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Full text of "Essais sur Balzac"

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PAUL     PLAT 


ESSAIS 


SUR  BALZAC 


PAKIS 

LIBRAIRIE      PLON 

E.  I^LON,  NOURRIT  kt  C",  IMPRIiMKUKS-ÉDITKUKS 

Il  l'i;    <;  vit  \  \<:  I  k  ii  i:  ,     i  o 

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Tous  ilinlts  icseivi'-'i 


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ESSAIS    SUR    BALZAC 


DU   MEME   AUTEUR 


L'Art  en  Espagne 1  vol. 


SOUS  PRESSE   : 

Journal  d'Eugène  Delacroix  (préface  et  noies). 

Se  conds  Essais  sur  Balzac 1  vol. 


EN  PREPARATION  : 
La  Force  intérieure  (roman) l  voi. 


PAUL     FLAT 


ESSAIS 


SUR  BALZAC 


X^ 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

1],  IM.ON,  NOL'UHIT  et  C'«,  Ii\lIM{IMEUIlS-ÉDITEURS 

n  r  F,   0  \  n  A  N  c  I  K  n  i; ,    1 0 

I8î):{ 
Tous  droits  rhvrvi's 


A   MON  CHER   ET   AFFECTIONNÉ 

MARCEL   SE  M  BAT 

Je  dédie  ces  Essais,  en  souvenir  des  heures  pré- 
cieuses et  charmantes,  durant  lesquelles  la  pénétration 
réciproque  de  7ios  esprits  développa  notre  intimité, 
et  fortifia  le  sentiment  inaltérable  d'une  rare  amitié. 

P.   F. 

Avril  1893. 


AYANT-PROPOS 


Un  des  phénomènes  caractéristiques  de  révo- 
lution littéraire  moderne  est  la  fortune  diverse  et 
contradictoire  de  ces  deux  maîtres  du  roman  : 
Balzac  et  Stendhal.  Le  premier,  dès  l'abord,  força 
la  réputation,  s'imposa  comme  une  puissance  do  la 
nature,  s'installa  dans  les  lettres  en  conquérant  : 
c'est  qu'à  côté  de  certaines  qualités  qui  ne  pou- 
vaient être  appréciées  que  denosjours,  il  dévoila 
dès  l'origine  un  don  de  vie  intense  et  d'intérêt  poi- 
{jiiant  propre  à  saisir  le  succès  immédiat,  à  lui 
assurer  la  prompte  réputation.  Steiidlial,  bien  au 
contraire,  était  un  composé  de  talents  rares,  un 
précurseur  en  toutes  choses,  et  par  sa  forme 
d'esprit  si  Ijizarre,  et  par  son  style  si  cnriciise- 
ment  vouhi,  et  par  l'attitude  éuijjmalique  de  sa 
personnalité  d'artiste  ;  il  le  comprit  lui-même 
tellement  bien  qn'il  ne  s  illusioima  pas  un  instant 


AVANT-PROPOS. 


sur  sa  destinée  littéraire,  et  marqua,  uous  savons 
avec  quelle  merveilleuse  divination,  l'époque 
précise  de  sa  renommée.  Aujourd'hui,  c'est-à- 
dire  depuis  quelque  dix  ans,  une  gloire  commune 
unit  et  associe  leur  nom  :  ils  nous  apparaissent 
tous  deux  contemporains,  par  l'exceptionnelle 
faveur  dont  ils  jouissent  parmi  les  artistes,  autant 
que  par  l'influence  indiscutable  qu'ils  exercent 
sur  les  productions  imaginatives  de  notre  âge. 
Stendhal  a  pris  une  place  que  l'on  peut  exalter 
comme  M.  Paul  Bourget,  ou  déplorer,  en  termes 
un  peu  lourds,  comme  M.  Edouard  Rod,  mais 
qu'il  faut  bien  constater,  quoi  qu'on  en  pense. 
Quant  à  Balzac,  son  nom  continue,  après  plus 
d'nn  demi-siècle,  à  bénéficier  de  la  célébrité 
qu'il  souhaitait  si  ardemment,  et  son  génie  mar- 
que d'une  empreinte  ineffaçable  les  efforts  litté- 
raires en  apparence  les  plus  opposés.  Ce  serait 
une  très  intéressante  étude  que  de  comparer  les 
diverses  catégories  de  «  Balzaciens  »,  et  l'on  y 
verrait,  entre  autres  cuiieuses  choses,  unies  par 
une  commune  admiration  pour  le  maître  du 
roman  moderne,  les  doux  classes  d'écrivains  les 
plus  ii'réconciliables  :  les ccriunins  natmalisles  et 
les  écrivains  cC idées. 

Entre  Balzac  et  Stendhal,  il  convient  de  noter 


AVANT-PROPOS. 


une  autre  différence.  Stendhal  inspira  toute  une 
série  de  travaux  ;  depuis  l'époque  où  M.  Taine  le 
découvrit  et  le  mit  si  magistralement  en  lumière, 
on  vit  se  produire  une  floraison  de  critiques 
et  d'études;  aujourd'hui  encore  on  continue  à 
s'occnper  de  son  œuvre  et  à  commenter  son 
talent  :  il  faut  reconnaître  d'ailleurs  que  les 
récentes  publications  inédites  livrées  à  la  curio- 
sité des  lettrés,  qui  dévoilent  de  plus  en  plus 
l'arrière-fond  de  ce  mystérieux  esprit,  consti- 
tuaient des  documents  nouveaux,  à  maint  égard 
précieux  pour  l'analyste.  En  ce  qui  concerne 
Balzac,  il  n'en  fut  pas  ainsi  :  si  l'on  excepte  la 
belle  étude  de  M.  Tainc  —  mais  la  dimension 
même  de  ce  travail  limitait  son  effort  —  on  cite- 
rait difficilement,  croyons-nous,  un  ouvrage  qui 
compte  sur  Balzac,  ou  plutôt  sur  le  génie  de  Bal- 
zac ;  car  toute  une  partie  du  travail  a  été  exécutée 
la  partie  accessoire  et  fragmentaire;  ou  a  réuni 
les  matériaux  de  l'œuvre  ;  tout  ce  qui  a  Irait  à 
l'élément  anccdoti(jue  et  biogra[)hi(jue  a  été  fait, 
tellement  fait  (jti  il  we  reste  rien  à  y  ajouter,  et 
(|ue,  [)oui'  noti'c  paît,  nous  nous  tarderons  soi- 
gneusement de  la  plus  légère  inclusion  dans  ce 
domaine. 

Il  est  clair  (juc  IJal/ac,  par  la  hauteur  et  liui- 


IV  AVAM-PROPOS,- 

nieusité  de  son  génie,  se  prête  mal  à  des  études 
du  genre  de  celles  qui  furent  tentées  sur  Stendhal. 
Si  rare  et  si  complexe  que  soit  F  esprit  de  ce  der- 
nier, il  est  de  dimension  moins  vaste  et  se  laisse 
plus  aisément  aborder.  Balzac  nous  apparaît 
comme  une  montagne  dont  l'ascension  épou- 
vante. L'occasion  est  ici  propice  d'expliquer  ce 
que  nons  avons  vonlu.  En  effet,  s'il  s'était  agi 
d'une  analyse  complète  et  détaillée  de  son  œuvre, 
nous  n'aurions  en  ni  la  force  ni  le  goût  de  1  entre- 
prendre ;  une  telle  besogne  nous  aurait  semblé 
inutile  et  vaine  :  c'eût  été  à  la  fois  trop  et  trop 
peu.  Ce  que  nous  avons  cherché,  ce  qui  restait  à 
tenter  suivant  nous,  c'était,  une  fois  admis  et 
constaté  le  retentissement,  la  réaction  puissante 
du  génie  de  Balzac  sur  lame  moderne,  de  préci- 
ser les  exemples  do  cette  influence  et  de  ce 
retentissement.  Il  ne  faut  donc  voir  dans  ces 
«  Essais  »  que  le  résultat  d'heures  employées  à 
savourer  Balzac,  dilettantisme  qui,  loin  d'être 
stérile,  suggère  une  foule  d'aperçus  embrassant 
à  la  fois  telle  partie  de  l'oeuvre  du  maître  roman- 
cier et  telle  face  de  la  société  :  nous  confondons 
les  deux  termes,  puisque  son  triomphe  est  préci- 
sément d'avoir  réalisé  cette  confusion  dans  ses 
ouvrages. 


AVA^T-PROPOS. 


Ne  sont-ce  point,  en  effet,  deux  choses  identi- 
ques et  réciproquement  convertibles  que  l'étude 
de  certains  problèmes  palpitants  de  la  vie,  et 
l'examen,  en  ses  portions  capitales,  de  l'œuvre  de 
Balzac?  Là  réside  son  modernisme  au  regard  des 
artistes,  ce  mot  signifiant  l'intensité  de  suggestion 
exercée  sur  nos  âmes  par  tel  ou  tel  écrivain.  C'est 
ainsi,  par  exemple,  que  la  sensibilité  féminine 
ayant  été  examinée  par  lui  sous  la  plupart  de  ses 
aspects,  une  étude  des  principaux  types  de 
femmes,  surtout  des  femmes  contristées  et  tortu- 
rées par  l'existence,  se  trouvera  être  en  même 
temps  une  étude  de  la  sensibilité  féminine.  Emettre 
cette  idée,  c'est  indiquer  le  but  et  la  limite 
même  de  notre  effort  :  cet  effort  ne  doit  pas  por- 
ter seulement  sur  les  jugements,  sur  la  critique  à 
faire  de  tel  ou  tel  ouvrage,  sur  les  contradictions 
([u'il  peut  enfermer  ;  il  dépasse  de  beaucoup 
et  dans  un  sens  tout  différent  tel  ou  tel  type 
concret,  pour  s'attaquer  au  fond  même  de  l'âme 
féminine,  successivement  envisagée  par  Balzac 
dans  des  milieux  et  des  situations  diverses, 
comme  (;n  présriicc  d  antanl  de  réactifs  qui  nous 
aident  à  pénétrer  le  secret  de  son  essence  ! 

Le  point  de  vue  auquel  uous  nous  plaçons  ici, 
qui   a   sug"{|éi"(''  le  cliapilrc  des  l'Cmmcs  mallicii- 


AVAM-PROPOS. 


reuses,  doits  pourrions  le  reprendre  et  l'appliquer 
de  manière  identique  aux  différentes  catégories 
sociales  étudiées  par  Balzac.  Notre  raisonnement 
serait  le  même  pour  le  chapitre  que  nous  avons 
intitulé  les  Jeunes  Gens,  le  même  encore  pour 
celui  des  Courtisanes,  s  il  ne  convenait  d'ajouter 
que  nous  abordons  ici  une  question  plus  com- 
plexe :  en  même  temps  que  nous  y  tentons  une 
étude  de  psychologie  pure,  nous  touchons  à  l'un 
des  plus  graves  problèmes  sociaux.  Dans  le  cha- 
pitre des  artistes,  nous  y  entrons  bieu  plus 
encore,  en  examinant  ces  belles  études  sur  la 
presse,  dans  lesquelles  Balzac  pressent  les 
développements  et  les  vices  du  journalisme  mo- 
derne. 

Si  les  explications  précédemment  fournies  ont 
bien  marqué  l'esprit  qui  a  présidé  à  ces  «  Essais  » , 
le  plan  en  apparaîtra  comme  forcé  :  d'abord  une 
étude  sur  l'œuvre  maîtresse  de  Balzac,  dans 
laquelle,  écartant  de  parti  pris  tout  ce  qui  a  trait 
à  la  genèse,  aux  péripéties  des  romans,  nous 
nous  sommes  uniquement  appliqué  à  choisir, 
parmi  s(;s  créations,  celles  où  nous  trouvions  avec 
le  plus  d'intensité  le  reflet  des  préoccupations  de 
nos  âmes  modernes  :  tel  est  l'objet  de  ce  premier 
vohmie,  consacré  à  la  Comédie  humaine.  Nous 


AVANT-PROPOS. 


passerons  ensuite  à  Fexamen  de  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  les  parties  adjacentes  de  son  œuvre, 
en  étudiant  son  ingénieux  effort  de  style  comme 
conteur,  ses  vues  si  profondes  en  matière  de  cri- 
tique générale,  ces  idées  si  larges  et  trop  peu 
connues,  par  lesquelles  Balzac  se  révèle  comme 
un  précurseur  :  idées  qui  constituent  une  mine 
d'une  inépuisable  richesse  où  beaucoup  allèrent 
puiser  qui  ne  s'en  vantèrent  point.  La  consé- 
quence immédiate  et  directe  sera  l'examen  de  sa 
langue,  de  sa  philosophie,  en  un  mot  des  causes 
maîtresses  qui  contribuèrent  à  faire  de  lui  la  plus 
haute  figure  littéraire  de  ce  siècle. 

Tel  est  le  cercle  de  notre  effort  :  nous  placer 
en  face  d'une  grande  œuvre  écrite,  comme  dans 
un  musée  l'artiste  se  place  en  face  des  tableaux 
d'un  grand  peintre;  en  jouir  profondément; 
noter  les  vibrations  exquises  ou  puissantes  qui 
nous  agitent;  laisser  enfin  ces  vibrations  produire 
en  notre  âme  leurs  conséquences  nécessaires, 
c'est-à-dire  l'évocation  de  quelques  idées  géné- 
rales sur  l'Art  et  sur  la  Vie. 


IS'.KJ. 


ESSAIS  SUR  BALZAC 


CHAPITRE  PREMIER 

LA    PRÉFACE    DK    LA     «    COMÉDIE    IIUMALNE    »  . 

Conception  d'enscinblc  de  la  Comédie  humaine  :  coniiiicnl  elle 
s'opéra.  —  Solidarité  dos  phénomènes  de  la  vie  ;  esprit  générali- 
saleur  de  Balzac.  —  Nature  du  véritable  esprit  scientifique.  — 
L'esprit  sjstéinatii/ue,  soutien  de  toute  yrande  œuvre. 

L'idée  maîtresse  de  la  Comédie  humaine  :  l'iiuinanilé  et  l'anima- 
lité. —  Doctrine  de  l'Évolution  opposée  à  celle  de  la  Création. 
—  h' Unité  de  plan  appliquée  aux  espèces  sociales.  La  théorie 
des  Milieux  et  des  Types  indiquée  par  Balzac.  lîéaclion  de  ces 
idées  sur  l'œuvre. 

Les  Idées  à  côté  :  La  théorie  des  Forces.  —  Conception  amorale 
de  l'art.  —  Seule  lacune  de  ses  vues  d'ensemble  en  ce  qui  touche 
la  religion. 

(i  L'idée  première  de  la  Comédie  humaine  fut 
d'abord  chez  moi  comme  un  rêve,  comme  un  de  ces 
projels  im[)OS8iI)U'S  (jiie  l'on  caresse  cl  (inon  laisse 
s'envoler.  Lue  chimère  (jui  soiiril,  qui  montre  son 
visajje  de  femme  et  qui  déj)loic  aussitôt  ses  ailes  en 
remontant  dans  un  ciel  fantasti<jue.  Mais  la  chimère, 
comme  heaiicuup  de  chimères,  se  chanjje  en  réalité  : 
elle  a  ses  commandcmeuls  et  sa  tyrannie  aux(jucls  il 
faut  céder.  »  Ne  vous  trompez  [)as  à  cette  phrase  qui 

1 


2  CHAPITRE    PREMIER. 

figure  au  début  de  la  Préface;  si  vague  qu'elle 
semble  au  premier  abord,  si  métaphorique  qu'elle 
vous  apparaisse  et  embrumée  de  poésie,  elle  n'en  est 
pas  moins  suggestive  en  ce  qui  touche  les  tendances 
de  l'esprit  de  Balzac  et  la  manière  dont  s'imposa  la 
conception  d'ensemble  de  son  œuvre. 

Les  phénomènes  du  monde  lui  apparurent  un  jour, 
non  plus  distincts  et  isolés  comme  aux  intelligences 
moyennes  qui  ne  sauraient  embrasser  la  nature  que 
fragmentairement,  mais  reliés  entre  eux  par  des 
attaches  puissantes  et  dans  un  rapport  de  dépendance 
éternelle  les  uns  à  l'égard  des  autres.  L'immense 
solidarité  qui  caractérise  les  manifestations  de  la  vie 
et  fait  que,  dans  le  choc  des  événements  multiples, 
elles  réagissent  d'une  manière  aussi  sûre  que  mysté- 
rieuse, cette  solidarité  dut  le  hanter  en  un  jour 
d'obsession  plus  vive  :  le  Roman,  par  conséquent, 
cette  représentation  artistique  des  choses,  dut  lui 
paraître  susceptil)le,  à  l'image  des  réalités  qu'il  est 
destiné  à  fi.xer,  d'une  coordination  par  ensembles  et 
par  masses  superposées.  Mais  comment  s'opéra  chez 
lui  cette  subordination  d'œuvres  diverses  à  une  con- 
ception générale,  cette  superposition,  ou,  si  vous 
aimez  mieux,  comment  s'établit  celte  assise  scienti- 
fique de  son  grand  ouvrage?  Tel  est  le  point  capital 
qu'il  importe  de  fixer,  car  il  nous  servira  à  différen- 
cier Balzac  d'une  autre  catégorie  d'artistes  radicalc- 
Icment  opposés  à  lui.  Ce  travail  ne  se  fit  pas  soudai- 
nement, à  l'origine  de  ses  inventions  romanesques; 
ce  ne  fut  pas  une  notion  »  plaquée  "  et  artificielle. 


LA    PREFACE    DE   LA    «   COMEDIE    HUMAINE  »,  3 

Il  s'imposa  à  lui  lentement,  sous  Tinfluence  de  cet 
effort  latent  et  inconscient  du  cerveau  qui  échappe  à 
l'analyse,  mais  n'en  produit  pas  moins  ses  effets,  à 
l'insu  de  celui-là  même  qui  les  subit  :  ce  qui  ne  veut 
pas  dire  qu'il  se  présenta  d'une  manière  purement 
dédiictive,  comme  pourrait  le  faire  croire  la  suite  de 
sa  préface.  Je  me  l'imagine  au  contraire  aboutissant 
à  une  sorte  d'illumination  soudaine,  phénomène  de 
véritable  intuition,  mais  préparé  de  longue  main 
par  ses  innombrables  travaux  antérieurs,  par  cette 
élaboration  inconsciente  dont  nous  parlions.  A 
l'exemple  de  toutes  les  vastes  généralisations  philo- 
sophiques qui  s'imposèrent  au  génie  de  leur  inven- 
teur avec  le  caractère  d'évidence,  et  qui  n'en  sont 
pas  moins  le  résultat  d'une  patiente  contemplation 
des  phénomènes  particuliers  de  la  vie,  cette  gigan- 
tesque vue  d'ensemble  de  la  Comédie  Inimaine  dut 
se  produire  avec  la  rigueur  d'une  nécessité  psycholo- 
gique, suite  de  la  longue  accumulation  de  docu- 
ments qui  furent  ses  premières  œuvres.  On  ne  sau- 
rait trop  insister  sur  cette  idée  pour  marquer  la  dif- 
férence entre  une  conccj)lion  scientifique  réellement 
vialde  et  les  conceptions  scientiriquos  rattachées  et 
plaquées  à  un  effort  littéraire,  ainsi  que  nous  en 
vîmes  naître  à  la  suite  et  j)ar  esj)rit  d'imitation  (1). 
Celle  de  Balzac  découle  de  son  œuvre  et  s'impose 
comme  une  conclusion  logique;  elle  fait  corps  avec 
elle  au  poml   d'eu  être   lusrpMrabh".    Lts  Miilrcs  sont 

(1)  Telle  la  coriccjitinii    i\v^    »  lliiiijjiiii->Li('(|iiart  "   ili'  M.  Ilmile 
Zola. 


4  CHAPITRE    PREMIER. 

antérieures  à  l'œuvre  de  leurs  auteurs,  qui  paraît  avoir 
été  écrite  j)Our  les  prouver;  d'où  cette  impression 
qu'elles  laissent  d'être  inefficaces  et  dépourvues  de 
vie. 

Plus  d'une  fois  dans  le  cours  de  ces  essais,  nous 
aurons  à  indiquer  le  retentissement  des  théories  phi- 
losophiques et  scientifiques  sur  le  fjénie  de  Balzac. 
Pour  lui,  comme  pour  tous  les  écrivains  de  premier 
ordre,  elles  formèrent  l'assise  de  l'œuvre  ;  elles  lui 
communiquèrent  cette  sève  et  cette  saveur  excep- 
tionnelles qui,  malgré  d'immenses  défauts,  marque- 
ront sa  place  immortelle  dans  l'histoire  des  lettres. 
A  vrai  dire,  il  n'est  pas  de  grand  ouvrage,  même  de 
pure  imagination,  qui  ne  révèle,  chez  celui  qui  l'a 
composé,  une  vue  générale  des  choses,  une  doctrine 
par  conséquent,  qui  ne  soit  en  quelque  manicre  systé- 
matique et  ne  repose  sur  une  conception  d'ensemble 
de  la  vie.  Quelle  que  soit  leur  forme,  leur  catégorie 
artistique  :  drame,  roman,  poésie,  ils  présentent 
tous  ce  point  commun,  à  côté  de  leur  affabulation 
individuelle,  élément  secondaire  et  contingent,  de 
nous  hausser  au  domaine  inviolable  de  Vidée,  qui  est 
l'élément  éternel.  A  cet  égard,  les  productions  de 
l'esprit  peuvent  se  diviser  en  deu.\  classes  :  celles 
qui  n'ont  point  de  soutien  et  sont  destinées  à  dispa- 
raître avec  les  circonstances  transitoires  qui  leur  ont 
donné  naissance;  les  autres  à  côté,  qui  reposent  sur 
une  puissante  assise  et  correspondent  aux  besoins 
éternels  de  l'iiniuanité.  L'assise  littéraire  de  l'œuvre 
de  lUd/ac  fut,  sinon  la  connaissance,  —  le  mot  serait 


LA    PREFACE   DE   LA    »  COMEDIE    HU.MAINE   ".  3 

trop  précis,  —  l'intuition  des  grands  problèmes  dont 
la  solution  devait  renouveler  les  sciences  naturelles 
et  les  sciences  morales.  De  même  que  les  décou- 
vertes de  Copernic  et  de  Newton  avaient  précédem- 
ment Ijoulevcrsé  de  fond  en  comble  les  notions 
acquises  par  l'humanité  sur  le  système  du  monde, 
de  même  aussi  les  hypothèses  fécondes  des  Lamarck 
et  des  Geoffroy  Saint-Hilalrc  allaient  exercer  une 
réaction  profonde  sur  l'esprit  humain  et  renouveler 
son  sens  de  la  vie.  L'œuvre  de  Balzac  est  imprégnée 
de  cette  bienfaisante  influence.  A  ce  titre,  il  fut  au 
premier  chef  un  moderne  :  il  laissa  le  rare  et  magni- 
fique exemple  d'une  entière  compréhension  des  des- 
tinées littéraires,  et  il  semble  que  sa  Préface  ait  été 
composée  pour  donner  une  attestation  solennelle  à 
cette  phrase  d'un  de  ses  contemporains  :  —  "  Le 
temps  n'est  pas  loin  où  l'on  comprendra  que  toute 
littérature  qui  se  refuse  à  marcher  fraternellement 
entre  la  science  et  la  philosophie  est  uwq,  littérature 
homicide  et  suicide.  ■• 

L'idée  maîtresse  de  la  Comcdie  humaine  vient 
d'une  (i  comparaison  entre  rhiinijinilé  et  l'anima- 
lité 11  .  Cette  proposition  nous  sembh;  bien  simple 
aujourdhui;  il  faut  songer  c|u  elle  fut  bu'miilée  en 
18i2,  «-'est-à-dirc  sous  1  iiillncnce  des  mémorables 
discussions  entre  Cuvier  et  (îeoffroy  Saint-llilairc. 
A  son  heure,  elle  était  étrangement  hardie,  mise  en 
tète  d'dMivres  d'imagination,  et  passa  pour  une  sur- 
prcii.'iiitc  iiiiiovalioii  Depuis  lors,  rcspnl  Iiiiiumim  a 
iiwuclié   :    les  ventés  enl revues   par  (îeoffroy   Saint- 


6  CHAPITRE    PREMIER. 

Hilaire,  qui  représentaient  à  cette  époque  la  limite 
extrême  de  l'effort  scientifique,  ont  été  reprises,  con- 
firmées, étendues,  proclamées  avec  leurs  consé- 
quences, et  ont  abouti  aux  hypothèses  darwiniennes. 
En  nous  plaçant  à  ce  point  de  vue,  l'opposition  se 
fait  aussitôt  dans  notre  esprit  entre  la  conception 
ancienne  de  la  création,  et  la  conception  moderne 
de  V évolution.  Au  lieu  de  voir  à  tous  les  tournants  de 
la  pensée  l'intervention  d'une  puissance  surnaturelle, 
d'une  Providence  qui  à  chaque  lacune  de  nos  con- 
naissances intervient  comme  un  coup  de  miracle, 
une  autre  conception  a  dominé  notre  cerveau  :  celle 
de  la  continuité,  des  transformations  successives  et 
insensibles  grâce  auxquelles  toutes  choses  ont  passé 
de  l'état  indifférencié  de  la  nébuleuse  primitive  à 
travers  les  stades  divers  qui  constituent  l'évolution 
cosmique,  géologique,  puis  biologique,  et  se  résument 
dans  les  matières  qui  firent  le  fond  de  l'étude  de 
Balzac  :  l'évolution  sociologicjuc.  Nous  disons  que  le 
retentissement  d'une  telle  doctrine  doit  être  considé- 
rable et  universel  sur  un  esprit.  Son  effet  principal 
est  de  communifjuer  à  l'artiste,  quand  l'esprit  qui  en 
est  pénétré  se  trouve  être  tel ,  la  forme  de  pensée 
j)liHosoj)lii(jue,  ce  qui  au  plus  haut  degré  caractérise 
Balzac;  bu-me  de  pensée  qui  a  pour  trait  capital  l'in- 
tense sentiment  (più  tout  phénomène,  physique  ou 
moral,  il  existe  une  ou  plusieurs  causes.  Causalité, 
sentiment  de  la  causalité  :  c'est  un  des  traits  saillants 
de  Sf)n  (ab'nl  lidéraire.  I5alzac  ji'assisla  (ju'à  la  j)re- 
mièrc  phase  de  rénovation  des  sciences  naturelles;  il 


LA   PREFACE    DE   LA    «  COMEDIE    HUMAINE  ».  7 

s'arrêta  à  Geoffroy  Saint-Hilaire  et  ne  connut  rien 
des  théories  darwiniennes.  On  peut  se  demander,  on 
doit  même  se  demander  l'application  qu'il  en  eût 
faite  aux  lettres,  s'il  avait  vécu  de  notre  temps,  si,  au 
lieu  d'appartenir  à  la  première  moitié  de  ce  siècle,  — 
car  son  effort  intellectuel  ne  dépasse  guère  cette 
moitié,  —  il  avait  écrit  à  partir  de  1860.  Quels  j)oints 
de  vue  nouveaux  et  féconds  il  en  eût  su  tirer! 

La  belle  loi  d'unité  de  covxpositio7i,  empruntée  à 
Geoffrov  Saint-Hilaire,  qu'il  cite  avec  enthousiasme, 
tout  en  reconnaissant  qu'elle  avait  été  pressentie 
bien  avant  qu'on  en  vînt  à  la  formuler  nettement,  le 
conduit  à  briser  le  cadre  désormais  trop  étroit  de  sa 
précédente  doctrine  :  comparaison  entre  l'humanité 
et  l'animalité.  »  Il  n'y  a  qu'un  animal  «  ,  dit-il  plus 
loin.  Le  mot  est  lâché;  l'idée  lui  servira  à  étager 
toute  sa  conce[)tlon  sociale.  Lors  même  que  les 
découvertes  des  naturalistes  et  son  impérieux  besoin 
de  généralisation  ne  l'eussent  point  amené  à  procla- 
mer, comme  savant,  l'exactitude  de  cette  loi,  sa 
puissance  de  vision  et  les  saisissantes  analogies  physio- 
nomiques  entre  certains  types  humains  et  les  repré- 
sentants de  l'animalité  la  lui  auraient  imposée  comme 
artiste.  Les  exemples  sont  innombrables  au  cours  de 
ses  (ï'uvres,  dans  h's  miruiticuses  descriplions  (pi  il 
fait  des  parlicidarilés  plivsiqu(>s  de  ses  personnagi's, 
de  l'obsession  iiupiiétante  «pii  s'impose  à  son  cerveau 
en  face  de  ces  analojjios. 

Une  fois  |)()sé(>  la  loi  (Viinilc  de  jildii  v[  .^^orti  du 
domaine  de  la  naluic  poni'  ciilrcr  dans  le  dnmainc  de 


8  CHAPITRE    PREMIER. 

la  société,  le  problème  des  différenciations  indivi- 
duelles ou  des  déformations  du  type  primitif  se  pré- 
sente à  lui.  —  "  La  société  ne  fait-elle  pas  de 
l'homme,  suivant  les  milieux  où  son  action  se  déploie, 
autant  d'hommes  différents  qu'il  y  a  de  variétés  en 
zoologie?  "  —  Ici  encore  comme  plus  haut,  il  vit 
puissamment  et  profondément;  il  pénétra  jusqu'à  la 
cause  véritable  et  eut  le  mérite  de  la  formuler,  peut- 
être  le  premier,  en  ce  qui  touche  l'espèce  sociale.  Il 
eut  la  hardiesse  de  prononcer  le  mot  qui,  érigé  plus 
tard  en  doctrine,  repris  et  développé  par  de  purs 
savants  (I),  devait  faire  leur  fortune  et  établir  leur 
réputation.  La  théorie  des  milieux  n'est-elle  pas  en 
effet  le  point  essentiel  de  la  conception  scientifique  à 
laquelle  se  rattache  le  nom  de  Darwin?  Pour  les 
naturalistes  d'aujourd'hui,  c'est  une  vérité  incontes- 
table que  les  êtres  vivants  se  sont  moditiés  en  cent 
espèces  diverses  sous  l'action  de  milieux  différents. 
Pour  les  animaux,  du  moins  pour  la  plupart,  le  seul 
dont  il  puisse  être  question  est  le  milieu  physique  et 
matériel.  Avec  rhommc,  les  choses  changent;  à  l'ac- 
lion  de  celui-ci  s'ajoute  celle  d'un  nouveau  qui  par- 
fois contrarie  le  premier,  mais  toujours  se  combine 
avec  lui,  et  dont  les  effets  l'emporlent  en  gravité  sur 
les  effets  du  miheu  physique  :  c'est  le  milieu  social. 
L'action  qu'il  exerce  se  manifeste  de  la  même 
manière.  Il  ne  s'agit  pas,  dans  l'esprit  de  Balzac,  d'une 
sinqile  figure  de  rhétorique,  d'une  comparaison  litté- 

(1)  M.  T.iinc  on  csl  lo  plus  illiisiro  oxomjde. 


LA    PREFACE    DE    LA    "   COMEDIE    HCMAINE   ",  9 

raire,  mais  d'une  constatation  scientifique  rigoureu- 
sement exacte.  Elle  consiste  en  ceci  que  les  milieux 
physique  et  social  agissent  tous  deux  en  favoiMsant 
le  développement,  chez  l'être  vivant,  de  certaines 
aptitudes  spéciales  au  détriment  de  certaines  autres  : 
c'est  ce  que  la  biologie  appelle  le  phénomène  de 
Vadaptation;  d'où  il  suit  que  les  facultés  en  harmonie 
avec  le  milieu  finissent  par  régner  aux  dépens  des 
autres,  qui  s'atrophient. 

L'effet  du  milieu  phvsique  a  élé  de  multiplier  les 
diverses  espèces  animales;  1  effet  du  milieu  social 
sera  de  multiplier  les  variétés  de  types  humains. 
Dans  ce  sens,  un  distingué  criminaliste  de  notre 
époque  (1)  essaya  d'édifier  une  théorie  des  types 
proj'esswnncis.  Il  soutint  que  ce  n'est  pas  le  crimi- 
nel seul  qui  dans  nos  sociétés  apparaît  comme  un 
être  à  part,  un  type  particulier,  mais  que  tout  comme 
pour  les  criminels,  on  pourrait  pour  les  profession- 
nels instituer  des  catégories  très  tranchées  et  re[)0- 
sant  sur  la  constatation  de  déformations  différentes. 
C'est  identiquement  l'idée  qu'esquisse  Balzac  dans  la 
préface  de  la  Comédie  humaine  :  »  Les  différences 
entre  un  soldat,  un  ouvrier,  un  administrateur,  un 
avocat,  lin  oisif,  un  savant,  un  liniume  d'I'^tat,  un 
commerçant,  un  marin,  un  poète,  un  pauvre,  lui 
prêtre,  sont,  quoique  plus  difliciles  ù  saisir,  aussi 
considérahles  que  celles  qui  distinguent  le  loup,  le 
lion,  1  àne,  le  corheaii,   le  rrcpiin,  le  veau  marin,  la 

(1)  M.  T:inlc. 


10  CHAPITRE    PREMIER. 

brebis,  etc.  Il  a  donc  existé,  il  existera  donc  de 
tout  temps  des  espèces  sociales  comme  il  y  a  des 
espèces  zoologiques.  "  Ces  nombreuses  variétés  de 
types  humains  sont  le  produit  de  ce  milieu  social 
que  précisait  Balzac  et  qui  a  succédé,  comme  loi 
d'évolution  pour  Ihommc,  au  milieu  physique  seul 
connu  des  animaux.  Le  fait  de  vivre  en  groupes  crée 
à  riiomme  des  conditions  de  vie  fort  différentes  de 
celles  de  l'animalité  et  transpose  d'un  ordre  à  un 
autre  les  exigences  vitales,  par  suite  leurs  consé- 
quences. Si  pour  un  animal  le  milieu  physique  a  cet 
effet  de  lui  rendre  la  nourriture  abondante  ou  rare, 
si  riierl^ivore,  cantonné  comme  le  renne  dans  les 
neiges  de  Laponie,  trouve  plus  difficilement  sa  pâture 
que  l'antilope  dans  les  prairies  herbues  de  l'Afrique 
centrale,  est-ce  que  l'ouvrier  de  nos  cités  modernes 
ne  voit  pas  changer,  lui  aussi,  les  conditions  [)énibles 
ou  faciles  de  son  existence,  mais  cette  fois  avec  les 
modifications  apportées  au  milieu  social? 

Telles  furent  les  idées  maîtresses  et  dominantes 
auxquelles  se  sul)ordonna  la  conception  de  la  vie 
chez  Balzac  :  toutes  scientifiques,  on  le  voit,  et  pui- 
sées aux  sources  mêmes  des  découvertes  modernes. 
Elles  dominent  son  œuvre  et  la  pénètrent,  en  ce  sens 
(|iic  leur  salutaire  réaction  sur  la  pensée  de  l'écrivain 
se  fait  sentir  à  chaque  tournant;  preuve  qu'il  ne  peut 
s'agir  ici  d'une  doctrine  artificielle,  mais  au  contraire 
parfaitement  assimilée  et  infusant  à  son  (euvre  quel- 
que chose  comme  un  sang  nouveau.  l'^n  effet,  si  l'on 
considère,  ainsi  (|u  il  le  voulait  lui-même,  les  multi- 


LA    PRKFACE    DE    LA    "   COMÉDIE    HUMAINE   ".        II 

pies  conceptions  de  son  génie  comme  un  organisme 
vivant,  à  quoi  pourrait-on  mieux  le  comparer,  cet 
ensemble  de  doctrines  scientifiques,  qu'à  un  principe 
de  vie?  C'est  lui  qui  communique  à  ses  créations 
cette  force  et  cette  sève,  garanties  d'une  jeunesse 
éternelle;  lui  qui  de  personnages  de  fiction,  pure- 
ment imaginaires  semble-t-il,  fait  des  êtres  de  vie 
ardente  et  passionnée,  obsédants  pour  l'esprit,  s'im- 
posant  avec  une  réalité  presque  hallucinatoire;  c'est 
de  lui  enfin  que  découlent  les  idées  à  calé,  moins 
importantes  que  ses  conceptions  primordiales,  mais 
qui  ne  s'en  déduisent  pas  moins  avec  rigueur  comme 
les  conséquences  d'un  principe  préalablement  éta- 
bli. 

Tout  d'abord,  ce  que  l'on  a  appelé  la  t/u'Oi'ie 
des  forces,  qu'il  formule  ainsi  :  «  L'homme  n'est 
ni  bon,  ni  méchant  :  il  naît  avec  des  instincts  et  des 
aptitudes.  »  Nous  examinerons  plus  loin  (1)  jusqu'à 
quel  point  Balzac  osa  l'appliquer  et  se  montra  par  là 
le  rival  des  plus  grands  créateurs  d'àmcs  qui  jamais 
aient  e.\islé.  Dans  cette  vue  d'ensemble  du  monde, 
qui  lui  parait  (X)nduit  à  des  fins  inconnues  sous  l'im- 
pulsion d'une  destinée  invincii)lc,  l'homme,  non  plus 
que  les  autres  êtres,  n'est  soustrait  aux  lois  fatales  : 
il  comprend  que,  dans  cette  conception  nouvelle  de 
la  vie,  il  n'y  a  plus  de  place  pour  l'antique  dogme 
de  la  liberté  d'acjir,  et  que  si,  dans  le  douiainc  de 
l'exislence    joui  iialicrc,    nous    soiuiucs    encore   con- 

(1)  Voir  le  cli^ipllrc  des  l'cr.ioiiiiiifjes  c.xccssl/.t. 


1-2  CIIAPITHE    PREMIER. 

traints  don  tenii"  compte,  puisqu'il  régit  les  rapports 
sociaux,  dans  celui  de  la  spéculation  ce  mot  n'a  plus 
de  sif^nification.  Douloureuse  et  inquiétante  anomalie 
que  la  société  repose  sur  des  principes  dont  la  faus- 
seté est  aujourd'hui  établie;  problème  dont  la  solu- 
tion paraît  hors  de  notre  portée  !  Balzac  ne  recule 
point  devant  cette  vérité  qui  domine  toute  la  psycho- 
logie ,  dont  il  avait  déjà  magnifiquement  fourni  la 
démonstration  à  l'époque  où  il  la  formulait;  presque 
tous  ses  types  de  vie  intense  et  passionnée  donnent 
l'impression  de  forces  en  mouvement,  obéissant  en 
aveugles  à  une  destinée  supérieure  qui  n'est  que 
Tenchaînement  successif  des  phénomènes  mentaux, 
et  se  traduisant  aussi  rigoureusement  par  la  santé  ou 
parla  maladie  que  les  phénomènes  de  la  vie  physique 
dont  ils  sont  les  corollaires.  Il  n'existe  peut-être  dans 
l'histoire  des  littératures  qu'un  artiste  qui  puisse  à  ce 
point  de  vue  être  rapproché  de  Balzac  :  c'est  Sha- 
kespeare; lui  aussi  nous  communique  dans  ses 
créations  dramatiques  excessives  l'impression  d'écra- 
sement sous  la  main  de  fer  de  la  fatalité. 

De  même  que  dans  les  espèces  sociales  Balzac  ne 
relève  ni  vertus  ni  vices,  mais  simplement  des 
instincts  et  des  aptitudes,  de  mémo  aussi  il  ne  distin- 
gue dans  le  roman  ni  types  moraux,  ni  types  immo- 
raux. Si  le  mot  avait  existé  à  son  époque,  il  se  serait 
rangé  lui-même  comme  artiste  dans  la  catégorie  des 
(inioraux.  Durant  loute  son  existence  d'écrivain,  il 
eut  à  sui)ir  les  furieux  assauts  de  la  critique  et  les 
accusations  d'immoralité  qui  tombaient  sur  son  œuvre 


LA    PRKFACE    DE    LA    «   COMÉDIE    HUMAINE   •  .        13 

avec  une  âpreté  d'autant  plus  vive  qu'il  s'était  donné 
comme  tâche  de  peindre  la  vie  dans  son  infinie  com- 
plexité, qu'en  conséquence  les  déformations  morales 
ne  pouvaient  manquer  d'y  fourmiller.  Il  s'en  vengea 
comme  l'on  sait,  de  la  bonne  manière,  en  fixant 
dans  un  immortel  roman  de  satire  les  ridicules  et  les 
bassesses  de  ce  monde  du  journalisme  qu'il  avait  su 
percer  à  jour  :  u  Oiiand  on  veut  tuer  quelqu'un,  on 
le  taxe  d'immoralité.  Cette  manœuvre  familière  aux 
partis  est  la  honte  de  tous  ceux  qui  l'emploient.  »  — 
Vous  sentez  dans  cette  phrase  comme  un  ressouvenir 
des  ]>lessures  cuisantes  que  les  attaques  de  la  presse 
lui  avaient  fait  endurer.  La  préface  de  la  Comédie 
humaine  reprend  cette  question  vieille  comme  le 
monde,  mais  on  peut  s'étonner  de  ne  pas  1  y  voir 
traitée  avec  l'ampleur  qu'elle  comporte.  L'occasion 
était  belle  pourtant  de  montrer  qu'une  conception 
de  la  vie  analogue  à  celle  qui  hantait  son  cerveau, 
impliquait  la  création  de  personnages  de  vie  violente 
et  passionnée  :  il  ne  s'arrêta  pas  à  celte  idée  et  pré- 
féra se  livrer  à  la  besogne  légèrement  puérile  de 
réunir,  pour  les  opposer  aux  autres,  les  figures  irré- 
prochables imaginées  j)ar  lui.  C'était  là  tourner  court 
et  ne  pas  accepter  la  discussion  sur  le  terrain  où  il 
l'avait  lui-même  placée. 

La  sûreté  des  vues  de  I5al/,ac  sur  les  phénomènes 
de  la  vie  nous  est  ;ippaiiic  vraiment  géniale  et  digne 
de  ce  grand  esprit  ;  il  scuible  qu'elle  l'ait  abnndonné 
sur  un  autre  point  <  apilal,  qui  se  rattachait  pour- 
tant  à   la    loi  d'évobili(ui    pressentie,    lialzac,  on  le 


14  CHAPITRE    PREMIEU. 

sait,  était  monarchiste  :  par  tempérament  et  par  rai- 
sonnement, il  considérait  le  principe  monarchique 
comme  une  nécessité;  à  la  royauté  il  associait  le 
catholicisme  ,  les  jugeant  unis  de  manière  indisso- 
luble, et  en  cela  il  pensait  excellemment,  car  il  avait 
pénétré  les  causes  d'évolution  de  cette  forme  reli- 
gieuse qui,  sous  l'influence  des  hommes  et  des  insti- 
tutions, al)Outissait  à  des  conséquences  en  tout  op- 
posées à  celles  qu'avaient  prévues  ses  premiers 
fondateurs  (1).  Lorsque  Balzac,  convaincu  de  l'utilité 
sociale  du  catholicisme,  écrivait  qu'il  y  voyait  un 
système  complet  de  répression  des  tendances  dépra- 
vées de  l'homme,  et  le  plus  grand  élément  d'ordre, 
il  ne  disait  rien  qui  ne  fût  exactement  juste;  car  il 
faut  être  aveugle  ou  fanatisé  par  la  passion  pour  ne 
pas  constater  dans  la  religion  le  })lus  salutaire  des 
freins  individuels,  la  sauvegarde  irremplaçable  de  la 
moralité  du  grand  nombre.  Mais  quand,  à  côté  de 
celte  première  vue  et  immédiatement  après  elle, 
Balzac  en  formulait  une  autre  comme  celle-ci  : 
«La  Pensée,  principe  des  maux  et  des  biens,  ne 
peut  être  préparée,  domptée,  dirigée  que  par  la 
religion  "  ,  il  oubliait  les  premiers  principes  qu'il 
avait  posés.  En  vérité  ce  n'était  pas  la  peine  d'avoir 
édifié  tout  un  système  scientifique  sul)ordonné  aux 
seules  causes  naturelles,  pour  en  venir  finalement  à 
l'intervention  d'une  cause  supra -terrestre  dominant 
et  expliquant  toutes  choses.   Il  semble  qu'd  y  ait  eu 

(1)  C'est  là  une  idée  (juc  Ilcuaii   a   reprise  et    développée  dans 
maint  passage  de  ses  études  religieuses. 


LA    PREFACE   DE    LA    »   COMEDIE    HUMAINE   ".        15 

solution  de  continuité  dans  sa  pensée  ;  tout  au  moins 
n'eut-il  pas  la  hardiesse  d'appliquer  aux  manifesta- 
tions d'ordre  religieux  les  hautes  vues  généralisatrices 
qui  jusqu'alors  l'avaient  soutenu.  La  religion,  en  effet, 
nous  apparaît  comme  un  organisme  enfermant  des 
principes  de  vie,  de  développement  et  finalement  de 
ruine,  soumis  à  des  lois  fixes  et  rationnelles;  nous 
n'y  devons  voir  aucune  dérogation  à  l'ordre  éternel, 
rien  qui  fasse  échec  à  la  belle  loi  d'unité  de  plan  ou 
de  composition  qu'il  avait  appliquée  aux  phénomènes 
sociaux.  Nous  ne  pouvons  donc  que  constater  ici 
chez  Balzac  une  défaillance  manifeste  ;  il  manqua  à 
sa  gloire  d'étendre  ses  doctrines  jusqu'au  point  où 
aurait  dû  les  conduire  la  pensée  du  plus  illustre  des 
précurseurs  en  matière  d'exégèse  religieuse,  ce 
Spinoza  fpi'il  connaissait  pourtant,  mais  dont  il  allait 
laisser  à  d'autres  le  soin  d'approfondir  les  œuvres  et 
de  moderniser  les  vues  ! 

Reconnaissons  que  ce  furent  là  ses  seules  défail- 
lances. Sur  tous  les  autres  points  il  vit  juste  et  puis- 
samment. Lorsfjue,  par  exemple,  il  touche  à  la 
question  du  progrès,  il  se  pose  comme  un  véritalde 
philoso[)he  en  négateur  du  perfectionnement  indé- 
fini L(»i'.s(|ti('  ciiliu,  par  une  sorte  de  coup  d'o'il 
d'enseiiihle  jeté  sur  son  (cuvre  ,  il  s'interroge  à  sou 
sujet,  roccasion  lui  est  helle  d'exalter  la  forme  d'art 
dont  il  anparail  Ir  niailre  lucoMtesté,  de  Mi;u«pier  la 
place  grande  et  gloriensi*  (\y\.  roman  de  inours  dans 
l'histoire  des  liltéralures  modernes,  l'ar  opposition 
avec  celle  des  littératures  anticjues,  il  précise  le  rôle 


16  CIIAPITUK    PU  KM  1ER. 

du  roman,  auxiliaire  de  l'histoire.  C'est  ainsi  qu'en 
dehors  de  son  intérêt  comme  œuvre  imaginative, 
comme  œuvre  d'art,  —  et  par  là  il  se  suffit  à  lui- 
même,  —  le  roman  de  mœurs  tient  un  rang  excep- 
tionnel. Balzac  dut  plus  d'une  fois  penser,  dans  un 
de  ces  rêves  grandioses  auxquels  il  se  complaisait, 
tel  que  celui  à  la  faveur  duquel  Victor  Hugo  nous 
représente  Paris  à  l'état  de  ville  morte,  Balzac  dut 
penser  à  ce  que  pourrait  être  son  œuvre  dans  une 
période  lointaine  pour  écrire  l'histoire  des  généra- 
tions éteintes.  Il  lui  fut  loisil)le  de  songer,  avec  une 
fierté  légitime,  que  ce  qui  avait  manqué  aux  histo- 
riens des  temps  antiques,  les  historiens  de  l'avenir 
le  trouveraient  dans  ses  romans,  et  (|u'au  milieu  de 
cet  immense  amas  de  ruines  qui  sont  les  derniers 
vestiges  d'une  civilisation  disparue ,  l'édifice  de  la 
Comédie  humaine  se  dresserait  encore  comme  un 
monument  indestructible  de  son  génie  et  de  sa  gloire  ! 


CHAPITRE   II 

LES    JEUNES     GENS. 

Naissance  du  senliment  d'amour  chez  le  jeune  homme.  Calyste  de 
Guénic.  —  Eveil  de  la  jalousie  maternelle  :  mélange  de  crainte 
et  de  fierté.  —  Caractéristique  de  ce  premier  amour  :  timidité 
apparente.  —  Violence  foncière  de  l'instinct  du  sexe. 

Hri<;tigiiac  :  complexité  de  ses  tendances.  —  Absence  de  frein  mo- 
ral. Nature  ondoyante  de  sa  personnalité.  Théorie  psycholojjique 
de  M.  Taine.  —  Ses  luttes;  ses  volte-face;  pour  quels  motifs  il 
doit  succondjer. 

Point  commun  aux  principaux  jeunes  jjens  de  lîal/.ac  :  aucun  prin- 
cipe directeur  de  la  vie.  Félix  de  Vandenesse.  —  Souffrances  des 
âmes  d'élite.  Réaction  salutaire  de  ces  souffrances  :  leur 
importance  comme  préparation  à  l'amour.  —  Relations  du  jeune 
homme  avec  la  femme  dcjli  mûre.  Illusion  volontaire  de  celle-ci  : 
scnd>lant  de  maternité. 

J/amour  suliordonné  au  sentiment  :  Lord  Grcnville.  Kxtrèmc  ra- 
reté  de  son  cas.  Cause  de  séduction  d'un  ordre  unifjuc. 

La  naissance  et  le  développement  du  senliment 
d'amour  dans  l'àmc  vicrjjc  d'un  adolescent,  aussi 
tendre  et  naïf  qu'un  Fortunio,  mais  plus  passionne 
que  lui  ou,  pour  parler  exactement,  plus  porté  vers 
les  résolutions  extrêmes;  l'envahissement  de  son  être 
par  la  passion  exclusive,  avec  cette  particularité 
de  l'amour  ù  (;et  a{;e  que  .sa  poursuite  tend  plutôt 
vers  la  satisfaction  du  senliment  lui-même  que  vers 


18  CHAPITRE    II. 

la  possession  de  Tétre  qui  en  est  l'objet  :  telle  nous 
semble  une  des  thèses  favorites  de  Balzac,  sur  la- 
quelle il  est  revenu  avec  complaisance  dans  plusieurs 
de  ses  grandes  œuvres,  mais  qu'il  n'a  nulle  part  mieux 
étudiée  en  ses  détails  que  dans  le  personnage  de  Ca- 
lyste  de  Guénic.  Il  convient  donc  d'y  insister  comme 
sur  une  des  créations  les  plus  typiques  et  les  plus  déli- 
catement analysées  de  la  Comédie  humaine. 

Les  antécédents  physiologiques  de  Calyste  de  Gué- 
nic sont  longuement  expliqués  par  le  romancier,  ainsi 
que  le  milieu  dans  lequel  s'épanouissent  ses  premiè- 
res années  d'enfance.  Il  nous  montre  son  père,  vieux 
Breton  ayant  de  sa  race  l'honnête  entêtement,  la  bra- 
voure militaire  et  la  noblesse  morale,  fidèle  à  ses 
croyances  politiques  et  religieuses,  mais  borné  par 
ces  croyances  mêmes,  rebelle  aux  idées  nouvelles 
autant  qu'à  l'instruction;  sa  mère,  la  douce  fdle  irlan- 
daise, vivante  incarnation  de  la  beauté  du  Nord,  ten- 
dre et  soumise  comme  elles  le  sont  en  ce  pays,  née 
plutôt  pour  subir  que  pour  partager  l'amour,  n'ayant 
d'ailleurs  jamais  connu  qu'un  sentiment  intense  : 
l'adoration  de  cet  enfant  unique  qui  représente  tous 
ses  espoirs  et  en  qui  elle  retrouve,  à  peine  virilisés, 
les  principaux  traits  de  sa  nature. 

De  sa  mère,  en  effet,  Calyste  aura  la  tendresse  et 
la  féminéilé;  de  son  père,  la  hauteur  d'àme  et  la 
fierté.  Avec  quel  soin  jaloux  l'anny  O'Brien  veilla 
sur  les  premières  années  du  jeune  homme  !  Avec 
quelle  piiidcncc  elle  écarta  de  lui,  comme  s'il  se 
fut   agi    (le    l;i   pureté    d'une    vierge,    les    causes   de 


LES  JEUNES    GENS.  19 

trouble  el  d  initiation  sensuelle  qui  assaillent  les  tout 
jeunes  gens  à  leur  entrée  dans  la  vie!  Les  mères,  si 
pieuses  qu'elles  soient,  ou  plutôt  parce  qu'elles  sont 
pieuses,  et  que  les  enseignements  chrétiens  ont  par- 
ticulièrement fixé  leur  attention  sur  ce  point,  ne 
vivent  plus  alors  qu'avec  un  seul  souci  :  éloigner  de 
l'enfant  aimé  tout  ce  qui  leur  parait  de  nature  à  alté- 
rer cette  innocence  si  chère.  Le  soin  qu'elles  pren- 
nent de  la  fdle  est  peu  de  chose  auprès  de  celui  qui 
les  attache  au  fils;  elles  n'ignorent  pas  que  la  fîUe  est 
gardée  par  son  sexe  même  et  son  rôle  de  "  passivité  " 
dans  l'amour.  C'est  alors  chez  la  mère,  et  tout  le 
temps  qu'elle  le  sent  sien,  une  joie  de  chaque  instant. 
Mais  aussi  quelles  douleurs,  le  jour  où  les  premières 
atteintes  ont  terni  cette  pureté,  où  elle  comprend  que 
le  fils  n'est  plus  à  elle,  que  l'image  d'une  autre  femme 
a  envahi  sa  pensée  et  soudain  s'est  substituée  à  la 
sienne  !  Ce  sont  des  douleurs  secrètes  qu'elle  cache 
avec  soin,  des  blessures  d'ame  qui,  par  leur  inten- 
sité ,  peuvent  être  comparées  à  celles  de  l'amante 
prévenue  que  son  aimé  la  tronn)e.  —  Car  il  entre,  ne 
l'oublions  pas,  dans  un  senliment  maternel  de  cet 
ordre  beaucoup  d'éléments  inconscients  du  sentiment 
d'amour.  La  mère  éjjrouvc  pour  sa  nouvelle  rivale 
une  haine  d'autant  plus  \i\c  (pielle  aura  cllc-mcmc 
goûté  avec  moins  de  vivacité  l'amour  dans  le  ma- 
riage, comme  l"'anny  O'Hrien,  et  (pie  son  enfant 
unique   aura   été   la   vraie   passion   de   sa   vie. 

Cliosc  ("Irauge!  d  s'a|i>u(('  à  ce  sculiincnl-ià,  —   le 
lait  ii'csl  pMiul  rare,  —   une  soilc  (h'  (ii  rie  secrète  de 


20  CHAPITRE    II. 

voir  leur  fils,  c'est-à-dire  un  fragment  d'elles-mêmes, 
pesant  sur  une  destinée  humaine,  s'élevant  à  la  viri- 
lité, et  nous  voyons  alors  un  bien  bizarre  mélange 
d'angoisse  et  d'orgueil.  Balzac  écrit  à  ce  propos  : 
(i  Quand  les  mères  conçoivent  les  inquiétudes  que 
ressentait  la  baronne,  elles  tremblent  presque  devant 
leur  fils,  elles  sentent  instinctivement  les  effets  de  la 
grande  émancipation  de  l'amour;  elles  comprennent 
tout  ce  que  ce  sentiment  va  leur  emporter;  mais  elles 
ont  en  même  temps  quelque  joie  de  savoir  leur  fils 
heureux  :  il  y  a  comme  un  combat  dans  leur  cœur. 
Quoique  le  résultat  soit  leur  fils  grandi,  devenu  supé- 
rieur, les  véritables  mères  n'aiment  pas  cette  tacite 
abdication;  elles  aiment  mieux  leur  enfant  petit  et 
protégé.  1) 

L'homme  pourtant  se  dégage  de  l'enfant;  une  force 
irrésistible  le  pousse  vers  l'élément  féminin,  qui  de 
loin  l'attire.  Quelle  que  soit  son  innocence  native,  si 
soigneusement  qu'ait  été  cultivée  son  àme  par  l'amour 
jaloux  de  sa  mère,  les  sentiments  de  pudeur  et  de 
honte  qui  font  rougir  sa  joue  à  l'approche  d'une 
femme,  les  cuisants  appels  de  la  puberté  lui  révèlent 
les  mystères  de  la  vie  et  son  véritable  rôle  dans  l'a- 
mour. Pour  l'observateur  c[ui  ne  poursuit  dans  la 
marche  d'un  sentiment  que  le  bonheur  de  l'analyse 
et  de  la  contemplation,  le  jeune  homme  offre  alors 
un  spectacle  d'un  ordre  rare.  Pour  la  femme  aimante 
en  (juéte  d'une  tendresse  entière,  il  est  le  plus  déli- 
cieux objet  qui  puisse  s'offrir  à  ses  désirs,  et  celle  qui 
sait  jouir  d'un  .si  incstiuiable    trésor,    j'cnlcuds   celle 


LES   JEUNES    GENS.  21 

qui  n'est  pas  assez  craintive  pour  hésiter  ou  assez 
coquette  pour  se  refuser  au  bonheur,  celle-là  se 
réserve  des  joies  sans  analogue. 

C'est  bien  ainsi  que  Balzac  a  conçu  le  personnage 
de  Calyste  :  ni  sa  pudeur  native,  ni  la  piété  de  sa 
mère,  ni  les  précautions  avec  lesquelles  elle  l'a  gardé, 
n'ont  empêché  la  naissance  soudaine  de  ce  besoin 
d'aimer;  il  met  en  Camille  Maupin  tous  ses  désirs  et 
tous  ses  espoirs;  il  tend  vers  elle  avec  l'infaillible  sû- 
reté de  linslinct.  Nous  retrouvons  en  lui  l'amour 
pareil  à  celui  de  Chérubin,  une  force  intérieure  le 
poussant  vers  le  seul  être  qui,  à  ses  yeux,  incarne  la 
femme  :  Camille  Maupin.  Fût-elle  moins  belle,  moins 
supérieure  d'intelligence,  il  y  volerait  encore,  car 
lassouvissance  d  un  pareil  désir  est  obsédante  et  ab- 
sorbe l'énergie  virile.  Notez  que  tout  en  elle  est  fait 
pour  irriter  le  désir  :  le  refus  de  sa  personne  d'abord. 
Chez  le  tout  jeune  homme,  l'amour  ne  se  trompe  pas; 
il  tend,  en  dépit  de  son  innocence,  vers  la  hn  ({ue  la 
nature  lui  a  prescrite  :  la  possession,  lîien  j)lus  net- 
tement que  chez  la  jeune  hllc,  qui  dans  le  plan  de  la 
nature  représente  l'élément  passif,  le  jeune  homme, 
même  iguoraiiL  en  fait,  a  l'intuition  des  réalités  phy- 
siques :  la  dénioiisliadoH  extérieure  de  sa  tendresse 
est  inliniment  plus  précise  !... 

Camille  Maupin  se  refuse  donc,  non  par  cocpiette- 
rie,  —  sa  nature  de  femme  artiste  est  la  négation 
même  de  la  (•o(juetterie  ;  —  elle  se  refuse  |)ar  cjanite, 
parce  (ju'elle  sougc  à  l'jiveuir,  parc(>  ((u'elle  re(h)ule 
cet  avenir,   parce    (|ue,    malgré    son    exceptionnelle 


22  CHAPITRE    II, 

intelligence ,  il  lui  manque  ce  sentiment  de  haute 
sagesse  que  Schopenhauer  résume  si  admirablement 
dans  cette  maxime  :  »  Au  lieu  de  nous  occuper 
exclusivement  de  plans  et  de  soins  d'avenir,  ou  de 
nous  livrer  à  l'inverse  aux  regrets  du  passé,  nous 
devrions  ne  jamais  oublier  que  le  présent  seul  est 
réel,  que  seul  il  est  certain,  et  qu'au  contraire  l'ave- 
nir se  présente  presque  toujours  autre  que  nous 
le  pensions,  et  que  le  passé,  lui  aussi,  a  été  diffé- 
rent; ce  qui  fait  qu'en  somme  avenir  et  passé  ont 
tous  deux  bien  moins  d  importance  qu'il  ne  nous 
semble.  " 

Joignez  à  cela,  au  milieu  de  cette  naissance  à  la 
vie,  avec  cette  excitation  constante  entretenue  par 
un  refus  qui  s'explique  mal ,  l'influence  irritante  que 
peut  avoir  sur  un  jeune  esprit,  sur  une  sensibilité 
cxacerl)ée,  la  vue  des  belles  choses,  des  élégances  qui 
lui  sont  demeurées  inconnues  et  que  son  àme  d'ar- 
tiste goûte  avec  une  singulière  volupté. 

C'est  donc  avec  un  véritable  enthousiasme  senti- 
mental, accru  encore  par  l'enthousiasme  de  l'intelli- 
gence s'ouvrant  au  beau,  que  Calyste  se  laisse  aller 
à  la  douceur  de  vivre  auprès  de  Camille  ^laupin  : 
elle  représente  pour  lui  linitiation  à  la  vie,  une  ini- 
tiation totale  dans  laquelle  se  trouvent  satisfaits  le 
cœur  et  l'esprit,  où  seuls  les  sens  sont  tenus  en  échec. 
Lorsqu'il  rentre  au  manoir  paternel,  dans  son  milieu 
honnête,  mais  borné,  le  pauvre  enfant  tente  de  faire 
comprendre  aux  siens  la  cause  et  la  nature  de  ses 
enthousiasmes  :    »  Elle  a  changé  notre  Calyste,  dit 


LES   JEUNES    GENS.  23 

la  vieille  aveugle  en  l'interrompant,  car  je  ne  com- 
prends rien  à  ces  paroles.  Tu  as  une  maison  solide, 
mon  beau  neveu,  de  vieux  parents  qui  t'adorent,  de 
bons  vieux  domestiques  ;  tu  peux  épouser  une  bonne 
petite  Bretonne,  une  fille  religieuse  et  accomj)lie  qui 
te  rendra  bcureux...  C'est  simple  comme  un  cœur 
breton.  Tu  ne  seras  pas  si  promptement,  mais  plus 
solidement  un  riche  gentilhomme.  » 

N'est-ce  pas  précisément  cette  simplicité,  cet  em- 
bourgeoisement de  sa  vie  qui  lui  paraît  insupporta- 
ble? 11  se  révolte  et  repousse  cette  perspective  de 
toutes  les  forces  de  son  être  :  «  Serais-je  donc  sans 
belles  et  folles  amours?  Ne  pourrais-je  trembler,  pal- 
piter, craindre,  respirer,  me  coucher  sous  d'impla- 
cables regards  et  les  attendrir?  Faut-il  ne  pas  con- 
naître la  beauté  libre,  la  fantaisie  de  l'àme,  les  nuages 
qui  courent  sous  l'azur  du  bonheur  et  (|ue  le  souffle 
du  plaisir  dissipe?...  Ne  connaîtrai-je  de  la  femme 
que  la  soumission  conjugale;  de  l'amour,  que  sa 
flamme  de  lampe  égale?  »  Voilà  une  déclaration  qui 
nous  semble  aujourd'hui  fortement  entachée  de  ro- 
mantisme; mais  il  faut  songer  à  l'éjjoque  où  elle  fut 
écrite,  et,  de  plus,  11  serait  injuste  de  ne  pas  y  recon- 
naître, sous  une  forme  vieillie,  l'ardriir  iiiuiiorlelle 
et  toujours  vraii;  des  prenuers  désirs... 

Le  senliuuMit  d'amour  se  caractérise,  à  cet  âge, 
bien  jiliiliil  parla  poursuite  de  raiiioiir  Im-iiiciuc  que 
de  l'objet  de  cet  amour,  (lomiue,  d'aulic  pari,  c'est 
une  loi  psychologique  que  tout  seulimciil  clicrche  sa 
satisfaction  dans  un  objet  réel  et  précis,  Calysle  aime 


24  CHAPITRE    II. 

Camille  Maupin  ;  mais  la  présence  d'une  autre  femme 
suffira  pour  que  ses  désirs  se  reportent  avec  une  in- 
tensité au  moins  égale  sur  cette  dernière.  Bien  plus, 
tant  l'imagination  est  ardente  à  cet  âge,  il  suffira  que 
Camille  Maupin  lui  fasse  de  Béatrice  une  enthou- 
siaste description,  vantant  sa  grâce  enveloppante  et 
ses  charmes  de  blonde,  pour  que,  immédiatement, 
grâce  à  une  transformation  psychologique  merveilleu- 
sement comprise  par  Balzac,  il  mette  en  elle  toute  sa 
complaisance.  Tous  ceux  qui  ont  eu  comme  Câlyste 
une  imagination  très  vive  et  un  cœur  également  ar- 
dent, peuvent  se  rappeler  des  états  d'âme  analogues  : 
l'imagination  construit  une  figure  idéale  sur  une  sim- 
ple description,  quelquefois  même  sur  une  concep- 
tion qui  lui  est  personnelle,  et  la  cristallisation  s'opère. 
Dès  la  première  entrevue  de  Galyste  avec  la  jeune 
femme,  nous  voyons  un  envahissement  total  de  son 
être  :  <i  En  un  moment,  Calyste  fut  saisi  d'un  amour 
qui  couronna  l'œuvre  secrète  de  ses  espérances, 
de  ses  craintes,  de  ses  incertitudes.  »  S'agira-t-il 
désormais  de  Camille  Maupin?  Non,  plus  jamais. 
Cette  femme,  d'un  âge  mûr  sans  doute,  mais  hrillante 
de  génie  et  de  tendresse  concentrée,  cette  intelligence 
qui  a  contribué  à  dévelop})er  la  sienne,  qui,  sous 
l'apparence  trompeuse  d'une  maternité  plus  tendre, 
lui  a  révélé  la  beauté  en  étendant  J'horizon  de  sa  vie, 
elle  disparaîtra  de  sa  pensée,  et  il  ne  songera  plus 
qu'à  s'en  servir  pour  atteindre  à  la  satisfaction  de  son 
second  amour.  Le  jour  même  où,  poussant  le  dévoue- 
ment jusqu'à  un  j)oint  qui  peut  })araître  invraiscm- 


LES   JEUNES    GENS.  25 

blable,  —  nous  y  reviendrons  en  étudiant  Camille 
Maupin,  —  elle  fera  mieux  encore  que  sacrifier  sa 
passion,  elle  favorisera  la  tendresse  de  Calyste  pour 
Béatrice,  ce  jour-là,  le  jeune  homme  acceptera  sans 
honte  cette  preuve  surhumaine  d'abnégation. 

C'est  qu'en  effet,  —  et  Balzac  l'a  profondément 
senti,  comme  il  l'a  merveilleusement  rendu  dans  son 
œuvre,  —  l'amour  sexuel,  par  son  essence  même, 
tient  aux  racines  les  plus  égoïstes  de  l'être  humain 
Il  poursuit  sa  satisfaction  avec  une  significative  àpreté, 
et  l'on  retrouve,  jusque  dans  le  jeune  homme  inno- 
cent et  pur,  ignorant  les  fins  de  la  vie,  je  dirai  même, 
d'autant  mieux  qu'il  les  ignore,  les  traces  de  l'anima- 
lité primitive  et  quelque  chose  de  ce  qui  caractérise 
l'appétit  du  mâle  luttant  pour  la  possession  de  la  fe- 
melle. Lisez  la  lettre  dans  laquelle  Calyste  décrit  à 
Béatrice  son  amour,  et  qui  fait  songer  aux  timides 
déclarations,  ardentes  néanmoins,  d'un  Chérubin 
ou  d'un  Fortunio  :  n  Que  suis-je  pour  vous?  Un 
enfant  attiré  par  l'éclat  de  la  beauté,  par  les  gran- 
deurs morales,  comme  un  insecte  est  attiré  par  la 
lumière.  Vous  ne  pouvez  pas  faire  autrement  que  de 
marcher  sur  les  Heurs  de  mon  ame,  mais  tout  mon 
bonheur  sera  de  vous  les  voir  fouler  aux  pieds  ..  Je 
«'ai  [)as  d'autre  génie  que  celui  de  l'amoui-,  je  n'ai 
rien  qui  me  rende  redoutable,  et  je  serai  devant  vous 
comme  si  je  ne  vous  aimais  pas.  Bejellere/-vous  la 
prière  d'un  amour  si  liuniMe,  d  un  pauvre  eiilanl  (|iii 
demande  pour  toute  grâ(;e  à  la  luiuièri'  de  réelairer, 
à  son  soleil  de  le  réchauffer?  » 

a 


26  CHAPITRE   II. 

Quelle  humilité!  quelle  tendresse  discrète  et 
douce!  Vous  seriez  tenté  de  voir  uniquement  dans 
ces  paroles  l'expansion  d'une  àme  virginale  avec  ses 
timides  et  chastes  désirs.  Il  semhlc  que  les  sens  et 
leurs  ohsédantes  convoitises  n'y  aient  point  de  part. 
Détrompez-vous  :  ce  ne  sont  là  qu'apparences  vaines. 
Sous  cette  enveloppe  séduisante,  mais  fausse,  parce 
qu'elle  cache  la  véritable  nature,  il  faut  découvrir  et 
discerner  l'homme  naissant  qui  aspire  avec  frénésie 
à  la  possession  de  l'être  désiré.  Lorsque  Calyste  se 
promène  avec  Béatrice  au  milieu  des  l'ochers  de  la 
cote  bretonne,  et  que  celle-ci,  après  avoir  exaspéré 
son  amour  par  sa  coquetterie,  se  laisse  aller  un  in- 
stant, puis  se  reprend,  goûtant  le  suprême  plaisir  de 
la  femme  sans  cœur  :  torturer  celui  qui  l'aime,  lors- 
qu'il l'a  saisie  par  la  ceinture  et  qu'elle  lui  répond  : 
i(  Eh  bien!  »  d'un  air  imposant,  une  sorte  de  féro- 
cité jalouse  s'empare  de  lui;  l'image  du  rival  surgit 
dans  son  cerveau.  «  Ne  serez-vous  jamais  à  moi? 
lui  demanda-t-il,  d'une  voix  étouffée  par  un  orage  de 
sang.  —  Jamais,  mon  ami,  répondit-elle.  Je  ne  puis 
être  pour  vous  que  Béatrice,  un  rêve.  N'est-ce  pas 
une  douce  chose?  Nous  n'aurons  ni  amertume,  ni 
chagrin,  ni  repentir.  —  Et  vous  retournerez  à  Conti? 
—  Il  le  faut  bien.  —  Tu  ne  seras  donc  jamais  à  per- 
sonne?» dit  Calyste  en  poussant  la  marquise  avec  inie 
violence  frénétique.  —  J'avoue  que  cette  violence 
me  plaît.  Je  la  trouve  vraie,  quelque  objection  qu'on 
lui  j)uisse  adresser  d'être  à  certains  points  de  vue  en 
désaccord  avec  les  précédents  connus  de  sa  conduite. 


LES  JEUNES    GENS.  27 

Elle  me  plaît  comme  significative  de  la  véritable 
nature  de  l'amour,  de  son  fond  brutal,  et  de  ses  fré- 
quents retours,  malgré  les  dupeuses  apparences  du 
sentiment,  vers  le  point  de  départ  primitif!... 

Calyste  de  Guénic,  c'est  le  jeune  homme  aux  prises 
avec  l'amour,  et  l'amour  exclusif  de  tout  autre 
mobile.  Mais  la  vie  est  complexe,  et  les  passions 
multiples  qui  s'y  entre-croisent  sont  autant  de  sujets 
d'invention  pour  le  romancier  actif  et  fécond;  dans 
cette  voie,  suivons  Balzac  :  il  n'existe  point  de  guide 
plus  sûr,  point  de  peintre  plus  puissant. 

Être  jeune  et  beau,  mais  n'avoir  au  service  de 
cette  jeunesse  et  de  cette  beauté  pour  les  mettre  en 
relief,  pour  les  imposer,  ni  l'aristocratique  décor 
de  l'existence  mondaine,  ni  la  fortune  qui  fraye  le 
chemin  vers  cette  existence  ;  être  né  avec  des  sens 
exquis  et  l'intime  besoin  du  luxe,  apparente  faiblesse, 
accompagnement  inévitable  de  ces  délicatesses  d'in- 
stincts, et  ne  posséder  que  la  pension  modeste  du 
pauvre  étudiant  débarqué  de  province,  à  qui  les 
sacrifices  d'ime  mère  et  de  sœurs  généreuses  consti- 
tuent avec  peine  une  rente  de  quebjues  ccnlaines  de 
francs;  se  sentir  amhitieux,  avide  de  pinssaïue  et  de 
renommée,  et  ne  se  savoir  d  aiilrc  appui  (pic  (clui 
d'une  femme  du  monde,  influente  sans  doute,  mais 
que  ses  innomhrables  devoirs  absorbent  inévitable- 
ment; enfin,  de  toute  la  puissance  de  son  être  as[nrer 
à  l'aiMoiir,  à  1  aiiioiir  le  [)Ius  délical ,  à  la  nu  mi  r,  —  sen- 
timent (jue  seule  |)eut  satisfaire  la  possession  d  une 
de  ces  femmes  vues  (mi  rêve  rpii  coiuposciil   la  liau(e 


2S  CHAPITRE    II. 

société  :  —  telles  sont  en  quelques  traits  épars,  à 
peine  indiqués,  les  contradictions  cruelles  qui,  dans 
la  pensée  de  Balzac,  donnèrent  naissance  à  cette 
création  d'Eugène  Rastignac,  le  plus  significatif  et  le 
plus  tranché  des  types  de  jeunes  gens  qui  s'agitent  et 
souffrent  dans  ce  milieu  complexe  du  monde  créé 
par  l'imagination  du  grand  romancier. 

Ajoutez  la  perpétuelle  lutte  en  une  àme  de  vingt  ans 
entre  le  devoir  qu'une  instinctive  noblesse  lui  pres- 
crit et  cette  ambition  qui,  sous  toutes  ses  formes, 
l'obsède  en  le  torturant;  représentez-vous  le  démora- 
lisant exemple  du  succès  rapide  acquis  au  prix  des 
plus  dégradantes  compromissions,  du  vice  triom- 
phant en  tous  lieux,  tandis  que  le  véritable  mérite  et 
la  vertu  ne  récoltent  souvent  qu'insuccès  et  dédains; 
imaginez  enfin  les  troubles  de  conscience  et  les  dou- 
loureuses hésitations  d'une  àme  passionnée  à  laquelle 
une  chose  manque  :  un  principe  directeur  de  la  vie, 
comme  seules  en  possèdent  les  grandes  ànics  et  les 
hautes  intelligences;  alors  j)eut-étre  comprendrez- 
vous  dans  son  ensemble  la  plus  diverse  et  la  plus 
ondoyante  des  natures,  tout  comme  la  théorie  psvcho- 
logique  qu'une  telle  nature  semble  le  mieux  justifier, 
d'après  laquelle  notre  personnalité  se  conq)ose  uni- 
(piement  des  inq)ressions  multiples  et  des  émotions 
successives  qui  la  traversent. 

Lorsque  nous  l'envisageons,  cette  personnalité,  en 
considérant  les  états  d'àine  (pii  ont  constitué  notre 
vie  ."Ultérieure,  elle  se  présente  à  l'observation  avec 
une  apparence  d'unité  suffisante  pour  nous  illusion- 


LES   JEUNES    GENS.  29 

ner  :  les  différents  actes  de  l'existence,  qu'elle  appar- 
tienne à  l'ordre  actif  ou  contemplatif,  nous  semblent 
subordonnés  à  une  sorte  de  substance  spirituelle  une 
et  toujours  pareille  à  elle-même,  et  c'est  cette  illu- 
sion qui  a  pu  si  longtemps  donner  tant  d'autorité  à  la 
doctrine  d'un  »  moi  »  conscient,  indépendant  et 
comme  détaché  des  impressions  ressenties.  Mais  si, 
pénétrant  mieux  au  fond  des  choses  et  nous  écartant 
du  souvenir  de  ces  états  d'àmc  antérieurs,  nous  nous 
attachons  uniquement  à  l'existence  présente,  si  nous 
nous  regardons  agir,  la  diversité  et  le  contraste  des 
impressions  subies,  mieux  encore  la  mobdité  même 
de  ces  impressions  et  l'inconsistance  qui  en  est  le 
caractère,  nous  prouvent  jusqu'à  l'évidence  l'eri'eur  de 
cette  doctrine  enseignée.  C'est  en  ce  sens  que  l'un  des 
philosophes  qui  le  plus  énergiqucmcnt  l'ont  combat- 
tue, celui  qui  a  le  plus  contribué  à  la  détruire,  a  pu 
dire  avec  une  entière  exactitude,  si  exagérées  qu'aient 
paru  ses  conclusions  :  u  Les  idées,  une  fois  qu'elles 
sont  dans  la  télc  humaine,  tirent  chacune  de  leur 
côté  à  l'aveugle,  et  h^ur  éqiuhbre  inq)arfait  semljlc  à 
chaque  minute  sur  le  point  de  se  renverser.  A  pro- 
prement j)arler,  l'homme  est  fou,  comme  le  corps 
est  malade  par  nature;  la  raison,  comme  la  santé, 
n'est  en  nous  qu'une  réussite  momentanée  et  un  bel 
accident.  " 

Nous  11  insisterons  pas,  car  ce  n Cst  poiiil  ici  le  heu 
d'examiner  des  théories  psychologitpies;  nous  n'avons 
qu'à  nous  occuper  des  âmes  con(;ues  et  créées  par 
lîal/.ac.  Si  pourtant  nous  avons  rappelé  celle-ci,  c'est 

2. 


30  GHAPITJÏE    II. 

qu'elle  nous  a  paru  éclairer  d'une  lumière  particu- 
lièrement favorable  les  actes  et  les  démarches  du 
personnage  que  nous  tentons  d'analyser,  et  dont 
l'importance  est  capitale  comme  type;  c'est  qu'enfin, 
si  nous  nous  placions  non  plus  au  point  de  vue  du 
psychologue,  mais  au  point  de  vue  du  moraliste, 
aucune  ne  pourrait  mieux  justifier  ou  excuser  ces  actes 
et  ces  démarches.  Que  parlons-nous  d'excuse?  Ce 
mot  ne  saurait  avoir  de  sens,  car  le  même  phi- 
losophe, dont  nous  invoquions  })lus  haut  l'auto- 
rité, nous  répondrait,  conséquent  avec  sa  doctrine  : 
il  En  l'homme,  point  de  puissance  distincte  et  libre  : 
lui-même  n'est  que  la  série  de  ses  impulsions  et  de 
ses  imaginations  fourmillantes.  "  Et,  de  fait,  il  ne 
saurait  être  inutile  de  l'énoncer  ici,  cette  doctrine, 
dès  les  premières  pages  de  l'essai  consacré  à  l'étude 
des  œuvres  maîtresses  du  grand  romancier;  car  il 
n'est  })a8  un  seul  ensemble  d'autres  écrits,  sinon 
peut-être  celui  des  œuvres  de  Shakespeare,  à  propos 
desquelles  M.  Taine  la  formulait,  qui  mieux  que  le 
sien  en  soit  la  vérification. 

Si  maintenant  de  la  théorie  psychologique,  dont  le 
propre  est  de  revêtir  un  caractère  d'abstraction,  nous 
passons  à  l'être  vivant  créé  par  le  romancier,  quelle 
imposante  démonstration  va  nous  fournir  Eugène 
llastignac  !  Il  a  une  âme  naturellement  noble,  un 
esj)rit  délicat  et  distingué,  sinon  supérieur.  Il  est 
ambitieux;  f|iii  [)ourrail  le  lui  reprocher?  L'ambition 
n'est  (pie  le  légitime  désir  d  occuper  dans  le  monde 
la  place  pour  laquelle  on  se  sentmartpié.  Du  fond  de 


LES   JEUNES    GENS.  31 

sa  province,  au  milieu  de  sa  petite  vie  de  nolde 
ruiné,  Paris  lui  est  apparu  de  loin  comme  le  centre 
attirant,  comme  le  seul  lieu  favorable  à  son  dévelop- 
pement; il  y  est  accouru.  Ses  intentions  premières 
sont  d'arriver  par  le  travail  et  de  tout  devoir  à  son 
mérite.  Noble  résolution,  mais  combien  difficile  à 
tenir!  «  Son  esprit  était  éminemment  méridional  ; 
à  l'exécution,  ses  déterminations  devaient  donc  être 
frappées  de  ces  hésitations  qui  saisissent  les  jeunes 
gens,  quand  ils  se  trouvent  en  pleine  mer,  sans 
savoir  ni  de  quel  côté  diriger  leurs  foi'ces,  ni  sous 
quel  vent  enfler  leurs  voiles.  "  —  Le  monde  lin- 
struira  vite;  il  aura  l>ientôt  fait  de  lui  déconseiller  les 
moyens  qu'il  envisageait  dans  son  enfantine  igno- 
rance, de  lui  en  montrer  de  moins  nol)les,  mais  aussi 
de  plus  rapides  pour  parvenir. 

C'est  d'abord  en  lui,  sans  qu'il  ait  le  temps  de  rai- 
sonner, le  premier  éblouisscment  que  peuvent  pro- 
duire sur  lui  jeune  homme  de  son  ùge,  ardent,  pas- 
sionné, ambitieux  et  débordant  de  vie,  les  fascinantes 
splendeurs  de  l'existence  aristocratique,  c[ui  ne 
laissent  point  de  place  à  la  réiiexion,  au  repliement 
sur  soi-même,  à  la  saine  critique,  lesquelles  mettent 
toutes  choses  à  leur  rang,  j)èsent  ce  qu'il  y  a  de  petit 
et  de  incs(piin  dans  tous  ces  dehors  cl  ces  vaines  appa- 
rences, il  éprouve  comme  une  griserie  de  l'àmo,  et 
l'imaginalion,  si  puissante  dans  la  jeunesse,  contribue 
encore  à  emlxllir  les  rêves  (pu  Ibdk'ut  dans  sou  cer- 
veau. 

Ce  Sont  ensuite,  et  coiuinc  conlic-parlu',  b's  niévi- 


32  CHAPITRE    II. 

tables  et  douloureux  froissements  d'amour-propre 
que  lui  attirent  son  inexpérience,  ses  maladresses  de 
provincial,  son  ignoi^ance  de  Tinfini  détail  des  nuances 
qui  constituent  les  usages  mondains.  Il  comprend 
l'importance  de  la  fortune  pour  parvenir  à  briller 
dans  ce  milieu,  en  même  temps  qu'il  se  voit  pauvre, 
irrémissiblement  pauvre;  un  entretien  rapide  avec 
Maxime  de  Trailles,  le  roi  du  dandysme  de  l'é- 
poque, lui  révèle  ce  qui  lui  manque,  ce  qu'il  ne 
saurait  acquérir  de  sitôt.  La  blessure  est  cruelle, 
étant  faite  à  son  amour-propre,  car  l'amour-propre 
est  chatouilleux  chez  un  jeune  homme  convanicu 
qu'il  n'a  qu'à  paraître  })Our  conquérir  le  monde. 
Un  moment  d'orgueil  légitimement  révolté  le 
ramène  à  ses  premières  résolutions  :  il  vivra  hors  du 
monde  et  conquerra  la  réputation  qui  finira  par  l'im- 
poser. Mais  ce  n'est  point  impunément  qu'il  a  fré- 
quenté ce  milieu  ;  l'image  lui  est  toujours  présente 
de  ces  distinctions  et  de  ces  attirants  dehors.  La  vie 
solitaire  du  travailleur  obscur  est  faite  pour  des  âmes 
mieux  trempées  que  la  sienne,  et  la  tcrrd)lc  phrase 
de  Vautrin  l'obsède  sans  cesse  :  «  La  fortune  est 
la  vertu.  »  —  Il  deviendra  donc  riche  :  tous  ses 
efforts  tendront  à  ce  but.  D'ailleurs,  il  a  rencontré  en 
Mme  de  IJeauséant  un  ap[)ui  solide,  et  les  conseils 
de  cette  amie  sûre  lui  ont  montré  la  société  comme 
une  confpuHe  gloi'ieuse  dans  laquelle  il  trouvera 
la  satisfaction  de  ses  désirs  et  de  ses  ambitions. 
Il  Traitez  ce  monde  comme  il  le  mérite.  Vous  voulez 
parvenir,  je  vous  aiderai.  Plus  froidement  vous  cal- 


LES  JEUNES    GENS.  33 

culerez,  plus  avant  vous  irez...  Frappez  sans  pitié, 
vous  serez  craint...  Voyez-vous,  vous  ne  serez  rien 
ici,  si  vous  n'avez  pas  une  femme  qui  s'intéresse  à 
vous.  Il  vous  la  faut  jeune,  riche,  élégante.  Mais  si 
vous  avez  un  sentiment  vrai,  cachez-lc  comme  un 
trésor;  ne  le  laissez  jamais  soupçonner,  vous  seriez 
perdu.  Vous  ne  seriez  plus  le  bourreau,  vous  devien- 
driez la  victime.  Vous  aurez  des  succès;  à  Paris,  le 
succès  est  tout,  c'est  la  clef  du  pouvoir...  Je  vous 
donne  mon  nom  comme  un  fd  d'Ariane  pour  entrer 
dans  ce  labyrinthe.  "  —  Quel  est  le  jeune  homme 
qui,  avec  la  nature  de  Rastignac,  mobile,  impression- 
nable et  j)assionné,  quel  est  le  jeune  homme  qui,  se 
sentant  fort  d'un  tel  appui,  eût  dirigé  son  existence 
autrement  que  lui? 

Mme  de  Beauséant  lui  a  révélé  le  monde  tel  (|u'il 
est,  comme  un  milieu  de  luttes  capable  d'e.xciter 
son  ambition  et  méritant  le  combat  qu'il  se  sent 
prêt  à  livrer.  Vautrin,  autrement  profond  (ju'elle,  à 
l'aide  de  ses  maximes  brèves,  concises  et  [)erçant  à 
jour  l'immoralité  des  choses,  porte  le  dernier  coup  à 
SCS  résolutions  premières;  c'est  comme  un  voile  qui 
lui  couvrait  la  vie  et  qui  brusquement  s'est  déchiré. 
Son  influence  magnétique  agit  sur  cette  iialure  riche, 
mais  faible;  une  dernière  lutte  se  livre  en  lui,  et  Hal- 
zac  nous  la  décrit  en  un  monologue  étrangement 
sug{;estif  :  »  Quelle  tête  de  fer  a  donc  cet  homme? 
il  m'a  dit  <  rùmeiil  ce  (pic  .Mme  i\r  hcauscant  me 
disait  en  y  mettant  des  formes.  Il  me  déchirait  le 
cœur  comme  avec  des  griffes  d'acier...  "  Il  s'assit  et 


34  CHAPITRE    II. 

reste  là  plongé  clans  une  étourdissante  méditation. 
(1  Être  fidèle  à  la  vertu,  martyre  sublime!  Bah!  tout 
le  monde  croit  à  la  vertu  ;  mais  (jui  est  vertueux?  Les 
peuples  ont  la  liberté  pour  idole  ;  mais  où  est  sur  la 
terre  un  peuple  libre?  Ma  jeunesse  est  encore  bleue 
comme  un  ciel  sans  nuages;  vouloir  être  grand  ou 
riche,  n'est-ce  pas  se  résoudre  à  mentir,  ployer, 
ramper?...  Je  veux  travailler  noblement,  saintement; 
je  veux  travailler  jovir  et  nuit,  ne  devoir  ma  fortune 
qu'à  mon  labeur.  Ce  sera  la  plus  lente  des  fortunes, 
mais  chaque  jour,  ma  tète  reposera  sur  mon  oreiller 
sans  une  pensée  mauvaise.  Qu'y  a-t-il  de  plus  beau 
que  de  contempler  sa  vie  et  de  la  trouver  pure  comme 
un  lis?  Moi  et  la  vie,  nous  sommes  comme  un  jeune 
homme  et  sa  fiancée...  Vautrin  m'a  fait  voir  ce  qui 
arrive  après  dix  ans  de  mariage...  Diable,  ma  tête  se 
prend. . .  Je  ne  veux  penser  à  rien  ;  le  cœur  est  un  bon 
guide. . .  i> 

Il  fallait  citer  la  page  entière,  car  le  personnage 
de  llaslignac  s'en  dégage  avec  une  entière  netteté, 
comme  on  y  voit  la  justification  vivante  de  la  doctrine 
psychologique  que  nous  indiquions  au  début  de  cette 
étude. 

Désormais  la  vie  du  monde  et  ses  compromissions 
roccu|)eront  tout  entier;  il  n'adia  plus  (ju'un  but  : 
arriver  à  la  satisfaction  de  ses  ambitions,  non  plus 
par  le  travail,  qu'il  avait  envisagé  un  moment  comme 
le  seul  moyen  noble  de  parvenir,  mais  par  l'habileté. 
OuMiant  les  sacriliccs  (pic  ses  so-urs  (>t  sa  mère,  dans 
iciii-   snl)bnic    (b'\  oiiciiicmI  .    siinposcnt   à  ciuKjue  in- 


LES   JEUNES    GENS.  35 

stant  de  leur  vie,  il  leur  en  demandera  de  nouveaux. 
Dominé  par  la  toute-puissante  influence  de  Vautrin, 
il  se  prêtera  tacitement  aux  monstrueuses  combinai- 
sons de  ce  génial  forçat;  à  peine  résistcra-t-il  lors- 
que ces  combinaisons  le  feront  complice  d'un  homi- 
cide. Devenu  enfin  Tamant  de  Mme  de  Nucingcn, 
il  en  viendra  pour  elle  à  oublier  le  plus  sacré  des 
devoirs,  celui  qu'impose  la  reconnaissance,  et  il  lais- 
sera agonisant  le  père  de  sa  maîtresse  pour  obéir  à 
un  caprice  de  celle-ci.  Il  faudra  le  spectacle  du  long 
martyre  et  de  la  mort  de  Goriot  pour  réveiller  brus- 
quement en  lui  le  sentiment  de  sa  noblesse  ori- 
ginaire, ce  mépris  de  Thomme  supérieur  à  l'égard 
d'une  société  faite  de  conventions  et  de  petitesses. 
Et  les  dernières  paroles  prononcées  par  Rastignac 
auront  l»eau  être  un  défi  à  la  société  :  on  comprend 
qu'il  ne  tardera  pas  à  retomber  sous  son  joug  et  à 
subir  ses  lois!... 

Ce  qui  leur  manque  en  effet  à  tous,  presque  sans 
exception ,  c'est  ce  »  principe  directeur  de  la  vie  " , 
dont  nous  parlions;  j'entends  une  de  ces  convictions 
intimes  et  profondes  auxquelles  les  ùmes  fortement 
trempées  subordonnent  toute  une  existence.  De 
(picbpie  rares  mérites  que  ÎJal/.ac  les  ait  dotés,  qu'ils 
soient  nés  comme  C;dyste  de  (îuénic  avec  un  C(»'ur 
ardent  et  droil,  ou  comme  lùigène  Rastignac  avec  de 
hautes  et  légilimcs  aiubilious,  il  se  rencontre  toujours 
im  moment  où  ils  transigent  avec  le  devoir  et  parais- 
sent oublier  leur  passé  :  tel  Calyste  de  (Juénii-,  aimé 
par  Camille  Maupin,  passant  soudain  de  ce  premier 


36  CHAPITRE    II. 

amour  à  la  folle  passion  pour  Béatrice  de  Rochefîde, 
et  ne  se  rappelant  même  plus  les  sacrifices  surhu- 
mains grâce  auxquels  ses  récentes  tendresses  ont  pu 
se  donner  cours  ;  plus  tard,  il  épouse  une  jeune  fille 
qui  lui  apporte  le  vérita])le  amour  en  ce  qu'il  peut 
avoir  déplus  pur  et  de  plus  délicat;  voici  qu'il  retrouve 
Béatrice  dans  le  décor  somptueux  de  l'existence  pari- 
sienne; la  dangereuse  courtisane  le  reprend  tout 
entier,  lui  fait  fouler  aux  pieds  ses  premiers  serments 
et  le  contraint  aux  dernières  lâchetés.  Tel  encore 
Eugène  Rastignac,  dont  nous  avons  essayé  de  montrer 
la  nature  ondoyante  et  l'incessante  mobilité  ! 

Balzac,  comme  tous  les  créateurs  d'àme,  se  re- 
trouve dans  les  personnages  qu'il  a  imaginés,  avec 
ses  aspirations  et  ses  ambitions  déformées  ou  détour- 
nées; mais  ce  que  leur  père  spirituel  ne  leur  a  point 
communiqué,  c'est  cette  volonté  énergique  dont  il  se 
fit  le  théoricien  éloquent  en  une  œuvre  que  nous 
étudierons  plus  tard  ,  et  dont  il  donna  le  magnifique 
exemple  dans  le  cours  de  sa  prodigieuse  carrière 
d'artiste.  Gardons-nous  pourtant  de  généraliser  trop 
A'itc  :  lorsque  nous  en  viendrons  à  l'examen  des 
types  d'artistes  qu'il  a  conçus,  nous  le  verrons  là  tout 
entier  dans  une  de  ses  plus  belles  créations;  n'eût-il 
point  été  invraisemblable  que  son  portrait  ne  se 
trouvât  pas  en  pied  parmi  la  foule  des  personna- 
ges qui  composent  la  Comédie  hinnaine?  Il  n'en 
reste  pas  moins  vrai,  si  l'on  écarte  cette  exception, 
que  la  j)lupart  des  types  en  lesquels  il  s'efforça  d'in- 
carner la  jeunesse  contemporaine,  demeurent  aussi 


LES   JEUiN'ES    GENS,  37 

distants  de  lui  par  réncrgie  virile  qu'ils  en  sont  rap- 
prochés par  l'ardeur  de  leurs  aspirations  ! 

