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Vet. F^.on: B. ISS?
•'•t.
'*^,
ESSAI
SUR L'IMITATION
DANS LES BEAUX'ARTS.
tmprimerit de
®«Us ©i^oi, Véni,
IMPQIMEUR DU ROI.
ESSAI
SUA
LA NATURE, LE BUT ET LES MOYENS
DE LIMITATION
DANS LES BEAUX-ARTS.
PAR M. QUATREMERE DE QUINGT.
PARIS,
TREUTTEL ET WÛRTZ, LIBRAIRES, RUE Dfe BOURBON , N» 17;
A STRASBOURG ET A LONDRES,
MÊME MAUOH Dl OOMMUICK. «
4825.
\
«\^v%
PRÉAMBULE.
L'imitation est quelque chose de si étendu et
de si varié , quand on en considère les rapports
et les effets, dans tout ce qui peut être du res-
sort de la faculté d'imiter, faculté qui constitue
un des caractères distinctifs de Thomme, qu'il
faut désespérer d'avoir jamais un traité complet
sur cette matière.
On pourroit expliquer presque tout l'homme
naturel et social par l'imitation. Qu'y a-t-il, en
effet, soit dans ses habitudes, soit dans ses
goûts, soit dans ses travaux, qu'on ne puisse
rapporter à l'instinct imitatif? Embrasser dans
son universalité la théorie de l'imitation , ce se-
roit donc soumettre à une analyse infinie , tous
les actes de la vie humaine , tous les objets qui
entrent dans les rapports de l'existence sociafe.
En restreignant l'idée d'imitation , ainsi que
l'annonce le titre de cet essai , dans 1^ cercle de
ce qu'on appelle les beaux - arts , oq voit déjà
combien je suis loin d'avoir conçu le projet
vj fRÉAMBULE.
d'une de ces théories prétendues universelles,
qui outre-passent les forces du génie de leurs
auteurs, et Tétendue d'intelligence de leurs lec-
teurs.
Quelques métaphysiciens ( i ) , pour embrasser
la théorie entière de l'imitation dans les beaux-
arts , ont teinté d'en ramener toutes les notions
à un principe général , mais si élevé, mais placé
dans une région si jpeu accessible à la compré*
hension du plus grand nombre, que ceux même
qui croient y atteindre, n'y saisissent qu'une
sorte de point de concentration , où le tout ab-
sorbe ses parties.
D'autres (2), se traînant en théoriciens sur les
routes multipliées de l'analyse, se sont flattés de
détailler, partie par partie, l'ensemble d'une
doctrine générale, applicable dans chaque objet
à chacun des beaux-arts : mais , en visant à l'u-^
niversalité , ils ont manqué l'unité : ils ont eu
trop de pièces à réunir , pour en faire un corps ;
et dans l'incohérence de leur ouvrage , les par-
ties ^ ont pu produire un tout.
(0 Kant. — (a) Sûlier.
PRÉAMBULE. yij
£q bornant une théorie générale de Timita-
tion aux beaux-arts, si Ion prétend embrasser
lensemble de chacun , ou les notions relatives à
chacune de ses parties, le plan sera donc encore
imm^jse , et la carrière à parcourir n aura près-
que point de terme.
En effet, chacun des b^ux-arts se présente à
nous, dans sa région, particulière et distincte, à«
peu -près comme un de ces états partiels, qui
forme avec d autres, la totalité d'un même em*
pire^ mais qui, pour être soumis aux lois géné-
rales d'un gouvernement central, nen a pas
moins ses coutumes , ses privilèges., ses lois d'ex«
ception , et son caractère spécial imprimé par la
nature. Qu on se figure donc ce qu il feudroit
réunir d'études et de cpnnoissances , pour être
en état de traiter à fond la théorie particulière
de tous les beaux-arts , quand on a beaucoup de
peine à approfondir celle dun seul.
Ce n est pas quelque chose de fort simple que
la théorie entière d un seul art.
On n est pas plus tôt entré dans une semblable
matière , qu au lieu d'une seule diéorie , on s V
perçoit quil y en a plusieurs à embrasser, et de
viij PIIËA.MBULË.
fort diverses entre elles. Chaque ait produit
dans ses ouvrages des impressions différentes ,
des effets très distincts, d où résultent des genres
correspondants soit à des points de vue particu-»
liers de son modèle, soit aux organes qu aux
facultés du corps ou de lesprit, avec lesquels il
est tenu d'être en*rapport. Un art, par exemple,
selon la diversité des genres de ses ouvrages , s a-
dresse il la raison, à l'imagination, au sentiment,
au goût, à lorgane physique. Il y aura donc la
théorie du raisonnement ou du bon sens, la
théorie de Fimaginatiôn , celle du sentiment et
de l'expression des passions, celle du goût ou
des convenances, celle de la pratique executive,
ou de la science.
Ce que je viens de dire, annonce encot^ mieux
que jene pourrois le faire entendre, cx>imbien je
suis loin d'avoir voulu, sous l'expression générale
d'imitation, comprendre des idées ou des recher*
ehes aussi étendues.
Mon dessein n'est pas de considérer les diffé*
rents arts , en tant que modes d'imitation , dans
la variété des ressofts particuliers à tous et à
chacun , des études qu^ils exigent, dés réglés que
PRÉAMBULE. ix
lobservation ou lexpérience y ont fixées, des
méthodes qui leur sont propres, des raisons qui
en accélèrent ou en arrêtent la perfection, des
causes de leurs impressions, etc., etc.
LfOin de m'ètre proposé de parcourir un si
grand nombre de routes^ que Ion pourroit com-
parer aux rayons qui aboutissent à la circonfé-
rence d'une théorie complète, je me suis (ion-
tente, dans la première partie, ou celle qui a
pour objet la nature de Fimitation, de me placer
comme dans une espèce de centre, que je re-
garde comme le point de départ de toutes les
routes. Il m'a semblé que certaines notions pri* '
maires tout à -la «fois, et centrales, sur ce qui
constitue le principe élémentaire de l'imitation
propre des beaux-arts, n aroient jaibais été re-
cueillies et rapprochées sous un seul point de
Tue , de manière à fixer toutes les incertitudes
de l'opinion, çt à lui donner Une règle invariable.
Après avoir considéré l'imitation dans sa na-
ture, il est impossi{>le de ne pas se demander
quel doit en être le but véritable. G est là-dessus
encore que des - idées incomplètes , résultats
d'aperçus trop partiels, ont établi des doctrines
X PIRÉAMBULE. .
trop au-dessous de leur objet. J'ai cru devoir les
diriger vers un but plus élevé, qui,- sans être
exclusif, sans interdire la faculté de s arrêter à
des points inférieurs, marquât au génie le point
auquel il doit atteindre. Tel est le sujet de la
seconde partie de l'ouvrage.
Le but étant posé , reste à la théorie de faire
connoitre les voies qui y conduisent.
On a consacré la troisième partie au dévelop-
pement des moyens de Vimitation. Mais dans le
système de cet ouvrage , ce qu'on appelle ainsi ,
n a de commun que le nom , avec les moyens
pratiques, techniques ou didactiques de chaque
art. Les moyens dont on traitera , sont ceux qui
dérivent de la nature même de l'imitation , et se
rapportent à la nature de son but, ceux qui dé-
pendent de l'action de l'esprit et de l'intelli-
gence , ceux que le goût dirige suivant le génie
propre à chaque genre d'imitation. Rien de re-
latif à l'exécution, telle qu'on l'ion tend, selon le
langage ordinaire, n'entré dans la théorie de
cette espèce de moyens: Je me ferai entendre
d'un seul mot , en disant qu'il s'y agit d^ moyens
de Vimitation y et non de ceux de Fimitateur.
PRÉAMBULE. • x j
Je ne me dissimule pas ce que peut appréhen-*
der , de la part de beaucoup de lecteurs , 1 ou-
vrage d une théorie plus ou moins abstraite, en
matière de beaux-arts. Les uns, en de tels sujets,
veulent qu on leur présente de ces notions posi-
tives, que Fesprit rattache facilement aux choses
d'une expérience commune. Les autres, croyant
qu'on ne doit parler des beaux -arts quen style
fleuri, demandent à Fauteur, de ces aperçus
brillants qui saisissent Fimagination , de ces
phrases sonores, de ces tournures pittoresques,
flatteuses pour Foreille et les sens , mais qui ne
laissent aucune idée dans Fesprit. Que faire à
cela ? Chacun , en traitant un sujet, y choisit un
point de vue. Il doit y être fidèle , et par consé-
quent sattendre que ses aspects ne cot^respon-
dront pas à la position ou à la disposition de tous.
Chaque matière a ses juges. C'€||| de ceux-là qu on
doit ambitionner le suffrage. Peu importe leur
nombre.
Je prévois aussi une objection. On pourra de-
mander à quoi une semblable théorie est bonne,
et si elle peut servir à faire produire de meilleurs
ouvrages. A cela voici quelle pourroit être ma
réponse :
xi} PRÉAMBULE.
a Je pense que les beaux ouvrages des arts ont
((plutôt donné naissance aux théories, que les
« théories aux beaux ouvragées. Mais il y a de
(( belles théories qui sont aussi en leur genre de
«beaux ouvrages, et aiïxquelles bien des per-
ce sonnes prennent plaisir. Ainsi on ne doit pas
M plus demander à quoi sert une poétique, que
u demander à quoi sert un morceau de poésie. »
PREMIÈRE PARTIE
DE LA NATURE DE LIMITATION
DANS LES BEAUX-ARTS.
Non rés, sed simUitudines ronim.
CiCEB., De nat, deor., 1. 1, $. 27.
PARAGRAPHE PREMIER.
Définition du principe élémentaire de timitation dans
les beaux-arts.
• *•
Après avoir restreint, comme on la vu dans le
préambule, la théorie de Timitation a ce qu'on est
convenu d appeler les beaux-arts , je me propose de
resserrer encore ici le cercle des notions qui doivent
faire lobjet de cette première partie. Loin de par-
courir la circonférence, aussi variée qu'étendue, de
la régioi) imitativé dans les ouvrages du génie , dont
les effets nous touchent de tous côtés, cest dans le
centre même du principe constitutif de Timitation
propre des beaux-arts, que je prétends me renfermer.
Je ne^me propose donc point, en traitant de la
nature de [imitation , d en scruter les rapports secreU,
1.
2 DE LA NATURE
par lanalyse des différentes sortes d'impressions que
produisent ses œuvres, ni de dire tout ce quelle doit
être pour être parfaite. Je veux rechercher seulement
et montrer ce que Vimitation dans tes beaux^irts doit
être, pour être imitation.
Ainsi c^est son principe élémentaire, cest son ca-
ractère intrinsèque, autrement dit, son essence, que
je prétends mettre à découvert et développer.
La faculté imitative est réellement caractéristique
de rhomme; elle se mêle à tous ses actes, elle entre
dans tous ses ouvrages ; elle lui appartient tellement,
et à lui seul entre tous les êtres, quon pourroit le
définir par cette propriété, en le nommant Yêtre imi-
tateur. De là cette multitude de rapports divers sous
lesquels on emploie le mot imitation; de là cette va-
riété d^effets imitatifs qui se reproduisent dans tous
les ouvrages de l'industrie humaine ; de là par con-
séquent la nécessité d'isoler la théorie de Yin^ffation
dans les beaux-arts , et de la soumettre à.une recherche
particulière.
Il faut, quatid on veut la définir, en dégager l'idée
ou la notion , de celles qui caractérisent l'imitation
propre des autres arts. Lliabitude où l'on est de
confondre les propriétés inhérentes aux deux actions
delà faculté imitative ,occasione toutes les méprises
qui, de Fusage ou de la manière de parler, passent
dans la manière de voir et de sentir, et qvii, après
avoir faussé le jugement de ceux auxquels s'adressent
DE l'imitation. 3
les œuvres des beaux -aris, parviennent à tromper
Tesprit , et à vicier le goût de ceux qui les produisent.
Séparer, par une distinction claire, élémentaire,
et incontestable dans sa simplicité même , le principe
de limitation propre des beaux-arts , du principe des
autres sortes d'imitation , ce n'est pas se livrer à une
stérile analyse ; on verra au contraire que c est ou-
vrir à la théorie une source féconde , sHl est vrai
que de ses conséquences doivent dériver les lois du
goût qui régissent les beaux-arts.
Ce principe fondamental , jeJe réduis , dans sa plus
simple expression , aux termes suivants :
Imiter dans les beaux-arts^ c est produire la ressem-^
blance dune chose, mais dans une autre chose qui en
devient [image.
De cette définition on voit déjà sortir la différence
essentielle qui existe entre Fimitation propre des
beaux-arts, et les autres sortes d'imitation.
Il appartient sans doute à chaque sorte d'imitation
de produire certaines ressemblances. Mais si toute
imitation produit des ressemblances , toute ressem-
blance n'est pas pour cela nécessairement un produit
de l'imitation. C'est ce qui se démontre de soi-même,
par exemple, dans les œuvres de la nature, où l'on
découvre le plus grand nombre de ressemblances ,
et des plus frappantes. Il suffit de nommer tous les
objets qu'elle reproduit sans cesse. Le mot reproduire
déprime oette £aucuité qu'elle a de donner l'être à une
I.
4 DE LA NATUllE
multitude de corps organisés, qtii, se succédant avec
les mêmes propriétés dans les mêmes formes, doivent
par conséquent offrir souvent entre eux de grandes
similitudes. Toutefois chacun sait qu'il n y a point là
d'imitation. La nature n'imite pas; c'est elle que Ton
imite.
Uen est à peu près de même, des ressemblances
qui existent entre les ouvrages de ce qu'on appelle
l'industrie humaine. L'homme aussi donne l'être à
des objets qu'il multiplie, en les reproduisant, pour
satisfaire aux besoins de la société. Mais ces objets
se ressemblent , sans pour cela faire naître en nous
ni l'impression ni le plaisir , qui , dans l'imitation
des beaux-arts, résultent des ressemblances qu'elle
donne.
Il est vrai de dire que l'idée de la similitude qui
existe entre un épi et un épi , entre un firuit et un
fruit du même arbre, ne nous affecte en rien. Nous
ne recevons de même aucun sentiment agréable des
innombrables ressemblances que l'on peut trouver
entre tous les produits manufacturés des arts indus-
triels. Chacun dira qu'il en doit être effectivement
ainsi, parceque, dans le premier eleni pie, celui des
productions naturelles, la ressemblance résulte d'une
puissance organique , et que , dans le second , elle
résulte d'une opération mécanique.
Sans doute. Mais cela ne suffit pas.
Pourquoi ces sortes de répétitions organiques ou
DE L IMITATION. 5
mécaniques n'éveilleut-eiles pas même en nous l'idée
de ressemblance ou d'imitation, et sur- tout le sen-
timent de plabir qui s'attache à cette idée ?
La raison en est toute simple : c est qu'il y manque
ce qui constitue la condition première de l'imitation ;
je veux dire Yimage. ^
Tavoue que ceux qui connoissent la nature du
procédé répétiteur de Fobjet , n y wojànt qu un ré-
sultat mécanique, dédaignent de mettre le moindre
prix' à une conformité qui n a pour eux aucun mé-
rite. Mais ce jugement, c'est le savoir qui le porte.
Or ici je trouve que le même jugement est porté,
par le sentiment ou l'instinct de ceux-là même, qui
ignorent le secret mécanique de la conformité.
C'est que lobjet ainsi conformé dit à tous ce qu il
est, et leur dit encore mieux ce quil nest pas. Or,
ce qu il est , le voici : il est , moralement parlant , le
même que son modèle, quoique, physiquement par-
lant, il soit autre. Et ce qu'il n'est pas, on le voit
encore mieux : il n est pas l'image de son modèle , il
il'en est que la répétition.
Voilà pourquoi l'espèce d'imitation qu'il faut ap-
peler répétition , ne donne aucun plaisir (de la nature
de ceux qui appartiennent à l'imitation des beaux-
arts). En effet, le plaisir que produit la vue des
œuvres de l'imitation, procède de l'action de com-
parer. Il est certain que l'œil et l'esprit, dont Topé*
ration est ici la même, veulent juger, veulent com<^
6 DE LA NATURE
parer pour juger, et ne jouissent qua cette double
condition. Si le plaisir est dans le jugement même
que Ion porte entre lobjet à imiter et 1 objet imitant;
si Famé jouit d autant plus, comme on le verra par
la suite (paragraphe xv), quil y a plus à comparer
et plus à juger, on comprend que, dans limitation
par répétition identique, elle ne peut jouir de rien ,
puisque rien ne lavertit qull y ait quelque chose à
comparer, qu'il y ait à juger quelque chose^
Tel est Tefifet essentiellement négatif et nul résul-
tant, pour la faculté qui compare et pour celle qui
juge, de toute ressemblance appelée identique , de
toutes les manières de reproduire un objet par un
objet qui ne sauroit passer pour en être Timage ,
puisqu'il se confond avec lui.
Ainsi , que deux vases formés par le même calibre
soient placés en pendant avec deux tables calquées
lune sur lautré , il n arrivera à personne d'être frappé
de la ressemblance des deux vases ni de la conformité
des deux tables. Qu un peintre reproduise sur la toile
une de ces tables surmontée de son vase , il y aura
dans cette sorte de ressemblance une vertu nouvelle
qui arrêtera nos yeux. C'est qu'on est averti, par la,
certitude qu'en donne la toile ou le cadre, quii s'agit
de Fîmage d'un objet.
Si maintenant on veut supposer que la représen-
tation du même obj*et , a lieu par leflfet d'un jeu d'op-
tique , ou que le tableau est disposé de façon à nous
DE l'imitatiok. 7
cacher qu il e^t un ouvrage de peinture, comme on
le pratique par cette sorte d'illusion qu^on appelle
trompe^^Bil, iliarrive que Tidée d'image ne se présen-
tant plus au spectateur, leffet de HipitatÎQn redevient
nul à son égard. Rien ne lappelant à être juge , il
na rien à comparer : dès -lors nul plaisir pour lui,
puisque le principe du plaisir est dans le rapproche-
ment, quil n'a pas pu faire, entre le modèle et son
image.
Or il ne peut y avoir ^p itapprochement semblable
à opérer, qu'entre deux objets non seuleinent djvers,
mais distincts , c est-à-dire qui qpus aver^^sent qu'ils
sont divers.
J'appelle identiques , dans Fimitation , tous les ob-
jets qui ne se montrent point à nous comme divers;
et l'on sent bien qu il ne s'agit pas de prendre ici les
mots identité et diversité dans leur acception absolue
et mathématique : je dirai même bientôt que , selon
le sens rigoureux du mot, il n y a peut-être pas une
seule idMiiité pbysique dans la natujre. Ce fait bien *
constaté deviendra encore upe des bases de la théorie
de Fimitation dans les beaux -arts, en contribuant à
prouver /quel est Je jg^njre de ressemblance propre à
leurs ouf^nges^ Oia appeUern do^c i4en tiquer les
objets ii|MÎ .simplement paroisseni letre ^ comme sont
les ouvrages produits .par tout procédé mécanique.
Celte sorte didentité apparc\pce , qui occaefione la
entre .4e$ objets similaires, est précisé-
8 DE LA NATURE
ment ce à quoi Fimitation des beaux-arts ne doit pas
prétendre. Voilà la ressemblance, qui ne sauroit être
sa fin. La répétition par image étant lopposé de la
répétition par identité, toute imitation qui vise à
celle-ci, tend à se dénaturer, par cela seul qu'elle
vise à ne plus paroitre imitation.
Cette notion parott peut-être trop simple pour
qu'on ait besoin d'y insister; peut-être aussi, vu sa
simplicité , la croiroit-on peu digne d être convertie
en principe : toutefois, avant quon ait pu dévelop-
per ce qu'elle renferme , je dois faire observer qu'un
principe élémentaire est nécessairament simple , sinon
il ne seroit plus un principe.
'%/%^%f'%^»/^'\^%'%-\^%/^-%/%/^^^%/^ ^'*r^'*j'^'%-'%.-%r%-^/%/%,^'%/\/^^/%/^^^/^'%^\/^^/%/%^%/%/%'^/V%'^/%/^-%/\/X'\/\/%^/%/^
PARAGRAPHE IL
* De [idée qu il faut se former de la ressemblance dam
[imitation propre des beaux-arts.
La ressemblance est sans doute la condition de l'i-
mitation. Ces Jeux expressions et leurs idées se tou-
chent de si près, qu'on prend souvent l'une pour
l'autre dans le langage ordinaire. Ce n'est pas là
qu'est le plus grand abus. Il consiste à confondre
la ressemblance par image, ou celle des beaux-arts-.
DE l'imitation. 9
avec la similitude par identité , ou celle des arts mé-
caniques. •
Il importe à la théorie quon veut établir, de bien
fixer aussi la nature de la ressemblance imitative , et
les ^bornes où elle se renferme , tant il règne de mé*
prises en ce genre de la part , soit de ceux qui croient
augmenter, en letendant, le domaine de chaque
imitation , soit de ceux qui pensent que le plaisir
doit être d'autant plus grande que la ressemblance
est plus homogène. Sur ce point, la nature des choses
est encore bonne à consulter. On ne sauroit fouiller
trop avant pour bien fonder.
L'idée de ressemblance, en quelque genre que cf
soit, emporte -t -elle la nécessité de conclure, que là
où elle existe entre deux objets , il ne puisse y avoir
entre eux aucune difSérence ? Personne ne l'entend et
ne peut l'entendre ainsi; car si l'on prétendoit que
telle dût être la définition de la ressemblance, on
ne feroit autre chose que prouver, qu'elle ne peut pas
exister. Les ouvragea mêmes de la nature , ou ce que
nous avons appelé les résultats d'une puissance or-
ganique (dans un genre donné), lorsque nous les
trouvons doués de cette ressemblance qui en opère
la confusion , ne nous paroissent tels , que par le fait
de notre inattention. Vus ou de plus près ou avec plus
dexamen , ils vont nous présenter de très grandes
variétés. Ces variétés sont, même tellement nomr
breuses, que l'expérience , d accord avec le raisonne-
le * Î>E LA NATURE
ment, nous force de reconnottre qu^il n^ a pas dans
la nature , par exemple , deux feuilles entièrement
semblables.
On en dira autant de tous les produits mécaniques
de l'industrie humaine. Nous pouvons la défier de
donner, en quelque genre que ce soit , aux ouvrages
qu'elle appareille avec le plus de soin , une complète
ressemblance , tant sont multipliées les causes qui
tendent à les diversifier.
Uidée d'une ressemblance complète et absolue
n'est donc , dans la spéculation , qu'une abstraction ,
et une chimère dans la réalité. S'il ne peut jamais
être question que d'une ressemblance approximative,
jusque dans les ouvrages dont la similitude résulte
d'un principe organicpie ou mécanique , à {dus forte
raison devrart-on le dire des ressemblances produites
par une imitation , qui ne r^>éte point l'objet en réar
lilé, mais seulement en image.
CTest ici la distinction élétneotaire qu'il ne £auit
jamais perdue de vue, en appréciant ia nature et les
propriétés de la ress^nblaace , qu il M t donné à limi-
tation de produire dans les lieaux-arts.
Or , la notion fondamentale de cette e^éce xle res-
semblance , nous est donnée par la notion d'image ;
et cette notion est simple. .
U suffit de dire que l'image nW antre chose cpi'une
apparence de l'objet représenté. U y a entre l'objet .et
son apparence, toute la différence qui sépare ce qui
DE l'imitation. II
est en e£fet de ce qui paroit être ; et ceci peut s'àp«-
pliquer ausri à la ressemUance : celle qui appartient
à limage n'est autre chose qu une apparence de res^
semblance.
Gest la répétition identique d'un objet qui pro-
duit la ressemblance qu on peut appeler réelle , et
qui par cela même ne sauroit nous procurer de
plaisir ; car on a déjà vu que le plaisir de la ressem-
blance provient de la comparaison de deux objets.
Mais dans les ressemblances par identité, il n est pas
vrai , moralement parlant , qu'on voie deux objets ;
on voit deux fois le même.
U est au contraiire de Tessence de l'imitation des
beaux-arts , de ne Csiire voir la réalité que par Vappa^
rence. Voilà les deux objets distincts. Le plaisir de la
ressemblance va résulter du parallèle même de ce
qui est le modèle , avec ce qui en est lapparence ou
l'image. Dès que la condition de l'imitation est qu il
y ait lieu à oomparaison > et dès que l'action de
comparer cesse par la présence de rideniité, il faut
que nous sachions que ce qui nous est olfert par
l'imitation , nest qu'une apparence de lobjet.
Et td est le camclère fondamental et élémentaire
de la ressemblance qui appartient à l'image , c'est-à-
dire à rœuvre de Fimitation dans les beaux-arts.
Concluons que Fimitation ne seroit plus imita-
lion , mais répétition identique , si elle pÊok propre
à reproduire la ressemblance réelle de l'objet, c'est-
12 DE LA NATURE
à-dire à Je faire voir sous tous les rapports qui en
constituent la réalité. Concluons que Timage, en tant
qu apparence, ne peut donner de l'objet imité qu'une
ressemblance incomplète, autrement dit, bornée à
quelques unes de ses parties , de ses qualités , de ses
propriétés. Concluons encore que Timage, par cela
seul qu elle est image , ne peut produire ses ressem-
blances que par et dans des éléments distincts de ceux
du inodéle, et tels que Ion ne puisse point s y mé-
prendre. Concluons enfin que la ressemblance imi--
tativèest celle qui nous force de voir un objet dans
un autre afcjet, dans un objiet distinct, dans un objet
nécessairement partiel , relativement à la totalité du
modèle général.
Sur ces conditions reposent le mérite et le plaisir
de la ressemblance imitative.
Le mérite^ parceque là, comttne on le verra, est
la difficulté de Fart , et là est son succès , qui consiste
à faire que nous ne puissions ni nous plaindre, ni
nous apercevoir de ce qui manque à Fimitation pour
être entière , et pour paroitre réalité.
Le plaisir, parceque c est toutefois de la connois-
sance que nous avons du manque de réalité dans
Timage, que résulte Faction de comparer et celle de
juger, qui sans cette connoissance nauroient pas
lieu.
Si la ressemblance imitative dans les beaux-arts , ne
peut être qu^une ressemblance partielle et fictive de
DE l'imitation. i3
lobjet imité , et si elle ne peut se produire que par et
avec des éléments distincts des éléments de cet objet ,
il faut reconnoltre que les conditions de l'imitation ,
loin d être le résultat d un système , ne sont que des
faits observés , et puisés dans la nature des choses.
Dès-lors il sera certain que toute image , ou tout ou-
vrage des beaux -arts, contrariera plus ou moins la
nature de Timitation , selon que lartiste aura plus ou
moins tendu à y opérer lefifet de la répétition iden-
tique, ou de la similitude réelle.
Cependant nous ferons voir que deux procédés ,
distincts seulement par la diversité de leur erreur,
tendent constamment à vicier dans ses éléments , li-
mita tion propre des beaux-arts , à détruire sa valeur
et y annuler le moyen de plaire , en affectant d aug-
menter Tune et de multiplier lautre.
Comme cest sur- tout contre ces deux procédés
ennemis des beaux- arts quest dirigée cette théorie,
je dois me hâter, en les faisant connottre, de mon-
trer le résultat que je me propose d obtenir, et les
rputes à suivre pour y parvenir.
Le premier de ces procédés qu'il faut combattre ,
consiste à renforcer les ressources et leffet de Fespéce
d'imitation ou de ressemblance, qui est le propre
d un des beaux-arts en particulier, par laddition des
ressources et des effets propres de l'imitation d'un
autre art. (Voyez plus bas, paragraphe ix.)
I^ second tend à dépouiller chaque art, autant
l4 DE LA NATURE
quil est possible , de cette partie de sa nature fictive
et conventionnelle, qui le fait paroitre art^ en substi-
tuant , par une fidélité adultère, le caractère de réa-
* lité à celui d apparence , et la similitude par identité
à la ressemblance par image^ ( Voyez plus bas , pa-
ragraphe X. )
Mais avant dc/mettre dans tout leur jour les vices
de ces deux procédés , et les moyens de séduction
qui en résult^uat, il faut continuer de développer les
principes quon vient d'établir, en théorie générale,
par des applications plus directement appUquables à
chacun des beaux-arts considérés en particulier; il
feiut Cadre voir que la constitution de chacun d eux
nous ramène aussi par force au. principe élémentaire
de rjmitation ; en sorteque le principe de la définition
générale de Fimitatioii , doit devenir encore celui de
la définition de chaque mode imitatif propre à cha-
cun des beaux-arts.
DE l'imitation. i5
■
PARAGRAPHE III,
Que h ressemblance quil est donné à chaque.art de
produire ne peut être que partielle.
Jusqu'ici c est dans la nature même des choses , que
nous avQBs essayé de chercher les principes élémen-
taires de rimitatioB et de la ressemblance imitative^
principes desquels nous espérons &ire sortir les doc-
trines et les régies de goût, qui pourront former la
diéorie générale des beaux -arts.
,11 convient maintenant de quitter la rjégion plus
ou moins obscure des généralités , et , en arrivant k
un ordre de notions moins abstraites , de démontrer
que chacun des beaux-arts, considéré comme agent
de rimitalkm , ne peut^en exercer qu une seule partie,
et que,. par le fait seul de la restriction mise au pou-
voir de son action , il constate 1 évidence des principes
qui vienne»! d'être posés.
lia seule division du domaine de Timitalion de la
nature, entre les différents arts, est déjà une démon-
stration de Timpossibilité^ ]K>ur chacun deux, d'ob-
tenir l'identité ou la réaUté de ressemhlaace , qui
s'appartient qu'à la répétition.
Des idées coalises , qu'accréditent chez la plupart
l6 DE LA NATURE
des hommes certaines locutions vagues, perpétuent,
en cette matière, les erreurs qui ne cessent de lobs*»
curcir. Ainsi on répète que la nature est le modèle
des arts : axiome aussi vrai qu il est insignifiant.
Puis , ce qu on a dit des arts en général , on le redit
de chaque art en particulier : et il n y a bientôt au-
cune partie d'un art qui n'ait aussi la nature pour
mfl^éle.
Oui, 3ans doute; mais il faut alors restreindre le
modèle de chaque art, autrement dit, de chaque partie
dû domaine de l'imitation , à n'être aussi qu'une seule
partie de la nature.
Les différents arts d'imitation ne sont pas des in-
ventions de l'homme , des créations de sa fantaisie ,
qu'il puisse étendre ou modifier à son gré; et les
produits de ces arts ne sauroient se changer à sa vo-
lonté. Chacun d'eux , soumis aux lois suprêmes de la
nature des choses , ou de la nécessité, tient d'elle l'obli-
gation d'être exclusivement en rapport avec tel ou tel
ordre d'objets imitables , avec tel ou tel moyen ou in-
strument d'imitation , avec telles ou telles qualités
physiques ou morales , avec telle ou telle feicultéde nos
sens ou de notre esprit; ajoutons qu'il y a aussi réci-
procité de relation nécessaire entre chacune de ces
choses, et chacun des beaux-arts.
Les divers objets imitables se classent évidem-
ment en deux genres principaux: il y a ceux qui
tiennent à Tordre moral , et. ceux qui dépendent de
DE l'imitation. 1^
Tordre physique ; les uns qui s adressent particulière-
ment aux facultés de lame, les autres qui s adressent
directement aux organes du corps. De là la princi-
pale division des beaux -arts.
Ces arts sont donc séparés entre eux par la diver-
sité de leur modèle effectif, par la diversité de leurs
instruments, par la diversité.^?s facultés ou des or-
ganes que la nature a mis en corrélation obligée
avec eux.
De levidence de leur séparation résulte celle de
Fimpossibilité où ils sont , chacun dans leurs attri -
butions respectives, d ajouter à leur ressemblance
imitative les moyens et les effets de la ressemblance
imîtative d un autre.
«Tai dit impossibilité , parceque si d une part , on
avoue qu'en matière de goût, il n y a pas dabus qui
ne soit physiquement possible, de lautre on doit re-
garder comme moralement impossible tout ce qui est
faux et vicieux. Mais la suite de cette discussion mon-
trera qu'il y a aussi une sorte d'impossibilité matérielle
ou défait, dans les mélanges d un art avec un autre,
puisque, ainsi qu'on le verra, ce qu'on croit ajouter
au pouvoir de l'imitation , ne tend qu'à l'affoiblir, et
souvent à lannuler.
J'en veux donner ici un exemple, et je le prendrai
dans deux arts fort rapprochés entre eux. Je parle
de la peinture et de la sculpture, qui ont toutes deux
pour objet l'imitation des corps , et toutes deux s'a-
l8 DE LA NATURE
dressent au même organe, celui cle la vue. Voilà ce
que ces arts ont de commun. Ce qui les sépare , c^est
que Tun représente les corps parleur couleur ^ et Tau.
tre par le relief de leurs formes. Cependant le modèle
qui sert à chacun ^«ux réunit le relief et la couleur,
et ces deux choses y sont si intimement fondues en-
semble, quon ne les peut diviser que par la pensée.
Toutefois Fart qui a pour soi la couleur ne peut
pas aspirer au relief; et celui qui a la propriété du
relief ne sauroit prétendre à la vérité de la couleur.
Qu est-ce donc qui les empêche de réunir ces deux
qualités? On peut en rendre beaucoup de raisons
morales. J en veux donner une toute matérielle ou
technique.
La voici : c est que si Ion peut mettre de la couleur
sur la figure du statuaire, cette couleur ne peut pas
être celle du peintre» Qu on essaye, avec la plus grande
habileté, détendre sur la tête sculptée les teintes de
la tête coloriée, les éléments de lun et de lautre art
vont sy opposer. La couleur du tableau n'est ce
quelle est qu en tableau : qu on la transporte hors
de la toile , elle perd tout , en perdant latmosphère
factice , condition de son effet. A une tête peinte il
faut un fond peint. La couleur artificielle sur un
corps isolé ne pourra jamais paroître vraie , précisé-
ment parceque tout ce qui lentourera étant réel ne
pourra jamais servir qu'à la convaincre de faux.
C est ainsi que Timitation s annuUe en voulant s ac-
DE L^ÎMlTÀTiON. 19
trottre ou se multiplier : c est ainsi que lart qui en-
vahit la propriété dun autre perd la sienne; et pour
avoir prétendu à être deux , il n est plus ni Tun ni
lautre.
J ai pris cet exemple, pàrcequ'il est à la portée du plus
grand nombre , et que le résultat n en peut pas être
contesté. L expérience étant malërielle, on ne sauroit
réfuter ce dont les sens sont à-la-fois témoins et juges.
Nous verrons cependant que , de Terreur don t on vient
de parler, à une multitude d'autres erreurs qui ont
lieu journellement dans le cercle des deux mêmes
arts, la seule difiFérence est celle qui existe entre Fim-^
possible physique et l'impossible iQoral , c est-à-dire
entre ce qui choque les sens, et ce qui blesse la raison.
En vain, contre toutes les prétentions à la répétition
identique des objets , contre la vaioe ambition de
produire la réalité au lieu de lapparence imitative,
invoque-t-on soit le goût, soit lautorité des ouvrages
célèbres : le goût a iitie régie trop flexible , et le sceptre
de lautorité paroit trop tyrannique.
11 faut, en de tels sujets, pénétrer plus avant, et
tacher de donner pour fondement aux régies, un
principe qui repo^ sur lessence même des choses.
Si en efifet les limites qui séparent le domaine de
chaque art ont été fixées par la nature; si ce quon
appelle ces limites, ou les séparations qui isolent
chaque mode d'imitation , est précisément défini
(comme on le développera plus bas) par les diver-
a.
20 DE LA Nature
sites inconciliables du modèle imitable et du moyen
imitateur, des qualités spéciales des objets, et des
propriétés exclusives des organes, enfin des facultés,
soit physiques, soit morales, appelées à juger les
ouvrages des arts , que restèra-t-il à conclure de là ,
sinon que cest la nature^ ou la loi suprême, qui veut
que chaque mode d^imitation reste sur le domaine
séparé qui lui est assigné ?
Que si ensuite, ces limites posées et reconnues
pour invariables, lartiste les transgresse, n^importe
de quelle manière et jusqu^à quel point, toute con-
testation doit devenir inutile. Le fait est constant,
et la loi qui doit le juger est irrévocable. De quelque
façon que Tartiste ait cherché à cumuler et réunir,
datis un seul et même ouvrage d'art, les moyens, les
procédés , les objets , et les effets qui appartiennent
à un autre mode d'imitation , pour affecter une res-
semblance plus réelle, il a faussé la mesure, qui 6st
celle de Timage , pour tomber plus ou moins dans
Tidentité. Il a voulu tromper, il a trompé pour plaire^
il a dès-lors perdu tout droit et tout moyen de plaire
à ceux qui demandent aux arts le charme de Timita-
tion , et non la fraude de la contrefaçon. Qu il s'a-
dresse à ceux qui veulent bien être trompés, ou qui
méritent de letre, cest-à-dire aux ignorants.
DELIMITATION. 21
PARAGRAPHE IV.
Que les conséquences de la définition et des notions
précédentes s'appliquent à la poésie comme à la
peinture.
Oa a posé comme principe élémentaire de Timi-
tation dans les beaux-arts , qu'imiter c'est produire la
ressemblance d'une chose dans une autre chose qui
en devient [image.
Ayant distingué deux espèces de ressemblance,
Tune identique qui n est dans le fait que la répétition
de la chose par la chose même , lautre imitative qui
est la répétition de la chose , dans une autre chose
qui en est Timage, il doit résulter de cette distinc-
tion, que ridée d'îmo^e sera celle qui caractérisera
la ressemblance propre de Timitation appartenante
aux beaux-arts.
Mais pour que cette théorie soit générale , il faut
que la définition de l'imitation , et les termes qui la
constituent, puissent convenir à tous les beaux-arts,
tant à ceux qui s'adressent aux sens, qu'à ceux qui
s'adressent à l'esprit.
Or il seroit possible que les mots de ressemblance j
et sur -tout d'image^ fissent ici quelque difficulté.
22 DE LA NATURE
Image f pourroît-on dire, ne doit s'entendre que des
ouvra{][es de la peinture et des arts graphiques. Si
la ressemblance par image est celle qui parle aux
yeux, peut-on faire entrée dans un principe élémen-
taire, qu'on veut rendre commun à tous les arts, une
condition qui ne doit être obligatoire que pour quel»
quesuns?
Je pourrois répondi*e que Temploi du mot image
n'est pas inusité en poésie, et tout le monde en con-
ïioit lacception métaphorique, empruntée à la pein-
ture. Il est vrai qu'on ne donne ordinairement ce
nom qu'à certaines conceptions de détail, à des lo-*
çutions ou descriptiojns |)artieUes. Mais cet exemple
suffira pour en autoriser l'emploi dans un rapport
plus étendy , si l'on montre que les arts de la poésie ,
comme ceux du dessin , peuvent aussi produire les
deux sortes de ressemblance identique ou imitative,
qu'ils peuvent aussi affecter l'imitation de la réalité
par la réalité, au lieu de s en tenir à une manière
écjui valante de ce que nous appelons image. Il sera
entendu seulement alors que les mots d^image ainsi
que de réalité^ ne se prennent ici, comme le mot
même d'imitation, en poésie, que sous un rapport
d analogie, et dans un sens tout aussi vrai , mais d'une
vérité moins matérielle qu'en peinture.
On doit avouer que tous les genres de poésie .ne
possèdent point au même degré la propriété imita-
tjve; cette mesure dépend en général de l'espèce de«
DE l'imitation. 23
*
«ujets qui entrent dans les attributions de chacun.
Mais dès que la poésie traite des sujets (et ceux-là
sans doute sont les plus nombreux) où il faut faire
parler et agir des personnages, où il faut décrire
par la parole les choses , les actions , les sentiments ,
et les moeurs , qui pourroit contester que lexpression
de ces choses ne soit Teffet d'une imitation , morale-»
ment entendue? Or lefiFet dune telle imitation est
de produire une image morale, cVst-à-dire pour les-
prit. Et si cela est incontestable, il Test également
qu en poésie , il peut y avoir lieu , comme en pein-
ture , de reproduire les objets , ou dans le sens de ce
qui constitue la réalité , ou dans celui qui est propre
de ïimage.
Pour en donner un exemple entre beaucoup d'au-
tres , qu'offrira la suite de cette théorie ( voyez par^
tie II, paragraphes), reproduire servilement dans le
discours que Técrivain prête aux personnages qu'il
fait parler , les pensées , les formules , les locutions
banales, ou les termes d'un langage vulgaire, voilà
ce que Ton prétend être la répâ:ition de la réalité , au
lieu de la ressemblance imitative. Il est sensible par
cet exemple , que la chose à reproduire par l'imita*-
tion, c'est-à-dire ce discours, ne se reproduit pas
dans une autre chose, c'est-à-dire dans un autre
discours qui en devient l'iioage. Il est sensible qu il
n y a plus là deux choses distinctes , notais deux fois
la même chose.
X
^4 DE LA NATURE ^
C^est cequ OD appelle aussi copie; car copie, copia ^
ne signifie qu^un double. Dans le £ait , toute cette ana-
lyse n est guère autre chose que Tinterprétation du
mot copie et de son idée. On s en seroit même servi ,
si dans une matière où l'équivoque s'attache si faci-
lement à chaque mot, lusage navoit point donné
au mot copier, quelques emplois qui font confondre
son idée avec celle d'imitation. , ^ *
Pour étahlir la parité sur le point qui nous oc-
cupe, entre la poésie et la peinture, après avoir
montré comment, dans la première, la chose imitée
peut cesser d être image , en n'étant que copie ou. ré-
|)étition identique , il suffira de citer par anticipation
(voyez partie III paragraphe 7) les ressources qua
Fart du poète pour reproduire la ressemblance des
choses dans d'autres choses qui en deviennent les images.
Cçs ressources sont , par exemple , le choix des mots ,
des tournures , des idées , l'emploi du mètre et du
rhythme , lexpression du langage des passions , la
métaphore , Fallégorie , et toutes les variétés de style
dont cet art dispose , comme d autant de moyens d'é-
changer la réalité contre sa représentation , et, à vrai
dire , la chose elle-même contre son image.
Il ny a, comme on le voit, de différence que
dans la nature de la chose à imiter, et dans la nature
de la chose qui en devient Timage ; et cette différence,
étant celle qui sépare Tordre de choses moral de
Vordre physique, est aussi celle des arts eux-mêmes^
DE l'imitation. 2%
On peut donc appliquer le principe élémentaire
de rimitatlon à tous les beaux-arts , et le leur ap-
pliquer dans les termes de notre définition , de ma*-
nière que, lorsquMl s'agira des arts compris sous le
nom de poésie, ce quon appelle image ^ condition
nécessaire de toute imitation, ne sera (on la déjà
dit) image, que pour les yeux de Tesprit, tandis que
dans les arts compris sous le nom de peinture , ce
quon nomme image, Test pour les yeux du corps.
Je crois avoir fait assez comprendre pour le présent
( voyez partie II , paragraphe 2 , où /e même sujet se re-
produira) quel est le sens que je donne aux mots
image ou ressemblance imitati ve , et aux mots réalité
ou similitude identique. Mais Fidentité de ressem-
blance devra s entendre , non pas seulement ( les mots
pris au sens matériel) de celle quon obtient par le
calque , le moule , ou le patron en fait d objets phy-
siques , ni en fait de discours , de la redite purement
textuelle et littérale, mais bien encore (selon Tesprit
de la chose) de toute imitation qui annonce la pré-
tention à paroitre ce qu'elle n'est pas. Or telle est
celle où l'imitateur prétend pousser la similitude à
un tel point, quelle fasse naître l'idée d'un emploi
de procédé mécanique, ou d'une affectation de
copie servile. C'est, «selon le sens moral de cette idée,
que le vice de la similitude identique peut être com-
mun à louvrage dû poète comme à celui du peintre.
Nous appelons, par exemple, manière de similitude
26 DE LA NATURE
identique, celle du peintre, qui, sans avoir usé ni
de calque , ni de pantographe , en reproduiroit dans
son dessin Tambitieuse servilité , ou qui encore, au-
roit employé (comme le faisoit Denner, de Nurem-
berg) la, loupe pour Taider à répéter, sur la copie de
sop modèle, la vérité minutieuse des poils et des
pores de la peau. Nous appelons manière de simili-
tude identique celle du sculpteur , dont la prétention
est de faire croire sa figure moulée sur nature , quoi-
qu'il n'ait pas e£6ectivement mis en œuvre le procédé
du moulage.
Eh bien! nous dirons la même chose, en poésie»
des diverses sortes d'afifectation , soit de trivialité
dans le langage et les pensées , soit de servilité dans
rénumération des détails , soit de fidélité technique
dans la description des objets corporels , ou des pro-
priétés physiques, qui sont hors de la sphère de ses
moyens (voyez partie I, paragraphe 9).
On voit par conséquent que notre définition , d'a-
près son développement, n'offre dans ses termes au-
cune partie, qui ne doive s'appUquer à louvrage du
poète, comme à celui du peintre, puisque Tun peut
tout aussi bien que lautre , produire l'effet et faire
naître lldée de la similitude identique, au lieu de
l'effet et de l'idée de la ressemblaiice imitative , puis-
que chacun peut reproduire la chose par la chose
même, au lieu de son image.
Mais, objectera-t-on encore, Tidée d'image, dans
DE L*IMITÀTION. 27
le sens sur-tout que nous avons déterminé, ne sau-
roit comporter, quant aux arts qui s adressent à
Tesprit , une application aussi rigoureusement sem-
blable. Lespéce de confusion , qui , pour le sens mo-
ral , peut résulter en poésie de lobjet imité avec Tob-
jet imitant, ne sauroit être réprouvée comme celle
qui a lieu dans Fimitation des corps , puisque le vice
dont il s^agit , n acquiert pas le même degré d^évi-
dence, que celui dont le sens physique est le juge.
A cela je pourrois répondre que le vice seroit d'au-
tant plus grave et plus contagieux , qull seroit plus
difficile à combattre.
Mais quoi donc ! n'y a-t-il de vice prouvé que par
le sens physique? Tordre de choses moral n a-t-ilpas
ses vérités et ses erreurs démontrées au sens moral et
à Tintelligence? Quoi, le défaut de proportion, par
exemple dans Fœuvre de Tesprit , ne seroit pas, en son
genre, aussi réel, que le défaut de proportion dans
louvrage matériel, et cela parceque la mesure du
compas ne sauroit y atteindre? Mais on oublie que
même dans l'imitation corporelle, Torgane ou Im-
strument physique ne fait souvent que constater
aux sens. Terreur ou le vice qui avoit été déjà saisi
par Tesprit.
C'est Tesprit ou le sentiment du vrai qui dénonce
Tillusion captieuse' des 'arts graphiques, lorsqu'ils
tendent à mêler ensemble leurs procédés respectifs
mr un seul ouvrage ; et lorsque Torgane physique en
2t8 DE LA NATURE
démontre Timpossibilité (comme on Ta va au para-
graphe précédent), il ne £eiitque ratifier larrét porté
à lavance par Tesprit et le goût.
Puisque lesprit suffit à condamner ce vice dans
des arts qui ne s adressent ni uniquement ni direc-
tement à lui, pourquoi le même juge seroit-il in-
suffisant , quand il s'agit d'erreurs qui ont lieu dans
son propre domaine, dans ce qui est particulière-
ment de sa compétence ? Pourquoi ne condamneroit-
on pas avec la même certitude, dans les arts de la
poésie , ces doubles emplois de genres , ces mélanges
en un seul ouvrage des propriétés de divers arts, si
une telle cumulation produit pour lesprit , la même
espèce de confusion , que celle dont les sens avouent
la réalité dans les arts du dessin ; si enfin la ressem*
blance par image s y trouve également détruite, par
la prétention à la similitude identique?
Qu'on n'objecte donc plus, sur ce point, les dif-
férences de nature, entre les arts dlmitation morale,
et les arts dlmitation corporelle. Ce qui est vrai de
ceux-ci au physique, est vrai de ceux-là au moral;
et nous allons voir que les séparations de chacun des
genres d'imitation, ou des arts que l'on comprend
sous le nom de poésie, sont, comme celles des arts
d'imitation corporelle, très réellement insurmon-
tables, s il est vrai quelles ne puissent être franchies
que par les vices qui amènent la confusion dans Ti-*
mitation , et dès-lors en détruisent le plaisir.
DE L*IMITATI0N. :1g
^^^ ■ •%^0%^m^ i ^n^/%f%/v%^^/%^^/v%f^ ' ^>%0*f%^t*t%^%^i'^^fw%/^^%/%f^%f^mf*/^f^^^fv%,^/%f%'
PARAGRAPHE V.
■
De la réalité des séparations placées par la nature entre
les arts de la poésie comme entre ceux du dessin.
PR£MJ£IIE PREUVE,
Tirée de la diversité des facultés de Famé et de la diversité des
qualités des objets imitables,
lie domaine de limitation (on la déjà dit para-
graphe 3 ) se divise en deux régions bien distinctes ,
celle des arts dont le modèle est dans la nature phy-
sique, et celle des arts qui ont la nature morale pour
modèle. Voilà la distinction réduite à sa plus simple
expression ; et il suffit de l'indiquer. On ne prouve
pas ce qui se démontre.
Cependant il est assez naturel que Ton n^aperçoive
pas les limites particulières à chaque art, avec au-
tant de clarté que les deux grandes circonscriptions
dont on vient de faire mention. Il arrive encore que
Ion découvre mieux les barrières placées par la na-
ture sur les confins de chacun des arts , dont le mo-
dèle est plus ou moins matériel. Quelques unes de
ces séparations sont tellement à la portée des sens,
que sur certains points aucune confusion ne sau-
roit avoir lieu. Chacun sait, par exemple, que la
3o DE LA NATUBE
peinture ne peut pas faire entendre ses personnages ,
que la réalité du mouvement, qui est le propre de
Fart mimique , ne sauroit appartenir à la sculpture ,
que les images de la musique ne sont pas faites pour
les yeux. Il est certain qu on n a point à prouver ces
sortes dmcompatibilités; et, lorsqu'on les met en
avant , c'est comme autant de prémisses démontrées
d'une théorie propre à établir, par des déductions
certaines, les titres de la propriété exclusive de cha-^
cun de ces arts , et les méprises ou usurpations réci-
proques dont nous aurons aussi à parler.
D autre part , lorsqu'il s'agit des arts qui ont la na-
ture morale pour modèle, les confusions ou envahis-
sements de propriété entre eux, ne paroissent point,
au commun des hommes , être des violations aussi
réelles. Pourquoi? C'est que les limites qui séparent
les divers modes d'imitation, morale ou poétique,
ne sont pas de nature à frapper les sens. Et puis,
comme c'est à Fcsprit, au raisonnement, ou au sen-
timent qu'il appartient de les fixer, on voit que de
moyens cette sorte de critique offre à la subtilité pa-
radoxale, pour éluder la rigueur d'une démonstra-
tion qui ne peut être que morale.
Toutefois nous avons taché de montrer, et nous
croyons l'avoir fait (à la fin du paragraphe précédent)^
que la régie du vrai acquéroit, dans les matières d'i-
mitation tributaires de l'esprit , une évidence mo-
rale, équivalente en son genre à celle que les sens
1)E LIMITATION. 3l
nous forcent de reconnoitre dans Fimitation des cho-
ses physiques ou corporelles.
Montrons donc la réalité des barrières qui doivent
exister entre les arts d'imitation morale, ou les diffé-
rents genres de poésie ; et faisons voir que la nature
y ayant aussi posé des limites, leur transgression,
de quelque manière quelle ait lieu, est une trans*
gression des lois naturelles qui ressent ce domaine
de Fimitation.
Pour constater les séparations que la nature a im-
périeusement fixées entre chacun des arts du do-
maine poétique ou de Fesprit, nous allons nous con-
tenter de fûre ressortir Fentière similitude par la-
quelle Fanalyse théorique rapproche ces arts de ceuK
de Fimitation corporelle.
Parmi les différences. sur lesquelles on a vu que se
fondoient les limites qui divisent tous les arts , il faut
placer au premier rang , la différence des organes et
des facultés auxquels ils sont forcés de s adresser,
et la différence des qualités inhérentes aux objets de
chaque sorte d'imitation.
Ainsi le premier fait, doù Fon déduit les sépara-
tions naturelles entre chacun des arts du domaine
de Fimjtation morale, est que notre ame se compose
de facultés aussi différentes entre elles , que le sont
entre eux les organes du corps.
Le second fait est, que les objets qui sont la ma-
tière de Fimitation morale, se composent de qualités
3a DE LÀ NAtURE
aussi distinctes entre elles , que le sont les propriétés
des corps, et que ces qualités ont chacune, avec cha-
que faculté de lame, une correspondance aussi ex-
clusive , que Test celle des qualités physiques avec
chacun des organes du corps.
On a donné comme un premier fait, c est-à-dire
comme un point hors de toute controverse, que
notre ame se compose de parties différentes , qui en
sont comme les organes séparés et distincts. Effecti-*-
vement, il ny a personne qui ne recpnnoisse ces
parties , sous les lioms d'intelligence , de raison , de
sentiment , d^imagination , etc. ; noms qui expri-
ment les^idées différentes que nous concevons de ces
{acuités et de leurs opérations. Le langage ne les a
discernées, que parceque leurs effets ne sauroient se
confondre. Qui est-ce qui , en se rendant à soi-même
le compte le plus superficiel de ces effets , ne reste
pas convaincu^ que sentir est une autre chose qui^
maginer, que laction de comprendre est autre que
celle de raisonner, que la faculté de discerner les
rapports des choses ou leurs impressions, ne res-^
semble point du tout à la faculté de s en souvenir?
Ceci n a rien qui tienne du système ; ce n est qu un
fait observé et reconnu pour certain dan^ Tordre
moral.
Mais ce fait étant avoué, il s ensuit un autre aussi
certain, cest qu'une de ces facultés ne peut faire
qu^une seule, et toujours la même opération, ce qui
DE l'imitation. 33
est également assez reconnu, pour n avoir besoin
que d être énoncé en ce moment.
Or, qui ne voit là une entière parité entre ces fa-
cultés morales, que nous appelons les organes de
lame, et les organes physiques, qui sont les faculté
du corps?
Si lame , à Finstar du corps , a ses sens divers , ou
des organes faciles à discerner et à séparer entre eux^
par la nature particulière et distincte de leurs opéra-
tions, il doit y avoir nécessairement entre les arts de
Fesprit ou les modes dlmitation morale, et les organes
moraux qu on vient de reconnottre , des corrélations
exclusives et spéciales à chacun. Cest-à-dire , par
exemple^ que les différents genres qui divisent Fimi-
tation poétique , auront la propriété d être chacun
uniquement en rapport , soit avec la partie sensitive^
soit avec la partie Imaginative de Famé, soit avec sa
partie rationelle.
Il n y a certainement pas d ouvrage de Fesprit,
quel que soit le degré d'imitation à lui propre , qui
ne corresponde plus ou moins directement à Tune
ou à Fautre des facultés dont 1 ame se compose. Pour
en trouver la preuve , il suffit d^ouvrir tous les trai-
tés de littérature, toutes les poétiques. Quel est leur
principal objet, sinon, après avoir analysé et classé
les différents genres dans Fart d'écrire, de fixer à cha-
cun d eux son espèce particulière d'invention , de
composition , de goût , de ton , de mouvement , de
I. 3
34 DE LA NATURE
diction , de style, selon que chacun de ce^ genres est
plus ou moins tributaire de Tuile ou lautre des fa-
cultés de lame?
Sans trop anticiper sur les corollaires de cette
théorie , je peux faire encore observer, que tous les
critiques, bien qu'ils ne déduisent pas leurs préceptes
du principe élémentaire de Fimitation, tel que je Tai
posé, nen arrivent pas moins au même résultat.
Tous , guidés par Finstinct du vrai , par Fascendant
des exemples et du suffirage de tous les temps , sont
unanimes à condamner les méprises de g^nre , ou
les impropriétés de caractère, qui en sont la suite.
Mais ces méprises et ces impropriétés n ont point
d autre cause, sinon que Fauteur s'est trompé sur
Forgane de Famé , auquel il sW adressé , ou , ce qui
est la même chose, dans le fond, sur les moyens
imitatifs en rapport avec cet oi^ane.
Ainsi les méprises, sur lesquelles tout le monde est
d accord , ofifrent la preuve la plus incontestable de
Fexistei^ce'distiiicte des fecultés de Famé, et des sépa-
rations que la nature a établies entre elles.
Le second fait , sur lequel repose Févidence de ces
séparations entre les facultés de Famé , et pai* consé-
quent entre les différents arts d'imitation morale,
est (avons-nous dit) que les objets qui en sont la ma-
* tière, ont, comme ceux de Fimitation physique, des
qualités tout aussi distinctes entre elles, et dont le
mélange est moralement impossible.
DE l'imitation. 35
Les principaux objets 4e rimitation morale, sa-
voir ceux qui tombent le moins sous les sens ,
doivent être les affections de Tame, les sentiments,
les idées , les rapports immatériels qui s attachent na-
turellement aux sujets que la poésie affectionne. Or
la liaison de c^ objets, avec les sujets que traite l^î-
mitation poétique , impose à ces sujets la nécessité
de correspondre exclusivement avec tel ou tel genre
d'idées, de sentiments, de passions, etc. Ainsi la cor-
rélation nécessaire de la nature des sujets traités par
le poëte, avec la nature des objets principaux de son
imitation, c est-à-dire des idées, des sentiments, des
passions quil doit exprimer, est ce qui établit réelle-
ment les séparations de genre en poésie , et sur les
séparations qui existent entré les objets imitables.
Il y a donc un ordre de sentiments , un ordre d af-
fections ou de passions , un ordre d'idées que leurs
qualités approprient à tel ou à tel ordre de sujets , et <' ^<
par suite à tel ou à tel des arts de la poésie.'
Pour faire sortir un moment , par quelque exem-
ple, cette théorie de la région abstraite, on sait que
le principal^ objet de l'imitation poétique , à laquelle
on donne le nom de tragédie, est lexpression des
deux sortes d'affections désignées par les noms de
terreur et de pitié. Les sujets que traite le drame tra-
gique, sont donc dans la nécessité de correspondre
avec cet ordre d'affections, et, par conséquent, ces
sujets auront des qualités aussi nécessairement dis-
3.
/
36 DE LA NATURE
tinctes, que le sont entre elles les qualités physiques.
Il est facile de s en convaincre , si Ton compare à Tob-
jet de Timitation tragique, celui de Timitation co-
mique, qui consiste dans lexpression des deux sortes
d affections de gaieté et de malice, produites par le
ridicule et la satire. Les qualités propres de lobjet et
des sujets de cette sorte d art , sont évidemment sans
connexion aucune avec les qualités qui appartien-
nent à lobjet et aux sujets de la tragédie.
; Cela étant, il nest au pouvoir ni de lun ni de
laatre de ces deux arts , de s^approprier ce que la
nature ne lui a point départi ; et nous verrons qu au-
cun ne le peut faire en toute réalité, puisqu'il ne le
fait qu'en renonçant à son être.
S'il y a, pour chaque espèce dart de lesprit, un
certain ordre de sentiments ou de passions qui lui
soit propre , comme il y a un certain ordre de pro-
priétés physiques, dont chacune correspond sépa-
rément à chaque espèce d^arts des sens , on ne peut
pas contester Texistence des mêmes séparations dans
Tordre des idées qui constituent l'imitation morale.
C^est-à-dire, qu'à ces idées, s attachent des qualités
diverses ou contraires entre elles, dont la différence
constitue aussi , entre les genres ou les arts de la poé-
sie, le principe élémentaire de leur division.
Ainsi le genre lyrique se distinguera de tout autre
par l'élévation , et le genre pastoral par la simplicité ,
qualités dépendantes des sujets qu'ils traitent. Ainsi
I
DE l'imitation. 87
le genre épique ne sauroit ni prêter ni emprunter à
un autre Théroïque et le merveilleux , qui , dans
Tordre des idées dont se compose sa nature, forment
son caractère particulier.
De quelque manière qu^on analyse ce qui consti-
tue le modèle général de l'imitation morale , ou des
arts de la poésie , on y trouvera , comme dans celui
de Timitation physique , la même diversité de points
de vue; on verra qu aucun art ne peut en embrasser
plu^ d'un , parceque chacun est limité, dans un seul
aspect, par les lois de sa nature; on se convaincra
que ces lois sont fondées sur les séparations élémen-
taires des facultés dp Tame , auxquelles chaque art
est forcé de s adresser séparément, et sur les qualités
des objets de Fimitation qui ne peuvent être réunies
dans une seule et même image. Effectivement , comme
on va le voir , Funité même de lame s'oppose à ce
quelle puisse recevoir, de deux imitations à-la-fois,
deux impressions simultanées, c'est-à-dire en un
seul et même moment, et d'un seul et même art, dans
un seul et même oi&vrage.
38 DE LA NATURE
PARAGRAPHE VI.
Suite du même sujet.
SECONDE PREUTE,
Tirée du principe dumté de Ccune et de F unité de son action, doù
résulte le principe d unité imitative, et dès^lors celui des sépor
rations établies entre tous les arts. *
La fausse idée qu'on se fait trop souvent de la na-
ture de Timitation dans les beaux*arts, du genre, et
plutôt encore de la mesure de ressemblance qu'il
appartient à chacun de ces arts de nous donner,
induit le grand nombre des hommes à penser, que
plus de sortes de ressemblances un même art em-
brasseroit , plus vif seroit le plaisir procuré par
ses ouvrages. De là cette tendance à désirer, d'une
part, et de l'autre à faire que les arts limitrophes ,
franchissant les bornes de leur domaine particulier,
envahissent , et s'approprient plus ou moins , dans le
patrimoine de leur voisin, quelque partie de la
ressemblance imitative qui leur est refusée par la
nature.
Il est sensible que certains arts, soit parceque
l'un aura pour son lot une partie du modèle com-
mun ^ voisine de la part d'un autre , soit parceque
DE l'imitation. 3g
quelques uns , ou emploieront des instruments sem-
blables , ou seront en rapport avec le même organe ,
ou stresseront, dans le régne moral sur-tout, à
quelques fecultés de Tame que leur analogie rap-
proche ; il est sensible , dis-je , que ces arts tenteront
d^empiéter, d^une manière plus ou moins directe,
sur le terrain d^autrui.
J'ai déjà dit qu'il y avoit en ce genre des vols gros-
siers que leur évidence rend moins dangereux (voyez
le paragraphe précédent), et je n'entends point ici
mettre en garde contre des larcins qui se trahissent
d'eux-mêmes. Ces singeries vulgaires de la nature
vivante, par le moyen de la couleur, du relief^ ou
du mouvement, ne sauroient entrer dans notre
théorie. Ce soQt tout au plus des caricatures de l'i-
mitation. Les empiétements dont je veux parler,
nont pas lieu aussi à découvert. Par exemple^ si la
sculpture ne peut point dérober à la peinture la cou-r
leur naturelle des objets , elle n'en a pas moins , trop
souvent, la prétention de lui disputer l'espèce de
sujets qui doivent leur vraie valeur à l'effet du co-
loris ou de la perspective aérienne, et on a vu l'art
du sculpteur tenter de fidre, avec de la pierre, des
cieux , des lointains , et des paysages. Ainsi le peintre
traitera des sujets qui ne valent et ne peuvent être
compris que par le récit. Le poète dramatique fera
des excursions sur le terrain de l'historien ou du
poëte épique , etc. etc.
4o DE LA NATURE
Chacun croit ainsi aug^menter le plaisir, en éten-
dant la mesure de la ressemblance, qui est le propre
de son art , et chacun pense , en réunissant ce que la
nature a séparé ( c^est-à-dire des qualités imitatives
correspondantes à des organes distincts, à des fa-
cultés dissemblables), présenter à Tame un surcroit
de jouissance.
Prouvons encore la réalité de ces séparations et la
nécessité de les respecter, par le refus même de lame
à se prêter au plaisir de ce double emploi dlmita-
tion , et par Fim possibilité morale où nous sommes,
de recevoir deux impressions à-la-fois, preuve dé-
monstrative du vice de toute cumulation imitative,
ou de tout autre moyen , pour opérer la ressem-
blance entière dans Firaitation des beaux-arts.
J^ai parlé dHmpossibilité morale. On Fa déjà dit;
c^cst la seule dont il puisse être question dans les
arts dont Timitation ne s^adresse. qu a Tesprit. Je vais
maintenant plus loin. Quoique j'aie montré que dans
Timitation propre de ceux qui s'adressent aux sens ,
certains mélanges entre eux sont physiquement im-
possibles, toutefois comme les impressions de ces
arts, bien qu'ayant l'organe physique pour intermé-
diaire , aboutissent aussi au sens interne , il sera vrai
dé dire que toute discussion en ces matières , se ter-
mine toujours au tribunal de là raison, du senti-
ment, et du goût.
Ainsi il doit être convenu que généralement et le
i
DE l'imitation. 4»
plus souvent, quand dans cette théorie on parle
d'impossible, on* n'entend ipoint, que ce qu'on ap-
pelle ainsi , le soit dans le fait positif et matériel.
Sans. doute toute méprise, toute erreur est possible;
on ne le sait que trop. Ce qu'on déclare impossible,
c'est l'effet imitatif qu'on veut faire rés\ilter de sem-
blables méprises ; c'est ce surcroit de ressemblance
et de plaisir qu'on va chercher, et qu'on croit trou-
ver, là où il nest point, et par des mélanges qui ne
sauroient le produire.
On entend ici et l'on appelle impossible dans son
résultat, ou autrement dit d'un succès impossible,
tout moyen qui sort du cercle de la véritable imi-*
talion, telle qu'on la définie, tout ce qui ne peut
se £sûre sans^blesser la raison et le goût, toute réu-
nion d'arts qui n'a lieu qu'en contrariant les lois de
leur nature. Ain&i ce n'est pas le fait de l'erreur qu'on
appelle impossible; ou si on lui donne ce nom , c'est
de la même manière qu'on dit impossible en mu-
sique, un faux accord, quoiqu'il n'y ait rien de si
possible qu'une discordance.
Il faut donc ramener tout dans ces matières au
sens moral.
Quel que soit l'art dont il s'agisse , quelque moyen ,
quelque procédé qu'il emploie, à quelque organe cor-
porel qu'il ^'adresse, c'est toujours à l'ame, comme
on vient de le dire, qu'arrive en dernier resSort , son
effet; c'est elle qui en est le juge définitif. Nous pou-
42 DE LA NATURE
voDS avancer, dans ce sens, que ce n^est pas Toeil
qui voit, ni Toreille qui #ntend. Ces organes ne sont
que des ministres faits pour transmettre les impres-
sions des arts, à Tune ou à l'autre des facultés de
lame qui en est le centime unique.
L'unité de Tame est une de ces vérités dont nous
trouvons en nous la facile démonstration. Elle se ré-
vêle à tout instant , par Tunité de son action , dont les
rapports mêmes de nos sens nous^ donnent sans cesse
la preuve. Chacun de ces sens nous dit , qu il ne peut
recevoir les impressions simultanées de plusieurs
objets à-la-fois. Dans le fait , ni deux de nos sens ne
peuvent être occupés activement ensemble, ni un
seul ne peut être fortement affecté dans le même
moment , par plusieurs ou seulement par deux sen-
sations. Tai dit activement y parcequà la vérité cha-
cun de nos sens est doué d'une &culté active, et
dune vertu passive; et cest ainsi , c'est par Teffet de
cette double propriété , que Ton voit conjointement
deux objets éloignés Tun de Tautre. Oui ; mais il y a
une grande différence de vision pour chacun d'eux.
Il n y a d'intuition que pour un seul ; je n'en peux
regarder qu un à-la-fois. Je peux entendre plusieurs
sons ensemble : soit ; mais je n'en peux écouter qu un.
Il y a pareille difiFérence entre sentir et odorer, entre
toucher et palper.
Nous reviendrons sur cette matière ( Voyez para-
graphe vni, ci-après) lorsque nous traiterons de la
t
DE l'imitation. 43
mesure dans laquelle divers arts peuvent, en cer--
tains cas donnés, concourir à un ouvrage commun.
La manière dont on verra qu a lieu cette sorte d'asso-
ciation , ainsi que la manière dont lame en jouit ,
ne feront que mieux prouver cette vérité, savoir que
lame , ne jouissant de Tœuvre de l'imitation qu'en
jugeant, ne pouvant juger que par une participa-
tion active, et ne pouvant faire quune action à-la-
fois, ne peut être touchée que par une seule image ^
c'est-à-dire par Feflet d'un seul mode d'imitation ,
ou d un seul art à<-la-fois.
Ainsi le veut la constitution de notre ame , centre
unique , oil aboutissent les sensations , et que cette
unité empêche d'en éprouver ensemble deux , à un
égal degré.
On se fait souvent illusion sur laction de lame ;
et la rapidité de cette action est cause qu'on n'en
distingue pas les mouvements. L'ame, il est vrai,
parcourt les objets qui s'offrent à elle , et passe avec
une telle vitesse d'une sensation à une autre, qu'il
semble y avoir simultanéité dans son opération , lors-
que cependant il y a succession. Ainsi elle paroît
réunir, dans un même acte d'intuition , la forme d'un
corps et la couleur adhérente à cette forme ; mais
elle ne peut jouir que l'un après l'autre , de chacun
des effets particuliers à la forme et à la couleur^
Autre chose d'ailleurs pour l'ame est de recevoir
les effets, autre chose est den jouir. La perception
44 I>£ LA NATURE
peut être rapide , la jouissance veut de Fattention de
sa part. Aussi remarque*t-*on que cette rapidité de
transition dont Tame est capable , n^a guère lieu qu à
regard d^objets qui lui sont indifférents, dldées lé-
gères , ou de sensations foibles. Cest ce qui nous; ex-
pliquera (voyez paragraphe viii) quelle est Tespéce
particulière des ouvrages mixtes, où plusieurs arts
mettent en communauté leurs moyens.
Mais le but de ce paragraphe étant d établir, avec
plus d^évidence encore , la réalité des séparations , ou
des barrières que la nature a placées entre chacun
des.beaux-arts , on ne peut les rendre plus sensibles,
qu en montrant comment lame , à laquelle chacun
prétend plaire, ne peut jouir de deux effets à-la-fois,
et par conséquent des impressions d une imitation
double ou multiple.
Or, cela résulte , comme on la vu , des plus sim-
ples observations sur Faction habituelle de lame;
et là est le principe incontestable de Funité de
chaque art. Chacun ayant pour but de plaire à Famé,
sll est Trai que deu^ plaisirs à-la-fois ne peuvent
être goûtés par elle (de la manière qu on Fa ex-
pliqué), il est clair que deux arts ne sauroient lui
procurer également, et tout ensemble, le plaisir de
Fimitation propre d!un seul. Il est clair que chacun
doi||se présenter séparément à elle, cW-à-dire,à
la partie de Famé correspondante à un seul mod|?
I
DE l'imitation. 4^
imitatif, c'est-à-dire par rentremise d un seul orgwe,
c'est-à-dire par le moyen d un seul agent.
Je le répète , autre chose est l'impression durable ,
autre chose est l'impression fugitive à laquelle il est
facile de se méprendre. Sans doute dans la conversa-
tion on saisit à- la-fois quelques paroles de deux per-
sonnes, parlant ensemble; mais on ne suivra jamais
deux discours prononcés au même moment. Lors-
qu'on dit que César dictoit plusieurs lettres à-la-fois,
ce n'est qu'une façon de parler. Le fait est physique-
ment impossible. Seulement César avoit la faculté
de passer facilement, lorsqu'il dictoit à deux secré-
taires , d'une affaire à une autre. Mais encore faut-il
dire que ce qu'il faisoit pour des lettres d'affaire, il
ne l'eût pas fait pour deux plaidoyers à composer et
à prononcer devant le sénat.
Tout ce qui tend à nous prouver l'unité d'action
de notre ame, et l'impossibilité où elle est de se di-
viser, pour donner audience à deux sensations con-
currentes , tend également à établir la règle d'unité
d'imitation , soit que l'on considère en général l'imi-
tation dans les propriétés respectives des arts entre
eux, soit qu'il s agisse des éléments dont se com-^
posera l'ouvrage d'un seul art. Chacun avoue sans
peine que Tunité est violée, là où l'ouvrage d'un seul
art produit plus d'un sujet dans une composition ,
plus d'un intérêt dans une action , plus d'un caractère
46 DE LA NATURE
dans un personnage, plus d^un événement (prin-
cipal) dans un'poëme, plus d'un trait d'histoire
dans un tableau, plus d'un point de vue dans un
site ou une perspective , etc. etc. C'est que Tame alors
ne reçoit jque des impressions rompues et incohé-
rentes. Elle passe plus ou moins promptement d'un
objet à l'autre , mais elle ne peut en éprouver ni des
effets entiers, ni une sensation complète. N'ayant
point été assez activement affectée , ou elle n'a point
joui , ou sa jouissance a été fbible.
Que seroit-ce donc, si, se chargeant du double
emploi de deux arts, un seul prétendoit l'affecter
dans un seul genre d'ouvrage, par le concours in-
discret de deux genres d'imitation , qui ne lui adres*
seroient pas seulement deux discours , mais lui par-
leroient deux langues à-la-fois? On conviendra que
l'embarras et la confusion n'iroient pas en dimi-
nuant.
Je sais que lorsque la raison est contrainte de cé-
der à ces preuves , il existe aussi un secret instinct
qui s'y refuse. Cet instinct est celui de Tignorance ,
toujours portée à exiger des œuvres de l'imitation,
d'être précisément ce que lui paroissent celles de la
nature. Quoique l'analyse précédente ait prouvé que
nous ne pouvons pas réunir dans un seul acte de
vision, de perception, et de jouissance, les diverses
propriétés réunies par la nature sur une seule créa-
ture et dans un seul sujet , cependant comme la
DE l'imitation. 4?
rapidité de Topération des sens et celle de l'action
morale semblent faire aisément un tout , de ces di-
versités d'impression ^ on demande à Tart de nous
fournir un agrégat semblable. On voudroit qu'il
pût associer aussi sur un même être , dans une seule
image, l'action du mouvement, les contours de la
forme, la couleur qui parle aux yeux, comme le
son de la voix à Foreille : car la nature nous donne
tout cela dans un seul personnage.
Mais on Fa déjà fait observer ; l'erreur est d'ap-
pliquer l'universel à ce qui est partiel. Qui dit na-
ture , dit modèle universel ; qui dit art , signifie
image partielle. Ce quil faut appeler loi générale,
dans la théorie de l'imitation, est le résultat de la
volonté de la nature. Eh bien ; elle n'a pas voulu
qu'un même art pût réunir deux propriétés spéci-
fiques, deux qualités caractéristiques d'un mèn^e
être : elle n'a pas voulu que deux de ces propriétés
passent s'identifier sur une même image , sans s'en»
tre-détruire ; elle na pas voulu que 4eux de nos sens
pussent être occupés ensemble, etc. etc. C'est donc
la nature qui a fixé les séparations de chacun des
beaux-arts.
On ne peut donc imiter la nature , qu'en se con-
formant aax lois qu elle a imposées elle-même à l'i-
mitation. Ce n'est plus l'imiter, ce seroit à peine la
contrefaire, que de chercher à réunir plus ou moins,
sur un seul objet, les diverses sortes de ressem-
48 DE LA NATURE
blances, dont elle a impérieusement divisé les lots
entre tous les arts. Donc chaque art est moralement
et physiquement . restreint à Funité d objet dans
son imitation , comme à Funité de sujet dans son
ouvrage (voyez le paragraphe suivant).
A la nature seule appartient d être à-la-fois une
et diverse, simple et composée, de réunir dans un
seul être des qualités disparates, dans une seule
action des incidepts divergents, dans un personnage
des caractères contradictoires , de mêler en un tout
homogène, toutes les oppositions de genre. C'est
que la nature a des secrets pour sauver toutes les
discordances: elle a des harmonies pour tous les
contrastes; sa palette n'a point de couleurs enne-
mies : aussi remarquons que les objets qu'elle réunit
ne perdent rien de leur intqg^rité. Chez elle le tout a
des parties, mais chaque partie est encore un tout.
Ce qu'elle associe est composé sans être mêlé, est
fondu sans se confondre; au lieu que l'art, s'il es-
saie de disputera la nature son universalité , brouille
ce qu'il assemble, tronque ce qu'il réunit, neutra-
lise ce qu'il mélai^, et l'effet qu il prétçnd produire ,
par la fusion de propriétés ou de qualités opposées
dans leurs éléments , se réduit à n en être que la con-
fusion.
*. . ■
DE l'imitation. 49
PARAGRAPHE VII.
De Cunité et de la variété imitatives. Des fausses notions
qui résultent du malentendu de ces mots.
De l'unité de lame, et de runité de son action,
émane , comme conséquence nécessaire , le principe
des différentes régies d unité , dont Tobservation im-
posée par la nature à chaque mode imitatif, et à
chaque ouvrage de l'imitation , est une des condi-
tions de leur manière d être , et de leurs moyens de
plaire.
Mais cette unité de Tame , lorsqu'on la considère
(voyez le paragraphe précédent) dans les effets même
qui nous la révèlent , et Tunité de son action , quand
on lobserve dans les impressions que nous recevons
des objets, ne sont pas telles, et ne doivent pas ètve
entendues dans un sens tellement rigoureux , qu en
matière de goût , et en théorie d'art sur^tout , on as-*
simile leur notion , à la notion , par exemple , du point
mathématique ou de lunité numérique.
On a reconnu déjà, que, par la faculté qu'elle a
de passer rapidement d'un objet à un autre ^ lame
nous semble douée du pouvoir de donner quelques-
fois à ce qui est pluralité la valeur et leffet de [unité;
1. i
5o DE LA NATURE
ce qui signifie qu^elle transforme en un tout, des
parties éloigna ou distinctes. Mais cette faculté
trouve aussi ses bornes , dans la distance ou la dif-
férence des objets entre eux. Cest à la raison et au
goût de les reconnoitre, et c'est en abusant ou de
Tune ou de lautre , que se commettent les erreurs
qu^il faut combattre.
Si Ion abuse du raisonnement , pour restreindre
par trop la notion de Funité dans Fimitation , en la
rapprochant le plus qu il seroit possible de la notion
d'unité, mathématiquement entendue^ on réduira tout
arl y et tout ouvrage d art , à une nullité de moyens ,
à un unisson d effet , qui ne laisseront presque au-
cune prise à lame, et rendront son action à peu
près inutile.
Si, laissant prendre trop de Uberté au goût, on
généralise par trop la notion de Tunité , considérée
moralement , et si on exagère le pouvoir de cette fa-
culté qu a notre esprit de rapprocher et de combiner
l€s objets , on forcera chaque art a sortir de son unité,
pour devenir multiple , on forcera chaque ouvrage
à nous présenter, non des images composées, mais
des complications dWages, qi^, au lieu d*être un
tout, seront plusieurs touts incohérents, sur lesquels
l'attention de lame aura trop de peine à se fixer.
