un milieu exécré, Mme de
Bargeton, supérieure à ce milieu plus encore par ses
aspirations que par ses mérites réels, distingue Lucien
dès l'abord et lui donne les premiers acomptes de
l'amour sans s'abandonner. Quant au poète, enivré
de bonheur, aspirant à la possession de la femme
avec cette ardeur du désir qui caractérise la première
jeunesse, il lui seml)lc que la présence seule de
Mme de Bargeton soit le ciel ouvert devant lui. Il ne
voit ni la différence d'âge qui les sépare, ni les ridi-
cules de la femme de province, ni l'impossibilité
d'une telle liaison dans une ville où tout se sait et se
répète. Bien entendu, il n ol)tiendra rien! — « Les
cheveux ne cachaient pas entièrement le cou; la rol)e
négligemment croisée laissait voir une poitrine de
neige où l'reil devinait une gorge intacte et bien pla-
cée. De ses doigts effilés et soignés, mais un peu
secs, Mme de Bargeton fit au jeune poète un geste
amical pour lui indiquer la place qui était près
d'elle... La conversation de Mme de Bargeton
enivra le poète de V Hoiinicau. Les trois heures
passées près d'elle furent pour Lucien un de
ces rêves fjue l'on voudrait rendre éternels. "
— Va plus loin, (puuid il l'a vue à plusieurs re-
prises et que sa tendresse s'est accrue : — » Lucien
{)rit une main qu'on lui laissa prendre et la baisa
LES ARTISTES. 203
avec la furie du poète, du jeune homme, de l'amant.
Louise alla jusqu'à permettre au tlls de rapothicalre
d'atteindre à son front et d'y imprimer ses lèvres pal-
pitantes. — Enfant, enfant, si Ton vous voyait, je
serais bien ridicule. "
Les choses n'iront jamais })lus loin, car Mme de
Bargeton ignorera toujours l'amour véritahle, celui-là
précisément qui ne craint pas le ridicule. Quelles
joies et quelles voluptés exquises elle eût connues,
quelles tendresses d'une àme prête à s'épancher, si,
se laissant aller à l'amour de Lucien, elle avait su
jouir d'un tel sentiment! Elle l'eût gardé pour elle,
elle en eût fait l'ohjet de ses plus chères préférences
et l'eût cultivé comme une fleur rare. Mais sa conduite
sera le contraire de ce (|u'une saine entente des
jouissances de l'amour avait dû la décider à choisir
comme la seule voie à suivre! Lucien pourtant, mal-
gré son apparente timidité, exigera j)lus qu'elle ne
veut lui accorder : elle refuse de se donner et per-
siste dans une froideur voulue. Il oublie tout et quitte
les siens pour la suivre à Paris, ("-'est alors que com-
mencent les épreuves qui nous apparaissent comme
le résumé des souffrances attendant le jeune homme
qui affronte cette lutte trajjique pour la vie. T^es pre-
mières déceptions l'atteijjnent dans son amour. Il a
tout quitté pour suivre Afine de Hargeton, et elle se
refuse toujours. — " Louise, je suis effrayé de te voir
si sage. Song(^ M"*' j^' ^"''' "" é'daut, cjue je me suis
ahandonué (ont entier à la chère volonté. » — Non
seulement elle se refuse, mais en(;ore clic l'éloigné,
204 CHAPITIIE VII.
elle récarte de sa personne, com[)renant le ridicule
qui s'attacherait à leurs relations. Le ridicule, tou-
jours le ridicule! Ce sentiment si vif et si cuisant
poursuit Lucien dans tout ce qu'il voit : les élégances
et les raffinements de la vie parisienne lui sont révé-
lés tout à coup; il sent son infériorité et son provin-
cialisme ; il en souffre d'autant plus cruellement que
son intelligence est plus fine, son tact plus délicat.
Ses désillusions sont générales, et Balzac, en les
peignant, va nous montrer les différentes couches so-
ciales, depuis le monde le plus élégant jusqu'aux
coulisses des petits théâtres : ce sera une occasion
d'étudier et de peindre les milieu.v qu'il traversera.
Lucien de Rubempré va présenter un manuscrit au
libraire Porchon, et lui offre de lui vendre son ou-
vrage : — Il De la poésie! s'écria Porchon en colère.
Et pour qui me prenez-vous? ajouta-t-il en lui riant
au nez et disparaissant dans son arrière-boutique. »
— Pourtant, comme la plupart des artistes, âmes
faibles mais enthousiastes, se rattachant au premier
espoir qui se présente, promptes à succomber, mais
se relevant avec une égale rapidité, il s'en revient
rêvant la gloire, sur la simple promesse que son ma-
nuscrit sera lu !
Ici Balzac, lassé sans doute des incertitudes et des
faiblesses de Lucien, place en face de lui, comme
son vivant contraste, le tvpc d'artiste qu'il admire et
qu'il aime, celui qu'il était sans doute lui-même, si-
non par la parfaite beauté morale, du moins par la
volonté constamment tendue vers le but à atteindre,
LES AUTISTES. 205
par cette inébranlable 6ncr[;ie qui lui faisait Ijriser
tous les obstacles, et édifier son œuvre avec l'assu-
rance et la force des infatigables travailleurs. Par
opposition avec l'artiste féminin, il a voulu créer l'ar-
tiste viril; il a conçu Daniel d'Arthez, celui que rien
ne saurait détourner de sa voie, n'ayant qu'un but :
l'aîuvre à créer, celui qu'il résume en en donnant
cette magnifique définition : — « Ce jeune bomme
était Daniel d'Arthez, aujourd'bui l'un des plus
illustres écrivains de notre époque et l'un des génies
rares qui, selon la belle pensée d'un poète, offrent
l'accord d'un beau talent et d'un beau caractère. » —
Cbez lui, pas de doute, pas d'illusions sur les réalités
de la vie; il sait ce qu'elle est, il sait ce que valent
les iiommes : il les a toisés. Il n'ignore j)as le cas
qu'on en peut faire. Mais il sait aussi qu'il a une
(Kuvre à faire, et fort de son intelligence et de sa vo-
lonté, il marche droit devant lui, armé pour la lutte.
A Lucien, qui lui demande des conseils pour diri-
ger sa conduite, il ne cache i)as la vérité. Ces conseils
sont emj)reiMts de la plus baute sagesse, de la i)lus
parfaite connaissance de l'hunuiuilé. C'est Halzacqui
parle j)ar la bouche de d'Artbez : l'expérience de
d'Artbez, croyez-le l^ien, c'est l'expérience de Balzac
même, comme la fermeté de d'Artbez, son courage
à toute épreuve, c'est la fermeté, c'est le couragi; de
Halzac^ : — » On ne peut pas être grand homme à
bon marché, lui dit Daniel de sa voi.v douce. Le génie
arrose ses œuvres de ses larmes. Le (alenl est une
créature morale (|ui a, commi' tous les êtres, uni'
1-2
206 Cil A PITRE VII.
enfance sujette à des maladies. La société repousse
les talents incomplets, comme la nature emporte les
créatures faibles ou mal conformées. » — Quelle
vivante opposition avec l'esprit de Lucien! quel con-
traste et quelle différence! Lucien ])ourtant se sent
attiré à lui, fasciné sans doute par cette énergique
volonté, par cette pénétration complète de la vie : sa
sympathie pour lui est également profonde; en cela
il a bien l'exquise sensil)ilité de l'artiste : c'est là sa
grâce et son charme.
Il ne suffit pas à Balzac de créer et de représenter
avec Daniel d'Arthcz l'idéal de l'artiste, tel qu'il le
conçoit, c'est-à-dire grand j)ar l'intelligence, |)ar la
volonté et par le caractère. Il éprouve le besoin de
généraliser et de nous montrer ce type en groupe :
il fait la description d'un cénacle, d'une réunion
d'esprits vibrant tous à l'unisson, et poursuivant la
recherche du Beau avec une entière noblesse d'âme.
L'idée de Bal/ac est assurément grande et haute :
vouloir réhaljiliter l'artiste, aux yeux de ceux qui
voient en lui un être plutôt dangereux ; montrer que
parmi ces personnalités dont s'écartent avec crainte
la plupart de ceux qui suivent la routine de la vie,
montrer, disons-nous, que parmi ces personnalités il
en peut exister qui réunissent la noblesse du carac-
tère à rélévati(jii de la pensée ! D'Arthe/- est le plus
accompli d'entre eux. Ajoutons qu'en voulant trop
prouver, Balzac n'a rien prouvé du tout, et que ses
portraits, pour fieaiix ipiils nous |)araissent, s'é-
loignent sensiblement de la réalité! (jue d'Arlhezait
LKS AUTISTES. 207
existe à l'état d'exception, nul n'en doute; qu'il en
existe d'aiitrcs que lui, nous le croyons également,
liélas! séparés })ar les exigences et les rudes nécessités
de la vie : âmes faites pour se comprendre et })Our
s'aimer, qui se cherchent et voudraient confondre
leurs pensées! Mais que, dans la réalité, les choses se
passent de telle manière «jue neuf artistes se ren-
contrent, également assoiffés de vérité et de heautc,
tous Hobles par le cn'ur, ccunme ils le sont par l'es-
prit, voilà où nous touchons à l'invraisemblance,
lîalzac a peint ce qui devrait être : il n'a pas peint ce
qui est; il a représenté, ou plutôt, transporté dans le
diimaine de la (ictiou r<>man(S(|nc un vvw séduisant
de sa puissante imagination. (a> sont là de belles
pages, d(!S pages éloquentes, dans lesquelles lécri-
\ain, porté par l'élévation du sujet, soutenu par l'en-
îhousiasme propre aux naturesgénéreuses, s'estleurré
lui-même, espérant nous leurrer é{;alement : —
Il Tous discutaient sans disputer. Ils n'avaient pas de
vanité, étant eux-ménu's leur auditoire, ils se coiu-
muniquaient leurs travaux et se consultaient avec l a-
dorable bonne foi de la jtMiuesse. S'agissait-il d'une
affaire sérieuse, ro|)p()sant (piitlail sou o|)inion pour
ciilrcr dans b's idées de son ami, d aiilaiil pliis;i|)(('
à l aider (pi il élail iin|)artial dans une cause ou dans
une (ru\ le tii dcliois de ses idées Tous doués de
relie beaiilc morale (pu rcMgil sur la foiiue, et (|ui
non moins (nie les li;i\;in\ cl les veilles dore les
|eunes visages (riine teinle divine, ils olfraient COS
Irails un p(Mi tourmentés (pie l:i |iiiri;lé tle la vie et le
208 CHAPITRE VII.
feu (le la pensée régularisent et purifient. » On le
voit, Balzac ici touche au lyrisme; la haute idée qu'il
se faisait de l'art, cette idée partagée par tous ceux
qui voient en lui le plus nohle effort de l'esprit hu-
main, le trompait sur le compte des artistes. Ce qu'ils
sont en réalité, il suffit de les avoir vus de près, de
les avoir examinés dans leurs rapports, pour s'en
rendre mi compte exact. Envieux et jaloux les uns
des autres, ils attaquent les réputations naissantes
avec une apreté d'autant plus vive que celles-ci
portent ombrage à leur propre renommée. Les plus
gi'ands même n'échappent pas aux petitesses et aux
infériorités morales, et c'est un des plus pénibles
spectacles de la vie artistique que ce contraste trop
fréquent entre la supériorité intellectuelle et la bas-
sesse morale. Rien n'est plus rare que celui dont on
peut dire ce que Balzac écrivait de d'Arthez : — "Il
offrait l'accord d'un beau talent et d'un beau carac-
tère. »
Il nous seml)le que lUilzac fut poussé à cette pein-
ture idéale d'une société d'artistes par le besoin d'une
antithèse favorable à l'idée qui domine l'ctnivre en-
tière, qui en est, si j'ose ainsi parler, la raison d'être :
la peinture du Journalisme, auquel il avait voué la
haine la plus violente et dont il avait ré.'^olu de se
venger. Il n'est pas surj)renant que, dans son ardent
désir de présenter au pubHc le monde du journa-
lisme sous ses faces les })lus viles et les })lus mépri-
sables, pour former une opposition plus parfaite avec
le tableau qu'il allait peindre, Balzac se soit laisse
LES ARTISTES. 203
entraîner une fois en dehors et au delà des limites
de l'observation dans lesquelles il enfermait sa
vision du monde, si originale et si puissante! Il lui
fallait ce repoussoir à cette société idéale d'artistes!
Et quel repoussoir que celui qu'il va nous montrer!
End'Arthez il a incarné tout ce que le véritable ar-
tiste pouvait offrir de sincérité généreuse et d'ardent
amour; en Loustcau il réunira toutes les bassesses,
toutes les lâchetés, toutes les compromissions, toutes
les trahisons de l'intelligence et du cœur. Et c'est
ainsi que dans cette étude qui devait être une des
plus chères à Balzac, le romancier nous a montré
les deux extrémités, les deux pôles de l'art : d'une
part, l'artiste convaincu et généreux; de l'autre, le
journaliste sceptique et vendu.
Dans toutes les épigrammcs dont il va les cribler,
dans toutes les attaques qu'il dirigera contre cu.\,
attaques violentes, pourtant méritées, vous sentirez
la haine du producteur contre le critique, cet iuunor-
tel désaccord qui durera autant que la pensée. Lors-
qu'il s'agit pour Lucien de suivre la voie de d'Arlhez,
cette voie sûre, mais longue, rude, mais honnête, ou
de s'ab;ni(bMiiici- à l;i vie fa( de et alliraiih^ du monde
parisH'u, écoulez ISalzac (pu parle |)ar la houche de
Daniel d'Arthez : — » Tu ne résisteras pas à la con-
stante opposition de plaisir et de travail qui se trouve
daus la vu- des joui iialisles, <'t résister, c est le fond
de la veilii . IjC journalisme est un ciller, un abime
(riiiupiiles. (le meiisouges, de trahisons (pie l'on ne
peut lia\( iser et ddu Ton ne peut sortir (|U(> protégé
12.
210 CHAPITIU: VII.
comme Dante [)ar le divin laurier de Virgile... Pour
faire de l)clles œuvres, vous |)uiserez à pleines
plumées d'encre dans votre cœur la tendresse, la
sève, l'énergie, et vous 1 étalerez en passions, en sen-
timents, en phrases. Oui, vous écrirez au lieu d'agir,
vous chanterez au lieu de combattre, vous aimerez,
vous haïrez, vous vivrez dans vos livres; mais quand
vous aurez réservé vos richesses pour votre style,
votre or, votre pourpre pour vos personnages, que
vous vous promènerez en guenilles dans les rues de
Paris, heureux d'avoir lancé, en rivalisant avec l'état
civil, un être nommé Adolphe, Corinne, Clarisse, René
ou Manon, que vous aurez gâté votre vie et votre
estomac, pour donner la vie à cette création, vous la
verrez calomniée, trahie, vendue, déportée dans les
lagunes de l'oul)li par les journalistes, ensevelie par
vos meilleurs amis. » — A l'éloquence de la plainte
vous sentez la profondeur de la blessure et combien
était cruelle la rancune qui dictait de telles paroles !
Entre le travail et la vie facile, Lucien, qui a hésité
un instant, succombera vite. Piien ne pourra le retenir
dans la voie où il s'engagera, ni la connaissance qui
lui est révélée des dessous du journalisme, ni celle
des dessous de la vie parisienne que Balzac indique
et souligne, profitant de cette circonstance })Our
opposer au travail t-onsciencieu.\ du cénacle les
inconsistances de la vie du journaliste, comme il se
phiit à opj)Oser le caractère d'un d'Arthez à celui
d un llubempré. Tout lui sert dans celte œuvre à indi-
quer son idée et à marquer ses préférences. Il nous
LES AiniSTES. 211
montre la u cuisine " des journaux, aussi hien que
eelle des lil)raires; mais c'est aux journalistes qu'il a
voué sa haine la plus implacable; c'est à eux qu'il
reviendra sans trêve. Après un triomphe de Lousteau,
et comme Lucien s'en étonne, écoutez-le : — « La
conscience, mon cher, est un de ces hâtons que cha-
cun prend pour battre son voisin et dont il ne se sert
jamais j)Our lui. Ahçà, à qui diable en avez-vous ? Le
hasard fait pour vous en ini jour un miracle que j'ai
attendu pendant deux ans, et vous vous amusez à en
discuter les moyens? Comment, vous qui me paraissez
avoir de l'esprit, vous barbotez dans des scrupules
de relijjieux (|ui s'accuse d'avoir man^jé son œ'uf avec
concupiscence! » — l'^t comme il sait le point vulné-
rable de [iUcien, conime il a vu que cette âme autre-
fois pure et qui conserve encore des scrupules, sera
impuissante contre les difficultés matérielles de l'exis-
tence, comme 11 a merveilleusement débrouillé les
(ils de cette conscience faible et féminine, il ajoute :
— " Soyez dur et sj)irituel, pendant un ou deux mois ;
vous serez accablé d'invitations, de parties avec les
actrices; vous serez courtisé par leurs amants; vous
ne dînerez chez Flicoleau qu'aux jours où vous n'au-
rez pas trente sous dans ndIic poche, u
La satue est cruelle et saisissante' . H faut (jue la
blessure ait été bien profonde pourtjue la venjjcancc
soit si ù[)re. ]''n vérité, l'on se demande quel fut le plus
{jrand bonheui- (pic <;oii(a llalzac en composani «ctle
o'iivre : créer les silualioiis (pi'il nous dépeint ou bien
dire son fait au monde (pi il déteste : — (> IjC journal,
312 CHAPITRE VII.
au lieu d'être un sacci'doce, est devenu un moyen
pour les partis ; de moyen il s'est fait commerce, et
comme tous les commerces il est sans foi ni loi. Tout
journal est une boutique où l'on vend au public des
paroles de la coideur dont il les veut. « ... » Nous
savons tous, tant que nous sommes, que les journaux
iront plus loin que les rois en ingratitude, plus loin
que le plus sale commerce en spéculations et en
calcvds, qu'ils dévoreront nos intelligences à vendre
tous les matins leur trois-six cérébral; mais nous y
écrirons tous, comme ces gens qui exploitent une
mine de vif-argent en sachant qu'ils y mourront. »
— En même temps qu'il indique le danger — et avec
({uelle puissance de prophète ! — il montre l'atti-
rance du gouffre, ces facilités de succès qui dévo-
rèrent et par la suite devaientdévorer tantde talents,
jeunes et consciencieux, ardents et pleins d'avenir,
mais fail>les et sans ressources, sans ressorts pour la
lutte, séduits par les avantages du moment!
De plus forts (jue Ilubempré y ont succombé.
Comment pourrait-il résister ?Tout contril)ueraàren-
traîner : la facilité du succès, l'amourqui se présente
à lui dans la personne d'une actrice follement éprise
de sa jeunesse et de son talent; cniin et surtout les
jouissances et les séductions de l'existence mondaine :
— (i Travailler, n'est-ce pas la mort pour les âmes
avides de jouissances? Aussi avec quelle facilité les
écrivains ne glissent-ils pas dans le far niente, dans
la bonne chère et les délices de la vie luxueuse des
artistes et des femmes faciles! Le châtiment n'est pas
LES ARTISTES. 213
éloigné de la faute : l'effet est voisin de la cause;
les conséquences fatales y touchent de près : elles
sont résumées tout entières dans cette phrase de
Lousteau, dans ce portrait du journaliste, d'une éter-
nelle vérité, dont nous retrouvons à chaque pas le
modèle et le type : — « Il a de l'esprit, c'est un arti-
clier. Vernou porte des articles, fera toujours des
articles et rien que des articles. Le travail le plus
ohstiné ne pourra jamais greffer un livre sur sa prose.
Félicien est incapahle de concevoir une onivrc, d'en
disposer les masses, d'en réunir harmonieusement
les personnages dans un plan qui commcncM: et se
noue. 1) — Lucien comprend cet affreu.x (hàliment
des succès trop faciles, cette tare irrémédiable de
l'esprit, cette maladie mentale que Balzac expose
avec une si éloquente virulence; mais comment
résister, hélas! aux succès qui se pressent, à l'argent
([lù lui vient, aux félicitations qui l'environnent? Un
jour, poussé par un mouvement de sincérité, il veut
dire ce qu'il pense, ù propos d'une reuvre qu'il aime ;
il veut laisser sa conscience s'exprimer en liberté.
C'est alorsqu'ilcomprend la servitude qui l'opprime :
il faudrait écrire dans un sens contraire à 1 idée du
journal, et cela est impossible! Enrégimentement et
servitude ; le nu es égaux et <onvertibles<pii (>\ priment
dans sa cnulbî vérité la idiilosopbic du journalisme
et des basses besognes (jii iinpli<|ii(' le métier !
l'iiilriiiué dans iiii monde pour le(jiicl il n est point
fait, Lucien se livre an jeu et à la débanclie; il gas-
pille SCS bu'ccs cércbralcs .Viiisi s<> Icnniiic la pre-
214 CHAPITRE VII.
mière partie de cette vie, brillante, mais inconsis-
tante, pleine de promesses à son début, mais
aboutissant à la ruine et à un désastre intellectuel.
Illusions perdues! Existence perdue! Assurément
l'œuvre a vieilli par certains de ses détails ; mais si
la forme en est démodée, si la contexture du roman
n'est plus de notre époque, Vesprit en est immortel,
et le soutïle qui l'a inspiré passe au-dessus des géné-
rations de lecteurs qui y chercheront des enseigne-
ments et des modèles ! . . .
Nous avons au en Daniel d Arthez un type accompli
de l'artiste grand par l'esprit — car il n'y a chez lui
aucune tare ni aucune défaillance — grand par le
cœur et le sentiment, bref un de ces héros intellectuels
dont on doit admirer en même temps, comme Balzac
le faisait dire à 1 un de ses })ersonnages, 1 Intelligence
et le caractère. Mais, comme tous les exemplaires
ty})lqucs et achevés, les d'Arthez sont rares, excep-
tionnels, surtout dans un monde où la vie est pleine
de pièges et de dangers, et où la nature même de
ceux qui le fréquentent, constitue le plus redoutable
des périls. Les Lucien de Rubcmpré, les Wenceslas
Stembock y sont j)lus fréquents, même les Raoul
Nathan.
Qu'est-11 donc, ce Raoul Nathan? Avec quels traits
])hyslonomlcjues halzac nous le présenle-t-U? Point
Si immoral que Lucien de Rubcmpré, ni si falbleque
Wenceslas Stelnbock, il n'aboutira pas comme le
premier à la honte et à la riiinc^ déliuillve, ni comme
le se('()nd à riiiipuissitucc lii(;ilc de produire |)ar
LES AISTISTLS. 215
défaut d'énergie. Il y a dans sa nature intellectuelle
de beaux et nobles côtés : — « llaoul, rendons-lui
cette justice, offre dans sa personne je ne sais quoi
de grand, de fantasque et d'extraordinaire. » — Cette
notation physique se traduit au moral par une indi-
cation précisément correspondante : une sorte de
révolte contre la société, et cette hauteur de vues qui
ne va pas sans le mé|)ris des conventions, point de
rencontre de tous les esprits supérieurs, dont Balzac
offrait un exemplaire si parfait : — « Il apporte dans
le monde une gaucherie hardie, un dédain des con-
ventions, un air de critique pour tout ce qu'on y
respecte, qui le met mal avec les petits esprits, connue
avec ceux qui s'efforcent de conserver les doctrines
de l'ancienne politesse. " — Nous disions que telle
était la règle des esprits supérieurs; telle est en
effet, comme le fit à maintes reprises ressortir Scho-
peuhaiier, la cause maîtresse de cette solitude dans
la<pielle se plaisent à vivre les hommes d'élite. Le
|)hilosophe allemand voit avec raison dans cette ten-
danc(î à l isolemenl , daii.s cel aiiuiiii- de la vie iulé-
riiMire, le critérium le |)liis certain de la siipérionlé
inlellectiielle ! I5;il/;u- n'clait-il point tel? n'a-l-11 pas
dote de celle |);iili(iil;irilé |).svcli(»l(t;ji(|ii«> les artistes
émmcnls (|imI nous ii pié.seiites, lui d. Vrille/, par
exem|)le mi un .Inscpli lîiidaii ? et n est-ce point
encore parce (jiic des iiilelligences magiiili(|ue-
iiieiil (louées pour I ail. un Lucien de rinlicni nre
on un Weuccslas Sleiuhuck, n'ont pas su résisler
à I eiil laineuHMil de re\isleuc(> mondaine qn ils oui
21G CHAPITRE VII.
perdu leur talent et leur puissance productive ?
Il y a d'ailleurs chez Nathan un peu de recherche
et de pose dans son attitude en présence du monde ;
ce qui lui manque, c'est la simplicité d'un Joseph
Bridau. — " Pourquoi étes-vous comme cela? lui
dit un jour la marquise de Vandenesse. — Les perles
ne sont-elles pas dans des écailles? répondit-il fas-
tueusement. — A un autre qui lui adressait la même
question, il répondit : — Si j'étais bien pour tout le
monde, comment pourrais-je paraître mieux à une
personne choisie entre toutes? » — Le sentiment
d'aristoc-ratie intellectuelle est donc très vif chez
Nathan. JU pourtant il est victime, lui aussi, du tra-
vail obligatoire, cause d'affaiblissement intellectuel,
même en dehors du journalisme, qui est sa forme la
plus immédiate et la plus tangilde. Il est curieux de
voir ici Balzac, qui lui aussi devait se ressentir de
cette rude nécessité, montrant les terribles consé-
quences de la production hâtive : — « Tenu de pro-
duire par son manque de fortune, il allait du théâtre
à la presse et de la [)ressc au théâtre, se dissipant,
s'éparpillant et se croyant toujours en veine. » — En
le jugeant à un point de vue exclusivement littéraire,
Balzac se montre d'une rigueur extrême à son égard
et le classe dans la cjitégorie des écrivains qui, tou-
jours pour la même cause, manquent d'éducation
[)remicre : — « Jugé au point de vue littéraire, il
manque à Nathan le style et l'instruction. Comme la
plupart des jeunes ambitieux de la littérature, il
dégage aujourd'hui son instruction d'hier. Il n'a ni
LES ARTISTES. 217
le temps, ni la patience d'écrire; il n'a pas observe,
mais il écoute. Incapable de construire un plan vigou-
reusement charpente, |)CuL-êlrc se sauve-t-il par la
fougue de son dessin. " — Ijref, une nature brillante,
mais incomplète, riche, c'est-ù-dire douée de belles
qualités de prime saut, mais qui manquera toujours
des éléuients indispensables à l'entière réussite;
éminemment susc(^plil)l(^ de tendresse et de passion;
bien faite d ailleurs pour enthousiasmer une àme
féminine et lui inspirer un sentiment durable.