Prenons  Félix  de  Yandenesse,  un  de  ceux  qu  il 
a  créés  avec  le  plus  d'amour  et  développés  avec  le 
plus  de  complaisance!  Ne  paraît-il  pas  légitime  de 
dire  que  l'enfance  de  Félix ,  c'est  l'enfance  même  de 
Balzac?  Lisez  ses  premières  années,  ses  douleurs 
d'enfant  incompris.  Il  lui  prête  les  qualités  de  poésie 
et  de  rêverie  dont  son  amc  était  pleine;  c'est  d'ail- 
leurs un  thème  qui  lui  est  cher,  qu'il  développera 
avec  insistance  et  avec  toute  l'étendue  qu'il  com- 
porte dans  Louis  Lambert,  qu'il  aborde  déjà  dans 
le  Lys.  Lorsqu'il  nous  peint  les  premières  heures 
de  la  vie  contemplative  de  Félix  de  Yandenesse, 
son  amour  de  la  nature  et  de  la  solitude  ,  les  vexa- 
tions auxquelles  il  est  en  hutte  :  "  Châtiment  hor- 
rihlc,  écrit-il,  je  fus  persillé  sur  mon  amour  pour  les 
étoiles,  et  ma  mère  me  défendit  de  rester  au  jardin 
le  soir.  "  Il  est  déjà  "  incompris  »  ,  et  1  on  pourrait 
dire  de  lui  ce  que  le  poète  disait  du  jeune  cnfantmar- 
qué  par  une  vocation  prématurée  :  »  Je  le  regar- 
dais attentivement;  il  y  avait  dans  son  (eil  et  dans 
son  front  je  ne  sais  quoi  de  précocement  fatal  qui 
éloigne  généralement  la  sympatiiic  et  qui,  je  ne  sais 
j)()ur(|uoi,  excitail  la  luienne  ,  au  point  cpu'  j  eus  un 
instant  l'idée  bizarre  que  je  pouvais  avoir  un  frère 
à  moi-même  inconnu.  "  (Juellc  est  l'a  me  songeuse 
qui,  aux  heures  de  repliement  sur  elle-même,  n'a 
<;onnu  ces  premières  souffrances?  Souffrances  dans 
la  famille,  qui  ne  comprend  ni  ne  pressent  ses  aspi- 

3 


38  CHAPITRE    II. 

rations  et  ses  tendresses  ;  souffrances  au  collège,  au 
milieu  des  "  hideux  niais  "  formant  déjà  une  réduc- 
tion en  petit  de  l'humanité  qu'elle  connaîtra  plus 
tard!  Rude  apprentissage  sans  doute,  mais  comhicn 
précieux  et  comhien  nécessaire  !  —  Car  rien  n'y  sau- 
rait suppléer.  —  Tel  est  le  rôle  des  plus  dures 
épreuves  :  si  la  volonté  conserve  assez  d'énergie 
pour  réagir,  si  la  "  vie  intérieure  »  est  assez  forte 
pour  résister  aux  atteintes  du  dehors,  la  douleur 
devient  un  bienfait ,  et  ce  sont  des  sources  nouvelles 
et  purifiantes  qu'elle  fait  jaillir  au  plus  intime  de 
l'être. 

Surtout  quelle  merveilleuse  préparation  à  l'amour! 
Comme  l'àme,  sevrée  jusqu'alors  de  sentiments  ten- 
dres, s'ouvre  naturellement  et  spontanément  au  plus 
doux  et  au  plus  pénétrant  !  Voyez  Félix  de  Yande- 
ncsse  à  vingt  ans.  Toutes  les  puissances  de  son  être 
comprimées  par  les  vulgarités  ambiantes  vont  pren- 
dre essor  et  se  détendre  à  la  faveur  du  sentiment  le 
plus  pur,  le  plus  délicat  et  le  plus  ardent.  Rien  n'égale 
la  douceur  de  ces  premières  rencontres  avec  Mme  de 
Mortsauf  :  c'est  la  naissance  soudaine  de  l'amour 
conforme  au  vœu  de  la  nature;  ce  sont  ces  premières 
sensations  qui,  dans  le  souvenir  de  ceux  qui  les  ont 
goûtées  en  les  savourant,  demeurent  sans  analogues 
connues;  ce  sont  ces  troubles  indicibles  qui  remuent 
l'ame  jusqu'en  ses  replis  les  plus  cachés;  c'est  la 
poésie  intérieure,  auxiliatrice  souveraine  du  senti- 
ment et  qui  transfigure  la  personne  aimée!  Il  n'est 
(pi  lin  âge  dans  la  vie  où   de  semblal)les  émotions 


LES   JEUNES    GENS.  30 

puissent  se  produire;  encore  faut-il,  j)Our  favoriser 
leur  éclosion,  de  ces  coïncidences  fortuites  qui  sont 
à  la  volupté  sentimentale  ce  que  l'inspiration  visitant 
le  poète  est  à  la  volupté  créatrice  !  a  Des  hasards 
inouïs,  dit  Félix  de  Vandenesse ,  m'avaient  laissé 
dans  cette  délicieuse  période  où  surgissent  les  pre- 
miers troubles  de  l'âme ,  où  elle  s'éveille  aux 
voluptés.  " 

Que  seront-elles  donc  ces  relations  du  tout  jeune 
homme  avec  la  femme  jeune  encore,  mais  plus  àgéc 
que  lui  ?  Elles  suivront  des  étapes  successives  et  nette- 
ment différenciées.  Tout  d'abord  le  désir  sexuel 
demeure  au  second  plan  ,  se  précisant  à  peine  et 
s'avouant  encore  moins  ;  chez  la  femme,  un  senti- 
ment de  protection  quasi  maternelle  domine  et  se 
fait  jour  à  travers  toutes  les  manifestations  intérieures 
de  tendresse  :  il  est  en  quelque  façon  l'excuse  de 
cette  tendresse  et  le  motif  apparent  dont  elle  la  justi- 
fie à  ses  propres  yeux;  point  de  femme  aimante  et 
jusqu'alors  malheureuse  (pii  n'appelle  son  enfant  le 
jeune  homme  vers  (jui  la  [)Oussent  invinciblement 
les  puissances  refoulées  de  son  cœur;  il  v  a  dans 
cette  illusion  qu'elles  nourrissent  comme  un  men- 
songe sentimentalqui  satisfaite  la  fois  leur  conscience 
et  leur  besoin  d'affection!  Comment  s'avoueraient- 
clles  la  véritable  luiture  de  celte  affection,  sans  se 
trouver,  par  cet  aveu  même,  dans  1  oblijjalion  d'y 
renoncer?  n  A  chacpie  heure,  de  momeni  eu  uio- 
ment,  notre  fraternel  mariage,  fondé  sur  la  con- 
fiance, devint  plus  cohérent.  Nous  nous  établissions 


40  CHAPITRE    II 

chacun  dans  notre  position  :  la  comtesse  m'envelop- 
pant  dans  les  nourricières  protections,  dans  les  blan- 
ches draperies  d'un  amour  tout  maternel,  tandis  que 
mon  amour,  séraphique  en  sa  présence,  devenait, 
loin  d'elle,  mordant  et  altéré  comme  un  fer  rouge.  " 
—  C'est  là  justement  préciser  le  rôle  du  jeune  homme 
et  la  transformation  qui  s'opère  en  lui  :  l'heure  arrive 
en  effet  où  la  passion  s'impose  avec  son  caractère  de 
sexualité  fatale.  La  nature  ne  peut  être  trompée  plus 
longtemps,  et  de  même  que  chez  l'amante,  —  fût-elle 
la  pure  Henriette  de  Mortsauf,  —  elle  exigera  ses 
droits  impérieux  à  plus  longue  échéance,  de  même 
chez  Félix  de  Vandenesse  elle  s'imposera,  mais  avec 
une  autre  rigueur!  a  Si  elle  demeura  chaste  et  pure, 
je  fus  travaillé  par  des  idées  folles  que  m'inspiraient 
d'intolérables  désirs.  » 

Au  début  de  cette  étude,  à  propos  du  personnage 
de  Calyste  de  Guénic,  nous  avons  insisté  sur  cette  loi 
phvsiologiquc  dont  Balzac  mieux  que  personne  a 
compris  l'importance  :  c'est  cette  u  logique  amou- 
reuse » ,  cette  implacable  nécessité  dans  la  marche 
progressive  du  sentiment  d'amour  chez  l'homme, 
cette  impossibilité  où  il  se  trouve  de  se  confiner  plus 
longtemps  dans  le  domaine  du  cœur  qui  dut  amener 
Balzac  à  imaginer  l'épisode  des  amours  de  Félix 
de  Vandenesse  avec  lady  Arabelle.  La  composition 
de  ce  fragment  du  Ljs  dans  la  vallée  relève  bien 
j)lut6t,  nous  semble-t-il,  d'une  nécessité  logique  de 
l'amour  que  de  l'observation  saine  d'un  caractère 
vrai!  Si  par  l'intervention  de  cet  épisode  et  sa  valeur 


LES   JEUNES    GENS.  41 

de  contraste  Balzac  a  voulu  simplement  préciser  une 
loi  psychologique,  —  et  telle  estnotre  pensée,  —  cette 
fin  de  l'œuvre  se  justifie  surabondamment;  sinon  elle 
demeure  comme  une  tache  et  une  erreur.  C'est  dire 
qu'au  point  de  vue  de  la  pure  observation  le  per- 
sonnage de  lady  Arabelle  est  bien  inférieur  à  la 
plupart  de  ses  créations  féminines  :  il  représente 
la  partie  contestable  du  chef-d'œuvre  qui  a  nom  : 
le  Lys  dans  la  vallée. 

Encore  une  fois,  cet  épisode,  tout  comme  la  création 
de  femme  qui  s'y  réfère,  est  le  résultat  d'une  opposi- 
tion artificielle  conçue  par  Balzac  entre  deux  types 
rigoureusement  op[)Osés  ;  il  convient  de  l'envisager 
comme  un  moyen  imaginé  pour  la  vérification  et 
l'affirmation  d'une  loi  physiologique.  "  Elle  — 
lady  Arabelle  —  c'est  Balzac  lui-même  qui  l'écrit, 
était  la  maîtresse  du  corps,  INIme  de  jNIortsauf  était 
l'épouse  de  Tàme.  »  —  Tout  est  dans  cette  j)hrase, 
l'explication  du  contraste  même  qui  s'est  imposé  à  la 
pensée  du  romancier  et  la  cause  .de  cette  création 
féminine  qui  semble  conçue  en  dehors  des  conditions 
de  la  vie. 

Ne  nous  arrêtons  i)as  à  lady  Arabelle;  retenons 
seulement  du  pcrsonnajjc  ce  (jiii  peut  servir  à  expli- 
quer la  conduite  de  Félix  de  Vandenesse  :  elle  rej^ré- 
scnte  en  effet  le  facteur  principal  de  sa  déchéance 
morale;  c'est  elle  qui  réveill(>  en  lui  les  sentiments 
bas,  les  idées  vulgaires  (pu  soinuuMlKnl  au  fond  de 
tout  homme  même  supérieur,  et  n'attendent  fpi'unc 
circonstance   favorable  pour  s'élever   à  la    surface; 


42  CHAPITRE    II. 

c'est  elle  qui,  par  les  piqûres  savamment  faites  et 
fréquemment  réitérées  à  son  amour-propre,  le  déta- 
che lentement  de  Mme  de  Mortsauf,  ainsi  que  lîéatrice 
de  Rochefide  détourne  Calyste  de  Guénic  de  son 
amour  pour  Camille  Maupin  et  plus  tard  pour  Sabine  ; 
elle  encore  qui  suscite  les  pensées  de  fortune  et 
d'ambition  à  la  réalisation  desquelles  Mme  de  Mort- 
sauf  apparaît  la  plus  opposée.  Comme  Calyste,  comme 
Rastignac,  comme  tant  d'autres  dont  nous  n'avons 
pas  à  nous  occuper  ici ,  car  ils  ne  sont  que  les  reflets 
atténués  de  ces  personnages  principau.\,  Vandenesse 
sent  son  énergie  faiblir;  la  volonté  s'annihile  et  le 
livre  impuissant  aux  mains  cupides  de  lady  Arabelle. 
Que  reste-t-il  désormais  du  jeune  homme  que  nous 
avons  aimé,  dans  lequel  nous  nous  étions  plu  à  voir 
l'incarnation  de  l'amour  naissant?  Rien,  ou  bien  peu 
de  chose  :  il  vérifie  à  nouveau  l'idée  maîtresse  qui 
domine  cette  étude,  à  savoir,  la  diminution  progres- 
sive de  l'énergie  sous  rinflucuce  déprimante  du 
milieu. 

Avec  Lucien  de  Rubempré,  la  démonstration  sera 
complète  et  la  preuve  établie,  d'autant  mieux  que 
nous  l'examinerons  ici  dans  sa  seconde  incarna- 
tion, celle  de  l'homme  du  monde.  Sa  première  incar- 
nation, le  Rubempré  des  Illusions  perdues,  relève 
de  l'étude  des  artistes.  Nous  verrons  alors  comment 
Ralzac  s'est  plu  à  représenter  dans  (  e  personnage, 
à  côté  des  })lus  brillantes  facultés  intellectuelles, 
(les  plus  riches  dons  et  des  })lus  rares  séductions 
i\c    l'esprit,    les    faiblesses    et    les    compromissions 


LES   JEUXES    GENS.  43 

d'une  nature  d'artiste  telle  qu'il  s'en  rencontre  tant, 
sans  consistance,  comme  sans  réaction  à  l'encontre 
des  influences  destructrices  qui  les  environnent.  Dans 
le  Rubempré  de  Splendeurs  et  misères  des  courti- 
sanes, plus  rien  ne  survit  de  l'artiste  ;  ses  facultés 
créatrices  sont  éteintes  ;  elle  a  disparu  pour  jamais, 
cette  merveilleuse  facilité  de  production  qui  fit  sa 
gloire  et  sa  perte  ;  il  ne  survit  plus  en  lui  que 
l'homme  du  monde,  le  rival  des  Maxime  de  Trailles, 
des  d'Ajuta-Pinto  ;  mais  conî])icn  inférieur  à  eux 
comme  représentant  du  »  dandysme  "  !  Car  il  est  un 
dandy  déchu,  et  l'on  ne  saurait  dire  de  lui  ce  qu'un 
écrivain  fameux  notait  pour  caractériser  cette  ma- 
nière de  goûter  la  vie  :  <i  Oue  ces  hommes  se  fas- 
sent nommer  raffinés,  incroyables,  beaux,  lions  ou 
dandys,  tous  sont  issus  d'une  même  origine;  tous  par- 
ticipent du  même  caractère  d'opposition  et  de  révolte  ; 
tous  sont  des  représentants  de  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 
dans  l'orgued  humain,  de  ce  bosom  trop  rare,  che/ 
ceux  d'aujourd'hui,  de  combattre  et  de  détruire  la  tri- 
vialité. De  là  naît  chez  les  dandys  cette  attitude  hau- 
taine de  caste  provocante,  même  dans  sa  froideur. 
Le  dandvsme  appar;iit  surtout  aux  époques  transitoi- 
res où  la  démocratie  n'est  pas  encore  toute-puissante, 
où  l'aristocratie  n'est  que  partiellement  chancelante 
et  avilie.  Dans  le  trouble  de  ces  époques,  quelques 
lioiuMics  déclassés,  dégoûtés,  désoeuvrés,  mais  tous 
ri<'lies  de  force  native,  peuvent  concevoir  \c  projet  de 
fonder  une  e8j)èce  nouvelle  d'aristocratie,  d'aulant 
plus  difficile  ù  rompre  (pi'elle  sera  basée  sur  les  fa- 


44  CHAPITRE    II. 

cultes  les  plus  précieuses,  les  plus  indestructibles,  et 
sur  les  dons  célestes  que  le  travail  et  l'argent  ne  peu- 
vent conférer.  Le  dandysme  est  le  dernier  éclat  d'hé- 
roïsme dans  les  décadences  ;  et  le  tvpc  du  dandy 
retrouvc  par  les  voyageurs  dans  rAmériquc  du  Nord 
n'infirme  en  aucune  façon  cette  idée;  car  rien  n'em- 
pêche de  supposer  que  les  tribus  que  nous  nommons 
sauvages  soient  les  débris  de  grandes  civilisations 
disparues.  Le  dandvsme  est  un  soleil  couchant  ; 
comme  l'astre  qui  décline,  il  est  superbe,  sans  cha- 
leur et  plein  de  mélancolie.  " 

Voilà  ce  que  nous  représente  assez  exactement  un 
Maxime  de  Trailles,  un  du  Tillet,  un  d'Ajuta- 
Pinto  ou  tel  autre  de  ces  jeunes  hommes  bril- 
lants et  inconsistants,  tout  de  dehors  et  de  vie  exté- 
rieure ,  mais  conséquents  avec  leurs  principes  et 
dirigeant  leurs  actes  avec  une  rigoureuse  logique. 
Voilà  ce  que  ne  peut  plus  être  Lucien  de  Rubempré 
dans  Splendeurs  et  misères.  C'est  une  figure  pâle  et 
effacée,  peinte  en  grisaille,  si  l'on  peut  ainsi  s'ex- 
primer; une  personnalité  sans  ressort  qui  sera  tout 
entière  à  la  discrétion  de  Vautrin,  qui  le  domine  de 
toute  son  énergie  et  de  toute  son  intelligence,  une 
personnalité  destinée  à  s'effondrer  le  jour  où  Vautrin 
ne  se  trouvera  plus  derrière  elle  pour  l'appuyer  et  la 
soutenir.  Le  secret  de  cette  dernière  incarnation  est 
dans  les  paroles  qu'il  prononce  lui-même  :  «J'ai  mis 
en  pratique  vin  axiome  avec  lequel  on  est  sûr  de 
vivre  tranquille  :  Fitfje,  late,  tace.  r>  —  Nous  retrou- 
vons dans  Lucien  homme  du  monde  les  traits  moraux 


LES   JEUNES    GENS,  45 

que  nous  avons  rencontrés  déjà  clans  Lucien  artiste, 
mais  de  plus  en  plus  affaiblis  et  inclinant  vers  la 
déchéance. 

"  Poète,  écrivain,  ambitieux,  vicieux,  à  la  fois 
orgueilleux  et  vaniteux,  plein  de  négligence  et  sou- 
haitant Tordre,  un  de  ces  génies  incomplets  qui  ont 
quelque  puissance  pour  désirer,  pour  concevoir,  ce 
qui  est  peut-être  la  même  chose,  mais  qui  n'ont 
aucune  force  pour  exécuter.  "  Il  est  tout  entier  dans 
cette  phrase;  nous  le  constaterons  dans  l'étude  sur 
Lucien  artiste  :  les  rapports  de  Lucien  avec  Vau- 
trin en  demeurent  la  preuve  évidente.  Nous  nous 
expliquerons  ailleurs  sur  les  relations  de  ces  deux 
personnages,  dont  l'un  semble  la  lumière  et  l'autre 
le  reflet.  N'ayant  aucune  énergie,  il  était  naturel 
que  Lucien  de  Piubempré  se  livrât  corps  et  âme 
à  celui  qui  avait  pour  ainsi  dire  passé  avec  lui  un 
traité  intime  et  secret.  Sa  personnalité  se  confond 
et  se  perd  dans  celle  de  Vautrin,  qui  l'absorbe 
et  l'annihile.  C'est  à  })einc  si,  de  temps  en  temps, 
quelques  anciens  scrupules  de  riionuèteté  primi- 
tive trans})araissent  et  se  manifestent  timidement. 
Vautrin  en  a  vile  raison,  lui  montrant  le  l>ut  à 
atteindre,  et  jnsliliant  les  moyens  par  le  but.  Sur 
cette  pente,  15ubempré  ne  s'arrête  pas  :  il  joue  la 
comédie  de  rainoiir  avec  la  jeuiu^  fille  qu'il  a  intérêt 
h  épouser;  il  aime  ou  prêlcinl  aimer  P'sthcr,  (>l  la 
livre  au  binon  (b'  Niiciii.jM'u  ;  il  prtMid  part  aux  intri- 
gues cpii  ont  pour  but  d\'\l<>r(pier  au  malln'ureux 
financier  les  sommes  énornies  dont  il   profitera.    Sa 

3. 


46  CHAPITRE    II. 

volonté  n'existe  plus,  et  le  jour  où  Vautrin  ne  sera 
plus  derrière  lui,  il  finira  par  le  suicide.  Vautrin, 
d'ailleurs,  résume  ainsi  sa  nature  :  —  a  II  était  faible  : 
voilà  son  seul  défaut,  faible  comme  la  corde  de  la 
lyre,  si  forte  quand  elle  se  tend.  Ce  sont  les  plus 
belles  natures;  leur  faiblesse  est  tout  uniment  la  ten- 
dresse, l'admiration,  la  facvdté  de  s'épanouir  au  soleil 
de  l'art,  de  l'amour,  du  beau  que  Dieu  a  fait  pour 
l'homme  sous  mille  formes...  Enfin,  Lucien  était  une 
femme  manquée...  " 

Jusqu'ici,  nous  n'avons  rencontré,  en  somme,  que 
faiblesse  et  inconsistance  dans  le  sentiment  d'amour. 
Balzac  ne  pouvait  s'en  tenir  là,  et  il  ne  s'y  est  point 
tenu.  Sans  parler  des  personnages  de  jeunes  gens 
comme  Savinien  de  Portenduère,  comme  David 
Séchard,  comme  tant  dautres  encore  qui  trouve- 
ront leur  place  en  des  études  postérieures,  arrivons 
à  Lord  Grenville.  Tandis  que  les  Rastignac,  les  Ru- 
bcmpré,  les  Vandencssc,  si  pure  à  l'origine  qu'ait  été 
leur  tendresse,  si  détachée  qu'elle  nous  soit  apparue 
de  toute  considération  pratique,  en  viennent  toujours 
à  l'envisager  comme  un  moyen  de  parvenir,  comme 
un  marchepied  pour  leurs  ambitions  politiques  ou 
mondaines,  ce  sentiment,  chez  lord  Grenville,  est 
véritablement  exempt  de  toute  visée  j)ositive  et  ne 
tend  qu'à  la  satisfaction  de  son  objet. 

Sans  doute,  il  nous  semble  une  ligure  de  demi- 
tcintc,  légèrement  voilée  de  mélancolie  septentrio- 
nale; mais  la  discrétion  première  et  la  j)er8islance  de 
son  amour,  ce  dévouement  de  toute  la  personne  à  la 


LES   JEUNES    GENS.  47 

femme  qui  Ta  distingué,  enfin  ce  sacrifice  de  sa  vie 
pour  sauver  son  honneur,  en  font  un  réel  héros  de 
l'amour,  une  nohle  victime  du  plus  nohle  des  senti- 
ments, et  lui  assignent  une  place  unique  et  excep- 
tionnelle dans  l'œuvre  de  Balzac.  Sa  valeur  psvcho- 
logique  se  mesure  non  point  tant  à  l'importance  du 
rôle  qu'il  joue  qu'à  la  qualité  de  ce  rôle...  Tout, 
dans  sa  vie,  est  suhordonné  à  son  amour  :  il  est  le 
principe  et  l'origine  de  ses  actes;  aucun  mobile  se- 
condaire ou  bas  ne  vient  y  porter  atteinte ,  et  son 
exclusivisme  est  la  garantie  de  sa  durée. 

Tout,  dans  son  amour,  —  il  convient  de  l'ajouter, 
—  est  subordonné  au  sentiment,  et  nous  entendons 
par  là  que  le  sentiment  est  le  principe  directeur  de 
toutes  ses  démarches;  par  quoi  il  se  différencie  tota- 
lement de  la  plupart  des  jevines  gens  amoureux  de 
Balzac,  et  par  conséquent  de  la  masse  des  hommes 
amoureux  ,  puisque  Balzac  reflète  en  son  oeuvre, 
comme  en  un  miroir  fidèle,  la  société  dont  il  fait  par- 
tie; par  quoi  enfin  il  se  rapproche  de  l'amour  tel  que 
le  conçoivent  les  femmes  aimantes,  dont  la  caracté- 
ristique est  la  prédominance  du  sentiment. 

Tel  est  le  secret  de  sa  force  et  de  l'attraction  in- 
vincible qu'il  exerce  sur  Mme  d'Aiglemont.  «  Tous 
les  hommes  ont  les  sens  de  leur  sexe,  dit-elle  en  une 
heure  de  rêveuse  mélancolie»;  mais  cebii  «pu  en  a 
l'àme  et  qui  satisfait  ainsi  à  (otites  b^s  exigences  de 
notre  nature,  dont  hi  méb)dieuse  iiarmonie  ne  s'é- 
meut jamais  (pic  sous  hi  ju'essiou  des  senlimeuls, 
cebii-hi  ne  .se  rciicdiilrc  i)as  deux  lois  dans  iiolic  exis- 


48  CHAPITRE    II. 

tcnce.  »  Nous  avons  essayé  de  montrer,  à  propos  de 
Calyste  de  Guénic,  de  quelle  manière  et  avec  quelle 
intensité,  même  chez  le  tout  jeune  adolescent,  l'ap- 
pétit sexuel,  compliqué  des  brusques  sursauts  de  la 
jalousie,  pouvait  précipiter  celui  qui  en  était  esclave 
vers  les  résolutions  extrêmes  et  le  contraindre  à  des 
actes  d'une  violence  irraisonnée  ;  nous  avons  tenté 
d'indiquer  la  persistance  obsédante  du  désir  physi- 
que, marque  incontestable  du  rôle  actif  de  l'élément 
masculin  dans  l'amour.  Chez  lord  Grenville,  nous 
ne  trouverons  rien  d'analogue,  rien  de  ce  qui  rap- 
proche l'homme  de  l'animal,  de  ce  qui,  à  certaines 
heures,  sous  la  poussée  subite  du  désir,  réveille  la 
brute  primitive  en  l'être  raisonnable. 

En  lui,  les  sens  seront  toujours  subordonnés  au 
sentiment;  on  conçoit  alors  facilement  l'attraction 
toute  poétique  qu'il  peut  exercer  sur  une  jeune  femme 
aux  instincts  délicats,  dont  l'unique  malheur  a  été 
de  sentir  avec  toute  son  aprcté  l'affreux  désaccord 
des  réalités  de  l'amour  avec  le  rêve  qu'elle  s'était 
complue  à  en  faire.  L'émotion  qui  l'agite  au  moment 
où  elle  aperçoit  cette  idéale  figure  à  peine  entrevue 
se  produit  aussi  soudaine  que  troublante,  et  Balzac 
rexpli([uc  ainsi  :  »  Les  bizarres  pressentiments  qui 
avaient  si  souvent  agité  Julie  se  trouvaient  tout  à  coup 
réalisés.  En  s'occupant  d'Arthur,  elle  s'était  complue 
à  croire  (pi'iin  homme,  eu  aj)j)arence  si  doux,  si  dé- 
licat, devait  élre  resté  fidèle  à  son  premier  amour. 
Parfois,  elle  s'était  flattée  d'être  l'objet  de  cette  belle 
passion,  la  passion  pure  et  vraie  d'un  homme  jeune. 


LES   JEUNES    GENS.  4D 

dont  toutes  les  pensées  appartiennent  à  sa  bien- 
aimée,  dont  tous  les  moments  lui  sont  consacres,  qui 
n'a  point  de  détours,  qui  rougit  de  ce  qui  fait  rougir 
une  femme,  pense  comme  une  femme,  ne  lui  donne 
point  de  rivales  et  se  livre  à  elle  sans  songer  à  l'am- 
bition, ni  à  la  gloire,  ni  à  la  fortune.  » 

Comme  tous  ces  traits,  qui  sont  précisément  les 
traits  moraux  de  lord  Grenville,  le  différencient  des 
autres  jeunes  gens  de  lialzac!  Ce  sont  eux  qui,  par 
leuri'éunion  et  leur  solidarité,  constituent  cette  puis- 
sance sentimentale  dominatrice  et  exclusive  qui  font 
du  jeune  Anglais  un  personnage  à  pari,  presque  fémi- 
nin, malgré  ses  mérites  intellectuels,  qui  sont  bien 
ceux  d'un  homme,  et  d'un  homme  supérieur. 

Une  première  fois,  il  a  vu  Julie  d'Aiglemont,  et 
cette  apparition  l'a  ravi  d'enthousiasme;  mais  son 
amour  discret  n'a  pas  cherché  à  s'imposer,  bien  qu'il 
eût  compris  et  pressenti  les  tortures  morales  dont 
elle  souffrait.  Le  hasard  lui  a  permis  de  la  revoir;  il 
s'est  rendu  compte  du  rôle  qu'il  ])ourrait  jouer  auprès 
d'elle,  des  services  qu'il  pourrait  lui  rendre;  il  s'est 
attaché  à  sa  destinée,  la  suivant,  la  soignant,  mais 
toujours  respeclueu.K  et  ne  provoquant  jamais  l'aveu 
d'un  amour.  (Ai  aveu,  Mme  d'Aiglemont  l'a  laissé 
échapper;  elle  lui  a  montré  la  profondeur  et  Tinti- 
mité  de  sa  tendresse,  mais  en  même  temps  lui  n  fait 
sentir  (pie  ses  devoirs  d'épouse  et  de  mère  renq)é- 
(•haient  d'être  à  lui.  Pas  une  protestation,  pas  une 
révolte  ;  il  la  quitte  et  s'éloigne,  l^onrlanl,  il  lui  de- 
vient lnîj)0ssible  de  demeurer  loin  d'elle;  il  revient 


50  CHAPITRE    11. 

Mme  d'Aiglemont  va  non  pas  céder,  mais  s'offrir;  elle 
s'écrie  :  "  Connaître  le  bonheur  et  mourir  !  »  C'est 
lui  qui  meurt  pour  elle;  donnant  ainsi,  pour  sauver 
son  honneur,  le  plus  bel  exemple  de  dévouement 
qu'un  homme  puisse  offrir  ! 


CHAPITRE   III 

LES    JEUNES    FILLES. 

Comment  Balzac  a  conçu  les  jeunes  tilles  :  leur  caractère  de  passi- 
vité dans  l'amour.  II  les  a  peintes  en  grisaille. 

Leur  iinpersonnalité  due  surtout  à  l'éducation.  —  Rôle  capital  de 
l'éducation  :  ce  qu'elle  est;  ce  qu'elle  devrait  être.  —  Idées  de 
Balzac  à  ce  sujet  :  Mme  du  Tilfct  et  Mme  Félix  de  Vandenesse. 

Césarine  Birotteaii  :  la  jeune  fille  de  la  petite  bourgeoisie.  —  Ca- 
ractère é{;oïste  de  l'amour. 

Eveil  de  l'amour  chez  la  jeune  tille  :  signes  physiologiques.  Ursule 
Miroiiet.  La  jeune  tille  {{iiidéc  par  l'instinct.  Balzac  applique  la 
théorie  de  Schojienhauer. 

Euf/énie  Grandet.  La  fennne  créée  par  l'amour. 

Véronique  Graslin.  L'amour  né  d'émotions  intellectullcs. 

Au  cours  d'Eufjénie  Grandet,  Balzac  écrit  :  i.  Dans 
la  pure  et  monotone  vie  des  jeunes  filles,  11  vient 
une  heure  délicieuse  où  le  soleil  leur  épanche  ses 
rayons  dans  l'ànic,  où  la  Heur  leur  exprime  des 
pensées,  où  les  pal[)itations  du  cœur  communiquent 
au  cerveau  leur  chaude  fécondaïu'e  et  fondent  les 
idées  en  un  vague  désir;  jotu-  d  iiuiocentes  mélanco- 
lies et  de  suaves  joyeusctés  ;  (jiimihI  les  cnliiiils  com- 
mencent à  voir,  ils  sourient  ;  (|ii;iii(l  luie  jciine  fille 
entrevoit  le  senliinent  dans  l;i  ii;i(iiii',  elle  sourit 
comme    elle    souriait    enfant.    Si    la  lumière  est   le 


52  CIIAPITIIE    III. 

premier  amour  de  la  vie,  Tamour  n'est-il  pas  la 
lumière  du  cœur?"  —  En  s'exprimant  ainsi,  Balzac 
ne  cédait  point  simplement  au  plaisir  de  formuler  en 
phrases  délicieuses  une  observation  psychologique; 
il  présentait  en  outre  ce  que  nous  pourrions  appeler 
ridée  générale  qu'il  s'est  formée  de  la  jeune  fîUe  et 
la  conception  d'ensemble  qui  fut  le  point  de  départ 
de  ses  créations  virginales.  Si  nous  les  envisageons 
en  effet  par  le  l'apide  coup  d'œil  du  souvenir,  qui 
écarte  les  éléments  indifférents  pour  retenir  unique- 
ment ceux  qui  sont  essentiels,  une  chose  nous  frappe  : 
c'est  que  Balzac  les  a  toujours  peintes  en  grisaille, 
leur  donnant  peu  de  relief,  peu  de  personnalité, 
ainsi  que  l'exige  d'ailleurs  la  réalité  des  choses. 
Penser  ainsi,  c'était  se  trouver  en  conformité  avec  la 
nature  ;  c'était  obéir  aux  lois  de  développement  phy- 
siologique qui  régissent  l'clre  féminin  et  lui  impri- 
ment le  caractère  de  réceptivité  qui  lui  est  propre. 
A  ses  yeux,  en  effet,  la  femme  est  créée  de  toutes 
pièces  par  l'amour  et  n'existe  ])Our  ainsi  dire  pas 
avant  que  ce  sentiment  ait  développé  son  être.  D'où 
la  différence,  au  cours  de  ses  œuvres,  entre  l'impor- 
tance qu'il  attache  à  l'analyse  des  caractères  de 
femmes  et  celle  qu'il  attache  à  l'analyse  des  caractères 
de  jeunes  filles.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de 
rappeler  quelques  noms  et  de  se  souvenir  en  même 
temps  du  rôle  que  les  j)ersonnages  ainsi  évoqués 
tUMiMciil  (huis  le  mdieu  où  h'  romancier  les  a 
placés. 

Modeste  Mignon,  Eugénie  (Jrandet,  Césarine  Birot- 


LES   JEUNES    FILLES.  53 

teau,  Céleste  Colleville,  Ursule  Mirouet ,  et  tant 
d'autres,  autant  de  figures  douces  et  discrètes  qui, 
pour  employer  une  expression  d'école  mais  rendant 
bien  l'idée,  sont  plutôt  "  agies  "  qu'agissantes,  subis- 
sent les  circonstances  parmi  lesquelles  le  hasard  les 
a  fait  naître,  et  s'inclinent  avec  résignation  devant  la 
force  des  événements  qui  refoulent  leurs  pensées  ou 
compriment  leurs  désirs! 

Si  l'on  essaye  de  les  classer  en  proportionnant  leur 
relief  comme  personnages  et  leur  intensité  comme 
types  au  degré  de  conscience  du  sentiment  d'amour, 
on  arrive  au  résultat  suivant  :  les  moins  conscientes, 
celles  en  qui  ce  sentiment  est  à  peine  indiqué,  soit 
que  les  instincts  religieux  prédominent  comme  chez 
Céleste  Colleville,  dont  la  destinée  de  femme  est  tout 
entière  subordonnée  à  la  piété,  soit  que  la  crainte 
d'une  autorité  supérieure  et  respectée  leur  imprime 
un  caractère  d'excessive  timidité,  comme  ù  Césarine 
Birotteau,  celles-là  connaissent  l'exisleiKu;  du  senti- 
ment, mais  osent  à  peine  se  l'avouer;  il  n'aura  pas 
d'action  décisive  sur  leur  vie  de  femme,  et  si  elles  en 
souffrent,  elles  cacheront  leurs  souffrances.  Après 
Céleste  Colleville  et  Césarine  15irotteau,  nous  en 
trouvons  chc/,  (|iii  lamour  es!  plus  conscieni  sans 
être  encore  absorbant.  Il  régira  certains  de  leurs 
actes,  et  en  |)lu8  d'une  circonstance  pourra  les  pous- 
ser ù  des  démarches  qu'elles  s'expli(pi(Mit  à  p(>ine  et 
dont  la  caiisc!  est  toute  en  lui  :  lùigénie  Crandct, 
j)ar  exemple,  qui  malgré  la  terreur  (pie  lui  inspire 
son  père,  arrive  à  tenter  des  choses  dont  l'idée   ne 


54,  CHAPITRE    III. 

lui  serait  jamais  venue  si  la  présence  de  Charles 
Grandet  n'avait  soudainement  fait  jaillir  en  son  cœur 
des  sources  vives  de  tendresse  :  Marguerite  Clacs 
encore,  trouvant  dans  son  amour,  qui  chez  elle  est 
déjà  de  Tinstinct  maternel,  la  force  de  diriger  une 
famille  et  de  résister  aux  folies  ruineuses  d'un  père 
maniaque  !  Notons  en  passant  que  l'on  sent  dans  ses 
démarches  plus  encore  la  femme  d'ordre,  la  jeune 
fdle  née  pour  être  mère,  que  la  femme  amoureuse  : 
c'est  ce  qui  la  distingue  d'Eugénie  Grandet.  Elle 
appartient  à  la  classe  des  femmes  qui  seront  plutôt 
mères  cpi'amantes  :  tous  ses  actes  s'expliquent  ainsi, 
et  c'est  un  point  de  vue  essentiel  sans  lequel  on  ne 
saurait  la  comprendre.  Nous  arrivons  enfin  aux  der- 
nières, très  rares,  —  car  je  ne  vois  guère  que  Véro- 
nique Sauviat,  la  future  Mme  Graslin,  —  chez  les- 
quelles on  sente  en  la  jeune  fille  le  rôle  absorbant 
que  l'amour  tiendra  dans  leur  vie,  instrument  de  dou- 
leur et  de  tortures  morales.  Nous  ne  parlons  point 
ici  de  celles  qui,  comme  la  Péchina  et  la  Fos- 
seuse,  sont  de  véritables  inconscientes,  des  mala- 
des, des  irresponsables  dans  toute  la  force  du  terme, 
et  dont  le  cas  ne  saurait  infirmer  en  rien  l'exactitude 
de  ce  que  nous  avançons. 

Cette  impersonnalité,  cet  effacement  voulu,  ne 
tient  pas  exclusivement,  dans  l'idée  de  Balzac,  à  la 
nature  intime  de  la  jeune  fille  et  au  caractère  de 
réceptivité  que  nous  indiquions  plus  haut;  il  est  par 
certains  points  acquis,  et  ici  se  présente  la  grave 
(|ueslion  do  l'éducation.  I^lie  devait  venir  à  la  pensée 


LES   JEUNES    FILLES.  55 

du  maître,  pour  une  premièi^e  raison  d'abord  :  c'est 
que  toutes  les  questions  sociales  d'une  réelle  impor- 
tance ont  hanté  son  cerveau;  puis  ensuite,  la  place 
prépondérante  qu'il  assijrne  à  la  femme  dans  la 
Comédie  humaine,  l'amour  et  la  tendresse  profonde 
qu'il  manifeste  pour  son  développement  sentimental, 
pour  son  rôle  d'initiatrice  de  l'homme  aux  nuances  du 
désir,  le  culte  réel  qu'il  professe  pour  cette  divinité 
du  poète,  ce  sont  là  autant  de  motifs,  et  de  motifs 
puissants,  pour  l'avoir  fait  s'allacher  à  ce  point  d'où 
dépendra  souvent  toute  sa  vie  intérieure  :  Gomment 
la  jeune  femme  a-t-elle  été  élevée  quand  elle  était 
jeune  fdle?  Quelle  éducation  a-t-ellc  sul)ie?  Quelles 
influences  a-t-elle  traversées?  L'intérêt  qu'il  y  voit 
est  et  doit  être  énorme  ;  il  doit  l'être,  à /«v'or/ d'abord, 
car  nous  savons  que  Balzac  fut  un  des  plus  fervents 
adeptes  de  la  théorie  «  des  milieux  »  ;  il  en  fut  un 
des  inventeurs  dans  le  domaine  littéraire,  l'ayant 
appliqué  le  premier  peut-être  à  l'analyse  psycholo- 
gique. \\Vcs,l  à  posteriori,  et  il  suffit,  si  nous  voulons 
être  convaincus ,  de  nous  souvenir  de  l'analyse  du 
caractère  de  Véronique  Graslin ,  [)om"  coiu[)rendre 
quelle  inq)ortance  à  ses  yeux  pouvait  avoir  cette  édu- 
cation sur  l'avenir  de  la  femuie.  l{jq)|)elons-nous  cette 
jeune  fille,  à  l'imagination  et  au  co-ur  vierges,  élevée 
dans  la  plus  extrêuu'  ictenue,  ignorant  tout  de  hi  vie, 
d'autant  mieux  que  son  existence  s'est  (h'M(julêe  dans 
im  coin  de  province  isolée,  pure  comme  un  ange 
.uKpiel  l)al/ac  la  compare.  Voici  (pie  (oiit  à  cimii)  un 
livre  tombe  eiilre  ses   mains!    l'.l   (|iiel   li\re!    \.v   plus 


56  CHAPITKE    III. 

pur,  le  plus  inoffensif  pour  toute  autre  nature!  Pour 
elle  il  devient  la  révélation  la  plus  troublante  de 
l'existence;  par  et  à  travers  ce  livre  le  monde  s'expli- 
que à  elle;  elle  en  comprend  les  mystères,  ou  plutôt 
elle  les  pressent. 

Si  Balzac  avait  été  un  moraliste  pur  au  lieu  d'être 
un  romancier;  s'il  avait  écrit  des  œuvres  pour  expo- 
ser non  point  ce  qui  est,  mais  c'e  qui  devrait  être,  il 
n'eût  pas  manqué  de  nous  livrer  le  fruit  de  ses  médi- 
tations sur  ce  grave  sujet  :  comment  procéder  à 
l'éducation  des  jeunes  filles  ?  Comment  chez  la  vierge, 
dont  l'esprit  sommeille  encore,  préparer  l'éclosion 
de  la  femme  qui  sera  demain?  Sans  doute  il  n'eût 
pas  posé  de  règle  absolue,  car  il  était  trop  intime- 
ment convaincu  de  la  relativité  de  toutes  choses  ;  il 
n'eût  point  conseillé  de  soumettre  à  une  éducation 
identique  tous  les  esprits  féminins  destinés  à  occuper 
un  même  rang  dans  la  société.  Il  n'ignorait  pas  qu'en 
ce  monde  on  ne  doit  considérer  que  des  »  individus  »  , 
et  que  la  première  règle  d'une  éducation  parfaite 
est  d'agir  »  individuellement"  .  Cette  vérité  psycholo- 
gique dont  il  avait  fait  la  cruelle  expérience  au 
collège,  il  eût  souhaité  qu'on  l'appliquât  dans  l'édu- 
cation des  jeunes  filles.  Sans  doute  aussi,  s'il  est  vrai 
de  dire  qu'il  n'eût  j)oint  posé  de  règle  absolue,  il 
aurait  recommandé  aux  éducateurs  dé  ne  point  appli- 
quer le  système  en  usage  de  «contention  spirituelle» 
et  d'entière  ignorance  de  la  vie.  Déjà  dans  les 
Mémoires  dt;  deux  jeunes  inariccs  il  insiste  sur  les 
inconvénients  de  cette  mélhode.  A  maintes  reprises, 


LES   JEUNES    FILLES.  57 

dans  la  Femme  de  trente  ans,  opposant  1  Ignorance 
absolue  de  la  jeune  fille  à  la  brutalité  ordinaire  des 
premières  initiations,  i\  indique  les  dangers  et  les 
irréparables  malheurs  qui  en  sont  Thabituelle  consé- 
quence ;  enfin  les  premières  pages  de  l'œuvre  intitu- 
lée :  Une  fille  d'Eve,  sont  consacrées  à  la  peinture 
de  l'éducation  donnée  aux  jeunes  filles  de  l'aristocra- 
tie, et  la  manière  dont  il  la  décrit  précise  ses  préfé- 
rences et  ses  antipathies! 

Voilà  sans  doute  dans  sa  pensée  ce  qui  contribue 
le  plus  à  en  faire  des  êtres  insignifiants,  ayant  si  peu 
de  relief,  et  présentant  en  somme  un  intérêt  médio- 
cre pour  le  psychologue  et  l'observateur. 

Examinons  l'éducation  des  jeunes  filles  qui  devien- 
dront plus  tard  Mme  du  Tillet  et  Mme  Félix  de 
Vandenesse  :  —  »  Marie-Angélique  et  Marie-Eugénie 
atteignirent  le  moment  de  leur  mariage,  la  première 
à  vingt  ans,  la  seconde  à  dix-sept  ans,  sans  jamais 
être  sorties  de  la  zone  domestique  où  planait  le  regard 
maternel.  Jusqu'alors  elles  n'étaient  allées  à  aucun 
spectacle  :  les  églises  de  Paris  furent  leurs  théâtres.  » 
L'ignorance  de  la  vie  est  poussée  chez  elles  à  ses 
extrêmes  limites,  cette  ignorance  qui  sera  cause  de 
la  révolte,  ([ui  du  moins  y  conlrihiiera,  lorsque 
les  réalités  leur  seront  soudain  dévoilées.  »  Leur 
instruction  ne  dépassa  pas  les  limites  imposées  par 
des  confesseurs  élus  parmi  les  ecclésiaslifpies  les 
moins  tolérants  et  les  plus  jansénistes...  .btinais  fiUcs 
ne  furent  livrées  à  des  maris  ni  plus  pures,  ni  plus 
vier{;es  :  leur  mère  semblait  avoir  vu  dans  ce  point, 


58  CHAPITRE    III. 

assez  essentiel  crailleurs,  raccomplissement  de  tous 
ses  devoirs  envers  le  ciel  et  les  hommes.  >' 

Le  résultat,  Balzac  l'indique,   inévital)le   :  d'une 
part,  l'assurance  à  peu  près  certaine  que  leur  union 
sera  faite  d'autant  plus  légèrement  que  la  jeune  fille 
ne  soupçonne  même  pas  les  obligations  positives  du 
mariage  et  qu'elle  n'a  qu'un  désir  :  se  soustraire  à 
l'autorité  des  parents  qui  compriment  ses  sentiments 
d'indépendance.    «  Vous   n'êtes  pas  très  heureuses, 
mes  chères  petites,  leur  disait  le  père  ;  mais  je  vous 
marierai  de  bonne  heure,  et  je  serai  content  en  vous 
voyant  quitter  la  maison.  —  Papa,  disait  Eugénie, 
nous  sommes  décidées  à  prendre  pour  mari  le  pre- 
mier homme  venu.  »>    Et  le  père  conclut  tristement, 
faisant  lui-même    la   critique    de   cette   éducation    : 
il  A^oilà  le   fruit  amer  d'un  semblable  système.    On 
veut  faire  des  saintes,  on  obtient  des...  Il  n'acheva 
pas.  "   —  D'autre  part,  la  crise   fatale,  la  soudaine 
révolte  qui  se  produira  lors  du  mariage  et  de  ses 
révoltantes  initiations  :  —   "  Eve  ne  sortit  pas  plus 
innocente  des  mains  de  Dieu  que  ces  deu.x  filles  ne 
le  furent  en  sortant  du  logis  maternel,  pour  aller  à  la 
mairie  et  à  l'église,  avec  la   simple    mais   épouvan- 
table recommandation  d'obéir  en  toutes  choses  à  des 
hommes  auprès  desquels  elles  devaient   dormir  ou 
veiller  pendant  la  nuit    » 

Mais  alors  faudra-t-il  donc  éclairer  les  jeunes  filles 
sur  les  réalités  de  la  vie?  Qu'aurait  répondu  Balzac  à 
cette  question?  J'imagine  qu'il  n'y  eût  point  apporté 
de   solution  précise  et  qu'il  eût  dit  slmj)lement  en 


LES   JEUNES    FILLES,  59 

substance  :  Tout  dépend  des  natures;  il  n'y  a  pas  ici, 
comme  en  tout  ce  qui  touche  à  l'éducation,  de  règle 
générale  applicable  à  des  groupes,  car  toute  méthode 
doit  procéder  de  considérations  individuelles!... 

Ayant  vu  ce  qui  devrait  être,  examinons  mainte- 
nant ce  qui  est  :  Césarine  Birotteau,  c'est  la  jeune 
fdle  de  la  petite  bourgeoisie,  du  milieu  commerçant, 
élevée  dans  ce  milieu  rétréci  et  mesquin.  Dans  le 
portrait  physique  qu'en  donne  Balzac  se  trouveront 
unis  les  traits  délicats  et  exquis   d'une  rare  beauté 
physique  et  ces  défauts  de  race  qui  ne  peuvent  lais- 
ser de  doute  sur  son  origine  :  quant  à  son  portrait 
moral,   il  est   marqué    au    coin    de  la  plus   parfaite 
entente  des  superlluités  qui   constituent  léducation 
des  jeunes   fdles,    avec  celte    caractéristique   de    la 
supériorité   de  l'enfant  voulue    par   les  parents   sur 
eux-mêmes    :     «   Elle    aimait   la    musique,  dessinait 
au  crayon  noir  la  Vierr/e  à  la  cJiaisc,  lisait  les  o'uvres 
de  Mmes  Gotlm  et  lli(;coboni,    Bernardin  de  Saint- 
Pierre,    Féuelon,    Racine;    son    j)èrc    et    sa    mère, 
comme  tous  ces  parvenus  empressés  de  cultiver  l'in- 
gratitude de  leurs  enfants  en  les  mettant  au-dessus 
d'eux,  se  j)laisaient  à  déïHcr  Césarine,  qui  heureuse- 
ment avait  les  vertus  de  la  bourgeoisie  et  n"ai»usail 
pas   de    leur   faihlesse.   "  —  l'^lle   demeure    le    type 
accomj)li  de  la  petite  bour{;eoise,  d'esprit  médiocre 
sans  doute,  mais  capahie  du  plus  vif  atlacliement  et 
susccptililr    <1  mi    amour  couslanl  cl  lidéle.    Etudiez 
la   naissance   de  son   amour  pour    l*opinot,  le  jeune 
homme  timide  et  contrefail,  dont  elle  sent  avec  cette 


60  CHAPITRE    III. 

délicatesse  d'àme  qui  n'est  pas  refusée  aux  natures 
même  médiocres,  la  secrète  adoration  pour  elle. 
Balzac  explique  ici  ce  qui  paraît  un  mystère  du 
cœur  féminin,  à  savoir,  par  quelles  complications 
psychologiques  une  jeune  fille  belle  et  riche  comme 
Gésai'ine  Birotteau  peut  s'éprendre  d'un  infirme  et 
d'un  boiteux. 

Ce  que  certains  esprits  pourraient  attribuer  à  un 
sentiment  de  générosité  basé  sur  la  pitié,  Balzac 
l'attribue  à  une  raison  d'égoïsme  fort  compréhen- 
sible. Ce  lui  est  une  occasion  d'expliquer  qu'à  son 
sens  et  de  manière  générale  la  tendresse  amoureuse 
repose  tout  entière  sur  »  l'égoïsme  " ,  c'est-à-dire 
sur  une  sorte  d'instinct  secret  qui  nous  pousse  spon- 
tanément vers  ce  qui  convient  à  notre  nature  et 
développe  nos  affinités  intimes.  Telle  est  une  de  ses 
idées  les  plus  chères,  une  de  celles  qui  le  mieux 
cadrent  avec  son  système  général  du  monde  et  ses 
[héorics  physiologiques.  Cette  conception  de  l'amour, 
aussi  exacte  pour  ce  qui  tient  de  l'élément  féminin 
que  pour  ce  qui  concerne  l'élément  mâle,  relève 
directement  de  cette  unité  de  plan  qui  suivant  lui 
régit  le  monde  moral  comme  le  monde  physique  : 
Il  (Juchpies  moralistes  pensent  que  l'amour  est  la 
passion  la  plus  involontaire,  la  plus  désintéressée,  la 
moins  calculatrice  de  toutes.  Cette  opinion  comporte 
une  erreur  grossière.  Si  la  plupart  des  hommes 
ignorent  les  raisons  qui  font  aimer,  toute  symj)athie 
physique  ou  morale  n'en  est  pas  moins  l)asée  sur  les 
calculs  hiils  par  l'esprit,  le  senlimeut  uu  la  brutalité. 


LES   JEUNES    FILLES.  61 

L'amour  est  une  passion  essentiellement  égoïste.  » 
—  L'cgoïsme  de  Césarine  consistera  donc,  —  et  c'est 
là  que  Balzac  cherchera  l'explication  de  sa  tendresse 
secrète  pour  Popinot  —  à  distinguer  de  préférence 
le  jeune  homme  qui,  par  son  adoration  sdencieuse, 
par  les  disgrâces  de  sa  nature  physique  lui  paraîtra 
le  plus  propre  à  lui  conserver  une  éternelle  fîdé- 
hté!... 

«  J'ai  bien  observé  les  femmes  et  sais  que  si,  chez 
la  plupart,  l'amour  ne  s'empare  d'elles  qu'après  bien 
des  témoignages,  des  miracles  d'affection,  si  celles-là 
ne  rompent  leur  silence  et  ne  cèdent  que  vaincues, 
il  en  est  d'autres  qui,  sous  l'empire  d'une  sympathie 
explicable  aujourd'hui  par  les  fluides  magnétiques, 
sont  envahies  en  un  instant.  »  —  Cette  phrase 
d'analyse  physiologique,  ce  jugement  porté  sur  la 
nature  intime  de  la  femme  au  point  de  vue  amou- 
reux, Balzac  la  place  dans  la  bouche  du  docteur 
Minoret  au  moment  où  sa  pu[)illc  bicn-aiméc,  celle 
(|ui  est  devenue  l'enfant  de  son  intelligence  et  de  son 
cœur,  qu'il  a  élevée  avec  la  tendresse  d'un  j)ère  et  la 
perspicacité  d'un  «  csjirit  " ,  lui  avoue,  avec  la  fran- 
chise de  SCS  vingt  ans,  la  naissance  de  l'amour  en 
son  àme. 

Peu  de  détails  sont  aussi  touchants  dans  Idnivre 
de  Balzac  (\uc  le  récit  des  [)rcmièrcs  années  d  Ursule 
Mirouct,  l'histoire  de  cette  petite  fille  élevée  par  son 
père  adoptif,  le  vieux  docteur  Minoret,  la  douceur 
et  l'affection  croissante  don!  il  rciilnure,  cette  entière 
communauté  de  ynvn  et  de  doidcurs;  ce  sont  d'abonl 

4 


62  CHAPITRE    III. 

les  premiers  soins  que  réclame  l'enfance,  et  pour 
lesquels  Minoret  a  les  douceurs  d'une  mère,  les  pré- 
cautions d'une  nourrice  attentive;  puis,  après  ces 
années  où  l'intelligence  sommeille  encore,  où  la 
conscience  est  comme  assoupie,  ce  sont  les  premiers 
éveils  de  la  sensibilité;  l'àme  s'ouvre  à  la  vie  et  le 
rôle  de  l'éducateur  commence;  toutes  les  qualités 
natives  de  la  petite  fdle  se  développent  et  fleurissent 
en  ce  milieu,  favorable  comme  l'est  un  riche  terreau 
pour  une  plante  rare  ;  autour  d'elle  elle  ne  sent 
qu'affection,  douceur,  sympathie  raisonnée,  souci 
d'éducation  pour  son  jeune  esprit.  Aucun  souffle 
impur,  aucune  image  chagrine  ne  vient  assiéger  son 
cerveau.  Elle  grandit  cependant,  et  le  premier  motif 
de  tristesse  qui  lui  vienne  est  l'impiété  du  docteur. 
Minoret,  en  effet,  est  un  savant  de  l'école  matérialiste, 
et  un  sceptique  en  ce  qui  touche  la  foi  religieuse  ;  il 
a  pourtant  fait  élever  Ursule  chrétiennement,  et 
c'est  ce  désaccord  de  croyances  qui  fait  naître  les 
premières  inquiétudes  de  la  jeune  fille.  Ce  qui  cause 
la  plus  vive  peine  à  une  femme  réellement  pieuse, 
c'est  de  sentir  que  ceu.\  qu'elle  aime  ne  partagent 
[)as  ses  convictions.  Ursule  n'a  que  douze  ans,  mais 
son  tact  développé  et  affiné  par  l'éducation  lui  révèle 
une  secrète  divergence  entre  ses  idées  et  celles  du 
docteur;  elle  n'a  de  cesse  qu'elle  n'ait  appris  la 
vérité  et  la  nature  exacte  des  croyances  de  Minoret  : 
Il  Pressé  de  questions  par  1  innocente  créature,  il 
fut  impossible  au  docteur  de  cacher  plus  longtemps 
ce  fatal  secret.   La  naïve  consternation  d'Ursule  le  fit 


LES  JEUNES    FILLES.  63 

d'abord  sourire;  mais  en  la  voyant  quelquefois  triste, 
il  comprit  ce  que  cette  tristesse  annonçait  d'affection. 
Les  tendresses  absolues  ont  horreur  de  toute  espèce 
de  désaccord,  même  dans  les  idées  qui  leur  sont 
étrangères.  "  —  N'est-ce  pas  là  l'énoncé  d'une  vérité 
souvent  cruelle,  dont  la  plupart  de  ceux  qui  «  pensent» 
ont  fait  la  douloureuse  expérience  à  l'âge  de  l'éman- 
cipation intellectuelle?  Quel  est  celui  qui,  doué  d'une 
vraie  personnalité,  et  poursuivant  la  recherche  d'un 
but  spirituel  dans  la  franchise  entière  de  ses  convic- 
tions, n'a  pas  connu  cette  intime  et  vive  souffrance 
du  désaccord  religieux  avec  ceux  qui  entourèrent  son 
enfance  de  soins  affectueux?  Mais  il  ne  suffit  pas 
qu'Ursule  la  connaisse  cette  divergence  d'idées,  il 
faut  qu'elle  y  porte  remède.  Ce  que  la  tendresse 
d'une  femme  n'eût  sans  doute  pas  obtenu,  ce  dont 
l'affection  d'une  mère  ne  fût  certes  point  venue  à 
bout,  la  douce  insistance  de  cette  petite  (ille  de  douze 
ans  parvient  à  l'enlever. 

Ursule  grandit  cependant,  et  voici  qu'arrive  l'âge  de 
la  puberté.  Elle  a  le  cœur  tendre  et  son  éducation  n'a 
pas  peu  contribué  à  développer  en  elle  tout  ce  qui 
se  trouvait  en  germe  d'affection,  d'extpiise  pvussance 
d'attachement!  .luscpialors  elle  ne  s'est  jamais  vue 
auprès  d'un  homme  qui  fût  en  agc  de  lui  insj)ircr  de 
la  tendresse.  On  conçoit  quel  j)Ourra  être  l'effet  pro- 
duit sur  elle  par  l'arrivée  du  jeune  Savinicn  de 
l*ortenduère  :  c'est  un  ciivahisscniciil  de  I  clii'  p;ir 
la  toute-puissante  sympalhic>,  et  comme  l'rsule  est 
aussi  innocente  f|u'ignoranle,   l'aveu  (ju'eilo  en  fait 


64  CHAPITRE    III, 

au  docteur  est  "  symptomatique  »  au  premier  chef  : 
il  vaut  à  ce  titre  comme  document  psychologique. 
On  y  découvre,  dans  la  naissance  subite  du  sentiment 
d'amour,  le  mélange  primordial  de  l'élément  physique 
et  moral  :  «  Il  m'a  monté,  je  ne  sais  d'où,  comme 
une  vapeur  par  vagues  au  cœur,  dans  le  gosier,  à  la 
tête,  et  si  violemment  que  je  me  suis  assise.  Je  ne 
pouvais  me  tenir  debout,  je  tremblais.  Mais  j'avais 
tant  envie  de  le  voir  que  je  me  suis  mise  sur  la  pointe 
du  pied  :  il  m'a  vue  alors,  et  m'a,  pour  plaisanter, 
envoyé  du  bout  des  doigts  un  baiser,  et...  —  Et?... 
—  Et,  reprit-elle,  je  me  suis  cachée  aussi  honteuse 
qu'heureuse,  sans  m'expliquer  pourquoi  j'avais  honte 
de  ce  bonheur.  Ce  mouvement  qui  m'éblouissait 
l'âme  en  y  amenant  je  ne  sais  quelle  puissance  s'est 
renouvelé  toutes  les  fois  qu'en  moi-même  je  revoyais 
cette  jeune  figure...  Il  m'a  semblé  que  je  ne  devais 
plus  désormais  m'occuper  que  de  lui  plaire.  Son 
regard  est  maintenant  la  plus  douce  récompense  de 
mes  bonnes  actions.  » 

Peut-il  exister  aveu  plus  franc,  })lus  naïf,  décou- 
vrant mieux  par  cette  naïveté  même  rentière  igno- 
rance du  mal,  et  nous  ramenant  mieux  à  ce  qu'était 
le  rapprochement  des  êtres  en  des  civilisations  pri- 
mitives? Chez  la  jeune  fille  complètement  ignorante 
des  réalités  de  l'amour,  non  j)oint  seulement  de  sa  fin 
dernière,  mais  encore  des  ruses  préparatoires  dont 
l'instinct  de  l'espèce  nous  environne  pour  atteindre  à 
son  but,  tous  ces  troubles  physiologiques  qui  accom- 
pagnent  l'éveil   du    sentiment,    ne   correspondent  à 


LES   JEUNES    FILLES.  C5 

aucune  idée  précise  dans  le  cerveau  de  la  vierge,  et 
peuvent  faire  l'objet  d'un  aveu  d'autant  plus  sincère 
que  leur  cause  est  plus  entièrement  ignorée  de  celle 
qui  fait  cet  aveu.  Quel  père,  pourtant,  inquiet  des 
premières  langueurs  d'une  fille  trop  aimée,  en  soup- 
çonnant la  cause  et  désirant  que  cette  cause  soit  pré- 
cisée, quel  père  obtint  jamais  confession  si  franche 
que  celle  d'Ursule  au  vieux  docteur?  Lui,  vraiment 
digne  d'une  telle  confiance,  il  découvre  à  Ursule  la 
nature  de  son  sentiment,  lui  marque  l'antinomie  qui 
existe  entre  la  nature  et  la  société,  et,  tout  en  lui 
indiquant  que  cette  antinomie  est  artificielle,  lui 
enseigne  qu'il  faut  savoir  s'y  soumettre!... 

Assez  semblable  à  l'amour  d'Ursule  Mirouet  nous 
apparaît  celui  d'Eugénie  Grandet,  du  moins  dans  son 
origine,  dans  son  primitif  épanouissement;  infiniment 
plus  pitoyable  et  plus  touchant  d'ailleurs,  puisqu'il 
se  trouve  traversé  par  des  crises  cruelles  et  qu'il  n'en 
vient  point  à  son  aboutissement  normal,  la  possession 
de  l'être  aimé,  comme  11  arrive  pour  la  filleule  du 
docteur  Minoret.  Au  délmt  mémo,  et  bien  que  la 
naissance  de  cet  amour  donne  Heu  à  des  manifesta- 
tions physiologiques  à  peu  près  semblables  à  celles 
qui  troublent  Ursule,  nous  saisissons  déjà  les  diffé- 
rences. Ce  qui  fait  la  su[)rème  consolation  d'Ursule, 
au  mdieu  des  plus  rudes  traverses,  c'est  lindéfeclible 
tendresse  du  docteur,  cpil  pour  elle  est  plus  encore 
qu'un  père.  JNous  avons  montré  l'ardeur  de  celte 
affection,  son  caractère  d'intelligente  et  chaude  pro- 
tection, ce  qui  est  cause  en  un  mot  qu'il  ne  se  trouve 

4. 


66  CHAPITRE    III. 

pas  une  douleur  d'àmc,  pas  un  chagrin  qui  ne  soit 
compris  et  prévu  par  l'adorable  vieillard! 

Combien  différente  et  cruellement  opposée  la 
destinée  d'Eugénie  Grandet!  Et  que  Ton  n'aille  pas 
dire  que  son  amour,  pour  plus  effacé  qu'il  apparaisse, 
ne  reste  pas  aussi  touchant!  Les  manifestations  sont 
peut-être  moins  soudaines  ;  la  physionomie  poétique 
d'Eugénie  Grandet  est  plus  discrète  que  celle  d'Ur- 
sule; mais  le  travail  intérieur  de  la  sympathie  amou- 
reuse y  est  tout  aussi  vif;  c'est  une  âme  plus  concen- 
trée :  cela  ne  veut  pas  dire  qu'elle  ne  souffre  pas 
aussi  cruellement  ! 

Dans  les  deux  œuvres,  Balzac  s'est  proposé  un  but 
à  peu  près  identique  :  étudier  la  naissance  et  le  déve- 
loppement de  l'amour  en  des  âmes  vierges,  mais 
singulièrement  tendres  et  dans  lesquelles  il  devait 
apparaître  comme  une  brusque  irruption.  L'impres- 
sion produite  par  l'arrivée  de  Charles  Grandet  est 
peu  différente  de  celle  qu'éprouve  Ursule  à  la  vue  de 
Savinien.  Ce  sont  deux  jeunes  gens  dans  léclat  de 
la  première  jeunesse  :  leur  beauté  phvsique,  cette 
beauté  qui,  comme  excitant  à  la  naissance  de  l'amour, 
semble  justiHcr  pleinement  la  théorie  de  Schopen- 
haucr,  est  l'origine  et  la  cause  première  du  sentiment 
d'Eugénie,  comme  elle  fut  l'origine  et  la  cause  du  sen- 
timent d'Ursule!  C'est  bien  le  fait  d'une  âme  simple 
et  primitive,  toute  voisine  encore  de  la  nature,  de  se 
laisser  prendre  loiil  d'ahord  aux  apparences  physi- 
ques. Comment  ne  pas  trouver  logique  cet  envahisse- 
ment d'un  c(rur  fait  pour  aimer  sous  l'inlluence  de 


LES  JEUNES    FILLES.  67 

ce  qui  lui  paraît  essentiellement  digne  d'amour  :  la 
beauté  du  visage  ?  "  Eugénie,  à  qui  le  type  d'une 
perfection  semblable,  soit  dans  la  mise,  soit  dans  la 
personne,  était  entièrement  inconnu,  crut  voir  en 
son  cousin  une  créature  descendue  de  quelque  région 
séraphique.  "  —  Si  réellement  le  sentiment  d'amour 
est  l'éternelle  duperie  dont  parle  le  philosophe  alle- 
mand, grâce  à  laquelle  le  monde  perpétue  ses  misères 
et  ses  souffrances,  les  causes  les  plus  infimes,  aux 
regards  de  ceux  qui  les  observent  en  les  analvsant 
froidement,  peuvent  devenir  les  plus  puissantes  et 
les  seules  puissantes  pour  pousser  1  être  au  résultat 
final  que  la  nature  lui  assigne.  De  même  que  dans  la 
sélection  naturelle  des  animaux,  et  pour  la  perpétuité 
des  races,  le  mâle  triomphe  des  rivaux  qui  l'entou- 
rent par  ses  avantages  physiques,  et  conquiert  les 
bonnes  grâces  de  la  femelle  par  la  supériorité  qu'ils 
lui  confèrent,  de  même  aussi,  dans  cette  sorte  de 
sélection  sociale  à  la  faveur  de  laquelle  s'accomplis- 
sent les  unions,  il  est  de  toute  vraisemblance  et  de 
toute  logique  que  la  jeune  fille,  docile  esclave  de 
l'instinct,  aille  droit  à  la  beauté  physique  la  mieux 
faite  pour  l'attirer.  »  La  jeune  fille  qui,  malgré  le 
conseil  de  ses  j)arenls,  conlraircmeut  à  toute  conve- 
nance, suit  son  penchant  luslnulif,  oITrc  eu  sacrifice 
au  génie  de  res[)èce  son  bonheur  individuel.  I.lle  a 
agi  dans  le  sens  de  la  nature,  c'est-à-dire  de  l'espèce  ; 
ses  parents  aj;i,ssai»nt  dans  le  sens  de  l'égoïsme, 
c'est-à-(bre  th'  l'inchYidu.  " 

Cette    théorie    de    l'amour,   (jul    ilemeurera    sans 


68  CHAPITRE    III. 

doute  dans  l'histoire  de  la  philosophie  la  plus  haute 
gloire  de  son  inventeur,  lîalzac  l'ignorait  en  ses 
grandes  lignes  ;  mais  s'il  ne  la  connaissait  point 
comme  théorie,  il  la  pressentait,  il  en  avait  une 
vague  intuition;  et  cette  intuition  du  poète,  qui  va 
souvent  plus  loin  que  la  vue  scientifique  du  philo- 
sophe, elle  est  manifeste  en  ces  deux  créations  d'Ur- 
sule et  d'Eugénie;  elle  se  complétera  d'ailleurs  avec 
le  personnage  de  Véronique  Sauviat.  Le  soin  qu'il 
prend  de  décrire  ce  moment  physiologique  chez  la 
jeune  fdle,  l'insistance  avec  laquelle  il  y  revient, 
prouvent  l'importance  qu'il  y  attache. 

Chez  Eugénie,  c'est  comme  une  naissance  nou- 
velle, quelque  chose  comme  une  création  spontanée  ! 
L'être  qui  jusqu'alors  était  inerte  et  ne  connaissait 
que  deux  sentiments,  la  crainte  de  son  père  et  une 
respectueuse  affection  pour  sa  mère  ,  cet  être  décou- 
vre aux  ol)jets  qui  l'environnent  une  intime  significa- 
tion'; elle  comprend  la  beauté  des  choses,  et  comme 
nous  ne  rapportons  rien  qu'à  nous-mêmes ,  elle  s'ap- 
plique ce  sens  nouveau  de  la  beauté.  La  coquet- 
terie, le  besoin  de  [)arure,  le  désir  d'être  aimée  sur- 
gissent en  même  temps,  et  ce  lui  est  une  cuisante 
blessure  que  cette  pensée  de  ne  point  plaire,  La 
crislullisation  s'est  faite,  et  les  fleurs  les  plus  déli- 
cates du  sentiment  vont  cclore  là  où  il  n'y  avait  que 
sécheresse  et  aridité!  L'éveil  de  son  esprit  aux  beau- 
tés naliucllcs  s'opère  également,  corollaire  inévitable 
des  autres  sentiments;  et  puisque  nous  parlons  de 
cet  éveil  que  toutes  les  âmes  sensibles  ont  connu,  à 


LES  JEUNES    FILLES.  69 

l'heure  où  elles  se  trouvaient  transportées  par  un 
mouvement  d'enthousiasme  soit  intellectuel,  soit 
sentimental,  n'est-ce  pas  le  lieu  de  noter  combien  il 
juslihe  l'ingénieuse  pensée  du  philosophe  :  «  Un 
paysage  est  un  état  de  l'àme  »  ?  11  eut  le  mérite,  lui, 
de  formuler  d'une  façon  définitive  un  mode  de  sentir 
qui  apparaît  commiui  à  toutes  les  intelligences  poé- 
tiques ;  mais  l'idée  était  en  germe  dans  plus  d'une 
œuvre,  et  notamment  dans  celles  que  nous  étudions. 
L'amour  d'Eugénie  Grandet  ira  désormais  crois- 
sant et  s'enno]>lissant  chaque  jour;  elle  est  de  ces 
femmes  qui  se  donnent  et  ne  se  reprennent  point  : 
la  fidélité  de  son  sentiment  ne  sera  pas  le  moins 
beau  fleuron  de  sa  couronne  poétique.  Elle  avait 
aimé  Charles  d'un  amour  craintif  et  presque  respec- 
tueux, lorsqu'il  arriva  auprès  d'elle  sous  l'appareil 
trompeur  mais  séduisant  d'une  élégance  inconnue 
pour  elle!  Quand  elle  saura  la  vérité,  c'est-à-dire  sa 
ruine  totale,  il  lui  semblera,  comme  à  Ursule,  que 
les  distances  se  sont  rapprochées,  et  elle  s'attachera 
d'autant  plus  fidèlement  (|ii  il  souffre  et  lui  semble 
pitoyable.  Son  amour  ne  calcule  pas  :  c'est  le  véri- 
table ;  il  agit  tout  spontanément,  en  effet,  et  le 
propre  de  sa  nature  est  de  conduire  ceux  qui  en  sont 
touches  à  des  démarches  (ju'il.s  n'eussent  mémo 
point  osé  concevoir  avant  de  le  connaître.  VAlc  est 
assurément  belle,  d'une  rare  beauté,  la  scène  où  la 
jeune  tille,  emportant  la  bourse  qui  contient  son 
trésor,  monte  dans  la  eliambre  de  (lluirles,  cl,  pour 
le   contraindre   à    aece|)ter    la   siuimie  (pie    sa  déliea- 


70  CHAPITRE    III. 

tesse  lui  fait  refuser,  plie  le  genou  devant  lui  ;  ce 
mélange  de  hardiesse,  de  pudeur  et  de  générosité, 
en  fait  la  plus  touchante  de  l'œuvre.  On  comprend 
comment,  une  fois  parti,  sa  pensée  l'accompagnera 
dans  ses  voyages;  comment  à  son  retour,  et  lors- 
qu'elle voit  que  son  amour  est  oublié,  le  déchirement 
de  son  cœur  sera  total,  et  communiquera  à  toute  sa 
vie  cette  immense  tristesse  qui  ne  la  quittera  pas, 
non  plus  que  le  souvenir  de  son  amour!  Il  est  des 
âmes  qui  ne  savent  pas  oublier,  et  qui  donnent  en 
ce  monde,  où  tout  se  transforme,  un  démenti  flagrant 
à  l'universelle  métamorphose  qui  régit  l'ordre  moral 
et  physique  !.. 

La  marque  propre  du  caractère  de  Véronique 
Sauviat,  —  la  future  Mme  Graslin,  —  c'est  que  le 
sentiment  d'amour  est  né  en  elle  non  point  de  la 
connaissance  et  du  rapprochement  d'un  être  sem- 
blable, comme  chez  les  autres  jeunes  fdles  amou- 
reuses, mais  bien  d'une  idée,  et  en  quelque  façon 
à.' émotions  intellectuelles.  Cest  là  l'indice  d'une  nature 
plus  raffinée,  plus  complexe.  Balzac  a  voulu  nous 
montrer  ici  —  et  tous  les  événements  de  sa  vie  de 
femme  s'expliqueront  de  la  sorte  —  le  rôle  prépon- 
dérant que  peut  tenir  l'imagination  dans  le  dévelop- 
pement sentimental!  Celte  apj)arition  d'un  sentiment 
sans  objet  réel,  sous  la  simple  influence  d'une  lecture, 
ce  coup  de  foudre,  exj)licable  par  la  vivacité  d'une 
imagination  qui  sera  dans  l'avenir  sa  volupté  et  sa 
torture,  font  du  personnage  de  Aéronique  un  type 
(pu   mérite    d'être   examiné  dans  son   jiremier  épa- 


LES  JEUNES    FILLES.  71 

nouissenient  de  jeune  fille.  La  femme  demeurerait 
du  reste  inexplicable,  si  l'on  ne  connaissait  la  jeune 
fille. 

Il  convient  de  rappeler  son  oi'igine  :  elle  est  née 
de  parents  travailleurs  ,  dans  un  milieu  provincial, 
n'ayant  pour  illuminer  leur  existence  que  l'amour  de 
leur  fille.  Dès  l'enfance  on  distingue  chez  elle  la 
marque  d'une  vie  intérieure  très  accentuée,  une  piété 
profonde,  assez  voisine  du  mysticisme.  Balzac,  dans 
la  description  très  précise  qu'il  fait  de  sa  beauté,  ne 
manque  pas  d'indiquer  sa  destinée  de  malheureux 
amour  :  »  Elle  avait  une  taille  moyenne...  mais 
ses  formes  se  recommandaient  par  une  souplesse 
gracieuse,  par  ces  lignes  serpentines  si  heureuses,  si 
péniblement  cherchées  par  les  peintres,  que  la 
nature  trace  d'elle-même  si  finement,  et  dont  les 
moelleux  contours  se  révèlent  aux  yeux  des  connais- 
seurs, malgré  les  linges  et  ré[)aisseur  des  vête- 
ments  »  C'est  en  même  temps  l'indication  d'une 

beauté  intérieure  qui  grandit  avec  le  développement 
de  sa  nature  amoureuse  :  n  II  était  impossible  de 
voir  froidement  Véronique,  alors  qu'elle  revenait 
de  l'autel  à  sa  place,  ajirès  s'être  unie  à  Dieu  et 
(prcUc  se  mollirait  à  la  j)arolsse  dans  sa  primitive 
s[)lendeiir.  Sa  beauté  eût  aU)rs  éclipsé  celle  des  plus 
belles  femmes.  Quel  charme  pour  un  homme  épris 
et  jaloux  que  ce  voile  de  chair  qui  devait  cacher 
réponse  à  tous  les  regards,  un  voih>  (pie  la  main  de 
l'amour  lèverait,  et  lalsscrail  relombcr  sur  les  volup- 
tés permises  !   » 


72  CHAPITRE    III. 

L'ardeur  de  style  et  sa  passion  contenue  sont  bien 
l'indice  du  sentiment  que  Balzac  veut  exprimer  :  la 
substitution  prochaine  de  l'amour  humain  à  l'amour 
divin;  les  tendresses  mystiques  de  la  relii^ion  ne  sont 
que  le  voile  trompeur  grâce  auquel  elle  dissimule  sa 
nature  véritable  !.. 


CHAPITRE    IV 

LES    FEMMES    MALHEUREUSES. 

Seule  manière  de  comprendre  les  «  femmes  »  de  Balzac  :  les  aimer. 

—  R(jle   de  Y  imagination  sympathifjue. 

La  femme  abandonnée  :  Mme  de  Beauséant.  —  Solitude  hautaine 
et  tière.  Dédain  du  monde. — La  persistance  du  besoin  d'aimer. 

Rapports  de  l'iu^unne  et  de  la  femme  dans  le  mariage.  Gravité  de 
la  question.  Souveraine  maîtrise  de  Balzac  :  Mme  d' Aiglemont. 

—  Contraste  entre  les  lois  sociales  et  les  besoins  des  àmcs  supé- 
rieures. Le  mariage,  pi-ostitution  légale.  —  l'remière  rencontre 
de  iajeune  tille  avec  les  réalités  de  l'amour.  —  Désaccord  sensuel 
entre  les  époux.  Infériorité  fréijuentc  du  mari  :  le  colonel  d' Ai- 
glemont. 

La  fidélité  dans  l'amour;  fidélité  au  souvenir  :  elle  manque  à  Julie 

d'Aiglemont. 
Mme  de   Morts-an/  :   piédilcclion   de  Balzac   pour   ce   personnage. 

Avec  (picl  amour    il    l'a  peint.    Sa    vie   n'est   qu'une  souffrance 

ininterrompue.  —  Illusions  de  maternité. 
Les  âmes  qui  ont  une  fin  unique  :  l'amour.    Mme  (iraxlin  et  Mme 

de  M<jrtsauf.  Points  conununs  et  différences.    Disproportion   du 

rêve  et  de  la  réalité.  — Les  fcnuues  mères;  les  femmes   amantes. 

—  La  souffrance,  cause  de  développement  de  la  vie  intérieure. — 
L'adultère  moral  aussi  grave  que  l'adultère  physi(pie. 

Mme  Utilot  :  l'amour  conjugal  résigné.  SciitiuuMit  du  devoir  accom- 
pli. Objections  adressées  au  personnage.  Défense  de  Mmelluiot. 

Mme  Cluf's  :  sentiment  d'amour  cliez  la  fcnune  ciuitrcfailo.  Séduc- 
tion monde  toujours  renouvelée;  sédiiclinn  jilivsi(|ui-  toujours  la 
même. 

La  faiblesse,  séduction  décisive  des  fennnes  tic  lialzac.  Caractère 
transligurateur  île  la  p(jé8ic. 

«  Se  sentir  destinée  an   Iioiilu'iir  cl    pi'iir  sans  le 
recevoir,  sans  le  donner...    L-ne   femme!...    Ouello 

5 


74  CHAPITRE    IV. 

douleur!  "  Vous  entendez  ces  paroles  et  la  plainte 
mélancolique  qu'exhale,  en  les  prononçant,  le  plus 
compréhensif  des  écrivains  et  le  plus  expert  en  ten- 
dresses féminines.  Il  y  a  dans  celte  phrase  si  pleine 
de  douceur,  si  puissamment  suggestive,  comme  un 
immense  pardon,  comme  une  absolution  sans  réser- 
ves prononcée  par  Balzac  en  faveur  de  ces  âmes  mal- 
heureuses dont  l'unique  faute  fut  d'avoir  demandé  à 
la  vie  plus  que  la  vie  ne  peut  donner,  de  n'avoir  pu 
se  résigner  à  mourir  sans  amour,  lorsqu'elles  sen- 
taient que  l'amour  seul  pouvait  satisfaire  les  puissan- 
ces inassouvies  de  leur  être,  de  nous  apparaître  enfin 
comme  une  vivante  démonstration  de  l'antinomie  qui 
persiste,  éternelle,  entre  les  aspirations  secrètes  des 
créatures  d'élite  et  les  conventions  sociales  aux- 
quelles elles  sont  contraintes  de  su])ordonner  ces 
aspirations!  Il  n'est  qu'une  manière  de  les  com- 
prendre, c'est  de  les  envelopper  d'une  tendresse  égale 
à  celle  qu'éprouvait  pour  elles  le  poète  qui  les  créa  ; 
ici,  l'imagination  sympathique  doit  intervenir  et 
jouer  son  rôle  tout-puissant;  par  et  à  travers  elle,  la 
conception  même  de  l'écrivain  est  recréée  à  nouveau 
dans  l'esprit  qui  les  contemple;  en  dehors  d'elle  et 
sans  elle,  il  ne  peut  exister  qu'inintelligence  et  totale 
jjîcoiu préhension  ! 

Dans  ce  long  martyrologe  de  l'aniour  (jui  est 
la  Comédie  humaine,  entre  toutes  ces  femmes,  ou 
jeunes  ou  d'un  âge  mûr,  auxquelles  lu  vie  et  ses  ru- 
des épreuves  ont  communiqué  des  doutes  cruels  sur 
l'existence  du  l)onhcur,  il  n'est  peut-être  j)as  de  plus 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  75 

noljle  figui'e,  sinon  de  plus  touchante,  que  celle  de 
Mme  de  Beauséant,  la  femme  abandonnée;  il  n'en 
est  pas  qui  donne  un  plus  entier  démenti  à  cette  insi- 
nuation d'un  critique  sur  l'œuvre  du  romancier,  à 
savoir  que  Balzac  n'a  pas  créé  de  types  féminins  ac- 
complis. Accompli,  certes  il  l'est,  ce  tv[)e  de  la 
femme  abandonnée,  non  qu'il  se  développe  suivant 
la  lente  et  patiente  progression  dont  le  romancier  a 
donné  l'exemple  en  d'autres  créations  féminines  : 
Mme  d'Aiglemont,  Mme  de  Mortsauf  cl  Mme  Oras- 
lin,  que  nous  aurons  à  étudier  ici  morne,  puis- 
qu'elles sont,  elles  aussi,  des  incarnations  de  la 
souffrance  amoureuse.  Le  type  de  Mme  de  Beau- 
séant  n'est,  à  proprement  parler,  qu'une  esquisse, 
mais  une  esquisse  exécutée  par  un  maître,  dans 
laquelle  il  a  su  mettre  autant  d'àmc,  autant  de 
pitié  sympatlnquc  que  dans  ses  pcinlures  les  plus 
célèl)rcs  comme  les  plus  poussées;  et  de  même  que 
l'œil  d'un  amateur  expert  découvre  souvent  plus  de 
saveur,  une  saveur  d'un  ordre  autrement  rare,  à  la 
simple  ébauche  fpTau  poil  rail  iiiii,  de  nièine  an.^si  le 
lecteur  psychologue  goûte  pcut-clre  un  charme  aussi 
intense  à  ce  récit  de  quarante  pages;  il  en  emporte 
le  souvenir  d'une  figure  aussi  altachanle  (\\\c  si  rd'uvre 
avail  (Ml  les  proporlions  duii  long  roiiiiin. 

l'^lh'  nous  a|)paraiL  d  une  rari>  noblesse,  cetle  femme 
qui  vit  retirée  dans  la  pensée  de  son  anu»nr  el  de  sa 
faute,  isolée  du  moiub'  (pu  ih'  sanr.nl  la  conipitiKhc 
et  qu'elle  iné|)rise,  c(jnservant  an  nnlicn  de  la  soli- 
tude celle  lianlcur  et  celle  lierli',  (•aia(l("risli(pn's  des 


76  CHAPITRE    I  S'. 

grandes  âmes.  Elle  représente,  dans  le  domaine  du 
sentiment,  ce  que  peuvent  être  dans  celui  de  la  peii- 
sée  CCS  intellectuels  qui  traversent  la  vie,  solitaires, 
tout  entiers  à  leur  œuvre,  et  ne  se  commettant  avec 
quiconque,  sinon  avec  ceux  qu'ils  savent,  infiniment 
rares,  être  leurs  frères  spirituels.  Ta.xés  d'orgueil  et 
d'égoïsme,  ils  passent  pour  des  maniaques  et  des  ex- 
centriques, sauf  aux  regards  de  leurs  égaux  ou  de 
ceux  qui,  les  comprenant,  méritent  par  cela  même 
d'en  être  compris.  N'est-ce  pas  le  cas  de  Mme  de 
Beauséant?  Le  monde,  dont  elle  a  violé  les  lois,, 
méprisé  les  conventions,  n'a  pour  elle  que  dédains. 
Qu'irait-elle  faire  au  milieu  de  lui?  Elle  n'y  rencon- 
trerait qu'inintelligence  et  cruauté;  car  ce  qu'il  par- 
donne le  moins,  c'est  une  supériorité  quelconque,, 
l'existence  seule  de  cette  supériorité  étant  la  procla- 
mation de  son  universelle  insuffisance.  Il  n'a  d'in- 
dulgence que  pour  ce  qui  lui  ressemble ,  et  toute 
atteinte  aux  conventions  qui  sont  sa  loi  suscite  aussi- 
tôt ses  mépris  et  sa  haine.  Ce  qu'il  peut  le  moins 
concevoir,  ce  qu'en  tout  cas  il  ne  saurait  jamais  ad- 
mettre, c'est  qu'à  des  êtres  d'exception  par  la  noblesse 
de  leur  àme  une  équitable  répartition  des  choses  de- 
vrait une  vie  d'exception,  et  que  la  révolte  des  cœurs 
doit  suivre  de  près  cclh;  des  intelligences  :  «  Elle 
j)réscntait  noljlcment  son  front,  un  front  d'ange  dé- 
chu, qui  s'enorgueillit  de  sa  faute  et  ne  veut  point  de 
})ardon...  N'étant  ni  épouse,  ni  mère,  repoussée  par 
le  monde,  privée  du  seul  couir  qui  pût  faire  battre  le 
sien  sans  honte...  elle  devait  prendre  sa  force  en  elle- 


LES    FEMMES    :M  ALHEURE  U  SES.  77 

même,  vivre  de  sa  propre  vie  et  n'avoir  d'autre  espé- 
rance que  celle  de  la  femme  abandonnée;  attendre 
!a  mort,  en  hâter  la  lenteur,  malgré  les  l)caux  jours 
qui  lui  restaient  encore.  « 

Existait-il  un  être  qui  la  pût  rompre,  cette  solitude, 
une  créature  sur  terre  pouvant  lui  faire  oublier  que 
la  vie  est  une  souffrance,  mais  qu'à  cette  souffrance, 
et  par  instants,  le  doux  abandon  à  lamour  doit  ap- 
porter un  allè.jjcmcnt?  Un  seul  en  était  capable,  celui 
qui,  par  une  inépuisa!)le  sympathie,  par  une  tendresse 
jeune  et  faite  pour  rajeunir,  saurait  éveiller  à  nou- 
veau, sans  froisser  les  souvenirs  d'autrefois,  l'immor- 
tel instinct  de  tendresse  qui  nous  fait  pei'sévérer  dans 
l'espoir,  comme  l'instinct  de  vie  nous  pousse  à  persé- 
vérer dans  l'existence...  (Gaston  de  Nueil  n'est  ici 
qu'un  personnage  secondaire  ;  l'œuvre  a  été  conçue 
uniquement  pour  INIme  de  Beauséant.  Il  n'est  aux 
yeux  de  Balzac  (jue  rinstrument  nécessaire  à  la  dé- 
monslraticju  de  cette  vérité  d'âme.  Kt  voyez  avec 
quelle  simpbcité,  cpiellc  spontanéité  les  senlimenls 
naturels  reprennent  leurs  droits  !  Gaston  est  d  abord 
repoussé,  mais  Mme  de  Beauséant  l'écoute  une  fois  : 
elle  se  trouve  aussitôt  coiK(uise.  11  se  déj>eint  lui- 
même  comme  un  jeune  homme  au  ((i-ur  tendre;  d 
llattc  .Mme  de  Beauséant  cm  bii  lai.sant  cMlrcvoir 
qu'elle  seule  peut  le  rentbc  heureux  II  parle  Ar  pas- 
sion dans  cette  froitle  solitude.  M<>\eii  siii\  moyen 
infadbble  |)()ur  atleuidri;  au  luit  (|ii  d  se  prdjmse  : 
ti  Mme  (le  l>eaiise;iiil  élail  privée  depuis  Imp  long- 
temps des  éiPotiDiis  (lue  diiiiiienl  les  S(Uilimenls  vraiS 


78  CHAPITRE    IV. 

finement  exprimés,  pour  ne  pas  en  sentir  vivement 
les  délices..  =  En  écoutant  l'accent  vrai  avec  lequel 
Gaston  lui  parlait  des  malheurs  de  sa  jeunesse,  elle 
devinait  les  souffrances  imposées  par  la  timidité  aux 
grands  enfants  de  vingt-cinq  ans...  Elle  trouvait  en 
lui  le  rêve  de  toutes  les  femmes,  un  homme  chez  le- 
quel n'existaient  encore  ni  cet  égoïsme  de  famille  et 
de  fortune,  ni  ce  sentiment  personnel,  qui  finissent 
par  tuer  dans  leur  premier  élan  le  dévouement,  l'hon- 
neur, l'almégation,  l'estime  de  soi-même.  » 

De  ces  aveux  du  jeune  homme,  de  cette  sincérité, 
de  cette  ardeur  d'amour,  naît  soudain,  comme  une 
fleur  délicate,  la  sympathie,  consolatrice  de  l'àme 
malheureuse...  Ce  sont d'al)ord  des  refus  à  soi-même, 
des  raisons  de  ne  point  s'ahandonner  à  ce  nouveau 
sentiment  :  la  fierté  de  la  femme  une  première  fois 
trompée,  la  nohlesse  de  son  attitude  faite  de  réserve 
et  de  dédain,  l'opinion  même  du  monde,  cju'elle  mé- 
prise sans  doute,  mais  aux  yeux  duquel  elle  ne  veut 
point  passer  pour  avoir  eu  un  second  amour;  autant 
de  motifs  pour  écarter  au  premier  instant  le  sentiment 
(pil  la  pénètre...  La  nature  pourtant  l'emportera,  et 
la  sincérité  de  ses  aveux,  le  récit  qu'elle  sera  amenée 
à  entreprendre  de  sa  vie  antérieure  triompheront  des 
considérations  qui  l'avaient  retenue  :  cette  vie,  elle 
la  raconte  telle  qu'elle  fut;  toute  jeune,  âme  déjà 
incomprise  au  milieu  du  monde  qui  l'entourait,  elle 
dit  comment  ce  monde  lui  fut  hostile  en  la  mariant 
sans  lui  révéler  ce  (ju'élait  le  mariajje,  comment  elle 
n'a  |i;is  vouhi  apparlenir  à  l'homme  (pi'elle  n'aimait 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  79 

pas,  et  comment  elle  a  brisé  ses  liens.  Elle  a  cherché 
le  bonheur  et  s'est  donnée,  avec  amour  cette  fois; 
puis  sont  venus  l'abandon  et  ses  irréparables  dou- 
leurs ! 

L'amour  a  été  la  conséquence  de  ces  réciproques 
aveux.  Quelle  puissance  l'empêchera  désormais  de 
se  développer  et  de  grandir?  Le  souvenir  d'un  pre- 
mier abandon,  la  différence  d'âge  entre  elle  et  Gas- 
ton de  Nueil!  Ce  sont  là  les  raisons  qu'elle  lui  écrit 
pour  le  détourner  d'elle. ..  Mais  sa  lettre  est  un  appel, 
et  quand  le  jeune  homme  vient  la  retrouver  en  hâte 
au  pays  où  elle  a  fui,  elle  ouvre  ses  bras  pour  l'y  re- 
cevoir. Elle  se  donne,  et  qui  trouverait  le  courage 
de  l'en  blâmer?  Qui  pourrait,  même  ayant  e.xcusé  le 
premier  amour,  lui  reprocher  le  second,  sous  le  pré- 
texte qu'elle  invoquait,  essayant  en  quelque  sorte  de 
se  tromper  elle-même?  Il  faudrait  avoir  l'esprit  quin- 
teux  du  critique  moral  pour  ne  point  absoudre  ce  que 
le  monde  apjn'lle  une  «  seconde  chute  »  ,  comme  il 
faudrait  luie  intelligence  fermée  aux  lois  psychologi- 
ques pour  ne  pas  voir  dans  son  cas  une  affirmation 
éclatante  de  l'immortelle  persistance  du  besoin  d'ai- 
mer qui  régit  les  nobles  âmes!  La  vie,  d'ailleurs, 
dans  sa  cruelle  et  rigoureuse  logique,  se  chargera  de 
venger  les  lois  Si^ciales,  et  le  romancier,  dont  la  plus 
haute  gloire  est  de  créer  à  l'image  de  la  vie,  nous 
peindra  les  tristesses  suivant  les  joies  de  ce  second 
amour,  rai)andon  ù  nouveau  après  la  possession, 
eiiliii  l  irréiMis.sible  (lésenchaiilenienl  (pie  rien  ne 
saurail  pins  Miieiir  ! . . . 