De ces deux méprises , la première consiste à con-
fondre ïunité avec Y uniformité; la seconde à prendre
1 universalité pour ïunité.
DE L UIITATION. 5l
L'unifpiimîfé loin d'être Funité , en £Eiit d'art et d'i-
mitation , en est au contraire lennemie. L'ame veut
i unité, parcequelle veut, avant tout, que ce quon
lui présente à voir ou à entendre soit clair et distinct,
parceque la confusion est pour elle, un sujet de
peine. La simplicité qui accompagne Funité est ce qui
lui rend facile Faction de voir, de comparer, et de ju-
ger. Mais cela signifie-t-il que Famé ne demande , par
exemple, a la peinture que des figures rangées sur
une ligne droite , à Farchitecture qu'une façade sans
division et sans détails^ à Fart de la parole (|u un dis-
cours sans mouvements , à Fart du chant que des
accords à Funisson , au poëte qu'un drame sans ac-
tion , des récits sans fiction , des compositions sans
épisodes? Non sans doute. Elle appelle au contraire
la variété à Faide de Funité. La variété est pour elle
comme l'assaisonnement qui réveille et soutient son
appétit.
Il est facile aussi de reconnottre, par la notion bien
simple de leurs, deux contraires , combien unité et
universalité sont peu synonymes. Si pluralité est Fop-
posé d'unité, l'opposé de l'unive/:se/est, comme on l'a
déjà dit (au paragraphe précédent) , le partiel. Cest
donc méconnottre , en théorie, l'unité imitative propre
de chaque art , que de transporter la notion générale
dart , à celle d un seul art^ ou cFattribuer à ses seules
propriétés, le pouvoir de toutes celles qui appartien-
droient à l'imitation universelle, si elle pouvoit avoir
4.
52 DE LA NATURE
lieu . C est méconnoitre , dans la pratique , l'unité imi-
ta tive, que de tenter de substituer k Tunité damage
partielle, que donne une des faces de lobjet imi-
table, luniversalité de tous ses points de vue; que
de tendre à cumuler sur un seul ouvrage de Fart ,
au moyen d emprunts ou de larcins faits aux pro-
priétés des autres , les qualités que la nature , ainsi
quon la vu, a divisées et réparties entre tous.
jtlasortirois aussi de lunité de mon sujet, dans ce
peu de notions , si j^en trois dans l'universalité qu'elles
ppurroient comporter. En iroliquant les deux prin-
cipales méprises auxquelles donne lieu la notion de
Funité imitative, jenai prétendu que jeter quelque
lumière sur un point , auquel Féquivoque du lan-
gage ajoute encore de Tobscurité , et en même temps
faire bien reconnoitre le sens dans lequel j emploie
ici les mots d unité imitative. .
Or ici ce sens est celui qui appartient à Tidée géné->
raie dlmitation , plutôt qu a lacception particulière ,
au système imitatif , et non à louvrage de l'imitateur,
à Fart enfin , plutôt qu a son œuvre. Non qu on mé-
connoisse le genre particulier d'unité qui appartient
à Fouvrage , et à laquelle est assujetti Fartiste , dans la
composition , dans Fexécution de ses sujets , pour les
rendre clairs , intelligibles , harmonieux k Fesprit et
aux yeux.
Mais la régie de ce genre d'unité est secondaire, et
elle se trouve aussi nécessairement comprise dans le
DE l'imitation. 53
principe plus général de cette unité imiialive, qui est
celle de Fart , considéré en abstraction , principe qui
impose à chaque art ^l'obligation d'employer exclu-
sivement dans ses œuvres, les moyens d exécution
imitative qui sont de son ressort , et dans ses attri
butions.
Lie principe d'unité imitative , est celui qui veut
que chacun des beaux-arts , et dans un même art ,
comme la poésie, chacun des genres que leur nom
seul distingue, et que leur nature sépare l'un de
l'autre , ne puisse appeler un autre art , un autre
genre à son aide , dans son propre ouvrage , pour
ajouter des ressorts étrangers à ses propres ressorts ,
pour accroître la part d'imitation qu'il a dans le
modèle universel.
Ce principe d'unité imitative, pour eu rendre lap-
plication sensible par quelques exemples pris dans
le technique , ou si Ion veut le matériel de quelques
arts , est celui qui interdira au bas-relief du sculpteur,
de prétendre aux efiFets des lointains ou de la per-
spective du peintre; au personnage pantomime, de
parler autrement que par gestes; à la peinture, de
traiter dans un tableau plus d'un sujet. 11 est inutile,
ce me semble , de faire voir que les conséquences du
même principe s'appliqueront, pour chaque art, à
sa partie la plus importante, la partie morale, qui
comprend tout ce qui/ dans chacun, dépend de
l'invention , du goût de composition , du choix des
54 DE LA NATURE
sujets, et de toutes les propriétés inhérentes à sa
nature.
J entends ici les novateurs se récrier contre ce
système de restriction imitative, en^nyoquant contre
cette rigueur, le besoin du plaisir de Li variété, gui,
comme on la dit tout-à-rheure, est aussi un des
besoins de lame , plaisir dont l'imitation ne sauroit
se passer , et auquel lartîste est tenu sans doute de
atisfaire. t
Il faut donc dire qu il régne sur là notion de la
variété , la même confusion d'idées , que sur celle de
lunité; ce qui est fort naturel, tant une de ces no-
tions est dépendante de lautre. Aussi ne voit-on autre
chose que des efforts sans cesse renouvelés, pour
produire la variété imitative , non par les moyens
propres, et dans le cercle d un seul art , mais parle mé-
lange des éléments hétérogène^ de plusieurs, comme
si le génie se trouvoit trop à letroit dans un des do-
maines partiels de Timitation, et circonscrit dans
un horizon trop borné , pour y découvrir assez de
moyens de variété , comme si ils y étoient épuisés.
Cependant est-ce que la nature ne nous offre pas
Tinfini dans chacune de ses parties , comme dans son
tout? Y a-t-il ensuite un seul des domaines de chaque
art, qui ne corresponde à une des parties ou des
divisions de la nature? Si cela est, y a-t-il un seul
art qui ne trouve Tinfini dtas lespace à lui départi^
et par conséquent où lartiste ne puisse mettre en
DE l'imitation. 55
œuvre dlnnombrables moyens de variété? A-t-on
jamais pu , par exemple , assigner un terme à la va-
riété imitative dese£fets, que le seul art de la peinture
sait produire , par les seuls moyens de quatre cou-
leurs, dans les seuls sujets que la nature met à sa
disposition.
Oui , comme chacun des beaux-arts a son unité
imitative, chacun doit avoir aussi sa variété imita-
tive^ qui y corresponde; mais elle n^ peut corres-
pondre, qu autant que ses moyens sont restreints
dans le même cercle d^unité d'art. ^
Il est tout simple que ceux qui mettent 1 univer-
salité d'imitation à la place de lunité imitative,
veuillent échanger la variété imitative, contre la
diversité d'imitation. L'esprit paradoxal , en ces ma-
tières , trouve fecilement un auxiliaire ou un refuge
dans ces doubles emplois , que la routine du langage
donne aux mots , à ceux sur-tout qui peuvent n'of-
frir qu'un sens relatif. Et tel est le mot variété, que
tantôt Tignorance , tantôt l'irréflexion , et plus sou-
vent l'esprit de système , emploient , comme syno-
nyme d'autres mots qui expriment ou une autre
idée , ou la même idée , mais dans une toute autre
mesure , et sous d'autres rapports.
C'est pourtant en équivoquant sur la valeur des
termes, que l'on en vient à prétendre que mélange ,
confusion, divergence, peuvent être de la variété^
parceque efifectivement il y a de la variété dans les
56 DE LA NATURE
productions où Ton trouve disparate et confusion.
Mais pour que ces mots fussent plus ou moins sy-
nonymes, il faudroit que sll y a yariétédans la con-
fusion , il y eût aussi confusion dans la variété. Et
voilà où lequivoque se trahit. Voilà ce qui établit
la distinction entre les deux notions.
Qui oseroit dire qu'il n y ait que de la variété , par
exemple, dans ces combinaisons fantastiques de na-
tures différentes , dont Fimagination se platf quel-
quefois à créer des monstres ? Il y auroit , sans doute ,
variété d'espèces d animaux , dans un tableau qui
nous représenteroit séparées , les créatures , quHo-
race s'est plû à joindre par le récit, en faisant sa
définition de la bizarrerie. Mais seroit-ce de la va-
riété, et ne seroit-ce pas plutôt un chef-d'œt^vre de
disparates et d'incohérences, que Fouvrage peint
qui rassembleroit sous les yeux toutes ces espèces,
pour en faire un seul être monstrueux et ridicule?
Humano capiii.cervicem pictor equinam, etc.
Voilà un double exemple de la variété imitative
et légitime, qui n admet que des rapprochements
naturels, et de cette variété abusive et factice , qui est
la promiscuité, contre nature, d'êtres hétérogènes ,
laquelle ne produit que des monstreë.
L'artiste ainsi trouve la variété, et il en trouve un
fond inépuisable dans lemploi des seuls éléments ,
comme des seuls instruments de chaque art. Mais ce
Il est plus de la variété , que celle qull cherche dans un
I
DE l'imitation. 67
alliage des différentes natures darts. JTai dit alliage,
parceque ce mot exprime précisément une idée très
distincte de celle de réunion. L alliage tend à ne faire
qu^ine matière de plusieurs. La réunion laisse chaque
matière distincte.
Or, FinfidéHté au principe d'unité et de variété
imita tives, est, non pas, comme on va le voir, que
divers arts concourrent à une composition qui peut
être faite en société par plusieurs , mais quHls se mèlen t
entre eux, et interviennent frauduleusement dans ce
qui ne doit être Touvrage que d^un seul.
<»v»^^^m^^^%^^<'^^^%'%/v%»^<%^v^»»^^^^^»%^<^>^^i^^/v^/*^k^^<%^^ ^ '^<^^ww ^f^%^/%j^/%/%/%^/%/^
PARAGRAPHE (VIII.
De la nature et de (esprit des réunions qui ont lieu
entre plusieurs arts concourant à un ouvrage com^
mun , qu'on peut appeler d assemblage.
On a eu lieu d'avancer déjà ( voyez le paragraphe vi)
que Tame ne sauroit recevoir deux impressions à-la-
fois, quelle nen reçoit plusieurs, que successive-
ment , et que plus la succession est rapide , plus les
impressions sont légères.
Poiir s en convaincre , examinons ce qui se passe
dans la région des sens.
58 DE LA NATURE
Chacun a pu observer que plus un grand nombre
d^objets sera voisin de Toeil, moins la vue sera ca*
pable d en embrasser beaucoup à-la-fois. A une plus
grande distance, Toeil , non seulement en discernera
davantage , mais il en pourra même fixer plusieurs
collectivement. Pourquoi ? c est qu alors les objets, par
le fait de 1 eloignement , perdent plus ou moins de leur
individualité apparente , et forment des réunions ou
des groupes. Mais alors aussi Tatténuation qu éprouve
Fapparence de chaque objet , en diminue Fimpression
sur lorgane. Telle est la nature des impressions si-
multanées, c est-à-dire qui se succèdent rapidement.
Ainsi dans le lointain d un paysage , on saisit comme
un seul arbre , le groupe d arbres , dont gn n au(oit
pu embrasser de plus près , les parties composantes ,
que Tune après Tautre.
Je dois dire, À lavance, que ceci n infirme en rien
le principe de Tunité d'impressions , unité nécessaire
à la jouissance de Vàme , puisqu'il est évident que
plusieurs objets ne parviennent à produire l'impres-
sion qu'on appelle collective, que parcequ^ils se
sont , le plus qu'il est possible , rapprochés de l'u-
nité.
Cest à dette espèce d'unité , c'est à former un tout
ensemble de cette nature, que tendent, dans un ou*
vrage fait en commun , les réunions d*arîs dont je
veux parler. En cela consiste leur genre et leur mé-
rite. Le plaisir qu'elles procurent, résulte de cette
I
DE l'imitation. Sg
condition, sans laquelle, ou elles ne parviennent
point à affecter lame, ou elles ne Pafifectent que
d'un sentiment pénible et désagréable.
Il y a entre ce qu'on appelle réunion d'arts , pour
produire un ouvrage formé de plusieurs ouvrages ,
et ce que j'appelle mixtion des éléments de plusieurs
arts, dans l'ouvrage propre d'un seul, la différence
la plus sensible.
Dans la réunion, chaque art reste lui-même, et
sa portion de travail est distincte. Dans la mixtion
de genres d'art , chacun se neutralise , et sa part d'ou-
vrage se décompose. Dans la réunion , Tame peut
jouir. du travail de chaque art, l'un après l'autre,
par l'effet d'une transition plus ou moins rapide , et
elle peut rapprocher en un tout , ce qu'elle a vu sé-
parément. Dans la mixtion , et chaque partie et le
tout lui échappent.
Que la peinture , la sculpture , l'architecture, con-
courent dans une galerie à l'ensemble de sa déco-
ration , cet ensemble est leur ouvrage copimun , et
leffet d'unité qui en résultera , sera la cause du plai-
sir général que l'œil y éprouvera , bien qu'il ne lui
soit pas possible de s arrêter à-la-fois sur un bas-relief
et sur un tableau.
Qu'au théâtre , la musique , l'action dramatique ,
la déclamation, concertent leurs moyens séparés
dans une représentation commune, il y aura de
même une impression produite par l'accord de ces
6o DE LA NATURE
moyens, et une autre qui sera lefifet de chacun
dWx. Uame y jouit séparément, si elle veut, de
chaque art, et simultanément de tous, en un point,
et ce point qui çp est le lien commun, cest Thar^
monie générale.
Sans doute , dans ces réunions dWts rapprochés
entre eux pour coopérer à une œuvre d assemblage ,
il se trouve deux sortes d^unité. Il y a celle de lob-
jet individuel et partiel , lorsqu^on le considère iso-
lément , et il y a celle des objets vus ensemble , qui
est Tunité collective, dont lefiet est de rassembler
en un tout plusieurs êtres, pour nen composer
qu^un seul. Mais cette dernière sorte d effet, et le
plaisir quelle procure, proviennent de ce quêtant
plusieurs , les ouvrages de ces arts n en font qu un ,
et non pas de ce que ces arts concertants sont divers,
mais de ce qu ils font disparoitre leur diversité.
U ne s^agit donc pas , dans les associations d arts
vers un but commun, et pour un ouvrage collectif,
qu'un seul art se complique de plusieurs autres, que
des genrq^ distincts par des qualités incompatibles ,
prétendent s'identifier, puisquau contraire chacun
y est tenu de rester ce qu il est.
On se tromperoit encore, si Ion croyoit que
chaque art augmente, par ce contact, soit son effet
particulier , soit le plaisir que lame en attend , et
que par une telle alliance il renforce sa propre vertu.
Loin que le plaisir causé par les réunions d'arts ,
DE l'imitation. 6i
en un commun ouvrage, provienne de ce que cha-
cun de ces arts trouve dans le rapprochenient déjà
défini, quelque chose qui accroisse sa portion de
valeur imitative, et lui fasse acquérir cetta sorte de
totalité de ressemblance, que la nature lui a refusée,
on doit précisément tirer de là , les conséquences les
plus opposées à cette opinion.
Il est à remarquer en effet, que dans ces associa-
tions, chaque art, sans perdre son caractère iqcli-
viduel, qui le sépare d'un autre, perd néanmoins,
le plus souvent , une partie de sa valeur spéciale et
de son effet. Subordonné à une combinaison , dans
laquelle il n'entre que pour sa part, il est tenu d'o-
béir à la loi d une harmonie qui ne se rapporte
pas uniquement à son intérêt , et ce régulateur gé-
néral ne lui permet , ni de faire tout ce qu il peut ,
ni d'être tout ce quil voudroit. Il arrive donc à
toutes les réunions darts, comme aux réunions
d'instruments dans les symphonies , que chacun n'y
coopère que par une partie de ses moyens. Or toute
société impose la condition à qui contribue pour
son contingent , de ne retirer qu une part de profit.
Donc il n'est pas vrai que chaque art gagne ce
qu'on croit, à se mettre en société, ni quil aug-
mente, encore moins qu'il complète, la portion de
ressemblance imitative qui lui manque. Loin de
cela, il est contraint dy perdre plus ou pioins de
la valeur qui lui est propre. Mais cette perte qui a
62 DE LA NATURE
réellement lieu , dans la valeur de chaque art socié'-
taire , est compensée à Tégard du spectateur ou de
Fauditeur , par une autre sorte de valeur , celle qui
résulte du plaisir que donne l'ensemble , ou le mé-
rite de lliarmonie générale.
Un esuemple bien frappant de ceci , nous est donné
dans lalliance de la musique et de la poésie sur le
théâtre. On sait ce qu il y a d'affinité entre ces deux
arts, soit par la nature des organes et des facultés
auxquels ils sont tenus de s'adresser, soit à raison
d une certaine parité dans les moyens intellectuels
de leur imitation. Cependant, malgré ces points de
contact , il na jamais été possible à ces deux arts , ni
de se fondre, en un , ni de s entendre dans un par-
tage ^al , ni mèqie à l'un , de s enrichir aux dépens
de lautre. Et toujours on a vu l'un perdre, ce que
lautre ne gagne point.
Bien> des personnes s étonnent de ce que les chefs^
d'œuvre des lyriques anciens et modernes, n ex-
citent point la verve de nos musiciens. On se plaint
de ce que les habiles compositeurs ne marient point
leurs savants accords , aux savantes conceptions de
nos poètes dramatiques. On regréte enfin que les
plus beaux v«^ ne s'allient pas aux plus beaux airs.
Cet étonnement et ces regrets ne sont que lefïet de
la méprise ordinaire sur la nature de limitation en
général , et sur celle de la portion imitative qui est
propre jde chaque art.
I
DE l'imitation. 63
Mails y ce qui fait que les chefe-d œuvre de la poé-
sie , ne peuvent pas devenir encore ceux de la mu-
sique y c est qu ils sont déjà des chefs-d'œuvre com-
plets dans leur genre ; c est qu ils ont déjà toute la
plénitude de vertu imitative, c est-à-dire, tout ce
qu'il faut pour que rien ne paroisse manquer à l'i-
mage , pour quon ne puisse pas y croire un supplé-
ment possible. Le musicien qui essaieroit de prendre
ces chefe-d œuvre , pour thème de ses inventions ,
éprouvant lui-m^ne la difficulté de doubler, si Ton
peut dire , par des images équivalentes en force ou
en beauté , les images accomplies du poëte , se trou-
veroit comme vaincu d avance , sans pouvoir com-
battre. Son charme r^uleroit devant la vertu d un
autre charme.
Accordons un moment cette réunion sur un
même sujet , et à un égal degré dans une exécution
simultanée, des plus beaux morceaux de la poésie
et de ceux de la musique, et admettons, ce qui est
encore moins probable, que Famé pût suffire, c est-
à-dire, prendre une part active à cette expérience.
Voici ce qui arriveroit. L'espèce d'intimité des moyens
d'exécution est telle entre les deux arts , que , comme
(en les supposant ainsi rapprochés) il n'y auroit pas
lieu à une succession assez-sensible et réeHe d'hnpreSr
sions, l'ame, en place d'un double plaisir, éprouveroit
un tourment double, de la dispute que les deux arts
fctroient ^e son attention ; et obligée de ie partager ,
64 BE LA NATURE
sans interruption , entre Tun et iautre , elle n*en re-
cevroit, que des effets rompus y qui s annuleroient ré-
É
ciproquement.
Aussi les exemples du passé , comme les faits mo-
dernes, prouvent-ils quil faut, de toute nécessité,
que Fun des deux arts cède la primauté. La musique
dans les drames antiques n en fut que Taccompagne-
ment. Aujourd'hui le drame est devenu laccessoire
de la musique. Effectivement plus la musique ga-
gnera de force, plus elle voudra des vers foibles, et
plus elle aura de richesses à elle , moins il lui faudra
de celles de la poésie. On ne met point de galons sur
des broderies.
J entends dire , que Ion prend plaisir à des spec-
tacles, à des scènes, où les uns chantent, pendant
que les autres dansent. Dabord ceci concerne deux
cirganes divers. Mais quels sont les personnages qui
s y adressent? ce sont ceux qu'on appelle choristes.
A la bonne heure : il n y a pas là de quoi occuper
lame activement , il n y a que des demi-impressions ,
étoiles ont dans la partie instrumentale, un lien qui
les rassemble. Mais a-t-on jamais £ut chanter et dan-
ser , en un même temps , le plus habile chanteur et
le danseur le plus habile? lorsque vous êtes tout
yeux , pouvez vous être tout oreilles ? Il n'y a per-
sonne qui ne sache ce que fait souvent éprouver de
contrariété , lalliance inopportune d'un grand mou-
vement d'e£Gets décoratifs , avec la musique , lorsque
DE l'imitation. 65
trop de spectacle vient faire diversion à laction du
chant. C'est que Famé alors veut et ne peut pas se
partager entre les impressions de deux organes.
Le principe d'unité de lame nous a prouvé la
nécessité de l'unité d'imitation, et l'unité d'effet de
limitation prouveroit, sll en étoit besoin, l'unité
de l'ame.
De là résulte , que quand plusieurs arts sont réu-
nis dans un ouvrage commun ^ il faut, ou qu'ils se
présentent à Tame de manière à lui procurer par
des images distinctes , des impressions successives ,
ou que dans leur rapprochement, l'un s'efface pour
laisser briller l'autre, ou que les effets de chacun
soient assez fbibles, pour que semblables aux im-
pressions d'objets éloignés, dont (comme on Ta déjà
dit) la forme individuelle s'atténue par l'interposition
de l'air, ils semblent s'identifier entre eux. Car, ainsi
qu'on l'éprouve, là fisicilité qu'a l'ame de passer ra-
pideiïient d'une image à une autre, ou de l'impres-
sion d'un objet à celle d'un autre objet , facilité sur la-
t|uelle se fonde le système' des réunions d'arts, tient
précisément à ce qu'aucun des objets qu'elle par-
court ainsi, n'est à lui seul capable de la fixer ni
long-temps, ni entièrement.
Aussi , dans ces cas , l'ame perd^Ue réellement en
force et en qualité, ce qu'elle gagne en nombre et en
diversité d'impressions.
Tel sera généralement l'effet de toute combinaison
1.
66 DE LA NATURE
d'arts associés pour de grands travaux de décoration,
par exemple ^ ou de spectacles. Mais cet effet moral,
on le remarque encore jusque dans Touvrage d'un art
seul, qu^and la multiplicité de composition fait le
caractère d'un tel ouvrage; comme lorsque la pein-
ture, par un déploiement extraordinaire des res-
sources du goût pittoresque, et des moyens de la
couleur, prétend opérer dans de vastes enceintes,
une telle réunion d'idées et d objets , un tel concours
de figures , dégroupes , et de masses diversifiées , que
leurs impressions s effacent à mesure quelles se suc-
cèdent. On veut parler de ces iipixienses composi-
tions suspendues dans les espaces aériens de nos
pompeuses coupoles , où la peinture crut avoir
agrandi toutes les sphères, et augmenté toutes les
jouissances de Fart. Qui ne sait cependant, qui n'a
pas éprouvé, quon peut recevoir une plus grande
somme d'impressions, dune seule figure à la portée
dé Fœil, que des cent figures dune coupole, qui
chacune, en échappant plus ou moins ià Torgane
de la vue, effleurent à' peine celui du sentiment?
Jai cru devoir insister, en traitant de la nature
de l'imitation , sur un point de théorie qui est l'ob-
jet le plus ordinaire des méprises et des contradic-
tions où Ton tombe, à raison de- l'habitude où Ton
est, de confondre ce quon appelle. la réunion de
plusieurs arts, concourant à uà ouvrage d'assem-
blage, avec ce quil faut nommer le mélange des
DE l'imitation. 67
éléments de plusieurs, en un seul et même art.
«Tai voulu faire bien comprendre quelle difiBé-
rence il y a entre deux sortes d union, dont lune
est légitime , et l'autre est adultère ; dont lune n^a
pour objet aucune violatioû de propriété, ni aucune
supercherie pour moyen , et dont lautre, établie sur
le faux, dément elle-même le titre de son droit à
lexistence.
Jai dà sur- tout écarter Téquivoque du double
emploi des mots , union on association y dans un sujet,
non encore éclairci par la critique , avant d attaquer
plus directement la. double erreur de lartiste qui ,
méconnoissant le principe élémentaire de Fimi-
tation dans les beaux-arts, vise tantôt à multiplier
les moyens imitatife de son art aux dépens des
ressources propres d'un 'autre art (voyez le para-
^aphe suivant) , tantôt à forcer 1^ mesure de res-
semblance imitative qu'il lui appartient de donner,^
en cherchant ce prétendu surcroit dans un système
de copie servilé, (voyez le paragraphe x.)
68 DE LA NATURE
PAÏIAGRAPHE IX.
<
Des moyens erronés par lesquels on détruit la vérité
imitative de chaque art , en voulant la compléter ou
[accroître.
m.
»
PBEmÈRE ERREUR .DE l'aRTISTE.
Elle consiste à chercher au-delà de son art un surcrcit de ressem-
blance imitative dans les ressources dun autre art,
La même théorie qui nous découvre la base sur
laquelle reposent les conditions de Vimitation dans
les beaux-arts , nous fait connoitre la cause princi-
pale des erreurs qui portent à les enfreindre.
Partagé entré deux désirs*, Fun de satisfaire la
raison, en restant fidèle au principe élémentaire de
Timitation, l'autre de contenter Tinstinct qui lui pré*
fère souvent Tidentité , lartiste n est que trop sou-
vent entraîné à confondre le plaisir vrai de Timi-
tation avec le charme captieux de Fillusion , à sa-
crifier au seul suffrage des sens, l'approbation de
Fesprit et de Tintelligence.
Sa première erreur (qui fait le sujet de ce para-
graphe), consistera donc à chercher le moyen de
procurer^ tantôt à son image , tantôt à son art même .
I
DE L*IMITÂTIOM. 69
«in surcroit d'imitation pris dans des ressources qui
leur sont étrangères.
Nous avons avancé déjà ( voyez ci-dessus , para-
graphe m), en analysant les éléments constitutif de
chaque art, que jtoute ressemblance étoit forcée d être
incomplète j et nous dirons bientôt, en revenant sur.
ce sujet , que toute ressemblance imiiati ve est encore
nécessairement^ctive. (Voyez paragraphe 10.)
Avant de faire voir comment et par quels moyens
ces deux prétendus dé&uts deviennent au contraire
la cause des beautés et des plaisirs de Timitation , il
faut mettre Fimitateur en garde contre les faux et
vicieux correctif» , qu un zélé ignorant se croit auto-
risé d'y apporter, d après Topinion mal entendue^
et plus mal définie , de Fespéce de communauté qui
existe entre tous les arts.
De ridée de cette communauté dérive générale-
ment la tendance ambitieuse de rartiste, à remplir
ce que j^appelle Yincomptet de ressemblance dans
chaque mode dHmitation. Ainsi, diaprés Finterpré^
tation abusive du passage d'Horace, ut pictura poe^
'5ÎS (1)^ on concluera que ces deux arts, la peinture et
■ ■ I ■ Il I ■ ■ ■ Il ■ ■ I II I I ■ * ■ I ■■■■!■ Il I II ■ Il ■ I
(i) Horace, daa» ce paMa^e^ qa*on a Thabitude de tronquer, ne dit
pat gënëralement ipie la poésie est en tout semblable à la peinture ,
encore moins le dit-il de la peinture par rapport à la podsie. Horace dit
seulement, et sous un rapport très bomc, quil en est en poésie, comme
en peintilre, où qnelques objets plaisant vus de loin et d'autres vus de
près. Ut ffictura poeàs erit, <iuœ si propiùs stes. Te cajntt fnagisy et quœ-
^am si longOu abstes.
70 pE LA NATURE
la poésie^ sont en droit de traiter les mêmes sujets,
et dans les mêmes parties et sous les mêmes aspects;
comme si, par exemple, il n^ avoit pas un beau
physique, dont Timprcssion réelle est in transmis-
sible par là parole, e.t un beau moral, dont la pein-
ture , quelque génie quait le peintre, est inhabile à
faire même soupçonner Tidée.
On admire y et sans doute avec raison, les deux
compositions de Poussin, où ce grand peintre a re-
présenté la mort d'Eudamidas et celle de Germa-
nicus. Mais le pinceau pouvoit-il rendre avec des fi-
gures muettes, le beau moral de ces deux sujets?
Dans le premier, on voit bien un malade dictant ses
volontés dernières,, en présence de deux femmes af-
fligées , chacune selon la dififérence de son âge. Mais
comment la peinture, avec la seule pantomime qui
constitue son langage, auroit-dle, pu instruire le
spectateur du vrai motif de Taction, et lui révéler
le trait si touchant d'amitié, qui fait .le beau> moral
de ce testament ? Cvoit-oa encore. que le discours de
Tacite trouve sa . Iraductioa , ou son équivalent ,
dans la dcènë du tableau de Germanicus mourant ?
La peinture qui peut à peine faire voir queues per-
sonnages parlent, au lieu dajouter à ses emplois, en
traitait des sujets que le discours seul peut faire com-
prendre^ trahit le secret de son insuffisance, bien
loin d en corriger le défaut.
On ne saurait trop montrer combien cette vaîna
I
DE LIMITATION. 7I
ambition d étendre la sphère d'imitation de son art ,
induit souvent le peintre à se méprendre sur le
choix des sujets qui y sont propres. Le théâtre ne
laisse pas de contribuer à multiplier ses méprises.
L'habitude d y voir des espèces de tableaux parlants ,
formés par Faction jointe au débit dramatique, fait
croire à lartiste quil peut transporter les mêmes
scènes sur la toile. Oui pour les yeux ; mais le ta-
bleau est devenu muet, et alors les personnages ne
peuvent plus nous instruire de ce qu ils sont et de
ce qu'ils font.
D autres fois on verra tel grand événement , pro-
priété du génie de Thistoire, ou matière d^un poème,
venir se rapetisser dans le cadre d un tableau. Mais
comment y tient-il? Tronqué plutôt qu abrégé , et
forcé de se concentrer dans lespace d^un seul mo-
ment , le fait historique est devenu une énigme. Qui
pourra deviner , dans ce raccourci d'espace et de
temps, ce que, signifie tel sujet, dont Texplication et
la valeur déj^ndent d'un ensemble d objets , d une
succession d actions et de rappoi^ts moraux qui échap-
pent au pinceau ?
La peinture ne donne qu un moment unique de
toute action : force a elle d'omettre ce qui précède
et ce qui suit. Ainsi les sujets dont la représentation
convient le mieux au genre de son imitation , sont
les sujets simples , c est-à-dire peu compliqués dans
leurs ressorts , peu variés dans leurs effets. Nous di-
72 DE LA NATURE
rons ailleurs en traitant des moyens de [imitation
(voyez partie III , paragraphe 9 et 10), comment le
peintre sait, en transportant ses sujets dans une
sphère supérieure d'imitation morale , étendre la ma*
tière et multiplier les ressorts de ses compositions.
Mais il n est question , dans cette première partie ,
cpmmé l'indique son titre , que d établir ce qui con-
stitue la nature de limitation en ellè-mèrae , et dans
ses rapports avec chacun des beaux-arts ; objet qui ne
peut être fixé que par Taoailyse des lois physiques
et morales qui bornent la sphère dWtivité de cha-
cun. Or, une de ces lois est celle qui interdit à lart
du peintre^ Timitation positive des actions qui en-
trent dans le domaine exclusif du narrateur, du poëte
épique ou dramatique, par cela que la parole et le
discours peuvent seuls en être les ii;iterprètes.
Par suite de ces mêmes lois, le poëte se méprend
également sur les moyens et les intérêts de son art,
lorsqu'il lui demande de traiter certains sujets, dont
l'imitation doit tirer sa principale valeur, de la pro-
priété qu'a la peinture de parler aux yeux.
Lessing a déjà remarqué que l'expression des dou-
leurs corporelles , que la représentation des passions
dépendantes du physique, font bien moins d'effet
en récit qu'en marbre ou sur la toile. Effectivement
le poëte peint mieux les affections douloureuses de
Famé que les tourments des maux du corps: et la
raison en est évidente ; c^est qu'il y a le discours et I9
DE L'iMITAïJON, 73
parole pour exhaler la plainte des peines intérieures ,
mais les angoisses et les tourments extérieurs ne pro-
fèrent que des cris. Aussi le poëte dramatique grec
fait-il x^rier Philoctéte sur la scène , et le poëte épique,
faute de la réalité des sons , a-t-il recours à une com-
paraison , qui substitue les mugissements du taureau
aux cris de Laocoon.
L'infériorité du poète à 1 égard du peintre, est tout
aussi •sensible dans Timitation des objets, dont la
propriété spéciale est de Vadresser à la, vue. Tout ce
quil imaginera pour dérober à Fart de peindre le
principe et la vertu de ses efiets sur nos sens, ne
consistera qu en de f oibles équivalents , dus à un
échange fort inégal d'impressions. Il remplacera l'as-
pect dun soleil levant, dun ciel sans nuage, d'un
site enchanté, par des idées plus ou moins analogues
de candeur, d'innocence, de situation tranquille de
lame , mises en corrélation avec les scènes de la na-
ure;carce sontlà les vrais moyens du pocfc, moyens
bien supérieurs à ceux du génie graphiquement des-
criptif, dont je parlerai plus bas. Tout cela signifie,
que le sentiment excité dans Tame par la sympa-
thique liaison du moral ^|éc le physique , nous porte
à nous figurer un site quelconque. Soit : mais chacun
fera le paysage à sion gré ; et le poëte n'aura été peintre ,
en produisant cet effet sur notre imagination , que de
la manière dont le peintre est poëte, lorsque son
image est propre à inspirer au génie de l'écrivain
d'heureux équivalents.
74 DE LA NATURE
Voilà dans le £ût à quoi se réduit cette commu-
nauté si souvent citée , et si mal comprise entre la
peinture et la poésie , et sur laquelle se fondent toutes
les prétentions réciproques de chaque art , à s ap-
proprier^ pour cohipléter ce qui lui manque, les
moyens de ressemblance , que sa nature désavoue.
( Voyez encore sur ce point , part. III , paragr. viii. )
On a considéré Tuniou de ces arts comme une vé-
ritable communauté de biens, tandis quelle nest
qn^un droit de partage dans le patrimoine univer-
sel. Or, la communauté de biens suppose la faculté
d'user des mêmes choses ; le droit de partage assigne
à chacun la sienne Ainsi entendue, non seulement
la communauté dont on parle, ne favorise point l'u-
surpation , mais elle la prévient, en fixant les parts
respectives du modèle commun , dans les limites
quejious avons déjà reconnues; et la conséquencede
ceci doit sur-tout s^étendre aux qualités distinctives
des sujets qui appartiennent à lexécution de chaque ^
art, puisque c'est particulièrement dans le choix des f
sujets, que s'opèrent les méprises et les confusions f
de propriété, dont chacun pense vainement s'en- f
richir. X • f
Souvent en effet Fartiste s appauvrit par ses lar- /
cins. Il est impossible que tel sujet , qui propre à un J
art, deviendra fécond pour le génie, ne reste pas J
stérile par la transplantation maladroite qu on en t
fera. i
DE LIMITATION. 76
Pygmaiion dans Fextase de 1 amour, voit sa statue
s'animer progressivement. Déjà la couleur de la chair
qui se répand sur le marbre, apprend à Theureux
amant et atl spectateur, la métamorphose qui s opère.
Voila un sujet que la peinture seule est en état de
rendre, pari^equelle peut très facilement, par des
tons dé chair ^gradués, faire circuler lapparence de
la vie sur le marbre. Qui le croiroit cependant? la
sculpture sans couleur et sans mouvement (i), s'est
aussi emparée de ce sujet, comme si elle pouvoit faire
dire la même chose à un marbre blanc. Il y a plus ,
un fait aussi borné, et quioffre àspeinela matière d un
Jocnologue^ a été mis sur le théâtre (2), où il est resté
comme exempled^un choix d'action la plus impropre
à la scène, puisqu'il ny a ni mouvement, ni intérêt,
ni véritable péripétie. . ^
lia poésie est Tart qui occupe au milieu de tous
le^ antres le plus vaste domaine. Bien sans doute
n échappe entièrement à l'espèce d'universalité de son
pinceau. Mais cet art éprouve . aussi, les restrictions
que le langage lui-même é$t. forcé de subir, et la
plupart dé ces restrictions résultent de ce que nous
sivons â^ipelé l'impossibilité morale( voyez ci-dessus,
paragraphe 7 ). Or, beaucoup .de sujets se refusent,
iporelement parlant, au pinceau du poète; la faculté
4e décw'eles objets et leurs qualités par le discours,
^t
(i) Groape de Falconet.
(a) Par J. J. Rouâseau.
76 DE LA NATDRE
est souvent très insuffisante : et ç est cette insufQ.-
sance qui pose la borne aux attributions de la poésie.
Franchir ces limites, est de la part du poëte, usur-
pation et violation du principe de Fimitation , qui
veut qu'une chose soit représentée dans une autre chose
qui nen est que [image. Si le propre de limage est
d être incomplète, Timageque donne la poésie man-
que à cette condition , quand le poète , forçant la
mesure des moyens qu'il a de représenter par leurs
analogues, certaines qualités des corps sur-tout, am-
bitionne des moyens directs de description , qu il
semble vouloir dérober à lart du peintre.
Lessing a parfaitement démontré, dans son Lao-
coon , que le poëte se trompe lorsqu'il croit pou-
voir représenter les objets corporels , par le détail
nécessairement successif de leurs parties , puisque
ce détail-là même et cette succession des idées du
discours, sont précisément ce qui s oppose à ce que
les parties ainsi découpées et décomposées , produi-
sent rimage d^un fout pour l'esprit, c'est-à-dire l'en-
semble de la chose qu'il voudroit se figurer.
De ce fait incontestable, il faut conclure que ce
qui , dans la^nature physique , doit sa valeur à ce qu'on
appelle l'ensemble des parties (et de ce genre est
sur-tout cette beauté corporelle dont l'œil seul est
juge), ne peut qu'échapper aux traits partiels et in-
cohérents de la description poétique , lorsqu'elle s'at-
tache au matériel de Tobjet; d'où Ton peut induire
I
DE l'imitation. 77
encore , que dans de tels sujets le genre de descrip-
tion appartenant à la poésie , est celui qui embrasse
les rapports moraux , les détails de sentiment , les
efFets qui ont prise sur lame , à laide d analogies et
de transpositions, et au moyen de ces comparaisons,
qui, nous ramenant au principe élémentaire de Timi-
tation 9 upus font voir une chose dans une autre. Et
tel fiit en cette matière le goût général de toute lan-
tiquité.
. Cependant plus d un poète moderne semble avoir
pris à tâché d'accréditer le goût opposé , dans ce qu'on
a appelé le style descriptif.
On seroit tenté de croire que Jopinion de la com- ^
munauté abusive dont on a parlé, entre la poésie et
la peinture, accréditée déjà par le mal-entendu des
rapports qui existent entre ces arts , se seroit encore
fortifiée par le fait d une influence réciproque de leurs
ouvrages, influence devenue de nos jours 4>lus ac-
tive , soit sur les écrivains, soit sur les artistes.
J'ai parlé du penchant qu a trop souvent le peintre
de transporter sur sa toile les sujets du poëte drama-
tique, tels que la scène les fait voir. Qui nous dira
qne plus familiarisé aussi avec les ouvrages et les ef-
fets du pinceau , l'écrivain n'y contractepas rhabitude
de cette sorte d anomalie poétique d'un goût pres-
que inconnu à l'antiquité , et pour lequel on a , si l'on
peut dire, créé à la poésie un nouvel emploi, sous
le nom de poésie descriptive ?
78 DE LA NATURE
Le poëte atteint de ce goût, choisit de préference,
tantôt les sujets qui sont du domaine de. la ma-
tière, tantôt dans les rapports divers de Tobjet quil
traite, ceux qui sont de nature à éveiller les sensplus
que le sentiment. Rival impuissant du peintre, il af-
fecte de calquer les découpures de ses images sur le
patron de la réalité, de disputer au crayon I4 mul-
tiplicité de ses traits, au pinceau la variété de ses
teintes, de suppléer au total par lenumération ; et
à lensemble des parties par leur dissection.; soins
superflus d^une convoitise maladroite qui lui feit
perdre ce qui lui appartient , pour courir après ce>
qull n aura pas !
Qui ne voit qu^une telle manie dà*ive de lopinioii
où Ton est , quW art peut ajouter à ses moyens ceux
dun autre, et quil peut compléter la mesure de sa
faculté imitative, par des emprunts faits pour dissi-
muler son déficit de ressemblance ?
D'habiles critiques avoient déjà combattu autrçn
fois ce faux goût. Ils avoient montré que. la vraie
manière pour le poëte de peindre les objets maté-
riels, le spectacle de la nature et de ses e£Gets phyn J
siques , n etoit , ni dans la froide méthode d^inven- f
torier les détails, ni dans le^ procédés du démons^ J
trateur, qui analyse les propriétés de la matière; f
qu'elle consistoit au contraire dans Fart de ces heur f
reuses transpositions, de ces échanges des images i
physiques contre les idées morales qui leur corres-
3
f
DE l'IMITATIOW. 79
pondent, ef qui excitant en nous des afiections ana-
logues et sympathiques, mettent (comme on Ta déjà
dit) notre ame en corrélation avec l'impression des
scènes de la nature sur^nos sens.
Mais ce goût s'est reproduit de nos jours sous une
forme plus positive et plus générale , non plus comme
abus de détail dans le style , mais comme système
poétique , et avec la prétention d^ètre un genre nou*»
veau , une invention des temps modernes.
Ce genre prétendu s appelle Romantique.
Si Ton cherche à s^expliquer son nom , c^est-à-dire la
signification du mot, dans son étymologie , il se forme
de roman , espèce de conte ainsi nopimé de la langue
Romane, parcequil prit naissance au temps pu rë^
gnoit cet idiome bâtard ; et de là le mot romanesque
parfaitement semblable , à la désinence près , au mot
roiiuinn'^ue qu^on a emprunté de l'anglois ou de Fal-
mand, parceque romanes(]fue a déjà en françois une
acception reçue, qui aurôit, dit-on, mal rendu Tidée
du nouveau genre.
On conviendra cependant que ce nom.donné chez
nos voisins à un système de dransies, où Fauteur
prend pour modèle Faction sans limites d^un roman ,
exprime assez bien ce genre de composition vraiment
romanesque , ou romantique , comme oa voudra
rappeler. /h
Ce qu'il y a ici de plus difficile à comprendre , c^est
<)u il puisse y avoir une manière de voir, de sentir, de
8o DE LA MATURE
penser, d'écrire, un genre nouveau enfin qui ayant
eu besoin d'un nom, n'a pu en trouver un qui le ca-^
ractérise sans équivoque: car on ne sait si c'est le
vague du mot qui se communique à l'idée, ou si ce
ne seroit pas le défaut même de Tidée, et pour mieux
dire du prétendu genre , qui empêcheroit de lui ap-
pliquer un nom intelligible. De tout on peut dire
avec Boileau : Ce que Pon conçoit bien s énonce clai^
rement. Si l'on dispute sur la signification du mot
Romantique y et si chacun Tinterpréte diversement,
c'est qu il y a beaucoup d obscur , d'indécis , et de
trouble au fond de cette idée , ce qui est le propre
des idées qui se forment dans la région nébuleuse de
Timagination.
Que dire en efGet d'une manière qu'on oppose ,
pour la distinguer, au goût classique? car voilà , toute
négative qu'elle soit , sa définition la plus claire. Le
goût romantique est Quoi? on ne vous dira pas
ce qu'il est, mais ce qu'il n'est pas, c'est lopposé du
classique. Qu'est-ce donc que le goût appelé classique ?
C'est tout simplement celui qui régne depuis deux à
(rois mille ans , celui qui a servi de modèle à tous les
peuples de FEurope moderne, et selon lequel sont
composés tous les ouvrages que le monde a jusqu'à
ce jour admirés.
On voit qu'il se présenteroit îq , contre la préten-
due découverte , bien des objections , mai^ qui me
feroient trop sortir de mon point de vue. Je ne ferai
DE l'imitation. 8i
que deux observations: i^ Comment une telle décou-
verte a-t-elle échappé jusqu'ici à tant de siècles et
à tant de nations? 2^ Ne seroit-ii pas possible quon
prit pour découverte et nouveauté, une simple ma-
nière de voir louche et fausse tout à-la-fois : une er-
reur de resprit, que lamour du changement accrédite,
et que Tambition d'une vaine originalité prétend re-
vêtir des couleurs du génie?
Lorsqu'on presse de ces questions les partisans de
ce goût, ils le défendent précisément par les motifs
qui doivent le faire condamner. On avoue que « c'est
tf une ressource qui supplée , en poésie, à Tinspiration
u morale chez les peuples vieillis ; que cette ressource
*( est empruntée d'une nature physique invariable (i) ;
u et qu'il n'y a plus à décrire chez ces peuples que la
u nature qui ne vieillit jamais» , c est-à-dire , dans le
sens de l'auteur, la nature physique invariable.
Voilà donc , de l'aveu d'un sectateur de ce goût ,
le propre du prétendu genre romantique, c'est ïesprit
cfescnp/i/appliqué plus en grand à la nature physique ;
et voilà ce qui rattache cette digression au sujet que
je traite, et à lobjet de ce paragraphe.
J'ai déjà fait entendre, mais il me faut répéter ici,
quelle est la vraie manière poqr la poésie de traiter
la description des objets matériels. Comme lès arts
du dessin, ou ceux qui parlent aux yeux, ont besoin
(1) Voycs Ch. Nodier , préface de Trilby.
1. a
8j! de la AAïUttE
le plus souvent de traduire Içs idées inorales eu fbrn^es
physiques , la poésie, qui peint à lesprit , aime à con-
vertir en impressions morales , les sensations corpo-
relles. Elle désigne les objets matériels, plutôt par leur
effet sur lame , que par leur action sur les sens , plutôt
dans leur rapport avec les sentiments qu'ils produi-.
sent , que dans celui de leur configuration visuelle.
Son secret sur-tout est de transporter dans les espaces
indéfinis de Tintelligence, qui en a[jrandit Fimage,
les sujets que Fart du dessin ne peut nous présenter
que dans 1 étroite enceinte d^un lieu donné.
I^a poésie et lé style du genre appelé romantique ,
ont une toute autre prétention. I/écrivain, dans sa
manie pittoresque , semble aspirer à la copie immé-
diate et presque graphique des objets de la matière.
Il s efforce de s attacher à leur réalité, comme s'il
pouvoit sen prendre à Forgane visuel. Comme si •
Fidéê de peinture appliquée à la poésie, n etoit pas
une simple fiction du langage, il emprunte le^ yeux
du peintre pour considérer la nature, et Fimagina^
tioh remplie de formes, de teintes, d'accidents de
lumière , et autres effets physiques ,J1 se croit devant
une toile , il rêve qu il a des crayons ou le pinceau
en main, et se figure que des mots et des phrases
vont faire sur Fauditeur Fimpression que la nature
destine au spectateur. Il n y a là pas moins que la
méprise d'un de nos sens contre un autre. La poésie
sans doute a ses tableaux, mais ce sont des tableaux
DÇ L^IUITATION. 83
par métaphore; et comme il est interdit à Vœil de
les voir, il est défendu au poète d aspirer à lemploi
deléments qui n ont de valeur que par la visibilité.
Si Virgile nous peint la nuit, cest par son effet
général sur les créatures, il n'a pas la vaine préten»
tion dé rivaliser avec le travail du paysagiste. Tantôt
il feit dormir Thomme , les animaux , les vents; les
flots de la mer; tantôt il placé le voyageur au mi-
lieu de la forêt sombre , prêt à s^égarer à la lueut*
douteuse du flambeau des nuits.
Voulons -nous voir le même sujet? car voir est
presque le mot propre , dans Tesprit du style roman-
tique, tant on semble s Y étudier à recueillir les traits
qui sont du ressort de la vue. Ici la nuit aura des ailes
de gaze noire. Elle tapissera le ciel de crêpes junébres ^
et lés étoiles en sewnt les doux c/or^«. -^Ailleurs on
vous fera voltiger de petits nuages ^ comme de légers fio^
cons de laine ^fuyant sur le disque argentin de la lune;
le miroir du lac voisin réfléchira sa pâle figure, et les
ondulations causées par la brise iki soir, en rideront l&
tremblante surface. Ne croiroit-on pas qu on ait pris à
tâche de détailler , en démonstrateur dV>ptique , un
clair de lune par Claude Lorrain ? Est-ce le peintre qui
a cru se traduire en récit , ou le poète a-t-il imaginé se
feire peintre en second ? .
Dans le prétendu genre dont je parle , oli diroit
que la muse du poète aurait quitté sa lyre idéale,
pour les instruments mécaniques de tous les arts
6.
i
84 i>E I-A. NATUBE
du dessin. Ce n^ést plus des objets même de là na-*-
ture physique , que récrivain tire d'immédiates in*^
spirations , mais bien des imitations et des procédés
imitatifs de lartiste. Son pittoresque est celui du
«rayon , ses descriptions sont formelles , ses méta-r
^hores sont techniques. Il allonge les corps en obé-
lisques , les arrondit en coupoles y les creuse en calices.
Il prétend modeler des formes, tracer des contours,
profiler des lignes, projeter des ombres, grouper
des masses. Il colore les fleurs de minium , peint le
firmament d'outremer. Il drape les montagnes de
neige , les coiffe de frimats ; il déroule les plis des
nappes deau. Il passe des glacis sur laurore, et des
demi-teintes sur le crépuscule. Ne craignez pas qull
oublie les vapeurs de la perspective aérienne dans
les fonds, ni les repoussoirs sur le devant de ses su-
jets , ni le lichen ou la mousse des troncs dWbres^
ni le ton verdàtre ou la moisissure de la pierre tu-
mulaire, ni la plante parasite de la ruine, ni les tons
rembrunis de la tour, ni le jeu de la lumière dans
ses vitraux, ni le balancement des ondes du lac, ni
le reflet du peuplier qui se mire dans son cristal.
On diroit qu on ait voulu épuiser le vocabulaire
de lart de peindre à paraphraser des tableaux.
Non cependant qu on ait la pensée de disputer à
la poésie Texpressiou de certains effets extérieurs de
la nature. Ce que Ion reproche à ce goût , c^est de
s'attacher aux images tirées des objets matériels, au
DE l'imitation. 85
lieu de celles quil peut puiser dans les sentiments
morauiL, de préférer les désignations, et, si Ton peut
dire, les signalements des corps, aux impressions de
Tame , les rapports bornés des êtres visibles , aux rap-
prochements sans bornes du régne des idées ; c est
Taffectation de parler aux sens une langue qui n est
pas la leur, en refusant à Tesprit le langag^e "qui est
le sien , de délaisser les ressorts de laction la plus di-
recte sur. le cœur et Timagination , pour fatiguer sans
fruit, et fausser les cordes dun instrument, rebelle
à la main qui les touche, et inhabile à produire
Teffet qu'on lui demande ; c est enfin de faire des-
cendre la poésie des hauteurs d'où son génie dispose
du monde intellectuel et moral , pour se venir me-
surer à arme» inégales sur le terrain des réalités ,
avec des arts dont le propre est d'exprimer les formes ,
les couleurs des corps, et dont le but toutefois, en
employant la matière dans s^ images, est de leséle
ver à ces régions mêmes de lidéal , que le poëte semble
avoir voulu déserter.
d6 DE Là nature
PARAGRAPHE X.
Continuation du même sujet.
SECONDE ERREUR DE L*ARTISTE.
Elle consiste à chercher la vérité cn^defà des limite^ de chaque
art, par un sj'stème Je copie servile^ qui etilève à F imitât ion
ou à limage , cette partie fictive qui en fait f essence et le ca-
rajetère,
Vniw{ueimiterye^pr0(iuirekiresiembtaBcedunechose
dans une autre chose (fui en devient Pimage^ ii est sen-r
sible que rimiUCion propre des beaux<-arU n admet ,
et ne peut admettre que les apparences des ehoses.
Or y toute apparence due à Tart est plus ou moins
fictive. Autant doit-on en dire du genre de vérité qui
appartient à la ressemblance imitative. C'est de la vé-
rité, mais une vérité par fiction. {Exficto wsrum.)
On a vu comment la prétention à une ressem-
blance entière, interdite à Tirnage nécessairement par-
tielle , porte Tartiste à convoiter hors du cercle de
son art, des ressources étrangères , qull ne sauroit se
rendre propres. Montrons maintenant, comment
Fambition tout aussi illusoire d^une vérité mal en-
tendue, pousse l'imitateur dans un excès opposé, et
le retenant en-deçà des limites naturelles de son art ,
I
DE l'imitation. Hj
lui fait abdiquer une partie de ses avantages et de
ses moyens.
Cette autre erreur de Tartiste ne consistera plus à
prétendre doubler ou multiplier les moyens de res-
semblance propres de son art y par la cumulation abu-
sive des moyens, ou des points de vue imitatiis d'un
autre art; au contraire, resserrant, si Ton peut dire,
le cercle de ses attributions, méconnoissant et la
nature de l'imitation, et le caractère d'image qui
la constitue, et 1 espèce de ressemblance qui appar-
tient à tout ouvrage fictif, il ne visera, dans son hori-
zon rétréci, qu'à identifier Vouvrage avec le ùiodèle
individuel. Il affectera de l'en faire approcher au point
de lui donner l'air d'y avoir été calqué. Il échangera
(moralement parlant) le charme qui tient à ce quil
y a de fictif dans l'apparence, contre le désenchan-
tement d'une fausse vérité; enfin , la liberté de l'imi-
tation contre la servilité de la copie.
Voilà comment il arrive que de la même source ,
c est-à-dire , de la confusion des idées sur ce qui est le
principe élémentaire de l'imitation , sortent deux er-
reurs diverses , mais qui vont Tune et lautre aboutir
au même vice, celui de ï identité, ou de la prétention
à en produire leffet.
Cette dernière méprise a lieu également dans les
arts du dessin , comme dans ceux de la poésie; mais
la poésie est peut-être l'art où elle se montre le plus
à découvert, celui où Ion s'est le plus efforcé d«
88 DE LA NATURE
substituer Fidée de réalité Bervile dans les images , à
celle de ressemblance imitativc.
Cest par suite de cette prétention, que quelques
uns ont essayé d^enlever entièrement à lart du poëte
ces moyens fictifs, ressot*ts nécessaires dé son action
imitative et du plaisir qu^elle procure. Les uns ont
voulu rabaisser son langage au niveau de la prose ,
sous prétexte qu^il n^est pas naturel de s^exprimer
par des paroles cadencées ou mesurées. Les autres lui
ont contesté lemploi de ces conventions, dont lefFet
est de modifier, dans une multitude de sujets , la vé-
rité qui est celle de la réalité, et deTéchanger contre
la vraisemblance poétique.
Après avoir supprimé du langage de la poésie, le
rhythme , le métré et la rime, on a fait des poëmes en
prose , par égard pour ce qu'on appelle la vérité.
Ailleurs on a contesté à Tépopée ses créations mer-
veilleuses, sous prétexte qu'elles sont contraires aux
lois de la nature physique , comme s'il n'y avoit pas
la nature de l'imagination ; comme si elle n'étoit pas
un don de la nature, cette faculté donnée à Thomme
de créer^ à laide de la poésie, un monde d'images ri-
vales de la réalité.
On a tenté de bannir du théâtre ces conventions
fictives, sans lesquelles l'imitation dramatique ne se-
roit plu^ ni séparée, ni distincte dé la manière d'être
positive du cours ordinaire des choses de la vie. On
a prétendu que la nature n'étant assujettie à aucune
I
DE l'imitation. êg
sorte d'unité ni de temps, ni d'action, ni de lieu,
dans les événements qui se passent sur la scène du
monde, l'art devoit faire comme elle, et procéder au
théâtre dans une représentation l>ornée, comme elle
agit dans ses opérations illimitées. Ainsi ou a vu des
drames taillés sur la mesure d un corps d'histoire, en
autant d'actes que Thistorien auroit fait de tomes. On
a vu des actes de la .longueur d une pièce , des pièces
divisées en journées, comme le Decameron de Bocace,
des drames enfin devenir des romans dialogues.
Non seulement le poëte dramatique dans son res-
pect pour la réalité , ou ce que quelques uns prennent
pour la vérité, a cru devoir multiplier les incidents,
et presser, dans l'espace de quelques heures , des faits
que la succession des années pouvoit seule dévelop*
per ; mais pour s'identifier davantage avec son pré-
tendu modèle, il s'est étudié à soumettre tous les
détails aux yeux. De là ces pièces appelées depuis peu
mélodrames, où, par de continuels changements de
scènes et de décorations, on vous déroule tout le
matériel d'ohjets, qui n aurôient dû se montrer qu'en
récit abrégé; où Ton vous fait assister à des spec-
tacles de meurtres, de jugements, de combats; où
tout s'adresse à la vue, doù toute imitation morale
s est retirée, pour faire place, dans l'expression vul-
gaire des passions , à la ressemblance identique ; en
sorte qu'un tel drame n'est plus qu'un ballet panto-
mime expliqué par des paroles.
go DE LA NATUHE
Dirai-je qu'on « vu, par une sorte de représailles,
cette autre imitalîoa de la nature, qui , dans l'action
scénique , consiste à faire parler les gestes , à substi-
tuer au langage articule des sons , les mouvements
mesurés des corps , aller aussi , par lèie pour la vé-
rité 9 jusqu'à donner de la voix à la pantomime et des
paroles au danseur?
On trouvera dans les compositions musicales du
théâtre, plus de traces de cette manière dy consi*
dérer l'imitation, quon ne pense. Le commun des
hommes en effet y prend goût à ces sortes de con-
ceptions, où l'art se mettant lui-mêm# en scène, est
à-^la-«fbis le sujet et l'objet de la mMsique; je parle de
ces semblants de concerts , de répétitions , de leçons
de chant , de dé^is d ei(écution tant de fois reproduits
sur le théâtre. Là on peut dire que l'imitation est
tout-à-fait identique. (Voyez plus bas paragraphe XV.)
L'emploi de certains instruments , comme des tam-
bours dans une symphonie belliqueuse, des détona-
tions d'armes à feu pour exprimer le, combat , du
toonerrefactice pour peindre lorage^ rentre évidem-
ment dans la même classe de méprises. A vrai dire,
trop de bruit pour exprimer le bruit , trop de cris
dans le chant pour rendre la passion , détruit l'effet
de Fimitation. Plus le genre du sujet la place près
de la réalité , plus il convient de respecter le peu d'es-
pace qui l'en sépare.
C'est encore par une fausse idée de vérité dans la
i
DK l'iMITATIOK. ' 91
re$semklance imitalive propre de la musique , qu ou
demande à racliou du jeu ce quHl faut attendre de
Faotioii du chant» ci k Tintérèl du drame, ee que Tin*
tërèt musical €6t appelé à remplacer. ( Voyra plus bat
ibid, ) Le chanteur ne s'abuse^t-il pas aussi , lorsqu'il
$e permet de mêler dèa\ paroles rhythmiques et mesu«>-
rées du chanta les inflexions ou plutôt les écarts de
la déclamatioii libre, rompant ainsi le charme de son
art par un contraste qu^il prend pour une vérité,
lorsqu'il n'est qu'une dissonance?
Il n y a pas jusqua certains acteurs qui préten-r
drent que la déclamation doit mépriser la mesure ,
et faire oublier les vers. La recherche affectée d'un
naturel en-deçà de la nature de Timitation , leur fait
confondre les nuances de chaque {;enre de simplicité :
ils vont du simple au familier , et tombent dans le
trivial.
Il en e&t ainsi dece système dramatique auquel le
génie sans règles du poète anglais a donné lappui
de son exemple, si toutefois on doit donner le noni
de système, à une manière d'imiter, produit dun
instinct ignorant, que la nature désavouera, tant que
la raison et le goût seront dans la nature. Le génie
peut bien s'emparer d'un genre vicieux, sur- tout
s'il trouve dans son irrégularité , cette sorte d'indér
pendanee, qui, propice aux écarts de la pensée, en
favorise quelquefois la hardiesse et loriginalité. Mais
le vrai génie de l'imitation , celui qui est de tous les
92 I>£ LA NATURE
siècles , sera le génie soumis à la nature et libre dans
les entraves de Fart. Or, peut-on qualifier ainsi ce
goût de composition dramatique, où tous les extrêmes
se trouvent confondus, où la bassesse du langage
contraste avec Télévation des personnages, et la tri->
vialitédes images avec la recherche des pensées; où,
pour parottre naturel , le poëte tragique descend jus-
qu'à la familiarité de la plus basse comédie, et dans
les passages successifs de ses tons opposés, tombe,
avec brusquerie , du style épique au style des tré-
taux?
La muse de Fhistoire n est pas moins en butte aux
méprises de ce faux zèle pour la vérité. On tie peut
pas mettre en doute que le premier devoir de Tbis-
torien , ne soit la véracité et la fidélité aux faits qu'il
raconte. Mais la manière de les présenter rentre aussi ,
jusqu'à un certain point , dans le domaine de Timi*
tation poétique; et Fart de mettre en lumière les
causes des événements, de faire ressortir dans des
portraits bien tracés , toutes les variétés des carac-
tères, de donner aux récits la couleur, la vie, et le
mouvement , est un art rival de celui du poêle et du
peintre. Cependant on a contesté à l'historien le droit
d user de ce genre de talent imitatif. On a voulu lui
interdire lemploi de ces discours fictif , qui mettent
en scène les personnages , et développent d'une ma-
nière, en quelque sorte dramatique; les secrets res-
UE l'imitation. 93
sorts de la politique. On a enfin été jusqu'à prétendre
que tout art devoit être banni des relations histori*
ques, et qu^elles dévoient se borner à être des chro*
niques et.de simples gazettes.
Je dirai peu de choses ici des arts du dessin , pré*
cisément parceque, sur ce point de critique, la ma-
tière seroit très abondante , et parceque la seconde
partie de cette théorie ramènera à leur égard le même
genre de notions. Qull suffise de rappeler ces aber-
rations du goût de certains temps , de certain^ écoles ,
où l'artiste crut être imitateur fidèle de la nature , en
reproduisant, comme dans un miroir, les défectuo-
sités qui n'étoient que celles de l'individu , dont il
avoit fait son modèle, en ravalant les œuvres de l'imi-
tation à n'être que des empreintes y des espèces de^c
simile, dépourvus de beauté , et privés de toutes les
cqnditions de la véritable imitation.
Remarquons encore combien la contagion d'un
iaux principe est subtile, et comment, sans qu'on y
fasse attention , elle corrompt de proche en proche
les œuvres d'un siècle ou d'une nation , dans l'esprit
qui les produit, et dans le goût qui les encourage.
Pourroit-on méconnoltre que c'est à cet esprit vrai-
ment matérialiste, à ce goût purement sensuel, que
sont dues , et cette indifférence , en peinture , pour
le genre des sujets historiques , c'est-à-dire de ceux
qui doivent avant tout parler à l'ame ou à l'intelli-
94 BE LA NATUR&
gence, et celte préférence donnée à un genre flétri
dans Tantiquité par le nqm qu'on lui donna (i), genre
devenu si cher aux temps modernes ^ geûre où les
objets de la nature vulgaire, où tout ce qu'il y a de
bas et d'ignoble dans letat de société, trouvent de si
nombreux admirateurs , depuis que les sens ne de*
mandent aux arts que les jouissances de la matière?
L'efiBet de ce principe ne se trahit-il pas aussi par
la prédilection qu'obtient depuis long^temps sur la
scène, dirai*je la peinture, ou plutôt la réalité ab^
solue de ces sujets pris dans là fange des ruisseaux , de
ces personnages ramassés ^u coin des rueS) ^t qu on
transporte sur le théâtre , non plus avec le masqué
de la caricature , qui en deviendroit au moins Timagé,
et préteroit à la comparaison^ mais avec la turpitude
* d une grossièreté si réelle , qu'on pourroit se dispenser
d acteurs pour jouer de pareilles pièces, et encore
plus d'auteurs pour les composer ?
-» — — =— =- — ==-- —
(i) Hhyparographie. Peinturé de vilenies. •
DE LIMITATION. qS
' PARAGRAPHE XL
Qu il faut reconnaître dans chaque art quelque chose
de fictif quant à la vérité y et quelque chose «fin-
complet quant à la ressemblance.
811 è8t vrai que chacun des beaux-arts ne peut
embrasser qu'une partie de luniversalité du grand
modèle et si chacun ne peut reproduire cette por-
tion correspondante aux- moyens qui lui sont pro-
pres , que dans ce qu'on appelle inlage, on est forcé
de reconnoitre que Timitatiôn accordée par la nature
«chaque mode imitatif , reste nécessairement incom-
plète quant à la similitude , et encore fictive pour ce
qui est de la vérité.
Ces deux faits , dont les conséquences sont aussi
importantes que nombreuses , ne sauroient être con-
testés , dans tout ce qu'embrasse la région des sens
physiques. Comme ^ par exemple, à la figure dessinée
sous un point de vue, il manque sensiblement tous
les autres points de vue ^ sous lesquels la même figure
auroit pu être représentée; il est de même tout aussi
sensible pour Tesprit , que certaines qualités , cer-
taines propriétés dépendantes de la nature spéciale
soit du modèle^ soit delà matière-, soit des instru-
96 DE LA NATURE
ments de tel ou tel art, manqueront à Tart dont le
modèle, la matière et les instruments seront divers.
Voilà ce qui fait ïincomplet de chaque art pour la
ressemblance.
Ce qui en £ait le caractère fictifs consiste dans la
nécessité pour chacun, de ne pouvoir produire que
lefifet apparent et simulé de la chose imitable, efifet
qui s'oppose à celui de la chose même ou de la vérité
absolue. Ainsi personne ne méconnoit la nature de
cette vérité fictive, qui nous &it trouver du plaisir
à voir le portrait d^une personne rendu par un mor-
ceau de marbre blanc, ou fondu en bronze noir; à
voir Facteur sur la scène nous représenter un être
fort différent de lui ; à entendre le poète remplacer,
dans son langage artificiel et mesuré^ la liberté du
discours véritable, à entendre les sons des instru*
ments, substitués aux effets du bruit réel, ou de lar-
ticulation de la voix. Ce sont là tout autant de fic-
tions que Ton ne sauroitméconnoltre.Toiit le monde
est forcé den avouer Texistence, pour ce qui regarde
la partie matérielle ou mécanique de tous les beaux-
arts , puisque ce sont autant de faits dont le sens ex-
térieur dépose.
Mais reconnottre que chaque art , par suite des lois
physiques de la nature , est borné à une imitation in-
complète et fictive, c'est reconnoitre comme con-
traire à la nature tout moyen d emprunt , par lequel
un art, aux dépens d^un autre, sapproprieroit soit
DE l'iMITATIOÎI. . 9^
un surcrait de ressemblance physique, soit uQr sur-
plus de vérité pMitive.
Ce qui est incontestable d après les lois physiques
de Timitation , nous avons vu ( ci-dessus paragraphe
IV ), qu'on ne sauroit non plus le contester dans
Tordre des notions morales ou des qualités intelleic-
tuelles, dont Tesprit est juge.
Il faut donc montrer qu'en vertu des lois de là na-
ture morale de limitation, chaque art est aussi ré-
duit par les moyens quil tient d'elle, à ne produire
qne des images fictives et incomplètes pour lesprit.
Et , par exemple , dans quel art plus que dans Tart
dramatique , se manifeste au goût et à Fintelligence,
la nécessité de cette sorte de faux ou de ce fictif sur
lequel repose la vraisemblance au théâtre?
Peut-on donner un autre nom à cet arrajiigement
tout-à-fait conventionnel auquel le poète est tenu
de subordonner tous les faits , tous les incidents qui
forment le fond de son sujet , ou pour mieux dire
de sa fable ? Qu est-ce q|ie cet accord qu il se plaît à
concerter entre les causes de levénement qu'il mo-
difie, et les effets qu'il leur commande de produire?
Q« est-ce que cette combinaison de formes , de traits
contrastés , qu'il imagine entre tous les caractères
quil trace, pour les faire valoir et briller l'un par
l'autre? Qu est-ce que ce rapprochement de circon-
stances ou de personnages , que le poète opère exprès ,
pour mettre l'auditeur au fait du sujet , par le récit
I.
y8 UE LA NATURE
plus pu moins naturel de ses antécédents ? Qu%st-ccf
que cette pratique plus factice encore, des prologues
explicatif ,. chez les anciens, qui visèrent beaucoup
moins qu'aujourd'hui , à la réalité d'illusion? Qu est-
ce que tout cela , sinon un ensemble de procédés et
de moyens fictifs dans le véritable sens du mot?
Mais ce sujet sera traité plus en détail , à larticle des
conventions ( part. III , paragraphe i v. )
Il n'est pas nécessaire de s étendre plus longuement
sur les preuves de ce qui constitue \ incomplet de Timi-
tation dans Tart dramatique. On sait comment , limité
quil est par lespace et la durée ^ il lui est interdit de
rendre la totalité des développements et des accom-
pagnements réels de chaque sujet. A quelque degré,
de quelque façon que le poète essaie de franchir les
limites que lui donne la nature y et malgré toutes les
ressources de la visibilité dans ses images , du langage
dans ses acteurs, du mouvement dans ses figures,
son action ne sera jamais qu'un abrégé d'action , son
ensemble le fragment dun tflut, sa peinture une ré^
ductioa obligée de l'original.
La poésie nafrative, dont le ressort semble tout
embrasser, trouve pourtant (comme on la déjà d*t)
d'invincibles obstacles à compléter lefifet^de ses ima-
ges , lorsque , par exemjrfe , elle s attache à la descrip-
tion soit des formes matérielles, soît de l'ensemble
des corps , et de beaucoup de propriétés du monde
visible. Faut-il faire remarquer, que ce quelle a de
• DE L^lMlTAtlON. 9g
fictifs se découTre moins encore dans ce qui comtitue
son langage, dans la mesure ou la cadence des mots,
que dans 1 emploi des formes de style étrangères à
lexpression ordinaire dû discours , que dans Tusage
des métaphores , dans Tintervention d'êtres imagi-
naires 9 dans la création de certains caractères , de
certains traits de physionomie morale, dont 1 original
est par-tout et n est nulle part ?
Aucun art considéré dans sa faculté imitative, ou
celle de produire des ressemblances, n'offre plus sen-
siblement^ que la musique, des images incomplètes^
et par des moyens ylus fictifs.
Et de fait où est le modèle de la musique? Où le
prend-elle ? Où nous est-il donné de le saisir pour y
comparer son image? Peut-être ce modèle n'est- il
lui-même qu'une fiction de Tartiste. Quel qu'il soit,
ehacun sait que ta musique n exprime les sentiments
ou les passions , que par lé langage inarticulé des
sons, c'est-à-dire, par des équivalents toujours fort
loin de la réalité du discours. Généralement, cet art
n'a rien de fixe ni de fini dans ce qu'il représente. Il
n'a aucun moyen positif de produire ses images*^ sous
des traits qui nous forcent de tes reconnottre. Son se-
cret est de nous mettre dans le point de vue de ce qu il
ne peut pas montrer, et de nous déterminer à nous
lé figurer nous-mèmes.Cest d^ctivement notre ima-
gination, qui, comme sous la dictée d un programme,
compose les tableaux dont il ne donne que Tidée.
7-
lOO DE LA NATURE
Le pouvoir magique de Tart musical , est de nou9
contraindre à donner une forme aux conceptions les
plus indéfinies, a terminer par des contours le vague
de ses esquisses , à échanger ses idées contre des sensa*
tions , à traduire des sons fugîtife en images, et par
des transpositions sans nombre^ à compléter en nous
les effets d^une imitation , dont le succès dépend peut-
être autant de celui qui les reçoit , que de celui qui
les produit.
Comme il est dans la nature d'une théorie, dont
les nptions quoique distinctes sont contiguës , de
paroitre ramener souvent le même sujet sous des
aspects semblables, j^épargnerai d'autant plus vo-
lontiers au lecteur les applications du sujet de ce pa-
ragraphe aux arts graphiques, que les deux condi-
tions imitatives dont je parle , y sont aussi faciles à
distinguer dans ce qui est du ressort de Tesprit,
que dans ce qui est tributaire des sens. Qui ne con-
noit les bornes des propriétés nioï*ales et deâ instru-
ments physiques des arts du dessin ? Qui peut igno-
rer ce qu il y a de nécessairement incomplet dans les
ressemblances quils produisent? Inutile, je pense
aussi , de montrer ce qu^il y a de fictif dans les moyens
de la peinture, qui na que des superficies pour
rendre leffet de la rondeur et de la profondeur , des
lignes fixes pour exprimer le mouvement , et qui , res-
treinte dans lactlon à Tunité dHnstant , doit repré-
senter ce qui nest déjà plus, si Fou peut dire, et ce
qui n est pas encore.
DE l'imitation. IOI
Il n'y a rien à cet égard , de particulier pour la
sculpture, qui n'ait déjà été dit ailleurs, ou qui ne
rentre dans les notions particulières à la peinture.
Mais l'instinct du grand nombre prend volontiers
le change sur les deux points de théorie qui nous oc
cupent , dans l'opinion qu'on se forme de la valeur
imitative de lart orchestrique ou pantomime. Com-
ment croire en effet qu'il manque quelque chose à
la vérité absolue d'un art, qui nous ofiFre une imita-
tion si voisine de l'identité ? Qu'y a-t-il là , dit-on , de
fictif et d'incomplet?
Heureusement pour cet art, on se trompe. Car si
la ressemblance y étoit complète et la «vérité sans fic-
tion , il cesseroit d'être art d'imitation. Disons donc
où est l'erreur: c'est qu'op oublie ou qu'on ignore,
que ce qu'il y a dans cet art de sensuel et de corpo-
rel , à quoi beaucoup de gens s'arrêtent , n'est cepen-
dant comme dans les autres arts , malgré la contiguité
du modèle et de l'image, qu'un instrument représen-
tatif, un moyen fictif dans sa réalité même, d expri-
mer des idées , de produire des images immatérielles,
de rendre les sentiments et les afiFections de l'ame, et
que 'sinon, il n'y auroit que des tours de force ou
d'adresse. Mais on ne s arrêtera pas à prouver ce qu'il
doit y avoir d'incomplet dans un art qui a des gestes
au lieu de paroles, qui est condamné au mouvement
même pour donner l'idée du repos , comme la mu*
sique ne peut rendre le silence qu'avec du bruil.
I02 DE LA NATURE
Chercher à soustraire plus ou moins chaque art,
aux conditions que lui impose sa nature fictive, pour
donner à son imitation ce qu^on croit être une exten-
sion de vérité;
Chercher à compléter plus ou moins ce qui man-
que aux moyens naturels de l'imitation propre de
chaque ait , pour y rendre la ressemblapce plus en-
tière : .
Tels sont les deux points auxqi^els ont visé et ten-
dent continuellement d'ignorants novateurs. On a
déjà fait connoitre et leurs efforts et leurs résultats.
Comme c'est contre leurs tentatives que cette théorie
se dirige, la suite donnera plus d'une occasion de les
combattre.
Il suffira d avoir puisé ici dans cet aperçu des
deux conditions imposées aux arts par la nature de
rimitatiou , la démonstration du vice et même du
vide des prétentions , que l'ignorance che2 les uns , et
l'impuissance du talent chez les autres , ife cèdent
4'accréditer.
t
i>E l'imitation. io3
PARAGRAPHE XIL
Que ce qtiily a de fidif et dtincomplet dcms chaque
art, est précisément ce qui le constitue art, et devient
le ressort même du plaisir de Fimitation.
Dès que, par la loi de nature , un art ne peut être
autre chose qu une manière de saisir et de présenter
un seul des aspects du modèle universel, rien de
plus vain que tous les effprts de Tartiste pour don-
ner à son image un surcroît de vérité ou un supplé-
ment de ressemblance pris hors de la sphère de son
imitation. De quelque façon qu'il emprunte, et de
quelque part qu'il tiine ses ressources , soit par des mé-
langes de genre, soit par des complications de res-
sorts, soit par Taffectation d'une fiîlélité identique,
soit par toutes les transpositions physiques ou mo-
rales du régne de la réalité dans celui de l'imitation,
l'erreur est la même , et son résultat sera par-tout
semblable. Ce qu'on croit ajouter à la vertu imita-
tive , est précisément ce qui la détruit , et en ce
goare aussi le mélange des éléments les neutralise.
Oui, c'est précisément cequ'il y a de fictif et d'm-
complet dans chaque art, qui le constitue art. C'est
de là qu'il tire sa principale vertu et Yeffet de son
lo4 1>E LA NATURE
action. C'est de là que vient le pouvoir quUl a de
nous plaire.
Il faut dire en effet qu a ce double défaut s^attaahé
la condition du plaisir que nous recevons de Timi-
tation. Cette condition est que Tame doit être avertie,
et voir clairement, que si on a le projet de la séduire,
on n a pas le moyen de la tromper (voyez plus bas
au paragraphe xi v sur Y illusion ) , et que ce qu'on lui
présente , est véritablement une chose qui est Timage
d'une autre chose. Alors persuadée qu'on ne lui
montre l'objet ou le sujet imitable que sous un seul
de ses aspects, elle jouit d'autant plus, que captivée
par l'art qui la concentre dans ce point de vue, ni
elle ne désire, ni elle ne penseà soupçonner qu il y en
ait un autre.
Que l'on mette plus ou moins de réel à la place
du fictif, dans Fœuvre de l'imitation , en la rappro-
chant de Tidentité physique ou morale dont on a
tant de fois parlé; que l'on complète de fait la res-
semblance de chaque art, ou par un surcroît de
vérité individuelle et vulgaire, ou par la cumula-
tion de moyens dépendants d'un autre mode imi^
tatif ; qu'on remette , par exemple , au positif dans le
langage, tout ce que lart avoit revêtu de la méta-
phore poétique , que trouvera-t-on ? Le désenchan-
tement de la réalité , substitué au charme de l'imi-
tation. Il y aura, dit-on, le plaisir de la nature. Soit:
piais, dans Tart, il ne s'agit pas de ce plaisir-là. Il
ITE LIMITATION. lo5
ne s^açit pas de celui qu on éprouve à voir la nature
elle-même, et en elle-même, mais bieii la nature
dans son image. Pour jouir de la nature, on n^a
besoin ni des formes , ni des moyens de Fart. Apnu-
1er lart, ou ce qui est la même chose,. leffet repré-
sentatif de son image , c est faire ce que fait lenfant ,
lorsque brisant la glace , pour saisir sa propre appa-
rence , il anéantit Tune en détruisant lautre.