C'est ce que Balzac avait supérieurement compris,
(le même qu'il avait vu tout le parti qu'il en pourrait
tirer dans ses études sociales; car l'ccuvre dont nous
iiou.s occupons n'est pas seulement intéressante au
point de vue du développement psychologique de
Nathan, elle l'est encore et davantage peut-être au
jioint de vue du développement [)Svchologique dr
Mme Félix de Yandenesse, de la naissance de son
amour pour l'écrivain. C'est en réalité Tbistoire des
;in»(»urs d'une femme du grand monde pour un artiste,
digne à plus d'un titre de faire naître un tel senti-
ment. On sait ce (pi'est Mme de Vandcncsse. Son
cufauce et sa première éducation ont été ex|)liqué('?
plus haut. Nous avons luimlré de (|ii('lli' manière
nue éducation étroit(Mnent religieuse avait arrêt»'- en
cWv rexjiansion des sentiments (pii naturellement se
(h'velop|)enl iiii ((eiir de la jeune lille; comment elle
s était niiiriée [xiiir fuir I;i maison piil enielle (I) On
,1) Voir le rli;ij)ilro de» " .Icmii-s tilles « .
218 ciiAPriiîi: VII.
conçoit ce que peut être rinlluence de Nathan sur
Mme de Vandenesse : il représentera pour elle, pour
cette femme du monde, qui s'ennuie dans le monde,
la liberté d'appréciation, le talent personnel opposé
à la convention et à la mesquinerie environnante :
— u II devait être et fut pour l'Eve ennuyée de son
paradis de la rue du Rocher, le serpent chatoyant,
coloré, beau diseur, aux yeux magnétiques, aux
mouvements harmonieux, qui perdit la première
femme. Dès que la comtesse Marie aperçut Raoul,
elle éprouva ce mouvement intérieur dont la violence
cause une sorte d'effroi. "
Ils se rencontrent dans un des salons les plus bril-
lants de la haute société parisienne, et Ralzac ne
manque pas cette occasion de marquer combien le
monde peut exercer de fatales influences sur un cer-
veau d'artiste, en éveillant chez lui une sorte parti-
cidière d'ambition qui n'est point de celles que devrait
susciter sa nature : — " Au fond de son cœur il
résolut de se jouer des opinions, à l'instar des de
Marsay, Rastignac, Rlondct, Talleyrand le chef de
cette secte, de n'accepter que les faits, de les tordre
à son profit. — Mon avenir se dit-il, dépend d'une
femme qui appartienne à ce monde. » — De même
Mme de Vandenesse suit son rêve intérieur et sent
l'inévitable entraînement de son être vers Raoul
Nathan : entre eux commence alors réternclle his-
toire de ramour-sentiment, tel que peuvent l'éprou-
ver deux élres délicats, nés avec des sens d'une
finesse exquise; passe-temps délicieux pour Mme de
LES ARTISTES, 210
Vandcncssc, perte de temps irréparaMc pour l'artiste :
— <i La vie s'use, dit Nathan à Marie qui lui reproche
de ne pas assez l'aimer, et vous aurez en quelques
mois dévoré la mienne. Vos re[)roches insensés m'ar-
rachent aussi mon secret. Ah ! vous n'êtes pas aimée ;
vous l'êtes trop! "
Par delà les «uivrcs arrêtons-nous à l'enseigne-
ment qui s'en dégage, à l'idée maîtresse qui y a pré-
sidé, à la conception d'ensemble que le romancier
eut de l'artiste; s'il y revient avec tant d'insistance,
si, dans le cours de ses ouvrages, une question scmMe
le préoccuper entre toutes, celle de la production,
c'est qu'il en a senti la gravité, tout aussi hien qu'il
a compris l'importance d'une hygiène mentale rigou-
reuse et exceptionnelle pour ces êtres d'exception
qui sont les hommes de pensée. Nous parlions plus
haut de cet amour de solitude, de cet isolement intel-
lectuel qui fait la force et la grandeur des intelligences
d'élite. JjH vie entière de Halzac, «-ette vie unique-
ment consacrée au travail nous paraît aujourd'hui la
plus évi(h'ril(' démonstration de cette vérité d'àine.
Intimement convain<;u qii'il n'y a pas de plus funeste
entrave au laheurde l'esprit que sa dispersion même,
et les entraînements mondains auxquels se trouvent
(exposés la pliqtarl (h's artistes, \\ posa comme lui
|)riiicq)(' de salutaire hygiène la règle de l'isolement,
et il se l'applupia avec une sévérité dont aucun écri-
vain pisqu'alors n'avait donné l'exemple. La vie
iiiteHeeliielie — et cii cela sa eoiiee])! ion noiissemhle
juste - lui apparaît eoinme une sorte de j)récieu\
'2-20 CHAPITRE Vil.
trésor exposé aux perpétuelles indiscrétions d'une
société jalouse qui ne demande qu'à s'en emparer. Il
existe à cet égard dans la Cousine Bette, au milieu du
développement psychologique de Wenceslas Stein-
hock, cet artiste qui n'est autre que le Rubempré de
la sculjHure, une page définitive, tant par la perfection
de la forme que par l'élévation de l'idée, confidence
suprême de Balzac sur cette question capitale : —
Il Le travail moral, la chasse dans les hautes régions
de l'intelligence, est un des plus grands efforts de
l'homme. Ce qui doit mériter la gloire dans l'art, car
il faut comprendre sous ce mot toutes les créations
de la pensée, c'est surtout le courage, un courage
dont le vulgaire ne se doute pas, et qui peut-être est
expliqué ici pour la première fois... Penser, rêver,
concevoir de belles œuvres, est une occupation déli-
cieuse. C'est fumer des cigares enchantés, c'est mener
la vie de la courtisane occupéeà sa fantaisie. L'œuvre
apparaît alors dans la grâce de l'enfance, dans la joie
folle de la génération, avec les couleurs embaumées
de la fleur et les sucs rapides du fruit dégusté par
avance. Telle est la conception et ses plaisirs... Mais
produire, mais accoucher, mais élever laborieuse-
ment l'enfant, le coucher gorgé de lait tous les soirs,
l'embrasser tous les matins avec le cœur inépuisé de
la mère... mais ne pas se rebuter des convulsions de
cette folle vie, et en faire le chef-d'o'uvre animé qui
parle ù tous les regards en sculpture, à toutes les
intelligences en littérature, à tous les souvenirs en
peinture, ù tous les cœurs en musique, c'est l'exé-
LES ARTISTES. 221
ciilion et ses travaux. La main doit s avancer à tous
moments, prête à tous moments à obéira la tête...
Le travail est une lutte lassante que redoutent et
«hérissent les iielles et puissantes organisations. Un
};rand poète de ce temps-ci disait en parlant de ce
labeur effrayant: » Je m'y mets avec désespoir et je
le quitte avec chagrin. »
Il est rare qu'un artiste ne marque pas dans ses
ouvrages, si impartial qu'il s'y manifeste, si discrète-
ment caché derrière ce voile d'impersonnalité que
G. Flaubert recommandait aux écrivains, les préfé-
rences de son esprit et les tendresses de son àme.
C'est ainsi que dans cette peinture de la vie de pro-
vince qui s'appelle la Rabouilleuse, peinture pleine
de lâchetés et de bassesses, de turpitudes et de crimes,
un type nous apparaît vraiment puir et noble, noble
par l'intelligence et le talent, pur par le cœur : Joseph
Bridau, le frère de Philippe. Ce n'est j)as un person-
najje d<; premier plan, en ce sens (jue I5al/.ac n'a pas
voulu lui donner trop d'importance pour laisser leur
(1 valeur w aux types principaux : Philipj)e IJridau cl
Flore Brazier; mais par son caractère de contraste, il
mérilf (ju'on s'y arrête. Si Balzac, en effet, a concentré
«•M IMidippe Bridau toute; la haine et le mépris ([ue lui
inspiiiiicnt la force luiilah' cl la grossièreté i\i\ sol-
dat, le romancier, aux yeux «lu(|ucl la produclioii
inlellectuelle représentait la suprême jjloirc, a incaruc
('i\ Joseph Hridau Tardsle cher à son cd'iir II est bien
ridéal de Tarlisle tel (|iie le coin |ii-eiiail llal/.ac, cl il
<'st chiir ipi'' réciivam a iiii.s liciiKuiip de hii-inême
222 CHAPITRE VII.
dans cette ébauche rapide, mais puissante. On trouve
chez ce jeune peintre la vocation précoce, apparue
dès le jeune âge, résistant aux objurgations des
parents et aux difficultés des débuts, d'autant plus
pénibles que la misère est proche. On y trouve ce
sérieux et cette haute tenue d'une existence vouée
tout entière au labeur, l'existence des véritables
artistes. On y rencontre enfin cette générosité du
cœur, cette impétuosité de sentiments, preuve de
force et de surabondance de vie, digne accompagne-
ment de la volonté tenace, le travail opiniâtre que
nous avons observé déjà chczd'Arthez.
Voyez avec quel soin Balzac le pare de toutes les
curiosités qui sont de nature â parfaire son éducation,
à nous donner une haute idée de son intelligence :
— a II lisait bcaucoiqi, d se donnait cette profonde
et sérieuse instruction (|ue l'on ne tient que de soi-
même et à laquelle tous les gens de talent se sonl
livrés entre vingt et trente ans. " — Il se plaît à le
différencier des ra[)ins vulgaires, des spécialistes
cloîtrés dans leur atelier, qui se refusent à ouvrir les
yeux sur la scène perpétuellement transformée du
monde.
Voilà pour sa supériorité intellectuelle; quant à
sa supériorité morale, elle éclate en toutes les parties
(le l'rKMivre, non point seulement par opposition avec
la bassesse de IMidippc, mais d'une manière absolue,
lelle qu'elle brillerait dans un milieu tout différent.
Méconnu longtemps de sa mère qui ne pouvait com-
prendre sa valciii-, il ne lui en a pas voulu un instant,
LES ARTISTES. . 223
se rendant compte que les choses étaient telles
parce que telles elles devaient être, et le jour où la
pauvre femme, à bout de tortures morales, voit enfin
la vérité et qu'en somme elle n'a jamais eu qu'un
enfant, le jour où elle comprend ses injustices et en
demande pardon à Joseph, il répond avec la Ijon-
liomie des grands cœurs : — « En voilà une charge !
Vous ne m'avez pas aimé! Depuis sept ans ne vivons-
nous pas ensemble? Depuis sept ans n'es-tu pas ma
femme de ménage? Est-ce que je ne te vois pas tous
les jours? Est-ce que je n'entends pas la voix? Est-ce
(|ue tu n'es pas la douce et indulgente compagne de
ma vie misérable? Tu ne comprends pas la peinture?
N[ais ça ne se donne pas." — Tel il semble qu'aurait
été Bal/ac en des circonstances analogues ; tel nous
paraît le véritable artiste, noble et désintéressé,
bourru quelquefois dans ses manières, mais de cœur
haut et délicat!. ..
Le propre des créateurs de génie est de s'intéresser
à toutes les manifestations de la vie, de s'attacher
non seulement aux généralités, mais encore aux
exceptions, aux exceptions avec [)Ius d'amour [)eut-
étrc, [)arce que l;i rareté leur prête un regain d'in-
térêt. Entre toutes, une des plus saisissantes est la
supériorité inteUectuelIc ciie/, la femme, celle-là sur-
Inul (pu Si; nianifcslc daii.s b' doiiiaiiic (h; bi vie COU-
Icmpbilivc par la producliou artistique. Depuis (pie
I liiiiuanilé pense e| Iriidiiil sa pensée sous forme
ecnle, rinfénonlé spinluelie de la fenniKî a servi de
lliemeaiix obseivalioiis des écrivains et aux décla-
224 CHAPITRE VII.
mations des philosophes; ces déclamations, elles
peuvent toutes se résumer dans la phrase fameuse
que le plus illustre des Misogynes aimait tant à
répéter : — « Les femmes ont les cheveux longs et
les idées courtes. " Montrer que les lois psycholo-
giques les plus universellement vérifiées comportent
des exceptions, montrer que parmi ces exceptions la
plus rare et la plus intéressante, une femme de génie,
peut se rencontrer, et faire de cette création l'ohjet
d'une œuvre d'art, il y avait là de quoi tenter Balzac :
la figure de Camille Maupin dans le roman de
Béatrix a été le fruit de ses méditations sur ce
sujet.
Une idée à priori devait nécessairement dominer
cette conception et la rendre vraisemblable, comme
elle la domine en fait et constitue la pensée maîtresse
de l'œuvre : cette idée, c'était la virilisation à son
maximum de la femme, qu'il nous monlrerasupérieure
aux autres êtres de son sexe. Elle ne pouvait exister
psychologiquement vraie, c'est-à-dire s'élevant au-
dessus de la pure abstraction, que grâce à cette défor-
mation voulue de sa nature intime, et à condition de
l'élever au rang supérieur qu'occupe l'homme intel-
lectuel dans l'ordre social. Tous les efforts de Balzac
tendent en effet à la dégager de son sexe, à l'expli-
quer par des tendances, une éducation, un milieu
qui sont en tous points la contre-partie des tendances,
de l'éducation, du milieu , des circonstances habituelles
de la femme. Son éducation d'abord : elle s'élève
seule, en garçon, parmi les livres, surveillée par
LES ARTISTES. 2i5
un vieux parent archéologue qui l'abandonne à ses
instincts. La vie lui est révélée tout en théorie; mais
si son esprit perd son innocence et sa pureté, l'àmc
et le sentiment demeurent vierges chez elle : c'est un
développement purement spirituel, qui donne nais-
sance au.\ idées et comprime les sentiments. La
nature lui apparaît donc en sa chasteté première, et
ces révélations sont exemptes du trouble inséparable
de l'initiation sentimentale.
C'est exactement, vous le voyez, l'inverse de l'édu-
cation habituelle des femmes, qui arrivent aux idées
par le sentiment, chez lesquelles le développement
du cœur est généralement exclusif du développement
intellectuel, et pour qui à l'ignorance entière des
réalités de la vie succède brutalement une initiation
soudaine, d'autant plus dangereuse qu'elle froisse en
elles toutes les notions acquises. Nous n'avons pas à
insister sur ce point, l'ayant déjà fait dans des études
antérieures; rappelons simplement que la plupart
d(;s [)ersonnages féminins étudiés dans le chapitre
des Femmes malheureuses subissent une crise doni
les causes sont |)récisénient celles-là.
La virjjMiité (hi s(;nliniciit est donc cbez la future
Camille Maupin le résultat de sa nature et de son
éducation. — » Félicité n'avait aucune pente au mal :
elle concevait tout par la j)ensée et s'abstenait du
fait, n — La première consérpience d'une lelU^ édu-
cation est une conscience de sa supériorité, (raulanl
[dus nette (pic la jeune fille a vécu dans un nnluii
provincial. La seconde est la crainte, lliorrcnr du
11.
2-26 CIIAPITHF, VII.
mariage qui ne peut lui sembler qu'un jouj;, le plus
insupportable de tous, puisqu'il implique l'abdica-
lion de la volonté et de l'énergie féminine. La viri-
lisation chez elle est même physique ; Balzac la pré-
sente comme une beauté presque masculine : —
Il Elle a ce teint olivâtre au jour, et blanc au.K
lumières, qui distingue les belles Italiennes : vous
diriez de l'ivoire animé. Ce visage plus long qu'ovale
ressemble à celui de quelque belle Isis de bas-reliefs
éginétiques... Le front est plein, large, renflé au. v
tempes, illuminé par des méplats où s'arrête la
lumière, coupé comme celui de la Diane chasse-
resse, un front puissant et volontaire, silencieux et
calme. La chute des reins est magnifique et rappelle
plus le Bachus que la Vénus Gallipyge... Là se voit
la nuance qui sépare de leur sexe presque toutes les
femmes célèbres; elles ont là comme une vague
similitude avec l'homme ; elles n'ont ni la souplesse
ni l'abandon des femmes que la nature a destinées à
la maternité. "
Si nous nous arrêtions ici, la virilisation du per-
sonnage, tant au physique qu'au moral, serait com-
|)lètc et exclusive de toute féminéité. Mais Balzac
n'a j)as voulu (ju'il vn fût ainsi. Quelque virile
(ju'apparaisse Camille Maupin par l'intelligence et
l'éducation, la nature ne l'a pas moins cvéce femme
par le sentiment : c'est du contraste de ce sentiment
( t de (îcttc intelligence que naîtra le drame intime
(pii est la raison d'exister du personnage. Car, en der-
nière analyse, c'est bien une femme, et une femme
LES AUllSlES. 227
malheureuse, celte Camille Maupin. Si nous l'avons
rangée parmi les artistes, c'est que sa valeur intel-
lectuelle et la haute porté de son esprit permet-
taient difficilement de l'assimiler aux autres. Par la
puissance du sentiment, qui devient un motif de
cruelles tortures, elle mériterait une place entre
Mme de Mortsauf et Mme Graslin.
Quelles différences pourtant dans l'origine et la
manifestation première du besoin d'aimer entre
Camille Maupin et celles-ci! Tandis que, chez les
héroïnes du Lys et du Curé de village, la vie senti-
mentale a coexisté avec les premiers phénomènes
de l'existence consciente, tandis qu'elle en a été la
manifestation originale et unique , chez Camille
Maupin — et c'est là le propre des natures intellec-
tuelles — la prépondérance de l'esprit et la faculté
d'observation ont étouffé le reste. Dès qu'elle a com-
mencé à vivre, elle s'est regardée vivre, elle en a
oublié de sentir. Contresens manifeste pour uneàme
de femme, mais contresens nécessaire, parce qu'il
est la marque distinclive de cette créature d excep-
tion! Aussi par quelle cruelle revanche la nature
<pii a toujours raison devait-elle reprendre ses droits!
c'est-là, à notre sens, la vue la plus originale de l'ceu-
\ rc, la plus vivîuite assuréincul, cl hi nuciix comprise
(■»)mnie psychologie. iJalzac résume les causes de la
(lise et la fait pressentir en des pages (pii méritent
le premier rang dans ses créations, l'dle aime d'abord
n\\ homnu; snnph'imMil beau ; la supériorilé de son
esprit l'en (léfMjul»' vile, (•( (.Ile s'épic.'iid d un artiste
228 CHAPITRE VII.
qui complète son éducation, l'emmène avec lui, puis
l'abandonne : là est l'origine de son talent et de sa
puissance d'écrivain; elle raconte sa passion et com-
pose un chef-d'œuvre : — a Elle était dans les plus
violentes convulsions qui puisse agiter une ame aussi
forte que la sienne, en se trouvant la dupe de son
esprit, en voyant la vie éclairée trop tard par le so-
leil de l'amour, brillant comme il brille dans les
cœurs à vingt ans. »
Alors prend place dans son existence l'amour de
Calyste de Guénic, tendre et timide, ardent et géné-
reux, sorte de Chérubin, mais plus noble que Ché-
rubin, qui s'attache à elle passionnément et donne-
rait sa vie pour un instant d'amour. Ah ! si, répon-
dant naïvement à cette naïve tendresse, repoussant
loin d'elle toutes les raisons que lui suggère son esprit
d'analyse, elle s'était abandonnée, si, entr'ouvrant
les bras pour l'y recevoir, elle s'était donné simple-
ment la peine de vivre et de goûter la vie, nul doute
qu'en des instants de délices suprêmes elle eût connu
de l'amour ce qu'il a de plus tendre et de plus inno-
cent. Mais ici encore, son cœur est victime de son
esprit : elle raisonne et réfléchit, alors qu'il lui suffi-
rait de sentir : — » Je vous ai repoussé par cgoïsme,
lui dit-elle; tôt ou tard, l'âge nous eût séparés. " —
Avec lui elle joue comme autrefois la comtesse jouait
avec Chérubin. — » Une pureté comme la vôtre est
si rare. 11 me semble que pour caresser le duvet sa-
tiné de vos joues, il faut la main d'une i^ve sortie
des mains de Dieu. » — Mais la comtesse était })bis
r
LES ARTISTES. 22i>
osée qu'elle; elle était plus femme, n'étant que
femme; peut-être aussi Chérubin était-il plus hardi?
De tels jeux néanmoins ne se continuent pas sans
danger. Le cœur s'est illusionné un instant : il a cru
qu'il s'agissait de protection et de maternité, alors
que c'était bien d'amour; il s'est dérobé à la réalité,
et quand il veut désespérément s'y rattacher, voici
qu'il est trop tard et cjue l'image d'une rivale plus
habile s'interpose entre lui et l'être aimé. N'est-ce
pas là l'histoire de bien des femmes qui, n'ayant pas
aimé lorsqu'elles étaient jeunes, puis ayant ren-
contré aux approches de la quarantaine une ame
vierge s'offrant naïvement à elles, ont tremblé de la
prendre et regretteront éternellement un bonheur
qui, dans la vie, ne s'offre pas deux fois! Avec sa
brutale et incisive franchise, Claude Vignon retourne
le poignard dans la plaie de Camille : — « Quand
hier je vous ai fait l'éloge des femmes de votre âge,
en vous expliijuant pourcjuoi Calyste vous aimait,
croyez-vous quej aie pris pour moi vos regards ravis,
brillants, enchantés? N'avais-je pas déjà lu dans
votre àme? Les yeux étaient bien tournés sur moi,
mais le C(eur battait pour Calyste. Vous n'avezjamais
été année, ma (janvrc .Maiipiii, et vous ne le serez
jamais après vous être refusé le beau fruit que le
hasard vous a offert aux portes de l'enfer des femmes
et (jui tournent sur leurs gonds poussées par le
chiffre 50! »
l'.Ibî joue un rôle sublime, presque im[)ossible, et
<|ui (lé[)asse l;i portée de ce (|ue con(;oit le dévoue-
230 CHAPITRE Vil.
ment féminin. N'ayant pas su être l'amante, ne pou-
vant plus l'être maintenant, elle entreprend de res-
ter la mère que, dans ses illusions d'autrefois, elle
s'imaginait être uniquement. Calyste aime Bcatri.x
de Rochide, et n'a plus qu'un désir : être aimé d'elle.
Mais Béatri.x, en coquette accomplie, ne voit dans la
passion du jeune homme qu'une occasion de faire
souffrir un nouvel amant et de le désespérer en irri-
tant ses désirs. Camille Maupin se sacrifie à cet
amour : elle consedle Calyste et lui montre comment
il poura parvenir à ses fins. Quelque opinion que
l'on puisse avoir, au point de vue de la vérité psycho-
logique, d'un pareil dénouement — et j'avoue pour
ma part qu'il me semhle être la partie contestahle
de l'œuvre — il faut y voir encore une affirmation
nouvelle de la virilisation du personnage de Camille.
Une telle conduite n'est point le fait d'une femme :
elle est trop nohle et trop peu personnelle ! . . .
Dans mainte œuvre de Balzac, au travers de ses
nombreuses et complexes créations, le portrait du
" poète » se trouve esquissé; en inscrivant ici ce mot
Il poète 1) , nous entendons l'employer non dans son
sens étroit, mais dans sa plus large acception, dans
son acception étymologique, comme synonyme de
créateur, en quelque ordre que ce soit. Précisons
davantage encore, et disons que Balzac désigne ainsi
tout être né avec des facultés {)eu communes, en dis-
proportion avec son milieu, en lutte par conséquent
avec lui, et ne devant attribuer ses souffrances à
d'autre cause «pi'à ces facultés mêmes. Au cours de
LES ARTISTES. 231
cette étude, nous avons vu l'artiste que la faiblesse
de sa volonté empêche d'atteindre au but que sem-
blaient présager ses brillantes facultés, Lucien de
riubempré et W^encelas Steinbock; nous avons vu
celui qui, joignant à la supériorité intellectuelle une
valeur morale encore plus rare, présente l'exem-
plaire achevé d'un grand esprit : Joseph Bridau, et
mieux encore Daniel d'Arthez. Qu'ils réussissent ou
succombent dans leur destinée, un point leur est
commun à tous; [)Our cxprnner mon idée, il me suf-
fira de dire, employant l'expression de Stendhal,
qu'ils sont différents (\u milieu dans lequel ils se pro-
duisent; leurs aspirations sont en j)crpétuel désac-
cord avec ce milieu, et c'est là un germe de douleur
(pi'aucune puissance humaine ne saurait étouffer,
puisqu'il faudrait pour cela, ou modifier leur es[)ril,
ou refaire le milieu social dans lequel ils sont appe-
lés à vivre !