80  CHAPITRE    IV. 

Parmi  les  écrivains  qui  ont  étudié  la  question  des 
rapports  de  riiomme  et  de  la  femme  dans  le  mariage, 
il  n'en  est  pas  qui,  mieux  que  Balzac,  aient  montré 
l'importance  du  prol)lème  et  l'aient  plus  dramatique- 
ment présenté. . .  Nous  aurons  à  examiner  plus  loin 
dans  ses  détails  l'œuvre  où  il  résume  ses  opinions  sur 
ce  point  et  nous  confie,  en  maximes  assez  voisines  de 
celles  des  moralistes,  le  fruit  de  ses  méditations.  Mais 
une  telle  œuvre,  si  considérable  qu'elle  fût,  ne  pou- 
vait suffire  à  épuiser  la  matière;  disons  mieux,  elle 
ne  pouvait  être  qu'une  exception,  car  sa  forme  même 
était  contraire  au  génie  de  son  auteur,  et  son  carac- 
tère d'abstraction  en  opposition  flagrante  avec  la  na- 
ture intime  de  l'artiste  :  le  propre  de  ces  natures  est 
le  besoin  de  créations  vivantes,  correspondant  aux 
réalités  de  la  vie  ;  il  fallait  donc  que  sa  conception 
d'ensemble  s'affirmât  en  des  tvpes  féminins  d'une 
existence  concrète  :  citer  les  noms  de  Mme  d'Aigle- 
mont,  de  Mme  de  Mortsauf  et  de  Mme  Graslin,  n'est- 
ce  pas  rappeler  les  plus  célèbres  et  les  plus  atta- 
chants ? 

De  cette  conception,  une  idée  maîtresse  se  dégage, 
—  car  SI  les  postulations  les  plus  intimes  de  son  génie 
le  poussaient  à  de  vivantes  créations,  ses  facultés  s'af- 
firmaient invinciblement  en  vues  générales  sur  le 
monde  qu'il  inventait  à  l'image  de  la  société;  —  elle 
se  résume  de  la  manière  suivante  :  l'a/Jirniation  du 
contraste  et  de  l'éternel  divorce  entre  la  plus  nécessaire 
des  inslitnlions  sociales,  le  niariarje,  et  les  aspirations 
opposées  des  âmes  d'élite  qui  s'y  trouvent  soumises.  Si 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  81 

l'on  s'attache,  en  effet,  au  sens  des  trois  grandes  œu- 
vres qui  contiennent  le  martyrologe  de  ses  héroïnes  : 
la  Femme  de  tretite  ans,  le  Lys  dans  la  vallée  et  le 
Curé  de  village,  on  aboutit  à  cette  conclusion  que  la 
plus  protectrice  en  apparence  des  conventions,  celle 
qui  parait  la  hase  indispensable  de  Tordre  social,  de- 
vient en  mainte  circonstance  la  cause  des  plus  tragi- 
ques misères.  Rien  d'étonnant  que  Balzac,  à  qui 
n'échappait  aucun  des  grands  problèmes  de  la  vie,  se 
soit  longuement  étendu  sur  ce  sujet  et  en  ait  fait  Tas- 
sise  de  ses  plus  touchantes  inventions!  Rien  d'éton- 
nant non  plus  qu'un  psychologue,  qui  était  aussi  un 
puissant  moraliste,  en  soit  venu  à  des  conclusions 
qui  peuvent  déconcerter  les  esprits  étroits,  et  qui 
pourtant,  malgré  leur  caractère  de  révolte,  semblent 
bien  faites  pour  rallier  l'opinion  de  l'observateur 
liautement  détaché  des  considérations  utilitaires, 
])arce  qu'il  envisage  uniquement  la  vérité  psycholo- 
gique ! 

Dans  la  confession  (pTellc  fait  de  sa  vie  et  de  ses 
espérances  brisées,  alors  que  retirée  en  luic  solitude 
assez  analogue  à  celle  de  Mme  de  Reauséant, 
Mme  d'Aiglemont  se  reporte  avec  une  tristesse  pleine 
de  désillusions  vers  ses  révcs  de  jeunr  lillc,  pour  leur 
opposer  les  désenchantements  de  son  mariajje  et  la 
cruauté  du  destin,  elle  s'écrie  :  »  J^e  mariajjc  tel 
(pi  d  se  pratique  anjourd  hui  me  semble  être  une 
j)roslitiili()ii  légale...  Quels  moyens  ont  les  mères 
d'assurer  à  leurs  Hlles  que  Tiu)mme  auipud  elles  les 
livrent  sera  un  époux  selon  leur  c(cur?  Vous  honnis- 


82  CHAPITRE    IV. 

sez  de  pauvres  créatures  qui  se  vendent  pour  quelques 
écus  à  un  homme  qui  passe  :  la  faim  et  le  besoin 
absolvent  ces  unions  éphémères  ;  tandis  que  la  société 
tolère,  encourage  l'union  immédiate,  bien  autrement 
horrible,  d'une  jeune  fdle  candide  et  d'un  homme 
qu'elle  n'a  pas  vu  trois  mois  durant;  elle  est  vendue 
pour  toute  sa  vie!...  n  —  Paroles  imprudentes, 
diront  les  esprits  étroits;  révolte  dangereuse,  ajou- 
teront les  observateurs  aveugles  de  la  loi  morale. 
Paroles  admirables  au  contraire,  penseront  ceux 
qui  sont  capables  dans  la  vie  de  se  hausser  à  des 
vues  d'ensemble  et  à  la  contemplation  des  états 
d'âme. 

Vovons  en  effet  comment  les  choses  se  passent  : 
une  jeune  fille  est  élevée  par  sa  mère,  chastement  et 
pieusement,  dans  l'ignorance  entière  de  la  vie;  ses 
réalités,  on  les  lui  a  soigneusement  cachées,  non  pas 
seulement  voilées,  car  il  est  entendu  qu'aucune 
image  troublante  ne  doit  même  effleurer  sa  pensée, 
laquelle,  jusqu'au  mariage,  demeurera  comme  son 
corps,  vierge  et  immaculée.  De  l'amour  elle  ne  con- 
naît que  le  nom,  ou  tout  aii  plus  d'innocentes 
caresses  que  son  imagination  sentimentale  lui  repré- 
sente; de  ses  devoirs,  de  ses  exigences,  elle  ne  sau- 
rait rien  soupçonner.  Voici  pourtant  qu'arrive  l'heure 
du  mariage  ;  pendant  quelques  mois  un  jeune  homme 
officiellement  accueilli  comme  un  futur  mari  vient 
chaque  jour  passer  quehjucs  inslanls  près  d'elle  sous 
l'œil  sévère  des  parents  qui  ne  les  qu illent  point;  de 
CCS  aspirations  secrètes,  de  ces  désirs  d  intimité,  de 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  83 

ces  échanges  de  sentiment  nécessaires  à  la  connais- 
sance de  Tétre  qui  partagera  sa  vie,  il  ne  saurait  rien 
exister,  car  la  première  condition  pour  de  pareils 
épancheraents,  c'est  la  solitude.  Quant  à  ces  caresses 
qui,  sans  lui  préciser  le  vœu  suprême  de  la  nature, 
contribueraient  pourtant  à  l'y  préparer,  à  l'initier 
lentement  à  ral)andon  qu'on  attend  d'elle,  comment 
en  serait-il  question?  Et  pourtant  c'est  la  veille  de 
l'union  !  La  cérémonie  a  lieu  :  cette  vierge  dont  le 
front  jusqu'ici  fut  à  peine  effleuré  par  le  baiser  des 
fiançailles  est  livrée  à  l'homme  dont  elle  ne  sait 
qu'une  chose;  c'est  qu'il  est  devenu  son  maître  et 
qu'd  faudra  bu  obéir  :  ainsi  le  veulent  les  lois 
humaines  et  divines!  Chez  le  jeune  homme,  que  deux 
causes  contribuent  à  affoler  :  la  continence  observée 
pendant  l'époque  des  fiançailles  et  cette  obsession 
d'une  volupté  jus(ju'alors  inconnue,  la  possession 
d'une  vierge,  chez  riiomme,  disons-nous,  le  mâle 
originaire  se  réveille  avec  ses  appétits  irraisonnés; 
c'est  un  inconscient  retour  à  l'animalité,  d'où  les 
convenances  mondaines,  l'éducation,  les  usages  de 
la  société  paraissaient  l'avoir  pour  jamais  écarté,  et 
ce  retour  arrive  au  moment  nu'UK!  où  il  conviendrait 
qu'd  (h'MKMU'al  b'  pbi.s  niaitrc  dr  bii. 

Telle  est  la  première  rencontre  de  la  jeune  fille 
avec  les  réalités  de  la  vie,  rencontre  où  elle  joue 
souvent  le  rùlc  de  victime  et  dans  laquelle  ses  plus 
chères  illusions  oui  bnu  (bs  cliaiucs  d'élrc  brisccs. 
Etrange  chose  en  vérité  (jue  le  monde  continue  ainsi! 
Chose  non  moins  étrange  que  les  scandales  qui  en  sont 


84  CHAPITRE    IV. 

la  conséquence  ne  se  manifestent  pas  plus  nombreux! 

N'est-ce  point  Balzac  qui  a  écrit  :  a  Le  bonheur  ou 
le  malheur  d'un  ménage  dépend  de  la  première  nuit 
de  noces  "  ?  C'était  là,  sovis  une  forme  évidemment 
exagérée,  l'équivalent  d'une  vérité  que  l'on  peut  ainsi 
préciser  :  La  principale  cause  des  dissentiments  et 
des  désaccords  d'àmc  qui  se  produisent  dans  la  vie 
conjugale  réside  dans  un  premier  désaccord  sensuel 
dû  tout  entier  et  presque  toujours  à  l'insuffisance  du 
mari. 

Si  nous  avons  insisté  sur  cette  idée  à  propos  de 
Mme  d'Aiglemont,  c'est  que  Balzac  s'y  est  étendu 
avec  plus  de  complaisance  dans  la  Femme  de  trente 
ans  que  partout  ailleurs.  Non  que  Julie  d'Aigle- 
mont ait  été  mariée  sans  amour;  bien  au  contraire, 
—  et  c'est  ce  qui  la  distingue  de  Mme  de  IMortsauf 
et  de  Mme  Graslin,  —  elle  a  aimé  et  désiré  le  colo- 
nel Victor  d'Aiglemont,  mais  comme  peut  aimer  et 
désirer  une  jeune  fille,  avec  une  tendresse  toute  sen- 
timentale, haliituée  à  n'envisager  qu'une  chose  dans 
le  mariage  :  une  immatérielle  union.  Aussi  sa  dou- 
leur n'en  est  que  plus  vive,  lorsqu'elle  tombe  du  haut 
de  ses  visées  idéales  aux  étranges  amertumes  de  la 
réalité.  Bien  n'est  révélateur  au  même  titre  que  cette 
scène  avec  la  vieille  marquise  de  Listomère,  cpii  par 
charité  autant  que  par  curiosité  confesse  la  jeune 
femme  et  tente  de  lui  arracher  le  secret  de  sa  tris- 
tesse; leur  dialogue  est  rem])li  de  ces  questions-dis- 
crètes et  de  ces  suggestives  réticences  à  la  faveur 
desquelles  se  précisent  les  secrets  les  plus  inlunes  de 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  85 

cette  malheureuse  union  :  «  Ainsi,  mon  bon  petit 
ange,  le  mariage  n'a  été  jusqu'à  présent  pour  vous 
qu'une  longue  douleur  ?  "  La  jeune  femme  n'osa 
répondre;  mais  elle  fit  un  geste  affirmatif  qui  trahis- 
sait toutes  ses  souffrances.  "  Vous  êtes  donc  malheu- 
reuse? —  Oh!  non,  ma  tante.  Victor  m'aime  à  l'ido- 
lâtrie et  je  l'adore,  il  est  si  hon!  — Oui,  vous  l'aimez; 
mais  vous  le  fuyez,  n'est-ce  pas?  —  Oui...  quelque- 
fois... il  me  cherche  trop  souvent.  "  Et  encore  : 
«  Mon  âme  est  op})ressée  par  une  indéfinissable 
appréhension  qui  glace  mes  sentiments  et  me  jette 
dans  une  torpeur  continuelle.  Je  suis  sans  voix  pour 
me  plaindre  et  sans  ])aroles  pour  exprimer  ma  peine. 
Je  souffre,  et  j'ai  honte  de  souffrir  en  voyant  Victor 
heureux  de  ce  qui  me  tue.  i>  —  Le  point  de  départ 
de  ces  souffrances  est  donc  un  désaccord  des  sens  : 
le  colonel  Victor  d'Aiglemont  appartient  à  cette 
classe  de  maris  qui  non  seulement  n'onf  pas  su  res- 
pecter chez  leur  femme  les  premières  timidités  d'une 
pudeur  légitimement  froissée,  mais  encore  n'ont  pas 
su  faire  s'épanouir  en  elle  cette  suave  fleur  du  désir, 
qui  naît  lorsque,  donnant  le  bonheur,  la  femme 
l'éprouve  en  même  temps. 

Sa  nullité  éclate  comme  mari  d'abord,  puis  ensuite 
comme  homme!...  Sa  situation  sociale,  son  grade 
dans  l'armée,  sa  fausse  distinction  de  mondain,  qui 
peuvent  en  imposer  aux  médiocres,  sont  insufdsanls 
pour  cacher  à  la  jeune  femme  la  niédioenlé  lulellec- 
liicllc  de  celui  que,  jeune  fille,  elle  s'était  pbi  à 
embellir  d'une  auréole.  Sa  valeur  comparée  à  celle 


86  CHAPITRE    IV 

de  Victor  se  manifeste  en  mille  circonstances  de  la 
vie,  et  elle  en  souffre  comme  toute  femme  distinguée 
doit  souffrir  de  sa  supériorité  sur  l'être  que  la  nature 
a  mis  au-dessus  d'elle  pour  la  diriger  et  la  conduire  : 
(i  Son  instinct  si  délicatement  féminin  lui  disait  qu'il 
est  Lien  j)lus  beau  d'oLéir  à  un  homme  de  talent  que 
de  conduire  un  sot,  et  qu'une  jeune  épouse,  obli- 
gée de  penser  et  d'agir  en  homme,  n'est  ni  femme 
ni  homme,  qu'elle  abdique  toutes  les  grâces  de  son 
sexe,  et  n'acquiert  aucun  des  privilèges  que  nos  lois 
ont  remis  aux  plus  forts.  » 

C'est  à  l'heure  où  s'accentue  cette  crise  que  lord 
Grenvdle ,  cette  idéale  figure  du  jeune  homme, 
qu'elle  n'avait  vue  qu'une  fois,  reparaît  à  ses  yeux  et 
l'impressionne  si  puissamment!  Aussi  comprend-on  la 
naissance  du  véritable  sentiment  d'amour;  on  conçoit 
qu'avec  la  santé  et  la  vie,  sa  tendresse  se  précise  et 
se  fixe  sur  ce  jeune  homme  qui  la  soigne  comme  une 
enfant,  qui  l'adore  discrètement  et  sacrifierait  tout 
au  monde  pour  la  rendre  heureuse;  on  conçoit  que, 
ne  voulant  pas  tromper  Victor,  mais  voulant  aussi 
concilier  sa  tendresse  avec  ses  devoirs,  elle  s'écrie  : 
(i  Je  ne  veux  être  une  prostituée  ni  à  mes  yeux, 
ni  à  ceux  du  monde  :  si  je  ne  suis  pas  à  iNI.  d'Aigle- 
mont,  je  ne  serai  jamais  à  un  autre,  d  —  On  voudrait 
peut-être  à  ce  moment  la  voir  plus  tendre,  plus 
femme,  prête  à  s'abandonner,  car  un  tel  dévouement 
justilie  par  sa  noblesse  ce  que  le  monde  appelle  une 
faute.  Lord  Grenville  la  quitte  et  s'éloigne,  sur  la 
volonté  qu'elle  en  exprime;  })uis  soudain  il  revient  : 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  87 

sans  cloute  elle  sera  à  lui,  et  clans  une  scène  d'une 
déchirante  beauté,  on  comprend  que  ces  paroles 
puissent  expirer  sur  ses  lèvres  pâmées  :  "  Connaître 
le  bonheur  et  mourir...  Eh  bien,  oui!  '» 

Hélas!  ce  cjui  lui  manc|ue,  ce  cjui  porte  un  coup 
décisif  à  sa  beauté  morale,  c'est  la  fidélité  du  souve- 
nir. Elle  a  aimé  lord  Grenville,  et  lord  Grenville  l'a 
aimée,  comme  peu  d'hommes  le  savent  faire.  Quelle 
figure  à  jamais  noide  et  pitoyable  elle  fût  demeurée, 
si  elle  avait  été  fidèle  à  sa  première  tendresse  !  Il  n'en 
va  pas  ainsi,  et  son  premier  baiser  à  Yandenessc  nous 
apparaît  comme  une  profanation!... 

La  fidélité  dans  l'amour!  fidélité  à  l'être  aimé,  tant 
qu'il  est  là,  fidélité  à  son  souvenir,  cjuand  il  a  disparu, 
tel  est  le  plus  précieux  fleuron  de  la  couronne  poé- 
ticjue  dont  un  artiste  puisse  embellir  le  front  d'une 
héroïne  conçue  par  lui!  Nous  nous  faisons  difficile- 
ment à  cette  pensée  qu'une  femme  ait  appartenu  à 
deux  hommes  :  la  pudeur  dont  nous  nous  plaisons  à 
la  parer  s'oppose  à  ce  (|ue  le  mhV'  «pu  cachait  sa 
beauté,  et  dont  l'amour  l'a  fait  consentir  à  se  dépouil- 
ler, puisse,  une  seconde  fois  et  pour  un  autre  être, 
tomber  sans  fpi'aussitôt  une  sorte  de  déchéance 
morale  ratlcigne  du  même  coup.  Sa  seule  excuse 
serait  dans  les  désillusions  et  les  soufframes  d'une 
première  union!  Mais  (pie  dira-t-on,  lorscpie,  ayant 
connu  l'amour  le  plus  pur,  le  plus  désintéressé,  le 
plus  noMc,  clh'  oublie  le  SDiivenir  dout  clic  aniiut  dû 
vivre/  Ce  sera  la  tache  ineffaçable  de  Mme  d  Ai^le- 
mont  de  n  avoir  point  vécu  de  son  amour,  comme 


88  CHAPITRE    IV. 

d'en  être  morte  sera  la  gloire  éternelle  de  Mme  de 
Mortsauf! 

Au-dessus,  en  effet,  des  créations  féminines  de  Bal- 
zac plane  la  figure  angélique  et  quasi  divine  d'Hen- 
riette de  Mortsauf.  Elle  les  domine  par  la  grandeur 
et  la  pureté  de  son  amour  :  sa  grandeur,  car  aucune 
ne  fut  touchée  d'un  sentiment  plus  haut;  sa  pureté, 
car  elle  demeura  fidèle  à  ses  devoirs,  alors  que  tout 
lui  commandait  d'y  renoncer!  De  toutes  les  figures 
de  femmes  sacrées  par  la  douleur,  1  héroïne  du  Lys 
dans  la  vallée  nous  apparaît  la  plus  louchante  et  la 
plus  digne  de  pitié,  tant  par  la  persistance  et  la 
pureté  de  sa  tendresse  que  par  les  douleurs  et  les 
irrémédiahles  tortures  de  sa  destinée  d'épouse!... 

Ce  fut  aussi  celle  que  Balzac  peignit  avec  le  plus 
de  complaisance,  imaginée  qu'elle  fut,  de  son  aveu 
même,  à  l'aide  des  principau.\  traits  de  la  femme  à 
laquelle  il  voua,  dans  ses  premières  années  de  luttes, 
la  plus  ardente  affection.  Avec  quel  amour  il  esquisse 
cette  figure  !  <i  Sa  figure  est  une  de  celles  dont  la 
ressemhlance  exige  l'introuvalde  arti.ste  de  qui  la 
main  sait  peindre  le  reflet  des  feux  intérieurs,  et  sait 
rendre  cette  vapeur  lumineuse  que  nie  la  science, 
que  la  parole  ne  traduit  pas,  mais  que  voit  un 
amant.  " 

Telle  fut  la  femme  qui  connut  les  douleurs  de  la 
vie  conjugale  la  plus  intoléral)le  et  mourut  sans  avoir 
goûté  les  voluptés  de  l'amour  complet!  Torture 
d'autant  plus  atroce  que  cet  amour,  elle  en  pressen- 
tit les  douceurs  sans  consentir  ù  s'v  al>andonner,  ne 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  89 

voulant  point  ternir  la  pureté  de  l'épouse  et  de  la 
mère,  et  qu'elle  éprouva  toutes  les  amertumes  de  la 
jalousie  comme  de  l'abandon ,  n'ayant  pas  eu  cette 
consolation  suprême  de  s'être  donnée  à  celui  qu'elle 
aimait  Mariée  à  un  homme  dont  elle  pouvait  être  la 
fille,  avec  qui  sa  nature  intime  la  mettait  en  perpé- 
tuel désaccord,  le  sentiment  d'amour  lui  fut  révélé 
par  la  tendresse  à  la  fois  hardie  et  timide  du  jeune 
homme  que  son  cœur  lui  désignait  comme  un  amant, 
et  que  ses  devoirs  lui  firent  avec  ol)stination  consi- 
dérer comme  un  enfant.  Perpétuellement  ballottée 
entre  ces  deux  sentiments  contraires,  elle  passa  son 
existence  à  se  refuser  au  bonheur  et  à  tromper  le 
vœu  de  la  nature.  Écoutez-la  lorsque,  après  les  pre- 
miers aveux  de  Félix  de  Yandenesse  et  le  baiser 
déposé  sur  ses  épaules  par  l'enfant  inconscient  et 
hardi,  écoutez-la  lorsque,  décidée  à  s'illusionner 
elle-même ,  elle  s'impose  de  n'être  jamais  qu'une 
mère  pour  le  jeune  homme  qui  lui  a  dévoilé  le 
mystère  sacré  !  «  Voici,  lui  dit  Félix,  la  première,  la 
sainte  communion  de  l'amour.  Oui,  je  viens  de;  parti- 
ciper à  vos  douleurs,  de  m'unir  à  votre  âme,  comme 
nous  nous  unissons  au  Christ  en  buvant  la  divine 
substance.  Aimer  sans  espoir  est  encore  un  bon- 
heur... J'accepte  ce  contrat  (jui  doit  se  résoudre  en 
souffrances  pour  moi.  Je  me  donne  à  vous  sans 
arrière -pensée  et  serai  ce  que  vous  voucbcz  que  je 
sois.  Il  l^lh;  m'arrêta  par  un  fjcstc  et  me  dit  de  sa 
voi.v  |)i'o('on(Ie  :  «  Je  roiiscns  à  ce  jxiclr,  si  }>niis  voulez 
ne  jamais  presser  les  liens  (jui  nous  aliarhcront .  » 


90  CHAPITRE    IV. 

Elle  est  victime  des  brutales  indiscrétions  de  son 
mari,  car  ne  pouvant  être  à  celui  qu'elle  aime,  elle 
s'efforce  de  n'être  point  à  l'homme  que  les  dures 
nécessités  de  l'existence  la  contraignent  à  subir  : 
«  Cette  femme,  elle  me  sèvre  de  tout  bonheur;  elle  est 
autant  à  moi  qu'à  vous,  et  prétend  être  ma  femme... 
Elle  m'excède  de  courses  et  me  lasse  pour  que  je  la 
laisse  seule  ;  je  lui  déplais,  elle  me  hait  et  met  tout 
son  art  à  rester  jeune  fille.  Elle  me  rend  fou  par  les 
privations  qu'elle  me  cause,  car  tout  se  porte  alors 
à  ma  pauvre  tête.  Elle  me  tue  à  petit  feu  et  se  croit 
une  sainte...  Ça  communie  tous  les  jours.  »  —  Quelle 
est  l'épouse  qui  en  butte  à  de  pareils  outrages  n'irait 
point,  suivant  une  expression  vigoui'euse,  "  se  pré- 
cipiter dans  les  eaux  tourbillonnantes  de  l'adul- 
tère »  !  Et  pourtant  elle  demeure  pure,  conti- 
nuant à  dominer  ses  désirs  !  Son  amour  pour  Félix 
grandit  avec  les  brutalités  de  M.  de  Mortsauf;  mais 
elle  le  comprime  ;  quand  l'expression  de  ses  senti- 
ments vient  à  lui  échapper,  c'est  voilée  par  une  sorte 
de  mysticisme  trompeur  !  Félix  revient  après  l'avoir 
quittée,  et  retrouvant  l'homme  après  avoir  laissé 
l'enfant,  un  trouble  enfin  la  saisit  ! 

C'est  là  l'instant  le  plus  dangereux,  riieure  déci- 
sive d'où  dépend  la  vertu.  Toute  autre  qu'elle,  répé- 
tons-le, succomberait,  et  bénéficierait  en  succombant 
de  toutes  les  indulgences.  Ici  la  langue  s'élève,  et 
atteint  presque  au  lyrisme  pour  rendre  l'extase  du 
sentiiiu'iil  :  la  passion  est  transfigurée  par  l'envolée 
de  j)uésie  au  travers  de  kupielle  elle  nous  aj)paraît  : 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  91 

nous  ne  sommes  plus  pour  ainsi  dire  dans  le  domaine 
du  roman.  A  ceux  qu'aveugle  un  réalisme  grossier 
et  qui  voient  simplement  dans  cet  art  une  notation 
précise  et  Lrutale  de  la  vie,  la  page  de  Balzac  qui 
dépeint  les  sentiments  d'Henriette  de  Mortsauf  a  pu 
sembler  conçue  en  dehors  de  la  vérité;  nous  n'y 
voyons,  pour  notre  part,  qu'une  idéale  transfigura- 
tion de  l'amour.  »  Dites,  dites,  je  suis  sûre  de  moi,  je 
puis  vous  entendre  sans  crime.  Dieu  ne  veut  pas  que 
je  meure  :  il  vous  envoie  à  moi  comme  il  dispense 
son  souflle  à  ses  créations,  comme  il  épand  la  pluie 
des  nuées  sur  une  terre  aride.  Dites,  dites,  m'aimez- 
vous  saintement?  —  Saintement.  —  A  jamais?  —  A 
jamais.  —  Comme  une  vierge  Marie  qui  doit  rester 
dans  ses  voiles  et  sous  sa  couronne  blanche?  — 
Gomme  une  vierge  Marie  visible.  —  Comme  une 
sœur?  —  Comme  une  sœur  trop  aimée.  —  Comme 
une  mère? —  Comme  une  mère  secrètement  désirée. 
—  Chevalcresquement,  sans  espoir? —  Chevaleres- 
quement,  mais  avec  es})oir.  »  Pourtant,  comme  la 
passion  ne  saurait  demeurer  à  cette  luiuteur,  et  (ju'à 
la  créature  la  plus  divine,  cette  créature  s'aj)pelàt-elle 
Henriette  de  Mortsauf,  une  minute  de  faiblesse  ou 
d'abandon  peut  venir,  de  cette  faiblesse  et  de  cet 
abandon  peut-être  nous  donne-l-ellc  revemplc 
lorsque,  dans  ses  confidences  à  l'Ydi.x,  elle  touche  à 
ces  questions  brûlantes  des  ra|)ports  entre  époux  qui 
ne  s'aimcnl  point  et  dans  un  en  d  él(K[uen(i'  passion- 
née découvre  au  jeune  homme  les  tortures  morales 
de  sa  vie.  S;uis  iloule  nt^us  eussions  |)réléré  qu'elle 


92  CHAPITRE    lY. 

n'effleurât  même  pas  le  sujet,  tant  il  nous  plaît  de 
l'aimer  pure  et  à  l'abri  de  toute  atteinte,  cette  chaste 
victime  de  l'amour!  Hélas!  n'est-ce  point  une  souil- 
lure, sans  cesse  renouvelée,  que  l'abandon  de  son 
corps  à  celui  que  n'appelbmt  point  ses  désirs  ! 

Rien  ne  lui  sera  épargné,  et,  nous  le  disions  plus 
haut,  elle  connaîtra  les  tortures  de  la  jalousie,  sans 
avoir  goûté  les  délices  de  la  possession.  Lorsque 
Félix  aura  succoml>é  à  l'amour  de  ladv  Arabelle 
et  sera  revenu  ensuite  auprès  d'Henriette,  qui  a  tout 
appris ,  la  pureté  et  l'élévation  de  sa  tendresse  se 
feront  jour  encore  :  elle  pardonnera  doucement.  Une 
seule  pensée  lui  sera  consolante  :  celle  de  savoir 
qu'à  la  trahison  de  Yandencssc  les  sens  seuls  ont 
participé,  mais  que  le  cœur  appartient  toujours  à 
elle.  N'est-ce  point  trop,  en  vérité,  et  la  nature  peut- 
elle  ainsi  supporter  de  telles  humiliations?  Ce  qu'il  y 
a  d'angélique  et  de  presque  divin  en  un  être  résistera- 
t-il  au.v  coups  répétés  de  la  destinée  et  ne  connaîtra-t-il 
pas  la  révolte?  La  nature,  nous  l'avons  dit  déjà,  doit 
nécessairement ,  un  jour  ou  l'autre  ,  reprendre  ses 
droits,  et  Balzac  l'a  bien  compris.  Henriette  de  Mort- 
sauf  était  née  pour  l'amour,  et  elle  ne  l'a  jamais 
connu  dans  sa  plénitude  :  les  aspirations  secrètes  de 
son  cœur  l'ont  portée  toute  sa  vie  à  la  réalisation  du 
sentiment  auquel  aspirent  les  nobles  âmes,  et  sa  vie 
entière  s'est  passée  à  refouler  ces  aspirations;  pas 
une  faiblesse,  pas  une  défaillance.  Henriette  de 
Mortsauf  va  mourir,  et  dans  une  sorte  de  délire, 
proche  (]\i  moment  suprême,   alors  que  la  responsa- 


LES    FEMMES   MALHEUREUSES.  93 

bilité  de  Fètre  n'est  plus  entière,  elle  pousse  le  cri 
déchirant  de  la  femme  assoiffée  de  bonheur  qui 
revoit  toute  sa  vie  manquéc  comme  dans  l'illumina- 
tion d'un  éclair  :  a  J'avais  soif  de  toi  ,  me  dit-elle 
d'une  voix  plus  étouffée,  en  me  prenant  les  mains 
dans  ses  mains  brûlantes  et  m'attirant  à  elle  pour  me 
jeter  ces  paroles  à  l'oreille.  Mon  agonie  a  été  de  ne 
pas  te  voir!  Ne  m'as-tu  pas  dit  de  vivre?  Je  veux 
vivre.  Je  veux  monter  à  cheval  aussi,  moi;  je  veux 
tout  connaître  :  Paris,  les  fêtes,  les  plaisirs...  Oui, 
me  dit-elle  en  me  faisant  lever  et  s'appuyant  sur 
moi,  vivre  de  réalités  et  non  de  mensonges.  Tout  a  été 
mensonge  dans  ma  vie;  je  les  ai  comptées  depuis  quel- 
ques jours,  ces  impostures!  Est-il  possible  que  je 
meure,  moi  qui  n'ai  pas  vécu!  ^^  Paroles  déchirantes 
et  qui  sont  comme  le  testament  d'amour  du  Lys  de 
la  vallée  :  elles  nous  semblent,  avec  celles  que  nous 
inscrivions  au  début  même  de  ce  chapitre,  résumer, 
dans  une  plainte  inoubliable,  l'éternelle  lamentation 
des  âmes  qui  n'ont  point  connu  le  bonheur  et  meu- 
rent de  l'avoir  ignoré  ! . . . 

Aj)rès  la  douce  et  attendrissante  figure  d'Henriette 
de  Mortsauf,  la  figure  non  moins  digne  de  pitié,  plus 
dramatique  encore,  de  Véronicpie  (îraslin.  Nées 
toutes  deux  j)our  une  destinée  plus  clémente,  avec 
de  rares  quabtés  d'àme,  elles  auraienl  puisé  dans  le 
dévelop[)ement  du  sentiment  auprès  d'un  c(tMir  de 
leur  choix  les  joies  intimes  qu'exijjeait  biir  nature; 
toutes  deux  eUes  présentent  ce  point  commun,  au 
milieu  de  circonstances  différentes,  que  la  vie  leur 


CHAPITRE    IV. 


fut  hostile,  que  le  mariage  fut  leur  torture!  L'une 
trouva  dans  son  orgueil  de  femme  honnête  le  cou- 
rage de  résister  au  sentiment  qui  s'offrait  à  elle. 
L'autre,  au  contraire,  plus  inévitahlement  marquée 
pour  l'amour,  s'y  ahandonna  une  fois  en  secret,  et  le 
reste  de  son  existence  ne  fut  qu'une  longue  douleur, 
une  expiation  lente  de  la  faute  commise  !  Dans  l'étude 
que  nous  faisons  ici  des  principaux  tvpes  de  femmes 
malheureuses  créés  par  Balzac,  Mme  de  Mortsauf 
et  Mme  de  Graslln  ne  sauraient  être  séparées,  car  on 
pourrait  leur  appliquer  ces  paroles  prononcées  par 
le  curé  Bonnet  devant  Mme  Graslin  :  u  Vous  n'êtes 
pas  juge  dans  votre  propre  cause;  vous  relevez  de 
Dieu;  vous  n'avez  le  droit  ni  de  vous  condamner, 
ni  de  vous  absoudre.  Dieu  est  un  gi'and  réviseur  de 
procès.  Il  voit  l'origine  des  choses,  là  où  nous 
n'avons  vu  que  les  choses  elles-mêmes.  » 

Dans  un  chapitre  antérieur,  nous  avons  examiné 
l'àme  de  la  jeune  fille  chez  la  future  INImc  Graslin  (1), 
Nous  avons  marqué  cette  enfance  pure  et  solitaire, 
dans  un  milieu  de  travail  et  d'honnêteté,  les  ten- 
dances de  sa  nature  vers  la  })iété  mvstique,  et  l'ar- 
deur avec  laquelle  elle  accomplissait  ses  devoirs  de 
chrétienne.  Ikdzac  nous  a  montré  en  elle,  à  travers 
le  sentiment  religieux,  déversoir  naturel  de  sa  ten- 
dresse, une  âme  ardente  et  exceptionnelle,  fatale- 
ment vouée  à  l'amour.  11  nous  a  montré  celte  àme 
s'élevant  soudain  à  la  compréhension  de  choses  jus- 

(1)  Voir  le  cliapitrc  «les  Jeunes  filla;. 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  95 

qu'alors  inconnues,  et  cFaulant  plus  brusquement 
que  son  être  avait  plus  longtemps  sommeillé!  C'est 
alors  une  transformation  totale  de  sa  nature,  une 
sorte  de  naissance  nouvelle,  un  éveil  à  la  vie.  Ce  qui 
jusqu'alors  n'avait  eu  aucun  sens  à  ses  yeux  revêt 
une  signification  subite ,  bien  que  confuse  encore. 
Elle  tend  vers  une  fin  unique  :  l'amour.  Toutes  ses 
aspirations  se  subordonnent  à  celle-là,  et  son  incon- 
science même  est  un  danger  de  plus  !... 

Que  lui  eût-il  fallu,  à  cette  heure  solennelle  de 
crise  que  connaissent  presque  toutes  les  âmes  nobles 
et  qui  décide  de  leur  destinée?  Crise  d'iutelligence 
chez  les  hommes  supérieurs,  crise  de  sentiment  chez 
les  femmes  d'élite  !...  Que  lui  eût-il  fallu  pour  rester 
dans  le  mariage  ce  qu'elle  avait  été  jeune  fille ,  c'est- 
à-dire  un  être  pur,  réalisant  l'idéal  d'une  existence 
féminine  complète  ?  U amour  en  accord  avec  le  devoir, 
ce  qu'il  y  a  de  })lus  beau,  mais  aussi  de  plus  rare... 
car  son  rêve  n'était  autre  que  celui  des  jeunes  filles 
aimantes  et  j)récoccs  :  «  Klh;  rêva  d'avoir  pour 
amant  un  jeune  homme  semblal)lc  à  Paul...  Habi- 
tuée sans  doute  à  l'idée  d'épouser  \in  homme  du 
peuple,  elle  trouvait  en  elle-même  des  instincts  qui 
icpoussaicnt  loule  grossièreté...  l'Ile  embrassa,  peut- 
être  avec  l'ardeur  naturelle  à  une  imagination  élé- 
{jantc  et  vierge,  la  l)ellc  idée  d'ennol)lir  un  de  ces 
hommes,  de  l'élever  à  la  hauteur  où  le  mettaient  ses 
rêves.  »  Qu'y  avait-il  en  de  tels  désirs  (|ui  ne  fûl  par- 
faitement noble  et  parfaitement  pur?  ^Jn'y  avait-il 
(jui  ne  fût  conforme  à  la  j)lus  stricte  honnêteté?  Kt 


96  CHAPITRE    IV. 

pourtant  quoi  de  plus  difficile  dans  son  milieu?  Quoi 
de  plus  impossible?  C'est  réternclle  disproportion 
du  rêve  avec  la  réalité,  en  même  temps  qvic  la  con- 
damnation à  une  douleur  fatale  de  toutes  les  intelli- 
gences un  peu  exceptionnelles  !  D'une  part,  la  vie, 
avec  le  long  cortège  de  ses  platitudes  et  de  ses  vulga- 
rités, l'ennui  de  ses  perpétuelles  routines!  De  l'autre, 
le  rêve  avec  l'infinie  puissance  de  ses  appétitions, 
l'inutile  mais  inévitable  tendance  vers  l'idéal  qui, 
toujours  convoité  ,  se  soustrait  toujours  à  nos  pour- 
suites :  idéal  intellectuel  pour  ceux-ci,  idéal  d'amour 
pour  celles-là!  Et  la  raison,  qui  nous  conseille  l'abs- 
tention, demeure  impuissante  contre  le  sentiment 
qui  nous  pousse  ! . . . 

Véronique  ,  au  moment  précis  de  sa  vie  où  s'affir- 
maient ses  besoins  d'affection  ,  se  trouve  unie  par  la 
force  des  cboses  à  l'bomme  le  moins  fait  pour  les 
comprendre  et  y  répondre  :  elle  épouse  Graslin, 
banquier  à  Limoges,  homme  d'affaires  entièrement 
fermé  à  tout  ce  qui  est  sentiment  ;  elle  l'épouse, 
comme  la  plupart  des  jeunes  filles  prennent  un 
mari,  parce  qu'il  convient  à  leurs  parents,  parce 
que  les  intérêts  pécuniaires  s'accordent,  parce  que, 
surtout,  elles  ignorent  les  réalités  du  mariage  ! 
Mais  aussi  quel  réveil,  lorsque  ces  réalités  leur  sont 
enfin  connues,  lorsque  le  mystère  des  choses  se 
dévoile  à  leur  intelligence  étonnée  et  brusquement 
révoltée!  Quel  bouleversement,  moral  et  physique  à 
la  fois!  <i  Le  mariage,  ce  dur  métier,  disait-elle, 
pour  lequel  l'Église,  le  Code  et  sa  mère  lui  avaient 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  97 

recommandé  la  plus  grande  résignation ,  la  plus  par- 
faite oljéissancc,  sous  peine  de  faillir  à  toutes  les  lois 
humaines  et  de  causer  d'irréparables  malheurs,  la 
jeta  dans  un  étourdissemcnt  qui  atteignit  parfois  à 
un  délire  vertigineux.  »  —  Comme  elle  est  pieuse,  et 
que  sa  foi  est  aussi  vive  que  sincère,  c'est  d'abord  à 
la  religion  qu'elle  va  demander  les  premiers  secours  : 
elle  prie  avec  ferveur  et  attend  avec  impatience  le 
seul  bonheur  que  l'Eglise  promette  à  la  femme  ma- 
riée sans  amour  :  la  maternité.  Cette  attente  peut 
consoler  certaines  femmes;  elle  peut  même  suppléer 
quelquefois  aux  voluptés  de  la  tendresse  conjugale  : 
elle  est  inactive  pour  d'autres,  car  s'il  existe  des 
femmes  qui  sont  nées  mères ,  qui  n'ont  jamais  été  et 
ne  seront  jamais  que  mères,  il  y  en  a  par  contre  qui 
sont  nées  épouses  et  amantes,  dont  les  aspirations 
intimes  ne  se  satisferont  que  par  l'exercice  d'une 
faculté  unique,  la  faculté  d'amour.  Mme  Graslin  est 
de  ce  nombre  :  tout  le  prouve  dans  son  développe- 
ment de  jeune  fille,  et  les  détails  que  Balzac  a  eu 
soin  de  préciser,  môme  les  détails  physiques,  contri- 
buent à  démontrer  que  l'auiour  seid  peut  combler  le 
vide  de  son  àme  !  Aussi  dépérit-elle  physi(|uement  et 
moralement.  De  même,  en  effet,  (jue  l'exercice  d'uiu' 
faculté  maîtresse  produit  chez  l'élre  qui  en  bénélicie 
une  surabondance  anormale  de  vitalité,  tle  même,  à 
l'inverse,  tout  arrêt,  toute  interruption  dans  le  j(Mi  tle 
cette  faculté  amcuc  connue  consé(|uence  une  dimi- 
nution de  cette  vitalité!  L'écpiilibre  parfait  des  facul- 
tés   mentales   est    généraliMuent    acc(jmpagné    d'un 

6 


98  CHAPITRE    IV. 

équilibre  coiTcspondant  des  puissances  physiques,  car 
elles  se  trouvent,  les  unes  à  Tcgard  des  autres,  dans 
un  rapport  de  cause  à  effet. 

Toutefois,  comme  Mme  Graslin  est  une  intelli- 
gence d'un  ordre  rare,  elle  résiste  à  l'abattement; 
son  esprit  chercheur  remonte  des  effets  aux  causes, 
et  semblable  à  un  malade  qui,  se  voyant  atteint  d'une 
affection  mortelle,  consulte  avec  ardeur  les  ouvrages 
traitant  de  son  cas,  elle  se  précipite  passionnément 
dans  la  lecture,  espérant  y  trouver  la  solution  de  ce 
problème  d'àme  cruel  et  toujours  nouveau  :  »  Elle 
lut  les  romans  de  Walter  Scott,  les  poèmes  de  lord 
Byron,  les  œuvres  de  Schiller  et  de  Gœthe,  enfin  la 
nouvelle  et  l'ancienne  littérature...  Tous  ces  livres 
lui  peignaient  l'amour;  elle  cherchait  une  application 
à  ces  lectures,  et  n'a})ercevait  la  passion  nulle  part. 
L'amour  restait  dans  son  cœur  à  l'état  de  ces  germes 
qui  atteiulcnt  un  coup  de  soleil.  "  De  là  au.v 
rêves  brillant  de  la  jeune  fille,  la  distance  n'est  pas 
grande  ;  et  elle  y  revient,  à  ces  rêves  qui  se  précisent 
d'autant  mieux  et  plus  douloureusement  dans  son 
imagination  de  femme,  que  le  point  de  comparaison 
est  maintenant  à  sa  portée  et  lui  montre  le  malheur 
irrémissible.  Le  résultat  le  plus  certain  de  ces  expé- 
riences spirituelles  est  un  développement  toujours 
croissant  de  la  vie  intérieure,  une  conscience  de  plus 
en  })lus  vive  de  la  réalité,  partant,  une  souffrance 
corres[)ondant  aux  progrès  de  son  intelligence.  Elle 
comprend  l'insuffisance  de  son  milieu,  le  peu  de 
syinpadiic  cpTclle  ins[)ire.   Ne  sont-ce  pas  là  autant 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  99 

de  ferments  de  révolte  qui  se  lèvent,  grandissent  et 
préparent  une  femme  comme  elle  à  d'inquiétantes 
extrémités?  Notez  qu'elle  s'analyse  elle-même,  ce 
qui  marque  définitivement  sa  supériorité  sur  la  plu- 
part des  femmes,  lesquelles  agissent  presque  toujours 
sous  l'inconsciente  poussée  de  mouvements  instinc- 
tifs. Non  seulement  elle  voit  ce  qui  se  passe  en  elle, 
mais  elle  remonte  aux  causes  et  les  précise  :  "  Je 
sens  en  moi,  écrit-elle,  des  forces  superbes  et  malfai- 
santes peut-être,  que  rien  ne  peut  humilier,  que  les 
plus  durs  commandements  de  la  religion  n'abattent 
point...  Pourquoi  désiré-je  une  souffrance  qui  rom- 
prait la  paix  énervante  de  ma  vie?...  » 

Sa  vie  entici'e  estdans  ce  mot.  Il  l'explique  comme 
il  en  justifie  tous  les  événements  :  désirs  d'amour, 
rancœur  du  mariage,  luttes  avec  elle-même,  distrac- 
tions clicrchées  dans  le  plaisir,  dans  le  travail,  dans 
l'étourdissemcnt mondain;  abandon  à  l'an^our,  chute, 
—  si  l'on  peut  employer  ce  mot;  —  remords  final 
et  impossibilité  de  supporter  la  vie  !  Toute  éner- 
gie hiiiiiauie  tend  à  se  satisfaire,  et  linlensité  de 
cette  énergie  est  la  mesure  unique  de  la  respon- 
sabilité morale  de  celui  chez  qui  elle  .se  trouve. 
Mme  (Jraslin  succombe  parce  (pie  la  Iciidaïue  à 
l'amour  csl,  chez  elle,  démesurée  :  c'est  une  àiue 
toute  (h'  passion.  Halzac  a  pris  soin  iK"  l\'\pli- 
qiier  en  faisant  son  porirail  pliysi(|iic,  (\  clic  dévoi- 
h:ra  la  iiicinc  ardeur  daiis  le  l'cpenlii'  (iiic  dans  la 
faute.  Mme  de  Morlsaul,  clic,  ne  siiccoiiilic  pas,  et 
voilà  |)(tiirqii()i  ccrlaiiis  cspnis  nul    pu    lin   cunscrvcr 


100  CHAPITRE    IV. 

plus  d'admiralioa  qu'à  Mme  Graslin.  En  réalité,  il 
n'y  a  là  qu'apparence,  simplement  la  différence  du 
fait  brutal  et  tangible,  et  s'il  est  exact,  comme  nous 
le  croyons,  que  l'adultère  consiste  aussi  bien  dans 
le  don  de  l'être  moral  que  dans  celui  de  la  personne 
physique,  Mme  de  Mortsauf,  n'hésitons  pas  à  le 
dire,  commet  un  adultère  au  moins  aussi  grave  que 
Mme  Graslin  !.... 

Dans  ce  long  et  terrible  récit  d'une  famille  ruinée 
par  son  chef,  qui  s'appelle  la  Cousine  Bette,  parmi 
les  personnages  vicieux  ou  laids  ,  malhonnêtes  ou 
répugnants,  au  milieu  de  cette  tragique  et  mémorable 
décadence  que  rien  ne  saurait  arrêter,  que  tout,  au 
contraire,  contribue  à  pousser  vers  son  al)Outissement 
fatal,  une  figure  apparaît  d'une  rare  noblesse,  se  ma- 
nifestant au  cours  de  l'œuvre  comme  une  statue  de 
la  Résignation,  calme  et  soumise,  quoique  rongée 
par  d'effroyables  soucis  domestiques,  belle  de  dou- 
ceur et  de  vertu,  ne  connaissant  que  deux  mobiles  : 
l'amour  conjugal,  qui  lui  fait  fermer  les  veux  sur 
d'impardonnables  fautes,  et  la  tendresse  maternelle, 
qui  la  soutient  aux  heures  d'abattement,  en  lui  mon- 
trant le  devoir  comme  but  suprême,  comme  souve- 
raine consolation  ! 

Pourtant,  la  baronne  llulol,  cette  haute  incarna- 
tion de  la  femme  malheureuse  et  outragée,  a  donne 
prise  à  bien  des  attaques.  On  lui  a  reproché  cette  ré- 
signation et  cette  vertu  même  qui  ont  paru  à  certains 
yeux  nivr;ns('iublid)l('s.  On  a  invoqué  en  son  nom  les 
droits  sacrés  de  IVpofisCr  sa  ficrlé  et  son  orgueil  légi- 


LES    FEMMES    M ALHELREUSES.  101 

times  atteints  par  d'incessantes  injures.  On  a  trouvé 
contraire  à  la  vérité  psycholof^ique  l'attitude  de  cette 
femme  qui,  connaissant  les  fautes  de  son  mari,  se 
3)orne  à  la  résignation,  llulot  lui  confesse  ses  torts; 
il  le  fait  comme  un  infortune  monomane,  sachant  à 
merveille  la  passion  qui  le  tue  et  comprenant  qu'il 
en  est  à  jamais  esclave;  elle  veut  tout  ignorer;  elle 
met  sa  main  devant  la  bouche  de  son  mari  pour  arrêter 
ses  aveux;  elle  le  traite  comme  un  malade,  comme  un 
irresponsable.  Cette  conduite  n'est-elle  pas  la  sagesse 
suprême,  loin  qu'elle  soit  la  pire  faiblesse?  On  y  doit 
voir,  nous  semble-t-il,  l'inattaquable  vénération  de  la 
femme  pour  l'homme  qui,  vingt  années  durant,  lui 
donna  le  bonheur,  la  tirant  du  milieu  social  où  elle 
•était  née  ,  comme  aussi  l'inlinie  commisération  de 
l'àme  féminine  à  l'égard  d'une  passion  qui  a  pris  le 
caractère  d'une  maladie  mentale.  Balzac  l'a  comprise 
ainsi,  et,  jugeant  sa  conduite,  il  l'approuve  tacitement 
dans  cette  phrase  du  récit  :  »  Telle  ftit  la  pensée  de 
cette  femme  qui,  certes,  avait  plus  ol)tenu  par  sa 
douceur  qu'une  autre  ])ar  quelque  colère  jalouse.  » 
Telle  se  montre  la  baronne  Hidol  dès  le  début, 
telle  elle  se  maintient  durant  le  cours  du  roman,  telle 
elle  persiste  jusfpi'au  dénouement.  TiOrsque,  ses  en- 
fants mariés,  le  baron  ravaiil  coiiliiiée  diiii.^  un  [xlit 
appartement  f[ui  contient  les  débris  de  leur  ancienne 
s[)lendeur,  elle  fait  un  triste  retour  sur  elle-même, 
sur  son  passé  si  brillant,  c'est  toujours  comme  une 
pale  et  mélancolique  ligure  de  résignée  (pi  ellf  appa- 
raît, ligure  de  denii-leinte,  surtout  si  nous  l'opposons 

G. 


102  CHAPITRE    IV. 

aux  portraits  cruellement  intenses  qui  l'environnent, 
mais  fi^jurc  suscitant  la  pitié,  commandant  la  sympa- 
thie profonde.  Le  sentiment  du  devoir  accompli  lui 
communique  une  étrange  beauté  morale  et  la  fait 
atteindre  simplement,  dans  le  développement  des  cir- 
constances auxquelles  elle  se  trouve  mêlée,  à  la  plus 
haute  philosophie  que  les  hommes  aient  inventée 
jusqu'ici  :  la  soumission  de  notre  volonté  aux  événe- 
ments inéluctaLles.  Rien  n'exprime  plus  nettement, 
rien  ne  fait  mieux  saisir  par  contraste  le  fond  même 
de  sa  nature  que  la  scène  dans  laquelle  sa  fîllc,  Ilor- 
tensc  Stcinhock,  abandonnée  par  son  mari  pour  Va- 
lérie IMarneffe,  s'enfuit  affolée  du  domicile  conjugal 
et  se  précipite  éperdue  dans  ses  bras.  Une  indicible 
tristesse  se  dégage  de  la  situation  des  deux  femmes 
atteintes  dans  leur  honneur  par  le  môme  outrage, 
venant  de  la  même  femme,  trompées  à  la  faveur  des 
mêmes  ruses  et  des  mêmes  hvpocrisies,  à  la  faveur 
aussi  des  mêmes  faiblesses,  et  se  confiant  mutuelle- 
ment les  douleurs  de  leur  àmc  blessée;  Hortcnse, 
avec  l'emportement  aveugle  que  la  première  offense 
produit  toujours  sur  un  cœur  passionné  ;  Mme  llulot, 
au  contraire,  avec  le  calme  et  la  soumission  a[)pi'is 
au  cours  d'une  vie  féconde  en  douleurs!  «  Imite- 
moi,  mon  enfant...  Sois  douce  et  sois  bonne,  et  tu 
auras  la  conscience  pai8il)le;  au  lit  de  mort,  un  homme 
se  dit  :  «  Ma  femme  ne  m'a  jamais  causé  la  moindre 
«peine!  »  et  Dieu,  qui  entend  ces  derni(;rs  soupirs- 
là,  noii.s  k'S  compte.  Si  je  m'étais  livrée  à  des  fureurs 
connue  loi,  (pie  serait-il  arrivé  .^..  l'on  père  se  serait 


LES    FEMMES   MALHEUREUSES.  103 

aigri,  peut-être  m'aurait-il  quittée,  et  il  n'aurait  pas 
été  retenu  par  la  crainte  de  m'affliger;  notre  ruine, 
aujouixlliui  consommée,  l'aurait  élé  dix  ans  plus  tôt; 
nous  aurions  offert  le  spectacle  d'un  mari  et  d'une 
femme  vivant  chacun  de  son  côté  :  scandale  affreux, 
désolant,  car  c'est  la  mort  de  la  famille...  Je  l'ai  tenu 
pendant  vingt-trois  ans,  ce  rideau  derrière  lequel  je 
pleurais,  sans  mère,  sans  confident,  sans  autre  se- 
cours que  celui  de  la  religion,  et  j'ai  procure  vingt- 
trois  ans  d'honneur  à  la  famille...  »  Conseds  d'une 
sagesse  profonde  par  lesquels  la  femme  vertueuse  se 
rend  justice  à  elle-même,  sans  qu'elle  puisse  un  in- 
stant être  taxée  d'orgueil,  })uisque  c'est  sous  forme 
de  recommandation  à  sa  fille  et  dans  le  but  de  l'arrê- 
ter sur  la  pente  dangereuse  des  représailles!... 

Comment  une  telle  femme,  comment  une  telle 
épouse,  une  mère  si  sage  et  si  prudente  put-elle  un 
seul  moment  se  trouver  sur  le  chemin  d'une  faute? 
Gomment  put-elle  en  quelque  sorte  préparer  cette 
faute  et  la  préméditer?  Nous  touchons  ici  à  la  plus 
grave  ol>jcction  qui  ait  été  faite  au  personnage  de 
Mme  Ilulot,  nous  touchons  à  l'objeclion  (jui  condui- 
sit l'un  des  [)liis  éminents  de  nos  écrivains  moder- 
nes (1)  à  formuler  cette  proposition  d'apparence 
inouïe,  à  savoir,  que  Hal/ac  n'avait  pas  su  i-récr  un 
seul  type  de  femme  parfaitenunl  |>iirc.  Ce  n'est  pas 
ici  le  lieu  de  la  relever  et  de  la  comhatlri*;  nous  au- 
rons à  le  faire  plus  lard,  lorsfjue  nous  étudierons  1  al- 

(1)  M.  Tainc. 


104  CHAPITRE    IV. 

titiidc  de  la  critique  française  à  l'égard  de  Balzac  ; 
contentons-nous  de  la  rappeler  à  propos  de  la  situa- 
tion la  plus  délicate  et  non  la  moins  dramatique  de 
cette  œuvre,  où  la  passion  fait  verser  tant  de  larmes 
et  cause  de  si  cruelles  blessures.  Hulot  est  à  bout  de 
ressources;  non  seulement  les  derniers  restes  de  sa 
fortune  ont  été  engloutis  par  Valérie,  mais  encore  il 
se  trouve  compromis  dans  une  affaire  voisine  de  la 
concussion.  Le  déshonneur  le  menace,  et  il  en  a  in- 
struit sa  femme.  La  malheureuse,  dont  l'existence 
s'est  passée  jusqu'alors  à  cacher  la  décadence  de  son 
mari,  voit  d'un  coup  et  dans  une  sorte  d'affolement 
la  honte  se  joignant  à  la  ruine  et  accablant  sa  famille  ; 
en  même  temps,  par  une  hallucination,  elle  revit  la 
première  scène  de  r(i'uvre,  celle  où  Crcvel  s'est  pré- 
cipité à  ses  pieds,  lui  offrant  sa  fortune  en  échange 
de  ses  faveurs.  L'image  s'impose  à  son  esprit  avec  la 
rigueur  d'une  ol)session;  elle  s'associe  nécessairement 
ù  celle  du  déshonneur  qui  menace  ceux  qu'elle  aime. 
Il  lui  faut  deux  cent  mille  francs;  un  seul  homme 
peut  avancer  cette  somme  grâce  à  laquelle  la  honte 
sera  évitée.  Vous  figurez- vous  maintenant  ce  qui  se 
passe  en  sa  pauvre  âme  et  comment,  par  une  impla- 
cable logique,  s'insinue  dans  son  es})rit  la  pensée  de 
la  faute?  Songez  à  son  affolement,  et  vous  compren- 
drez rirresponsabilité  (pi'on  peut  invoquer  en  sa  fa- 
veur! Croyez-vous  d'ailleurs  que,  dans  l'examen  des 
«  possibles  "  auxquels  donnera  lieu  la  démarche 
qu'elle  tente  auprès  de  Crcvel,  dans  cette  vision  in- 
stantanée des  sacrifices  qu'elle  devra  faire  à  sa  pudeur, 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  105 

l'idée  lui  vienne  du  don  complet  de  sa  pci'sonne,  de 
la  faute  et  de  la  chute  irrémissil)le?  Pour  ma  part,  je 
ne  le  pense  pas  :  elle  se  figure  sans  doute  que  des  pa- 
roles touchantes,  la  peinture  éloquente  d'une  situation 
effroyable  où  tout  un  })assé  d'honneur  doit  somjjrer, 
tout  cela,  joint  à  de  légères  faveurs,  à  des  sem])lants 
d'abandon,  attendrira  Crevel  et  le  rendra  généreux. 
Elle  se  prépare  à  le  recevoir,  et,  dans  son  igno- 
rance des  roueries  féminines,  de  ce  que  les  filles  de 
plaisir  savent  inventer  pour  exciter  les  hommes  et 
exaspérer  leurs  désirs,  elle  se  donne  à  elle-même  l'il- 
lusion de  la  courtisane  :  «  La  certitude  de  sa  cri- 
minalité, les  préparatifs  d'une  faute  déliliéréc,  cau- 
sèrent à  cette  sainte  femme  une  violente  fièvre  qui 
lui  rendit  l'éclat  de  la  jeunesse  pour  un  moment.  Ses 
yeux  brillèrent,  son  teint  resplendit.  Au  lieu  de  se 
donner  un  air  séduisant,  elle  se  vit  en  quelque  sorte 
un  air  dévergondé  qui  liu  lit  horreur.  » 

Ah!  certes,  si  Crevel  ne  se  montrait  pas  le  parvenu 
bouffi  d'orgueil  et  le  plat  imbécile  c|uc  nous  étudie- 
rons plus  tard,  s'il  comprenait  la  séduction  bizarre  et 
l'attrait  inégalable  (h^  celte  honnête  femme  (pii,  par 
un  sacrifice  surhumain,  s Cssave  maladroitement  au 
rôle  de  courtisane,  sans  doule  la  baronne  llulot,  cou- 
<luite  [)ar  la  rigoureuse  logKjue  de  sa  (léinarcbe.  serait 
à  lui  tout  (iiiuM'e.  Auisi,  (In  liant  de  sou  piédestal, 
cette  statue  de  la  Vertu  pn(li([uo  et  de  la  Résignation 
tomberait  au  déshonneur  et  piM'drait  en  un  instant  le 
béncfice  de  toute  nue  vie  innnaenlée!  Les  circon- 
stances   lui    épargnent    la     lanle,     les    circonstances 


lOG  CHAPITRE    IV. 

seules,  il  en  faut  convenir  :  la  grossièi'eté  de  Ci'cvel 
et  l'infamie  de  ses  propositions  sauvent  la  situation. 

Lorsque  nous  nous  faisons  d'un  être  une  idée 
grande  et  haute,  lorsque  nous  nous  plaisons  à  consi- 
dérer en  lui  toute  une  vie  de  vertu,  la  moindre 
atteinte  à  son  honneur  nous  semble  une  ineffaçable 
souillure;  le  moindre  soupçon  nous  paraît  comme 
une  faute  réelle;  ainsi  en  va-t-il,  on  du  monis  ainsi 
en  a-trJl  été  de  la  baronne  Hulot,  pour  certains  esprits 
qui,  s'érigeant  en  juges  de  cette  terri]>le  situation,  se 
sont  montrés  d'autant  plus  implacables  qu'ils  avaient 
été  jusqu'alors  plus  fervents  admirateurs  de  sa  vertu. 
Ce  point  de  vue  est  facile  à  com})rendrc,  mais  il  n'en 
reste  pas  moins  que  celui  auquel  nous  avons  essayé 
de  nous  placer  conserve  sa  valeur  et  peut  surabon- 
damment justifier  une  des  plus  troublantes  situations 
psychologiques  que  jamais  romancier  ait  exposées. 

Quel  long  martyre  d'ailleurs  et  quelle  expiation 
sans  précédent  que  la  fin  de  cette  existence  si  dou- 
loui'eusc  déjà  et  si  foncièrement  digne  de  pitié!  N'est- 
ce  pas  comme  une  montée  au  Calvaire,  cette  longue 
recherche  de  l'infortuné  monomane  à  travers  les  plus 
inavouables  recoins  de  Paris,  ses  démarches  auprès 
de  l'actrice  Josépha,  cnHn  la  découverte  du  pau- 
vre homme,  vivant  dans  une  soupenLe  en  compagnie 
(rime  |)clilc  fille  qui  lui  lient  lieu  de  femme?  Elle  l'ar- 
rache à  ces  misères  et  à  cette  abjection;  elle  croit 
enlin  l'avoir  à  elle  et  le  préserver  pour  l'avenir  d'une 
dernière  infamie;  une  nuil,  elle  le  trouve  dans  les 
bras  d'une  uiarilorne  à  son  service  et  lui  promettant 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  107 

le  mariage,  ainsi  que  le  titre  de  ])aronne  :  "  Ade- 
line  jeta  un  cri,  laissa  tomber  son  ])Ougcoir  et  s'en- 
fuit. Trois  jours  après,  la  ]>aronnc,  administrée  la 
veille,  était  à  Tagonie  et  se  voyait  entourée  de  sa  fa- 
mille en  larmes.  Un  moment  avant  d'expirer,  elle 
prit  la  main  de  son  mari,  la  pressa  et  lui  dit  à  Torcillc  : 
il  Mon  ami,  je  n'avais  plus  que  ma  vie  à  te  donner; 
(i  dans  un  moment,  tu  seras  libre  et  tu  pourras  faire 
Il  une  baronne  Ilulot.  "  Et  Ton  vit,  ce  qui  doit  être 
rare,  des  larmes  sortir  des  yeux  d'une  morte.  La  fé- 
rocité du  vice  avait  vaincu  la  patience  de  l'ange  à 
qui,  sur  le  bord  de  léternité,  il  écbappa  le  seul  mot 
de  reproche  qu'elle  eût  fait  entendre  de  toute  sa  vie.  " 

S'il  est  un  point  qui  différencie  la  baronne  Hulot 
des  autres  types  de  "  femmes  malheureuses  "  exami- 
nés en  cette  étude,  à  savoir,  l'origine  et  la  cause  de 
son  malheur,  il  en  est  un  autre  qui  leur  est  commun 
à  toutes,  c'est  que  le  j)rincipe  de  leurs  souffrances  est 
une  réalité  objective,  tangible,  si  j'ose  ainsi  parler  : 
pour  les  unes,  la  baronne  Hulot  et  INIme  Wenceslas 
Steinbock,  l'existence  d'une  rivale;  pour  ^Ime  d'Al- 
glemonl,  Mme  de  IJeauséanl,  Mme  de  Mortsaul"  et 
Mme  (^raslln,  l'existence  d'êtres  en  qui  elles  ont  placé 
toute  leur  complaisance,  par  lesquels  elles  vivront, 
souffriront  et  iiioinroiil .  Pour  Mme  (Ihies,  d  n'en  est 
[)as(le  mémo  :  elle  juissi  a  une  rivale,  mais  mie  rivale 
immatérielle,  sur  bupiclle  elle  n'a  j)Oint  de  prise,  la 
plus  dangereuse,  parce  (pi'elle  est  uivineible. 

En  Mme  Glaës,  nous  voyons  une  iemnie  double- 
ment malheureuse  :  il  y  a  eu  d'abord    la   jeune   lilb> 


108  CHAPITIiE    IV. 

croyant  à  1  impossibilité  d'être  aimée  pour  elle,  parce 
qu'elle  était  contrefaite,  sentant  néanmoins  combien 
elleétaitdignedetenclresse;ily  a  eu  ensuite  la  femme 
malheureuse,  l'épouse  à  qui  son  mari  a  préféré  la 
science.  Entre  ces  deux  périodes  de  souffrances,  elle 
a  comme  une  période  d  infini  bonheur,  ce  bonheur 
de  la  jeune  fille  contrefaite  trouvant  un  amant  qui 
1  adore  et  qui  se  donne  tout  à  elle,   comme  si  elle 
était  la  plus  belle  des  femmes.    «   La   femme  con- 
trefaite (jue  son  mari  trouve  droite,   la  femme  boi- 
teuse que   son  mari  ne  veut   pas  autrement,    ou  la 
femme  âgée  qui  paraît  jeune,  ne  sont-elles  })as  les 
plus  heureuses  créatures  du  monde  féminin?  La  pas- 
sion  humaine    ne   saurait   aller   au   delà.  »    Balzac, 
paraît-d,  enviait  à  ^L  de  Custine  cette  création  de  la 
jeune  fille  laide  et  amoureuse  :  ce  type,  en  effet,  de- 
vait le  séduire  par  ses  complexités  psychologiques  et 
le  fait  qu  il  se  prétait  aux  longues  analyses...  Il  ex- 
plique le  secret  d'un  tel  attachement  par  la  prédomi- 
nance du  sentiment  sur  le  plaisir  physique,  par  le 
caractère  en  quelque  sorte  illimité  de  la  beauté  mo- 
rale opposée  à  la  limitation  inévital)le  de  la  beauté 
j)hysique.  Le  charme  moral  est  essentiellement  sus- 
ceptible de   renouvellement,   tandis  que  le  charme 
physique  est  toujours  identicpie  et  finit  par  sembler 
monotone.    L'explication   n'est   ])ourlant  pas   là   tout 
entière  :  elle  doit  être  cherchée  autre  j)art;  j'entends 
dans  les   trésors  d'amour   échangé,    dans    l'abandon 
reconnaissantdont  une  femme,  (pii  se  sait  contrefaite 
et  pourtant  se  sent  aimée,  doit  gratifier  son  amant. 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  109 

Une  femme  très  belle  semble  faire  une  grâce  en  se 
laissant  adorer  :  elle  est  entre  les  mains  de  lamant 
comme  une  statue  de  marbre  qu'il  s'agit  d  échauffer. 
Une  femme  laide,  l)ien  au  contraire,  n'a  pas  assez  de 
transports  et  d'épanchements  de  cœur  pour  remer- 
cier celui  qui  lui  manifeste  de  la  tendresse.  Ce  sont 
alors,  pour  ainsi  dire,  les  rôles  renversés,  et  Thomme 
doué  de  sensibilité  peut  trouver  une  étrange  volupté 
d'âme  à  cette  bizarre  et  rare  interversion! 

Ce  fut  évidemment  le  cas  de  Mme  Claës;  Balzac  le 
laisse  soupçonner  quand  il  écrit  :  «  Elle  eut  cette 
soumission  de  la  Flamande  qui  rend  le  foyer  domes- 
tique si  attrayant  et  à  laquelle  sa  fierté  d'Espagnole 
donnait  une  plus  haute  saveur.  Elle  était  imjiosanfc, 
savait  commander  le  respect  par  un  regard  où  écla- 
tait le  sentiment  de  sa  valeur  et  de  sa  noblesse  ;  mais 
devant  Claës  elle  tremblait,  et,  à  la  longue,  elle  avait 
fini  parle  mettre  si  haut  et  si  près  de  Dieu,  en  lui  rap- 
j)ortant  tous  les  actes  de  sa  vie  et  ses  moindres  pen- 
sées, que  son  amour  n'allait  j)as  sans  une  teinte  de 
crainte  respectueuse  (pii  l'aiguisait  encore.  »  C  est 
d'une  telle  hauteur  que  cet  amour  et  ce  bonheur  von! 
tomber,  et  la  douleur  qtii  s'ensuivra,  la  douleur  de 
la  femme  oubliée  après  avoir  connu  des  délices  ines- 
pérées, sera  plus  rude  encore  que  celle  de  la  jeune 
fille  négligée,  mais  qui  du  moins  savait  la  cause  de 
sadis{{râce  et  n'osait  espérer  d'élre  aimée.  Les  alten- 
tions  de  Claës  diniinnenl  el  se  fonl  plii.s  rart-s  l'.lle 
n'y  prend  pas  {janh;  lout  dabord,  mais  elle  ne  larde 
pas   ù  en  souffrir:   elle    essaye    de    lutter   conire    la 


110  CHAPITRE    IV. 

science,  sa  rivale,  et  son  impuissance  est  rapidement 
constatée.  Ici,  c'est  Balzac  intellectuel  qui  parle  :  il 
parle  en  connaissance  de  cause,  comme  l'artiste  pour 
qui  son  art  est  tout,  comme  le  savant  qui  ne  voit  rien 
sur  terre  méritant  mieu.x  que  ses  recherches  de  fixer 
son  attention   et  d'ahsoi'ljcr  ses  forces.    Mme   Glaës 
tente  tout  ce  qu'il  est  possi])lc  de  tenter  :  elle  pénètre 
dans  le  laboratoire  de  son  mari  malgré  la  défense  qui 
lui  a  été  faite;  il  seml)le  qu'elle  veuille  lutter  corps 
à  corps  avec  sa  rivale,  comme  si  cette  rivale  n'était 
pas  immatérielle  et  insaisissable .  Il  lui  reste  une  der- 
nière   ressource    :    tenter   de    le    reprendre    comme 
amant,  tenter  de  réveiller  en  lui  l'ardeur  des  senti- 
ments éteints,  des  plaisirs  qu'il  semble  avoir  oubliés  : 
cette  femme  si  chaste,  cette  épouse  si  pure  se  ferait 
presque  courtisane  pour  conquérir  à  l'amour  celui 
qui    s'éloigne   d  elle.     "    Le  secret    de    ces   apprêts, 
c'était  lui,  toujours  lui.  Joséphine  ne  pouvait  pas  dire 
plus  clairement  à  Balthazar  qu'il  était  toujours  le  prin- 
cipe de  ses  joies  et  de  ses  douleurs...  Les  rideaux  soi- 
gneusement tirés  trahissaient  un  désir  de  solitude,  une 
intention  jalouse  de  garder  les  moindres  èons  de  la 
parole  et  d'enfermer  là  les  regards  de  l'époux  recon- 
quis, y) 

Un  moment,  elle  croit  ou  peut  croire  l'avoir  repris  ; 
elle  lui  fait  j)resque  renier  et  fouler  aux  pieds  la 
science  qu'elle  déleste;  il  reviendra  à  elle,  il  renon- 
cera à  celte  rivale  de  l'amour.  Alors,  c'est  un  bonheur 
sans  précédent,  une  joie  qui  manque  la  faire  défaillir  ; 
c'est  le  dernier  moment  heureux  de  sa  vie,  hélas!  de 


LES    FEMMES    MALHEUREUSES.  111 

courte  durée,  car  l'idce  aljsor])ante  reparaît  vite  pour 
ne  plus  abandonner  sa  victime,  et  Mme  Claës  suc- 
combe au  cbagrin. 

S'il  est  vrai  de  dire  que  la  beauté  d'une  œuvre  soit 
d'ordinaire  en  proportion  de  l'amour  avec  lequel  son 
auteur  l'a  conçue,  il  ne  saurait  rien  exister  de  plus 
beau  que  ces  créations  de  femmes,  caressées  avec  la 
tendresse  de  l'artiste,  exécutées  avec  la  toute-puis- 
sante sympathie  imaginative  du  psychologue.   Nous 
trouverons,  au  cours  de  cette  étude,  des  conceptions 
[)lus  vigoureuses  peut-être,  nous  n'en  saurions  décou- 
vrir de  plus  attendrissantes.  C'est  qu'elles  ont  toutes 
cette  grâce   et  ce  charme  innommables  (pi'ù  défaut 
d'autre  mot  nous  quabfîons  de  faiblesse,  et  dont  les 
poètes  de  tous  les  temps  ont  fait  lauréole  de  la  fémi- 
néité.  FJles  nous  apparaissent  comme  des  vaincues 
de  la  vie,  et  la  souffrance  est  le  principe  de  leur  en- 
noblissement. Faibles,  elles  le  sont  d'origine,  par  leur 
com[)lexion  délicate,  par  leur  nervosité  maladive,  par 
tout  cet  ensemble  de  causes  destructrices  qui  consti- 
tuent leur  infériorité  comme  types  sociaux,  mais  en 
même  temps  leur  éclatante  supériorité  comme   élé- 
ments de  rêve,  loutre  les  mains  du  jioète  (jiii  sut  les 
aimer  et  les  compiciidrc,  vicnl  s  ad|<>iii(b('  an  cliariiie 
de  leur  originale  faihlessc  cebii  (b-  leur  di'Sliuée  irré- 
luédiaMeiuenl  doiiloiireiise.   l'dles  sont  sncrées  par  la 
souffrance    cl    devieiiiieiil    ainsi,    dans    le     iiioiiiie    du 
rêve,  lessd'iirs  égaleinenl  glorieuses  de  celles  (|iii  les 
ont  |)récédées.  Les  plus  profondes  d Ciilre  l(>s  leiivres 
d'art  reposent  sur  b>  sentiment  de   la   douleur,    et  il 


112  CHAPITRE    IV. 

serait  aisé,  en  rcmonlant  des  créations  de  l'antique 
poésie  à  celles  de  la  poésie  moderne,  de  montrer  que 
les  littératures  n'ont  été  en  quelque  sorte  qu'un 
immense  martyrologe  de  l'humanité.  Presque  toutes 
les  grandes  destinées  ont  abouti  à  une  fin  tragique, 
et  la  poésie,  dont  le  rôle  ici-bas  est  de  communiquer 
une  vie  immortelle  à  la  beauté,  n'est  jamais  si 
haute  qu'en  revêtant  ces  destinées  de  sa  splendide 
parure  ! 


CHAPITRE  V 

LES    COURTISANES. 


Sur  la  liberté  de  l'art.  Lart  purifié  par  l'artiste. 

Puissance  et  fatalité  de  l'instinct  d'amour.  —  Estlicr.  L'àiue  de- 
meurée vierge  en  dépit  des  souillures  physiques.  Réapparition 
des  premiers  instincts.  Toute  la  psychologie  d'Esther  repose  sur 
des  observations  physiologiques.  —  Rapprochement  entre  lîal- 
zac  et  Goya.  —  Auréole  poétique  d'Esther.  Elle  est  plutôt  une 
«  femme  malheureuse  »   qu'une  courtisane. 

L'inconscience  acquise,  trait  caractéri.^tiquc  de  la  Fille.  Joscpha 
Jenny  Cadine. 

La  courtisane  consciente  :  Valérie  Manteffe.  —  OJjsédante  réalité  de 
ce  type.  —  Pour  le  psychologue,  rien  que  des  états  d'àtnc  néces- 
saires et  tranchés.  Balzac  à  la  fois  m<jraliste  et  psvchologue;  ne 
se  contente  pas  de  peindre  un  personnage  ;  précise  sa  réaction 
sur  son  milieu.  Valérie  Marncffc,  la  courtisane  bourgeoise.  Ca- 
ractère redoutable  de  ce  type.  Différence  avec  la  "  Hlle  »  :  tout 
cnellcestdissimulé.  Diversité  de  ses  incarnations;  ressources  iné- 
puisables de  sou  esprit.  —  Sa  mort,  impuissante  à  faire  nailrc 
la  pitié. 

La  servante  maitrcsse  :  Flore  Brazicr.  Sa  fonction  sociale.  Ses  lâ- 
chetés de  hlle;  une  seule  chose  lui  manque  pour  se  développer  : 
un  milieu  favorable. 

Irresponsabilité  originelle  de  la  courtisane  :  les  proteclinns  sci- 
ciales,  seules  causes  de  vertu. 

La  courtisane  femme  du  monde  :  Mme  de  /'.oclic/ide.  Rnppiocho- 
mciit  avec  Valérie  .Marncffc. 


Il   ToiiL   (\s(    (loiilc  cl    l(''iu-l>i(S   (laii.s    tiiic   siIiimIidh 
(jiie  la  sciiMicc  a  (Icdanjnc  d CxamiiM  r,  v\\  li»»u\aiil  le 


114  CHAPITIIK   V. 

sujet  trop  immoral  et  trop  compromettant,  comme  si 
le  médecin  et  l'écrivain,  le  prêtre  et  le  politique, 
n'étaient  pas  au-dessus  du  soupçon.  »  C'est  ainsi  que 
Balzac  justifie  ,  si  l'expression  peut  convenir,  c'est 
ainsi  du  moins  qu'il  explique  la  continuation  de  ses 
études  sociales  par  le  choix  d'un  sujet  capable  de 
choquer  les  oreilles  pudiques  et  timorées  ,  mais  que 
son  universelle  curiosité  ne  pouvait  omettre,  sous 
peine  de  négliger  un  des  rouages  les  plus  importants 
de  la  société  moderne.  C'est  ainsi  au  surplus  qu'il 
proclame  un  des  premiers,  fravant  la  voie  à  ceux  qui 
devaient  le  suivre  ,  la  sainte  liberté  de  l'art  et  la 
suprême  indépendance  de  l'artiste  pour  qui  tous  les 
sujets  sont  chastes,  transfigurés  par  la  beauté  de  la 
poésie.  Tout  aussi  bien  que,  dans  une  autre  de  ses 
études,  il  posait  en  principe  qu'aucune  classe  de  la 
société,  si  peu  digne  parût-elle  de  fixer  l'attention, 
ne  devait  rester  indifférente  au  romancier,  ici  même 
il  proclame  qu'aucun  sujet  n'est  impur  ni  compro- 
mettant, réservant  à  l'écrivain,  confiant  à  son  talent 
le  soin  de  le  présenter  sous  un  jour  tel  qu'il  en  voile 
pour  ainsi  dire  les  côtés  troj)  scabreux!  Et  plus  loin 
il  ajoute  :  «  Les  filles  sont  des  êtres  cssejitiellement 
mobiles  qui  passent  sans  raison  de  la  défiance  la  plus 
hébétée  ù  une  confiauce  al)solue.  I^lles  sont  sous  ce 
rajtport  au-dessous  de  l'anlinal.  Ivxtrêmes  en  tout, 
dans  leurs  joies,  dans  leurs  désespoirs,  dans  leur 
religion,  dans  leur  irréligion,  presque  toutes  devien- 
draient folles  si  la  mortalité  qui  leur  est  particulière 
ne  les  déciinail,  et  si  d'heureux  hasards  n'élevaient 


LES    COURTISANES.  115 

quelques-unes  crentre  elles  au-dessus  de  la  fange  où 
elles  vivent.  »  Vous  sentez  dans  cette  phrase  comme 
une  sympathie,  comme  une  pitié  profonde,  la  pitié 
du  philosophe  et  du  poète  qui  perce  à  jour  les  lois 
mystérieuses  de  la  vie,  qui  eml)rasse  d'un  regard 
vraiment  catholique  renscml)lc  des  choses  humaines  ; 
celui-là  enfin  dont  Tintelligence,  s'élevant  au-dessus 
des  conventions  et  des  partis  pris,  prononce  que  sou- 
vent il  faut  absoudre  lorsque  le  monde  condamne, 
de  même  qu  il  y  a  heu  maintes  fois  de  condamner  là 
où  le  monde  absout! 

C'est  réternclle  histoire  de  la  "  Courtisane  amou- 
reuse » ,  de  la  fille  relevée  et  poétisée  par  l'amour, 
que  Balzac  a  raconlce  dans  ce  roman  complexe  et 
touffu,  touchant  parfois  à  linvraisemblalde ,  vrai 
pourtant,  qui  s'appelle  :  Splendeurs  et  misères  des 
courtisanes.  Imaginez  un  être  l)eau,  à  qui  les 
hasards  de  la  naissance  ont  départi  tout  ce  qui  peut 
constituer  la  grâce  et  la  séduction  féminines,  mais 
que  ces  mêmes  hasards  ont  jeté  tout  enfant  dans  les 
hideurs  de  la  prostitution.  P'ile  n'a  cxpéiinienté  de 
la  vie  que  les  caresses  séniles  des  vieillards  débau- 
chés. Son  àme  pourtant  est  vierge,  car  elle  n'a  connu 
que  la  grimace  de  l'amour,  ce  qui  s'achète  et  se  vend, 
les  ((un  plaisances  dociles  et  les  soumissions  résignées. 
Que  dans  cette  àme  un  rayon  de  pur  amour  se  glisse 
et  transparaisse,  qu'elle  rencontre  l'être  jenu(^  ])our 
lequel  elle  semblait  créée,  ce  sera  alors  comme  une 
renaissance,  nue  n'-pndial  ion  soii(l;iine  de  s,i  vie  pre- 
mière.    \  oilà     I  idée    (|iii    a    |iresi(lé   à    la    coiiceplKin 


116  CHAPITRE   Y. 

de  l'œuvre  et  à  la  création  du  type  d'Esther.  Nous 
verrons  qu'en  maintes  circonstances,  et  comme 
d'ailleurs  la  chose  s'est  rcpclce  au  cours  de  ses 
innombrables  productions,  Balzac  a  forcé  la  vérité 
psychologique.  Presque  toutes  les  œuvres  d'analyse, 
partant  ainsi  d'une  idée  préconçue,  amènent  leurs 
auteurs,  dans  le  développement,  à  des  conclusions 
exagérées.  Il  n'en  demeure  pas  moins  que,  par  la 
puissance  de  l'exposition  et  par  la  hauteur  de  l'idée, 
cette  création  est  une  des  plus  importantes  de  Balzac. 
Victorieux  et  vaincu  tour  à  tour,  le  puissant  instinct 
d'amour  s'y  manifeste  et  la  domine,  avec  son  carac- 
tère d'indéfecti])le  fatalité  qui  en  fait  la  force  aveugle 
du  monde.  Cette  mystérieuse  attraction  de  la  femme, 
cette  puissance  qu'on  ne  saurait  vaincre,  et  qui 
prime  chez  certains  êtres  tous  les  mol)iles  humains, 
Balzac  en  avait  compris  la  grandeur,  et  sa  plus  haute 
ambition  devait  être  de  nous  en  laisser  une  peinture 
fidèle  dans  le  domaine  du  roman.  Splendeurs  et 
misères  des  courtisanes,  voilà  peut-être,  avec  la 
Cousine  Bette^  l'œuvre  dans  laquelle  il  l'a  le  plus 
puissamment  dégagée  !. . . 

Quelques  traits  empruntés  au  portrait  physique 
d'Esther  donnent  l'idée  de  cette  perfection  accom- 
plie qui  en  faisait  un  type  de  beauté  unique  et  capti- 
vante :  Il  l'.sther  eût  remporté  le  prix  au  sérail ,  elle 
possédait  les  trente  beautés  harmonieusement  fon- 
dues. Loin  de  porter  atteinte  au  fini  des  formes,  à  la 
fraîcheur  de  renvelop})e,  son  étrange  vie  lui  avait 
cominmiKjné  le  je  ne  sais  quoi  de  la  femme  :  ce  n'est 


LES    COURTISANES.  117 

plus  le  tissu  lisse  et  serre  des  fruits  verts,  et  ce  n'est 
pas  encore  le  ton  chaud  de  la  maturité  ;  il  v  a  de  la 
fleur  encore.  Quelques  jours  de  plus  passes  dans  la 
dissolution,  elle  serait  arrivée  à  l'emljonpoint.  Cette 
richesse  de  santé  ,  cette  j)erfection  de  l'animal  chez 
une  créature  ù  qui  la  volupté  tenait  lieu  de  la  pensée, 
doit  être  un  fait  éminent  aux  yeux  des  physiolo- 
gistes... L'origine  d'Esther  se  trahissait  dans  cette 
coupe  orientale  de  ses  yeux  à  paupières  turques  et 
dont  la  couleur  était  d'un  gris  d'ardoise  qui  contrac- 
tait aux  lumières  la  teinte  hleue  des  ailes  noires  du 
corbeau.  L'excessive  tendresse  de  son  regard  pou- 
vait seule  en  adoucir  l'éclat...  »  Tels  sont  les  princi- 
paux traits  du  portrait  d'J^sthcr;  quelques-uns  des 
traits  qui  en  font  une  des  plus  rares  incarnations  de 
beauté  et  vouent  presque  irrémédiablement  celles 
qui  en  sont  dotées  à  cette  destinée  étrange  d'exercer 
une  fascination  souveraine  sur  ceux  (jui  les  ap[)ro- 
chent.  Différente  pourtant  de  ses  semblables  en  ceci 
qu'elle  connaitra  les  tortures  qu'elle-même  aura 
causées  et  qu'elle  mourra  d'un  amour  aussi  ardent 
que  celui  qu'elle  aura  su  insj)irer  ! 

Les  dégradations  et  les  souillures  de  sa  vie  passée, 
ses  malheurs  et  les  rudes  éj)reiives  de  sa  vie,  enfin 
la  révélation  du  véritable  amour  :  vodà  ce  (pi  elle  tlit 
à  Vautrin,  qui  se  luanifeste  à  elle  sous  rincarnalion 
du  préire  esj)a};iiol  Carlos  Ilerrera  :  «  H  y  a  trois 
ans,  je  vivais  dans  le  désordre  oi'i  je  suis  iiéi>  ;  j'élais 
la  dernière  des  ciéaliires,  et  la  plus  ndViinc  ;  mainte- 
nant j(;  suis  seulement  la  plus  mal  lie  lire  use  de  lonles. .. 

7. 


118  CHAPITRE   V. 

Un  Lucien,  voyez-vous,  est  aussi  rare  qu'une  femme 
sans  péché.  Quand  on  le  l'encontre,  on  ne  peut  plus 
aimer  que  lui;  voilà,  mais  à  un  pareil  être  il  faut  sa 
pareille.  Je  voulais  donc  être  digne  d'être  aimée  par 
mon  Lucien.  »  C'est  là  le  seul  mobile  qui  dirige  sa 
conduite,  et  lorsque  Carlos,  après  avoir  torturé  son 
àme  en  lui  peignant  les  difficultés  de  sortir  des  mi- 
sères morales  où  elle  a  été  plongée  jusqu'alors,  fait 
luire  à  ses  yeux,  comme  suprême  espoir,  la  possibi- 
lité d  une  régénération ,  elle  cmljrasse  ses  genoux 
avec  Fonction  et  la  ferveur  d'une  sainte  extasiée. 
Désormais  elle  vivra  sous  la  domination  de  Vautrin, 
qui  exercera  sur  elle  le  pouvoir  de  fascination  qui  lui 
est  propre  et  marque  son  influence  sur  tous  ceux  qui 
l'entourent;  elle  ne  sera  plus  entre  ses  mains  qu'un 
jouet  fragile,  qu'il  aura  tout  intérêt  à  ne  point  ])riser; 
un  moyen  dont  il  usera  avec  la  liberté  du  créateur 
vis-à-vis  de  sa  créature;  elle  n'existe  plus  que  par  lui 
et  par  son  amour  pour  Lucien  ,  et  comme  elle  sait 
Vautrin  maître  de  disposer  de  cet  amour,  c'est  avec 
la  plus  entière  résignation  qu'elle  se  soumet  à  ses 
ordres.  Il  lui  ordonne  de  quitter  Lucien;  elle  obéit. 
Il  lui  enjoint  de  se  retirer  dans  un  couvent;  clic 
se  résigne,  humiliée  devant  celui  qui  la  torture  et  ne 
voyant  qu'un  but  à  sa  vie  :  la  régénération  morale 
qui  la  rendra  digne  de  Lucien. 

Au  couvent,  elle  traverse  inie  double  phase  cor- 
respondant au  caractère  double  de  sa  nature;  l'àme 
est  vierge  si  le  corps  est  impur;  elle  est  vierge  en  ce 
sens  qu'clU'  n'a  pas  connu  1  amour,  jusqu  au  moment 


LES   COURTISANES,  119 

OÙ  la  charmante  figure  de  Lucien  de  Rul^empré  lui 
est  apparue;  c'est  alors  que  tout  ce  qu'il  y  avait  en 
elle  de  délicat  et  d'exquis,  tout  ce  que  la  société 
avait  contribué  à  déformer  et  à  salir,  a  soudainement 
reparu  et  s'est  affirmé  en  trésors  de  tendresse.  C'a  été, 
nous  l'avons  vu,  une  renaissance  et  la  création  d'un 
nouvel  être,  la  réapparition  d'une  sensibilité  igno- 
rante d'elle-même  et  de  son  pouvoir.  A  cette  àme 
vierge  d'amour  et  possédée  d'un  seul  désir  :  se 
rendre  digne  de  son  amant,  lespoir  d'atteindre  au 
])ut  qu'elle  envisage  comme  le  souverain  bonheur 
doit  communiquer  des  forces  inconnues,  la  maintenir 
en  un  état  de  constante  exaltation  propre  à  favoriser 
le  progrès  moral  que  Carlos  attend  d'elle...  Mais 
voici  que  les  premiers  instincts  reparaissent;  voici 
que  ce  passé,  dont  nous  sommes  impuissants  à  nous 
départir,  renaît  et  s'impose  avec  ses  troublantes 
obsessions.  Tout  son  être  aspire  à  la  pureté  et  à 
l'amour;  toute  sa  vie  antérieure  lui  rappelle  limpu- 
reté  et  la  honte  ;  elle  le  lui  rappelle  avec  une  si 
inquiétante  ardeur  qu'elle  j)i"ime  les  asj)iralions  sa- 
crées du  désir  et  menace  de  ruiner  le  corps,  qui  n'est 
pas  hal)itué  à  ces  règles  et  à  ces  strictes  observances. 
Situation  cruelle,  bien  faite  pour  arrêter  l'attention 
du  psychologue  et  de  laualyste  ;  situation  rcIcvMut 
avant  tout  de  la  |)livsi()l()gie ,  celle  science  rpu  veiuiit 
d'être  <réé(>,  cl  à  hupielle  le  niailre  romaru'ier  aimait 
à  empniiih  r  .ses  plus  récentes  (b'couvertes,  pour  p(>u 
qu'elles  fussent  de  naliirc  à  éclairer  les  Mi\.s|rres  d(? 
l'âme  ! 


120  CHAPITRE   V. 

Cette  vie  au  couvent  est  la  partie  la  plus  intéres- 
sante de  l'histoire  d'Esther  ;  car,  à  compter  du  mo- 
ment où  elle  sera  redevenue,  dans  les  mains  de 
Vautrin,  le  moyen  de  faire  parvenir  Lucien,  Estlier 
nous  apparaîtra,  au  milieu  de  cette  peinture  des 
dessous  de  l'existence  parisienne,  une  figure  de 
second  plan,  toute  pâle,  tout  effacée  :  «Que  faut-il 
faire?  s'écria-t-elle  fanatisée.  —  M'obéir  aveuglé- 
ment, dit  Carlos.  Et  de  quoi  pourriez-vous  vous 
plaindre?  Il  ne  tiendra  qu'à  vous  de  vous  faire  un 
beau  sort.  Une  fois  nos  affaires  faites ,  notre  amou- 
reux est  assez  riche  pour  vous  rendre  heureuse...  — 
Heureuse!  dit-elle  en  levant  les  yeu.x:  au  ciel.  — 
Vous  avez  eu  quatre  ans  de  paradis,  reprit-il;  ne 
peut-on  vivre  avec  de  pareils  souvenirs?  — Je  vous 
obéirai,  répondit-elle,  en  essuyant  une  larme  dans  le 
coin  de  ses  veux.  Ne  vous  inquiétez  pas  du  reste.  Vous 
l'avez  dit,  mon  amour  est  une  maladie  mortelle.  » 

Quelle  scène  que  celle  où  Esther,  résignée,  vêtue 
en  ouvrière,  et  installée  dans  une  misérable  chambre 
garnie,  attend  l'arrivée  de  Nucingen!  Le  contraste 
préj)aré  par  Vautrin  entre  la  jeunesse  de  la  char- 
mante fille  et  le  milieu  sordide  dans  lequel  il  la  pré- 
sente au  vieux  banquier,  évoque  en  notre  mémoire 
de  troublants  souvenirs,  et  la  mystérieuse  poésie 
de  certauK's  j)lanches  des  Caprices  de  Goya,  où 
l'illustre  fantaisiste  nous  montre  de  jeunes  vierges 
livrées  à  de  vieux  déljauchés  !  Néanmoins,  dans  la 
création  de  Balzac,  différents  nous  ap})araisseut  par 
ceitains  jxjjnts  les  personnages  représentés  !  A  Nucin- 


LES    COURTISANES.  121 

gen,  la  suppliant  de  Tacccpter  comme  protecteur, 
Esther  répond  en  laissant  couler  de  grosses  larmes  : 
«Mais  il  le  faut  Ijicn,  monsieur.  »  Nous  voyons  dans 
cette  résignation  à  sa  destinée  quelque  chose  de  tou- 
chant et  d'enfantin  que  ne  nous  suggèrent  pas  les 
eaux-fortes  de  l'artiste  espagnol  !  Elle  agira  désor- 
mais, poussée  par  une  force  irrésistihle,  dont  elle 
sent  seulement  l'impulsion  ,  vers  l'avenir  qui  lui  est 
inconnu,  un  seul  point  restant  clair  pour  clic,  c'est 
que  le  moindre  refus,  d'obéissance  aux  ordres  de 
Vautrin  deviendrait  fatal  à  Lucien.  Tout  est  mené 
par  ce  sinistre  homme  de  génie!... 