Tel est le résultat de ce complément qu^on a la
vaine prétention de donner à chaque mode imitatif ,
et il est le même dans tous ; seulement il sera plus
frappant à Tégard de ceux qui sen prennent directe-
ment à lorgane extérieur, par des moyens matériels.
Introduisez , .par exemple , dans les décorations
des scènes , la réalité au lieu de Timage des objets.
Faites-moi voir par un percé réel au fond du tliéàtre,
les montagnes du pays , et la mer avec des vais-
seaux (i) voguant sur ses flots, en place de la pein^^
ture de cette perspective. Remplacez les toiles de
fcuid, les/e?*me5 découpées des coulisses, par des
arbres naturels, par des colonnes et des bâtisses
solides , je ne saurois dire quel plaisir ce spectacle
de réalités me procurera , mais ce que je peux as-
surer, cest que je n aurai pas le plaisir qui doit ré-
sulter de limitation .
Supposons que dans les fictions pantomimes de
(i) Comme aa tbëâtre de Lisbonne.
I06 DE LA NATURE
combats, de sièges , d^attaques ou d assauts , une réa-
lité quelconque vînt à changer les combattants en gla-
diateurs efïecttfe.... On m arrête ici, et Thumanité se
révolte.... Eh bien , le bon goAt devra se révolter aussi
contre ces apparences trop voisines de la chose ef-
fective , lorsque des moyens d une illusion grossière
viennent par trop heurter les sens. Ainsi ôp a vu au
milieu des spectacles de sièges, dmcendies, préci-
piter des mannequins dans les flammes, et Timita-
tion se mentir à elle-même par un excès de vérité,
jusqua faire accompagner ces chutes facti<^ par
des cris réels , et cela lorsqu'il n'étoit permis de se
iaire entendre qu aux yeux.
On conçoit mieux , et Ion avoue plus volontiers
ces défauts, lorsqu'il suffit du sens extérieur pour
en juger. Cest pourquoi personne ne s avise de jus-
tifier la menteuse illusion de ces statues peintes qui
de loin surprennent Tinatteption du spectateur. Cha-
cun sait que leffet de cette cumulation imitative , est
nul , tant quUl est inaperçu , et peut-être plus nul en-
core , dès qu on le découvre. Car c^est bien le cas de '
dire , Tant quon ne le sait pas , ce nest rien ; dès qu*on U
sait , cest peu de chose.
Cependant ce qu on s accorde à blâmer dans tous
ces cas, comme détruisant, pour les yeux, Tessence
même de l'imitation , en la dépouillant de ses attri-
buts fictifs, on Fapptouve et on le fait pour Fesprit
DE l'IMITATIOK. IO7
dans les aris , et dans celles de leurs parties qui sont
moins tributaires de la matière et des sens.
Et font-ils autre chose^ qu amoindrir et annuler
souvent la vertu de leur imitation , par lassociation
soit d^une imitation étrangère , soit d'une réalité déS'^
enchanteresse, ceux qui se croîenllpermis (eomme
nous Tavons fait voir précédemment) d?introduire
par une alliance d'éléments incompatibles , le lan«<
gage vulgaire dans une action héroïque ; ceux
quj mêlent aux sentiments sublimes des plus tou*
chantes portions, les circonstances burlesques des
situations sociales du plus bas étage ; ceux qui veu-
lent que tout puisse se faire et se dire en poésie et sur
la scène , comme il se passe en réalité dans le monde;
ceux qui pensent que la déclamation ne doit pas
difSérer de la conversation , et Faction théâtrale de la
fiimiliarité des onanières; ceux qui, dans les art^ du
dessin , ne sachant point distinguer le vrai imitatif
de la servilité du calqué , wudr4)ient que 1^^ fidélité
du pantographe ou de la chambre noire , fût la me-
sure de la vérité [nttoresque; ceux qui ne reconnois-
sent d autre ressemblance que celle de l'art du por-
trait , d'autre imitation de l'homme , que Timitatipon
dun homme; ceux qui, se méprenant sur les no-
tions de la variété imitative (voyez paragraphe vu),
en placent le plaisir dans la promiscuité de genres ;
ceux qui croient servir chaque art , en lui suppri-
I08 DE LA NATURE
mant la difficulté qu'il y a detre vrai dans des
images qui ne sont que fictives , et de satisfaire corn--
plétement à la ressemblante avec des moyens propres
à favoriser la dissemblance ?
Que peut-il résulter de toutes ces tentatives? c'est
que lorsqu'on civ>it ajouter à la vertu de Fart, par des
ressoui^ces propres à augmenter Tidentité de limage
avec son modèle , on efface plus ou moins l'apparence
de cette ligne qui doit séparer la nature d'avec l'imi-
tation ; et alors on n'a plus ni la vérité de lart , ni
celle de la nature. En délivrant l'art des entraves qui
forment la difficulté de son action , on le dispense de
leffortquil doit £iire pour paroitre n'en point avoir
besoin. En lui ôtant sa sujétion, on lui fait perdre
le ressort de la résistance qui est la cause de sa force.
C'est précisément comme si Ion afiFranchissoit le
danseur des gènes de la mesure , tandis que le mé-
rite comme le plaisir de la danse, résulte de cela
même que son action esl soumise à cette gène.
Étrange ignorance et singulière maladresse !
Comment ne pas voir que ce qui fait en chaque
genre le mérite et le plaisir de l'imitation , c'est de
ressembler , nonobstant la dissemblance , c'est de
donner l'effet du réel et de l'objet, malgré ce qui
lui manque pour être l'objet réel ; c'est de paroitre
la chose elle-même par des moyens d'apparence dif-
férents de la chose, et si distants d'elle; c'est de faire
disparoitre jusqu'au soupçon de la contrainte sous le
DE L'IMITATIOH. IO9
joug même de la régie, de procurer le charme de Tai-
sance au milieu des difficultés , de produire Timpres-
sion du vrai avec les éléments du faux , de donner
le privilège de la vie à ce qui nest qu une ombre , et
du néant de la fiction faire sortir le miracle de
1 existence ?
PARAGRAPHE XIII.
Comment et avec quoi cliaque art corrige ce qu'il y a
de fictif en lui , et compense ce qu'il a cf incomplet.
Dans des matières du genre de celles-ci, on ne sau-
roit porter trop d attention à être clair, et à se faire
bien comprendre. Des erreurs grossières sont tout
près de vérités subtiles^ et une cloison presque trans-
parente sépare souvent le raisonnable de labsurde.
Ici, par exemple, le vrai et le faux semblent se
toucher. Rien ne seroit plus facile à Tignorance oii
à Tinattention , que d abuser des mots et de faire tout
ensemble mentir lexpression à Fidée et Fidée à son
expression.
En effet , de ce que nous avons avancé sur la na-
ture de Fimitation , sur Fintérèt qu elle a dans les
beaux-arts, de ne pas cesser de paroi tre imitation; de
klQ DE LA NATURE
ce que nous prétendons ( comme nous tç développe-^
rons dans le paragraphe suivant)^ que Tillusian telle
quon a Thabitude de len tendre, nest pas le but de
Jimitation , qu'enfin, quelque chose de fictif et d'in^
complet doit £siire partie du caractère de chaque art,
on pourroit, de ces notions, tirer les conséquences
les plus étranges.
Sans doute , on n entend pas qu il soit du devoir
de lartjste de reqdre plus sensible encore qu il ne
Test, ce défaut (i) inhérent à chaque mode d'imita*
tion. On n entend point que lart doive faire parade,
si Ion peut dire, de ce qui lui manque; que traître
envers lui-même, il dénonce son impuissance, et
mette lame en garde contre toute espèce de séduc-
tion.
Certes s'il ne s agissoit t{Ue de cela, la tâche de Far-
tiste seroit facile. On ne -sait que trop combien il y
a de moyens, et à la portée de tout- le monde, pour
préserver les yeux et Fesprît de tout charme en ce
genre. Cet art là n'a besoin ni de théorie ni de pré-
ceptes.
Cette sorte de conséquence ne seroit, comme on le
voit bien, quune exagération ridicule, pour ne pas
dire une parodie.
Non seulement lartiste doit se garder de forcer la
mesure de l'espèce d'invraisemblable, de fictif, et
(i) Ce mot pris dans le sens convenu.
I
DE LIMITATION. lll
d'Incomplet, qui est la condition* de son art, mais
c est encore à en atténuer le r^ultat et Teffet sur le^
sens ou sur Vesprit, que doit viser son talent.
J'ai déjà dit que ce qui faisoit le mérite et le charme
de chaque art, cetoit de plaire, nonobstant ce qui
est pour chacun un empêchement de plaire. Je vais
dire maintenant comment chacun y réussit, malgré
son obstacle , et par quel «ecret il en triomphe.
Ce secret est connu de tout le monde, et cependant
il n'y en a pas d^autre.
Ce secret c'est la perfection ; et ce mot n'a pas be-
soin d*explication , puisqu'il sert à caractériser tous les
genres de qualités et de mérites qu'un ouvrage peut
réunir.
Oui, c'est la perfection qui doit compenser et qui
compense en effet dans Tceuvre partielle de l'imita-
tion, autrement dit dans Timage, tout ce que la na-
ture réfuse à chaque art pour être ou pour parottre
son égal.
Cette perfection , lorsqu'elle existe dans un ou-
vrage, devient l'indemnité de ce qui manque à chaque
art. Telle est la valeur de cette indemnité , que non
seulement nons ne pensons point ànous plaindre de
ce qui manque, mai$ que nous ne nous en aperce-
vons pins , ou que si nous venons à l'apercevoir c'est
pour nous en applaudir.
Non seulement la dureté de la matière dans une
belle statue , et sa couleur noire ou blanche, ne nous
tl2 DE LA NATURE
choquent point, mais si nous y pensons , c^est pouf
nous un plaisir de plus, et loin de nous plaindre de
la dureté de la. pierre, nous desirons que ce soit la
pierre la plus dure. Si ces figures entrent dans la toile,
la perfection de Tharmonie et de la perspective vient
efiFacer en nous Tidée de limite et de superficie. Mi
les invraisemblances du chant ne nous touchent au
théâtre, si le chanteur est excellent , ni les contraintes
de Faction dramatique ne font sentir leur sujétion,
si la perfection du langage des^passions est là, pour
cacher tous les ressorts que le poète fait jouer.
Chacun des beaux-arts trouve dans la perfection
de ses seuls moyens , un correctif à l'imperfection
prétendue de sa nature, une compensation à ce qull
doit avoir de fictif, un supplément à ce qu^il a d'in-
complet. Mais il faut Ta vouer, ce supplément c'est le
gétiie qui le découvre, c est aussi le sentiment qui sait
en jouir. La médiocrité trouve plus court de déro-
ber ce qu elle ne peut acquérir, et Fignorance plus
simple de s abandonner à la réalité des émotions gros-
sieres.
Il n y a personne toutefois qui n'ait reconnu cet
empire de la perfection , qui n en ait sans le savoir
éprouvé Faction dans quelque art que ce soit, et
n'ait pu apprendre que cette action tire souvent sa
force de Fimpuissance même que Fart doit dissimu-
ler, de la difficulté qu'il lui faut vaincre? Un avan-
tage de la poésie pour peindre, est précisément de
DE l'imitation. ii3
manquer de couleurs; cest que son mérite est* de
n en avoir pas besoin. Est-ce que le prestige de ses
tableaux ne consiste pas à les rendre sensibles, et
Ion pourroit dire visibles, sans matière , sajis forme
et sans coloris ? S'est-on jamais plaint que les traits
des personnages tracés par les grands poètes restassent
ignorés ou insaisissables ? Qui est-ce qui ne connoit
pas Achille, Hector, Ulysse, Énée? Qui jamais dans
les descriptions des batailles ou des enchantements
du Tasse , s est aperçu que de tels tableaux man-
quassent de mouvement ou de réalité? Qui donc a ja-
mais douté de les avoir vus?
Remarque- 1- on quHl y a de la matière dans les
chcfe-d'oEiuvre de la sculpture? Y desire-t^^on laddi-
tion de la couleur? Regrette-t-on que les belles scènes
de la peinture ne se présentent à nous , que d'un côté,
que ses figures soient immobiles? Quoi donc? Est-ce
qu^ils ne volent pas, en fondant sur leur victime, ces
deux ministres de la vengeance céleste, dans le ta-
bleau d'Héliodore? Est-ce qu^on ne tourne pas au-
tour de FAntiope du Corrége et de la Vétius du Ti-
tien ? Manque-t-il des cris aux tourments de Laocoon 5
ou Faccent de la plainte aux angoisses de Niobé? Qui
est-ce qui a jamais entendu du bruit dans le chœur
des spnges d'Atys , on n^a vu que du mouvement dans
les pantomimes de Noverre?
Eh bien ! à quoi chacun de ces arts doit-il ses pres-
tiges? Il les doit précisément à ce qui lui manque
i. 8
Il4 I>£ LA KATURE
ponr nous tromper. Il les doit à Teffort même qu'il
fait pour suppléer à ce que sa nature lui refuse. Corn-
ment donc lui reprocheroit-on des privations aux-
quelles il doit ses richesses, et une impuissance qui
devient la cause de son pouvoir?
Heureuse impuissance ! on lui est redevable xies
prodiges de lart.
L artiste obligé de surveiller sans cesse le côté foible
de son art, qui, comme le point attaquable dune
place , exige qu'on y porte le plus de soin , use de
tous ses moyens pour attirer notre attention du côté
où il est le plus fort , et cette diversion , il Topère par
la vertu d'une perfection qui ne peut appartenir qu a
lart. Nous verrons en effet quil ay a point d'art,
pour inférieur qu il soit à son modèle, sur beaucoup
de points, auquel il ne soit donné de ie défier et
même de le surpasser sur un seul. C'est que chacun^
par cela même quil est imitation, est libre de subor-
donner son oeuvre à des combinaisons qui n'ont pas
pu influer sur les opérations de la nature. C'est que
l'art dans sa création bornée , en soumet l'intérêt à
un seul point de vue, quand la nature dans Timmen-
site des objets qu elle embrasse , néglige des recherche»
de détail inutiles à son but. Mais ceci trouvera son j
développement ailleurs. ( Voyez part. II y paragr. vu.) ■
J'en aurai dit toutefois assez, pour faire comprendre r
d'avance, comment les plus heureux résultats de l'imi^J
tation , dépendent de la fidélité à son principe éW
/
7
DE LIMITATION. l\*j
nientaire, comment Tari devra la seule supériorité
que ses images peuvent avoir sur la réalité , à cela
même quelles restent dans les termes de leur nature ;
comment Tartiste doit à ce quil y a de fictif et d'm-
complçt dans son imitation, précisément ce qui en
Élit la vertu; comment enfin il seléve au-dessus de
son modèle , par la cause même qui devoit le fail-e
rester au-dessous.
Mais cela nous explique aussi comment et pour-
quoi les ouvrages foibles, où manque la perfection
de Fart, sont, ou du moins paroissent d'un efFet si
inférieur à ceux de la nature , ont si peu d'action sur
notre ame et sur nos sens , ce qui a fait dire avec rai-
son , qu i7 liest point de degré du médiocre au pire.
Que reste-t-il à cette statue dont le génie, le senti-
ment, la science, n'ont ni créé le caractère, ni en-
nobli Texpression, ni perfectionné les formes, sinon
la froideur de son marbre ou la roideur de la ma-
tière? Que re$te-t-il à ces compositions peintes, de
figures sans motif, sans vérité d action, sinon le
contre-sens de leur immobilité. Rien de plus plat
pour les yeux quune peinture dont les lignes ne
tournent point; rien de plus ipuet qu'une pantomime
dont les mouvements n^expriment aucunes passions ;
rien de plus vain que des sons concertés pour ne pro-
duire que du bruit ; Wen de plus prosaïque que des
vers qui n'ont pour eux que la mesure et la rime.
Il n'appartient qu'à la perfection imitative, à celle
8.
Il6 DE LA NATURE
que chaque art trouve dans ses propres liio^ns , de
rétablir lequilibre entre lobjet imité et Tobjet imi-
tant, entre 1 original et Timage. Tout autre expédient
tiré de ressources empruntées ou dqfrobées, non seu-
lement aggrave le défaut qu'il déguise, mais prive
lart de la seule compensation qui peut le faire lutter
avec succès contre la nature.
Imiter la nature ce n'est pas la contrefaire. On ne
sauroit donner dautres noms que ceux de contre-
façon , de singerie ou de pawdie^ a cette vaine préten»
tion de similitude identique, qui se ment et s échappe
à elle-même. La réalité, la vie , le mouvement sont les
-prérogatives de la nature; c'est par là qu'elle plait. Le
privilège de lart est de n'avoir besoin pour plaire ni
de vie, ni de réalité, et de plaire comme la nature,
nonobstant tout ce qui lui manque pour être la na-
ture. Son privilège est non de donner, mai^ de sup-
pléer la réalité.
DE LIMITATION. Il
PARAGRAPHE XIV.
De f illusion dans les œuvres de limitation.
Tout ce qui vient d être établi sur la nature de
rimitalion dans les beaux-arts, sur ce qu elle est, sur
ce qu^elle n^est pas, sur ce qu on veut la forcei^, «ur
ce quelle doit se refuser detre, s'applique si natu-
rellement à nilusion , qu^on auroit pu se dispenser
d en soumettre la notion à une discussion particu-
lière. Peut-être même seroit-il difficile de ne pas y
reproduire quelques unes des considérations précé-
dentes.
Cependant le mot illusion existe^ il n est pas syno«
nymedVmitatton^ il exprime certainement une variété
d'idée en cette matière. On lentend de plus d^une fa-
çon. On iait souvent de cette qualité le but unique
de Timitation , et des ouvrages de Fart; Or, c est cette
prétention quil importe de réduire à sa juste valeur.
Car en supposant qu'elleiut fondée, encore faudroit^
il convenir et du degré de Tillusion , et du moyen
de la produire. Nul doute, d'après ce qui a déjà été
développé, qu il ne puisse y avoir une illusion vi-
cieuse , produit de Tignorance et du mensonge. Le
Il8 DE LA NATURE
mot même, qui, exprime cet effet ou cette vertu de
limitatioq 9 doit faire aisément prendre le change
sur sa signification: et cependant il se pourroit qu'il
repfermât la meilleure explication de Tidce qu'il faut
y attacher.
Le mot illusion emporte effectivement avec soi
ridée, que les ressemblances dues à Timitation nous
trompent. Doù il sembleroit résulter que puisque
nous aimons Tillusion , nous nous plaisons donc à
être trompés/Cependant la théorie élémentaire de
Timitation a mis hors de doute, que si Tobjet à imi-
ter et son image viennent à se confondre, cette con-
fusion , par cela qu elle nous dérobe la conscience de
Timitation , en annule |^ur nous lefifiet et le plaisir.
D où il semble aussi résulter, que né voulant point
être trompés, nous ne devons pas vouloir de Tillu-
sion.
La tromperie seroit ainsi, d'une part, le chef-
d^œuvre de Timitation, et de Tautre, elle en seroit le
dissolvant. Comment concilier ces contradictions?
Comment résoudre cette sorte de problème? Je Tai
déjà fait entendre. Cest le mot lui-même qui nous
en donne la solution, par Tidée seule de tromperie
qui s'y attache. S'il y a deux genres de tromperie,
il y aura aussi deux SQrtès d'illusion , et de-là Téqui-
voque.
On sait en effet quel est le double sens que la ju-
risprudence elte-même nous fait reconnoltre dans le
I
DE l'imitation. I 19
mot tromper, pris diversement, selon que Thomme
trompé estxensé devoir sVn prendre à lui-même , de
la méprise qu^il auroit pu éviter , ou bien à une force
directe et étrangère à lui. I^ep^mier cas est celui de
rhomme imprévoyant et mal habile qui à la guerre,
en politique, en affaires, tombe dans certains pièges
qui ne sont que des ruses légitimes, d'innocentes fi-
nesses, et non des violations de droit , des machina-
tions perfides.
L^exemple du jeu expliiquera plus clairement ce
sujet.
Personne n ignore qu'il y a en ce genre des ma-
nières de tromper légitimes ; cW ce qu'on appelle
les finesses du jeu. Il y a aussi des moyens de trom-
per illicites ; ce sont les supercheries du joueur. Dans
Le premier cas , ou la tromperie a lieu selon les régies
du jeu , autrement , dans ce cercle de conditions don-
nées où Ton est convenu de se pouvoir tromper ré-
ciproquement. Terreur qui pouvoit être évitée, est
réputée la &ute de celui qui se laisse tromper. C'est
de la nature du jeu. Dans le secodd cas, celui de la
supercherie. Terreur a été inévitab^, puisqu'elle est
du fait de la fraude, qui sort de la nature du jeu , et
en est le néant.
«rapplique ceci à Tillusion , en tant qu'on la consi-
dérera comme jeu de l'imitation , et Ton va voir qu'^l
peut y avoir erreur d'une part , sans qu'il y ait dol ou
tromperie de Tautre.
120 DE LA NATURE
En effet , chaque art^ ou chaqiïe mode d'imitation
joue, s'il est permis de dire, avec nous, une sorte de
jeu, qui a ses régies et ses conditions, conditions aux-
quelles nous devon^i si nous voulons qu'il les ob-
serve, être soumis nous-mêmes. Pour que le jeu
puisse se jouer, il faut bien que Tame s'y prête, et
nous verrons que ce qu'on appelle conventions dans
chaque art, n'est autre chose que la part de conces-
sions auxquelles nous nous obligeons, et en vertu
desquelles, si l'art n'a le droit de chercher à nous
tromper que d'une certaine façon , que d'un certain
côté, que par tels moyens convenus, nous aussi
nous nexigerons pas d'autres effets que ceux qui
dépendent de ces moyens , nous ne regarderons pas
du côté défendu , et pour parler vulgairement , nous
ne verrons pas le dessous des cartes.
Dès que cette espèce de jeu de tromperies par res-
semblance (c'est-à-dire l'illusion) doit, pour avoir
lieu , reposer sur certains artifices d'une part, et sur
certaines concessions où complaisances de l'autre,
il est sensible qu'il pourra y avoir deux sortes d'il-
lusion, l'une qt|i trompera en se conformant aux
régies, l'autre qui les violera dans l'espoir de mieux
tromper. Mais évidenùnent la première est la seule
qui procure à l'esprit le véritable plaisir en ce genre,
le plaisir du jeu. * '
En effet , les moyens de tromper qui caractérisent
l'illusion légitime , sont tels , que nous sommes pré^
DE l'imitation. laj
venus d'être ei| garde contre eux, et de nous dé-
fendre de la surprise. Nous sommée à moitié dans
le secret. Si Tame se laisse prendre elle se complaît
dans sa méprise , parceque avertie du picge , il y avoit
moyen pour elle de n^ pas tomber.
Mais lartifice de trompçrie , qui est celui de Tillu-
sion illégitime, manque toujours son but, sous le
rapport de plaisir imitatif. Je veux dire que cette il-
lusion-là plait d'autant moins qu'elle trompe plus.
Si la supercherie est^maladroite , loin de séduire elle
révolte ; elle repious^e au lieu d'attirer. Si la fraude
est complètement cachée, si par des ruses étrangères
au jeu , la déception a été entière , lame qui ne s'est
aperçue de rien , n'a pu avoir le moindre soupçon
de son erreur ni des moyens qui l'ont opérée. L'il-
lusion est comme non avenue pour qui ne s'est pas
douté de lartifice.
Il importe donc au succès de l'illusion que son
efiÇet ne soit pas immanquable , et ne puisse pas être
complet. C'est pourquoi l'intérêt de chaque art, est
de ne l'opérer qu'avec ses seuls moyens, moyens
toujours insuffisants , pour substituer l'idée de réa-
lité à i^elle d'image. Ce qui veut dire que chaque art
est tenu de chercher à nous tromper, nonobstant
tout ce qui semble devoir nous empêcher d'être
trompés. A la condition de la difficulté est attaché
le plaisir que nous trouvons à la voir vaincue. Telle
est la cause de celui que donne l'illusion.
122 DE LA NATURE
Mais telle n'est pas celle du plaisir que la plu-
part des hommes demandent aux • beaux-arts , et at-
tendent de Timitation. Il ne £siut pas sVn étonner.
Tout le monde nW pas habile à en jouir. Généra-
lement , on doit dire que plus on a d'imagination ,
plus on a la capacité nécessaire pour remplir ce
que nous avons vu devoir être Tespéce de déficit de
chaque mode imitatif ; et plus aus^i on sait alors se
contenter de Tillusion départie à chaque art. Cest
qu effectivement le plaisir de Tillusion résulte , plus
qu'on ne pense, dune sorte de travail par lequel
l'esprit rachéve en lui-même l'ouvrage de lart.
Au contraire, n apportant dans les jouissances qui
demandent cette coopération qtte le sens externe , et
encore un sens peu exercé, le plus grand nombre
veut être non touché, mais heurté par les effets de
l'art. Il faut à des organes grossiers une réalité en
quelque sorte palpable, et plus l'imitation en ap-
prochera , plus elle aura de prise sur la multitude.
Quelques uns s'imaginent quon ajoute beaucoup
à leffet des représentations dramatiques en dispen-
sant tout-à-fait l'esprit de suppléer à ce qui peut
manquer, pour opérer en lui une sorte de croyance
à la réalité. On croit beaucoup faire en portant, jus-
qu'au scrupule , lobservance du costume dans les
moindres détails des habillements , des meubles, des
lieux. Ou attache principalement , comme à la chose
par-dessus tout importante, le plus grand soin au
DE LIMITATION. 123
jeu mécanique des décorations. Il est pourtant fort
à croire quil nVxistoit pas à beaucoup près autant
de susceptibilité sur ces objets dans la scène des
anciens. Metastasio (i) me paroit avoir fort bien dé-
montré que c étoit chez eux , au spectateur à prendre ,
plus quW ne croit , la peine de se figurer les chan-
gements de scènes qui, dans le cours de la pièce,
étoient indiqués à Tesprit plus qu aux yeux. Ce qui
signifie qull y avoit beaucoup moins d'illusion par
réalité, et beaucoup plus par imagination.
Effectivement plus on donne à travailler aux senis,
moins il y a de travail pour Tesprit.
Ce que Metastasio a remarqué sur le matériel de
la partie scénique du. théâtre des anciens , on peut
le dire également de la composition et de la récita-
tion de leurs drames. Ni le poëte ne croyoit devoir
au spectateur, ni le spectateur n'exigeoit du poëte
que la représentation répéta comme un miroir fi-
dèle, tout ce qui auroit pu fadre croire à la présence
de la' réalité. Trop souvent dans le cours même de
la pièce , le poëte se montre lui-même ; trop souvent
Facteur aussi sort de son rôle , en s adressant à 1 audi-
toire, pour qu'il soit permis de croire que, selon Tes-
prit de Tart, on ait jadis entendu Viraitation drama-
tique autrement que celle d un tableau , dans lequel
la peinture ne prétend pas aller jusqu'à tromper les
(i) Ettratio eieir Arte poetica y chap. t, paç. i^y.
f!24 DE LA NATURE
sens, puisque si cet effet d^illusion avoit lieu celui
de Part disparoîtroit.
Quand on examine sous ce point de vue le sys*
ième du théâtre des anciens, on est convaincu que
Timitation y fut peut-être plus distincte de Tiden-
tité, que dans tout autre genre. De la seule méthode
d^une récitation toujours mesurée, toujours accom-
pagnée d'instruments, il faut conclure qu'on ne
pou voit pas, aussi facilement qu'avec la déclama-
tion libre , se prêter à cette déception , dont lefFet se-
roit de supposer que ce que lacteur dit ou fait, soit
improvisé ou spontané. Là, plus évidemment que
dans tout autre art,. la chose imitée ne se montroit
que dans et par un^ autre chose qui en étoit l'image.
Là, plus qu'ailleurs, on ne voyoit la nature qu'à
travers 1 apparence et sous les formes de la fiction.
Cest-à-dire que l'illusion y étoit ce qu elle doit tou-
jours être, un effet que Fart produit sur imagina-
tion ou le sens interne, en le forçant de se représen-
ter la vérité des objets , nonobstant tous les ressorts
fictifs et accompagnements étrangers qui pourroient
l'en détourner. ^
Mais un tel efiet ne devoit résulter que de la '
puissance véritablement morale de l'art, qui consis- f
toit en cela , que le poète donnoit à chaque situation f
des personnages sa vérité locale, à chaque passion [
son lahgage propre , à chaque état, à chaque âge, ses |
habitudes, ses mœurs, ses discours, et quenfio le
-~«*
DE l'imitation. 125
débit et Taction se conformoient à toutes ces nuances.
Or, cette illusion, malgré ce qui paroi troit avoir dû
la contrarier, pouvoit être d'autant phis vive, que le
sens extérieur y avoit moins de part , que Tart avoit
eu plus de difficulté, et par conséquent Tesprit plus
de mérite à franchir la distance, qui séparoit Tobjet
à imiter du moyen d'imitation : car, comme nous le
montrerons bientôt (voyez le paragraphe suivant),
de cela, beaucoup plus qu^on ne pense, dépendent
la valeur et TefFet de Tîmitation. •
Ce qu on vient de dire du théâtre reconnu pour
être le pays privilégié de toutes les illusions, com-«
bien n^est-on pas autorisé k le dire des autres aits!
S^il est vrai que chacun ne peut , au lieu de Tobjet
réel , en donner que Timage , s'il est teni) de produire
cette image dans une matière distincte de Tobjet,
flous sommes tenus aussi réciproquement de n^ap-
porter au jugement, ou ce qui est la même chose,
à la jouissance de limitation, que la prétention de,
voir une image produite par une matière étrangère
à son modèle. Voilà le principe du jeu de Fillusion.
Voilà quelles doivent en être de chaque côté les con-
ditions.
Nous avons déjà vu (au paragraphe précédent)
que, du côté de Fart, une de ses principales obliga-
tions étoit de racheter le défaut de sa«natière, et
de compenser Tincomplet de la ressemblance, par
la perfection iniitativc propre de ses moyens; que
126 DE LA MATURE
cette perJEection y lorsquVUe existe dans riinage ,
exerce sur nous un charme qui captive Fesprit, au
point de Tempècher de remarquer ce qui manque à
la ressemblance pour être complète.
Mais lorsque, de notre côté, nous exigeons de
chaque art qu'il reste ainsi lui-même, et en lui-
même , nous nous prêtons aussi volontiers à lui fa-
ciliter les moyens d'une action plus libre , sous les
liens qui le contraignent. De là ce qu'on appelle les
conventions de chacun. Ce sont des concessions que
nous lui faisons, et elles tendent sinon à élargir, du
, moins à rendre plus flexible le cercle de la chaîne
où il est resserré.
Je ne ferai que citer ici quelques unes de ces con-
ventions, et uniquement pour en fixer Fidée. (Ce
sujet sera traité plus au long dans la troisième partie.
Voyez paragraphe m.) De ce nombre sont au théâtre
les prologues, les scènes d'introduction, les confi-
dents, les à-parte^ les monologues, etc.; tels sont en
peii|ture les droits qu'a l'artiste de substituer la partie
au tout , de changer l'ordre naturel des faits , de trans-
poser les idées , et de métamorphoser les personnes.
Il est encore d'autres concessions de détail faites à
l'imitation. On les appelle des licences; et le mot in-
dique assez qu'elles sont autant de permissions don-
nées à un art de sortir accidentellement des entraves
de sa règle , non pour la violer, mais pour en mieux
suivre l'esprit, de simples exceptions dont l'objet est
I
DE l'imitation. I27
de Faider à remplir les conditions auxquelles il est
soumis.
Mais ces facilités rendront aussi plus rigoureuse
Tobligation qui lui est imposée de vaincre , sans Té-
luder, l'obstacle à Tillusion quHl doit produire. Car
non seulement il faut que Tobstacle existe, il faut
encore , lorsque le génie a su le rendre inaperçu au
se|||Épient , quil soit évident à la raison, et réel pour
les sens. Il faut que j'en aie la certitude et que je puisse
Tapercevoir. C'est, si Ton peut dire, un des enjeux
de la gageure, et la cause du plaisir que j'aurai à là
perdre.
Si , se dépouillant en quelque sorte de sa personne
pour. en revêtir une autre, l'acteur m'a fait croire un
instant que j'ai vu un individu différent de lui y je
jouis de ma méprise ; mais c est parceque je sais qu'il
n'est pas celui que je crois voir, et parceque je con-
nois la difficulté attachée à ce semblant de transfor*
mation. Trop de réalité dans la ressemblance, avec le
secours d'un masque, par exemple, afFaibliroit le
genre d'illusion dont je parle , et en diminueroit le
plaisir.
Si cette statue , quoique de pierre ou de bronze ,
matière brute et immobile, ma fait presque croire
à la réalité du mouvement, à la mollesse de la chair,
mon esprit persistera d'autant plus volontiers dans
cette erreur , que mon œil la lui dénonce. L'illusion
de la vie et de laction a fait d'autant mieux son
128 DE LA NATURE
efifet, que jeconnois plus la dureté, Tiinmobilité de
la matière. Il faut doue que je sache que ce que je
vois est de la matière inerte.
Quand le peintre dans un étroit espace renferme
une vaste étendue, quand il me fait parcourir les
profondeurs de Finfini, sur une surface plate, et
fait circuler Pair et la lumière autour d'apparences
sans relief, j'aime à m'abandonner à ses illu^ns.
Mais je veux que le cadre y soit ; je veux savoir que
ce que je vois n'est dans le fait qu'une toile, ou un
fonds tout uni.
Lorsque le chanteur au théâtre se charge de rem-;-
placer par des sons mesurés les sons libres de la dé-
clamation , qu'il se garde de rompre les liens qui as-^
sujettissent son débit à la contrainte sensible du
rhythme et de la modulation ; car cest à l'obstacle
ihême de $es liens et à leur gêne évidente , qu'est dû
le plaisir de l'illusion , c'est-à-dire celui qu'on éprouve
à retrouver l'accent vrai de la nature , dans Un lan-
gage si distant du langage naturel.
Que la musique de même ne me dérobe aucun de
ces moyens qui sont les agents visibles et matériels
de son exécution. Qu'elle ne me cache ni ses instru-
ments ni son orchestre. Je veux que tout cela soit
sous mes yeux , pour avoir le plaisir de le perdre de
vue. Qu'on me laisse tout cet attirail désenchanteur,
qui m'avertit de la fiction et de son artifice. Lart
sera de me faire oublier l'artifice. Peu m'importe le
DÉ L'iMITAtlON. 129
lieu et son espace étroit. Plus ma vue sera bornée de
toutes parts , mieux mon esprit s élancera clans les
Irégions idéales que les magiques accords savent lui
ouvrit*.
Et je dirai la même chose au poète. Oui j^ai besoin
d^iapercevoir aussi et les liens qui le captivent , et les
entraves des ^régies qui le gênent, et le^ sujétions de
toutes ces unités, qui lui rendent Tillusion difficile.
Je veux qu^au théâtre , par lés seules ressources d'une
imitation limitée dans la durée, dans lespace, dans
laction , triomphant et de ces obstacles , et de la con-
noissance que j Vn ai , il me force de voir ce qui n'est
pas, et de croire le contraire de ce que je sais.
' Quel intérêt , d'ailleurs , a-t-il d^in voquer, pour më
séduire, les ressources d'une réalité maladroitement
auxiliaire, cet art qui a le secret des véritables en-
chantements, de ceux que produisent lexaltation
des sentiments , la puissance de ladmiration , les
ressorts de la sensibilité, les accents de la langue des
passions? Voilà les moyens d'illusion du poëte. Il est
vrai que cette illusion-là le génie seul sait la pro-
duire, et que les sens seuls ne suffisent pas pour la
recevoir. Il faut que les yeux de Tame y coopèrent.
Aussi est-ce à ceux-là que le poëte dramatique doit
sur-tout s'adresser , et l'illusion qu'il obtiendra par
cette voie, sera plus efficace que celle des costumes
et des décorations.
Non que je voulusse priver les représentations
ï- 9
l3o DE LA NATURE
•
scéniques de tous les accessoires qui favorisent rac-
cord du sens extérieur avec le sens interne. Tap-
prouve, sans aucun doute, le concours des moyens
et des effets décoratifs. Mais , je Tavoue , je préfère-
rois les pièces dont le succès tiendroit le moins à ces
ressources. J'aime que Tillusion résulte de lexpres-
sion vraie des sentiments et des mœurs ^ plutôt que
de la fidélité aux costumes. Je prise avant tout, sur
la scène, cette peinture des caractères et des passions
'qui n'a besoin ni d'optique ni de perspective. Et si
au théâtre le propre de Tillusion est de nous enlever
à nous-mêmes, j'aime mieux être ravi par la vertu
du poëte que par l'artifice du machiniste.*
On voit, comme je l'ai dit dès le commencement^
que la théorie de l'illusion s applique en grande par-
tie les observations qui forment la doctrine de l'imi-
tation. L'illusion n'en diffère effectivement, que
comme en étant l'effet, et suivant plusieurs, le but.
Mais sur ce dernier point il faut une explication.
Elle ne sera ni longue ni difficile, maintenant
quon s'est entendu sur la nature de l'imitation^ et
sur les éléments qui la constituent.
Ainsi on devra dire, Non, l'illusion n'est pas le
but de Fimitation , si par illusion on veut entendre
la tromperie qu un art opère au moyen d'emprunts
abusifs faits à d'autres arts , ou par la confusion avec
les éléments delà réalité, de quelque manière qu'ils se
mêlent à ceux de l'imitation. Non , l'illusion n est pas
DE l'imitation. i3i
•
le but de rimitation, $11 s agit de celle qui ambitionne
de capter les sens, de surprendre lorgane extérieur,
de substituer ridée de la réalité à la fiction de son image,
et la similitude identique à la ressemblance imitative.
Mais si le but de Hmitation est (comme on le dé-^
veloppera dans la partie suivante) de présenter aiix
seqs et à lame, par lentremise de chacun des beaux-
arts, des images qui, dans chacune des diverses ré^
gions imitatives, doivent nous donner lensemble
d'une perfection et d'une beauté idéale, dont les mo-
dèles particuliers n'i>ffrent point Fégal , il est certain
que de telles images exerceront sur notre ame, une
action assez puissante , pour y opérer le prestige mo-
ral de l'illusioQ. Voilà le sens dans lequel on peut la
considérer comme faisant partie des effets de Timita*
tion , et coopérant à ce qui nous parottra en être le
but définitif. >
Toutefois il résultera de là plus clairement encore ,
que nUUsion légitime se produit par des voies, et vise
à une fin tout-à-fait opposée à la fin et aux routes
que se proposent et suivent Fignorance des uns en
cette matière , et l'inadvertance des autres.
L'erreur ordinaire est de croire que l'illusion , dans
les ouvrages des beaux-arts, est due uniquement à
nos sens^ que son action ne dépend que de ce qull
y a de matériel ou detnécanique dans cette portion
de ressemblance dévolue à chaque art , et correspon-
dante à l'un ou à l'autre de nos organes. C'est par suite
f32 DE LA NATURE
de cette opinion commune au plus grand nombre^
qu^on tend à forcer ou à fausser le moyen de res-
semblance ^ dans rintention de s^approcher au plus
près de la réalité ou de Tidentité.
Au contraire, le propre de Tillusion, dans les
beaux-arts , n est pas de nous la faire voir cette réalité ,
mais de nous faire imaginer que nous la voyons ; n est
pas de nous montrer ce qui est, mais de nous porter
à en supposer lexistence, et de nous faire entendre
ce que Ton ne nous dit pas. Toutefois on espérera
vainement cet effet, si Ton n'a point de quoi y cor-
respondre, cest-à*dire la faculté de sentir et celle
d'imaginer.
Oui, il faut le dire, nous concourons, bien plus
qu on ne pense , à leffet d'une action qui reste nulle,
si elle n'est pas réciproque ; et c'est à nous d'aider le
pouvoir de l'illusion sur nous. Car, lorsque lart a pro-
duit dans ses ressemblances la perfection qui doit
suppléer à leur insuffisance, c'est encore à nous,
c'est-à-<lire à notre imagination , à notre sensibilité ^
qu'il appartient de réaliser l'image et d'en rachever
les traits. Le génie donne la substance , reste au sen-
timent à l'élaborer et à la transformer. Voilà le der-
nier secret de cette théorie. C'est par et pour le sens
intérieur qu'il faut chercher et produire l'illusion.
La véritable ne s'opère ni parMe moyen mécanique,
qui n'est qu'instrument secondaire , ni pour Torgane
physique qui se borne à être l'agent intermédiaire de
DE l'imitation. i33
son effet. Cest dire assez qu'on se trompe dans
chaque art , lorsqu'on croit obtenir cet effet par les
seuls moyens qui sont en rapport avec les sens.
Croit-on, par exemple, que ce soit par le moyen
de i onomatopée , par les effets accidentels de Thar-
monie imitati ve dans quelques vers , par les détails
mii^utieux du genre descriptif^ que la poésie est ré*
putée être le pionde des illusions ? Est-ce à quelques
consonnances flatteusesj>our Foreille, à quelques ren-
contres de mots pittoresques, qu'elle doit ses pres-
tiges ? Ou n'est-ce pas plutôt au pouvoir moral qu'elle
a de s'emparer de notre ame, d'y produire à son gré
l'image immatérielle de tous les êtres, d'y faire naître
l'idée de toutes les beautés physiques ou intellec-
tuelles , d'y exciter ces mouvements passionnés , qui
nous transportent en présence de tous les objets,
quelle sait nous faire voir, sans le secours d'aucune
réalité?
Ne seroit-ce pas en effet parcequ'elle manque de
toute réalité, de toute apparence dans ses images,
qu'elle produit le plus d'illusious?
Croit-on que la valeur et le charme de l'illusion
en musique , soient dus à ce que cet art imite la pa-
role par dès sons, et le bruit par des effets bruyants?
Ne sont-ils pas dus au contraire à ce que, par le se-
cours de sons si étrangers souvent a la nature de
ce qu'elle exprime , si distants de l'objet qu'elle re-
présente, elle en produit pourtant en nous les plus
l34 DE LA NATURE
vives images, à ce que sans matière elle tious fait
créer des'^corps, et sans paroles entendre des dis-
cours, à ce que les paroles mêmes ne sont pour elle
que le motif ou l'occasion ^ et non le sujet de ses
conceptions? Et de là (pour le dire en pas£sint) la
diversité des opinions sur Talliance de ,1a musique et
du chant, avec les poëmes et les paroles, selon le
plus oli le moins de faculté imaginative qu'on porte
dan» la jouissance de cet art«Ici on tient à ce que le
musicien ne soit, si Ton peut dire, que le traducteur
des paroles : là on veut que les paroles ne soient que
Tintérpréte de la musique. C'est qu'ici on a moins,
et là on a plus d'imagination. Ici on demande da-
vantage nUusion à la réalité; là on trouve davantage
la réalité dans l'illusion.
Il ne faut pas aller tou tefois jusqu a contester à Fart ,
quel qu'il soit , la partie d'illusion qui résulte naturel-
lement pour lui de l'accord de sa matière ou de son
mécanisme imttatif , avec la partie de la nature qui
est son modèle. Sans doute il doit s'en prévaloir, ne
seroit-ce qu'à l'égard de ceux sur lesquels Timpres-^.
sion des sens est ou la seule ou la plus forte. Qui
pourvoit nier que la rondeur efiGective ou la réalité
du relief dans l'art du statuaire, ne soit un des élé-
ments du plaisir de l'illusion que cet art peut pro-
duire , que la couleur des corps , la dégradation des
teintes , et le fuyant des deux perspectives , ne donnent
4 la peinture de puissants moyens de séduction sur
I
DE l'imitation. i35
les yeux ? Mais on conviendra aussi que Tharmonie
des compositions, les hautes pensées, Tex pression
des affections de Tame , la beauté des formes et le ca-
ractère idéal, et bien d'autres qualités qur vont droit
à Tame, disputent à l'impression du sens extérieur
lefiet exclusif de Tillusion. Que sera-ce encore si,
dans la part qulls ont à ce plaisir, les sens jouissent
moins de ce que Timitatiou de Fart offre comme réel,
que de ce qui lui manque en réalité, et de ce que le
génie est tenu de faire pour y suppléer?
Après avoir désabusé Tinstinct vulgaire de sa pré-
tention à placer le mérite de Tillusion dans le com-
plément de rimitation identique , nous sommes con-
duits à un corollaire qui , sans ce qui précède, auroit
pu sembler un paradoxe. Cest que chaque art doit son
illusion , c'est-à-dire Teffet et la vertu entière des res-
semblances que donne rimitation , précisément à ce
qui empêche ces ressemblances d être absolues et
complètes.
Cest que chaque art doit son illusion, moins à
cette portion de réalité , qui entre dans la nature et
tient aux instruments matériels de son imitation,
qua ce quil met à la place de l'entière réalité qu'il
lui est refusé de produire.
C'est que chaque art doit son illusion , beaucoup
moins à son action sur les sens , qu'à celle qu'il exerce
sur l'esprit.
C'est que plus il y aura pour les sens dans laction
l36 DE LA NATURE
ou dans louvrage de 1 art , plus nilusion y sera
bornée.
De sorte que le mérite et le plaisir, soit de Timita-
tion, soit de Tillusion qui Taccompagne, sont en
raison directe de leloignement ou de la distance qui
existe entre la réalité du modèle effectif, et les moyens
imitatifs que Tart peut employer à produire son
image.
Mais ceci a besoin d un développement nouveau,
pour fixer avec encore plus de précision et la valeur
des termes, et le sens auquel doit être restreinte la
notion abstraite qui vient d^ètre énoncée. (Voyez le
paragraphe suivan t . )
PARAGRAPHE XV.
*
Que le plaisir de t imitation peut se mesurer sur la cUs^
tance qui, dans chaque art ou mode imitatif, et dans
[ouvrage de chacun, sépare les éléments du modèle
des éléments de tima^e.
On a dit que plus il y a pour le plaisir des sens,
dans un art ou dans son ouvrage , moins il doit y
avoir pour le plaisir de Tame; et le paragraphe^ pré-
cédent nous a fait voir, que leffet de l'illusion dé-
DE l'imitation. l3j
pendant' sur-tout de la puissance morale de fimita-'
tion, et de notre propre coopération, l'ame est ré-
duite à d autant moins d'activité, que l'imitation
participe plus de Tidentité, et que Timage se borne
plus à la répétition de la idéalité.
Le paragraphe suivant appuiera cette doctrine par
un. fait assez peu aperçu jusqu'ici , je veux dire par
Féchelle comparative des rangs que Fopinion géné-
rale assigne aux difierents arts, en raison des jouis-'
sances qu'ils procurent. Mais la chose se prouve d elle-
même encoi*e, par la simple analyse de la manière
dont Famé jouit des œuvres de l'imitation.
Deux sortes d'opérations font nécessairement par-
tie de l'espèce de travail sans lequel , restant inerte ;
elle n'éprouve aucun plaisir : car pour elle agir, en
fait d'imitation , c'est jouir.
La première de ces opérations , dont on a déjà parlé
(au paragraphe I ), est celle par laquelle Famé juge
des ressemblances que les arts lui présentent. Toute
ressemblance de ce genre^ emporte avec soi l'idée de
modèle et celle d'image. Le jugement que Famé porte
entre ces deux choses , résulte du rapprochement
qu^elle fait de l'une et de l'autre, et par conséquent
de Faction, de comparer. Puisque Famé trouva du
plaisir à l'imitation , c'est une preuve qu elle se; platt
à faire des comparaisons.
Nous avons déjà vu que Famé ne se plaisoit point
à l'imitation prétendue ,-qui, n'étant qu'une répétition
l38 DE LA NATURE
de la chose imitable, redevient en quelque sorte la
chose elle-même ; et il nous a paru que la vraie rai-
son de ce manque de plaisir, étoit dans letat d^inac-
tion où la laisse tout ouvrage réputé imitatif, qui
ne donne aucun exercice à la faculté de comparer.
Par suite de cette observation , ou si Foif veut de
ce fait incontestable , il sera vrai que tout ouvrage
dart, sans tomber dans Tidentité matérielle, mais
seulement conçu dans son esprit, et exécuté de ma-
nière à ne reproduire eue Tidée de la réalité positive
d an modèle individuel , présentant à lame peu de
rapports à combiner , peu de distances à rapprocher,
exercera peu la faculté qu elle.a de comparer, et lui
procurera la plus petite somme de plaisir.
Dès-lors que le grand nombre de rapports à com-
biner, de rapprochements à opérer, est ce qui donne
le plus dactivité à la faculté dç lame qui jouit des
ressemblances, par les comparaisons qu^elle fait, il
sera certain que la plus grande somme de plaisir^ ré-
sultera, pour elle, de louvrage ou du genre d'imita-
tion-, qui offrira à Fart et à lame le plus de paral-
lèles à faire et sur les points les plus éloignés.
Ce plaisir, ou si Ion veut ce travail de com parai-
sons ^i provient dans la jouissance que chaque art
procure à Tame , non seulement de la distance qui
sépare les éléments du modèle, des éléments de Fi-
mage, mais aussi de la multiplicité de leurs rappro
I
DE l'imitation. iBg
chements. Or, il est certain que, selon que dans cha-
que mode imitatif, soit la matière de Timage, soit
le moyen technique* de limitation , participent plus
ou moins de la nature du modèle , il y aura une
moindre ou une plus grande somme de diversités à
saisir, de sujets de comparaison ou de travail, et
par conséquent de plaisirs pour Famé.
I^a seconde opération qui entre dans son travail ,
comme principe du plaisir qu elle reçoit de l'imita-
■
tion , est celle dont le paragraphe précédent sur Til-
lusion , nous a déjà révélé le secret. Je veux parler de
cette action toute particulière de Timagination , lors-
que exaltée par la perfection et la beauté de Fimage
tout incomplète que puisse être sa ressemblance,
(ainsi qu on Ta vu plus haut), lamese trouve comme
forcée d'en rachever Yetfet , soit en suppléant à ce
que l'imitation y a dû omettre, soit en secondant par
une admiration sympathique la vertu fictive de Tart,
de manière que nous nous prêtons nous-mêmes à
donner tantôt delà pensée aux corps , tantôt un corps
et de la couleur à ce qui n'existe qu'en idée.
C est à cette coopération , ou à ses effets , que s ap-
pliquent toutes les locutions métaphoriques qui ex-
priment laction par laquelle nous nous disons ravis
hors de nous , transportés en présence d'objets sans
existence', par laquelle nous assistons aux scènes que
nous ne voyons pas, nous tournons autour de ce
l4o DE LA NATURE
qui n^e8t qu en surface , nous voyons marcher ce qui
est immobile , nous franchissons enfin de toute part
les limites où chaque art a renfermé son image.
Ces deux opérations qui procurent à lame le plai-
sir véritable de Timitation, et en expliquent aussi la
cause, consistent donc, de notre part, Tune à rap-
procher Fimage du modèle, Fautre à compléter ou à
rendre insensible ce qui manque à Fint^rité de la
ressemblance. Dès-lors on voit comm'enjt la mesure
du mérite de chaque mode imitatif , et du plaisir
propre de chaque art, peut se régler sur la distance
ou la différence qui séparent ses éléments imitatifs ,
desélémentsdelaportion de naturequiestson modèle.
Ceci nous ramène toujours au principe élémen-
taire qui constitue Fessence de Fimitation, selon la
définition que nous en avons donnée. Là où se trouve
Fidentité ou son esprit, là où le modèle et Fimage
sont de nature à se confondre soit positivement, soit
par Feffet d^un goût qui recherche avec excès Fappa-
rence de la réalité, là cesse d^avoir lieu, ou na lieu
que foiblement la double action de rapprocher pouv
comparer, et de suppléer pour rachever.
La recherche de la nature abstraite de Fimitation ,
autrement dit du principe générateur de ses effets, de-
voit nous porter à en vérifier les conséquences , pour
nous assurer de sa certitude, c^est-à-dire , pour voir
si la cause et les effets se correspondent. Or , Feffet
définitif de Fimitation, devant être le plaisir, nous
/
/
dC l'imitation. i4i
avons été conduits à reconnoitre que le moyen actif
qui le procure, est la comparaison; mais la compa*
raison nécessitant le rapprochement, Tidée de rap-
prochement force d'admettre celle de distance entre
le modelé et la manière d'imiter qui en produit Ti-
mage, entre les éléments de Tobjet imitable et le$*élé-
ments de Uobjet qui imite.
Ce qu'il peut y avoir de vague dans cette notion ,' va
tout de suite acquérir plus de précision , par la notion
contraire , rendue sensible dans-des exemples qui fe-
ront voir certains cas, où la distance imitativé dispa-
roit et devient nulle, sans cependant que lartiste ait
manqué aux lois de Timitation.
Supposons donc que le sculpteur, qui a droit d'em-
ployer à la représentation des corps toutes sortes de
matières, imite en bois un tronc d'arbre, en pierre
un rocher, en broiize un instrument métallique , on
conçoit quHl n^ aura là par le fait et pour Foeil, au-
cune distance entre la chose à imiter et la chose qui
imite. On trouvera encore une extrême proximité
entre Toriginal et Timage, dans certains ouvrages de
peinture en tapisserie, où cet art rendant avec la ma-
tière même dés étoffes de laine ou de soie colorée ,
les habillements de soie ou de laine des personnages,
ne laisse , pour ainsi dire, aucune distance entre cette
partie de Tobjet qu'il imite et son imitation. On a
déjà fait connoitre (au paragraphe x) des cas assez
nombreux , où sur la scène le poëte , le compositeur
l42 DE LA NATURE
de musique ou de ballet, prennent pour sujet de
leur imitation , leur imitation elle-même, en nous
représentant la représentation même d une pièce, la
composition supposée du drame, la répétition simu-*
lée des symphonies , des airs de chant , des pas de la
danse.
Je cite ces exemples comme à la portée de tout le
monde, et sur-tout du sens extérieur, uniquement
pour faire comprendre Tidée que j^attache, dans un
cercle de théorie plus abstraite , à Fespéce de distance
imitative qui existe entre tous les genres de modèles
et tous les genres d'images , et pour faire sentir com^
ment le plaisir doit avoir des mesures différentes, se
Ion les distances qui existent entre les éléments de l'i-
mage et ceux du niodéle , et selon le nojnbre ou la
différence des rapprochements que Tame doit faire.
Mais ce qui se dit et se fait entendre clairement ,
lorsqu'il s agit de distance, de comparaison, de rap«
prochement , entre Tobjet à imiter et Tobjet imitant,
dans la région positive et matérielle des procédés
imitatifs de chaque art , pourquoi ne le diroit-on pas
et ne le coiuprendroit-on pas avec une égale clarté , de
chacun des beaux-arts , considéré dans les proprié-
tés , les qualités , om les moyens fictifs qui établissent
une plus ou moins grande proximité entre le modèle
et le mode d'imitation d^ chacun?
Si donc une opinion généralement reçue, et qui
n'a pas même besoin d'être prouvée , avoit consacré
DE l'imitation. 143
entre tous ces arts un certain ordre de préséance ,
dont les degrés seroient entièrement d'accord avec
Téchelle des distances, qui séparent effectivement le
mode imitatif propre à chacun , de la réalité de soy mo-
djèle, ne seroit-on pas autorisé à reconnoitre dans cette
graduation une sorte de fait, qui confirmeroit notre
théorie sur la nature de Timitation , et sur la mesure
du plaisir qu'il faut en attendre? f':'
»
i
PARAGRAPHE XVI.
Que le rang assigné par [opinion générale qfix diffé-
rents arts entré eux, semble confirmé par cette théo-
rie, et la confirme,
•
Quand on parle de rang entre les beaux-arts, ou
d'une préséance de lun sur lautre, il ne sauroit être
question dans cette théorie , d'une supériorité soit de
valeur d'invention, soit de difficulté d'exécution, soit
de méritçdela part de l'artiste, ni de disputer sur les
goûts, ni de contester à chaque homme rinclinatioa
qui le porte à mieux aimer un mode d'imitation
quun autre.
Dans lespéce d évaluation que Ion donne du plaisir
attaché aux effets de chaque art , il ne s agit pas non
i
i44 i>^ ^^ Nature
plus de ce que le grand nombre entend par plai-
sir, c est-à-dire de la Jouissance des sens : on n en-
tend parler quç de laction morale de Timitation. Par
con^quent le degré de plaisir sur lequel on peut
établir le rang dont il s'agit , ne doit être que le ré-
sultat d'une mesure également morale et intellec-
tuelle.
Au reste , le sujet de ce paragraphe se borne à re-
connoitre un fait, qui , s il coïncide avec celui quon
4 reconnu dans le pars^raphe précédent , tendra à
démontrer de plus en plus quelle est la nature de l'i-
mitation , en prouvant , avec plus de clarté , que la
somme de plaisir quelle procure, est en raison de la
distance qui sépare les éléments d'un art , des élé-
ments db son modèle.
On convient généralement que la poésie a le pas
sur tous les arts. Une sorte de suffrage universel lui
accorde le premier rang. Toutefois il n'^a personne
qui ne comprenne et qui ne sente que ce mode d'i-
mitation est de tous le moins matériel , est le plus
distant des objets sensibles , et aussi que la manière
d'en jouir, ainsi que de ses images, est celle où les
sens ont le moins de part. Il n'y a rien de lùoins ma-
tériel que l'instrument imitatif de la poésie , savoir, la
parole et lordonnance rhythmique et métrique des
mots. On ne sauroit, à legard des objets du monde
visible, imaginer une plus grande distance, entre ce
•qu'elle peint, et sa manière de peindre. Cette distance
I
DE l'imitation. . l/{S
est celle qui existe entre Tidée de la chose , et la vue
de la chose. La poésie ne produit les images des ob-
jets , que par des moyens abstraits et indirects , qui
ne sauroient- nous les faire voir, qu'autant qu'elle
nous oblige de nous les figurer. Elle ne peut s'àdres*
SQT qua cette vue interne ^ à cet organe moral , sur
lequel les images n'ont de prise, qu'en raison de lac-
tivité qu elles y excitent*
Il ny a certainement point d'imitation plus éloi-
gnée de la réalité effective , et moins susceptible
d'être confondue avec son modèle, que celle qui , em-
brassant la nature entière, met à contribution le vi-
sible et rinvisible , dont les combinaisons n ont ni
terme de comparaison réel, ni cadre, ni mesure qui
en bornent l'espace et la durée.
L'imitation poétique est donc celle , qui , par sa di-
stance d avec la réalité et par la variété des rapports
qu'elle embrasse, fournissant à l'ame , dans l'exercice
qu'elle lui donne, le plus de rapprochements à faire,
le plus de compléments à opérer, doit occuper et
occupe, comme l'opinion le confirme, ce que j'ap-
pelle ici le premier rang dans lechelle imitative des
beaux-arts. •
S'il est vrai que le sentiment commun place la mu-
sique dans cette échelle après la poésie , il est facile
de se convaincre que cet ordre est conforme à celui
que notre théorie assigne aux différents arts, selon
que leurs moyens d'imiter et leurs images s'éloignent
lO
l46 J)£ LA «ATURE
plus OU moins de la réalité, et que le plaisir y a plus
besoin de Taction morale du sentiment. La musqué,
à cela près de son impression physique sur Toreille,
est certaifiemeni Fart qui ïe d|ispute à la poésie, dans
la propriété quHl a de créer, par la seule combinai-
son des sons , les images tout à-la^fois les plus variées
et les plus immatérielles. Comme la poé^e , il nou«
transporte dans une sorte de monde idéal , ou con ver*
tissant en formes, en corps, en tableaux, de simples
suites de chants, d'accords d'instruments, et d effets
sonores, Timagination donne à. ses propres créations
la valeur de Texistence. Aucun art n'a plus besoin,
sans doute, que Taction du sentiment coopère à la
vertu de ses images , supplée à ce qu'il y a de vague et
d'indéfini , soit dans ce qui lui sert de modèle , soit
dans ce qui en devient l'imitation. Aussi remarque*
t-on que cet art est celui auquel sont le plus indif-
férents les hommes privés d'imagination ou de sen-
sibilité.
I/usage se trouve d accord avec cette théorie iors*-
qu'il place ensuite la peinture, qui imîte les corps
par l'apparence linéaire et par la couleur des corps , et
immédiatement après elle, I9 sculpture, qui, dans la
représentation des corps , emploie lexistence même
et 1^ réalité de la matière. On ne sauroit nier qu il n y
ait , dans les ouvrages de ces arts une sorte de conti-
guité effective, entre le modèle et ce qui en devient
Timage. Cette propriété est ce qui les fait volontiers
PE L^IMITATIO». l47
admirer du vulgaire ou de Tinstinct grossier, tandis
que ce qui fait leur valeur , et ce qui est leur vrai
mérite , c*est bien moins de rendre les formes corpo-
relles avec de la matière, que d'exprimer avec des
corps, ce qu'il y a de plus immatériel'; c'est de re-
présenter le moral par le physique, de rendre par
des formes sensibles les idées intellectuelles , les affec^
■
lions de Tame; c'est de donner, non un corps à la
pensée , mais la pensée aux corps.
L'architecture , qui n'imite rien de réel ni de po-
sitif, se classe toutefois à son rang dans cette échelle
imitatîve , parceque sa propriété est d'employer la
matière, ses formes, et les rapports de leurs pro-
portions à exprimer les qualités morales ^ du moins
celles que la nature met en évidence dans ses ou-
vrages, et par lesquelles se produisef^t en nous les
idées et les sensations corrélatives d ordre /d'harmo-
nie, de grandeur, de richesse, d'unité, de variété, de
durée , d'éternité ; en sorte que le matériel de lart ,
qui , pour le commun des hommes^ est l'objet d'une
admiration sensuelle, ne doit être de la part de l'ar-
tiste , qu'un moyen pour porter notre esprit à des
jouissances intellectuelles.
Les arts que l'on comprend ordinairement sous les
noms d^orchestrique et de mimique ^ se classent, selon
l'opinion générale, après les arts du dessin , et ce rang
que leur donne aussi notre théorie , leur convient ,
par cela que , de tous les arts , ils sont ceux qui s'adres-
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DE l'imitation. i49
1 être qui imite. Lart s y distingue si peu de lartiste,
que 1 artiste y devient Tart lui-même. Ce nVst pas
seulement par des corps ^ qu'on y représente les
corps , mais les êtres vivants y sont représentés par
des êtres vivants. C'est avec la vie et le mouvement,
qu'on exprime le mouvement et la nie. Dès-lors le
plaisir de lesprit y est d'autant plus fpible, que celui
des sens y est plus vif; et l'action de la comparaison
y trouve d autant moins d'exercice quelles rappro-
chements cessent d'y être possibles. Remarquons en-
core à lappui de ceci , que ce genre d'art est l'art de
prédilection de la multitude, et de ceux qui, dans
les beaux-arts, mettent avant tout autre plaisir, celui
de nihision des sens.
Si l'on se permet de citer à la suite des beaux-arts ,
ce qu on n'est pas encore convenu d'appeler un art
d'imitation , je veux dire le jardinage, sur-tout du
genre irrégulîer, c'est pour faire voir que, dans l'es-
prit de cette tnéorie , il se place de lui-même en de-
hors de l'échelle imitative. Là effectivement, tous
les éléments de ce qui constitue l'imitation dis-
paroissent. L'idée même de répétition s'y fait à
peine saisir. La prétendue image de la nature, n'y
est autre chose que la nature elle-même. Les moyens
de l'art sont la réalité. En effet, tout le monde
sait que le mérite de son ouvrage , est qu'on ne se
doute pas qu'il y ait de l'art. Â supposer un jardin
parfait, dans le système du jardinage irrégulîer, on
l5o DE LA lïATURE
ne doit point se douter qu'on soit dans un lieu , sur
un terrain composé par art. Quel plaisir (j'entends
plaisir d'imitation) peut-il donc y avoir pour Tame,
que rien navertit qu'il y a de limitation dans ce
qu elle voit ? De quoi jouit*on dans un semblablç
ouvrage? On jouit de la nature, dît-on. Mais autrç
est le plaisir de la nature , autre celui de Fimitation.
Autre est le plaisir que fait la peinture d'un paysage,
autre celui du paysage en nature : ce qui £ait que ce
prétendu art de jardinage est le moins art qu'il est
possible , c est qu il donne le plus possible la réalité.
Or, on ne sauroit prétendre à être tout à*la*fois réa-
lité et imitation.
• On voit pourquoi j'insiste sur le caractère inpmi-*
tatif , ou plutôt anti-imitatif de cet art de faire les
jardins. Ce n'est ni pour en nier Fagrément ni pour
contester le genre d'habileté qu'il comporte. Ces deu^
points de vue n'entrent pour rien dans la recherche
de la nature de Fimitation. Mais je n*ai pas trouvé
d'exemple plus propre à £dre sentir , par la vertu des
contraires , ce que doit être FimiUtion pour être imi*
tation , de quelle espèce est le plaisir auquel elle se
fait reconnoitre , quelle est Ferreur de ceux, qui, par
une ambition mal entendue , cherchant à identifier
Fimage avec son modèle, visent à échanger, autant
que cela est possible^ Fefifet de la ressemblance contre
celui de la réalité , et placent YHlusion matérielle des
peqs, avant celle de l'espi^^it.
DC l'imitation. i5i
^fv%^f^^^^^^0^ %^mM^^ ^ ^Af%^^^^^ %^A^^^^^%/%'^>^»^^^%^/«/%^%^/»^<^.^ ^^%'%««/w»^^/*>4.
PARAGRAPHE XVII.
Que le rétulîai des noîions et des faits qui précédent,
hous conduit à reeonnoitre ce qui doit éire le véritable
but de f imitation.
En terminant cetfé première partie , je ne sauroi^
mempècher de prémunir de nouveau le lecteur
contre rinteq>rétation abusive qu'on pourroit faire
du paragraphe précédent. Il importe beaucoup que
le corrollaire auquel nous aurons été conduits , et
qui doit servir de texte à la partie suivante y ne laisse
aneune équivoque dans les esprits.
Gemme je ne traite de Timitation , et ne prétends
la foire considérer qu'en abstraction, c est-à-dire sous
le point de vue de sa notion générale en théorie , et
non sous celui qui la particularise dans la prati-
que, on ne doit donner aux mots dont je me sers^
d autre sens que celui qui se rapporte à la nature
d'une théorie abstraite, eest-à-dire de celle qui géné-
ralise les notions.
Ainsi il doit être bien entendu , que je prends ici
«n théorie le mot imitation dans le sens d action ou
de vertu imitative , et non dans le sens d ouvrage
l52 DE LA NATURE
d^art , ou d'objet imité. Remploie encore dans un sens
général le mot modèle y qui^ selon lusage de Técole
sur-tout, se dit de l'individu , ourde tout être parti-
culier quon imite. Au contraire, on a vu que, selon
lesprit de cette théorie, jai entendu par modèle
cette portion du régne de la nature , soit morale, soit
physique, qui forme exclusivement le domaine imi-
tatif d'un seul art. On a dû entendre dès-lors dans
le même sens, et appliquer à une notion généralisée,
cette espèce de distance entre le modèle et son pro-
cédé imitatif , dont le paragraphe précédent a fixé
les proportions relatives pour chaque art. 11 a du
paroitre clair que cette distance intellectuelle, est
d'un tout autre genre que celle, par exemple, qu on
découvre entre un portrait mal fait^et son original^
et qu'on appelle manque de ressemblance.
Pour peu qu on voulût se méprendre sur le sens
convenu que cette théorie affecte aux mots dont il
s agit, on pourroit conclure que le mérite àSm ou-
vrage d'imitation consistant dans la dissemblance,
le mérite d'une figyre d'homme seroit qu'on la prit
pour un tronc d'arbre.
C'est ainsi qu'en appliquant à l'intelligence ^'uu
ordre d'idées les notions d'un autre , en transpor-
tant à un objet généralisé la mesure qui est celle de
l'objet particulier, en néglij[eant d'entendre les locu-
tions et les termes de l'auteur dans la signification
qu'il leur donne, on pourroit travestir par un mal-en^
I
DE l'imitatio». i53
tendu continuel, la théorie la plus simple, obscurcir
ce ^qu^elle a de plus clair, et en rendre les censé*
quences absurdes ou ridicules.
Il me semble donc que pour celui qui aura suivi
cette théorie de la nature de l'imitation, dans ses pré-
misses, ses déductions, et ses applications, il sera
clair que la ressemblai^ce par identité ou la répétition
de la réalité par la réalité, est le princi{)e ennemi du
plaisir de Timitation, seit quon prenne cette notion
dans ^ sens positif de Tabus, soit qu'on l'applique
aux ouvrages conçus ou exécutés dans lesprit de
cette méthode; que dès«lors louvrage produit par ce
principe ou dans son esprit , ne sera propre à plaire
qu a Tinstinct grossier , ou ne pourra jamais nous
procurer d autre sorte de plaisir que celle qui s arrête
aux sens.
11 ne sera par conséquent pas moins clair, que le
principe de la ressemblance par iikiage, qui repro-
duit là chose dans une autre chose, et quon a posé
comme élément de Timitation véritable, doit être
celui d'une espèce de plaisir opposé au premier,
en ce sens, qu on jouit de l'imitation d autant plus ,
que lesprit et l'intelligence y ont à faire plus de rap-
prochements, et des rapprochements d'objets plus
éloignés entre eux.
Cela étant, il a dû résulter, soit de la notion élé-
mentaire de l'imitation, soit des faits quon en à dé-
duits relativement aux propriétés de chaque art, soit
lS4 Z» l'A NATURE
de Tanalyse des opérations de Famé dans la manidfÉ
d'en jouir, que Tartiste , en chaque genre , doit bean*
coup moins viser aux têkts matériels de cette action
mécanique , qui s'adresse painlessus tout k linstinct
ou au sens physique, qu a 1 effet moral de Taction in-
tellectuelle, qui étend le pouvoir de lart fort au*
delà des bornes de sa matière , et des impressions
physiques.
Dès qu'il est reconnu que chacune des deux ma-
nières dlmiter a sa mesure particulière deg|laisir,
dès qu on est forcé d'avouer que le plaisir augmente
ou diminue , et dans les arts considérés en eux-mê-
mes et dans chaque ouvrage d un art , selon le plus
ou le moins de distance qui sépare le modèle, de son
procédé imitatif , qui sépare les éléments de la réalité,
des éléments de Fimage, et l'effet opéré, des moyens
ou des instruments qui , l'eurent , il est nécessaire ,
qu'en tout genre , le plaisir de Fesprit et de PlnieUi*-
gence l'emporte sur celui des sens. ^
Ainsi nous regarderons le piais^r comme étant
aussi Fobjet et le but de l'imitation. Mais on voit que
la valeur de ce plamret sa mesure augmenteront ou
diminueront , selon Fun ou l'autre système de ressem-
blance identique ou de ressemblance imitative, selon
que Fouvrage, émanant plus ou moins de Fun ou de
Fautre principe, ou se bornera à plaire à l'instinct,
ou s'arrêtera aux sens, ou ne passera par les seM
que pour arriver à l'ame; selon que Fartiste, se con-
DE LIMITATiOff. iSS
tentant d'un rapprochement plus ou moins effectif
avec la réalité , fera éf ce rapprocbement Ve terme
de ses efiForts , ou nWera de ce qu^il y a de réalité
dans son modèle et de matériel dans ses moyens que
pour s'élever à cette manière de voi»k mod/ile d en
haut et en grand , pour en produire ces images gé-
néralisées , dont Fesprit seul peut mesurer les rap-
ports et recevoir les impressions.
Il mesembbeafiamiiMMfttethflorie^ aprèsnous avoir
£Edt découvrir^ dam la nature même de Timitation , le
lien qui réunit tous les beaux -arts par un principe,
commun , nous fdt encore fecoiinoUre en ^ux une
tendance commune à tous vers le même objet, et
noms conduit à la oonnoiiMance de ce qui doit être
leur véritable hnt.
F1f9 DE LA PflEMiÈRE PARTIE.
,x^%j%, v^/^.l^/^/%. -%^>/^.-%/vvvvx^ l^lr^f^f^l^>l^»^^^%*»^vfc■%^%■^■^-~^~^'^■~-~-*^^■~■*^-^^*^^^^^^*^*^^^^^*- *^ ^/*i^%f%^/%'M/%'^
SECONDE PARTIE
DU BU^ DE l'imitation DANS
LÉS BEAUX-ARTS.
Pôeta cum cepittabnlas, sibi
Qaaerit quod nusquam est gentittm, reperit tamen.
PLàUT., Pseudol.y act. I, se. !▼.
PARAGRAPHE PREMIER.
Que plaire est Cobjet de t imitation. — Des >deux genres
de plaisir quelle produit. — Lequel des deux est
son but.
La nature en accordant à Thomme la £aiculté d'imi-
ter, a sans doute entendu qu elle servit d abord à ses
besoins. Cest à elle que Thomme doit de former ces
premiers sons qu il apprend à modifier peu-à-peu , à
mesure que son oreille lui transmet les rudiments du
langage. Cest par elle que tous les actes quHl voit
faire, deviennent ses actes, et qui! s'approprie les
formes , lés mouvements , les accents , les habitudes
de tout ce qui la précédé, pour les communiquer
de même à ceux qui le suivront dans la carrière de
la vie.
DE l'imitation. i5']
La nature ayant en tout genre associé le plaisir au
besoin , la faculté d^imiter devoit acquérir avec lac-
croissement de Tétat de société , des développements
nouveaux. Après qu^on Teut employé à fixer par les
signes imitati£s des objets4'idée de ces objets, il ar-
riva que des traits grossièrement tracés par et pour
le besoin reçurent plus de perfection. Lorsque en-
fin , quittant lentrave d'images figuratives, Técriture
en fut venue au point de représenter les idées par
des signes abréviatifs, ou par des traits arbitraires
désignant non les choses, mais les sons des mots qui
les expriment, Tart de répéter les formes des corps
fut appliqué à un autre emploi , dont Tobjet princi-
pal fut de plaire.
Tout cela est trop connu , pour que je m^arréte
ici à fsiire voir le berceau des arts d'imitation , dans
les besoins de tous les genres de communication vque
la société établit par degrés entre tous les hommes.
Le plaisir de Timitalion succéda ainsi par-tout au
besoin de l'imitation.
Comme du besoin naquit le pk^sir, le plaisir à
son tour créa , dans un autre état de choses , des
besoins nouveaux. Ce furent en effet de véritables
besoins, pour les peuples civilisés, que de perpé-
tuer la mémoire des bienfaiteurs ou des bienfaits;
que de porter les esprits, par la vue des monu-
ments , aux idées d'immortalité ; que de fixer et de
consacrer, dans un langage sensible, les opinions
t
l58 t}V BUT
Morale» et les senthnefits teUgieun. C'est aimi, sans
doute , ^e Ton peut donner à Timitatton des beaiii:-^
arts lin but aussi utile pour eux que pour la société.
Toutefois ce point de vue ne sauroit entrer ni di-
rectement ni nécessairement dans ufie théorie^ où Ton
lie coBEsidère limitation qu'en elle-même. Il en est
de cette théorie, comme d^une poétique, où, sans
contester la fin morale de la poésie , qui doit tendre
à rendre les hommes meilleurs , on se donne pour
but de montrer comment et avec quoi on fait de bona
poèmes , et non comment de bons pdèmes pcovent
influer sur les mœurs des peuples. De même ici , ayant
à faire comprendre ce que doit être l'imitation , en-
visagée théoriquement dans sa nature, dans son but^
et dans ses moyens, nous n^avons pas dû joindre à
ces Considérations celle de Faction morale que les
leçons contenues dans les ouvrages de Fart exercent
sur les affections et ks sendoients publics.
Nous avons donc donné à Fimitation pour but ce-
lui de plaire. Mais on verra que Fespéce de plaisir
qui, selon notEiSy doit être sa fin, nest pas dénué de
toute action^ sur le morai de lliomme.
Et effectivement , pour entrer dans cette seconde
partie,, pat lies notions qili ont terminé b prettiière ,
nous commencerons par rappeler ce qui a déjà été dit :
savoir, que Finrftation è^ beaust-arts est capable de
procurer plus d'une sorte de plaisirs, qui peuvent
se graduer selon le plus ou le moins de part qu>
DE l'imitation. iSg
prennent les sens. Celui de9 sens procède nécessaire*
ment dans chaque art y de cette partie qui le com-
pose , laquelle , comme chez Thomme , est ce qu <Mi
pourroit appeler sa substance physique.
Il n^ a point d'art, ainsi qu'on la déjà piontré,
qui ne s adresse plus ou moîiis directement à c^el-
qu'un de nos organes extérieurs, et qui ne s*y adresse
par quelque moyen plus ou moins d^^endant de la
matière. Le plaisir que lorgane en reçoit est bien , si
Toii reut, un des buts de chaque art, puisque, si ce
plaisir- là n'avoit point lieu, l'action de lart seroit
comme non avenue. Mais que ce but soit le véritable,
c'est-àrdire le but essentiel et définitif de l'imitation,
c est là une des méprises de Tignoranee ou de l'irré-
flexion: autant vandroit prétendre que le plaisir
produit par le boire et le manger est le but ou la fin
de ce besoin. Gertainemeni ce n'est quun moyen de
parvenir à un autre plaisir, celui de la santé , de la
force et de l'emploi de nos facultés.
Sass doute, le plaisir des sens doit accompagner
l'action de l'imitation sur nous, mais de la manière
dont la nature elle-même le fait entrer dans un autre
ordre de choses , c esi-à«dive moins comme fin , que
comme véhicule, lorsqu'elle en fait l'aiguillon des
appétits , qu elle a placés sur toutes les routes qui
mènent à l'accomplissement de ses desseins.
De »é»e dans 1 «cUm. des be.ux..ul.; r.ttr»t d»
la jouissance sensuelle ne doit que nous inviter et
102 DU BUT
•
appelle physique^ c^est-à-dire que c^est un "plaisir
moral.
Moral en fait dlmitadoo , je Vaî déjà fait entendre,,
ne s applique point à ce qu il peut y avoir d'utile aux
mœurs dans les ouvrages de lart. Un drame pour-
roit offrir les plus beaux exemples de vertu , mais
présentés dans un système d'imitation vulgaire , et
tellement rapprochée de la réalité, que son im-
pression se trouvât réduite à celle du plaisir phy^
sique.