Toutes les é[)0(pies ont connu ce divorce , et si
1 on peut dire «pie les littératures de tous les âges
s'en sont préoccupées, il n'est pas moins juste d'a-
jouter que les écrivains modernes se sont comj)lu à
renchérir sur leurs devanciers. Depuis Chateaubriand
jusqu'à Ijaiidelaire, pour ne ciler (pu- des artistes de
ce siècle, en passant par Shelley, Alfred (h; Vigny et
l"'dgar l*oë, ce thème a été repris et dévelopjjé avec
une éloquence plus ou moins grande. Nul mieux que
ce dernier n'a précisé la ( anse de cettt' disproporlioii,
<'t c'est à lui (pi'il faut revt'uir (piand on en veut cou-
naitre les origines et préciser la portée : — a Un ar-
232 CHAPITRE VII.
liste, a-t-il écrit, n'est un artiste que grâce à son
sens exquis du Beau, sens qui lui procure des jouis-
sances enivrantes, mais qui, en même temps, im-
plique un sens également exquis de toute difformité
et de toute disproportion. Ainsi un tort, une injustices
faite à un poète qui est vraiment un poète, l'exaspère
à un degré qui apparaît à un jugement ordinaire en
complète disproportion avec l'injustice commise. Les
poètes voient l'injustice, jamais où elle n'existe pas,
mais là où des yeux non poétiques n'en voient pas
du tout. 1)
Balzac n'a certes pas connu cette délicate analyse
du célèbre conteur américain ; mais il ne parait
pas téméraire d'affirmer que, s'il l'avait connue, il se
la fût appropriée sans hésitation, comme exprimant
une de ses plus intimes convictions. La précision de
formule, la brève concision d'Edgar Poë ne pouvait
être le fait de ce cerveau, puissant, mais lourd, ayant
l)esoin, pour se produire, de vastes étendues; il de-
vait néanmoins arriver aux mêmes affirmations dans
l'analyse des personnages de roman auquel nous fai-
sons allusion; il devait y aboutir plus impérieuse-
ment encore, lorsque, dans une œuvre de longue ba-
leine, uniquement consacrée à la mise en oeuvre de
cette idée, il allait pouvoir la prendre et la déveloji-
j)er : j'ai nommé » Louis Lambert » .
Cette création, long martyrologe du » poète » ,
est en même temps une <inl< biographie. Mais à ce!
égard, il convient de s'expii(juer et de ne pas donner
à ce mot plus de portée qu'il n'en doit avoir. C'est
LES ARTISTES. 233
une autobiographie avec dédoublement de person-
nalité. En effet, si la plupart des traits moraux pré-
tés à Louis Lambert peuvent être revendiqués par le
biographe comme appartenant en propre à Balzac, il
faut avouer qu'à plus d'un point de vue Louis Lam-
bert diffère du Balzac que nous connaissons, que ses
œuvres nous ont fait connaître. Chose curieuse, ces
parties complémentaires de son esprit se retrouvent
très nettement dans l'esquisse du poète dont il fait le
(i famulus " , Valter ego de Louis; c'est là ce qui jus-
tifie notre expression : dédoiiblenienl de personnalité.
De l'homme extraordinaire, de l'être marqué par le
sort pour une destinée anormale, Louis Lambert
présente l'enfance solitaire et rêveuse, ennemie des
jeux habituels à son âge, subissant la fatigue d'un dé-
veloppement cérébral exce[)tionnel, car il manifeste
dès ses premières années une précocité intellectuelle
et des facultés d'assimilation peu communes. Comme
son père, ou si vous aimez mieux son frère spirituel
Balzac, Louis Lambert a une intelligence de philo-
sophe et de poète; du philosophe il a l'intense curio-
sité, le souci des causes elle don d'associer les idées;
du poète, l'ardente et suave imagination. Ses facultés
iuiaginatives nous semblent même les dignes rivales
de celles que nous admirons le plus dans l'histoire litté-
raire, ctsesconfidences nous rappellent les confidences
analogues d'écrivains illustres : — » Quand je le veux. . .
je tire un vode sur mes yeux... Soudain je rentre eu
luoi-niême et j'y trouve luie ehauibre noire où les
aciidciils (|;j la iiahirc vieunt iil se reproduire sous
■23i CHAPITRE VII.
une forme plus pure que la forme sous laquelle ils
sont d'abord apparus à mes sens extérieurs. » —
^e reconnaissez-vous pas dans une telle déclaration
ce don de résurrection et d'obsession des images,
cette forme particulière de vision psychologique qui
constituait la qualité maîtresse d'un Flaubert et sur
l'intensité de laquelle certaines confidences par lui
faites, lorsqu'il écrivit l'empoisonnement d'Emma
Bovary, ne peuvent laisser de doute : — » En lisant
le récit de la bataille d'Austerlitz, j'en ai vu tous les
incidents, les volées de canon ; les cris des combat-
tants retentissaient à mes oreilles et m'agitaient les
entrailles : je sentais la poudre, j'entendais le bruit
des chevaux et la voix des hommes... ce spectacle
me semblait effrayant comme un passage de l'Apo-
calypse. " — Dans les « Confessions du mangeur
d'opium 1) de l'essayiste de Quinccy, vous trouverez
une déclaration exactement pareille, ainsi qu'en
maint passage des œuvres d'Edgar Poë, avec cette
différence toutefois que ces derniers n'atteignaient
à cette prodigieuse obsession qu'à l'aide d'excitants
artificiels, tandis que Louis Lambert — ici lisons
Balzac — y arrivait ualurellcment et par le jeu nor-
mal de ses facultés. Joignez à ce trait psychologique
l'amour du merveilleux, du surnaturel, « ce goût pour
les choses du ciel", comme dit éloquemment Balzac,
et vous posséderez les Irails les plus saillants de son
esprit!
Que pouvait devenir une organisation de celte na-
liire dans l'épaisse et lourde atmosphère des collèges?
LES ART1STF:S. 235
OiTy pouvait-elle faire, sinon s'étioler et souffrir?
Tous ceux qui ont le sens de ce qu'on a si justement
nommé Farislocratic intellectuelle, et qui, arrivés à
1 à{TC d'homme, après avoir mûri leur esprit sous
l'influence d'une culture personnelle, se reportent
vers ces années de jeunesse que le vuljjalre appelle
les plus heureuses de la vie, tous ceux-là se rap-
pellent avec tristesse, sinon avec dégoût, cette promis-
cuité, cet enseignement égalitaire qui ne tient compte
ni des tendances ni des aptitudes individuelles, cette
grossière férule de maîtres aveugles, accomplissant
leur hesogne d'éducateurs comme une tache de ma-
u(euvrcs. Tout ce qu'il y a dans l'enfant de délicat et
de pur s'en trouve froissé; tout ce qui peut être la
personnalité et la spontanéité (Vun esprit s'ouvrant à
la vie en est atteint. Dans ce milieu, un maître par
hasard se révèle-t-ihuoins pédant, moins inintelligent
que les autres, son influence est étouffée; elle de-
meure sans effet, parce qu'elle est tro}) exception-
nelle.
Si des natures simplement distinguées ou plus dé-
licates que la masse ont souffert cruellement de cette
éducation artificielle, quelles intolérahles hlessures
s'imaginc-t-on qu'ait pu endurer un es[)rit comme
celui de f.ouis r^ambert! Tcjute la première pailie de
l'ouvre est une peinture de la vie de collège avec
ses misères et ses lâchetés, comme il n'en existe,
(puî je sache, auciuie autre plus exacte. La vile cruauté
de l'enfatit , la lounhî iiiiutelligence des maîtres,
euMii et suiloul I is((lfincnl Iiorrildc du poète, toul
236 CHAPITRE VII.
cela est peint avec une vigueur et un relief qui nous
prouvent à quel point l'illustre romancier avait lui-
même l'expérience de cette vie, combien il en avait
souffert, et avec quelle rancoeur ses souvenirs le re-
portaient à cette période de son existence.
Les renseignements ( l) que nous possédons sur cette
existence d'enfantcprrespondentaux traits les plus sai-
sissants sur lesquels Balzac insiste dans l'analyse du
caractère de Louis Lambert; ils peuvent se résumer
par le mot que nous inscrivions au début •.différence.
Différence entre Louis Lambert et les maîtres qui
l'oppriment : — a Notre indépendance, nos occupa-
tions illicites, notre fainéantise apparente, nousyalu-
rent la réputation incontestée d'être des enfants
lâches et incorrigibles. Nos maîtres nous mépri-
sèrent. » — Différence avec les camarades qui
deviennent des instruments d'op})rcssion. u L'instinct
(1) iNous avons sur toute cette période, et pour conlirincr l'Iiv-
pothèse cC autobioçjraphie qui parait si vraisemblable, des rensei-
gnements intéressants, recueillis par M. de Lovenjoul auprès, du
directeur du collège où tîalzac fut élevé. Aux questions posées par
lui sur les aptitudes de Balzac, il fut ainsi répondu : ^ — « Fendant
les deux premières années, on ne pouvait rien tirer de lui, ni leçons
ni devoirs : répugnance invincible à s'occuper d'aucun travail com-
mandé. H a passé la plus grande partie de ce temps en pénitence,
soit dans sa cellule, soit dans un bûcher où ' il futcnfermé une
semaine entière. On le regardait comme l'invaiiteur,'dù nibips.pour
le collège de Vendôme, de la plume à trois^ becs,, avec laquelle il
avait coutume de faire ses pensums... Il lui vint ensuite la pensée
de devancer les occupations des classes de graunnàirèV pàp-des com-
positions anticipées, tulles qu'il en voyait faire ou en entendait lire
aux séances publiques par les seconds et les rhétoricicns. Aussi
dès la (jualrième sa réputation d'auteur était faite ; son pupitre
était encombré de paperasses. «
LES ARTISTES. 237
si pénétrant, ramour-propre si délicat des écoliers
leur fit pressentir en nous des esprits situés plus
haut ou plus bas que n'étaient les leurs. De là, chez
les uns, haine de notre muette aristocratie; chez les
autres, mépris de notre inutilité. "
Au milieu de ces souffrances et comme première
compensation, nous découvrons ce sentiment de supé-
riorité fait de la conscience d'une réelle valeur, sen-
timent quia suffi pour soutenir bien des âmes nobles,
l'ùût-il suffi pour soutenir Louis Lambert, parmi les
crises de ces années d'enfance, et pour le réconforter
dans l'abandon moral où il vivait ? Cela n'est guère
probable, et s'il fût alors demeuré seul et sans appui,
le suicide eût été sans doute l'aboutissement logique
de sa destinée. De semblables natures ne vivent pas
uniquement j)ar l'intelligence. Si hautes et si puis-
santes que soient leurs facultés spirituelles, il faut à
ces âmes d'élite un objet digne de leur affection.
Lambert est un philosophe, mais il est aussi, ne
l'oublions pas, un poète doublé d'un artiste; à ce
titre, et tel que IJalzac nous le dépeint, il ne peut se
passer damier; il ne peut se passer d'une àme véri-
tablement sœur et qui vibre à l'unisson de la sienne.
Dans son isolement, il la rencontra, cette âme, et
entre eux il se fit des échanges intellectuels tels que
l'histoire littéraire nous en offre de rares et magni-
fiques exeni[)les. Entre eux s'opéra cette communion
spirituelle qui compte parmi les biens les plus pré-
cieux d'ici-bas, parmi les plus nobles aussi, piiis-
fpi'ollc rsf exciiinli' de loiil iiih'ri'-l ; ([iiclqiic chusr
238 CHAPITRE VII.
de ce que ressentirent l'un pour l'autre Montaigne el
la Boëtie, Flaul)crt et Lepoittevin. Pythagorc et le
poète, également solitaires, également désolés
allèrent l'un à l'autre avec cette spontanéité qui
attire les esprits seniblaLles : ils ne pouvaient faire
autrement que de penser ensemljlc, de se communi-
quer leurs rêveries.
Ne sont-ce point là les légitimes compensations du
poète ? Et de même qu'à certaines heures les enivrantes
délices de la volupté peuvent consoler du mal d'ai-
mer, de telles joies inconnues du vulgaire lui foui
oublier la douleur de vivre. Joignez-y, si vous voulez
avoir une idée complète du personnage, la faculté de
contemplation portée à sa plus haute puissance, cette
faculté souveraine de sortir de soi-même, de se
dédoubler et de vivre dans le rêve, grâce à ce pouvoir
qu'on a si justement nommé l'imagination sympa-
thique. De là à la création artistique il n'y a qu'un pas,
puisque cette imagination est la condition de la nais-
sance et de la persistance en notre cerveau des élé-
ments affectifs dont l'harmonieuse coml)inaison
produit les œuvres d'art. H y a une phrase au cours
du roman qui en dit long sur cet état d'âme propre
aux poètes et aux artistes : — " Sens-tu comme moi,
me demanda-t-il un jour, s'accomplir en toi, malgré
loi, de fantasques souffrances? Si, par exemple, je
pense vivement à l'effet que produirait la lame de
mon canif en entrant dans ma chair, j'y ressens tout
â coup une douleur aiguë, comme si je m'étais récl-
h'ment coupé : il n'y a de moins (jue le sang. "
LES AUTISTES. 23.T
L'examen des doctrines philosophiques de Louis
Lamhert trouvera sa place dans une autre étude, où
nous l'envisagerons à un point de vue exclusivement
intellectuel, car, si difficile qu'il puisse paraître de
séparer l'homme du penseur, la chose est pourtant
nécessaire, si l'on veut avoir des deux une idée com-
[)lcte et d'ensemhle. Une fois sorti du collège, Lam-
hert ahorde le monde, et l'on sent, dès ses premiers
essais, qu'il sera aussi malhahile à s'y frayer une
route (ju'il a été malhahile à le faire dans cette petite
société en réduction qui est l'intérieur d'un collège.
Le divorce continue entre sa nature et la société, et
la principale cause en est l'impossihilité pour lui do
se plier à Vaction. En cela il est hien de son siècle
et nous apparaît la preuve vivante d'une vérité depuis
longtemps démontrée : plus nous allons en effet, et
plus s'accentue la différence entre les hommes de
pensée et les hommes d'action. Ce hcau rêve si sou-
vent caressé et réalisé autrefois, en des temps d'éner-
gie plus intense, d'une vie également grande par la
pensée et par l'action, cerôveque fit I5al/ac lui-même
— car en cela, il faut hien le dire, il diffère essen-
tiellement de Louis Lamhert — nous scmhle aujour-
d'hui complètement irréali.sahic l>"homme qui agit
et riiomnie cpii pense se rencontrent et ne se recon-
naissent plus, (juand ils ne se vouent pas mutuelle-
ment à l'anathèmc. Le mépris de celui-ci poiir
celui-là n'a d'égal (pie le dédain i\u preuiier jiour le
second. (Jet état de choses a des causes profondes
qu'il serait intéressant d'étudier, qui d'ailleurs ont
240 CHAPITRE VII.
été déjà examinées. Quoiqu'il en soit et pour revenir
à Louis Lambert, l'action ne pouvait être son fait;
dès l'abord, il y a renoncé. De même qu'il étouffait
dans la lourde atmosphère des collèges, il se sent
mal à l'aise au milieu du combat pour la vie. L'exis-
tence des villes, avec ses conditions artificielles,
répugne à sa nature : il était né pour se développer
au sein de la nature : — « L'homme qui combat et
qui souffre en marchant vers un noble but, présente
certes un beau spectacle; mais ici, qui se sent la
force de lutter? Je ne me craindrais pas dans une
grotte au désert, et je me crains ici... Le monde est
impitoyable pour l'inventeur, pour tout homme qui
médite. Ici tout doit avoir un résultat immédiat,
réel : l'on s'y moque des essais d'abord infructueux
qui peuvent mener aux plus grandes découvertes, et
l'on n'y estime pas cette étude constante et profonde
qui veut une longue concentration des forces. »
Que de vérités lumineuses dans ces vue d'ensemble
sur la vie en société ! Que de vérités dont les artistes
sincères, Balzac tout le premier, ont fait et feront
éternellement l'expérience! Mais, il faut bien dire le
mot, Lambert n'était pas né pour la bitte, même
pour cette lutte sourde et silencieuse que soutient
l'artiste en vue du triomphe (b' sou (t'uvre ! Ici encore
Louis Lambert n'est plus IJal/ac.ll nu pas ces qua-
lités de résistance tenace (jui ont permis à l'un de
s'affirmer et de vaincre, faule desquelles l'autre suc-
combera , nial^;ié la supériorilé de son es])nl
liOuis LaiiilM'il élail né mal armé pour la vie, et la
LES ARTISTES. 2 'i I
vie implacable le repousse comme un organisme
incomplet!. . .
C'est quils furent toujours rares et exceptionnels,
ajoutons: c'estqu'ils apparaissent de moins en moins
fréquents, les artistes présentant cet harmonieux équi-
libre des facultés mentales dont les époques de
[jrande production nous ont laisse l'exemple. A
mesure que s'est affiné le sens de la vie, à mesure
que la sensibilité frémissante de ces êtres anormaux
qui ont pour mission d'exprimer la Beauté s'est
trouvée en contact plus directavec les épreuves jour-
nalières, leur faculté de résistance et de vouloir s'est
atrophiée et comme émiettée. Il en est résulté une
manière toute spéciale et particulièrement fine de
goûter l'existence, toute une sensibilité intellectuelle
se manifestant en des œuvres que les vrais artistes
auraient mauvaise grâce à regretter, puisqu'elles
représentent la plus précise comme la plus délicate
notation de leur façon d'aimer et de sentir. Il est
permis néanmoins de regarder vers l'avenir, puisque
i'a:uvrc du grand romancier nous v convie, et tout
eu chérissant cequifutiVmw tendresse peu suspecte,
iKjus avons l'obligation de nous demander ce qui sera.
Il n'est pas besoin d'être grand prophète pour mar-
(|uer quelques-unes au moins des conditions qui
paraissent indispensables à un mouvement d'arl
icformatcur. Il semble bien qu'une des [)remières,
suion des plus importantes, doive être de se retremper
au.x sources vivifiantes d'énergies nouvelles, et parmi
ces énergies, \\ n'en sera piHil-êlrc pas de plus
•2ii GHAPITr. F. VII.
fécondes que celles dont nous voyons poindre les
premiers résultats dans les transformations sociales.
Il peut sembler difficile, pour ne pas dire plus, à des
esprits dont les croyances se rattachèrent obstiné-
ment à un idéal d'art aristocratique, d'entrevoir
comme possible un avenir aussi directement con-
traire à ce qui fut la religion de leur jeunesse enthou-
siaste, et pourtant ils ne sauraient, sans encourir le
reproche de tenir les yeux volontairement fermés sur
ce qui est, méconnaître des transformations dont les
conséquences s'étendront, n'en doutons pas, à la pro-
duction même de l'œuvre d'art, comme aux condi-
tions de sa durée!
CHAPITRE YIII
LA VIE BOURGEOISE
l'iincipe d'esthétique moderne posé par Balzac : L'imagination sym-
patliique peut s'attaclier à toute classe sociale. — La bourgeoisie :
Ce^ar Biiotteau. — Le bourgeois : Sens spécial donné au mot.
— Mélange d'honnêteté stricte, de siniplicité d'esprit et de va-
nité. — Uapprocheuicnt entre lîirolteau et Homais : Ilomais,
caricature de Birotteau.
I,a femme dans la bourgeoisie : Mme Birotteaii. Sa supériorité de
jugement. — La femme dans le j)cuple. — Elévation morale de
Mme Birotteau : Elle est la femme forte. — Sa supériorité sur
son milieu.
Ilidicules de Birotteau, rachetés jiar ses vertus : Birotteau grandi
par le malheur.
Le parucini : Crevel. — Points conununs entre Crevcl et M. Pruil-
liomme. — L'esprit saliriqvu' de Balzac. Crevel n'est plus seu-
lement un portrait : c'est une caricature.
l.ii classe Iwurijeoise. Etudes de groupes : Les petits hourt/eois. —
Encore l'esprit satiricpie : Thuillier ; L'employé de bureau. —
Minard : L'inventeur de lieux conununs. — l'iiellion: L honnr-
leté niaise. — Culleritle : L'cspi'it capable et gausscur.
la l'eyrade : Comment il domine ce groupe. — Ses rclation>
avec Mme CoUeville. — I^a bourgeoise en (juêtc d'émotions. —
Le comédien dans La l*eyra«lc. — Comment il est passé maître
en l'art de tromper la femme. — l'roiédé iiifailiiiiie : emjihase
et cxagér.ation du senlimenl.
Dans les niciiiu'iHs |»i>j;f"^ *K; l'csar llirotlcati ,
l»;il/.ac ('< rit : — .. l'nissc (((li' lusUmc l'Irc; le poème
2ii CHAPITRE VIII.
des Vicissitudes l^ourgcoiscs, auxquelles nulle voix
n'a songé, tant elles semblent dénuées de grandeur,
tandis qu'elles sont au même titre immenses. Il ne
s'agit pas d'un seul homme ici, mais de toutun peuple
de douleurs. » — Cette phrase perdue au milieu du
récit des malheurs de César Birotteau pourrait servir
d'épigraphe à l'œuvre entière, car elle indique l'es-
prit dans lequel elle a été composée, en même temj)s
([u'elle révèle sa portée. Elle en indique d'abord
l'esprit, esprit d'universelle enquête, de curiosité
générale, s'étendant à toutes les manifestations de la
vie ; elle révèle cette sympathie sans bornes, le mot
étant employé dans sa plus haute acception, qui se
réfère à tout ce qui souffre, à tout ce qui vit, et ne
considère aucune douleur comme indigne de retenir
son attention.
Exprimer une pareille idée, c'est toucher à l'uni-
versalité qui caractérisait Balzac, qu'il devait à cette
faculté d'intuition en quelque sorte illimitée, grâce
à laquelle son intelligence a pu embrasser tous les
groupes d'individus qui s'agitent depuis les bas-fond.s
jusqu'aux sommets de la société. C'est enfin toucher
à un point capital de l'évolution littéraire moderne,
poser un principe d'eslhétique qui a réagi sur la pro-
duction intellectuelle de notre époque avec une
autorité incontestable, à savoir que, dans le domaine
des sentiments, il ne pouvait y avoir de négligeable
pour l'artiste que ceux dont la peinture ne cadrait
point avec son tempérament personnel, autrement
qu'il devait s'arrêter à toutes les classes sociales el à
LA VIE BOURGEOISE. -245
toutes les catégories d'individus, qu'il n'existait plus
de {troupes qu'on pût qualifier de non esthétiques^
c'est-à-dire qui ne devinssent susceptibles d'être
transfigurés par l'éclat du rayon poétique. C'est en
quelque sorte un principe d'affranchissement que
pose Balzac, c'est en tout cas un cri de réaction qu'il
pousse en faveur de la liberté. Nous n'avons pas à
examiner ici jusqu'à quel point les disciples dii maître
ont outré les conséquences d'une doctrine dont il
s'était lait l'éloquent défenseur, jusqu'à quel point,
forts de son exemple, ils ont donné dans de regret-
tables excès et défiguré en quelque manière son idéal
esthétique. Ce que nous pouvons dire simplement,
c'est que dans la phrase de Balzac se trouve enfermée
l'expression juste et précise d'une vérité théorique
dont il s'est chargé dans ses œuvres de démontrer la
rigoureuse exactitude : — a II ne s'agit pas d'un seul
homme ici, mais de tout un peuple de douleurs. " —
Ce qu'il a voulu représenter, ce n'a point été seule-
ment IJirotteau, mais toute la catégorie des individus
qui de près ou de loin avoisinent celui qu'il désigne
de ce nom et qu'd choisit coruMu; héros.
Nous aurons à revenir plus tard, (juand il nous
faudra résumer son génie, sur le haut caractère de
généralité dont sont em[)reintes ses<*réations. Nous y
trouverons alors une occasion de marqu<M' par (puds
traits il se distinjjue d'une foule d'écrivaius (|ui se
sont réclamés de lui avec énerjjie et (h)ul le procédé
<le coucepliou (hnère r-idicideineiil (hi sicMi 11 ikiiis
suffira |>our l'iuslaul de le l;iissei(iili<'viiir. ee prncechî
246 CHAPITRE VIII.
de conception qui est celui de tous les intuitifs et
conduit aux généralisations.
Ou'est-il en effet, ce César Birotteau, sinon une
synthèse de l'âme bourgeoise, la réunion en un seul
personnage des qualités et des défauts correspon-
dants, caractéristiques de cette âme bourgeoise?
Synthèse non point factice et artificielle, aboutissant
à une création abstraite, dépourvue de vie, mais bien
au contraire à une création débordante de vie qui
s'impose à l'esprit avec tout son relief moral et phy-
sique. Et qu'on n'entende pas ici ce mot a bour-
geois » dans le sens étroit que lui ont prêté certains
littérateurs de cette seconde moitié du siècle. En
considérant Birotteau comme l'incarnation du bour-
geois, Balzac s'est attaché aune catégorie d'individus
représentant cette classe de la société qui est arrivée
par le travail à l'aisance où à la fortune. Birotteau
(piittc son pays avec un louis dans sa poche; il
débarque à Paris où il se place comme garçon de
magasin et homme de peine ; l'existence lui est rude
pendant les premiers temps; peu à peu, grâce à son
assiduité, il gagne la confiance de ses maîtres et voit
augmenter son salaire. Son ambition se borne à
amasser une certaine somme pour s'en retourner
vivre à la campagne. Mais voici que cette âme
simple se prend à aimer, et au moment où l'amour
l'envahit, c'est avec la spontanéité et l'inconscience
des natures primitives, avec ce caractère sérieux,
presque tragique, que revêt l'instinct sexuel chez
riiDinnu! du peuple et le paysan. Il épouse ccllequ'il
LA VIK BOUllGEOISE. 247
a choisie, et le lien d'affection qui les unit est si fort
que vingt années après leur mariage, sa femme peul
s'écrier, après un doute passager sur sa fidélité, cette
phrase pleine à la fois d'injustice et de vérité pro-
fonde : — Il Aurait-il une maîtresse? // est trop bête,
reprit-elle, et il m'aime trop pour cela! " Il est lro[)
héte : c'est-à-dire, il a une àme trop simple, trop une,
trop peu complexe pour désirer un honheur différent
de celui qu'il goûte, pour s'imaginer des plaisirs
autres que ceux qu'il a ressentis.