Aimer  Lucien  d'un  amour  sans  exemj)le,  être  tout 
pour  lui  et  ne  voir  que  lui  ;  s'être  relevée  à  ses  pro- 
pres yeux  par  la  puissance  de  cette  tendresse;  d'autre 
part,  et  pour  conserver  Lucien,  pour  lui  assurer  une 
vie  Ijrillante,  glisser  à  nouveau  sur  la  pente  fatale 
qui  l'a  conduite  luie  première  fois  à  la  honle;  su[)- 
porter  comme  protecteur  le  baron  de  Nucingen  ,  en 
sachant  qu'un  jour  il  faudra  se  livrer  à  lui,  que  le 
moment  approche  où  l'on  ne  pourra  plus  différer; 
tenter,  en  lui  mot,  une  concilialiou  cuire  un  amour 
qui  la  possède  tout  entière  et  les  caresses  scrviles  qui 
doivent  alioutir  au  don  de  sa  personne  :  tel  est  le  rôle 
de  la  malheureuse  Eslher!  Telle  est  l'impasse  où  elle 
se  trouve  engagée,  et  dout  clic  ne  pourra  sorlir  (juc 
par  la  mort  volontaire,  dénouement  lucvilalde  de  su 
destinée.  Et  pourlant  une  auréoh'  brille  au  front  de 
la  pauvre  (illc,  (piClic  doit  à  la  sincérilé  Ac  sa  ten- 
dresse, à  sa  lin    liagicpic  ;   auréole   que    ne   saurauMit 


122  CHAPITRE   V. 

lui  enlever  ni  les  hontes  de  son  existence  d'autrefois, 
ni  le  marchandage  qui  se  fait  autour  de  sa  personne, 
ni  ses  caresses  payées,  ni  ses  bruyants  retoui's  vers 
son  origine  de  fdle  ;  auréole  de  pitié,  quelque  chose 
de  cette  grâce  innommable  que  la  nature  a  départie  à 
plus  d'une  femme  perdue  et  que  le  poète  se  charge 
d'immortaliser,  en  le  consacrant  par  son  génie!... 

En  composant  le  personnage  d'Eslher,  Balzac  n'a 
pas  fait  une  étude  de  «  courtisane  »  au  sens  véritable 
du  mot,  et  certains  esprits  pourraient  penser,  n'était 
le  titre  même  de  l'œuvre  dans  laquelle  il  Ta  placée, 
qu'il  eût  mieux  convenu  de  l'étudier  dans  le  cha- 
pitre des  a  femmes  malheureuses  ».  En  effet,  si 
nous  écartons  pour  un  moment  ses  origines  et  ses 
débuts,  qui  devaient  en  faire,  comme  la  plupart 
de  ses  semblables,  luie  victime  de  la  société,  un 
être  sacrifié  ;  si  nous  écartons  les  circonstances  qui 
enveloppèrent  sa  destinée  comme  un  réseau  fatal, 
pour  l'envisager  exclusivement  dans  ses  rapports 
avec  Lucien  de  Rubempré;  si,  d'autre  part,  nous 
nous  arrêtons  à  cet  amour,  à  l'élévation  morale 
qu'il  communique  au  personnage,  si  nous  suivons, 
avec  l'intérêt  qu'elle  comporte,  la  transforma- 
tion d'individualité ,  conséquence  de  son  appari- 
tion dans  l'àmc  d  l^sllier,  si  nous  envisageons  en 
dernier  lieu  cette  résolution  finale  qui,  de  propos 
délibéré,  lui  fait  préférer  l'anéantissement  de  son 
être  au  don  de  sa  personne,  la  mort  à  la  honte  de  se 
livrer  sans  amour,  il  faudra  bien  reconnaiire  cpi  d  ne 
subsiste  plus  en  elle  aucun  des  traits  connnuns  à  la 


LES    COURTISANES  123 

courtisane.  De  la  e.  fille  »  elle  ne  présente  ni  Tâpreté 
d'instinct  qui  depuis  la  constitution  de  l'homme  en 
société  a  régi  et  régira  éternellement  cette  dernière  ; 
ni  la  vulgarité  acquise  en  ces  accouplements  d'un 
jour,  qui,  par  une  étrange  ironie  du  sort,  et  comme 
conséquence  extrême  des  civilisations  avancées,  fait 
redescendre  l'être  humain  au  rang  de  l'animalité  d'où 
l'exercice  progressif  de  la  raison  l'avait  fait  sortir; 
ni  enfin  cette  ignorance  des  notions  élémentaires  de 
la  morale,  qui  la  pousse  à  accomplir  sa  fonction 
sociale  comme  une  besogne  de  ruine  et  d'anéantisse- 
ment. Courtisane  dans  la  première  période  de  son 
existence,  Esther,  ne  nous  lassons  pas  de  le  répéter, 
est  rcdcvcnue  femme  et  amante;  telle  elle  est  demeu- 
rée, grâce  à  l'intervention  d'un  sentiment  sincère  et 
sj)ontané;  telle  elle  est  morte,  grâce  à  la  pcr.^^istance 
de  ce  sentiment,  ayant  su  dominer  la  crainte  de  la 
mort  qui  accable  l'être  et  lui  enlève  cette  siq:)rémc 
énergie  qui  fait  du  suicide  un  acte  de  courage,  loin 
qu'il  soit  un  acte  de  lâcheté  ! 

(i  L'inconscience  acquise  "  ,  cette  marque  caracté- 
ristique de  la  «  fille  " ,  elle  ne  devait  pas  échapper  à 
lîalzac,  et  le  grand  écrivain  qui,  tout  vn  peignant  les 
nifcurs  transitoires  de  la  société  où  il  vivait,  devait 
peindre  u  étcnicl  »  en  vertu  dv  la  loiilc-puissante 
vision  de  son  esprit  génêralisateur,  ne  pouvait  la 
méconnaître,  cette  inconscience.  Il  la  jx-inle  dans 
les  personnages  de  la  Comédie  hunuiinc  (pi du  |toiir- 
liiil  ;i|)|i(l('r  les  «  ('((iirlisaiics  de  niêdcr  ",  les  .losé- 
pha ,    les   Jeiuiy   Cadiiie,    h  s    Silidiit/,    les    Mahiga, 


124  CHAPITRE   V. 

ligures  de  second  plan,  mais  qui  n'en  gardent  pas 
moins  leur  importance  et  dont  le  rôle  social  ne  sau- 
rait être  omis.  Elles  apparaissent,  au  cours  de  ses 
études,  instruments  nécessaires  de  l'état  de  choses 
qu'il  décrivait,  accomplissant  leur  besogne  de  dis- 
solution morale  avec  la  rigueur  indéfectible  de  la 
fatalité. 

Ce  n'était  point  à  elles  pourtant  que  devait  aller  sa 
svnipatbie  de  «  créateur  »  .  Le  théoricien  de  la 
volonté,  le  jumeau  spirituel  de  Louis  Lambert,  allait 
réserver  toutes  ses  forces  productrices  pour  un  type 
bien  autrement  vivant  et  agissant,  correspondant 
merveilleusement  à  son  intime  conception  du  monde, 
destiné  à  faire  vibrer,  en  ses  fibres  les  plus  secrètes, 
le  psychologue  artiste  au.\  yeux  duquel  il  ne  saurait 
exister  dans  le  domaine  de  l'art  ni  bien  ni  mal,  mais 
simplement  des  états  d'âme  nécessaires  et  tranchés. 
Certes  il  la  j)einte  avec  amour,  la  courtisane  experte 
en  corruptions  savantes,  pleinement  maîtresse  de  ses 
a  effets  1)  et  consciente  du  résultat  qu'elle  atteindra; 
le  démon  de  ^a  perversité  et  des  roueries  féminines 
masquées  sous  les  dehors  attirants  de  la  vertu  mo- 
deste ;  il  lui  a  communiqué  ce  relief  intense,  marque 
distinctive  des  créations  qui  persistent  à  travers  les 
âges  en  immortalisant  le  nom  de  leur  père  spirituel. 
Valérie  Marneffe  est  au  plus  haut  degré  «consciente» 
de  ses  actes,  et  c'est  bien  ainsi  qu'il  l'a  voulue;  c'est 
ainsi  fju'clle  dut  se  présenter  à  son  imagination,  en  ces 
heures  d'élahoiatiou  mystérieuse  et  de  travad  latent 
fpii  échappent  à  1  aualvse  du  plus   habile   psvcliolo- 


LES    COURTISA^iES.  125 

gue,  mais  durant  lesquelles  se  soudent  et  prennent 
corps  les  traits  divers  de  ces  enfants  du  rêve  qui  sont 
les  personnages  des  poètes  et  des  romanciers.  Telle 
il  l'a  conçue,  non  pas  en  vertu  d'un  contraste  prémé- 
dité entre  sa  nouvelle  création  et  les  tvpes  de  courti- 
sanes qu  il  avait  jusqu'alors  inventés,  —  les  créations 
vivantes  comme  Valérie  Marneffe  ne  surgissent  pas 
à  la  faveur  d'une  idée  abstraite,  —  telle  il  l'a  conçue, 
parce  que  telle  elle  s'imposait  à  son  intelligence 
dans  son  ol  )sédantc  réalité  ! . . . 

Nous  disions  plus  haut  que  pour  le  véritable  artiste 
il  ne  pouvait  exister,  dans  le  domaine  esthétique,  que 
des  états  d'âme  nécessaires  et  tranchés.  Ainsi  en 
va-t-il,  lorsque  le  romancier  est  exclusivement  psy- 
chologue; mais  lorsqu'il  est  doublé  d'un  moi'aliste, — 
et  c'était  le  cas  pour  Balzac,  —  à  coté  de  ces  états 
d'àme  qu'il  constate  et  décrit  pour  le  plaisir  de  pein- 
dre, il  V  a  leur  réaction  sur  le  nulieu  dans  lequel 
ils  se  produisent,  leur  iniluencc  bienlaisante  ou  nui- 
sible, leurs  conséfjuenccs  et  leurs  effets.  A  la  diffé- 
rence i\u  pur  psychologue,  qui  se  contente  d'indiquer 
CCS  influences  par  la  série  des  faits  décrits,  Hal/ac 
les  souligne,  il  y  insiste,  et  la  peine  (ju'il  prend  d'y 
insister  jette  une  lumière  plus  vive  encore  sur  les 
intentions  du  romancier,  sur  les  divergences  (jui 
séparent  les  catégories  de  l'espèce  sociale  dite  cdur- 
tisane  :  le  propre  de  celle-là  est  de  ne  jamais  se 
révéler  telle,  ou  dyi  moins  de  ne  If  l.iiic  (|ii  à  1  heure 
de  sou  liidiuphc  (hliiiilif,  l()is(jii  illr  lient  en  sou 
pouvoii'    la    vi'linic    choisie,     l'.ii    mcnic    ltiii[is    cpie 


126  CHAPITRE   V. 

Balzac  présente  le  type,  il  en  indique  le  danger 
social  :  «  Une  vraie  courtisane  porte,  dans  la  fran- 
chise de  sa  situation ,  un  avertissement  aussi  lumi- 
neux que  la  lanterne  rouge  de  la  prostitution  ou  les 
quinquets  du  trente-et-quarante.  Un  homme  sent 
alors  qu'il  s'en  va  là  de  sa  ruine.  Mais  la  doucereuse 
humilité,  mais  les  semhlants  de  vertu,  mais  les 
façons  hypocrites  d'une  femme  mariée  qui  ne  laisse 
voir  que  les  besoins  vulgaires  d'un  ménage  et  qui  se 
refuse  en  apparence  aux  folies,  entraîne  à  des  ruines 
sans  éclat,  et  qui  sont  d'autant  plus  singulières  qu'on 
les  excuse  en  ne  se  les  expliquant  point.  "  Il  indique 
le  danger,  hien  convaincu  d'ailleurs  qu'il  n'existe 
point  de  remède  possijde,  et  s'appuyant,  comme  tous 
les  esprits  philosophiques,  sur  l'immutabilité  des 
choses  humaines,  car  il  ajoute  cette  phrase  pleine  de 
mélancolie  :  "Valérie  est  une  triste  réalité,  moulée 
sur  le  vif  dans  ses  plus  légers  détails.  Malheureuse- 
ment ce  portrait  ne  corrigera  personne  de  la  manie 
d'aimer  des  anges  aux  doux  sourires,  à  l'air  rêveur,  à 
figure  candide,  dont  le  cœur  est  un  coffre-fort.  » 

Un  ange  au  doux  sourire,  c'est  bien  ainsi  que  la 
délicieuse  Valérie  se  montre  au  baron  llulot  d'Ervy, 
avec  la  souveraine  puissance  de  dissimulation  qui, 
chez  cette  redoutable  petite  bourgeoise,  voile  une 
profondeur  de  perversité  n'ayant  d'égale  (pie  l'ambi- 
tion de  sortir  du  rang  médiot're  où  le  sort  l'a  jetée, 
et  l;i  constitue  rivale  dvs  plus  illustres  courtisanes! 
Fdic  nahircUc  (bi  maréchal  de  Monlcornet,  mariée 
à  un  luisérahh'  employé  (pii  lui   répugne   autant   par 


LES    COURTISANES.  127 

sa  laideur  que  par  ses  mœui^s  inavouaLles,  Valérie 
est  née  avec  cette  délicatesse  de  coniplexion  et  cette 
finesse  aristocratique  qui  font  pour  elle,  des  élé- 
gances de  la  vie  mondaine,  un  besoin  intime,  une 
nécessité.  Joignez  à  cela  la  paresse  la  plus  extrême, 
l'horreur  de  toute  peine  physique,  href  tout  ce  qui 
en  fait  un  exemplaire  achevé  de  la  femme  créole, 
avec  cette  différence  pourtant  qu'une  intelligence 
admirablement  déliée,  une  habileté  su[)réme  à  jouer 
des  rôles  divers,  favorisera  ses  incarnations.  Vivant 
d'une  existence  médiocre,  elle  n'a  qu'un  l)ut,  en  sortir  ; 
et  comme  elle  est  arrivée  à  ce  funeste  moment  où  la 
nécessité  de  vivre  fait  chercher  une  friponnerie  heu- 
reuse, on  se  figure  par  quels  moyens.  La  première 
fois  qu'elle  aperçoit  Ilulot,  leurs  regards  se  croisent 
simplement,  et  cet  instant  lui  suffit  pour  deviner  en 
lui  u  riioinme  à  femmes  »  dans  sa  plus  haute  accep- 
tion ;  elle  apprend  qui  il  est,  et  désormais  elle  n'a  de 
cesse  qu'une  entrevue  ait  eu  lieu.  C'est  d'ailleurs  en 
timide  postulante  qu'elle  se  présente,  alléguant  le 
hasard  ([ui  les  a  fait  se  rencontrer,  ajoutant  que  le  sort 
de  son  mari  est  aux  mains  du  baron.  IIulol ,  (pii  voit 
en  elle  la  jolie  maîtresse  ardemment  convoitée,  cpii  a 
hatc  de  l'avoir  à  bii,  va  ])lus  vite  en  besogne  qu'il  ne 
couvicnl,  SI  bien  (pic  A  alêne  se  trouve  coulrainte  de 
I  arrêter  (bins  son  ébin  ;  elle  joue  la  pudeur  et  le 
désintéressement,  sentant  (jue  b;  [>liis  sur  nioxen 
de  l'attacber  à  elle  est  de  se  monircr  dinV'riMite 
(les  «  (iilcs  "  (pi  d  a  fi'éfjiiciilccs  |ii.s(pi  alors.  Dans 
toute    celle    preiuu're    [larlie    de    son     rôle,    elle    de- 


128  CHAPITRE   V. 

meure  la  petite  l^ourgeoise   rangée  et  craintive,  la 
femme  mariée  fidèle  à  ses  devoirs,  qui  peut-être  Lien 
à  la  longue  se  résignerait  à  faillir,  mais  à  coup  sûr 
n'en  viendrait  à  cette  extrémité  qu'en  faveur  d'un 
attachement  hautement  démontré.  Ce  sont,  pour  lui 
faire  accepter  des  l'iens,  de  gentilles  manières,  de 
pudiques  refus,  toute  la  stratégie  habile  d  une  cour- 
tisane consommée  :   u  Bon  pour  les  ])laccs,  les  grati- 
fications, tout  ce  que  vous  pourrez  nous  obtenir  du 
gouvernement  ;  mais  ne  commencez  pas  par  désho- 
norer la  femme  que  vous  dites  aimer.  Autrement  je 
ne  vous  croirai  pas...  Et  j  aime  à  vous  croire,  ajou- 
tait-elle, avec  une  œillade  à  la  sainte  Thérèse  gui- 
gnant le  ciel.  »   Puis  quelques  instants  après,  jouant 
la  comédie  de  Tamour  avec  une  supériorité  sans  pré- 
cédent, elle  se  montre  jalouse  de  Mme  Hulot,  déclare 
sérieusement  au  baron  qu'elle  ne  conçoit  pas  qu'on 
fasse  une  faute   pour  un  homme  qui   ne   serait  pas 
tout  à  vous.  Chez  lui  ce  n'est  plus  de  l'amour,  mais 
de  l'affolement,  d'autant  mieux  qu  il  n'a  pas  obtenu 
la  plus  petite  faveur,  et  que  Valérie  saura  le  mainte- 
nir en  haleine  jiisqu  au  moment  où  elle   aura  reçu, 
sans  avoir  rien  demandé,  tout  ce  qu'elle  désirait. . .  Ce 
qu'elle  a  voulu,  elle  l'a  eu  :  avancement  pour  Mar- 
neffe,  gratilicalion  à  l'employé,   cadeaux  importants 
qu'elle  a  paru  n  accepter  qu'à  contre-cœur,  qu'elle  a 
pris  néanmoins,   l^lle  s'est  révélée  dans  l'éclat  de  sa 
beauté  au  bal  donné  par  le  baron,  et  lorsque  llulot, 
<Hilili;iiil    tout    pour    elle,    la    reconduit   à    sa    voi- 
ture,   c'est   avec  des  protestations   d'innocence   non 


LES    COURTISANES.  129 

encore  flétine  que  iMme  Marneffe  le  paye  de  ses 
Jjontés;  elle  lui  persuade  qu'elle  en  est  à  sa  première 
faute  ;  elle  a  des  pudeurs,  des  effarouchements  de 
vierge  ignorante  ;  il  ne  s'en  manque  guère  que  le 
vieillard  dupe  s'imagine  avoir  joui  des  j)remiers 
abandons  d'une  femme  qui,  tout  en  étant  mariée, 
serait  demeurée  jeune  fille  !. . . 

Hulot,  pourtant,  ne  saurait  lui  suffire  :  ce  premier 
triomphe  met  en  goût  l'ambitieuse  Valérie.  La  for- 
tune du  baron  est  singulièrement  compromise,  et, 
quelle  que  soit  sa  passion  pour  la  jeune  femme,  la 
ruine  financière  qui  le  menace  devient  un  avertisse- 
ment pour  elle  d'avoir  à  prendre  un  second  protec- 
teur. C'est  alors  que  surgit  à  point  le  vaniteux  Cre- 
vel,  ce  type  admirable  du  bourgeois  enrichi,  du 
commerçant  ^K/rve?»/,  l'homme  qui,  parmi  ses  bonnes 
fortunes,  n'a  point  encore  compté  de  femmes  honnê- 
tes, pour  qui  la  8U[)rème  satisfaction  serait  d'en  avoir 
\}nc\  Il  eiit  fait  des  folies  pour  Mme  Ilulot,  si  la  pau- 
vre femme  y  avait  consenti;  il  en  fera  pour  Valérie. 
Désormais,  elle  mène  de  front  ce  double  amour;  te- 
nant en  main  les  deu.v  vieillards,  les  conduisant  avec 
cette  dextérité  souveraine  qui  ne  faillira  pas  une  mi- 
nute, elle  saura  dispenser  à  chacun  le  genre  cl  la 
dose  de  j)laisir  approprié.  Chez  (.'revel,  elle  taresse 
les  ambitieuses  visées  du  parvenu;  (piaiit  à  Ihdol, 
elle  lui  j)ersua(le  (pi'il  est  toujours  désirabh'  et  (jiie 
les  cheveux  bhmcs  vont  bien  à  sa  njMiic.  «  Valérie 
j)08sédait  des  spécialités  de  tendresse  (jui  hi  rendaient 
indispensable  à  Crevel  aussi   bien  (pi'au   baron.   En 


130  CHAPITRE   V. 

présence  du  monde,  elle  offrait  la  réunion  enchante- 
resse de  la  candeur  pudique  et  rêveuse,  de  la  décence 
irréprochable  et  de  l'esprit  rehaussé  par  la  gentil- 
lesse, par  la  grâce,  par  les  manières  de  la  créole; 
mais  dans  le  téte-à-tète,  elle  dépassait  les  courtisanes; 
elle  y  était  drôle,  amusante,  fertile  en  inventions 
nouvelles.  »  A  certaines  heures,  néanmoins,  l'ennui 
la  prend,  une  sorte  de  rancœur  des  serviles  complai- 
sances et  de  l'étrange  ])esogne  qui  consiste  à  ranimer 
les  désirs  éteints  des  deux  vieillards  :  elle  se  confesse 
à  Lisbeth,  lui  fait  part  de  ses  dégoûts.  "  Lisbeth, 
mon  amour,  ce  matin,  deux  heures  de  Grevel  à  faire, 
c'est  Ijien  assommant!.. .  Oh!  comme  je  voudrais  pou- 
voir t'y  envoyer  à  ma  place!  »  Une  fantaisie  s'est 
emparée  d'elle,  non  ])as  un  amour,  car  l'amour  ne 
saurait  germer  dans  une  pareille  unie;  une  fantaisie 
pour  l'artiste  Wenceslas  Steinbock,  et  ce  caprice 
de  jolie  femme  non  satisfaite  la  torture  comme  une 
vraie  passion  :  »  Aimer  Wenceslas  à  en  maigrir  et 
ne  pouvoir  réussir  à  le  voir!...  Hulot  lui  propose  de 
venir  dîner  ici,  mon  artiste  refuse.  Il  ne  se  sait  pas 
idolâtré,  ce  monstre  d'homme  !  Qu'est-ce  que  sa 
femme?  De  la  jolie  chair.  Oui,  elle  est  belle,  mais 
moi  je  me  sens  :  je  suis  pire!  " 

Pire,  voilà  le  véritable  mot  :  elle  se  juge  elle- 
même,  et  personne  ne  saurait  mieux  dire  })our  carac- 
tériser cette  prodigieuse  incarnation  des  roueries 
féminines.  P'.lle  a^i  pire,  et  elle  aj)})araîtra  bien  telle 
dans  cette  scène  inoublia1)le  où  il  lui  faudra,  mettant 
enjeu  toutes  les  ressources  de  son  esprit,  de  sa  dissi- 


LES    COURTISANES.  131 

mulation  savante,  duper  chacun  des  acteurs  du  drame 
sur  le  compte  de  celui  qu'il  soupçonne.    Crevel  et 
llulot  sont  réunis  chez  elle,   autour  d'une  table  de 
jeu,   se  surveillant  mutuellement,   et  surveillés  par 
l'ignoble    Marneffe  qui  profite  de  leurs  distractions 
pour  les  voler;  par  un  étrange  contraste  psvchologi- 
que,  l'emplové  qui  favorise  les  relations  de  sa  femme 
avec  le  baron,  le  mari  discret  qui  sait  se  retirer  à 
temps,  ne  supporte  qu'avec  peine  les  amours  de  Va- 
lérie et  de  Crevel;  il  est  pris  à  son   égard  de   rages 
sourdes  que    le    commerçant   parvenu    comprend   à 
merveille  et  qui  le  font  filer  doux  au  moment  où  elles 
menacent  d'éclater.  A  la  lueur  des  bougies,  ces  trois 
hommes  se  surveillent,  songeant  chacun  à  sa  passion 
maîtresse;  Marneffe  gardant,  lui   seul,   le   sang-froid 
nécessaire  pour  profiter  de  leurs   moments  d'oubli  ! 
Derrière  cu.k  se  meut,  dans  sa  grâce  et  sa  beauté  fé- 
line, la  délicieuse  Valérie,  qui  dispense  à  l'un  une 
caresse,  à  l'autre  un  sourire,  au  troisième  une  parole 
càbne,  cl,   [)ar  sa  présence,   rend    pos.'^ible   leur   réu- 
nion; ils  n'e.vistent  que  pour  ell(>   et  par  elle;   c'est 
d'elle  que  part  en  quelque  sorte   le   fluide  qui  leur 
commuiii((ue  la  force  d'agir  et  les  mène  à  l'assouvis- 
sauce  de  leurs  pas.sious,   les  coudiiis.iiil  coiunu'  avec 
la  sûreté  d  un  instinct  !   Lullc  IragKpu'  et  sdcucicuse 
<|ui  se   passe   ou   ces   Injis  cervelles  dlKMnuu-,    bien 
faite  pour  leiiler  le  puissant  éciM\;iiri  qn  ehui   i!;il/;ie, 
comme  des    sentimeiils   aiiabjgues   avaieiil    leiile    b: 
|)einlre  élraiige  el  complexe  fpii  s'appelail  (loNa.  Les 
pages  du  romancier  sont  les  digues  rivab-s  des  plan- 


132  CHAPITRE   V. 

ches  de  Taquafortistc  :  elles  exposent  le  problème 
inquiétant  de  la  persistance  des  désirs  et  de  la  toute- 
puissance  de  Tinstinct  sexuel  qui  domine  et  perpétue 
le  monde  ! 

Avec  le  retour  de  son  premier  amant,  le  Brésilien 
Montés,  et  sa  l>rusque  réapparition  dans  le  milieu 
que  nous  venons  d'indiquer,  les  difficultés  s'accen- 
tuent; mais  Valérie  n'est-elle  pas  femme  à  sortir  des 
situations  les  plus  embarrassées?  Après  le  mouve- 
ment de  surprise  et  de  crainte  qui  pourrait  la  traliir, 
et  qu'elle  a  vite  réprimé,  elle  va  nous  offrir  une 
occasion  nouvelle  d'admirer  son  sang-froid,  sa  rare 
entente  des  cboses  de  l'amour.  Avec  Montés,  elle  sait 
qu'elle  n'a  plus  affaire  à  un  vieillard  qu'on  dupe, 
qu'une  caresse  suffit  à  faire  taire;  elle  n'ignore  }ias  la 
violence  de  sa  nature,  et  qu'il  se  joue  de  la  vie  hu- 
maine à  ces  heures  de  colère  aveugle  que  connais- 
sent les  créoles;  elle  saura,  pour  un  moment,  lui  tout 
sacrifier.  Ce  qu'il  lui  faut,  c'est  reprendre  ^lontès, 
mais  en  même  temps  conserver  Hulot,  qui  doit  faire 
la  situation  de  Marneffe,  conserver  aussi  Grevel,  qui, 
par  des  placements  hal)iles  à  son  nom,  lui  constitue 
une  fortune  importante...  Pour  llulot,  elle  sait  qu'il 
est  lié  à  elle  à  1  ont  jamais  par  la  violence  de  la  passion  ; 
elle  n'a  donc  })lus  de  mesure  à  garder;  elle  se  révèle 
à  lui  telle  qu'elle  est  en  réalité,  c'est-à-dire  sans  âme 
et  sans  j)itié.  Si  aveugle  qu'il  soit,  des  soupçons  lui 
sont  venus  sur  K'  Urésibcn,  et  le  pauvre  ])aron  adresse 
à  Valérie  de  timides  reproches  :  «  Aimez-moi  avec 
mes  défauts,  lui  répond-elle,  ou  laissez-moi.  Si  vous 


LES    COURTISANES.  133 

me  rendez  ma  liherté,  ni  vous  ni  M.  Crevel  ne  revien- 
drez ici  ;  je  prendrai  mon  cousin  pour  ne  pas  perdre 
les  mauvaises  hal)itudes  que  vous  me  supposez.  Adieu, 
monsieur  le  baron  Hulot!  »  C'est  elle  qui  fait  la  loi, 
et  hautement  désormais! 

Voyez-vous  comme  elle  s'est  démasquée,  comme 
elle  apparaît  maintenant  sous  son  vrai  jour,  et  avec 
quel  relief,  quelle  implacaLle  énergie,  la  petite  bour- 
geoise pudique,  l'épouse  honnête  et  malheureuse... 
qui,  dans  le  mariage,  n'avait  pas  trouve  la  satisfac- 
tion de  cœur  qu'elle  attendait...  Ainsi  soupirait-elle 
autrefois  sur  la  poitrine  du  crédule  baron.  Avec  Cre- 
vel, elle  tient  aussi  la  dragée  haute  :  c'est  par  la  va- 
nité qu'elle  l'a  pris  ,  c'est  par  la  vanité  qu'elle  le 
conserve;  elle  joue  la  grande  dame,  la  femme  désin- 
téressée; elle  jongle  avec  l'argent  qu'il  lui  offre,  et, 
après  avoir  tiré  de  lui  ce  qu'elle  voulait,  termine  par 
cette  tirade  de  comédienne  :  "  Toujours  des  mar- 
chés! Les  l)Ourgeois  n'apprendront  jamais  à  donner! 
Vous  voulez  vous  faire  des  relais  d'auiour  dans  la  vie, 
avec  des  inscriptious  de  rente!...  Ah!  bouticjuier, 
marchand  de  [)onimade,  tu  étiquettes  tout!...  Vous 
avez,  pour  faire;  vos  fredaines,  trois  cent  luillc  francs 
en  dehors  de  votre  fortune,  un  magot  enfin,  et  vous 
ne  pensez  qu'ù  l'augmenter...  —  Pour  loi,  ma  Valé- 
rie, car  je  t'en  offre  la  moitié  »,  dit-il  en  lomI)aut  ù 
genoux.  l'^Mc  conseut  à  le  relever,  à  (•ouq)ter  son 
argent,  à  lui  permet! ri;  d'écraser  Ilidot  de  son  triom- 
phe; cependant,  elle  court  à  Montés,  et  avec  lui  seul 
elle  se  fait  câline  et  chatte,   comme  elle  sait  l'être, 

g 


134  CHAPITRE   V. 

voulant  avant  tout  le  reprendre.  Le  passage  ne  peut 
être  omis,  car  il  la  peint  tout  entière,  et  résume  en 
son  éloquente  simplicité  le  génie  de  cette  prodigieuse 
créature  :  "  INIaintenant,  écoute-moi  bien.  M.  Mar- 
neffe  n'a  pas  cinq  ans  à  vivre,  il  est  gangrené  jusque 
dans  la  moelle  des  os;  sur  douze  mois  de  l'année,  il 
en  })asse  sept  à  boire  des  drogues,  des  tisanes;  il  vit 
dans  la  flanelle;  enfin,  il  est,  dit  le  médecin,  sous  le 
coup  de  la  faux  à  tout  moment;  la  maladie  la  plus 
innocente  pour  un  homme  sain  sera  mortelle  pour 
lui;  le  sang  est  corrompu,  la  vie  est  attaquée  dans 
son  principe.  Depuis  cinq  ans,  je  n'ai  pas  voulu  qu'il 
m'eml)rassàt  une  seule  fois,  car  cet  homme,  c'est  la 
peste!  Un  jour,  et  ce  jour  n'est  pas  éloigné,  je  serai 
veuve;  eh  bien,  moi,  déjà  demandée  par  un  homme 
qui  possède  soixante  mille  francs  de  rente,  moi  qui 
suis  maîtresse  de  cet  homme  comme  de  ce  morceau 
de  sucre,  je  te  déclare  que  tu  serais  pauvre  comme 
llulot,  lépreux  comme  Marncffe,  c'est  toi  que  je  veux 
pour  mari,  toi  seid  que  j'aime,  de  qui  je  veuille  por- 
ter le  nom.  Serai-je  ta  femme,  Henri?  —  Je  le  jure. 
—  Ce  n'est  pas  assez  :  jure-le  par  les  cendres  et  le 
salut  éternel  de  ta  mère;  jure-le  par  la  Vierge  Marie 
et  par  tes  espérances  de  catholique  !  " 

Le  portrait  vous  paraît-il  complet,  et  pensez-vous 
qu'on  y  pourrait  rien  ajouter?...  Nous  avons  vu  les 
deux  principales  faces  de  sa  nature,  et  tout  ce  qui 
arrivera  j»ar  la  suite  ne  saurait  être  qu'un  développc- 
menl,  une  accentuation  de  ce  que  nous  connaissons 
déjà!  Hulotet  Crevel  sont  retombés  en  son  pouvoir 


LES    COURTISANES.  135 

de  telle  manière  qu'ils  n'en  soiliront  plus  ;  le  Brési- 
lien est  devenu  son  esclave;  du  baron,  elle  a  tiré  jus- 
qu'à son  dernier  sou  ;  il  ne  lui  reste  plus  que  son 
influence  et  les  effets  de  sa  protection;  pour  les  hâter, 
rencontrant  une  résistance,  elle  concerte  avec  Mar- 
neffe  un  flagrant  délit  d'adultère,  et  le  malheureux 
Hulot,  pris  entre  la  honte  d'un  procès  et  l'obligation 
de  procurer  à  Marncffe  un  avancement  scandaleux, 
se  résout  au  dernier  parti.  Les  coups  de  Mme  Mar- 
neffe  vont  au  delà,  et  par  delà  les  premières  victimes  : 
à  la  fille  de  la  baronne  Hulot,  à  la  jeune  Hortense 
Steinbock,  elle  prend  son  mari  ;  des  malheurs  succes- 
sifs accablent  la  famille  déjà  ruinée  par  son  chef,  et 
lorsque  Grevel,  attendri  par  la  douleur  de  Mme  Hu- 
lot, parle  à  Valérie  de  lui  prêter  deux  cent  mille 
francs,  elle  trouve,  pour  le  faire  renoncer  à  son  pro- 
jet, des  accents  inoubliables,  qui  résument  en  une 
scène  la  dou])le  face  de  sa  nature  et  présentent  tour 
à  tour  les  deux  masques  de  la  puissante  comédienne  : 
(i  Sainte  Valérie,  ma  bonne  patronne,  pourquoi  ne 
visitez-vous  pas  plus  souvent  le  chevet  de  celle  qui 
vous  est  conflée?  Oh!  venez  ce  soir,  comme  vous  êtes 
venue  ce  matin,  m'inspirer  de  bonnes  jiensées,  et  je 
quitterai  le  mauvais  seiilicr;  je  rcuoiuerai  comme 
Madeleine  aux  joies  trompeuses,  à  l'éclat  menteur  cbi 
monde,  même  à  celui  que  j'aime  tant!  »  Puis,  [)ous- 
sant  un  infernal  éclat  de  rire  :  »  (Jros  cornichon! 
s'écna-l-cllc,  voilà  la  manière  (h)iit  Ks  fcmiiics  pieu- 
ses s'y  prcniiciit  pour  vous  tirer  une  earotle  de  deux 
cent  mille  francs!  (larde  donc  ton  argent;  si  tu  en  as 


136  CHAPITRE   V. 

de  trop,  ce  trop  m'appartient!  Si  tu  donnes  deux  sous 
à  cette  femme  respectable  qui  fait  de  la  piclc  parce 
qu'elle  a  cinquante-sept  ans,  nous  ne  nous  reverrons 
jamais,  et  tu  la  prendras  pour  maîtresse;  tu  me  re- 
viendras le  lendemain  tout  meurtri  de  ses  caresses 
anguleuses  et  soûl  de  ses  larmes,  de  ses  petits  bon- 
nets guinguets,  de  ses  pleurnicheries  qui  doivent  faire 
de  ses  faveurs  des  averses  !  " 

Quel  trait  pourrait-on  ajouter  qui,  mieux  que  ce 
dernier,  mieux  que  la  scène  entière,  par  son  étrange 
contraste  et  l'àprcté  de  sa  conclusion  ,  résumât  la 
nature  de  Valérie  Marneffe  ?  La  mort  seule  l'ar- 
rête dans  sa  besogne  d'anéantissement  ;  et  lorsque 
vient  l'heure  de  l'expiation,  lorsqu'elle  endure  les 
souffrances  de  l'agonie  la  plus  atroce,  la  mort  par 
empoisonnement ,  la  décomposition  progressive  de 
cette  chair  adorable,  autrefois  objet  d'amour,  objet 
de  dégoût  maintenant,  à  peine  si  la  pitié  nous  prend, 
tant  elle  nous  est  a})parue  comme  un  instrument  de 
torture  et  de  malheur  !  Cette  fin  misérable  nous 
semble  une  revanche  de  la  société  qu'elle  a  pressurée 
sans  trêve  ni  pitié,  un  châtiment  d'en  haut  qui  réta- 
blit, par  sa  suprême  équité,  VéqxiiUhre  du  bien  et  du 
mal  ! 

C'est  un  personnage  bien  curieux  dans  sa  spécialité 
que  cette  n  Flore  J5ra/ier  "  des  scènes  de  la  Vie  de 
province,  dite  »  la  Rabouilleuse  " ,  sorte  de  servante 
maîtresse,  mais  d'un  ordre  plus  raffiné  que  ne  le  sont 
(I  hahitudc;  ces  créatures,  vouée  ])ar  les  circonslances 
qui  entourèrent  sa  jeunesse  à  dominer  une  existence 


LES    COURTISANES.  137 

de  vieux  garçon  :  servante  et  roturière  par  son  ori- 
gine, son  manque  complet  d'éducation  et  cette  vul- 
garité native  que  les  transformations  de  sa  fortune 
ont  eu  peine  à  modifier;  maîtresse  et  courtisane,  mais 
courtisane  inconsciente,  par  la  l)eauté  physique  que 
la  nature  lui  a  départie  et  cette  irrésistible  séduction 
qui  marque  certaines  créatures  féminines  pour  le 
métier  d'amour,  avant  l'âge  de  la  puberté,  alors  que 
s'ébauchent  à  peine  en  leur  personne  les  grâces  en- 
fantines, prélude  des  ravissantes  beautés  qui  affole- 
ront les  hommes,  et  pour  la  possession  desquelles  ils 
se  précipiteront  à  la  ruine  ! 

Prise  à  douze  ans,  cloîtrée  par  un  vieillard  qu'en- 
flamme son  exquise  séduction.  Flore  lirazier,  élevée 
par  ses  soins  et  destinée  à  ses  plaisirs,  trompe  l'at- 
tente de  son  protecteur  et  demeure  vierge  en  dépit 
de  ses  efforts;  instruite  par  les  tentatives  réitérées 
d'une  passion  qui  ne  peut  s'assouvir,  soumise  dès  ses 
[)remièrcs  années  aux  caresses  impuissantes  mais 
révélatrices  du  vieillard,  elle  perd  tout  d'abord  cette 
fleur  d'innocence  qui  est  l'attrait  de  l'enfant,  pour 
apprendre,  avec  sa  finesse  matoise  de  paysanne,  le 
pouvoir  de  sa  beauté  et  la  séduction  de  ses  charmes. 
A  la  morl  i\u  vicilhiid.  elle  loinbc,  coin  ni c  un  objet  de 
succession,  entre  les  mains  de  son  fils,  garçon  d'in- 
telligence obtuse,  mais  en  qui  l'instinct  (]i\  sexe,  hé- 
rité de  son  père,  se  manifeste  avec  une  liruidc  gau- 
cherie :  Jean-.lae(|iies  a  grandi  atqirès  de  l'iore, 
l'amour  s'est  développé  en  lui,  en  même  lein[)S  que 
se  sont  accrues  les  grâces  de  la  jeune  fille.  Ecoutez  la 


138  CHAPITRE   V. 

conversation  qui  s'engage  entre  le  jeune  garçon  et 
Flore  après  la  mort  du  père;  rien  de  plus  frappant 
que  cette  déclaration  d'amour,  cet  appel  du  désir; 
Jean-Jacqvies  voudrait  savoir  l'exacte  vérité  sur  les 
relations  de  son  père  avec  Flore  :  «  Toute  la  vérité 
sur  mon  père  "  ,  demanda-t-il  d'une  voix  étranglée. 
Elle  répond  avec  une  impudeur  et  une  sincérité  qui 
touchent  au  cynisme  :  «  Votre  père,  dit-elle  en 
plongeant  son  regard  dans  les  yeux  de  son  maître, 
était  un  brave  homme.  Il  aimait  à  rire...  quoi!...  un 
brin...  Mais,  pauvre  cher  homme...  c'était  pas  la 
bonne  volonté  qui  lui  manquait.  Enfin,  rapport  à  je 
ne  sais  quoi  contre  vous,  il  avait  des  intentions...  oh! 
de  tristes  intentions.  Souvent,  il  me  faisait  rire... 
Quoi!  voilà...  Après?...  »  Et  le  pauvre  idiot  offre  à 
Flore  de  rester  avec  lui  et  de  devenir  la  maîtresse. 
En  peu  de  temps,  il  s'acoquine  avec  cette  fille,  ne 
pouvant  plus  s'en  passer,  ayant  d'elle  un  besoin  irri- 
tant de  chaque  jour,  souffrant  dès  qu'elle  n'est  plus 
auprès  de  lui;  bref,  attaché  à  sa  destinée  par  des  liens 
si  puissants  qu'en  les  brisant  on  briserait  sa  vie,  et 
que  pas  un  acte  de  sa  volonté,  si  infime  soit-il,  ne  se 
produit  sans  avoir  passé  par  le  contrôle  de  celle  qui 
s'est  emparée  de  son  esprit. 

Vous  pensez  qu'avec  le  succès  raiulace  lui  vient, 
et  qu'ayant  sondé  la  j)rofondeur  d'imbécillité  de  son 
maître,  elle  lui  imposera  les  coudilions  qui  lui  plai- 
ront, sûre  par  avance  qu'juicun  pouvoir  ne  le  déta- 
chera d'elle!  I^lle  s'est  amourachée  d'un  beau  garçon, 
moitié   soudard  ,   moitié  geulilhomme    campagnard, 


LES    COURTISANES.  139 

qui  répond  à  ridée  qu'elle  se  fait  de  la  beauté  mas- 
culine; il  le  lui  faut;  elle  l'aura,  et,  qui  mieux  est, 
elle  l'aura  chez  son  maître;  elle  prétendra  le  lui  im- 
poser, le  faire  manger  à  sa  table,  partager  ses  cares- 
ses entre  le  maître  qu'elle  se  donne  et  celui  qu'elle  a 
subi  pour  atteindre  à  la  fortune.  Elle  est  dégrossie 
maintenant  :  ce  n'est  plus  la  paysanne  habile,  mais 
un  peu  lourde,  du  début;  c'est  la  «  fdle  experte»  qui, 
sachant  exactement  la  mesure  de  son  pouvoir,  en  use 
et  en  abuse  à  sa  fantaisie;  pour  imposer  Maxence, 
elle  emploie  les  arguments  les  plus  divers  et  finit  par 
le  plus  décisif,  montrant  à  Jean-Jacques  la  possibilité 
d'un  abandon  :  «  H  y  en  a  par  la  ville  plus  d'un 
qui  m'a  fait  la  cour,  da!  On  m'offrait  des  chaînes  d'or 
par-ci,  des  montres  par-là...  «  Ma  petite  Flore,  si  tu 
«  veux  quitter  cet  imbécile  de  père  Rouget!  »  Car  voilti 
ce  qu'on  me  disait  dessus.  —  INIoi,  le  quitter?  Ah! 
bien  plus  souvent!  un  innocent  comme  ça,  que  qui 
deviendrait?  ai-je  toujours  répondu.  Non!  non!  où  la 
chèvre  est  attachée  il  faut  qu'elle  broute.  —  Oui, 
Flore,  je  n'ai  que  toi  au  monde,  et  je  suis  trop  heu- 
reux. Si  ça  te  fait  plaisir,  mon  enfant,  nous  aurons 
ici  Maxence  Gilet;  il  mangera  avec  nous.  » 

Cette  femme  si  forte  en  a[)parence,  si  sûre  (rdle- 
méme,  elle  a  toutes  les  faiblesses  dv  lu  chair,  lous  les 
tressaillements,  toutes  les  lâchetés  de  \n  lilK'  en  pré- 
sence du  danger.  Lorsque,  dominée  à  son  tour  par 
Philippe  Bridau,  senlaut  qu'elle  a  trouve  son  maître, 
(jue  le  maître  s'inq)Ose  à  sa  volonté  comiiie  une  lorce 
du  destin,  elh;  v<»it  iniiuiiiente  la  mort  de  Maxence, 


140  CHAPITRE    V. 

lorsqu'elle  comprend  que  tout  va  lui  échapper,  son 
amant  et  sa  fortune,  ou  plutôt  la  fortune  de  Jean- 
Jacques,  si  elle  n'agit  pas  comme  un  instrument  entre 
les  mains  de  Philippe,  elle  tremble  comme  une  per- 
sonne prise  de  fièvre,  clac|ue  des  dents  et  se  soumet. 
(i  Servez-lui  du  bonheur  premier  numéro,  dit  Phi- 
lippe... Commencez  votre  service  des  ce  soir,  car  si 
demain  le  l)onhomme  n'est  pas  gai  comme  un  pinson, 
je  ne  vous  dis  qu'une  chose,  écoutez-la  bien.  Il  n'y  a 
cju'une  seule  manière  de  tuer  un  homme  sans  C|ue 
la  justice  ait  le  plus  petit  mot  à  dire,  c'est  de  se  battre 
en  duel  avec  lui;  mais  j'en  connais  trois  pour  nie  dé- 
barrasser d'une  femme.  Voilà,  ma  biche.  Allez,  dit-il. 
Tenez,  voilà  mon  oncle.  "  En  effet,  le  père  Rouget 
vint  dans  la  rue  prendre  Flore  par  la  main,  comme 
un  avare  eût  fait  pour  son  trésor  :  il  rentra  chez  lui, 
l'emmena  dans  sa  chambre  et  s'y  enferma,  n  Pein- 
ture d'une  haute  et  puissante  signification,  pleine  de 
sous-entendus  mvstérieux,  vagues  et  profonds  comme 
l'instinct  qui  mène  l'homme  et  dirige  le  plus  grand 
nombre  de  ses  actes,  lui  impose  sa  destinée  en  maître 
souverain  (ju'il  est,  et  fait  des  créatures  en  apparence 
plus  agissantes  cjui  l'entourent  les  instruments  aveu- 
gles de  sa  ruine  ! 

Dans  l'œuvre  de  lialzac,  Flore  lirazicr  n'est  pas  la 
seule  de  son  espèce  :  ce  (jui  lui  crée  une  figure  à 
part,  c'est  le  milieu  dans  lequel  elle  se  développe,  le 
milieu  de  province,  nécessairement  restreint,  où  il 
est  impossd)le  (jue  sa  natiiri'  de  u  lilK'  "  prenne  toute 
re.vtension    (pi'clle    com[)orte!    Modifiez    le    milieu. 


LES    COUISTISANES.  141 

transportez-la  à  Paris,  soumctlez-la  au  régime  des 
actrices  Je  petit  tlicàtrc,  elle  deviendra  vite  la  rivale 
des  Jcnny  Cadine  et  des  Joséplia  ;  peut-être  même 
sera-t-elle  pire  que  celles-ci.  Toutes,  en  effet,  ou 
presque  toutes  ont  commence  comme  elle,  et  c'est 
dans  ral)andon  des  années  de  jeunesse  qu'il  faut 
chercher  le  secret  de  leur  existence  !  A  l'origine  de 
toute  destinée  de  a  tille  >' ,  il  v  a  immanqiial)lemcnt  une 
faute  qui  ne  saurait  lui  être  imputée,  et  dont  la  société 
seule  est  responsaljle.  La  vertu  de  la  femme  n'existe 
et  ne  suhsiste  que  grâce  aux  protections  sociales 
dues  à  l'éducation  et  au  milieu  ;  à  \  édncalioii  d'aljord, 
car  il  est  clair  que  l'ignorance  dans  laquelle  ou  tient 
les  jeunes  filles  des  classes  aisées  ne  contrihue  pas 
peu  à  les  empêcher  de  faillir;  au  nnlieii  enfin,  car 
telle  liherté  prise  avec  une  jeune  fille  qui  n'est  point 
du  monde,  et  parlant  sans  conséquence,  deviendrait 
aussitôt  un  outrage  des  plus  graves  à  l'égard  de  celles 
que  l'ordre  social  protège!  Faisons  ahstraction  pour 
un  moment  de  ces  deux  facteurs,  l'éducation  et  le  mi- 
lieu ;  la  vérité  cruelle  se  dressera  devant  nous!  H  est 
peu  de  pages  qui  le  fassent  mieux  conq)rendre  dans 
l'œuvre  entière  de  Balzac  que  celles  où  le  roman- 
cier nous  montre,  à  la  fin  de  la  Cousine  licite,  la  ba- 
ronne Ilidot  tentant  d'inculquer  des  principes  de 
morale  dans  l'àme  naïve  et  rudimentaire  de  la  jxiite 
Alala  .liidici.  Livrée  par  ses  parents  an  père  \  vder, 
(jiii  n'est  mil  re  (pic  1 1  iilol ,  I  en  la  lit  est  aussi  étrangère 
ù  toute  notion  niuiide  (pi(>  raiiiiii;il  ddininé  par  l'in- 
stinct; pour  elle,  K"  monde  se  divise  en  deux  classes 


142  CHAPITRE   V, 

de  i^ens  :  ceux  qui  la  battent  et  ceux  qui  lui  donnent 
des  friandises.  Des  premiers  ,  elle  s'écarte  avec 
crainte;  avec  les  autres,  elle  est  pleine  de  confiance: 
le  père  Yyder  est  de  ce  nombre,  et  voilà  pourquoi 
elle  raime  :  "  Depuis  deux  mois,  je  ne  sais  plus 
ce  que  c'est  que  d'avoir  faim!  Je  ne  mange  plus  de 
pommes  de  terre.  Il  m'apporte  des  ])onl)ons,  des  pra- 
lines. Oh!  que  c'est  bon,  le  chocolat  praliné!...  Je 
fais  tout  ce  quil  veut  pour  un  sac  de  chocolat. . .  —  Eh 
bien,  pourquoi,  mon  enfant,  ne  ferais-tu  pas  ton  mai'i 
du  père  Vyder?...  —  Mais,  c'est  fait,  madame!  dit  la 
jeune  fille  en  regardant  la  baronne  d'un  air  plein  de 
fierté,  sans  rougir,  le  front  pur,  les  veux  calmes.  Il 
m'a  dit  que  j'étais  sa  petite  femme...  Mais  c'est  bien 
embêtant  d'être  la  femme  d'un  homme!...  Allez, 
sans  les  pralines!  —  Mon  Dieu,  se  dit  à  voix  basse  la 
baronne,  quel  est  le  monstre  qui  a  pu  abuser  d'une 
si  complète  et  si  sainte  innocence?  Moi,  je  savais  ce 
que  je  faisais,  se  dit-elle  en  pensant  à  la  scène  avec 
Grevel;  elle,  elle  ignore  tout!  " 

Quelle  lumière  ne  jette-t-elle  pas  siu"  les  réalités 
sociales,  cette  dernière  phrase  venant  après  le  dia- 
logue de  Mme  Hulot  et  d'Atala  Judici!  A  qui  })eut 
voir  au  delà  des  faits,  et  comparer  en  remontant  aux 
causes,  il  apparaît  clairement  que  le  mal  dont  la  so- 
ciété se  plaint  est  dû  tout  entier  à  l'organisation  sociale 
elle-même.  —  La  petite  Atala  Judici,  c'est  une  future 
Josépha,  ou,  si  vous  aime/,  mieux,  Josépha  a  com- 
mencé par  être  une  Atala  Jticbci,  une  Olympe  Bijou, 
celte  aulre  eiifanl  de  quatorze  ans   (|ii('  .loscplia  pro- 


LES    COURTISANES.  143 

pose  à  Hulot  :  "  Je  connais  Bijou,  c'est  moi-même  à 
quatorze  ans.  J'ai  sauté  de  joie  quand  cctaljominable 
Crevel  m'a  fait  ces  atroces  propositions-là.  Eh  bien, 
viens;  tu  seras  emballe  là  pour  trois  ans;  c'est  sage, 
c'est  honnête,  et  ça  aura  d'ailleurs  des  illusions  pour 
trois  ou  quatre  ans,  pas  plus.  "  Alors,  en  effet,  et  peu 
à  peu,  la  u  fille  "  se  développera  chez  l'enfant  trom- 
pée :  Olympe  Bijou  deviendra  Josépha  et  saura  se 
venger  cruellement,  sans  en  avoir  conscience  sou- 
vent, des  infamies  supportées  ! . . . 

On  pourrait  éprouver,  au  premier  abord,  quelque 
surprise  à  voir  figurer  parmi  les  «  courtisanes  » 
la  séduisante  Mme  de  Rochefide.  C'est  que  nous 
entendons  donner  à  cette  expression  un  sens  plus 
étendu  que  celui  qu'il  comporte  d'habitude.  Dans 
son  sens  étroit,  une  «  courtisane  n ,  c'est  toute 
femme  qui  fait  métier  de  son  corps,  qui  le  livre  sans 
amour,  pour  en  tirer  profit  :  telle,  la  malheureuse 
Esther,  que  les  circonstances  impitoyables  ont  con- 
damnée à  une  prostiluliou  prématurée,  et  que  son 
ardent  amour  liii-méiiie  est  impuissant  à  relever;  telle 
encore,  et  au  prciuierchef,  radoral)le  et  perverse  Valé- 
rie Marncffe,  la  plus  séduisante  cl  la  plus  dangereuse 
de  toutes;  enlin,les  Jenny  Cadine,  les  Josépha, 
qui  rcj)résentent  le  type  classique,  se  parent  de  leur 
débauche  et  exercent  leur  métier  à  la  face  de  tous 
avec  uuc  iMsnIl.inIc  provociilKin  !  Mais  si,  dans  Ténu- 
méralion  des  Ivpes  pouvant  rentrer  dans  celte  caté- 
gorie sociale  dite  la  «  courtisane  "  ,  on  s'en  tenait  aux 
trois  classes  de  femmes  que  nous  venons  d'indi(juer, 


144  CHAPITRE   V. 

Fexpression  conserverait  son  sens  étroit,  et  c'est 
dans  son  sens  large,  avons-nous  dit,  qu'il  convient 
de  l'envisager. 

Par  courtisane,  nous  entendons  encore,  —  et  qui 
viendra  nous  contredire? —  ces  femmes  qui,  ayant 
une  àme  pour  aimer,  luie  beauté  faite  pour  rendre 
un  amant  heureux,  se  servent  de  cette  beauté  pour 
déchirer  par  morceaux  et  à  plaisir  le  cœur  de  1  homme 
qui  les  adore,  d'autant  plus  redoutables  qu'elles  se 
couvrent  du  masque  trompeur  de  la  distinction  et  de 
l'élégance  mondaine.  Lisez  le  portrait  que  Camille 
Maupin  fait  de  Béatrice  de  Rochefide.  «  Béatrice 
est  une  de  ces  blondes  auprès  desquelles  la  ])londe 
Iwe  paraîtrait  une  négresse.  Elle  est  mince  et  droite 
comme  un  cierge  et  blanche  comme  une  hostie... 
Son  front  est  magnifique,  mais  un  peu  trop  auda- 
cieux. Ses  prunelles  sont  vert  de  mer  pâle  et  nagent 
dans  le  blanc  sous  des  sourcils  faibles,  sous  des  pau- 
pières paresseuses...  La  nature  lui  a  donné  cet  air  de 
princesse  qui  ne  s'acquiert  point,  qui  lui  sied  et  révèle 
soudain  la  femme  noble...  »  En  réalité,  cette  Béatrice 
n'est  qu'une  coquette  chci'chant  à  jouer  avec  l'amour 
de  Calyste  de  Guénic,  ne  visant  qu'à  une  chose  :  se 
faire  désirer,  le  conduire  à  la  minute  du  bonheur, 
puis  se  retirer  traîtreusement;  ce  qu'elle  éprouve  pour 
lui,  c'est  une  sorte  de  fantaisie  bizarre.  Lisez  la  lettre 
qu'elle  lui  envoie,  en  réponse  à  celle,  si  passionnée 
et  si  sincère,  dans  laquelle  il  lui  dévoilait  sa  ten- 
dresse. VAXç.  use  de  tous  les  artifices  à  l'aide  desquels 
elle  peut  justifier  un  refus  :  elle  se  couvre  d'un  man- 


LES    COUr.TISA.NKS.  145 

teau  d'honnêteté;  elle  jouo  la  femme  chaste  qui  res- 
pecte le  devoir  et  la  parole  donnée;  elle  invoque, 
pour  se  refuser,  la  peine  qu'elle  causerait  à  la  mcro 
de  Calvste. 

La  véritahle  nature  de  i.  fille  "  apparaît  dans  la 
scène  avec  Camille  ^laupin,  alors  que  la  malheureuse 
femme,  lassée  du  sacrifice  sublime  qu'elle  a  fait  en 
renonçant  à  Calyste,  se  sent  mordue  au  cœur  par  une 
indomptable  jalousie;  elle  pousse  le  raffinement  jus- 
qu'à lui  mettre  sous  les  veux  la  lettre  de  Calyste. 
Après  la  promenade  dans  les  rochers  et  la  tentative 
homicide  de  Calyste,  c'est  encore  la  coquetterie  qui 
domine  :  «  Ses  coquetteries  furent  alors  d'autant 
j)lus  tenaces  qu'elle  se  sentit  plus  faible.  Elle  joua  la 
malade  pendant  un(î  semaine  avec  une  charmant*' 
hy[)0crisie.  "  lîalzac  l'a  définie  (Inii  mot  :  elle  est  de 
race  féline. 

Mais  c'est  après  le  mariage  de  Calyste,  lorscpi'elle 
a  résolu  de  le  reprendre  tout  entier,  c'est  alors  (prelb- 
devienl  redoutable  et  se  dresse  dans  toute  sa  puis- 
sance i.  Elle  avait  imaginé,  comme  toutes  les 
femmes  abandonné(!S,  de  se  donner  l'air  vierge.  " 
Klle  joue  le  sentiment  avec  des  larmes  dans  la  voix, 
(julyste  s'y  laisse  j)reii(li'e  coinme  au  prenner  jour 
Lorsfpie  enlin  elle  est  sure  de  lui,  si  faible,  si  fémiiim, 
elle  lui  lail  fouler  aux  pieds  les  senlimeuls  les  j)liis 
chers,  les  devoirs  les  j)liis  sacrés,  n  Trois  lieures 
se  passèrent,  pendant  les(|uelles  Mme  de  Hochefide 
maintint  Calyste  dans  l'observalioii  de  la  foi  conjii- 
gah;  en  lui  posant  l'horrible  iilliiuatiim  (liiiie  reiioii- 

9 


140  CHAPITRE   V. 

dation  radicale  à  subir. . .  "  Votre  femme  vous  est  en- 
core chère  » ,  dit-elle  en  le  regardant  d'un  air  froid  à 
lui  ^eler  la  moelle  des  os;  allez,  «allez  dîner  avec 
elle.  " 

De  Valérie  Marneffe  ou  de  Béatrice  de  Rochefide, 
quelle  est  la  plus  redoutable?  Il  serait  difficile  de 
décider.  Elles  sont  «  conscientes  »  de  leurs  actes  au 
même  degré  :  c'est  ce  qui  frappe  le  plus  en  elles  et 
pcriuet  de  les  rapprocher!. . . 


CIJAPITUE   VI 

LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS. 

J^c  roman  de  caractères  et  le  roman  de  mœuis.  —  Balzac  a  excellé 
dans  les  deux.  —  Diversité  des  êtres  et  des  destinées.  —  Il  ne 
vit  dans  le  monde  que  des  forcex  en  mouvement. 

Goriot  :  cai'actère  absorbant  de  son  amour.  —  En  quoi  il  a  donné 
prise  aux  attaques.  —  Goriot,  création  sliakespearicnne.  —  Hap- 
procliement  avec  le  roi  Lear. 

Persistance  de  l'instinct  sexuel.  L'amnui-  clic/   le  vieillard  :  Ilnlot. 

—  Caractère  trafique  et  douloureux  de  sa  passion.  —  H  la 
constate  et  la  déplore  lui-nicme.  —  Jusqu'où  il  descend.  — 
llulot  est  un  véritable  symbole. 

Les  passions  érjoïstes  et  les  paashtm  ultruistes.  —  L'avarice,  passion 
égoiste.    —  J/absorption  monomaniaque  :  Grandet. 

Vautrin  :  Sa  sijjniHcation  et  sa  portée  synd)olique.  —  Tout  est 
clrangc  et  hors  cadre  en  lui.  —  Ses  vues   d'ensemble  sur  la  vie. 

—  Son  don  de  pénétration  psychologique,  l'récisionet  hardiesse 
de  ses  jujjements.  —  Il  est  artiste  et  poète.  —  Transposition  ou 
dédoublement   tic   sa  personnalité.  —   Ses  amours  et  ses  haines. 

—  La  plus  haute  lijjure  de  iSal/.ac. 

Nouvelle  application  de  la  théorie  i\cs  forces  :  Philippe  Bridait. 

1.  idée  Hxe  ou  mouoiuanic  :  lialttiazar  Clues.  —  La  maladie  men- 
tale inguérissable. 

Les  personnajies  excessifs  chez,  ilickciis  cl  ll,d/.a<-.  — •  l»ans  Icuis 
créations  on  retrouve  les  (pialilés  ih"  leiu-  race.  —  (Iliaque  ten- 
dance doit  cire  poussée  à  l'excès  poui'  <lr<'  couq)risc.  —  Les 
passions  (u'ijjiiu.-lles  et  les  passions  tardives  :  les  premières,  bicu- 
laisantes  ;  les  secondes,  nieurlricies. 

Iilciitilé  foncière  de  l'àuu'  humaine. 

Dans  Miif  [x'-iirtiaiilc  Oliidc  ilc  |)sycl)olo(jio,  iiii  (N- 


lis  CIIAPITIIK    VI. 

nos  })lus  suljtils  cssavistes  modernes  (1)  distingue 
parmi  les  romanciers  ceux  qui  ont  fait  porter  leurs 
observations  sur  les  caractères,  et  ceux  qui,  plus 
particulièrement,  se  sont  montrés  des  peintres  de 
mœurs.  Il  établit  une  différence  capitale  entre  ces 
deux  pleures  d'écrivains,  soutenant,  avec  preuves  à 
l'appui,  qu'ils  relèvent  de  facultés  d'observation 
radicalement  contraires,  et  que  leur  talent  implique 
une  vision  de  la  vie  tout  opposée.  »  Le  caractère, 
dit-il,  résume  les  traits  par  lesquels  un  homme  se 
distingue  des  autres;  les  mœui's  résument  les  traits 
par  lesquels  il  ressemble  à  toute  une  classe.  Repré- 
senter des  caractères,  c'est  donc  peindre  des  })er- 
sonnages  en  saillie;  représenter  des  mœurs,  c'est 
peindre  des  personnages  de  facultés  moyennes.  '> 
L'idée  était  féconde  en  aperçus  nouveaux  ;  aussi  y 
revint-il  avec  insistance  en  plusieurs  de  ses  autres 
études  :  elle  lui  j)ermit  de  nettement  différencier  un 
Stendhal  par  exemple,  peintre  unique  de  caractères 
et  de  caractères  excessifs,  d'un  FIuid)ert,  dont  la  mar- 
que propre,  si  l'on  s'attache  à  ce  point  de  vue,  fut  de 
représenter  exclusivement  des  personnages  de  facul- 
tés moyennes,  a  Peut-être,  dit-il  en  concluant,  l'art 
suprême  consiste-t-il  à  égab-r  la  richesse  de  la  nature, 
bujuelle  produit  en  même  temps  des  groupes  entiers 
d'hommes  semblables  et  des  génies  exceptionnels.  » 
Enoncer  une  pareille  idée,  c'est  prononcer  le  nom 
même  de  lialzac.  L'artiste  dont  le  génie  créateur  sut 

(i)  M.  Paul  lîourjjct. 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  1  iO 

concevoir  et  développer  en  leurs  détails  les  traits  de 
mœurs  infiniment  variés  des  personnages  qui  pul- 
lulent dans  des  œuvres  comme  les  Employés  et 
les  Petits  Bourgeois ,  1  artiste  qui  fut  capable  en 
même  temps  de  modeler  la  puissante  figure  d'un 
(irandct  et  d'un  Vautrin,  d  un  Philippe  Bridau  et 
d'un  Hulot,  un  tel  artiste  mérite  sans  conteste  d'être 
appelé  le  «  lUval  de  la  Nature  " ,  parce  que  la  vision 
((u'il  eut  de  la  vie  égale  en  puissance  et  en  com- 
plexité la  réalité  des  choses  et  des  êtres  qui  posaient 
devant  ses  yeux.  Il  eut  cette  faculté  supérieure  de  ne 
point  voir  seulement  les  groupes  d'individus  médio- 
cres qui  s'agitent  dans  leur  milieu  social,  sans  inihicnce 
sur  ce  milieu,  mais  encore  d  imaginer,  de  dresser 
debout,  en  leur  éclatant  relief,  quelques-uns  de  ces 
êtres  excessifs  qui,  jiar  lexagération  de  passions 
maîtresses  et  exclusives,  dominent  le  monde  envi- 
ronnant et  pèsent  de  tout  leur  jioids  sur  les  desti- 
nées qui  les  entourent! 

La  nature,  en  créant  la  diversité  des  êtres,  créa  du 
même  coup  la  diversité  des  destinées.  Klle  voulut,  du 
liaul  en  bas  de  rêcliellr.  (pie  rexisleuee  (K'S  |)bis 
faibles  demeurât  subordonnée  à  lêiierjjie  des  plus 
forts;  elle  uistitua  une  sorte*  de  hiérareliie  dont  le 
pruK  ij)e  suprêuie  e.sl  uu  |)()u\<iir  (li.sliuel  de  persé- 
vérer dans  rexisleuee,  j)rop(»rliouuê  à  la  force  de 
eluKpie  individu  autant  (pi'à  l'êiu'rgic  des  individus 
xoisins!  M.il/;ic  avait  puissammeiil  compris  celle  loi 
de  réaelioii  (|iii  (l<uiiiiie  l;i  \  le  |)li\siipie  aussi  bien 
<|ue  l.'i  vie  iiior.ile,  cl  eoiniue  il  [oiiissail  iiiieii\  (oi  au- 


150  CHAPITRE   VI. 

cun  autre  de  cette  aclmlral)le  faculté  d'imaginer  les 
énergies  supérieures,  il  devait  nous  laisser  du  monde, 
à  ce  point  de  vue,  une  image  aussi  puissante 
qu'exacte.  Il  possédait  en  effet  ce  don  de  suivre,  par 
l'imagination  sympathique,  le  travail  intérieur  qu'o- 
père dans  une  amc  humaine  rexistencc  ahsorhante 
d'une  passion  maîtresse,  soit  que  cette  passion,  par 
un  agrandissement  de  la  personnalité  qu'elle  domine, 
la  hausse  à  des  destinées  supérieures,  soit  que,  au 
contraire,  par  un  rétrécissement  progressif  de  cette 
personnalité,  elle  la  déjirime  et  la  précipite  à  Tanéan- 
lissement!  Vautrin  d'une  part,  Ilulot  de  l'autre  :  ces 
deux  noms  prononcés  suffisent  pour  illummcr  l'idée 
que  nous  exprimons.  Il  vit  autour  de  lui,  comme  il 
est  vrai  que  cela  seul  existe,  un  cnsemhle  de  forces 
réagissant  les  unes  sur  les  autres,  et  la  grande  loi 
iWinité  deplan  ((),  fpii  Favait  si  fortement  séduitdans 
le  domaine  de  la  vie  phvsique,  le  conduisit,  par  une 
vaste  et  soudaine  généralisation,  à  concevoir  le  monde 
moral  à  l'image  du  monde  physifjuc  !. ..  Si  mainte- 
nant nous  revenons  à  l'idée  par  laquelle  nous  com- 
mencions ce  chapitre,  nous  pouvons  dire  qu'après 
avoir  été,  ou  plus  exactement  en  même  temps  qu'il 
était  le  peintre  de  mœurs  le  plus  complexe  et  le  plus 
exact  de  son  époque,  il  se  révélait  le  ])eintre  de  carac- 
tères le  plus  énergique  :  d'où  sou  universalité,  comme 
sa  ])lace  unique  dans  l'histoire  littéraire  du  siècle!... 
Il  est  des  existences  que  la  destinée  poursuit  avec 

(Il  V(jir  noli'c  (';lii(Ic  sur  la  l'irlacc  (le  la  Cvnicdie  liiuiiaiiic 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  151 

un  opiniâtre  acharnement;  tel  le  père  »  Goriot  i> ,  et 
Balzac  le  montre  ainsi,  dès  les  premières  pages  de 
l'œuvre,  aux  prises  avec  les  pensionnaires  de  la 
maison  Vauqucr  :  —  »  Y  avait-il  donné  lieu  par  quel- 
ques-uns de  ces  ridicules  ou  de  ces  bizarreries  que 
Ton  pardonne  moins  qu'on  ne  pardonne  des  vices? 
Ces  questions  tiennent  de  près  à  bien  des  injustices 
sociales.  Peut-être  est-il  dans  la  nature  humaine  de 
tout  faire  supporter  à  qui  souffre  tout  par  humilité 
vraie,  par  faii>lesse  ou  par  indifférence?  "  —  Obser- 
vation saisissante  et  qui  touche  les  insondaldes  pro- 
fondeurs de  la  lâcheté  humaine,  en  même  temps 
qu'elle  découvre  la  véritaldc  nature  de  Goriot,  l'indif- 
férence; il  supporte  tout  par  indifférence  pour  ce  qui 
n'est  pas  son  unique  passion,  sa  passion  maîtresse  et 
dominatrice  :  l'amour  de  ses  filles.  I''n  toutes  cir- 
constances de  la  vie  il  est  comme  as.soiq)i  ;  dès  qu'on 
lui  parle  de  ses  filles,  ou  (pi'il  comprend  qu'on  va  lui 
en  parler,  c'est  un  réveil  subil,  une  sorte  de  galvani- 
sation de  son  être.  lu'<>utez-le,  eulreteuaut  lîasiignac 
de  ses  lilles;  \\  bu  raconte,  avec  (juelbî  passion!  la 
joie  qu'il  éprouve  m  les  voyant  simplement  dans 
leur  voiture  aux  (Ihanq)s- l''Ivsées  —  u  .le  les 
attends  au  passage;  le  ((iiir  mm-  bal  (juand  bs  voi- 
tures arrivent;  je  les  admire  diuis  leur  loibllc;  elles 
me  jettent  en  passant  un  petit  riri;  (pii  me  doie  la 
nature,  <'omme  s'il  v  lombail  un  layon  de  (piebpie 
beau  soleil...  .l'aime  les  cbeNanx  (pu  les  (raineni,  et 
le  voudrais  élre  le  |ielil  (bien  (jii  elles  oiil  siii"  leurs 
genoux   ..  1)     —    l'.l    (piaiid     lbisli;;iiae     lui    demande 


15-2  CIlAPnUK    YI. 

comment  il  se  fait  qu'ayant  deux  filles  si  richement 
mariées,  leur  père  vive  si  misérablement:  —  a  A 
quoi  cela  me  servirait-il  d'être  mieux?...  Tout  est  là, 
ajouta-t-il  en  se  frappant  le  cœur.  Ma  vie  à  moi  est 
dans  mes  deux  fdlcs  !  "  —  Tout  passe  après  cet  amour, 
ou  plutôt  rien  n'existe  de  ce  qui  n'est  pas  cet  amour  : 
les  lois  de  la  société,  les  convenances,  la  morale 
reçue,  tout  cet  ensemble  de  conventions  qui  mène  le 
monde,  nécessaires  à  son  ])on  ordre,  il  ne  les  con- 
naît plus,  du  moment  qu'il  s'agit  du  bonheur  de  ses 
filles  ! 

Ici  nous  touchons  à  la  partie  contestable,  à  cer- 
tains yeux,  du  caractère  de  Goriot.  Imaginez  un  père 
autre  que  lui,  aimant  sans  doute  passionnément  ses 
enfants,  mais  pour  qui  la  paternité  ne  soit  pas  un  sen- 
timent exclusif,  pour  qui  elle  ne  tienne  pas  lieu  de 
ciel,  de  religion,  de  tout;  un  père  enfin  pour  qui  elle 
ne  soit  pas  V absolu  comme  elle  l'est  pour  Goriot.  Ses 
enfants  ont  été  mal  mariées,  Delphine  surtout;  il  dé- 
plorera leurs  malheurs;  il  détestera  les  maris;  peut- 
être  tentera-t-il  de  les  débarrasser  légalement  du 
lien  conjugal;  en  un  mot,  il  considérera  la  morale,  la 
loi,  la  société,  avant  le  bonheur  de  son  enfant.  Mais 
j)Our  Goriot  il  n'en  sera  pas  ainsi.  La  société,  c'est  sa 
lillc;  la  religion  et  le  ciel,  ce  sont  les  yeux  de  son 
enfant.  Il  l'aime,  ne  peut-on  le  dire?  à  la  fois  comme 
un  père  et  comme  un  auiant.  Un  jeune  homme  se 
présente,  beau,  élégant,  distingue,  capable  de  faire 
le  boidu'ur  de  Delphine.  Que  fera  (îoriot?  Peut-être 
(hiiis  \\\  réalité  pareille  chose   ne   se  supporterait-elle 


LES    PEUSOXXAGES    EXCESSIFS.  153 

j)as?  Toujours  est-il  (jue  Goriot  n'a  de  cesse  qu'il 
n'en  ait  fait  l'amant  de  Delphine;  il  joue  pour  ainsi 
dire  le  rôle  d'entremetteur...  Eh  bien!  qu'en  ré- 
sulte-t-il  au  point  de  vue  poétique?  Cette  hardiesse 
n'est-elle  pas  une  grandeur  de  plus  dans  le  déve- 
loppement du  caractère?  Elle  est  une  grandeur  parce 
qu'elle  est  une  vérité;  il  était  impossil)le  qu'il  se 
conduisît  autrement,  ce  »  Christ  de  la  paternité  "  .  La 
logique  de  l  œuvre  impliquait  ce  dénouement.  La 
question  vaut  qu'on  y  insiste,  car  le  développement 
j)Svchologi(|ue  de  (loriot  à  cet  égard  est  une  des  plus 
saisissantes  parties  de  l'd'uvre  :  —  «Mon  Dieu!  un 
homme  (jui  rendrai!  ma  j)elite  Delphine  aussi  heu- 
reuse qu'une  femme  1  est  quand  elle  est  l)ien  aimée, 
mais  je  lui  cirerais  ses  hottes,  je  lui  ferais  ses  com- 
missions !  ))  —  "Oh!  que  je  vous  aimerais,  mon  cher 
monsieur,  si  vous  lui  plaisiez!  continua-t-il  à  Rasti- 
gnac;  vous  êtes  bon,  vous  ne  la  bousculeriez  pas  !  »  — 
Et  plus  tard,  (piand  les  entrevues  de  Del[)hine  avec 
llaslijjuac  ont  été  organisées  par  (Joriot,  quand  il 
leur  a  inénajjé  un  petit  nid  p(»ur  abriter  leurs  amours  : 
—  Il  Elle  est  si  malheureuse  de  ne  rien  connaître  aux 
plaisirs  de  c(;  monde  que  je  l'absous  de  tout...  Vous 
la  rendrez  bien  heureuse,  prometlez-le-nioi  !  Vous 
irez  ce  soir,  n'esl-ee  pas?  " 

l\ncore  iiiu!  fois,  de  semblables  paroles  dans  la 
houche  d'un  père,  uiu;  pareille  situation,  un  Ici  rôle 
seraienl  insoulonables,  si  ce  père  n'élail  pas  (loriot. 
Il  a  fallu  loiih;  I  audace  du  génie  de  l!al/.ae  pour 
concevoir  1111  pareil  (\|»i'.  cl  I  a\aul  coiicii.  le  pousser 


154  CHAPITRK    VI. 

ainsi  jusqu'à  ses  extrêmes  conséquences.  Je  ne  crois 
pas  que  le  moindre  scrupule  ou  la  moindre  hésita- 
tion ait  pu  exister  un  seul  instant  dans  la  pensée  du 
créateur.  Tout  le  développement  du  drame  —  car 
c'est  l)ien  un  drame  qui  se  développe,  et  le  plus 
poignant  —  a  dû  s'imposer  à  son  esprit  avec  un 
caractère  d'inéluclaMe  nécessité. 

Elles  sont  d'ailleurs  durement  expiées,  les  faiblesses 
de  Goriot.  Toute  la  fin  de  sa  vie  nous  montre,  et  avec 
quelle  tristesse  poignante!  les  longues  heures  du 
martvre.  Il  est  expirant  et  il  rêve  de  ses  filles  :  • — 
li  Pas  une  de  ses  filles  ne  viendrait,  s'écria  Rastignac. 
Je  vais  écrire  à  toutes  les  deux!  — Pas  une,  répondit 
le  vieillard  en  se  dressant  sur  son  séant.  Elles  ont 
des  affaires,  elles  dorment,  elles  ne  viendront  pas,  je 
le  savais.  Il  faut  mourir  pour  savoir  ce  que  c'est  que 
des  enfants...  Ah!  mon  ami,  ne  vous  mariez  pas, 
n'ayez  pas  d'enfants.  Vous  leur  donnez  la  vie,  ils  vous 
donnent  la  mort.  "  —  Seules  paroles  de  reproches 
qui  sortent  de  la  houche  du  malheureux  abandonné. 
Ses  derniers  mots  sont  pour  pardonner  :  il  expire  en 
souj)iraiit  :  »  Mes  anges  »  ,  croyant  toucher  les  che- 
veux de  ses  filles,  alors  (ju'il  touche  ceux  des  deux 
étudiants  qui  le  soignent  et  le  veillent. 

Nous  aurons  sans  doute  |)lus  d'une  fois  dans  le 
cours  de  ce  livre  à  prononcer  le  nom  <le  Shakespeare 
en  parlant  de  Hal/.ac.  Ici  laissons  la  j)arole  à  un 
écrivain  (1)  de  haute  et  rare  personnalité  (jui  va  les 

(1)  lîarluy  (l'A mcvilly . 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  i:.5 

rapprochei*  :  " —  Le  roi  Lear,  dit-il,  donne  le  porc 
Goriot.  Il  me  lardait  d'y  arriver,  car  Tanalof^ie  est 
frappante.  Le  père  Goriot,  c'est  exactement  le  roi 
Lear!  C'est  la  même  idée  que  le  roi  Lear,  la  même 
situation,  le  même  sentiment,  le  même  malheur.  Les 
personnages  seuls  du  drame  et  du  roman  diffèrent. 
Ils  diffèrent  de  société,  de  coutumes  et  de  mœurs.  Le 
drame  et  le  roman  diffèrent  aussi  j)ar  les  détails. 
Dans  le  père  Goriot,  pas  de  pauvre  Tom,  pas  de  fou 
du  roi,  pas  de  Cordélic  !  Mais  il  n'y  aurait  que  cette 
colossale  figure  de  Vautrin  (pii  s  y  élève  ,  que  Balzac 
lutterait  par  elle  avec  Shakespeare  et  ne  serait  pas 
renversé.  Quant  à  l'idée  même,  quant  à  la  racine 
même  du  sujet,  si  Shakesj)care  l'a  prise  au.\  mains 
secondaires  (pii  l'avaient,  avant  lui,  exploitée,  Balzac 
l'a  prise  à  Shakespeare,  ce  qui  était  un  peu  moins 
facile,  s'il  l'a  prise  pourtant,  s'il  ne  s'est  pas  plutôt 
rencontré  avec  Shakespeare,  dans  ce  sujet  humain, 
fécond  et  éternel,  comme  la  famille  et  l'humanité,  v 
De  toutes  les  passions  maîtresses  f(ui  s'implantent 
au  ((ciir  de  1  homme  et  y  poussent  leurs  rameaux, 
ahsorhant  sa  persouiialilé,  mille  ne  revêt  un  carac- 
tère si  fatal,  si  dominateur  que  l  amour,  un  pour 
parler  plus  exactement,  l'instinct  sexuel.  Il  n'eu  est 
pas  (pu  par  ses  origines  tienne  pins  ohslinément  à  la 
nature  intime  (h;  l'êlre;  il  n Cn  existe  pas  non  plus 
qui,  par  ses  consécpiences,  pmdnise  desiavagi's  aussi 
redoutahles  eu  .sa  eonsliluliou  physique  et  iiunale; 
nous  iir  saunons  en  liuiiver  niic  riilin  sur  hxpulh; 
l'énergie  patieiilr  cl  l;i  xujonlé  leiiaee  aient  iiKjiiis  do 


156  CHAPITRE    VI. 

prise,  puisqu'elle  est  la  manifesLatioii  de  rinslinct  le 
plus  puissant  que  la  nature  ait  déposé  en  nous  pour 
atteindre  à  son  but  suprême,  la  perpétuité  du  monde  ! 
Qui  d'entre  nous,  parmi  ceux  qui  se  piquent  d'être 
observateurs  et  possèdent  réellement  cette  faculté 
féconde  en  jouissances  toujours  nouvelles  de  reconsti- 
tuer, d'imaginer  des  étals  d'àmc  à  la  seule  vue  du 
personnage  pliysiquc  sur  lequel  se  concentre  leur 
attention,  qui  d'entre  nous  ne  conserve  présent  à  la 
mémoire  un  tvpe  bien  souvent  rencontré,  dont  les 
incarnations  diverses  offrent  presque  toujours  de 
nombreux  traits  communs?  C'est  un  homme  proche 
de  la  soixantaine,  qui  quelquefois  l'a  dépassée  : 
arrivé  à  cette  époque  delà  vie  où,  suivant  une  image 
saisissante  ,  nous  «  redescendons  la  colline  " ,  il  se 
résigne  à  la  condition,  fortunée  ou  médiocre,  que  le 
sort  lui  a  départie  ;  il  a  son  siège  fait  et  ne  songe  plus 
à  le  quitter.  Ses  forces  ont  déjà  sensiblement  baissé, 
vX  son  intelligence  ne  conserve  plus  celte  vision 
lucide  des  choses  qui  jusqu'alors  l'a  dirigée  :  l'être 
physique  et  moral  est  touché  en  lui  par  les  premières 
atteintes  de  celle  décadence  à  laquelle  nous  ne  pou- 
vons nous  soustraire  et  (jue  seules  certaines  constitu- 
tions extraordinaires  et  hors  cadre  n'ont  pas  connue. 
Qu'une  femme  jeune  passe  au])rès  de  lui,  HUe  du 
peuple  ou  femme  du  monde,  ouvrière  ou  bourjj(>oise, 
])eu  importe;  (pie  celte  femme  soit  seule  et  que  la 
nuit  tombante,  lui  perinettanl  de  l'accoster  sans  être 
vu,  favorise  ini  rapprochement!  Suivez-les  :  vous 
remanpiere/  che/  cet  homme  au  seud  de  la  vieillesse 


LES    PEP.SO.NNAGES    EXCESSIFS.  157 

comme  un  afflux  de  vie  :  sa  démarche  que  vous  trou- 
viez lente  et  lourde,  s'affermira  soudain  ;  sa  tadle 
légèrement  inclinée  se  redressera,  mue  comme  par 
un  ressort,  et  ce  sera  pour  un  moment  quelque 
chose  d'assez  semblable  à  une  jeunesse  nouvelle. 
Vous  avez  devant  vous,  à  n'en  point  douter,  un  exem- 
plaire de  ce  tvpe  auquel  nous  faisions  allusion,  un  de 
ces  "  hommes  à  femmes  »  ainsi  que  les  appelait 
éncrgiquement  une  dame  en  présence  de  Sainte- 
Beuve,  qui  notait  l'expression  et  sans  doute,  dans 
son  for  intérieur,  se  l'appliquait  à  lui-même.  J'ima- 
gine en  effet  que  tel  il  dut  être  dans  les  dix  dernières 
années  de  sa  vie,  et,  puisque  des  indiscrétions  cou- 
pables ne  nous  ont  rien  laissé  ignorer  sur  son  compte, 
je  me  figure  cpTil  présenta  de  ce  type  une  saisissante 
incarnation  (l). 

La  persistance  de  l'amour  chez  les  vieillards 
ui)préte  le  plus  souvent  à  rire,  car  elle  s'associe  dans 
notre  pensée  au  ridicule  doni  la  uu>nnaic  courante 
(les  pièces  de  théâtre  s'est  plu  à  1  entourer.  "  Vieil- 
lard amoureux  »  est  pour  la  plupart  synonvine  de 
vieillard  dupé.  Le  rire,  «pu  chez  nous  auéanlit  lou( 
ce  qu'il  touche,  llagellc  avec  la  même  àpreté  la  ten- 
dresse sincère,  touchante  à  certaines  heures,  de 
l'amant  d'Agnès  et  les  j)olissonncries  séniles  des 
vieux  débauchés.  Conception  Imcm  légère  à  coup  sur, 
à  lii(|iielle  ne  peuvent  se  tenir  les  esprits  habitués  à 
pénétrer   au    delà  des   trompeuses    appjirences!    l'.n 

(I)  Voir  le  trrb  <iiiiiii\  livre  i\r    M.   I'ull^  i^m   Siiirilo-Kcnvc. 


158  «Il  \pn  i;i-:  vi. 

effet,  si,  laissant  de  côté  pour  un  instant  les  incidents 
plus  ou  moins  ridicules  pouvant  survenir  au  person- 
nage qui  nous  sert  de  type,  nous  tachons  de  per- 
cer à  jour  cette  àme,  de  deviner  ce  qui  s'y  passe; 
si,  nous  élevant  encore,  et  abandonnant  Fliomme, 
nous  remontons  jusqu'à  la  passion  pour  l'envisager 
avec  son  véritable  caractère  de  fatalité,  en  tant 
que  manifestation  tardive  de  l'instinct  d'amour,  ou 
comme  disent  éncrgiquemcnt  les  psychologues,  de 
Vappetit  du  sexe,  nous  ne  serons  plus  tentés  de  sou- 
rire, et  ce  sera  plutôt  une  conception  douloureuse  et 
presque  tragique  qui  se  sul)Stituera  à  la  première. 
Nous  ne  songerons  plus  au  personnage  individuel  que 
nous  avons  rencontré,  mais  au  type  qu'il  incarne, 
mieux,  à  la  loi  qui  le  domine,  à  la  «  force  »  qu'il 
représente,  el,  ])arlis  d'une  image  égrillarde,  nous 
nous  élèverons  à  une  vue  d'ensemble,  à  une  con- 
ception générale  de  la  vie,  basée  sur  l'irrémédialile 
destin  et  sur  les  lois  immuables  qui  nous  régissent. 

C'était  bien  ainsi  que  lîalzac  envisageait  cette 
persistance  des  désirs  à  l'âge  où  la  nature  semble 
i-omniander  le  repos  et  l'aljstention  ;  c'était  ])ien  à 
cette  conclusion  (pi'il  aboutissait,  et  dans  la  plupart 
des  œuvres  où  il  nous  présente  des  vieillards  amou- 
reux, je  ne  sais  quelle  impression  triste  et  tragique 
survit  à  l'exposition  des  événements  au  milieu  des- 
([uels  il  les  décrit.  Triste  el  tragique  dans  son  incon- 
science animale  ,  la  passion  du  vieillard  pour  la 
Il  Kabouillcusc  II  Flore  Ijra/.icM";  triste  encore  et  atten- 
drissante à  certaines  heures,  en  dépit  des  pièges  où 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  159 

va  donner  sa  crédulité ,  la  tendresse  de  Niicingen 
pour  Eslher;  seul  peut-être  le  sentiment  qu'éprouve 
Crevel  pour  Valérie  Marncffe  est  impuissant  à  retenir 
notre  sympathie,  parce  qu'il  repose  sur  le  |)lus  ridi- 
cule des  mobiles  humains  :  la  vanité  du  parvenu 
Mais  combien  lamenttihle  et  douloureux  en  revanche 
nous  apparaît  l'amour  de  son  infortuné  rival,  le  baron 
ïlulot  d'Ervy,  tragique  dans  ses  causes  et  dans  ses 
résultats,  aux  yeux  du  psychologue  dont  le  rôle  est 
d'analyser  la  naissance  et  le  développement  d'une 
passion,  comme  aux  regards  du  moraliste  qui  constate 
et  déplore  ses  conséquences  sur  le  milieu  social  dans 
lequel  elle  se  produit  !... 

Balzac  a  soin,  voulant  conserver  au  personnage 
son  intensité  douloureuse,  d'écarter  tout  ce  qui  pour- 
rait être  un  ridicule,  dans  le  portrait  qu'il  fait  de 
lui  au  début  :  —  a  Chez  le  baron,  rien  ne  sentait  le 
vieillard  :  sa  vue  était  encore  si  bonne  (|u  il  lisail 
sans  lunettes.  Sa  l)elle  figure  oljlongue,  encadrée  de 
favoris  trop  noirs,  hélas!  offrait  une  carnation  animée 
par  les  marbrures  qui  signalent  les  tempéraments 
sanguins...  Un  }ji;uid  ;nr  d  aristocratie  et  beaiicdiqi 
d'affabilité  servaient  d'cnveloppi!  au  lihertin  avei-  (jui 
Crevel  avait  fait  tant  de  parties  lines...  C'était  bien  l;i 
un  de  ces  hommes  dont  les  yeux  s'animent  à  la  \  uc 
d'une  jolie  feiiimc  cl  «pu  Sdiincnl  à  toutes  les  belles, 
même  à  celles  cpiils  ne  renverront  plus.  »  —  J^e  por- 
trait physique  fait  pressentir  rame  du  personnage.  Il 
a  vécu  dans  la  hauti;  société  de  ri'lmpire  :  une 
dislinclion  native  se  jouit  che/.  lui  au  graïul  air  ac(piis 


160  CHAPITRE   VI. 

au  contact  des  classes  supcricures.  Son  intelligence 
et  son  activité  lui  ont  valu  une  haute  position,  une 
influence  réelle,  une  fortune  solide.  Jouissant  de  la 
considération  générale,  aimé  des  siens,  adoré  d'une 
l'emnie  qui  a  pour  lui  ce  culte,  cette  vénération  que 
rien  ne  saurait  atteindre,  il  semble  que  sa  destinée 
soit  à  labri  de  toute  menace;  cependant  au  fond  de 
lui-même  germe  lentement  une  passion  malheureuse 
(jui  se  développera  à  mesure,  et  poussant  ses  rameaux 
jusqu'aux  plus  intimes  replis  de  l'être,  désagrégera 
progressivement  cet  édifice  d'honneur  et  de  fortune  : 
l'amour  des  femmes  petit  à  petit  s'est  glissé  en  lui; 
c'a  été  d'abord  la  série  des  aventures  d'un  jour,  aussi- 
tôt oubliées,  qui  demeurent  ignorées  du  monde  et 
nont  point  de  conséquence  dans  la  conduite  do  la 
vie;  ])uis  la  «courtisane"  a  pris  place  dans  son 
existence,  sous  sa  forme  la  plus  dispendieuse  :  la 
femme  de  théâtre  Cette  fois  il  y  va  de  sa  fortune  et 
tle  la  tranquillité  de  son  intérieur!  La  baronne,  qui 
conserve  pour  lui  l'attachement  le  plus  obstiné,  ferme 
les  yeux  sur  ses  fautes,  et  fait  semblant  de  les  igno- 
rer, bien  qu'elle  souffre  au  dedans  d  elle-même  un 
martyre  ininterrompu  ;  le  désastre financicrs'aggrave  : 
liulot  se  voit  dans  l'impossibilité  de  constituer  une 
dot  à  sa  iille.  iSe  croyez,  pas  du  reste,  qu'il  ne  com- 
prenne pas  le  danger  de  la  situation,  qu'il  ne  sente 
|)as  coinbicii  est  glissante  la  pente  sur  la(|uelle  i\  est 
cnjjagé  :  il  est  parfaitement  conscient  de  sa  jiassion, 
mais  il  est  également  conscient  de  son  impuissance  à 
l'enrayer,  et  dans  une  de  ces  heures  de  lucidité  ])ar- 


LES    PERSO.NNAGES    EXCESSIFS.  161 

faite  OÙ  les  monomanes  embrassent  d'un  rapide  coup 
d'œil  leur  passé  et  prophétisent  en  quelque  sorte  leur 
avenir,  il  s'écrie,  envahi  par  une  exaltation  enthou- 
siaste :  —  Il  Oui,  je  n'ai  pas  un  sou  dans  ce  moment 
ù  donner  à  Ilortense,  et  je  suis  bien  malheureux; 
mais,  puisque  tu  m'ouvres  ainsi  ton  cœur,  j'y  puis 
verser  des  chagrins  qui  m'étouffaient.  Si  ton  oncle 
Fischer  est  dans  l'embarras,  c'est  moi  qui  ly  »•  mis; 
il  m'a  souscrit  pour  vingt-cinq  mille  francs  de  lettres 
de  change!  Et  tout  cela  pour  une  femme  qui  me 
trompe,  qui  se  mnritie  de  moi,  quand  je  ne  suis  pas  là, 
qui  m'appelle  xin  vieux  chat  teint  !. . .  Oh  !  c'est  affreux 
((u'un  vice  coûte  plus  cher  à  satisfaire  qu'une  famille 
à  nourrir!  Et  c'est  irrésistible. . .  Je  te  promettrais  à 
l'instant  de  ne  jamais  retourner  chez  cette  abomi- 
nable Israélite,  et  si  elle  m'écrit  deux  lignes,  j'irai, 
comme  on  allait  au  feu  sous  l'I^^mpereur.  » 

Que  répondre  à  de  pareilles  protestations?  A  peine 
le  personnage  est-il  présenté  par  le  romancier,  et 
vous  sentez  déjà  l'étau  de  fer  de  la  passion  qui  étreint 
la  volonté;  vous  devinez  l'avenir,  comme  le  malheu- 
reux I  lidol  bii-méine,  et  vous  coiupreiuv,  (|u  aucun 
pouvoir  ne  saurait  rarréter!  lucapalib'  tlésormais  de 
suffire  aux  [)rodigalités  de  la  cantatrice,  il  se  voit  un 
beau  jour  jeté  à  la  porte,  comme  un  serviteur  doul 
on  ne  veut  plus,  assiiié  par  avaucc  (|iic  |aiuais  d  iic 
pourra  remellre  le  pied  cbez  .b»séplia.  (l'est  alors 
qu'il  rencoiifrc  \  abirie  Manieffc  ,  vivant  coiilrasle 
avec  sa  précédcuU-  maîtresse  :  1  auidur  se  présente  à 
bii  sous  sa   b.riue    la   plus  dangereuse,   couvraiil    son 


162  CHAPITRE   VI. 

impudeur  sous  le  masque  altlrant  de  la  vertu  et  lui 
promettant  les  délices  de  sensations  inéprouvées  !  Il 
s'éprend  pour  Valérie  d'une  passion  qui  touche  à 
l'affolement,  que  l'habile  rouée  entretient  avec  art, 
prolongeant  en  courtisane  experte  l'attente  exaspérée 
du  plaisir,  grâce  aux  mille  réticences  exquises  d'une 
pudeur  simulée.  Et  qu'importe  après  tout  que  cette 
jHideur  soit  jouée  !  L'amoureux  en  quête  d'émotions 
à  la  manière  du  baron  Tlulot,  goûte  ces  émotions  en 
tout  état  de  cause;  pourvu  qu'il  les  sente  vraies,  il  en 
tire  d'éti'anges  voluptés,  d'un  prix  incstimal)le  à  ses 
yeux.  Valérie  Marneffe  sans  doute  joue  la  comédie; 
mais  elle  le  fait  avec  un  tel  art  que  de  plus  habiles 
s'v  laisseraient  prendre,  et  lorsque  le  vieillard,  fou 
d'amour,  entraîne  dans  sa  voiture  la  jeune  femme 
qu'il  adore,  lorsque  celle-ci  proteste  que  c'est  sa 
première  faute,  lorsqu'elle  arrive  à  lui  faire  croire 
(\uQ,  mariée,  elle  est  demeurée  vierge,  il  n'en  reste 
pas  moins  que  l'amant  est  de  bonne  foi,  et  qu'il  lire 
tout  le  bénéfice  de  sa  crédulité!... 