Le sujet d'une peinture peut être une belle leçon
de morale, et la manière dont il sera traité pourra
ne nous faire éprouver que ce genre de plaisir qui
s'arrête aux yeux. G est ce qui arriveroit , par exemple,
dans la représentation de lapologuedu laboureur et
de ses entants essayant de rompre le faisceau. Que
la scène soit telle qu'elle nous fasse voir un intérieur
de cabane pauvre et rustique, avec les costumes et les
portraits de simples paysans, et que Teniejrs, si loii
veut , en soit 1 auteur, cette imitation d un trait fort
moral en soi , ne produira que le plaisir physique de
l'imitation. Qu'on suppose la même scène exprimée
par le peintre d'histoire , avec la noblesse des carac-
tères , la beauté des formes, la variété 4^ expression»
et des attitudes que le sujet peut comporter, l'esprit
y jouira du plaisir moral de l'imitation. Il y |i plus,
le même effet se produira jusque dans la représen-
tation des faits marqués du caractère de la plus grande
DE l'imitation. i63
immoralité. Je ràe contenterai de citer le Massacre
des Innocents de Raphaël.
Au reste , si je me sers du mot moral, pour en
opposer ndée à celle de physique et de matériel , ce
sera jusqu'à ce que le développement de cette théorie,
sur le but véritable de rimitalioù , m'ait mis à même
d'y substituer un autre mot, mais dont l'emploi,
non encore défini, seroit peut-être ici prématuré.
PARAGRAPHE II.
Comment y selon [esprit de cette théorie y on doit encore
entendre Cidée de réalité ou didentitédans [imitation ,
et celle du plaisir qui en résulte.
Si, comme on Ta vu (dans la première partie dé
cet ouvrage), Temploi de la réalité considérée soit
en elle-même , soit dans les moyens mécaniques de
répétition qui lui appartiennent , annule Felïet de
Timitation qui doit être celle des beaux-arts, et par
conséquent est contraire à sa nature, on ne sauroit
se refuser aiix conséquences de ce fait reconnu pour
constant, c'est*à-<lire aux analogies qui en sont la
dépendance.
En théorie rien n'est plus dépendant de ce qu'on
appelle la nature d'une chose, que ce qu'on ap-
pelle son espiH^ De la nature de cette chose dérivent
II.
l64 DU BUT
les lois générales cfe son être ou de sa constitution^
Tel sera, par exemple, pour chaque pays, pour
chaque peuple, le caractère que les causes natu-
relles lui impriment. L^esprit de ce peuple résultera
ensuite de ce caractère, et se peindra dans les raœur»
et les opinions.
Il en est de même des beaux-arts, quand on a dé-
couvert le principe naturel de limitation , on peut
être certain que ce qu'on appelle son esprit; partici-
pera d^une manière plus ou moins évidente de la na-
ture de sou principe. Ce qui signifie que les mêmes
notions trouvent, dans la recherche de cet objet secon-
daire, les mêmes applications, avec la seule différence
qui distingue les lois positives de la nature, davec
les régies moins rigoureuses du goût.
Ainsi les notions dHdentité^ de réalité ^ de proximité,
que nous avons appliquées dans le sens simple et po-
sitif, à toute imitation prétendue, où la chose se trouve
reproduite dans une chose qui n'en est que la répétition,
ces notions, dis-je, nous trouvons'qu^elles convien-
nent également, mais seulement dans le sens figuré
ou relatif, à ce genre dlmages dont Tesprit est de
nous représenter les objets tels qu'ils sont, sans pré-
tendre nous faire rien voir ou concevoir au-delà : et
le plaisir qui résulte d'une semblable imitation, est
celui que nous appelons le plaisir des sens.
Cela étant bien entendu, lorsque, par les consé-
quences de notre théorie, nous empigf ons les mots
DE l'imitation. i65
de ressemblance identique y on peut prendre cette no-
tion , non plus dans le sens de répétition de la réalité
par la réalité, mais dans le sens d'une imitation qui en
fait nattre Tidée, qui aspire à n être qu'une espèce de
miroir ou facsimile des choses et des objets. C'est-à-dire
qu'on est en droit de prendre simplement ces mots et
ces idées , dans leur esprit , et selon le sens convenu , et
non plus selon la rigueur grammaticale des termes.
Quoique, dans ce qui précède, on ait souvent
raisonné, en vertu d*une liaison nécessaire entre la
nature de rimitation , et ce qui en est l'esprit, on a
cru devoir fixer ici avec plus de précision encore,
ce point de théorie , pour éviter l'abus d'une manière
d'entendre les choses dont il s'agit, dans un sens qui
seroit par trop matériel.
Je prétends, par exemple , qu une action est repré-
sentée dans le système de l'identité, ou dan^ l'esprit
de la réalité, lorsque l'imitateur poète ou peintre,
en raconte ou en reproduit les détails et les circon-
stances , de façon à en faire bien recohnoître la vérité
matérielle, mais en se bornant à ce simple caractère,
et sans que rien puisse porter notre esprit à y saisir
aucun rapport sur les causes morales du fait, sur les
affections propres à y répandre de l'intérêt, sur les
effets qui lui donneroient de l'importance.
Mais j'aime mieux encore m'arrêter à Tidée de por-
trait , idée que j'aurai plus tard l'occasion de prendre
pour démonstration en sens inverse ^ de ce qui doit
l66 DU BUT
«
être 1^ but de rimitation. ( Foyez ce qui est dit sur f^
fet du portrait , au paragraphe suivant. )
Celui qui peint un portrait, ne se propose autre
chose, sinon défaire reconnoitre tel ou tel individu
dans son image. Pour y parvenir, il setudie à répé-
ter avec une extrême précision les traits particuliers,
les défectuosités mêmes de son modèle. Ainsi, Teloge
ordinaire d'un portrait [cest lui-même)^ définit mieux
qu'on ne pourroit le faire, Fesprit d identité j de répé-
tition, de réalité propre à ce genre d'image; ces mots
ainsi entendus et pris hors de leur sens positif, on
les applique en théorie générale, soit à Timitation,
soit à son ouvrage, selon que le plaisir y reposera
plus ou moins sur des sensations plus ou i^ins res^
treintes aux effets physiques.
Effectivement, pour ne pas quitter la comparai-
son , il n y a rien de plus borné que le plaisir, qui en
général résulte d un portrait. Si Ton veut bien faire
abstraction de tout ce que les affections particulières
et publiques , ou le talent du peintre y ajoutent d'inté-
rêt , il est certain que Tesprit et Timagination prennent
peu de part à ce genre d'imitation. C'est que véritable^
ment les rapprochements à faire, y sont peu nom«*
breux, et le travail de Tesprit de comparaison y est
très peu actif.
Concluons de cet exemple , auquel chacun en ajou-
tera facilement beaucoup d'autres , que Timitatioa
qui s'exerce dans la sphère la plus bornée par la réa^
DE l'imitation. 167
filé, est celle qui se prête le plus au plaisir que nous
àvoos appelé le plaisir des sens, le seul, à vrai dire,
que le vulgaire demande aux arts , et le seul aussi
q u il en reçoive.
Par vulgaire, il feut entendre ici et tous ceux dont
1 esprit n a point été cultivé, ou ne Ta point été en ce
genre, et tous ceux chez qui la partie sensuelle a pris
lempire sur les autres facultés. Voilà ce qui nous
explique la vogue de ces spectacles , où le vulgaire
dont je viens de parler, court chercher en tout genre
des impressions tellement voisines de celles de la
réalité , qu il n^ & presque aucune comparaison à
faire.
Voilà ce qui nous explique la prééminence donnée
dans certains temps à certains genres d imitation , à
certaine classe de sujets, qui ne peuvent afFecter que
les sens, et n^ont besoin pour être goûtés ni dlma-
gination ni d^intelligence.
Et voilà ce qui nous explique comment, dans ces
mêmes temps, on voit<iélaisser les genres dMmitation,
de sujets et d ouvrages , dont les modèles et les com-
paraisons sont hors de la portée de ce vulgaire.
Nous ne voulons pas inférer de cecf , que le plaisir
des sens doive être exclu du cercle des plaisirs de
Timitation. Le précédent paragraphe a dit assez
comment et à quel titre il devoit y entrer. Nous pré-
tendrons seulement que Tespéce de ce plaisir, par
sa contiguïté avec les impressions de réatité et diden^
l68 rDU BUT
tité^ qui sont les pluâ contraires à la nature de Timi-
tation, est essentiellement propre à la détourner de
son but.
Nous conclurons donc que rimitation qui ne
nous présente les objets que dans Tesprit de la réa-
lité , étant celle qui produit le plaisir borne des
sens, ce plaisir ne sauroit être la fin véritable des
beaux-arts.
PARAGRAPHE III.
De la supériorité du plaisir de l* esprit dans l'imitation ,
sur celui qui ne s adresse quaux sens.
Pour bien apprécier ce que doit être le but de
rimitation, ic est-à-dire le genre de plaisir auquel
elle doit tendre, il faut se rendre compte encore de
ce plaisir, non plus en lui-même, mais dans ses ef-
fets et j entends ses effets utiles. •
On sait déjà de quelle utilité je veux parler, et
quil ne peut être- question, dans cette théorie, ni
d'utilité politique, ni de celle. qui se rapporte à la
morale. ...
L'effet utile du plaisir de limitation , doit consister
dans ce que nous acquérons par elle , en connais-
;
DE l'imitation. 169
sances, en sensations, en idées, en images, autre^
ment dit, dans ce qui augmente le domaine de notre
intelligence, enrichit notre esprit de conceptions
tiouvelles, ouvre à notre imagination des routes sans
nombre vers des points dé vue sans terme.
Or, je demande à limitation bornée au plaisir des
sens , dans le choix de ses sujets et dans la manière
de les représenter, je lui demande quels sont ses
efiets utiles, qu est-ce que m^apprennent ces images
qui se contentent de flatter mes yeux. Je demande
ce qu^elles me montrent que je ne connoisse déjà,
ce qu'elles me font apercevoir au-delà de leur mo-
dèle , quelles impressions dépendantes de 1 art elles
me communiquent ; en un mot , quelle acquisi-
tion ce genre d'imitation peut me promettre ou me
faire espérer.
Il vous donne , me dira-t-on , ce que vous donne
la' nature dont il est le portrait. Je réponds. Non. Il
ne me le donne point , précisément parcequ'il n'en
est que le portrait, et parcequ'un portrait n'est
qu'une partie de la ressemblance de l'objet naturel ,
et n'en offire qu'un seul aspect; parcequ'une telle
image ainsi limitée, et qui ne peut faire sortir mon
imagination du cercle de la réalité, ne me donne
que du fini', en place de l'infini, auquel Tame as-
pire.
Il n'en faut pas douter, ce que nous devons exiger
de l'imitation des beaûx-arts , c est de satisfaire cet
170 DU BUT
appétit qua notre ame, d'impressions illimitées, de
sensations toujours renaissantes, c est-à-dire iné-
puisables dans leurs effets , comme Test la nature
dans ses combinaisons. Telle est la jouissance que
nous demandons à Tart; et telle ne sauroit être celle
d'une imitation dont la propriété se rédujit à nous
montrer les pbjets , précisément et uniquement com-
me ils se montrent par-tout, et en tout temps à nous.
11 y a dans cette imitation , qu^on me passe Texcès de
la comparaison , quelque chose qui appartient à celle
de cet animal dont Tinstinct est de répéter les mou-
vements et les sig;nes extérieurs des actions qull voit,
sans en comprendre la raison et le motif, sans en
soupçonner le principe intelligent.
Est-ce là tout ce qu'on attend de Timitation? Et
paierons-nous de notre admiration un résultat aussi
stérile pour Tesprit?
Et cependant, y a-t-il autre chose à dire de l'ou-
vrage de Fart, lorsque, borné à n être que le miroir
deTobjet, il ne peut, à Tinstar du miroir, rien ajou-
ter, rien retrancher, rien corriger, rien modifier, rien
perfectionner, rien génc^raliser, et que dans la vérité
il ne nous donne, moralement parlant, rien , puis-
qu'il ne nous donne qu'une seconde fois la chose,
et que, selon Tesprit du principe de l'imitation, il
tend à être , le moins qu'il est possible , imitation ?
On a déjà eu l'occasion de dire ( voyei^ part. I , pa-
ragraphe IV ) ce qu'on doit penser de tout if stèm»
^
DE l'imitation. 171
d'imitation, daos lequel on ne feroit que wpéter
3oit des mœurs vulgaires , soit des locutions triviales,
soit les lieux communs du langage populaire ^ soit les
scènes prises dans les ba» étages de la société , soit des
images qui ne présentent que Tindividualité des per-
sonnes et des corps , toutes représentations qui ne
peuvent passer que pour autant de copies , dont le
t]^e et les épreuves sont par-tout, au lieu d'être de
vrais originaux , dans le sens propre ou figuré de
ce mot; car il n y a de vraiment original , que ce dont
on ne peut pas montrer le modèle.
Copie, que me veux-tu? puis-je lui dire. Quel be*
soin ai-je de tes apparences , quand leyr réalité m'est
indifférente? Quelle valeur peut avoir pour moi cette
image dont je dédaignerois le modèle , lorsque rien
sur-tout n y compense la privation de toutes les pro-
priétés que la nature lui refuse?
Qu(elle que puisse être dans de pareils ouvrages la
part du plaisir sensuel , si ce devoit être là le but de
rimitation , y auroit-il , je le demande , de quoi mettre
un si haut prix à ses oeuvres? Une telle fin vaudr oit*-*
elle la peine qu'elle coûte? A quelque degré même
qu'arrivât l'exécution de semblables travaux , pour»
roit-on se dispenser d'en ranger les résultats , parmi
ces produits d'une industrie dispendieuse , frivoles
inventions du luxe, destinés à être l'aliment d'une
curiosité plus frivole encore?
Je n ai pas besoin sans doute de désigner plus clai<-
ïp DU BUT
rement les œuvres de l'imitation auxquelles je pré-
tends appliquer ces considérations. Lesprit du lec-
teur a dû se porter vers ces productions dune cer-
taine école de peinture, aussi remarquable par le
précieux , le fini technique et la fidélité des tons , que
par Tinsignifiance des sujets , la bassesse des formes ,
des expressions , des personnages et la nullité d'inven-
tion. Sans contester tout ce qu'il y a soit de difficulté,
soit d'habileté , soit de mérite dans ces images d^une
nature vulgaire, je me contenterai de faire observer
quels sont ceux qui s'y plaisent le plus. Présentez un
tableau de Teniers et un tableau de Poussin à qe vul-
gaire dont j'ai parlé plus haut ; vous ne doutez pas
lequel des deux aura la préférence.
Il y a toutefois quelque distinction à faire sur ce point
de critique , c'est-à-dire sur le plus ou le moins d'es-
time due aux ouvrages, dans lesquels l'art est borné
à cette vérité locale, partielle, ou individuelle que je
prétends n'être pas le but définitif de Timitlation. Et
d'abord il faut distinguer ce qu'on appelle genre ^
en fait d'imitation , de ce qu'il faut appeler style ^
goût , manière. Ainsi les tableaux flamands sont des
tableaux de genre qui, en nous présentant la plus
grande perfection du mécanisme de l'art , n'ont tou-
tefois que la prétention de parler aux yeux sans rien
dire à Tesprit. Voilà les ouvrages dont le plaisir n'est
pas celui qu'il faut demander uniquement à Tiniita-
tion. Mais il n y a rien de plus à exiger d'ouvrages
DE LIMITATION. lyS
qui ne promettent et ne peuvent rien donner de plus.
Il en est d autres, quoique destinés à un emploi
plus relevé, dont la manière et le goût sont loin d y
répondre. Jen citerois de toutes les époques. Mais,
pour mé faire mieux entendre, je m'arrêterait ceux
dfis premiers temps de Tart non encore perfectionné.
Dans ces ouvrages , malgré tout le charme de naïveté
et de ^implicite qui leur est propre, on découvre en-
coreune nouvelle preuve de ce que nous avançons:
savoir, que ce qu'on est trop souvent porté à prendre
pour le but de Timitation , ne lest pas , puisque le
plaisir de cette vérité individuelle n'existe, dans les
productions de ce temps, qu'à défaut de celui que
Tart n avoit pas encore eu les moyens de produire.
Si en effet on veut bien achever le parallèle , on y
trouvera la démonstration de ce qu on vient d avan-
cer. Qu à ces ouvBages conçus et exécutés dans l'es-
prit du portrait qui consiste à rendre ce qui est , tel
quil est, (je parle de ceux du quinzième siècleVpar
exemple), on compare les ouvrages du seizième si^le
(tels que ceux de Michel-Ange, de Raphaël, et de
leurs écoles), il ne sera pas difficile de prendre une
idée claire et distincte de Tespècé de plaisir que je
prétends devoir être le but véritable de l'imitation.
Que sont ces peintures des premiers temps du
renouvellement de Fart? Des portraits sans doute
fidèles des hommes de cette époque. Physionomies ,
attitudes, ajustement, caractère, forme et expression ,
174 ^^ BHT
tout est Firoage exacte des person nages existants alors ,
d'après la manière d^ètre réelle, la mode des habille*
ments , des costumes et des accessoires du temps. Eh
bien ! ces peintures n ont eu pour les contemporains,
et n ont encore pour nous (à part Tintérèt que Tan-*
cienneté leur donne), d'autre valeur que celle qui
appartient à la répétition de ce qu'on voit; Fimpres-
sion quelles font, n*est autre que celle du portrait
11 n'y arien de plus à en attendre, et l'imagination la
plus vive leur demanderoit en vain un autre plaisir.
Les sujets même d'histoire soit ancienne , soit étran*
gère au pays, les personnages de quelque siècle ou
de quelque nation qu'ils soient censés être , assujettis
à la même localité de costume , à la même réalité de
portrait , ne sauroient tirer le spectateur de ce point
de vue borné , et quelques utiles leçons que lartiste
y puisse recevoir, ces ouvrages nous laissent vides
d'idées, d'impressions, d'images, d'affections , et de
désirs.
Transportons^nous à un siècle de là, devant les
œuvres de l'art entièrement développé. Quel autre
monde Raphaël et les grands maîtres de son âgenous
découvrent ! Que d'idées et d'images qui nous se-
roient inconnues , si l'imitation n'avoit point atteint
son but i quel autre genre de vérité et dans quelle autre
sphère s'est-elle révélée à l'artiste ! quelle nouvelle ma-
nière de voir la nature , en a pour nous agrandi le
domaine l GiomUen d'aliments nouveaux pour Vi^
I
DE L^ÎMITATION. 1^5
magination , d objets de connoissances et d*observa-
tipns pour le^rit , de suje|g féconds pour la critique
du goût! quelle source intarissable de plaisirs pour
Tintelligence et le sentiment! que de créations enfin
dont nous devons Texistence à cette imitation, non
pas celle qui se borne à nous montrer ce qui est réel ,
mais celle qui',, à laide de ce qui est, nous montre ce
qui n^est réellement pas !
, Je laisse à porter la même mesure de critique dans
tous les beaux«-arts , et je me contente d'y faire aper-
cevoir le même résultat.
Quelles sont en effet les oeuvres dont la succession
d^ années et des siècles n a pu encore ni scruter tous
lesmmtes, ni dénombrer toutes les beautés, ni épui*
ser ladmiration? Quelles sont les conceptions soit
épiques , soit dramatiques , dont on reçoit , avec des
impressions inépuisables , des plaisirs toujours nou-
veaux ? Quelles sont les productions du ciseau qu^on
revoit sans cesse, comme si on ne les ayoit jamais
vues ; parceque lesprit y découvre de quoi y décou-
vrir toujours?
Pour moi, je n hésite point à dire que ce sont les
ouvrages conçus dans ce genre d'imitation dont on
ne peut pas montrer le modèle.
176 D.U BUT
PARAGRAPHE IV.
• .
Ce que c'est que Cimitation dont on ne peut pas montrer
^ le modèle, et ^uel nom on lui donne.
Le poète y dit Plaute , lorsqu'il se met à composer y
cherche ce qui n'est nulle part , et cependant il le trouve.
Qu'est-ce que Plaute entend par chercher, et par trou-
ver ce qui nest nulle part?
La réponse à cette question, contient 1 élément
de notre théorie, sur ce qui est le but de riniita-
tion.
On est, je crois, d^accord, diaprés tout ce qui pré-
cède, que plaire, et par conséquent plaire le plus
qu^il est possible, est le terme auquel tend l'imitation;
que le plaisir le plus ^and ne saurait être celui des
sens, mais bien celui de Tesprit, autrement dit celui
que procure Tintelligence ou Timag^ination. Or, com- .
me on le voit , ce qui est Tobjet du plaisir physique ou
sensuel , est de nature à êtrexencontré en tout temps,
en tous lieux , par Torgane des sens , et par Tinstinct
qui le conduit : et ce qui est Tobjet du plaisir moral
m
OU intellectuel, ne sauroit être ni cherché ni trouvé
que par ce sens intérieur qu'on appelle le génie.
DE l'imitation. 177
Il y a en effet pour chaque gfenre d art , un modèle
que Tartistè trouve par-tout, et qu'il n'a point même
la peine de chercher ; ce modèle est Ja réalité; et on'
connoit la manière de le reproduire , par une confor-
mité plus ou moins sensible. Il y a pour le copiste la
r^Utédes actions: c'est de suivre, par exemple, dans
leur représentation, sans modification aucune, ou*
ce queThistoire en rapporte, ou ce que Ton a vu arri-
ver, et de la manière qu'il est arrivé. Il y a la réalité
des discours, dont l'imitation consistera dans la co-
pie, servile des formes banales, du langage familier.
Il y a la réalité des moeurs et des caractères, dont le
type et l'emprante peuvent être répétés sans aucun
des changements , propres à les faîr^ mieux ressor-
tir. Il y a la réalité des personnes et des physiono-
mies , don t l'art du portrait nous donne suffisamment
l'idée. Il y a enfin autant d'espèces de, réalités que
d'espèces d'objets imitables en chaque genre. Ainsi 11
y aura en peinture la réalité des sites et^ des points
de vue, c^Ue des costumes, des formes, des expres-
sions, etc. Mais j'en ai dit plus qu'il n'en faut pour
être compris. • .
On a fait as3^ entendre (voyez paragraphe ii),-
que le plaisir produit par cette sorte d'imitation qui
reste dans l'esprit de la réalité, étoit en tout genre le
plus foible de tous.
, Il paroit que ce n'étoit pas là le plaisir que Plante
prétendoit procurer à ses auditeurs ; car il en auroit
I. ja
IjS DU BUT
trouvé le sujet par-tout. Or, it en cherdioit un
dont le sujet et Tobjet n'étoient nulle part. Qu'est-ce
à dire? Le voici , cest qu^il se donnoit pour modèle
en composant ses pièces de théâtre , une action dont
les éléments et les détails tous vraisemblables , ne se
pou voient trouver nulle part réunis dans un fstii vrai
et réel: cest-à-dire quil mettoit dans la bouche de
ses acteurs des discours conformes à leur situation
convenue , discours dont il n avoit dû la vérité h
personne , mais bien à une observation générale du
langage expressif des affections de Famé : c'est-à-dire
qu'il mettoit ei^ jeu et en opposition dans les ressorts
de sa fable 9 des caractères dont la physionomie n'é-
toit celle xl^aucun particulier; qull donnoit enfin
1 être à des personnages que tout le monde croyoit re;-
connoitre, et dont nul n^aui^oit pu montrer en réa-
lité loriginal , original inconnu au poëte lui-^mème.
Le poëte a donc eu raison de dire que ce quil
cherchoit, nexistoit nulle part. C'est ce qn^on peut
dire de toute invention ; et voilà peut-être la jpeiUeure
distinction à faire entre les mots inventer et trouver.
Ce qui existe peut se trouver. On n'invente que ce qui
n existe pas.
11 pourroit y avoir peu de justice à presser d^une
argumentation trop gramipiaticale cette sorte de sy-
nonymie , qui repose sur une notion de goût qua le
sentiment ne doit se flatter de faire entendre quau
sentiment. Quoiqu'on puisse objecter, qu VnMnffr,
DE l'imitation. 179
au sens simple , signifiant la même chose que trou'-
ver y ce qui est lobjet de la recherche, doit de toute
nécessité être quelque part, je nen persiste pas
moins à prétendre que si Ion veut ^e rendre compte
de la chose cherchée par le poëte, on peut encore
laisser à ses paroles la rigueur de leur sens littéral.
En efiet , ce qu'il cherche, cest une action où tout
concoure vers un but, à laquelle se mêlent des in-
térêts et des discours conformes au sujet, dont les
personnages soient placés dans des situations propres
à exciter la curiosité, où les caractères trouvent des
oppositions qui les fassent valoir, où toutes les cir-
constances, tous les incidents, se mêlant sans se
confondre, entretiennent la variété, et produisent
Tunité dUmpression , dont il s est proposéTeffet.
Eh bien, cest ce tout, c'est cet ensemble de res«
soVts , c est ce concei*t harmonieux de rapports ^ que
la nature ne lui présentera jamais, dont il attendroit
vainement d'elle un modèle complet et en toute réa-
lité , et qui n existe nulle part. Voilà cependant ce qu'il
trouve. Quodnus quam est gentium, reperit tamen.
Et ce qu'il trouve ainsi , ce n'est pas un de ces êtres
capricieux , fruits d'une imagination déréglée et que
Ion range dans la classe des rêves ou des monstres.
Ce qu'il trouve, non seulement n'est pas hors des
lois de la nature, mais en est au contraire l'esprit
<t le sommaire : car ce que chacun prend ordinaire-
ment pour la nature^ est fort loin de répondre à ce
la.
i8o ou BUt
nom , dès quHl faut entendre par là , non tout ce quf
est comme il est, mais ce qui est tel qu^il peut ou doit
être. Taiit de choses, ainsi quon le dira par la suite,
existent dans la nature comme exceptions à ses lois*
générales, quon est forcé de convenir que tout ce
qu elle produit en détail , n est pas toujours lexpres-
sion fidèle et entière de sa volonté ; en sorte que Té-
tude de la nature en fait d'imitation, consiste moins
dans la recherche particulière d^une réalité indivi-
duelle et stérile , que dans lobservation des-prîncipes
féconds d^un modèle idéal et généralisé.
Or, il faut dire ici d'avance ( voyez ci-après , para-
graphe VI ), que ce que l'artiste doit chercher, il ne
le trouve que dans ce modèle général qui n'est véri-
tablement nulle part , en tant qu il est général. Ce qui
est individuel et particulier peut se trouver par-tout,
et toujours se montrer aux sens; mais on ne sauroit
saisir qu'avec la pensée ou l'action de lesprit , l'uni-
versel et le génëraL
Ce général, en fait d'imitation ne peut être défini
que par l'intelligence , et ne peut être imité que par
le génie.
Et voilà le mot de lenigme de Plante. C'est que,
dans tout art , ce qui est du domaine de Fintelligence ,
du sentiment ^t du génie, ^n'existe réellement nulle
part, n'a ni corps, ni lieu, nest tributaire d aucun
sens ; et celui qui le trouve ne sauroit indiquer t>ù il
en a vu le modèle.
I
DE l'imitation. l8l
Ce que le génie trouve, et qu on appelle invention ^
il nous le montre tout trouvé dans ses ouvrages ,
mais il ne nous enseigne point à le découvrir; autre^
ment le génie s^enseigneroit. La seule chose que nous
puissions faire, c'est de deviner sa route, en épiant
ses pas , et d'établir sur l'analyse de ses effets la théo-
rie systématique de Timitation.
. Car remarquons que ce que le poète nous a dit de
l'opération mystérieuse de son esprit dans ses in yen:
tions, tout autre artiste nou$ le dira lui-même, ou
nous rapprendra par les œuvres de son génie.
Si l'on demandera Phidias où il a trouvé la grande
conception et le caractère sublime de son Jupiter, il
vous répond de même nulle part. Car qu'est-ce que
ce modèle renfermé , dit-il , dans les deux vers d'Ho-
mère? Et s'il y étoit ou s il y est, pourquoi d'autres
avant et depuis Phidias , ne l'y ont'-ils pas vu.
Si Zeuxis fait de son Hélène une beauté accomplie ,
ou nous raconte qu on lui avoit procuré cinq des
plus belles femmes delà ville. Admettons ce fak. Quoi
donc, un de ces modèles de moins ou tout autre à
leur place ^ lHéléne n'eût pas été un ouvrage achevé?
Et pourquoi tant d'autres pdntres, avec les mêmes
moyens, n ont-ils pu avant et depuis 2euxis , arriver
à la même beauté? Ils n'avoient pas le même génie,
dira-t-oh. Qu'est-ce donc alors qu un modèle en réa^
Uté , s'il faut encore le génie pour Fimiter ? Qui nous
dira si c est le modèle qui fait voir l'iniage de lâf beauté
l82 DU BUT
au génie , ou si c^est le génie qui voit sa propre idée
dans le modèle.
Non , ce que cherche et ce que trouve le génie de
lartiste, n'est nulle part. En veut-on la preuve dans
un fait quon ne sauroit contester ? Posez dans Tinii-
tation du corps humain, le modèle qu il vous plaira
choisir. Soumettez-le à la copie la plus exacte de tous
les dessinateurs dii monde. Eh bien ! vous aurez au-
tant de différences dans les copies, quil y aura de
copistes. Preuve certaine qu'outre le modèle local et
individuel que chacun contemple , chacun en a en-
core un autre en soi , qu'il consulte et qu il imite.
Qu'est-ce donc enfin qu'on cherche et qu'on trouve,
quoiqu'il n existe nulle part ?
Ce ne peut être qu'une chose dont lexistence sera
immatérielle. Ce ne peut être que cette idée du vrai,
du beau , du convenable , du parfait, dont la nature
fournit sans doute les éléments à llmitateur, mais
qu'elle ne peut lui présenter réalisée ^ comn»e type
complet pour l'imitation, parceque la nature, ainsi
qu on le redira , n'a rien fait en vue de l'imitation.
Ce ne peut être , en chaque genre, que Timage d^un
tout, dont le génie découvre lès éléments, les coor-
donne, les perfectionne par letude, la science et l'ob-
servation , au gré et dans les intérêts de l'imitation ;
c'est-à-dire dans, le dessein de porter l'ouvrage fS\rt an
seul point, à ce degré de perfection généralisée qui
puisse délier le modèle individuel de la nature.
► DE l'imitation. i83
Il y a donc une manière d'imiter la nature partielle-
ment dans un modèle qui est partout. C'est celle d'où
résulte uniquement le plaisir que les sens trouvent
à des ressemblances qui ne s élèvent point au-dessus
de la réalité des objets. C'est cette imitation qui donne
à l'esprit le moins de travail qu'il est possible pour
juger, qui laisse l'imagipation oisive, où le sentiment
a peu de part, le raisonnement peu d'exercice , qui a
pour partisans le vulgaire , et le plus grand nombre
de ceux , chez lesquels l'organe extérieur est seul à re-
cevoir les impressions des arts.
Et il y a une manière d'imiter la nature dans ce
quelle a de général, cW-à-dire dans. ce modèle qui
n'est ni local ni individuel, qu on ne saisit en aucun
lieu séparé, ni en entier sur aucun objet distinct,
parcequ'il réside dans la région supérieure et invi-
sible des principes , des causes , et de cette raison in-
telligente , véritable source de tous les effets qui
agissent sur les facultés de notre ame.
Cest cette imitation dont l€s oeuvres ne sont Ti-
mage d'aucun objet, qu'on puisse dire réel, puis-
^'elle se forme par les études de l'artiste, et se ma-
jûfeste dans ses productions, à l'aide d'un ensemble
d'idées, de formes, de rapport^, de perfections qu au^
cune réalité ne pourroit nous montrer réunies aur
un seul être, en un seul sujet.
Cest enfin cette imitation qui ne se conçoit qu'en
et que l'on appelle idéale.
l84 DU BUT
Ainsi semble s'établir entre les notions déjà déve^
loppées, et celles qiii en seront la conséquence, une
concordance tellement réciproque qu'elles pourront
se- servir respectivement de preuves. Si d'une part,
ce qu'on a reconnu comme corollaire de la théorie
sur la nature àe l'imitation (savoir que le plaisir
quelle doniie, e»t en raisoif de la distance qui. la
sépare de la réalité) nous a conduit à regarder Fi-
déal comme devant produire le plus haut degré de
plaisir, et dès-lors être le but définitif des* beaux
arts, d autre part^ ce que nous serons forcés à recon-
noitre de supériorité dans le plaisir de l'image idéale,
nous confirmera la vérité du corollaire précédent.
S * '
PARAGRAPHE V.
De CidéaL-r- Définition de ce mot. — Du sens quon
doit y attacher,
' Op entend et l'on interprète souvent d'une ma-
nière aussi incomplète qu'abusive le mot iV/ea/, sur-
tout dans lapplication qu on en fait aux arts d'imi-
tation corporelle, c'est-à-dire à ceux dont le modèle
appartient en partie^ et semble à quelques uns appar*
tenir en entier , au règne de la matière.
Jje mot idéal étant formé du mot idée^ qui exprime
DE l'imitation. i85
sans doute ce qu^il y a de moins matériel , on sïma-
^ne qu'il ne doit jamais se trouver associé aux mots
qiy désignent , soit les corps, soit leurs images : comme
si limitation des corps n'embrassoit que des rapports
matériels: comme si les propriétés et les qualités de
ces corps ne tenoient pas par phis d'un point à un
<H*dre moral et intellectuel ; comme si leurs impres-
sions étoiont de nature à ne pouvoir s'adresser qu'au
sens externe.
' Les acceptions diverses du mot idéal, nont pas
laissé aussi que de jeter quelque confusion dans ce
sujet. On prend e£Eectivemedt parfois ce mot, daiis
le sens dHmaginaire , de chimérique; et comme, en
tout genre, il se donne , ainsi que chacun sait, de ces
productions inventées parle caprice, badinages d'une
imagination fsintastique , et auxquelles on applique
le nom d'idéal , ce nom parolt à plusieurs synonyme
de tout ce qui est faux ou contre nature.
Par une inconséquence assez étrange, ceux qui re-
poussent de la théorie des arts du dessin , la notion
de Tidéal, ne font aucune difficulté d'associer ce mot
à celui de beau ou de beauté. Ainsi tout le monde
s'accorde à dire le beau idéal. Si cependant idéal de-
voit signifier quelque chose qui fût ou contre nature,
ou hors de la nature, le beau qu'on appelle ainsi,'
ne seroit donc ni vrai ni naturel , ce que personne
sans>doute n'entend et ne veut faire entendre. Mais
s'il y a quelque chose qui soit conforme à la nature
et à la vérité , et qu'il soit permis d'appeler idéal , je
l86 DU BUT
demanderai pourquoi ce seroit le privilège du beau.
( Voyez plus bas à la fin de ce paragraphe. ) .
Il est clair qu il y a malentendu dans tout ced^
Uétymolbgie , en nous indiquant la formation des
mots , ne donne pas toujours la clef de leur vraie si-
gnification : cependant lorsqu^un nu>t porte avec soi
d'une manière sensible, Tempreinte du type qui Fa
formé, il est diffipilede se méprendre sur son sens
propre, et sur la notion qu'il exprime.
IdécU Q^est pas, à proprement parler, un. mot for-
mé d'un autre. C'est ladjectif d'idée. Ainsi la manière
d'entendre le substantif, nous donnera celle dexpli*
quer son adjectif. Idée venue du latin idea et du grec
•blbc ne veut dire autre chose qu'image. Ces deux mots
expriment l'un et l'autre , et sou ven t indistinctènoMit ^
les notions des choses qui se gravent dans notre es^
prit ( car il a fallu emprunter à la matière de quoi
exprimer lopération la plus immatérielle). Les mots
idée et image étant synonymes , quelques métaphysi-
ciens ont proposé d'en déterminer la variété , en ap«
pliquant le mot idée aux notions des objets intellec-*
tuels , et te mot image aux notions des objets corpo-
rek. Mais cette distinction ne se rapporteroit qu'à
l'objet des notions y et non à la foculté de ks rece-
voir.
Idéal est done l'adjectif dont on se sert pour dési-
gner et caractériser, soit les notions qui existent déns
l'espsit ou l'eBlendement , sait ks ouvrages dans les-
DE l'imitation. 187
quels semble être entrée plus particulièrement , ou
Topération de l'esprit , ou l'emploi des moyens intel-
lectuels j5roprés à faire naître des impressions autres
que- celle du sens physique.
De quelque manière qu on explique la formation
des idées (et je déclare ne pas prétendre effleurer
même cettequestion) tout le monde est d'accord que,
Tesprit de chacun reçoit de chaque objet, de chaque
genre d objets , ou de rapports d objets , des notions ou
ce qu'on appelle des idées fort différentes , selon les
fecultés morales des individus , et l'on est d'accord
aussi, queselon la diversité des facu Ités physiques, l'im-
pression des sens produit dans l'esprit de chacun , des
images fort difierentes du même objet , ou du même
genre soit d'objets soit de rapports.
Nous reconnoissôns donc deux principes d'action
divers dani la formation des idées: cehii de l'esprit,
et celui des sens.
Nous reconnoissôns aussi et par le raisonnement
et par l'expérience, que certains hommes reçoivent
autrement que d'autres, les impressions des objets,
les reçoivent avec plus ou moins de force ou de vi-
vacité, de légèreté ou d'étendue ; que ces impressions
produisent chez les uns plus que chez les autres , des
rapprochements nombreux , variés ^ simples, com-
posés, source de ces combinaisons auxquelles, selon
le genre e^la nature des ouvrages qui en résultent,
on donne des noms différentt.
l88 DU BUT ,
Il n y a personne qui ne sok à même de recon-
noitre que selon la mesure des facultés de chacun ,
le même objet, dans quelque région physique ou mo-
rale qu'il réside, va être envisagé par Tun sous un
point de vue borné , par Taùtre sous un aspect étendu ,
et sous les rapports les plus variés.
Que le même fait soit vu et raconté par deux
hommes d'une intelligence diverse , on a peine à con*
cevoir la difiPérence des deux récits. Cest que Fhomme
borné n'a vu dans Faction , que ce qui en est le ma-»
tériel , et Fautre a saisi dans les circonstances du fait,
et dans le rapprochement des effets avec leurs causes ,
ce qui attache Fesprit, ce qui excite la curiosité et
soutient Fintérèt. Il y aura de la vérité dans Fun et
Fautre récit. Mais la vérité de Fun bornée à la forme
extérieure de Faction, est stérile. La vérité de Fautre
sera féconde en impressions, comme la source d'où
elle émane.
Ceci nous montre la différence des ouvrages où
domine le principe daction de Fesprit et de l'intel-
ligence, davec ceux où il manque; et ces oui^rages
à>leur tour nous font comprendre par leurs effets,
la différence des deux manières de recevoir les impres-
sions des choses , et des deux facultés d'en produire les
images.
Il est fort naturel que l'ouvrage qui émane de la
faculté de recevoir un grand nombre d'idées, de les
élaborer sous le plus grand nombre de rapports , et
DE l'imitation. iS^
ftous les rapports les plus étendus, que cet ouvrage
mis en opposition avec celui que produit la faculté
bornée à la simple réalité des choses, ait été appelé
du nom qui exprime les éléments dont il se compose,
c'est-à-dire les idées ou les images par excellence. Car
quoiqu'il y ait , à proprement parler, idée dans tout
ouvrage d'art, on appelle ouvrage sans idée , et par
suite , artiste dépourvu d'idées , l'ouvrage et l'artiste
qui ne produisent que des impressions foibles , com-
munes et bornées dans un très petit cercle. On ap-
' pelle au contraire homme riche d'idées , ouvrage fort
d'idéÇj composition pleine dldées , l'homme , l'ou-
vrage , la conception , qui se font remarquer par la
puissanlDe de lesprit et de la faculté morale.
Et comme idée, selon la définition métaphysique
du mot, ^t la notion gravée dans l'esprit, tc/éa/ ap-
pliqué aux œuvres de Fimitation, Résigne la qualité
caractéristique de l'ouvrage , en tant que produit par
le principe des notions qui appartiennent au travail
de l'eisprit et de l'intelligence.
La liaison de nos sens et de notre esprit est telle,
et telle est la connexion qui existe entre les ope-
rations de l'une et de l'autre de ces facultés, que
la raison humaine doit renoncer à en expliquer le
mystère. Mais la théorie des beaux arts 'ti'a pas be-
soin de cette solution; il lui suffit de reconnoitre' ce
double fait, qu'il y a une action propre des sens, et
une qui est propre de Tesprit , dans la formation des
igo DD BUT
idées. Dès-lors , en laissant de côté toute question sur
Forigine des idées , notre théorie d'accord avec le
langajge, qui est une sorte de raison* universelle , re^
connoit, dans les œuvres de Timitation , comme dans
la double faculté dont le concours leur est nécessaire ^
deux esépces de qualités qui les divisent en deux
classes.
Les ouvrages dé la première classe , produits par-
ticulièrement par Faction des sens, ont pour modèle
positif et exclusif l'œuvre individuel de la nature, et
il est de Tessence de cette manière d'imiter, de se con-
former à ce qu'elle prend pour son modèle , sans pré-
tendre y rien ajouter, en rien retrancher, y rien chan-
ger. C'est Fimitation dans le monde des réalités.
Les ouvrages de la seconde classe sont spéciale^
ment le produit de cette faculté de rintelligence^ qui
leur donne pour modèle , non seulement ce que le
sens extérieur voit dans la réalité, mais ce qui ne
peut être découvert que par cet organe scrutateur
des causes et des raisons de la nature , dans la for-
mation des choses et des êtres. Comme un semblable
modèle n'existe matériellement nulle part, et que
l'esprit qui le copie est aussi celui qui le découvre,
on a donné £|ux ouvrages qui en sont le résultat ^ les
noms de création, d'invention. C'est Fimitation dans
le monde des idées. C'est [imitation idéale.
Ainsi idéal signifiera ce qui est composé , formé,
exécuté ^ans l'imitation des beaux-artS , par la vertu
DE L*IMITATION. 191
de cette fiiculté qu^a Thomme, de concevoir en e$^
prit, et de réaliser ce qu^il a conçu, cesl^-dire un
tout tel que la nature ne le lui présentera jamais en
réalité.
Il est £acile de voir maintenant, combien on a tort
d^appliquer la notion de Tidéal ( comme on a trop
Tusage de le faire dans les arts du dessin ), uniquement
aux ouvrages qui comportent limitation du beau ,
j^entends de la beauté corporelle bornée, soit aux
figures juvéniles, soit aux figures de femme. L'idée
de beau ou de beauté, ainsi restreinte, resserreroit Fi-
déal dans un cercle trop étroit. Il y a une sorte de
beau corporel qui appartient à tous les âges , même
les plus éloignés de celui où brille le charme de la
beauté vulgairement entendue. L'usage de toutes les
langues le prouve. On dit un beau vieillard, comme on
dit un beau jeune homme. GTest que Tidée de beauté se
compose de celle de la perfection, propre à chaque
chose, à chaque être; cest pourquoi chaque espèce
d'objets, chaque sorte de qualité pouvant avoir sa
perfet:tioQ , peut aussiavoir son idéal. La laideur aura
le sien comme la beauté; un satyre dans louvrage de
lart , comme une Vénus. On peut feire de Thorrible
idéal. Le Satan du paradis perdu est du genre le plus
idéal qu'on puisse concevoir ; mais son caractère n'est
pas de ce beau idéal corporel que Fimagination joiiyt
à la jeunesse , quand elle veut se figurer ou représen-
ter un ange. Il y a de même en poésie un idéal pour
19^ DU BUT
toutes les qualités les plus opposées entre elles. S^il j
a Tidéaldu courag^edans Achille , Thersite nous offK
Tidéal de la lâcheté. * /.
PARAGRAPHE VI.
Que limitation idéale procède d'une étude généralisée de
la nature.
Entre toutes les idées ou notions qui se forment
dans notre esprit, une des ^ premières, des plus fa-
ciles à recevoir, et dont Tapplication a le plus d em-
ploi, est, sans doute,. celle qu'on désigne par le mot
individualité. On ne sauroit dire la même chose de
ridée ou notion opposée , celle de généralité. .
. Comme Tœil commence à voir par détails , avant
d'embrasser Tensemble , ainsi Tesprit dans ses opéra**
tions particularise avant de généraliser. Ce qui a lieu
dans le travail habituel de Tintelligence d'un homme,
est arrivé en grand dans les travaux successifs de l'es-
prit humain. C'est ainsi que peu-à-peu et par degrés,
le travail de l'imitation , en tout genre , s'est élevé de
l'observation particulière à la cojQnoissance générale ,
et du simple au composé.
« Ceci semble exiger une explication :..car on pour-
roit croire que le simple doit ici se trouver dans. le
général qui produit l'ensemble., et que le composé
DE l'imitation. igS
doit appartenir à ce qui est détails. L explication est
dans les mots çux-mêmes. Or, nous ne parlons point
ici de Touvrage, mais uniquement du travail de Timi-
tation , de Topération de Tesprit. Il est certain que
le premier procédé de cette opération , qui est celui
de FinStinct, sadresse toujours dans le travail de
Fimitation , à ce qui est partiel ou individuel, et dès-
lors se renferme dans le cercle le plus étroit ; c'est pour
cela que Tidée de simple s'y applique. Dès-lors Tidée
de composé convient à ce travail de Tesprit et de Tin-
telligence qui embrasse les grands rapports des ob-l
jets, et leurs points de vue les plus étendus, travail
d où résulte Timitation généralisée.
Il n'est point nécessaire d'aller se perdre dans là
nuit des temps , pour apprendre comment a com^
mencé l'imitation. Des essais divers ont pu établir,
selon les pays, quelques difiBérences dans son point
de départ , et dans la direction de sa marcbe ; et nous
le ferons remarquer sur-tout pour Fart chez lés Grecs
(voyez ci -dessous paragraphe x); mais cet exposé
historique de la cause originaire, qui constitua sur
l'idéal le système imitatif de la Grèce, ne contredira
point ce qu^on avance ici de la marche naturelle de
Fesprit, dans ce travail d'observations successives pro-
cédant du particulier au général, et dont plus d^un
ouvrage grec nous montre également les effets.
Au reste ces effets se manifestent journellement
sous nos yeux, dans les travaux des élèves et des
1. i3
194 ^^ Bur
eommençants. Il est certain qu en grand , ôômiïne en
petit, et à quelque point dVibservationqu on se place,
on remarquera que Tiniitaleur prend d abord pour
modèle , Tindividuel ou le partiel. Son premier, son
unique soin est, àTépoquedonton parle, de rendre le
résultat de son imitation , lé plus semblable qu'il est
possible à son original, sans s'inquiéter qu songera
s'informer de ce que cet original pourroit avoir de
défectueux ou d'imparfait.
Effectivement , juger des qualités et des défeuts de
Findividu, ou du modèle particulier, exigé et fait
supposer la connoissance du genre , Ou du modèle
général. Or, cette connoissance n'arrive qu'à la suite
de nombreuses comparaisons, toujours dues à une
expérience néces«ai(«ment tardive.
En suivant , soit par le raisonnement , soit dans les
exemples, la marche des opérations de l'esprit * on
comprend que cette expérience , acquise enfin par le
parallèle d un grand nombre de modèles , dut laire
apercevoir à l'imitateur.
Que rextréme fidélité à rendre la réalité d'un seul
modèle, pourroit bien n'être qu une ^ilrème infidé^
Uté envers la nature ;
Que la nature n'a voit pu destina ni préparer a^-
cun êtra en tant qu'individu , aiicune chose en par-
ticulier , à servir les intérêts de l'imitation ;
Que dans lorganisation des créatures et la direc-
tion des cfaosfss humaines , l'ordonnateur Mxprème
DE L'iMITATIOff. 19^
aToii dû avoir d autres points de vue , que ceux qui
se rappprteut à Tëtude ou aux besoim de Tart ;
Que dès-lori Tartiste devoit chercher la régie dl-
mitation de la nature , et le principe de la perfection
à laquelle il aspire , non dans le détail toujours va-
riable de la créature individuelle, subordonné^ à
lanc de conditions étrangères au but de lart, mats
bien dans lensemUe du système , ou du type original
de la création, que la vue bornée des sens est ino^
pable dé saisir.
Dès que la ccmnoissapce des moyens propres de
Fart, et des lois de la nature, dans la production res-
pective de leurs ouvrages , eut appris à bien difioer-*
ner le particulier du général , à voir Je premier par
le second , et dans le second , c^est-*à-dire a rapporter
Tépreuvé individuelle à son type originaire , Fidéal
prit naissance.
Il fut par conséquent reconnu que dans la région
matérielle ou celle des corps, aucun individu ne
pouvoit réunir lensemble de perfections extérieures
qui se rapportent à chacune de ses parties , et que la
nature s^est plu à distiîhuer plus ou moipf inégale*
ment entre tous. (Voyez le paragraphe suivant. ) U
fut reconnu que dans la région morale, on attîen-
droit aussi inutilement d'un seul carictère , Tuni*
versalité des qualités dont notre esprit peut se for-
mer ridée , qu^on cfaercfaeroit ra vain dan^ un seul
homme , le composé par£akit de tous les mérites dpnt
i3.
igG DU BUT
chacun est diversement pourvu. Il fut reconnu que
dans le cours naturel des choses, les sujets d^action
historique propres à Timitation poétique, ne peuvent
jamais se présenter au poète, avec cet accord de cir-
constances, et cet ensemble de conditions néces*
saires à lefifet que Fart du poète est tenu de produire.
On comprit enfin que k nature n ayant point à don-
ner à rimitation , et ne lui devant point un modèle
^prfait et complet dans le sen^ de Tart, c^étoit au
génie de lartiste à compléter lui-même, par une
savante combinaison , les qualités du modèle parti-
culier.
Voilà ce que fit le véritable imitateur: et il ne put
le faire, qu^en généralisant, par une observation
étendue, Tétudede la nature, et en la réduisant en
système. Or, ce système n est autre chose que le type
idéal de Timitation , type formé non sur tel ou tel
ouvrage isolé de la nature , mais sur la généralité
des lois et des raisons qui se manifestent dans Funi-
versalité de ses œuvres.
Ce ne fut donc plus Touvrage particulier, mais la
raison générale du suprême Ouvrier, qui devint le
vrai régulateur des opérations de Fart, et voilà com-
ment Fimitation idéale doit passer pour être, par ex-
cellence, Finfttation de la nature. Si on passe pour
Fimiter, lorsqu'on ne fait que se régler sur une de ces
productions partielles , qui ne son t sou vent que des dé-
viationsdeson plan, ne Fimite-t-on pas beaucoup plus^
DE l'imitation. 197
et beaucoup mieux , en s^appropriant le principe
même de ses lois, et en 1 étudiant dans Tensemble de
Tordre universel où elles sont gravées?
On conçoit que dans ce nouveau cours detudes
imitatives , Tesprit de Thomme dut rechercher, non
pas seulement, si telle ou telle production de la na-
ture platt, mais encore pôurqudi elle plait. Il fut né-
cessaire d'interroger la cause de ce plaisir, soit dans
la corrélation de nos sensations avec chacun des ob-
jets créés, soit dans la conformité de leurs propriétés,
avec la fin principale qui leur est affectée.
Mais la nature , comme on le dira par la suite avec
plus de détail, en donnant à ses créatures une mul-
titude de fonctions diverses, na point pu se propo-
ser pour fin, ni unique ,^ ni même principale, celle
de nous plaire, dans le sens où nous entendons le
plaisir qui résulte de Timitation. Ce fut au contraire
en concentrant tous ses moyens sur ce seul point , en
les dirigeant vers ce but unique, que lart devint
en quelque sorte rival de la nature.
Avant d entrer plus avant dans la recherche de la
notion de Tidéal , et d'en faire connoitre plus particu-
lièrement le principe, c'est-à-dire avant d'indiquer à
l'intelligence les routes que parcourt le génie pour y
arriver, j'ai eu besoin de détruire les fausses impres-
sions que le mot d'idéal fait naître dans l'esprit de
plusieurs , et de combattre les conséquences abusives
que le malentendu de cette notion , induit à en tirer,
198 DU ÉUt
toit ceux qui interprètent le mot dans un sens trop
rétréci) soit ceux qui n'apportant à cette sorte de
critique, que les lueurs de Timaginatiôn , se refusent
à toute analyse théorique en matière de goût et de
sentiment.
Ces derniers sont sur^tout ceux qui , considérant
ridéal sous le rapport borné de *ce qu'ils appellent
le beau , voudroient non qu'on leur dise ce que c'est,
mais qu'on leur enseignât le moyen pratique de le
produire. Or, cette notion pratique ne sauroit étte
communiquée par aucune autre voie que par celle
des exemples. C'est dire assez qu'elle est hors du pou-
voir de l'écrivain.
On n'a pu avoir ici cf autre objet , que de faire con-
nôitre l'idéal dans son principe et dans ses effets ,
comme étant le terme définitif des efforts de l'art, et
le véritable but de l'imitation.
DE L'HilTATIOn. I99
«
PARAGRAPHE VU.
De f infériorité . des ouvrages de Cart comparés à ceux
de la nature y s^it n*a recours au modèle idéal de
l'imitation.
La méprise où Ton tombe sur la notion de Fidéal
dans Timitation, dérive d'une autre méprise trop
commune sur le sens qu'il faut donner au mot no^
iure.
Tout ce qui existe , sans doute existe dans la naturf »
qui est le tout; mais la nature, pour rimitation^
n'existe pas réciproquement dans chaque objet. £11^
n'y existe pas plus que le tout dans sa partie. Ceft
cependant sur cette confusion d'idées que se fondent
certaines mani^*es de voir, de raisonner, et de seqtir.
Cet objet, dit- on , cet être , cet individu^ sont dans la
nature: donc ce sont des objets naturels, donc ei)
imitant un objet naturel, j'imite la nature. Voilà le
raisonnement qu'on &it. Si on l'applique par exemple
aux arts du dessin « il est constant que toute imita^
tion produite en vertu de ce raisonnement, 9^n l'imi-
tation d'un individu.
/ 200 DU BUT
^ Mais nous avons déjà dit , et tout le monde le sait ,
que la nature (lorsqu'on se rend compte de tout ce
qui est entré dans ses desseins) ne s Y étoit nullement
proposé de créer à Timitation que.Thomme pourroit
fiaire de ses ouvrages, des modèles parfaits pour Tart.
U seroit par trop ridicule de penser quelle ait jamais
visé à ce point. Tout d ailleurs nous apprend le conr
traire. La seule diversité apparente des qualités phy-
siques entre les créatures , et de leurs conformations
extérieures, nous démontre que la nature ayant pour
fins principales la procréation ou la reproduction,
et la conservation des êtres, a subordonne cette
double fin à des moyens équivalents , et dont la pro-
digieuse efficacité ne s*est jamais démentie. Cette im:
mense élaboration, elle Ta soumise à des principes
d action perpétuels , inaltérables , mais aussi à une
multitude de ressorts secondaires , qui agissent dans
le sens général de sa volonté, ou de sa régie, et pro-
duisent toutefois un nombre infini de divergences^,
lesquelles sont probablement entrées dans Fordon-
nance à nous inconnue de son dessein.
G est en étudiant la nature, non point partielle-
ment et en détail , mais dans Tensemble de ses plans,
«
que nous parvenons à reconnoitre ce qui est, ou non ,
conforme à ses lois générales, que pénétrant le secret
de ses intentions , nous saisissons à-la-fois , et le prin-
cipe d ordre qui domine tout le système de la créa-
i
DE l'imitation. 201
tion ^ et les raisons des irr^ularités qu'on remarque •
dans. les créatures.
Or, les irrégularités dont on parle , sont com-
munes à tous les genres d'ouvrages de la nature.
« Dans ce qui concerne les corps organisés (dit un écri-
« vain moderne (i ), la nature semble mépriser les in-
u dividuSy et n'accorder sa protection quà [espèce, n Les .
individus doivent donc être pour nous des moyens
d'étudiée l'espèce ; et c'est par l'espèce qu'il faut ap-
prendre à rectifier l'individu. Que feroit lartiste.qui
se borneroit à imiter un individu? Il y poùrroit trou-
ver quelque chose, de la nature, mais point la nature.
Car la nature , en fait d'organisation des corps , en a
subordonné la génération à une multitude de causes
secondaires , qui ne sauroient produire l'expression
entière de sa volonté, en sorte qu il faut souvent re-
garder Tindividu dans son rapport avec l'espèce,
comme lexception qui ne sert toutefois qu à confir-
mer la règle.
Mais, dira l'imitateur, l'individu que j'imite, je
ne. l'ai pas pris au hasard. J'ai d abord écarté dans
le choix que j'ai fût, tous les individus difformes ou
mal conformés; ensuite j'ai pris pour modèle celui
qui m'a semblé le mieux fait.
Eh bien ! lui répondrai-je , vous avez donc reconnu
(i) M. Say., \£conom. polit. y fom. II, pa||[. i43<
à
101 DU BUT
que la nature dont vous vôu» proposez Hmitation ,
n existe pas dans tout individu , quoique cet indi*
vidu soit naturel. Puisque vous choisissez un entre
plusieurs, c'est apparemment en vertu de quelque
règle qui vous dirige. Oui , dites-vous , j'ai comparé ,
j ai rapproché plusieurs modèles , la comparaison a
été mon régulateur. Mais; répondrai-je encore, vous
ne faites que redire la même chose en d'autres mots.
Vous avez comparé, et vous avez jugé, voilS tout. Ce
que je demande, cest d'où vous avez tiré la règle de
votre jugement. Tous êtes forcé de dire que c'est du
raisonnement et du sentiment. C'est cela même, et
efiectivemént y a t-il d'autre juge et d'autre régula-
teur de nos jugements sur les oeuvres de la nature ,
que le sentiment du beau , guidé par l'expérience de
ce qui est utile, c'est-à-dire par le raisonnement^ le-
quel nous fiait discerner dans chaque objet de la créa*
tion , en quoi il se rapproche , en quoi il s'éloigne du
dessin originel de la nature , de ce type dont chaque
créature porte l'empreinte , quoique la perfection de
cette empreinte y soit plus ou moins altérée en détail
par les causes secondes?
Si Ion est forcé den venir à ce résultat, je dirai
que ce résultat n est autre chose que le principe théo*
rique de Tidéal dans Timitation.
Mais ce dont il faut encore dissuader le plus grand
nombre des hommes , c'est qu il y ait et qu'il puisse
y avoir une seule créature parfaite ; qu'on puisse ja-
«A»_.-i
DE l'imitation. 2o3
mais rencontrer un individu capable d offrir à Tart
un modèle entièrement conforme à ce que Fart doit
se proposer.
C'est que dans la vérité la nature et Fart ont une
fin différente, et que, considérée sous le rapport de
cette fin , leur perfection respective n'est pas la même.
Sans doute c'est bien par les oeuvres de la nature,
que nous pouvons concevoir, et que Fart peut réa-
liser dans ses productions^ les idées d'ordre, d'har-
monie, de proportion, de régularité, qui sont les élé-
ments du beau , éléments dont Fimitation doit faire
la combinaison. Mais il paroit que pour parvenir à
ses fins, et pour faire remplir à ses créatures les
fonctions qu elle leur assigne , la nature n'a pas eu
besoin de départir à chacune , la totalité des perfec-»
lions extérieures que l'ouvrage de l'art réclame. Il
parottroit même que l'harmonie dont le grand tout
nous révèle les secrets, ne seroit, comme celle des
sons, qu'un mystérieux accord de savantes discor-
dances. Si cela est , peut-être une répartition inhale
de qualités ou de perfections entre les êtres , est-elle
entrée dans les vues de la nature. Peut-être ce que
nous sommes portés à prendre pour des irrégula-
rités vues en détail , n'est-il que la condition néces-
saire de la Suprême régularité qui règne dans l'en-
semble.
Nous trouvons, j'en conviens, plus ou moins de
plaisir aux ouvrages séparés de la nature , selon que
204 DU BUT
chacun réunit un plus ou moins grand nombre des
perfections , dont la totalité forme Ce que nous appe-
lons le type complet de la beauté. Mais jusque dans
les êtres les plus défectueux, les plus détournés par
Faction des causes secondaires, de la régularité que
lart ambitionne , il ne restera pas moins de quoi ad-
mirer une multitude de qualités en rapport avec les
fins de la nature.
La forme extérieure des créatures nest en effet
que la moindre partie , n'est que Tenveloppe des mer-
veilles infinies que comprend Forganisation des corps.
Cette forme extérieure , si défectueuse quon voudra
la supposer, nVn sera pas moins /dans cet état même
de difformité, pourvue d'immenses avantages sur tout
ce que l'art pourra produire de plus r^^lier. La vie,
le mouvement, la sensibilité, et ce principe d'intelli-
gence qui meut le corps le plus imparfait , chacune
de ces choses peut défier toutes les perfections de Ti-
mitation.
Lart, dans l'imitation des corps , ne peut disposer
que de cette forme extérieure, c'est-à-dire de ce
qu'il y a de moindre , comparé aux merveilles de l'in-
térieur des corps, qui sont hors de sa portée. Que
dirons-nous du sentiment et de la pensée , dont il ne
peut rendre autre chose, que les signes et de foibles
apparences?
* Dans une lutte si inégale avec la nature ,- que de-
viendra limage de Fart, si elle est réduite à n'être que
DE l'imitation. 2o5
celle de Findividu , soit que le hasard en ait ofiFert le
modèle à Tartiste , soit même que celui-ci en ait fait
le choix? Puisqu'il est constant qu^aucun individu
n a été produit et ne sauroit Têtre ( diaprés le système
de la nature), avec cette réunion complète des per-
fiM^tions extérieures^ dont Tart est tenu de réaliser Ten-
semble dans son image, il faut bien accorder queTou-
vrage fait diaprés un modèle unique, le cédera à la na-
ture. Il le lui cédera d^abord de toute la distance qui sé-
pare la matière inerte d'avec Tètre vivant , et ensuite de
tout l'intervalle que nous voyons exister entre l'indivi-
du , considéré comme épreuve partielle et imparfaite,
et ce qui est le type universel de toute perfection.
La nature et Tart dans la formation de leurs ou*
vrages, n'ont presque aucun point de rapprochement.
En effet, la nature a mille fins diverses, quand l'art
n^en a qu'une. Même inégalité dans leurs moyens.
C'est une grande méprise à l'imitateur de croire que
parcequ'il s'approprie une des parties de la nature , il
puisse en revêtir ^us les rôles et prétendre à la rem-
placer. Un des privilèges de l'être naturel est de pou-
voir nous plaire, bien qu'il soit loin de réunir toutes
les qualités extérieures. Ainsi les corps doués de la
vie, et qu'anime Tintelligence , nous plairont par
mille côtés tout-à-fait sans rapport avec ceux d'où
procède la peifection des formes.
Au contraire il est bien certain que les corps créés
par Tart, n'ont qu'un seul côté par où ils puissent
2o6 DU BUT
nous plahre, c^est celui de leur forme ou de leur ap«
parenoe. Et dans le fait ces sortes de créatures- là
n ont aucun autre objet à remplir. Llndividu en»
corequll soit jugé par le statuaire , mal proportionné,
ou d^une forme indigne de l'imitation , ne laisse pas
de satis&ire aux devoirs sans nombre pour lesquels il
est créé. Mais à quoi sert la statue que ses dispro-
portions ont rendue défectueuse? T a-t41 quelque
chose de plus inutile que Foufrage de Fart, s'il
manque à l'obligation de plaire?
La fin nécessaire et unique de Fart , étant de pro-
duire des ouvrages qui plaisent, et par les seuls
moyens qui sont à sa disposition , c'est Ji chercher
et à trouver ces moyens que l'artiste doit tendre. Or,
il les cherchera où il ne les trouvera point, s'il les
demande^ uniquement au modèle individu, que la
nature n a pas pu destiner à plaire , de la manière
dont une statue nous platt. C'est donc la nature elle-
même qui dit à Fartiste de 1 étudier aUleurs, et de
Fimiter autrement que dans et pa»un seul modèle,
ccst«à-dire par les procédés du copiste , sous peine
de Toir Fouvrage de Fart inhabile à supplier la
moindre comparaison avec son original.
Rappelons encore ici ce qui a été dit plus haut ,
sur le désavantage qu éprouve l'ouvrage de Fart
contre celui de la nature: c'est que si Fêtre naturel
a des défeuts d un côté corespondant au ressort d'un
art , ces défauts seront souvent rachetés par des beau-
DE l'imitation. I07
lés , dâtis un aspect qui correspond à un autre art.
Ainsi le modék individuel n'eut-il sur sa copie forcée
d'être incomplète , que Tavanta^ de compenser, par
exemple, le vice de la forme par le charme de la
couleur, on voit quel intérêt Tart réduit à Tun des
deux aspects, aura d^ porter la totalité des perfec-
tions qui y sont relatives , perfections dont le mo-
dèle idéal pourra seul lui révéler le principe et lui
fournir les moyens d exécution.
^i'%^^^^^^^%^^ ^n^^0*^^^^^%^/%^^»^^/%^/%*%^^^v%,%f%^*,'%fm^^^^^^^^>^^%,
PARAGRAPHE V!ÏI.
Continuation du même sujet.
Ce ^ on vient de dire a un rapport natureUement
^us sensible avec les arts du dessin quavec les autres
arts. Le mot sensible est ici le mot propre , puisque
efiectîvemcnt les principes de la théorie de Tidéal
trouvent y dans rinutation des corps , certains exem-
pies qui tombent sous les sens. Aussi se :sert«-on vo-
lontiers des teseaples de ce genre pour pendre cette
tbéorie plus claire*
Ibutefois il nègne à cet é^d une oonfermitié par»
£siite entre tous les arts. Qu'un art , par la nature et
les nioyaw de son imitation propre , appartienne à
2o8 DU BUT
la région des corps et de la matière, ou que, dépen-
dant plus particulièrement de Faction de Tesprit, il
tienne au monde moral , comme le font les difiFérents
genres de poésie; il y a toujours, pour chacun , un
double modèle dans la nature , et de la part encore
de chacun , il y aura lieu à méprise sur ]'idée qu'on
attachera, et sur le sens quon donnera au mot na-
ture.
I^ poète confond tout aussi souvent que le peintre,
ridée de la nature , bornée à Tindividualité, avec cette
autre idée de la nature considérée dans sa généralité.
Tout aussi souvent il se persuadera que Tunique
objet de son imitation doit être de contre&ire lex-
pression des vices, des passions, des ridicules^ de
tracer le tableau des actions et des choses humaines ,
de dessiner le caractère de ses personnages , unique-
ment diaprés un original tel qu'il laura connu , tel que
le hasard des circonstances , où les récits de Thistoire
le lui donnent, tel que les causes locales où les
mœurs de son âge le lui présentent.
Mais pour se produire dans un autre ordre de
choses, le genre derreur sera le même, et il est aussi
facile de s'en convaincre.
Si, comme on la démontré, la nature physique
ne donne point à l'imitation des corps , de modèles
accomplis et parfaits , dans le sens et selon les inté-
rêts de lart , pourquoi , dans la nature morale , en
seroit-il autrement de tous les sujets qui forment le
I
1>£ LIMITATION. 209
tlomaine de la poésie ? Est-ce que cette puissance que
nous appelons du nom de providence , dispose , dans
le cours des a£Bsiires du monde , les événements , leurs
causes, leurs incidents, leurs résultats, dans la vue
que le poëte épique ou tragique y trouve Toriginal
tout taillé, si Ton peut dire , pour son art, de l'action
dont il doit ou mettre le récit en chants, ou montrer
le spectacle en scènes ?
Qu on déroule dans l'histoire la suite de tous les
faits anciens ; qu'on examine, en voyant ce qui se
passe sous nos yeux , soit les événements contem-k
porains, soit les traits les plus remarquables, soit les
rôles des personnages les plus distingués par leur
caractère et leur position sur ce théâtre dont nous
sommes les spectateurs^ peut-on supposer que rien
de tout cela ait été façonné ou disposé par le moteur
des choses humaines, dans la vue de procurer des
modèles aux poêles? T trouverons-nous le moindre
sujet susceptible d entrer avec toute sa réalité histo-
rique, dans la composition même la plus étendue?
11 en est donc des sujets propres à la poésie, comme
de ceux du peintre. La nature des choses ne sauroit
les procurer au poëte tout faits pour son art. Mille
circonstances s'y trouvent mêlées, qui les rendent
inimitables , ou qui , dans Timitation , en détruiroient
Tefiet et la vérité. L'histoire nous donne une totalité
qui^'a que faire avec lensemblede l-art: et. la plus
I. * 14
210 DU BUT
grande des méprises , est de croire que la vérité de 11-
mage est Ja même que celle de la réalité.
Odî, il y a uile sorte de vrai qui se change en
faux par Timitation , comme il y a une sorte de faux
qui devient pour Tart le plus haut degré du vrai.
Je m'explique. Lorsqu'il est dans la nature des
obligations du poète, de rassembler en un point,
c est-à-dire dans un espace donné par les facultés vir
suelles de Tesprit, ce que le hasard des événements
a désuni et dispersé en temps divers, en plusieurs
lieux, en incidents sans cohérence entre eux, ce ser«
manquer à la véiité propre de lart , que de procéder
à l'exposition d'une action , comme y procède Thisto-
rien. C'est qu avant de m'amuser Thistorien doit m'io-
struire. Il y a pour lui bien djautres soins que celui de
plaire^ A supposer qu'il manque d'agrément dans
son récit, ce récit, par son exactitude et précisément
même parcequ'il n'a pas cherché à plaire , me proi-
curera un très grand plaisir, celui qui résulte de la
véracité, dé l'utilité, etc. , qui scmt le but de Thisr
toire. Mais le but de la poésie est de plaire , et comme
elle ne me doit la vérité qu avec le plaisir, c'est à elle
de chercher dans les faits de l'histoire, le point de
vue qui se prête à cette alliance. Inhabile qu elle est
a s'approprier la réalité et la totalité des choses, si
elle ne sait point transformer cette sorte de vérité,
elle manquera tout à-la-fois à la fidéUte histonîgue.
et à sa première obligation , qui est celle de plaire.
DE L*IMITATIO]N. 211
Il y a réciproquement une sorte de faux (et <^'en
^roit un réel pour rhi$torien), qui devient pour la
poésie, le seul vrai quelle doive ambitionner. Il con-
siste dans ce système, au moyen duquel récrivain
poétique négligeant les détails, pour mieux saisit'
lensemble , et laissant le matériel des faits et des
choses, pour ce qui en est Tesprit, ramène à leui*
principe ou à leur poifit de vue central, les traits
épars de son sujet, et au lieu d^une revue de parties
sucessives qui excéderoient les limites de son art , et
s y entre*détruiroient, sait en faire un tout nouveau,
qu'il réduit à la plus grande valeur d'expression ei
de signification.
Le poète qui méconnott ce genre de vérité ainsi
transformée, méqonnoit la nature et le but de sou
Vt, et de la même manière que le peintre, lopsqu^il
se flatte (comme on Fa vu au paragraphe précédent),
de trouver la vérité des corps dans leur réalité vU
suelle et dans Tindlvidualité des créatures.
»
J'entends ici lobjection ordinaire.
Ce que la nature fsiit, dit^on, pourquoi la poésie
né le feroit*eUe point ? Pourquoi Tart ne représente-
roit4i p«s les sujetB^, ou les actions y ou les caractères ^
tels qu'ils se comportent dans la réalité , avec leurs
disparates ^ leurs : irr^ularités , et avec ce mélailge
daccidems et de circonstances, qui ap^artietit à I4
réalité des choses P i
Pourquoi? On la d^a dit plus d une fois. C est que
14.
21'i DU BUT
Fart n est pas la nature, et na pas ses moyens. CW
que lespace et le temps qui appartiennent à la nature,
ne sont point à la disposition du poëte. Cest qii^en
prétendant suivre la nature sur le terrain des réali-
tés, le poète quitte celui des fictions , et cesse detre
poëte. Bien plus, ce que le poëte, soit pour la scène,
soit dans son récit , a cru prendre pour le modèle d*un
seul genre d'imitation poétitjue, étoit effectivement
le modèle de plusieurs arts distincts entre eux ; et ce
quil a. pris pour le sujet d^une seule action , devoit
être la matière de plusieurs. Il y avoit peut-être dans
ce trait d'histoire, de quoi faire, selon les aspects
qu'il renferme, une tragédie, un poëme, un conte,
un roman. C'est à chaque art dy prendre sa portion
de modèle, et de savoir suppléer , par ses moyens, ce
qui manque à Tintégralité que la nature refuse à cha-
cun en particulier. Elle-même nous dit que, si elle fait
des drames, elle ne les a pas plus destinés à notre
scène, que ses tableaux pour nos toiles et nos cadres,
et pas plus que ses individus à devenir des statues.
Prétendre embrasser dans l'imitation la totalité ou
la réalité des sujets et des objets naturels, avec des
moyens bornés de toute part, c'est vouloir rester en
tout point inférieur à la nature.
Ily a donc nécessairement pour le poëte comme
ppur le peintre deux modèles, dont l'un est eomme
l'ame de l'autre. C'est-à-dire que tout ce qui entre
dans le cercle d'imitation de chaque genre de poésie ,
f
DE l'imitation. 2i3
a aussi une vérité de réalité pour les sens , et une vé-
rité d'abstraction ou de généralisation pour resprit.
Or, cette dernière vérité , celle qui appartient en
propre au génie de chaque art , est la seule qui puisse
élever la puissance des moyens de Timitation , au ni-
veau de ceux du grand modèle , la seule qui donne
à Timagé la capacité de rivaliser avec la nature.
On parlera (dans la troisième partie), avec plus
de détail , de ce que Ion poùrroit appeler le méca*
nisme de Hdéal, lorsque, traitant des moyens qu a
limitation pour y parvenir, on montrera par quels
procédés chaque art est tenu de refaire , de recom^
poser, de modifier tous les sujets, et leurs éléments,
et leurs apparences et leurs formes. (Voyez part. 111,
paragraphe ix. )
.Te veux placer ici d'avance Tobjection singulière
que Ton fait à cette théorie: je dis singulière , parce-
que , loin de laffoiblir, elle la corrobore.
On prétend en e£Eet que ce que nous exigeons de
rimitation, a lieu véritablement dans les ouvrages
même que nous condamnons, puisque Fefifet du
vice de répétition identique est physiquement im*^
possible à réaliser ; en sorte , ajoute»t-on , qu il est
inutile de recommander au poète de faire ce qu'il ne
sauroit se dispenser de faire, et par conséquent ce
qu'ij fait toujours plus ou moins.
Sans doute. Mais c'est sur le plus ou le moins que
roule toute la question ; et ce plus bu ce moins dé^
2l4 I>U BUT
pend encore de la manière d'entendre cette théorie,
dans Tesprit de la chose, plutôt que selon la lettre^
On sait bien que jamais Timitation ne peut se cal-
quer entièrement, suivant la rigueur des termes, sur
quelque modèle que ce puisse être. Prendre servile-
ment au pied de la lettre , et ces notions, et les termes
dont on use pour les rendre sensibles , seroit manque
de bonne foi , ou manque de bon sens. Lorsqu'on
parle d'imitation identique, de répétition de la réa^*
lité, dans les ouvrages de la peinture, on n entend
pas faire prendre ces mots dans un sens phis positif,
que celui qu'on exprime par l'idée de miroir de& ob-
jets. Toutes ces locutions doivent être prises au fi-
guré, et le défaut dont on parle n'est pas moindre,
quoiqu'on puisse prouver qn'il n'y a rien de calqué
dans l'image , rien de mécanique dans son effet.
Nous avouons aussi que sur la scène , ou lillusion
par identité peut arriver au degré le plus sensible, il
n existera, mêpié dans les ouvrages les plus em-
preinte de ce vice, qu'une approximation de réalité.
Jusque dans ces pièces irrégulières quant aux plans,
fausses à force d'affectation de vérité , et d où la pré-
tention à la réalité d'action sranble exclure lart et
l'imitation , Fauteur n'a pas pu certainement s'empê-
cher de faire encore beaucoup de compositions avec
son modèle. Il a été forcé d'élaguer, d^a^aler Jbien
des choses , d'en modifier beaucoup d'autres , pour
les faire entrer dans le cadre moral de> sa compost^
DE l'imitation. 'il5
lion. Cela n^empèchera point que Touvrage ne passe
pour être fait dans le système de Tidentité, dans Pes-
prit de la réalité; et qui le méconnoitre , s'accusçroit
lui-même d'être incapable de concevoir une seule
idée dans la région de la théorie.
Toutefois^ en prenant pour ce qu'elle vaut, la jus
tification de la fausse imitation que Ton combat *
en accordant que , même dans les ouvrages qui sont
moralement entachés de son défaut, Fauteur a cer-
tainement dû faire une partie des sa<3rifices , et subir
une partie des sujétions , qui tendent à modifier et à
changer les éléments de la réalité effective de ce qu'il
a pris pour modèle; qu'en résultera-t-il? G'est que,
dans la vérité, il n'y a aucun moyen d'Imiter, sans
avoir plus ou moins recours au système de Hdéal ,
et que tout artiste fait plus ou moins dldéal sans s'en
douter.
Disons aussi qu'il y a effect^ement plus d un degré
dans Fidéal : et l'on en conviendra aisément , si Ion
accorde que la liotion d'idéal est l'opposé de la no-
tion de réalité. Il est clair que l'intervalle qui , dans
la théorie comme dans la pratique des ouvrages de
Fart , sépare ces deux points de la ressemblance îmi-
lative, offrira à l'artiste des degrés divers , c est-à-dire
des moyens diversement gradués, de* produire plus
ou moins Tespéce de plaisir que nous avons vu être
le but véritable de l'imitation.
2l6 t)D BUT
PARAGRAPHE IX.
En quoi l'ceuvre de t imitation peut surpasser [ouvrage
de la nature, ^
En donnant le plaisir pour but à Timitation , nous
avons déjà dit, et nous ne saurions trop le redire,
qu^il y en a de deux sortes ; lun , le plaisir des sens ,
plaisir borné dans son principe et ses effets , Fautre,
qui est le plaisir de Tesprit, et dont la source est iné-
puisable, dont les effets sont infinis.
Il est facile d apprécier la différence de ces deux
plaisirs. Ce qui précède a pu en rendre raison, a dû
expliquer comment e{ pourquoi Timitation, lors-
qu'elle reste dans les termes du réel et de tlndividuet,
ne sauroit satisfaire à ce que ta meilleure partie de
nous exige d'elle: car ce que le sentiment et le goût
lui deimandent, c est qu'elle soutienne le parallèle
avee la nature. Or, dans le système de Timitation in*
dividuelle, le parallèle ne peut être quau désavan-
tage de Tart , s'il est vrai que le plaisir que procure
cette imitation , ne peut pas s'élever au-dessus de ce-
lui, dont un portrait, en quelque genre que ce soit,
nous donne la mesure.
DE l'imitation. 217
Qu'importe, répondra-t-on , rimitation , qui est
celle du portrait, si elle nous retrace avec une entière
fidélité les traits ou le caractère d'un homme , par
exentple , nous plaira toujours, parceque ce qui nous
plait dans les arts , cest avant tout cette propriété
qu'ils ont de reproduire notre image.