Honnête et rangé dans sa vie privée, il est dans
son commerce un modèle de prohité et de conscience ;
merveilleusement secondé d'ailleurs par une femme
qui lui est supérieure, comme il arrive presque tou-
jours dans cette classe, il voit sa fortune s'accroître et
son jjien-étrc augmenter. Considéré par tous ceux
qui l'approchent, il devient juge consulaire, et ce
premier honneur 1 aveugle sur son propre mérite —
car nous touchons ici à la plaie secrète de sa nature :
cet amour des dignités, ce désir de paraître, d'être
quelque chose, qui envahit les espnls médiocres,
leur faisant voir un idéal de vie pour lequel ils ne
sont point nés. Du parvenu il a toutes les iusufli-
sances et toutes les médiocrités; le portrait que
r>al/ac fait de sou cspril loiulic à la caricature, (juoi-
(pi'il nous apparaisse saisissant (\v vérité : — » Il
éj)ousa facilement le langage, les erreurs, les opi-
nions du hourgeois de Paris, qui admire Molière,
\«»Ilaire et Ilousscau sur paroh-, (jui achète; leurs
(cuvres sans les lire, ipii soulicnl (jiic l'on doil dirt'
248 CHAPITRE VIII.
ormoire^ parce que les femmes serraient dans ces
meubles leur or et leurs robes autrefois presque tou-
jours en moire , et que l'on dit par corruption
Il armoire " . Potter. Talma, Mlle Mars étaient dix fois
millionnaires et ne vivaient pas comme les autres
hommes; le grand tragédien mangeait de la chair
crue, Mlle Mars faisait parfois fricasscr des perles
pour imiterune célèbre actrice égyptienne. Les écri-
vains, les artistes mouraient à l'hôpital par suite de
leur originalité ; ils étaient d'ailleurs tous athées; il
fallait bien se garder de les recevoir chez soi. " —
Qui ne reconnait à ces traits, grossis sans doute parla
vision du créateur, le type de l'esprit médiocre, de
l'intelligence étroite et bornée? Nous avons tous
connu des Birotteau, et qu'est-ce autre chose, par
exemple, cet Homais de Mme Bovary, qu'un Birot-
teau d'ordre inférieur, avec la probité et la délica-
tesse de cœur en moins? C4'est par là en effet que
Mirotteau se relève à nos yeux; cette beauté morale,
dont nous aurons plus tard à noter des exemples,
cette générosité d'âme lui communique je ne sais
quoi de respectable rpii relient le sourire sur les
lèvres et arrête le sarcasme. Balzac mdique la contra-
diction entre son intelligence et son conir, et la résume
ainsi : — " Un homme pusdlanime, médiocre, sans
instruction, sans idées, sans connaissances, sans
caractère, et cjui ne devait |)oint réussir sur la place
la plus glissante du monde, arriva par son esprit de
conduite, parle seulimeiildu jiist(>, par la bonté d'une
âme vraiment chrétieiuie, par amour pour la seule
LA V[E P.OURGEOISE, -2i9
femme qu'il eût possédée, à passer pour un homme
remarquable, courageux et plein de résolution. "
A un tel homme, que son ambition devait perdre,
le hasard avait donné la femme qui seule, par sa
sagesse, fût capable de Tarréter sur la pente funeste
où il devait s'engager; car, aussi bien que César
Birotteau résume en sa personne toute une classe
d'individus, Mme Birotteau résume toute une caté-
gorie de femmes, j'entends ces bourgeoises honnêtes
et rangées qui par leur initiative et leur intelligente
activité contribuent, mieux que toute autre cause, à
la prospérité du ménage, dont elles représentent la
moitié la plus éclairée. Inférieure en effet, dans les
classes élevées de la société, à l'homme qui la
domine par la hauteur de ses vues, la portée de son
intelligence et cet ensemble de facultés créatrices
dont il semble avoir été seul doué, la femme, dans la
classe moyenne et surtout dans le peuple, lui est inll-
niment supérieure |)ar la finesse de sa nature, la
délicatesse de ses instincts, ce je ne sais quoi de délié
qui lui permet de voir clair là où il est aveugle, de
saisir des nuances là où il en est empêciiéparsa gros-
sièreté native et sou manque de; tact. Voilà ce que
Balzac avait senti et ce qu il a réussi à montrer en
créant le personnage de Muie Birotteau. Assurément
si un être au monde avail pu arrêter Birotteau, sa
Ivinme l'eût fait; voyez, lorsjpu; le bouli(piier grisé
j)ar ses premiers succès et sa rapide» fortune lui
expose ses rêves d'avenir cl ses ainbilious l>our-
geoises; tandis que vous uv décDiivrc/. élu-/. Birotteau
250 CHAPITRE VIII.
que prétentions et ridicules, vous ne rencontrez chez
sa femme que l)on sens et tact. César lui fait part de
ses visées politiques qu'il lui expose avec Tempha-
tique orgueil du parvenu : « — Tiens, Birotteau,
sais-tu ce que je pense en t'écoutant? Eh bien, tu me
fais l'effcl d'un homme qui cherche midi à quatorze
iieures. Souviens-toi de ce que je t'ai conseillé quand
il a été question de te nommer maire : ta tranquillité
avant tout. Tu es fait, t'ai-je dit, pour êti'e en évi-
dence, comme mon bras pour faire une aile de mou-
lin. Les grandeurs seraient sa perte. " Et plus loin,
quand Birotteau lui conte ses rêves de fortune, ses
projets de spéculation sur les teri^ains : — « Voilà
donc les beaux projets c[ue tu roules dans ta caboche
depuis deux mois sans vouloir n'en rien dire. Je viens
de me voir en mendiante à ma propre porte : quel
avis du ciel! Dans quelque temps il ne nous restera
(jiie les yeux pour pleurer. Jamais tu ne feras ça, moi
vivante, entends-tu, César? Il se trouve là-dessous
quelque manigance que tu n'aperçois pas. Tu es troj)
probe et trop loyal pour soupçonner des friponneries
(liez les autres!... Tiens, ces .gens-là veulent ton
argent. " — Il semble au premier abord qu'il y ait
dans ces paroles f(uelque amertume, (juelque àpreté,
quelque chose de cet ascendant dominateur que
l'épouse tente d'exercer sur celui (pu' la société lui
a donné pour maître. N'y voyez, bien au contraire,
que le bon sens, le tact délicat de la femme, plus
intelligente que son mari, (pii comprend le danger
de vouloir s'élever, (|ui pressent l'improbité, l'indéli-
LA VIE BOUIIGEOISE. ^51
catcsse, compagnes des spcculalions. D'ailleurs, elle
haïsse vite le ton, car elle est avant tout soumise et
résignée : — « Allons, calme-toi, tu es le maître,
après tout. Cette fortune, tu Tas gagnée, n'est-ce pas?
Elle est à toi, tu peux la dépenser. Nous serions
réduites à la dernière misère, ni moi ni ta fille nous
ne te ferions un seul reproche. » — Mme liirottcau
est tout entière dans cette phrase, avec sa vertu
modeste et ces qualités de résignation qui consti-
tuent la femme forte au sens où l'entendent les
Écritures. Jamais elle ne sortira de la voie que lui
marquent son devoir d'épouse et sa conscience de
femme honnête. Simple et nohle incarnation de toute
une classe d'êtres que la destinée condamne à d'ohs-
cures infortunes et qui demeurent jusqu'à la fin supé-
rieurs à leur milieu social!
Une fois engage sur cette pente fatale, Birottcau se
précipitera à la ruine avec l'inconscience et la rapi-
dité prévues par sa femme. Il a donné sa parole poul-
ies achats de terrains; il signe le contrat et confie
SCS fonds, le fruit de ses économies pendant vingt
ans, au notair(; lîogum (jui s'enfuira par la suiliv
Atteint de la folie des grandeurs, il veut (jue son
intérieur soiten harmonie avec ses rêves d'auil)ili(jn :
il y dépense en décorations, anieuhlement et frai.s
d'aménagement près de soixante mille francs
Mme IJirotU.'au ne dit rien, mais sa tristesse augmente ;
elle a le j)resseutnucn( d'une ( ala.slroplie ; elle se
mine sourdement, et tout ce qu'elle peut faire, c'est
de conserver à son mari l'amour et la (idélilé dont
2)2 CHAPITRF VIII.
elle ne s'est jamais départie. Biroiteau voit toutes
choses à travers le prisme de son ambition, et cet
iiomme qui avait amassé une fortune grâce à la plus
stricte économie, à la plus sage prudence, qui avait
mis vingt années à se constituer un capital, en vient
h ne plus calculer, à compter sur les chances pro-
blématiques des spéculations pour combler le vide
de sa caisse. En même temps que ses ambitions
augmentent et que sa ruine se prépare, ses préten-
tions vaniteuses se dessinent plus nettement; la phra-
séologie de son langage prend les proportions du
haut comique. Elle se manifeste en traits inoubliables
qui sont demeurés typiques et presque proverbiaux.
Il va trouver Vauquelin, le célèbre chimiste, pour lui
faire part d'une découverte, lui demandant ses con-
seils avant de l'appliquer à son industrie. — » Vois,
mon garçon, dit-il à Popinof, le commerce est l'inter-
médiaire des productions végétales et de la science.
Angélique Madon récolte, M. Yauquelin extrait, et
nous vendons une essence. Les noisettes valent cinq
sous la livre. M. Vauquelin va centupler leur valeur,
et nous rendrons peut-être service à l'humanité,
car si la vanité cause de grands tourments à l'homme,
iMi bon cosmétique est alors un bienfait... Sois res-
pectueux, Anselme, dit-il en entrant dans la rue où
demeurait Vauquelin, nous allons j)énétrer dans le
sanctuaire de la science. " Lorsque l'ancien juge
consulaire reçoit la décoration et qu'il revient chc/,
lui après avoir été présenté à M. de Lacépède, le
graud chancelier : — n Ma femme, dit-il, M. de
LA VIE BOURGEOISE. 233
Lacépèdc est un grand homme; oui, autant que
M. Vauquelin : il a fait quarante volumes. INIais aussi
est-ce un auteur pairde France! N'oublions pas de lui
dire : votre seigneurie ou monsieur le comte, u — Si
maintenant nous arrivons à la soirée de César, qui
termine et résume la première partie de ce drame
intime, nous y trouvons les plus accomplies des pein-
tures qui aient été faites de ce milieu l)ourgcois, au-
quel Balzac s'attachait avec amour, comme il s'était
attaché à celui des hautes élégances parisiennes
et de l'aristocratie. De ce milieu, il a su dire les
petitesses et les ridicules, mais il en a proclamé aussi
les grandeurs ignorées et les mérites méconnus : —
" C'était bien cette bourgeoisie qui habille ses en-
fants en lancier, qui achète Victoires et conquêtes, le
Soldai lahoiirenr^ admire le Convoi du pauvre, se
réjouit le jour de garde, va le dimanche dans une
maison de campagne à soi, s'inquiète d'avoir l'air
distingué, rêve aux honneurs municipaux; cette
bourgeoisie jalouse de tout, et néanmoins bonne, ser-
vialjlc, dévouée; dupe de ses vertus et bafouée pour
ses défauts par une société qui ne la vaut pas, car
elle a du cfxnir précisément parce qu'elle ignore les
convenances. "
César aux prises avec le malheur! c'est ainsi que
Balzac intitule la seconde partie du roman. César
grandi par le nial/it-iir, ainsi aurail-il [m iappidiM'l
Du moins telle est l'impression (pii se dégage à la
lecture de cette seconde |)hasc de sa vie; nous m-
voyons chez ce héros des nueurs de la petite bour-
15
25i CHAPITRE YIII.
geoislc qu'une représentation accomplie des ridi-
cules et des infériorités de sa classe ; dans la seconde,
par contraste la beauté morale et la rigide honnêteté
du commerçant tombé donnent je ne sais quelle tra-
gique grandeur et quelle étrange poésie à sa destinée
misérable. La ruine commence et les malheurs
racca])lent; les factures affluent, il faut les payer
sans délai : à peine s'il lui reste quelque argent dans
sa caisse; il se voit contraint de réclamer à sa clien-
tèle tout ce qu'elle lui doit. Un dernier désastre
s'al)at sur lui : il apprend que le notaire auquel il
avait confié ses fonds a disparu, emportant son
argent. La douleur est trop forte pour sa pauvre cer-
velle, et la maladie mentale s'empare de lui. Il
échappe à la mort; mais à peine convalescent, voici
qu il lui faut lutter à nouveau pour prévenir la fail-
lite, le déshonneur du commerçant. Alors commen-
cent ces démarches humiliantes, ces demandes de
crédit au.\ banquiers, véritable chemin de croix dont
il connaîtra toutes les angoisses : chez les Keller
d'abord, où il lui est dit que « les affaires ne reposent
j)as sur les sentiments » ; chez son ancien commis du
Tillet, qui, parvenu à la fortune par des spéculations
véreuses, l'écrase de son luxe insolent et de sa vanité
de viveur. Du Tillet a tenté autrefois de séduire
jNIme l5irolteau, et Mme lUrotteau lui a résisté; il a
soustrait à son patron 3,000 francs, et celui-ci a bien
vonhi fermer les yeux ; ce sont là choses qu'il n'a pas
oiilibées, et il a juré la ruine de Birotteau. Pourtant
le reiit de ses malheurs semble l'apitoyer, et peut-
LA vu: BOURGF.OISK. 255
élre va-t-il le secourir; mais Birotteau gâte tout en
lui rappelant le passe : — « Du Tillct, dit avec
emphase et gravite le bonhomme en se levant, je te
rends toute mon estime. " — Du Tillet ne lui par-
donnera pas cette phrase qui l'atteint en plein cœur
et envoie Hirotteau à Nucingcn, qui se joue de lui.
Abreuve d'outrages, l'assasic de douleurs, il se voit
oblige de déposer son bilan, et la scène dans laquelle
Balzac le mijntre prenant cette résolution suprême
est une des plus dramatiques de l'œuvre. Un seul
parti lui reste à prendre : se faire oublier, travailler
avec acharnement et désintéresser ses créanciers à
force de laheur etdc veilles. Birotteau se révèle alors
dans toute sa beauté morale et sa scrupuleuse hon-
nêteté. Servi d ailleurs par les circonstances et par le
dévouement des âmes généreuses qui l'entourent, il
atteint au but quils'est proposé : la réhabilitation du
failli. Ce jour-là, la joie l'étouffé, et il meurt étranglé
par l'anévrismc.
A le birn prendre et pour conclure, il y a dans
celte existence plus de grandeurs (pu- de petitesses!
La noblesse du cieur fait oublier les ridicules de
l'esprit, et le personnage se trouve lransli{;uré à nos
yeux iiar s;i ciiiKliiitc in lace de I .■i(lv<MSité. Le sen-
timent de lliiinMciir, poussé an pcunl on d se ren-
contre chez Ibrullcan, n'esl p;is t'li»n;nc de v;d(nr
certaines vcrlus (pu' le monde traite de sidijinns cl
anxqnrilf.s \\ clcvf des statues. Scnicnicnl , coninie
son champ d actn>n est limité dans b- cercle élnuldes
intérêts domestiques, il demeure à jamais ignore et ne
256 CMAPITIiE VIII.
trouve sa récompense que dans l'estime de soi-même
et les satisfactions de la conscience...
Il est un autre personnage qui a servi de plastron
aux railleries de Balzac et c|ui, celui-là, nous paraît
l>ien l'exemplaire achevé des ridicules et des peti-
tesses de l'esprit l)Ourgeois : c'est Crevel. Sans
doute il offre plus d'un trait commun avec César
Birottcau, mais l'accentuation de son type dans le
sens du parvenu l'en différencie totalement. Il est à
la fois supérieur et inférieur à Birotteau : supérieur
par l'éducation qu'il a reçue, par les milieux dans
lesquels il s'est développé; inférieur, car il n'a rien
de cette noblesse de cœur, de cette scrupuleuse hon-
nêteté qui fait presque un héros de l'infortunée vic-
time de l'honneur commercial; inférieur enfin parce
que la vanité ridicule dont il nous apparaît bouffi,
cette vanité qui l'accompagne dans tous les actes de
sa vie, et qui communique à sa personne une sorte
de grotesquerie solennelle, empêchera toujoui^s l'in-
dulgence de se fixer sur lui.
Du a parvenu " , disions-nous, il présente tous les
ridicules. Il a l'amour de ce qui est riche et voyant,
semblal)le par là aux enfants et aux sauvages c|ui
tendent désespérément la main vers ce qui brille;
c'est même le scid trait qu'il puisse avoir de com-
mun avec les àmcs j)rimitive8, car tout en lui est ar-
hficicl, et il n'est point jusqu'aux naïvetés de son
misérable esprit qiu ne nous parai.ssenl accpuses et
voulues. Il a ambitionné les honneurs hourgeois :
ancien adjoint, garde national et maire, il a rempli
LA VIE BOURGEOISE. 257
ses devoirs avec la gravité digne qui caractérise le
citoyen investi de fonctions dont il se plaît à exagé-
rer l'iniportancc pour s'en jjien pcnclrer. Il en a con-
servé cet air de haute supcriorilc, de parfaite suffi-
sance qui se traduit en duretés à l'égard de ceux qui
socialement sont ses subordonnés, mais n'hésite pas
à condescendre jusqu'à l'humilité la ])lus basse dans
les ra])porls avec ses supérieurs. Sur toutes choses il
expose des vues d'ensemble, des principes immualdes,
qu'il proclame bien haut, et dont la réunion forait le
digne pendant des immortels axiomes de Joseph
Prudhomme. Sa grande force est l'inconscience du
ridicule. Comment en serait-il autrement? Il faudrait
qu'il se vil lui-même, et voilà ce dont il est le moins
capable. C'est sur l'amour qu'il faut l'entendre rai-
sonner; là il est incomparable et n'a sans doute ja-
mais eu d'égal : — " Crevel avait un marché ferme
avec Mlle Méloïse : elle lui devait j)0ur cinq cents
francs de bonheui' tous les mois. Il disait à ce sujet
aux négociants veufs aimaiil Irop leurs lilles, (pTil
valait mieii.'v avoir des chevau.\ loués au uiois qu une
écurie à soi. w — «Son plus ardent désir est de possé-
der iiiU! Icniiiie (lu iiioiide, (h* ee moiuh' où il n'a
jauiais péiieti'é, el (]ui lui parait à dislanee eoiiime un
paradis iiiaeet'ssible : — u Je puis V(»us 1 av(»iier, |e
n ai jamais eu di- leiiinie eoiiinie il iiiiil, el \,\ plus
grande de mes ambitions, c Cst d Cii conii;iilre iiiu".
Les hoiins de Mahomet ne sont rien eu eoiiipaiaisoii
de ee (pie |e me ligure les femmes du iiioii(h> Miiliu,
c'est 111(111 ideiil, e (Sl ma lolie, el lelleiiieiil que.
258 CHAPITRE VIII.
voyez-vous, la baronne Hulot n'aura jamais cinquante
ans pour moi » , dit-il en se rencontrant sans le savoir
avec un des esprits les plus fins du dernier siècle.
— Il tente de la séduire, mais se conduit avec elle
comme le dernier des Ijoutiquiers et se fait chasser
comme un laquais. Il tombe entre les mains expertes
de l'adorable Mme Marneffe, qui le traite comme un
a toutou 1) . Un seul trait dans le cours du récit inter-
rompt l'impression du ridicule que produit le per-
sonnage, c'est son attendrissement final dans la fa-
meuse scène avec la baronne. Mais le ridicule n'est
pas lon^j à reparaître, et il atteint à son maximum
lorsque Valérie joue devant lui la femme pieuse : —
Il Gros cornichon ! d s'écria-t-clle en poussant un
infernal éclat de rire.
Il meurt comme il a vécu, et les horribles souf-
frances de ses derniers moments sont impuissantes
à atténuer le ridicule du j)crsonnagc. Il déclame jus-
qu'à la mluule suprême : — « Soyez calmes, mes
enfants, la mort regarde à deux fois avant de frapper
un maire de Paris! dit-il avec un sang-froid comique.
Et puis, si mon arrondissement est assez malheureux
pour se voir enlever l'homme qu'il a deux fois honoré
de ses suffrages (Ilcin ! voyez comme je m'exprime
avec facihté!), eh l»ien! je saurai faire mes paquets,
Je suis un ancien commis voyageur, j'ai Tluabitudc.
Ah! mes enfants, je suis un esj)rit forl. — Papa,
|tromets-mol de laisser venir l'Lglise à ton chevet. —
.laniais! répondit Crevcl. Que voulez-vous? j'ai sucé
le lail de la Uévolulion, je n'ai pas l'espnl du baron
LA VIE BOURGEOISE. 250
cFHolbach, mais j'ai la force d'àme. Je suis plus que
jamais régence, mousquetaire gris, ahbc Dubois, et
maréchal de Richelieu ! " Ce n'est plus un por-
trait, mais une satire — combien cruelle, mais aussi
combien profonde ! — et qui demeure éternelle
comme le ridicule qui l'a inspirée!
Après les individus, voyons les groupes, et pour
les bien examiner, arrêtons-nous à l'œuvre des
Petits Bourgeois. Ici encore Balzac sera notre guide,
et ses facultés d'observateur s'y révéleront d initant
plus précises qu'il aura plus de détails à peindre.
Tout ce qu'il y a de plat et de mesquin dans la
petite bourgeoisie, tout ce qu'il s'y rencontre de
médiocre et de bassement intéressé, vous lelrouvercz
réuni et comme condensé dans les cinq ou six
personnages principaux qui sont les acteurs de ce
drame domestique. Si l'on voulait établir luie com-
[laraison ou mieux une opposition entre César Hiroi-
îcaii d'une part, Crcvel et les Petits Boiirfjcois de
l'autre, on arriverait à cette conclusion que la pre-
mière (cuvre constitue un [»anégvri(pu>, les deux
autres wnc satire de l'esprit bourgeois.
I'>n effet, dès le débul de (•(•Uc-ci, vuns alliv, vinr
réunis tous les traits, ou ri<b(iib s ou nicsipniis. (pu
<;iiii(l('riscii( «fil»' classe sociale. Il sciublr (pic Ual-
/.ac ait cbcrclié in, de iuciik! (jii il la i.nl pour les
journalisles (buis b s Illusions ncrdiics, ;i exeiver
une Soile <le vengeance personnelle el à cjiikmI iirer
coinnie D.niinM r, Ti.nies, ou (iaviiini l'eu iMiiiorle
d aillciii'.s le poinl de dep.irt de la coiKtplion; nous
260 CHAPITRE VIII.
n'avons qu'à envisager les résultats, tout en consta-
tant peut-être un parti pris de grossissement et d'exa-
gération ! Voyez le principal personnage, Thuillier,
celui qu'on pourrait appeler le principal "médiocre »
de la pièce, le type achevé de l'employé de bureau :
— il Engrené dans la machine ministérielle, il cul-
tiva peu les lettres, encore moins les arts; il acquit
une connaissance routinière de sa partie et, quand
il eut l'occasion de pénétrer, sous l'Empire, dans la
sphère des employés supérieurs, il y prit des formes
superficielles qui cachèrent le fils du concierge;
mais il ne s'y frotta même pas d'esprit. Son ignorance
lui apprit à se taire et son silence le servit. Il s'ha-
hitua, sous le régime impérial, à cette obéissance pas-
sive qui plaît aux supérieurs, et ce fut à cette qualité
qu'il dut plus tard sa promotion au grade de sous-
chef. Sa routine devint une grande expérience. Ses
manières et son silence couvrirent son défaut d'in-
struction. Cette nullité fut un titre, quand on eut be-
soin d'un homme nul. )> — Joignez à cette nullité
quelque chose de la prétention et de la vanité bon
enfant qui marque les hommes fiers de leurs succès
féminins — car Thuillier est un homme abonnes for-
tunes. — Il a tout ce qui plaît aux femmes, l'aisance
et la dcmi-élégancc de manières, la fausse distinc-
tidii (jiii les séduit, la médiocrité d'esprit nui se ré-
pand avec prolixité sur tous les sujets. Thuillier ne
serait })as complet, si l'on ne lui adjoignait sa sœur
IJrigittc, vieille fille qui ne vit que par lui et pour
lui, ;;l()ii(Mise de ses succès mondains, s'exagérant
LA VIE BOURGEOISE. 261
leur imj)ortance, cl qui rcsscml)lc assez exactement
aux mères follement éprises de leur fils, décidées
par avance à fermer les yeux sur tout ce qui consti-
tue en eux une tare intellectuelle ou morale.
Mais ici ce n'est point un type unique que Balzac
va peindre, comme dans César Birotteau , où le
principal personnage a une telle importance, un tel
relief, qu'il efface tous les autres et fait le vide autour
de lui ; c'est toute une classe sociale, toute une caté-
gorie d'individus vivant dans le même milieu, appar-
tenant au même monde, agissant de concert et réa-
gissant les uns sur les autres, se surveillant et s'é-
piant, présentant en un mot, chacun avec les traits
spéciaux qui marquent sa physionomie individuelle,
un ensemlde de ridicules et de petitesses, caricaturés
de parti [)ris, il faut en convenir, mais assez énergi-
mcnt reproduits pour que nul n'hésite à convenir
qu'il v a là la synlhcsc de tout un monde; monde
dont les dehors et les apparences se modifient et se
modifieront avec les usages éminemment variahles,
dont pourtant les tics et les manies, tout le fonds
psychologique restera éli-nu^llcmcnl l(hiili(|ue. Nous
avons vu l'escpiisse de Thuillier, le principal acteur.
Voyons maintenaut les comparses : — D'ahord
Minard : — » Talcnl houffi, s'épanchant en phrases
filainhcuscs, picuanl I (il)S('(|iii()sil(' |)oiir (h' la po-
litesse et la formulr [idiii- de 1 ts|)nt, \\ (h'Inlail des
lieux communs avec un aplnuiii et une rondeur qui
s'acceptaieni (((ninic (h- 1 clixincnce. Ces mois qui
ne discnl rien cl rcponihnl à IomI ; progrès, vapeur,
15.