L'illusion  cependant  ne  pourra  se  prolonger  :  un 
moment  viendra  où  la  vérité  se  fera  jour,  et  le  réveil 
sera  terrible.  Pour  Valérie,  llulot  aura  tout  fait;  il 
aura  engagé  jusqu'à  ses  dernières  ressources;  il  se 
sera  livré  à  des  opérations  financières  malhonnêtes; 
(pie  lui  importe?  Il  croit  être  aimé.  Valérie  ne  lui 
a-t-elle  pas  dit  que  les  cheveux  blancs  seyaient  bien 
à  sa  tête?  N'a-t-elle  })as  protesté  maintes  fois  que  ce 
([u'elle  aimait  en  lui,  c'était  précisément  sa  vieillesse? 
Il   est  convaincu   (pi'elle   est   tout  à  lui,  et  celU>  Icu- 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS,  1G3 

dresse  le  dédommage  de  l)îcn  des  sacrifices.  Voici 
pourtant  qu'apparaît  Crevel  :  ce  ne  sont  d'abord  que 
des  soupçons;  peu  à  peu  les  soupçons  se  changent 
en  certitudes;  puis  le  Brésilien  INIontcs  ;  cette  fois, 
c'en  est  trop,  et  le  pauvre  Hulot  demande  des  éclair- 
cissements. Mais  Valérie,  sûre  de  le  tenir,  se  révèle 
pour  la  première  fois  dans  la  franchise  de  sa  nature, 
en  lui  signifiant  son  congé.  Qu'il  ferme  les  yeux:  sur 
ses  défauts,  ou  hien  qu'il  disparaisse.  Elle  sait  qu'il 
ne  disparaîtra  pas  :  la  phrase  de  Balzac  résume  la 
situation  dans  son  éloquente  simplicité  :  —  u  Elle 
se  leva,  mais  le  conseiller  d'Etat  la  saisit  par  le  hras 
et  la  fit  asseoir.  Le  vieillard  ne  pouvait  plus  rempla- 
cer Valérie;  elle  était  devenue  un  besoin  plus  impé- 
rieux pour  lui  que  les  nécessités  de  la  vie  ,  et  il  aima 
mieu.x  rester  dans  l'incertitude  que  d'acquérir  la 
plus  légère  preuve  de  l  infidélité  de  Valérie.  "  — 
1j' habitude,  en  effet,  voilà  la  grande  ennemie  dans 
le  domaine  des  passions  nuisibles,  comme  elle  est  la 
souveraine  auxiliatrice  dans  celui  des  passions  bien- 
fîiisantes!  C'est  elle  qui  nous  lie  à  nos  travaux  en 
soutenant  les  défaill.uices  ;  c-'esl  elle  (pil  enfanic 
cette  longue  patience  dans  laquelle  on  a  pu  Irouvei- 
le  secret  du  génie.  Hélas!  c'est  elle  égaU'Munl  (jui 
nous  enveloppe  ave<-  ses  mille  liens  dans  un  réseau 
fatal,  favorise  ce  (pi  il  pciil  \  avoir  tu  nous  Ar  lâche 
ou  de  vil  et  nuiinlieiit  notre  éuerjjie  vaincue  (Unis  la 
voie  une  fois  prise.  Lisez  radniirabh'  scène  où  C.revcl 
et  IIulol,  après  l'arrivt'c  (bi  lliM-sibcii  NfonlèSjSe  coii- 
vaiu(|iicii(    l'un    laiiln'    (pi  ils    sonl    les   dupes    dune 


164  CHAPITRE   VI. 

malheureuse  passion,  que  Valérie  Marneffe  se  moque 
deux,  qu'ils  ont  affaire  à  la  plus  redoutable  des 
courtisanes,  et  que  le  seul  parti  raisonnable  est, 
comme  dit  Crevel,  de  a  dételei'  ^y  .  Ce  n'est  pas  sans 
mélancolie  qu'ils  font  de  tels  aveux,  et  leur  tristesse 
est  grande  d'avoir  à  renoncer  aux  joies  de  la  vie  :  — 
(i  Oui,  c'est  vrai,  dit  Hulot,  je  l'avoue  ;  nous  vieillis- 
sons. Mais,  mon  ami,  comment  renoncer  à  voir  ces 
belles  créatures  se  déshabillant,  roidant  leurs  che- 
veux, nous  l'egardant  avec  un  fin  sourire  à  travers 
leurs  doigts,  quand  elles  mettent  leurs  pajjillotes, 
faisant  toutes  leurs  mines,  débitant  leurs  mensonges, 
et  se  disant  peu  aimées,  quand  elles  nous  voient 
harassées  par  les  affaires,  et  nous  distrayant  malgré 
tout!  —  Sans  rancvuie,  nest-ce  pas?  car  nous  ne 
pensons  plus  ni  l'un  ni  l'autre  à  Mme  Marneffe.  — 
Oh!  c'est  fini  u ,  répondit  Ilulot,  en  exprimant  une 
sorte  d'horreur.  —  Et  le  lendemain  les  deux  vieil- 
lards se  retrouvent  dans  lantichambre  de  celle  qui 
se  manifestait  à  Hulot  dans  sa  première  incarnation 
comme  un  ange  au  doux  sourire  :  —  "  Ilulot  et  Cre- 
vel descendirent  ensemble,  sans  se  dire  un  mot, 
jusque  dans  la  rue;  mais  sur  le  trottoir  ils  se  regar- 
dèrent et  se  mirent  à  rire  tristement.  — Nous  sommes 
deux  vieux  fous,  dit  Crevel.  >' 

On  comprend,  après  cela,  toute  la  suite  du  (hame, 
les  misères  de  cette  fanulle  ruinée,  les  faiblesses  du 
malheureux  amant,  cl  lorsque  llub)l,  aurjuel  l'hon- 
ncur  seid  restait,  voit  tout  d  un  coup,  dans  une 
suprciue  calaslrophe,  sombrer  sa  réputation  d  bon- 


LES    PERSOxNXAGES    EXCESSIFS.  IG5 

nête  homme  ,  on  conçoit  le  dénouement  comme 
l'aboutissement  logique  et  rigoureux,  la  conclusion 
implacable,  mais  vraie,  de  toute  son  existence.  Il  quitte 
la  société  au  milieu  de  laquelle  il  ne  saurait  plus 
paraître  sans  honte,  fuyant  sa  famille  même  qui  lui 
a  offert  un  refuge  ;  il  gagne  sa  vie  par  de  liasses 
besognes  et  vient  échouer  chez  Josépha,  Tactrice  qui 
a  contribué  à  sa  ruine.  Josépha,  contemplant  cette 
décadence,  est  prise  de  celte  pitié  bonne  enfant  qui 
caractérise  les  u  filles  "  ,  et  leur  inspire  de  bons  mots. 
Elle  se  rappelle  ce  qu'elle  lui  doit;  elle  veut  le  caser, 
et  le  casera  son  idée  :  à  ses  veux,  Hulotne  peut  vivre 
sans  femme,  et  ce  serait  pilié  que  de  ne  pas  lui  en 
fournir  :  —  «  Ecoute-moi  bien,  au  bas  de  la  Cour- 
tille,  rue  Sainl-Maur-du-Temple ,  je  connais  une 
pauvre  famille  qui  possède  un  trésor  :  une  petite  fille 
plus  jolie  que  je  ne  l'étais  à  seize  ans!  Ah!  ton  oeil 
flambe  déjà  !  Ça  travaille  seize  heures  par  jour,  à  bro- 
der des  étoffes  précieuses  pour  les  marchauds  de 
soieries,  et  ça  gagne  seize  sous  par  jour,  un  sou  par 
heure,  inie  misère.»  llulot,  d'abord,  repousse  la 
proposition,  en  esquissant  un  geste,  ce  geste  des 
alcooliques  à  qui  Ton  offre  un  verre  d'eau-de-vic  et 
qui  écartent  avec-  horreur  ce  qu'ils  savent  cire  h* 
poison.  Mais  voici  qu'd  voit  l'enfant,  la  petite  Olvmpe 
iJijou,  et  comme  un  inconscient,  comme  un  mauiaqut^ 
eu  fpii  .siirvil  iiiiKpu'iuciil  ruisluicl  di>iMiiial('iir  cl 
ahsorltaiil,  il  avance  sa  main  Irciulilaiitc  c(  la  pose 
ardemiucut  sur  ce  nouvel  objet  d'amour.  —  a  l"U,  lui 
ditJosé[)ha,  c'est  garanti  neuf,  c'est  honnête,  et  pas 


IGtJ  CHAPITIIE    VI. 

de  pain.  A^oilà  Paris!  J  ai  été  ça.  — G'esldit» ,  l'épli- 
qua  le  vieillard  en  se  levant  et  se  frottant  les  mains! 
Hulot  emmène  l'enfant  et  la  (jarde  ainsi  qu'un 
trésor;  mais  en  peu  de  temps  elle  lui  échappe;  il 
tombe  au  dernier  degré  de  la  misère.  Sa  femme  qui 
le  cherche  dans  tout  Paris  le  découvre  enfin  dans 
une  misérable  soupente,  écrivain  public,  sous  le  nom 
de  "  Yvder  » ,  gardant  auprès  de  lui  une  petite  fdlc 
de  quinze  ans  qui  lui  sert  de  femme,  tout  en  trouvant 
cela  bien  ennuveux.  Désormais  l'inconscience  est 
entière  :  à  peine  s'il  reconnaît  la  baronne.  Nous  nous 
le  représentons  comme  un  de  ces  automates,  accom- 
plissant uniquement  les  mouvements  nécessaires  aux 
fonctions  indispensables  de  la  vie,  et  ne  conservant 
une  lueur  de  sensibdité  que  pour  ce  qui  concerne  le 
|)cncbant  effroyaldc  dont  il  est  la  A'ictime  !  Au.vques- 
lion.s  de  sa  femme,  qui  lui  propose  de  revenir  avec 
elle,  il  répond  pénihlcnu'ul  :  celle-ci  le  traite  avec 
douceur,  comme  on  traiterait  un  enfant  ou  un  pau- 
vre idiot  ;  il  ne  trouve  que  ces  mots  :  —  »  Je  le  veux 
bien,  mais  pourrai-je  emmener  la  petite?  "  Il  revient 
avec  la  baronne,  qui  peut  croire  un  moment  1  avoir 
soustrait  à  ses  misères  morales,  espérer  qu'il  oul)liera 
son  i)assé  el  vi\  ra  (U'ciinmeut.  L  eri'cur  est  grande, 
car  linslinct  persiste  et  persistera  jusqu'à  Ihcure  de 
sa  mort,  l'ne  luiit  que  Mme  liulot  se  lève,  in(|uiètc 
de  ne  plus  voir  son  mari  dans  le  lit  qu  il  occupait, 
elle  le  trouve  entouiaiil  de  ses  bras  une  affreuse 
marilurne  et  pr(»nt)nçant  ces  alléchantes  paroles, 
pour  vaiiH  i(;  sa  résistance  :  —    n  Ma  femme  n  a  pas 


LliS    PEUSONN  AGKS    EXGLSSIFS.  167 

longtemps  à  vivre,  et  si  tu  veux,  tu  pourras  être 
])aronne  !  " 

En  est-ce  assez,  et  jamais  peintre  de  caractères  est-il 
allé  plus  loin  dans  l'analyse  d'une  passion  absorbante, 
conduisant  sa  victime  ,  par  une  progression  d'une 
logicjue  implacable,  vers  la  ruine  phvsique  et  l'anéan- 
tissement moral?  IJulot  n'est  plus  un  homme,  mais 
une  passion  vivante  !  Il  prend  à  nos  yeux  les  propor- 
tions d'un  symbole  !  C'est  à  de  semblables  créations, 
cinq  ou  six  peut-être  d  un  tel  relief,  que  Balzac  doit 
le  plus  pur  de  sa  gloire,  car  elles  laissent  dans  l'ima- 
gination une  trace  inen"açal)le  et  s  imposent  avec  la 
rigueur  d  une  hantise  !.. 

Balzac  a  consacré  la  part  la  plus  considérable  de 
son  œuvre  à  la  peinture  des  passions  que  les  psvcho- 
logues  qualifient  cV  ^  a/lrin'ste^  ■'^ ,  telles  que  lamour 
ou  sens  génésique  ,  l'affection  j)aternelle.  Par  néces- 
sité de  tempérament  autant  que  par  largeur  de  vues 
csthctiques,  il  devait  réserver  une  place  im|)ortante 
à  l'étude  des  passions  u(;f/oïsles  i^  ,  comme  l  ambillon, 
l'amour  de  l'argent. 

L'avarice  j)résen(e  ce  doubl(>  caractère  d  avoir 
cumiue  base  et  comnu'  objel  (piebpie  cluise  d  arlili- 
ciel  ou,  pour  parler  plus  t-xactemenl,  d'<i<(/in's,  à 
savoir  le  sij;ne  monétaire  —  car  lavanee  eu  soi  esl 
l'amour  de  l'or,  envisagé  eoiiime  ob|el  propre  de 
passiou,  comme  lin  d  une  leu(buu'e,  iu(h'pen(bim- 
ment  de  loule  ulée  Avi^  usages  de  cet  or,  des  sallsfac- 
lioiis  (pi'd  peul  ser\u'  à  proeiirei'  —  e(  <'nsiiile,  sur 
cetle  base,  de   |)ren(hc    un   (leve!oj)peiiunl ,    une  pro- 


168  CHAPITRE   VI. 


fondeur,  une  persistance  cral)sorption  de  l'être,  qui 
ne  le  cèdent  en  i^ien  à  la  puissance  des  plus  fortes 
passions  dites  «  naturelles  u  ,  tellement  que ,  dans 
l'âme  de  l'individu  où  elle  prédomine  ,  l'avarice 
étouffe  et  fait  disparaître  toutes  ces  autres  passions. 
Grandet  est  la  vérification  saisissante  de  cette  vérité 
psychologique. 

Balzac  a  conçu  par  vues  de  génie  familières  la 
transformation  du  combat  entre  les  hommes  ;  aujour- 
d'hui ce  combat  se  livre  sur  le  terrain  des  intérêts 
économiques  :  il  fallait  que  le  grand  romancier  indi- 
quât quelques-unes  de  ces  luttes.  Seulement,  à 
l'époque  où  il  vivait,  cette  lutte  n'avait  pas  encore 
atteint  à  la  perfection  de  stratégie  et  de  tactique  à 
laquelle  elle  est  arrivée  de  nos  jours.  Actuellement, 
le  héros  de  cette  lutte  serait  un  »  Rothschild  » , 
livrant  ses  batadles  à  la  Bourse,  faisant  manœuvrer 
ses  millions  avec  la  rigueur  scientifique  qui  caracté- 
risait un  II  de  ISIoUke  "  dans  le  maniement  des 
forces  militaires  ;  nul  doute  que  si  Balzac  avait  assisté 
aujourd'hui  auxtransformationsde  la  société  moderne, 
il  en  eût  été  le  peintre  inégalable.  Grandet  est  aussi 
éloigné  de  llothschild  que  d'Harpagon,  cette  autre 
incarnai  ion  de  l'avarice  à  une  é[)oque  où  le  rôle  de 
l'argent  était  encore  tout  différent.  Personnage  exces- 
sif, Balzac  ne  pouvait  le  placer  parmi  son  monde  de 
financiers,  j)iiis(pie  ce  monde  était  en  formation.  Il 
le  place  eu  plein  milieu  provincial,  où  il  opère  avec 
les  anciens  procédés.  Grandet  lient  d'Harpagon  par 
le  procédé   et  de   Bothschild    |)ar  une    partie    de   la 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  169 

jouissance.  Le  personnage  de  Grandet,  en  effet,  a 
donné  à  Balzac  cet  avantage  de  pouvoir  peindre  sur 
le  vif  la  passion  de  Favarice.  Rothschild  ne  saurait 
être ,  au  sens  précis  du  terme ,  un  »  avare  » ,  parce 
que  le  maniement  de  l'or  ne  peut  lui  inspirer  des 
sentiments  grandioses,  mais  plutôt  du  mépris.  Gran- 
det, au  contraire,  tout  comme  Harpagon,  peut  jouir 
au  contact  des  louis  ^  mais  cette  jouissance  se  double 
chez  lui  du  sentiment  d'écrasante  supériorité  sur  les 
autres  hommes,  qui  sera  la  jouissance  propre  d'ini 
Rothschild. 

Nous  avons  dit  que,  de  toutes  les  passions  égoïstes, 
la  plus  absorbante  était  l'avarice .  A  cela  il  y  a  une 
double  cause  :  d'abord  son  objet  précis,  son  caractère 
de  limitation;  tandis  que  l'ambition,  par  exemple,  a 
un  objet  complexe  et  multiforme  qui  disperse  l'esprit 
de  l'ambitieux  dans  des  directions  très  différentes, 
l'avarice  a  un  objet  précis  et  concret  Cjui  rend  possi- 
ble l'absorption  »  inonomaniaque  "  ;  la  monomanie, 
ne  l'oublions  pas,  est  le  critérium  de  toute  passion 
intense.  La  secr)nde  cause  nous  paraît  être  son  anli- 
quité  atavicpic  :  1  avarice  n'est  que  la  forme  sociale 
de  la  tendance  originelle,  non  pas  seulement  de 
l'homme,  mais  jucme  d(;  l'aninud,  à  coiujnérir  la 
proie  nécessaire  à  sa  nourriture.  Des  éta[)es  succes- 
sives et  nettement  différi>nciées  distinguent  à  cet 
égard  1  homme  primitif  des  exemplaires  modernes  l'I 
achevés  fpie  nous  p<jiivoiis  envisiigcr  aiijoiird  liiii  : 
n'importe,  s(jii.s  leurs  formes  modernes  et  leurs  mani- 
festations en  apparence   confradieloires ,   la   passion 

10 


no  CHAPITRE    VI. 

demeure  idenliquc,  et  sa  racine  est  toujours  la  même. 
Les  métaphores  à  l'aide  desquelles  Balzac  a  peint 
les  sentiments  de  Grandet  sont  une  preuve  irrécusa- 
l)le  de  Tintensité  de  sa  passion  :  elle  éclate  en  traits 
inoubliables  qui  demeurent  gravés  dans  la  mémoire, 
pour  ne  plus  jamais  en  sortir.  Seul  peut-être  à  ce 
point  de  vue,  Vautrin  est  aussi  fécond  que  lui;  mais 
comme  Vautrin  a  un  génie  beaucoup  plus  complexe 
et  des  tendances  infiniment  diversifiées,  les  traits  qui 
illuminent  son  personnage  ne  présentent  pas  ce 
caractère  d'extraordinaire  unité  qui  frappe  chez 
Grandet.  Lorsque  Charles  Grandet  pleure  son  père  : 

—  «  Il  faut  laisser  passer  la  première  averse,  dit 
l'avare...  Mais  ce  jeune  homme  n'est  bon  à  rien  : 
il  s'occupe  plus  des  morts  que  de  l'argent  !  "  — 
il  Tiens,  voilà  de  la  bougie.  Où  diable  a-t-on  péché 

de  la  bougie?  Les  garces  démoliraient  le  plancher  de 
ma   maison   pour  cuire  des  ceufs  à    ce   garçon-là.  " 

—  Eugénie  a  donné  à  Charles  le  fruit  de  ses  écono- 
mies, et  Grandet,  qui  ignore  la  chose,  veut  voir  le 
petit  [)écule  de  sa  fille  :  —  »  Nom  d'un  petit  bon- 
homme, il  n'y  a  pas  un  grain  d'or  ici.  Montre-moi 
ton  or,  lifille.  Oue  dis-tu,  fifille?  Lève  donc  le  nez. 
Allons,  va  le  chercher,  le  mignon.  Tu  devrais  me 
baiser  pour  te  (bre  anisl  des  secrets  et  des  mystères 
dévie  et  de  mort  pour  les  écus.  Vraiment  les  écus 
vivent  et  grouillent  comme  h's  hommes.  Ça  va,  ça 
vient,  ça  sue,  ça  produit,  v  —  l^t  quand  Eugénie, 
forte  de  son  amour,  refuse  de  lui  livrer  le  secret  :  — 
»  CoMiiiieul  ici,  dans  ma   propre  maison,    cliez   moi, 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  ITI 

quelqu'un  aura  pris  Ion  or,  le  senior  qu'il  y  ait!  Et  je 
ne  saurais  pas  qui?  L'or  est  une  chose  chère.  Les 
plus  honnêtes  filles  peuvent  faire  des  fautes,  donner 
je  ne  sais  quoi;  cela  se  voit  chez  les  grands  seigneurs 
et  même  chez  les  hourgeois!  Mais  donner  de  l'or, 
car  vous  l'avez  donné  à  qui'lf(u'un,  heu!  »  —  Une 
seidc  scène  est  coinijarahle,  par  sa  significative  inten- 
sité, celle  où  (irandct  découvre  le  nécessaire  en  or 
que  Charles  a  remis  à  Eugénie  avant  son  dépari  :  — 
<i  Qu'est-ce  que  cela?  dit-il,  en  emportant  le  trésor  et 
allant  se  placer  à  la  fenêtre?  Du  hon  or,  de  l'or! 
s'écria-t-il.  Beaucoup  d'or.  Ca  pèse  deux  livres.  Ah! 
ah  !  Charles  t'a  donné  cela  contre  tes  belles  pièces, 
hein!  Pourquoi  ne  l'avoir  pas  dit?  C'est  une  l)onne 
affaire,  fifille.  Tu  es  ma  fille,  je  te  reconnais  ».  —  Il 
meurt  comme  il  a  vécu,  et  son  dernier  geste  est  lui 
geste  de  convoitise.  —  «  Lorsque  le  j)rélre  lui  appio- 
cha  des  lèvres  le  crucifi.v  en  vermeil,  pour  lui  faire 
haiser  1  image  du  Christ,  il  fit  un  é[)Ouvanlahle  geste 
pour  le  saisir,  et  ce  dernier  effort  lui  coûta  la  vie!...  » 
C'est  d'un  1(1  cnscMi  I  lie  de  (  rails  que  résulte  1  ad  un - 
rahle  unilé  île  couqxisiliou  qiu  a  présidé  à  la  créaliou 
de  Halzac,  Il  u'cst  pas  uu  acte  du  persoiniage  de 
(iraudcl,  pas  une  parole  sortie  de  sa  lioiiclie  «pu  soil 
en  désaccfu'd  avi'c  l'idée  ahsiraile  doiil  il  nous  seinhle 
1  iiicaniatioii  \ivaiile!  Nous  coiislalercMis  autre  pari 
encore  celle  merveilleuse  ((U'rélalion  entre  le  signe 
et  la  chose  signilice  ;  mais  nulle  pail  ailleiiis  inie 
dans  le  lv|>e  de  (Irandel  elle  n  appaiailra  plus  mani- 
fesl(;  el  plus  saisissante! 


17-2  CHAPITRE   VI. 

Nous  arrivons  maintenant  à  sa  plus  grandiose  créa- 
tion, à  celle  qui  le  classe  hors  pair  entre  tous  les 
modernes,  et  en  fait  un  rival  inégalé  de  ce  Shakes- 
peare dont  nous  inscrivions  le  nom,  et  duquel  il 
convient  de  le  rapprocher,  si  Ton  veut  le  compren- 
dre. Balzac,  en  concevant  le  personnage  de  "  Vau- 
trin »  ,  a  brisé  en  quelque  sorte  le  cadre  du  «  roman» 
qui  semblait  trop  étroit  à  sa  vaste  imagination,  pour 
prendre  son  élan,  d'un  vigoureux  coup  d'aile,  vers 
les  régions  supérieures  du  rêve!  Qu'importe,  en 
effet,  que,  par  la  nécessité  de  l'affalndation,  l'activité 
de  Vautrin  se  déploie  dans  un  milieu  comme  celui 
de  la  maison  Vauquer?  Qu'importe  qu'il  soit  le  con- 
seil de  Rastignac  et  le  soutien  de  Rubempré?  Ce  qvi'il 
faut  voir  avant  tout,  c'est  la  force  qu'il  représente, 
c'est  l'énergie  suprême  qu'il  incarne,  c'est  la  toute- 
puissante  fatalité  dont  il  nous  apj)arait  le  vivant  sym- 
bole. Quiconque,  ayant  lu  le  «  Père  Goriot»,  puis 
"  Splendeurs  et  misères  des  courtisanes  » ,  continue 
après  cette  lecture  à  s'imaginer  un  être  fait  de  chair 
et  d'os  à  notre  image,  n'.a  point  compris  Vautrin,  ou 
du  moins  n'en  a  eu  qu'une  représentation  inexacte  et 
incomplète!  Quiconque,  au  contraire,  a  su  s'abstraire 
des  conditions  inhérentes  à  la  réalité  des  choses,  au 
point  de  pouvoir  se  le  figurer,  comme  une  force  en 
mouvement,  celui-là  s'est  d'autant  mieux  rapproché 
de  la  vérité  poétique  qu'il  a  fui  plus  délibérément 
les  trompeuses  apparences!  Vautrin  appartient  à 
celte  catégorie  de  personnages  —  le  nombre  en  serait 
vite  conij)té  —  dans  lesquels  les  créateurs  d'excep- 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  173 

tionnel  (jénic  ont  tenté  d'incarner  les  puissances  aveu- 
gles qui  mènent  le  monde! 

En  lui  tout  est  étrange  et  hors  cadre  :  son  influence 
magnétique,  l'attraction  qu'il  exerce  et  la  crainte 
qu'il  inspire.  Sa  supériorité  intellectuelle  n'a  d'égale 
que  la  pénétration  de  ses  vues  et  d'ailleurs  découle 
entièrement  de  cette  pénétration.  Il  a  sur  toutes 
choses,  semhlahle  en  cela  du  prodigieux  esprit  (|ui 
l'a  con(;u ,  des  idées  d'ensemhle,  résultat  de  ces 
facultés  intuitives  qui,  lorsqu'elles  s'allient  à  la  puis- 
sance d'ohservation,  créent  les  génies  complets.  Les 
prohlèmes  capitaux  de  la  vie  lui  sont  apparus  dans 
leur  complexité,  et  le  monde  s'est  présenté  à  son 
cerveau  dépouillé  de  toutes  les  conventions,  de  toutes 
CCS  apparences  qui  le  travestissent  aux  yeux  du  vul- 
gaire. 11  en  a  ])ercé  à  jour  les  réalités,  comme  d  en  a 
comj)ris  Vamoralitc.  De  là  toute  une  philosophie, 
profondément  immorale  si  l'on  tient  compte  de  l'opi- 
nion, mais  coml)ien  puissante!  Désastreuse,  si  elle 
était  susceptihle  de  se  généraliser,  mais  comhien 
salutaire  dans  la  lutte  individuelle  pour  l'existeiK^e  ! 
Sa  conduite  est  d'accord  avec  ses  vues,  comme  sa 
philoso|)liie  conséquente  avec  son  esprit;  pour  lui  le 
ni(Mi(h'  csl  iiii  (iisciiiMc  de  forces  eu  coinhal  perpé- 
tuel les  unes  coiilre  les  autres.  H  ap|)li(pi(' dans  la  vie 
pratupic  les  pnncipcïs  qui  régissent  le  dévcloppcMnent 
phvsiqnc  des  èlres,  et  loiscpi'il  les  expose,  il  a  de  ces 
IroiivaiJIfs  liciin-iiscs,  de  ces  accouplements  de  mots 
(jiii  sont,  dans  h;  ddiiiaiue  littéraire,  ce  (pic  peul  être, 
dans  celui  de  la  statuaire,  le  puissant  coup  de  pouce 

10. 


174  CHAPITRE   VI. 

du  sculpteur  :  —  u  Savcz-vous  comment  on  fait  son 
chemin?  dit-il  à  Raslignac.  Par  Téclat  du  ^cnie  ou 
par  la  sagesse  de  la  corruption.  Il  faut  entrer  dans 
cette  masse  d'hommes  comme  un  houletde  canon,  ou 
s'y  glisser  comme  une  peste...  Que  croyez-vous  que 
soit  l'honnétc  homme?  A  Paris,  Ihonnéte  homme 
est  celui  qui  se  tait  ou  refuse  de  partager.  Je  ne  vous 
parle  pas  de  ces  pauvres  ilotes  qui  partout  font  la 
hesogne  sans  jamais  être  récompenses  de  leurs  tra- 
vau.\  et  que  je  nomme  la  confrérie  des  savates  du 
bon  Dieu.  Certes,  là  est  la  vertu  dans  toute  la  fleur 
de  sa  bêtise,  mais  là  est  la  misère.  Je  vois  d'ici  la 
grimace  de  ces  braves  gens,  si  Dieu  nous  faisait  la 
mauvaise  plaisanterie  de  s'absenter  du  jugement  der- 
nier. ''  —  Et  plus  loin  :  —  «  Il  n'v  a  pas  de  principes, 
il  n'v  a  que  des  événements;  il  n'v  a  pas  de  lois,  il 
n'y  a  que  des  circonstances.  L'homme  supérieur 
épouse  les  événements  et  les  circonstances  pour  les 
conduire.  »  —  Que  sont-elles  autre  chose,  ces  paroles, 
que  le  principe  directeur  de  la  vie  chez  la  plupart 
des  grands  hommes  d'action  (|ui  ont  pesé  sur  les 
destinées  de  leurs  semblables? 

De  même  qu'il  j)énètrc  les  choses,  Vautrin  pénètre 
aussi  les  âmes;  il  en  démonte  les  rouages  avec  celte 
suprême de.xtérité  qui  le  caractérise.  Qu'il  s'agisse  de 
lîastignac  ou  de  Rubempré,  de  Mme  de  Nucingen  iiu 
d'Esther,  c'est  toujours  dans  la  pleine  certitude  de 
ses  effets  qu'il  agini.  Tous  les  mobiles,  cachés  à 
d'autres  yeux,  qui  dirigent  la  conduili>  des  comparses 
du  drame,  il  les  connaît  et  sait  en  jouer  de  manière  à 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  ITi 

demeurer  toujours  supérieur  aux  évcuements  et  à  les 
dominer.  Enfin  il  s'analyse  lui-même,  et  en  montrant 
sa  force  il  découvre  en  même  temps  sa  faiblesse.  Ici 
nous  touchons  à  la  face  la  plus  originale  de  sa  nature  : 
chez  Vautrin,  disions-nous,  tout  est  étrange  et  excep- 
tionnel; en  dernière  analyse,  c'est  un  artiste  et  un 
poète  :  un  irrésistible  l)esoin  de  création  le  guide; 
seulement,  comme  ses  efforts  sont  exclusivement 
consacrés  à  la  vie  active,  il  créera  dans  le  domaine 
réel,  non  plus  dans  le  domaine  imaginaire;  il  dédou- 
blera sa  personnalité  en  celle  d'un  autre,  dont  la 
destinée  lui  devuMidra  plus  chère  que  la  sienne  pro- 
pre :  —  "Je  vous  aime,  moi,  dit-il  à  Rastlgnac.  .l'ai 
la  passion  de  me  dévouer  pour  un  autre...  Voye/- 
vous,  mon  petit,  je  vis  dans  une  sphère  ])lus  élevée 
que  celle  des  autres  hommes.  Je  considère  les  actions 
comme  des  moyens  et  ne  vois  que  le  but.  Qu'est-ce 
qu'un  homme  pour  moi?  Ça,  fit-il  en  faisant  claquer 
l'ongle  de  son  [)Oucc  sous  inie  de  ses  dents.  Vu 
homme  est  tout  ou  rien...  Il  est  moins  que  rien 
quand  il  s'ap|)elle  Polrct;  on  pcul  l'écraser  comme 
une  punaise;  il  est  plat,  et  il  pue.  Mais  un  homme 
est  un  Dieu  quand  il  vous  ressemble.  Ce  n'est  plus 
une  machine  couverte  en  j)eau  ,  c'est  un  théâtre  où 
s'émeuvent  les  pins  beaux  .scnliiuenls ,  el  je  ne  \  is 
(pu;  pai"  les  sentiments. . .  LJn  sentiment,  n'est-ce  j)as 
le  monde  dans  uih>  pensée?  Vove/  le  |)ère  («oriol  : 
SCS  deux  filles  son!  |)iiiir  Im  (oui  I Univers;  elK'S  sont 
le  fil  avec  lecpiel  il  se  (Iiiijm-  dans  la  création,  l'.li 
bien,  pour  moi,  (pu   ai   bien  creusé  la  vie,  il  n'exisle 


176  CHAPITRE    VI. 

qu'un  seul  sentimenl  réel ,  une  amitié  d'homme  à 
homme.  »  L'homme  auquel  il  s'attache,  Rastignac 
ou  Ruberapré,  celui  dont  il  dirige  les  actes,  sera 
comme  le  personnage  de  poésie  ou  de  roman,  qui 
doit  la  vie  à  son  père  spirituel  ! 

Dans  "  Splendeur  et  misères  des  courtisanes  " , 
Balzac  nous  montre  la  seconde  et  dernière  incarna- 
tion de  Vautrin  :  il  reparaît  en  prêtre  espagnol.  C'est 
toujours  le  même  caractère  de  fatalité  et  de  domina- 
tion souveraine  qui  en  fait  un  être  extraordinaire, 
une  création  en  apparence  artificielle,  parce  qu'elle 
nous  semble  conçue  en  dehors  des  conditions  nor- 
males de  la  vie  et  s'élève  à  la  hauteur  d'un  svml)ole. 
Dans  le  développement  du  drame,  Vautrin  domine 
et  dirige  toute  la  suite  des  événements  avec  l'assu- 
rance d'un  maître  tout-puissant  tenant  les  ficelles  de 
pantins  qui  s'agitent,  et  il  n'est  pas  un  acte  des  per- 
sonnages en  jeu  qui  se  produise  sans  1  intervention 
de  sa  volonté.  Mais  à  tout  mobile  humain  il  faut 
chercher  une  cause.  Vautrin  est  ici  le  protecteur  de 
Lucien  de  Rubempré  auquel  il  s'est  attaché  par  une 
affection  analogue  à  celle  qu  d  avait  conçue  pour 
Rastignac.  Balzac  explique  cette  transposition  de  sa 
personnalité  en  celle  de  Lucien  jiar  1  immense  éten- 
due de  son  activité,  en  vertu  de  ce  besoin  dominateur 
qui  fait  qu'une  force  eu  mouvenii'iU  ne  saura. t  s'arrê- 
ter et  doit  nécessairement  trouver  son  emj)loi.  De 
même  que  pour  le  poète,  et  dans  le  domaine  de  la 
production  esthétiqiu* ,  les  images  conçues  par  le 
cerveau    doivent    se    transformer    en     personnages 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  177 

vivants  et  agissants,  de  même  chez  l'homme  d'action 
doué  de  l'esprit  de  combinaison,  les  plans  médités 
doivent  tendre  à  la  réalisation  :  tel  est  Vautrin.  — 
H  Contraint  à  vivre  en  dehors  du  monde  où  la  loi  lui 
interdisait  à  jamais  de  rentrer,  épuisé  par  la  vie,  et 
par  de  furieuses,  par  de  terribles  résistances;  mais 
doué  d'une  force  d'âme  qui  le  rongeait,  ce  person- 
nage ignoble  et  grand,  ol»scur  et  célèbre,  dévoré 
surtout  d'une  fièvre  de  vie,  revivait  dans  le  corps 
élégant  de  Lucien,  dont  Fàme  était  devenue  la 
sienne.  Il  se  faisait  représenter  dans  la  vie  sociale 
par  ce  poète  auquel  il  donnait  sa  consistance  et  sa 
volonté  de  fer.  Pour  lui,  Lucien  était  plus  qu.'un  fils, 
plus  qu'une  femme  aimée,  pbis  que  la  vie;  il  était  sa 
vengeance. . .  " 

Cette  phrase  e.\[)llque  touU-  la  cuiuluiLc  de  Vautrin. 
Balzac  analvse  son  âme  en  indiquant  la  cause  de 
toutes  ces  démarches  étranges,  inexplicables  pour 
qui  ne  remonte  pas  j)lu8  haut  que  les  faits  :  impossi- 
l>illté  de  se  montrer  en  [)lein  jour  et  d'y  déployer  sa 
dévorante  activité;  désespoir  sourd  et  terrible  d'être 
ù  jamais  exclu  de  la  société  (pii  l'entoure  à  laquelle 
il  se  sent  supérieur  par  le  génie;  Impérieux  l)esoin 
de  création  dans  le  domaine  des  fails,  comme  d'au- 
Ires  éj)roiiv<'ii(  ce  besoin  dans  le  domaine  dos  ulées. 
SI  vous  joignez  à  ces  considérations  premières  celte 
faculté  de  grossissement  propre  à  tous  les  idéalistes 
et  à  tous  les  »  Intuitifs"  comme  l?al/ac,  cette  néces- 
sité cb'  (b)nner  an\  événcinenis  (pi'il.'^  peiJMicnt  un 
relief,    uni;    aeeenhialion    sn|)erienre    à    telle    de    la 


178  CHAPITRE   VI. 

réalité,  de  même  qu'ils  communiquent  aux  per- 
sonnages créés  par  leur  imagination  un  caractère 
plus  tranché  que  celui  des  modèles  de  la  vie  réelle, 
vous  aurez  la  raison  d'être  de  la  conduite  de  Vautrin  ; 
elle  ne  vous  apparaîtra  plus  celle  d'un  homme  ordi- 
naire, doué  des  moyens  appropriés  aux  circonstances 
banales  de  la  vie,  mais  bien  plutôt  celle  du  person- 
nage excessif  personnifiant  toutes  les  rancunes,  toutes 
les  vengeances,  toutes  les  haines  du  génie  comprimé, 
s'efforçant  de  prendre  place  à  la  lumière  d'où  on  l'a 
ignominieusement  chassé. 

Son  ambition  pour  Lucien  de  Rubempré  est  sans 
bornes.  Il  n'y  voit  d'autres  limites  que  ce  que  le 
monde  réprouve  comme  la  dernière  des  turpitudes, 
et  encore  se  charge-t-il  de  faire  en  sorte  qu'à  tout 
jamais  le  monde  l'ignore.  D'un  coup  d'œil  il  a  com- 
pris le  parti  merveilleux  qu'il  pouvait  tirer  d'Esthcr 
et  de  son  amour  pour  Lucien;  \\  a  embrassé  tous  les 
possil)les  et  s'est  chargé  de  faire  naître  les  circon- 
stances :  "  Ecoute,  dit-il  froidement  à  Lucien,  j'en  ai 
fait  une  femme  chaste,  pure,  bien  élevée,  une  femme 
comme  il  faut;  elle  est  dans  le  chemin  de  l'instruc- 
tion. Elle  {)eut,  elle  doit  devenir,  sous  l'empire  de 
ton  amour,  une  Ninon,  une  Marion  Delorme,  une 
(bi  IJarry...  Tu  l'avoueras  pour  la  maîtresse  ou  tu 
resteras  derrici'c  le  rideau  de  ta  création,  ce  qui  sera 
])lus  sage!  L'un  ou  l'autre  parti  t'apportera  profit  el 
orgueil,  plaisir  et  progrès;  mais  si  lu  es  aussi  grand 
politique  que  grand  j)oète ,  Eslher  ne  sera  rpiune 
(ilb'    pour    toi  ;   elle   nous  lirora  peul-élre    d'affaire. 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  179 

elle  vaut  son  pesant  d'or.  »  Et  plus  loin,  quand  il 
leur  explique  la  conduite  qu'ils  doivent  tenir  tous 
deux  et  rim[)ossibilité  de  vivre  comme  ils  désirent, 
ils  se  résignent,  ne  comprenant  pas  le  but  de  Vautrin, 
mais  sentant  qu'aucune  force  ne  saurait  lui  résister  : 
—  »  Toi,  dit-il  à  Esther,  toi  que  j'ai  tirée  de  la  boue, 
et  que  j'ai  savonnée  âme  et  corps,  tu  n'as  pas  la  pré- 
tention de  te  mettre  en  travers  sur  le  chemin  de 
Lucien?  n  II  leur  décrit  la  situation  avec  la  franchise 
cynique  et  l'étendue  de  vues  qui  caractérisent  son 
esprit;  aucune  considération  ne  l'arrête,  ni  l'amour, 
ni  la  pitié;  il  ne  voit  qu'iuie  chose  :  le  but  à  atteindre 
parles  moyens  les  [)lus  favorables.  Ecoute/- le  lors- 
(ju'il  montre  à  Esther  l'impossibilité  pour  elle  de  se 
relever  et  d'être  autre  qu'elle  n'est  :  "  Mon  enfant, 
j'ai  tente  de  vous  donner  au  ciel;  mais  la  fille  repen- 
tie sera  toujours  une  mvslilication  pour  l'Eglise  ;  s'il 
s'en  trouvait  une  ,  elle  redeviendrait  courtisane. 
Vous  y  avez  gagné  de  vous  faire  oublier  et  de  ressem- 
blera une  femme  comme  il  faut...  Vous  ne  me  devez 
lien,  (it-d  vu  voyanl  une  délicieuse  expression  de 
reconnaissance  sur  la  ligure  d'i^sther,  j'ai  fait  tout 
pour  lui  —  et  d  montra  Lucien.  —  Vous  êtes  fille, 
\(»us  rcsicrc/  (illc;  car,  nialjjré  les  sétluisanh's  lliéo- 
iies  des  éleveurs  de  bêtes,  on  ne  peut  devenu'  ui-bas 
(pie  ce  (|u'on  est.  L'bommc  au\  bosses  a  raison  : 
vous  avez  la  bosse.  " 

\  aiMriii  iqiprend  raïuoiir  désordonné  et  les  désirs 
inassouvis  de  Niicingen  [)our  i'.sther;  c'est  comme 
un  trait  (le  lumière  :  il  livrera  la  jeune  lille  au   \ieil- 


180  CHAPITRE   VI. 

lard.  Il  n'a  pas  une  seconde  d'hésitation,  car  le  pro- 
pre de  ces  natures  est  d'aller  droit  au  buta  atteindre, 
de  ne  point  connaître  le  doute.  Ils  envisagent  les 
situations  avec  une  certitude  de  coup  d'œil  qui  les 
empêche  de  faillir  :  —  >i  A^endre  Esther!  s'écria 
Lucien,  dont  le  premier  mouvement  était  toujours 
excellent.  —  Tu  oublies  donc  notre  position!  »  s'écria 
Carlos  Herrera.  Lucien  baissa  la  léte.  «  Plus  d'ar- 
gent, reprit  l'Espagnol,  et  soixante  mille  francs  de 
dettes  à  payer...  Esther  est  un  gibier  après  lequel  je 
vais  faire  courir  ce  loup  cervier,  de  manière  à  le 
dégraisser  d'un  million.  Ça  me  regarde!  —  Esther 
ne  voudra  jamais.  —  Ça  me  regarde.  —  Elle  en 
mourra.  —  Ça  regarde  les  pompes  funèbres.  »  — 
Lucien  trop  faible  s'est  résigné,  et  désormais  toute  la 
conduite  du  drame  appartient  à  Vautrin  :  la  fascina- 
tion qu'il  exerce  sur  Esther  est  tellement  absolue, 
qu'elle  n'a  pas  le  courage  de  prononcer  une  parole 
de  protestation,  lorsque  Carlos  lui  dicte  sa  conduite 
etqu'-elle  verse  seulement  quelques  larmes  de  déses- 
poir en  soupirant  :  —  "Je  vous  obéirai.  Vous  l'ave/ 
dit  :  mon  amour  est  une  maladie  mortelle.  " 

Dans  la  suite  ininterrompue  des  infortunes  amou- 
reuses de  Nucingen,  dans  le  récit  tragique  et  comique 
à  la  fois  des  espérances  et  des  désespoirs  du  finan- 
cier, au  milieu  des  machinations  sourdes  menées 
avec  la  science  rigoureuse  de  Vautrin,  dans  tous  ces 
complots  dirigés  contre  sa  fortune  et  derrière  tous 
ces  agissements,  on  sent  Ta.'^surance  indéfectible  du 
génie  de  Vaulrin,  et  bien  (pill  j)araisse  à  peine  dcu.x 


LES  PEKSON  NAGES  EXCESSIFS.         181 

OU  trois  fois,  on  comprend  qu'il  est  le  souverain 
maître,  le  directeur  suprême  de  cette  stratégie 
savante,  qui  a  pour  but  d'extorquer  des  sommes 
considérables  à  Nucingen  en  retardant  le  plus  long- 
temps possible  le  l)onhcur  qu'il  espère  comme  la 
plus  haute  récompense  :  le  don  de  la  personne 
d'Esther.  La  courtisane  joue  mieux  encore  son  rôle 
que  Vautrin  ne  paraît  le  désirer  :  forte  de  son  amour, 
elle  évince  Nucingen,  qui  lui  déclare  une  dernière 
fois  qu'il  ne  peut  pas  être  toujours  :  le  «  Père  Éter- 
nel »  .  Vautrin  comprend  que  le  moment  est  venu  de 
donner  au  moins  des  «  arrhes  »  à  cet  amour  si  per- 
sistant qui  pourrait  finir  par  se  lasser.  Il  reparaît 
subitement,  et  sa  sinistre  figure  glace  Ksther  :  — 
»  Savez- vous  ou  vous  envoyez  Lucien?  reprit  Carlos, 
quand  il  se  trouva  seul  avec  Esther.  —  Où  ?  demànda- 
t-elle  d'une  voix  faible,  en  se  hasardant  à  regarder 
son  bourreau  —  Là,  d'où  je  viens,  mon  bijou  — 
Esther  vit  tout  rouge  en  regardant  l'homme  ^—  aux 
galères,  ajouta-t-il  à  voix  basse...  — ■  V\\  bien  !  com- 
posez vos  chansons,  dit-il  en  terminant;  soyez  gaie, 
soyez  folle,  soyez  irrésistil)lc  et...  insatiable!  Vous 
m'avez  entendu?  Ne  m'obligez  plus  à  parler...  Baisez 
papa.  Adieu!  » 

Après  la  mort  d'I'lsther,  Vautrin  est  impliqué  avec 
Lucien  dans  l'instruction  criminelle  qui  les  accuse 
d'assassinat.  II  reparaît  alors  avec  toute  la  force  et 
toute  la  lucidité  de  sou  intelligence.  Son  sang-froid 
en  présence  du  juge  d'inslruclion,  pour  détourner  de 
lui   l'accusation,    [)Our   échap[)er   aux   dangers   (|ue 

II 


182  CHAPITRE   VI. 

court  rancien  foi\^at,  n'a  d'égal  que  la  crainte  de 
voir  Lucien  faiblir  et  perdre  tout  par  ses  aveux;  ses 
prévisions  ne  le  trompent  point  :  Lucien  livre  Vautrin 
et  se  condamne  lui-même;  comprenant  alors  la 
grandeur  de  sa  faute  et  les  conséquences  de  ses 
aveux,  il  se  fait  justice  et  se  pend  dans  sa  prison. 

Vautrin  supportera-t-il  ce  coup?  Voilà  ce  qui  inté- 
resse Balzac.  Cet  homme  extraordinaire  qui  semble 
n'avoirqu'un  motif  de  vivre,  son  amour  pour  Lucien, 
Vautrin  résistera-t-il  à  cette  épreuve?  Il  apprend  la 
mort  de  Lucien,  et  Balzac  nous  décrit  ainsi  sa  dou- 
leur :  —  (1  Jamais  tigre  trouvant  ses  petits  enlevés 
n'a  fraj)pé  les  jun{jlcs  de  l'Inde  d'un  cri  si  épouvan- 
table que  le  fut  celui  de  Jacques  Gollin  qui  se  dressa 
sur  ses  pieds  comme  le  tigre  sur  ses  pattes,  qui  lança 
sur  le  docteur  un  regard  brûlant,  comme  l'éclair  de 
la  foudre,  quand  elle  tombe;  puis  il  s'affaissa  sur  son 
lit  de  camp,  en  disant  :   »  0  mon  (ils!  " 

Il  appartient  pourtant  à  sa  vengeance  encore  })lus 
qu'à  Lucien,  car  Lucien  n'était  qu'un  moyen  de 
servir  cette  vengeance,  et  le  génie  du  mal  qu'il  sym- 
bolise en  sa  grandeur  lui  insuffle  une  vie  nouvelle.  Il 
traitera  de  puissance  à  puissance  avec  cette  justice 
qui  lui  a  enlevé  Lucien;  il  se  transformera  à  nouveau 
et  imposera  ses  conditions  à  la  justice  qui  a  besoin 
de  lui.  Lorsque  le  procureur  général  s'adresse  à  lui 
pour  rentrer  en  possession  des  lettres  de  Mme  de 
Sérizy,  Vautrin  se  redresse  et  fait  ses  conditions.  Il 
les  fait  de  telle  manière,  avec  une  vue  des  choses  si 
précise  et  si   géniale,   que    M.    de    Granvillc    baisse 


T.ES    PERSONNAOKS    EXCESSIFS.  183 

pavillon  devant  lui  et  songe  à  se  l'attacher  :  —  «  J'ai 
le  dossier  de  Mme  de  Sérizv,  dit-il,  et  celui  de  la 
duchesse  de  Maufrigneuse,  et  (|uellcs  lettres!... 
Tenez,  monsieur  le  comte,  les  filles  publiques  eu 
écrivant  font  du  style  et  de  beaux  sentiments  :  eh 
bien!  les  grandes  dames  qui  font  du  style  et  dr 
grands  sentiments  toute  la  journée  écrivent  comme 
les  filles  agissent.  »  —  Sa  dernière  parole  est  une 
parole  de  triomphe  qui  affirme  une  fois  de  plus  sa 
supériorité,  son  pouvoir  fascinateur  sur  tout  ce  qui 
l'entoure  :  —  u  Kt,  se  dit-il,  ils  me  croient,  ils  obéis- 
sent à  mes  révélations,  et  ils  me  laisseront  à  ma  |)lace. 
Je  régnerai  toujours  sur  ce  uiondr  (jui  depuis  yiujjl- 
cinq  ans  m'obéit.  »  Etrange  et  grandiose  figure,  qui 
se  dressa  dans  la  pensée  de  son  créateur  et  doit  de- 
meurer dans  la  nôtre  avec  le  caractère  d'un  symbole 
bien  pliihU  que  d'un  [)ersonnage  viyant  !... 

lîal/.ac  écrit  en  tète  de  la  llaboui lieuse  :  —  "  Assez 
de  beaux  caractères,  assez  de  grands  et  nobles 
dévouements  brilleront  dans  les  scènes  de  la  vie 
militaire,  pour  (pi  il  m  miI  dé  permis  (riuilupH  r  ui 
combien  de  déprayalnjus  causent  les  nécessités  de  la 
guerre  cliez  certains  esprits  <pii,  dans  la  vie  privée, 
osent  agir  comme  sur  les  eliamps  de  bataille.  ">  Il 
semble  f|u'il  veuille  par  ces  tpiehpies  mois  d  iiilro- 
duetion  s'(;xcuser  en  (piel«|iie  manière  de  llioireur 
(pi  inspire  cetti!  ligure  de  IMiilippe  llridau!  (Ju'est-ee. 
en  effet,  (pu;  c(>  l'liili|)|ie  lîridan,  sinon  un  \anliin 
sorti  de  l'armée,  le  typ»'  immortel  du  soudard  porte 
à  sa    plus    liante    puissance,    moins   génial    et    moins 


184  CHAPITRE   VI. 

grandiose  que  son  cx'imincl  rival,  mais  plus  humain 
peut-être,  plus  débordant  de  vie  et  de  vérité!  Il 
semble,  disions-nous,  qu'il  ait  voulu  s'excuser,  com- 
prenant la  portée  d'une  semblable  création  et  qu'elle 
dépassait  les  limites  de  la  pure  individualité,  pour 
entrer  dans  le  domaine  de  la  généralisation.  Par  delà 
le  personnage  lui-même,  il  faut  voir  et  comprendre 
sa  signification,  indiquée  déjà  dans  la  phrase  de  la 
dédicace  que  nous  citions  plus  haut;  il  faut  pénétrer 
l'esprit  de  Balzac  et  cette  philosophie  qui  domine 
l'ensemble  du  monde  créé  par  lui,  non  plus  à  la 
manière  de  l'enseignement  sec  et  quinteux  du  mora- 
liste, mais  suivant  le  mode  large  et  puissant  du 
créateur  d'àmes,  dans  l'imagination  duquel  toute 
vérité  psychologique  se  traduit  en  personnages  vivants. 
Ce  fut  là  le  secret  de  son  génie,  comme  ce  fut  le 
secret  du  génie  de  Shakespeare. 

L'idée  qui  a  présidé  à  l'œuvre,  que  l'on  ne  saurait 
omettre  puisqu'elle  s'en  dégage  avec  une  implacable 
rigueur,  est  toute  dans  le  contraste  entre  l'homme 
d'action  et  l'  «  Intellectuel  " ,  cause  de  cette  haine 
instinctive  qui  exista  de  tout  temps  et  tient  aux  plus 
élémentaires  différences  de  nature  ;  en  tout  temps 
l'esprit  a  méj^risé  la  force,  comme  la  force  a  méprisé 
l'esprit.  Balzac,  est-il  l)esoin  de  le  dire?  se  place  du 
côté  de  l'esprit,  et  si  l'attitude  \)n$c  par  lui  ne  se 
dégageait  pas  nettement  de  l'ensemble  de  l'œuvre 
que  nous  étudions,  on  l'en  pourrait  déduire  de  cer- 
taines réflexions  personnelles  qui  sont  mélangées  à 
l'aclion.  Il  parle  de  ces  hommes  »  doués  du  courage 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  185 

physique,  mais  lâches  et  ignobles  au  moral  »  .  ^Ne  sen- 
tez-vous pas  là  le  mépris  de  rintellcctuel  pour 
l'homme  d'action,  et  n'avions -nous  pas  raison  de 
dire  que  la  figure  de  Philippe  lîridau  allait  hriser  le 
cadre  étroit  de  l'individualité,  pour  entrer  dans  le 
domaine  des  généralisations  ? 

Suivons  Philippe  Bridau  dans  le  cours  (h)  sa  vie  : 
nous  y  trouverons  la  magnifique  démonstration  de  ce 
caractère  de  fatalité  qui  dirige  et  régit  la  conduite  de 
tous  les  hommes,  mais  qui,  nulle  pari,  ne  s'impose 
d'une  manière  plus  évidente  que  dans  la  destinée  de 
ceux  qui  se  différencient  des  autres  par  la  grandeur  de 
leur  génie  ou  la  profondeur  de  leurs  vices.  Ses  débuts 
sont  ceux  de  tous  les  soldats  de  l'empire.  Enrôlé  dans 
l'armée  impériale  et  voué  par  sa  nature  même  à  la 
vie  militaire,  il  voit  sa  carrière  Ijrisée  par  l'effondre- 
ment du  régime  auquel  il  était  attaché.  Enfant  d'une 
mère  qui  n'a  de  regards  et  d'amour  fjue  pour  lui.  il 
tombe  à  sa  charge,  refusant  de  servir  \\\\  autre  gou- 
vernement que  celui  sous  lequel  il  a  gJigué  ses 
grades.  Incapable  de  roncevoii  ;uiire  <  lios(^  f[ue  la 
gloire  militaire,  et  iuépri.<anl  tout  ce  (\\\\  n'es!  pas  la 
force,  il  n'a  (pie  du  dédain  pour  son  frère  .lose|)h 
Bridau,  artiste  sincère  «t  <Milhousiaste ,  et  lorstpie 
leur  mère  manifeste  des  inqiiirludes  jiour  l'avenir  de 
ce  dciiiH  r  :  —  >i  l'auvrc  .;;arç(»ii,  (b(-il.  il  \\v  laiil  pas 
le  tracasser;  laisse/.-le  s  amuser,  v  II  mciic  re\islciice 
de  garnison,  passe  sa  vie  au  café,  au  cercle,  s'enivre, 
cl  (onilie  peu  à  peu  de  la  décadence  physirpu-  à  la 
décadence    Uiorale.     I)e\()re    de    lanibilioii    de    f;iiie 


186  CHAPITRE   VI. 

fortune,  aucun  scrupule  ne  l'arrête  ;  il  avait  été  jus- 
qu'alors le  type  du  soudard  viveur,  il  devient  celui 
du  soudard  voleur  :  ne  pouvant  plus  prendre  l'argent 
de  sa  mère  qui  est  sans  ressource,  il  dérobe  celui 
de  son  frère,  puis  celui  de  sa  tante;  celle-ci  meurt 
de  désespoir,  et  quand  sa  mèi^e  reproche  à  Bridau  sa 
conduite,  le  cynisme  du  misérable  apparaît  dans 
toute  son  horreur  :  —  a  Me  chasser!  reprit-il.  Ah! 
vous  jouez  ici  le  mélodrame  du  fds  banni.  Tiens, 
tiens,  voilà  comment  vous  prenez  les  choses!  Eh 
Itien,  vous  êtes  tous  de  jolis  cocos!  Qu'ai-je  donc  fait 
de  mal?  J'ai  jiratiqué  sur  les  matelas  de  la  vieille  un 
j>etit  nettoyage.  L'argent  ne  se  met  pas  dans  la  laine, 
que  diable  !  n 

Dans  la  seconde  partie  de  l'œuvre,  le  ty[)e  de 
Ih'idau  s'accentue.  Jusqu'alors  nous  n'avions  vu  que 
U"  soudard  livré  à  ses  instincts,  quelque  chose  comme 
la  brute  déchaînée  en  plein  milieu  social  et  satisfai- 
sant ses  appétits  sans  conscience  et  sans  crainte  ;  il 
semble  que  pas  un  atome  d'intelligence  n'ait  brillé 
dans  ce  cerveau  de  soldat;  détrompons-nous  :  cette 
rude  enveloppe  cachait  un  esprit  [)lus  délié  qu'on 
n'aurait  pu  croire,  et  les  événements  le  prouveront. 
Il  s'agit  pour  lui  maintenant  de  détourner  une  suc- 
cession qui  doit  appartenir  à  sa  mère;  de  s'appro- 
pner  la  fortime  d'un  vieux  parent  presque  idiot, 
unicjuement  rattaché  à  la  vie  par  l'amour  qu'il 
éprouve  pour  une  servante  uuiîtresse.  Flore  IJrazier, 
amour  qu'il  a  dû  |)arla,;;er,  de  crainte  de  la  perdre, 
;iv('c    un    jcuue    iii(il;;aii( .    Maxence    Gillet.     liridau 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  187 

flaire  lin  coup  de  maître,  comprend  qu'il  faut  se 
débarrasser  à  tout  prix  de  iNIaxence  pour  s'imposer  à 
Flore  et,  la  tenant  de  cette  manière,  elle  qui  est  toute- 
puissante  sur  l'esprit  du  vieillard,  s'emparer  de  sa 
fortune.  Ses  facultés  s'éveillent  et  se  surexcitent  : 
Philippe  va  lui  découvrir  son  plan  et  le  lui  faire 
accepter  :  —  n  Maxcnce  ne  sera  pas  votre  manda- 
taire, dit-il,  ou  bien  il  m'aura  tué.  Si  je  le  tue,  vous 
me  prendrez  chez  vous  à  sa  place.  Je  vous  ferai 
viai'cher  alors  cette  jolie  fille  au  doigt  et  à  l'œil.  Oui, 
Flore  vous  aimera,  tonnerre  de  Dieu!  ou,  si  vous 
n'êtes  j)as  content  d'elle,  je  la  cravacherai.  »  —  Et 
comme  le  pauvre  idiot  se  révolte,  ne  voulant  pas 
qu'on  la  traite  ainsi ,  Philippe  lui  réj)ond,  dévoilant 
ses  maximes  de  j)hilosophic  masculine  :  —  "  C'est 
pourtant  la  seule  manière  de  {jouverner  les  femmes 
et  les  chevaux.  Les  femmes  sontdes  enfants  méchants  : 
c'est  (les  bâtes  inférieures  ii  lliouime ,  et  il  faut  s'en 
faire  craindre,  car  la  pire  condition  pour  nous  est 
d'être  gouvernés  par  ces  hrutes-là.  "  —  Fnfin  il 
triomphe  des  indécisions  du  vieillard  en  lui  montrant 
que  son  bonheur  est  (bni.s  l:i  réussite  de  sa  tentative  : 
—  (i  Dans  quelques  jours  d'ici,  vous  et  la  Uabouil- 
Icuse,  vous  vivrez  ensemble  comme  des  cœurs  à  la 
fleur  d'orange,  une  fois  son  deuil  |)assé,  car  elle  se 
lorlillcr.i  (((lUMic  un  ver,  cllt'  jappera,  elle  fondra  en 
larmes...  Mais  laissez  couler  beau.  » 

Il  tue  Maxence  en  duel,  fait  éjiouser  à  son  oncle 
Flore  Hrazier,  la  servanle  maîtresse  qui  devient  la 
feinine    léj;iliiiie,    <ar,    ainsi  (pi'd    rexpiicpii!   à    cette 


188  CIIAPITUE   VI. 

dernière,  leurs  intérêts  sont  maintenant  communs  : 

—  (i  Entre  nous,  il  ne  faut  pas  d'ambiguïté.  Je  puis 
épouser  ma  tante  après  un  an  de  veuvage,  tandis  que 
je  ne  pouvais  pas  épouser  une  fille  déshonorée.  ^  — 
Ses  vœu.x  sont  exaucés;  Tonclc  meurt,  laissant  sa 
fortune  à  Flore,  et  lui,  se  mariant  avec  elle,  riche  de 
ses  millions,  arrive  à  se  faire  réintégrer  dans  les 
cadres  de  l'armée;  il  atteint  à  la  plus  haute  fortune, 
et  l'œuvre  de  Balzac,  logitjue  dans  sa  conclusion, 
comme  elle  l'avait  été  dans  ses  développements,  se 
termine,  ainsi  qu'elle  avait  commencé,  par  la  plus 
haute  expression  de  cynisme  dont  un  être  puisse 
donner  l'exemple.  La  mère  de  Bridau  est  dans  la 
misère;  il  refuse  de  lui  porter  secours.  Elle  va  mou- 
rir, et,  à  l'heure  suprême,  prête  à  pardonner  à  l'en- 
fant dont  la  conduite  a  été  pour  elle  une  cause  de 
tortures  ininterrompues,  elle  l'appelle  à  son  chevet  : 

—  Il  Et  que  diable  veux-tu  que  j'aille  faire  là?  dit-il  à 
l'ami  chargé  du  message.  Le  seul  service  que  puisse 
me  rendre  la  bonne  femme  est  de  crever  le  plus  tôt 
possible,  car  elle  ferait  une  triste  figure  à  mon 
mariage  avec  Mlle  de  Soulanges...  Tiens,  déjeune 
avec  moi,  et  j)arlons  d'autre  chose.  Je  suis  un  par- 
venu, mon  cher,  je  le  sais.  Je  ne  veux  pas  laisser 
voir  mes  langes...  Mon  fils,  lui,  sera  plus  heureux 
que  vioi,  il  sera  grand  seigneur.  Le  drôle  souhaitera 
ma  mort;  je  m'y  attends  bien,  ou  il  ne  sera  pas  mon 
fils,  ti  —  Le  génie  seul  invente  de  ces  Iraits-lù;  seul 
il  est  capable  de  les  mettre  en  biinièrc  et  de  commu- 
niquer ù  ses  créations  celte  [)oésie  (bi  terrible  qui  a 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  189 

fait  de  Balzac,  comme  on  Ta  dit  justement,   le  plus 
grand  créateur  d'âmes  de  ce  temps. 

<i  Trop  souvent  le  vice  et  le  génie  j)roduisent  des 
effets  semblables  au.vquels  se  trompe  le  vulgaire.  Le 
génie  n'est-il  pas  un  constant  ç.\cès  qui  dévore  le 
temps,  l'argent,  le  corps,  et  qui  mène  à  l'hôpital  plus 
rapidement  encore  que  les  passions  mauvaises?  Les 
hommes  paraissent  mémo  avoir  plus  de  respect  pour 
les  vices  que  pour  le  génie,  car  ils  se  refusent  à  lui 
faire  crédit.  »  —  Cette  phrase  qui  s'e.xhalc  à  la 
manière  d'une  plainte  au  milieu  du  récit  des  infor- 
tunes de  la  famille  Claës,  ne  vous  paraît-elle  point 
comme  une  transition  naturelle  et  nécessaire,  des 
sombres  et  dramaticjucs  figures  que  nous  avons  étu- 
diées jusqu'ici  au  non  moins  douloin'cux  et  pourtant 
bien  attendrissant  Halthazar  Claës?  Ne  semble-t-il 
pas,  des  le  premier  abord,  l)ien  digne  d'être  rangé 
parmi  les  ])cr80nnages  excessifs ,  ce  martyr  de  la 
science,  ce  chercheur  d'absolu,  que  l'extraordinaire 
tension  de  facultés  supérieures  précipite  à  la  ruine 
et  à  la  mort?  C'est  parla,  grâce  à  l'entière  absorption 
de  son  être,  cpiil  est  comme  type  le  digue  rival  des 
(Joriot,  des  (jrandel,  des  Vautrin;  poussés  à  ce  point, 
\v  vice  et  le  {jéint;  sont  frères  et  procèdcMJt  <le  causes 
idenlupies  :  la  nioiin)))anie,  faisant  le  vide  autour 
d'elle,  et  ne  laissant  plus  rien  subsister  dans  la 
conscience  de  ce  cpii  pourrait  être  un  obslacli'  à  son 
dévelo|)p('inent  ;  ;ii()uluiKS  qii  ils  produisent  des  effets 
semblables  et  modèlent  I  flre  iiitéiuiir  avec  un 
despotisme  analojjue. 

II. 


190  CHAPITRK   VI. 

Ces  mouvements  internes  se  reflètent  avec  une 
fidélité  presque  photo[;raphique  dans  le  personnage 
extérieur.  Tous  les  gestes  de  Balthazar  Claës  révèlent 
I  dluminé  ,  vivant  au-dessus  du  monde  qui  Tenvi- 
ronne,  et  constamment  soumis  aux  exigences  de  sa 
nature  exceptionnelle.  Tous  ces  traits  pliysionomiques 
(■ontiMJjucnt  à  donner  l'impression  de  quelque  chose 
([extraordinaire  et  de  disproportionné  :  —  «  Par 
moments,  quand  il  regardait  dans  l'espace,  comme 
pour  y  trouver  la  réalisation  de  ses  espérances,  on 
eût  dit  qu'il  jetait  par  les  narines  la  llamme  qui  dévo- 
rait son  àme.  »  —  C'est  ])ien  en  effet  une  flamme 
Ultérieure  qui  consume  ce  chercheur;  mais  comme 
(Ile  est  de  noble  origine,  elle  communique  à  tout 
lindividuune  sorte  de  beauté  poétique  étrange,  bien 
laite  pour  séduire  un  œil  artiste  :  —  «  A  un  prêtre  il 
eût  paru  plein  de  la  parole  de  Dieu  ;  un  artiste  l'eût 
salué  comme  un  grand  maître;  un  enthousiaste  l'eût 
|)ris  pour  un  voyant  de  l'Eglise  swedenborgienne.  " 
— -  Et  Balzac  ajoute,  pour  marquer  qu'il  y  a  désor- 
mais corrélation  parfaite  entre  le  personnage  phy- 
si(pie  et  les  exigences  de  sa  nature  intime  :  — 
"  .lamais  Balthazar  Claés  n'avait  été  plus  poétique 
(pi'il  ne  l'était  en  ct^  moment.  » 

Une  fois  hanté  j)ar  l'idée  li.\e,  par  l  obsession  de 
ses  recherches  et  la  conscience  de  sa  destinée  supé- 
rieure, nous  trouvons  dans  lUdlhazar  les  conséquences 
lo.gupies  de  l'absorpUon  du  terveau  ,  telles  que  les 
jgrands  chercheurs  d'idées,  ailistcs,  poètes  ou  savants, 
en    ont    donné     re\(in|)le        isolemenl     complet   du 


LES    PERSON.NAGKS    EXCESSIFS.  101 

monde  ;  oubli  de  ce  qui  les  entoure  ;  concentra- 
tion de  la  pensée  dans  un  travail  exclusif .  Cet  homme 
qui  jusqu'alors  avait  vécu  d'une  existence  normale, 
qui  avait  connu  les  joies  de  l'amour  et  de  la  famille, 
peu  à  peu  devient  insensible  à  tout  ce  qui  ne  cadre 
plus  avec  sa  nouvelle  passion.  C'est  dans  ce  lent  et 
fatal  envahissement  de  l'être  par  la  monomanie,  gran- 
dissant avec  la  réjjularité  d'une  marée  montante, 
c'est  dans  la  peinture  de  cette  obsession  du  cerveau 
par  la  recherche  de  l'absolu  scientifique,  de  même 
(jue  le  baron  Ilulot  d  Ervy  était  poursuivi  par  la 
hantise  de  l'appétit  {{énésique ,  c'est  dans  de  tels 
tableaux  qu'excelle  Bal/ac  et  qu'il  se  révèle  inéga- 
lable. Nul  avant  lui  iia  décrit  avec  un  relie/  aussi 
intense  les  progressifs  affaiblissements  de  la  volonté, 
les  inconscientes  déjx'rditions  de  force  nerveuse,  les 
compromis  et  les  concessions  qui  peu  à  peu  condui- 
njnt  l'être  épuisé  à  la  folie  et  à  la  mort. 

Tout  comme  llulot,  Claés  a  aimé  sa  femme  fidèle- 
ment et  passionnément  pendant  de  longues  années  ; 
tout  comme  lui,  il  a  goûté  les  douces  vohq)tés  de 
l'existence  intime  ;  mais  dès  1  instant  où  la  pjission 
maîtresse  s'est  fait  jour  dans  son  àme,  il  est  aussi 
iMq)uissant  qu'JIulot  ;  encon;  Joséphine  Claës  est-elle 
plus  experte  et  mieux  armée  que  la  douce  Adeline 
pour  résister.  Tu  iikuikiiI  elle  ci'oit  l'avoir  repris, 
lavoir  arraché  à  la  science,  et  de  lait  Haltha/.ar,  un 
instant  vaincu  j)ar  les  séductions  féminines,  maudit 
la  science  (pii  l'a  détourné  de  son  amour.  L'effet  de 
ses  [U'omesses,  hélas!  ne  ser;i  [»as  de  longue  durée;  la 


192  CHAPITRE   VI. 

vie  n'est  plus  qu'une  torture  pour  lui;  chaque  jour  il 
s'affaisse  davantage,  et  sa  femme  finit  par  le  délier  de 
son  serment. 

A  partir  de  ce  moment,  tout  est  perdu  :  Balthazar 
ne  pourra  plus  se  reprendre,  et  il  entraînera  les  siens 
à  la  ruine  finale.  Insensible  à  tout,  aux  douleurs  de 
sa  femme  qui  meurt  de  chagrin,  aux  douleurs  de  ses 
enfants  dont  le  silence  même  est  un  hlàme ,  aux 
observations  de  ceux  qui  l'entourent,  il  va  de  l'avant 
dans  ses  recherches,  vivant  si  peu  sur  terre  qu'à 
l'heure  où  sa  femme  expire  il  songe  à  la  solution  du 
problème  qui  le  hante.  Avant  de  mourir,  elle  le  fait 
appeler,  et  celui  qui  avait  été  amant  passionné, 
époux  fidèle,  père  tendre  et  dévoué,  celui-là  arrive  à 
peine  pour  assister  à  ses  derniers  moments  :  —  «  En 
voyant  entrer  son  mari,  Joséphine  rougit,  et  quelques 
larmes  l'oulèrent  sur  ses  joues  :  —  Tu  allais  sans 
doute  décomposer  l'azote ,  lui  dit-elle  avec  une  dou- 
ceur d'ange  qui  fit  frissonner  les  assistants.  —  C'est 
fait,  s'écria-t-il  d'un  air  joyeux.  L'azote  contient  de 
l'oxygène  et  une  sul)slance  de  la  nature  des  impon- 
dérables qui  vraisemblablement  est  le  principe...  — 
Il  s'éleva  des  murmures  d'horreur  qui  l'interrompi- 
rent et  lui  rendirent  sa  présence  d'esprit.  » 

La  monomanie  est  donc  enlière,  et  la  maladie 
mentale  inguérissaljle.  Un  être  seul  veille  sur  lui  et 
le  protège  :  sa  fille,  portrait  fidèle  de  la  femme  qu'il 
a  perdue  ;  elle  dirige  la  maison ,  se  constitue  la  gar- 
dienne et  la  protectrice  de  celui  qui  est  redevenu 
enfant.   Oràce  à  des    prodiges  d'ordre,   d'économie 


LE,S    PEKSOiN  NAGES    EXCESSIFS.  193 

domestique,  elle  arrive  à  enrayer  la  ruine.  Ici  se 
place  la  scène  capitale  de  l'œuvre,  qui  demeure  inou- 
bliable et  se  grave  en  traits  de  feu  dans  la  mémoire, 
évoquant  les  pages  maîtressesdela  Comédie  humaine  : 
la  scène  de  l'or,  digne  pendant  de  celle  où  Grandet, 
dans  le  silence  de  la  nuit,  rend  visite  à  son  trésor,  de 
celle  où  Goriot  fait  fondre  ses  couverts  d'argent  dans 
la  mansarde  misérable,  pour  satisfaire  les  caprices 
de  ses  filles  ti'op  aimées  ;  de  celle  où  Hulot,  recueilli 
par  son  ancienne  maîtresse  Josépha,  étend  sa  main 
sénile  et  tremblante  vers  la  petite  Olympe  Bijou  ;  de 
toutes  ces  scènes  enfin  dont  la  signification  puissante 
résume  les  personnages  extraordinaires  qui  sont  la 
plus  incontestable  gloire  de  Balzac  :  Marguerite 
Claës  veut  cacher  les  ducats  que  sa  mère  lui  a  remis 
avant  de  mourir,  pour  être  la  suprême  ressource  de 
la  maison  :  elle  projette  de  les  placer  sous  une 
colonne  de  marbre  dont  le  socle  est  creux  et  où  per- 
sonne n'imaginerait  d'aller  les  chercher;  mais  au 
moment  où  elle  va  les  cacher,  la  tète  de  Balthazar 
apparaît  dans  l'ombre,  effrayante  j)ar  son  exj)ression 
d'avidité  :  cet  argent,  ce  sont  ses  expériences;  cet 
argent,  c'est  le  gage  du  succès,  car  il  croit  toujours 
le  tenir,  et  toujours  le  succès  se  dérobe.  Les  ducats 
s'échappent  des  mains  {{lacées  de  la  jeune  fille  :  — 

II  Ce  fracas  de  l'or  sur  le  pjircpu't  fut  h<)rrd)le  et  son 
éparpjllement  propliélifjue.  Marguerite,  il  me  faut 
cet  or,  dit-il  impérieusement.  »  VA  comme  la  jeune 
fille  résiste  :  —  "Sois   maudite,   ajouta-t-il;   tu  n'es 

III  lillc  111  fciiiiiie  ;  lu  n  as  pas  de  cd'ur;  lu  lu'  seras  ni 


104  CHAPITRK   VI. 

une  mère,  ni  une  épouse!...  Laisse-moi  prendre, 
(lis,  ma  chère  petite,  mon  enfant  chérie.  Je  t'adore- 
rai, fit-il  en  avançant  hi  niani  sur  l'or  avec  un  mou- 
vement d'atroce  énergie.  —  Je  suis  sans  défense 
contre  la  force,  mais  Dieu  et  le  grand  Claës  nous 
voient,  dit  Marguerite  en  montrant  le  portrait.  — 
ijicn,  essaye  de  vivre  couverte  du  sang  de  ton  père, 
ci'ia  Balthazar  en  lui  jetant  un  regard  d'horreur,  d 

A  de  semblables  traits  que  pourrait-on  ajouter? 
(j'est  de  situations  aussi  tragiques  que  sont  faites  les 
scènes  capitales  des  grandes  (cuvres  auxquelles  nous 
nous  sommes  attaché  dans  le  cours  de  cette  étude. 
Les  épisodes  qui  les  précèdent  et  qui  les  suivent, 
tout  en  les  expliquant,  n'ajoutent  rien  à  l'impression 
définitive  qu'elles  laissent  dans  l'esprit.  Définitives, 
elles  le  sont  en  ce  sens  (juclles  re[)résentent  le  point 
extrême,  la  limite  de  tension  des  personnages  ima- 
ginés par  le  romancier;  et  de  fait,  comment  en  con- 
cevoir d'autres  qui,  mieux  que  celles-là,  parachève- 
raient les  prodigieuses  figures  auxquelles  son  génie 
créateur  a  su  communiquer  la  vie? 

On  ])0urrait  écrire  une  étude  d  un  rare  et  pénétrant 
intérêt,  en  comparant,  au  double  point  de  vue  de  leur 
valeur  et  de  leur  signification  psychologique,  les  per- 
sonnages excessifs  créés  par  les  romanciers  de  races 
diverses;  on  y  trouverait  en  effet  réunis  les  traits 
capitaux  de  la  variété  humaine  ù  la([uelle  ils  appar- 
tiennent, et  l'on  atteindrait  ainsi  du  coup  à  l'àme 
même  de  cette  race.  Chez  Dickens,  par  exemple,  le 
caractère   typnpie  (|u'il    s'est  complu   à    décrire   est 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  195 

celui  du  grand  orgueilleux.  C'est  surtout  dans 
«  Dombcy  » ,  ce  despote  du  haut  commerce,  doué 
dinstincts  résolument  et  obstinément  autocratiques, 
(jue  le  romancier  anglais  a  concentré  les  tendances 
(jrgucilleuses  qui  constituent  aux  gens  de  sa  race  une 
personnalité  si  tranchée,  une  vie  intérieure  si  intense, 
l'.n  vain  chercherions-nous  dans  IVx'uvrc  de  Balzac  un 
type  d'orgueilleux  analogue  ou  simplement  appro- 
chant, et  si  un  tel  personnage  ne  s'y  rencontre  point, 
c'est  que  lui-même  n'a  pas  découvert  dans  le  milieu 
social  qu'il  étudiait  le  correspondant  d'une  semblable 
créature.  Ce  qu'il  a  peint,  c'est  l'avare,  c'est  le 
débauché,  c'est  l'exploiteur  d  hommes.  S'il  eut  voulu 
représenter  un  caractère  voisin  de  celui  de  Dickens, 
ce  n'est  j)as  1  orgueil  qu'il  eût  ti'ouvé  devant  lui, 
mais  bien  plutôt  la  vanité,  sorte;  de  réduction  appro- 
priée à  nos  instincts  et  conforme  à  notre  tempéra- 
ment, d  Une  jiassioH  trop  excessive  et  trop  intense 
pour  être  le  propre  de  notre  race. 

Mais,  dira-t-on,  n'est-ce  pas  le  caractère  même  de 
Joutes  les  |)assions  excessives  d'apparaître  acciilen- 
/(7/e.s.' Sans  doute,  en  tant  (pic  réalité  concrète.  Ce 
(jui  les  distingue  pourtant  et  fait  leur  valeur  d'art, 
c'est  de  résumer  en  elles  toute  la  foule  des  âmes 
ordinaires  qui  se  rattaclient  eu  séries  diverses  à  tel 
on  le!  jx'isoiiiiajjc  excessif;  car,  si  la  passion  est  en 
apparenci;  un  phénomène  anormal  et  monstrueux, 
elle  n'est  en  (b-iiiière  analyse  que  le  développement 
des  leiKJaiiccs  (|iii  s'ébaiiclient  et  se  contrarient  dans 
toute   àme.    ICnoiicer  cette   idée,    c'est   e\pli(pier  en 


196  CHAPITRE   VI. 

même  temps  la  raison  pour  laquelle  nous  avons  dû 
traiter  avec  une  attention  particulière  ce  chapitre 
des  «Personnages  excessifs".  Il  représente,  dans 
l'œuvre  de  Balzac,  un  point  culminant  :  il  a  une  por- 
tée philosophique  exceptionnelle.  En  effet,  toute 
passion,  pour  être  comprise,  doit  se  ramener  à  sa 
forme  la  plus  exagérée  et  la  plus  mor])ide;  tout 
caractère  doit  être  rapproché  de  son  type,  du  person- 
nage excessif  qui  le  met  en  relief,  de  sorte  qu'en 
étudiant  les  personnages  excessifs  de  Balzac,  on 
saisit  l'idée  même  que  le  romancier  se  faisait  de  la 
valeur  relative  des  sentiments,  on  touche  à  sa  Théorie 
des  passions. 

Cette  science  des  caractères,  qui  fut  l'idéal  obsé- 
dant de  Balzac,  précise,  à  travers  son  œuvre,  une 
conception  du  dévelojipement  ])as8ionnel  singulière- 
ment différente  de  la  conception  de  l'ancienne  litté- 
rature. Elle  y  volt  une  tendance  dépassant  les  auti'es 
et  envahissant  tout  l'être,  si  bien  qu'une  âme  humaine 
y  apparaît,  ainsi  que  nous  apparaîtra  l'âme  même  de 
Balzac,  quand  nous  la  chercherons  dans  son  style, 
comme  un  chaos  de  tendances  ébauchées,  le  plus  sou- 
vent en  lutte,  et  de  force  à  peu  près  égale.  Mais  par- 
fois une  d'entre  elles  grandit,  et  transforme  ce  chaos 
en  un  système  organisé,  par  la  suprématie  qu'elle 
contpiiert.  L'âme  alors  devient  tranchée  et  typique; 
rindividu  prend  une  valeur  abstraite  et  se  rapproche 
de  la  notion  que  nous  en  fournit  le  théâtre.  A  l'état 
de  simple  tendance,  le  désir  est  refréné  par  mille 
obstacles;  quand  11  s'élève  jusqu'à  la  passion  maîtresse 


LES    PERSONNAGES    EXCESSIFS.  107 

et  absorbante,  rien  ne  peut  plus  l'arrêter;  cette 
somme  des  énergies  humaines  qui  se  dispersaient  en 
vingt  canaux  divers,  la  passion  l'aspire  en  un  coui'ant 
unique  :  elle  se  confond  avec  la  personnalité,  ou  bien 
elle  l'opprime. 

Parmi  les  personnages  excessifs  étudiés  au  cours 
de  ce  chapitre,  les  uns,  comme  Goriot,  Glaës,  et 
surtout  Hulot,  sont  envahis  par  la  monomanic,  non 
point  dès  le  début  de  leur  vie  et  en  vertu  d'une 
fatalité  originelle,  mais  au  milieu  de  leur  existence, 
et  par  un  soudain  développement;  les  autres,  au  con- 
traire, comme  Vautrin,  Bridau ,  Grandet  surtout, 
incarnent,  de  naissance,  le  vice  dont  ils  sont  devenus 
en  quelque  sorte  le  svmbole  littéraire.  (Jrandet  n'est 
qu'une  passion  ayant  pris  corps  et  se  développant. 
Celles  qui  s'installent  tardivement  dans  la  personna- 
lité, qui  ne  se  confondent  pas  avec  l'individu,  ont 
d'ordinaire  un  résultat  meurtrier  |)Our  lui.  Goriot, 
Clacs  et  Hidot  sont,  socialement  et  physiquement 
parlant,  les  victimes  de  la  manie  qui  les  obsède, 
tandis  que  Bridau,  Vautrin  et  Grandet,  dont  l'àme 
est  une  et  se  constitue  tout  entière  d'une  monomanic 
origniellc,  ne  se  heurtent  jias  au  milieu  environnant, 
mais  s'y  trouvent  au  contraire  tout  adaptés;  leur 
passion  offre  ce  caractère  d'être  et/oïstc,  et  la  j)assion 
égoïste  est  une  raison  de  persévérer  dans  l'être. 

Mais  meurtrières  ou  bienfaisantes,  les  passions 
demeurent  nos  reines,  parce  que  nous  sommes  des 
jouels  aux  mauis  des  f<»rcc'S  intérieures;  laiilot  bru- 
tales et  elfrayaiiles,  (aiilot   viilucllcs  cl  (  acliécs,  K'iir 


198  CHAPITRE    VI, 

domination  est  toujours  présente  et  perpétuelle.  Pour 
le  psychologue,  elles  sont  des  "  forces  i>  ;  pour  l'artiste, 
une  mine  d'œuvres  littéraires.  L'Art  est  la  transfigura- 
lion  élargie,  mais  forcément  fidèle,  puisque  les  maté- 
riau.K  sont  des  phénomènes  de  vie,  des  sensations  et 
des  images  sans  cesse  accumulées  dans  le  réservoir 
qu'emplissent  sans  cesse  nos  expériences  de  sensihi- 
lité.  Et  pour  revenir  en  finissant  à  l'idée  qui  fut  le 
point  de  départ  de  cette  étude,  nous  sommes  amenés 
à  conclure  que  cette  distinction  du  roman  de  mœurs 
et  du  roman  de  caractères  est  plutôt  le  résultat  d'un 
ingénieux  effort  d'analyse  littéraire  (jue  l'expression 
d'une  vérité  psychologique.  Ce  qui  domine  et  résume 
tout,  c'est  V identité  foncière  de  Tàme  humaine, 
laquelle  nous  présente  les  individus  de  sensihilité 
hanale,  sujets  d'éludé  du  romancier  de  mœurs,  masse 
indifférenciée  ou  milieu  de  laquelle  se  concrète  et 
i)rend  vie  une  passion  j)uissanle ,  ua  personnage 
excessif,  sujet  d'étude  du  peintre  de  caractères. 
Ilalzac  fut  à  la  fois  l'un  et  l'autre  :  d'où  la  portée  de 
son  génie  et  de  son  œuvre  ! 


CHAIMTUK    VII 

LLS    AiniSTKS. 


Amour  de  Bal/.ac  pour  rarlislc.  —  II  s'est  altailic  surtout  à  l'ar- 
tiste incomplet. 

Lucien  (le  iaibempré.  —  Cotés  féminins  de  sa  nature.  —  Sa  déli- 
catesse de  complcxion.  —  Ses  initiations  sentimentales  :  Mme  de 
Hargoton.  —  Ses  désillusious  à  l'aris,  comme  liomme  et  connue 
artiste. 

Daniel  cl' Art/iez,  contraste  vivant  avec  Iluljcmpré.  —  Il  représente 

I  énergie  virile  et  la  volonté. 

Tentative  de  lîalzac  pour  réhahililer  l'artiste;  il  généralise  le  type 
de  d'Artliez.  —  Conception  fausse  d'une  société  d'artistes  idéale. 
—  Ce  que  sont  en  réalité  les  artistes  entre  eux. 

Haine  de  IJalzac  pour  le  journalisme  :  les  souffrances  (pi'il  endure. 

II  se  venge  dans  les  Illusions  perdues.  Il  réunit  dans  le  poi-son- 
iiagc  de  Lousteau  tout  ce  qu'il  a  vu  de  lâche  et  de  vil. 

Satire  cruelle  du  journalisme.  —  l'ortcc  de  ses  jugements  :  le  jour- 
nalisme destructeur  de  la  personnalité.  Lucien  do  llnhempré 
succomlin. 

Jiuoul  JS'al/ian  assez  send)lal)lc  à  d  Arliiez,  mais  inférieur. 

Isolement  né<'cssairc  au  véritable  artiste.  —  Exemple  de  Halzac. 

Wenccsias  Sieinlioch  :  Le  Rcvc  et  la  Production. 

Joseph  Jliidau  :  iSapprocliement  avec  Italzac. 

Im  fentnie  artiste  :  Camille  Maujiin.  Viiilisation  du  type  féminin. 

l'orlrait  du  poète  :  Louis  Lambert.  —  Différences  avec  le  milieu.  — 
Souffrances  inévitables.  —  Ilévoltes  :  Cliatcauhriand,  Slielley, 
A.  de  Vigny,  Haudelairc,  Edg.  l'oé.  —  Louit.  Landierl  est  pres- 
que une  aulip|)iogra|»liic.  —   La    vie  au  collège.  —  lloircnr  de  la 


200  CHAPITRE   VII. 

promiscuité.  —  Compensations   du   poète  :   Tendresse  et  sensi- 
bilité. —   Impuissance  dans  le  domaine  de  la  vie  active. 
Conditions  indispensables  à  un  mouvement  d'art  réformateur. 

De  quel  amour  Balzac  ne  devait-il  pas  le  chérir,  ce 
tvpe  de  Tartiste  complet,  tel  qu'il  le  rêvait,  tel  qu'il 
l'était  lui-même!  Il  en  a  donné  à  maintes  reprises 
dans  ses  oeuvres  de  l^rèves  et  rapides  esquisses  ; 
jamais  il  n'en  a  tenté  une  représentation  totale  avec 
l'importance  et  le  développement  que  comporte  un 
personnage  de  premier  plan.  En  revanche  —  est-ce 
par  esprit  de  contraste  ?^ — il  a  fait  mieux  qu'esquisser 
l'artiste  incomplet,  celui  qu'une  tare  quelconque  de 
sa  nature,  faihlesse  de  volonté,  défaut  d'énergie 
intellectuelle,  empêche  d'atteindre  à  son  entière 
réussite.  Lucien  de  Ruhempré  en  est  le  plus  saisis- 
sant exemple,  le  plus  curieux  à  étudier,  parce  que 
Balzac  le  place  dans  un  milieu  qui  lui  fournit  l'occa- 
sion de  produire  au  jour  ses  plus  chères  théories, 
d'exprimer  ses  idées  et  ses  croyances  sur  mille  points 
qui  nous  intéressent. 