Nous ne contestons ni Fexistence ni la légitimité de
ce goût , qui est peut-être le ressort premier de Fimita*
tion. Il est en effet impossible que Thomme ne rap-
porte pas à lui ce qui vient de lui ; or l'imitation est
un résultat de son instinct; mais ce même instinct
qui le porte à se faire le centre et le but des œuvres
de Part , finiroit aussi par trop rétrécir le cercle , et
réduire par trop la somme de nos plaisirs.
Oui sans doute, Thomme aime à se voir représenté
par les œuvres de Fart. Mais comment et à quelle
fin? C'est mal apprécier ce goût^ que d'imaginer qu il
nous suffise de rencontrer dans les images des arts,
de simples miroirs réflecteurs de la réalité qui est
toujours sous nos yeux. Cet homme que nous pre^
nons plaisir à voir, parceque nous trouvons du profit
à nous y étudier, soit dans l'expression de nos senti-
ments et de nos passions , soit dans les mouvements
de notre ame , soit dans l'harmonie de nos formes
extérieures, cet homme-là n'est pas celui dont cha-
cun peut voir par^tout ou l'original ou la copie; mais
bien celui que l'art de Tidéal a généralisé, dont il a
modifié ou façonné Timage, non d'après ce quon
ai8 DU BUT
appelle la nature d'un modèle, mais d après ce que
j ^appelle le modèle de la nature.
Or, la nature dont il s agit ici, ne tombe pas sous
les seris de chacun. In visibk à la fois et présente, elle
est en tous lieux , et n est nulle part. Elle se montre
par-tout au génie qui sait la voir, et par-tout elle
échappe à- qui n a qfue les yeux du copiste.
Ce qu'il faut dire enfin , c est que puisqu'il y a deux
manières de considérer la nature, lune dansledétail
de ses ou vrages , lautre dans Tensemble de son œuvre;
Tune dans lepreuve partielle de Tindividu , Tautre
dans le type de Tespèce; Tune dans les productions
soumises à Faction des causes secondaires, l'autre
dans rintention des lois primitives dont le principe
se manifeste à Tintelligence ; il y a aussi deux modèles
pour Timitation. Il y a le modèle qui produit Timita-
tion d'un homme, et celui qui produit Timitlition de
Yhomme. On voit qu'entre ces deux modèles et entre
leurs imitations, il se trouvera la différence que notre
esprit met entre le genre et lespèce^ entre l'espèe^et
Tindividu.
Il est donc de fait, et philosophiquement évident,
que ridée de nature, en tant qu'idée qui embrasse
le général , correspond à l'idée de genre ou à celle
d'espèce, et non à l'idée d'individu. Ainsi l'^rl ne
prend réellement la nature pour modèle , que quand
il la considère et l'imite dans la sphère des propriétés
qui constituent l'être vu en général, ou pris collée-
DE l'imitation. 2lfj
ti veulent. Alors, et seulement alors, louvrage em-
preint, si Ton peut dire, dans le type moral ou
physique,' soit de Tidée, soit de la forme générale,
l'emporte sur louvrage produit d après Tépreuve par-
tielle et individuelle, parceque la nature a refusé à
celle-ci la propriété dexprimer la totalité des per-
fections , qui nVxistent que dans le dessin original , et
qu'une étude généralisée peut seule découvrir et s'ap-
proprier.
L'imitation déjà si inférieure , comme on Ta vu ,
à la réalité individuelle de la nature, quand elle ne
vise qu'à se mesurer avec le réel et avec l'individu ,
n a donc d'autre ressource pour rivaliser avec la vertu
de ce ipodéle, et pour le surpasser, que d'invoquer à
«on aide cet autre procédé imitatif , qui est le privi-
lège de l'art. Et c'est ici qu'il faut se rappeler ce qui
a déjà été dit , savoir que l'art , n'étant point la nature ,
doit agir par d'autres voies. Certes il n'y a rien de
commun entre leurs créations. Ija nature ne s'est pas
conduite dans ses œuvres , d'après les procédés et les
mét}iodes de l'art. L'art ne sauroit réciproquement
prendre pour réglç, ce qui le détourner oit de la per-
fection à laquelle il peut atteindre*
Mais cette perfection il ne la doit pas moins à la
nature. J^le seule lui fournit legarmespour la vaincre ,
elle seule lui indique le côté par lequel il doit l'at-
taquer, et le terrain sur lequel elle lui cédera l'avan-
tage.
:i!20 DU BUT
Ce terrain est ce|ui dé Fidéal.
C est là que Fartiste , abandonnant le stérile do-
maine de la réalité , où les hommes , les faits , les ob-
jets né se montrent que tels qu'ils sont, parvient à
nous créer comme un nouveau monde, oi\ les objets
se font voir tels que la nature nous dit qu'ils pour*
roient être. C est là que toutes les existences s agran-
dissent et s'ennoblissent, par l'échange qui s'y fait
des vérités d'imitation particulière , contre cette vé-
rité abstraite et généralisée qui les comprend'aussi.
\ Voilà en quoi consiste le secret, et se manifeste la
vertu de l'idéal. Tous les grands ouvrages des arts ,
en chaque genre, nous répètent ces leçons.
Le poëte s est-il contenté de nous faire le portrait
d'un héros ou d'un guerrier, par le récit, servile-
ment détaillé, de ses actions ou des circonstances
historiques de sa vie? Non, il a au contraire ras-
semblé sur son personnage, et réuni , comme en
feisceau, les traits *^Ies plus prononcés d'une va-
leur indomptable, pris dans le caractère, plus en-
core que dans l'histoire de son sujet, et alors il nous
a peint moins un héros, que l'héroïsme. L'écrivain
dramatique en use de même à l'égard de la peinture
des événements dont il compose sa fable, sous le
nom de tel ou tel autre personnage : car ^ il faut le
dire , c'est bien moins le trait particulier de telle ou
telle histoire qui devient son sujet, que la passion
même dont ce trait lui donne l'occasion de dévelop-
DE l'imitation. 221
per les effets. Dans ce point de vue, qui est celui de
Fidéal, le ])eFSonnage épique ou dramatique n^est
que le prète-nôm du poëme ou de la pièce.
Selon ce système , Tindividuel disparoit sous la
forme du général. I^e fait positif ou le personnage
Téel n est , pour le poëté , que le moyen d'une inven-
tion ou d une action qui nous retracera soit Tesprit
dun siècle, soit le caractère d'un peuple. (Voyez
partie III , paragraphe ix. ) De ces traits dispersés , où
ne se peignent que partiellement et incomplètement
les vices ou les vertus de quelques hommes, il. fait
sortir la peinture générale de Thumanité. Au lieu du
portrait d'un être criminel ou vertueux, il fait le ta-
bleau du crime ou de la vertu. Ce n'est plus Achille ,
Oreste, Gléopâtre, Phèdre, Mahomet, etc. C'est l'or-
gueil , la vengeance , l'amhition, l'amour, le fanatisme
quil vous a peints, en rassemblant et généralisant
les caractères de ces passions, caractères dont la na-
ture lui a fourni les traits élémentaires , et dont aucun
individu n auroit pu lui offrir ni l'ensonble ni l'en-
tière expression.
Et le poète comique fait-il autre chose dans les ta*
bleaux quil nous présente des ridicules, des travers,
des défauts de Thomme en société? Trop souvoiton
prend ces tableaux pour des portraits , et Ion s'ima-
gine que le poëte na fait, ou n'a dû faire qu une co-
pie de certains originaux connus de son temps , ou
que le hasard lui a fait observer.. Oui, ce peut être
222 pu BUT
pour lui , comme il y en a pour le peintre , des objets
d^étude séparée, et de cette étude peut résulter aussi
Fensemble d une image abstraite et généralisée. Qui
ne connott et qui ne distingue pas, dans le genre du
paysage, par exemple, ces études de points de vue,
de sites reproduits à la chambre noire, ei qui, selon
la talent de lartiste , peuvent ou rester ce qu on ap-
pelle des vues , où devenir des compositions idéales ?
Voilà ce que Ton confond habituellement. L^étude
séparée de Tindividu est sans'd^ute nécessaire, mats
pour arriver à la science de letre général. Ce qu on
prétend donc, c^est que cette étude nVst et ne d6it
être aussi quun moyen po^ir le poète, de nous ot*
frir sur la sc^ne, Tidée complète d'un vice ou d'un ri*
dicule, au lieu de se borner à la peinture isolée de
quelque action, de quelque trait emprunté à un seul
modèle.
Plaute et Molière vont nous présenter un exemple
de la difiBérence que je veux rendre sensible, dans la
manière dont chacun d eux a tracé le caractère de
son avare. Si M. Scklegel (i) ; qui en a fait le parai-»
léle, a voulu dire que YEuclion de Plaute est plus,
simple, que Taction où son avace est mis en jeu, a
beaucoup moins de ressorts variés que celle de Mo^
lière, que le fait dun trésor caché, source unique
des inquiétudes d'Euclion , domine dans toute la pièce,
(i) Court dt litténaturc dmmatitfU9^ tome II, page a5a.
DE l'imitation. 323
en produit le dénouement, et lui donne lavantage
d^une plus grande unité d'objet, on sera très disposé
à être de son avis. Le titre même de la pièce auroit
pu apprendre encore au critique cité, que Plante en
l'intitulant le trésor^ ou, comme nous dirions, la cas-
sette, fia pas eu la prétention de faire une peinture
fort étendue , mais seulement un portrait (Tauare.
Tout ce que M. Scklegel reproche à Molière,
prouve aussi que, malgré quelques traits empruntés
à Plante, le poëte françois a conçu une toute autre
idée« Son intention ne fut pas de nous donner, dans
une des manies qui rendent Tavare ridicule, un
seul point de vue comique. Au contraire, en soumet*
tant son personnage aux principales épreuves qui en
font ressortir le vice, en nous montrant tous les actes
de sa vie intérieure et domestique entachés de cette
passion sordide, il prouve qu'il voulut nous présen-»
ter la peinture de l'avarice.
Et voilà en quoi Fœuvre de limitation peut sur<-
passer louvrage de la nature, vu dans ce qu il a d'in*
dividuel et de particulier. Car au moral comme au
physique, la nature montre à nos yeux et rend sen-*
sible ce qui appartient à Tindividu ^ elle ne découvre
qu'è^ lesprît ce qui appartient au général. Chacun
connoit quelque avare, et chacun a observé en détail
quelque trait particulier d avarice. Il falloit, pour ar^
river à Tidéal en ce genre, non pas seulement réunir
sur un seul , les ridicules de plusieurs, mais par une
y.2^ DU BUT
étude approfondie du cœur humain, saisir jusque
dans toutes les contradictions et toutes les physio-
nomies du vice, ce qu'il a de plus caractéristique,
de plus propre à nous £adre voir, non la personne d'un
avare , mais lavarice personnifiée.
Ainsi, Fêtre individuel fait place à Texistence gé-
néralisée, qui nest le propre de personne, et dont
aucun être ne nous peut présenter le modèle ef-
fectif.
Nulle part cette théorie ne devient plus sensible,
que dans ce qui regarde Timitation des corps, ainsi
que la suite nous le montrera; nulle part aussi on
ne se trompe plus' facilement, parceque dans au-
cun art la réalité des modèles partiels ne peut avoir
autant d'influence sur l'imitateur. Dans aucun genre,
Tindividuel ne se présente avec autant de pouvoir de
séduction. C'est en vain cependant que lartiste atten-
droit d'un individu lentière expression d'une seule
des qualités corporelles , dont il voudroit fixer et
rendre le caractère. Il aura pu d'après un seul indi-
vidu représenter, par exemple , un homme fort. Mais
où le statuaire Glycon aura-t-il trouvé le modèle de
la force? Ce modèle que nous voyons aujourd'hui
dans son Hercule , pourquoi ne s est-il plus repré-
senté dans aucuR individu vivant? C'est qu'il ne s'y
étoit jamais trouvé, c'est qu'il ne s^y trouvera jamais.
Le génie qui sait, par les combinaisons de l'art, rs^-
sembler dans un tout, ce que la nature a réparti,
DE LIMITATION. 225
)[>eiit seul la surpasser sur ce points et il crée Tidéal
de la force.
Autant doit-on en dire de chaque qualité des corps.
LWtiste fera une belle figure, si Ton veut, d'après
une belle personne; mais cette personne, pour avoir
de la beauté , ne sera pas la beauté même, et la figure
qui en sera le portrait, ne pourra pas nous donner
une image de cette qualité complète, si elle est faite
d'après un modèle nécessairenient incomplet.
Ceci 4&e tend pas (on Ta déjà dit) à exclure des
travaux de Tartiste 1 étude du modèle individuel^
puisque cest, au contraire, par les observations
de détail ou particulières, quon parvient au gétié--
rai, cest-à-Klire à Tidéal. Ceci tend à montrer que
Tartiste, par le secours de lart, doit faire ce que la
nature n'a point fait, parcequelle n a point eu appa-
remment besoin de le faire ; comme nous lexplique la
différence de but. (Voyez paragraphe vi.) La nature
dut porter ses soins à ordonner Fimmensité, Tinfidi,
la totalité. L'art ne donne les siens qu'à ce qu'il y a
de plus borné, à un seul ouvrage et à un seul genre
de plaisir. Là est sa seule supériorité, et c'est à quoi
il lui est interdit de renoncer, puisque, s'il y renonce,
il se dessaisit du seul avantage qu il ait sur la naturçy
dans ce qui constitue la 'forme extérieure des corps.
Ce point de vue , véritable but de l'imitation , le
seul digne des beaux*arts , n'est autre chose, comm«
I. 45 I
226 DU BUT
on Fa vu dans le$ paragraphes précédents, que le
système de Tidéal.
Ce système que le sentiment avoit employé, long--
temps avant que le raisonnement eût essayé de Fana-
lyser, ne place point Tartiste, ainsi que quelques yns
semblent le croire, hors du cercle de la nature. Loin
de cela, il en aggrandit pour lui Thorizon , en décou-
vrant à son esprit , par leffet d^une étude généra-
Usée , les mystères de ce beau et de ce vrai , que les
sens tous seuls ne sauroient pénétrer. Car*l'idéal,
loin d être Topposé du vrai , n'est en chaque genre ,
que le plus haut degré de la vérité, celui d'oà Ion
embrasse les objets, dans leur plus grande étendue,
pour en donner Timage la plus complète.
C'est par la vertu de ce système , que se révèle à
V
l'imitateur le secret de cette sorte de perfection ca-
chée aux yeux du vulgaire , dans la généralité des
êtres. C'est lui qui ouvre à l'artiste le dépôt des lois
universelles de la nature, et le conduit à la source des
impressions profondes que produit l'enthousiasme
du beau intellectuel, par l'entremise des sens.
C'est par lui que l'art des sons devient l'interprète
des plus hautes pensées, que de simples rapports de
lignes manifestent les lois de la création , que l'ac-
cord des belles proportions élève Tesprit jusqu'au
créateur, et qu'un seul ouvi:age de l'art, aussi borné
dans ce qui en est l'objet ou en fait la matière, que
la nature est illimitée , parvient , au moyen de ce qui
DE l'imitation. 227
en est le principe et en devient l'esprit, à produire
sur tous les homme et dans tous les temps , un de
ces effets que la nature elle-même pourroit liii en-
vier.
-»/^<V^/W%%/%«%%/%^^IV»<'%/»»*^V*/^^/»<^i'»/%»%**<%^»'^/*^*''%^<*''
PARAGRAPHE X.
De la cause originaire qui introduisit en Grèce et y
perpétua fe style idéal dans les œuvres de l'art.
Quand on se rend compte des différentes accep-
tions du ^ot idéal , et des rapports divers sous les-
quels sa notion peut être envisagée dans le domaine
de Timitation, il faut y reconnoitre encore un em-
ploi très borné sans doute, mais qui n'est pas sans *
une connexion assez sensible avec ce qui est Fobjet
de nos recherches. Cet emploi est celui de signe fi-
guratif, dont.la propriété, en quelque sorte gramma-
ticale, est aussi de généraliser l'expression des objets
par l'abréviation de leurs formes.
Le signe en âFfet est.une image sommaire ou rac-
courcie , comme l'image est le signe développé de
tout objets de tout sujet, de toute action. Le signe
est par conséquent une sorte d'idéal, et, mathéma-
tiquement parlant, il est la représentation la plus gé-
néralisée d'une chose, en tant que cette représenta-
is.
228 DU BUT
tion est évidemment Topposé de celle qui particularise
la même chose par ses détails.
L aperçu de cette notion naura rien d étranger à
notre théorie , si elle peut contribuer à nous rendre
compte avec clarté^ du principe et de Tesprit qui dès
lorigine guidèrent en Grèce les premiers pas de Timi-
tation vers son véritable but, et donnèrent à Fart la
plus heureuse direction.
Il est en effet remarquable que, né de Técriture par
signes figuratifs, c'est-à-dire hiéroglyphiques ou sym-
boliques , dont il brisa bientôt les entraves , Tart , dans
son premier âge, ne put s'exercer qu'à rendre, avec
ta plus grande simplicité déformes, les idées les plus
abstraites et les plus généralisées. On ne sauroit e|i
douter, quand on voit pendant quelle suite de siècles
(celle des siècles héroïques) il eut à répéter et à mo-
difier progressivement des figures qui , au lieu d'être
la représentation vraie des choses, n'étoient que lex-
pression plus ou moins conventionnelle des idées ou
des rapports de ces choses.
Les froides conventions du signe figuratif s'étoient
peq)étuées dans ces premières figures. J^ais bientôt l'i-
mitation acquérant plus d'indépendance, la chose ou
ridée signifiée céda la place, dans Timagination des
hommes , à Tobjet qui' n'en devoit être que l'expres-
sion. Ce qui n'avoit été que le caractère sensible d'une
idée abstraite, reçut de la crédulité, une existence.,
une personnalité imaginaire, il est vrai, mais qui
DE L'IMIIATION. 22Q
D^en fut que. plus dWcord avec Tesprit de rimitation.
Le peuple corporiflant dans son imagination. les ob-
jets, de lancienne écriture symbolique , on fit des
hommes réels, de ce qui n avoit été que des lettres ou
des sigdes plus ou moins arbitraires. Ce fut le second
pas de Tart et peut-être le plus important dans la car-^
rière de Tlmitation.
Ces signes devenus hommes ou êtres réputés vi*
vants dans rimitation, leurs figures conservèrent quel-
que chose du caractère inimitatif et de la simplicité
de leur type originaire. Cette tradition de goût et de
manière continua d^ rendre sensible le principe
d une existence abstraite, d'une nature fort éloignée
du principe de Tidentité. Obligé de s'exercer , non
comme il est arrivé ailleurs , à représenter des indi-
vidus connus, réels, ou ayant réellement existé, selon
le goût ou dans le setis du portrait , niais des êtres
fantastiques , imaginaires ou poétiques , Fart ne fut
tenu qu'à cette sorte d'imitation conventionnelle^
qui , philosophiquement parlant , étoit idéaie, puis-
qu'elle ne devoit tendre à donner limage de personne
en particulier.
Tel fut, dans 1 exacte vérité, le second style d'imita-
tion des premières écoles de la Grèce. Un très grand
nombre de leurs ouvrages, parvenus jusqua nous^
dépose, dans une manière uniforme et commune à
toutes les productions, de Vinfluence du principe
abstrait qui avoit présidé à la naissance de l'imitation.
23o DH^BUT
On Ty reconnoit sur- tout à une ab$ence systématique
rie détails dans les formes, à un style de dessin roide
et rectiligne, à la monotonie des physionomies, au
manque absolu d^expression dans les têtes, de va-
riété daiis les mouvements. Alors aucun caractère
propre ne faisoit distinguer, selon la diversité des
sujets, ni les personnes, ni les conditions, ni les
âges. Alors, et long-temps encore après, on ignora
Fart de la ressemblance qui constitue le genre du
portrait; car Pline nous apprend qu^à cette époque,
et jusqu^au siècle de Lysistrate, c'est-à-dire celui
d'Alexandre , on ne chérchoit dans les portraits
que la beauté des formes (i).
Enfin lorsque loubli du signe primitif, ou de la
manière des figures qui lui avôient dû la naissance;
eut effacé dans les œuvres de Timitation , lempreinte
de ce goût qu'on peut grammaticalement appeler
abstrait ou idéal , c est-à-dire lorsque le signe et son
équivalent, eurent fait place à des images conçues
dans un autre ordre d'idées, et d après la personni-
fication poétique, comme lorsque la science devint
Minerve y la lumière Apollon , etc. , le besoin d'un
autre genre d'idéal s'empara du génie des artistes, et
ouvrit a l'imitation la carrière infinie des espaces où
la poésie l'a voit devancée.
Guidé par elle et enhardi par son exemple, larl
se créa un nouveau monde où l'imagination del'ar-
(i) Quam pulcherrimas facere studehant.
DE l'imitation. aSi
liste se plut à réaliser avec des formes et des corps
les inventions du pouëte. Dans ce pays des abstrac-^
tions furent transportés sansdoute touslessentimentç,
toutes les passions de Ihomme , et aussi tous les traits,
tous les attributs corporels de Thumanité. Mais ces
êtres naturels et à-la-fois surnaturels, hommes «t
dieux tout ensemble, pour être représentés d'une
manière conforme à la croyance établie, durent sur-
passer les simples mortels, en perfection , ^i beauté,
en force, en dignité.
La poésie avoit certainement emprunté aux pre-
miers signes de lecriture figurative, le motif origi-
naire de ses inventions mythologiques. Mais on com-
prend comment, tout-à-fait libre des sujétions de la
matière, dans la procréation des êtres dont il peupla
son olympe, le poète dut promptement enchérir sur
ses modèles. Aussi le voit-on s^élancer de suite dans
les espaces illimités de Tidéal, et défier Fœuvre du
ciseau et du pinceau d égaler jamais les propor-
tions qu^il sut donner aux dieux. Ce fut vérita-
blement la poésie qui constitua leur nature surhu-
maine par la configuration Imaginative qu elle leur
donna, par la facilité quelle eut d^établir entre eux
et les hommes , cette prodigieuse distance de dimen-
sions et de facultés, dont Homère a en quelque sorte
fixé les. degrés relatifs à chaque divinité.
Obligé à son tour de puiser aux sources de Tidéal
poétique , forcé de se mettre d accord avec les inven*-
232 DU BUT
dons du poète, Tartiste n eut d^autre moyen de riva«-
liser avec elles, que de produire une perfection cor-
porelle, qui fut elle-même une abstraction, c'est-à-
dire une imitation de Thomme, vu hors de la sphère
rétrécie de Tindividualité^ et ainsi , propre à devenir
l'image detres privilégiés qu'on ne put assimiler à
aucun homme considéré en particulier ; et telle est
à-la-fois la définition et lliistoire du style qu il faut
appeler style d'imitation idéale.
Il fut sur-tout une conséquence de cette religion
polythéiste qui, après avoir employé les signes dana
le sens grammatical du rapport que le$ lettres ont avec
les mots, fut par suite tenue de donner progressive-
, mentaux figures, le caractère qui devoit lesconvertir
en images purement corporelles, et faire servir leurs
formes à exprimer les plus abstraites créations de
Tintelligence.
Ce nouvel empire de la religion siir les arts, dû
sans doute à la révolution quHls contribuèrent eux-
mêmes à y opérer, produisit réciproquement Tin-
fluence des arts sur la religion. Au lieu d«n être
comme ailleurs les esclaves, ils en devinrent les mi-
nistres et Içs interprètes. Au fond chaque divinité
grecque avec ses formes poétiques et ses attributs my-
thologiques , devint un composé d'idées abstraites ,
de propriétés générales, que lart ne pou voit rendre
sensibles aux yeux , intelligibles à Tesprit , sans
l'entremise d'un style d'imitation idéale ou généra-
lisée.
DE l'imitation. a33
Il faut donc remarquer que ces êtres imaginaires ,
auxquels le sigtie abstrait de I écriture figurative avoit
donné naissance, reçurent ensuite des fictions abs-
traites de la poésie, une nouvelle existence : mais sub-
ordonnés depuis dans les développements successifs
de l'art, à un autre ordre d'idées , ils ne firent qu'é-
éhanger la qualité abstraite de signe, contre celle
d'image également abstraite; c'est-à-dire le caractère
d'écriture idéale, grammaticalement parlant, contre
celui d'une imitation qui fut contrainte d'être, poéti-
quement parlant , idéale.
Ce court exposé peut suffire pour rendre compte
des causes dt ce goût idéal dans tous les arts de la
Grèce, et à différentes époques ; phénomène singu-
lier, unique dans l'histoive de tous les peuples, et
auquel l'babitude et la tradition qui nous ont fami-
liarisés avec ses effets , empêche de faire assez d'atten-
tion. Car, comme il est certain que nous devons ce
goût d'imitation et toutes ses conséquences à la Grète,
U est certain également , qu'aucune autre nation du
monde ancien n'en a soupçonné 1 existence^ et qu au-
cune nation moderne n'auroit pu réunir la moindre
des conditions nécessaires à sa découverte et à son dé-
veloppement.
En Grèce , au contraire , tout ayant contribué à le
faire naître , tout concourut à Vétendre , et à le rendre
commun aux ouvrages mêmes qui sembloient de<o
voir y être plus étrangers. L'artiste étant obligé de
234 DU BUT
former, et le peuple étant habitué à voir, dans les si-
mulacres des Dieux , les images les plus abstraites de
la nature humaine, on fit naturellement participer
au privilège de ce style, quoiqua différents degrés,
les effigies de beaucoup d autres personnages d'un
rang inférieur. Tel fut enfin Tempire de Fidéal sur
les sens et sur lesprit, qu^il se communiqua même à
la représentation des simples mortels.
C est qu^il est de lessence d'un principe élevé dans
Fimitation, d exhausser ce qui est petit, comme il ap-
partient au goût rapetissé, d'abaisser ce quil y a de
plus grand.
PARAGRAPHE XL
Caractère de tidëal démontré et rendu sensible dans les
ouvrages de Fart antique.
Il me semble que les ouvrages de Tart antique ,
dans les nombreux monuments qui nous en sont
parvenus, offrent à la théorie qu on a mise en avant^
un appui et une autorité, d'autant plus irrécusables,
que les écrivains contemporains nous en ont eux-mê-
mes ( comme on le verra dans le paragraphe suivant ),
développé le principe , et en ofat étendu les consé-
quences à tous les arts.
Il est indubitable , que nulle part et en aucun
DE l'imitation. 235
temps, Timitation du corpshumain n a trouvé, comme
elle en rencontra qhei les Grecs , de circonstances
et de causes aussi favorables à son étude: On peut
croire encore que jamais pareil concert entre la na-
ture, le but, et les moyens de l'imitation , ne se re-
produira dans les arts d'aucun peuple. N y eût-il que
cette action si puissante d'une religion fondée sur le
besoin de représenter les Dieux sous les formes hu-
maines, on conçoit que, dans un pays où toutes sortes
dUnstitutions mettoient Tartiste à portée d étudier à
toute heure le corps de l'homme , cela seul dut suffire
pour porter les esprits à la recherche et à la décou-
verte d'un système qui, en établissant plus d'un de-
gré de perfection , dans l'imitation des corps, dut fixer
par l'idéal le rangsuprèmeque réclamoient les images
de la Divinité.
£n suivant dans l'histoire de l'art antique la route
tepue par les artistes grecs , pendant une longue suite
de siècles, on a vu comment très naturellement ils
durent être conduits*au vrai but de l'imitation. Après
avoir reconnu que l'individu le plus' mal conformé
dans la nature, avoit sur sa copie fidèle, l'immense
avantage de la réalité, du mouvement et de la vie , on
ne put manquer de s'apercevoir que l'art, par cela
seul qu'il ne crée que des apparences de formes iner-
tes , avoit le pouvoir de modifier ces apparences et
d'en régulariser les formes , en les rapportant à un
seul but, celui de plaire.
a36 DU BUT
Lorsque la nature , comme on la dit plus haut , a
soumis la forme de ses productions particulières à
une multitude decauses secondaires qui les éloignent
de la perfection du dessin g[énéral et du type origi-
naire, lartiste en Grèce, instruit par les leçons *d une
ëtiide généralisée, de ce désavantage propre à Fin*
dividu, vit le côté foible de la nature, et lui opposa
tous les avantages qui* sont particuliers à lart.
Libre dans la génération de ses ouvrages ^ maître
de confronter chaque partie des corps , chaque dé-
tail de chaque partie du modèle individuel,* à For*
donnance générale du modèle universel , lartiste
put porter l'œuvre de son imitation , à ce complet de
perfection extérieure , que la nature a négligé. Il put
ainsi donner à tous les rapports de formes, tous leurs
genres d'harmonie, à toutes les proportions , tous
leurs degrés de régularité, à tous les caractères , toutes
leurs variétés d expression. Par leffet de cette étude
systématique , Fart sembla en Grèce avoir refait et
réordonné la nature, au profit et dans l'intérêt de
Timitation . Mais ce fut , comme cela est sous-entendu ,
avec Taide même de la nature. Car c est toujours elle
qui par les défauts autant que par tes beautés de ses
créatures, donna jadis à lartiste Tidée de la perfec-
tion absolue ou relative des formes du corps humain.
On ne sauroit se refuser à croire à Texistence de
ces études et de leurs résultats , lorsqu'on examine
les ouvrages de lart des Grecs. Toutefois ce qui nous
DE l'imitation. 2ij
importe le {ilus , c'est de nous assurer qu'ils ne furent
pas dus au hasard de quelque talent particulier, mais
bien à ce que j'appeUe un système , système connu
de tout le monde, devenu classique, et commun k
tous les art».
Or, c'est bien déjà ce que nous apprend Aristote,
lorsqu'il nous désigne, dans une classification vrai<^
ment systématique, les trois degrés du style imitatif'
des trois artistes Polygnote , Denis , et Pauson , dont le
premier représentoit les hommes plus beaux qu'ils
ne sont, xp^^rrovc, le second tels qu ils sont ôfioM\ic, et le
troisième moins beaux qu il& ne sont x^^^^c*
Que peut signifier la distinction de ces trois de»
grés? Bien autre chose sii4|[^ que 1 étude du corps
humain ayant été soumise à une échelle de compa-
raisons aussi variées qu'étendues, le résultat de cette
étude avoit fait voir Thomme tel qu'il auroit pu être^
selon les lois générales de la nature , tel qu'il se trouve
généralement être, en tant que soumis à l'action des
causes qui Fempèchent d'atteindre à la perfection
absolue , et tel qu'il est trop souvent , o'est-à^ire le
plus éloigné de cette perfection extérieure , qui est
la fin que l'art doit se proposer.
Il feut en efiet expliquer ici Aristote et les termes
qu'il emploie, de la manière que non seulement le goût
et le sentiment, mais la raison et le bon sens nous
présentent. Il faut lentendre, dans le sens où nous
entendrions celui qui se serviroit des mêmes termes^
238 DU BUT
pour caractériser les trois goûts de dessin de trois
de nos écoles modernes ; comme par exemple de le-
cote romaine, où le caractère du dessin s^est élevé
au plus haut, de lecole vénitienne, dont le style est
resté au niveau du genre du portrait, et de lecole
flamande , si bien connue par le caractère vul-
gaire qui rabaisse, au dernier degré, l'imitation de
rhomme. C est certainement dans le même sepaque
Sophocle disoit: Tai peint les hommes tels quils de^
vroient être, et Euripide les peint tels quils sont. On sait
effectivement (i) qu^Euripide rabaissa de beaucoup
sur la scène la dignité des caractères et des mœurs
héroïques , et que ses personnages montrent souvent
des mœurs vulgaires. ^^
Voyons maintenant jusqu'à quel point les ouvrages
de Fart antique, correspondent et à cette doctrine
des écrivains grecs , et au résultat de Tanalyse théo-
rique de Tidéal,- qui nous a présenté comme but de
limitation , non ce qui est comme il est, mais ce qui est,
comme ilpourroit ou devroit être.
Qui n a pas été frappé du caractère des statues an-
tiques, sur-tout si on le compare à celui du plus
grand nombre des statues modernes, auxquelles lan-
tique n a pas servi de régulateur? Qu on veuille bien
se rendre compte des impressions que^ont les œu-
vres du ciseau des Grecs , avant qu on y soit familia-
, (i) Voyez Schleo^el, tome T, page 227.
DE l'imitation. îSg
risé. Qii'y remarque- 1- on? Quelque chose de si
simple, de si épuré dans les contours, de si purgé de
détails minutieux, qu'on a souvent pris cette sim^
plicité pour de la froideur, cette pureté pour de la
roideur. On y remarque une grandeur de style qui
parolt aller au-delà de la nature , un accord systé-
matique de formes qui ressemble à une convention
arbitraire, un ensemble de rapports et de propor-
tions fixées avec une régularité que la méthode seule
peut donner, et toujours cette absence de parties ac«*
cidentelles qui détruisent la forme générale. C'est par-
ticulièrement dans les têtes que ces caractères de-
viennent encore plus évidents pour tout le monde.
Il suffit de se rappeler ici ce principe général de pro-
fils presque rectilignes , de nez carrés , de sourcils
angulaires ; d'yeux profondément enchâssés , . de
bouches et de lèvres articulées, de contours uni-
formes, et ces expressions d'où la grâce et la régula-
rité des formes ne sont jamais bannies. Aussi a-t-on
souvent remarqué que les personnes étrangères aux
connoissances de Tart, ou qui nen ont point scruté
'les raisons, trouvent les plus belles têtes antiques
privées de ce qu'elles croient être la vie et l'expression,
dont elles n ont conçu Tidée que sur des modèles
particuliers, ou d après le genre du portrait, genre
qui caradiérise les ouvrages d'un certain goût mo-
derne. ^
' La manière d être et le genre d'imitation indivi-
u4o DU BUT
dueUe sont effectivement beaucoup plus a la portée
de Tinstinct, beaucoup plus eu rapport avec le goût
de ceux qui ne jugent que par les sens. Quelque
chose qui saisit davantage l'ignorant , par la copie
'de toutes les petitesses dont il est facile d'être juge,
je ne sais quoi de grimaçant dans lexpression des
physionomies, un style vulgaire de détails qui tient
du portrait, jusque dans les figures qui ne sont le
portrait de personne, un goût d'imitation servile,
un manque absolu de système et de méthode dans
la disposition des formes , voilà ce qui caractérise une
certaine manière moderne , que je n ai opposée ici à
celle de Tantique, que pour mieux faire saisir ce en
quoi consiste le caractère de celle-ci. J ajouterai que
cette différence chez les modernes, a dû nécessaire-
ment résulter de la différence d études, et du peu de
moyens d'observer ou de comparer les éléments va-
riables et dispersés , d^où émane la connoissance gé-
néralisée du corpshumain.
Ce qui frappe donc le plus dans la sculpture an-
tique des Grecs, c'est que la figure humaine y porte
l'empreinte d'un type qu'on croiroit avoir dû être le
type originaire de l'espèce. Ce qu'on est tenté de penser
de la sculpture moderne dont on a parlé, c'est que,
comparativement parlant, la figure humaine y seroit
l'image d'une sorte de race dégénérée. *
Cela ne signifie pourtant rieri autre chose, sinon
quedans la sculpture antique on reconnolt Vhomme ,
DE LIMITATION. 24?
cest-à*dire leice généralisé, et que la sculpture mo*
derpe ne nous donne Tidée que d^un hommenu de letre
individu, cVst-à-dire borné à la valeur de ce qu^on
peut appeler une épreuve secondaire et imparfeite.
Les Grecs firent Thomme tel qu'il pourroit ou de*
vroit être. Les modernes lont fait tel qull est, ou tel
quil paroit être. Les Grecs ayant étudié la figure
humaine dans Tespéce , ont iipité la nature; les mo-
dernes ne l'ayant étudiée que dans Tindi vidu ne sont
point arrivés jusqu'à la nature. Imiter la nature, cest
se conformer à ses lois générales , à ses raisons pri--
mordiales, à sa volonté primitive, c est-à-dire aux
principes d où découle la science de lorganisation et
de rharmonie des corps. On n imite point la nature
lorsque, méconnoissant Tensemble de ses lois, on
prend pour règle de sa volonté ce qui en est les excep-
tions, autrement dit , ces déviations que les accidents
soit de la génération , soit de beaucoup d au très causes ,
opposent au développement régulier de Tindividu.
Si les caractères que Ion vient d'esquisser, et dont
Tévidence frappe tous les yeux , sont généralement
ceux de la sculpture antique, et très particulièrement
ceux des statues , que tout le monde reconnoit pour
être du genre idéal; si le style propre de cette imi-
tation du corps humain , est bien certainement celui
qui offre Timage opposée à celle de portrait ou d'in-
dividu, il faudra reconnoftre que le résultat visible
et sensible des ouvrages de lart , est le même que ce-
I. ]6
a42 Dû toOT
lui des notions théoriques ^t de l'atialyisê iiléta|>hy-
sique de Fîdéal telles que nous le» avons pr^écédem^
ment dontiëes.
Je sais qqon a coutume d^expliquer Ddëal^ dan»
le^ ouvragées de tous 1^ arts, pat Une notion en ap-
{yarence plus simple. C'est, dit-on, le produit du
géuie. D^accord, et je suis loin de le contester ; mais^
revient aussitôt cette autre question : Quelle est To-^
pération dû génie ? On ne peut la définir que par la
recherche des yoles et des moyens quHl emploie, et
des effets qui en résultent. Telle a été la méthodequ on
a déjà suivie, et qui le sera encore dans la troisième
partie de cet ouvrage.
Nous aurons donc atteint le but d'aussi près qu'il
est possible, si nous avons montre que Tidéal, dans
Timitatiôn des beaux-arts , est une manière de consi-
dérer et de Faire voir les objets dans le point de vue
général qui seul correspond à Tidée de nature; que
ce point de Vue, résultat de la science à-^la-fois et du
aenttment, n est aperçu que par Tintelligence en théo-
rie , et ne peut être saisi datas la pratique^ que pat
Tœil intérieur de Tartiste, qui rapporte à un modèle
plus relevé et plus parfait que celui de Tindividn ou
de la réalité) Touvrage qu'il se prdpôse de créet*.
DE L*IMITAtION. ^43
^0*^f^m^^f*^^/%f%f^mM^%n*%>'*^*%^*v%/^^%m^^^f^m/^%^f*^'%/%/^^^^%^^0%'^t/%ii%/^%,'%/%/%^0%^'%/^%^t%^^
S XII.
•
Que ta notion de r idéale telle que cette théorie la donne,
est daccord avec celle qu'en ont donnée les écrivains
de Pantiquité.
La théorie de ndéal, telle que nous la présentons,
repose sur des notions tirées de la nature même de
la chose , et sur des £aits ou des exemples irrécu-
sables. Elle a encore lavanta^j^e d avoir pour soi les
téttioignages des écrivains de Fantiquité , et Taccord de
leur suffrage avec celui des artistes. Il nous parolt
donc utile de comparer sur ce point la doctrine spé-
culative des philosophes, qui jadis étoient remontés
aux causes , avec la pratique executive , doiit les ef-
fets , constatés par les monuments de Tart , coïnci^
dent parfaitement avec les documents de la théorie.
Nous ne citerons que quelques passages de deuk
écrivains philosophes , mais les plus célèbres de Fan-
tiquité par leur génie , leur goût , leurs connolssances
variées dans les arts, Cicéron et Platon, qui nous
paroissent avoir conçu , avec une grande clarté, et
ei.pUqué de même, en quoi consiste Tidéal.
Il y a sur-tout un passage de Cicéron , très remar-
quable sur ce sujet, et qui pourroit servir àJa-fois de
i6.
244 ^^ ®UT
texte et de corollaire à une théorie complète en cette
matière.
L écrivain romain annonce qu^il veut tracer le mo-
dèle d'un orateur tel qu'il n^ on a peut-être jamais
eu: (0 ^'^ summo oratore fingendo y talent informabo
qualisfortassenemofuit. C est-à-dire qu'il se propose
de montrer ce qu'est la perfection en ce genre, quoi-
qu'il sache bien qu'on n'en trouvera que des ti^aits
séparés et divers , selon les qitalités qui distinguent
chaque orateur. « Je pose pour principe (continue-t-
u il) qu il n y a rien de beau en aucun genre, qui n ait
M au-dessus de soi quelque chose de plus beau, qu'on
u peut imiter, comme d après un original inaccessible
u à nos sens, mais que lesprit seul et la pensée peu-
u vent embrasser. » Quod neque oculis, neffue auribus,
neque ullo sensu percipi potest, cogitalione tantum et
mente ùomplectimur.
Cicéron donne à entendre par là , non pas que, par
exemple , tel ou tel modèle particulier manque de
beauté, mais qu au-dessus de tout bel objet, pour
beau qu'il soit^ il y ^ toujours un type de beau in-
tellectuel, que nx2us trouvons par la force de l'in-
telligence. Or, c'est là ce que nous entendons par jdéal.
Cela devient plus sensible encore par lexemple
qu'en donne Cicéron.
11 ajoute : a Phidias , lorsqu'il faisoit la statue de
(i) Cic.y Orst.' ad Marc, Bruhan, J. u. >
DELIMITATION, ^45
« Jupiter ou de Miif&rve , ne Texécutoit pas d après
« un individu qu'il eût sous les yeux , pour en tirer
«la ressemblance, mais au fond de son ame résidoit
*c un type d'une beauté supérieure, qui fixoit ses re-
« gards, dont la vue dirigeoit son art et conduisoit sa
*t main, n Neque enim ille ariifex ( Phidias ) ciimface"
retJovisformam autMinervœ, contemplabaturaliqvem
à quo similitudinem ducerét, sed ipsius in mente inside^
bat species eximia quœdàm, quam intuens, in eâque de*
fixus, ad illius similitudinem artem manumque diri-
gebat.
Imaginer, comme quelques uns ont paru le croire,
quePhidias, dans le sens qu on donneàce passage, fai-
soit ses statues sans consulter aucun modèle vivant ,
quHl n'avoit aucun égard à ce qui constitue le vrai dans
limitation du corps humain, qu enfin il travailloit,
comme nous Je dirions aujourd'hui, c/epmd'^t/^^ c'est
certainement une supposition contraire à toute vrai*
semblance, et aujourd'hui complètement démentie
par lautoritéla plus positive. Tout lemoïide sait qu'on
possède dans les restes des statues du Parthénon ,
des ouvrages qui sont ou de Phidias ou de son école,
et où* l'imitation du vrai est portée au plus haut point.
Mais ensuite cest se refuser à entendre, dans
ce qua dit Cicéron, ce qu'il a Voulu dire. II ne
sagit ici ni de principe ni de^ règles pour l'art de
faire des statues, mais d'une comparaison propre à
éclaircir l'idée de cet original intellectuel dont il a
246 DU BUT
parlé. Cicéron savoit bien que^c'est par Tétude des
corps qu on parvient à les imiter. Il ne pouvoit pas
supposer que cette étude eût été inutile à Phidias.
Mais il çavoit aussi que dans son application à Ti-
mitation du corps humain, cette étude étojt de
deux genres ; et son pas^e le prouve , par cela seul
qu il pose avec évidence les deux modèles de cette
imitation. Car lorsqu'il dit que Phidias ne faisoit pas
Jupiter ou Mjnçrve d'aprè$ un modèle dont il rendit
la ressemblance, il donne bien à penser quil cou-*
noissoit le genre de l'imitation particularisée. •
Ceux qui conclueroient de là, que Phidias n^au-
roit usé d'aucun modèle vivant sans restriction , £aute
d'embrasser l'ensemble de la phrase, en manque-^
roient le sens. Ce sens est déterminé par les mots ati^
quem et par e quo similitudinem duceret. AUquem dé-
signe un individu seiil , ou un modèle particulier ,
R. similitudinem duceret signifie inuter dans le genre
du portrait ou de Timitafion particularisée. Or, voilà
ce que Phidias ne se donnoit ni pour sujet ni pour
objet, quand il faisoit les statues de Jupiter ou de
Afinerve.
Cicéron a spécifié le genre d'imitation individuelle
auquel ne se bomoit pas le travail de Phidias; je dis
auquel ne se bornait pas y paroeque préiendl*e qu^on ne
fait pas la copie ou le portrait d'un modèle ^ul , n est
pas prétendre que l'on ne se sert d aucun modèle.
Mais comme il a ainsi pai&itement indiqué le genre
DE l'imitation. 24?
d'iinitaticm iocUvidueUe^ qui netoit point celui di|
Jupiter ou dé là Minerve de Phidias, il caractérise
plus cUirement encore le genre de Timitation idéale ,
reconnu pour avoir été celui de ce& ouvrages, et .
dans lequel brilla sur^tout ce grand artiste, imitation
qui ne pou voit trouver son véritable modèle, que
dans le type de beauté et de perfection , que Tartiste
s etoit procuré par ses études et son génie , et qu il ne
pouvoit voir qu'en idée.
On ne sauroit mieux s'expliquer sur cepoint, que
ne le £)it Cicéron, dans ce qui suit immédiatement:
Ut igiiur in formis etjk^uris est aliquid perfectum et ex-
cetlens, cujus ad cogitatam specifm imiiçmio referun^
turea qvm mbowlos ipsa cadunt, sic, etc. « Gomme
« pour ce qui regarde les tarmes des corps, il existe
« un type supérieur de perfection , à l'exemple idéal
M duquel on confronte les objets <{ui s adressent aux
« yeux ; de même, etc« n
Ainsi , d après Gicéroa , nous ne pouvons point n^
pas fapporter les imagesextérieui^es des choses, à une
autre image mentale , qui eBt notre point de compas •
raison.
Je pense que cette dactrine d/s l'idéal peut être vé*
rifiée par un seul £ût que nou^ avons rapporté plus
haut ( part. U, paragraphe iv ), savoir, que le même
làadéle copié par autant d'artistes qu'on voudra le
suppoiser, o£Brira, dans chaque copie , autant de dis*
semblances que de cepisies. 0^ dit ordinairement,
248 pu BUT
»
pour rendre raison de ce fait, que cela vient de ce que
chacun a sa manière de voir. Ce qui signifie que cha-
cun ne voit comme il voit , qu'en vertu de quelque
cause qui le détermine à voir ainsi. Or, ce principe
déterminant , peut-il être autre chose, que l'habitude
de rapporter Timitation de ce qu'on voit, à la régèe
que Ion s'est faite, aux objets de comparaison que
nous reproduit la mémoire ou l'imagination ?
» Platon , (continue Cicéron) donne le nom d* idées k
« ces types primordiaux. Il prétend qu ils ne naissent
(( point en nous, mais qu'ils résident de tout temps
a dans l'intelligence et la raison , tandis que tout le
a reste est fugitif et périssable. Donc il faut avoir re-
« cours à ridée primitive et originale du sujet qu'on
« veut traiter, n Idest ad ultimam sui generis formam
speciemque redigendum. C'est-à-dire quil faut géné-
raliser. (Voyez part. III, paragraphe v et vi. )
Nous avons rapporté à dessein tout ce passage,
pour montrer , que ce que nous appelons idéal ,
dans les ouvrages de Fart antique , étoit senti ,* en-'
tendu et défini par les philosophes de l'antiquité ,
comme on lèsent aujourd'hui, comme nous l'avons
entendu^ et défini; que la notion de ridéal,>dans son
application aux arts, étoit celle d'un ouvrage, dans
lequel l'artiste avoit rapporté et confronté le modèle
sensible et effectif, au modèle intellectuel , c'est-à-
dire, au type de beauté et de perfection absolue, qui
résidoit dans son esprit ; que ce type intérieur étoit
DE l'imitation. , ^ 249
le régulateur de-son art, artem manumque dirigebat,
le point de comparaison du modèle en réalité, et ser-
voit à en redresser les irrégularités , à en corriger les
imperfections.
On ne sera pas étonné, sans doute, que Platon,
dans un passage que Ton va citer, établisse la même
doctrine, celle qui prétend donner pour but principal
à limitation, non le modèle que les yeux saisissent,
ou la réalité , mais celui qui ne sauroit se trouver in-
dividuellement dans la nature.
La figure idéale dont Platon parle , est aussi pour
lui lobjet d'une comparaison quHl emploie à faire
comprendre l'intention qu'il eut , en traçant le
plan de sa République. Ce qui montre qu^on s'est
presque toujours ti^ompé , en prenant dans un sens
positif ce projet de gouvernement , qu'il assure n a-
voir élevé en idée^ que comme une sorte de type
plus sensible , auquel il se propose de confronter son
système de justice et de vertu. Or, ce système, il le
donne comme le maximum d'une perfection au-des-»
sus des forces humaines^. '
• « Qu avons-nous fait, ( dit-il') (i), sinon tracer ici
« l'idée d'un gouvernement par&it? En aurions-nous
t« moins raison , quand nous serions hors d'état de
i* prouver qull est possible de le réaliser? »
Et il ajoute : u Estimeriez-vous moins habile , celui
(i)Pi4T. , Rep.^h. 5.
m "' ^ " i »^ « i«
tSe ou 'but
nqui, après avoir fait la figure d'un hoQini? 44iM
a la plus grande perfection de formes, ne pourroit
« pas vous prouver la po^ibilité de cette perfect(Ç4i
K dans la nature? » (pi^ ^vamv. )
Dooc Platon croyoit qu il y avoit une perfection
de formes impossible à rencontrer, c est'-à-'diro dosit
aucun homme ne sauroit en particulier oi^ir Iç inch
déle; et ce quHl pensoit à«oet égard*» d^aprèf le rti«
sonnement, lui avoit été prouvé aussi par Te^ipé^
rience des ouvrages dWt de son temps. Qr, cette
opinion n'est pas seulement {pour nous aujourd'hui
une vue de Tesprit et de la théorie. Il n'est personne
qui ne sache et ne répète que telle belle statue grec*
que, parvenue jusqu'à nous^ peut défier la 'nature ^
considérée dans les individu^ , et qu'il est impossible
d en trouver un seul, qui arrive à la perfection dont
Fart nous a présenté l'image.
On voit donc que la théorie de lantiquité j sur
cette matière, est la ïnéme que celle dont nous avon^
donné le développement, et que le mot idéal dont
nous nous servons , est l'équivalent de CQ§iMa spieeim
de Cicéron. L'une et l'autre locution eicpriment ce
modèle intérieur, ou ce type de perfection propre de
chaque chose, type qui ne tombe ps^s en réalité &ous
nos sens , dont les études de la nature npus léviU^t
l'existence, et auquel nous devons rapporter, dans
l'imitation , les objets sensibles et particuliers qui sont
sous nos yeux.
DE l'imitation. ' aSi
Senéque a énoncé la même opinion lorsqu'il a dit
que le modèle du peintre peut étire extérieur et intérieury
que f extérieur est celui qUi s adressent ime, tandis que
^intérieur est dam sa mémoire ou dans son imagination.
Et lel est aussi celui du poète, modèle qui selon
Plante n'existe nulle part, et que cependant il trouve.
Quod nusquam est geniium repériez tamen.
Or , ce modèle , pour n'être nulle part , n'est pas
hors de la nature ni hors de la vérité, si de tout ce
qu'on a dit ^ on est en droit de conclure que l'idéal
peut être considéré comme étant seul la nature, et
seul la vérité, en tant quen lui seul on découvre la
nature prise en grand et la vérité vue d'en haut.
»%'^(yv^v > ^^^ w ^»v»»^>»%'i»»i^^>o»»^^»%^^wp'
PARAGRAPHE XIII.
Que t idéal dans la théorie ne doit être expiiqtié ^u'à
fintetUgenoe , et ne peut titre que pmr tanafyse
mtionnette.
L'explication que cette théorie a doniiée de Tidéal ,
et la conséquence qu'il n'est en définitif que la nature
vue en général ou en grand , et la vérité conMàrée de
péus haut, pourront satisfaire les^ hommes dont l'es-
prit ne demande à une théorie, que oe qui peM se
déduire des%noyeiis de laiialyse rationnelle. Or, de
352 DU BUT
tels moyens sont de pâture à n être saisis que par Tin-
telligence et par voie de raisonnement.
Cependant ce qù on appelle idéal dans les beaux-
arts , a sur-tout la propriété de saisir Fimagination ,
d'exalter Fadmiration , d'émouvoir le sentiment. Et
ce qui est vrai pour celui qui produit de tels effets
dans ses ouvrages, «restëgalement àTégardde celui
cpii les reçoit.
De là doit résulter chez le plus grand nombre, une
certaine manière vague et indéfinie d entendre Tidéal ,
manière dont on ne sait comment se rendre compte,
et qu'on ne peut soumettre à aucune explication.
La chose est toute simple.
La notion de Tidéal dans les opérations de l'artiste,
et dans la décomposition des ressorts qui le pro-
duisent, peut être soumise à une recherche analy-
tique, qui en découvre à Tesprit les moyens par leurs
effets , les effets par leurs moyens. C'est là l'œuvre
de la théorie, et cette théorie ne prétend et ne peut
s'adresser qu'à la partie rationnelle de l'ame. Toutefois
cette partie ou cette faculté, si on laime mieux , est
précisément celle qui est la moins exercée (et cela doit
être ) chez ceux qui ont cultivé cette autre faculté de
l'ame à laquelle on donne les noms d'imagination
et de sentiment.
Or, ce que l'imagination et le sentiment de chacun
demanderoient , ce seroit qu on leur expliquât ce que
c'est que Tidéal dans le sens où chacun 4'imagine , et
comme chacun le sent.
DE l'imitation. 253
A cela je ne vois qu'une réponse, c'est qu'il n y a
que Timaginadon ou le sentiment qui puissent se
charger d'une semblable explication.
Mais qu'est-ce que c'est qu'une explication du sen-
timent par le sentiment, et des impressions de l'ima-
gination par l'imagination ? ^
Je ne connois rien qui ressemble plus à un cercle
vicieux , que Tèxplication de la chose par la chose
elle-même. . ^
Et c'est bien ce qui arrive à ces prétendues théories
sentimentales ou imaginatives , qui, au lieu d'expli-
quer une notion, ne font que la paraphraser, qui^
par d'heureuses conjonctions d'idées ou de mots ,
substituent d'ingénieux aperçus , des esquisses lé*
gères , à la chose qu'il fialloit montrer, à l'ensemble
qu'il falloit tracer. On avouera que le sentiment se
platt à ces sortes de leçons, qui sont en harmonie
avec lui. Mais si l'on cherche le résultat de ces le-
çons, il sera nul. Premièrement parceque le sentiment
n'est pas ''plus l'instrument de l'appréhension , qu'il
n'est Torgane de l'enseignement. Secondement parce-
que la théorie du sentiment ne peut apprendre qu'à
sentir et non à connoitre.
Voilà pourquoi tout ce qu'on a dit et écrit par
l'inspiration du sentiment , ou par Timpulsion de
l'imagination sur l'idéal , n'a jamais pu produire une
notion claire à l'esprit et à l'intelligeiice.
Il faut dire que, comme il est dans la nature du
»S\ DU BUT
tentiment, de ne pouvoir être ni analysé ni défini,
il est i^alement dans sa nature de ne pouvoir rien
analyser, rien définiri
Ainsi Tidéal ^ en tant qute ses effets émanent du
sentiment, et s'y adressent ^ ne peut pas être expU«-
qué. Si la faculté rationnelle^ sortant du cercle dt
ses attribations , veut se charger d'être auprès du
sentiment Tinterpréte de ses impressions , elle se
trompe d'auditeur , elle parlera à qui ne saura Ten*^
tendre.
Toute théorie a pour objet d'enseigner. On n'en-
sei^e que ce qu'on peut prouver^ On ht prouve
qu'à la raison ou à rtntelligence. Que si l'on de*-
mimde au raisonnement de se charger de convaincre
le sentiment , le sentiment demandeira l'explication
de dlàque explication , la preuve de chaque preuve.
Il y à , en toute ittfttiè<^> un termeà tout raisonnement»
que la théorie doit respecter^ et qu'on ne peut sans
Impi^dence essayer de franchir.
lii est linsoluble. An^-delà on ne va plus. C'est là
ligne mathématique. G'e^t^ si l'c^n veut , la région du
monde imaginaire ûà le raiédnnement nous quitte^
où l'on ne peut plus être suivi de personne. C'est aussi
^Ue d'Icare ^ où lès ailes dé l'esprit l'abandonnent
tfop souvent.... PûUéi ^uos.... ùrdens ewsxiî tàd Mhêrà
Nous ne noui^ httMt^erôns point dans ces roUtes
périlleuMs,et nous bbtnant à tenir uneroute moyenne
DE L'iMITATION. 255
( inter utrumque viam)^ nous continuerons d^indiquer
à Finlelligence , selon lobjet et dân« 1 esprit de cette
théorie, les moyens par lesquels Timitation nous
apprend elle-même quelle peu t parvenir à son but.
FIN DE LA 6EG0KDB PAllTIR.
■« % '%^^%>'K^/m/%^^%^%^/%/%^'*/^f%-%/%/*^^^r%t%r*.^f\/w%^\^,-%/%^rv^%r\n^i'W%^%/%^%^%,^^^%.'^^ %f% '%^^^ %/^^-%/%/^
TROISIEME PARTIE
DES MOYENS DE L*lMITATION
DANS LES BEAUX-ARTS.
Non tam inventa a praeceptoribas
qaam cum fièrent observata.
QviHTiL., Orat.y lib. yiII,proein.
PARAGRAPHE PREMIER.
Ce qu il faut entendre par moyetis de [imitation^ selon
[objet et [esprit de cette théorie.
Si ridéal, comme on croit Tavoir montré, est le vé-
ritable but de Timitatipn , telle qu on Ta définie, cW
parcequ'il en est le but le plus élevé.
Libre à chacun, sans doute, de considérer Timi-
tation sous un* aspect moins haut ou moins étendu ,
et d arrêter son talent ou son admiration à quelque
point inférieur plus à la portée soit de ses facultés , soit
de ses goûts.
Même liberté à legard de renseignement ou des
théories. Il est en ce genre aussi bien des degrés; et
comme chacun peut se borner à n'apprendre qu'une
partie d un art, chaque théorie n'est tenue aussi qu'à
DE%'lMITAT10N. 257
être en rapport avec le degré de savoir qui est le
terme des études de son élève.
Il n^en est pas ainsi dune théorie qui a là préten-
tion detre générale et abstraite, c est-à-dire d embras-
ser son sujet en lui-même, sans aucune application
à tel ou tel point de vue particulier. S'il s agit d'imi-
tation dans une semblable théorie, on ne sauroit se
dispenser d en montrer le but définitif, autrement
dit celui au-delà duquel, il n'y a plus rien à aper-
cevoir.
Ainsi Fobjet de nos recherches notis ayant placés
dans lordrç d'idées , qui sont celles de la théorie spé-
culative, et la nature abstraite de Timit^tion nous
ayantconduit à reconnoitre Tidéal , comme étant son
but abstrait, on comprend que les moyens dont il
nous faut parler, dans cette troisième partie^ seront
fort différents de ceux dont on joint ordinairement
ridée à celle d exécution pratique, et dont les leçons
s^appliquent souvent plus à la partie matérielle, qua
la partie intellectuelle de l'imitation.
L'idée de moyen^ dans son rapport avec les arts,
emporte avec soi, je lavoue, celle â^exécuiion.
Mais ce qu'on appelle exécution n'emporte pas
exclusivement, en théorie d art ^l'idée de pratique ou
de mécanisme, et la diversité des traités denseigne-
meA en chaque genre nous le prouve.
Il y a l'enseignement élémentaire des procédés ou
des moyens pratiques. La mesure de cette sorte d en-
'• «7 •
258 DES MOYeI^ #
seignement et des moyens d exécution qui y correis*^
pondent, est celle des écoles primaires ou pratiques,
est celle que donnent les rudiments de tcbaque art,
les préceptes de la grammaire, de récriture, etc. ; c est
renseignement uniquement en rapport avec Tins-
trument.
Il y a pour ciiaqu^e art un d^ré supérieur d^en-
seignement. Il comprend cette sorte dé moyens
d'exécution, qui ont Heu dans la région de Tintelli-
gence, et qui sont donnés à lartiste pour être tout
à-la*fois les ministres de ses pensées, et les conduc-
teurs de Tinstrument qu il sait employei^ Il suffit de
dire que tes moyens de cette classe sont ceux qui
forment la matière des dififiérents traités, que dlià-
biles écrivains ont multipliés, sur Tart poétique, sur
la rhétorique, sur les arts du dessin , sur ceux de la
scène ou du théâtre.
Ainsi cette seule division nous montre dans ren-
seignement de chaque art, des moyens d'exécution
pratique, et des moyens d'exécution morale, c'est-à-
dire des moyens dépendants de Tinstrument tech-
nique, et des moyens dépendants de instrument
intellectuel.
Mais dans ces deux degrés d enseignement^ nous
voyons que les divers moyens dont ils prescrivent
l'emploi , ne sont en rapport qu'avec chaque art en
particulier et s'adresseut à l'imitateur.
La théorie de l'imitation , telle que nous l'avons
DE l'imitation. 269
considapée , c'est-à-dire dans une beaucoup plus
grande circonfiéreùce que celle de la théorie de cha-
que art, exige aussi que les moyens que nous lui
donnerons pour répondre à sa nature , et parvenir à
son but , embrassent des rapports plus généraux , plus
étendus , que ceux qui appartiennent à lexécution de
chaque mode imitatif. Le genre d exécution que ces
moyens comporteront, sera celui qui «'éloignera le
plus de ridée de pratique, et s adressera le moins
directement à Timitateur. Ce seront les moyens de
rimttation.
Les moyens que nous disons être ceux de l'imita-
tion , et qui doivent conduire à ^on but , n'auront
donc point de ressemblance avec les moyens d'exé-^
cution plus ou moins positivie , que renseignement
de chaque art fournît à lartiste ; mais chacu n y pourra
trouver l'analyse des ressources que Tintelligence et
le génie savent se rendre propres , et que les exem-
ples puisés dans les ouvrages font seuls connoitre.
Dans le fait les moyens dont nous allons traiter ,
ne sont guère autre chose que les conditions , néces-
saires à limitation , pour arriver à son but , qui est l'i-
déal. Dès-lors ils doivent dériver d'un ordre de no-
dons en rapport avec celles de la iBn qu on a déjà in-
^quée.
Les fausses doctrines accréditées jusqu'à ce jour
sur l'idéal , dans l'imitation , sont cause que souvent
&isant de lldéâl à son insu, comme on l'a déjà dit,
»7-
26o DES MOYENS
lar liste pèche contre Tharmonie du système dans
lequel il s^est placé, et que tantôt à une composi-
tion idéale , il applique le genre d une exécution par*
ticularisée, tantôt il dément, par sa composition , le
caractère du sujet ^u'il traite , tantôt il fait contras-
ter entre eux, dans le même ouvrage, les éléments
d'un genre dlmitation , avec les éléments d*un autre.
Cest faut« de bien connoltre les moyens ou les
conditions de Timitation considérée dans le but au-
quel elle doit tendre; cest faute de comprendre la
nature des conventions d'où Tidéal dépend , et la force
des conséquences qui en résultent, que Tartiste com-
met souvent, dans ses ouvrages, les disparates lès
plus choquants. En sorte qu on verra Tun viser au
but sans en prendre les routes, lautre entrer dans
la route sans se douter Vlu but ou elle conduit.
L esprit matérialiste qu'on est habitué à porter dans
tout ce qui est du ressort des beaux arts, Fidée bor-
née à la jouissance des sens, résultat d'une doctrine
qui rapporte tout à l'organe extérieur, ont fait perdre
de vue la nature morale de l'imitation. Delà ces
théories pratiques qui ramènent tout à une exécu-
tion dont les moyens ne doivent être saisis que par
l'œil , doivent en quelque sorte être à la^portée de la
main. On arrive ainsià méconnoître l'esprit des con-
ventions sur lesquelles repose là véritable imitation.
On oublie que l'imitation n'est elle-même qu'une
con ventioq dont l'idéal est le point ie plus élevé.
DE l'imitation. 261
C'est donc dans ces conventions que nous. trouve-
rons les moyens véritables de Fiinitation considérée
sous le point de vue général qui est celui de cette
théorie.
PARAGRAPHE U.
De ce quon appelle convention, entendue comme moyen
et imitation. — Des conventions pratiques et des eon^
veniions théoriques.
Au paragraphe xiy, qui traite de Tillusion, dans la
première partie de cet ouvrage, il a déjà été dit, sur
ce qu'on appelle coni;en2ion dans Timitation des beaux
arts , un mot qui peut-être en donne l'explication
tout à-la-fois la plus vraie et la plus sensible.
En comparant l'action de chaque art , dans ses
rapports avec nous, à une sorte de jeu qui a ses régies,
et qui cesseroit de se jouer, si de part ou d'autre on
cessoit de s'y conformer, nous avons montré qu'il y
avoit de même entre l'imitation et l'homme , des con-
ditions réciproques , qui sont les ressorts de cette es-
pèce de jeu , ou les moyens de le jouer. Le but de ce
jeu n'est pas le gain , mais le plaisir ; et ce plaisir peut
être, comme le gain, légitime ou illégitime. Gequi
rend le gain illégitime est aussi ce qui annule le jeu«
262 DES MOYEKS
Ce qui annule le plaisir dans Tiniilation est aussi ce
qui tend à fausser d^un côté ou de Tautre, les con*
ditions, sous la foi desquelles ïe&et doit êlre opéré
et reçu.
L'usage a donné le nom de conventions aux diffé-
rentes sortes d'accord qui ont lieu entre Tiftiitation
et rhomme, et que la nature seule des choses y a
établies. Les convetitions sont, théoriquement par-
lant, les moyens de Timitation^ puisque sans elles,
son action ne sauroit avoir lieu. Aussi sont-elles ex-
trêmement nombreuses.
Presque tout , en fait d art , repose sur des conven-
, tiobs , s'il est vrai que tout art est lui-même une véri-
table convention.
On se rappelle, par exemple, que nous avons déjà
représenté lés beaux arts , comme placés autour de
leur commun modèle, dans une position, qui ne
permet à chacun d en embrasser qu^un seul côté ,
qu'un seul aspect. Cette position bornée, de laquelle
résulte l'impossibilité physique ou morale de repro-
duire dans l'image la totalité du modèle, est précisé-
ment ce qui nécessite les moyens de convention,
établis entre chaque art et nous ; leur effet est d'em-
pêcher que ce qui manque à l'imitation pour être
complète , ne nous en fasse sentir l'imperfection, et
n'en affoiblisse par trop Fimpression.
D{4à , selon le degré d'imitation plus ou moins po«
sitive ou idéale , affectée aux ouvri^ges , deux classe»
DE l'imitation. 263
principales de conventions. Celles de la première
classe comprennent les moyens nécessaires à lexis-
tence ou à Taction de, chaque art. Dans la seconde
classe on comprend les conventions d'un ordre su-
périeur, au moyen desquelles Timitation de chaque
art parvient à son but le plus élevé.
Les conventions de la première classe peuvent
former deux divisions assez distinctes. Il y a les cofti-
vwtions qu il faut appeler pratiques , conditions de
Fexistence même de tout art. Il y a ce qu'on peut ap-
peler les conventions théoriques, conditions de l'ac-
tion propre de chaque art.
On s arrêtera peu, tant elles sont à la portée de
tout le monde, sur les conventions pratiques. Il faut
bien qu'il soit convenu de tous, par exemple, de ne
pas exiger de la peinture la rondeur des objets , ou
de représenter plus d'un Instant d'une action. C'est
en vertu de semblables conventions qu on ne de-
mande pas au statuaire la couleur des corps, quon
permet à la pantomime de ne s'exprimer que par des
gestes, qu'on ne doit pas se plaindre si la musique
au théâtre fait tout dire, tout faire, et mourir même
en chantant; si les Grecs et les Romains sur la scène
parlent* françois; si l'acteur en conversant se tourne
vers le spectateur , plutôt que vers son interlocuteur.
Tout le monde entend ces sortes de conventions , et
une multitude d autres semblables qui tiennent aux
Cléments matériels de chaque art. Elles mériteroient
2fi4 DES MOYENS
même à peine qu on en fit mention , si leur existence
nécessaire^ aussi bien que leur emploi incontestable,
n'étoient le principe, et comme le point de départ
d autres conventions théoriques, qui tendent à élar-
gir pour chaque art le cercle de son imitation, et
qui, plus ou moins justiciables du goût , font le sujet
de tou^ les traités didactiques ou critiques.
L'art dramatique est celui qui peut le mieux en
donner Tidée.
Ainsi cest par suite des conventions théoriques,
qu'il est donné à cet art de pouvoir développer une
action, de la représenter en un lieu, de renfermer sa du-
rée dans un temps réglé. Voilà ce que l'on exige de l'art.
Voici, d'un autre côté, ce que lart exige en se con-
formant à ces trois sortes d'unités.
Il demande que, par unité d'action , on n entende
pas un fait isolé, dénué de circonstances, et réduit
a la sécheresse, de Funité positive. Il demande qu'un
fait principal et dominant puisse se présenter accom-.
pagné de faits auxiliaires, ou d'incidents nécessaires
au développement de l'intérêt, réunis par un nœud
sensible, tendants à un b'ut unique. Dans l'esprit de
cette convention , l'idée d'unité est celle d'un tout
composé de parties, mais limitées en nombre et en
étendue, par la mesure de notre attention, par celle
des facultés de notre esprit, et de sa capacité à saisir ce
qu'on lui présen te, selon qu'il est simple ou compliqué.
L'art demande aussi de nous <|uelque$ concessions
DE l'imitation. 265
9ur Tobservance de Y unité de lieu, et nous lui en fai-
sons, pourvu que les changements de lieu ne soient
pas des voyages , pourvu qu un drame ne sorte pas
de ses limites naturelles, à la façon de ces peintures
gothiques , où Ton voyoit une histoire répartie en
plusieurs tableaux dans un seul cadre.
Les conventions sur Vunitë de temps sont de même
nature. On ne sauroit fixer, avec le cadran ou le
clepsydre, la durée qui devroit être, dans la réalité,
celle de Faction véritable dont Tart ne nous donne
qu'une apparence fictive,. apparence toutefois assu-
jettie sur la scène à un temps donné. La convention
a lieu ici entre le temps de la repi;ésentation fictive,
et la durée présumée de Faction supposée effective.
Il s^agit d'un accord à faire entre les deux sortes
de durée. Si Ion donne à Fart une certaine lati-
tude, c'est à condition de rester dans les termes du
vraisemblable ; et si Fimagination se prête à ne pas
vouloir compter de rigueur, il doit être entendu
qu'on n'abusera point de sa complaisance, et qu%ne
représentation en cinq actes ne sera pas Fexposé
chronologique des actions d'un héros ou d'un siècle.
J'ai pris pour exemple des conventions que j ap-
pelle théoriques, celles qui se rapportent aux repré-
sentations dramatiques , parceque, s'il n'y en a pas
de mieux connues, il n'en est pas non plus où la
théorie ait plus de peine à concilier des intérêts sou-
vent opposés , et qui se combattent sur la ligne quel-
U66 DES MOYENS
quefois douteuse, qui sépare la vérité effective de la
vérité imitative.
Il est dans la nature de ces sortes de conventions ,
que Ion puisse toujours disputer sur le vrai point ,
où le goût établit laccord des deux opinions. D^une
part on traitera de faux et de contre ni^ture dans Ti-
mitadon , tout ce qui n'offrira pas Iç portrait fidèle
de la réalité; de Tautre on abusera des conventions
pour en élargir indéfiniment le cercle , aux dépens
même de la vérité qu'on cherche. On oublie que U
seul objet des conventions est de servir à diminuer
Tobstacle qui s'oppose à l'imitation et non pas à Té-
luder ou à le renverser. Or, c est ce qu on fait de part
et d'autre, soit en forçant lefïet des conventions, soit
en affectant de s'en passer.
L usage du prologue ou celui des confidents, usage
qui donne lieu aux notions préliminaires que réclamç
Fintelligence du sujet, est du nombre des conven-
tions autorisées par la théorie dramatique. On en a
souvent abusé sans doute ; mais un abus encore plus
grave est celui du remède imaginé par quelques uns,
et qui consiste à donner au drame des antécédents
du genre de ceux qui appartiennent à Thistoire ou
au roman ; en sorte qu'une pièce de théâtre n'est plus
un tableau limité dans son espace , mais une peinturç
qui se déroule sans fin. Pour éviter l'jnvraisfsmblancç
légère dune convention indispensable, on dissout
les ressorts qui constituent l'œuvre de l'art coinme
DE L'iMITATIOIf. 367
être fictif, et on le ramène à cette realité, qui se passe
dérègles et de conventions, parceque effectivement
elle se passe d art. Comme il n^ a d art que par les
conventions , il ne se fait de conventions que pour
lart.
Les conventions ainsi entendues, ont donc pour
objet de donner à chaque sorte dlmitation la facilité
de produire ses efiets , d^agrandir la sphère de son ac*
tion, autant que le permet sa nature, sans sortir des
bornes que lui prescrit sa constitution physique ou
morale.
Les conventions que j ai appelées pratiques et théo-
riques , pour les distinguer de celles qu^on appellera
poétiques^ ont pour arbitres le jugement et lé goût
Lorsque le jugement ou le bon sens exigent de part
ou d'autre des concessions, il appartient ensuite au
goût de les ratifier, par un emploi convenable. Ici
comme ailleurs labus est tout près de Tusage. Il n^
a pas une seule convention établie en faveur de lart,
quon ne puisse faire tourner contre lui, et contre
Tespéce d'illusion qu'il faut à-la-fois favoriser et res-
treindre; car onaffoiblit le pouvoir délimitation,
soit lorsqu'on lui demande, soit lorsqu'on lui refuse
trop d'illusion.
La théorie générale des conventions considérées
dans le point de vue que nous venons de faire aper-
cevoir, c'est-à-dire comme moyens réciproquement ,
établis entre l'imitation et l'homme, pour augmenter
:268 DES MOYENS
et faciliter l'action de Tune et la jouissance de Tautre,
seroit sans doute le sujet d'un traité aussi nouveau
qu^intéressant. Une multitude d'observations de goût ^
et de préceptes utiles y trouveroit place. Mais cette
sorte de critique n'est point entrée dans le plan qu'on
s est tracé.
Je n'ai prétendu tirer et faire tirer de ce peu de
mots, d'autre conséquence , que celle qui force de re-
garder les conventions, comme des moyens de Timi-
tation, et parmi elles, certaines conventions comme
appartenant à la plus haute région de la théorie. Je
ne me suis arrêté sur la première classe des conven-
tions, que pour arriver à traiter d'une manière qui
les fit mieux apprécier pour ce quelles sont, je veux
dire comme moyens les plus en rapport avec l'imi-
tation considérée dans son but définitif, les conven-
tions que j ai appelées conventions poétiques.
Quant au mot poétique , je n entends point cette épi-
thète comme signifiant cevqui appartient aux arts de
la poésie. On sait d'ailleurs assez qu'il y a-de la poé-
sie dans tous les arts. Poétique ici est synonyme de
fictif et par Conséquent de méthaphorique.
DE l'imitation. 269
VV^'^/V^ */%<%■•»/*»» /^'V»*'V%/%i'^^K^-%/m/%'%^^«<^»^%^»^)^^<^%^</^%»^^^^»%/%^/%«%^^^-
PARAGRAPHE III.
Des conventions poétiques, ou des moyens généraux et
communs à tous les arts, qu emploie [imitation pour
parvenir à tidéaL
Les conventions dont il a été parlé dans le para-
g[raphe précédent , ont pour objet de rendre ou pos-
sible ou facile à chaque art, iexécution des sujets
ou la représentation des objets qui entrent dans la
sphère particulière de son action. Comme ces con-
ventions, ainsi qu'on Fa vu, sont spécialement les
moyens propres de cette même action , restreinte à ce
qui constitiie sa part d'imitation , il est de même né-
cessaire qu il y ait un autre ordre de conventions plus
étendues , c'est-à-dire de moyens plus généraux , don-
nés à l'action imitative , considérée dans tous les arts,
et dans ce qui se rapporte au but le plus élevé, qu elle
doit se proposer d atteindre.
Je donne à ces dernières conventions le nom de
poétiques. Elles diffèrent des premières par leur éten-
due, par leur importance, et aussi par leur nature.
Car lorsque celles-ci reconnoissent, comme on la dit,
pour arbitres le jugement et le goût , les conventions
«>
370 DES MOTESS
poétiques ne sont guère soumises qu^au tribunal du
sentiment et de Timagination.
Toute convention, en fait dart, a pour fin une
sorte dWcommodement entre ce qu il faut appeler la
réalité, ou la manière d^ètre positive des choses, soit
faits , soit discours , soit formes des corps , et ce qu on
doit regarder comme le moyeu donné à Fimitateur;
pour opérer la représentation de ces choses. Le fé~
sultat de cet accommodement est une permission ,
accordée à Fart , de changer plus ou moins ce qui lui
sert de modèle , de s^écart^r plus ou mmns du i^éel
et du positif, ,dans l'intérêt même de l'imitation , et
par conséquent du plaisir que nous lui demandons^
Les conventions poétiques sont celles qui donnent
à lartiste le plus de moyens et les plus étendus, pour
opérer, dans lobjet ou dans Ib sujet de son imitation ,
ces grands changements par lesquels il dispose libre-
ment et de son modèle et de la manière ^e le repré-
senter. Lorsque les conventions pratiques ou théori--
ques se bornent à certaines mutations de détail , à quel-
ques omissions, additions ou modifications dans quel-
ques-unes des parties de Tobjet imitable , les conven-
tions du genre poétique, par les dbangemeots qu eUes
font subir au fond comme à la forme de chaque ob-
jet , en embrassent la totalilsé , et donnent à Fartistt
la facuké de transformer les choses , les actions , les
personnes, et leurs discours ^ au gré d'un autre ordrt
DE l'imitation. 271
de convenanceè, dans les intérêts d^une autre espèce
de vérité, j^ Voyez plus bas paragrapUe vu. )
Lorsqu'on examine les conventions pratiques
et théoriques, soit dans le besoin qui leur donne
Tètre, soit dans leurs e£Fets, on comprend que leur
principe est bien le même pour tous les arts, puis*-
qu'il est une condition de Texistence de Timitation.
Quant aux efiGets , ils sont tdlement particuliers à
chaque art , qu ils varient selon les procédés de cha-
cun. Il en est, ce me semble, autrement des convten-
tiôns poétiques. Noii seulement leur principe est
commun à tous les arts, mais leurs conséquences
s'appliquent à tous, sans aucune autre variété que
celle qui tient à la diversité du genre de leurs images.
Tous en reçoivent également le droit d échanger, dans
la conception, Tinvention et lexécution de leurs su-*
jets, les apparences, la manière detre, les formes
extérieures, enfin les éléments du monde des réali-
tés, contre lés éléments dont se compose le monde
idéal auquel le génie donne lexistence.
Cet échange ne peut avoir lieu , que par certaines
opérations de Tart , qui consistent à recomposer tous
les objets ou sujets de Timitation, en vue et dans Tin-
tention du nouveau rôle qu'ils sont appelés à joaer.