262 CHAPITRE VUJ.
liltume, f[arde nationale, ordre, clément démocra-
tique, esprit d'association, légalité, mouvement et
résistance, intimidation, semblaient à chaque phrase
politique inventés pour INIinard, qui paraphrasait
alors les idées du journal. » — Puis Phellion, repré-
sentant la niaiserie carrée et honnête : — a Ce mo-
dèle du petit bourgeois offrait autant de vertus que
de ridicules. Subordonné pendant sa vie bureaucra-
tique, il respectait les supériorités sociales...; véri-
tables comparses de la grande comédie sociale, Phel-
lion, Lendigeois et leurs pareils remplissent les fonc-
tions du chœur antique. Ils pleurent quand on
pleure, rient quand il faut rire, et chantent en ritour-
nelles les infortunes et les joies publiques... Cet hon-
nête vieillard est toujours digne : la dignité sert à
expliquer sa vie. Il a élevé dignement ses enfants, il
est resté père à leurs yeux, il tient à être honoré
chez lui, comme il honore le pouvoir et ses supé-
rieurs. Il n'a jamais eu de dettes. Juré, sa conscience
le fait suer sang et eau à suivre les dé]>ats d'un pro-
cès, et il ne rit jamais, alors que rient la cour, l'au-
dience et le ministère public. Eminemment serviablc,
il donne ses soins, son temps, tout, excepté son ar-
gent. " — La Bruyère, il faut l»ien le dire, eût signé
ce portrait. Enfin Golleville, le bourgeo s capal)le et
gausseur : — " Toujours gai, rond, bonhomme,
diseur de (juolii)ets, faisant des anagrammes, il l'C-
préscntait la faculté sans le succès, le travail opi-
niâtre sans résultat, mais aussi la résignation jo-
viale, l'esprit sans [)ortéc, l'art inutile, car il était
LA VIE BOURGEOISE. 2G3
excellent musicien et ne jouait plus que pour sa
fille. 1)
Une fois posés les personnages principaux du
roman, Balzac dresse devant nous celui qui les relie
les uns aux autres, qui nous semble le trait d'union
entre eux tous. Il tient les fils de ces pantins et les fait
se mouvoir suivant sa volonté à raison de l'influence
que lui vaut une apparente supériorité. Balzac se
plaît dans une longue description phvsiquc et mo-
rale du personnage à montrer, en insistant sur les
détails physiologiques, ainsi qu'il en est coutumier. Il
le présente commcun type de race « un de ces hommes
pâles, assez gros, à l'œil quasi troublé, pire espèce
de la Provence. Il se met en mouvement chez eux
une espèce de bile, d'humeur amèrc qui leur porte à
la tête, les rend capables d'actions féroces, faites
à froid en apparence. » — Qui ne connaît ce tvpe,
un des plus dangereux parmi C(,mix qu'on a nommés,
suivant une expression commune mais énergirjuc, des
rageurs à froid? Ils vont droit devant eux, fort peu sou-
cieux des considérations habituelles de moralilé un de
devoir, uuitpiemeut préoccupés ilu but à atleiudre el
prêts à briser tout ce qui leur semlde devoir être uu
ol»sl;ul(v
Quflb' loiliMir pDiir un p;ii<'il boiniuc (\r loinber
(huis INI p.ii'cd indien! Donc d Hue i;u'e ciilciile des
siliialions (pTil préleiid e\pb)iler, d une soi'U' d iiilni-
liou psycbologifpie des personnages médiocres (pi il
approche, |oignaiit à ces facultés, (pu S(nil une ;ii'nu>
puissante à reiiconlie de ceux cpii s i-u Iroux l'iil lola-
264 CHAPITRF, VIII.
Icment dépourvus, une étonnante facilité de parole,
un bagou étourdissant, il dominera tout ce monde
du haut de son apparente supériorité. Si l'on ajoute
la réputation de charité et de dévouement qu'il s'est
faite à dessein pour tromper plus sûrement, on aura
une idée à peu près complète du personnage.
C'est d'abord à Mme Colleville qu'il s'attaque, à
la femme mûre, ayant aspiré à l'amour et ne l'ayant
jamais rencontré, sentant que l'âge vient où tout sera
irrémédiablement perdu, et se raccrochant avec dés-
espoir à la ressource suprême qui s'offre. Avec elle
il jouera la comédie de l'amour sincère, protestera
de sa passion et aura toutes les chances de réussir;
non qu'il l'aime ou ressente pour elle un de ces ca-
prices passagers qu'inspirent souvent aux très jeunes
f^ens les femmes de cet âge, mais il a besoin de lui
donner l'illusion de l'amour pour arriver à son l)ut :
épouser sa fille. Il flatte en elle tous les sentiments
jusqu'alors comprimés. Il y emploie toutes ses res-
sources, même celle d'une dévotion habilement cal-
culée, n'ignorant pas combien est puissante l'inter-
vention des choses pieuses au milieu des choses d'a-
mour. 11 lui glisse dans l'orcilb; des phrases ardentes
et réservées tout ensemble, des propos d'amour et de
j)iété, de savantes et chaleureuses déclarations où la
ruse du hardi tentateur est déguisée sous de pieuses
réticences. Mme Colleville s'est, en effet, réfugiée
dans la dévotion comme dans une sorte de consola-
tion au.v désenchantements de sa vie passée, qui n'a
pas laissé que d'être orageuse. Balzac peint cette
LA VIE BOURGEOISE. 265
crise d'âme à l'aide de métaphores qui présentent
une véritable grandeur tragicpie : — «Elle entendait
une voix autrement criarde et, attendu que sa reli-
gion était un masque nécessaire à porter et non une
conversion, qvi'elle ne le déposait pas, parce qu'elle
y voyait une ressource, et que la dévotion feinte ou
vraie était une manière d'être appropriée à son ave-
nir, elle 'restait à l'église comme dans le carrefour
d'une forêt, assise sur un banc, lisant les indications
de route et attendant un hasard, en sentant venir la
grande nuit. "
Ce hasard, c'est Théodore de la Peyrade, qui se
présente à point au milieu de cette " grande nuit » à
laquelle Balzac compare le vide de son âme. Il mène
avec une telle habileté son entreprise amoureuse,
qu'il ne paraît guère possible que Flavie Collevillc
ne succombe pas. Après sa ])rcmière déclaration
il laisse passer un certain temps, le temps néces-
saire pour qu'elle produise son effet; puis, quand il
la revoit, s'étant fait désirer, ce sont de nouvelles
paroles d'adorateur : — « Oh! voilà ]>ien la femme
que j'ai rêvée, s'écrie le Provençal avec cette extase
et cet accent qui n'embrasent que des âmes et ne
sortent que des lèvres méridionales. Pardon, ma-
dame, dit-il en se reprenant et revenant d'un monde
supérieur à lange; exilé (|u'd regarda pKMiscnïcnt;
pardon, je reviens à ce que je disais. » Sentant enlin
qu'elle est bien à lui, il se fait plus hardi : — u l'^h !
l)ien, oui, je vous aime, dit-il, et je vous ainie d'une
affection sans bornes. Vous êtes au-dessus diiuc foule
266 CHAPITRE VllI.
de petites considérations où s'entortillent les sots.
Entendons-nous. » Notez bien que la Peyrade ne
sonj^e nullement à faire de Flavie sa maîtresse : elle
n'est pour lui qu'un moyen d'arriver au mariage qu'il
désire. Mais pour atteindre à son Lut, Flavie ne suffit
pas. Il lui faut gagner les bonnes grâces du père,
non pas de Colleville, mais de Tbuillier, qui sait que
Céleste est sa fille. Il flattera ses aml)itions, lui per-
suadera qu'il ne peut ainsi demeurer dans l'oisiveté,
qu'il se doit à son pays, et comme Tbuillier fasciné
s'étonne et demande la cause d'un si vif intérêt, la
Peyrade lui avoue en confidence que cette cause,
c'est son amour pour Céleste : — a Votre chère
petite Céleste et mon amour vous réj)ond de tout
mon dévouement. Que ne ferais-jc pas pour un beau-
père ! C'est de l'égoïsme, c'est travailler pour moi! "
S'être attaché Mme Colleville en lui donnant l'il-
lusion d'une passion sincère, avoir gagné Phellion
en caressant son aml)ilion, cela ne lui suffit pas en-
core; il lui faut l'estime de l'intègre et stupide Phel-
lion, chose d'autant plus difficile que Phellion se
défie de lui, ayant les plus graves soupçons sur la
pureté de ses mrcurs. Il y arrivera néanmoins, grâce
à son admirable souplesse d'esprit, grâce à cet art
extraordinaire de comédien qu'il pousse au point de
s'identifier complètement avec la personnalité de
ceux (ju'il veut duper, et de revêtir cette personnalité
(b; telle manière qu'on sa présence ceux-ci s'imagi-
nent être en face de leur propre image : — » Il était
iiiqxjssible à Phellion d'être })lus Phellion que Théo-
LA VIE BOURGEOISE. 267
dore en ce moment n'était Phellion. » — Il faut lire
la scène d'un bout à l'autre, car aucune analyse n'en
saurait donner l'idée. Tous ces personnages assuré-
ment sont bien petits et bien mesquins; petits et mes-
quins par la bassesse de leurs sentiments, par la mé-
diocrité de leur intelligence, ils nous représentent un
monde assez peu digne d'intérêt; mais puisqu'il faut
tout peindre, puisque Balzac a tout peint, puisqu'au-
cune classe de la société ne lui est demeurée indiffé-
rente, reconnaissons que dans cette ceuvrc il a dé-
ployé autant de génie inventif, il a manifesté autant
de sympathie psychologique, il a conçu ses person-
nages, ou médiocres ou vils, avec un relief aussi sai-
sissant que lorsqu'il avait à nous montrer ses plus
puissantes créations ou ses plus attendrissantes figures
féminines.
A tous ceux qui rapj)rochent, la Peyrade pa-
raît supérieur, tout au moins par son audace. Il est
sim[)lement expert en l'art de les manier, surtout en
l'art de s'adresser aux femmes; il sait comme on les
prend et par quelles paroles elles se laissent séduire.
Le seul développement de la passion sincère, l'ex-
posé tout simple et tout franc d'un sentiment vrai ont,
dans la j)lupartdes cas, bien moins de chance de réus-
sir (pit; les phrases prétentieuses et solennelles, les
(b'claratKjiis empli.itiqiies et guindées. Soyez francs,
mettez sMnplement votre (-(eur à nu, sans apostro-
phes; vous paraîtrez froid. Usez-en au contraire
connue Théodore de la Peyrade, forcez un senliment
jusqu'à le rendre prescpie ruliiule dans sou exprès-
268 CRAPITRE VIII.
sion, VOUS aurez toutes chances d'emporter la place.
Tous les « hommes à femmes " ont été plus ou moins
des Théodore de la Peyradc.
Qu'importe, après de tels portraits, de connaître
l'affabulation du roman ! son déveloj)pement et ses
conclusions ! Qu'importe de savoir si Théodore épou-
sera Céleste ou non, si Thuillier arrivera aux hon-
neurs qu'il convoite ! L'important est d'avoir précisé
les caractères qui évoquent au dedans de nous les
personnages réels, faits de chair et d'os, éternelle-
ment vrais, que nous coudoyons dans la vie et qui
ressemblent aux prototypes du romancier'
CHAPITRE IX
LA VIE DE PROVINCE
Haine de Balzac pour l'esprit provincial. — Première partie des
Illusions perdues. — Les portraits n'ont pas vieilli : Le fjcnlil-
honime camj)a{»nard : M. de Cliandour, prototype du Rodolphe
de Madame Bovary. — M. de bai)itot, M. de Barta. La préten-
tion jointe à l'ijjnorancc.
Grossissement voulu des traits physionomiques. — Procédé iden-
tique à celui de la caricature. — Les conversations complètent
les portraits.
La bassesse des sentiments. — Rapproclicinent avec La Bruyère :
Les âmes pétries de boue et d'ordure. — Minoret Levrault. —
Goupil. — Mme Crémière.
Quelques âmes nobles, par exception : I^e docteur Minoret. —
L'abbé Chaperon. — Ils vivent isolés, sans rapports avc<; les
autres.
Solidarité de la vie de province. — La vieille tille : Mlle Cormon.
— Le désir du mariage devenu obsession : elle suscite la pitié
plutôt que le sarcasme. — Elle est duj>c jusqu'à la tin.
Le rri'iiloiii' de l\|)(s, railislc (|iii avait su porcor
ù jour el iK'indio diiiK' loiiclic si vigoureuse tant et
de si jniissanls iustincts, ne jxxivail (Icinciircr iiiseii-
silde aux ridicules de la province (loinnie tous les
{grands esprits et parce (ju il était un jjrand esprit,
jufjcant ave(t celte ahsencc de convcnlions (pii c arac-
tcrise tous ceux qui pensent |)ar eiix-niéines. IJal/.ac
•270 CHAPITRE IX.
devait porter une haine vigoureuse à ce milieu, le
plus favorable à la naissance et au développement
des préjugés. Il l'a peint avec l'implacable rigueur de
l'homme qui a souffert d'une chose, et qui apporte
dans la peinture de cette chose une àprcté d'autant
plus grande qu'il tend pour ainsi dire à se venger
d'une injustice contre lui commise. La femme elle-
même, pour laquelle il professe ce culte et cette
adoration propres à tous lcs| grands » féminins », la
femme, pour laquelle il n'a jamais assez d indulgence
(juand elle succombe, la femme de province
n'échappe pas à ses sarcasmes et à ses attaques.
Dans ses scènes de la vie de province, il la montrera
luttant parfois contre son milieu, s'essayant à un
développement, à une culture contre laquelle réagira
ce milieu même, mais presque toujours entachée de
cette affectation ridicule qui sera pour elle une tare
indélébile et gâtera ses meilleures tendances : — « A
Paris, dit-il, il existe plusieurs espèces de femmes :
il y a la duchesse et la femme du financier, l'ambas-
sadrice et la femme du consul; il y a la femme
comme il faut de la rive droite et celle de la rive
gauche ; mais en province il n'y a qu'ime femme ; et
cette pauvre femme est la femme de province. " —
Vous voyez dans cette phrase une condamnation en
dernier ressort, sur laquelle il ne reviendra plus,
condamnation injuste sans doute, puisqu'elle enferme
dans un jugement d'enseml)le toute une catégorie
d'êtres et qu'il n'y a en ce monde que des indivi-
dus^ nuiis (pii dénutnlre nna fois de plus \v carac-
LA VIE DE PROVINCi:. 271
tère de son intelligence intuitive et gcnéralisatrice!
Pour bien comprendre à quel point est poussée sa
haine de Tesprit de province, il faut s'arrêter à une
œuvre, ou plutôt à la première partie d'une œuvre
dans laquelle il s'est plu à grouper les principaux
types de provinciaux ridicules, les faisant valoir les
uns par les autres et les réunissant de parti pris, afin
de pouvoir mieux les détailler : j'entends la première
partie des Illusions perdues. Quand on l'envisagerait
simplement comme un ensemble de portraits, elle mé-
riterait d'être étudiée à part et qu'on s'y arrêtât lon-
guement. Ce roman n'a d'ailleurs pas vieilli; car le
propre du génie de Balzac est de créer pour l'avenir
et de peindre d'une touche assez vigoureuse pour que
ses conce[)lions, dans leur ensemble sinon dans leurs
détails, soient et demeurent à toute époqu<> d'une
entière vérité. Nous retrouvons dans les descri})tions
(jn'il MOUS donne, dans l'analyse morale (|u il lait des
types représentés, les traits généraux des personnages
qu'il nous est loisible de coudoyer aujourd'hui et
d'examiner dans notre société actuelli-.
Hal/.a(' décrit la soirée offerte par Mme de Uar-
geton aux principaux personnages (pu lialutent la
ville d'Angoulême et devant lesquels elle veut pro-
duire le jeune Lucien de Rubempré. Il convient de
manpiir des Taliord le cniiliMsIc (h-s idées (pu
explupie le c(»iilrasle des personnages (pie IJalzac va
peintire : liU<'ien de Hubempré re|)resenlail, dans
cette première partie du roman, la délicatesse et
l'arislocial K du .sentiiiieiil connue di I iiilcllifjeiice.
272 CHAPITRE IX.
Lucien de Rubempré le poète, c'cst-à-dirc l'être
fragile et faillie, mais doué d'une sensibilité exquise
et toute frémissante; la société dans laquelle il paraît
présentait au contraire toutes les médiocrités intel-
lectuelles. Balzac craint sans doute qu'on ne trouve
sa peinture ou fausse ou trop hardie, car il prend soin
de qualifier u d'extraordinaires, ces personnages que
les gens auxquels la province est inconnue seraient
tentés de croire une fantaisie " .
C'est d'abord le fat, l'homme satisfait de lui-même,
de sa beauté physique et de sa prestance corporelle:
M. de Chandour. Après une dcsci'iption minutieuse
de son costume, Balzac ajoute : — « Tout son vête-
ment avait un caractère exagéré qui lui donnait une
si grande ressemblance avec les caricatures, qu'en le
voyant les étrangers ne pouvaient s'empêcher de
sourire. Stanislas se regardait continuellement avec
une sorte de satisfaction de haut en bas, en A'érifiant
le nombre de l)Outons de son gilet, en suivant les
lignes onduleuses de son pantalon collant, en cares-
sant ses jambes par un regard qui s'arrêtait sur les
pointes de ses bottes. » — C'est l'homme à femmes
dans toute la force de l'expression, le désœuvré qui
passe son existence dans la perpétuelle poursuite des
succès féminins, le beau mule triomphant et victo-
rieux : — Il La plupart du temps, ses discours com-
portaient des gravelures comme il s'en disait au dix-
huitième siècle. Ce détestable genre de conversation
lui procurait rjuelqucs succès auprès des femmes, il
les faisait rire. " — Vous reconnaissez à ce portrait
LA VIE DE PROVINCE. 273
le prototype et le précurseur du Rodol[)he de Ma-
dame Bovary.
A côté des prétentions physiques, il y a les préten-
tions intellectuelles. M. de Saintot les incarne, et le
ridicule est encore plus saisissant, car la prétention
est plus disproportionnée. Celui-ci passe pour un
savant, et toule la ville est en admiration devant lui.
Toute proportion gardée et en marquant les diffé-
rences qui peuvent exister entre un village et une
ville, il nous apparaît comme le «Homais» d'Angou-
léme ; il en a la suffisance vaniteuse et l'imLécillité :
— « Ignorant comme une carpe, il n'en avait pas
moins écrit des articles sur les eaux-dc-vic dans un
dictionnaire d'agriculture, deux oeuvres pillées en
détail dans tous les articles de journaux, et où il était
question de ces deux produits. Tout le département
le croyait occupé d'un traité sur la culture moderne.
Si quelqu'un venait le voir, il se laissait surprendre
brouillant des pa[)ier8, cherchant une note égarée ou
taillant .'^a plume; mais il employait en niaiseries
tout le temps qu'il demeurait dans son cabinet; il y
lisait longuement son journal; il sculptait des bou-
chons avec son canif; puis le soir il s'efforçait d'ame-
ner la conversaliou sur un sujet fjui lui penuil de
dire : — » Il se trouve dans Cicéron un passage qui
semble avoir été écrit pour ce qui se passe de nos
jours. i> — Il récitait alors son passage au grand
ctonnement des auditeurs, (jiii se disaieul entre eux :
— Il Vraiment .Vslf)lplie est un puits de science. »
— Voici M. de Hrébion, l'homme aux prétentions
274 CHAPITRE IX.
d'artiste : il se croit dessinateur et fait pendant à
M. de Barta, qui s'imagine être musicien. Les tares
morales viennent se joindre aux tares intellectuelles :
— (i Chacun d'eux donnait le bras à la femme de
l'autre. Au dire de la chronique scandaleuse, cette
transposition était complète. Les deux femmes, égale-
ment préoccupées d'un fichu, d'une ganture, de
l'assortiment de quelques couleurs hétérogènes,
étaient dévorées du désir de paraître Parisiennes
et négligeaient leur maison où tout allait à mal. "
Le trait commun à toutes ces peintures est évi-
demment un grossissement voulu, prémédité par
avance; mais c'est là une condition inhérente au
genre même du portrait : vous la trouvez au même
titre chez les plus célèbres des écrivains qui y ont
excellé, chez La Bruyère par exemple, dontil convient
de rapprocher ici Balzac. Les procédés sont identiques,
et dans maint passage le style diffère si peu, qu'on
pourrait s'v tromper. De même que l'art de la cari-
cature tire ses effets les plus saisissants de l'accen-
tuation quasi invraisemblable des traits physiono-
uiiqucs les plus marqués du personnage, de même
aussi cette caricature morale dont La Bruyère nous
a fourni les exemplaires les plus achevés, et que
Balzac à sa suite appliquait auv nireurs de son temps,
doit son intensité, sa puissance d'obsession au gros-
sissement, voisin souvent de la déformation, que
l'artiste fait subir à la réalité. Vous avez vu les por-
traits ; écoutez les conversations : Lucien de
Bubciiipré. proué par Mme de Bargelon, vient de
LA VIE DE PROVINCE. 275
réciter des vers de Chénier : — " Trouvez-vous cela
bien amusant, Fifine? dit à sa voisine la sèche Lili,
qui s'attendait peut-être à des tours de force. — Ne
me demandez pas mon avis, ma chère; mes yeux se
ferment aussitôt que j'entends lire. — C'est fort bien
déclamé, dit Alexandre ; mais j'aime mieux le Avhist. "
— Et encore : — " Mais nous étions venus pour
entendre des poésies de M. Chaudron, et vous nous
donnez des vers (verse) imprimés. Quoique ces mor-
ceaux soient fort jolis, par patriotisme ces dames
aimeraient mieux le vin du cru. — Ne trouvez-vous
pas que la lanjjue française se prête peu à la poésie?
dit Astolphc au directeur des contributions. Je trouve
la prose de Cicéron mille fois plus poétique. — La
vraie poésie française est la poésie légère, la chanson,
répondit Chatelot. — La chanson prouve que notre
langue est très musicale " , répondit Adrien.
Ce que nous avons vu jusqu'ici, ce sont des ridi-
cules tenant plutôt à l'infériorité de l'esprit qu'à
la bassesse du cœur. Dans le roman d'Ursule Mi-
l'Oîiet, c'esl cette bassesse du co'ur (h)iinant nais-
sance aux actes les plus vils et les plus méprisa-
bh's fjuc IJalzac étudie, qu'il analvse avec un luxe
de détails, unr snrahondancc (h' lails peu «Dni-
mune. Tous hs |)(MSonnages qui s'agitent dans hi
petite ville de |iroviiuM' autour de la suc(^ession i\u
vieux docli'iii- Minorcl ajjparlicnncnt à la catégorie la
plus niiscialilc ; ds donncnl de ICspccc liiniiaine,
envisajjéc dans ses rcprcscnlanis inférieurs, au poini
(le vue des mitbiles ignobles de la plus liiche cupidité,
276 CHAPITRE IX.
une idée tellement vile qu'ils ont pu servir de thème
aux adversaires déclarés de Balzac pour incriminer
son œuvre et leur permettre d'élever contre lui l'ac-
cusation d'avoir exclusivement arrêté son attention
sur les bas-fonds de l'âme. C'est ainsi, et par un pro-
cédé familier à ceux qui se constituent les détracteurs
du génie, que les ennemis du grand romancier pre-
naient prétexte des œuvres qui, semblables à Ursule
Mirouet, à la Rabouilleuse, à la Vieille fille, décou-
vrent plus particulièrement ces bas-fonds, pour
fermer volontairement les yeux sur d'autres peintures
d'une rare noblesse qui en sont comme la contre-
partie, et prétendre que Balzac n'avait excellé que
dans les premières. La vérité est que, avant eu' du
monde une vision complète et intégrale, il avait visé
à ne rien omettre et qu'il s'était montré aussi puis-
sant dans la peinture des 'parties viles que dans
celle des parties hautes de l'àme. Elles nous appa-
raissent en effet d'une saisissante et cruelle vérité, ces
âmes dont on peut dire, suivant la belle expression
de La Bruyère, qu'elles sont u pétries de boue et
d'ordure " , ce Minoret-Levrault, maître de poste de
Nemours, Caliban de bas étage, type de la brute,
insensible à tout, sinon à ce qui concerne ses intérêts.
Il présentant une de ces physionomies où le penseur
aperçoit difficilement trace d'âme sous la violente
carnation que produit un brutal développement delà
chair" ; ce Goupil, le plus lâche et le plus crapu-
leux, mû par des instincts grossiers, d'une immoralité
llagraiile, qui, a armé de prétentions que comportait
LA VIE DE PROVINCE. 277
sa laideur, avait un détestable esprit, particulier à
ceux qui se permettent tout, et remployait à venger
les mécomptes d'une jalousie permanente " ; — ce
Massin-Levrault, " un des plus âpres bourgeois de la
petite ville, ayant la physionomie d'un Tartare : des
yeux petits et ronds comme des sinelles sous un front
déprimé, les cheveux crépus, le teint huileux, de
grandes oreilles sans rebords, une bouche presque
sans lèvres et la barbe rare » ; — cnHn cette
Mme Crémière » , au teint criblé de taches de rous-
seur, un j)eu trop serrée dans ses rol)CS, et qui pas-
sait pour instruite parce qu'elle lisait des romans.
Cette financière du dernier ordre, pleine de préten-
tions à l'élégance et au bel esprit, attendant l'héri-
tage de son oncle pour prendre un certain genre,
orner son salon et y recevoir la bourgeoisie, car son
mari lui refusait les lampes Carcel, les lithographies
et les futilités qu'elle voyait chez la notairesse " .
La série de leurs actes pour atteindre au but qu'ils
poursuivent, en vue duquel ils réunissent leurs efforts
avec une entière solidarité, ressemble assez aux
uiouvements instinctifs de bétes de proie se concer-
tant pour s'emparer d'un gibier. On peut se désin-
téresser de telles peintures, ou plutôt réserver ses
préférences pour des o-uvres se référant à des senti-
ments d'un autre ordre; mais il est impossil>le de
n<; pas recoiniaître, une fois admis le |)rincipe de
runiversabté (hs points de vue en ;irl, (pic IJal-
zac a représenté c-es instincts avec une iiie|;alalih'
puissance, e( (pi'il s'est révélé dans ces jn'inturcs
11.
278 CHAPITRE IX.
un maître aussi accompli que partout ailleurs!...
Nous n'avons rencontré jusqu'à présent, en étu-
diant la vie de province, que des imbéciles et des
maniaques, des malhonnêtes et des êtres vils. L'idée
préconçue de Balzac a été manifestement de repré-
senter ce milieu sous un jour défavorable, et l'on
peut dire qu'il y a pleinement réussi. Pourtant les
imbéciles et les maniaques n'y sont pas seuls ; il
s'y rencontre des créatures d'exception, soit qu'ayant
passé la première partie de leur existence dans un
milieu plus favorable au développement intellectuel,
elles conservent, même dans la société médiocre où
elles se trouvent transplantées, quelque chose de leur
supériorité première , soit qu'en vertu de leur
noblesse native elles aient été marquées pour une vie
élevée, et que les mesquineries de la province aient
glissé sur elles sans les entamer!