Par  la  délicatesse  de  sa  complexion,  par  sa  Hnesse 
et  sa  distinction  aristocratique,  Lucien  de  Rubempré 
a  pu  rentrer  en  partie  dans  la  catégorie  des  jeunes 
gens  chers  à  Balzac,  que  nous  avons  précédemment 
étudiés;  mais  il  y  a  en  lui  quelque  chose  de  plus  qui 
nous  le  fait  placer  parmi  les  artistes  et  nous  contraint 
à  l'y  maintenir  :  —  «  Son  visage  avait  la  distinction 
des  lignes  de  la  heauté  anti(jue  :  c'était  un  front  et 
un  nez  grecs,  la  hlancheur  veloutée  des  femmes,  des 
yeux  noirs,  tant  ils  étaient    Meus,   des  veux    pleins 


LES    ARTISTES  201 

d'amour.  "  —  Il  .faut  noter  avant  tout  chez  lui  ce 
caractère  de  féminéité  qui  perce  à  travers  toutes  les 
indications  physiologiques  que  donne  Balzac.  Cette 
complexion  féminine,  vous  en  trouverez  le  contre- 
coup dans  les  faiblesses  et  les  infériorités  morales 
qui  se  manifesteront  au  cours  de  sa  vie  :  —  "A  voir 
ses  pieds,  un  homme  aurait  été  d'autant  plus  tenté 
de  le  prendre  pour  une  jeune  fdle  déguisée  que,  sem- 
blable à  la  plupart  des  hommes  fins,  pour  ne  pas  dire 
astucieux,  il  avait  les  hanches  conformées  comme 
celles  d'une  femme.  "  —  Toute  l'explication  de  sa 
conduite,  de  ses  faiblesses  intellectuelles  et  morales 
est  contenue  dans  ces  quelques  lignes  qui  se  trouvent 
à  la  fin  du  portrait,  et  complètent  la  physionomie  de 
cet  artiste,  l'opposé  de  ce  que  pouvait  être  Balzac  lui- 
même,  l'opposé  du  type  qu'il  aimait  et  qu'il  a  peint 
avec  amour  dans  d'Arthez  et  Joseph  Bridau.  Joignez 
à  cette  délicatesse  de  complexion  la  vive  et  péné- 
trante intelligence  que  Balzac  prête  à  Lucien,  vous 
comprendrez  alors  comment  plus  tard  ce  jeune 
esprit,  sans  défense  apparente,  qui  semble  devoir 
être  la  victime  de  la  société  au  milieu  de  laquelle  il 
se  trouve  jeté,  justifie  par  sa  conduite  le  portrait 
qu'en  fait  le  romancier,  surtout  si  l'on  ajoute  cette 
observation  finale  :  —  «  L'un  des  malheurs  auxquels 
sont  soumises  les  grandes  intelligences,  c'est  de  (com- 
prendre forcément  toutes  choses,  les  vices  nw^'i  bien 
que  les  vertus.  t> 

Sa  première  initiation  à  la  vie  se  fait  en  province, 
grâce  i\  l'amour  d'une  femme  de  province,  Mme  de 


202  CHAl'lTltK    VII, 

Bargeton,  qui  trouve  dans  l'adoration  de  Lucien 
les  consolations  d\ine  existence  en  constante  oppo- 
sition avec  ses  rêves.  Vivant  dans  un  pays  qu'elle 
déteste,  entourée  de  la  rancune  jalouse,  des  mesqui- 
neries et  des  bassesses  d'un  milieu  exécré,  Mme  de 
Bargeton,  supérieure  à  ce  milieu  plus  encore  par  ses 
aspirations  que  par  ses  mérites  réels,  distingue  Lucien 
dès  l'abord  et  lui  donne  les  premiers  acomptes  de 
l'amour  sans  s'abandonner.  Quant  au  poète,  enivré 
de  bonheur,  aspirant  à  la  possession  de  la  femme 
avec  cette  ardeur  du  désir  qui  caractérise  la  première 
jeunesse,  il  lui  seml)lc  que  la  présence  seule  de 
Mme  de  Bargeton  soit  le  ciel  ouvert  devant  lui.  Il  ne 
voit  ni  la  différence  d'âge  qui  les  sépare,  ni  les  ridi- 
cules de  la  femme  de  province,  ni  l'impossibilité 
d'une  telle  liaison  dans  une  ville  où  tout  se  sait  et  se 
répète.  Bien  entendu,  il  n  ol)tiendra  rien!  —  «  Les 
cheveux  ne  cachaient  pas  entièrement  le  cou;  la  rol)e 
négligemment  croisée  laissait  voir  une  poitrine  de 
neige  où  l'reil  devinait  une  gorge  intacte  et  bien  pla- 
cée. De  ses  doigts  effilés  et  soignés,  mais  un  peu 
secs,  Mme  de  Bargeton  fit  au  jeune  poète  un  geste 
amical  pour  lui  indiquer  la  place  qui  était  près 
d'elle...  La  conversation  de  Mme  de  Bargeton 
enivra  le  poète  de  V Hoiinicau.  Les  trois  heures 
passées  près  d'elle  furent  pour  Lucien  un  de 
ces  rêves  fjue  l'on  voudrait  rendre  éternels.  " 
—  Va  plus  loin,  (puuid  il  l'a  vue  à  plusieurs  re- 
prises et  que  sa  tendresse  s'est  accrue  :  —  »  Lucien 
{)rit  une   main  qu'on  lui  laissa  prendre   et  la  baisa 


LES    ARTISTES.  203 

avec  la  furie  du  poète,  du  jeune  homme,  de  l'amant. 
Louise  alla  jusqu'à  permettre  au  tlls  de  rapothicalre 
d'atteindre  à  son  front  et  d'y  imprimer  ses  lèvres  pal- 
pitantes. —  Enfant,  enfant,  si  Ton  vous  voyait,  je 
serais  bien  ridicule.  " 

Les  choses  n'iront  jamais  })lus  loin,  car  Mme  de 
Bargeton  ignorera  toujours  l'amour  véritahle,  celui-là 
précisément  qui  ne  craint  pas  le  ridicule.  Quelles 
joies  et  quelles  voluptés  exquises  elle  eût  connues, 
quelles  tendresses  d'une  àme  prête  à  s'épancher,  si, 
se  laissant  aller  à  l'amour  de  Lucien,  elle  avait  su 
jouir  d'un  tel  sentiment!  Elle  l'eût  gardé  pour  elle, 
elle  en  eût  fait  l'ohjet  de  ses  plus  chères  préférences 
et  l'eût  cultivé  comme  une  fleur  rare.  Mais  sa  conduite 
sera  le  contraire  de  ce  (|u'une  saine  entente  des 
jouissances  de  l'amour  avait  dû  la  décider  à  choisir 
comme  la  seule  voie  à  suivre!  Lucien  pourtant,  mal- 
gré son  apparente  timidité,  exigera  j)lus  qu'elle  ne 
veut  lui  accorder  :  elle  refuse  de  se  donner  et  per- 
siste dans  une  froideur  voulue.  Il  oublie  tout  et  quitte 
les  siens  pour  la  suivre  à  Paris,  ("-'est  alors  que  com- 
mencent les  épreuves  qui  nous  apparaissent  comme 
le  résumé  des  souffrances  attendant  le  jeune  homme 
qui  affronte  cette  lutte  trajjique  pour  la  vie.  T^es  pre- 
mières déceptions  l'atteijjnent  dans  son  amour.  Il  a 
tout  quitté  pour  suivre  Afine  de  Hargeton,  et  elle  se 
refuse  toujours.  —  "  Louise,  je  suis  effrayé  de  te  voir 
si  sage.  Song(^  M"*' j^'  ^"'''  ""  é'daut,  cjue  je  me  suis 
ahandonué  (ont  entier  à  la  chère  volonté.  »  —  Non 
seulement  elle  se  refuse,  mais  en(;ore  clic  l'éloigné, 


204  CHAPITIIE   VII. 

elle  récarte  de  sa  personne,  com[)renant  le  ridicule 
qui  s'attacherait  à  leurs  relations.  Le  ridicule,  tou- 
jours le  ridicule!  Ce  sentiment  si  vif  et  si  cuisant 
poursuit  Lucien  dans  tout  ce  qu'il  voit  :  les  élégances 
et  les  raffinements  de  la  vie  parisienne  lui  sont  révé- 
lés tout  à  coup;  il  sent  son  infériorité  et  son  provin- 
cialisme ;  il  en  souffre  d'autant  plus  cruellement  que 
son  intelligence  est  plus  fine,  son  tact  plus  délicat. 

Ses  désillusions  sont  générales,  et  Balzac,  en  les 
peignant,  va  nous  montrer  les  différentes  couches  so- 
ciales, depuis  le  monde  le  plus  élégant  jusqu'aux 
coulisses  des  petits  théâtres  :  ce  sera  une  occasion 
d'étudier  et  de  peindre  les  milieu.v  qu'il  traversera. 
Lucien  de  Rubempré  va  présenter  un  manuscrit  au 
libraire  Porchon,  et  lui  offre  de  lui  vendre  son  ou- 
vrage :  —  Il  De  la  poésie!  s'écria  Porchon  en  colère. 
Et  pour  qui  me  prenez-vous?  ajouta-t-il  en  lui  riant 
au  nez  et  disparaissant  dans  son  arrière-boutique.  » 
—  Pourtant,  comme  la  plupart  des  artistes,  âmes 
faibles  mais  enthousiastes,  se  rattachant  au  premier 
espoir  qui  se  présente,  promptes  à  succomber,  mais 
se  relevant  avec  une  égale  rapidité,  il  s'en  revient 
rêvant  la  gloire,  sur  la  simple  promesse  que  son  ma- 
nuscrit sera  lu  ! 

Ici  Balzac,  lassé  sans  doute  des  incertitudes  et  des 
faiblesses  de  Lucien,  place  en  face  de  lui,  comme 
son  vivant  contraste,  le  tvpc  d'artiste  qu'il  admire  et 
qu'il  aime,  celui  qu'il  était  sans  doute  lui-même,  si- 
non par  la  parfaite  beauté  morale,  du  moins  par  la 
volonté  constamment  tendue  vers  le  but  à  atteindre, 


LES    AUTISTES.  205 


par  cette  inébranlable  6ncr[;ie  qui  lui  faisait  Ijriser 
tous  les  obstacles,  et  édifier  son  œuvre  avec  l'assu- 
rance et  la  force  des  infatigables  travailleurs.  Par 
opposition  avec  l'artiste  féminin,  il  a  voulu  créer  l'ar- 
tiste viril;  il  a  conçu  Daniel  d'Arthez,  celui  que  rien 
ne  saurait  détourner  de  sa  voie,  n'ayant  qu'un  but  : 
l'aîuvre  à  créer,  celui  qu'il  résume  en  en  donnant 
cette  magnifique  définition  :  —  «  Ce  jeune  bomme 
était  Daniel  d'Arthez,  aujourd'bui  l'un  des  plus 
illustres  écrivains  de  notre  époque  et  l'un  des  génies 
rares  qui,  selon  la  belle  pensée  d'un  poète,  offrent 
l'accord  d'un  beau  talent  et  d'un  beau  caractère.  »  — 
Cbez  lui,  pas  de  doute,  pas  d'illusions  sur  les  réalités 
de  la  vie;  il  sait  ce  qu'elle  est,  il  sait  ce  que  valent 
les  iiommes  :  il  les  a  toisés.  Il  n'ignore  j)as  le  cas 
qu'on  en  peut  faire.  Mais  il  sait  aussi  qu'il  a  une 
(Kuvre  à  faire,  et  fort  de  son  intelligence  et  de  sa  vo- 
lonté, il  marche  droit  devant  lui,  armé  pour  la  lutte. 
A  Lucien,  qui  lui  demande  des  conseils  pour  diri- 
ger sa  conduite,  il  ne  cache  i)as  la  vérité.  Ces  conseils 
sont  emj)reiMts  de  la  plus  baute  sagesse,  de  la  i)lus 
parfaite  connaissance  de  l'hunuiuilé.  C'est  Halzacqui 
parle  j)ar  la  bouche  de  d'Artbez  :  l'expérience  de 
d'Artbez,  croyez-le  l^ien,  c'est  l'expérience  de  Balzac 
même,  comme  la  fermeté  de  d'Artbez,  son  courage 
à  toute  épreuve,  c'est  la  fermeté,  c'est  le  couragi;  de 
Halzac^  :  —  »  On  ne  peut  pas  être  grand  homme  à 
bon  marché,  lui  dit  Daniel  de  sa  voi.v  douce.  Le  génie 
arrose  ses  œuvres  de  ses  larmes.  Le  (alenl  est  une 
créature   morale  (|ui   a,  commi'   tous  les   êtres,  uni' 

1-2 


206  Cil  A  PITRE    VII. 

enfance  sujette  à  des  maladies.  La  société  repousse 
les  talents  incomplets,  comme  la  nature  emporte  les 
créatures  faibles  ou  mal  conformées.  »  —  Quelle 
vivante  opposition  avec  l'esprit  de  Lucien!  quel  con- 
traste et  quelle  différence!  Lucien  ])ourtant  se  sent 
attiré  à  lui,  fasciné  sans  doute  par  cette  énergique 
volonté,  par  cette  pénétration  complète  de  la  vie  :  sa 
sympathie  pour  lui  est  également  profonde;  en  cela 
il  a  bien  l'exquise  sensil)ilité  de  l'artiste  :  c'est  là  sa 
grâce  et  son  charme. 

Il  ne  suffit  pas  à  Balzac  de  créer  et  de  représenter 
avec  Daniel  d'Arthcz  l'idéal  de  l'artiste,  tel  qu'il  le 
conçoit,  c'est-à-dire  grand  j)ar  l'intelligence,  |)ar  la 
volonté  et  par  le  caractère.  Il  éprouve  le  besoin  de 
généraliser  et  de  nous  montrer  ce  type  en  groupe  : 
il  fait  la  description  d'un  cénacle,  d'une  réunion 
d'esprits  vibrant  tous  à  l'unisson,  et  poursuivant  la 
recherche  du  Beau  avec  une  entière  noblesse  d'âme. 
L'idée  de  Bal/ac  est  assurément  grande  et  haute  : 
vouloir  réhaljiliter  l'artiste,  aux  yeux  de  ceux  qui 
voient  en  lui  un  être  plutôt  dangereux  ;  montrer  que 
parmi  ces  personnalités  dont  s'écartent  avec  crainte 
la  plupart  de  ceux  qui  suivent  la  routine  de  la  vie, 
montrer,  disons-nous,  que  parmi  ces  personnalités  il 
en  peut  exister  qui  réunissent  la  noblesse  du  carac- 
tère à  rélévati(jii  de  la  pensée  !  D'Arthe/-  est  le  plus 
accompli  d'entre  eux.  Ajoutons  qu'en  voulant  trop 
prouver,  Balzac  n'a  rien  prouvé  du  tout,  et  que  ses 
portraits,  pour  fieaiix  ipiils  nous  |)araissent,  s'é- 
loignent sensiblement  de  la  réalité!  (jue  d'Arlhezait 


LKS    AUTISTES.  207 

existe  à  l'état  d'exception,  nul  n'en  doute;  qu'il  en 
existe  d'aiitrcs  que  lui,  nous  le  croyons  également, 
liélas!  séparés  })ar  les  exigences  et  les  rudes  nécessités 
de  la  vie  :  âmes  faites  pour  se  comprendre  et  })Our 
s'aimer,  qui  se  cherchent  et  voudraient  confondre 
leurs  pensées!  Mais  que,  dans  la  réalité,  les  choses  se 
passent  de  telle  manière  «jue  neuf  artistes  se  ren- 
contrent, également  assoiffés  de  vérité  et  de  heautc, 
tous  Hobles  par  le  cn'ur,  ccunme  ils  le  sont  par  l'es- 
prit, voilà  où  nous  touchons  à  l'invraisemblance, 
lîalzac  a  peint  ce  qui  devrait  être  :  il  n'a  pas  peint  ce 
qui  est;  il  a  représenté,  ou  plutôt,  transporté  dans  le 
diimaine  de  la  (ictiou  r<>man(S(|nc  un  vvw  séduisant 
de  sa  puissante  imagination.  (a>  sont  là  de  belles 
pages,  d(!S  pages  éloquentes,  dans  lesquelles  lécri- 
\ain,  porté  par  l'élévation  du  sujet,  soutenu  par  l'en- 
îhousiasme  propre  aux  naturesgénéreuses,  s'estleurré 
lui-même,  espérant  nous  leurrer  é{;alement  :  — 
Il  Tous  discutaient  sans  disputer.  Ils  n'avaient  pas  de 
vanité,  étant  eux-ménu's  leur  auditoire,  ils  se  coiu- 
muniquaient  leurs  travaux  et  se  consultaient  avec  l  a- 
dorable  bonne  foi  de  la  jtMiuesse.  S'agissait-il  d'une 
affaire  sérieuse,  ro|)p()sant  (piitlail  sou  o|)inion  pour 
ciilrcr  dans  b's  idées  de  son  ami,  d  aiilaiil  pliis;i|)((' 
à  l  aider  (pi  il  élail  iin|)artial  dans  une  cause  ou  dans 
une  (ru\  le  tii  dcliois  de  ses  idées  Tous  doués  de 

relie  beaiilc  morale  (pu  rcMgil  sur  la  foiiue,  et  (|ui 
non  moins  (nie  les  li;i\;in\  cl  les  veilles  dore  les 
|eunes  visages  (riine  teinle  divine,  ils  olfraient  COS 
Irails  un  p(Mi  tourmentés  (pie  l:i  |iiiri;lé  tle  la  vie  et  le 


208  CHAPITRE   VII. 

feu  (le  la  pensée  régularisent  et  purifient.  »  On  le 
voit,  Balzac  ici  touche  au  lyrisme;  la  haute  idée  qu'il 
se  faisait  de  l'art,  cette  idée  partagée  par  tous  ceux 
qui  voient  en  lui  le  plus  nohle  effort  de  l'esprit  hu- 
main, le  trompait  sur  le  compte  des  artistes.  Ce  qu'ils 
sont  en  réalité,  il  suffit  de  les  avoir  vus  de  près,  de 
les  avoir  examinés  dans  leurs  rapports,  pour  s'en 
rendre  mi  compte  exact.  Envieux  et  jaloux  les  uns 
des  autres,  ils  attaquent  les  réputations  naissantes 
avec  une  apreté  d'autant  plus  vive  que  celles-ci 
portent  ombrage  à  leur  propre  renommée.  Les  plus 
gi'ands  même  n'échappent  pas  aux  petitesses  et  aux 
infériorités  morales,  et  c'est  un  des  plus  pénibles 
spectacles  de  la  vie  artistique  que  ce  contraste  trop 
fréquent  entre  la  supériorité  intellectuelle  et  la  bas- 
sesse morale.  Rien  n'est  plus  rare  que  celui  dont  on 
peut  dire  ce  que  Balzac  écrivait  de  d'Arthez  :  —  "Il 
offrait  l'accord  d'un  beau  talent  et  d'un  beau  carac- 
tère. » 

Il  nous  seml)le  que  lUilzac  fut  poussé  à  cette  pein- 
ture idéale  d'une  société  d'artistes  par  le  besoin  d'une 
antithèse  favorable  à  l'idée  qui  domine  l'ctnivre  en- 
tière, qui  en  est,  si  j'ose  ainsi  parler,  la  raison  d'être  : 
la  peinture  du  Journalisme,  auquel  il  avait  voué  la 
haine  la  plus  violente  et  dont  il  avait  ré.'^olu  de  se 
venger.  Il  n'est  pas  surj)renant  que,  dans  son  ardent 
désir  de  présenter  au  pubHc  le  monde  du  journa- 
lisme sous  ses  faces  les  })lus  viles  et  les  })lus  mépri- 
sables, pour  former  une  opposition  plus  parfaite  avec 
le  tableau  qu'il  allait  peindre,   Balzac  se  soit  laisse 


LES    ARTISTES.  203 

entraîner  une  fois  en  dehors  et  au  delà  des  limites 
de  l'observation  dans  lesquelles  il  enfermait  sa 
vision  du  monde,  si  originale  et  si  puissante!  Il  lui 
fallait  ce  repoussoir  à  cette  société  idéale  d'artistes! 
Et  quel  repoussoir  que  celui  qu'il  va  nous  montrer! 
End'Arthez  il  a  incarné  tout  ce  que  le  véritable  ar- 
tiste pouvait  offrir  de  sincérité  généreuse  et  d'ardent 
amour;  en  Loustcau  il  réunira  toutes  les  bassesses, 
toutes  les  lâchetés,  toutes  les  compromissions,  toutes 
les  trahisons  de  l'intelligence  et  du  cœur.  Et  c'est 
ainsi  que  dans  cette  étude  qui  devait  être  une  des 
plus  chères  à  Balzac,  le  romancier  nous  a  montré 
les  deux  extrémités,  les  deux  pôles  de  l'art  :  d'une 
part,  l'artiste  convaincu  et  généreux;  de  l'autre,  le 
journaliste  sceptique  et  vendu. 

Dans  toutes  les  épigrammcs  dont  il  va  les  cribler, 
dans  toutes  les  attaques  qu'il  dirigera  contre  cu.\, 
attaques  violentes,  pourtant  méritées,  vous  sentirez 
la  haine  du  producteur  contre  le  critique,  cet  iuunor- 
tel  désaccord  qui  durera  autant  que  la  pensée.  Lors- 
qu'il s'agit  pour  Lucien  de  suivre  la  voie  de  d'Arlhez, 
cette  voie  sûre,  mais  longue,  rude,  mais  honnête,  ou 
de  s'ab;ni(bMiiici-  à  l;i  vie  fa(  de  et  alliraiih^  du  monde 
parisH'u,  écoulez  ISalzac  (pu  parle  |)ar  la  houche  de 
Daniel  d'Arthez  :  —  »  Tu  ne  résisteras  pas  à  la  con- 
stante opposition  de  plaisir  et  de  travail  qui  se  trouve 
daus  la  vu-  des  joui  iialisles,  <'t  résister,  c  est  le  fond 
de  la  veilii  .  IjC  journalisme  est  un  ciller,  un  abime 
(riiiupiiles.  (le  meiisouges,  de  trahisons  (pie  l'on  ne 
peut  lia\(  iser  et  ddu  Ton  ne  peut  sortir  (|U(>  protégé 

12. 


210  CHAPITIU:    VII. 

comme  Dante  [)ar  le  divin  laurier  de  Virgile...  Pour 
faire  de  l)clles  œuvres,  vous  |)uiserez  à  pleines 
plumées  d'encre  dans  votre  cœur  la  tendresse,  la 
sève,  l'énergie,  et  vous  1  étalerez  en  passions,  en  sen- 
timents, en  phrases.  Oui,  vous  écrirez  au  lieu  d'agir, 
vous  chanterez  au  lieu  de  combattre,  vous  aimerez, 
vous  haïrez,  vous  vivrez  dans  vos  livres;  mais  quand 
vous  aurez  réservé  vos  richesses  pour  votre  style, 
votre  or,  votre  pourpre  pour  vos  personnages,  que 
vous  vous  promènerez  en  guenilles  dans  les  rues  de 
Paris,  heureux  d'avoir  lancé,  en  rivalisant  avec  l'état 
civil,  un  être  nommé  Adolphe,  Corinne,  Clarisse,  René 
ou  Manon,  que  vous  aurez  gâté  votre  vie  et  votre 
estomac,  pour  donner  la  vie  à  cette  création,  vous  la 
verrez  calomniée,  trahie,  vendue,  déportée  dans  les 
lagunes  de  l'oul)li  par  les  journalistes,  ensevelie  par 
vos  meilleurs  amis.  »  —  A  l'éloquence  de  la  plainte 
vous  sentez  la  profondeur  de  la  blessure  et  combien 
était  cruelle  la  rancune  qui  dictait  de  telles  paroles  ! 
Entre  le  travail  et  la  vie  facile,  Lucien,  qui  a  hésité 
un  instant,  succombera  vite.  Piien  ne  pourra  le  retenir 
dans  la  voie  où  il  s'engagera,  ni  la  connaissance  qui 
lui  est  révélée  des  dessous  du  journalisme,  ni  celle 
des  dessous  de  la  vie  parisienne  que  Balzac  indique 
et  souligne,  profitant  de  cette  circonstance  })Our 
opposer  au  travail  t-onsciencieu.\  du  cénacle  les 
inconsistances  de  la  vie  du  journaliste,  comme  il  se 
phiit  à  opj)Oser  le  caractère  d'un  d'Arthez  à  celui 
d  un  llubempré.  Tout  lui  sert  dans  celte  œuvre  à  indi- 
quer son  idée  et  à  marquer  ses  préférences.  Il  nous 


LES    AiniSTES.  211 

montre  la  u  cuisine  "  des  journaux,  aussi  hien  que 
eelle  des  lil)raires;  mais  c'est  aux  journalistes  qu'il  a 
voué  sa  haine  la  plus  implacable;  c'est  à  eux  qu'il 
reviendra  sans  trêve.  Après  un  triomphe  de  Lousteau, 
et  comme  Lucien  s'en  étonne,  écoutez-le  :  —  «  La 
conscience,  mon  cher,  est  un  de  ces  hâtons  que  cha- 
cun prend  pour  battre  son  voisin  et  dont  il  ne  se  sert 
jamais  j)Our  lui.  Ahçà,  à  qui  diable  en  avez-vous  ?  Le 
hasard  fait  pour  vous  en  ini  jour  un  miracle  que  j'ai 
attendu  pendant  deux  ans,  et  vous  vous  amusez  à  en 
discuter  les  moyens?  Comment,  vous  qui  me  paraissez 
avoir  de  l'esprit,  vous  barbotez  dans  des  scrupules 
de  relijjieux  (|ui  s'accuse  d'avoir  man^jé  son  œ'uf  avec 
concupiscence!  »  —  l'^t  comme  il  sait  le  point  vulné- 
rable de  [iUcien,  conime  il  a  vu  que  cette  âme  autre- 
fois pure  et  qui  conserve  encore  des  scrupules,  sera 
impuissante  contre  les  difficultés  matérielles  de  l'exis- 
tence, comme  11  a  merveilleusement  débrouillé  les 
(ils  de  cette  conscience  faible  et  féminine,  il  ajoute  : 
—  "  Soyez  dur  et  sj)irituel,  pendant  un  ou  deux  mois  ; 
vous  serez  accablé  d'invitations,  de  parties  avec  les 
actrices;  vous  serez  courtisé  par  leurs  amants;  vous 
ne  dînerez  chez  Flicoleau  qu'aux  jours  où  vous  n'au- 
rez pas  trente  sous  dans  ndIic  poche,  u 

La  satue  est  cruelle  et  saisissante' .  H  faut  (jue  la 
blessure  ait  été  bien  profonde  pourtjue  la  venjjcancc 
soit  si  ù[)re.  ]''n  vérité,  l'on  se  demande  quel  fut  le  plus 
{jrand  bonheui-  (pic  <;oii(a  llalzac  en  composani  «ctle 
o'iivre  :  créer  les  silualioiis  (pi'il  nous  dépeint  ou  bien 
dire  son  fait  au  monde  (pi  il  déteste  :  —  (>  IjC  journal, 


312  CHAPITRE   VII. 

au  lieu  d'être  un  sacci'doce,  est  devenu  un  moyen 
pour  les  partis  ;  de  moyen  il  s'est  fait  commerce,  et 
comme  tous  les  commerces  il  est  sans  foi  ni  loi.  Tout 
journal  est  une  boutique  où  l'on  vend  au  public  des 
paroles  de  la  coideur  dont  il  les  veut.  «  ...  »  Nous 
savons  tous,  tant  que  nous  sommes,  que  les  journaux 
iront  plus  loin  que  les  rois  en  ingratitude,  plus  loin 
que  le  plus  sale  commerce  en  spéculations  et  en 
calcvds,  qu'ils  dévoreront  nos  intelligences  à  vendre 
tous  les  matins  leur  trois-six  cérébral;  mais  nous  y 
écrirons  tous,  comme  ces  gens  qui  exploitent  une 
mine   de  vif-argent  en   sachant  qu'ils  y  mourront.  » 

—  En  même  temps  qu'il  indique  le  danger  —  et  avec 
({uelle  puissance  de  prophète  !  —  il  montre  l'atti- 
rance du  gouffre,  ces  facilités  de  succès  qui  dévo- 
rèrent et  par  la  suite  devaientdévorer  tantde  talents, 
jeunes  et  consciencieux,  ardents  et  pleins  d'avenir, 
mais  fail>les  et  sans  ressources,  sans  ressorts  pour  la 
lutte,  séduits  par  les  avantages  du  moment! 

De  plus  forts  (jue  Ilubempré  y  ont  succombé. 
Comment  pourrait-il  résister  ?Tout  contril)ueraàren- 
traîner  :  la  facilité  du  succès,  l'amourqui  se  présente 
à  lui  dans  la  personne  d'une  actrice  follement  éprise 
de  sa  jeunesse  et  de  son  talent;  cniin  et  surtout  les 
jouissances  et  les  séductions  de  l'existence  mondaine  : 

—  (i  Travailler,  n'est-ce  pas  la  mort  pour  les  âmes 
avides  de  jouissances?  Aussi  avec  quelle  facilité  les 
écrivains  ne  glissent-ils  pas  dans  le  far  niente,  dans 
la  bonne  chère  et  les  délices  de  la  vie  luxueuse  des 
artistes  et  des  femmes  faciles!  Le  châtiment  n'est  pas 


LES    ARTISTES.  213 

éloigné  de  la  faute  :  l'effet  est  voisin  de  la  cause; 
les  conséquences  fatales  y  touchent  de  près  :  elles 
sont  résumées  tout  entières  dans  cette  phrase  de 
Lousteau,  dans  ce  portrait  du  journaliste,  d'une  éter- 
nelle vérité,  dont  nous  retrouvons  à  chaque  pas  le 
modèle  et  le  type  :  —  «  Il  a  de  l'esprit,  c'est  un  arti- 
clier.  Vernou  porte  des  articles,  fera  toujours  des 
articles  et  rien  que  des  articles.  Le  travail  le  plus 
ohstiné  ne  pourra  jamais  greffer  un  livre  sur  sa  prose. 
Félicien  est  incapahle  de  concevoir  une  onivrc,  d'en 
disposer  les  masses,  d'en  réunir  harmonieusement 
les  personnages  dans  un  plan  qui  commcncM:  et  se 
noue.  1)  —  Lucien  comprend  cet  affreu.x  (hàliment 
des  succès  trop  faciles,  cette  tare  irrémédiable  de 
l'esprit,  cette  maladie  mentale  que  Balzac  expose 
avec  une  si  éloquente  virulence;  mais  comment 
résister,  hélas!  aux  succès  qui  se  pressent,  à  l'argent 
([lù  lui  vient,  aux  félicitations  qui  l'environnent?  Un 
jour,  poussé  par  un  mouvement  de  sincérité,  il  veut 
dire  ce  qu'il  pense,  ù  propos  d'une  reuvre  qu'il  aime  ; 
il  veut  laisser  sa  conscience  s'exprimer  en  liberté. 
C'est  alorsqu'ilcomprend  la  servitude  qui  l'opprime  : 
il  faudrait  écrire  dans  un  sens  contraire  à  1  idée  du 
journal,  et  cela  est  impossible!  Enrégimentement  et 
servitude  ;  le  nu  es  égaux  et  <onvertibles<pii  (>\  priment 
dans  sa  cnulbî  vérité  la  idiilosopbic  du  journalisme 
et  des  basses  besognes  (jii  iinpli<|ii('  le  métier  ! 

l'iiilriiiué  dans  iiii  monde  pour  le(jiicl  il  n  est  point 
fait,  Lucien  se  livre  an  jeu  et  à  la  débanclie;  il  gas- 
pille SCS  bu'ccs   cércbralcs     .Viiisi   s<>  Icnniiic   la  pre- 


214  CHAPITRE   VII. 

mière  partie  de  cette  vie,  brillante,  mais  inconsis- 
tante, pleine  de  promesses  à  son  début,  mais 
aboutissant  à  la  ruine  et  à  un  désastre  intellectuel. 
Illusions  perdues!  Existence  perdue!  Assurément 
l'œuvre  a  vieilli  par  certains  de  ses  détails  ;  mais  si 
la  forme  en  est  démodée,  si  la  contexture  du  roman 
n'est  plus  de  notre  époque,  Vesprit  en  est  immortel, 
et  le  soutïle  qui  l'a  inspiré  passe  au-dessus  des  géné- 
rations de  lecteurs  qui  y  chercheront  des  enseigne- 
ments et  des  modèles  ! . . . 

Nous  avons  au  en  Daniel  d  Arthez  un  type  accompli 
de  l'artiste  grand  par  l'esprit  —  car  il  n'y  a  chez  lui 
aucune  tare  ni  aucune  défaillance  —  grand  par  le 
cœur  et  le  sentiment,  bref  un  de  ces  héros  intellectuels 
dont  on  doit  admirer  en  même  temps,  comme  Balzac 
le  faisait  dire  à  1  un  de  ses  })ersonnages,  1  Intelligence 
et  le  caractère.  Mais,  comme  tous  les  exemplaires 
ty})lqucs  et  achevés,  les  d'Arthez  sont  rares,  excep- 
tionnels, surtout  dans  un  monde  où  la  vie  est  pleine 
de  pièges  et  de  dangers,  et  où  la  nature  même  de 
ceux  qui  le  fréquentent,  constitue  le  plus  redoutable 
des  périls.  Les  Lucien  de  Rubcmpré,  les  Wenceslas 
Stembock  y  sont  j)lus  fréquents,  même  les  Raoul 
Nathan. 

Qu'est-11  donc,  ce  Raoul  Nathan?  Avec  quels  traits 
])hyslonomlcjues  halzac  nous  le  présenle-t-U?  Point 
Si  immoral  que  Lucien  de  Rubcmpré,  ni  si  falbleque 
Wenceslas  Stelnbock,  il  n'aboutira  pas  comme  le 
premier  à  la  honte  et  à  la  riiinc^  déliuillve,  ni  comme 
le    se('()nd    à    riiiipuissitucc    lii(;ilc    de    produire    |)ar 


LES    AISTISTLS.  215 

défaut  d'énergie.  Il  y  a  dans  sa  nature  intellectuelle 
de  beaux  et  nobles  côtés  :  —  «  llaoul,  rendons-lui 
cette  justice,  offre  dans  sa  personne  je  ne  sais  quoi 
de  grand,  de  fantasque  et  d'extraordinaire.  »  —  Cette 
notation  physique  se  traduit  au  moral  par  une  indi- 
cation précisément  correspondante  :  une  sorte  de 
révolte  contre  la  société,  et  cette  hauteur  de  vues  qui 
ne  va  pas  sans  le  mé|)ris  des  conventions,  point  de 
rencontre  de  tous  les  esprits  supérieurs,  dont  Balzac 
offrait  un  exemplaire  si  parfait  :  —  «  Il  apporte  dans 
le  monde  une  gaucherie  hardie,  un  dédain  des  con- 
ventions, un  air  de  critique  pour  tout  ce  qu'on  y 
respecte,  qui  le  met  mal  avec  les  petits  esprits,  connue 
avec  ceux  qui  s'efforcent  de  conserver  les  doctrines 
de  l'ancienne  politesse.  "  —  Nous  disions  que  telle 
était  la  règle  des  esprits  supérieurs;  telle  est  en 
effet,  comme  le  fit  à  maintes  reprises  ressortir  Scho- 
peuhaiier,  la  cause  maîtresse  de  cette  solitude  dans 
la<pielle  se  plaisent  à  vivre  les  hommes  d'élite.  Le 
|)hilosophe  allemand  voit  avec  raison  dans  cette  ten- 
danc(î  à  l  isolemenl ,  daii.s  cel  aiiuiiii-  de  la  vie  iulé- 
riiMire,  le  critérium  le  |)liis  certain  de  la  siipérionlé 
inlellectiielle  !  I5;il/;u-  n'clait-il  point  tel?  n'a-l-11  pas 
dote  de  celle  |);iili(iil;irilé  |).svcli(»l(t;ji(|ii«>  les  artistes 
émmcnls  (|imI  nous  ii  pié.seiites,  lui  d. Vrille/,  par 
exem|)le  mi  un  .Inscpli  lîiidaii  ?  et  n  est-ce  point 
encore  parce  (jiic  des  iiilelligences  magiiili(|ue- 
iiieiil  (louées  pour  I  ail.  un  Lucien  de  rinlicni  nre 
on  un  Weuccslas  Sleiuhuck,  n'ont  pas  su  résisler 
à    I  eiil  laineuHMil   de   re\isleuc(>  mondaine  qn  ils  oui 


21G  CHAPITRE    VII. 


perdu  leur  talent  et  leur  puissance  productive  ? 
Il  y  a  d'ailleurs  chez  Nathan  un  peu  de  recherche 
et  de  pose  dans  son  attitude  en  présence  du  monde  ; 
ce  qui  lui  manque,  c'est  la  simplicité  d'un  Joseph 
Bridau.  —  "  Pourquoi  étes-vous  comme  cela?  lui 
dit  un  jour  la  marquise  de  Vandenesse.  —  Les  perles 
ne  sont-elles  pas  dans  des  écailles?  répondit-il  fas- 
tueusement.  —  A  un  autre  qui  lui  adressait  la  même 
question,  il  répondit  :  —  Si  j'étais  bien  pour  tout  le 
monde,  comment  pourrais-je  paraître  mieux  à  une 
personne  choisie  entre  toutes?  »  —  Le  sentiment 
d'aristoc-ratie  intellectuelle  est  donc  très  vif  chez 
Nathan.  JU  pourtant  il  est  victime,  lui  aussi,  du  tra- 
vail obligatoire,  cause  d'affaiblissement  intellectuel, 
même  en  dehors  du  journalisme,  qui  est  sa  forme  la 
plus  immédiate  et  la  plus  tangilde.  Il  est  curieux  de 
voir  ici  Balzac,  qui  lui  aussi  devait  se  ressentir  de 
cette  rude  nécessité,  montrant  les  terribles  consé- 
quences de  la  production  hâtive  :  —  «  Tenu  de  pro- 
duire par  son  manque  de  fortune,  il  allait  du  théâtre 
à  la  presse  et  de  la  [)ressc  au  théâtre,  se  dissipant, 
s'éparpillant  et  se  croyant  toujours  en  veine.  »  —  En 
le  jugeant  à  un  point  de  vue  exclusivement  littéraire, 
Balzac  se  montre  d'une  rigueur  extrême  à  son  égard 
et  le  classe  dans  la  cjitégorie  des  écrivains  qui,  tou- 
jours pour  la  même  cause,  manquent  d'éducation 
[)remicre  :  —  «  Jugé  au  point  de  vue  littéraire,  il 
manque  à  Nathan  le  style  et  l'instruction.  Comme  la 
plupart  des  jeunes  ambitieux  de  la  littérature,  il 
dégage    aujourd'hui  son  instruction  d'hier.  Il  n'a  ni 


LES   ARTISTES.  217 

le  temps,  ni  la  patience  d'écrire;  il  n'a  pas  observe, 
mais  il  écoute.  Incapable  de  construire  un  plan  vigou- 
reusement charpente,  |)CuL-êlrc  se  sauve-t-il  par  la 
fougue  de  son  dessin.  "  —  Ijref,  une  nature  brillante, 
mais  incomplète,  riche,  c'est-ù-dire  douée  de  belles 
qualités  de  prime  saut,  mais  qui  manquera  toujours 
des  éléuients  indispensables  à  l'entière  réussite; 
éminemment  susc(^plil)l(^  de  tendresse  et  de  passion; 
bien  faite  d  ailleurs  pour  enthousiasmer  une  àme 
féminine  et  lui  inspirer  un  sentiment  durable. 

C'est  ce  que  Balzac  avait  supérieurement  compris, 
(le  même  qu'il  avait  vu  tout  le  parti  qu'il  en  pourrait 
tirer  dans  ses  études  sociales;  car  l'ccuvre  dont  nous 
iiou.s  occupons  n'est  pas  seulement  intéressante  au 
point  de  vue  du  développement  psychologique  de 
Nathan,  elle  l'est  encore  et  davantage  peut-être  au 
jioint  de  vue  du  développement  [)Svchologique  dr 
Mme  Félix  de  Yandenesse,  de  la  naissance  de  son 
amour  pour  l'écrivain.  C'est  en  réalité  Tbistoire  des 
;in»(»urs  d'une  femme  du  grand  monde  pour  un  artiste, 
digne  à  plus  d'un  titre  de  faire  naître  un  tel  senti- 
ment. On  sait  ce  (pi'est  Mme  de  Vandcncsse.  Son 
cufauce  et  sa  première  éducation  ont  été  ex|)liqué('? 
plus  haut.  Nous  avons  luimlré  de  (|ii('lli'  manière 
nue  éducation  étroit(Mnent  religieuse  avait  arrêt»'-  en 
cWv  rexjiansion  des  sentiments  (pii  naturellement  se 
(h'velop|)enl  iiii  ((eiir  de  la  jeune  lille;  comment  elle 
s  était  niiiriée  [xiiir   fuir  I;i  maison  piil  enielle  (I)     On 

,1)  Voir  le  rli;ij)ilro  de»  "  .Icmii-s  tilles  «  . 


218  ciiAPriiîi:  VII. 

conçoit  ce  que  peut  être  rinlluence  de  Nathan  sur 
Mme  de  Vandenesse  :  il  représentera  pour  elle,  pour 
cette  femme  du  monde,  qui  s'ennuie  dans  le  monde, 
la  liberté  d'appréciation,  le  talent  personnel  opposé 
à  la  convention  et  à  la  mesquinerie  environnante  : 
—  u  II  devait  être  et  fut  pour  l'Eve  ennuyée  de  son 
paradis  de  la  rue  du  Rocher,  le  serpent  chatoyant, 
coloré,  beau  diseur,  aux  yeux  magnétiques,  aux 
mouvements  harmonieux,  qui  perdit  la  première 
femme.  Dès  que  la  comtesse  Marie  aperçut  Raoul, 
elle  éprouva  ce  mouvement  intérieur  dont  la  violence 
cause  une  sorte  d'effroi.  " 

Ils  se  rencontrent  dans  un  des  salons  les  plus  bril- 
lants de  la  haute  société  parisienne,  et  Ralzac  ne 
manque  pas  cette  occasion  de  marquer  combien  le 
monde  peut  exercer  de  fatales  influences  sur  un  cer- 
veau d'artiste,  en  éveillant  chez  lui  une  sorte  parti- 
cidière  d'ambition  qui  n'est  point  de  celles  que  devrait 
susciter  sa  nature  :  —  "  Au  fond  de  son  cœur  il 
résolut  de  se  jouer  des  opinions,  à  l'instar  des  de 
Marsay,  Rastignac,  Rlondct,  Talleyrand  le  chef  de 
cette  secte,  de  n'accepter  que  les  faits,  de  les  tordre 
à  son  profit.  —  Mon  avenir  se  dit-il,  dépend  d'une 
femme  qui  appartienne  à  ce  monde.  »  —  De  même 
Mme  de  Vandenesse  suit  son  rêve  intérieur  et  sent 
l'inévitable  entraînement  de  son  être  vers  Raoul 
Nathan  :  entre  eux  commence  alors  réternclle  his- 
toire de  ramour-sentiment,  tel  que  peuvent  l'éprou- 
ver deux  élres  délicats,  nés  avec  des  sens  d'une 
finesse  exquise;  passe-temps  délicieux  pour  Mme  de 


LES    ARTISTES,  210 

Vandcncssc,  perte  de  temps  irréparaMc  pour  l'artiste  : 
—  <i  La  vie  s'use,  dit  Nathan  à  Marie  qui  lui  reproche 
de  ne  pas  assez  l'aimer,  et  vous  aurez  en  quelques 
mois  dévoré  la  mienne.  Vos  re[)roches  insensés  m'ar- 
rachent aussi  mon  secret.  Ah  !  vous  n'êtes  pas  aimée  ; 
vous  l'êtes  trop!  " 

Par  delà  les  «uivrcs  arrêtons-nous  à  l'enseigne- 
ment qui  s'en  dégage,  à  l'idée  maîtresse  qui  y  a  pré- 
sidé, à  la  conception  d'ensemble  que  le  romancier 
eut  de  l'artiste;  s'il  y  revient  avec  tant  d'insistance, 
si,  dans  le  cours  de  ses  ouvrages,  une  question  scmMe 
le  préoccuper  entre  toutes,  celle  de  la  production, 
c'est  qu'il  en  a  senti  la  gravité,  tout  aussi  hien  qu'il 
a  compris  l'importance  d'une  hygiène  mentale  rigou- 
reuse et  exceptionnelle  pour  ces  êtres  d'exception 
qui  sont  les  hommes  de  pensée.  Nous  parlions  plus 
haut  de  cet  amour  de  solitude,  de  cet  isolement  intel- 
lectuel qui  fait  la  force  et  la  grandeur  des  intelligences 
d'élite.  JjH  vie  entière  de  Halzac,  «-ette  vie  unique- 
ment consacrée  au  travail  nous  paraît  aujourd'hui  la 
plus  évi(h'ril('  démonstration  de  cette  vérité  d'àine. 
Intimement  convain<;u  qii'il  n'y  a  pas  de  plus  funeste 
entrave  au  laheurde  l'esprit  que  sa  dispersion  même, 
et  les  entraînements  mondains  auxquels  se  trouvent 
(exposés  la  pliqtarl  (h's  artistes,  \\  posa  comme  lui 
|)riiicq)('  de  salutaire  hygiène  la  règle  de  l'isolement, 
et  il  se  l'applupia  avec  une  sévérité  dont  aucun  écri- 
vain pisqu'alors  n'avait  donné  l'exemple.  La  vie 
iiiteHeeliielie  —  et  cii  cela  sa  eoiiee])!  ion  noiissemhle 
juste    -     lui  apparaît    eoinme  une    sorte   de    j)récieu\ 


'2-20  CHAPITRE   Vil. 

trésor   exposé   aux    perpétuelles  indiscrétions  d'une 
société  jalouse  qui  ne  demande  qu'à  s'en  emparer.  Il 
existe  à  cet  égard  dans  la  Cousine  Bette,  au  milieu  du 
développement  psychologique  de  Wenceslas  Stein- 
hock,  cet  artiste  qui  n'est  autre  que  le  Rubempré  de 
la  sculjHure,  une  page  définitive,  tant  par  la  perfection 
de  la  forme  que  par  l'élévation  de  l'idée,  confidence 
suprême  de  Balzac  sur  cette  question  capitale  :    — 
Il  Le  travail  moral,  la  chasse  dans  les  hautes  régions 
de  l'intelligence,  est  un  des  plus   grands  efforts  de 
l'homme.  Ce  qui  doit  mériter  la  gloire  dans  l'art,  car 
il  faut  comprendre  sous  ce  mot  toutes  les  créations 
de    la  pensée,  c'est  surtout  le  courage,  un  courage 
dont  le  vulgaire  ne  se  doute  pas,  et  qui  peut-être  est 
expliqué  ici  pour  la  première  fois...  Penser,  rêver, 
concevoir  de  belles  œuvres,  est  une  occupation  déli- 
cieuse. C'est  fumer  des  cigares  enchantés,  c'est  mener 
la  vie  de  la  courtisane  occupéeà sa  fantaisie.  L'œuvre 
apparaît  alors  dans  la  grâce  de  l'enfance,  dans  la  joie 
folle  de  la  génération,  avec  les  couleurs  embaumées 
de  la  fleur  et  les  sucs  rapides  du  fruit  dégusté  par 
avance.  Telle  est  la  conception  et  ses  plaisirs...  Mais 
produire,    mais  accoucher,   mais  élever   laborieuse- 
ment l'enfant,  le  coucher  gorgé  de  lait  tous  les  soirs, 
l'embrasser  tous  les  matins  avec  le  cœur  inépuisé  de 
la  mère...  mais  ne  pas  se  rebuter  des  convulsions  de 
cette  folle  vie,  et  en  faire  le  chef-d'o'uvre  animé  qui 
parle  ù  tous  les   regards  en   sculpture,  à  toutes   les 
intelligences  en  littérature,  à  tous  les  souvenirs  en 
peinture,  ù  tous  les  cœurs  en  musique,  c'est  l'exé- 


LES   ARTISTES.  221 

ciilion  et  ses  travaux.  La  main  doit  s  avancer  à  tous 
moments,  prête  à  tous  moments  à  obéira  la  tête... 
Le  travail  est  une  lutte  lassante  que  redoutent  et 
«hérissent  les  iielles  et  puissantes  organisations.  Un 
};rand  poète  de  ce  temps-ci  disait  en  parlant  de  ce 
labeur  effrayant:  »  Je  m'y  mets  avec  désespoir  et  je 
le  quitte  avec  chagrin.  » 

Il  est  rare  qu'un  artiste  ne  marque  pas  dans  ses 
ouvrages,  si  impartial  qu'il  s'y  manifeste,  si  discrète- 
ment caché  derrière  ce  voile  d'impersonnalité  que 
G.  Flaubert  recommandait  aux  écrivains,  les  préfé- 
rences de  son  esprit  et  les  tendresses  de  son  àme. 
C'est  ainsi  que  dans  cette  peinture  de  la  vie  de  pro- 
vince qui  s'appelle  la  Rabouilleuse,  peinture  pleine 
de  lâchetés  et  de  bassesses,  de  turpitudes  et  de  crimes, 
un  type  nous  apparaît  vraiment  puir  et  noble,  noble 
par  l'intelligence  et  le  talent,  pur  par  le  cœur  :  Joseph 
Bridau,  le  frère  de  Philippe.  Ce  n'est  j)as  un  person- 
najje  d<;  premier  plan,  en  ce  sens  (jue  I5al/.ac  n'a  pas 
voulu  lui  donner  trop  d'importance  pour  laisser  leur 
(1  valeur  w  aux  types  principaux  :  Philipj)e  IJridau  cl 
Flore  Brazier;  mais  par  son  caractère  de  contraste,  il 
mérilf  (ju'on  s'y  arrête.  Si  Balzac,  en  effet,  a  concentré 
«•M  IMidippe  Bridau  toute;  la  haine  et  le  mépris  ([ue  lui 
inspiiiiicnt  la  force  luiilah'  cl  la  grossièreté  i\i\  sol- 
dat, le  romancier,  aux  yeux  «lu(|ucl  la  produclioii 
inlellectuelle  représentait  la  suprême  jjloirc,  a  incaruc 
('i\  Joseph  Hridau  Tardsle  cher  à  son  cd'iir  II  est  bien 
ridéal  de  Tarlisle  tel  (|iie  le  coin  |ii-eiiail  llal/.ac,  cl  il 
<'st  chiir  ipi''  réciivam  a  iiii.s   liciiKuiip  de  hii-inême 


222  CHAPITRE   VII. 

dans  cette  ébauche  rapide,  mais  puissante.  On  trouve 
chez  ce  jeune  peintre  la  vocation  précoce,  apparue 
dès  le  jeune  âge,  résistant  aux  objurgations  des 
parents  et  aux  difficultés  des  débuts,  d'autant  plus 
pénibles  que  la  misère  est  proche.  On  y  trouve  ce 
sérieux  et  cette  haute  tenue  d'une  existence  vouée 
tout  entière  au  labeur,  l'existence  des  véritables 
artistes.  On  y  rencontre  enfin  cette  générosité  du 
cœur,  cette  impétuosité  de  sentiments,  preuve  de 
force  et  de  surabondance  de  vie,  digne  accompagne- 
ment de  la  volonté  tenace,  le  travail  opiniâtre  que 
nous  avons  observé  déjà  chczd'Arthez. 

Voyez  avec  quel  soin  Balzac  le  pare  de  toutes  les 
curiosités  qui  sont  de  nature  â  parfaire  son  éducation, 
à  nous  donner  une  haute  idée  de  son  intelligence  : 
—  a  II  lisait  bcaucoiqi,  d  se  donnait  cette  profonde 
et  sérieuse  instruction  (|ue  l'on  ne  tient  que  de  soi- 
même  et  à  laquelle  tous  les  gens  de  talent  se  sonl 
livrés  entre  vingt  et  trente  ans.  "  —  Il  se  plaît  à  le 
différencier  des  ra[)ins  vulgaires,  des  spécialistes 
cloîtrés  dans  leur  atelier,  qui  se  refusent  à  ouvrir  les 
yeux  sur  la  scène  perpétuellement  transformée  du 
monde. 

Voilà  pour  sa  supériorité  intellectuelle;  quant  à 
sa  supériorité  morale,  elle  éclate  en  toutes  les  parties 
(le  l'rKMivre,  non  point  seulement  par  opposition  avec 
la  bassesse  de  IMidippc,  mais  d'une  manière  absolue, 
lelle  qu'elle  brillerait  dans  un  milieu  tout  différent. 
Méconnu  longtemps  de  sa  mère  qui  ne  pouvait  com- 
prendre sa  valciii-,  il  ne  lui  en  a  pas  voulu  un  instant, 


LES    ARTISTES.  .   223 

se  rendant  compte  que  les  choses  étaient  telles 
parce  que  telles  elles  devaient  être,  et  le  jour  où  la 
pauvre  femme,  à  bout  de  tortures  morales,  voit  enfin 
la  vérité  et  qu'en  somme  elle  n'a  jamais  eu  qu'un 
enfant,  le  jour  où  elle  comprend  ses  injustices  et  en 
demande  pardon  à  Joseph,  il  répond  avec  la  Ijon- 
liomie  des  grands  cœurs  :  —  «  En  voilà  une  charge  ! 
Vous  ne  m'avez  pas  aimé!  Depuis  sept  ans  ne  vivons- 
nous  pas  ensemble?  Depuis  sept  ans  n'es-tu  pas  ma 
femme  de  ménage?  Est-ce  que  je  ne  te  vois  pas  tous 
les  jours?  Est-ce  que  je  n'entends  pas  la  voix?  Est-ce 
(|ue  tu  n'es  pas  la  douce  et  indulgente  compagne  de 
ma  vie  misérable?  Tu  ne  comprends  pas  la  peinture? 
N[ais  ça  ne  se  donne  pas."  — Tel  il  semble  qu'aurait 
été  Bal/ac  en  des  circonstances  analogues  ;  tel  nous 
paraît  le  véritable  artiste,  noble  et  désintéressé, 
bourru  quelquefois  dans  ses  manières,  mais  de  cœur 
haut  et  délicat!. .. 

Le  propre  des  créateurs  de  génie  est  de  s'intéresser 
à  toutes  les  manifestations  de  la  vie,  de  s'attacher 
non  seulement  aux  généralités,  mais  encore  aux 
exceptions,  aux  exceptions  avec  [)Ius  d'amour  [)eut- 
étrc,  [)arce  que  l;i  rareté  leur  prête  un  regain  d'in- 
térêt. Entre  toutes,  une  des  plus  saisissantes  est  la 
supériorité  inteUectuelIc  ciie/,  la  femme,  celle-là  sur- 
Inul  (pu  Si;  nianifcslc  daii.s  b'  doiiiaiiic  (h;  bi  vie  COU- 
Icmpbilivc  par  la  producliou  artistique.  Depuis  (pie 
I  liiiiuanilé  pense  e|  Iriidiiil  sa  pensée  sous  forme 
ecnle,  rinfénonlé  spinluelie  de  la  fenniKî  a  servi  de 
lliemeaiix  obseivalioiis  des   écrivains    et   aux   décla- 


224  CHAPITRE  VII. 

mations  des  philosophes;  ces  déclamations,  elles 
peuvent  toutes  se  résumer  dans  la  phrase  fameuse 
que  le  plus  illustre  des  Misogynes  aimait  tant  à 
répéter  :  —  «  Les  femmes  ont  les  cheveux  longs  et 
les  idées  courtes.  "  Montrer  que  les  lois  psycholo- 
giques les  plus  universellement  vérifiées  comportent 
des  exceptions,  montrer  que  parmi  ces  exceptions  la 
plus  rare  et  la  plus  intéressante,  une  femme  de  génie, 
peut  se  rencontrer,  et  faire  de  cette  création  l'ohjet 
d'une  œuvre  d'art,  il  y  avait  là  de  quoi  tenter  Balzac  : 
la  figure  de  Camille  Maupin  dans  le  roman  de 
Béatrix  a  été  le  fruit  de  ses  méditations  sur  ce 
sujet. 

Une  idée  à  priori  devait  nécessairement  dominer 
cette  conception  et  la  rendre  vraisemblable,  comme 
elle  la  domine  en  fait  et  constitue  la  pensée  maîtresse 
de  l'œuvre  :  cette  idée,  c'était  la  virilisation  à  son 
maximum  de  la  femme,  qu'il  nous  monlrerasupérieure 
aux  autres  êtres  de  son  sexe.  Elle  ne  pouvait  exister 
psychologiquement  vraie,  c'est-à-dire  s'élevant  au- 
dessus  de  la  pure  abstraction,  que  grâce  à  cette  défor- 
mation voulue  de  sa  nature  intime,  et  à  condition  de 
l'élever  au  rang  supérieur  qu'occupe  l'homme  intel- 
lectuel dans  l'ordre  social.  Tous  les  efforts  de  Balzac 
tendent  en  effet  à  la  dégager  de  son  sexe,  à  l'expli- 
quer par  des  tendances,  une  éducation,  un  milieu 
qui  sont  en  tous  points  la  contre-partie  des  tendances, 
de  l'éducation,  du  milieu ,  des  circonstances  habituelles 
de  la  femme.  Son  éducation  d'abord  :  elle  s'élève 
seule,    en  garçon,   parmi  les   livres,   surveillée    par 


LES   ARTISTES.  2i5 

un  vieux  parent  archéologue  qui  l'abandonne  à  ses 
instincts.  La  vie  lui  est  révélée  tout  en  théorie;  mais 
si  son  esprit  perd  son  innocence  et  sa  pureté,  l'àmc 
et  le  sentiment  demeurent  vierges  chez  elle  :  c'est  un 
développement  purement  spirituel,  qui  donne  nais- 
sance au.\  idées  et  comprime  les  sentiments.  La 
nature  lui  apparaît  donc  en  sa  chasteté  première,  et 
ces  révélations  sont  exemptes  du  trouble  inséparable 
de  l'initiation  sentimentale. 

C'est  exactement,  vous  le  voyez,  l'inverse  de  l'édu- 
cation habituelle  des  femmes,  qui  arrivent  aux  idées 
par  le  sentiment,  chez  lesquelles  le  développement 
du  cœur  est  généralement  exclusif  du  développement 
intellectuel,  et  pour  qui  à  l'ignorance  entière  des 
réalités  de  la  vie  succède  brutalement  une  initiation 
soudaine,  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  froisse  en 
elles  toutes  les  notions  acquises.  Nous  n'avons  pas  à 
insister  sur  ce  point,  l'ayant  déjà  fait  dans  des  études 
antérieures;  rappelons  simplement  que  la  plupart 
d(;s  [)ersonnages  féminins  étudiés  dans  le  chapitre 
des  Femmes  malheureuses  subissent  une  crise  doni 
les  causes  sont  |)récisénient  celles-là. 

La  virjjMiité  (hi  s(;nliniciit  est  donc  cbez  la  future 
Camille  Maupin  le  résultat  de  sa  nature  et  de  son 
éducation. —  »  Félicité  n'avait  aucune  pente  au  mal  : 
elle  concevait  tout  par  la  j)ensée  et  s'abstenait  du 
fait,  n  —  La  première  consérpience  d'une  lelU^  édu- 
cation est  une  conscience  de  sa  supériorité,  (raulanl 
[dus  nette  (pic  la  jeune  fille  a  vécu  dans  un  nnluii 
provincial.    La   seconde  est  la  crainte,  lliorrcnr  du 

11. 


2-26  CIIAPITHF,    VII. 

mariage  qui  ne  peut  lui  sembler  qu'un  jouj;,  le  plus 
insupportable  de  tous,  puisqu'il  implique  l'abdica- 
lion  de  la  volonté  et  de  l'énergie  féminine.  La  viri- 
lisation  chez  elle  est  même  physique  ;  Balzac  la  pré- 
sente comme  une  beauté  presque  masculine  :  — 
Il  Elle  a  ce  teint  olivâtre  au  jour,  et  blanc  au.K 
lumières,  qui  distingue  les  belles  Italiennes  :  vous 
diriez  de  l'ivoire  animé.  Ce  visage  plus  long  qu'ovale 
ressemble  à  celui  de  quelque  belle  Isis  de  bas-reliefs 
éginétiques...  Le  front  est  plein,  large,  renflé  au. v 
tempes,  illuminé  par  des  méplats  où  s'arrête  la 
lumière,  coupé  comme  celui  de  la  Diane  chasse- 
resse, un  front  puissant  et  volontaire,  silencieux  et 
calme.  La  chute  des  reins  est  magnifique  et  rappelle 
plus  le  Bachus  que  la  Vénus  Gallipyge...  Là  se  voit 
la  nuance  qui  sépare  de  leur  sexe  presque  toutes  les 
femmes  célèbres;  elles  ont  là  comme  une  vague 
similitude  avec  l'homme  ;  elles  n'ont  ni  la  souplesse 
ni  l'abandon  des  femmes  que  la  nature  a  destinées  à 
la  maternité.  " 

Si  nous  nous  arrêtions  ici,  la  virilisation  du  per- 
sonnage, tant  au  physique  qu'au  moral,  serait  com- 
|)lètc  et  exclusive  de  toute  féminéité.  Mais  Balzac 
n'a  j)as  voulu  (ju'il  vn  fût  ainsi.  Quelque  virile 
(ju'apparaisse  Camille  Maupin  par  l'intelligence  et 
l'éducation,  la  nature  ne  l'a  pas  moins  cvéce  femme 
par  le  sentiment  :  c'est  du  contraste  de  ce  sentiment 
(  t  de  (îcttc  intelligence  que  naîtra  le  drame  intime 
(pii  est  la  raison  d'exister  du  personnage.  Car,  en  der- 
nière analyse,  c'est  bien  une  femme,  et  une   femme 


LES    AUllSlES.  227 

malheureuse,  celte  Camille  Maupin.  Si  nous  l'avons 
rangée  parmi  les  artistes,  c'est  que  sa  valeur  intel- 
lectuelle et  la  haute  porté  de  son  esprit  permet- 
taient difficilement  de  l'assimiler  aux  autres.  Par  la 
puissance  du  sentiment,  qui  devient  un  motif  de 
cruelles  tortures,  elle  mériterait  une  place  entre 
Mme  de  Mortsauf  et  Mme  Graslin. 

Quelles  différences  pourtant  dans  l'origine  et  la 
manifestation  première  du  besoin  d'aimer  entre 
Camille  Maupin  et  celles-ci!  Tandis  que,  chez  les 
héroïnes  du  Lys  et  du  Curé  de  village,  la  vie  senti- 
mentale a  coexisté  avec  les  premiers  phénomènes 
de  l'existence  consciente,  tandis  qu'elle  en  a  été  la 
manifestation  originale  et  unique ,  chez  Camille 
Maupin  —  et  c'est  là  le  propre  des  natures  intellec- 
tuelles —  la  prépondérance  de  l'esprit  et  la  faculté 
d'observation  ont  étouffé  le  reste.  Dès  qu'elle  a  com- 
mencé à  vivre,  elle  s'est  regardée  vivre,  elle  en  a 
oublié  de  sentir.  Contresens  manifeste  pour  uneàme 
de  femme,  mais  contresens  nécessaire,  parce  qu'il 
est  la  marque  distinclive  de  cette  créature  d  excep- 
tion! Aussi  par  quelle  cruelle  revanche  la  nature 
<pii  a  toujours  raison  devait-elle  reprendre  ses  droits! 
c'est-là,  à  notre  sens,  la  vue  la  plus  originale  de  l'ceu- 
\  rc,  la  plus  vivîuite  assuréincul,  cl  hi  nuciix  comprise 
(■»)mnie  psychologie.  iJalzac  résume  les  causes  de  la 
(lise  et  la  fait  pressentir  en  des  pages  (pii  méritent 
le  premier  rang  dans  ses  créations,  l'dle  aime  d'abord 
n\\  homnu;  snnph'imMil  beau  ;  la  supériorilé  de  son 
esprit  l'en   (léfMjul»'  vile,  (•(  (.Ile  s'épic.'iid  d  un   artiste 


228  CHAPITRE   VII. 

qui  complète  son  éducation,  l'emmène  avec  lui,  puis 
l'abandonne  :  là  est  l'origine  de  son  talent  et  de  sa 
puissance  d'écrivain;  elle  raconte  sa  passion  et  com- 
pose un  chef-d'œuvre  :  —  a  Elle  était  dans  les  plus 
violentes  convulsions  qui  puisse  agiter  une  ame  aussi 
forte  que  la  sienne,  en  se  trouvant  la  dupe  de  son 
esprit,  en  voyant  la  vie  éclairée  trop  tard  par  le  so- 
leil de  l'amour,  brillant  comme  il  brille  dans  les 
cœurs  à  vingt  ans.  » 

Alors  prend  place  dans  son  existence  l'amour  de 
Calyste  de  Guénic,  tendre  et  timide,  ardent  et  géné- 
reux, sorte  de  Chérubin,  mais  plus  noble  que  Ché- 
rubin, qui  s'attache  à  elle  passionnément  et  donne- 
rait sa  vie  pour  un  instant  d'amour.  Ah  !  si,  répon- 
dant naïvement  à  cette  naïve  tendresse,  repoussant 
loin  d'elle  toutes  les  raisons  que  lui  suggère  son  esprit 
d'analyse,  elle  s'était  abandonnée,  si,  entr'ouvrant 
les  bras  pour  l'y  recevoir,  elle  s'était  donné  simple- 
ment la  peine  de  vivre  et  de  goûter  la  vie,  nul  doute 
qu'en  des  instants  de  délices  suprêmes  elle  eût  connu 
de  l'amour  ce  qu'il  a  de  plus  tendre  et  de  plus  inno- 
cent. Mais  ici  encore,  son  cœur  est  victime  de  son 
esprit  :  elle  raisonne  et  réfléchit,  alors  qu'il  lui  suffi- 
rait de  sentir  :  —  »  Je  vous  ai  repoussé  par  cgoïsme, 
lui  dit-elle;  tôt  ou  tard,  l'âge  nous  eût  séparés.  "  — 
Avec  lui  elle  joue  comme  autrefois  la  comtesse  jouait 
avec  Chérubin.  —  »  Une  pureté  comme  la  vôtre  est 
si  rare.  11  me  semble  que  pour  caresser  le  duvet  sa- 
tiné de  vos  joues,  il  faut  la  main  d'une  i^ve  sortie 
des  mains  de  Dieu.  »  —  Mais  la  comtesse  était  })bis 


r 


LES    ARTISTES.  22i> 


osée  qu'elle;  elle  était  plus  femme,  n'étant  que 
femme;  peut-être  aussi  Chérubin  était-il  plus  hardi? 

De  tels  jeux  néanmoins  ne  se  continuent  pas  sans 
danger.  Le  cœur  s'est  illusionné  un  instant  :  il  a  cru 
qu'il  s'agissait  de  protection  et  de  maternité,  alors 
que  c'était  bien  d'amour;  il  s'est  dérobé  à  la  réalité, 
et  quand  il  veut  désespérément  s'y  rattacher,  voici 
qu'il  est  trop  tard  et  cjue  l'image  d'une  rivale  plus 
habile  s'interpose  entre  lui  et  l'être  aimé.  N'est-ce 
pas  là  l'histoire  de  bien  des  femmes  qui,  n'ayant  pas 
aimé  lorsqu'elles  étaient  jeunes,  puis  ayant  ren- 
contré aux  approches  de  la  quarantaine  une  ame 
vierge  s'offrant  naïvement  à  elles,  ont  tremblé  de  la 
prendre  et  regretteront  éternellement  un  bonheur 
qui,  dans  la  vie,  ne  s'offre  pas  deux  fois!  Avec  sa 
brutale  et  incisive  franchise,  Claude  Vignon  retourne 
le  poignard  dans  la  plaie  de  Camille  :  —  «  Quand 
hier  je  vous  ai  fait  l'éloge  des  femmes  de  votre  âge, 
en  vous  expliijuant  pourcjuoi  Calyste  vous  aimait, 
croyez-vous  quej  aie  pris  pour  moi  vos  regards  ravis, 
brillants,  enchantés?  N'avais-je  pas  déjà  lu  dans 
votre  àme?  Les  yeux  étaient  bien  tournés  sur  moi, 
mais  le  C(eur  battait  pour  Calyste.  Vous  n'avezjamais 
été  année,  ma  (janvrc  .Maiipiii,  et  vous  ne  le  serez 
jamais  après  vous  être  refusé  le  beau  fruit  que  le 
hasard  vous  a  offert  aux  portes  de  l'enfer  des  femmes 
et  (jui  tournent  sur  leurs  gonds  poussées  par  le 
chiffre  50!  » 

l'.Ibî  joue  un  rôle  sublime,  presque  im[)ossible,  et 
<|ui  (lé[)asse  l;i  portée  de  ce  (|ue  con(;oit  le  dévoue- 


230  CHAPITRE    Vil. 


ment  féminin.  N'ayant  pas  su  être  l'amante,  ne  pou- 
vant plus  l'être  maintenant,  elle  entreprend  de  res- 
ter la  mère  que,  dans  ses  illusions  d'autrefois,  elle 
s'imaginait  être  uniquement.  Calyste  aime  Bcatri.x 
de  Rochide,  et  n'a  plus  qu'un  désir  :  être  aimé  d'elle. 
Mais  Béatri.x,  en  coquette  accomplie,  ne  voit  dans  la 
passion  du  jeune  homme  qu'une  occasion  de  faire 
souffrir  un  nouvel  amant  et  de  le  désespérer  en  irri- 
tant ses  désirs.  Camille  Maupin  se  sacrifie  à  cet 
amour  :  elle  consedle  Calyste  et  lui  montre  comment 
il  poura  parvenir  à  ses  fins.  Quelque  opinion  que 
l'on  puisse  avoir,  au  point  de  vue  de  la  vérité  psycho- 
logique, d'un  pareil  dénouement —  et  j'avoue  pour 
ma  part  qu'il  me  semhle  être  la  partie  contestahle 
de  l'œuvre  —  il  faut  y  voir  encore  une  affirmation 
nouvelle  de  la  virilisation  du  personnage  de  Camille. 
Une  telle  conduite  n'est  point  le  fait  d'une  femme  : 
elle  est  trop  nohle  et  trop  peu  personnelle  ! . . . 

Dans  mainte  œuvre  de  Balzac,  au  travers  de  ses 
nombreuses  et  complexes  créations,  le  portrait  du 
"  poète  »  se  trouve  esquissé;  en  inscrivant  ici  ce  mot 
Il  poète  1) ,  nous  entendons  l'employer  non  dans  son 
sens  étroit,  mais  dans  sa  plus  large  acception,  dans 
son  acception  étymologique,  comme  synonyme  de 
créateur,  en  quelque  ordre  que  ce  soit.  Précisons 
davantage  encore,  et  disons  que  Balzac  désigne  ainsi 
tout  être  né  avec  des  facultés  {)eu  communes,  en  dis- 
proportion avec  son  milieu,  en  lutte  par  conséquent 
avec  lui,  et  ne  devant  attribuer  ses  souffrances  à 
d'autre  cause  «pi'à  ces  facultés  mêmes.  Au  cours  de 


LES    ARTISTES.  231 

cette  étude,  nous  avons  vu  l'artiste  que  la  faiblesse 
de  sa  volonté  empêche  d'atteindre  au  but  que  sem- 
blaient présager  ses  brillantes  facultés,  Lucien  de 
riubempré  et  W^encelas  Steinbock;  nous  avons  vu 
celui  qui,  joignant  à  la  supériorité  intellectuelle  une 
valeur  morale  encore  plus  rare,  présente  l'exem- 
plaire achevé  d'un  grand  esprit  :  Joseph  Bridau,  et 
mieux  encore  Daniel  d'Arthez.  Qu'ils  réussissent  ou 
succombent  dans  leur  destinée,  un  point  leur  est 
commun  à  tous;  [)Our  cxprnner  mon  idée,  il  me  suf- 
fira de  dire,  employant  l'expression  de  Stendhal, 
qu'ils  sont  différents  (\u  milieu  dans  lequel  ils  se  pro- 
duisent; leurs  aspirations  sont  en  j)crpétuel  désac- 
cord avec  ce  milieu,  et  c'est  là  un  germe  de  douleur 
(pi'aucune  puissance  humaine  ne  saurait  étouffer, 
puisqu'il  faudrait  pour  cela,  ou  modifier  leur  es[)ril, 
ou  refaire  le  milieu  social  dans  lequel  ils  sont  appe- 
lés à  vivre  ! 

Toutes  les  é[)0(pies  ont  connu  ce  divorce  ,  et  si 
1  on  peut  dire  «pie  les  littératures  de  tous  les  âges 
s'en  sont  préoccupées,  il  n'est  pas  moins  juste  d'a- 
jouter que  les  écrivains  modernes  se  sont  comj)lu  à 
renchérir  sur  leurs  devanciers.  Depuis  Chateaubriand 
jusqu'à  Ijaiidelaire,  pour  ne  ciler  (pu-  des  artistes  de 
ce  siècle,  en  passant  par  Shelley,  Alfred  (h;  Vigny  et 
l"'dgar  l*oë,  ce  thème  a  été  repris  et  dévelopjjé  avec 
une  éloquence  plus  ou  moins  grande.  Nul  mieux  que 
ce  dernier  n'a  précisé  la  (  anse  de  cettt' disproporlioii, 
<'t  c'est  à  lui  (pi'il  faut  revt'uir  (piand  on  en  veut  cou- 
naitre  les  origines  et  préciser  la  portée  :  —  a  Un  ar- 


232  CHAPITRE   VII. 

liste,  a-t-il  écrit,  n'est  un  artiste  que  grâce  à  son 
sens  exquis  du  Beau,  sens  qui  lui  procure  des  jouis- 
sances enivrantes,  mais  qui,  en  même  temps,  im- 
plique un  sens  également  exquis  de  toute  difformité 
et  de  toute  disproportion.  Ainsi  un  tort,  une  injustices 
faite  à  un  poète  qui  est  vraiment  un  poète,  l'exaspère 
à  un  degré  qui  apparaît  à  un  jugement  ordinaire  en 
complète  disproportion  avec  l'injustice  commise.  Les 
poètes  voient  l'injustice,  jamais  où  elle  n'existe  pas, 
mais  là  où  des  yeux  non  poétiques  n'en  voient  pas 
du  tout.  1) 

Balzac  n'a  certes  pas  connu  cette  délicate  analyse 
du  célèbre  conteur  américain  ;  mais  il  ne  parait 
pas  téméraire  d'affirmer  que,  s'il  l'avait  connue,  il  se 
la  fût  appropriée  sans  hésitation,  comme  exprimant 
une  de  ses  plus  intimes  convictions.  La  précision  de 
formule,  la  brève  concision  d'Edgar  Poë  ne  pouvait 
être  le  fait  de  ce  cerveau,  puissant,  mais  lourd,  ayant 
l)esoin,  pour  se  produire,  de  vastes  étendues;  il  de- 
vait néanmoins  arriver  aux  mêmes  affirmations  dans 
l'analyse  des  personnages  de  roman  auquel  nous  fai- 
sons allusion;  il  devait  y  aboutir  plus  impérieuse- 
ment encore,  lorsque,  dans  une  œuvre  de  longue  ba- 
leine, uniquement  consacrée  à  la  mise  en  oeuvre  de 
cette  idée,  il  allait  pouvoir  la  prendre  et  la  déveloji- 
j)er  :  j'ai  nommé  »  Louis  Lambert  »  . 

Cette  création,  long  martyrologe  du  »  poète  » , 
est  en  même  temps  une  <inl<  biographie.  Mais  à  ce! 
égard,  il  convient  de  s'expii(juer  et  de  ne  pas  donner 
à  ce  mot  plus  de  portée  qu'il  n'en  doit  avoir.  C'est 


LES   ARTISTES.  233 

une  autobiographie  avec  dédoublement  de  person- 
nalité. En  effet,  si  la  plupart  des  traits  moraux  pré- 
tés  à  Louis  Lambert  peuvent  être  revendiqués  par  le 
biographe  comme  appartenant  en  propre  à  Balzac,  il 
faut  avouer  qu'à  plus  d'un  point  de  vue  Louis  Lam- 
bert diffère  du  Balzac  que  nous  connaissons,  que  ses 
œuvres  nous  ont  fait  connaître.  Chose  curieuse,  ces 
parties  complémentaires  de  son  esprit  se  retrouvent 
très  nettement  dans  l'esquisse  du  poète  dont  il  fait  le 
(i  famulus  " ,  Valter  ego  de  Louis;  c'est  là  ce  qui  jus- 
tifie notre  expression  :  dédoiiblenienl  de  personnalité. 
De  l'homme  extraordinaire,  de  l'être  marqué  par  le 
sort  pour  une  destinée  anormale,  Louis  Lambert 
présente  l'enfance  solitaire  et  rêveuse,  ennemie  des 
jeux  habituels  à  son  âge,  subissant  la  fatigue  d'un  dé- 
veloppement cérébral  exce[)tionnel,  car  il  manifeste 
dès  ses  premières  années  une  précocité  intellectuelle 
et  des  facultés  d'assimilation  peu  communes.  Comme 
son  père,  ou  si  vous  aimez  mieux  son  frère  spirituel 
Balzac,  Louis  Lambert  a  une  intelligence  de  philo- 
sophe et  de  poète;  du  philosophe  il  a  l'intense  curio- 
sité, le  souci  des  causes  elle  don  d'associer  les  idées; 
du  poète,  l'ardente  et  suave  imagination.  Ses  facultés 
iuiaginatives  nous  semblent  même  les  dignes  rivales 
de  celles  que  nous  admirons  le  plus  dans  l'histoire  litté- 
raire, ctsesconfidences  nous  rappellent  les  confidences 
analogues  d'écrivains  illustres  :  —  »  Quand  je  le  veux. . . 
je  tire  un  vode  sur  mes  yeux...  Soudain  je  rentre  eu 
luoi-niême  et  j'y  trouve  luie  ehauibre  noire  où  les 
aciidciils  (|;j   la    iiahirc   vieunt  iil  se   reproduire  sous 


■23i  CHAPITRE   VII. 

une  forme  plus  pure  que  la  forme  sous  laquelle  ils 
sont  d'abord  apparus  à  mes  sens  extérieurs.  »  — 
^e  reconnaissez-vous  pas  dans  une  telle  déclaration 
ce  don  de  résurrection  et  d'obsession  des  images, 
cette  forme  particulière  de  vision  psychologique  qui 
constituait  la  qualité  maîtresse  d'un  Flaubert  et  sur 
l'intensité  de  laquelle  certaines  confidences  par  lui 
faites,  lorsqu'il  écrivit  l'empoisonnement  d'Emma 
Bovary,  ne  peuvent  laisser  de  doute  :  —  »  En  lisant 
le  récit  de  la  bataille  d'Austerlitz,  j'en  ai  vu  tous  les 
incidents,  les  volées  de  canon  ;  les  cris  des  combat- 
tants retentissaient  à  mes  oreilles  et  m'agitaient  les 
entrailles  :  je  sentais  la  poudre,  j'entendais  le  bruit 
des  chevaux  et  la  voix  des  hommes...  ce  spectacle 
me  semblait  effrayant  comme  un  passage  de  l'Apo- 
calypse. "  —  Dans  les  «  Confessions  du  mangeur 
d'opium  1)  de  l'essayiste  de  Quinccy,  vous  trouverez 
une  déclaration  exactement  pareille,  ainsi  qu'en 
maint  passage  des  œuvres  d'Edgar  Poë,  avec  cette 
différence  toutefois  que  ces  derniers  n'atteignaient 
à  cette  prodigieuse  obsession  qu'à  l'aide  d'excitants 
artificiels,  tandis  que  Louis  Lambert  —  ici  lisons 
Balzac  —  y  arrivait  ualurellcment  et  par  le  jeu  nor- 
mal de  ses  facultés.  Joignez  à  ce  trait  psychologique 
l'amour  du  merveilleux,  du  surnaturel,  «  ce  goût  pour 
les  choses  du  ciel",  comme  dit  éloquemment  Balzac, 
et  vous  posséderez  les  Irails  les  plus  saillants  de  son 
esprit! 

Que  pouvait  devenir  une  organisation  de  celte  na- 
liire  dans  l'épaisse  et  lourde  atmosphère  des  collèges? 


LES    ART1STF:S.  235 

OiTy  pouvait-elle  faire,  sinon  s'étioler  et  souffrir? 
Tous  ceux  qui  ont  le  sens  de  ce  qu'on  a  si  justement 
nommé  Farislocratic  intellectuelle,  et  qui,  arrivés  à 
1  à{TC  d'homme,  après  avoir  mûri  leur  esprit  sous 
l'influence  d'une  culture  personnelle,  se  reportent 
vers  ces  années  de  jeunesse  que  le  vuljjalre  appelle 
les  plus  heureuses  de  la  vie,  tous  ceux-là  se  rap- 
pellent avec  tristesse,  sinon  avec  dégoût,  cette  promis- 
cuité, cet  enseignement  égalitaire  qui  ne  tient  compte 
ni  des  tendances  ni  des  aptitudes  individuelles,  cette 
grossière  férule  de  maîtres  aveugles,  accomplissant 
leur  hesogne  d'éducateurs  comme  une  tache  de  ma- 
u(euvrcs.  Tout  ce  qu'il  y  a  dans  l'enfant  de  délicat  et 
de  pur  s'en  trouve  froissé;  tout  ce  qui  peut  être  la 
personnalité  et  la  spontanéité  (Vun  esprit  s'ouvrant  à 
la  vie  en  est  atteint.  Dans  ce  milieu,  un  maître  par 
hasard  se  révèle-t-ihuoins  pédant,  moins  inintelligent 
que  les  autres,  son  influence  est  étouffée;  elle  de- 
meure sans  effet,  parce  qu'elle  est  tro})  exception- 
nelle. 

Si  des  natures  simplement  distinguées  ou  plus  dé- 
licates que  la  masse  ont  souffert  cruellement  de  cette 
éducation  artificielle,  quelles  intolérahles  hlessures 
s'imaginc-t-on  qu'ait  pu  endurer  un  es[)rit  comme 
celui  de  f.ouis  r^ambert!  Tcjute  la  première  pailie  de 
l'ouvre  est  une  peinture  de  la  vie  de  collège  avec 
ses  misères  et  ses  lâchetés,  comme  il  n'en  existe, 
(puî  je  sache,  auciuie  autre  plus  exacte.  La  vile  cruauté 
de  l'enfatit ,  la  lounhî  iiiiutelligence  des  maîtres, 
euMii  et   suiloul    I  is((lfincnl    Iiorrildc  du  poète,    toul 


236  CHAPITRE   VII. 

cela  est  peint  avec  une  vigueur  et  un  relief  qui  nous 
prouvent  à  quel  point  l'illustre  romancier  avait  lui- 
même  l'expérience  de  cette  vie,  combien  il  en  avait 
souffert,  et  avec  quelle  rancoeur  ses  souvenirs  le  re- 
portaient à  cette  période  de  son  existence. 

Les  renseignements  (  l)  que  nous  possédons  sur  cette 
existence  d'enfantcprrespondentaux  traits  les  plus  sai- 
sissants sur  lesquels  Balzac  insiste  dans  l'analyse  du 
caractère  de  Louis  Lambert;  ils  peuvent  se  résumer 
par  le  mot  que  nous  inscrivions  au  début  •.différence. 
Différence  entre  Louis  Lambert  et  les  maîtres  qui 
l'oppriment  :  —  a  Notre  indépendance,  nos  occupa- 
tions illicites,  notre  fainéantise  apparente,  nousyalu- 
rent  la  réputation  incontestée  d'être  des  enfants 
lâches  et  incorrigibles.  Nos  maîtres  nous  mépri- 
sèrent. »  —  Différence  avec  les  camarades  qui 
deviennent  des  instruments  d'op})rcssion.  u L'instinct 

(1)  iNous  avons  sur  toute  cette  période,  et  pour  conlirincr  l'Iiv- 
pothèse  cC autobioçjraphie  qui  parait  si  vraisemblable,  des  rensei- 
gnements intéressants,  recueillis  par  M.  de  Lovenjoul  auprès,  du 
directeur  du  collège  où  tîalzac  fut  élevé.  Aux  questions  posées  par 
lui  sur  les  aptitudes  de  Balzac,  il  fut  ainsi  répondu  :  ^ —  «  Fendant 
les  deux  premières  années,  on  ne  pouvait  rien  tirer  de  lui,  ni  leçons 
ni  devoirs  :  répugnance  invincible  à  s'occuper  d'aucun  travail  com- 
mandé. H  a  passé  la  plus  grande  partie  de  ce  temps  en  pénitence, 
soit  dans  sa  cellule,  soit  dans  un  bûcher  où  '  il  futcnfermé  une 
semaine  entière.  On  le  regardait  comme  l'invaiiteur,'dù  nibips.pour 
le  collège  de  Vendôme,  de  la  plume  à  trois^ becs,, avec  laquelle  il 
avait  coutume  de  faire  ses  pensums...  Il  lui  vint  ensuite  la  pensée 
de  devancer  les  occupations  des  classes  de  graunnàirèV  pàp-des  com- 
positions anticipées,  tulles  qu'il  en  voyait  faire  ou  en  entendait  lire 
aux  séances  publiques  par  les  seconds  et  les  rhétoricicns.  Aussi 
dès  la  (jualrième  sa  réputation  d'auteur  était  faite  ;  son  pupitre 
était  encombré  de  paperasses.  « 


LES    ARTISTES.  237 

si  pénétrant,  ramour-propre  si  délicat  des  écoliers 
leur  fit  pressentir  en  nous  des  esprits  situés  plus 
haut  ou  plus  bas  que  n'étaient  les  leurs.  De  là,  chez 
les  uns,  haine  de  notre  muette  aristocratie;  chez  les 
autres,  mépris  de  notre  inutilité.  " 

Au  milieu  de  ces  souffrances  et  comme  première 
compensation,  nous  découvrons  ce  sentiment  de  supé- 
riorité fait  de  la  conscience  d'une  réelle  valeur,  sen- 
timent quia  suffi  pour  soutenir  bien  des  âmes  nobles, 
l'ùût-il  suffi  pour  soutenir  Louis  Lambert,  parmi  les 
crises  de  ces  années  d'enfance,  et  pour  le  réconforter 
dans  l'abandon  moral  où  il  vivait  ?  Cela  n'est  guère 
probable,  et  s'il  fût  alors  demeuré  seul  et  sans  appui, 
le  suicide  eût  été  sans  doute  l'aboutissement  logique 
de  sa  destinée.  De  semblables  natures  ne  vivent  pas 
uniquement  j)ar  l'intelligence.  Si  hautes  et  si  puis- 
santes que  soient  leurs  facultés  spirituelles,  il  faut  à 
ces  âmes  d'élite  un  objet  digne  de  leur  affection. 
Lambert  est  un  philosophe,  mais  il  est  aussi,  ne 
l'oublions  pas,  un  poète  doublé  d'un  artiste;  à  ce 
titre,  et  tel  que  IJalzac  nous  le  dépeint,  il  ne  peut  se 
passer  damier;  il  ne  peut  se  passer  d'une  àme  véri- 
tablement sœur  et  qui  vibre  à  l'unisson  de  la  sienne. 
Dans  son  isolement,  il  la  rencontra,  cette  âme,  et 
entre  eux  il  se  fit  des  échanges  intellectuels  tels  que 
l'histoire  littéraire  nous  en  offre  de  rares  et  magni- 
fiques exeni[)les.  Entre  eux  s'opéra  cette  communion 
spirituelle  qui  compte  parmi  les  biens  les  plus  pré- 
cieux d'ici-bas,  parmi  les  plus  nobles  aussi,  piiis- 
fpi'ollc  rsf    exciiinli'  de  loiil    iiih'ri'-l  ;    ([iiclqiic    chusr 


238  CHAPITRE    VII. 

de  ce  que  ressentirent  l'un  pour  l'autre  Montaigne  el 
la  Boëtie,  Flaul)crt  et  Lepoittevin.  Pythagorc  et  le 
poète,  également  solitaires,  également  désolés 
allèrent  l'un  à  l'autre  avec  cette  spontanéité  qui 
attire  les  esprits  seniblaLles  :  ils  ne  pouvaient  faire 
autrement  que  de  penser  ensemljlc,  de  se  communi- 
quer leurs  rêveries. 

Ne  sont-ce  point  là  les  légitimes  compensations  du 
poète  ?  Et  de  même  qu'à  certaines  heures  les  enivrantes 
délices  de  la  volupté  peuvent  consoler  du  mal  d'ai- 
mer, de  telles  joies  inconnues  du  vulgaire  lui  foui 
oublier  la  douleur  de  vivre.  Joignez-y,  si  vous  voulez 
avoir  une  idée  complète  du  personnage,  la  faculté  de 
contemplation  portée  à  sa  plus  haute  puissance,  cette 
faculté  souveraine  de  sortir  de  soi-même,  de  se 
dédoubler  et  de  vivre  dans  le  rêve,  grâce  à  ce  pouvoir 
qu'on  a  si  justement  nommé  l'imagination  sympa- 
thique. De  là  à  la  création  artistique  il  n'y  a  qu'un  pas, 
puisque  cette  imagination  est  la  condition  de  la  nais- 
sance et  de  la  persistance  en  notre  cerveau  des  élé- 
ments affectifs  dont  l'harmonieuse  coml)inaison 
produit  les  œuvres  d'art.  H  y  a  une  phrase  au  cours 
du  roman  qui  en  dit  long  sur  cet  état  d'âme  propre 
aux  poètes  et  aux  artistes  :  —  "  Sens-tu  comme  moi, 
me  demanda-t-il  un  jour,  s'accomplir  en  toi,  malgré 
loi,  de  fantasques  souffrances?  Si,  par  exemple,  je 
pense  vivement  à  l'effet  que  produirait  la  lame  de 
mon  canif  en  entrant  dans  ma  chair,  j'y  ressens  tout 
â  coup  une  douleur  aiguë,  comme  si  je  m'étais  récl- 
h'ment  coupé  :  il  n'y  a  de  moins  (jue  le  sang.  " 


LES    AUTISTES.  23.T 

L'examen  des  doctrines  philosophiques  de  Louis 
Lamhert  trouvera  sa  place  dans  une  autre  étude,  où 
nous  l'envisagerons  à  un  point  de  vue  exclusivement 
intellectuel,  car,  si  difficile  qu'il  puisse  paraître  de 
séparer  l'homme  du  penseur,  la  chose  est  pourtant 
nécessaire,  si  l'on  veut  avoir  des  deux  une  idée  com- 
[)lcte  et  d'ensemhle.  Une  fois  sorti  du  collège,  Lam- 
hert ahorde  le  monde,  et  l'on  sent,  dès  ses  premiers 
essais,  qu'il  sera  aussi  malhahile  à  s'y  frayer  une 
route  (ju'il  a  été  malhahile  à  le  faire  dans  cette  petite 
société  en  réduction  qui  est  l'intérieur  d'un  collège. 
Le  divorce  continue  entre  sa  nature  et  la  société,  et 
la  principale  cause  en  est  l'impossihilité  pour  lui  do 
se  plier  à  Vaction.  En  cela  il  est  hien  de  son  siècle 
et  nous  apparaît  la  preuve  vivante  d'une  vérité  depuis 
longtemps  démontrée  :  plus  nous  allons  en  effet,  et 
plus  s'accentue  la  différence  entre  les  hommes  de 
pensée  et  les  hommes  d'action.  Ce  hcau  rêve  si  sou- 
vent caressé  et  réalisé  autrefois,  en  des  temps  d'éner- 
gie plus  intense,  d'une  vie  également  grande  par  la 
pensée  et  par  l'action,  cerôveque  fit  I5al/ac  lui-même 
—  car  en  cela,  il  faut  hien  le  dire,  il  diffère  essen- 
tiellement de  Louis  Lamhert  — nous  scmhle  aujour- 
d'hui complètement  irréali.sahic  l>"homme  qui  agit 
et  riiomnie  cpii  pense  se  rencontrent  et  ne  se  recon- 
naissent plus,  (juand  ils  ne  se  vouent  pas  mutuelle- 
ment à  l'anathèmc.  Le  mépris  de  celui-ci  poiir 
celui-là  n'a  d'égal  (pie  le  dédain  i\u  preuiier  jiour  le 
second.  (Jet  état  de  choses  a  des  causes  profondes 
qu'il  serait  intéressant  d'étudier,  qui   d'ailleurs  ont 


240  CHAPITRE   VII. 

été  déjà  examinées.  Quoiqu'il  en  soit  et  pour  revenir 
à  Louis  Lambert,  l'action  ne  pouvait  être  son  fait; 
dès  l'abord,  il  y  a  renoncé.  De  même  qu'il  étouffait 
dans  la  lourde  atmosphère  des  collèges,  il  se  sent 
mal  à  l'aise  au  milieu  du  combat  pour  la  vie.  L'exis- 
tence des  villes,  avec  ses  conditions  artificielles, 
répugne  à  sa  nature  :  il  était  né  pour  se  développer 
au  sein  de  la  nature  :  —  «  L'homme  qui  combat  et 
qui  souffre  en  marchant  vers  un  noble  but,  présente 
certes  un  beau  spectacle;  mais  ici,  qui  se  sent  la 
force  de  lutter?  Je  ne  me  craindrais  pas  dans  une 
grotte  au  désert,  et  je  me  crains  ici...  Le  monde  est 
impitoyable  pour  l'inventeur,  pour  tout  homme  qui 
médite.  Ici  tout  doit  avoir  un  résultat  immédiat, 
réel  :  l'on  s'y  moque  des  essais  d'abord  infructueux 
qui  peuvent  mener  aux  plus  grandes  découvertes,  et 
l'on  n'y  estime  pas  cette  étude  constante  et  profonde 
qui  veut  une  longue  concentration  des  forces.  » 

Que  de  vérités  lumineuses  dans  ces  vue  d'ensemble 
sur  la  vie  en  société  !  Que  de  vérités  dont  les  artistes 
sincères,  Balzac  tout  le  premier,  ont  fait  et  feront 
éternellement  l'expérience!  Mais,  il  faut  bien  dire  le 
mot,  Lambert  n'était  pas  né  pour  la  bitte,  même 
pour  cette  lutte  sourde  et  silencieuse  que  soutient 
l'artiste  en  vue  du  triomphe  (b'  sou  (t'uvre  !  Ici  encore 
Louis  Lambert  n'est  plus  IJal/ac.ll  nu  pas  ces  qua- 
lités de  résistance  tenace  (jui  ont  permis  à  l'un  de 
s'affirmer  et  de  vaincre,  faule  desquelles  l'autre  suc- 
combera ,  nial^;ié  la  supériorilé  de  son  es])nl 
liOuis  LaiiilM'il    élail   né  mal  armé  pour  la  vie,  et  la 


LES    ARTISTES.  2 'i  I 

vie   implacable    le    repousse    comme  un    organisme 
incomplet!. . . 

C'est  quils  furent  toujours  rares  et  exceptionnels, 
ajoutons:  c'estqu'ils  apparaissent  de  moins  en  moins 
fréquents,  les  artistes  présentant  cet  harmonieux  équi- 
libre des  facultés  mentales  dont  les  époques  de 
[jrande  production  nous  ont  laisse  l'exemple.  A 
mesure  que  s'est  affiné  le  sens  de  la  vie,  à  mesure 
que  la  sensibilité  frémissante  de  ces  êtres  anormaux 
qui  ont  pour  mission  d'exprimer  la  Beauté  s'est 
trouvée  en  contact  plus  directavec  les  épreuves  jour- 
nalières, leur  faculté  de  résistance  et  de  vouloir  s'est 
atrophiée  et  comme  émiettée.  Il  en  est  résulté  une 
manière  toute  spéciale  et  particulièrement  fine  de 
goûter  l'existence,  toute  une  sensibilité  intellectuelle 
se  manifestant  en  des  œuvres  que  les  vrais  artistes 
auraient  mauvaise  grâce  à  regretter,  puisqu'elles 
représentent  la  plus  précise  comme  la  plus  délicate 
notation  de  leur  façon  d'aimer  et  de  sentir.  Il  est 
permis  néanmoins  de  regarder  vers  l'avenir,  puisque 
i'a:uvrc  du  grand  romancier  nous  v  convie,  et  tout 
eu  chérissant  cequifutiVmw  tendresse  peu  suspecte, 
iKjus  avons  l'obligation  de  nous  demander  ce  qui  sera. 
Il  n'est  pas  besoin  d'être  grand  prophète  pour  mar- 
(|uer  quelques-unes  au  moins  des  conditions  qui 
paraissent  indispensables  à  un  mouvement  d'arl 
icformatcur.  Il  semble  bien  qu'une  des  [)remières, 
suion  des  plus  importantes,  doive  être  de  se  retremper 
au.x  sources  vivifiantes  d'énergies  nouvelles,  et  parmi 
ces    énergies,    \\    n'en    sera    piHil-êlrc    pas  de     plus 


•2ii  GHAPITr.  F.    VII. 

fécondes  que  celles  dont  nous  voyons  poindre  les 
premiers  résultats  dans  les  transformations  sociales. 
Il  peut  sembler  difficile,  pour  ne  pas  dire  plus,  à  des 
esprits  dont  les  croyances  se  rattachèrent  obstiné- 
ment à  un  idéal  d'art  aristocratique,  d'entrevoir 
comme  possible  un  avenir  aussi  directement  con- 
traire à  ce  qui  fut  la  religion  de  leur  jeunesse  enthou- 
siaste, et  pourtant  ils  ne  sauraient,  sans  encourir  le 
reproche  de  tenir  les  yeux  volontairement  fermés  sur 
ce  qui  est,  méconnaître  des  transformations  dont  les 
conséquences  s'étendront,  n'en  doutons  pas,  à  la  pro- 
duction même  de  l'œuvre  d'art,  comme  aux  condi- 
tions de  sa  durée! 