( Voye^ plus bas , les paragraphes vu et suivants. )
Le poëte , daHs quelquerégron positive qu'il prenne
son sujet, est tenu de réordonner le fond, le plan^
272 DES MOYENS
Tensemble , et les détails des faits qu il veut traiter, de
donner une autre physionomie aux personnages , un
autre caractère aux lieux , d autres rapports aux cir-
constances, de mettre les causes et leurs effets dans
des points de vue qui en fassent mieux saisir le rap-
prochement; il doit, non trahir la vérité, mais l'ha-
biller, si Ton peut dii:e, de nouvelles apparences
conformes aux conventions poétiques de Timita-
tion.
I^e peintre a le même droit de refaire (comme on
le montrera plus bas) tout ce qui est dans le domaine
du visible, c^est-à-dire de recomposer les formes, les
contours , les rapports et les proportions des corps ;
den modifier lés effets et les couleurs, de changer
les lieux de chaque scène, les mouvements de cha-
que action, les traits de chaque expression, en un
mot, d^échanger un genre de vérité locale, indivi-
duelle et bornée , contre un genre de vrai , vu de plus
haut et plus en grand.
Les conventions élémentaires et théoriques sont
de légères déviations de la réalité des choses. Les
conventions poétiques sont les moyens d^en opérer le
changement moral.
On comprend que les opérations par lesquelles a
lieu cette sorte de recomposition ^ dépendant du ta-
lent et du génie de l'artiste, elles se lient nécessaire-
ment dans Texécution, à ces facultés qui sont avant
tout un don de la nature , facultés auxquelles letudc
DE L*IMITAT1ÔN. 373
tt là théorie peuvent ajouter, sans jamais y suppléer.
Il y a donc toujours dans ces sortes d'enseignement,
une partie réellement interdite à la théorie pratique
de Tart. Tout ce gui tient soit aux arts de lindus*
trie, soit à la partie mécanique des arts de Timita-
tion , peut se réduire en régies, peut être enseigné et
appris* Mais au-delà commence la théorie spécula^
tive, dont les leçons ne s adressent qu a Fintelligence.
Cette théorie remonte aux principes d où émanent
les régies, elle na rien de dogmatique. Les moyens
qu'elle découvre à Tartiste, sont frfutôt des lumières
qui 1 éclairent dans son action , que des instruments
pour agir.
Dans lefeit, nous ne dirons point à Fartiste ni ccHn*
ment, ni avec quoi, ni par quel secret il arrive à
Fidéal. Ce sera lui-même au contraire qui nous le
dira. En apprenant de lui , dans les ouvrages où 1 on
rencoqtre les qualités qu\ constituent Tidéal , et ce
qu il s'est abstenu, et ce qu il s'est efforcé de faire, et
ce qu il a fait , nous nous bornerons à exposer le ré-
sultat évident que la plus simple analyse nous prouve
être celui des combinaisons de son esprit. Non tàm
inventa a prœceptoribus quàm cum fièrent observata.
QuiNTiL., Orat,, i 8,, Proem.
Partant du principe déjà posé, que toute conven-
tion est un moyen de changer plus ou moins la réa-
lité du modèle, en faveur de l'imitation, il nous a
semblé que, par rapport à Fidéal, la convention k
i. i8
274 DES MOYENS
laquelle il doit sur-tout son effet et sa vertu, étoitla
recomposition du modèle lui-même.
Dès'lors il est nécessaire que cette recomposition
consiste à dégager Tobjet ou le sujet imitable, de tout
ce qui est soit contraire, soit simplement étranger à
Teffet que Tartiste se propose, aux impressions que
son imitation doit produire, au genre de plaisir qui
en est le but.
Les opérations du génie et de Tintelligence que la-
nalyse de la théorie peut saisir, définir et rendre sen-
sibles, pour expliquer cette recomposition , semblent
pouvoir se réduire à deux principales , qui sont Tune
Yaction de généraliser, Tautre 1 action de transformer
ou de transposer.
Nous verrons que c^est sur ces deux grandes con«-
ventions que la théorie peut fonder, co^lme c'est par
elles qu'elle peut expliquer l'opération de Tidéal dans
les œuvres de limitation. . .
bE L'rMITATION. i-jS
PARAGRAPHE IV.
- j
De {action de généraliser considérée comme moyen de
parvenir à [imitation idéale dqns les. Qu'orages de là
poésie^ . ,
•- ' ■ • . . ' ■
r
Le premier des inôyens qû^emploie Tesprit, etque
Tesprit peut le plus focilement s expliquer, dans cette
sorte de reconlposition que Tiinitation fait de son
ttiodéle pour parvenir à Tidéal , est celui qui résulte
de Faction de généraliser, ai^tion propre de Imtel-
ligence, actioil qu'elle peut appliquer à tous les arts^
et dont la notion a déjà reçu ( voyez la partie précé-
da] te) quelques développements qui en abrégeront
\t\ l'interprétation.
LHdée dé généralisation , dans son application à Tart
d'imiter, à ses opérations , à ses œuvres , est une idée
fort simpR et fort claire, sûr -tout si on la rap-
proche de ridée contraire ^ ou celle de particularisa--
tion. .
Particulariser en imitation, c'est exprimer un su-
jet, cest représenter un objet, non pas précisément
partie par partie, ce qui en feroit plutôt supposer la
décomposition, mais dans ce que le sujet ou Tobjet
i8.
27^ I>ES MOYENS
a de particulier^ d^individuel, c'est-à-dire dans ce
<]uî le fait distinguer de tous les autres.
Généraliser, en fait d'imitation, c'est exprimer un
sujet, c'est représenter un objet, non pas seulement
dans ce qui en est Tensemble, mais bien plutôt dans
4e caractère qui constitue le genre de cet objet. De
sorte que l'objet particularisé est celui qui, selon
Vbrdre de choses dont il dépend , appartient à l'in-
dividu plus qu à l'espèce , à l'espèce plus qu'au genre.
C'est le contraire à l'égard de l'objet généralisé.
Toifs les sujets, tous les objets de l'imitation peu-
vent être considérés par l'artiste, de la même manière
qu'ils frappent l'esprit ou les yeux du commun des
hommes. Il y a des hommes, et c'est le très grand
nombre, qui n'apercevant, dans ce qu'il y a<le plus
vaste et de plus étendu, que les petits détails, ou le
côté qui est le plus en rapport avec des connoissances
bornées et une vue courte, rapetissent ainsi à leiïr
mesure , l'idée ou l'image de chaque chose. Il en est
d'autres qui savent non seulement embrasser la to-
talité des mêmes objets dans leur plus grande cir-
conférence , et voir les grandes choses en grand ,
mais encore ramener les plus petites au grand prin-
cipe dont elles dépendent, et faire sortir d'un sujet
particulier, les vues les plus générales.
Cette faculté morale , appliquée à l'imitation ,
est donc indubitablement celle qui tend à agrandir
toutes les images, en cela que fondées par cette opé*
DE L'IMITATICTN. 277
Tation de Tesprit , elles acquièrent la propriété de si-
gnifier un beaucoup plus grand Aombre d^idée^, ou
des idées d qn ordre beaucoup plus relevé , que celles
qui s attachent à Timage du même sujets lorsqu il est
vu sous le rapport borné d une seule partie, et avec
le caractère de Tindividualité*
La poésie ou l'art d'écrire, possède au plus haut
point la propriété de généraliser, soit par Tétendue il-
limitée des images dont elle dispose , soit par le secret
qu'elle a de les réduire le plus qu'il est possible. Car
on généralise un sujet, tantôt en y ajoutant, taslàl
en Tabr^eant.
Abréger, dans le sens que cette théorie comporte ,
ce nWt pas diminuer la substance d'un sujet, c^st
au contraire en renfermer la valeur dans le moindre
volume.
Montesquieu a dit de Tacite: // abrège lout parce^
quil voit tout. Voilà lopération idéale. C'est paijceque
le génie a tout embrassé , qu'il, peut tout restreindre.
Lorsque llécrivaip vulgaire vous traîne de détails en
détails , qui dans leur succession sefiFacent l'un par
l'autra^ Fesprit qui généralise , vous place souvent
d'un seul trait , et comme par enchantement , à ce.
point élevé d'où votre vue saisit le tout.
U y a en e£Fet toujours dans chaque genre de.
sujet , une pensée capitale qui comprend toutes les.
autres ; il y a un point de vue que le génie découyie,
et auquel les autres aspects sont subordonnés*
378 ^^^ MOTEmS
Certains genres de poésie comportent par-dessus
tous, la propriété de généraliser les sujets , c^est-à-dire
de leur enlever le caractère qui seroit propre à les
particulariser. Tel est le genre lyrique, et aucun ne
rend plus sensible lopération intellectuelle dont on
a parlé, celle qui recom{(ose la substance d*un sujet,
pour en agrandir Timage. On diroit que souvent le
sujet de Iode n est pour le poëte , que ce qu'est à Fo-^
rateur le texte quHl met en avant de son discours , et
que par un privilège qui lui est propre, plus sa ma«
tîère est petite, plus sa conception devient grande.
Quoi de plus léger, de plus insubstantiel que tous
les sujets de la lyre de Pindare ? Un prix à la lutte, à
la course du char, ou à pied. Mais il suffit du nom
d'un vainqueur, de celui de sa ville, du fleuve qui
Tarrose, pour ouvrir à Fin vention du poëte, ces es-
paces sans limites, dans lesquels il élève le fait le
plus lv>rné, au niveau des plus grands événements.
Si Faction de généraliser consiste à éloigner d'un su«*
jet Fapparence. individuelle qui le particularise , ja-
mais poëte nY a excellé autant que Piudare.^
Nul genre de poésie nest plus idéal que celui de
Fode; ce qui nous fait voir là connexion naturelle
de la notion de Fidéal , avec la méthode de générali-
ser. Ce procédé, qui appartient à nntelligence comme
à Fimagination , est celui du philosophe autant que du
poëte, et certes aucun écrivain na porté plus loin
que Platon Fart de généraliser^ en rattachant presque
DE L*IMITATION. 279
toujours à une seule idée, à un s^ul principe les plus
nombreuses questions.
Ce qu'il faut penser en efifet de l'action de généra^
User, c'est que son objet était de rassembler beaucoup
et de beaucoup réunir, elle ny parvient quen sim-
plifiant. Simplifier et généraliser seront donc syno-
nymes. Bossuet peut réduire en un irolume ton his-
toire universelle, parcequ'iL a su ramener la diversité
des faits , et des révolutions de tous les empires , à l'i-
dée la plus simple, à un fait général qui embrasse tous
les autres. On a détaillé depi;ys en cent volumes l'his-
toire des hommes et des peuples, et l'on a pro\luit
de l'universalité sans unité, de la multiplicité sans
ensemble.
Il est souvent difficile à Thistorien de généraliser le
sujet de ses récits ; aussi l'histoire et lart de l'écrire
ne se considèrent pas comme nécessairement soumis
aux conventions doù résulte TidéaL Quelques his-
toriens , il est vrai, ont été assimilés aux poètes , lors-
qu'ib ont pu se dégager des sujétions que la va-
riété des détails historiques leur impose. Mais quant
aupoëte , il est libre de cette servitude, et cAmme il
lui appartient d'asservir Thistoire à son art , c'est sur-
fout par l'action de généraUser soit la matière de son
sujet, soit les caractères de ses personnages, qu'il
élèvera ses inventions dans la r^ion de l'idéal.
I^ poëte doit choisir sans doute pour objet de ses
chants , un sujet célèbre et important; mais plus il
à8o D£S MOYENS
alKmdera^en détails et en drconstances , plus il lût
sera nécessaire de le resserrer dans un point de vue
qui en ofFre la plus simple expression^ Loin que
tout dire fiit un moyen de généraliser, ce seroit au
contraire celui de tout particulariser. Le génie qui
conduisit Homère dans la création de ses épopées^
lui avoit révélé le secret de cette théorie. Avec quel
art il a su généraliser son sujet, dans chacun de ses
poëmes , en dirigeant vers un point saillant, et dans
un but unique, autant que simple , tous les ressorts
de Faction épique, et ^ faisant ressortir de chaque
partie, ridée mère, le motif moral de lensemble.
C'est en effet de Faction de généraliser , que dé-«
pend ce mérite de totalité , moralement entendue ;
qui seul donne un corps aux récits de Tépopée, qui
fait du poème une sorte de miroir concentrique , où
tout se rassemble, au lieu d'être un verre à facettes ,
où tout se diyi^, se morcelle et se particularise.
On aura de cette double manière de Voir et de mon«
trer les objets dans limitation poétique, un exemple
bien sensible, en comparant te poëme du Tasse et
celui d^rioste. I^ premier a su lier en un tout fais*
torique, c'est-à-dire à un des plus grands événements
de la guerre des Croisades , et rapporter à un seul
fait, mais fécond en beaux exploits, Tensemble des
intérêts, des mœurs, des caractères, des passions , des
vertus, et des vices d'une époque mémorable, et son
poëme, «orte de monument posthume à la gloire de
DE l'imitation. i8i
ce siècle, semble en être devenu Fbistoire. Arioste
s'est plu à étendre et à dépecer, si Ton peut dire, par
un système inverse , tout ce qui pouvoit devenir
le tableau historique d'une autre époque non moins
célèbre. Son poème au lieu d'un plan tissu par lart
de recomposer les £sits, n'offre qu une succession de
morceaux cousus, de récits sans cohérence, d actions
qui se suivent sans s'en<ihatner ; promené de parti*
cularité en particularité , le lecteur arrive jusqu'au
bout , sans avoir élé nulle part , sans avoir pu saisir*
un point de Centre à la composition. Ce sont des;
parties sans un tout; et le poëme d'Arios te semble
être la cbroniqu€)fversifiée des aventures de ce temps.
Telle est la différence entre Faction de généraliser
qui compose un tout, et l'action de particulariser qui'
le décompose.
Plus sont bornés l'espace et la durée où le poëte
est tenu de renfermer Timage des événements qui
forment son sujet, plus il sera forcé d user du pro-
cédé qui le généralise, parceque, ainsi qu^on la dit,
ce procédé en sftnplifiant est aussi un moyen abré-
viateur. Nul n éprouve plus le besoin d'en faire usage,
que le poëte dramatique. Les événements, tels que
l'histoire les présente , sont remplis de diversités et
de contrariétés. La conduite des hommes , la direc-
tion des affaires , les qualités des personnages et de
leurs caractères , ne sont, le plus souvent, dans la réa-^
lité , qu'un mélange assez confus de (ontradictions^
a8l DES MOYENS
que rhistoire peut prendre le temps de démêler, pour
nous faire discerner le vrai.
' Mais Tart qui n^a ni le temps ni les moyens de se
livrer à ce genre de critique^ qui ne s'empare des
faits, des choses, et des personnes historiques, que
pour en composer des tableaux susceptibles de plaire,
cet art, dis-je, est obUgé de se placer dans tous les
sujets, à ce point de distance qui fait perdre de vue
les discordances de leurs accessoires. 11 est tenu de
redonner aux personnages lunité de caractère , aux
actions la simplicité de direction , aux passions Tu-
niformité d'impulsion; et il est tenu dans cette re-
composition , démettre en-dehors tous les ressorts de
Faction scénique , qui restent ordinairement cachés
sur le théâtre du monde.
Or le poëte n arrive à ce but , qu'en sacrifiant tout
ce qui n'est que détails dans l'histoire, en généralisant
tout ce quelle particularise ; et c'est ainsi qu'il donne à
tout une existence de convention , c est-à*dire con-
forme à l'imitation , conforme à la nature d actions
qui doivent s accomplir ( en vertu de la fiction imi-
tative) sans le secours du temps, et des ressorts na-
turels qui font mouvoir les choses humaines.
L art de généraliser étant celui qui réduit les choses
et les notions des choses à leur principe, # leurs élé-
ments, et qui, en les simplifiant par la suppression
des détails ou des notions subalternes , en fait mieux
saisir à Tesprit la valeur et Tétendue, on comprend
DE I^'lMITATION. 283
combien il importe au poète de soumettre à ce pro-
cédé Texpression des caractères de ses personnages.
Ce quon appelle le caractère des hommes, est,
dans le jeu des afiEsùres et des intérêts poliUqùes, ce
quHl y a de plus intéressant à faire connoitre. Il faut
que Timage qu en présente la scène, nous mdntre bien
à découvert le moteur principal d^événements ; qui
doivent passer aussi rapidement sous nos yeux. Le
premier intérêt du poëte, est donc de dégager ce mo-
teur des agens accessoires qui embarrasseroient le jeu
de la machine dramatique ; et c'est par Feffet de cette
opération, que le caractère des personnages acquiert
undegféde franchise, d'évidence et d énergie, qui
ne peut jamlSiis avoir lieu dans la réalité.
• En s écartant sur ce point comme sur bien d autres ,
de la fidélité à la^ttre de Thistoire , le poëte se con-
tente d'être fidèle à son esprit. Toute autre véracité
de sa part trahiroit la vérité générale, à laquelle seule
il doit prétendre , et qui est celle de Timitation. Lors-
qu'il généralise les traits dont se compose la physio-
nomie morale de ses personnages, il ne fait autre chose
que ce que nous voyons faire au statuaire, lorsque
plus d une sorte de convenance l'oblige à supprimer
les détails des corps , dont il veut faire mieux briller
les formes caractéristiques , ou lorsque le caractère
du sujet lui commande de mettre, par une savante
exagération , la nature de son héros en rapport avec
la violence de l'action qu'il exécute. Il faut bien don-
384 DES MOT&iKS
ner à Hercule une force de musculatu re idéale, quand
on lui fait étouCFer le lion de Néniée.
Plus on comprendra que Topération de généraliser
est une àti principales conventions de Tintitàtion «
convention à laquelle la nature même des choses as^**
servit lartiste , plus on sera persuadé quHl est néces^
saire , en employant ce moyen , d'en bien connoltré
les conséquences. On est porté à croire que beaucoup
d erreurs ont eu lieu, faute de concevoir à quoi cette
convention engage. Or, une des premières conditions
qu.elle impose à Tartîste est de ne pas se rétracter à vo*
loi^té , de ne pas démentir dans une nertie de Ton*
vrage, le système où il s'est place dans une autre.
Qui pourroit dire combien de défauts^d'^armonie,
combien de disparates, dont on ne sait souvent pas
sVxpliquer la cause , trouvent leur ^son dans Tigno*'
rance où est lartiste des conséquences auxquelles il
se soumet à son insu ?
Je pense que lespéce de controverse qui régne
toujours centre les deux genres de drames que j^ap-
pelle Tun régulier, lautre irrégulier, nauroit jamais
eu lieu , si on avoit compris que les drames du der^
nier genre, c'est-à-dire à la manière de Shakspeàr,
ne sont que la réunion monstrueuse de deux imita-^
tions antipathiques , de deux principes contraires.
Car, lorsque dans ces pièces de théâtre On trouve
porté au plus haut point, le système de généralisa*
lion dans les caractères , dans lexpression dite pasr
DE l'imitation. a85 *
lion», dans notention morale du sujet, oti y voit
poilssé jusquail ridicule le procédé contraire qui
tend k particulariser Faction par des incidents bur-
lesques, les personnages par des locutions triviales,
et^^effet total par un morcellement de petits détails »
indignes de toute espèce d^mitation.
Certes nous ne croirons jamais que Shakspear ait
produit exprès ces inconvenances, et que ce soit par
système et par étude réfléchie , qu il ait opéré de telles
mésalliances. Le génie d'une part le portoit au su-
blime, llgnorance de Tart, de sa nature, de soii but,
de^ses moyens (c'est-à-dire de sa théorie) le poussoit
de l'autre, |)ar la force d'un penchant alors invin-
ciMe, Vers les écarts, que, par aine aberration d es-
prit bien moins excusable , on a depuis essayé de lé-
gitimer et de convertir en genre: comme si le faux
pouvok jamais devenir un gcni^e, el être autre chose
que le néant de la vérité.
Lorsqu'on envisage les œuvres de limitation sous
les deux rapports que sa théorie nous force d'y dé-
couvrir, on ne sàifroit comprendre qu'on puisse ad-
mettre comme légitime et naturel dans un art , ce
,qui révolteroit la raison autant que les yeux dans un
autre. Qui ne seroit choqué de voir dans les arts du
dessin, cet alliage bizarre du mode d'imitation particu-
tftrisée jusqu'à l'expression des objets de détail les plus
vulgaires , avec le mode d'imitation généralisée qui
Apure tous tes sujets , et qui élève leur image dans les
* 286 DES MOYENS
régions. de Tidéal? Qui pourroit supporter dans utl
tout ensemble, une réunion de tels contrastes, aussi
rapprochés qu ils le sont dans le^représentations scé^
niques du poëte anglois ?
Qu'il y ait des genres de poèmes libres et burlas-
ques , qui tirent de ces contrastes-là Feffet d une sorte
de plaisanterie, que de telles oppositions font naître,
on comparera ces ouvrages aux caprices pittoresques^
dont un pinceau ingénieux cherche quelquefois à
nous amuser. Mais qu*y a-t-il à conclure de la paro-
die, si ce nest qu'il est dans sa nature de se placer
hors de la nature , comme le sont toutes les mons-
truosités ou les caricatures ?
L'imitation , comme la nature ^ a aussi ses ex-^
ceptions qui , comme telles et par cela qu'elles sont
' exceptions, confirment les régies. Or, la première
régie de toute imitation est l'unité de genre dans un
même ouvrage. Et cette unité doit r^ner sur-toul
dans l'observance des conventions qu'on a adoptées.
La principale est celle qui détermine le degré danflf
lequel le sujet se trouve placé, de manière à appar^
tenir à l'imitation positive et particularisée, ou à l'i-
mitation idéale et généralisée.
Il n'y a point de genre d ouvrage , si réduite que
semble sa mesure, qui n*ait droit de prétendre à 11-
déal , et où ne puisse avoir lieu la méprise qui tend à y
confondre les éléments des deux degrés d'imitation.
On ignore , par exemple , que l'apologue appartient
DE L'iMItATIOrf. 287
à Tidéal par le genre de fiction et de transposition
qui le constitue , bien que les personnages y soient
pris le plus volontiers dans la classe des animaux»
Ce n est pas le plus ou le moins de grandeur ou d'im-
portance des êtres mis en scène , qui autorise ou non
remploi de Tidéal. L^apologue est idéal parcequ il est
une convention imaginative, qui consiste non à ra-
baisser letre transposé jusqu^à Tanimal, mais au
contrairctà élever Tanimal jusqu'à Thomme. Or, cest
manquer à Tesprit de cette convention , que de don-
ner aux personnages fictif» de cette sorte de drame,
une individualité trop marquée , soit par la 'fidélité
des petits détails zoologiques , spit par des naïvetés
de description , qui substituent, dans rimagination ,
lâA^éalité de Tètre à la fiction du rôle. Quelque charme
qu'on trouve aux conceptions du fabuliste français,
il faut reconnottre qu'il a souvent , par son exécu-
tio]\, dépouillé lapologue de son costume idéal.
a88 DES MOYENS
*l<"ii^'^'^'^'^^''>^'%^'%^^' ^ ^ ^ ni't^ ^ <' V%^ < VV% -> r»-V%'»^ . ^ < ^-> ir V% '»f»^- WV%-W »^ i >rl< m '»» ^
PARAGRAPHE V.
De [action de généraliser dans les ouvrages des arls du
dessin — et dans [imitation du corps humain,
à
L action de généraliser , considérée comme opérar
don dePinteiligence , est particulièrement de la nature
de celles dont la métaphysique se charge d^analyser
les éléments et de développer les notions. La science
de la métaphysique est principalement la science
des opérations de Tesprit; et Ion nVst point étonné
de la voir intervenir, comme juge nécessaire et défi-
nitif^ dans une multitude de questions qui s élèvent
soit 9ur la conception , soit sur le^ moyens d'ei^^u*
tion des ouvrages d art , dont Timitation s adresse sur-
tout à Fesprit. Mais s'il s^agit de ceux qui emploient
les formes des corps et la matière , on semble croire
que parceque les sens en reçoivent l'impression , ces
arts peuvent se soustraire au tribunal de la métaphy-
sique , comme si les impressions des sens pouvoient
être expliquées même matériellement , sans le con-
cours des sciences morales.
J'avoue que la recherche des opérations de Tintel-
ligence qui généralise» nest guère entrée jusqu'ici
DE l'imitation. 289
dans la théorie des arts du dessin (i ). Mais c'est par-
ce<Jue cette théorie elle-même n'a guère été généra-
Usée. Lobservation critique ne sexerce d'ordinaire
que partiellement dans le cercle isolé de chacun des
beaux arts. Pour peu qu'on les embrasse tous , par
une étude plus étendue, on saperçoit que tous ont
entre eux des principes communs, de certain^ lois
générales, d'où résulte, dans leurs modes séparés d'i-
mitation, une action semblable, et qui ne diffère que
par la diversité des organes auxquels elle s'adresse.
On voit clairement alors que l'action qui généra-
lise, est la même dans les ouvrages des arts du des-
sin, que dans ceux des arts de la poésie. Oui il ap-
partient à la même opération de rintelligence, de
généraliser des formes comme des idées , les images
des»corps comtne les conceptions de l'esprit, la re-
présentation des objets de la matière, comme l'ex-
pression de la pensée et des rapports du monde moral.
L'action de généraliser procède d'une des facul-
tés instinctives de notre esprit^ et nous ne disons
presque rien sans y avoir recours. Ainsi le langage
ne vit que d'abstractions, c'est-à-dire d'idées gé-
néralisées. Cest par nécessité, et souvent sans s'en
(i) Dëja dans un récueirpëriodiqae {Us Archives tittéraim) noas
donnâmes , il y a dix-huit ans , en plusieurs articles , un essai de cett«
théorie , où nous prétendîmes que l'idéal consistoit particulièrement
dans Taction de généraliser.
ï. 19
290 DES MOYENS '
douter, que Fartiste aussi, dans son langage par
formes, met en œuvre un procédé qui est celui de
Tinstinct autant que de Tintelligence; et Ton a déjà
fait observer (part. II, parag. x) que dans le pre«
mier âge de 1 art^ l'imitation par signes avoit été une
sorte d'idéal, en tant qu'elle procédoit par images
du geni*e le plus abstrait. U y a par conséquent un
idéal quon peut appeler grammatical, et il y a Ti-
déal de la poésie. On ne fait ici mention du premier^
que pour mieux caractériser le second. Aussi croit-*
on inutile de remarquer que si , dans les beaux arts,
tout idéal poétique résulte de laction de générali-
ser, toute opération qui généralise ne produit pas
réciproquement Fidéal, dans le sens poétique des
beaux arts.
Quoi qu'il en soit, laction de généraliser, appli-^
quée aux arts du dessin, s'exerce sur la composition
des sujets, comme sur la représentation du corps
humain.
Quant à la composition , le but de cette action
sera, comme dans les conceptions du poëte, de ré-
duire les sujets les plus étendus à leur expression
tout à*la- fois la plus simple et la plus énergique. Il
ne faut pas séparer ici l'idée de simple de l'idée de
fort.' Le vrai mérite de toute pensée est sans doute
dans sa simplicité; mais on entend que cette sim-
plicité soit celle qui en augmente l'énergie.
La peinture sait , tout comme le discours, faire ex-
primer par un petit nombre de figures, ce que des figu-
DE l'imitation. 291
IT8 multipliées ne feroient qu affoiblir. Elle a aussi
son laconisme de formes , comme la poésie du langage
a celui des mots, dans ces axiomes célèbres, qui pas-
sent pour être les abrégés de la sagesse des siècles.
N'est-ce donc pas en peinture une sorte de som-
maire d'un traité théologique, que cette composi-
tion de Raphaël , où la Religion est vue au-dessus
des nuages, indiquant, d'un geste dirigé vers la
terre, que le livre fermé qu'elle tient, et qui est celui
de la connoissance des choses divines, reste interdit
à la curiosité des mortels?
Si la propriété de réduire tout à ses moindres ter-
mes, et par la plus grande simplicité de moyens,
est un des ressorts de l'action poétique, qui généra*
lise les conceptions de l'écrivain , elle appartiendra
dans le même sens aux compositions du peintre, et y
produira les mêmes efiets. On n'entend point que
la manière dont le poëte aura généralisé sa concep-
tion, puisse être celle du peintre qui voudroit traiter
le même sujet. La parité dont on parle , qui est celle
demoyen, de vertu, d'effet, doit se considérer systé-
matiquement, et non dans les applications particu-
lières. On montrera , plus en détail par la suite, que
l'action de généraliser tenant au procédé de transfor-
mation, il y a, pour chaque art, une classe d'abstrac-
tions et de métaphores inhérentes à son mécanisme^
et qui sont intraduisibles dans un autre art.
Ce qu on prétend ici , c'est que chaque art use à
19-
292 DES MOYENS
sa manière et a le droit d'user ainsi de ce procédé,
au moyen duquel le peintre peut concentrer dans le
moindre nombre de traits pour les yeux,* ce que le
poète abrège dans le plus petit nombre dHdées pour
1 esprit. Si la puissance infinie du Créateur est rendue
par la sublime concision des mots qui en généralisent
l'idée, fiai lux: le peintre, qui a représenté le Père
éternel débrouillant le chaos, a redit d'une autre
manière aux yeux la même pensée; et l'immensité
du pouvoir de la création a trouvé, dans la simpli-
cité de cette composition , la même énergie d'expres-
sion.
On pourroit multiplier ces exemples, et chacun
en ajoutera. Il a suffi, je crois, de ce peu de traits,
pour caractériser l'opération essentielle de l'esprit de
lartiste dans presque toutes les compositions, à part
le plus ou le moins de succès , selon le degré de talent
ou de génie qu'il a. Car, on Fa déjà dit, l'opération
dont il s'agit est bien plus obligée qu'on ne pense;
en sorte que le génie ne consiste pas toujours à gé-
néraliser, mais à tirer de cette opération, les beaux
effets qu'on admire chez les grands maîtres; c est-à-
dire ces parties simples de composition , et riches de
pensée, qui, par une savante et ingénieuse abrévia-
tion , deviennent les équivalents d'un ensemble , dont
la totalité eût excédé les limites de Fart.
Le peintre sait donc généraliser de deux manières
les sujets les plus nombreux, les plus abondants en
DE l'imitation. agB
particularités, c^est-à-dire les ramener à la simple ex-
pression d'un seul aspect , fécond pour le sentiment
ou Timagination. Tantôt il échange Fefïet physique et
matériel de la scène, contre Timpression morale de
certaines situations, qui deviennent pour le spectateur
rinterpréte de ce que les yeux ne peuvent point lui
dire: tantôt il renforce leffet même de la scène par
la suppression des détails qui diviseroient beaucoup
trop Inattention .
Deux grands peintres ont traité chacun, dans Tun
et lautre de ces deux'systèmes de généralisation , une
de ces scènes dont la variété et Timmensité semble-
roient devoir exiger la plus grande multiplicité def-
fets, de détails, et de particularités.
Raphaël peignit une fois un incendie. Ce qu^on voit
le moins dans son tableau , c'est le feu, les flammes,
et la fumée. Mais voici ce qu'on y voit, et qui sans
doute vaut mieux ; c'est l'expression des plus tou-
chantes situations ; un vieillard enlevé par son fils du
milieu des flammes ; un jeune homme s'échappant du
foyer de Tincendie par-dessus un mur ; une mère qui,
du haut de ce même mur, va jeter son enfant au ber-
ceau , dans les bras du père , qu'on voit se hausser sur
la pointe des pieds, pour le recevoir. L'enfant va
tomber Sera-t-il reçu?.... Ainsi le peintre, dans les
positions diverses et les différents âges de ses person-
nages, vous donne ^ au lieu du spectacle que pou-
voient produire aux yeux les effets physiques de Tm-
!Î94 D^^ MOYENS
cendie, limage morale de toutes les terreurs dont
un tel fléau peut être la cause.
Dans une scène d'une autre nature, et la plus vaste
de toutes , le déluge universel , Nicolas Poussin a fait
voir comment le génie qui simplifie en généralisant,
peut donner a un petit nombre d'objets cette valeur
infinie, qui force Timagination et le sentiment de
restituer à Timage ce que le défaut d'espace ne lui a
pas permis de retracer. Car comment le peintre pour-
roit-il montrer l'universalité du déluge, VOmnia pon-
tus erant?..,. D'autres ont cru satisfeire à Tesprit d'un
sujet si étendu, en y multipliant les épisodes et toutes
les sortes de formes sous lesquelles la mort et la
destruction purent atteindre leurs victimes. Voici
le tableau du Poussin . « Un ciel qui pèse sur les eaux et
«que la foudre sillonne avec effort; un soleil sans
«clarté; une barque où quelques hommes luttent
« contre les flots, un arbre, un rocher, un reptile^
*t seuls restes des règnes de la nature, avec une der-
« nière famille exhalant le dernier soupir du genre
«humain.» (i)
Ce peu de descriptions doit donner lldée du genre
de convention , au moyen de laquelle, les scènes les
plus considérables peuvent être réduites dans les me^
sures bornées de chaque art, et dégagées de leurs
détails, sans perdre de leur valeur. Disons même que
(i) Sur une des opérations distinctivvs da génie ^ par M. Gnérin.
DE l'imitation. 295
cette espèce de concentration est précisément ce qui
en augmente la force et 1 énergie. La suite nous mon-
trera comment Faction de généraliser les sujets et le^
compositions se trouve liée à une autre action, celle de
transformer et de transposer. (Voyez parag. vn et ix. )
On comprend plu^ facilement Faction de généra-**
liser, et son effet, dans cette partie appelée composi-
tion, et où Tartiste, si souvent obligé d élaguer les dé-
tails qui offusqueroient Faction principale , généra-
lise , sans le savoir , alors qu'il fait ressortir soit le
point de vue capital du sujet , soit ce qui en est le prin-
cipe, soit ce qui et| devient la conséquence. Toutes
ces opérations ont lieu en procédant du composé au
simple, et en ramenant toutes les idées d'un sujet à
une idée principale qui comprend les détails (comme
le genre comprend Tespéce. )
Mais on a plus de peine à concevoir la même opé-
ration, et à s en rendre compte dans Timitation pro-
prement dite du corps humain. Là, en effet, le sujet
de limitation parott simple. Là aussi le modèle se
présente avec un ensemble fecile à comprendre, et à
définir. Cependant cet ensemble est un composé de
parties, et toutes ces parties (comme on la déjà dit)
sont fort loin d'ofPrir dans l'individu , l'harmonie
complète d où résulte la beauté corporelle. L'artiste
est donc obligé de soumettre toutes les formes de
l'individu à une critique de comparaison, qui repose
sur la connoissance d'un type absolu de perfection.
296 DES MOYENS
Voilà que Topération de généraliser trouve encore
ici à s exercer. Quel que soit , en effet, l^objet sur le-
quel elle s exerce, son action est toujours la même,
puisqu'elle consiste principalement à ramener toute
idée, comme toute image particulière, à son principe
générateur^ à ce qu on appelle genre.
L exemple déjà tiré de l'idée de portrait , c est-à-dire
d^image particularisée, va nous montrer en parallèle
cequ est rimagegénéralisée. Opposons à la tèieporlrait,
une tête de sculpture grecque représentant une divi-
nité. ( Voyez. part. II, paragraphe xi. ) Je ne veux que
retracer ici des traits caractéristiques déjà décrits, (i)
et sur lesquels il suffit de rappeler Tattention. NW-
il pas vrai qu il existe entre ces deux têtes une diffé-
rence , telle, que Toeil le moins expert ne s'y mépren-
dra jamais ? N'est-il pas certain que la plus belle tète
portrait se trouveroit entièrement en désaccord (si on
veut se prêter à cette transposition ) avec le corps soit
d'un Apollon soit d'une Vénus antique? Mais tout
le monde conviendra qu'il en seroit de même d'une
tête de Vénus et d'ÂpoUon antique, sur le corps d'une
statue faite dans le goût moderne, c'ést-à-dire de na-
(i) On se rappelle que tout ce qui entre dans les éléments d*une
imitation minutieuse y est supprimé. Les poUs des sourcils disparoissent
pour laisser mieux se dessiner Tarcade de Toeil. Le globe de l'œil n y a
point de prunelle , le nez y a une forme angulaire , les cheveux et la
barbe y sont traités par masses factices et composées. Le tout est réglé
d'après une symétrie parfaite , et tout contour y est purgé des détails
accidentels qui dans Iwdividu interrompent sa régularité , etc.
DE l'imitation. 297
ture modèle dont on a parlé. (Part. II, paragraphe xi.)
D'où peut naître ce désaccord? si non de ce que lun et
lautre ouvrage procède de deux systèmes opposés et
inconciliables.
QuY a-t-il donc dans ces deux manières d^imiter
le corps humain, et d'où provient leur diversité? Le
voici: Dans Tune chaque partie du corps, chaque
forme , chaque muscle ont été imités avec toutes les
irrégularités de détail, toutes les particularités acci-
dentelles que les hasards de la génération et mille
autres causes font intervenir dans tous les corps.
Qui ne sait combien il est ordinaire que la forme
donnée par lossature et la musculature soit déna-
turée , altérée et modifiée par la peau , par le tissu
cellulaire , par le plus ou le moins d'embonpoint dans
chaque individu ? Et qui ne sait encore que les rap-
ports de toutes les parties du corps entre elles, rap-
ports d où résultent la beauté et l'harmonie des pro-
portions, dépendent d'un nombre infini de causes et
de circonstances qui en arrêtent ou en modifient le
développement? Bien de plus ordinaire dans Timi-
tation du corps humain , que cette manière qui con-
siste à eit reproduire les formes, le dessin^ les pro-
portions, ou les rapports^ tels que le modèle indivi-
duel les présente à lartiste. C'est limitation dans Fidée
de portrait.
L'autre manière a déjà été décrite et analysée
(part. II, paragraphe xi), et je m arrêterai d autant
2qS des moyens
moins ici à en faire sentir la diflBérence, qu^elle s'an-
nonce elle-même à lesprit, commeà la vue, ps^r une
opposition de style indubitable.
Qu on se rende compte en idée de ce qui est écrit
si lisiblement pour les yeux dans les statues du style
antique. N'est-on pas obligé d'avouer qu'une certaine
grandeur de formes y exclut toutes les petitesses ac-
cidentelles, quune juste combinaison de rapports
entre les parties, y produit un certain concert de pro-
portions, qui semble faire la régie d'après laquelle le
Créateur aurait constitué la nature humaine, avant
qu'elle fût soumise aux accidents que la génération,
le travail , la pauvreté, les maladies y ont introduits?
Qu'est-ce donc que ce style qui nous offre préci-
sément le contraire de celui où les formes du dessin,
les proportions sont copiées dans l'esprit du portrait^
si ce n'est le style d'imitation qui généralise la forme
et la proportion du corps humain , et par la vertu
duquel l'ensemble se trouve ramené de l'existence
particulière d'individu, à lexistence abstraite d'esr
péce et de genre ?
Mais cette figure d'homme ainsi généralisée, est
précisément celle à laquelle nous avons vu (part. Il,
paragraphe xi) qu'on donne la qualification de
figure idéale.
Il sera dès-lors certain quen théorie, idéal et génér
ralisé seront , jusqu a un certain point, synonymes ,
parcequ'ils expriment le même effet, quoique l'ana-
DE L'iMITATIOM. 299
lyse de ces deux notions nous prouve que Tune dé-
rive de lautre, el que Taclion de généraliser est cer-
tainement le moyen quemploie Tesprit de Timita-
teur pour parvenir à Tidéal.
Ainsi il y a une convention poétique , en vertu de
laquelle lartiste, dans Timitationdu corps humain ,
recompose aussi ce qui lui sert de modèle. Et cette
recomposition n^aég[alementlieu qu^autantquonuse
du même procédé employé par les autres arts. Cela si-
gnifie, quant au dessin , qu^il faut généraliser la forme
du modelé individuel, nécessairement imparfait,
par la science du modèle abstrait , qui est le type
même de la perfection des corps, ou la loi de la na-
ture.
Or ce type de perfection corporelle (quoiquUl s a-
gissè de corps et de matière) n est pas un être que
Fon puisse trouver quelque part individuellement,
qui puisse être saisi isolément par lorgane physique
seul. C^est un être composé dont l'observation et la
science, Timagination et le sentiment rassemblent
les parties. Ce type de perfection est, pour Fimitation
de rhomme physique , ce que sont , pour les arts d'imi-
tation immatérielle qui embrassent Thomme moral,
et cette règle du beau , du vrai, sur laquelle le poète
trace le caractère des personnages , et cette connois-
sance de notre ame, d après laquelle il mesure lefiet
des passions , de leur expression , et des sensations
que nous en recevons.
3oo DES MOYENS
Dans tout ce qui est imitation , il y a , sans doute,
une partie pour lorgane physique, et Ton ne sauroit
neir que nos sens ne soient appelés à recueillir un
grand nombre d'observations utiles à Fart. On ne
prétend donc pas que tout, dans l'imitation généra-
lisée du corps humain , soit exclusivement du ressort
des moyens intellectuels. Il est indubitable que c'est
sur des corps que l'observation s'exerce, et avec le
secours des yeux. Mais il s'agit de savoir ce qui éclaire
l'observateur dans ses recherches, et ce qui conduit
l'opération de sa vue.
Or, quand on se rend compte et du genre de Fob*
servation , et de la nature de l'opération , et de son
résultat dans les ouvrages de l'art, on est oblige d'a-
vouer que ce type régulateur des formes du corps
humain , que ce modèle général donné à l'imitation,
ne sont autre chose qu'un système, ou, si l'on veut,
une science dont l'objet est de connoitre les raisons
générales desquelles dérivent la règle de la confor-
mation humaine, les principes de l'organisation de
chaque membre relativement à sa fin , et les lois de
l'harmonie communes à toutes les œuvres du Créa-
teur.
Si tels sont les éléments de la science qui devient
la règle ou le type de l'imitation du corps humain,
on avouera que ces éléments ne sont ni aussi pal-
pables ni aussi visibles aux seuls yeux du corps,
qu'on se l'imagine quelquefois, en réduisant le tout,
DE L IMITATION. 3oi
par une explication trop matérielle, à la seule action
du sens extérieur.
En effet, on a fort habituellement recours, pour
expliquer ce qu'on appelle Tidéal dans l'imitation du
corps humain, à certains procédés qui semblent ré-
duire Topëration de Tartiste à quelque chose de po-
sitif et de pratique. J'espère montrer que ces expli-
cations ne sont en définitive, que des formules du
discours, dont TefiFet est de substituer à Faction
presque indéfinissable de Tintelligence et de Timagi-
nation , certaines définitions , sur lesquelles les sens
paroissent avoir plus de prise. (Voyez le paragraphe
suivant. )
PARAGRAPHE VI.
De ce qnon a coutume d'appeler choix de formes , et
réunion de beautés éparses, dans les ouvrages de
Fart. — Analyse de ces deux notions.
On a eu déjà loccasion de parler des méprises qui
ont lieu dans lemploi du mot idéal ( voyez partie II,
paragraphe v), sur-tout lorsqu'il s applique aux ou-
vrages de lart. Telle est celle qui consiste à en res-
treindre la notion au beau corporel. Le plus grand
3o2 DES MOYENS
nombre des hommes en commet une autre, c^est de
considérer Fidéal , comme exclusivement en rapport
avec les ouvrages des arts du dessin, et avec les for-
mes du corps humain. De là certains systèmes restric-
tifs , qui tendent à expliquer le style idéal, les opéra-
tions dont il dépend , les efiets qui en résultent, par
des moyens en apparence tributaires des sens, par
des notions de procédés positif^ et en quelque sorte
pratiques.
On ne sauroit mieux faire sentir le défaut de ces
explications, qu^en montrant Tidéal comme appar-
tenant aux conceptions de lart du poète, autant
qUaux inventions des arts du dessin. Il faut bien
alors donner à la définition des opérations d'où il ré-
sulte, la propriété d'être appliquable aux purs ou-
vrages de lesprit, comme à ceux où Fart s exerce
sur la matière et sur les corps.
C'est ce que j'ai tâché de faire comprendre dans
les deux paragraphes précédents, où j'ai montré le
même effet, produit dans les arts des deux genres,
par la même faculté de l'esprit, par la même action
de généraliser.
11 faut achever de le prouver, en faisant voir que
les deux manières d expliquer l'opération de Tidéal ,
telle que quelques uns ont Thabitude de la concevoir
et de l'exprimer à legard des arts du dessin , ne sont
autre chose que l'interprétation de l'action même de
^néraliser, ou , si l'on veut, la périphrase de ce pro-
DE l'imitation. 3o3
«
cédé intellectuel. Si je prouve ensuite que les deux
procédés quon prétend y substituer, devroient être
aussi ceux que le poète seroit forcé d employer comme
le peintre, il faudra reconnoitre que Topération de
Fidéal dans limitation des corps, est fort loin d'être
soumise y comme Texplication que Ton- en donne
tendroit à le faire entendre, au seul pouvoir des
sens, à la seule action d'un travail positif et phy-
sique.
Ces deux procédés par lesquels quelques uns se
flattent d expliquer d'une manière plus sensible, et
en quelque sorte matérielle, l'opération de l'idéal
dans les œuvres de Tart, consistent (dit-on) dans
Taction de choisir y d'une part , et dans l'action de réunir^
de l'autre : c'est ce qu'on appelle choix de formes et
réunion de beautés éparses.
Essayons de nous rendre compte des notions de
ces deux procédés.
Quant à ce qu'on appelle choix déformes, lorsque
l'on apprécie toutes les parties d'une figure faite dans
le style idéal, il est certain qu'en la comparant à
une figure exécutée dans le style d'imitation indivi-
duelle, la notion déformes choisies exprime assez
bien l'effet de la première. A l'égard de la seconde il
n'y a pas eu évidemment lieu au choix dont on parle,
la seule définition qu'on en a donnée l'indique.
Ainsi l'idée que fait naître le style idéal dans une
figure, est assez bien représentée par les mots choix
3o4 DES MOYENS
de formes. Cette locution n'est toutefois quuue
métaphore qui exprime une action bien moins sen-
sible et matérielle qu'on ne pense. Effectivement ^ (on
en a déjà dit quelque chose part. II, paragraphe vu)
ce qu on appelle ici choisir, et qui paroitroit pouvoir
être une opération simple et facile, lanalyse qu'elle
comporte nous force d'en traduire l'idée et Faction
qui s ensui t, par l'idée de comparer et laction dç j uger.
A coup sûr, choisir c'est juger entre plusieurs choses ,
quelle est la meilleure ou la pire.
Mais pour juger où est le meilleur, il faut efl
avoir préalablement la connoissance. Or, si pour
choisir le beau il faut déjà l'avoir trouvé ( car le con-
noltre cest lavoir trouvé) comprend-on bien ce que
c'est que cette opération qui , pour choisir^ c'est-à-
dire pour juger où est le meilleur, auroit besoin d'une
opération préalable qui eût fait connoitre à Fartiste
ce qu'il cherche.
Il est sensible que cette notion , lorsqu'on la prend
dans un sens positif, n'est qu'un cercle vicieux, par-
ceque, comme on Fa dit, (part. II, paragraphe vu)
il faut, pour juger, un point de comparaison qui est
la régie ou la loi. Or, dès que choisir est juger, on
demande où est la règle de lartiste, pour prononcer
entre les formes du corps humain^ quelles sont les
bonnes, les meilleures, et les pires.
Nous avons déjà fait entendre (voyez partie II,
paragraphes vi et x) comment avoit pu jadis se
DE l'ïmitatton. 3o5
Former cette régie , quelles furent les causes qui la
firent chercher, et les moyens de parallèles nom-
breux qui conduisirent à sa découverte; et nous avons
fait voir que cette loi ou régie des jugements dans
Taction de choisir, fut la science même des principes
de l'organisation du corps humain, la connoissance
des raisons générales de la nature.
Mais il semble qu'il a du résulter des développe-
ments théoriques et historiques , dans lesquels nous
sommes entrés sur cette matière, que ce prétendu
choix déformes, soit qu'on Tenteude en théorie géné-
rale , soit qu on en fasse 1 application partielle à l'exé-
cution de tel ou tel ouvrage donné, ne fiit pais plus
jadis , qu il ne peut 1 être aujourd'hui , le produit
isolé d'un artiste, le résultat d'un travail individuel.
Le simple bon sens nous dit que ce choix par lequel
on explique le moyen et leffet de l'idéal, ne dépen-
doit pas , pour chaque figure, des chances d'une en-
quête plus ou moins heureuse de modèles trouvés
par l'artiste , ni du hasard de ses jugements dans la
comparaison du grand nombre des parties , qui dé-
voient composer un tout.
Lldée de choix ne pouvant être qu une idée systéma-
tique, rentre évidemment dans lopération du goût,
de l'intelUgence et du génie, et cette opération qu'on
voudroit soustraire au principe moral , se refuse au
contraire bien plus qu'on ne croit à toute explication
pratique, sur-tout quand on veut la particulariser.
I. ao
3o6 DES MOYENS
Qu'entend-on en effet par ce choix, qui devroit ,
dans la pratique habituelle de Fart, résulter d^une
confrontation à faire matériellement par lartiste, de
toutes sortes de corps, déformes, de parties?
Entend-on que Tartiste ne puisse produire la figure
qu il doit exécuter ni même la concevoir, que par le
moyen d'une confrontation effective d'autant de mo-
dèles ou d'individus qu'il lui en faudra , pour s assu-
rer qu il a trouvé à y compléter le choix de toutes les
perfections partielles et de détail ? Mais si on le prend
ainsi, et si Ton veut que la chose ne puisse autre-
ment avoir lieu, ce ne sera pas sérieusement que
nous ferons voir le ridicule d'une telle perquisition
de modèles' en tout temps et en tout pays, mais sur-
tout dans nos mœurs , dans Tétat physique et moral
de nos sociétés. Quelle sing[uhère idée on se fiormeroit
des arts du dessin, et de leur imitation , si Ton faisoit
ainsi dépendre le succès des ouvrages , d'un concours
fortuit de modèles appropriés aux sujets qui doivent
être traités !
Entend-on que, dans cette opération de choix,
l'artiste puisse se borner (comme cela se pratique 4e
plus souvent) à un seul modèle, mais sous la condi-
tion de ne pas s'y conformer en tout, c est-à-dire, en
y prenant le beau qui peut y être, et en y remplaçant
ce qu'il y trouvera de moins beau ov de défectueux.
Mais il est clair, dans cette hypothèse, que l'artiste
faisant cette opération sur le vu d'un seul individu,
DE l'imitation. 3o7
$era forcé de confronler les formes du corps qui est
sous ses yeux , avec les formes d autres corps qu'il ne
voit point , et que sa mémoire ou son imagination
lui retracent. Eh bien, alors lopération du choix pré-
tendu ne résulte plus d'une action matérielle et sen-
sible, d'une comparaison qu'on puisse dire réelle ou
positive. Elle rentre nécessaipement dans la sphère
des opérations de Tintelligence ou de Timagination.
De quelque manière qu'on veuille s expliquer l'ac-
tion de choisir, elle procédera toujours de laconnois-
sance acquise de ce qui constitue la beauté et la per-
fection des formes du corps. Or, cette connoissance
est en théorie^ comme pour la pratique, le principe
générateur de l'idéaL Donc l'idée de choix dans son
application à Timitat^on des formes corporelles, n'est
quune expressioir figurée de lopération, par laquelle
l'artiste feit l'emploi des connoissances acquises en
cette partie de Timitation. Donc cette opération est du
domaine de l'intelligence, plus encore que des sens
qui lui servent d'agents.
J'arrive à l'autre procédé par lequel on prétend
expliquer, comme dépendante de l'action physique
des sens , lopération de l'idéal , et qu on appelle réu-^
nion de beautés éparses.
Le beau idéale ditH>n , est la réunion des beautés de
forme partiellement réparties sur plusieurs individus
dans la nature, mais recueillies et rassemblées par l'art
sur une seule figure.
2Q.
3o8 DES MOtEWS
Rien de plus vrai que cette explication , si on eïi^
tend qu elle doive rester dans les termes d une défi-
nition abstraite. Comme d'une part il n'y a point de
beauté ou de perfection qui n'appartienne en détail
à la nature, et quil est constant que Fartiste ne peut
(sans absurdité) être censé trouver quelque chose
hors de là nature; comme aussi ^ d autre part, il ne
^Y rencontrera jamais un individu complètement
beau et parfait relativement à Fart, si la puissance de
Timitation est parvenue à composer le complément
de cette perfection , il est certain que cet ouvrage of-
frira une réunion de beautés, qui n'existent que
diversement réparties entre tous les êtres vivants.
Ce fait admis, comment Fart y sera-t-il parvenu?
Le raisonnement et l'histoire nous disent qu un sem-
blable résultat ne peut point encofte avoir été jadis,
celui d'une opération particulière due aux efforts iso-
lés de chaque artiste. On comprend combien il seroit
impossible d avoir à sa disposition la collection de
modèles nécessaires, pour obtenir unesemblable réu-
nion : et puis les faits eux-mêmes démontrent que ce
fut Vœuvre du temps , de l'expérience , de beaucoup
d'essais successifs, d'un nombre infini d observations,
constamment rapportées à un centre d études et de
combinaisons , d où naquit cette science de l'idéal ,
que les Grecs nous ont transmise.
Voilà comment on peut concevoir que s'est opérée
dans chacun des beaux ouvrages de Fart antiqiie,
DE l'imitation. 3o9
non pas une réunion accidentelle de parties emprun-
tées par tel ou tel artiste à plusieurs modèles, ou
choisis ou donnés par le hasard, mais bien une re-
composition des formes deVindividu , selon les divers
caractères des sujets , et diaprés les lois de la nature.
Or, une telle opération ne put être qu^un système. Et
voilà comment y en s^appropriant ce» système étudié
dans ses principes, dans ses conséquences et dans les
exemples qui lexpliquent, chacun procède encore
aujourd'hui , sans se rendre compte de la marche de
son esprit, et arrive plus ou moins près du but,
selon sa mesure de talent et d^intelligence.
Ce n est pas ainsi, jen conviens y que 1 entendent
certains critiques. Ce qu'ils appellent réunion de beau*
tés éparseSy est, à leur avis, une opération tout-à-fait
usuelle, purement pratique, à la portée de chacun,
et au moyen de laquelle on produit le beau idéal.
Selon eux cette réunion doit s'expliquer comme elle
se fait, c'est-à-dire, dans un sens littéral et positif.
Elle doit être une véritable agrégation de parties dé-
tachées, empruntées à divers individus, ou modèles
efifectife , dont l'un fournit la beauté partiellequi man*
quoit à l'autre.
Il nous semble au contraire que cest précisément
cette manière d expliquer ainsi la chose au matériel ,
qui dénonce l'erreur de l'explication, en dévoilant
l'impossibilité de l'exécution.
Dès qu'on cesse d'entendre le procédé de la réu-
3lO DES MOYENS
nion dont il s agit , comme Teffet d un systèmeen théo>
rie, et comme émanant dans lemploi pratique qu en
fait 1 artiste, de la faculté intelligente, plutôtqUe dfune
opération positive, je demande si Ton en conçoit bien
lexécution, en tant que physiquement possible.
Quand on supposeroit mis à la disposition d'un
artiste, autant de modèles choisis , qu'il y a de parties
dans le corps humain, se figure-t-on comment il
pourroit y en imitant de chaque modèle une partie ,
composer de leur assemblage une seule figure? Com-
prend-on, comment, s'il s^agissoit dy procéder par
une semblable division, il parviendroit à cette unité
de formes , de caractère , de proportion , première
condition du beau? Comment une véritable barmo*
nie pourroit-elle sortir d'une aussi nombreuse collée»-
tion de disparités?
Qu'on ne nous cite pas ici ce quon raconte des
cinq modèles de Zeuxis ( i). Cette histoire n est peut-
(i) On a déjà eu occasion ( partie n, paragrajphe ir) d'ëleyer qpiel-
qae doute sur Tbistoire des cinq modèles de Zeuxis , et sur leur em-
ploi dans la formation d'une beauté parfaite. Il y a deux choses à con>
sidérer dans cette anecdote diversement racontée par les ëcrirams : le
fait en lui-même , et la notion théorique qui s*y attache.
Quant au fait, on ne sauroit en prouver ni en contester la réalité. Il
y a ainsi sur plus' d'un objet , plus d'm sorte de contes , qui se foixt
par-tout , d'autant plus naturellement , q«e Topinion qw leur sert de
fondement, est de nature à se produire en tout temps et eu tous
lieux.
Nous trouvons déjà les éléments et du fait en question , et de Vopir
DE l'imitation. 3ii
être qu'une allégorie sensible de la réunion idéale,
que la vraie théorie de Fart et sa pratique enseignent.
Quand Lucien, pour décrire la beauté de Pantbée,
en compose le portrait avec les parties séparées,
nion qui put en sug^rérer le récit , dans le dialo(rae , où Xénoplion in-
troduit Socrate conversant avec le peintre Parrhasius (Xekoph. , Memo-
rahiliay lib. IV, ch. x.), et où le pelbtre convient que comme on ne
sauroit trouTer un tenl modèle complètement^bien forme, lorsqu'on
▼eut faire une belle figure , où réunit sur un seul corps les plus belles
parties de plusieurs corps. Or Parrhasius et Zeuxis étoient contem-
porains.
Le fait des cinq modèles de Zeuxis n*est peut-être que l*apoIogue de
la doctrine de Parrhasius. Je dis apologue , parceque rien ne fut plu^
naturel que de bâtir sur quelqu'une de ces locutions d* école , une his-
toire mêlée de vrai et d'ima(pnaire, pour donner de la consistance à une
simple notion théorique.
Aussi troave*t-on plus d'une variante à cette histoire. Selon Pline , la
chose serctit arrivée à Agrigente, pour le tableau d'Hélène , que Zeuxis
destinoit an temple de Jnnon Lacinia. Denys d'Halicamasse rapporte
le même fait ; mais selon lui il eut lieu à Grotone. Cest aussi dans la
même viUc que Qcéron place cette anecdote , avec certaines particula-
rités , qui nous font voir quelle fut chez les Grecs la facilité qu'eurent
les artistes de faire les parallèles , d'où devoit résulter la science de l'i-
déal , dans l'imitation des corps.
Le résultat le plus réel de tous ces récits, est, d'une part, la doctrine
de l'imperfection des modèles individuels ; de l'autre , la théorie de l'art
de généraliser, opération de l'intelligence , mais dont le travail systéma-
tique a lieu, par une combinaison que l'esprit est forcé de rendre sen-
sible dans le langage, en empruntant à la matière l'idée de réunion et
d'assemblage de parties , idée que l'on est trop souvent porté à prendre
dans le sens de cette réalité , qui a pu donner naissance à riiistoire des
cinq modèles de Zeuxis.
3l2 D£S MOYENS
qu'on vantoît dans la Sosandre de Gaiamis, dans la
Lemniène de Phidias , dans la Vénus de Praxitèles et
dans celle d'Alcamènes, appelée la Vénus aux -jar-
dins, ce n'est là qu une comparaison hyperbolique
de Técrivain. Privé qu'il est du moyen de faire parler
aux yeux l'image du beau corporel, il a recours à
cet assemblage imaginaire, pour forcer le lecteur de
se former Tidée d'une bieauté complète, par le sou-
venir de différentes bleautés partielles. Mais Lucien
comme statuaire (et il lavoit été dans sa jeunesse)
se seroit bien gardé de réaliser sur une figure, cette
réunion positive des belles parties de statues, dont
il invite son lecteur à composer rassortiment intel-
lectuel.
Que seroit en efiFet un tel ensemble entendu «naté-
riellement et dans le sens de la réalité? Il seroit un
chef-d œuvre de discordances. Le beau de chaque par-
tie dun tout, y dépend, plus qu'on ne peut le dire,
des rapports qui lunissent à ce tout , rapports qu'on
ne sauroit jamais transporter avec la partie séparée <
de son ensemble. De beaucoup de belles parties prises
à diverses figures, et en les supposant copiées avec
la plus grande exactitude, on pourroit faire une très
ridicule figure. La vérité est qu'une belle figure doit
avoir été conçue, imaginée, composée pour elle-
même, et doit être faite sans le secours d'aucune
sorte de réunion entendue comme effective et réelle^
DE l'imitation. 3i3
Autrement elle ne seroit qu un assemblage de beaux
fragments.
Si le peintre Eupompe répond au statuaire I^ysippe,
que le modèle qu^il avoit à suivre dans ses études^
devoit être la multitude , et que là il trouveroit à
imiter la nature , dixisse demonstratâ hominum multi-
tudinCy naturam ipsam imitandam esse (Plin. I. 34* )>
il n en tend pas , sans doute , que lartiste doive prendre
pour modèle dans un ouvrage donné, chacun des
individus d'une multitude , c'est-à-dire, y en choisir
autant que sa figure auroit de parties, (car où ce *
nombre s arrêteroit-il?) Eupompe a entendu d'abord
que l'artiste devoit étudier son art dans les oeuvres de
la nature, plutôt que dans les ouvrages des artistes
et de ses maîtres; ensuite qu'il devoit, comme eux,
étudier la nature dans le plus grand nombre pos-
si|>le dlndividus. En efïet, dans le trait cité par
Pline, il n'est pas question de la part de Lysippe,
d une figure à faire, mais du genre d'études à embras-
ser. Or, on le répète, c'est ce genre d'études si facile
en Grèce, qui fit arriver l'art à la perfection idéale.
Eupompe donnoit donc, en peu de mots, à Lysippe
le secret, et lui enseignoit les moyens de généraliser
l'imitation.
On ne sauroit ainsi admettre comme positive et
réellement applicable à la pratique de Fimitation,
une réunion de parties prises, c est-à-dire, copiées
V
\
3l4 DES MOYENS
sur difïerents individus, pour en composer une seule
figure. Il est bien vrai que dans le travail de lexécu*
tion , nous voyons lartiste après qull a conçu , in-
venté, arrêté le genre, le caractère, la forme et
Fensemble d'une figure, en soumettre Timitation
executive et les détails , à Fobservation et à la com-
paraison de différentes parties de modèles, qui lui
parottront appropriées à celles de 1 être qu'il doit
produire. Oui, sans aucun doute, Fartiste usera de
plusieurs modèles , mais non pas pour imaginer sa
figure; car elle existoit déjà, et devoit exister tout
entière dans son imagination; et ainsi il y avoit eu
déjà de sa part un travail de choix et de réunion né-
cessairement fait en idée par son esprit. Sans cela les
modèles qu'il rassembleroit pour l'aider dans sa créa-
tion , ne seroient propres, par leurs différences, qua
l'empêcher de Fopérer. Nouvelle preuve que la plus
grande partie de ces opérations est toute d'intelli-
gence, et explique plutétles procédés de la pratique^
qu elle ne se laisse expliquer par eux.
Allons en effet plus loin. Que fait Fartiste lorsque
dans l'exécution de ce qu'il a conçu , il use de plu-
sieurs modèles? Copie-t-il exactement, réunit-il dans
une imitation fidèle, les parties choisies de chacun,
telles qu'il les voit en réalité, telles que l'on puisse
retrouver les originaux dans leurs copies? Il est
certain que Fartiste cherche dans les modèles, des
vérités que Fêtre vivant peut seul inspirer, il leur
DE l'imitation. 3i5
demande des indications de détails et de formes , des
rapports de proportions , des impressions de senti-
ment, de mouvement, d'harmonie, de beautés par-
tielles, qu'il assimile au type qoe son imagination
s^est formé. Mais il le fait par des procédés qui échap-
pent à toute analyse. Qui sauroit dire sHl transforme
la substance de ce qu'il a conçu, dans la substance
de ce qull voit, ou si c'est le contraire?
Ce travail, très souvent réciproque, et que le lan*
gage a de la peine à rendre sensible , est de telle na-
ture que, l'ouvrage terminé, l'artiste peut souvent
montrer les divers modèles qui lui auront servi,
sans <^'on y reconnoisse ce qu^il y aura imité. Cela
est si vrai, que les mêmes modèles imités par un autre,
dans le même sujet de figure^ vont donner en ré-
sultat d^autres formes, d^autres réunions de parties,
d^autres efiFets de teinte et de couleurs. C'est qu'il en
est de cette élaboration par laquelle chacun trans-
forme ce qu^il imagine^contre ce quHl voit , ce qu'il
voit contre ce qull imagine, comme, dans un autre
ordre de choses, de ces assimilations physiques, se-
cret de Topéralion naturelle de Torgane digestif, et
qu'aucune théorie ne peut complètement analyser.
Ici de même Tanalyse métaphysique est en défaut.
Si Fartiste voit en imagination sa figure , telle qu'il
a la volonté a^elle qu^il désespère toutefois de Texé*
cuter, que lui manque-t-il pour la réaliser aussi
promptement et aussi complètement qu'elle a été
3l6 DES MOYEÎSS
créée dans sa pensée? Il ne lui manque qu^un moyen
d exécution aussi rapide qu elle. Mais qu importe le
temps à Fobjet en discussion ? Qu'importe que Phi-
dias soit des années à rendre visible Fidéal de son
Jupiter? S^il ne leût pas, dès Torigine, conçu dans
son ensemble, s'il ne Teût pas formé en idée, s'il ne
leût pas vu velut tonantem, tous les procédés pré-
tendus positifs de choix de formes , de réunion de
beautés, n^auroient jamais pu lui en sugg[érer le ma-
jestueux aspect, lui en faire exécuter la magnifique
composition.
Il est donc vrai de dire avec Cîcéron ( voyez part. II,
paragraphe Xll) que Tartiste indépendamment de
tous les moyens d'imitation qui sont comme ses in-
struments matériels, (et de ce nombre est le mo-
dèle quila sous les yeux) doit avoir encore un mo-
dèle intérieur pour diriger son art et sa main , qui
artem manumque dirigat, et vers lequel tendent les
yeux de son esprit, quem intuens in eaque defixus,
pour réaliser cette perfection idéale qui est le but de
limitation.
Nous avons déjà montré que ce modèle intérieur
expliqué par l'analyse théorique, ne peut être que le
résultat des observations, des comparaisons, des com-
binaisons de tout genre, dont se forme la science de
l'imitation du corps humain. Mais cetiRcience , pour
s'appliquer à des corps , n'en fut pas moins soumise
dans ses études, et ne l'est pas moins dans son ensei-
DE l'imitation. 317
gdement, à toute raction de TinteUigence. Fixée jadis
par le génie, elle ne peut encore aujourd'hui être
apprise et produira ses effe^, que par les facultés les
plus rares de lesprit, et les ressorts les plus subtils
du sentiment.
Il sera donc clair, que ce qu'on appelle choix de
formes y réunion de beautés, appliqué à la configur»
tion imitative du corps humain , entre nécessaire-
ment dans la recomposition du modèle individuel,
comme moyen d en généraliser la forme, mais comme
moyen soumis à laction de Tintelligence^ beau-
coup plus qua celle de^ sens et de Texécution pra-
tique.
Cela étant, il restera pour constant, que ces deux
locutions sont, comme beaucoup d autres, des for-
mes que le discQurs emprunte aux objets sensibles,
pour faire comprendre l'opération qui généralise Ti-
mitation du corps humain , c'est-à-dire , la ramène de
1 étude de llndividu , à celle du genre, et de l'expres-
spon d'unebeauté particulière, au caractère d un beau
universel.
Il a été dit au commencement de ce paragraphe ,
que ce qui doit encore empêcher de donner à ces
deux locutions , usuelles dans l'exercice des arts du
dessin , une signification aussi positive , que quelques
uns le pensent , c'est lemploi qu'on en peut faire, et
quon en £aiit aussi , en les appliquant aux arts de la
poésie. Si en effet l'opération de choisir et de réunir
3l8 DE3 MOyE]!«S
est celle du poëte .comme du peintre, avec cette dif«-
£erence, que les objets dont le premier fait le choix
et la réunion, existent la plupart dans Tordre de
choses moral , 'et ne sont accessibles qu a lesprit, ce
simple parallèle nous prouvera que laction (fe choisir
et de réunir, est une action propre de Tintelligence ,
§t qui tend aussi à généraliser les sujets de Timitation
poétique.
S'il s^agit de Topération de choisir, il y a certaine-
ment autant de diversités entre les êtres ou les objets
du monde moral, qu entre ceux du domaine de la
matière , et par conséquent une égale obligation au
poëte, de faire des parallèles et des rapprochements,
sans toutefois le concours d'aucune mesure posi-
tive , d'aucun procédé matériel.
311 doit , par exemple , faire penser, agir et parler
sur la scène, des pei:so&nag/es de tout état, de tout
âge, de tout pays, de tout caractère, s'il doit peindre
les passions qui sont les moteurs des grand» événe-
ments, et donner à chacune le langage qui lui con-
vient, croit-on qu'il n'y ait pas lieu aussi, dans cette
imitation, à cAoïstr entre une multitude de figures et
de formes morales , plus variées peut-être entre elles ,
que ne le sont les configurations des corps?
Quels modèles effectifs , quels points de compa-
raison fixe se seront présentés à Fauteur tragique ?
Quels moyens aura-t-il eu de saisir en réalité, d'étu-
dier dans l'action de leur mécanisme, les ressorts des
DE l'imitation. 3l9
inlérèts et des intrigues, et leur mélange avec les com-
binaisons de la politique? Lui aura-t-il fallu assister
aux luttes du Forum , aux débats des conseils ^ aux
réunions des conspirateurs, pour y faire sur la réa»
lité même , le choix des caractères , des pensées , des
mouvements , des discours qu'il devra prêter à ses
acteurs ? Certes cette prétention ne serait que ridi-
cule.
Où le poète trouvera*t-^l donc à faire le choix de
* ses modèles? Ce sera dans les études qu'il aura &ites
du cœur humain, dans les observations qu'il aura
recueillies sur les causes et les effets des passions ,
dans l'examen raisonné des conséquences que l'ex-
périence apprend à tirer des événements, tels que
l'histoire ancienne ou contemporaine les fait con-
noitre, enfin, dans les ouvrages même, où cette
sorte d'imitation a été mise en pratique par 1 art de
généraliser.
Il en sera de même de cette autre opération idéale
qu'on désigne également dans l'imitation poétique,
par le mot de réunion.
Oui le poète cumu le aussi sur tel ou tel personnage ,
et y combine un ensemble de traits relatifs au carac-
tère' de la passion, du vice, ou du ridicule qu'il veut
exprimer. Mais devrons nous supposer que chacun
de ces traits sera emprunté à un être effectif ancien
ou moderne, à un fait râel ou historique? Achille,
Agamemnon, Ulysse, ne pourront-ils faire dans un
320 DES MOYENS
poëme que des actions racontées d'eux, par une tra^^
dkion certaine, ou prises deTliistoire d'autres guer-
riers véritables? Le jaloux, l'hypocrite, le joueur,
c'est-à-dire, chacun des sujets de la comédie, ne
devra-t-il comporter quun assortiment de détails
ridicules, compilés et rassemblés par le poëte, mais
d'après une notoriété qui leur serve de garantie?
Comment le poëte procéde-t-il donc à cette réunion ?
Comme l'artiste la fait dans la composition de sa
figure. , .
Il étudie non tel ou tel individu de la société où
il vit, mais les penchants, les habitudes, les mœurs
de la société en général^ les foiblesses humaines,
leurs principes et leurs effets. Fort de ces études et
de ses observations, il trace les tableaux de la vie
humaine, moins d'après les portraits de quelques
uns, que d'après le caractère original de V homme.
Aussi l'imitation de cet homme est -elle de tous les
temps et de tous les pays. Et lorsque l'on voit dispa-
roitre de la scène ces images éphémères de quelques
physionomies particulières , de quelques usages tem-
poraires, de quelque ridicule local, les peintures
dont nous parlons ne vieillissent jamais, parce-
qu'elles ont été véritablement faites d'après 1| nature.
Nous n'étendron^ pas davantage, sur ce point de
critique, le parallèle des arts de la poésie avec ceux
du dessin. Il suffit d'avoir aperçu cette conformité
pour se convaincre que choisir et réunir , dans les
*DE l'imitation. 321
beaux-arts, loin de comporter Fidée d'une opération
toute pratique, et qui s exerce matériellement sur les
objets , emporte au contraire Tidée d'une action de *
Tintelligence qui ne peut s'expliquer que métaphysi-
quement.
Et cela est encore plus vrai, quoiqu'on en puisse
dire, de l'action de réunion, bien quelle paroisse
s'offrir sous un aspect plus dépendant des sens.
Que Ion considère les beaux ouvrages antiques,.
QÙ brille le style idéal , après qu'il nous ont con-
vaincus quils ne sont l'imitation isolée d'aucun in-
dividu en particulier, ils nous prouvent qu'ils ne
sont pas davantage l'imitation matériellement collec-
tive de parties positivement empruntées à plusieurs.
L'artiste qui feroit, selon ce qu'il faut appeler la
réalité d'une copie, et composeroit ainsi une figure
formée du démembrement de plusieurs modèles ef-
fectifs, n'y produiroit pas une imitation générali-
sée , il ne feroit qu'une collection d'individualités.
Enfin,ceuxquiseflatteroientd expliquer danslesarts
du dessin, Tiniitation idéale par la notion dune réu-
nion positive de parties d'individus, préalablement
choisies et fidèlement exprimées, ont-ils été jusqu'au
bout de leur théorie? Ont-ils compté les parties qui au-
roient besoin d'être choisies , relativement au genre
de la figure, .et qu'il faudroit ensuite réunir? le
nombre des parties du corps humain , comme on l'a
déjà fait entendre, est pour ainsi dire infini. Chaque
322 DES MOYENS
grande partie se compose de parties plus petites ^
qui en contiennent de plus petites encore ; de sorte
qu'on ne voit pas où s^arrèteroit dans cette opération,
prise au sens positif et pratique , cette action de choisir
et de réunir.
Concluons que Tidéal de Timitation consiste par-
ticulièrement en cela, que les ouvrages où on lad-
mire, ne sont et ne peuvent être ni Texpressiqn d au-
cun individu, d aucun objet en particulier, ni la réu-
nion positivement entendue des parties de divers
objets ou individus.
Concluons que les notions de choix et de réunion
sont des notions véritablement abstraites, que les mots
qui les expriment ne sont que Texpression figurée
d'une opération de Tintelligence, qui en. ce genre,
comme dans tous les autres, emploie nécessairement
l'entremise des sens.
JEt de là l'erreur, lorsqu'on force l'explication d un
côté ou de lautre. Car, comme on ne pourroit pré-
tendre, sans absurdité, que les sens n'entrent' pour
rien dans l'estimation des rapports et le travail des
parallèles qu exige l'action de généraliser, on ne peut
que tomber dans la déraison, en excluant de ce tra-
vail Torgane de l'intelligence et des facultés morales ,
pourn y admettre d'autres agents, que ceux des sens,
et d'autres combinaisons que celles d un ordre maté-
riel et physique. '
i
DE l'imitation. 323
S/v '«/%''« ^/%/%'%^»'% ^/m^-%/%/^%fv%,'\/%^,-\/%/%.'\^'^'\^^^^^f%^'%/%/*'\'%/%'-%^%'^ «/«>^ '«/x/%'«/«.^ %n-%. «'%•/» '«^/«/%
PARAGRAPHE VIL
De t action de transformer ou de transposer^ considérée
comme moyen de limitation idéale soit dans les in-
ventions de la poésie , soit dans les formes de son
langage.
On a vu qu€ pour faire sortir les objets et les su-
jets que traite rimitation , de la région vulgaire des
réalités, etjes élever dans celles de Tidéal, il y avoit
obligation au poëte et à Tartiste, de les recomposer.
(Voyez paragraphe iiî.)
On a fait voir que le premier moyen d'opérer cette
recomposition , étoit d^échanger la forme et Texi-
stence particulières des choses , contre une existence et
une forme généralisées, et Ton a montré que les lo-
cutions usitées par lesquelles on prétend se définir
les procédés delartiste ^ dans la manière de produire
Tidéal , n etoient que des espèces de figures, tendantes
à exprimer, d'une manière plus sensible , lopération
de Tintelligence qui généralise.
En se rendant compte de Taction de généraliser, en-
tendue comme moyen propre à recomposer les objets
et les su j ets de l'imitation, on ad û s'apercevoir que cette
ai.
3j!4 des moyens
action a une liaison intime avec celle de transformer
et de transposer. Cependant il y a aussi entre elles
des différences essentielles. En effet, si tout ce qu'on
généralise, subit une sorte de transformation , tout
ce qu'on transforme n'est pas nécessairement généra-
lisé; car, un objet peut aussi être changé de forme,
en passant de Tordre d'images ou d'idées générales, à
Tordre d'idées ou d'images particulières.
Disons encore que l'action de généraliser semble
s appliquer uniquement à ce qui constitue la nature
même des êtres, Tessence des choses, le caractère
propre des personnes, enfin à ce qui les change ou
les modifie dans leur individualité; tandis que 1 ac-
tion de transformer ou de transposer embrasse,
dans les opérations de Tartiste qui vise à Tidéal ,
et une plus grande diversité de points de vue,
et des rapports beaucoup plus nombreux. Tels sont,
par exemple , tous les changements qui entrent dans
la composition des sujets, et qui résultent des ac-
compagnements qu'on donne aux personnages, de
Tassociation des êtres fictifs ou allégoriques, et de
toutes les combinaisons imaginatives, dont Teffet
est de contribuer sans doute à généraliser l'objet de
Timitation, mais par des procédés très distincts, et
que Tanalyse théorique doit développer séparément.
Aussi verrons-nous que ce second moyen de re-
composiiion, qu on peut appeler métaphorique , nous
donnera lieu de parcourir un beaucoup plus grand
DE LIMITATION. 325
nombre d observations critiques , de procédés usuels ,
et d'une nature beaucoup moins abstraite.
On peut avancer que la poésie n^est autre chose
que Tart de transformer tous les objets par la ma-
nière de les représenter, de transformer les idées
dépendantes de ces objets, et jusqu'aux éléments du
langage qui expriment ces idées. Poésie dans son sens
étymologique est synonyme de fiction; et la fiction
nest au fond qu^un moyen de transposition. Car
comme il n'est pas donné à Fhomme de créer, au-
trement qu en produisant de nouveaux assemblages ,
onnesauroit,en quelque genre que ce soit, assembler
deuxchosesquineletoientpas, sans transporter Tune
ou lautre, et quelquefois toutes les deux.
Les créations de Tépopée consistent presque tou-
jours dans la transposition que le poëte fait de Ses
personnages, de leurs circonstances, de leurs ac-
. tlons. Ce qu'on appelle le merveilleux n'appartient en
propre à ce genre de poésie, le premier de tous , et
le plus essentiellement métaphorique, que parcequ^il
est le ressort le plus puissant et le plus actif de
la transposition que doit subir le sujet du poème.