De la première catégorie nous apparaît le docteur
Minoret. Il a été l'un des célèbres praticiens de la
science parisienne, et il vient se retirer dans sa vieil-
lesse avec sa nièce Ursule dans la petite ville de
Nemours. Les petitesses de la vie de province ne
sauraient l'atteindre, car sa haute éducation, son
savoir immense et la noldesse de son ame le placent
au-dessus de tous ceux qui l'entourent. Il vivra à
Nemours avec la jeune fille qu'il considère comme son
enfant, seul ou du moins avec ceux-là seulement aux-
quels il permettra de l'approcher; en effet le pre-
mier souci de l'homme supérieur est de se montrer
jaloux de sa lil)erté, comme du plus précieux des
LA VIE DE PROVINCE. 279
trésors, de ne laisser personne empiéter sur sa vie.
L'abbé Chaperon fera un contraste spirituel avec
Minoret : Tun, le savant, Fidèle à ses croyances maté-
rialistes; l'antre, le prêtre, croyant et spiritualiste ;
mais la beauté de leur àme les rapproche et les unit.
L'abbé Chaperon est le type accompli du prêtre
véritablement saint, comme il en existe quelques-
uns, aussi rcspcctal)le par la sincérité de ses croyances
que par la pureté de sa vie et la largeur de ses idées.
Entre lui et Minoret l'amitié est soudaine et j)rofonde,
car ce sont deux beaux caractères dans la haute
acception du mot. Joignez à ces deux personnages
principaux un gentilhomme vieux garçon, M. de
Jordy, et un vieux juge de paix excelloul, le père
Bongrand, vous aurez la société habituelle du
D' Minoret : — "La réunion de ces personnes supé-
rieures, les seules qui eussent des connaissances assez
universelles pour se comprendre, explique la répul-
sion du vieux Minoret pour ses héritiers : s'il devait
leur laisser sa fortune, il ne pouvait les admettre
dans sa société. " — b;i douce Irsidc Miroiul est
leur enfant commune i\ tous : — ■' Celle l.iinilh^
d'esprils choisis eut dans Ursule une enfanl iidopléc
par chacun d'cnx scion .ses gouls : le ( nrc pensait à
l'ame, le |n;;c (h' pai\ Se faisait le ciiialciii'. Ii' mili-
taire sc |iioiiiell;iil de dcvenii- le précepteur : et (piaut
h Miuiuel, il était à la lois le père, la mère et le
médecin. -
Sa tendresse pour I isiile se manifeste coiimie nu
seritiiiienl d nii ordre lare : «est la |iateriiile avec
280 CHAPITRE IX.
quelque chose de plus, que les liens du sang sont
incapables de donner et qui tiennent précisément à
cette paternité d'élection : — " L'heureux vieillard
suivit avec les sentiments d'une mère les progrès de
cette chevelure blonde, d'abord duvet, puis soie,
puis cheveux, légers et fins, si caressants aux doigts
c|ui les caressent. La beauté d'Ursule, sa douceur la
rendaient si chère au docteur qu'il aurait voulu
changer pour elle les lois de la nature; il dit quel-
quefois au vieux Jordy avoir mal dans ses dents
quand Ursule faisait les siennes. Lorsque les vieil-
lards aiment les enfants, ils ne mettent pas de bornes
à leur passion, ils les adorent. Pour ces petits êtres,
ils font taire leurs manies et pour eux se souviennent
de tout leur passé. " Il faut suivre dans le roman le
développement de cette affection, l'action et la réac-
tion qu'elle exerce sur ces deux êtres ; c'est là, au
milieu des laideurs et des vulgarités environnantes, la
partie pure de l'œuvre, celle qui repose l'esprit fatigué
par toutes ces bassesses. La douce jeune fille traverse
ces infamies, comme une fleur immaculée à l'abri de
tout contact impur. Son influence est toute-puissante
sur l'esprit du vieux docteur ; elle l'amène à la foi, ou
du moins à l'illusion de la foi par sa tendresse et ses
touchants reproches. Quant à Minoret, ses préoccu-
pations d'éducateur tendent à faire d'Ursule une
âme exquise, autant par la douce féminéité de sa
nature que par la contemplation élevée de ses
devoirs : il est à la fois doux et sévère, indulgent et
bon. Lorsque, arrivée à celle période critique de la
LA VIE DE PROVIiNCE. 281
naissance de l'amour chez la vierge, Ursule avoue
naïvement à Minoret les troubles qui l'agitent, avec
quelle noblesse il lui marque sa conduite ! 11 ne craint
pas de lui révéler les lois mystérieuses de la vie, fort
de cette conviction qu'il n'y a l'ien d'impur dans
l'ordre de la nature, et qu'à une âme malsaine seule-
ment de telles révélations peuvent être nuisibles : —
« Les sensations que tu éprouves, ce mouvement de
ta sensibilité qui se précipite de son centre encore
inconnu sur ton cœur et sur ton intelligence, ce bon-
heur avec lequel tu penses à Savinien, tout est
naturel; mais, mon enfant adorée, comme t'a dit
notre l)on abijé Chaperon, la société demande le
sacrifice de beaucoup de penchants naturels. » — Là
se trouve, nous semhle-t-il, l'idéal de l'éducation, et
il ne nous a pas paru inutile de le marquer, connais-
sant de quelle manière on l'entend d'habitude!...
Après les luttes autour d'un héritage, les luttes
autour d'une héritière, et toujours, pour cadre à ces
bassesses, le milieu de province ! Pourquoi cette
persistance à envisager la j)r(>vince sous un tel jour?
Est-ce que ces luttes, ces rivalités, ne se produisent
pas dans le décor de l'existence parisienne? Sans
doute, et Balzac mieux que personne le savait. Si
donc il h'S a |)l;u'écs avec parti pris dans ses études
sur la vie de province, c'est (pi'il a considéré ce
cadre «•oninic pbis favorable à leur développement
et à leur ;uiiil\sc La vie parisienne avec ses agita-
lions et ses troubles est, tic sa nature, trop complexe,
il s'y remue tro|) de passions, Iropd'intéréts opposés ;
IG.
282 CHAPITRE IX.
les personnages qui se présentent sur cette scène
mobile et changeante courent à Tassouvissance de
désirs trop variés, pour que l'existence d'une préoc-
cupation unique, exclusive comme celle qui fait
l'objet de la Vieille fille, ou à.' Ursule Miroiiet, puisse
y offrir le même caractère absorbant. Dans le décor
de la vie de province où tout, au contraire, est
réglé par avance, où les acteurs répètent pour ainsi
dire chaque jour les mêmes rôles et esquissent les
mêmes gestes, lorsqu'un intérêt capital pour un
même groupe d'individus, lorsqu'un but passionnant
se dresse devant eux, l'absence complète d'événe-
ments saillants de nature à les en distraire est une
cause suffisante et nécessaire de l'insistance avec
laquelle ils s'orientent dans le sens de cette passion.
C'est ce qui fait qu'en province les coteries et les
groupes ont une telle influence et que la solidarité
entre individus s'y précise avec une telle netteté !
Balzac avait à merveille compris cette loi psycho-
logique, et dans maint passage de ses œuvres, nous
pouvons dire : dans chacune de ses études impor-
tantes sur la vie de province, — si l'on excepte le
Lys dans la vallée, qui est une analyse purement indi-
viduelle, — dans Eugénie Grandet, dans Ursule
Mirouet, dans la Muse du département, dans la Vieille
fille, dans les Illusions perdues, à côté des person-
nages de premier plan qui sont les acteurs princi-
])auxdu drame, nous trouvons les personnages acces-
soires constitués en groupes et agissant directement,
par leur influence et la répétition ininterrompue
LA VIE DE PROVINCE. 283
(le leurs intrijjucs, sur le dénouement du drame.
Il n'est peut-être pas d'œuvre où cette observation
se vérifie mieux que dans la Vieille fille. Avant d'en
étudier riiéroïne, Mlle Cormon, Balzac décrit avec le
luxe de détails, avec la fatigante insistance qui lui
est particulière, le milieu dans lequel se développe-
ront les intrigues du roman : il nous montre ce salon
de la vieille fille de province où se retrouvent,
chaque jour et à la même heure, les mêmes person-
nages, où se reprennent avec une invariable régula-
rité les mêmes conversations, où les personnages
reçus exécutent leurs grimaces quotidiennes avec
une précision d'automates. Et c'est justement cette
précision, c'est cette insistance et cette répétition
qui créent la force des passions en province : elles y
gagnent en intensité ce qu'elles n'ont j)as en variété,
et comme la solidarité entre les divers individus y
constitue des groiqjes puissants, elles revêtent un
caractère particulièrement redoutable ! On pourrait
préciser d'un mot l'opposition entre les scènes de la
vie de province et les scènes de la vie parisienne :
les unes sont avant tout des études de fj/'oiipcs sociaux,
les autres des études (\'i/tdivi(lns.
Dans une beure de pbilosophie assez douce qui
parait contraire à son liabituelle mauure dCiivisager
la province, Halzac écril, résumant la (b'scnplion
(pi'il a faile du salon de Mlle (lornion : — >' Si le
rcloiir exact cl |(miiiab(r des iiirmcs [las dans un
même sentier n'est pas le bonbeiir, il le joue si bien
que les gens amenés par les orages d une vie agitée
284 CHAPITRE IX.
à réfléchir sur les bienfaits du calme, diront que là
était le bonheur, n — Le bonheur sans doute peut
être là dans une conception assez étroite et médiocre
de la vie. Il est clair que certaines natures faites pour
le repos, pour la tranquillité, nullement douées de
cette ardeur de lutte qui dans le domaine des faits ou
des idées fait les êtres supérieurs, peuvent y trouver
la satisfaction de leurs goûts et des conditions excep-
tionnelles de bonheur : elles pourront même réaliser
un idéal d'e.xistence particulièrement noble, pourvu
qu'elles se tiennent en dehors des groupes et des
coteries. Mais pour peu que leur activité se trouve
mêlée à la vie ambiante, avec quelle rapidité la rou-
tine et le ridicule s'y attacheront : voilà ce que Balzac
a puissamment dégagé dans l'ensemble de ses études
sur la province, voilà la vérité saisissante qui en
ressort et en constitue la philosophie.
Prenons par exemple le type de Mlle Gormon.
Balzac intitule son œuvre : la Vieille fille, et cette
dénomination ne lui convient peut-être pas absolu-
ment, car ce mot, vieille fille, implique quelque
chose de dur et d'acariâtre qu'elle n'a pas. Riche et
nullement désagréable, elle est arrivée àquarante ans
sans s'être mariée; non qu'elle ait manqué de pré-
tendants, — une fdle riche en trouve toujours, — mais
parce qu'elle les a successivement écartés. Notez que
ses prétentions sont loin de déceler une àme vulgaire :
ayant de la fortune, elle a craint d'être épousée pour
cette fortune; elle veut être aimée pour elle : quoi
de j)lus légitime et de plus digue? — d L'ambilionde
LA VIE DE PROVINCE. 285
Mlle Cormon prenait sa source dans les sentiments
les plus délicats de la femme : elle comptait régaler
son amant en lui démasquant mille vertus après le
mariage, comme d'autres femmes dévoilent les mille
imperfections qu'elles ont soigneusement voilées;
mais elle fut mal comprise ; la noble fdle ne rencontra
que des âmes vulgaires où régnait le calcul des inté-
rêts positifs, et qui n'entendaient rien aux beaux
calculs du sentiment, n
Ce n'est pas une àmc basse, et Balzac prend soin,
dès l'abord, de la différencier de celles qui l'entou-
rent, la mettant en opposition avec elles; mais voici
que le ridicule va l'atteindre, et ce ridicule lui viendra
précisément de ses rap[)orts avec son milieu. Le
désir du mariage devient chez elle obsession et com-
munique à ses démarches je ne sais quoi d'apprêté,
de guindé qui en fait à certaines heures un person-
sonnage voisin du grotesque ; un détail de son être
psychologique y contribue surtout : c'est le contraste
qui caractérise d'ailleurs la plupart des filles mûres
désireuses de l'amour et qui ne l'ont pas rencontré,
entre leur ignorance des réalités de la vie et la liberté
d'actions que semble leur octroyer ce simple fait
d'avoir dépassé un certain âge. INIlle Cormon est
libre de ses ai^tes, maîtresse de sa forlune; elle lient
salon, et le salon le plus couru de la ville; elle y
reçoit une nombreuse société dont le principal souci
est de la tourner en ridicule, et malgré cela elK^offre
le contraste diiue i-nioranee aussi comjilèle de
l'amour qu'on |)eiit la rencontrer clie/, la plus naïve
286 CHAPITRE IX,
des vierges de quinze ans, l'appelant néanmoins de
toute la force de son âme, de tous les désirs de sens
qui s'Ignorent, contraste piquant et fertile en sur-
prises : — « Il n'y avait pas une seule personne dans
tout Alençon qui attribuât à cette vertueuse fille un
seul désir des licences amoureuses; elle aimait en
Lloc sans rien imaginerde l'amour; c était une Agnès
catholique incapal)le d'inventer une seule des ruses
de l'Agnès de Molière... " — » Mlle Cormon avait
beau prier Dieu de lui faire la grâce de lui envoyer
un mari, afin qu'elle pût être chrétiennement heu-
reuse, il était sans doute écrit qu'elle mourrait vierge
et martyre, car il ne se présentait aucun homme qui
eût tournure de mari. » — Balzac, dans cette œuvre,
s'est plu à étudier, en y insistant longuement, les tor-
tures sentimentales et physiques de l'être pour qui
l'amour est un besoin impérieux du cœur aussi bien
que des sens, et qui assiste avec douleur, à mesure
que les années s'écoulent, à la diminution progressive
des chances que ce besoin soit un jour satisfait.
Sujet singulièrement poignant pour un observateur
comme lui et qui ne peut manquer d'e.\citer la sym-
pathie de ceux qui s'Intéressent au développement de
la passion, partout où elle est sincère : — u Se moque
qui voudra de la pauvre fille! Vous la trouverez
sublime, âmes généreuses qui ne vous inquiétez
jamais de la forme que prend le sentiment et l'admi-
rez là où il est. 1)
Toute sa sympathie de créateur et d'observateur
est dans ces mots. A ses yeux, toutes les démarches
LA VIE DE PROVINCE. 287
irraisonnées auxquelles elle se livrera, toutes ses
innocences et ses ijq;norances, qui paraissent si dépla-
cées à son âge, auront une signification, parce qu'elles
lui sembleront les éléments psychologiques indis-
. pensables d'une existence manquée et par conséquent
pitoyable. Que maintenant ces traits si intéressants
pour le psychologue, si apitovants aux regards du mo-
raliste, deviennent le plastron de toutes les attaques,
de toutes les railleries de ceux qui vivent auprès
d'elle, qu'ils plaisantent avec cruauté et les accidents
physiologiques auxquels donne lieu ce célibat pour
lequel elle n'est pas faite, et ces naïvetés qui éclatent
en mots inoubliables, et ces démarches inconsidérées
qui sont la conséquence d'une vie manquée, il n'y
a là rien de bien surprenant, et c'est un thème d'une
rare richesse, étrangement favorable à l'étude des
petitesses de l'existence de province.
Que sa fortune devienne le j)oint de mire de toutes
les ambitions, la cause de toutes les jalousies, qu'elle
soit l'objet de toutes les rivalités, des luttes les plus
ardentes comme les plus soigneusement dissimulées,
la chose est encore fatale et cadre à merveille avec
ce (pic nous connaissons des comj)élitions et des
luttes de ce milieu. Deux iiitngauls se (bspulent cette
fortune : 1 un, vieillard niiiié, noble de l'ancien
temps, ayant conservé de la cour de IjouIs XVI les
habitudes élégantes, les manières du grand seigneur,
comptant parce mariage redorer son blason; Taiilre,
une espèce de gentilliomine campagnard, à Tasjjccl
plus viril, bourgeois et hobereau, au fond vil ambi-
288 CHAPITRE IX.
tieux; le chevalier àa Valois et du Bousquier s'exè-
crent, car ils se savent rivaux et sentent que le
succès de l'un sera la ruine de l'autre. Du Bousquier
exerce sur Mlle Cormon ce genre spécial d'attraction
que produisent sur les femmes ignorantes les hommes,
entreprenants, qu'elles redoutent, mais vers lesquels
elles se sentent invinciblement entraînées. Il y a là
de mystérieuses attirances qui expliquent Ijien des
svmpathies en apparences inexplicables : — " Elle
avait tout ensemble comme un pressentiment qu'elle
l'épouserait, et une terreur qui l'empêchait de sou-
haiter ce mariage. Son âme, stimulée par ces idées, se
préoccupait de du Bousquier. Sans se l'avouer, elle
était influencée par les forces herculéennes du répu-
blicain. " — Quant au chevalier de Valois, il eût
satisfait en elle les visées aristocratiques, la manie de
noblesse, plus vivace encore en province que partout
ailleurs ; mais son âge lui fait écarter la pensée d'un
mariage, et bien qu'ignorante des choses de l'amour,
elle ne peut s'accoutumer à voir en lui un mari. Lui,
de son côté, caresse avec amour la pensée d'une union
qui satisferait son désir de richesse, comme ses fan-
taisies de libertin !
La hantise du mariage la poursuit avec une crois-
sante obsession. Il faut lire toute la scène — car
elle est à la fois tragique et comique; elle découvre
avec une intense vérité la puissance des appels de la
nature — dans laquelle Balzac la montre se raccro-
chant comme à un espoir su})rème à l'idée d'un
mariage avec un vieux soldat qu'elle croitcélibataire
LA VIE DE PROVINCE. 289
et qui vient s'installer à Alençon : tout à coup elle
apprend qu'il est marié, et tombe foudroyée. Du
Bousquier comprend alors que l'instant est venu de
porter un coup décisif, et de s'offrir, alors que les
dernières espérances de la pauvre fille ont disparu
pour jamais : elle se laisse prendre à la plus grossière
déclaration : — » Elle se souvenait d'avoir été dans
les bras de du Bousquier, — au moment où elle
s'était évanouie, — et ce hasard surtout lui paraissait
un ordre du ciel. Elle avait été vue pour la première
fois par un homme, sa ceinture brisée, son lacet
rompu, ses trésors violemment lancés hors de leur
écrin. — « C'est dommage, ajouta-t-il que cela ne
m'ait pas donné le droit de vous garder pour tou-
jours à moi. (Elle écouta d'un air ravi.) Evanouie là
sur ce lit, entre nous vous étiez éblouissante ; je n'ai
jamais vu de ma vie de plus belle personne, et j'ai vu
beaucoup de femmes. "
La pauvre fille se laisse prendre ù ces paroles
grossières : elle épouse du Bousquier, et le dernier
paragraphe du roman en dit long sur les douleurs de
la femme, pour (jui a compris celles de la vierge : —
u Mme du Bousquier vit encore; n'est-ce pas duc
qu'elle souffre toujours? En atteignant l'àgc de
soixante ans, époque à laquelle les femmes se per-
mettent des aveux, elle a dit en confidence à Mme du
Coudrai, qu'elle ne su/>/)orlait pas l'idée de mourir
fille. Il
n
CHAPITRE X
LA VIE DE CAMPAGNE.
]dée maîtresse et portée sociale du roman le.i Paysans: Son carac-
tère eu quelque sorte prophétique. — Balzac pressent les
.- revendications sociales.
L âme paysanne composée de quelques instincts rudimentaires .
— La vie morale n'y dépasse guère la limite de ces instincts.
— Cette conception se dégajje à merveille des types de Balzac :
Fourchon, Tonsard.
Grossissement voulu jusqu'au tragique du type de Fourchon. — On
sent trop Balzac derrière son personnage. — Le Germinal de
M. E. Zola : Souvarine opposé à Fourchon.
Exclusivisme de l'instinct dans les rapports sexuels. Le paysan
s'accouple comme l'animal. — Retour aux origines premières de
l'homme.
Le Curé de village contraste avec les Paysans. — Influence toute
puissante de l'éducation. — Noblesse et pureté du type du curé
Bonnet. — Haute poésie de cette figure. — Il est une manifesta-
tion de l'idéal.
Influence bienfaisante de la nature sur certains esprits. — Bénas-
sis. — Le sens de la solitude. — Grandeur morale de la vie soli-
taire.
L'épigraphe du roman les Paysans est ainsi conçu :
— a Le l)ut de cette étude d'une effrayante vérité,
tant que la société voudra faire de la })hiIanthro-
pie un principe au lieu de la prendre j)Our un acci-
dent, est de mettre en relief les principales figures
d'un peuple oublié par tant de plumes à la poursuite
LA VIE DE CAMPAGNE, 291
de sujets nouveaux.. Cet oubli n'est peut-être que de
la prudence, par un temps où le peuple hérite de
tous les courtisans de la royauté. On a fait de la poésie
avec les criminels, on s'est apitoyé sur les boureau.x,
on a presque déifié le prolétaire. Des sectes se sont
émues et crient par toutes leurs plumes : « Levez-
vous, travailleurs " , comme on a dit au tiers état :
(i Lève-toi! » — Cette déclaration léfrèrement em-
phatique, ce cri d'alarme poussé par Balzac dans
la dédicace de son étude sociale des Paysans en
marque la portée et le but. Ici en effet, et au premier
chef, il s'ayit d'une œuvre subordonnée ;\ une idée,
d'un roman composé pour la démonstration d'une
vérité sociale; comme toutes les conceptions de cet
ordre, le roman des Paysans présente les quali-
tés et les défauts inhérents aux (i;uvres à thèse. Des
qualités d'abord, car l'idée maîtresse qui soutient l'é-
crivain dans l'exécution de pareilles (ouvres leur
donne une unité et une portée j)eu communes ;
elle devient comme un inrilanicnlinn pcrpéliicl, un
appui pour hu, à travcr.s les diflicullcs (K' rcxécii-
tion. Des défauts ensuite, et des déf;mls <|iii sont
justoMient la contre-partie de ces qualités : le pbis
saillant dv. tous, est la subordination t\c la vérité psy-
chologupir, (le 1 cx.uIiIikIc (b'S délads iiuuaiix à la
nécessité d'écrire conformément à colle idée domnia-
trice, <[Ui pèse de tout son poids sur Irriivre inéiue.
Il ne s'a};il pins h'i simpleiuenl d ;iii;il\S( r drs caiae-
lères, d él imIm rdes seiilmuiils et ^\^•>^ iiislincls; d liiiil
avant tout <|i;e la pcinliirc (jimmi en f:iil s accorde
292 CHAPITRE X.
avec le cadre où on Ta placée ; il faut que l'ien n'ad-
vienne qui aille contre la thèse soutenue ; et si
par hasard un détail surgit, de nature à amoindrir
l'effet attendu, le romancier doit ou l'atténuer, ou le
faire disparaître. Le résultat est donc parfois une
altération, une déformation nécessaire du type psy-
chologique. Nous aurons à le montrer au cours de
cette étude, et s'il faut reconnaître que la chose se
présente rarement dans l'œuvre de Balzac, il con-
vient de noter qu'elle est manifeste dans le roman
dont nous allons étudier la portée sociale.
L'idée maîtresse qui a donné naissance à cette
création se trouve déjà en germe dans la phrase citée
plus haut; sa portée définitive et son hut serontmieux
connus, si nous complétons la citation de Balzac : —
Il On voit hien qu'aucun de ces Erostrates n'a eu le
courage d'aller au fond des campagnes étudier la
consp ration permanente de ceux que nous appelons
encore les faibles contre ceux qui se croient les forts. . .
Il s'agit seulement d'éclairer, non pas le législateur
d'aujourd'hui, mais celui de demain. » — Ne revét-il
point le caractère d'une inquiétante et sinistre pro-
phétie, à la fin de ce siècle où les problèmes sociaux
s'imposent à nos esprits troublés, ce cri d'alarme
])Ous8é par le grand romancier, voici bientôt cin-
quante années, car l'œuvre est de 1845, et n'est-ce
j)oint le fait des esprits de haute envergure, comme
était le sien, d'avoir pressenti, à l'époque où elle
n'apparaissait encore (jue vaguement indiquée, l'im-
portance de questions dont la solution menace d'être
LA VIE DE CAMPAGNE. 293
un bouleversement complet de l'ancien état de cho-
ses? Changez le milieu, modifiez les personnages :
aux paysans substituez le peuple des villes, agglo-
méré dans les grands centres, dans les usines et les
manufactures; en place de l'aristocratie et des pro-
priétaires terriens, qui de plus en plus deviennent
rares, le morcellement des fonds s'accentuant de
jour en jour, mettez la classe bourgeoise, contre la-
quelle sont accumulées aujourd'hui plus d'inimitiés
et plus de haines qu'il n'en était accumulé il y a cent
ans contre la noblesse ; opérez celte double substitu-
tion : vous n'aurez fait que modifier les acteurs; le
problème demeurera toujours aussi insoluble, le dan-
ger aussi menaçant. Le drame enfin ne nous apparaît
pas moins tragique, ni les préoccupations moins
grosses de conséquences !
Mais ce n'est point là le but de notre étude. Nous
n'avons pas à examiner la portée sociale de l'œuvre,
ou du moins ce ne doit être qu'un souci secondaire.
Il convenait de l'indiquer, puisque c'est de là que doi-
vent découler nos observations critiques : conservons
lui sa {)lace et son importance relative au point de vue
littéraire. A ce point de vue, la question se résume
en ceci : en dehors de toute thèse à démontrer, la
peinture ((iie Halzac nous a laissée des paysans cst-
cllc conforme à la vérité psychologifjue, se j)résentc-
t-clle à nos yeux comme un laMeaii correspondant
à la réalité des choses? La réponse à celle (pies-
lion se trouve implicitement contenue dans le début
de nos observations et dans la remar(|iie faite ([ut; le
CHAPITRE X.
roman avait été » composé pour la démonstration
d'un danger social» . C'est assez faire pressentir qu'en
mainte circonstance Balzac s'est écarté de la vérité
psychologique : en ses grandes lignes du moins a-t-
elle été respectée?