CHAPITRE  YIII 

LA     VIE    BOURGEOISE 

l'iincipe  d'esthétique  moderne  posé  par  Balzac  :  L'imagination  sym- 
patliique  peut  s'attaclier  à  toute  classe  sociale.  —  La  bourgeoisie  : 
Ce^ar  Biiotteau.  —  Le  bourgeois  :  Sens  spécial  donné  au  mot. 
—  Mélange  d'honnêteté  stricte,  de  siniplicité  d'esprit  et  de  va- 
nité. —  Uapprocheuicnt  entre  lîirolteau  et  Homais  :  Ilomais, 
caricature  de  Birotteau. 

I,a  femme  dans  la  bourgeoisie  :  Mme  Birotteaii.  Sa  supériorité  de 
jugement.  —  La  femme  dans  le  j)cuple.  —  Elévation  morale  de 
Mme  Birotteau  :  Elle  est  la  femme  forte.  —  Sa  supériorité  sur 
son  milieu. 

Ilidicules  de  Birotteau,  rachetés  jiar  ses  vertus  :  Birotteau  grandi 
par  le  malheur. 

Le  parucini  :  Crevel.  —  Points  conununs  entre  Crevcl  et  M.  Pruil- 
liomme.  —  L'esprit  saliriqvu'  de  Balzac.  Crevel  n'est  plus  seu- 
lement un  portrait  :  c'est  une  caricature. 

l.ii  classe  Iwurijeoise.  Etudes  de  groupes  :  Les  petits  hourt/eois.  — 
Encore  l'esprit  satiricpie  :  Thuillier  ;  L'employé  de  bureau.  — 
Minard  :  L'inventeur  de  lieux  conununs.  —  l'iiellion:  L  honnr- 
leté  niaise.  —  Culleritle  :  L'cspi'it  capable  et  gausscur. 

la  l'eyrade  :  Comment  il  domine  ce  groupe.  —  Ses  rclation> 
avec  Mme  CoUeville.  —  I^a  bourgeoise  en  (juêtc  d'émotions.  — 
Le  comédien  dans  La  l*eyra«lc.  —  Comment  il  est  passé  maître 
en  l'art  de  tromper  la  femme.  —  l'roiédé  iiifailiiiiie  :  emjihase 
et  cxagér.ation   du  senlimenl. 

Dans  les    niciiiu'iHs     |»i>j;f"^    *K;    l'csar     llirotlcati , 
l»;il/.ac  ('<  rit  :  —   ..  l'nissc  (((li' lusUmc  l'Irc;  le  poème 


2ii  CHAPITRE   VIII. 

des  Vicissitudes  l^ourgcoiscs,  auxquelles  nulle  voix 
n'a  songé,  tant  elles  semblent  dénuées  de  grandeur, 
tandis  qu'elles  sont  au  même  titre  immenses.  Il  ne 
s'agit  pas  d'un  seul  homme  ici,  mais  de  toutun  peuple 
de  douleurs.  »  —  Cette  phrase  perdue  au  milieu  du 
récit  des  malheurs  de  César  Birotteau  pourrait  servir 
d'épigraphe  à  l'œuvre  entière,  car  elle  indique  l'es- 
prit dans  lequel  elle  a  été  composée,  en  même  temj)s 
([u'elle  révèle  sa  portée.  Elle  en  indique  d'abord 
l'esprit,  esprit  d'universelle  enquête,  de  curiosité 
générale,  s'étendant  à  toutes  les  manifestations  de  la 
vie  ;  elle  révèle  cette  sympathie  sans  bornes,  le  mot 
étant  employé  dans  sa  plus  haute  acception,  qui  se 
réfère  à  tout  ce  qui  souffre,  à  tout  ce  qui  vit,  et  ne 
considère  aucune  douleur  comme  indigne  de  retenir 
son  attention. 

Exprimer  une  pareille  idée,  c'est  toucher  à  l'uni- 
versalité qui  caractérisait  Balzac,  qu'il  devait  à  cette 
faculté  d'intuition  en  quelque  sorte  illimitée,  grâce 
à  laquelle  son  intelligence  a  pu  embrasser  tous  les 
groupes  d'individus  qui  s'agitent  depuis  les  bas-fond.s 
jusqu'aux  sommets  de  la  société.  C'est  enfin  toucher 
à  un  point  capital  de  l'évolution  littéraire  moderne, 
poser  un  principe  d'eslhétique  qui  a  réagi  sur  la  pro- 
duction intellectuelle  de  notre  époque  avec  une 
autorité  incontestable,  à  savoir  que,  dans  le  domaine 
des  sentiments,  il  ne  pouvait  y  avoir  de  négligeable 
pour  l'artiste  que  ceux  dont  la  peinture  ne  cadrait 
point  avec  son  tempérament  personnel,  autrement 
qu'il  devait  s'arrêter  à  toutes  les  classes  sociales  el  à 


LA  VIE    BOURGEOISE.  -245 

toutes  les  catégories  d'individus,  qu'il  n'existait  plus 
de  {troupes  qu'on  pût   qualifier  de   non  esthétiques^ 
c'est-à-dire   qui    ne    devinssent   susceptibles    d'être 
transfigurés  par  l'éclat  du   rayon  poétique.   C'est  en 
quelque   sorte    un  principe    d'affranchissement   que 
pose  Balzac,  c'est  en  tout  cas  un  cri  de  réaction  qu'il 
pousse  en  faveur  de  la  liberté.  Nous  n'avons  pas  à 
examiner  ici  jusqu'à  quel  point  les  disciples  dii  maître 
ont  outré  les  conséquences  d'une   doctrine  dont  il 
s'était  lait  l'éloquent  défenseur,  jusqu'à  quel  point, 
forts  de  son  exemple,  ils  ont  donné  dans    de  regret- 
tables excès  et  défiguré  en  quelque  manière  son  idéal 
esthétique.  Ce  que  nous  pouvons  dire  simplement, 
c'est  que  dans  la  phrase  de  Balzac  se  trouve  enfermée 
l'expression  juste  et  précise  d'une  vérité   théorique 
dont  il  s'est  chargé  dans  ses  œuvres  de  démontrer  la 
rigoureuse  exactitude  :  —  a  II  ne  s'agit  pas  d'un  seul 
homme  ici,  mais  de  tout  un  peuple  de  douleurs.  "  — 
Ce  qu'il  a  voulu  représenter,  ce  n'a  point  été  seule- 
ment IJirotteau,  mais  toute  la  catégorie  des  individus 
qui  de  près  ou  de  loin  avoisinent  celui  qu'il  désigne 
de  ce  nom  et  qu'd  choisit  coruMu;  héros. 

Nous  aurons  à  revenir  plus  tard,  (juand  il  nous 
faudra  résumer  son  génie,  sur  le  haut  caractère  de 
généralité  dont  sont  em[)reintes  ses<*réations.  Nous  y 
trouverons  alors  une  occasion  de  marqu<M'  par  (puds 
traits  il  se  distinjjue  d'une  foule  d'écrivaius  (|ui  se 
sont  réclamés  de  lui  avec  énerjjie  et  (h)ul  le  procédé 
<le  coucepliou  (hnère  r-idicideineiil  (hi  sicMi  11  ikiiis 
suffira  |>our  l'iuslaul  de  le  l;iissei(iili<'viiir.  ee  prncechî 


246  CHAPITRE   VIII. 

de   conception  qui  est  celui  de  tous  les  intuitifs  et 
conduit  aux  généralisations. 

Ou'est-il  en  effet,  ce  César  Birotteau,  sinon  une 
synthèse  de  l'âme  bourgeoise,  la  réunion  en  un  seul 
personnage  des  qualités  et  des  défauts  correspon- 
dants, caractéristiques  de  cette  âme  bourgeoise? 
Synthèse  non  point  factice  et  artificielle,  aboutissant 
à  une  création  abstraite,  dépourvue  de  vie,  mais  bien 
au  contraire  à  une  création  débordante  de  vie  qui 
s'impose  à  l'esprit  avec  tout  son  relief  moral  et  phy- 
sique. Et  qu'on  n'entende  pas  ici  ce  mot  a  bour- 
geois »  dans  le  sens  étroit  que  lui  ont  prêté  certains 
littérateurs  de  cette  seconde  moitié  du  siècle.  En 
considérant  Birotteau  comme  l'incarnation  du  bour- 
geois, Balzac  s'est  attaché  aune  catégorie  d'individus 
représentant  cette  classe  de  la  société  qui  est  arrivée 
par  le  travail  à  l'aisance  où  à  la  fortune.  Birotteau 
(piittc  son  pays  avec  un  louis  dans  sa  poche;  il 
débarque  à  Paris  où  il  se  place  comme  garçon  de 
magasin  et  homme  de  peine  ;  l'existence  lui  est  rude 
pendant  les  premiers  temps;  peu  à  peu,  grâce  à  son 
assiduité,  il  gagne  la  confiance  de  ses  maîtres  et  voit 
augmenter  son  salaire.  Son  ambition  se  borne  à 
amasser  une  certaine  somme  pour  s'en  retourner 
vivre  à  la  campagne.  Mais  voici  que  cette  âme 
simple  se  prend  à  aimer,  et  au  moment  où  l'amour 
l'envahit,  c'est  avec  la  spontanéité  et  l'inconscience 
des  natures  primitives,  avec  ce  caractère  sérieux, 
presque  tragique,  que  revêt  l'instinct  sexuel  chez 
riiDinnu!  du  peuple  et  le  paysan.  Il  épouse  ccllequ'il 


LA   VIK    BOUllGEOISE.  247 

a  choisie,  et  le  lien  d'affection  qui  les  unit  est  si  fort 
que  vingt  années  après  leur  mariage,  sa  femme  peul 
s'écrier,  après  un  doute  passager  sur  sa  fidélité,  cette 
phrase  pleine  à  la  fois  d'injustice  et  de  vérité  pro- 
fonde :  —  Il  Aurait-il  une  maîtresse?  //  est  trop  bête, 
reprit-elle,  et  il  m'aime  trop  pour  cela!  "  Il  est  lro[) 
héte  :  c'est-à-dire,  il  a  une  àme  trop  simple,  trop  une, 
trop  peu  complexe  pour  désirer  un  honheur  différent 
de  celui  qu'il  goûte,  pour  s'imaginer  des  plaisirs 
autres  que  ceux  qu'il  a  ressentis. 

Honnête  et  rangé  dans  sa  vie  privée,  il  est  dans 
son  commerce  un  modèle  de  prohité  et  de  conscience  ; 
merveilleusement  secondé  d'ailleurs  par  une  femme 
qui  lui  est  supérieure,  comme  il  arrive  presque  tou- 
jours dans  cette  classe,  il  voit  sa  fortune  s'accroître  et 
son  jjien-étrc  augmenter.  Considéré  par  tous  ceux 
qui  l'approchent,  il  devient  juge  consulaire,  et  ce 
premier  honneur  1  aveugle  sur  son  propre  mérite  — 
car  nous  touchons  ici  à  la  plaie  secrète  de  sa  nature  : 
cet  amour  des  dignités,  ce  désir  de  paraître,  d'être 
quelque  chose,  qui  envahit  les  espnls  médiocres, 
leur  faisant  voir  un  idéal  de  vie  pour  lequel  ils  ne 
sont  point  nés.  Du  parvenu  il  a  toutes  les  iusufli- 
sances  et  toutes  les  médiocrités;  le  portrait  que 
r>al/ac  fait  de  sou  cspril  loiulic  à  la  caricature,  (juoi- 
(pi'il  nous  apparaisse  saisissant  (\v  vérité  :  —  »  Il 
éj)ousa  facilement  le  langage,  les  erreurs,  les  opi- 
nions du  hourgeois  de  Paris,  qui  admire  Molière, 
\«»Ilaire  et  Ilousscau  sur  paroh-,  (jui  achète;  leurs 
(cuvres  sans  les  lire,  ipii   soulicnl   (jiic  l'on  doil  dirt' 


248  CHAPITRE   VIII. 

ormoire^  parce  que  les  femmes  serraient  dans  ces 
meubles  leur  or  et  leurs  robes  autrefois  presque  tou- 
jours en  moire ,  et  que  l'on  dit  par  corruption 
Il  armoire  "  .  Potter.  Talma,  Mlle  Mars  étaient  dix  fois 
millionnaires  et  ne  vivaient  pas  comme  les  autres 
hommes;  le  grand  tragédien  mangeait  de  la  chair 
crue,  Mlle  Mars  faisait  parfois  fricasscr  des  perles 
pour  imiterune  célèbre  actrice  égyptienne.  Les  écri- 
vains, les  artistes  mouraient  à  l'hôpital  par  suite  de 
leur  originalité  ;  ils  étaient  d'ailleurs  tous  athées;  il 
fallait  bien  se  garder  de  les  recevoir  chez  soi.  "  — 
Qui  ne  reconnait  à  ces  traits,  grossis  sans  doute  parla 
vision  du  créateur,  le  type  de  l'esprit  médiocre,  de 
l'intelligence  étroite  et  bornée?  Nous  avons  tous 
connu  des  Birotteau,  et  qu'est-ce  autre  chose,  par 
exemple,  cet  Homais  de  Mme  Bovary,  qu'un  Birot- 
teau d'ordre  inférieur,  avec  la  probité  et  la  délica- 
tesse de  cœur  en  moins?  C4'est  par  là  en  effet  que 
Mirotteau  se  relève  à  nos  yeux;  cette  beauté  morale, 
dont  nous  aurons  plus  tard  à  noter  des  exemples, 
cette  générosité  d'âme  lui  communique  je  ne  sais 
quoi  de  respectable  rpii  relient  le  sourire  sur  les 
lèvres  et  arrête  le  sarcasme.  Balzac  mdique  la  contra- 
diction entre  son  intelligence  et  son  conir,  et  la  résume 
ainsi  :  —  "  Un  homme  pusdlanime,  médiocre,  sans 
instruction,  sans  idées,  sans  connaissances,  sans 
caractère,  et  cjui  ne  devait  |)oint  réussir  sur  la  place 
la  plus  glissante  du  monde,  arriva  par  son  esprit  de 
conduite,  parle  seulimeiildu  jiist(>,  par  la  bonté  d'une 
âme  vraiment  chrétieiuie,  par  amour  pour  la   seule 


LA   V[E    P.OURGEOISE,  -2i9 

femme  qu'il  eût  possédée,    à  passer  pour  un  homme 
remarquable,  courageux  et  plein  de  résolution.  " 

A  un  tel  homme,  que  son  ambition  devait  perdre, 
le  hasard  avait  donné  la  femme  qui  seule,  par  sa 
sagesse,  fût  capable  de  Tarréter  sur  la  pente  funeste 
où  il  devait  s'engager;  car,  aussi  bien  que  César 
Birotteau  résume  en  sa  personne  toute  une  classe 
d'individus,  Mme  Birotteau  résume  toute  une  caté- 
gorie de  femmes,  j'entends  ces  bourgeoises  honnêtes 
et  rangées  qui  par  leur  initiative  et  leur  intelligente 
activité  contribuent,  mieux  que  toute  autre  cause,  à 
la  prospérité  du  ménage,  dont  elles  représentent  la 
moitié  la  plus  éclairée.  Inférieure  en  effet,  dans  les 
classes  élevées  de  la  société,  à  l'homme  qui  la 
domine  par  la  hauteur  de  ses  vues,  la  portée  de  son 
intelligence  et  cet  ensemble  de  facultés  créatrices 
dont  il  semble  avoir  été  seul  doué,  la  femme,  dans  la 
classe  moyenne  et  surtout  dans  le  peuple,  lui  est  inll- 
niment  supérieure  |)ar  la  finesse  de  sa  nature,  la 
délicatesse  de  ses  instincts,  ce  je  ne  sais  quoi  de  délié 
qui  lui  permet  de  voir  clair  là  où  il  est  aveugle,  de 
saisir  des  nuances  là  où  il  en  est  empêciiéparsa  gros- 
sièreté native  et  sou  manque  de;  tact.  Voilà  ce  que 
Balzac  avait  senti  et  ce  qu  il  a  réussi  à  montrer  en 
créant  le  personnage  de  Muie  Birotteau.  Assurément 
si  un  être  au  monde  avail  pu  arrêter  Birotteau,  sa 
Ivinme  l'eût  fait;  voyez,  lorsjpu;  le  bouli(piier  grisé 
j)ar  ses  premiers  succès  et  sa  rapide»  fortune  lui 
expose  ses  rêves  d'avenir  cl  ses  ainbilious  l>our- 
geoises;  tandis  que  vous  uv  décDiivrc/.  élu-/.  Birotteau 


250  CHAPITRE   VIII. 

que  prétentions  et  ridicules,  vous  ne  rencontrez  chez 
sa  femme  que  l)on  sens  et  tact.  César  lui  fait  part  de 
ses  visées  politiques  qu'il  lui  expose  avec  Tempha- 
tique  orgueil  du  parvenu  :  «  —  Tiens,  Birotteau, 
sais-tu  ce  que  je  pense  en  t'écoutant?  Eh  bien,  tu  me 
fais  l'effcl  d'un  homme  qui  cherche  midi  à  quatorze 
iieures.  Souviens-toi  de  ce  que  je  t'ai  conseillé  quand 
il  a  été  question  de  te  nommer  maire  :  ta  tranquillité 
avant  tout.  Tu  es  fait,  t'ai-je  dit,  pour  êti'e  en  évi- 
dence, comme  mon  bras  pour  faire  une  aile  de  mou- 
lin. Les  grandeurs  seraient  sa  perte.  "  Et  plus  loin, 
quand  Birotteau  lui  conte  ses  rêves  de  fortune,  ses 
projets  de  spéculation  sur  les  teri^ains  :  —  «  Voilà 
donc  les  beaux  projets  c[ue  tu  roules  dans  ta  caboche 
depuis  deux  mois  sans  vouloir  n'en  rien  dire.  Je  viens 
de  me  voir  en  mendiante  à  ma  propre  porte  :  quel 
avis  du  ciel!  Dans  quelque  temps  il  ne  nous  restera 
(jiie  les  yeux  pour  pleurer.  Jamais  tu  ne  feras  ça,  moi 
vivante,  entends-tu,  César?  Il  se  trouve  là-dessous 
quelque  manigance  que  tu  n'aperçois  pas.  Tu  es  troj) 
probe  et  trop  loyal  pour  soupçonner  des  friponneries 
(liez  les  autres!...  Tiens,  ces  .gens-là  veulent  ton 
argent.  "  —  Il  semble  au  premier  abord  qu'il  y  ait 
dans  ces  paroles  f(uelque  amertume,  (juelque  àpreté, 
quelque  chose  de  cet  ascendant  dominateur  que 
l'épouse  tente  d'exercer  sur  celui  (pu'  la  société  lui 
a  donné  pour  maître.  N'y  voyez,  bien  au  contraire, 
que  le  bon  sens,  le  tact  délicat  de  la  femme,  plus 
intelligente  que  son  mari,  (pii  comprend  le  danger 
de  vouloir  s'élever,  (|ui  pressent  l'improbité,  l'indéli- 


LA   VIE    BOUIIGEOISE.  ^51 


catcsse,  compagnes  des  spcculalions.  D'ailleurs,  elle 
haïsse  vite  le  ton,  car  elle  est  avant  tout  soumise  et 
résignée  :  —  «  Allons,  calme-toi,  tu  es  le  maître, 
après  tout.  Cette  fortune,  tu  Tas  gagnée,  n'est-ce  pas? 
Elle  est  à  toi,  tu  peux  la  dépenser.  Nous  serions 
réduites  à  la  dernière  misère,  ni  moi  ni  ta  fille  nous 
ne  te  ferions  un  seul  reproche.  »  —  Mme  liirottcau 
est  tout  entière  dans  cette  phrase,  avec  sa  vertu 
modeste  et  ces  qualités  de  résignation  qui  consti- 
tuent la  femme  forte  au  sens  où  l'entendent  les 
Écritures.  Jamais  elle  ne  sortira  de  la  voie  que  lui 
marquent  son  devoir  d'épouse  et  sa  conscience  de 
femme  honnête.  Simple  et  nohle  incarnation  de  toute 
une  classe  d'êtres  que  la  destinée  condamne  à  d'ohs- 
cures  infortunes  et  qui  demeurent  jusqu'à  la  fin  supé- 
rieurs à  leur  milieu  social! 

Une  fois  engage  sur  cette  pente  fatale,  Birottcau  se 
précipitera  à  la  ruine  avec  l'inconscience  et  la  rapi- 
dité prévues  par  sa  femme.  Il  a  donné  sa  parole  poul- 
ies achats  de  terrains;  il  signe  le  contrat  et  confie 
SCS  fonds,  le  fruit  de  ses  économies  pendant  vingt 
ans,  au  notair(;  lîogum  (jui  s'enfuira  par  la  suiliv 
Atteint  de  la  folie  des  grandeurs,  il  veut  (jue  son 
intérieur  soiten  harmonie  avec  ses  rêves  d'auil)ili(jn  : 
il  y  dépense  en  décorations,  anieuhlement  et  frai.s 
d'aménagement  près  de  soixante  mille  francs 
Mme  IJirotU.'au  ne  dit  rien,  mais  sa  tristesse  augmente  ; 
elle  a  le  j)resseutnucn(  d'une  (  ala.slroplie  ;  elle  se 
mine  sourdement,  et  tout  ce  qu'elle  peut  faire,  c'est 
de  conserver  à   son   mari  l'amour  et   la  (idélilé  dont 


2)2  CHAPITRF    VIII. 

elle  ne  s'est  jamais  départie.  Biroiteau  voit  toutes 
choses  à  travers  le  prisme  de  son  ambition,  et  cet 
iiomme  qui  avait  amassé  une  fortune  grâce  à  la  plus 
stricte  économie,  à  la  plus  sage  prudence,  qui  avait 
mis  vingt  années  à  se  constituer  un  capital,  en  vient 
h  ne  plus  calculer,  à  compter  sur  les  chances  pro- 
blématiques des  spéculations  pour  combler  le  vide 
de  sa  caisse.  En  même  temps  que  ses  ambitions 
augmentent  et  que  sa  ruine  se  prépare,  ses  préten- 
tions vaniteuses  se  dessinent  plus  nettement;  la  phra- 
séologie de  son  langage  prend  les  proportions  du 
haut  comique.  Elle  se  manifeste  en  traits  inoubliables 
qui  sont  demeurés  typiques  et  presque  proverbiaux. 
Il  va  trouver  Vauquelin,  le  célèbre  chimiste,  pour  lui 
faire  part  d'une  découverte,  lui  demandant  ses  con- 
seils avant  de  l'appliquer  à  son  industrie.  —  »  Vois, 
mon  garçon,  dit-il  à  Popinof,  le  commerce  est  l'inter- 
médiaire des  productions  végétales  et  de  la  science. 
Angélique  Madon  récolte,  M.  Yauquelin  extrait,  et 
nous  vendons  une  essence.  Les  noisettes  valent  cinq 
sous  la  livre.  M.  Vauquelin  va  centupler  leur  valeur, 
et  nous  rendrons  peut-être  service  à  l'humanité, 
car  si  la  vanité  cause  de  grands  tourments  à  l'homme, 
iMi  bon  cosmétique  est  alors  un  bienfait...  Sois  res- 
pectueux, Anselme,  dit-il  en  entrant  dans  la  rue  où 
demeurait  Vauquelin,  nous  allons  j)énétrer  dans  le 
sanctuaire  de  la  science.  "  Lorsque  l'ancien  juge 
consulaire  reçoit  la  décoration  et  qu'il  revient  chc/, 
lui  après  avoir  été  présenté  à  M.  de  Lacépède,  le 
graud   chancelier  :  —    n  Ma   femme,  dit-il,    M.    de 


LA  VIE    BOURGEOISE.  233 

Lacépèdc  est  un  grand  homme;  oui,  autant  que 
M.  Vauquelin  :  il  a  fait  quarante  volumes.  INIais  aussi 
est-ce  un  auteur pairde  France!  N'oublions  pas  de  lui 
dire  :  votre  seigneurie  ou  monsieur  le  comte,  u  — Si 
maintenant  nous  arrivons  à  la  soirée  de  César,  qui 
termine  et  résume  la  première  partie  de  ce  drame 
intime,  nous  y  trouvons  les  plus  accomplies  des  pein- 
tures qui  aient  été  faites  de  ce  milieu  l)ourgcois,  au- 
quel Balzac  s'attachait  avec  amour,  comme  il  s'était 
attaché  à  celui  des  hautes  élégances  parisiennes 
et  de  l'aristocratie.  De  ce  milieu,  il  a  su  dire  les 
petitesses  et  les  ridicules,  mais  il  en  a  proclamé  aussi 
les  grandeurs  ignorées  et  les  mérites  méconnus  :  — 
"  C'était  bien  cette  bourgeoisie  qui  habille  ses  en- 
fants en  lancier,  qui  achète  Victoires  et  conquêtes,  le 
Soldai  lahoiirenr^  admire  le  Convoi  du  pauvre,  se 
réjouit  le  jour  de  garde,  va  le  dimanche  dans  une 
maison  de  campagne  à  soi,  s'inquiète  d'avoir  l'air 
distingué,  rêve  aux  honneurs  municipaux;  cette 
bourgeoisie  jalouse  de  tout,  et  néanmoins  bonne,  ser- 
vialjlc,  dévouée;  dupe  de  ses  vertus  et  bafouée  pour 
ses  défauts  par  une  société  qui  ne  la  vaut  pas,  car 
elle  a  du  cfxnir  précisément  parce  qu'elle  ignore  les 
convenances.  " 

César  aux  prises  avec  le  malheur!  c'est  ainsi  que 
Balzac  intitule  la  seconde  partie  du  roman.  César 
grandi  par  le  nial/it-iir,  ainsi  aurail-il  [m  iappidiM'l 
Du  moins  telle  est  l'impression  (pii  se  dégage  à  la 
lecture  de  cette  seconde  |)hasc  de  sa  vie;  nous  m- 
voyons  chez  ce  héros  des  nueurs  de  la  petite  bour- 


15 


25i  CHAPITRE   YIII. 

geoislc  qu'une  représentation  accomplie  des  ridi- 
cules et  des  infériorités  de  sa  classe  ;  dans  la  seconde, 
par  contraste  la  beauté  morale  et  la  rigide  honnêteté 
du  commerçant  tombé  donnent  je  ne  sais  quelle  tra- 
gique grandeur  et  quelle  étrange  poésie  à  sa  destinée 
misérable.  La  ruine  commence  et  les  malheurs 
racca])lent;  les  factures  affluent,  il  faut  les  payer 
sans  délai  :  à  peine  s'il  lui  reste  quelque  argent  dans 
sa  caisse;  il  se  voit  contraint  de  réclamer  à  sa  clien- 
tèle tout  ce  qu'elle  lui  doit.  Un  dernier  désastre 
s'al)at  sur  lui  :  il  apprend  que  le  notaire  auquel  il 
avait  confié  ses  fonds  a  disparu,  emportant  son 
argent.  La  douleur  est  trop  forte  pour  sa  pauvre  cer- 
velle, et  la  maladie  mentale  s'empare  de  lui.  Il 
échappe  à  la  mort;  mais  à  peine  convalescent,  voici 
qu  il  lui  faut  lutter  à  nouveau  pour  prévenir  la  fail- 
lite, le  déshonneur  du  commerçant.  Alors  commen- 
cent ces  démarches  humiliantes,  ces  demandes  de 
crédit  au.\  banquiers,  véritable  chemin  de  croix  dont 
il  connaîtra  toutes  les  angoisses  :  chez  les  Keller 
d'abord,  où  il  lui  est  dit  que  «  les  affaires  ne  reposent 
j)as  sur  les  sentiments  »  ;  chez  son  ancien  commis  du 
Tillet,  qui,  parvenu  à  la  fortune  par  des  spéculations 
véreuses,  l'écrase  de  son  luxe  insolent  et  de  sa  vanité 
de  viveur.  Du  Tillet  a  tenté  autrefois  de  séduire 
jNIme  l5irolteau,  et  Mme  lUrotteau  lui  a  résisté;  il  a 
soustrait  à  son  patron  3,000  francs,  et  celui-ci  a  bien 
vonhi  fermer  les  yeux  ;  ce  sont  là  choses  qu'il  n'a  pas 
oiilibées,  et  il  a  juré  la  ruine  de  Birotteau.  Pourtant 
le  reiit  de  ses  malheurs   semble  l'apitoyer,  et  peut- 


LA   vu:    BOURGF.OISK.  255 

élre  va-t-il  le  secourir;  mais  Birotteau  gâte  tout  en 
lui  rappelant  le  passe  :  —  «  Du  Tillct,  dit  avec 
emphase  et  gravite  le  bonhomme  en  se  levant,  je  te 
rends  toute  mon  estime.  "  —  Du  Tillet  ne  lui  par- 
donnera pas  cette  phrase  qui  l'atteint  en  plein  cœur 
et  envoie  Hirotteau  à  Nucingcn,  qui  se  joue  de  lui. 
Abreuve  d'outrages,  l'assasic  de  douleurs,  il  se  voit 
oblige  de  déposer  son  bilan,  et  la  scène  dans  laquelle 
Balzac  le  mijntre  prenant  cette  résolution  suprême 
est  une  des  plus  dramatiques  de  l'œuvre.  Un  seul 
parti  lui  reste  à  prendre  :  se  faire  oublier,  travailler 
avec  acharnement  et  désintéresser  ses  créanciers  à 
force  de  laheur  etdc  veilles.  Birotteau  se  révèle  alors 
dans  toute  sa  beauté  morale  et  sa  scrupuleuse  hon- 
nêteté. Servi  d  ailleurs  par  les  circonstances  et  par  le 
dévouement  des  âmes  généreuses  qui  l'entourent,  il 
atteint  au  but  quils'est  proposé  :  la  réhabilitation  du 
failli.  Ce  jour-là,  la  joie  l'étouffé,  et  il  meurt  étranglé 
par  l'anévrismc. 

A  le  birn  prendre  et  pour  conclure,  il  y  a  dans 
celte  existence  plus  de  grandeurs  (pu-  de  petitesses! 
La  noblesse  du  cieur  fait  oublier  les  ridicules  de 
l'esprit,  et  le  personnage  se  trouve  lransli{;uré  à  nos 
yeux  iiar  s;i  ciiiKliiitc  in  lace  de  I  .■i(lv<MSité.  Le  sen- 
timent de  lliiinMciir,  poussé  an  pcunl  on  d  se  ren- 
contre chez  Ibrullcan,  n'esl  p;is  t'li»n;nc  de  v;d(nr 
certaines  vcrlus  (pu'  le  monde  traite  de  sidijinns  cl 
anxqnrilf.s  \\  clcvf  des  statues.  Scnicnicnl ,  coninie 
son  champ  d  actn>n  est  limité  dans  b-  cercle  élnuldes 
intérêts  domestiques,  il  demeure  à  jamais  ignore  et  ne 


256  CMAPITIiE    VIII. 

trouve  sa  récompense  que  dans  l'estime  de  soi-même 
et  les  satisfactions  de  la  conscience... 

Il  est  un  autre  personnage  qui  a  servi  de  plastron 
aux  railleries  de  Balzac  et  c|ui,  celui-là,  nous  paraît 
l>ien  l'exemplaire  achevé  des  ridicules  et  des  peti- 
tesses de  l'esprit  l)Ourgeois  :  c'est  Crevel.  Sans 
doute  il  offre  plus  d'un  trait  commun  avec  César 
Birottcau,  mais  l'accentuation  de  son  type  dans  le 
sens  du  parvenu  l'en  différencie  totalement.  Il  est  à 
la  fois  supérieur  et  inférieur  à  Birotteau  :  supérieur 
par  l'éducation  qu'il  a  reçue,  par  les  milieux  dans 
lesquels  il  s'est  développé;  inférieur,  car  il  n'a  rien 
de  cette  noblesse  de  cœur,  de  cette  scrupuleuse  hon- 
nêteté qui  fait  presque  un  héros  de  l'infortunée  vic- 
time de  l'honneur  commercial;  inférieur  enfin  parce 
que  la  vanité  ridicule  dont  il  nous  apparaît  bouffi, 
cette  vanité  qui  l'accompagne  dans  tous  les  actes  de 
sa  vie,  et  qui  communique  à  sa  personne  une  sorte 
de  grotesquerie  solennelle,  empêchera  toujoui^s  l'in- 
dulgence de  se  fixer  sur  lui. 

Du  a  parvenu  "  ,  disions-nous,  il  présente  tous  les 
ridicules.  Il  a  l'amour  de  ce  qui  est  riche  et  voyant, 
semblal)le  par  là  aux  enfants  et  aux  sauvages  c|ui 
tendent  désespérément  la  main  vers  ce  qui  brille; 
c'est  même  le  scid  trait  qu'il  puisse  avoir  de  com- 
mun avec  les  àmcs  j)rimitive8,  car  tout  en  lui  est  ar- 
hficicl,  et  il  n'est  point  jusqu'aux  naïvetés  de  son 
misérable  esprit  qiu  ne  nous  parai.ssenl  accpuses  et 
voulues.  Il  a  ambitionné  les  honneurs  hourgeois  : 
ancien  adjoint,  garde  national  et  maire,  il   a  rempli 


LA   VIE    BOURGEOISE.  257 

ses  devoirs  avec  la  gravité  digne  qui  caractérise  le 
citoyen  investi  de  fonctions  dont  il  se  plaît  à  exagé- 
rer l'iniportancc  pour  s'en  jjien  pcnclrer.  Il  en  a  con- 
servé cet  air  de  haute  supcriorilc,  de  parfaite  suffi- 
sance qui  se  traduit  en  duretés  à  l'égard  de  ceux  qui 
socialement  sont  ses  subordonnés,  mais  n'hésite  pas 
à  condescendre  jusqu'à  l'humilité  la  ])lus  basse  dans 
les  ra])porls  avec  ses  supérieurs.  Sur  toutes  choses  il 
expose  des  vues  d'ensemble,  des  principes  immualdes, 
qu'il  proclame  bien  haut,  et  dont  la  réunion  forait  le 
digne  pendant  des  immortels  axiomes  de  Joseph 
Prudhomme.  Sa  grande  force  est  l'inconscience  du 
ridicule.  Comment  en  serait-il  autrement?  Il  faudrait 
qu'il  se  vil  lui-même,  et  voilà  ce  dont  il  est  le  moins 
capable.  C'est  sur  l'amour  qu'il  faut  l'entendre  rai- 
sonner; là  il  est  incomparable  et  n'a  sans  doute  ja- 
mais eu  d'égal  :  —  "  Crevel  avait  un  marché  ferme 
avec  Mlle  Méloïse  :  elle  lui  devait  j)0ur  cinq  cents 
francs  de  bonheui'  tous  les  mois.  Il  disait  à  ce  sujet 
aux  négociants  veufs  aimaiil  Irop  leurs  lilles,  (pTil 
valait  mieii.'v  avoir  des  chevau.\  loués  au  uiois  qu  une 
écurie  à  soi.  w  —  «Son  plus  ardent  désir  est  de  possé- 
der iiiU!  Icniiiie  (lu  iiioiide,  (h*  ee  moiuh'  où  il  n'a 
jauiais  péiieti'é,  el  (]ui  lui  parait  à  dislanee  eoiiime  un 
paradis  iiiaeet'ssible  :  —  u  Je  puis  V(»us  1  av(»iier,  |e 
n  ai  jamais  eu  di-  leiiinie  eoiiinie  il  iiiiil,  el  \,\  plus 
grande  de  mes  ambitions,  c Cst  d Cii  conii;iilre  iiiu". 
Les  hoiins  de  Mahomet  ne  sont  rien  eu  eoiiipaiaisoii 
de  ee  (pie  |e  me  ligure  les  femmes  du  iiioii(h>  Miiliu, 
c'est     111(111     ideiil,    e  (Sl     ma    lolie,   el    lelleiiieiil    que. 


258  CHAPITRE   VIII. 

voyez-vous,  la  baronne  Hulot  n'aura  jamais  cinquante 
ans  pour  moi  »  ,  dit-il  en  se  rencontrant  sans  le  savoir 
avec  un  des  esprits  les  plus  fins  du  dernier  siècle. 
—  Il  tente  de  la  séduire,  mais  se  conduit  avec  elle 
comme  le  dernier  des  Ijoutiquiers  et  se  fait  chasser 
comme  un  laquais.  Il  tombe  entre  les  mains  expertes 
de  l'adorable  Mme  Marneffe,  qui  le  traite  comme  un 
a  toutou  1)  .  Un  seul  trait  dans  le  cours  du  récit  inter- 
rompt l'impression  du  ridicule  que  produit  le  per- 
sonnage, c'est  son  attendrissement  final  dans  la  fa- 
meuse scène  avec  la  baronne.  Mais  le  ridicule  n'est 
pas  lon^j  à  reparaître,  et  il  atteint  à  son  maximum 
lorsque  Valérie  joue  devant  lui  la  femme  pieuse  :  — 
Il  Gros  cornichon  !  d  s'écria-t-clle  en  poussant  un 
infernal  éclat  de  rire. 

Il  meurt  comme  il  a  vécu,  et  les  horribles  souf- 
frances de  ses  derniers  moments  sont  impuissantes 
à  atténuer  le  ridicule  du  j)crsonnagc.  Il  déclame  jus- 
qu'à la  mluule  suprême  :  —  «  Soyez  calmes,  mes 
enfants,  la  mort  regarde  à  deux  fois  avant  de  frapper 
un  maire  de  Paris!  dit-il  avec  un  sang-froid  comique. 
Et  puis,  si  mon  arrondissement  est  assez  malheureux 
pour  se  voir  enlever  l'homme  qu'il  a  deux  fois  honoré 
de  ses  suffrages  (Ilcin  !  voyez  comme  je  m'exprime 
avec  facihté!),  eh  l»ien!  je  saurai  faire  mes  paquets, 
Je  suis  un  ancien  commis  voyageur,  j'ai  Tluabitudc. 
Ah!  mes  enfants,  je  suis  un  esj)rit  forl.  —  Papa, 
|tromets-mol  de  laisser  venir  l'Lglise  à  ton  chevet.  — 
.laniais!  répondit  Crevcl.  Que  voulez-vous?  j'ai  sucé 
le  lail  de  la  Uévolulion,  je  n'ai  pas  l'espnl  du   baron 


LA   VIE    BOURGEOISE.  250 

cFHolbach,  mais  j'ai  la  force  d'àme.  Je  suis  plus  que 
jamais  régence,  mousquetaire  gris,  ahbc  Dubois,  et 
maréchal  de  Richelieu  !  "  Ce  n'est  plus  un  por- 
trait, mais  une  satire  —  combien  cruelle,  mais  aussi 
combien  profonde  !  —  et  qui  demeure  éternelle 
comme  le  ridicule  qui  l'a  inspirée! 

Après  les  individus,  voyons  les  groupes,  et  pour 
les  bien  examiner,  arrêtons-nous  à  l'œuvre  des 
Petits  Bourgeois.  Ici  encore  Balzac  sera  notre  guide, 
et  ses  facultés  d'observateur  s'y  révéleront  d  initant 
plus  précises  qu'il  aura  plus  de  détails  à  peindre. 
Tout  ce  qu'il  y  a  de  plat  et  de  mesquin  dans  la 
petite  bourgeoisie,  tout  ce  qu'il  s'y  rencontre  de 
médiocre  et  de  bassement  intéressé,  vous  lelrouvercz 
réuni  et  comme  condensé  dans  les  cinq  ou  six 
personnages  principaux  qui  sont  les  acteurs  de  ce 
drame  domestique.  Si  l'on  voulait  établir  luie  com- 
[laraison  ou  mieux  une  opposition  entre  César  Hiroi- 
îcaii  d'une  part,  Crcvel  et  les  Petits  Boiirfjcois  de 
l'autre,  on  arriverait  à  cette  conclusion  que  la  pre- 
mière (cuvre  constitue  un  [»anégvri(pu>,  les  deux 
autres  wnc  satire  de  l'esprit  bourgeois. 

I'>n  effet,  dès  le  débul  de  (•(•Uc-ci,  vuns  alliv,  vinr 
réunis  tous  les  traits,  ou  ri<b(iib  s  ou  nicsipniis.  (pu 
<;iiii(l('riscii(  «fil»'  classe  sociale.  Il  sciublr  (pic  Ual- 
/.ac  ait  cbcrclié  in,  de  iuciik!  (jii  il  la  i.nl  pour  les 
journalisles  (buis  b  s  Illusions  ncrdiics,  ;i  exeiver 
une  Soile  <le  vengeance  personnelle  el  à  cjiikmI  iirer 
coinnie  D.niinM  r,  Ti.nies,  ou  (iaviiini  l'eu  iMiiiorle 
d  aillciii'.s  le  poinl  de  dep.irt  de    la   coiKtplion;    nous 


260  CHAPITRE   VIII. 

n'avons  qu'à  envisager  les  résultats,  tout  en  consta- 
tant peut-être  un  parti  pris  de  grossissement  et  d'exa- 
gération !  Voyez  le  principal  personnage,  Thuillier, 
celui  qu'on  pourrait  appeler  le  principal  "médiocre  » 
de  la  pièce,  le  type  achevé  de  l'employé  de  bureau  : 
—  il  Engrené  dans  la  machine  ministérielle,  il  cul- 
tiva peu  les  lettres,  encore  moins  les  arts;  il  acquit 
une  connaissance  routinière  de  sa  partie  et,  quand 
il  eut  l'occasion  de  pénétrer,  sous  l'Empire,  dans  la 
sphère  des  employés  supérieurs,  il  y  prit  des  formes 
superficielles  qui  cachèrent  le  fils  du  concierge; 
mais  il  ne  s'y  frotta  même  pas  d'esprit.  Son  ignorance 
lui  apprit  à  se  taire  et  son  silence  le  servit.  Il  s'ha- 
hitua,  sous  le  régime  impérial,  à  cette  obéissance  pas- 
sive qui  plaît  aux  supérieurs,  et  ce  fut  à  cette  qualité 
qu'il  dut  plus  tard  sa  promotion  au  grade  de  sous- 
chef.  Sa  routine  devint  une  grande  expérience.  Ses 
manières  et  son  silence  couvrirent  son  défaut  d'in- 
struction. Cette  nullité  fut  un  titre,  quand  on  eut  be- 
soin d'un  homme  nul.  )>  —  Joignez  à  cette  nullité 
quelque  chose  de  la  prétention  et  de  la  vanité  bon 
enfant  qui  marque  les  hommes  fiers  de  leurs  succès 
féminins  —  car  Thuillier  est  un  homme  abonnes  for- 
tunes. —  Il  a  tout  ce  qui  plaît  aux  femmes,  l'aisance 
et  la  dcmi-élégancc  de  manières,  la  fausse  distinc- 
tidii  (jiii  les  séduit,  la  médiocrité  d'esprit  nui  se  ré- 
pand avec  prolixité  sur  tous  les  sujets.  Thuillier  ne 
serait  })as  complet,  si  l'on  ne  lui  adjoignait  sa  sœur 
IJrigittc,  vieille  fille  qui  ne  vit  que  par  lui  et  pour 
lui,   ;;l()ii(Mise  de  ses  succès  mondains,   s'exagérant 


LA   VIE    BOURGEOISE.  261 

leur  imj)ortance,  cl  qui  rcsscml)lc  assez  exactement 
aux  mères  follement  éprises  de  leur  fils,  décidées 
par  avance  à  fermer  les  yeux  sur  tout  ce  qui  consti- 
tue en  eux  une  tare  intellectuelle  ou  morale. 

Mais  ici  ce  n'est  point  un  type  unique  que  Balzac 
va  peindre,  comme  dans  César  Birotteau ,  où  le 
principal  personnage  a  une  telle  importance,  un  tel 
relief,  qu'il  efface  tous  les  autres  et  fait  le  vide  autour 
de  lui  ;  c'est  toute  une  classe  sociale,  toute  une  caté- 
gorie d'individus  vivant  dans  le  même  milieu,  appar- 
tenant au  même  monde,  agissant  de  concert  et  réa- 
gissant les  uns  sur  les  autres,  se  surveillant  et  s'é- 
piant,  présentant  en  un  mot,  chacun  avec  les  traits 
spéciaux  qui  marquent  sa  physionomie  individuelle, 
un  ensemlde  de  ridicules  et  de  petitesses,  caricaturés 
de  parti  [)ris,  il  faut  en  convenir,  mais  assez  énergi- 
mcnt  reproduits  pour  que  nul  n'hésite  à  convenir 
qu'il  v  a  là  la  synlhcsc  de  tout  un  monde;  monde 
dont  les  dehors  et  les  apparences  se  modifient  et  se 
modifieront  avec  les  usages  éminemment  variahles, 
dont  pourtant  les  tics  et  les  manies,  tout  le  fonds 
psychologique  restera  éli-nu^llcmcnl  l(hiili(|ue.  Nous 
avons  vu  l'escpiisse  de  Thuillier,  le  principal  acteur. 
Voyons  maintenaut  les  comparses  :  —  D'ahord 
Minard  :  —  »  Talcnl  houffi,  s'épanchant  en  phrases 
filainhcuscs,  picuanl  I  (il)S('(|iii()sil('  |)oiir  (h'  la  po- 
litesse et  la  formulr  [idiii-  de  1  ts|)nt,  \\  (h'Inlail  des 
lieux  communs  avec  un  aplnuiii  et  une  rondeur  qui 
s'acceptaieni  (((ninic  (h-  1  clixincnce.  Ces  mois  qui 
ne  discnl  rien  cl  rcponihnl  à  IomI  ;  progrès,  vapeur, 

15. 


262  CHAPITRE   VUJ. 

liltume,  f[arde  nationale,  ordre,  clément  démocra- 
tique, esprit  d'association,  légalité,  mouvement  et 
résistance,  intimidation,  semblaient  à  chaque  phrase 
politique  inventés  pour  INIinard,  qui  paraphrasait 
alors  les  idées  du  journal.  »  —  Puis  Phellion,  repré- 
sentant la  niaiserie  carrée  et  honnête  :  —  a  Ce  mo- 
dèle du  petit  bourgeois  offrait  autant  de  vertus  que 
de  ridicules.  Subordonné  pendant  sa  vie  bureaucra- 
tique, il  respectait  les  supériorités  sociales...;  véri- 
tables comparses  de  la  grande  comédie  sociale,  Phel- 
lion, Lendigeois  et  leurs  pareils  remplissent  les  fonc- 
tions du  chœur  antique.  Ils  pleurent  quand  on 
pleure,  rient  quand  il  faut  rire,  et  chantent  en  ritour- 
nelles les  infortunes  et  les  joies  publiques...  Cet  hon- 
nête vieillard  est  toujours  digne  :  la  dignité  sert  à 
expliquer  sa  vie.  Il  a  élevé  dignement  ses  enfants,  il 
est  resté  père  à  leurs  yeux,  il  tient  à  être  honoré 
chez  lui,  comme  il  honore  le  pouvoir  et  ses  supé- 
rieurs. Il  n'a  jamais  eu  de  dettes.  Juré,  sa  conscience 
le  fait  suer  sang  et  eau  à  suivre  les  dé]>ats  d'un  pro- 
cès, et  il  ne  rit  jamais,  alors  que  rient  la  cour,  l'au- 
dience et  le  ministère  public.  Eminemment  serviablc, 
il  donne  ses  soins,  son  temps,  tout,  excepté  son  ar- 
gent. "  —  La  Bruyère,  il  faut  l»ien  le  dire,  eût  signé 
ce  portrait.  Enfin  Golleville,  le  bourgeo  s  capal)le  et 
gausseur  :  —  "  Toujours  gai,  rond,  bonhomme, 
diseur  de  (juolii)ets,  faisant  des  anagrammes,  il  l'C- 
préscntait  la  faculté  sans  le  succès,  le  travail  opi- 
niâtre sans  résultat,  mais  aussi  la  résignation  jo- 
viale, l'esprit  sans   [)ortéc,  l'art  inutile,  car  il  était 


LA  VIE    BOURGEOISE.  2G3 

excellent  musicien  et  ne  jouait  plus  que  pour  sa 
fille.  1) 

Une  fois  posés  les  personnages  principaux  du 
roman,  Balzac  dresse  devant  nous  celui  qui  les  relie 
les  uns  aux  autres,  qui  nous  semble  le  trait  d'union 
entre  eux  tous.  Il  tient  les  fils  de  ces  pantins  et  les  fait 
se  mouvoir  suivant  sa  volonté  à  raison  de  l'influence 
que  lui  vaut  une  apparente  supériorité.  Balzac  se 
plaît  dans  une  longue  description  phvsiquc  et  mo- 
rale du  personnage  à  montrer,  en  insistant  sur  les 
détails  physiologiques,  ainsi  qu'il  en  est  coutumier.  Il 
le  présente  commcun  type  de  race  «  un  de  ces  hommes 
pâles,  assez  gros,  à  l'œil  quasi  troublé,  pire  espèce 
de  la  Provence.  Il  se  met  en  mouvement  chez  eux 
une  espèce  de  bile,  d'humeur  amèrc  qui  leur  porte  à 
la  tête,  les  rend  capables  d'actions  féroces,  faites 
à  froid  en  apparence.  »  —  Qui  ne  connaît  ce  tvpe, 
un  des  plus  dangereux  parmi  C(,mix  qu'on  a  nommés, 
suivant  une  expression  commune  mais  énergirjuc,  des 
rageurs  à  froid?  Ils  vont  droit  devant  eux,  fort  peu  sou- 
cieux des  considérations  habituelles  de  moralilé  un  de 
devoir,  uuitpiemeut  préoccupés  ilu  but  à  atleiudre  el 
prêts  à  briser  tout  ce  qui  leur  semlde  devoir  être  uu 
ol»sl;ul(v 

Quflb'  loiliMir  pDiir  un  p;ii<'il  boiniuc  (\r  loinber 
(huis  INI  p.ii'cd  indien!  Donc  d Hue  i;u'e  ciilciile  des 
siliialions  (pTil  préleiid  e\pb)iler,  d  une  soi'U'  d  iiilni- 
liou  psycbologifpie  des  personnages  médiocres  (pi  il 
approche,  |oignaiit  à  ces  facultés,  (pu  S(nil  une  ;ii'nu> 
puissante  à  reiiconlie  de  ceux  cpii  s  i-u  Iroux  l'iil  lola- 


264  CHAPITRF,   VIII. 

Icment  dépourvus,  une  étonnante  facilité  de  parole, 
un  bagou  étourdissant,  il  dominera  tout  ce  monde 
du  haut  de  son  apparente  supériorité.  Si  l'on  ajoute 
la  réputation  de  charité  et  de  dévouement  qu'il  s'est 
faite  à  dessein  pour  tromper  plus  sûrement,  on  aura 
une  idée  à  peu  près  complète  du  personnage. 

C'est  d'abord  à  Mme  Colleville  qu'il  s'attaque,  à 
la  femme  mûre,  ayant  aspiré  à  l'amour  et  ne  l'ayant 
jamais  rencontré,  sentant  que  l'âge  vient  où  tout  sera 
irrémédiablement  perdu,  et  se  raccrochant  avec  dés- 
espoir à  la  ressource  suprême  qui  s'offre.  Avec  elle 
il  jouera  la  comédie  de  l'amour  sincère,  protestera 
de  sa  passion  et  aura  toutes  les  chances  de  réussir; 
non  qu'il  l'aime  ou  ressente  pour  elle  un  de  ces  ca- 
prices passagers  qu'inspirent  souvent  aux  très  jeunes 
f^ens  les  femmes  de  cet  âge,  mais  il  a  besoin  de  lui 
donner  l'illusion  de  l'amour  pour  arriver  à  son  l)ut  : 
épouser  sa  fille.  Il  flatte  en  elle  tous  les  sentiments 
jusqu'alors  comprimés.  Il  y  emploie  toutes  ses  res- 
sources, même  celle  d'une  dévotion  habilement  cal- 
culée, n'ignorant  pas  combien  est  puissante  l'inter- 
vention des  choses  pieuses  au  milieu  des  choses  d'a- 
mour. 11  lui  glisse  dans  l'orcilb;  des  phrases  ardentes 
et  réservées  tout  ensemble,  des  propos  d'amour  et  de 
j)iété,  de  savantes  et  chaleureuses  déclarations  où  la 
ruse  du  hardi  tentateur  est  déguisée  sous  de  pieuses 
réticences.  Mme  Colleville  s'est,  en  effet,  réfugiée 
dans  la  dévotion  comme  dans  une  sorte  de  consola- 
tion au.v  désenchantements  de  sa  vie  passée,  qui  n'a 
pas   laissé   que  d'être  orageuse.   Balzac  peint  cette 


LA   VIE    BOURGEOISE.  265 

crise  d'âme  à  l'aide  de  métaphores  qui  présentent 
une  véritable  grandeur  tragicpie  :  —  «Elle  entendait 
une  voix  autrement  criarde  et,  attendu  que  sa  reli- 
gion était  un  masque  nécessaire  à  porter  et  non  une 
conversion,  qvi'elle  ne  le  déposait  pas,  parce  qu'elle 
y  voyait  une  ressource,  et  que  la  dévotion  feinte  ou 
vraie  était  une  manière  d'être  appropriée  à  son  ave- 
nir, elle  'restait  à  l'église  comme  dans  le  carrefour 
d'une  forêt,  assise  sur  un  banc,  lisant  les  indications 
de  route  et  attendant  un  hasard,  en  sentant  venir  la 
grande  nuit.  " 

Ce  hasard,  c'est  Théodore  de  la  Peyrade,  qui  se 
présente  à  point  au  milieu  de  cette  "  grande  nuit  »  à 
laquelle  Balzac  compare  le  vide  de  son  âme.  Il  mène 
avec  une  telle  habileté  son  entreprise  amoureuse, 
qu'il  ne  paraît  guère  possible  que  Flavie  Collevillc 
ne  succombe  pas.  Après  sa  ])rcmière  déclaration 
il  laisse  passer  un  certain  temps,  le  temps  néces- 
saire pour  qu'elle  produise  son  effet;  puis,  quand  il 
la  revoit,  s'étant  fait  désirer,  ce  sont  de  nouvelles 
paroles  d'adorateur  :  —  «  Oh!  voilà  ]>ien  la  femme 
que  j'ai  rêvée,  s'écrie  le  Provençal  avec  cette  extase 
et  cet  accent  qui  n'embrasent  que  des  âmes  et  ne 
sortent  que  des  lèvres  méridionales.  Pardon,  ma- 
dame, dit-il  en  se  reprenant  et  revenant  d'un  monde 
supérieur  à  lange;  exilé  (|u'd  regarda  pKMiscnïcnt; 
pardon,  je  reviens  à  ce  que  je  disais.  »  Sentant  enlin 
qu'elle  est  bien  à  lui,  il  se  fait  plus  hardi  :  —  u  l'^h  ! 
l)ien,  oui,  je  vous  aime,  dit-il,  et  je  vous  ainie  d'une 
affection  sans  bornes.  Vous  êtes  au-dessus  diiuc  foule 


266  CHAPITRE    VllI. 

de  petites  considérations  où  s'entortillent  les  sots. 
Entendons-nous.  »  Notez  bien  que  la  Peyrade  ne 
sonj^e  nullement  à  faire  de  Flavie  sa  maîtresse  :  elle 
n'est  pour  lui  qu'un  moyen  d'arriver  au  mariage  qu'il 
désire.  Mais  pour  atteindre  à  son  Lut,  Flavie  ne  suffit 
pas.  Il  lui  faut  gagner  les  bonnes  grâces  du  père, 
non  pas  de  Colleville,  mais  de  Tbuillier,  qui  sait  que 
Céleste  est  sa  fille.  Il  flattera  ses  aml)itions,  lui  per- 
suadera qu'il  ne  peut  ainsi  demeurer  dans  l'oisiveté, 
qu'il  se  doit  à  son  pays,  et  comme  Tbuillier  fasciné 
s'étonne  et  demande  la  cause  d'un  si  vif  intérêt,  la 
Peyrade  lui  avoue  en  confidence  que  cette  cause, 
c'est  son  amour  pour  Céleste  :  —  a  Votre  chère 
petite  Céleste  et  mon  amour  vous  réj)ond  de  tout 
mon  dévouement.  Que  ne  ferais-jc  pas  pour  un  beau- 
père  !  C'est  de  l'égoïsme,  c'est  travailler  pour  moi!  " 
S'être  attaché  Mme  Colleville  en  lui  donnant  l'il- 
lusion d'une  passion  sincère,  avoir  gagné  Phellion 
en  caressant  son  aml)ilion,  cela  ne  lui  suffit  pas  en- 
core; il  lui  faut  l'estime  de  l'intègre  et  stupide  Phel- 
lion, chose  d'autant  plus  difficile  que  Phellion  se 
défie  de  lui,  ayant  les  plus  graves  soupçons  sur  la 
pureté  de  ses  mrcurs.  Il  y  arrivera  néanmoins,  grâce 
à  son  admirable  souplesse  d'esprit,  grâce  à  cet  art 
extraordinaire  de  comédien  qu'il  pousse  au  point  de 
s'identifier  complètement  avec  la  personnalité  de 
ceux  (ju'il  veut  duper,  et  de  revêtir  cette  personnalité 
(b;  telle  manière  qu'on  sa  présence  ceux-ci  s'imagi- 
nent être  en  face  de  leur  propre  image  :  —  »  Il  était 
iiiqxjssible  à  Phellion  d'être  })lus  Phellion  que  Théo- 


LA   VIE    BOURGEOISE.  267 

dore  en  ce  moment  n'était  Phellion.  »  —  Il  faut  lire 
la  scène  d'un  bout  à  l'autre,  car  aucune  analyse  n'en 
saurait  donner  l'idée.  Tous  ces  personnages  assuré- 
ment sont  bien  petits  et  bien  mesquins;  petits  et  mes- 
quins par  la  bassesse  de  leurs  sentiments,  par  la  mé- 
diocrité de  leur  intelligence,  ils  nous  représentent  un 
monde  assez  peu  digne  d'intérêt;  mais  puisqu'il  faut 
tout  peindre,  puisque  Balzac  a  tout  peint,  puisqu'au- 
cune  classe  de  la  société  ne  lui  est  demeurée  indiffé- 
rente, reconnaissons  que  dans  cette  ceuvrc  il  a  dé- 
ployé autant  de  génie  inventif,  il  a  manifesté  autant 
de  sympathie  psychologique,  il  a  conçu  ses  person- 
nages, ou  médiocres  ou  vils,  avec  un  relief  aussi  sai- 
sissant que  lorsqu'il  avait  à  nous  montrer  ses  plus 
puissantes  créations  ou  ses  plus  attendrissantes  figures 
féminines. 

A  tous  ceux  qui  rapj)rochent,  la  Peyrade  pa- 
raît supérieur,  tout  au  moins  par  son  audace.  Il  est 
sim[)lement  expert  en  l'art  de  les  manier,  surtout  en 
l'art  de  s'adresser  aux  femmes;  il  sait  comme  on  les 
prend  et  par  quelles  paroles  elles  se  laissent  séduire. 
Le  seul  développement  de  la  passion  sincère,  l'ex- 
posé tout  simple  et  tout  franc  d'un  sentiment  vrai  ont, 
dans  la  j)lupartdes  cas,  bien  moins  de  chance  de  réus- 
sir (pit;  les  phrases  prétentieuses  et  solennelles,  les 
(b'claratKjiis  empli.itiqiies  et  guindées.  Soyez  francs, 
mettez  sMnplement  votre  (-(eur  à  nu,  sans  apostro- 
phes; vous  paraîtrez  froid.  Usez-en  au  contraire 
connue  Théodore  de  la  Peyrade,  forcez  un  senliment 
jusqu'à  le  rendre  prescpie   ruliiule  dans  sou   exprès- 


268  CRAPITRE   VIII. 

sion,  VOUS  aurez  toutes  chances  d'emporter  la  place. 
Tous  les  «  hommes  à  femmes  "  ont  été  plus  ou  moins 
des  Théodore  de  la  Peyradc. 

Qu'importe,  après  de  tels  portraits,  de  connaître 
l'affabulation  du  roman  !  son  déveloj)pement  et  ses 
conclusions  !  Qu'importe  de  savoir  si  Théodore  épou- 
sera Céleste  ou  non,  si  Thuillier  arrivera  aux  hon- 
neurs qu'il  convoite  !  L'important  est  d'avoir  précisé 
les  caractères  qui  évoquent  au  dedans  de  nous  les 
personnages  réels,  faits  de  chair  et  d'os,  éternelle- 
ment vrais,  que  nous  coudoyons  dans  la  vie  et  qui 
ressemblent  aux  prototypes  du  romancier' 


CHAPITRE    IX 

LA    VIE    DE    PROVINCE 


Haine  de  Balzac  pour  l'esprit  provincial.  —  Première  partie  des 
Illusions  perdues.  —  Les  portraits  n'ont  pas  vieilli  :  Le  fjcnlil- 
honime  camj)a{»nard  :  M.  de  Cliandour,  prototype  du  Rodolphe 
de  Madame  Bovary.  —  M.  de  bai)itot,  M.  de  Barta.  La  préten- 
tion jointe  à  l'ijjnorancc. 

Grossissement  voulu  des  traits  physionomiques.  —  Procédé  iden- 
tique à  celui  de  la  caricature.  —  Les  conversations  complètent 
les  portraits. 

La  bassesse  des  sentiments.  —  Rapproclicinent  avec  La  Bruyère  : 
Les  âmes  pétries  de  boue  et  d'ordure.  —  Minoret  Levrault.  — 
Goupil.  —  Mme  Crémière. 

Quelques  âmes  nobles,  par  exception  :  I^e  docteur  Minoret.  — 
L'abbé  Chaperon.  —  Ils  vivent  isolés,  sans  rapports  avc<;  les 
autres. 

Solidarité  de  la  vie  de  province.  —  La  vieille  tille  :  Mlle  Cormon. 
—  Le  désir  du  mariage  devenu  obsession  :  elle  suscite  la  pitié 
plutôt  que  le  sarcasme.  —  Elle  est  duj>c  jusqu'à  la  tin. 


Le  rri'iiloiii'  de  l\|)(s,  railislc  (|iii  avait  su  porcor 
ù  jour  el  iK'indio  diiiK'  loiiclic  si  vigoureuse  tant  et 
de  si  jniissanls  iustincts,  ne  jxxivail  (Icinciircr  iiiseii- 
silde  aux  ridicules  de  la  province  (loinnie  tous  les 
{grands  esprits  et  parce  (ju  il  était  un  jjrand  esprit, 
jufjcant  ave(t  celte  ahsencc  de  convcnlions  (pii  c  arac- 
tcrise  tous  ceux  qui   pensent  |)ar  eiix-niéines.  IJal/.ac 


•270  CHAPITRE    IX. 

devait  porter  une  haine  vigoureuse  à  ce  milieu,  le 
plus  favorable  à  la  naissance  et  au  développement 
des  préjugés.  Il  l'a  peint  avec  l'implacable  rigueur  de 
l'homme  qui  a  souffert  d'une  chose,  et  qui  apporte 
dans  la  peinture  de  cette  chose  une  àprcté  d'autant 
plus  grande  qu'il  tend  pour  ainsi  dire  à  se  venger 
d'une  injustice  contre  lui  commise.  La  femme  elle- 
même,  pour  laquelle  il  professe  ce  culte  et  cette 
adoration  propres  à  tous  lcs| grands  »  féminins  »,  la 
femme,  pour  laquelle  il  n'a  jamais  assez  d  indulgence 
(juand  elle  succombe,  la  femme  de  province 
n'échappe  pas  à  ses  sarcasmes  et  à  ses  attaques. 
Dans  ses  scènes  de  la  vie  de  province,  il  la  montrera 
luttant  parfois  contre  son  milieu,  s'essayant  à  un 
développement,  à  une  culture  contre  laquelle  réagira 
ce  milieu  même,  mais  presque  toujours  entachée  de 
cette  affectation  ridicule  qui  sera  pour  elle  une  tare 
indélébile  et  gâtera  ses  meilleures  tendances  :  —  «  A 
Paris,  dit-il,  il  existe  plusieurs  espèces  de  femmes  : 
il  y  a  la  duchesse  et  la  femme  du  financier,  l'ambas- 
sadrice et  la  femme  du  consul;  il  y  a  la  femme 
comme  il  faut  de  la  rive  droite  et  celle  de  la  rive 
gauche  ;  mais  en  province  il  n'y  a  qu'ime  femme  ;  et 
cette  pauvre  femme  est  la  femme  de  province.  "  — 
Vous  voyez  dans  cette  phrase  une  condamnation  en 
dernier  ressort,  sur  laquelle  il  ne  reviendra  plus, 
condamnation  injuste  sans  doute,  puisqu'elle  enferme 
dans  un  jugement  d'enseml)le  toute  une  catégorie 
d'êtres  et  qu'il  n'y  a  en  ce  monde  que  des  indivi- 
dus^  nuiis  (pii  dénutnlre    nna    fois   de  plus  \v   carac- 


LA  VIE   DE    PROVINCi:.  271 

tère  de  son  intelligence  intuitive  et  gcnéralisatrice! 

Pour  bien  comprendre  à  quel  point  est  poussée  sa 
haine  de  Tesprit  de  province,  il  faut  s'arrêter  à  une 
œuvre,  ou  plutôt  à  la  première  partie  d'une  œuvre 
dans  laquelle  il  s'est  plu  à  grouper  les  principaux 
types  de  provinciaux  ridicules,  les  faisant  valoir  les 
uns  par  les  autres  et  les  réunissant  de  parti  pris,  afin 
de  pouvoir  mieux  les  détailler  :  j'entends  la  première 
partie  des  Illusions  perdues.  Quand  on  l'envisagerait 
simplement  comme  un  ensemble  de  portraits,  elle  mé- 
riterait d'être  étudiée  à  part  et  qu'on  s'y  arrêtât  lon- 
guement. Ce  roman  n'a  d'ailleurs  pas  vieilli;  car  le 
propre  du  génie  de  Balzac  est  de  créer  pour  l'avenir 
et  de  peindre  d'une  touche  assez  vigoureuse  pour  que 
ses  conce[)lions,  dans  leur  ensemble  sinon  dans  leurs 
détails,  soient  et  demeurent  à  toute  époqu<>  d'une 
entière  vérité.  Nous  retrouvons  dans  les  descri})tions 
(jn'il  MOUS  donne,  dans  l'analyse  morale  (|u  il  lait  des 
types  représentés,  les  traits  généraux  des  personnages 
qu'il  nous  est  loisible  de  coudoyer  aujourd'hui  et 
d'examiner  dans  notre  société  actuelli-. 

Hal/.a('  décrit  la  soirée  offerte  par  Mme  de  Uar- 
geton  aux  principaux  personnages  (pu  lialutent  la 
ville  d'Angoulême  et  devant  lesquels  elle  veut  pro- 
duire le  jeune  Lucien  de  Rubempré.  Il  convient  de 
manpiir  des  Taliord  le  cniiliMsIc  (h-s  idées  (pu 
explupie  le  c(»iilrasle  des  personnages  (pie  IJalzac  va 
peintire  :  liU<'ien  de  Hubempré  re|)resenlail,  dans 
cette  première  partie  du  roman,  la  délicatesse  et 
l'arislocial  K    du   .sentiiiieiil    connue   di     I  iiilcllifjeiice. 


272  CHAPITRE    IX. 

Lucien  de  Rubempré  le  poète,  c'cst-à-dirc  l'être 
fragile  et  faillie,  mais  doué  d'une  sensibilité  exquise 
et  toute  frémissante;  la  société  dans  laquelle  il  paraît 
présentait  au  contraire  toutes  les  médiocrités  intel- 
lectuelles. Balzac  craint  sans  doute  qu'on  ne  trouve 
sa  peinture  ou  fausse  ou  trop  hardie,  car  il  prend  soin 
de  qualifier  u  d'extraordinaires,  ces  personnages  que 
les  gens  auxquels  la  province  est  inconnue  seraient 
tentés  de  croire  une  fantaisie  "  . 

C'est  d'abord  le  fat,  l'homme  satisfait  de  lui-même, 
de  sa  beauté  physique  et  de  sa  prestance  corporelle: 
M.  de  Chandour.  Après  une  dcsci'iption  minutieuse 
de  son  costume,  Balzac  ajoute  :  —  «  Tout  son  vête- 
ment avait  un  caractère  exagéré  qui  lui  donnait  une 
si  grande  ressemblance  avec  les  caricatures,  qu'en  le 
voyant  les  étrangers  ne  pouvaient  s'empêcher  de 
sourire.  Stanislas  se  regardait  continuellement  avec 
une  sorte  de  satisfaction  de  haut  en  bas,  en  A'érifiant 
le  nombre  de  l)Outons  de  son  gilet,  en  suivant  les 
lignes  onduleuses  de  son  pantalon  collant,  en  cares- 
sant ses  jambes  par  un  regard  qui  s'arrêtait  sur  les 
pointes  de  ses  bottes.  »  —  C'est  l'homme  à  femmes 
dans  toute  la  force  de  l'expression,  le  désœuvré  qui 
passe  son  existence  dans  la  perpétuelle  poursuite  des 
succès  féminins,  le  beau  mule  triomphant  et  victo- 
rieux :  —  Il  La  plupart  du  temps,  ses  discours  com- 
portaient des  gravelures  comme  il  s'en  disait  au  dix- 
huitième  siècle.  Ce  détestable  genre  de  conversation 
lui  procurait  rjuelqucs  succès  auprès  des  femmes,  il 
les  faisait  rire.  "  —  Vous  reconnaissez  à  ce  portrait 


LA   VIE   DE   PROVINCE.  273 

le  prototype  et  le  précurseur  du  Rodol[)he  de  Ma- 
dame Bovary. 

A  côté  des  prétentions  physiques,  il  y  a  les  préten- 
tions intellectuelles.  M.  de  Saintot  les  incarne,  et  le 
ridicule  est  encore  plus  saisissant,  car  la  prétention 
est  plus  disproportionnée.  Celui-ci  passe  pour  un 
savant,  et  toule  la  ville  est  en  admiration  devant  lui. 
Toute  proportion  gardée  et  en  marquant  les  diffé- 
rences qui  peuvent  exister  entre  un  village  et  une 
ville,  il  nous  apparaît  comme  le  «Homais»  d'Angou- 
léme  ;  il  en  a  la  suffisance  vaniteuse  et  l'imLécillité  : 

—  «  Ignorant  comme  une  carpe,  il  n'en  avait  pas 
moins  écrit  des  articles  sur  les  eaux-dc-vic  dans  un 
dictionnaire  d'agriculture,  deux  oeuvres  pillées  en 
détail  dans  tous  les  articles  de  journaux,  et  où  il  était 
question  de  ces  deux  produits.  Tout  le  département 
le  croyait  occupé  d'un  traité  sur  la  culture  moderne. 
Si  quelqu'un  venait  le  voir,  il  se  laissait  surprendre 
brouillant  des  pa[)ier8,  cherchant  une  note  égarée  ou 
taillant  .'^a  plume;  mais  il  employait  en  niaiseries 
tout  le  temps  qu'il  demeurait  dans  son  cabinet;  il  y 
lisait  longuement  son  journal;  il  sculptait  des  bou- 
chons avec  son  canif;  puis  le  soir  il  s'efforçait  d'ame- 
ner la  conversaliou  sur  un  sujet  fjui  lui  penuil  de 
dire  :  —  »  Il  se  trouve  dans  Cicéron  un  passage  qui 
semble  avoir  été  écrit  pour  ce  qui  se  passe  de  nos 
jours.  i>  —  Il  récitait  alors  son  passage  au  grand 
ctonnement  des  auditeurs,  (jiii  se  disaieul  entre  eux  : 

—  Il  Vraiment  .Vslf)lplie  est  un   puits  de  science.   » 

—  Voici  M.  de   Hrébion,  l'homme  aux    prétentions 


274  CHAPITRE    IX. 

d'artiste  :  il  se  croit  dessinateur  et  fait  pendant  à 
M.  de  Barta,  qui  s'imagine  être  musicien.  Les  tares 
morales  viennent  se  joindre  aux  tares  intellectuelles  : 
—  (i  Chacun  d'eux  donnait  le  bras  à  la  femme  de 
l'autre.  Au  dire  de  la  chronique  scandaleuse,  cette 
transposition  était  complète.  Les  deux  femmes,  égale- 
ment préoccupées  d'un  fichu,  d'une  ganture,  de 
l'assortiment  de  quelques  couleurs  hétérogènes, 
étaient  dévorées  du  désir  de  paraître  Parisiennes 
et  négligeaient  leur  maison  où  tout  allait  à  mal.  " 

Le  trait  commun  à  toutes  ces  peintures  est  évi- 
demment un  grossissement  voulu,  prémédité  par 
avance;  mais  c'est  là  une  condition  inhérente  au 
genre  même  du  portrait  :  vous  la  trouvez  au  même 
titre  chez  les  plus  célèbres  des  écrivains  qui  y  ont 
excellé,  chez  La  Bruyère  par  exemple,  dontil  convient 
de  rapprocher  ici  Balzac.  Les  procédés  sont  identiques, 
et  dans  maint  passage  le  style  diffère  si  peu,  qu'on 
pourrait  s'v  tromper.  De  même  que  l'art  de  la  cari- 
cature tire  ses  effets  les  plus  saisissants  de  l'accen- 
tuation quasi  invraisemblable  des  traits  physiono- 
uiiqucs  les  plus  marqués  du  personnage,  de  même 
aussi  cette  caricature  morale  dont  La  Bruyère  nous 
a  fourni  les  exemplaires  les  plus  achevés,  et  que 
Balzac  à  sa  suite  appliquait  auv  nireurs  de  son  temps, 
doit  son  intensité,  sa  puissance  d'obsession  au  gros- 
sissement, voisin  souvent  de  la  déformation,  que 
l'artiste  fait  subir  à  la  réalité.  Vous  avez  vu  les  por- 
traits ;  écoutez  les  conversations  :  Lucien  de 
Bubciiipré.    proué   par  Mme  de  Bargelon,  vient  de 


LA   VIE    DE    PROVINCE.  275 

réciter  des  vers  de  Chénier  :  —  "  Trouvez-vous  cela 
bien  amusant,  Fifine?  dit  à  sa  voisine  la  sèche  Lili, 
qui  s'attendait  peut-être  à  des  tours  de  force.  —  Ne 
me  demandez  pas  mon  avis,  ma  chère;  mes  yeux  se 
ferment  aussitôt  que  j'entends  lire.  —  C'est  fort  bien 
déclamé,  dit  Alexandre  ;  mais  j'aime  mieux  le  Avhist.  " 
—  Et  encore  :  —  "  Mais  nous  étions  venus  pour 
entendre  des  poésies  de  M.  Chaudron,  et  vous  nous 
donnez  des  vers  (verse)  imprimés.  Quoique  ces  mor- 
ceaux soient  fort  jolis,  par  patriotisme  ces  dames 
aimeraient  mieux  le  vin  du  cru.  —  Ne  trouvez-vous 
pas  que  la  lanjjue  française  se  prête  peu  à  la  poésie? 
dit  Astolphc  au  directeur  des  contributions.  Je  trouve 
la  prose  de  Cicéron  mille  fois  plus  poétique.  —  La 
vraie  poésie  française  est  la  poésie  légère,  la  chanson, 
répondit  Chatelot.  —  La  chanson  prouve  que  notre 
langue  est  très  musicale  " ,  répondit  Adrien. 

Ce  que  nous  avons  vu  jusqu'ici,  ce  sont  des  ridi- 
cules tenant  plutôt  à  l'infériorité  de  l'esprit  qu'à 
la  bassesse  du  cœur.  Dans  le  roman  d'Ursule  Mi- 
l'Oîiet,  c'esl  cette  bassesse  du  co'ur  (h)iinant  nais- 
sance aux  actes  les  plus  vils  et  les  plus  méprisa- 
bh's  fjuc  IJalzac  étudie,  qu'il  analvse  avec  un  luxe 
de  détails,  unr  snrahondancc  (h'  lails  peu  «Dni- 
mune.  Tous  hs  |)(MSonnages  qui  s'agitent  dans  hi 
petite  ville  de  |iroviiuM'  autour  de  la  suc(^ession  i\u 
vieux  docli'iii-  Minorcl  ajjparlicnncnt  à  la  catégorie  la 
plus  niiscialilc  ;  ds  donncnl  de  ICspccc  liiniiaine, 
envisajjéc  dans  ses  rcprcscnlanis  inférieurs,  au  poini 
(le  vue  des  mitbiles  ignobles  de  la  plus  liiche  cupidité, 


276  CHAPITRE    IX. 

une  idée  tellement  vile  qu'ils  ont  pu  servir  de  thème 
aux  adversaires  déclarés  de  Balzac  pour  incriminer 
son  œuvre  et  leur  permettre  d'élever  contre  lui  l'ac- 
cusation d'avoir  exclusivement  arrêté  son  attention 
sur  les  bas-fonds  de  l'âme.  C'est  ainsi,  et  par  un  pro- 
cédé familier  à  ceux  qui  se  constituent  les  détracteurs 
du  génie,  que  les  ennemis  du  grand  romancier  pre- 
naient prétexte  des  œuvres  qui,  semblables  à  Ursule 
Mirouet,  à  la  Rabouilleuse,  à  la  Vieille  fille,  décou- 
vrent plus  particulièrement  ces  bas-fonds,  pour 
fermer  volontairement  les  yeux  sur  d'autres  peintures 
d'une  rare  noblesse  qui  en  sont  comme  la  contre- 
partie, et  prétendre  que  Balzac  n'avait  excellé  que 
dans  les  premières.  La  vérité  est  que,  avant  eu' du 
monde  une  vision  complète  et  intégrale,  il  avait  visé 
à  ne  rien  omettre  et  qu'il  s'était  montré  aussi  puis- 
sant dans  la  peinture  des  'parties  viles  que  dans 
celle  des  parties  hautes  de  l'àme.  Elles  nous  appa- 
raissent en  effet  d'une  saisissante  et  cruelle  vérité,  ces 
âmes  dont  on  peut  dire,  suivant  la  belle  expression 
de  La  Bruyère,  qu'elles  sont  u  pétries  de  boue  et 
d'ordure  " ,  ce  Minoret-Levrault,  maître  de  poste  de 
Nemours,  Caliban  de  bas  étage,  type  de  la  brute, 
insensible  à  tout,  sinon  à  ce  qui  concerne  ses  intérêts. 
Il  présentant  une  de  ces  physionomies  où  le  penseur 
aperçoit  difficilement  trace  d'âme  sous  la  violente 
carnation  que  produit  un  brutal  développement  delà 
chair"  ;  ce  Goupil,  le  plus  lâche  et  le  plus  crapu- 
leux, mû  par  des  instincts  grossiers,  d'une  immoralité 
llagraiile,  qui,   a  armé  de  prétentions  que  comportait 


LA   VIE   DE    PROVINCE.  277 

sa  laideur,  avait  un  détestable  esprit,  particulier  à 
ceux  qui  se  permettent  tout,  et  remployait  à  venger 
les  mécomptes  d'une  jalousie  permanente  "  ;  —  ce 
Massin-Levrault,  "  un  des  plus  âpres  bourgeois  de  la 
petite  ville,  ayant  la  physionomie  d'un  Tartare  :  des 
yeux  petits  et  ronds  comme  des  sinelles  sous  un  front 
déprimé,  les  cheveux  crépus,  le  teint  huileux,  de 
grandes  oreilles  sans  rebords,  une  bouche  presque 
sans  lèvres  et  la  barbe  rare  »  ;  —  cnHn  cette 
Mme  Crémière  » ,  au  teint  criblé  de  taches  de  rous- 
seur, un  j)eu  trop  serrée  dans  ses  rol)CS,  et  qui  pas- 
sait pour  instruite  parce  qu'elle  lisait  des  romans. 
Cette  financière  du  dernier  ordre,  pleine  de  préten- 
tions à  l'élégance  et  au  bel  esprit,  attendant  l'héri- 
tage de  son  oncle  pour  prendre  un  certain  genre, 
orner  son  salon  et  y  recevoir  la  bourgeoisie,  car  son 
mari  lui  refusait  les  lampes  Carcel,  les  lithographies 
et  les  futilités  qu'elle  voyait  chez  la  notairesse  "  . 

La  série  de  leurs  actes  pour  atteindre  au  but  qu'ils 
poursuivent,  en  vue  duquel  ils  réunissent  leurs  efforts 
avec  une  entière  solidarité,  ressemble  assez  aux 
uiouvements  instinctifs  de  bétes  de  proie  se  concer- 
tant pour  s'emparer  d'un  gibier.  On  peut  se  désin- 
téresser de  telles  peintures,  ou  plutôt  réserver  ses 
préférences  pour  des  o-uvres  se  référant  à  des  senti- 
ments d'un  autre  ordre;  mais  il  est  impossil>le  de 
n<;  pas  recoiniaître,  une  fois  admis  le  |)rincipe  de 
runiversabté  (hs  points  de  vue  en  ;irl,  (pic  IJal- 
zac  a  représenté  c-es  instincts  avec  une  iiie|;alalih' 
puissance,    e(    (pi'il    s'est    révélé   dans    ces   jn'inturcs 

11. 


278  CHAPITRE    IX. 

un    maître   aussi    accompli    que  partout    ailleurs!... 

Nous  n'avons  rencontré  jusqu'à  présent,  en  étu- 
diant la  vie  de  province,  que  des  imbéciles  et  des 
maniaques,  des  malhonnêtes  et  des  êtres  vils.  L'idée 
préconçue  de  Balzac  a  été  manifestement  de  repré- 
senter ce  milieu  sous  un  jour  défavorable,  et  l'on 
peut  dire  qu'il  y  a  pleinement  réussi.  Pourtant  les 
imbéciles  et  les  maniaques  n'y  sont  pas  seuls  ;  il 
s'y  rencontre  des  créatures  d'exception,  soit  qu'ayant 
passé  la  première  partie  de  leur  existence  dans  un 
milieu  plus  favorable  au  développement  intellectuel, 
elles  conservent,  même  dans  la  société  médiocre  où 
elles  se  trouvent  transplantées,  quelque  chose  de  leur 
supériorité  première ,  soit  qu'en  vertu  de  leur 
noblesse  native  elles  aient  été  marquées  pour  une  vie 
élevée,  et  que  les  mesquineries  de  la  province  aient 
glissé  sur  elles  sans  les  entamer! 

De  la  première  catégorie  nous  apparaît  le  docteur 
Minoret.  Il  a  été  l'un  des  célèbres  praticiens  de  la 
science  parisienne,  et  il  vient  se  retirer  dans  sa  vieil- 
lesse avec  sa  nièce  Ursule  dans  la  petite  ville  de 
Nemours.  Les  petitesses  de  la  vie  de  province  ne 
sauraient  l'atteindre,  car  sa  haute  éducation,  son 
savoir  immense  et  la  noldesse  de  son  ame  le  placent 
au-dessus  de  tous  ceux  qui  l'entourent.  Il  vivra  à 
Nemours  avec  la  jeune  fille  qu'il  considère  comme  son 
enfant,  seul  ou  du  moins  avec  ceux-là  seulement  aux- 
quels il  permettra  de  l'approcher;  en  effet  le  pre- 
mier souci  de  l'homme  supérieur  est  de  se  montrer 
jaloux  de  sa  lil)erté,  comme  du   plus   précieux  des 


LA  VIE   DE   PROVINCE.  279 

trésors,  de  ne  laisser  personne  empiéter  sur  sa  vie. 

L'abbé  Chaperon  fera  un  contraste  spirituel  avec 
Minoret  :  Tun,  le  savant,  Fidèle  à  ses  croyances  maté- 
rialistes; l'antre,  le  prêtre,  croyant  et  spiritualiste ; 
mais  la  beauté  de  leur  àme  les  rapproche  et  les  unit. 
L'abbé  Chaperon  est  le  type  accompli  du  prêtre 
véritablement  saint,  comme  il  en  existe  quelques- 
uns,  aussi  rcspcctal)le  par  la  sincérité  de  ses  croyances 
que  par  la  pureté  de  sa  vie  et  la  largeur  de  ses  idées. 
Entre  lui  et  Minoret  l'amitié  est  soudaine  et  j)rofonde, 
car  ce  sont  deux  beaux  caractères  dans  la  haute 
acception  du  mot.  Joignez  à  ces  deux  personnages 
principaux  un  gentilhomme  vieux  garçon,  M.  de 
Jordy,  et  un  vieux  juge  de  paix  excelloul,  le  père 
Bongrand,  vous  aurez  la  société  habituelle  du 
D'  Minoret  :  —  "La  réunion  de  ces  personnes  supé- 
rieures, les  seules  qui  eussent  des  connaissances  assez 
universelles  pour  se  comprendre,  explique  la  répul- 
sion du  vieux  Minoret  pour  ses  héritiers  :  s'il  devait 
leur  laisser  sa  fortune,  il  ne  pouvait  les  admettre 
dans  sa  société.  "  —  b;i  douce  Irsidc  Miroiul  est 
leur  enfant  commune  i\  tous  :  —  ■'  Celle  l.iinilh^ 
d'esprils  choisis  eut  dans  Ursule  une  enfanl  iidopléc 
par  chacun  d'cnx  scion  .ses  gouls  :  le  (  nrc  pensait  à 
l'ame,  le  |n;;c  (h'  pai\  Se  faisait  le  ciiialciii'.  Ii'  mili- 
taire sc  |iioiiiell;iil  de  dcvenii- le  précepteur  :  et  (piaut 
h  Miuiuel,  il  était  à  la  lois  le  père,  la  mère  et  le 
médecin.  - 

Sa  tendresse  pour  I  isiile  se  manifeste  coiimie  nu 
seritiiiienl   d  nii   ordre   lare    :     «est    la    |iateriiile   avec 


280  CHAPITRE   IX. 

quelque  chose  de  plus,  que  les  liens  du  sang  sont 
incapables  de  donner  et  qui  tiennent  précisément  à 
cette  paternité  d'élection  :  —  "  L'heureux  vieillard 
suivit  avec  les  sentiments  d'une  mère  les  progrès  de 
cette  chevelure  blonde,  d'abord  duvet,  puis  soie, 
puis  cheveux,  légers  et  fins,  si  caressants  aux  doigts 
c|ui  les  caressent.  La  beauté  d'Ursule,  sa  douceur  la 
rendaient  si  chère  au  docteur  qu'il  aurait  voulu 
changer  pour  elle  les  lois  de  la  nature;  il  dit  quel- 
quefois au  vieux  Jordy  avoir  mal  dans  ses  dents 
quand  Ursule  faisait  les  siennes.  Lorsque  les  vieil- 
lards aiment  les  enfants,  ils  ne  mettent  pas  de  bornes 
à  leur  passion,  ils  les  adorent.  Pour  ces  petits  êtres, 
ils  font  taire  leurs  manies  et  pour  eux  se  souviennent 
de  tout  leur  passé.  "  Il  faut  suivre  dans  le  roman  le 
développement  de  cette  affection,  l'action  et  la  réac- 
tion qu'elle  exerce  sur  ces  deux  êtres  ;  c'est  là,  au 
milieu  des  laideurs  et  des  vulgarités  environnantes,  la 
partie  pure  de  l'œuvre,  celle  qui  repose  l'esprit  fatigué 
par  toutes  ces  bassesses.  La  douce  jeune  fille  traverse 
ces  infamies,  comme  une  fleur  immaculée  à  l'abri  de 
tout  contact  impur.  Son  influence  est  toute-puissante 
sur  l'esprit  du  vieux  docteur  ;  elle  l'amène  à  la  foi,  ou 
du  moins  à  l'illusion  de  la  foi  par  sa  tendresse  et  ses 
touchants  reproches.  Quant  à  Minoret,  ses  préoccu- 
pations d'éducateur  tendent  à  faire  d'Ursule  une 
âme  exquise,  autant  par  la  douce  féminéité  de  sa 
nature  que  par  la  contemplation  élevée  de  ses 
devoirs  :  il  est  à  la  fois  doux  et  sévère,  indulgent  et 
bon.  Lorsque,  arrivée  à  celle  période  critique   de   la 


LA   VIE   DE    PROVIiNCE.  281 

naissance  de  l'amour  chez  la  vierge,  Ursule  avoue 
naïvement  à  Minoret  les  troubles  qui  l'agitent,  avec 
quelle  noblesse  il  lui  marque  sa  conduite  !  11  ne  craint 
pas  de  lui  révéler  les  lois  mystérieuses  de  la  vie,  fort 
de  cette  conviction  qu'il  n'y  a  l'ien  d'impur  dans 
l'ordre  de  la  nature,  et  qu'à  une  âme  malsaine  seule- 
ment de  telles  révélations  peuvent  être  nuisibles  :  — 
«  Les  sensations  que  tu  éprouves,  ce  mouvement  de 
ta  sensibilité  qui  se  précipite  de  son  centre  encore 
inconnu  sur  ton  cœur  et  sur  ton  intelligence,  ce  bon- 
heur avec  lequel  tu  penses  à  Savinien,  tout  est 
naturel;  mais,  mon  enfant  adorée,  comme  t'a  dit 
notre  l)on  abijé  Chaperon,  la  société  demande  le 
sacrifice  de  beaucoup  de  penchants  naturels.  »  —  Là 
se  trouve,  nous  semhle-t-il,  l'idéal  de  l'éducation,  et 
il  ne  nous  a  pas  paru  inutile  de  le  marquer,  connais- 
sant de  quelle  manière  on  l'entend  d'habitude!... 

Après  les  luttes  autour  d'un  héritage,  les  luttes 
autour  d'une  héritière,  et  toujours,  pour  cadre  à  ces 
bassesses,  le  milieu  de  province  !  Pourquoi  cette 
persistance  à  envisager  la  j)r(>vince  sous  un  tel  jour? 
Est-ce  que  ces  luttes,  ces  rivalités,  ne  se  produisent 
pas  dans  le  décor  de  l'existence  parisienne?  Sans 
doute,  et  Balzac  mieux  que  personne  le  savait.  Si 
donc  il  h'S  a  |)l;u'écs  avec  parti  pris  dans  ses  études 
sur  la  vie  de  province,  c'est  (pi'il  a  considéré  ce 
cadre  «•oninic  pbis  favorable  à  leur  développement 
et  à  leur  ;uiiil\sc  La  vie  parisienne  avec  ses  agita- 
lions  et  ses  troubles  est,  tic  sa  nature,  trop  complexe, 
il  s'y  remue  tro|)  de  passions,  Iropd'intéréts  opposés  ; 

IG. 


282  CHAPITRE    IX. 

les  personnages  qui  se  présentent  sur  cette  scène 
mobile  et  changeante  courent  à  Tassouvissance  de 
désirs  trop  variés,  pour  que  l'existence  d'une  préoc- 
cupation unique,  exclusive  comme  celle  qui  fait 
l'objet  de  la  Vieille  fille,  ou  à.' Ursule  Miroiiet,  puisse 
y  offrir  le  même  caractère  absorbant.  Dans  le  décor 
de  la  vie  de  province  où  tout,  au  contraire,  est 
réglé  par  avance,  où  les  acteurs  répètent  pour  ainsi 
dire  chaque  jour  les  mêmes  rôles  et  esquissent  les 
mêmes  gestes,  lorsqu'un  intérêt  capital  pour  un 
même  groupe  d'individus,  lorsqu'un  but  passionnant 
se  dresse  devant  eux,  l'absence  complète  d'événe- 
ments saillants  de  nature  à  les  en  distraire  est  une 
cause  suffisante  et  nécessaire  de  l'insistance  avec 
laquelle  ils  s'orientent  dans  le  sens  de  cette  passion. 
C'est  ce  qui  fait  qu'en  province  les  coteries  et  les 
groupes  ont  une  telle  influence  et  que  la  solidarité 
entre  individus  s'y  précise  avec  une  telle  netteté  ! 

Balzac  avait  à  merveille  compris  cette  loi  psycho- 
logique, et  dans  maint  passage  de  ses  œuvres,  nous 
pouvons  dire  :  dans  chacune  de  ses  études  impor- 
tantes sur  la  vie  de  province,  —  si  l'on  excepte  le 
Lys  dans  la  vallée,  qui  est  une  analyse  purement  indi- 
viduelle, —  dans  Eugénie  Grandet,  dans  Ursule 
Mirouet,  dans  la  Muse  du  département,  dans  la  Vieille 
fille,  dans  les  Illusions  perdues,  à  côté  des  person- 
nages de  premier  plan  qui  sont  les  acteurs  princi- 
])auxdu  drame,  nous  trouvons  les  personnages  acces- 
soires constitués  en  groupes  et  agissant  directement, 
par   leur   influence    et   la    répétition   ininterrompue 


LA   VIE    DE    PROVINCE.  283 

(le  leurs  intrijjucs,  sur   le    dénouement    du    drame. 