Dès que Faction de ce sujet se trouve , par une
intervention quelconquede puissances surnaturelles,
soumise à une direction tout-à-fait étrangère à celle
dçs choses humaines, dans leur cours ordinaire^ il
faut bien que les êtres historiques ou réels, mis en
rapport dans une autre sphère d'existence avec de$
326 DES MOYEKS
êtres imaginaires ou sur-humains, se trouvent pla»
ou moins transformés eux-mêmes , et quMls échangent
les quahtés d une condition ordinaire y contre des pro-
priétés d'une nature plus éminente.
L'emploi du merveilleux fut-il jadis le principe
ou l'effet d'un système de poésie idéale? On pourroit
faire la même question sur le style des figures de di-
vinité^ chez les anciens. Mais quelque puisse être la
réponse à celle-ci , nous savons que l'imitation des
formes du corps, se trouva d'accord avec le besoin
de montrer la divinité sous les formes corporelles-
De même lusage de faire agir les dieux avec les mor-
tels dans les inventions épiques, dut nécessiter un
certain concert de qualités communes entre eux. On
transporta aux personnages humaifis , une partie des
caractères de force et de grandeur, qu'on attribuoit
aux habitants de l'Olympe. De là cet hyperbole poé-
tique, dont éprouvoit l'impression celui qui, lisant
HomèiT , voyoit ses héros sous la dimensioil de géants.
Cet effet doit résulter de la convention , en vertu de
laquelle , le poëte est tenu de transporter l'idée de ses
personnages , dans une région supérieure à celle de
l'état ordinaire des choses humaines.
L'action de transformer et de transposer plus ou
moins les personnes et les actions, est tellement
propre à la poésie, et constitue si naturellement la
nature de ses moyens imitatifs, que cest par là qu'on
explique le mieux ce besoin qu'a le poëte, de choisir
DE L IMITATION. 3^7
les sujets qui se perdent dans le lointain des temps
et des lieux.
Ceux qui s^étonnent de ce quW ne fait pas de
poèmes sur les événements contemporains, sont
ceux qui ignorent que la poésie est un art, et que
tout art est une fiction. Si Ton entend que tout sujet
peut devenir poétique, cest que Ton sous-entend
que tout sujet peut subir une transformation quel-
conque. Ce n est pas la versification qui fait le poëme,
et pour être écrite en vers, une histoire n'en reste-
roit pas moins ce qu'elle est. Or, il faut avouer,
qu'en ce genre, il y a une réalité qiii oppose, un ob-
stacle moral à l'emploi de la fiction. Cette réalité est
celle des faits dont on a été témoin, des personnes
que nous connoissons immédiatement. Comme la
Vérité historique à laquelle le poëte est soumis, n est
jamais que conventiotinelle, le poëte n'exige aussi de
nous qu'une croyance de convention. Mais encore
£aiut-il qu'une trop grande certitude ne repousse point
cet accord de notre part. Comment se prêter à croire
le contraire de ce qu'on sait et de ce quon voit?
C'est pourquoi, pendant long-temps, nos poètes
se refusèrent à faire paroitre sur la scène les traits
d'histoire moderne , et Racine demanda grâce pout*
le sujet contemporain de sa tragédie de Bajazet, en
faveur de l'éloignement des lieux.
On ne peut effectivement méconnoitre la justesse
de ce goût, qu autant quon méconnoit ce qui con-
328 DES MOYENS
8titue Fartificc poétique. Le goût pour les pièces his-^
toriques trop modernes, et les sujets contemporains,
a évidemment sa source dans la méprise dont on a
tant de fois parlé , qui porte à confondre Timitation
avec IHdentité, à exiger de Timage qu^elle soit la réa-
lité, à échanger le plaisir intellectuelde Tesprit, contre
la jouissance matérielle des sens. Cest au même pré-
jugé qu^il faut attribuer Fusage qui sVst si fort accré-
dité en même temps dans la peinture, de ces sujets
appelés de genre ou d histoire bourgeoise, genre en-
tièrement en rapport avec Tesprit du portrait, et dès-
lors opposé à celui de Tidéal.
Ainsi avons-nous vu que dans Tun et lautre art ,
plus la puissance de l'imagination, et avec elle. Tac-
tion du plaisir moral, se sont afïbiblies , plus lartiste
s'est trouvé obligé de se réduire a la vérité positive
et matérielle, qui dispense de Tesprit autant pour
jouir que pour inventer.
Quels moyens de transformation dans les per*
sonnes, de transposition à Tégard des lieux, peuvent
employer le poëte et Tartiste lorsqu'ils' représentent
des sujets, dont la réalité ou repousse les moyens de
la fiction , ou en désenchante lemploi ? Sans doute
il ne s agit pas de nier la possibilité physique de cet
emploi. Trop d exemples nous apprennent combien
il est facile de mêler, en peinture,' par un amal-
game indiscret y les éléments de la fiction ou de
rallégorie à ceux de la réalité historique, et Ton
DE l'imitation. 32(J
traitera plus bas dé cet abus. Nous n entendons parler
ici de possibilité, que sous le rapport moral de con-
venance et de gQÛt. Mêmes observations à 1 eg^ard de la
poésie. Que n'a pas tenté le génie moderne en fait d'al-
liances semblables , tendantes à introduire soit le style
de la réalité, c est-à-dire la prose (i), dans les inven-
tions les plus fictives, soit la pompe du style le plus
idéal dans les conceptions du sujet le plus vulgaire (2),
comme pour désennoblir 1 épopée, tantôt^ dans la
forme de son langage, tantôt par la nature de son sujet?
n faut convenir qUe le poëte dramatique non seule-,
ment fait, mais est obligé de faire de ces asssociations
plus ou moins incohérentes , à l'égard des sujets d'his-
toire contemporaine qu il traite. Or ce n est pas là le
moindre vice de ces sortes de sujets ; et rien n en dé-
montre plus l'inconvénient que cette nécessité d'ana-
chronismes révoltants, de démentis donnés à ce que
' tout le monde sait, par l'emploi seul de personnages
et de faits controuvés , que l'auteur substitue aux faits
et aux êtres véritables.
Mais toutes ces méprises ne sont elles-mêmes que
de nouvelles preuves de ce qu'on a avancé, savoir,
que l'art dramatique vit de fictions , et que ces fictions
reposent sur la transformation et la transposition
( voyez paragraphes m et iv).
(1) Télémaque.
(3) Poëme d*H«rmann et Dorothée de Goethe.
33o DES MOYENS
Le poêle useroit en vain du droit de transformer
ses personnages et de transposer les événements, ma-
tière de son sujet, dans les espaces d'un monde plus
ou moins idéal , si bornant là son pouvoir et mécon-
noissant les conditions du privilégequon luiaccorde,
il établissoit lui-même entre ce qui devient le fond ,
et ce qui doit être la forme de son invention, c'est-
à-dire le style, un désaccord propre à démentir Tesprit
de ce système. Une conception dont lefFet est de re-
lever dans notre esprit la nature et lexistence des
personnages , si elle se trouvoit contredite par un
langage bas et commun, offriroit ce genre de dis-
sonnance, auquel s attache lé ridicule, qui nait dans
la parodie de Tunion grotesque des deux contraires.
Cette méprise, il faut la vouer, est plus rare dans les
ouvrages de la poésie, que dans ceux des arts du des-
sin , où nous verrons ( voyez les paragraphes vili
et XIII ) que Tidée d'une communauté de moyens
mal entendue, entre le poëte et le peintre, produit
les plus fréquentes disparates eutre l'invention et
son exécution.
En poésie il est difficile quje la transposition admise
pour la conception générale de l'ouvrage , n'amène
pas comme une conséquence nécessaire, le genre de
^transposition ou de transformation que doit aussi
subir le style, pris selon cette acception qui com-
prend le choix des idées, et l'emploi des mots , et ce-
lui des tournures de la phrase.
I
DE l'imitation. 33l
Le langage simple est déjà par lui-mèmç, presque
tout composé de figures: on ne sauroit s exprimer
sans en employer, et le mot figure est encore une ex-
pression yi^ur^e ou métaphorique.^
Mais la poésie n'est qu un assemblage de toutes les
sortes de figures , parmi lesquelles on distingue celles
de mots, celles de diction , celles de pensée. Voilà les
principaux moyens de transposition qui s offrent au
choix du poëte, pour assortir son style au genre de
sa conception. Le style quon appelle figuré, parce-
qu il repose sur Temploi habituel de toutes les figures ,
est celui qui convient aux sujets du genre idéal.
On n'a pas la prétention d entrer ici dans le détail
infini de tout ce qui constitue ce qu on appelle les
tropes du style poétique. Le but de ce paragraphe a
été de faire voir combien le poëte peut employer
de moyens pour recomposer les sujets dans le sens
de Tidéal, et que ses moyens de recomposition, tant
pour le fond que pour la forme, il les trouve dans
Part de transformer ou de transposer. D où il résulte
qu on peut les ramener presque tous à Fidée générale
de métaphore.
332 DES MOYENS
PAIkAGRAPHE VIII.
Sur la diversité d emploi des moyens métaphoriques^
selon la différence des arts. — Des méprises qui ont
lieu en ce genre ^ sur-tout dans les arts du dessin.
L^actîon de transformer ou de transposer est cer-
tainement commune à tous les arts, et est pour tous
un moyen de parvenir à Tidéal y leur but commun.
Mais les ressorts de cette action, c^est- à-dire les
moyens de la produire, diffèrent d'un art à lautre ,
selon la nature particulière de chacun. Cest faute
d'avoir égard à cette diversité de nature, et par con-
séquent de moyens, quMl se commet habituellement
les plus nombreuses méprises, en peinture sur-tout,
ou dans les arts du dessin. II suffira de faire con-
noitre par quelques observations critiques , la source
de ces confusions.
Choisissons , par exemple, entre les figures du style
poétique , celles qui sont les plus ordinaires , telles
que la métaphore, la comparaison et Thyperbole.
Pourquoi le poëte en use-t-il aussi fréquemment?
Cest parceque privé des moyens visuels de la pein-
ture , il pst forcé, pour nous rendre sensibles les qua-
DE l'imitation. 333
lités des objets , de recourir aux équivalents du maté-
riel qui lui manque.
Ainsi la métaphore qui substitue Tidée de Tobjet
physique et sensible à Tidée de Têtre moral, ou ab-
strait, devient pour la poésie une sorte de peinture,
qui s adresse aux yeux de Timagination , et semble
donner du corps aux choses les plus incorporelles.
Cest parceque la poésie ne sauroit nous montrer
rhomme furieux, qu elle fait sortir des éclairs de ses
yeux : C est parcequ'il ne Itii est pas donné de faire
briller Téclat et la blancheur d'un beau teint , qu^elle
réunit sur de belles joues des lys et des roses. Lors-
qu'elle ne peut nous faire voir Thomme effrayé qui
fuit, elle donne des ailes à ses pieds.
La vertu de la métaphore provient en grande par-
tie , de leffet de la comparaison qui en est , dans un
certain sens, inséparable. La comparaison a la pro-
priété de nous aider à saisir les qualités d'un objet
moins connu et moins sensible, en portant notre es-
prit vers la perception des qualités plus sensibles d'un
objet mieux connu.
Voilà pourquoi les comparaisons sont prises ordi-
nairement dans le domaine physique, pour s'appli-
quer aux choses de Tintelligence, et le plus souvent
encore, dans le cercle des objets les plus communs,
ou à la portée du plus grand nombre. Le courage se
compare au lion , la prudence au serpent, la douceur
à lagneau. Les passions du cœur sont des orages;
334 DI^S MOYENS
les connoissances de Fesprit desjumières, la colère
est un bouillonnement, la discorde s arme de flam-
beaux, le chef d'un état est un pilote, les rois s^ap-
pellent pasteurs d'hommes, etc.
S'il s agit de décrire les objets matériels, et sur-tout
ceux dont la valeur est dans leur grandeur , la poésie
est impuissante à en tracer les dimensions ; c'est alors
que le poëte se trouve obligé d'employer l'exagéra-
tion ou rhyperbole. Lorsque l'image du peintre ar-
rive à l'imagination par les sens , celle du poëte ne
parvient aux sens que par l'imagination ; il faut donc
la contraindre de s'élever à la hauteur de l'objet. De
là les comparaisons prises des chênes , des monta-
gnes , de l'océan, du soleil, des tempêtes. Mais, on le
voit, ce n'est pas |)ar choix, c'est par nécessité que
la poésie recourt aux moyens de Thyperbole meta*
phorique. .
Les arts du dessin éprouvent à leur tour, et la
même obligation , et le même besoin de recourir, pour
rendre leurs idées, à femploi de la métaphore, et
l'on développera dans la suite leurs moyens à cet
égard (voyez paragraphe xi et xiv). Ce dont il s agit
ici , c'est de montrer qu'ils ne sauroient user du plus
grand nombre des figures poétiques , ou du moins en
user de la même manière que la poésie , et dans les mê*
mes sujets qu elle, parceque les métaphores ont une
vertu qui dépend du langage propre de chaque art»
Celles, par exemple, qui en poésie ont pour objet
I
DE l'imitation. 335
de rendre sensible à Tesprit, ce que la parole se
refuse à mettre sous les yeux , ne seront plus des mé-
taphores, G est-à-dire des transformations, mais elles
se réduiront à netre que des doubles emplois, dans
les images dun art dont la propriété est de faire
voir la réalité des corps, et Fapparence des mouve-
ments. Pourquoi donner des -ailes à cet homme que
je vois courant et fuyant , à ce vaisseau dont les voiles
sont enflées? Pourquoi des serpents sur cette tète qui
exprime déjà Tenvie? Les qualités positives et visibles
des objets , la peinture sait les rendre sans aucune
allusion interprétative. Quel besoin a-t-elle de cu-
muler, dans leur représentation , la chose visible, et
celle qui est faite pour suppléer à la visibilité ? Pour-
quoi expliquer ce qui s'entend de soi-même, sur-
tout quand lexplication est moins claire que la chose
quelle explique ?
Que le poète pour retracer à l'imagination les sen-
sations délicieuses d'un beau matin , humide de ro-
sée,, en compare l'effet à celup d'une jeune beauté
parée de fleurs , dont les doigts de rose laissent échap-
per des perles; que réciproquement le réveil de la
beauté soit comparé au charme de l'aurore , et à la fraî-
cheur d'un beau matin, on comprend que chacune
de ces transpositions est pour le poète un supplément
aux couleurs qui lui manquent. Ainsi l'on^pplaudit
à toutes ces comparaisons, qui sont autant d emprunts
faits par un ordre de choses a un autre, pour rem-
336 DES MOYENS
placer le secours des yeux; et Ton trouve bon que,
dans la stance d'Arioste, la vierge modeste et la rose
matinaleéchangententreelles leurmaintien pudique,
et leurs feuilles non écloses. *
Mais dans le tableau d'un soleil levant, dans un
paysage où le peintre dispute en quelque sorte à la
nature le charme de la couleur, Tefifet de la lumière
naissante , et de la fraîcheur de la rosée , que voudroit
dire et que viendroit faire la figure d'une jeune fille
dont la main sémeroit des perles? Cette figure ne
scroit là que le signe d'un beau matin. Mais à quoi
bon le signe, quand on a sous les yeux la chose si-
gnifiée (i).
Le défaut le plus ordinaire des images ou transpo-
sitions empruntées au poëte dans les tableaux du
peintre, est un désaccord inévitable pour les yeux et
la raison, entre l'objet représenté réel et celui qui ne
doit en être que le suppléant. Comme le peintre na
que des corps pour exprimer les êtres incorporels,
on conçoit que l'objet qui a pu être métaphorique en
poésie , doit facilement cesser de letre , revêtu qu il
(i) Qa'on ne dise pas que Poussin Ta fait ainsi. Le sujet du tableau
où il a placé l'Aurore semant des perles en avant du char du soleil , est
tout allégorique. L'objet du passage n*est pas de représenter l'effet d*ua
soleil leyan^Le tableau si^ifie la brièveté du cours de la vie. Tout y
est emblématique; et rAui;()re, le Soleil, avec les dernières Heures enve»
loppées déjà des ombres de la nuit , n« sont là que des symboles qui disent
que la vio n'est qu'un jour.
\
DE l'imitation. SS^
est en peinture , d'une figure visAle et réelle pour
les yeux.
Le poète a un privilège spécial dans Teniploi de
ses figures méta{)horiques ; c'est qu'il n'est tenu de
donner à aucun des êtres qu'il transforme ou qu'il
transpose, ni mesures réelles ni proportions déter-
minées. Quelle est la taille des héros d'Homère, de •
ses Dieux , ou des personnages allégoriques qui in-
terviennent dans ses tableaux? Le poëte peut toutasso-
eier , tout rapprocher , parceque les rapports de ses
combinaisons, n'admettent ni compas ni échelle de
proportion. Comme il fait du soleil un géant qui par-
court sa carrière , il fait des yeux de sa belle autant
de soleils. Il réunit tous les extrêmes. Il n y a pour
lui rien d'impossible, rien de démesuré, parceque
pour lui il n'y a ni espace ni dimension.
Au contraire si le peintre veut s'approprier de
semblables métaphores, les limites et les mesures
matérielles de l'espace où il est tenu de les renfermer,
sont là pour leur donner le démenti. Il est soumis
aux lois de la proportion et de l'optique, qui n ad-
mettent ni écarts ni disparates. La seule apparence
de réalité dans les corps , va faire évanouir limage
poétique. Voilà que la métaphore cesse d'exister,
parcequ'elle est devenue visible , et pour avoir pris
un corps, elle a disparu.
Qu'Ânacréon comparant lamour à l'abeille, le
fasse voltiger autour de la rose, qu'il lendorme sur
338 DES MOYENS
son sein , mille idées légères, et fécondes en allusions
délicates, vont se mêler à Timage du poëte; car de
combien de manières ne peut-on pas la voir, tant
qu elle se soustrait à la vue? Un peintre Ta emprun-
tée à la poésie , et il a mis sous nos yeux un petit
enfant couché dans le calice d^une rose. Je laisse a
juger ce que cette apparence de réalité offre d'inco-
hérent par ses rapprochements contre nature, et de
bizarre pour la raison. Le poëte, dit-on, la bien
imaginé. Sans doute, répondrai-je, son amour pevt
se nicher dans le calice d'une fleur, comme dans le
sourire ou dans les yeux de sa belle. C'est que la rose
d'Anacréon n^est pas une plante, c est que son amour
n^a point de corps.
Le discours, même le plus ordinaire, comme on
l'a déjà dit (voyez le paragraphe précédent) se com-
pose d'une multitude de locutions figurées ou méta-
phoriques. Tout langage puise son action dans la
faculté des transpositions, c'est-à-dire d'emprunts
réciproques entre les images du monde matériel, et
les idées du monde intellectuel; et trop souvent Fart
du dessin se trompe , en réalisant les abstractions qui
appartiennent à l'art dû discours. L'erreur de tra-
duire en réalité pour les yeux, ce que le discours
n adresse qu'à l'imagination , peut quelquefois gâter
les plus belles compositions.
Le beau tableau de Goriolan par Poussin n en of-
friroit-il pas un exemple.
DE l'imitation. SSg
Si Véturie, dans Tite-Ltve,pour émouvoir le gé-
néral irrité, corporifie la ville de Rome et la repré-
sente dans le deuil et dans les larmes , Timage de cette
ville personnifiée se peint à Timagination sous d'im-
menses proportions , ou du moins sous des dimen-
tions arbitraires. Que fera le peintre empruntant
cette image?. Quelle stature lui donnera-t-il? Poussin
a , je crois , mieux £ait de donner à sa figure de Rome ;
la même proportion que celle des autres, personna-
ges. Mais aussi elle n'est là qu'une femme ^ale à
toutes les autres. La métaphore a perdu de son effet,
parceque Fimage a trouvé sa mesure. Le génie poéti-^
que delà peinture eût peut-être demandé que la comr
position restât ici^dans les termes du geilre historique.
Ce qui fait en partie le charme et la valeur de la
métaphore du poëte, c'est qu'en tant que fiction de
l'imagination, elle n'acquiert de consistance aussi,
que celle qu'elle reçoit du gré de l'auditeur. On sait
très bien qu il ne faut pas prendre ces figures au pied
de la lettre, et réellement on est plus frappé de ce
qu elles doivent faire comprendre , que de ce qu elles
font entendre, de ce qu'elles veulent dire, que de ce
qu elles disent en ef£et.
Si le génie de la mort verse sur une ville désolée
l'urne de la contagion , si l'adverse fortune épuise tous
ses traits sur sa victime, si elle présente au mourant
le calice de la douleur, si le maître des humains est
représenté au milieu de deux vases, où il puise les
aa.
34u DES MOrENS
biens et les maux, rien de positif ne fixe mon esprit
sur des formes déterminées, sur un signe, dont la
réalité le détourne de la chose signifiée: et aussi je
n'exige pas de précision dans de semblables rapports.
Lorsque la métaphore du discours au lieu de laisser
mourir un personnage, ou de nous le représenter
mort , substitue à une idée banale ou à une image
iminobile, Taction de descendre, ou de faire des-
cendre rhomme au tombeau , rien ne donne de forme
précise au personnage, ni dVxistence soit à laction
soi^^au lieu; rien de fini dans Timage, qui reste sous
le voile et dans le vague indéterminé d'une locution
générale. Un simple changement d article devant le
mot tombeau, en particularisant la figure du dis-
cours, la rendroit nulle ou ridicule. Il ne sagiroit que
de dire descendre dans un tombeau. Eh bien, ce ri-
dicule est celui de Touvrage de lartiste, qui forcé
par la matière de son art, de particulariser la même
image, nous a fait voir, en toute réalité, (i) son per*
sonnage descendant quelques degrés, qui aboutissent
à un sarcophage. Ici le poétique de Timage a disparu
avec Tidéé qui la rendoit générale. Ce qui auroit dû
se prendre au sens figuré, est forcé de redescendre
au sens simple. Le moral est devenu matériel , et le
sculpteur a remis en prose, sans s en douter, Tirnage
qu'il croyoit avoir dérobé à la poésie.
(i) Mausolée du maréchal de Saxe à Strasbourg
DE l'imitation. 34ï
Pour Éaire comprendre combien sont fréquentes
dans4es arts du dessin, ces sortes de méprises, il
ne faut que rappeler ici toutes les compositions de
mausolées, ou, empruntant au poëte et à Torateur
ces métaphores , dans lesquelles la mort se présente
sous toutes sortes d^idées plus ou moins terribles et
pathétiques, ces prosopopées qui réveillent et font
sortir les morts du tombeau , et une multitude de lo-
cutions qui personnifient letrépas ou son action des-
tructive, Tartiste s est permis de mettre sous les yeux ,
de hideuses allégories , qui, en révoltant les sens , ont
fermé à ces images désenchantées par la réalité , le
chemin du cœur et de Fimagination.
' J'ai déjà parlé (voyez part. I, paragr. IX ) de lam-
bition mal entendue, d être autrement qu il ne le fau t ,
poëte en peinture , et peintre en poésie. Sans xloute on
pourroit aussi mal entendre Fesprit de cette critique,
si Ton se figuroit, qu^elle signifie, qu'il ny a pas de
poésie en peinture, et que la poésie n'a pas ses ta-
bleaux. Oui, chaque art a ses moyens de transposi-
tion ou de métaphore, mais chacun ne les doit puiser
que dans la nature du langage qui lui appartient. Les
divers arts sont comme autant d'idiomes différents
qui ont chacun leur génie particulier. On sait que ce
qui est poétique dans l'esprit d'une langue, perd très
souvent cette vertu, et devient prosaïque et quelque^
fois ridicule , si on le transporte mot à mot dans une
autre. Il en va de même d'un art à un art, lorsque
*
1
342 DES MOTEHS
Vardste se fait traducteur littéral d'images, quHl trans-
porte dans une région qui nest pas la leur, avec
rtiabillement même qui les y i^end encore plus étran-
gères.
PARAGRAPHE IX.
De Faction de transformer et de transposer considérée
comme moyen d'imitation idéale dans tes arts du
dessin.
Ce qu'on vient de dire ne tend point à enlever aux
arts du dessin la faculté métaphorique, à les priver
de Faction de transformer ou de transposer , privi*
lége du génie poétique, moyen puissant dé rimita-
ion idéale , et ressort commun à tous les arts.
Je me propose au contraire de faire recoqnottre
aux arts du dessin, une beaucoup plus grande éten-
due de pouvoir qu'on ne leur en accorde ordinaire-
ment, dans Tempire de la noétaphore; et déjà Ion a
vu ( paragraphe v) que si Faction de généraliser les
formes , et les images des corps est paiement leur
partage, cette action n y produit aussi tout son effet,
qu autant qu elle est liée à celle qui transforme et
transpose les personnes, les faits, et les choses de toute
nature.
Ce que j ai contesté aux arts du dessin dans le pa*
DE l'imitation. 343
ragraphe précédent, ce n'est pas Fusage de la méta-
phore, mais seulement l'emploi de certains moyens
métaphoriques qui ne sauroient l'être pour eux : ce
n'est pas de pouvoir changer Tapparence des choses^
mais c'est de prétendre y opérer cet effet par des pro-
cédés qui n'y changent rien, ou n'y changent qu'à
contre sens.
J'ai en vue maintenant de combattre les préven-
tions de ceux qui, dans Timitation des corps, rame-
nant tout à la matière , regardent comme violation
de la vérité, tout changement d'apparence opéré sur
tes objets et les sujets, que le système métaphorique
de l'art peut atteindre et modifier.
Rien de plus général et de plus répandu que cette
sorte de répugnance à la métaphore dans les arts du
dessin. On s'imagine que leur imitation^ dès qu'elle
emploie les formes corporelles, doît se renfermer
dans les bornes de la réalité matérielle. Comme on
vit en société continuelle avec presque tout ce qui
compose les modèles physiques de ces arts , on se fa-
miliarise à une manière d'être et de voir qui s'iden-
tifie avec les habitudes de l'instinct, et l'on ne veut
admettre xl'imitation , que celle dont l'instinct aussi
reçoit l'impivssion. Ainsi le commun des hommes se
refuseà reconnoitre comme légitime et permis, dans
l'image des personnes et des sujets , tout changement
qui peut être dû à la métaphore du style de dessin
idéal, aux transpositions de l'allégorie, aux conven-
344 Ï^ES MOYENS
lions sur lesquelles nous verrons que se fondent les
divers styles de composition, qui entrent dans les
moyens de limitation idéale.
Bien entendu que Tinstinct dont on parle , préten-
dra d'une manière encore plus absolue, soustraire à
tout changement métaphorique les sujets qui ap-
partiennent à la classe des, faits récents ou modernes,
des personnages contemporains, ou doués d'une no-
toriété constante, enfin de toutes les choses aux-
qu'elles s'attache la connoissance quon a de leur
réalité.
Toutefois ceux qui se montrent ainsi difficiles d'une
part, trouvent bon de lautre, ou du moins cQnsen-^
tent que les mêmes hommes, les mêmes faits, les
mêmes choses changent de formes sous le pinceau
de l'écrivain , revêtent d'autres apparences , emprun-
tent d'autres couleurs ^ s'allient aux créations mer-
veilleuses des êtres imaginaires.
C'est qu effectivement tout le monde reconnoit
dans l'art d'écrire deux degrés de style et de compo-
sition très distincts, et consacrés par Tusage, sous
les noms de genre simple ou prosaïque et de genreyï-
^lireou poétique, selon que Técrivain , par la manière
de traiter ses sujets, les destine principalement ûu à
satisfaire la raison, ou à flatter l'imagination.
Si donc on conteste aux arts du dessin la même li-
berté, c'est quon méconnoit en eux la double pro-
priété quils ont aussi, d'user à l'égard des sujets de
DE l'imitation. 345
leur imitation, tantôt d^un style prosaïque, tantôt
d'un style poétique, en rapport plus ou moins di-
rect, l'un avec les sens, l'autre avec l'esprit.
ïja source de cette prévention (on l'a dit tléja) est
dans la fausse idée que la plupart se font de Tespèce
de vérité qui appartient à Timitation, en la confon-
dant avec celle qui est le propre de la réalité. On
oublie que tout art est plus ou moins fiction , et que
toute fiction consiste dans l'échange d'un semblant
quelconque avec la réalité. On oublie que pour
être matériel, le modèle des arts du dessin n'offre
pas moins les faces les plus diverses à l'œil de l'es-
prit, comme à celui du corps, et que ce qu'il a de
matériel peut toujours y devenir, par le génie de la
métaphore , la traduction des plus hautes concep-
tions de l'intelligence. Et dans le fait ^ de semblables
changements n'altèrent aucunement la vérité. L'ar-
tiste ne fait au contraire qu'échanger, une espèce de
vérité contre une autre. Dès que le point de vue du
sujet est transposé, la vérité ne peut s'y conformer,
qu'en se transformant aussi.
Voilà tout le secret de cette théorie ; ot il est a))-
plicable au^arts du dessin , comme à ceux de la
poésie.
Dans les fictions du poëte , qui ne sont autre chose
que des réalités transformées, il y a vérité, mais vé-
rité transposée d'un ordre de choses à un autre. De
même pour l'artiste. Lorsqu'il assujettit son sujet aux
346 DES MOYENS
transformations qu^il comporte , nous y trouverons
la vérité, mais il nous faudra mettre dans le point de
vue où elle se montre. Cela veut dire qu'il convient
de voir et de juger de tels sujets, avec les yeux et se-
lon l'esprit que la métaphore demande, de la ma-
nière enfin dont nous jugeons les œuvres du poëte.
Tout le monde est d'accord que l'imitation scé-
nique ; par exemple, repose sur un échange plus
ou moins sensible, de la vérité réelle des faits et des
personnages, contre la vérité fictive de leur image,
(voyez partie I, paragraphe X et partie II , paragra-
phes VIII et IX ) et que le poëte ne pourroit être co-
piste fidèle de la première, sans manquer à celle qii'U
doit à son art : .et Ion est convenu aussi que la vérité^
non celle qui tient au texte de l'histoire , mais celle
qui en est l'esprit, n'existoit pas moins sur la scène ^
lorsque le génie du poëte avoit su la saisir ailleurs
que dans la réalité des détails , et la forcer de se trans-
former, pour entrer dans le cadre de son action épi-
que ou dramatique.
C'est bien ce qu'il fait, sans doute, lorsque, par la
vertu métaphorique de l'abstraction, il se borne tan-
tôt à nous décrire les effets de la politic^ dans leurs
cau^s, le résultat des actions par les passions qui en
furent les mobiles, tantôt et réciproquement à £eûre
ressortir de quelque catastrophe ou de quelque évé-
nement mémorable, la suite des principes secrets et
des agents multipliés qui en furent les vrais auteurs.
DE l'imitation. 347
Loin qu'alors on Faccuse dWoir trahi la vérité par
cet échange d aspect^ on le louera de lavoir fait
briller par cela même d'un éclat plus vif. C'est ainsi
que Polyeucte devient la peinture la plus vraie âe
rétablissement du christianisme, quoique tous les
faits de la pièce soient controuvés. C'est ain^i que,
différant davec l'historien pour le détail des faits,
Fauteur de Britannicus passera pour être aussi véri-
dique dans son genre, que Tacite dans le sien.
Il arrive der même que tel poëme avec ses fictions,
ou peut-être par ses fictions, nous donne une idée
plus claire de certains événements , et de certains
personnages une ressemblance plus frappante, qu'il
nous peint mieux lesprit de tel siècle, la physiono-
mie de tel homme, que ne pourroit le faire la chro-
nique la plus scrupuleuse en détails. La Henriade,
par exemple , pourroit contenir une aussi grande
somme de vérités, quant à la valeur, que le journal
de l'Étoile; et le poëme du Tasse autant que l'histoire
de Guillaume de Tyr.
Cels^ signifie simplement , qu'il y a plus d'une sorte
de vérités à imiter dans le modèle multiforme de la
nature. Selon la face de lobjet que Ion considère, eu
selon la manière de le considérer, c'est-à-dire de lui
appliquer un procédé d'imitation ou un autre , on
trouvera à opter entre le vrai positif de la réalité , et
le vrai conventionnel de l'imitation. Cependant faute
de connottre et de sentir ces diverses manières d'être
j
348 DES MOYENS
vrai, Ton accuse soit lart, soit lartiste, de falsifier et
de tromper, lorsque soi-même on se trompe et sur
Touvrage qu^il faut juger, et sur le point de vue qui
lui convient, et sur la régie qui doit être celle du ju-
gement.
J ai déjà fait entendre pourquoi Fart de peindre
doit prêter plus facilement à cette confusion et à ce
conflit, c^est qu ayant sans doute son mode prosaïque
et son mode poétique, Tun et lautre cependant s'a-
dressent par force et de prime abord aux sens phy-
siques, et puis sont obligés encore de s^ adresser
avec tous les attributs de la matière.
Qui pourroit toutefois contester à cet art dans ses
compositions le droit, s'il est vrai qu^il en ait les
moyens , de transformer à son gré dans leurs images y
les choses, les personnes , et les actions ?
Mais quoi? N'avons-nous pas vu, que cet art peut
représenter les objets dans Tun ou Tautre des deux
systèmes, de Timitation positive, ou de l'imitation
idéale? Me sait-il point, par les ressources qui lui sont
propres, transporter aussi tous les sujets d'unpionde
dans un autre? Oui sans doute cet art peut comme
la poésie, recomposer tous les faits selon leur point
de vue intellectuel ou moral. Il peut comme elle
multiplier les plus simples, réduire les plus multiples,
démêler dans les plus compliqués, ce qui en est le
point principal, et les ramenant à leur plus simple
expression, faire prendre à ce qui nen est qu'une
DE l'imitation. 349
partie, la valeur du tout. Il a donc la faculté dé
transposer les actions de Tordre physique ^ à Tordre
moral.
Mais faut-il prouver qu'il a, comme Tart du poëte,
toutes sortes de moyens propres à transformer les
choses et les personnes, à embellir leurs apparences
et agrandir leurs proportions? Ignore-t-on, quen
vertu de cette correspondance établie entre le phy-
sique et le moral , il peut forcer notre esprit à con-
cevoir de| grandes idées, notre ameà éprouver de
nobles sentiments, notre intelligence à saisir de grands
Rapports , par Teffet seul de la grandeur des formes,
de la pureté de leurs contours, de Tharmonie de
leur ensemble? Et, dira-t-on, quand Tartiste échange
ainsi dans ses ouvrages , les moyens dWpression
matérielle, contre ceux d'une action morale^ qu'il
falsifie, qu'il trompe, qu'il induit en erreur?
C'est dans Tintérêt de la vérité morale , que le poëte
ap{lielle l'hyperbole à l'appui des images dont il a
besoin d'agrandir les traits dans notre imagination.
C'est poiir. satisfaire à cette vérité, que réduit à ne
pouvoir nous peindre le grand homme que par les
pensées, les discours , les actions qu'il lui prête, il en
amplifie l'expression , au niveau du caractère qu'il
veut rendre sensible.
Eh bien , c'est aussi dans Tintérêt de la même vérité,
que Tartiste opère sur l'extérieur de l'homme et la
configuration des corps , certains changements ana-
35o 0ES MOYENS
logues et qui se rapportent au même but. Il n y a
de différence, qu'en ce que les idées en poésie , sont ce
qui peut nous faire deviner les formes des choses et
des personnes, et que les formes en peinture sont
pour cet art , des signes corrélatifs aux idées quUl doit
nous faire concevoir.
Ainsi quand Tune , à Taide de ses conceptions mé-
taphoriques, et des figures du langage poétique,
augmente en idée 1 énergie d^un personnage , par les
actions qu elle lui fait faire , rehausse la valeur de ses
sentiments dans lexpression qu elle leur donne, en-
noblit ses pensées par un choix de paroles et de dls#
cours ; Tautre opère sur le même personnage des
changements de forme, de physionomie, de pro-
portion , qui , dans son langage , deviennent les équi-
valents des métaphores du poète.
Or ces changements seront encore plus néces-
saires, et commandés plus impérieusement à Fart,
qui , tenu de s adresser à lesprit par les yeux du corps,
ne rend sensibles les qualités morales , qu avec Ten-
tremise des organes , et au moyens des formes de la
matière
Car ce qu'on ne sauroit trop dire à ceux qui se
plaignent de ces interversions d'un certain ordre de
choses sensibles, c'est quil n'y a point en peinture,
c'est-à-dire pour les yeux, de grandeur dame avec
un petit corps ; c'est qu'il n'y a point de vertu avec
une stature débile. De grands et beaux sentiments
/ /
i
DE LIMITATION. 35l
n habitent point dans des formes mesquines. Point
de héros, en statue, sous un extérieur vulgaire.
De là cette nécessité aux arts du dessin , de changer
dans tous les sujets , quels qu'ils soient, dont on veut
rendre le beau moral, et d^ changer autant dans la
forme des personnages , que par le style de la com-
position , les éléments de Texistence réelle et maté-
rielle, contre ceux d'une existence conventionelle et
idéale. Or, tout changement physique est plus ou
moins sensible aux yeux.
CesC-à-dire que dans les arts du dessin toute mé-
taphore devient plus ou moins métamorphose.
J ai dit plus ou moins; et en effet les changements
que 1 artiste peut faire subir aux actions et aux per-
sonnes, dans la manière d'en représenter les images,
comportent des degrés très nombreux. Peut-être
même sèroient-ils sans nombre, si Ton prétendoit
mettre en compte les nuances que le génie de chacun
peut rendre sensibles , dans lexpression variable de
tous les sujets.
Mais nous allons réduire à trois procédés princi-
paux, qui sont ceux qu'emploie le plus souvent Ti-
mitation idéale, les différents moyens de tranforma-
tion dépendants des arts du dessin. Ces trois moyens
métaphoriques consistent dans ce qu'on appellera
style de composition histori€fu€y style de composition
aUégoriquCy style de composition symbolique.
352 DES MOYENS
f%>%,%/%/%'%/%/^,-m^%^% , -^/%/%f\/%f%/\/%/\f\/v^%/%/^^f*/%'%f^%/^/\j^/%/%f%.'%/%/%'*/^''^'*''^^'\^*^%''^^^^-^ •*^i^^,/%^^'^f*/^
PARAGRAPHE X.
De taction de transformer par le style de composition
historique.
Le style de composition historique/entendu comme
moyen métaphorique de l'imitation dans les ouvrages
du dessin , n exigera qu^un petit nombre d^observa-
tions critiques. Ce genre de composition admettant
aussi remploi delallégorie, on trouvera dans les pa-
ragraphes suivants des notions qu^il sera facile de lui
appliquer.
Mais il faut d abord bien donner à connoitre, quel
est le sens propre qu il convient d^appliquer ici au
mot historique, selon lanalyse de notre théorie, et
même selon lusage actuel des arts. Il désigne ordi*
nairement cette division de la peinture qui traite les
grands sujets , et il établit dans I art du peintre cette
même distinction de valeur et de supériorité , qui
nous a paru séparer Timitation du genre idéal , d'avec
celle qu^on appelle du genre vulgaire.
Dans ce sens, le peinti^e d'histoire est au peintre
de genre, ce quest un tableau de Raphaël à un ta-
bleau de Teniers. Quoiqu'il soit probable que le nom
DE L^lMÏTAtlON. 3S3
de peintre d^histoine, en opposition à celui de peintre
de genre, soit venu de Thabitude qua le premier de
représenter des sujets et des personnages qui sont du
domaine de Thistoire ^ on doit toutefois se garder de
croire qu on refuse le titre d'historique ^ au tableau
qui exprime des sujets pris dans d^autres catégories^
telles qucT celles de la poésie ou de la fable. De fait ,
et selon Tusage de Técole , le mot historique appliqij^
soit au genre des sujets, soit au caractère du dessin^
soit à la nature et au style de la compositioti , ^ dé»
finit mieux négativement, en disant qu il exprime
tout sujet, tout dessin, toute inventioti et compost^
tioB , qu^on peut regarder comme différant, et sou<^
vent comme Topposc de ce qu^on appelle genre
(sous-entendu vulgaire^ commun , trivial , ou borné
au goût d^imitation de la réalité).
Cela doit suivre pourfaire entendre, que , co|isi'»>
déré comme moyen de Timitation idéale, le style de
composition historique, ne peut se manifesta quWee
l'aide dé la métaphore, et en vertu dune transfor-
mation quelconque des éléments de la réalité.
L'action de transformer, qui appartient au style de
composition historique, pour être moioiB absolue
que celle des deux autres styles dont on traitera pur
la suite 5 nen est pas moins Faction propre du génie,
de Fimitation. Le peintre n y a pas moins le droit
et le pouvoir de changer les apparences des sujets.
A regard mâme de^çeux qu'il puisb dans les reciti
1. a3
354 J>^^ MOYENS
les plus cei'tains , dans les narrations les plus véri^
cliques , il ne lui est pas moins nécessaire d^en recom*
poser la substance , d en changer les détails . et les
circonstances. Son premier soin doit être d'agrandir
les proportions, d embellir la physionomie de toas
les personnages.
Si le style historique ne va pas dans les change-
ments qu il y opère, jusqua la fiction absolue, qui
est le privilège des autres styles (voyez le paragraphe
suivant), si la métaphore n'y arrive pas jusqu a la mé-
tamorphose , c est que le genre de cette composition
est en rapport avec la raison , autaiït qu'avec Timagi-
nation. Son caractère qui est celui de grandeur, de
noblesse, de dignité, semble participer du goût de
1 éloquence, plutôt que du goût de la poésie. Mais on
se gardera de croire que 1 artiste , peintre dhistoire,
doit se borner, dans son genre , au simple rôle d'his-
torien , et se contenter de cette, sorte de véà*ité qu'on
demanda par-dessus tout à l'histoire. On a déjà dit
plus d'une fois, comment cest l'esprit et non la
lettre de cette vérité, qui est lobjet de son imita-
tion.
N'oublions pas en effet que ce qu on appelle ici
composition , pour se conformer au langage ordi- '
naire, devroit plutôt, selon le point de vue de notre
théorie, se nommer recomposition: car soit qu il gé«
néralise, soit qu'il transforme son sujet, lartiste ne
le fait, qu'en substituant une manière detre plus ou
DE l'imitation. 3Ô5
moins fictive à celle de la réalité. Bien qu^il retrace
j'image des personnages les mieux connus dans
rhistoire , il ne sera teilu , d'aucune manière , à cette
fidélité de portrait qui afiFbibliroit Timpression du
style historique. Si Alexandre est décrit par les his-
toriens comme étant d'une petite taille, le genre de
vérité du styleliistorique, n exigera pas qu'on le fasse
voir au milieu de ses compagnons d armes sous une
proportion rapetissée. Le peintre par un faux res-*-
pect pour la vérité, ne représentera point Annibal
borgne, et le maréchal de Vendôme bossu.
La nuance qui distingue te style de la composition
historique ) est celle qui tietit le milieu pour la forme
ou pour le dessin j entre la manière d'être vulgaire, et
celle , qui , par la pureté et le caractère d une beauté
abstraite^ est censée être lattribut des êtres surnatu-
rels, créations libres de Vimagination poétique, dans
un ordre de choses surhumaines.
Ce style n exclut pas l'intervention des personnages
allégoriques, lorsque sur*tout ces personnages, par
le fait des croyances établies , font partie du sujet
traité, ou en sont lobjet, selon lopinion reçue. On
veut désigner ici tous ces traits d'histoire sainte , dans .
lesquels se mêlent , par exemple , des visions miracu-
leuses, des apparitions d'anges ^de saints ou de per-
sonnages mystiques. L accession de ces êtres phis ou
moins imaginaires à la scène ou à Faction historique,
se considère comme historique elle-même. L artiste
a3.
356 DES MOYEN&
alors n'est pas obligé de changer le caractère et les
formes des personnages humains ^ pour en mettre
1 apparence d accord avec celle des êtres surnaturels.
Il n en est pas ainsi » comme on le verra , des comr
positions dont rallëgorie est le sujet ou le moteur
•
principal ) et. où elle devient, par suite de la convenu
tion adoptée y le ressort essentiel et actif d'une mar
chine poétique, dont le merveilleux assujettit tout le
reste à se mettre d'aGCord, c^est-ànlire àsubir^n chan^
gement total d^apparence. (Voyer les deux parar
graphes suivants. )
Je crois en avoir <lit asftez pour faireen tendre , que
le style de composition historique 3e définit , par U
Idature habituelle de» sujets qui lui appartiennent^
comme devant tenir un certain milieu entre le genre
du vrai positif, et celui du vrai idéal. Aussi verra*tr
on qu^il nesauroit admettre, dans toute leur étendue^
certaines conventions doù résulte néc^saireme^t
la recomposition absolue et Tentièce transforma-
tion du sujet. De ce nombre est la nudité meta?
phorique ou poétique, qui est sur-tout une conven-
tion propre de la sculpture, et dont la peinturé ne
doit pas faire indistinctement emploi^ dans tous, les
sujets du genra historique.
y
DE l'imitation. 357
PARAGRAPHE XI.*
De Cwtion de transformer ou de transposer par le style
de compoMtian allégorique (i).
De tous les moyens métaphonques , par lesquels les
arts du dessin peuvent idéaliser les personnages et
les sujets, aucun ne donne à Tartiste plus de liberté
pour en changer les apparences , quç le style de com*^
position appelé aUégor^ue. lie genre de celle qu on
a nommée historique est tenu à une plus grande ré^
serve. La région où se placent ses personnages, quoi*
que supérieure à celle des réalités, reste au-dessous
de ndétfl. C'est à-peu-près le même degré qu'occupe,
ainsi quon Ta déjà dit, le style élevé de la prose ou
de l'éloquence par rapport à la poésie. Quant au
genre décomposition symbolique, il a moins la pro*
priélé,. comme on le verra plus bas, de représenter
les choses ou les personnes, que celle dt les fsùre
G<mcevotr ou imaginer par des signes de conven-
tion. '
(i) Par composition allégorique on n*entend point celle dont la seule
allégorie forîneroit le sujet, mais celle où on Femploie comme ressort
propre à clMUiaer Fe^piit <st 1 «ppareiice d*«n # ujet hUtorique.
358 DES MOYENS
La composition allégorique participe aussi de cette
propriété, cVsl-à-dire qu'elle s'adresse, pour Tintel-
ligence des sujets qu'elle euibrasse, autant à l'esprit
qu'aux yeux, s'il est vrai que lallcgorie, comme on
la définit, en montrant ane chose, en siguifie une
autre, et tantôt, sous l'apparence d'une figure inria*
ginaire, désigne un personnage réel, tantôt, sous la
forme d'un corps, exprime une pensée 'ou l'idée la
plus abstraite.
La composition allégorique dans les ouvrages des
arts du dessin , change ou transforme les sujets , de
deux manières, c'est-à-dire en tout, ou en partie.
Selon la première manière, la totalité du sujet
éprouve la transformation sur -tout à l'égard des
personnages. C'est ce que la sculpture nous montre
dans 'un grand nombre de statues antiques, dont
l'apparence entièrement transformée , métann^rphose
les divers personnages en Mws, en Mercure, en Apol^
Ion. Ce fut jadia un moyen poétique donné à 1 ar-
tiste, de représenter les qualités morales sous des
formes corporelles. Hercule signifia la force et le
courage, Minerve la prudence, Vénus la grâce. Il
en est de même d^ conceptions de 1 allégorie mo*
derne : elles offrent à la transformation des per-
sonnes, un assez^grand nombre d'images indicatives
des vertus qui les distinguent. Telles sont les allégories
de la justice, de la libéralité, de la douceur, etc.
lies actions sont aussi fecilemeiit soumises à 1^
DE l'imitation. 35$
transformation totale. En ce genre, lallégorie pro-
cède d'une opération particulière de Tartiste , qui
parvient à réduire Timage d'un fait, d'un événement,
aux cléments des causes , ou à l'idée sommaire des
effets que Tart peut personnifier. Le pouvoir de la
composition allégorique va jusqu'à rendre sensibles
et faire parler clairement aux yeux , des idées morales
qu'on croiroit ne pouvoir être exprimées que par le
discours.
Les moyens qu'emploie la calomnie pour tromper
un prince ignorant , les eflfets de la crédulité qui en*
courage la délation, la m^rt de l'innocent, le re-
pentir tardif qu'amène la révélation de la vérité,
Apelles a su faire entendre tout cela, en le montrant
dans sa belle composition allégorique, dont Lucien
nous a donné ^ description , et dont un dessin de
Raphaël a restitué Fimage.
Il y a un système de composition allégorique qui ,
appliqué aux sujets les plus étendus, et sur-tout les
plus nombreux en figures , opère leur repripsentation
en procédant par voie de réduction. L'artiste qui en.
use^ doit ou saisir l'idée dominante d'une action , ou
s'attacher au personnage principal du sujet, en cu-
mulant sur sa personne , par un caractère généra-
lisé, toutes les idées particulières dont ce sujet peut
offrir la réunion. GeUe sorte d allégorie pour roi t
sappeler collective. Le passage du Rhin par l'arméç
française , se trouve exprimé dans l'intention de cettQ
36o DES MOYENS
métaphore > par la seule -fisnire de Louis XIV foulant
aux pieds le fleuve personnifié.
Lart du sculpteur emploie avec le plus de oomplai-
sance cette métaphore collective, à la représentation
des villes, def provinces, des ïiations, et de tout ce
qui emporte avec soi Tidée de ii^ultitude dans les per*
sonnes, et d'une grande étendue dans Fespace du sujet.
La sculpture en effet est Tart qui expritneroit le
moins de choses, s^il ne lui ëtoit donné de compen*
ser, par la valeur significative de ses images, ce qui
leur manque en valeur narrative. Cest pourquoi
aucun n^a plus hesoiu, ^our se faire entendre, du
truchement de la composition allégorique, qui
malheureusement a trop souvent besoin de trucho^
ment elle-même. Mais c^est au génie de 1 artiste
à trouver dails les ressources de iPléal , les Vrais
moyens de rendre la métaphore intelligible , en fer»
çant Tesprit du spectateur, de se prêter à Theureuse
transposition qui échange la réalité des objets, eontf#
leur image allégorique.
Inhabile à narrer les actions dans leurs détails et
dans les circonstances accessoires, privée des dons de
la couleur, et des effets que la peinture emploie pour
étendre et multiplier les espaces où elle place ses
sujets , la sculpture a encore recours à une fiction
qui lui est propre , et par laquelle eet art fait sup^
poser que ses figures , dans le genre de com{>osition
SU bas-relief, deviennent les caractères personnifiési
DE l'imitation. 36i
d^une espèce cTécriture figuFati ve. Dans ce système ,
on comprend combien lartiste éprouve le besoin dV
Voir recours à ces conventions métaphoriques , qui
recomposant les éléments de laction k exprimer, la
reproduisent en abréviation, sous ses traits les plus
caractéristiques. Or telle est la propriété de toute
composition allégorique.
Ce genre de conventicfns plus particulier à la sculp-
ture qu^à la peinture 9 nom^ montre comme étant né-
eêssaires au langage de cet art, toutes les ressources
qui tendent à c^nger dans les personnages, ce (pi*on
appelle leur costume, et ce que j'appelle la manière
d'être du portrait, en un pnot tout ee qui particula^
fisc un sujet. Delà, con^me on le verra dans la suite
(paragraphes xvi et xvii), Tobligatidn d employer avec
le style de dessin idéal, soit la nudité poétique, soit les
ajustements et les habillements consacrés par les arts
de l'antiquité.
On vient de dire que l'allégorie peut transformer
en entier l'objet de la composition du peintre ou du
sculpteur, en substituant aux personnages réels, des
personnages fictifs , en s'emparant des actions et des
sujets , pour les métamorphoser, changer leur suhr
stance, et les transposer tantôt de Tordre moral à
Tordre physique, tantât et réciproquement de la
r^lon des réalités dans celle des êtres intellectuels.
Disons maintenant comment le système de com-*
position allégorique donne lieu de transposer ou de
362 DES moyehs
transformer les sujets de rimitation^ d une maDÎère
moins absolue. Cette manière consiste dans Tinter^
Tention des personnages fictif ou allégoriques, et
dans leur association avec les personnages histo-
riques ou réels , c^est-à-dire ceux que Ton a vus être
Tobjet du genre de composition , dont on a traité dans
le paragraphe précédent. On se souvient que le degré
assigné à ce genre, dans l\)rdre des changements
qu'y opère la métaphore^ ^t un degré in termiédiaire,
pour la conception et pour le style des formes , entre
le naturel et le poétique , entre le réel et Fidéal.
Je crois avoir assez fait entendre , que le genre de
composition historique, quoiqu'il comporte moins
l'emploi des fictions allégoriques , n'en a pas moins sa
poésie et ses métaphores , ne laisse pas aussi d user
du pouvoir de transformer les personnages, et la
nature des sujets qui lui sont propres. Il y a dans la
série des transformations un assez grand nombre de
degrés. L'artiste sait appliquer aux sujets historiques
des moyens de métaphore, qui ne sont pas pour cela
des allégories. Les seules variétés de caractère qui
résultent déformes plus ou moins nobles, d'ajuste-
ments plus ou moins distingués , de fonds et d^ac-
cessoires plus ou moins riches , changent déjà Tas*
pect de toute action ,,^ans en changer la nature..C'est
*
ainsi que dans l'art de se vêtir, on peut changer de
vêtements sans se travestir. Généralement la meta-
phore historique ne tend pas à changer complètement
DE l'imitation. 363
Tapparenoe des êtres : elle reste dans le vraisemblable,
dans le probable ^ et se contente d^embellir Tordre na-
turel des choses.
Lorsque le style de composition allégorique s'in-
troduit dans les sujets historiques , il exige de Tartiste
<]u'il en change davantage les apparences, tl faut
alors qu'il rehausse d'autant plus la proportion de
ses personnages , qu'il embellisse leurs formes , qu'il
ennoblisse leur action , leurs gestes , leur conte-
nance, et qu*il élève le caractère de tous les accessoires.
C'est dire assez, que, s'il veut rester fidèle à ce qui
constitue la réalité des lieux , des temps, des moeurs,
des costumes , et à tout ce qui particularise le sujet
de sa composition , l'emploi des êtres allégoriques n'y
peut trouver place sans une dissonance révoltante.
Le désaccord sera d'autant plus grand, que plus
sensible sera la différence du costume entre les per-
sonnages réels du sujet ^ et les êtres imaginaires de
lall^orie. Voilà ce qui empêche d'admettre l'allé-
gorie dans les sujets modernes, par exemple, dont
on ne croit pas être libre de transformer les appa-
rences, par un changement absolu de costume; et
voilà, dès qu'on est maître de le faire , ce qui exige
leur transformation , lorsqu'on admet dans de telles
compositions , les êtres personnifiés de l'allégorie.
En effet, qui ne voit que pour rendre l'allégorie
insignifiante ou ridicule, il suffiroit, dans lapplica*
tion qu'on en suppose à un sujet moderne , ou de faire
364 T>V:S MOYENS
prendre à Tètre allégorique le coftume en person-
nage réel, ou de laisser subsister entre les deux sortes
de personnages, la diversité de leur apparence res-
pective? Il y auroit dans le premier cas nullité d^al-
légorie, par le manque de caractère visible : dans k
second, il y auroit disparate et ambiguïté^ parov
que deux genres d'apparences contradictoires se dis*
puteroient Texistenee du sujet/ C'est pourquoi, dans
toute composition de sujets , où des êtres allégoriques
concourent à une action historique, et figurent awc
des étrés soit modernes, soit donnés par Thûtoire,
rharmonie morale, disons même le seul bon sens en
*
cette partie, veulent que le costume (et Ton entend
par là toute là manière d'être) des personnages ré»
pûtes réels, se rapproche le plus qu'il est* possible^
de celui des personnages imaginaires Ou poétiques.
Nous ferons encore n^eux sentir (voyes le piar»»
graphe suivant), par quelques exemples, l'incompat
tibilité de ces deux éléments ainsi mélangés dans un
même sujet. .
Quelques uns ont objecté contre cette décision n^
lati veaux arts du dessin, lautorité des poètes, qui,
disent-ils, associent librement dans leurs inventions
les êtres allégoriques aux êtres hiAoriques et menait
modernes, sans s'inquiéter de l'assortiment di^ leurs
costumes, ni sans s'assujettir à mettre d'accord, par
la deseriptîoii , les différences de manière detre qui
existent en tre eux. On ne voit pas, ajoute-t«ou^ que
DE l'imitation. 365
le poète, sll fait accompagner le personnage histo-
rique par Mars ou Minerve , par exemple, soit obligé
de nous prévenir que son héros , quoique moderne,
porte le casque, les armures, ou les costumes <les
temps héroïques*
Le lecteur a déjà lu plus d^une fois, dans tout ce
qui a été dit des différences entre les moyens imitati&
de chaque art, la réponse à cette objection. En vain
le poëte prendroit-il à tâche , dans une description ex*
presse, de choquer 1 esprit parles différences extérieu-
* res de costume ou d'apparence, entre ses deux ordres
de personnages, il ne lui seroit jamais possible défaire
acquérir à ces différences en poésie , leffet de leur
contradiction en peinture. Admettons Tinlention y
bien peu probable sans doute, de rendre sensible cette
sorte de disparate. De la part du poëte elle n aura de
prise que sur Timagination ; en peinture elle bles«-
sera Timagination et les yeux. Dans la métaphore
pittoresque toute poésie est une poésie visible. Les
êtres en peinture sont poétiques, ou cessent de Têtre,
par leffet de la forme corporelle. Or, tout désaccord
du genre dont il s'apt,nest pas seulement un défaut
de goût, mais est encore un &ux matériel.
La comparaison établie sur ce point, entre le poëte
et le peintre manque, non pas de justesse, mais de
raison. Ce n est pas là que doit avoir lieu le parallèle.
Car ce qui correspond à ce qu on appelle le costume
matériel des figures du peintre , c est le costume moral
366 DES MOYENS
des personnages du po^le, autrement dit, les mœurt
de ceux qu^il fait agir ou parler. Or, il n Y a aucun
doute que le poète, en associant à des êtres allégo-
riques, ou pris dans la région idéale, les personnages
historiques ou réputés réels , ne soit tenu de les mettre
d*accord, en élevant les discours, les sentiments, les
manières dagir de ceux-ci, au niveau des conve-
nances prescrites par Tordre de choses ou de per-
sonnes dans lequel il les transporte.
Mais les sentiments, les discours, les manières
dagir en poésie, sont les corrélatifs du caractère,
des formes et des costumes en peinture. .
Ainsi l'on doit dire que dans les compositions al-
légoriques , soit celles où la totalité du sujet éprouve
la transformation poétique , soit celles où elle n'a
lieu que par Tassociation des êtres allégoriques avec
les êtres historiques, le peintre ne change pas plus
les personnes et les actions , lorsqu'il leur donne .
d'autres corps et d autres formes, que ne le £ait le
poëte dans ses conceptions idéales. Non , mais il les
change autrement*, il les change selon les moyens
propres de son art , et en vue dM'organe avec lequel
cet art est forcé de correspondre.
DE l'imitation. 867
PARAGRAPHE XII.
De quelques convenances à observer dans la composition
allégorique.
^ Les personnages allégoriques que les arts d'imita*
tion inlroduisent dans leurs compositions, pour en
transformer les sujets, sont ou les divinité du paga-
nisme, que les traditiQns de lantiquité onten quelque
sorte naturalisées dans notre poésie, ou ces êtres
imaginaires qiie de tout temps Tabus du latigage a
créés , auxquels Timitation s est plue de donner des
formes corporelles , à lexistence desquels cependant,
aucune croyance n'attribue de réalité, et qui ne sont^
que des abstractionâ personnifiées.
Ce sont ces derniers êtres que Ton appelle par-
ticulièrement allégoriques.. Quoique différent» des
premiers ils se sont pour la plupart, sous d autres
dénominations, identifiés avec les divinités païennes.
La, prudence, la science, la victoire, la force ^ la
justice, la valeur, la beauté, la grace<, les dons d^
Tesprit, les propriétés et les effets physiques, ont dû
très naturellement prendre, dans Timitation des arts
du dessin , les traits., les formes, les caractères et les
368 DES MOYENS
ressemblances des anciennes divinités. Sous le pin-
ceau et le cizeau de Tarliste moderne. Minerve^
Mercure, Hercule, Mars, Thémis, Apollon, les
Muses, les Grâces^ les Nymphes et les Naïades ont
prêté leurs formes , à toutesies qualités intellectuelles
qu^exprime le langage , et pour lartiste il n^ a aucune
différence entre la sagesse de Tallégorie , et la IVIinervè
de la fable.
Ainsi le mythologique ancien et Tallégorique mo-
derne doivent se confondre entre eux, lorsqu'il s'agit
de leurs images. Si, comme on Ta vu au jMiragi-aphe
précédent, Tàrt du dessin a le droit et le pouvoir de
transformer les sujets historiques par le moyen de
rallégariei et si les figures de Fallégorie moderne re^
semblent à celles de la mythologie , on doit itifiérer dt
là, que l'artiste est d autant plus obUgé de faire prendre
à ses personnages réels , lorsqu'il les associe aux per^
sonnages fictifs dont le modèle est donné par ranti«>
quité, le costume, la manière détre et les camctèrss
antiques, sous peine de faire démentir une partie de
sa composition par 1 autre.
Ceci nous conduit, cotnme on le voit, à discuter les
reproches que quelques critiques ont adressés k Y^n*
ploi de ce qu'ils appellelit les figures du paj^nisme^
dans les sujets modernes.
Puisque le m3rthologique ti Tallégorique tnodmsc
se contoodentnécessairemencentrfeeux^etsepreniiéfii
lun pour Fatttrt dans Tiiaitalion oorporelle, la cri^
DE L^ltalTATlON. 869
tiqiié de l^abbé Dubos contre Temploi des figures du
paganiSme dans les sujets ou événements qui, dit-il,
ont eu lieu depuis l'extinction de cettereligion ( 1 )^ ne saù-
l'oit être admise sans distinction, ni restriction. En
effets lexclusion qu on donneroitaux êtres de la my-^
thologie, parceque leu^ croyance n existe plus, em-
porteroit aussi , dans les arts du dessin , Texclusion des
êtres allégoriques qui en ont pris les formes , les attri-
buts et toutes les apparences. L'abbé Dubos ne paroit
pas avoir voulu pousser jusque-là sa théorie. Mais
le dé£aiut de distinction en cette matière , semble prou-
ver qu'il ne setoit pas rendu compte de la différence
de valeur des figures allégoriques , selon la circon-
stance où on les emploie, et selon la manière de les
employer. Oui, l'alliance des dieux du paganisme,
présentés pour tels et sous leur propre nom ^ par \t
poète , avec les personnages d'un sujet çhétien , est une
sorte de monstre d'incohérence, qui blesse l'imagi-
nation et répugne. à la raison. Autant sans doute on
en diroit du peintre, qui^ dans un tableau consacré
h quelque trait propre de la religion chrétienne , fe-
roit intervenir et mejtroit en action les êtres de la
mythologie païenne. Mais entre un sujet chrétien et
un sujet qui appartient à un pays ^ à un temps, où
régne le christianisme, la différence est grande. Les
choses humaines, les actions et les personnes histo-
T I 1 - ^ ■ ... , ■ . ■■ ■ „ ■ » ■
(i) Réflexions critiques sur U poésie et la peiatare , tom. T, sect* a4..
370 UE9 MOfENi»
riques, peuvent toujours être coûndérées |>ar Fart,
abstraction faite de la religion. Le héros du poêle
et du peintre peut toujours être transformé |>ar la
métaphore ^ et transposé dans un ordre de choses ima-;
ginair^s, quelle que soit la relig;ion de soii temps et
de son pays , sans que la croyance religieuse s en of-
fense, si ces sortes de transpositions n^ont point de
rapport avec elle.
Qr^ la distinction quW vient de faire est dictée
par la convetiance du goût, quand elle tie le seroit
pas par Tesprit même du christianisme.
La reUgiqn chrétienne dont Fesprit doit repousser
lalUage profiane des fictions mythologiques avec sei
croyances, et autant dans la con\position du poète que
dans celle du peintre, ne laisse pasd'approuver et de
permettre , m Tégard des représentations et des ima-
ges qu'elle admet , 1 emploi des figures allégoriques^
où les vertus personnifiées , par exemple , se mon-
trent sous toutes les formes de lancienne sculptul^
mythologique. C est en vertu de la même tolérance
que la représentation du père éternel , des anges et
d autres êtres mystérieux , a pu emprunter les formes
données par lart des Grecs à toutes les ^sortes de
créations du paganisme.
En revenant à la question de goût et de canire-
nance, nous dirons donc que là nesi point Terreur
de lartiste, lorsque, en supposant toutes les condi-
tions du sujet observées, il mélange. les êtres allego-
DE L*IMITAT10N. 371
riqueÉf avec les personnages bistoriques. Sdn- erreur
consistera le plus souvent à ne point savoir assortir
le style, le caractère et le goût des un$ avec celiii des
autres. Or , on a vu que c'est au personnage historique
à revêtir, autant qu'il est possible ^ les apparences de
Tordre de cboses allégorique, puisque le personnage
allégorique ne pourroit cbanger d'apparence, quen
cessant detre allégorique en peinture.
Uh exemple frappant du vicieux emploi de Tallé-
gorie, dans un sujet dont les personnages bistoriques
ne pouvoient pas changer dapparence ou de cos-
tume, est celui du tableau dé ta galerie dé Marie de
Médicîs , où Rubens s'est permis d'dssocier soiis la
forme positive du Mercure de la fable, lé messaget*
porteur de l'emblème de la paix , à deiix cardinaux
doqt l'un persuade, et lautre dissuade la reine d*ae-^
oepter le rameau d'olivier. Il y a ici double contra-
diction , l'une entre le caractère mythologique dé
Mercure représenté nu^ et la manière d'être des deux
pel^sOnnàges revêtus du costume d une des princi*
paies dignités du christianisme , l'autre entre lé genre
tout- à -fait métaphorique des deux êtres allégori-
ques, la prudence et la paix, et le genre d'imitation
toute positive des personnages qui accompagnent la
^ reine.
Pour mieux foire entendre l'esprit de cette théohie,
je dois dire que Rubens n'est pas, aussLsouvent qu'on
se platt à le eroire, tombé dans ce genre d'incobë-
24.
^72 DES MOYENS
reace. Non seulement le plus grand nombre desta^
bleaux de sa galerie en est exempt, mais le système
général qui a présidé aux compositions de cette série
de sujets historico- poétiques ^ s^accorde, plus qu'on ne
pense, avec celui que je cherche à rendre sensible.
Dans le plus grand nombre de ces tableaux , sans
y compter toutefois ceux qui ne renferment que des
portraits, Marie deMédicis, depuis son enfance, dont
Tinstruction est l'ouvrage de Minerve, de Mercure,
et des Grâces, jusqua sa mort, est toujours repré-
sentée selon un système de composition abstraite et
idéale. Le peintre n^ a jamais exprimé d action posi-
tive et matérielle. Toutes les compositions expliqui^es
par les personnages qui semblent y prendre uire
part plus ou moins active , ont uniquement pour
sujet, soit les motifs et les résultats des entreprises de
la reine, soit les causes et les effets des actes de son
gouvernement et de ses conseils. Les diverses circon-
stances de Tépoque orageuse où elle vécut, sont ren-
dues sensibles non par ces détails , qui font voir les
Êiils dans leur réalité, mais p^r lesimages métapho-
riques des passions qui présidèrent aux événements.
Dans le fait, Mi^ie n'agit jamais d'une aetion maté-
rielle ; au contraire, toutes les situations où le peintre
la placée avec des personnages métaphoriques, ne
donheùt lieu de sa part qu'à une action allégorique.
, Généralement, hors quelques incon vetiances, telles
que celle qu'on a fait remarquer plus haut , à part Ie^
DE l'imitation. 873
Style de dessin fort peu idéal, et ce penchant qui
porta le grand coloriste à la manière incorrecte et un
peu vulgaire du portrait, Rubens pourroit être cité
comme ayant donné dans la plupart des composi-
tions de sa galerie, le vrai modèle de la manière qui
convient au système de la transformation des sujets
historiques par le mélange de lallégorie, et à la mé-
thode de généraliser ainsi les actions, en échangeant
leur aspect réel et positif^ ccmtre le point de vue
doù Ton peut considérer leurs causes et leurs ef-
fets politiques, leurs résultats et leurs rapports géné-
raux.
Je ne sàurois donc m^empêcher de combattre en-
core Tabbé Dubos, qui dans ses réflexions critiques y
né me parôit s^ètre jamais proposé les considérations
relatives à Fimitation généralisée, Il p«ise que le ta-
bleau dé Caccouchement de Marie^e Médieis, plairoit
davantage y siftubens^ au lieu du génie et des figures al'
tégoriques qui entrent dans la composition^ y avoitfait
paroitre celles des femmes de ce temps-là qui pouvoient
assister aux couches de la reine, etc.
Gela ne signifie autre chose; sinon que Rubens
auroit pu concevoir et exécuter ce sujet dans le sys-
tème de la réalité. Qui en doute? et qui douteroit
encore, que comme grand peintre de portrait, il
auroit pu faire de la réunion des femmes de ce temps-
là, une scène domestique, offrant uti auti^ genre
d'intérêt ?^ais ces. femmes poit raïf n auroient expri-*
374 ^^' MOYENS
nié là qu^une idée particulière. Rubens voulut au
contraire faire entendre par ses fîjjures allégoriques,
êtres collectifs , signes d'idées générales, lunivorsalîté
des sentiments' et des affections publiques, c'est-à-
dire Teffet politique et moral que devpit produire
la naissance d'un héritier du trône, détruisant les
espérances des fauteurs de discorde. Il devoit donc
prendre le parti de la composition allégorique. Celui
que Tabbé Dubos auroit voulu y substituer, neût
donné qu'une scène de la vie privée de Marie <le
MédiciSi Ajoutons à la louange de Rubeps dans ùê
tableau, qu'il n'y a ni démenti le système de Timage
allégorique^ ni afiGoibli sa vertu sur l'esprit, par au-
cun mélange de personnages supposés réels, ou ap#-
partenanf au système opposé.
Lèbnin, daps les plafondq de la galerie de Ver^-
sailles, a représenté les traits principaux de la vie de
Louis }(IV , avec encore plus de convenaqo^ pourle
système allégorique, soil pour ce qui regarde la con^
ceplion, soit dans la partie de lexécutioft que ce
genre réclame. Mais c'est que le style «t le goût de
dessin de ce peintre , étoiént plus d'accord que la ma-
nière de Rubens, avec le goût poétique et idéal de
lallégorie.
Je n'ai cité ces exeipples que pour faire uiem
comprendre en quoi lartiste manque, et comment il
se conforme aux convenances de la compositien aU
légorique. Ija première condition doit dbnc être,
DE L^IMITATION. 875
4anque le sujet pernyet le mélange d^ndividiis sup-*
•posés de nalure différente, d'assortir et de concilier
leur caraclère , leurs formes , et leur apparence , en Re-
haussant, autant quHl se peut, la manièro d'être des
personnages réels , au niveau de celle des personnages
poétiques; opérati^, qui, comme on la dit, ne sau-
roit être réciproque , puisque si Ton rabaissoit lappar
rence de ceux-ci au niveau du caractère vulgaire de
ceux-là , Tallégorie cessant d'ét|« visible n'existeroit
plus.
Mais il est un autre ordre de convenances à suivre,
pour effectuer cet accord (et Ton nVntend parler ici
d^aucun de ces Aiérites qui tiennent au talent, à la
science et au sentiment de lartiste), il s agit unique-
ment d une régie de goAt , qui veut que le personnage
poétique ou allégorique, lorsqu-on le feit participer
aux actions humaines , ne soit figuré ni dans des atti-
tudes vulgaires, ni avec une pantomime qui exprime
trop leffbrt, ni dans des mouvements inconciliables
avec la dignité extérieure. Hors quelques sujets al-
iégeriques dont le propre seroit de signifier, par Tac-
tion même des personnages, Teffort et le mouve-
ment , il convient ordinairement de les montrer dans
deis attitudes tranquilles, avec une physionomie
calme, avec des gestes modérés.
Cest le seul moyen (1) qu'ait lé langage par signes
4!or^orels , de donner aux yeux et à fesprit, ridée de
■ 1*1 t . I II ■ ■■ ■— plains.. III I ■■ ^ I II ■■ ■ — »
(1) On ne parle ici que de Faclion.
376 I>ÊS MOYENS
la haute intelligence , de la supériorité de puissance
des êtres, qu^on doit regarder comme au-dessus de
rhumanhé. Et cW^insj que les anciens ont toujours
conçu et représenté en action leurs divinités , soit
seules, soit associées aux mortels.
PARAGBAPHE XIII.
Pout^quoi l'emploi de (allégorie moderne a moins de
valeur y et fait moins d effet en poésiç quen peinture.
Les abstractions morales, résultats nécessaires des
formes du discours, sont devenues la source des
personnifications allégoriques, que les arts du dessin
emploient comme signes des idées générales, quUls
ont aussi le besoin d^exprimer.
On a fait voir que la plupart de ces signes dé-
voient avoir de grands rapports avec les créations
du paganisme, créations qui, pour avoir obtenu jadis
de la croyance religieuse force^ dVxistence cor|>o-
relie , n en sont pas nioins> considérées comme le ré*
sultat de la même opération de Tesprit, dans la for*
mation du langage. > x
Cest pourquoi les figures allégoriques modernes,
forcées d'emprunter pour les yeux , les formes des
DE L'ililTATION- 377
êtres mythologiques, ont perpétué dans nos arts un
grand nombre d'images 4)u de signes/ qui n ont fait
que changer de iiom.
Comment n'en auroit-il pas été ainsi dans les
langues modernes et dans leur poésie ? Le propre
de la poésie est de tout animer, de donner à tout un
corps y une orne, un esprit^ un visage; cest-à-dire de
transformer tout , de tout personnifier. De là ce
nombre infini de tropes , de figures , de métaphores,
^e signes allégoriques, qui souvent ne sont propres
qu'au discours, et perdent leur vertu, comme on Fa
montré ( paragraphe ix ) , lorsqu'on les transporte
dans une autre sphère d'imitation.
I^ poésie moderne n'a pas laissé encore d'adopter,'
comme la fait la peinture, et de mettre au nombre
de ses moyens métaphoriques,' certaines images my-
thologiques , qui , par le fréquent emploi que le lan-
gage en fait, sont reçues comme des synonymes de
mots ou de locutions , ayant pour objet d^exprimer
des notions ou dà qualités morales. Ainsi Mars, Vé-
nus, TAmour, les Grâces, etc. , sont devenusdesimples
mots, des expressions d usage , dans le vocabulaire
poétique; et peut-être n y a-t-il d'autre restriction à
leur emploi , que pour ce qui regarde les . sujets re-
ligieux , à raison des convenances dont il a été parlé
dans le paragraphe précédent. \ '
De cet emploi de métaphores, dérivées du paga-^
nisme, mais aujourd'hui considà^ies cojnme de sim-
378 , DES MOTENS
pies locutions synonymes, auxquelles, id'aprè^ Tha-
bitudequ\>p en a, Tesprit na^aobe aucune image,
on a voulu inférer pour le poète, le droil d'employer
le nieryeiUei|xderantiquepiytholo§;ie, comme ressort
principal de Tépopée, e| 4^ faire repar<rftTç les dieux
delà fable, en tant que moteMrs et instruments <fe
Factiou poétique. Mais la simple rai^QU ne tarda pas
à se révolter, sur-tQut à Tégard des ^ujet$ chrétiens,
contre riptervention activa de ces puissances détruites
dans rppîpion gép^rf^le , par les croyances du chi)i^
tianisme. La même raison i^it comprendre aussi, qu a
rexception de quelques badinages poétiques sans imr
portance, ou de certains sujets que Timagination em*
prunte à l'histoire des t^pips et des peuples païens ,
il ne pou voit pas être permis au poëte, dans un su-?
jet depoqu? lupderuc, d'employer comme moteurs
* d'uue puissance suruatureUe^ des êtres déchu| de
toute cf-oyance, de la part de ceux sur If^uels p^
prétend les faire agir ; TiiiOMçnce de leur actioa , de^
vaot au moins être crue possible par ceux qui soQt
censés devoir 1 éprouver.
Le respect du ayx mystères et aux dogmes du cbris^
tiauisme , la nature si différente d'une religion qui
ne parle point aux sens , le petit nombre d'êtres surnan
turels qu elle permet de personnifier, le danger de lan-»
«
thropomorphisme, tout cela contribua eucore-à tf^Ur^
dre très difficile lemploi d'un merveilleux tiré des
crpyançes chrétiwoes, k moins de faire > camme Ta
DE l'imitation. 879
hit MiltoB , UB poëme dent le merveilleux poétique
mi lé surnaturel est , si l'on peut dire, le sujet unique,
le sujet méaM, 911 lieu de n en être que le ressbrt auxi-
liaire.
Cepeqdant, eomme toute poésie vit de fictions,
<»mmeie poète, sur-tout dans les créations deJa
lapse éfuque , a besoin , Sf Ion Boileau , de mettre
tout en usage pour nous enefïaniêr, on chercha quel-
^'autiw ma^CB de sul^ordonner Faedon et ses res-
sorts, les événements et l^ur leoars, à quelque cause
tur^fiturelle à^lft^foie, et sensible; mai^ de semUa*
blés causes ne sauroient avoir eu poésie, coiqme en
peinture, le pouvoir de saisir Fimaginption , sans le
secours de la transformation , et de la personnificar
tioin socis des formes oorpowlles.
Le poète invoqua donc lallégorie moderne. Il crut
pouvoir faire agir avec autant <(e succès que l^peintre,
et, comme lui, mettre en scène la sagcM^ au lieu et
Minerve, la vplupté en place deV^us, suhstittier
ia Discorde, les yices, et les vertus , aux datés mytho-
logiques qui les perspniiifioient. Il prut que les noms
des qualités morales, des phénonyénes physiques,
dés principes actiCs de la nature, remplacerojent les
êtres qui les repirésentoient autrefois dans Timaginar
tk>n.
Toutefois on ne mit que des noms à la place des
corps; mais des noms qui dans le discours ne rappel-*
lent point de formes , sont iqcapabks de|Nmluire des
38o DES MOYENS
images. Dès-lors rien pour l'imagination. Ces êtres
allégoriques o eurent qu^une existence nominale, et
tout au plus grammaticale. Leurs physionomies sans
couleur, leurs formes sans contour échappent aux
yeux de Tesprit; ces prétendues créations, loin de
répandre la vie et le mouvement dans les composi*
tions du poète, y ont jeté le froid de leur propre
nature restée métaphysique. . .