Dans l'examen et la comparaison entre ceux des
différents groupes sociaux, l'espèce paysan nous
apparaît avec des traits nettement tranchés qui la dif-
férencient de la manière la plus absolue des groupes
voisins. Le point de départ et l'origine de sa nature
se résolvent en un ensemble d'appélils vivaces, bien
qu'à moitié inconscients, qui en font au premier chef
un exemplaire accompli de la vie instinctive^ comme
l'animal avec lequel il présente les })lus frappantes
analogies. Radicalement différent à ce point de vue
de V ouvrier, qui gagne à la fréquentation des milieux
plus relevés, à la lecture des feuilles publiques et de
certains livres, une culture, d'ordre inférieur sans
doute , mais incontestable , le paysan demeure
impuissant à s'élever comme l'ouvrier à la notion
d'une idée. Toutes les manifestations de la vie sont
subordonnées chez lui à un groupe d'instincts rudi-
mentaires qui le poussent à l'accomplissemenl de
certaines fonctions et de certains actes d'une immua-
ble fixité. Ces instincts, il serait aisé de les énumé-
rer; ils se résument à peu près ainsi : cupidité et
avarice se manifestant par l'amour de la terre, qui
est pour lui la seule richesse et à laquelle il tient par
ses plus profondes racines, comme l'arbre de son
champ dont il reproduit à peu de choses près l'exis-
LA VIE DE CAMPAGNE. 2^5
tence végétative. Cette donnée là est fondamentale;
quelles que soient les différences psychologiques que
nous remarquerons dans la peinture des divers
personnages du groupe, il y faudra toujours revenir
comme au point de départ de tous leurs actes. Elle
réagit avec une toute-puissante influence sur les
manifestations de ce qu'on pourrait appeler leur vie
morale, s'il s'agissait d'individus plus élevés dans
l'ordre de l'intelligence : elle est en quelque sorte
l'angle sous lequel ils voient toutes choses, et elle
marque la limite de leurs perceptions.
Voilà ce que Balzac a merveilleusement compris
a priori^ si l'on peut ainsi s'exprimer, c'est-à-dire en
tant que conception générale de cette classe sociale,
dans cette re})résentation synthétique du groupe
qu'il voulait peindre, et dont il allait nous donner une
analyse détaillée. Il marque lui-même, en résumant
ces instincts, leur nature et leur portée, et tous ses
efforts tendront, lorsqu'il s'agira pour lui de décrire
les personnages individuels dont l'cnscmMe constitue
l'espcce, à préciser et à accentuer ces iiistincls. — " Los
paysans n'invoquent la morale, à propos d'une île
leurs filles séduite, que si le séducteur est riche. .
L'intérêt est devenu le seul mohile de IcMirs idées. Il
ne s'agit jamais \n)\\v cnx de savoir si nnc action csl
h'{;ale ou iniinoialc, mais si elle est prolilal)K' .. l'ar
la nature de W'urs fondions sociale.'^, les p.ivsjins
vivent d'une vie purement matérielle, «|iii .^c lap-
proche (le rêlal siiiivagc ;iii(|ii(l les invite leur union
constante. Le travail, (|iiau(l il é<'rase le corps, ote à
296 CHAPITRE X.
la pensée son action purifiante, surtout chez des gens
ignorants. » — H y a clans cette phrase Texphcation
en même temps que l'excuse de cette infériorité mo-
rale, et l'on ne peut s'empêcher de mettre en regard
l'éloquente et lamentable description de La Bruyère :
— «On voit certains animaux farouches, des mâles et
des femelles, répandus par la campagne, noirs, li-
vides, et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils
fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invin-
cible. Il ont comme une voix articulée, et quand ils
se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face hu-
maine: en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent
la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir,
d'eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes
la peine de semer, de labourer et de recueillir pour
vivre, et méritent ainsi de ne point manquer de ce
pain qu'ils ont semé. "
Si nous passons maintenant de la conception d'en-
semble indiquée par Balzac à la mise en œuvre de
cette conception, autrement dit à la peinture des per-
sonnages qu'il présente pour la justifier, c'est alors
peut-être que nous aurons occasion déjuger que cette
pcinturccst volontairement poussée au noir; non qu'ils
soient le moins du monde faux ou exagérés, ce Four-
chon type du paysan rusé et menteur, ce Tonsard,
ivrogne, débauche et voleur; non qu'elles soient
moins vraies la Tonsard, dans son immoralité bonne
enfant, et les filles Tonsard, qui s'abandonnent
librement et sans frein â leurs instincts, courant
les bois avec les garçons du village et s'oubliant
LA VIE DE CAMPAGNE. 297
avec eux sur le' revers des^ fossés. Tout cela est vrai
d'une vérité nécessaire. Des êtres n'ayant d'autres
données que celles de la vie instinctive, doivent s'y
laisser glisser comme les animaux, dont ils sont à
ce point de vue les frères à peine supérieurs : cela
n'offre rien que de parfaitement normal, et seuls les
aveugles ou les niais peuvent s'en montrer surpris ;
car si la moralité ne commence pas avec l'aisance,
ainsi que le prétend Balzac, elle nous apparaîtcomme
le résultat de l'éducation, puisqu'elle est en dernière
analyse la conséquence d'une convention sociale et
qu'un effet ne peut exister indépendamment de sa
cause. Fourchon, Tonsard, sa femme et ses filles sont
donc vrais d'une saisissante vérité; mais ils ne peu-
vent pas représenter à eux seuls toute la classe des
paysans; il en est d'autres, à l'état d'exception, je le
veux bien, car a l'homme absolument probe et mo-
ral est dans la classe des paysans luie exce])tion » , et
ce sont les autres que Balzac nous a laissés par trop
ignorer!...
C'est qu'il ne faisait pas ici simplement une pein-
ture — et voici que nous nous trouvons ramenés à
nos observations du début. — Balzac prétendait in-
diquer un danger social : il voulait le préciser avec
tout le luxe (1(! preuves que comportait un Ici Lui.
C'est là l'impression dominante qu'on éprouve à la
lecture de cette (jeuvre, admirable par endroits, d'une
justesse d'observation souvent cruelle et |)rofonde,
mais incomplète en certains points, imparfaite, non
pas parce que les paysans ne sont pas tels (juil les a
n.
298 CHAPITRE X.
représentés, mais parce qu'il y en a d'autres que ceux
qu'il a dépeints, et qu'en ce sens sa peinture ressemble
à une toile où les personnages du premier plan se-
raient seuls visibles, les autres restant dans une
ombre presque entière. N'importe, les premiers sont
esquisssés par un grand maître, et il convient qu'on
s'y arrête.
L'affabulation du roman n'a généralement qu'un-
intérêt secondaire chez Balzac, comme chez tous les
romanciers d'ordre supérieur, et les péripéties que
traversent les personnages servent uniquement à
nous expliquer leur àme et leurs instincts. Le sujet
de l'œuvre est tout entier dans la lutte entre le géné-
ral de Montcornet, grand propriétaire terrien, et les
paysans de sa commune, qui lui portent cette haine
et cette envie du misérable pour le riche. Il faut lire
en son intégralité la scène où Fourchon, amené au
château, expose en une langue tragi-comique, pliis
tragique encore que comique, car ce sontles accents
d'une manière de prophète, les revendications des
paysans et fait le tableau de leurs misères : — " J'ai
vu l'ancien temps et je vois le nouveau ; l'enseigne
est changée, c'est vrai, mais le vin est toujours le
même. Aiijord'hiti n'est que le cadet d'hier. Allez,
mettez ça dans vout journiau! Est-ce que nous som-
mes affranchis? Nous appartenons au même village
et le seigneur est toujours là : je l'appelle travail...
lia houe, qui est toute notre chevance, n'a pas quitté
nos mains. Que ce soit pour un seigneur ou pour
l'impôt qui prend le plus clair de nout' avoir, faut
LA VIE DE CAMPAGNE. 200
toujours dé}»en8er noiit' vie en sueurs... — Mais vous
pouvez choisir un état, tenter ailleurs la fortune, dit
Blondet. — Vous me parlez d'aller quérir la for-
tune?... Où donc irais-jc? Pour franchir mon dépar-
tement, il me faut un passeport qui coûte quarante-
sous. Via quarante ans que je n'ai pas pu voir une
gueuse ed' pièce de quarante sous sonnant dans ma
poche avec une voisine. Pour aller devant soi, faut
autant d'écus que l'on trouve de villages, et il n'y a
pas beaucoup de Fourchon qui aient de quoi visiter
si.x villages... Ce que nous avons de mieux à faire est
donc de rester dans nos communes, où nous sommes
parqués comme des moutons par la force des choses,
comme nous l'étions par les seigneurs. Et je me mo-
que l)ien de ce qui m'y cloue. Cloué par la loi de la
nécessité, cloué par la seigneurie, on est toujours
condamné à perpétuité ù remuer la tarre. Là où nous
sommes, nous la creusons la tarre^ nous la bêchons,
nous la fumons, nous la travaillons pour vo^is mit'
qu'êtes nés riches, comme nous sommes nés pau-
vres... La masse sera toujours la même : elle reste
ce qu'elle est... vous voulez rester les maîtres, nous
serons toujours ennemis, aujord'/nd comme il y a
trente ans... Vous avez tout, nous n'avons rien, vous
ne pouvez pas core prétendre à notre amitié... l'.h
bien ! ça finira mal ; vous serez cause de quelque mau-
vais couj)... La malédiction des pauvres, monseigneur,
ça pousse et ça devient plus grand que le pus grantl
rd' vos ( hénes! I^t le chêne fournit la potence! Per-
sonne ici ne vous dit la varilc : la v'Ia la vari'té. J'ai-
300 CHAPITRE X.
tends tous les matins la mort ; je ne risque pas grand'-
chose à vous la donner par-dessus le marché, la
varité. »
Assurément, voilà qui est admirable ! Cette pro-
fession de foi du vieux paysan est saisissante de vérité
intense et forte, de bonhomie sincère et ironique ; il
y a là un merveilleux tableau de la sourde colère du
pauvre contre son éternel ennemi ; peut-être néan-
moins y découvre-t-on trop nettement derrière le
personnage le talent du romancier qui lui dicte de
telles paroles ! Je ne pouvais m'empécher, tout en
lisant cette œuvre, de songer à un autre livre, l'un
des plus puissants qui aient été écrits en ces dernières
années, et dont l'inspiration est identique, bien que
le milieu et les personnages soient différents : je
veux parler du Germinal de E. Zola. A quarante
années de distance, ce sont les mêmes plaintes, les
mêmes colères, les mêmes revendications de ceux
qui n'ont rien contre ceux qui possèdent : seulement,
les uns sont des ouvriers, les autres, des bourgeois.
L'évolution s'est faite en un demi-siècle, transformant
le milieu et les acteurs du drame. Dans Germinal
comme dans les Paysans \\ y a un personnage qui
dirige la lutte, fomente les haines et relève les cou-
rages affaiblis ; c'est un ancien ouvrier, mais un
ouvrier relativement instruit, qui a lu et qui sait; son
rôle est, à mon sens, mieux expliqué, et je ne crois
])as me tromper en disant que le Souvarine de M. Zola
est plus dans la vérité psychologique que le père
Fourchon de Balzac !
LA VIE DE CAMPAGNE. 301
C'est dans les rapports sexuels que s'accentue le
mieux la nature instinctive du paysan. Ils nous appa-
raissent chez lui, non plus même comme la grimace
d'un sentiment, mais plutôt comme un retour à
l'animalité d'origine et à la fonction première, c'est-
à-dire à ce que notre éducation moderne, tout en-
tière basée sur la conception catholique de l'amour,
nous désigne comme le plus grossier et le plus haïs-
sable des instincts. Quelque détachés que nous soyons
des croyances positives, elle n'en survit pas moins
au fond de nous-mêmes, cette manière d'envisagerle
rapprochement des sexes et de n'y voir d'autre rai-
son, d'autre excuse que la perpétuité de l'espèce, aux
yeux de ceux qui sont restés fidèles à leur religion,
ou bien la manifestation intérieure d'un sentiment
qui atténue par son apparente idéalité ce que l'acte
physique présente de trop brutal. C'est là le résultat
indéniable de l'influence du christianisme sur notre
concei)tion consciente ou inconsciente de la vie, par
contraste avec celle des âges primitifs et du monde
antique, qui lui était directement opposée. Nul de nous
n'y échappe, car c'est un phénomène d'atavismedonl
les plus raffinés sont victimes. Chez le paysan, l'a-
mour se montre dans sa réalité brutale, tel qu'il est
en dernière analyse, une soudaine poussée du désir,
se résolvant en un spasme court et violent auquel
succède l'indifférence. Il n'y faut ])oint chercher
autre chose qui; la manifestation du plus impérieux
des instincts. C'est précisément ces instincts que
M. Zola a tracé, au travers de ses différentes œuvres.
302 CHAPIlTxE X.
une peinture puissante et précise, grâce à laquelle
certains de ces romans vivront, et voilà pourquoi au-
jourd'hui les amours sentimentales des paysans de
George Sand nous semblent d'insipides fadaises d'o-
péra-comique.
Balzac, qui a tout compris dans les différentes
classes sociales dont il s'est fait l'historien, Balzac
avait bien senti que telle était l'essence même de l'a-
mour chez le paysan. S'il ne l'a pas dépeint avec
l'intensité que nous constatons chez M. Zola, c'est
que d'abord son tempérament d'artiste ne l'y pous-
sait pas aussi fatalement que l'auteur de Germinal.
C'est qu'aussi ses efforts d'écrivain se sont portés ail-
leurs et n'ont été que momentanément concentrés
sur ce point. J'ai dit que néanmoins sa conception
de l'ame rurale avait été la vraie en ce qui touche
l'amour. Il suffit, pour vérifier l'exactitude de cette
assertion, d'examiner au cours du roman le person-
nage de Catherine Tonsard, de la suivre dans ses
fantaisies amoureuses. Seulement Balzac ajoute à son
impudeur une sorte de raffinement voisin de la féro-
cité qui l'élève au-dessus des instincts vagues de sa
classe et en fait un démon femelle acharnée à la
ruine de ce qu'elle hait. — Suivez le dévcloppe-
lîient de cette nature dans la scène où elle entre-
])rend de séduire, pour la livrer à la passion brutale
de son frère, la douce et innocente Péchina, cette
fille ardente mais pure, qui, tout inconsciemment,
s'éveille au sentiment d'amour. Voyez avec quelle
ruse et quelle adresse savante elle lui glisse dans
LA VIE DE CAMPAGNE. 303
roreille les paroles qui la perdront, irritant en elle
cette curiosité inhérente à la femme, et lui décrivant
les plaisirs qui l'attendent à la foire de Soulanges. —
Il On dit que c'est bien beau la foire à Soulanges,
s'écria naïvement la Péchina. — Je vas te dire ce
que c'est en deux mots, reprit Catherine. On y est
reluquée quand on est belle. A quoi cela sert-il donc
d'être jolie comme tu l'es, si ce n'est pour être ad-
mirée par les hommes? Ah! quand j'ai entendu dire
pour la première fois : « Quel beau brin de fille ! » tout
mon sang est devenu en feu. Viens-y donc écouter
cette bénédiction de l'homme, elle ne te manquera
pas ! s'écria Catherine... Oh! si tu savais ce que c'est
que de régner sur un homme, d'être sa folie et de pou-
voir lui dire : « Va là " , comme je le dis à Godain, et
qu'il y va. . . » Fais cela » et il le fait ! . . . Et tu es tour-
née, vois-tu, ma petite, à démonter la tête à un bour-
geois comme le fils à M. Lupin. » — C'est ainsi qu'elle
attire la pauvre enfant sans défiance jusqu'à l'endroit
où son frère est caché : alors ils joignent leurs efforts
et la renversent à terre, Catherine la tenant immo-
bile et la livrant à sa brutalité. Un hasard seul sauve
la Péchina, le hasard d'une rencontre, et telle est la
crainte que lui inspire Catherine (ju'elle n'ose pas la
dénoncer.
De senildables scènes font comprendre ce qu'est
la férocité de l'homme en proie à ses instincts ; elles
prouveiil, mieux rpie toute démonstration scientifique,
ses origines animales et les retours de sa nature vers
le point d'où il est parti. La réalité de la vie nous
304 CHAPITRE X.
montre des scènes aussi atroces ; il appartient donc
légitimement à l'historien des mœurs de nous en tracer
l'image. On comprend également ce sauvage et pro-
fond égoïsme qui domine chez la plupart des paysans
et dicte à Balzac cette description de leurs rapports
entre eux : — » De l'autre côté du bassin de l'A-
vonne, les vieillards impotents tremblent de rester à
la maison, car alors on ne leur donne plus à manger;
aussi vont-ils aux champs tant que leurs jambes peu-
vent les porter; s'ils se couchent, ils savent très bien
que c'est pour mourir, faute de nourriture. " — La
peinture sera complète et définitive quand nous les
aurons vus en groupe, s'excitant les uns les autres,
poussant leurs cris de haine et de vengeance contre
l'ennemi commun, proférant des menaces de mort
et réclamant leur part, poussés par Fourchon, le
paysan-prophète que nous avons déjà vu : — « Salut,
cria le vieillard; vous êtes beaucoup de gredins ici.
Salut, dit-il à sa petite-fille qu'il surprit embrassant
Jionnebault; salut, Marie, pleine de vices; que Satan
soit avec toi! Sois maudite entre toutes les^femmes.
Salut, la compagnie, vous êtes pinces! vous pouvez
dire adieu à vos gerbes. Il y a des nouvelles; je vous
l'ai dit que le bourgeois vous materait; eh bien, il va
vous fouetter avec la loi. — Il y aura du sang ré-
pandu, dit Nicolas d'un air sombré. Si vous voulez
m'écouter, on descendra Michaud. Mais vous êtes des
veules et des drogues. » — La lutte s'accentue et
rien n'y fera, ni les procédés d'intimidation, ni la pa-
tience, ni la douceur. Le général de Montcornet et
LA VIE DE CAMPAGNE. 303
sa femme essayent de faire le bien, de secourir les
malades, de distribuer des aumônes. Ils n'arrivent
qu'à irriter des jalousies et à accentuer les haines.
Les vexations deviennent telles qu'ils en sont réduits
à quitter le pays et à vendre leur domaine. Ils se
retirent vaincus ! . . .
Et c'est là, je ne dis pas la preuve, — car le mot
de preuve n'aurait ici aucun sens, — mais la recon-
naissance, l'affirmation du sage relativement à l'inu-
tilité de la philanthropie comme remède aux misères
sociales. Tous ceux-là qui espèrent, par la charité,
par les bons traitements, par la générosité, si large
soit-elle, diminuer en quelque façon le divorce exis-
tant entre les classes riches et celles qui souffrent,
faire cesser même un jour la sourde hostilité des
unes à l'égard des autres, tous ceux-là se bercent
d'une illusion consolante, mais fausse; si même ils
agissent en vue de ce résultat, ajoutons qu'ils font un
véritable marché de dupe. La philanthropie , fût-elle
cent fois plus grande qu'elle n'est même aujourd'hui,
ne saurait avoir d'influence sur les rapports des dif-
férentes classes; elle peut dans certains cas agir in-
dividuellement; elle n'agira jamais sur les groupes,
et ceux qui la pratiquent avec celte arrière-jiensée
se trompent étrangement. Car ce serait la solution
toute trouvée de la question sociale, et s'il est un
problème qui paraît insoluble, c'est, à n'en pas douter,
('clui-là, (\v. qui ne veut pas dire que dans ses appli-
cations il faille la rcslreiiidrc ; quand bicu même
elle arriverait à produire des résultats encore moins
306 CHAPITRE X.
palpables que ceux qu'en attendent les plus clair-
voyants d'entre nous, elle devrait être pratiquée ; di-
sons mieux : elle devrait l'être d'autant plus qu'elle
nous apparaîtrait en ce cas plus noble, étant plus
désintéressée : la sympathie humaine d'ailleurs nous
est une garantie de sa durée. Que ce soit du moins
sans illusion sur ses conséquences possibles. Nous y
gagnerons de n'avoir pas été dupes, ce qui est une
supériorité intellectuelle, et d'avoir rempli un devoir
sans en attendre de récompense, ce qui est la plus
éminente des supériorités morales!
Dans le cours de cette étude nous avons parlé du
Germinal de M. Emile Zola, et nous avons rap-
proché cette œuvre des Paysans de Balzac. Nous
ne pouvons mieux faire en terminant que de les rap-
procher encore, puisqu'elles résument, à cinquante
années de distance, chacune suivant le tempérament
propre à son auteur, la crise sociale sous les efforts
de laquelle notre monde moderne risque de sombrer,
le Germiïial de M. Zola avec une réalité autre-
ment intense et menaçante. C'est là leur plus grand
mérite à toutes deux, comme ce sera la plus incon-
testable gloire des écrivains qui les ont conçues !..
L'étude des Paysans nous a montré la vie de
campagne en son instinctive et rudimcntaire bruta-
lité. Il nous a été donné d'y suivre, dans le dévelop-
pement de leur nature, ces êtres primitifs, si proches
de l'animalité par leurs aj)pétits et dont les manifes-
tations extérieures nous semblent un perpétuel re-
tour vers elle. C'est que, s'il n'est pas exact de dire
''■^ "«. v^<xcrL
LA VIE DE CAMPAGNE. 307
avec Balzac que « la moralité commence avec l'ai-
sance », — et par moralité entendons tout ce qui
nous dégage du pur instinct pour nous élever au sen-
timent, — il est du moins certain qu'elle est une con-
séquence immédiate de l'éducation. Le fond naturel
de l'homme est la méchanceté et la bassesse, et
comme le disait un grand artiste : — « La connais-
sance du devoir ne s'acquiert que très lentement; ce
n'est que par la douleur, le châtiment et par l'exer-
cice progressif de la raison que l'homme diminue peu
à peu sa méchanceté naturelle. » — Dans cette pein-
ture, outrée par instants, mais significative et puis-
sante, d'une vérité saisissante presque en tous ses
détails, la vie de campagne nous est apparue comme
une réalité laide et grossière, l)ien faite pour répu-
gner aux instincts délicats de l'homme qui s'est mo-
ralisé par l'exercice progressif de la raison. Nous
avons tenté de marquer pour quels motifs ce roman
pouvait être taxé d'outrance. Nous avons avancé
qu'au milieu de cette bassesse, de cette immoralité
générale, certains êtres pouvaient exister donnant le
plus complet démenti à ce principe posé. Balzac ne
l'ignorait pas, et il semble qu'il ait écrit ses autres
scènes de la vie de campagne pour créer un vivant
contraste avec cette première œuvre,
Prenons le Ctiré de viUaqe. Imagine/ un être
naturellenjcnt noble, doué d'une àme élevée, ayant
grandi dans une atmosphère d'honneur et de devoir,
li;il)itué dès sa jeunesse à la scrnpub'use observance
des obligations morales. Tne éducation rcligicMise
>:
308 CHAPITRE X.
solide et les tendances mêmes de son esprit l'ont con-
duit à envisager comme seul important le service de
Dieu : d'autre part, l'absence entière d'ambition et
cette haute sagesse qui mène les êtres supérieurs
au détachement des honneurs humains ont borné ses
aspirations à la desservance d'une petite cure de vil-
lage. N'oubliez pas que vous avez affaire non seule-
ment à une supériorité morale de premier ordre,
mais encore à une incontestable supériorité intellec-
tuelle. Il ne s'agit plus du simple curé de village ob-
servant honnêtement, mais étroitement, les devoirs
de son ministère, d'un esprit à peine supérieur à ce-
lui des pauvres gens dont il a la direction morale.
Tel est le curé de village de Balzac; vous voyez
quelle noblesse touchante et haute communique-
ront à cette physionomie déjà si pure la vie de cam-
pagne et le développement de son existence dans un
pareil milieu. L'humilité de ses fonctions, au lieu
d'être une déchéance, devient au contraire une per-
pétuelle auréole qui illumine cette figure déjà ra-
dieuse. Il apparaît, dès l'abord, tel qu'un sage, en-
tièrement détaché des préoccupations terrestres,
ayant acquis dans l'exercice de la méditation et du
perpétuel retour sur lui-même cette haute insou-
ciance des agitations stériles, et terminant dans l'ac-
complissement de devoirs saintement remplis une
existence qui demeurerait toute contemplative, si la
perfection de ses qualités morales ne le poussait à
faire le bien autour do lui.
Dans une telle peinture, la vie de campagne, loin
LA VIE DE CAMPAGNE. 309
d'être, comme dans l'œuvre des Paysans^ un élément
de vulgarité, sera la raison de cette sagesse etde cette
pureté; elle nous semble le décor nécessaire d'une
telle vie; elle nous représente l'atmosphère purifiante
au milieu de laquelle une âme si haute peut atteindre
à la perfection de développement moral dont le curé
Bonnet donne le magnifique exemple. Il n'est pas
jusqu'à l'humilité de ses moyens d'existence, jus-
qu'à la médiocrité de son intérieur, jusqu'à la pau-
vreté de son église qui ne soit le complément néces-
saire, l'explication de sa conduite, comme nous avons
accoutumé de lire en la biographie des plus éminents
esprits ce détachement du confort et des jouissances
matérielles si chères aux autres hommes. L'àme,
tout entière absorbée par des préoccupations plus
nobles, ne se soucie aucunement de ces choses, et
leur absence contribue à expliquer de telles exis-
tences. Non seulement elle contribue à les expliquer,
mais elle en fait la » poésie » , de même qu'une
simple église de village peut à certaines heures du
jour et dans de certaines dispositions d àme nous
communiquer une impression plus religieuse que la
plus splfudule calhédrale. — " Malgré tant de pau-
vreté, cette église ne manquait })as dos douces har-
monies qui plaisent aux belles âmes et que les cou-
leurs mettent si bien en relief... A l'aspect de cette
chélive maison de Dieu, si le premier sentiment était
la surprise, il était suivi (111110 ii(hnii;ili()u uu-lée de
pitié. N'oxpriiiuiit-olle pas la misère (bi pays? Ne
s'accordait-elle pas avec la simplicité naive du près-
310 CHAPITRE X,
bytèrc? Elle était d'ailleurs pi'opre et bien tenue.