Il  n'est  peut-être  pas  d'œuvre  où  cette  observation 
se  vérifie  mieux  que  dans  la  Vieille  fille.  Avant  d'en 
étudier  riiéroïne,  Mlle  Cormon,  Balzac  décrit  avec  le 
luxe  de  détails,  avec  la  fatigante  insistance  qui  lui 
est  particulière,  le  milieu  dans  lequel  se  développe- 
ront les  intrigues  du  roman  :  il  nous  montre  ce  salon 
de  la  vieille  fille  de  province  où  se  retrouvent, 
chaque  jour  et  à  la  même  heure,  les  mêmes  person- 
nages, où  se  reprennent  avec  une  invariable  régula- 
rité les  mêmes  conversations,  où  les  personnages 
reçus  exécutent  leurs  grimaces  quotidiennes  avec 
une  précision  d'automates.  Et  c'est  justement  cette 
précision,  c'est  cette  insistance  et  cette  répétition 
qui  créent  la  force  des  passions  en  province  :  elles  y 
gagnent  en  intensité  ce  qu'elles  n'ont  j)as  en  variété, 
et  comme  la  solidarité  entre  les  divers  individus  y 
constitue  des  groiqjes  puissants,  elles  revêtent  un 
caractère  particulièrement  redoutable  !  On  pourrait 
préciser  d'un  mot  l'opposition  entre  les  scènes  de  la 
vie  de  province  et  les  scènes  de  la  vie  parisienne  : 
les  unes  sont  avant  tout  des  études  de  fj/'oiipcs  sociaux, 
les  autres  des  études  (\'i/tdivi(lns. 

Dans  une  beure  de  pbilosophie  assez  douce  qui 
parait  contraire  à  son  liabituelle  mauure  dCiivisager 
la  province,  Halzac  écril,  résumant  la  (b'scnplion 
(pi'il  a  faile  du  salon  de  Mlle  (lornion  :  —  >'  Si  le 
rcloiir  exact  cl  |(miiiab(r  des  iiirmcs  [las  dans  un 
même  sentier  n'est  pas  le  bonbeiir,  il  le  joue  si  bien 
que  les  gens  amenés  par  les  orages  d  une  vie  agitée 


284  CHAPITRE    IX. 

à  réfléchir  sur  les  bienfaits  du  calme,  diront  que  là 
était  le  bonheur,  n  —  Le  bonheur  sans  doute  peut 
être  là  dans  une  conception  assez  étroite  et  médiocre 
de  la  vie.  Il  est  clair  que  certaines  natures  faites  pour 
le  repos,  pour  la  tranquillité,  nullement  douées  de 
cette  ardeur  de  lutte  qui  dans  le  domaine  des  faits  ou 
des  idées  fait  les  êtres  supérieurs,  peuvent  y  trouver 
la  satisfaction  de  leurs  goûts  et  des  conditions  excep- 
tionnelles de  bonheur  :  elles  pourront  même  réaliser 
un  idéal  d'e.xistence  particulièrement  noble,  pourvu 
qu'elles  se  tiennent  en  dehors  des  groupes  et  des 
coteries.  Mais  pour  peu  que  leur  activité  se  trouve 
mêlée  à  la  vie  ambiante,  avec  quelle  rapidité  la  rou- 
tine et  le  ridicule  s'y  attacheront  :  voilà  ce  que  Balzac 
a  puissamment  dégagé  dans  l'ensemble  de  ses  études 
sur  la  province,  voilà  la  vérité  saisissante  qui  en 
ressort  et  en  constitue  la  philosophie. 

Prenons  par  exemple  le  type  de  Mlle  Gormon. 
Balzac  intitule  son  œuvre  :  la  Vieille  fille,  et  cette 
dénomination  ne  lui  convient  peut-être  pas  absolu- 
ment, car  ce  mot,  vieille  fille,  implique  quelque 
chose  de  dur  et  d'acariâtre  qu'elle  n'a  pas.  Riche  et 
nullement  désagréable,  elle  est  arrivée  àquarante  ans 
sans  s'être  mariée;  non  qu'elle  ait  manqué  de  pré- 
tendants, —  une  fdle  riche  en  trouve  toujours,  —  mais 
parce  qu'elle  les  a  successivement  écartés.  Notez  que 
ses  prétentions  sont  loin  de  déceler  une  àme  vulgaire  : 
ayant  de  la  fortune,  elle  a  craint  d'être  épousée  pour 
cette  fortune;  elle  veut  être  aimée  pour  elle  :  quoi 
de  j)lus  légitime  et  de  plus  digue?  —  d  L'ambilionde 


LA   VIE    DE    PROVINCE.  285 

Mlle  Cormon  prenait  sa  source  dans  les  sentiments 
les  plus  délicats  de  la  femme  :  elle  comptait  régaler 
son  amant  en  lui  démasquant  mille  vertus  après  le 
mariage,  comme  d'autres  femmes  dévoilent  les  mille 
imperfections  qu'elles  ont  soigneusement  voilées; 
mais  elle  fut  mal  comprise  ;  la  noble  fdle  ne  rencontra 
que  des  âmes  vulgaires  où  régnait  le  calcul  des  inté- 
rêts positifs,  et  qui  n'entendaient  rien  aux  beaux 
calculs  du  sentiment,  n 

Ce  n'est  pas  une  àmc  basse,  et  Balzac  prend  soin, 
dès  l'abord,  de  la  différencier  de  celles  qui  l'entou- 
rent, la  mettant  en  opposition  avec  elles;  mais  voici 
que  le  ridicule  va  l'atteindre,  et  ce  ridicule  lui  viendra 
précisément  de  ses  rap[)orts  avec  son  milieu.  Le 
désir  du  mariage  devient  chez  elle  obsession  et  com- 
munique à  ses  démarches  je  ne  sais  quoi  d'apprêté, 
de  guindé  qui  en  fait  à  certaines  heures  un  person- 
sonnage  voisin  du  grotesque  ;  un  détail  de  son  être 
psychologique  y  contribue  surtout  :  c'est  le  contraste 
qui  caractérise  d'ailleurs  la  plupart  des  filles  mûres 
désireuses  de  l'amour  et  qui  ne  l'ont  pas  rencontré, 
entre  leur  ignorance  des  réalités  de  la  vie  et  la  liberté 
d'actions  que  semble  leur  octroyer  ce  simple  fait 
d'avoir  dépassé  un  certain  âge.  INIlle  Cormon  est 
libre  de  ses  ai^tes,  maîtresse  de  sa  forlune;  elle  lient 
salon,  et  le  salon  le  plus  couru  de  la  ville;  elle  y 
reçoit  une  nombreuse  société  dont  le  principal  souci 
est  de  la  tourner  en  ridicule,  et  malgré  cela  elK^offre 
le  contraste  diiue  i-nioranee  aussi  comjilèle  de 
l'amour  qu'on  |)eiit  la  rencontrer  clie/,  la   plus   naïve 


286  CHAPITRE    IX, 

des  vierges  de  quinze  ans,  l'appelant  néanmoins  de 
toute  la  force  de  son  âme,  de  tous  les  désirs  de  sens 
qui  s'Ignorent,  contraste  piquant  et  fertile  en  sur- 
prises :  —  «  Il  n'y  avait  pas  une  seule  personne  dans 
tout  Alençon  qui  attribuât  à  cette  vertueuse  fille  un 
seul  désir  des  licences  amoureuses;  elle  aimait  en 
Lloc  sans  rien  imaginerde  l'amour;  c  était  une  Agnès 
catholique  incapal)le  d'inventer  une  seule  des  ruses 
de  l'Agnès  de  Molière...  "  —  »  Mlle  Cormon  avait 
beau  prier  Dieu  de  lui  faire  la  grâce  de  lui  envoyer 
un  mari,  afin  qu'elle  pût  être  chrétiennement  heu- 
reuse, il  était  sans  doute  écrit  qu'elle  mourrait  vierge 
et  martyre,  car  il  ne  se  présentait  aucun  homme  qui 
eût  tournure  de  mari.  »  —  Balzac,  dans  cette  œuvre, 
s'est  plu  à  étudier,  en  y  insistant  longuement,  les  tor- 
tures sentimentales  et  physiques  de  l'être  pour  qui 
l'amour  est  un  besoin  impérieux  du  cœur  aussi  bien 
que  des  sens,  et  qui  assiste  avec  douleur,  à  mesure 
que  les  années  s'écoulent,  à  la  diminution  progressive 
des  chances  que  ce  besoin  soit  un  jour  satisfait. 
Sujet  singulièrement  poignant  pour  un  observateur 
comme  lui  et  qui  ne  peut  manquer  d'e.\citer  la  sym- 
pathie de  ceux  qui  s'Intéressent  au  développement  de 
la  passion,  partout  où  elle  est  sincère  :  —  u  Se  moque 
qui  voudra  de  la  pauvre  fille!  Vous  la  trouverez 
sublime,  âmes  généreuses  qui  ne  vous  inquiétez 
jamais  de  la  forme  que  prend  le  sentiment  et  l'admi- 
rez là  où  il  est.  1) 

Toute  sa  sympathie  de  créateur  et  d'observateur 
est  dans  ces  mots.  A  ses  yeux,  toutes  les  démarches 


LA   VIE    DE    PROVINCE.  287 

irraisonnées  auxquelles  elle  se  livrera,  toutes  ses 
innocences  et  ses  ijq;norances,  qui  paraissent  si  dépla- 
cées à  son  âge,  auront  une  signification,  parce  qu'elles 
lui  sembleront  les  éléments  psychologiques  indis- 
. pensables  d'une  existence  manquée  et  par  conséquent 
pitoyable.  Que  maintenant  ces  traits  si  intéressants 
pour  le  psychologue,  si  apitovants  aux  regards  du  mo- 
raliste, deviennent  le  plastron  de  toutes  les  attaques, 
de  toutes  les  railleries  de  ceux  qui  vivent  auprès 
d'elle,  qu'ils  plaisantent  avec  cruauté  et  les  accidents 
physiologiques  auxquels  donne  lieu  ce  célibat  pour 
lequel  elle  n'est  pas  faite,  et  ces  naïvetés  qui  éclatent 
en  mots  inoubliables,  et  ces  démarches  inconsidérées 
qui  sont  la  conséquence  d'une  vie  manquée,  il  n'y 
a  là  rien  de  bien  surprenant,  et  c'est  un  thème  d'une 
rare  richesse,  étrangement  favorable  à  l'étude  des 
petitesses  de  l'existence  de  province. 

Que  sa  fortune  devienne  le  j)oint  de  mire  de  toutes 
les  ambitions,  la  cause  de  toutes  les  jalousies,  qu'elle 
soit  l'objet  de  toutes  les  rivalités,  des  luttes  les  plus 
ardentes  comme  les  plus  soigneusement  dissimulées, 
la  chose  est  encore  fatale  et  cadre  à  merveille  avec 
ce  (pic  nous  connaissons  des  comj)élitions  et  des 
luttes  de  ce  milieu.  Deux  iiitngauls  se  (bspulent  cette 
fortune  :  1  un,  vieillard  niiiié,  noble  de  l'ancien 
temps,  ayant  conservé  de  la  cour  de  IjouIs  XVI  les 
habitudes  élégantes,  les  manières  du  grand  seigneur, 
comptant  parce  mariage  redorer  son  blason;  Taiilre, 
une  espèce  de  gentilliomine  campagnard,  à  Tasjjccl 
plus  viril,  bourgeois  et  hobereau,  au  fond  vil  ambi- 


288  CHAPITRE    IX. 

tieux;  le  chevalier  àa  Valois  et  du  Bousquier  s'exè- 
crent, car  ils  se  savent  rivaux  et  sentent  que  le 
succès  de  l'un  sera  la  ruine  de  l'autre.  Du  Bousquier 
exerce  sur  Mlle  Cormon  ce  genre  spécial  d'attraction 
que  produisent  sur  les  femmes  ignorantes  les  hommes, 
entreprenants,  qu'elles  redoutent,  mais  vers  lesquels 
elles  se  sentent  invinciblement  entraînées.  Il  y  a  là 
de  mystérieuses  attirances  qui  expliquent  Ijien  des 
svmpathies  en  apparences  inexplicables  :  —  "  Elle 
avait  tout  ensemble  comme  un  pressentiment  qu'elle 
l'épouserait,  et  une  terreur  qui  l'empêchait  de  sou- 
haiter ce  mariage.  Son  âme,  stimulée  par  ces  idées,  se 
préoccupait  de  du  Bousquier.  Sans  se  l'avouer,  elle 
était  influencée  par  les  forces  herculéennes  du  répu- 
blicain. "  —  Quant  au  chevalier  de  Valois,  il  eût 
satisfait  en  elle  les  visées  aristocratiques,  la  manie  de 
noblesse,  plus  vivace  encore  en  province  que  partout 
ailleurs  ;  mais  son  âge  lui  fait  écarter  la  pensée  d'un 
mariage,  et  bien  qu'ignorante  des  choses  de  l'amour, 
elle  ne  peut  s'accoutumer  à  voir  en  lui  un  mari.  Lui, 
de  son  côté,  caresse  avec  amour  la  pensée  d'une  union 
qui  satisferait  son  désir  de  richesse,  comme  ses  fan- 
taisies de  libertin  ! 

La  hantise  du  mariage  la  poursuit  avec  une  crois- 
sante obsession.  Il  faut  lire  toute  la  scène  —  car 
elle  est  à  la  fois  tragique  et  comique;  elle  découvre 
avec  une  intense  vérité  la  puissance  des  appels  de  la 
nature  —  dans  laquelle  Balzac  la  montre  se  raccro- 
chant comme  à  un  espoir  su})rème  à  l'idée  d'un 
mariage  avec  un  vieux  soldat  qu'elle  croitcélibataire 


LA   VIE    DE    PROVINCE.  289 

et  qui  vient  s'installer  à  Alençon  :  tout  à  coup  elle 
apprend  qu'il  est  marié,  et  tombe  foudroyée.  Du 
Bousquier  comprend  alors  que  l'instant  est  venu  de 
porter  un  coup  décisif,  et  de  s'offrir,  alors  que  les 
dernières  espérances  de  la  pauvre  fille  ont  disparu 
pour  jamais  :  elle  se  laisse  prendre  à  la  plus  grossière 
déclaration  :  —  »  Elle  se  souvenait  d'avoir  été  dans 
les  bras  de  du  Bousquier,  —  au  moment  où  elle 
s'était  évanouie,  —  et  ce  hasard  surtout  lui  paraissait 
un  ordre  du  ciel.  Elle  avait  été  vue  pour  la  première 
fois  par  un  homme,  sa  ceinture  brisée,  son  lacet 
rompu,  ses  trésors  violemment  lancés  hors  de  leur 
écrin.  —  «  C'est  dommage,  ajouta-t-il  que  cela  ne 
m'ait  pas  donné  le  droit  de  vous  garder  pour  tou- 
jours à  moi.  (Elle  écouta  d'un  air  ravi.)  Evanouie  là 
sur  ce  lit,  entre  nous  vous  étiez  éblouissante  ;  je  n'ai 
jamais  vu  de  ma  vie  de  plus  belle  personne,  et  j'ai  vu 
beaucoup  de  femmes.  " 

La  pauvre  fille  se  laisse  prendre  ù  ces  paroles 
grossières  :  elle  épouse  du  Bousquier,  et  le  dernier 
paragraphe  du  roman  en  dit  long  sur  les  douleurs  de 
la  femme,  pour  (jui  a  compris  celles  de  la  vierge  :  — 
u  Mme  du  Bousquier  vit  encore;  n'est-ce  pas  duc 
qu'elle  souffre  toujours?  En  atteignant  l'àgc  de 
soixante  ans,  époque  à  laquelle  les  femmes  se  per- 
mettent des  aveux,  elle  a  dit  en  confidence  à  Mme  du 
Coudrai,  qu'elle  ne  su/>/)orlait  pas  l'idée  de  mourir 
fille.  Il 


n 


CHAPITRE   X 

LA    VIE    DE    CAMPAGNE. 

]dée  maîtresse  et  portée  sociale  du  roman  le.i  Paysans:  Son  carac- 
tère   eu  quelque    sorte    prophétique.     —    Balzac     pressent    les 
.-   revendications  sociales. 
L  âme    paysanne    composée  de   quelques   instincts    rudimentaires . 

—  La  vie  morale   n'y  dépasse  guère  la  limite  de  ces  instincts. 

—  Cette  conception  se  dégajje  à  merveille  des  types  de  Balzac  : 
Fourchon,    Tonsard. 

Grossissement  voulu  jusqu'au  tragique  du  type  de  Fourchon.  —  On 
sent  trop  Balzac  derrière  son  personnage.  —  Le  Germinal  de 
M.  E.  Zola  :  Souvarine  opposé  à  Fourchon. 

Exclusivisme  de  l'instinct  dans  les  rapports  sexuels.  Le  paysan 
s'accouple  comme  l'animal.  —  Retour  aux  origines  premières  de 
l'homme. 

Le  Curé  de  village  contraste  avec  les  Paysans.  —  Influence  toute 
puissante  de  l'éducation.  —  Noblesse  et  pureté  du  type  du  curé 
Bonnet.  —  Haute  poésie  de  cette  figure.  —  Il  est  une  manifesta- 
tion de  l'idéal. 

Influence  bienfaisante  de  la  nature  sur  certains  esprits.  —  Bénas- 
sis.  — Le  sens  de  la  solitude.  —  Grandeur  morale  de  la  vie  soli- 
taire. 

L'épigraphe  du  roman  les  Paysans  est  ainsi  conçu  : 
—  a  Le  l)ut  de  cette  étude  d'une  effrayante  vérité, 
tant  que  la  société  voudra  faire  de  la  })hiIanthro- 
pie  un  principe  au  lieu  de  la  prendre  j)Our  un  acci- 
dent, est  de  mettre  en  relief  les  principales  figures 
d'un  peuple  oublié  par  tant  de  plumes  à  la  poursuite 


LA   VIE   DE    CAMPAGNE,  291 

de  sujets  nouveaux..  Cet  oubli  n'est  peut-être  que  de 
la  prudence,  par  un  temps   où  le  peuple  hérite  de 
tous  les  courtisans  de  la  royauté.  On  a  fait  de  la  poésie 
avec  les  criminels,  on  s'est  apitoyé  sur  les  boureau.x, 
on  a  presque  déifié  le  prolétaire.  Des  sectes  se  sont 
émues  et  crient  par  toutes  leurs  plumes  :    «  Levez- 
vous,  travailleurs  "  ,  comme  on  a  dit  au  tiers  état  : 
(i  Lève-toi!  »   — Cette  déclaration  léfrèrement  em- 
phatique,  ce   cri   d'alarme  poussé  par  Balzac  dans 
la   dédicace  de    son    étude   sociale   des  Paysans  en 
marque  la  portée  et  le  but.  Ici  en  effet,  et  au  premier 
chef,  il  s'ayit  d'une  œuvre  subordonnée  ;\  une  idée, 
d'un  roman  composé  pour  la   démonstration  d'une 
vérité  sociale;  comme  toutes  les  conceptions  de  cet 
ordre,    le    roman    des    Paysans    présente  les   quali- 
tés et  les  défauts  inhérents  aux  (i;uvres  à  thèse.  Des 
qualités  d'abord,  car  l'idée  maîtresse  qui  soutient  l'é- 
crivain dans   l'exécution    de   pareilles    (ouvres    leur 
donne    une    unité    et    une    portée    j)eu    communes  ; 
elle   devient  comme   un  inrilanicnlinn   pcrpéliicl,  un 
appui  pour   hu,   à   travcr.s   les  diflicullcs  (K'  rcxécii- 
tion.    Des  défauts  ensuite,   et   des   déf;mls  <|iii   sont 
justoMient  la  contre-partie  de  ces  qualités  :  le  pbis 
saillant  dv.  tous,  est  la  subordination  t\c  la  vérité  psy- 
chologupir,   (le  1  cx.uIiIikIc    (b'S  délads  iiuuaiix  à  la 
nécessité  d'écrire  conformément  à  colle  idée  domnia- 
trice,  <[Ui  pèse  de  tout  son  poids  sur  Irriivre  inéiue. 
Il  ne  s'a};il  pins  h'i  simpleiuenl    d  ;iii;il\S(  r  drs   caiae- 
lères,  d  él  imIm  rdes  seiilmuiils  et  ^\^•>^  iiislincls;   d  liiiil 
avant  tout   <|i;e    la    pcinliirc    (jimmi    en    f:iil    s  accorde 


292  CHAPITRE   X. 

avec  le  cadre  où  on  Ta  placée  ;  il  faut  que  l'ien  n'ad- 
vienne qui  aille  contre  la  thèse  soutenue  ;  et  si 
par  hasard  un  détail  surgit,  de  nature  à  amoindrir 
l'effet  attendu,  le  romancier  doit  ou  l'atténuer,  ou  le 
faire  disparaître.  Le  résultat  est  donc  parfois  une 
altération,  une  déformation  nécessaire  du  type  psy- 
chologique. Nous  aurons  à  le  montrer  au  cours  de 
cette  étude,  et  s'il  faut  reconnaître  que  la  chose  se 
présente  rarement  dans  l'œuvre  de  Balzac,  il  con- 
vient de  noter  qu'elle  est  manifeste  dans  le  roman 
dont  nous  allons  étudier  la  portée  sociale. 

L'idée  maîtresse  qui  a  donné  naissance  à  cette 
création  se  trouve  déjà  en  germe  dans  la  phrase  citée 
plus  haut;  sa  portée  définitive  et  son  hut  serontmieux 
connus,  si  nous  complétons  la  citation  de  Balzac  :  — 
Il  On  voit  hien  qu'aucun  de  ces  Erostrates  n'a  eu  le 
courage  d'aller  au  fond  des  campagnes  étudier  la 
consp  ration  permanente  de  ceux  que  nous  appelons 
encore  les  faibles  contre  ceux  qui  se  croient  les  forts. . . 
Il  s'agit  seulement  d'éclairer,  non  pas  le  législateur 
d'aujourd'hui,  mais  celui  de  demain.  »  —  Ne  revét-il 
point  le  caractère  d'une  inquiétante  et  sinistre  pro- 
phétie, à  la  fin  de  ce  siècle  où  les  problèmes  sociaux 
s'imposent  à  nos  esprits  troublés,  ce  cri  d'alarme 
])Ous8é  par  le  grand  romancier,  voici  bientôt  cin- 
quante années,  car  l'œuvre  est  de  1845,  et  n'est-ce 
j)oint  le  fait  des  esprits  de  haute  envergure,  comme 
était  le  sien,  d'avoir  pressenti,  à  l'époque  où  elle 
n'apparaissait  encore  (jue  vaguement  indiquée,  l'im- 
portance de  questions  dont  la  solution  menace  d'être 


LA  VIE    DE    CAMPAGNE.  293 

un  bouleversement  complet  de  l'ancien  état  de  cho- 
ses? Changez  le  milieu,  modifiez  les  personnages  : 
aux  paysans  substituez  le  peuple  des  villes,  agglo- 
méré dans  les  grands  centres,  dans  les  usines  et  les 
manufactures;  en  place  de  l'aristocratie  et  des  pro- 
priétaires terriens,  qui  de  plus  en  plus  deviennent 
rares,  le  morcellement  des  fonds  s'accentuant  de 
jour  en  jour,  mettez  la  classe  bourgeoise,  contre  la- 
quelle sont  accumulées  aujourd'hui  plus  d'inimitiés 
et  plus  de  haines  qu'il  n'en  était  accumulé  il  y  a  cent 
ans  contre  la  noblesse  ;  opérez  celte  double  substitu- 
tion :  vous  n'aurez  fait  que  modifier  les  acteurs;  le 
problème  demeurera  toujours  aussi  insoluble,  le  dan- 
ger aussi  menaçant.  Le  drame  enfin  ne  nous  apparaît 
pas  moins  tragique,  ni  les  préoccupations  moins 
grosses  de  conséquences  ! 

Mais  ce  n'est  point  là  le  but  de  notre  étude.  Nous 
n'avons  pas  à  examiner  la  portée  sociale  de  l'œuvre, 
ou  du  moins  ce  ne  doit  être  qu'un  souci  secondaire. 
Il  convenait  de  l'indiquer,  puisque  c'est  de  là  que  doi- 
vent découler  nos  observations  critiques  :  conservons 
lui  sa  {)lace  et  son  importance  relative  au  point  de  vue 
littéraire.  A  ce  point  de  vue,  la  question  se  résume 
en  ceci  :  en  dehors  de  toute  thèse  à  démontrer,  la 
peinture  ((iie  Halzac  nous  a  laissée  des  paysans  cst- 
cllc  conforme  à  la  vérité  psychologifjue,  se  j)résentc- 
t-clle  à  nos  yeux  comme  un  laMeaii  correspondant 
à  la  réalité  des  choses?  La  réponse  à  celle  (pies- 
lion  se  trouve  implicitement  contenue  dans  le  début 
de  nos  observations  et  dans  la  remar(|iie  faite  ([ut;  le 


CHAPITRE   X. 


roman  avait  été  »  composé  pour  la  démonstration 
d'un  danger  social»  .  C'est  assez  faire  pressentir  qu'en 
mainte  circonstance  Balzac  s'est  écarté  de  la  vérité 
psychologique  :  en  ses  grandes  lignes  du  moins  a-t- 
elle  été  respectée? 

Dans  l'examen  et  la  comparaison  entre  ceux  des 
différents  groupes  sociaux,  l'espèce  paysan  nous 
apparaît  avec  des  traits  nettement  tranchés  qui  la  dif- 
férencient de  la  manière  la  plus  absolue  des  groupes 
voisins.  Le  point  de  départ  et  l'origine  de  sa  nature 
se  résolvent  en  un  ensemble  d'appélils  vivaces,  bien 
qu'à  moitié  inconscients,  qui  en  font  au  premier  chef 
un  exemplaire  accompli  de  la  vie  instinctive^  comme 
l'animal  avec  lequel  il  présente  les  })lus  frappantes 
analogies.  Radicalement  différent  à  ce  point  de  vue 
de  V ouvrier,  qui  gagne  à  la  fréquentation  des  milieux 
plus  relevés,  à  la  lecture  des  feuilles  publiques  et  de 
certains  livres,  une  culture,  d'ordre  inférieur  sans 
doute ,  mais  incontestable ,  le  paysan  demeure 
impuissant  à  s'élever  comme  l'ouvrier  à  la  notion 
d'une  idée.  Toutes  les  manifestations  de  la  vie  sont 
subordonnées  chez  lui  à  un  groupe  d'instincts  rudi- 
mentaires  qui  le  poussent  à  l'accomplissemenl  de 
certaines  fonctions  et  de  certains  actes  d'une  immua- 
ble fixité.  Ces  instincts,  il  serait  aisé  de  les  énumé- 
rer;  ils  se  résument  à  peu  près  ainsi  :  cupidité  et 
avarice  se  manifestant  par  l'amour  de  la  terre,  qui 
est  pour  lui  la  seule  richesse  et  à  laquelle  il  tient  par 
ses  plus  profondes  racines,  comme  l'arbre  de  son 
champ  dont  il  reproduit  à  peu  de  choses  près  l'exis- 


LA  VIE   DE   CAMPAGNE.  2^5 

tence  végétative.  Cette  donnée  là  est  fondamentale; 
quelles  que  soient  les  différences  psychologiques  que 
nous  remarquerons  dans  la  peinture  des  divers 
personnages  du  groupe,  il  y  faudra  toujours  revenir 
comme  au  point  de  départ  de  tous  leurs  actes.  Elle 
réagit  avec  une  toute-puissante  influence  sur  les 
manifestations  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  leur  vie 
morale,  s'il  s'agissait  d'individus  plus  élevés  dans 
l'ordre  de  l'intelligence  :  elle  est  en  quelque  sorte 
l'angle  sous  lequel  ils  voient  toutes  choses,  et  elle 
marque  la  limite  de  leurs  perceptions. 

Voilà  ce  que  Balzac  a  merveilleusement  compris 
a  priori^  si  l'on  peut  ainsi  s'exprimer,  c'est-à-dire  en 
tant  que  conception  générale  de  cette  classe  sociale, 
dans  cette  re})résentation  synthétique  du  groupe 
qu'il  voulait  peindre,  et  dont  il  allait  nous  donner  une 
analyse  détaillée.  Il  marque  lui-même,  en  résumant 
ces  instincts,  leur  nature  et  leur  portée,  et  tous  ses 
efforts  tendront,  lorsqu'il  s'agira  pour  lui  de  décrire 
les  personnages  individuels  dont  l'cnscmMe  constitue 
l'espcce,  à  préciser  et  à  accentuer  ces  iiistincls.  —  "  Los 
paysans  n'invoquent  la  morale,  à  propos  d'une  île 
leurs  filles  séduite,  que  si  le  séducteur  est  riche.  . 
L'intérêt  est  devenu  le  seul  mohile  de  IcMirs  idées.  Il 
ne  s'agit  jamais  \n)\\v  cnx  de  savoir  si  nnc  action  csl 
h'{;ale  ou  iniinoialc,  mais  si  elle  est  prolilal)K'  ..  l'ar 
la  nature  de  W'urs  fondions  sociale.'^,  les  p.ivsjins 
vivent  d'une  vie  purement  matérielle,  «|iii  .^c  lap- 
proche  (le  rêlal  siiiivagc  ;iii(|ii(l  les  invite  leur  union 
constante.   Le  travail,  (|iiau(l  il  é<'rase  le   corps,  ote  à 


296  CHAPITRE   X. 

la  pensée  son  action  purifiante,  surtout  chez  des  gens 
ignorants.  »  —  H  y  a  clans  cette  phrase  Texphcation 
en  même  temps  que  l'excuse  de  cette  infériorité  mo- 
rale, et  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  mettre  en  regard 
l'éloquente  et  lamentable  description  de  La  Bruyère  : 
—  «On  voit  certains  animaux  farouches,  des  mâles  et 
des  femelles,  répandus  par  la  campagne,  noirs,  li- 
vides, et  tout  brûlés  de  soleil,  attachés  à  la  terre  qu'ils 
fouillent  et  qu'ils  remuent  avec  une  opiniâtreté  invin- 
cible. Il  ont  comme  une  voix  articulée,  et  quand  ils 
se  lèvent  sur  leurs  pieds,  ils  montrent  une  face  hu- 
maine: en  effet,  ils  sont  des  hommes.  Ils  se  retirent 
la  nuit  dans  des  tanières  où  ils  vivent  de  pain  noir, 
d'eau  et  de  racines.  Ils  épargnent  aux  autres  hommes 
la  peine  de  semer,  de  labourer  et  de  recueillir  pour 
vivre,  et  méritent  ainsi  de  ne  point  manquer  de  ce 
pain  qu'ils  ont  semé.  " 

Si  nous  passons  maintenant  de  la  conception  d'en- 
semble indiquée  par  Balzac  à  la  mise  en  œuvre  de 
cette  conception,  autrement  dit  à  la  peinture  des  per- 
sonnages qu'il  présente  pour  la  justifier,  c'est  alors 
peut-être  que  nous  aurons  occasion  déjuger  que  cette 
pcinturccst  volontairement  poussée  au  noir;  non  qu'ils 
soient  le  moins  du  monde  faux  ou  exagérés,  ce  Four- 
chon  type  du  paysan  rusé  et  menteur,  ce  Tonsard, 
ivrogne,  débauche  et  voleur;  non  qu'elles  soient 
moins  vraies  la  Tonsard,  dans  son  immoralité  bonne 
enfant,  et  les  filles  Tonsard,  qui  s'abandonnent 
librement  et  sans  frein  â  leurs  instincts,  courant 
les    bois    avec    les  garçons   du   village  et  s'oubliant 


LA   VIE    DE    CAMPAGNE.  297 

avec  eux  sur  le'  revers  des^  fossés.  Tout  cela  est  vrai 
d'une  vérité  nécessaire.  Des  êtres  n'ayant  d'autres 
données  que  celles  de  la  vie  instinctive,  doivent  s'y 
laisser  glisser  comme  les  animaux,  dont  ils  sont  à 
ce  point  de  vue  les  frères  à  peine  supérieurs  :  cela 
n'offre  rien  que  de  parfaitement  normal,  et  seuls  les 
aveugles  ou  les  niais  peuvent  s'en  montrer  surpris  ; 
car  si  la  moralité  ne  commence  pas  avec  l'aisance, 
ainsi  que  le  prétend  Balzac,  elle  nous  apparaîtcomme 
le  résultat  de  l'éducation,  puisqu'elle  est  en  dernière 
analyse  la  conséquence  d'une  convention  sociale  et 
qu'un  effet  ne  peut  exister  indépendamment  de  sa 
cause.  Fourchon,  Tonsard,  sa  femme  et  ses  filles  sont 
donc  vrais  d'une  saisissante  vérité;  mais  ils  ne  peu- 
vent pas  représenter  à  eux  seuls  toute  la  classe  des 
paysans;  il  en  est  d'autres,  à  l'état  d'exception,  je  le 
veux  bien,  car  a  l'homme  absolument  probe  et  mo- 
ral est  dans  la  classe  des  paysans  luie  exce])tion  » ,  et 
ce  sont  les  autres  que  Balzac  nous  a  laissés  par  trop 
ignorer!... 

C'est  qu'il  ne  faisait  pas  ici  simplement  une  pein- 
ture —  et  voici  que  nous  nous  trouvons  ramenés  à 
nos  observations  du  début.  —  Balzac  prétendait  in- 
diquer un  danger  social  :  il  voulait  le  préciser  avec 
tout  le  luxe  (1(!  preuves  que  comportait  un  Ici  Lui. 
C'est  là  l'impression  dominante  qu'on  éprouve  à  la 
lecture  de  cette  (jeuvre,  admirable  par  endroits,  d'une 
justesse  d'observation  souvent  cruelle  et  |)rofonde, 
mais  incomplète  en  certains  points,  imparfaite,  non 
pas  parce  que  les  paysans  ne  sont  pas  tels  (juil  les  a 

n. 


298  CHAPITRE    X. 

représentés,  mais  parce  qu'il  y  en  a  d'autres  que  ceux 
qu'il  a  dépeints,  et  qu'en  ce  sens  sa  peinture  ressemble 
à  une  toile  où  les  personnages  du  premier  plan  se- 
raient seuls  visibles,  les  autres  restant  dans  une 
ombre  presque  entière.  N'importe,  les  premiers  sont 
esquisssés  par  un  grand  maître,  et  il  convient  qu'on 
s'y  arrête. 

L'affabulation  du  roman  n'a  généralement  qu'un- 
intérêt  secondaire  chez  Balzac,  comme  chez  tous  les 
romanciers  d'ordre  supérieur,  et  les  péripéties  que 
traversent  les  personnages  servent  uniquement  à 
nous  expliquer  leur  àme  et  leurs  instincts.  Le  sujet 
de  l'œuvre  est  tout  entier  dans  la  lutte  entre  le  géné- 
ral de  Montcornet,  grand  propriétaire  terrien,  et  les 
paysans  de  sa  commune,  qui  lui  portent  cette  haine 
et  cette  envie  du  misérable  pour  le  riche.  Il  faut  lire 
en  son  intégralité  la  scène  où  Fourchon,  amené  au 
château,  expose  en  une  langue  tragi-comique,  pliis 
tragique  encore  que  comique,  car  ce  sontles  accents 
d'une  manière  de  prophète,  les  revendications  des 
paysans  et  fait  le  tableau  de  leurs  misères  :  —  "  J'ai 
vu  l'ancien  temps  et  je  vois  le  nouveau  ;  l'enseigne 
est  changée,  c'est  vrai,  mais  le  vin  est  toujours  le 
même.  Aiijord'hiti  n'est  que  le  cadet  d'hier.  Allez, 
mettez  ça  dans  vout  journiau!  Est-ce  que  nous  som- 
mes affranchis?  Nous  appartenons  au  même  village 
et  le  seigneur  est  toujours  là  :  je  l'appelle  travail... 
lia  houe,  qui  est  toute  notre  chevance,  n'a  pas  quitté 
nos  mains.  Que  ce  soit  pour  un  seigneur  ou  pour 
l'impôt  qui  prend  le  plus  clair  de  nout'  avoir,  faut 


LA  VIE   DE    CAMPAGNE.  200 

toujours  dé}»en8er  noiit'  vie  en  sueurs...  —  Mais  vous 
pouvez  choisir  un  état,  tenter  ailleurs  la  fortune,  dit 
Blondet.  —  Vous  me  parlez  d'aller  quérir  la  for- 
tune?... Où  donc  irais-jc?  Pour  franchir  mon  dépar- 
tement, il  me  faut  un  passeport  qui  coûte  quarante- 
sous.  Via  quarante  ans  que  je  n'ai  pas  pu  voir  une 
gueuse  ed'  pièce  de  quarante  sous  sonnant  dans  ma 
poche  avec  une  voisine.  Pour  aller  devant  soi,  faut 
autant  d'écus  que  l'on  trouve  de  villages,  et  il  n'y  a 
pas  beaucoup  de  Fourchon  qui  aient  de  quoi  visiter 
si.x  villages...  Ce  que  nous  avons  de  mieux  à  faire  est 
donc  de  rester  dans  nos  communes,  où  nous  sommes 
parqués  comme  des  moutons  par  la  force  des  choses, 
comme  nous  l'étions  par  les  seigneurs.  Et  je  me  mo- 
que l)ien  de  ce  qui  m'y  cloue.  Cloué  par  la  loi  de  la 
nécessité,  cloué  par  la  seigneurie,  on  est  toujours 
condamné  à  perpétuité  ù  remuer  la  tarre.  Là  où  nous 
sommes,  nous  la  creusons  la  tarre^  nous  la  bêchons, 
nous  la  fumons,  nous  la  travaillons  pour  vo^is  mit' 
qu'êtes  nés  riches,  comme  nous  sommes  nés  pau- 
vres... La  masse  sera  toujours  la  même  :  elle  reste 
ce  qu'elle  est...  vous  voulez  rester  les  maîtres,  nous 
serons  toujours  ennemis,  aujord'/nd  comme  il  y  a 
trente  ans...  Vous  avez  tout,  nous  n'avons  rien,  vous 
ne  pouvez  pas  core  prétendre  à  notre  amitié...  l'.h 
bien  !  ça  finira  mal  ;  vous  serez  cause  de  quelque  mau- 
vais couj)...  La  malédiction  des  pauvres,  monseigneur, 
ça  pousse  et  ça  devient  plus  grand  que  le  pus  grantl 
rd'  vos  (  hénes!  I^t  le  chêne  fournit  la  potence!  Per- 
sonne ici  ne  vous  dit  la  varilc  :  la  v'Ia  la  vari'té.  J'ai- 


300  CHAPITRE   X. 

tends  tous  les  matins  la  mort  ;  je  ne  risque  pas  grand'- 
chose  à  vous  la  donner  par-dessus  le  marché,  la 
varité.  » 

Assurément,  voilà  qui  est  admirable  !  Cette  pro- 
fession de  foi  du  vieux  paysan  est  saisissante  de  vérité 
intense  et  forte,  de  bonhomie  sincère  et  ironique  ;  il 
y  a  là  un  merveilleux  tableau  de  la  sourde  colère  du 
pauvre  contre  son  éternel  ennemi  ;  peut-être  néan- 
moins y  découvre-t-on  trop  nettement  derrière  le 
personnage  le  talent  du  romancier  qui  lui  dicte  de 
telles  paroles  !  Je  ne  pouvais  m'empécher,  tout  en 
lisant  cette  œuvre,  de  songer  à  un  autre  livre,  l'un 
des  plus  puissants  qui  aient  été  écrits  en  ces  dernières 
années,  et  dont  l'inspiration  est  identique,  bien  que 
le  milieu  et  les  personnages  soient  différents  :  je 
veux  parler  du  Germinal  de  E.  Zola.  A  quarante 
années  de  distance,  ce  sont  les  mêmes  plaintes,  les 
mêmes  colères,  les  mêmes  revendications  de  ceux 
qui  n'ont  rien  contre  ceux  qui  possèdent  :  seulement, 
les  uns  sont  des  ouvriers,  les  autres,  des  bourgeois. 
L'évolution  s'est  faite  en  un  demi-siècle,  transformant 
le  milieu  et  les  acteurs  du  drame.  Dans  Germinal 
comme  dans  les  Paysans  \\  y  a  un  personnage  qui 
dirige  la  lutte,  fomente  les  haines  et  relève  les  cou- 
rages affaiblis  ;  c'est  un  ancien  ouvrier,  mais  un 
ouvrier  relativement  instruit,  qui  a  lu  et  qui  sait;  son 
rôle  est,  à  mon  sens,  mieux  expliqué,  et  je  ne  crois 
])as  me  tromper  en  disant  que  le  Souvarine  de  M.  Zola 
est  plus  dans  la  vérité  psychologique  que  le  père 
Fourchon  de  Balzac  ! 


LA   VIE    DE    CAMPAGNE.  301 

C'est  dans  les  rapports  sexuels  que  s'accentue  le 
mieux  la  nature  instinctive  du  paysan.  Ils  nous  appa- 
raissent chez  lui,  non  plus  même  comme  la  grimace 
d'un  sentiment,  mais  plutôt  comme  un  retour  à 
l'animalité  d'origine  et  à  la  fonction  première,  c'est- 
à-dire  à  ce  que  notre  éducation  moderne,  tout  en- 
tière basée  sur  la  conception  catholique  de  l'amour, 
nous  désigne  comme  le  plus  grossier  et  le  plus  haïs- 
sable des  instincts.  Quelque  détachés  que  nous  soyons 
des  croyances  positives,  elle  n'en  survit  pas  moins 
au  fond  de  nous-mêmes,  cette  manière  d'envisagerle 
rapprochement  des  sexes  et  de  n'y  voir  d'autre  rai- 
son, d'autre  excuse  que  la  perpétuité  de  l'espèce,  aux 
yeux  de  ceux  qui  sont  restés  fidèles  à  leur  religion, 
ou  bien  la  manifestation  intérieure  d'un  sentiment 
qui  atténue  par  son  apparente  idéalité  ce  que  l'acte 
physique  présente  de  trop  brutal.  C'est  là  le  résultat 
indéniable  de  l'influence  du  christianisme  sur  notre 
concei)tion  consciente  ou  inconsciente  de  la  vie,  par 
contraste  avec  celle  des  âges  primitifs  et  du  monde 
antique,  qui  lui  était  directement  opposée.  Nul  de  nous 
n'y  échappe,  car  c'est  un  phénomène  d'atavismedonl 
les  plus  raffinés  sont  victimes.  Chez  le  paysan,  l'a- 
mour se  montre  dans  sa  réalité  brutale,  tel  qu'il  est 
en  dernière  analyse,  une  soudaine  poussée  du  désir, 
se  résolvant  en  un  spasme  court  et  violent  auquel 
succède  l'indifférence.  Il  n'y  faut  ])oint  chercher 
autre  chose  qui;  la  manifestation  du  plus  impérieux 
des  instincts.  C'est  précisément  ces  instincts  que 
M.  Zola  a  tracé,  au  travers  de  ses  différentes  œuvres. 


302  CHAPIlTxE    X. 

une  peinture  puissante  et  précise,  grâce  à  laquelle 
certains  de  ces  romans  vivront,  et  voilà  pourquoi  au- 
jourd'hui les  amours  sentimentales  des  paysans  de 
George  Sand  nous  semblent  d'insipides  fadaises  d'o- 
péra-comique. 

Balzac,  qui  a  tout  compris  dans  les  différentes 
classes  sociales  dont  il  s'est  fait  l'historien,  Balzac 
avait  bien  senti  que  telle  était  l'essence  même  de  l'a- 
mour chez  le  paysan.  S'il  ne  l'a  pas  dépeint  avec 
l'intensité  que  nous  constatons  chez  M.  Zola,  c'est 
que  d'abord  son  tempérament  d'artiste  ne  l'y  pous- 
sait pas  aussi  fatalement  que  l'auteur  de  Germinal. 
C'est  qu'aussi  ses  efforts  d'écrivain  se  sont  portés  ail- 
leurs et  n'ont  été  que  momentanément  concentrés 
sur  ce  point.  J'ai  dit  que  néanmoins  sa  conception 
de  l'ame  rurale  avait  été  la  vraie  en  ce  qui  touche 
l'amour.  Il  suffit,  pour  vérifier  l'exactitude  de  cette 
assertion,  d'examiner  au  cours  du  roman  le  person- 
nage de  Catherine  Tonsard,  de  la  suivre  dans  ses 
fantaisies  amoureuses.  Seulement  Balzac  ajoute  à  son 
impudeur  une  sorte  de  raffinement  voisin  de  la  féro- 
cité qui  l'élève  au-dessus  des  instincts  vagues  de  sa 
classe  et  en  fait  un  démon  femelle  acharnée  à  la 
ruine  de  ce  qu'elle  hait.  —  Suivez  le  dévcloppe- 
lîient  de  cette  nature  dans  la  scène  où  elle  entre- 
])rend  de  séduire,  pour  la  livrer  à  la  passion  brutale 
de  son  frère,  la  douce  et  innocente  Péchina,  cette 
fille  ardente  mais  pure,  qui,  tout  inconsciemment, 
s'éveille  au  sentiment  d'amour.  Voyez  avec  quelle 
ruse  et  quelle  adresse    savante  elle  lui  glisse  dans 


LA   VIE    DE   CAMPAGNE.  303 

roreille  les  paroles  qui  la  perdront,  irritant  en  elle 
cette  curiosité  inhérente  à  la  femme,  et  lui  décrivant 
les  plaisirs  qui  l'attendent  à  la  foire  de  Soulanges.  — 
Il  On  dit  que  c'est  bien  beau  la  foire  à  Soulanges, 
s'écria  naïvement  la  Péchina.  —  Je  vas  te  dire  ce 
que  c'est  en  deux  mots,  reprit  Catherine.  On  y  est 
reluquée  quand  on  est  belle.  A  quoi  cela  sert-il  donc 
d'être  jolie  comme  tu  l'es,  si  ce  n'est  pour  être  ad- 
mirée par  les  hommes?  Ah!  quand  j'ai  entendu  dire 
pour  la  première  fois  :  «  Quel  beau  brin  de  fille  !  »  tout 
mon  sang  est  devenu  en  feu.  Viens-y  donc  écouter 
cette  bénédiction  de  l'homme,  elle  ne  te  manquera 
pas  !  s'écria  Catherine...  Oh!  si  tu  savais  ce  que  c'est 
que  de  régner  sur  un  homme,  d'être  sa  folie  et  de  pou- 
voir lui  dire  :  «  Va  là  " ,  comme  je  le  dis  à  Godain,  et 
qu'il  y  va. . .  »  Fais  cela  »  et  il  le  fait  ! . . .  Et  tu  es  tour- 
née, vois-tu,  ma  petite,  à  démonter  la  tête  à  un  bour- 
geois comme  le  fils  à  M.  Lupin.  »  —  C'est  ainsi  qu'elle 
attire  la  pauvre  enfant  sans  défiance  jusqu'à  l'endroit 
où  son  frère  est  caché  :  alors  ils  joignent  leurs  efforts 
et  la  renversent  à  terre,  Catherine  la  tenant  immo- 
bile et  la  livrant  à  sa  brutalité.  Un  hasard  seul  sauve 
la  Péchina,  le  hasard  d'une  rencontre,  et  telle  est  la 
crainte  que  lui  inspire  Catherine  (ju'elle  n'ose  pas  la 
dénoncer. 

De  senildables  scènes  font  comprendre  ce  qu'est 
la  férocité  de  l'homme  en  proie  à  ses  instincts  ;  elles 
prouveiil,  mieux  rpie  toute  démonstration  scientifique, 
ses  origines  animales  et  les  retours  de  sa  nature  vers 
le  point  d'où  il   est  parti.   La  réalité  de  la  vie  nous 


304  CHAPITRE   X. 

montre  des  scènes  aussi  atroces  ;  il  appartient  donc 
légitimement  à  l'historien  des  mœurs  de  nous  en  tracer 
l'image.  On  comprend  également  ce  sauvage  et  pro- 
fond égoïsme  qui  domine  chez  la  plupart  des  paysans 
et  dicte  à  Balzac  cette  description  de  leurs  rapports 
entre  eux  :  —  »  De  l'autre  côté  du  bassin  de  l'A- 
vonne,  les  vieillards  impotents  tremblent  de  rester  à 
la  maison,  car  alors  on  ne  leur  donne  plus  à  manger; 
aussi  vont-ils  aux  champs  tant  que  leurs  jambes  peu- 
vent les  porter;  s'ils  se  couchent,  ils  savent  très  bien 
que  c'est  pour  mourir,  faute  de  nourriture.  "  —  La 
peinture  sera  complète  et  définitive  quand  nous  les 
aurons  vus  en  groupe,  s'excitant  les  uns  les  autres, 
poussant  leurs  cris  de  haine  et  de  vengeance  contre 
l'ennemi  commun,  proférant  des  menaces  de  mort 
et  réclamant  leur  part,  poussés  par  Fourchon,  le 
paysan-prophète  que  nous  avons  déjà  vu  :  —  «  Salut, 
cria  le  vieillard;  vous  êtes  beaucoup  de  gredins  ici. 
Salut,  dit-il  à  sa  petite-fille  qu'il  surprit  embrassant 
Jionnebault;  salut,  Marie,  pleine  de  vices;  que  Satan 
soit  avec  toi!  Sois  maudite  entre  toutes  les^femmes. 
Salut,  la  compagnie,  vous  êtes  pinces!  vous  pouvez 
dire  adieu  à  vos  gerbes.  Il  y  a  des  nouvelles;  je  vous 
l'ai  dit  que  le  bourgeois  vous  materait;  eh  bien,  il  va 
vous  fouetter  avec  la  loi.  —  Il  y  aura  du  sang  ré- 
pandu, dit  Nicolas  d'un  air  sombré.  Si  vous  voulez 
m'écouter,  on  descendra  Michaud.  Mais  vous  êtes  des 
veules  et  des  drogues.  »  —  La  lutte  s'accentue  et 
rien  n'y  fera,  ni  les  procédés  d'intimidation,  ni  la  pa- 
tience, ni  la  douceur.   Le  général  de  Montcornet  et 


LA   VIE   DE   CAMPAGNE.  303 

sa  femme  essayent  de  faire  le  bien,  de  secourir  les 
malades,  de  distribuer  des  aumônes.  Ils  n'arrivent 
qu'à  irriter  des  jalousies  et  à  accentuer  les  haines. 
Les  vexations  deviennent  telles  qu'ils  en  sont  réduits 
à  quitter  le  pays  et  à  vendre  leur  domaine.  Ils  se 
retirent  vaincus  ! . . . 

Et  c'est  là,  je  ne  dis  pas  la  preuve,  —  car  le  mot 
de  preuve  n'aurait  ici  aucun  sens,  —  mais  la  recon- 
naissance, l'affirmation  du  sage  relativement  à  l'inu- 
tilité de  la  philanthropie  comme  remède  aux  misères 
sociales.  Tous  ceux-là  qui  espèrent,  par  la  charité, 
par  les  bons  traitements,  par  la  générosité,  si  large 
soit-elle,  diminuer  en  quelque  façon  le  divorce  exis- 
tant entre  les  classes  riches  et  celles  qui  souffrent, 
faire  cesser  même  un  jour  la  sourde  hostilité  des 
unes  à  l'égard  des  autres,  tous  ceux-là  se  bercent 
d'une  illusion  consolante,  mais  fausse;  si  même  ils 
agissent  en  vue  de  ce  résultat,  ajoutons  qu'ils  font  un 
véritable  marché  de  dupe.  La  philanthropie  ,  fût-elle 
cent  fois  plus  grande  qu'elle  n'est  même  aujourd'hui, 
ne  saurait  avoir  d'influence  sur  les  rapports  des  dif- 
férentes classes;  elle  peut  dans  certains  cas  agir  in- 
dividuellement; elle  n'agira  jamais  sur  les  groupes, 
et  ceux  qui  la  pratiquent  avec  celte  arrière-jiensée 
se  trompent  étrangement.  Car  ce  serait  la  solution 
toute  trouvée  de  la  question  sociale,  et  s'il  est  un 
problème  qui  paraît  insoluble,  c'est,  à  n'en  pas  douter, 
('clui-là,  (\v.  qui  ne  veut  pas  dire  que  dans  ses  appli- 
cations il  faille  la  rcslreiiidrc  ;  quand  bicu  même 
elle  arriverait  à  produire  des  résultats  encore  moins 


306  CHAPITRE   X. 

palpables  que  ceux  qu'en  attendent  les  plus  clair- 
voyants d'entre  nous,  elle  devrait  être  pratiquée  ;  di- 
sons mieux  :  elle  devrait  l'être  d'autant  plus  qu'elle 
nous  apparaîtrait  en  ce  cas  plus  noble,  étant  plus 
désintéressée  :  la  sympathie  humaine  d'ailleurs  nous 
est  une  garantie  de  sa  durée.  Que  ce  soit  du  moins 
sans  illusion  sur  ses  conséquences  possibles.  Nous  y 
gagnerons  de  n'avoir  pas  été  dupes,  ce  qui  est  une 
supériorité  intellectuelle,  et  d'avoir  rempli  un  devoir 
sans  en  attendre  de  récompense,  ce  qui  est  la  plus 
éminente  des  supériorités  morales! 

Dans  le  cours  de  cette  étude  nous  avons  parlé  du 
Germinal  de  M.  Emile  Zola,  et  nous  avons  rap- 
proché cette  œuvre  des  Paysans  de  Balzac.  Nous 
ne  pouvons  mieux  faire  en  terminant  que  de  les  rap- 
procher encore,  puisqu'elles  résument,  à  cinquante 
années  de  distance,  chacune  suivant  le  tempérament 
propre  à  son  auteur,  la  crise  sociale  sous  les  efforts 
de  laquelle  notre  monde  moderne  risque  de  sombrer, 
le  Germiïial  de  M.  Zola  avec  une  réalité  autre- 
ment intense  et  menaçante.  C'est  là  leur  plus  grand 
mérite  à  toutes  deux,  comme  ce  sera  la  plus  incon- 
testable gloire  des  écrivains  qui  les  ont  conçues  !.. 

L'étude  des  Paysans  nous  a  montré  la  vie  de 
campagne  en  son  instinctive  et  rudimcntaire  bruta- 
lité. Il  nous  a  été  donné  d'y  suivre,  dans  le  dévelop- 
pement de  leur  nature,  ces  êtres  primitifs,  si  proches 
de  l'animalité  par  leurs  aj)pétits  et  dont  les  manifes- 
tations extérieures  nous  semblent  un  perpétuel  re- 
tour vers  elle.  C'est  que,  s'il  n'est  pas  exact  de  dire 


''■^   "«.  v^<xcrL 


LA  VIE   DE    CAMPAGNE.  307 


avec  Balzac  que  «  la  moralité  commence  avec  l'ai- 
sance »,  —  et  par  moralité  entendons  tout  ce  qui 
nous  dégage  du  pur  instinct  pour  nous  élever  au  sen- 
timent, —  il  est  du  moins  certain  qu'elle  est  une  con- 
séquence immédiate  de  l'éducation.  Le  fond  naturel 
de  l'homme  est  la  méchanceté  et  la  bassesse,  et 
comme  le  disait  un  grand  artiste  :  —  «  La  connais- 
sance du  devoir  ne  s'acquiert  que  très  lentement;  ce 
n'est  que  par  la  douleur,  le  châtiment  et  par  l'exer- 
cice progressif  de  la  raison  que  l'homme  diminue  peu 
à  peu  sa  méchanceté  naturelle.  »  —  Dans  cette  pein- 
ture, outrée  par  instants,  mais  significative  et  puis- 
sante, d'une  vérité  saisissante  presque  en  tous  ses 
détails,  la  vie  de  campagne  nous  est  apparue  comme 
une  réalité  laide  et  grossière,  l)ien  faite  pour  répu- 
gner aux  instincts  délicats  de  l'homme  qui  s'est  mo- 
ralisé par  l'exercice  progressif  de  la  raison.  Nous 
avons  tenté  de  marquer  pour  quels  motifs  ce  roman 
pouvait  être  taxé  d'outrance.  Nous  avons  avancé 
qu'au  milieu  de  cette  bassesse,  de  cette  immoralité 
générale,  certains  êtres  pouvaient  exister  donnant  le 
plus  complet  démenti  à  ce  principe  posé.  Balzac  ne 
l'ignorait  pas,  et  il  semble  qu'il  ait  écrit  ses  autres 
scènes  de  la  vie  de  campagne  pour  créer  un  vivant 
contraste  avec  cette  première  œuvre, 

Prenons  le  Ctiré  de  viUaqe.  Imagine/  un  être 
naturellenjcnt  noble,  doué  d'une  àme  élevée,  ayant 
grandi  dans  une  atmosphère  d'honneur  et  de  devoir, 
li;il)itué  dès  sa  jeunesse  à  la  scrnpub'use  observance 
des  obligations  morales.    Tne    éducation    rcligicMise 


>: 


308  CHAPITRE   X. 

solide  et  les  tendances  mêmes  de  son  esprit  l'ont  con- 
duit à  envisager  comme  seul  important  le  service  de 
Dieu  :  d'autre  part,  l'absence  entière  d'ambition  et 
cette  haute  sagesse  qui  mène  les  êtres  supérieurs 
au  détachement  des  honneurs  humains  ont  borné  ses 
aspirations  à  la  desservance  d'une  petite  cure  de  vil- 
lage. N'oubliez  pas  que  vous  avez  affaire  non  seule- 
ment à  une  supériorité  morale  de  premier  ordre, 
mais  encore  à  une  incontestable  supériorité  intellec- 
tuelle. Il  ne  s'agit  plus  du  simple  curé  de  village  ob- 
servant honnêtement,  mais  étroitement,  les  devoirs 
de  son  ministère,  d'un  esprit  à  peine  supérieur  à  ce- 
lui des  pauvres  gens  dont  il  a  la  direction  morale. 
Tel  est  le  curé  de  village  de  Balzac;  vous  voyez 
quelle  noblesse  touchante  et  haute  communique- 
ront à  cette  physionomie  déjà  si  pure  la  vie  de  cam- 
pagne et  le  développement  de  son  existence  dans  un 
pareil  milieu.  L'humilité  de  ses  fonctions,  au  lieu 
d'être  une  déchéance,  devient  au  contraire  une  per- 
pétuelle auréole  qui  illumine  cette  figure  déjà  ra- 
dieuse. Il  apparaît,  dès  l'abord,  tel  qu'un  sage,  en- 
tièrement détaché  des  préoccupations  terrestres, 
ayant  acquis  dans  l'exercice  de  la  méditation  et  du 
perpétuel  retour  sur  lui-même  cette  haute  insou- 
ciance des  agitations  stériles,  et  terminant  dans  l'ac- 
complissement de  devoirs  saintement  remplis  une 
existence  qui  demeurerait  toute  contemplative,  si  la 
perfection  de  ses  qualités  morales  ne  le  poussait  à 
faire  le  bien  autour  do  lui. 

Dans  une  telle  peinture,  la  vie  de  campagne,  loin 


LA  VIE   DE    CAMPAGNE.  309 

d'être,  comme  dans  l'œuvre  des  Paysans^  un  élément 
de  vulgarité,  sera  la  raison  de  cette  sagesse  etde  cette 
pureté;  elle  nous  semble  le  décor  nécessaire  d'une 
telle  vie;  elle  nous  représente  l'atmosphère  purifiante 
au  milieu  de  laquelle  une  âme  si  haute  peut  atteindre 
à  la  perfection  de  développement  moral  dont  le  curé 
Bonnet  donne  le  magnifique  exemple.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  l'humilité  de  ses  moyens  d'existence,  jus- 
qu'à la  médiocrité  de  son  intérieur,  jusqu'à  la  pau- 
vreté de  son  église  qui  ne  soit  le  complément  néces- 
saire, l'explication  de  sa  conduite,  comme  nous  avons 
accoutumé  de  lire  en  la  biographie  des  plus  éminents 
esprits  ce  détachement  du  confort  et  des  jouissances 
matérielles  si  chères  aux  autres  hommes.  L'àme, 
tout  entière  absorbée  par  des  préoccupations  plus 
nobles,  ne  se  soucie  aucunement  de  ces  choses,  et 
leur  absence  contribue  à  expliquer  de  telles  exis- 
tences. Non  seulement  elle  contribue  à  les  expliquer, 
mais  elle  en  fait  la  »  poésie  »  ,  de  même  qu'une 
simple  église  de  village  peut  à  certaines  heures  du 
jour  et  dans  de  certaines  dispositions  d  àme  nous 
communiquer  une  impression  plus  religieuse  que  la 
plus  splfudule  calhédrale.  —  "  Malgré  tant  de  pau- 
vreté, cette  église  ne  manquait  })as  dos  douces  har- 
monies qui  plaisent  aux  belles  âmes  et  que  les  cou- 
leurs mettent  si  bien  en  relief...  A  l'aspect  de  cette 
chélive  maison  de  Dieu,  si  le  premier  sentiment  était 
la  surprise,  il  était  suivi  (111110  ii(hnii;ili()u  uu-lée  de 
pitié.  N'oxpriiiuiit-olle  pas  la  misère  (bi  pays?  Ne 
s'accordait-elle  pas  avec  la  simplicité  naive  du  près- 


310  CHAPITRE   X, 

bytèrc?  Elle  était  d'ailleurs  pi'opre  et  bien  tenue. 
On  y  respirait  comme  un  parfum  de  vertus  champê- 
tres, rien  n'y  trahissait  l'abandon.  Quoique  rustique 
et  simple,  elle  était  habitée  par  la  prière,  elle  avait 
une  âme  :  on  la  sentait,  sans  s'expliquer  comment!  » 

Cette  âme  de  la  petite  église  de  village,  c'est  l'âme 
même  du  curé  Bonnet,  une  âme  d'un  ordre  rare  et 
d'une  singulière  pureté,  faite  pour  inspirer  l'admi- 
ration et  pour  attirer  les  réciproques  confidences. 
Toute  sa  conduite  s'explique  par  des  mobiles  inté- 
rieurs de  la  plus  haute  noblesse.  A  l'abbé  Gabriel, 
type  du  prêtre  mondain,  qui  est  entré  dans  les  Ordres 
pour  a  faire  une  belle  carrière  » ,  et  qui  lui  demande 
avec  étonnement  pour  quelles  raisons  il  a  embrassé 
l'état  ecclésiastique,  l'abbé  Bonnet  répond  simple- 
ment :  —  "Je  n'ai  point  vu  d'état  dans  la  prêtrise. 
Je  ne  comprends  pas  qu'on  devienne  prêtre  pour  des 
raisons  autres  que  les  indéfinissables  puissances  de 
la  vocation,  n 

Tel  est  le  type  du  j)rêtre  accompli,  si  nol)le  et  si 
rare,  comme  toute  chose  belle  en  ce  monde,  figure  à 
jamais  respectable  et  digne  de  notre  admiration, 
quelles  que  soient  les  croyances  de  celui  qui  l'ap- 
proche, car  il  offre  l'exemple  de  ce  qui  se  rencontre 
ici-])as  de  plus  ])ré('ieux  et  de  plus  pur  ;  le  dévoue- 
ment à  un  idéal  supraterrestre  !  Frère  du  savant 
convaincu  et  de  l'artiste  passionné,  il  mérite  un  res- 
pect non  moindre  que  ceux-ci,  parce  qu'il  poursuit 
comme  eux  un  but  supérieur  et  (jue  son  âme  nous 
parait  d'une  essence  aussi  rare  que  la  leur.  De  même 


LA  VIE   DE   CAMPAGNE.  311 

que  le  savant  et  l'artiste  apportent  à  l'humanité  souf- 
frante le  fruit  de  leurs  découvertes  et  le  baume  con- 
solant de  la  beauté,  le  curé  Bonnet  communique  à 
ceux  qui  l'entourent  le  réconfort  de  ses  pieux  ensei- 
gnements ;  pour  les  humbles,  il  est  le  pasteur  res- 
pecté dont  la  parole  est  écoutée  comme  un  oracle  :  à 
ceux  que  l'existence  passionnée  a  jetés  hors  des  voies 
droites  de  la  vertu,  que  les  exigences  d'une  nature 
extrême  a  poussés  vers  des  actes  que  le  monde  ré- 
prouve, il  donne  la  consolation  suprême.  A  une  ma- 
dame Graslin,  torturée  par  le  remords,  il  apporterait 
le  calme,  si  le  calme  pouvait  exister  pour  une  telle 
àme.  [Il  prononce  du  moins  les  seules  paroles  qui 
puissent  convenir  à  sa  situation  morale  et  dévoile  en 
les  prononçant  la  supériorité  de  son  esprit  :  — «Vous 
n'êtes  pas  juge  dans  votre  propre  cause;  vous  rele- 
vez de  Dieu,  dit  le  prêtre;  vous  n'avez  le  droit  ni  de 
vous  condamner  ni  de  vous  al)Soudre.  Dieu,  ma  fdle, 
est  un  grand  reviseur  de  procès.  —  Ah!  Ht-elle.  — 
//  voit  l'origine  des  choses,  là  où  nous  n'avons  vu  que 
les  choses  elles-mêmes.  »  —  Le  curé  Bonnet  est  une 
des  plus  hautes  figures  de  Balzac,  une  dos  plus  se- 
reines et  des  [)Ius  imposantes  parmi  les  agitations  et 
les  troubles  de  la  comédie  humaine...     j 

La  campagne  est  un  milieu  exceptionnellement 
favorable  au  développement  des  natures  riches  non 
pas  seulement  par  le  c(rur,  mais  aussi  par  l'intelli- 
gcncc.  Edgar  Poe  écrivait  (jnau  nouiluc  des  condi- 
tions indispensables,  selon  lui,  pour  faire  une  exis- 
tence heureuse,  il  fallait  compter  la  vie  en  plein  air  : 


312  CHAPITRE   X. 

—  Il  Les  idées  de  mon  ami,  dit-il  dans  le  domaine 
d'Arnheim,  peuvent  être  résumées  en  quelques  mots. 
Il  n'admettait  que  quatre  principes,  ou  plus  stricte- 
ment quatre  conditions  élémentaires  de  félicité.  Celle 
qu'il  considérait  comme  la  principale  était  —  chose 
étrange  à  dire  —  la  simple  condition  purement  phy- 
sique du  libre  exercice  en  plein  air.  La  santé,  disait- 
il,  qu'on  peut  obtenir  par  d'autres  moyens  est  à  peine 
digne  de  nom.  »  —  Edgar  Poë  semble  se  placer  ici 
au  point  de  vue  exclusivement  physique  ;  mais  les 
conditions  physiologiques  du  développement  ne  réa- 
gissent-elles pas,  et  puissamment,  sur  les  conditions 
morales?  Après  un  mûr  et  rigoureux  examen  des  faits, 
ne  sommes-nous  pas  amenés  à  confondre  les  deux 
et  à  les  envisager  dans  un  rapport  de  cause  à  effet? 
La  première  condition  pour  que  la  vie  de  cam- 
pagne puisse  jn-oduire  les  conséquences  que  nous 
marquons,  est  que  l'individu  qui  s'y  trouve  soumis 
soit  déjà  moralement  ou  intellectuellement  riche, 
c'est-à-dire  qu'il  ait  des  facultés  assez  hautes  pour 
supporter  la  solitude.  C'est  ici  le  lieu  de  rappeler  la 
magnifique  page  de  Schopcnhauer  sur  la  solitude, 
conséquence  de  la  supériorité  :  —  "  Toute  société 
exige  nécessairement  un  accommodement  réciproque, 
un  tempérament  :  aussi,  plus  elle  est  nombreuse,  plus 
elle  devient  fade.  On  ne  peut  être  vraiment  soi 
qu'aussi  longtemps  qu'on  est  seul.  Qui  n'aime  donc 
pas  la  solitude,  n'aime  pas  la  liberté, caron  n'est  libre 
qu'étant  seul.  Toute  société  a  pour  compagne  insé- 
parable la  contrainte  et  réclame  des  sacrifices  qui 


LA   VIE   DE   CAMPAGNE.  313 

coûtent  d'autant  plus  cher  que  l'individualité  est  plus 
marquante.  Par  conséquent  chacun  fuira,  supportera 
ou  chérira  la  solitude  en  proportion  exacte  de  la 
valeur  de  son  propre  moi.  C'est  là  que  le  mesquin 
sent  toute  sa  mesquinerie,  et  le  grand  esprit  toute  sa 
grandeur  :  bref  chacun  s'y  pèse  à  sa  vraie  valeur.  » 
—  La  seconde  condition,  qui  n'est  que  le  corollaire 
de  la  première,  c'est  qu'une  activité  quelconque 
vienne  remplir  cette  solitude  et  la  meubler  en  quel- 
que sorte,  car  —  et  c'est  encore  Schopenhauer  qui 
l'affirme  après  Aristote,  —  «  la  vie  est  dans  l'acti- 
vité. Plus  cette  activité  sera  d'ordre  nol)le,  plus 
hautes  seront  les  facultés  qu'elle  mettra  enjeu,  plus 
la  nature  intime  de  l'être  soumis  à  ce  régime  se  déve- 
loppera noblement,  et  tendra  vers  des  fins  supé- 
rieures. " 

Cette  idée  de  la  bienfaisante  action  d'une  vie  soli- 
.  taire  dut  hanter  Balzac,  et  ce  fut  pour  lui  donner  un 
corps  qu'il  créa  ces  deux  types  si  rares  et  si  nobles  : 
l'abbé  Bonnet  et  le  médecin  Bénassis.  Dans  la 
retraite  où  ils  vivent,  ils  tendent  tous  deux  vers  le 
développement  le  plus  complet  de  leur  être  intérieur, 
et  tous  deux  y  tendent  pour  des  causes  différentes  : 
le  premier,  en  vertu  de  sa  nature  intime  et  parce  que 
la  simplicité  de  ses  goûts,  jointe  ù  l'absolue  conviction 
de  la  foi,  lui  marque  sa  vocation,  ainsi  ([u'il  le  dit  lui- 
même.  Le  second  se  consacre  à  une  existence  de 
(b''VOUCmenl  pour  onldicr  une  vie  aiiléricure  troublée 
par  des  [)assions  multiples,  et  s'il  nous  semble  aussi 
nol)le  que  l'aldté  Boimel  daii.s  l'exercice  de  ses  bleu- 
is 


314  CHAPITRE   X. 

faisantes  fonctions,  peut-être  les  événements  de  son 
passé  le  diminuent-ils  à  nos  yeux!  Il  n'arrive  en 
effet  à  la  noblesse  morale  qu'assez  tardivement, 
après  de  cruelles  expériences  :  le  récit  de  ses  années 
de  jeunesse,  la  confession  qu'il  fait  à  son  ami  Genes- 
tas  expliquent  entièrement  sa  conduite  :  —  «  Je 
cherchais  alors  à  me  faire  une  vie  autre  que  celle 
dont  les  peines  m'avaient  lassé.  Il  me  vint  au  cœur 
une  de  ces  pensées  que  Dieu  nous  envoie  pour  nous 
faire  accepter  nos  malheurs.  Je  résolus  d'élever  ce 
pays  comme  un  précepteur  élève  un  enfant.  Ne  me 
sachez  pas  gré  de  ma  bienfaisance  :  j'y  étais  intéressé 
par  le  besoin  de  distraction  que  j'éprouvais.  » 

Il  s'explique  lui-même  par  ces  paroles.  Ce  besoin 
d'activité  qui  est  au  fond  de  tout  être  va  chercher  à 
se  satisfaire  dans  la  bienfaisance  et  la  charité  :  il 
entreprendra  d'améliorer  le  sort  de  ceux  qui  l'entou- 
rent, de  les  intéresser  au  travail,  de  développer  en 
eux  l'instruction  et  de  les  moraliser  par  le  bien-être  : 
—  "Je  ne  me  suis  abandonné  à  aucune  illusion  ni 
sur  le  caractère  des  gens  de  la  campagne,  ni  sur  les 
obstacles  que  l'on  rencontre  en  essayant  d'améliorer 
les  hommes  et  les  choses.  Je  n'ai  point  fait  des  idylles 
sur  mes  gens  ;  je  les  ai  acceptés  parce  qu'ils  sont  de 
pauvres  paysans,  ni  entièrement  bons,  ni  entièrement 
méchants,  auxquels  un  travail  constant  ne  permet 
point  de  se  livrer  au  sentiment,  mais  qui  parfois 
peuvent  sentir  vivement.  Enfin  j'ai  surtout  compris 
que  je  n'agirais  sur  eux  que  par  des  calculs  d'intérêts 
et  de  bien-être  immédiat.  » 


LA  VIE    DE   CAMPAGNE.  315 

C'est  là  de  bonne  psychologie  en  matière  d'éduca- 
tion. Bénassis  disserte  beaucoup  dans  le  cours  de  cet 
ouvrage;  il  est  quelquefois  fatigant  par  sa  manière 
de  philosopher  :  on  sent  trop  souvent  Balzac  derrière 
les  idées  qu'il  exprime.  Ses  narrations  sont  d'une  lon- 
gueur exagérée  et  ses  vues  sur  la  société  à  maintes  re- 
prises fastidieuses.  — On  n'en  goûte  que  mieux  par  con- 
traste les  pages  où  ilagit,  tout  le  chapitre  par  exemple 
dans  lequel  Balzac  le  montre  parcourant,  avec 
Genestas,  la  campagne  où  se  trouvent  disséminées 
les  maisons  des  paysans  de  sa  commune.  Il  apparaît 
là  dans  toute  la  noblesse  de  sa  nature,  faisant  le  bien 
simplement  et  grandement,  consacrant  son  temps, 
son  intelligence  et  son  activité  avec  ce  désinté- 
ressement des  âmes  dont  le  sacrifice  fait  la  gran- 
deur! 


FIN. 


TABLE  DES   MATIERES 


CHAPITRE    PREMIER 

lA    PHÉFACE    de    la     «    COMÉDIE    HUMAINE    ". 

Conception  d'ensemble  de  la  Comédie  humaine  :  comment  elle 
s'opéra.  —  Solidarité  des  phénomènes  de  la  vie  ;  esprit  générali- 
sateur  de  Balzac.  —  Nature  du  véritable  esprit  scientifique.  — 
L'esprit  systématique,  soutien  de  toute  grande  œuvre. 

L'idée  maîtresse  de  la  Comédie  humaine  :  l'humanité  et  l'anima- 
lité. —  Doctrine  de  l'Evolution  opposée  à  celle  de  la  Création. 
—  Y,' Unité  de  plan  iipplicjuée  aux  espèces  sociales.  La  théorie 
des  Milieux  et  des  Types  indiquée  par  IJalzac.  Réaction  de  ces 
idées  sur  l'iKuvre. 

Les  Idées  à  côté  :  La  théorie  des  Forces.  —  Conception  amorale 
de  l'art.  —  Seule  lacune  de  ses  vues  d'enseudjic  en  ce  qui  touche 
la  religion 1 

CHAPITRE    II 

LES     J  E  U  M  E  S     CENS. 

Naissance  du  sentiment  d'amour  chez  h;  jeune  homme.  Calyste  de 
Guénic.  —  Eveil  de  la  jalousie  maternelle  :  .mél.ingc  de  crainte 
et  de  Herté.  —  Caractéristiipic  île  ce  premier  amour  :  timidité 
apparente.  —  Violcnco  foncière  de  l'instinct  «lu  sexe. 

Hastijnac  :  complexité  de  ses  Icnd.uice».  —  Al)8cnce  de  frein  mo- 
ral. Nature  ondoyante  de  sa  personnalité.  Tiiéorio  p!*y<'ho|(>j;iqiie 
de  M.  Tainc.  —  Ses  lull<'«;  ses  volte-face;  pour  quels  motifs  il 
doit  »ucc<>mber. 

Point  commun  aux  principaux  jeunes  gens  «le  |{al/..»i'  :  ancun  prin  - 
cipe  directeur  de  la  vie.  Féli.x  de  Vandenessc.  —  Souffrance»  tic» 

18. 


318  TABLE   DES   MATIERES. 

âmes  d'élite.  Réaction  salutaire  de  ces  souffrances  :  leur 
importance  comme  préparation  à  l'amour.  — Relations  du  jeune 
homme  avec  la  femme  déjà  mûre.  Illusion  volontaire  de  celle-ci  : 
semblant  de  maternité. 
L'amour  subordonné  au  sentiment  :  Lord  Grenville.  Extrême  ra- 
reté de  son  cas.  Cause  de  séduction  d'un  ordre  unique..  .        17 

CHAPITRE    III 

LES     JEDNES     FILLES. 

Comment  Balzac  a  conçu  les  jeunes  filles  :  leur  caractère  de  passi- 
vité dans  l'amour.  Il  les  a  peintes  en  grisaille. 

Leur  impersonnalité  due  surtout  à  l'éducation.  —  Rôle  capital  de 
l'éducation  :  ce  qu'elle  est;  ce  qu'elle  devrait  être.  —  Idées  de 
Balzac  à  ce  sujet  :  Mme  du  Tillet  et  Mme  Félix  de  Vandenesse. 

Césarine  Birotteau  :  la  jeune  fille  de  la  petite  bourgeoisie.  —  Ca- 
ractère égoïste  de  l'amour. 

Eveil  de  l'amour  chez  la  jeune  fille  :  signes  physiologiques.  Ursule 
Miroiiet.  La  jeune  fille  guidée  par  l'instinct.  Balzac  applique  la 
théorie  de  Schopenhauer. 

Eugénie  Grandet.  La  femme  créée  par  l'amour. 

Véronique  Graslin.  L'amour  né  d'émotions  intellectuelles..  .        51 

CHAPITRE   IV 

LES     FEXi:>IES     MALHEUREUSES. 

Seule  manière  de  comprendre  les  «  femmes  »  de  Balzac  :  les  aimer. 

—  Rôle  de  l'imagination  sympathique. 

La  femme  abandonnée  :  Mme  de  Beauséant.  —  Solitude  hautaine 
et  fière.  Dédain  du  monde. — La  persistance  du  besoin  d'aimer. 

Rapports  de  l'homme  et  de  la  femme  dans  le  mariage.  Gravité  de 
la  question.  Souveraine  maîtrise  de  Balzac  :  Mme  d'Aiglemont. 

—  Contraste  entre  les  lois  sociales  et  les  besoins  des  âmes  supé- 
rieures. Le  mariage,  prostitution  légale.  —  Première  rencontre 
de  lajeune  fille  avec  les  réalités  de  l'amour.  —  Désaccord  sensuel 
entre  les  époux.  Infériorité  fréquente  du  mari  :  le  colonel  d'Ai- 
glemont. 

La  fidélité  dans  l'amour  ;  fidélité  au  souvenir  :  elle  manque  à  Julie 
d'Aiglemont. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  319 

Mme  de  Mortsauf  :  prédilection  de  Balzac  pour  ce  personnage. 
Avec  quel  amour  il  l'a  peint.  Sa  vie  n'est  qu'une  souffrance 
ininterrompue.  —  Illusions  de  maternité. 

Les  âmes  qui  ont  une  fin  unique  :  l'amour.  Mme  Graslin  et  Mme 
de  Mortsauf.  Points  communs  et  différences.  Disproportion  du 
rêve  et  de  la  réalité.  — Les  femmes  mères;  les  femmes  amantes. 
—  La  souffrance,  cause  de  développement  de  la  vie  intérieure. — 
L'adultère  moral  aussi  grave  que  l'adultère  physique. 

Mme  Hulot  :  l'amour  conjugal  résigné.  Sentiment  du  devoir  accom- 
pli. Objections  adressées  au  personnage.  Défense  de  Mme  Hulot. 

Mme  Claés  :  sentiment  d'amour  chez  la  femme  contrefaite.  Séduc- 
tion morale  toujours  renouvelée  ;  séduction  physiqu^  toujours  la 
même. 

La  faiblesse,  séduction  décisive  des  femmes  de  Balzac.  Caractère 
transfigurateur  de  la  poésie 73 

CHAPITRE   V 

LES     COURTISANES, 

Sur  la  liberté  de  l'art.  L'art  purifié  par  l'artiste. 

Puissance  et  fatalité  de  l'instinct  d'amour.  —  Esther.  L'âme  de- 
meurée vierge  en  dépit  des  souillures  physiques.  Réapparition 
des  premiers  instincts.  Toute  la  psychologie  d'Esther  repose  sur 
des  observations  physiologiques.  —  Rapprochement  entre  Bal- 
zac et  Goya.  —  Auréole  poéti(|ue  d'Esther.  Elle  est  plutôt  une 
«  femme  malheureuse  "  qu'une  courtisane. 

L'inconscience  acquise,  trait  caractéristique  de  la  Fille.  Joscpha. 
Jenny  Cadine. 

La  courtisane  consciente  :  Vulcrie  Manie/fe.  —  Obsédante  réalité  de 
ce  type. —  Pour  le  psychologue,  ricii  que  des  états  d'âme  néces- 
saires et  tranchés.  Balzac  à  la  fois  moraliste  et  psychologue;  ne 
se  contente  pas  de  peindre  un  personnage  ;  précise  «a  réaction 
sur  son  milieu.  Valérie  Marncffe,  la  courlisanc  bourgeoise,  t'a- 
ractèrc  redoutable  de  ce  type.  Différence  avec  la  "  fille  »  :  tout 
cnelleestdissiinulé.  Diversité  de  ses  incarnations;  ressources  in6* 
puisables  de  son  es|)rit.  —  Sa  mort,  iiiqxiissantc  à  faire  n;titrc 
in  pitié. 

La  servante  maîtresse  :  Flore  Jirazier.  Sa  fonction  sociale.  Se.-*  lâ- 
chetés (le  fille;  une  seule  chose  lui  man<|uc  pour  se  développer  : 
un  milieu  favorul>le. 


320  TABLE    DES    MATIERES. 

Irresponsabilité  originelle  de  la  courtisane  :  les  protections  so- 
ciales, seules  causes  de  vertu. 

La  courtisane  femme  du  monde  :  Mme  de  Rochejide.  Rapproclie- 
ment  avec  Valérie  Marneffe 113 

CHAPITRE   VI 

LES     PERSONNAGES     EXCESSIFS. 

Le  roman  de  caractères  et  le  roman  de  mœurs.  —  Balzac  a  excellé 
dans  les  deux.  —  Diversité  des  êtres  et  des  destinées.  —  Il  ne 
vit  dans  le  monde  que  àts  forces  en  mouvement. 

Goriot  :  caractère  absorbant  de  son  amour.  —  En  quoi  il  a  donné 
prise  aux  attaques.  —  Goriot,  création  shakespearienne.  —  Rap- 
prochement avec  le  roi  Lear. 

Persistance  de  l'instinct  sexuel.  L'amour  chez  le  vieillard  :  Hulot. 

—  Caractère  tragique  et  douloureux  de  sa  passion.  —  Il  la  con- 
state et  la  déplore  lui-même.  —  Jusqu'où  il  descend.  —  Hulot 
est  un  véritable  symbole. 

Les  passions  égoïstes  et  les  passions  altruistes.  —  L'avarice,  passion 
égoïste.  —  L'absorption  monomaniaque  :  Grandet. 

Vautrin  :  Sa  signification  et  sa  portée  symbolique.  —  Tout  est 
étrange  et  hors  cadre  en  lui.  —  Ses  vues  d'ensemble  sur  la  vie. 

—  Son  don  de  pénétration  psychologique.  Précision  et  hardiesse 
de  ses  jugements.  —  Il  est  artiste  et  poète.  —  Transposition  ou 
dédoublement  de  sa  personnalité.   —   Ses  amours  et  ses  haines. 

—  La  plus  haute  figure  de  Balzac. 

Nouvelle  application  de  la  théorie  des  forces  :  Philippe  Bridau. 

L'idée  fixe  ou  monomanie  :  Balthazar  Clacs.  —  La  maladie  men- 
tale inguérissable. 

Les  personnages  excessifs  chez  Dickens  et  Balzac.  —  Dans  leurs 
créations  on  retrouve  les  qualités  de  leur  race.  —  Chaque  ten- 
dance doit  être  poussée  à  l'excès  pour  être  comprise.  —  Les 
passions  originelles  et  les  passions  tardives  :  les  premières,  bien- 
faisantes ;  les  secondes,  meurtrières. 

Identité  foncière  de  l'âme  humaine 147 

CHAPITRE    VII 

LES    ARTISTES. 

Amour  de  Balzac  pour  l'artiste.  —  Il  s'est  attaché  surtout  à  l'ar- 
tiste incomplet. 


TABLE   DES    MATIÈRES.  321 

Lucien  de  Rubempré.  —  Côtés  féminins  de  sa  nature.  — Sa  délica- 
tesse de  coinplexion.  —  Ses  initiations  sentimentales  :  Mme  de 
Bai'geton.  —  Ses  désillusions  à  Paris,  comaje  homme  et  comme 
artiste. 

Daniel  d'Aithez,  contraste  vivant  avec  Rubempré.  —  Il  représente 
l'énergie  virile  et  la  volonté. 

Tentative  de  Balzac  pour  réhabiliter  l'artiste;  il  généralise  le  type 
de  d'Arthez.  —  Conception  fausse  d'une  société  d'artistes  idéale. 

—  Ce  {jue  sont  en  réalité  les  artistes  entre  eux. 

Haine  de  Balzac  pour  le  journalisme  :  les  souffrances  fju'il  endure. 
Il  se  venge  dans  les  Illusions  perdues.  Il  réunit  dans  le  person- 
nage de  Lousteau  tout  ce  qu'il  a  vu  de  lâche  et  de  vil. 

Satire  cruelle  du  journalisme.  —  Portée  de  ses  jugements  :  le  jour- 
nalisme destructeur  de  la  personnalité.  Lucien  de  Rubempré 
succombe. 

Raoul  Nathan  assez  semblable  à  d'Arthez,  mais  inférieur. 

Isolement  nécessaire  au  véritable  artiste.  —  Exemple  de  Balzac. 

Wenceslas  Steinbeck  :  Le  Rêve  et  la  production. 

Joseph  Bridau  :  Rapprochement  avec  Balzac. 

La  femme  artiste  :  Camille  Maupin.  Virilisalion  du  type  féminin. 

Portrait  du  poète  :  Louis  Lambert.  —  Différences  avec  le  milieu.  — 
Souffrances  inévitables.  —  Révoltes  :  Chateaubriand,  Shelley, 
.A.  de  Vigny,  Baudelaire,  Etlg.  Poii.  — ■  Louis  Lambert  est  pres- 
que une  autobiographie.  —  La  vie  au  collège.  —  Horreur  de  la 
promiscuité.  —  Compensations  du  poète  :  Tendresse  et  sensibi- 
lité. —  Impuissance  dans  le  domaine  de  la  vie  active. 

Conditions  indispensables  à  un  mouvement  d'art  réformateur.      199 

CHAl'ITUE     VIII 

I.  A     V  )  K     n  o  u  n  G  K  O  I  S  E  . 

Principe  d'esthétique  moderne  posé  par  Balzac  :  L'imagination  sym- 
pathique peut  s'attachera  toute  classe  sociale.  —  I^a  bourgeoisie  : 
César  Birolteau.  —  Le  bourgeois  :    Sens  spécial  donné  au   mot. 

—  Mélange  d'honnêteté  stricte,  de  simplicité  d'esprit  et  de  va- 
nité. —  Rapprochement  entre  Birottcau  et  Ilomais  :  lloinais, 
rari«;alure  de  Birott(!an. 

La  femme  dans  la  bourgeoisie  :  Mme  llirollcuu.  Sa  «upériorité  de 
jugement.  —  La  femme  dans  le  peuple.  —  Elévation  morale  de 
Mme  liirotlcau  :  l'^llc  est  la  femme  forte.  —  Sa  supériorité  sur 
son  milieu. 


322  TABLE   DES    MATIERES. 

Ridicules  de  Birotteau,  rachetés  par  ses  vertus  :  Birotteau ^?aji(/i 
par  le  malheur. 

Le  parvenu  :  Crevel.  —  Points  communs  entre  Crevel  et  il/.  Prud- 
liomme.  —  L'esprit  satirique  de  Balzac.  Crevel  n'est  plus  seu- 
lement un  portrait  :  c'est  une  caricature. 

La  classe  l>  ourgeoise.  Etudes  de  groupes  :  Les  petits  bourgeois.  — 
Encore  l'esprit  satirique  :  Thuillier  :  L'employé  de  bureau.  — 
Minard  :  L'inventeur  de  lieux  communs. —  Phellion  .•L'honnê- 
teté niaise.  —  Colleville  :  L'esprit  capable  et  gausseur. 

ia  Peyrade  :  Comment  il  domine  ce  groupe.  —  Ses  relations  avec 
Mme  Colleville.  —  La  bourgeoise  en  quête  d'émotions.  —  Le 
comédien  dans  La  Peyrade.  —  Comment  il  est  passé  maître  en 
l'art  de  tromper  la  femme.  —  Procédé  infaillible  :  emphase  et 
exagération  du  sentiment 243 

CHAPITRE    IX 

LA     VIE     DE     PROVINCE 

Haine  de  Balzac  pour  l'esprit  provincial.  —  Première  partie  des 
Illusions  perdues.  —  Les  portraits  n'ont  pas  vieilli  :  Le  gentil- 
homme campagnard  :  M  de  Chandour,  prototype  du  Rodolphe 
de  Madame  Bovary.  —  M.  de  Saintot,  M.  de  Barta.  La  préten- 
tion jointe  à  l'ignorance. 

Grossissement  voulu  des  traits  physionomiques.  —  Procédé  iden- 
tique à  celui  de  la  caricature.  —  Les  conversations  complètent 
les  portraits. 

La  bassesse  des  sentiments.  —  Rapprochement  avec  La  Bruyère. 
Les  âmes  pétries  de  boue  et  d'ordure.  —  Minoret-Levrault.  — 
Goupil.  —  Mme  Crémière. 

Quelques  âmes  nobles  par  exception  :  Le  docteur  Minoret  — 
L'abbé  Chaperon.  —  Ils  vivent  isolés,  sans  rapports  avec  les 
autres . 

Solidarité  de  la  vie  de  province.  —  La  vieille  fille  :  Mlle  Cormon. 
—  Le  désir  du  mariage  devenu  obsession  :  Elle  suscite  la  pitié 
plutôt  que  le  sarcasme.  —  Elle  est  dupe  jusijii'à  la  fin.  .  .      269 

CHAPITRE  X 

LA     VIE     DE     CAMPAGNE 

Idée  niaîtrcssc  et  portée  sociale  du  roman  les  Paysans  ;  Son  carac- 


TABLE   DES    MATIÈRES.  323 

tère  en  quelque  sorte  prophétique    —  Balzac  pressent  les  reven- 
dications sociales. 

L'àine  paysanne  composée  de  queKjues  instincts  rudirnentaires.  — 
La  vie  morale  n'y  dépasse  guère  la  limite  de  ces  instincts.  — 
Cette  conception  se  dégage  à  merveille  des  types  de  Balzac: 
Fourchon.    Toii^ard. 

Grossissement  voulu  jus(ju'au  tragique  du  tvpe  de  Fourchon.  — 
On  sent  trop  Balzac  derrière  son  personnage.  —  Le  Germinal, 
de  M.  E.  Zola  :  Souvarine  opposé  à  Fourchon . 

Exclusivisme  de  l'instinct  dans  les  rapports  sexuels.  Le  paysan 
s'accouple  comme  l'animal.  Retour  aux  origines  premières  de 
l'homme . 

Le  Curé  de  villaje,  contraste  avec  les  Paysans.  —  Influence 
toute  puissante  de  l'éducation.  —  Noblesse  et  pureté  du  type 
du  cure  Bonnet.  —  Haute  poésie  de  cette  figure. —  Il  est  une 
manifestation  de  l'idéal. 

Influence  bienfaisante  de  la  nature  sur  certains  esprits.  —  Bénat- 
sis,  —  Le  sens  de  la  solitude.  —  Grandeur  morale  de  la  vie 
solitaire 290 


PAniS.    —    TYP.    DP.    K.    PLOM,    ^OUnnIT    ET   t'«,    RUK    r..\H.VKClkHR,    8* 


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V 


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Marivau.v,  par  J.  Fleiky.  Un  vol.  in-8».  Prix 7  fr.  50 

Berryer.  Souvenirs  i)itimes,  par  Mme  la  vicomtesse  A.  de  Janzé, 
née  Choiseul.  3«  édition.  Un  vol.  in-18.  Prix 3  fr.  50 

Études  et  Réeits  sur  Alfred  de  Musset,  pai'  Mme  la  vicom- 
tesse Di:  Ja.nzic.  2"  édition.  Un  vol.  in-18,  avec  fac-similé  de 
deux  dessins  d'Alfred  de  Musset.  Pii.x 3  fr.  50. 

Portraits  et  Souvenirs  littéraires,  par  Hippolyle  Luca.s, 
avec  des  lettres  inédites  d'écrivains  contemporains.  Chateau- 
briand, mademoiselle  Mars,  Gérard  de  Nerval.  Charles  Las- 
sailly,  Chaudesaigues,  Victor  Hugo,  Hussini,  Daniel  Manin, 
Auguste  Brizeux,  Kvariste  B(»ula\-Paty,  lîlisa  Morceur,  made- 
moiselle Péan  de  La  Hoche-Jagu,  Viviei',  l'empereur  du  Brésil. 
Un  vol.  in-18.  Prix 3  fr.  50 

Un   Salon  à    Paris.    Madame    MohI    et    ses    intimes,   par 

O'Meaua.  Un  vol.  iti-18.  Prix 3  fr.  50 

Études  littéraires,  l'n  poêle  comique  du  temps  de  Molière 
(Boursault,  sa  vie  et  ses  œuvres)  —  La  renaissance  de  la  poésie 
provençale,  |>ar  Sai.nt-Re.né  TAii,LANnii:it,  de  r.Xcadémic  fran- 
çaise. Un  vol.  in-18.  Prix 3  fr.  50 


IMM)(;n.M'llll.    1)1     r..    l'I.dN  ,    .NUUIIIlll     II     C"',    Ill.E    (.  \I!.\.MJIKUK  ,    8.