Ce derpier mot rend compte de la différence' de
destinée des êtres allégoriques modernes, en poésie*
ou dans la peinture. Cest qu^aû fond le langage ne
suffit pas pour donner aux idées abstraites, avec la
vie et un corps, cette faculté active et virtuelle, qui
permet den faire en poésie un ressort puissant des
choses humaines. L art sur- tout,. qui ne peut pas
faire voir de semblables êtres, a besoin qu une cause
indépendante de lui , y fasse croire. La religion seule
par son culte, ses dogmes , ses doctrines , ses signes
et ses images, produit cette foi publique,: à laide de
laquelle , la conception métaphysique ^acquiert noe
consistance, qui permet à Timagination de lui attri-
buer Texistence physique. . *
Les personnages de lallégorie purement morale ,
ont donc dans Templpi qu en fait la poésie Moderne,
Tinconvénient de ne pas exister pour Timagination.
Ils ne sont Tobjet dWcu ne croyance positive, ou
même fictive. Non seulement on ne sait pas qulls
existent ,%Bais on sait qnils n'existent pas , et qu'ils
PE l'imitation. 38i
ne peuvent pas exister.,On ne sauroit guère en con-
séquence leur faire jouer un rôle, ni leur attribuer
une action, que lesprit admette , même comme con-
ventionnelle, c'est-à-^irê comme poétiquement vrai-
semblable.
Mais , dit-on , la même critique devroit les atteindre
dans les arts du dessin , et la part ^ue le peintre leur
donne aux choses humaines, en les y faisant concou-
rir, est donc également inadmissible. Nous répon-
drons oui, si lH>n en appelle au raisonnement et au
jugement de Tesprit. Mais c'est que le peintre a d^a-
bord pour lui le jugement des yeux ; et il a un moyen
de faire croire à lexistence des êtres qu*il crée, c'est
de les montrer revêtus déformes corporelles , chacun
avec leur figure caractéristique, chacun mis en mou-
vement, et chacun coopérant à une action. On voit
la Vengeance poursuivant le crime, la Religion sou-
tenant Tinnocence. On voit la Discorde agiter se$
torches, TEnvie ses serpents, le Temps fuir à tire-
d'aile , la Calomnie broyer ses poisons, TAmour ai-
guiser et lancer ses flèches, etc.
Ajoutons encore que la personne all^orique, dans
la composition du peintre, est fort loin de jouer un
rôle aussi actif, aussi étendu, et qui exige autant de
puissance, que celui dont le poète épique la charge,
en lui donnant la direction suprême des événements
du poërae. Son intervention en peinture , se borne
tantôt à une action particulière, tantôt à une coopé-
382 DES MOYENS
ration que Tesprit du âpecUteur doit 60u»-entendre.
Fort souvent rallégorie morale du peintre, n'esl
qu une explication plus ou moins cpnventionnelli^
du sujet auquel on lassocie; et son sens nVst encore,
dans bien des cas, que celui d un signe embléma-
tique ou symbolique, conune on vd le voir dans le
paragraphe suivant.
^^f^/% '%^^^^W^'^/*/%,'*^^ ■%'%^^^*%^^^f^^09^^^ »««^
PARAGRAPHE XIV.
De l'aeiion de Iran^rmer tes sujeii et Ih pêhfonnafféâ
par l'effet de la compoiition symbolique {i).
Là màiiièi'e et Tart de transformer les persôhnages
réels étl êtres tnëtapboriques , par le style de compo*
sition qtie j ai appelé allégorique , la mesure , laccord
et les côtlditions de cette sorte de métamorphose , tout
cela exigeroit sans doute lin bien plus grand nombre
de CoùSidéra^ons diverses, si Ton faisoit un traité
sut* cette matière. Mais je n^ai prétendu qu^indi-
rfk
(i) Par conposidoii symbolique cdi «ntetld, noii èéllè ijiil n» serùtt
<]a'une rëttnion de symboles, mais celle dont les attributs, on ènlbléBM»
symboliques, déterminent le système et la signification.
DE L'iMItATlON. 383
quer la quelques unes des sources où les beaux-arts
puisent, chacun selon les facultés inhérentes à sa
tiature, les moyens variés d^arriver au Lut de Timi-
tation, et aussi quelques unes des méprises qu^utie
communauté mal entendue leur fait commettre.
Le lecteur ne doit pas oublier que notre théorie y
en tant que purement spéculative, ne fait jamftis en-
trer dans les moyens de chaque art , ceux qui tiennent
au talent d'exécution , et au don individuel di; g^î^
de lartiste^ «génie qui peut singulièrement ou modi-
fier les conséquences des, principes, ou atténuer les
défauts d'un emploi de métaphores vicieux en sol.
Qui pourroit en effet défier le poëte dc^tirer de 1 allégo-
rie morale des modernes'^ un parti capable d eti corri^
ger Tinsignifiance? Qui ne sait aussi quen peinture
le sens et la propriété significative dont cette uHé-
gorie est susceptible, dépendent beaucoup du carac-
tère plus ou moins idéal , que Tartiste saura lui don-
ner dans une exécution qui dépend de lui ?
CTest pourquoi j aurois été mal compris^ dans ce
que j'ai dit du genre de composition allégorique de
Rubens, appliquée à son histoire métaphorique de
Marie de Médicis, si I on a voit cru qu'en rapprou»-
vaut sous le rapport du système de conception gé-
nérale , j'en approuvois également lé goût de dessin et
d ajustement, le style, le caractère, et les détails
d exécution. î
Rien ne ilemande plus d'intelligence de la pal*t dt
384 DES MOYENS
1 artiste , que l'emploi d^une sorte de langage, figu-
ratif, dont içs éléments sont très souvent variables,
arbitraires, et sujets à équivoque. Cet inconvénient
deviendra plus sensible encore si 1 artiste (^ comme
la fait quelquefois Rubens) est lui-même Tinventeur
des allégories , auxquelles il attache le premier une
signification , que lusage n a pas eùcore consacrée.
Il en sera de même des symboles, qui font une
partie distincte du langage allégorique.
La composition que j''appelle symbolique (parce-
que c'est à Temploi des symboles qu^elle doit sur*
tout sa vertu métaphorique) participe encore plus
particulièrement de la nature et de Tesprit de»l écri-
ture. On peut dire que ses personnages , dans le sens
où elle les emploie, sont en quelque sorte des carac-
tè^s hiéroglyphiques , destinés à parler à Tesprit , par
les signes abrégés de l!image des objets.
Cestà la sculpture, considérée soit en grand dans
les statues ou les ornements de Tarchitecture*, soit en
petit dans les médailles ou les monnoies, que con-
viennent spécialement, et lemploi des symboles, et
lusage de 1 écriture symbolique. Quoique la peinture
en puisse user , et en use aussi , cependant il y a sur
Tusage qu'elle en fait, une observation de goût et de
convenance qu'il ne faut pas négliger.
La voici. Les symboles dans leur rapport avec les
figures auxquelles on les associe, ne peuvent être re-
gardés que comme des signes figuratifs ; je veux dire ,
DE l'imitation. 385
représeiUant d^ chMes-doBt rimage estipuiwmenc
inleilecluelle. C'est pourquoi ae devant pas afFectep
les, apparences trop formelles de 1 exigence réelle,'
leur emploi se trouve n^eux d'accord avec le» arts
que leur matièreprive de la ressource deft couleurs.^
dont. on sait que Teffet «st de donnercatix objete le sem-
blant de la vie et de la réalité.
. Par e!<etnple dans^n deses4ableaus., représentant
Moïsesauvé des eaux, Nicolas Poussin s'est plq à
revêtir des couleurs de la vie; la tête' de femtné di»#
spliînx, symbole sur lequel s'appuie, comme daiif
la statue antique, la figure atlégimque^du^ Nil per-
sonnifié. La saine critiqué peut se permettre de voir là
une méprjse. Le sphinx à corps deKon et à tête de
femme ,^ ne fut jadis qu'un des signes emblématiques
de récriture hiéroglypliique; et cet être entièrement
chimérique pour nous , ne fut pas réputé plus réel
dans Tan tique Egypte. Si s(>n existence n'y fut jamais
reconnue même poétiquement probable, le pinceau
ne deVoit'il pas s'abstenir de donner à un symbole
factice, -lapparen^ce la plus sensible de Fexistenee
animée? Quelque opinion quon adopte à cet ^ard,
on voit que ce qui peut faire difficulté eu peinture,
va de droit en sculptnre , par cela que le sphinx , tout
de marbre, ne sauroit produire la Aiême incohérence
d'idées , ni ce mélange hétérogène xie la matière inerte
avec l'être vivant.
La raison qui fait emplqyer les symboles dans la
I. s5
386 DIS MOYENS.
sculpture et la gravure ev médailles, détermine
ses la valeur de leur sens , et ce sens doit fixer la ma-
nièrèdè les Anployer de la part de Tartîste, et de les
considérer de la part du spectateur. Tantôt signes
des idées, tantôt suppléments conventionnels de la
forme des objets, et tantôt portion ou simple abré*
viation de leurs images, ils n ont souvent^ dans les
compostltoBs^ d'autre raison de«e trouver ensemble,
^e celle qui associe les caractènes de Técritiite* Leur
•«oexistence est purement intellectuelle, .et leur rap-
prochement n'est que de convention.
De là 1^ d^ut de proportion corrélative, repro-
ché par certains critiques aux objets que lart emploie.
Mais le moindre raisonnement fait comprendre, que
ces .disproportions tiennent à la nature méipe d'un
genre, qui n admet poipt les figures des corps pour
elles-mêmes, mais pour ridée quelles peuvent ren-
dre sensible. Il est clair qu'il ne sauroit y avoir de
rapports proportioniiels possibles , entre des signes
qui embrassent les. formes de tous les êtres existants,
depuis celle d'ua moucheron^ jusqu'à ceUedu globe
terrestre.
Le symbole en tant que signe conventionnel , n'a
pas toujours besoin dans lapparence qui lui est at-
tribuée, de ce qui constitue Timitation effective de
la réalité; bien plus, cest que souvent il se contre*
diroit lui*méme , s'il en ambitionnoit par trop la res«
samblance. Associé aux figures allégoriques dont il
DE l'imitation. 387
renforce et expHqué la signification , il impose aussi
«1 caractère de ces figures, lobligation d^une manière
être abstraite on généralisée, c'est-à-dire, comme
on Ta déjà définie, opposée au caractère de cette
imitation particularisée , qui vise à feire croire à la
réalité de Findividu. Or ceci s'applique à toutes les
figures, soit celles qui de leur nature sont allégo-
riques, soit celles que le rapprochement et lassôcia^
tion des personnages all^oriques tend à idéaliser.
On a déjà fait connotere Timportance de cette obli-
gation d'harmonie.
Elle existe de même à l'égard des personnages
quels qu'ils soient, qui reçoivent de l'application
qu'on leur fait des attributs symboliques , la même
propriété métaphorique. Car on sait que les sym-
boles qui caractérisent les qualités morales , les idées
abstraites de personnages abstraits eux-mêmes , tels
que la balance dans les mains de la justice, le gou-
vernail, la massue, le glaive qu'on donne à l'admi-^*
nistration, à la force, au pouvoir, s appliquent éga«
lement, par manière de métaphore, à la représenta-
tion, des hommescélèbres, des individus vivants, réels
ou historiques. 'C'est ainsi que la tondre fut jadis
placée dans la main de Périclès, pour exprimer Ma
tertn foudroyante de son éloquence. Tous lesjours
encore on accompagne les images des hommes re-
nommés par leur savoir ou leur l&lent, des symboles
reconnus pour appartenir aux sciences et aux arts.
a5.
388 DES MOYEl^S t
' Évidemment leffiet physique et moral de cet ac-
compagnement d'attributs symboliques, dans ^
composition des personnages réeb ou historiques^
est de donner à leur apparence une signification
métaphorique. J'ai dit évidemment^ et ce mot doit ici
se prendre au sens simple. Car pour que Teffiet intel-
lectuel du c^ymbole ait lieu , il faut que la vue de Tes-
prit ne soit pa^ contredite par celle du corps. Ce qui
signifie, qu'il faut que le sens de la métaphore frappe
avant tout les yeux. Mois la métaphore^symbolique
ne peut devenir visible, qu autant que la figure, ac-
compagnée de l'attribut métaphorique, en interprète
clairement l'idée, qu'autant qu'elle s accorde visible-
ment avec lui. ^ , '
Or, cet accord ne deviendra sensible que par la
correspondance de goût, de style, et de caractère
entre les deux objets. Tout est.ici corr^atif. Il y a
action morale du signe symbolique sur la figure
qu'il doit désigner, et semblable réaction de la figure
mise en rapport avec le symbole, sur sa signification/
J ajoute qu'il est plus facile encore à la figure de^ dé-
terminer, pour le spectateur, le sens du symbole si
souvent sujet à double entérite, qu'il ne Test au signe
symbolique naturellement équivoque , de faire bien
connoitre le sujet, soit de la figure ^soit de la conipo-^
sition dont ellefait partie. D'où il faut conclure quil
doitappartenir beaucoup plus au style idéal doiiné
à la statue , par exemple , de métaphoriser le signe
DE LIMITATION. 889
symbolique y qu^au symbole d'allégoriser la statue.
liOrs donc quune figure à laquelle on donne des
attributs symboliques^ nW ni conçue ni traitée
dans le style idéal , qui tend à en changer 1§ costume
et Fapparence vylgltres, Tattribut reprenant le sens
simple attaché à sa forme naturelle, perd la faculté
de signifier ce qu on avoit attendu de sa présence et
de son emploi. Ainsi un sculpteur fit un jour la sta-»
tue de Molière. Pour désigner Fart du poëte, et f^
gardant cet art, selon la métaphore du la%age,
comme le miroir de la vie civile, il imagina de £aire
tenir à son personnage, habillé selon la fidélité du
costume moderne ( et bourgeois ) , un miroir de'
forme moderne aussi. La figure ne donnoit d autre
idée que celle dun marchand miroitier, et on Tap-'
peloit ainsi.
Autant en arriveroit à toutes les figurés et com-
positions dans le genre d'imitation vulgaire, aux-
quelles on ajouteroit de^ attributs symboliques em-
pruntés à toutes les choses usuelles de la vie; comme
la balance, la houlette, la bride, la roue, legouvernail ,
et tant cHutres dont Timage n'est susceptible d'acqùé-^
rir un sens moral, dans les représentations des per-
sonnes , que par le concours du style idéal a£Fecté à
leur manière detre.
i : On conçoit , je pense , sans qu'on le dise , qu'il en
ira^e même à T^ard de la signification des animaux
symboliqjues , associés aux figures ou compositions
390 DES MOYENS
des persanneft, dont on yeut désigoer le$ qualité»
Qiorales , par le rapport qu^ont ces qualités avec les
propriétés instinctives de divers animaux. 11 faut aussi
que la foune métapborisée des personnages apprenne
au spectateur, que les animaux Ile ^nt là, que dans
le sens de la métaphore symbolique^ Or , leur signi-
fication morale , c est-à-dire Tacception dans laquelle
on doit la prendre , dépend uniquement en pareils
cas, de rapcord visible de style et de caractère qui
régneAi entre Tacoessoire et le personnage principal
de la composition. Le caractère de ce dernier est ce
qui fixera le sens du premier. GW par là que notre
imagination se trouve portée à concevoir, par-exem-
plé , qu'une jeune fille avec une brebis , signifie la
douceur ou Tinnocence ; que cette femme avec une
balance, veut dire la justice ou légalité, qui n'est
jamais que la justice.
Que faut-il dans Timitation par les formes des
corps, pour que les deux figures auxquelles on aura
aHecté ces deux sortes d attributs, au lieu d'être la
douceur et la justice, ne soient plus qu une borgère
et une marchande? Il suffit de leur doiHer une
forme vulgaire, et un .costume qui ae soit point
idéal.
La s^ule différence du positif à Tidéal, dans la
style, le caractère, et le costume des figures quon
prétend rendre allégoriques, fait monter on des*
cendre l'idée qu on s en forme , élève leur fignifica^
DE l'imitation. 391
Cioii jusqu^à la région morale de$ être intellectuels,
ou la ravale à lemploi det clioeet vulgaires. Et cet
efifet a lieu presque machinalement ; il tient wk seul
instinct du spectateur, à cette vertu sympathique
qui établit une cm*pélation nécessaire , entre les objets
visuels et les choses de rintelligence.
Gomme fapparence et la ferme extérieure de la
figure, accompagnée d^un symbole, en ratifient ou
en contredisent le 9eo» , renforcent ou neutralisent
VéSet du signe desoi*méme ari>itraire, et comme on
■a, vu qu'il y avoit une sorte de réciprocité d'action
entre eux , sinon pour les yeux , du moins pour Tes-
[M*it, il faut cependant avertir que cette réciprocité
n'a lieu ici , que de la manière dont on l'a fiiit en-
tendre pour Tallégocie personnifiée. Gela veutdireque
le symbole reçoit du style idéal de la figure qu'il ac-
compagne , son sens intellec^el , mais ne teiuroit le
communiquer à celle qui m^mqueroit de ce style ; et
lorsque le genre vulgaire de la figure rabaisse au sens
simple l'idée du symbole, Tidée du symbole neaau-
roit élever au sens métaphorique laspect de cette fi-
gure. D'où il résulte , que toute intervention de signe
symbolique sera non seulement déplacée, mais même
réputée non avenue, dans toute composition traitée
selon le goût de l'imitation positive et vulgaire.
La composition symbolique, entendue comme
moyen d'exprimer les idées morales ou abstraites ,
et comma art de transformer ks sujets et les per-
392 DES MOYENS
sonnages , rentre , ainsi qu on Ta vu , jusqu a un
certain point , dans le système de 1 écriture figura-
tive. Ainsi considéré, Temploi des symboles et du
système de composition qui en dérive, ne sauroît
convenir également ni à tous les sujets, ni à tous
les arts. Destiné^ à remplacer l'expression naturelle
des idées et des objets, dans les arts et les su jets qui
ont peu de moyens de s'expliquer, le symbole, sou-
vent à double sens pour les yeux , n'offirira que d'ob-
scures énigmes dans les arts , qui , par le discours et
les paroles, peuvent rendre toute idée claire^ «en-<
siUe, et significative.
* ■
PARAGRAPHE XV.
Pourquoi la métaphore symbolique a peu 4e valeur
# en poésie,
4jSl sculpture est lart , dont les moyens ont le moins
d'étendue, s'il s'agit de la représentation des actions,
le moins de variété dans celle des personnageis. Pri-
vée de la ressource des couleurs et de leurs efifets,
bornée au plus petit nombre de figures dans les sta-
^tues , et d aspects dans les bas-reliefs , cet art est celui
qu4 . diroit le moins de choses ,' s'il ne sa voit - com<i>
•><
DE L*IMITATIOK. SgS
penser par la valeur de ses images, ce qui leur manque
en diversité , et leur faire regagner par la vertu d^une
signification collective^ ce quelles ne sauroient ac-
quérir en nombre, eu étendue, en qualités narra-
tives. Voilà pourquoi cet art le plus laconique de
tous , cberche à rassembler sous un petit nombre de
signes, la plus grande masse d'idées, et à produire
la plus forte impression avec le moins de moyens.
Comme le style de dessin idéal ou généralisé , 'est
celui qui donne des individus la plus baute idée, et
que ce style n^acquiert toute sa valeur, que dans
l'expression delà beauté des corps, la sculpture a be-
sorn , plus que la peinture, de représenter la nudité,
mais cette nudité poétique et réellement métapho-
rique,. dont on parlera plus bas (voyez les para-
graphes suivants) ainsi que d autres moyens , par
lesquels on parvient à changer Tapparence vulgaire
des choses, contre leur apparence idéale.
IjC secret de cet art, est de dire d autant plus, qu il
parle moins; et ce secret est, comme on la va, celui
de Tallégorie qui signifie plus de choses qu'elle n'en
montre: c'est le secret de toute métaphore, de toute
fiction, qui porte l'esprit fort au-delà de l'objet qui
est sous les yeux.
Ce n'est pas du gré de l'artiste , c'est bien souvent
par force, que la sculpture en grand comme. eu pe-
tit , use de ces ressourses. J'appelle sculpture en petite
ce qu on appella^ par exemple , gravure en médaille.
394 ^^^ MOYENS
Là tans les moyens iniilati& de Tant sont circon-
scrits dans les plus petits espaces , et réduits à la
moindre dimension ; et par opposition , les sujets à
représenter, seront fréquemment les événements les
plus considérables y les plus abondants en circon-
stances. Il faut donc souvent y concevoir et y ex-
primer ces sujets , avec le moins de figures qu^il est
possible.
Mais dans Timitation corporelle, TcKpi^ession de
beaucoup d^idées , sous peu de figures, n appartient
qu aux conceptions métaphoriques; et comme, entre
toutes celles de ce genre , la conception symbolique
nous a paru avoir la propriété la plus spéciale pour
réduire au minimum de Timage , Tidée intellectuelle
ou morale la plus étendue , les symboles sont deve-^
nus les caractères propres de Fécriture figurative des
médailles.
Mais plus le langage symbolique est nécessaire, dans
bien des cas, à Tart qui privé de beaucoup d^autres
moyens d expression, ne peut souvent sVxprimer que
par signes , plus il doit être inutile à Fart qui trouve en
soi toutes les ressources possibles^ pour parler à Tes-
prit , qui peut exprimer toutes les idées morales , et ies
moindres nuances de ces idées, dont la propriété
même est de ne pouvoir rien adresser à lorgane vi-
suel , de ne pouvoir s en fiiire comprendre , lorsque!
s agit d^objets matériels , qn avec 1 aide des images iib-
fellectueUes. Et cet art est la poésie.
DE l'imitation. 39$
Aussi remarquons-nous que dans ranliquité , les
poêles eo personnifiant à leur ^ré tout ce qu'ils vou*
loient rendre sensible, et en usant souvent de la
personnification allégorique, ont très rarement fiût
intervenir les desciriptions symboliques dans leurs
images. Outre que ces descriptions d attributs et d'em-
blèmes sont froides par elles-mêmes, et ne peuvent
pas domer de mouvement au discours , elles ont
encore Tînoonvénieiit d'y être obscures et énigma-
tiques.
Sans doute il y a dans la poésie certains traits emr
pruntés aux images et aux propriétés des corps , qui
peuvent faire pour l'esprit un tableau significatif,
expressif, ingénieux, et que Fart du peintre ne sau-
roit reproduire , sans en détruire la vertu morale,
précisément parcequ'il leur donne la valeur de la
réalité; en sorte que ce qui sera. noble dans la pein-
ture idéale du poète , peut devenir ridicule dans la
poésie corporelle du peintre.
Lorsque Horace , par exemple , nous veprésente la
peine tardive (au pied boiteux) poursuivant le crime,
cette allégorie a l'avantage detre expressive, sans
que son image nous choque par une di£Gormité na-^
turelle, dont les yeux seuls pourroient se plaindre.
Je ne sais quel artiste s'est abusé un Jour, jusqu'à
traduire littéralement, en image visible, l'allégorie
du poète, et je laisse à penser quelle impressioa fait
sur le spectateur, la figure de la Peine, se traînant
après le criminel , avec une jambe de bois.
396 DES MOYENS
Mais, au ridicule près, Horace n'auroit-il pas ré-
ciproquQOient commis la même méprise , lorsque
dans son ode à la Fortune , il semble s être plû à £aire,
comme pour les yeux, une composition symbolique
des personnages dont il accompagne la volage déesse?
Si quelque chose peut prouver combien les attributs
symboliques deviennent équivoques en description,
cest celle de la Nécessité portant dans sa main de
bronze, des clous, des coins, sans oublier les cram-
pons et le plomb fondu.
Effectivement cette description a exercé la critique
déplus d^une sorte de commentateurs, qui se sont
divisés d'opinion non sur le sens des mots, mais sur
remploi des choses qu'ils expriment.
. Quelques uns ont prétendu que le poète avoit
emprunté sa composition symbolique, d'un tableau
de la Fortune au temple d'^ntium. Hypothèse pour
hypothèse, j'ai merois mieux croire que sa figure de
la Nécessité lui auroit été inspirée par une statue, et
peut-être de bronze, ce quindiqueroient les mots
manu g estons fihenâ.
Le propre de la nécessité, est de donner de la
fixité aux choses, d'assujettir, en les contraignant à
subir la loi de la force, les éléments de toute espèce
de combinaison. On conçoit que le génie symbo*
lique, pour faire parler aux yeux cette idée ab-
straite, lui aura cherché quelques images prises dans
des objets sensibles et des mieux connus; comme les
S
DE l'imitation. 397
clous qui donnent de la stabilité à la charpente, les
coins qui disjoignent violemment , ou forcent les ma-
tériaux d'adhérer entre eux , les crampons avec scel-
lement de plomb, qui assui*ent leur réunion. Par-quel
autre genre de moyens le statuaire auroit-il pu expli-
quer le sens ou le sujet desa figure?
Mais le poëte, qui en moins de^mots encore, que
n'en demande l'énumération des symboles du sculp--
teUr, pouvoit nous fsiire saisir, et datis son actioa-
sur les choses humaines, et dans ses effets sur leur
destinée , tout le pouvoir de la nécessité, qui^ dès-lors
pouvoit porter notre esprit aux consid^érations les
plus graves, aux idées les plus sévères , que fait-il en;
essayant de la représenter avec des attributs maté-
riels? Il fait de son art le truchement équivoque d'un*
autre arh II échange la valeur des idées contre. celle
des mots. Il laisse«rimpression morale de la chose,
pour n en saisir que le signe. Il ne nous peint plu»
la Nécessité mais seulement sa statue. «
La déesse Fortune avoit aussi comme chacun le*
sait, ses attributs symboliques, et Horace auroit pu
paiement décrire, et son globe, et sa roue, et son>
gouvernaiL Mais Horace n'a-t-il pas été bien plus
vraiment poète, quand efa quatre vers, il nous donne
l'idée de ce pouvoir, qui du néant fait sortir le der-:
nier des mortels , et change en funérailles les plus
superbes triomphes? Voilà les vrais peintures de. la
poésie. Voilà les grands rapprochements qull lui
398 DES MOYENS
appartient de faire, et dont les autres arts ne peuvent
pas lui dérober le secret. Pourquoi donc iroît-eile
leur emprunter des moyem d*expression y qui chez
eux ne sont que les suppléments , ou les foibles équi-
Talents de la propriété que la nature leur refiise?
Méprise vraiment ridicule! Cest préCnrer l%iéro-
glyphe à Técriture. C'est substituer au don de la pa-
role , la ressource impar&iite du sourd et muet, pour
se faire entendre.
Quand on conteste à Tart dont le langage peut
tout animer, cette traduction morte des signes mat*
tériels d^n autre art, qui seul peut faire parler les
symboles aux yeux , on n^entend point blâmer les
comparaisons que la poésie a Thabitude de prendre
dans le régne des choses corporelles.
On a suffisamment montré (voyez part. III, para-
graphe VIII ) que la comparaison étoit un des moyens
métaphoriques de la poésie. Mais c^est ici le lieu de
dire quel abus on peut en faire, lorsque Ton mé-
connolt le but de la comparaison , dans le choix des
objets qui en deviennent la matière. Cet abus est
oelui quon a reproché à quelques poètes modernes,
qui se sont plus à en prendre les sujets, soit dans
waî cercle trop rétréci d^usages à la portée d^un petit
nombre , soit dans un certain ordre d objets mé<ai«-
niques ou de procédés industriels, trop peu connus.
Car il arrive alors que la comparaison qui doit ser-
vir d*expliGation, a besoin d'être expliquée elle-même.
DE l'imitation. ^ 899
Il en sera ainsi , et encore à plus forte raison de
remploi des signes symboliques en poésie. Car le
symbole^ daiis son premier emploi, je veuxdirtf
celui qu en fait Timitalion matérielle , a déjà un sens
conventionnel et d emprunt, qui, lorsque Tartiste a
su le rendre clair, exige toutefois de Tesprit ce genre
de travail Iranspositify dont Tefifet est de faire voir ou
concevoir une chose , sous lapparence d'une autre.
Maintenant lorsque le symbole est employé de la s^
conde main, si Ton peut dire, Fesprit se trouve forcé
à une double transposition , qui est celle de l'image du
poëte à celle du sculpteur, et de celle-ci à. la réalité.
Or, comme le sens extérieur n'entre pour rien dans
ce travail , qui doit être tout entier d'intelligence , la
confusion y devient d autant plus facile, que l'œil
ne peut ]>as apprécier la nature des objets. C'est ce
qui est arrivé aux symboles de la Nécessité d'Ho-
race; ik sont devenus une énigme pourlescommei^
tateurs.
Quelques uns, faute de voir en réalité le genre de
clous appelés Irabales, la forme des coins, et celle du
crampon recourbé (uncus), qui se scelle avec le plomb
fondu, ont voulu que tous ces objets fossent des
inatruments de supplice. Il n'est guère probable au
contraire qu en supposant une statue de bronzi», ter
n«nt dans sa main de grands clous et des coins ^
ayant à cdté d'elle de grands crampons de métal , ac-
con^pagnée du vase où Ton fiûsoit fondra le plomb»
4oo DES MOYENS
le spectateur ait pu se méprendre sur la nature de
ces accessoires , sur leur rapport avec Tart de là bâ-
tisse y avec ridée de solidité qu'ils font naître , et
dès«lers àvcSc le sens métaphorique que le caractère
de la figure devoit rendresensible.
Mais lé poète qui ne peut faire voir les choses
symboliques , qu'en idée , et qui n'en sauroit donner
( sans ridicule ) une description technique, ajoutant
à Tobscurité morale dusymbole, Tin visibilité de l'ob-
jet même dont il est emprunté, ne produit quun
signe sans valeur appréciable , une image qui ne dit
rien à Tesprit.
PARAGRAPHE XVI.
Sur quelques moyens poétiques exclusivement propres
des arts du dessin, — - De la nudité poétiquement con^
sidérée, \ ^
Chacun des beaux -arts a sans aucun doute un
même droit à la métaphore, mais non à la, même
espèce de moyeqs métaphoriques. Le droit ici re-
posant sur le pouvoir, on a vu que le genre de trans-
formation de voit dépendre des moyens de transfor-
mer propres à chaque art, de lobj et auquel cet art
les applique , de Torgane qui en reçoit Timpression.*
DE l'imitation. 4oI
En vain donc le peintre et le pèëte croiroient-ilè avoir
le droit d'user des mêmes éléments métaphoriques,
si la nature refuse à un de nos organes le plaisir et
Imlelligence^ dont elle accorde lusage et le privilège
à un autre.
L expression directe et absolue du beau corporel ^
ne peut s adresser qu aux yeux , dans les œuvres de la
nature, comme dans ceux de Fimitation. Les paroles
et les Êgures du poète ne peuvent jamais en donner
qu'une idée vague et sans application. Tous les dé-
tails descriptifs des beautés d'un individu produi-
ront autant d'individus divers, dans rimàginatipn
de ceux qui liront ces détails. On trouve entreil des-
cription du beau corporel et son imitation , la difie-
rence qqe chacun connoit entre le signalement d'aune
personne, et son portrait.
Ainsi il y a une valeur métaphoriqye attachée à
l'image des corps qui sont la matière de l'imitation
des arts du dessin , et l'on a taché de faire comprendre
les régies et les convenances à observer , dans l'em-
ploi du système métaphorique qui est approprié à
ces arts.
Il me faut toutefois faire encore mention de quel-
ques autres moyens métaphoriques qui leur appar-
tiennent, et sur l'emploi desquels il régne assez de
contradictions, dans l'opinion du plus grand nombre
des hommes. Je veux parler de l'emploi de la nu-
dité, considérée comme moyen poétique, et de Fem-
I. a6 '
4o2 OIÈS MOYENS
ploi des vêtements ou ajustements qui n ont pluâ
cours dans les usages modernes.
La nudité employée et considérée comnie moyen
métaphorique , dans les sujets historiques que traitent
la peinture et la sculpture, a quelque chose, on le
comprend , qui peut selon les temps , les pays, et les
mœurs, blesser certaines opinions, même sous le irap*
port du goût.
Il faut d'abord s'^itendre sur un point principal,
en cette matière, et qui ne sauroit éprouver dé dif-
ficulté : C'est que si les arts du dessin ont pour objet
élémentaire Timitation des corps , et si entre tous les
corp^ celui de Thomme ne peut point ne pas étne la
matière la plus générale, la plus spéciale de leurs
études , il est certain que leur iii teraire cette imitation ^
seroit leur refuser lexistence. Cest effectivement ce
qui est arrivé par- tout où, n'importe en vertu de
quelle cause, l'imitation du corps humain a été ou
proscrite ou découragée. Il ne peut donc pas être
question , par-tout où Ion veut qu'existent les arts
du dessin, de leur contester ce qui est la condition
de leur existence.
Aussi ceux-là même qui selévent contre Temploi
de la nudité, c'est-à-dire de l'imitation du corps
humain, dans les sujets que nous appelons histo-
riques , Faccordent-ils dans tous les autres sujets , où
la nudité ne contredit point la manière d'être habi-
tuelle des personnages, qui, comme ceux de la fable^
par exemple, sont lobjet des compositions de l'art.
DE l'imitation. 4o3
Ce n*e$t point non plus ici le lieu d apprécier les
objections qu une morale plus ou moins austère >
pourroit élever contre Ja représentation indiscrète
ou licencieuse (de la nudité, ^ous conviendrons qu il
est des sujets d'où le plus simple sentiment des con-
venances doit proscrire lemploi du nu ; et quant à ce
qu'on appelle image licencieuse , nous croyons que
la morale et le bon goût doivent s^accorder à en ,
condamner lexécution et la vue. Il est clair que
nous n entendons parler ici de Timitation du nu,
que sous- le rapport philosophique , qui en fait une
dtô parties nécessaires du langage imitatif par formes
' corporelles.
Disons donc, que de quelque manière que Vu-
sage en soit admis dans les opinions des peuples , soit
comme intimement lié, tel qu'il le fut chez les anciens ^
à la religion et à toutes 4es institutions sociales, soit
simplement, tel qu il Test chez les peuples modernes ,
comme luxe de la Société, et occupation ou plaisir
de Tesprit, il nest jamais possible de désintéresser,
si Ton peut dire, les arts qui emploient les formes
du corps , au point de les faire renoncer aux moyens
qu'ils ont de plaire, tant le besoin de plaire devient
naturellement le but ou le ressort de leur action.
Or, comment lart de Fa sculpture surt-tout, ne
mettroit-il pas au premier rang de ses obligations , ce
qui est le premier de ses mérites, savoir de produire
et de réaliser les impressions de beauté, d^e propor-
26.
»)
4o4 DES MOYENS
don, d'harmonie , dont Fadmirable organisation du
corps humain est le sujet inépuisable ?
Si Ton a été forcé de reconnoitre que Tœuvre du
peintre et du sculpteur a, comme celui du poëte,
sa sphère poétique, pourroit-on ne pas y comprendre
ti lexpression du beau visible attaché à la perfection
des corps? Y a-t^il en effet un moyen plus puissant
de faire naître en nous , par le charme de Taccord des
lignes et des grâces de la forme, des idées analog^ues
à celles que la poésie sait produire, par tous les moyens
métaphoriques du style , des pensées, et des images
même qu'elle emprunte à des temps et à des opinions
qui n existent plus?
. On. n'a point contesté au poëte, lorsque les con-
ditions de son sujet s'y prêtent, de mettre à con-
tribution les créations mythologiques de l'antique
poésie, quoiqu'elles soient hors des opinions des mo-
dernes et contraires à leur croyance , par cela que na-
turalisée avec la poésie, elles appartiennent à un
système de métaphores devenu universel.
Il doit en être de même pour lartiste (sauf aussi
à lui d observer, comme on la déjà dit, les conve-
nances prescrites par certains genres de sujets): j'a-
joute qu'il y a, en sa faveur, quelques considérations
particulières. •
Au fond y on peut soutenir que dans l'emploi que
le sculpteur, par exemple, fait de la nudité appli-
quée à l'effigie d'un personnage moderne, il n'em-
DE l'imitatiou. 4o5
prunteTéellement rien aux temps passés, ni à d autres
peuples; puisqu^enfin le corps humain , et son imi-
tation sont de tous les temps et de tous les pays.
Mais, dit-on, ce qu'il emprunte, cW un usage,
cW une pratique qui nest plus en rapport avec
letat actuel de nos mœurs sociales. Car il assimile
ainsi la représentation d'un personnage moderne, à
celle que les Grecs et les Romains fajsoient dje leurs
contemporains, par une convention qui étoit bien
plus d'accord avec leurs moeurs , qu'elle ne peut 1 être
a^vec les nôtres.
On avouera ici deux choses. L'une , que la nudité,
dans les pays dont on parle, étoit beaucoup plus
autorisée par d^nciens usages ; que dès-lors la statue
portrait dun personnage, représenté nu, ofFroit
moins d'opposition avec Tétat des opinions habi-
tuelles, qu'elle ne peut en souffrir dans nos climats;
l'autre , que le goût pour les œuvres de l'imitation
singulièrement favorisé alors par toutes sortes de
causes, devoit bien plus encore accréditeur l'emploi de
la nudité.
Mais que conclure de là? Rien, sinon que cet em-
ploi doit être aujourd'hui moins général, parceque
lopinion s'y refiise davantage, et qu on est plus porté
à s y refuser, parcequ'il est moins général.
Uy a cependant, pour en autoriser 1 usage chez les
peuples modernes, une assez forte raison, qui se tire
de la nature même des rapports de Timitation ave^
4o6 DES MOYENS
les peuples et les usages de notre temps. Ces usines
peuvent bien prescrire des cQnditions à remplir, des
convenances à. observer, et on est loin de nier la
soumission que l'imitation leur doit. Mais d^'autre
part, dès^ue Fart a obtenu la. fruité de se dévelop-»
per, il n'est plus possible de le forcer de renoncer
( comme cela fut en Egypte, par exemple) à ce qui
constitue sa projpriétë essentielle, c est-à-dire celle de
représenter la vérité des corps, et sur*tout celle du
corps humain. S'il se trou voit donc que les vête-
ments d'usage dans certains temps et certains pays,
vinssent à cacher ou à travestir le modèle de Fart , au
poin t de dérober à Fartiste toute vérité de nature et d'i-
mitation , en le réduisant à la nullité de la copi^ iden-
tique (comme on le dira au paragraphe suivant) , ce
seroit pour la sculpture particulièrement, une re&->
source indispensable, que celle d'imiter ce qui n'est
jamais soumis aux caprices de la mode, je veux dire
les formes même du corps (à moins de convenances
ordonnées par la nature du sujet. )
La nudité alors devient une véritable métaphore,
une transposition poétique de Fart , pourvu que 1 ar^
tiste y observe les conditions qui la rendent telle , et
dont on parlera tout-à-Fheure.
Or, n'en doutons pas , il en fut de même chez les
anciens. 11 s'en faut de beaucoup que la nudité^ quoi-
que certains usages y eussent plus habitué leurs yeux ,
et que leur climat aussi en eût plus favorisé la vue.
DE L ^MITATIOIf. 4<>7
ait jamaU été ttdmise par le fait, dans les tisages de
la vie civile, des emplois, des fonctions et des céré-
monief religieuses. Mille exemples nous prouvent
qu'elle fu t employée par les artistes dans le seul intérêt
de Tart , et comme une manière métaphorique ou de
généraliser le personnage , ou d en exprimer les qua-
lités morales par les qualités physiques , auxquelles
il est vrai de dire qu'on mettoit alors plus de prix
qu'aujourd'hui.
Il résulte de ce rappr4>chement, que la nudité est
seulement pour nous et dans nos moeurs , uhe con*^
vention plus poétique encore, une métaphore plus
hardie, et qui, dès-lors, doit s'employer avec plus
d'égards et de réserve.
En définitive, cettç convention tient comme toutes
les autres , k la distinction des deux mmnes d'imita-
tion dont on a tant de fois parlé.
Faire voir les hommes tels qu'ils sont, soit dans
leur forme individuelle, soit sous les formes et avec
les dehors des usages locaux de chaque âge, de chaque
pays, cest l'imitation vulgaire, oti si Ton veut, pro-*
sa'ique de lar t. Les^ire voir tels qu'ils pourroient être,
ou tels que les convenances d'unopdre supérieur d'exi^
stence permet de les imaginer, c'est ce qui constitue
en grande partie le langage poétique de l'imitation
des corps.
La nudité, dans la représentation des personnages
contemporains ou d'histoire moderne ( lorsqli'aucune
4o8 DES M0T£I9S
convenance particulière n y répugne ), mais coDsi*
dérée en théorie générale, est donc tout simplement
une convention du genre de celles, qui composent le
style idéal ou poétique 4es arts du dessin.
Tavouerai que cW Couvent la fisiule de Tartiste,
si le public ne comprend pas toujours ce qu^il y a
de métaphorique , dans Temploi de la nudité appli-
qué à certains sujets. En effet , ce n^est qu'à Taide
du style ou du caractère idéal , qu elle acquiert la
propriété de donner une grande idée, c'est-à-dire une
image généralisée des personnages; tandis que le style
ou le caractère d'imitation vulgaire, soit dans Thom-
me, soit dans son costume, ne tendent qu'à en parti-
culariser Timage, et à la retenir dans la classe «des
portraits.
Que doit dire , que doit faire entendre le statuaûre ,
lor^u'à legard d'un personnage soit d'histoire mo-^
derne, soit contemporain, il emploie dans son ef-
figie le système de la nudité? Il doit déclarer par la ,
que la célébrité acquise par ce personnage, la fkit^ en
quelque façon , sortir du cercle étroit de la société par-
tielle dont il étoit membre ; que dès^lors il transporte
à l'homme physique la valeur de cette existence plus
. générale , que la renommée donne à l'homme moral
' ou à ses qualités. C'est véritablement la manière la
plus claire de faire dire par les signes corporels , que
tel homme a cessé d'être l'individu de tel lieu y de tel
temps, et qu'il est devenu l'homme de tous les âges
et de tous les pays.
DE l'imitation. * 4û9
.Mais ce que dit le systènïe métaphorique de la
nudité, dans la statue dont ont parle, il ne faut pas
qu^il soit contredit ^ar un principe ou un goût d exé-
cution qui y soit opposé. Or, ce sera quelquefois Tar-
tiste lui-même , qui , sans le vouloir, annulera la mé-
taphore qu'il employa sans s en douter. On sait que
c'est ce qui est arrivé à la statue d'un poète célèbre
représenté nu , et dont Tar tiste se plut à faire une sorte
d'étude d'anatomie, plutôt qu'un monument honori-
fique (i).
Il feiut en ce genre , qu'à un système métaphorique
se joigne un style idéal. Que si lartiste néglige cet
accord , il n'aura point C^it une statue nue, mais une
figure déshabillée.
Je dois prévenir ici quelques feiusses conséquences
que Ion pourroit tirer de cette théorie , eri rappli-
quant indistinctement à la peinture comme à la
sculpture. Quoique les deux arts aient i|ne multi-
tude de conventions communes entreeux , cependant
on tonçoit , qu'en raison des difilorences techniques
ou matérielles , qui distinguent leurs moyens et leurs
effets, certaines métaphores ou transpositions dans
l'apparence des personnes et des sujets, peuvent
mieux convenir à Fun , et convenir moins à Tautre.
Ainsi la nudité considérée comme moyen de gé*
néraliser, dans une statue isolée, la représentation
(i) Statqe de Voltaire^ par PîçalU.
4lO DES MOYENS
(Tun personnage y pourroil n avoir plus la même ver-
tu, employée par un autre/art qui a beaucoup plus
de nioyens de particulariser, et dont il ne sauroit le
plus souvent abandonner Temploi. Or , tel est le cas
où se trouve nécessairement l'art du peintre, par
TefFet de la couleur qu^il ajoute à la forme, par 1 V
vantageméme de la localité k laquelle tient son sujet,
et encore par tous les accessoires de vérité partico*
lière^ dépendants de cette localité.
Le personnage représenté par la statue nue, B^ha-
bite aucun lieu dans Touvrage de Tart; il n^est en
rapport avec plein qui puisse contredire sa manière
d'être. Lors même que le sujet de composition.traité
en bas -relief peut recevoir, ainsi que le tableau du
peintre, plusieurs sortes d'accompagnements, tou-
jours est-il vrai que le sculpteur , s'il reste dads les li-
mites de son art , est tenu de se resserrer dans des
termes, physiquementet moralement parlant, bien
moins jBsivorables au développement de tout ce qui
tendroit à particulariser ses représentations.
On avoue que le peintre aussi est le maître de se
restreindre, dans les images qui sont de son ressort,
à une moindre mesure de vérités particulières, et par
conséquent de sujétions historiques. Mais on com-
prend qu'il nest guère. dans son intérêt de se con-
former en cela volontairement, aux conditiona que
la nécessité impose à la séulpture. Lorsqu'il use des
moyens naturels d'un art, qui lui offre infinimept
DE l'iMITATIOIï. 4ii
plus de ressources descripUves ou narratives , il con-
tracte lobligation .d'observé plus fidèlement les rap^
ports vrais et naturels , qui doivent exister entlre les
parties de sa composition. Ainsi le peintre ne sera plus
maître d'introduire arbitrairement, contre la vérité
historique, la nudité dans la figure d'un personnage,
lorsqu'il restera fidèle à cette raèipe vérité , dans les
autres figures du tableau. Car lor^u'il se permet de
telles disparates , il détruit^ quoi qu'il puisse fiiire d'ail-
leurs, lunicé de sa scène , en y établissant un double
ordre de choses , de temps , de mœurs , et de manière
d'être, qui répugne jhx yeux et blesseia raison; Qu'il
renonce dans le tout à l'expression deia vérité histo-»
rique, ou qu'il s'y soumette dans chaque partie de
ce tout. C'est le cas de lui dire avec Horace, Auife^
mam sequere aut sibi convenieniia fingei
Pour excuser ces disparates (et elles sont très fré-
quentes dans les tableaux) on ne manque guère de
dire que le peintre a voulu Cuire briller son savoir dans
1 étude du nu. Mais l'excuse n'est pas redevable , car
ce n est pas pour lui que lartiste est censé faire ses ou-
vrages ; et la raison ne doit pas payer les frais de sa
Vanité.
On cherche aussi à justifier ces anomalies en pein*>
ture , par des exemples tirés précisément des ouvrages
de la sculpture , et même dé la gravure antique , c'est*
à-dire des médailles et pierres gravées , qui ne peuvent
jamais représenter les sujets qu'en abrégé ou en rac-
4ia DES MOYENS
courci , et qui ont besoin d'une convention particu-
lière , dont la peinture n'est poinl admise à se pré-
valoir.
Enfin on dit que Tartiste a toujours le droit de
renoncer , par intérêt pour Tart ^ au système de fi-
d^ité ou de réalité historique ; c'est ce dont nous
sommes d'accord ; et toute notre théorie ne tend qu'à
établit^ ce droit , quoiqu à différents degrés et avec des
conditions diverses. Mais cette concession repose sur
d^autres principes, et sur d autres raisons <]ue celles
qu^on allègue souvent en faveur de lemploi de la nu-
dité, en lui dœinant des nlotiâ|^ vraisemblance ou
factices ou fûmes.
J'en donnerai pour preuve ce qui a été dit de la
nudité du groupe de Laocoon , sujet si souvent
controversé.
Laocoon, disent les uns, étoit prêtre d'Apollon;
il faisoit un sacrifice lorsque les serpents l'assail-
lirent. L'artiste a donc péché contre la vérité et contre
la vraisemblance, en représentant nu un grand prêtre
dans lexercice de ses fonctions.
Selon les autres, lartiste a pu avoir le droit de
changer le moment et le lieu de la scène. Comme
l'usage , disent-ils , vouloit qu'avant le sacrifice le
prêtre se purifiât dans le bain , on a pu supposer que
cet instant fut celui où Laocoon se vit attaqué par
les serpents.
D'autres enfin font à l'objection de la nudité, line
j DE l'imitation. 4i3
i-époDse encore plus évasive. C'est que Laocooi^ et
ce qu'on appelle son histoire ^ n'étant peut-^tre que
des sujets fabuleux , l'artiste n etoit point obligé de
traiter historiquement un fait imaginaire.
Laissons cette futile controverse.
T^e sculpteur du Laocoon Fa fait nu, parcequ'il
n'étoit ni annaliste^ ni historiographe de la guerre de
Troie ; il l'a fait nu parcequ il a mieux aimé être l'his-
torien de la nature, et des impressions qu' une scène
aussi tragique pouvoit produire. Laocoon est nu par-
ceque, sans la nudité , Mrtiste n auf oit pu représenter
que foiblement, ce spectacle dé terreur et de pitié,
qu excite la contraction de toutes les parties d'jin
corps en proie à toutes les douleurs; parceque les
nœuds et les morsures des serpents auroient
moins de prise, et produit moins d'effet pour
spectateur, sur un corps habillé. Laocoon enfin est
nu , parceque l'artiste eut beaucoup moins en vue
de perpétuer le souvenir de la mort tragique , sup-
posée véritable du grand prêtre des Troyens , que de
montrer la puissance de Timitation et le triomphe
de lart , dans l'expression des plus cruelles angoisses
de l'ame et du corps.
Tel est l'effet de ce genre de métaphore, par la-
quelle les arts du dessin savent échanger le fait par-
ticulier d'une histoire locale, contre une scèoe gé-
nérale de la nature physique et morale , en combat
avec le pouvoir de l'inexorable destinée.
I
4l4 I>KS MOYENS
Maintenant (pour revenir aux convenances par-
ticulières à la peinture dans Temploi de la nudité)
dirons-nous que le peintre pourroit user de la même
liberté que le sculpteur , dans la représentation du
même sujet? Nous répondrons, Oui, si, se renfer-
mant dans la simplicité du sujet réduit à ses moin-
dres élémmts, il le sépare de tout ce qui pourroit,
en le particularisant, lui redonner uii caractère his-
torique. Mais sil fait entrer dans la scène de son
tableau, par les moyens plus multipliés de son art,
tous les accessoires de local iH, de réalité, de détails
historiques qu'il peut, et si Ton veut, qu'il doit com-
porter; s'il peint la catastrophe de Laocoon saisi au
milieu de son sacrifice, dans le temple de Minerve,
on présence de nombreux assistants , sujet sans doute
fécond en motils d'intérêt^ d'action , et d expression,
sera^'t-il également libre de représenter nus Laocoon
et ses enfants ? Seroit-il d*accord avec les plus simples
convenances , de faire voir dans Faction même d une
cérémonie religieuse , le seul grand-prètre sans vètc»
ment; car dans notl*e hypothèse il ne sauroit être
question de représenter nus tous les aissistants?
Le simple bon sens répondra , Non. Pourquoi? Par-
ceque le fait , sujet du groupe , et les personnages
objets de sa composition , généralisés dans l'ouvrage
isolé du sculpteur, vont se retrouver particularisés
dans le tableau du peintre.
Dans le groupe du statuaire, Tindividu nominale
DE l'imitatio^. 4i5
le prêtre , ou le sacrificateur ont disparu , avec tous
les accompagnements de la scène historigue , pour
faire place au seul spectacle de là nature souffrante;
et ce système idéal de généralisation devient ici ,
moins par goût que par nécessité, celui de Fart qui
ne pouvant, vu la limitation de ses moyens, rendre
les actions nombreuses en détails et en circonstances,
doit chercher dans une autre sphère d'impressions,
lequivalent de ce que la nature lui refîise.
Dans le tableau tel qu^il a été décrit au contraire ,
la nature seule du sujet Voppose à un^ action ainsi
généralisée. Le temple , Tautel , la victime , les victi-»
maires, les assistants, sont autant d'éléments, qui
particularisent nécessairement la scène, et la sou-
mettent aux conditions de la vérité ou de la vrai-
semblance historique. Or, représenter Laocoon nu ,
c'est*à-dire dans un système idéal et de convention ,
au milieu d'accompagnements et d'assistants repré^
sentes dans le système positif de la vérité historique,
c^est dire aux yeux deux choses contradictoires. C'est
prétendre quon croie tout ensemble, et quon ne
croie pas au fait représenté. C'est faire qu'il soit tout
«Qsemble vrai et faux.
«
Âut famam sequére aut sîbi convenientia finge.
4l6 . DES MOYENS
<m^m^^\^*t%^/*/W%'^'%,^t%.^^*/%/%^%/\f%0%/^-^
PARAGRAPHE XVII.
Continuation du même sujet. — De Pajustement idéal
ou des costumes et habillements antiques transportés
dans les sujets modernes.
Ed fait d^imitation corporelle, ainsi qu^on Ta déjà
dit, il n^ ^ point de métaphore sans métamorphose.
Les Grecs ^ nos instituteurs et nos modèles, nous ont
transmis sur cet objet la leçon et lexemple, dans «tous
leurs ouvrages.
On slmagine souvent que ce qui nous semble
poétique ou métaphorique , dans la manière d^être
des personnages ou des sujets de la sculpture an*
tique, est dû simplement aux usages du temps, et
n^est que la fidèle répétition de ce qui étoit sous les
yeux de chacun. Cependant ce qui a été dit dans le
paragraphe précédent, sur la nudité de leurs statues,
doit donner à connottre que cette nudité fut^ bien
plus fréquemment qu'on ne pense , une simple con-
vention de Tart, en dépit des convenances sociales.
Ainsi , lorsqu'on invoque les usages gymnastiques ,
et les jeux du cirque, pour autoriser chez eux rem-
ploi de la nudité, on dit vrai, pourvu quon nen tire
DÉ l'imitation. 4'7
d'autre conséquence, sinon que les yeux plus"hàbi<«*
tués à Ift nudité, dévoient en trouver l'application
plus naturelle dans les ouvrages du ciseau. Mais de
ce qu on a voit beaucoup d'occasions , par exemple , de
faire nues les statues d'athlètes , il ne s ensuit pas que
cetoit comme athlétiques ou g[ymnastiques , qu'on
faisoit les statues de tant d'autres personnages repré-
sentés nus. Ce n'étoit pas même par allusion aux
usages du stade ou du gymnase , qu'on figuroit, ou
entièrement ou à demi nus, des princes , des guer-
riers y des orateurs , des philosophes /des poètes , etc.
La nudité, dans le plus grand nombre de ces ou-
vrages, étoit une vraie métaphore poétique; et il scf-
roit facile de prouver que la cause de son emploi ,
n'existoit pas toujours dans les institutions civiles.
Qui ne voit que le même génie qui avoit rempli le
monde d'êtres surnaturels, ne dut pas tarder à leur
associer des hommes divinisés, dont Fart fut chargé
aussi de fixer le caractère? Il se forma ainsi plusieurs
classes de personnages réputés divins , auxquels l'a-^
dulation ne put pas manquer d'assimiler les hommes
célèbres. Tel fut, dans la réalité, le vrai principe des
métaphores dans l'art des statues.
Tantôt on changea Homère, Périclès, Alexandre,
en divinités; tantôt on fit les statues des personnages
vivants, dans le goût héroïque, c'est-à^lire selon la
manière d'être des temps les plus anciens. Voilà ce qui
I. 27
V
4i8 ^KS MOYENS
explique Temploi de U nudité dans la représentation
des personnages conte^nporains ou historiques, chez
les Grecs. Mais une semblable explication est elle-
même la preuve , que cette nudité n'étoit réellement
qu'une transformation , une métaphore poétique de
Fart , et non la copie des usages civils.
On ne manquera pas , sans doute , d'objecter que
cette métaphore, tenant aux opinions des Grecs,
tenoit donc aussi à une raison , qui n en est plus une
pour nous, puisque nous n avons plus les mêmes
opinions. Mais il y a à cela une réponse, que nous
ferons encore plus bas, en l'appliquant à une objec-
tion plus positive encore; c'est que toute métaphore
poétiqueétant une fiction de l'imagination , se rencon-
trera toujours, quant aux éléments , et à i esprit qui
l'inspire , avec la métaphore poétique d'un autre teiAps
ou d'un autre pays. De quelque opinion plusou moins
réelle qu'émanent les fictions de l'art, elles ont toutes
une source commune dans l'imagination , dans les be^
soins de l'esprit humain. Ainsi il n y a point d'agent ou
de ressort poétique, en fait d'art, qui ne se rencontre
dans les mêmes combinaisons et dans les mêmes ef^
fets , avec les usages poétiques des Grecs. Mais cette
conformité d'emploi nous sera beaucoup plus na-
turelle encore, puisque nous tenons des Grecs et de
leurs traditions , tous les éléments poétiques de nos
arts , en sorte qu il est vrai de dii« des moyens mé-*
taphoriques, en tout genre, que nous les employons,
DE l'imitation. 4^9
non point comme Gxecs, mais simplement comme
poétiques ; et c est ainsi que nos artistes sont auto*
risés à user de la nudité.
On fait ordinairement de plus sérieuses difficultés
aux artistes y sur lemploi de ce qu'il est d'usage
d appeler le costume antique, ou les formes d'ha«-
billemeiits grecs ou romains , apjJiqués aux sujets
modernes.
Sur ce point, comme sur celui de la nudité, nous ,
ne pouvons que répéter ce que le bon sens indique ,
savoir que, dans les représentations des personnages
et des sujets, il en est qui ne sont jamais susceptibles
d éprouve/ ces cbangeanents d'apparence, quun co»>
tume idéal ou étranger ne pourroit leur faire subir,
sans les rendre tout-à-fait méconnoissables. Le seul
sentiment des convenances suffit, pour tracer lecercle
des sujets dont on veut parler ici.
Mais cette concession préliminaire une fois £siite,
reste, pour tous les autres sujets, la question de
goût qu il s agit dé discuter sous ses rapports géné-
raux : car on ne prétendra pas entrer ici dans tous
les cas particuliers.
Et d abord on reconnoitra comme fort naturel , le
penchant qui porte le commun des hommes à vou-
loir qu on représente toujours les personnes, dans les
ressemblances qu'on en fait , avec tous les détails et
toutes les particularités de costume qui aident à les
faire reconnoitre; et s il ne s'agit que de portraits
i
420 DES MOYENS
de particuliers pour des particaliers , la critique du
goût n a que faire d'y intervenir.
Cependant le mênie penchant exigera la même
espèce de fidélité, dans les images des personnages
célèbres, auxquels la reconnoissance ou Tadrairation
publique élève des monuments. Or c^est ici que com-
mence le débat entre le système de Timitation posi-
tive , et celui de Timitation idéale.
Oui , le plaisir que Ton trouve dans les statues-
portraits des personnages modei^oes ou contempo-
rains, à retrouver tous les détails de leui's habits, de
leurs accessoires de coifïîire ou d'habillement, est
précisément de la même nHure que celui de Tin-
stinct qui demande la réalité à Fimitation. C'est Je
plaisir de la multitude ignorante, qui s'en prend
toujours à ce qu'il y a de moindre dans les ouvrages
de l'art, comme la 4|ritique du cordonnier, dans le
tableau d'Apelle , s'en prenoit à la semelle de la
chaussure.
Or, ce qu'on vient d'avancer se prouve par la nature
même des costumes ou des habits modernes, qui, si
on les met en parallèle avec ceux de l'antiquité , ex-
pliqueront , non seulement pourquoi l'imitation
donne, mais encore pourquoi elle est forcée de don-
ner à ceux-ci la préférence, sur-tout en sculpture.
Si l'on se rappelle ce que nous avons dit, dans la
première partie de cet ouvrage , sur ce qui est le prin-
cipe opposé de l'imitation , c est-à-dire la répétition
DE l'imitation. 4^1
identique de tout objet qui peut être reproduit, à
Taide démoules, de patrons, de mesures, il n'est
pas difficile de voir, que la forme de chacun de nos
vêtements , et de chacune de leurs parties , résultant
d'un patron uniforme, la copiequ en fera le sculpteur,
ne saureit s empêcher de les répéter d'une manière
mécanique , sans art et sans talent , puisque le procédé
de la mesure ou du compas y suffît, pour en opérer
la ressemblance. *
On parle ici principalement de la sculpture, cet
art qui , reproduisant les formes des objets , ^ns leur
couleur, n a, dans un corps géométrique, autre chose
à rendre que sa forme; en cela différent de la pein-
ture, qui trouve encore, en de tels sujets, à expri-
mer rharmonié des tons , Teffet de la lumière ou de
Tombre.
Tout est donc symétrique, compassé, uniforme
dans nos vêtements. Mille habits ne donneront ja-
mais que mille fois le même habit.
Sans entrer ici dans une analyse exacte et uhe
description , soit du système d'habillement de l'anti-
quité, soit de ses formes et de ses pratiques, il suffit
aux notions que nous en prétendons tirer , de dire
qu'il étoit presque en tout lopposé du système mo-
derne^ puique en général il consistoit dans une étoffe
d'une très grande ampleur, et libre, c'est-à-dire à
laquelle Fart du tailleur ne donnoit aucune forme.
Elle enveloppoit le corps, et s'y ajustoit avec <|es
4a2 DES MOYENS
diversités dépendantes ou du goût de chacun , on
du hasard (cause naturelle en ce genre) qui en mul-
tiplioit les combinaisons , et faisoit jouer les plis de
letoffe de tant de manières, que mille habits pro-
duisoient mille jets de draperies tous dififiérents.
Cette sorte de vêtement étoît donc naturelle, en
tant que Fart n'en façonnoit ou nen contraignoit
pas les formes. Or voilà ce qu'est la nature à Tégard
d'une étoffe ou d'une draperie. Puisque telle esc la
nature en ce genre , lart qui Timitoit , avoit donc en
ce genre la nature pour modèle.
L art qui doit imiter des habits ou des étoffes arti-
ficiellement décoil|>ées sur un patron , n a donc pas
en ce genre la nature pour modèle.
Voilà pourquoi l'imitation réclame Temploi dlia-
billements , qui , d'une part , soient favorables au dé-
veloppement des beautés du corps , et de l'autre
puissent servir de matière à l'imitation.
L'imitation aura donc le droit d'user des formes
de draperies, qui constituoient plus ou moins l'ha-
billement des anciens : et cela pour deux raisons.
La première se fondera sur l'esprit même de la mé-
taphore, qui , comme on l'a vu , peut souvent trans-
porter et person nages et sujets d'un pays dans u n a u tre.
Or, rien n'empêche l'assimilation que l'art peut fiiire,
quand le sujet en est bien motivé d'ailleurs , d'un
personnage moderne avec quelques grands hommes
de l'antiquité; et ce rapprochement ne peut avoir
DE l'imitation. 4^3
lieu y que par un emprunt judicieux de quel(|ues ap-
parences des costumes antiques. Ainsi le bon goût
n a jamais désapprouvé dans de grands jnonuments,
comme sont les statues équestres de nos rois , en
luronze, Temploi des parties de Thabillement mili-
taire ou héroïque des anciens. Ces choses sont du
domaine allégorique des arts du dessin.
La seconde raison , ou la trouve dans la définition
même , qu'on a faite de la natui:» et du système des
étofifes servant jadis d'habillement. Car^ tout en con«
venant qu elles formoient ce que nous appellerions
la mode des anciens , nous avons reconnu qu elles
fpparlenoient aussi à une mode plus générale, c'est-
à-dire à la mode universelle de la nature. Et de là
les méprises qui ont lieu , et où tombent les censeurs
du goire métaphorique, que nous appelons l'ajus-
tement idéal. C'est que, ou il faut renoncer à draper
une figure avec des étoffes libres, et telles que les
veut l'imitation, ou il faut la faire ressembler à celles
qu'on reconnoit, pour être habillées à la grecque ou
à la romaine.
Ainsi on se souvient que la sculpture , il y a peu
d'années , prétendoit coiffer les portraits , ce qu on *
appeloit à la romaine, avant que la mode en fut
venue; et toutefois ce netoit pas pour faire des che-
veux à la romaine, mais pour les faire naturels.
L'art emploie donc l'ajustement antique , non
comme antique^ mais comme naturel , non parce-
424 DES MOYENS
qu'il a ^té employé par les Grecs ou les Romains^,
mais parce que l'imitation (en tant qu'imitation) ne
peut pas en employer d'autre, non-pas tant même
encore parcequ^il est d'accord avec le style méta-
phorique , que piirceque le costume moderne est
anti-imitatîf.
Cela étant , lorsqu'une nation confie à la sculpture^
le soin de perpétuer le souvenir de ses exploits et de
ses grands hommes, son intérêt )ui commande de
veiller sur le goût et le genre d*imitation d'ouvrages,
qui^ en inspirant le respect pour les images qu'elle
consacre, doivent témoigner aussi auprès des âges
futurs , en faveur de l'époque uui les vit élever. •
Il y auroit en cette matière un assez grand nombre
de considérations que je suis fort loin de vouloir
parcourir. J'en veux toutefois faire valoir une qui
sort de la nature même du sujet, et dont chacun sera
facilement juge.
Quand l'habillement des anciens n eut pas été aussi
favorable à l'imitation qu on vient de le voir, aussi
flexible à toutes les inventions de l'art, il faut dire en-
core qu il eut pour les ouvrages de la sculpture (consi-
dérés dans le rapport de leur destinée à venir) un avafi-
tage particulier. Peut être est-ce au principe même de
la variété compatible avec son ajustement, qu'aura été
due, en dépit du goût pour le changement si natu?^
rcl aux hommes, cette longue stabiUté de mode^ de
DE e'imitation. * 4^5
pratique et d'usage, qui contraste si singulièl'enient
avec les habitudes de Thabillement moderne. Nous
ne voyons pas que pendant un long cours de siècles ,
la manière d'être habillé ait subi jadis de change-
ment sensible; et lorsqu'on en juge par les monu-
ments de fart , les variétés qu'on remarque dans
l'ajustement des personnages, n'appartiennent qua
l'imagination de l'artiste, parcequ'il y a toujours à
imaginer, dans la disposition dune étoffe libre et
naturelle.
On peut donc conclure de là, que les représen-
tations plus ou moins fidèles des habillements^ n^é-
toient pas sujettes aux caprices de la mode, qui
auroit pu, au bout de Quelques années, les faire pa-
roitre surannées , et enfin étrangères à la nation
même dont elles étoient l'ouvrage.
Mais lexpérience des temps et des mœurs mo-
dernes, nous offre des résultats absolument con«
traires. Les différentes modes d'habillement qui se
sont succédé eu Europe , depuis le renouvellement
des arts, établissent entre les portraits faits pendant
une période de trois siècles, des contrastes tels, quil
n en existe pas de plus frappants , entre les habille-
ments des contrées les plus étrangères les unes aux
autres. L'on sait toutefois combien s'est accrue encore
la mobilité de la mode, depuis qu'un mouvement
plus précipité, imprimé au commerce par le luxe, et
426 ^ DE8 MOYENS
au luxe par les subdivisions du commerce , a £ait
mettre au nombre des intérêts commerciaux , les fré-
quents changements dans les formes des choses les
plus usuelles, telles que les habits et leurs accese
soires. Un très court espace de temps suffit , pour voir
leurs formes vieillies devenir un objet de risée sur
les portraits 9 où un art imprévoyant setoit plu à les
fixer. Telle est aujourdliui la fréquence de ces mu-
tations, qu^une statue (on peut Taffirmer) seroit une
entreprise trop longue , pour que la mode selon la-
quelle un personnage auroit été ébauché, subsistât
encore lorsqull seroit question de le terminer.
Disons^ donc hardiment que la fidèle représenta-
tion de nos modes en sculptiAe , ne prépare que des
«
sujets de ridicule, non seulement aux générations
futures, mais aux hommes de notre. âge, puisque
Tefifet de Tesprit de mode , est de rendre ridicule ce
qui n est pas conforme au goût du jour.
Ajoutons, comme conséquence de ceci , que la du-
rée de ces modes est trop fugitive , pour que leur re-
présentation puisse être du moindre intérêt aux âges
à venir, et leur offrir le moindre sujet d'instruction.
On conçoit qu on puisse examiner avec quelque profit
des formes d'habillement^ qui ont duré assez long-
temps, pour se mettre en rapport avec beaucoup du*
sages , et d'où Ion puisse tirer quelques explications
de certains détails que Thistoire néglige. Mais qu^
.- *
DE LIMITATION. 4^7
intérêt prendre à ces modes éphémères^qui meurent
en naissant, qui se succèdent sans se survivre y qcd
ne témoignent que de la fécondité de Tesprit de fri-
volité.
Certes sHl appartient à quelque art , ou à quelque
partie de Timitation^ de tenir registre d^aussi futiles
objets, ce n'est pas sans doute à Tart que sa nature
destine à traverser les siècles , à porter aux âges futurs
les témoignages du goût , de Tesprit , des sentiments
du peuple qui en £ait le dépositaire de sa gloire.
li'art de la sculpture, comme Ta dit Hemsterhui$( i ),
doit parier à la postérité la plus reculée ; par c^çnsé-
quent il doit parler la langue de la nature. Et voilà
pourquoi (continue-t-il), il lui est interdit de traiter
un grand nombre de sujets qui ne tiennent qu'à des
opinions passagères, à des modes locales; et de ce
genre sont les habillements , qui ne sont propres qu'à
quelques siècles et à quelques pays.
Il doit donc y avoir, et il y a réellement poÉpI^ arts
du dessin , et sur-tout pour la sculpture un costume
monumental.
Ce costume seroit-il tel , qu'on ne puisse le regarder
que comme propre des Grecs et des Romains , il seroit
déjà, par cela même, assez en rapport, c'est-à-dire
moralement d accord avec les conventions poétiques ;
' Herasleih. Uebcr die Biidhaurry , tome I, page 5i.
4^8 DES MOYENS
d'abord comme ayant appartenu long-temps à des
peuples célèbres , et qui ont propagé dans tout Tuni-
vers le plus beau langage dlmitation que les hommes
aient parlé; ensuite comme participant essentielle-
ment à toutes les qualités du genre idéal ; enfin comme
étant devenu une sorte de convention universelle
dans l'Europe entière.
' Toutefois on est loin de prétendre que Tartiste,
dans des compositions de sujets ou de personnages
modernes , doive se faire, sans mesure et sans choix,
le copiste exact des particularités et des détails du cos-
tume grec ou romain. Trop de fidélité à cet ^aM>
sortîroit même des obligations d'un système, dont le
but est de généraliser Tobjet de la représentation.
Je ne nie donc pas , qu'on puisse abuser de la mé-
taphore, en la rendant par trop identique avec ce
qu'elle doit se contenter d'indiquer. Car si l'on em-
prunte au costume grec ou romain, des apparences
de co4Nl|me, ce nest pas dans la vue de fisiire une il-
lusion entière, ou de produire un anachronisme.
D'autre part il faut répéter que l'ajustement purement
idéal, et sans aucune intention de rapprochen^ent
avec le costume antique , a aussi une partie que les
critiques ont souvent le tort de confondre avec lui.
C'est , il faut le dire en finissant, sur ce point limi-
trophe entre deux abus , qu ont lieu de part et d'autre,
et la méprise des artistes et l'équivoque des censeurs.
^ Ljï.
DE l'imitation. 4^9
Les uns ont souvent le tort défaire au lieu d*idéal , du
grec trop positif et du romain trop rdknain ; les autres
se trompent plus fréquemment encore et prennent
pour romain ou pour grec, tout ajustement qui dans
le fait est idéal par sa nature, et peut par conséquent
être le costume de tous les pays et de tous les temps.
FIN.
I
TABLE
DES PARAGRAPHES
CONTENUS DANS CET OUVRAGE.
Préambule. Page v
PREMIÈRE PARTIE.
DE LA NATURE DE l'iMITATION DANS LES BEAUX-ARTS.
Paragr. I. Définition du principe élémentaire de Timi-
tation dans les beaux-arts. i
Paragr. II. De Fidée qu'il faut se former de la ressem-
blance dans l'imitation propre des beaux-arts. S
Paragr. III. Que la ressemblance qu'il est donné à chaque
art de produire, ne peut être que partielle. i5
Paragr. IV. Que les conséquences de la définition et des
notions précédentes , s'appliquent à la poésie , comme
à la peinture. 12
Paragr. V. De la réalité des séparations placées par la
nature entre les arts de la poésie , comme entre ceux
du dessin.
PREMIÈRE PREUVE
Tirée de la diversité des facultés de lame et de la diversité des
Qualités des objets imitables. 20
Paragr. VI. Suite du même sujet.
SECONDE PREUVE
Tirée du principe de l'unité de l'ame et de luDÎté de son action ,
TABLE. 43l
d'où résulte le principe d'unité imitative , et dés-lors celui des
séparations établies entre tous les arts. Pa^c 38
Paraga. VII. De Tunité et de la variété iniitatives. Des
fausses notions qui résultent du malentendu de ces
mots. 49
Paragr. VIII. De la nature et de Tesprit des réunions qui
ont lieu entre plusieurs arts concourant à un ouvrage
commun, qu'on peut appeler d'assemblage. 67
Paragr. IX. Des moyens erronés par lesquels on détruit
la vérité imitative de chaque art , en voulant la com-
pléter ou l'accroître.
PREMIBRE ERREUR DE l'aRTI^E.
Elle consiste à chercher au - delà de son art un surcroît de res-
semblance imitative dans les ressources d'un autre art. 6H
Paragr. X. Continuation du même sujet.
SECONDE ERREUR DE l'aRTISTS.
Elle consiste à chercher la vérité en -deçà des limites de chaque
art , par nn système de copie servile , qui enlève à rimitation
on à l'image, cette partie fictive qui en fait l'essence et le
caractère. 86
Paragr. XI. Qu'il faut reconnoître dans chaque art quel-
que chose de fictif quant à la vérité, et quelque chose
d'incomplet quant à la ressemblance. 95
Paragr. XII. Que .ce qu'il y a de fictif et d^incompkt dans
chaque art, est précisément ce qui le constitue art, et
devient le ressort même du plaisir de Fimitation. io3
432 TABLE.
Paragr. XIII. Gomment et avec quoi chaque art corrige
ce qu'il y a de fictif en lui et compense ce qu'il a d'in-
complet. P^gc 109
Paragr. XIV. De l'illusion dans les œuvres de l'imitation. 1 1 7
Paragr. XV. Que le plaisir de l'imitation peut se mesurer
sur la distance qui, dans chaque ;irt ou mode imitatif ,
et dans l'ouvrage de chacun, sépare les éléments du
modèle des éléments de l'image. i36
Paragr: XVI. Que le rang assigné par l'opinion générale
aux différents arts entre eux, semble confirmé par cette
théorie , et la confirme. i43
Paragr. XVII. Que le résultat des notions et des faits
qui précédent, nous conduit à reconnoitre ce qui doit
être le véritable but de l'imitatiqn. iSi
SECONDE Partie.
DU BUT DE l'imitation DANS LES BEAUX -ARTS.
Paragr. I. Que plaire est l'objet de l'imitation. — Des
deux genres de plaisir qu'elle produit. — Lequel des ^
deux est son but. 166
Paragr. II. Gomment, selon l'esprit de cette théorie, on
doit entendre l'idée de réalité ou d'identité dans l'Imi-
tation , et celle du plaisir qui en résulte. i63
Paragr. III. De la supériorité du plaisir de l'esprit dans
l'imitation , sur celui qui ne s'adresse qu'aux sens. 168
Paragr. IV. Ce que c'est que l'imitation dont on ne peut
pas montrer le modèle , et quel nom on lui donne. 176
Paragr. V. De l'idéal. — Définition de ce mot. — Du
sens qu'on doit y attacher. i84
%
TABLE. 433
Parigr. VI. Que Timitation idéale procède d'une étude
généralisée de la nature. ^^Q^ 192
Paragr. VII. De l'infériorité des ouvrages de Fart cotn-
parés à ceux de la nature , s'il n'a recours au modèle
idéal de l'imitation. 199
Paragr. VIII. Continuation du même sujet. 207
Paragr. IX. En quoi l'œuvre de l'imitation peut sur-
passer l'ouvrage de la nature. 216
Paragr. X. De la cause originaire qui introduisit en Grèce
et y perpétua le style idéal dans les œuvres de l'art. 227
Paragr. XI. Caractère de l'idéal démontré et rendu sen-
sible dans les ouvrages de l'art antique. a34
PARAGR. XII. Que la notion de l'idéal , telle que cette
théorie la donne, est d'accord avec celle qu'en ont
donnée les écrivains de l'ant^luité. ^43
Paragr. XIII. Que l'idéal dans la théorie ne doit être
expliqué qu'à l'intelligence , et ne peut l'être que par
l'analyse rationnelle. 35 1
TROISIÈME PARTIE.
DES MOYENS DE l'iMITATION DANS LES BEAUX-ARTS.
Paragr. I. Ce qu'il faut entendre par moyens de l'imita-
tion , selon l'objet et l'esprit de cette théorie. a 56
Paragr. II. De ce qu'on appelle convention , entendue
comme moyen d'imitation. — Des conventions prati-
ques et des conventions théoriques. a6i
Paragr. III. Des conventions poétiques j ou des moyens
généraux et communs à tous les arts y qu'emploie l'imi-
tation pour parvenir à l'idéal. 269
38
434 iahle..
Paraoh. IV. De Paction de gënëraliaer considérée cx>nime
moyen de parvenir à Fimitation idéale — dans les ou-
vrages de la poésie. Page 275
Paraor. t. De Faction de généraliser dans les ouvrages
des arts du dessin -^ et dans Fimitation du corps ha-
main. a8d
Paragr. VL De ce qu'on appelle choix déformes et réw
nion de beautés éparses , dans les outrages de Fart. —
Analyse de ces deux notions. 3oi
Paragr. VII. De Faction de transformer ou de transposer»
considérée comme moyen de l'iroitatiou idéale soit dans
les inventions de la poésie , soit dans les formes de son
langage. 323
Paragr, VIII. Sur la diversité dVmpioi des moyens mé-
taphoriques , selon la difi#ence des arts. — - Des mé*
prises qui ont lieu en ce genre , sur-tout dans les arts
du dessin. 332
Paragr. IX. De Faction de transformer et de transposer,
considérée comme moyen d^imitation idéale dans les
arts du dessin. 342
Paragr. X. De Faction de transformer par le style de
composition historique. 352
Paragr. XI. De Faction de transformer ou de transposer
par le style de composition allégorique. ZSj
Paragr. XII. De quelques convenances à observer dans
la composition allégoricpe. 367
Paraor. XIII. Pourquoi l'emploi de Fallégorie moderse
a moins de valeur et fait moins d'effet en poésie qu^en
peinture. 376
,>v
TABLE. * 435
Paragr. XIV. De Faction de transformer les sujets et les
personnages par l'effet de la composition symbolique. P. 38a
Paragr. XV. Pourquoi la métaphore symbolique a peu
de valeur en poésie. Sga
Paragr. XVI. Sur quelques moyens poétiques exclusive*
ment propres des arts du dessin. — De la nudité poéti-
quement considérée. 4^0
Paragr. XVII. Continuation du même sujet. — De l'ajus-
tement idéal ou des costumes et habillements antiques
transportés dans les sujets modernes. 4>^
FIN DE LA TABLE.
V
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ESSAI
NiTtîHE, IJS. BUT ET LES MOYENS
1»F. LIMITATION
LES BEAUX
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