On y respirait comme un parfum de vertus champê-
tres, rien n'y trahissait l'abandon. Quoique rustique
et simple, elle était habitée par la prière, elle avait
une âme : on la sentait, sans s'expliquer comment! »
Cette âme de la petite église de village, c'est l'âme
même du curé Bonnet, une âme d'un ordre rare et
d'une singulière pureté, faite pour inspirer l'admi-
ration et pour attirer les réciproques confidences.
Toute sa conduite s'explique par des mobiles inté-
rieurs de la plus haute noblesse. A l'abbé Gabriel,
type du prêtre mondain, qui est entré dans les Ordres
pour a faire une belle carrière » , et qui lui demande
avec étonnement pour quelles raisons il a embrassé
l'état ecclésiastique, l'abbé Bonnet répond simple-
ment : — "Je n'ai point vu d'état dans la prêtrise.
Je ne comprends pas qu'on devienne prêtre pour des
raisons autres que les indéfinissables puissances de
la vocation, n
Tel est le type du j)rêtre accompli, si nol)le et si
rare, comme toute chose belle en ce monde, figure à
jamais respectable et digne de notre admiration,
quelles que soient les croyances de celui qui l'ap-
proche, car il offre l'exemple de ce qui se rencontre
ici-])as de plus ])ré('ieux et de plus pur ; le dévoue-
ment à un idéal supraterrestre ! Frère du savant
convaincu et de l'artiste passionné, il mérite un res-
pect non moindre que ceux-ci, parce qu'il poursuit
comme eux un but supérieur et (jue son âme nous
parait d'une essence aussi rare que la leur. De même
LA VIE DE CAMPAGNE. 311
que le savant et l'artiste apportent à l'humanité souf-
frante le fruit de leurs découvertes et le baume con-
solant de la beauté, le curé Bonnet communique à
ceux qui l'entourent le réconfort de ses pieux ensei-
gnements ; pour les humbles, il est le pasteur res-
pecté dont la parole est écoutée comme un oracle : à
ceux que l'existence passionnée a jetés hors des voies
droites de la vertu, que les exigences d'une nature
extrême a poussés vers des actes que le monde ré-
prouve, il donne la consolation suprême. A une ma-
dame Graslin, torturée par le remords, il apporterait
le calme, si le calme pouvait exister pour une telle
àme. [Il prononce du moins les seules paroles qui
puissent convenir à sa situation morale et dévoile en
les prononçant la supériorité de son esprit : — «Vous
n'êtes pas juge dans votre propre cause; vous rele-
vez de Dieu, dit le prêtre; vous n'avez le droit ni de
vous condamner ni de vous al)Soudre. Dieu, ma fdle,
est un grand reviseur de procès. — Ah! Ht-elle. —
// voit l'origine des choses, là où nous n'avons vu que
les choses elles-mêmes. » — Le curé Bonnet est une
des plus hautes figures de Balzac, une dos plus se-
reines et des [)Ius imposantes parmi les agitations et
les troubles de la comédie humaine... j
La campagne est un milieu exceptionnellement
favorable au développement des natures riches non
pas seulement par le c(rur, mais aussi par l'intelli-
gcncc. Edgar Poe écrivait (jnau nouiluc des condi-
tions indispensables, selon lui, pour faire une exis-
tence heureuse, il fallait compter la vie en plein air :
312 CHAPITRE X.
— Il Les idées de mon ami, dit-il dans le domaine
d'Arnheim, peuvent être résumées en quelques mots.
Il n'admettait que quatre principes, ou plus stricte-
ment quatre conditions élémentaires de félicité. Celle
qu'il considérait comme la principale était — chose
étrange à dire — la simple condition purement phy-
sique du libre exercice en plein air. La santé, disait-
il, qu'on peut obtenir par d'autres moyens est à peine
digne de nom. » — Edgar Poë semble se placer ici
au point de vue exclusivement physique ; mais les
conditions physiologiques du développement ne réa-
gissent-elles pas, et puissamment, sur les conditions
morales? Après un mûr et rigoureux examen des faits,
ne sommes-nous pas amenés à confondre les deux
et à les envisager dans un rapport de cause à effet?
La première condition pour que la vie de cam-
pagne puisse jn-oduire les conséquences que nous
marquons, est que l'individu qui s'y trouve soumis
soit déjà moralement ou intellectuellement riche,
c'est-à-dire qu'il ait des facultés assez hautes pour
supporter la solitude. C'est ici le lieu de rappeler la
magnifique page de Schopcnhauer sur la solitude,
conséquence de la supériorité : — " Toute société
exige nécessairement un accommodement réciproque,
un tempérament : aussi, plus elle est nombreuse, plus
elle devient fade. On ne peut être vraiment soi
qu'aussi longtemps qu'on est seul. Qui n'aime donc
pas la solitude, n'aime pas la liberté, caron n'est libre
qu'étant seul. Toute société a pour compagne insé-
parable la contrainte et réclame des sacrifices qui
LA VIE DE CAMPAGNE. 313
coûtent d'autant plus cher que l'individualité est plus
marquante. Par conséquent chacun fuira, supportera
ou chérira la solitude en proportion exacte de la
valeur de son propre moi. C'est là que le mesquin
sent toute sa mesquinerie, et le grand esprit toute sa
grandeur : bref chacun s'y pèse à sa vraie valeur. »
— La seconde condition, qui n'est que le corollaire
de la première, c'est qu'une activité quelconque
vienne remplir cette solitude et la meubler en quel-
que sorte, car — et c'est encore Schopenhauer qui
l'affirme après Aristote, — « la vie est dans l'acti-
vité. Plus cette activité sera d'ordre nol)le, plus
hautes seront les facultés qu'elle mettra enjeu, plus
la nature intime de l'être soumis à ce régime se déve-
loppera noblement, et tendra vers des fins supé-
rieures. "
Cette idée de la bienfaisante action d'une vie soli-
. taire dut hanter Balzac, et ce fut pour lui donner un
corps qu'il créa ces deux types si rares et si nobles :
l'abbé Bonnet et le médecin Bénassis. Dans la
retraite où ils vivent, ils tendent tous deux vers le
développement le plus complet de leur être intérieur,
et tous deux y tendent pour des causes différentes :
le premier, en vertu de sa nature intime et parce que
la simplicité de ses goûts, jointe ù l'absolue conviction
de la foi, lui marque sa vocation, ainsi ([u'il le dit lui-
même. Le second se consacre à une existence de
(b''VOUCmenl pour onldicr une vie aiiléricure troublée
par des [)assions multiples, et s'il nous semble aussi
nol)le que l'aldté Boimel daii.s l'exercice de ses bleu-
is
314 CHAPITRE X.
faisantes fonctions, peut-être les événements de son
passé le diminuent-ils à nos yeux! Il n'arrive en
effet à la noblesse morale qu'assez tardivement,
après de cruelles expériences : le récit de ses années
de jeunesse, la confession qu'il fait à son ami Genes-
tas expliquent entièrement sa conduite : — « Je
cherchais alors à me faire une vie autre que celle
dont les peines m'avaient lassé. Il me vint au cœur
une de ces pensées que Dieu nous envoie pour nous
faire accepter nos malheurs. Je résolus d'élever ce
pays comme un précepteur élève un enfant. Ne me
sachez pas gré de ma bienfaisance : j'y étais intéressé
par le besoin de distraction que j'éprouvais. »
Il s'explique lui-même par ces paroles. Ce besoin
d'activité qui est au fond de tout être va chercher à
se satisfaire dans la bienfaisance et la charité : il
entreprendra d'améliorer le sort de ceux qui l'entou-
rent, de les intéresser au travail, de développer en
eux l'instruction et de les moraliser par le bien-être :
— "Je ne me suis abandonné à aucune illusion ni
sur le caractère des gens de la campagne, ni sur les
obstacles que l'on rencontre en essayant d'améliorer
les hommes et les choses. Je n'ai point fait des idylles
sur mes gens ; je les ai acceptés parce qu'ils sont de
pauvres paysans, ni entièrement bons, ni entièrement
méchants, auxquels un travail constant ne permet
point de se livrer au sentiment, mais qui parfois
peuvent sentir vivement. Enfin j'ai surtout compris
que je n'agirais sur eux que par des calculs d'intérêts
et de bien-être immédiat. »
LA VIE DE CAMPAGNE. 315
C'est là de bonne psychologie en matière d'éduca-
tion. Bénassis disserte beaucoup dans le cours de cet
ouvrage; il est quelquefois fatigant par sa manière
de philosopher : on sent trop souvent Balzac derrière
les idées qu'il exprime. Ses narrations sont d'une lon-
gueur exagérée et ses vues sur la société à maintes re-
prises fastidieuses. — On n'en goûte que mieux par con-
traste les pages où ilagit, tout le chapitre par exemple
dans lequel Balzac le montre parcourant, avec
Genestas, la campagne où se trouvent disséminées
les maisons des paysans de sa commune. Il apparaît
là dans toute la noblesse de sa nature, faisant le bien
simplement et grandement, consacrant son temps,
son intelligence et son activité avec ce désinté-
ressement des âmes dont le sacrifice fait la gran-
deur!
FIN.
TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PREMIER
lA PHÉFACE de la « COMÉDIE HUMAINE ".
Conception d'ensemble de la Comédie humaine : comment elle
s'opéra. — Solidarité des phénomènes de la vie ; esprit générali-
sateur de Balzac. — Nature du véritable esprit scientifique. —
L'esprit systématique, soutien de toute grande œuvre.
L'idée maîtresse de la Comédie humaine : l'humanité et l'anima-
lité. — Doctrine de l'Evolution opposée à celle de la Création.
— Y,' Unité de plan iipplicjuée aux espèces sociales. La théorie
des Milieux et des Types indiquée par IJalzac. Réaction de ces
idées sur l'iKuvre.
Les Idées à côté : La théorie des Forces. — Conception amorale
de l'art. — Seule lacune de ses vues d'enseudjic en ce qui touche
la religion 1
CHAPITRE II
LES J E U M E S CENS.
Naissance du sentiment d'amour chez h; jeune homme. Calyste de
Guénic. — Eveil de la jalousie maternelle : .mél.ingc de crainte
et de Herté. — Caractéristiipic île ce premier amour : timidité
apparente. — Violcnco foncière de l'instinct «lu sexe.
Hastijnac : complexité de ses Icnd.uice». — Al)8cnce de frein mo-
ral. Nature ondoyante de sa personnalité. Tiiéorio p!*y<'ho|(>j;iqiie
de M. Tainc. — Ses lull<'«; ses volte-face; pour quels motifs il
doit »ucc<>mber.
Point commun aux principaux jeunes gens «le |{al/..»i' : ancun prin -
cipe directeur de la vie. Féli.x de Vandenessc. — Souffrance» tic»
18.
318 TABLE DES MATIERES.
âmes d'élite. Réaction salutaire de ces souffrances : leur
importance comme préparation à l'amour. — Relations du jeune
homme avec la femme déjà mûre. Illusion volontaire de celle-ci :
semblant de maternité.
L'amour subordonné au sentiment : Lord Grenville. Extrême ra-
reté de son cas. Cause de séduction d'un ordre unique.. . 17
CHAPITRE III
LES JEDNES FILLES.
Comment Balzac a conçu les jeunes filles : leur caractère de passi-
vité dans l'amour. Il les a peintes en grisaille.
Leur impersonnalité due surtout à l'éducation. — Rôle capital de
l'éducation : ce qu'elle est; ce qu'elle devrait être. — Idées de
Balzac à ce sujet : Mme du Tillet et Mme Félix de Vandenesse.
Césarine Birotteau : la jeune fille de la petite bourgeoisie. — Ca-
ractère égoïste de l'amour.
Eveil de l'amour chez la jeune fille : signes physiologiques. Ursule
Miroiiet. La jeune fille guidée par l'instinct. Balzac applique la
théorie de Schopenhauer.
Eugénie Grandet. La femme créée par l'amour.
Véronique Graslin. L'amour né d'émotions intellectuelles.. . 51
CHAPITRE IV
LES FEXi:>IES MALHEUREUSES.
Seule manière de comprendre les « femmes » de Balzac : les aimer.
— Rôle de l'imagination sympathique.
La femme abandonnée : Mme de Beauséant. — Solitude hautaine
et fière. Dédain du monde. — La persistance du besoin d'aimer.
Rapports de l'homme et de la femme dans le mariage. Gravité de
la question. Souveraine maîtrise de Balzac : Mme d'Aiglemont.
— Contraste entre les lois sociales et les besoins des âmes supé-
rieures. Le mariage, prostitution légale. — Première rencontre
de lajeune fille avec les réalités de l'amour. — Désaccord sensuel
entre les époux. Infériorité fréquente du mari : le colonel d'Ai-
glemont.
La fidélité dans l'amour ; fidélité au souvenir : elle manque à Julie
d'Aiglemont.
TABLE DES MATIÈRES. 319
Mme de Mortsauf : prédilection de Balzac pour ce personnage.
Avec quel amour il l'a peint. Sa vie n'est qu'une souffrance
ininterrompue. — Illusions de maternité.
Les âmes qui ont une fin unique : l'amour. Mme Graslin et Mme
de Mortsauf. Points communs et différences. Disproportion du
rêve et de la réalité. — Les femmes mères; les femmes amantes.
— La souffrance, cause de développement de la vie intérieure. —
L'adultère moral aussi grave que l'adultère physique.
Mme Hulot : l'amour conjugal résigné. Sentiment du devoir accom-
pli. Objections adressées au personnage. Défense de Mme Hulot.
Mme Claés : sentiment d'amour chez la femme contrefaite. Séduc-
tion morale toujours renouvelée ; séduction physiqu^ toujours la
même.
La faiblesse, séduction décisive des femmes de Balzac. Caractère
transfigurateur de la poésie 73
CHAPITRE V
LES COURTISANES,
Sur la liberté de l'art. L'art purifié par l'artiste.
Puissance et fatalité de l'instinct d'amour. — Esther. L'âme de-
meurée vierge en dépit des souillures physiques. Réapparition
des premiers instincts. Toute la psychologie d'Esther repose sur
des observations physiologiques. — Rapprochement entre Bal-
zac et Goya. — Auréole poéti(|ue d'Esther. Elle est plutôt une
« femme malheureuse " qu'une courtisane.
L'inconscience acquise, trait caractéristique de la Fille. Joscpha.
Jenny Cadine.
La courtisane consciente : Vulcrie Manie/fe. — Obsédante réalité de
ce type. — Pour le psychologue, ricii que des états d'âme néces-
saires et tranchés. Balzac à la fois moraliste et psychologue; ne
se contente pas de peindre un personnage ; précise «a réaction
sur son milieu. Valérie Marncffe, la courlisanc bourgeoise, t'a-
ractèrc redoutable de ce type. Différence avec la " fille » : tout
cnelleestdissiinulé. Diversité de ses incarnations; ressources in6*
puisables de son es|)rit. — Sa mort, iiiqxiissantc à faire n;titrc
in pitié.
La servante maîtresse : Flore Jirazier. Sa fonction sociale. Se.-* lâ-
chetés (le fille; une seule chose lui man<|uc pour se développer :
un milieu favorul>le.
320 TABLE DES MATIERES.
Irresponsabilité originelle de la courtisane : les protections so-
ciales, seules causes de vertu.
La courtisane femme du monde : Mme de Rochejide. Rapproclie-
ment avec Valérie Marneffe 113
CHAPITRE VI
LES PERSONNAGES EXCESSIFS.
Le roman de caractères et le roman de mœurs. — Balzac a excellé
dans les deux. — Diversité des êtres et des destinées. — Il ne
vit dans le monde que àts forces en mouvement.
Goriot : caractère absorbant de son amour. — En quoi il a donné
prise aux attaques. — Goriot, création shakespearienne. — Rap-
prochement avec le roi Lear.
Persistance de l'instinct sexuel. L'amour chez le vieillard : Hulot.
— Caractère tragique et douloureux de sa passion. — Il la con-
state et la déplore lui-même. — Jusqu'où il descend. — Hulot
est un véritable symbole.
Les passions égoïstes et les passions altruistes. — L'avarice, passion
égoïste. — L'absorption monomaniaque : Grandet.
Vautrin : Sa signification et sa portée symbolique. — Tout est
étrange et hors cadre en lui. — Ses vues d'ensemble sur la vie.
— Son don de pénétration psychologique. Précision et hardiesse
de ses jugements. — Il est artiste et poète. — Transposition ou
dédoublement de sa personnalité. — Ses amours et ses haines.
— La plus haute figure de Balzac.
Nouvelle application de la théorie des forces : Philippe Bridau.
L'idée fixe ou monomanie : Balthazar Clacs. — La maladie men-
tale inguérissable.
Les personnages excessifs chez Dickens et Balzac. — Dans leurs
créations on retrouve les qualités de leur race. — Chaque ten-
dance doit être poussée à l'excès pour être comprise. — Les
passions originelles et les passions tardives : les premières, bien-
faisantes ; les secondes, meurtrières.
Identité foncière de l'âme humaine 147
CHAPITRE VII
LES ARTISTES.
Amour de Balzac pour l'artiste. — Il s'est attaché surtout à l'ar-
tiste incomplet.
TABLE DES MATIÈRES. 321
Lucien de Rubempré. — Côtés féminins de sa nature. — Sa délica-
tesse de coinplexion. — Ses initiations sentimentales : Mme de
Bai'geton. — Ses désillusions à Paris, comaje homme et comme
artiste.
Daniel d'Aithez, contraste vivant avec Rubempré. — Il représente
l'énergie virile et la volonté.
Tentative de Balzac pour réhabiliter l'artiste; il généralise le type
de d'Arthez. — Conception fausse d'une société d'artistes idéale.
— Ce {jue sont en réalité les artistes entre eux.
Haine de Balzac pour le journalisme : les souffrances fju'il endure.
Il se venge dans les Illusions perdues. Il réunit dans le person-
nage de Lousteau tout ce qu'il a vu de lâche et de vil.
Satire cruelle du journalisme. — Portée de ses jugements : le jour-
nalisme destructeur de la personnalité. Lucien de Rubempré
succombe.
Raoul Nathan assez semblable à d'Arthez, mais inférieur.
Isolement nécessaire au véritable artiste. — Exemple de Balzac.
Wenceslas Steinbeck : Le Rêve et la production.
Joseph Bridau : Rapprochement avec Balzac.
La femme artiste : Camille Maupin. Virilisalion du type féminin.
Portrait du poète : Louis Lambert. — Différences avec le milieu. —
Souffrances inévitables. — Révoltes : Chateaubriand, Shelley,
.A. de Vigny, Baudelaire, Etlg. Poii. — ■ Louis Lambert est pres-
que une autobiographie. — La vie au collège. — Horreur de la
promiscuité. — Compensations du poète : Tendresse et sensibi-
lité. — Impuissance dans le domaine de la vie active.
Conditions indispensables à un mouvement d'art réformateur. 199
CHAl'ITUE VIII
I. A V ) K n o u n G K O I S E .
Principe d'esthétique moderne posé par Balzac : L'imagination sym-
pathique peut s'attachera toute classe sociale. — I^a bourgeoisie :
César Birolteau. — Le bourgeois : Sens spécial donné au mot.
— Mélange d'honnêteté stricte, de simplicité d'esprit et de va-
nité. — Rapprochement entre Birottcau et Ilomais : lloinais,
rari«;alure de Birott(!an.
La femme dans la bourgeoisie : Mme llirollcuu. Sa «upériorité de
jugement. — La femme dans le peuple. — Elévation morale de
Mme liirotlcau : l'^llc est la femme forte. — Sa supériorité sur
son milieu.
322 TABLE DES MATIERES.
Ridicules de Birotteau, rachetés par ses vertus : Birotteau ^?aji(/i
par le malheur.
Le parvenu : Crevel. — Points communs entre Crevel et il/. Prud-
liomme. — L'esprit satirique de Balzac. Crevel n'est plus seu-
lement un portrait : c'est une caricature.
La classe l> ourgeoise. Etudes de groupes : Les petits bourgeois. —
Encore l'esprit satirique : Thuillier : L'employé de bureau. —
Minard : L'inventeur de lieux communs. — Phellion .•L'honnê-
teté niaise. — Colleville : L'esprit capable et gausseur.
ia Peyrade : Comment il domine ce groupe. — Ses relations avec
Mme Colleville. — La bourgeoise en quête d'émotions. — Le
comédien dans La Peyrade. — Comment il est passé maître en
l'art de tromper la femme. — Procédé infaillible : emphase et
exagération du sentiment 243
CHAPITRE IX
LA VIE DE PROVINCE
Haine de Balzac pour l'esprit provincial. — Première partie des
Illusions perdues. — Les portraits n'ont pas vieilli : Le gentil-
homme campagnard : M de Chandour, prototype du Rodolphe
de Madame Bovary. — M. de Saintot, M. de Barta. La préten-
tion jointe à l'ignorance.
Grossissement voulu des traits physionomiques. — Procédé iden-
tique à celui de la caricature. — Les conversations complètent
les portraits.
La bassesse des sentiments. — Rapprochement avec La Bruyère.
Les âmes pétries de boue et d'ordure. — Minoret-Levrault. —
Goupil. — Mme Crémière.
Quelques âmes nobles par exception : Le docteur Minoret —
L'abbé Chaperon. — Ils vivent isolés, sans rapports avec les
autres .
Solidarité de la vie de province. — La vieille fille : Mlle Cormon.
— Le désir du mariage devenu obsession : Elle suscite la pitié
plutôt que le sarcasme. — Elle est dupe jusijii'à la fin. . . 269
CHAPITRE X
LA VIE DE CAMPAGNE
Idée niaîtrcssc et portée sociale du roman les Paysans ; Son carac-
TABLE DES MATIÈRES. 323
tère en quelque sorte prophétique — Balzac pressent les reven-
dications sociales.
L'àine paysanne composée de queKjues instincts rudirnentaires. —
La vie morale n'y dépasse guère la limite de ces instincts. —
Cette conception se dégage à merveille des types de Balzac:
Fourchon. Toii^ard.
Grossissement voulu jus(ju'au tragique du tvpe de Fourchon. —
On sent trop Balzac derrière son personnage. — Le Germinal,
de M. E. Zola : Souvarine opposé à Fourchon .
Exclusivisme de l'instinct dans les rapports sexuels. Le paysan
s'accouple comme l'animal. Retour aux origines premières de
l'homme .
Le Curé de villaje, contraste avec les Paysans. — Influence
toute puissante de l'éducation. — Noblesse et pureté du type
du cure Bonnet. — Haute poésie de cette figure. — Il est une
manifestation de l'idéal.
Influence bienfaisante de la nature sur certains esprits. — Bénat-
sis, — Le sens de la solitude. — Grandeur morale de la vie
solitaire 290
PAniS. — TYP. DP. K. PLOM, ^OUnnIT ET t'«, RUK r..\H.VKClkHR, 8*
i
e,
T / C'^
V
A LA MEME LIBRAIRIE :
Autour de Molière, par Auguste Baluffe. Un vol. in-18.
Prix 3 fr. 50
Rfaximes et pensées, par H. de Balzac. Un vol. in-18. 2 fr.
Pensées sur divers sujets, par le vicomte de Bonald, pair de
France, de l'Académie française, intioduction et notes par
M. Marie-Joseph de Bowkfox. Un vol. in-18. Prix. . 3 fr. 50
Chefs-d'œuvre de l^hakespeare, traduits intégralement en
vers français : Hamlel, Macbeth, Othello, Roméo et Juliette, par
Gayrou. Préface de M. Méziére,^, de l'Académie française. Deux
vol. in-8», enrichis d'un portrait do Shakespeare gravé à leau-
fortc par Rajon. Prix iO fr.
Le Faust de Ccetlie, traduction nouvelle en veis français, par
Augustin Daniel. Un vol. in-18. Prix 4 fr.
Un homme de lettres. Paul Féval, par A. Delaigue. Un vol.
in-18. Prix 3 fr. 50
Tiiéophile Gautier (Souvenirs intimes), par Fevueau. Un vol.
in-18. Eau-forte de Rajon. Prix 3 fr. 50
Marivaux et le Marivaudage, suivi d'une comédie, de la
suite de Marianne, par madame RiccoBONr, et de divers mor-
ceaux dramatiques qui n'ont jamais paru dans les Œuvres de
Marivau.v, par J. Fleiky. Un vol. in-8». Prix 7 fr. 50
Berryer. Souvenirs i)itimes, par Mme la vicomtesse A. de Janzé,
née Choiseul. 3« édition. Un vol. in-18. Prix 3 fr. 50
Études et Réeits sur Alfred de Musset, pai' Mme la vicom-
tesse Di: Ja.nzic. 2" édition. Un vol. in-18, avec fac-similé de
deux dessins d'Alfred de Musset. Pii.x 3 fr. 50.
Portraits et Souvenirs littéraires, par Hippolyle Luca.s,
avec des lettres inédites d'écrivains contemporains. Chateau-
briand, mademoiselle Mars, Gérard de Nerval. Charles Las-
sailly, Chaudesaigues, Victor Hugo, Hussini, Daniel Manin,
Auguste Brizeux, Kvariste B(»ula\-Paty, lîlisa Morceur, made-
moiselle Péan de La Hoche-Jagu, Viviei', l'empereur du Brésil.
Un vol. in-18. Prix 3 fr. 50
Un Salon à Paris. Madame MohI et ses intimes, par
O'Meaua. Un vol. iti-18. Prix 3 fr. 50
Études littéraires, l'n poêle comique du temps de Molière
(Boursault, sa vie et ses œuvres) — La renaissance de la poésie
provençale, |>ar Sai.nt-Re.né TAii,LANnii:it, de r.Xcadémic fran-
çaise. Un vol. in-18. Prix 3 fr. 50
IMM)(;n.M'llll. 1)1 r.. l'I.dN , .NUUIIIlll II C"', Ill.E (. \I!.\.MJIKUK , 8.